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La Plus Belle Histoire Des Plantes

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Jean-Marie Pelt

Marcel Mazoyer
Thodore Monod
Jacques Girardon

LA PLUS BELLE HISTOIRE DES


PLANTES
Les racines de notre vie

Seuil, avril 1999

Sommaire
Avant-propos ...........................................................4
Premire partie Lodysse sauvage ........................ 12
1. La vie en mer................................................... 12
2. La colonisation de la Terre..............................34
3. Les grandes inventions ...................................50
4. Le temps des stratagmes ............................... 67
5. Larbre des villes et larbre des champs ...........93
Deuxime partie Linvasion humaine .................. 104
1. La savane apprivoise ................................... 104
2. La domestication des crales....................... 122
3. Le jardin immigr ......................................... 144
4. Le roman de la rose ...................................... 169
Troisime partie Le futur de la nature ................. 183
1. Le temps de la plante-objet ........................... 183
2. La menace des dserts .................................. 199
3. Les plantes au XXIe sicle ............................ 209

Avant-propos
Cest lhistoire dun arbre. Il nous fascine, mais nous
drange parfois, car nous navons clair quune partie
de ses mystres. Cest lhistoire de notre arbre
gnalogique. Ses racines les ntres plongent dans
le bouillon originel o est apparue la vie. Durant plus
de deux milliards dannes, celle-ci est reste vgtale.
Puis elle a engendr un mutant, un tre primitif,
constitu comme les autres dune unique cellule, mais
quip dune sorte de bouche, pour dvorer le monde,
et muni dun cil pour pouvoir se dplacer et chasser.
Notre rgne commenait.
Le tronc de larbre de la vie sest donc scind en deux
branches principales : celle des animaux qui venaient
de natre et dont nous sommes la dernire pousse. Et
celle des plantes qui a continu, elle aussi, se
ramifier.
Incomprhensible destin que celui des vgtaux : ils
fournissent aux tres qui les dvorent loxygne leur
permettant de respirer. Du poisson loiseau, de
linsecte lhomme, toutes les formes animales tirent

leur vie des plantes : mme les carnassiers, dont les


proies se nourrissent dherbes ou de graines.
Les scientifiques qui nous racontent ici chacun un
pisode de lhistoire des plantes ne se laissent pas aller
une quelconque sensiblerie, ils ne mettent certes pas
sur un pied dgalit vie animale et vie vgtale, mais
ils insistent avec passion sur limportance considrable
de ce monde silencieux avec lequel nous entretenons
des liens extrmement forts o se mlent la sensualit
lorsquil sagit des fleurs ; la gourmandise pour les
fruits, crales ou lgumes que nous estimons
comestibles ; le besoin de paix en jardinant ou en se
promenant en fort ; la recherche dun profit quand le
vgtal devient produit ; lmotion esthtique devant la
nature qui, sans vgtation, cderait la place des
paysages lunaires.
Faute de stre dotes dun systme nerveux central,
les plantes sont dpourvues dintelligence. En tout cas,
telle que nous la concevons. Et pourtant, des
chercheurs sont en train de dcouvrir que certains
vgtaux peuvent communiquer entre eux. Et lon sait
que les plantes fleurs sont capables de manipuler
leur profit insectes et animaux. De lalgue bleue la
rose, que de chemin parcouru, de progrs raliss !
Encore ne connaissons-nous pas tout des plantes, loin
sen faut. Nous ne les tudions dailleurs
mthodiquement que depuis trois sicles. De plus,
nous sommes arrivs sur terre trs rcemment, et nos
existences phmres ne nous laissent gure le temps

de suivre la lente mais profonde volution de ce monde


familier et tellement tranger la fois.
Parce quelles ne semblent pas se dplacer nous
verrons que ce nest pas exact les plantes nous
paraissent immobiles : chnes centenaires, issus de
chnes centenaires, poussant dans les mmes rgions
depuis des millnaires, des millions dannes, depuis
toujours peut-tre Rien nest plus faux. Comme
lunivers lui-mme, dont la naissance a t raconte
dans La Plus Belle Histoire du monde par Hubert
Reeves, Jol de Rosnay, Yves Coppens et Dominique
Simonnet (Seuil, 1996), le monde vert volue sans
cesse. Certes, cela se passe une autre chelle de dure
que nous, mais il invente, cre, transforme, sadapte,
progresse, parfois mme plus vite que le rgne animal.
Pour mieux apprhender ce temps dans lequel vivent
les plantes, il est un procd, classique mais
pdagogique, qui consiste ramener les ges
gologiques, et leurs milliards dannes que nous
narrivons pas concevoir, une chelle qui nous soit
intelligible. Puisque nous arrivons la fin dun sicle,
posons 4 milliards et demi dannes (lge de la Terre)
= 100 ans. Et admettons que notre plante soit ne le
1er janvier 1900 Si lon conserve le mme rapport de
dure, la vie apparat en 1923. Elle est vgtale et, bien
sr, extrmement primitive. Ces premires algues
monocellulaires ne se dotent dun noyau que bien plus
tard : en 1986 ! Pour la premire fois, des plantes
smancipent de la mer et sadaptent la terre ferme en

1991. Les choses sacclrent alors : des conifres


commencent pousser ds 1994. Les mammifres
apparaissent en 1996, suivis des plantes fleurs en
1998. On date les traces des premiers anthropodes du
mois de juillet 1999, et lpoque de lHomo sapiens
dbute six mois plus tard : le 31 dcembre, en fin
daprs-midi. Cest en ce mme jour de rveillon, le 31
dcembre 1999 22 heures 04, soit 1 heures 56 avant
les douze coups de minuit du temps prsent, que des
hommes du nolithique inventent lagriculture.
Jean-Marie Pelt nous conte cette prodigieuse
aventure des plantes sauvages la conqute du monde.
Professeur mrite de biologie vgtale et de
pharmacognosie luniversit de Metz et prsident de
lInstitut europen dcologie, il est lun des derniers
vritables botanistes franais, aujourdhui o cette
discipline est dramatiquement nglige au profit de la
seule biologie, dont les exploits font parfois oublier
lessentiel savoir que la vie ne se rduit pas des
combinaisons de gnes. Jean-Marie Pelt, qui a effectu,
au cours de sa carrire, beaucoup de missions de
recherche et denseignement ltranger, notamment
en Afghanistan et en Afrique, est lauteur de nombreux
livres, dont LHomme renatur, Grand Prix des
lectrices de Elle. Il a obtenu le Sept dor du meilleur
film documentaire pour LAventure des plantes. Mais il
a aussi publi une centaine de communications
scientifiques. force dobserver les plantes comme un
astronome les toiles, il sinterroge plus que jamais sur

lunivers et ltre, la science et la foi. Comme tous les


vrais curieux, il est capable de grands enthousiasmes
comme de vives rvoltes. Cest lhumaniste autant que
le savant qui slve parfois avec fougue contre tous
ceux qui veulent breveter le vivant et qui, pour gagner
un peu plus dargent, nous font prendre des risques en
bricolant les patrimoines gntiques.
Car une phase nouvelle de la vie des plantes a dbut
il y a 10 000 ans, avec lagriculture. Cette irruption de
lhomme dans les processus dvolution a constitu lun
des plus importants bouleversements de lhistoire des
tres vivants, comparable la matrise du feu, ou
linvention de lcriture.
Lorsquelles sont cultives, les plantes sont peu peu
slectionnes, modifies, au point, parfois, de ne plus
conserver la moindre ressemblance avec la varit
originelle. Avec les hommes, elles voyagent aussi,
sadaptent de nouveaux climats, conquirent des
territoires. Grce lagriculture, la population humaine
a pu crotre rapidement. cause de laugmentation du
nombre des hommes, les forts ont t dfriches et les
cultures se sont tendues. La Terre entire a t
colonise. Les aventures des plantes sont dsormais
lies celles des humains qui tentent dimposer leur
loi. On brle les riches forts tropicales pour faire
patre quelques vaches, on mne une guerre chimique
aux mauvaises herbes, on dope fruits et lgumes, on
gave les crales, au point quun paysan du Moyen ge
aurait cri au miracle en dcouvrant un champ de bl

tel quon en trouve aujourdhui dans les pays


dvelopps. On produit de quoi nourrir toute la
population de la plante, mme si on ne le fait pas,
pour des raisons de rentabilit. Lvolution des plantes
dpend dsormais de laction des hommes, et aux lois
de la nature se substituent celles du march.
Marcel Mazoyer, parlant des plantes cultives, ne
peut sempcher de faire sans cesse rfrence son
Morvan natal, bien quil ait travaill sur les problmes
de dveloppement agricole dans plus de vingt pays.
Comme si les champs et les bois de son enfance lui
avaient appris autant que toutes les coles. Ingnieur
agronome, ingnieur des Eaux et Forts, il est titulaire
de la chaire dagriculture compare et de
dveloppement
agricole

lInstitut
national
agronomique, o il a succd Ren Dumont. Il vient
de publier une Histoire des agricultures du monde, et
est intarissable sur la saga des crales et lodysse des
lgumes. Mais ce qui lintresse dans une plante, cest
aussi celui qui la cultive : le paysan, meilleur gardien
de la vie et des paysages, lorsquon ne loblige pas
produire toujours plus, nimporte quoi, nimporte
comment.
Il fallait bien parler aussi du danger. De la terre qui
sen va, mettant la roche nu ; du sable qui avance,
pouss par le vent, et qui engloutit tout. Des quelques
plantes qui tentent de rsister lenvahissante aridit
et finissent par griller en attendant une pluie qui ne
vient plus. Avant que des algues saffranchissent de la

mer, la Terre tait dsole. Des cailloux nus. Puis les


plantes lont recouverte dun manteau vert et ont
fabriqu de lhumus. Cela a pris des millions dannes.
Aujourdhui, une variation du climat, mais surtout
laction brutale dune humanit trop nombreuse, nous
font revenir en arrire : les dserts progressent de
manire inquitante.
Thodore Monod, le sage du dsert, revient sans
cesse sur le ncessaire respect de la vie. N en 1902, il
poursuit aujourdhui encore sa qute dune petite fleur
perdue, dcouverte en 1940. Pour le rencontrer, il faut
aller traner du ct de la Mauritanie, du dsert
libyque, du Tibesti, quelque part au cur du Sahara o,
malgr son ge, il continue faire plusieurs
expditions par an ou bien avoir la chance, comme
nous, de pouvoir lui voler quelques heures lorsquil est
en transit au Musum ! Cest au jardin des Plantes que,
enfant, lui est venue sa vocation naturaliste. Ce lieu est
rest son camp de base. Botaniste, zoologiste,
gologue, archologue, anthropologue, il ne connat
pas les frontires entre les disciplines. La force de
caractre de ce petit homme frle impressionne.
Thodore Monod est un mythe vivant. Membre de
lInstitut, de lAcadmie de marine, de lAcadmie des
sciences doutre-mer et des Acadmies des sciences
belge, portugaise, anglaise et amricaine, il pourrait
savourer un repos bien mrit, berc par les honneurs.
Mais laventurier contemplatif prfre continuer
parcourir le dsert avec une curiosit et un

enthousiasme intacts, mme sil juge avec tristesse que


lhomme est rest par bien des aspects un primate qui
ravage la plante.
Lhistoire des plantes a commenc bien avant la
ntre et, heureusement, nest pas prs de prendre fin. Il
nest que de voir avec quelle rapidit la nature colonise
tout terrain devenu vague, comment des gramines
sinsinuent dans la moindre fissure et font clater le
bton. Quune palissade isole un espace dans la ville
durant quelques mois, et voil la vergerette du Canada
qui dchire le bitume pour permettre au buddlia du
Tibet de sinstaller et de dresser ses fleurs mauves. la
fin de la guerre civile libanaise, la rue de Damas, qui en
plein centre de Beyrouth avait marqu la frontire
entre les deux camps, tait devenue une vritable
jungle. Les plantes sont fortes comme la vie et capables
de dvelopper des stratagmes, de collaborer,
dinventer plus de molcules que toute notre chimie.
Pourtant, des espces disparaissent chaque anne,
tout jamais. Toutes ne mourront certes pas, mais un
appauvrissement trop important de la flore terrestre
menacerait les espces animales, commencer par
nous. Il serait donc temps, comme le disent, chacun
leur manire, Jean-Marie Pelt, Marcel Mazoyer et
Thodore Monod de promulguer un code universel du
respect de la vie. De toutes les formes de vie, sans
lesquelles celle de lespce humaine na gure davenir.
Jacques Girardon

Premire partie
Lodysse sauvage

1. La vie en mer
BANG ! Cest lunivers. Puis notre soleil et ses
satellites. Aprs un milliard dannes terribles, la
situation se calme peu peu : la terre se refroidit,
lactivit volcanique se rduit, les bombardements
de mtorites sont de mieux en mieux stopps par
un brouillard de gaz gris et pais. Dtranges et
infimes cratures, nos anctres, naissent alors dans
les eaux sombres recouvrant la plante.

Une petite bactrie verte


Jacques Girardon : La plaisanterie qui dit que
lhomme descend du singe, et que le singe descend de
larbre serait plus pertinente quil ny parat Nos
plus lointains anctres taient vraiment des plantes ?
Jean-Marie Pelt : Des plantes, oui, mais pas des
arbres Le monde animal, dont nous sommes des
reprsentants trs rcents, sest spar du monde
vgtal bien avant lexistence des arbres, alors que la
vie tait exclusivement marine.
Lhistoire du monde vivant a-t-elle commenc
longtemps aprs la naissance de la Terre ?
Non. Durant le premier milliard dannes,
lvolution a t purement chimique, mais cela ne
reprsente mme pas un quart de lhistoire du globe.
Trs vite, il y a quelque trois milliards et demi
dannes, la vie est apparue dans locan primitif. Et
elle tait dabord vgtale. Certes, les plus anciens
fossiles, retrouvs rcemment en Australie et en
Afrique du Sud, restent assez nigmatiques : il sagit
dtres ressemblant des bactries, mais dans lesquels
on trouve de la chlorophylle.
Les bactries appartiennent-elles au monde
animal ou vgtal ?

Ni lun ni lautre. Elles constituent un rgne part.


Il est facile de dfinir un vgtal : cest ce qui contient
de la chlorophylle. Pourtant, le fait de ne pas en trouver
ne signifie pas forcment que lon est en prsence dun
animal : ainsi les champignons, qui ne contiennent pas
de chlorophylle, ne sont pourtant pas des animaux. Le
rgne des bactries est spcifique : ce sont des tres
incomplets, dpourvus de noyaux, des cellules plus
petites que celles des organismes volus.
Elles nont donc pas chang ? Nont pas eu de
descendance ?
Elles sont restes obstinment bactries. Encore
un mystre de lvolution : lhomme y voit un
mouvement vers le progrs, une perptuelle
amlioration ; or, certaines formes de vie marchent trs
bien en voluant peine. Cest le cas de ces microbes,
qui ont exactement la mme tte quil y a trois
milliards et demi dannes.
Les plantes ne descendraient donc pas des
bactries, mais dune de leurs anctres qui comportait
de la chlorophylle ?
Heidegger avait une jolie formule : Les origines
se cachent sous les commencements. Cela signifie
que, pour saisir un phnomne, il faut quil existe dj.
On ne peut donc jamais affirmer avec certitude que le
plus ancien fossile dcouvert est celui de la crature
originelle. Personne ne trouvera jamais lempreinte de
la premire cellule qui fixa la chlorophylle.

Linvention de la bouche
Mais il sagit de notre aeule nous aussi ! De
qui, ou de quoi descendons-nous ?
Notre grand anctre tait peut-tre une algue, du
groupe des pridiniens.
quoi ressemblait-elle ? O vivait-elle ?
Comment a-t-elle pu engendrer le monde animal ?
En ce temps-l, dans la mer, se trouvait une algue
microscopique qui reprsentait la cellule vgtale
typique : elle contenait de la chlorophylle avec laquelle
elle faisait de la photosynthse, cest--dire quelle
transformait, grce lnergie solaire, le gaz
carbonique et leau en sucres qui se collaient sur sa
membrane. Celle-ci tait paisse, cellulosique, dure. Je
le rpte : ctait la cellule vgtale par excellence. Pour
se reproduire, lalgue Cystodinium cest ainsi quon
la baptise mettait une petite cellule spcialise :
une spore, munie dun cil qui lui permettait de nager.
On dduit tout cela des fossiles ?
Et surtout de lobservation directe de la petite
algue : elle existe toujours ! Cest dailleurs pourquoi on
peut voir que, dans certains cas, encore aujourdhui, la
spore ne devient jamais adulte. Elle fabrique bien un
peu damidon avec sa chlorophylle, mais ne sentoure
pas dune membrane paisse, ne perd pas son flagelle ;

alors que lalgue arrive maturit, ainsi que tous les


autres vgtaux, est prive de mobilit. De plus,
comme elle possde un sillon, une sorte dexcavation,
on dit que la spore, appele Peridinium, a une
bouche .
Une bouche ! Qui sert quoi ?
rien. On peut voir simplement une spore qui ne
devient pas adulte ; grce son flagelle, elle nage dans
la mer comme un animal dont elle a lapparence
cause de sa bizarre fausse bouche, et de sa mobilit
Cet tre-l existe toujours, lui aussi ?
Oui. Et il existe mme une troisime crature, tout
fait trange, le Gymnodinium : mme spore, avec le
mme cil, mme bouche Mais plus de chlorophylle !
Plus de photosynthse possible, donc. Plus moyen de
fabriquer du sucre. Voil la cellule oblige de se nourrir
de proies extrieures solides ! Elle mange Cette
bouche fantasmatique qui tait prsente dans le
deuxime cas de figure est devenue une vraie bouche,
tout fait utile, comme chez un animal.
Avant, il sagissait dun rve de bouche
Un rve dorgane qui a cr une fonction ! Et dans
ce troisime cas de figure, on est entr dans le rgne
animal. La spore mobile, sans chlorophylle et munie
dune bouche, est un protozoaire cili, peut-tre le
premier animal. Les trois formes de vie sont trs
proches les unes des autres. On peut donc observer ici

lun des passages de lessence mme du vgtal


lessence de lanimal.
Et lessence de lanimal, cest cette bouche qui lui
permet de dvorer les autres formes de vie, au lieu de
se nourrir de lumire et deau frache. Cela se passe
encore de cette faon aujourdhui chez ces algues
pridiniennes ?
Bien entendu : les trois stades ont t conservs.
Il est vrai quon trouve encore aujourdhui des
formes de vies bizarres, entre le vgtal et lanimal,
telle que lponge
Lponge est clairement un animal ! Sommaire,
certes : il sagit du plus fruste des pluricellulaires. Ce
nest mme pas un vritable organisme, seulement une
colonie de cellules non spcialises, mais il ne sagit pas
dun vgtal.
On nous vend pourtant des vraies ponges
garanties vgtales
Il sagit dune erreur. Peut-tre volontaire : qui
sait, lide de se frictionner avec un animal risque de
choquer
Revenons notre premire bauche danimal, le
Gymnodinium : il arrive relativement tard. un
moment o de grandes tapes ont dj t franchies.
La sexualit a depuis longtemps t invente par les
algues :

Bien sr. Ces tres dont je vous parle sont de


vraies cellules noyau. Des algues dj volues.
Avant, il existait des tres sans noyaux, sans sexualit
et qui se partageaient les chromosomes par contact. Il
ny avait aucune distinction entre mles et femelles.
Ctait le monde archaque des bactries
Lalgue bleue
Ces ternelles bactries ! Cest toujours la mme
qui se multiplie, puisque la mort ne sera invente que
de pair avec la sexualit. Llimination de lindividu
assurera alors la survie de lespce.
Cest a. Tandis que le clone, lui, est immortel.
Chaque lment se divise par deux, et ainsi de suite
Cest le mode de reproduction des algues bleues ; il
sagit en fait de bactries contenant de la chlorophylle,
et qui sont par consquent antrieures la cellule
complte, noyau, de type pridinien.
Ce quon appelle lalgue bleue est donc la petite
bactrie verte de tout lheure, la premire plante ?
Cest elle ! Dailleurs, on lappelle aussi
cyanobactrie, bactrie bleue. Elle contient de la
chlorophylle, et a sans doute prcd les bactries qui
nen contiennent pas. Mais il faut bien dire que les
informations dont on dispose sur ce qui sest pass il y
a trois milliards et demi dannes restent tout de mme

trs floues. La seule chose dont on soit certain, cest


que les algues bleues sont trs anciennes, et quelles
ont t dominantes pendant les deux premiers
milliards dannes de lhistoire de la vie.
Au commencement tait le sucre
Et avant ?
Il existait sans doute un systme trs archaque de
transformation des sucres : la fermentation, qui
produit de lalcool et du gaz carbonique. Regardez un
tonneau de prunes la surface duquel se forme de la
mousse : cest le gaz carbonique qui se dgage. Mais
pour cela il faut du sucre.
Or les sucres sont fabriqus par la chlorophylle
Pas seulement. On sait que des sucres se sont
forms spontanment dans latmosphre primitive.
Cest vrai que lon a trouv des molcules dalcool
dans lespace
Oui, on y a trouv quelque soixante-dix sortes de
molcules organiques synthtises par les toiles
Donc, ces sucres de la vie prbiotique sont
consommables
par
des
bactries
non
chlorophylliennes. Mais dans ce cas, elles puisent la
ressource. Il ne faut pas quelles consomment plus de
sucre quil ne sen fabrique. Or ce sont les plantes qui

ont invent la production intensive de sucre, grce la


photosynthse.
Reprenons au dbut
On peut imaginer le scnario suivant : des
bactries anarobies, cest--dire capables de vivre sans
oxygne, se nourrissent des sucres de la soupe
primitive, par fermentation. Elles transforment ces
sucres en gaz carbonique et en alcool. Aujourdhui, les
levures continuent effectuer ce travail ancestral,
archaque, dans le tonneau de mirabelles dont nous
parlions tout lheure. la suite de plusieurs
mutations, lune delles va se perfectionner, et se
mettre utiliser de la chlorophylle pour consommer le
gaz carbonique et fabriquer du sucre ; bref, elle invente
la photosynthse. Or, celle-ci produit un dchet :
loxygne, qui saccumule alors dans leau de mer et
dans latmosphre. Plus tard encore tout ce
processus prend des millions de sicles , certaines
cellules mutent leur tour, perdent leur chlorophylle
et, en consommant loxygne devenu plthorique,
inventent la respiration.
Ainsi la vie serait ne dans le sucre ?
Certes, mais il sagissait de sucres non sucrs !
Comme la cellulose et lamidon
Dans les sucres, donc. Et dans le flou : la vie se
cache pour natre. Mais ensuite, on voit mieux ce qui a
pu se passer.

On imagine seulement. Nous navons pas de


certitudes absolues. Nous reconstituons une logique
partir des lments dont nous disposons. Cest, en
science, ce que lon appelle une thorie.
Quand mme : plus le monde vieillit, plus nous
disposons dinformations
Cest vrai. On sait donc que les algues bleues ont
invent quelque chose de gnial la photosynthse
et que cela a march trs fort pour elles. Durant tout le
prcambrien, cest--dire les trois milliards dannes
qui suivent le premier milliard dannes de lhistoire de
la plante, elles ont laiss beaucoup de traces. Cette
intense production vgtale a fix le calcaire et form
des concrtions qui se sont dposes et ont form des
sdiments au fond de locan.
Existe-t-il encore des algues bleues aujourdhui ?
Bien sr. Et elles continuent dlaborer des
concrtions calcaires.
On les trouve dans le plancton ?
Elles constituent, entre autres choses, un des
lments du plancton, mais il existe des algues bleues
hors du plancton. Il y en a dans les campagnes Des
algues bleues qui ont quitt la mer, fait le voyage , si
je puis dire.
Je croyais que ctait les algues vertes qui avaient
quitt la mer

Tout fait. Mais les algues vertes qui sont sorties


de leau ont eu pour descendance lensemble des
vgtaux terrestres. Tandis que les algues bleues qui
ont elles aussi abord la terre ferme sont restes algues
bleues. On ne les reconnat pas toujours, mais vous en
avez certainement rencontr. Ce sont des espces
damas verdtres, un peu comme des crachats. On peut
les trouver sur le sol des jardins lorsquil y a beaucoup
dhumidit. Ce sont des colonies de microcellules,
serres les unes contre les autres. Cela ressemble un
organisme, mais ce nen est pas un : il ny a aucune
division du travail, aucune spcialisation des cellules,
elles sont seulement agglomres. Cest leur quantit
qui fait que ces entassements deviennent visibles,
puisque lalgue bleue, je vous le rappelle, est
minuscule : elle a la taille dune bactrie. Vous avez
donc la possibilit, en regardant ces amas spumeux, de
visualiser un monde trs ancien dont les individus
napparaissent jamais lil nu.
Cest extraordinaire ! Les physiciens doivent
construire
des
appareils
gigantesques
et
incroyablement sophistiqus pour casser les particules
lmentaires afin de comprendre de quoi est faite la
matire. Les astrophysiciens ont besoin de tlescopes
ultra-puissants et de satellites pour tenter de voir
lunivers et dimaginer comment il a pu natre. Mais
en ce qui concerne lorigine du monde vgtal et
donc animal il suffit douvrir les yeux en se
promenant dans le jardin !

Oui. Chaque fois que je vois un amas dalgues


bleues dans un jardin, je vois lorigine de la vie.
Et nous descendons tous de ces algues bleues !
Ou, plus exactement, dune algue bleue semblable
celles-ci, qui a mut, sest diffrencie des autres
Trs probablement.
Le mystre du noyau
Alors, entre elle et nous, que sest-il pass ?
Un mystre. Le troisime mystre des origines de
la vie. Parce quil y en a trois. Au commencement est le
big bang, la formation du monde, de notre Terre Le
premier milliard dannes est le temps de la chimie
pr-biotique Lapparition de la vie est un premier
mystre, mais plus tout fait, puisquon a
approximativement russi reproduire en laboratoire
les molcules constitutives du vivant, en recrant
latmosphre primitive de la Terre. Ensuite, deuxime
mystre : on ne voit pas comment et quel moment
prcis la chlorophylle sinstalle dans une cellule. Et on
ne le saura jamais. Le troisime mystre est donc celui
du passage de lalgue bleue la cellule vgtale
noyau, trois milliards dannes aprs la naissance de la
Terre. Ou, pour utiliser les termes scientifiques, le
passage de la cellule dite procaryote la cellule
complte, dite eucaryote . Lapparition de la vie

navait ncessit quun milliard dannes. Moiti moins


que le regroupement des chromosomes en noyau !
Deux milliards dannes sans volution notable,
a fait un sacr bail ! Alors pourquoi cette vie
primitive qui semblait si stable sest-elle soudain mise
se perfectionner, associer des cellules, bref partir
dans tous les sens et voluer de plus en plus vite ?
On nen sait rien. Pas plus quon ne sait comment
le noyau sest form. Aucune thorie nest performante
sur le sujet. Aucune hypothse satisfaisante. Certains
biologistes comme Lynn Margulis voquent une
bactrie qui, par une sorte de transgression, serait
devenue norme, ne parvenant plus changer ses
gnes avec les autres parce que ceux-ci taient dilus
dans la masse de la cellule Ils se seraient donc
regroups au centre Il faut tre honnte et le dire
clairement : actuellement, on ignore la faon dont a
sest pass. On sait seulement quil y a un milliard et
demi dannes sont apparues des cellules noyau, alors
que depuis deux milliards dannes nexistaient que les
algues bleues.
Le noyau apparat ce moment-l, ou est-ce
quon ne le dtecte qu cette poque ?
Nous le reprons, nous, ce moment-l.
Il a donc pu exister, bien avant, des cellules
noyau, sous une forme transitoire, et qui ont disparu
aprs avoir donn naissance celles, plus
comptitives, que nous connaissons ?

Peut-tre. Cest trs souvent comme cela que a se


passe. Les tres qui ont survcu ou laiss des
empreintes taient les plus performants. Mais il est
probable, lorsque lon trouve un fossile, quil sest pass
mille choses auparavant dont on ne saura jamais rien.
Les prototypes ont disparu dfinitivement : seules les
fabrications en grandes sries laissent des traces.
Un jour, donc, est apparue une trs grosse
cellule
au centre de laquelle tous les chromosomes
taient regroups, formant un noyau, qui sentourait
dune membrane. Mais cette disposition ne permettait
plus le transfert ni la rception des patrimoines
hrditaires par simple contact. Le libre change des
gnes, pour reprendre une expression conomique, ne
fonctionnait plus. Lchange dinformation entre les
grosses cellules noyau devenait impossible. Celles-ci
ont alors eu recours la sexualit qui, depuis, brasse
les gnes de gnration en gnration.
Premire capture, premier asservissement
Sexualit et noyau de la cellule ont donc t
invents de pair, mystrieusement.
Absolument. Invents, comme toujours par
accident, et slectionns par lvolution. Et il sest alors
pass une chose trs tonnante : on sest aperu que la

grosse cellule noyau, organisme dj sophistiqu,


avait capt des algues bleues ! Elle les a absorbes pour
en faire des chloroplastes la partie de la cellule
vgtale qui effectue la photosynthse. Des algues
bleues ont t intgres dans un ensemble plus
complexe Cest l o lon voit combien le phnomne
de symbiose, nglig par les biologistes, a pu jouer un
rle essentiel dans le passage de certains caps de
lvolution.
La cellule a captur des algues bleues parce que
celles-ci savaient faire la photosynthse ? Elle les a en
quelque sorte avales , et les a fait travailler pour
se nourrir
Oui. Et lon est pass ce moment-l un niveau
dorganisation trs suprieur. Les chromosomes
taient regroups dans un noyau, protgs par une
membrane avec, autour, un cytoplasme qui fabriquait
du sucre partir de gaz carbonique, deau et de
lumire. La cellule tait dj une petite usine,
contrairement la bactrie o tout est mlang,
interchangeable, moins organis.
Cela se passait donc il y a un milliard et demi
dannes. Quand le monde vgtal va-t-il inventer le
monde animal ? Quand se situe lembranchement,
lapparition de la fameuse bouche ?
On lignore totalement ! On sait comment des
tres trs anciens conservs jusqu aujourdhui, les
pridiniens lalgue dont nous parlions tout lheure

, passent, par juxtaposition, du vgtal lanimal.


Cest tout.
Je vais formuler ma question autrement :
partir de quand trouve-t-on la trace dtres qui vivent
sans faire de fermentation ni de photosynthse ?
Ils semblent tre apparus en mme temps que la
cellule noyau et la sexualit.
Dcidment, il sest pass des tas de choses
extraordinaires, il y a un milliard et demi dannes !
Oui, un cap essentiel a t franchi. Dailleurs, cest
encore durant cette mme priode qua t invent un
autre
phnomne
fondamental :
lorganisation
pluricellulaire. Ds que les cellules noyau ont exist,
elles se sont mises cooprer. Elles se sont regroupes,
non pas en se juxtaposant simplement, comme dans
une colonie dalgues bleues, mais en se spcialisant.
Elles ont invent la division du travail avec, en
particulier, la notion dun dehors expos
lenvironnement et dun dedans, protg. Chaque
cellule, en se spcialisant, a d faire des sacrifices et
devenir dpendante des autres. Celles du centre ne
recevant plus la lumire taient incapables dassurer la
photosynthse ; elles devaient donc tre alimentes par
les cellules priphriques. Mais elles formrent un
squelette, ncessaire larchitecture des grandes algues
pluri-cellulaires que lon voit sur le littoral. De mme,
toutes ne pouvaient pas se diviser sous peine de
produire un mouvement chaotique, donnant la plante

des formes qui ne lui permettraient pas de survivre.


Chez les algues vertes, par exemple, la capacit de se
diviser nappartient quaux cellules spcialises qui,
lextrmit des filaments, permettent laccroissement
en longueur.
La mer repeint le ciel
quoi ressemblait la plante en ces temps de
grandes inventions ?
On tait toujours dans le prcambrien, la premire
des res gologiques, mais le dgazage de la Terre tait
termin. Latmosphre se modifiait. Les algues bleues,
en fabriquant de loxygne, lavaient emport sur tous
les phnomnes antrieurs. Prcdemment, la Terre
tait entoure dun cocon gazeux pais, gris, opaque,
compos essentiellement de dioxyde de carbone, mais
aussi dazote, deau et dun peu de mthane et
dammoniac. Le gaz carbonique, en pigeant le
rayonnement solaire, provoquait un effet de serre,
entretenant une temprature torride et maintenant
leau sous forme de vapeur. Puis, en se combinant
loxyde de calcium pour former du calcaire, le gaz
carbonique
a
considrablement
diminu.
La
temprature a baiss, leau sest condense en pluies.
Un vrai dluge. Le volume de locan sest accru. La vie
a pu apparatre.

