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Economie Morale de La Corruption en Afrique PDF

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J.P.

OLIVIER DE SARDAN
Lconomie
de la corruption
morale
en Afrique
A corruption qui svit aujourdhui dans lensemble des pays afri-
L cains est inlassablement voque dans les conversations prives. Tout
le monde saccorde en reconnatre et en dplorer lampleur croissante.
Cependant elle nest pas devenue pour autant un objet dtude part
entire pour la sociologie ou lanthropologie, surtout du ct francophone,
o la corruption nest gure voque quau fil de travaux consacrs
dautres thmes, pour lessentiel les systmes politiques africains (1). Certes
les enqutes empiriques sur un tel sujet sont plus difficiles mener que
sur des sujets plus classiques ou moins N chauds n. Cependant, en dautres
poques ou en dautres lieux, les sciences sociales se sont intresses direc-
tement la corruption, de lempire romain ou de lempire byzantin
lEurope de lEst communiste et post-communiste, des machines politi-
ques contrlant les villes amricaines aux socits mditerranennes.
En fait, il nest pas de socit dote dtat et de bureaucratie, ancienne
ou moderne, qui ne connaisse de la corruption. Mais dune socit
lautre, ou dun type de socit lautre, la corruption varie en ampleur
et en extension, revt des formes diffrentes, est plus ou moins visible
ou tolre, sectoralise ou gnralise. Cest ce titre que lon a pu par-
ler de formes de corruption propres aux pays en voie de dveloppe-
ment (2), distinctes des formes europennes ou nord-amricaines. Les for-
mes africaines de corruption, caractrises par leur visibilit et leur gn-
ralisation, et qui ne sont videmment pas sans rapports avec les formes
asiatiques ou latino-amricaines, mritent une attention particulire en rai-
son de la nature spcifique des Etats africains contemporains et de la crise
profonde qui les affecte.
Organismes internationaux, bailleurs de fonds et opinions publiques red-
couvrent dailleurs assez rgulirement limportance du problme, peru
aujourdhui comme central pour la (( good governance )). Malheureusement,
au-del des dclarations dintention, des constats apitoys ou exasprs, et
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L~CONOMI E MORALE DE LA CORRUPTION EN AFRIQUE
des condamnations moralisatrices, les mcanismes sociaux de la corrup-
tion restent peu analyss. Or, sans connaissance ni comprhension en pro-
fondeur de comment et pourquoi la corruption fonctionne, toute campa-
gne de lutte contre la corruption est voue lchec.
Mais quand les sciences sociales tudient la corruption, mme si cest
en vue de contribuer ainsi trouver des moyens de la combattre, elles
labordent en termes non-normatifs, et mettent entre parenthses pour un
temps - le temps de lanalyse, le temps de la comprhension, le temps
de lenqute - le jugement thique ngatif qui sattache tout ce que
peut voquer le terme de ((corruption n. Elles considrent donc la cor-
ruption comme phnomne social, et sattachent en dcrire les formes,
les processus et les lgitimations du point de vue des acteurs. Cest pour
cela que nous avons voqu dans le titre de cet article lexpression dco-
norriie morale, qui peut surprendre, attache un phnomne aussi una-
nimement stigmatis comme a-moral ou anti-moral. Il sagit par l dinsis-
ter sur lobjectif poursuivi, savoir une restitution aussi fine que possi-
ble des systmes de valeurs et des codes culturels, qui permettent 1 la
fois de justifier la corruption pour ceux qui la pratiquent (et qui ne pen-
sent pas ncessairement, loin de 18, quil sagisse de corruption) et dancrer
la corruption dans la banalisation des pratiques quotidiennes.
Mais cette expression dconomie morale, qui renvoie videmment
une certaine tradition intellectuelle (3), ne signifie pas que nous enten-
dions adopter un point de vue t( culturaliste N. Sil va tre question de
lenchassement culturel de la corruption (4), ce ne sera pas au nom dune
thorie passiste etlou monolithique et/ou dterministe de la culture. Nous
tenterons plutt de mettre en vidence quelques normes sociales ou logi-
ques de comportement largement prsentes en Afrique aujourdhui, qui
(c communiquent )) avec les pratiques de corruption ou influent sur elles.
I1 sagit en quelque sorte de lignes de pente, qui laissent une marge de
manuvre aux acteurs, lesquels voluent au sein ou autour de ces logi-
ques, souvent en les combinant, mais parfois en les dissociant ou en les
refusant. Ces logiques nous semblent avoir un certain (( air de famille )),
un certain rapport daffinit, avec des pratiques de type (( corruption )),
(1) J.F. Bayart (1989, 1993), avec son
analyse de la ((politique du ventre n carac-
tristique de 1Etat moderne africain, et
J.F. Mdart (1991, 1992), dans ses tudes
autour du no-patrimonialisme, sen appro-
chent le plus. A notre connaissance, seul
G. Blundo, dans des travaux non encore
publis, sest attaqu de faon systmatique
et sur le plan empirique au thme de lacor-
ruption en Afrique ( partir de matriaux
sngalais). On lui doit aussi un tat de la
question (Blundo, 1996) et un travail biblio-
graphique dont je mesuis inspir largement
(il mentionne Sindzingre, 1994, que je nai
pu consulter). Quelques rares, articles abor-
dent directement le sujet: Bayart (1988)
Morice (1991, 1995) ou Mdard (1995). Du
cot africaniste anglophone, les travaux sont
considrablement plus fournis : cf. entre
autres Smith (1964), Le Vine (1975), Gould
(1980), Tignor (1993) Harsch (1993).
J e remercie N. Bako Arifari, G. Blundo,
Y. Jaffr, M. Mathieu, A. Moumouni, et
M. Tidjani Alou pour leurs remarques sur
une premire version de ce texte. Jai gale-
ment tir profit des discussions ayant suivi
deux prsentations orales, lune Wagenin-
gen (dcembre 1995), lautre Niamey (juin
1996).
(2) Cf. Leys (1965), Scott (1969).
(3) Cf. Thompson (1971), qui, le pre-
mier, a utilis le terme en histoire ; Scott a
ensuite repris et popularis lexpression en
anthropologie (1976).
(4) U Enchassement N me semble la plus
exacte traduction de embeddedmss, concept
cher Polanyi (1983).
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J.P. OLIVIER DE SARDAN
mais elles ne sont pas par elles-mme de la corruption, ni encore moins
elles nen produisent. Elles permettent simplement de comprendre mieux
pourquoi celle-ci trouve en Afrique contemporaine un terreau si favora-
ble son extension et sa gnralisation, cest--dire sa banalisation (5).
Cette conomie morale, faut-il enfin le prciser, est (( post-colo-
niale )) (6), et fondamentalement syncrtique. Elle ne reflte aucunement
une culture (( traditionnelle D, ou pr-coloniale, mme si des lments cul-
turels anciens, transforms et recomposs, se sont incontestablement amal-
gams aux lments hrits de la priode coloniale, comme ceux qua
produit le temps des indpendances.
Avant de dtailler ces diverses logiques dans lesquelle la corruption
nous semble enchasse, nous en aborderons lanalyse sous la forme de
7 thses gnrales.
