Introduction A La Narratologie PDF
Introduction A La Narratologie PDF
Introduction A La Narratologie PDF
_ _L I_.L
I
Action et narration
Francoise REVAZ
I _ 1_
C ham p s
Introduction ala narratologie
Collection dirigee par MarcWilmet(Universite Librede Bruxelles) et
Dominique Willems(Universiteit Gent)
unps linguistiques
1'/'/"',,'
. /.11 n.unuivit
II , . I,ll1"";IW,lilion. EJade semantique et pragmatique
,,11,,'111 (;" I,'npression de l'hypothese en francais. Entre hypotaxe et parataxe
1(''1 H., L.lrucrrogutiveenchassee
( l'rugtnaticalisation et marqueurs discursifs. Analyse semantique et traitcmcnt Ic'xil'llgml,hi'/II"
Inl A" I.'illlillilit'dil de narration
II K" Jonassen K., Noren C, ON. Pronomafacettes
('. (I"d, L la place du sajet en francais cortemporain
rwn N" Grammaire de la predication seconde. Forme, sens et contraintcs
Iwa N., l'our une semantique des constructions grammaticales. Theme rt thrnuuicit
ill I .., Scmantique de la temporalite en francais. Un modele calculatoirr rt I'lIgniti!dll tl'llll'l ,'1 dt' /"I.II"'cI
ill I.., Temporaliteet modalite
II" I,'identification des topiques dans II'sdialogues
nann 1'"E'lade morphosyntaxique du mot Oi;
M., le possess(t'enfmnqais. Aspects semantiques et pragmatiqucs
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rl
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PREFACE
Personne ne doute que le recit represente des actions. Mais qu'est-ce qu'une
action, qu'est-ce qu'un recit et dans quelle mesure la representation d'actions
est-elle caracteristique ou definitoire de ce dernier? Ce sont ces questions et
beaucoup d'autres que pose Francoise Revaz. Questions auxquelles elle repond
en se referant a des textes aussi nombreux que varies (contes, romans, faits divers,
albums illustres, textes proceduraux ou scientifiques, narrations scolaires) et en
s'appuyant sur la philosophie analytique anglo-saxonne pour ce qui touche au
domaine de I' action et sur la narratologie pour ce qui touche a la narrati vite, D'une
part, Revaz explore les differences entre I' action et I' evenement, les motifs et les
causes, l'intentionnel et ce qui ne l'est pas, afin d'elaborer une semantique de
I' agir. D' autre part, elle examine les bases du narratif, ses categories textuelles
fondamentales et les rapports qu' il entretient avec le monde actionnel.
Nous devions a Revaz une belle etude sur Les Textes d' action ou elle tracait
la route qui mene de la description d'etats synchrones a la structure d'intriguc
des recits dits canoniques en passant par le tableau d'evenements simultanes, la
chronique d' evenements successifs et non relies par des rapports de causalite ct
la relation d' evenements asynchrones formant un tout. Dans son nouvel ouvrage,
elle reprend ses distinctions entre chronique, relation et recit, les affine, les as-
sortit de riches et vigoureuses considerations sur le recit minimal, les notions de
nouement et de denouement, le problerne de la narrabilite, de ce qui vaut la
peine d'etre raconte, tout en adoptant des positions de narratologue post-classi-
que. Outre qu' elle se tourne vers la philosophie analytique et non plus seulement
vers la linguistique structurale (ou la linguistique tout court, puisqu'elle ne croit
guere que la narrativite soit linguistiquement attestable), elle critique, en effet,
les stricts binarismes, les dichotomies sommaires, la logique du tout ou rien
souvent associes ala narratologie structuraliste. Elle prefere mettre en relief Ie
continuum qui va de I'evenement a I'action ou de l'inconscient au conscient
7
l'l rill' l'cxisicuc de dl'gres de causulitc, dagcntivitc,
de nurnuivitc. Ik plus, die u'oublic pas ic role du rcccpicur dans lemploi des
tcxtcs, leur constitution, leur narrativisation. Ce qui nc veut nullement dire que
la nature d'un tcxtc depcndc uniquernenr (au meme avant tout) du contexte de
reception et qu'il n'y ait pas de regularites textuelles permettant de distinguer Ie
narratif du non-narratif. S' il est possible de lire Ie bottin comme un roman avec
beaucoup de personnages et bien peu dactions, il est sans doute plus difficile
de faire I'inverse.
Pour tester I' efficience des categories developpees et des distinctions proposees
dans son examen de l'action et de la narrativite, Revaz etudie de facon circons-
tancice ce que l'on a pu decrire comme un retour du roman contemporain au
rccit ct elle explore egalernent les histoires serialisees de la presse quotidienne.
I ':Ik montre que, dans Ie cas de I'ceuvre romanesque de Jean-Philippe Toussaint,
l' 'l'slil-dirc d'un ecrivain representatif de toute une production postmoderne, la
u.ur.nivixution dont il s'agit exploite des intrigues minimall's, une organisation
IH'liolllll'lIc qui favorise la contingence plus que la causalite et des personnages
illc!{olcrlllillcs ou sons-determines. Plus generalement, elle montre parcetexemple
quc lu n.nrutologie - classique ou post-classique - continue aetre un remarquable
lustrumcm de description et d'analyse textuelles.
('\'sl Il' dcruicr chapitre de son etude, consacre au feuilleton mediatique dans la
pl'l'SSl' (;l'l'ill' (<< Que va-t-il se passer lors de la Coupe de l' America? , Com-
mcnt ct puurquoi Ic drame de la Jungfrau est-il arrive ?) qui illustre sans doute
lc 111 icuX I' il pport de Revaz anotre connaissance du narratif. Elle y caracterise
un type til' Il;l..'il Ires repandu aujourd'hui. Dans Ie feuilleton rnediatique, le re-
sultat des cvcncmcnts est incertain (comme parfois leur nature), l'intrigue est
elaborce journcllcmcnt, la fragmentation supplante la continuite, Ie fecit se fait
prospcctil' uutunt l'I plus que retrospectif, le provisoire et le possible remplacent
le delinitif l't lincontcstable. La mise en evidence de ces traits peut susciter a
son tour unc xeric de questions sur le recit en general. Sur Ia cloture narrative,
par exemplc.ct lex rccits qui nont pas de fin, ceux qui en ont une jamais revelee
au receptcur, ccux dont la fin est non seulement tue mais connue du seul auteur,
enfin, ccux ou cllc est connue de celui-ci avant Ie debut, au milieu ou plus tard.
Par-dessus tout. en prccisant les traits d 'un genre narratif relativement nouveau
et peu etudic, Rcvaz dcrnontre que Ie recit raconte ce quil aurait pu etre ou
pourrait etrc, quil est tout devant autant que tout derriere, qu'il danse la
samba, avancant pour reculer, reculant pour mieux avancer, et que sa dynamique
reflete et provoquc lcs desirs et Ies craintes du recepteur, ses clans comme ses
resistances, son gout de I'attente et son besoin de detente, sa soif d'inconnu et
sa volonte de rnaitrise.
Gerald Prince
University of Pennsylvania, Philadelphia
8
SOMMAIRE
Avant-propos
Premiere partie
THEORIES DE L' ACTION
Chapitre I L'evenement et l'action
Chapitre 2 Les frontieres de I' evenernent
Deuxieme partie
NARRATOLOGIE
Chapitre 3 La narrativite
Chapitre 4 Les categories textuelles de Ia narrativite
Troisierne partie "
PROBLEMES NARRATOLOGIQUES ACTUELS: ETUDES DE CAS
Chapitre 5 Le roman postmoderne: Ie retour du recit ?
Chapitre 6 Le feuilleton mediatique : un recit en devenir
Conclusion
Bibliographie
Index des noms propres
Index des notions
Liste des tableaux et schemas
Table des matieres
I'
4'
6'
6
10
13
14
19
19
20
20
21
21
AVANT-PROPOS
Durant ces vingt dernieres annees, la narratologie classique, d'inspiration struc-
turaliste, a progressivement fait place aune narratologie dite post-classique 1.
Loin de rompre totalement avec l'approche structuraliste, ce nouveau courant
d'etude de la narrativite tente plutot d'en elargir 1'horizon :
La narratologie post-classique pose les questions que posait la narratologie clas-
sique: qu'est-ce qu'un recit (au contraire d'un non-recit) ? En quoi consiste la
narrativite ?Et aussi qu' est-ce qui I' accroit ou la diminue, qu' est-ce qui en influence
la nature et Ie degre ou meme qu'est-ce qui fait qu'un recit soit racontable? Mais
elle pose egalement d'autres questions: sur Ie rapport entre structure narrative et
forme semiotique, sur leur interaction avec l'encyclopedie (Ia connaissance du
monde), sur la fonction et non pas seulement Ie fonctionnement du recit. sur cc
que tel ou tel recit signifie et non pas seulement sur la facon dont tout rccit signilie,
sur la dynamique de la narration, Ie recit comme processus ou production et non
pas seulement comme produit, sur I'influence du contexte et des moycns d'cx-
pression, sur Ie role du recepteur, sur I'histoire du recit autant que son systcmc,
les recits dans leur diachronie autant que dans leur synchronie, et ainsi de suite.
(Prince, 2006: 2)
Ala lecture de ce long inventaire de questions, on mesure aque1point la narra-
tologie actuelle est dynamique et riche de nouveaux objets de reflexion. Cette
situation nouvelle implique le recours, non plus seulement al'analyse structu-
rale, mais egalement ad'autres approches theoriques: les sciences cognitives
ou la philosophie analytique, pour ne citer que deux ressources majeures dans
1. Pour une presentation detaillee de I' opposition entre narratologie classique et post-
classique , voir Herman (1997), Fludernik (2005) et Prince (2006).
11
cc domaine. Attcntifaux avancccs thcoriqucs des narralologics post-classiqucs-,
I' ouvrage qui suit a pour but de reprcndre la question centrale de Ia definition de
la narrativite et de ses categories textuelles parallelement it une theorisation de Ia
notion d'action. Cette double entree theorique se justifie par les rapports etroits
qu'entreticnnent recit et action. Tout d'abord, en tant que pratique discursive, Ie
recit est ccrtcs un art de dire, mais aussi un art de faire 3, dans Ia mesure ou il
est susceptible de produire un effet sur son recepteur, voire de le pousser it agir.
D'autrc part, au niveau du contenu, le recit propose un vaste repertoire d'actions.
S'il est conuuunernent admis que Ie recit est representation d'actions , le type
de rapport qui cxiste entre le monde de l'action et la narration ne cesse d'etre un
objet de lIl;hal
l
. On peut distinguer it ce propos trois positions theoriques. Une
prcmicn- position est de considerer que l'action ne peut etre pensee et theorisee
qu'il travers sa mise en recit (Todorov 1969, Bremond 1973,2007). Pour ces
deux auteurs. lex actions en elles-rnemes sont inaccessibIes it I' analyse et ne
IWllv!'1I1 III lilt' pas etre theorisees de facon independante. Vne deuxieme position,
isslI!' lIl' 101 philosophie analytique anglo-saxonne (Anscombe 1957, Danto 1965,
1>11 vit lxun 1%3, von Wright 1971) defend, au contraire, que les actions peuvent
(1111' pl'IIS1;I'S en dehors du recit qui les articule. Le postulat est que l'action
1111111111111' sigllilic par elle-meme et qu'une semantique de I'action est possible,
11I1I1I11l'1l'1I11'1l1 il une theorie du recit, Revisitant I' ensemble des travaux de I' ecole
uuulytiquc-, Ricccur (1983-1985) developpe dans les trois volumes de Temps et
,,',.;, 1111 modele theorique qui distingue resolument le stade de 1' experience
Plllt111"
1'
ct sa rnediatisation par le recit (ou mise en intrigue):
1111 itcr ou rcpresenter I' action, c' est d' abordpre-cornprendre cequ' il enest de I' agir
luuuain: de sa sernantique, de sa syrnbolique, de sa ternporalite, C'est sur cette
precomprehension, commune au poete et it son lecteur, que s'enleve la mise en
illiriguect, avec eUe, la mimetique textuelle et litteraire. (Riceeur, 1983: 100)
ccttc conception, il existe un hiatus entre Ie monde de I' action (I' agir
1I111lai n) ct sa narration (Ia mise en intrigue) et ce hiatus rend necessaire Ie re-
'ours it dcs theories specifiques: theories de I'action vs theories du recit. Ricreur
19X5h) justifie comme suit la difference entre Ie niveau actionnel (<< la vie) et
L' nivcau narratif (<< I'histoire):
('e 4
U
i mefait dire, moi aussi, que I'histoire n' est pasla vie, c' est plutot ladifference
que je vois entre une theorie de I'action et une theorie de I'histoire: une tMorie
II l'sl dl'Vl'lIl1 diflicile de parler d'une narratologie au singulier face ala multiplication des
approchl's ces dernicres annees (voir Pier, 2006).
J'l'lllprllllll'il Michel de Certeau (1990) l'expression art de faire pour designer Ie recit.
Voir, par eXl'lllple, Ie debat entre Paul Ricceur et Claude Bremond sur les rapports entre
lhcl)ril' narrative et theorie de I'action in Bouchindhomme et Rochlitz (1990) ou la discussion
l'nlre David Carr et Paul Ricceur sur le rapport entre l'art et la vie in Carr, Taylor et Ricceur
( II)X.'i).
1
de I'uction pcut are buscc sur 1'1 reconstruction des morits. des calculs
tcls que cclui-ci lcs a compris dans sa Mais unc c est
rapportcr ccs actions il leurs ends 11011 intentionnels, vorre a effets
I. .1 Faire histoire , c'est construire une suite incluant des h,eteroge-
ncs, it savoir les effets non voulus, et, en outre, tous les facteurs
constituent les circonstances non comprises, Iesquelles n'apparaissent avoir
des circonstances de I'action que retrospectivement. L'histoire sarrache it la vie;
elle se constitue dans une activite de comprehension qui est I'activite meme de
configuration. (Ricreur 1985b: 317)
Ricoeur (1983) opere une distinction importante entre ce qu'il appelle, Ie ni:eau
de la pre-comprehension du monde de I'action, redevable semantique
de I' action, et Ie niveau de la mise en intrigue , redevable des regle.s textuelles
de composition narrative. Il postule ainsi un rapport de transformation entre Ie
niveau actionnel et le niveau narratif:
Le recit ne se borne pas it faire usage de notre familiarite avec Iereseau
de l'action. II y ajoute les traits discursifs qui le distinguent d'une Simple suite
de phrases d'action. Ces traits n'appartiennent plus au reseau la
semantique de l'action. Ce sont des traits syntaxiques, dont la est d
gendrer la composition des modalites de discours dignes appeles narratifs,
qu'il s'agisse de recit historique ou de recit de fiction. (Ricceur, 1983: 90)
Gervais (1990) considere egalement deux niveaux d' analyse: I' endo-narratif
qui rend compte des actions avant leur integration 11 une narration 17) et Ie
narratif qui decrit la structure textuelle du recit. Cette facon d' Ies
rapports entre action et narration s' accompagne de I' idee dorninante
que, du cote de la vie et de I'action, tout n'est que chaos et et que
seul le recit est apte 11 proposer un lien logique et done de la coherence entre lex
actions disparates de la vie:
Raconter une histoire, celie de sa vie, c'est mettre en ordre les qui
parsement un parcours biographique et leur donner un c:est-a-dlre, lllll'
direction et une signification. Dne direction, parce qu'une hlstolre a un dehut,
un milieu et une fin, parce qu'elle est une suite ordonnee de differents episodes.
Dne signification, parce que la narration d'une histoire repose sur
- ou un souci - de coherence et de cohesion. La narrativite se dlstlllgue alllSI
nettement du flux de I'activite quotidienne qui se donne it voir et it vivre des
aspects fragmentes, discordants et imprevisibles : elle y introduit un certalll ordre.
(Guillaume, 1996: 59-60)
Dans Ie domaine du recit historiographique, Ie meme hiatus entre Ie monde de
I' action et Ie recit est postule. White (1973) distingue ainsi, d'une part Ie champ
historique (<< historical field), constitue d' evenements epars, d' part la
mise en intrigue (<< emplotment) qui organise ces evenements epars en
totalite intelligible. Dans l'avant-propos du premier tome de Temps et reczt,
13
Ricecur insiste cgalernent sur lc role unilicateur du rccit, qui pcrmct de rcndrc
concordants et cornprehensibles les evenements multiples et disperses de
la vie: Je vois dans les intrigues que nous inventons Ie moyen privilegie par
Iequel nous re-configurons notre experience temporelle confuse, informe et, a
la limite, muette (Ricceur, 1983: 13).
