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Asie fantôme
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Livre électronique366 pages4 heures

Asie fantôme

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À propos de ce livre électronique

Ferdynand Ossendowski a vécu pendant près de dix ans en Sibérie, explorant les rivages inaccessibles des monts Oural au Pacifique, de la frontière de l’Inde aux régions arctiques. De ces voyages des forêts de l’Ienisseï, dans les montagnes de l’Oussouri, au nord de la tristement célèbre île de Sakhaline, des monts Altaï aux confins du Kazakhstan, de la Mongolie et du Sinkiang, il a recueilli quantité d’impressions et de souvenirs qu’il a rassemblée dans Asie fantôme. En conteur de génie, il mène le lecteur à la rencontre des bêtes et des hommes, tribus autochtones et russes « blancs » composée pour l’essentiel de bagnards évadés et de trafiquants, tapis dans les immensités du Far East. Il fait de cette nature riche et indomptée le théâtre d’un récit qui tient à la fois du document historique et ethnographique et du roman d’aventures.
LangueFrançais
ÉditeurSanzani
Date de sortie2 nov. 2022
ISBN9791222019529
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    Aperçu du livre

    Asie fantôme - Ferdynand Ossendowski

    Préface

    Nous autres Polonais, nous sommes historiquement unis à la Sibérie et à l’Asie. Si nous remontons au treizième siècle, nous voyons les Polonais garder les frontières de la civilisation occidentale contre la ruée des hordes jaunes de Gengis Khan et beaucoup de nos compatriotes, faits prisonniers, furent déportés jusqu’aux rivages du Pacifique, jusqu’aux sommets des Kunluns.

    Plus tard, après le partage de la Pologne, les tsars de Russie exilèrent des multitudes de Polonais en Sibérie, les condamnant aux tourments et à la mort. La moitié de l’Asie a connu nos martyrs qui, traînant leurs lourdes chaînes, peinèrent tout le long de l’interminable route sibérienne depuis les monts Oural jusqu’à la Lena pour finir par la mort inévitable ; tout cela parce qu’ils refusaient de s’incliner devant le conquérant du Nord et défendaient leur patrie courageusement, fidèlement.

    Pendant les cinquante dernières années du régime tsariste, les employés, les docteurs, les savants et les soldats d’origine polonaise étaient de préférence envoyés en Sibérie, le gouvernement russe s’efforçant de tenir ses sujets polonais aussi éloignés que possible de leur mère patrie.

    À l’inauguration du club sibérien, à Petrograd, je me rappelle le mot de l’un des invités : « Nous autres, Polonais, nous avons deux patries : la Pologne et la Sibérie. »

    J’ai passé une bonne partie de ma vie en Sibérie. Pendant près de dix ans j’y demeurai, presque constamment, étudiant les dépôts de charbon, de sel, d’or ou de pétrole, recherchant les sources minérales d’intérêt médical.

    Il est significatif de constater que dans mes voyages à travers la Sibérie, des monts Oural au Pacifique, de la frontière de l’Inde aux régions arctiques, j’ai rencontré fréquemment d’autres explorateurs polonais – ainsi les professeurs Stanislas Zaleski, Léonard Jaczewski, Charles Bohdanowicz, J. Raczkowski ; les ingénieurs Batzevitch, Rozycki et tant d’autres. Tels sont les décrets du destin, que les pistes suivies par les Polonais se trouvent dans tous les coins du globe. Nous avons enfin retrouvé notre patrie et nous pouvons lui rapporter tous les trésors matériels et spirituels que nous avons acquis loin d’elle.

    Au cours des aventures diverses par lesquelles j’ai passé durant ces longues années, j’ai recueilli un grand nombre d’impressions et de souvenirs. J’ai essayé d’en fixer quelques-uns dans ce volume. Des comptes rendus purement scientifiques de ces voyages ont paru au fil des ans dans des revues savantes ou dans des brochures spécialisées. Mais ils ont été publiés en langue russe, ces expéditions ayant été entreprises par ordre du gouvernement ou d’institutions russes…

    Varsovie, 15 juillet 1923

    Affectueusement dédié au souvenir de ma mère qui m’apprit à voir, à sentir, à agir.

