Elle danse avec la folie
Par Mélanie Fortin
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À propos de ce livre électronique
Peu à peu, Alice est bien obligée de se rendre à l'évidence : Marie souffre d'une grave maladie mentale. Débute alors un long combat contre la schizophrénie, contre le rejet et la négation, qui sera gagné à coups d'amour et de médicaments.
Mélanie Fortin
Née à Lévis en 1976, Mélanie Fortin a étudié en comptabilité. Depuis son plus jeune âge, elle tapisse les murs de sa vie, d’histoires tout droit sorties de son imagination débordante, inspirées des gens qu’elle rencontre et de sa sensibilité face à tout ce qui l’entoure. Résidente depuis longtemps de Lac-Etchemin, une petite municipalité de la région de Chaudière-Appalaches, elle présente en 2001, son premier recueil de poésie, La Caresse des mots. Elle s'attaque ensuite à un roman, Elle danse avec la folie, publié en 2011 aux Éditions JCL. Ce premier roman n’est qu’une prémisse à son rêve d’écrire qu’elle chérit, autant qu’il se veut un hommage à la vie et une incitation à réaliser tous nos rêves, même les plus fous… Écrire et lire sont encore les passions de cette mère de deux enfants, Anthony et Marie-Soleil.
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Aperçu du livre
Elle danse avec la folie - Mélanie Fortin
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Fortin, Mélanie, 1976-
Elle danse avec la folie
ISBN 978-2-89431-441-8
1. Titre.
PS8561.O747E44 2011 C843’.6 C2011-940441-9
PS9561.O747E44 2011
© Les éditions JCL inc., 2011
Édition originale : mai 2011
Les éditions JCL inc.
930, rue Jacques-Cartier Est, Chicoutimi(Québec) G7H 7K9
Tél. : (418) 696-0536 – Téléc. : (418) 696-3 132 – www.jcl.qc.ca
ISBN 978-2-89431-441-8
ISBN Format ePub : 978-2-89431-941-3
Pour toute correspondance avec l’auteure :
melaniefortin11@live.ca
www.facebook.com/MelanieFortin.auteure
MÉLANIE FORTIN
ELLE DANSE
AVEC LA FOLIE
Roman
Remerciements:
Je veux remercier monsieur Jean-Claude Larouche, mon éditeur, d’avoir cru en moi. Cette première chance, je ne l’oublierai jamais. J’ai aimé cette passion et cette énergie que j’ai vues dans ses yeux, et son sourire lors de notre première rencontre.
Merci à Stéphane Aubut, qui m’a guidée avec talent, patience et bonne humeur, afin d’amener mon roman à son plein potentiel.
Merci à toi, Michel, mon phare et éternel optimiste. Merci pour ton amour et ta foi inestimable en moi. Sans toi, ce roman n’aurait pas vu le jour si rapidement. Je t’aime.
Merci, maman, pour ta foi inconditionnelle en moi. Merci, papa, pour ta grande générosité. Je vous aime infiniment.
Merci à Sébastien, mon frère, d’être toujours là pour moi.
Merci à ma douce amie Nicole pour avoir lu et relu les différentes versions de mon manuscrit. Merci pour la confiance que tu me témoignes depuis si longtemps.
Et merci à tous ceux que je ne peux nommer, qui m’encouragent par leurs sourires et leurs paroles. Merci pour votre gentillesse. Vous m’inspirez.
À mes enfants, Anthony et Marie-Soleil.
Vous êtes ma fierté et ma joie de vivre.
Prologue
Alice et Marie se sont réfugiées au grenier pour ne plus entendre la millième dispute qui vient d’éclater entre leurs parents. Là-haut, le silence se fait enveloppant. Elles sont allongées l’une près de l’autre et rêvassent sous le puits de lumière encastré qui donne sur l’extérieur. La lune s’est voilée comme pour leur laisser leur intimité, et les étoiles diffuses décorent la nuit noire. Les deux sœurs évoquent les mêmes princes charmants; l’une rêve de danse, l’autre de livres. Elles sont si différentes et si semblables tout à la fois! Depuis toujours, elles sont proches. Même l’adolescence n’a pas d’emprise sur leur complicité.
