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Si l'autisme n'est pas une maladie, qu'est-ce ?: Une refondation de la définition de l'autisme, de son étiologie et de sa place dans l'espèce humaine
Si l'autisme n'est pas une maladie, qu'est-ce ?: Une refondation de la définition de l'autisme, de son étiologie et de sa place dans l'espèce humaine
Si l'autisme n'est pas une maladie, qu'est-ce ?: Une refondation de la définition de l'autisme, de son étiologie et de sa place dans l'espèce humaine
Livre électronique461 pages5 heures

Si l'autisme n'est pas une maladie, qu'est-ce ?: Une refondation de la définition de l'autisme, de son étiologie et de sa place dans l'espèce humaine

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À propos de ce livre électronique

La réinterprétation révolutionnaire des données existantes par le Dr Laurent Mottron, l’un des experts mondiaux du diagnostic de l’autisme et du traitement de l’information par les autistes, bouleverse nos connaissances cliniques et scientifiques. Elle s’appuie sur une carrière de recherche internationale, en collaboration continue avec des chercheurs autistes, et sur une exposition à plusieurs milliers d’enfants et d’adultes autistes.

Le traitement de l’information sans biais social caractérisant l’autisme constituerait une « possibilité » humaine, un choix minoritaire lors d’une bifurcation du développement où deux orientations – l’une fréquente, l’autre rare mais conservée par l’évolution – sont possibles. Comme les grossesses gémellaires, l’accouchement par le siège, le fait d’être gaucher, ou celui d’être homosexuel, ces bifurcations ont une prédisposition familiale, mais ne résultent pas d’un « défaut » génétique ou neurologique. Elles peuvent produire des limitations adaptatives considérables, et parfois des avantages.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Laurent Mottron MD, Ph.D. est professeur titulaire, clinicien, et titulaire de la Chaire M&R Gosselin en autisme au département de psychiatrie et d’addictologie de l’Université de Montréal. Chez Mardaga, il a publié L'intervention précoce pour enfants autistes (2016) et L’autisme, une autre intelligence (2004).






LangueFrançais
ÉditeurMardaga
Date de sortie18 sept. 2024
ISBN9782804735173
Si l'autisme n'est pas une maladie, qu'est-ce ?: Une refondation de la définition de l'autisme, de son étiologie et de sa place dans l'espèce humaine

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    Aperçu du livre

    Si l'autisme n'est pas une maladie, qu'est-ce ? - Laurent Mottron

    DE LA NÉCESSITÉ D’UNE REFONDATION DE L’AUTISME

    Pour le grand public il devrait en être de l’autisme comme de n’importe quelle maladie : on l’est ou on ne l’est pas, ou on l’a été et on ne l’est plus. À la rigueur, on l’est un peu seulement. Pour le savoir, allons chez le professionnel, qui nous donnera, ou non, un diagnostic. Quand on s’interroge sur soi-même ou sur un proche, on ne fabrique pas des connaissances : on les utilise et on fait confiance.

    Mais ces professionnels, où les prennent-ils, ces connaissances, pour apprendre à poser un diagnostic ? Un clinicien qui pose un diagnostic d’autisme combine – chacun a sa recette – ses connaissances livresques avec l’expertise plus ou moins explicite issue de son expérience. Celle-ci se modifie au cours de sa vie et est influencée par les personnes auxquelles sa pratique l’a exposé. On sait toujours un peu ce que l’on voit, comme on voit toujours un peu ce que l’on sait. Ce clinicien doit adapter son cocktail de savoir et d’expérience à ce que lui impose l’époque, à la saveur du temps, impalpable mais puissante combinaison de valeurs, de modes, d’indignations temporaires et de choix politiques.