Sept thses sur la corruption en Afrique
Thse 1 : Lconomie morale de la corruptioii en Afrique ne concerne
pas seulemefit la corruption au sens strict dzi terme, mais le U complexe de
la corruption n, au sens large, qui inclut toute un ensemble de pratiques ill-
cites, techniquement distinctes de la corruption, inais qui ont toutes en com-
niun avec la corruption dtre associes des fonctions tatiques, para-tatiques
ou bureaucratiques, dtre en contradiction avec lthique officielle du U bien
public n ou du (( service public D, de permettre des fornies illgales denrichis-
sement, et duser et dabuser cet effet de positions de pouvoir.
Dans cette perspective, il nest pas sans intert dlargir la notion de
corruption ce quon pourrait appeler le (( complexe de la corruption n,
savoir, outre la corruption au sens strict, le npotisme, les abus de pou-
voir, le dlit dingrence, les dtournements de fonds et malversations
diverses, le trafic dinfluence, la prvarication, les dlits diniti, les abus
de bien sociaux, etc., afin de pouvoir considrer dabord ce que ces diver-
ses pratiques ont en commun, les affinits qui les relient, et dans quelles
mesures elles sinsrent dans un mme tissu de normes et dattitudes socia-
les usuelles.
Elles sont dailleurs souvent vues par les populations comme relevant
dune mme famille de comportements : nutilise-t-on pas couramment,
dans les parlers franais dAfrique, le terme (( bouffer )) pour voquer toute
forme illgale denrichissement partir de positions dautorit (cf. lqui-
valent (( chop >) en (( broken english )) ou pidgin) ? Nombreuses sont dail-
leurs les variations autour de cette mtaphore commune. En songhay-
zarma, on dira dun fonctionnaire vnal que (( sa bouche est grande
(5) Si nous parlons ici de tendances gn-
rales, qui semblent largement partages sur
le continent africain, ce nest pas en igno-
rant pour autant les spcificits nationales ou
sectorielles. Chaque pays (et parfois chaque
administration) a videmment son propre
(( style D de corruption, comme il a sa pro-
pre culture politique (et nos exemples refl-
teront plutt les pays du Sahel en gnral
et le Niger en particulier). Les formes de la
gnralisation et de la banalisation sont elles-
mmes variables, et il peut y avoir des excep-
tions plus ou moins notables (cf. par exem-
ple ce que nous dit Good, 1994, du
Botswana).
(6) Cf. Mbemb (1996) qui utilise avec
profit cette notion, malgr quelques excs
pamphltaires vidents, pour rompre avec la
dichotomie a rsistancelsoumission D.
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L~CONOMI E MORALE DE LA CORRUPTION EN AFRIQUE
ouverte )) (a mi;yo ga hay), et ce quon exprime en franais avec limage
de (( graisser la patte D deviendra (( graisser la bouche n, comme aprs un
bon repas (m@o fiisendz). Bouffer )) recouvre, miquement, toute la varit
des pratiques du complexe de la corruption. Un douanier (( bouffe n,
comme un ministre ((bouffe n. Peu importe ce niveau comment cha-
cun se (( dbrouille D, pts de vins ou prlve ents directs pour lun, uti-
lisation privative de fonds spciaux ou trafic influence pour lautre, par
Thse 2 : La corruption (cest--dire le (( complexe de la corruption D)
est devenue, dans la quasi totalit des pays a 1 ricains, un lment routinier
exemple.
du fonctonnemmt des appareils administratifs ou para-administrat$, du som-
met la base. A ce titre la corruption nest ni marginale, ni sectorisalise,
ni rprime, elle est gnralise et banalise.
Thse 3 : La stigmatisation de la corruption et les rcrimnations son
encontre sont un lment central de tous les discours, publics comme privis,
tous les niveaux de la socitt( et ont scand toutes les tapes politiques dquis
lindpendance. La corruption est donc aussi dnonce dam les mots quelle
est pratique dans les faits.
Thse 4 : La stigmatisation verbale de la corruptioii ne dbouche pres-
que jamais sur des procdures judiciaires et des sanctions.
Thse 5 : La corruptioii est un processus cumulatif et expansionniste,
peu rversible, qui se rpand plutt du haut vers le bas. Les facteurs qui
favorisent sa diffusion ne peuvent tre inverss pour produire sa rpession.
Thse 6 : Il nY a pas de corrlation vid nte eiitre dun cot lampleur
de la corruption et de lautre cot les types de rgime politique, leurs degrs
de despotisme, et leur efficience conomique.
Thse 7 : Les pratiques du complexe de la orruption, juridiquement con-
damnables et largement rprouves, sont cepeldant considres par ceux qui
les mettent en uvre comme lgitimes, et bien souvent comme ntant pas
de la corruption. Autrement dit, la froiitire de fait eiitre ce qui relverait
de la corruptioti et ce qui nen relverait pas est fluctuante et dpend du con-
texte et de la position des acteurs.
I
Lenchassement culturel du complexe de la corruption
Six logiques, profondment implantes dans la vie sociale courante,
et qui sont au principe de nombre de comportements usuels, semblent
avoir des effets sur le complexe de la corruption. Mais il en est sans
doute dautres. Nous voquerons ensuite lexistence de deux (( facilita-
teurs )), transversaux ces logiques, et qui en acclrent les effets.
La corruption a depuis longtemps t an lyse comme une (( transac-
tion D, et ce titre elle implique videmmen que le montant de la tran-
saction soit lobjet dun ((marchandage D, c i te forme marchande de la
Une logique de la ngociation
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J.l? OLIVIER DE SARDAN
ngociation, qui rgle la quasi totalit des changes courants en Afrique.
Mais nous voudrions ici aller au-del de cet aspect. Le marchandage ne
sapplique pas seulement au montant des transactions commerciales. I1
sinsre dans une configuration plus large de ngociations quotidiennes,
marchandes et non marchandes, o il ne sagit pas simplement de ngo-
cier lintrieur de rgles du jeu stables et acceptes par les parties, mais
aussi de ngocier les rgles elles-mmes (7).
Un exemple significatif en est le mariage, en particulier urbain petit-
bourgeois ou aristocratique : non seulement il y a ngociation constante
sur le montant des prestations que le mari ou sa famille doivent verser
(voire sur le montant des contre-prestations), mais aussi il y a ngocia-
tion permanente, entre les deux familles comme lintrieur de chacune,
sur la nature mme des prestations quil convient de prendre en compte,
et sur tels et tels aspects des crmonies. I1 ny a pas consensus sur une
bonne partie des rgles mmes de ce (( jeu D, qui sont slectionnes, am-
nages, r-inventes au fur et mesure (8).
Bien videmment, lhistoire des pays africains permet de rendre compte
de cette instabilit des normes. On le voit dans le domaine juridique,
avec la superposition de plusieurs types de droits, hrits de plusieurs
priodes : avant la colonisation (droit localldroit musulman, par exemple),
sous la colonisation (droit (( coutumier ))/droit (( indigne ))/droit franais),
avec les indpendances (droit national, souvent modifi). Or aucun de ces
droits nest compltement (( mort )) dans la pratique, et tous peuvent tre
mobiliss selon les besoins.
I1en est de mme dans le domaine politique, les diffrents pouvoirs
successifs stant plus empils les uns sur les autres et rorganiss les
uns par rapport aux autres que ne stant substitus les uns aux autres
(Co-existence dautorits politico-religieuses dorigine pr-coloniale, de chef-
feries administratives dorigine coloniale, dadministrateurs, commandants
et prfets dorigine coloniale, de maires ou de dlgus dorigine post-
coloniale, de reprsentants du (( parti )) et autres structures de (( masse ))
dorigine post-coloniale, etc.).