    PREMIÈRE PARTIE

    LE PAYS DES NOMADES DISPARUS

    I

    LE LAC AMER

    Le géant Ienisseï a toujours exercé sur mon imagination un prestige irrésistible et dominateur. J’ai déjà dit comment cette immense masse d’eau verdâtre, froide et pure, qui descend des sommets neigeux des monts Sayan, de l’Abakan, de l’Oulan taïga et des Tannu-Ola, se soulève dans sa toute-puissance et brise la dalle massive de glace sous laquelle l’hiver cherche à l’ensevelir.

    J’avais éprouvé une douloureuse sensation de malaise à voir les inimaginables épaves humaines que le fleuve charriait vers le nord, comme un affreux butin, jusqu’aux solitudes glacées de l’Arctique.

    Quand je vis cette débâcle, en 1920, aux premiers jours de ma fuite de Sibérie, mon cœur frémit d’indignation et des paroles de malédiction montèrent à mes lèvres. Je me trouvais si loin du XX e siècle, de sa culture et de sa civilisation, en face d’un pareil anachronisme d’horreur !

    Ma première rencontre avec l’Ienisseï avait été toute différente. À cette époque les bouleversements politiques n’avaient pas encore blanchi mes cheveux. J’étais jeune, je croyais au progrès de l’humanité, à la puissance de la science et à celle de la morale.

    C’était en 1899, l’année où je devais passer mon dernier examen à l’Université de Petrograd. Au mois de février cette année-là, les étudiants manifestèrent contre les mesures du gouvernement russe et, pour protester contre la sévérité des méthodes de répression employées par la police, firent la grève des examens. C’est à cette époque qu’un savant bien connu, chimiste et géologue, le professeur Stanislas Zaleski, fut envoyé par le gouvernement pour étudier les lacs salés des prairies qui s’étendent entre la Choulym et Minoussinsk. Il m’offrit de l’accompagner. J’acceptai avec plaisir, quittant Petrograd pour mon premier voyage en Sibérie.

    Nous atteignîmes Krasnoïarsk par le chemin de fer et de là remontâmes l’Ienisseï vers le sud à bord d’un petit vapeur qui nous conduisit jusqu’à la pointe de Bateni, où nous débarquâmes. Nous continuâmes notre voyage par voie de terre, en piesterki, sorte de charrette traînée par trois vigoureux chevaux de prairie. Aux environs de ce promontoire, les rives de l’Ienisseï sont des prairies basses qui s’élèvent en pente douce vers l’ouest jusqu’aux monts Kizil-Kaiya, formés de grès rouge ou de schiste.

    Bateni est un énorme roc qui se dresse, abrupt, au-dessus de l’Ienisseï, et s’enfonce sous les eaux à une grande profondeur. Haut de quelque vingt mètres, en schiste foncé, il est couvert d’épais taillis et de bouleaux. Une étroite piste monte en serpentant du débarcadère jusqu’au sommet du rocher d’où le panorama est extraordinaire : des prairies, recouvertes d’une herbe haute et nourrissante, s’étendent à perte de vue vers l’ouest et fournissent de vastes pâturages aux troupeaux de chevaux et de moutons. Plus loin, on discerne à l’horizon les contours nettement découpés des monts Kizil-Kaiya. Çà et là sur la prairie on aperçoit les yourtes des Tartares noirs, de l’Abakan, et les feux des bergers. À l’est se déroule le large ruban de l’Ienisseï, tacheté d’îles, tandis que de l’autre côté du fleuve se profile la rive droite avec ses champs cultivés et ses villages de colons russes, qui, sous l’égide et avec l’aide du gouvernement, arrachèrent ces vastes et fertiles étendues à leurs anciens propriétaires tartares. Ceux-ci, chassés sur la rive gauche, y continuent aujourd’hui encore leur existence nomade. Au sommet du roc de Bateni, qui se dresse au-dessus du fleuve comme une énorme colonne, on rencontre toujours des pèlerins tartares venus de fort loin, des Mongols de l’Altaï ou du pays des Sept Rivières, et même des indigènes du Pamir.

