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La Fin D'un Monde

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EDOUARD DRUMONT

La Fin

D’un

Monde

ÉTUDE PSYCHOLOGIQUE & SOCIALE


Vingt-huitième Mille

PARIS
NOUVELLE LIBRAIRIE PARISIENNE

ALBERT SAVINE, ÉDITEUR


18, RUE DROUOT, 18
Tous droits réservés
DU MÊME AUTEUR

La France Juive, 2 vol


La France Juive devant l'Opinion
Mon vieux Paris
Le Dernier des Trémolins, roman
La France Juive (édition populaire)
La France Juive (édition illustrée)
Papiers inédits de Saint-Simon lettres et dépêches de l'ambas-
sade d'Espagne
La Mort de Louis XIV (Journal des Antoine)
Les Fêtes nationales de la France

EN PRÉPARATION : L'Europe juive.

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:

75 exemplaires sur papier Hollande.


15 exemplaires sur papier Japon.
La fin d’un monde

[I]

INTRODUCTION
« Un monde détraqué, ballotté et plongeant comme le
vieux monde romain quand la mesure des iniquités fut comblée,
les abîmes, les déluges supérieurs et souterrains crevant de tou-
tes parts, et, dans ce furieux chaos de clartés blafardes, toutes
les étoiles du ciel effacées. A peine une étoile du ciel qu'un œil
humain puisse maintenant apercevoir, les brouillards pestilen-
tiels, les impures exhalaisons devenues incessantes, excepté sur
les plus hauts sommets, ont effacé toutes les étoiles du ciel. Des
feux follets qui çà et là courent ont pris la place des étoiles. Sur
la lande sauvage du chaos, dans l'air de plomb, il n'y a que des
flamboiements brusques d'éclairs révolutionnaires, puis, rien
que les ténèbres avec les phosphorescences de la philanthropie
ce vain météore ».

Ainsi parle Carlyle, s'essayant à la peinture de cette fin


d'un monde où tous les éléments du Passé sont en dissolution,
sans que rien apparaisse de ce qui constituera l'Avenir, sans
qu'un mont Ararat dresse une cime verdoyante au-dessus du
diluvium général.
[II]
Tous les penseurs ont éprouvé cette impression du chaos
et de l'universel désordre lorsqu'ils se sont efforcés d'analyser
les phases que traverse cette société qui tombe en déliques-
cence.
C'est qu'en réalité la Mort est un aussi grand débat que la
Vie. L'Agonie est un combat comme la Naissance. La décompo-
sition de l'être est aussi compliquée que sa formation et il faut
envisager la terminaison de l'existence comme un tableau aussi
coloré, aussi complexe, aussi varié, aussi mouvementé que
l'existence elle-même.
La littérature semble avoir éprouvé pour ce spectacle de
l'anéantissement graduel le sentiment de crainte superstitieuse
qu'éprouvaient les païens pour les paroles de mauvais présage :
les mots, si nombreux pour exprimer l'éclosion, le développe-
ment, l'épanouissement, sont rares pour cette longue série de

3
La fin d’un monde

destructions finales qui éloigne plus qu'elle n'attire les regards


superficiels.
L'étude est passionnante cependant et digne de tenter
des intelligents et des patriotes. Pour savoir bien quelles condi-
tions sont nécessaires pour que vive une Patrie, il faut regarder
attentivement comment meurt un monde qui a formé peu à peu
dans cette Patrie comme une agglomération de bacilles. Pour
bien connaître les nécessités primordiales de l'être, il faut ap-
prendre comment on arrive au non-être et demander à ce qui
expire « ce secret de la vie » que saint Antoine, selon l'expres-
sion de Flaubert, « tâchait de surprendre, à la lueur des flam-
beaux, sur la face des morts ».
Rien n'est instructif comme de rechercher l'origine pre-
mière des maladies qui lentement, mais sûrement, usent, dé-
gradent et ruinent peu à peu l'organisme. Le terme de mort su-
bite, en effet, ne veut rien dire et l'on [III] ignore trop les élabo-
rations énormes qu'il faut pour faire ce qu'on appelle une catas-
trophe soudaine. La désagrégation s'opère progressivement,
mais sans hâte et dans la société, confédération des hommes,
comme l'homme est une confédération de tissus, les débuts du
mal sont toujours lointains, ignorés et obscurs. On tombe par
où l'on penche, voilà la loi, c'est un rien d'abord, une perturba-
tion presque insensible, un grain de sable dans l'engrenage, puis
le désordre partiel, puis, les ressorts brisés et l'arrêt définitif…
Le cadavre social est naturellement plus récalcitrant et
moins aisé à enterrer que le cadavre humain. Le cadavre hu-
main va pourrir seul au ventre du cercueil, image régressive de
la gestation, le cadavre social continue à marcher sans qu'on
s'aperçoive qu'il est cadavre, jusqu'au jour où le plus léger heurt
brise cette survivance factice et montre la cendre au lieu du
sang. L'union des hommes crée le mensonge et l'entretient : une
société peut cacher longtemps ses lésions mortelles, masquer
son agonie, faire croire qu'elle est vivante encore alors qu'elle
est morte déjà et qu'il ne reste plus qu'à l'inhumer…

Les sociétés, d'ailleurs, ne meurent point toutes de la


même façon.
« Quelquefois, dit Lacordaire, les peuples s'éteignent
dans une agonie insensible, qu'ils aiment comme un repos doux
et agréable, quelquefois ils périssent au milieu des fêtes, en
chantant des hymnes de victoire et en s'appelant immortels. »
La France, au lieu de se résigner, ou mieux encore de se
recueillir, de rentrer en elle-même, d'essayer de guérir puisque

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La fin d’un monde

Dieu, dit l'Écriture, a fait les nations gué[IV]rissables, semble


vouloir finir dans l'apothéose théâtrale, elle magnifie sa déca-
dence avec une ostentation vaniteuse, une outrecuidance char-
latanesque et délirante qu'elle n'avait point aux jours heureux
de sa force et de sa splendeur.
Nous recevons affront sur affront, l'Allemagne fait tirer
sur nos officiers à la frontière, l'Italie nous donne le coup de
pied de l'âne, l'Europe se partage déjà nos dépouilles, l'Invasion
est à nos portes et la Banqueroute va s'asseoir à notre foyer,
nous plions sous une dette de trente milliards, les usines se fer-
ment, notre agriculture est ruinée, nos industriels voient peu à
peu tous les marchés du monde leur échapper…
Nous autres, fils de la France, voudrions que notre mère
eût, au moins, une attitude digne devant ces épreuves. Les Cos-
mopolites, qui se sont substitués à nous, n'entendent pas de
cette oreille, ils tiennent absolument à ce que la France se cou-
vre de ridicule devant l'univers, il faut que cette nation, si cruel-
lement humiliée, soit grotesque par surcroît et qu'elle déclare, à
la risée de tous, qu'elle n'a jamais été si grande, si puissante, si
effrayante et si riche.
La tour Eiffel, témoignage d'imbécillité, de mauvais goût
et de niaise arrogance, s'élève exprès pour proclamer cela jus-
qu'au ciel. C'est le monument-symbole de la France industriali-
sée, il a pour mission d'être insolent et bête comme la vie mo-
derne et d'écraser de sa hauteur stupide tout ce qui a été le Paris
de nos pères, le Paris des souvenirs, les vieilles maisons et les
églises, Notre-Dame et l'Arc de Triomphe, la prière et la gloire…
Ce délire vaniteux, auquel succède parfois le coma, est
une des formes en quelque manière historiques de [V] l'agonie
des sociétés. Byzance fut ainsi dès qu'un Empereur avait été bat-
tu par les Avares, les Bulgares ou les Goths, avait acheté igno-
minieusement à prix d'or une trêve de quelques années, ou cédé
quelques lambeaux de son territoire, sans cesse rétréci, il ren-
trait à Constantinople, revêtait le costume du triomphe comme
les Scipion et les Marius, et toute une armée d'histrions, venue à
sa rencontre, chantait des cantates en son honneur.
Personne ne s'étonnait, pas plus que les Parisiens ne se
sont étonnés de voir se dresser en face des Tuileries le monu-
ment de Gambetta. Les étrangers rient aux éclats lorsqu'ils
voient ces statues ridicules, ces allégories d'un comique écheve-
lé, cette Démocratie, lançant la foudre et assise sur un lion dé-
vorant qui sert de couronnement à l'image du gros homme, qui

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La fin d’un monde

n'a jamais lancé la foudre et qui n'a rien dévoré pendant la


guerre, qu'un certain nombre de repas savoureux.
Le Paris actuel, autrefois si perspicace et si fin, ne saisit
pas ce qu'il y a d'invraisemblablement burlesque dans le specta-
cle de ce pays qui rend à un bohème italien qui n'a fait que des
sottises et des malpropretés et qui nous a conduits à la ruine,
des hommages qu'on ne rendait pas jadis, même à des généraux
victorieux. Cela correspond à un état d'esprit général, à un ac-
cord tacite, à une sorte de résolution inconsciente de ne pas rai-
sonner pour ne pas s'attrister, pour ne pas être obligé de faire
quelques efforts.
Cette littérature va rouler comme un fleuve de menson-
ges, de fanfaronnades et d'inepties à travers toute l'année 1889.
On va répéter sur tous les tons, que la France de saint Louis,
d'Henri IV et de Louis XIV était une terre de sauvages et qu'il a
fallu le sang des échafauds de la Terreur pour la féconder.
[VI]
Sous le rapport intellectuel, ce Centenaire léguera à
l'Avenir, d'inestimables documents sur la période de folie dé-
clamatoire et blasphématoire que traversent certains peuples
avant de disparaître.
Avec sa tête lugubre, Carnot est bien l'homme de la situa-
tion, il est bien l'homme de ces pompes, de ces pompes funè-
bres, il enterrera la France révolutionnaire, cousue dans un
vieux drap rapiécé, dans cette phraséologie spéciale à l'espèce
carnotique et les Prussiens seront déjà à Chalons qu'on enten-
dra encore flotter dans l'air l'écho des discours ronflants :
« L'hégire de la liberté, le nouveau Sinaï, la régénération de
l'humanité, la fraternité des peuples, les luttes pacifiques du
travail, la France, phare des nations. »

J'ai donné pour titre à mon livre : la Fin d'un monde et


non la Fin d'un peuple. Les autres nations, en effet, sont pres-
que aussi malades que nous.
Nous agonisons sur un grabat, dans la chambre déjà dé-
ménagée d'où l'on a enlevé peu à peu, en même temps que les
valeurs et l'argent, toutes les reliques du Passé, tout ce qui par-
lait à l'âme, tout ce qui rappelait la vie des aïeux. Les Rothschild
ont commencé par vider les tiroirs, Hérold a décroché le cruci-
fix, les Juifs Vanderheim et Bloche ont été chargés, sur l'initia-
tive de Lockroy, de vendre les diamants de la Couronne.

6
La fin d’un monde

L'Autriche, elle, pourrit sur un lit de parade avec des ten-


tures magnifiques qui cachent le jour et que les mites sont en
train de ronger.
Au fond, elle est plus enjuivée que nous encore.
Rothschild règne là avec plus de morgue que chez nous où la
peur des colères populaires, l'épouvante vague d'un réveil auquel
poussent les écrivains au cœur droit, [VII] le retiennent un peu.
L'entrée à la Hoffburg de Vienne, de la baronne de Rothschild fut
le triomphe d'Israël. Pour la circonstance, la baronne s'était fait
faire le même costume que l'Impératrice qu'elle écrasait de
égales dont jouissait de la part des Compagnies de chemin de fer
la raffinerie de pétrole (lisez Rothschild de [VIII] Vienne) de
Fiume. La réponse ministérielle aurait dû, pour le moins, nous
promettre une instruction sur cette affaire, d'autant plus que
nous avons ici, dans l'enceinte parlementaire, un intérêt particu-
lier à regarder de près ce qui se passe dans cette raffinerie, qui
est propriété de la maison de Rothschild, ou au moins dans l'or-
bite de ses intérêts personnels. Précisément dans cette raffinerie
on use de procédés tels que déjà, l'année dernière, le député
Steinwender a pu dénoncer ici, en plein Parlement, la maison de
Rothschild et ses acolytes comme se livrant à des fraudes doua-
nières. (Mouvement.) .
Le député Schoenerer se lève et s'écrie : « C'est pour
cela qu'on leur a donné maintenant un tabouret à la Cour ! »
On vient de dire — continue M. Pattaï — ce que
j'avais sur les lèvres, j'ai voulu exposer que les Rothschild n'ont
peut-être obtenu le tabouret à la Cour qu'à titre de récompense
pour la patience moutonnière avec laquelle — en se conformant
cette fois-ci aux principes de l'Évangile — ils subissent tous nos
réquisitoires de ces derniers jours. (Vifs applaudissements.)
En vérité, cette maison semble être destinée, par sa
fortune, à être le point de cristallisation du Capital tout entier, et
à mener ad absurdum tout notre vieil ordre social, il ne suffit pas
à cette maison de posséder toutes les mines de mercure en Espa-
gne, les mines de diamants du Cap, les plus beaux châteaux et
maisons de plaisance de France, les latifundia de l'Allemagne et
de l'Autriche, non, elle veut encore exproprier notre belle Styrie.
Notre verte Styrie, dont je connais fort bien la situa-
tion et à laquelle j'appartiens par ma naissance et mon éducation,
sera expropriée sans que l'on se soit aperçu du moindre danger.
Ainsi, dans la Haute-Autriche, le député libéral de
Linz a déclaré, lors de la dernière élection complémentaire, que
la Haute-Autriche ne connaît pas de question juive. Quinze jours
après, le Juif Marcus Hallaender, qui, par ses manœuvres frau-
duleuses et corruptrices, était en train de ruiner des vallées en-
tières, était déféré à la cour d'assises et, Dieu merci, condamné.
Les Juifs feront de vous leurs concierges et portiers et vous l'au-
rez bien mérité, vous qui avez renversé les barrières et qui leur
avez livré nos portes et nos verrous. Tout observateur attentif de
notre monarchie peut clairement constater qu'elle descend, degré
par degré, dans la sphère de ce monde-là. Dans le jeune empire

7
La fin d’un monde

voisin, qui est notre frère, tout promet un sain avenir viable, tan-
dis que [IX] nous nous mouvons sous un souffle pestilentiel qui
permet aux plantes vénéneuses de croître et de s'épancher.
On ne se demande que trop souvent avec indignation
oû sont nos traditions historiques, où est notre vieil ordre social,
déjà si respectable à cause de son ancienneté, traditions que nous
pourrions leur opposer comme digue ; que sont devenues nos
vieilles et illustres familles aristocratiques, qui de génération en
génération étaient les grands témoins de notre histoire ? Une
partie dégénérée de cette aristocratie danse cyniquement autour
du char de triomphe du nouvel Empereur, l'Empereur du Veau
d'or (applaudissements frénétiques), une autre partie de notre
aristocratie se drape dans une muette résignation pour justifier
les paroles de Goethe : « L'incompréhensible devient ici fait ac-
compli. ». Continuez, continuez dans cette voie, et nous en arri-
verons bientôt à vendre à l’encan, tout comme en France, les
diamants de la Couronne d'Autriche. Arrachez donc les derniers
lambeaux de vos vieilles armoiries pour couvrir notre opprobre.

Nul espoir de relèvement ne semble possible pour cette


monarchie qui tombe en putréfaction.
Perdu par les mauvais conseils, le prince héritier, l'archi-
duc Rodolphe, mène une vie honteuse. En plein Reichsrath, un
autre député antisémite, Pernerstorfler, a dit tout haut, à propos
d'une loi relative aux franchises des étudiants des universités, ce
que Vienne racontait tout bas.
« Hé quoi, s'est il écrié, vous reprochez des excès à
notre jeunesse universitaire bourgeoise! Pourtant vous devez
connaître l'histoire de ce jeune grand seigneur, très haut placé,
qui, à la suite d'une ignoble orgie avec ses compagnons de débau-
che également haut placés, les a conduits dans la chambre de sa
femme.
Vous le connaissez tous ce grand seigneur. Et ne
connaissez-vous pas cette autre histoire, toujours d'un jeune
grand seigneur, très haut placé, caracolant à la campagne avec
ses amis — tous de rang princier — et voyant arriver un convoi
funèbre. Toute cette bande de cavaliers a forcé le convoi de s'ar-
rêter pour qu'ils puissent tous sauter à cheval pardessus le cer-
cueil, ce qui paraissait les amuser. » (Mouvement d'indignation
dans toute la salle).
[X]
Cet héritier de la couronne du Saint Empire qui amène
des compagnons d'orgie dans la chambre de sa femme, n’avait,
remarquez-le, qu'à se conduire à peu près honnêtement, pour
être aimé et respecté de ses sujets.
C'est un bon peuple que le peuple autrichien. Au moment
des fêtes données pour le mariage de l'archiduc Rodolphe et de
la princesse Stéphanie, j'étais justement à Salzbourg, la blanche

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La fin d’un monde

et coquette ville qui mire poétiquement dans la Salzbach, en


face du sombre Moersberg, ses balcons d'où pendent des vignes
vierges d'un rouge éclatant.
Rien de charmant comme l'aspect de la salle, où toutes
les classes de la société, unies dans un même amour pour la fa-
mille régnante, banquetaient ensemble comme dans la France
de nos ancêtres. Officiers, soldats, bourgeois, ouvriers, femmes
en toilette élégante, ou en simple robe de toile, sont réunis au
Kursaal. Les jeunes filles dansent joyeusement sous le regard
des mères enorgueillies. Après chaque valse, danseurs et dan-
seuses passent en se tenant par la main, devant le buste de
l'Empereur et de l'Impératrice d'Autriche, couronnés de feuilla-
ges et placés sous un dais.
Les princes semblent prendre à tâche, aujourd'hui, de
faire l'œuvre de la Révolution et de détruire tout sentiment de
respect et d'attachement dans les âmes. Au bout de quelques
années, l'archiduc Rodolphe délaissait sa femme et vivait publi-
quement avec une juive nommée Stern, qui accouchait d'un gar-
çon, le jour même où la princesse Stéphanie accouchait d'une
fille.
Quoi d'étonnant à ce que les sympathies populaires [XI]
soient détournées d'un prince qui affichait ses vices, avec tant
de sans-gêne1 ?
Après Solférino, après Sadowa, l'Empereur François Jo-
seph n'avait rien perdu de l'affection de ses peuples. Dès qu'on
vit le souverain prendre le parti des Rothschild, approuver tous
leurs coups de Bourse, applaudir à leurs tentatives pour exploi-
ter les travailleurs et pour ruiner l'industrie nationale, afin de
s'enrichir davantage, tout fut perdu et les cœurs s'éloignèrent à
jamais du chef d'Etat, qui comprenait si mal ses devoirs. « Quoi,
disent les bourgeois, vous n'accordez point l'entrée de la Cour à
des Chrétiens comme nous, parce que nous n'avons pas dix

1 Au lieu de remercier Pernerstorffer de lui avoir montré l’indignité

de sa conduite, l'archiduc Rodolphe voulut faire assommer l'énergique ora-


teur.
« Hier, 25 février, ont raconté tous les journaux, deux individus se
présentèrent chez le député Pernerstorffer demandèrent à lui parler ; dès
qu'ils furent seuls avec lui, ils se précipitèrent sur lui et le rouèrent de coups,
puis, ils prirent la fuite et purent disparaître sans être inquiétés.
Les blessures de M. Pernerstorffer sont légères.
« La cause de cette agression est évidemment le passage du récent
discours de ce député dans lequel il faisait allusion aux scandales de certai-
nes personnalités aristocratiques. »

9
La fin d’un monde

quartiers de noblesse et vous admettez des gens qui ne sont


point de votre religion et qui, il y deux générations, croupis-
saient encore dans la sordidité des ghettos. Vous laissez votre
Koloman Tisza vendre à Israël, à beaux deniers comptants, des
honneurs que vous refusez à des familles qui, depuis des siècles,
ont loyalement et honnêtement servi la monarchie2 ? »
[XII]
Rien de plus sensé, mais rien aussi de plus complètement
inutile. Souverains et grands seigneurs ont l'amour du Juif, ils
sont envoûtés, ils ont bu le philtre mystérieux, ils aiment ceux
qui les raillent, les diffament et les trahissent et n'ont qu'indiffé-
rence pour ceux qui les défendent.
Lisez ce simple fait divers3 :
Pendant son passage à Paris, l'archiduchesse Sté-
phanie s'est rendue au Père-Lachaise, où elle a déposé sur la
tombe de Henri Heine une couronne portant cette inscription
L'Impératrice d'Autriche à son poète favori.
L'impératrice a un culte pour le poète de l'Intermez-
zo. Elle lit quotidiennement ses glorieux poèmes. Dans son en-
thousiasme, elle fut désireuse de connaître les plus proches pa-
rents du poète défunt. Elle alla visiter, à Hambourg, la sœur ca-
dette de Heine, la baronne Embden, qui est la mère de la prin-
cesse de La Rocca, et la grand-mère du duc de Perdifumo.
L'Impératrice offrit à la baronne Embden un médail-
lon entouré de diamants à son chiffre, et à son fils une épingle
portant le chiffre impérial en diamants. La souveraine, avant de
quitter la baronne Embden, lui promit que la première personne
de sa famille qui passerait à Paris irait déposer une couronne sur
la tombe de Heine.
Ce fut l'archiduchesse Stéphanie qui exécuta la pro-
messe de l'impératrice, et qui vint offrir le souvenir de la souve-
raine à la cendre du grand poète.
Ouvrons donc Henri Heine et cherchons ce qui a pu tou-
cher à ce point le coeur de l'Impératrice d'Autriche. Voici juste-
ment une pièce qui s'appelle : Marie-Antoinette, c'est évidem-
ment cette pièce qui aura ému la souveraine.
[XIII]

2 L'Empereur, qui n'est pas un malhonnête homme, mais un esprit


faible indignement trompé par ses ministres, a été très affecté de la façon
dont il est méprisé maintenant par toutes les classes de la société. A la suite
du discours de Pattaï il eut, dit-on, un réveil de pudeur. « Vous me couvrez
d'infamie! » aurait il dit à Tisza. Tisza, en sortant du cabinet impérial. aurait
haussé les épaules et se serait écrié « Les Rothschild m'ont plus payé pour
leur tabouret que l'Empereur ne me payerait pour cinquante années de servi-
ces. Voilà des souverains qu'on a plaisir à servir, ils sont plus puissants que
l'Empereur ! »
3 Gaulois, 11 septembre 1887.

10
La fin d’un monde

« Comme les glaces des fenêtres brillent gaiement au


château des Tuileries et pourtant, là, reviennent en plein jour les
spectres d'autrefois.
Marie Antoinette reparaît dans le pavillon de Flore,
le matin, elle tient son lever avec une étiquette sévère.
Dames de cour en toilette. La plupart sont debout,
d'autres assises sur des tabourets, en robes de satin ou de brocart
d'or, garnies de joyaux et de dentelles.
Leur taille est fine, les jupes à paniers bouffent, et
dessous regardent si finement les mignons petits pieds à hauts
talons : ah ! si seulement elles avaient des têtes.
Mais pas une n'a la sienne, la reine elle-même n'en a
pas, et c'est pourquoi Sa Majesté n'est pas frisée.
Oui, celle qui, avec sa coiffure haute comme une
tour, pouvait se comporter si orgueilleusement, la fille de Marie-
Thérèse, la petite-fille des Césars allemands.
Il faut maintenant qu'elle revienne sans frisure et
sans tête, au milieu de nobles dames non frisées, et sans têtes
également.
Voilà les suites de la Révolution et de ses maudites
doctrines. Toute la faute est à J.J. Rousseau, à Voltaire et à la
guillotine.
Mais, chose étrange ! je crois presque que les pau-
vres créatures ne s'aperçoivent pas qu'elles sont mortes et qu'el-
les ont perdu la tête.
Tout ce monde se trémousse absolument comme au-
trefois : quelle fade importance se donne cette valetaille !
Les révérences sans tête font frissonner et rire tout
ensemble.
La première dame d'atours s'incline et présente une
chemise de linon, la seconde la tend à la reine, et toutes deux se
retirent avec une révérence.
La troisième et la quatrième dame s'inclinent et
s'agenouillent devant Sa Majesté pour lui passer ses bas.
Une demoiselle d'honneur arrive et s'incline en ap-
portant le déshabillé du matin, une autre demoiselle s'incline et
présente la sous-jupe à la reine.
La grande maîtresse de la cour se tient là, elle rafraî-
chit avec son éventail sa gorge blanche et, ne pouvant le faire
avec la tête, elle sourit avec le derrière…
[XIV]
A travers les tentures des fenêtres, le soleil glisse de
curieux regards, mais en apercevant la scène des spectres il re-
cule épouvanté. »

N'est ce pas que, dans ces conditions, cette visite de l'im-


pératrice d'Autriche à la sœur de Henri Heine est encore une
jolie note moderne ?
Les défenseurs des antiques monarchies, les fidèles et les
respectueux des choses augustes d'autrefois, meurent navrés,

11
La fin d’un monde

désillusionnés, oubliés, toutes leurs espérances ont été brisées,


l'effort de toute leur vie a été stérile, dans un petit appartement,
où les meubles montrent la corde, où tout sent la misère dé-
cente, le dernier regard de ces vaincus aperçoit la compagne
aimée, pauvre vieille qui va rester sans ressources, quelque
honnête et gracieuse enfant qui n'aura pas un sou de dot …..
Jamais princesse impériale ou royale ne montera le rude
escalier qui conduit à cette demeure, jamais souveraine ne fran-
chira ce seuil pour dire à cette enfant : « Votre père fut un dé-
sintéressé et un brave, il a été le champion obstiné de causes
perdues, j'ai lu ses livres et je viens vous remercier au nom des
rois. »
La scène change, dès qu'il est question d'une reine qu'on
ne peut plus friser parce qu'elle n'a plus de tête et de sa dame
d'honneur réduite à faire la révérence avec son derrière… A la
sœur d'un tel écrivain, le médaillon au chiffre impérial, au ne-
veu l'épingle enrichie de brillants, au poète mort la couronne…
Comme tu rirais dans le tombeau, grand railleur, si déjà tu ne
voyais, de temps en temps, apparaître le châtiment sous la
forme de trois lourdes colonnes consacrées par Wolff à faire ton
panégyrique…
[XV]
Je ne voudrais pas, d'ailleurs, contrarier l'Impératrice
d'Autriche, si elle trouve amusant que les révolutionnaires cou-
pent la tête à son fils et à sa bru et que les Juifs composent des
vers badins là-dessus.— Cela la regarde plus que moi.
Ce que j'en dis c'est pour le principe.
Je ne fais même aucune difficulté d'avouer que cette iro-
nique selicha sur Marie-Antoinette est un chef-d'œuvre d'artis-
tique férocité. Avec quelle grâce atroce ce Juif s'égaye sur le
supplice d'une reine ! Comme le poète exquis, le Parisien raffi-
né, est bien le frère des Youddis crasseux, des Youddis à tire-
bouchons de la Gallicie qui, réunis pour quelque meurtre rituel,
se regardent en riant tandis que, par la plaie ouverte de la vic-
time, s'échappe, pur et vermeil, le sang chrétien destiné au doux
pain du Pourim.
Ce n'est pas le cri brutal du sectionnaire porteur de pi-
ques : « A la guillotine l'Autrichienne ! » C'est plus fin, plus si-
nistre aussi. L'ironie de ce Juif, qui a dix-huit cents ans de fiel
recuit sur le coeur, s'épanouit au spectacle de ces trous san-
glants, de ces cous de patriciennes dans lesquels la hache a fait
une large entaille, à la vue de cette grande dame qui rafraîchit,

12
La fin d’un monde

avec son éventail, sa gorge blanche qui finit dans une plaie
béante.
C'est le Juif, encore une fois, avec cette terrible haine qui
ne flamboie pas, et, même assouvie, met à peine un éclair de
rapide bonheur dans ces yeux de gazelle mouillée du Sémite, si
expressifs et si tristes, c'est l'éternelle parodie, la Messe Noire
célébrée, non plus dans la lande au Moyen Age, mais sur des
ruines de palais écroulés et de châteaux incendiés, la Messe
Noire avec les plaisanteries impies, le signe de la croix de la
main gauche, l'Évangile lu à rebours ou posé sur la [XVI] croupe
d'une sorcière. C'est Ludovic Halévy choisissant les mythes im-
mortels de la Grèce comme thèmes d'opérettes obscènes, c'est
Offenbach prenant un cantique, le mettant à contretemps et en
faisant un motif de cancan…
Je la vois
Entre’ouvrant ma tombe
Et sa voix
M'appelle et j'y tombe.
Hélas ! quelle douleur
Remplit mon coeur
De crainte et d'horreur !

Ainsi chantent des êtres au cœur pur, évoquant au fond


d'un sanctuaire la vision grandiose et terrible de la Mort et de
l'Éternité. Offenbach entend cela, il l'accompagne peut-être
comme organiste, il songe immédiatement à travestir et à paro-
dier et il a trouvé le mouvement d'un choeur d'opérette.
Mais rien ne vaut à mes yeux,
Un joli petit bézigue à deux,

Il jette cette charge d'un cantique à travers la caricature


d'une légende, la touchante légende de l'épouse persécutée du
palatin Syffrid, la douce Geneviève de Brabant qui, victime des
calomnies de Golo, vécut dix ans au fond d'une forêt, sous une
hutte de branchages.

Avec l'instinct de sa haine pour tout ce qui a inspiré notre


respect et notre enthousiasme, avec son besoin de blasphémer,
cette race possède incontestablement un don particulier de sai-
sir le côté grotesque de toute chose émouvante et belle. Écri-
vains et artistes restent marchands de lorgnettes, mais ils ven-
dent des lorgnettes spéciales à verres salis ou bizarres, des ver-
res faits à [XVII] l'image de leur cerveau déséquilibré et, grâce

13
La fin d’un monde

auxquels, tout sur la terre apparaît difforme, malpropre, inco-


hérent, extravagant et baroque.
En dehors d'une satisfaction mauvaise les Juifs n'éprou-
vent nulle joie à cette besogne. Quand il écrit ses œuvres les plus
folâtres, Halévy a sur sa table le revolver avec lequel Prévost
Paradol s'est brûlé la cervelle. Ils obéissent à une sorte d'impul-
sion irrésistible, à une trépidation maladive qui les empêche de
rester tranquilles et de laisser les autres tranquilles. En Rouma-
nie, on aperçoit parfois les synagogues illuminées la nuit : ce
sont des Juifs qui s'entraînent pour la conquête des capitales en
chantant et en dansant frénétiquement le galop d'Orphée aux
Enfers.
La race est ainsi ; destinée à finir dans toutes les épilep-
sies, dans tous les arthritismes, dans toutes les démonies. Le
Juif se trémousse comme les malheureux qui sont atteints de la
chorée, il se remue sans trêve comme ceux que les dartres dé-
mangent, il travaille sans cesse du cerveau comme les gens qui
ont la névrose.
Ce que je vous dis là, Charcot vous l'expliquera en d'au-
tres termes : « Les Sémites, dit-il4, ont le privilège de présenter
à un degré considérable tout ce que peut inventer l'arthritisme,
tout ce que peut inventer la névrose et ce serait un travail fort
intéressant à faire que d'étudier spécialement les maladies d'une
race aussi originale que cette race des Sémites qui a joué un si
grand rôle dans le monde depuis l'antiquité jusqu'à nos jours. »
Charcot a raison et une telle étude serait d'un intérêt
considérable. On est tout étonné, en effet, en causant [XVIII]
avec des médecins, de voir à quel point les observations des sa-
vants sont d'accord avec les constatations des sociologues.
A des époques de dissolution, comme celle que nous tra-
versons, ce ne sont pas les mœurs seulement, les modes d'envi-
sager la vie qui se transforment, ce sont les maladies elles-
mêmes qui changent de caractère.
Le rhumatisme, par exemple, a remplacé la goutte qui
tend de plus en plus à se cantonner en Angleterre, le diabète,
presque inconnu autrefois, augmente chaque année et se traduit
par des phénomènes nerveux qu'il ne présentait pas jadis. C'est
la lèpre juive cependant qui s'est le plus complètement modi-
fiée. A côté, et souvent en place de manifestations dermatologi-
ques, vous avez aujourd'hui des manifestations nerveuses. Chez
beaucoup de Sémites, on peut le dire, la lèpre est remontée au

4 Leçons du mardi à la Salpetrière, 15 novembre 1887.

14
La fin d’un monde

cerveau. Autrefois ils se contentaient de se gratter, maintenant


ils éprouvent le besoin de s'agiter…
Ces gens, toujours en proie à une inquiétude que rien
n'apaise, finissent par entraîner les autres dans leur sarabande,
par communiquer aux plus paisibles leur mouvement désor-
donné. Bon gré, mal gré, il faut que l'Europe les suive.

C'est la guerre qui doit liquider tout, décider quel est le


peuple le plus malade, désigner celui qui mangera l'autre,
comme aux âges primitifs, dans la forêt sauvage, où les plus
forts exterminaient les faibles.
Devant le rhéteur républicain en train de vanter les bien-
faits de la civilisation et de célébrer 89, qui a inauguré une ère
de fraternité et de paix, le Fait se dresse et brutalement, souf-
flète l'orateur.
Avant 89, la milice prenait 10.000 hommes par an [XIX]
en France. Ceux-là seuls étaient soldats qui le voulaient, qui ai-
maient la guerre et ces petites armées, bonnes à conquérir des
lauriers, se livraient à de petites guerres qui ne mettaient jamais
en question l'existence même d'une nation.
Aujourd'hui l'effectif total de paix pour l'Europe est de
3.092.000 hommes, l'effectif de guerre de 16 millions d'hom-
mes et les budgets militaires réunis de 3 milliards 500 millions.
Avec les lois nouvelles le pied de guerre sera de 19 mil-
lions d'hommes !
Le soufflet du Fait ne trouble pas le rhéteur. Le républi-
cain, en effet, n'est pas un homme pensant, raisonnant, cher-
chant la vérité et la proclamant, c'est un instrument, un orgue
de barbarie jouant des airs de civilisation…
On donne un coup de pied dans l'instrument et il s'arrête
un peu, comme après les massacres de 1870, puis le Juif paye le
raccommodage de la manivelle légèrement détériorée, et l'orgue
recommence à moudre ses airs : 1789, le Progrès, l'amour suc-
cédant aux haines des nations…
Parfois le Juif associe ses vers à cette musique et s'écrie,
comme Ferdinand Goldschmidt, auteur de Fiction et réalité
(poésies), qui, d'après les Archives israélites, est d'origine vien-
noise :
Gloire à Quatre-vingt-neuf, l'ère de délivrance,
Souffle purifiant de bénédiction
C'est drôle tout de même que ce soit des Juifs d'Autriche
qui viennent glorifier en France la Révolution de 89, alors que,
chez nous, tous les êtres libres, qu'ils appartiennent à l'élite in-

15
La fin d’un monde

tellectuelle ou au prolétariat, [XX] sont unanimes à maudire


cette Révolution manquée et à déclarer qu'elle ne nous a appor-
té que le paupérisme, le déshonneur et la ruine.

C'est à nous, qui n'appartenons pas à la corporation des


joueurs d'orgue de barbarie, d'interroger l'horizon et de montrer
ce que sera la prochaine guerre, la guerre inévitable.
Quand l'heure fatidique de la grande tuerie aura sonné,
on verra ces chôses :
Mobilisez ! Mobilisez ! Le fluide électrique lancé sur les
innombrables fils a porté, jusque dans les coins les plus reculés
de la Gaule et de la Germanie, l'ordre terrible qui est un arrêt de
mort pour des milliers d'êtres humains. Aux armes ! Aux ar-
mes ! ont répondu des millions de poitrines gauloises et ger-
maines.
Quelques heures après, les cavaliers alertes sont en selle
et s'élancent des frontières. Sabrez ! Sabrez au galop ! Chargez
les uns contre les autres, derniers soldats des combats épiques
d'autrefois !
Chargez et sabrez vite !… votre heure sera courte… car,
derrière vous, arrivent et s'alignent les fusils et les canons mo-
dernes… et la grande Bataille Nouvelle va commencer…
Quelques jours ont suffi.— Les machines rapides attelées
aux longs trains de guerre ont entassé, des deux côtés de la fron-
tière, les formidables bataillons et les redoutables canons noirs.
Les Régiments, les Brigades, les Divisions, les Corps
d'armée, les Armées, naguère tronçons épars, sont soudés.
Les hommes plient sous le fardeau des cartouches métal-
liques, les caissons sont bondés de projectiles, les [XXI] chariots
regorgent d'outils, de souliers et de vivres. Les ambulances at-
tendent sous la croix de sang des fanions.
Les souffles des hommes et des chevaux font comme le
bruit des vagues lointaines. Les vapeurs sorties de ces hommes
entassés et de ces bêtes suantes montent et voilent le ciel bleu.
Quelques kilomètres séparent les Gaulois des Germains.
Ce matin, c'est jour de bataille…
Et d'abord, un grand silence : silence fait du recueille-
ment des âmes qui vont bientôt quitter ces corps, silence fait des
épouvantes muettes, à la pensée de l'énorme hécatombe, silence
fait des prières mentales et secrètes des époux, des pères et des
fils !

16
La fin d’un monde

Tout à coup retentit, lointain et lugubre, le premier coup


de canon, et deux millions de soldats répondent par un cri sau-
vage au sifflement du premier projectile.
En avant ! En avant !
Les musiques guerrières entonnent les Marseillaises na-
tionales, les drapeaux, les étendards, les fanions frémissent, les
cœurs battent, les chevaux hennissent, les commandements se
croisent et se multiplient, le ciel tremble. Les lignes immenses
et profondes s'avancent les unes contre les autres… hommes et
bêtes… chairs à canon !
Les batteries se déploient et prennent position.
Les infanteries marchent. On charge les pièces, on charge
les armes, on remplit les magasins des fusils.
Six mille mètres séparent les gueules des canons d'acier !
deux mille mètres séparent les pointes des baïonnettes… et déjà
la bataille commence.
Un feu terrible s'ouvre, canon contre canon, batterie
contre batterie, groupe de batteries contre groupe de batteries.
[XXII]
A six mille mètres ! Pièce, feu !
Les obus fouillent le sol et éclatent, mais, bientôt, chaque
pièce a rectifié son tir et trouvé sa distance et la lutte devient
intense. Désormais, chaque projectile lancé éclatera, en l'air, au-
dessus des têtes et sèmera deux cent cinquante projectiles sur
des surfaces couvertes d'hommes.
Hommes et chevaux sont écrasés sous cette pluie de fer-
rets de plomb. La supériorité restera au pointeur le plus habile
et le plus rapide.
Les canons se tuent entre eux, les batteries s'écrasent en-
tre elles, les caissons se vident. L'avantage demeurera ainsi à
celui dont le feu ne chôme pas !
Et sous ces ouragans, sous ces tempêtes, les bataillons
vont s'aborder.
Deux mille mètres ! Mais déjà les balles de petit calibre,
fines, coquettes, argentées, pointues, sifflent et tuent, frappent
et traversent, ricochent et brisent, les salves se succèdent et des
nappes de balles, denses comme la grêle, rapides comme la fou-
dre, inondent le champ de bataille.
Les canons qui ont tué les canons d'en face, libres alors,
attaquent les bataillons.
Ils lancent sur les groupes la brutale pluie de fer et les
cadavres jonchent la terre ensanglantée.