— Je vais danser sur des scènes immenses et faire partie de la meilleure troupe du monde, confie Marie à sa grande sœur. Je vois des lumières partout, et de la musique se répercute sur les murs du fabuleux théâtre! J’entends les applaudissements des gens, vêtus de leurs plus beaux habits, assis confortablement sur des chaises de velours. Je ressens une fierté intense et l’adrénaline me transporte…
— Ouah! dit Alice, les yeux fermés. C’est comme si j’y étais! Tu seras belle. Une vraie star!
— Je sais, avoue l’autre, taquine, en se jetant sur sa sœur pour la chatouiller.
Alice se défend du mieux qu’elle peut, mais elle rit trop et Marie prend le dessus. Essoufflées, les deux jeunes filles s’installent à nouveau sur le dos et se tiennent la main, le regard tourné vers les astres lumineux. Elles sourient, heureuses de cette vie qui leur tend les bras. Marie a treize ans et Alice, seize. La vie ne fait que commencer. Le monde leur fait un clin d’œil en leur offrant toutes ses possibilités.
— Et toi, tu t’imagines où? demande Marie. Raconte-moi.
— Ce n’est pas aussi précis. Je sais seulement que ce que j’aime le plus au monde, c’est les livres, les mots et les histoires. Je verrai bien où la vie me mènera! Je ne m’inquiète pas.
— Je t’aime, dit Marie en serrant sa sœur dans ses bras.
— Idem. Parfois, je me dis que ça aurait été bien d’avoir un grand frère pour prendre soin de nous.
— Je ne suis pas d’accord. Je t’ai et ça me suffit. Tu me protèges, je te protège.
Alice sourit. Au fond, sa sœur a raison.
— Je lirai tous les livres que tu écriras!
— Et moi, j’irai te voir danser chaque fois que je le pourrai.
— Et nos amoureux deviendront les meilleurs amis du monde! ajoute Marie, toujours aussi rêveuse.
— Ça, c’est une autre histoire, rétorque Alice dans un éclat de rire.
Chapitre 1
Huit années plus tard, novembre 2002
— Que lui as-tu donné, nom de Dieu! s’insurgea Alex, en colère.
— Un mélange « spécialité Pierre-Luc », répliqua Édouard, arrogant. Relativise, mon vieux, et respire! Elle a plané, c’est tout.
S’ensuivit un rire auquel Alex répondit en claquant la porte après avoir murmuré un « connard » bien senti. Alice s’était rendu compte que le colocataire d’Édouard prenait fréquemment sa défense. Il lui arrivait même de penser qu’elle aurait été beaucoup mieux dans ses bras; sauf qu’elle n’éprouvait aucune attirance pour lui, autre qu’amicale. Ils riaient ensemble et Alex était attentionné envers elle. Trop peut-être, pour elle qui avait toujours trouvé les mauvais garçons davantage séduisants. Comme si le fait qu’un homme puisse évoluer pour elle de mauvais à gentil garçon serait la preuve qu’il l’aime vraiment. Alice referma les yeux. À ses côtés, elle entendait Édouard changer les canaux de télévision. Elle se sentait un peu nauséeuse et finit par s’endormir.
Elle se réveilla quelques heures plus tard, alors que le soleil était déjà haut dans le ciel. Elle avait mal partout d’être restée sur le sofa aussi longtemps. Édouard était à la cuisine et il sifflotait. Il était heureux, lui. Elle s’étira et traîna péniblement ses pieds jusque dans la douche. Elle manquait de sommeil. L’eau qui giclait sur son corps raviva des bribes de souvenirs de la veille, des moments qu’elle aurait préféré oublier. Une fête à laquelle son amoureux l’avait amenée. Elle s’y était sentie une parfaite étrangère. Édouard était animateur et il travaillait pour la station radiophonique la plus populaire de l’heure au Québec. Dans ce milieu, les fêtes semblaient un véritable mode de vie, pensait parfois Alice. Un gars prénommé Pierre-Luc avait fait son entrée en grande pompe en s’avançant sur le balcon comme Roméo, mais sans sa Juliette. Alice revit Édouard lui faire une accolade en lui tapant dans le dos. Elle se tenait à ses côtés, mais Édouard oubliait de la présenter. Pourtant, il l’avait amenée avec lui; ça comptait, avait-elle pensé à ce moment-là. Pierre-Luc avait offert un cocktail à tout le monde. Chacun semblait savoir exactement ce dont il s’agissait. Il avait fait un clin d’œil à Édouard et vidé son verre d’une seule gorgée. Alice avait comme les autres avalé cette fameuse boisson. Plus tard, pendant que tout le monde riait et semblait s’amuser, elle s’était assise sur un canapé vert lime devant une fille qui ne s’était probablement pas fait couper les cheveux depuis sa naissance. Elle lui parlait en faisant de grands gestes hypnotiques avec ses bras. Elle avait assuré Alice qu’elle aurait plaisir à lui donner des cours de piano, elle qui venait de lui confier qu’elle adorait cet instrument depuis toujours. Cette sirène était-elle musicienne? Alice n’en avait pas la moindre idée encore ce matin.