    Ce roc solitaire a son histoire. Quand Batu Khan traversa avec ses hordes les prairies de la Choulym, il s’empara des indigènes pour en faire des guerriers et enleva leurs chevaux et leur bétail. Un des princes tartares, Aziuk, essayant de mettre fin à ces déprédations, constitua un fort détachement de Tartares appartenant aux différentes tribus, attaqua l’arrière-garde de Batu Khan et rentra en possession des animaux volés. Le khan, furieux, envoya contre le rebelle son palatin Kublaï, qui mit en fuite le détachement d’Aziuk et, après quelques combats, prit en chasse le chef lui-même et sa petite bande de fidèles, jusqu’au sommet du roc de Bateni. C’est là qu’ils demeurèrent un long moment, jusqu’à ce la famine eût raison d’eux ; ils choisirent alors de se précipiter dans l’Ienisseï plutôt que de se rendre, et périrent dans le courant rapide du fleuve. Après la mort d’Aziuk, nul n’osa plus s’opposer aux pillages des Mongols victorieux. Les Tartares se rappellent avec reconnaissance le nom d’Aziuk, et le regardent comme un saint, un muelin. Les pèlerins sont particulièrement nombreux en juillet et, du haut du rocher, les Tartares jettent dans le fleuve des aliments, des couteaux et des carabines, en guise d’offrande au prince courageux et infortuné.

    La prairie, elle, est déserte, les Tartares évitant cette région où ils craignent de rencontrer soit les fonctionnaires russes, qui leur imposent de lourds tributs, soit les colons de la rive opposée, qu’ils haïssent parce qu’ils leur ont volé leurs terres. Une large route, bien entretenue, traverse cette vaste étendue, reliant la gare d’Atchinsk à la ville de Minoussinsk à six cent trente verstes 1 , près du point où l’Abakan se jette dans l’Ienisseï.

    Une herbe épaisse, excellente pour le bétail, recouvre le sol. Par endroits luisent au soleil, comme d’énormes miroirs, des lacs d’eau douce ou d’eau salée. Ces derniers sont bordés d’une large bande de vase noire, marécageuse, et répandent des odeurs désagréables d’hydrogène sulfuré. Les lacs d’eau douce, eux, sont entourés de joncs et de roseaux. Toutes les fois que nous approchions d’un de ces lacs, nous étions frappés de voir la quantité d’oiseaux aquatiques qui s’y trouvaient : oies et canards sauvages, mouettes, hérons, cygnes, flamants ou encore pélicans ; une troupe parfois prenait son envol, s’égaillait dans le ciel dans un concert de cris perçants, puis, après un long moment, se posait de nouveau sur la surface du lac ou disparaissait parmi les roseaux.

    J’avais emporté avec moi une petite carabine Lepage. C’était une vieille arme peu redoutable, mais je réussissais malgré tout à abattre une bonne quantité d’oiseaux. J’enrichis ainsi notre collection de spécimens intéressants, notamment un héron chinois et un flamant des Indes. Nous trouvions beaucoup de gibier, non seulement sur les lacs, mais aussi dans l’herbe épaisse des prairies, où se blottissait le Tetrao Gallus campestris Amman, qu’on appelle strepat en tartare. Au cours de nos chevauchées à travers la prairie, je vis également très souvent de grands oiseaux gris qui s’envolaient tout à coup. Après avoir volé un moment, ils s’évanouissaient dans l’herbe haute et les buissons de rhododendrons des Alpes, ( Rhododendron flavus). Ces oiseaux se laissaient facilement approcher et la lenteur de leur vol en faisait une cible facile.

    Le Szira-Kul, littéralement « lac amer 2 », est situé entre le rocher de Bateni et la chaîne des Kizil-Kaiya, près des pentes de ces dernières. Le lac, ovale, a une dizaine de verstes de long sur quelque cinq de large et se trouve dans une vallée sans arbres. À son extrémité nord, des roseaux protègent l’embouchure de la petite rivière d’eau douce qui s’y jette. C’est un réservoir d’eau minérale, amère, salée, excellente pour les bains médicaux, et qui a la réputation de guérir les maux d’estomac. Sur la rive orientale est d’ailleurs installé un village doté d’un centre de soins et d’un établissement de bains.