17
La fin d’un monde

Les lignes poussent les lignes, les bataillons poussent les


bataillons, les réserves arrivent, et, pourtant, entre les deux ar-
mées que les balles et les obus fauchent, s'étend encore une lon-
gue bande, large de mille pas, qu'aucun vivant ne peut fran-
chir…
Les munitions s'épuisent… les millions de cartouches et
les milliers d'obus couvrent la terre hachée de leurs étuis de cui-
vre, de leurs tôles déchirées, de leurs éclats [XXIII] tran-
chants…. et le feu continue toujours… toujours… tant que les
caissons vides seront remplacés par d'autres !
Les obus à la mélinite pulvérisent les fermes, les ha-
meaux, les villages, ils démolissent et anéantissent tout ce qui
est un abri, un refuge ou un obstacle.
Déjà la moitié des combattants râle et meurt, les blessés
et les morts forment comme deux remparts parallèles, épais,
distants de mille pas, que les projectiles labourent, que la mi-
traille met en miettes… et que les vivants ne peuvent franchir !
La bataille continue, acharnée. Mille pas séparent tou-
jours les deux armées.
A qui la Victoire ? A personne…
Et les salves redoublent, et les canons crachent, les unités
tournoient dans cet enfer et s'abattent sous la trombe.
Soldats et chefs, pêle-mêle !
Chevaux et canons, pèle mêle !
Drapeaux et étendards, pèle mêle !
Vivants, blessés et morts, pèle mêle
A qui la Victoire ? A personne…
Cependant, l'œil d'un chef, au milieu de ce grand car-
nage, a vu que les hommes et les munitions manquaient sur un
point de la ligne ennemie… au centre… à droite… à gauche…
quelque part !
Ce chef a réuni, rapidement, devant ce point faible, des
canons chargés, des bataillons frais, des caissons pleins et il a
lancé ce torrent à travers les deux digues infranchissables de la
zone des morts.
Il a fait un trou dans l'ennemi, il y est entré, tête baissée,
pendant que ses escadrons rapides ont balayé les flancs de la
colonne d'attaque.
Cette colonne infernale pénètre, comme un coin, dans
[XXIV] le coeur de l'armée ennemie, les vivants reprennent cou-
rage et tentent un dernier effort.
Les canons tonnent et la colonne marche toujours… se-
mant la moitié de ses hommes… mais avançant.— A son tour,

18
La fin d’un monde

elle se déploie et ouvre un feu terrible, de tous ses fusils et de


tous ses canons.
Les lignes ennemies se rompent et les débris des uns cè-
dent le terrain aux débris des autres !
A qui la Victoire ?
Le jour baisse, la nuit arrive, les ombres cachent l'horri-
ble charnier. Les vivants, brisés par la fatigue, n'ont plus la force
de poursuivre ou de fuir.
Demain ! Demain encore ! Tant qu'il y aura des hommes,
des chevaux, des canons, des fusils, des cartouches et des obus !
Ce soir, comptez vos morts et vos vivants !
A qui la Victoire ?
A qui ? à Dieu, peut-être… qui a résolu de faire périr, sous
le Déluge du fer, tous les fils qui ont oublié la parole du Christ :
« Aimez vous les uns les autres ! »

Il me semble qu'il y a un motif d'espérance pour ceux qui


auront lu, avec un esprit de penseur et une âme de Français,
cette page écrite après une causerie avec des officiers patriotes,
sous la dictée, en quelque sorte, d'hommes au cœur ardent, à
l'intelligence éveillée, qui méditent sans cesse sur ce que sera la
prochaine guerre, sur l'inconnu formidable que contient la pre-
mière bataille.
Oui, il se trouvera un moment dans la journée où un chef,
s'il est jeune surtout, verra ou croira voir, —ce qui revient sou-
vent au même à la guerre,— un point faible chez l'ennemi, il se
trouvera un homme qui fera quelque [XXV] chose de lui-même
et qui transformera tout à coup un combat qui semble tout
scientifique et tout industriel en y introduisant l'élément hu-
main , l'initiative individuelle.
C'est ceci qui doit nous donner à espérer, en nous mon-
trant, qu'en dépit des moyens gigantesques dont dispose l'Alle-
magne, nous pourrions parfaitement nous présenter sur le pre-
mier champ de bataille dans des conditions d'égalité absolue.
La vérité est que la guerre, où rien ne semble maintenant
laissé au hasard, est plus que jamais une énigme.
Je me souviens à ce propos d'une conversation avec le
général Schmitz.
Le général Schmitz fait partie d'un dîner des Spartiates,
où nous nous réunissons tous les quinze jours entre amis pour
deviser à cœur ouvert. Que de choses intéressantes nous a dit là
notre pauvre et cher Raoul Duval ! J'en appelle à tous ceux qui

19
La fin d’un monde

étaient les assidus de cette réunion : Goncourt, Uzanne, Jolivet,


Boisgobey, Ziem, Dupray.
Mais je vous parlerai une autre fois plus à fond de Raoul
Duval je m'en tiens pour le moment au général Schmitz. Retenu
par ses occupations, il apparaissait rarement aux Spartiates, et
j'avoue que je fus un peu surpris la première fois que je le vis à
nos agapes. « Quelle drôle d'idée a ce guerrier, dis-je à mon voi-
sin, de venir au milieu de lettrés, il ne nous dira rien de spirituel
et il boira toute la chartreuse ! »
A la fin, l'entretien tomba sur les questions militaires et
cet homme, à l'apparence un peu rude, nous ouvrit des perspec-
tives curieuses et mêla à des pensées très hautes des souvenirs
qui avaient l'accent vivant des choses vues. Il nous montra com-
bien ce qu'on disait sur ce [XXVI] sujet était forcément faux,
puisque, d'ordinaire, ceux qui parlaient de la guerre ne la
connaissaient pas, tandis que ceux qui la connaissaient bien
n'en parlaient pas.
Surtout il insista sur l'imprévu que contient un combat,
sur l'ignorance où étaient eux-mêmes qui y avaient pris part, de
ce qui s'était passé dans ce combat. Sans doute Stendhal a indi-
qué cela pour Waterloo, vu d'un petit coin du champ de bataille,
mais le général Schmitz nous l'affirmait pour ceux qui étaient
censés diriger l'action et il nous citait l'exemple de la bataille
d'Inkerman, à laquelle il assistait comme chef d'état-major de
Canrobert. Le matin personne ne se doutait qu'il y aurait ba-
taille et, le soir, le général Canrobert, qui avait été toute la jour-
née au milieu du feu et dont l'uniforme était criblé de grains de
plomb, disait au colonel Schmitz : « Eh bien ! Maintenant il va
falloir faire un rapport sur ce petit combat. »
Le petit combat était une grande bataille et les morts
étaient tellement entassés les uns sur les autres dans un espace
restreint qu'on ne se doutait même pas du chiffre des pertes.

La conclusion du général Schmitz, très consolante en ré-


sumé, serait rassurante pour nous, si nous avions en temps de
guerre un comité de Salut public véritable, si les rapporteurs de
la Commission du budget n'étaient pas des industriels qui ven-
dent le secret de nos obus à l'Angleterre, si les Juifs, comme Le-
vaillant (Isaias ou Rech) ne donnaient pas des postes de
confiance à la frontière à des déserteurs, si, en un mot, nous
n'étions pas livrés à l'ennemi par les Francs-Maçons qui oc-
cupent toutes les situations importantes.

20
La fin d’un monde

Dans la plupart des cas l'issue d'une bataille dépend


[XXVII] d'un pur hasard et personne n'est en état de diriger une
armée qui dépasse 100,000 hommes.
Tolstoï, d'ailleurs, a mis admirablement ce point en lu-
mière.
Chaque bataille, dit-il, celle de Torontino, de Boro-
dino, d'Austerlitz, chaque bataille s'accomplit toujours tout au-
trement que ses instigateurs ne l'avaient supposé. C'est une
condition essentielle de l'art de la guerre.
D'innombrables forces libres,— car nulle part
l'homme n'est plus libre que pendant la bataille, où il s'agit pour
chacun de la vie ou de la mort,– d'innombrables forces libres in-
fluent sur la direction de la bataille, qui ne peut pas être prévue
et qui ne coïncide jamais avec la direction d'une seule force.
Quand plusieurs forces diverses agissent en même
temps sur le même corps, la direction dans laquelle ce corps sera
poussé ne sera jamais celle d'une de ces forces, mais elle suit la
direction de la plus courte moyenne, ce qui se formule dans la
mécanique par la diagonale du parallélogramme des forces.

Tous ceux qui, à notre époque, savent encore s'abstraire


du mouvement trépidant qui entraîne nos contemporains dans
une sorte de danse de crisiaques, méditeront ces simples ré-
flexions avec profit.
Napoléon, qui était peut-être le plus merveilleux cerveau
qui ait été logé dans une tête d'homme, a pu diriger ses premiè-
res batailles, alors qu'il connaissait la composition des régi-
ments, le tempérament, les qualités spéciales de chaque général.
Dès 1808 ou 1809 il a été à la merci de tous les hasards. Qui ne
sait qu'à la bataille d'Eylau pas un seul des officiers d'ordon-
nance envoyés par l'Empereur pour porter ses ordres n'arriva à
destination ?
C'est en vain qu'on prétendrait que les télégraphes mili-
taires permettent à des généraux en chef de se [XXVIII] rendre
compte instantanément des opérations qui s'accomplissent sur
une étendue de plusieurs lieues. Outre que les chances sont éga-
lisées, puisque tout le monde a de ces appareils, la situation est
toujours la même, car tous les perfectionnements modernes ne
peuvent rien changer à la capacité d'un cerveau humain.
Supposez un général, pas trop vieux, ayant la confiance
des soldats et hanté par l'idée fixe de passer, il va à droite au
moment où l'on croit qu'il ira à gauche, il dérange les combinai-
sons, les ennemis croient qu'il a une raison pour faire cela et
que ce mouvement correspond à un plan quelconque, ils se
troublent… Le général est vainqueur et il sera proclamé impera-

21
La fin d’un monde

tor. Le maréchal de Mac-Mahon n'est certes pas un prodige


d'intelligence, il a fait quelque chose comme cela à Magenta et,
s'il était mort avant 1870, il aurait laissé la réputation d'un stra-
tège incomparable.

Si le jeu des forces libres dont parle Tolstoï rétablit l'éga-


lité entre les combattants qui peuvent obéir à leur inspiration
du moment, la situation change lorsqu'il s'agit de l'organisation,
de la préparation de la guerre, du soin de mettre des forces
présence d'autres forces.
Les Francs-Maçons et les Sémites ont bien la notion de
cette évidence, c'est pour cela qu'ils s'efforcent de traquer dans
toutes les administrations tous ceux qui tiennent par quelque
fibre encore à la famille française d'autrefois pour les remplacer
par des Juifs allemands ou fraîchement naturalisés5.

5 Il est bien entendu qu'un livre comme celui-ci est fait de moitié

avec des lecteurs qui comprennent à demi-mot : c'est une étude en commun.
Chacun, dans le cercle spécial où il se meut, contrôle l'exactitude de ce que
j'avance et constate combien j'ai raison. Obligé de compter avec une magis-
trature maçonnique et juive, je m'appuie toujours, autant que possible, sur
des faits divers qui ont figuré dans deux cents ou trois cents journaux.
Parmi les faits divers beaucoup sont instructifs comme l'histoire de
Bloch et du ministère de ta Marine. Flourens et Poubelle ont déclaré que,
même après un concours, un Chrétien, qui ne reniait pas sa foi, ne pouvait
être admis dans une administration de l'état ; Bloch est admis sans contesta-
tion. Dès qu'il est admis, il fait présenter un premier mandat faux de 450
francs, le titulaire véritable arrive quelque temps après et l'on se contente de
dire au faussaire : « Vous avez voulu badiner. » Notre Bloch présente un
second mandat faux de 800 francs qu'on ne paye pas parce que le titulaire
était venu lui-même toucher sa pension trois jours auparavant. « Toujours
badin ! » dit-on à Bloch. Bloch, sans se lasser, fabrique un troisième faux, de
2,000 francs cette fois. L'employé se borne à mettre le faux dans son tiroir et
l'on dit à Bloch : « Si vous alliez faire un petit tour à Berlin ? »
Bloch consent et part tranquillement pour Berlin, « avec une jeune et
jolie fille dont il avait fait sa maîtresse » sans oublier sans doute d'emporter
en Allemagne tous les renseignements qu'il a pu se procurer au ministère sur
l'état de notre marine. Vous imaginez le tapage que ferait la Lanterne, si un
Frère des Écoles chrétiennes avait fabriqué un mandat faux de vingt-cinq
centimes et si on l'avait traité avec cette indulgence.
Il est vrai que l'Intransigeant nous apprend que Bloch appartient à
une des principales familles israélites de Paris. C'est absolument comme
Allmayer. Tous les voleurs fameux appartiennent aux familles israélites les
plus honorables de Paris. On se demande ce que doivent produire les famil-
les qui ne sont pas honorables. Les Juifs ne sont pas embarrassés pour si
peu : les Bloch feront comme les Allmayer, et solliciteront l'autorisation de
changer de nom. J'espère qu'ils prendront le nom de Montmorency, à

22
La fin d’un monde

[XXIX]
Ceux-là, ainsi que l'a fait remarquer Jacques de Biez, ne
sont plus des « Français de choix », comme Heine, ou même
« des naturalisés vaincus », comme Wolff, ils sont « deux fois
Français ». C'est par ces paroles mémorables que le maire du
IXe arrondissement, M. Émile Ferry, bien digne de porter un tel
nom, saluait la fille du grand rabbin Zadoc Kahn le jour de son
mariage civil à la mairie de la rue Drouot.
[XXX]
Quant à nous autres, dont les pères habitaient la terre de
France depuis des siècles, nous ne sommes, paraît-il, « Français
qu'une fois » et c'est déjà trop pour les envahisseurs. Partout où
l'on signale, en quelque place où l'on peut être utile à la Patrie,
un Français d'origine, un Chrétien qui, même sans pratiquer,
est resté fidèle à la religion de ses ancêtres, le député républi-
cain, agent de la Franc-maçonnerie juive, intervient, dénonce,
menace, jusqu'à ce qu'il soit arrivé à substituer au Français natif
un Juif originaire de Hambourg, de Cologne ou de Stuttgart.
Les ouvriers, comme les officiers avec lesquels j'ai causé,
voient clairement que le péril est là, ils comprennent admira-
blement que ce n'est pas l'ennemi qu'on aura par devant qui
sera à craindre, mais l'ennemi qu'on laissera par derrière, à Pa-
ris : les Naturalisés maîtres de nos secrets et les représentants
de la Haute Banque cosmopolite guettant d'avance notre défaite
pour trafiquer de notre rançon6.

l'exemple des Juifs de Hongrie auxquels un décret de M. Tisza a permis de


s'emparer des plus beaux noms de la noblesse madgiare.
En tout cas voilà un beau jour ouvert sur l'ordre qui règne dans la
comptabilité du ministère de la Marine. Il en est de même partout.
6 Le Peuple, quoique mystifié par les journaux, a parfois comme le

confus instinct des dangers qui nous menacent et des moyens qu'il faudrait
employer pour le salut de la Patrie. En 1792, il se rendit compte de l'impor-
tance qu'il y avait pour lui à s'assurer de celui qu'on appelait M. Veto et il
avait raison à son point de vue, au point de vue de la Révolution ; beaucoup
d'ouvriers intelligents sentent bien que si on laisse échapper M. Milliard, la
France est perdue.
Les considérants de la résolution proposée par Chirac et votée d'ac-
clamation dans une réunion publique sont un document instructif pour la
science sociale :
« Attendu qu'il est démontré par toute l'Histoire de ce siècle que la
guerre est l'œuvre préméditée de la finance internationale qui, par des héca-
tombes périodiques, applique la formule de Malthus,
« Que, la toute-puissance de la finance internationale a continué à
s'affirmer en menaçant les peuples ; que même actuellement, et depuis quel-

23
La fin d’un monde

[XXXI]
Que sortira-t-il de ce monde débattu entre toutes les
Puissances chaotiques ? de cette société livrée à toutes les Anar-
chies ? Jusqu'ici on ne distingue rien que le Juif, seul debout,
vainqueur, ironique et toujours aussi lamentablement triste. La
France est son domaine, l'Autriche est à lui et il a bien cru saisir
l'Allemagne avec Frédéric III que la foule appelait déjà Cohen
Ier. Pour le bonheur de ses peuples et pour notre malheur à
nous, hélas ! le jeune Empereur semble avoir l'âme d'un vrai
souverain et ne pas vouloir abdiquer entre les mains des Roth-
schild comme l'Empereur François-[XXXII]Joseph et l'archiduc
Rodolphe. Mais les ennemis d'Israël et de la Maçonnerie ne vi-
vent guère vieux, et bientôt peut-être, l'Allemagne qui se défend
encore un peu du Juif, grâce à son organisation militaire et au

que temps surtout, les excitations les plus graves sont provoquées et expri-
mées par la Bourse,
« Attendu que la finance internationale organise tous les emprunts
de guerre et, escompte aux souverains toutes les ressources que les contri-
buables ne donneraient jamais, sachant qu'il s'agit de leur propre extermina-
tion ;
Qu'elle détient tous les moyens d'information par le télégraphe et par
les journaux, grâce aux concentrations métalliques qu'elle augmente sans
cesse par les opérations de crédit et d’agiotage, qu'elle peut ainsi payer tous
les concours, acheter toutes les consciences, et menacer le repos public,
comme elle le fit en 1866, époque où elle trompa la France sur les consé-
quences redoutables de la campagne de Sadowa ;
« Attendu que tous les peuples d'Europe ont le même intérêt de vivre
et de travailler en paix, que, par conséquent, ils doivent tendre à paralyser
par tous les moyens, les fauteurs de massacres,
« Par ces motifs :
« L'assemblée prend les décisions suivantes, pour être réalisées par
voie de pétitionnement ou autrement :
« 1° Les Rothschild, Erlanger, Hirsch, Ephrussi, Bamberger, Camon-
do, Stern, Cahen d'Anvers, Lebaudy, Soubeyran, Oppenheim, Gunzbourg ;
Membres de la finance internationale et détenant ensemble plus de
six milliards de francs, sont placés, dès maintenant, sous la surveillance de
la nation ;
« 2° A la première déclaration de guerre, la nation s'assurera de leur
personne ;
« 3° Au premier coup de feu tiré leurs maisons seront rasées et leurs
biens séquestrés,
« 4° Immédiatement, il sera formé un tribunal populaire qui enten-
dra leurs explications et fera plus ample justice,
« 5° Les pères de famille de tous les pays, les socialistes de tous les
États, sont invités à voter une décision semblable, en désignant eux-mêmes
les membres de la finance internationale qui résident auprès de leurs gou-
vernements respectifs. »

24
La fin d’un monde

recrutement sévère de son corps d'officiers, sera absorbée à son


tour.
Les prédictions du Jeiteles teutonicus7 se trouveront ré-
alisées et nous assisterons au spectacle que nous montre l'ar-
tiste visionnaire qui s'est chargé d'illustrer le prophétique opus-
cule.
Un premier dessin représente le monument d'Arminius
dans la forêt de Teutoburg. Le Juif a renversé Arminius et il
s'est mis à la place du héros étendu maintenant dans la pous-
sière avec un tronçon d'épée brisé dans la main. L'œuvre néfaste
du Juif est achevée, tout est dévasté, tout est conquis et l'Alle-
magne est devenue une terre de désolation.
C'est alors qu'arrive l'Ours du Nord qui commence à
grimper à son tour sur le monument pour en déloger le Juif. Le
Juif triomphateur, ainsi qu'il vous l'est montré dans le second
dessin, est pris d'une vive appréhension en voyant s'avancer
l'Ours qui porte autour de ses flancs robustes le knout destiné
au châtiment ; il comprend qu'il est en fort mauvais cas ; déjà le
vent de tempête qui souffle autour de lui, lui a enlevé le gibus
ailé qu'il arborait si crânement jadis, c'est d'un air fort piteux,
qu'il s'efforce de se faire une arme de ce parapluie glorieux que,
tout à l'heure, il brandissait d'un air de triomphe. Le fils d'Israël
ne se décourage pas cepen[XXXIII]dant et il propose à l'Ours
russe de traiter et de partager ensemble l'empire du monde.
L'Ours refuse et il dévore le Juif…
Tel est le sens de cette belle allégorie qui nous fait espérer
qu'un peuple neuf et jeune, conscient de la destinée qu'il doit
accomplir, vengera enfin la race aryenne depuis si longtemps
exploitée et foulée aux pieds par le Sémite…

7 Jeiteles est le sobriquet populaire du Juif viennois, comme Schmul


est le sobriquet du Juif alsacien. Le vrai titre de la brochure serait : Le Youtre
pangermaniste (Chant des bardes de l'Allemagne judaïsée) par Triboulet II

25
La fin d’un monde

LA FIN D'UN MONDE

LIVRE PREMIER

L'HÉRITIER

Ceux qui attendent leur tour.— Ce que fut vraiment la Révolution française.
— Les formules acceptées.— La terre aux paysans.— A qui profita la Ré-
volution.— Ce que disait le grand-père de certains conservateurs.— Les
souvenirs de village.— Pourquoi l'histoire sociale de la Révolution n'a
jamais été écrite.— Les représentants de la Bretagne catholique et mo-
narchiste.— Les Cadoudal.— Un barde.— Les Caradec, les Martin d'Au-
ray et les Lamarzelle.— Biens d'émigrés et biens d'Église.— L'ironie des
choses.

Autour du lit de pourpre et de fumier où se meurt cette


société en décomposition, le Peuple attend. Bien convaincu que
tout sera à lui quelque jour, il est plus gouailleur que violent,
moins pressé qu'on ne le croirait ; il montre, au contraire, une
certaine patience narquoise— une patience d'héritier…
Sous quelle forme se produira la liquidation ? Que sorti-
ra-t-il du chaos au milieu duquel un monde, que l'on connaît
trop bien pour admettre qu'il puisse vivre, se heurte à un monde
qu'on ne connaît pas encore, qu'on ne voit jusqu'ici qu'à l'état
nébuleux ? Quelles sont au fond les chances d'avenir, les doctri-
nes exactes et la valeur pratique des systèmes par lesquels les
socialistes prétendent remédier à l'anarchie actuelle ?
[2]
Telle est l'étude que nous nous proposons en commen-
çant cet ouvrage.
Une semblable étude n'est point facile et risque beaucoup
de ne plaire à personne.

26
La fin d’un monde

Plus encore que les socialistes sincères, les conservateurs


y trouveront à reprendre. On ne peut imaginer, en effet, les pré-
jugés, les ignorances, les illusions qui règnent dans les classes
élevées sur tout ce qui touche aux questions sociales. On ne peut
imaginer surtout quelle idée se font de la propriété des gens qui
ont assisté à tant d'écroulements et qui se figurent que la pro-
priété, du moins celle qu'ils possèdent, est une institution sacro-
sainte assurée de résister à tout.
Cette conception de la propriété, ajoutons-le, est toute
nouvelle et ne ressemble à rien de ce qui s'est vu dans le passé.
La propriété, ainsi que nous le démontrerons plus loin,
n'a jamais été un dogme comme on le croit aujourd'hui ; c'est un
des modes d'organisation de la société, un des moyens de rem-
plir la loi primordiale, la loi vitale, la loi d'une existence équita-
ble pour tous, d'assurer le droit de tous les hommes à vivre de
leur travail.
Pour l'Église, la propriété individuelle a toujours été une
simple délégation d'usufruit dans le régime divin. L'Église a as-
signé des règles à l'exercice de cette délégation, elle y a attaché
des devoirs, elle a veillé soigneusement, en interdisant l'usure et
ce que les Pères de l'Église appellent « l’exécrable fécondité de
l'argent », à ce que cette propriété ne dépassât pas certaines li-
mites et ne devînt pas envahissante.
Ceux qui, témoins de l'effroyable désordre qui règne par-
tout aujourd'hui, se préoccupent de réorganiser la société sur de
nouvelles bases, sur des bases plus rationnelles et plus justes, ne
sont donc point des ennemis du repos public qu'il faut tenir à
distance comme ces vagabonds armés de gros bâtons et por-
teurs de longues barbes contre lesquels on fait aboyer les chiens.
Il y a parmi eux, sans doute, des égarés, des haineux, des esprits
faux, mais le but poursuivi par les [3] socialistes de bonne foi est
très noble et leur œuvre est très nécessaire.

Les haussements d'épaules auxquels se livrent les


conservateurs bourgeois et les clameurs d'indignation qu'ils
poussent, dès qu'on discute le principe de la propriété, sont
d'autant plus extraordinaires que la Bourgeoisie vit en grande
partie sur la plus monstrueuse, sur la plus brutale, sur la plus
sanglante expropriation que le monde ait jamais contemplée.
Les bourgeois que le seul mot de nationalisation du sol font
bondir, oublient que cette nationalisation a déjà eu lieu en ce
siècle. Seulement, loin de profiter à tous, ce qui n'eût pas excusé
les conditions affreuses dans lesquelles elle s'est produite, cette

27
La fin d’un monde

nationalisation a profité uniquement à la Bourgeoisie, ce qui


devrait empêcher les bourgeois de protester si haut.
Il n'y a pas encore cent ans qu'on a appliqué dans la
France entière les théories qui, formulées par les Anarchistes
d'aujourd'hui, semblent horrifiques aux plus indulgents. On a
mis en prison de bonnes gens qui, pour la plupart, n'étaient
même pas nobles, qui ne jouaient aucun rôle politique, parfois
des vieillards presque en enfance, des fillettes de seize ans, on
les a ajustés sur la planche, on leur a coupé le cou et l'on a pris
leurs biens, leurs meubles, leur argenterie, leurs maisons, leurs
prés, leurs bois…
Évoquez le souvenir des conquêtes qui ont arraché un
peuple de ses foyers pour y introduire de nouveaux venus, vous
ne trouverez rien d'aussi complet, d'aussi implacable, d'aussi
radical. Cherchez maintenant quelque ouvrage qui vous donne
des détails sur cette colossale substitution de ceux qui n'avaient
pas, à ceux qui avaient, et vous rencontrerez le néant. C'est à
peine si vous recueillerez quelques lignes par-ci par-là.
Rien peut-être n'explique mieux que ce silence l'invisible
et presque inconsciente solidarité qui unit les membres d'une
même classe. On a écrit sur la Révolution plus de livres [4]
qu’Omar n'en a brûlés dans la bibliothèque d'Alexandrie, on a
discuté à perte de vue sur les moindres journées de cette époque
tragique, sur le temps qu'il faisait au 9 Thermidor et sur le
nombre des bouteilles qu'Henriot avait bues, on a recherché si
c'était Barbaroux ou Buzot qu'aimait Mme Roland, on a disserté
sur les mœurs, les discours, la couleur des cheveux des moin-
dres personnages révolutionnaires, on n'a presque rien imprimé
sur l'immense mouvement des biens nationaux. La classe let-
trée, à peu près tout entière, était indirectement mêlée à cette
opération et elle n'en a jamais parlé à fond. Pendant quatre-
vingts ans on a fait le silence là-dessus.
Il y a plus, on a accepté comme paroles d'Évangile cette
formule à laquelle j'ai cru moi-même : « La Révolution a rendu
la terre aux paysans ! » Ceci est absolument faux et les publicis-
tes socialistes, comme les économistes officiels, sont d'accord
maintenant pour reconnaître l'inexactitude de cette affirmation.
« Letrosne nous apprend, dit Michelet, que lorsque Turgot prit
le ministère, le quart du sol appartenait aux laboureurs. » Or,

28
La fin d’un monde

aujourd'hui, d'après toutes les statistiques, les petits cultiva-


teurs ne possèdent pas le huitième des terres cultivées8.
La vérité, écrivent les auteurs de la Question agraire,
MM. R. Meyer et G. Ardant, la vérité est que la Révolution fran-
çaise n'a ni créé la petite propriété, ni détruit la grande, elle a
ruiné des grands propriétaires, mais elle a fait sortir des rangs
d'une autre classe sociale des hommes qui ont acquis les ancien-
nes seigneuries ou constitué, à force d'argent, de nouveaux do-
maines. A la noblesse territoriale a succédé la bourgeoisie fon-
cière. La première n'était investie [5] que du dominium direc-
tum, la seconde jouit aussi du dominium utile. D'ailleurs, aux
biens des nobles, celle-ci a ajouté une grande partie des terres de
mainmorte, et depuis un siècle elle a encore arrondi sa posses-
sion de nombreux champs achetés aux paysans. En l'absence de
statistique on peut constater ce dernier fait par de nombreuses
observations particulières.
Ainsi la grande propriété occupe aujourd'hui une surface
plus grande qu'il y a cent ans, et le droit de ceux il la détiennent
a un caractère plus absolu et plus tranché qu'il n'a jamais eu
depuis l'époque romaine9.

8 Voir Chirac : la Prochaine Révolution et la Revue socialiste du 15


février 1887.
Sur 14 millions de cotes, 61 p. 100, c'est-à-dire 8,600,000, n'embras-
sent qu'une contenance de 2,574,589 hectares de sol imposable sur
49,388,304 hectares de contenance totale, soit les 5,19 p. 100, tandis que la
grande propriété de 50 hectares et au-dessus avec 122,000 cotes englobe
près de 18 millions d'hectares, soit plus des 35 p. 100 de territoire national
cultivable. Toubeau, dans son Impôt métrique et je journal la Terre aux
Paysans (rédacteur en chef Maurice, 1885), nous donnent le tableau suivant :
Terres n'appartenant pas à ceux qui les cultivent :
Bois, forêts, landes, marais, terrains en fri- 16 millions
che,pacages, pâturages d’hectares
Terres cultivées par des métayers 4 millions
Terres cultivées par des fermiers locataires 12 millions
49,000 propriétés de plus de 100 hectares, cul- 12 millions
tivées, quand elles le sont, par des salariés,
Maisons et bâtiments, vergers, pépinières, Jar- 1 million
dins
Total, 45 millions d'hectares à défalquer de 49 millions, reste pour
les petits propriétaires cultivateurs, 4 millions d'hectares.
La part des petits cultivateurs serait donc de moins d'un neuvième.
9 L'auteur d'un volume d'un haut intérêt, la Réforme agraire et la

misère en France, M. Fernand Maurice, réfute, presque dans les mêmes ter-
mes, la légende de la terre donnée aux paysans par la Révolution :
« Telle qu'elle se présentait avant 89 dit-il, telle nous retrouvons la
terre un siècle après. Le tout petit cultivateur a conservé sa chaumière, le
jardin qui l’entourait, à cela s'est borné le progrès. Les 3,500,000 autres
ouvriers agricoles employés dans les fermes, les parcs, les jardins des riches

29
La fin d’un monde

[6]
La vente des biens nationaux fut une opération d'agiotage
faite par les hommes au pouvoir. Ils achetaient presque au tas
les innombrables papiers monnaie de la Révolution : assignats,
bons du quart, de trois quarts, des deux tiers, bons d'arrérages,
bons de réquisitions et, en échange, ils acquerraient des domai-
nes magnifiques10.
Dans les villages le Jacobin en vue, tabellion, clerc de
procureur ou d'huissier, homme d'affaires, ancien intendant du
château était le maître absolu. Le désordre, qui est encore mas-
qué aujourd'hui par quelques apparences, était alors au com-
plet. Ce que Taine a appelé « l'anarchie spontanée » régnait par-
tout. Dès le mois de septembre 1793 il n'y avait plus une autorité
en France capable de fournir et de vérifier un compte11.

n'y ont pas même gagné d'avoir une habitation à eux, si misérable que puisse
être la bicoque, car il ne faut pas oublier qu'à côté des 3,400,000 petits pro-
priétaires de moins de 5 hectares obligés, pour la plupart, de travailler chez
autrui, l'agriculture emploie encore 3,500,000 travailleurs, véritables prolé-
taires ceux-là, ne possédant que leurs bras pour subvenir à leur existence et à
celle de leur famille. Ainsi s'explique l'émigration des ouvriers des campa-
gnes, l'abandon du travail de la terre, émigration qui se chiffre en cinquante
années, de 1831 à 1881, par un transport à la ville de 6 millions d'individus. »
La Révolution, cependant, n'aura pas été inutile à tout le monde
puisque, d'après M. Fernand Maurice, les Rothschild possèdent 200 mille
hectares de terre en France.
10 Le papier-monnaie était tombé rapidement à 1 p. 100 de sa valeur

nominale.
A la fin, le louis était coté deux mille quatre cents livres. « Comment,
dit Ramel qui dirigea les Finances sous le Directoire, estimer la masse des
biens nationaux, comment supputer le prix qu'on en a retiré lorsqu'on consi-
dère les valeurs admises en payement, les assignats au pair ou au cours, les
mandats de la dette publique, les bons de tiers, des deux tiers, du quart, les
certificats de liquidation, les ordonnances des ministres, les compensations,
etc. ? » (Des Finances de la République : an IX)
Ramel évalue les biens nationaux vendus à 16 milliards en France et
3 milliards en Belgique.
11 Les Finances de l'Ancien Régime et de la Révolution, par M. René

Stourm. M. René Stourm a donné quelques chiffres sur les biens nationaux,
mais sans entrer dans les détails vivants. En feuilletant les actes de ventes et
en les rapprochant des acquits, on pourrait écrire un travail très intéressant
sur ce mouvement presque inconnu, rechercher la destinée des familles qui
se sont enrichies grâce à ces moyens. Ce serait une œuvre d'une haute utilité
sociale, mais il ne faudrait pas compter dessus pour se pousser dans les Aca-
démies.
Les chefs de la bande noire opérèrent ainsi des razzias véritablement
formidables.

30
La fin d’un monde

[7]
Suivez aujourd'hui celle majestueuse avenue de vieux hê-
tres ou de marronniers qui conduit au château et lui donne
d‘avance l'aspect grave des choses d'autrefois, franchissez la
grille, et vous trouverez au salon quelque brave gentilhomme,
quelque élégante patricienne. Les meubles antiques, les créden-
ces, les bahuts surmontés de couronnes héraldiques, se mêlent
là aux raffinements du luxe parisien. On lit le Figaro, on y ap-
prend, non sans frémir, dans un compte rendu de Chincholle,
que les orateurs de l'Avant-garde ou de la Panthère des Bati-
gnolles ont développé leurs théories : « Faire tout sauter, brûler
les contrats de propriété, s'installer dans la maison des riches. »
« Quelle horreur ! Les vilains hommes ! s’écrie-t-on en
chœur.
Et des charmilles du parc, des bois seigneuriaux, de
l'étang qui fut un bien de moines, une voix sort : « Tiens !
grand-père qui parle. »
Il y a moins de cent ans, en effet, le grand-père ou l'ar-
rière-grand-père parlait comme les orateurs de la Panthère des
Batignolles et agissait comme il parlait.
Il s'appelait Brutus au Scævola, membre influent de la
société populaire, administrateur du district, juge au tribunal
révolutionnaire, il était un petit Robespierre dans ce coin perdu,
loin des routes. Qui eût pu le gêner ? La France était telle qu'on
la voit dans une étrange et saisissante gravure populaire : se-
couée comme par un cataclysme terrestre, sillonnée d'éclairs
avec des lueurs d'incendie à l'horizon, des villes qui s'écroulent,
des soldats en marche par tous les chemins et partant pour la
guerre, pour la guerre qui durera vingt-cinq ans…
[8]

« Quelques jours avant le 18 Brumaire, dit Avenel dans ses Lundis


révolutionnaires, il y avait près de 100,000 comptes à régler sur les ventes
consommées, et quant à l'étendue des fortunes acquises, on peut s'en faire
une idée par celle du fournisseur Ouvrard, qui, en 1804, pouvait perdre, sans
trop ébranler son crédit, les terres de Preuilly, d'Azay, avec une forêt de
7,000 arpents, les domaines de Châteauneur, Saint-Gratien, de Villandry,
Saint Brice, Marly, Luciennes, la moitié de 81 fermes près de Cologne, louées
plus de 600,000 francs par an, cinq maisons rue de la Chaussée d'Antin et
rue de Provence, une maison place Vendôme, l'hôtel de Montesson, etc.
Propriétaire du Raincy, il l'avait embelli, agrandi, et il y donnait des
fêtes à la Louis XIV.
Quoique le fait soit moins général qu'aujourd'hui, beaucoup d'hom-
mes politiques étaient associés dans les maisons de banque. Cambacérès fut
quelque temps le chef de contentieux de la maison Ouvrard.

31
La fin d’un monde

Grand-père s'occupait diligemment de traquer les ci-


devant ou les riches « suspectés seulement d'être suspects »,
ainsi qu'on disait alors.
Parfois, à la demande de ce patriote zélé, la guillotine se
transportait, et sur la belle avenue qui est là ou sur la petite
place ombragée sur laquelle le seigneur, deux ans avant, faisait
danser le soir aux musettes, on guillotinait le vieux chevalier de
Saint-Louis, et sa compagne en cheveux blancs, et la fillette à
peine femme que les paysans aimaient tant jadis.
Puis on mettait aux encans le château, les forêts, les fer-
mes, on vendait tout pour une poignée d'assignats, pour le prix
de quelques arbres, et dans le pays terrorisé, nul, vous le pensez
bien, n'eût osé surenchérir contre grand-père…
Tout cela se fit très vite, en deux ans. Chacun opéra où il
était, prit ce qui était à sa portée, à sa convenance, comme le
recommandent les Anarchistes d'aujourd'hui.
En beaucoup d'endroits fonctionnaient des comités, des
tribunaux révolutionnaires que le comité de Salut Public de Pa-
ris ne connaissait pas. Chaque proconsul employait le moyen
qui lui semblait le plus propre à dépouiller le prochain. A Mou-
lins, Fouché faisait exposer les riches sous le couteau de la guil-
lotine jusqu'à ce qu'ils eussent versé ce qu'on leur demandait, il
avait ordonné également des expéditions nocturnes pour dévali-
ser les maisons12.
D'autres Jacobins détroussaient simplement sur les
grands chemins comme Javogues, l'ami de Fouché, et son insé-
parable Charrey. Après le 9 Thermidor on en lyncha quelques-
uns. [9] Dans un champ qui appartient à mon beau-frère, on
montre encore l'alizier où fut pendu Charrey ; le souvenir de cet
homme était resté très vivant dans le pays et des vieillards se
rappelaient parfaitement avoir été dévalisés par lui sur la route.
Ceux qui ne furent pas massacrés dans le premier mo-
ment devinrent maires, magistrats, personnages influents, ducs
parfois, comme Fouché. Une Juive qui avait épousé un duc

12 « On se divise en onze bandes. Chaque bande est chargée de visiter


et de piller huit à dix maisons. A la tête de chaque bande, un membre du
comité et un officier municipal accompagnés de serruriers et de la garde
révolutionnaire. On va dans les maisons des détenus ou d'autres particuliers.
On force les secrétaires et les armoires dont on ne trouve pas les clefs. On
pille l'or et l'argent monnayé. On enlève l'argenterie, les bijoux, les ustensiles
de cuivre et beaucoup d'autres effets, couvertures, pendules, voitures, etc. On
ne donne point de reconnaissance. On ne constate pas ce qui est emporté. »
(Pièces justificatives, n° 19. Comte de Martel : Types révolutionnaires.)