Or les pratiques de corruption tirent parti dune telle logique de la
ngociation et du marchandage. Non seulement la corruption au sens strict
fait lobjet dun marchandage, et affecte donc la forme dune transaction
commerciale (( normale )) et usuelle, mais encore prend-elle bien souvent
laspect dune ngociation simultane sur les rgles, leur pertinence et
la faon de les interprter. En un sens cette ngociation est indispensa-
ble pour que la transaction (( illicite 1) puisse se banaliser, se dpnaliser,
rentrant en quelque sorte dans le lot commun des ngociations quotidien-
nes routinires. Plus gnralement, le flou dans les ilorines ou la coexis-
(7) Cf. S. Berry (1994), qui a soulign
cette particularit de lAfrique contempo-
raine ; Lund (1996), de son cot, dveloppe
un exemple autour des conflits fonciers.
(8) Certes il y accord gnral sur quel-
ques usages rests ou devenus incontourna-
bles, comme au Niger la dot et la c( valise 1)
(celle-ci tant une G tradition )) dinvention
urbaine et rcente); mais, au-del de ces
quelques repxes, la grande variation des usa-
ges locaux et les multiples changements inter-
venus au fil des annes ont (( ouvert )) la
gamme des rfrences possibles, ce qui laisse
un champ de manuvre quci oncles )) et
i( tantes )) ne se privent pas dutiliser, chacun
pour soi.
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LCONOhlIE MORALE DE Lil CORRUPTI ON EN AFRIQUE
teme de plusieurs systmes de normes, en multipliant les marges de ngocia-
tion, favorisent ividemment la diffusion des pratiques de corricption (9).
Une logique du courtage
Le courtage, comme le marchandage, reprsente, au sens strict, un
mode particulier de transaction marchande, avec rmunration de linter-
mdiaire. I1 est particulirement dvelopp en Afrique dans les changes
quotidiens, depuis le traditionnel dillan (courtier en btail, par qui pas-
sent toutes les ventes danimaux) jusquau moderne coxeur, charg de drai-
ner les passagers vers les mini-bus. Mais le courtage stend aussi aux
transactions non-marchandes : les simples relations amoureuses comme les
officielles demandes en mariage, par exemple, ne passent-elles pas elles
aussi par des intermdiaires ? Si ceux-ci ne sont pas en gnral rmun-
rs sous forme de commission, il sagit cependant dun change potentiel
de services, et celui qui en bnficie aujourdhui rendra demain la pareille.
Peu de domaines chappent cette logique du courtage : pour un ser-
vice bureaucratique, pour une dmarche administrative complexe, pour
des questions de famille dlicates, pour chercher un plombier ou acheter
une voiture, la procdure normale pour tout un chacun est de chercher
dabord qui pourra tre le guide, lintroducteur, lintermdiaire, le mdia-
teur.
Quant au sens sociologique du terme (( courtage )> (lo), qui dsigne des
acteurs sociaux situs aux confins de deux mondes socio-culturels, et dots
de comptences permettant de les mettre en contact et dassurer la circu-
lation de flux entre eux (flux symboliques ou politiques autant qucono-
miques et matriels), lAfrique contemporaine est un lieu privilgi de
cette fonction, en particulier dans la sphre de laide au dveloppement.
I1 suffit dvoquer les courtiers locaux du dveloppement, qui drainent
les projets vers leurs villages, leurs rgions ou leurs quartiers, et font
lintermdiaire entre dun cot les bailleurs de fonds ou les ONG du Nord
et de lautre cot des populations quils animent ou organisent pour rpon-
dre aux attentes des prcdents, permettant ainsi de redistribuer la rente
du dveloppement )) sans passer par des structures tatiques en crise (1 1).
A nouveau, cest dans un syncrtisme historique entre pratiques pr-
coloniales (cf. le r61e ancien des intermdiaires dans les ngociations fami-
liales ou politiques), hritage colonial (cf. la ncessit de mettre en rap-
port deux mondes aussi diffrents que celui des coloniss et des coloni-
sateurs) et changements post-coloniaux (cf. laide au dveloppement) que
sest constitu cette logique culturelle du courtage.
(9) Une analyse qui va en partie dans le
mme sens a t propose par Scott (1969).
I1 considre en effet que certaines pratiques
de corruption au Sud sont lquivalent fonc-
tionnel ex-post de ce que sont ex-ante les lob-
bies auprs des parlements au Nord. Ces der-
niers ngocient collectivement, au nomdes
groupes dintrts qui les mandatent, les ter-
mes dune loi qui doit passer (et qui sera
ensuite relativement bien applicque), alors
que les pratiques de corruption dans les pays
du Sud, o la classe politique est plus cou-
pe de la socit civile, o les intrts des
groupes et professions ne sont gure organi-
ss collectivement, et o les lois sont mal
connues ou peu adaptes, permettent de
<( ngocier individuellement au niveau des
processus dapplication des lois et rglements.
(10) Cf. Bailey (1969); Boissevain (1974).
(11) Cf. Blundo (1995); Olivier de Sar-
dan h Bierschenk (1993) ; Olivier de Sardan
(1995).
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J.P. OLIVIER DE SARDAN
Or les pratiques relevant de la corruption utilisent largement les cour-
tiers, dans tous les sens de ce terme (12). On dira volontiers en songhay-
zarma (( ir nia faaba ceeci )) ((( cherchons de laide n), ce qui signifie avoir
recours une (( relation utile pour une mdiation quelconque, laquelle
peut clairement impliquer dessous de table, commission ou (( cadeau )).
Ce sont souvent les courtiers qui organisent les transactions elles-mmes,
dchargeant le corrupteur ou le corrompu des aspects gnants de ces pro-
cds, et les r-insrant dans le circuit des pratiques banalises. Le recours
gnralis aux intermdiaires dissout ainsi la visibilit et la lisibilit des
pratiques de corruption en les noyant dans les usages communs.
Une logique du ( I cadeau
Donner de (( petits cadeaux )) fait partie des mille actes de la vie quo-
tidienne, le plus souvent au nom dun remerciement pour service rendu.
Dans les pays du Sahel, on parlerait plutt de la ((cola )) (gara). Cette
(( cola )) nest pas une rmunration tarife ou negocie, elle nest pas non
plus une commission de courtage, cest surtout un devoir moral. Le bn-
ficiaire dune aide quelconque se doit de faire un geste. Ce (( devoir de
cola )) va dailleurs au-del du seul service rendu. Les invitables dons
aux griots qui flattent )) ntendent-ils pas encore plus le champ dappli-
cation de cette logique du cadeau ? Les noms dailleurs fleurissent, qui
chacun dsigne tel ou tel type de petit cadeau routinier plus ou moins
sollicit. Ne doit-on pas en faire ceux qui vous ont apport une bonne
nouvelle (cf. tukuizci en housa et en songhay-zarma : don symbolique fait
tout porteur dun message heureux), ou ceux qui ont simplement
assist une transaction commerciale importante, achat dune voiture ou
dune maison par exemple (aluada maru, ((argent de la coutume )), en
songhay-zarma) ? Qui est all au march ne doit-il pas ramener (( quelque
chose )) ses proches (Izabiize, en songhay-zarma : (( produit du march D),
lesquels sont fonds, sil ne la pas fait, le lui rclamer ? Nen est-il
pas de mme pour qui revient de voyage ? Le promeneur ou le visiteur
ne doit-il pas donner quelque chose aux femmes quil rencontre en train
de tresser (turguru nooru, en songhay-zarma : argent du tressage) ou en
train de faire un travail collectif (yuubi, en songhay-zarma) ?