Mais je suppose quelle na commenc modifier


lenvironnement que beaucoup plus tard.
Ce fut effectivement un long processus. Mais
lpoque o sinventaient la sexualit, la cellule noyau
et les premiers organismes, loxygne produit par la
photosynthse depuis deux milliards dannes avait
pris une place significative. Sous leffet du
rayonnement solaire, il avait donn de lozone, qui
formait dsormais une couche protgeant les tres
vivants des rayons ultraviolets trop puissants, et leur
permettait ainsi de se dvelopper. Par ailleurs,
loxygne, en dcomposant la lumire solaire, donnait
dsormais au ciel la couleur bleue que nous lui
connaissons.
Ce sont donc les plantes qui ont donn ses
couleurs notre monde.
Oui, elles ont rendu la mer verte parce que celleci est pleine de plancton chlorophyllien. Et la mer verte
fabrique son tour du ciel bleu, par le biais de
loxygne que dgage son plancton.
Et le bleu de la Mditerrane ?
Cest le fait dun manque de plancton, dune vie un
peu chtive.
Mme si, en ces temps-l, les ocans recouvrent
encore totalement la plante, le plancton suffit
fabriquer tant doxygne ?

Le phytoplancton produit normment de


matire. La Manche, par exemple, fournit, selon les
estimations, autant de vgtation que les prs qui la
bordent. Elle dgage donc aussi beaucoup doxygne.
Cest donc grce aux plantes que le monde animal
a pu exister.
Parce que la plante est devenue respirable.
Pourtant, au dbut, pour la vie vgtale dont il
tait un dchet, loxygne, en grande quantit, pouvait
se rvler dltre, non ?
Effectivement, ctait un gaz toxique.
On peut donc imaginer que des formes de vie ont
exist, qui nont pas eu le temps de laisser de trace
parce quelles ont t tues par lapparition de
loxygne.
Probablement, oui. Mais subsistent tout de mme
les fameux anarobies, organismes vivant sans
oxygne. Puis ladaptation ce nouveau gaz toxique est
devenu un moyen de vivre. La respiration est un
recyclage de dchet.
Lge du fer
Il est curieux de constater que le rouge de
lhmoglobine et le vert de la chlorophylle sont des
couleurs complmentaires.

Ce sont deux molcules trs proches. Elles ne se


diffrencient en fait que par le mtal quelles
contiennent : le fer qui rend lhmoglobine rouge, et le
magnsium qui rend la chlorophylle verte.
On ne peut sempcher de penser aux petits
hommes verts de la plante Mars On rencontre par
moments tant de correspondances, entre le monde
vgtal et le monde animal, que certaines fictions
prennent corps
Hors de la science, il y a eu un courant qui sest
poursuivi depuis le Moyen ge et a culmin avec
Goethe. Il essayait de comprendre lordre de la nature
par analogies. Il y en eut une que je trouve
extrmement sduisante. Regardez un arbre : il met
des branches, avec des feuilles, qui sont plonges dans
lair o elles prennent du gaz carbonique avec lequel
elles construisent des sucres. Elles rejettent de
loxygne Cest le monde vgtal. Observez un corps :
il na plus de branches mais des bronches. Celles-ci
plongent, non plus dans lair, mais dans le sang o elles
prennent de loxygne, avec lequel elles vont casser les
sucres vhiculs dans le sang par lalimentation, puis
les consommer en rejetant du gaz carbonique Cest le
monde animal. Vous voyez cette trange similitude
entre le monde vert et le monde rouge, qui sont
dsormais complmentaires. Lun sextriorise quand
lautre sintriorise. Plus les organes sont dploys
lextrieur, mieux cest pour le monde vgtal qui
sefforce doffrir la plus grande surface possible la

lumire du soleil. Plus cest protg, abrit lintrieur


du corps, mieux cela fonctionne pour le monde animal.
Pourtant, ne dit-on pas quil faut viter de laisser
des plantes, la nuit, dans une chambre coucher,
parce quelles consomment de loxygne ?
Cest exact. Les plantes respirent aussi. De jour
comme de nuit. Mais en volume dchange, la
respiration est beaucoup moins importante que la
photosynthse, bien que celle-ci ne seffectue que de
jour.
Il sagit dun moteur de secours en quelque sorte,
qui tourne au ralenti et prend le relais ds que la
lumire baisse
Si vous voulez. La respiration seule ne permet pas
aux plantes de rsister longtemps. Si la nuit se
prolongeait, elles maigriraient et finiraient par mourir.
Mais on sest rendu compte que lexcs de lumire peut
aussi bloquer la photosynthse. Certaines plantes se
sont habitues vivre avec peu de lumire, comme les
pervenches que lon trouve sur le sol des forts. Et
toutes les plantes de sous-bois. En revanche, il existe
des plantes tropicales qui vont jusqu stopper
totalement leur photosynthse, comme on retient sa
respiration, de 11 heures 16 heures au moment o le
soleil est le plus fort. Cest en fait la chaleur qui ferme
les stomates les pores des vgtaux par lesquels se
font les changes gazeux. On a dcouvert cela il y a peu

de temps. Cela montre combien les adaptations des


plantes lenvironnement sont subtiles.
Ns des plantes, les animaux aussi vont
sadapter, voluer, vivre leur vie Lun deux finira
par devenir roseau pensant ! Pourtant, au cours de
cette grande aventure, plantes et animaux
conserveront des relations. Dabord parce que les
vgtaux vont se faire dvorer par ces nouveaux tres
quils ont engendrs. Mais aussi parce que bien plus
tard ils apprendront se servir des animaux.
Exactement. Mais dans une premire phase, tant
que la vie reste dans la mer, les plantes progressent
beaucoup moins vite que les animaux, qui deviennent
pluricellulaires et se complexifient considrablement.
Un poisson, cest un tre extraordinairement volu et
qui a dj invent lessentiel. Toutes les grandes
innovations du monde animal se sont faites dans
locan, pendant que les plantes se la coulaient douce,
restant trs largement unicellulaires. Il y a 600
millions dannes, lvolution du monde animal est
prodigieuse. Les formes actuelles sont inventes, et
aussi plein dautres qui nont pas t retenues, mais qui
sont spcifiques de ces temps de crativit dbride.
Tandis que la vie vgtale, elle, ne va recommencer
avancer quau contact des terres merges.

2. La colonisation de la Terre
Une algue sadapte la terre ferme, que ses
descendants vont conqurir. Entrant en comptition
les uns avec les autres, et confronts un
environnement difficile, les vgtaux se mettent
voluer rapidement.

Le rouge et le vert
Pour linstant, les plantes comme toutes les
formes de vie sont toujours dans la mer. Comment le
continent qui est apparu peut-il avoir une influence
sur elles ?
Jean-Marie Pelt : La bande littorale a jou un
grand rle. Avec ses faibles profondeurs, ses mares
qui la dcouvrent et linondent deux fois par jour, elle
constitue un lieu de transition entre les deux mondes,
le marin et le terrestre. Cest l que sest effectue une
diffrenciation entre les algues. Vous pouvez observer
le phnomne de nos jours en vous promenant sur la
plage. Au bord, haut perches, vous voyez les algues
vertes, qui ressemblent de la salade. Au niveau de la

mare basse, l o lon a encore pas mal deau et


beaucoup de lumire, prolifrent les algues brunes.
Plus loin encore, en dessous de la mare basse, l o la
mer sassombrit, vivent les algues rouges, jusqu une
profondeur de 80 mtres. Ces algues rouges manquent
de lumire dans ces eaux profondes, aussi sont-elles
restes sommaires, rustiques. Ce sont les brunes qui
connaissent les conditions les plus favorables. Elles
combinent lavantage de lclairement et de
laccrochage aux roches, qui leur permet dtre
ballottes par des eaux agites, et donc riches en gaz
carbonique. Cest pourquoi ces algues brunes sont
celles qui ont le plus volu. Quant aux vertes, elles
supportent une situation difficile, puisque leur
territoire reste longuement dcouvert durant la
mare basse. Elles rsistent grce la couleur verte que
leur donne une importante quantit de chlorophylle.
Rouge, marron, vert On peut voir ce passage volutif
des algues se faire sur la bande littorale. Cest trs
caractristique de leur volution.
Cest une volution lie un dplacement dans
lespace. Vers la terre
Plutt une modification de lenvironnement luimme. Cest le fond qui a diminu et le littoral qui est
apparu. Mais le rsultat est le mme, on va arriver la
terre ferme.
Une terre gure accueillante.

Elle est totalement dserte. Pas la moindre trace


de vie, ni vgtale ni animale. Que du minral ! Les
plantes nont pas encore donn dhumus, il ny a donc
pas de sols. Les roches sont nues Qui pourrait
sadapter une vie hors de leau ? Une plante qui
connat dj cet environnement nouveau, grce aux
mares. Qui ralise une intense photosynthse, la
chlorophylle stant rvle, en mer, particulirement
efficace, non pas en profondeur, mais en surface, l o
lensoleillement est trs fort et o prolifre le
phytoplancton. Cest lalgue verte qui possde ces
qualits et qui va donc, il y a 430 millions dannes,
conqurir la Terre.
Cest le dbarquement sur les plages
Si lon veut La couche dozone est devenue assez
dense pour protger des ultraviolets polaires qui
interdisaient le rivage la vie. Le bombardement
termin, les plantes pouvaient sortir de leau ! Mais il
ne faut pas voir un bataillon dalgues vertes qui se
dcolle soudain de ses rochers Non, a ne se passe
pas du tout comme a. Lre dont nous parlons, le
silurien, connat une priode dasschement. Leau
recule. Il se forme donc des mares, des lagunes, des
marcages dans lesquelles la vie est emprisonne. Celle
qui tait la plus proche du littoral, bien sr. Il y a l des
algues. Les vertes vont survivre. Elles vont sadapter.

Ni animal, ni vgtal
Jamais plus je ne regarderai de la mme faon
cette salade sur laquelle on glisse quand on va pcher
des crevettes et attraper ds crabes dans les rochers !
Il ny avait srement pas beaucoup, de crevettes
dans les marcages, mais en ce temps-l est apparue
sur la terre une forme de vie que lon oublie toujours :
les champignons. Ce sont des tres pluricellulaires, en
filaments, qui ne contiennent pas de chlorophylle.
Ce ne sont donc pas des plantes ?
Non. Ils en ont les allures, mais ce ne sont pas des
plantes.
Ce ne sont pourtant pas des animaux
Non plus. Ils se situent entre les deux. Comme les
bactries. Ce sont des rgnes spciaux.
Deux rgnes qui nous empoisonnent la vie.
Oui, mais qui nous aident aussi pour beaucoup de
choses.
Et les virus ?
Cest avant. Ils sont encore plus simples que les
bactries, la limite du vivant. Les virus aussi sont
part, proches des cristaux. Des espces de parasites de
la vie. En fait, on peut dire quil existe le monde des
virus, le monde des bactries, le monde des

champignons, le monde des plantes et le monde des


animaux. Pour certains, il y a aussi le monde des
humains, tant lvolution de ce dernier animal a t
importante depuis les singes.
Les champignons descendent de quoi ?
Des algues. Comme les animaux, ils ont un jour
perdu la chlorophylle. Ils sont trs anciens. Ils taient
dans la mer Ils ont une manire secondaire de se
nourrir, partir daliments organiques. Ils
consomment des dchets ou font du parasitisme. Ils se
nourrissent de la mme manire que les animaux. Cest
en cela quils leur ressemblent. Par ailleurs, ils ont des
structures morphologiques de plantes, mais pas de
chlorophylle. Chez quelques vgtaux parasites, on
constate dailleurs aussi la perte de la chlorophylle. Ils
ne font plus de photosynthse, puisant leur nourriture
sur une autre plante
Et la plante se leva
Nous sommes donc dans la vase. Cest plein de
champignons et dalgues vertes. Ensuite ?
La vieille thorie, ctait que cette algue verte avait
donn naissance une mousse, qui tait devenue
ensuite une plante vaisseaux, puis une plante
graines, pour arriver une plante fleurs. Cest ce que
lon ma enseign.

a ne sest pas pass comme a ?


Pas du tout Il est exact que ce qui se rapproche
le plus de lalgue verte, cest la mousse qui, comme elle,
na pas de vaisseaux et ne fabrique pas de bois. Or, il se
fait que les mousses apparaissent bien plus tard que les
premires plantes vaisseaux, dont on trouve les
premiers exemplaires trs tt : il y a 420 millions
dannes. Il sagit dune plante dresse, elle nest plus
flasque comme lalgue : Elle a lapparence dun tout
petit jonc de cinq centimtres de haut, se terminant par
une sorte de fourche deux dents. Cette division
dichotomique est dailleurs tout fait caractristique
des plantes archaques. Une tige donc, lintrieur de
laquelle des vaisseaux permettent la sve de circuler.
Autrement dit : par lesquels va passer leau, aspire du
sol. Si la plante sait faire monter leau, elle-mme peut
aussi slever vers la lumire. Il sagit donc des plus
anciennes plantes bois lignine que lon ait
dcouvertes. On les a trouves en Irlande. On les
appelle Cooksonia. Elles semblent tre apparues 10
millions dannes seulement trs peu de temps
lchelle de lvolution ! aprs la conqute du sol par
lalgue verte.
Elles ont envahi la terre ?
Cette premire vgtation de la plante restait
clairseme. Elle stait dveloppe dans les zones
lagunaires, marcageuses. Elle tait trs basse et sans
feuilles. La photosynthse se faisait par la tige.

Et ces Cooksonia constituent-elles un essai sans


suite, ou bien ont-elles eu une descendance ?
Elles ont eu une postrit impressionnante ! Car il
y a un autre lment tout fait intressant chez ces
plantes : elles produisaient encore des spores, mais
celles-ci ne nageaient pas, elles volaient. Elles taient
emportes et disperses par le vent. Linfluence de la
mer diminuait donc, tandis que celle de lair
augmentait. Cest pourquoi on peut considrer les
Cooksonia comme les anctres des plantes volues,
mme si elles ont aujourdhui disparu, ne subsistant
que sous forme de fossiles. Il reste cependant des
choses qui leur ressemblent dans la flore actuelle :
deux genres Ce nest presque rien ! Ce sont des
plantes tropicales, qui paraissent bien descendre de ces
tranges plantes irlandaises.
Quelle plante a succd la Cooksonia ?
Quelque chose de semblable, mais en plus grand :
la Rhynia. Cela mesurait 50 centimtres de haut. On a
retrouv les fossiles, vieux de 390 millions dannes,
dans des grs rouges dcosse, proximit de la petite
ville de Rhynie. Le groupe des Rhynia comportait des
herbes qui avaient dj des espces de pilosits. Il ne
sagissait pas encore de feuilles, mais dune bauche :
on navait plus affaire des semblants de joncs tout
nus.

Le mystre des mousses


Que se passait-il sur la plante, pendant que les
Cooksonia inventaient le bois ?
la mme poque, un poisson sortait de leau :
lIchtyostega qui, en gros, a transform au fil des
gnrations ses nageoires en pattes et ses branchies en
poumons, pour donner finalement naissance aux
premiers batraciens.
Plantes et animaux ont donc quitt la mer en
mme temps ?
En tout cas, les animaux ont suivi de prs, puisque
ctait li au recul des eaux qui obligeait les espces du
littoral voluer.
Au moins les catastrophes sont-elles un moteur
de lvolution !
Absolument. Et certains tres simples sadaptent
alors en voluant peu, comme les algues bleues ;
dautres, plus complexes, en voluant beaucoup. Les
organismes pluricellulaires ont donc d voluer
considrablement.
Plus ils sont sophistiqus donc fragiles et plus
ils doivent voluer de manire radicale.
Oui, cest leur faiblesse qui est devenue leur force.
On avait donc ces sortes de joncs qui avaient dj
invent le bois, et taient bien installs, lorsque,

beaucoup plus tard, par un autre courant, sont


apparues les mousses. Et cest un mystre, parce
quelles taient moins volues. Les mousses ne font
pas de bois, pas de racines, et vivent un peu comme des
algues.
Elles nont rien invent ?
Si. Elles ont tout de mme perfectionn la
disposition tiges/feuilles, afin de prendre le plus dair
possible.
Puisquelles ne descendent pas de la Cooksonia,
peut-on considrer quil sagit dune autre volution de
lalgue, qui na pas donn grand-chose ?
Cest trs possible. On estime, daprs les fossiles,
que les mousses sont seulement apparues il y a 350
millions dannes. Mais on sait aussi que, comme elles
nont pas de bois, elles fossilisent mal, de sorte que lon
est encore moins sr des dates que pour les autres
espces.
Oublier la mer
Ce qui est sr, cest quil y a 350 millions dannes
une plante minuscule a invent la tige avec des
feuilles Et cest fondamental, puisque cela a permis
aux plantes terrestres de dvelopper considrablement
leur surface. Dans la mer, il faut beaucoup dalgues
vertes pour faire la photosynthse. Dans lair, il faut

que chaque plante augmente sa superficie en ayant le


plus de feuilles possible afin de capter le maximum de
lumire. Mais malgr cette invention, les mousses sont
restes trs marines. Pour se reproduire, elles ont
besoin dtre mouilles, afin que leurs spermatozodes
puissent nager jusquaux cellules sexuelles femelles, les
oosphres. Exactement comme chez les algues. Si la
mousse est sche, elle ne peut plus se reproduire. Les
plantes auront toutes les peines du monde se
dbarrasser de ce mode de reproduction de type
aquatique, mais elles y arriveront, contrairement aux
animaux. Ceux-ci nous y compris produisent
toujours des spermatozodes nageurs, vestiges de leurs
anctres marins. Les plantes, elles, vont peu peu se
dbarrasser de toute trace de la vie ocanique en
inventant des spermatozodes sec , vhiculs par
un tube. Ils seront ports jusqu la cellule femelle, au
lieu de nager dans un milieu liquide.
Donc, une volution beaucoup plus radicale que
la ntre.
Beaucoup plus radicale ! Le systme de
reproduction de la plante a puissamment volu, alors
que celui de lanimal reste fondamentalement
tributaire de llment liquide. Les vgtaux
dpendent, pour se reproduire, du vent, des insectes,
des animaux, etc. Des vecteurs trs diversifis ! Cest
dailleurs la raison pour laquelle le monde des plantes
est beaucoup plus bourgeonnant que le monde animal
o lon suit une ligne volutive simple : du poisson

lamphibien, de lamphibien au reptile, du reptile au


mammifre
Le sevrage des plantes a t trs rapide !
Trs. Dj les spores des Cooksonia taient
emportes par le vent, et non plus par leau. Mais, sur
le sol, elles continuaient germer en un minuscule
organe, le prothalle, qui ressemblait une algue munie
dorganes mles et femelles. Pour aller de lun lautre,
le spermatozode devait toujours nager, exigeant donc
que ce prothalle soit mouill. La vie maritime ntait
pas encore bien loin
Et plus tard ? Que vont devenir les mousses ?
Pour elles, a sarrte l. Elles ont trouv une
adaptation et ne cherchent pas plus loin. Les mousses
sont restes btement les mmes depuis toujours. Elles
ont le mme aspect aujourdhui que dans les fossiles les
plus anciens. Rien na boug.
Mais on ne comprend pas bien ce quelles sont
venues faire, alors quexistait dj une plante bien
plus volue !
Cest la raison pour laquelle certains biologistes
pensent quelles sont peut-tre rgressives. Comme
une sorte de Cooksonia qui aurait perdu ses vaisseaux.
Car il existe aussi des volutions rgressives. Il faut
toujours envisager cette hypothse : une volution
quon ne comprend pas est peut-tre, tout simplement,
une rgression. En cessant peu peu de fabriquer des

vaisseaux, la plante a de plus en plus de mal faire


monter la sve, elle rapetisse donc Mais ce nest
quune hypothse.
Toujours plus haut
Elle aurait en quelque sorte fait demi-tour.
Comme les ctacs, ces mammifres nostalgiques,
retourns la mer Mais, aprs tout, puisque la
mousse est une impasse, on na pas besoin delle pour
comprendre la suite de lhistoire.
Non. partir de la Cooksonia, on peut pister deux
grands ples de lvolution : lappareil sexuel et
lappareil vgtatif. Commenons par le second. La
morphologie, cest, apparemment, le plus simple
Donc, ds linstant o la plante a invent le vaisseau
par lequel elle aspire leau, elle sest mise en fabriquer
avec frnsie. Elle les a serrs les uns contre les autres
pour former des faisceaux de vaisseaux. Puis des
faisceaux de faisceaux de vaisseaux
Ctait de la boulimie.
Elle essayait de boire toujours plus deau. Du
coup, elle devenait de plus en plus puissante, parce que
plus elle montait, plus elle pouvait capter de lumire.
Et plus elle tait puissante, plus elle devenait capable
daspirer leau du sol et de la monter haut. Ainsi se

droulait la comptition pour la lumire qui faisait que


les plantes primitives grandissaient peu peu.
Cest vrai que le monde avait chang ! La terre
ferme tait devenue semblable locan : verte.
Totalement ! Le monde stait couvert de
vgtation.
Et toutes ces plantes entraient en comptition
Pour aller chercher la lumire, oui.
Elles formaient une immense fort, mme sil ne
sagissait pas encore de vrais arbres.
Non, ctaient encore de tout petits vgtaux. Et
ils tapissaient tous les sols meubles et humides, de
sorte que chacun devait essayer de se dresser au-dessus
des autres pour recevoir du soleil. La comptition pour
la lumire est reste jusqu nos jours laxe dominant
de la vie des plantes, des luttes entre elles. Et puisque
cest celle qui monte le plus haut qui prend le plus de
lumire, on vit naturellement les plantes devenir de
plus en plus grandes. 380 millions dannes
apparaissaient les premiers vrais arbres.
Les fougres taient dj l ?
Oui. Elles sont arrives trs longtemps aprs les
Cooksonia, au dvonien, il y a 360 millions dannes.
Mais elles avaient beaucoup de choses en commun avec
les drles de petits joncs. Elles faisaient des vaisseaux,
donc elles dcollaient du sol ; elles fabriquaient des
spores, en lair, qui tombaient par terre o elles

formaient un prothalle. Leurs spermatozodes


nageaient pour rejoindre les ovules. On ntait pas sorti
de la reproduction dans leau Les fougres en sont
restes au mme stade que les animaux !
Il ne doit pas rester beaucoup de plantes qui
fonctionnent encore comme a aujourdhui !
Trs peu. Ce sont des plantes tout fait
significatives du pass.
Alors, voici les arbres
Oui. Trois grandes lignes taient dominantes
lpoque. Oublions celles qui se sont compltement
teintes. Ce sont ces trois-l qui ont laiss des plantes
actuelles. Il y avait donc la ligne des fougres, qui a
donn des arbres encore existants : les fougres
arborescentes. Ces plantes tropicales, formes de
faisceaux de faisceaux de vaisseaux, peuvent atteindre
15 mtres. Deuxime ligne : celle des prles. Vous
savez, les queues-de-rats , queues-de-chat , ou
encore queues-de-cheval
Oui. Une mauvaise herbe de terrains humides.
Une mauvaise herbe, mais qui est le modle rduit
dun grand arbre de lre primaire, appel Calamites, et
qui ntait autre quune queue-de-rat de 30 mtres de
haut. On ne peut simaginer ce que cela pouvait tre !
Le climat alors tait chaud et humide, et la vgtation
peu prs uniforme sur toute la Terre. Ces
impressionnantes forts primaires ont atteint leur

apoge au carbonifre, et leurs vestiges sont les


charbons Il faudrait en fabriquer des reconstitutions,
comme on le fait pour les dinosaures
Ce serait certainement fascinant.
Cest sr. Il y avait aussi une troisime ligne
darbres : celle des lycopodes, qui ressemblaient des
palmiers. Pour imaginer ce paysage, on dispose dun
trs beau vestige de fort Gilboa, dans ltat de New
York, o, en 1869, un torrent a rod totalement ses
berges, dgageant ainsi des souches darbres fossiles
que lon a pu dater de 350 millions dannes. Cest-dire juste la veille du carbonifre. Il sagit de lune des
plus anciennes forts connues par les fossiles. Elle
stendait sur plusieurs centaines dhectares et se
situait sur une cte, basse et marcageuse, sillonne de
cours deau.
Les dinosaures nexistaient pas encore ?
Oh, non ! Nous sommes une centaine de millions
dannes avant leur apparition Les animaux
retrouvs Gilboa taient petits : des mille-pattes
venimeux, de minuscules araignes, un petit acarien
Ces insectes ont disparu, comme les arbres. Cest tout
un cosystme qui sest teint. Il ny avait pas doiseaux
dans les arbres : ils nexistaient pas encore. Pas non
plus dinsectes butineurs : les fleurs navaient pas t
inventes. Pas de papillons ni dabeilles On naurait
pas entendu ce bourdonnement familier, ces chants et
ces cris auxquels on est habitus, mais seulement le

bruissement du vent dans les arbres. La plante tait


dramatiquement silencieuse. Un peu plus tard, en plein
carbonifre, apparatront dnormes libellules de 70
centimtres denvergure et des cafards de 15
centimtres.
Il ny avait pas dautres animaux que des
insectes ?
Si. Au dbut du carbonifre nat le premier
amphibien pattes et poumons, cest--dire le
premier anctre de notre ligne. Mais, pas plus que les
premiers insectes, cette espce na t conserve.
Certains des arbres ont-ils russi traverser les
millnaires ?
Seulement certaines fougres. Les autres nous
sont parvenus sous forme dherbes. Petites prles du
bord des chemins, et minuscules slaginelles, en guise
de grands lycopodes. La slaginelle est une plante bien
connue de ceux qui possdent des serres tropicales :
cest un envahisseur dont il ny a pas moyen de se
dbarrasser ! Vous voyez que, de lre primaire, il ne
nous reste presque rien. Animaux, insectes et plantes
sont tous devenus petits ou ont disparu. Il semble
quune trs grande taille constitue, en termes
dvolution, une fragilit.

3. Les grandes inventions


Une fois installs, les vgtaux suprieurs vont
surtout voluer dans le domaine de la reproduction,
afin dassurer toujours mieux la survie de lespce.

Luf qui prcda la poule


En dehors de leur grande taille, est-ce que les
arbres ont apport quelque chose de neuf ?
Jean-Marie Pelt : Ils ont fait un grand pas en
avant dans le domaine de la sexualit. Cest vrai quen
ce qui concerne lorganisation morphologique, ils nont
gure innov. En revanche, ils ont construit une bote
autour de leurs spores, pour les protger. Celles-ci ne
tombent plus par terre, elles restent dornavant sur
larbre pour germer. Les organes sexuels vont se crer
en lair. lintrieur de la bote que lon appelle ovule
se trouvent les cellules fminines, et l seffectuent
dsormais les contacts sexuels. Les spermatozodes,
eux, sont forms sur un autre organe : des petits
prothalles avec des cellules mles, que lon appelle

pollen. Une fois de plus, les plantes qui ont invent cela
sont toutes mortes
Vous voulez
aujourdhui ?

dire

quelles

nexistent

plus

Ctaient les fougres graines. Et lorsquun


botaniste nomm Oliver a dcouvert, en 1900, des
fougres graines fossilises, tout le monde a
commenc par se moquer de lui. Pour un botaniste,
une fougre graines constituait quelque chose
dinsens. Une poule avec des dents. Une rose sans
fleur Or, effectivement, on a trouv par la suite
dautres fossiles de fougres qui comportaient, non pas
des vraies graines, mais des ovules. Cest--dire,
comme je viens de vous expliquer : des organes sexuels
fminins enferms dans une bote et qui restent
perchs sur la plante.
Vous parliez aussi de pollen. Il existait donc
avant lapparition des fleurs ?
Bien avant ! Simplement, on utilise le mot pollen
plutt partir des fleurs, et, avant, celui de spores
mles, mais il sagit exactement de la mme chose !
Tout cela se passe donc dans les arbres. Mais, pour que
les sexes puissent se rencontrer, il faut que le vent
emporte le pollen qui contient les spermatozodes
nageurs. Celui-ci vole donc au hasard et arrive
parfois ! sur un ovule qui, son contact, va se
ramollir, se glifier. En un mot, devenir partiellement
liquide, permettant ainsi au spermatozode de nager

pour rejoindre loosphre. Vous voyez que le caractre


nageur est encore l, bien que dj le pollen soit
transport par le vent. Mais on sloigne tout de mme
peu peu de la mer
Larbre qui pond des ufs
On sloigne aussi du sol ! Reste-t-il aujourdhui
des exemples de ce type de fonctionnement ?
Deux : le Cycas, une espce de faux palmier, avec
un feuillage trs dur, laspect artificiel, que lon voit
partout dans les jardins sur la Cte dAzur ; et le
fameux ginkgo, l arbre aux cus . Son pollen vole et
atterrit sur un ovule norme, gros comme une
mirabelle. Lovule se glifie. Le spermatozode fconde
loosphre. Et lon a un uf. Un uf qui commence
se diviser pour donner un nouveau ginkgo Il peut
arriver aussi que lovule tombe au sol avant dy tre
fcond par un grain de pollen. Voil comment les
choses devaient se passer au carbonifre. Il faut aussi
noter qu la fin de cette priode, vers 280 millions
dannes, taient apparus des arbres adapts la vie
non marcageuse. Ils possdent un systme de racines
trs amlior. Cest le cas par exemple des Walchia, qui
sont capables de se dvelopper dans des sols secs.
Ensuite, a sest beaucoup perfectionn.

Le carbonifre aussi a constitu une priode riche


en vnements : les plantes, comme les animaux,
inventent luf !
Oui, cela se passe la mme poque.
Cest tout de mme curieux, ces volutions
parallles ! Comment se fait-il que plantes et animaux
trouvent la mme chose en mme temps, ou presque ?
Une fois sortis des eaux, les tres vivants ont d
crer un milieu aquatique de substitution.
Mais pas tout de suite Alors, pourquoi en mme
temps ? Leur commune sortie de leau avait t une
consquence du reflux des ocans. Mais quel
phnomne a bien pu provoquer linvention de luf,
cette adaptation, commune aux deux rgnes ?
On peut imaginer quil y a eu une alternance de
climats humides et de climats secs. Si une priode
daridit se prolonge longtemps, lvolution vers le
terrestre sacclre. Linvention de luf, de ce point de
vue, est tout fait remarquable : mme si dehors une
scheresse svit, lintrieur, cela reste mouill.
Et la reproduction de lespce est assure.
Elle peut dornavant se reproduire ailleurs que
dans leau, oui.
Plantes et animaux auraient donc dvelopp, en
mme temps, le mme stratagme pour survivre une
grande scheresse ?

Cela sest trs probablement pass ainsi. Mais,


alors que les animaux vont se traner pas mal de temps
lge des reptiles qui commence, les plantes, elles,
vont beaucoup progresser. Elles viennent dj pourtant
de connatre une importante volution morphologique.
Laquelle ?
Imaginez : vous tes en vacances sous les
tropiques. Vous vous tes assis sur la plage, lombre
dun cocotier Vous pouvez remarquer, la base de
larbre, comme des faisceaux de petites racines. Si vous
trononniez ce cocotier, vous verriez quil est form de
cela : les fameux faisceaux de vaisseaux. Or, une
disposition trs nouvelle est apparue, il y a 370
millions dannes, avec lArcheopteris, larbre moderne
qui prcde le ginkgo, et les conifres. Cette nouvelle
structure consiste en une zone concentrique
lintrieur du tronc o seffectue une diffrenciation
des vaisseaux. Chaque anne, ils se forment en cernes
de plus en plus grands. Ceux que vous pouvez voir
lorsque lon coupe un chne. Il sagit l de la structure
de toutes les plantes arborescentes actuelles,
lexception des palmiers et des fougres qui marchent
encore comme autrefois.
Quel est lintrt de ce changement de disposition
des vaisseaux ?
Une meilleure spcialisation des cellules, qui va
apporter plus defficacit, une plus grande possibilit
de diversification.

En quoi consiste lautre grand progrs ?


La naissance des conifres. Avec eux, premire
innovation : les spermatozodes perdent leur flagelle.
Ils nont plus besoin de nager. Le grain de pollen
amen par le vent sur lovule germe et forme un tube,
dans lequel le spermatozode descend jusqu
loosphre. partir de ce moment, les plantes sont
dfinitivement sevres de la mer.
Quest-ce qui les a pousses prendre ces
distances avec leurs origines aquatiques ?
La scheresse. Nous avons atteint le permien, un
ge qui connat un refroidissement dramatique durant
lequel les cosystmes sont pris dans les glaces. Cest
lune des priodes de lhistoire de la Terre o les
dcimations despces sont colossales. Tout ce qui tait
adapt aux climats chauds et humides et aux
marcages comme les prles, les lycopodes et les
fougres gantes du carbonifre disparat.
En fait, ce sont les plantes les mieux adaptes
lpoque prcdente qui meurent.
Tout fait : ladaptation trop pousse un milieu
peut devenir une faiblesse. Seule ladaptabilit
constitue vraiment une force. Le permien voit donc une
monte des dserts. Le continent Nord-Atlantique, en
particulier, qui regroupait alors en un seul morceau
lAmrique du Nord, le Groenland, lEurope et le Nord
de lAsie, connat une importante rduction de sa

vgtation, et le retour des paysages antrieurs la


conqute du sol par les plantes.
Le stockage dembryons
Une situation aussi catastrophique nentrane-telle pas de spectaculaires volutions ?
Si, bien sr ! Et cest justement la seconde
innovation des conifres. Il sagit de la mise au point
dun processus dont, l encore, les animaux nont
jamais russi se rendre matres : la naissance
retarde jusqu un moment favorable. Autrement dit :
la graine Pour comprendre, revenons au ginkgo.
Souvenez-vous : son uf tombe par terre et donne une
nouvelle plante. Pourtant, vous ne pouvez pas aller
chez votre ppiniriste et demander des graines de
ginkgo : a nexiste pas ! Alors, quest-ce donc que la
graine, qui sera invente plus tard ? Eh bien, il sagit
dun ovule fcond, dun uf, dans lequel lembryon
stoppe sa croissance et se met dans un tat de vie
ralentie. Imaginez une femme qui, se retrouvant
enceinte, dciderait darrter lvolution du ftus au
bout du deuxime mois pour reporter la fin de sa
grossesse quelques annes plus tard, quand elle sera
plus disponible
Cest un peu ce que lon fait de nos jours avec les
embryons congels.