    Le mieux que l’on puisse attendre d’un outil diagnostique, c’est qu’il s’accorde avec le jugement du clinicien. Le mieux que l’on puisse attendre d’un clinicien, c’est que son jugement s’accorde avec celui d’un autre clinicien, avec lui-même et avec l’instrument que ses collègues ont contribué à valider. Or, les professionnels utilisateurs de connaissances ancrent leur expertise sur des outils diagnostiques créés par les scientifiques. Les instruments diagnostiques sont supposés annuler les différences de jugement, de personnalité et d’expériences et de culture entre les cliniciens, en plus de cerner adéquatement la condition qu’ils décrivent. Ils seraient, dit-on, validés. Le clinicien fait confiance au scientifique, et le scientifique valide son instrument en comparant ses instruments avec le jugement du clinicien. Les chercheurs qui sont supposés garantir la pratique du clinicien et, in fine, celle du public ne sont pas en contrôle de la source des connaissances qu’ils produisent. Ils créent des instruments diagnostiques à partir des personnes qui ont été diagnostiquées par des cliniciens. Et, en retour, les scientifiques eux-mêmes ne prennent pas soin, dans la grande majorité des cas, de confronter ce qu’ils disent et ce qu’ils citent à la réalité brute qu’ils pensent traiter.

    Si tout cela fonctionnait comme on le pense, ce ne devrait pas bouger au cours du temps. Or, ça bouge, l’autisme d’aujourd’hui n’a rien à voir avec celui de sa découverte. Il existe une circularité inhérente à ce couple entre cliniciens et chercheurs qui sont comme les Dupondt en apesanteur dans la fusée d’Objectif Lune, quand on leur dit : « Tenez-vous bien. » Ils se tiennent entre eux, mais ne se tiennent pas au mur de ce qu’aurait été une base de connaissances stable et indépendante. Du fait de cette circularité, cliniciens et chercheurs dérivent ensemble. Ils tombent ensemble quand la pesanteur revient, chacun justifiant sa dérive par une dérive similaire de son vis-à-vis. Ça bouge tellement qu’on ne peut faire confiance aveuglément à la dérive des choses, en lui attribuant une tendance spontanée à l’amélioration. Si leurs efforts combinés avaient abouti à mettre en évidence un marqueur biologique de l’autisme, la dérive serait contrôlée, mais ce n’est pas le cas. L’autisme d’aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir avec celui d’hier. Voyant des individus qui n’ont pas de raison d’avoir changé depuis cinquante ans, avec des instruments qui existent depuis le même nombre d’années, cliniciens et scientifiques diagnostiquent pourtant des personnes et créent des connaissances à partir de personnes qui ont changé, en cinquante ans, de façon extrêmement marquée.

    Comme clinicien, vivant la réalité de l’autisme et sa nature au quotidien, je suis convaincu que les progrès sociétaux associés à cette transformation de l’autisme, que je soutiens, se font au prix d’un fourvoiement scientifique. C’est à justifier la nécessité d’une refondation des limites de l’autisme, qu’est consacrée la première partie de cet ouvrage.

    Chapitre 1

    Maladie ou non ? Un mouvement de balancier historique


    1. Comment nommer l’autisme ?

    Société et science ont évolué en parallèle, depuis l’autisme comme une maladie de l’enfance parmi d’autres, jusqu’au questionnement actuel sur son identité, ses limites et ses mécanismes. Mais cette évolution n’a pas fourni de réponse acceptée par tous, au contraire. Un des débats contemporains les plus interminables et récurrents concernant l’autisme concerne en effet la manière dont on doit l’appeler : maladie ? Désordre ? Trouble ? Affection ? Condition ? Variant ? Handicap ? Spectre ? En France, « Dys… quelque chose » ? Coïncide-t-il avec la personne, doit-on utiliser les termes de « personnes autistes », de « personnes avec autisme », de « personnes atteintes d’autisme », de « personnes souffrant d’autisme » ? Doit-on parler d’autistes, simplement ? Notre incompréhension de l’autisme est telle qu’on ne sait pas où le ranger parmi les variations de ce qui serait la majorité de l’espèce humaine. Comment alors s’attendre à ce qu’on en saisisse les mécanismes et la nature ?