Le cadeau se pratique dailleurs aussi bien vers des (( suprieurs 1) que
vers des gaux ou des (( infrieurs D. Les dtenteurs de pouvoirs <( tradi-
tionnels B, par exemple, sont autant des attributaires que des donateurs.
Au Niger (o les chefs restent les titulaires officiels du pouvoir local et
sont rmunrs par le Ministre de lIntrieur), on amne quelque chose
un chef (( coutumier )) lorsquon va le saluer, mme si on na rien de
prcis lui demander, (( cel se fait )by et permet de surcroit de se rappe-
ler son bon souvenir ou de sattirer sa bienveillance ultrieure. Pour
une intronisation (comme pour un mariage ou un baptme), chacun amne
sa (( participation )) (kambu-zaa en songhay-zarma, soit peu prs (( pr-
ter main-forte D).
Peu importe le nom employ : aujourdhui, cest surtout dargent quil
sagit. La montarisation gnralise de la vie quotidienne, ds avant les
(12) Morice (1995) a signal lui aussi le
lien entre le systme de la corruption et
Imergence dune classe dintermdiaires, en
Guine et au Brsil.
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LCONOMIE MORALE DE LA CORRUPTION EN AFRIQUE
indpendances, a transform le don de cola en don dargent. I1 faut donc
avoir sans cesse la main au portefeuille.
Nombre de pratiques de la petite corruption rentrent dans cette cat-
gorie du (( cadeau )) : on doit au fonctionnaire serviable ou complaisant
(( quelque chose 1) en remerciement. Sil na pas, par bienveillance, appli-
qu votre encontre les foudres de la loi, ne devient-t-il pas typique-
ment une de ces personnes auxquelles la biensance vous impose de (( don-
ner )) ? Lui-mme ne manquera pas de rclamer lgitimement sa (( cola )),
ou sa ((part n, comme cela se fait couramment si le donateur potentiel
semble distrait ou rcalcitrant.
Certes, bien souvent, le (( cadeau )) est fait lavance, pour se conci-
lier prventivement les bonnes grces du fonctionnaire, pour (( lester le
dossier )) quon lui a remis, et quainsi (( les papiers ne senvolent pus n. Mais
cette pratique nest pas sans rencontrer des pratiques analogues (( hors-
corruption )). Quiconque va voir un marabout pour quil lui fasse un (( tra-
vail )) (thrapeutique ou magique) va dabord lui donner quelque chose
quon pourrait appeler (( le prix de lencre )) (cette encre grce laquelle
ledit marabout tracera les versets du Coran qui seront la base du talis-
man). Si le talisman savre efficace, on (( remerciera N ensuite, plus lar-
gement, le marabout. Le passage de cette pratique courante aux prati-
ques de corruption est dailleurs fait dans le langage populaire. Ainsi,
en songhay-zarma, kulam deene (la plume du porte-plume), qui dsigne
cette offrande pralable au marabout, sapplique maintenant ces (( avan-
ces )) que vous allez verser au bureaucrate qui traite votre cas.
I1faut aussi savoir que ne pas donner de la (( cola 1) qui la mrite
nest pas seulement un signe davarice ou de mauvaise ducation, cest
aussi risquer ventuellement le malheur. Sans parler des craintes que peut
inspirer un griot mal trait ou un marabout non rcompens, toute per-
sonne ainsi frustre peut vous jeter, mme inconsciemment, la malchance.
Que lon pense 1 la pratique courante qui consiste, lorquon retire une
somme importante dargent la poste ou la caisse de scurit sociale,
donner (( quelque chose 1) la guichetire : on dsigne ce i( cadeau )) sous
le nom de ni00 duubzi en songhay-zarma (cest--dire peu prs (( viter
le mauvais il 1)) celui que, faute de cadeau, la concupiscence de la cais-
sire risquerait de vous envoyer), ou de moo baa ((( la cpart de lil .).
Certes il sagit aussi de sassurer sa collaboration et sa diligence pour
lavenir ...
Ici encore, la frontire entre pratiques de corruption et pratiques habi-
tuelles nest-elle pas mince ? La multiplication des (( cadeaux dans la
vie quotidienne permet aux cadeaux lgalement illicites de se noyer, aux
yeux de tous, dans la masse (13).
(13) Leys (1965 : 225) avait dj not
quel point le passage du cadeau traditionnel
en nature ((( traditional gift giving D) au pot
de vin montaire ( Q bribe of money .) tait
insensible (. the precise nature of the rule-
izfringement is partially coiicealed by the con-
tinuity with an older custom n). I1voque un
cas de transition du poulet donn ouverte-
ment au billet donn semi-clandestinement,
analys en dtail par Southall & Gutkhd
(1957 : 189-194)
104
J.P. OLIVIER DE SARDAN
Une logique du devoir dentraide de rseau
Les rseaux de solidarits inter-personnelles sont multiples, en Afri-
que. Bien sr ils sont loin dtre ngligeables en Europe. Mais leur exten-
sion y est nettement infrieure : repli sur la famille nuclaire, confine-
ment dans des cercles limits damis et de connaissances proches, absence
de relations entre voisins, divers facteurs induisent une sociabilit plus
faible au Nord quau Sud.
Limportance de ces rseaux de sociabilit en Afrique, en particulier
dans les villes, dborde largement le seul cadre de la famille, qui est pour-
tant, comme chacun sait, fort tendue et dont les pressions et sollicita-
tions ne se laissent gure oublier. Entre (( promotionnaires )) (camarades
dcole, de lyce, de facult) se tissent des liens qui se prolongent jusqu
la retraite. Les relations de camaraderie, de voisinage, de travail multi-
plient aussi cette (( force des liens faibles )) (14). Les solidarits nes de
lappartenance une mme association, une mme glise ou confrrie,
un mme parti, la mme faction dun parti, prennent aussi leur place,
comme celles qui lient les originaires dune mme rgion ou dun mme
canton.
Or, non seulement ces diverses formes de relations inter-personnelles
sont particulirement tendues et procurent chacun un capital de rela-
tions sociales nettement plus fourni que dans dautres continents, mais
encore elles comportent une obligation morale quasi-gnralise dassis-
tance mutuelle. On ne saurait refuser un service, une faveur, un (( pis-
ton )), une complaisance, un parent, un voisin, un camarade de parti,
un ami. On ne saurait pas plus refser tout cela quelquun qui vous
est envoy (( de la part )) de lun quelconque dentre eux. Le cercle de
ceux qui on se sent oblig de rendre service est donc remarquablement
large. Le systme devient donc celui dun (c change gnralis )) de ser-
vices, petits ou grands, qui ont en gnral la forme de (( passe-droits )),
officiellement illicites.
Appelons par convention (( rseau )) ces multiples formes dapparte-
nance (15). Chaque individu est insr dans de multiples rseaux, dont
chacun est porteur de solidarits, et donc de pressions correspondantes.
Le problme est que lexigence de solidarit de rseau est si forte que
quiconque ne la respecte pas envers un membre dun des rseaux aux-
quels il appartient est rprouv, et fait lobjet dune pression forte et sou-
tenue de la part de tous les membres du rseau. Sil persiste, il sera objet
de scandale, et sa rputation deviendra vite dtestable.,
En outre, dans un contexte de disfonctionnement des appareils admi-
nistratifs et bureaucratiques, et de raret dramatique des ressources, la
multiplication des interventions en faveur de tel ou tel devient peu peu
le mode normal de gestion des dossiers et des cas. Malheur celui qui
(14) Selon lexpression clbre de Grano-
Vetter (1973).