Certains philosophes phenomenologues refusent cependant ce postulat d'un
hiatus entre le monde de l'action et Ie recit et defendent une troisierne position
ou action et narration sont envisagees comme indissociables. Ils considerent ainsi
que la narration n'existe pas independamment d'une action qui la precede mais
constitue precisernent l'action (Carr, 1991 : 210). Pour ces philosophes, l'exis-
tence est deja caracterisee par sa narrativite. Scheffel (2009) soutient egalement
que l'homme vit des histoires avant de Ies raconter:
Les structures narratives, on ne les trouve pas seulement dans la narration mais
aussi dans le monde de l'action humaine [... ]. Si I'on concede que des structures
narratives forment done une partie constitutive de nos actions, le rapport entre Ie
monde de l'action et la narration se presente d'une autre maniere. Au lieu d'un
hiatus insurmontable, que 1'0n trouve dans la conception de Hayden White qui
postule d'un cote un soi-disant champ historique plus ou moins chaotique et de
l'autre des histoires structurees [... J, on constate l'aptitude de la forme narrative
de s' approprier a la realite humaine. (Scheffel, 2009: 10)
On peut encore citer Schapp (1976), qui considere que l'humain est toujours
cmpetre ou intrique ( verstrickt) dans des histoires et que Ie monde ne
peut done exister independamment d'elles' ou Carr (1986) qui affirme que Ia
forme narrative n'est pas un costume qui vient recouvrir quelque chose d'autre,
mais la structure merne de l'experience humaine et de I'action (p. 61, rna tra-
duction). Pour resumer, I'idee cle de cette troisieme posture est qu 'il existe une
relation reciproque et dynamique entre le monde de l' action et la narration:
II faut done renoncer a la representation commode, qu'avant de figurer dans
une histoire, les choses auraient deja une signification independante, objective et
autonome, sur laquelle viendrait simplement se grefferune signification subjective,
du fait de leur lien avec une histoire. (Greisch, 1990: 51)
Le but de cet ouvrage est moins de prendre definitivernent position sur Ie type
de rapport entre I'action et la narration postule par I'un ou l'autre courant que
d'offrir au lecteur une matiere a reflexion, des pistes de lecture ainsi que les
outils theoriques necessaires pour comprendre Ies differentes postures possi-
5. Dans Temps et recit I, attentif au concept d' ernpetrement s de Schapp (1976), Ricceur admet
qu'unc . histoire puisse arriver aquelqu 'un avant que quiconque la raconte, mais il considere
ccttc situation comme un cas particulier, qui ne vient modifier en rien son modele. Tout au
plus accepte-t-il de parler, dans ce cas, de structure pre-narrative de I' experience (Ricceur
II)Xl: 111).
hies. Ainxi, Oil propose.. ra, dnnx la premiere partie, unc scmantiquc de laction
cI. dans la dcuxicmc, unc Iht"olll' dl' la narrativitc. Quant ala troisierne partie,
die a pour objcctif de mcurc il lcprcuvc les outils theoriques en abordant de
front deux problernes narrutologiqucs actuels: Ie retour du recit dans le roman
postmoderne et la construction progressive d'un recit dans la serialisation de
I' information mediatique.
14 15
I)REMIERE PARTIE
Theories de I'action
Chapitre 1
L'EVENEMENT ET L' ACTION
I L'agir humain: entre causalite et motivation
2 Intention et responsabilite
I Explication et comprehension
4 Normes et valeurs de I'action
I'll philosophie, les notions d' evenement et d' action sont deli nics de facon
distincte:
Un gouffre logique separe le statut d'evenement (que a arrive) et le stutut cl'action
(que a soit fait par m). Bayard meurt: c'est un evenement ; tuer Bayard: c'ext unc
action. (Ricceur, 1977: 29)
()11 retient de cette definition que I'evenement advient simplement alors que
I'action apparait comme prise en charge parquelqu'un dote d'une intention. Ccttc
distinction semble malheureusement s'arreter aux frontieres de la philosophic.
Dans les grammaires, par exemple, pour definir la categoric verbale seule la
notion d' action apparait:
Tout verbe exprime une action faite ou subie. (Souche, 1936: 129)
On dit que le verbe exprime une action faite ou subie ou qu'il exprime l'existence
ou un etat. (Goosse et Grevisse, 2000: 1118)
Dans ces definitions semantiques du verbe, nulle distinction ri'est posee entre
unc predication d'action comme Antoine frappe son frere (quelqu'un realise
19
uuc illll'lIlioll) cl unc 1)1'; I' .. I' f'"
II Il.l H)1l l CVCIll'Il1l'Il1 l'l)IIIIII' II I'" ,
I
I.. Ill' puuc IIlC In,),)'
ex carrcaux (quclque chose advicnt), ' c
Ie,S de narratologic ou dans les manucl-, de redaction, si I' evenernenj
action sont tous deux mentionnes, la distinction n' est pas problematisee:
La narration s' attache ades act' des e ,
IOns ou es evenements, (Genette, 1969: 59)
La narration propreme t dit r J' "
, n nc r , " conslste a representer des actions ou d . ' ,
nements, (Eterstem et Lesot, 1986: 125) es eve-
L'idee d'action ou d'eve f J
(Combe, 1990: 165) nement .. , reste au centre de cette definition [du recit].
lei, le recours indifferencie aux termes d' action et d ' , , ,
semble t 1
' 1 a If' evenement renvoie
. - - u seu alt que d '" ,
.h: ' " ans un recit, 11 se passe quelque chose et que des
c angements se produisenr. On constate done ue ces ter '
dans unc acception large fondee sur les similit de M' mes sont employes
1 1 U es. ais au-dela de It'
vonununs. qu'csr-ce qui oppose fonda - t I I'." eurs raits
]1 men a ement action a I'e ' ? L
hilI Ill' cc ehapilre est de mettre en evidence les trait "fi venement. e
1101ions en rccourant aux apports incontournables de ces
til' /'(/C't;(III. ('ependant, on ne retiendra de cette fh: te analytlque
l'(IIIl'l'pls cles, sans cntrer dans les debats t " ,eonque que
sIK;cialisles, entre autres sur fa question de rles qUI opposent parfois les
, , . a causa ite,
1 L'agir humain: entre causalite et motivation
La t?eorie philosophique de I'action s'est developpee ces cinquante d "
annees autour du ble d I errneres
nell e) de I'action, e de (causale ou intention-
I
" fl ' a sur action, mene dans les annees 1955-1960
III uence de WIttg t' d' A ' sous
langage les au postulat de ?eux jeux de
ouvrage Intention publie en 1957 E Ansc I pour les Dans son
Ricceur commente comme suit:" om e Illslste sur cette dIchotomie, que
[est] Ie ce n'est pas dans Iememe jeu de langage
des hommes Car dans la nature ou d' actions faites par
, , ' evenements, on entre dans unjeu de lang
d;: InotlOns teUe.s que loi, fait, explication, etc. II ne faut
angage, mms les separer. C'est done dans un autre 'eu d I
un reseau conceptuel que I' on parlera de I' action et
commence a parle t d" ' ar, Sl on a
d'intcntions, de a termes de projets,
, , , agen s, etc, (RlCa:ur, 1986: 169)
20
1('111< )IIS d' ahl ird de ccrucr lc sIal lit pllll 1I'II11l'1' dc I' eVl'IlCIl1l'IlI
I
, l.c tcrmc d ' eve-
Iu-uunt COil Vicnt pour desiglll'l' ks plu-ruIIl1l'llCS physiques qu i scprodu iscnt dans
1;1 nature. l ln oragc, II lie eruption vulr.uuquc. lc lac qui gclc en hivcr ou la chute
dl'S leu ilies ell automnc, cc so1l1 dcs cvcncmcnts. LJ nc caractcristique generale
p('ul ctrc dcgagcc : un cvcncmcnt est 1111 phcnomcnc dynamique non controle,
,"'slil-dire advenant sans I' intervention d 'unc entire volontaire et responsable
qui en assurcrait lc contrail'. En cffct, lcs cvenernents de la nature ne peuvent
pas ctrc imputes ades agents rationnels. En revanche, tous les evenements sont
dl'S clfcts de causes qui elles-mernes sont des effets d'autres causes, les chaines
<ausalcs pouvant etre ainsi allongees indefiniment sans que I'on puisse jamais
u-montcr a un evenernent Iibre , asavoir depourvu de cause. La notion de
Illi rcnvoie au fait que les evenements peuvent faire l'objet d'une explication
<allsale, au sens de Hume (1748). Dans une explication causale, il existe une
Il'lal ion de determination entre la cause et I'effet, la premiere etant une condition
Ill'l'cssaire et suffisante pour que le second advienne. Mais si la cause explique
l'lIHlrquoi l'evenement s'est produit, elle n'intervient pas dans la description de
lcvcnement merne, En d'autres termes, la cause est logiquement disjointe de
lclfct, c'est-a-dire qu'elle peut etre decrite independamrnent de lui: tout effet
l'sl un evenement distinct de sa cause. Decouvrir I' effet dans la cause est par suite
impossible, et quand l'esprit invente ou conceit celui-ci pour la premiere fois, a
priori, ce ne peut etre que d'une facon purement arbitraire (Hume, 1748: 89).
l'ar cxemple, quand un ouragan vient afracasser des bateaux dans un port, on
pcut identifier independamment I' ouragan et les degats qui en resultent et decrire
louragan sans decrire les degats.
I>u cote de I'action, en revanche, il existe toujours un lien logique intrinseque
entre I'action d'un agent et ce qui l'a pousse aagir, asavoir son motif ou ses
raisons d'agir: <des actions [... ] renvoient ades motifs qui expliquent pourquoi
quclqu 'un fait ou a fait quelque chose, d 'une maniere que nous distinguons
dairement de celIe dont un evenement physique conduit aun autre evenement
physique (Ricceur, 1983: 88), Cela signifie que les motifs d'une action ne
.'\ontjamais attestables independamment de I'action dont ils sont Ie motif. D'un
point de vue theorique, la distinction entre cause et motif est aisee. Mais face a
la complexite de l'agir humain la frontiere apparait parfois moins nette:
II existe des formes de motifs qui sont bien pres [des] causes tout exterieures :
c' est ainsi que nous demandons tres naturellement: qu' est-ce qui I' a incite afaire
ceci? qu'est-ce qui l'a amene afaire cela? Tous les motifs inconscients de type
freudien reievent en grande partie d'une interpretation en termes economiques,
tres proches de la causalite-contrainte, (Rica:ur, 1986: 171)
I, On restera ici dans une conception classique de la notion d'evenement, sachant qu'en
dynamique les physiciens actuels developpent une autre notion de l'evenement physique liee
au constat que tout n'est pas determine dans I'univers et qu'il y a de la place pour l'evenement
inattendu,
21
La prise I.:Il compte de motifs prochcs de la causalitc conduir Ricn-ur il rclativiscr
la pretcnduc hetcrogcncitc des deux jeux de langagc wiugcnstciniens:
On a plutot affaire aune echelle ou l'on aurait al'une des extremites une causa-
lite sans motivation et al'autre une motivation sans causalite, La causalite sans
motivation correspondrait aux experiences ordinaires de contrainte (Iorsque nous
rendons compte d'un trouble fonctionnel, nous l' expliquons non par une intention,
mais parune cause perturbante) [... ]. AI'autre extremite, on trouverait des formes
plus rares de motivation purement rationnelle, ou les motifs seraient des raisons,
comme dans Ie cas des jeux intellectuels (Ie jeu d'echecs par exemple) ou dans
celui des modeles strategiques. (Ricoeur, 1986: 170-171)
Le fait divers ci-dessous, tire de la rubrique Nouvelles en trois lignes du jour-
naliste Felix Feneon (1906) illustre parfaitement ce que peut etre une causalite
sans motivation chez l'etre humain:
(I) Apeine humee sa prise, A. Chervel eternua et, tombant du char de foin quil
ramenait de Pervencheres (Orne), expira. (Le Matin, 1906)
Dans cette sequence evenementielle, seuls les faits de humer une prise et de
ramener un char de foin peuvent etre consideres comme des actions motivees.
Quant it etemuer , tomber et expirer, il s 'agit bien d 'actions involontai-
res, strictement explicables par une cause. L'agir humain se situe done dans un
entre-deux entre causalite et motivation. Par exemple, si a priori tuer Bayard,
c' est une action, les debats juridiques autour du mobile des crimes montrent que
la realite est effectivement plus complexe. Ainsi, lorsque quelqu'un attente it la
vie d'un autre, la premiere tache de lajustice est-elle de determiner son degre de
motivation et la nature de ses motifs. Prenons quelques exemples. Le premier -
le proces de Meursault it la suite du meurtre d 'un Arabe dans L'Etranger - pose
Ie probleme du motif et de la cause:
(2) Quand le procureur s'est rassis, il y a eu un moment de silence assez long.
Moi, j' etais etourdi de chaleur et d' etonnement. Le president a tousse un peu
et sur un ton tres bas, il m'a demande si je n'avais rien aajouter. Je me suis
leve et comme j'avais envie de parler, j'ai dit, un peu au hasard d'ailleurs,
que je navais pas eu I'intention de tuer I' Arabe. Le president a repondu que
c' etait une affirmation, que jusqu' ici il saisissait mal mon systeme de defense
et qu'il serait heureux, avant d'entendre mon avocat, de me faire preciser
les motifs qui avaient inspire mon acte. J' ai dit rapidement, en melant un
peu les mots et en me rendant compte de mon ridicule, que c' etait acause
du soleil, 11 y a eu des rires dans la salle. Mon avocat a hausse les epaules
et tout de suite apres, on lui a donne la parole. (Camus, 1957: 150-151)
Alors que Ie president demande des motifs, I'accuse repond en termes de cau-
salite (r: 'etait acause du soleil). La reponse est irrecevable: Ie solei! ne peut
raisonnablement pas constituer le motif - la raison d'agir - du crime. Les rires
22
.lu public ct lc hausscmcnt d'tpllull's Ill' l'IlVlIl'1I1 sllllllglll'1l1 h- caractcrc iucongru
de la rcponsc,
I'rcnons Ull aurrc cxcmplc c non Iiucruirc lTI1l' Iois l'affuirc tragique du mcurtre
d' Alo"is Estcrmann, commandant de la Garde ponti (icalc, et de sa femme par
k caporal Cedric Tornay, ainsi que du suicide de ce dernier, Ie 4 mai 1998, au
Vatican. Au lendemain de l'annoncc des deces, les titres des journaux posent
II HIS la question du motif du meurtre: Vatican: pourquoi Ie garde suisse a tue
\\ in chef (Tribune de Geneve, 6 mai 1998). Plusieurs explications vont etre
Ill"\ iposees dans les jours qui sui vent Ie drame. La premiere reaction, au Vatican,
cst de postuler une explosion de folie . Le porte-parole du Saint-Siege, Joaquin
Navarro Valls, cite plusieurs elements aI'appui de cette these:
(3) Les motivations du geste fou: I'obsession de n'etre pas assez considere.
Cedric Tomay, 23 ans, entre en decembre 1994 dans les Gardes suisses,
s'etait plaint amerement de sa situation aplusieurs reprises.
11 avait recu Ie 12 fevrier une lettre davertissement d'Alois Estermann,
courtoise mais tres ferme , pour avoir passe une nuit hors de la ca-
seme.
11 n' avait pas ete insere dans la liste des distinctions conferees norrnalement
le 6 mai, a I' occasion de la ceremonie de serrnent des nouvelles recrues, et
s' en etait plaint. Selon d' autres sources aussi, il aurait ete trouve plusieurs
fois en etat d' ebriete, et aurait ete reprimande aplusieurs reprises par Alois
Estermann. (Tribune de Geneve, 06.05.98)
Iians ce premier compte rendu, immediatement apres le crime, le meurtrier
l'st dccrit comme un homme blesse et humilie. Reprimande et peu valorise, il
uurait done tue par depit ou par jalousie. L'annonce faite Ie jour merne de la
promotion d' Alois Estermann a-t-elle provoque dans la tete de Cedric Tornay Ie
dcclic fatal? poursuit Navarro Valls dans le meme article. Tout en maintenant
l'hypothese de la jalousie comme mobile, cette question introduit egalement
unc cause, Ie declic fatal , ce qui tend it accrediter la these de 1' explosion de
folic , c'est-a-dire d'un acte non controle, declenche subitement. Le lendemain,
It- Vatican confirme sa premiere explication: les causes du drame: le caporal
('l'drie Tornay a eu un moment de faiblesse qui l'a conduit it un geste de folie
(1.1' Temps, 07.05.98). Cette fois, il n'est plus du tout question d'une eventuelle
iusatisfaction qui aurait pousse au crime. Du motif d'agir on glisse franchement
WI'S quelque chose qui releve plutot de la causalite :
(4) Le Vatican en reste ainsi asa premiere explication. Pas de grand mystere
dans I'assassinat d' Alois Esterrnann et de sa femme, Gladys Meza Romero,
et du suicide du jeune vice-caporal, si ce n' est cette fragilite humaine .
