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Philippe Sabot: Savoir, Textes, Langage (Foucault)

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Manuscrit auteur, publi dans "mf/materialifoucaultiani, 1 (2012) 17-35"

LANGAGE, SOCIETE, CORPS UTOPIES ET HETEROTOPIES CHEZ MICHEL FOUCAULT

Dans le propos qui va suivre, nous voudrions interroger la thmatisation foucaldienne de lespace en insistant notamment sur une archive singulire qui permet den dployer plusieurs aspects dcisifs. Cette archive est constitue par un ensemble de deux confrences radiophoniques de 25 minutes chacune, qui ont t diffuses les 7 et 21 dcembre 1966 sur France Culture dans le cadre de lmission Culture franaise de Robert Valette. Ces halshs-00746742, version 1 - 29 Oct 2012 confrences radiophoniques de Michel Foucault font partie dune srie dmissions consacre LUtopie et la Littrature . Au moment o elles ont t prononces, elles avaient pour titre, Les utopies relles ou lieux et autres lieux et Le corps utopique et taient prsentes comme des essais littraires de Michel Foucault . Elles ont t archives par lInstitut National de lAudiovisuel, et rassembles en 2004 sur un CD de la collection Mmoire vive sous le titre gnrique Michel Foucault, Utopies et htrotopies1. Ces deux confrences retiennent lattention plusieurs titres. Tout dabord, elles constituent un document relativement original au sein de luvre de Foucault. Avec ce CD, nous avons en effet accs une archive sonore et non un texte crit, comme cest le cas le plus souvent avec les dits de Foucault ( commencer par les cours - publis en partie sur la base des notes manuscrites de Foucault, mais aussi les entretiens, transcrits dans des magazines ou des revues du vivant de Foucault ou rassembls depuis sa mort dans les fameux Dits et crits). En outre, il faut noter que, si Foucault a eu de nombreuses reprises loccasion de sexprimer la radio, ctait le plus souvent pour participer des entretiens ou des dbats qui concernaient ses livres publis ou sa personnalit dintellectuel mdiatique 2. Or, les deux confrences radiophoniques de 1966, contemporaines de la sortie des Mots et les choses et du vent de polmique suscit aussitt par cette archologie des sciences humaines , paraissent relativement trangres aux dbats trs vifs autour du thme de la mort de lhomme . Loin de fournir des explications du travail darchologie

Ces confrences radiophoniques sont parues en juin 2009, aux Nouvelles Editions Lignes, dans un court volume intitul : Michel Foucault, Le Corps utopique, suivi de Les Htrotopies (avec une postface de Daniel Defert). Nous citerons ces confrences daprs cette dition [abrviation CUH]. 2 Voir entre autres Radioscopie de Jacques Chancel en 1975 (Dits et crits, Paris, Gallimard, Bibliothque

du savoir occidental men au mme moment, elles nous entranent plutt ailleurs, sur un autre terrain, offrant alors la possibilit de traiter la question majeure de lespace autrement que dans son seul rapport au langage et au savoir. Toutefois, cette premire remarque portant sur la nature de larchive dont il sera question dans la suite de notre propos est incomplte. En effet, il faut encore prciser que la premire des deux confrences diffuses en dcembre 1966, la confrence sur les htrotopies 1, devait connatre un destin tout fait singulier que D. Defert retrace dans sa prsentation du CD2. A linitiative de Ionel Schein3 qui se trouvait le 7 dcembre devant son poste de radio couter le premier essai de Foucault, ce dernier a t invit prsenter nouveau sa confrence, dans une version lgrement remanie, devant le Cercle dtudes architecturales de Paris en mars 1967. Cette nouvelle confrence, intitule Des espaces halshs-00746742, version 1 - 29 Oct 2012 autres , Foucault nen a autoris la publication quen 1984, loccasion de lexposition berlinoise Ide, processus et rsultat au Martin-Gropius-Bau (le muse des Arts dcoratifs de Berlin). Ce texte parat donc 18 ans aprs sa premire diffusion radiophonique, dans la revue Architectures. Mouvements. Continuit 4.Le fait est que cette reprise de la confrence sur les htrotopies, prononce une seconde fois devant un public cibl darchitectes et durbanistes (de professionnels de lespace urbain), devait lui donner une seconde vie, en France puis bientt ltranger (Allemagne, Italie, Etats-Unis), et allait aboutir la cration dune chaire dhtrotopologie lUniversit de Californie Los Angeles, sous limpulsion du gographeurbaniste Edward Soja5. Ce qui tait une manire de prendre trs (trop ?) au srieux la proposition utopique de Foucault dans sa premire confrence : je rve dune science - je dis bien une science - qui aurait pour objet ces espaces diffrents, ces autres lieux, ces contestations mythiques et relles de lespace o nous vivons6 . Cette proposition devait
des sciences humaines , 1994, III, n161). 1 Notons que, daprs les archives de lINA, la premire confrence portait sur les htrotopies et la seconde sur le Corps utopique . Cet ordre est invers sans aucune justification dans la publication rcente de ces deux confrences. 2 Cette prsentation est reprise dans le volume des ditions Lignes sous le titre : Htrotopie : tribulations dun concept entre Venise, Berlin et Los Angeles (p.37-61). 3 Ionel Schein (1927-2004), architecte franais dorigine roumaine, a t lun des artisans du renouveau de la crativit architecturale en France partir de laprs-guerre. Il sest fait connatre du grand public lors du Salon des arts mnagers de 1956 o il a prsent un prototype de maison en plastique (dont la commercialisation a t un chec...). Notons galement quil est lauteur, en collaboration avec Yvan Christ, dun ouvrage sur Luvre et les rves de Nicolas Ledoux (Lyon, Librairie Revel, 1971). On peut dcouvrir quelques-unes de ralisations et des propositions architecturales de Schein ladresse suivante : http://www.fraccentre.fr/public/collecti/artistes/schein/fst01fr.htm (consult le 21 mars 2011). 4 Michel Foucault, Des espaces autres , Architectures. Mouvements. Continuit n5, octobre 1984, pp.46-49 (repris dans Dits et crits, t. IV, n360). 5 La rflexion htrotopologique dEdward Soja est notamment consigne dans son ouvrage Thirdspace. Journeys to Los Angeles and Other Real-and-Imagined Places, Oxford, Basil Blackwell, 1996. 6 CUH, Les htrotopies , p.25.

