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Gallo Max - La Chute de L'empire Romain

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Max GALLO

de l’Académie française

La Chute de l’Empire romain


« Qu’arrive-t-il ?
« Les chanteurs ont chassé les philosophes,
et les professeurs d’éloquence ont cédé la place
aux maîtres en fait de voluptés.
« On mure les bibliothèques
comme les tombeaux. »
Ammien Marcellin, né vers 332,
historien de l’Empire romain
à la fin du IVe siècle de notre ère.
Prologue

Le miroir romain
Miroir romain, annonces-tu aujourd’hui
la chute de notre civilisation ?
Nous, les lointains héritiers de Rome,
marchons-nous − comme autrefois –
vers notre mort ?
Il se nommait Rutilius Namatianus.
Païen et gaulois, il était, en l’an 414 de notre ère, préfet de Rome.
Quatre ans auparavant, il avait vécu le « sac de Rome », perpétré dans la ville impériale par
les Barbares germaniques − les Wisigoths − ayant à leur tête Alaric, qu’ils avaient choisi
comme roi.
Viols, pillages, saccages, destructions, incendies, massacres s’étaient succédé pendant trois
jours, du 24 au 26 août 410.
Rutilius Namatianus écrit :
« Nous avons sous les yeux des exemples qui montrent que les villes peuvent mourir. »
Quinze siècles plus tard, devant les décombres et les dix millions de victimes qu’avait
provoqués de 1914 à 1918 la Première Guerre mondiale, Paul Valéry écrivait : « Nous autres
civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. »
Mais ni Rutilius Namatianus, ni Paul Valéry, qui incarnent, malgré l’abîme du temps qui
les sépare, la civilisation occidentale, ne peuvent admettre que le monde dans lequel ils
vivent va réellement disparaître, cédant la place à une autre civilisation.
Au début du Ve siècle, Rutilius Namatianus, au moment de quitter le Latium pour rentrer
en Gaule, adresse à Rome une incantation, sorte de credo dans lequel il exprime son
admiration :
« Écoute, ô reine si belle d’un monde qui t’appartient… Les siècles qu’il te reste à vivre ne
sont soumis à aucune limite, tant que subsistera la terre et que le ciel portera les astres. »
Les témoins de la « crise » que traverse leur civilisation au Ve siècle, et aux XXe et
XXIe siècles, ne conçoivent pas, malgré les ruines qui s’amoncellent sous leurs yeux, la fin −
la chute − de leur monde.
Ils acceptent tout au plus la transformation de « leur » civilisation.
« Avant la chute de Rome, les Romains étaient sûrs autant que nous le sommes
aujourd’hui que leur monde durerait toujours sans de grandes mutations. Nous serions sages
de ne pas imiter leur certitude », écrit un historien anglais en 2005[1 ].
Au XVIIIe siècle, Chateaubriand, témoin fasciné de l’effondrement en 1789 de l’Ancien
Régime, ne peut cependant pas aller au-delà de l’idée d’une sorte de passation de pouvoir, de
continuité dans la transformation.
« Quand la poussière qui s’élevait sous les pieds de tant d’armées, qui sortait de
l’écroulement de tant de monuments, fut tombée, écrit-il[2 ], quand les tourbillons de fumée
qui s’échappaient de tant de villes en flammes furent dissipés ; quand la mort fit taire les
gémissements de tant de victimes ; quand le bruit de la chute du colosse romain eut cessé,
alors on aperçut une croix, et au pied de cette croix un monde nouveau.
« Quelques prêtres, l’Évangile à la main, assis sur des ruines, ressuscitaient la société au
milieu des tombeaux comme Jésus-Christ rendit la vie aux enfants de ceux qui avaient cru en
lui. »
Mais quel est ce « colosse romain » qui laisse la place au catholicisme ?
Un témoin, Ammien Marcellin, né vers l’an 332 de notre ère à Antioche, d’abord officier
des armées romaines, choisit, ayant quitté le service de l’Empire, de brosser un tableau précis
de la société romaine lors des années tonnantes de la fin du IVe et du début du Ve siècle.
« Je me figure l’étonnement d’un étranger à qui ce livre tomberait entre les mains, en ne
trouvant qu’émeutes, scènes d’ivrognerie et autres turpitudes semblables dans la relation de
ce qui s’est passé à Rome à cette époque… »
Il décrit :
« Le noble corps du Sénat qui voit sa splendeur ternie par la légèreté dissolue de certains
de ses membres qui ne gardent plus de ménagements dans le vice et se livrent à toutes sortes
d’égarements […].
« Les uns mettent la gloire suprême dans l’exhaussement singulier d’un carrosse ou dans
une fastueuse recherche de costume […]. Je ne peindrai pas ces gouffres appelés banquets, ni
les mille raffinements que la sensualité y déploie […]. La marche est fermée par les eunuques
de tout âge, les vieux en tête tous également livides et difformes. À l’aspect de cette troupe
hideuse n’ayant d’hommes que le nom, on ne peut que maudire la mémoire de Sémiramis
qui, la première, soumit l’enfance à cette cruelle mutilation […]. C’est outrager la nature de
contrarier violemment ses vues, car dès les premiers moments de l’être elle a marqué ces
organes comme source de vie, comme principe de génération […].
« Qu’arrive-t-il ? Les chanteurs ont chassé les philosophes, et les professeurs d’éloquence
ont cédé la place aux maîtres en fait de voluptés. On mure les bibliothèques comme des
tombeaux…
« Il fut un temps où Rome était le sanctuaire de toutes les vertus. […] Rome est le centre
d’action de l’univers entier. Il est donc naturel que les maladies y sévissent plus qu’ailleurs.
« Quant à la populace qui n’a ni feu ni lieu, tantôt elle passe la nuit dans les cabarets et
tantôt elle dort à l’abri de ces tentures destinées à couvrir les amphithéâtres […]. »
Faut-il croire Ammien Marcellin ou se souvenir qu’il « existe chez les hommes un
penchant à se grossir les malheurs des temps où ils vivent et à s’en dissimuler les
avantages[3 ] » ?
En est-il ainsi pour l’Empire romain d’Occident au Ve siècle ?
Depuis deux millénaires, les acteurs et les témoins − les contemporains des invasions
barbares −, en historiens, en débattent.
D’abord pour tenter de discerner les causes de la chute ou de la transformation de cet
empire.
A-t-il été victime des invasions barbares ?
« La civilisation romaine n’est pas morte de sa belle mort, elle a été assassinée », affirme
un historien[4 ] qui vient de subir l’occupation de la France par les « Germaniques »
hitlériens − Hitler, nouvelle incarnation du roi des Huns, Attila. Mais on conteste ces propos.
On affirme : « Les Barbares n’ont pas détruit l’Empire romain d’Occident, l’Empire est mort
de maladie interne[5]. »
Cette querelle oppose donc ceux qui récusent l’idée de chute de l’Empire romain
d’Occident, à ceux qui croient à sa lente transformation.
Un amalgame se serait réalisé entre « Barbares » et « Romains » donnant naissance à de
nouveaux royaumes (Clovis, roi des Francs, est baptisé à la fin du Ve siècle) caractéristiques
d’une Antiquité tardive porteuse de la civilisation médiévale.
Dès lors il serait injuste et erroné de stigmatiser les « invasions barbares ». Ces peuples
(Goths, Wisigoths, Ostrogoths, Alains, Suèves, Vandales, Huns) n’auraient fait que réagir à
l’« impérialisme romain ».
« L’agressivité de l’Empire romain fut en dernière analyse la cause de sa propre
destruction[6 ] », va-t-on jusqu’à écrire.
Louons donc les « Barbares » et, au nom des Romains, faisons repentance !
Si l’on rêve de construire l’Europe, cette lecture de l’Histoire s’impose. D’ailleurs, quand
l’European Science Foundation lance, avec de puissants moyens, une étude internationale,
elle intitule cette recherche La transformation du monde romain.
L’expression « la chute de l’Empire romain » est bannie. Elle impliquerait crise, déclin,
décadence, invasions, vols, viols, massacres.
Mais cette nouvelle vision − œcuménique, rassurante − se heurte aux réalités cruelles de la
« migration des peuples », la Völkerwanderung ; et à la fascination que continue d’exercer la
désagrégation de l’Empire romain d’Occident.
En fait quand la civilisation occidentale affronte une crise profonde − ainsi au
XVIIIe siècle, au XXe et au XXIe siècle − elle essaie d’en décrypter les signes, d’en comprendre
les causes, d’en imaginer le déroulement et les conséquences, de concevoir les moyens d’y
faire face, et d’éviter l’impuissance.
C’est alors que, dans la recherche de ce qui « nous arrive », on interroge le « miroir
romain ».
Il a décrit et parcouru toutes les voies.
Il reflète plus de mille ans d’histoire.
Il a mémorisé l’agonie et la fin du monde.
Miroir romain, annonces-tu en ce XXIe siècle la chute de notre civilisation ?
Nous, les lointains héritiers de Rome, marchons-nous − comme elle autrefois − vers notre
mort ?
Première partie

Galla Placidia Augusta


1.

Elle, Galla Placidia, fille, sœur, et mère d’empereurs romains, ne craignait pas la mort.
En ce long crépuscule du 15 août 440 de l’ère chrétienne, elle parcourait lentement,
entourée de sa garde personnelle, la voie pavée qui traversait la ville de Ravenne.
Son fils, l’empereur d’Occident, Valentinien III, résidait dans cette cité que les lagunes et
les marais mettaient à l’abri des coups de main des hordes barbares.
Ces tribus, ces peuples − Quades et Marcomans, Alamans, Francs, Goths, Vandales,
Saxons, Burgondes, et tant d’autres − déferlaient, depuis des décennies, par vagues
successives surgies des forêts obscures d’au-delà du Rhin ou du Danube.
Les légions romaines − plusieurs dizaines de milliers d’hommes − tentaient de les
contenir, de les refouler, fortifiaient les frontières de l’Empire, dressaient un mur de cinq
mètres de haut, et derrière ce limes la civilisation romaine se déployait.
Galla Placidia, durant toute son enfance, avait été persuadée que Rome était le cœur
immortel du plus grand empire du monde.
Il s’étendait des brumes de l’Angleterre et de l’Écosse aux fleuves de Mésopotamie, le Tigre
et l’Euphrate, et du Rhin et du Danube jusqu’à l’Afrique du Nord et au Nil.
Galla Placidia écoutait, fascinée, les sénateurs exalter l’histoire de la Ville, Rome, fondée
en 753 avant Jésus-Christ.
« Rome, déclamait le Gallo-Romain Rutilius Namatianus, tu es la reine magnifique d’un
monde soumis à tes lois, Rome, tu as pris place parmi les divinités du ciel… Tu as fondu les
nations les plus diverses en une seule patrie… Tu as offert aux peuples vaincus le partage de
ta civilisation. »
L’un de ces vieux Romains, Symmaque, sénateur au visage poudré, au corps gras, à
l’éloquence empesée, répétait à Galla Placidia que Rome et son Sénat étaient la « meilleure
part de l’Humanité ».
Il regrettait que l’empereur Constantin ait, en 330, renoncé aux dieux, aux rites, aux
sacrifices, aux religions païennes et décrété que l’Empire serait chrétien.
Mais d’autres − tel le poète chrétien Prudence − saluaient cette naissance :
« Du mélange des peuples une race unique est née… La Paix romaine a préparé la voie à la
venue du Christ […]. Déjà, ô Christ, tu saisis le monde, que la Paix et Rome tiennent en un
nœud serré. »
De nouvelles villes étaient devenues des capitales : Milan, Trèves, Ravenne, et, rivale de
Rome, Constantinople, construite par l’empereur chrétien Constantin.
L’un de ses successeurs, l’empereur Théodose, le père de Galla Placidia, avait ordonné
qu’on ferme les temples païens, puis à l’approche de sa mort, en 395, il avait partagé l’Empire
entre ses deux fils.
À l’aîné, Arcadius, l’empire d’Orient, dont Constantinople était le joyau. Au cadet,
Honorius, l’empire d’Occident et Ravenne. Dans chacun de ces empires, les riches, les
puissants accumulaient les biens, l’or, la terre et les esclaves.
« Je veux une maison commode, écrit l’un d’eux, Paulin de Pella, aux larges appartements
disposés successivement selon les saisons de l’année, une table brillante et bien garnie, des
domestiques jeunes et nombreux, des artistes en différents genres, habiles à exécuter
promptement des commandes ; des écuries pleines de chevaux bien nourris, et pour la
promenade des voitures sûres et élégantes. »
Mais Galla Placidia avait la nostalgie de Rome la populeuse, la monumentale, l’entretenue
et la courtisée.
On y distribuait gratuitement aux citoyens romains le pain et le vin, on y célébrait les dieux
antiques, la force, on y distrayait le peuple en y organisant des jeux cruels, au Colisée.
Symmaque avec fierté racontait à Galla Placidia qu’il avait fait combattre à mort dans
l’arène des gladiateurs romains et des Barbares désarmés, dont les fauves s’étaient disputé les
corps encore palpitants. Mais le sang avait débordé du Colisée.
Le 24 août 410, et durant trois jours, les Barbares wisigoths, conduits par leur roi, Alaric,
avaient occupé, pillé, saccagé Rome.
Galla Placidia avait vingt ans.
Alaric l’avait choisie comme otage de grand prix à respecter mais elle avait dû marcher
sous les coups de fouet, avec d’autres femmes, elles aussi butin précieux des Barbares.
Ces jours-là, Galla Placidia avait appris à regarder la mort sans jamais détourner la tête.
Elle savait la reconnaître lorsque cette rapace se grimait.
La mort se glissait ainsi parmi les courtisans serviles qui se pressaient autour de
Valentinien III, le fils de Galla Placidia. Galla les démasquait. Ils rêvaient de tuer l’empereur.
Certains eunuques au corps luisant, maquillés, s’adonnaient à tous les vices, osant se
proclamer chrétiens puisque c’était la religion de l’Empire. Mais l’ambition, la jalousie, la
perversité les dévoraient. Galla Placidia devait déjouer leurs complots incessants.
En cinquante ans de vie, Galla Placidia avait chaque jour découvert un nouveau visage à la
mort.
Ainsi elle était sûre que le général Aetius, qui commandait l’armée de l’empire d’Occident,
et gouvernait en lieu et place de l’empereur Valentinien, ne rêvait que de revêtir la pourpre
impériale. Et Galla Placidia soupçonnait Aetius de vouloir s’allier avec les chefs barbares, afin
de conquérir le pouvoir impérial en tuant Valentinien III.
– C’est mon fils ! avait un jour crié Galla Placidia à Aetius. Il est à moi !
– Dites-le-lui, avait répondu Aetius.
Il l’avait défiée d’un regard puis il lui avait tourné le dos. Les courtisans s’étaient écartés,
inclinés sur son passage comme s’il avait été l’empereur.
De ce jour, Galla Placidia ne s’était plus rendue au palais impérial.
Elle n’oubliait pas que la mort rôdait autour de Valentinien.
Les souvenirs la hantaient.
Gorges tranchées, pal enfoncé, hurlements des suppliciés, bruit sec des os que l’on brise à
coups de masse ; hommes influents − généraux, sénateurs, patrices − bâtonnés jusqu’à ce
que leur corps ne soit plus qu’une boule de chair d’où jaillissait un sang noir ; d’autres livrés
aux bêtes.
Quand ce passé ensevelissait Galla Placidia, il lui semblait que Dieu pouvait retenir la main
du tueur, du bourreau, du traître.
Alors elle passait devant le palais de l’empereur, ignorait l’édifice. Elle regardait au loin, les
yeux fixés sur la chapelle en forme de croix latine dont, malgré la brume qui montait des
lagunes et des marais, elle apercevait le dôme.
Galla Placidia avait veillé à la construction de cette église, où elle se rendait chaque jour
afin de prier Jésus-Christ, l’Empereur du Ciel, de protéger Valentinien III, ce fils si faible face
aux hommes de proie.
Elle entrait seule dans la chapelle, sa garde personnelle se plaçant autour du bâtiment.
Galla Placidia priait devant chacune des huit statues d’apôtre puis elle s’immobilisait face à
l’une des arcades, au centre de laquelle elle avait fait placer un sarcophage de marbre.
Là, on déposerait son corps et cette chapelle serait son mausolée.
Fille de l’empereur Théodose le Grand, sœur de l’empereur d’Orient Arcadius et de
l’empereur d’Occident Honorius − tous disparus −, et mère de Valentinien III, encore vivant
par la grâce de Dieu, Galla Placidia ne craignait pas la mort.
Elle était sortie de la chapelle, sereine.
Là serait son mausolée. La mort n’effacerait pas sa vie. Les chrétiens prieraient devant le
sarcophage de marbre où son corps reposerait. Elle serait vivante dans la mémoire romaine.
Elle commença à marcher au milieu de la voie pavée.
Les hommes de sa garde l’entouraient, formant un carré qui avançait au pas de Galla. La
nuit tombait et la brise, venue des lagunes, soulevait les plis de l’ample robe qui enveloppait
le corps élancé de Galla Placidia.
On avait allumé des torches, marquant ainsi les angles du carré au centre duquel elle se
trouvait.
Les silhouettes des soldats, dans la pénombre, parurent plus massives. Certains hommes
portaient un arc à double courbure, si long qu’il semblait plus grand qu’un homme ; d’autres
tenaient leur glaive ou leur javelot sur l’épaule.
Les archers avaient le crâne allongé, le visage comme aplati. C’étaient des Huns. Ce peuple
avait coutume de serrer le crâne des nouveau-nés avec de larges bandes qui écrasaient aussi
le visage. D’autres, blonds, devaient être alamans ou germains, ostrogoths ou wisigoths,
sarmates ou vandales, suèves ou alains.
Vaincus, prisonniers, Aetius ou d’autres généraux romains leur avaient offert de devenir
des alliés, de servir dans les légions romaines.
Brusquement, Galla Placidia eut froid.
Elle se souvenait des propos qu’avait tenus le sénateur Symmaque, soliloquant, les deux
mains croisées sur son ventre, semblant ignorer la présence de Galla Placidia si jeune alors,
mais parlant pour elle, afin qu’elle rapporte ses propos à ses frères, Honorius et Arcadius,
empereurs d’Occident et d’Orient.
Il avait d’abord dit qu’il souhaitait que les héroïques soldats romains fassent tant de
Barbares prisonniers qu’on déciderait de les pousser par centaines, par milliers dans les
arènes des villes romaines.
« Nous assisterons à leur mort. Est-il plus beau spectacle que la mort d’un Barbare ? »
Depuis la fondation de Rome, combien étaient-ils, ceux qui avaient été ainsi livrés aux
bêtes, ou aux gladiateurs ? Au moins autant que la population de plusieurs quartiers de
Rome.
Puis il avait soupiré, élevé la voix, montrant ainsi qu’il voulait être entendu.
« Mais de nos prisonniers barbares, nous avons fait des soldats, dont le devoir est de
mourir pour sauver nos vies, et faire resplendir la gloire de l’Empire romain. Que les dieux
veuillent qu’il en soit ainsi. »
Il avait ajouté d’un ton las :
« N’oublions jamais que nous sommes protégés par des armées composées d’hommes qui
sont de la même race que nos esclaves. »
Dans la lueur des torches, Galla Placidia avait vu les nuques, les épaules, les cuisses des
hommes de sa garde énormes comme celles de géants.
Et si ces Barbares se rebellaient ?
Elle n’avait pas eu peur.
Elle ne craignait pas sa mort, mais celle de l’Empire romain d’Occident.
2.

Elle, Galla Placidia, était née à Constantinople en 390, alors qu’il n’existait qu’un seul
Empire romain.
Mais son père, Théodose le Grand, général victorieux devenu empereur, avait peu avant sa
mort, en 395, scindé cet immense territoire.
Elle, Galla Placidia, avait quitté Constantinople pour Rome et plus tard Ravenne,
rejoignant son frère Honorius, empereur d’Occident, et se sentant de plus en plus étrangère à
l’empire d’Orient et à son frère aîné, Arcadius, qui régnait à Constantinople.
C’était il y a une quarantaine d’années.
Et ce 15 août 440, alors qu’elle traversait Ravenne, qu’elle s’interrogeait sur le destin de
l’empire d’Occident, et le sort de son fils, Valentinien III, qui en était l’empereur, elle s’était
demandé ce qui avait conduit son père à tailler dans le vif du grand Empire romain, à
abandonner Rome, la Ville millénaire.
N’était-ce pas condamner l’empereur d’Orient et l’empereur d’Occident à devenir des
rivaux ?
Ils l’avaient été dès l’origine et leurs successeurs l’étaient encore.
Autour de chacun d’eux, des conseillers, des courtisans, des généraux les poussaient à
s’opposer.
Dès le lendemain de la mort de Théodose, les intrigues, les complots s’étaient noués
autour d’Arcadius et d’Honorius.
À Constantinople, le préfet Rufin s’était imposé à l’empereur Arcadius, comme s’il avait été
le régent.
À Ravenne, un général d’origine barbare − un Vandale −, Stilicon, avait pris le pouvoir
puisque Honorius n’était encore qu’un enfant.
Et Stilicon comme Rufin avaient constitué leur garde personnelle, composée de Barbares à
leur solde dont les traits sauvages, la violence inspiraient la terreur.
Pourquoi Théodose le Grand n’avait-il pas prévu cela ?
Avait-il imaginé que chacun des deux empires se défendrait mieux contre les invasions
barbares qui précipitaient des peuples entiers contre le limes, dont ils essayaient de forcer les
défenses, de franchir le Rhin ou le Danube ?
Et nombre d’entre eux étaient déjà au cœur de l’Empire.
Galla Placidia avait une nouvelle fois observé les hommes de sa garde, tous des Barbares,
comme l’étaient ceux qui entouraient Rufin et Stilicon.
Ils occupaient le centre de l’empire d’Occident et de l’empire d’Orient.
Galla Placidia avait marché plus lentement encore. Lui revenaient en mémoire les récits du
sénateur Symmaque, ceux de l’historien Ammien Marcellin. Elle avait conservé les
manuscrits de ce dernier.
Autrefois, la lecture de ces textes l’avait troublée. Ces chroniques de guerres d’avant sa
naissance lui semblaient être des prophéties chargées de menaces. Elle voulait rouvrir ces
histoires comme on se rend chez l’haruspice qui lit le destin dans les entrailles encore
chaudes d’un animal sacrifié, éventré.
Elle avait donc lu, retrouvant des textes oubliés, ceux qui se félicitaient de l’installation des
peuples barbares sur les terres de l’Empire.
Ces peuples « fédérés » signaient avec Rome un foedus − traité. Ils gardaient leurs
coutumes, leurs croyances et fournissaient en échange des terres que l’empereur leur
accordait, des hommes jeunes − paysans ou soldats − qui servaient Rome.
« Ainsi le Barbare laboure pour nous, écrivait l’un de ces chroniqueurs. Lui qui nous a si
longtemps ruinés par ses pillages, il s’occupe maintenant à nous enrichir ; le voilà vêtu en
paysan qui s’épuise à travailler, fréquente nos marchés et y apporte ses bêtes pour les vendre.
En Gaule, de grands espaces incultes reverdissent maintenant grâce aux Barbares. »
À la fin de l’été 376, une foule immense s’était rassemblée sur la rive nord du Danube.
Les femmes et les enfants criaient et larmoyaient. Les hommes brandissaient leurs armes.
Ils demandaient que l’empereur romain − Valens − les accueillît sur le territoire de l’Empire.
Ils seraient fidèles à l’empereur jusqu’à la mort. Ils voulaient lui envoyer une ambassade.
Certains entraient jusqu’à mi-corps dans le fleuve, racontaient que des hordes d’un peuple
inconnu étaient venues du fond de l’Est.
« Aussitôt, parmi les Goths, la nouvelle se serait répandue qu’une race d’hommes
jusqu’alors ignorée s’était levée dans un coin oublié de la terre comme une tempête de neige
sur la paroi d’une montagne, et cette race, comme une avalanche, saccageait et détruisait tout
ce qui se trouvait sur son chemin. »
Personne ne parlait leur langue, mais ils répétaient d’une voix rugueuse et en se frappant
la poitrine : Huns.
C’était le peuple des Huns.
Jamais personne n’avait rencontré des hommes d’une telle férocité.
« En eux brûlait le désir inhumain de saccager et piller les biens d’autrui, à force
d’agressions et de meurtres », écrivait Ammien Marcellin.
Et Galla Placidia à le lire se souvenait − et c’était comme si les lanières d’un fouet
lacéraient sa peau − de ce qu’elle avait subi, lorsqu’elle avait été l’otage des Wisigoths.
Et ces mêmes Wisigoths évoquaient la sauvagerie des Huns d’une voix qui tremblait
d’épouvante.
« Ce peuple des Huns, ajoutait Ammien Marcellin, peu connu par les anciens monuments,
dépasse tout ce qu’on peut imaginer en barbarie.
« À peine les enfants sont-ils nés qu’on sillonne leurs joues de profondes blessures afin
d’empêcher la barbe de pousser.
« Leur existence est si rude qu’ils ne savent ni cuire ni assaisonner leurs mets ; ils se
nourrissent d’herbes sauvages, de chairs à demi crues qu’ils font chauffer en les plaçant sous
eux à cheval. Ils n’ont point de maisons, point de cabanes, ils errent en nomades à travers les
montagnes et les forêts, habitués dès leur naissance à supporter le froid, la soif, la faim.
Cloués en quelque sorte sur leurs chevaux, qui sont robustes, mais laids, ils y vivent, ils y
mangent et boivent, ils y dorment même ; c’est à cheval qu’ils se réunissent en assemblée et
délibèrent. L’autorité royale est chez eux sans force ; sous la conduite de leurs chefs, ils se
jettent furieusement en avant, brisant tout ce qu’ils rencontrent. Leurs chariots sont leurs
demeures ; leurs femmes y vivent, tissent, engendrent, nourrissent leurs enfants. Semblables
à des animaux sans raison, ils ignorent toute distinction du bien et du mal, ils sont fourbes,
aucune crainte religieuse, aucune superstition ne les retient, leur humeur est si changeante
et si violente que, en une même journée, ils rompent et renouent leurs amitiés et leurs
alliances. »
Galla Placidia cessait de lire.
Elle se souvenait des propos de Symmaque, du plaisir qu’il avait pris à décrire les
prisonniers barbares jetés aux bêtes dans l’arène.
Chaque être, avait-il affirmé, porte en lui une part de barbarie mais seul le Romain est
capable de la maîtriser. Le Barbare au contraire lui est soumis.
Les Huns, écrivait encore Ammien Marcellin, pratiquaient les sacrifices humains, les
supplices du pal, la mutilation. Pour un homme accusé de trahison qui avait voulu gagner
l’Empire romain, rapporte un témoin, on lui coupait les mains, les oreilles, le nez, puis on
l’empalait.
Aux femmes, on écrasait le sein droit, afin qu’elles puissent comme les guerriers appuyer
l’arc à double courbure sur leur poitrine, et tirer. Elles aussi avaient le crâne déformé dès leur
naissance, les traits aplatis.
Et tous, hommes, femmes, enfants, se rassemblaient autour des chaudrons où cuisait la
chair humaine des ennemis du clan, de la famille.
Et l’on exterminait les vaincus.
Les Huns, nomades, ne faisaient pas de prisonniers, n’ayant besoin ni de paysans esclaves
ni d’hommes à enrôler pour leurs guerres. Alors ils massacraient.
L’historien Eunape raconte qu’en 376 :
« Les Goths avaient été battus et détruits au point que la plus grande partie avait été
éliminée. Les prisonniers furent massacrés avec les femmes et les enfants. Il n’y eut aucune
limite à la sauvagerie dans le meurtre.
« Ceux des Goths qui avaient réussi à s’enfuir, à échapper à la tuerie, s’étaient agglutinés
au bord du Danube. Les hommes qui paraissaient aptes à la guerre dressaient leurs mains en
l’air, avec des pleurs et des lamentations, implorant et demandant qu’on les laisse traverser le
fleuve, et se réfugier ainsi dans l’Empire. »
En cet automne 376, Théodose n’était encore qu’un général au service de l’empereur
romain Valens, qui guerroyait, avec son armée, contre les Perses, et résidait souvent à
Antioche.
C’est là qu’une ambassade des Goths fut autorisée à le rejoindre.
L’empereur, après avoir écouté les envoyés des Goths, avait autorisé leur peuple à
traverser le Danube et ainsi à pénétrer et à s’établir dans l’Empire.
Les Goths rassemblés sur la rive du Danube avaient salué par des cris et des danses la
nouvelle puis s’étaient précipités dans le fleuve en désordre.
Ils avaient été accueillis avec mépris par les officiers romains, qui les avaient dépouillés de
leurs armes, s’emparant des femmes les plus jeunes et les plus belles, des hommes les plus
vigoureux, et des adolescents les plus séduisants. Leur but était d’être les esclaves de ces
officiers romains avides, méprisants, vendant à ces désespérés des aliments aux prix les plus
hauts.
Ils trahissaient ainsi les ordres de l’empereur qui voulait renforcer ses armées et pensait
aussi à l’or que chaque province, recevant ces étrangers, paierait en tribut au trésor impérial.
Des soldats et de l’or : l’empereur Valens était satisfait.
Les citoyens romains ne l’étaient pas, et les Goths, méprisés, dépouillés, traités en
esclaves, se rebellèrent.
Galla Placidia lisait et relisait les textes de cette guerre qui naissait en 376.
L’Empire devait faire face à ces foules primitives qui se trouvaient prises dans un étau : les
Romains impitoyables et les Huns cruels.
Les Goths lançaient des cris sauvages contre l’empereur, attaquaient les légions :
« Alors, rapporte un témoin, les forces romaines répondirent par un cri de bataille et se
précipitèrent contre les Goths rebelles, massacrant tous ceux qu’ils pouvaient atteindre,
piétinant les vivants, les blessés, les mourants. Les Barbares furent écrasés, et ceux qui par de
vaines suppliques espérèrent échapper à la mort furent abattus. »
Seuls quelques-uns réussirent à s’enfuir.
Galla Placidia avait regagné son palais à Ravenne.
Elle avait lu comme on déchiffre une prophétie et elle pensait au destin de son fils,
l’empereur d’Occident, Valentinien III. Et à ces Huns, ces Goths, ces Vandales, ces Alains, ces
Francs, qui peuplaient désormais l’armée de l’Empire.
Galla Placidia se souvint alors de ce propos du sénateur Symmaque : « Nous sommes
protégés par des armées composées d’hommes qui sont de la même race que nos esclaves. »
3.

C’était le mois d’août de l’an 440.