Hier, Joaquin Navarro Valls, porte-parole du Saint-Siege, a cherche une
fois de plus ademonter la these du giallo et aaccrediter la version du
coup de folie. Cedric Tomay a ete victime de lui-rneme, a explique Ie por-
23
tc-parolc : Certaines formes de sllil'idl'S n'll-wlll de lurrucs patholngiqucs
de depression qui alicncnt 1'1 libcrtc luunairu-. ~ ' a doit ctrc Ic cas ici . ( / ~ e
Temps,07.05.9X)
Les raisons invoquees par Ie Vatican sont la fragilite humaine et une forme
d' alienation. En ce sens, Ie crime apparait moins comme une action inten-
tionnelle voulue par un agent que comme un evenement provoque par un
mecanisme pathologique : le meurtrier est victime de lui-meme . La procedure
judiciaire se poursuit et, neuf mois plus tard, le dossier est classe. Toutes traces
de motivation sont effacees, un rapport ayant conclu ades troubles du com-
portement qui pourraient trouver leur cause dans une lesion du cerveau . Une
autopsie aurait en effet revele la presence dans le crane de Tomay d'un kyste
de la grandeur d'un ceuf de pigeon, mais aussi de traces de cannabis dans les
urines (Le Temps, 09.02.99). Du haschich ayant etepar ailleurs retrouve dans
ses tiroirs, Ie juge d'instruction en a tire la conclusion que Tomay pouvait avoir
etc un usager chronique de drogue ce qui, ases yeux, permettrait d'expliquer
ultcricurernent le comportement du caporal (ibid.). Dans le compte rendu des
journaux, on insiste sur ces liens de causalite :
(5) VATICAN La justice confirme I'hypothese du geste de folie dans Ie meurtre
du commandant Estermann
Le garde suisse etait atteint d'une tumeur au cerveau
Drogue, stresse, atteint d'une broncho-pneumonie et d'une tumeur au
cerveau. C'est cette situation psychologique et physiologique difficile qui
aurait pousse Ie caporal des gardes suisses, Cedric Tornay, a assassiner, Ie
4 mai dernier, de plusieurs coups de revolver son nouveau commandant
Alois Estermann et sa femme Gladys, avant de retourner I'arme contre lui.
Hier, Ie Vatican a finalement publie une partie de I'instruction qui, au bout
de neuf mois d' enquete confirme la version du geste de folie presentee
des Ie lendemain du drame par Ie porte-parole du VaticanJoaquin Navarro
Valls. [... ] Selon Ie rapport d'instruction, il n'existerait pas un seul mobile
du crime mais un ensemble de causes relatives ala personnalite et a la sante
de Cedric Tomay. (Le Temps, 09.02.99)
lei, on est passe resolument du mobile initial postule (Ie depit, la jalousie) a un
ensemble de causes quasi mecaniques (Ie caporal aurait etepousse aassassi-
ner). La drogue, Ie stress, une broncho-pneumonie et une tumeur au cerveau,
autant de causes pour expliquer le meurtre. Ce qui n' explique toutefois pas
pourquoi le geste de folie a ete tourne contre Alois Estermann et sa femme
et non vers quelqu'un d'autre!
Le jour merne de la publication par le Vatican des resultats definitifs de I' enquete
judiciaire, un ecrivain italien, Massimo Lucchei, presente une version toute
personnelle des faits, ce qui fait rebondir I'affaire:
24
(h) VATH'AN. Sclou un ccnvum, II' ,'ollllilandaill l'[ son cuporal ctaicut umauts
Un crlme passionnel dU'l. Its (;ardcs suisses '!
1".1'lundi que pour lc,ill!',l', Iecaporal cn proic ~ I un gcste de folie serait
l'uutcur du dramc, Massimo lucchci affirrnc dans un livre intitule Verbum
tie; ct verbum gay que lc jcunc solJat aurait en fait agi par passion amou-
reuse, Je Ics ai connus avec UCS amis et ils nous ont raconte leur histoire
U' amour, soutient I' ecrivainqui affirmeque les deuxhommesauraient merne
passe une journee de vacances a Amsterdam en se baladant attaches I'un
al'autre avec des menottes aux poignets. Le caporal aurait finalement tue
son superieur qui, en quete de respectabilite, aurait decide de se marier. (Le
Temps, 10.02.99)
:\ II liSque des liens de causalite semblaient enfin avoir pu etre mis en evidence,
Massimo Lucchei serne Ie doute en dot ant anouveau le meurtrier d'une raison
t I' i I girct d' un mobile: la passion amoureuse, cette fois. En conclusion, on retiendra
Ill' cclle affaire judiciaire que le comportement humain est loin d' etre transparent
l'l que son interpretation peut osciller entre la causalite et la motivation.
l{eVCllons maintenant anotre tentative de definir Ie statut particulier de l'action.
,"II, ilia difference de l'evenement, strictement explicable par des causes, I'action
l'sl justifiable par des motifs ou des raisons d'agir, son critere distinctif est donc
.l' .ibord sa possible imputation aun agent.
( )11 s' accorde generalernent aconsiderer comme agent tout indi vidu (au sens large)
Ilil lout organisme anime capable de conduire et de controler son intervention
dalls le monde. Ceci implique tout d'abord que I'agent possede une capacite
n-llcxive, c'est-a-dire qu'il se sait agent et qu'il est con scient de ce qu'il fait.
1111 dcuxierne trait de I'agent est sa rationalite, asavoir sa capacite aagir par
c.rlcul : I'agent examine ses differentes possibilites d'agir dans la situation ou
II se trouve, puis il les compare en tenant compte de ses croyances quant aux
l'I 111 sequences possibles, ainsi que des valeurs qu' il assigne achaque possibilite
cnvisagee, L'agent opere ce calcul en fonction des buts et du projet qu'il s'est
11\0. Une autre caracteristique de l'agent est sa capacite de contr6le. Une fois
luction engagee, il peut atout moment en modifier le cours, voire le suspendre
ou linterrompre definitivernent. Enfin, I'agent peut etre tenu pour responsable
Ill' certaines consequences de ses actions dans la mesure ou il est suppose s'in-
icrroger sur la qualite de ses intentions.
Avant de reprendre dans plus de details les notions d'intentionnalite et de respon-
sabilite, je ferai une derniere remarque apropos de la notion d'agent. Si, dans le
monde objectif reel, Ie trait dagentivite conceme les seuls etres humains, dans
lcs mondes fictifs, il peut exister d' autres types d' agents. On sait par exemple
que, dans les fables et les contes de fees, les animaux ont la propriete de par-
k r et d'agir comme les humains. Dans les exercices de redaction scolaire, on
25
dcmundc purlois i\ l'clcve dimagincr un mondc duns Il-qlldll's objets s01l1 doles
de Iacultcs ({ priori humaiucs :
(7) - Au moment de la Ionte des neiges, un torrent (;CUIIlCIIX, lin du volume de
ses eaux, regarde d'un ceil dedaigneux la rivicre de la plaine, qui coule
paisible. Vous raconterez comment une conversation s'cngage entre eux
et vous rapporterez leur dialogue.
- Un sapin regrette de n'avoir pas ete transforme en mat de navire pour
courir le monde, tandis qu'un autre sapin qui, lui, est devenu grand mat,
est fatigue des longues traversees et se plaint de ne pas etre teste dans
son pays natal. Racontez la conversation entre I' arbre voyageur et I' arbre
sedentaire,
- Un vieux rouet raconte son histoire. (Des Granges et Maguelonne, 1948:
165)
lei, les objets sont anthropomorphises grace al'attribution de predicats reserves
d' ordinaire ala sphere humaine (<< fier , dedaigneux , fatigue ). De plus, ils
sont dotes de la parole (<<conversation, dialogue, regrette , se plaint,
racontc son histoire).
Dans L' Ecume des jours de Boris Vian, par exemple, certains objets ont une
fond ion d' agent au merne titre que les acteurs humains. On voit ainsi un rendez-
vous arnourcux bcneficier de I'aide d'un nuage plein de sollicitude:
(H) - Vous etes content de me voir? dit Chloe.
- Oui ... dit Colin.
lis marchaient, suivant le premier trottoir venu. Un petit nuage rose descendait
de l'air et s'approcha d'eux.
- J'y vais? proposa-t-il.
- Vas-y ! dit Colin, et le nuage les enveloppa. AI'interieur, il faisait chaud
et ca sentait le sucre ala cannelle.
- On ne nous voit plus! dit Colin ... (Vian, (1947) 1998: 76-77)
Le nuage ne se comporte pas ici comme un nuage normal puisqu' il descend
de I' air, s' approche du couple et lui adresse la parole. Par le biais de ce
comportement humanise, Ie nuage manifeste une intention: envelopper Ie couple
d'amoureux dans Ie but de leur procurer confort et inti mite.
La publicite recourt egalement souvent ades agents non humains. Ainsi, dans
un spot televise, la maison Schweppes donne avoir un bar tres branche dans
lequelles consommateurs sont tous des animaux: des hyenes, quelques singes,
un leopard, une gazelle et un elephant. Ces acteurs anthropomorphes s' adonnent
aux activites types de ce genre de lieu (commander une boisson, trinquer entre
amis, draguer, etc.) et assument des lors une fonction d'agent dote d'intentions.
Une journaliste commentant ce spot TV releve tous les cas (Ies mondes) ou une
telle representation humanisee des animaux est possible:
26
(II) l lne question vicnt illlllll',lillll"llIl'1l1 a lcxprit : mais duns qucl univcrs est
Oil '! Dans unc adaptuuou h.un dl' gammc dun lilmde science-fiction '! Dans
unc table de La l-ontuinc rcvisitcc par lcs ends spcciaux '! Dans lc monde
imaginairc de nos livrcxdcnlunts '! Dans une satire de 1'anthropomorphisme
mievre ala Disney'! Ou dans un tableau des signes astrologiques qui lient
tout jamais hommes et animaux? (Magazine Tele'Iemps, 03-09.06.2000)
l inus lc domaine de I'agir humain, la notion d'agentivite est fondamentale
permet de distinguer un simple deplacement, mouvement ou com-
l'' II u-mcnt, d'une action. En effet, l'action comme intervention dans Ie monde
it la fois une dimension physique (comportement observable, mouve-
Illl'llls corporels, modifications physiques) et une dimension psychique (inten-
11011, volonte, motif, but). Or, aucune caracteristique du phenomene physique
"I',iI IlC pcrmet de decider s'il s'agit d'une action deliberee et done imputable a
1111 agcnt. Prenons I'exemple d'un accident de velo, que Max Weber commente
suit:
LJ necollisionentre deux cyclistes, par exemple, est un simple evenement comme un
phenomene naturel. Mais leur tentative pour s'eviter l'un l'autre serait une action
sociale, ainsi que l'echange d'injures qui s'ensuivrait, Ia bagarre ou I'explication
pacifique. (Weber, 1947: 11)
Si it' phenomene physique collision est interprete comme un simple eve-
uvmcnt par Weber, c'est qu'il fait l'hypothese qu'il n'est desire par aucun des
.k-ux protagonistes. Mais on pourrait imaginer une situation dans Ie monde
ILIItS laquelle un cycliste desire et planifie une collision". Un meme mouvement
l'lliVorel peut done correspondre aune action ou pas. Ce qui permet de trancher,
\' 'est de savoir si ce mouvement est dirige par la personne et sous son contr6le
1111 non. Or, en l'absence de confirmation ou d'infirmation de la part de l'acteur
luunain, un observateur exterieur ne peut qu'interpreter les faits.
I .cxcmple qui suit commente precisement Ie cas delicat d'un fait observe lors
cl'un match de football - le contact avere entre la main d' un joueur et le ballon
el son interpretation par I' arbitre :
(10) M. Bouchardeau a eu tort de siffler penalty, jeudi dernier, pour I,Italie contre
le Chili. II etait pourtant fort bien place - atrois ou quatre metres de I' action.
Et le ballon a bel et bien heurte la main du defenseur chilien. Mais la regie
et les directives sont categoriques : s'il n'y a pas d' intention , autrement
dit si c'est le ballon qui va ala main (et non la main ou Ie bras qui vont au
ballon), il n'y a pas de faute. M, Bouchardeau s'est accorde une trop grande
marge d' interpretation.
Pour preuve ce recent fait divers qui relatait une collision volontaire : une femme trompee
ayant surpris son mari au volant dc sa voiture accompagne de sa maitre sse Ie poursuit et
emboutit sa voiture it un carrefour.
27
I" ,I lixcr 101 linutc qui SL;parl' lc gL'slL' iUIL'l'lIl1 Ill' "lIll1dl"lll IU)II punissablc
est 101 ulchc parlois mctaphyxiquc du rL'l'L'I'L'L' " (hOlllllll' de Irkl'!'IIL'L"), i l:
'J('lIIfJS. 17.06.lJX)
Apartir d 'un fait observable ( Ie ballon a bel et bien hcurtc la main du dcfcnseur
chilien ) l' interprete, asavoir I' arbitre, doit trancher entre deux cas: I' incident
non punissable , c 'est-a-dire un evenement contingent, ou <de geste interdit,
c'est-a-dire une action deliberee. En sifflant penalty, l'arbitre a opte pour Ia se-
conde interpretation. II a estime que c' etait Ia main qui etait allee volontairement
au ballon. Je souligne le terme volontairement car un mouvement dirige et
controle est un mouvement voulu, done intentionnel. Dans le cadre du match de
football, la regle est claire: s' il n'y a pas d' intention, il n'y a pas de faute . Ce
constat permet de completer la definition de l' agent proposee plus haut : ala suite
de Davidson (1991), on considerera qu'un individu est I'agent d'une action
si on peut decrire Ia chose quil a faite sous un aspect qui la presente comme
intentionnelle (p. 208). Ace propos, j'insiste avec Janette Friedrich (1999) sur
Ie fait que s'il faut certes connaitre l'intention pour pouvoir decrire une action,
la correspondance entre l' action observee et son jugement teleologique est,
pour I' observateur, toujours incertaine (p. 253). Le philosophe Jiirgen Habermas
dccrit trcs clairement cette incertitude:
I.orsquc j' observe un ami qui passe au pas de course, de I'autre cote de la rue.j'ai,
cortes. la possibilite d'identifier son passage rapide comme une action. D'ailleurs,
il certaines tins, la proposition il passe rapidement dans la rue sera suftisante en
taut que description de l'action ; eneffet, nous attribuons ainsi al'acteur l'intention
de se rendre aussi rapidement que possible quelque part plus bas dans la rue. Mais
nousnepouvonsdeduire cetteintentiondenotreobservation; nousadmettonsplutot
l'existence d'un contexte general qui justifie la supposition d'une telle intention.
Cela dit, rneme dans ce cas, l'action - et c'est la Ie fait remarquable - necessite
encore une interpretation. II se pourrait que notre ami cherche ane pas manquer
son train, ane pas arriver en retard asa conference ou aun rendez-vous; il se
pourrait aussi qu'il se sente persecute et qu'il fuie, qu'il vienne d'echapper aun
attentat et se sauve, qu'il soit panique pour d'autres raisons et ne fasse qu'errer
au hasard, etc. Du point de vue de l'observateur, il nous est possible d'identifier
une action, mais non de Ia decrire avec certitude comme la realisation d'un plan
d'action specifique ; car il faudrait, pour ce faire, connaitre l'intention daction
correspondante. (Habermas, 1993: 66-67)
2 Intention et responsabilite
Dans Ie langage ordinaire, on ernploie souvent indifferernment Ies termes inten-
tion et motif. Cependant, pour Ia clarte du propos, il semble utile de poser une
distinction theorique entre ces deux concepts. AIa suite d' Anscombe (1990),
on dira que I'intention d'un homme est ce qu'il vise ou ce qu'il choisit; son
28
1I10lilest CL' qui determine son hili Oil SOli choix (p, 2() I). LL' motif est cc qui
1I\l'1I1 I'agent, lclcmcnt dcclcnchunt I'll quclquc sortc. Situc cn amont de I'uc-
11011, il est lcquivalcnt, dans lc cluu lip de lactionncl, de la cause dans Ie champ
Ill' I' cvcncmcnticl. En revanche, I' intention a une dimension pro-active dans Ia
nusurc Oll elle implique une projection, une planification, un but, l'agent ayant
II ilL' representation des effets de son action. L'intention est des Iors orientee
vcrx I' uvcnir, Cette dimension temporelle est soulignee aplusieurs reprises par
RIL'll'Ur:
Pour ce qui concerne Iecaractere d' anticipation de I'intention, c' est I' intention-de,
et non sa forme adverbiale, qui constitue l'usage de base du concept d'intention.