    Le lendemain de notre arrivée, nous nous mîmes au travail. Nous trouvâmes un petit bateau, très léger, que nous chargeâmes de nos divers instruments : un appareil servant à mesurer la profondeur et à prélever des échantillons au fond de l’eau, un autre destiné à mesurer la température à différentes profondeurs, un troisième enfin, permettant de réaliser certaines études chimiques. Tandis que nous achevions nos préparatifs, les Tartares habitant le village ou campant près du lac nous observaient attentivement, hochant la tête en signe de crainte et de désapprobation : « Cela ne présage rien de bon, murmuraient-ils d’une voix pleine de crainte. Le lac sacré se vengera de ces hommes téméraires. »

    Cela ne laissa pas de nous surprendre, car les Tartares sont musulmans, et les fidèles de l’Islam n’ont généralement pas de telles croyances. Mais ils nous racontèrent que depuis des siècles, depuis l’époque reculée où d’anciennes tribus disparues campaient à proximité, le Szira-Kul était regardé comme un lac sacré.

    Cependant la prophétie concernant la vengeance du lac devait bien être controuvée, car nos travaux sur le Szira se poursuivirent avec succès. Nos sondages prouvèrent que le lac avait la forme d’un entonnoir, la partie la plus profonde se trouvant près du rivage méridional, très abrupt. Dans ces parages, nous trouvâmes une profondeur de neuf cent soixante-quinze mètres sur un diamètre d’une quinzaine de mètres ; ailleurs la profondeur du lac n’excédait pas trente à trente-cinq mètres. Imaginez notre étonnement lorsque, quelques semaines plus tard, en faisant de nouveaux sondages, nous ne retrouvâmes plus le point que nous avions très exactement délimité. Cependant, à une verste au nord, nous découvrîmes un nouvel abîme de neuf cent cinquante mètres. Nous en conclûmes que le fond du lac Szira est mobile, sujet à de puissants changements, probablement causés par des forces tectoniques profondes.

    En prélevant au fond du lac des échantillons de vase, noire et froide, dont la température ne dépassait jamais 1,5 o C, et qui dégageait toujours une odeur d’hydrogène sulfuré, nous remarquâmes un étrange phénomène. Quand on exposait quelque temps cette vase à l’air, de longs brins d’herbe, mobiles, jaune pâle, s’y formaient pour disparaître bientôt sans laisser de traces. On eût dit que quelque créature vivante tendait ses tentacules, puis les rentrait. En effet, il s’agissait de colonies de bacilles, appelés Beggiatoae, qui annoncent qu’une mer où un lac est voué à mourir, car ils apparaissent lorsque certains sels, en décomposition, forment l’hydrogène sulfuré qui tue toute vie dans ces réservoirs.

    En continuant nos recherches, nous découvrîmes à une certaine distance sous la surface un immense réseau de ces colonies entremêlées, s’élevant progressivement du fond de l’eau pour exterminer toute trace de vie. Cela signifiait donc que le lac était tout à fait mort, à l’exception de la partie située au-dessus de ce réseau, espace où vivaient encore de minuscules crustacés, appelés Hammarus. Semblables à de simples crevettes, mais très petits, ils n’ont guère plus d’un centimètre de long, mais sont aussi rapides et aussi hardis que leurs cousines de l’océan. Le moment viendra où la quantité d’hydrogène sulfuré dégagé par les Beggiatoae tuera aussi ces derniers représentants de l’ancienne faune du lac et où les bacilles eux-mêmes seront empoisonnés par leurs propres gaz.

    Plus tard j’ai étudié avec le professeur Werigo quelques régions de la mer Noire. La même œuvre de mort se poursuivait à cet endroit ; à plus ou moins long terme, elle détruira toute vie. Les poissons, sentant cette transformation, quittent peu à peu la mer Noire, fuyant les couches d’eau empoisonnée qui montent peu à peu des profondeurs vers la surface.