Galla Placidia, nue dans le grand bassin des thermes qui occupait une aile de son palais de
Ravenne, avait d’un impérieux mouvement de tête renvoyé les servantes qui l’entouraient,
portant les huiles et les parfums, les brosses et les peignes, les tuniques de soie, les éponges.
Galla Placidia voulait être seule, dans cette chaleur accablante, chargée des vapeurs et des
odeurs des lagunes et des marais.
Les yeux clos, le visage empourpré, Galla Placidia avait l’impression que son corps fondait,
que le présent, ce mois d’août 440, se dissolvait.
Elle était plongée dans une autre chaleur, plus suffocante encore, celle qui s’était abattue
sur la Thrace, la province romaine qui, dans un autre mois d’août, celui de l’an 378, voyait
s’affronter l’armée romaine conduite par l’empereur Valens et les Barbares.
Les Goths d’abord, ceux-là mêmes que Valens avait accueillis dans l’Empire.
Mais le peuple goth n’avait pas accepté de n’être pour les Romains que du bétail qu’on
égorge et qu’on dépèce, qu’on tue d’un coup de masse.
Alors les Goths s’étaient rassemblés, en armes, au début du mois d’août.
Il y avait là les Wisigoths − les plus nombreux, ceux qui rêvaient encore d’être admis dans
l’Empire, et de s’y tailler un royaume −, les Ostrogoths, qui disposaient d’une cavalerie, et
avaient été rejoints par des Huns et des Alains.
Les avant-gardes romaines avaient été surprises par ces masses d’hommes, certains
portant une armure, d’autres brandissant haut leur glaive ou leur javelot.
Ce n’était plus une foule mais une armée comptant plusieurs milliers de fantassins, et cinq
mille cavaliers. Et, au loin, les éclaireurs romains avaient deviné les masses sombres des
cavaliers huns et des Alains.
Ils avaient décrit à l’empereur Valens ces chariots disposés en cercles, sortes de forteresses
à l’intérieur desquelles se tenaient les archers, hommes et femmes.
« Ils sont nombreux », avaient répété les éclaireurs.
Ils n’osaient dire « plus nombreux que nous ».
Mais Valens les avaient persuadés que l’armée romaine, ne comptant pourtant que deux ou
trois dizaines de milliers d’hommes, dont trois mille cavaliers, était invincible.
Valens avait refusé d’entendre un prêtre chrétien qui, au nom des chefs des Goths, avait
proposé que des ambassadeurs goths et romains se rencontrent afin d’éviter la guerre, le
massacre.
Mais il était trop tard.
Dans la pénombre des thermes, Galla Placidia étouffait.
À Rome, quand elle était otage des Wisigoths, elle avait vu comment ces Barbares
saccageaient les campagnes opulentes et massacraient leurs habitants.
Elle pouvait imaginer − comme si elle l’avait vécu − ce que les Wisigoths avaient accompli
en Thrace, en ce mois d’août 378, alors même que l’affrontement entre les deux armées
n’avait pas encore commencé.
Elle se souvenait de chacun des récits d’Ammien Marcellin.
« Avançant avec prudence, avait écrit l’historien, les Goths s’étaient répandus dans toute la
Thrace, cependant que leurs prisonniers, ou ceux qui s’étaient rendus, désignaient les villages
les plus riches et surtout ceux qui possédaient des réserves abondantes de nourriture.
« Avec de tels guides, tout ce qui n’était pas accessible ou complètement hors de leurs
routes ne pouvait pas échapper aux Goths.
« Ils ne faisaient aucune distinction d’âge ou de sexe, pendant des grappes d’hommes aux
branches des arbres, incendiant, massacrant. »
Les nouveau-nés étaient arrachés au sein de leur mère et égorgés. Les enfants, les
matrones, les épouses, après avoir vu le cadavre de leur mari ou de leurs parents, étaient
traînés sur les cadavres de leurs proches.
De nombreux hommes âgés se lamentaient d’avoir vécu trop longtemps et vu massacrer
leurs descendants et brûler leur maison, où leur famille vivait depuis des générations.
Ils étaient battus, chassés ou tués.
Qu’était devenue la Pax romana, que Galla Placidia avait dans son enfance entendu louer
par les vieux Romains ?
Parfois, l’un de ces sénateurs évoquait ce mois d’août 378, cette bataille qui s’était livrée
non loin de la ville d’Andrinople, et au cours de laquelle des milliers de Romains avaient péri.
L’empereur Valens avait été tué sans qu’on soit sûr des circonstances de sa mort. On
ignorait ce qu’était devenu son corps.
Avait-il été blessé puis piétiné par des cavaliers ostrogoths ou huns ? Qui aurait pu
reconnaître dans ce cadavre un empereur romain ?
Certains assuraient que, blessé, il s’était réfugié dans les bâtiments d’un domaine agricole
auxquels les archers huns avaient mis le feu, en lançant des flèches enflammées.
« Vaincu et mort, l’empereur Valens », avait-on murmuré comme on lit une épitaphe.
La bataille d’Andrinople était la plus grande défaite subie par l’armée romaine depuis celle
que lui avaient infligée les Carthaginois d’Hannibal, à Cannes, en 216 avant Jésus-Christ.
Mais Carthage avait été détruite et Rome vengée.
Mais la défaite de l’armée romaine à Andrinople et la mort de l’empereur Valens restaient
des plaies béantes.
« Ce fut le commencement », avait murmuré Symmaque.
Il avait semblé à Galla Placidia qu’il lui avait fallu attendre ce mois d’août 440 − soixante-
deux ans après la bataille d’Andrinople − pour se souvenir de ces mots de Symmaque, comme
si elle avait refusé de les entendre et de les comprendre.
Et tout à coup, alors qu’elle se tenait immobile dans le grand bassin, ne laissant que son
visage hors de l’eau, les mots surgissaient. Symmaque et les autres sénateurs ne les avaient
pas chuchotés mais hurlés.
Et s’effaçaient les cris des combattants, ces cavaliers romains que les flèches
transperçaient. Les survivants s’enfuyaient et les légions, qui avançaient encore épaule contre
épaule, les boucliers formant une carapace, étaient attaquées sur leurs flancs. Les
légionnaires rompaient les rangs, abandonnaient leurs armes et leurs boucliers.
Les soldats à pied n’avaient même pas pu, tant ils s’étaient serrés, réussir à sortir leur
glaive ou à lever le bras. Et ils avaient été frappés par les flèches sans même les voir arriver.
Ils tentaient de fuir, et les cavaliers barbares, goths, huns, alains, les massacraient comme s’il
s’était agi d’animaux éperdus, ne se défendant plus, cessant même de courir, paralysés par la
panique, acceptant leur destin.
L’empereur Valens n’était que l’un des vingt mille Romains qui moururent ce jour-là.
Et la chaleur qui écrasait le champ de bataille faisait gonfler les chairs sanglantes.
Ces morts hurlaient avec Symmaque et tous ces vieux Romains qui avaient entouré Galla
Placidia dans sa jeunesse.
– Ce fut le commencement, répétaient-ils.
Galla Placidia avait enfoui son visage dans l’eau, ne reprenant sa respiration qu’au moment
où elle allait perdre conscience. Elle haletait, criant elle aussi.
Les servantes se précipitaient, mais Galla Placidia les écartait, refusant qu’on l’aide à sortir
du bassin, puis se laissant envelopper dans les étoffes immaculées.
Elle avait regagné ses appartements, et elle avait aperçu dans le parc qui entourait son
palais les soldats de sa garde personnelle.
Elle restait dans la pénombre à observer ces Barbares, descendants de ceux qui avaient tué
l’empereur Valens.
Ce qui avait commencé à Andrinople, en ce mois d’août 378, douze ans avant que Galla
Placidia ne naisse, c’était l’agonie de l’Empire.
4.

Galla Placidia, cette nuit d’août de l’an 440, en rentrant dans sa chambre, avait porté ses
mains à sa gorge, comme si elle avait voulu en arracher ce mot d’« agonie » qui, depuis
qu’elle l’avait pensé, murmuré − oui, c’était l’agonie de l’Empire qui avait commencé à
Andrinople −, l’obsédait, l’étouffait.
Elle avait dans un geste violent écarté les pans de la tunique de soie dont elle s’était
revêtue, en sortant du grand bassin des thermes.
Et tout à coup, elle s’était immobilisée, les mains sur ses seins comme pour déchirer sa
poitrine, l’ouvrir.
Elle se souvenait de l’agonie de son père, l’empereur Théodose. Elle n’avait que cinq ans,
mais elle souffrait du souffle rauque de son père. Elle le voyait, ses mains griffant sa poitrine,
ses bras battant l’air comme s’il avait tenté d’échapper à la noyade.
Mais il trébuchait, haletait, semblait vouloir crever ce ventre difforme, vider ce sang ou
cette eau qui lui emplissaient le corps.
Les médecins, les guérisseurs murmuraient que la mort était proche, que les organes, le
ventre se déchiraient chaque jour un peu plus, qu’on ne pouvait guérir cette hydropisie,
étancher ce sang, cette eau, qui noyaient toutes les cavités du corps.
Lorsque Galla Placidia s’approchait de son père, il lui caressait la joue, les cheveux, mais
très vite, le regard vitreux, il se détournait d’elle.
Il appelait le maître des Milices, Stilicon, un Vandale ambitieux, valeureux, devenu général
en chef de l’armée romaine.
C’est à Stilicon que Théodose avait marié sa nièce Serena, à lui qu’il avait confié la tutelle
de son plus jeune fils, Honorius, devenu empereur d’Occident, cependant que son fils aîné,
Arcadius, devenait l’empereur d’Orient.
Galla Placidia n’était que la dernière-née, fille d’un second mariage de Théodose.
Galla était restée tout le temps qu’avaient duré les dernières étapes de l’agonie, dans la
pièce où la mort s’emparait de l’empereur, qui chuchotait à l’oreille de Stilicon.
Elle observait le Vandale, chez qui plus rien ne rappelait le Barbare. Sa famille depuis
soixante ans servait l’Empire : le père de Stilicon avait commandé, sous l’empereur Valens, la
cavalerie barbare, les « escadrons aux cheveux rouges ».
Nombreux étaient ceux qui avaient disparu lors de la bataille d’Andrinople. Et en l’an 395,
le 17 janvier, la mort avait emporté Théodose.
Galla Placidia avait observé ses frères.
Elle ne s’approchait jamais d’Arcadius, l’aîné.
Elle se défiait de ce petit homme grêle, de peau si mate qu’elle paraissait presque noire, les
yeux toujours mi-clos, comme s’il voulait dissimuler son regard ou parce qu’il somnolait.
Galla Placidia le soupçonnait d’être toujours aux aguets, entouré d’une cour d’eunuques
qui le flattait.
Elle le devinait vindicatif, haïssant le préfet du prétoire, Rufin, un Gaulois que l’empereur
Théodose avait choisi pour exercer la tutelle sur Arcadius.
Galla Placidia se méfiait aussi d’Honorius, aux humeurs changeantes, passant de l’ardeur à
l’abattement.
Galla Placidia, sans comprendre le sens de ces mots − stérile, impuissant − qu’elle avait
surpris, ne les avait plus oubliés.
On les répétait dans l’entourage de Stilicon. Galla Placidia faisait mine de ne pas les
entendre.
Théodose avait confié Galla à l’épouse de Stilicon, qui la surveillait.
Alors Galla Placidia baissait les yeux, s’efforçant de dissimuler ce qu’elle ressentait.
Elle cachait sa fierté, cette volonté de s’imposer un jour comme l’héritière de Théodose,
empereur romain. Elle n’était pas destinée à se soumettre mais au contraire à ordonner.
Galla Placidia dès l’enfance s’était voulue fille de Rome.
5.

Galla Placidia s’était allongée durant chacune des nuits de la fin du mois d’août de l’an 440
sur les dalles de marbre de la terrasse de sa chambre tant la chaleur moite de Ravenne,
étouffante, lui collait à la peau.
Le marbre donnait l’illusion d’un peu de fraîcheur.
Galla, bras écartés, ne bougeait pas, et pourtant son corps était couvert de sueur.
Elle se souvenait des mois d’août que, dans son enfance, elle avait passés à Rome.
Les vieux sénateurs, essoufflés, le visage empourpré, venaient lui rendre visite.
Elle était fière de les recevoir, de commander impérieusement aux servantes, aux esclaves,
d’apporter des boissons glacées et qu’ils éventent ces vieux Romains.
Ils lui parlaient comme s’ils avaient voulu lui enseigner toute l’histoire de Rome afin de la
préparer ainsi à gouverner l’Empire.
Elle se tenait assise, le dos et la nuque raides, attentive, ne perdant aucun de leurs propos.
Ils ne lui cachaient rien, se faisant même l’écho des rumeurs qui, venues de Ravenne, de
l’entourage de Stilicon et Serena, de la cour d’Honorius, se répandaient comme une crue
boueuse dans les palais et les édifices impériaux.
On racontait que Serena désirait tant que son fils devienne un jour empereur d’Occident
qu’elle avait abreuvé de drogues et de poisons l’empereur Honorius. L’empereur avait ainsi
perdu toute sa virilité.
Symmaque, qui venait chaque jour rencontrer Galla Placidia, s’indignait.
Stilicon et Serena, assurait-il, livraient l’Empire aux Barbares, préparaient le mariage
d’Honorius avec l’une ou l’autre de leurs filles.
Mais le faible empereur − était-il encore un homme ? s’interrogeait longuement
Symmaque − serait-il entravé comme un animal voué au sacrifice ?
On l’égorgerait le jour où le fils de Stilicon et Serena serait prêt à revêtir la pourpre
impériale.
Était-ce digne de Rome ?
Il fallait empêcher cette usurpation au bénéfice du Vandale Stilicon, l’allié des Goths et des
Huns.
Les sénateurs se récriaient. On ne pouvait laisser ternir la gloire éternelle de Rome.
Symmaque ajoutait : « Ravenne, Milan, Sirmium, Trèves, et même Constantinople doivent
être reléguées à leur rang de capitale d’une province romaine. »
Galla Placidia était née à Constantinople et y avait vécu quelques années.
Mais cette ville, construite par Constantin et dédiée à Jésus-Christ, le nouveau Dieu auquel
il avait voué l’Empire, ne l’émouvait pas.
Elle se méfiait d’Arcadius, son frère aîné, et de Rufin, qui ne rêvait que de remplacer
l’empereur d’Orient.
Les sénateurs, la voix méprisante, évoquaient le faste de la cérémonie du baptême de
Rufin.
Dans sa villa, qu’on admirait comme le plus grand, le plus fastueux édifice du temps, Rufin
avait convoqué tous les évêques de l’Empire afin de faire coïncider son baptême et la
consécration à la nouvelle religion de l’Empire, le catholicisme.
On devait défendre contre les Barbares la pureté de la foi chrétienne, face à des peuples
qui, convertis au christianisme, priaient la Sainte Trinité.
Les évêques, les moines, conduits par leurs abbés, avaient obéi aux ordres de Rufin, qui
était l’homme le plus puissant de l’empire d’Orient.
Les sénateurs romains ricanaient. Symmaque s’était moqué de ces moines, les uns
couverts de peaux de chèvre, d’autres presque nus, les cheveux et la barbe en désordre,
comme si cela prouvait qu’ils étaient de saints hommes.
Il fallait mettre fin à ce tumulte, à cette menace aussi, car dans les territoires où s’étaient
installés les Wisigoths « se mêlaient des prêcheurs blasphématoires et des Barbares
envahisseurs ».
Seul le retour à la prééminence de Rome pouvait recréer l’ordre impérial et la Pax romana.
Galla Placidia écoutait avec passion ces propos, ces récits, n’en rejetant aucun, celui qui
annonçait le triomphe à Rome et celui que répétait l’évêque de Milan Ambroise, décrivant les
événements sans complaisance :
« Les Huns ont attaqué les Alains, les Alains ont attaqué les Goths, et les Goths
rassemblés, oubliant un temps leurs divisions, ont attaqué les Romains. Et ce n’est pas
encore fini. »
Galla Placidia se remémorait les violences, les rivalités, les assassinats, les massacres dont
elle avait été témoin.
Et pourtant, l’armée des Goths avait renoncé à attaquer Constantinople.
« Leur courage s’est brisé quand ils ont vu les murailles de la ville, les maisons serrées les
unes contre les autres qui occupaient un vaste espace, les beautés de la ville, l’énorme
population qui l’habitait… Alors ils détruisirent eux-mêmes leurs armes et ils se dispersèrent,
s’éloignant de la ville.
« Leurs généraux avaient enlacé les genoux de l’empereur Théodose et ne s’étaient
redressés, larmoyants, qu’après avoir vu l’empereur leur faire un signe de tête et murmurer
quelques mots bienveillants. »
Galla Placidia avait écouté l’un des sénateurs faire l’éloge de Théodose.
« L’empereur a été le premier, avait-il dit, à concevoir l’idée que le pouvoir des Romains ne
se trouvait ni dans les armes, ni dans les cuirasses, ni dans les lances ou dans les
innombrables rangées de soldats. Il existait un autre pouvoir, qui permettait à ceux qui
gouvernaient d’agir selon la volonté de Dieu. Ainsi seulement avec l’aide de la Providence, on
pouvait soumettre toutes les nations et transformer toutes les férocités en douceur, cette
vertu, l’unique à laquelle cédaient les armes, les archers, la cavalerie, l’intransigeance des
Huns, le courage des Goths et des Alains. »
Placidia, tout au long de sa vie, avait médité ces propos.
« Si les Goths, avait repris le sénateur, n’ont pas été entièrement balayés il ne faut pas s’en
lamenter… Vaut-il mieux remplir la Thrace de cadavres ou de paysans ? répandre des tombes
ou des hommes vivants ? Désormais, les Goths forgent avec le métal de leurs glaives et de
leurs cuirasses des pioches et des serpes. Ils ne vénèrent plus le dieu de la Guerre mais ils
offrent leurs prières à la déesse des Moissons et au dieu du Vin ! »
Était-ce l’effet de l’âge, ces cinq décennies qu’elle avait vécues, ou bien les espoirs qu’elle
avait perdus, au fil des années ? Galla Placidia s’était demandé si la politique voulue par son
père, celle de Stilicon, n’était pas nourrie d’illusions.
Et peut-être Galla y avait-elle, elle aussi, succombé.
Avoir cru qu’on pouvait faire d’un Barbare un citoyen de l’Empire, lui donner des terres et
de l’argent, pour qu’il s’oppose à la ruée d’autres peuples plus sauvages que lui, n’était-ce pas
barbariser l’Empire et ainsi provoquer son agonie puis causer sa chute ?
Avait-on oublié la bataille d’Andrinople et la mort de l’empereur Valens ?
6.

Galla Placidia, la dernière nuit du mois d’août de l’an 440, n’avait pu étouffer un cri.
Elle avait imaginé − rêvé ? − qu’un Barbare − Goth ou Hun de sa garde personnelle −
s’avançait armé d’un javelot, avec lequel il s’apprêtait à l’empaler.
À vingt ans, Galla Placidia otage des Wisigoths avait assisté souvent à ce supplice.
Quand la pointe de l’arme ou du pieu affûté ne perçait pas le cœur du condamné, elle lui
crevait le dos. Le sang jaillissait, l’agonie était longue, les hurlements aigus comme ceux d’un
animal qu’on saignait.
Galla Placidia avait crié et les esclaves s’étaient précipités, suivis par les soldats de sa
garde.
Elle avait continué de crier et, poings fermés, elle avait chassé de la terrasse et de ses
appartements ces hommes et ces femmes qu’elle frappait.
Quand elle fut seule, elle s’allongea de nouveau sur les dalles de marbre, reprenant
difficilement son souffle, aux aguets, la gorge serrée comme si elle avait acquis une certitude
qui l’oppressait :
L’Empire romain d’Occident n’était déjà plus qu’une apparence. Les Barbares avaient tout
envahi, aussi bien les campagnes que les villes, les palais impériaux et les riches demeures à
Ravenne, à Rome ou à Constantinople.
Et elle, Galla Placidia, n’avait-elle pas été l’épouse d’un chef wisigoth, Athaulf ?
Galla Placidia avait serré entre ses paumes ses tempes, comme si elle avait pu ainsi
empêcher les souvenirs de l’envahir.
Elle avait prié, supplié Dieu qu’il lui accordât sa miséricorde.
Et elle avait réussi à repousser Athaulf − et ce qu’il avait exigé d’elle − au plus profond de
sa mémoire.
Mais elle avait juré devant Dieu qu’elle ferait pénitence, qu’elle oserait évoquer ce mariage,
ses liens de chair, avec le chef wisigoth.
Elle avait cru s’apaiser, trouver le sommeil mais le doute avait commencé à l’assaillir.
Son père, l’empereur Théodose le Grand, qu’elle avait admiré, dont elle avait suivi l’agonie
comme une enfant fascinée et terrorisée, était né en Espagne, à Cauca. Il était le fils d’un
général − le comte Théodose − que l’empereur Valens avait fait mettre à mort.
Symmaque avait assuré que le comte avait été injustement accusé d’avoir noué des liens
avec les Barbares. Mais Galla Placidia continuait de douter. Son propre père n’avait-il pas
choisi Stilicon le Vandale comme général en chef ? Et les Vandales avaient occupé un temps
l’Espagne, le berceau des Théodose. Et Stilicon était devenu le maître des milices ; Théodose
lui avait confié la tutelle sur l’empereur d’Occident Honorius, un enfant de onze ans.
Galla se souvenait de Stilicon et de son épouse, Serena, penchés comme des vautours sur
l’empereur Théodose. Ces deux charognards collaient leurs oreilles sur la bouche du
mourant.
Ils lui arrachaient des lambeaux de phrase. Et Théodose s’engageait d’un souffle à ce
qu’Honorius épousât Marie − qui avait à peine neuf ans −, une des filles de Stilicon et de
Serena.
On avait amené les deux enfants auprès du lit d’agonie. Ils avaient échangé les anneaux,
répété les mots qu’on leur avait dictés, puis ils s’étaient éloignés.
Stilicon le Barbare était ainsi plus que le régent de l’empire d’Occident. Le mariage de sa
fille avec l’empereur l’apparentait à la famille impériale.
Mais était-ce encore un Empire romain ? ou déjà un État barbare ?
Galla Placidia s’était souvenue, au cours de cette dernière nuit du mois d’août de l’an 440,
du mariage qui avait été célébré à Constantinople, entre Arcadius, l’empereur d’Orient, et la
fille du général Bautho, issu du peuple des Francs.
Les eunuques, qui grouillaient à la cour impériale, étaient dirigés par l’un d’eux, Eutrope,
roué, servile, avide de pouvoir. Il avait organisé, voulu ce mariage qui affaiblissait Rufin, son
rival.
Et la fille de Bautho, Eudoxie, baptisée, était une beauté franque, impérieuse, hardie,
ambitieuse, voulant ce mariage et ce pouvoir. Et l’empereur Arcadius avait pour la première
fois de sa vie tressailli, en voyant celle qu’on appelait la Barbare.
Comment Galla Placidia aurait-elle pu ne pas douter ?
L’Empire romain n’était-il pas pareil à ces vieilles demeures dont la pierre et le bois avec
lesquels on les a construites sont rongés, friables ?
Et il suffît d’un orage pour que le bois et la pierre s’effritent et se brisent, et que la maison
s’effondre et ne soit plus qu’un tas de décombres.
7.

Galla Placidia fut chaque nuit ensevelie sous les décombres de sa mémoire.
Elle se débattait, repoussant les voiles et les draperies qui retombaient de part et d’autre du
lit.
Elle voulait crier mais sa bouche était si sèche qu’elle ne parvenait pas à desserrer ses
lèvres scellées.
Elle voyait le visage de son père alors que le corps embaumé de l’empereur mort était assis
dans un cercueil d’or, placé sur une estrade au centre de la cathédrale de Milan, en cette fin
janvier de l’an 395.
Ambroise, l’archevêque, implorait la paix éternelle pour celui, disait-il, dont la vie n’avait
été qu’un combat pour Dieu et l’Église.
On scellait le cercueil puis on le descendait de l’estrade, et Ambroise exhortait les soldats
rassemblés sous les voûtes à garder une foi inviolable aux enfants de Théodose.
Galla Placidia était l’une de ses enfants.
Elle tentait d’ouvrir la bouche, mais si elle y parvenait elle avait l’impression que sa gorge
était remplie de terre.
Le cercueil était resté quarante jours dans la cathédrale. Et quarante-cinq ans plus tard,
chaque nuit, il écrasait la poitrine de Galla Placidia. Elle imaginait le corps putréfié.
Elle se souvenait de l’homélie d’Ambroise et, brusquement, Galla se débattait.
Elle n’entendait plus Ambroise mais Symmaque.
Il affirmait qu’en ordonnant la fermeture des temples païens et donc de l’autel de la
Victoire, édifié des siècles auparavant à l’entrée du Sénat, l’empereur avait condamné
l’Empire à la défaite et à la décadence. Car les dieux romains avaient décidé de se venger.
Le dieu de Théodose, le catholicisme détruisaient l’Empire romain.
Et n’avaient-ils pas commencé à le faire ? L’armée romaine n’avait-elle pas été vaincue à
Andrinople ?
Et voici que s’avançait un nouvel ennemi, Alaric, que les tribus des Goths venaient d’élever
au commandement suprême de leurs nations. Alaric, né dans l’île de Peucé, à l’embouchure
du Danube, était issu de la race sacrée des Balthes, dans laquelle les Wisigoths choisissaient
leurs rois. Et Alaric le hardi avait appelé les autres Barbares à le rejoindre.
Dans l’hiver de l’an 401, des bandes de Huns, d’Alains, de Sarmates franchissaient avec
leurs chariots le fleuve souvent gelé pour pénétrer dans l’Empire avec le peuple des
Wisigoths.
Ces Barbares, ces pillards rêvaient d’un grand butin.
Et l’avant-garde d’Alaric venait déjà battre les murs de Constantinople.
Arcadius, l’empereur d’Orient, se terrait au fond de son palais dans les bras de ses
eunuques et de sa femme, Eudoxie, celle qu’on surnommait la Barbare.
Galla Placidia avait vécu ces événements dans l’innocence de l’enfance, avec pour seul
guide son intuition, et pour précepteurs Symmaque et les vieux sénateurs, fidèles à la Rome
impériale.
Quant aux habitants de Constantinople, Galla Placidia avait vu les plus riches d’entre eux
se réfugier à Rome, tremblants d’épouvante.
D’autres espéraient profiter de la menace barbare pour prendre le pouvoir, se débarrasser
de cet empereur qui ne se complaisait qu’en la compagnie des eunuques et de leur maître,
Eutrope, le grand chambellan veillant sur la « chambre sacrée » d’Arcadius.
Eutrope était esclave et fils d’esclave. Son propriétaire − pour le vendre plus cher − l’avait
fait opérer par un Arménien afin d’en faire un eunuque valant un bon prix.
Et il y avait Rufin le Gaulois, rival d’Eutrope, et fou de pouvoir, désireux de chasser
Arcadius, et pour cela prêt à rechercher l’alliance avec le Wisigoth Alaric.
Puis, devenu maître de l’empire d’Orient, il attaquerait l’empire d’Occident et tuerait
Stilicon, qui lui-même inspirateur de l’empereur d’Occident, Honorius, tentait d’acheter
Alaric !
« Stilicon ! s’était écrié Rufin, tant qu’un souffle de vie me restera, fais choix d’une épée
bien longue si tu prétends m’atteindre ! »
Tel était l’Empire romain, celui d’Occident et celui d’Orient, alors que Galla Placidia n’était
qu’une enfant de dix ans ! Et elle revivait ce temps-là comme un cauchemar. Elle se mordait
les lèvres et léchait le sang qui perlait, tiède et épais.
8.

Le sang, Galla Placidia l’avait vu couler tout au long de sa vie.