(15) Mme si le terme est flou, il sem-
ble prfrable aux appellations anthropologi-
ques classiques trop rigides de (( groupes en
corps D (corporate grou@) ou de (I solidarits
primaires n.
105
L~CONOMIE MORALE DE LA CORRUPTION EN AFRIQUE
ne connait personne, ni directement, ni indirectement (16). I1 ne lui res-
tera plus que la solution du i( pot de vin )), sil en a les moyens. Au lieu
de passer comme les autres par lchange gnralis de services rendus,
assortis ou non de (( petits cadeaux )), il devra (( acheter )) montairement
le service dont il a besoin, directement ou par lintermdiaire dun cour-
tier. La corruption caractrise, marchande, nest dans cette perspective
que le signe dune absence de rseau mobilisable, un dficit momentan
en (c capital social D. Le recours au pot de vin nest quun sous-ensemble
du recours au (( service rendu )) (17).
Or, lomniprsence du (( service personnel rendu )) (bien que tombant
le plus souvent sous le coup de la loi, si celle-ci devait jamais tre appli-
que, et relevant incontestablement du complexe de la corruption) est
simultanment une exigence fonctionnelle (la condition de lefficacit de
toute dmarche administrative - et une exigence normative - fondement
de toute sociabilit).
Une logique de lautorit prdatrice
Si les logiques prcdentes avaient entre elles une complmentarit
manifeste, et concernaient au fond tout un chacun, les deux suivantes
sont quelque peu diffrentes, et sont lies des fonctions dautorit.
La premire porte sur le droit que sarrogent de nombreux dtenteurs
de position de pouvoir de procder des formes dextorsion aux dpens
de leurs i( sujets )), cest--dire de ceux qui doivent passer par leurs four-
ches Caudines. Tout se passe comme si ces procds rgaliens, que leurs
victimes dsignent plutt comme du racket, taient, pour ceux qui en
bnficient, non pas de lordre dun choix personnel mais relevaient bel
et bien de leur fonction. Celle-ci comporterait donc (i naturellement )) une
dimension prdatrice. Ainsi, le policier a le droit de prlever son d sur
les transporteurs, comme le directeur de cabinet a le droit de puiser dans
les fonds spciaux, ou comme le juge coutumier a le droit dexiger une
redevance des justiciables.
Certes, la banqueroute des tats et le non paiement des salaires peu-
vent pour une part expliquer que les fonctionnaires dtenteurs dune quel-
conque parcelle dautorit se (( payent sur la bte D. Mais on peut remonter
plus loin dans lhistoire pour y rechercher des causes plus gnrales. Ne
pourrait-on voir dans cette banalisation de lextorsion le prolongement de
certaines habitudes politiques pr-coloniales (razzias, tributs et guerres fai-
sant lpoque partie du paysage social) ? Peut-tre, mais le contexte est
si diffrent aujourdhui (1Etat moderne africain nayant, quoi quen disent
certains, gure de rapport avec les chefferies, royaumes et mirats dantan)
(16) Le Vine (1975) avait, propos du
Ghana, remarqu cette hyper-personnalisation
des relations politiques et administratives.
Une dmarche ne se fait jamais envers une
institution anonyme, mais auprs de (( rela-
tions )) dont on dispose dans ladite institu-
tion. L encore il sagit dun phnomne bien
connu au Nord (le systme franais des
narques )), par exemple, repose pour une
bonne part sur cette personnalisation), mais
en gnral cantonn des rseaux de pairs,
de formation ou de comptence quivalente,
et ne connaissant donc ni la mme gnrali-
sation, ni la mme transversalit, ni la mme
extension quen Afrique.
(17) po les limites de lopposition entre
U corruption de proximit )) @arachial corrrrp-
tiati) et U corruption marchande )) (marker car-
ruprion) (Scott, 1969 : 330).
106
J.P. OLIVIER DE SARDAN
quon devrait plutt se tourner vers les usages proprement coloniaux, depuis
les militaires de la conqute ou le (( commandant 1) tout-puissant, jusquaux
chefs administratifs nomms par la colonisation et aux auxiliaires (( indig-
nes )), dont la marge darbitraire a toujours t fort grande (18).
Quant aux rgimes post-coloniaux, ils ont propuls au pouvoir des
lites nationales devenues du jour au lendemain toutes puissantes, chaus-
sant les bottes des anciens dominateurs europens, flattes par les deux
camps de la guerre froide, sans contre-poids aucun leurs tentations des-
potiques et prdatrices. Du haut en bas de lappareil dtat, lassimila-
tion dune position de pouvoir un droit de prlvement personnel sest
vite gnralise - bien quil y ait eu et quil y ait encore dheureuses
et remarquables exceptions, mais dont le caractre exceptionnel est juste-
ment not par tous. Le passage la dmocratisation semble navoir intro-
duit cet gard que la possibilit de sen prendre publiquement ces
pratiques (par la dnonciation rhtorique habituelle des (( prbendes )) et
du (( racket n) sans les modifier. Ceux-l mmes qui les critiquent
aujourdhui lorsquils sont dans lopposition ou quils nont pas de pou-
voir les adoptent le lendemain lorsquils sont au pouvoir.
Peut-tre la distinction smantique courante en songhay-zarma entre
kom-yan (dpouiller) et zey-yun (voler) est-elle ici clairante. Le chef, le
prince, le (( grand D, lhomme de pouvoir, celui qui dispose de la force,
cest Kom-yun, il dpouille, il prend, il se sert, au grand jour, impudem-
ment (le prlvement autoritaire nest- il pas li sa puissance ?). Le pau-
vre, le dmuni, le sans-pouvoir, lui, ne peut que recourir zey-yan, cest-
-dire voler, drober, en cachette, honteusement ...
Une logique de laccumulation redistributrice
Lenrichissement illicite et le npotisme sont bel et bien sous-tendus
par des valeurs sociales positives, savoir la ncessit dutiliser toute
opportunit qui permette de manifester ces vertus cardinales que sont la
gnrosit, la largesse, la reconnaissance. Ce nest en effet quen accu-
mulant quil est possible dtre gnreux, de faire montre de largesse, et
de tmoigner de la reconnaissance tous ceux qui, avant, quand vous
tiez petit, faible, dans le besoin, vous ont aid, encourag, soutenu. Or,
pour un fonctionnaire, les postes de pouvoir sont les seuls moyens darri-
ver un enrichissement quelconque. Sy refuser, ce serait faire preuve
la fois dingratitude, dgosme, dorgueil, de navet, voire de stupi-
dit. La pression sociale qui pousse laccumulation fins de redistribu-
tion est ainsi trs forte (19).
Bien sr cette logique culturelle, comme les autres, ne vient pas direc-
tement du pass. Certes, ici particulirement, les facteurs issus dune cul-
ture ostentatoire prcoloniale sont importants (20) : le chef prcolonial se
devait de montrer tous ses largesses, et de permettre que soit publique-
(18) On pense videment Wangrin, ce
hros peine romanc du clbre livre dAma-
dou Hampat Ba; p,our une analyse socio-
historique du despotisme colonial au Niger
occidental, sappuyant sur les rcits de ses vic-
times paysannes, cf. Olivier de Sardan, 1984.
(19) Le roman de C. Achebe, Le dma-
gogue (A vitan of the peojh) en est une remar-
quable illustration.