    Soumis à cette triste et lugubre poussée mortifère, les grands bassins sont ainsi voués à se transformer en réservoirs d’eau salée. À l’image de la mer Morte de Palestine, qui a connu ce sort il y a déjà fort longtemps, un grand nombre de lacs du même genre sont éparpillés dans les plaines immenses de l’Asie.

    L’ Hammarus est un animal très curieux. La surface du lac Szira est recouverte de milliers de spécimens de l’espèce, qui n’hésitent pas à attaquer les baigneurs, les heurtant de leurs têtes dures, avant de disparaître. Nous fîmes l’expérience de jeter à l’eau des morceaux de pain ou de bouchon, et vîmes des nuées de ces petites créatures les entourer d’abord, puis s’en emparer dans le plus grand désordre, enfin les dévorer.

    Lors de nos excursions sur le lac, nous débarquions souvent sur la rive nord, où se jetait le petit affluent d’eau douce et où poussaient les joncs et les roseaux. De gros canards noirs y attirèrent notre attention : il s’agissait de tourpans, ou corbeaux de mer. Comme l’eau amère et saumâtre du Szira est excellente pour les maladies d’estomac, peut-être les tourpans venaient-ils ici pour faire une cure… Nous en tuâmes quelques-uns, mais le regrettâmes, car leur chair était coriace et avait goût de poisson.

    Un jour que nous prenions le thé sur la rive du cours d’eau, nous entendîmes un léger bruit et, tournant la tête, aperçûmes dans l’herbe une tête qui disparut aussitôt. Nous étant précipités vers cette apparition, nous découvrîmes une jolie petite Tartare qui se cachait et qui, à notre approche, se mit à pleurer. Nous eûmes beaucoup de peine à la consoler. Elle finit par se calmer et consentit à nous accompagner jusqu’à notre feu de camp. Tout en buvant du thé et en grignotant du sucre, elle nous raconta sa triste histoire, fort banale hélas ! en Asie, si l’on excepte toutefois la Mongolie. Bien qu’elle n’eût que quatorze ans, ses parents l’avaient donnée en mariage à un riche mais vieux Tartare, qui possédait déjà six femmes. Comme la famille de l’enfant était pauvre et sans influence, les autres épouses la traitaient avec dédain et cruauté. Elles la battaient, lui tiraient les cheveux, la pinçaient et lui égratignaient le visage. Elle sanglotait convulsivement en nous racontant ses malheurs.

    – Pourquoi êtes-vous venue ici ? lui demandai-je.

    – J’ai quitté le camp de mon mari pour n’y plus revenir, répondit-elle.

    – Et qu’allez-vous faire maintenant ?

    – Je suis venue me noyer, s’écria-t-elle avec désespoir. Une épouse maltraitée gagne le pardon et la faveur d’Allah quand elle se noie dans ce lac.

    Nous étions alors jeunes et impressionnables, et considérions avec des sentiments tout différents les ondes stagnantes du Szira. Ces étranges cavernes cachaient les ossements de femmes martyres qui avaient cherché dans le calme du lac l’oubli et la paix éternelle. Nous n’eûmes pas cependant beaucoup de temps pour réfléchir. Des cavaliers arrivèrent soudain, nous regardèrent d’un œil soupçonneux, et ordonnèrent à la jeune femme d’enfourcher un cheval qu’ils avaient amené avec eux pour la ramener à son mari. Pleurant à chaudes larmes, la petite Tartare obéit. Un des cavaliers cravacha sa monture furieusement et la caravane partit à toute vitesse, disparaissant à nos yeux dans la prairie.

    Pendant longtemps il nous fut impossible de nous arracher au souvenir de cette scène et, tout en nageant dans le lac, nous cherchions involontairement, craignant toujours de découvrir le cadavre de la pauvre enfant.