    2. Au moment de sa découverte, c’est une maladie

    Au début de l’histoire de l’autisme, on ne se posait pas la question si l’autisme était ou non une maladie. Il l’était de fait, découvert par un pédiatre, publié dans des revues de psychiatrie, privant des attributs définissant l’humain en santé (sa socialisation, son langage, sa capacité de réagir de manière adaptée aux vicissitudes du monde). C’était une maladie, sans état d’âme, même si l’explication prédominante en était initialement psychologique.

    Que l’autisme soit une maladie au début de son histoire était cohérent avec le fait que l’autisme était accompagné de maladies. La recherche clinique sur l’autisme a en effet rapidement établi (en 1960-1980) que des tableaux cliniques, indistinguables de ceux qui avaient permis la description initiale de l’autisme, pouvaient être observés chez des personnes porteuses de maladies déjà identifiées. Inversement, on identifiait chez un certain nombre de personnes autistes des maladies connues plus souvent que le hasard ne le voudrait. Cela a conforté la communauté dans l’idée que l’autisme était bien une maladie, puisqu’il était associé à des maladies. On cherchait à réfuter la tendance, en vogue alors, selon laquelle l’autisme résultait d’une situation psychologique, sans substrat neurologique ou physiologique identifiable.

    À cette époque ont fleuri des centaines de publications, menées en particulier par l’équipe suédoise du Pr Christopher Gillberg, sur des tableaux autistiques présents en association avec des maladies connues. Celles-ci étaient le plus souvent, mais pas exclusivement, neurogénétiques : elles touchaient la construction du cerveau au cours du développement et son fonctionnement une fois l’autisme installé. Dans la même ligne de pensée ont été mis en avant, vers la même période, deux stigmates d’une atteinte cérébrale que l’on trouvait souvent en association avec les tableaux autistiques : l’épilepsie et la déficience intellectuelle, en particulier sous l’égide du chef de file de la pédopsychiatrie anglaise, le Pr Michael Rutter. De maladie de nature psychologique ou psychiatrique, l’autisme était passé ainsi à maladie neurologique. Le troisième argument, jugé à l’époque irréfutable, de l’identification de l’autisme à une maladie, fut de démontrer sa nature familiale, à partir de la concordance pour l’autisme entre les individus d’une même fratrie. Cet argument se fondait sur la fréquence de familles avec plusieurs enfants atteints, et sur la plus grande concordance pour l’autisme entre jumeaux monozygotes par rapport à des jumeaux hétérozygotes. L’identification entre « survenue familiale » et « maladie génétique » était, pour ainsi dire, automatique. Le sort de l’autisme comme maladie était joué pour les cinquante ans à venir. C’était une maladie du cerveau, à expression psychologique, d’origine génétique. La voie était pavée pour intégrer l’autisme dans ce qui s’appellera, au début du XXe siècle, les « troubles neurodéveloppementaux ». Il n’est pas immédiatement apparu que cette intégration de l’autisme dans les maladies du cerveau impliquait une identité de mécanisme entre les maladies génétiques établies et la sorte de mécanisme impliqué dans l’autisme, identité que nous pensons contredite par la nature de l’implication génétique dans l’autisme telle que nous la comprenons maintenant.