L’eau sous la douche devint soudain glacée. Édouard avait ouvert le robinet d’eau chaude à la cuisine. Comme toujours, il avait plein pouvoir sur tout. C’était son appartement et Alice n’avait pas vraiment son mot à dire. Elle n’habitait avec lui que les fins de semaine. Après une éternité, l’eau tiède se mit à affluer de nouveau, de même que d’autres souvenirs pires que l’eau froide. Sa mémoire lui renvoya une image d’elle : toujours assise sur le canapé vert lime, elle était de plus en plus confuse. À croire qu’elle avait passé la soirée scotchée sur le même coussin. Dans une autre scène, Alice se revit tout près d’Édouard pendant qu’une déesse assise en face de lui battait des cils exagérément. La sublime créature n’avait cessé de croiser et de décroiser ses jambes infinies dans un mouvement si sexy qu’Alice aurait été bien incapable de le reproduire sans un cours universitaire. Tout en plongeant son regard dans celui de l’amoureux d’Alice, cette admiratrice à la robe rose moulante s’était caressé le cou et avait frôlé la naissance de son décolleté d’une main experte, avec une sensualité bien étudiée. La manière dont elle s’y prenait voulait laisser croire qu’elle n’était nullement consciente de ses gestes. Cette fille est une actrice, avait pensé Alice. Édouard avait souri béatement, hypnotisé, ignorant complètement ce qui se passait aux alentours. Le ciel aurait pu lui tomber sur la gueule qu’il ne s’en serait aucunement rendu compte!
Alice était incapable de bouger. Ce maudit cocktail lui avait coupé les jambes. Son regard avait balayé la pièce et une question lui était venue à l’esprit. Pourquoi était-elle seule à sembler dans le brouillard? Presque tout le monde était debout et buvait encore, riait, s’amusait, insouciant. Puis elle s’était souvenue du fameux pétard qu’Édouard lui avait fait fumer juste avant qu’ils n’entrent, question de la détendre.
— Tout le monde le fait, avait-il dit.
De son côté, elle avait pensé : Le mélange des deux, ce n’est pas l’idée du siècle.
Tout le reste de la soirée était flou dans son esprit, à part une dernière image obsédante qui la harcelait. Édouard était à l’extérieur, accoudé à la balustrade, avec « flamant rose » qui le frôlait de son bras, les yeux dans les yeux, leurs éclats de rire se mélangeant. Une scène de film romantique où l’actrice principale se retrouvait dans le second rôle. Si les images de la soirée restaient assez confuses, son sentiment d’être invisible demeurait très fort. Alice aurait aussi bien pu disparaître sans que personne n’en ait connaissance.
— Qui était cette fille, hier soir? demanda-t-elle après être sortie de la douche et avoir noué sa serviette autour d’elle.
— Quelle fille? rétorqua Édouard, l’air innocent, en massacrant ses œufs dans le poêlon.
— La fille que tu draguais devant moi et tous les invités!
— Cette fille qui ne cessait de me parler? Je ne la connais pas.
Et voilà, le sujet était clos. Alice n’en saurait pas plus. Et, comme c’était souvent le cas en la présence d’Édouard, le sentiment d’être importune la saisit aussitôt, occupant toute la place à l’intérieur d’elle. En retournant à la chambre pour se vêtir, elle s’arrêta un moment devant la fenêtre, pensive. L’appartement d’Édouard était situé au cinquième étage et la vue sur la ville était magnifique. Elle vit le camion de la station de radio garé près de l’immeuble et repensa au soir où ils s’étaient rencontrés la première fois. Une vague de nostalgie la submergea.
Alice avait survécu aux tumultes de son premier amour d’adolescente, le seul garçon qu’elle ait connu avant Édouard. Un soir, elle était sortie danser et elle avait aperçu l’animateur qui se pavanait dans toute sa splendeur : grand, épaules carrées, cheveux bruns, plein d’assurance et de charme. Alice avait trouvé ridicules les femmes qui se précipitaient sur lui et son collègue de la radio, plus insistantes les unes que les autres. Jamais elle n’aurait voulu être avec quelqu’un qui exerce un tel métier. La réaction des gens était risible. Elle ne s’y laisserait jamais prendre. Pas elle.