Exactement ! Cest tout fait a ! Les plantes ont


invent lquivalent des embryons congels. Sauf
quelles utilisent la dessiccation, au lieu du froid ; pour
obtenir ce rsultat. La graine est la partie la moins
humide : seulement 10 % deau contre 80 % dans le
reste de la plante. Cest cela la grande invention des
conifres : ils desschent le contenu de leur ovule qui
devient la graine et, lintrieur, le petit embryon va
laisser passer lhiver et attendre le retour du
printemps.
Il leur arrive mme de patienter plusieurs
annes
Cette petite graine va effectivement raliser toutes
sortes de performances. Certaines plantes savent
congeler leur ovule durant de trs longues priodes,
dautres pendant seulement trs peu de temps. On
retrouve l encore une logique du vivant qui montre
bien lastuce des adaptations. Ainsi, sous un climat
tropical o il fait chaud et humide tout au long de
lanne, il ny a pas de raison, au fond, pour que
lembryon patiente, les conditions tant galement
favorables son dveloppement. En ce cas, la plante
nattend pas : les graines perdent trs vite leur pouvoir
germinatif. Cest le cas du cacao, par exemple. En
revanche, dans nos rgions qui connaissent des saisons
froides durant lesquelles la plante ne peut pas pousser
cause de la terre gele, lembryon reste ltat de vie
ralentie, protg dans sa graine, jusqu ce que le sol
retrouve chaleur et humidit. Mais il existe des cas

extraordinaires o certaines graines conservent leur


capacit de vie durant de longues annes. On a trouv,
dans des tourbires froides, des graines de lotus qui
ont germ aprs 1000 ans dattente ! Au Japon, des
graines de magnolia dcouvertes dans des couches
gologiques faciles dater avec prcision ont germ
aprs 2 000 ans. Le record absolu revient des graines
de lupin, retrouves rcemment, et dates au carbone
14 : elles ont germ alors quelles taient vieilles de
10 000 ans. Cela signifie que des hommes du
nolithique, ceux qui inventaient lagriculture, ont pu
voir les fleurs qui les ont produites Le monde animal
est totalement incapable de choses pareilles, parce quil
na pas invent la graine. Le ftus se dveloppe en
continu, et si ce nest pas le bon moment pour natre,
tant pis : il meurt. La seule possibilit pour lanimal
consiste trouver un refuge, un endroit protg, pour
faire natre son petit.
Lun matrise le temps, lautre lespace.
Oui, le monde vgtal ne peut se dplacer, mais il
peut attendre. Lanimal change de milieu, alors que la
plante attend que le milieu change.
La plante, la mort et la vie ternelle
Cest vrai que les plantes semblent souvent vivre
dans un autre temps que le ntre. quelques rares

exceptions prs, comme certaines tortues, la dure de


vie des animaux ne peut se comparer celle de
nombreux arbres qui rsistent plusieurs sicles.
Comment peut-on expliquer une telle diffrence de
rythme ?
La plante possde une capacit dallier la vie et la
mort diffrente de nous. Nos cellules meurent, sont
limines, remplaces mais seulement jusqu un
certain point ! Lorsque le renouvellement ne se fait
plus, lorgane dprit et lorganisme tout entier
succombe. Dans le monde vgtal, cest diffrent. Des
pans entiers de la plante peuvent prir. Cest trs net
lorsque lon regarde les fameux cernes du bois : le cur
de larbre peut mourir, et mme disparatre
compltement, mang par les champignons. Larbre
devient creux. Et cependant, ce quil en reste continue
vivre Lorsquon atteint les records de longvit,
comme chez les pins longue vie de Californie qui
subsistent aprs presque 5 000 ans, on saperoit quen
fait ces vgtaux sont trs vieux depuis trs longtemps,
et quune grande partie deux est morte. Les plantes
possdent en quelque sorte une capacit de mourir par
morceaux.
Et qui peut dire, en hiver, que tel arbre est mort
ou seulement dfeuill ?
Oui, le jeu de la vie et de la mort chez les vgtaux
nous est vraiment tranger. Le summum est atteint par
ces vivaces qui ont dans le sol un rhizome, tel le

muguet. Celui-ci est quasiment ternel. Il donne une


tige feuille au printemps, mais vous pouvez cueillir ses
fleurs : la plante na pas besoin de se reproduire ! Elle
se poursuit dans le sol Elle dtient un pouvoir de se
perptuer qui nest absolument pas comparable celui
de lanimal. Les plantes ont aussi une tonnante
aptitude se rgnrer : fauchez lherbe, il y a ensuite
du regain. Il sagit de la mme plante, pas dune autre,
mais la croissance se fait, chez les gramines, par la
base de la feuille qui pousse vers le haut. De sorte que,
lorsque vous coupez le haut, le bas continue pousser.
Il existe de nombreux systmes de rgnrescence, de
reviviscence, comme chez les mousses qui se
dshydratent pendant les priodes de scheresse, et
ressuscitent la premire pluie
Certains animaux aussi sont capables dabaisser
leur mtabolisme pour hiberner.
Oui, dans ce cas on retrouve la mme stratgie,
mais elle nest pas pousse aussi loin.
Parce que les plantes sont moins sophistiques ?
Parce quelles sont moins coordonnes. La
division du travail, dans leur organisme, et par
consquent la solidarit cellulaire, sont moins
pousses. Encore une fois : lanimal a besoin de toutes
ses parties pour fonctionner, pas la plante. Et cela
entrane dimportantes consquences. Prenez un arbre
qui souffre du cancer. Il prsente une norme tumeur,
mais il ne va pas en mourir. Parce que, la plante tant

moins coordonne quun animal, le cancer ne fera pas


de mtastases. Il va rester confin. La plante va lisoler.
Ce que nous ne savons pas faire. Nous ne savons ni
faire du bois ni nous passer des organes qui vont de
travers. Parce quelle est plus fruste, la plante est plus
solide.
Est-elle vraiment
difficults que nous ?

confronte

aux

mmes

Les problmes sont les mmes. Les rponses sont


diffrentes. Lextrme sophistication qui nous a permis
de dvelopper un cerveau qui pense se paye par une
inadaptation dans de nombreux domaines.
commencer par notre ultime dpendance aux
vgtaux ! Car nous ne pouvons pas vivre sans eux. Que
lon mange des lgumes ou de la viande, il y a toujours
les plantes lorigine.
Nous sommes aussi tributaires delles pour
respirer.
Aussi Et quand on dit que la plante est
dpendante du sol dans lequel elle est fixe, quelle ne
peut pas bouger et se montre donc plus fragile, cest
inexact. Si cela est vrai pour les individus, cela ne lest
pas pour les espces qui ont, par leurs spores et par
leurs graines, une capacit de propagation trs grande.
La graine est un moyen de se dplacer dans le temps,
mais aussi dans lespace.
Certes, mais elle ne choisit pas son chemin.

Non, elle na pas la mobilit, comme nous. Elle va


l o le vent ou lanimal lemportent
Le rgne des conifres
Il faut bien reconnatre que cest parfois ce qui
nous arrive aussi. Mais revenons ces conifres
rvolutionnaires. Ils apparaissent quand ?
la fin du carbonifre, vers 280 millions
dannes. Ils ont ensuite domin la Terre grce
linvention de la graine. Ils ont aussi trs bien russi
dans la fabrication darbres. Dailleurs, aujourdhui, ils
ne sont plus que cela. Toutes les autres plantes
conifres ont disparu. Il faut dire quil en reste trs
peu : 600. Soit 1/5OO e du total des espces vgtales.
Presque rien. Comme on en voit tout le temps, on a
limpression quil y en a beaucoup, mais ce sont les
individus qui sont nombreux parce quon en a plant
partout. Et ils occupent les territoires immenses qui
constituent la taga, au nord de la Sibrie, de lEurope
et au Canada.
On les trouve aussi en altitude.
Oui, altitude et latitude. Ils rsistent mieux que les
feuillus dans les climats froids, difficiles.
Ce nest pas trs logique. En perdant leurs
feuilles, les caduques hibernent . Ils devraient
mieux rsister que les persistants.

Pour comprendre, il faut revenir leau, celle qui


monte travers les vaisseaux. Elle est transpire
99 %. Seulement 1 % est utilis par la plante dans la
fabrication de sucres. La dperdition est prodigieuse.
Les arbres sont des arrosoirs lenvers qui envoient
dnormes quantits deau dans latmosphre. Cest
pour a quau-dessus des grandes forts flottent si
souvent des nuages. Dailleurs, il pleut plus dans les
rgions forestires que dans les autres. Alors pourquoi
les conifres rsistent-ils si bien dans les climats trs
froids ? Parce que ce sont des espces feuilles trs
rduites, recouvertes dun dpt protecteur la
cuticule trs pais, et chez lesquelles la circulation de
leau est cent fois moins rapide que chez les autres
arbres. Les conifres ont un mode de vie ralenti, un
pas de laboureur dans le monde des arbres. Et ils
sont donc capables de se mettre en hibernation
profonde, darrter pratiquement tous les changes
lintrieur du sol quand celui-ci est gel. Lhiver, ce
sont des morts vivants debout. Ils ne bougent pas, ne
respirent pas, ne transpirent pas, ne font pas de
photosynthse. Ce sont des espces de statues, des
momies figes. Cest comme a quils rsistent aux
pires froids.
Mais il existe aussi des conifres dans les pays
chauds.
Trs peu. Sous lquateur, il ny en a pas. Et ils
sont rares sous les tropiques. Les conifres vivent dans

les rgions tempres et froides des deux hmisphres,


o ils ont t repousss par les plantes fleurs.
Ils font un peu penser certains dinosaures dont
ils taient contemporains. Ces monstres gants et
caparaonns que lon imagine lourds et gauches.
Il faut avouer quils battent des records de lenteur.
Chez des tres apparents aux conifres que sont les
Cycas, le spermatozode qui bat galement tous les
records de taille puisquil est visible lil nu nage
extrmement lentement. Il lui faut 6 mois pour
parcourir 5 millimtres lintrieur de lovule ! Chez le
pin, cest la graine qui met un temps fou mrir : la
premire anne, vous voyez de tout petits cnes violets.
Ils renferment les jeunes graines. Lanne suivante, au
mme endroit, vous avez une pomme de pin verte.
Lanne daprs, vous avez une pomme de pin brune,
ouverte, avec les graines qui sont en train de sortir.
Tout cela a dur deux ans Les pins longue vie de
Californie poussent extrmement lentement et vivent
presque 5 000 ans. Les squoias sont trs massifs, et ils
battent galement des records de taille et de poids. Il
existe effectivement chez les conifres une sorte de
lourdeur, et de lenteur dans les mcanismes de
reproduction que lon ne retrouvera pas chez les
plantes fleurs o tout ira trs vite.

Jurassique Parc
Avec le permien, lre primaire sest acheve.
quoi ressemble lre secondaire qui commence ?
Au dbut, cest le trias. Dans lhmisphre Nord,
aprs la terrible scheresse glaciaire, il y a encore peu
de plantes et il se passe en grand ce qui arrive en
petit dans la Chine daujourdhui. Des averses
violentes rodent considrablement le sol qui nest plus
fix par les racines des plantes. Les inondations sont
normes, le ravinement trs important. Puis, il y a 150
millions dannes, commence le jurassique avec son
climat plus chaud et plus humide qui permet aux
conifres, levs la dure, de spanouir dans des
conditions nettement plus faciles. Apparaissent donc
les grandes forts de conifres, infiniment plus varies
que celles que nous connaissons.
Elles comportent plus despces ?
Infiniment plus ! Nos forts nous ne comportent
que quelques espces : les pins, les sapins, les picas
et les mlzes Les forts du jurassique sont
composes de beaucoup despces, sans doute plus de
10 000. Aussi bien feuilles qu aiguilles Les
conifres sont alors leur apoge, comme les
dinosaures qui appartiennent au mme cosystme
Jurassique Parc !

Cest a. Et cest la fin de cette poque, il y a


quelque 160 millions dannes, alors que certains
reptiles se sont envols en devenant oiseaux, que
pointent, ici et l, quelques rares plantes fleurs. Dans
les forts, le vert nest plus la seule couleur et le bruit
plus seulement celui du vent.
Le monde du silence, qui a d sachever au
carbonifre lorsque le premier cri a t pouss par un
batracien que personne na sans doute entendu, est
donc bien loin.
Oui, nous arrivons la fort telle quon la conoit
maintenant.

4. Le temps des stratagmes


Elles ne pensent qu a : sduire, pour pouvoir se
reproduire. Les plantes fleurs, dernire grande
innovation du monde vgtal, manipulent les
insectes, les animaux, et mme les hommes, pour
assurer leur dissmination.

Quand lexotisme nexistait pas


Aprs les conifres, nous arrivons donc aux stars.
Quand les plantes fleurs apparaissent-elles ?
Jean-Marie Pelt : Au crtac, il y a une centaine
de millions dannes. Bien avant lextinction des
dinosaures qui sest produite, brutalement, il y a
seulement 65 millions dannes. Les fleurs sont nes
dans les rgions tropicales. La vitesse stupfiante avec
laquelle elles deviennent dominantes dans le paysage
et occupent toute la Terre est un phnomne qui
tonne les botanistes. Mais nous sommes de nouveau,
au crtac, dans une priode duniformit des paysages
lie au rchauffement. Ainsi, on avait des palmiers

depuis lquateur jusqu ce qui est aujourdhui le


Groenland.
Ctait donc un climat humide aussi, le
rchauffement du Nord ne saccompagnant pas dune
chaleur torride au Sud
Oui, on retrouvait une distribution de la
vgtation assez uniforme, quelle que soit la latitude.
Prenons le cas de la rgion de Londres, qui a t bien
tudie : il y avait l une fort de type quatoriale qui
ressemblait ce quest la fort indo-malaise. Le climat
tait extrmement diffrent daujourdhui. On estime
quau dbut de lre tertiaire il y a 50 millions dannes,
la temprature moyenne Paris tait suprieure de 12
degrs celle daujourdhui, ce qui est considrable.
Comment peut-on connatre ainsi les climats
passs ?
En appliquant la doctrine de Charles Lyell qui, en
1830, a nonc ce quil a appel la rgle de
luniformitarisme. Celle-ci dit que, lorsquon trouve
une flore fossilise dont on connat, aujourdhui, des
exemplaires vivants, on peut en dduire que chaque
plante du pass tait adapte au mme type de climat
que les plantes quivalentes actuelles. Donc, si lon
trouve aujourdhui des palmiers fossiles dans une
rgion, cela signifie qu lpoque des fossiles que lon
peut dterminer aisment grce aux couches
gologiques la rgion ne subissait pas une glaciation !

Ainsi, il y a 50 millions dannes, la Terre tait un


paradis tropical
Dans le monde entier, cette poque, on avait des
magnolias, des ginkgos trs abondants ! , des
araucarias, des squoias, des cyprs chauves Mais au
cours du tertiaire, le climat sest refroidi de nouveau :
on voit dans les sdiments quil ny avait plus de
palmiers Paris. On est pass un climat tempr
chaud qui ressemblerait, non plus lquateur, mais au
nord des les Canaries, ou la Louisiane.
Les plantes que nous considrons aujourdhui
comme exotiques auraient, en fait, pouss chez nous
dans le pass ?
Pour nombre dentre elles, certainement. Prenons
le cas de la valle du Rhne, par exemple. Avant les
glaciations, ctait une rgion particulirement
chaude : le couloir rhodanien semble avoir t un
passage par lequel le climat du Sud remontait vers le
Nord. Il y a un million dannes, on y trouvait des
palmiers. Les lauriers taient nombreux, comme ceux
qui composent actuellement des forts entires dans le
nord des Canaries et que les gens ne vont pas voir,
parce quils ne sintressent quaux plages ensoleilles
du sud ! Entre Marseille et Lyon poussaient des
ginkgos, des squoias, des magnolias, des tulipiers, des
canneliers, des avocatiers Tout cela se retrouve sous
forme de fossiles dans la basse valle du Rhne.

Les femelles et les graines dabord !


Un monde fascinant vient donc de natre dans la
touffeur tropicale, malgr lextrme densit de la
vgtation Quelles innovations ont permis aux
plantes fleurs une telle expansion ?
Le plus important nest pas la fleur elle-mme. La
grande innovation des plantes fleurs consiste
ajouter lovule qui donnera la graine lorsque
lembryon cessera de se dvelopper une nouvelle
tunique protectrice, que lon appelle lovaire. Dans
lovaire, il y a les ovules, chacun comme une petite
bote contenant un prothalle, porteur dune cellule
femelle. Des poupes gigognes Aprs la fcondation,
les ovules deviendront graines, et les ovaires se
transformeront en fruits.
Cest ce que, plus tard, les mammifres vont
mettre au point leur tour !
Cest en effet ce qui va se passer. Ils dvelopperont
la mme propension bien protger les cellules
femelles.
Et ce sont les plantes qui ont invent cela les
premires ?
Cette protection intriorise, oui. Il sagit l dune
constante absolue de la vie : rechercher un abri
toujours plus efficace pour la cellule femelle. Partant

des mousses o il nexiste quune seule paroi


protectrice, on arrive la plante fleurs o il y en a
quatre. La femelle commence tre bien garde !
Cette obsession des espces dvelopper des
protections nest-elle pas un peu inutile lorsque la
situation climatique est si confortable ?
Non : il ne faut pas oublier quelles sont toutes en
comptition. Dautre part, les conditions climatiques
favorables qui ont vu natre les premires
angiospermes vont changer. (Les botanistes dsignent
ainsi lensemble des plantes fleurs. Angiosperme
signifie graines enfermes dans un fruit.) En effet, ces
paysages tropicaux sont soudain bouleverss par les
glaciations de lre quaternaire, qui dbute il y a deux
millions dannes.
Je suppose que tout le paysage change
nouveau
Bien sr. Les glaciations repoussent tous les
cosystmes vers lquateur. Et ce mouvement, amorc
au tertiaire, samplifie prodigieusement au quaternaire,
pendant le dernier million dannes au cours duquel les
glaciers montent et descendent successivement. Ces
mouvements font reculer la vgtation tropicale vers le
bas. Au maximum des glaciations, nous arrivons une
situation o Londres est la limite exacte du glacier ;
o Paris, un tout petit peu en dessous, a une vgtation
de
type
toundra,
cest--dire
sans
arbres,
essentiellement des lichens et des mousses ; o le Jura

et les Alpes sont entirement recouverts par la glace.


Cela ressemble la situation du permien, qui avait vu
natre les premiers conifres.
Cela signifie quen quelques milliers dannes on
est pass de la Louisiane lAlaska.
Exactement.
Linvention de lautomne
Un changement plutt dur supporter pour tout
ce qui vit. Les premiers hommes taient dj l ?
Oui. Il leur a fallu sadapter des priodes de froid
terribles. Les arbres ont d, eux aussi, dvelopper des
stratagmes pour survivre : dans un climat glac et un
sol gel, avec leurs feuilles qui transpirent, ils perdent
leur eau sans pouvoir la renouveler et crvent. Pour
rsister, ils inventrent donc la chute massive des
feuilles la priode la plus froide de lanne.
Cest cette poque-l que les arbres ont
commenc perdre leurs feuilles ?
Cest cette poque que sinstalle le rythme de la
chute de toutes les feuilles au mme moment. Comme
si la froidure pluchait les arbres. Car dans les forts
tropicales les feuilles tombent, mais elles se
renouvellent au fur et mesure.

Les arbres ont donc invent lautomne, il y a


moins de 20 000 ans.
Cela remonte sans doute un pass plus lointain.
Mais l, on voit le phnomne se mettre en place
presque sous nos yeux. Cela dit, il faut savoir que les
arbres de zones tempres ou froides qui perdent leurs
feuilles sont, en termes despces, trs peu nombreux
par rapport aux arbres des tropiques. Dans une fort
franaise, il ny a que quelques espces au kilomtre
carr, alors que sous les tropiques on en compte plus
de cent. Chez nous, seuls ceux qui ont appris perdre
toutes leurs feuilles la Toussaint ont pu survivre
lhcatombe. Une partie de la vgtation de type
mditerranen a bien tenu le coup aussi. Les plantes
dont les feuilles sont trs coriaces et couvertes dune
cuticule paisse et qui, donc, transpirent trs peu. Elles
avaient appris supporter la scheresse, cela leur a
permis de rsister au froid. Les herbes aussi sen
sortent bien, parce quelles meurent, tandis que leurs
graines restent enfouies dans le sol en attendant la fin
de lhiver pour germer. Elles ont donc un atout que
nont pas les arbres, cest pourquoi on en trouve
beaucoup plus sous les hautes latitudes que sous les
tropiques. Mais aucun arbre en revanche dans les
toundras de la haute Sibrie, de lAlaska ou du cap
Nord !
Herbes au froid, arbres au chaud

Oui. Cest ainsi que lon a vu, dans certains cas,


lvolution prendre une forme rgressive, en allant de
larbre lherbe. Chez les pivoines, par exemple. On
trouve la version arbre, plutt favorise sous les
tropiques, et la version herbe mieux laise en climats
froids.
Cest dans ce monde difficile que les fleurs
spanouissent.
Dans les rgions tropicales dabord ! Leur
principal apport donc, cest lovaire, qui, constitue une
prservation supplmentaire et qui, lorsque les graines
seront mres, donnera le fruit. Car maintenant, la
graine est dans un fruit. Cest le pollen qui a provoqu
la formation de celui-ci, en dclenchant des
mcanismes hormonaux, annonant que la fcondation
a eu lieu.
Lalliance plante-insecte
Larrive des plantes fleurs est aussi un
vnement considrable pour le monde animal.
Certainement. Elles donnent un coup de pouce
formidable lvolution des insectes avec lesquels elles
entrent en contact. Les fougres navaient que peu de
rapports avec les insectes, parce quelles sont toxiques
pour eux. Pour les mammifres aussi, dailleurs. Ce
sont des plantes trs comptitives, parce que les

animaux ne les aiment pas. Cest sans doute la raison


pour laquelle elles ont survcu jusqu aujourdhui. La
grande innovation des plantes fleurs, cest
dentretenir avec les animaux des relations dun
nouveau type : Elles vont en faire des vecteurs de leur
fcondation. La pollinisation sera dsormais assure
par des oiseaux et, surtout, par des insectes
Cest pour pallier leur faiblesse originelle :
limpossibilit de se dplacer ?
Sans aucun doute, car le pollen, lui, doit se
dplacer. Il voyageait par le vent. Un moyen trs
coteux en spores, mais les plantes sen moquent. Elles
en produisent des quantits aussi phnomnales que
nous des spermatozodes. La nature est prodigue en
cellules mles. Elle ne fait pas dconomies. Le
transport par le vent tait donc la rgle, jusquaux
plantes fleurs.
Pourquoi et comment un animal sest-il soudain
mis transporter le pollen dune plante lautre ?
Comment cela sest-il pass ?
Lanimal navait pas envie de transporter du
pollen : il avait envie den manger. Il tait attir par le
pollen parce que celui-ci a une odeur. Celle-ci plaisait
aux coloptres, insectes peu habiles, mais voraces. On
a pu vrifier sur certaines cycadaces, antrieures aux
plantes fleurs, quen venant se goinfrer de leur pollen
les coloptres sen mettent partout, puis volent
jusqu un autre pied apporter, celui quils ont sur le

corps. Nous nous trouvons donc en prsence dune


fcondation qui ne relve pas dune stratgie directe,
mais constitue une consquence de la prdation.
Comme celle-ci sexerce sur le pollen a tombe bien,
puisque cest justement cela quil faut vhiculer. On ne
peut donc pas dire que les plantes fleurs aient t les
premires tre fcondes par des insectes, mais, chez
elles, cest devenu un mode de fonctionnement
courant.
Et elles font aussi transporter leurs graines
Absolument. Et le fruit est le moyen de dispersion
de ces graines. Sil est charnu, il sert daliment tout
un tas danimaux les oiseaux en particulier qui
rejetteront la graine par lautre extrmit de leur tube
digestif, loin de lendroit o ils auront mang le fruit.
Chez les conifres, la graine tombe au plus mauvais
endroit possible : sous larbre. La mthode des plantes
fleurs est donc infiniment plus efficace.
Elles ont toutes abandonn le recours au vent ?
Non. Dans nos rgions tempres, 20 % des
plantes fleurs continuent confier leur pollen au
vent. Les arbres des forts par exemple : chnes,
htres, peupliers Et les gramines. En fait, toutes les
plantes dont les fleurs sont peine visibles.
Puisquelles nutilisent pas les insectes, elles nont pas
besoin de se faire remarquer. Mais en ce qui concerne
les graines, le vent reste aussi un moyen de diffusion
pour de nombreuses espces.

Les hlicoptres des rables, et les parachutes des


tilleuls
Oui, et les pissenlits qui sment tous vents Il
existe mme des fruits qui, en schant, jectent les
graines de leur cosse plusieurs mtres ! Toute la
stratgie des plantes fleurs consiste mettre en
uvre une politique de fcondation qui inclut la notion
de transport.
Linterdit de linceste
On parle des ovaires, des graines, des fruits
Mais quelle est la fonction de la fleur ?
La fleur est une nouvelle enceinte protectrice, avec
les spales verts (quand le bouton est ferm). La
corolle, qui souvre ensuite, est lappareil publicitaire
qui va attirer les insectes. Enfin, au cur de la fleur se
trouvent les tamines qui produisent le pollen et au
milieu le pistil, o se trouvent les cellules femelles.
Comme les tamines et le pistil ne sont pas loin lun de
lautre, on pourrait imaginer quil ny a pas besoin
dinsecte pour que les cellules des deux sexes entrent
en contact. Mais pistil et tamines ne se tamponnent
pas parce quils ne sont pas assez souples. Le vent luimme ne russit pas les faire se toucher, sauf dans
des cas de figure extrmement rares.

Quel est lintrt pour la plante dinterdire ses


propres tamines de toucher au pistil ?
Empcher la consanguinit. La fleur se fait donc
attirante pour linsecte. Il vient sur elle prendre le
nectar quelle fabrique exprs pour lui. Et se barbouille
de pollen par la mme occasion. Puis il va dposer ce
pollen sur le pistil de toutes les fleurs sur lesquelles il
se pose.
Mais pour que a marche, il faut une autre fleur
de la mme espce, nest-ce pas ?
Bien sr. Il existe 270 000 espces de plantes
fleurs, et toutes ont un pollen diffrent. Le pollen
permet de connatre une espce aussi srement quune
empreinte digitale rend possible lidentification dun
individu. Ce sont dailleurs sur les pollens que
travaillent beaucoup les palobotanistes, parce que les
fleurs elles-mmes sont trop fragiles pour laisser
beaucoup de traces. Quant aux feuilles, elles se
ressemblent toutes et ne peuvent donc pas tre
significatives.
Comment ces plantes fleurs multicolores
surgissant dans un monde uniformment vert sontelles arrives, en un temps relativement court, une
telle profusion de formes ?
Cest effectivement trs tonnant. 270 000
espces qui inventent toutes sortes de choses
diffrentes

dont la sduction ! Avant, il ne sagissait que de


reproduction. Avec les fleurs il se passe quelque chose
de magique : elles ont mis au point des stratgies de
sduction des insectes, et celles-ci oprent aussi sur
nous. Comme les insectes, nous sommes sensibles
leurs formes, leurs couleurs, leurs parfums. Au
point que nous nous parfumons avec lodeur des fleurs
pour sduire. Les autres animaux sont-ils aussi
sduits par les fleurs ?
Je ne sais pas. Mais il est vrai que la matrise de la
sduction par les fleurs est extraordinaire. Chez les
orchides Catasetum, qui poussent au Brsil, la fleur,
trs sophistique, met une odeur menthole. Eh bien,
certains insectes mles vont chercher cet arme sur la
plante et en asperger un petit territoire. Les femelles
arrivent alors, et cest dans ces lieux parfums que
mle et femelle vont se rencontrer et copuler. Dans ce
cas, la senteur a servi dattraction, mme en dehors de
la fleur.
Comme on le fait en offrant un parfum une
femme.
Exactement. Il existe aussi la mouche dOrient,
qui va se fournir en parfum sur les pommiers et en
asperge sa femelle avant de copuler avec elle Ces
insectes utilisent donc les odeurs des fleurs pour attirer
leurs propres femelles, mais les fleurs font linverse.
Elles savent souvent, comme les orchides le font
admirablement, se dguiser en insectes femelles pour

attirer les mles qui viennent se couvrir de pollen en


tentant de saccoupler au leurre.
Aucun animal nest naturellement parfum ? Je
veux dire : agrablement parfum ?
Non. Chimiquement, les animaux sont nuls. Ils ne
savent pratiquement rien faire. Seules les plantes se
sont engages dans une laboration chimique trs
pousse.
On ne fait dailleurs pas beaucoup
mdicaments partir de molcules animales.

de

Non. Les animaux nont pas besoin de se fatiguer :


ils mangent les plantes. Ils trouvent toutes prtes dans
le monde vgtal les molcules dont ils ont besoin. Eux
se sont spcialiss dans les hormones, qui grent les
interactions internes leur organisme. Les plantes,
elles, se distinguent par des inventions chimiques dans
toutes les directions : certaines hormones, mais aussi
des substances attirantes pour les pollinisateurs, ou
repoussantes pour les prdateurs. La chimie des
parfums est, en tout cas, une chimie vgtale.
Parfums, mais aussi formes et couleurs. Tout
dans la fleur vise sduire. Dailleurs, on noffre que
rarement une branche de sapin ou une brasse de
fougres
Cette question intressait beaucoup labb
Oraison, qui tait aussi psychanalyste. Il stonnait que
lon puisse faire cadeau quelquun dorganes sexuels

de plantes, alors quil ne viendrait lide de personne


doffrir un pnis de chien en arrivant dans un dner en
ville !
Cela fait 100 millions dannes que les plantes
fleurs sexercent sduire. Elles ont pris de lavance
Mais la sduction est antrieure aux fleurs !
Lalgue Chlamidomonas, par exemple, bien que
vulgaire unicellulaire cilie, nchange pas ses
chromosomes avec nimporte quel partenaire. Lorsque
deux Chlamidomonas se rencontrent, elles se touchent
du bout des cils et, au bout dun certain temps,
sunissent si elles se plaisent, ou bien sen vont chacune
de leur ct. Et, aprs avoir copul, elles cessent
dmettre la substance chimique qui avait provoqu
lattirance. Un jeu de sduction existait donc, il y a un
milliard dannes, entre deux algues. En fait, la
sduction est apparue en mme temps que la sexualit,
avec lide de choix. Et larrt brutal du dsir de
sduire, ds la copulation termine, sest perptu, lui
aussi : une fois fcondes, les fleurs fanent.
Fleurs fatales
Post cotum, vegetale triste Mais le mystre des
fleurs reste entier : nous sommes en gnral peu mus
par des algues en rut ou des crapauds-buffles

namours. Cest luniversalit de la capacit de


sduction des fleurs qui est tonnante.
Oui. Inventes rcemment, uniquement par les
plantes, sophistiques linfini, efficaces lextrme,
les fleurs peuvent aller jusqu la manipulation la plus
complte. Car il y a des fleurs qui manuvrent les
insectes de manire absolument extraordinaire. Mais
se comportent parfois comme de vrais vampires : elles
vont jusqu les tuer
Les plantes carnivores ?
Aussi Ces plantes dvorent les insectes, mais par
leurs feuilles uniquement. Les fleurs ne sont jamais
carnivores. Ce sont toujours les feuilles. Cependant, il
existe des fleurs mchantes ! Comme les orchides
mimtiques, qui rusent avec linsecte. Un de leurs
ptales simule une femelle ; le mle est attir ; il
entreprend de copuler et bien sr ny parvient pas, le
ptale tant dpourvu de lorgane adquat. Mais il est
tellement excit quil met du sperme quand mme,
avant de repartir avec du pollen plein la tte.
Ce nest pas si mchant que a : aprs tout,
linsecte a eu le plaisir quil cherchait. Cest sa femelle
qui doit tre moins ravie davoir une telle concurrente.
Il y a pire, cest vrai. Chez les fleurs des
asclpiadaces, les stratgies sont indiscutablement
cruelles, puisque la fleur devient pige et se saisit de
linsecte par des pinces effrayantes. Chez les arums
aussi : ils dressent une grande pice verte, ou blanche

(dans les bouquets de marie), ou encore rouge, qui


nest pas une fleur comme beaucoup de gens le croient,
mais une espce de cornet, dentonnoir. En dessous de
cette pice il y a un tube avec, tout au fond, une
chambre pleine de minuscules petites fleurs. Les
mouches descendent l-dedans, mais une fois quelles
ont dplac le pollen dune fleur lautre, elles restent
coinces lintrieur et meurent. Il sagit l vraiment
de plantes mchantes avec linsecte qui leur rend
service. Il est intressant de noter quelles le sduisent
par des mauvaises odeurs. Tout simplement parce que
les mouches sont attires par la viande en putrfaction.
Mieux : certaines prennent la couleur lie-de-vin de la
chair en dcomposition, et mme la forme : elles ont
des poils, par-dessus le march ! On dirait des
cadavres. Tout cela produit une forte attraction sur les
mouches.
Donc, nous naimons pas toutes les odeurs que
fabriquent les plantes fleurs.
Certaines sont mme franchement repoussantes !
Comme celle de lHelicodiceros, une plante du sud de
la Sardaigne aux effluves absolument pouvantables.
L encore, les insectes attirs prennent le pollen, puis
descendent au fond du cornet, fcondent les fleurs et
restent emprisonns durant trois jours. Puis la
chambre souvre. Linsecte, couvert de pollen et
compltement groggy, est un peu dessol par lair. Il
sort donc, puis va porter le pollen sur une autre plante,
tombe dans une autre chambre o, cette fois, il meurt

puis, asphyxi, davoir fait la mme erreur. Les


insectes ont en commun avec les hommes de rpter
plusieurs fois la mme btise
La rose se couvrit le ventre
Les 270 000 espces de plantes fleurs ont donc
manifest, en peu de temps, une inventivit
stupfiante. Pourquoi cette volution sest-elle
arrte ?
Elle ne sest probablement pas arrte. Ce nest
quune distorsion du temps. Nous voyons les choses
dans lpaisseur dune vie humaine, quelque 80 ans,
alors que lvolution se fait sur des millions dannes.
Notre existence est trop phmre pour que nous
puissions reprer quelque chose. Dautant que nous
ntudions
le
monde
vgtal
de
prs,
systmatiquement, que depuis 300 ans. Cest
extrmement court. Pourtant, des scientifiques se sont
pos la question suivante : Puisque les plantes
fleurs ont rajout une protection la cellule femelle
pour donner lovaire, ont-elles, depuis, invent encore
une protection supplmentaire ?
Rponse ?
Oui. Certaines fleurs sentourent le ventre
pour protger leurs ovaires. Exemple : la rose. Ses
ovaires sont dans une urne, que lon voit trs bien

lorsque la fleur est fane. Chez les roses sauvages, elle


devient rouge. Cest le cynorhodon de lglantine. Une
nouvelle barrire est donc apparue, qui protge encore
mieux les organes femelles de la fleur. Mais
uniquement les organes femelles car, dans la rose, les
tamines sortent. On a alors cherch savoir sil
existait une plante, une fleur, o la nouvelle barrire
engloberait cette fois pistil et tamines, les organes
femelles et mles.
Les fruits secrets du figuier
Et alors ?
On a trouv le figuier. Ce que lon appelle figue, et
que lon mange, nest pas un fruit. Il sagit dun
rceptacle qui contient des quantits de toutes petites
fleurs, avec leurs pistils, leurs tamines, etc. Et ces
fleurs donnent des fruits minuscules, ces petits noyaux
qui craquent sous la dent lorsquon mange les figues
Mais comment linsecte peut-il effectuer une
quelconque pollinisation si les fleurs sont ainsi
enfermes ?
Il reste un passage secret. Une porte drobe. Un
petit trou peine visible, loppos du pdoncule, par
lequel il peut se glisser.
Quel insecte peut sintroduire par un orifice aussi
troit ?