Dans Ie cas de I' action accomplie intentionnellernent, la dimension temporelle
tic I'intention est seulement attenuee et comme recouverte par l'execution quasi
sirnultanee. Mais, des que I'on considere des actions qui, comme on dit, prennent
du temps, l'anticipation opere en quelque sOfte tout au long de l'action. Est-il
un geste un peu prolonge que je puisse accomplir sans anticiper quelque peu sa
continuation, son achevernent, son interruption? (Ricceur, 1990: 102-103)
1'1HIr dcfinir I' action humaine, Ia notion d' intention (<< souhait au sens d' Aristote
1111 vouloir actif au sens de Pharo (1990)) semble etre un element central:
-xcst I'intention qui constitue Ie critere distinctif de I'action parmi tous Ies
""I res evenements (Ricoeur, 1990: 94). Est-ce adire que l'mtentionnalite est
l'I lc-merne une propriete de I' action? En d' autres termes, n' y a-t-il que des actions
nucntionnelles ? Sachant que l'on peut faire quelque chose sans l'avoir voulu, il
v.uu la peine de sarreter quelques instants sur cette question,
I .vxperience quotidienne montre que les comportements humains ne sont pas
ioujours parfaitement conscients ou volontaires et qu'il existe une difference
quulitative entre I'acte volontaire puret 1' accident. En sernantique de l'action,
111I s' accorde generalernent pour distinguer I' action intentionnelle et I' action
1/(/1/ intentionnelle:
L'idee essentieJle est qu'il y a une difference de nature entre ce dont I'agent
a I'initiative (ce qu'il fait arriver parce qu'il cherche ale provoquer) et cc qui
simplement arrive ou se produit sans que cela soit recherche (ce qui arrive par
accident, par inadvertance, par erreur, ou ce qui est fait sous la contrainte, sous
une impulsion aveugle, malgre soi, etc.). (Quere, 1990: 87)
Poser une distinction entre l' action intentionnelle et I' action non intentionnelle
L" est admettre que si l' intention implique l' action, I' inverse n' est pas vrai. Pourquoi
alms, pourrait-on objecter, ne pas considerer les actions non intentionnelles
cornme de simples evenements ? Ace stade de notre reflexion, il semble que
I' on a interet ane pas confondre Ia categoric des evenements qui comprend les
phenomenes physiques ( il pleut) ou Ies faits qui simplement adviennent (<< X
meurt) sous l' effet de causes avec la categorie des actions qui, intentionnelles
29
ou pas, impliquent de louie Iacou des agents humuius. Agir par ruadvcrtuucc ou
par crreur c'cst cncorc agir, En revanche, la difference quulitruivc entre l'uction
intentionnelle et Faction non intentionnelle trouve toutc sa pertinence lorsqu'il
s'agit d'imputer une responsabilite aI'agent. En effet, I'expression de I'inten-
tion est le signe le plus manifeste de la prise en responsabilite de l'action par un
agent. Des notions comme celie d' homicide involontaire ou d' imprudence
montrent que le degre de responsabilite est cvalue proportionnellement au degre
dintentionnalite:
Les criteres du plein gre et plus encore ceux du choix preferentiel sont d' emblee des
criteres d' imputation morale et juridique. La contrainte et I' ignorance ont valeur
expresse d'excuse, de decharge de responsabilite. Si le plein gre merite louange
et blame, le contre-gre appelle pardon et pitie. (Ricoeur, 1990: 121)
Agir de plein gre, c'est-a-dire volontairement, est considere comme Ie signe
d'une possible imputation morale et juridique: il faut que l'action puisse etre
evaluee comme intentionnelle pour tomber sous Ie blame ou la Iouange. Ace
propos, on notera que la dichotomie stricte entre intentionnel et non intentionnel
doit etre relati visee. II semble plutot qu' il existe un continuum entre I' action non
intentionnelle pure (par exemple, quand, lors d'une reception, I'un des convives,
qui tient un couteau ala main, est bouscule, tombe sur un autre convive et, de
cc fail, lc poignardc involontairement) et I'action intentionnelle, consciente,
volontairc ct rnotivce (un homme tue son voisin parce que la fumee de son bar-
hccuc lincommode). Entre ces deux cas de figure, il existe d'autres situations
dans lcsqucllcs Iedegre d' intentionnalite, respectivement de responsabilite, varie
considerablcment.
Prenons quelques exemples. Tout d'abord, un cas de mort accidentelle apropos
de Iaquelle Ia justice a do statuer: la mort de Ia princesse Diana'. Quelques jours
apres l' accident du pont de I' Alma, Ies six photographes qui ont poursuivi la
voiture sont inculpes d'homicide involontaire par Iajustice francaise. La presse
s'interroge alors sur ce grief: Les paparazzi accuses de la mort de Diana: mais
qu' est-ce que la responsabilite ? lit-on dans Ies journaux. Dans un des articles,
la notion d'homicide involontaire est expliquee et comrnentee :
(II) Pour accuser quelqu'un d'homicide involontaire, il faut etablir un lien
particulier de causalite, expliquent Ies juristes, entre le comportement du
coupable et la mort de la victime. Mais il ne suffit pas de n'irnporte quel
enchainement de circonstances, Sinon, vous vous retrouveriez coupable
d'avoir lance un coup de fil aun ami, Ie retardant ainsi de quelques minutes,
ce qui I' aurait force ase precipiter hors de chez lui pour attraper un train et
l'aurait finalement pousse sous les roues d'une voiture.
3, Diana, princesse de Galles et epouse du prince Charles, est decedee d'un accident de voiture
it Paris, Ie 31 aout 1997,
30
Non: il Iaut \I Irc lex al'll',s du l'tIlIPllhk nu-nt de de nature il provoqucr lc dramc
avcc unc ccrtninc probubiliu-, IIII'Ya pas de rcsponsahilitc pour lexcomcidcnccs,
Il'S hasards, lex cas Iortuits, Sl uurlluurcux soicnt-ils, (l.t' Nouveau Quotidien,
04,09,97 )
II' CIS de l'hornicidc involontairc est interessant. II montre que I'on peut etre
\ oupublc de la mort de quelqu'un sans pour autant I'avoir voulu. Dans I'affaire
dl' III mort de Diana, I'intention des paparazzi n'etait certes pas de provoquer
I' .ucidcnt rnortel, mais de voler quelques photos. La poursuite a-t-elle provoque
h: dr.unc 'l Le degre de probabilite n'a pas etejuge suffisant et 1'inculpation a ete
lvvcc. l.'hornicide involontaire, en tant qu'action non intentionneIle, represente
,'II quclque sorte le degre minimal de responsabilite et de culpabilite, le degre
maximal etant Ie meurtre premedite, Entre les deux, il yale meurtre passion-
111'1", Pre nons-en un exemple. II s'agitd'un fait divers tragique: un homme, decrit
pourtunt comme un citoyen ordinaire , decharge sur sa femme six balles de
pistolct. Voici Ies faits tels qu'ils ont ete rapportes dans Ies journaux:
( 12) Le 10 mars 1997, un citoyen ordinaire et employe modele abat sa femme
de six balles de pistolet. Plus agee que lui et partiellement impotente, elle
avait pris I'habitude de le houspiller pour un oui ou pour un non, Ce soir-
la, elle avait eu un mot de trap, le faisant disjoncter, Le detonateur de ce
drame familial, c'est.i. Jacques Chirac. lndirectement, bien sur. Madame
tient aecouter l' allocution televisee du president francais, Monsieur n' en
a aucune envie. Mais elle lui impose sa volonte. Pour la derniere fois. II se
donne du courage en avalant une grosse lampee de cognac, puis fait taire
les recriminations dont elle I'accable en vidant son 7,65 sur elle. Depuis
hier, Ie meurtrier est juge devant la Cour d'assises de Geneve. (Le Matin,
05.05.98)
( ,l' rneurtrier K. n' ayant pas conteste avoir tue sa femme, la justice a do evaluer
III nature de son action: meurtre premedite ou meurtre passionnel? La
question etait en gros de savoir si K. avait tue de sang froid avec premeditation
IlU irnpulsivement sous le coup d'une emotion. Le jury de la Cour d'assises a
optc pour le deuxieme cas et a inculpe le meurtrier de meurtre passionnel:
(13) Le jury a ainsi admis que K. avait agi sous Ie coup d'une emotion violente,
submerge par un ras-le-bol devenu colere, Acela se sont ajoutes les effets
de I' aleool. L' emotion etait excusable en raison de son etat depressif et des
incessants reproches de son epouse. La responsabi lite restreinte a ete admise,
(Tribune de Geneve, 06,05.98)
l.cs justifications rnentionnees (emotion violente, colere, alcooI, etat depressif,
rcproches de I' epouse) constituent autant de faeteurs causaux declenchants. Le
dcgre d'intentionnalite de l'agent est evaluc ici en fonction de la nature de ce qui
II provoque I'acte meurtrier, L'intention cI Ie motif apparaissent indissociables.
31
Si la rcsponsabilitc rcxtrcintc a ele admisc, ccst que lujusticc u rcuu comptc du
fail que Ie rncurtricr avait etc mQ par des forces cxtcricurcs,
Prenons rapidement deux derniers exemples. Le premier conccrnc la debacle, en
Suisse, de la Banque Vaudoise de Credit, suite a I'incompetence de son directeur
general, Hubert Reymond. D' abord accuse de faux renseignernents, I' ancien patron
de la banque est finalement acquitte : responsable, mais pas coupable penale-
ment telle est la conclusion du president du tribunal". Le cas est interessant. Si
Hubert Reymond est declare responsable c' est qu'une gestion fautive peut lui
etre imputee. En ignorant les signes de deterioration financiere et en fournissant
des informations lacunaires, il a bien concouru ala deconfiture de la banque. En
revanche, il n' est pas coupable, au sens penal, parce qu'il a simplement agi par
negligence et incompetence (en toute bonne foi, en somme !). Les conclusions
du tribunal sont explicites:
( 14) Le tribunal a juge qu' il avait objectivement enfreint le code penal en diffusant
des informations incompletes, passant sous silence la situation reelle de la
banque a un moment ou les risques de credits explosaient. Mais rien n'indi-
que que I' accuse ait eu conscience de delivrer des renseignements errones,
tant il etait persuade que la banque allait s'en sortir. [... ] Hubert Reymond
n' a done pas commis intentionnellement le delit qui lui est reproche, meme
pas sous la forme attenuee du dol eventuel, I' accuse etant denue d' esprit
de calcul . Quant a la negligence, elle n'est en I'occurrence pas punissable.
L'incornpetence et l'echec ne relevent pas de la loi penale , souligne Ie
president. (Le Temps, 03.12.99)
Les circonstances attenuantes sont l'absence de conscience de la portee de ses
actes, I'absence d'esprit de calcul et I'absence d'intentionnalite de l'accuse.
L'incompetence n' est pas penale, merne si la betise tend ainsi a servir un peu
facilement de brevet d' innocence ironisera un journaliste a I' annonce de I' ac-
quittement. Si dans Ie cas relate ici la negligence est declaree non punissable, elle
peut I'etre dans d'autres. C'est ce qu'a decide, par exemple, Ie Tribunal federal
a propos de I' endormissement au volant:
(15) S'endormir au volant est une faute grave
Qui s'endort au volant I'a bien cherche. Telle est en substance I'analyse du
Tribunal federal dans un arret publie vendredi.
Les juges etaient saisis du cas d'un conducteur qui s' etait brievernentendormi
au volant alars qu'il circulait a 120 kmlh a 5 h 45 du matin sur I'autoroute
et avait cause un accident entrainant des degats materiels. Les autorites du
4. Lors du proccs du sang contamine qui a eu lieu en fevrier 99 devant la Com de Justice de la
Republique francaise, Paul Ricoeur a ete appele it ternoignerit propos d'un enonce similaire,
la famcuse phrase de I'ancienne ministre Georgina Dufoix: responsable mais non coupable
(voir l'articlc dans Le Monde des Debats (avril 1999) qui reproduit I'essentiel de I'intervention
du philosophe).
:12
canton de Herne uvuicut plonolln; lin rctruit de pcrmis de conduirc pour 1111
mois. Sur recours, Il' '1'1' cunlinuc lc point de vue de l'Ollice federal des
routcx : ccst trop pell,
Statuant en Il)l) I sur un cas scmblable, les juges avaient admis que piquer
du ncz quand on conduit pouvait constituer une faute legere, susceptible
d'un simple avertissement. lis reviennent sur cette appreciation ala lumiere
de travaux medico-legaux qui demontrent que I'endormissement au volant
est toujours precede, chez une personne saine, de signes avant-coureurs.
Paupieres lourdes, bouche seche, perte de tonus musculaire, absences ...
autant de signes parmi d'autres qu'il est irnperatif de s'arreter,
Au vu de ces travaux, estiment les juges, c'est de deux choses l'une. Soit
le conducteur a pris le volant dans un etat de fatigue deja avance, ce qui
constitue une negligence grave. Soit il etait, au debut de son voyage, en etat
de conduire mais a ensuite plonge dans la somnolence a cause de la duree
de l'etape, de la monotonie de la route ou pour toute autre raison. Dans ce
cas, il est tout aussi fautif car les symptornes evoques plus haut auraient du
I'amener a faire une pause. (Le Temps, 20.05.00)
l-ort des rapports medicaux, le Tribunal federal, appuye par I'Office federal des
routes, a decide que le sommeil au volant constitue une faute aussi grave que la
conduite en etat divresse et entre dans la categoric ou I'autorite doit prononcer
lin retrait de permis quelles que soient les circonstances du cas d'espece , Le
postulat est que celui qui s'endort au volant a commis volontairement une im-
prudence. En effet, conscient de son etat (cf. les signes avant-coureurs cites
dans les travaux medico-legaux), I'automobiliste peut se representer les effets
de son action. Sa responsabilite est done totale.
I.csdeux cas de negligence-imprudence relates ci-dessus, I'un sanctionne, I' autre
pas, montrent que l'interpreration des actions est sans cesse sujette a discussion.
l.'interpretation de I'agir humain a souleve de nombreuses controverses, doni
notamment Ie debat entre I' explication et la comprehension.
3 Explication et comprehension
Nous expliquons les choses, mais nous comprenons les hommes affirrnait lc
philosophe Wilhelm Dilthey. La distinction explication-comprehension est issue
de la philosophic allemande du Xl.X" siecle. Elle etablit une difference entre lc
savoir explicatif des sciences de la nature, qui recherche les causes et veri fie
des lois, et Ie savoir comprehensif des sciences de I' esprit qui vise a apprehcn-
del' Ie sens des conduites humaines et recherche plutot les motifs et les raisons
d'agir, C'est en fait une reponse theorique au probleme que pose le statut des
sciences humaines a cette epoque. La question est alors de savoir si les sciences
de I'hornme forment avec les sciences de la nature un ensemble homogene et
continu ou si les conduites humaincs, de par leur nature intentionnelle, reclament
33
a beau s' en volcr, la real itc a toujours son mot it di rc (Schuitzcr, 1
1
)1) I : 227) - lc
conte, en sa qualitc de rccit Iictionncl, explore Ie reel avec unc lihcrtc maximale.
Ainsi, on ne s' etonne pas d'y rencontrerdes animaux qui partent ou des princesses
qui dorment cent ans. Ces ecarts par rapport au quotidien ne concernent pas que
l'agir, ils peuvent egalement affecter les evenements qui, parfois, s'aventurent
hors de leur categoric ontologique, voire sont carrement anthropomorphises.
Prenons un evenement naturel quelconque, par exemple I'ORAGE:
Nous tenons en general ce phenomene physique pour un simple evenement
meteorologique resultant d'un conflit entre forces electriques opposees. Dans le
passe toutefois, on a pu interpreter ce meme phenomene comme I' expression de
la colere divine. En ce cas, on n' avait plus affaire aun simple evenement meteo-
rologique, mais bien a l' action de Zeus. L' evenement devenait action. (Vernant,
1997: 146)
Entre I' evenernent du monde reel cause par un conftit entre forces electriques
opposees et l'action de Zeus teUe que la raconte Ie mythe, on peut observer
dans lcs centes un eventail de textualisations et d'interpretations de ce merne
phcnomcnc naturel.
Alin d'illustrer I'cclatement de la dichotomie evenement vs action au profit d'un
cont iIIUurn, nous allons observer quatre contes presentant chacun un statut et une
mise en scene diffcrcnts de l'evenement naturel ORAGE.
Conte n 1: Ie diable trensiorme en deux etrengere
Ce conte rapporte I'aventure d'unjeune homme qui souhaite rejoindre sa fiancee
retenue par son travail dans un chalet dalpage. Lorsqu'il arrive au mayen 1,
ce sont deux jeunes femmes, deux etrangeres , qui l'accueillent. Elles lui an-
noncent que sa fiancee est allee avec son betail dans un autre chalet. Au moment
ou il fait mine de repartir, un enorme orage eclate qui I' empeche de ressortir.
Les jeunes femmes lui proposent alors de rester et de passer la nuit avec elles.
C'est a ce moment qu'il remarque qu'elles ont des griffes et des pieds fourchus.
Le conte se termine sur ces lignes :
(1) Il a compris que c' etait le diable qui etait la, que c' etait le diable qui avait fait
arriver l'orage, pour pas le laisser sortir. Comme il connaissait la formule,
il a fait un grand signe de croix, ca a ete l'obscurite complete et la pluie
a arrete de tombel'. Il est reste tout seul dans le chalet, le diable etait loin.
(Detraz et Grand, 1982)
1. Tcrmc utilise cn Suisse romande pour designer un paturage de moyenne altitude avec un
bfuimcnt, Illi Ic betail sejourne au printemps et en automne.