32
La fin d’un monde

d'Otrante s'est suicidée, il y a quelques années, et j'ignore s'il y a


encore un duc d'Otrante, mais s'il en existe un et qu'il eût l'idée
de poser sa candidature dans un grand cercle en même temps
que moi, il aurait beaucoup plus de chances d'être admis que
moi, dont les parents n'ont jamais fait de mal à personne.
Le membre de ce cercle qui voterait pour le descendant
d'un homme qui a fait égorger des milliers de vieillards, de
femmes, de fillettes, esquisserait une grimace si je lui disais :
« Permettez moi de vous présenter un des plus énergiques sol-
dats de la Commune, avec lequel je me suis lié depuis quelques
mois. »
Au bout d'un temps très court l'oubli commençait. La
propriété s'était déplacée, les hommes s'étaient placés : la Révo-
lution était faite…
Quinze ans après, tout était arrangé comme s'arrangerait,
que les conservateurs aveugles le sachent bien, la révolution
sociale qui les déposséderait. Le soleil continua à faire mûrir les
moissons dans les champs, qui avaient changé de maîtres, et le
percepteur remplaça le receveur de tailles qui touchait jadis des
impôts moins lourds. On parla quelque temps, à voix basse,
dans les chaumières de ces événements singuliers, mais bientôt
le paysan lui-même ne voulut plus penser à l'époque qu'il appe-
lait : « Le temps du mauvais papier et de la grande épouvante. »
Il y a vingt ans encore, cependant, qu'on rencontrait par-
fois quelque vieille paysanne, toute cassée, qui vous montrait
[10] un saint de bois qu'elle avait sauvé du bûcher lorsqu'on
brûlait les imagés sacrées au milieu du hameau et qui évoquait
en quelques paroles qui semblaient fantastiques, l'aspect d'un
petit coin de pays pendant la Terreur.
En causant de la Révolution avec les Goncourt, à propos
du volume qu'ils venaient de publier sur Marie-Antoinette,
Montalembert regrettait, un peu naïvement, qu'on n'eut pas
reconstitué, à l'aide des traditions orales, l'époque de transition,
la physionomie de la France provinciale dans les années qui sui-
virent la Terreur.
Il est trop tard désormais pour un tel livre. Les spolia-
teurs enterrèrent l'histoire, comme ils avaient enterré leurs plus
illustres victimes, dans de la chaux vive…
Les dépossédés eux-mêmes ne songèrent à rien écrire et
finirent par vivre en bonne intelligence avec ceux qui les avaient
dépouillés.
Je me rappelle un excellent gentilhomme de Bretagne,
vrai représentant de race finissante, aimable et courtois au pos-

33
La fin d’un monde

sible, composant de la musique, exécutant ses armoiries en ta-


pisserie pour orner sa demeure et se livrant à d'interminables
parties de piquet avec un descendant de Terroriste qui possédait
la majeure partie du domaine de la vieille famille.
Un jour d'hiver, après la partie, en feuilletant, en compa-
gnie de son partenaire habituel, des paperasses qu'un de ses
oncles avait rassemblées dans le pays, mon châtelain trouve
l'ordre d'exécution de son grand-père signé par le grand-père de
celui qui était sous son toit, devant lui… ll devint tout pâle et
s'efforça de dissimuler la pièce, pour ne pas faire de peine à son
hôte avec lequel il redoubla depuis d'égards et de politesse. Ce
sont des races finies, je le répète, elles n'ont plus de sang dans
les veines.
Sans doute la Destinée s'appesantit cruellement sur les
descendants d'assassins. Autour de certaines demeures, té-
moins de sacrilèges plus odieux que les autres, il semble que
rôdent sans cesse les mauvais génies inspirateurs de crimes ou
les Fatalités qui, jadis, éloignaient chacun des lieux hantés.
[11]
Ici c'est la vieille abbaye fondée par Archambault de
Comboin, le Glandier, qui saccagée en 93 fut vendue à vil prix.
Le premier occupant finit mal et le second propriétaire n'eut
guère plus de chance, il épousa Marie Cappelle.
Là, à quelques lieues à peine, une abbaye de Chartreux
est profanée également.
Tous ceux qui se succèdent là-dedans meurent d'une
mort tragique. Le dernier possesseur, qu'on croyait riche,
épouse une jeune fille portant un des beaux noms de l'ancienne
France, le nom d'une famille ducale qui fut célèbre par un qua-
train, il a d'elle deux enfants : un fils et une fille.
Le fils s'engage, est envoyé dans les compagnies de disci-
pline et fusillé quelque temps après, la fille, après une série
d'aventures bizarres, finit par épouser l'horloger Pel !
Si des catastrophes, des malheurs extraordinaires ont
frappé un grand nombre de familles dont les chefs avaient ra-
massé leurs titres de propriété dans le panier de son sanglant
des échafauds, d'autres ont prospéré, réservés peut-être à des
châtiments plus terribles : re male quaesita non gaudet tertius
hæres.
Peu à peu, les descendants des Brutus et des Scævola en
arrivèrent à se persuader qu'ils occupaient le château de père en
fils depuis des siècles, ils ajoutèrent à leur nom le nom de la

34
La fin d’un monde

propriété, ils invitèrent le curé, firent du bien, habillèrent les


enfants pauvres pour la première communion.
En certains pays comme la Bretagne ce sont les descen-
dants de Terroristes qui sont maintenant les champions du
trône et de l'autel. C'est là un des faits les plus curieux qui se
puissent voir.
Nulle part plus que dans ces régions, oû tout est immua-
ble, les scènes de la Révolution n'apparaissent plus
encore. Dans le grand silence qui enveloppe cette terre il semble
entendre toujours une dernière rumeur d'événements terribles
et qu'une bataille ou une exécution en masse ait eu lieu là la
veille. Sans efforts d'imagination, l'esprit ressus[12]cité la
Chouannerie, la vie nocturne, le cri de la hulette servant d'appel,
le signal donné en passant près d'une chaumière avec un siffle-
ment, la nature elle-même faisant corps avec l'homme qui com-
bat pour son foyer, le prévenant, le protégeant, le cachant…
En marchant le long de la grève, dans la poussière blan-
che et fine qui conduit à Plouharnel, en traversant Saint-
Colomban, un village à demi sauvage perché sur la falaise, où
l'on vous montre encore la pierre sur laquelle Mgr de Hercé a dit
la messe à l'armée royale, on assiste véritablement au drame de
Quiberon, comme s'il se passait sous vos yeux.
Au champ des Martyrs, près duquel le Loch roule ses
eaux chantantes, il semble voir passer des ombres héroïques
dans le murmure des mélèzes et des sapins toujours verts.
Sur tout le pays, autour de la chaumière de Kérleano,
plane la figure vaillante de Georges, de ses parents, de ses com-
pagnons. C'est Mercier la Vendée, c'est Julien, le frère de Ca-
doudal, un barde beau comme le jour. Il avait jeté le fusil et il
était revenu travailler aux champs, on l'arrête, au mépris de la
foi jurée, tandis qu'il tenait encore le manche de sa charrue, et
les gendarmes, qui devaient, lui dirent-ils, le transporter à Au-
ray, le fusillèrent en route… Dans la dernière nuit qu'il passa en
prison, il composa un lied que les jeunes filles des environs
d'Auray chantent encore en souvenir du jeune martyr.
Rien de doux et de touchant comme cette pastorale dans
une Iliade, ce sonnet mami dans lequel le guerrier intrépide,
redevenu laboureur, évoque, au fond d'un cachot, tous les sou-
venirs de la vie des champs. Toute la Chouannerie est là dans sa
poésie tendre et forte, âmes d'enfants, cœurs de héros
Et prison p'en don entraet
Et basse los è on taulet
M'en e ma oueit me brer Jozon

35
La fin d’un monde

Que n'er hlenan quet mui e son ?


[13]-
M'en e ma oueit me houer Marie
Que n'er guelan quet drè en ty ?
M'en e ma oueit parken me zad
Ma ven et hai e labourat
M'en e ma oueit roused me zad
E gassent d'er prad de vouitat ?
A peine suis-je entré dans la prison
Qu'on me jette dans un noir cachot
Où est allé mon frère Joseph
Puisque je ne l'entends plus chanter ?
Où est allée ma soeur Marie
Puisque je ne la vois plus dans la maison ?
Que sont devenus les champs de mon père
Que je labourais autrefois ?
Les chevaux de mon père que je menais paître
A la prairie, où sont-ils allés ?

Quel beau plébéien que ce Georges que fait revivre, dans


toute sa grandiose simplicité, le livre que vient de publier, son
neveu, Georges de Cadoudal ! Il n'a tenu qu'à lui de vivre, d'être
colonel dans la première armée de l'Europe, et cet homme au
cou sanguin, dans lequel la vie surabonde, se résigne à la mort,
il ne veut pas abandonner ses fidèles Bretons. En quels termes il
leur parle, dans la cour du Temple, au moment du départ pour
la Conciergerie ! « Quand vous ne vous sentirez pas assez forts
en vous-mêmes, regardez-moi, songez que je suis avec vous,
songez que mon sort sera le vôtre, oui, mes chers enfants, nous
ne pouvons pas avoir un sort différent, et c'est là ce qui doit
nous encourager, ce qui embellit notre position. Soyez donc
doux et indulgents les uns pour les autres, redoublez d'égards,
que des chances communes donnent une force nouvelle à vos
affections. Point de regards en arrière, nous sommes où nous
sommes, nous sommes ce que Dieu a voulu que nous soyons, en
mourant faisons des voeux pour que notre Patrie, arra[14]chée
au joug qui pèse sur elle, redevienne heureuse sous le sceptre
paternel des Bourbons. N'oubliez jamais que cette prison que
nous allons quitter est celle d'où Louis XVI ne sortit que pour
aller à la mort, que son sublime exemple vous éclaire et vous
guide ! »
Dans sa prison ce grand soldat de la France et du Christ
faisait dire matin et soir la prière à ses compagnons, il jeûnait
les jours prescrits par l'Église, et, le 25 juin 1804, quand le cou-
peret tomba et sépara de ce corps robuste cette grosse tête aux
cheveux bouclés, le couperet interrompit les derniers mots de la

36
La fin d’un monde

Salutation angélique que Georges récitait encore en montant à


l'échafaud…

N'est il point vrai que tout cela vous a une surhumaine


grandeur et n'est-ce point une singulière idée, pour un pays qui
a été le théâtre d'une épopée pareille, que de choisir pour repré-
senter le principe monarchique les descendants de gens qui
coupaient les têtes en 93 ?
Quand des Bretons bretonnants me signalèrent ces choix
bizarres, je fus surpris, je l'avoue, et presque incrédule. Rien
cependant n'est plus exact.
Ambroise-Jacques-Mathieu Caradec, fils de Jacques-
François, avocat, demeurant à Vannes, sur la paroisse de Saint-
Patern, grand-père de M. Albert-Marie-Ambroise Caradec, avo-
cat, qui représente aujourd'hui à la Chambre la patrie de Ca-
doudal, n'était point, à la Révolution, parmi les héros accourus à
l'appel des recteurs pour défendre les sanctuaires profanés. Il
entra, il est vrai, à cette époque, à la cathédrale de Vannes, mais
ce fut quand les révolutionnaires y tenaient un simulacre d'as-
semblée électorale, pour y briguer et y obtenir les fonctions
d'accusateur public qu'il changea ensuite contre celles de juge
au tribunal du district de Vannes.
Président des Amis de la Constitution à Vannes, ce Cara-
dec, peu tendre pour les nobles et les prêtres, ne fut point en-
dormi, après les exécutions, à se saisir des biens qui lui parurent
à sa convenance. Si le petit fils est un conservateur [15] ardent,
le grand-père était un acquéreur zélé et les membres les plus
affamés des groupes anarchistes, ceux du Tocsin, de l'Aiguille,
du Glaire, les Cœurs de chêne eux-mêmes, se contenteraient
certainement du lopin qu'il s'adjugea.
Il prit aux Carmélites de Nazareth trois tenues au bourg
de Plescop, les moulins à eau de Beaudet aux de Robien, et d'in-
nombrables tenues sises à Pontscorff, à Ploërmel, à Mongonet, à
Plougoumelen, à Rumenrol, et appartenant aux Jacquelot de
Bois-Rouvray, aux Bourgneuf, aux Gicquel du Nedo, aux Lam-
billy. Il en prit ainsi pour 400,886 francs, qui lui coûtèrent une
poignée d'assignats, car vous devinez qu'on ne discutait pas avec
M. l'accusateur public, et que les gens qu'on avait guillotinés ou

37
La fin d’un monde

qui étaient en train de se battre n'étaient pas là pour faire valoir


leurs droits13.
Le citoyen Guillo (Jean-Vincent), grand-père de M Guil-
lot du Bodan, qui pousserait des cris d'aigle si l'on voulait tou-
cher au principe sacré de la propriété, ne rejoignit pas davan-
tage les Chouans qui tenaient la campagne, mais, profondément
affecté, sans doute, de tout ce qui se passait, il se consola du
malheur des temps en opérant une véritable razzia de biens
d'Église. La métairie, pourpris et bois de Kernipitur appartenant
aux Dominicains de Vannes, la métairie de Monsterian aux
Carmélites de Nazareth, les marais salants de Pusmain à l'ab-
baye de Saint-Gildas-de-Rhuys, où Abailard fut prieur14, tout lui
sembla bon et il prit tout.
[16]
Il faut croire que le bisaïeul de Lamarzelle (Alexis-Louis-
Julien-Eléonore) était encore plus désolé que les autres de voir
son Roi traîné au supplice, les autels renversés, les plus honnê-
tes gens obligés de fuir, car il acheta à lui seul pour 866,661
francs de biens nationaux, biens d'émigrés et biens d'Église as-
sortis. Il eut, pour quelques vignettes surmontées du bonnet
phrygien, les métairies, les moulins à eau, les moulins à vent, les
prairies des Champion de Cicé, de la duchesse de Duguesclin,
des Mayon de la Lande, des Gueslin de Lavauguyon, des Rohan-
Guemené ; il y joignit les taillis, prés, pâtures, maisons, jardins,
terres, landes du prieuré de Saint-Martin-de-Josselin, des Char-
treux et des Cordeliers d'Auray. Il lui eût été difficile de débour-
ser beaucoup d'argent pour ces acquisitions, puisque de 1791 à
1805 nous le trouvons employé dans les bureaux du départe-
13 Un journal de Bretagne, le Droit monarchique, publia, à la date du
1eroctobre 1885 la liste complète de ces acquisitions qui tient tout une page
du journal.
14 A côté de familles bourgeoises s'élevant sur la spoliation, on trouve

des repentirs touchants, des luttes de conscience émouvantes chez certains


acquéreurs de biens d'Église. Un brave homme du nom de Lange s'était lais-
sé aller à acheter à Sarzeau, dans la presqu'île de Rhuys, un couvent de Trini-
taires et y était venu habiter là. Toutes les nuits, le malheureux apercevait
des revenants sous la forme de moutons blancs qui lui rappelaient l'habit des
anciens Trinitaires, il voyait des moutons dans les cours où l'herbe poussait,
dans les longs corridors où le vent de la mer s'engouffrait, dans les cellules
où de saints religieux avaient si longtemps médité et prié. Plus scrupuleux
que les députés du Morbihan, notre homme n'y tint plus, il céda la propriété
mal acquise à la congrégation de Picpus, et, le jour même où la vente fut si-
gnée, il sentit une paix profonde descendre en lui, il ne vit plus de moutons
blancs, il se promena tranquille à travers les ruines et mourut comme un
saint dans le vieux couvent.

38
La fin d’un monde

ment comme chef du bureau des Émigrés et des Biens natio-


naux, aux appointements de 1,500 puis de 2,100 francs. Sous le
premier Empire, il devint maire de Vannes.

Pour mériter cette fortune, les meneurs du parti révolu-


tionnaire dans le Morbihan n'épargnèrent pas leurs soins. Nous
avons de la conduite tenue par eux pendant la Terreur un té-
moignage qui n'est pas douteux,— le leur.
Prieur de la Marne, envoyé en mission à Vannes, jugea à
propos de mettre en arrestation Caradec et les autres fonction-
naires du département. Il prétendit « que les pauvres avaient
épanché dans son sein leurs chagrins secrets et déposé l'aveu
des oppressions dont ils étaient victimes ». Ces pauvres, tou-
jours d'après Prieur de la Marne, « repoussés avec dédain par la
morgue administrative et municipale de [17] leurs magistrats,
s'étaient adressés à leur représentant pour demander justice15 ».
La question du ravitaillement, qui joua un si grand rôle
dans le Paris du siège, paraît surtout avoir aigri les esprits
contre la municipalité de Vannes à une époque où la famine
était partout. Les frères et amis trouvaient que leurs administra-
teurs se ravitaillaient vraiment trop complètement de toutes les
façons. « De bons Sans-Culottes m'entourent, dit Prieur, ils
m'apprennent qu'ils ont été rejetés des assemblées populaires,
de la Société même qui devait ouvrir son sein au peuple et
n'exister que par lui, qu'ils ont été la proie de l'agiotage toléré
par l'administration, que leurs magistrats ont été eux-mêmes
des accapareurs d'argent, que des femmes de municipaux et de
receveurs avaient pour une pièce de vingt-quatre sous au mar-
ché, ce que ne pouvaient pas avoir pour neuf livres en assignats
les femmes de la classe des pauvres. »
Caradec et ses amis affirmèrent, dans un mémoire justifi-
catif16, qu'ils étaient plus Sans-Culottes encore que leurs ac-

15 Rapport des opérations faites à Vannes par Prieur (de la Marne),

représentant du peuple, avec Marc Antoine Jullien, commissaire du Salut


public de la Convention nationale.
16 Ce Mémoire justificatif fut imprimé en 1794 en une brochure de 39

pages, à l'imprimerie J.-M. Galles. Il est aujourd'hui presque introuvable, car


les familles ont fait disparaître depuis tous les exemplaires qu'on a pu décou-
vrir. Toutes ces familles touchaient plus ou moins à la Franc-Maçonnerie. Il y
a quelques années, un journaliste naïf et plein d'enthousiasme, qui défendait
vaillamment la cause légitimiste en Bretagne, vint trouver triomphalement
de Mun.— « J'ai entre les mains, dit il, un document du plus haut intérêt,
pour obéir au dernier vœu d'un mourant, un prêtre m'a remis, afin de la pu-
blier, la liste complète de tous les Francs-Maçons de Bretagne, désormais on

39
La fin d’un monde

cu[18]sateurs, ils protestèrent bien haut de leur civisme et re-


vendiquèrent, comme un titre de gloire, la responsabilité d'actes
qui étaient tout simplement atroces. C'était eux qui, les pre-
miers, avaient offert une récompense de 60 livres à qui arrête-
rait un prêtre. « Après la fuite du Tyran ils s'étaient réunis pour
prêter ensemble le serment du 10 Août, pour proscrire la
Royauté et pour voter la mort de Capet. »
Si le malheureux Louis XVI n'avait pu obtenir de sursis,
Caradec et les autres administrateurs se flattaient d'y avoir
contribué pour leur part.
Pendant les discussions sur le jugement de Capet,
l'administration du département avait écrit, le 11 janvier, à la dé-
putation du Morbihan: « Nous craignons que la Convention
n'adopte l'avis qui lui a été proposé de renvoyer le jugement de
Capet aux assemblées primaires. Ce jugement produirait le plus
mauvais effet. Les mauvais citoyens afflueront dans ces assem-
blées et voudront sauver le Tyran. Que la Convention statue elle-
même, le renvoi au peuple ne peut que compromettre la sûreté
publique et tendre à sauver un monstre coupable de la mort de
tant de bons citoyens. » Et l'administration était en cela l'inter-
prète des autres autorités constituées et de tous les patriotes du
département. Bientôt après et, avant que le jugement fût connu,
les autorités constituées et les patriotes de Vannes appelés au
sein de l'administration votèrent en séance publique la mort du
Tyran par une adresse qui fut lue et applaudie dans la Conven-
tion.
[19]

combattra à armes loyales et nous saurons ceux qui sont pour l'Église et ceux
qui sont contre elle. Diable ! dit de Mun, qui a le sentiment des situations,
cela demande réflexion. Il faut réunir la députation du département. »
La députation fut convoquée à l'hôtel de France, et le journaliste, qui
s'attendait à être couvert de fleurs, vit avec étonnement les figures s'allonger.
Caradec avoua qu'il n'était pas sans attaches avec la Franc-Maçonnerie et
Lorois, le frère du député actuel, rouge comme une mariée, prit à part notre
confrère et lui confessa qu'il était lowton et qu'il avait fait partie d'une loge
de Vannes. La liste, bien entendu, ne fut jamais publiée.
Sur la liste des Francs-Maçons de Vannes, en 1816, figure Alexis-
Louis-Julien-Eléonore de La Marzelle « : M.., ex-maire de Vannes, membre
du collège électoral du département.
Le règlement particulier de la R.°. L.°. Saint Jean, dûment constituée
à 1'0r.°. de Vannes, sous le titre distinctif de la Philanthropie et les arts, pu-
blié à Vannes en 1816, renferme « un tableau des officiers dignitaires et
membres » de cette loge à cette époque. Dans ce tableau, on lit : « Caradec
(Ambroise-Jacques-Mathurin) Aum.°. hosp.°. ; S. P. R. C., ex-conseiller de
préfecture et membre du conseil électoral du département. » Notre homme
était donc un des dignitaires de cette loge : Aumônier hospitalier et de plus
Souverain Prince Rose Croix.

40
La fin d’un monde

Au bas de ce Mémoire justificatif on trouve les noms por-


tés par trois des représentants actuels du Morbihan : Caradec,
du Bodan, Martin17.
N'est-ce pas joli ce spectacle pour qui sait tout voir avec
un regard indépendant et légèrement sceptique vis-à-vis de ce
qui est exclusivement humain ?
Le Celte, cet éternel malchanceux de l'histoire, a versé
inutilement son sang une fois de plus et on lui a enlevé jusqu'à
la poésie de son sacrifice. Les Jacobins ne se sont pas contentés
de se mettre dans la propriété de ceux qu'ils égorgeaient, ils se
sont mis encore dans leur légende18.
Oh ! la mystification des choses, le démenti railleur don-
né par les faits à certaines attitudes et, que de fois, sans se per-
dre en colères vaines, on se prend à répéter l'invocation que
Proudhon adressait à la déesse Ironie, à l'Ironie libératrice, à la
fin de sa Confession d'un révolutionnaire, écrite à Sainte-
Pélagie.
Ironie, vraie liberté ! C'est toi qui me délivres de
l'ambition du pouvoir, de la servitude des partis, du respect de la
routine, du pédantisme de la science, de l'admiration des grands
personnages, des mystifications de la politique, du fanatisme des
réformateurs, de la superstition de ce grand univers et de l'adora-
tion de moi-même. Tu te révélas jadis au Sage sur le trône quand
il s'écria, à la vue de ce monde où il figurait comme un demi-
dieu : Vanité des vanités ! Tu [20] fus le démon familier du phi-
losophe quand il démasqua du même coup et le dogmatiste, et le
sophiste, et l'hypocrite, et l'athée, et l'épicurien, et le cynique, tu
consolas le Juste expirant quand il pria sur la croix pour ses
bourreaux « Pardonnez-leur, mon père, car ils ne savent ce qu'ils
font ! »

Ironie ! Ironie !
O Bretons à cheveux longs, quand vous tombiez au coin
des haies et que vous jonchiez les landes de vos cadavres et que

17 Le grand-père du député actuel, Martin (d'Auray), Jacques-Louis

Martin, était originaire de Caen. Il fut un des fondateurs de la Société des


Amis de la Constitution à Auray, et, à la séance du 4 janvier 1793, il fut même
élu pour y remplir les fonctions de secrétaire suppléant.
Président du directoire du district d'Auray (1792-1793), il fut destitué
en octobre 1793 par Prieur de la Marne, mais non incarcéré comme les ad-
ministrateurs de Vannes. Le 8 septembre 1794, il signa son adhésion au Mé-
moire justificatif, et cette adhésion est publiée à la suite de ce Mémoire. Il
mourut à Auray le 5 mars 1797.
18 M. de Lamarzelle s'écriait, sans rire, à un congrès catholique de

Nantes : « Nos pères ont lutté comme des héros et le souvenir de leurs ex-
ploits est toujours vivant. »

41
La fin d’un monde

vos mères et vos sœurs tendaient le cou au rasoir national, qui


vous eût dit que la Chouannerie serait personnifiée à la Cham-
bre par les fils de ceux qui tenaient le rasoir !
O, vieux prêtres au cœur ingénu qui marchiez auprès des
gars de vos paroisses pour les réconforter dans les batailles, qui
vous eût dit que la catholique Bretagne enverrait un jour des
lowtons au Parlement de Paris19. O George ! Qui vous eût dit
[21] que les héritiers de votre épopée seraient les descendants
de ceux qui écrivaient à la Convention : « Pas d'appel et pas de
sursis ! » alors que le pauvre Capet, songeant, dans la tour du
Temple, que les siens avaient fait la France, que la France et les
Bourbons étaient liés depuis des siècles comme la chair et le
sang, s'obstinait à en appeler au peuple et à lui demander s'il
était vrai qu'il voulût la mort de l'innocent !

19 Il paraît que la responsabilité de ces choix bizarres revient en par-

tie à M. de Lambilly, grand électeur dans le département et qui, sans être un


mauvais homme, est très vaniteux, très accessible aux intrigants et très facile
à mener quand on sait le prendre.
Aux élections de 1885 ces antécédents furent rappelés, et, pour re-
commander des députés dans le pays qui a pris part à la Guerre des géants,
on osa dire que les pères de ces étranges candidats étaient excusables parce
qu'ils avaient eu une peur effroyable.
M. de Rorthays, ancien préfet du Morbihan, devenu journaliste, pu-
blia à cette occasion un très éloquent article.
« Non, mille fois non, s'écria-t-il, nous n'avons jamais admis, nous
n'admettrons jamais qu'avoir été affolé par la Terreur et avoir hurlé avec les
loups pour ne pas être dévoré par eux, puisse être invoqué comme une ex-
cuse à la décharge de ceux qui se sont associés aux crimes de 1793. Pour ma
part, je le déclare hautement, s'il me fallait choisir, je préférerais encore le
sectaire au lâche. »
A propos d'une magistrale étude sur Quiberon publiée dans la Revue
des Deux-Mondes par notre pauvre et cher ami, Albert Duruy, M. de Ror-
thays qui avait eu un des siens fusillé par les soldats de la Convention, au
mépris de la capitulation, se trouva amené à constater que Lanjuinais, l'aïeul
d'un autre député du Morbihan, avait eu une responsabilité indirecte dans le
massacre en épouvantant Mme Tallien des accusations de modérantisme por-
tées contre son mari. Le fait est tout au long rapporté, d'après le témoignage
formel de Rouget de l'Isle, dans un volume d'Alfred Nettement : Quiberon :
souvenir de Morbihan.
Sans doute, dans cette circonstance, Lanjuinais fut plus maladroit
que méchant, mais avouez que, pour un pays profondément royaliste et chré-
tien, le Morbihan n'a pas de chances de n'avoir pour représentants, en de-
hors de M. Albert de Mun et du prince de Léon, que des descendants de gens
qui, volontairement ou non, ont toujours fait égorger les défenseurs de
l'Église et de la Royauté.

42
La fin d’un monde

LIVRE DEUXIÈME

LE RÈGNE DE LA BOURGEOISIE
Le rôle du Peuple dans la Révolution.— La Révolution aboutit ef-
fectivement à l'oppression du Peuple par la Bourgeoisie.— Les
protestations du premier moment.— Le martyrologe des ou-
vriers.— La Bourgeoisie s'installe.— Comment l'Église compre-
nait la loi du travail.— Le Droit à la paresse, de M. Paul Lafar-
gue.— L'exploitation industrielle.— La concurrence effrénée.—
Les amours à bon marché.— Comment finit Mimi Pinson.— La
Bourgeoisie, après avoir exploité le Peuple, est dépouillée à son
tour par le Juif.— La disparition du petit bourgeois.— La déca-
dence de la Bourgeoisie.— La jeunesse des écoles.— Vive Ferry et
les tripoteurs !

Qui ne connaît la fable allemande ? Un loup et un renard


ont pris une poule et conviennent de ne la manger que le de-
main matin. Le loup s'endort, le renard mange la poule, bar-
bouille le museau du loup des plumes et fait des ordures à côté
de lui.
Quand le loup s'éveille, le renard l'accable de reproches
pour avoir mangé la poule.
— Comment ! C’est moi qui ai mangé la poule ?
— Oserais-tu le nier ? Tu as encore de ses plumes à ton
museau et tes ordures te dénoncent suffisamment.
La scène s'est passée à peu près de la même façon pour
l'histoire de la Révolution.
La Bourgeoisie barbouilla le Peuple de la boue sanglante
de la Terreur et lui affirma que c'était lui qui avait tout fait.
Ce n'était pas plus vrai que la légende de la terre donnée
aux paysans par la Révolution. Les hommes, habillés en femmes
de la Halle que Choderlos de Laclos, l'agent du [24] duc d'Or-
léans, lança sur Versailles en octobre, les porteurs de piques, les
sectionnaires, les Sans-Culottes actifs qui formaient l'armée ter-
roriste ne furent jamais plus de 2 à 3,000 en France et ils se re-
crutèrent beaucoup plus dans les rangs des déclassés et des mal-
faiteurs que dans les rangs du Peuple.

43
La fin d’un monde

Le vrai peuple, sans se rendre bien compte de l'opération,


sentit parfaitement qu'on lui jouait un tour et qu'on lui escamo-
tait quelque chose.
Au moment où l'on abolissait définitivement les corpora-
tions, la classe laborieuse fit entendre une protestation formi-
dable. Le 10 juin 1790 cinq mille cordonniers se réunissent aux
Champs-Élysées, les charpentiers se groupent autour de l'Ar-
chevêché. Les maçons, les couvreurs, les typographes se ras-
semblent sur d'autres points de la capitale.
Le maire, Bailly, qui fut si justement guillotiné pour avoir
fait tirer sur le Peuple dès qu'il fut au pouvoir, après l'avoir exci-
té à l'insurrection quand il n'était pas au pouvoir, répond
comme on essaye de répondre aujourd'hui, par la Déclaration
des droits de l'homme : « Comme hommes vous avez tous les
droits, surtout le droit de mourir de faim. »
« Tous les hommes, dit Bailly, sont égaux en droits, mais
ils ne le seront jamais en facultés, en talent et en moyens. »
Puis le bon apôtre ajoute « Une coalition d'ouvriers pour
porter le salaire de leurs journées à des prix uniformes, forcer
ceux du même état à se soumettre à leur fixation, serait
contraire à leurs vrais intérêts, elle serait de plus une violation à
la loi, l'anéantissement de l'ordre public, une atteinte portée à
l'intérêt général. »
C'est la même parade bourgeoise qui sert toujours et qui
n'est pas encore usée après cent ans.
Les ouvriers ne se découragent pas. Des délégués nom-
més par toutes les corporations adressent une pétition à l'As-
semblée nationale.
Le comité des patentes est chargé de l'examen. Il conclut
au rejet. Chapelier, qui fut guillotiné comme Bailly, vient [25]
déclarer à la tribune que les réunions d'ouvriers sont inconstitu-
tionnelles, puisqu'il n'y a plus de corporations dans l'État et
qu'il n'y a plus que l'intérêt particulier de chaque individu et
l'intérêt général.
L'Assemblée rend un décret conforme à cette motion.
Les artisans reviennent à la charge : quelques-uns de
leurs mandataires se présentent le 29 juin à la barre de l'Assem-
blée, et le président Barnave, qui fut guillotiné, lui aussi, avec
tant de justice, leur répond par ces consolantes paroles:
« L'Assemblée a par ses travaux des droits à votre
confiance, Elle ne perdra pas de vue ce qui peut consolider une
constitution qui a pour base les Droits de l'homme et pour but la
félicité publique.

44
La fin d’un monde

« L'Assemblée nationale prendra en considération l'objet


de vos demandes, elle vous a écoutés avec intérêt, et vous invite,
si vos intérêts le permettent, à assister à la séance. »
Aujourd'hui, nous avons marché. On n'inviterait pas des
députations ouvrières à assister à la séance, les places dans les
tribunes sont prises par les mondaines et les demi-mondaines
qui viennent voir les jeunes législateurs faisant des effets de
torse. Si le peuple manifestait l'intention d'apporter ses récla-
mations à la barre de l'Assemblée, un Gragnon voleur de dos-
siers, ou un Lozé quelconque se tiendrait en permanence, dès
midi, devant les grilles du palais Bourbon et dirait à un moment
donné à quelque officier de paix : « Chargez la foule et barrez le
pont ! » Pendant ce temps, les représentants de la gauche, qui
léchaient la veille la botte éculée des prolétaires pour être dépu-
tés, riraient de bon coeur à l'abri des artichauts de fer plantés
par Madier de Montjau.
Loin de faire quelque chose pour les ouvriers, la Bour-
geoisie leur enleva donc prestement le droit sacré dont ils
étaient en possession depuis des siècles : le droit de se réunir
pour discuter leurs intérêts, de s'entendre pour opposer la force
collective à la force du capital, elle mit ceux qui n'avaient rien à
la merci de ceux qui avaient quelque chose.
[26]
Un arrêté du comité de Salut public du deuxième jour de
prairial an II, portait que les ouvriers et les journaliers qui se
coaliseraient pour demander une augmentation de salaire se-
raient traduits au Tribunal révolutionnaire.
Sous une forme adoucie, cette législation resta en vigueur
et ce n'est que grâce à l'initiative de Napoléon III que le droit de
coalition et de grève fut reconnu aux travailleurs.
Ceci explique que le Peuple, dans les villes comme dans
les campagnes, ait été presque tout entier hostile à la Révolu-
tion20 .

20 La guillotine, chacun le sait, tua plus d'hommes du peuple que de


nobles. Sur 12,000 condamnés à mort, dont on a relevé la qualité et la pro-
fession, on en compte 7,545 appartenant au peuple, paysans, laboureurs,
ouvriers, domestiques.
La Restauration, qui ne se rattacha par aucun point aux traditions de
l'ancienne France, ne fit jamais rien, je l'ai constaté déjà, pour honorer ces
martyrs, ce n'est que de nos jours qu'on a pensé à eux. Un vaillant journal, la
Corporation, a publié sous ce titre le Martyrologe des ouvriers une liste
encore incomplète, mais qui est un premier hommage rendu à ces humbles
victimes.

45
La fin d’un monde

Ce ne fut que beaucoup plus tard, quand les vieux furent


morts, que la Bourgeoisie, grâce à la presse et à la puissance de
l'imprimé, parvint à persuader au Peuple que la Révolution était
son ouvrage. Le Peuple, alors, se crut obligé de continuer ce
qu'il s'imaginait avoir fait et la Bourgeoisie n'eut qu'à lancer les
faubourgs dans la rue dès qu'elle eut une ambition à satisfaire,
une rancune à assouvir, une envie à réaliser, des portefeuilles ou
des places à conquérir. C'est ainsi que, par un aveuglement sin-
gulier, les prolétaires travaillèrent à assurer de leurs propres
mains à la Bourgeoisie, dans toute sa plénitude, le pouvoir poli-
tique dont la Bourgeoisie se hâta de se servir contre ceux qui le
lui avaient donné.
Les masses populaires ne prirent part à la Révolution que
par leur côté sacrificiel, elles se firent tuer sur tous les champs
de bataille de l'Europe pour une œuvre qui n'était point la leur
et dont elles ne tirèrent aucun avantage. Quand ceux qui avaient
échappé à tous les Périls, promené le drapeau [27] français des
bords du Nil aux bords du Niemen, de Vienne à Madrid, des
Pyramides au Kremlin, revinrent éclopés et fourbus, la Bour-
geoisie ne s'occupa pas d'eux. On acheta un nez d'argent à ceux
qui avaient perdu le leur à la Bérézina ou ailleurs et on les en-
voya au Champ d'Asile….
La Bourgeoisie victorieuse organisa très habilement sa
conquête. Le caractère dominant de son établissement fut une
sorte d'hypocrisie janséniste, protestante, franc-maçonnique,
phraseuse et déclamatoire qu'on appela le libéralisme, on eût
démêlé là-dessous, en y regardant de près, la rouerie, la verve
malicieuse, la cupidité narquoise qui inspirent les personnages
de Pathelin et du Roman du Renard.

Un des derniers actes de la Convention fut d'abolir la


confiscation. « Ce débris des barbaries d'autrefois, » comme
vous diront les Manuels rédigés par des fils d'acheteurs de biens
nationaux, était en réalité une mesure d'une haute moralité.
C'était elle qui contribuait à donner à la propriété son caractère
de fonction sociale. Dès qu'un homme avait trahi ses devoirs, il
était indigne d'exercer sa fonction de riche, il était dégradé dé-
claré déchu21. La Bourgeoisie tenait à bien marquer, au
contraire, le caractère absolu, imprescriptible, indélébile que

21 Auguste Comte, dans son Système de politique positive, a bien dis-


cerné la signification qu'avait la confiscation au point de vue social.

46
La fin d’un monde

devait avoir la propriété dès qu'elle était passée entre ses mains.
C'était sa façon à elle de clore la Révolution.
Claudite jam ripas, pueri, sat prata biberunt.
« Fermez les barrières ! Les prés de nobles, de religieux,
d'anciens riches ont été suffisamment arrosés, grâce à nous, du
sang de leurs propriétaires, ils sont bien à nous, il n'y a plus à
revenir sur la question. Nous avons solennellement brûlé, en
haine du Fanatisme et de l'Aristocrate, les titres des anciens
possesseurs, les seuls vrais titres sont ceux [28] que nous avons,
en vertu du nouveau Code, chez les nouveaux notaires. »
C'est exactement, je le répète, le plan que m'ont dévelop-
pé les Anarchistes avec lesquels j'ai causé. « Une fois que nous
serons installés, nous, nos femmes et nos petits, dans les hôtels
et les maisons des beaux quartiers et que nous aurons incendié
tous les greffes, toutes les études, toutes les administrations pu-
bliques, bien malin sera celui qui pourra nous déloger. »
Est-ce par politesse pour moi, mais beaucoup m'ont dé-
claré qu'ils n'en voulaient pas particulièrement aux églises et
qu'ils ne mettraient le feu qu'aux registres de baptême qui peu-
vent servir à reconstituer des états civils.
Le fait est qu'on ne délogea pas les Anarchistes de 93. La
Restauration leur donna l'investiture définitive des biens volés
avec le milliard des Emigrés.
En peu de temps, les propriétés, à l'abri désormais de
toute revendication, gagnèrent 50 p. 100 de valeur. C'était la
masse de ceux qui n'avaient rien, qui assuraient à ceux qui
s'étaient nantis la paisible possession de leurs vols, et la Bour-
geoisie, qui, seule, profitait de la mesure, trouvait encore moyen
de passer pour libérale en protestant contre la loi dont elle bé-
néficiait. C'est là que se retrouvait la pointe de malice vulpine
qui perce chez tous les personnages bourgeois des anciens fa-
bliaux.
La Bourgeoisie avait d'ailleurs, fait passer sur la collecti-
vité toutes les charges dont étaient grevées autrefois les proprié-
tés qu'elle avait acquises pour quelques chiffons de papier. Le
traitement du clergé, l'assistance publique, l'instruction pri-
maire, tous les services auxquels pourvoyaient jadis les proprié-
tés vendues pendant la Révolution retombaient sur le plus
grand nombre, et les acheteurs de biens nationaux avaient les
domaines, tandis que l'Etat prenait pour lui les obligations,
c'est-à-dire les mettait sur le dos de tous les citoyens.

47
La fin d’un monde

Mercier a très nettement exposé ce point à l'article Gau-


cherie de cette curieuse Néologie, où il traite pêle-mêle les [29]
questions de grammaire, d'histoire et d'économie politique.
L'Assemblée constituante, dit-il, a donné aux propriétai-
res 60 millions de dîmes qui appartenaient partie à la nation,
partie à la pauvreté, et elle a fini (afin de venir au secours des
hôpitaux) par demander 51,500,000 livres aux pauvres dont le
travail, en dernière analyse, paye et solde tout. Une pareille dé-
cision était-elle fondée sur la nature, sur la justice, sur l'huma-
nité ? Non, cette insigne gaucherie vaut à elle seule toutes celles
qui ont été commises depuis22.
De ce jour était constituée cette forme nouvelle de la pro-
priété qu'on peut appeler le propriétariat, propriété impie,
égoïste, jouisseuse, qui ne reconnaît pas de devoirs et qui, en
revanche, est implacable quand il s'agit de faire valoir ses droits.
Après avoir constitué la propriété sur des bases tout à fait
nouvelles, la Bourgeoisie organisa le travail à sa façon.
Le travail est la loi nécessaire de toute société humaine,
la punition de l'homme déchu, mais, dans le châtiment même,
Dieu reste miséricordieux, à côté du juge qui punit il y a le père
qui frappe doucement. La loi divine n'est pas une loi d'airain.
La parole de Dieu, d'ailleurs, est formelle.
Dieu dit à l'homme :
« Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. » Il ne dit
pas à l'homme :
« Tu gagneras par ton travail non seulement le pain, mais
[30 les plaisirs, les débauches, le luxe, les voitures, les équipages
de chasse des Schneider, des Halphen, des Manier. »
Il dit à l'homme : « Tu sueras, » ce qui, après tout, est
supportable, mais il ne lui dit pas : « Tu vivras enfermé dans
une atmosphère meurtrière, tu épuiseras les forces de ton corps,
tu videras tes moelles et tu brûleras ton sang pour produire du
sucre ou de la cotonnade. »

22 M. Coquille a montré à merveille ce que c'était que la dîme. La


dîme n'était pas une portion du revenu du propriétaire, c'était une part du
droit de propriété. Le sol qui la supportait n'était au propriétaire que pour les
neuf dixièmes, il n'avait été acheté et transmis qu'à la condition qu'un
dixième des revenus en nature fût réservé à un autre propriétaire. Sieyès a
démontré, dans une brochure célèbre, qu'en abolissant la dîme, la Révolu-
tion française faisait à tous les propriétaires un cadeau équivalent au dixième
de la valeur totale de leur propriété. Il eût été du plus simple bon sens que
l'État s'attribuât la propriété des dîmes plutôt que de les livrer sans compen-
sation à ceux qui n'y avaient aucun droit.

