Maria Chapdelaine
Par Louis Hémon
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À propos de ce livre électronique
Plus d’un siècle après sa publication, l’œuvre qui a fait découvrir le roman du terroir canadien à des centaines de milliers de lecteurs de par le monde règne toujours sur notre imaginaire collectif. À l’occasion de la sortie d’une nouvelle adaptation cinématographique à grand déploiement, le livre atemporel de Louis Hémon renaît sous une couverture inédite, s’offrant à la prochaine génération d’amoureux de récits historiques.
En immortalisant les vastes contrées, les espaces presque inhabités du Nord, Louis Hémon a permis au Québec de s’ouvrir au monde et d’être reconnu un peu partout comme une nation entêtée et déterminée, une « race qui ne sait pas mourir ».
Aurélien Boivin
Professeur émérite de littérature québécoise
Université Laval, Québec
Louis Hémon
Louis Hemon was born in 1880 and raised in Paris, where he qualified for the French Colonial Service. Unwilling to accept a posting to Africa, Hemon embarked on a career as a sports writer and moved to London. He sailed for Quebec in 1911 settling initially in Montreal. He wrote Maria Chapdelaine during his time working at a farm in the Lac Saint-Jean region and died when he was struck by a train at Chapleau, Ontario in 1913.
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Aperçu du livre
Maria Chapdelaine - Louis Hémon
Préface
À l’occasion de la sortie, en 2020, d’une nouvelle adaptation cinématographique de l’œuvre de Louis Hémon, on se rappelle du triste destin de l’auteur, mort heurté par un train le 8 juillet 1913 à Chapleau (Ontario), alors qu’il se rendait avec un compagnon australien faire la moisson dans l’Ouest. C’est cette année-là aussi qu’il a terminé la rédaction de Maria Chapdelaine : Récit du Canada français, dont il expédie une copie du manuscrit à sa sœur Marie, à déposer dans sa valise à Paris avec d’autres papiers, et une copie au journal parisien Le Temps. Le roman y paraîtra en feuilleton du 27 janvier au 19 février 1914.
Roman donc posthume, comme toutes les autres œuvres de l’écrivain d’origine brestoise, Maria Chapdelaine paraît en volume, d’abord à Montréal en 1916, grâce aux bons soins du sénateur-traducteur Louvigny de Montigny qui signe la préface canadienne, alors que la préface française est l’œuvre de l’académicien Émile Boutroux. Cette édition est enrichie de vingt-quatre fusains de l’artiste Marc-Aurèle de Foy Suzor-Côté (1869-1937). Déjà qualifié de « sorte de chef-d’œuvre » par le critique Ernest Bilodeau dans Le Nationaliste du 7 janvier 1917, le roman paraît en 1921 chez Grasset, inaugurant la prestigieuse collection « Les Cahiers verts », que dirige Daniel Halévy et qui fera la fortune de l’éditeur parisien. Celui-ci, en effet, orchestre alors une mise en marché propre à faire rougir, encore de nos jours, les spécialistes du marketing, ainsi que le montre Gabriel Boillat dans sa rigoureuse étude solidement appuyée sur des documents d’archives de l’éditeur Bernard Grasset, « Comment on fabrique un succès : Maria Chapdelaine », publiée dans la Revue d’histoire littéraire de la France en 1974.
On sait la suite. Le roman connaît un succès retentissant, atteignant en quelques mois seulement des centaines de milliers d’exemplaires. Il est traduit en près de vingt-cinq langues et compte au-delà de cent soixante éditions parues un peu partout dans le monde. Des pièces de théâtre en ont été tirées et quatre réalisateurs, Julien Duvivier en 1934, Marc Allégret en 1950, Gilles Carle en 1983, et Sébastien Pilote en 2020, ont porté à l’écran l’histoire simple d’une jeune fille à peine âgée de seize ans, vivant dans une région récemment ouverte à la colonisation, qui doit, à la mort de sa mère, faire le choix d’un prétendant, aidée en cela par trois voix, dont celle « du pays du Québec, qui était à moitié un chant de femme et à moitié un sermon de prêtre ». Succès international, surtout après sa publication en France, œuvre majeure de la littérature québécoise, Maria Chapdelaine continue de susciter l’intérêt des lecteurs et lectrices du Québec et d’ailleurs. Depuis les fêtes qui ont marqué, en 1980, tant à Péribonka qu’à Brest, le centenaire de sa naissance, pas moins d’une vingtaine d’éditions ont paru au Québec seulement. C’est dire que ce roman fait partie de l’imaginaire collectif des Québécoises et Québécois, et qu’il est devenu un grand classique de la littérature universelle.