Autour d’elle, enfant, on avait égorgé, empalé, poignardé, décapité, livré aux chiens plus
souvent qu’aux grands fauves.
Elle avait appris que le sang d’un citoyen romain est aussi rouge que celui d’un esclave ou
d’un Barbare, et qu’en séchant sur les dalles de marbre des palais, les pavés ou la terre, il vire
au noir.
Ce sang, la nuit, elle avait l’impression d’en être recouverte.
Elle s’affolait, envoyait un esclave au palais de son fils, l’empereur, afin de s’assurer qu’il
vivait.
Dès que l’esclave était de retour, jurant qu’il avait vu l’empereur Valentinien III − que
Dieu veille sur lui et l’inspire ! −, Galla Placidia s’enfermait, priait, remerciait le Seigneur, et
s’allongeait apaisée, rêvant qu’elle allait enfin s’endormir, mais il suffisait de quelques
instants pour que ses lèvres soient scellées et que le goût du sang remplisse sa bouche.
Elle savait qu’à nouveau les décombres du passé allaient l’ensevelir.
Elle le voulait.
Chaque jour, des lecteurs, grecs le plus souvent, lui lisaient les textes qu’ils avaient à sa
demande rassemblés à Rome, à Milan, à Ravenne, et dans d’autres cités proches de frontières
de l’empire d’Orient et de l’empire d’Occident.
Ils s’étaient rendus à Constantinople, et à Hippone, la cité d’Augustin, le saint homme. Ils
avaient eu accès aux écrits de l’évêque mort en 430.
Plusieurs d’entre eux avaient été témoins des événements qu’ils évoquaient, et vieux déjà
ils parlaient sans crainte.
La mort était là sur le seuil, et rien ne pourrait l’empêcher de pousser, quand bon lui
semblerait, la porte de leur vie.
Galla Placidia écoutait sans jamais les interrompre.
Elle aussi attendait la visite prochaine de la mort. Mais elle désirait connaître toutes les
conséquences de ce qu’elle avait voulu et accompli dans sa vie, et juger ces hommes qu’elle
avait côtoyés au sommet de leur puissance.
Ils avaient changé son destin, et la haine et la mort, leur corruption, un jour les avaient
précipités au fond de l’abîme.
En écoutant le poète Claudien qui avait stigmatisé ces prétendus Romains de
Constantinople, ces Barbares devenus les courtisans de Rufin, les eunuques d’Eutrope, elle
découvrait une ville, des mœurs dissolues.
Elle avait pourtant vécu, enfant, aux côtés de ces hommes-là, mais enfermée dans l’un des
appartements de l’empereur d’Orient, son frère Arcadius, elle avait ignoré ce monde.
Claudien les faisait revivre.
« Là, se voyaient, avait-il écrit, de jeunes hommes arrogants, à côté de vieillards usés par la
débauche qui ne connurent jamais d’autre triomphe que de tenir table éternellement, d’autre
gloire que de varier des mets empoisonnés. C’est à force d’or que ces hommes excitent leur
appétit, rien n’échappe à leur voracité, ni l’oiseau radieux de Junon, ni le babillard ailé que le
noir Indien nous envoie. Leur gourmandise insatiable franchit les bornes de l’Empire, et les
mers les plus lointaines viennent mêler pour eux leurs poissons à ceux des golfes de la Grèce.
« Ils n’ont souci que de leurs vêtements parfumés ; soulever le rire par une vaine saillie est
leur plus belle victoire. Quelle recherche indigne de l’homme règne dans leur parure ! Que de
labeur dans l’ajustement efféminé de leur chevelure ! On dirait qu’ils ont peine à traîner la
soie qui les couvre.
« Les Huns ou les Sarmates peuvent menacer les murs de leur ville : le théâtre restera-t-il
debout, voilà la question qui les intéresse. Ces gens-là n’estiment que Constantinople,
n’admirent que leurs palais reflétés par les eaux du Bosphore ; Rome est l’objet de leur
mépris, l’Italie de leur indifférence : c’est ainsi qu’ils sont romains.
« Mais aussi donnez-leur un chœur de danse, vous verrez avec quelle grâce ils le
conduisent, et s’il faut diriger un char dans la carrière, ils défieront les meilleurs cochers.
« Le peuple ou plutôt la basse populace a fourni la plupart de ces hommes, opulents
aujourd’hui et chefs de nos armées. On en compte plus d’un qui garde aux pieds et aux
jambes l’empreinte des fers qu’il a portés ; ils siègent maintenant parmi nos magistrats, ils
rendent la justice le sceau de l’infamie au front, et les stigmates qu’ils étalent à tous les yeux
proclament l’indignité de leur fortune.
« Il ne reste plus qu’une chose, c’est que tous les eunuques du monde, les égaux, les
compagnons d’Eutrope − consul − viennent occuper les sièges de ces faux pères de la patrie !
Allons, eunuques, accourez : venez faire cortège à votre chef ! Patriciens d’un nouveau genre,
quittez la chambre à coucher, votre place est au tribunal ; vous avez suivi assez longtemps la
litière des matrones, on vous attend derrière la chaise des consuls, ou plutôt, non, cela ne se
passera pas ainsi.
« Si le terrible Stilicon rougissait de combattre un tel ennemi avec l’épée, qu’a-t-il besoin
de tirer la sienne ? Que le fouet retentisse, et l’on verra se courber des dos habitués au
châtiment. »
Galla Placidia ne se lassait pas d’entendre, de relire ces textes d’autrefois.
Le passé s’ordonnait.
C’était un jour de novembre à Constantinople.
Galla Placidia voyait s’avancer, vers une tribune de marbre environnée de statues, d’aigles
et de drapeaux, l’empereur d’Orient, Arcadius, qu’accompagnait Rufin le régent.
C’est là, dans ce champ de Mars de Constantinople, que l’empereur devait haranguer la
foule et proclamer la nomination de Rufin, qui deviendrait ainsi son collègue à la tête de
l’Empire.
Ces deux hommes se haïssaient. Et Eutrope et ses eunuques et l’armée voulaient
empêcher Rufin d’accéder au pouvoir impérial.
Galla Placidia écoutait, se souvenait.
Elle avait été cette enfant debout au pied de la tribune de marbre. Elle avait admiré la
beauté et la prestance de Rufin. Il pérorait : on eût dit que Rufin avait porté toute sa vie le
manteau de pourpre et le diadème. Il dominait de la tête et des épaules l’empereur Arcadius,
ce petit homme chétif et anxieux.
Autour d’eux, les soldats formaient un cercle de fer. Les glaives étaient tirés, et Rufin ne
semblait pas voir cette foule hostile, qui grondait parce qu’il avait eu un geste désinvolte à
l’égard de l’empereur.
L’infanterie et la cavalerie, et au premier rang de celle-ci les cataphractes, couverts d’une
carapace d’acier, eux et leurs chevaux ressemblaient à des statues mouvantes.
Tout à coup, Rufin saisit l’empereur par son manteau, semblant lui adresser des reproches.
Les soldats et la foule hurlent. L’un des généraux − Gaïnas − interpelle Rufin.
« Misérable, tu comptes sur nos bras pour abattre notre empereur. Ne sais-tu donc pas
d’où nous venons ? »
Ils ont combattu les Wisigoths d’Alaric aux côtés des troupes de Stilicon.
Dans le tumulte, un soldat s’élance vers la tribune, plonge son glaive dans le flanc de
Rufin.
« Tiens, reçois ce coup, c’est Stilicon qui te le donne ! »
L’empereur, souillé du sang de Rufin, s’enfuit, protégé par les soldats. La foule déferle,
déchire le corps de Rufin.
Un soldat détache la tête du tronc et la promène au bout d’une lance, une pierre dans la
bouche.
Un autre s’empare de la main droite de Rufin encore accrochée à l’avant-bras, en
recroqueville les doigts et va quêter avec cette coupe, de spectateur en spectateur.
« Une obole ! crie-t-il, donnez une obole à celui qui n’eut jamais assez ! »
Eutrope devenait, avec la mort de Rufin, le maître de l’Empire. Symmaque chuchotait à
l’enfant Galla Placidia : « Rufin n’est qu’un vieux brigand qui a pillé tout l’univers. »
L’Empire, il y avait quarante années, c’était déjà cela, cet entrelacement de haines et de
conjurations, de vengeances et d’assassinats.
Ces scènes hantaient les nuits de Galla Placidia.
Le corps en lambeaux de Rufin annonçait le sort réservé à son vainqueur, Eutrope. Car
l’empereur Arcadius et l’impératrice Eudoxie voulaient briser le pouvoir d’Eutrope, ce grand
chambellan qui gouvernait l’Empire après la mort de Rufin.
En 399, Eutrope, déclaré coupable de complot pour usurper l’Empire, fut décapité, et
nombre d’eunuques qui le servaient, massacrés.
Souvent, la nuit, Galla Placidia se réveillait en sursaut, imaginant que le sang répandu
chaque jour tout au long de l’histoire de l’Empire remplissait sa bouche.
On tuait pour ne pas être tué.
Dieu, le nouveau dieu de l’Empire, ce Christ de miséricorde, pouvait-il protéger l’Empire et
les empereurs alors que le massacre des hommes se perpétuait ?
On tuait aussi pour dépouiller le rival, l’ennemi et s’approprier ses biens.
Galla Placidia découvrait que ses frères, l’empereur d’Orient, Arcadius, et l’empereur
d’Occident, Honorius, s’étaient unis après la mort d’Eutrope, pour décider et déclarer :
« Nous réunissons aux revenus de notre trésor toutes les propriétés d’Eutrope, qui fut
naguère préposé de notre chambre sacrée, l’ayant déclaré déchu de son rang et ayant purifié
le consulat de la tache ignominieuse de son nom.
« Nous voulons en outre que tous ses actes soient abolis et que le titre de l’année soit
changé. Que ceux donc qui, par leur vaillance et au prix de leur sang, étendent les frontières
romaines ou ceux qui les conservent en faisant régner parmi nous l’équité des lois cessent de
gémir à l’aspect du hideux prodige qui avait sali par son contact la divine récompense du
consulat. Qu’ils sachent également qu’Eutrope est dépouillé de la dignité de patrice et de
toutes les dignités moindres qu’il déshonorait par la cruauté de ses mœurs.
« Nous ordonnons enfin que toutes les statues et représentations quelconques qui lui ont
été élevées dans les cités, villes, bourgs, lieux publics ou privés, en bronze, en marbre, métaux
fusibles ou toute autre matière soient renversées, afin de ne plus offenser les regards comme
une tache infamante pour notre siècle. »
Galla Placidia, peu après l’exécution d’Eutrope et la saisie de ses biens, était rentrée à
Rome.
Elle était une enfant de onze ans qui fuyait l’intense lumière du jour, et se réfugiait dans
les recoins obscurs des appartements impériaux où elle résidait, si bien qu’on ne la voyait
pas, alors que, accroupie, aux aguets, elle surprenait les conversations de ces hommes et de
ces femmes dont la peur déformait les traits et la voix. Ils tremblaient.
Les Barbares wisigoths d’Alaric avaient envahi l’Italie et marchaient vers Rome.
Ces hordes brûlaient, pillaient, violaient. Quarante ans plus tard, Galla Placidia ressentait
encore le mépris qu’elle avait éprouvé à entendre les lamentations de ces riches Romains qui
ne songeaient qu’à fuir.
Ils entassaient les bagages sur leurs voitures et les navires. Ils gagnaient la Sardaigne, la
Corse, la Sicile.
Le peuple s’indignait de cette désertion. Et Galla Placidia avait entendu les humbles
Romains hurler leur colère et leur mépris.
L’empereur Honorius et son général en chef Stilicon avaient ordonné, ces semaines-là, à
l’automne de l’an 401, de réparer les murailles de la Ville.
Mais Galla Placidia avait aussi entendu la voix des chrétiens qui exhortait les Romains
tentés de fuir ou de résister aux Wisigoths d’Alaric :
« Laissez là vos fables, Rome périra si Dieu le veut et s’il ne le veut pas elle restera debout.
« Quand Dieu décrétera sa ruine c’est qu’elle aura comblé la mesure des crimes.
« Dieu seul est un rempart et une garde ; priez-le, invoquez les saints, cela vaudra mieux
que vos citadelles. Les murs de Jéricho étaient neufs et solides : ils ont croulé au premier son
d’une trompette. »
Galla Placidia priait les saints et Dieu, mais elle se souvenait du sentiment de révolte qui
l’avait saisie devant cette résignation chrétienne.
Elle avait onze ans mais elle était persuadée qu’un Romain devait combattre.
Et quarante ans plus tard, mère résolue, inquiète pour son fils Valentinien III, elle était
toujours aussi résolue.
Elle s’interrogeait : et si cette religion de l’acceptation de la victoire des Barbares, ce choix
de la prière au lieu du combat, avait été l’une des causes des malheurs de l’Empire romain ?
À ces chrétiens, réfugiés dans la prière et l’appel à Dieu, elle avait préféré exalter l’armée
romaine telle que Stilicon l’avait constituée.
Elle retrouvait en lisant le poète Claudien son enthousiasme d’enfant, quand elle avait
appris que les soldats de Stilicon avaient battu les Wisigoths d’Alaric, à Pollentia et à Vérone.
Ces victoires, on les devait peut-être à Dieu, mais d’abord à l’armée et à son chef.
« Jamais, écrivait Claudien, on ne vit réunis sous un seul commandement tant de troupes
diverses, tant de costumes variés, tant de langages différents. Ici viennent les escadrons
arméniens aux cheveux crépus, aux robes couleur d’herbe, dont les plis s’attachent sur la
poitrine par un simple nœud ; là paraissent les Gaulois aux têtes blondes. Dans leurs
bataillons ont pris place les peuples des contrées que traverse le Rhône impétueux, ou que
baigne la Saône tranquille, et ceux que le Rhin éprouve à leur naissance, et les autres plus
lointains qui boivent les eaux de la Garonne… Tous ces guerriers sont mus par une seule
âme ; loin d’eux les blessures encore saignantes du cœur : le vaincu a déposé son
ressentiment, le vainqueur son orgueil. Encore tremblants de leur courroux passé, l’oreille
encore pleine du clairon des guerres civiles, ils conspirent à présent dans une seule pensée,
l’amour de celui qui les guide. »
Galla Placidia se souvient de cette année 403 quand l’empereur d’Occident, Honorius,
venant de Ravenne, escorté par l’armée victorieuse, fait son entrée dans Rome.
Il est debout dans le char impérial et à ses côtés se tient le général et ministre vainqueur
Stilicon, proclamé « Sauveur de la Patrie ».
Pour la première fois, Galla Placidia partage la gloire impériale. Honorius a décidé qu’elle
marcherait au-devant du char impérial.
Aux côtés de Galla se tient Eucherius, le propre fils de Stilicon. Il a quatorze ans, elle en a
onze : Stilicon les a fiancés.
Galla Placidia n’avait pas, marchant devant le char impérial, mesuré les intentions
politiques de Stilicon.
Il voulait unir, lui dont le père était un Barbare, un Vandale, son fils à Galla Placidia, fille
d’empereur romain. Et Galla Placidia avait pressenti que ce mariage n’était pas dans l’ordre
des choses.
La foule l’acclamait, mais Galla avait envie de crier : « Je suis fille de Rome, fille de
l’empereur Théodose le Grand ! »
Mais elle s’était tue, enfant de onze ans prudente, évitant seulement de regarder ce mari
qu’on lui destinait, Eucherius, petit-fils de Barbare.
Elle marchait dans Rome, le dos droit, la nuque raide, les bras le long du corps, suivie par
les chars des sénateurs et par le char impérial.
Elle avait, durant toute cette parade, murmuré qu’elle voulait rester fidèle à ses origines
romaines et impériales.
9.

Maintenant, Galla Placidia savait que c’était en marchant dans Rome devant le char
impérial, en cette année 403, qu’elle avait décidé de refuser d’épouser cet Eucherius, héritier
de Stilicon, petit-fils et fils de Vandale.
Elle avait pour la première fois de sa vie su qu’elle venait de choisir son destin.
Elle s’était souvenue des supplices auxquels on soumettait ceux qui violaient les ordres
impériaux.
Mais Stilicon n’était pas l’empereur, seulement un Barbare qui se prétendait romain.
Elle, elle était fille de Théodose le Grand et sœur de l’empereur Honorius.
Et son devoir était de défendre Rome, l’Empire, contre ces peuples qui déferlaient,
franchissant le Rhin, le Danube.
Les Barbares profitaient de l’hiver pour chasser d’une rive à l’autre, poussant, tirant leurs
charrois sur les eaux gelées. Et Stilicon les accueillait dans l’Empire.
Mais elle ne serait pas la complice de Stilicon et de Serena, sa femme.
Elle ne serait jamais l’épouse de leur fils, Eucherius.
Elle devait s’opposer à ces Barbares, à leur complot, à leurs ambitions.
En quelques mois et années, ceux qui la faisaient passer de l’enfance à la jeunesse, de
l’an 403 à l’an 408, elle avait abandonné ce qu’elle avait cru et commencé à forger seule ses
idées.
Elle soupçonnait désormais Stilicon d’être l’allié des Wisigoths d’Alaric, des Huns qui, par
petits groupes de cavaliers, entraient dans l’Empire, en traversant le Danube, cependant que
d’autres Barbares qui s’étaient donné un roi − Radagaise − franchissaient le Rhin.
La peur s’était à nouveau emparée de la population romaine.
On assurait que Radagaise se livrait chaque jour à des incantations, à des sacrifices afin
d’obtenir l’aide des divinités sombres auxquelles il croyait.
« J’apaiserai pour longtemps leur soif de sang humain », assurait Radagaise.
Il voulait offrir à ses divinités toute la population de Rome.
Stilicon, avec une armée de trente légions où l’on comptait des Goths et des Huns, avait
défait Radagaise, près de Florence, à Fiesole.
Les Barbares avaient été exterminés. Une centaine de milliers de corps jonchaient la plaine
de Florence et les vallées de Fiesole. Des milliers d’autres Barbares enchaînés furent vendus à
bas prix, tant ils étaient nombreux, sur les marchés aux esclaves d’Italie.
Quant à Radagaise, on lui trancha la tête devant son peuple.
Stilicon était vainqueur mais la rumeur s’était répandue qu’il avait traité avec des peuples
barbares, les enrôlant dans l’armée romaine.
Et, rumeur plus néfaste pour lui, on disait que Dieu seul avait chassé les Barbares.
On prétendait que Stilicon et ses soldats n’avaient même pas brandi leur glaive, ne
déplorant ni mort ni blessé.
Dieu et le christianisme étaient les auteurs de la victoire sur Radagaise.
Quant aux Barbares, ils avaient été condamnés par Dieu puisque se prétendant chrétiens
ils refusaient la Trinité.
Galla Placidia avait écouté, et sans hésiter elle avait pris le parti des chrétiens, de Dieu, et
avait condamné les païens et les hérétiques.
Elle croyait Jérôme qui de son ermitage de Bethléem écrivait : « Stilicon est le demi-
Barbare qui tourne contre l’Empire les trésors et les forces de l’Empire. »
Augustin, l’évêque d’Hippone, partageait cette accusation. Orose, auteur proche
d’Augustin, écrivait : « Stilicon nous pille afin de soudoyer les Barbares. Que lui importerait
de verser tout ce qu’il y a de sang humain sur la terre pourvu qu’il pût voir un moment la
pourpre sur les épaules de son fils unique », cet Eucherius, que Galla Placidia avait rejeté.
Elle avait donc été cette jeune fille de dix-huit ans qui avait pris parti contre Stilicon.
Maintenant qu’elle était une femme de cinquante ans, mère de l’empereur Valentinien III,
il lui arrivait, certaines nuits, de se demander si elle n’avait pas injustement accusé Stilicon.
Mais elle ne regrettait pas sa détermination, son engagement aux côtés de ceux qui, à
Rome, à Ravenne, accusaient Stilicon de vouloir conclure une alliance avec les Wisigoths
d’Alaric.
Autour de lui se formait la coalition de ceux qui défendaient l’égalité des Barbares et des
Romains, souhaitaient que les Barbares soient reconnus comme des « peuples fédérés »,
pouvant atteindre le sommet de l’État.
Pour tous ceux-là, Stilicon était l’empereur.
Et Galla Placidia s’était dressée contre eux.
Elle partageait le sentiment des sénateurs, dont l’un s’écriait, apprenant qu’une ambassade
allait rencontrer Alaric :
« Ce que tu conseilles, ô Stilicon, n’est pas une paix mais un pacte de servitude. »
Galla Placidia revivait ces mois sombres, cette première décennie du Ve siècle durant
laquelle les empires romains d’Occident et d’Orient semblaient en proie à une crise pouvant
conduire à leur destruction.
Les auxiliaires barbares engagés dans l’armée manifestaient leur soutien à Stilicon.
Un imposteur – Constantin III − prenait la tête des légions romaines de Britannia et de la
Gaule et pillait, saccageait des provinces.
Et Stilicon recrutait des Barbares goths pour combattre l’imposteur.
La fille aînée de Stilicon, Marie, dont le père avait voulu qu’elle épousât l’empereur
Honorius, décédait dans des circonstances obscures.
À Constantinople, le 1er mai 408, l’empereur d’Orient, Arcadius, mourait, laissant pour
héritier son fils Théodose II, âgé de huit ans.
L’on accusait Stilicon de vouloir réunifier l’Empire romain au profit de son fils, Eucherius.
Et ses adversaires répandaient le bruit que ce fils de Stilicon était païen.
Galla Placidia revivait sa colère, aussi rageuse quarante ans plus tard qu’en cette
année 408, quand elle avait appris que l’empereur Honorius, veuf de Marie, épousait sa sœur
puînée, Thermantia, fille elle aussi de Stilicon !
Caprice d’empereur, qui ne rêvait que de tuer Stilicon, qui le régentait et espérait revêtir de
la pourpre impériale son fils, Eucherius ?
En cette année 408, un rescrit impérial ordonna de se saisir du patrice Stilicon, « brigand
public et ennemi de l’empereur et de l’Empire, et de le mettre à mort sur-le-champ ».
Stilicon ne chercha ni à fuir ni à se défendre.
Il se remit entre les mains d’un officier romain, qui le fit agenouiller et lui trancha lui-
même la tête, le 23 août 408.
Cet officier se nommait Héraclianus et était promis à un grand avenir. Il prit le
commandement de l’Afrique, la plus riche des provinces de l’Empire.
Parfois, Galla Placidia se demandait si Stilicon n’avait pas désiré avec sincérité une entente
entre deux mondes : le romain et le barbare. Et ainsi sauver et renforcer l’Empire romain.
Mais Galla Placidia pensait, à la fin des fins, qu’il s’agissait d’une illusion à laquelle, elle le
reconnaissait, il lui était arrivé de rêver.
Mais le sang recouvrait le rêve.
À l’annonce de la mort de Stilicon, les soldats romains entrèrent dans toutes les villes où
l’on gardait en otages les femmes et les enfants des Barbares qui servaient dans les troupes
auxiliaires et égorgèrent ces malheureux otages jusqu’au dernier.
Apprenant cela, les soldats auxiliaires se rebellèrent et trente mille d’entre eux allèrent
rejoindre Alaric qui, à la tête de l’armée des Goths, se dirigeait vers Rome.
10.

Galla Placidia, revivant en l’an 440 cette première décennie du Ve siècle, n’avait éprouvé
aucun remords ou regret de ce qu’elle avait accompli en ces temps de guerre, de massacres,
de doute aussi, de meurtres, de trahison, de vengeance et de conspiration.
Elle avait accepté de se plier à ce qu’elle appelait « la loi de Dieu ».
Dieu seul avait le pouvoir d’empêcher que l’Empire soit cette arène de mort au sol imbibé
de sang.
Mais Dieu laissait faire.
Il n’y avait donc aucun moyen de se dérober ni même de comprendre ce qu’était le dessein
de Dieu.
Voulait-il que meure l’Empire, que Rome soit saccagée, détruite par l’armée d’Alaric − les
hordes, les hordes barbares, murmurait Galla − ou bien Dieu avait-il choisi de sauver le
monde romain ?
Galla Placidia se souvenait des affrontements entre païens et chrétiens.
Elle avait avec ferveur approuvé les lois, les rescrits impériaux, qui ordonnaient la
destruction des édifices païens, temples et sanctuaires.
Les sacrifices rituels, la célébration des divinités et des dieux étaient interdits.
Galla Placidia avait vu à Rome des moines qui, une masse ou un levier en main,
détruisaient tout ce qui pouvait rappeler les religions et les cérémonies païennes.
On traquait les païens qui construisaient des cachettes dans leurs maisons ou au fond de
leur jardin afin d’y mettre à l’abri les objets de leur culte.
On élaborait des lois qui condamnaient à la peine de mort les juifs et les hérétiques et
quiconque troublerait par la force l’exercice de la religion catholique. Ceux qui attaqueraient
publiquement ses dogmes seraient condamnés à l’exportation.
Galla Placidia retrouvait ce temps passé, quand elle lisait quarante années plus tard les
lettres de l’évêque d’Hippone, qui approuvait les persécutions.
Elle était fière d’avoir été aux côtés de l’évêque Augustin, le saint homme qui voulait,
comme elle, que l’Empire romain soit l’Empire catholique.
« L’Église de Dieu, écrivait-il, connaît deux sortes d’ennemis également dangereux,
quoique opposés : les adversaires déclarés et les indifférents. Les lois enchaînent les premiers
à la manière des fous furieux ; elles secouent les seconds et les tirent d’une léthargie funeste,
pour les faire veiller au salut de l’unité. Nous en avons ranimé ainsi plus d’un et loin de nous
taxer de cruauté ils nous remercient aujourd’hui de les avoir arrachés à un sommeil de
mort. »
Galla Placidia n’avait rien ignoré de la « cruauté » dont tous ceux qui avaient contribué à la
chute de Stilicon et à sa mort faisaient usage.
On torturait sous les ordres d’Olympius, l’officier qui était le nouveau maître du palais
impérial.
Il recherchait les complices de Stilicon, ce « brigand », cet « ennemi public », cet allié
d’Alaric le Wisigoth.
Olympius voulait des aveux qui lui permettraient de poursuivre les « satellites » de
Stilicon, de les dépouiller de leurs biens au bénéfice d’Olympius et de cet officier,
Héraclianus, qui avait tranché la tête de Stilicon.
Quant aux membres de la famille de ce dernier, l’empereur Honorius avait décidé de les
faire conduire à Rome.
Serena, l’épouse, et sa fille Thermantia répudiée par Honorius, étaient gardées, surveillées.
Et on leur présenta la tête tranchée d’Eucherius, leur fils et frère !
Avec la même cruauté, on frappait les officiers « hérétiques », la plupart d’origine
« barbare ». Ils étaient dégradés, humiliés, condamnés.
On offrait ainsi à Dieu les preuves de la foi d’un Empire catholique implacable à l’égard des
hérétiques, des païens, des Barbares qui, convertis au christianisme, refusaient les dogmes
catholiques.
Galla Placidia avait vécu ces années-là dans l’exaltation.
Les hordes d’Alaric approchaient. Elles brûlaient, elles dévastaient le pays d’Ancône, elles
se dirigeaient vers Rome.
Alaric voulait que tout soit détruit, maisons, villages, récoltes, afin qu’il ne restât rien après
son passage de ce qui pourrait ravitailler ou protéger l’ennemi.
Alaric avançait, traversant les Apennins, et devant lui habitants et soldats fuyaient.
Des milliers d’entre eux avaient déjà gagné la Ville et provoquaient l’effroi, la panique, car
ni le citoyen le plus humble ni le sénateur le plus averti n’imaginait que les Barbares fussent
si proches, si déterminés.
On racontait que lors de la traversée des Apennins, un ermite s’était présenté à Alaric, le
suppliant, en larmes, de ne pas attenter à la Ville du genre humain, d’épargner au monde une
calamité sans exemple.
Alaric, les yeux fixes, avait répondu d’une voix monocorde :
« Je marche malgré moi, il y a quelqu’un qui me pousse en avant et me crie sans cesse :
“Va prendre Rome.” »
Et tout à coup, les Barbares étaient là, campant dans la plaine qui s’étendait au nord de
Rome et se continuait au sud-ouest, le long du Tibre, jusqu’au port.
Galla Placidia se souvenait de la colère qui l’avait saisie lorsqu’elle avait vu les cavaliers
barbares s’avancer jusqu’aux remparts.
Elle n’avait pas eu peur mais au contraire elle avait ressenti une fébrilité presque joyeuse.
Elle méprisait ces Romains qui se lamentaient, qui prétendaient que les Barbares d’Alaric
menaçaient l’approvisionnement de la Ville puisqu’ils avaient atteint le port et l’embouchure
du Tibre où se trouvaient les greniers de Rome.
Ils pouvaient donc affamer Rome.
Galla Placidia s’était mêlée à ces Romains.
Elle avait crié qu’il fallait se défendre et certains de ceux qui l’entouraient l’avaient
acclamée, réclamant des armes.
Galla avait parcouru la Ville.
On avait ouvert les arsenaux d’État, placé des armes de jet sur les remparts. Mais personne
ne prenait le commandement de cette foule gagnée par la panique.
C’était donc cela, le peuple de Rome !
Galla Placidia avait écouté ces soldats, ces sénateurs, ces hommes du peuple qui
affirmaient que l’Empire avait été trahi, que Stilicon n’avait pas été décapité, qu’il serait aux
côtés d’Alaric, que dans la Ville il avait des complices qui allaient ouvrir les portes de Rome
aux Wisigoths.
Quelqu’un avait lancé le nom de Serena, l’épouse de Stilicon qui se cachait à Rome,
préparait et attendait l’entrée des Barbares. Ils détruiraient la ville et massacreraient tous ses
habitants.
Alors on se saisit de Serena, on l’accusa de trahison. Et le Sénat commença à la juger.
Quarante ans plus tard, Galla Placidia s’étonnait encore d’avoir exigé, parce qu’elle était la
fille de l’empereur Théodose le Grand et la sœur consanguine des deux empereurs, Arcadius
et Honorius, d’être entendue par les sénateurs.
Elle, Galla Placidia, que Serena avait accueillie comme l’une de ses filles, déclarait de sa
voix tranchante que Serena avait trahi Rome et l’Empire.
Elle, Galla Placidia, en témoignait.
Et elle ne regrettait pas, quarante ans plus tard, d’avoir par cette accusation décidé le Sénat
à prononcer à l’unanimité la peine de mort contre Serena.
Oui, elle s’était vengée d’avoir été fiancée contre son gré à Eucherius.
Elle était fille d’empereur romain et Stilicon et les siens étaient des descendants de
Barbares.
Oui, elle était fervente du Dieu de l’Empire.
Oui, elle était catholique, rejetant les païens et les hérétiques, coupables d’attirer sur Rome
la colère divine.
Et elle n’avait pas tremblé de remords ou de joie quand un employé du Sénat lui avait
rapporté que Serena avait été étranglée dans son cachot.
Mais elle avait vibré de colère. Son corps s’était tendu à se rompre quand elle avait appris
que les sénateurs romains avaient décidé de verser une rançon à Alaric afin qu’il lève le siège
de Rome.
Et le roi des Goths avait accepté, exigeant même d’entrer au service de l’empereur
d’Occident, une fois qu’on lui aurait remis l’or et l’argent.
Et Galla Placidia vit les Romains, à coups de marteau et de ciseaux, arracher les ornements
d’or et d’argent recouvrant les statues élevées pour célébrer les victoires de Rome.
Galla Placidia s’était avancée, avait protesté, mais on l’avait repoussée et elle n’avait pu
empêcher qu’on brise puis fonde la statue de la Virtus, celle qui incarnait le courage guerrier
et l’âme millénaire de Rome.
Galla Placidia s’était tue.
Adossée à une colonne, elle avait regardé la Virtus fondre, devenir ce métal bouillonnant,
puis ce bloc noirci sur lequel les esclaves versaient de l’eau boueuse.
La statue de la Virtus, cette déesse altière, au visage sévère, aux seins qu’on devinait ronds
et pleins sous les plis des voiles, n’était plus qu’un morceau de métal.
C’était comme une vision du destin qui guettait chaque vivant, et qui annonçait le sort de
l’Empire, puissant et orgueilleux, et tout à coup devenu morceau de matière informe.
La barbarie, la mort au bout de la vie.
Galla Placidia avait enfoncé ses ongles dans ses paumes, elle avait mordu ses lèvres
jusqu’au sang.
Elle ne voulait pas croire ce vieux Romain qui s’était rapproché d’elle :
« Tout est fini, murmurait-il. Rome renie la Virtus, qui l’a fait vivre tant de siècles, elle
provoque elle-même sa destinée. »
Galla Placidia s’était éloignée.
Elle en faisait serment devant Dieu, elle resterait fidèle à Rome.
On pouvait fondre les statues, elle, fille de l’empereur Théodose le Grand, elle résisterait
aux flammes.
On ne la détruirait pas.
Elle ruserait.
Pour conduire les hommes, il fallait les tromper, parler leur langue, les flatter, faire mine
de leur obéir, oser prendre les apparences d’une Barbare puisqu’ils l’étaient.
Mais dans sa poitrine, il y aurait toujours une Virtus indestructible. Et à la fin, elle, Galla
Placidia, serait victorieuse. Dieu l’aiderait.
Il ne pouvait vouloir que l’Empire romain disparaisse.
11.