    3. Avec le mouvement de la neurodiversité, ce n’est plus une maladie

    Il y a de nos jours un quasi-consensus à refuser d’appeler l’autisme « maladie » et à le considérer comme tel. On a assisté au début du XXIe siècle à une inversion radicale de l’image de l’autisme dans les médias, mais aussi dans le public et dans une large partie de la littérature scientifique qui a suivi ce mouvement. Tout a commencé par les prises de parole d’une population nommée à la fin du XXe siècle « autiste de haut niveau ». Cette appellation, qui n’est plus en vogue aujourd’hui, référait à des personnes dont le diagnostic ne fait aucun doute, mais qui sont verbales et qui présentent une intelligence intacte, voire des capacités exceptionnelles. La représentation de l’autisme comme condition dont la dépendance à l’entourage est absolue, vécue comme une tragédie par sa famille, s’est inversée. L’autisme est devenu une des formes parmi d’autres sous laquelle se présentent les humains. Il devait donc jouir d’un statut d’humain égal à tous les autres, qu’ils soient dominants ou minoritaires. Gigantesque pas, auquel je suis fier d’avoir contribué.

    Le mouvement de la neurodiversité, qui incarne ce pas, n’a pas de contour franc ou de « manifeste » qui en définisse les valeurs et les priorités. C’est un ensemble de valeurs que je me refuse à considérer comme un tout vis-à-vis duquel on se positionnerait « pour » ou « contre ». Il incarne des valeurs progressistes, comme le rejet du normocentrisme, auquel je m’identifie profondément. Il peut aussi conduire à des dérives suprémacistes inversées, quand l’autisme devient une sorte d’« humain du futur » pourvu de qualités morales et intellectuelles supérieures au commun. Sous sa forme médiatique, et dans l’influence qu’il a sur les pratiques scientifiques, il peut aussi freiner l’avancement de la science et des usages. Ultimement, il nuit aux personnes que ce mouvement est supposé défendre, en « moralisant » la description de l’autisme, en introduisant une censure sur les termes utilisés, sur les sujets étudiés, mais surtout en en dissolvant les contours, en en faisant un produit social. Encore plus, en proférant un anathème sur quiconque y voit un objet circonscrit biologiquement. Il y a cinquante ans, l’urgence scientifique était de dépsychologiser l’autisme pour le biologiser. L’urgence d’aujourd’hui s’est déplacée, de le refonder comme un objet de savoir profondément autre inscrit dans l’évolution de l’espèce humaine, et non dans les chatoiements de ses variations de surface.

    Ce refus de l’autisme-maladie s’accompagne d’un autre refus, celui que la façon dont on le nomme, l’étudie, ou dont on lui apporte un soutien puisse avoir des conséquences négatives pour la personne et celles qui l’entourent – que celles-ci accueillent ou non la différence autistique. Un de ses prolongements actuels est l’anti-ableism, soit le refus de décrire l’autisme par des termes ayant une connotation négative. Le considérer comme une maladie en faisait partie. Sa cible de choix est le « modèle médical » de l’autisme, qui conçoit l’autisme et y réfère comme il le ferait, sans précaution, pour d’autres maladies. L’anti-ableism censurera ainsi des termes impliquant les différences « négatives » des autistes avec la majorité des humains en matière de compétence, ou adaptation, donc de maladie. « Maladie » est remplacé par « atypie », « condition » ou « différence ». Gigantesque saut, aussi, auquel je souscris. Mais alors, si ce n’est une maladie tout en étant profondément autre, c’est quoi ?

    Cette évolution prend son modèle et sa source sur l’évolution du discours référant aux personnes dites maintenant « racisées ». Le raisonnement analogique est simple : l’égalité entre les races, qui doit prévaloir dans un futur progressiste, implique de proscrire des termes dévalorisants pour nommer des groupes ethniques jugés inférieurs pendant des siècles, avec terminologie et justification pseudoscientifiques à l’appui. Or, le discours raciste contient toujours, c’est sa nature même, des termes insultants désignant les groupes ostracisés, les dévalorisant jusque dans leur nom. « Autisme » était une maladie, il a pu ainsi devenir une injure. En prenant pour cible la manière dont l’autisme était décrit dans les travaux scientifiques, le mouvement de la neurodiversité a montré comment la science et l’idéologie pouvaient concourir aux mêmes effets funestes. Extirper l’idéologie dévalorisante maintenant des civilisations entières dans un statut d’infériorité sociétale passait donc par l’éviction de ces termes, jusqu’à considérer leur emploi comme un délit. Nous reprenons à notre compte ce mouvement d’idées, et y avons participé.