pourtant se trouver corrige ou du moins attnue dans la version crite de la mme confrence faite quelques semaines plus tard devant le Cercle dtudes architecturales comme si Foucault pressentait et redoutait la fois lintrt excessif que des architectes et des urbanistes pourraient porter sa mditation exprimentale en forme dessai libre sur le thme des htrotopies : On pourrait supposer, je ne dis pas une science, parce que cest un mot qui est trop galvaud maintenant, mais une sorte de description systmatique - il sagit en fait dune analyse structurale - des htrotopies et cette description pourrait sappeler lhtrotopologie1 . La confrence sur les htrotopies sest ainsi trouve exploite et mme surexploite par ceux qui en ont pris connaissance ds la fin des annes soixante et dans les annes soixante-dix et quatre-vingt et qui ont fait de la notion mme dhtrotopie peut-tre halshs-00746742, version 1 - 29 Oct 2012 davantage quun outil danalyse de lespace urbain, une cl universelle dinterprtation des espaces et des comportements urbains contemporains (artistiques, festifs, sexuels, et parfois les trois ensemble !). La fortune tonnante de cette confrence na pas eu cependant pour seul effet son intgration luvre crite de Foucault. Elle a aussi contribu, par contrecoup, plonger durablement dans loubli lautre confrence de dcembre 1966, la confrence sur Le Corps utopique , absente des Dits et crits, alors mme que ces deux essais formaient manifestement dans lesprit de Foucault, au moment de leur diffusion, un diptyque radiophonique sur le thme gnral de lutopie2. Lessentiel de notre propos consistera toutefois souligner lunit problmatique de ce diptyque, et expliciter la tension qui lanime. Nous montrerons notamment quil y va, chez Foucault, non seulement dune pense de lespace ddoubl en espace du dedans et espace du dehors3, mais aussi dune articulation dcisive entre utopie et htrotopie qui fonctionne de manire diffrencie sur les plans du savoir, du social et du corps.

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Dits et crits, IV, p.736 (je souligne). Cette seconde confrence a t tellement oublie qu lentre Foucault du Dictionnaire des utopies, Judith Revel ne la mentionne mme pas, soulignant seulement que le terme utopie napparat pas dans lindex nominum qui clt ldition des Dits et crits de Michel Foucault, de mme quil nest prsent dans aucun titre des interventions quil nous laisse (M. Riot-Sarcey, T. Bouchet et A. Picon (dir.), Dictionnaire des utopies, Paris, Larousse, In extenso , 2007, p.106). 3 Sur limportance du paradigme spatial dans luvre de Foucault, voir Franois Boullant, Foucault, penseur de lespace ( La philosophie au sens large , 15 janvier 2003, disponible en ligne ladresse suivante : http://stl.recherche.univ-lille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/Macherey20022003/Boullant.html). Voir galement Jean-Claude Monod, Structure, spatialisation et archologie, ou l poque de lhistoire peut-elle finir ? (in J. Benoist et F. Merlini (d.), Historicit et spatialit. Le problme de lespace dans la pense contemporaine, Paris, Vrin, Problmes & controverses , 2001).

Lespace autre de la fiction Cette articulation entre utopie et htrotopie est pose une premire fois dans la prface des Mots et les choses (1966), en rapport notamment avec une interrogation sur lentrecroisement de lespace et du langage dans la constitution discursive dun ordre des choses. Cest de cette premire apparition du couple utopie-htrotopie quil faut partir, dans la mesure o elle constitue effectivement le point de dpart dune rflexion sur la constitution et les transformations dun espace utopique qui devait se dvelopper ensuite lcart des Mots et les choses, dans cette marge de luvre ouverte par la voix de Foucault dans ses deux confrences radiophoniques de 1966. La notion dhtrotopie apparat donc dabord sous la plume de Foucault pour voquer la manire dont le langage parvient, sous certaines conditions, dchirer et djouer lespace halshs-00746742, version 1 - 29 Oct 2012 homogne et ordonn du discours. Cest le cas avec la fameuse encyclopdie chinoise cite par Borgs et selon laquelle les animaux se divisent en : a) appartenant lEmpereur, b) embaums, c) apprivoiss, d) cochons de lait, e) sirnes, f) fabuleux, g) chiens en libert, h) inclus dans la prsente classification, i) qui sagitent comme des fous, j) innombrables, k) dessins avec un pinceau trs fin en poils de chameau, l) et ctera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches1 . En quoi une telle fiction constitue-t-elle une htrotopie ? Et surtout quels sont les enjeux recouverts par cette notion inusite (qui subit ainsi un curieux dplacement du domaine mdical vers le domaine littraire2) ? Lencyclopdie de Borges propose une certaine classification zoologique qui, tout en obissant manifestement aux rgles de toute entreprise classificatoire (successivit - de lnumration alphabtique - et exhaustivit - dans le dnombrement des classes), en subvertit nanmoins implicitement la fonction ordonnatrice et produit mme une lision radicale de lordre des choses. Cette lision saccomplit en ralit lorsque le classement encyclopdique vient dsigner, comme lun de ses lments centraux, la catgorie des animaux inclus dans la prsente classification . Ce retournement paradoxal de la taxinomie borgsienne sur elle-mme provoque leffondrement de lordre quelle visait pourtant explicitement instaurer. En incluant dans la srie alphabtique des animaux cette srie ellemme, lencyclopdie se dnonce elle-mme comme parodique et, finalement, impensable : car, comme le souligne Foucault, on ne parviendra jamais dfinir entre chacun de ces