Et si Dieu avait décidé de laisser les Barbares envahir, dépecer et détruire l’Empire ?
En ces mois-là de l’an 409, Galla Placidia avait douté de la volonté de Dieu et l’incertitude
s’était répandue en elle, comme un poison auquel souvent elle s’abandonnait.
Il désagrégeait cette Virtus qu’elle gardait dans sa poitrine.
Alors, durant plusieurs jours − et surtout plusieurs nuits −, elle ressassait ce qu’elle avait
entendu.
Des sénateurs romains de plus en plus nombreux faisaient l’éloge d’Alaric et de son armée
de Goths.
Pourquoi ne pas conclure avec ce Barbare talentueux la paix, et lui confier en échange d’un
titre militaire la charge de combattre ces armées romaines qui saccageaient la Gaule avec à
leur tête l’usurpateur qui s’était fait reconnaître par ses soldats sous le nom de
Constantin III ?
Les Goths d’Alaric seraient aussi envoyés sur le Rhin, pour arrêter ce flot barbare qui avait
commencé à franchir le fleuve gelé dans la nuit du 31 décembre 406, et qui depuis ne cessait
de se répandre.
La ville de Trèves avait été prise et incendiée par des Francs dès les premiers mois de
l’an 407. Et de nouvelles légions romaines − peuplées de Barbares − se révoltaient,
participaient au pillage.
L’Empire se défaisait.
Des sénateurs guidés par le plus riche d’entre eux, Priscus Attale, quittaient Rome, afin de
rencontrer à Ravenne l’empereur d’Occident, Honorius.
Galla Placidia avait décidé de se joindre à eux.
Il lui avait suffi de vivre quelques jours aux côtés de Priscus Attale, pour découvrir que le
sénateur n’aspirait qu’au titre d’empereur et qu’il était prêt à l’obtenir du roi des Goths,
Alaric.
Et habilement, celui-ci faisait parvenir à l’ambitieux sénateur le diadème et le manteau
impériaux.
Attale se proclamait empereur, promettait à Alaric un pouvoir équivalent à celui qu’avait
possédé Stilicon.
Et le Sénat de Rome se ralliait à cette proposition. Alaric serait généralissime d’Occident.
Le désespoir et la colère, le mépris et même la haine, comme une nausée, avaient
submergé Galla Placidia.
À Ravenne, elle avait obtenu de rencontrer son frère.
Mais l’empereur Honorius la recevait, entouré d’eunuques parés comme des femmes.
Il se moquait des ambitions d’Attale, disait-il. Il refusait de traiter avec Alaric.
Avait-il risqué sa vie pour qu’au Vandale Stilicon succède le Goth Alaric ?
La majesté romaine, avait-il ajouté avec emphase, ne fléchirait pas devant quelques
Barbares misérables.
Puis Honorius avait semblé oublier la présence de Galla Placidia.
Elle s’était retirée, apprenant quelques jours plus tard qu’Honorius avait écarté du pouvoir
Olympius, l’homme qui avait succédé à Stilicon. L’empire d’Occident était tombé ainsi entre
les mains des coteries d’eunuques.
Quant à Attale, ce « simulacre d’empereur », rentré à Rome, il s’était installé au Palatin, et
les officiers goths le surveillaient.
Galla Placidia aussi avait regagné Rome. Elle avait l’impression que son visage était
paralysé, que plus jamais une expression ne pourrait révéler ce qu’elle ressentait.
Ainsi ce dégoût pour ce Priscus Attale qui avait osé s’installer dans le palais où avaient
vécu Auguste, Trajan et Marc Aurèle.
Lui, ce nain, dans la demeure des géants fondateurs de l’Empire !
L’on rapportait qu’Alaric, lors d’un banquet avec les chefs goths, avait humilié Attale
dépouillé du manteau impérial et l’avait obligé à servir à table en habit d’esclave !
Galla Placidia écoutait, les yeux fixes, le visage figé.
On annonçait qu’Attale avait été renvoyé par Alaric, qui avait conclu un accord avec
Honorius.
C’était donc devenu cela, l’Empire romain !
Galla Placidia avait appris, le mépris emplissant sa bouche d’une salive aigre,
qu’Honorius − son propre frère −, après l’accord conclu avec Alaric, tentait de faire assassiner
le roi des Goths par des bandes barbares qui sillonnaient l’Italie.
Alaric avait échappé à plusieurs embuscades, mais il avait conclu que l’empereur
d’Occident le trahissait.
Alors Alaric avait juré de prendre Rome et de brûler la Ville éternelle.
Ce n’était plus un consul romain, comme l’avait été César, qui franchissait le Rubicon,
mais un roi barbare, qu’un jour le Sénat de Rome avait désigné généralissime d’Occident.
Qui à Rome oserait résister à Alaric en ce début de l’an 410 ?
12.

De ces jours de l’an 410, Galla Placidia n’avait rien oublié et, trente années plus tard, seule
dans sa chambre, elle retrouvait ce désespoir qui l’avait écrasée quand les esclaves forçant les
portes de ses appartements s’étaient précipités en criant que les Goths attaquaient les
remparts de Rome.
Elle s’était redressée et, d’un geste, sans prononcer un seul mot, elle les avait domptés.
Ils étaient sortis à reculons comme s’ils avaient craint qu’elle ne se jette sur eux, ne les
fouette ou ne les désigne aux soldats de sa garde personnelle.
Mais Galla Placidia n’avait pas bougé, étouffant les sanglots qui remplissaient sa gorge.
Puis, enveloppée de voiles, le visage dissimulé, elle avait gagné les remparts.
Des colonnes de fugitifs qui venaient de quitter Rome s’éloignaient rapidement, formant
des traînées noires dans la campagne écrasée sous la chaleur et la lumière intenses de ces
premiers jours d’août de l’an 410.
Les cavaliers goths les ignoraient et se rassemblaient devant les portes de la Ville.
Mais les défenseurs les repoussaient, utilisant les balistes et les catapultes placées sur les
remparts.
Tout à coup, un groupe de Goths avait poussé vers les remparts un homme drapé dans le
manteau de l’empereur, le front ceint d’un diadème.
Galla avait reconnu Attale, qu’une nouvelle fois Alaric humiliait en arrachant de ses
épaules, de son front les insignes impériaux.
Galla Placidia avait alors quitté les remparts : l’humiliation du sénateur qu’elle méprisait
et accusait de trahison l’atteignait parce qu’Attale était romain.
Et elle souffrait aussi de l’attitude d’Honorius, son propre frère, empereur d’Occident, qui
demeurait à Ravenne, se souciait davantage du sort des oiseaux de sa volière ou des charmes
de l’un de ses eunuques que du destin de Rome.
Galla Placidia avait traversé la ville, du Palatin à la porte Salaria, de la basilique Saint-
Pierre à la basilique Saint-Paul.
Les rues étaient encombrées par les chars des riches Romains qui avaient décidé de fuir,
puisque la Ville n’était pas encore encerclée.
Mais il avait suffi de quelques semaines pour que les Barbares goths d’Alaric assiègent
complètement Rome.
Et comme ils occupaient les rives du Tibre, le port et les entrepôts, la famine était devenue
la principale des armes d’Alaric.
Galla Placidia avait choisi de se terrer chez elle, pour ne pas voir ce que les servantes lui
rapportaient.
Les pauvres, sans distribution de pain, dévoraient tout ce qui pouvait s’avaler. Une mère
avait mangé l’enfant qu’elle allaitait.
On se disputait les cadavres encore chauds jetés dans les rues, empilés.
« On les déchire à pleines dents », avait-on répété à Galla Placidia. Et quand on ne mourait
pas de faim, on succombait, car les épidémies frappaient ce peuple affamé qui périssait sans
se révolter.
Puis, dans la nuit du 24 août de l’an 410, Galla Placidia avait entendu des cris, un grand
tumulte.
Quelqu’un avait ouvert aux Goths la porte Salaria et aussitôt la ruée barbare avait envahi la
ville.
Trahison !
Une noble matrone, la chrétienne Proba Faltonia, appartenant à l’une des plus illustres
familles de Rome − la gens des Anices −, avait armé ses esclaves et les avait envoyés
s’emparer de force de la porte Salaria, et l’ouvrir aux Goths.
Alaric et son peuple n’étaient-ils pas chrétiens ? certes hérétiques, mais qu’ils fussent
baptisés, voilà ce qui importait d’abord !
Proba Faltonia avait voulu éviter aux Romains une interminable agonie.
Chrétienne, elle faisait confiance aux Barbares dès lors qu’ils étaient chrétiens.
Galla Placidia les avait vus, ces Goths, auxquels Alaric avait donné l’ordre de respecter les
basiliques Saint-Pierre et Saint-Paul, avec les trésors qu’elles renfermaient et le peuple qui s’y
était réfugié !
« Je fais la guerre aux hommes, je ne la fais pas aux apôtres », avait dit Alaric.
Cela, Galla l’avait appris, trente ans plus tard, en cette année 440 durant laquelle elle
s’efforçait de reconstituer les événements qu’elle avait vécus alors qu’elle était une jeune fille
d’à peine vingt ans.
Dans cette nuit du 24 août 410 et pendant les trois jours qu’avait duré l’occupation de
Rome, elle avait entendu les chants des Goths, les sons aigus de leurs trompettes, et surtout
les cris de leurs victimes.
Car ce sac de Rome par les Barbares d’Alaric était aussi un massacre.
Les Goths incendiaient les maisons et les palais, pillaient, tuaient, violaient.
Tortures, débauche, avidité, soif d’or et d’argent, cruauté, destructions : tels étaient les
actes et les mobiles des Goths.
Ils avançaient, la torche et le glaive à la main.
« Par un seul embrasement, Rome fut ensevelie tout entière dans sa cendre », écrit saint
Jérôme.
Les servantes terrorisées racontaient à Galla Placidia comment, couverts de sang, les
Barbares dénudaient les femmes et, quel que soit leur âge, les frappaient et les violaient, les
étranglaient afin qu’elles se taisent. Et ces Barbares étaient chrétiens !
Galla Placidia se souvenait de ces heures passées à entendre ces récits, à guetter le
moment où les Barbares briseraient les portes, et s’empareraient d’elle.
On lui rapportait aussi qu’Alaric avait respecté le trésor de l’apôtre Pierre. Que tel officier
avait renoncé à violer une jeune fille qui avait tenté de se défendre puis de se suicider.
Mais Galla Placidia savait que ce n’étaient là qu’exceptions.
L’odeur de la mort stagnait sur la Ville.
Et quand Galla vit les soldats barbares de sa garde personnelle briser les portes et
s’avancer, elle se raidit et marcha résolument vers eux, sûre de mourir.
Ils s’écartèrent, et au milieu d’eux elle vit un Barbare de haute taille, portant collier et
bracelets d’or. Il se nommait Athaulf, parent et vice-roi d’Alaric.
Galla Placidia sentit le regard du Barbare, son désir, sa tentation, et Galla savait que pas un
des Barbares de sa garde personnelle ne la défendrait.
Alors elle dit qu’elle était fille d’empereur et sœur de l’empereur d’Occident, Honorius.
Athaulf s’approcha, posa sa main sur l’épaule de Galla et dit qu’elle était l’otage d’Alaric,
que l’empereur romain verserait beaucoup d’or pour elle.
Il allait la conduire au camp des Goths où elle serait sous sa protection et celle d’Alaric.
Le souvenir le plus douloureux de ces trois jours que dura le sac de Rome fut pour Galla
Placidia le moment où, encadrée par les Barbares, elle quitta sa demeure.
Elle voyait ses servantes jetées à terre, battues quand elles résistaient, violées, étouffées ou
égorgées pour les empêcher de hurler.
Les rues de Rome étaient couvertes de cadavres. Galla Placidia s’efforçait de paraître
impassible, comme si elle était devenue la statue de la Virtus.
Et pourtant elle reconnaissait les corps de matrones chrétiennes, de leurs filles, ceux de
sénateurs, entassés aux côtés de ceux de leurs épouses et de leurs enfants.
Elle devinait les tortures qu’ils avaient subies aux plaies ouvertes, aux yeux crevés, aux
jambes brisées, au pal qui perçait leur dos ou leur poitrine.
Trente ans ont passé, mais chaque souvenir est une atroce souffrance.
Lisant les écrits de saint Augustin et de saint Jérôme, Galla Placidia avait retrouvé ses
propres pensées de femme de vingt ans qui craignait qu’on ne la viole, qu’on ne la tue.
Mais surtout le sort de Rome et de l’Empire l’obsédait. Elle avait partagé sans la connaître
l’exclamation de saint Jérôme : « Rome est devenue le tombeau des nations dont elle a été la
mère. »
Elle savait que saint Augustin avait écrit en pleurant : « Je ne pouvais me consoler. »
Et saint Jérôme avait ajouté : « C’était le temps des larmes. »
Mais Galla Placidia n’avait pas pleuré, s’efforçant de paraître impassible, sûre d’elle.
Si elle voulait sauver sa vie, la Virtus était sa sauvegarde.
Elle vivait dans le camp des Goths, confinée sous une grande tente. Des tapis provenant
des pillages des palais romains couvraient le sol.
Chaque jour, Athaulf lui rendait visite.
Elle lui faisait face, le contraignant à baisser les yeux, et même à reculer jusqu’à l’entrée de
la tente.
Il s’immobilisait, hésitant, les bras croisés, les poings serrés. Galla Placidia le sentait prêt à
bondir sur elle, à la renverser.
Elle l’imaginait sans que son visage révélât l’inquiétude qui lui serrait la gorge. Elle
s’efforçait de lui manifester à la fois indifférence et mépris. Mais il avait le corps vigoureux
d’un chef de guerre d’une trentaine d’années. Son visage régulier et avenant exprimait
l’autorité, la maîtrise de soi et la franchise.
Elle pensait alors que le sang des Barbares pouvait régénérer la race romaine.
Il fallait se servir d’eux comme font les éleveurs qui enferment dans le même enclos un
étalon et une jument.
Elle repoussait cette idée avec une sorte d’effroi, d’attirance et de dégoût.
Souvent Athaulf l’invitait à s’asseoir, mais elle restait figée, campée devant lui, croisant elle
aussi les bras. Et après un long moment, il secouait la tête et commençait à marcher autour
d’elle et lorsqu’il était derrière elle, qu’il la frôlait, le corps de Galla vibrait, peut-être de peur,
peut-être de désir.
Athaulf commençait à parler d’une voix chaude et rugueuse, disant qu’il était veuf de la
sœur du roi des Goths, Alaric, qu’il était père de nombreux enfants, tous baptisés chrétiens
comme il l’était lui-même.
Chrétien ?
Galla, avec une moue de mépris, murmurait : « hérétique, comme tous les Barbares qui
refusaient la Trinité, du Père, du Fils et du Saint-Esprit ».
Chrétien ! répétait-elle dès qu’Athaulf avait quitté la tente. Peut-être Dieu avait-il choisi les
Barbares pour châtier Rome et l’Empire de leurs faiblesses et de leurs vices ?
Elle s’allongeait sur un grand tapis de couleur pourpre. Elle s’en enveloppait.
C’était la couleur impériale. Et l’Empire ne pouvait survivre, renaître que par le courage,
l’espérance, la foi et la ruse.
Elle, Galla Placidia, fille et sœur d’empereurs, chrétienne, catholique romaine, croyait à la
Résurrection.
Elle devait incarner la Virtus.
13.

Galla Placidia, maintenant que trente ans avaient passé et qu’elle s’efforçait de
comprendre, de juger ses actes et les choix qu’elle avait faits au long de sa vie, se souvenait de
ces jours d’automne et d’hiver de l’an 410, quand elle n’était que l’otage de prix du roi des
Goths Alaric.
Elle s’était débattue quand, un matin de septembre, alors qu’une pluie d’averse noyait le
camp barbare, des Goths étaient entrés dans sa tente et l’avaient entraînée, lui tordant les
bras, la griffant, écrasant ses seins.
Brusquement, ils s’étaient écartés, se protégeant des coups du plat de la lame qu’avec son
glaive leur portait Athaulf.
Il hurlait, et comme des rats les Barbares s’étaient enfuis.
Galla Placidia avait suivi Athaulf, qui lui montrait un char couvert d’une tente où elle
devait prendre place.
Le vent était glacé et la pluie frappait dru, l’eau coulait dans le char.
Les cris des Goths, des prisonniers qu’ils frappaient, des femmes qu’ils jetaient à terre et
violaient, ce tumulte avait un instant désespéré Galla et elle avait craint de lancer un cri de
détresse et peut-être, si Athaulf avait été près d’elle, l’aurait-elle imploré.
Mais lorsqu’il avait voulu monter dans le char elle l’avait chassé d’un geste.
Il avait sauté dans la boue et laissé retomber la toile et Galla seule dans la pénombre du
char avait prié, remerciant Dieu de lui avoir donné la force de ne pas être emportée par la
panique.
La horde barbare − Galla Placidia souvent appelait ainsi l’armée des Goths − conduite par
Alaric et Athaulf avait marché vers le sud, surveillant, battant, égorgeant les captifs, femmes
et enfants, sénateurs, prêtres qui formaient à sa suite une cohue misérable. Ils seraient tués
ou libérés contre rançon, vendus comme esclaves.
Mais chaque jour leur nombre grossissait parce que la horde saccageait la Campanie, la
Lucanie, la Calabre et s’emparait des personnes riches, pillant leurs biens, violant les
femmes, brûlant les villes et les récoltes.
Chrétiens, ces Barbares !
De son char, Galla Placidia, écartant la toile, apercevait l’évêque de Nole − une cité de
Campanie, proche du Vésuve. Il était chargé de chaînes, battu, torturé, afin qu’il livre la
cachette où il entassait ses trésors.
Athaulf avait confié le nom de ce saint homme, Paulin, qu’il donnait l’ordre de libérer,
expliquant qu’Alaric avait décidé de conquérir la Sicile, la terre d’abondance, qui n’avait
jamais été rançonnée et pillée.
Et Galla avait vu les Goths rassembler dans les ports des navires, de grosses barques aux
voiles ocres, chargées de transporter la horde dans la grande île.
Et puis, la tempête s’était levée, devenant un ouragan et, sa flotte brisée, le rêve d’Alaric
s’était noyé.
Galla Placidia avait remercié Dieu mais, maintenant, trente ans plus tard, les questions
qu’elle s’était posées revenaient, éclairées par ce qu’avaient écrit saint Augustin, saint
Jérôme, le chroniqueur Orose.
« Dieu, après s’être servi d’Alaric afin d’humilier et de châtier Rome, le brisait comme le
potier un vase de rebut », écrivait-il.
Était-ce bien cela le dessein de Dieu ?
Galla Placidia en doutait.
On lui avait lu La Cité de Dieu, de saint Augustin, et elle avait exigé qu’on recommençât.
Il avait écrit :
« Mais les femmes chrétiennes, les vierges même outragées ! Dieu n’a donc point eu souci
des siens ? La chasteté de ces épouses est devenue le jouet des Barbares ! Ces femmes sont
restées pures malgré les attentats des hommes et celles qui ont subi la violence, elles n’ont
point ajouté, au malheur qui les frappait, le crime du suicide. »
Il avait semblé à Galla Placidia que les arguments du saint homme valaient pour elle, dans
le choix qu’elle avait fait de survivre au milieu des Goths, de se servir d’eux pour redonner à
l’Empire romain éclat, gloire, puissance.
Elle avait comme les femmes violées refusé le suicide. Elle avait survécu et son fils,
Valentinien III, était devenu l’empereur d’Occident.
Dieu avait réalisé les vœux qu’elle avait conservés, vivants, dans les années les plus
sombres de sa vie.
Et il avait frappé le roi barbare.
Alaric, comme si la destruction de sa flotte, avec laquelle il espérait joindre la Sicile, l’avait
terrassé, était mort de désespoir.
Athaulf lui avait succédé à la tête de la horde des Goths et Galla Placidia avait accepté d’un
simple battement de paupières d’assister aux funérailles d’Alaric.
Les Goths, par leurs murmures, avaient montré qu’ils étaient hostiles à la présence de
Galla Placidia mais Athaulf, en la conviant à cette cérémonie barbare, lui avait manifesté sa
confiance.
La horde s’était rassemblée sur les bords d’un torrent venu des Apennins, dans le lit
duquel des captifs, après avoir détourné le cours des eaux, avaient creusé une fosse profonde.
On y avait déposé le corps d’Alaric, puis on avait tranché la gorge de son cheval, qu’on avait
déposé près du roi défunt. La cuirasse et les harnais étaient disposés de part et d’autre du
corps du roi. Puis les trésors, fruits des pillages, et représentant la part du roi, avaient
recouvert les cadavres d’Alaric et de son cheval. Et le torrent avait repris son cours.
Galla Placidia n’avait pu détacher ses yeux des eaux bouillonnantes.
Ainsi celui qui avait souillé, incendié, martyrisé Rome était-il effacé du monde par la
volonté de Dieu.
Tout à coup, elle avait vu les Barbares se précipiter sur les captifs qui avaient creusé la
fosse. Ils tombaient à genoux, comprenant qu’on allait les égorger afin de s’assurer que la
sépulture d’Alaric demeurerait en un lieu secret.
Alors, les témoins baignant dans leur sang, la horde s’était remise en chemin, se dirigeant
vers Ravenne.
Athaulf chevauchait en tête de son armée et venait souvent caracoler autour du char où
Galla Placidia avait repris sa place.
14.

De cette longue, interminable chevauchée vers Ravenne, Galla Placidia n’avait gardé que
des bribes de souvenirs épars, qu’en cet an 440, lors de ses retrouvailles avec son passé, elle
avait tenté de rassembler.
Mais peut-être avait-elle enfoui si profondément en elle ces souvenirs-là qu’ils étaient à
jamais perdus, dissimulés pour toujours comme l’était le corps d’Alaric au fond de cette fosse
creusée dans le lit d’un torrent dont elle n’avait jamais connu le nom.
Et pourtant ces semaines, ces mois-là avaient été l’un des grands moments de sa vie,
quand elle avait demandé à Athaulf de dresser un camp, d’envoyer des ambassadeurs à
Ravenne, d’attendre le retour d’un messager de son frère, l’empereur d’Occident, Honorius,
car c’était à lui qu’elle voulait parler, afin de faire part à l’empereur des décisions qu’elle avait
prises, et de connaître ce qu’il en était de l’empire d’Occident.
Athaulf avait, en quelques ordres lancés d’une voix gutturale, fait arrêter la horde, et les
Goths avaient aussitôt commencé à se répandre dans la campagne, à revenir avec du sang
encore rouge sur leur tunique en poussant devant eux des captifs, des animaux.
Ils avaient commencé à allumer des brasiers, certains avaient lancé des cris de joie en
entendant grésiller la viande embrochée, et d’autres avaient dansé.
Sans doute est-ce à ce moment-là que Galla Placidia avait décidé de faire de cette horde
l’armée d’un nouvel empire qui serait romain puisqu’elle en serait l’impératrice mais dont,
sous le marbre, les soubassements et les murs seraient goths.
Cette première nuit de halte, d’attente du messager qu’Honorius avait sûrement décidé
d’envoyer, elle avait dit à Athaulf, roi des Goths, qu’elle avait l’intention de l’épouser, elle, la
fille de l’empereur Théodose le Grand.
Puis tendant le bras dans la direction de Ravenne, elle avait ajouté qu’il ne serait plus
seulement le roi des Goths, héritier d’Alaric, mais qu’il entrait par le mariage dans la famille
des empereurs romains.
Et les Goths deviendraient citoyens de cet Empire.
Elle, Galla Placidia, lui apportait le sang de la Rome impériale et la vraie religion
chrétienne.
Lui, Athaulf, lui donnait sa force.
Ainsi l’empire d’Occident affaibli, ainsi Rome souillée retrouveraient-ils leur gloire, leur
puissance et étendraient-ils la Pax romana d’un bout à l’autre de l’Italie, en Gaule, et peut-
être en Orient.
Et l’on pourrait ériger une nouvelle statue de la Virtus.
Athaulf l’avait écoutée sans bouger, puis il avait posé ses deux mains sur les épaules de
Galla Placidia.
Elle avait tremblé et elle s’était allongée sur les tapis qui couvraient le plancher du char.
Et Athaulf s’était approché.
Puis s’étendait sur la mémoire de Galla Placidia une longue période obscure, d’où
émergeaient ici et là des événements.
Le messager d’Honorius était arrivé seul, Honorius gardant les ambassadeurs goths en
otages jusqu’au retour de son représentant.
Celui-ci, un eunuque fardé, avait avec grandiloquence raconté la victoire d’un général
glorieux, Constance, sur l’usurpateur Constantin qui se prétendait maître de la Gaule et de
l’Afrique. La tête de l’imposteur avait été envoyée à Honorius, qui l’avait fait exposer à Rome
puis à Carthage.
Galla avait écouté, mais quand l’envoyé d’Honorius s’était penché vers elle, lui rapportant
que l’empereur Honorius attendait son retour à Ravenne afin qu’elle épouse ce général
victorieux et superbe, Constance, et que celui-ci l’attendait avec impatience, Galla avait
renvoyé l’eunuque.
Elle voulait épouser, elle épouserait le roi des Goths, Athaulf, et ainsi l’Empire romain
retrouverait sa force d’autrefois, quand régnait Théodose le Grand.
Galla Placidia se souvient de son impatience.
Elle abandonne le char où elle a vécu, recroquevillée depuis le sac de Rome, le 24 août 410,
quand pour Alaric elle n’était qu’une otage qui permettrait d’obtenir une forte rançon de
l’empereur d’Occident.
Maintenant, elle chevauche aux côtés d’Athaulf.
Le roi goth ne veut pas affronter les troupes romaines du général Constance, ce prétendant
victorieux, qu’on dit de fière prestance, de grand talent militaire et de dévorante ambition.
Galla se tait, mais elle est heureuse du choix d’Athaulf. La horde − l’armée ou le peuple des
Goths, dit maintenant Galla Placidia − se détourne de Ravenne.
On entre en Gaule.
Le pays a été ravagé par les légions rebelles de l’imposteur Constantin III, dont la tête a été
tranchée, après qu’il eut été vaincu par le général Constance.
Mais les Gaulois subissent maintenant le pillage, les viols, les tueries, les saccages, les
incendies que provoquent les Wisigoths d’Athaulf.
Et Galla Placidia reste impassible.
Athaulf veut donner à son peuple un territoire qui mettrait fin à son errance nomade.
Il s’empare de Toulouse et de Bordeaux.
« Quand tout l’Océan aurait inondé les Gaules, dit un chroniqueur gaulois, il n’y aurait pas
fait de si horribles ravages. »
Et trente ans plus tard, Galla Placidia écoute les textes écrits par le Bordelais Paulin de
Pella, par le chroniqueur Orose, et d’autres témoins.
Elle ferme les yeux, elle se souvient. Elle n’avait pas tenté de retenir le peuple d’Athaulf.
« Les Barbares font de nous une cruelle boucherie », dit un Gaulois.
C’était le prix, la rançon pour que renaisse l’Empire.
« Athaulf donna l’ordre aux Goths de sortir de cette ville de Bordeaux où ils avaient été
reçus en amis, écrit Paulin de Pella. Mais ils nous traitèrent selon les lois de la guerre, en
peuple conquis et après avoir cruellement désolé la ville, ils la brûlèrent. »
Galla Placidia se souvient sans remords.
Brûler, tuer, violer, piller, saccager, c’étaient les semailles qu’il fallait faire pour que
reverdisse l’Empire de Rome !
« Je me trouvais à Bordeaux, continue Paulin de Pella, les Goths me dépouillèrent de tous
mes biens, ainsi que ma mère ; ils crurent nous faire une grâce en ne nous retenant pas
captifs et en nous permettant sans aucun châtiment de quitter Bordeaux avec toutes les
compagnes et les servantes qui avaient suivi notre fortune. »
À l’automne de l’an 413, l’armée d’Athaulf s’empare de Narbonne. La ville a ouvert ses
portes, non par crainte ou lâcheté mais parce que la présence de Galla Placidia, l’annonce de
son prochain mariage avec le roi goth rassurent.
On entoure, on flatte, on admire Galla Placidia, la fille de l’empereur Théodose le Grand.
Elle se souvient de l’accueil empressé des riches notables de Narbonne. Des chants et des
danses. Elle voit venir vers elle Priscus Attale, qu’elle avait méprisé, qu’Alaric avait humilié,
mais qui, en rhéteur, compose des discours, des éloges à la gloire de Galla Placidia et
d’Athaulf.
En janvier 414, Attale est le maître des cérémonies. Les noces sont célébrées − raconte le
poète et chroniqueur Olympiodore − dans la vaste demeure d’Ingénius, l’un des citoyens les
plus éminents de Narbonne.
« Galla Placidia, vêtue comme une impératrice, est assise dans une salle décorée à la
romaine, et près d’elle se tient Athaulf, portant un manteau et les insignes de général romain.
« En plus de nombreux cadeaux, Athaulf dédie à Galla Placidia cinquante beaux jeunes
hommes, vêtus de tuniques en soie, laissant voir leurs cuisses et leurs mollets musclés.
Chacun d’eux porte des plateaux remplis d’or et de pierres précieuses.
« Le roi barbare offre ainsi à la sœur de l’empereur d’Occident, Honorius, le fruit du pillage
de Rome.
« Puis on chante des hymnes nuptiaux. Et c’est Priscus Attale qui entonne le premier… »
Galla Placidia se souvient de la joie et de la fierté qu’elle avait éprouvées.
Elle avait pensé être enfin parvenue à effacer l’humiliation et le pillage subis par Rome.
Athaulf, chaque fois qu’un adolescent déposait ses plateaux devant Galla Placidia, tendait
la main vers elle, comme s’il faisait hommage et allégeance à la fille de l’empereur Théodose,
dont par ce mariage il était devenu le gendre.
Et Galla Placidia écoute trente ans plus tard le témoignage d’un Narbonnais tel que le
rapporte Orose :
« Athaulf avait voulu d’abord, disait-il, effacer le nom romain, faire que ce qui était romain
devînt goth, devenir lui-même ce qu’avait été autrefois César Auguste.
« Puis il avait rencontré, observé Galla Placidia.
« Et il avait compris que la barbarie effrénée des Goths, leur sauvagerie ne pouvaient en
aucune façon être acceptées par la fille de l’empereur Théodose.
« Il avait conclu qu’on ne pouvait supprimer les lois, sans lesquelles il n’y a point d’État.
« Il avait donc voulu du moins acquérir la gloire de restaurer l’Empire, d’augmenter l’éclat
du nom romain à l’aide des forces des Goths. »
C’était aussi le désir et le rêve de Galla Placidia.
15.