    Toutefois, comme tout mouvement d’idées laissé à lui-même – l’histoire des changements sociaux en est un long cimetière –, il peut conduire à des dérives qui vont à l’encontre de leur but initial. Réclamer l’égalité de droit entre les variants neurodéveloppementaux, ou neurodivers, et la population générale en est venu à justifier l’interdiction de toute terminologie « négatives » pour les caractériser. Mais comment faire la différence entre un discours dévalorisant et la description d’une différence, inhérente à la recherche sur sa nature ? Comment ne pas évoluer d’une défense d’un groupe rejeté à l’interdiction obscurantiste, quasi religieuse, d’en penser la différence ? Ce mouvement, particulièrement tyrannique dans ses extrêmes, aboutit en effet à une « langue de bois négative » interdisant certains termes et en imposant d’autres. Il conduit à condamner des pans entiers de savoir, à une restriction de la liberté de chercher, de penser et d’écrire, au nom de la défense légitime d’un groupe de personne. Il a fallu des siècles pour qu’on s’autorise à disséquer les corps, malgré les anathèmes religieux. Quelques siècles plus tard, on ne peut pas encore nommer l’animalité des âmes. Dans les deux cas, l’humain comme espèce, ça ne passe pas.

    Le courant de la neurodiversité a contribué à évincer du discours public et scientifique des propos dévastateurs, privant les autistes de jugement, de pensée, d’émotion, en fait de toutes les fonctions psychologiques étudiées chez eux, contribuant à un rejet social. Il est probable que les scientifiques ne l’auraient pas fait d’eux-mêmes. Mais que nous a-t-il appris sur sa nature profonde, sur la raison de son existence, sur son fonctionnement biologique ? En nous disant ce que l’autisme n’était pas – une maladie –, qu’ont-ils fait de ses conséquences adaptatives propres, indépendamment de la réponse sociale à sa présence ? Et la commission du Lancet réinstaurant l’autisme « sévère », ou « profond », son symétrique idéologique, qui réunit un nombre conséquent de chercheurs (et d’autistes ?), nous a-t-elle avancés sur ce point ? Pas le moindre. L’autisme sévère, dont elle promeut l’existence, l’étude et le support, n’est défini que par ses conséquences, pas par sa nature. Cela peut prévenir les effets délétères de l’angélisme, mais cela ne fait pas de la science. La commission du Lancet est aussi globalisante et sans nuances, elle manque sa cible autant que les plus extrêmes des militants autodiagnostiqués. Les uns font l’impasse sur les conséquences adaptatives de l’autisme et s’arrogent une identité qui n’est pas tout à fait la leur, les autres le définissent par celle-ci. Dans les deux cas, la nature propre de l’autisme n’est pas informée. Et l’on ne sait toujours pas ce que c’est. Et pourtant, l’autisme existe.

    Or, notre sujet d’étude ici, c’est justement l’autisme, avec toute la dignité d’une forme de vie, mais aussi ses spécifications intrinsèques. Ce n’est pas insulter l’aigle que de dire qu’il ne nage pas. Le mouvement anti-ableism, dans sa pensée la plus extrême, considérera que l’autisme ne peut être étudié de manière « naturaliste », telle que ses propriétés « négatives » fassent partie intégrante de ce qu’il est. Celles-ci, toujours sur le modèle de la déconstruction du discours raciste, combinées à l’évolution du discours sur le handicap, attribuent la nature même de l’autisme à une construction sociale. Le handicap ne serait ainsi jamais objectif, une nature, une essence, mais dépendrait de la réaction de l’environnement social à son endroit.