Des insectes hyper-spcialiss : les Blastophaga,


qui pondent dans les figues. Leurs larves se
dveloppent lintrieur et deviennent, en se dplaant
de fleur en fleur, les agents de fcondation. Puis ils
sortent Peut-tre cette innovation du figuier va-t-elle
se dvelopper, se rpandre mme, dici 50 millions
dannes Une protection nouvelle aura alors t
invente et retenue par la nature.
trop protger leurs organes sexuels, les plantes
ne rendent-elles pas la fcondation de plus en plus
difficile ? Tout cela peut finir par se rvler contre
productif.
Sans doute. Mais personne ne peut vous dcrire la
situation dans 10 millions dannes ! Dautant que, dici
l, lhomme aura peut-tre mis une telle pagaille dans
le monde vgtal quon ne verra plus rien du tout.
Au cours de leur histoire, il semble donc que les
plantes, pour survivre, aient tout mis sur la
reproduction, afin de sauver lespce. Du coup, elles ne
semblent pas avoir dvelopp de moyens de dfense
individuels rellement performants. Comment ontelles donc pu traverser tous ces millions dannes alors
quinsectes et animaux les dvoraient et que les
modifications de climat les dcimaient ?
Elles ont dvelopp des dfenses, comme les
pines. Mais surtout cest le domaine dans lequel
elles excellent elles se protgent par la chimie.

Nombre de plantes sont vnneuses ou, au minimum,


non comestibles.
Mais on ne voit pas bien ce qui arrte une
invasion de sauterelles
Ni de chenilles. Et pourtant, mme sans
lintervention de lhomme, cela sarrte soudain et lon
retrouve des milliards de chenilles mortes. Cest
comme les livres blancs de lAlaska qui prolifrent
rgulirement tous les 10 ans et dvorent alors 90 %
des pousses de peupliers et daulnes. Peupliers et
aulnes produisent alors des rejets que les livres ne
touchent pas, mme sils sont affams
Et comment explique-t-on ces phnomnes ?
Aux tats-Unis, I. T. Baldwin et J. C. Schultz, du
Darmouth College, dans le New Hampshire, ont
trouv, au dbut des annes 80, que, lorsquon dtruit
une partie du feuillage dun peuplier, dun rable, ou
dun chne, le reste de larbre riposte en produisant des
substances non comestibles pour un herbivore, ce
niveau de concentration. En particulier des tanins.
Bref : si on le mange trop, larbre se rend indigeste !
Voil qui est certes tonnant, mais cela nexplique
pas que les insectes ou les animaux renoncent
manger des plantes encore indemnes.
Cest ce que se sont dit les chercheurs qui ont t
stupfaits de dcouvrir, en analysant les feuilles
darbres voisins non blesss, que leur concentration en

tanins avait augment dans les mmes proportions.


Seule explication raisonnable : les arbres blesss
avaient lanc un signal dalerte aux autres.
La mort mystrieuse des koudous
Comment ?
Bien souvent en sciences, lorsque lon commence
se poser une question, on dcouvre que dautres y
travaillent galement. la mme poque, en Afrique
du Sud, le professeur Van Hoven, de luniversit de
Pretoria, cherchait comprendre pourquoi des
koudous, une sorte dantilope qui se nourrit du
feuillage des acacias, taient morts de faim ct
darbres quils avaient refus de brouter. Le stress de la
captivit ne constituait pas une explication
satisfaisante car le terrain, quoique clos, tait vaste. En
ralisant une autopsie des animaux morts, le
professeur Van Hoven a dcouvert dans leur estomac
de grandes quantits de feuilles non digres, cause
de leur trs forte teneur en tanins.
Une confirmation donc, mais peut-on expliquer le
phnomne ?
Les recherches se poursuivirent, et une exprience
fut tente. On amena un groupe dtudiants munis de
btons qui frapprent les branches basses des acacias,
dchiquetant leurs feuilles. Celles-ci furent analyses

de quart dheure en quart dheure. La quantit de tanin


augmentait rgulirement, au point, au bout de deux
heures de mauvais traitements, datteindre deux fois et
demie la teneur initiale. Cent heures aprs lagression,
le taux de tanin dans les feuilles tait redevenu normal.
Les chercheurs recommencrent alors lexprience, en
pargnant certains arbres. Tous ceux qui taient situs
dans un rayon de trois mtres dun arbre battu
augmentrent eux aussi leur production de tanin. Il y
avait forcment eu une communication entre les
arbres
Par quel media ?
On envisagea dabord un message chimique
vhicul par les racines. Mais aucune exprience ne
permit de vrifier cette hypothse. La solution vint de
Baldwin et Schultz qui dcouvrirent que les plantes
communiquent entre elles par un gaz trs simple il
ne comporte que deux atomes de carbone : lthylne.
Il sagit dune vritable hormone gazeuse. Scrte par
une plante, elle agit sur des plantes voisines. En fait, on
savait dj que lthylne jouait un rle dans la
maturation des fruits, puisque son intense mission
par des pommes en train de mrir, par exemple, active
le jaunissement de bananes vertes places proximit.
Lthylne active donc le mrissement des fruits
et la production de tanin dans les feuilles. Peut-on,
pour autant, en faire un vecteur de communication ?

Il joue en tout cas le rle dun signal. En 1994, on


a dcouvert que, associ au jasmonate de mthyle, une
hormone vgtale gazeuse rcemment dcouverte, il
suscitait sur de jeunes plants de tabac la mise en uvre
de gnes spcialiss dans la dfense contre les
parasites.
Puisquils sont de si bons chimistes, pourquoi les
vgtaux nutilisent-ils pas aussi dautres gaz ?
Ils le font. Mais nous sommes seulement en train
de dcouvrir ce phnomne. On sait maintenant que
des plants de mas attaqus par les chenilles mettent
un cocktail gazeux qui attire des gupes, destructrices
de ces chenilles. Les choux ont une stratgie similaire
lorsquils sont brouts par la fameuse piride du chou :
ils mettent un gaz qui attire une petite gupe. Celle-ci
pond alors ses ufs parmi les larves de pirides qui
seront partiellement dtruites.
La tactique de la coccinelle
Toujours la manipulation des insectes
Oui, mais certains ont compris avant nous
comment les plantes se dfendaient. Ainsi, la coccinelle
du Mexique prend bien soin, avant de manger, de
dcouper un cercle dans la feuille de courge en ne
laissant que quelques points dattache troits, un peu
comme un timbre. Elle sinstalle alors au centre du

cercle et broute tranquillement : linformation passe


mal travers la feuille demi dcoupe qui met
beaucoup plus longtemps devenir toxique. Le
lendemain, la coccinelle recommencera son mange,
mais sur une autre feuille, situe plus de six mtres
de la premire.
Comment se fait-il que les herbivores, comme les
koudous, naient pas saisi ce que la coccinelle a su
sentir ?
Certains lont sans doute compris ! Observez le
comportement des herbivores : ils ne sacharnent
jamais trs longtemps sur le mme coin dherbe, ou le
mme feuillage. Ils semblent chipoter. Ils mangent en
se dplaant dun air ngligent, dun endroit lautre,
sans jamais achever leur repas l o ils lont
commenc, alors quil reste encore de lherbe ou des
feuilles qui semblent apptissantes Peut-tre ont-ils
expriment des mcanismes de riposte vgtale, telle
la production intense de tanin ou de protines,
lorsquils sacharnaient sur la mme plante, ou
broutaient lherbe trop longtemps au mme endroit
Lhistoire des plantes nest donc pas termine,
parce quelles continuent voluer, mais aussi parce
que nous avons encore beaucoup apprendre sur
elles.
Sans aucun doute ! Et cela rend dautant plus
dramatique la disparition acclre des espces,
sauvages ou domestiques, car une menace pse aussi

sur les plantes cultives sur lesquelles on procde des


manipulations gntiques risques dont personne nest
capable aujourdhui dvaluer les consquences long
terme.

5. Larbre des villes et larbre des champs


Les animaux aussi ont invent, volu, et
lapparition de lhomme, dont lintelligence est
unique dans le monde vivant, mme si elle nest pas
toujours bien employe, va bouleverser la Terre en
un temps trs bref.

Lhomme catastrophe
Sil est vrai que les grandes catastrophes sont des
moteurs de lvolution, lespce humaine constitue un
sacr moteur !
Jean-Marie Pelt : Oui. Nous sommes la dernire
des grandes catastrophes, tant pour les animaux que
pour les vgtaux.
Dans le monde animal, on en est aujourdhui
rduit tenter de sauver ce qui reste dun grand
nombre despces en voie dextinction
Dans le monde vgtal aussi ! Cest la raison pour
laquelle les jardins botaniques cest ainsi quon
les appelait autrefois sont devenus des

conservatoires . On a chang de vocabulaire parce


que leur fonction a chang.
Beaucoup de plantes disparaissent ?
Malheureusement. Alors mme que toutes celles
qui existent sur cette plante nont pas encore t
recenses ! Ainsi, personne ne peut dire combien
despces viennent dtre ananties dans les terribles
incendies qui ont ravag lIndonsie en 1997
Pourtant, cela na pas proccup grand monde :
les malheurs des hommes taient plus importants que
ceux des herbes.
Cest normal. Tout de mme : je ne peux
mempcher de songer la phrase du grand zoologiste
amricain Mac Millan, au sicle dernier, propos dun
thme similaire : Ce qui compte dans la sauvegarde
des condors et de leurs congnres, disait-il, ce nest
pas tant que nous avons besoin des condors, mais que
nous avons besoin des qualits humaines ncessaires
pour les sauver ; car ce sont prcisment celles-l quil
nous faut pour nous sauver nous-mmes.
Et, plus prosaquement, les plantes sont souvent
immdiatement utiles, comme lorsquon leur trouve
des proprits mdicinales. Telles les vertus
anticancreuses de lif, rcemment tablies.
Lif que lon voulait justement faire disparatre !
Ds lAntiquit on a eu peur de cette plante, parce

quelle est toxique. Elle avait une rputation


dramatique.
Ce sont les cimetires qui lont sauve
Exactement ! Du coup, les ifs sont devenus les
arbres les plus vieux de France. On les voit dans les
cimetires de Normandie Il sest pass quelque chose
de semblable en Extrme-Orient, avec le ginkgo : on
nen connaissait plus que quelques reliquats, en
particulier autour des pagodes. Puis on a identifi dans
le ginkgo des substances qui favorisent la circulation
crbrale
Les plantes qui aiment les humains
Certaines plantes sadaptent bien lhomme.
Certaines prolifrent mme son contact, comme le
sureau
Ce sont les vgtaux qui se nourrissent des
dchets humains. Il sagit dune adaptation tonnante.
Ils apprcient les lieux riches en azote, les endroits o
lon dverse des ordures, ou encore les zones qui ont
reu beaucoup de bouses autour des abreuvoirs. Un
jour, on retire les vaches, et ces plantes sen donnent
alors cur joie. On les appelle rudrales , du latin
rudera : les dcombres. Elles accompagnent lhomme
en suivant ses dchets et, sur ce type de terrain, sont
hyper-comptitives.

Il sagit dquivalents vgtaux des rats, pigeons


et autres golands.
Cest tout fait a.
Limpact des humains ne serait donc pas
seulement ngatif ?
Non, on ne peut pas dire cela. Lhomme, surtout
depuis les dix derniers millnaires avec linvention de
lagriculture, au nolithique, puis une acclration
partir de la Renaissance, avec la dcouverte des
continents lointains, cre un nouveau facteur
cologique majeur qui modifie toute la donne. Parce
quil sest mis transporter les plantes au loin. Bien
plus loin que leurs graines nauraient pu le faire en
utilisant seulement le vent et les oiseaux. Le
dveloppement des moyens de transport, la vitesse de
circulation des tres vivants ont entran un
phnomne important de dlocalisation des vgtaux.
Mais ce nouveau facteur est comparable aux grands
mouvements climatiques qui ont dtermin la
rpartition des plantes sur notre globe
Justement : pourquoi des espces exotiques qui se
sont parfaitement adaptes au climat lorsque les
hommes les y ont installes n se trouvaient pas, ou
plus, en Europe ?
la fin des grandes glaciations, il y a quelque
12 000 ans, les espces vgtales, rfugies sous les
tropiques comme des hirondelles en hiver, ont
commenc remonter vers les zones tempres, au

rythme du rchauffement. En Amrique, il ny avait


aucun obstacle au voyage des graines : toutes les
grandes chanes de montagnes Appalaches,
Rocheuses, cordillre des Andes sont orientes
nord/sud. En Europe en revanche, la mer
Mditerrane constituait une barrire infranchissable.
Pendant les glaciations, nombre despces sont donc
mortes, faute de pouvoir descendre vers le sud. Et, lors
du rchauffement, les plantes prsentes en Afrique
nont pas pu remonter, de sorte quau cours du
quaternaire, la flore de lEurope sest beaucoup plus
appauvrie que celles de lAsie ou de lAmrique.
Retour au pays
Donc, ce que le froid avait fait disparatre
lhomme la fait revenir
En partie. Prenons un exemple : lAmrique du
Nord. Elle nous a permis de retrouver le faux acacia
aujourdhui rpandu partout sous le nom de robinier,
en souvenir de Jean Robin qui lavait install vers 1600
Paris, o deux chantillons trs anciens se trouvent
toujours. Le thuya est venu dans les bagages de
Jacques Cartier. La vigne vierge est arrive en 1629 ; le
cyprs chauve en 1640, le tulipier en 1688 ; la
symphorine, que tout le monde connat, en 1730 ; le
Magnolia grandiflora en 1737 Il faudrait aussi citer
lrable, les phlox, les viornes

Toujours dAmrique du Nord ?


Toutes les espces que je viens de vous citer
viennent ou reviennent ! dAmrique. Noublions
pas le squoia, qui nest arriv quaprs la conqute de
lOuest. Il faut aussi mentionner le Pseudotsuga que
M. Douglas a rapport au XIXe sicle. Il a t
abondamment plant dans les bois comme un arbre
forestier, et on le connat sous le nom de sapin de
Douglas ou mme, plus simplement, de Douglas. Cette
numration est loin dtre exhaustive et lon pourrait
faire ainsi une liste de plantes importes pour chaque
continent
Lhomme sert donc de moyen de dispersion des
espces, au mme titre que le vent ou les oiseaux. Mais
ne risque-t-on pas de se retrouver un jour avec les
mmes plantes partout ?
Oui et non. Pour sinstaller dans un lieu nouveau,
un vgtal doit retrouver les conditions de son habitat
dorigine. On peut recrer artificiellement ces
conditions dans des jardins botaniques, mais la plante
ne se naturalisera jamais si lenvironnement ne lui
convient pas. Cest quand mme la nature qui dcide
en dernier ressort ! En revanche, on commence, cest
vrai, retrouver les mmes plantes dans tous les lieux
climat identique et conditions de vie semblables.

Petit herbier de la Cte dAzur


Par exemple ?
On voit trs bien ce phnomne en observant la
vgtation de la Cte dAzur. Lorsque Jules Csar est
arriv en Gaule, il a trouv une fort de chnes verts,
avec des oliviers sauvages Je crois que mme le pin
dAlep ntait pas l. Ou alors en tout petit nombre, sur
les rochers calcaires de lextrme littoral Il y avait une
vgtation relativement dense par endroits (elle avait
tout de mme t dfriche depuis le nolithique) et
assez peu diversifie.
Cest presque le contraire de ce que nous voyons
aujourdhui !
Oui. On peut dailleurs faire un inventaire
sommaire de ce que lon trouve actuellement, vous
verrez que presque toutes les plantes qui caractrisent
cette rgion y sont en fait trangres. Dabord, les
palmiers de la Croisette ou de la promenade des
Anglais. Ils ont t imports des Canaries, dAmrique
et du Moyen-Orient. Il nexistait, dans la Provence au
temps de Csar, quun petit palmier sauvage nain : le
doum ou Chamaerops humilis, que lon trouve encore
au sud de la Mditerrane, au Maroc et en Algrie. Le
Chamaerops na disparu de son ultime refuge, les
environs de Menton, quil y a 150 ans.

Il a donc t remplac par des espces plus


grandes, mais que lon ne peut rencontrer ltat
sauvage.
Effectivement, il sagit darbres dornement. Un
trouve aussi dans le Midi leucalyptus, venu dAustralie
il y a seulement un sicle et demi ; et le mimosa, plante
emblmatique de la rgion nioise, qui est pourtant
originaire dAustralie lui aussi. Les citrus orangers,
mandariniers, etc. ont t rapports de la Chine qui
possde une frange mditerranenne long t chaud
et court hiver humide et doux. DAfrique du Sud, o le
climat est proche du climat mditerranen, nous
viennent tous ces plargoniums que, dans le langage
commun, on appelle graniums.
Et les ptunias qui, sur les balcons, rivalisent
avec les graniums ?
Ils viennent du Prou, o on les avait baptiss
petn. DAfrique du Sud proviennent aussi les alos,
qui ressemblent aux agaves, mais avec une seule tige.
Les agaves, qui peuplent les talus de chemin de fer,
sont, eux, originaires du Mexique. Les figuiers de
Barbarie ont galement t imports dAmrique.
Quant au platane, qui prodigue lombre sous laquelle
on joue la ptanque sur les places de village et sans
lequel le cours Mirabeau dAix-en-Provence ne serait
pas ce quil est, il provient de deux varits qui se sont
hybrides spontanment dans le jardin botanique
dOxford, au XVIIIe sicle. Il rsulte donc du

croisement dune souche entre en France au XVIe


sicle en provenance de Turquie, via lItalie, et dune
autre varit venue dAmrique. Cet arbre a beaucoup
contribu au changement de physionomie du Midi.
Et de beaucoup de routes et de villes franaises
bien plus au nord !
Les bougainvilles, elles, ont t rapportes de Rio
de Janeiro au XVIIIe sicle par Philibert Commerson,
le botaniste de Bougainville Vous voyez donc quau
cours des quatre derniers sicles la vgtation de la
Cte dAzur sest transforme radicalement.
La proie des flammes
Mais nous parlons des plantes urbaines. Or, dans
larrire-pays, l o Csar voyait une fort de chnes
verts, on ne trouve plus que la garrigue. Ce qui reste
aprs les dboisements et les incendies
Absolument ! Il sagit dune vgtation secondaire,
dans laquelle on na pas prouv le besoin de planter
les vgtaux dont nous venons de parler. La fort na
pas eu le temps de se reproduire seule cause de la
multiplication des feux dorigine humaine. Le feu a
toujours exist, provoqu par la foudre. Certaines
couvertures vgtales ne marchent mme que par le
feu. Le chaparal par exemple, en Californie, est une
vgtation de type garrigue qui se renouvelle

continuellement par le feu. En Afrique du Sud, certains


incendies rgnrent lcosystme en dtruisant les
plantes anciennes et en facilitant la germination des
graines. Mais dans les rgions mditerranennes, 90 %
des feux sont dsormais dorigine humaine. Il y en a
donc infiniment plus quavant. Et la vgtation na plus
le temps de se renouveler que dj elle rebrle ! Ne
peut sinstaller alors quune couverture secondaire
dautant plus dgrade que le sol sappauvrit : la terre,
ntant plus fixe par des arbres, est emporte par les
violentes pluies dorage.
Est-ce que les cosystmes mditerranens nont
pas toujours t particulirement fragiles ?
lpoque dHomre, la Grce tait couverte de
forts. Et quatre sicles plus tard, Platon, dans Critias,
se dsole que le pays ait t dbois ce point. Il dit
que les montagnes de Grce ressemblent un squelette
qui a perdu sa chair. La dgradation du pourtour
mditerranen avait donc dbut ds la plus haute
Antiquit, avec laccroissement de la population.
Ulysse et les siens taient des marins, or la
construction de navires consomme beaucoup de bois
Mais tout cela est si ancien que les Grecs
daujourdhui ont perdu ce souvenir des forts, encore
prsent chez Platon, au Ve-IVe sicle avant J.-C. Les
enfants espagnols, par contre, apprennent tous lcole
quil y a quelques sicles, avant le dveloppement
excessif des troupeaux, li lor du Prou, lEspagne

tait entirement couverte de forts. Un cureuil, diton, pouvait passer darbre en arbre des Pyrnes
jusqu Sville.

Deuxime partie
Linvasion humaine

1. La savane apprivoise
Lhomme est arriv. Pendant des millnaires, il
chasse et cueille. Puis se produit un vnement
considrable tant pour lhistoire des plantes que
pour celle de tout ce qui vit : il invente lagriculture.

Des fourmis et des hommes


Ctait il y a 10 000 ans. Pour la premire fois, un
reprsentant du rgne animal, lhomme prhistorique,
se mettait organiser et contrler son profit la
reproduction et la croissance de vgtaux

Marcel Mazoyer : Ce ntait pas la premire


fois ! Depuis des millions dannes, certaines espces
de fourmis cultivaient des champignons, tandis que
dautres levaient des animaux : des pucerons.
Jean-Marie Pelt expliquait que les champignons
ne sont pas des plantes
Il a raison : pas vraiment des plantes et encore
moins des animaux Mais il sagissait de culture, dune
vritable agriculture. Et cest ce qui compte : le
principe, invent par ces petites bestioles, avant mme
lexistence de lhomme. On a dcouvert rcemment
quelles vont jusqu scrter des herbicides, pour
empcher lenvahissement de leurs champs par les
mauvaises herbes !
Tout de mme, ce qui se passe au dbut du
nolithique lge de la pierre polie constitue une
rvolution aux consquences plus considrables que
lassociation fourmis-champignons.
Bien entendu. Limpact de lagriculture humaine
sur le monde est sans commune mesure avec celui des
minuscules exploitations fourmilires. Mais il me
semble important de ne pas oublier que dautres
formes de vie ont, elles aussi, t capables dinventions
tonnantes.

Les plantes lge de la pierre


quoi ressemblait la Terre la veille de
lvnement ?
Si lon faisait un inventaire des espces de cette
poque, on trouverait peu prs ce que nous pouvons
voir aujourdhui. Un certain nombre de vgtaux et
danimaux ont certes disparu, mais depuis cette
poque lvolution na pas pu donner naissance
beaucoup despces : 10 000 ans, cest beaucoup trop
bref. Quant la rpartition de la vgtation, elle devait
ressembler ce qui se passerait si lhomme sen allait
maintenant, abandonnant la plante la friche. Au
bout dun millnaire, des paysages proches de ceux qui
existaient au dbut du nolithique se seraient
reconstitus.
Le climat tait donc similaire ?
Oui. La glaciation de Wrm, la quatrime et
dernire, avait pris fin il y a moins de 12 000 ans. La
banquise avait fondu ; le niveau des mers tait
remont ; partout on avait des climats proches de ceux
qui prdominent actuellement. part certains endroits
o les dgts causs par lhomme sont sans doute
irrparables, on peut donc imaginer laspect du monde
de cette poque en extrapolant partir de ce que nous
voyons aujourdhui.

Il y a tout de mme eu pas mal despces qui ont


voyag et ne quitteront plus les nouveaux territoires
dans lesquels elles se sont acclimates.
Effectivement : lhomme a transport de
nombreuses plantes dun continent lautre. Mais je
crois quelles ne modifieraient pas les grands profils de
vgtation. lextrme nord, on trouverait toujours la
toundra, cette steppe froide discontinue. Un peu plus
au sud on aurait la taga, la fort de conifres
sibrienne, canadienne, finlandaise, norvgienne et
sudoise. On glisserait ensuite, peu peu, vers ce quon
appelle la fort mixte : moiti conifres, moiti
feuillus : bouleaux, chnes, htres Puis ce serait la
fort tempre qui ressemblerait celle de Rambouillet
en plus sauvage ! Plus bas, la fort de chnes
mditerranenne descendrait jusqu lAtlas saharien.
Le Sahara lui-mme ntait pas un dsert il y a 10 000
ans, peut-tre parviendrait-il retrouver un peu de
vgtation de type savane. Et on arriverait aux forts
tropicales une saison sche, une saison des pluies ,
de plus en plus humides mesure que lon progresse
vers le sud. De plus en plus denses lorsque les
prcipitations atteignent 1000 millimtres, 1500
millimtres Enfin ce serait la fort quatoriale,
double saison des pluies et toujours verte. Bien sr,
quelques plantes amricaines pousseraient en Eurasie
et quelques plantes europennes et asiatiques en
Amrique Le brassage des espces ralis par les
humains est irrversible. Mais il ne modifierait pas

fondamentalement les paysages : ltat sauvage, les


palmiers ne poussent pas en Sibrie, ni les orangers sur
le sol irlandais.
Est-ce qu ce moment-l, la fin du
palolithique,
lge
de
la
pierre
taille,
lenvironnement avait dj t modifi par les
hommes ?
Plus quon ne le pense gnralement. Depuis quil
a matris le feu il y a quelque 500 000 ans, lhomme
Homo erectus dabord, puis Homo sapiens la utilis
pour des tas de raisons : rabattre le gibier ; aider les
jeunes pousses dherbe tendre se dvelopper et attirer
ainsi les herbivores, faire mieux pousser les espces
quil cueillait
Quand on enflamme tout, a repousse mieux ?
la fin de la saison sche, la savane est
encombre de broussailles, de vieilles herbes destines
pourrir et touffer la vgtation nouvelle qui natra
la premire pluie. En y mettant le feu, on dgage le
terrain pour les jeunes pousses. Les bergers corses
feront la mme chose. Certains continuent dailleurs,
avec les consquences que lon connat Cette
mthode a t utilise un peu partout dans le monde
par les chasseurs-cueilleurs. En Amrique, les Indiens
attiraient les bisons sur leurs territoires de cette
manire. Les aborignes australiens dclenchent aussi
des incendies avant de semer, la veille des premires
pluies, les graines sauvages quils ont rcoltes

Dans ce cas, il sagit dj dagriculture !


Oui, mais comme ils sment encore des graines
sauvages, on considre quil sagit dune tape
transitoire, et lon parle de proto-agriculture. Ces
aborignes constituent un cas passionnant : ce ne sont
pas les uniques chasseurs-cueilleurs des Temps
modernes, mais les seuls qui, il y a moins de 1000 ans,
navaient toujours eu aucun contact avec des peuples
cultivateurs. Alors que nombre de chasseurs-cueilleurs,
en Amrique du Sud par exemple, sont, en fait,
danciens agriculteurs retourns la fort.
Ainsi, dans le paysage dil y a 10 000 ans, les
hommes avaient dj marqu le milieu par des traces
de feux ?
Un peu. a ne suffisait tout de mme pas
bouleverser les cosystmes. Les couvertures vgtales
ne se dgradaient pas : la vgtation repousse vite si les
incendies rptition ne sacharnent pas sur des zones
fragilises, comme cest le cas aujourdhui dans le
bassin mditerranen. En fait, on peut considrer
quau dbut du nolithique lcosystme post-glaciaire
tait encore peu prs vierge.
Le village invente la campagne
Il faut dire qu cette poque lhumanit ne devait
pas tre trs nombreuse

Non. la veille de la naissance de lagriculture, la


terre comptait moins de 10 millions dhabitants. Peuttre mme 5 millions seulement. Ensuite, la croissance
a t trs rapide : 1000 ans avant notre re, la
population du globe avait dj t multiplie par 10.
Pourquoi des groupes de chasseurs-cueilleurs se
sont-ils arrts de voyager pour semer ?
Lorsque lagriculture dbute, des groupes se sont
dj sdentariss. Il existe des villages depuis pas mal
de temps. On en a retrouv sur certaines ctes : les
gens vivaient de pche et du ramassage de mollusques
marins (des amas impressionnants de coquilles
dhutres ont t dcouverts !). Dailleurs, longtemps on
a cru que lagriculture tait ne dans ces premiers
villages, lacustres ou maritimes. Puis les archologues
ont mis au jour des villages de cueilleurs sdentaires,
pas spcialement pcheurs, pas particulirement
chasseurs Ils staient constitus aprs le
rchauffement du climat, dans des zones de savanes
arbores ou de forts clairires offrant des ressources
en abondance. Au Proche-Orient, on y trouvait en
quantit du bl sauvage, de lorge sauvage, des
lgumineuses comme les pois et les lentilles Il y avait
aussi des glands, des pistaches
Il sagissait de communauts importantes ?
Non. Des petits villages occupant un quart
dhectare. Cela ne nous donne pas le nombre exact
dhabitants, mais diverses indications laissent penser

quils regroupaient un peu moins dune centaine de


personnes. Un nombre dj lev pour des gens qui ne
vivent que de la cueillette alentour : le rayon de
ramassage de chaque village ne pouvait gure dpasser
5 kilomtres.
En quel jardin dden se trouvaient
communauts de cueilleurs sdentaires ?

ces

Il y a eu plusieurs rgions, mais la mieux connue


est incontestablement le Proche-Orient : la zone
Syrie/Palestine. On y trouvait en abondance des
crales et des lgumineuses ressemblant celles que
lon consomme actuellement. On y chassait le mouton,
la chvre, le porc, lne, la vache Les animaux que
lon lve aujourdhui y taient presque tous prsents,
ltat sauvage. Dans les limons de la Chine du Nord
galement, la sdentarisation semble avoir t totale.
Au sud du Mexique, elle na t que partielle : les
hommes revenaient tous les ans sinstaller au mme
endroit, le temps des rcoltes, mais ils repartaient
ensuite.
Ce nest donc pas lagriculture qui a entran une
sdentarisation, mais linverse
Oui. En tout cas, au Proche-Orient, cest trs net.
Lhistoire des plantes cultives ne commence pas par
une pnurie mais par une abondance. Les hommes
cessent de nomadiser parce quils ont assez de
ressources porte de la main. Et cela se traduit par un
accroissement dmographique dautant plus rapide

que le village constitue alors un environnement mieux


protg que le campement, o la vie est plus facile, o
les femmes perdent moins denfants quen voyageant.
On constate quen moins de 1000 ans les villages dans
lesquels
va
natre
lagriculture
ont
grandi
considrablement.
Dans quelles proportions ?
Dix fois. Leur surface passe de 2 500 m2 2 ou
3 hectares. Et les cases rondes, spares, ont fait place
des cases quadrangulaires, jointives. Cela signifie que
la surface des villages a augment, mais aussi leur
densit. Certains devaient compter 1 000 habitants,
une population devenue impossible nourrir
seulement avec ce que lon rcoltait alentour, mme
dans un environnement favorable !
Sauvages savants
Personne ne peut croire quils se sont dit alors :
Puisque nous commenons tre un peu trop
nombreux, inventons lagriculture !
Certainement pas. Dautant plus quaujourdhui
tous les spcialistes sont daccord : ils navaient rien
inventer.
Comment cela ?