Galla Placidia avait voulu ne plus se souvenir de ce qui avait suivi le temps des noces et des
fêtes, ces quelques mois de l’année 414 où, chaque jour, de nobles et riches citoyens romains
de Narbonne faisaient déposer par leurs esclaves devant sa demeure des corbeilles de fruits et
de fleurs, des jarres d’huile et de vin, des tissus aux couleurs vives qui, pour parvenir jusqu’à
elle, avaient traversé les déserts et les mers, échappé aux tribus des Huns qui comme des
meutes de loups rôdaient, attaquant les caravanes, pillant et empalant les marchands.
Elle pensait à cela maintenant, mais en l’an 414 − elle n’avait pas vingt-cinq ans − elle
s’était laissé bercer par les vents qui soufflaient de la mer, et la douceur de ce climat aux
crépuscules rouges avait rappelé à Galla Placidia Rome et ses couleurs ocre.
Elle avait cru qu’elle allait vivre ainsi une longue saison romaine, et qu’après quelques
mois passés à Narbonne aux côtés d’Athaulf, ils rejoindraient Ravenne, puis Rome, et que
l’empereur d’Occident Honorius les accueillerait auprès de lui, parmi ses plus proches
puisqu’elle était sa sœur.
Il élèverait à la dignité de généralissime ou de consul son beau-frère, roi des Goths, qui
n’aspirait qu’à devenir le plus fidèle des défenseurs de l’Empire romain.
Elle avait cru tout cela, et elle aurait voulu ne plus se souvenir de ce qui avait suivi.
Mais comment oublier cette nuit du printemps de l’an 414, sans doute quatre ou cinq mois
après les noces, quand elle avait eu la sensation que son corps, tout à coup, se dédoublait,
qu’elle portait dans son ventre une vie nouvelle, qui semblait se débattre, donnant des coups
brusques, si inattendus que Galla Placidia en avait eu le souffle coupé ?
Les matrones s’étaient rassemblées autour d’elle. Elles avaient posé leurs mains sur le
corps de Galla, et elles avaient commencé gravement à réciter des prières puis elles avaient
formé une ronde autour d’elle, lui annonçant que l’enfant qu’elle portait serait un mâle, dont
la destinée serait glorieuse.
Galla Placidia avait voulu rester seule, les mains croisées sur son ventre, et lorsqu’elle
avait annoncé à Athaulf qu’elle allait être mère d’un fils, elle avait eu l’impression que sa
peau était recouverte d’une sueur brûlante.
Et ce jour-là, Athaulf avait enlacé Galla Placidia et dit que leur fils se nommerait Théodose,
comme Théodose Ier le Grand, le père de Galla, et comme Théodose II, empereur d’Orient,
qui avait succédé à Arcadius, frère de l’empereur d’Occident, Honorius, et de Galla Placidia.
Elle avait murmuré : « Théodose le Grand », comme si elle allait donner naissance à son
propre père.
C’était cela qu’elle avait imaginé ! Ce projet, Dieu le réalisait.
Honorius était sans descendance. C’était elle, Galla Placidia, qui serait la mère du futur
empereur d’Occident. Et « son » Théodose unirait par sa naissance Galla, fille de la Rome
impériale, et Athaulf, roi des Goths.
Elle avait remercié Dieu d’avoir permis cette union.
Elle avait été fière d’avoir par sa Virtus suscité la bienveillance et la protection de Dieu.
C’est à cet instant-là qu’elle aurait voulu interrompre le déroulement de ses souvenirs,
avant que le ciel noir de la douleur ne la recouvre.
Mais les souvenirs l’envahissaient comme une longue plainte, une succession de sanglots,
et elle revoyait le corps raidi, blanc comme un éclat de marbre de son fils, Théodose, mort
quelques semaines après sa naissance.
Le corps était si froid que Galla Placidia posant ses mains sur le front de son fils n’avait pu
retenir un cri.
Elle s’écartait, retirant ses mains, comme si elle s’était brûlée.
Alors qu’elle était recroquevillée sur sa douleur, des envoyés de l’empereur d’Occident
apportaient la nouvelle qu’Honorius refusait de reconnaître le mariage de sa sœur avec le roi
barbare Athaulf.
Les envoyés ajoutaient que l’empereur avait donné l’ordre au général Constance de
contraindre les Goths à quitter Narbonne, afin de se rendre en Espagne, d’en chasser les
Suèves et les Vandales qui s’y étaient taillé des royaumes.
Si Athaulf obéissait, se mettait au service de l’empereur d’Occident, alors les Goths et les
Wisigoths qui composaient son armée deviendraient un peuple « fédéré », allié de l’Empire
romain.
Mais point question de mariage avec Galla Placidia.
Elle s’était arrachée au désespoir.
Dieu lui offrait un autre chemin.
Elle apercevait devant Narbonne les navires de la flotte romaine, que le général Constance
avait rassemblés. Ils empêchaient le blé d’Afrique de parvenir au port.
Et déjà la famine commençait à mordre les ventres de la population de Narbonne et des
Goths.
Les riches citoyens romains quittaient la ville, gagnaient leurs domaines.
Ils avaient célébré le mariage de Galla Placidia et d’Athaulf, parce qu’elle était la fille de
l’empereur Théodose le Grand et parce qu’ils imaginaient que l’empereur d’Occident élèverait
à la dignité de consul le roi des Goths.
Mais Honorius avait choisi le général Constance et la rumeur se répandait que l’empereur
voulait que sa sœur, Galla, épouse le général.
Et Galla Placidia écoute.
Elle a inhumé dans une église de Barcelone le cercueil d’argent dans lequel gît son fils,
Théodose.
Elle est redevenue silencieuse et figée.
Elle suit Athaulf et sa horde, qui abandonnent Narbonne, assiégée par la flotte et les
légions romaines, et passent en Espagne.
Galla Placidia reconnaît l’odeur de mort qui avait stagné sur Rome mise à sac.
Maintenant la mort surplombe la horde des Goths, s’accroche à Athaulf. Des clans se
forment autour des chefs goths Sigéric et Wallia, des crimes se préparent.
Athaulf, un jour de l’été 415, est assassiné par Sigéric. On égorge les fils qu’il a eus d’un
premier mariage.
Galla Placidia ne tremble pas, alors même que les meurtriers d’Athaulf l’insultent, la
fouettent, la contraignent à s’agenouiller, à se traîner devant leurs chevaux.
Mais chaque coup de lanière qui la blesse la conforte dans sa certitude. Rien ne brisera la
Virtus qu’elle porte en elle.
Jusqu’à ce que son dessein de voir l’Empire romain retrouver sa gloire, la mort l’épargnera.
Elle sait que la mort frappera les meurtriers d’Athaulf. Sigéric est tué par Wallia, et celui-ci
traite avec le général Constance et l’empereur Honorius.
Galla Placidia saisit la crinière du destin.
Elle envoie des messagers au général Constance et à l’empereur Honorius.
Elle n’a plus de fils. Mais elle est toujours le ventre fécond qui peut donner naissance à un
empereur.
Et l’on murmure à nouveau que le général Constance, le fier et le victorieux, désire
l’épouser.
Elle imagine − elle sait − que le fils qui naîtrait de l’union de la fille de Théodose le Grand
et de Constance, commandant suprême des légions de l’empire d’Occident, qui est aussi
depuis le 1er janvier 414 Premier consul, et en 415 patrice, pourrait un jour succéder à
Honorius sur le trône de l’empereur d’Occident.
Elle l’avait imaginé, elle l’avait su.
Et elle n’avait plus douté de la réalité de ce désir, de cette intuition, de cette intime
prophétie. Et c’était devenu aussi une obsession.
Elle pouvait en l’an 440, maintenant qu’elle avait atteint son but, se souvenir de la manière
dont elle avait convaincu les chefs goths, pour qui elle était redevenue un otage, de la libérer
contre une rançon de six cent mille boisseaux de grain ainsi que le titre et les droits de peuple
fédéré accordés aux Goths. Ils auraient leur territoire en Aquitaine.
Ils avaient, après de longues palabres, accepté.
Elle avait eu le sentiment, en voyant se rassembler autour d’elle une foule de guerriers
goths qui voulaient demeurer à son service, constituer sa garde, son armée personnelles,
qu’elle commençait une autre étape de sa vie.
Elle serait mère d’empereur.
16.

Galla Placidia se souvient de cette année 416 quand, libre à nouveau, elle était acclamée,
fêtée alors qu’elle rentrait à Ravenne, accompagnée du général Constance.
L’empereur Honorius venait à sa rencontre, chaleureux, bras ouverts. Il la serrait contre
lui, répétait à son entourage : « Ma sœur, princesse impériale, issue des deux lignées
impériales, celle de Valentinien Ier et de Théodose Ier le Grand, ma sœur, Galla Placidia, qui
porte l’avenir de l’empire d’Occident. »
Elle avait écouté, s’efforçant de demeurer impassible, devinant, masquée par
l’enthousiasme des propos d’Honorius, l’inquiétude de l’empereur.
Il n’avait pas de descendant. Il pouvait craindre qu’on ne le chasse du trône, qu’on
n’arrache sa pourpre et qu’on ne le tue.
Elle avait senti qu’une sorte d’effroi saisissait Honorius et sa cour quand ils avaient vu
s’avancer les soldats goths qui avaient choisi d’accompagner leur « reine », Galla Placidia.
Dès lors qui pouvait oublier qu’elle avait été l’épouse d’Athaulf, le roi barbare ? Et la mère
de leur fils, Théodose, mort après quelques semaines de vie !
Honorius et ses proches ne voulaient pas que l’empire d’Occident accueille les peuples
barbares.
Les Goths, les Wisigoths pouvaient être des auxiliaires pour les légions, des guerriers
redoutables qu’on lancerait contre les Vandales en Espagne, en Afrique, auxquels on
donnerait peut-être des terres, mais sans leur reconnaître les droits des citoyens romains…
Galla Placidia pensait au contraire que le sang barbare pouvait − devait − ranimer l’ardeur
romaine.
En cette année 416, Galla Placidia voulait cette union-là.
Elle se sentait sûre d’imposer aux Barbares et d’abord aux Goths la vraie foi, celle du pape
Zozime, des évêques, Augustin, à Hippone, ou Patrocle, évêque primat des Gaules.
Elle arracherait l’hérésie du cœur des Barbares, elle en ferait des catholiques.
Grâce à cet apport de peuples jeunes, elle renforcerait à la fois la religion de Rome et
l’Empire. Et les peuples barbares seraient déclarés peuples fédérés.
Qui serait assez puissant pour défaire cet assemblage ? L’empereur d’Orient Théodose II
serait lui aussi contraint de choisir cette voie.
Et l’Empire romain, unissant celui d’Occident et celui d’Orient, redeviendrait le plus grand
des empires.
Galla Placidia avait longuement observé le général Constance, consul, avec son visage
lourd façonné par la guerre, qui exprimait la force et le courage, mais ne suggérait par aucune
expression l’habileté, la finesse.
Mais peut-être fallait-il un soldat de cette trempe, un homme dont l’ambition était de
vaincre sur les champs de bataille pour que naisse dans le ventre d’une princesse impériale
un empereur dont Honorius aurait accepté de faire son héritier.
Mais Galla Placidia faisait mine d’hésiter.
Constance ne dissimulait ni ses ambitions ni son désir.
Honorius le soulignait, d’une inclinaison de tête, d’un sourire, puis il se retirait, laissant le
général Constance et Galla Placidia face à face. Mais le guerrier aux mains épaisses, au corps
musclé, au menton prognathe n’osait franchir le pas, se déclarer.
Et sa timidité, sa gêne convenaient à Galla Placidia.
Constance chevaucherait à la tête des légions et elle pèserait sur les décisions politiques.
Elle serait la Régente de l’empire d’Occident.
Ces années-là, il semblait à Galla Placidia que l’empire romain d’Occident avait effacé la
souillure de l’an 410, celle du sac de Rome par les Wisigoths d’Alaric.
Alaric, Athaulf étaient morts, et elle, Galla Placidia, était princesse impériale.
C’était un Gaulois, Rutilius Namatianus qui, après avoir écrit : « Nous avons sous les yeux
des exemples que les villes peuvent mourir », ajoutait aussitôt que les lois de Rome vivraient
de siècle en siècle.
Rutilius Namatianus était un païen, mais il avait foi dans l’avenir de Rome :
« Écoute, lançait-il, ô reine si belle d’un monde qui t’appartient… Pour auteurs, nous
reconnaissons à ta race Vénus et Mars… Les siècles qu’il te reste à vivre ne sont soumis à
aucune limite, tant que subsistera la terre et que le ciel portera les astres. »
Galla lit et relit.
Si un païen exprime une telle certitude, avec autant d’assurance, comment un chrétien, un
catholique douterait-il ?
Et ceux qui parmi les croyants continuent de s’étonner du saccage de Rome par les
hérétiques goths doivent lire le chrétien − et historien − Paul Orose, l’ami de l’évêque
Augustin.
Dieu a châtié Rome, écrit-il, parce que ses habitants avaient blasphémé, s’étaient enivrés
de débauche.
Et Augustin dans La Cité de Dieu rappelle qu’il faut distinguer la cité de Dieu de la Civitas
terrena, la cité terrestre dont Dieu connaît les fautes et dans laquelle les hommes sont libres
de choisir leur route.
Si l’on veut éviter le sac de Rome, il faut agir en chrétien, et savoir que Dieu sait tout de
l’avenir de l’homme et donc de Rome et de l’Empire romain.
Mais il laisse à l’homme la responsabilité de ses actes.
Galla Placidia ne doute pas de la volonté de Dieu de l’aider, de la protéger.
N’a-t-elle pas survécu au sac de Rome, à la condition d’otage ?
Elle ose penser que Dieu lui a pris son fils, Théodose, dont le père était le Barbare Athaulf.
Dieu a voulu qu’elle soit princesse impériale, Dieu l’a rendue à Rome.
C’est Honorius qui conduit à Rome Galla Placidia pour y célébrer son retour et le triomphe
des Romains.
Galla Placidia retrouve les sénateurs qu’elle a connus dans son enfance, les survivants du
sac de Rome.
Elle va, aux côtés de l’empereur Honorius, du Forum au Palatin. Elle incite l’empereur à
décider du renforcement des murs d’enceinte de la Ville, des tours qui protègent ses dix-sept
portes.
Les sénateurs l’entourent, tous évoquent le glorieux général Constance, qui s’est servi des
Goths pour battre les Vandales et les Alains.
Il leur a concédé un territoire dans l’Aquitaine, entre Toulouse et Bordeaux.
Mais il a veillé à ne pas les laisser prendre Narbonne, la ville où Athaulf a épousé Galla
Placidia. Mais voici Galla Placidia, jeune princesse impériale de vingt-six ans, lavée de toute
compromission, incarnation de la beauté et de la Virtus romaine.
Les sénateurs romains veulent cette union entre Galla et Constance. Ils répètent : « Pour
la gloire éternelle de Rome. »
Le 1er janvier 417, l’empereur Honorius décide de partager pour la seconde fois la charge de
consul avec le général Constance et, en lui remettant les insignes de cette fonction − et de
celle de patrice, qui fait de Constance l’égal des membres de la famille impériale −, il fiance
Galla Placidia au général.
Galla Placidia a laissé l’empereur Honorius lui saisir la main et la placer dans celle de
Constance.
Elle a voulu ainsi qu’Honorius apparaisse comme le maître d’œuvre de cette union.
Elle a appris, en ces six années où elle a été contrainte de vivre parmi les Barbares goths,
que ce ne sont point les apparences qui comptent mais ce qu’elles cachent.
Au printemps de l’an 417, les noces sont célébrées.
Le général Constance se pavane, l’empereur Honorius triomphe.
Galla Placidia est marmoréenne.
Au printemps de l’an 418 naît une petite fille, baptisée par le pape Zozime.
Elle est nommée Justa Grata Honoria, en hommage à l’empereur Honorius.
Le 2 juillet 419, Galla Placidia donne naissance à un fils, Placidus Valentinianius, en
l’honneur de Galla Placidia qui est issue par sa mère de la lignée des empereurs
Valentiniens − Valentinien Ier (364-375), Gratien (375-383) et Valentinien II (383-392).
Et Galla Placidia veut que son fils soit, un jour, l’empereur Valentinien III.
Alors, et alors seulement la tâche pour laquelle Dieu l’a choisie serait accomplie.
Et l’avenir de l’Empire romain d’Occident serait assuré.
17.

Galla Placidia chaque matin reste longuement immobile, bras croisés, devant la grande
croix en bois noir au centre de laquelle dans un médaillon les maîtres mosaïstes de Ravenne
ont composé son portrait.
Galla est entourée de sa fille, Honoria, et de son fils, Valentinien.
Elle interdit aux esclaves et aux servantes d’entrer dans la pièce, de troubler par leur
présence ce moment de recueillement, de prière, et aussi de sérénité.
Le général Constance ne figure pas sur cette mosaïque.
Ces deux enfants dont il est le père ne lui appartiennent pas. Ils sont de lignée impériale.
Il n’est qu’un général, auquel l’empereur Honorius a bien voulu accorder le titre de patrice,
qui l’associe à la famille impériale.
Les yeux fixés sur cette mosaïque, Galla Placidia puise la force d’imposer sa volonté à
Constance et à l’empereur Honorius. Chaque jour, face à son époux et à son frère, elle leur
rappelle qu’on doit tenir compte de ses avis.
Elle se sent la plus aguerrie.
Qui a vécu près de six années parmi les Barbares, jusqu’à devenir leur reine ?
Elle sait bien que Constance et Honorius éprouvent de la crainte et du mépris pour ces
Goths et ces Wisigoths.
Ils s’inquiètent de ce royaume wisigoth d’Aquitaine qui s’est constitué entre Toulouse et
Bordeaux.
Et pourtant, ce sont ces Goths qui ont chassé les Vandales d’Espagne et les pourchassent
en Afrique.
Ce sont ces Goths qui combattent les Francs, les Burgondes se taillant des fiefs dans le
nord et l’est de la Gaule.
Or qu’est-ce que l’empire d’Occident sinon la Gaule, l’Espagne, l’Afrique, l’Italie ?
Et toutes ces provinces qui fournissent à l’empereur Honorius impôts et blé sont
parcourues par des bandes de pillards, de paysans en révolte, de Barbares qui refusent de se
soumettre à l’autorité de Ravenne, ne versent pas les impôts, ne regardent plus vers Rome,
rejettent les lois impériales.
Ces rebelles − ces Bagaudes − compromettent l’avenir de l’empire d’Occident, d’autant
plus que les postes avancés des légions qui veillent sur les frontières rapportent que le peuple
des Huns s’est remis en marche, poussant devant lui d’autres peuples, qui, comme toujours,
se pressent contre le limes, veulent entrer dans l’Empire, s’y installer.
Ces menaces inquiètent Galla Placidia.
Elle veut que les Barbares soient acceptés comme « peuples fédérés » mais ils doivent
reconnaître non seulement l’autorité et les lois de Rome, mais celles de l’Église catholique.
Rome ville impériale doit être le siège de la papauté : pouvoir impérial et pouvoir
ecclésiastique doivent se renforcer l’un l’autre.
L’Empire romain que veut Galla Placidia est catholique. Le pape est l’empereur de l’Église.
Les évêques apportent leur appui aux autorités impériales.
Galla Placidia, après avoir vu longuement le pape Zozime, approuve qu’Arles devienne le
siège du primat des Gaules − l’évêque Patrocle − parce que c’est à Arles que se réunit
l’Assemblée régionale des Gaules.
Et elle convainc l’empereur Honorius de promulguer un édit qui exige l’assistance à la
messe dominicale.
L’Empire romain, s’il veut retrouver force et gloire, doit être, comme l’a voulu en 312
l’empereur Constantin le Grand, catholique.
Galla Placidia s’emporte, s’indigne quand, parcourant les quartiers de Ravenne, elle
constate que la foule continue de se rassembler autour des idoles, des devins, des faux
prophètes. Ici et là, on lit encore l’avenir dans les entrailles des animaux qu’on sacrifie.
Elle ordonne à sa garde de disperser ces attroupements, de se saisir des faux prophètes, de
briser les idoles.
Les femmes pourchassées par les soldats lancent des cris aigus, s’enfuient en courant.
Mais chaque jour les idolâtres, ces païens, se retrouvent, d’autant plus qu’à la cour
d’Honorius on écoute les oracles, on flatte les devins, on paie les mages.
Galla Placidia apprend que son époux protège, écoute le plus influent des faux prophètes,
Libanius.
Elle sait que Constance est superstitieux, qu’il consulte les oracles, qu’il répugne à détruire
les idoles.
Le général romain Constance, l’homme le plus puissant de la cour de Ravenne, le père de
Valentinien et d’Honoria, l’époux de la fille de Théodose le Grand, princesse impériale, cet
homme-là ne vaut pas mieux qu’Alaric, roi barbare !
Galla Placidia se souvenait d’avoir obtenu difficilement que Constance détruise une statue
dominant le port de Reggio Calabre, qui avait le pouvoir d’empêcher l’invasion de la Sicile. Et
Alaric, qui avait dû renoncer à une expédition en Sicile, en rendait l’idole responsable. Elle se
dressait sur les terres appartenant à Constance, et celui-ci s’était d’abord refusé à la détruire.
Mais qui pouvait résister à Galla Placidia ?
Constance avait même dû céder à Galla lorsqu’elle avait exigé qu’on exécute le faux
prophète Libanius, dont les oracles influençaient la cour de l’empereur Honorius. Galla, pour
obtenir sa mise à mort, avait menacé Constance de le quitter.
Elle était mère de deux enfants de souche impériale, et Constance avait dû s’incliner.
Libanius a été étranglé.
Et chacun a compris qu’à la cour de Ravenne Galla Placidia peut imposer ses vues, sa
politique.
Elle veut recréer, renforcer l’unité de l’empire d’Occident alors que des failles profondes se
dessinent.
À Rome, même les évêques se sont divisés, choisissant chacun un pape. Et des émeutes
opposent les partisans de chaque camp.
Galla Placidia tranche, apporte son soutien au pape Boniface, qui veut comme elle que la
papauté et l’Empire aient le même but, partagent la même foi.
Elle appuie le roi des Wisigoths, Théodoric − neveu d’Alaric −, qui a choisi Toulouse pour
capitale.
Mieux vaut ce royaume d’Aquitaine, allié à l’empereur d’Occident, que ces Bagaudes qui
saccagent, pillent et refusent de se soumettre aux lois de l’Empire.
Mais ces bandes de rebelles, les légions et les auxiliaires goths, commandés par Constance
et les officiers qu’il a nommés, sont peu à peu réduites.
On dresse des croix pour y supplicier ceux des Bagaudes qui n’ont pas réussi à fuir ou à
mourir au combat. Les plus vigoureux seront vendus comme esclaves.
Galla Placidia prêche pour une répression impitoyable, condition du redressement de
l’empire d’Occident et de sa prospérité.
Elle dit cela d’une voix calme et résolue quand l’empereur Honorius élève Constance à la
dignité d’Auguste, et Galla Placidia à celle d’Augusta.
Ils sont ainsi tous deux les plus proches du pouvoir impérial.
Galla ne peut dissimuler le tremblement qui la saisit lorsque Honorius désigne Valentinien
du titre d’héritier.
Il semble à Galla Placidia que pour la première fois depuis le sac de Rome, en 410, son
corps se détend, comme si le trône impérial était pour son fils Valentinien à portée de main.
Elle se reprend vite.
Elle regarde le visage des courtisans, qui cachent sous des approbations enthousiastes leur
jalousie, leur dépit.
Galla Placidia sait qu’aucune bataille n’est la dernière.
L’empereur d’Orient, Théodose II, refuse de reconnaître que le titre d’héritier soit attribué
à Valentinien.
Il renvoie à Ravenne les insignes impériaux que Constance et Galla lui avaient fait parvenir
pour lui annoncer leur élévation à la dignité d’Auguste et d’Augusta.
« Valentinien est l’héritier de l’empereur d’Occident, répète Galla ; personne, pas même
l’empereur d’Orient Théodose, ne peut le contester. »
Constance l’écoute.
L’époux de Galla Placidia paraît accablé, comme s’il n’avait pas imaginé les oppositions,
comme si, tout à coup, sa force et son ambition s’étaient dissoutes, ne laissant face à Galla
qu’un homme las, à la respiration bruyante.
Galla Placidia lui tourne le dos et s’éloigne.
Quelques jours plus tard, en cette année 421, Constance meurt d’étouffement.
Galla Placidia, accompagnée de sa fille, Justa Grata Honoria, et de son fils, Valentinien,
marche aux côtés de l’empereur Honorius jusqu’au mausolée de l’église Saint-Vital de
Ravenne, où va être inhumé Constance.
Les soldats de la garde personnelle de Galla, ces Barbares, entourent le cercueil, mêlés aux
Romains des légions.
Galla Placidia ferme les yeux. Elle imagine.
Quand Valentinien accédera au trône impérial, l’Empire aura ce visage. Sinon, il n’y aura
plus d’Empire.
Rentrée dans son palais, elle reste longuement devant la mosaïque placée au centre de la
grande croix en bois noir.
Elle a l’impression que ses enfants l’interrogent, la fixant de leurs grands yeux en amande.
L’empire d’Occident vivra, murmure-t-elle, et Valentinien en sera l’empereur.
18.

Galla Placidia prie.