    L’autonomie et l’adaptation au monde d’un paraplégique dépendent, en partie, de la forme des trottoirs. Cependant, il reste paraplégique. Pour même avoir l’idée d’adapter la forme des trottoirs, encore faut-il admettre, comprendre, accepter ce dont sa condition le prive. L’isoler pour la comprendre, et admettre sa résistance à notre bonne volonté. Handicaps et conséquences sociétales négatives sont intrinsèquement liés mais ne se superposent pas. La conscience contemporaine qu’on puisse aggraver les premiers par les secondes a abouti, pour l’autisme, à en gommer les enjeux adaptatifs. Et curieusement, une bonne partie de la science contemporaine suit ce mouvement.

    4. Qui décide si l’autisme est une maladie ?

    La ligne de pensée de la neurodiversité s’appuyait initialement sur des textes d’autistes verbaux proclamant leur fierté de ce qu’ils étaient, et clamaient haut et fort : « Ce que nous sommes, c’est aussi l’autisme. » Cela a abouti imperceptiblement à identifier l’autisme à ceux qui s’en réclamaient. On est passé de « Certains autistes sont verbaux, intelligents et pertinents et n’ont que peu besoin du support de leur entourage » à « L’autisme, c’est nous, qui disons l’être ». On ne pouvait que s’enthousiasmer qu’une population ostracisée regagne par sa propre force la dignité dont elle n’aurait jamais dû être privée. Le problème toutefois vient de la beauté de ce mouvement, qui est devenue un pôle d’attraction, un modèle de trajectoire, et qui a tué en ignorant les autistes qui ne parlaient pas. La justesse de la cause a fini par cautionner un tour de passe-passe identitaire. De multiples personnes vivant une discrimination objective ou subjective se sont engouffrées dans ce narratif, et sont « devenues » autistes. Et l’autisme est devenu ces personnes. Des personnes qui ne parlent pas étaient représentées sur la place publique (et on le verra, dans la science même) par des personnes qui parlent en leur nom. Certaines sont d’une absolue sincérité et représentent une inestimable contribution au discours public et scientifique. D’autres en usurpent la place, en détournent le combat à leur profit. Il peut être bien difficile de les distinguer.

    Il s’est ensuivi une polarisation entre des activistes se réclamant de l’autisme et d’autres, parents surtout mais aussi certains chercheurs, qui martelaient les conséquences adaptatives délétères de l’autisme. Les premiers défendent que seules les personnes concernées par une situation ont le droit moral d’en parler. Comme les autistes parlent peu et parfois pas du tout, les combats menés au nom de l’autisme l’ont surtout été par des personnes qui parlent beaucoup. Le problème, ici, c’est qu’un certain nombre d’entre elles ne le peuvent pas, ce qui permet à d’autres d’usurper leur parole. Cette « positivation » de l’autisme comme valeur est difficile à distinguer – parce que contemporaine, mais aussi parce que les acteurs en sont identiques – d’un changement dans les personnes qui parlent au nom de l’autisme, comme dans la signification même du mot « autisme ». Ce même mot référait initialement à un ensemble de signes reconnaissables cliniquement, peu dépendant de son accueil, aboutissant à une dépendance majeure vis-à-vis de l’entourage. Il est devenu un ensemble de traits autistiques, ou supposé tels, vécus subjectivement, dont l’effet délétère s’estomperait s’ils étaient correctement accueillis par la société qui les héberge.