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Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, Bibliothque des sciences humaines , 1966, p.7. L htrotopie est en effet dabord une notion danatomie pathologique dsignant en particulier la prsence dun organe ou de tissus un endroit o ils ne devra ient pas normalement se trouver. On parle en ce sens

ensembles et celui qui les runit tous un rapport stable de contenu contenant 1 . Les choses ou les tres numrs par une telle encyclopdie sont la fois ordonns selon le principe de leur rpartition en classes dtermines, et soustraits tout ordre dfinitif par le jeu spculaire de lauto-implication qui ruine le et de lnumration en frappant dimpossibilit le en o se rpartiraient les choses numres2 . Au bout du compte, cette impossibilit naffecte donc pas tant les animaux numrs en eux-mmes, dont les regroupements sont circonscrits et qui relvent, chacun pris part, du reprsentable, mais la capacit de se les reprsenter en srie, de donner un contenu au et qui est cens relier entre eux lensemble de ces animaux numrs et produire lordre dont la connaissance a besoin pour noncer les rapports rels entre les choses :
Ce qui est impossible, ce nest pas le voisinage des choses, cest le site lui -mme o elles

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pourraient voisiner []. Borges najoute aucune figure latlas de limpossible ; [] il esquive seulement la plus discrte mais la plus insistante des ncessits ; il soustrait lemplacement, le sol muet o les tres peuvent se juxtaposer. Disparition marque ou plutt drisoirement indique par la srie abcdaire de notre alphabet, qui est cense servir de fil directeur (le seul visible) aux numrations dune encyclopdie chinoise Ce qui est retir, en un mot, cest la clbre table dopration ; et rendant Roussel une faible part de ce qui lui est toujours d, jemploie ce mot table en deux sens superposs : table nickele, caoutchouteuse, enveloppe de blancheur, tincelante sous le soleil de verre qui dvore les ombres, - l o pour un instant, pour toujours peut-tre, le parapluie rencontre la machine coudre ; et, tableau qui permet la pense doprer sur les tres une mise en ordre, un partage en classes, un groupement nominal par quoi sont dsignes leurs similitudes et leurs diffrences, - l o, depuis le fond des temps, le langage sentrecroise avec lespace1.

La taxinomie de Borges ntablit, entre les tres quelle rassemble, aucun lieu commun susceptible de stabiliser le rapport entre les signes et ce quils dsignent, et dajuster lun lautre le visible et lnonable. Elle repose bien plutt sur ce vide que lcrivain a introduit en elle et qui dcompose lvidence du tableau encyclopdique des identits et des diffrences quil avait commenc dresser devant nous. L htrotopie dsigne donc ici en quelque sorte le revers du discours, lespace autre de la fiction, espace vide ou plutt dvidement de la reprsentation et de lordre des choses, parodi et finalement

d htrotopie nodulaire hrditaire , d htrotopie ftale , ou encore d htrotopie de la substance grise . 1 Michel Foucault, Les Mots et les choses, op. cit., p.8. 2 Michel Foucault, op. cit., p.9.

parpill en fragments dun grand nombre dordres possibles2 - ordres inordonnables puisquinassignables aucun lieu commun . On comprend alors que la parodie dordre que met en scne lhtrotopie de Borges vaut avant tout comme une preuve par labsurde de limprieuse ncessit de lordre, qui seul permet de restaurer lentrecroisement de lespace et du langage, de faire tenir ensemble ( ct et en face les uns des autres) les mots et les choses3 . Il y a une fonction et une valeur syn-taxiques de la pense que mettent en crise la taxinomie paradoxale, jubilatoire, de Borges. Nous ninsisterons pas ici sur la valeur programmatique de ce dtour liminaire par lhtrotopie borgsienne qui claire en un sens lentreprise gnrale des Mots et les choses et en particulier la fonction stratgique de contestation que Foucault y assigne la littrature halshs-00746742, version 1 - 29 Oct 2012 dans la formation et la transformation du savoir4. Nous nous contenterons de souligner la manire dont cette dtermination particulire de lhtrotopie conduit Foucault la distinguer de lutopie :
Les utopies consolent : cest que si elles nont pas de lieu rel, elles spanouissent pourtant dans un espace merveilleux et lisse ; elles ouvrent des cits aux vastes avenues, des jardins bien plants, des pays faciles, mme si leur accs est chimrique. Les htrotopies inquitent, sans doute parce quelles minent secrtement le langage, parce quelles empchent de nommer ceci et cela, parce quelles brisent les noms communs ou les enchevtrent, parce quelles ruinent davance la syntaxe []. Cest pourquoi les utopies permettent les fables et les discours : elles sont dans le droit fil du langage, dans la dimension fondamentale de la fabula ; les htrotopies (comme on en trouve si frquemment chez Borges) desschent le propos, arrtent les mots sur eux-mmes, contestent, ds sa racine, toute possibilit de grammaire ; elles dnouent les mythes et frappent de strilit le lyrisme des phrases5.

Lirralit fondamentale des utopies se trouve en quelque sorte compense par leur inscription dans lordre du discours, qui leur assure une certaine ralit, une ralit fabuleuse justement. Lutopie nexiste pas (quelque part, en un lieu dtermin et bien rel), il faut donc linventer - et lui fournir comme site privilgi le langage en tant que tel, donc la raconter, mettre en mots ce lieu inexistant. Les htrotopies renversent cette posture
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Ibidem. Ibidem. 3 Ibidem. 4 Nous nous permettons en effet de renvoyer sur ce point aux analyses dveloppes dans Philippe Sabot, Lire Les Mots et les choses de Michel Foucault (Paris, PUF, Quadrige , 2006), notamment, pp.9-33. 5 Michel Foucault, Les Mots et les choses, op. cit., pp.9-10.