Elle n’implore pas Dieu pour le salut de Constance, l’époux qu’on vient à peine d’inhumer.
Elle demande au Seigneur des forces pour qu’il l’aide à relever l’Empire en plaçant sur le
trône impérial Valentinien, le fils dont elle serait la régente.
Elle n’a pas soif de pouvoir pour elle-même, Dieu le sait, mais elle veut que l’empire
d’Occident, l’Empire romain et chrétien, résiste aux ferments de discorde, aux guerres et aux
rivalités qui s’affirment.
C’est cela qui la préoccupe.
Autour de l’empereur Honorius, c’est la querelle des vanités, des jalousies. Les eunuques,
les courtisans se déchirent.
C’est l’avenir de l’Empire qu’ils compromettent.
Honorius ne tranche pas entre les rivaux. Il se complaît même à susciter les jalousies.
Il soutient à la fois le général comte Boniface, qui gouverne l’Afrique − ce grenier à blé
indispensable à Rome pour sa survie −, et le général Castin, courtisan chargé par l’empereur
d’en finir avec les Vandales s’accrochant à l’Espagne, cette province qui est un des piliers de
l’empire d’Occident.
Il faudrait que ces deux généraux mènent une campagne commune contre les Vandales,
mais leur rivalité est trop forte. Le comte Boniface retire ses troupes d’Espagne, et Castin
subit une effroyable défaite : vingt mille Romains tombent à Tarragone.
Galla Placidia ressent cette hécatombe comme l’une des manifestations des maladies qui
rongent l’Empire.
Divisions au sommet de l’État. Oubli de la Virtus romaine. Faiblesse de l’empereur, qui
entretient avec ses courtisans des relations équivoques, et qui ne se soucie du sort de
l’Empire que par à-coups, indifférent à l’avenir de l’Empire dès lors qu’autour de lui, dans son
palais de Ravenne, à l’abri des marais qui interdisent toute attaque surprise, il peut jouer de
la séduction des uns et des autres.
Il faut l’arracher à ce milieu corrupteur qui, à partir de Ravenne, répand ses miasmes dans
tout le corps de l’Empire.
Or les Barbares sont là aux frontières et, parmi eux, les Huns, Barbares parmi les Barbares.
Et les bandes de Bagaudes saccagent les provinces. Le roi Théodoric, à la tête des Wisigoths
du royaume d’Aquitaine, ne cache plus ses ambitions. Il voudrait atteindre la Méditerranée,
conquérir Narbonne.
Et pas une province qui ne soit ainsi affaiblie. Comment l’Empire pourrait-il survivre,
comment Rome demeurerait-elle la Ville éternelle, si l’empereur d’Occident n’était pas résolu
à sauver l’Empire ?
Comment celui-ci ne se désagrégerait-il pas ?
Sa chute serait inéluctable.
Galla Placidia pense cela en cette année 421 où elle se retrouve veuve une seconde fois.
Après le roi barbare Athaulf, l’Auguste Constance. Elle doit agir, entraîner Honorius hors de
ce marécage qu’est la cour de Ravenne.
Elle le rencontre et, tout à coup, elle ne réussit plus comme elle en avait l’intention à
dresser l’état de l’Empire.
Honorius est là, virevoltant, parfumé, frôlant de ses doigts aux ongles peints les épaules,
les hanches de sa sœur. Essayant de la retenir alors qu’elle s’écarte de lui, qu’elle ne peut
dissimuler son malaise.
Elle sait lire le désir des hommes. Celui, brutal, des Goths, et de leur roi Athaulf. Celui d’un
Romain de guerre qui, tel Constance, prenait sans chercher à séduire. Mais il était
respectueux des origines de Galla Placidia, femme de lignée impériale, et il attendait donc
qu’elle l’autorise à s’approcher d’elle.
Puis il ressemblait à un Goth, avant de s’éloigner d’elle, redevenant le général qui a épousé
la fille du grand empereur Théodose.
Mais qui était l’empereur Honorius ?
Galla Placidia chaque fois qu’elle le rencontrait, se tenait à distance, notant qu’il la voyait
seule, ne l’écoutant pas, s’approchant tout à coup, ouvrant les bras, accompagnant ce geste
d’un sourire équivoque, les yeux mi-clos, murmurant des mots que Galla Placidia ne voulait
pas entendre.
Et cependant, elle ne s’enfuyait pas, croisant les bras, figée, ayant noté que cette attitude
désarçonnait Honorius, qui claquait dans ses mains, et les esclaves se précipitaient, apportant
des boissons, en même temps qu’entraient les courtisans, les eunuques.
Et Galla Placidia lisait sur chaque visage une curiosité avide, des sourires complices ou, le
plus souvent, méprisants, haineux même.
Lorsque Galla Placidia quitte le palais impérial, on murmure sur son passage, les soldats
goths de sa garde personnelle détournent les yeux comme s’ils voulaient l’enfermer dans sa
honte. Rentrée chez elle, elle affronte des proches qui la servent et la suivent depuis sa
première enfance, et dont elle mesure le désarroi.
Mais va-t-elle leur crier qu’elle a subi les étreintes de son frère, l’empereur ?
Aurait-elle besoin de se justifier ? Elle est blessée des soupçons et des questions qu’elle
devine.
Plusieurs fois elle doit se défendre contre la tentation d’accepter le désir de son frère.
Elle connaît l’histoire de Rome et sait que l’inceste a déchiré les familles des empereurs.
Que pourrait-elle obtenir si elle cédait à Honorius ?
Elle se reprend, elle se fustige. Elle est d’abord la fille du Christ, avant que d’être fille
d’empereur. Et elle ne peut être que soumise au Christ. Pour elle manière aussi de respecter
la Virtus romaine.
Galla Placidia refuse de se rendre au palais impérial, en dépit des invitations et bientôt des
convocations que lui adresse l’empereur Honorius.
Elle sait qu’elle devra payer le prix de ses refus.
Ses proches, qui écoutent les rumeurs, lui annoncent que l’on répète à la cour d’Honorius
qu’elle est au service des Goths, qu’elle renseigne Théodoric, le roi des Wisigoths d’Aquitaine.
Qu’elle a fait entrer dans Ravenne des soldats goths, qui composent sa garde personnelle.
Qu’elle est un danger pour l’Empire !
N’a-t-elle pas été l’épouse d’Athaulf, roi des Goths ?
Galla attend, enfermée avec ses enfants chez elle.
Des bouffées de désespoir l’envahissent.
Comment l’Empire romain d’Occident pourrait-il échapper à la chute, alors qu’il est miné
par l’intrigue, les jalousies, les conspirations ?
Elle n’est pas surprise quand un officier de la garde impériale, entouré de légionnaires
romains, lui annonce que l’empereur Honorius vient de les proscrire de Ravenne, elle et ses
enfants.
Et l’empereur a saisi tous les biens appartenant à sa sœur.
Elle a les joues en feu, comme si l’empereur, son propre frère, venait de la souffleter.
Elle se redresse, ne prête plus attention à l’officier qui lui annonce que le décret prend effet
immédiatement.
Médiocre, jaloux, vindicatif Honorius !
Elle gagne Rome, mais l’empereur l’y pourchasse.
Galla Placidia y est interdite de séjour. Honorius craint qu’elle ne rassemble autour d’elle
les sénateurs qu’elle a connus dans son enfance, et parfois leurs fils.
Elle embarque pour Constantinople, la ville de sa naissance.
L’empereur Théodose II n’a que quinze ans, sa sœur Pulchérie, vingt-quatre, et, dit-on,
c’est elle qui gouverne.
Austère, ayant fait vœu de virginité, Pulchérie comprendra-t-elle cette Galla Placidia qui a
partagé la couche d’un roi barbare, puis celle d’un homme de guerre, et dont on assure même
qu’elle a eu des relations incestueuses avec son frère Honorius ?
Galla Placidia, dès les premiers jours de son séjour à Constantinople, mesure les
sentiments que Théodose II et Pulchérie lui portent. Et elle ne rencontre aucun soutien
parmi les dignitaires de l’empire d’Orient.
Point d’accueil chaleureux pour elle.
Point de réception officielle pour elle et ses enfants.
Point de palais fastueux.
Point d’attentions, mais des regards chargés de mépris et de dégoût, comme si elle
« sentait » le Barbare.
Ses enfants sont tenus eux aussi à l’écart.
Et Théodose II exige que Galla Placidia abandonne son titre d’Augusta et Valentinien celui
d’héritier.
Seule, Galla Placidia s’interroge.
L’empire d’Occident peut-il survivre ?
Les quelques fidèles qu’elle a conservés à Ravenne lui rapportent que la cour d’Honorius
est un lieu d’intrigues.
L’empereur Honorius va d’un courtisan à l’autre, excitant les haines. Il est atteint
d’hydropisie. On le voit marcher, difficilement, tenant son ventre à deux mains.
Il laisse les clans qui se forment autour de lui diriger la politique de l’Empire.
On renonce aux bonnes relations établies avec Théodoric, le roi des Goths d’Aquitaine.
En Espagne, les Vandales tentent de s’emparer des villes.
À Rome, les sénateurs critiquent l’empereur, et l’un d’eux − Jean − s’affirme comme un
prétendant au trône impérial. Les sénateurs le soutiennent. Ils n’ont jamais accepté la
politique d’alliance avec les Barbares devenus des « peuples fédérés ».
Le 15 août 423, l’empereur d’Occident, Honorius, meurt.
Galla Placidia ne reste que quelques instants recroquevillée, puis elle se redresse.
L’empire romain d’Occident ne doit pas mourir, être partagé entre des royautés barbares,
ou bien être annexé par l’empire d’Orient.
Galla va des uns aux autres, plaidant sa cause, celle d’un empire d’Occident capable de
contenir les Barbares sans perdre sa Virtus et son héritage romain, sans accepter les hérésies
que portent les peuples barbares.
Telle serait la politique que conduirait son fils, Valentinien, dont elle serait la régente.
À ceux qui lui rétorquent que les peuples barbares submergeraient l’empire d’Occident,
elle évoque les « peuples fédérés », les Goths, qui ont chassé, pour l’empire d’Occident, les
autres Barbares : Alains et Vandales.
Et demain, il faudra affronter les Huns.
Elle observe Théodose II et Pulchérie.
Elle répète : « les Huns » et elle devine que ce peuple-là inquiète l’empereur d’Orient et sa
sœur, qu’ils savent ne pouvoir défendre les deux empires, celui d’Orient et celui d’Occident.
Elle pressent que Théodose II et Pulchérie rejettent la désignation par le Sénat comme
empereur d’Occident de ce vieux sénateur Jean qui annonce des mesures en faveur des
païens et qui envoie des émissaires aux Huns.
Galla Placidia répète :
« Je suis fille de l’empereur Théodose, sœur d’empereurs. Arcadius, empereur d’Orient,
était mon frère. Mais je suis romaine, je mènerai la guerre contre les Huns qui vous
menacent. »
Elle répète :
« Je suis romaine ! Avec moi, avec mon fils, l’empire d’Occident vivra. »
Elle sent que l’avenir pour elle, pour son fils, pour l’Empire se joue en ce moment.
« Je suis romaine, en nous coule le même sang », martèle-t-elle.
D’une voix lasse, Théodose II lui annonce qu’il a décidé de lui restituer le titre d’Augusta et
que Valentinien recevra celui de César.
Galla ne laisse pas la joie qui tressaille en elle apparaître.
Rien n’est acquis. Ce n’est qu’une promesse arrachée qui peut être oubliée. Mais tout
commence.
« L’empire romain d’Occident vivra », dit-elle seulement.
19.

Galla Placidia se tenait à la proue du navire qui, toutes voiles dehors, entrait en ce jour du
mois d’octobre 424 dans le port de Thessalonique.
Galla se retournait.
La mer, jusqu’à l’horizon, semblait couverte de grands oiseaux blancs ou rouges, ces carrés
de toile qui, gonflés, poussaient vers la côte grecque la flotte de l’empereur d’Orient.
Sur les ponts des navires brillaient les armures des soldats de l’armée que Théodose II
avait offerte à Galla redevenue Augusta, afin de l’aider à reconquérir ses droits sur l’empire
d’Occident.
Théodose II l’avait dit devant Galla au général Aspar, qui commandait cette armée :
« Tu es mon meilleur général. Tu dois vaincre, entrer à Ravenne triomphant afin que le fils
de Galla Placidia soit César d’Occident. »
Théodose n’avait pas dit « empereur d’Occident ».
Galla Placidia avait enfoncé ses ongles dans ses paumes.
Elle aurait voulu que, comme les clous qui avaient percé les mains et les pieds du Christ,
ses ongles traversent sa chair.
Elle avait eu mal mais elle n’avait pas douté.
La présence de cette armée de l’empire d’Orient engageait Théodose II. Il hésitait encore
mais il ne pourrait se dérober. Valentinien serait le futur empereur d’Occident.
Et Galla agirait de telle sorte qu’il en soit ainsi.
Les armées à peine lancées, Galla Placidia avait quitté le navire en tenant la main de ses
enfants, avançant au milieu d’une haie de soldats qui l’acclamaient. Elle poussait son fils de
cinq ans afin qu’il marche en tête, devant elle, devant le général Aspar.
Il fallait qu’on sache que Valentinien était l’héritier.
Et quand quelques jours plus tard Élion, le ministre de Théodose qui représentait
l’empereur, avait revêtu Valentinien de la pourpre impériale, Galla avait feint de ne pas
entendre que, en bon serviteur, Élion nommait Valentinien « César d’Orient ».
Ce n’étaient pas ces mots qui avaient de l’importance mais ceux que prononçaient les
hommes résolus à empêcher Valentinien d’accéder au trône d’empereur d’Occident auquel il
avait droit.
Galla Placidia connaissait ces hommes-là.
En 410, alors qu’Alaric mettait Rome à sac, et s’emparait de Galla pour en faire l’une de ses
otages de prix, elle avait vu le sénateur Jean − primicerius notariorum, chef des secrétaires
impériaux − palabrer servilement avec le roi wisigoth.
C’était cet homme-là que les sénateurs romains et les fonctionnaires avaient proclamé
empereur.
Jean était retors, flatteur, habile. Il s’était même fait acclamer par la cour de Ravenne.
Lorsqu’elle pensait à cela, Galla Placidia devait lutter contre le doute qui l’assaillait.
Elle tentait de chasser le désespoir qui s’infiltrait en elle.
Si les sénateurs de l’Empire étaient à ce point oublieux de la Virtus romaine, comment
l’Empire survivrait-il, se redresserait-il ?
L’intrigue dominait, les intérêts personnels l’emportaient. Galla serrait les poings.
Elle ne pouvait s’abandonner ainsi, renier ce pour quoi elle avait vécu : faire de Valentinien
l’empereur d’Occident.
Elle s’apaisait mais l’angoisse la saisissait à nouveau quand elle pensait à Aetius, qui avait
fait alliance avec Jean, et qui était à la fois intendant du palais (cura palatii) et commandant
de la garde impériale (comes domesticorum). Elle connaissait Aetius depuis des années.
Il était fils d’un général Gaudence, comte d’Afrique. Sa mère était une Italienne richissime.
Galla avait eu un élan de sympathie pour lui quand elle avait appris qu’il avait été remis
comme otage aux Goths d’Alaric puis aux Huns.
Aetius avait acquis ainsi une connaissance intime des mœurs barbares.
Il avait, à la cour des Huns, connu Attila le jeune neveu du roi hun.
Le destin les avait rapprochés. Attila avait été choisi pour être l’otage des Huns auprès des
Romains.
Galla savait qu’elle pouvait tout craindre de l’influence qu’Aetius exerçait sur les Huns.
C’est lui qui, ayant rejoint Jean, avait conforté l’empereur dans l’idée que les Huns
pourraient constituer une armée qui briserait celle de l’empire d’Orient commandée par le
général Aspar.
Galla savait que les Huns étaient de féroces et de redoutables guerriers, des Barbares qui
ne reculaient devant aucune cruauté, ou sauvagerie.
Ces hommes-là, Jean, Aetius, ce peuple-là − les Huns −, Galla Placidia voulait leur mort.
Il fallait donc les débusquer.
Chaque jour − et souvent plusieurs fois par jour − Galla Placidia exige du général Aspar
qu’il mette l’armée en marche vers l’Italie, les places fortes d’Aquitaine et de Ravenne.
Le temps presse : Aetius aurait rassemblé une armée de soixante mille mercenaires huns ;
quant à l’empereur Jean, il s’est réfugié à Ravenne, sûr qu’aucune armée n’osera s’aventurer
dans les marais sans guide, seul moyen d’échapper à ces sables mouvants qui peuvent
dévorer des centaines d’hommes.
Galla s’est avancée jusqu’à la limite des terres fermes.
Elle prie. Elle espère. Elle attend un signe. Elle ne veut montrer que sa résolution, sa
certitude de vaincre, non son impatience.
Dieu ne peut l’oublier. Dieu veut que l’Empire romain d’Occident retrouve sa force.
Galla se souvient des jours qu’a duré cette interminable attente.
Elle sait que lorsque un officier lui a demandé de recevoir un berger qui se proposait de
guider l’armée jusqu’aux portes de Ravenne elle a sans même l’interroger décidé de le suivre.
Ce berger ne pouvait être que l’envoyé de Dieu.
Ravenne a été conquise par surprise au printemps de l’an 425.
Les troupes qui avaient rallié l’usurpateur Jean le livrent ensanglanté à Galla Placidia.
Pas un regard pour ce traître.
La population de Ravenne le couvre de crachats, tente de le frapper alors qu’attaché sur un
âne il parcourt la ville, entouré des soldats de la garde personnelle de Galla.
Pas de pitié pour lui.
On lui a déjà tranché la main. Et sa tête sera coupée, en place publique, en ce mois de
mai 425, alors qu’on acclame Galla Placidia Augusta et Valentinien que l’empereur d’Orient a
enfin reconnu comme l’héritier du trône de l’empire d’Occident.
C’est à Rome que Valentinien recevra les insignes impériaux.
Triomphe.
Galla regarde avec fierté, ce 23 octobre 425, son fils de six ans s’avancer d’un pas lent, le
corps figé au milieu des acclamations de la foule.
Mais Galla ne veut pas se laisser enivrer par le triomphe et la gloire qui l’enveloppent.
Elle a atteint son but. Mais elle sait que, à chaque instant, elle doit demeurer sur ses
gardes. Elle est la régente. Elle gouverne.
Elle chasse de la cour et des bureaux ceux qui avaient choisi de soutenir Jean. Elle
promeut des généraux : le comte Boniface, qui gouverne l’Afrique, le général Félix, qui sera
son Premier ministre.
Il faudra les surveiller.
Mais c’est à Aetius qu’elle pense avec inquiétude.
Il est arrivé avec son armée dans les environs de Ravenne trois jours après le supplice de
Jean. Son armée de soixante mille Huns a livré bataille aux forces d’Aspar. Grand massacre.
Inutile, murmure Galla Placidia, en voyant ces cadavres que recouvre la brume des marais.
Elle reçoit les envoyés d’Aetius. L’homme veut négocier.
Galla s’interroge, immobile devant la grande croix de bois noir et son médaillon de
mosaïque.
Que veut-elle ?
La chute d’Aetius ou le renforcement de l’empire d’Occident ?
Elle n’hésite pas. Elle traitera avec Aetius.
Il recevra la préfecture de la Gaule − la plus importante avec celle d’Afrique − et le titre de
comte.
Quant aux Huns, ils regagneront, après avoir reçu des coffres remplis de pièces d’or, les
rives du Danube, où ils se sont installés.
Aetius a montré l’influence qu’il exerce sur ces Barbares.
De son palais, Galla Placidia voit les cavaliers huns s’éloigner.
Ceux-là ont découvert les chemins qui mènent à l’Italie, à Aquilée, à Ravenne, à Rome. Ils
reviendront.
Galla Placidia, à cet instant, a l’intuition que le destin de l’empire d’Occident, donc celui de
Valentinien III, dépend de ce peuple barbare sauvage, cruel, et de cet homme, Aetius,
ambitieux, habile et courageux.
Galla Placidia se souvient qu’elle a pensé : « Aetius, allié ou ennemi, est le dernier
Romain. »
20.

Galla Placidia, au cours des premières années de sa régence, alors que Valentinien III était
un enfant d’à peine sept ans, n’avait pas imaginé qu’elle aurait ressenti le besoin d’avoir près
d’elle un Romain de la trempe d’Aetius.
Alors que tous les généraux, les sénateurs, les fonctionnaires qui résidaient à Ravenne − et
Galla Placidia elle-même − avaient craint que les Huns ne refusent de s’éloigner afin de piller
Ravenne, les campagnes et villes environnantes, Aetius avait réussi à les convaincre de
quitter l’Italie, avec pour prix de leur départ ces coffres remplis de pièces d’or et quelques
otages comme garantie qu’ils ne seraient pas attaqués par l’armée romaine. Et Aetius, qui
avait épousé une princesse barbare wisigothe, leur confie son propre fils.
Puis il part pour la Gaule, bat les tribus franques qui envahissent le nord de la province
dont il est le préfet et, au lieu de les massacrer ou de les refouler, il leur accorde le droit de se
fédérer dans la vallée de la Meuse.
Et les courriers qu’il fait parvenir à Galla Placidia réaffirment son attachement à
l’empereur Valentinien et à la régente.
Le plus souvent, Galla ne répond pas.
Elle craint qu’Aetius ne veuille s’emparer du pouvoir, qu’au lieu de renforcer l’Empire il
songe lui aussi, comme Théodoric et les Wisigoths en Aquitaine, Genséric le Vandale en
Espagne et en Afrique, à se tailler un royaume.
Galla hésite, pleine de soupçons. Elle doute de la survie de l’empire d’Occident alors qu’elle
le gouverne.
Lorsqu’elle se rend auprès de son fils empereur, elle regarde droit devant elle, le corps
tendu, imaginant le pire : le meurtre ou l’enlèvement de Valentinien.
Car elle ne se sent pas maîtresse de Ravenne.
Les troupes d’Aspar occupent toujours la ville et sa région pour − prétend l’empereur
d’Orient − protéger Valentinien III et sa mère d’un retour des Huns.
Prétexte ! Galla Placidia se méfie de tous !
Elle a nommé le général Félix Premier ministre, mais ce n’est qu’un ambitieux, obtenant
de Valentinien − « mon fils, un enfant », dira Galla − le titre de patrice, qui en fait presque
l’égal de l’empereur !
Félix se soucie lui aussi des menaces que les Huns font peser sur l’Italie, sur Ravenne, sur
Rome. Il prend la décision de faire construire des forteresses, le long du limes, de manière à
protéger Ravenne.
Galla Placidia l’observe, mesure ses ambitions, la manière dont il tente d’affaiblir l’autorité
du préfet de la province d’Afrique, le comte Boniface, ou d’Aetius, préfet de Gaule.
Les nuits de Galla Placidia sont rongées par le doute. Comment l’empire d’Occident peut-il
survivre alors que les rivalités opposent les uns aux autres les détenteurs du pouvoir ?
Où est la Virtus romaine ?
Où est la romanité ?
Galla Placidia apprend que le comte Boniface vient d’épouser une princesse vandale adepte
de l’hérésie arienne. Boniface se convertit et leur fils est baptisé par un évêque arien !
Galla Placidia est accablée. C’est comme si sa politique était inversée.
Les Romains − Aetius, Boniface, tant d’autres et même l’empereur d’Orient, Théodose, qui
a épousé Eudoxie, la fille d’un chef franc − épousent des Barbares, se convertissent à l’hérésie
arienne. Ou bien demeurent païens.
Qui peut savoir ce qu’est la religion d’Aetius ?
Galla serre les poings, bras croisés sur sa poitrine. Elle ne cédera pas. Les Romains qui
choisissent l’hérésie sont des ennemis qu’il faut combattre.
L’empire d’Occident sera catholique même s’il faut briser par les armes les hérétiques.
Elle décide d’envoyer une armée en Afrique pour écraser le comte Boniface.
Mais toutes les provinces de l’Empire sont menacées. Les Goths du roi Théodoric
attaquent Arles, préfecture de la province de Gaule. Le préfet est tué par ses soldats !
Le peuple vandale, avec ses femmes, ses enfants, ses vieillards, des centaines de charrois,
mené par Genséric, son roi, franchit le détroit qui sépare l’Espagne de l’Afrique et envahit
cette province, grenier à blé de l’empire d’Occident.
Les troupes du comte Boniface sont impuissantes à arrêter ce peuple de deux cent mille
personnes en marche.
Que faire ?
C’est la fin de l’an 429, Galla Placidia est épuisée.
L’empire d’Occident ressemble à ces marais qui entourent Ravenne, et dont le sol se
dérobe sous les pas de ceux qui s’y aventurent.
Elle découvre que son Premier ministre, Félix, conspire contre Aetius, dont les succès
l’inquiètent. Mais lorsqu’il appelle les soldats à se soulever, ceux-ci acclament le nom
d’Aetius, se précipitent glaives levés et égorgent Félix ainsi que sa femme et les fidèles qui les
entourent.
Le sang ruisselle sur le parvis de la basilique dans laquelle il avait essayé de se réfugier.
Comment croire à la survie de l’empire romain d’Occident ?
21.

Galla Placidia veut rester seule dans la pénombre des grandes salles de son palais de
Ravenne.
Elle erre lentement d’une pièce à l’autre. Elle est lasse, si désemparée qu’il lui semble
qu’elle traverse des lieux inconnus.
Elle s’arrête devant la grande croix en bois noir. Elle tend la main, elle effleure du bout des
doigts le médaillon de la mosaïque, les visages de ses enfants, Valentinien et Honoria, et le
sien.
Et tout à coup, sa bouche est pleine d’une salive âcre.
Elle s’éloigne, passe dans une autre salle.
Les servantes, les esclaves se retirent lorsqu’elle apparaît.
Faire fuir les domestiques, voilà le pouvoir que le destin va lui laisser.
Elle voudrait crier, maudire, puis elle s’apaise, elle prie, mais l’amertume remplit toujours
sa bouche.
Bientôt son fils, à sa majorité, va recevoir les insignes de sa dignité impériale.
Il sera pleinement Valentinien III.
Déjà, les courtisans, les eunuques virevoltent autour de lui, afin de le distraire, de le
séduire, de l’influencer.
Que peut-elle, elle, Galla Placidia, qui ne sera plus − qui n’est déjà plus − la régente ?
Le pouvoir lui échappe. Son fils, Valentinien, se dérobe, et sa fille, Honoria, vit à sa guise,
changeante, provocatrice, attirant les prétendants, les amants sans doute, jouant pour les
subjuguer de sa beauté, de son appartenance à la famille impériale.
Galla Placidia écarte les rideaux et les voiles, demeure quelques brefs instants sur la
terrasse.
Les sentinelles qui arpentaient le parc sont moins nombreuses. Certains soldats de sa
garde personnelle ont rejoint le palais impérial. D’autres ont rallié le comte Boniface, ou
Aetius.
À qui peut-elle accorder sa confiance ?
Le sang de son Premier ministre, Félix, n’a pas fini de sécher sur le parvis de la basilique
où les soldats l’ont égorgé.
Galla s’est rendue sur les lieux. Elle a longuement fixé les flaques de sang, noires.
On acclamait Aetius, que Félix, croyant se l’attacher, avait nommé commandant en chef
des armées de l’empire d’Occident. Et quand il s’était rendu compte de la puissance qu’il avait
ainsi conférée à Aetius, il était trop tard pour la briser. C’étaient Félix et ses fidèles qu’on
avait égorgés.
Aetius, lui, réduisait les bandes de Bagaudes, pacifiait les Gaules, renforçait les défenses de
cette province.
Remportait des victoires contre les Wisigoths.
Et empêchait les cavaliers huns de pénétrer dans l’Empire. Il les contenait sur les rives du
Rhin où, guidés par leur jeune et nouveau chef, Attila, ils avaient détruit le royaume des
Barbares burgondes et menaçaient les Francs.
Galla Placidia revient sur ses pas, s’arrête à nouveau devant la grande croix en bois noir et
les portraits du médaillon de mosaïque. Que deviendront Valentinien, Honoria et l’empire
d’Occident si elle ne trouve pas un homme fort, un Romain qui sache faire la guerre, mais
sache aussi négocier, accueillir comme peuple fédéré les Barbares disposés à accepter les lois
de Rome, sa religion catholique ?
Sans cet homme-là, les Huns déferleront, saccageront, massacreront.
Ce pourrait être Aetius.
Il connaît les mœurs des Huns, leurs armes, leurs manières de combattre. Il les a observés.
Il a été leur otage plusieurs années. Il a côtoyé cet Attila, qui lui-même a été otage des
Romains !
Elle se souvient de ses brèves rencontres avec Aetius. Elle a imaginé sous la tunique et
l’armure son corps nerveux, osseux et musclé.
Elle n’a jamais réussi à lui faire baisser les yeux et c’est elle qui se détournait, comme si
elle avait eu peur d’être séduite, bientôt soumise à cet homme qui, déjà commandant en chef
des armées, pouvait devenir, auprès de Valentinien, le vrai maître de l’empire d’Occident.
Si ce n’est pas Aetius, doit-elle appeler à Ravenne le préfet d’Afrique, le comte Boniface qui
a retrouvé sa foi catholique, et en qui l’évêque d’Hippone, Augustin, a toute confiance ?!
Mais Augustin vient de mourir, et Hippone, sa cité terrestre, a été, après un long siège,
conquise par les Vandales.
Galla Placidia recommence à errer, irritée par le frôlement des pieds nus des esclaves sur
les dalles de marbre.
Soudain, elle hurle, menace, frappe ceux qui, affolés, glissent, tombent.
Puis le calme en elle.
Elle pressent qu’entre Aetius et Boniface ce sera l’affrontement, donc l’affaiblissement et
peut-être la chute de l’Empire romain d’Occident.
Doit-elle choisir entre l’un et l’autre ?
Elle se souvient du portrait qu’avait tracé d’Aetius l’un de ses conseillers.
« L’intelligence d’Aetius est vive, avait-il dit. Il déborde d’énergie. C’est un superbe
cavalier, excellent tireur à l’arc et combattant infatigable avec sa lance.
« Talentueux dans l’art de la guerre, il l’est plus encore dans les arts de la paix.
« Il n’est pas avide et encore moins cupide.
« Il est toujours magnanime et son jugement ne varie pas lorsqu’il entend les avis de
conseillers indignes de sa confiance.
« Il supporte avec une grande patience l’adversité et il est prêt pour affronter les épreuves
les plus difficiles.
« Il ne craint pas le danger et il est capable de résister à la faim, à la soif et au sommeil. »
Galla Placidia laisse retomber sa tête sur sa poitrine comme si on pesait sur sa nuque.
Elle ne choisira pas.
Que Dieu décide ce qui doit survenir pour le bien de l’empire d’Occident !
22.

Galla Placidia attend le choix de Dieu.


Elle traverse les quartiers de Ravenne, escortée par les soldats de sa garde personnelle, ces
Barbares qui ont choisi de servir comme auxiliaires dans l’armée romaine.
Chaque général romain a les siens : Boniface, en province d’Afrique, a recruté des
Vandales.
Aetius, en Gaule, dispose des contingents de Huns, de Francs, de Germains, de Gaulois.
Elle, Galla Placidia, a accueilli dans sa garde des hommes issus de la plupart des peuples
barbares.
Goths et Wisigoths sont cependant ceux en qui elle a le plus confiance. Elle entretient avec
le roi Théodoric, qui a taillé son royaume wisigoth en Aquitaine, une relation ancienne.
Parfois, elle songe à l’armée de ces Goths et de ces Wisigoths sur laquelle elle pourrait
s’appuyer pour garder le pouvoir contre Aetius et même contre le comte Boniface.
Mais qui peut confier son destin à ces Barbares ? Ils sont à la fois alliés contre or comptant
et ennemis pour le pillage, les otages, le butin et les terres.
Galla Placidia marche lentement, le regard fixe comme pour masquer ce torrent de
questions qui l’emporte.
L’empire d’Occident est-il encore un Empire romain ou bien une mosaïque de territoires et
de peuples ?
Elle se rassure en se rendant chaque jour dans le mausolée qu’elle a fait construire et où
son corps reposera.
Elle prie dans l’une des chapelles. Elle implore Dieu de donner sa réponse. Elle jugule ainsi
l’impatience qui l’assaille.
Mais sur le chemin du retour, quand les hommes de sa garde ont allumé les torches, elle
hâte le pas.
Elle sait avec tout son corps qui se rabougrit, qui est déjà devenu si accueillant aux
messagers de la mort, que le temps est compté.
Dans les quelques années qui viennent, on portera son cadavre au « mausolée de Galla
Placidia ».
Cet avenir qu’elle sent si proche, elle le voit, elle le vit quand la fatigue, la lassitude, ce
voile qui embrume les yeux l’accablent.
Et, dans le même temps, si bref, quelques années, elle n’en doute pas, le destin de l’empire
d’Occident sera lui aussi scellé.
Mort ou résurrection : le Dieu de notre Empire catholique l’a voulu ainsi.
Galla Placidia le supplie qu’il ne la laisse pas sans réponse.
Puis les courriers venus d’Afrique ou de Gaule, des rives du Rhin ou du Danube entrent et
déposent devant Galla les dépêches que le comte Boniface ou Aetius lui font parvenir.
Galla veut interroger seule chacun des courriers.
L’un d’eux vacille, écrasé de fatigue, la peau brûlée par le soleil et les bourrasques.
Celui qui arrive d’Afrique ressemble à celui qui vient du nord de la Gaule ou à l’officier qui
a réussi à traverser l’Espagne et le royaume wisigoth d’Aquitaine.
Les Huns vont traverser les fleuves, indique le courrier d’Aetius, ils rêvent d’Italie. Ils
veulent saccager les campagnes et les villes, Aquilée, Ravenne, Rome.
Galla répète : « les Huns ».
Elle sait que la peur s’est emparée de la population de Ravenne. On soupçonne Aetius
d’être le complice d’Attila.
Mais le courrier d’Afrique, tête baissée, annonce que les Vandales de Genséric ont défait
l’armée du comte Boniface qu’avait rejointe l’armée d’Aspar, venue de Constantinople.
Si l’Afrique tombe aux mains des Vandales, Rome et l’Italie ne recevront plus de grain. Ce
sera la famine.
Galla Placidia renvoie ces messagers. Elle ne veut pas croire que ce qu’ils rapportent est la
réponse de Dieu.
Si c’était le cas, alors l’Empire romain d’Occident serait bientôt enseveli sans l’espérance
d’une résurrection.
Elle ne peut le croire.
Mais la blessure du doute ne se cicatrise plus.
Boniface a quitté l’Afrique, il est là, devant elle, les larmes au bord des yeux, quand il
raconte le siège d’Hippone par les Vandales, la mort de saint Augustin, les scènes de pillage,
les massacres, les femmes volées, violées.
Elle s’approche de lui.
Il sait, murmure-t-elle, qu’elle est veuve, qu’elle conserve pour peu de temps une part de
pouvoir. Elle a décidé d’accorder la dignité de patrice à Boniface. À lui d’agir, de sauver
Ravenne et Rome, et donc l’Empire romain d’Occident.
Il répond qu’il doit d’abord vaincre l’armée d’Aetius.
Galla Placidia baisse la tête.
Le morcellement, l’émiettement, la rivalité entre ceux qui tiennent le destin romain entre
leurs mains, telles sont les plaies de l’Empire.
Galla ne peut empêcher que s’affrontent les armées de Boniface et d’Aetius.
L’un et l’autre combattent pour la résurrection de l’Empire, mais leurs soldats sont des
mercenaires barbares : Goths, Vandales, Huns.
En 432, les armées « romaines » sont face à face, non loin de Ravenne, sur les rives de
l’Adriatique.
Massacre.
Aetius est vaincu, mais il échappe aux tueurs de Boniface, et réussit à rejoindre les Huns, à
conclure avec eux une alliance, alors que Boniface, vainqueur, est blessé à mort.
Galla Placidia le veille.
Le comte Boniface ne ressuscitera pas.
C’est le choix de Dieu. Galla Placidia n’hésite plus.
Elle va accomplir son dernier acte politique.
Les courriers partent pour joindre Aetius, lui annoncer que Galla Placidia, mère de
l’empereur Valentinien III, le nomme Premier ministre et patrice.
Il est donc le « gouverneur » de l’Empire romain d’Occident.
Elle l’attend, le 1er janvier 437.
Ce martèlement des sabots sur les pavés de Ravenne, c’est lui, Aetius, entouré de sa garde
de Huns, qui traverse la ville où les Barbares se sont barricadés dans leurs demeures. Ils
maudissent cet Aetius qui fait entrer les Huns dans la ville impériale.
Ils sont effrayés par ces cavaliers huns. La peau de leur visage aplati est presque noire.
Ils montent de petits chevaux, et leurs vêtements sont faits de pelage de rat. Ils sont armés
d’un arc étrange, long, à double courbure. Leurs yeux sont des fissures qui ne permettent pas
de saisir leur regard.
Aetius pénètre dans le palais de Galla Placidia.
Les Huns de sa garde somnolent, couchés sur l’encolure de leurs chevaux.
Galla, cachée derrière les voiles, observe cette troupe barbare.
Dieu ne peut pas vouloir que ces sauvages, païens, cruels, avides, massacreurs et violeurs,
régissent l’Empire romain et chrétien d’Occident.
Elle se tourne, Aetius s’incline. Il dit qu’il est au service de l’empereur romain
Valentinien III, et qu’il obéira aux ordres de la régente, Galla Placidia Augusta.
– Servez-vous d’eux, dit-elle, en montrant les Huns, ne les servez jamais.
– Je veux la gloire, la grandeur et la puissance de Rome, répond d’une voix forte Aetius.
Elle n’assistera pas à la rencontre d’Aetius et de Valentinien. Elle ne fera pas le voyage de
Constantinople en 437, l’année de la majorité de son fils.
Il se marie le 29 octobre 437 avec Eudoxie, la fille de l’empereur Théodose.
Elle accueillera, au mois d’avril 438, le jeune couple à Ravenne. L’entrée est triomphale,
mais la foule n’acclame que l’empereur et son épouse.
Elle n’est que la mère. Elle a quarante-huit ans. Elle prie. Elle remercie Dieu d’avoir uni les
deux empires, d’Occident et d’Orient, et certains jours elle se laisse porter par l’Espérance.
Le Grand Empire romain ressuscitera, unifié comme au temps de sa grandeur.
Les deux empereurs ne viennent-ils pas, en 438, de réunir toutes les lois impériales, sous
le nom de « code théodosien » ?
Et la lignée impériale s’affirme.
Eudoxie, la jeune impératrice, donne naissance en 438 puis en 439 à deux filles, Eudoxie et
Placidia.
La vie est victorieuse.
Galla Placidia veut le croire, mais la fatigue, comme une lente et inexorable montée des
eaux noires des marais, l’engloutit souvent. Galla s’enfonce dans le sommeil comme on se
noie.
Et tout à coup, elle se réveille en sursaut, battant des bras pour ne pas étouffer.
Elle est en sueur, oppressée.
Un jour d’octobre de l’an 439, alors qu’elle échappe à peine à ses cauchemars, elle perçoit
dans l’antichambre des murmures, des chuchotements, comme la rumeur que fait l’eau noire
quand peu à peu elle recouvre la terre ferme.
Galla Placidia se lève, ouvre les portes.
Ils sont là, les courriers, les officiers, les sénateurs, alors qu’ils savent qu’elle leur a interdit
de venir la troubler dans son palais.
Elle ne veut plus être qu’une mère et grand-mère qui prie. Elle s’approche d’eux, les
dévisage, mais aucun d’eux ne prend la parole.
Elle tend le bras vers Symmaque, le fils de ce vieux sénateur qui, alors qu’elle n’était
qu’une enfant, lui racontait la grandeur de Rome.
Il hésite, puis, parlant vite comme pour faire oublier ce qu’il annonce, il dit :
« Le 19 octobre 439, l’armée de Genséric, le roi vandale, s’est emparée de Carthage. »
Galla Placidia se raidit pour ne pas chanceler. Elle veut rester droite, impassible.
Mais Carthage est la deuxième Rome, la capitale de l’Afrique romaine, l’un des joyaux de
l’empire d’Occident.
Voilà le signe.
L’Empire romain d’Occident ne ressuscitera pas. L’Afrique, son grenier, lui échappe.
L’Empire va mourir.
Galla prie pour que Dieu lui retire la vie avant que ne disparaisse l’empire d’Occident.
Elle ne le nomme plus romain.
Ses armées sont composées de Barbares.
Des royaumes se créent sur son corps millénaire aujourd’hui dépecé et martyrisé.
Galla Placidia a vécu le sac de Rome en 410. Elle peut imaginer ce que les Vandales font à
Carthage.
Deuxième partie

Attila et Genséric

Les Huns et les Vandales
23.