Tous les chasseurs-cueilleurs du monde


connaissent les plantes la perfection. Seuls quelques
savants peuvent tre meilleurs botanistes queux ! Ils
comprennent parfaitement que, lorsquon sme une
graine, une plante pousse. Et quand lagriculture est
ne, les hommes de la fin du palolithique savaient
dj cela depuis des millnaires. Nomades, ils
retrouvaient danne en anne les dbris de ce quils
avaient laiss leur passage prcdent. Les graines qui
taient tombes ct du foyer avaient germ Ces
gens rcoltaient des centaines de plantes qui avaient
toutes un usage, soit mdicinal, soit alimentaire. Ils les
connaissaient si bien quils en cueillaient des
vnneuses, comme le manioc amer, et ils savaient leur
faire subir, avant de les manger, les traitements
ncessaires pour liminer les substances toxiques.
Dans certains cas, ils taient mme capables den
extraire des poisons, quils utilisaient pour la chasse.
Depuis des centaines de milliers dannes, ces gens
vivaient au contact des vgtaux, en les observant avec
une attention dautant plus grande que leur survie tait
enjeu.
Alors, pourquoi ont-ils attendu tout ce temps
avant dutiliser leur savoir ?
Ils lutilisaient. Ils semaient sans doute de
manire occasionnelle. Dans des circonstances
prcises.
Jamais de manire systmatique ?

Non. Il est clair que les premiers Homo sapiens


nallaient pas se priver dune partie de leur rcolte pour
semer. Dfricher, ameublir le sol, lensemencer,
protger les pousses des prdateurs de toute sorte,
bref : cultiver, cela demande du travail, beaucoup de
travail. Des efforts inutiles lorsque lon dispose de ce
dont on a besoin porte de la main ! Ils ne cultivaient
donc que quelques plantes rares auxquelles ils
tenaient.
Par exemple ?
On a dcouvert que certains chasseurs-cueilleurs
plantaient du tabac, quils avaient obtenu on ne sait
comment, mais qui, nous en sommes certains,
nexistait pas dans leur zone ltat sauvage.
Lagriculture a peut-tre dbut ainsi, avec des plantes
apparemment trs secondaires. Et il se peut que le
tabac ait t la premire plante cultive par les peuples
palolithiques amricains Aussi, lorsque le besoin
sest fait sentir, ils ont parfaitement su se dbrouiller
pour faire pousser ce qui devenait insuffisant.
La culture avant lagriculture
Quelles circonstances ont fait qu certains
endroits lagriculture a t invente, et pas dautres ?
Dans les foyers o lagriculture est ne, on trouve
toujours remplies trois conditions : 1) les hommes

taient sdentariss en villages ; 2) ils savaient semer


pour rcolter ; 3) ils taient trs spcialiss dans la
cueillette despces qui seront ultrieurement
domestiques. Ainsi, au Proche-Orient, les populations
de la fin du palolithique taient habitues au bl
sauvage, lorge sauvage, aux lentilles et aux pois
sauvages, au lin pour les textiles Elles avaient
certainement labor une cuisine, des outils On a
retrouv leurs faucilles crales avec des microlithes :
des petits clats de silex en forme de dents de requin
fixes sur un arc en bois. Elles disposaient de meules
grain plates et de pilons pour faire de la farine qui,
mlange leau, leur permettait de raliser des
galettes.
Avant lagriculture existait donc un embryon de
civilisation.
Absolument ! De sorte que, lorsque le village sest
dvelopp et que les crales sauvages ont commenc
devenir insuffisantes, quont-ils d inventer pour se
mettre cultiver ? Rien La vraie difficult a d tre
socio-politique. Il fallait mettre de ct une partie de la
rcolte pour semer la saison suivante et sassurer que
personne ne mange cette rserve. Les premiers semis
ont d tre effectus autour des maisons. Mais ensuite
ils ont cherch dautres endroits privilgis : clairires,
alluvions de cours deau qui dbordent chaque anne
Il a donc fallu imposer un droit de proprit sur la
rcolte, au beau milieu de la nature. L o,
prcdemment, tout le monde avait le droit de cueillir.

Ce qui a d tre le plus difficile inventer, ce nest pas


lagriculture, cest la socit qui allait avec.
Les lieux de naissance
Quelles ont t les premires plantes cultives ?
Comme je vous lai dit : on recense plusieurs
foyers dorigine. Cest--dire dendroits o lagriculture
est ne seule, indpendamment de toute influence
extrieure. Le foyer nord-amricain est le plus rcent.
Et aussi le plus pauvre. Des plantes de la prairie y ont
t domestiques 1000 ans seulement avant J.-C., dans
la rgion Mississippi/Missouri. Cest peut-tre lui qui
nous a tout de mme lgu une plante essentielle : le
tournesol. Le Mexique, en Amrique centrale, et le
Prou, en Amrique du Sud, ont, au contraire,
constitu des foyers majeurs.
Quelles plantes y ont t domestiques ?
Dans le foyer centre-amricain, curieusement, ce
fut dabord le piment et lavocat. Puis, il y a 7 000 ans,
le mas, la courgette, la citrouille, le tabac 5 000 ans
avant aujourdhui dbuta la culture du haricot et, 1500
ans plus tard, celle du coton de montagne, lHirsutum
fibres robustes. Le foyer pruvien en a domestiqu un,
lui aussi, dans les basses terres : le coton dit de la
Barbade , aux fibres longues, de la meilleure qualit
qui soit.

Nexiste-t-il pas
originaire dgypte ?

aussi

un

excellent

coton

Pas exactement. Lgypte a cultiv, depuis la


haute Antiquit, un coton arbustif assez mdiocre qui
tait originaire dInde ou dAfrique le coton de
lancien monde. Mais lhistoire rcente du coton
gyptien est curieuse. Au dbut du XIXe sicle, un
industriel genevois nomm Jumel a dcouvert un plant
de grande qualit dans lun de ces petits jardins
botaniques que les notables gyptiens aimaient
entretenir au bord du Nil. Il la multipli, a obtenu une
premire rcolte dont les balles ont t envoyes
Londres, o il fut jug classe 1, cest--dire le meilleur
du monde. Jumel a ensuite convaincu Mhmet Ali, un
Albanais de Macdoine devenu pacha et considr
aujourdhui comme le fondateur de lgypte moderne,
de dvelopper la culture de cette plante qui pouvait
tre exporte, fournissant ainsi au pays les devises dont
il avait besoin pour sindustrialiser et moderniser son
arme. Mhmet Ali lana un vaste programme
dirrigation et de dveloppement de la culture du coton
qui sest poursuivi jusquau dbut du XXe sicle.
Rsultat : les fellahs ont bien sr produit du coton et de
la canne sucre autre grand programme du pacha ,
mais surtout du trfle, pour nourrir les vaches, et du
bl et du mas, pour manger ! Et la population du pays
est passe de 3 65 millions dhabitants
Le coton du jardin botanique venait dAmrique ?

Il sagissait dun cotonnier de la Barbade ! Un


foyer particulirement riche qui nous a aussi lgu
plusieurs varits de haricots, le lupin et, surtout, la
pomme de terre.
Et la tomate ?
Non. La tomate est originaire dAmrique
centrale. Ce sont les Aztques qui lavaient baptise
Tomatl. linstar de beaucoup dautres plantes, parfois
trs importantes, comme le manioc ou larachide, elle
ne provient pas dun foyer dinvention de lagriculture.
Il faut comprendre quune fois ne lagriculture sest
diffuse : Et au cours des millnaires qui ont suivi, de
nombreux vgtaux ont t domestiqus, un peu
partout dans le monde. Or, nous ne parlons pour le
moment que des toutes premires plantes cultives.
Europe et Afrique : les parents pauvres
Quels sont les autres centres ?
En Asie, il y a, bien sr, le foyer chinois.
Qui a domestiqu le riz.
Non. Le riz a t cultiv beaucoup plus tard. En
Chine, lagriculture a t invente il y a 8 500 ans, dans
le Shanxi et le Henan. Une rgion de riches terres
limoneuses, traverse par le Houang Ho, le fleuve
Jaune, et qui se situe grosso modo 500 kilomtres au

sud-ouest de Pkin. Les premires plantes cultives ont


t le millet des oiseaux et quelques lgumes, dont le
chou et le navet. Autant dire pas grand-chose. Mais,
plus tard, lAsie sest rattrape : le foyer dorigine a
rayonn dabord en direction de la Core, vers le NordEst, o le soja a t domestiqu. Cest seulement en
arrivant dans la valle du Yang-ts Kiang, au sud-est,
que pour la premire fois les agriculteurs du
nolithique ont cultiv du riz. Ensuite, la rvolution
agricole a gagn tout le Sud-Est asiatique o un
nombre incalculable de plantes ont t domestiques.
En Afrique ?
Pas de foyer dorigine connu.
En Europe ?
Non plus. Mais, la jonction des deux continents,
on trouve le foyer proche-oriental, le plus important de
tous.
Jean-Marie Pelt explique que les espces
vgtales qui avaient survcu au Sud durant les
glaciations sont remontes peu peu vers les rgions
devenues tempres lorsque le climat sest radouci.
Partout sauf en Europe. Les graines europennes
navaient pu traverser la Mditerrane pour se
rfugier en Afrique lorsque le froid stait install.
Beaucoup taient donc mortes, entranant un
appauvrissement important de notre flore. Or, au
Proche-Orient, la Mditerrane nest plus une
barrire, le Croissant fertile constitue au contraire un

passage entre gypte et Turquie, ce qui explique peuttre la richesse extrme de cette rgion 10 000 ans
avant notre re.
Cest probable. Il est clair, en tout cas, que le
Proche-Orient a t une rgion extraordinairement
abondante et un formidable lieu de domestication.
Et, semble-t-il, le premier de tous
Peut-tre. En tout cas on y a trouv des bls, dj
tout fait domestiqus, vieux de 9 500 ans Il semble
mme quavant le bl la premire plante cultive au
Proche-Orient ait t lorge, une crale plus
commode : elle peut tre seme plusieurs saisons et
sadapte des terrains divers. On trouve donc dans ce
foyer les plantes de base de la civilisation occidentale.
Bl et orge pour les sucres, lgumineuses lentilles et
pois pour les protines, et lin pour les textiles.
Sur toute la Terre lagriculture se rpand donc,
domestiquant toujours plus de plantes
Oui, mais il reste encore une rgion dont nous
navons pas parl, un dernier foyer, petit, tonnant :
celui des Papous de Nouvelle-Guine. Il y a 12 000 ans,
ceux-ci ont domestiqu le taro, une sorte de gros navet
qui pousse dans la fort tropicale. Les habitants des les
du Pacifique ont vcu essentiellement de ce lgume,
ainsi que de la noix de coco et de la patate douce, qui
aurait travers le Pacifique, puisquelle est originaire
dAmrique du Sud. Comment a-t-elle voyag ?
Mystre Plus tard, cette agriculture papoue a t

noye par lagriculture dorigine chinoise, avec le riz, et


la multitude de plantes du Sud-Est asiatique
Il y a donc eu, sur la plante, en tout six foyers de
naissance de lagriculture ?
Oui. Mais encore une fois : il ne faut pas
confondre les foyers de naissance avec les rgions o,
plus tard, lagriculture dj existante a cultiv de
nouvelles plantes. Comme en Afrique tropicale o, les
crales proche-orientales ne marchant pas cause du
climat, dautres plantes telles que le mil, le sorgho, et
un riz local ont t domestiques.

2. La domestication des crales


Les premiers cultivateurs nimaginaient pas quel
point le fait de la semer pouvait transformer une
plante. En effet, anne aprs anne, certaines
espces sadaptent aux pratiques des hommes.

Le bon grain et livraie


Comment peut-on vraiment affirmer quune
plante a t domestique un moment prcis et mme
en un lieu donn ?
Marcel Mazoyer : Cueillez des graines sauvages,
semez-les, rcoltez cest de la culture primitive.
Conservez une partie de la rcolte, semez, rcoltez.
Continuez ainsi pendant des annes. Peu peu, les
plantes que vous obtiendrez vont devenir de plus en
plus diffrentes de celles que vous avez semes la
premire fois. Cest ce que lon appelle la
domestication : force dtre cultive, la plante sest
diffrencie de la varit sauvage. Donc, lorsque dans
des couches sdimentaires, dates, on trouve des restes
de plantes dotes de ces caractres particuliers, on sait

qu cet endroit, lge du terrain dans lequel on les a


trouves, ces plantes taient dj devenues
domestiques
Les premiers cultivateurs ne faisaient pourtant
pas de croisements, de slections, dhybridations et
autres manipulations Alors comment les plantes
pouvaient-elles se transformer ?
Il ny avait pas de slection consciente et
volontaire, mais la culture constitue en soi une
formidable machine slectionner.
Comment cela ?
Prenons le cas dune plante emblmatique : le bl.
Il sagit dune espce autofertile. Cest--dire que son
propre pollen peut fconder ses propres ovules.
Un cas dinceste qui est tout de mme rare !
Pas tant que a parmi les plantes cultives :
lavoine, le riz ou le sorgho ont la mme
caractristique. Donc, lorsque vous semez des grains de
bl, vous obtenez des pis peu prs semblables leurs
pre et mre, qui taient originaires dun mme pied.
Ce sont quasiment des lignes pures, dont les paires de
chromosomes ne sont pas tout fait identiques mais
qui, avec le temps, ont tendance le devenir. La
diversit gntique se trouve ailleurs : dans la clairire,
o les pis appartiennent des lignes diffrentes qui
permettent lespce de disposer dun stock important
de caractres. Vous semez donc autour de votre maison

des grains de bl venant de plusieurs pis que vous


avez ramasss dans la savane
Chacun va exprimer ses caractres.
Exactement. Il y aura dabord ceux qui poussent
mieux que dautres, car certains grains ne vont pas
germer du tout. Arrive lt : fin juin, dbut juillet, la
plupart de vos pis sont mrs, vous rcoltez. Et vous
conservez une partie des graines comme semences.
Lanne suivante, vous allez par consquent semer
uniquement des lignes qui ont pouss et qui taient
mres fin juin ! Recommencez dix fois, cent fois Au
bout dun sicle vous aurez radiqu toute une srie de
lignes qui se reproduisent mal, ou que lon rcolte
mal
Lesquelles ?
Cest trs prcis. Dabord, toutes les graines qui ne
germent pas la premire pluie dautomne sont
limines.
Pourquoi ne germent-elles pas ?
Beaucoup de plantes sauvages comportent ce que
lon appelle des dormants. Cest--dire des graines qui
se rservent pour une prochaine anne. Parce quil peut
arriver que la saison des pluies soit insuffisante, ou
mme ne vienne pas du tout. Or, pour que lespce se
perptue et la nature met tout en uvre pour cela ,
il faut quelle ait les moyens de germer un ou deux ans
plus tard. Cest cela que servent les graines

dormantes. Elles contiennent dans leur enveloppe des


substances qui inhibent la germination. Et plus
lenveloppe est paisse, plus
elle renferme
dinhibiteurs Ces graines vont donc tre exclues par
la culture, de manire tout fait automatique. Au bout
de quelques annes, on naura plus que des pis
portant des graines enveloppe mince germant du
premier coup.
Cest donc labsence de dormance, la fertilit
immdiate, qui caractrise les plantes domestiques ?
Pas seulement. Toutes les plantes trs prcoces,
celles qui mrissent bien avant les autres, seront
limines parce quau moment de la rcolte leurs
graines seront dj tombes. Mme chose pour celles
dont la tige est fragile et casse facilement, ou encore
celles dont les grains se dtachent au moindre coup de
vent. Ce dernier caractre, favorable la reproduction
dans la vie sauvage, condamne la plante en
agriculture : les graines tombes ne seront pas
rcoltes, donc pas semes. la longue, vous obtenez
donc des bls tige solide, grains bien fixs,
mrissant tous au mme moment, et dont les graines,
sans dormance, germent toutes chaque anne. Ce qui
ne correspond pas aux exigences de la culture est
automatiquement cart.

Les pis prodiges


Dcidment, la culture fait bien les choses.
Mieux encore que vous ne limaginez ! Car, bien
videmment, les pis qui portent le plus de graines se
reproduisent plus que ceux qui en portent peu. Cest
mathmatique. Les pis de bls domestiqus
produisent donc beaucoup plus de grain que ceux des
bls sauvages.
Miraculeux
Et ce nest pas tout ! Dans la savane, le bl entre
en comptition avec des tas dautres espces vgtales.
Mais, dans le champ, les premiers cultivateurs ont vite
pris lhabitude darracher les mauvaises herbes, crant
ainsi un cosystme trs particulier : dsormais, la
concurrence se situe essentiellement entre individus
dune mme espce. Et l, qui va gagner ? Le plus
rapide faire des racines et monter pour prendre le
soleil aux autres. Autrement dit : le premier germer.
Or, la prcocit de la germination dpend de la
quantit de matire organique rapidement mobilisable
contenue dans les grains, cest--dire : les sucres. Ainsi
seront donc slectionns les gros grains ayant une
grande rserve de sucres.
On comprend que les premiers agriculteurs aient
vu l une influence divine ! Cette slection
automatique noffrait que des avantages.

Apparemment. En fait, il y a tout de mme un


petit inconvnient : les grains des bls domestiques
sont plus gros, plus riches en sucre, nous lavons vu,
mais proportionnellement plus pauvres en protines
que les bls sauvages, puisque celles-ci sont contenues
dans le germe, qui est peu prs de la mme taille, que
le grain soit petit ou gros.
Combien de temps faut-il pour quune plante soit
domestique ?
Comme on na jamais refait lexprience, on nen
sait rien.
Personne na jamais eu la curiosit de reproduire
la domestication du bl sauvage ?
Apparemment, non. Quelques scientifiques ont
tout de mme sem une gramine de la prairie
amricaine. Sa domestication a pris une quarantaine
dannes. Mais, historiquement, cela a certainement
dur beaucoup plus. Bien au-del dune vie humaine.
Cest pour cela que lexprience na pas t tente avec
le bl.
Pourquoi, dans la ralit, le processus aurait-il
ncessit plus de temps ?
Parce quau dbut du nolithique les gens qui
avaient sem du bl sauvage, engrain ou amidonnier
provenant de la brousse, ont mlang, la saison
suivante, les semences tires de leur moisson avec
dautres graines quils continuaient cueillir dans la

nature. Et la domestication na pu commencer


seffectuer que lorsque les graines issues de semis
lemportaient trs largement sur les graines issues de
cueillette. On peut donc estimer que la domestication
du bl a pris plusieurs gnrations humaines.
Lappel de la fort
Toutes les plantes se domestiquent-elles aussi
facilement que le bl ?
Non. Cest comme pour les animaux : certains ne
se laissent pas apprivoiser. Voyez le zbre : animal
magnifique, rapide, costaud Jamais on na russi en
faire quoi que ce soit ! Donc, si les plantes
principalement autofcondes, comme le bl, sont assez
stables, les allogames, celles qui se croisent seulement
avec leurs voisines de la mme espce, constituent de
vritables casse-tte pour les agriculteurs. Tous les ans
elles sont pollinises par des sauvageons. Pour la
domestiquer totalement, il faut transporter la plante
hors de son aire dorigine, jusqu une rgion o
lespce nexiste pas ltat naturel. Prenez le cas du
mil : il faut lisoler, dtruire sans cesse tous les mils
sauvages alentour qui, en fcondant le mil domestique,
le feraient rgresser vers des tats beaucoup moins
favorables la culture. Le pire, ce sont les hybrides :
quand ils germent ; ils ressemblent tout fait la
varit domestique ; quand ils poussent aussi ; lorsque

lpi se forme, on dirait toujours un mil domestique.


Puis, au moment de la maturation, a sgraine
soudain, tout tombe par terre Vous avez donc
beaucoup travaill soigner une plante que vous aviez
crue domestique, et vous ne rcoltez rien !
La culture des plantes, autofcondes est donc
nettement plus reposante.
Pas forcment ! Si les plantes allogames ne
peuvent tre fcondes que par une pollinisation
croise, les autogames ou autofcondes ne le sont
jamais de manire exclusive. Elles restent sensibles aux
charmes de pollens trangers Le riz en est dailleurs
lillustration. La chasse au riz sauvage, qui fconde
clandestinement les varits domestiques, est une
vritable saga. On a tout essay On a mme obtenu
des riz domestiques feuilles rouges pour pouvoir
reprer les autres et les arracher.
Et alors ?
Trs vite, les hybrides ont eu des feuilles rouges !
Les hybrides adventices cest ainsi que lon dsigne
les mauvaises herbes ont une extraordinaire
capacit mimer les plantes domestiques dont elles
acquirent certaines caractristiques, force de subir
les mmes traitements.

Les chromosomes domestiques


Les premiers cultivateurs ne pouvaient imaginer
que les rsultats de leur culture seraient si favorables.
Alors pourquoi, ds le dbut, le bl a-t-il t choisi,
parmi les milliers de plantes dont disposaient les
hommes du Proche-Orient ?
Parce quils en mangeaient depuis des millnaires
et y avaient pris got. La plante choisie est toujours
celle qui prsente le double avantage dtre abondante
et bonne pour la cuisine. Les hommes sment ce quils
aiment. Il est dailleurs tonnant de voir le nombre
lev despces, comme le manioc dont nous avons dj
parl, que ces gens taient obligs de dtoxiquer avant
de pouvoir les manger.
Laeul de nos bls existe-t-il toujours ?
Oui. En fait il y a deux espces diffrentes. Lun, le
plus ancien, est lengrain, portant 2 stocks de 7
chromosomes. Il a mut et donn le bl amidonnier,
qui comporte 4 stocks de chromosomes. Cest lanctre
de nos bls durs. Ceux avec lesquels on fabrique les
ptes et les semoules, comme le couscous.
Et le pain ?
Cest encore une autre varit, un bl tendre
6 stocks de chromosomes qui rsulte de lhybridation
spontane damidonnier avec une autre crale appele

gilops. Ce mariage sest produit au Moyen-Orient,


dans la haute Antiquit Autant dire rcemment.
Comment ont pu se produire ces mutations ?
De mille manires ! De toute vidence, il y a eu
des hybridations, des modifications dans les stocks de
chromosomes Les mutations du vivant sont
nombreuses, elles sont le carburant de lvolution : si la
mutation diminue lindividu, il est limin ; si elle lui
apporte une plus grande efficacit, lindividu et sa
descendance prennent le dessus sur les concurrents. Il
existe des tas de produits mutagnes, telle la
colchicine, un alcalode contenu dans les colchiques.
Qui fleurissent dans les prs
Oui De nos jours, certains herbicides ou
insecticides pulvriss sur les plantes provoquent
mme des monstruosits. Jai vu Cuba des sortes
dananas siamois 4 ou 5 fruits colls
Sagit-il daccidents ?
Pas seulement. Les semenciers fabriquent aussi
des mutants pour voir quels avantages ceux-ci
pourraient apporter. Pourtant, la plupart du temps, ces
inventions
ne
prsentent
gure
dintrt.
Laugmentation du nombre de chromosomes produit
souvent des mutants qui sont plus grands, avec des
graines plus grosses, mais dont la teneur en nutriments
protines, lipides, etc. dgringole. Ainsi, entre

lengrain et les bls fourragers haut rendement dont


on nourrit le btail, la chute de qualit est trs nette.
En ce cas, pourquoi les cultiver ?
Ils ne sont pas chers. Lorsquon obtient au mieux
90 quintaux lhectare avec un bon bl tendre, on fait
des rcoltes de 120 quintaux lhectare avec du bl
fourrager.
Quelles sont les toutes premires plantes avoir
t cultives sur Terre ?
Difficile dire ! Si une plante na pas t
domestique, on ne peut pas savoir quelle a t
cultive. On ne peut donc faire que des suppositions,
lorsqu certains endroits on trouve des concentrations
de pollens excessives par rapport la densit naturelle,
ou bien des pollens qui sont situs hors de leur rgion
dorigine, comme le tabac des Indiens Beaucoup de
plantes sauvages ont d tre cultives sans laisser de
trace, parce quelles se sont rvles peu avantageuses.
Et il faut signaler aussi le cas des plantes non
domestiques, pas vraiment cultives, mais favorises.
Cest--dire ?
Certaines espces utiles taient pargnes lors des
dfrichements, telles que le palmier huile en bordure
de la fort quatoriale, le baobab dont les fruits et les
feuilles taient consomms, ou le karit dont le fruit
donne une sorte de beurre Protges, ces espces se
dveloppaient, sans pour autant tre cultives.

Lodysse du bl
Une fois les plantes domestiques, les choses nont
pas d voluer beaucoup, au cours des millnaires
suivants.
Je pense que si. Les cultivateurs du Proche-Orient
ont emport le bl avec eux au cours de leurs
migrations. Et ils lont transmis leurs voisins. La
culture du bl sest rpandue dans les Balkans, en
Europe mditerranenne, dans la valle du Danube
Longtemps aprs le Midi, le bl est entr dans le nord
de la France en provenance de la Hongrie et de
lAllemagne. Le voyage a t trs lent : il a mis 1000
ans pour passer du Proche-Orient la Bulgarie, encore
un millnaire pour atteindre le sud de la Bavire
Mais il progressait. Dest en ouest et du sud au nord.
Or, chaque fois que la crale domestique atteignait
une nouvelle rgion, elle rencontrait des conditions
climatiques et un environnement diffrents. Une
nouvelle slection soprait alors. Il est clair quen
Sude certaines lignes ont t totalement limines
par le froid. Et celles qui ont pris le dessus ntaient pas
les mmes que les lignes slectionnes en thiopie. Au
fil du temps et des voyages, des mutations se sont
opres, qui ont t retenues dans certains endroits,
pas dans dautres. Dans lespace o on le cultive, de

nombreuses varits se sont donc labores : bls de


pays, bls de plaine ou de montagne
Ensuite, la situation sest-elle stabilise ?
Non. Au dbut, quand les bls sont arrivs en
Europe, les semis se faisaient aprs un dfrichage
sommaire par le feu. On cultivait dans un cosystme
forestier provisoirement dbois : rien voir avec les
champs de la haute Antiquit, nettoys, dont on avait
arrach les souches. Il sagissait alors despaces
largement dcouverts donc ensoleills , mais dont
le sol stait peu peu appauvri. Les bls ont donc d
sadapter dabord la fort, ombrage mais au sol trs
riche. Plus tard, il a d se passer quelque chose de
comparable ce qui arrive actuellement en Cte
dIvoire
Avec le bl ?
Non : avec ligname, mais le processus est
similaire. Dans ce qui reste de la fort quatoriale
ivoirienne, les Baouls plantent des ignames qui
prfrent lombre. Les Snoufos, dans la savane,
cultivent, eux, des varits dignames qui ont besoin de
soleil. Mais, force de dfricher, les Baouls sont en
train de transformer la fort en savane. Ils vont donc
tre obligs de ne replanter que ceux de leurs ignames
qui poussent dans le nouvel environnement, cest-dire de procder une reslection. Ou bien dadopter
les ignames snoufos

Et cest ce qui sest pass avec le bl quand on a


dfrich la fort europenne ?
Exactement. Les varits qui produisaient bien
dans des clairires, sur un sol plein dhumus, donc
extrmement fertile, mais avec peu de lumire et la
concurrence de plantes forestires, se sont peu peu
trouves confrontes un sol appauvri, mais avec plus
de soleil et la concurrence de plantes diffrentes Ce
sont donc dautres lignes qui ont pris le dessus. Une
plante plus rustique, moins gourmande, a t retenue
au dtriment des bls plus productifs. Une agriculture
maigre, avec une forte concurrence des mauvaises
herbes, sest dveloppe.
Les envahisseurs
Pourquoi ces mauvaises herbes de la campagne
opposent-elles une concurrence plus redoutable que
celles de la fort ?
Certaines celles quon appelle les adventices
parce
quelles
ont
aussi
t
slectionnes,
involontairement. On les cultive comme le bl, on les
ressme avec le bl Les autres, parce quelles
rsistent toutes les mthodes culturales. Il faut savoir
que dans les 20 centimtres de profondeur de terre
quon laboure se trouvent plusieurs milliers de graines
dormantes au mtre carr. Elles germeront dans un an,

dans deux ans, dans dix ans Vous croyez les avoir
limines en labourant ? Illusion ! Un jour ou lautre
elles arriveront en surface et germeront.
Toutes les herbes sauvages ne sont pas de taille
entrer en comptition avec les plantes cultives sur
leur territoire protg. Quelles sont les principales
mauvaises herbes ?
Il y en a beaucoup ! Cela dpend des sols et des
plantes cultives. Avec le bl on trouve le chiendent,
dont on narrive jamais arracher tous les rhizomes, le
chardon, le liseron, et aussi ces plantes increvables
dont les graines survivent tous les traitements :
ravenelle, coquelicot, stellaire ou bleuet Dans la fort,
cause de lombre des arbres, il y a beaucoup moins
dherbes.
Et la folle avoine ?
Lavoine nexistait pas au Proche-Orient. Quand
nos premiers cultivateurs ont commenc occuper de
nouveaux territoires, ils ont rencontr de nouveaux
vgtaux. Comme lavoine possde une poque de
maturation proche de celle du bl et de lorge, ils en ont
rcolt un peu en mme temps que le bl ou lorge.
Sans trop sen soucier : aprs tout, ctait
consommable. Lavoine sest donc trouve cultive,
recultive et, la longue, domestique elle aussi. Cette
gramine spontane, slectionne par hasard, est
devenue une adventice, cest--dire une plante

domestique non dsire qui accompagne lhomme en


ses cultures.
Quest-ce que le bl noir, avec lequel les Bretons
font des crpes ?
Rien voir avec le bl. Cest une crale
domestique en Asie centrale, quelque part entre
lAfghanistan et la Mongolie. On lappelle aussi
sarrasin, peut-tre parce que ce sont les Arabes qui
nous lont apporte. Cette plante a longtemps t trs
importante : elle poussait l o le bl ne donnait rien,
ni lorge, ni mme le seigle. On semait du sarrasin sur
les pentes, dans les hauts de champs, moins fertiles.
Revenons donc au bl. Les dboisements avaient
entran une baisse importante de la fertilit
Oui, et le bl de la haute Antiquit a sans doute
connu une volution rgressive par rapport celui du
nolithique. En revanche, ds le moment o lon a su
donner de la richesse au sol avec du fumier, on a pu
alimenter des plantes ayant des rendements plus
levs. Au fil des ans, des lignes capables de tirer
profit de cet enrichissement ont t reslectionnes.
Le dopage des plantes
Ce qui nous amne peu peu lpoque
contemporaine.

Lvolution sest alors acclre ! Lorsquon a


dispos des engrais minraux qui apportaient un
formidable supplment de fertilit au sol, il a fallu
slectionner volontairement, cette fois des plantes
plus gourmandes en fertilisants, et plus productives,
afin de rentabiliser les investissements. Si lon avait
mis les quantits dazote que lon donne aux bls
daujourdhui sur les bls de nos grands-parents, ils en
seraient morts. Au mieux, ils auraient fait beaucoup de
feuilles, de trs hautes tiges et auraient vers.
Des accidents de dopage ! Nitrates pour les bls,
hormones pour les veaux : lhistoire est dj moins
belle.
Cest vrai quau dbut, quand on utilisait des doses
de nitrates un peu trop fortes, les crales se
couchaient. Et ce ntait pas cause des orages ! Il a
fallu slectionner des bls paille plus courte qui
faisaient du grain au lieu de faire de la tige et des
feuilles.
Aujourdhui, quoi sert la slection ?
Que ce soit pour le bl, pour le riz ou nimporte
quelle crale, on a fait porter les efforts sur quelques
cultivars haut rendement. Mais ceux-ci sont
tellement performants quils font disparatre toutes les
varits de pays, labores par lagriculture depuis
10 000 ans. Elles constituaient pourtant une immense
richesse, parce quelles taient trs diffrentes les unes
des autres : le bl du Morvan ntait pas celui de la

Beauce Or, nous lavons vu, une ligne de bl est peu


adaptable : que le milieu change et elle risque de ne pas
survivre. Ladaptabilit, cest--dire la diversit
gntique, se situe dans la multiplicit de ces varits
qui sont en train de disparatre.
On retrouve ce phnomne pour dautres plantes
cultives ?
Presque toutes. On constate un appauvrissement
de la biodiversit aux quatre coins du monde.
Est-ce vraiment dangereux ?
Parfois une varit dgnre un peu. Elle perd
certains caractres de rusticit, de couleur, de got
Avant, le paysan la recroisait alors avec une varit
voisine pour la requinquer, afin quelle rcupre ses
caractres. Mais aujourdhui, on a abandonn partout
les vieilles varits de pays. Cela sest pass si
rapidement quon a peine eu le temps de les
collectionner, de les rpertorier, de les conserver Et
tous les pays nont pas eu les moyens de constituer des
conservatoires pour sauver les varits qui cessaient
dtre cultives. On a appauvri le patrimoine gntique
des plantes cultivables et on risque den souffrir
lavenir. Aujourdhui, un effort est fait. On tente enfin
de rcuprer ce qui est rcuprable. Mais on sy est pris
trs tard ! Au Vietnam, par exemple, de nombreuses
varits de riz viennent encore de disparatre, balayes
par la concurrence des riz haut rendement.