48
La fin d’un monde

Notre bonne et sainte mère l'Église, chargée par Notre


Seigneur Jésus-Christ d'être une Providence visible sur la terre
et d'organiser tout pour le mieux, avait encore, tant qu'elle
l'avait pu, adouci dans la pratique l'exécution de la loi de Dieu.
Suave conductrice des âmes en même temps que ménagère vigi-
lante pour les choses temporelles, elle n'aurait jamais permis
que le travail prit le caractère d'odieuse et barbare exploitation
qu'il a aujourd'hui. Elle ne cherchait que des occasions de don-
ner des vacances, des congés, elle avait d'abord ses 52 diman-
ches, puis les fêtes chômées, puis les pèlerinages23. On allait au
tombeau de saint Germain, de saint Loup, de saint Hubert selon
le pays, on buvait sur l'autel le vin de Saint-Rémy, qui rend les
[31] femmes fécondes et, comme c'est l'usage encore aujour-
d'hui en Auvergne, on dansait un peu à l'auberge ou dans la
prairie après le pèlerinage. Le mari, en rentrant, s'esbattait
honnêtement avec sa femme et lui faisait de beaux enfants.
L'Église disait : « Tous mes fils sont-ils sages ? Sont-ils
heureux ? » Et pensait, non sans raison, que c'était l'essentiel et
qu'il y aurait toujours assez de grègues pour couvrir les pudenda
du pauvre monde, assez de chaperons pour abriter les têtes, as-
sez de marmites pour faire cuire la soupe….
On n'avait pas encore inventé cette concurrence insensée
qui pousse les gens à s'agiter comme s'ils avaient la danse de
Saint-Guy. L'organisation d'alors avait simplement pour but de
faire vivre chacun le mieux possible et chacun était tenu de prê-
ter une aide fraternelle au voisin au lieu de le combattre et d'avi-
lir ainsi la main-d’œuvre.

23 « Sous l'ancien régime, dit M. Paul Lafargue, les lois de l'Église ga-
rantissaient au travailleur 90 jours de repos (52 dimanches et 32 jours fériés)
pendant lesquels il était strictement défendu de travailler. C'était le grand
crime du Catholicisme, la cause principale de l'irréligion de la Bourgeoisie
industrielle et commerçante. Sous la Révolution, dès qu'elle fut maîtresse,
elle abolit les jours fériés et remplaça la semaine de sept jours par celle de
dix, afin que le peuple n'eût plus qu'un jour de repos sur dix. Elle affranchit
les ouvriers du joug de l'Église pour mieux les soumettre au joug du travail. »
« La haine contre les jours fériés n'apparaît que lorsque la moderne
bourgeoisie industrielle et commerçante prend corps, entre les XVe et XVIe
siècles. Henri IV demanda leur réduction au pape, il refusa parce que « une
des hérésies qui courent le jourd'hui est touchant les fêtes » (Lettres du car-
dinal d'Ossat). Mais, en 1666, Péréfixe, archevêque de Paris, en supprima
dix-sept dans son diocèse. Le Protestantisme, qui était la religion chrétienne,
accommodée aux nouveaux besoins industriels et commerciaux de la Bour-
geoisie, fut moins soucieux du repos populaire : il détrôna au ciel les saints
pour abolir sur terre leurs fêtes. »

49
La fin d’un monde

Quiconque est meusnier, dit le Règlement des cor-


porations, soit mestres, soit vallès (ouvrier), il convient qu'il jure
sur sains (sur les reliques des saints) qu'il gardera les bons us et
les bones costumes, et que se aucuns des voisins a mestier (be-
soin) de lui, soit de jour soit de nuit, que a son pooir (pouvoir) li
aidera et se il n'i vient se seroit parjure.
Quand on avait besoin d'aide, on allait frapper à la porte
à côté.
Tout maître, dit le Règlement des mégissiers, avant
au moins 3 ouvriers, est tenu d'en prêter à son confrère « ayant
besongne hastive et nécessaire, pour lui aider à parfaire ycelle ».
Il en était de même quand on n'avait pas de travail. Les
tailleurs décident qu'un lieu spécial sera désigné où les maîtres
sans ouvrage se trouveront pour en faire part à ceux qui en au-
ront trop, afin qu'ils puissent tous être occupés et gagner leur
vie.
Lorsqu'un maître brodeur avait soumissionné une four-
niture importante, il était tenu de partager avec les autres maî-
tres, de leur donner à exécuter une partie de la commande au
prix que lui-même avait accepté.
[32]
La Bourgeoisie changea tout cela, ne se croyant liée par
aucune obligation morale envers ceux dont elle utilisait les for-
ces, elle imagina le travail sans repos, sans trêve, le travail qui
ne laissait plus à l'être humain une minute pour se recueillir,
pour prier, pour penser, et elle appelle cela le Progrès, le Triom-
phe du XIXe siècle, la Gloire de l'ère nouvelle. Du travail la so-
ciété chrétienne avait fait un moyen de gagner le ciel sans trop
souffrir sur la terre, la société bourgeoise en fit un moyen d'en-
trer de suite dans l'enfer24.

Le socialisme allemand a bien accusé le caractère âpre et sec que la


24

Bourgeoisie victorieuse donna aux rapports sociaux d'où elle fit disparaître
toute poésie, toute cordialité, toute tendresse.
« Partout où la Bourgeoisie a conquis le pouvoir, dit le Manifeste du
parti communiste élaboré et publié par Kart Marx et Frédéric Engels, elle a
foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens
multicolores qui unissaient l'homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les
a brisés sans pitié pour ne laisser subsister entre l'homme et l'homme d'autre
lien que le froid intérêt, que le dur argent comptant. Elle a noyé l'extase reli-
gieuse, l'enthousiasme chevaleresque, la sentimentalité du petit bourgeois
dans l'eau glacée du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une
simple valeur d’échange, elle a substitué aux nombreuses libertés si chère-
ment conquises l'unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la
place de l'exploitation voilée par des illusions religieuses et politiques elle a
mis une exploitation directe, brutale et éhontée.

50
La fin d’un monde

Chaque usinier voulut renchérir sur le concurrent et


avoir plus de nègres blancs que lui. Le chef de l'Etat venait de
temps en temps visiter les plantations et on lui montrait les spé-
cimens.
— Combien en avez-vous comme cela ?
— Trois mille, sire…
[33]
— Et vous les tenez à l'attache toute l'année ?
— Toute l'année, Majesté.
— Voilà l'étoile des braves…
Dès qu'on soufflait un peu, les statisticiens s'écriaient, ef-
farés :
« Où allons-nous ? L'Angleterre a fabriqué l'an dernier
375 millions de boutons de culottes et nous n'en avons produit
que 374 millions ! »
Quand un évêque, par hasard, se souvenant de la mission
de l'Église, essayait d'insinuer timidement que la bête de somme
elle-même ne doit pas être inhumainement surmenée, quelque
Havin criminel, dans quelque Siècle servile, prenait en mains la
cause des patrons et demandait, au nom de la Démocratie, si
l'on n'était plus sous le règne des lumières et si on allait rétro-
grader aux temps maudits où l'homme avait le droit de se repo-
ser….
Avez-vous goûté cette joie de rencontrer écrit quelque
part ce que vous aviez pensé et dit cent fois ? J'ai éprouvé ce
sentiment en ouvrant le Droit à la paresse, une petite brochure
de M. Paul Lafargue qui est relativement peu connue, car la lit-
térature de propagande socialiste, qui contient quelques volu-
mes intéressants, n'est pas encore arrivée au grand public. Si
elle n'était déparée par quelques blasphèmes inutiles qui sont
sans doute des concessions de l'auteur à son parti, cette pla-
quette inspirée de quelques idées de Karl Marx serait bien près
d'être un chef-d'œuvre d'ironie, d'érudition pittoresque et de
joyeux bon sens. C'est certainement bien supérieur à Paul-Louis
Courier.

Dans Capital et Travail, Lassalle a également quelques lignes sur les


rapports humains d'autrefois opposés aux relations du salarié d'aujourd'hui
avec celui qui l'emploie et qui souvent n'est lui-même qu'un agent, le repré-
sentant d'un maître en papier, d'une société anonyme. « Le rapport, dit-il,
froid, impersonnel de l'entrepreneur avec un travailleur considéré comme
chose, chose qui, comme toute autre marchandise, se produit au marché
d'après la loi de la production, voilà la physionomie absolument caractéristi-
que et tout à fait inhumaine de la période bourgeoise. »

51
La fin d’un monde

Nous l'avons tous connu, le partisan du progrès auquel


semble s'adresser M. Lafargue. C'était un Jules Simon, un Say,
un Passy quelconque, un membre de cette Académie des Scien-
ces morales qui recèle certainement les plus effrontés malfai-
teurs intellectuels, les plus méprisables sophistes que jamais la
terre ait enfantés.
Il entonne son antienne : « L'industrie, la reine de notre
époque, les champs de bataille du travail, l'Angleterre, la [34]
France luttant pacifiquement. » Il ajoute généralement : « C'est
la libre pensée qui a produit tout cela », et il murmure d'une
voix tremblante de fausse indignation: « Voyez, au contraire, ce
que le Catholicisme a fait de l'Espagne ! »
J'ai répondu cent fois à cet impudent à peu près ce que
M. Lafargue lui répond :
« Vieux farceur, ne déballez donc pas cette littérature
d'Exposition universelle devant des gens intelligents. Regardez
donc un Espagnol avant de parler : fier, l'oeil hardi, bien por-
tant, beau à voir, il vit d'une digne et noble vie, il prie, il rime
des chansons pour sa belle, il les chante à la clarté des étoiles, il
boit une tasse de chocolat ou de l'eau claire qui est autrement
saine que votre vitriol, il rêve et il travaille juste ce qu'il faut
pour obéir à la loi de Dieu. Regardez maintenant vos popula-
tions industrielles, regardez Manchester, regardez Liverpool,
considérez ces êtres déprimés, déjetés, anémiques, lymphati-
ques, abrutis, qui ne se soutiennent qu'avec de l'alcool. « Entrez
donc dans ces taudis où le père, la mère, les frères, les sœurs
vivent dans la plus honteuse promiscuité, se saoulent ensemble,
s'accouplent ensemble, pêle-mêle, comme des bêtes. « C'est cela
que vous célébrez comme le dernier mot du Progrès. C'est du
propre ! »
M. Lafargue a bien montré ces évidences et le tableau
qu'il trace de la bonne vie d'autrefois est plein de couleur.
Pour que la concurrence de l'homme et de la ma-
chine prît libre carrière, écrit-il, les prolétaires ont aboli les sages
lois qui limitaient le travail des antiques corporations, ils ont
supprimé les jours fériés. Parce que les producteurs d'alors ne
travaillaient que cinq jours sur sept, croient-ils donc, ainsi que le
racontent les économistes menteurs, qu'ils ne vivaient que d'air
et d'eau fraîche ?— Allons donc !— Ils avaient des loisirs pour
goûter les joies de la terre, pour faire l'amour et rigoler, pour
banqueter joyeusement en l'honneur du franc dieu de la Fainéan-
tise. La morose Angleterre, encagottée dans le protestantisme, se
nommait alors la « joyeuse Angleterre » (Merry England). —
Rabelais, Quevedo, Cervantes, les auteurs inconnus des romans
picaresques, nous font venir l'eau à la bouche avec leurs peintu-

52
La fin d’un monde

res [35] de ces monumentales ripailles dont on se régalait alors


entre deux batailles et deux dévastations, et dans lesquelles
« tout allait par escuelles ».— Jordaens et l'école flamande les ont
écrites sur leurs toiles réjouissantes. Sublimes estomacs gargan-
tuesques, qu'êtes-vous devenus ? Sublimes cerveaux qui encer-
cliez toute la pensée humaine, qu'êtes-vous devenus ? Nous
sommes bien dégénérés et bien rapetissés. La vache enragée, la
pomme de terre, le vin fuchsiné, le schnaps prussien savamment
combinés avec le travail forcé ont débilité nos corps et borné nos
esprits. Et c'est alors que l'homme rétrécit son estomac et que la
machine élargit sa productivité, c'est alors que les économistes
nous prêchent la théorie malthusienne, la religion de l'abstinence
et le dogme du travail. Mais il faudrait leur arracher la langue et
la jeter aux chiens.

La Bourgeoisie détruisit ainsi plus de générations


d'hommes que tous les conquérants d'autrefois.
Les conquérants ne supprimaient que les individus, la
Bourgeoisie frappait les races en y déposant des germes de
mort ; en moins d'un siècle, car le grand essor industriel ne date
que de 1830, elle a presque dévoré toutes les réserves que lui
avaient laissées l'Ancien Régime. La Monarchie, après mille ans,
s'était résumée dans ces géants des guerres de la République et
de l'Empire, dans ces hommes supérieurs à toutes les fatigues,
trempés, musclés, robustes d'âme et de corps. Le règne de la
Bourgeoisie se résume, après quatre-vingt ans, par les prisons et
les hôpitaux pleins, les suicides innombrables, l'alcoolisme qui,
des grandes villes, gagne les campagnes, l'effroyable dégénéres-
cence physique et morale de tout un peuple… .

Il y eut, encore une fois, un beau moment pour la Bour-


geoisie, elle avait des histoires intéressantes et sentimentales
pour toutes ses combinaisons et pour tous ses besoins. Elle
n'entendait plus qu'on se mariât jeune comme autrefois et pré-
férait que ses fils attendissent d'avoir, comme on dit, une posi-
tion, mais, pour que l'âge des passions ne coûtât rien à sa pro-
géniture, elle inventa toute une littérature : la grisette, [36] le
Quartier latin, Musette, Mimi Pinson, qui n'avait qu'une robe…
Le jeune bourgeois trouvait une fillette qui ne lui coûtait
rien, qui lui donnait les plus belles années de sa vie et qui rac-
commodait ses chaussettes, puis il lui disait adieu et allait s'éta-
blir avoué, notaire, magistrat. L'homme prenait des attitudes
solennelles au prétoire de sa ville natale, respirait le frais, les
soirs d'été, sur la terrasse, près de la petite rivière, ou, l'hiver, se
chauffait les tibias à de bons feux d'arbre en jouant le whist de

53
La fin d’un monde

famille. La fille descendait, roulait dans la boue, et, pour man-


ger, sous la pluie, sous la neige, dans l'horreur des rues de Paris
en décembre, venait murmurer de vagues appels au passant,
qui, la voyant vieille et laide à la lueur d'un bec de gaz, se sau-
vait avec une injure. Quelle mère bourgeoise s'avisa jamais de
juger mauvaise cette façon d'agir, de penser que cette malheu-
reuse abandonnée par son fils était une femme comme elle ? Le
Peuple trouvait cela tout naturel, comme il trouvait bien de faire
des révolutions pour que les bourgeois fussent ministres, il ado-
rait l'étudiant qui débauchait la petite lingère ou la fleuriste et
chantait toutes les chansons pleurardes faites là-dessus par les
Nadaud et les Murger.
C'est dans cette classe de vieux bousingots, anciens cor-
rupteurs de filles et traîneurs d'estaminet, que Gambetta prit
son personnel de serviteurs de la Démocratie. C'est parmi les
répétiteurs de droit que l'Empire avait trouvé trop débraillés
pour en faire des magistrats — les Constans, les Cazot, les
Humbert — que la République choisit ses ministres. Lepère, qui
cumulait les fonctions de vice-président de la Chambre et de
teneur d'un claquedents, fut le poète de la chose ; il composa,
pour célébrer les souvenirs communs, une chanson dont il était
fier. Cela s'appelait : Mon vieux quartier latin, il tenait à cette
oeuvre et il en revendiqua la paternité, en expliquant longue-
ment dans les feuilles que cela lui était venu en buvant du vin
blanc, le matin, dans un cabaret borgne, après avoir vadrouillé
toute la nuit.
[37]
Cette classe de bourgeois : médecins, avocats, vétérinai-
res de province, piliers de cafés, de tripots et de loges maçonni-
ques, fait encore le fonds de notre Parlement, au Sénat comme à
la Chambre, ils semblent indestructibles et comme conservés
par l'alcool et la fumée des pipes, ils n'ont pas une idée sociale
et, quoique s'étant mêlés sur le tard aux affaires financières, ils
s'y sont révélés plus coquins que les jeunes. Les jeunes tirent le
financier trop tôt, quand il commence à voler ; les vieux le guet-
tent chez le magistrat et, soit qu'ils se mettent avec l'adversaire,
comme Humbert dans l'Union générale, soit qu'ils se mettent
avec l'accusé, comme Dauphin dans l'affaire Erlanger, ils font
les bons coups, sans rien dire, presque dignement….
Si l'ancienne France avait été heureuse et glorieuse pen-
dant de longs siècles, c'est qu'elle s'était soigneusement gardée
contre le Juif. L'Espagne avait supprimé le Juif par le bûcher, la
France, plus avisée et plus humaine, avait empêché le Juif de

54
La fin d’un monde

naître chez elle, grâce à l'inexorabilité de son système économi-


que. La France bourgeoise ne sût ou ne put pas faire de même.
Le Juif s'abritait sous le même parapluie que la Bourgeoisie, les
principes de 89, il se réclamait des théories dont la Bourgeoisie
avait joué et il fallut le subir bon gré, mal gré. Ce fut pour lui, en
réalité, que la Bourgeoisie travailla et surtout fit travailler les
autres. Le renard attend que les poussins aient grandi pour les
croquer, le Juif attendait que le magot fût formé et il l'enlevait
d'un geste moelleux, dans un sourire.
Pour les Juifs, pas besoin d'outillage compliqué, leur pro-
fession s'exerce la canne à la main : des papiers à vignettes, un
pot de colle pour placarder les affiches, et c'est tout. Avec un
prospectus comme celui du Honduras, les Bischoffsheim, les
Schreyer et les Dreyfus raflent 80 millions à l'Épargne française.
Il n'y a pas d'industrie qui soit aussi rémunératrice. Les indus-
triels les plus malins auraient beau diminuer les salaires, aug-
menter le travail, réduire leurs ouvriers à l'état de fantômes, ils
n'arriveraient jamais à produire assez de fils, [38] de rails ou de
pains de sucre pour gagner une pareille somme en un an.
La Bourgeoisie exploitant le Peuple et dépouillée à son
tour par le Juif, tel est donc le résumé de l'histoire économique
de ce siècle.
Toute cette immense dépense d'activité, de force, d'intel-
ligence même, cette production folle, ces existences humaines
jetées dans la fournaise, ces feux allumés jour et nuit dans les
usines, ces cheminées de hauts fourneaux ne se lassant jamais
d'envoyer leur fumée sous le ciel, tout cela a abouti à donner des
châteaux princiers et des chasses magnifiques à tous les va-nu-
pieds sortis des Judengasse d'Allemagne.
La nécessité de prélever, avant toute chose, la part du pa-
rasitisme juif a mis les industriels français dans l'impossibilité
de résister à la terrible concurrence que leur font depuis quel-
ques années les nations étrangères, et particulièrement l'Alle-
magne.
Il faut, avant de rien gagner, suffire aux exigences de ce
budget que les emprunts successifs, contractés pour l'avantage
seul de la Juiverie cosmopolite, ont élevé peu à peu au chiffre
énorme de 4 milliards. Ce budget monstrueux qui oblige le
Français à payer le double de ce que payent les citoyens des au-

55
La fin d’un monde

tres nations25 est comme un boulet que le pays traîne au pied, ce


qui le paralyse absolument.
Les économistes bourgeois ont essayé de rendre le Peuple
responsable de cette situation lamentable de notre indus[39]trie
et de soutenir que c'étaient les ouvriers qui, par leurs préten-
tions, rendaient la lutte impossible aux patrons.
Cette argumentation est insensée et je m'étonne que le
docteur Rommel, dans son curieux livre : Au pays de la Revan-
che, se soit fait l'écho de ces insanités. N'est-il pas naturel que le
Peuple suive l'exemple que lui a donné la Bourgeoisie, qui n'a
jamais voulu avoir aucun lien d'affection avec ceux qu'elle ex-
ploitait ? Pourrait-on citer, depuis cinquante ans, un industriel
qui ait, de lui-même, augmenté spontanément les salaires, qui
ait dit librement à ses ouvriers : « Le bénéfice que je réalise sur
tel article me permet de vous payer plus cher la journée ou
l'heure ? »
S'il est vrai que les industriels aient toujours à redouter
maintenant dans les affaires qu'ils entreprennent la haine de
leurs propres ouvriers, ils ne peuvent s'en prendre qu'à eux-
mêmes.
On raille volontiers les ouvriers sur leurs exigences, leur
amour du petit verre, leur besoin de faire le lundi et parfois le
mardi, mais on oublie que, si la constitution physique des tra-
vailleurs n'est plus capable d'une énergie ininterrompue, c'est le
régime bourgeois qui a créé cette constitution des fils en usant
les pères jusqu'à la corde, en les faisant travailler sans merci et
sans repos. Les ouvriers d'aujourd'hui ne font que réclamer l'ar-
riéré d'un capital de force et de santé dont ils auraient hérité si,
au beau temps de son omnipotence, la Bourgeoisie n'avait pas
surmené ceux qui l'aidaient à gagner de l'argent.
Prenez une grève récente si vous voulez. Les premiers
gars vendéens qui sont entrés dans les manufactures de Cholet
25 D'après un rapport de M. Krantz, sénateur (16 mars 1885), les

Français, sans distinction d'âge et de sexe, payent 101 francs d'impôts par an
et par tête. M. Octave Noël porte ce chiffre à 110 francs par tête. A ces im-
pôts, il faut ajouter les droits d'entrée et les centimes additionnels qui, grâce
au gaspillage républicain, ont pris dans certains départements des propor-
tions considérables.
Les Américains payent par tête 59 francs
Les Anglais 57
Les Allemands 44
Les Belges 40
Les Russes 36
Les Espagnols 33

56
La fin d’un monde

étaient dans toute la force du tempérament et pouvaient suffire


avec très peu de nourriture à un pénible travail, les fils ne sont
plus en état de faire ce que faisaient leurs pères et réclament
moins de travail et plus de nourriture.

Pour toutes ces causes la Bourgeoisie est en train de se


désagréger et de se diviser en deux parties. La Bourgeoisie dorée
est entrée dans le système juif, elle [40] s'est faite spéculatrice à
son tour et a réalisé des fortunes qui, sans être comparables à
celles d'Israël, constituent des fiefs sérieux, elle appartient, dès
à présent, à cette aristocratie extravagante et bizarre, à cette
noblesse de carnaval qui comprend d'anciens violonistes,
comme était le duc de Campo Selice, des princes authentiques
qui sont devenus tapissiers et organisateurs de fêtes comme le
prince de Sagan, des vieux ducs français, des aventuriers de tous
les pays, des rastaquouères, des négriers, de vieilles rouleuses
allemandes portant des couronnes et des tortils et d'innombra-
bles financiers plus ou moins véreux qu'on appelle barons gros
comme le bras.
L'autre partie de la Bourgeoisie, la plus méritante, la plus
française, celle qui travaillait elle-même, est en train de retour-
ner au prolétariat. Les Curiales des derniers temps de l'Empire
romain aimaient mieux renoncer à leur titre de propriétaires
que d'être rendus solidairement responsables des impôts du
municipe. Les petits fabricants, écrasés de patentes, de droits,
d'impositions de toutes sortes, hors d'état de lutter plus long-
temps contre des capitaux coalisés, aiment mieux congédier
leurs quatre ou cinq employés et sortir du patronat qui avait été
jadis le but de leur ambition ; ils se mettent chez les autres.
Comment feraient-ils autrement ?
Toute la déclamation humanitaire qui a rempli ce siècle
s'est traduite dans les faits par le retour aux mœurs des âges
primitifs où le plus faible était impitoyablement foulé aux pieds
par le plus fort.
« Maintenant, dit très bien M. Emile de Laveleye dans le
Socialisme contemporain, que sont tombées ces barrières tradi-
tionnelles et coutumières qui protégeaient les faibles et les dés-
hérités, la loi darwinienne de « la lutte pour la vie » règne sans
entraves dans le monde économique. C'est le plus fort qui l'em-
porte, et le plus fort c'est le plus riche.
Nos commerçants n'ont point seulement à se défendre
contre la concurrence que leur font les grands magasins ; [41] ils

57
La fin d’un monde

supportent la peine des procédés sans scrupules de leurs rivaux


juifs.
L'entrée des Juifs dans le commerce a déshonoré le
commerce français, qui jouissait jadis d'un si beau renom dans
le monde entier.
« Ce qui distingue le Juif, a dit Schopenhauer, est l'ab-
sence complète de ce sentiment qu'on est convenu d'appeler
verecundia. » Ce peuple si corrompu est, par bien des points
encore, un peuple primitif, il est étranger à toute idée d'installa-
tion fixe, à toute pensée du lendemain, il coupe l'arbre pour
avoir les fruits, comme les nomades de passage, il brûle dix
lieues de pays pour faire du feu dans son campement d'un jour.
La camelotte dont il a inondé le marché, les bijoux fourrés, les
confections en pelure d'oignon, les chaussures à semelles de
carton ont inspiré aux étrangers une invincible horreur pour
tous les produits parisiens.
Sur ce terrain l'industriel d'origine française ne peut sui-
vre le Juif ; sans être insensible à l'espoir d'un gain raisonnable,
il a le respect de lui-même, le souci de l'honneur, et il cède la
place au Juif26.
Quelques-uns s'obstinent à faire des choses exquises qui
ne se vendent plus. J'ai visité quelques fabricants de fleurs fines
qui m'avaient félicité de mon livre. Rien n'est plus triste [42]
que ces ateliers à la porte desquels frappe déjà la ruine. L'un de
ces fabricants qui occupait vingt ouvrières n'en occupe plus que
trois, il me montrait, avec une satisfaction artistique, ces garni-
tures, ces écharpes de fleurs de pêcher, de pommier, ces volubi-
lis, ces tubéreuses, ces liserons qui semblent tout humides en-
core de rosée. Quand la saison touche à la fin, les Juifs viennent
proposer au petit patron de reprendre ces merveilles à vil prix, il

26 Ce sont là encore comme des réminiscences lointaines des règle-

ments sévères des corporations d'autrefois dont tous les membres étaient
solidaires, où l'honneur de chacun était l'honneur de tous comme dans un
régiment. La réclame éhontée d'aujourd'hui eût indigné nos pères. Les jurés
en exercice veillaient avec soin à ce que la marchandise fut « toujours trou-
vée loyale ». En 1760, des tailleurs firent courir des billets dans le public
pour annoncer des vêtements à des prix très médiocres, on examina ces vê-
tements, on les trouva mal faits, et on fit défense aux tailleurs de continuer.
Tout milieu industriel dans lequel le Juif pénètre est discrédité au
bout de quelques années. Le fait se vérifie à quelques lieues de distance pour
des industries similaires. La Chaux de Fonds célèbre autrefois dans le monde
entier pour ses fabriques d'horlogerie, a été envahie par les Juifs. Elle est en
pleine décadence. Le Locle, au contraire, où les Juifs ne se sont pas encore
installés, a conservé toute sa renommée.

58
La fin d’un monde

les flanque à la porte et garde au fond d'un coffre ces fleurs qu'il
aime comme un Hollandais aimait ses tulipes.
Dans cet atelier devenu trop vaste qui donne, comme
tous les logements d'ouvrier du quartier, sur des cours sombres,
maussades, parmi ces matrices, ces fers, ces godets qui traî-
naient sur les tables, la pensée revenait de ces soirées brillantes
d'autrefois où nos élégantes se paraient devant l'étranger des
créations de nos artisans, où Paris heureux, triomphant, aima-
ble était encore l'arbitre du goût en Europe…

C'est une loi inexorable : le flot juif grandissant sans


cesse, tout Français tant qu'il n'aura pas repris son bon sens et
reconnu où est l'ennemi, doit s'effacer devant l'envahisseur.
Comment le natif résisterait-il puisque la police, la magistra-
ture, l'autorité sous toutes ses formes, l'influence dans toutes
ses manifestations appartiennent au Juif allemand ?
Beaucoup de ces vaincus ont eu une consolation, ils sont
venus me trouver pour me raconter leurs affaires, et ils sont ve-
nus en si grand nombre, que j'ai dû me réfugier aux champs
pour travailler un peu.
Je vois encore un brave entrepreneur de charpentes gri-
sonnant mais solide quand même et carré des épaules, le type
intermédiaire entre l'ouvrier et le bourgeois.
— J'ai tout perdu, me disait-il, pour être un jour maudit
resté à mon chantier cinq minutes de trop.
Il avait fait sa petite affaire et il était prêt à se retirer
lorsqu'un matin, un Juif vint le trouver, au nom d'une Société
[43] qui s'occupait du commerce des bois. On l'enjôla, il se lais-
sa tenter, on s'installa dans son chantier, on lui promit monts et
merveilles, on l'envoya en Transylvanie, il y conclut un traité
très avantageux, il attrapa les fièvres, puis une congestion céré-
brale, il revint et on lui dit : « Tout est à nous, fichez-nous le
camp. »
Il plaida. Il avait tellement le bon droit pour lui que Me
Demange crut pouvoir lui annoncer d'avance que sa cause était
gagnée. A l'instant suprême, les Juifs mettent la dernière en-
chère, comme dans l'affaire Erlanger, jettent quelques billets de
mille francs dans la balance de Thémis, et le malheureux est
débouté et condamné, par surcroît, à des dommages-intérêts.
— Que voulez vous que je devienne ? me disait-il, à mon
âge on ne recommence pas la vie. Si vous saviez quelle douleur
pour moi lorsque je repasse devant mon chantier, devant le pa-
villon où j'ai travaillé si longtemps, où je faisais la paye chaque

59
La fin d’un monde

samedi ! Ces choses-là, voyez-vous, cela vous déchire la poi-


trine…
Il m'a interrogé sur la cour de Cassation. Je lui ai dit que
pour ces cas il fallait un spécialiste, il m'a demandé aussi, à pro-
pos de ses dommages-intérêts, si le pourvoi en Cassation était
suspensif.
Je lui ai répondu, je me le rappelle, que suspensif en tout
cas, le pourvoi l'était pour moi et qu'on ne pouvait pas me saisir
mon dernier livre, quoique le jugement l'ordonnât.
— Ah ! s'écria-t-il. Je vous promets qu'il y a toujours un
exemplaire qu'ils ne saisiront pas, c'est le mien : j'y tiens trop…
C'est parmi ceux-là que la protestation contre le Sémi-
tisme a rencontré le plus d'adhésions. Ils n'ont pas la passivité
de ce pauvre peuple qui, discipliné à la souffrance, ploie les
épaules pour qu'on lui mette plus facilement le fardeau sur le
dos, ils ont connu des jours meilleurs et ils s'en souviennent , ils
peuvent mieux apprécier que les prolétaires les ravages du Juif :
ils ont vu le Juif à l'œuvre, en effet, ils [44] savent quelles man-
œuvres emploie ce combattant sans scrupules qui, sur le terrain
commercial, comme ailleurs, fait toujours le coup de la main
gauche… Ces vaincus de la Bourgeoisie seront bientôt à l'avant-
garde de l'armée socialiste.
Cette situation explique la prostration qui succède à l'ac-
tivité exagérée et fiévreuse qui a signalé le milieu de ce siècle.
La haute Bourgeoisie gavée, repue, n'a plus même l'âpre-
té au gain d'autrefois ; elle s'endort sur son lit de millions,
même pour des entreprises où pourrait se déployer une énergie
légitime, elle est indifférente.
Nos grands ports ressembleront bientôt à Lorient et à
Dunkerque qui, après avoir été si animés au XVIIe siècle, sont
maintenant presque déserts. Le Havre se plaint déjà de la dimi-
nution de son mouvement. Marseille voit, grâce au Saint-
Gothard, une partie du transit lui échapper et passer à Gênes27.

27 Le Saint-Gothard a créé, entre la mer du Nord et la Méditerranée,


un courant formidable dont Gênes profite entièrement.
En 1881 c'est-à-dire un an avant l'ouverture du Saint-Gothard, Gênes
avait un mouvement de 1,264,000 tonnes. Ce port a obtenu depuis les ton-
nages suivants :
1882 1.315.000 tonnes.
1883 1.460.000
1884 1.588.008
1885 1.800.000
Soit une augmentation de 50 p. 100.

60
La fin d’un monde

En ruinant l'Union générale, ce vieux fourbe de Freyci-


net, qui a commis, de l'air le plus innocent du monde, les plus
[45] grandes infamies de ce temps, s'est arrangé pour qu'il n'y
ait plus de finance française.
Certain qu'une guerre avec l'Allemagne était inévitable,
ce protestant patriote a fait absolument le contraire de ce que
fait Bismarck, qui, dans la prévision d'une guerre avec la Russie,
s'efforce de fermer le marché de Berlin aux fonds russes.
Freycinet, lui, a livré le marché de Paris à la Banque allemande.
« Si vous vous permettez de faire des affaires financières
chez vous, ont dit les Rothschild aux banquiers français, on vous
traduira en police correctionnelle. Chacun s'est tenu pour averti.
La noblesse française est venue, l'échine basse, féliciter les ban-
quiers de Francfort d'avoir réduit au suicide un certain nombre
de ses compatriotes. L'austère Rousse a déclaré, en pleine Aca-
démie, en recevant M. Léon Say, qu'il était parfaitement hon-
nête à un ministre de se faire le complice de Juifs allemands.
Freycinet a continué à poser pour le puritain et tout a été dit.
Aujourd'hui toutes les opérations financières importantes se
font à Berlin28.

Deux causes ont amené ce résultat, D'abord le rapprochement des


distances, Anvers n'est qu'à 1.142 kilomètres de Gênes, tandis que cette ville
se trouve à 1.218 kilomètres de Marseille. Ensuite une combinaison de tarifs
spéciaux à prix réduits.
Il n'aurait tenu qu'à nos grandes Compagnies d'adopter, elles aussi,
des tarifs qui nous auraient aidé à garder le transit français, mais les Roth-
schild cherchent à favoriser la marine italienne par la ruine de nos grands
ports.
Les administrateurs des Compagnies, d'ailleurs, gorgés de millions
pour la plupart, sont étrangers à toute pensée patriotique, ils ne se préoccu-
pent que du lucre immédiat et des bénéfices qu'on peut réaliser de suite.
M. Théry avait indiqué comme remède destiné à empêcher la ruine
de Marseille, la construction d'une voie ferrée allant de Dijon en droite ligne
sur Anvers par Bar-sur-Aube, Rocroi et Charleroi et raccourcissant la dis-
tance entre Marseille et la gare du Nord de 181 kilomètres.
On a trouvé, sans doute, que ce projet ne permettait pas les vols et
les dilapidations auxquelles ont donné lieu les chemins de l'Etat, et l'idée n'a
pas eu de suites.
Il est vrai que la Chambre a voté un crédit de 5 millions pour les frais
d'études d'une percée des Alpes qui ruinerait complètement le peu de trafic
qui reste à la France. Un syndicat dont font partie M Léon Renault et M.
Cerisolies, l'ancien président de la confédération helvétique, étudiera la per-
cée jusqu'à ce qu'il ne reste plus un centime de nos 5 millions.
28 Il ne faut pas abuser des chiffres, car cela fatigue l'attention du lec-

teur et l'empêche d'en tirer un profit moral, ce qui est le but que tout écrivain
doit se proposer. Il est bon néanmoins de faire remarquer que le coup de

61
La fin d’un monde

l'Union générale a été une véritable conspiration des Rothschild, d'accord


avec Bleichroeder et Erlanger, pour déprécier les valeurs françaises au profil
des va leurs étrangères. Pour avoir entretenu des intelligences avec Charles le
Téméraire, un prince du sang, le comte de Saint-Pol, fut promené à travers
Paris sur son cheval caparaçonné de noir et il eut la tête tranchée dans la
Halle au poisson qu'on avait fait préalablement désinfecter avec baies de
genièvre. Les monarchistes s'indignent quand on demande une enquête sur
un banquier allemand qui, en s'unissant à des étrangers pour jeter le trouble
dans la fortune nationale, se rend manifestement coupable de trahison.
L'état comparatif des rentes ou valeurs françaises et des fonds
d'États étrangers, avant et après le krach, est très instructif sous ce rapport.
RENTES ET VALEURS FRANÇAISES
F J F 1
in déc. anvier in déc. er sept.
1 1882 1887 1888
881
Rente française 3 % 8 8 8 8
4 25 2 1 3 95
Rente française 4,5 % 11 1 1 1
5 15 12 70 07 05 40
Banque de France 5 4 4 2
750 725 175 725
Crédit foncier 1 1 1 1
785 500 395 365
Banque de Paris 1 1 7 8
305 070 65 38 75
Crédit Lyonnais 9 7 5 6
00 50 70 17 50
Union générale 3 5 ê —
060 00 —
Chemin de fer de Lyon.. 1 1 1 1
757 600 235 312 50
— du Nord 2 1 1 1
290 960 535 597 50
— d'Orléans 1 1 1 1
348 340 308 355
Actions de Suez 3 1 2 2
390 875 060 205

FONDS D'ÉTATS ETRANGERS


F J Fin 1
in déc. anvier déc. 1887 er sept.
1 1882 1888
881
Consolidés anglais 9 9 102 1
3%(2,75%) 9,5 8 70 conv 00 70
Rente hongroise 7 7 79 8
4% 9 90 0 60 4
— Italienne 9 8 95 9
5% 0 35 5 80 6 85
— espagnole - 6 67 7
4% 3 75 4 80
— russe 1877 5% 9 8 100 1
2 70 6 60 02 25

62
La fin d’un monde

[46]
Le règne de la Bourgeoisie est donc bien près de finir, car
elle est coupée maintenant en deux tronçons : l'un qui se rap-
proche du prolétariat, l'autre qui se soude à une aristocratie
particulière qui n'a pas d'analogue dans l'histoire, ploutocratie
titrée plus qu'aristocratie dans le sens ancien (gouvernement
des meilleurs), classe hybride, jouisseuse, peureuse, avide en-
core, mais qui n'ose plus rien prendre sans la permission des
Rothschild.
[47]
La dernière forteresse de la Bourgeoisie reste le gouver-
nement et les Chambres. Ils sont tous là en famille, bourgeois de
pied en cap. Les monarchistes se résigneraient volontiers à la
République —à la condition de conserver leurs biens ; les répu-
blicains ne demanderaient que l'avènement des Orléans,— à la
condition de conserver leurs places. Ils échangent tous leurs
pensées sur ce point dans les couloirs en des conversations plei-
nes d'effusion, et ils rentrent en séance pour avoir l'air de se
combattre afin d'amuser le Peuple et de lui faire oublier qu'il
meurt de faim…
Pour la Bourgeoisie, il n'y a plus qu'un être que l'on
puisse exploiter en toute sûreté, car il se refait toujours avec les
fonds des contribuables, c'est l'État. La fonction, le mandat légi-
slatif, le siège de magistrat avec tous les profits annexes, le pot-
de-vin, la vente d'influences, voilà l'objectif.
Ceci constitue un régime, un système qui est le même au
fond, qu'il s'appelle l'Opportunisme ou le Radicalisme, c'est tou-
jours la République administrative et parlementaire, la grosse
vache à lait bourgeoise, et la Bourgeoisie y tient. Aussi vous ex-
pliquez-vous les hurlements qu'a poussés la belle jeunesse des
écoles lorsque Boulanger a paru menacer ce gouvernement où
tout est vénal.
Il semblait que la jeunesse universitaire dût toujours et
quand même être de l’opposition, elle avait manifesté contre
cette antique monarchie des Bourbons qui tenait une si grande

— portugaise 3% 5 5 58 6
4 1 25 5
autrichienne (or). 8 7 61 9
4% 1 8 10 2 50
Dette tunisienne 4 3 507 5
4% 31 50 12 50
Dette égyptienne unifiée 3 3 370 4
6% 62 00 10

63
La fin d’un monde

place en Europe, manifesté contre un roi sage qui, à défaut de


gloire, donnait au pays une certaine prospérité matérielle, ma-
nifesté contre le vainqueur de Magenta et de Solferino.
« Jeunesse ! Jeunesse ! disaient les vieillards, vous serez donc
toujours contre le gouvernement ! » Les vieillards se trom-
paient. La jeunesse bourgeoise a fini par trouver son gouverne-
ment idéal, le gouvernement de ses rêves, le gouvernement
qu'elle acclame dans la rue et qu'elle se déclare prête à défendre
contre les partisans du changement. Ce gouvernement c'est le
gouvernement qui s'est incarné dans Grévy, le gouvernement
qui a produit Wilson et la Limouzin…
[48]
Au moment où tout Paris protestait contre le scandaleux
acquittement de l'homme qui avait vendu la croix de la Légion
d'honneur, on avait annoncé que les jeunes gens des Écoles se
préparaient à aller donner un charivari avenue d'Iéna.
— Nos jeunes gens aller huer Wilson ! s'écria quelqu'un
qui connaît bien le Quartier latin d'aujourd'hui, mais s'ils al-
laient avenue d'Iéna, ce serait pour acclamer M. Gendre ! Soyez
sûrs qu'ils l'admirent beaucoup parce qu'il a gagné de l'argent.
Ce pessimiste avait raison et on le vit bien lorsque ces
hommes de vingt ans, que les ignominies de Wilson avaient
laissés indifférents, se réunirent en bandes pour aller insulter
un général français qui avait vaillamment combattu pour la
France en Italie, en Afrique, en Cochinchine, sous les murs de
Paris, et qui avait reçu six blessures pour la Patrie.
Pour ces fils de la Bourgeoisie, cette République où tout
est aux enchères est le gouvernement parfait. Ils rêvent d'avoir
part à ces tripotages. La fameuse phrase de Me Lenté a produit
sur eux l'effet que produisait sur la jeunesse d'autrefois quelque
phrase éloquente, quelque strophe enflammée, quelque tirade
passionnée. Ils méditent cela : « Connaissez-vous ce ministre
qui avait fait connaissance avec les huissiers avant d'être salué
par ceux d'un ministère et qui, descendu d'un sixième étage où
il oubliait de payer son terme, s'est retiré dans l'opulence après
quelques mois de pouvoir. »
— Hein ! Tout de même ! A-t-il eu de la chance, ce minis-
tre, d'avoir volé tant d'argent après quelques mois de pouvoir !
Je serai peut-être comme cela !
— Moi, j'aime mieux être magistrat. On fait des coups
aussi et on est plus considéré…

64
La fin d’un monde

Alors ils se racontent les exploits de leurs parents29.