utopique dans la mesure o elles figurent moins un ordre autre que lautre de lordre - voire : la disparition mme de lordre dans un langage qui nest plus ce lieu commun partir duquel il est possible de penser les rapports entre les choses (entre ceci et cela), mais pur espacement de mots dlis o la ralit des choses, o la possibilit mme du sens vient sabmer. Il reste que, malgr cette distinction, dans Les Mots et les choses, utopies et htrotopies dsignent essentiellement des manires distinctes de se rapporter lexprience du langage, que celle-ci relve de lordre du discours ou de sa contestation sous la forme de lhtrotopie littraire. Or, lorsque, la mme anne, Foucault propose de retravailler les thmes conjoints de lutopie et de lhtrotopie dans le cadre de lmission consacre LUtopie et la Littrature , cest manifestement sur un tout autre plan quil situe sa rflexion. En effet, du halshs-00746742, version 1 - 29 Oct 2012 livre aux confrences se produit un dplacement majeur qui roriente compltement lanalyse et le sens mme du rapport entre utopie et htrotopie. Dune certaine faon, lespace sautonomise par rapport au langage et rejoint la dimension pratique de lexprience vcue, individuelle et sociale : la question nest plus celle des diffrents modes dtre du langage (avec, lhorizon, lopposition entre discours et littrature ), mais celle des modes dtres de lespace environnant, de la composition structurale de diffrents emplacements strictement localiss, donc de diffrentes manires dtre dans lespace ou de se reprsenter cet espace vcu, quil sagisse de lespace social et de sa distribution hirarchise ou encore de lespace intime du corps, ce petit fragment despace avec lequel, au sens strict, je fais corps 1. Cest partir de cette rvision profonde du concept mme despace et de son champ opratoire, que Foucault nonce les principes de ce quil nomme alors lhtrotopologie (qui prend lallure dune anthropologie de lespace social) aussi bien que les conditions dune rappropriation de la dimension utopique du corps propre (dans le cadre de sa surprenante mditation sur le corps utopique ). Des utopies relles Dans la premire confrence de dcembre 1966, la notion dhtrotopie dsigne un certain type de lieux situs dans lespace qualitativement diffrenci du vcu individuel et social :
On ne vit pas dans un espace neutre et blanc ; on ne vit pas, on ne meurt pas, on naime pas dans le rectangle dune feuille de papier. On vit, on meurt, on aime dans un espace quadrill,

dcoup, bariol, avec des zones claires et sombres, des diffrences de niveaux, des marches descalier, des creux, des bosses, des rgions dures et dautres friables, pntrables, poreuses 2.

Cest dans ce cadre gnral de lexprience vcue que peut se concevoir lhtrognit, structurale et fonctionnelle, de certains lieux qui ont la paradoxale proprit dtre la fois absolument diffrents3 des autres lieux (ceux dans lesquels nous vivons dordinaire) et en relation avec eux - puisquil sagit de lieux qui sopposent tous les autres, qui sont destins en quelque sorte les effacer, les neutraliser ou les purifier 4 . Les htrotopies dsignent donc bien des contre-espaces5 , des emplacements situs dans lespace gnral de notre exprience, affects donc dune certaine ralit matrielle, mais creusant aussi lvidence de lespace vcu jusqu en contester lusage ordinaire. Au dbut de sa confrence, Foucault prend lexemple du lit des parents que les enfants htrotopisent halshs-00746742, version 1 - 29 Oct 2012 par leur jeu en en faisant tout autre chose quun lit : un ocan, puisquon peut y nager entre les couvertures , un ciel, puisquon peut bondir sur les ressorts , une fort, puisquon sy cache , ou encore une nuit, puisquon y devient fantme entre les draps6 . Lhtrotopie relve donc dabord dun certain usage de lespace vcu, qui revient en exploiter lhtrognit pour le diviser en strates fonctionnelles distinctes, incompatibles les unes avec les autres : Lhtrotopie a pour rgle de juxtaposer en un lieu rel plusieurs espaces qui, normalement, seraient, devraient tre incompatibles7 . Elle rvle en ce sens la pluridimensionnalit de lespace vcu, qui se joue des partages artificiels structurant la reprsentation ordinaire du monde. Ces caractristiques structurales permettent de distinguer les htrotopies des utopies, mme si cette distinction, comme on va le voir, recle une certaine ambigut. Les utopies en effet renvoient des lieux sans lieu qui viennent doubler dans limaginaire lespace rel de la socit pour le convertir en espace idal, mythique. Lespace social utopique est ainsi li lespace social rel selon un rapport danalogie directe ou inverse8 qui fait de lirrel non pas lautre du rel mais son prolongement et le rve de sa propre perfection. Or, les htrotopies qui occupent Foucault dans cette confrence sont dune autre nature. Elles sont enracines dans le rel, dans lespace social : ce sont donc plutt des lieux rels, des lieux
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Michel Foucault, Le Corps utopique , in CUH, op. cit., p.9. Michel Foucault, Les htrotopies , in CUH, op. cit., pp.23-24. 3 Michel Foucault, op. cit., p.24. 4 Ibidem. 5 Ibidem. 6 Ibidem. 7 Michel Foucault, op. cit., pp.28-29. Ainsi de la scne de thtre ou de lcran de cinma. 8 Michel Foucault, Dits et crits, t.IV, op. cit., p.755.

effectifs, des lieux qui sont dessins dans linstitution mme de la socit, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes dutopies effectivement ralises dans lesquelles les autres emplacements, tous les autres emplacements rels que lon peut trouver lintrieur de la culture sont la fois reprsents, contests et inverss1 . On voit la relation trouble que ces htrotopies entretiennent avec lutopie. En un sens, les htrotopies sopposent bien aux utopies dans la mesure o elles dsignent un type demplacement situ, localisable dans lespace (on peut sy rendre pied, vlo, en voiture ou en train, et pas seulement en imagination). Les utopies forment ou dsignent des emplacements sans lieu rel, les htrotopies forment ou dsignent des lieux rels fonctionnant comme des contreemplacements. Mais en un autre sens, Foucault laisse entendre que les htrotopies utopisent la ralit dans laquelle elles sont situes, dans la mesure justement o elles halshs-00746742, version 1 - 29 Oct 2012 figurent un rapport dcal et perturbateur tous les autres lieux de lespace vcu et travers. Notons que cette fonction de perturbation des contre-emplacements htrotopiques ne concerne plus, comme dans Les Mots et les choses, lespace ordonn du discours, la manire de nouer ou de dnouer les mots et les choses, dinquiter du moins leur ajustement, mais bien lespace o nous vivons , soit cet ensemble de lieux o se pratique la vie quotidienne. Il reste nanmoins comprendre en quoi consiste cette contestation de lespace vcu ordinaire, cest--dire pourquoi cet espace lui-mme suscite des utopies relles qui le dforment et le ddoublent en lui-mme. Pour identifier, parmi les lieux sociaux, ceux qui relvent de lhtrotopie, Foucault nonce un certain nombre de principes (six au total) qui forment autant de critres dfinitionnels, fixant la comprhension du concept dhtrotopie et dterminant son extension concrte ( chaque principe nonc correspondent plusieurs exemples). Parmi ces principes, certains clairent tout particulirement la structure des espaces htrotopiques. Notamment (cest le cinquime principe nonc par Foucault), les htrotopies ont toujours un systme douverture et de fermeture qui les isole par rapport lespace environnant2 . Nous retrouvons ici le paradoxe nonc plus haut : lhtrotopie est la fois situe au cur du monde vcu, de lespace social, et en marge de ce monde et de cet espace. Elle peut reprsenter ainsi le dehors du dedans, lorsquelle renvoie des lieux soustraits aux regards et laccs limit ou contraints (hammams, prisons, asiles, cimetires) ; mais elle peut reprsenter aussi bien le dedans du dehors, comme dans le cas de ces chambres attenantes