L’ homme
Louis Hémon naît à Brest le 12 octobre 1880, mais passe son enfance à Paris, où son père fait carrière comme professeur de lycée, inspecteur d’académie et haut fonctionnaire. Il décide en 1903, après ses études en droit à la Sorbonne et son service militaire à Chartres, de s’exiler à Londres, où il travaille comme secrétaire dans le commerce et où il collabore sporadiquement à un journal sportif parisien, Le Vélo, devenu Le Journal de l’automobile puis L’ Auto. Il y publie une cinquantaine de récits, édités en 1982 sous le titre Récits sportifs, et plus de cent cinquante chroniques majoritairement consacrées à des compétitions sportives qu’il commente depuis Londres pour le compte des lecteurs parisiens, ce qui lui permet de côtoyer de grands athlètes, tant professionnels qu’amateurs, lui qui s’adonne à l’entraînement comme à une religion.
À Londres, il consacre aussi une grande partie de ses loisirs à l’écriture de nouvelles et de romans, qui ne paraîtront qu’à titre posthume, après la publication de Maria Chapdelaine : La belle que voilà, un recueil de nouvelles (1923), et trois romans : Colin-Maillard (1925), Battling Malone, pugiliste (1926) et Monsieur Ripois et la Némésis (1950), après que l’éditeur Grasset se fut assuré que la conduite de Monsieur Ripois, dans les rues de Londres, ne nuirait pas aux ventes de Maria Chapdelaine. René Clément portera ce dernier roman à l’écran en 1953, avec Gérard Philip dans le rôle-titre. Paraîtront en 1968 les Lettres à sa famille. Quant à l’édition annotée de ses Œuvres complètes, elle sera publiée en trois volumes chez Guérin littérature entre 1991 et 1995.
L’ œuvre
C’est en consultant son récit de voyage au Canada, connu sous le titre Itinéraire, que Grasset a publié à tirage limité (50 exemplaires) pour son cercle d’amis en 1927, que l’on découvre le sens véritable de Maria Chapdelaine, roman que Hémon lui-même annonce d’ailleurs à l’éditeur parisien, à qui il a envoyé un extrait de son récit. Il est faux de prétendre, comme l’ont fait plusieurs critiques québécois après la publication du roman en France, que Hémon a voulu, en isolant ses personnages à Péribonka-du-bout-du-monde, ridiculiser, voire dénigrer carrément ses habitants et, partant, tous les Canadiens français. Bien au contraire, lui qui, venu d’Angleterre en octobre 1911, croyait débarquer dans un pays du Dominion unilingue anglais, découvre plutôt Québec, la vieille ville, qui lui rappelle des villes de sa Bretagne natale, où la langue d’usage est non seulement le français, mais un français comme le parlaient ses parents et grands-parents. Et il dit, non sans enthousiasme, toute son admiration pour ces gens qui ont conservé, en dépit de leur abandon par leur mère patrie, son propre pays, il y a un siècle et demi, le parler de leurs pères. Aussi s’empresse-t-il, dans son étonnement, de rendre hommage à cette « race qui ne sait pas mourir », à son courage et à sa détermination. Car elle est pour lui un témoignage.