[49]
—Mon oncle était aux abois, on ne voulait même plus es-
compter ses billets et il était fort embarrassé de rendre des
comptes de tutelle, il a enlevé l'acquittement d'Erlanger et il a 3
millions maintenant.
— Mon père n'a pas eu tant dans l'affaire de l'Union gé-
nérale. Bleichroeder et Rothschild ont bien fait les choses tout
de même, mais les ministres ont tout pris pour eux….
— Voilà ce que je ne comprends pas, interrompt avec une
indignation généreuse un jeune homme qui sera procureur
comme Loew. Dans des affaires comme cela, je voudrais que
tout le monde eût sa part.
— Selon l'importance des fonctions ?…
— Naturellement.
Et tous, pleins de rêves d'avenir, songent à des malpro-
pretés colossales, à des malversations, à des concussions comme
on n'en a pas encore vues, et se mettent à chanter en chœur :
Nous entrerons clans la carrière
Quand nos aînés n'y seront plus.

29 Ce que j'écris s'applique surtout à la coterie restreinte et bruyante

qui, sous la conduite de quelques meneurs, fils de députés, de fonctionnaires,


de magistrats des nouvelles couches, n'a pas craint d'afficher honteusement
sa sympathie pour la République maçonnique et juive représentée par Ferry.
Le fait que ces manifestations aient pu se produire impunément dans
le quartier des Écoles, démontre que la jeunesse bourgeoise est descendue
bien bas, mais il faudrait désespérer de la France si tous les jeunes gens en
étaient là. Il n'en est pas ainsi, Dieu merci ! Et, tout au contraire, il s'est cons-
titué parmi les esprits élevés et studieux, un groupe où l'on recherche patrio-
tiquement le moyen de résoudre la question sociale en débarrassant la
France de l'invasion sémitique.
Avant même l'apparition de la France juive quelques jeunes gens
étaient allés étudier les Juifs dans le quartier Saint-Paul, aux environs de
cette rue des Rosiers qui forme comme un petit ghetto dans Paris. Ils sont
venus me trouver et nous avons été visiter ensemble ces cafés exclusivement
peuplés de Juifs ou de Juives, ces cabarets couverts d'inscriptions hébraï-
ques, dans lesquels on ne mange que de la viande casher, on ne boit que des
breuvages spéciaux. C'est un coin de Paris très curieux.
Au Quartier latin, l'élite intelligente est boulangiste, non par entraî-
nement, mais parce qu'elle espère que le général mettra fin à cet odieux ré-
gime qui déshonore et qui souille tout, qui fait litière de tout ce qui à quelque
prix pour une âme généreuse.
M. Maurice Barrès a traduit, dans quelques articles remarquables
publiés par le Figaro, le mépris de tous les êtres qui ont une valeur pour ce
ramassis d'escrocs, d'ignares, de Prudhommes corrompus qui tiennent entre
leurs mains visqueuses ce pays qui a été si grand.

65
La fin d’un monde

LIVRE TROISIEME
LES MONOPOLES
Les grands et les petits fiefs.— Le règne des Rothschild. Les emprunts
d'États.— Le monopole et les objets de première nécessité.— La Grai-
neterie française.— La ruine de l'agriculture.— Les adjudications pu-
bliques.— Les cafés.— Ce qui se passe à l'étranger.— L'accaparement
du cuivre. — Un type d'industriel juif : Lazare Weiller.—
L’Interpellation de M. Laur.— Les fournitures de l'armée. Les cartou-
ches en laiton.— Grands exemples laissés par l'ancienne monarchie.—
Marillac et Secrétan.— La fin du petit commerce.— Les grands maga-
sins.— Le droit de justice.— Comment on se fait décorer.— Les Ha-
chette et la censure.— Histoire d'un monopole.— Les députés de la
droite n'osent pas parler.— Ce qu'on vend dans les gares.— Le Zohar et
la Première maîtresse. Messire Luc et ce qu'en dirent Évinquabre,
Épaminondas, Diogène Laertius et autres personnages notables.— M.
Blount et son respect du droit des Français.— Les lettres d'égards.—
Le bilan des monopoles. Tentatives des petits commerçants pour s'or-
ganiser.— Pourquoi la presse ne peut parler.— Le testament de M.
Boucicaut.— Une statue ridicule.

La grande féodalité s'est constituée aux dépens des pos-


sesseurs de petits fiefs ; la grande féodalité industrielle et finan-
cière s'est constituée de même aux dépens de la petite bourgeoi-
sie. Le mouvement de concentration s'opère depuis quelques
années avec une si effrayante rapidité, il écrase si implacable-
ment tous les petits, qu'il est permis d'espérer que le choc en
retour n'est pas éloigné.
A la tête de cette féodalité, laissant bien loin en arrière les
plus dévorants et les plus féroces, figurent les Rothschild.
« L'histoire de la famille Rothschild, a écrit Mommen, se-
rait [52] plus intéressante à écrire que celle de bien des dynas-
ties royales », et les Archives israélites se pâment en citant ce
mot qu'elles trouvent très juste. Sans contester l'exactitude de
cette parole de Mommsen, il faut reconnaître que cette histoire
ne peut être écrite que lorsqu'on aura le dénouement. Il s'agit
moins, d'ailleurs, d'une histoire à écrire que d'un procès à ins-
truire, et, pour commencer le procès, il faudrait avoir toutes les
pièces sous les yeux.
Histoire ou procès, c'est une page curieuse à remplir pour
ceux qui viendront après nous. Jamais puissance ne fut plus
formidable et cette puissance ne tient à rien, elle s'effondrera,
comme par enchantement, le jour où quelques Français résolus
pénétreront rue Laffitte et conduiront les princes d'Israël à Ma-

66
La fin d’un monde

zas, aujourd'hui elle s'impose souverainement à tous les chefs


de peuple, elle est obéie par les ministres de tous les pays, et
demain, semblable à ces fantasmagories qui disparaissent aux
premières lueurs du matin, elle s'évanouira devant quelques
êtres de réalité et de bon sens qui marcheront au-devant du fan-
tôme et qu’ils interpelleront directement. Puissance bizarre,
encore une fois, qui est effrayante et qui, au fond, ne repose sur
aucune base, n'a point de corps, n'a d'existence apparente,
comme les fantômes, que grâce à une certaine atmosphère
d'idées troubles et fausses que la presse maçonnique et juive
entretient depuis un siècle.
Le monde vit bien des régimes bizarres et des tyrannies
pesantes, mais il ne vit jamais rien de semblable à cela : les peu-
ples ruinés bénissant ceux qui les ruinent, ceux qui ont élevé
leur prodigieuse fortune aux dépens de millions de travailleurs ;
les rois honorant les financiers qui ont dévoré la nation sur la-
quelle ces rois avaient mission de veiller.
En quelques années les Rothschild ont mis l'Autriche à
sec. La Hongrie a vu grâce à leur intervention, décupler sa dette
en moins de douze ans. La dette hongroise était en 1873 de 221
millions, en 1885 elle était de 1,461 millions, aujourd'hui elle
dépasse 1,600 millions. C'est en présence de ce résultat que M.
Tisza, l'homme des Juifs, l'insulteur [53] de la France, propose
d'accorder un tabouret à la cour au baron Albert de Rothschild
et à sa femme la baronne Bettina « en reconnaissance des méri-
tes de M. de Rothschild pour le développement du crédit natio-
nal de la Hongrie »30.
En Autriche-Hongrie, du moins, quelques députés pro-
testent, en France pas un député ni de la droite ni de la gauche
n'ose rappeler à la tribune que c'est aux Rothschild et à leurs
opérations usuraires que nous devons l'effroyable situation fi-
nancière au milieu de laquelle nous nous débattons.
Je ne suis pas curieux, mais j'avoue que j'aimerais à cau-
ser, à cœur ouvert, avec les Rothschild et à leur demander
comment ils croient qu'ils finiront, puisque aussi bien tout finit

30 Tous les journaux avaient annoncé qu'à la suite de l'outrage adres-


sé à la France en plein parlement par le ministre hongrois, M. Gustave de
Rothschild, consul général d'Autriche-Hongrie à Paris, avait envoyé sa dé-
mission. C'était là un acte de simple décence lorsqu'on connaît l'accueil que
fait la société française au baron et à la baronne Gustave. Le baron adressa
une note très raide à l'agence Havas pour annoncer qu'il n'avait jamais eu
l'intention qu'on lui prêtait. Que voulez-vous ? Il savait qu'il n’avait pas à se
gêner avec notre aristocratie et il se conduisait en conséquence.

67
La fin d’un monde

sur la terre. Ils ont passé depuis quelques années par des alter-
natives diverses, ils ont tremblé un moment mais ils se sont ras-
surés par la facilité qu'ils ont trouvée à obtenir la neutralité de
quelques meneurs du parti ouvrier. Pour l'instant, ils sont dans
l'apothéose et s'occupent de transformer l'hôtel de la rue Laf-
fitte, où mourut le baron James en « une Maison de souvenir »
comme la maison de Francfort. Ce sera le Saint-Denis de la dy-
nastie, on y viendra en pèlerinage, mais il y a quelquefois des
pèlerins qui sont affamés.
C'est de la France, malgré tout, que les Rothschild ont le
plus peur, quoique le parti antisémitique n'y soit pas encore
aussi complètement organisé qu'en Allemagne et en Roumanie.
Dès qu'ils n'auront plus la France, ils n'auront plus rien, ils au-
ront perdu le levier, le champ d'action.
[54]
C'est par la France, en effet, qu'ils gouvernent le monde,
c'est notre or drainé par eux qui leur permet d'obtenir des gou-
vernements où l'on sait encore ce que vaut le Juif, des honneurs
pour eux, des faveurs pour leurs coreligionnaires et la persécu-
tion plus ou moins ouverte contre l'Église. Les finances italien-
nes sont une improvisation des Rothschild.
Un jour le comte de Breda, voyageant dans le même
compartiment de chemin de fer qu'un des Rothschild de Franc-
fort, lui demanda pourquoi leur maison soutenait avec tant
d'énergie le crédit de l'Italie, qui ne reposait absolument sur
rien.
— C'est notre manière à nous de taper sur les curés, ré-
pondit le baron.
A force d'habileté les Rothschild sont parvenus à décider
la France à fournir à un pays qui nous déteste, qui nous insulte
lâchement, qui ne cache pas son intention de nous frapper par
derrière dès que nous aurons la guerre avec l'Allemagne, les
moyens de payer des armements énormes et d'avoir une flotte
supérieure à la nôtre.
Grâce aux Rothschild la rente italienne a été placée pres-
que exclusivement en France. L'Angleterre et l'Allemagne, qui
prodiguent leur sympathie à l'Italie, n'ont pas la moindre
confiance en elle au point de vue financier, il suffit, pour s'en
assurer, d'examiner les sommes payées au mois de juillet der-
nier pour les coupons du 5 % italien :

Paris. . . . . 57,190,000 francs.


Londres. . 3,500,000 —

68
La fin d’un monde

Berlin . . . 77,000 (soixante-dix-sept mille francs).

Et c'est à Berlin que cet odieux Polichinelle de Crispi


vient demander le mot d'ordre contre nous !
En quelques années on a écoulé chez nous pour 3 mil-
liards 450 mille francs de rente italienne ! Il se négocie plus de
rente italienne à Paris en un jour qu'il ne s'en négocie [55] en
une semaine sur toutes les autres places de l'Europe31.
Cet argent bénévolement fourni par nous à l'Italie sera,
remarquez-le bien, absolument perdu pour nous en cas de
guerre. L'Italie, qui est hors d'état de faire face à la dette énorme
qu'elle a contractée pour jouer un rôle parmi les grandes puis-
sances, fera banqueroute avec la plus aimable désinvolture.
C'est, d'ailleurs, une des grandes forces des Rothschild
que le mépris souverain qu'ils ont pour nous. Pour avoir une
croix de plus ou même obtenir une poignée de main d'un souve-
rain quelconque, ils n'hésiteraient pas à lancer les emprunts les
plus invraisemblables.
Il a fallu une loi spéciale pour autoriser la Compagnie de
Panama à émettre des valeurs à lots, les Rothschild, de leur
simple autorité privée, ont forcé les agents de change de Paris
d'admettre à la cote les obligations à lots du Congo.
La Lanterne, peu suspecte d'antisémitisme, nous ap-
prend que c'est le Lambert de Bruxelles qui, chargé de cette né-
gociation par le roi des Belges, est venu à Paris tout exprès et
que les agents de change, après avoir essayé de résister, ont été
obligés de capituler devant la volonté formelle des barons de la
rue Laffitte.
Dans la séance du 17 juillet 1888, M. Lucien de la Fer-
rière interrogea le gouvernement à ce sujet et, sans oser na-

31 Lire sur cette question une instructive brochure : Un danger na-

tional, la rente italienne en France (Laroze et Forcel éditeurs) qui analyse


avec beaucoup de clarté la situation financière de l'Italie et montre combien
notre confiance est absurde.
Le Monde dit très justement à ce sujet :
« Fût-il jamais un prêt plus antipatriotique et plus immoral ? L'Italie
met à la disposition de Bismarck la fortune et les forces que nous lui avons
procurées. Est-il aussi un prêt plus gravement compromis par un trop natu-
rel retour de la justice de Dieu ? Les faillites des commerçants et des particu-
liers s'accumulent chez nos voisins avec une rapidité vertigineuse, les caisses
d'épargne s'effondrent de toutes parts, les communes et les municipalités
font banqueroute les unes après les autres et ferment leurs guichets au nez
des créanciers, et le contrecoup de toutes ces chutes ébranle les institutions
de crédit et le Trésor italien lui-même. »

69
La fin d’un monde

tu[56]rellement flétrir Rothschild, il dit des choses assez justes


sur ce scandale.
Le pharmacien Peytral répondit qu'il y avait un engage-
ment pris par un cabinet antérieur, mais il ne nomma pas le
ministre qui avait pris cet engagement sans en avoir le droit et
ne fit nulle mention de la somme qu'il avait reçue pour commet-
tre cette illégalité, il n'expliqua pas, surtout, comment il avait
osé prendre un pareil engagement sans consulter la Chambre.
M. de la Ferriêre insista, mais, voyant que la vérité allait
peut-être se faire jour, les membres de la gauche, auxquels
l'agent des Rothschild avait distribué, selon l'usage, la petite
sportule qu'on donne sur chaque affaire, se mirent à faire du
bruit et étouffèrent la discussion. Vous n'avez, du reste, qu'à
consulter le compte rendu du Journal Officiel, vous y constate-
rez les cris à : « A un mois ! » et les « interruptions à gauche. »
Le roi des Belges invitera Lambert et sa femme à dîner et
c'est les gogos français qui payeront.
Il me semble inutile d'entrer dans le mécanisme de toutes
ces opérations financières, on en trouvera le détail dans le der-
nier livre de Chirac : L'Agiotage sous la troisième République
et, au fond, très peu de personnes s'intéressent à ces explica-
tions qui sont cependant si instructives. Les cervelles anémiées
de notre temps sont incapables de l'effort qu'il faudrait pour
suivre ces chiffres. Le pli est pris : nous devons être dépouillés
par les Juifs, cela doit être comme cela…
Le monopole odieux, le monopole qui finira par déchaî-
ner sur les Juifs et les Judaïsants l'indignation publique, c'est le
monopole exercé sur tout ce qui touche aux objets de première
nécessité, à l'industrie, à l'existence même de l'homme. C'est sur
un fait de ce genre qu'on pourrait un jour mettre les princes
d'Israël en état d'arrestation, une fois qu'ils seraient sous les
verrous on aurait l'occasion d'étudier un peu leur comptabilité.
[57]
Les Rothschild devaient fatalement entrer dans cette voie
et vouloir la conquête absolue, complète, totale. Ils y sont arri-
vés.
La Graineterie française, qui se nomme ainsi par anti-
phrase puisqu'elle est tout entière entre les mains des Juifs al-
lemands, a pris l'agriculture pour domaine et se livre là à l'agio-
tage le plus effréné. On se souvient du krach qui se produisit,
grâce à elle, l'an dernier.

70
La fin d’un monde

La liquidation du fameux syndicat, sur lequel un corres-


pondant de la Gazette des Campagnes32 a donné de si édifiants
renseignements, a semé des ruines nouvelles la place de Paris,
déjà si éprouvée, inondé le marché de blé étranger et fait perdre
ainsi à nos paysans français le maigre bénéfice qu'aurait pu leur
assurer une année exceptionnellement favorable.
Le Monde33 a bien mis en relief ce qu'a d'immoral cet
agiotage éhonté sur les choses nécessaires à la vie.
[58]
Cette histoire édifiante, dit M. Louis Hervé, qui
fournit un chapitre à ajouter au livre de M. Drumont, nous donne
une idée du crédit agricole, tel que le pratique la race sémite dans
les deux mondes. Elle nous donne la clef des fluctuations invrai-
semblables et inexpliquées qu'ont subies les blés et les farines
depuis quatre mois, et par une suite naturelle, des très bas cours
actuels qui ne répondent pas à la situation de nos récoltes, mais
qui résultent de la liquidation forcée du fameux stock de 31 mil-
lions d'hectolitres.
Donc cette situation nous prouve une fois de plus
que la taxe de 5 francs sur les blés étrangers est absolument in-
suffisante pour modérer le mouvement des importations de blés
étrangers, et pour contenir dans des limites raisonnables les
manœuvres de l'agiotage international dont la Juiverie forme
l'état-major. Les libre-échangistes, si courroucés contre les pré-
tendus marquis du pain cher, doivent savoir aujourd'hui dans

32 « Dans le courant du mois de mai, dit ce correspondant, on croyait


les récoltes compromises en Europe par une température froide et aride. La
Juiverie grainetière et financière s'entendit avec la banque de Nevada pour
acheter tous les blés des entrepôts de Chicago, de New York, de Saint-Louis
et de San Francisco. Si bien qu'au 15 juin, elle se trouvait propriétaire de 37
millions d'hectolitres de blé d'Amérique, achetés par elle de 10 fr. 80 à 13 fr.
88 l'hectolitre.
« Encouragée par ce résultat obtenu en Amérique, la bande juive fit
dans la même semaine une rafle semblable sur les stocks de Liverpool, de
Londres, de Hambourg et de Berlin, s'élevant en tout à 3,500,000 hectolitres
environ.
« Des ordres précis furent envoyés à la bande juive de Paris qui agio-
ta au cercle du Louvre, en moins de huit jours les farines de douze marques
montèrent de 52 à 58 et même 60 francs le sac ! Le tour était joué.
« Les malheureux acheteurs à découvert passèrent sous les fourches
caudines de la bande. Tous ont payé, dit-on, quoique ruinés (sauf l'illustre
Wilson qu'on n'osa pas exécuter, les Juifs ont leurs raisons pour cela, tout en
se promettant de le faire payer autrement).
On sait si cette prophétie s'est réalisée.
A la fin de juin le temps devint beau, une baisse se produisit et fina-
lement les 37 millions d'hectolitres de blé américain durent être liquidés à
10, 11 et même 9 francs l'hectolitre.
33 Monde du 23 août 1887.

71
La fin d’un monde

quelle catégorie ils doivent les chercher, et, en tout cas, ils sont
bien aveugles s'ils ne comprennent pas que le producteur est la
première victime de ces tripotages cosmopolites. On doit bien
penser que la spéculation juive essayera de prendre sa revanche
de cet échec momentané. Aujourd'hui, il paraît que c'est sur les
houilles qu'elle étend ses griffes sémitiques, il s'agit d'acheter
ferme tous les stocks des grandes houillères d'Angleterre, de Bel-
gique, de France et d'Allemagne, pour monopoliser la vente et
faire la loi aux acheteurs.
Quoi qu'il en soit, on voit que si le socialisme d'en
bas est un ennemi de la propriété et de l'ordre social, il a dans la
Juiverie financière un complice dont la Graineterie soi-disant
française est loin d'avoir montré le dernier mot.
Le crédit agricole juif, on le voit, à la puissance de
faire hausser ou baisser de 4 francs le prix du blé en huit jours, et
d'enlever aux producteurs le maigre bénéfice qu'ils peuvent espé-
rer du droit de 5 francs. C'est dire que si l’agriculture manque de
capitaux pour produire, les capitaux ne manquent pas pour la
rançonner. A l'heure présente, le blé à 23 francs ne rémunérera
pas le quart des producteurs français, malgré le droit de 5 francs.
D'ailleurs, les importations de farines, encouragées par le droit
insuffisant de 8 francs, prendront un développement ruineux à la
fois pour la meunerie et pour la culture si nos députés
n’obtiennent pas le relèvement de la taxe actuelle. La crise agri-
cole va donc continuer sur les blés pendant la prochaine campa-
gne.
Les Francs-Maçons républicains qui dirigent en réalité le
[59] ministère de la guerre aident, moyennant une grasse rétri-
bution, la Juiverie cosmopolite à ruiner notre agriculture de
façon à ce qu'au moment d'un conflit avec l'Allemagne ce soient
les Juifs allemands qui tiennent tous les approvisionnements
entre leurs mains34.
Protestations de cultivateurs, vœux de conseils généraux,
pétitions, tout est inutile, le ministre de la guerre, quel qu'il soit,
sait que le jour où il ne servirait plus les intérêts de la Juiverie, il
serait renversé le lendemain par les Francs-Maçons de la
Chambre à la solde d'Israël.
Le Bulletin du Syndicat agricole d'Ille et Vilaine dit à ce
sujet :
Le gouvernement semble prendre à tâche de ne rien
négliger pour hâter la ruine de notre agriculture.

34On sait que c'est le Juif Eugène Mayer assisté de Lockroy et de

toute la Juiverie républicaine qui avait organisé un meeting au Cirque d'hiver


pour protester contre le vote du droit de 5 francs qui devait soulager un peu
nos malheureux paysans si le syndicat sur les blés n'avait pas été plus fort
que la loi.

72
La fin d’un monde

On la saigne à blanc pour extraire de ses veines des


impôts fabuleux que bientôt elle ne pourra plus payer, et on lui
enlève les moyens de se reconstituer.
La Société d'agriculture et d'industrie d'Ille et Vilaine
a adressé au ministre une pétition en faveur de nos malheureux
cultivateurs.
Le Conseil général d'Ille et Vilaine a unanimement
émis un vœu dans le même sens.
Par une lettre du 20 août 1887, le ministre de l'agri-
culture a fait connaître le refus formel opposé à ces légitimes ré-
clamations par le ministre de la guerre.
Le ministre prétend que cette mesure a été réclamée
par les commissaires du budget de la Chambre des députés, tous
républicains.
Ainsi, nos cultivateurs voient qu'ils n'ont à attendre
du gouvernement et de la majorité républicaine que des impôts
nouveaux. Quant à faciliter, au moins pour nourrir notre armée,
la vente de leurs produits, on s'y refuse absolument. C'est aux
Juifs allemands et russes, aux spéculateurs de la Société de la
Graineterie, que tous les bénéfices sont réservés. Par son mono-
pole, elle abaissera, selon ses intérêts, les [60] cours du marché,
et nos cultivateurs seront réduits à céder à vil prix leurs denrées
aux représentants de cette Société qui les revendent à l'Etat avec
un gros bénéfice.
N'est-ce pas monstrueux ! Quels motifs inavouables,
quels honteux intérêts peuvent déterminer une pareille
conduite ?

La Chambre finit cependant par s'émouvoir de cette si-


tuation. Le 29 octobre dernier, à la suite d'un remarquable dis-
cours de M. René Brice, 55 députés de la gauche, un peu moins
pourris que les autres, s'unirent à la droite pour voter un ordre
du jour qui rétablissait la gestion directe pour l'armée, c'est-à-
dire qui permettait aux petits cultivateurs français de prendre
part à des adjudications partielles dans la région qu'ils habi-
taient.
Que croyez-vous qu'il arrivât ? Au Sénat, Léon Say,
l'homme des Rothschild, monte à la tribune, prononce quelques
paroles pour signifier la volonté de son maître, et la solution est
indéfiniment ajournée.
Les journaux indépendants d'Algérie : le Petit Colon, la
Nouvelle France, le Franc parleur oranais, les journaux de
province : l'Éclaireur de Rennes, le Propagateur picard35 ont
traité à fond cette question vitale sur laquelle la presse pari-

35 voir aussi dans l'Éclaireur de Rennes du 20 mars 1887, un article


signé « Un groupe d'Agriculteurs » et intitulé : La Graineterie française,
société juive, allemande, cosmopolite.

73
La fin d’un monde

sienne, aux gages d'Israël, a été muette comme une de ces car-
pes de Fontainebleau qui ont des anneaux d'or dans les ouïes.
Tout ceci est utile à noter et explique l'écho qu'a trouvé la
France juive dans ce pays que la Juiverie cosmopolite dévore
jusque dans ses racines. M. Franck ferait bien mieux de s'expli-
quer là-dessus dans les Débats que de répondre à tout par des
balivernes sur la tolérance que ses coreligionnaires pratiquent si
peu. Le philosophe sait parfaitement que l'on n'agiote pas im-
punément sur le pain et que cette colère des campagnes est un
indice grave. Quand les Juifs s'en[61]fuiront devant les ouvriers
de Paris, qu'ils ont réduits à la misère, ce sont les paysans qui se
chargeront de les empêcher de gagner la frontière et les rabat-
tront sur nous à coup de fourche.
Ce que nous avons dit du syndicat sur les blés s'applique
exactement d'ailleurs au syndicat sur les sucres, les agioteurs
ont exercé partout leur action dévastatrice. Les Juifs et les Ju-
daïsants, comme Lebaudy, ont commencé par troubler le mar-
ché par leurs manœuvres, leurs accaparements, leurs coups de
Bourse. Les fabricants et les raffineurs, incapables de lutter
contre une coalition si formidable, ont été ruinés ou se sont
rendus à merci en promettant de favoriser les intérêts des spé-
culateurs. Ceux qui se sont mis du côté des Juifs n'ont pas eu,
du reste, à se plaindre, car dans la séance de la Chambre du 15
janvier 1886 M. Sans Leroy déclarait que les raffineurs de Paris
avaient touché 40 millions de différence à leur profit, en une
seule année. Grâce, en effet, à la vénalité des ministres, les lois
ont été faites uniquement pour seconder les opérations des ca-
pitalistes agioteurs36.

36 Les colonies ont été absolument ruinées par le contrecoup des


opérations juives. Le salaire des ouvriers agricoles est tombé de 2,50 fr à 50
centimes et, même à ce prix, les travailleurs ne trouvent plus d'ouvrage et
sont réduits à aller mourir de la fièvre jaune à Panama.
M. Yves Marcas a publié sur cette question, dans la Revue socialiste
(février et mars 1887) deux articles pleins de chiffres et de documents
curieux.
« Voici, dit-il, un fait récent qui donnera la note juste de la situation :
« Une grande plantation des Antilles valant 1,500,000 francs devait
800,000 francs à une banque sur hypothèques et 150.000 francs à un négo-
ciant français pour envoi de marchandises. Elle vient d'être adjugée aux en-
chères pour 80,000 francs.
Si les exploitations tombaient entre les mains des gens du pays qui
les exploiteraient à leur tour, l'intérêt général n'en souffrirait pas. Malheu-
reusement, il n'en est point ainsi. Nous assistons, dans nos colonies comme
dans la métropole, au dénouement fatal de toutes les questions industrielles

74
La fin d’un monde

[62]
Tandis que les parasites s'enrichissent, les vrais travail-
leurs, ceux qui produisent, en sont réduits à la misère. Beau-
coup de cultivateurs ont abandonné le lin, la laine, les blés, les
caillettes pour se mettre à la culture intensive de la betterave, et
ils n'en ont retiré aucun bénéfice. Un cultivateur, à moitié ruiné
déjà, me traçait dans une lettre le lamentable tableau de la si-
tuation générale dans la région qu'il habite.
Vendant sa laine à 12 sous qui revient à 24, sa viande
à 50 centimes la livre nette, pour un prix de revient de 80 centi-
mes, son blé (pour surtaxe insuffisante) à 21 francs sur un prix de
revient de 27 les 100 kilogr., son lin à moitié, sa betterave à 12 p.
100 de sucre, c'est-à-dire à 1/4 de rendement en moins à
l’hectare à 18 francs les 100 kilogr. au lieu de 20 francs pour la
betterave ancienne, conséquence des baisses (le sucre est tombé
à 35 francs) et des rejets faits par les Chambres, ne pouvant plus
faire d'œillettes, de colza et de chanvre, concurrencée par la soie
de Chine, les vins d'Italie et d'Espagne pleins d'alcools insalubres
allemands entrant ainsi en fraude par tolérance, il en résulte une
perte pour le praticien de 20 à 30,000 francs par ferme.
C'est la ruine de la France, l'industrie ne trouve plus
de débouchés, s'écroule sous l'influence de la concurrence, des
tarifs de pénétration et des baisses, écrasée par ses frais géné-
raux, par les protêts à vingt-quatre heures d'échéances, et les fail-
lites où les syndics, par leurs formalités et leur force d'inertie,
mangent le pas de porte et font disparaître les clients et les
agents.
Quand un établissement tombe, le Juif rachète. Le
Chrétien a fait la réclame, la clientèle, les études, le Juif a tout ce-
la pour rien. Une autorisation que le Chrétien aurait attendue
plus d'un an peut-être est donnée au Juif en une simple visite, en
passant, chez le ministre.
Il n'y a plus partout que des Dreyfus, des Lévy et des
Lehman.
L'État voit ses impôts diminuer. Il ne nous dit pas
tout, quand il est gêné il emprunte, et le Juif, sans s’engager,
prend les titres et les replace avec un bénéfice d'un septième.
L'Aisne a 1/5 de ses terres complètement abandon-
nées, l'arrondissement d'Arras 11,000 hectares. Rothschild
achète sans cesse des terres pour la chasse en Seine-et-Marne,
car le perdreau l'intéresse plus que l'homme. J'ai vu dans la
Somme, à Talmas, vendre des terres pour 5 francs l'hectare. [63]
La crise monétaire commence dans les campagnes et les villes en
retirent leurs fonds et leur crédit.
C'est la ruine à brève échéance et comme me le disait
un de mes amis : « Un si beau pays ! Comme cela a été vite ! »

et commerciales de notre époque. Nos colonies deviennent la propriété de


grandes banques anonymes. La chose est presque faite aujourd’hui, elle le
sera tout à fait demain. »

75
La fin d’un monde

Jamais on n'a vu, à aucune époque de l'humanité, une


bande de forbans cosmopolites montrer une telle audace, per-
turber avec un tel sans-gêne les conditions d'existence des peu-
ples, introduire aussi effrontément dans les habitudes du com-
merce, le jeu, la fausse nouvelle, le mensonge, ruiner aussi bru-
talement des milliers d'hommes pour s'enrichir. C'est là le grand
phénomène de cette fin de siècle.
Après le blé, le café. Les Rothschild et la Haute Banque
s'occupent maintenant d'accaparer les cafés du monde entier et
ils se livrent sur cette denrée à des spéculations effrénées. Ils
viennent d'installer un marché à terme à Paris et le café qui fai-
sait vivre honorablement des commerçants sérieux va devenir
une valeur de jeu, les marchands de bonne foi seront ruinés, les
courtiers assermentés et qui étaient assujettis à certains devoirs
feront faillite, le petit commerce sera incessamment troublé.
M. Ariste Dody a cité, dans le Constitutionnel, quelques
chiffres qui indiquent les proportions scandaleuses que pren-
nent ces opérations.
Pendant l'année écoulée, dit notre confrère, la spécu-
lation, entraînée par les facilités des marchés à terme avec cais-
ses de liquidation, a opéré sur une seule provenance, le Santos,
province du Brésil, qui produit un bon café, véritable richesse de
ce beau pays.
La récolte à Santos a été d'environ 2,500,000 sacs,
chiffre sur lequel il faut baser toutes les appréciations sérieuses.
La spéculation avec ces 2,500.000 sacs a fait des
opérations qui ont dépassé pour l'année bien sûrement le chiffre
fantastique de 70 millions de sacs, provoquant une hausse de
plus de 100 p. 100 sur les prix de janvier 1887.
On doit noter que la production totale du café dans
le monde entier ne dépasse pas 12 millions de sacs et que la
consommation peut s'évaluer à 11 millions de sacs. Comme
[64]on le voit par ces chiffres, il a fallu une organisation savante
pour provoquer un mouvement dépassant de 25 fois la produc-
tion d'une seule qualité !…

Il en est de même dans tous les pays.


A la date du 17 janvier dernier, le Post, de Strasbourg, flé-
trissait les tripotages auxquels se livraient les Rothschild sur les
charbons.
Les masses populaires, disait ce journal, se groupent
de plus en plus contre la maison Rothschild, menacée par un
nouvel orage populaire. On sait que le baron Rothschild (celui du
tabouret offert par M. Tisza) est le principal actionnaire du ri-
chissime chemin de fer du Nord autrichien et le principal créan-
cier du pauverissime chemin de fer du Sud autrichien. En même
temps, Rothschild est propriétaire des charbonnages d'Ostrau,

76
La fin d’un monde

en compagnie des sieurs Guttmann frères. Tout à coup, on ap-


prend que le chemin de fer du Nord a consenti à ces charbonna-
ges une immense réduction des tarifs de transport, de sorte que
le chemin de fer du Sud pourra maintenant s'y fournir. La Diète
de Styrie s'est déjà occupée de l'affaire et a vivement protesté
coutre cette illégalité de permettre au chemin de fer du Nord de
réduire ses tarifs au profit d'un particulier. Du reste, ce coup
monté sera l'objet d'une discussion au Reichsrath autrichien.

L'interpellation eut lieu, en effet, au Reichsrath, mais le


ministre ayant eu la patte graissée, comme Fallières pour l'in-
terpellation des cuivres, répondit la même chose que Fallières,
c'est-à-dire que tout allait bien…
Les journaux allemands, un peu moins serviles que les
nôtres, revinrent cependant sur cette question.
La Gazette de Cologne écrivait à ce sujet :
Il est clair et constant que ce tripotage de charbon-
nage mis en scène au profit de la maison Rothschild porte, sous
tous les rapports, un préjudice aux charbonnages de la Styrie et
de la Carniole. La population dépendant de cette industrie en
souffre, parce que ces charbonnages ont perdu, à la suite de ces
tripotages, leur marché naturel. Si ces faits se renouvelaient, ils
auraient pour conséquence l'omnipotence des charbonnages de
Moravie, c'est-à-dire de MM. de Rothschild et David Guttmann
frères. Une feuille viennoise a donné à entendre que l'on ne dé-
préciait les charbonnages styriens [65] que pour pouvoir les ac-
quérir à un prix dérisoire et créer ensuite au profit des Roth-
schild et Guttmann, dans toute l'étendue de la monarchie, une
espèce de monopole des charbonnages.
C'est un fait incontestable, l'industrie et la popula-
tion autrichiennes ont été singulièrement exploitées, en ces der-
niers temps, par les maisons Rothschild et Guttmann, de conni-
vence avec la compagnie du chemin de fer du Nord-Autrichien.
Du reste, l'opinion publique est moins émue du fait lui-même
que de la toute-puissance de la maison Rothschild, qui, encore
une fois, s'est affirmée dans cette question.
La Gazette de Francfort, organe démocratique, disait de
son côté :
Le tout puissant financier qui est déjà le maître du
chemin de fer du Nord Autrichien, des charbonnages de Moravie
et de tant d'autres choses en Autriche, a fait un maître coup fi-
nancier. Ce coup là dépasse tout ce qu'on a vu sous ce rapport,
même en Amérique. Après le blé et le café, le cuivre.
On n'a pas oublié la gigantesque opération de l'accapa-
rement des cuivres. Un syndicat où figuraient la maison Roth-
schild, le Comptoir d'Escompte, la Banque de Paris, M. André
Girod et M. Secrétan, se forma pour accaparer le cuivre dans le
monde entier et déterminer une hausse de prix formidable.

77
La fin d’un monde

Le résultat désiré fut vite atteint. Il suffit pour s'en


convaincre de consulter au Bulletin officiel le prix des marchan-
dises:
Fr. c.
23 septembre 407 50
30 septembre 107 50
7 octobre 107 50
14 octobre 107 50
21 octobre 107 50
28 octobre 416 25

Dès le 4 novembre, la hausse prend des proportions


considérables:
[66]
fr. c.
4 novembre 122 50
11 novembre 127 50
18 novembre 130
25 novembre 150
2 décembre 177 50
9 décembre 185 50
16 décembre 205 50
23 décembre 214 25

Ainsi, du 21 octobre au 23 décembre, le prix du cuivre a


doublé.
C'était la ruine pour tous les petits fabricants et une émo-
tion qui se comprend se produisit partout37. Il semble qu'il n'y

37 Le Socialiste a bien indiqué le trouble que de telles coalitions jet-


tent dans le monde du travail et constaté en même temps que l'impunité était
d'avance assurée à ce qu'il appelle « la haute pègre ».
« C'est la ruine, c'est la faillite pour nombre de petits fabricants ou
industriels qui ne s'approvisionnent qu'au jour le jour et que ce scandaleux
renchérissement de la matière première met dans l'impossibilité d'exécuter
les commandes reçues, de faire honneur à leurs engagements.
« Mais, quoique la société moderne soit fille de la Révolution de
1789-93 qui pendait les accapareurs, quoique, d'autre part, il existe, même
dans le plus bourgeois des Codes, des articles prévoyant et punissant ce
genre d'opérations, les millionnaires qui ont fait le coup peuvent dormir
tranquilles. Le conseil municipal de Paris a eu beau inviter le gouvernement
à user des pouvoirs qui lui sont conférés par la loi, ils ne seront pas inquiétés.
« Leur exploit d'aujourd'hui, comme ils ne craignent pas de le faire
écrire, n'est d'ailleurs que « la répétition plus accentuée peut-être, plus sou-
daine, et plus étendue, d'exploits précédents presque analogues. » Rien de
plus incontestable. »

78
La fin d’un monde

eut qu'à appliquer le fameux article 419 du Code pénal, qui fut
appliqué à l'Union générale. Que dit donc cet article ?
Art. 419. Tous ceux qui, par des faits faux ou calom-
nieux semés à dessein dans le public, par des sur-offres faites au
prix que demandaient les vendeurs eux-mêmes, par réunion ou
coalition entre les principaux détenteurs d'une même marchan-
dise ou denrée, tendant à ne pas la vendre, ou à ne le vendre
qu'un certain prix, ou qui, par des voies ou des moyens fraudu-
leux quelconques, auront opéré la hausse [67] ou la baisse du
prix des denrées ou marchandises ou des papiers et effets publics
au-dessus ou au-dessous des prix qu’aurait déterminés la concur-
rence naturelle et libre du commerce, seront punis d'un empri-
sonnement d'un mois au moins, d'un an au plus, et d'une
amende de 500 francs à 10,000 francs. Les coupables pourront
de plus être mis, par l'arrêt ou le jugement, sous la surveillance
de la haute police pendant deux ans au moins et cinq ans au plus.