48
I)alls cc contc, lc scul dcculugc pili rapporl all mondc red ext lim' I' cvcucmcnl
(IRAl i1:., lIui par ai Ileurs gardl' II Hill'S ks pnlpril;leS d' un orugc ordinairc, est sous
Iecontrolc dun agelltl'xlcril'ur (.. l' 'dail lvdiahlc qui avait fait arrivcr l'orage ),
agcllt dote dunc intention (.. pour pas lc laisscr sortir )",
( 'onte n2 : la legende de Monsieur Mars
(2a) Un jour, il y a tres, tres longtemps, les bergers se sont reunis pour decider
ensemble de ce qu'ils devraient faire. En effet, la serra -la chaine de mon-
tagnes - etait belle, la nature bonne, les paturages abondants... Il n'y avait
qu' une ombre acela: c' etait monsieur Mars! [... J
Une fois, assembles, ils discutent.
Le plus vieux de tous dit:
_ Je pense que nous devons aller voir monsieur Mars et lui demander d'etre
notre ami et de ne plus nous faire de mal. Car monsieur Mars a un pouvoir
absolu. Quand il est de bonne humeur, il se montre doux et il nous envoie
un beau soleil, de la chaleur, et toute la montagne devient verte, tellement
l'herbe y pousse dru. Mais lorsqu'il est de mechante humeur, il nous envoie
de la pluie, Ie gel, l' orage, rien ne pousse plus dans la montagne et les betes
meurent de faim, quand elles ne sont pas frappees par la foudre, ou noyees
par les pluies torrentielles. C'est ce qui s'est passe les dernieres annees...
(Bloch, 1995)
lorts du constat des pouvoirs de M. Mars, Ies bergers decident de conclure un
marche avec lui: ils lui donneront chacun un mouton sil se montre clement. M.
Mars accepte. Le mois de mars touche a sa fin. II a ete doux, mais les bergers
Ill' tiennent pas leur promesse, sauf le plus vieux. Alors M. Mars se venge. II
dcmande a M. Avril de lui preter un jour et, du 30 mars au 1er avril, il envoie un
mage d'une telle violence que tous Ies moutons sont tues. Seul un troupeau est
sauve, celui du vieux berger! Tout comme dans le conte precedent, I'evenernent
llRM,E est sous Ie controle d'un agent exterieur (<<Monsieur Mars a un pouvoir
nhsolu , il peut envoyer un beau soleil et de la chaleur ou de la pluie, Ie
gel, I' orage). lei, on observe cependant un degre supplernentaire de decal age
car I' agent n' est pas ordinaire, c' est Ie mois de mars anthropomorphise. Le mois
de mars devenu monsieur Mars est susceptible de devenir un ami. II possede
des proprietes humaines : il peut etre de bonne ou de mechante humeur; iI peut
Sl' venger. II obeit egalernent aux normes ethiques en punissant ceux qui n'ont
pas tenu leur promesse et en epargnant Ie vieux berger qui a respecte son enga-
gement. Dans ce conte, le phenornene naturel ORAGE est explique ala facon des
mythes: I'orage de mars est impute a un agent rationnel qui a une intention:
sc venger. On a done affaire a un recit etiologique qui explique pourquoi ici et
) On notera egalernent Ie pouvoir rnagique du jeune homme qui peut faire disparaitre le diable
et ses manifestations d'un simple signc tic croix.
49
\. Dans la langue originale, Ie danois, Ie jeu de mots n' a pas la rneme signification, rasoir
s'appliquant aune personne qui a rnauvaisc langue.
I" .uuinons plus attentivement ce court episode de la guerite et, plus precisement,
Ie., prcdicats qui sont affectes acet objet:
.lppalait doll; dunc intcntion (.. pour Sl' S;IIIWI). Dans lc parugruphc qui suit, lc
1IIIIlllilagl' des tronticrcs cntrc l'cvcncurcruicl cr lactionncl xc conlinnc, loragc
'.I'llIlIlant lui uussi ctrc dote diutcutions (voir ci-dcssous I'orage nc put lui
1 Illlecdn ccuc petite gucritc ):
(k) Dcvant la rnaisondu brave vicuxcapitaine des pompiers qui arrivait toujours
avec la derniere pompc, il y avait une guerite. Carage ne put lui conceder
ccttc petite guerite, elle fut arrachee de ses fixations et deroula dans la rue.
Et, bien curieusement, elle se redressa et resta devant la maison qu'habitait
Ie pauvre apprenti charpentier qui avait sauve trois vies humaines lors du
dernier incendie, Mais la guerite n'avait pas eu d'intentions particulieres,
ce faisant. (ibid.: 915)
I )alls la premiere proposition, la forme passive fut arrachee marque Ie fait que
III gucrite a subi la force du vent. Dans les propositions suivantes, en revanche, la
lormc active pourrait laisser entendre que, par la suite, la guerite a agi de facon
Ill'! ibcree. Or, il n' en est rien. Le narrateur le souligne: Mais la guerite n' avait
IIllS CU d' intention particuliere ce faisant, L' action ici est non intentionnelle. La
lin du texte decrit les divers deplacernents d'enseignes qui ont eu lieu:
(3d) L'enseigne du barbier, le grand plat de cuivre, fut arrachee et transportee
jusque dans l'enfoncement de la fenetre du conseiller ala Cour supreme ct
c'etaitpresque de la mechancete, dirent tous les voisins, careux et les amics
les plus intimes de sa femme I'appelaient Ie rasoir ]"]. Elle etait tellement
intelligente, elle en savait plus long sur les gens que les gens eux-rncmcs.
Une enseigne portant le dessind' unemorue sechee s' envolajusqu' au-dessus
de la porte au habitait un homme qui ecrivait dans un journal. C'etait une
lourde plaisanterie de lapart duvent d' arage :il ne serappelait probablement
pas qu'il ne faut absolument pas plaisanter avec un journaliste: il est roi de
son propre journal et de ses opinions.
Le coq de girauette vola sur Ie toit du voisin d'en face, et il y resta, c'etait
la plus noire des mechancetes, dirent les voisins.
Le fut du tonnelier fut accroche au-dessous de Parures pour dames,
forme passive
forme active
}
l'roposition 2: (elle) deroula dans la rue
l'roposition 3: elle se redressa
l'roposition 4: (elle) resta devant la maison
1"loposition 1 : elle fut arrachee de ses fixations
(3a) Dans les bans vieux jours, quand Grand-Perc etait un tout petit garcon qui
portait un pantalon rouge, une veste rouge, une echarpe autour de la taille
et une plume ala casquette, car c'est ainsi que, dans son enfance, les petits
garcons etaient habilles lorsqu'ils etaient dans leurs plus beaux atours, les
choses etaient bien differentes de maintenant. (Andersen, (1865) 1992:
913)
rnaintcnant, dans Ic monde reel, lc mois de mars pcut etrc changcant ct pourquoi
il peut y avoir de violents orages acette periode de I' annee, Lc conte se tcrrnine
dailleurs comme suit:
(2b) La legende dit encore que monsieur Mars a regrette sa vengeance. II a bien
encoredes accesdemauvaisehumeur,mais ilsnedurentqu 'une derni-joumee,
C' est pour cela que les gens disent dans cette region: Mars, gros Mars, le
matin c'est l'hiver, et l'apres-midi ... on verra! (ibid.)
Conte n 3: l'orege deplace les enseignes
Ce conte se situe dans un hors temps qui n' est pas vraiment le hors temps
canonique du Il etait une fois. II s'agit du temps de I'enfance du Grand-perc du
narrateur:
l.c narrateur explique qu'a cette epoque avaient souvent lieu des parades,
lors du changement de siege d'une corporation. Acette occasion, une fete etait
organisee et I' enseigne de ladite corporation etait deplacee en cortege jusqu' au
nouveau siege. Apres une longue description de ces festivites, Ie narrateur ra-
conte un fait etrange dont son grand-pere a ete temoin, enfant: un jour, Ie vent
de I' orage a deplace toutes les enseignes de la ville.
(3b) La premiere nuit qu'il fut arrive ala grande ville, il fit le temps Ie plus
effroyable dont on ait jamais parle dans les journaux. Un arage comme on
n'en connaissait pas de memoire d'homme. II y avait plein de tuiles volant
en l'air. De vieilles palissades se renversaient. II y eut meme une brouette
qui remonta la rue toute seule uniquement pour se sauver. L'air etait plein
de sifflements, de hurlements, de secousses, tellement la tempete etait epou-
vantable. L' eau des canaux passait par-dessus les parapets, elle ne savait plus
sa place. L'orage deferlait sur la ville et emportait les cheminees. Plus d'un
fier vieux clocher dut s'incliner et ne s'est jamais redresse, (ibid.: 915)
Dans ce paragraphe, l' orage est decrit comme un evenement meteorologique,
certes d'une violence exceptionnelle ( Ie temps le plus effroyable dont on ait
jamais parle dans les journaux et un orage comme on n' en connaissait pas de
memoire d'homme ), mais neanmoins normal du point de vue ontologique. Un
evenement bizarre vient cependant constituer un premier indice d'etrangete : la
brouette qui remonte la rue toute seule. Non seulement I'objet sanime, mais il
50
51
du restaurant accrochc ala porte dans un grand cadre lut pose par
I orage au-dessus de l'entree du theatre ou les gens n'allaient jamais,
f
azsazt.
une affiche ridicule: Potage au raifort et tete de chou farci.
Mais alors, II vint du monde !
La peau de renard du fourreur, qui est son honnete enseigne, alla s' accrocher
au de dujeune homme qui allait toujours au service religieux
du matm, avan I'air d'un parapluie retourne, s'efforcait d'atteindre la verite
et etait un exemple , disait sa tante.
Etablissemeru d'education superieure fut transportee au club
de billard, et I' etablissernent recut, pour sa part, I' enseigne: lei, on allaite
les en/ants biberon. 9a n'avait absolument rien de spirituel, c'etait
seulement desobligeant; mais c'etait l'orage qui avait fait cela et il n'y a
pas moyen de Ie gouverner.
Ce fut une epouvantable. Et Ie lendemain matin, pensez done, presque
enseIgnes de la ville avaient ete deplacees. [... ] (Andersen: 916,
Je souligne les commentaires sur les intentions de I'orage)
111111\ n' moudc cl'objcts qui s'uuimcnr. II- l'0ll dl' III glnllll't1e upparuit mcmc
I 1111 II Ill' doll; til' toux lcs attnluus 1I'1I1l1'Oq VIVlIlIl; " 1111 volu Sill' IL' toil du voisin
d I'll lan', l'I il Y restu . Cc qui vonluuu- 1'1l111'rpl\;lalioll de Cl'S dcplaccmcnts
cn tcrmcs dactions illll'llliollllelles,l'csl quil y a chaque fois une
"\llIlIaIIOIl morale de la part des habitant de la ville (voir Ics parties mises en
\' \ I' II 'lin' dans lc lexIe). Mechancctc , plaisantcric ou desobligeance , les
", 1111110., dl' I' oragc sont, ironiquernent sans doutc, evaluees negativement. Dans
\ \' \lIIItC d' Andersen, les frontieres entre I'evenernent et I'action sont totalement
111111111 lees, Sii' cvenernent natureI orage apparait comme une intervention vo-
IOllllllll' ct controlee, s'il ala propriete d'avoir des intentions, il n'est cependant
I'll', rk-crit comrne un etre anthropomorphise. Aucune faculte humaine ne lui est
11111 dllll;l'. Par exernple, il ne parle pas.
( 11/1/(' n4: la bataille des nuages
I: L'enseigne du barbier, le grand plat de cuivre, fut arrachee et transportee
[ ...]
2: Une enseigne portant Ie dessin d'une morue sechee s'envola [... ]
6: La peau de renard du fourreur, qui est Son honnete enseigne, alia s'accro-
cher [... ]
Dans cette derniere partie, I'orage est clairement dote d'intentions. II s'efforce
?e corrige,r une realite irnparfaite ou injuste. En affectant la bonne enseigne
a chacun II remet en quelque sorte de I' ordre dans Ie monde". On constate en
outre une certaine connivence entre I'orage justicier et les enseignes dont
sernblent participer activement au projet de I'orage. En effet, si
certaines enseignes subissent simplernent I' action de I' orage (voir les formes
vcrbales passives suivantes):
4: Le fflt du tonnelier fut accroche [... ]
5: Le menu du restaurant aceroche ala porte dans un grand cadre fut pose
par l' orage [ ... ]
7: L'inscription Etablissement d'education superieure fut transportee [... ]
les enseignes figurant des animaux s'animent et semblent se deplacer vo-
lontairement (VOIr les formes verbales actives):
III, I'cvcncrnent lui-meme est completement anthropomorphise. Les nuages
dccrits comme des agents dotes de proprietes humaines, s'adonnant ades
lhll VIll;s humaines: se promener, bavarder, jouer, se quereller, etc. Le conte
I III III 1Il'IICe ainsi:
(4a) Le vent emmenait un groupe de petits nuages en promenade. Les uns bavar-
daient, les autres jouaient au gendarme et au voleur, et en bas, sur la terre,
tout Ie monde les regardait passer en disant:
- Qu'ils sont mignons, ces petits nuages tout ronds !
Soudain, un eclat de voix retentit dans Ie ciel: c' etait Ie petit nuage gris et
Ie petit nuage rose qui se querellaient.
- Tu es pris, disait Ie petit nuage gris qui faisait Ie gendarme.
- Pas du tout, repondait Ie petit nuage rose qui faisait Ie voleur,
- Si, si !
Non, non!
- Voyons, voyons, disait Ie vent.
Les autres nuages sarreterent pour ecouter.
Et subitement il y eut bataille.
Le petit nuage gris se lanca sur Ie petit rose en criant:
- Tiens, voila pour toi, tricheur !
Le choc fit des etincelles, Un grand eclair apparut dans Ie ciel. D'autres
nuages accoururent et formerent Ie cercle autour des cornbattants, en se
pressant les uns contre les autres a tel point que bient6t Ie ciel devint tout
gris et que Ie soleil disparut.
Sur la terre, les gens Ieverent Ie nez, tendirent la main et dirent en hochant
la tete:
- Tiens, voila I'orage, il faut rentrer! [... 1(Bichonnier, 1983: 65-67)
I.orage eclate et toutes les phases du phenorncne metcorologique sont decrites
conune les phases d'une bataille entre agents dotes dintcntions. Tous les ele-
pour enfants de Tomi Ungerer(2000), unnuage decide lui aussi de corriger Ie
r:el e? se la,.ssant pleuvoir it verse pour cmpecher que les humains ne s'entretuent et pour
retablir la paix entre les peuples.
4.
52
53
mcnis naturcls sc montrcnt actits : lex nuagcs sc battcm tuudis que lc vent rente
de ramcner lc calrnc ct de disperser lcs combattants ct. ilia lin, quand lc calrne
est revenu, Ie soleil se depeche de briller pour reparcr lcs dcgflts. En somme,
dans ce conte, I'evenernent ORAGE a priori explicable par des causes (un conflit
entre forces electriques opposees) devient une action justifiable par des raisons
d'agir (un conflit entre des nuages totalement anthropomorphises). Enfin, tout
comme le texte (2) - Monsieur Mars - ce conte est un recit etiologique qui ex-
plique un phenomene naturel de facon mythique. La difference entre les deux
textes tient au fait que dans La bataille des nuages le monde reel apparait au
sein merne du recit fictionnel. Deux mondes se cotoient: Ie monde fictionnel
figure par ce qui se passe dans Ie ciel et le monde reel figure par ce qui se passe
sur la terre. En effet, Ie recit de la bataille entre les nuages est ponctue par les
evaluations des gens qui, sur terre, suivent l' evolution de I' orage avec inquietude
(<< Sur la terre, les gens leverent Ie nez, tendirent la main et dirent en hochant la
tete: - Tiens, voila I' orage, il faut rentrer ! ). En ce sens, les deux mondes sont
en contact. Notons encore que sur la terre, non seulement on observe ce qui se
passe Ia-haut , mais on tente de controler l' evenement:
(4b) Sur la terre, les gens etaient tres inquiets. Ils disaient:
- Tiens, voila I' orage, il va falloir tirer des fusees pour disperser les nuages
de grele,
En effet, de gros nuages jaunatres apparaissaient dans Ie lointain: attires par
Ie bruit, ils voulaient se meler aux autres nuages. [... J
C' est a ce moment que la premiere fusee eclata dans Ie ciel. Les nuages
sursauterent, Une deuxieme fusee arriva. Les nuages cornmencerent a se
separer et a fuir de tous cotes.
- L' orage s' eloigne, disaient les gens sur la terre, les fusees ont disperse la
grele, (ibid.: 67-69)
lei encore ce n'est pas la loi physique qui explique la dispersion des nuages
(I'effet mecanique des fusees), mais une raison psychologique: les nuages ont
ete effrayes par Ie bruit.
Au terme de l'analyse de ces quatre contes", on constate que si le monde reel et
le monde fictionnel ont effectivement un fonds commun de references, le conte,
en tant que recit fictionnel, se permet quelques libertes avec la stricte dichotomie
ontologique evenement vs action.
5. L'analyse de quatre contes seulement ne pretend pas couvrirtous les cas de figure possibles, elle
permet seulement de montrer qu'il y a bel et bien lin continuum entre les statuts d'evenement
et d'action.