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Ibidem. Michel Foucault, Les htrotopies , in CUH, op. cit., p.32.

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certaines maisons dAmrique du sud qui sont ouvertes sur lextrieur, libres daccs donc pour les visiteurs de passage, mais ne communiquent pas avec lintrieur de ces maisons. Ces analyses permettent dclairer la structure des htrotopies ainsi replaces dans leur environnement spatial et social. Mais dautres principes clairent plus particulirement leur fonction. Ainsi, Foucault propose de distinguer entre des htrotopies de crise (correspondant des lieux privilgis ou sacrs [] rservs aux individus en crise biologique1 : collges de garons, casernes, voyage de noces, etc.) et des htrotopies de dviation (correspondant plutt ces lieux que la socit mnage dans ses marges, dans les plages de vides qui lentourent [et qui sont plutt] rservs aux individus dont le comportement est dviant par rapport la moyenne ou la norme exige2 : maisons de repos, asiles, prisons). Or, cette distinction fonctionnelle repose sur le passage historique et culturel dun primat des normes halshs-00746742, version 1 - 29 Oct 2012 biologiques (dans les socits primitives) qui fixent la ligne dun dveloppement individuel un primat des normes sociales (dans les socits modernes) qui dfinissent les conditions dune gestion diffrentielle des populations. Il reste que, dans les deux cas, lhtrotopie se constitue fonctionnellement partir de la transformation des individus ou des groupes qui les traversent. Lhtrotopie, par consquent, ne rsulte pas seulement dun certain dcoupage de lespace vcu et social. Elle dfinit, au sens fort de ce terme, une exprience, cest--dire la trajectoire dun devenir individuel ou collectif en tant quelle sarticule un dplacement topologique. Il est possible de noter cet gard que les htrotopies dcrites par Foucault sont bien des lieux de passage, des espaces de transition, de formation ou dducation3, travers lesquels le rapport au monde social se construit et senrichit. Mieux, certaines htrotopies sont elles-mmes mobiles, en tant que moyens de transport : cest le cas du navire dont Foucault, la fin de son essai radiophonique, nhsite pas faire lhtrotopie par excellence4. Le navire, cest un morceau flottant despace, un lieu sans lieu, vivant par lui-mme, ferm sur soi, libre en un sens, mais livr fatalement linfini de la mer5 . Dans Des espaces autres , Foucault voquera galement le train comme htrotopie
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Michel Foucault, op. cit., p.26. Michel Foucault, op. cit., pp.26-27. 3 On pourrait envisager ce titre lcole comme une htrotopie. 4 Michel Foucault, Les htrotopies , in CUH, op. cit., p.36. 5 Michel Foucault, op. cit., pp.35-36. Cette rfrence au navire fait cho la Nef des fous, cet trange bteau ivre qui file le long des calmes fleuves de la Rhnanie et des canaux flamands que Foucault dcrit au dbut de lHistoire de la folie (Paris, Plon, 1961 ; rd. Gallimard, 1972, p.18ss). Le Narrenschiff forme bien une htrotopie dans la mesure o il constitue, pour le fou quil transporte, un espace intermdiaire et ambigu, la fois clos et mobile, dot dune existence relle (p.19) et porteur de tout un imaginaire du passage et de la limite : Enferm dans le navire, do on nchappe pas, le fou est confi la rivire aux mille bras, la mer aux mille chemins, cette grande incertitude extrieure tout. Il est prisonnier au milieu de la plus libre, de la plus ouverte des routes : solidement enchan linfini carrefour. (p.22).

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puisque le train, cest quelque chose travers quoi on passe, [] quelque chose galement par quoi on peut passer dun point un autre, et puis cest quelque chose galement qui passe1 . Bref, les moyens de transport, les oprateurs de voyage et les voyages eux-mmes constituent les htrotopies premires dans la mesure o lhtrotopie implique, dans son rapport aux autres lieux, une forme dexprience, symbolique ou relle, lie une transformation de soi. On comprend aisment comment cette notion un peu fourre-tout , dont le contenu est dclin par Foucault sur le mode dune encyclopdie la Borges (donc dune htrotopie), a pu connatre une telle fortune parmi les architectes, urbanistes et autres anthropologues. Les contours trs larges de la notion dhtrotopie permettent en effet de rendre compte de la multiplicit des lieux qui constitue lespace du dehors comme espace halshs-00746742, version 1 - 29 Oct 2012 vcu dexprimentation de soi et du social2. Le corps, entre utopie et contre-utopie La seconde confrence radiophonique de Foucault reprend manifestement la rflexion sur lespace un tout autre niveau en linscrivant dans des coordonnes philosophiques et conceptuelles radicalement diffrentes. Dune confrence lautre se produit en effet un curieux dcalage, valant comme un vritable cart de pense. Dabord, lattention se concentre manifestement sur lespace du dedans , cet espace qualitatif et sensible dont les qualits sont rapportes lexprience (spatiale, perceptive, imaginative, onirique) dun sujet ou dune conscience, en tout cas de cette voix singulire qui parle la premire personne de son corps. Ce dcrochage entre les analyses structurales de lespace du dehors et lanalyse phnomnologique de mon corps est relativement surprenant, dautant plus surprenant quil ne cadre pas trs bien avec limage que lon se fait de Foucault la lecture des Mots et les choses, o se trouvent dcrites de grandes configurations anonymes du savoir, l inconscient positif du savoir dune poque, sans relation fondatrice (Sartre le reprochera vivement Foucault) des pratiques, des choix ou
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Michel Foucault, Dits et crits, op. cit., t.IV, p.755. Cet exemple sera repris par Michel de Certeau dans LInvention du quotidien. Tome 1. Arts de faire (Paris, UGE, 1980) lappui de larticulation entre espaces et lieux : lespace se trouve alors dfini comme un lieu pratiqu (p208). 2 On pourrait distinguer de ce point de vue les htrotopies au sens de Foucault et les non-lieux identifis par Marc Aug dans louvrage ponyme ( Non-lieux. Introduction une anthropologie de la surmodernit, Paris, Le Seuil, 1992). Daprs ce dernier, les non-lieux dsignent avant tout ces espaces sociaux interchangeables o ltre humain, loin dtre conduit faire une exprience de soi, se trouve au contraire plong dans lanonymat. Aug donne notamment comme exemples de ces non-lieux , que lhomme ne sapproprie pas vraiment et avec lesquels il a le plus souvent un rapport passif de consommation, les moyens de transport, les grandes chanes htelires, les supermarchs.