    Au début, le drapeau de la neurodiversité était tenu par des personnes ayant présenté au cours de leur développement un tel niveau d’atypie qu’on ne pouvait remettre en question leur autisme, mais qui avaient accès au langage oral. Jim Sinclair, Donna Williams, Temple Grandin, Michelle Dawson ont permis à l’autisme de se faire entendre auprès des scientifiques et du public. À une époque où l’autisme était identifié par la communauté d’abord à des enfants, qui de plus ne parlent pas, la parole de ces autistes adultes et verbaux a imposé à la communauté un changement de perspective. La question s’est rapidement posée si ces personnes étaient l’autisme, ou si elles n’en représentaient qu’une frange privilégiée. Toutefois, la marginalité de leur présentation garantissait leur droit de parler au nom de l’autisme, sinon de tout l’autisme. Les enjeux extrêmes que ces personnes avaient rencontrés au cours de leur vie, ou rencontraient encore au moment de leur prise de parole, témoignaient de leur différence. Chez ces premiers défenseurs de la cause autiste, sévérité et prototypicalité se confondaient.

    Ce n’est plus le cas maintenant. Les personnes qui parlent au nom de l’autisme, qui agissent au niveau gouvernemental pour le représenter, et sur lesquelles la science fonde une fraction croissante de ses connaissances nouvelles, ne peuvent plus être qualifiées ni de sévères, ni de prototypiques. La question n’est plus de savoir si elles représentent tout l’autisme comme à l’époque des premières prises de position publiques de Michelle Dawson, mais si elles le représentent tout court.

    Les chercheurs académiques, qui conduisent des travaux empiriques sur des populations autistiques, choisissent pour leurs travaux une population accessible, testable mais aussi représentative des enjeux polémiques actuels. L’incorporation des populations de recherche recrutées par les médias sociaux, à ce titre, est la plus mauvaise des solutions apparentes aux difficultés des chercheurs d’accéder à une population de recherche suffisamment étendue. Ce qui est gagné en nombre est perdu en représentativité.

    On assiste donc à une transformation graduelle du niveau de sévérité, mais surtout du niveau de prototypicalité des populations sur lesquelles se construit la connaissance sur l’autisme, et qui les défendent sur la place publique, science incluse. In fine, de leur représentativité. Déterminer qui parle au nom de l’autisme revient à décider sur quelles personnes on fondera les connaissances scientifiques sur l’autisme. Les piliers de cette transformation historique sont l’identification subjective des personnes qui parlent au nom de l’autisme avec la description des signes qui permettent de le reconnaître objectivement, amplifiée et autorisée par l’incertitude scientifique sur ce qui constituerait le prototype de l’autisme.

    5. Notre position sur l’autisme en tant que maladie

    Décider si c’est ou non une maladie questionne la sorte d’accident ou de variant de l’espèce humaine auquel l’autisme peut être identifié. Cette question est distincte de celle qui consiste à déterminer si ces différences comportent plus d’avantages que d’inconvénients. On parle donc ici de différencier entre elles des différences d’avec la majorité de l’espèce humaine, pour décider de laquelle d’entre elles l’autisme se rapproche le plus. Des groupes ethniques, des orientations sexuelles, des différences de latéralisation diffèrent-ils entre eux comme l’autisme diffère de la schizophrénie, et du développement typique, comme une condition génétique permanente diffère d’une infection, comme deux infections diffèrent entre elles ?

    Le mouvement de la neurodiversité a capturé une vérité profonde dans ce qu’est l’autisme en questionnant sa nature de maladie, et a lié ce questionnement à la place qu’on lui donne dans l’humanité. Je me sens solidaire des transformations sociales promouvant l’équité pour les différentes formes que prend l’humain. Toutefois, je prends ici pour objet non pas la réparation des iniquités attachées à nos différences biologiques, mais la sorte d’événement, d’objet biologique qu’est l’autisme. Situer l’autisme parmi les variants humains a des implications sur la manière dont la société dominante s’en accommode. Affirmer que l’autisme est, au niveau biologique, la même sorte de variant (en nature, pas en impact évidemment) que la gaucherie ou l’homosexualité, fournit des repères pour décider ou non de le ramener à une norme. Mais si on le compare au syndrome de Down en en faisant une erreur génétique, les repères changent, pour le moins. Et décider de la sorte de chose qu’est l’autisme, le parti que j’en prends, c’est de le faire indépendamment des conséquences statutaires, légales, d’image qui en découleraient, fort de la conviction qu’elles seront positives pour les autistes. Ce qui m’impose de ne pas respecter les anathèmes du mouvement de la neurodiversité, alors même que je considère avoir toujours œuvré dans sa direction.