(20) Cf. Nicolas (1986).
107
LY?CONOMIE MORALE DE LA CORRUPTION EN AFRIQUE
ment loue sa gnrosit. Ses capacits redistributives taient bien sr fon-
des sur le patrimonialisme quj rgulait le pouvoir traditionnel, la for-
tune du souverain et celle de 1Etat tant confondues. Mais il a bien fallu
que ces usages persistent et se recyclent sous les priodes coloniales et
post-coloniales pour parvenir jusquaux temps prsents, et garder leur pr-
gnance dans un monde par ailleurs si diffrent, et o le pouvoir a tant
chang.
Le (( no-patrimonialisme )) actuel (21) sinspire certes du patrimonia-
lisme ancien, mais au prix dun singulier effort dadaptation un con-
texte entirement nouveau. Laccumulation redistributrice va dailleurs bien
au-del du seul no-patrimonialisme, et recourt tous les procds possi-
bles denrichissement.
Un facteur supplmentaire va dans ce sens, et lon pourrait peut-tre
mme voir une (( logique )) supplmentaire, et doit ici tre soulign : il
sagit de limportance de la (( rivalit n. Contrairement diverses illusions
communautaristes, les socits africaines contemporaines (et sans doute
aussi, pour une bonne part mais sous dautres formes, pr-coloniales) sont
particulirement (( agonistiques )), rellement ou symboliquement (on pense
ici la sorcellerie). Laccumulation redistributrice a comme moteur auxi-
liaire particulirement puissant la (( jalousie 1) du voisin, du collgue ou
du parent, et limprieuse ncessit de faire autant que possible mieux
que lui. I1 s&it dvoquer limportance de la distribution ostentatoire dont
les aspects (( comptitifs )) sont vidents. Le souci de se crer une (i rpu-
tation )) passe volontiers par la surenchre contre les autres.
En fait la logique de lautorit prdatrice et la logique de laccumula-
tion redistributrice sont cousines germaines. Elles participent du mme
processus historique, issues pour une part du pass, mais transitant par
le despotisme colonial, puis les habitudes prises sous les rgimes de parti
unique et les dictatures militaires. Se sont ainsi conjugus et cristalliss
en un mme ensemble trois lments : un pouvoir sans contre-poids ni
comptes rendre, une confusion de la chose publique et de la chose per-
sonnelle, une pression sociale valorisant lostentation et la redistribution
et jouant sur les rivalits de prestige. Ce qui est manifeste aujourdhui,
cest que, loin de reprsenter cet gard une rupture, les rgimes dmo-
cratiques se sont plis aux habitudes acquises, habitudes qui, inities au
sommet, chez les <( en-hau! den haut B, ont pntr dsormais dans
lensemble des appareils #Etat, jusquaux chefs de poste de douane ou
aux inspecteurs de police ...
Le rle que joue lensemble de ces logiques dans la banalisation des
pratiques de corruption semble indniable. Le plus souvent elles se com-
binent, dissolvant ainsi les pratiques juridiquement rprhensibles dans
un tissu de pratiques voisines et socialement communes, acceptables, et
mme valorises (22). Certes, la corruption nest pas produite en elle-mme
par ces logiques, sauf peut-tre, pour une part, par les deux dernires.
(21) Cf. Mdard (1991).
(?2) Plusieurs auteurs ont bien sr dj
releve cette caractristique, notamment Hei-
denheimer (1989 : 159) : ((All the activities
that would be considered routine corruption
by official Western standards are standard pro-
cedures &eply rooted itz nzore general social rela-
tionships and obligations n.
1 os
J.P. OLIVIER DE SARDAN
Ni la ngociation permanente, ni limportance du courtage, ni la prati-
que rgulire des cadeaux, ni la solidarit avec les rseaux sociaux aux-
quels on appartient ne dbouchent automatiquenzent sur des pratiques illi-
cites, et il est divers exemples de fonctionnaires particulirement vigilants,
et relativement a-typiques, qui, sinon pour tout du moins pour lessen-
tiel, sy refusent. Cependant ces logiques, en brouillant les frontires,
comme en exerant une pression permanente sur les acteurs sociaux, ne
sont pas sans faciliter lacceptabilit culturelle de la corruption.
Sagirait-il alors dimputer la corruption en Afrique une quelcon-
que (( culture africaine )) ? Rien ne serait plus absurde. La notion de cul-
ture est fort polysmique, et nombre de ses acceptions ne sont pas,
notre avis, recevables. I1 ny a nulle part des (( Systmes de Valeurs 11,
planant au-dessus des populations, et induisant leurs comportements, que
ce soit au niveau (( ethnique )), national ou (( africain n. Le (( culturalisme )),
en ce quil homognise lexcs les reprsentations et pratiques, en ce
quil transforme en sujet une construction abstraite du chercheur, en ce
quil fait driver les actions sociales dune sorte de (( table de la loi )) cul-
turelle, nest pas dfendable. Par contre, linverse, nier lexistence de
pressions normatives communes qui sexercent sur les acteurs, ou ne pas
prendre en compte les codes sociaux partags qui fondent les modes de
reconnaissance sociale ou les modes dintelligibilit des interactions, serait
tomber dans lexcs oppos. Aussi ces logiques que nous avons pass en
revue tentent-elles dviter ces deux cueils symtriques et inverses, lexpli-
cation par la Culture, ou le dni de tout (( facteur culturel D. Parce que
(( facteur culturel )) est une expression vague, sil en est, la notion de logi-
que nous semble plus analytiquement oprationnelle, en ce quelle vo-
que des configurations normatives influant sur les stratgies des acteurs.
Ceci nous permet de proposer lnond suivant : (( Dans son processus
de gnralisation moderne, induit pour beaucoup par la faillite des lites poli-
tiques, la corruption bnficie dun terrain favorable sa routinisation et
sa banalisation, du fait quelle rencontre des logiques de comportement large-
nient rpandues au sein des socits post-coloniales )).
Encore faut-il citer quelques facteurs favorables supplmentaires. J e
les appellerai faute de mieux (( facilitateurs )), dans la mesure o ils inter-
viennent dans chacune des logiques voques ci-dessus, en (( facilitant ))
lrosion ou la dissolution de la frontire entre pratiques quotidiennes lici-
tes et pratiques quotidiennes illicites et en accentuant les pressions socia-
les qui incitent ignorer cette frontire. On peut en distinguer au moins
deux, de nature trs diffrente.
l e r facilitateur : la sur-montarisation
Nous avons dj soulign plus haut cette qute montaire permanente
qui caractrise les socits africaines contemporaines. Si la crise cono-
mique en est bien videmment une des causes principales, en rarfiant
les ressources disponibles, elle nen est pas la seule. Linflation des pres-
tations lies aux crmonies familiales (mariages et baptmes dans les cul-
tures musulmanes, et hrai l l es ailleurs) et dautres Etes sociales (Nol,
Ete du mouton, etc.) est un vritable (( problme de socit )by crant une
mcanique infernale que tous dplorent mais que nul ne peut stopper.
109
LGONOMIE MORALE DE LA CORRUPTION EN AFRIQUE
Un exemple parmi dautres en est le bzici kaousa (coutume et terme ga-
lement passs en songhay-zarma), systme rcent selon lequel les cadeaux
reus par une femme pour un baptme (ou, parfois, un mariage), soi-
gneusement comptabiliss, doivent tre rendus par elle doubZs ses dona-
trices respectives, en des occasions similaires ultrieures ...