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des projets individuels1. Dune certaine manire, la confrence sur les htrotopies revient dj sur cette approche archologique en mettant au premier plan larticulation du social et du spatial. Et Foucault montre bien comment cette articulation peut dboucher sur des exprimentations subjectives, peut donner lieu des formes de subjectivations originales (celle du voyageur-navigateur, par exemple). Il reste que lespace du dehors nest pas en lui mme relatif une perspective subjective, un Je , un sujet incarn partir duquel il se dploierait. De lespace du dehors, le sujet nest que leffet ; dans cet espace, il est constitu et non constituant. Or, la seconde confrence radiophonique de 1966 approfondit manifestement cette perspective en prenant lallure dune vritable mditation phnomnologique sur le corps propre comme fondement dun rapport originaire lespace vcu. halshs-00746742, version 1 - 29 Oct 2012 Cette nouvelle parenthse radiophonique (le plus souvent dlaisse par les commentateurs de Foucault2) a prcisment pour objet la relation entre le corps, mon corps, et lutopie et conduit ce quon pourrait appeler une phnomnologie de lutopie : non pas donc une analyse historique et culturelle des traitements utopiques, ou par lutopie, du

Il est possible toutefois de trouver chez Foucault lui-mme la trace dune interrogation persistante sur le statut du sujet crivant. Nous renvoyons sur ce thme notamment au manuscrit dune premire bauche de LArchologie du savoir, rdig ds 1966 au moment mme de la publication des Mots et les choses. Dans les premires pages de ce manuscrit, consacres au rapport entre le livre et le sujet , Foucault tente de conjurer le je qui insiste dans son propre texte en le renvoyant lordre dun simple effet d u discours : Jesprais un texte qui se serait tiss de lui-mme sans aucune rfrence perceptible celui que je suis et qui parle actuellement : moi qui ai toujours cherch faire entendre travers les paroles autres (mme les mieux dates et situes, mme les plus lies la position du locuteur) un discours sans sujet, jaurais voulu me sentir travers par un tel langage ; jaurauis voulu tre linvisible support dun texte qui naurait pas eu de nom. Et ce langage, le jour o jai enfin amnag assez de vide autour de moi et en moi, pour lui donner accs, voil quil me vient ( mon tonnement, je dois dire, plus qu mon dpit) conjugu dun bout lautre la premire personne . Il y a bien dix pages et plus dune journe que je dis Je , obstinment, sans tre capable me semble-t-il de prononcer une seule phrase impersonnelle. [] Ce je qui apparat maintenant un peu contre mon gr, il est beaucoup plus loin que je ne le redoutais quand je le vis apparatre ; beaucoup plus prs aussi de ce que jai crit. Il est sans doute ce petit grain de sable, ce minuscule fragment irrductible qui mempche daccder un discours spontanment anonyme. Il est le support ineffaable (bien quinaperu de moi parce que jen dtournais avec obstination les yeux) de tout ce que jai dit et de ce que je dirai. Ce je nest pas la prsence de ma vie, lobscurit de mon exprience faisant irruption dans mon discours et trahissant la rgion inconsciente do il vient. Cest une fonction de mon discours, la tache aveugle qui lui permet dexister et de parler, mais qui fait partie de son tissu, en occupe un point dtermin et en dispose autour de soi les lments (Transcription de Frdric Gros in Michel Foucault, Paris, Editions de lHerne, Les cahiers de lHerne , 2011, p.78-81). 2 Lorsque Mathieu Potte-Bonneville voque rapidement cette confrence sur Le Corps utopique , cest pour rappeler aussitt lcart instaur par Foucault entre sa dmarche darchologie historique et lentreprise phnomnologique qui revient au corps propre : Dans Naissance de la clinique, il sagit [] de faire un pas en arrire vis--vis de cette souverainet, prte au corps vcu, sur lorganisation du monde. Le propos de Foucault consiste en effet soutenir ceci : sil y a, comme laffirme Merleau-Ponty, dpendance de la connaissance objective moderne lgard dune corporit plus fondamentale, il ne faut pas y voir une donne dessence, renvoyant lenracinement du cogito dans lexprience du corps propre, mais un fait d histoire, li un changement dans des dispositions fondamentales du savoir , dispositions dont le sujet noccupe pas le centre (Mathieu Potte-Bonneville, Les corps de Michel Foucault , intervention luniversit de Genve consulte le 21 mars 2011 ladresse suivante : http://www.unige.ch/lettres/philo/ics/576A28D2-E3B5-4545-