54
'1. Les phenomenes naturels: dt, l'explication scientifi-
que ala comprehension mythiquc
I)alls lc rnondc reel, il semble qu'jl II'Y ail pas de confusion possible entre
lcvcncmcnt ct I' action. De route cvidcncc, lcs phenomenes naturels (la pluie,
lorage, la course des astrcs, lexeruptions volcuniques, les tremblements de terre,
I'll'.) sont passibles d'une explication scicntilique, verifiable en termes de lois et
.utucllernent, dans nos societes industrialisees pronant I'objectivite et la raison,
II Ill' nous viendrait plus a I'jdee d'attribuer l'origine d'un evenement meteorolo-
)'Iquea une instance divine ou surnaturelle. Toutefois, face a certains evenements
niarquants - soit par leur rarete, soit par l'ampleur de leurs effets -la rationalite
l.usse parfois place a des reactions etranges. C'est ce que releve le chroniqueur
1':1 icnne Barilier a propos de la fameuse eclipse totale du 11 aofrt 1999:
(5) Applaudir I'eclipse
Nous avons tous eu envie d'applaudir I'eclipse. Et beaucoup I'ont fait. Ils ont
battu des mains devant la nuit brusquement surgie, la fraicheur saisissante,
Ie silence des oiseaux, Ie drape noir des nuages. Comportement bizarre, tout
de meme : applaudir une eclipse, c' est -a-dire I' effet necessaire et mecanique
d'uneconjonctiond' astres, I' alignement ineluctable de deux boules de matiere,
ri'est-ce pas faire du Solei! et de la Lune des dieux bienveillants, leur rendre
graces comme s' ils avaient voulu se donner en spectacle, comme s' ils etaient
animes par la volonte precise et singuliere de nous emerveiller ? N'est-ce
pas etre aussi naif que nos ancetres presumes primitifs, qui voyaient dans
les eclipses l'effet de la volonte divine, et dans les astres, des personnes?
Pourtant les sociologues s'accordent a dire que l'explication scientifique
du phenomene, dans l'esprit de la majorite des gens, a decidement gagne,
et que Newton et Einstein ont vaincu Nostradamus. Mais alors comment
expliquer ces applaudissements? (Chronique d'Etienne Barilier, ecrivain,
L'Hebdo,19.08.99)
I':n s' etonnant que certains aient applaudi I' eclipse, Barilier met en concurrence
deux attitudes possibles, l'une, rationnelle et moderne, qui est dinterpreter le
phcnomene selon I' explication scientifique de I' effet necessaire et mecanique
dune conjonction d'astres et d'un alignement ineluctable de deux boules
de matiere, I' autre, naive et archaique, qui est de lire la realite comme un
mythe ou le soleil et la lune seraient des dieux bienveillants (... ) animes par
la volonte precise et singuliere de nous emerveiller . Cette deuxieme attitude
cst bien evidemment jugee bizarre dans une societe ou la rationalite semble
I'avoir definitivement emporte sur les interpretations surnaturelles. Comment
done expliquer ces applaudissements ? Dans La mythologie programmee, Perrot,
Rist et Sabelli (1992) emettent l'hypothese d'unc survivance de la pensee my-
Ihique: Et si les mythologies, que la pensec ordinairc rcduit a un ensemble de
fables antiques ou exotiques, continuaient dinforrncr lc quotidien des societes
55
modcrncs '! sc dcmandcnt-ils, On pcut supposcr en did que la reference ~ I
I' explication mythique, bien qu' actuellement massivement niee, reste neanmoins
sous-jacente, Face aI' exceptionneI d' une eclipse ou aI' inattendu d' une catastro-
phe naturelle, peut -etre avons-nous besoin, au-dela des explications scientifiques,
d'une interpretation plus magique. L'hypothese peut sembler audacieuse, mais
l'examen attentif des commentaires journalistiques apropos de phenomenes
meteorologiques spectaculaires et inhabituels met en evidence les nombreuses
references au divin, au surnaturel ou aune interpretation anthropomorphisante
des evenements, Prenons deux exemples, le premier concernant I' ouragan Lothar,
le second le cyclone Mitch.
Les 26 et 27 decembre 1999, un ouragan particulierement violent a devaste une
partie de l'Europe. De nombreux articles ont relate et explique le phenomene.
Dans l'article qui suit, Ie journaliste brosse le portrait d'un ouragan tres anthro-
pomorphise:
(6) Lothar a fait valser les eoliennes
Partout ou ses bourrasques ont deferle le 26 decembre, Lothar a seme la
desolation. II a falIu treize jours de travail acharne pour retablir, vendredi,
le trafic des Chemins de fer du lura entre La Chaux-de-Fonds et Glovelier.
Deux cents arbres entravaient la voie.
L' affreux Lothar s' est pourtant mue en prince charmant au-dessus de
Saint-Imier. Son tourbillon a entraine dans une valse folIe les eoliennes du
Mont-Crosin. Si les vieux arbres ont cede, les helices des quatre toupies
geantes, perchees au sommet de leurs mats de 45 metres, ont virevolte,
parfaitement al' aise dans des vents soufftant a180 kilometres heure. ElIes
ont approche la puissance ideale de 2440 kilowatts. Sur le coup de I heure
du matin, le 26 decembre, nous avons depasse 2300 kilowatts, un record,
se rejouit Martin Pfisterer, directeur de Invent SA qui exploite Ie site du
Mont-Crosin. [oo.J
Juvent, qui alimente 1300 clients, ne se plaindrait pas de voir deferler les petits
freres de Lothar pour faire valser les princesses du Mont-Crosin, dont le
nombre pourrait passer acinq, voire six, pour autant que la demande d'elec-
tricite d'origine eolienne continue de grimper. (Le Temps, 11.01.2000)
La personnification de l'ouragan et des eoliennes plonge le lecteur dans un veri-
table conte de fees. L' affreux Lothar, qui ad' abord serne la desolation sur son
passage, se mue en prince charmant au-dessus du Jura suisse, faisant valser
les eoliennes. De simples toupies geantes , celles-ci se transforment alors en
princesses pretes aaccueillir <des petits freres de Lothar , Des princes, des
princesses, une valse entrainante, tout concourt alire la realite comme un conte
merveilleux. Bien sur, nul n'est dupe! 11 ne s'agit que d'un artifice d'ecriture et
I'on sait parfaitement qu'un ouragan ne peut etre dote d'intention propre. Dans
I'exemple qui suit, en revanche, la non intentionnalite de I'element naturel-Ie
cyclone Mitch - est franchement mise en doute:
56
( I) I,t, Funlfnm' "',"l ('\lunulIl dUllS ln Iller des ( 'uru'llll'S
Lex vaisscaux fanl(\nll',s. u 1'( 1II II III' ncrr par lc t lollandais 1'1I/1I1/!. ccumcnt
lcs legelldcs marines. I)IIIIS IT l'OIlll'xll' luncstc, lc Fant/nnc avail Ull 110m
ires IOUI'd :1 porter,
l.c quatrc-rnats de In Illl'lres de longueur, construit en 1927 pour Ie due de
Westminster, rehabilitc en II)In, ctait un beau voilier de croisiere. Le 25
octobrc dernier, il a quiuc Ornoa, au Honduras, pour un voyage de sixjours.
L' arri vee du cyclone Mi /ch a interrompu la croisiere. Les 97 pas sagers, ainsi
que dix membres d'equipage, sont descendus aBelize. Le proprietaire du
voilier, une societe de Miami, a ordonne aI'equipage restant de se rendre
au plus vite en pleine mer, afin que le navire ne se drosse pas aIa cote. Le
capitaine britannique, age de 32 ans, et ses 30 marins carafbes ont obei.
Les previsions laissaient entrevoir une echappatoire : descendre au sud-est,
puis s'abriter derriere I'ile de Roatan, a40 km des cotes honduriennes. Les
previsions disaient que Mitch resterait au nord et que I'Ile reduirait sa force.
Le Fantome est arrive sur place le 27 octobre acinq heures du matin. Le
vent soufftait a100 km/h.
Aune heure de l'apres-midi, Mitch a soudain toume au sud-ouest. Un quart
d'heure plus tard, le capitaine March a decide de fuir al'est, vers une passe
proche de I'Ile de Guanaja. Mitch etait alors a70 km du Fantome. Le vent
soufftait a115 kmlh. Aquatre heures de I' apres-midi, sa vitesse etait de 160
kmlh. Le cyclone et le navire ont commence as'aligner sur la meme longi-
tude, 85,4 degres ouest. Voiles carguees, Ie Fantome a presente sa poupe au
monstre. En desespoir de cause. Aquatre heures trente, les liaisons radio
ont ete interrompues. Pendant les 30 heures suivantes, Mitch s' est dechaine,
avec des pointes de vent a290 kmlh. Le calme revenu, les secours ont juste
retrouve deux petits bateaux de sauvetage et sept gilets. Aterre, les experts
maritimes restent confondus par ce qui est arrive. Tout s'est passe comme
si Mitch avait litteralernent traque le Fantome dans Ie dedale des recifs. (Le
Temps, 17.11.98)
I)'l'ntrce, la realite et la fiction se melent avec l'allusion au mondc des lcgcn-
dl's . Apres une description factuelle des incidents du 25 octobrc, la journcc
du 27 est relatee comme une veritable poursuite entre Ie cyclone ct lc navire.
Iksignes I'un et I'autre par un nom qui les anthropomorphise, ils scmblcut sc
livrcr aune partie de cache-cache. Le Fantome tente desespererncnt de luir alors
qlll' Mitch, presente comme un monstre , semble changer volontuircmcnt de
"lip pour Ie rattraper. L'avis des experts acet egard est troublant. Aflinncr que
,,10111 s'est passe comme si Mitch avait litteralement traque le Fantome dans Ie
d(;tlale des recifs, c'est bien exprimer un doute quant ala non intentionnulitc
till cyclone.
l'lus rccemment,enjanvier2009, lenavigateur BernardStammrepondait ceci aun
jOllrnaliste qui I'interrogeait sur les tempetes lars de courses transatlantiques:
57
(X) On nc pcut jamais bien connuitrc lex tcmpercs. II s'agit Iii de phenomenes
d'unc puissance qu'on nc pcut imagincr si l'on u'cxt pas dcdans, Pour rcussir
anaviguer dans de telles conditions, il faut savoir etudier ces phenomenes
et preparer Ie bateau en consequence. De ce fait, quand on entre dans une
tempete, on n' est pas surpris, On est pret. On se sent pret, La nature est de
toute maniere plus forte, done si elle decide que ca ne passera pas, et bien
ca ne passera pas. Tout se joue dans la preparation physique, psychologique
et technique pour pouvoir se maitriser. Le reste, c'est la nature qui decide.
(Interview accordee au journal ECA infos, janvier 2009)
Une fois de plus, un phenomene naturel (1'evenement tempete ) est percu
comme etant finalement dote d'un pouvoir de decision (<<c'est la nature qui
decide ) et done d'une intention.
Tous ces exemples font emerger une interrogation. Est-ce que le fait meme de
savoir que les cyclones et les ouragans ne sont explicables que par les mouvements
ineluctables et aveugles de masses d'air sous l'effet d'une difference de pression
atmospherique n' est pas precisement une source d' angoisse? Peut-etre que Ie
plus effrayant pour l'homme c'est moins la violence des phenomenes naturels
que la prise de conscience que la nature est sans volonte, sans intention, sans
finalite, Dans son article Applaudir l'eclipse , Barilier va dans Ie merne sens.
II considere que si nous avons peur, ce n' est pas en depit de la science, mais a
cause d' elle, et des explications qu' elle nous impose :
(5 ') Car Ie terrible, c 'est precisement que I'eclipse n'est pas le fruit d'une volonte
divine (Iaquelle, apres tout, n'est qu'une volonte humaine magnifiee ; ace
titre, elle nous reste fratemelle), mais la sombre et fuyante consequence,
sur notre globe, de mouvements implacables et aveugles, accomplis par des
spheres sans musique, dans des espaces finis mais insondables. (L' Hebda,
19.08.99)
En somme, Ieprecede rneme d' objectivation de I' explication scientifique rendrait
cette derniere plus intolerable encore que les phenomenes incrimines.
Poursuivons la reflex ion en examinant quelques commentaires journalistiques
autour des inondations meurtrieres de l'automne 2000 dans les Alpes suisses.
Les 16 et 17 octobre 2000, des pluies diluviennes s'abattent sur le canton du
Valais provoquant un peu partout des coulees de boue, des eboulements de pierres
et, surtout, le debordement du Rhone. Diverses explications scientifiques sont
avancees. Tout d' abord un concours de circonstances exceptionnel :
(9) Une conjonction meteorologique exceptionnelle est it I'origine des
perturbations
L'effet de barrage. Une depression centree sur la Mediterranee a domine
tout au long de la semaine. Par effet de barrage, les nuages et la pluie se
sont accroches sur les vcrsants sud des Alpes. La situation est devenue
58
critique duns lc l luut Vnllll' IlIlsqll\' Il'S rourants d'ultitudc xc sout oricntcx
all slid vxl , car lex pIllS hnllin 1IIIIIIIal',lIl'S de la region xc situcnt au nord-est
de la regioll, ulors que Il'S 1IIIIIIIal'.lIl'S sonl moins clcvccs au sud-est, cc qui
crcc unc cage sur lc l luut Vnluix, 011 lcs nuagcs ct lex pluics scngouffrent
ct rcstcnt stutionnaircx.
L'arrivee d'air doux ell altitude. En meme temps, la temperature s'est
rcchauffee. La limite des chutes de neige est montee de 1500 metres, mardi,
a3000 metres samedi. La neige tombee en debut de semaine a done fondu
rapidement et s' est ajoutee aux fortes pluies, provoquant la crue des rivieres,
L'air plus chaud contenant de la vapeur d'eau, les precipitations sont aussi
plus abondantes.
Perturbation stationnaire. La perturbation arrivee mercredi sur la Suisse
est restee stationnaire pendant quatre jours. Elle est restee parallele au fort
vent d'altitude (jet-stream): Ia Suisse a done pris la perturbation dans le sens
de la longueur. (Le Temps, 16.10.2000)
( 'l'1 article a une visee explicative manifeste. II repond a la question que tout le
moudc s'est pose durant ces jours de fortes intemperies: Pourquoi ces pertur-
luuions 'l, La cause apparait dans le titre deja: une conjonction meteorolo-
VIlI"C exceptionnelle . Trois evenements meteorologiques concourent a cette
vuuation exceptionnelle: l'effet de barrage, l'arrivee d'air doux en altitude et
III stabilisation de la perturbation durant quatre jours. Dans ce texte explicatif
rxcmplaire, chaque cause est decrite minutieusement et la nature rationnelle
Ill' I'explication est soulignee, soit par un connecteur argumentatif - CAR, DONC
, soit par un syntagme verbal indiquant une relation de causalite : est a I' ori-
giliC de, ce qui cree , provoquant. Outre cette situation meteorologique
pnrticuliere dans les Alpes valaisannes, les scientifiques mettent egalement en
ruusc Ie rechauffement de la planete, lui-meme du a la propagation des gaz a
did de serre, dans Ie phenornene des pluies diluviennes. Des climatologues
Ill' Ilambourg rendent compte a ce propos d'un modele qu'ils ont etabli et qui
lklllontre un lien de causalite incontestable entre Ie rechauffement climatique
l'l ks precipitations. Un chercheur de l'Institut de recherche en climatologie de
l'Iicole polytechnique de Zurich affirme la meme chose et predit rnerne - selon
b regions - entre 20 et 40% d'augmentation des pluies intensives d'ici la fin
1111 XXIesiecle, sous l'effet de I'elevation des temperatures. Dans les journaux,
l'l' lien de causalite est abondamment discute :
(10) Les pluies diluviennes resultent-elles de I'effet de serre? Un chaud
debat
CLIMAT. La hausse de la temperature pourrait expliquer les recentes
catastrophes.
Apres une annee marquee par les intemperies (ouraganLothar), une decennie
marquee par les inondations (Brigue), certains mettent en accusation I' effet
59
de xcrrc. i\illsi lcs cvcncmcnts de ccx demu-rs juurs SI'1II11'1I1 III'S a dcs 1110-
dilicauons mctcornlopiques mondialcs. 1,.. 1
Les pluies en hausse
Peut-on faire Ie lien entre les recentes precipitations et Ie rcchauffernent
de l'atmosphere ? Martin Beniston, directeur de l'Institut de geographic a
I' Universite de Fribourg, Iepense. La chaleur favorise les pluies , explique
Ie professeur. Or, dans Ie Haut- Valais et Ie sud des Alpes, on observe juste-
ment depuis vingt avingt-cinq ans une augmentation des precipitations.