Pourtant on constate un dveloppement du


march des riz de pays
Un leurre Les basmati , Cachemire ou
thalandais que vous trouvez sur les rayons des
supermarchs ne sont que des varits haut
rendement dans lesquelles on a rintroduit un peu de
diversit. Ils sont srement cultivs dans les contres
dorigine, comme annonc sur les paquets, mais il ne
leur reste pas grand-chose des vrais riz rgionaux.
Combien existe-t-il de plantes cultives ?
Lannuaire de la FAO donne une liste des vgtaux
dont la production est statistiquement recense
lchelle mondiale. Cela ne signifie pas quil ny en a
pas dautres, mais ce sont ceux dont les quantits
produites sont significatives. Pas comme lleusine et le
tef en thiopie Or, a ne reprsente pas grand-chose :
si lon exclut les plantes fourragres et mdicinales, on
narrive pas 80 espces.
Inventaire plantaire
Elles se rpartissent comment ?
Huit crales : bl, riz, orge, mas, seigle, avoine,
millet, sorgho. Mais cette numration ne rend pas
compte du poids de chacune delles dans lagriculture
mondiale. Ainsi le bl, cultiv sur 230 millions
dhectares, produit plus de 600 millions de tonnes par

an ; le mas, moins de 500 millions de tonnes sur 130


millions dhectares ; le riz : presque 600 millions de
tonnes de paddy, qui correspondent 400 millions de
tonnes de riz blanc, sur 150 millions dhectares ; lorge,
qui sert faire de la bire : 170 millions de tonnes sur
75 millions dhectares ; le sorgho, seulement 60
millions de tonnes sur 43 millions dhectares ; et le
millet, 30 millions de tonnes sur 37 millions dhectares.
Et part les crales ?
On recense 5 racines et tubercules : pommes de
terre, patates douces, manioc, ignames, taros ; 8
lgumineuses : haricots secs, fves sches, pois secs,
pois chiches, lentilles, graines de soja, arachides,
graines de ricin ; 9 olagineux : tournesol, colza,
ssame, lin, carthame, coton graines, olivier, cocotier
et palmier.
Il y a aussi les lgumes.
Oui, la production mondiale comptabilise trs
infrieure la ralit, compte tenu des potagers
destins lautoconsommation totalise 1 milliard de
tonnes. Cela peut paratre important, mais il ne faut
pas oublier que la valeur calorique des lgumes, qui
contiennent 80 % deau, est bien moindre que celle des
crales. Les 17 lgumes recenss peuvent tre
considrs comme des aliments de sant : il sagit
des choux, artichauts, tomates, choux-fleurs, courges et
cucurbitaces, concombres et cornichons, aubergines,
poivrons, oignons secs, ail, haricots verts, petits pois,

carottes,
pastques,
melons,
raisins
(surtout
consomms sous forme de vin : 2,5 milliards de litres !)
et dattes. tout cela il faut ajouter 2 plantes sucre :
betterave et canne, et 20 plantes fruits, qui comptent
pour 300 millions de tonnes : pommes, poires, pches,
abricots, prunes, avocats, mangues, ananas, bananes,
plantains, papayes, fraises, framboises, groseilles,
amandes, pistaches, noisettes, anacardes, chtaignes,
noix ; 6 agrumes : oranges, tangerines, mandarines,
clmentines, citrons, pamplemousses ; 5 plantes
fibres : lin, chanvre, jute, sisal, coton ; et quelques
inclassables tels le caoutchouc, le cacao, le th, le caf
et le houblon. Voil ce que cultivent les hommes
Il manque tout de mme pas mal de choses :
navets, salades, cleri, cerises, kiwis
Et bien dautres choses encore ! Les espces
retenues sont seulement les plus importantes, ou celles
pour lesquelles on dispose de statistiques. Mais il en
existe dix fois plus, la plupart, il faut bien le dire, trs
marginales. Cela reste tout de mme peu au regard des
500 000 espces de plantes sauvages identifies pour
linstant.
Vous croyez quil en reste beaucoup dcouvrir ?
Regardez les vieilles encyclopdies : au dbut du
sicle, on nen connaissait que 300 000 ! Il doit bien
rester quelques centaines de milliers de plantes quon
ne connat pas.

Donc, il existe mille fois moins de plantes


cultives que de plantes sauvages.
Oui. Et pourtant, les aborignes dAustralie
cueillaient dj environ 1000 plantes sauvages. En
Afrique aussi cela tournait autour de 1000 espces.
Mais la cueillette constituait une slection
lenvers, force de ne ramasser que les plus beaux
pis, on slectionne les plus malingres !
Cest vrai. Cela pouvait avoir une influence
qualitative et quantitative sur les plantes. Comme le
surpturage : quand les vaches sont trop nombreuses
dans un pr, il ny a plus dherbe, mais des plantes
rosette, comme les pissenlits et les pquerettes.
On peut donc imaginer quil existe des plantes
cultivables autres que celles que nous connaissons
aujourdhui.
Sans aucun doute. Mais pour expliquer que lon
ait domestiqu moiti moins despces que lon nen
cueillait, il faut se rappeler que certaines plantes
pourraient tre cultives 107 ans sans changer le moins
du monde Pourtant, je crois tout de mme quil existe
un immense stock de vgtaux que lhomme a jugs
inintressants, jusqu prsent. Tels quils sont, ltat
sauvage, ils napportent pas grand-chose, mais certains
pourraient devenir trs utiles une fois modifis par la
domestication.

3. Le jardin immigr
Lhomme a slectionn des plantes pour ses besoins
ou ses envies, il les a emportes avec lui quand il
sexilait, en a rapport de nouvelles de ses voyages.
Cest donc lhistoire de 10 000 ans de domestication
et de rencontres que lon retrouve aujourdhui dans
chaque jardin.

Pot-au-feu
En entre, prenons les radis. Ils font partie des
premiers lgumes rcolts dans le potager. On peut les
semer ds que le printemps sannonce, et quatre
semaines plus tard on commence dj les croquer,
avec du sel et du beurre frais. Do sont-ils
originaires ?
Marcel Mazoyer : Du Proche-Orient, o ils
poussent spontanment et sont mme considrs,
parfois, comme des mauvaises herbes. Mais il existe
aussi des varits chinoises.
Moiti radis, moiti carottes : on a bien mlang
les graines avant de les semer. De la sorte, en cueillant

les radis qui lvent beaucoup plus vite, on claircira


les carottes qui autrement seraient trop serres.
Commenons donc par cette racine orange, qui
donne aux enfants des joues roses, la rcolte pour
notre pot-au-feu.
Les carottes ont toujours fait partie de notre flore.
Dailleurs, on en trouve profusion au bord des
chemins. Et il ne faut surtout pas les confondre avec la
cigu, un autre ombellifre, trs toxique, qui mit fin
aux jours de Socrate. Partout en Eurasie, la carotte est
spontane.
Et le navet ?
Nous avons vu que ce fut lune des toutes
premires plantes domestiques dans le foyer chinois.
Mais il existe aussi un navet mditerranen.
La pomme de terre, on connat : du Prou
Parmentier
Cela, cest limage dpinal. Lhistoire est bien plus
complique. La pomme de terre est bien originaire des
Andes, o il en existe quelque 300 varits. Mais seules
deux ou trois ont t domestiques. La premire
mention de ce tubercule date de 1533 : dans sa
Chronique du Prou, Pedro Ciea de Leon, un des
retres accompagnant Pizzare, raconte quil a trouv
dans la rgion de Quito aujourdhui en quateur le
haricot, quil appelait alors petite fve , et la pomme
de terre. En 1560, 99 tubercules, trs exactement (il a
d en perdre un en route !), ont t rapports en

Europe par Pizzare qui les offrit au roi dEspagne


Philippe II, lequel, son tour, en fit cadeau au pape
pour laider soigner sa goutte.
Et a a march ?
Lhistoire ne le dit pas, mais ce qui est sr, cest
quun peu plus tard on trouvait des pommes de terre
dans nombre de jardins botaniques europens,
particulirement dans ceux du Saint-Empire. Cest
dailleurs dans celui de Vienne quelle fut dessine pour
la premire fois par son directeur, un certain Charles
de lcluse. On en parle ensuite dans un ouvrage de
Gaspard Bauhin, publi Ble en 1596, puis, en 1601,
dans une Rararium Plantarum Historia, de Philippe
de Sivry, qui vante ses qualits gastronomiques. Il y
avait aussi eu la mention, en 1597, dans une
publication anglaise, dune Patata virginiana dont la
description correspondait des pieds rapports en
1586 par Sir Walter Raleigh. Mais on souponne ces
toujours perfides Anglais davoir tent de faire croire
quils avaient obtenu leurs plants en Amrique du Nord
o il ny en avait pas pour ne pas avouer que ceuxci provenaient du pillage dun navire espagnol,
pratique dont ils taient coutumiers.
Une chose est sre, on voyait plus de pommes de
terre dans les livres que dans les champs.
Oui : on avait beaucoup de mal les cultiver. Les
pommes de terre taient originaires dune zone
quatoriale daltitude, cest--dire sous un rgime de

journes dune douzaine dheures. En Europe, cause


du gel, on a d les cultiver en t o les jours sont
beaucoup plus longs. Rsultat, les plantes ne faisaient
que trs peu de tubercules. Ces trop longues priodes
de lumire ne correspondaient pas leur rythme et a a
trs mal march pendant deux sicles, le temps que la
plante sacclimate et, galement, que lon importe des
plants du Chili. La pomme de terre tait en effet
descendue depuis longtemps jusquau sud de
Valparaiso, en zone tempre, et stait, au cours des
sicles, adapte aux longues journes de lt austral.
Lordinaire du soldat prussien
Et Parmentier ?
Il tait pharmacien militaire. Captur par les
Prussiens durant la guerre de Sept Ans (1756-1763), il
dcouvrit la pomme de terre qui constituait, outreRhin, la base de lalimentation des soldats et des
prisonniers ! En 1769 et 1770 : terrible famine en
France. LAcadmie de Besanon lance alors un
concours dont le thme consiste indiquer les
vgtaux qui pourraient suppler en cas de disette ceux
que lon emploie communment. Les huit candidats
proposent dans leur mmoire la pomme de terre, mais
Parmentier, sans doute plus convaincant, obtient le
premier prix. En 1787, Louis XVI lui confie le soin de
dmontrer lintrt de ces tubercules trangers que les

Franais sont seuls en Europe mpriser, sous divers


prtextes. On lappelle pain des pauvres , pain des
porcs , on laccuse de rendre malade Parmentier
lance alors des cultures de pommes de terre Neuilly,
dans la plaine des Sablons, l o se trouve aujourdhui
la station de mtro du mme nom. En 1789,
publication dun Trait de la culture de la pomme de
terre, de la patate et du topinambour, sign du citoyen
Parmentier. Ensuite les choses ont progress vite :
partir de 1793, la Convention a incit de manire
tellement ferme les paysans cultiver ce tubercule,
considr comme rvolutionnaire, que la pomme de
terre est vite devenue une des grandes cultures
franaises.
Les autres Europens la cultivaient depuis
longtemps ?
Oui. En Irlande, les Anglais ayant accapar toutes
les bonnes terres, les paysans, misrables, se
rabattirent sur la culture de la pomme de terre, moins
exigeante que le bl. Le tubercule pruvien devint leur
nourriture de base ds la fin du XVIIe sicle. Rsultat :
la maladie de la pomme de terre provoqua une terrible
famine de 1845 1847. La population catholique
diminua alors de deux millions dhabitants, morts ou
migrs aux tats-Unis.
Le chou est lui aussi un lgume populaire dans
lEurope du Nord et de lEst. Tous les cuisiniers nen
mettent pas dans le pot-au-feu, mais aucun jardinier

ne peut ignorer cette plante magnifique dans laquelle


jadis naissaient, dit-on, les petits garons.
Le chou est dorigine occidentale. Il existe aussi
des varits chinoises, mais ceux que nous cultivons en
Europe y taient prsents ltat sauvage.
Passons donc au poireau, l asperge du
pauvre .
Lasperge sauvage est une plante mditerranenne
qui na rien faire dans un pot-au-feu. Quant au
poireau, son origine nest pas claire. Il appartient au
genre Alium, qui comprend, bien sr, lail, mais aussi
lchalote, loignon et la ciboulette. Il semble que le
poireau soit une adventice de la vigne. Ce serait sa
forme sauvage que lon appelle poireau de vigne, et qui
rsiste tous les traitements.
Et les autres Alium ont des origines aussi floues ?
Non ! Lail nous vient clairement dAsie, de la zone
comprise entre la Kirghizie et lAfghanistan. Il existe
bien dans nos pays temprs un ail sauvage, l ail des
ours , mais il na jamais t domestiqu.
On pourrait le consommer ?
Bien sr. Il en faudrait beaucoup, parce que les
bulbes ne sont gure charnus. Je suis sr cependant
quil parfumerait efficacement les salades. Loignon fait
partie de la mme famille, pourtant ce nest pas,
comme on pourrait le croire, un driv de lail. Il est
natif de lInde mais est apparu trs tt en Mditerrane

orientale. Loignon est consomm depuis la prhistoire.


Quant la ciboulette, plante septentrionale puisquon
la trouve lorigine au Canada et en Sibrie, elle est
ancienne, comme tous les vgtaux qui poussent
naturellement la fois en Amrique et en Eurasie. Cela
signifie en effet quils existaient avant la sparation des
continents et la formation de locan Atlantique.
Quels sont les lgumes de souche de notre
potager ?
Les choux, on la vu, et les salades
Un peu triste. Ce nest pas avec a que lon aurait
invent la gastronomie franaise.
Encore une fois : lEurope du Nord tait trs
pauvre en espces vgtales. La plupart de nos plantes
cultives sont originaires du Proche-Orient et de la
rgion mditerranenne.
Ratatouille
Promenons-nous
donc
dans
le
carr
mditerranen du potager pour rcolter maintenant
de quoi faire une ratatouille. Nous avons dj lail et
loignon. Cherchons des courgettes.
Mexique ! Presque toutes les courges viennent du
Mexique, y compris la citrouille. Seul exception : le
potiron, qui serait originaire dAmrique du Sud.

Le concombre aussi ?
Le concombre nest pas une courge. Il a t
rapport de lHimalaya o il poussait ltat sauvage,
au Cachemire et dans le nord de la valle de lIndus.
Le melon, qui a un got de concombre lorsquil
nest pas bon, est originaire de la mme rgion ?
Non. Melons et pastques viennent du Sahel. Une
zone qui stend de la Mauritanie lthiopie et qui na
pas toujours t, comme aujourdhui, en voie de
dsertification.
Revenons la ratatouille. Laubergine ?
Originaire de lInde.
Les poivrons ?
Il sagit dune varit de piment trouve au
Mexique. On en dcouvrira dautres, plus tard, en
Amrique du Sud. En 1493, les compagnons de Colomb
dcrivaient leur retour un poivre plus brlant que le
poivre du Caucase . Mais il y avait galement une
varit
douce,
remarquablement
domestique,
puisquelle produisait des fruits normes compars la
forme sauvage : les poivrons. En Europe, cest la
Hongrie qui devint le lieu de prdilection de la culture
de ces piments poivrons .

Histoire de la pomme dor


Venons-en

la
reine
de
lEurope
mditerranenne : la tomate.
Elle appartient au groupe des solanes, dans
lequel on trouve les pommes de terre, les piments, et le
tabac. La tomate proviendrait donc dune solane
sauvage, une tomate cerise, qui existe encore au
Mexique, dans la rgion de Veracruz.
Trs drle : on sest donn du mal ces dernires
annes pour crer des tomates cerises, alors que
celles-ci sont les mres de toutes les grosses tomates
Oui. Le destin de la tomate est curieux. Nous
savons quen 1544 elle tait connue en Europe grce
aux crits dun certain Mathiolus qui lui trouvait des
points communs avec la mandragore, rpute
aphrodisiaque. la suite de cela on la baptisa pomme
damour . Puis, plus tard, pomme dor
(aujourdhui, tomate se dit toujours pomodoro en
italien). Les gravures du XVIe sicle nous montrent un
petit fruit rabougri. la diffrence du poivron ; il
semble quen Amrique il se soit agi dune plante trs
secondaire, peine domestique. La tomate sest donc
trane en Europe durant deux sicles, sans quon sy
intresse. Mais au XVIIIe sicle, au sud de Naples, des
jardiniers italiens se sont attels de manire
systmatique une domestication plus pousse du

petit fruit rouge quon appelait alors pche de loup .


Cest donc grce eux, et non aux Espagnols qui
lavaient rapporte du Mexique, quelle est devenue ce
lgume universel que nous connaissons. Ds la fin du
XVIIIe, les premires usines de fabrication de sauce
tomate furent construites en Italie. Dadaptations en
adaptations, la plante dorigine tropicale sest
acclimate des rgions plus froides. Sa culture est
remonte peu peu vers le nord. Au XIXe sicle, elle
arrivait en Angleterre. Et cest donc dEurope que la
tomate, ressuscite en Italie, partit conqurir
lAmrique de ses anctres.
Melting-pot
Belle histoire. Maintenant nous avons presque la
ratatouille, mais il manque encore lhuile dolive !
Cest bien la seule chose dans votre ratatouille qui
soit originaire, sinon de Provence, au moins du bassin
mditerranen : lolivier vient du Proche-Orient.
Et les arbres fruitiers ? Ils sont tous venus
dailleurs ?
La plupart. Pcher et abricotier ont t
domestiqus en Asie centrale. Les Romains ont
rapport le pcher de Perse au Ier sicle ; les Arabes ont
trouv labricotier en Armnie au VIIIe sicle. Les
cerises bigarreaux sont europennes, mais les griottes

viennent dAsie Mineure. Le poirier a t rapport de


Perse par Alexandre, mais il avait sans doute t
domestiqu plus loin au cur de lAsie. Mme chose
pour le pommier. Le cognassier : Perse, Turkmnistan ;
le figuier : Turquie, Irak ; le noyer : montagnes du SudOuest chinois ; le noisetier : Balkans et rives de la
Caspienne Seul le prunier est indigne en Europe : on
en dnombre 200 varits dans lhmisphre Nord.
Les fraises ?
a dpend. Les fraises des bois sont sauvages en
Europe. Mais les grosses fraises de jardin viennent
dAmrique. De deux origines diffrentes : la Virginie
au nord et le Chili au sud. Mais, je vous le rpte :
lEurope tait pauvre et na pas domestiqu grandchose. Mme la rhubarbe vient de Chine et, bien sr,
tous les agrumes sont originaires du Sud-Est
asiatique
Que de voyages dans un seul jardin !
Certains vgtaux nont pas eu besoin des
jardiniers pour partir laventure. Ainsi la noix de
coco, par exemple, flotte trs bien. Elle a colonis seule,
en partant du Sud-Est asiatique, les rivages de toutes
les les tropicales de la plante. Le cocotier est un arbre
de plage. Ses noix tombent terre, roulent dans leau,
flottent au gr des courants, et vont germer sur une
autre plage qui se trouve 3000 kilomtres de l
Le cocotier est-il considr comme une plante
domestique ?

Non, bien que les hommes laient beaucoup


plant. Cest dailleurs ce qui lui a sans doute permis de
traverser les 50 kilomtres de listhme de Panama pour
atteindre les Carabes.
Revenons cultiver notre jardin. Est-ce que les
herbes : persil, thym, laurier, sont aussi de naissance
exotique ?
Le thym est indigne. Le persil et le laurier-sauce
viennent du Proche-Orient et du pourtour
mditerranen.
Et nous navons pas encore parl dune plante qui
a accompagn pas mal de nos mythes occidentaux,
surtout au sud : la vigne.
Son histoire est tonnante, et, finalement, il sagit
dune vraie aventure cologique.
La saga du raisin
O et quand commence-t-elle ?
La vigne est apparue il y a trs longtemps, avant la
sparation des continents. Elle faisait partie de la flore
tertiaire. On en trouve dans lhmisphre Nord. Les
vignes europennes proviennent des rgions du
Caucase et de la Caspienne ; les vignes asiatiques de la
valle du fleuve Amour, aux confins de lExtrmeOrient russe et de la Chine. Il existe aussi une vigne

japonaise, Hokkaido et Sakhaline, mais ce nest


quune variante insulaire de la vigne de lAmour. Au
Sud du Caucase et la priphrie de la Perse, on
vendangeait dj il y a 5 000 ans. Et dans la haute
Antiquit gyptienne, le vin tait un produit courant :
on a retrouv pressoirs, cuves vin, amphores avec
origine du vin et nom du producteur. Une premire
diffusion de la culture de la vigne a t effectue par les
Grecs sur le pourtour mditerranen. Puis les Romains
la firent pntrer lintrieur du continent europen.
Jules Csar aurait-il introduit le vin en Gaule ?
Non. Ce sont des comptoirs grecs qui ont amen la
vigne dans le Sud. Quand Csar est arriv en Gaule, on
faisait dj du vin Lyon. Les Gaulois avaient mme
invent la tonnellerie avant que les Romains narrivent
avec leurs amphores en terre cuite. Le chtaignier a
dailleurs suivi le mme parcours que la vigne
lintrieur de lEurope, o lglise chrtienne a men la
vigne jusqu sa limite nord : du sud de lAngleterre
Brme en Allemagne. Et aussi, plus tard, jusqu sa
limite sud : Afrique du Nord, et mme Sahel, puisquil
y avait des vchs jusquen Mauritanie.
Il y avait aussi de la vigne en Amrique ?
Bien sr. Les Vikings ont rendu visite
lAmrique bien avant Christophe Colomb, en passant
par lIslande et le Groenland o ils avaient fond une
colonie aux environs de lan mil. De l ils ont travers
lAtlantique et dbarqu vers lembouchure du Saint-

Laurent. Ils connaissaient la vigne depuis les


expditions quils avaient menes en Europe
mridionale. Ils ont donc reconnu immdiatement les
vignes sauvages amricaines. tel point que Leif, le fils
dric le Rouge, avait baptis lAmrique Vinland ,
le pays du vin.
Les vignes du Seigneur
Le problme des Vikings, cest quils nont pas
donn suite leurs raids. Les vignes amricaines ontelles t redcouvertes ds leur arrive par les colons
europens ?
Pas du tout. En 1529, Colomb avait emport des
ceps espagnols en Amrique. Et cest donc avec eux que
les monastres jsuites du Nouveau-Mexique ont
produit leur vin. Mme chose dans les monastres
franciscains de Californie. De San Diego San
Francisco mrissait du raisin europen.
Parce quil tait domestiqu, contrairement aux
plants amricains ?
Oui. Pourtant, a ne marchait pas fort ! Deux
maladies totalement inconnues en Europe, lodium et
le phylloxra, faisaient crever les trois quarts des
vignobles. Pourtant, avec le temps, les vignes se sont
adaptes et sont devenues en partie rsistantes.

Personne ne sest jamais intress aux vignes


sauvages amricaines ?
Si : les colons anglais, sur la cte Est. Ds 1621, ils
font du vin partir de ceps sauvages dans le
Massachusetts. On sait quen 1629 les vendanges du
rvrend Higginson furent abondantes. Ces varits
amricaines sont trs productives. Seul inconvnient :
le vin tait infect. Il sentait le renard, parat-il, cest
pourquoi on dira plus tard quun vin ayant conserv cet
arrire-got est fox .
Les Anglais sont pourtant de fins connaisseurs en
matire de vin. Ils le buvaient quand mme ?
Non. Ils finirent par renoncer et importrent, au
dbut du XVIIIe sicle, des Vinis vinifera dEurope.
Malheureusement, ils crevrent tous. Toujours
lodium et le phylloxra, qui semblaient plus virulents
que chez les Espagnols de la cte Pacifique. Laffaire
tait importante, semble-t-il, puisque le prsident en
personne, Thomas Jefferson, intervint pour prconiser
un retour aux vignes indignes.
Et la piquette foxe !
Oui, mais les vignerons de la cte Est
saccrochrent et, en 1735, un certain James Alexander,
de
Philadelphie,
cultiva
un
hybride
europen/amricain qui rsistait aux maladies et
donnait un vin peu prs buvable. Lhybridation de la
vigne avait donc t ralise en Amrique, bien avant

que lon trouve la mme solution au mme problme,


en Europe, un sicle et demi plus tard.
Les ceps du diable
Les Europens ntaient pas au courant ?
Non. lpoque linformation circulait mal. Et les
Europens, qui faisaient du bon vin, ne sintressaient
pas aux vignes amricaines. Sauf pour faire joli, sur les
murs des maisons et les tonnelles des jardins On
importa donc des varits ornementales, et avec elles
lodium qui, partir de 1847, se mit ravager les
vignes, mais aussi dautres plantes, tels les rosiers. Le
traitement au soufre mis au point par Lonce de la
Vergne en 1852 permit de contrer le flau. Pourtant,
certains dcidrent de faire des conomies. Pour
rduire les pulvrisations, ils essayrent les vignes
amricaines rsistantes lodium. En 1861, un Toscan
dnomm Ridolfi planta un vignoble en cpage
amricain. Il fut imit en 1866 par Lalineau, un
vigneron bordelais.
Et ils obtinrent du bon vin ?
Le cataclysme quils avaient dclench fit passer la
question au second plan : en important des vignes
rsistantes lodium, les petits malins venaient
dintroduire en Europe le Phylloxera vastatrix en
franais : le puceron dvastateur ! Le flau porte bien

son nom : en France, sur 2 millions et demi dhectares


de vignes, 1 million et demi ont t dtruits.
On na pas trouv de parade ?
Si, plusieurs. Dabord : inonder les pieds de vigne :
le puceron est noy. Mais les vignes naiment pas a, et
les meilleurs vignobles se trouvent sur des coteaux
rendant lopration impossible. Autre systme : le
traitement des racines au sulfure de carbone.
Inconvnient ?
Le procd est compliqu : il faut dchausser la
plante. Cela revient donc trs cher. Seuls les grands
crus, cheval sur la qualit et disposant de marges
importantes, pouvaient soffrir cette thrapeutique. La
troisime solution consistait importer des plants
amricains rsistants. Problme : on dcouvrit alors
que le vin produit ntait pas bon. Et, surtout, les
vignerons dont les plantations taient encore saines
sinsurgrent : Vous allez nous amener encore plus de
phylloxra ! Finalement les importations se firent
tout de mme, et lon rinventa lhybridation de
cpages du Nouveau Monde avec des cpages franais
que les Amricains avaient mis au point un sicle et
demi plus tt.
Tout tait bien qui finissait bien
Pas du tout ! La qualit du vin produit par les
hybrides tait peut-tre passable aux tats-Unis, mais
pas en France ! Il fallut labandonner. On mit au point

des techniques de greffage, et on utilisa donc les pieds


amricains comme simples porte-greffes des cpages
franais. Alors prit fin, au bout de vingt ans seulement,
la crise du phylloxra.
A-t-elle eu des consquences importantes ?
Dabord, elle entrana une concentration du
vignoble. De nombreux petits exploitants furent
limins, et avec eux une multitude de vignes de pays,
jamais disparues. Ensuite, les porte-greffes
amricains se rvlrent de vritables machines
pomper le sol. Il fallut lenrichir, tandis que les
rendements augmentaient de manire spectaculaire.
Malgr une surface cultive moins importante
quauparavant, la surproduction entrana la grave crise
de 1907. Et il y a eu aussi un effet curieux. Dans le Sud
de la rgion parisienne, des vignerons ruins se sont
reconvertis dans la culture des roses. Ils envoyaient
aux Halles leurs fleurs coupes, rcoltes dans des
hottes raisin, par le train vapeur qui reliait BoissySaint-Lger la Bastille. La zone de Mandres-les-Roses
est ainsi devenue le plus important centre de culture
des roses en France.
Et, en Amrique, que sont devenues les vignes
jsuites et franciscaines de la cte ouest ?
Elles avaient t plus ou moins abandonnes
aprs la guerre contre lEspagne et lannexion de la
Californie et du Nouveau Mexique par les tats-Unis.
Mais plusieurs vignobles avaient t plants au Prou

avec ces cpages. De l, la vigne tait descendue trs au


sud, au Chili, o elle sest plu, dans un climat tempr
et un environnement apparemment pargn par
lodium et le phylloxra. Ce qui fait dire aujourdhui
certains vignerons chiliens quils sont les seuls au
monde cultiver des francs pieds 100 % europens
Soleil contre soja
Quelle histoire ! Le mais et le tournesol, qui nous
viennent aussi dAmrique, nont pas, eux, apport de
maladies nouvelles ?
Si, bien sr. Ils sont venus accompagns de leurs
propres flaux. Mais il nexistait en Europe ni mas ni
tournesol locaux susceptibles dtre contamins
Ce sont des importations relativement rcentes,
non ?
Le tournesol nest cultiv sur une grande chelle
que depuis peu. Jusquaux annes 70, on le faisait
pousser dans les jardins, bien plus que dans les champs
et, comme Van Gogh, on le mettait dans des vases, pas
dans des poles, sous forme dhuile On avait depuis
pas mal de temps consomm une plante trs voisine du
tournesol, aujourdhui tombe en dsutude : le
topinambour. La fleur est trs jolie, elle ressemble un
petit tournesol, mais on consomme le tubercule. Le
topinambour a t rapport de lIndiana vers 1605 par

le Franais Samuel Champlain, le fondateur de Qubec.


Et on la longtemps appel allez savoir pourquoi !
l artichaut de Jrusalem
Mais si le tournesol avait t import, cest quon
le trouvait tout de mme intressant.
Oui, il est arriv dans les jardins botaniques
europens au XVIIe sicle. Son origine prcise ? On ne
sait pas trop. Ce qui est sr, cest quil sagissait dune
plante adapte la prairie amricaine et dj
domestique par les Indiens. Mais sa mise en culture a
tran longtemps. Il a dabord eu un grand succs dans
les prairies continentales : lUkraine, la Bulgarie En
France, le tournesol na vraiment dmarr quau milieu
des annes 70.
Pourquoi ?
Durant la priode coloniale, lhuile darachide du
Sngal avait balay la production dolagineux en
mtropole. Aprs les indpendances, il a fallu la
reconstituer. On a replant des oliviers et explor
dautres pistes. On a commenc hybrider les
tournesols dont on disposait avec des varits
sovitiques, trs performantes.
Plus que les amricaines ?
Peut-tre plus adaptes nos climats. Les Russes
avaient ralis un travail considrable sur le tournesol.
Au dbut de la guerre froide, ils se sont retrouvs dans
une situation de quasi-blocus. Or, ils ne disposaient

pas de source dhuile suffisante. Pas doliviers, pas


darachide, pas de soja Ils avaient donc slectionn et
hybrid des tournesols, et obtenu des rsultats
remarquables.
Donc, la France post-coloniale suit un peu le
mme raisonnement.
Dune certaine manire oui, et les choses se sont
acclres avec la crise du soja. Les tats-Unis
dtenaient le monopole de la culture de cette plante
(originaire de Chine, nous lavons vu), qui donne de
lhuile, et un tourteau apportant un complment
important de protines aux animaux dlevage. En
1972, les Amricains ont profit de leur situation
dominante pour fermer le robinet et faire grimper les
prix. Rsultat : tout le monde a cherch des substituts
au soja, et les champs se sont alors couverts de soleils.
La dernire crale universelle
Et le mas ? Sa culture, en Europe, semble
relativement rcente.
Non ! Elle ne lest quau Nord. Vous pensez bien
que les Espagnols navaient pu ignorer cette crale
extraordinaire ! Lorsque Christophe Colomb est arriv
en Amrique, il y en avait partout le long de la cte.
Son fils, relatant le premier voyage, explique que son
pre a dcouvert un bl magnifique appel maze par

les habitants du pays et qui tait cultiv en association


avec des pois (il sagissait en fait de haricots).
Il tait domestiqu ?
Tout fait. Dailleurs on a eu du mal retrouver
son anctre sauvage, la tosinte, car elle est vraiment
trs diffrente du mas cultiv.
Christophe Colomb a donc rapport du mas ?
Ds le premier voyage. Les graines, cest facile
transporter, conserver, semer. Et dans les zones
mridionales de la pninsule Ibrique disposant
dassez deau, le mas retrouvait un environnement
comparable celui du Nouveau Monde. La culture du
mas sest donc rpandue. Les Arabes en ont rcupr
des graines et lont fait pousser en gypte, do, ds le
milieu du XVIe sicle, il est pass en Orient. Partout o
existaient des systmes dirrigation, on sest mis le
cultiver. Le mas a peu peu fait reculer le bl et lorge
dans le delta, et il a remplac le sorgho dans la plus
grande partie de la valle du Nil. Sa culture sest
ensuite tendue en Afrique o, dans de nombreuses
rgions, il a pris la place des crales locales, comme
dans la zone soudano-guinenne. Au Burundi, il est
prsent dans tous les jardins. Si le manioc est la plante
miracle des sols trs pauvres, le mas est celle des
terrains humides. Il est aussi pass en Inde, il a atteint
la Chine, et est finalement devenu une plante
universelle.
Uniquement au Sud.