    Cependant, le lac préparait sa vengeance. Un jour que nous travaillions dans notre bateau à une vingtaine de mètres de la rive méridionale, nous sentîmes brusquement que la barque se balançait violemment. Nous regardâmes autour de nous : de grosses vagues venant des rochers couraient dans la direction du nord-ouest. C’était un phénomène étrange, car le ciel était sans nuages et nous ne sentions pas le moindre souffle de vent. Cependant le lac était agité, les vagues couraient d’une rive à l’autre, montant toujours plus haut, bousculant rudement notre frêle esquif. Nous embarquions, à chaque embardée, des quantités d’eau.

    – Cela devient dangereux, déclara mon compagnon. Il est impossible de continuer à travailler. Retournons au rivage.

    Malgré nos efforts – nous étions tous deux d’excellents rameurs –, nous ne pûmes atteindre la rive. Les grosses vagues de cette dense eau salée nous chassaient toujours plus loin vers le milieu du lac. Elles nous rattrapaient l’une après l’autre, submergeant à moitié le bateau. Nous avions déjà de l’eau jusqu’aux genoux, nos bras commençaient à être épuisés à force de ramer, et les vagues nous entraînaient toujours plus loin du rivage. Nous décidâmes alors de nous abandonner à la merci du lac. Afin d’être préparés à toute éventualité nous prîmes nos ceintures de sauvetage et, avec une énergie désespérée, nous mîmes à écoper à l’aide de notre unique récipient pour rester à flot. Plusieurs fois une énorme vague vint frapper le canot et nous jeta presque par-dessus bord.

    Notre situation dangereuse finit par attirer l’attention des gens du village. Quelques hommes mirent aussitôt à l’eau une grande barque, mais ils n’avaient qu’une paire d’avirons et avançaient avec une extrême lenteur. Bientôt, la rupture d’un aviron les força à retourner au village, ce qu’ils ne firent qu’avec les plus grandes difficultés. Pendant ce temps, les vagues nous entraînaient vers le rivage opposé. Les falaises rouges des Kizil-Kaiya devenaient plus distinctes, et nous ne tardâmes pas à distinguer avec netteté la rive basse, couverte de rhododendrons, d’osiers et d’iris avec leurs hautes feuilles pointues. Par chance, les vagues commencèrent alors à s’apaiser et, reprenant les avirons, nous pûmes regagner le rivage.

    Jusqu’alors nous n’avions jamais été au pied des monts Kizil-Kaiya. Ces montagnes nous attiraient depuis longtemps à cause de leur brillante couleur rouge et des épais taillis qui recouvraient les falaises. Nous espérions y rencontrer de plus gros gibier que dans les prairies monotones et illimitées de l’autre rive du Szira. Nous ne devions pas être déçus. Les montagnes nous réservaient en outre la surprise d’un gibier tout à fait inattendu.

    1 . Ancienne mesure itinéraire utilisée en Russie, équivalant à 1 067 mètres. ( Sauf mention contraire, les notes sont celles de l’éditeur.)

    2 . L’eau du lac contient des quantités importantes de sels de magnésie et de sel de Glauber (sulfate de soude) (NdA)

    II

    GIBIER DE PRISON EN PLEIN VOL

    Nous tirâmes notre bateau sur le rivage et, après avoir pris quelque repos bien gagné – la lutte avec les vagues du vindicatif Szira nous avait épuisés –, nous partîmes dans la direction des monts Kizil-Kaiya. Ces montagnes se dressaient comme un grand mur rouge dont le pied plongeait dans les eaux du lac. Nous dûmes nous frayer un chemin à travers les roseaux et les joncs touffus qui poussaient sur la rive. Quand nous pénétrâmes dans les fourrés, des perdrix s’envolèrent de tous côtés, avec des froufroutements d’ailes et des cris perçants. Comme nous n’avions pas de fusils, les oiseaux purent s’échapper, non toutefois sans laisser quelques victimes.

    L’un d’eux s’était envolé presque à mes pieds pour se réfugier dans les joncs voisins, avec force protestations furieuses. Comprenant que son nid était tout près, nous nous mîmes à sa recherche et le découvrîmes bientôt, à quelques pas de là, parmi les iris. Douze petites créatures grises, le dos et les flancs couverts de taches rougeâtres, étaient blotties à cet endroit et suivaient avec attention tous nos mouvements de leurs brillants yeux noirs. C’étaient de jeunes perdrix rouges ( Perdrix rubra) appelées aussi perdrix de rocher, qu’on trouve d’habitude dans les régions sèches d’altitude.