Pourtant, lui, que toutes les femmes présentes désiraient, avait jeté son dévolu sur Alice. Pourquoi moi? avait-elle pensé alors, convaincue qu’il y avait bien d’autres demoiselles qui la surpassaient en beauté ce soir-là. Cette attitude l’avait complètement déstabilisée. Ensorcelée. Sa petite voix lui avait chuchoté de ne pas frôler cet univers… Elle l’avait pris à bras-le-corps. Il l’avait approchée mine de rien et, doucement, avait déballé sa tirade, l’hypnotisant de ses mots. Sa force résidait entièrement en eux. Alice était tombée à pieds joints dans son piège. Ils avaient pris la piste de danse d’assaut et ne s’étaient plus quittés des yeux. Tous les gens présents ne pouvaient détourner le regard du couple sublime qu’ils formaient et qui semblait si heureux. Édouard avait caressé ses épaules au bon moment, replacé ses cheveux au bon moment, déposé un à un les bons mots sur le rebord de son cœur, ces mots choisis pour elle seule.
Quand ils s’étaient souhaité une bonne nuit, dehors, Alice avait trouvé l’instant merveilleux. Infiniment plus romantique et surprenant que tous ceux que lui avait procurés sa première flamme, à présent définitivement éteinte. Son premier amour, essoré jusqu’à la dernière goutte, lui puait au nez. Elle était si naïve quand il s’agissait des hommes! Sans bagage! Son seul modèle était le couple que formaient ses parents. Une mère pleine de joie de vivre et d’énergie qui avait vu ses grands espoirs d’amour réduits à néant dès le début de son mariage par un mari victime de ses insécurités.
Alice se souvenait que la nuit était douce et chaude quand elle lui avait demandé si elle pouvait le serrer dans ses bras. Il n’avait pu cacher sa surprise. Elle avait pensé que, d’habitude, les femmes devaient plutôt se jeter sur lui et emprisonner ses lèvres dans un baiser interminable, en lui laissant au passage une trace de rouge à lèvres et un effluve de parfum. Elles devaient lui coincer leur numéro de téléphone entre les doigts ou l’enfoncer dans la poche de sa veste. Pourtant, malgré l’envie qu’elle avait de goûter sa bouche, Alice avait préféré le prendre dans ses bras. Elle lui avait avoué qu’elle n’était pas faite pour le genre de vie qui était le sien, mais qu’elle avait été heureuse de faire sa connaissance. Il avait souri. Alice n’avait pas décelé toute la satisfaction et l’assurance contenues dans ce sourire.
Le lendemain, Édouard la rappelait déjà. Il s’impatientait de la revoir. Elle avait à peine hésité avant d’accepter. D’un simple coup de fil, il avait réussi à lui insuffler plus de confiance en elle. C’était si bon et inattendu! Elle avait tant besoin de cette foi en elle qui lui faisait continuellement défaut!
Leur premier rendez-vous l’avait conquise. Cela faisait maintenant un an qu’ils se fréquentaient et Alice avait appris à ses dépens à connaître le vrai Édouard. Celui qui sait être adorable, mais qui sait également faire mal. À vingt-quatre ans, elle en était là dans sa vie amoureuse. Comment connaissait-on le moment où il fallait cesser de tout accepter? se demandait Alice. On commençait par tolérer une chose, qui en entraînait une autre, et une autre encore, pour enfin se rendre compte qu’on s’était résigné à l’inacceptable. Où se trouvait la limite? Était-elle différente pour chaque personne?
— Édouard? Je vais rejoindre ma sœur au café sur la rue voisine.
— Hum…
Elle claqua volontairement la porte. En chemin, elle pensa à l’admiration qu’elle avait éprouvée pour Édouard, celle qui avait occulté tous les défauts qu’elle avait découverts par la suite. Qu’il l’ait choisie, elle, parmi toutes les autres, avait aussi pesé dans la balance en mettant un baume sur son manque de confiance en elle, qui ressemblait à un trou béant impossible à combler. Édouard lui faisait mal, puis lui redonnait confiance en lui apportant sa tendresse, un petit cadeau ou l’espoir qu’un changement pouvait survenir chez lui. Elle espérait transformer l’égoïsme d’Édouard grâce à son amour. Pour qui, au bout du compte? Pour elle ou pour lui?