De plus, contrairement à ce qu’on a laissé croire, Hémon n’a jamais eu comme objectif de joindre sa voix (ou sa plume) aux tenants de l’agriculturisme et à cette idéologie qui voulait que « hors de la terre, il n’y a point de salut ». La preuve en est qu’il n’oppose pas, dans son roman, la ville, associée à l’enfer, et la campagne, identifiée au paradis, comme le répètent à satiété les romanciers de la terre ou de la fidélité. Malgré un bref séjour de six mois à peine au Lac-Saint-Jean, Hémon, fin observateur, a vraiment perçu le drame réel des Canadiens français, en opposant – et il est le premier à le faire – les sédentaires et les nomades. Lui que le bourru Claude-Henri Grignon accusera de nous avoir volé un chef-d’œuvre parmi nos souches a vite compris que, pour persister et se maintenir, une race a besoin d’occuper un territoire, de prendre feu et lieu ; c’est ce que font Eutrope Gagnon, par exemple, et aussi le père Chapdelaine, même si ce dernier a la réputation de ne pas être capable de rester en place, au grand dam de son épouse Laura, même s’il a le goût d’émigrer plus loin quand les voisins viennent s’installer dans son entourage, ce qui semble le déranger considérablement.
Voilà ce qui explique le véritable choix de Maria. François Paradis, le coureur des bois, le nomade, que les vastes espaces appellent, et Lorenzo Surprenant, que les lumières des villes de l’exil ont attiré après qu’il eut vendu la terre de son père, ont tous deux refusé de s’engager pour assurer la survivance de la race. Seul Eutrope Gagnon, le jeune homme en tous points semblable aux autres, est resté fidèle au pays et à sa race. À ses destinataires français, ne l’oublions pas, Hémon fait une mise en garde quand il évoque l’échec de trois de ses compatriotes qui se sont improvisés colons, et corrige en quelque sorte les documents publicitaires que le gouvernement canadien fait circuler en France et à travers l’Europe pour attirer des immigrants sur son territoire. Ne devient pas habitant, dans le sens noble du mot, qui veut. Hémon n’a jamais caché la vérité quant aux qualités nécessaires pour réussir dans les pays de colonisation : force, endurance, courage, détermination sont essentiels pour réussir et triompher des mille et une difficultés rencontrées sur une terre souvent impitoyable, dans un pays souvent cruel, voire inhumain.
C’est sans doute ce qui a échappé à plus d’un commentateur de son roman. Avec Maria Chapdelaine, Louis Hémon a voulu rendre hommage à la fidélité et à la valeur du peuple canadien-français. Il a aussi livré un message d’espoir en le mettant en garde contre les dangers qui menacent son existence même. N’est-ce pas ce que fait Maria, qui décide d’écouter les voix récurrentes dans les œuvres de Hémon, car ce sont les voix de la conscience, et de marcher sur les traces de sa mère, dont elle est le prolongement, en dépit des nuages qui planent, des difficultés, des souffrances et des privations qui l’attendent ? Elle a délibérément choisi de vivre, en définitive, dans ce pays « où il lui était commandé de vivre ». Ce choix est difficile, pénible, déchirant, digne de cette femme généreuse, confiante en l’avenir. Quelle leçon de détermination, de courage et d’abnégation donne-t-elle pour garantir ce que le cinéaste Pierre Perrault a appelé la suite du monde !
Aurélien Boivin
Professeur émérite de littérature québécoise
Université Laval, Québec
Chapitre 1
Ite Missa est.
La porte de l’église de Péribonka s’ouvrit et les hommes commencèrent à sortir.
Un instant plus tôt elle avait paru désolée, cette église juchée au bord du chemin sur la berge haute au-dessus de la rivière Péribonka¹ dont la nappe glacée et couverte de neige était toute pareille à une plaine. La neige gisait épaisse sur le chemin aussi, et sur les champs, car le soleil d’avril n’envoyait entre les nuages gris que quelques rayons sans chaleur, et les grandes pluies de printemps n’étaient pas encore venues. Toute cette blancheur froide, la petitesse de l’église de bois, la petitesse des quelques maisons de bois espacées le long du chemin, la lisière sombre de la forêt, si proche qu’elle semblait une menace, tout parlait d’une vie dure dans un pays austère. Mais voici que les hommes et les jeunes gens franchirent la porte de l’église, s’assemblèrent en groupes sur le large perron, et les salutations joviales, les appels moqueurs lancés d’un groupe à l’autre, l’entrecroisement constant des propos sérieux ou gais témoignèrent de suite que ces hommes appartenaient à une race pétrie d’invincible allégresse et que rien ne peut empêcher de rire.