Curieusement, il semble meme que Ie rechauffement soit plus prononce en
altitude qu'en plaine. Dans la region des 3000 metres, la temperature a
merne augmente de deux degres en un siecle, contre un degre en moyenne
dans Iemonde, lance-t-il. Cela semble peu, mais c' est enorme : une variation
de la temperature de 5 degres entraine Ie passage d'une ere interglaciaire a
une periode glaciaire. D'autre part, les consequences de ces modifications
sont considerables dans les regions de haute montagne, Elles entrainent
notamment Ie degel des sols jusqu' ici geles en permanence et par conse-
quent des chutes de pierres et des eboulernents , ecrit l'Office federal de
I' environnement dans un texte consacre aux repercussions des changements
climatiques en Suisse.
Un thermometre variable
Cette fameuse augmentation de la temperature terrestre pourrait-elle etre
naturelle? Apres tout, les variations de temperature sont la norme, II y
a cinq mille ans par exemple, I' Arctique etait plus chaud de trois degres
ljU 'aujourd'hui. En outre, Ie xx
e
siecle a ete inegal: les quarante premieres
annees ont ete chaudes, les trente suivantes froides, les trente dernieres a
nouveau chaudes. Or, ces variations naturelles sont liees ades modifications
de I' orbite terrestre ou aI' augmentation des gaz aeffet de serre. Mais depuis
Ie XIX
e
siecle, on sait bien que la revolution industrielle et I' exploitation des
carburants fossiles ont contribue aproduire ces gaz en quantite. (Tribune de
Geneve, 17.10.2000)
Tout comme I'exemple (9), cet article a une visee explicative. Adoptant ici un
point de vue plus global, le joumaliste tente d' expliquer les recentes catastrophes
naturelles en se faisant le porte-parole de plusieurs sources: certains , Martin
Beniston, directeur de l'Institut de geographic a l'Universite de Fribourg et
I'Office federal de I' environnement . Le but etant de faire connaitre la cause
des internperies, le texte comporte une grande quantite d'unites linguistiques
marquant une relation de causalite : les termes consequences, repercussions ,
par consequent et les syntagmes verbaux suivants: resulter de , expli-
quer, rnettre en accusation, etre lie a, faire Ie lien entre, favoriser ,
entrainer , contribuer a , Dans les deux premiers paragraphes, toutes les
structures predicatives ont pour fonction de mettre en relation des causes (notees
ci-dessous en petites capitales) et leurs effets (en italiques):
60
1,1',\ plui: diluvirnnrs n'slIlh'lIl l'llt-... til'l "'1'1'1'11 II' SI'I<I<I' '!
1,1\ 1I1\llSSI- 1>1- 11\ Tl'Ml'l'lll\lllll1 pOllllaill',\pliqut:r II',\' rcccntcs catastrophes.
i\ pres unc anncc marq Ul'l' par !I',\' i II/t '1I1/II;ril',\' (ouragan Lothar}, une decennie
marquee par II',\' inondations (nriguI' i. certains mettent en accusation L'EFFET
1>1- SI':RRE.
Ainsi II'S evenements de res dcrniers jours seraient lies a DES MODIFICATIONS
M(rr(,OROLOGIQUES MONDIALES.
l'cut-on faire le lien entre iI'S recentes precipitations et LE RECHAUFFEMENT
III' L' ATMOSPHERE?
LI\ CHALEUR favorise II'S pluies.
( )11 notera que le joumaliste ne prend pas personnellement part au debat. II adopte
uuc posture objective en proposant des informations qu'il cite explicitement
;.( >111 me des propos rapportes ( explique le professeur ou ecrit I'Office federal
til' I'cnvironnement ) ou qu'il exprime au conditionnel (<<pourrait expliquer
(HI seraient lies ). Ce precede d' objectivation est propre a toute strategic
explicative: Expliquer exige une prise de distance du locuteur, une sorte de
tIl-centration par rapport aux valeurs, un refus des investissements subjectifs
(Borel, 1981: 24).
I)ans Ies trois premiers paragraphes, c'est Ie rechauffement de l'atmosphere qui
upparait comme cause des internperies, Ce n'est que dans le demier paragraphe
que se pose la question de la cause de cette variation de temperature ( Cette
larneuse augmentation de la temperature terrestre pourrait-elle etre naturelle ?),
I':n remontant la chaine causale, on arri ve a deux causes naturelles possibles: une
modification de I'orbite terrestre et l'augmentation des gaz a effet de serre. Si
lon remonte encore d'un cran la chaine, on aboutit en fin de compte aux activi-
Il:s humaines avec l'utilisation par I'homme des combustibles fossiles. On peut
schcmatiser comme suit la chaine causale des catastrophes naturelles :
ffct = Cause naturelle = Cause naturelle = Cause non naturelle
1'1(liES DILUVIENNES REUiAUFFFMENT DE MODIFICATION ORBITE TERRESTRE UTILISATION
IN I FMPERIES L'ATMOSPHERE AUGMENTATION GAZAEFFET DESERRE DECOMBUSTIBLES
INUNDATIONS, FTC. FOSSILES
La recherche systematique des causes montre qu' en fin de compte la cause
dcclenchante n'est pas un phenomene naturel mais I'intervention de I'homme.
( 'clui-ci seraitdonc Ieprincipal responsablc des catastrophes naturelles. Cette idee
cvoquee a plusieurs reprises dans les journaux aprcs Ics intcmperies d' octobre-
L'homme est en grande partie responsable du rcchauffcmcnt climatique titre
61
lc journal Cooperation du 25 octubrc 2()O() va xc voir dctiuiuvcmcnt coulinucc
quelques mois plus turd dans lex nombrcux articles l'onsancs all rcchaulfcmcnt
de la planete :
Capricieuse, mechante, intelligente ou traitre, la nature est assimilee aune per-
sonne. Dotee de telles qualites humaines, elle ne peut reagir que comme un
agent humain: La nature, on ne peut pas la bloquer. C' est rassurant de savoir
que c' est elle qui decide et pas I'homme affirme par exemple un agriculteur
sicilien apropos de l'eruption de l'Etna en aout 2001. Parallelernent acette
agentivisation de la nature, on observe que la responsabilite des catastrophes
(11) En 1995, les experts des Nations unies concluaicnt que les activites humai-
nes influencaient Ieclimat et risquaient de provoquer, scion les scenarios de
developpement de la societe, un rechauffernent des temperatures moyennes
ala surface de la Terre entre 1,5 et 3,5 degres d'ici a2100. [... ] La question
de la responsabilite humaine, discutee entre toutes, recoit done une reponse
nette. Pour les scientifiques, il est de plus en plus improbable que I'hornme
soit etranger aux changements actuels. (Le Temps, 17.01.01)
On fera l'hypothese suivante. Si I'homme est effectivement responsable des
modifications climatiques, done des catastrophes ecologiques qui en decoulent
(pluies, internperies, inondations, avalanches), il parait assez naturel qu'il per-
coive ces dernieres non plus comme un simple effet mecanique, mais comme une
reaction anthropomorphe, une vengeance en quelque sorte. Ce d' autant plus qu 'il
est egalernent responsable de certaines constructions - barrages et endiguements,
par exemple - qui sou vent viennent encore aggraver la situation. En somme, la
nature punirait I'homme des dommages quil Iui fait subir. Ce sentiment que la
nature se venge ou se fache, tout irrationnel qu'il paraisse, ressurgit systemati-
qucrncnt achaque catastrophe naturelle. Voyons quelques exemples tires de la
prcssc romande apropos de differentes catastrophes ou l'on voit aquel point la
nature cst personnifiee :
" Mythologie , le mot est lache. La remotivation des evenements naturels a
priori depourvus de toute intention a bien avoir avec Ie mythe. Si, en principc,
.(partout ou la science projette sa lumiere, le mythe cede le pas aI' explication
rationnelle des phenomenes (Dictionnaire historique, thematique et technique
des litteratures, p. 782), force est de constater la resurgence de croyances ances-
trales. Comment I'expliquer?
I.cs ethnologues nous rappellent que dans les regions de montagne, par exem-
pic, la catastrophe hante la memoire et l'imaginaire populaires: On en trouve
des echos dans la religion et dans les traditions: il existe par exemple de nom-
hrcux mythes sur les eboulements ou les torrents de boue. La montagne elle-
merne serait nee d'une telle catastrophe (interview de l'ethnologue Bernard
( 'rettaz : 21 oct. 2000). Une autre ethnologue, Yvonne Preiswerk, va dans le merne
1\ la suite des intemperies des 16 et 17 oetobre 2000, la redactrice en chef de
l .'Hebda cite dans son editorial les propos de ceux qui ont mis la responsabilite
lie Dieu en cause:
(13) La faute a Dieu, carrement. C'est lui qui a gicle I'eau, erode les montagnes,
provoque deluges et eboulements, Les journaux zurichois Ie disent, comrne
une verite banale, comme un fait etabli, comme on annonce une chute bour-
siere : Dieu a abandonne Ie Valais. Dont acte. (L'Hebdo, 19.10.2000)
Si Ie ton est certes ironique, il n'en reste pas moins que de nombreux com-
mcntaires ont evoque la vengeance de Dieu ou de la montagne. La journaliste
l'cxplique comme suit:
(14) Pour [que la nation] en vienne si facilement aevoquer Dieu, il faut qu'elle
projettedavantage la-dessus : qu' elle quete unsens. Qu' 1.'111.' essaie de combier
tout ce qui manque aun urbanisme monte trop vite en graine. La mythologie,
Ie sens de I'histoire, et I'imprevisibilite de la mort. (L'Hebdo, 19.10.2000)
n.uurcllcs est auxxi souvcul impllh'\' fl 1)1\'11 (\. 1111 II' I'IIS lOIS dcx inondations
dans les Alpes valaisunncs. AiIlSI,I) 1111111110 on u pu cuu-udrc : Dicu s'cn prend
;IIIX Valaisans, ulors qu'uu sail i\ q1l1'11'011l1 lis s01l1 atlal'lll;s ilia religion . Dans
{,I' Tempdu 1Xoctobrc 2000, k ,'111'1' dl' deux villages sinistrcs alfirme que per-
xonnc n'est revolte contre Dicu , l'(' qui esl encore un signe que Dieu pourrait
1"11'1.' considcrc comme rcspousuhlc. I ,ors des avalanches rneurtrieres de fevrier
1)1), toujours en Valais, de nombrcux habitants ont reellernent envisage que Dieu
II' ctait pas etranger ala catastrophe:
(12) Pour les habitants de la vallee, tout eela n' a pas pu arriver par hasard. C' est
surnaturel, c' est surnaturel repeteinlassablement unjeune Evolenard attable
au bar, les yeux mi-clos, devant son enieme verre de biere, Vous verrez,
dimanche, l'eglise sera pleine ; chacun croit maintenant voir un signe dans
Ie drame qui vient de se derouler, comme une mise en garde divine, dit
une dame avoix basse, non loin de lui. tL'Illustre, 3.03.99)
Cette annee, la nature nous fait un nouveau caprice. (L'Hebdo, 25.02.99)
La montagne est mechante, Ramuz Ie savait. (F. Reusser, cineaste, L' Hebdo,
25.02.99)
II faut s'incliner devant la nature. Elle est intelligente et nous ne l'ecoutons
pas assez. (Le Temps, 18.01.2000)
Qu'avons-nous fait a la nature pour qu'elle se venge ainsi? (Le Temps,
16.10.2000)
La montagne a frappe en traitre, par-derriere. (Le Temps, 16.10.2000)
La montagne est une figure blessee, qui se venge et qui ecrase, (L'Hebdo,
19.10.2000)
La montagne se fache sou vent, mais au fond, elle est bonne fille. (Le Temps,
4.08.01)
62
63
S ~ I I S : Jusqu' au dcluu du sicc lc, la montagne elail Pl'I\,Ul' IIVl'(' unc n-l igiositc
paicnnc : 011 la craignait, avec toutc unc mythologic de Il'lTl'UI'. ( 'cln a loujours
ete I' habitat de tous les diablcs, de toutes les vouivrcs, de lous lex malins ... La
catastrophe, c' etait la vengeance des dieux (interview du 25 fevrier 1999).
Ainsi, il n'y a pas si Iongtemps, personne ne doutait que les montagnes puissent
avoir des reactions proprement humaines. Notons que cette idee n'etait pas le
fait de populations primitives et animistes. Des chretiens cultives ont pu parler
des montagnes comme des etres humains. Partout ou il y a des montagnes, les
humains les ont peuplees de creatures mythiques :
(15) Les phenomenes naturels qui paraissaient etranges ou sinistres aux habitants
des montagnes etaient attribues a Belzebuth. En cas de grele ou de tempete,
lorsque le betail tombait malade, que le fromage se gatait ou que tout autre
malheur frappait, les bergers en faisaient porter la responsabilite au diable.
(Schnieper, 2000: 14)
En Suisse, au Moyen Age, Ie Pilate - massif montagneux situe au centre du pays
- passait pour etre la residence d'un dragon dont les sautes d'humeur declen-
chaient orages, ternpetes, avalanches ou grele. C'est pourquoi jusqu'en 1585,
date alaquelle un pretre mit fin ala superstition en se rendant lui-meme sur les
licux, il etait strictement interdit, sous peine de graves chatiments, de monter
sur Ie Pilate sans autorisation du Conseil. Plus pres de nous, on a pu observer
des manifestations de ces peurs ancestrales, par exemple, chez ces vieux qui
marrnonnaient, au sortir de la guerre, que le jour au les routes atteindraient le
sommet des montagnes, ce serait le debut de la fin du monde (L' Hebda, 19
oct. 2000). En somme, achaque fois qu'une catastrophe naturelle advient en
montagne, il y a des voix pour affirmer que la montagne se rappelle anous en
reagissant aux torts qu' on lui fait subir:
(16) Routes, tunnels, barrages, stations, superstations: le Valais changeait de
visage, il scintillait de tous ses equipements et defiait ouvertement la nature.
Les Alpes etaient conquises, presque pacifiees,
Et puis, depuis quelques annees, voila que tout s' accelere : Loeche engloutie
par les eaux en 96, Evolene et Arolla coupees par les avalanches trois ans
plus tard, et maintenant des eboulernents qui ravagent la moitie du pays, des
pluies torrentielles qui menacent une plaine que l'on croyait plus ou moins
preservee. La montagne se rappelle au souvenir des vivants. (L'Hebdo,
19.10.2000)
Si l'on ne peut pas totalement renoncer aI'interpretation mythique, c'est peut-
etre parce qu' en fin de compte le mythe n' a rien perdu de sa fonction liberatrice.
En justifiant les catastrophes, il dissout provisoirement - de facon fictive certes
-l'angoisse existentielle de l'hornme,
64
II est cornrnunernent admis qu'un ('v('nl'llll'nl est un phonornene dynamique qui
simplement advient, sans qu'on puiss lui imputer ni motif, ni intention.
Dans Iemondefictionnel des contes, I'evenernent peutcependant 5' aventurer hors de
sa categorie ontologiqueet se voir dotedevolonteetd'intentions.C'estainsique,sous
laplumed'Andersen, unorage deplace volontairement des enseignes afinderemettre
de I'ordre dans un mondejuge imparfait. Parfois merne, l'evenernent est anthropo-
rnorphise, II est alorsdecrit comme un etrepourvu de facultes humaines (la parole
par exemple) et s'adonnant it des activites reservees d'ordinaire aux humains.
Le plus etrange est de constater que, meme dans notre monde reel et rationnel,
certains phenomenes naturels marquants sont expliques non pas seulement de
rnaniere scientifique, mais en recourant parfois aune pensee mythique. Face aun
evenernent naturel rare (une eclipse) au inattendu (un ouragan), on constate ainsi
que lesexplications rationnelles peuvent etreaccompagnees de croyances irration-
nelles, voiresurnaturelles. {( La nature se venge entend-on souvent ala suite d'une
catastrophe naturelle.
Dettwiler, A. et Karakash, C.(eds), Mythe&Science, Lausanne, Presses polytechniques
et universitaires romandes, 2003.
Schnitzer, L., Le"merveilleux" du conteet Iequotidien, Le Renouveau du conte,
Calame-Griaule, Paris, CNRS, 1991, pp.227-229.
Perrot, M.-D., Rist, G. et Sabelli, F., La Mythologie progremmee, Paris, PUF, 1992.
65
fJEUXIEME PARTIE
Narratologie
Chapitre 3
,
LA NARRATIVITE
1 Diversite des approches
2 Une definition... quand meme i
3 Le recit minimal
4 L'ampl ification narrative: Ie cas du recit pictural
Si l' intrigue litteraire n' a cesse d' etre theorisee, d' Aristote anos jours, le concept
mcme de narrativite n'a vraiment emerge en tant qu'objet de recherche auto-
nome qu'a partir des annees 1960, avec le structuralisme francais. C'est dans ce
cadre theorique que I'on a commence as'interesser aux recits non litteraires et
non fictionnels, ce qui a debouche sur Ie constat de I'infinie variete des formes
narratives:
C'est d'abord une variete prodigieuse de genres, eux-rnemes distribues entre des
substances differentes, comme si toute matiere etait bonne a l'homme pour lui
confier ses recits : Ie recit peut etre supporte par le langage articule, oral ou ecrit,
par I'image, fixe ou mobile, par le geste et par Ie melange ordonne de toutes ces
substances; il est present dans le mythe, la legende, la fable, Ie conte, la nouvelle,
I'epopee, l'histoire, la tragedie, Ie drarne, la comedic, la pantomime, Ie tableau
peint (que I'on pense ala Sainte-Ursule de Carpaccio), Ie vitrail, Ie cinema, les
comics, le fait divers, la conversation. (Barthes, (1966) 1981: 7)
l.c narratif est omnipresent dans toutes les cultures et les formes semiotiques
qu'il peut prendre sont nombreuses (tcxtc, pcinturc, bandc dcssinee, cinema,
theatre). Merrie lorsqu'on se limite au strict mode scmiotiquc verbal, on constate
69
que sont dcsigncl's commc cc narrativcx ou conuuc 1"(;l'Ils" Ill'S mnuilcxtutiuns
textuellcs trcs contrastccs :
Le discours magique est une sous-espece du discours narrarit, la lormulc magique
est un micro-recit.