Le café était bondé à cette heure matinale. Alice adorait l’ambiance zen de cet endroit unique. La ville où habitait Édouard était située à une centaine de kilomètres de celle d’Alice et, depuis que Marie y était déménagée à son tour, elles se rendaient souvent discuter dans ce café. Des tableaux d’artistes inconnus recouvraient les murs et, parfois, Alice se perdait longuement dans leur contemplation. Ce jour-là, Marie l’attendait près de la fenêtre, assise à une table. Alice arriva par-derrière et l’emprisonna de ses bras. Sa sœur éclata de rire, heureuse de la voir.
— Comment ça va, avec ta superstar? la taquina-t-elle.
— Bah! Des hauts et beaucoup de bas, répondit Alice après avoir pris le temps de s’asseoir.
— Pourquoi restes-tu, alors?
— Parce qu’il peut être aussi aimable, dit-elle en haussant les épaules. Et ce n’est pas comme si j’habitais avec lui à plein temps. J’ai le choix de partir.
— Mouais… grimaça Marie. Mais tu ne devineras jamais ce qui m’arrive! Je suis choisie, parmi toutes les élèves de l’académie, pour travailler au sein de la meilleure troupe de danse d’Amérique du Nord! Je dois terminer quelques cours, bien entendu, mais ma place est réservée pour l’été prochain. Ils sont venus voir danser les vingt meilleurs et c’est moi qu’ils ont retenue.
Les yeux d’Alice se remplirent de larmes. Elle s’approcha de sa sœur pour prendre son visage entre ses mains et la regarda droit dans les yeux. Les rêves éveillés, échafaudés dans le grenier de leurs parents, lui revinrent aussitôt en mémoire.
— Je savais… J’étais persuadée que tu réussirais! Depuis longtemps, je sais que tu es née pour être une star, petite sœur. Tu réalises? Tu n’as que vingt et un ans et ton rêve est juste là, devant toi. Tu n’as qu’à le saisir et le blottir contre toi, le cultiver précieusement. Tu as toute mon admiration! Tu l’as dit à papa et à maman?
— Pas encore, je viens tout juste d’apprendre la nouvelle. Je n’arrive pas à y croire. Moi… C’est fou, non?
— C’est extraordinaire et mérité. Tu es si talentueuse et tu travailles tellement fort! Je suis si fière de toi!
Marie baissa les yeux vers son café.
— Je me trompe ou tu es fatiguée? demanda Alice. Tu vas bien?
Marie ne répondit pas et regarda Alice comme si elle ne saisissait pas sa question.
— Ça va, avec Olivier?
— Non…, mais je n’ai aucune envie de parler de lui.
Marie habitait avec Olivier depuis un an et demi. Il était chauffeur de limousine pour des artistes en déplacement. C’était un pur égocentrique, qui ne pensait qu’à lui et à toutes les femmes, sauf à la sienne. À croire qu’il était le frère jumeau d’Édouard. L’importance qu’il accordait à son métier lui était carrément montée à la tête. Il conduisait des vedettes à bon port! Ce n’était pas rien… C’était un infidèle et un menteur. Il manipulait Marie à sa guise et faisait en sorte qu’elle se sente minable, comme s’il projetait sur elle ses propres défauts, ses propres manques. D’emblée, Alice l’avait détesté.
Marie fixait les gens autour; elle les observait longuement dans un silence inhabituel. Alice fit une blague sur un couple qui se trouvait à l’autre bout du café, mais sa tentative pour la faire rire fit chou blanc. Marie était entièrement absorbée par ses pensées.
— J’ai peur de perdre l’essentiel de vue, Alice, de ne pas me poser les bonnes questions sur la vie. Et je ne veux pas vivre une relation qui ressemble à celle de maman et papa. Je veux un amour fusionnel, pas la moitié de quoi que ce soit.
— Tu veux dire quoi, par fusionnel?
— L’union parfaite des émotions, des corps, des désirs, des rêves… Je ne veux pas faire comme tous ces gens que je croise et qui ne pensent qu’à sortir prendre un verre. Je ne veux pas attendre le vendredi pour pouvoir vivre et être heureuse.