Cléophas Pesant, fils de Thadée Pesant le forgeron, s’enorgueillissait déjà d’un habillement d’été couleur claire, un habillement américain aux larges épaules matelassées ; seulement il avait gardé pour ce dimanche encore froid sa coiffure d’hiver, une casquette de drap noir aux oreillettes doublées en peau de lièvre, au lieu du chapeau de feutre dur qu’il eût aimé porter.
À côté de lui Égide Simard, et d’autres qui comme lui étaient venus de loin en traîneau, agrafaient en sortant de l’église leurs gros manteaux de fourrure qu’ils serraient à la taille avec des écharpes rouges. Des jeunes gens du village, très élégants dans leurs pelisses à col de loutre, parlaient avec déférence au vieux Nazaire Larouche, un grand homme gris aux larges épaules osseuses qui n’avait rien changé pour la messe à sa tenue de tous les jours : vêtement court de toile brune doublé en peau de mouton, culottes rapiécées, et gros bas de laine grise dans des mocassins en peau d’orignal.
— Eh bien, monsieur Larouche, ça marche-t-il toujours de l’autre bord de l’eau ?
— Pas pire, les jeunesses. Pas pire.
Chacun tirait de sa poche sa pipe et la vessie de porc pleine de feuilles de tabac hachées à la main et commençait à fumer d’un air de contentement, après une heure et demie de contrainte. Tout en aspirant les premières bouffées ils causaient du temps, du printemps qui venait, de l’état de la glace sur le lac Saint-Jean et sur les rivières, de leurs affaires et des nouvelles de la paroisse, en hommes qui ne se voient guère qu’une fois la semaine, à cause des grandes distances et des mauvais chemins.
— Le lac est encore bon, dit Cléophas Pesant, mais les rivières ne sont déjà plus sûres. La glace s’est fendue cette semaine à ras le banc de sable en face de l’île, là où il y a eu des trous chauds tout l’hiver.
D’autres commençaient à parler de la récolte probable, avant même que la terre se fût montrée.
— Je vous dis que l’année sera pauvre, fit un vieux, la terre avait gelé avant les premières neiges.
Puis les conversations se ralentirent et l’on se tourna vers la première marche du perron, d’où Napoléon Laliberté se préparait à crier comme toutes les semaines les nouvelles de la paroisse.
Il resta immobile et muet quelques instants, attendant le silence, les mains à fond dans les poches de son grand manteau de loup-cervier, plissant le front et fermant à demi ses yeux vifs sous la toque de fourrure profondément enfoncée ; et quand le silence fut venu il se mit à crier les nouvelles de toutes ses forces de la voix d’un charretier qui encourage ses chevaux dans une côte.
— Les travaux du quai vont commencer… J’ai reçu de l’argent du Gouvernement et tous ceux qui veulent se faire engager n’ont qu’à venir me trouver avant les vêpres. Si vous voulez que cet argent-là reste dans la paroisse au lieu de retourner à Québec, c’est de venir me parler pour vous faire engager vitement.
Quelques-uns allèrent vers lui ; d’autres, insouciants, se contentèrent de rire. Un jaloux dit à demi-voix :
— Et qui va être foreman à trois piastres par jour ? C’est le bonhomme Laliberté…
Mais il disait cela plus par moquerie que par malice, et finit par rire aussi.
Toujours les mains dans les poches de son grand manteau, se redressant et carrant les épaules sur la plus haute marche du perron, Napoléon Laliberté continuait à crier très fort.
— Un arpenteur de Roberval va venir dans la paroisse la semaine prochaine. S’il y en a qui veulent faire arpenter leurs lots avant de rebâtir les clôtures pour l’été, c’est de le dire.
La nouvelle sombra dans l’indifférence. Les cultivateurs de Péribonka ne se souciaient guère de faire rectifier les limites de leurs terres pour gagner ou perdre quelques pieds carrés, alors qu’aux plus vaillants d’entre eux restaient encore à défricher les deux tiers de