    Dès que nous approchâmes, elles s’égaillèrent dans toutes les directions comme des feuilles mortes chassées par le vent. Cependant nous vîmes qu’en se posant dans l’herbe, elles essayaient de se cacher en s’accroupissant tout près du sol. Nous commençâmes alors la chasse et réussîmes à capturer toute la nichée, que nous emportâmes dans notre bateau où nous les enfermâmes dans un grand bidon à pétrole, sur un nid d’herbe sèche. Nous voulions les lâcher parmi les poussins de notre basse-cour pour voir si elles s’habitueraient à la vie domestique sous la tutelle de la mère poule.

    Les résultats de notre expérience devaient se révéler instructifs sinon profitables. Les perdrix consentirent volontiers à suivre la poule, se blottissant avec obéissance sous ses ailes au milieu des poussins, luttant énergiquement et non sans succès avec des poulets plus gros qu’elles-mêmes pour avoir leur part de grain. Elles étaient plus vives, plus vigoureuses et plus courageuses que leurs cousins domestiques. Un fait nous frappa particulièrement : quand l’une des petites perdrix se battait, toutes les autres accouraient immédiatement à son secours. Plusieurs jours passèrent, pendant lesquels nous vîmes toute la famille de la poule mener une existence paisible dans la basse-cour, à l’abri d’une haute barricade en planches, jouant, luttant, picorant au milieu d’un vrai vacarme.

    Au bout de deux semaines, deux perdrix s’évanouirent sans laisser de traces. Le lendemain, trois autres les avaient suivies. Nous fîmes des recherches mais il fut impossible de découvrir les disparues. Aucun des poulets ne manquant à l’appel, il était improbable que les perdrix eussent été la proie de quelque rapace. Deux autres encore se volatilisèrent un beau dimanche. Ayant tout loisir de faire le guet, nous pûmes observer au bout d’un moment deux de ces oiseaux s’approcher de la barricade où ils se mirent à creuser avec énergie un trou dans le sable entre deux planches ; elles s’y glissèrent puis s’échappèrent. Les jours suivants, leurs compagnes devaient abandonner de la même façon l’hospitalière basse-cour, laissant leur mère nourricière avec ses poussins. Un des vieux chasseurs sibériens à qui je racontai l’aventure me dit :

    – Il est impossible d’apprivoiser les perdrix ou les coqs de bruyère. Ils vivent en captivité, mais pensent toujours à la liberté. Une bouffée de vent de la forêt ou de la prairie, un cri poussé par des oiseaux libres et aussitôt ils trouvent moyen de s’échapper, même au péril de leur vie. La liberté, monsieur, est une grande chose et il n’y a que l’homme pour ne pas le comprendre.

    Ayant déposé nos perdrix prisonnières dans la barque, nous avions poursuivi notre exploration en entamant l’ascension des pentes des Kizil-Kaiya. Ce massif est formé de grès rouge, veiné par endroits d’argile durcie. Au milieu de la montagne, nous parvînmes à de grandes terrasses portant des traces distinctes de vagues sur la surface des veines. De profondes crevasses témoignaient que les eaux d’un grand réservoir venaient autrefois battre ces murailles. La surface des prairies entre la Choulym et Minoussinsk formait, à une époque géologique antérieure, le fond de la mer intérieure de l’Asie – qui laissa derrière elle de nombreux lacs d’eau minérale et salée depuis les monts Oural jusqu’aux Khingans et aux Kunluns –, ce qui permet de conclure qu’il y a plusieurs siècles la mer, en se retirant, eut pendant quelque temps son rivage occidental à cet endroit. Ceci est établi par la présence de nombreux fossiles, notamment des bélemnites, qu’on y trouve en grandes quantités. Entre le lac mourant de Szira et les monts Kizil-Kaiya, s’étendait donc le vaste tombeau dans lequel la nature avait enseveli une mer immense.

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