C’est au mois de janvier de l’an 440 de notre ère que j’ai rencontré pour la première fois
Galla Placidia Augusta, la mère de l’empereur Valentinien III.
Dans la grande salle où chaque jour l’empereur écoutait les rapports des ambassadeurs qui
revenaient d’Arles ou de Trèves, et le plus souvent de Constantinople, j’ai remarqué cette
femme frêle, mais au port hautain.
Elle était debout à la droite du trône impérial, bras croisés, le regard fixe. Et pendant que je
parlais, elle ne m’a pas quitté des yeux.
J’évoquais la chute de Carthage, le 19 octobre 439, et je m’étonnais de la facilité avec
laquelle les Vandales de Genséric avaient pu s’emparer de la ville.
Les Carthaginois ne s’étaient pas défendus, n’ignorant rien pourtant du sort qui leur serait
réservé : égorgement, crucifixion, mutilations, viols et massacres.
Et cela s’était produit.
De nombreux citoyens romains avaient été vendus comme esclaves. Les femmes avaient
été violées.
Mais il y avait plus grave de conséquence que cette souffrance infligée à des Romains.
Toute l’Afrique romaine, la plantureuse et grasse province d’Afrique, ne nourrirait plus
l’empire d’Occident.
Le roi vandale, Genséric, possédait désormais l’arme de la famine.
J’avais rencontré ce Vandale au cours de l’une de ces ambassades que j’accompagnais
souvent en territoire barbare.
Nos négociateurs avaient toujours besoin d’un secrétaire qui connaisse l’histoire des
régions où ils se rendaient.
Ils m’écoutaient puis, amicaux, ils ajoutaient d’un ton où perçait l’ironie :
« Cher Priscus, l’histoire que tu racontes et écris n’est pas celle que nous rencontrons.
Comment imagines-tu que nous puissions convaincre Genséric le Cruel et son fils Hunéric
qui veulent bâtir leur royaume − en dévorant celui des Goths, et Théodose le roi wisigoth le
sait − puis détruire l’Empire, s’emparer de Carthage, et transformer Rome en un champ de
ruines. »
Ils venaient de saccager Carthage et Genséric agissait déjà après quelques semaines
comme le souverain de toute l’Afrique.
J’ai vu tout à coup Galla Placidia s’avancer vers moi, me dévisager longuement.
« Priscus, a-t-elle dit, je t’avais lu, je t’ai écouté. Je t’attends. »
Elle désignait deux officiers pour me conduire à son palais. Puis elle quittait la salle.
« Tu es sinistre, Priscus ! m’avait lancé Valentinien III. Tu es plus sombre que mon
Auguste mère. As-tu peur, toi aussi ? Tout l’Empire tremble ! Comme si un Vandale qui se
proclame roi pouvait faire vaciller l’Empire romain d’Occident ! Augusta veut t’écouter ? Va.
On ne fait pas attendre Galla Placidia Augusta. Mais ne lui mens pas ! Je le saurai et tu y
perdras ta langue. »
J’ai traversé Ravenne, notre capitale impériale.
La ville semblait déserte comme si déjà elle s’apprêtait à mourir. Les officiers, des Goths,
marchaient d’un pas rapide, la main serrée sur la poignée de leur glaive court.
Le palais de Galla Placidia était lugubre. La pénombre, comme une eau croupie, recouvrait
les murs et les dalles, ternissant le marbre.
Des silhouettes m’ouvraient les portes puis s’effaçaient. Et après un long cheminement je
me suis trouvé face à Galla Placidia.
Elle avait les doigts entrecroisés comme si elle priait.
Je suis resté debout devant elle jusqu’à ce que d’un mouvement du menton elle m’indique
un siège fait de lattes de ce bois noir semblable à celui de la grande croix que j’avais aperçue
dans l’une des salles.
« Je veux comprendre, Priscus, me dit-elle alors que je m’asseyais. Ma vie s’achève. Dieu
me murmure qu’il va me convoquer devant lui. On m’assure que tu sais lire le passé, ajoute-t-
elle. J’attends que tu me dises ce que tu sais. »
Elle leva la main au moment où je m’apprêtais à lui dire qu’elle m’honorait mais que je
n’étais qu’un caillou au pied de ces pics immenses que sont Tacite, Plutarque, Pline, tant
d’autres.
– Parlons d’abord de Carthage, des Vandales, de Genséric. Connais-tu son fils Hunéric ?
Elle baissa la tête.
– Ce chien veut se fiancer avec ma petite-fille Eudoxie. Ce chacal est marié avec la fille du
roi wisigoth Théodoric. Ce loup, cette hyène, a vingt ans et Eudoxie quatre !
Elle parla longuement, me questionna, puis conclut qu’elle voulait me revoir, m’écouter,
apprendre à lire sa vie, et celle de l’Empire romain d’Occident.
« Notre Empire », disait-elle encore souvent, m’interrompant, confirmant ce que
j’entendais à la cour de Valentinien. Elle voulait, prétendait-on, négocier avec Genséric, afin
qu’il continue d’approvisionner Rome et l’Italie en grain.
Comment ne voyait-elle pas que reconnaître le royaume de Genséric, c’était amputer
l’Empire, dans un moment périlleux, puisque le roi des Huns, Attila, avançait avec son armée,
décidé à affaiblir l’empire d’Occident.
Savait-elle, Galla Placidia, qu’Attila avait signé un traité de bonne entente avec l’Empire
romain d’Orient, qui lui assurait un tribut annuel de vingt-deux mille livres d’or ? Il avait
donc les mains libres pour envahir la Gaule, l’Italie.
L’Empire romain d’Occident était pris entre la mâchoire des Huns et celle des Vandales !
– Les Goths de Théodoric seront avec nous, avait répondu Galla Placidia.
Peut-être, comme cela se murmurait à la cour de Valentinien, le traité signé avec Genséric,
la promesse de ses fiançailles avec Eudoxie n’étaient-ils qu’un piège qui lui était tendu afin de
l’empêcher de s’allier avec le royaume wisigothique de Théodoric.
On suggérait à la cour qu’Aetius et Galla Placidia avaient installé le piège.
Galla Placidia me l’avait suggéré.
Pour se fiancer avec Eudoxie, Hunéric devait rompre son mariage avec la sœur de
Théodoric.
C’est ce qu’il fit.
J’appris par un de nos ambassadeurs qu’Hunéric avait renvoyé son épouse, accusée d’avoir
tenté de l’empoisonner. Il lui avait tranché le nez et les oreilles ! Comment Théodoric après
une telle humiliation pourrait-il accepter de maintenir une alliance entre le royaume des
Goths et celui des Vandales ?
Manœuvre habile, mais que restait-il de la romanité, de la foi chrétienne que l’Empire
affirmait sienne ? Que pensait le nouveau pape, Léon Ier, qui était proche de Galla ?
À chacune de nos rencontres avec Galla Placidia, j’hésitais à lui faire part de mes soupçons
et de mes craintes.
L’Empire romain d’Occident, en choisissant des alliés parmi les royaumes barbares, cruels,
sauvages, risquait de ne plus être que l’un d’entre eux.
L’empereur Valentinien devait-il accueillir au sein de sa lignée le roi vandale Hunéric qui
défigurait à coups de glaive son épouse ?
Chien, chacal, loup, hyène : l’histoire des Barbares était celle de bêtes sauvages. Nous, nous
étions l’Empire, avec ses lois, ses écrits, son code théodosien, sa Virtus.
Nous étions les Romains qui avions construit la Ville éternelle devenue cœur de notre foi
chrétienne.
– Notre Empire, ai-je commencé, reprenant l’expression que Galla Placidia Augusta
utilisait souvent.
Elle l’a répétée, les yeux clos.
– Dieu s’impatiente, avait-elle dit.
24.

Je n’ai jamais obtenu de Galla Placidia Augusta d’autre réponse.


Comme toute la cour de Valentinien, je savais que Galla avait accepté les fiançailles de sa
petite-fille Eudoxie avec Hunéric, celui qu’elle avait nommé le chien, le chacal, le loup, la
hyène.
Elle avait dû convaincre Valentinien d’accepter de livrer sa fille à ce fils de Genséric, de
jeter en pâture son enfant à cette bête dont rien ne limitait la sauvagerie.
Pire encore pour le destin de l’empire d’Occident, Galla Placidia avait voulu que
Valentinien reconnaisse l’indépendance du royaume vandale !
Était-elle la complice d’Aetius, le grand maître de la politique de ce qu’on appelait encore
l’Empire romain d’Occident !
Elle n’aimait pas Aetius, mais c’était l’homme fort, le commandant de toutes les armées,
capable de jeter ses mercenaires huns contre le peuple burgonde, mais résolu aussi à
empêcher qu’Attila, le roi des Huns, ne gagne la Gaule et l’Italie avec ses hordes de cavaliers
et ne saccage ces deux territoires qui étaient les deux derniers piliers de l’Empire romain
d’Occident.
Romain ?
Galla Placidia Augusta répétait le mot, me fixait longuement, puis d’un geste de la main, si
lent, si las, elle m’invitait à poursuivre.
J’ai parcouru avec elle l’histoire de sa vie qui était aussi l’histoire de l’empire d’Occident.
Elle avait été mariée avec Athaulf le Goth, le successeur d’Alaric, et j’osais l’interroger, lui
rappeler que les mariages entre Romains et Barbares avaient été interdits, mais que comme
elle de nombreuses jeunes Romaines avaient épousé des Barbares, le plus souvent soldats
auxiliaires des armées romaines.
Comment l’Empire aurait-il pu demeurer romain ?
Elle répondait avec passion que c’était là la seule manière de ranimer le corps vieilli de
l’Empire romain.
Alors je lui parlais d’Attila, qui avait tué son frère Bleda pour être le seul maître du peuple
hun.
Croyait-elle qu’on pouvait négocier avec un tel homme, rusé, aveuglé d’ambition, rêvant de
conquérir la Gaule et l’Italie, comme Genséric et ses Vandales ?
Ces deux rois barbares, sauvages, pouvaient s’entendre.
J’annonçai à Galla Placidia que j’avais été sollicité par la cour de Constantinople pour faire
partie d’une ambassade qui se rendait auprès d’Attila.
Galla Placidia Augusta fermait les yeux, laissait retomber sa tête sur sa poitrine, disait
d’une voix exténuée qu’elle savait bien que l’empereur d’Orient, Théodose II, voulait éloigner
Attila en l’incitant à conquérir la Gaule, en l’invitant à chevaucher vers le nord et l’ouest de
cette province riche, sur laquelle veillait Aetius.
Et Attila connaissait et jalousait Aetius. Et celui-ci se défiait d’Attila.
Aetius, expliquai-je à Galla, rassemblait les peuples de Gaule, Francs, au nord et à l’est,
Goths et Wisigoths au sud, Burgondes de Sapaudia − la Savoie −, afin d’organiser une grande
coalition des peuples barbares installés dans l’empire d’Occident, et de vaincre, grâce à eux,
les Huns d’Attila et les Barbares qui les avaient rejoints.
Et Genséric le Vandale incitait Attila à conquérir la Gaule. Lui, Genséric, débarquerait
d’Afrique en Italie.
Tel était l’avenir, et c’en serait fini de l’Empire romain d’Occident.
À dessein, j’insistai : romain.
Dans les jours qui précédaient mon départ avec l’ambassade qui se rendait auprès d’Attila,
j’ai eu l’intuition que la mort venait d’envahir le corps de Galla Placidia. Elle paraissait déjà
hors du temps humain, indifférente à mes propos.
Elle ne s’est pas confiée à moi.
Mais à la cour de Ravenne, avec complaisance et perfidie, on évoquait les malheurs de
Galla Placidia Augusta.
Sa propre fille, Honoria, dont les frasques et les liaisons scandalisaient les matrones, était
enceinte de son intendant. Et Galla Placidia avait fait condamner et exécuter l’amant.
Puis elle avait envoyé Honoria à Constantinople.
On la marierait à un vieux sénateur romain.
Ce n’était que sordide et banal.
Mais tout à coup, l’affaire − privée − devient impériale.
Honoria, princesse romaine, a fait porter à Attila par l’un de ces eunuques toujours aux
aguets un anneau et une lettre dans laquelle elle se livre à Attila ! L’anneau vaut promesse de
fiançailles et de mariage.
Les ambassadeurs d’Attila arrivent à Ravenne et annoncent l’intention de leur roi
d’épouser la princesse Honoria.
Ils réclament pour Honoria la moitié de l’héritage de l’Empire qui est échu dans sa totalité
à Valentinien. Or Honoria est la sœur de l’empereur.
Voilà l’état de l’empire d’Occident.
Romain ?
La fille de Galla Placidia Augusta, la princesse Honoria, la propre sœur de l’empereur,
s’offre avec son héritage impérial, elle, la descendante de Théodose Ier le Grand, au roi des
Huns, Attila !
Je n’ai plus vu Galla Placidia Augusta. Elle a quitté Ravenne avec toute la cour qui a gagné
Rome.
Elle vit retirée, dans l’attente de la mort, qui s’empare d’elle, Galla Placidia Augusta, le
27 novembre de l’an 450.
Son fils, Valentinien III, a décidé d’abandonner Ravenne et de vivre avec sa cour à Rome.
Ainsi, le corps de Galla Placidia Augusta ne sera pas inhumé dans le mausolée qu’elle avait
fait construire à Ravenne.
Chaque fois qu’elle évoquait sa dernière demeure, sa voix se faisait plus douce, son visage
s’apaisait.
Mais son vœu − son rêve − ne sera pas exaucé.
On l’enterre au Vatican et nous ne sommes que quelques-uns à prier pour elle, à méditer
sur son destin.
En cette année 450 de notre ère, l’empereur d’Orient Théodose II meurt, le 28 juillet,
quelques semaines avant le décès de Galla Placidia Augusta.
L’empereur Marcien lui succède à Constantinople.
Valentinien III donne l’apparence de régner sur l’empire d’Occident, dont le vrai maître est
Aetius.
Sur les rives du Danube et du Rhin, les cavaliers huns se rassemblent autour d’Attila.
25.

Je n’ai jamais cessé de penser à Galla Placidia Augusta alors que, avec l’ambassade de
l’empereur romain d’Orient, je m’enfonçais dans le pays des Huns.
Au moment de quitter Constantinople avec notre interprète − Vigilas −, le sénateur romain
Maximin, qui dirigeait l’ambassade, m’avait remis une lettre de Galla Placidia.
Maximin s’en était étonné.
« Priscus, si tu es son seul légataire, les eunuques qui ne l’aimaient pas vont fondre sur toi
comme un essaim de frelons. Fais vite savoir qu’elle écrit seulement à un ami, un historien
qui l’a accompagnée durant ses derniers jours. »
Je lui ai tendu le message qu’elle m’avait adressé. Il était lapidaire :
« N’oublie jamais que nous sommes romains, Priscus. »
Comment aurais-je pu ne pas m’en souvenir ?
Quand je chevauchais au milieu des Huns, quand j’étais assis près de l’estrade sur laquelle
trônait, alangui, mais le regard perçant, leur roi Attila, quand j’assistais aux supplices que les
Huns infligeaient à ceux qu’ils soupçonnaient de les avoir trahis, quand je mesurais leur
sauvage cruauté, le courage farouche avec lequel ils affrontaient la mort, j’ai su que l’Empire
romain d’Occident allait connaître l’une de ces époques fatales qui scellent l’avenir des
peuples et de la civilisation millénaire qu’ils ont peu à peu érigée.
Depuis des mois, les prédictions, les prodiges, les signes extraordinaires nous avertissaient
de ce qui allait survenir : l’affrontement entre ce qu’il restait de vertu romaine et les
Barbares, huns d’abord, mais aussi vandales.
La terre avait tremblé en Gaule et en Espagne. La lune s’était éclipsée à son lever, et c’était
là un présage sinistre ! Une comète était apparue à l’horizon, du côté du soleil couchant.
Le ciel s’était revêtu pendant plusieurs jours de nuages de sang au milieu desquels des
monstres armés de lances de feu luttaient jusqu’à ce que dans un grand fracas il parût se
fendre, déversant une pluie noire.
Ces signes, l’apparition des Huns, la volonté d’Attila de ravager et de piller la Gaule,
affolaient les peuples.
Certains rejoignaient les Huns, d’autres fuyaient et entraient en Gaule et Aetius tentait de
les rassembler afin de constituer une grande armée à opposer aux hordes d’Attila.
Je ne croyais pas au succès de notre ambassade.
L’empereur d’Orient voulait seulement convaincre Attila de se répandre en Gaule, le
détournant ainsi de l’Orient.
J’assistais à ces marchandages.
On livrait à Attila les Huns qui s’étaient réfugiés à Constantinople.
J’ai vu ainsi deux jeunes princes de sang royal être remis en territoire romain aux Huns.
Et sous mes yeux, Attila, en quelques mots rauques, donnait l’ordre de les sacrifier.
Il inaugurait ainsi son règne, terrorisant son peuple. La panique gagnait l’Empire romain
d’Occident, où seul − m’apprenait un courrier − Aetius était décidé à résister.
Il suffisait que je regarde autour de moi pour savoir quel serait le prix de cette guerre.
Les territoires que nous traversions avaient été conquis par les Huns : les villes n’étaient
plus qu’un amas de décombres, la plaine était parsemée d’ossements humains blanchis au
soleil et à la pluie.
Sur les rives du Danube, je vis des centaines de barques empilées les unes sur les autres.
Elles étaient faites d’un seul tronc d’arbre creusé mais elles étaient si nombreuses que
toute l’armée d’Attila pouvait avec elles traverser le fleuve.
Dans les villages, nous découvrions des femmes qui avaient été pendues à des arbres, mais
un Grec nous expliqua que nombre d’entre elles avaient choisi de mourir plutôt que de subir
le sort − viol, esclavage − que leur réservaient les Huns.
Ce Grec ne paraissait pas ému de ce qu’il avait vu.
« Je me suis fait hun, me confiait-il, j’ai épousé une femme barbare qui m’a donné des
enfants ; je suis commensal d’Oreste, le premier secrétaire d’Attila, et à tout prendre ma
condition actuelle me paraît préférable à ma condition passée. »
Tout à coup, ses yeux s’étaient remplis de larmes :
« Vous, Romains, vous n’avez pas cette dureté, murmurait-il, vos lois garantissent la vie de
l’esclave contre les sévices du maître ; elles lui assurent la jouissance de son pécule, et elles
l’élèvent par l’affranchissement à la condition d’homme libre, tandis qu’ici pour la moindre
faute c’est la mort qui menace. »
Brusquement, cet homme m’a tourné le dos, et s’est éloigné à grands pas comme s’il avait
craint d’être surpris à converser avec un Romain.
Je ne l’ai plus revu.
Il m’a semblé entendre la voix de Galla Placidia Augusta lire le message qu’elle m’avait
adressé :
« N’oublie jamais que nous sommes romains, Priscus. »
L’étions-nous encore ?
Nous laissions exécuter − martyriser − des hommes qui avaient accepté de nous servir.
J’ai vu ainsi crucifier un transfuge, surpris près de la frontière, et accusé d’être venu
espionner pour le compte des Romains.
Un peu plus loin, j’ai vu deux captifs romains qui s’étaient enfuis après avoir tué leur
maître hun. On les ramenait pieds et poings liés, et devant nous, ambassadeurs de Rome, on
cloua ces malheureux à un poteau et on leur enfonça dans la gorge un pieu aigu.
Il fallait que l’Empire romain n’inspire plus de crainte pour que les Huns traitent ainsi des
alliés ou des citoyens de Rome.
Quelques jours plus tard, je vis notre interprète, Vigilas, jeté à terre devant Attila.
J’appris que le roi des Huns savait avant même le départ de notre ambassade que Vigilas
avait pour mission de transporter cent livres d’or afin de payer l’homme qui assassinerait
Attila.
Vigilas démasqué et craignant qu’on ne tue son fils, qui faisait partie de notre ambassade,
hurlait : « Ne tuez pas mon fils ! Mon fils ignore tout ! Il est innocent et moi je suis le seul
coupable ! »
Il révéla que l’idée de l’assassinat du roi des Huns était venue au grand eunuque
Chrysaphius.
J’ai vu Vigilas chargé de chaînes traîné dans un cachot autour duquel des chiens aux yeux
rouges grondaient, la gueule remplie de bave.
J’ai comparu devant Attila.
J’ai pensé qu’on allait me crucifier, m’empaler et j’ai prié Dieu de me donner la force de
rester digne de la Virtus romaine.
Mais Attila, d’une voix calme, me chargea d’accompagner à Constantinople son premier
secrétaire, Oreste, qui demanderait audience aux empereurs d’Orient et d’Occident.
Il était chargé de dire à l’un et à l’autre :
« Attila, mon maître et le tien, t’ordonne de lui préparer un palais car il va venir. »
Nos empereurs étaient-ils encore des empereurs romains ?
26.

Tout au long du séjour de l’ambassade au pays des Huns, j’ai douté de mon empereur,
Valentinien III.
Il était de bonne et grande lignée romaine, fils de Galla Placidia Augusta, et petit-fils du
grand Théodose Ier, mais je l’avais vu hésitant, indolent, prisonnier des eunuques qui
l’entouraient, le flattaient, le gouvernaient.
C’était son premier conseiller, le « grand » eunuque Chrysaphius, qui l’avait convaincu
qu’il fallait assassiner Attila. La tâche était aisée, prétendait-il. Il y suffisait de quelques sacs
de pièces d’or.
Le complot avait échoué et, à la manière dont le roi des Huns m’avait interrogé, j’avais
compris qu’il n’ignorait rien de cette conjuration dont il méprisait les initiateurs. Il avait
retourné le piège contre eux.
J’avais eu la vie sauve, et je m’étais engagé à simplement rapporter aux empereurs
d’Occident et d’Orient ce que j’avais vu et entendu.
Pouvais-je leur crier que le roi des Huns n’était pas qu’un Barbare cruel, mais un grand roi
aux vastes desseins ?
Il avait été notre otage et connaissait toutes nos faiblesses.
Son peuple croyait en lui et lui obéissait comme à un dieu.
Et à vivre plusieurs semaines parmi eux, le doute que je portais en moi, dont j’avais fait
part à Galla Placidia Augusta, s’était creusé comme une plaie maligne.
Dès mes premières rencontres avec les Huns, j’avais éprouvé un sentiment de honte.
Nous n’agissions pas comme auraient dû le faire les ambassadeurs de l’Empire romain,
qu’il fût d’Occident ou d’Orient.
D’abord nous n’étions pas unis.
L’empereur d’Orient voulait détourner les Huns en leur laissant entendre que l’empire
d’Occident était une proie bien grasse et facile à piller.
J’étais humilié et scandalisé par cette stratégie sans avenir car ce qui affaiblissait l’un des
empires accablait l’autre. Unis, Occident et Orient pouvaient vaincre Attila mais la trahison
de l’un par l’autre les condamnait tous deux à la défaite.
Surtout nos divisions, nos rivalités, les tributs que nous versions à Attila pour tenter de
l’acheter renforçaient les Huns, qui nous traitaient avec une arrogance méprisante.
Dès notre première conférence, j’eus l’impression d’appartenir déjà à une armée vaincue.
Nous rencontrâmes les Huns dans une plaine sur la rive droite du Danube, tout près de la
ville romaine de Margus.
Les Huns arrivèrent à cheval et comme ils ne voulurent point mettre pied à terre nous
restâmes également sur nos chevaux.
Les Huns ne négociaient pas, ils donnaient des ordres, et lorsque l’un de nos ambassadeurs
demandait des explications, ou émettait une objection, Attila, qui caracolait autour de nous,
hurlait : « La guerre ! »
Attila savait que ni l’un ni l’autre des empereurs romains n’était prêt à se battre.
Nous avions cédé. Et Attila avait exigé que nous prêtions serment, ce que pour sa part il fit
le poing fermé sur son cœur.
Je l’avais longuement observé. Il était court de taille et large de poitrine. Il avait une grosse
tête, les yeux petits et enfoncés, le nez épaté, le teint presque noir, la barbe rare et les cheveux
déjà blancs.
Le cou rejeté en arrière lui donnait une attitude fière et impérieuse.
Il avait exigé qu’on lui livrât aussitôt les Huns qui s’étaient réfugiés en territoire romain.
Nos ambassadeurs avaient prêté serment : on livra donc une dizaine d’hommes, qui furent
sous nos yeux crucifiés et empalés.
J’avais déjà vu cela, mais que nous ayons accepté un traité qui impliquait une telle
abdication me donna la nausée.
Nos empereurs avaient cru, en capitulant devant le Barbare Attila, sauver leur avenir. J’ai
pensé au contraire que nous nous étions perdus.
De retour à Rome, j’appris que les hordes d’Attila avaient franchi le Rhin et étaient entrées
en Gaule.
Les villes romaines brûlaient. Dieu nous abandonnait.
27.