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corps, mais plutt une lucidation du sens de lutopie partir du corps. Il sagit de savoir aussi bien comment lutopie peut natre du corps (pour contrer ou effacer son objectivit pesante) que la manire dont le corps lui-mme constitue un foyer utopique, partir duquel et en direction duquel se dploie le dsir utopique. Le sens mme de lutopie sen trouve donc modifi : celle-ci chappe la fois la logique littraire de la fabula et la logique sociale des emplacements/contre-emplacements, ou peut-tre quelle runit ces deux logiques dans la dimension du corps - o sentrecroisent nouveau lespace et le langage. Alors, que dit le corps de lutopie ? Quel est le sens de lutopie lorsque celle -ci est envisage partir du corps ? Ce sens est construit partir dun triple mouvement. Foucault souligne pour commencer combien le corps dfinit un espace dassignation objective du Moi, un lieu sans profondeur auquel je ne peux que midentifier, nayant pas dautre choix que halshs-00746742, version 1 - 29 Oct 2012 dtre l o est mon corps : Je ne peux pas me dplacer sans lui, je ne peux pas le laisser l o il est pour men aller, moi, ailleurs1. Demble, ces remarques contrastent avec lappel au voyage et laventure sur lequel se terminait la confrence prcdente. Si lhtrotopie du navire est porteuse de la promesse dune vasion, dune mobilit sans attaches, et sans lois (les corsaires... 2), le corps, topie impitoyable3 , parat signifier plutt lincarcration du Moi, sa limite absolue et concrte : ce qui dfinit le moi et ce quil dvisage dans le miroir chaque matin, comme une prsence insurmontable et insupportable : Visage maigre, paules votes, regard myope, plus de cheveux : vraiment pas beau 4 . Ce corps, mon corps , auquel jappartiens plus quil ne mappartient (au sens o je laurais fait mien, par une dcision personnelle), nest au fond ni htrotopique, ni mme utopique : cest le contraire dune utopie, ce qui nest jamais sous un autre ciel 5 . Par consquent, puisque le corps, dans sa phnomnalit premire, bloque toute dialectique de lici et de lailleurs, cette dialectique ne peut slaborer que contre le corps, en vue de l effacer et de produire une srie de ractions utopiques, voire dutopies ractives : utopie fabuleuse dun corps autre , dun corps fabuleux et incorporel (porte par les contes de fes qui inventent des pays o les corps se transportent aussi vite que la lumire, o les blessures gurissent avec un baume merveilleux le temps dun clair [] o lon peut tomber dune montagne et se

B1F1-62B47419D6E9/ICS/CE14AFF7-0138-4A4E-8244-BCC19C3489CC_files/foucault_corps_MPB.pdf, p.6). 1 Michel Foucault, Le Corps utopique , in CUH, op. cit., p.9. 2 Michel Foucault, Les htrotopies , in CUH, op. cit., p.36. 3 CUH, Le Corps utopique , p.9. 4 Michel Foucault, Le Corps utopique , in CUH, op. cit., p.10. 5 Michel Foucault, op. cit., p.9.

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relever vivant, [] o on est visible quand on veut, invisible quand on le dsire1 ) ; ou encore utopie dautre chose que le corps, utopie mtaphysique de lme - qui convertit limpuissance du corps en puissance dvasion, de rdemption et dternit :
Lme, elle fonctionne dans mon corps de faon bien merveilleuse : elle y loge, bien sr, mais elle sait bien sen chapper. Elle sen chappe pour voir les choses travers les fentres de mes yeux, elle sen chappe pour rver quand je dors, pour survivre quand je meurs 2.

Pourtant, selon Foucault, ces utopies fabuleuses et mtaphysiques qui visent conjurer la ralit scandaleuse du corps, procdent elles-mmes de ce corps : elles en clairent rtroactivement la constitution interne, et sinscrivent dans la relation quivoque, fantastique quil entretient avec sa propre phnomnalit, irrductible son apparatre halshs-00746742, version 1 - 29 Oct 2012 objectif. Dune certaine faon, Foucault montre ici comment lutopie gagne le corps, ou comment le corps sutopise en sincarnant, en devenant mon corps - non pas donc seulement cet espace clos do lon rve de schapper, mais ce corps nigmatique et vivant dont on sait bien quil est le sien sans avoir toutefois la possibilit den saisir toutes les dimensions :
Il en possde lui aussi des lieux sans lieu et des lieux plus profonds, plus obstins encore que lme, que le tombeau, que lenchantement des magiciens. Il a ses caves et ses greniers, il a ses sjours obscurs, il a ses plages lumineuses 3.

Foucault se situe au plus prs de Merleau-Ponty quil semble mme par moments paraphraser : le corps nest pas cet espace uniforme et homogne que nous prsente le savoir objectif ; il est, du point de vue de lexprience ou de lpreuve quon en fait, un espace multidimensionnel, la fois pntrable et opaque, ouvert et ferm, visible et invisible, dont il est en tout cas impossible de faire le tour, ou dpuiser le phnomne4. Ce corps, fantme qui napparat quau mirage des miroirs, et encore, dune faon fragmentaire5 , nest quune
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Michel Foucault, op. cit., pp.10-11. Michel Foucault, op. cit., pp.11-12. 3 Michel Foucault, op. cit., p.12. 4 De ce point de vue, le corps utopique dont traite Foucault ici se situe aux antipodes du corps investi par le regard et le langage mdicaux dont il est question dans Naissance de la clinique (1963). Il rejoint par l de manire inattendue le propos de Merleau-Ponty qui, dans sa Phnomnologie de la perception, souligne galement lirrductibilit du corps propre la prise scientifique sur sa dimension objective: On verra que le corps propre se drobe, dans la science mme, au traitement quon veut lui imposer. Et comme la gense du corps objectif nest quun moment dans la constitution de lobjet, le corps, en se retirant du monde objectif, entranera les fils intentionnels qui le relient son entourage et finalement nous rvlera le sujet percevant comme le monde peru (Paris, Ga llimard, 1945 ; rd. Tel , p.86). 5 Michel Foucault, Le Corps utopique , in CUH, op. cit., p.14.