[... ] un autre exemple de recit imperatif nous est donne par les recettes de
cuisine. (Todorov, 1978: 252-253)
Les ouvrages historiques ressemblent aux romans dans la mesure ou ils sont tous
les deux des recits. (Rigney, 1988: 267)
Rares sont les genre de discours qui [n']exigent pas [lerecit], La parole quotidienne,
tout particulierement, implique constamment Ie recit: evoquer des souvenirs,
rediger un compte rendu ou un rapport, c'est raconter. (Combe, 1989: 21)
La relation de voyage authentique propose, des Ie milieu du XVIIe siecle, une
description methodique de I' ailleurs, seul et unique objectifqui justifie pleinement
I'utilite de raconter Ie recit d'un voyage. (Linon, 1990: 185)
Dans Iejournal, il n'y a pas que l'histoire fictive du feuilleton a etre redigee comme
un recit, en suivant les normes d'une certaine dramaturgie. Dans chaque numero
d'un organe de presse, tout - ou presque - repond aux memes lois narratives.
De la meteo aux necrologies en passant par les petites annonces et, evidernment,
l'cnscrnble du redactionnel c1assique. (Antoine et al., 1996: 19)
En dcpit de leurs differences manifestes, formules magiques, recettes de cuisine,
ouvragcs historiques, romans, comptes rendus, rapports, relations de voyage,
bulletins meteo, necrologies ou petites annonces sont spontanernent categorises
comme narratifs. Designer ces diverses formes comme des recits , c' est postuler
qu'elles appartiennent aune merne famille de textes, done qu'elles possedent
un certain nombre de proprietes communes: ou bien Ie recit est un simple
radotage d'evenements ( ... ), ou bien il possede en commun avec d'autres recits
une structure accessible aI'analyse (Barthes, 1966: 8). Or, s'il existe proba-
blement une competence discursive generale permettant achacun de distinguer
intuitivement - et tres globalement - un recit d'un non-recit, les recherches en
narratologie montrent qu'il n'y a pas, aI'heure actuelle, de definition univoque
des concepts de narrativite ou de recit. Dans un recent article, David Rudrum
va merne jusqu'a affirmer I'impossibilite de definir la narrativite :
We all know what a narrative is: we all recognise one when we see one. But when
we try to commit our knowledge to paper, it inevitably turns out that for every
generalisation there is an exception, for every taxonomy there is a misfit, and for
every definition there is always room for further definition, as extraneous elements
creep into our classifications. (Rudrum, 2006: 197)
70
lucc i\ cc constat, lobjcctif Ill' 1'1' 1'11111'111'1' 1".1 1111'h' TIIlII cl'ubonl, il s'agira de
tracer 1111 brei' historiquc dlll'olll'I'1'1 1I1l'1I11' d(' " 1'('1'11 "I, dl' ( icncttc if la narrato-
logic anglo-suxonnc actuclk-. I':IlslIlll', Oil 1('IIII'ra dl' proposer unc definition de
101 narrativitc en sclcctiounaut 1'1 1'01111111'1110111\ quclqucs-uncs de ses regularites
scmantiqucs generales. l-utin.nn Ill-haltra de quelques questions narratologiques
majcures: Ie problcmc de l'unitc minimalc du rccit, Ie cas du recit pictural et la
question de l'existencc de marques linguistiques propres ala narrativite.
1 Diversite des approches
I"adifficulte aproposer une description homogene et rigoureuse, en merne temps
qu'exhaustive, des possibles narratifs tient principalement au fait que, selon les
auteurs, les etiquettes recit , narratif , narration ou narrativite renvoient
il des parametres de la textualite ou de la discursivite differents. Un bref regard
historique montre que l'on s'est generalement fonde sur I'un des deux criteres
suivants pour definir Ie narratif: Ie mode d'enonciation ou le contenu. La prise
en consideration du mode d' enonciation remonte aI' Antiquite, ou il etait d'usage
de distinguer deux modes de representations de I' action: le narratif - propre a
l'epopee - dans lequel l'action est rapportee par un narrateur et Ie dramatique
- propre ala tragedie et ala comedie - dans lequel l' action est montree par des
acteurs parIant et agissant. Cette distinction est reprise par certains narratologues
contemporains. Genette, par exemple, affirme que la seule specificite du narratif
reside dans son mode, et non dans son contenu :
En fait il n'y a pas de contenus narratifs: il y a des enchainements d'actions ou
d' evenernents susceptibles de n' importe quel mode de representation [.,,] aussi
plaiderais-je volontiers (quoique sans illusions) pour un emploi strict, c'est-a-dire
refere au mode, non seulement du terme (technique) narratologie, mais aussi des
mots recit ou narratif, dont I'usage courant etait jusqu'ici plutot raisonnable, et
qui se voient depuis quelque temps menaces d'inflation. (Genette, 1983: 12-13)
Different est le point de vue de Ricceur qui choisit de se situer en amont de
cette distinction entre mode narratif et mode dramatique pour n'envisager que
1' objet (ou contenu) :
I. Dansce chapitre ou il est fait reference adifferentes theories narratologiques, on utiliseraIe
termede recit dans sonsensIe plus large, englobant tout ce qui a trait au narratifou ala
narrativite, Selonlesepoques et lestheories, eneffet,lcsouvrages delitterature, derhetorique,
de poetique, de linguistique oud'analysedes discours dclinisscnt des categories indifferem-
ment nornmees: Narration, Genre narrati]. Discours narrati]. Tcxt narratif ou Recit. Par
la suite, au chapitre 4, on reservera Ieterme rccit pourdesigner un mode de composition
narratifspecifique (voir aussi Revaz 1997).
71
par cxcrnplc visualiser !l's dlllllll'S ll'sl'('l'Ids quc rccouvrc l 'cuqucttc I{L('IT pour
( icucttc ct Ricu-ur:
[Ccuc distinction] va il l'cncontrc de noire dcsscin dl' ('ollslIkrl'l 1(' rccit cornmc
le genre commun ct l'cpopcc cnmrnc unc cspcce narrative. I,L' /-'.L'llre, ici, ccst
I'imitation au la representation de I'action dont le rccit ct lcdramc sonl des cspeccs
coordonnees. Quelle contrainte exige de les opposer? II est d' abord rernarquable
que ce n'est pas une contrainte qui partage les objets, le quoi de la represen-
tation, mais son comment, son mode. [... ] Voila done une distinction prise de
I'attitude du poete a I'egard de ses personnages (c'est en eela qu'elle constitue un
mode de representation) ; ou bien le poete parle directement: alors il raconte
ce que ses personnages font; ou bien illeur donne la parole et parle indirectement
a travers eux: alors ce sont eux qui font Ie drame [... ].
La distinction nous interdit-elle de reunir epopee et drame sous Ie titre de recit ?
Nullement. D' abord, nous ne caracteriserons pas Ie recit par le mode, c' est-
a-dire I' altitude de I' auteur, mais par I' objet, puisque nous appelons recit tres
exactement ce qu'Aristote appelle muthos, c'est-a-dire I'agencement des faits.
(Ricoeur, 1983: 61-62)
Tableau :1,1 : 1.1 notion de recit chez Genette
ModI'
Contenu
Representation d' actions
ou d'evenernents
Representation d' etats
dramatique
.1, II s'agit de l'histoire au sens de Genette, c'cst-a-dirc du "sil!,nilil' ou contcnu narratif.
lr'autres travaux, attentifs au contenu, ont egalement contribue aux developpe-
ments modernes de la narratologie et ont donne lieu ad'autres definitions. C'est
Ie cas de I' etude du conte merveilleux menee par Propp dans les annees 1920 et
qui porte sur I' histoire' independamment de la facon dont celle-ci est racontee.
I)' un conte aI' autre, des constantes sont observees dans les personnages ainsi
que dans leurs actions. Merne si Propp ne visait qu'a decrire la morphologie
d' un genre particulier (Ie conte merveilleux russe), son modele - une grammaire
tormelle du conte qui regroupe sept grands types de personnages et trente et
une fonctions - a ete repris et affine par Bremond, Todorov et Greimas, qui ont
generalise sa portee al' ensemble des genres narratifs.
Dans Nouveau discours du recit, Genette (1983) conelut des differentes appro-
ches existantes qu'il y a place pour deux narratologies: I'une thernatique, au
sens large (analyse de l'histoire ou des contenus narratifs), I'autre formelle, ou
plutot modale: analyse du recit comme mode de representation des histoires,
oppose aux modes non narratifs comme Ie dramatiquc, et sans doute quelques
autres hors-litterature (p.12).
Tableau 3.2: la notion de recit chez Ricreur
dramatique narratif
Mode
2. Si, en IYX3, Genette distingue la narration en tant qu'acte de production du discours nar-
ratif et lc recit en tant que produit, ces deux termes sont souvent utilises pour designer,
indiffcrcmmcnt, Ie seul produit.
Cette distinction thematique entre deux types de representation ne remet pas en
cause la definition modale du recit de Genette. Pour lui, il ne s'agit que d'une
sons-categorisation interne:
La description ne se distingue pas assez nettement de la narration, ni par l'auto-
nomie de ses fins, ni par l'originalite de ses moyens, pour qu'il soit necessaire
de rompre l'unite narrativo-descriptive (a dominante narrative) que Platon et
Aristote ont nommee recit. Si la description marque une frontiere du recit, c'est
bien une frontiere interieure, et somme toute assez indecise: on englobera done
sans dommage, dans la notion de recit, toutes les formes de la representation [.. ,].
(Genelte, 1969: 60-61)
On constate que Ricceur situe la narrativite aun niveau plus englobant que Ge-
nette. Pour lui, Ie recit comprend toute manifestation textuelle representant des
actions, quel que soit son mode de representation. En ce sens, recit devient
Ieterme federateur, L'attention portee au contenu a donne lieu ad'autres defini-
tions. Elle a permis d'abord de fonder I'opposition, desormais classique, entre
la narration' et la description:
Tout recit comporte en effet, quoique intimement melees et en proportions tres
variables, d'une part des representations d'actions et d'evenements, qui consti-
tuent la narration proprement dite, et d'autre part des representations d'objets ou
de personnages, qui sont le fait de ce qu'on nomme aujourd'hui la description.
(Genette, 1969: 56)
En croisant les criteres mode d'enonciation et contenu, on peut rendre compte
des differentes positions narratologiques. Dans les tableaux ci-dessous, on peut
72 73
2 Une definition... quand meme I
(,eneralclllcnile rccit CSICllllsHkn'l'ulllIIlClc mode privilegie de representation
de l'action 0/1 de /'/;"/;,,/'/11/,,,/:
On definira sans dilficultc lc rccit comme la representation d'un evenement ou
d'une suite d'cvcncmcnts. reels ou fictifs, par Ie moyen du langage. (Genette,
1969: 49).
L'idee d'action ou d'evenement [... ] reste au centre de cette definition [du recit].
(Combe, 1990: 165)
Lc terme evenement, on le sait, peut avoir Ie sens large de ce et
cnglober par consequent aussi bien Ies actions intentionnelles que Ies
rcposant uniquement sur une causalite non ,Mats, comme
on I' a vu plus haut (chapitre 1), on peut aVOIr interet a s en ternr a un sens plus
, rcstreint du terme et distinguer I' evenement de l' action Ie but de
precisement Ia matiere dont sont faits Ies recits. Qu'en est-il dans Ies definitions
des narratologues ? Pour la plupart d'entre eux, Ie recit a effecti:ement avoir
dabord avec I'action humaine": Le recit peut .etre
1969: 28); Le recit est Ie lieu de Ia representation discursive de I
(Gervais, 1990: 20); Le recit [oo.] c'est Ia mise en scene de I'homme >:
(Bres, 1994: 115). Marie-Laure Ryan (2006) insiste egalement Ia
d'avoir, parmi les evenements (events) d'un recit, des .mtentIonnelles
(purposeful actions) engagees par des agents dotes de Some of
the events must be purposeful actions by these agents, I.e. the agents be
motivated by conflicts and their deeds must be aimed toward the solving of
problems. (p. 194). Dans Temps et recit (1983), Ricceur Vise, a que la
composition de I'intrigue est enracinee dans une pre-comprehenSI?n du
de I'action et qu'il y a une quasi-identification entre la de
l'action (mimesis) et l'agencement des faits (muthosi'. Cette
entre representation de I'action et recit est un des postulats majeurs des theories
Avec lexdcveloppcmcnts rcccuts de la sociolinguisliqul'l'l dl' la praglllatiqllc est
rcvcnu en force lin autre point de vue, qui considerc lc rl;cil cl'uhord COIllIllC un
acte (de parole) doni Ic fonctionnerncnt ct la function sont fuconncs par l'inter-
locution du narrateur et du narrataire (Bres, 1994: 5), Le discours narratif est
ainsi replace dans une strategic de communication, Une approche pragmatique
recente-Iapraxematique- tente de decrire la narrativite, en tenant compte, certes,
du produit recit, mais surtout de l' acte narratif proprement dit. L' ambition de
Jacques Bres dans son ouvrage La Narrativite est precisernent de developper des
hypotheses sur la production du narratif afin de montrer que la narration [est]
un acte par lequel Ie sujet construit et confirme son identite (Bres, 1994: 6),
Actuellement, certains theoriciens anglo-saxons se distancient resolument des
tentatives d' attribuerdes proprietes intrinseques au texte narratifpour soutenirque
la narrativite se situe al'exterieur du texte: any utterance must be considered
a narrative, not because of some inherent quality, but because of the conditions
that supports it; specifically, the communicative status of utterances (Scharfe,
2004: 12). De rneme, Rudrumconsidere qu' il n' existe pas de proprietes textuelles
propres au narratif et que la narrativite n'est qu'une affaire d' emploi:
If a text is commonly used as a narrative, then we can safely call it a narrative.
Narrative, in other words, is more a contextual than a textual property. [... ] a text
is a narrative if it is commonly used as a narrative. (Rudrum, 2006: 198)
Cette conception se rattache explicitement ala theorie des jeux de langage de-
veloppee par Wittgenstein dans laquelle Ie sens des mots (par exemple : recit
ou narration) depend avant tout de leur valeur d'usage: Le mot "jeu de
langage" doit faire ressortir ici que Ie parler du langage fait partie d'une activite
ou d'une forme de vie (1961: 125). Dans Ie meme ordre didees, les theories
narratologiques actuelles accordent de plus en plus d'importance au role du
lecteur pour deceler du narratif, non pas dans les proprietes des textes, mais dans
les strategies de lecture et les projections interpretatives :
Narrativity, according to my model, is not a quality adhering to a text, but rather
an attribute imposed on the text by the reader who interprets the text as narrative,
thus narrativizing the text. (Fludernik, 2003: 244)
La narrativite ne reside certainement pas uniquement dans I' emploi des textes,
dans I'intention des locuteurs ou dans des normes sociodiscursives ou des jeux
de langage . Je postule ainsi que, derriere la diversite des manifestations narra-
tives, il existe des regularites semantiques et des traits structurels objectivables
(c'est-a-dire reconstructibles apartir d'une analyse des textes) qui permettent
de distinguer Ie narratif du non-narratif. Je vais done proposer une definition
de la narrativite en selectionnant de facon critique parmi les criteres les plus
souvent cites par les narratologues ceux qui me sernblent etre des constituants
essentiels.
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,I.
Quelques theoriciens ont toutefois defendu l'idee rccit pouvuit I:"l'lilll: l'l
, d 'e'nements naturels advenant sans I mtcrvcnuon volontuirc d un ngcnt.
mettre en scene es ev ' ' , '
C' est Ie cas de Bremond (1973), d' Eco (1985) et surtout de Grci mas ( II)X.\) duns I l' Il'IISlllll
du champ dapplication de la semiotique narrative du sujct i\ lobjct. I'llIII' 1111 l'lllllllll'lIll1hl'
critique de ces approches, voir Revaz 1997, pp. 83-1)5. ,
Dans Ie second chapitre de Temps et recit I, consacrc i\ la lecture Ill' III "orlllt"". II Al'tNI ..,,,.
Ricoeur redefinit les concepts aristoteliciens de mimesis ct de 111111"11.1 ct leur 4
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