Dans une premire phase, oui. Car ensuite le mas


a commenc aussi remonter vers le Nord. Mais le
processus tait long parce que la plante devait
sacclimater. Toujours le mme mcanisme : les lignes
ayant pour caractristique une meilleure rsistance au
froid lemportaient peu peu sur les autres et
permettaient de cultiver la plante un peu plus au nord.
Anne aprs anne, le mas sadaptait un nouvel
environnement. Aprs plusieurs dcennies, il avait
remont toute lEspagne et atteint le sud de la France.
Mais au bout dun moment cela sest stabilis. La
plante avait atteint sa limite nord. En gros : la Loire.
Pour aller plus loin, il fallait trouver dautres varits.
Il en existait dautres ?
Bien sr. Rien quen France, on comptait 400
varits de mas de pays dans les annes 50. En
Amrique, la ressource gntique est bien plus grande.
On a donc commenc crer des hybrides par
croisement avec des varits amricaines et obtenu des
mas cycle beaucoup plus court, qui avaient donc le
temps de mrir durant les quelques mois de chaleur
estivale des pays temprs.
Justement : est-ce que le rsultat ntait pas un
grain de moins bonne qualit, tout juste bon pour le
btail ?
La qualit dpend surtout de la varit, plus que
de la latitude. Au nord, les rsultats taient excellents.
Meilleurs
mme
que
dans
les
rgions

mditerranennes, car au nord on ne manquait pas


deau. Il est exact quen France on cultive peu de mas
doux destin la consommation humaine directe. Mais
il sagit seulement dun choix, li nos habitudes
alimentaires.
Mas, tournesol, pomme de terre, tomate, haricot,
courge La liste des plantes amricaines est longue.
Celle des plantes asiatiques lest tout autant.
Mourir pour des bananes
Est-ce que les Amricains ont import, eux aussi,
des plantes asiatiques ou proche-orientales ?
Bien sr. Le soja, le riz, le bl. Mais aussi la canne
sucre, originaire de Chine du Sud, trouve en Inde
par Alexandre le Grand, rcupre par les Romains qui
lappelaient le roseau sucr . Ce sont ensuite les
Arabes qui lont diffuse dans tout le sud de la
Mditerrane. Surtout en gypte. Au XVIe sicle, on
trouvait la canne sucre aux Canaries : Puis les
Portugais ont pris le relais. Au XVIIe, elle tait aux
Aores. Elle atteignit ensuite le Brsil, o elle se
rpandit sur toute la cte. On la retrouva plus tard aux
Carabes
Les bananiers
similaire ?

nont-ils

pas

une

histoire

Si : la banane est dcouverte en Inde par les Grecs.


Connue des Romains mais, comme la plupart du
temps, diffuse par les Arabes qui, cette fois, sont
relays en Afrique noire par les Bantous. Espagnols et
Portugais rcuprent des bananiers au Maroc, et
dveloppent en Amrique ce qui deviendra la premire
culture servant de support un capitalisme agroexportateur moderne.
Dont les rpubliques dites bananires seront un
symbole.
Tout fait ! Des multinationales comme United
Fruit, paules par la CIA, navaient pas hsit
fomenter des coups dtat et dclencher des guerres
en Amrique centrale pour assurer leur contrle sur
toute la production. Ds que dnormes intrts
financiers sont en jeu

4. Le roman de la rose
Toutes les plantes cultives ne sont pas utilitaires :
on trouve la trace, ds la plus haute Antiquit, de
cultures ornementales, et tout particulirement de
fleurs.

Lme du soleil levant


Faisons un dernier tour du jardin pour jeter un
coup dil aux fleurs.
Marcel Mazoyer : Elles aussi ont beaucoup
voyag. Dans ce domaine, un pays dont nous avons peu
parl jusqu maintenant a jou un rle important : le
Japon, qui a domestiqu de nombreuses plantes
ornementales, et en a amlior beaucoup dautres,
provenant de Chine, comme la pivoine, le Mahonia, le
palmier moulin vent Et mme les
chrysanthmes qui, bien quoriginaires dEurope du
Sud, ont t cultivs en Chine durant des sicles,
comme lgumes.
Les Chinois mangent les chrysanthmes ?

Feuilles et ptales bouillis accompagnaient la


sauce au soja. Mais trs vite les Chinois, et surtout les
Japonais, ont obtenu dinnombrables varits
dcoratives. Le chrysanthme 16 ptales est mme
devenu le symbole de la famille impriale nippone.
Existe-t-il beaucoup
strictement japonaise ?

de

plantes

dorigine

Quelques-unes, comme lAucuba qui pousse


ltat sauvage dans les montagnes de larchipel, et
ltat domestique dans tous les jardins urbains
occidentaux, cause de son extrme rsistance la
pollution et aux mauvais traitements. Il y a aussi le
Sophora japonica, l arbre du succs de la vie qui
est plant prs des pagodes. Le Camelia japonica, qui
peut atteindre 10 mtres de haut dans les montagnes
du sud du Japon, a t import en Europe en 1792 par
la Compagnie des Indes orientales. La plupart des
azales, classes aujourdhui dans le genre
rhododendron, sont originaires du Japon, mme
lorsquon les appelle indicum parce que ce sont des
bateaux revenant des Indes orientales qui les ont
rapportes. En 1681, on en dnombrait dj 150
varits cultives dans les jardins japonais. Il y a aussi
le paulownia qui pousse l-bas ltat sauvage.
Et les prunus ?
Qui, bien sr : si en Europe nous avons amlior
de nombreux arbres pour rcolter de meilleurs fruits,
les Japonais, eux, ont cherch obtenir de plus belles

fleurs. Cognassiers, pchers et surtout cerisiers


dcoratifs sont cultivs, hybrids et greffs depuis plus
de 1000 ans. On trouve des dizaines de varits
sauvages de cerisiers dans les montagnes du pays. Et
cet arbre, objet dun vritable culte, est considr
comme l me du Japon . Certains de ces cerisiers
sont extraordinaires, comme le pleureur, qui peut
atteindre 10 mtres de haut, ou le cerisier fleurs
doubles qui se couvre au printemps de fleurs
comportant jusqu 30 ptales, comme des petites
roses
Il nexiste pas de rosiers japonais ?
Si, une aubpine : la Rosa rugosa.
Le rosier des parkings et des
dautoroutes ? Il est originaire du Japon ?

bordures

Oui. Il vient de Sakhaline et on le trouve dans


toute la rgion : Vladivostok et la Core. Il sagit dun
glantier trs rsistant, rapport du Japon donc, qui a
peu peu colonis la cte Atlantique en Europe. La
Rugosa a pris la place dun vieil glantier moins
costaud que lon appelait rose dcosse. Il est
galement utilis pour la fabrication de roses
modernes. Par les rosiristes allemands, en particulier,
qui sont spcialistes des rosiers de paysage .

Un bouquet dglantines
Quelle est lorigine de la rose, de la vraie ?
Cette fleur est apparue sur Terre rcemment : il y
a tout juste une quarantaine de millions dannes. La
rose sauvage, en Europe occidentale, cest lglantine
commune, en latin Rosa canina, sans doute cause de
ses grosses pines qui accrochent comme des crocs.
Elle a peut-tre t un peu cultive, mais sans tre
domestique de manire significative.
Alors, do viennent les roses ?
Dautres varits dglantiers. Lun, appel Rosa
gallica, la rose gallique, poussait du Rhin au Caucase et
la Perse. Il avait t cultiv trs anciennement entre
Msopotamie et Palestine. Le deuxime, Rosa
phnica, la rose phnicienne, tait galement cultiv
au Proche-Orient. Mme chose pour le troisime, Rosa
moschata, la rose musque trs odorante, sans doute
native du nord de lAfrique.
La domestication de toutes ces glantines sest
faite quelle poque ?
Cest la fresque loiseau bleu de Cnossos, en
Crte, vieille de 3 900 ans, qui offre la premire
reprsentation dune rose, bien quil soit difficile de
dterminer sil sagit dune fleur domestique ou dune
glantine. Et quand les Romains arrivent en gypte, les

Grecs y ont dj dvelopp la culture des roses dans le


Fayoum, une dpression humide 150 kilomtres au
sud-ouest du Caire. On a retrouv de nombreux
portraits de dfunts avec des couronnes de roses. Et
surtout, Hawara, on a dcouvert, avec des momies
romaines de lgypte ancienne qui datent de 170 ans
aprs J.-C., des roses sches, extraordinairement bien
conserves. On a limpression que quelques gouttes
deau suffiraient faire regonfler leurs ptales. Ces
fleurs ont donc t parfaitement identifies : on les
appelait : roses saintes ou roses de saint Jean .
Elles poussent encore aujourdhui dans les monastres
dthiopie. Ce sont des croisements de gallica et de
phnica. Il sagit donc dune ancienne varit de la
fameuse rose de Damas.
Que vient faire Damas dans cette histoire ?
Cela peut sembler un peu compliqu, parce que
lon a donn, selon les lieux et les poques, des noms
diffrents aux mmes varits. En fait, les premires
roses occidentales sont nes de croisements entre les
trois glantiers domestiqus dont nous avons parl. La
gallique et la phnicienne ont donn la rose de Damas
connue localement, donc, sous les noms de rose
sainte ou rose de saint Jean .
Pourquoi la-t-on appele de Damas ?
Parce que cest l-bas que les Croiss lont trouve.
La gallique et la musque ont produit une autre
Damas : la quatre saisons. Ce qui est une exagration :

elle est dailleurs classe bifera par les botanistes, ce


qui signifie quelle fleurit deux fois. Mais lorsquelle est
arrive en Sicile et dans le sud de lItalie, elle fleurissait
au printemps. Puis, au mois daot, elle prenait un
coup de chaleur qui stoppait sa vgtation aussi
srement que le froid de lhiver. Il suffisait ensuite des
premires pluies de lautomne pour quelle se rveille
et se remette fleurir comme au printemps.
Reste le mariage de la phnicienne avec la
musque.
Il ne semble pas avoir donn de descendance
marquante. En fait ces deux roses taient trs proches.
En revanche, le croisement de la gallique avec la
Damas quatre saisons a donn naissance la Rosa
officinalis, ou rose des apothicaires, promise, au
Moyen ge, un grand avenir.
La fleur des ftes et de lamour
Mais avant, il y a eu Rome.
Oui. Rome faisait venir des roses par bateaux
entiers. Ctait mme lune des principales
importations romaines en provenance dgypte.
Des fleurs coupes ? Comment supportaient-elles
le voyage ?

Il y avait un jour ou deux de portage et de


descente du Nil depuis le Fayoum, puis six jours de
mer. Mais les Romains faisaient aussi venir des roses
de Cyrnaque (lactuelle Libye), de Carthage, et mme
des roses dont la culture avait t introduite en Sicile
par les Grecs. Celles quils allaient chercher en gypte
taient donc des fleurs de contre-saison. Elles
spanouissaient ds le mois de mars, et pas en juin,
comme les autres. La temprature dans les cales des
bateaux tait alors peu prs celle de la mer, autour de
14 degrs. Dans ces conditions, les fleurs, cueillies
peine closes, pouvaient tenir une semaine sans
problme. Dautant plus quelles taient utilises pour
des ftes. Ctaient des fleurs dune journe. Elles
valaient srement ces roses rfrigres que lon achte
parfois chez certains fleuristes et qui fanent en
24 heures, sans mme stre ouvertes.
Sils en faisaient une telle consommation, les
Romains nont-ils pas eu lide de dvelopper la
culture des roses plus prs de chez eux ?
Si, bien sr. Dans un deuxime temps. Il y a eu
trois grands centres : Paestum, prs de Salerne,
Leporia, prs de Naples, et Praeneste, non loin de
Rome. Cest l que des jardiniers ont obtenu une rose
blanche, la fameuse Rosa alba, en croisant une rose de
Damas avec une Rosa canina, notre vieille glantine
occidentale dont les fruits rouges en automne
fournissent aux galopins du poil gratter. Les Romains

ont lanc et dvelopp une vritable agriculture de la


rose.
Ce qui est extraordinaire pour une plante qui
nest pas un mdicament, pas un aliment, pas un
poison ni une drogue, encore moins un bois de
construction. Il sagit de la premire matire premire
qui na dautre objet que sduire !
Ce nest pas tout fait exact : elle a aussi servi
prparer des remdes, des cosmtiques, de lhuile de
rose. On lutilisait mme en cuisine. Mais il est vrai
que, ds le dbut de lre chrtienne, la rose fut
diabolise, parce quon la considrait comme la plante
de toutes les dbauches, la fleur des ftes et de
lrotisme. Sa culture a recul dans lOccident chrtien
au dbut du Moyen ge. Mais cela na pas dur.
On na jamais raison contre les roses !
Non. Lglise a donc essay de sapproprier la
fleur, de la dtourner comme elle la fait si souvent,
avec succs, pour les ftes paennes. Au IVe sicle a
dbut le culte de Marie. On associa alors la rose,
devenue soudain symbole de puret, la Vierge. On la
cultivait mme dans les monastres.
Petite croisade pour une rose
Quest-ce qui a provoqu la renaissance de la
rose comme symbole de lamour ?

Les croisades, qui ont permis de dcouvrir de


nouvelles roses en Orient en fait, il sagissait des
premires , et aussi la socit qui changeait : les
dbuts de lamour courtois. Au XIIIe sicle, un
personnage flamboyant, qui fut, dit-on, amoureux de
Blanche de Castille et de la reine de Chypre, a jou un
grand rle. Il sappelait Thibaud IV le chansonnier ,
comte de Champagne. Ses chansons, qui sont
considres comme faisant partie des plus beaux
spcimens de la posie courtoise, tmoignent de ses
amours innombrables. En 1234, la mort dun oncle, il
se retrouve roi de Navarre. Est-ce que cela lui monte
la tte ? Toujours est-il quil dcide de faire une
croisade. Tout seul. Il part en 1239, et revient lanne
suivante sans avoir atteint les Lieux saints. Mais il
rapporte de son voyage guerrier une fleur qui la
sduit : la Gallica officinalis. Elle sera vite surnomme
rose de Provins, parce que, ds son retour, il la fait
cultiver dans cette ville. Trs vite, la rose va devenir
lun des principaux commerces de Provins. On la vend,
non pas en fleurs coupes, comme Rome, mais sous
forme de dcoctions, confitures, ptales schs, etc. Les
foires de Champagne taient trs importantes au
Moyen ge, elles constituaient un lien entre les
marchands de la Hanse des villes du Nord et le
commerce mditerranen. Provins occupait donc une
position stratgique. Cest de l que partit la relance de
la culture de la rose en Europe, et particulirement en
France. Cest cette poque que la fleur sera baptise

gallique , qui signifie gauloise de France , nom


par lequel elle est connue aujourdhui, et qui entretient
une confusion avec Rosa gallica, son glantine de
mre.
Les Deux-Roses
La gallique a-t-elle eu une descendance
importante ?
On dit qudouard de Lancastre la dcouvrit en
1279, lors dun voyage Provins. Il emporta des
boutures en Angleterre et, totalement sduit, en fit son
emblme. La rose rouge qui fleurit aujourdhui sur les
maillots des rugbymen anglais a une longue histoire
Quant la rose blanche des York, durant la guerre des
Deux-Roses, il sagissait dune Alba romaine. Croise
avec une Damas quatre saisons, la rose de Provins a
donn la Portland qui, elle-mme, de croisements en
croisements avec des roses dorigine chinoise et perse,
aboutira aux roses modernes comme la fameuse Mme A.
Meilland. La quatre saisons a aussi donn naissance
une belle progniture : les Hollandais lont croise avec
une Alba, obtenant la Centifolia, premire rose pleine,
multiples ptales, dont la clbrit sera assure par
les peintres flamands.
Quelles sont ces fameuses roses venues dOrient ?

Au dbut, on les appelait indica, pour les avoir


trouves en Inde. En fait, elles provenaient de Chine.
Les plus anciennes connues sont la Rosa gigantea et la
Rosa chirnensis. Mais on na pas encore retrouv
toutes les glantines de Chine, les varits sauvages
dorigine. Lexploration botanique de ce pays est loin
dtre acheve. Il semblerait que la rgion dorigine des
Rosa gigantea se situe sur les contreforts tibtains
Toujours est-il que le croisement des deux varits
chinoises a donn la fameuse rose-th.
On la appele th cause de sa couleur ?
Pas du tout. cause dun parfum quelle na plus
aujourdhui. lpoque, on rapportait les rosiers dans
les bateaux qui revenaient de Chine avec des
cargaisons de th. Ils en prenaient lodeur pntrante
au cours du voyage. De nombreux croisements furent
donc oprs entre rosiers occidentaux et chinois. Celui
ralis entre un hybride de Chine et une gallique
donnera le premier rosier remontant, cest--dire
capable de fleurir du printemps lautomne. La Rosa
chinensis, dorigine tropicale, ne connat pas les
saisons. La plante peut fleurir toute lanne. Ici, elle
mourrait en hiver. Il faut donc la croiser avec des roses
occidentales pour quelle russisse sadapter,
hibernant quand vient le froid, mais apportant sa
floraison continue tout au long de la belle saison.
Et la rose de Perse ?

Cest la Rosa ftida, nom qui signifie quelle na


pas de parfum. On ne sait pas do elle vient. On la
seulement trouve en Perse, domestique depuis
longtemps. Il faut signaler en Amrique une Rosa
virginiana et une Rosa California. Do viennentelles ? Ont-elles pass le dtroit de Behring dans les
poils danimaux ? ma connaissance, les Amricains
ne les ont gure utilises. Leur pays est peupl dune
multitude de roses, pour la plupart originaires
dAngleterre.
Les pines de la jalousie
De quand date le retour de lengouement pour les
roses dcoratives ?
Du Moyen ge ! Les roses pures du culte de Marie
nont pas russi faire illusion longtemps. La trop belle
fleur a vite chapp la Sainte Vierge pour redevenir
symbole damour et mme drotisme. Le Roman de la
rose en tmoigne, dont on ne donne pas le second tome
lire aux lycens Pour ce qui est des Temps
modernes, cest la jalousie de Napolon qui est
lorigine de la premire grande collection.
Comment cela ?
Il avait install Josphine loin de Paris, pour
quelle ne voie pas trop de monde lorsquil tait en
campagne. Il lui avait donc achet la Malmaison.

Josphine, fille de planteurs martiniquais, tait


habitue aux fleurs, et elle transforma le parc en un
jardin dacclimatation avant la lettre. Elle fit venir
toutes les plantes possibles, en particulier des roses. En
1810, lorsque, rpudie, elle dut quitter la Malmaison,
elle avait constitu la plus grande collection de roses du
monde. Car mme les anglaises taient l : le blocus
continental navait pas fonctionn pour les roses ! Les
grands ppiniristes de Londres lui avaient expdi
tous les rosiers quelle demandait, par bateaux qui
venaient mouiller discrtement prs des ctes
franaises. Malheureusement, seule une partie de ce
trsor, que nous connaissons par les dessins dun
artiste du Musum nomm Redout, sera sauve au
XIXe sicle, aprs des annes dabandon.
Combien y avait-il de varits de rosiers la
Malmaison ?
Presque 200. lpoque, cela faisait beaucoup !
Cest lorsque lon a appris greffer, dans le courant du
XIXe sicle, que les varits ont t multiplies.
Aujourdhui, il existe quelque 25 000 roses, et il en sort
plus dune dizaine de nouvelles par an. Les recherches
actuelles portent beaucoup sur la rsistance aux
maladies. Mais la rose tant sductrice, elle est au cur
des modes. Aprs 20 ans damour pour les roses
anglaises de David Austin, la tendance est dsormais
aux roses rtro : celles qui ressemblent lAlba des
Romains et la gallique de Provins.

On cherche retrouver la nature aprs des excs


de sophistication.
Toutes les roses sont la nature. Elles nous utilisent
pour tre multiplies, cest tout. La nature nest pas
fige. Certains prtendus cologistes sindignent
parfois de lintrusion despces nouvelles dans les
paysages : des plantes considres comme trangres
au terroir, et qui dparent. Mais a na pas de sens !
Des partisans de la purification botanique ?
En quelque sorte. La campagne est un lieu de
mouvement des espces vgtales, depuis des sicles.
Ce qui est choquant, cest lintroduction massive dune
espce, quelle quelle soit, qui uniformise, rduit la
diversit. Mais il nexiste plus gure de plantes dans les
jardins et dans les champs qui proviennent
directement de lcosystme originel, local. Dailleurs,
vous le savez bien : au tout dbut, il ny avait que des
algues

Troisime partie
Le futur de la nature

1. Le temps de la plante-objet
Dabord cueillies, puis domestiques, les plantes
aimes des hommes ont t slectionnes pour
produire toujours plus. Lhistoire nest pourtant pas
termine : dsormais, botanistes et agronomes
seffacent peu peu devant des gnticiens, qui ont
entrepris de rorganiser le vivant.

La limite biologique
Plus que lagriculture elle-mme, nest-ce pas en
fait lindustrie, avec les engrais, les dsherbants, les

pesticides, et les machines, qui a permis aux plantes


cultives de battre des records de productivit ?
Marcel Mazoyer : En partie. Au dbut, cest
vrai, les paysans connaissaient seulement la fumure
organique. Celle-ci, en enrichissant le sol pendant des
dizaines dannes, a slectionn les plantes qui
profitaient le mieux du fumier. Puis, en quelques
dizaines dannes, les industriels ont trouv le moyen
de produire assez dengrais pour apporter au sol non
plus 30 kilos dazote lhectare, mais 50 kilos, puis 100
kilos, 200 kilos Mais cela cotait cher. Pour
rentabiliser ces engrais, il fallait slectionner des
varits nouvelles, capables dabsorber de telles doses
et dtre assez productives pour que linvestissement
soit rentable. Alors, on a fait de la slection volontaire,
rationnelle, mthodique, en utilisant tout ce que lon
savait de la gntique. Et on est all jusquau bout.
Quentendez-vous par : jusquau bout ?
Un beau jour, on sest aperu que, pour obtenir
encore 10 quintaux de plus lhectare, il fallait plus
dengrais que pour les 10 premiers quintaux gagns.
On sest heurt au rendement dcroissant de la fumure.
Et, au-del dun certain seuil, lengrais devient mme
toxique pour la plante. De toute faon, on ne pourra
pas pousser les espces au-del de certaines limites qui
correspondent aux capacits de la photosynthse.

Les gnticiens entrent en piste


Et cest lorsque lon a atteint cette limite que lon
a commenc chercher dautres voies ?
On peut le penser. Les recherches actuelles sur les
organismes gntiquement modifis on les appelle
OGM, cest plus court et a fait moins peur nont pas
pour objectif dobtenir une meilleure rponse aux
engrais. De ce ct-l, on a dj beaucoup fait. Les
biologistes essaient dsormais dobtenir des plantes
dotes de caractres trs particuliers : rsistance un
insecte, un dsherbant
Cest le cas du mais transgnique. La premire
plante GM propose la culture en Europe.
Oui, le mas BT.
Pourquoi BT ?
Pour bactrie Tumefaciens, le microbe dont est
originaire le gne que lon a introduit dans le mas et
qui lui permet de rsister un insecte.
Comment peut-on prendre un gne dans un
organisme pour lintroduire dans un autre ?
Un gne, cest une molcule, ou un petit ensemble
de molcules dacide dsoxyribonuclique, le fameux
ADN, qui possde, entre autres facults, celle de
commander larchitecture des protines prsentes dans
les tres vivants. Or, chacune de nos protines a un rle

prcis : certaines sont affectes la lutte contre les


microbes, dautres sont toxiques pour tel ou tel
agresseur, dautres sont tout simplement constitutives
de nos muscles Vous pouvez imaginer les millions de
fonctions et, par consquent, de gnes. Le jeu consiste
donc identifier, dans un organisme, la molcule
dADN qui programme la protine remplissant la tche
qui nous intresse. Ensuite on en fabrique une copie
(on dit quon la duplique), et on introduit ce gne
dupliqu dans un autre organisme, en esprant quil va
sexprimer de la mme manire, et faire ainsi excuter
par une protine le travail souhait.
Seulement en esprant ?
On connat les proprits du gne slectionn
dans lorganisme dont il est issu. On connat moins
bien, en revanche, la manire dont il va fonctionner
dans le receveur. On essaye de ltudier, bien sr,
puisquon veut lutiliser. Mais lexprience a lieu dans
un champ restreint.
Nest-ce pas risqu ?
Les chromosomes dun tre vivant contiennent
des millions de ces molcules. Une seule ne va pas
changer radicalement la configuration de la plante et
engendrer un monstre. Dans la nature, il y a sans cesse
des gnes qui passent dun individu lautre. La vie est
un ballet perptuel. Quand une bactrie dbarque dans
votre corps, elle introduit des molcules qui ont des
effets plus ou moins passagers

Certes, mais mon organisme est une structure


cohrente quipe pour lutter contre ces intrusions
Sauf si on court-circuite ses dfenses pour installer
lintrus directement dans son programme ! Comme un
virus informatique.
Tout de mme, je ne pense pas quil puisse y avoir
de rpercussions importantes et imprvisibles dans
lorganisme gntiquement modifi. Le risque, car il
existe bel et bien, est ailleurs : dans les effets
secondaires.
Le mas des Mexicains
Quels sont donc les possibles effets secondaires du
mas transgnique BT ?
On a dune part intgr son patrimoine un gne
de bactrie qui lui permet de scrter lui-mme un
insecticide trs efficace contre une noctuelle, un
papillon rpondant au doux nom de pyrale, dont la
chenille sattaque au mas. Cela doit permettre
dconomiser des insecticides chimiques, qui sont
polluants. Dautre part, on lui a inject un autre
fragment dADN, qui le rend rsistant un herbicide
total, qui est, lui, peu polluant. Ainsi, on peut
pulvriser celui-ci sur le champ cultiv, tout crvera,
sauf le mas.
Et o est le danger ?

Si lon samuse semer ce mas au Mexique, pays


de la tosinte sauvage, lanctre du mas, il est
quasiment certain que les nouveaux gnes passeront
du mas la tosinte et que celle-ci, devenue rsistante
lherbicide, pourra envahir les plantations
dAmrique centrale. Quand on connat limportance
de cette crale dans lalimentation des populations de
la rgion, cest un peu gnant
Mais le Mexique, cest loin.
Oui, et ailleurs, la contagion une autre plante est
trs improbable. Il suffirait donc, en thorie,
dinterdire la culture du mas transgnique
uniquement dans cette zone. Mais, en pratique, ce
serait inefficace ! Il y aurait forcment un trafic, une
erreur, nimporte quoi, et le mas modifi passerait les
frontires mon avis, les Amricains, qui ont
commenc le cultiver, nauraient pas d prendre ce
risque pour les autres. Ce nest pas parce quils nont
pas les moyens dimposer leur point de vue au reste du
monde que les paysans mexicains doivent subir les
dommages crs par la recherche dun peu plus de
profit, en Amrique ou ailleurs.
Hors de sa zone dorigine, la modification du
mais ne prsente-t-elle aucun danger ?
Danger, peut-tre pas, mais risque dinefficacit,
certainement ! La plupart des spcialistes sont daccord
pour dire quen ce qui concerne la rsistance la pyrale
limmunit ne durera pas. Avec le temps, la noctuelle

va sadapter et attaquer le mas nouveau. Voyez le


DDT, de plus en plus de moustiques y sont rsistants.
Dailleurs, le paludisme repart trs fort. Il ne faut pas
sous-estimer la capacit de la nature sauver sa peau.
Ce qui, au fond, est rassurant.
Et il y a les autres plantes. Aprs le mas
viendront dautres vgtaux manipuls.
Il y en a dj. Mais il est clair que si lon samuse,
par exemple, cultiver un colza rsistant aux
insecticides, ce sera une catastrophe. Il va se croiser
avec la ravenelle et tout un tas de crucifres sauvages
Quantit de mauvaises herbes vont leur tour devenir
rsistantes, et, au bout du compte, a va coter une
fortune pour sen dbarrasser ! Et ce qui est grave, cest
quil nexiste actuellement que deux grands herbicides
totaux. Le glyphosate et la phosphinotricine. Il sagit
dherbicides systmiques, cest--dire qui pntrent par
les feuilles mais se dgradent au contact du sol. Ils sont
donc peu polluants, pas trop chers, extrmement
utiles. Leur dcouverte a constitu une vraie
innovation. Et ce sont donc ces produits, actuellement
irremplaables, que lon prendrait le risque de
neutraliser ? Cela me parat aberrant.