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prsence vanescente, troublante mme puisquelle chappe lorsquon croit la saisir, tel ce dos que je sens appuy contre la pousse du matelas sur le divan quand je suis allong, mais que je ne surprendrai que par la ruse dun miroir1 . Le corps, mon corps , rvl luimme indirectement et par esquisses - dans les reflets successifs dun miroir, contient donc en lui-mme une virtualit utopique, qui fait de lui le lieu de naissance, lexpression originaire de toutes les utopies - littraires ou philosophiques. Mon corps est constitutivement hors de soi. Cest cette virtualit utopique que le corps actualise dans certaines expriences ou certaines pratiques culturelles (masque, tatouage, maquillage, possession) qui brouillent la frontire du sacr et du profane, du moi et de lautre, de lintrieur et de lextrieur et qui littralement mettent le corps hors de soi, le rendent autre en le transformant en un fragment halshs-00746742, version 1 - 29 Oct 2012 despace imaginaire qui va communiquer avec lunivers des divinits ou avec lunivers dautrui2 . Cest, plus radicalement encore, selon Foucault, cette virtualit utopique que le corps incarne lui-mme compltement et qui le soustrait dfinitivement cette apparence de ralit par laquelle il simpose quotidiennement nous. En effet, lutopie nest pas un pouvoir surajout et pour ainsi dire contingent du corps ; elle est plutt sa dimension constitutive, sa paradoxale ralit, la fois inassignable et source originaire de tous les repres (spatiaux et temporels) et de toutes les activits du sujet :
Le corps, il est le point zro du monde, l o les chemins et les espaces viennent se croiser. Le corps, il nest nulle part. Il est, au cur du monde, ce petit noyau utopique partir duquel je rve, je parle, javance, jimagine, je perois les choses en leur place et je les nie aussi par le pouvoir indfini des utopies que jimagine. Mon corps, il est comme la Cit du Soleil : il na pas de lieu, mais cest de lui que sortent et que rayonnent tous les lieux possibles, rels ou utopiques 3.

Mais alors, de ce corps utopique, de cette utopie incarne, dont parle Foucault, il est dune certaine faon impossible de faire lexprience directement puisque ce corps nexiste pas rellement, quil nest pas ce corps empirique, topiquement situ, que jobserve dans le miroir chaque matin, mais quil dsigne plutt un corps transcendantal - du moins le corps tel quil mchappe toujours et me met hors de moi.

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Michel Foucault, op. cit., p.13. Michel Foucault, op. cit., p.15. 3 Michel Foucault, op. cit., p.18.

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On voit donc apparatre, au terme de la mditation de Foucault, une tension, voire une contradiction, entre dune part, un corps utopique ou, mieux, un corps-utopie qui volatilise lespace du corps propre dans le non-lieu de lutopie, et dautre part, mon corps, comme unit vcue de virtualits utopiques. Cette tension trouve finalement sa rsolution dans deux sortes dexpriences fondamentales qui rduisent lutopie profonde et souveraine1 du corps une simple possibilit expressive de mon corps. Il y a dabord lexprience du miroir et de la mort (le cadavre, le soma grec) qui fonctionnent comme des contre-utopies. Cette exprience retourne contre cette grande rage utopique qui dlabre et volatilise chaque instant notre corps2 lutopie apaisante d un espace inaccessible3 : mon image dans le miroir, mon propre cadavre sont toujours ailleurs. En un sens, ces ailleurs me permettent dtre ici (un instant), doccuper un certain espace, et, au sens fort de cette halshs-00746742, version 1 - 29 Oct 2012 expression, de prendre corps, dtre mon corps . Une autre manire de conjurer cette dispersion utopique du corps consiste, selon Foucault, faire lamour puisque, ce sont ses derniers mots, dans lamour, le corps est ici1 et cest lautre sensible, lamant avec son corps , et non plus lailleurs (du reflet ou du cadavre) qui rvle mon corps lui-mme ; qui, en un sens, le subjectivise en le dsutopisant , en dnouant donc la tension constitutive de la relation entre mon corps et lutopie.

Des Mots et les choses cette confrence sur le corps utopique , la trajectoire de pense suivie par Foucault est tonnante et loin dtre linaire. Au niveau le plus gnral, elle tmoigne sans doute dune proccupation continue pour la question de lespace et de ses reprsentations. Mais, dans le dtail, elle tmoigne surtout dune recherche libre et ouverte sur les thmes conjoints de lutopie et de lhtrotopie. Ces thmes sont envisags par Foucault sous leurs aspects les plus varis (et mme contradictoires), mais en fonction dune triple dclinaison du paradigme spatial, accord successivement aux dimensions du langage, du social et du corps propre - et aux divers registres dexprience qui leur sont lis : lexprience littraire, lexprimentation de lespace social et des formes de la socialisation, lpreuve de lincarnation. Sur chacun de ces plans danalyse, la rfrence lhtrotopie et lutopie sert penser la relation un autre ou un ailleurs qui vient troubler lvidence des mots, des lieux et du corps. Lhtrotopie littraire parodie lordre du discours jusqu en faire apparatre la
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Michel Foucault, op. cit., p.19. Ibidem. 3 Ibidem.

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contingence. Les htrotopies sociales requalifient lespace rel en mettant au premier plan diffrentes manires de lhabiter et den faire vivre les dimensions symboliques et imaginaires. Enfin, le corps lui-mme, ce fragment despace, djoue la tension entre lici et lailleurs, en faisant communiquer son tour le rel et limaginaire, mais aussi le moi et lautre. Cette rcapitulation nous conduit alors une dernire remarque. Nous avons pu noter en effet quentre Les Mots et les choses, o la distinction entre utopie et htrotopie apparat pour la premire fois, et les confrences radiophoniques de dcembre 1966, Foucault fait varier sensiblement lusage de la notion despace, passant mme dun usage mtaphorique de cette notion (l espace du discours) un usage clairement rfrentiel (il est question alors de certains sites et dplacements sociaux, ou encore de lespace vcu du corps propre). Il est halshs-00746742, version 1 - 29 Oct 2012 clair cependant que lensemble de cette rflexion trouve sa cohrence profonde dans lide quil ny a pas despace donn sans ces espaces autres qui viennent lenrichir ou le contester, cest--dire finalement louvrir la possibilit dun devenir.

Philippe Sabot Universit de Lille Nord de France UMR 8163 Savoirs, textes, langage

Michel Foucault, op. cit., p.20.

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