    Le mouvement de la neurodiversité a refermé certaines des portes qu’il avait ouvertes, il empêche maintenant de penser l’autisme avec les mêmes arguments qui lui ont redonné une dignité. L’influence que ce mouvement a sur la science est devenue de nature quasi religieuse et obscurantiste, interdisant des termes, ce qui est concevable, mais aussi des objets d’étude, ce qui ne l’est pas. Pourtant, une relecture de la science et de la clinique produite à ce jour pourrait donner des arguments d’une autre nature que ceux avancés généralement, pour démontrer que l’autisme n’est pas une maladie, et par là même le servir. Pour ce faire, encore faut-il accepter que l’autisme existe, ne pas le noyer dans un spectre, ne pas en dissoudre les contours pour les meilleures raisons du monde liées à l’incertitude des catégories psychiatriques. Il faut regarder l’autisme dans le blanc des yeux.

    Si le mouvement de la neurodiversité éloigne notre regard de l’autisme sous les formes les plus divergentes, il doit être possible d’en garder les intentions, voire d’en assurer les conquêtes sans nier la partie du monde qui paraît y faire obstacle, l’autisme prototypique. Cette position implique un irrespect assumé de l’esprit de l’époque, comme des consensus scientifiques, terminologiques ou idéologiques, comme des tendances datées sur ce qui serait informatif et ce qui ne le serait pas dans notre objet d’étude. Si je recommande de regarder l’autisme dans le blanc des yeux, je recommande aussi de regarder sa science de profil, de s’autoriser un jugement sur la qualité de ses avancées et sur la nature de ce qui les freine. L’actuelle combinaison des critères par lesquels on identifie l’autisme, des instruments par lesquels on opérationnalise le diagnostic, des amalgames sous le nom d’autisme entre différentes formes de variants humains, l’interprétation la plus courante de ses aspects génétiques, le triomphalisme scientifique magnifiant la signification de résultats qui en manquent, la pauvreté de l’exposition à l’autisme comme à d’autres variants humains des scientifiques faisant autorité dans le paysage contemporain, tout cela a abouti à la stérilité du débat sur l’autisme qui domine ces années-ci, de la science aux médias. C’est à débloquer cet embâcle que nous nous attellerons ici.

    Résumé

    L’autisme a d’abord été considéré comme une maladie, de nature psychologique. Cette conception a été remplacée par celle d’une maladie neurologique, du fait des anomalies de cette nature qui étaient parfois associées à des tableaux cliniques ressemblant à l’autisme, et de sa nature familiale. Un mouvement, né à la fin du siècle dernier, s’est opposé à la conception de l’autisme comme maladie, en particulier en mettant en avant certains avantages cognitifs de l’autisme. Ce mouvement, dit « de la neurodiversité », initialement défendu par des personnes autistes prototypiques mais verbales, a graduellement dévié de son but initial. Il est maintenant surtout défendu par des personnes qui n’ont que peu de points communs avec l’autisme prototypique, tout en défendant sa cause. L’ensemble de ces facteurs, forces et tendances, aboutit à un champ qui ne progresse plus, en société comme en science. Dans l’intention de refaire fleurir ce champ devenu stérile, nous nous intéresserons ici à la sorte d’objet biologique qu’est l’autisme, par comparaison avec d’autres variants humains. Nous nous situons donc dans le mouvement de la neurodiversité, mais sans en respecter les interdits, et la science découlante.

    Chapitre 2

    On ne sait plus où s’arrête l’autisme


    1. Les frontières de l’autisme, une question jamais tranchée

    L’absence de critère falsifiable pour décider de la nature

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