Les lecteurs intelligents auxquels, je le dis sans fausse


modestie, je me suis efforcé d'apprendre à lire les journaux, à
bien saisir le mécanisme du mouvement contemporain, ont eu
une excellente occasion d'appliquer la méthode d'analyse que je
leur recommande toujours. Ils ont pu voir fonctionner, cette fois
encore, le système de la corruption par la Presse, complément et
doublure du système juif qui s'écroulerait presque immédiate-
ment si la Presse, par ses conditions même d'existence, n'était
pas obligée sans cesse de compter avec la puissance de l'argent.
« On aggrave encore dans un but de honteuse spéculation
la situation déplorable déjà des ouvriers, on organise une
hausse factice sur le cuivre nécessaire à l'industrie ! Il est im-
possible que cela se passe ainsi, il faut interpeller le gouverne-
ment et lui demander quel usage il compte faire de l'article 419.
Demain nous espérons donner des détails plus complets et faire
toute la lumière sur cette question. »
Ainsi fulminent les journaux…..
Le lecteur ouvre son journal, le lendemain, la bouche en-
farinée, mais il s'aperçoit que le menu a été changé. Le financier
accapareur est remplacé par le curé d'un village très lointain
qui, affirme-t-on, aurait cité en chaire une parole séditieuse de
saint Augustin qu'une vieille femme aurait répétée à une autre,
laquelle l'aurait transmise à l'adjoint pour la redire au maire.
« A quoi songent nos représentants ? » demandent les journaux
républicains.
Les gens, un peu malins, comprennent que le M. Chut !
dont j'ai parlé dans la France juive devant l'opinion, a monté de
bonne heure en voiture et qu'il a fait sa tournée dans les [68]

79
La fin d’un monde

journaux en y réclamant, à l'aide d'arguments sérieux, ce qu'on


appelle « une bienveillante inattention38 ».
Le Matin profite de l'occasion pour nous donner une jolie
silhouette du Juif moderne et nous montre Lazare Weiller chez
lui. Ce Juif est décoré à vingt-six ans, tandis, qu'après trente ans
de services, de vieux soldats ont peine à obtenir la croix, il
« reçoit dans un superbe cabinet, tout tendu de vieilles tapisse-
ries, tout orné de tableaux de maîtres et de bibelots rares dont le
luxe somptueux et le cachet artistique étonneraient singulière-
ment, s'ils revenaient en ce monde, les vieux praticiens de la
génération précédente ».
Notre homme a pour la musique les goûts crocodiliques
d'Erlanger, c'est un trait de la race. « Dans un coin de l'appar-
tement, trois postes téléphoniques permettent d'entendre à vo-
lonté, sans quitter sa chaise, sans poser son cigare, les représen-
tations de l'Opéra, de l'Opéra-comique, ou même de la Monnaie
de Bruxelles. C'est le spectacle dans un fauteuil, rêvé jadis par la
fantaisie de Musset. »
Ajoutez à ce concert les gémissements des ouvriers sans
travail et des petits patrons ruinés par le coup sur le cuivre, ar-
rivant (sans téléphone) dans cet intérieur luxueux, et vous aurez
un homme parfaitement heureux. Selon le mot de Rothschild
cité par Goncourt, le Sémite peut goûter la joie ineffable de sen-
tir « des milliers de Chrétiens sous ses pieds ». Aussi Lazare
Weiller est-il heureux et il déclare que cette [69] opération est
tout à fait patriotique. C'est un bon républicain, d'ailleurs, ad-
ministrateur de la République française, il se présenta comme
député dans les Charentes, où il fut honteusement éconduit et
accueilli partout par les cris : « A bas le Juif ! »
Les Débats, le journal de tous les beaux cynismes, eurent
seuls le courage d'être francs.

38 Les choses se passent de même en Autriche, car M. Chut ! a par-

tout des collègues.


La Gazette de Francfort écrit à propos de l'affaire des charbonnages :
« Pour finir, disons un mot sur le rôle de la presse viennoise dans
cette affaire « symptomatique ». En plein Reichsrath un député a désigné,
sans ambages et ouvertement, un agent viennois, connu pour être l'entre-
metteur de la presse dans toutes les affaires de concussion et de corruption,
comme ayant joué un rôle dans cette affaire. Aussi n'y a-t-il eu en Autriche
qu'un seul organe qui ait parlé de ce maître coup.— La parole est d'argent, le
silence est d'or.— Nulle part on ne comprend la valeur de ce proverbe aussi
bien qu'en Autriche, ce pays où la pièce d'or est souveraine, sans distinction
de nationalité. »

80
La fin d’un monde

Savez-vous comment, dans la feuille de Léon Say, M. Le-


roy-Beaulieu, membre de l'Académie des sciences morales et
politiques (quelle morale et quelle politique !), appelle cette
opération ? Une heureuse razzia…
Et il ajoute : « Elle sera compensée par la ruine d'un très
grand nombre de nigauds. »
Voilà les gens qui fulminent contre les Anarchistes, lors-
que Tortelier ou Tennevin déclarent dans une réunion publique
que l'homme a le droit de faire ce qui lui plaît et de s'emparer de
ce qui est à sa convenance.
Cette razzia, que le journal des Débats flétrirait si elle
était opérée par de pauvres diables qui meurent de faim, il la
trouve admirable lorsqu'elle est exécutée par des milliardaires
qui, en imaginant les plus invraisemblables fantaisies, en se li-
vrant aux plus folles prodigalités, ne pourraient arriver à dépen-
ser ce qu'ils possèdent…
Il convient, pourtant, de féliciter M. Laur de la question
qu'il a adressée au ministre de la Justice à propos de cet accapa-
rement des cuivres. Pas plus que M. de la Ferrière, M. Laur n'a
eu le courage de prononcer le nom de Rothschild, toute cette
gauche stipendiée par les Juifs aurait protesté, mais il n'en a pas
moins montré, avec une certaine énergie, ce qu'il y avait au fond
de cette opération gigantesque. Cette pièce en collaboration, qui
se terminera comme un drame pour tons les ouvriers et les pe-
tits industriels, a cinq actes comme tout bon drame :
1° L'achat ferme du métal, opération qui se monte à 30
ou 40 millions ;
2° L'achat du métal à terme, environ 400 millions ;
3° L'achat éventuel de tout le stock des mines au-dessous
de 60 livres ;
4° La spéculation sur la valeur des mines, représentant
un capital inférieur à 4 milliards ;
5° Et enfin l'émission nouvelle d'actions à la faveur de la
hausse du cuivre.
On arrive ainsi, dit M. Francis Laur, pour les capitaux, à
mettre en mouvement dans cette colossale entreprise la somme
de 4,440,000,000 francs, c'est-à-dire à peu près à 4 milliards et
demi.
Rien n'est plus triste que de voir l'attitude de la droite
dans cette circonstance. Quelle plus belle occasion pour elle de
montrer de la sympathie à tous ces travailleurs français, qui
sont victimes de la spéculation judaïque, à ces petits patrons qui
ne peuvent exécuter leurs commandes, à ces ouvriers que les

81
La fin d’un monde

petits patrons sont obligés de renvoyer et qui reviennent tristes


dire à la ménagère : « Il n'y a plus d'ouvrage ! »
La droite interrompt à chaque instant l'orateur et affecte
de prendre le parti des accapareurs. Un député conservateur,
Kergariou, dit ce mot qui serait un mot de scélérat si ce n'était
pas un mot de bêta :
« Est ce que nous sommes ici pour nous occuper des va-
riations dans le prix des métaux ? »
Avec la supériorité d'un homme qui connaît la question
dont il parle, Laur n'a pas de peine à démontrer que le prix des
métaux est une question de défense nationale.
Le plus gros inconvénient, dit-il, celui que je veux
surtout vous signaler, c'est celui qui résulte de cette spéculation
pour notre défense nationale.
Il est incontestable que le marché international est
encore intact dans quelques-unes de ses parties, notamment en
Amérique, mais le marché français est complètement accaparé,
de deux manières : d'abord, parce que la Société des métaux pos-
sède ou a syndiqué environ huit ou neuf usines sur onze ou
douze, et que par conséquent elle possède en ses mains l'outillage
complet de la France, à une exception près.
[71]
En second lieu, comme à la marine, à la guerre, on a
encore le préjugé incroyable d'imposer, d'exiger, dans le cahier
des charges, des marques spéciales, telles que Wallaroo, lac Su-
périeur, Electrolityques, etc., marques en dehors desquelles il n'y
a point de salut, comme nos savants polytechniciens n'ont pas
voulu imposer purement et simplement des conditions d'allon-
gement, de résistance, sans s'occuper si le métal venait du nord
ou du sud, il s'ensuit que celui qui a accaparé soit les lac Supé-
rieur, soit les Electrolityques, par exemple, est absolument maî-
tre de la marine, de la guerre et des finances. Il fait la pluie et le
beau temps dans les adjudications, c'est ce qui a lieu depuis un
grand nombre d'années. C'est ce qui explique certaines fortunes
véritablement immenses faites uniquement sur les fournitures
de l'Etat.
La Société des métaux est une Société qui possède
ainsi la clientèle à peu près exclusive de l'État ; bien peu de per-
sonnes peuvent arriver à se rendre adjudicataires, à moins que la
Société veuille bien y consentir. En effet un concurrent étant
obligé de se soumettre à une marque déterminée, — le lac Supé-
rieur je suppose — si la production est achetée tout entière par la
Société des métaux, il est obligé de venir dire humblement :
« Vendez-moi du lac Supérieur pour exécuter ma commande »,
et alors le prix qu'on le lui fait payer peut rendre tout bénéfice
impossible.
L'accaparement des marques est donc une chose
faite, — et je dois le dire quoiqu'il m'en coûte — la défense natio-
nale est tout entière entre les mains de la Société des métaux.

82
La fin d’un monde

C'est ce que nous disions plus haut à propos de la Ban-


que. La défense nationale est tout entière entre les mains d'un
Juif de Francfort. En temps de guerre il faudra bien cependant
qu'il trahisse un pays quelconque, qu'il serve l'Allemagne au
profit de la France, ou la France au profit de l'Allemagne…
Un peu plus loin l'orateur revient sur ce sujet et il serait
dommage de ne point donner encore cette partie de son dis-
cours, car elle sera peut-être plus lue dans un livre que dans le
Journal Officiel et elle indiquera bien aux Français patriotes ce
qu'il y a à faire le jour même de la déclaration de guerre.
[72]
L'Etat, en effet, est le plus grand client du marché du
cuivre en France, parce qu'il a besoin de ce métal pour le dou-
blage des navires, pour la fabrication des cartouches, des culots
d'obus, pour celle des monnaies, parce qu'il a également besoin
de ses alliages, maillechort, laiton et autres dérivés pour ses fa-
brications spéciales. C'est par millions et millions que se chiffrent
ses commandes à des prix qui susciteront peut-être un jour bien
des réclamations.
Eh bien, les sommes énormes qui sont dépensées par
la Guerre et par la Marine chaque année seront évidemment ma-
jorées, doublées par suite de la hausse des cuivres, et on évalue à
peu près à 9 ou 10 millions la perte qui va résulter pour l'État de
cette spéculation.
L’Etat sera absolument obligé de passer sous les
fourches caudines de la Société des métaux, qui lui fera la loi,
puisqu'elle a en main presque tous les moyens de production et
tout le métal. Il n y a qu'à espérer dans sa modération et sa sa-
gesse. Il n'y a en France, en effet, qu'un seul industriel qui ne
fasse pas partie du syndicat, et celui-là déclare — c’est un parfait
honnête homme qui fait les plus grandes affaires en cuivre, ou
qui les a faites — et celui-là déclare qu'il est absolument à la mer-
ci du syndicat, que dans les adjudications, si l'on veut le viser
personnellement et prendre des fournitures avec du métal acheté
au rabais, à 125 francs, par exemple, tandis qu'il est obligé de le
payer au cours de 480 francs, il est dans l'impossibilité de lutter.
Il espère aussi que le syndicat le laissera vivre.
Le marché italien, qui était un gros débouché pour
lui, vient de se fermer. Il est donc cerné de toutes parts.

Les ouvriers intelligents et les écrivains socialistes voient


cette situation très distinctement39. Kergariou n'y comprend
rien. Ce n'est pas un méchant homme, mais le fonctionnement
de la société présente lui échappe complètement comme à la
plupart des conservateurs.

Lire à ce sujet, dans la Revue socialiste du 15 février, un article très


39

remarquable et très instructif de Benoit-Malon.

83
La fin d’un monde

Il ne figure pas parmi les parasites de Rothschild, du


moins je n'ai pas rencontré son nom dans les comptes rendus de
fêtes, on ne prend même pas la peine de l'inviter et de le cor-
rompre avec un chau-froid de volaille, il admire naïvement, de
la rue, toutes les splendeurs des palais d'Israël, il s'indigne
quand on [73] discute l'origine de cette fortune, il dit : « mon
Dieu, que ces gens-là sont bons de nous avoir pris 3 mil-
liards40 ! »
Comme épilogue à la question de M. Laur, constatons
que Fallières a bien soin de déclarer que l'article 419 n'est pas
aboli. La magistrature le garde précieusement comme une
arme, qui pourrait, à un certain moment, comme dans l'affaire
de l'Union générale, servir à écraser les Goym.

Contre des monopoles aussi solidement armés il n'y a


rien à faire. Il faut que l'Etat capitule, qu'il accepte non seule-
ment les prix qu'on lui demande, mais les fournitures avariées
qu'on lui impose. En cas d'opposition la Juiverie fait donner un
membre influent de la gauche qui menace le gouvernement de
son vote et de celui de son groupe si l'on soulève des difficultés.
Il y a quelques années, M. Hubner, ancien notable com-
merçant, a très courageusement pris à partie Clemenceau à
propos de ces gaspillages du ministère de la Guerre sur lesquels
le chef de l'extrême gauche, ami intime de M. Gevelot, avait
complaisamment passé l'éponge dans la sous-commission du
budget chargée d'examiner le budget de la guerre.
Aux accusations de M. Hubner, Clemenceau répondit
dans une réunion publique que les cartouches en laiton dataient
de 1870, ce qui était faux et, comme il possédait un journal, il
finit par avoir l'air d'avoir raison.
Cette histoire des cartouches en laiton n'en est pas moins
des plus instructive, elle montre à merveille à quel point [74]

40 A cette conduite de nos conservateurs qui prennent le parti de la


Ploutocratie juive contre nos travailleurs français on est heureux d'opposer
l'attitude de quelques députés du Reichsrath autrichien.
« Après l'affaire des charbonnages, le président du Reichsrath, ra-
conte la Gazette de Francfort, fit venir M. Pattai (député antisémite), pour le
conjurer de ne plus prononcer le nom de Rothschild au Reichsrath, attendu
que toute attaque contre ce grand prêteur pourrait coûter des millions à
l'Etat. M. Pattaï répondit que la prudence la plus élémentaire commandait au
contraire d'intimider ce grand exploiteur de la monarchie, au lieu de s'en
laisser intimider. »

84
La fin d’un monde

notre pauvre France est pillée, trahie, livrée par la bande des
financiers.
Nous avons là des documents très complets, ce qui est
rare en ces questions où les coupables demandent toujours à
ceux qui les accusent des preuves formelles qu'il est impossible
de fournir, puisqu'elles sont entre les mains des complices, dans
des commissions ou dans des ministères.
L'auteur de cette brochure, le Gaspillage du budget de la
guerre, est un négociant en métaux. Alsacien très patriote, ré-
publicain, il est même Franc-Maçon, mais il appartient à ce pe-
tit groupe de Francs-Maçons restés Français qui rougissent de
voir la Maçonnerie se faire l'instrument de Bismarck. Ceux qu'il
attaque prétendront sans doute qu'une pensée de rivalité se
mêle à ses préoccupations patriotiques. Ce qui est certain c'est
qu'il était notable commerçant pour les métaux et les minerais
et qu'il connaît les choses dont il parle.
II ressort, jusqu'à l'évidence, des témoignages qu'il pro-
duit qu'en 1875 nous étions hors d'état de nous battre.
La cartouche en laiton qu'on avait adoptée se détériore
rapidement, l'enveloppe s'oxyde et au bout d'un certain temps
elle est incapable de servir. La portée du tir ne dépassait plus
guère 200 mètres et la moyenne des ratés et des ruptures d'étui
était de 15 p. 100. La plupart des journaux militaires ont signalé
ce fait.
M. Thiers, qui, quoi qu'on en ait dit, apportait dans ce qui
touchait à l'armée la compétence que tout être intelligent ap-
porte à ce qu'il étudie avec amour, était complètement opposé à
ces cartouches, elles ne furent adoptées qu'après le 24 Mai,
pendant le ministère du général de Barail.
Le ministère de la guerre savait cependant à quoi s'en te-
nir sur ce point, puisque dès 1868 on avait proposé ces cartou-
ches et qu'elles avaient été refusées à la suite d'un rapport de M.
Michel Roux, capitaine d'artillerie, constatant que jamais on ne
pourrait constituer d'approvisionnement sérieux avec ces car-
touches « parce que des actions chimiques puissantes agissaient
pour détruire l'enveloppe ».
[75]
Malgré tout, un syndicat formé par MM. Gevelot, Secré-
tan, Laveyssière et Rothschild (toujours) imposa ces cartouches.
Il ne s'agit pas ici de rumeurs en l'air, d'allégations plus
ou moins fondées. La meilleure preuve que ces cartouches ne
pouvaient servir, c'est, qu'après avoir dépensé des millions pour
leur fabrication, la France dut payer d'autres millions pour leur

85
La fin d’un monde

destruction. A la fin de l'année 1882 la Chambre votait un crédit


extraordinaire et annuel de 2,673,323 francs pour détruire au
fur et à mesure l'énorme approvisionnement de ces cartouches
avariées qui avaient coûté des centaines de millions.
On s'efforça de faire opérer cette destruction en quelque
sorte en cachette, et on employa à ce travail, des femmes et des
enfants. Dans de pareilles conditions, d'effroyables explosions
se produisirent, au Mont Valérien, vers la fin de décembre 1882,
à Sainte-Adresse, en février 1883, un peu plus tard à Besançon.
L'émotion produite dans le public, dit M. Hubner,
par ces épouvantables catastrophes fut telle, que le ministère de
la Guerre dut renoncer à ce mode de déchargement de nos car-
touches avariées, il fit donner un plus grand nombre de cartou-
ches pour les exercices de tir, et fit établir des hangars, où des
soldats tirèrent des cartouches du matin au soir, dans des caisses
remplies de son. Plusieurs ont remarqué bien certainement ce
singulier travail que le ministère de la Guerre n'eut même pas la
prévoyance de ne pas faire faire tout près de Nice, où se rendent
constamment tant d'étrangers. Là, des soldats tirent constam-
ment sur un rocher.
Les quantités de cartouches ainsi déchargées sont
tellement considérables que l'on évalue à 400,000 kg le stock de
vieilles douilles vides existant à l'arsenal de Vincennes. S'il en
existe autant dans chacune de nos divisions d'artillerie, il y aurait
un stock formidable de douze millions de kg de vieux laiton à
vendre.
Je crois que rien ne peut être plus significatif pour dé-
montrer le mauvais état de ces cartouches que le fait de leur
destruction. Ce qui surpasse c'est que pas un député à la [76]
Chambre, pas un seul, ne se soit levé pour dire : « M. de Roth-
schild a gagné de l'argent avec ces cartouches qui ne peuvent
pas servir, qu'il se charge au moins d'en payer la destruction !
C'est une bagatelle pour lui et je pense qu'il trouvera tout simple
de ne pas laisser retomber cela sur le dos de nos malheureux
électeurs. »
Franchement, l'incorruptible et austère Clemenceau au-
rait parfaitement pu tenir ce langage ; il n'ouvrit pas la bouche à
ce sujet. S'il eût, dès cette époque, signalé à la tribune les opéra-
tions auxquelles M. Secrétan était mêlé, il aurait peut-être em-
pêché le récent accaparement des cuivres, qui a pesé si lourde-
ment sur le travail d'ouvriers électeurs de M. Clemenceau.
La vérité est que tout le monde politique, pour une raison
ou pour une autre, est absolument entre les mains de la Juive-
rie. M. Hubner a-t-il eu, en révélant tous ces faits, une arrière-
pensée personnelle ? Je n'ai aucune raison de le supposer, il ne

86
La fin d’un monde

s'est pas confessé à moi et, en sa qualité de Franc-Maçon, je


crains qu'il ne se confesse à personne. Ce qui est évident, c'est
que c'est un spécialiste qui traite une question qu'il connaît à
fond et que sa brochure, publiée en 1885 et à laquelle personne
n'a répondu, est un véritable service rendu au pays, car elle
contient les renseignements les plus inouïs sur la façon dont nos
milliards sont dévorés par un tas d'aigrefins.
Grâce à notre magistrature qui manque cyniquement à
son devoir, en n'appliquant jamais ni l'article 419 sur les acca-
parements, ni l'article 412 sur les ententes dans les marchés, on
met le Trésor au pillage par des coalitions, des manœuvres sans
nom.
Le même industriel qui vendait couramment le meilleur
laiton à l'industrie privée à 150 francs et même à 140 francs,
facturait le laiton à cartouches à 225 francs, soit 50 pour 100 de
plus.
Un concurrent parvint, à force d'influences, à faire une
brèche au monopole des Rothschild et fut admis, non pas [77] à
soumissionner puisqu'il n'y avait pas d'adjudication publique,
mais à obtenir une commande, la société des métaux Laveys-
sière, Secrétan, Rothschild, dut consentir à accepter le prix de
175 et même plus tard de 170 francs an lieu de 225 francs.
Ainsi donc, écrit encore M. Hubner, le fait de l'intro-
duction de l'honorable laitonnier précité, à côté des anciens
fournisseurs privilégiés, a pu faire diminuer le prix du laiton à
cartouches de 45 francs par 100 kilo soit de plus de 25%, sans
que le cuivre brut ait baissé à cette époque.
L’écart entre le prix du laiton à cartouche 170 francs,
et celui du laiton pour l'industrie, 135 francs, se trouvait ainsi ré-
duit à 35 francs. Il n'aurait jamais dû être si grand si le général
du Barail et ses successeurs avaient agi comme ils auraient dû le
faire, pour les intérêts du Trésor et ceux du pays.
En calculant les fournitures de laiton que dut acheter
le ministère de la Guerre depuis 1873, on peut certainement éva-
luer à plus de cent millions de francs la somme qui aurait été
épargnée par la mise en adjudication publique de ces fournitures
de laiton41.

On devine ce qu'il y a de pots-de-vin derrière ces gains


fabuleux, derrière cette incurie volontaire du ministère et des
Chambres. On s'explique comment s'élèvent presque instanta-
nément ces fortunes colossales, ces fortunes maudites qui sont

41 Voir également dans la brochure de M. Hubner de curieux détails


sur l'accaparement du nickel par une usine fondée en Allemagne par M. de
Rothschild en prévision de l'adoption de la monnaie de nickel.

87
La fin d’un monde

fondées sur les ruines de la Patrie. Un de ceux dont parle M.


Hubner, un de ces Mandarins qui, selon l'expression d'Aurélien
Scholl, vivent sur les cartouches, était, il y a quelques années,
forcé de prendre un arrangement avec ses créanciers, il éblouit
aujourd'hui Paris de son luxe et Albert Wolff le couvre de fleurs.
Personne, encore une fois, ne veut s'occuper publique-
ment de ces questions. « C'est infâme ! dit à M. Hubner M. Ca-
simir Périer. Tous ces gens-là mériteraient d'être [78] fusillés ! »
Et il ne tente pas le moindre effort pour faire punir ces infa-
mies…
Les financiers que la Cour des comptes pourrait gêner
entrent, grâce à leur fortune, dans la famille même de ceux qui
sont chargés de les contrôler. M. Secrétan a marié sa seconde
fille au fils de M. Bethmont, premier président de la Cour des
comptes. Si ces usages se généralisaient, la vérification des bud-
gets de chaque ministère serait bien simplifiée, elle se ferait en
famille, au coin du feu. Quand il manquerait une pièce de comp-
tabilité, le fils dirait : « Voyons, beau-père, ne vous tourmentez
pas ! Donnez-nous une tasse de thé et parlons d'autre chose. »
Notez que M. Bethmont n'avait pas d'illusions sur les
fournisseurs du ministère de la Guerre, car, à la date du 21 sep-
tembre 1885, il faisait insérer au Journal Officiel un rapport
constatant le désordre de la comptabilité de ce ministère en
1882.
S'il y avait eu des malversations, on avouera que le plus
élémentaire devoir des magistrats était d'en condamner les au-
teurs, ils trouveront sans doute plus simple de me condamner
moi-même, pour avoir constaté avec quelle criminelle légèreté
on gaspille cet argent que les contribuables ne parviennent à
verser à l'État qu'en se saignant aux quatre veines.
Ce résultat, d'ailleurs, serait dans la logique du jour. C'est
Erlanger qui vole, et c'est le colonel Noirtin qu'on punit. C'est
Wilson qui vend la décoration et c'est le juge d'instruction que
l'on blâme. Ce sont les fournisseurs militaires qui ont fourni des
cartouches qui ne pouvaient pas servir et vous verrez que ce se-
ra moi qu'on condamnera à la prison et à l'amende…

La commission d'enquête a été saisie de ces scandales,


mais, vraisemblablement, elle devra se borner à des gémisse-
ments platoniques. Certes, le général de Frescheville, chargé du
rapport sur cette question, est non seulement un bon [79] pa-
triote, mais un Français d'autrefois, très avisé et très fin ; il dis-
tingue parfaitement le danger que ces accaparements font cou-

88
La fin d’un monde

rir au pays, mais que voulez-vous faire avec un gouvernement


comme le nôtre : « Il y a des arrêts de la Cour de cassation, qui
déclarent ces entreprises parfaitement légitimes », lui affirment
ses collègues, qui connaissent les textes.
La force des Juifs est de ne plus procéder comme autre-
fois, par des méfaits isolés: ils ont fondé un système où tout se
tient, qui embrasse le pays tout entier, qui est muni de tous les
organes nécessaires pour fonctionner, ils ont fortifié les points
sur lesquels on pourrait les prendre, ils ont modifié sans bruit
les lois qui les gênaient ou obtenu des arrêts qui paralysent l'ac-
tion de ces lois, ils ont soumis la presse au capital, de façon à ce
qu'elle soit dans l'impossibilité de parler.
Les opérations les plus odieuses sont combinées de ma-
nière à échapper à toute répression, elles sont à double détente
et j'ai été étonné de la perspicacité avec laquelle le général de
Frescheville, à l'aide seulement de son bon sens et de sa droiture
de soldat, en avait saisi le mécanisme.
L'adjudication publique n'est pas même un obstacle. Les
Juifs ou leurs affiliés accaparent un produit spécial du cuivre de
telle origine, des étoffes de telle espèce, des éponges même
d'une certaine provenance, car il paraît qu'ils ont fait un coup
très curieux sur les éponges. Tout à coup le ministre ou, parfois,
sans que le ministre s'en rende compte, l'homme vendu à la Jui-
verie dans un ministère, fait une adjudication dans laquelle il
demande, dans un délai très court, une immense quantité de ce
cuivre, de ces étoffes, de ces éponges spéciales. L'accapareur est
naturellement le seul qui puisse se présenter, et il réclame un
prix aussi élevé qu'il le veut, mais, en fait, il n'empêche per-
sonne de se présenter. Vive la liberté ! Vous dira Leroy Beau-
lieu…

L'indifférence sur ce point est générale. Il y a plus:


beau[80]coup de conservateurs n'approuvent pas qu'on flétrisse
les fortunes monstrueuses qui se sont édifiées de cette façon.
Pour eux la richesse, quelque impure qu'en soit la source, est
digne de respect, elle est une vertu, une noblesse, un dogme
presque, qu'on ne peut attaquer.
Quelle douce gaîté vous prend quand ces gens-là vous di-
sent qu'ils sont monarchistes ! Ils ne se doutent même pas de ce
qu'était la Monarchie, ils sont plus ignorants des traditions et
des principes de l'ancienne Monarchie que les révolutionnaires
intelligents qui ont, au moins, lu l'histoire.

89
La fin d’un monde

La Monarchie reposait sur l'idée de justice à laquelle sont


totalement étrangers les conservateurs qui considèrent comme
un crime d'attaquer un homme qui a un hôtel, un château prin-
cier, des chasses giboyeuses. Si l'ancienne France a été grande,
cependant, c'est qu'on y frappait impitoyablement tous les
concussionnaires et tous les traîtres si haut qu'ils fussent placés,
qu'ils portassent la couronne de duc ou qu'ils fussent maré-
chaux, c'est-à-dire cousins du roi.
« C'est un procès ridicule ! s’écriait le maréchal de Maril-
lac. Il ne s'agit dans mon affaire que de foin, de paille, de pierre
et de chaux ! » Richelieu pensait que les pierres ont leur utilité
pour bâtir les forteresses, il estimait que pour faire la guerre il
faut de la cavalerie et que, pour avoir de la cavalerie, il faut
nourrir les chevaux et, grâce au cardinal duc, le maréchal qui
avait mis le foin des chevaux dans ses bottes eut la tête tranchée
en Grève.
Clemenceau dirait au coupable en pareil cas : « Je me tai-
rai mais prenez quelques actions de la Justice ! » et les conser-
vateurs s'écrieraient : « On ne discute pas les comptes d'un
homme assez riche pour donner des fêtes. »
Quant à Bethmont, s'il avait eu à juger Marillac, il lui au-
rait dit : « Monsieur, votre conduite est abominable, vous avez
compromis la défense du pays pour augmenter votre fortune :
C’est un véritable crime contre la Patrie, aussi vous ne vous
étonnerez pas si j'ai l'honneur de vous deman[81]der pour mon
fils la main de mademoiselle votre fille. »

M. Hubner a pu écrire cette brochure parce qu'il a son af-


faire faite, comme on dit, une maison de campagne où il vit
tranquillement ; les industriels qui commencent n'osent même
pas souffler.
La grande Maison de banque, la grande Usine appuyée
sur un gros syndicat juif, le grand Magasin projettent leur om-
bre à l'horizon comme le château fort d'autrefois et les petites
maisons, comme les chaumières de jadis, ont peur du terrible
voisinage. Les petits savent bien qu'ils seront mangés un jour,
mais ils attendent ce jour dans une inquiétude poltronne, sans
oser empêcher le burg de se construire pendant qu'il en serait
encore temps peut-être.
C'est encore une des formes les plus curieuses du mono-
pole que ces grands magasins !
Autour de magasins immenses comme le Bon Marché
tout meurt comme autour du mancenillier, tout s'éteint comme

90
La fin d’un monde

de petites lumières disparaissent dans l'orbe lumineux de quel-


que grand foyer.
Les grands magasins représentent la féodalité42 indus-
trielle à Paris. Quoique beaucoup de dessous restent cachés,
[82] le fief bourgeois et son fonctionnement sont plus faciles à
observer là, par conséquent, que le fief industriel de province.
Dans ce dernier, en effet, vous n'entrez guère qu'en invité qu'on
promène, qu'on fait largement déjeuner quand il est de qualité
et qui se retire, ravi, en se demandant vaguement si des patrons
si accueillants ne sont pas des anges déguisés.
Les propriétaires de grands magasins, d'ailleurs, sont,
eux aussi, des bienfaiteurs de l'espèce humaine et vous avez lu
cent fois l'éloge de leurs vertus. Les premiers philanthropes se
contentaient de faire des soupes à leurs ouvriers avec de vieux
boutons de culotte, le directeur de grand magasin régénère
l'humanité par le cornet à piston, il crée pour son personnel une
fanfare et des jeux divers.
A vrai dire, pour des gens qui ont tant de distractions,
tous ces employés ne me paraissent guère joyeux. Jusqu'à midi
l'aspect est lugubre, cela sent l'enrégimentement, la caserne
sans l'exercice matinal et les sonneries de clairon. Avec leurs
yeux tristes, les pauvres femmes vous racontent la souffrance
sans cesse renouvelée de cette promiscuité avec l'homme,
l'amertume du tribut qu'il faut payer, quand on est jolie, aux
directeurs, aux sous-directeurs, aux intéressés, aux premiers et
trop souvent aux premières, aux secondes parfois, dominées par
de monstrueux caprices.
Macé, le témoin véridique et volontairement sec des
mœurs de ce Paris sur lequel il a veillé si longtemps, nous a

42 M. de la Tour du Pin m'a manifesté souvent son chagrin de voir ce


mot de féodalité qui a représenté des choses si hautes, si élevées, si pures,
appliqué ainsi à des usurpations basses, à des tyrannies d'argent. Il est ce-
pendant difficile de trouver un autre terme pour désigner ces pouvoirs capi-
talistes qui, avec les beaux côtés en moins, équivalent aux fiefs d'autrefois.
Les écrivains socialistes sérieux reconnaissent, eux-mêmes, la diffé-
rence que signale M, de la Tour du Pin, tout en déclarant également, qu'il est
presque impossible d'employer une expression plus exacte.
« Ce n'est, dit M. Benoit-Malon, que faute d'une meilleure appella-
tion que j'emploie celle-ci. Féodalité signifie privilège octroyé en retour de
devoirs sociaux consentis, la Ploutocratie judaïsée ne se reconnaît aucun
devoir, elle n'a qu'un but, s'approprier la plus grande part possible du travail
d'autrui et de l'accumulation sociale pour en user et abuser égoïstement. Là
est sa grande indignité morale et le signe de sa déchéance prochaine au nom
du salut public et des hauts intérêts de l'Humanité. »

91
La fin d’un monde

peint ce qui se passait dans ces bazars, les malades qui s'y don-
nent rendez-vous, les aberrants passionnels de toutes sortes, les
frotteurs, les peloteurs, les destructeurs. Causez avec lui et il
vous dira qu'il n'a fait qu'effleurer le sujet et qu'il s'est décidé à
jeter au feu les pages les plus étranges de ce chapitre.
Quand on dit timidement aux conservateurs que ces éta-
blissements, à proportions anormales, sont en dehors des pro-
priétés permises à des particuliers et que l'Etat devrait s'en em-
parer et les réorganiser, ils poussent de hauts cris. [83] Or, la
cloison est si mince entre ces établissements et des établisse-
ments publics que ces grandes maisons dont l'Etat prétend res-
pecter les droits ne respectent pas les droits de l'Etat. Ils obéis-
sent à la logique de la constitution des fiefs et se déclarent indé-
pendants.
Jadis le bon seigneur, après le repas, s'asseyait dans un
fauteuil, et, assisté de son sénéchal, il jugeait ceux que lui ame-
nait sa maréchaussée, il exerçait son droit de basse, moyenne et
haute justice. Nos féodaux agissent de même. Ils n'aiment pas le
code Napoléon, ce qui est excusable, ils préfèrent la loi Bur-
gonde, fondée sur la composition, la réparation du délit par une
somme plus ou moins forte.
Tout se passe avec l'appareil qui convient, on se réunit
dans un local bien fermé par des portes d'acajou massif. Les
inspecteurs au service de l'établissement font leur rapport et le
vol est établi sur leur seul témoignage.
A l'intérieur, ce sont généralement d'anciens inspecteurs
en retraite qui font le service43.
Les vols établis par ces derniers, la personne prise en
flagrant délit est déférée au conseil d'administration convoqué
instantanément par une sonnerie électrique, bien connue du per-
sonnel.
Le conseil statue sur son sort, après l'avoir fait pré-
alablement fouiller. Si elle ne conteste pas, reconnaît le délit,
prouve son identité, on compose, et c'est alors qu'elle prend par
écrit l'engagement d'indemniser le grand bazar tout en autori-
sant, par ce même écrit, l'un de ses délégués à se livrer chez elle à
des recherches sans l'intervention de l'autorité judiciaire.
Dans cette visite domiciliaire, les marchandises neu-
ves sont seules reprises.
Selon son rang, sa position, sa fortune, la femme in-
criminée verse une somme qui est, dit-on, entièrement consacrée
aux pauvres, somme variant de 5 francs à 10,000 francs.

43 Macé. Un joli monde.

92
La fin d’un monde

De quel droit, je vous le demande, de simples particuliers


[84] se permettent-ils d'infliger des amendes de cinq francs à
dix mille francs44 ?
Qui contrôle l'emploi de ces sommes ?
S'il y avait une ombre d'organisation sociale, les direc-
teurs, qui se seraient permis, une seule fois, une pareille usurpa-
tion de fonctions, coucheraient au Dépôt le lendemain et les
Camescasse et les Gragnon, qui ont toléré si longtemps un sem-
blable état de choses, seraient envoyés au bagne.
Cela n'étonne personne.
Il faut regarder ceux auxquels on laisse s'arroger le droit
de rendre la justice sans l'ombre d'un mandat. Le fils du fonda-
teur d'un de ces établissements gigantesques a été arrêté dix fois
pour des actes inavouables. Un autre justicier a, dit-on, plus
gagné que perdu à un incendie fameux. Un troisième, après
avoir tiré sur sa femme, a tenté de se suicider. Il est vrai que
d'autres prétendent qu'il n'a pas tiré sur sa femme, qu'il n'a pas
tenté de se suicider, qu'il n'est pas fou du tout et qu'il est sé-
questré au mépris de toutes les lois. Ce sont des drames de don-
jons bourgeois qu'on n'éclaircit jamais.
Voilà ceux qui mettent une malheureuse femme qu'on
traîne pantelante, affolée, devant eux, entre l'obligation de [85]
payer une somme déterminée ou la crainte d'un procès scanda-
leux dans lequel elle est condamnée d'avance !
Un de ces féodaux voudrait tendre un piège à la plus
honnête femme du monde que rien ne lui serait plus facile. Il a
son commissaire de police à lui, comme le seigneur avait son
44 Les situations identiques se répètent fatalement dans leur forme.

Ce qui se passe nous aide à bien comprendre comment s'est opéré le dé-
membrement du pouvoir central par la féodalité. Chacun prend ce qu'il peut
dans le droit de tous et crie contre le peuple qui en réclame une bribe.
Les directeurs des grands magasins rendent la justice de leur autori-
té privée.
La maison Hachette rétablit la commission de colportage légalement
supprimée, et investit ses employés de la mission de décider quels sont les
livres qui peuvent circuler sans danger.
L'Alliance israélite bat monnaie.
« On vient, nous apprend l'Intransigeant du 17 août 1887, de rece-
voir à Vienne les premières pièces de monnaie frappées à Paris par les com-
munautés juives établies en Palestine et garanties par l'Alliance israélite
universelle.
« Ces pièces sont en bronze. Leur valeur est celle d'une piastre, d'une
demi-piastre, d'un quart de piastre. Au dos sont gravés des caractères hé-
braïques. Sur la face un chiffre avec cette inscription : A. I. U. (Alliance
israélite universelle).