Assurances risques
Mais on utilise dj ces herbicides, hors des
priodes de culture. On prendrait les risques dont
nous venons de parler seulement pour pouvoir les
pandre aussi pendant la croissance de la plante
cultive ?
En effet. Il faut comprendre que, pour quelles
puissent digrer ces quantits normes dlments
minraux quon leur fait absorber, il a fallu
slectionner les plantes, leur apporter des engrais et
leur faire subir des traitements compliqus. Or, cela a
cot trs cher. Par consquent, on doit prendre toutes
les prcautions possibles pour que la rcolte ne soit pas
rduite. Si lon compte sur un rendement de 90
quintaux lhectare et que lon nen fait que 70, on ne
boucle pas le budget ! Do lutilisation massive
dinsecticides pour protger la rcolte. Et dherbicides,
pour que les mauvaises herbes ne viennent pas
consommer lengrais que lon a pandu.
Il faut empcher les moineaux de venir picorer le
grain des poules !
Exactement. Mais ce nest pas suffisant : on ne
peut parer tous les risques : grle ou coup de gel
Alors on prend des assurances. Et la cration dOGM
correspond cela : la recherche dune sorte
dassurance tous risques Mais on met en mouvement

une chane deffets cologiques que lon ne connat pas


bien, quon ne contrle pas bien et qui exige donc la
plus grande prudence.
Quand ces manipulations gntiques ont-elles
commenc ?
Ds la fin des annes 60. En 1973, on avait dj
ralis le transfert dun gne dans un colibacille, et dix
ans plus tard on obtenait la premire plante
gntiquement modifie : un pied de tabac rsistant
un antibiotique. Les choses se sont alors acclres.
1985 : premire plante rsistante un insecte ; 1987 :
premire plante rsistante un herbicide total ; 1988 :
premire crale transgnique, le mas ; 1988 :
premire OGM mise sur le march, la tomate Flavour
Savour, maturation retarde.
Ces varits de plantes manipules ne risquentelles pas dliminer les autres, et de confrer leurs
obtenteurs une sorte de monopole ?
Les obtenteurs dOGM ne monopolisent que
quelques varits, mme si elles sont les plus
performantes. Ils les contrlent soit parce quil sagit
dhybrides striles ; soit parce quils ont mis au point
des techniques interdisant ces plantes de se
reproduire ; soit par le droit : on peut interdire aux
gens de semer les graines quils ont rcoltes, den
vendre leur voisin, etc. On peut aujourdhui breveter
des semences, alors quelles ont t obtenues partir

des varits nes du travail de tous les paysans du


monde pendant des millnaires.
Qui va disposer de ce pouvoir exorbitant ?
Pour linstant, il sagit dune course contre la
montre entre quelques grandes firmes. Or, cest une
source de progrs : personne ne leur achterait leurs
semences si elles namlioraient pas les rsultats. Le
danger, cest que ces firmes contrlent un jour toutes
les semences de qualit et que tout le monde soit alors
oblig de passer par elles.
Elles disposeraient surtout dune arme
alimentaire .
Dautant plus que les anciennes varits, non
rsistantes, disparatraient ! Et mme si elles
subsistaient par endroits, on ne fabriquerait peut-tre
plus les herbicides et les pesticides anciens. Les
rendements risqueraient de baisser fortement. Certains
pays se retrouveraient donc pieds et poings lis face
quelques fournisseurs de semences. Il faut viter tout
prix den arriver l.
La mme situation nexiste-t-elle pas dj avec
laide alimentaire ?
Si, un peu. Cest le principe du blocus cach : on
ne prte plus dargent pour acheter du bl ; on fait un
prix trop lev ; on retarde les livraisons Lorsquun
tat ne peut plus mettre ltal les denres de base,
lexistence des gens est menace, et du coup, celle du

gouvernement aussi. Cest un moyen de chantage


politique. Aujourdhui, la victime a gnralement la
possibilit daller frapper une autre porte pour
demander de laide. Dans une situation de monopole,
les donnes ne seraient plus les mmes.
La betterave stratgique
A-t-on
dj
alimentaire ?

utilis

ouvertement

larme

Bien sr. Les siges de villes, les blocus ne sont


rien dautre. Les rsultats obtenus ne sont pas toujours
conformes ceux que lon recherchait. Ainsi le blocus
continental, instaur par Napolon pour empcher
laccs de lEurope lAngleterre, avait en fait abouti
couper la France de ses approvisionnements en sucre
des Antilles.
Mais cela a permis le dveloppement de la culture
de la betterave.
Oui, dans un deuxime temps. On connaissait
bien cette plante, originaire du Proche-Orient. Elle
tait cultive au moins depuis le Ve sicle avant notre
re. On extrayait le jus des racines pour en faire un
miel vgtal , comme le sirop de caroube. Et on
donnait les feuilles manger au btail. En 1747, un
chimiste allemand, Andras Sigismund Marggraf, fut le
premier obtenir du sucre de betterave cristallis. Et,

en 1802, cest un physicien dorigine franaise nomm


Achard qui construisit la demande du roi de Prusse la
premire sucrerie betterave, Krnen-sur-Oder, en
Silsie. Mais cest seulement en 1812 que le banquier
Benjamin Delessert cra une fabrique de sucre de
betterave vraiment performante, Passy, o il avait
dj fond une filature de coton dix ans plus tt. la
suite de quoi il fut fait baron dEmpire par Napolon.
Et, par la suite, le sucre de betterave sest montr
un concurrent redoutable pour le sucre de canne.
Ds 1890, il lavait dpass : 3 640 000 tonnes,
contre 2 600 000 tonnes pour le sucre de canne.
Normalement, grce sa teneur leve en sucre, la
canne naurait jamais d tre dtrne. Mais elle ne se
trouvait pas dans un environnement scientifique et
technique aussi favorable que la betterave, qui a t
lune des premires plantes bnficier de la slection
et de la recherche agronomique. La canne sucre, au
contraire, a souffert de labolition de lesclavage et de la
fin de la main-duvre quasi gratuite.
Exporter et manger
Peut-on valuer la production mondiale des
plantes alimentaires ?
Cest difficile. Une fraction non ngligeable de
lagriculture mondiale se situe hors de lconomie

montarise. On connat peu prs la production


annuelle de crales : 2 milliards de tonnes. Un chiffre
intressant : cela reprsente par habitant de la plante
330 kilos. Or nous savons quavec 200 kilos par an
personne na faim. La production mondiale est donc
plus que suffisante pour nourrir 6 milliards dhommes.
Explication : une grande partie de ces crales sert
nourrir les animaux consomms dans le monde
dvelopp et par les milieux aiss des rgions en
dveloppement. Dans les pays dvelopps, 61 % des
crales non exportes servent nourrir vaches,
cochons et poulets, 16 % ont des usages industriels et
seulement 23 % servent lalimentation humaine.
Dans les pays en dveloppement, ce sont 72 % des
crales disponibles qui vont lalimentation
humaine ! La faim qui frappe aujourdhui 800 millions
de personnes, pour la plupart paysans pauvres et
chmeurs des campagnes dans le tiers monde, nest
donc pas un problme technique de production
mondiale insuffisante, mais une question politique et
sociale.
Est-il vraiment important, dans ces conditions,
de poursuivre des recherches toujours plus
sophistiques sur des varits dj extrmement
productives, et cela pour des gains de rendement
marginaux ?
Je pense quil y a effectivement plus urgent. Dans
le tiers monde, il existe des pays comme la Chine,
lInde, lIndonsie, lgypte et bien dautres, qui

pratiquent dj une agriculture hauts rendements,


avec engrais et pesticides, en quantits importantes.
Le tiers monde a-t-il connu aussi une rvolution
verte ?
Quelques pays, dont ceux que je viens de citer.
Mais, au cours des 30 dernires annes, pendant que la
production mondiale de crales passait de 1,1
2 milliards de tonnes par an, celle du tiers monde
augmentait de moins de 350 millions de tonnes. Les
exportations occidentales de crales sont donc passes
de 2,2 millions de tonnes en 1970 12 millions de
tonnes en cette fin de sicle, presque toutes absorbes
par les pays en dveloppement. Cest pourquoi
lobjectif aujourdhui devrait consister mettre la
recherche au service des pays les plus pauvres, des
agricultures les moins favorises et des paysans les
plus dmunis qui nont pas pu bnficier de ces
progrs.
Il existe dj des programmes daide.
Oui, mais cest trs insuffisant : lorsquon
transfre une technologie, il ne faut pas oublier les
plantes correspondantes et les paysans qui les
utilisent ! quoi servent les engrais sans le matriel
gntique capable de les absorber ? Mettez des engrais
sur un mil non slectionn : le rsultat sera trs
dcevant ! Et il faut mme prendre garde ne pas en
mettre trop Or les millets, le sorgho, le manioc, la
banane plantain nont pas bnfici des amliorations

dont ont profit les grandes crales. Le rendement


moyen du bl, lchelle de la plante, est de 25
quintaux lhectare. Pour le riz, cest 35 quintaux et 40
pour le mas. Le sorgho ? 14 quintaux lhectare, et le
millet 9 ! Ces plantes nont pas t lobjet de recherches
comme les cultures dexportation, tels le caf ou le
cacao. Et quoi servent les nouvelles semences
sophistiques, si les paysans nont pas les moyens de
les acheter ?
Les plantes orphelines
Les recherches effectues sur le riz ou le mais ont
profit aux pays du Sud.
Cest vrai. Mais il sagissait de grandes plantes
destines de vastes zones. On ne sest gure occup
de ce qui tait cultiv dans les rgions perdues ou
difficiles. On a dailleurs appel ces cultures les
plantes orphelines . La recherche agronomique
internationale a reconnu que ces plantes, gnralement
destines lautoconsommation ou au commerce local,
ont t ngliges. Lurgence, aujourdhui, consiste
travailler massivement leur amlioration.
Pensez-vous vraiment que cela soit possible si a
ne permet pas une rentabilisation de linvestissement ?
Je suis convaincu que le monde du XXIe sicle
aura besoin de ces plantes-l. Or, sil ny a plus de

petits paysans pour en perptuer lexistence, elles


sortiront du paysage.
Peut-tre lindustrie agro-alimentaire trouvera-telle un jour le sorgho intressant
Bien sr, en cherchant diversifier, offrir des
produits nouveaux. Mais il y a une autre bonne raison
de soccuper de ces plantes oublies : chacun saccorde
aujourdhui sur le fait quil est urgent damliorer la
situation des paysans pauvres. Il va falloir faire un
vritable effort pour quils soient pays correctement
quand ils vendent leurs produits sur le march
mondial. Cest la seule faon denrayer lexode rural qui
grossit des villes invivables, qui noffrent ni emploi, ni
logement. La misre paysanne se transforme en misre
urbaine. Actuellement, on bidonvillise le monde en
abandonnant les gens des campagnes qui ont faim. Il
faut comprendre que les plantes orphelines, ce sont des
hommes orphelins. Lhistoire des plantes, cest
lhistoire des hommes.

2. La menace des dserts


Les dserts gagnent, parce que les pluies emportent
les sols de terrains trop dboiss. Dans le tiers
monde dabord. Mais aussi dans les pays dvelopps
du pourtour mditerranen. Mme au Nord, on
construit des villes et des routes sur les terres les
plus fertiles.

Le vent nourricier
Le Sahara a-t-il toujours t aride ?
Thodore Monod : Non, bien sr. Nagure, au
nolithique, ctait encore une savane. Les gravures
rupestres lattestent, dailleurs : louest de lgypte,
dans le dsert libyque, jai vu quantit de gravures
rupestres de girafes. Or il sagit dune zone o il ne
tombe plus deau depuis longtemps.
Il ne pleut plus jamais ?
Trs rarement. Il tombe parfois quelques gouttes,
bien sr : il nexiste pas dendroit sur Terre o il ne
pleuve absolument jamais Jai visit rcemment un
oued dans lequel il avait plu quelques mois plus tt. Eh

bien, jai pu y rcolter des plantes, et apporter ainsi un


complment la flore du Gilf Kebir qui comptait dj
une quarantaine despces. Cest pourtant un lieu
terriblement sec : on peut parcourir plus de 100
kilomtres sans voir une seule plante vivante.
Il y a donc des graines qui attendent l durant
des annes ?
Certaines de ces graines attendaient effectivement
depuis la dernire floraison, qui avait eu lieu des
annes auparavant. Dautres taient venues avec le
vent. Le vent, qui vient du nord, nourrit la Mer de
sable, cette dune longue de 600 kilomtres. Je crois
que le seul tre vivant que lon y voie quand on
regarde bien, car il est de la couleur du sable est une
mante aptre. Elle ne peut pas voler, seulement courir.
De quoi se nourrit-elle ? Le cannibalisme nest pas un
procd durable pour alimenter une espce animale, il
y a forcment autre chose. Pour moi, ces petits insectes
se nourrissent des proies apportes par le vent. Celui-ci
joue un trs grand rle dans le dplacement des
graines, mais aussi des papillons et des libellules. Jai
trouv un jour une libellule au centre du Tanezrouft, au
Sahara. Or, chacun sait que les larves de libellules sont
aquatiques Elle tait donc ne dans une palmeraie du
Sud algrien et avait parcouru des centaines de
kilomtres porte par le vent.

Les stratgies de survie


Comment les plantes du dsert arrivent-elles
survivre dans un environnement aussi hostile ?
Elles sont bien outilles, les plantes sahariennes !
On trouve deux grandes catgories : celle des plantes
qui nont pas besoin de se dfendre contre laridit,
parce quelles attendent quil pleuve aussi longtemps
quil le faut. Elles ne poussent que lorsque le sol est
mouill. Au centre des oueds, certaines peuvent alors
atteindre jusqu 1 mtre de haut. Mais ds que lon
sloigne vers la rive, le sol tant moins humide, les
plantes sont beaucoup plus petites. Lautre groupe, ce
sont celles qui acceptent le combat. Elles luttent contre
la chaleur et la scheresse par toutes sortes de
stratgies. On en voit qui nont mme plus de tige :
elles font leurs fleurs directement sur le plantule. Les
unes abandonnent les feuilles, dautres les rameaux. Il
existe des gramines qui senroulent sur elles-mmes
pour mettre leurs stomates labri de lair extrieur.
Toutes ces dfenses sont trs intressantes, et
montrent lnergie de la vie. Si ces plantes sont l, dans
le dsert, cest parce quelles sont devenues capables de
rsister une aridit considrable. Bien sr, certaines
meurent. Mme les acacias et les baobabs Mais les
baobabs sont sahliens, ce ne sont pas des arbres du
Sahara.

Pour certains vgtaux, le dsert peut-il tre


considr comme un refuge ?
Oui, bien sr. Certains ne sont connus que dans le
dsert ! Ils se sont adapts. Mais, dans un
environnement plus fertile, on peut penser que
dautres plantes prendraient le dessus et les
vinceraient.
Est-ce lexcs de population qui a transform en
dserts les savanes nolithiques ?
Non. Les hommes ne disposaient pas des moyens
de destruction quils possdent actuellement.
Ils ont, il y a 10 000 ans, invent lagriculture,
mais aussi llevage, un peu plus tard. La vgtation
aurait pu souffrir du surpturage
Pas au nolithique ! Les premiers pasteurs et leurs
troupeaux vivaient en harmonie avec la savane. Pour
une fois, la destruction nest pas dorigine humaine.
Cest la modification du climat qui est responsable.
Savez-vous que lon trouve en Mauritanie des algues
bleues fossilises ?
La qute de la Monodiella
Existe-t-il encore une flore dcouvrir dans le
dsert ?

On a trouv des choses intressantes en Australie,


on en dcouvrira peut-tre dautres au Sahara
occidental, mais il sagit toujours de micro-organismes
fossiliss. Actuellement, la flore des vgtaux
suprieurs du Sahara est bien connue. Pourtant, il y a
une plante que je recherche depuis trs longtemps.
Laquelle ?
Je lai dcouverte le 18 mars 1940. Jtais militaire
au Tibesti. Je navais pas le droit dentrer en Libye,
mais jy suis all quand mme. Jai bien fait : jy ai
trouv une plante qui a ensuite t dcrite comme
espce, et mme comme genre nouveau, par le
botaniste Ren Maire.
Comment sappelle-t-elle ?
Monodiella flexiosa. On nen avait quun seul
exemplaire et on la perdu. On croit quil est Alger,
mais on ne le retrouve pas dans les herbiers algriens.
Alors on cherche partout.
Vous ntes pas retourn l-bas, dans le sud de la
Libye ?
Si, en 1996. Je suis all lendroit prcis o javais
trouv la plante. En 1940, il y avait l une source
abondante qui sappelait An Gongom. Elle jaillissait,
comme cest souvent le cas, la limite de deux
formations gologiques superposes : les schistes
cristallins en dessous, et le grs ordovicien au-dessus.
Leau sortait donc de cet endroit en abondance et les

nomades toubous y abreuvaient leurs chameaux.


Quand nous sommes revenus en 1996, il ny avait plus
rien. La source tait tarie. Il restait bien quelques
vagues traces dhumidit, mais pas de Monodiella. Or,
on a besoin dun deuxime exemplaire : Ren Maire
lavait certes trs bien dcrite, seulement, aujourdhui,
il faudrait pouvoir compter les chromosomes
Reste-t-il un espoir den trouver une ailleurs ?
Au Tassili, prs de loued Mihero. Une rgion
intressante : il sagit du dernier endroit o lon a vu un
crocodile saharien vivant. En 1924, semble-t-il. Au
Sahel, il y en a encore au Tchad, en Mauritanie ,
mais au Sahara, cest fini. Pourtant, il y en a eu
beaucoup : on retrouve des hameons dcoups dans
des plaques dorsales de crocodile au nord de
Tombouctou Je suis all au Tassili rcemment, mais
seulement dans la partie suprieure de loued Mihero.
Jy ai trouv trois gentianaces, mais pas celle qui
mintresse.
La Monodiella est une gentianace ?
La Monodiella est une plante vasive Nous nen
possdons plus quun dbris. Sans fleur ni graine. Or il
nous faudrait des graines pour pouvoir la cultiver et
permettre aux spcialistes de travailler dessus. Nous
allons chercher encore
Combien recense-t-on despces vgtales dans
tout le Sahara ?

800. Et 4000 en France.


800 espces de plantes dans un dsert, mme
immense, cest beaucoup.
Cest comme a. Il tombe tout de mme un petit
peu deau de temps en temps.
La vgtation doit faire vite afin de pouvoir en
profiter, lorsquil ne pleut peut-tre que tous les 10 ou
20 ans !
Oui. a peut effectivement tre trs rapide. Un
botaniste danois, le professeur Hagerup, qui a tudi la
pollinisation Tombouctou, a vu un Boerhavia repens
une petite plante germer, grandir, fleurir, donner
des graines en 8 jours. Et elle est morte. Elle avait fait
ce quelle avait faire. Elle savait quil allait pleuvoir
lanne suivante : Tombouctou, cest le Sahel, pas le
Sahara, et il y pleut tous les ans. Huit jours pour se
perptuer, un an attendre, et a recommence. Les
Boerhavia repens sont sauvs.
Le respect de la vie
Lespce humaine a-t-elle vraiment besoin de
Monodiella flexiosa et de Boerhavia repens ? Certains
futurologues assurent que nous pourrions nous passer
dune grande partie de la nature

On aura toujours besoin de forts pour le bois.


Mais, plus gnralement, la nature cest la vie ! Et
nous devons respecter la vie. Cette notion pourrait
mme devenir la base dune morale nouvelle , pensait
Albert Schweitzer. Il ne disait pas respect , parce
quil pensait en allemand, mais Ehrfurcht fr dem
Leben . Ce que lon pourrait traduire par rvrence
devant la vie , le mot respect ayant perdu tout sens
depuis que lon nous demande de respecter les feux
rouges et les passages clouts
Pourtant, la vie animale ne peut exister quen se
nourrissant de la vie vgtale. Nous sommes
condamns la prdation.
Cest vrai, nous navons pas le choix. Mais nous ne
sommes pas forcs de manger des vertbrs. On
pourrait sen passer. Quant nos cultures, elles servent
en grande partie nourrir les cochons et les bovids
Sous les tropiques, des centaines despces
vgtales disparaissent chaque jour dans les incendies
volontaires avant mme davoir t recenses
Ces incendies sont absurdes, criminels. On ne sait
pas quel matriel contiennent les plantes qui partent
en fume. Des mdicaments peut-tre Partout dans le
monde, la fort recule. Mme la fort tempre :
entretenue comme un jardin public, elle na plus
grand-chose de taga. Mais celle-ci possde un nombre
despces limites, alors que la fort quatoriale qui se
consume est riche comme la mer. Elle est dailleurs,

comme la mer, divise en strates superposes. La plus


vivante, cest la canope, au sommet, que lon explore
maintenant avec des radeaux pneumatiques suspendus
sous des montgolfires. Cest l-haut que se trouvent
les fleurs. Il y a mme des sols qui se constituent dans
les fourches des branches, 45 mtres de hauteur, et
des animaux y vivent, perchs, au soleil.
Le syndrome du lemming
La croissance continue de la population humaine
constitue-t-elle vraiment une menace grave pour la
vgtation du globe ?
Quand les lemmings, petits rongeurs de
Scandinavie, pullulent lexcs, ils entament une
migration qui les conduit parfois jusqu la mer dans
laquelle ils se jettent. Cest incroyable, cette espce de
pulsion Tant quils trouvent assez daliments, ils se
reproduisent frntiquement. Ensuite, ils sont bien
trop nombreux et la nourriture vient invitablement
manquer. Ils se mettent alors en route vers la mort.
Lindividu ne compte pas, seule importe lespce
qui se rgule
Oui Jai du mal imaginer un individu
lemming ! De toute faon, a ne changerait pas grandchose.
Et lhomme nest pas un rongeur.

Non, cest un primate. On pouvait penser quil


shominiserait, quil accepterait de sortir de sa
barbarie Eh bien, non : il continue aimer la guerre
et la violence. Tant pis pour lui ! Cela risque de mal
finir.

3. Les plantes au XXIe sicle


Le botaniste et lagronome se sont retrouvs avec le
vieux voyageur du dsert parmi les livres, les
fossiles, les ossements, les pierres tranges et les
plantes sches rapportes du dernier voyage, pour
parler de demain. Entre urbanisation et
dsertification,
disparitions
despces
et
manipulations gntiques, lavenir du monde
vgtal peut sembler sombre. Mais la nature a des
ressources. Heureusement : car la vie des plantes
est aussi la ntre.

Disparitions et naissances
De lalgue bleue au mas transgnique, nous
venons de parcourir lhistoire aventureuse du monde
vgtal. En prolongeant les tendances actuelles, peuton deviner ce quil adviendra des plantes au cours du
sicle venir ?
Thodore Monod : Je me demande parfois si
toutes les espces vivantes, hommes compris, ne sont
pas, comme les individus, faites pour exister durant

une priode limite. Elles auraient droit, si je puis dire,


un nombre dannes dtermin
Comme les dinosaures ?
Thodore Monod : Oui. Quand ils ont eu fini
leur temps, ils sont partis. Il y a eu aussi de grandes
extinctions de plantes. Durant le permien, par
exemple, la fin de lre primaire.
Il sagissait tout de mme de priodes assez rares
dans lhistoire, et qui ont pris des allures de
catastrophes inattendues. Mais aujourdhui, quelle est
la situation ?
Jean-Marie Pelt : Pour ce qui est du monde
sauvage, il faut savoir que les disparitions sont
beaucoup plus rapides que les apparitions despces
nouvelles.
De
nouvelles
aujourdhui ?

plantes

naissent

encore

Jean-Marie Pelt : Sans doute, mais il ny a que


trs peu de cas recenss. Le mieux tudi est celui de la
spartine de Townsend , une gramine qui pousse
dans les marcages sals. Elle sest impose sur le
littoral atlantique au dbut de ce sicle. Ne dune
hybridation spontane entre deux autres espces, avec
doublement du nombre de chromosomes, elle sest
rvle beaucoup plus comptitive que ses parents
et a trs vite conquis sa place au soleil. On parle
toujours delle parce que lon connat bien son histoire.

Mais il existe srement des apparitions que nous


navons pas encore repres.
Elles ne sont pas assez nombreuses en tout cas
pour modifier les paysages.
Jean-Marie Pelt : Pour cela il faudrait des
milliers despces, des centaines de millions dannes
Ou un changement climatique important. Il se
produirait alors une nouvelle rpartition des zones de
vgtation. Mais cest peut-tre ce qui se prpare,
puisquon nous dit tous les ans que cette anne a t
plus chaude que la prcdente
Est-ce vraiment significatif ? Les cycles
climatiques se mesurent en sicles, en millnaires
mme.
Marcel Mazoyer : Sur 100 ans, on constate
quand mme une
nette augmentation des
tempratures.
Jean-Marie Pelt : Dailleurs, cest facile
comprendre : le ptrole, le gaz et le charbon ont mis
plus de 100 millions dannes pour se constituer. Cest
le rsultat de lactivit des plantes, qui ont accumul du
gaz carbonique par la photosynthse, et de la gologie,
qui a permis de stocker cette matire sous forme
fossile. Actuellement, nous sommes en train de librer
tout ce gaz dans latmosphre en trois ou quatre
sicles ! Un temps extrmement bref.

Marcel Mazoyer : Nous revenons la situation


du dbut du carbonifre !
Cela signifie-t-il que lon va vers lun de ces
bouleversements qui entrane une rduction drastique
d nombre despces ?
Jean-Marie Pelt : Deux phnomnes jouent
simultanment : laction humaine, trs intense, et le
rchauffement climatique. Une seule chose est
certaine : aujourdhui les disparitions despces
lemportent sur les nouvelles apparitions. Le bilan est
nettement ngatif. Et ce nest vraiment pas ce que lon
souhaite, puisque lon veut conserver la biodiversit.
Pourtant, on va continuer perdre des quantits
despces, parce que le processus de disparition nest
pas bloqu.
Au moins, on commence en parler.
Jean-Marie Pelt : Oui, cest important : il y a
une prise de conscience.
Champs contre fort
Marcel Mazoyer : Et il ne faut pas dramatiser :
la fort recouvre actuellement 26 % des terres
merges. Cela reprsente 14 millions de km 2 dans les
pays dvelopps, et 17 millions dans le tiers monde. Il
faut ajouter cela 16 millions de km 2 de terres plus ou
moins boises. Une situation qui ne serait donc pas

catastrophique si la fort ne reculait pas, dans les pays


en dveloppement, de 150 000 km2 par an, selon les
chiffres de la FAO, soit plus de 3 fois et demie la
superficie de la Suisse !
Ce
phnomne
dsertification ?

risque-t-il

dacclrer

la

Thodore Monod : Les dserts sont le produit


de la circulation des masses dair autour de la plante.
Mais il est clair que lhomme vient souvent aggraver la
situation en dfrichant de manire inconsidre, ou en
faisant pturer trop danimaux sur un territoire fragile.
Cest le cas du Sahel : il y a dj un excs de btail. Et
dhommes. Pourtant, le Sahel nest pas un dsert : il y
pleut tous les ans. Mais, sous laction conjugue des
fusils et du surpturage, il ne restera plus un jour dans
ces pays que des mouches et quelques lzards ! Ce nest
plus le problme du Sahara o vit de moins en moins
de monde
Et les plantes cultives ? Quel est leur avenir
proche ?
Marcel Mazoyer : Il est clair que la superficie
cultive, qui avoisine aujourdhui 14,5 millions de km 2,
va encore stendre de manire significative. On
considre quil existe une rserve thorique de terres
cultivables de 18 millions de km 2, situes
principalement en Afrique et en Amrique latine. Mais
ce chiffre inclut parcs, forts, etc. En fait, on peut

certainement gagner 30 % de terres supplmentaires


pour lagriculture.
Jean-Marie Pelt : Vous tes sr ? Je pensais au
contraire quil y avait un recul des surfaces cultives.
Marcel Mazoyer : En Europe, oui, parce que
lagriculture a tendance se limiter de plus en plus aux
terres les plus fertiles et les plus faciles cultiver
mcaniquement. Depuis un sicle, on a abandonn des
dizaines de millions dhectares, qui sont devenus des
friches boises ou des plantations forestires. Mais au
nord du Canada et de la Russie, ainsi que dans le tiers
monde, la situation est inverse : laugmentation de la
production se fait aussi par la conqute de terres sur la
fort, la savane ou les marcages.
Est-ce quil sagit de modifications durables ?
Marcel Mazoyer : Dans les cas des rizires
africaines et malgaches, oui. Mais beaucoup de cultures
sur brlis, dans les forts tropicales, laissent place
une savane.
Pour quelques dollars de plus
Lexode rural et lextension des villes entranent
aussi la disparition de champs et de bois. Mais ne
peut-on imaginer quen concentrant les hommes dans
les villes on laisse un peu plus despace aux plantes ?

Jean-Marie Pelt : Oui, lurbanisation va


continuer et on peut imaginer que des zones peu
entretenues deviendront sub-sauvages. Mais ce nest
pas vrai dans tous les pays.
Marcel Mazoyer : Et il faut bien voir que la
dpopulation des campagnes peut aussi avoir leffet
inverse et provoquer une rgression acclre des
espaces sauvages, au profit despaces cultivs de
manire expditive et standardise. Ctait la tendance
de ce sicle, dans les pays dvelopps. Pourtant, il est
clair que a ne peut fonctionner ternellement. La
concurrence comme loi unique peut avoir des effets
destructeurs irrversibles.
Jean-Marie Pelt : Absolument ! Une socit
base trs largement sur largent, comme nous limpose
lultra-libralisme actuel, ne me parat pas devoir tre
une forme durable dorganisation des socits. Un
moment risque darriver o le systme seffondrera,
brutalement, comme la fait le communisme.
Marcel Mazoyer : Il y a trop daberrations,
comme lAmazonie et ses immenses richesses
botaniques que lon fait flamber pour fabriquer des
hectares de pampa qui nourrissent peine une vache
tous les 3 hectares ! Cest nul ! Quant aux organismes
gntiquement modifis que lon essaie dimposer, ce
sont de nouvelles plantes productives, certes, mais qui
peuvent aussi tre dangereuses : ce quelles auront

permis de gagner ici et maintenant, dautres le paieront


ailleurs, demain.
Quelle est la solution ?
Marcel Mazoyer : Crer des organismes
internationaux dvaluation et de contrle, totalement
indpendants.
La mfiance du public face ces plantes dont on
a manipul le patrimoine gntique nest-elle pas un
peu irrationnelle ?
Marcel Mazoyer : Lorsquils sinquitent de voir
des scientifiques essayer de reconstruire les formes de
la vie leur ide, les gens, quils croient en Dieu ou
non, ragissent par respect de la cration, par
considration pour ce que 3 milliards dannes
dvolution ont produit depuis les algues bleues.
Pourquoi ont-ils confiance dans cet hritage ? Parce
quil est le produit de multiples essais, de multiples
erreurs, dune fantastique slection, et que a marche.
Ils savent bien quil y a eu des rats, des maladies
gntiques, etc. Mais le public nest pas convaincu que
des manipulateurs presss vont trouver mieux. Cette
espce de foi dans la nature que moquent certains du
haut de leurs certitudes arrogantes, ce nest que du bon
sens : le respect de la vie.

La nature des plantes


Cest vrai que le public ragit fortement aux
manipulations gntiques effectues sur les plantes
alimentaires, mais beaucoup moins au sujet de celles
que lon ralise sur des tres vivants, vgtaux,
animaux, ou bactries, afin de produire de nouveaux
mdicaments.
Marcel Mazoyer : Parce que les aliments
existent ! On na pas besoin, pour survivre, dintroduire
des gnes trangers dans les plantes que nous
consommons, de remplacer un bien par un risque.
Alors que, dans le cas de la mdecine, cest le
contraire : on cherche combattre un mal. Les
mdicaments ont toujours t des poisons !
Et, symboliquement, nous sommes ce que nous
mangeons. Si je mange du lion, je suis fort comme un
lion ; si je suis vgtarien, je suis pacifique ; si je
mange des plantes manipules, je suis manipul
Marcel Mazoyer : Or, nous vivons de plantes !
Nous vivons de leur vie ! Quand les gens ne veulent pas
quavec cette vie on fasse nimporte quoi, cest leur
droit imprescriptible. Et sils ne veulent pas
consommer de soja transgnique, personne na le droit
de les y obliger en cachant le contenu du produit quon
leur vend. Les hindous ne consomment pas de viande,
les juifs ou les musulmans pas de porc Et les Danois

pas de maquereaux, parce que ces poissons mangent


les cadavres des marins noys ! Eh bien, cest leur droit
tous ! Chacun doit tre respect.
Certains biologistes posent une question
provocatrice : avons-nous vraiment besoin de la
nature sauvage ?
Thodore Monod : Cela parat absurde : il faut
aimer le monde vgtal ! Heureusement, le faire
disparatre ne serait pas facile. Faire disparatre la
nature constituerait mme une tche impossible.
Jean-Marie Pelt : Oui, je crois que cest
largement utopique.
On trouve aujourdhui sur les marchs des
tomates venues du Nord, qui ont pouss sur des
substrats de laine de verre, sous des tunnels en
plastique chauffs au fuel et qui ont t nourries
exclusivement dengrais chimiques.
Jean-Marie Pelt : Oui, elles sont aux vraies
tomates ce que pendant la guerre la chicore tait au
caf.
Mais on peut se nourrir de ce genre de lgumes.
En fait, nous avons seulement besoin des plantes
sauvages pour assurer la production doxygne.
Jean-Marie Pelt : On pourrait se passer de a
aussi : les vgtaux en ont constitu un stock si
considrable que, sils disparaissaient tous demain,
nous ne suffoquerions pas aprs-demain. En revanche,

leffet de serre serait tel que nous serions morts grills


bien avant de manquer doxygne Non, on ne peut
pas rduire trop la place de la nature sauvage sans
prendre un risque colossal. La biodiversit est
indispensable la vie.
La plupart des animaux sauvages ont pourtant
disparu, ou, ce qui revient presque au mme, vivent
dans des rserves qui ne sont rien dautre que des
conservatoires de gnes
Jean-Marie Pelt : Ce terrible processus de
simplification constituerait une perte considrable
pour limaginaire.
Thodore Monod : Il faudrait aussi dtruire la
flore aquatique ! Non, je ne suis pas inquiet : les
plantes ont la vie dure. Je continue trouver dans le
dsert des espces quon ne savait pas pouvoir vivre l.
Lagriculture de lavenir
Marcel Mazoyer : Et tout nest pas ngatif dans
les volutions actuelles ! ct de la mcanisation et
de la monoculture intensive qui a caractris le XXe
sicle, un nouveau modle dagriculture, plein davenir,
est en train de sinventer dans des zones o la densit
de population est trs leve et la mcanisation peu
dveloppe. On le trouve dans les deltas dAsie,
certains secteurs de la valle du Nil, et dans une

moindre mesure en Hati et en Afrique, dans la rgion


des Grands Lacs.
En quoi cela consiste-t-il ?
Marcel Mazoyer : Il sagit dcosystmes trs
complexes, avec plusieurs tages, qui ressemblent ce
qui existe dans les oasis On y trouve, par exemple,
des palmiers sucre sous lesquels poussent des arbres
fruitiers ; plus bas, des lgumes, cultivs sur le remblai
de terre entourant la rizire On y associe mme
parfois llevage de crevettes ! Le systme produit
beaucoup de biomasse, de fertilit, il fonctionne un peu
comme une fort. Ces cosystmes cultivs sont trs
diffrents les uns des autres, mais ils fournissent une
alimentation de qualit, diversifie, et emploient
beaucoup de main-duvre.
Et vous pensez vraiment que ce peut tre le
modle agricole de lavenir ?
Marcel Mazoyer : Si lon prolonge les tendances
du XXe sicle, on aboutit une impasse. Les hommes
et les plantes doivent donc inventer une nouvelle
manire de vivre ensemble. Cest pourquoi je suis
convaincu que lagriculture de lavenir sera une
synthse des moyens modernes que nous utilisons
dj, et de ceux qui sont en train de sinventer et de
prendre rapidement de lampleur dans les pays les plus
peupls du monde.
Ce qui protgera la nature, cest aussi le
formidable march quelle peut induire.

Jean-Marie Pelt : Peut-tre. En cette fin de


millnaire, on trouve dailleurs deux ples marquants :
les technologies de pointe et la nature. La question est :
comment raliser la synergie ?
Thodore Monod : Ce serait bien, aussi, de voir
natre plus despces nouvelles. Mais surtout, il
faudrait que lon respecte toutes celles qui sont l. Chez
moi, au Sahara occidental, il y a une rgion immense :
1 000 kilomtres de long sur 500 de large, dans
laquelle on ne rencontre que 7 plantes fleurs, moins
quau nord du Groenland ! Ces plantes sont prcieuses,
il faut les aimer.
Jean-Marie Pelt : Je suis confiant : la vie a plus
dun tour dans son sac. Regardez, dans les pays
dvelopps, la formidable remonte de lactivit de
jardinage. Cest un fait culturel trs important. Il existe
mme des jardins thrapeutiques dans certains
hpitaux psychiatriques : le besoin de nature est si
grand pour lhomme quun jardin peut laider se
soigner. Et la manire dont les enfants sont
spontanment attirs par la nature montre que cest
inscrit dans leurs gnes. Lexistence des plantes et celle
des hommes sont deux aspects dune seule et mme
chose : la vie.

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