— Je comprends ce que tu veux dire, mais je doute que ça existe, la fusion de tous les sentiments avec la même personne. Mais pour quelles raisons te tracasses-tu avec ces pensées? Tu ne seras jamais superficielle. Et pourquoi ne profites-tu pas de ce rêve qui se réalise pour toi?
Marie se força à sourire.
— Tu as raison, je dois être fatiguée. Bon, ajouta-t-elle en regardant sa montre et en se levant, il faut que j’y aille.
— Déjà? demanda Alice, visiblement déçue.
— J’ai un cours dans une heure. On s’appelle.
— Je t’aime, dit Alice en berçant sa sœur sur place, debout dans ses bras.
— Idem, fit Marie avec un clin d’œil.
Alors qu’elle la regardait passer la porte, Alice eut un pressentiment bizarre.
Chapitre 2
Elle dansait et son corps ondulait au rythme de la musique. On ne pouvait détacher les yeux d’une telle beauté. On avait envie de la serrer dans ses bras et de la couvrir de baisers. En même temps, on désirait la laisser danser et danser encore, tant elle avait l’air heureuse. C’était comme si son bonheur et sa vie dépendaient entièrement de la mélodie. Elle était plongée dans une bulle imaginaire, et elle semblait inconsciente de ce qui se passait autour d’elle. Elle ne regardait personne.
Gabriel venait de tomber amoureux. Amoureux d’elle. Une deuxième fois, pour être exact. C’était sans équivoque. Il n’y avait qu’elle, il n’y avait jamais eu qu’elle. Il devait trouver le moyen de l’approcher à nouveau. De faire partie de sa vie. De savoir pourquoi… De s’immiscer dans son cœur une deuxième fois, pour ne plus jamais en sortir. Il la regarda danser pendant près d’une heure, ébloui par ses mouvements gracieux, son charme quand elle fermait les yeux, et ses lèvres sur lesquelles se dessinait vaguement un sourire. Comme dans mes souvenirs, pensa-t-il.
Au moment où la jeune femme quitta la piste, la crainte envahit son cœur, laissant chaque parcelle de son corps en alerte engourdie et contractée. Il avait peur de la perdre. Aussi fidèlement que l’aurait fait un garde du corps avisé, il la suivit des yeux jusqu’à l’entrée des toilettes, où elle disparut. Une serveuse à la jupe plus que courte s’approcha et lui décocha un sourire invitant. Elle lui offrit une boisson qu’il s’empressa de refuser. Elle la lui proposa une seconde fois en se plaçant devant lui, mais, d’un geste cavalier, Gabriel l’écarta en lui signifiant clairement qu’il voulait la paix. Visiblement vexée, la serveuse partit en marmonnant des grossièretés. Mais, avec la musique qui résonnait dans le bar, Gabriel n’entendait rien d’autre que son pouls à ses oreilles. Le temps lui sembla long, beaucoup trop long. Serait-elle sortie sans que je l’aie aperçue? se dit-il. Ce n’est pas possible… À part cette idiote de serveuse qui ne voulait pas me lâcher, je n’ai pas cligné les yeux! Je ne peux pas croire qu’elle ait filé!
Il serra les poings jusqu’à ce que ses jointures deviennent blanches et que ses ongles lui causent une douleur vive à l’intérieur des mains. À l’instant où Gabriel était sur le point d’exploser de colère, il la vit se diriger vers le bar. Elle commanda une limonade qu’elle but rapidement avant de déposer son verre sur le comptoir. Elle est là, elle est là! se répétait-il, ne semblant pas croire à sa chance. Je dois lui parler… Mais comment l’aborder après tout ce temps? Non, je ne ferai rien pour me ridiculiser; j’attendrai le bon moment. Il vient toujours.
Chapitre 3
Depuis sa naissance, Alice vivait dans la même petite ville, qui frôlait les dix mille habitants. Elle s’était installée trois ans auparavant dans un vieil appartement; un paradis de quatre pièces situé à une dizaine de kilomètres de la maison de ses parents qu’elle avait entièrement repeint de couleurs douces. À peine y avait-elle emménagé que Marie lui avait offert un chaton. Alice l’avait appelé Tigre et elle l’adorait! Les matins d’été, elle s’assoyait avec lui sur son immense balcon pour savourer tranquillement son café. La vieille maison convertie en logements était située à quelques minutes de son travail et elle s’y rendait à pied. Tous les soirs, elle s’empressait de rentrer chez elle avec un sentiment de bonheur qui l’envahissait chaque fois qu’elle ouvrait la vieille porte blanche.