93
La fin d’un monde

sénéchal on son bailli à lui, il a ses agents à lui, comme le sei-


gneur avait ses exempts et ses gardes. Une sainte ne pourrait se
défendre en correctionnelle contre une organisation aussi com-
plète.
Je crois que les directeurs de grands magasins ne vont
pas jusque-là, ils se contentent de prendre l'argent et de former
des dossiers.
Ils classent, nous dit M. Macé, par numéro d'ordre,
les promesses signées, le résultat de la perquisition faite, les
sommes successivement versées et la correspondance échangée.
Si la voleuse appartient au monde de la galanterie,
on y annexe sa photographie.
Une cabotine en renom tient la première place dans
les archives particulières d'un des principaux bazars parisiens.
Tous ces dossiers, avec chemises indicatrices, sont
pour ces messieurs une marchandise pouvant avoir un jour sa va-
leur… Ce sont leurs petits papiers… politiques.

Ces dossiers servent à obtenir des places, des faveurs, des


décorations. Après un vol ou un prétendu vol commis par la
femme d'un consul étranger tout un magasin fut décoré. Un
employé au rayon des flanelles, au Louvre, a dû à une circons-
tance analogue de réaliser l'ambition de toute sa vie et de deve-
nir sous-préfet.
Naturellement, c'est la femme du peuple qui se laisse al-
ler à dérober un joujou que son petit regarde avec amour qui
paye pour tout le monde. Comme il faut un exemple de temps
en temps, on la livre au bras séculier et le substitut requiert
contre elle avec une indomptable énergie.
C'est par une usurpation analogue, je l'ai déjà démontré,
[86] que les Hachette se sont arrogé le droit de censure sur les
écrivains.
La question est fort simple et les Hachette n'ont pas plus
le droit de juger les écrits que les Boucicaut et les Herriot n'ont
le droit de juger les humains.
M. de Janzé, si compétent en tout ce qui touche ces ma-
tières et auquel je suis heureux d'adresser mes publics remer-
ciements pour avoir défendu la liberté de l'écrivain, a admira-
blement résumé le débat45.
Au mois d'avril 1852, les Hachette présentèrent aux com-
pagnies une note dans laquelle ils annonçaient l'intention de
publier sous le nom de Bibliothèque des chemins de fer une col-

45 Le monopole Hachette, par M. de Janzé, ancien député.

94
La fin d’un monde

lection d'ouvrages littéraires, historiques, scientifiques et artis-


tiques.
Le 20 décembre de la même année, les Hachette écrivent
à M. de Maupas, ministre de la police générale, pour le prier
d'autoriser le traité par lequel les compagnies leur concédaient
le droit d'établir dans des gares les dépôts des livres qu'ils
comptaient publier dans la Bibliothèque des chemins de fer. Il
n'est pas dit un mot de monopole dans cette lettre. Il tombe
sous le sens, en effet, que si je publie, par exemple, sous ce titre
général : Bibliothèque des jeunes gens, une série de volumes,
que je crois, à tort ou à raison, pouvoir convenir aux jeunes
gens, je puis entreprendre une publication intéressante et qui
réussira si elle est bien faite, mais qu'il serait insensé à moi de
prétendre que les jeunes gens ne pourront jamais lire d'autres
ouvrages que ceux qui figureront dans ma publication.
C'est l'histoire du bossu de la rue Quincampoix qui avait
réalisé une petite fortune au moment du système de Law en of-
frant son dos aux spéculateurs désireux d'écrire un ordre, il tou-
chait sur sa bosse, mais il n'a jamais prétendu avoir un mono-
pole et toucher sur toutes les bosses.
M. de Maupas répond que la loi sur la librairie ne lui [87]
permet pas de donner l'autorisation réclamée, des dépôts de
livres faits dans les gares pouvant être considérés comme des
succursales de l'établissement de commerce des Hachette, mais
qu'il est tout disposé à autoriser ces libraires à faire vendre dans
les gares, par voie de colportage, les livres qu'ils éditeront.
Les Hachette font donc vendre leurs livres dans les gares
par des bibliothécaires munis d'une autorisation de colportage,
mais, à côté des Hachette, des colporteurs également munis
d'autorisation continuent à vendre les journaux, les publications
et les livres des autres éditeurs.
M. Couche, ingénieur en chef et plus tard inspecteur gé-
néral des mines, dont le témoignage est significatif, a prouvé
clair comme le jour qu'il n'y avait pas trace d'un monopole quel-
conque dûment consenti.
Les bibliothèques dont la librairie Hachette est pro-
priétaire, dit M. Couche, n'ont aucune existence légale. Il est évi-
dent que l'installation dans les gares d'une industrie qui consti-
tue, en fait, un monopole absolu ne saurait être autorisée
qu'après examen par l'autorité compétente, et au point de vue
spécial des chemins de fer… M. Hachette se prévaut, pour justi-
fier son monopole, d'un traité passé avec les Compagnies, ce trai-
té, que je me suis fait communiquer, n'a jamais été soumis à l'ap-
probation du ministre, quoique plusieurs de ses clauses récla-

95
La fin d’un monde

ment évidemment l'homologation. La bibliothèque des chemins


de fer est le résultat d'un subterfuge habile, mais qui n'aurait pas
dû réussir. Comment procède M. Hachette ? Il part de l'existence
des bibliothèques de chemin de fer comme d'un fait parfaitement
légal et régulier, il se garde bien de rien demander en son nom. Il
fait demander par certains candidats des permis de colportage
délivrés en leurs noms. Le droit c'est un permis de colportage ac-
cordé à un titulaire dénommé, mais ce qui est accordé en fait,
c'est le droit pour M. Hachette d'établir dans les gares, à l'exclu-
sion de tous autres, une succursale de sa librairie. Un monopole
s'explique et se justifie quand il est fondé sur un grand intérêt
public, mais comment le justifier quand c'est une concession
faite à un intérêt personnel et cela tacitement, par voie détour-
née.

Dans la discussion qui eut lieu à la Chambre en 1883 à la


[88] suite d'une pétition signée par un grand nombre d'écri-
vains46, Raynal ne répondit que par des pantalonnades. « La
maison Hachette serait donc obligée, à votre avis, demanda-t-il,
de mettre des traités de géométrie dans les gares si les auteurs
en témoignaient le désir ? »
Ce serait toujours plus propre que beaucoup de livres
qu'elle y met, mais c'est là un pur argument de Juif. Le Juif,
quand on le presse un peu, s'en tire toujours par une calembre-
daine, un à-peu-près, un coq-à-l’âne comme ceux auxquels on
se livre, après minuit, dans les brasseries littéraires de dernier
ordre.
—Mon verre n'est pas grand, mais… je bois dans le verre
du maréchal Regnault de Saint-Jean-d’Angély.
Raynal fut, cependant, obligé d'avouer que le traité
n'étant pas homologué ne pouvait lier le gouvernement et que le
droit que s'arrogeait la maison Hachette mettait à néant les dé-
cisions de la Chambre, qui avait supprimé la commission de
colportage.
« Le droit du ministre reste entier, ajouta-t-il, de sup-
primer l'autorisation à tous les colporteurs de livres et de jour-
naux, mais après le retrait de cette autorisation, il n'y aurait

46 Cette pétition était signée de MM. Henri Rochefort, Huysmans,

Catulle Mendès, Emile Bergerat, Paul Alexis, Barriard, Champsaur, Ernest


d'Hervilly, Jules Guérin, de Hérédia, Léon Hennique, Pierre de Lano, Mau-
rice Montégut, Guy de Maupassant, Barbey d'Aurevilly, Léon Chapron, Jean
Richepin, Emile Blavet, Léo Taxil, Cavallé, Deschaumes, Dubrujeaud, Gros-
Claude, Paul Hervieu, Ernest Leblant, Rémi Lucien, Octave Mirbeau, Albert
Samanos, Henri Becque.

96
La fin d’un monde

plus de vente de journaux et de livres et le public payerait ainsi


les frais de la guerre. »
C'était là un impudent mensonge, comme le fait très bien
remarquer un de nos excellents confrères, M. Ferrier, dans le
journal la Voie ferrée47.
Les compagnies ont un grand intérêt à ce que cette
vente qui leur assure une redevance considérable, ne cesse pas, et
[89] elles n'auraient même aucune indemnité à payer à la maison
Hachette, à raison de la rupture obligée d'un traité non homolo-
gué, qui contient cette disposition : « MM. Hachette et Cie sont
chargés d'obtenir à leurs risques et périls les autorisations du
gouvernement qui pourront être nécessaires. »
Il est donc incontestable que le jour où un ministre
des Travaux publics retirera aux agents de la maison Hachette
l'autorisation de vente et de colportage et prescrira aux préfets de
ne pas accorder de nouvelles autorisations aux agents d'une
même maison, il n'y aura plus de monopole de librairie dans tou-
tes les gares de France. Dès lors plus de censure possible, et le ré-
seau de nos chemins de fer rentre dans le droit commun, la loi
qui édicte la liberté de vente et de colportage de tous les écrits
cesse d'être une lettre morte dans le domaine des chemins de fer,
sans que le public ait à payer les frais de la guerre.

J'ai voulu avoir le coeur net de cette question et j'ai prié


Albert de Mun de porter le cas à la tribune.
Comme ce gentilhomme était ferré sur les codes ! Quelle
facilité chez ces hommes qui prétendent détruire la Révolution
et son œuvre à tenir compte de tous les arrêtés, de tous les rè-
glements qu'ont accumulés, pour complaire aux compagnies, les
représentants successifs de régimes plus ou moins révolution-
naires ! Quelle funeste tendance chez un Français de vieille race
à prendre au sérieux des Juifs comme Raynal ou Millaud, des
nègres comme cet Hérédia qui n'était pas Français en 1873 et
qui tirait la langue quand on lui confia un ministère.
L'entretien, cependant. avait bien commencé.
Quel accueil j'ai reçu ! Voilà de ces choses qui consolent !
— Je sais, mon cher député, combien vous êtes dévoué
quand il s'agit…
— Le combat !… je ne connais que cela… C'est ce que je
disais encore dernièrement dans une réunion de province :
« Nous sommes la Légion fulminante, prenons le Labarum, et
en avant ! »
— Mon cher ami, je suis excessivement modeste et je
se[90]rais désolé que vous sortiez le Labarum pour moi. Je

47 Voie ferrée du 2 décembre 1886.

97
La fin d’un monde

viens simplement vous demander de me faire un petit office


d'amitié en posant une question au ministre des Travaux pu-
blics actuel, à cet affreux Sémite de Millaud.
— Aïe !
— Vous savez que « la France juive » peut être contestée
au point de vue de certaines théories, mais qu'elle ne contient
pas une ligne susceptible de choquer la pudeur de personne. Je
viens donc vous prier de demander de quel droit, puisque la
Chambre a aboli la commission de colportage, on interdit dans
les gares un livre qui n'a rien d'immoral, tandis qu'on y permet
des livres absolument corrupteurs.
— C'est très grave ! Il faut consulter tous les textes, voir
tous les règlements, examiner tous les arrêtés. Que dit Cunin-
Gridaine là-dessus ? Il a dû se préoccuper de cette question.
— Mon cher ami, laissons Cunin-Gridaine tranquille. Je
vous prie uniquement de faire pour un compagnon d'armes,
pour un écrivain qui vous a toujours appuyé, ce qu'un député de
l'extrême-gauche ferait sans hésiter pour le plus infime de ses
électeurs.
— Le traité est-il homologué ? Ne l'est-il pas ? Devait-il
l'être ? Je m'y perds…
— Le traité n'est pas homologué par l'excellente raison
qu'il n'y a pas de traité. C'est le pendant des piquets Régimbault
sur les champs de course. Régimbault a planté un piquet, puis
deux, puis vingt, et il avait fini par gagner 300,000 francs par
an en prétendant que tout le monde devait lui payer tribut. Les
Hachette se sont créé un petit fief sans rien dire à personne, et
ils l'ont agrandi peu à peu, ils ont transformé ensuite un droit
tout fiscal, fort sujet à caution, en un droit de censure qui n'ap-
partient qu'à l'Etat. Ce droit, qui n'existe pas, existerait-il en
réalité que vous pouvez parfaitement interroger sur l'usage qui
en est fait, demander au ministre quelles sont exactement les
limites de ce droit, fouailler un peu les Hachette qui mettent des
Priapées à la portée des plus jeunes lecteurs et qui refusent [91]
l'entrée des gares à un livre irréprochable sous le rapport de la
moralité.
— Je verrai… nous verrons… Il faudra que les groupes dé-
libèrent là-dessus…
Bref, mon ami au Labarum ne bougea mie et essaya de
passer le paquet à un tribun moins en vue.
Celui-ci se déroba, lui aussi, et me glissa dans la main
avec une dextérité surprenante.

98
La fin d’un monde

— Je suis désolé, véritablement désolé, mais vous com-


prenez, il y a deux ans seulement que je suis à la Chambre, et je
ne puis pas parler sans l'autorisation de mes chefs.
— Pas possible ! Pitt était depuis huit jours au Parlement
quand il prononça un discours qui remua l'Europe.
— Je ne suis pas Pitt.
— Je m'en aperçois…
Je dois dire, du reste, qu'il déplora longuement son im-
puissance et se répandit sur les malheurs de la situation. Je crus
comprendre qu'il se plaignait que les membres de la droite fus-
sent trop nombreux à la Chambre pour faire une opposition
utile.
— Au train dont vous allez, lui dis-je, c'est un mal dont
les électeurs se chargeront de vous guérir la prochaine fois.
J'écris ceci sans nulle animosité. Mon ami au Labarum
est un homme sans fiel ; il sait bien que je l'aime quand même et
je suis sûr qu'il me le rend. Il est évident seulement que nous
n'avons pas tous deux la même notion du droit. Il est le descen-
dant de ces grands seigneurs qui, sous la Terreur, s'allongeaient
sur la planche en disant poliment : « Suis-je bien comme cela,
monsieur le bourreau ? » Je tiens de ces paysans bretons qui,
lorsqu'on est venu démolir leur clocher, se mettaient derrière
une haie et tiraient jusqu'à ce qu'on les tuât…
Ce sont les plébéiens qui triomphent toujours. Les Bre-
tons n'ont déposé les armes que lorsqu'on leur a rendu leur
église et leurs prêtres, les soldats de la Commune eux-mêmes
ont fini par avoir la République — il est vrai que cela ne leur a
[92] pas beaucoup profité, mais ceci est une autre question.
A défaut d'un succès plus considérable, je finirai, si je ne
suis pas tué, par forcer les Hachette à ne pas violer la loi contre
un Français pour faire plaisir à des Juifs allemands comme les
Rothschild. J'aurai la satisfaction d'acheter un de mes volumes
dans une gare…
J'ai annoncé, dès le premier jour, ce résultat à Touret, un
des directeurs de la maison Hachette, qui est vraiment très gen-
til et très affable et qui a été mon camarade à la pension Hiolle.
Je lui ai écrit : « Mon cher ami, non seulement vous faites une
canaillerie vis-à-vis de moi, mais vous faites encore une bêtise
puisqu'il viendra un moment où vous serez obligés de capituler
malgré vos millions. Il se trouvera un journal où un député
probe qui renouvellera contre vous la campagne énergique
qu'avait commencée M. de Janzé et l'on vous enlèvera un jour

99
La fin d’un monde

très justement un droit qui ne vous appartient pas et dont vous


faites, avouez-le, le plus déplorable usage. »

Ce qui est intéressant, en effet, là-dedans au point de vue


de l'étude des moeurs contemporaines, c'est la façon dont les
Hachette usent du pouvoir arbitraire qu'ils se sont arrogé.
Rien n'éclaire mieux l'immoralité profonde que la Bour-
geoisie cache sous des attitudes d'une irréprochable correction.
Cette famille, très décente dans sa vie, élevée au premier rang
par un travail honorable et qui, riche et puissante comme elle
l'est, ne devrait plus avoir d'autre but que tenir sa place avec
indépendance et fierté, a toutes les complaisances pour l'ordure
et ne met son veto que sur l'idée.
Dans le Zohar un frère est l'amant de sa sœur après des
descriptions sur lesquelles il vaut mieux ne pas insister.
Dans Germinal la Mouquette montre, sous les flamboie-
ments du soleil couchant… ce que vous savez, ce qui est écrit en
trois lettres dans le volume. Dans Pot-Bouille, cette œuvre sans
nom et sans similaire dans aucune littérature, heureusement
pour la dignité humaine, les personnages [93] caquent, fla-
quent, rotent, accouchent, s'accouplent sur des tables de cui-
sine. Les Hachette disent: « Cela est fort bien ! » Dans les Rois
de la République, dans L'Agiotage sous la 3e République de
Chirac, dans Nos Chemins de fer de M. Pendrié, dans la France
juive, on discute des questions économiques et sociales, les Ha-
chette disent : « Cela ne se peut ! »
On pénètre en imagination dans cet intérieur patriarcal.
La mère Hachette, la reine mère, ainsi que la nomment les fami-
liers, a rencontré des jeunes filles rouges comme des coqs après
une lecture érotique, des jeunes gens déjà mordus par tous les
spermatozoaires, et cette dame, digne, personnellement, de tous
les respects, dit aux siens : « La vente est bonne ! » Le caissier
vient annoncer que le tant pour cent sera considérable, que le
dernier livre est plus monté de ton encore que les précédents, et
l'on se réjouit en famille, tandis que les lecteurs juvéniles se tor-
dent en proie à tous les aiguillons de la chair, brûlés de tous les
feux de la luxure et croyant avoir à leurs trousses les 30,000
diables que saint Macaire aperçut un jour à la porte d'une seule
maison d'Antioche…

En réalité, cette famille austère vit de Messire Luc (équi-


voquez sus), dirait Rabelais.

100
La fin d’un monde

Assurément je ne voudrais pas dire de mal de Messire


Luc. Pour employer l'expression de Duclerc, l'inventeur des Ga-
lions de Vigo, c'est un instrument nécessaire. Au chapitre XLI
du Moyen de parvenir, Epaminondas, Evinquabre, Nostrada-
mus, Hippocrate et Diogène Laertius en dissertent longuement
et prétendent que c'est par honneur qu'on le fait toujours as-
seoir le premier. Nostradamus voudrait qu'on en parlât comme
on parle du nez. « Si cela était, » dit-il, « on parlerait comme on
s'assied et si l'on escrivait de mesme vraiment on verrait de bel-
les orthographes de femmes. » Licofron et Metrodorus semblent
partager cet avis.
Je ne veux point insister davantage sur le cas de Zola que
[94] ses anciens disciples rangent parmi les coprologiques. Si
onc ne se vit homme aussi sale, il y eut des coprologiques avant
lui et Montaigne a connu un gentilhomme affligé de ce vice.
« Chez lui, nous dit-il, vous voyiez en rang un ordre de bassins
de sept ou huit jours, c'était son étude, ses discours, tout autre
propos lui puait. » C'était évidemment un ancêtre de Zola.
On aurait cependant compris que les Hachette, représen-
tants de la dignité des lettres françaises, se fussent refusés à
faire circuler ce fleuve de purin à travers le monde. Ils n'ont
songé qu'au bénéfice que cela leur rapporterait.
Les directeurs de grandes compagnies, tous chamarrés
d'ordres divers et hauts sur cravate, ont agi de même.
Après avoir parlé de Noblemaire dans la France juive, je
reçus une lettre anonyme où je reconnus, à des griffonnages
délicats,
Un sexe aimable et fait pour plaire.

On m'affirmait que je m'étais trompé sur Noblemaire et


que c'était « un noble caractère ». Il ne l'a guère prouvé, en tout
cas, en laissant pénétrer toutes les pornographies dans ses gares
et en proscrivant uniquement les livres dans lesquels on discu-
tait Rothschild, il ferait mieux d'inspecter un peu sa voie et
d'éviter de causer par sa négligence des catastrophes comme
celle de Velars.
Je ne parle pas de Mantion, qui lui, il le reconnaît d'ail-
leurs lui-même, n'a d'énergie que contre les faibles. Je laisse de
côté Mathias, un Juif de Leipzig naturalisé sur le tard, mais voi-
ci par exemple M. Blount.
Je veux être courtois envers lui, c'est un étranger. Il fait
du bien, mais je m'étonne qu'il ne comprenne pas que la pre-
mière charité à faire, ce serait de laisser l'écrivain jouir de ses

101
La fin d’un monde

droits dans son pays. « La liberté, a-t-on dit, est le droit d'aller
et de venir librement, » or, je ne m'aviserai pas de vouloir em-
pêcher les Anglais de circuler sur leur territoire et je ne décou-
vre pas bien pourquoi M. Blount, directeur des [95] lignes de
l'Ouest, m'empêche de circuler sur des lignes qui sont autant à
moi qu'à lui.
Un livre, en effet, n'est qu'une des formes, une des mani-
festations, une prolongation de l'homme et du citoyen, dès que
vous arrêtez mon livre, c'est moi que vous arrêtez. Votre Hamp-
den, qui brava la prison pour son droit, n'aurait pas supporté
cela, monsieur Blount, moi je ne le supporte pas non plus…
M. Blount eût pu parfaitement empêcher cet acte d'arbi-
traire, dire aux Hachette : « Respectez-vous vous-même, ou
vendez tout, comme vous y êtes obligé par la loi, ce qui dégage
votre responsabilité et la nôtre, ou ne proscrivez pas les livres
honnêtes au profit des œuvres immondes. »
M. Blount eût dû tenir ce langage ; il a des filles charman-
tes, dit-on, qui se sont bien mariées et pour lesquelles M. Blount
fils a même composé un Chant nuptial, car il est bon musicien.
Avant d'être mariées, elles ont pu voyager toujours sous la garde
de correctes institutrices, comme il sied à des filles de million-
naires, mais il existe beaucoup de jeunes filles françaises qui ne
sont point filles de millionnaires et qui voyagent toutes seules.
Quand celles-là cherchent un volume à lire en route, elles trou-
vent des imitations de de Sade ou des impressions d'un séjour à
Lesbos, sur lequel les Hachette prélèvent un honnête courtage.
M. Blount estime-t-il qu'une censure ainsi comprise honore
beaucoup les industriels qui l'exercent et les directeurs qui l'ap-
prouvent au mépris de toutes les lois ?
Il me serait impossible, par respect pour mes lecteurs,
d'analyser en détail les romans qu'on met ainsi à la disposition
de tous : la Première maîtresse de Catulle Mendès par exemple.
L'ancien directeur du Voltaire, M. Hepp, n'est assurément point
suspect de pudibonderie, puisqu'il est lui-même l'auteur d'un
roman : l'Epuisé, qui fit rougir le Matin, il se refusa cependant
énergiquement à continuer la publication de la Première maî-
tresse en feuilleton.
C'est une Justine juive que ce livre, une Justine vêtue
d'un style tout d'or et de soie par un lettré toujours [96] difficile
dans le choix de ses épithètes, une Justine ornée comme une
Hérodiade et dansant la danse obscène dans un rythme lent
pour ne pas choquer entre elles les pierreries qui la couvrent et
rompre l'harmonie des lignes.

102
La fin d’un monde

Il s'agit d'un couple hanté par des idées d'indicibles raffi-


nements dans la débauche.
Précisément, nous dit l'auteur, parce que leur bouli-
mie de volupté ne s'élevait pas jusqu'aux rêves énormes des
grands débauchés, parce qu'ils demeuraient, elle et lui, si ef-
frayants qu'ils fussent, dans la vulgarité du possible, il était inévi-
table que le désir leur vint de les réaliser, ces abjectes chimères
réalisables. Et il leur vint !

Arrêtons-nous ici. A la suite d'un inceste, l'héroïne étran-


gle sa sœur qui est devenue la maîtresse de son amant…
Quant à l'Epuisé, lorsqu'il parut à son tour en volume, il
trouva toutes les bibliothèques des gares ouvertes devant lui et
les collégiens purent se régaler à leur aise d'un tableau d'une
première nuit de noces qui arracha en son temps des « Oh ! » et
des « Sapristi ! » aux boulevardiers les moins faciles à émou-
voir.
Voilà les gracieuses imaginations que de très notables
bourgeois du XIXe siècle, qui, individuellement, sont de forts
honnêtes gens, mettent à la disposition de tous, voilà les pro-
ductions sur lesquelles ils touchent une commission. Sur ce
point ils ne peuvent alléguer l'irresponsabilité puisqu'ils préten-
dent avoir le droit de choisir ce qu'ils vendent et que ce droit, ils
l'affirment en refusant de vendre mon livre.
Voilà les oeuvres que M. Blount, Catholique démonstratif
et mêlé à toutes les entreprises de charité, laisse exposer dans
les gares qui dépendent de lui48. Je ne m'étonne plus [97] main-
tenant que Fouret, toutes les fois que je l'ai rencontré, m'ait dit
que la Société était bien malade…

Les lois n'existent pas pour ceux qui sont affiliés au sys-
tème des monopoles, c'est une organisation, encore une fois,
dont tous les membres se tiennent comme dans l'organisation

48 Il convient de dire à la louange de nos voisins qu'en Allemagne, les


directeurs de Compagnies de chemin de fer ont un autre respect d'eux-
mêmes et un autre souci de la moralité publique.
« Depuis quelques jours, dit le Matin du 20 août, la police procède,
par ordre supérieur, à des perquisitions dans les gares de chemins de fer
pour la recherche de brochures obscènes.
Les administrateurs de chemin de fer retirent la concession aux li-
braires chez lesquels on trouve des livres obscènes, quelque petit que soit le
nombre des exemplaires.

103
La fin d’un monde

féodale. Les monopoleurs se délivrent entre eux des saufs-


conduits, des lettres de passe, comme les seigneurs d'autrefois.
Vous arrivez pour monter dans un train, et vous faites
une légère grimace, car vous n'avez d'autre alternative que de
vous glisser entre une grosse dame énorme qui sue déjà et un
monsieur toussaillant qui réclame, avant le départ, qu'on ferme
tous les carreaux ; tous les coins sont pris, il faut vous rési-
gner….
Le petit Juivaillon allemand, qui est sur le quai, a vu la si-
tuation comme vous, mais il ne se presse pas comme vous, il va
trouver le chef de gare et il sort lentement de son portefeuille un
petit papier… Le chef de gare lit et s'incline… Quel est donc ce
petit papier ? C'est la lettre d'égards : elle est ainsi conçue :
Monsieur le chef de gare est prié d'avoir pour M.
X… tous les égards qui sont compatibles avec la régularité du
service.
Signé : « Le DIRECTEUR. »

Rapportez-vous-en au Juif, il saura tirer du petit papier


tout ce qu'on en peut exprimer : au besoin, si le trajet est long et
qu'il tienne à voyager commodément, il laisse comprendre qu'il
est le fruit d'une faute et que, s'il voulait, il [98] pourrait peut-
être appeler Blount, Noblemaire ou Mention du doux nom de
père.
On ajoute un wagon naturellement, on met dessus la pla-
que réservé et le conducteur du train, qui voit de quelle défé-
rence le voyageur est entouré, vient à chaque station lui deman-
der s'il n'a pas besoin de descendre…

Usurpation, monopole, tyrannie, concurrence déloyale,


écoulement en quelque sorte obligatoire de marchandises de
camelotte, en conséquence discrédit universel du commerce
français, tel est le bilan des grands magasins.
Malheureusement cette question, qui est des plus aiguës
pour le Paris actuel, est difficile à résoudre dans les conditions
présentes.
Jusqu'ici les réunions tenues à ce sujet n'ont pu aboutir à
rien. Au mois de février dernier une discussion assez approfon-
die eut lieu à la salle Rivoli-Saint-Antoine et des patrons, MM.
Hilaire, Cornu, Hugonnet, prirent, non sans talent la défense du
petit commerce.
Un des orateurs donna quelques chiffres intéressants à
l'appui de ses plaintes.

104
La fin d’un monde

Il y a à Paris, dit-il, 20 maisons qui font 1 milliard


d'affaires par an. Elles occupent 10,000 employés. Or, à la place
de ces 20 maisons, on pourrait en avoir 20,000 faisant chacune
50,000 francs par an (soit un bénéfice de 12 à 45,000 francs par
an). Chaque famille comptant une moyenne de 6 personnes, cela
ferait 120,000 personnes, chaque maison employant en moyenne
4 personnes, cela ferait 160,000 employés, soit, en tout, 280,000
personnes qui meurent de faim au profit de 20 maisons. Eh
bien ! Il faut que tous ces meurt-de-faim aillent au Palais-
Bourbon réclamer la révision des lois 49.
[99]
Jules Guesde, qui prit la parole ensuite, conclut par ces
paroles peu consolantes :
Je dis que vous n'obtiendrez rien du monde bour-
geois, qui considère votre disparition comme un fait acquis et in-
dispensable : rien ne pourra sauver votre petit commerce. Ce-
pendant nous vous appuierons dans la campagne que vous allez
entreprendre, espérant que, bientôt désillusionnés, vous revien-
drez au bataillon des expropriés dans l'armée des prolétaires.

Les commerçants avec lesquels j'ai eu le plaisir de causer


reprochent avec amertume à la presse le silence obstiné qu'elle
garde à ce propos, ils ont tort en ceci qu'ils ne comprennent pas
que tout se tient dans le régime juif et capitaliste qui est en plein
triomphe.
Sans doute ce régime n'est pas une Société régulière ; il
ne s'est point préoccupé, comme l'admirable Société du Moyen
Age, d'assurer les droits et les intérêts de chacun, mais il a dû

49 Le 15 juin dernier, M. Du plan, conseiller du quartier du Mail, dé-

posait au Conseil général de la Seine un projet de vœux dont voici les conclu-
sions :
Le Conseil général considérant :
Que le devoir de l'Etat est de répartir équitablement et proportion-
nellement les charges publiques,
Que la législation qui régit l'impôt des patentes est en contradiction
flagrante avec cette obligation, par suite des transformations commerciales,
industrielles et financières qui se sont produites depuis les dernières réfor-
mes de la loi du 13 juillet 1880,
Que, contrairement à ce qu'ont voulu les législateurs, il résulte au-
jourd'hui que certaines classes élevées de contribuables, et notamment les
grands magasins de nouveautés, se trouvent favorisés aux dépens des petits
commerçants,
Émet le vœu : que cette loi soit modifiée dans le plus bref délai pos-
sible et dans un sens plus équitable et plus en harmonie avec les principes
démocratiques du gouvernement républicain.
Sauf le Parti national, qui est un journal assez indépendant pour
certaines questions, je ne vois pas que la presse se soit occupée de cette pro-
position.

105
La fin d’un monde

logiquement, à mesure qu'il se fondait, veiller à se préserver lui-


même, empêcher que les opprimés ne puissent se défendre et
c'est à ceci que répond l'organisation de la presse dont j'ai parlé
à maintes reprises dans ce chapitre des monopoles.
Prenons un exemple si vous le voulez : à d'autres épo-
ques, après l'extraordinaire succès de la France juive, il se serait
[100] certainement trouvé sept à huit Chrétiens riches à 2 ou
300,000 livres de rente pour me dire : « Mon frère, vous avez
envie de combattre pour une cause qui nous est chère ; nous
mettons chacun 50,000 francs pour fonder le journal absolu-
ment indépendant que vous rêvez. Si vous réussissez, vous nous
rendrez notre argent, si vous ne réussissez pas, nous n'en serons
pas plus pauvres. »
Pas un Chrétien riche n'aurait aujourd'hui une idée pa-
reille et il aimerait cent fois mieux risquer ses 50,000 francs
dans une escroquerie juive quelconque, un emprunt de Hondu-
ras ou une mine de Bingliam, que de les confier à son frère, qui
peut-être arriverait à fonder une publication à succès comme le
Figaro, le Petit Journal ou la Revue des Deux Mondes.
Supposez, maintenant, que je fonde un journal dans des
conditions ordinaires, sans capital, ayant de la peine au début à
joindre les deux bouts. J'ai des collaborateurs, des amis qui na-
turellement vivent de leur travail. L'administrateur vient me
voir à la fin du mois.
— Cela ne va pas mal. Nous faisons à peu près nos frais,
ce qui est joli pour un commencement. Malheureusement la fin
du mois sera difficile. Vous avez démontré que deux financiers
juifs étaient des voleurs et offert de fournir la preuve de ce que
vous avanciez, ainsi que la loi vous y autorise, mais le tribunal
s'est hâté de refuser votre preuve et de vous condamner à des
dommages intérêts formidables. La rédaction coûte cher. La
femme de notre spirituel chroniqueur X… vient d'accoucher et
notre ami a demandé au caissier de s'associer à sa joie en l'ai-
dant à payer la sage-femme et à subventionner la nourrice.
Quant à Z…, vous savez avec quel admirable dévouement il sou-
tient une famille innombrable, il a chez lui son vieux père, sa
mère, sa belle-mère, sept enfants et deux neveux, tout ce monde
dépend de sa copie et évidemment il est bien forcé, lui aussi, de
solliciter de temps en temps la forte avance.
— Alors vous êtes embarrassé ?
— Nullement. Les grands magasins préparent leur saison
[101] d'été… Il y a, paraît-il, des affaires de bas exceptionnelles
et un solde de robes couleur du soleil à des conditions incroya-

106
La fin d’un monde

bles. Ils nous donnent chacun trois fois la page entière au prix
maximum et les réclames de seconde page, c'est une aubaine
d'une vingtaine de mille francs.
— Bravo ! Rien n'est plus légitime que l'annonce ! Après
tout, ceux qui ne voudront pas de ces bas sont libres de ne pas
les prendre. Je n'assume aucune responsabilité en annonçant
qu'on vend des bas….
— Sans doute, mais…
— Mais ?…
— Mais les directeurs comptent bien qu'une fois des rela-
tions cordiales établies entre le journal et eux, relations qui ne
peuvent que s'améliorer encore, vous renoncerez à attaquer les
grands magasins.
Que ferait en pareil cas le petit commerçant qui, sur le
seuil de sa boutique déserte, se désole de voir la foule accourir
vers les grands magasins et se plaint que nul ne le défende ? Il
ferait ce que ferait le directeur d'un journal, il songerait à tous
ses camarades vieux et jeunes qui vivent du journal, eux et les
leurs, et il céderait…
A l'heure actuelle, on peut le dire, le meilleur moyen pour
parler librement, c'est de ne pas avoir d'organe…
Ce n'est pas là un achat de la conscience proprement dit,
c'est le fonctionnement d'un régime. Le féodal, le seigneur suze-
rain dit à ceux qui avoisinent son castel : « Voulez-vous rester
en paix avec moi, je ne demande pas mieux, seulement ne vous
mêlez pas de ce que je fais. »
Il en est de même des mensualités financières qui sont, à
cette époque de crise, l'unique ressource de beaucoup de jour-
naux relativement honnêtes.
Le journal juif, merveilleusement informé toujours, atta-
que, fait une campagne, comme on dit, multiplie ses : « Est-il
vrai ? A demain les détails ! » Et la Société financière capitule.
Mais, en dehors de cette presse, beaucoup de journaux reçoi-
vent [102] d'établissements financiers, comme le Crédit foncier,
des mensualités régulières qui constatent simplement les bons
rapports du journal et de l'établissement, qui constituent une
sorte d'état de paix réciproque.
Pour certains journaux le chiffre de ces allocations est
énorme : il atteint pour le Panama, par exemple, de 4 à 500,000
francs pour une seule feuille. Je pense que M. de Lesseps agira
comme Louis XIV, quand les comptes de Versailles lui furent
remis, et qu'il brûlera les comptes de sa publicité, s'il ne le fait

107
La fin d’un monde

pas, ces comptes seront certainement pour l'histoire sociale un


des documents les plus intéressants de l'avenir50.
A côté de sommes fabuleuses on trouve les mensualités
les plus minimes.
Un de mes amis, chargé du service de la publicité dans
une grande administration financière, me racontait sa conversa-
tion avec Alphonse Millaud, celui qui eut jadis quelques diffé-
rents avec la Justice à propos du Petit Journal.
Alphonse Millaud se présente pour toucher : mon ami
feuillette son registre et demande le nom.
— Inutile, dit Millaud, cherchez : Semaines religieuses
syndiquées.
Millaud disait à une Semaine religieuse quelconque :
« Vous n'avez pas de bulletin financier, c’est une lacune, char-
gez-moi de la remplir, je vous payerai une petite somme, cin-
quante francs par mois, si vous voulez. » On acceptait. Millaud
allait trouver les compagnies financières et leur disait : « Je re-
présente les Semaines religieuses dont voici les [103] noms :
c'est une excellente publicité parce que les curés sont naïfs.
Donnez-moi tant par mois pour l'ensemble et non seulement on
ne vous attaquera jamais là, mais je mettrai un mot favorable
pour vous de temps en temps, en expliquant que vous confier de
l'argent, c'est faire un placement de tout repos.
Ce n'est rien, sans doute, mais n'est-ce pas encore là une
manifestation curieuse de cette race étonnante ?
Je n'entre pas dans de plus longs détails, je me suis effor-
cé simplement de faire comprendre comment ce régime meur-
trier qui fait tant de victimes, qui sème tant de désastres, qui
soulève tant de haines, se défend par son principe même qui est
la corruption, par le choix offert aux gens entre le sacrifice du
pain quotidien et le silence.
II serait injuste, d'ailleurs, tout en montrant le côté fu-
neste du système, de ne pas reconnaître que l'élan spontané
d'un être né foncièrement bon vient parfois rétablir un peu
l'équilibre.

50 Philippart, dit-on, a payé jadis cent mille francs pour l'insertion


dans les Débats d'une lettre d'une centaine de lignes.
Nous avons vu pour la loterie des Arts décoratifs, une loterie de 14
millions sur lesquels 12 millions de billets avaient été placés, produire pour
résultat définitif et total cinq millions huit cent mille francs, sans qu'on ait
jamais donné aucune justification de l'emploi des autres millions.
Dans l'affaire Erlanger, un des frères Berthier avoua au juge d'ins-
truction avoir versé six millions à la presse pour l'empêcher de parler.

108
La fin d’un monde

Les journaux socialistes n'ont pas été tendres pour Mme


Boucicaut et je ne puis m'associer à leurs dures paroles.
Le côté qui me frappe là-dedans, c'est l'anarchie profonde
de cette Société où nulle organisation sérieuse ne fonctionne
plus, où nulle autorité sociale n'apparaît.
Rien ne garantit la maison d'ordre secondaire que le gros
capital jette par terre. Comme un fleuve détourné de son cours,
l'argent, qui aurait rétribué équitablement l'activité d'innom-
brables petits patrons, vient se verser sur un point unique, il
arrive aux mains d'une personnalité tout à fait inférieure et c'est
cette illettrée qui se trouve investie de la redoutable fonction de
répartir la richesse.
Le testament d'une si magnifique générosité de Mme Bou-
cicaut semble une légende des temps barbares transportée dans
le Paris de la rue du Bac. On dirait la fin de l'histoire d'une ber-
gère qui aurait épousé un chef quelconque, grand ravageur des
terres d'autrui et grand exterminateur de petits.
[104]
Mme Boucicaut n'était point bergère, mais blanchisseuse,
lorsqu'elle épousa Boucicaut auquel elle apportait du linge cha-
que semaine, et, toute sa vie, elle resta confuse et comme effa-
rouchée de cette prodigieuse fortune qui vint à elle sans qu'elle
la désirât. Les Premières, qui formaient le sérail du mari,
s'amusaient bien à jouer quelques tours à la vieille dame, on
n'ignorait pas qu'elle savait à peine lire et on lui tendait le jour-
nal à l'envers, mais, au fond, chacun l'aimait parce qu'elle était
bonne et la bonté fit presque grande cette simple d'esprit.
Quand elle se sentit près de partir pour le grand voyage, elle
manda des hommes d'affaires pour compter tous ces millions
qu'elle n'aurait pu compter elle-même et elle donna tout, très
sensément, très pratiquement, sans viser à l'ostentation comme
les Rothschild, qui tirent le canon lorsqu'ils envoient la moindre
obole aux journaux.
Peu s'en fallut, il est vrai, que la presse juive ne parvint à
ridiculiser cette femme honnête et modeste. Ce misérable
Meyer, que la plus élémentaire pudeur devrait obliger à ne plus
se mettre en avant, osa parler au nom de la Presse et demander
une statue !
Deux personnes seules eurent le triste courage de faire
campagne publiquement avec le directeur du Gaulois.
Mézières, de l'Académie française, s'il vous plait, qu'on
aurait cru incapable de se compromettre avec Meyer, répondit
le premier à l'appel.