Or, toutes ces prestations passent dsormais par le biais montaire,
soit quelles soient donnes directement en numraire, soit quil sagisse
de biens de consommations achets pour la circonstance. De plus, les rela-
tions inter-personnelles courantes elles-mmes affectent en permanence une
forme montaire. Si en Europe les formes quotidiennes de la consomma-
tion exigent de mettre sans cesse la main la poche, par contre les for-
mes quotidiennes de la sociabilit se tiennent plus lcart du support
montaire. En Afrique par contre, elles sont trs exigeantes en numraire :
donner (( largent du taxi )) qui vient vous rendre visite, donner des pi-
ces de monnaie aux enfants des amis, donner de quoi acheter un pagne
une cousine qui va la fte de son cole, donner un billet sa belle-
mre quon croise dans la rue, donner 500 CFA paur acheter des ciga-
rettes un collgue de travail, dpanner un voisin ou une vague relation
dans le besoin.
Cette montarisation des formes quotidiennes de la sociabilit se fait
sous pression sociale forte. Ainsi, bien au-del de la seule logique du
cadeau voque plus haut, la sur-montarisation de la vie courante oblige
chacun une qute permanente de (( moyens 1) et brouille les pistes entre
les moyens juridiquement admissibles et les moyens juridiquement con-
damnables. Lachat illicite dun service administratif ou le dtournement
dargent public prennent en Europe une forme dautant plus visible -
et condamnable - quelle affecte une forme montaire (le (( dessous de
table D, la (( valise pleine de billets 1)) dans des domaines o largent est
normalement exclu. Des secteurs entiers de la vie sociale fonctionnent
en effet en minimisant ou en rprouvant la circulation dargent. En Afri-
que, il nest linverse aucun domaine (mme les rapports conjugaux)
o~largent nintervienne en permanence (23).
2 e facilitateur : la honte
On pourrait sattendre ce que le sentiment de (( honte 1) soit un frein
aux pratiques de corruption. Cest en fait plut6t linverse. Reprenons le
problme de faon plus gnrale. La a honte )) est dans la plupart des
cultures africaines un puissant rgulateur et moyen de contrle social. Tout
comportement qui atteint la biensance, qui suscite lopprobre, qui
engendre lhumiliation, qui tmoigne de mauvaise ducation, qui bafoue
les valeurs morales locales, est gnrateur de (( honte N, et celle-ci doit
tre autant que possible, voire tout prix, vide (24). La honte est une
(23) G. Elwert (1984) avait analys, dans cule deviennent ncessairement pour autant
un texte stimulant, ce quil appelait la gn- des relations marchandes. Largent donn
ralisation de la <( vnalit D. Mais il confon- une prostitue relve de lamour vnal, pas
dait notre avis deux processus, la (( mon- celui quun mari donne sa femme.
tarisation D de la vie sociale et la R marchan- (24) Pour des dfinitions populaires et
disation (commodificetion). La sur- u miques n de la honte en songhay-zarma,
montarisation nimplique pas que les rela-
tions sociales entre lesquelles de largent cir-
cf. Olivier de Sardan, 1982.
110
J.P. OLIVIER DE SARDAN
morale sociale, une morale du regard des autres, et non une morale de
lexamen de conscience individuel.
La honte, donc, cest dabord la dsapprobation des autres, et avant
tout celle de son entourage. Or, comme on la vu, dnoncer un parent
ou un alli coupable de malversation est gnrateur de honte. Ne pas
rendre service une personne (( recommande )) est gnrateur de honte.
Refuser un cadeau ou une contrepartie qui vous a aid est gnrateur
de honte. Se singulariser et se distinguer en public (en rejetant par exem-
ple les (( privilges )) de son statut) est gnrateur de honte. Dire non
qui a des droits sociaux sur vous est gnrateur de honte.
Par contre glisser un billet un fonctionnaire, prlever sa dme sur
les (( clients )), (( emprunter )) dans la caisse (25), abuser du matriel de
(( service )), obtenir des passe-droits, tout cela nest gure ou nest plus
gnrateur de honte, mme si parfois labus de pouvoir ou lextorsion
sont considrs comme (( honteux )), et incompatibles avec les normes de
conduite de laristocratie (( traditionnelle )). Lincrustation de la corrup-
tion dans les habitudes sociales a ceci de remarquable quelle dplace la
barrire de la honte. Une attitude intransigeante vis--vis de toute forme
de corruption marginaliserait son auteur au nom de la honte que imman-
quablement ferait rejaillir sur lui et les siens ce qui ne pourrait tre inter-
prt que comme son orgueil, son mpris dautrui, son absence de com-
passion, son rejet de la famille ou des amis, son hostilit envers les con-
venances.. .
Autrement dit, la stigmatisation de la corruption voque plus haut
(thse 3) est dconnecte du sentiment de honte (dont on aurait pu satten-
dre ce quil freine le recours par lindividu des pratiques qu un
autre niveau il dplore). La stigmatisation est gnrale, morale, le plus
souvent abstraite, et lorquelle est alimente par des rfrences person-
nelles vcues il sagit de contextes o le locuteur se peroit en position
de (( victime D etloii des rgles de biensance nont pas t respectes. La
honte, fondamentalement situationnelle, joue dans un autre registre, celui
de la pression de lentourage et des rseaux, celui du (( quen dira-t-on ? n,
et ce registre l favorise les pratiques du complexe de la corruption plu-
tt quil ne les bloque.
Finalement, quest-ce qui distingue la corruption africaine de la cor-
ruption europenne ? Deux Clments semblent simposer.
Sectorialisation ou gnralisation
Linsertion des pratiques de corruption en Afrique dans une cono-
mie morale largement partage favorise sa banalisation et sa gnralisa-
tion. En Europe occidentale (sauf peut-tre dans une partie de lItalie),
(25).Limportance de la emprunt n, en
particulier de lemprunt non rendu et non
rclam (il est parfois plus (( honteux )) de
riclamer au dbiteur de rembourser que,
pour celui-ci, de ne pas le faire), mriterait
dtre dveloppe, et lon pourrait peut-tre
y voir une autre u logique N encore, favori-
sant la banalisation des pratiques du com-
plexe de la corruption.
111
\
L%CONOMIE MORALE DE LA CORRUPTION EN AFRIQUE
les pratiques de corruption sont linverse cantonnes dans quelques
domaines bien prcis (travaux publics et btiment, par exemple, ou finan-
cement des partis politiques, sans parler du recyclage dargent sale et de
lconomie de la drogue), o, sans doute, elles atteignent des montants
cumuls bien suprieurs la corruption en Afrique. La gnralisation pro-
pre lAfrique rend surtout la (( petite corruption )) particulirement visi-
ble. Ce nest certes pas la plus significative, ou la plus grave, conomi-
quement parlant. Mais son enchassement dans des logiques (( socio-
culturelles )) plus larges cre sans doute en Afrique, la diffrence de
lEurope, un continuum ou une parent entre petite corruption et grande
corruption.
Certes lEurope connait aussi des pratiques illicites (( gnralises )).
Tricher sur ses dclarations dimp6ts est un sport fransais trs COUN.
Dautres pratiques largement rpandues dans les pays du Nord franchis-
sent les limites de lillicite, comme le (( piston )), la (( perruque )), le (( tra-
vail au noir )), les (( cadeaux dentreprise )). Mais toutes ces formes met-
tons (( mineures )) semblent dcroches de la (( vraie )) corruption, restent
cantonnes dans des domaines bien prcis, et naffectent pas de forme
montaire visible.