J’ai recueilli les témoignages des survivants. Leurs yeux étaient remplis d’épouvante.
Ils regardaient fixement et j’avais pourtant le sentiment qu’ils ne me voyaient pas, même
s’ils répétaient mon nom, ma qualité, ce qu’ils attendaient de moi.
« Écris, Priscus, écris, il faut qu’on sache, que dans la nuit des temps on se souvienne. »
Leur voix tremblait lorsqu’ils évoquaient ces cinq cent mille guerriers qui composaient
l’armée d’Attila, certains en hochant la tête murmuraient « sept cent mille », ajoutant que
toute l’Asie s’était enrôlée derrière les Huns munis de leurs longs carquois.
Il y avait les Alains, les Neures, les Bellonotes, les Gélons, peints et tatoués, qui avaient
pour arme une faux et pour parure une casaque de peau humaine.
Il y avait les Scandinaves, armés du bouclier rond et de leur courte épée. Les Hérules,
rapides à la course, invincibles au combat, mais cruels, et la terreur des autres Germains.
J’ignorais bon nombre de ces peuples qui semblaient se déverser d’un chaudron de
sorcière dans lequel bouillonnait une inépuisable mixture.
C’était comme si tous les Barbares purs s’étaient rangés du côté d’Attila et les demi-
Barbares du côté de tous ceux qui prétendaient encore être l’Empire romain d’Occident.
C’était aussi une « guerre sociale » comme Rome en avait connu.
Le déversement en Gaule de ces centaines de milliers de guerriers guidés par Attila avait
provoqué un chaos inextricable, et la misère, la famine, le désespoir, la terreur et
l’épouvante − je réécris ce dernier mot à dessein − avaient à leur tour produit la guerre civile.
Les Bagaudes, en dépit des efforts d’Aetius, qui les avait plusieurs fois vaincus, massacrés,
dispersés, continuaient de piller et de tuer.
Ils étaient jeunes, n’avaient pour avenir que la destruction, et étaient prêts à se joindre aux
cohortes d’Attila.
C’est ce qu’avait fait, dès 448, l’un de leurs chefs, le médecin Eudoxe − « homme d’une
grande science mais d’un esprit pervers », m’avait déclaré un chroniqueur qui l’avait côtoyé.
Arrivé chez les Huns, Eudoxe avait incité Attila à porter la guerre en Gaule, lui promettant
l’appui des brigands, des esclaves et des paysans révoltés qui composaient les Bagaudes.
Et les villes tombèrent aux mains des Huns et des Barbares qui les avaient ralliés.
Les noms de Strasbourg, de Spire, de Worms, de Mayence, de Tongres, d’Arras, de
Besançon m’ensevelirent comme s’il s’agissait de monceaux de cadavres.
À Metz, la veille des Pâques, le 7 avril 451, l’évêque fut épargné et emmené captif, mais ses
prêtres furent tous égorgés au pied de l’autel, dans l’église où ils s’étaient réfugiés.
Les habitants périrent soit par l’épée, soit par les flammes de leurs maisons qui furent
réduites en cendres.
Il ne resta debout qu’un oratoire.
J’écoutais, je notais, et mon âme tremblait.
J’assistais à la fin de cette civilisation romaine qui avait nourri mon enfance et dont ma
famille était si fière.
Peut-être ne restait-il d’elle que le christianisme, la mémoire de ces évêques qui tentaient
de préserver la vie et les biens de leurs fidèles.
Ce fut ainsi à Reims, où Attila et ses hordes entrèrent sans rencontrer de résistance.
La ville était presque déserte, les habitants s’étant retirés dans les bois, mais l’évêque
nommé Nicasius restait dans la cité avec une poignée de fidèles courageux pour attendre ce
qu’il plairait à Dieu.
Quand il vit, après la rupture des portes, les Barbares se précipiter dans la ville, il s’avança
vers eux sur le seuil de son église, entouré de prêtres, de diacres, et suivi d’une troupe de gens
du peuple qui cherchaient protection près de lui.
Revêtu de ses ornements épiscopaux, l’évêque chantait d’une voix forte ce verset d’un
psaume de David : « Mon âme a été comme attachée à la terre ! Seigneur, vivifie-moi selon ta
parole. »
Un violent coup d’épée avait rompu son chant et sa tête avait roulé près de son cadavre.
Sa sœur avait frappé le meurtrier au visage et avait été percée de plusieurs coups.
Elle avait choisi sa mort, de crainte d’être soumise aux brutalités des Barbares.
Ils commencèrent à massacrer sur le seuil de la basilique les fidèles rassemblés, mais ils
s’enfuirent lorsqu’ils entendirent un grondement inattendu.
Ils quittèrent la ville et le lendemain, les habitants élevèrent un monument à la mémoire
des massacrés qu’ils considéraient comme des martyrs.
En écoutant ces témoins qui honoraient leurs prêtres, leurs évêques, j’étais d’abord
révolté.
Qu’était donc devenue l’armée romaine capable de défendre ces peuples abandonnés aux
Barbares d’Attila ?
L’empire d’Occident mourait de ne plus avoir de légions « romaines » puisque les chefs
eux-mêmes et leurs soldats étaient le plus souvent issus de peuples barbares.
Mais ma colère s’apaisait : l’espérance m’habitait. De la civilisation romaine demeureraient
la foi des chrétiens, le martyre des évêques, des statues, ces calvaires que l’on dressait pour
garder vivante leur mémoire.
Et à travers eux, notre Empire romain se survivrait, Rome elle-même cessait d’être une
capitale impériale, resterait la Ville éternelle, celle des papes.
J’espérais aussi que le sort de l’Empire ne soit pas encore joué.
Aetius s’efforçait de rassembler les peuples qui étaient désormais installés en Gaule en les
dressant contre Attila, qui s’apprêtait à saccager non pas seulement l’Empire romain
d’Occident, mais tout ce que ces peuples fédérés − acceptés donc par l’Empire − avaient
construit.
Aetius s’adressa ainsi à Théodoric, le roi des Goths et des Wisigoths qui régnait sur
l’Aquitaine.
La lettre émanait de la « chancellerie impériale » de l’empereur Valentinien III, mais
l’auteur en était Aetius, qui reprenait ainsi la politique de la défunte mère de Valentinien III,
Galla Placidia Augusta.
« Il est digne de votre prudence, ô le plus courageux des Barbares, écrivait Aetius, de
conspirer contre le tyran de l’univers qui veut forcer le monde entier à plier sous lui, qui ne
s’inquiète pas des motifs d’une guerre, mais regarde comme légitime tout ce qui lui plaît.
C’est à la longueur de son bras qu’il mesure ses entreprises ; c’est par la licence qu’il assouvit
son orgueil. Sans respect ni du droit ni de l’équité, il se conduit en ennemi de tout ce qui
existe. Fort par les armes, écoutez vos propres ressentiments ; unissons en commun nos
mains ; venez au secours d’une République dont vous possédez un des membres. »
Théodoric, rapportait-on à Rome, avait été vivement troublé par la missive impériale.
Il ne voulait pas s’engager, laissant Attila dévoiler ses intentions mais il s’était écrié devant
les ambassadeurs d’Aetius et de Valentinien III : « Romains, vos vœux sont donc accomplis !
Vous avez donc fait d’Attila, pour nous aussi, un ennemi. »
28.

Cet ennemi, on ne cherchait pas d’abord à le combattre, mais à le fuir.


Du Rhin jusqu’à la Loire, de Reims à Metz et Orléans, les habitants des petites villes
couraient se renfermer dans les plus grandes sans y trouver plus de sécurité.
Ceux de la plaine émigraient vers les montagnes. Les bois se peuplaient de paysans qui s’y
disputaient les tanières des bêtes fauves.
Les riverains de la mer et des fleuves mettaient à l’eau leurs navires et se préparaient à
larguer les amarres pour s’éloigner du Barbare des Barbares Attila, et de ses centaines de
milliers de guerriers.
Seul Aetius cherchait à organiser la résistance de la Gaule tout entière.
Il avait rejoint Arles, où se réunissaient les représentants de ce qui prétendait être encore
une province romaine.
Mais qu’était-ce que la Gaule dans un Empire romain qui n’était plus qu’une apparence ?
Une marqueterie de peuples différents, « fédérés », qui n’avaient pour les guider face au péril
que l’évêque, ses prêtres, ses diacres et parfois une chrétienne ou un chrétien fervent que les
fidèles écoutaient et suivaient.
Les témoins que j’interrogeai évoquèrent ainsi Geneviève, une Gallo-Romaine qui habitait
le bourg de Nemetodurum (Nanterre), proche de la cité des Parisii.
L’évêque Germain, d’Auxerre, l’avait distinguée alors qu’elle n’était qu’une enfant de sept
ans.
« Ne la contrariez pas, avait-il dit à ses parents, ou je me trompe bien ou cette enfant sera
grande devant Dieu. »
Elle choisit à l’âge de quinze ans d’accrocher à son front le voile des vierges et on ne parla
plus d’elle que comme « la Vierge de Nanterre », et des prodiges qu’elle réalisait.
Puis il y eut la menace barbare, les Parisii se préparant à fuir et les visions qu’eut
Geneviève.
Elles lui apprirent que la cité des Parisii serait épargnée si ses habitants se repentaient.
Alors Attila n’approcherait pas de ses murs.
Geneviève voulut faire partager sa vision, rassemblant les femmes dans l’église qui se
trouvait à la pointe de l’île de Lutèce.
Elle les exhorta :
« Femmes sans cœur, vous abandonnez vos foyers… Je vous prédis au nom du Très-Haut
que votre ville sera épargnée si vous vous adressez au Seigneur tandis que les lieux où vous
croyez trouver votre sûreté tomberont aux mains de l’ennemi et qu’il n’y restera pas pierre
sur pierre… »
Les hommes, apprenant que les femmes refusaient de quitter la cité des Parisii,
envisagèrent de lapider Geneviève ou de la jeter dans la Seine.
Un diacre rappela les prédictions de l’évêque Germain.
On laissa les femmes prier avec Geneviève et les hordes d’Attila rassemblées entre la
Somme et la Marne ne s’approchèrent point de Paris.
Elles se dirigèrent vers Orléans, qui commandait le passage de la Loire.
Partie de Metz le 9 ou 10 avril de l’an 451, l’armée d’Attila atteignit Orléans dans les
premiers jours du mois de mai de l’an 451.
Les habitants d’Orléans savaient que leur ville devait être conquise par ceux qui voulaient
gagner l’Aquitaine.
Ils prêtaient cette intention à Attila qui cherchait à dominer le royaume wisigoth de
Théodoric.
Et les Orléanais n’ignoraient pas qu’Attila et ses hordes pillaient, massacraient,
incendiaient, laissant derrière eux des ruines et les os blanchis de leurs victimes.
On m’avait assuré que l’armée d’Attila était suivie par des loups, des hyènes et des
vautours.
Les habitants d’Orléans renforcèrent donc leurs défenses, fermèrent les portes de la ville et
firent partir pour Arles leur évêque, Agnan, afin qu’il y rencontre les fonctionnaires romains
et surtout le « patrice généralissime » Aetius.
À Arles, l’évêque Agnan aperçut autour du palais impérial des licteurs et des gardes qui
confirmaient la présence d’Aetius.
Aetius connaissait le rayonnement de l’évêque et l’importance d’Orléans. Il le reçut.
Et moi, Priscus, je tremble de remords.
L’attitude de l’évêque d’Orléans, celle d’Aetius, le rôle joué auprès des Parisii par
Geneviève révèlent qu’entre des peuples qui vivaient en Gaule existait déjà une unité qui
pouvait permettre de redonner vie à l’Empire romain d’Occident.
Contre Attila, Aetius organisait une armée « gallo-romaine ».
Il s’adressait à nouveau à Théodoric, le roi wisigoth, il écoutait l’évêque d’Orléans.
« Ô mon fils, disait Agnan, je t’annonce que si le huitième jour avant les calendes de
juillet − le 23 du mois de juin − tu n’es pas venu à notre secours, la bête féroce aura dévoré
mon troupeau. »
Aetius avait écouté, pensif, puis, tendant le bras pour prêter serment, il promit qu’il serait à
Orléans au jour fixé.
L’évêque Agnan reprit sa route en toute hâte.
Il était à peine rentré à Orléans qu’Attila y vint mettre le siège.
J’ai admiré la détermination et le courage d’Agnan et d’Aetius.
La présence de ce dernier, dont la réputation de grand généralissime était établie, attirait
les nobles gaulois et leurs « clients ».
Les paysans demandaient des armes et rejoignaient le camp d’Aetius.
Les « Armoricains » arrivaient avec le drapeau de leur « nation ».
Les Francs se rassemblaient pour prendre part à la bataille qui serait décisive entre les
Huns et les peuples fédérés qui choisissaient le « parti romain ».
Mais l’important pour Aetius était de convaincre Théodoric et les Wisigoths de prendre
part à la lutte contre Attila.
L’engagement de Théodoric donnerait à Aetius et au « parti romain » un avantage qui
déterminerait le sort de la bataille.
J’ai eu entre mes mains les courriers qu’Aetius adressait à Théodoric :
« Si les Romains sont vaincus, lui écrivait-il, Attila viendra sur vous plus fort d’une
première victoire, et abandonnés à votre tour par le reste de la Gaule vous serez hors d’état de
résister ; si au contraire les Romains sont vainqueurs avec l’aide des autres fédérés l’honneur
en appartiendra à ceux-ci et la désertion des Wisigoths ne passera plus pour calcul de
prudence mais pour lâcheté. »
La réponse de Théodoric m’indigne encore :
« Les Romains, déclarait le roi wisigoth, ont attiré comme à plaisir sur eux et sur nous le
malheur qui nous menace ; qu’ils en réchappent comme ils pourront… »
Aetius ne se résigna pas.
Il s’adressa au sénateur Mecilius Avitus, de noblesse à la fois celtique et romaine, qui vivait
entouré d’égards, de lettrés et régnait sur la province d’Auvergne. Il avait grande influence sur
les Goths. Sa fille était mariée au poète Sidoine Apollinaire, dont on assurait qu’il était le plus
illustre de tout l’Occident.
Aetius flatta Avitus afin qu’il intervienne auprès de Théodoric. Et il rencontra le sénateur
en pays arverne, à Avitacum.
J’ai lu la harangue qu’il adressa à Avitus.
Qui aurait pu résister à pareils éloges de la part du généralissime de l’armée de l’Empire
romain d’Occident ?
« Avitus, salut du monde, commença Aetius. Ce n’est pas pour toi une gloire nouvelle de
voir Aetius te supplier.
« Ce peuple barbare, ce roi Théodoric, qui demeurent à nos portes n’ont d’yeux que les
tiens, n’entendent que par tes oreilles.
« Tu lui dis de rentrer dans ses cantonnements, il y rentre.
« Tu lui dis d’en sortir, il en sort.
« Fais donc qu’il en sorte aujourd’hui.
« Naguère, tu lui imposas la paix, maintenant impose-lui la guerre. »
Avitus flatté convainquit Théodoric.
Le roi prit le commandement de ses troupes en compagnie de ses deux fils, Thorismond et
Théodoric II, et l’armée wisigothique rejoignit le camp d’Aetius.
« Les bataillons couverts de peau vinrent se placer à la suite des clairons romains », écrit
Sidoine Apollinaire.
L’armée d’Aetius, galvanisée par la présence de ce renfort, fit à marche forcée la route afin
d’atteindre Orléans.
L’évêque Agnan venait d’envoyer un messager à Aetius :
« Si tu n’arrives pas aujourd’hui même, ô mon fils, il sera trop tard. »
Le messager ne revint pas, Agnan et les assiégés se rendirent.
Les hordes d’Attila entrèrent dans la ville et commencèrent à piller.
Puis un cri, le son des trompettes romaines, Aetius et Thorismond chevauchant à la tête de
la cavalerie romaine et wisigothique.
Les rues d’Orléans deviennent pour les Huns des traquenards. Les habitants les écrasent
sous les pierres, les chassent et Attila sonne la retraite. On est le 23 juin 451 : Aetius n’a pas
manqué à sa parole.
Quand j’ai écouté le récit de cette journée, quand j’ai vu dans les yeux des témoins qui
rassemblaient leurs souvenirs non plus l’épouvante mais la fierté, j’ai mesuré que ce
23 juin 451 la civilisation romaine et chrétienne avait été sauvée de la destruction.
Mais je ne m’illusionnais pas.
L’armée d’Aetius, composée des peuples barbares fédérés, annonçait que sa victoire n’était
pas une résurrection de l’Empire, mais la naissance d’un nouvel ordre du monde.
Ce n’était pas le patriotisme romain qui l’avait emporté, mais l’attachement à leurs
nouveaux territoires de ces peuples fédérés, des Wisigoths aux Francs, des Armoricains aux
Burgondes.
Ceux-là seraient les acteurs de l’avenir.
29.

L’avenir, moi, Priscus, en ce mois de juin de l’an 451, j’aurais voulu lui donner l’éclat du sol
invictus, le soleil victorieux, invaincu comme le soleil levant.
Les courriers haletants qui sautaient de cheval à Rome ou à Arles et que je harcelais de
questions rapportaient qu’Attila et son armée avaient abandonné le siège d’Orléans,
disparaissant en une nuit, reprenant la route qu’ils avaient suivie pleins d’élan deux mois
auparavant.
Dans leur retraite, ils avaient chevauché vers la plaine qu’on appelait la Champagne. Ils
avaient traversé les champs Catalauniques.
Loup, l’évêque de Troyes, était venu au devant d’Attila, le priant d’épargner les habitants
d’une cité sans défense mais aussi les paysans des campagnes environnantes.
« Soit, avait répondu Attila, mais tu viendras avec moi jusqu’au fleuve du Rhin. Un aussi
saint personnage que toi ne peut manquer de nous porter bonheur, à moi et à mon armée. »
Le roi des Huns n’avait rien perdu de son arrogance.
La retraite n’était pas pour ce nomade une défaite. Son arrière-garde de Gépides, ces
guerriers armés de l’épée et de la lance, affrontait aux champs de Mauriac − entre la Seine et
l’Aube − l’avant-garde d’Aetius, composée de Francs qui maniaient la hache.
Ce combat entre ces Barbares, entre les guerriers d’Attila et ceux d’Aetius, dura toute la
nuit.
Au lever du jour, quinze mille blessés ou morts couvraient le champ de bataille.
Comment aurais-je pu décrire un avenir radieux ?
Attila faisait ranger ses chariots en cercles et dresser les tentes à l’intérieur.
Il rassemblait sous sa tente les magiciens, les aruspices qui prétendaient connaître l’avenir.
Certains de ces devins dansaient en transe, d’autres plongeaient leurs avant-bras dans les
entrailles d’un animal sacrifié.
Tous assuraient que « le général des ennemis » périrait dans le combat, même si les Huns
étaient vaincus.
Attila les écoutait, poussant un cri de triomphe. L’issue du combat semblait peu lui
importer mais il voulait la mort d’Aetius, son dangereux rival.
Aussitôt il harangua ses guerriers :
« Méprisez ce ramassis de nations différentes qui nous font face mais ne s’accordent
point : la frayeur les emporte déjà… Nous savons tous avec quelle faiblesse les Romains
supportent le poids de leurs armes ; je ne dis pas la première blessure, mais la poussière
seule les accable. Tandis qu’ils se réunissent en masses immobiles pour former leurs
“tortues” de boucliers, méprisez-les et passez outre ; courez sus aux Alains, aux Wisigoths…
Si les nerfs sont coupés les membres tombent et un corps ne peut se tenir debout quand les
os lui sont arrachés. Élevez donc votre courage et déployez votre furie habituelle.
« Comme Huns, prouvez votre résolution, prouvez la qualité de vos armes, que le blessé
cherche la mort de son adversaire ; que l’homme sain se rassasie du carnage de l’ennemi :
celui qui est destiné à vivre n’est atteint par aucun trait, celui qui doit mourir rencontre son
destin même dans le repos… C’est ici le champ de bataille que tant de prospérités nous
avaient promis et cette multitude rassemblée au hasard ne soutiendra pas un moment
l’aspect des Huns.
« Je lancerai le premier javelot sur l’ennemi. Si quelqu’un peut rester tranquille quand
Attila combat, il est déjà mort. »
L’avenir ?
C’était − ce fut − une bataille acharnée, épouvantable.
Les historiens grecs et romains n’ont jamais raconté ni de tels exploits ni de tels
massacres.
Le ruisseau qui traversait la plaine se gonfla tout à coup, grossi par le sang qui se mêlait à
ses eaux de sorte que les blessés ne trouvaient pour s’y désaltérer qu’une boisson horrible et
empoisonnée qui les faisait mourir aussitôt.
Le soleil levant éclaira une plaine jonchée de cent mille morts ou blessés.
Le roi des Goths, Théodoric, gisait mort, piétiné.
Son fils Thorismond était blessé.
Attila n’avait dû son salut qu’à la fuite.
Aetius avait erré, miraculeusement épargné, au milieu de ses ennemis.
Attila réfugié à l’abri de ses chariots hurlait de fureur.
Il avait fait dresser un énorme monceau de selles, prêt à y mettre le feu et à s’y précipiter si
l’ennemi forçait l’enceinte du camp.
L’expédition d’Attila avait donc échoué.
Mais le roi des Huns survivait. Et constatant que les Goths, après les funérailles de
Théodoric, quittaient le camp d’Aetius pour regagner l’Aquitaine et se donner un nouveau roi,
Attila poussa un cri de joie.
Il fit atteler ses chariots, la tête déjà pleine de batailles et de pillages à venir. Il s’éloigna
vers l’est, là où était son « royaume » entre le Rhin et le Danube.
Aetius, avec une armée réduite de moitié, décida de ne pas le poursuivre. Il avait sauvé la
Gaule d’une totale destruction.
L’avenir ?
À Arles, à Rome, à Ravenne, dans chacune de ces villes qui prétendaient encore
représenter, incarner l’Empire romain d’Occident, je n’entendais que des réquisitoires contre
Aetius.
Lui qui avait su rassembler une armée composée de Barbares, capable d’arrêter et de
vaincre les Huns d’Attila, était l’objet de toutes les jalousies.
On l’accusait de ne pas avoir poursuivi et tué Attila. On attribuait aux Wisigoths de
Théodoric tous les mérites.
Je me souvenais des propos de Galla Placidia Augusta, murmurant qu’Aetius était « le
dernier des Romains ».
Plus personne à la cour de Valentinien III n’osait faire l’éloge de celui qui avait sauvé la
Gaule et donc permis à l’Empire romain d’Occident d’exister encore.
Mais moi, Priscus, je ne croyais plus à son avenir.
30.

Il a suffi de quatre années pour que meure ce qu’à la cour de Valentinien III on osait
encore nommer l’Empire romain d’Occident.
Mais à l’exception des eunuques qui, autour de l’empereur, faisaient la ronde de leurs
ambitions toujours inassouvies, qui croyait à cette parade impériale que Valentinien III
continuait d’animer ?
Je l’observais, je saisissais la cruauté de son regard, les rides d’amertume et de haine qui
creusaient son visage lorsqu’on mentionnait devant lui le nom d’Aetius.
Il se délectait des calomnies dont on accablait le généralissime.
On assurait qu’il avait délibérément laissé fuir Attila et permis aux hordes de Huns
d’envahir l’Italie.
Attila avait mis le siège devant Aquilée, puis conquis cette place forte, la plus puissante de
toute l’Italie.
Jamais les guerriers huns n’avaient accompli un tel saccage, ne laissant d’Aquilée que des
amas de décombres et de sa population qu’un entassement de corps martyrisés. De
nombreuses femmes s’étaient jetées du haut des remparts, pour échapper aux viols que
perpétraient les Huns avant d’égorger leurs victimes.
Brescia, Bergame, Mantoue, Vérone et toutes les autres cités connurent un sort identique.
Où étaient les légions d’Aetius ?
On prétendait qu’Aetius n’avait en tête que le mariage de son fils avec Eudoxie, la fille de
Valentinien III, et qu’il utilisait la terreur qu’inspiraient les Huns pour atteindre son but.
Je rapporte cette rumeur car elle est peut-être fondée.
L’ambition comme la lèpre rongeait, dévorait tous ceux qui étaient proches du pouvoir
impérial. Ces accusations, ces conjurations, était-ce ce qu’il restait de l’Empire romain
d’Occident ?
Et cependant qu’à la cour de Valentinien III on préparait le meurtre des rivaux, la peur
livrait l’Italie sans défense aux hordes d’Attila.
Je n’entendais à Ravenne, à Rome, où la cour de Valentinien s’était retirée, à Arles, et dans
toutes les villes où je séjournais, fuyant moi aussi les cavaliers huns et leurs flèches, que
l’appel à la négociation avec Attila.
Négociation ?
Il s’agissait de capituler.
Je m’indignais que l’empereur, fils de Galla Placidia Augusta, fût le plus impatient,
suppliant le pape Léon le Grand de quitter Rome, d’aller au-devant d’Attila, de lui proposer
un tribut, de le supplier de ne pas saccager la Ville éternelle, car Dieu ne le permettrait pas.
Il fallait lui rappeler qu’en 410 Alaric, le roi des Wisigoths, était mort peu après avoir mis
Rome à sac.
J’ai accompagné les ambassadeurs qui devaient rencontrer Attila.
Ils avaient pris les insignes de leur plus haute dignité.
Le pape Léon avait revêtu ses habits pontificaux. Il portait une mitre de soie brochée d’or,
arrondie à la manière orientale, une chasuble de pourpre brune avec un pallium orné d’une
petite croix rouge sur l’épaule droite et d’une autre plus grande au côté gauche de la poitrine.
Sitôt qu’il parut devant Attila, le pape devint l’objet des prévenances du roi des Huns. Je les
vis s’éloigner, marchant l’un près de l’autre, et je ressens encore l’humiliation et le désespoir
que j’avais éprouvés.
Ce n’était pas seulement l’Empire romain d’Occident qui capitulait devant le roi le plus
féroce de toute la Barbarie, mais le pape qui représentait cette foi en Dieu, qui était devenue
celle de l’Empire.
Ainsi étaient l’histoire millénaire, la loi, la foi qui demandaient grâce à Attila le païen cruel.
Et le 6 juillet 452, l’accord fut conclu.
Attila promettait la paix, s’engageait à quitter l’Italie, et recevait en échange un tribut
annuel.
Mais Attila ajoutait qu’il exigeait qu’on lui envoyât avec ses trésors la princesse Honoria, la
fille de Galla Placidia Augusta, faute de quoi il la viendrait chercher au printemps suivant, à la
tête d’une autre armée.
Rome et l’Empire s’étaient livrés à Attila, sans aucune garantie.
Mais que pouvait-on espérer d’une telle attitude dictée par la peur ?
Je crus au triomphe d’Attila, oubliant que Dieu décide et impose ses choix aux hommes.
En l’an 453, le jour de ses noces, Attila, qui épousait une fille de roi germanique dont il
avait exterminé la famille, fut retrouvé sur sa couche nuptiale baignant dans une mare de
sang.
Le roi des Huns − déjà père de soixante enfants… − avait festoyé une grande partie de la
nuit au milieu de ses proches, vidant force coupes de vin, et c’est en chancelant qu’il s’était
retiré avec sa jeune et vierge épouse. Puis il s’était vidé de son sang comme si celui-ci avait
débordé de son corps.
On rapporte que les Huns hurlèrent, se mutilèrent, organisèrent des funérailles sauvages
au cours desquelles on égorgea tous les captifs qui avaient creusé puis comblé la fosse où
Attila avait été enseveli.
Avec lui disparaissait l’Empire des Huns.
Mais c’était aussi la dernière marche que franchissait vers son tombeau l’Empire romain
d’Occident.
La menace d’Attila ayant disparu, Valentinien III laissa libre cours à la haine qu’il portait à
Aetius.
On attira le patrice généralissime à la cour, et le 22 septembre 454 l’empereur Valentinien
se jeta sur Aetius, lui donnant le premier coup de glaive.
Après les courtisans, les eunuques lacérèrent le corps du « dernier des Romains ».
Quelques mois plus tard, le 16 mars 455, des soldats vengèrent leur généralissime en
égorgeant l’empereur, fils de Galla Placidia Augusta.
Je n’ai pas le désir de citer le nom de ceux qui, après ces meurtres, se proclamèrent
empereurs.
Ils ne portaient ce titre qui les fascinait que quelques jours ou quelques mois.
D’autres surgissaient et piétinaient le cadavre de celui qu’ils venaient de tuer et qu’ils
rêvaient de remplacer.
Et, pendant qu’ils s’entretuaient, Genséric, le roi vandale, débarquait en Italie ; et avec ses
hordes il entrait dans Rome, saccageant la Ville qui avait été le centre du monde.
Les massacres, les viols et les pillages durèrent du 2 au 16 juin de l’an 455 de notre ère.
À Arles, quelques jours plus tard, le 8 juillet 455, les sénateurs élurent empereur l’un
d’entre eux, Avitus, qui avait répondu à l’appel d’Aetius et avait convaincu le roi Théodoric
d’entrer en guerre contre Attila.
Cela appartenait déjà à un autre temps.
L’empire romain d’Occident n’était plus qu’une apparence à laquelle de moins en moins
d’hommes prêtaient attention.
31.

La relation de Priscus se termine à la fin de l’année 455 de notre ère, quelques mois après
le « sac de Rome » accompli par les hordes vandales de Genséric.
Priscus écrit :
« Le saccage de Rome, précédé par le meurtre d’Aetius puis celui de l’empereur
Valentinien III − le dernier descendant de Théodose le Grand, et le fils de Galla Placidia
Augusta − sont les derniers soubresauts de l’agonie de l’Empire romain d’Occident. »
J’ajoute quelques phrases à la sobre conclusion de mon maître Priscus, dont je fus le
secrétaire jusqu’à sa mort, en janvier 456.
Il est vrai, comme il l’écrit, que l’Empire romain d’Occident meurt en cette année 455.
Et cependant, durant près de vingt années, les empereurs se succèdent.
Mais ces Césars éphémères n’endossent la pourpre qu’au service des généraux et patrices
barbares qui les choisissent, les élèvent, les déposent, les tuent.
Les Barbares font la loi. Ils sont présents partout en Occident.
Ils taillent leurs royaumes, leurs fiefs, dans la chair morte de l’Empire romain d’Occident.
Ils veulent posséder la terre qu’ils ont occupée, conquise.
Oreste, ancien secrétaire d’Attila, maître des milices de l’empereur Julius Nepos, le dépose
et proclame empereur son fils, Romulus Augustule − le petit Auguste !
Les mercenaires − souvent des Huns − exigent d’Oreste qu’il partage à leur profit la terre
d’Italie.
L’un d’entre eux, Odoacre, assassine Oreste le 28 août 476 et proscrit Romulus Augustule.
Il distribue le tiers du territoire italien aux anciens soldats.
À l’automne de l’an 476, Odoacre envoie une ambassade à Constantinople, afin de déclarer
à Zénon, l’empereur d’Orient, qu’il « n’était plus nécessaire qu’un empereur régnât sur
l’Occident. Un seul empereur, celui d’Orient, suffisait pour les deux territoires ».
Les ambassadeurs indiquèrent à l’empereur Zénon qu’Odoacre, « homme de grande
expérience politique et militaire, prenait le titre de “Roi-patrice d’Italie” ».
Les ambassadeurs remirent à l’empereur d’Orient les insignes impériaux dont la présence
en Occident était désormais inutile.
Ainsi, un roi barbare proclamait-il, en cette année 476, la mort de l’Empire romain
d’Occident.
On prêta peu d’attention à cette déclaration, tant l’agonie de cet empire d’Occident avait été
longue et la mort si présente.

[1 ] Bryan Ward-Perkins, The Fall of Rome and the End of Civilization, Oxford University Press, 2005.
[2 ] Études ou discours historiques sur la chute de l’Empire romain.
[3 ] E. Gibbon, Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, 1776.
[4 ] A. Piganiol.
[5] F. Lot.
[6 ] Peter Heather, The Fall of the Roman Empire, 2005.

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