Service public, bien public, chose publique
Patrimonialisme, prbendes, achats de fonctions, et corruption en tous
genres taient monnaie courante en France sous lAncien Rgime. I1 a
fallu la Rvolution fransaise, puis la (( Rpublique des instituteurs )), pour
crer une (( thique du service public )) qui, malgr les contestations dont
elle a pu faire lobjet, les rats qui la secouent ici ou l (26) et le dclin
relatif quon lui prdit parfois, semble protger encore la grande majo-
rit des fonctionnaires, grands ou petits, de la tentation des pratiques illi-
cites, et bloque toute extension de la corruption hors des secteurs en quel-
que sorte rservs o elle est cantonne.
La raret, au sein des fonctions publiques *africaines, dune telle thi-
que a souvent t signale. La jeunesse des Etats nationaux et de leurs
appareils ny est pas pour rien, non plus que lexprience traumatisante
de la colonisation. Le peu dentrain quont manifest les lites politiques
de tous ordres qui se sont succdes depuis lindpendance pour promou-
voir une telle thique et en donner lexemple y a aussi sa part, qui est
grande. Nous voudrions faire simplement remarquer un autre facteur, ni
plus ni moins important, et qui relve de cette conomie morale com-
mune aux socits africaines. I1 sagit de labsence assez gnrale dune
tradition de la (( chose publique D.
Prenons nouveau lespace villageois. Nombreuses sont les rgions
en Afrique ou il ny a pas, malgr les apparences, de proprit villageoise,
ou un quivalent quelconque de ce que furent les (( communaux )) dans
les socits rurales europennes. Si les terroirs ont souvent des (( propri-
taires )) ou des (( matres )) agissant au nom de (( collectifs )), ce sont tou-
jours des collectifs en quelque sorte privs, qui revendiquent des droits
contre les autres collectifs du mme village, en affirmant leur propre supr-
(26) Cf. Miny (1992).
112
J, P. OLIVIER DE SARDAN
matie : lignage des descendants des premiers arrivs, ou lignage des des-
cendants des fondateurs du puits, ou lignage des descendants des pre-
mierdderniers conqurants, ou lignage des descendants des premierdder-
niers chefs administratifs de la colonisation, etc.
Les infrastructures villageoises ne sont peu prs jamais des infras-
tructures (( communales )) ou publiques, mme si lusage en est public et
sil y a de fortes contraintes morales garantissant leur libre accs. Soit
elles relvent du reprsentant dun collectif local minent ou-dune auto-
rit plus ou moins coutumire, soit elles appartiennnent lEtat, cest--
dire lextrieur, et donc personne. Les difficults que les ONG et
cooprations techniques du Nord ont mettre en uvre leurs program-
mes (( communautaires )) tmoignent de cette absence frquente dun (( bien
public )) lchelle villageoise. La multiplicit des (( collectifs )) (familles,
classes dge, socits rituelles, etc.), souvent dans un climat de rivalits
et dantagonismes, nest en rien signe dune (( communalit n.
Lextrapolation lchelle de 1Etat tout entier de cette (( non-
communalit )) lchelle de la base villageoise est sans doute excessive.
Mais elle nest pas sans faire sens. I1 semble en effet que les barrires
habituelles en Europe (morales, culturelles et judiciaires), qui freinent (sans
bien sr jamais les supprimer compltement) depuis le XW sicle lappro-
priation privative de lEtat, lusage personnel ou factionnel de positions
dautorit, la transformation dune fonction publique en affaire person-
nelle, nel jouent que fort peu en Afrique.
Les Etats ont t crs de toute pice par un occupant tranger,
excluant les (( indignes )) de la gestion et encore plus de toute Co-proprit
du pays. Les indpendances ont vu la construction prcipite dune
bureaucratie nouvelle prenant la place des colonisateurs, et soucieuse avant
tout dexercer ses privilges leur place, et dasseoir son statut au plus
vite. Ni la chose publique )) ni le (( service public )) ntaient vraiment
au centre des proccupations, et ces notions morales ne semblent tou-
jours pas tre entres dans les moeurs pratiques, trente cinq ans plus tard.
De plus, ces quelques logiques (( socio-cultureIles )), prvalentes au sein
des socits africaines, que nous avons passes en revue, ne sont pas vrai-
ment en harmonie ou en correspondance avec les normes du service public
et les dfinitions lgales de la corruption en Afrique, qui sont directe-
ment issues du modle europen. Or le modle europen est pour une
part le produit de logiques (( socio-culturelles )) toutes autres, qui se sont
mises en place au cours du XIXcsicle, base de distinction du priv
et du public, de puritanisme, de revendications galitaires et individua-
listes. En Europe, autrement dit, les normes du service public et les dfi-
nitions lgales de la corruption sont, elles, en harmonie, mme approxi-
mative, avec les logiques (( socio-culturelles )) locales dominantes.
En Afrique, par contre, le dcalage est criant (27). De ce fait le fonc-
tionnement des appareils administratifs, lui aussi dcalqu entirement du
mod8le europen, est de type schizophrnique. En droit, en organigramme,
en fonctionnement officiel, en budget, il est totalement occidental. En
(27) ?dart (1995) signale 1 juste titre
quil ne s agit pas seulement de contradic-
tions entre nomes et pratiques mais entre
normes elles-mmes.
113
L%CONOMIE MORALE DE LA CORRUPTION EN AFRIQUE
pratique, il est autre, travers par des logiques fortement en contradic-
tion avec le modle. Et ainsi ce qui est corruption du ct des normes
officielles ne lest pas ou si peu du ct des pratiques.
Les fonctionnaires eux aussi sont dans une situation schizophrnique.
Ils tiennent leur lgitimit administrative et professionnelle davoir t
forms la modernit administrative europenne (aujourdhui devenu le
standard mondial), et donc aussi ses valeurs de <( service public D. Mais
leur lgitimit sociale implique au contraire quils agissent en conformit
avec des logiques (( socio-culturelles )) plus ou moins contradictoires. Ainsi
sexplique, au moins en partie, le contraste relev au dbut de ce texte
entre la stigmatisation discursive de la corruption, et lextension des pra-
tiques qui en relvent.
Ladhsion trs rpandue aux normes abstraites et offficielles dorigine
europenne prnant limpartialit de 1Etat et la ncessit dune thique
de lintrt gnral, coexiste ainsi pacifiquement avec un comportement
tout aussi rpandu qui se soumet des normes sociales favorisant la pr-
minence des interts personnels et factionnels. Chacun est sincrement
pour le respect de la chose publique et pour que la bureaucratie soit au
service des citoyens, mais chacun participe par ses actes quotidiens la
reproduction du systme quil dnonce.
Do ce sentiment gnral dimpuissance face une mcanique infer-
nale. Et do cette hypothse, qui est aussi un risque : le dveloppement
de mouvements de type (< puritain )) entendant rformer les moeurs publi-
ques (qui peuvent prendre, dans lIslam comme dans les christianismes,
une coloration fondamentaliste ou intgriste) apparait comme un des seuls
moyens, en labsence dune auto-rformation improbable des lites politi-
ques, de prtendre inverser le cours des choses.
Toute politique <( anti-corruption 1) doit faire face ces ralits.
J2. Olivier de Sardan
SHAD YC (EHESS-CNRS, Marseille)-ORSTOM (Niamey)
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