109
La fin d’un monde

Après lui accourut Simon dit Lockroy, ce qui étonna


moins, Simon Meyer, Meyer Lockroy, c'est le même type, c'est le
même camelot juif toujours pressé de déballer dès qu'il se pré-
sente un emplacement vide où l'on puisse poser un tréteau, l'un
opère dans le Conservatisme, l'autre dans la Révolution : tous
deux se valent…
La Presse qui, d'ordinaire, obéit au doigt et à l'oeil dès
que le Gaulois propose de lancer quelque entreprise de puf-
fisme, eut, cette fois, assez de tact pour envoyer promener les
Meyer et les Simon.
[105]
Imaginez-vous quelque chose de plus ridicule qu'une sta-
tue à Mme Boucicaut, un monument de faste et d'apparat à cette
femme dont le grand mérite fut d'être humble et aussi de sentir
vaguement, avec son coeur d'ouvrière, d'habitante du quartier,
l'excessif de cette fortune échafaudée sur la ruine de tant de pe-
tits commerçants du voisinage ..

110
La fin d’un monde

LIVRE QUATRIÈME
L'IDÉE SOCIALISTE A TRAVERS LE
XIXe SIÈCLE

Dès Prairial, les Jacobins nantis répondent à coups de canon aux re-
vendications populaires.— Caractère élevé du mouvement socia-
liste naissant.— Rêve d'une société meilleure, mais absence com-
plète de haine et d'envie.— Intelligence de la mission supérieure de
l'Église. Profond respect de la femme.— Les livres de Chevé. Cons-
tantin Pecqueur, le père du collectivisme.— Une génération dispa-
rue. Le clergé d'alors se désintéresse trop du mouvement social.—
La littérature de Troplong.— Comment les Bourgeois conçoivent
l'ordre.— L'Internationale et son programme. Benoit-Malon.—
Rôle très secondaire de Karl Marx dans l'Internationale.— Sa ja-
lousie contre Proudhon et le socialisme français.— La Commune.—
Férocité de la Bourgeoisie révolutionnaire.— Humanité du proléta-
riat.— Les chefs ouvriers de la Commune.— La République actuelle
n'est qu'une Commune sans probité.— Treilhard et Peyron.— Ce
que coûte une République bourgeoise.— Varlin et les Rothschild.—
Les dessous de la Commune.— L'esprit du Peuple tout à fait modi-
fié aujourd'hui.— La haine laissée dans les cœurs par la répression
de la Commune.— En quoi cette répression fut immorale.— Triste
inertie et inintelligence absolue des conservateurs de l'Assem-
blée.— Un mea culpa de Saint Genest. Inutilité de tout le sang ver-
sé.

Je n'ai pas l'intention d'analyser longuement les divers


systèmes socialistes et d'en montrer le fort et le faible. Je veux
indiquer seulement, à larges traits, les phases par lesquelles ont
passé des générations différentes souffrant du mal social et
cherchant à guérir.
J'ai prouvé assez clairement, je crois, au chapitre précé-
dent, combien la Révolution fut dure au Peuple. Quand la [108]
Bourgeoisie eut les poches pleines et que le Peuple voulut avoir
son tour, ce fut le canon qui répondit. Dès Prairial, la Conven-
tion signifiait aux ouvriers qui venaient lui demander du pain
que la Révolution n'avait pas eu pour but d'améliorer le sort des
déshérités. Des révolutions politiques avantageuses à la Bour-
geoisie on en fera désormais tant qu'on voudra, mais, dès qu'il
s'y mêlera l'ombre d'une revendication sociale, les mouvements
seront impitoyablement réprimés.
La question ouvrière était bien indifférente, par exemple,
au bon papa Camus dont nous entretiennent les journaux du

111
La fin d’un monde

Directoire et qui, après avoir été maltraité par le sort dans sa


jeunesse, venait d'acheter à Versailles une propriété nationale
de 225,000 livres « pour aller s'y reposer et y bénir, avec tous
les petits Camus, la République et l'Egalité51 ».
Tous les Jacobins pensaient comme le conventionnel
dont parle Goncourt et qui, « Pauvre hère la veille, possesseur
aujourd'hui d'un des plus beaux hôtels du faubourg Saint-
honoré, se plaignait amèrement des doctrines de Babœuf sous
les bosquets d'un jardin verdoyant que bordaient les Champs-
Élysées ».
Après la tentative avortée de Babœuf et la conspiration
des Égaux, il faut attendre le milieu du règne de Louis-Philippe
pour voir se former une école nettement socialiste.
Le mouvement, d'ailleurs, présente alors un caractère
tout particulier, c'est une aspiration vers la justice, le rêve d'un
avenir meilleur, le plan d'une société idéale où tout le monde
serait heureux.
Proudhon blasphème, mais Louis Blanc s'affirme tou-
jours déiste. Cabet, Fourier, Pierre Leroux, les Saints Simoniens
eux-mêmes laissent une large part dans l'œuvre qu'ils projettent
de construire aux sentiments élevés de l'âme humaine.
La lutte de classe qui fait le fond du socialisme à l'heure
[109] présente n'apparaît encore qu'à l'état vague. Sans doute
Toussenel décrit admirablement l'exploitation bourgeoise, Fou-
rier démontre que la Révolution n'a eu pour résultat « que de
substituer des servitudes collectives toujours croissantes à des
servitudes individuelles décroissantes » ; Vidal semble annon-
cer Karl Marx dans cette formule : « La fortune, a-t-on dit, s'ac-
quiert par le travail, elle s'acquiert surtout par le travail d'au-
trui. » Ce ne fut que beaucoup plus tard, cependant, et dans son
dernier livre : De la capacité politique des classes ouvrières que
Proudhon indiqua nettement un antagonisme entre le patron et
l'ouvrier.
Le faisceau des corporations ayant été brisé, écrivait-
il, sans que les fortunes et conditions entre ouvriers et maîtres
fussent devenues égales, sans qu'on eût rien fait et rien prévu
pour la distribution des capitaux, l'organisation de l'industrie et
les droits des travailleurs, la distinction s'est rétablie d'elle-même
entre la classe des patrons, détenteurs des instruments de travail,
capitalistes et grands propriétaires, et celles des ouvriers salariés.

51 Frondeur, 9 mars 1797.

112
La fin d’un monde

Nier aujourd'hui cette distinction des deux classes,


ce serait faire plus que nier la scission qui l'amena et qui fut elle-
même une grande iniquité…

Le patron d'alors ne ressemblait pas encore aux grands


industriels contemporains. Pareils à ces abbés commendataires
qui touchaient le revenu des abbayes sans avoir jamais dit la
messe ou même reçu les ordres, les membres des Sociétés en
commandite d'aujourd'hui, les propriétaires de parts d'actions
d'usines ou de manufactures, vivent royalement sur le travail
d'ouvriers que parfois ils n'ont jamais vus. Les industriels d'au-
trefois voyaient leurs ouvriers, ils en étaient vus et ils pouvaient
prétendre qu'eux aussi travaillaient.
La haine et l'envie qui sont partout aujourd’hui étaient
alors rares dans ce noble pays de France. Le Christianisme avait
créé chez nous de tels trésors de foi, de dévouement, d'abnéga-
tion que la société française resta croyante et généreuse long-
temps après avoir perdu ses habitudes religieuses. Il fallut le
règne des Juifs, les sales campagnes de leurs jour[110]naux, le
triomphe de la Franc-Maçonnerie, Gambetta l'Opportunisme,
Grévy, Wilson, la République actuelle, en un mot, pour détruire
tout idéal dans les âmes.
Le peuple de ce temps, qu'on n'avait pas encore perverti,
savait que c'était le Christianisme qui avait transformé la terre
et apporté au monde la fraternité et l'amour.
Il reste comme témoignage des idées de cette époque
toute une littérature vraiment belle et presque inconnue : les
livres de Chevé notamment que traverse le souffle d'un Lamen-
nais sans orgueil et sans fiel, d'un Lamennais devenu démocrate
mais resté chrétien. Il y a des pages superbes dans l'œuvre maî-
tresse de cet écrivain dont le nom même n'a pas survécu : Ca-
tholicisme et Démocratie ou le Règne du Christ, qui porte pour
devise :
Christus vincit, Christus imperat, Christus regnat.
Le Christ commande, il règne, il est vainqueur:
(exergue de la monnaie des rois de France au XIIe siècle.)

L'auteur proclame éloquemment, à la face du monde, ce


que le Catholicisme a fait pour le bonheur de tous, il appelle,
avec l'accent d'un apôtre et l'enthousiasme d'un citoyen, la ré-
conciliation entre l’Église et la démocratie.
Fils de l'autel, pourquoi dites-vous que la démocratie
n'est point l'application du catholicisme à la société ? Fils du
peuple, pourquoi ne comprenez-vous point les sublimes austéri-
tés de la morale et les saintes extases du culte et de la prière ?

113
La fin d’un monde

Qu'est ce que vos dogmes si religieux de liberté,


d'égalité et de fraternité ? C'est l’Evangile se faisant Code, la reli-
gion devenant loi sociale, Christ s’incarnant Peuple.
Et vous, Chrétiens, qu'est-ce que votre Evangile si
démocratique et populaire ? La loi vivante de liberté, d'égalité et
d'amour.
Qu'est ce que Christ, sinon le Rédempteur du faible
et du pauvre, le Sauveur des nations ? Qu'est ce que l’Église, si ce
n'est une sainte république, où tout s’accorde au dévouement par
l'élection, rien à l'hérédité ni à la fortune ?
[111]
Et pourtant ils se sont méconnus, ils se sont blas-
phémés, ils se sont égorgés !
Ceux-ci ont maudit l'Église au nom de la démocratie,
et c'est l'Église qui, dans ses conciles, a été la première démocra-
tie chrétienne. Ils l'ont maudite au nom du Peuple, et c'est
l'Église qui, brisant l'esclavage antique, a créé les peuples mo-
dernes et préparé la grande unité catholique qui doit les réunir
tous un jour. Ils l'ont maudite au nom des pauvres, elle qui a fait
de la pauvreté une religion, et de la communauté des biens une
loi pour ses élus.
Ceux-là ont repoussé la liberté au nom de la religion,
qui dit : « Là où est l'esprit du Seigneur, là est aussi la liberté. »
Ils ont commandé l'obéissance aveugle aux volontés des maîtres
de la terre, de par l'Évangile, où est écrit : « Vous n'avez qu'un
seul maître qui est Dieu, et vous êtes tous frères. » Ils ont com-
battu ceux qui ne veulent à la propriété d'autre source possible
que le travail, et le plus grand de leurs apôtres a dit : « Celui qui
ne veut point travailler ne doit point manger. »
Fils de l'Église et fils du peuple, reconnaissez-vous
enfin et tendez-vous la main, car vous êtes frères, embrassez-
vous avec amour comme deux amis qui se retrouvent après une
longue absence, et cet embrassement sera l'avènement de la so-
ciété chrétienne, le grand jour du règne de Dieu sur la terre.

La femme a, dans ces œuvres, le rôle que lui donne la ci-


vilisation aryenne. Poétisée, grandie, adorée, elle apparaît dans
une auréole comme la femme germaine qu'entourent de respect
et d'hommages des guerriers vaillants, pour eux, en effet, elle
est la Grâce et la Bonté, comme pour elle ils sont le Courage. Les
Germains, purs Aryens, n'envoient pas, comme les peuples sé-
mitiques, des filles de joie se livrer aux généraux et les assassi-
ner entre deux caresses, ils mettent la femme derrière eux, sur
les chariots, et quand l'ennemi avance, la femme se tue, car elle
sait que si la bataille est perdue, c'est que les hommes sont
morts…
Un Juif seul, l'apôtre du divorce, a pu briser les liens sa-
crés qui unissaient jadis les époux et glorifier la prostitution

114
La fin d’un monde

dans un pays que la sainteté du mariage avait contribué à faire


si grand, un Juif seul a pu écrire :
[112]
Le mariage est une institution essentiellement ty-
rannique et attentatoire à la liberté de l'homme, la cause de la
dégénérescence de l'espèce humaine, c'est une institution géné-
ratrice de vice, de misère et de mal : il faut lui préférer le concu-
binage ou l'union libre, sans intervention de l'autorité, sans
consécration religieuse et légale.
Le mariage existant, la prostitution fait plus de bien
que de mal 52.

A cette époque on n'avait pas encore transporté en


France les mœurs de la tente primitive où le frère cohabite avec
sa sœur, comme Amon avec Thamar. Le mercanti, qui s'en alla à
Tunis trafiquer du sang de nos soldats avec les Volterra, les
Thors et les Bloch, et, à l'ombre du drapeau tricolore, réaliser un
bon coup aux dépens de Mustapha ben Ismaïl, n'aurait pas figu-
ré alors dans une Assemblée française53.
Écoutez comme Chevé parle de la femme :
Il est une rédemption non moins sainte, tâche com-
mune aussi du catholicisme et de la démocratie, c'est celle de la
femme, cette autre Marie de la passion du Calvaire.
La femme est esclave tant qu'elle n'est pour l'homme
qu'un hochet de vanité, un instrument de plaisir, ou la servante
dédaignée de ses besoins domestiques.
[113]
La femme est esclave lorsqu'on ouvre à son sexe ces
ateliers d'ignominie où des gouvernements infâmes donnent à la
prostitution sa patente.
La femme est esclave lorsque, par le vice de nos lois
ou de nos mœurs, il lui manque un moyen facile de vivre de son

52 Naquet : Religion, famille et propriété.


53 Chevé flétrissait d'avance les faiseurs de l'heure présente, les Juifs
tripoteurs qui nous gouvernent aujourd'hui.
« Malheur alors, malheur à ces trafiquants infâmes qui se sont dit :
Nous ferons de la France un bazar et du monde un marché ! Insensés ! Qui
ont cru qu'on déracine ainsi au cœur d'une nation douze siècles de gloire,
qu'on joue les destinées du genre humain sur un tapis de Bourse, et qu'on
arrête les grandes révélations de l'Avenir avec un avant-poste de soldats.
« Où étaient-ils donc aux jours de nos grands drames ! N'ont-ils ja-
mais vu comment on prend les bastilles dans le temps qu'un enfant met à
jouer une partie de paume, et comme on fait, entre deux couchers de soleil,
une révolution qui change toute la face d'un peuple !
« Oui, nous sommes bien les fils de ces hommes de fer que le soleil
des Pyramides a bronzés, et qui, las de fouler de leurs pieds le sol de l'Europe
conquise, s'en allèrent un jour jusqu'aux frontières de l'Asie, porter aux hor-
des du Nord le drapeau de la civilisation. »

115
La fin d’un monde

travail, une retraite paisible dans un monastère, ou un mariage


selon son cœur.
La fonction de la femme touche à celle du prêtre, car
elle a été destinée à moraliser et à sanctifier l'homme par son
exemple, aux trois âges de sa vie, comme vierge, comme épouse
et comme mère.
Son empire s'étendra sur le monde à mesure qu'elle
deviendra plus pure et plus sainte, et elle règnera, parce qu'elle
s'oubliera elle-même.
La pureté dans la femme est un baume qui rafraîchit
l'âme et lui donne la jeunesse éternelle de l'innocence. C’est la
vierge du bel amour dont le regard enivre de poésie et dont le
sourire ravit d'un bonheur calme.
Elle a des abîmes de tendresse et révèle à tous les dé-
sirs du cœur des choses si douces et si saintes qu'on ne sait plus
les exprimer qu'avec le nom de Marie, et les dire qu’en disant
Dieu.
L'inspiration suave de ses lèvres se colore d'une
grâce infinie. L'âme qu'elle a remplie s'épand en charme, d'une
délicatesse exquise. Le toucher de son cœur devient si doux et si
fin qu'il trouve à chacun de ses battements une touche plus douce
pour y soupirer une harmonie plus tendre.
Et quand cet amour se repose en son vol sur le sein
de la Vierge Mère, il retombe en gouttes de céleste rosée sur le
cœur, et, dans la joie pure dont elle l'inonde, cette rosée remonte
jusqu'aux paupières qui la distillent en larmes d'adoration.
C'est alors qu'incroyablement belle, la femme n'a
plus d’humain que ce reflet de grâce et d'amour saint que ses re-
gards élèvent vers le ciel.
C'est alors que dans le transport de feu qui la ravit,
Dieu débordant en elle, elle s'agenouille éperdue et devient l'ange
de la prière.

Citons encore, pour bien montrer le chemin parcouru,


cette belle protestation contre les professeurs d'athéisme et de
débauche qui sont chargés aujourd'hui d'élever les jeunes géné-
rations.
Malheur à ces prédicateurs d'inceste qui vendent la
[114] science de l'Enfer en enseignant comment on déflore tout
ce qu'il y a de saint dans l'âme humaine, et comment on peut
trouver au-dessous des brutes, un fumier pour s'y vautrer !
Vomissons contre eux ces imprécations sanglantes
par lesquelles on voue éternellement le crime à Satan. Educa-
teurs d’orgie, nous maudissons votre berceau, nous maudissons
votre tombe !
Pardonnons à l'impiété, pardonnons même au crime,
mais quand ces maîtres d'infamie viendront nous étaler froide-
ment leur lépreuse théorie de débauche et d'adultère, alors, que

116
La fin d’un monde

notre main s'abatte sans pitié sur leurs fronts comme un glaive
de vengeance.
L'Esprit n'est-il donc devenu souverain du monde,
après six mille ans d'efforts, que pour abdiquer sa couronne et
son trône, et, les cédant à la matière, reprendre les chaînes d'es-
clave de son enfance ? Si c'est là le progrès, c'est le progrès dans
la mort.
La Société est-elle donc trop riche de vertus pour ve-
nir la convier au cynisme ? Est-ce que le Peuple n'a pas assez de
ses maux, sans appeler ses filles au déshonneur et ses épouses à
l'adultère ?

Il y eut là des figures intéressantes et pures à peu près


oubliées maintenant. Qui sait même le nom de Constantin Pec-
queur qui, de 1835 à 1850, fut un des chefs du socialisme fran-
çais ? Lui aussi professait le plus ardent spiritualisme, le régime
social qu'il appelait de ses vœux devait s'appeler la République
de Dieu, et c'était la France, la Nation-Christ, qui aurait la mis-
sion de porter aux nations la bonne parole de justice et de fra-
ternité ; pas plus que Chevé il ne séparait la revendication des
droits de l'accomplissement des devoirs.
Il y a plusieurs choses que tout le monde doit savoir,
écrivait-il dans la revue le Progrès.
La première, c'est que Dieu existe, c'est que Dieu est
bon et que nous lui devons compte de notre vie.
La seconde, c'est que le monopole des instruments
de travail ne vaut rien, absolument rien.
La troisième, c'est que l'Europe et la France d'abord
ne retrouvera le calme, l'harmonie, le progrès que lorsqu'elle au-
ra fait un retour sincère à Dieu, transformé radicale[115]ment ses
lois de propriété et l'organisation de son économie54.

Dans des coins de faubourg on rencontre encore de ces


survivants d'une génération évanouie, toujours jeunes de cœur,
toujours bienveillants, profondément assombris et découragés
de tout ce qui se passe. On s'entend vite avec eux, car tous ceux
qui ont quelque valeur morale ressentent avec une amertume
égale les mornes tristesses de cette fin de siècle. Chacun a laissé

54 Parmi les écrits de Pecqueur citons : La Science morale dans ses


rapports avec l'Economie politique, Philosophie de l'histoire et des lois du
progrès…. De la sanction et de la responsabilité de nos actes, Barbarie
chronique de l'Economie politique, libérale et malthusienne.
Sous ce titre : Constantin Pecqueur ou le doyen des collectivistes
français, la Revue moderne a publié, en 1886, une étude curieuse sur ce
disparu qui vivait dans une profonde retraite à Saint-Leu-Taverny et qui est
mort seulement l'an dernier.

117
La fin d’un monde

un peu de ses rêves dans un tombeau et pleure l'homme qui, à


son avis, aurait sauvé la France.
Ceux-là pensent à cette vie déjà longue, et si inutile, de
celui qu'on avait appelé l'Enfant du miracle. Ceux-ci songent à
leur petit Prince mort au Zoulouland. D'autres, plus à plaindre
encore peut-être, ont vu ce qu'était devenue, après le triomphe,
cette République qui devait être le règne de la justice, de la tolé-
rance, du désintéressement, assurer la paix parmi les hommes
et attirer les nations à elle par le spectacle seul de ses vertus, ils
avaient rêvé de construire un temple, et c'est un lupanar qui
s'est élevé à la place, un mauvais lieu où les Lockroy et les Na-
quet, les Millaud et les Raynal, les Ferry et les Rouvier livrent la
France à qui veut payer…
« Ah ! Oui, mon pauvre ami, c'est bien la route des hélas !
que nous suivons, » dit Pistheterus à Evelpide, dans les Oiseaux
d'Aristophane, lorsque, perdus dans un désert, au milieu de
fondrières, ils tournent sur eux-mêmes sans pouvoir ni avancer,
ni reculer, sans arriver à trouver leur voie…
N'est-ce point le mot que nous nous disons souvent les
[116] uns aux autres en cheminant, obscuri per umbras, sur la
route aride d'aujourd'hui ?

On écrira peut-être plus tard l'histoire de cette génération


dont la pensée dort dans de vieux livres qu'on ne lit plus et que
les contemporains conservent précieusement.
Je me souviens d'avoir vu une bibliothèque de ce genre,
dans les environs de la rue d'Allemagne, chez un cordonnier en
vieux qui fut mêlé à toutes les batailles de la rue. Quel type ai-
mable que ce brave homme ! Il s'était attaché à la religion fusio-
nienne, le fondateur mourut, laissant une veuve dans la plus
profonde misère. Pour que la veuve eût du pain, l'ouvrier
l'épousa et parfois, je crois, passa plus d'un mauvais quart
d'heure avec cette femme, qui se croyait déchue par une union
avec un artisan. Il lui reste d'elle une fille charmante, blonde
comme les blés, qui se tient avec une simple et naturelle élé-
gance au milieu de ces vieux souliers, de ces décrochez-moi-ça
et qui s'intéresse comme son père à la question sociale.
Dans l'arrière-boutique sont les livres d'autrefois, les
brochures, les plans d'organisation sociale, les almanachs popu-
laires avec leurs portraits d'hommes portant l'estampille de
l'époque, figure ovale, fronts pensifs, barbes longues, jeunes
encore, ils semblent tous dire : « L'Avenir est à nous ! » Les
meilleurs sont morts à temps et n'ont pas vu l'invasion. Quel-

118
La fin d’un monde

ques-uns ont trop vécu, ils sont devenus infâmes et font partie
de la majorité servile d'aujourd'hui…

Le clergé français, il faut le dire, ne fut pas à la hauteur


de ce qu'on attendait de lui, il ne sut pas tendre la main aux ou-
vriers qui venaient si spontanément au Christ, il trompa l'espoir
de tous ces hommes épris de progrès et de justice qui espéraient
que l'Église comme aux premiers siècles allait se mettre à la tête
des essais de rénovation sociale. L'abbé Winterer constatait, l'an
dernier, au congrès de Liège, que c'était bien tardivement que
les Catholiques s'étaient décidés à agir. Avant lui M. de Mun,
dans une autre [117] enceinte, avait rappelé, en termes très éle-
vés, ce que le mouvement du siècle dernier aurait pu être s'il
avait été compris à temps.
En 1848 le clergé laissa passer encore une fois l'heure fa-
vorable et l'avènement de l'Empire opéra pour longtemps la dis-
sociation entre le Peuple et l'idée chrétienne. Les républicains,
qui n'avaient témoigné que du respect à l'Église, furent écœurés
de la façon dont une partie de l'épiscopat se jeta aux pieds de
César.
Il serait trop long de rechercher les causes multiples de ce
malentendu qui eut de si graves conséquences sur les destinées
morales de notre pays. La vérité est que le Concordat, que le
pape ne signa qu'en pleurant, a placé le clergé dans une situa-
tion épouvantablement fausse ; il a enchaîné, pour une maigre
sportule, l'indépendance du prêtre. Les députés de la gauche le
savent bien, et, dans ces âmes scélérates, le désir de réduire des
vieillards à mourir de faim, en supprimant le budget des cultes,
est bridé par la crainte de voir le prêtre reconquérir le droit
d'agir et de parler librement.
Il faut ajouter qu'à cette époque le clergé était infiniment
moins instruit et moins éclairé qu'il ne l'est maintenant. Au-
jourd'hui, j'en ai eu la preuve par les innombrables lettres que
j'ai reçues, le jeune clergé suit attentivement le mouvement
contemporain ; il lit, dans la mesure de ses humbles ressources,
tout ce qui s'imprime d'intéressant au point de vue social, nulle
question ne lui est étrangère. Le clergé, après 1830, avait pres-
que adopté la thèse soutenue par la Bourgeoisie voltairienne et
philippiste que le prêtre doit rester dans son église, qu'il ne doit
communiquer avec le dehors qu'en mettant une plaque sur la
rue avec cette inscription : Sonnette pour les sacrements,—
thèse imbécile, car, lorsque le prêtre ne sort plus de son église,
l'esprit chrétien sort de la société…

119
La fin d’un monde

Ce qui est certain, c'est que le clergé obéit à ce moment à


la consigne de la bourgeoisie, qui alors comme toujours, [118]
était affolée d'ordre et qui, pour se rassurer elle-même, répétait
avec admiration la phrase monumentale de Troplong : « Au mi-
lieu de tant d'institutions qui tombent de vieillesse, la propriété
reste debout, assise sur la justice et forte par le droit55. »
Qu'est ce que la Bourgeoisie entend par l'Ordre ? C'est un
point qu'il serait difficile de définir.
A l'institution toute nouvelle du propriétariat, la Bour-
geoisie a annexé le conciergerat que nos pères ne connaissaient
pas.
L'idéal d'une maison bien tenue, dans le conciergerat, est
une maison où l'on peut commettre toutes les turpitudes, se li-
vrer à toutes les débauches, mais dans laquelle on ne fait pas de
bruit, où les escaliers sont bien cirés, la moquette régulièrement
brossée, les boules de cuivre vigoureusement astiquées et où
l'on obéit à l'écriteau : Essuyez vos pieds, S. V. P.
Essuyez vos pieds, S. V. P., c'est le résumé de l'Ordre
d'après la Bourgeoisie. Le plus souvent il n'y a que de la boue à
ces pieds, mais, aux époques de crise, c'est du sang que la Bour-
geoisie essuie ainsi avec soin, pour ne pas salir les tapis…
C'est une conception toute récente, encore une fois. On
peut dire qu'il n'y eut jamais plus de désordre apparent que
dans l'ancienne France, où tout se tenait sur des bases si solides.
Provençaux, Picards, Bretons, Poitevins, Berrichons avaient
leurs mœurs, leurs coutumes, leurs franchises locales, leur lan-
gue, leurs Académies. Aujourd'hui que la France est en lam-
beaux, que la guerre civile est partout, tout est uniforme, mé-
thodique, organisé administrativement, tout paraît en ordre.
C'est l'histoire du ministre de la guerre : on lui prend tous
ses plans de mobilisation, ses modèles de [119] fusil, ses rensei-
gnements, on lui prendrait son nez, s'il ne tenait pas. Cepen-
dant, si vous visitiez l'hôtel de la rue Saint Dominique, le minis-
tre vous démontrerait que tout est admirablement rangé, classé,
étiqueté, numéroté dans de vastes cartons. « Il n'entre jamais
personne dans nos bureaux, vous dirait-il, que des hommes dis-
crets comme Aubanel ou des Juifs allemands comme Cornélius
Herz. »

55 Au nombre des petits traités publiés par l'Académie des sciences


morales et politiques figure un travail de M. Troplong : La Propriété d'après
le code civil. L'introduction commence par « la propriété debout assise sur la
justice ».

120
La fin d’un monde

Abandonnés par l’Église, qui se désintéressa trop à cette


époque de la question sociale qu'elle avait résolue jadis pour le
bonheur de tous, abandonnant eux-mêmes à leur sort, encore
trop doux, les députés bourgeois, les Vingt-cinq francs, qui
avaient trahi leurs électeurs comme les députés les trahiront
toujours, les ouvriers essayèrent sous l'Empire de faire leurs
affaires eux-mêmes.
L'Internationale, dans la section française surtout, fut la
première manifestation du prolétariat agissant à l'état de classe
distincte. Tous les signataires du premier manifeste étaient des
travailleurs, lors des procès qui se succédèrent, les ouvriers por-
tèrent eux-mêmes la parole et la défense collective, lue par Var-
lin, résuma avec un accent vraiment touchant les plaintes et les
aspirations des prolétaires.
Je crois qu'à ce titre il n'est pas sans intérêt d'en repro-
duire les passages les plus caractéristiques56.
Si devant la loi nous sommes, vous des juges et nous
des accusés, devant les principes nous sommes deux partis, vous
[120] le parti de l'ordre à tout prix, le parti de la stabilité, nous, le
parti réformateur, le parti socialiste. Examinons de bonne foi
quel est cet état social que nous sommes coupables de déclarer
perfectible ! L'inégalité le ronge, l'insolidarité le tue, des préjugés
antisociaux l'étreignent dans leurs mains de fer. Malgré la Décla-
ration des droits de l'homme et les revendications populaires, un
instant triomphantes, en 1793, la volonté de quelques-uns peut
faire, et fait couler le sang par torrents dans les luttes fratricides
de peuple à peuple, qui, avant les mêmes souffrances, doivent
avoir les mêmes aspirations.
Les jouissances ne sont que pour le petit nombre qui
les épuise dans ce qu'elles ont de plus raffiné, la masse, la grande
masse, languit dans la misère et dans l'ignorance, ici s'agitant
sous une oppression implacable, là décimée par la famine, par-
tout croupissant dans les préjugés et les superstitions qui perpé-
tuent son esclavage de fait.
Si nous passons aux détails, nous voyons les opéra-
tions de Bourse jeter le trouble et l'iniquité, les pachas financiers

56 Ces lignes, qui sont moins sèches que les programmes économi-
ques ordinaires et que traverse, comme une petite brise des champs, la com-
paraison du centième pigeon, sont les premières écrites par Benoît Malon
qui devait jouer plus tard un rôle considérable dans le parti socialiste.
Il faut remarquer, à la louange des juges de l'Empire, que dans tous
les procès de l'Internationale, ils ont laissé la défense soutenir librement des
thèses qui, surtout alors, devaient paraître monstrueuses à la magistrature.
Dans le procès Meyer, quand des hommes comme Albert Duruy et Alphonse
Daudet voulaient placer un mot, Barthelon, pressé d'aller toucher sa récom-
pense, leur imposait brutalement silence.

121
La fin d’un monde

faisant à leur gré l'abondance ou la disette, semant toujours au-


tour des millions qu'ils entassent le mensonge, la ruine et la hi-
deuse banqueroute.
Dans l'industrie, une concurrence effrénée, faite sur
le dos des travailleurs, a rompu tout équilibre entre la production
et la consommation.
On manque de bras pour le nécessaire, et l'inutile
superflu abonde ; tandis que des millions d'enfants pauvres n'ont
pas un habillement, l'on étale dans les expositions des châles à
des prix fabuleux qui ont coûté plus de dix mille journées de tra-
vail.
Le travail de l'ouvrier ne lui donne pas le nécessaire
et les sinécures fleurissent autour de lui.
La civilisation antique est morte d'avoir gardé dans
ses flancs la plaie de l'esclavage, la civilisation moderne mourra
aussi, si elle ne tient pas plus compte des souffrances du grand
nombre, et si elle persiste à croire que tous doivent travailler et
s'imposer des privations pour procurer le luxe à quelques-uns, si
elle ne veut pas voir ce qu'il y a d'atroce dans une organisation
sociale dont on peut tirer des comparaisons comme celle-ci :
« Si vous voyiez une volée de pigeons s'abattre sur un
champ de blé, et si, au lieu de picorer chacun à son gré, quatre-
vingt-dix-neuf s'occupaient à amasser le blé en un seul tas, ne
prenant pour eux que la paille et les déchets, s’ils réservaient ce
tas, leur travail, pour un seul d'entre eux, souvent [121] le plus
faible et le plus mauvais de toute la volée, s'ils formaient le cer-
cle, complaisants spectateurs, tout un long hiver, tandis que ce-
lui-ci irait se gavant, dévorant, gâchant, jetant à droite et à gau-
che, si un autre pigeon, plus hardi, plus affamé que les autres,
touchait à un seul grain, tous les autres lui volaient dessus, lui ar-
rachaient les plumes, le déchiquetaient en morceaux, si vous
voyiez cela, vous ne verriez vraiment que ce qui est établi et jour-
nellement se pratique parmi les hommes… » (Docteur W. Palley,
de l'Université d'Oxford, Extrait du journal la Coopération, mai
1868.)
C'est navrant de vérité !
N'appartient-il pas aux quatre-vingt-dix-neuf celui
qui nait dans la misère, formé d'un sang appauvri, quelquefois
souffrant de la faim, mal vêtu, mal logé, séparé de sa mère, qui
doit le quitter pour aller au travail, croupissant dans la malpro-
preté, exposé à mille accidents, prenant souvent dès l'enfance le
germe des maladies qui le suivront jusqu'au tombeau ?
Dès qu'il a la moindre force, à huit ans, par exemple,
il doit aller au travail dans une atmosphère malsaine, où, exté-
nué, entouré de mauvais traitements et de mauvais exemples, il
sera condamné à l'ignorance et poussé à tous les vices. Il atteint
l'âge de l'adolescence sans que son sort change. A vingt ans, il est
forcé de laisser ses parents qui auraient besoin de lui, pour aller
s'abrutir dans les casernes ou mourir sur le champ de bataille,
sans savoir pourquoi. S'il revient, il pourra se marier, n'en dé-
plaise à l'économiste anglais Malthus et au ministre français Du-

122
La fin d’un monde

châtel, qui prétendent que les ouvriers n'ont pas besoin de se ma-
rier et d'avoir une famille, et que rien ne les oblige à rester sur la
terre quand ils ne peuvent pas trouver le moyen de vivre. Il se
marie donc, la misère entre sous son toit, avec la cherté et le
chômage, les maladies et les enfants. Alors si, à l'aspect de sa fa-
mille qui souffre, il réclame une juste rémunération de son tra-
vail, on l'enchaîne par la faim comme à Preston ; on le fusille
comme à la Fosse Lépine ; on l'emprisonne comme à Bologne ;
on le livre à l'état de siège comme à Barcelone ; on le traîne de-
vant les tribunaux comme à Paris.
Ce malheureux gravit son calvaire de douleurs et
d’affronts : son âge mûr est sans souvenirs, il voit la vieillesse
avec effroi : s'il est sans famille, ou si sa famille est sans ressour-
ces il ira, traité comme un malfaiteur, s'éteindre dans un dépôt
de mendicité.
[122]
Et pourtant cet homme a produit quatre fois plus
qu'il n'a consommé, qu'a donc fait la société de son excédent ?
Elle en a fait… le centième pigeon.

La défense collective, lue par Combault devant la cour


d'appel, eut le même caractère élevé.
Une nouvelle génération s'était formée, la jeunesse ou-
vrière qui entrait en scène s'était instruite elle-même, sans
doute elle n'avait pu se préserver de la confusion que jettent
dans l'esprit les études faites sans méthode et un peu au hasard,
mais elle avait aussi ce qu'ont les êtres d'instinct : l'élan, l'en-
thousiasme, l'abnégation.
On rencontre parmi ces hommes des types dont le déve-
loppement intellectuel, la façon d'envisager la vie, l'évolution,
en un mot, n'ont rien de commun avec les idées de la classe
moyenne.
Quelle figure sympathique et bonne que celle de Benoit
Malon ! C'est l'homme du peuple tel qu'il est sorti de la vieille
terre française, tel aussi que l'ont fait les milieux actuels. Fils de
pauvres journaliers, il reste à garder les vaches dans la plaine du
Forez pour permettre à son jeune frère de passer son examen
d'instituteur.
Le petit berger conduit son troupeau sur les bords de ce
Lignon, le poétique ruisseau qui berçait les méditations d'Hono-
ré d'Urfé, alors qu'il écrivait l'Astrée,— ce rêve d'une société fra-
ternelle, gouvernée par la Justice, qui correspondit avec le
grand apaisement succédant tout à coup aux guerres civiles
grâce à Henri IV et à Sully.
Le pastoureau, cependant, ne se doute pas de ce que c'est
que l'Astrée et de ce que sont les guerres civiles ; continuelle-

123
La fin d’un monde

ment en face de la nature, il n'a de pe nsées que pour le Créa-


teur, il heurte sans cesse à la porte de son curé pour lui faire
part des scrupules qui assaillent son cœur ingénu.
Illettré jusqu'à l'âge de dix-huit ans, il va passer trois
mois avec son frère, et ce temps lui suffit pour apprendre à lire
et à écrire, il part pour Lyon, puis pour Paris. Là il connaît tou-
tes les affres de la misère, il vit onze jours avec quatorze sous,
[123] puis, à bout de forces, il se sent perdu dans l'immense ca-
pitale comme au milieu d'un désert, et il attend la nuit pour se
jeter à l'eau, lorsqu'il trouve une pièce de dix sous à la barrière
du Trône. Il veut jouir de la vie, goûter du cidre et il se com-
mande un festin : deux sous de cidre, quatre sous de pain, deux
sous de fromage. A une table voisine de la sienne il entend dire
qu'on embauche à la teinturerie de Puteaux, et le voilà entré là
comme homme de peine.
Rentré chez lui, après une journée de dur travail, l'ou-
vrier passe une partie de ses nuits à lire, il s'essaie à rimer et le
souvenir des ancêtres est le premier sentiment qui inspire cette
âme de paysan, il compose un poème : Vercingétorix.
Un beau jour, une grève éclate à Puteaux, les ouvriers
chargent Malon de la diriger, uniquement parce qu'il sait lire et
écrire ; il défend les intérêts de ses compagnons avec cette élo-
quence originale qui coule de source et qui s'arrête brusque-
ment dans un léger bégayement, comme ces sources intermit-
tentes de l'Auvergne et du Forez qui, après une seconde d'inter-
ruption, se remettent à couler.
L'ouvrier teinturier est en vue. La police s'occupe de lui.
Très logique avec elle-même, elle ne peut admettre qu'il y ait
des gens honnêtes et pense qu'il suffit de bien chercher pour
découvrir un cadavre enfoui dans l'existence de tout homme.
Un employé de la rue de Jérusalem vient proposer à Ma-
lon de l'initier à la Franc-maçonnerie et on le conduit chez un
prétendu haut dignitaire qui demeurait rue Notre-Dame-de Lo-
rette.
— Pour entrer dans la Franc-maçonnerie, il faut se
confesser d'abord des fautes de toute sa vie.
Le jeune artisan cherche en vain ses méfaits.
L'autre insiste :
— « Voyons, soyez sincère, vous n'êtes pas arrivé jusqu'à
l'âge de vingt-trois ans sans avoir commis quelque acte blâma-
ble. Vous êtes pardonné d'avance, mais avouez…
Ce fut Tolain, qui devait plus tard trahir ses frères et être
[124] flétri par eux, dans une réunion mémorable, de l'épithète

124
La fin d’un monde

de Judas, qui affilia Malon à l'Internationale. Dès lors Malon fut


sur la route du bonheur : il ne tarda pas à être condamné à six
mois de prison et, grâce aux livres de Sainte-Pélagie, il put
commencer sérieusement son éducation…

Je me suis arrêté un peu à cette figure, car elle résume un


côté du prolétariat français. Les conservateurs, uniquement
épris de cabotinage, de garden partys et de rallye-paper, haus-
seront les épaules en me lisant, les prêtres et les vrais chrétiens
liront cette page avec intérêt et songeront à tout ce que l'Église a
perdu en s'éloignant du Peuple quand le Peuple venait à elle.
Il y a dans tout ce qui est directement issu de la masse
plébéienne une disponibilité de force et de dévouement qu'on
ne trouve plus chez les classes supérieures. Quelle énergie mo-
rale n'a-t-il pas fallu à un autodidacte comme Malon, qui com-
mence comme homme de peine dans une teinturerie pour deve-
nir un de nos premiers écrivains socialistes ! Quel travail pour
en arriver à être le directeur écouté de la Revue socialiste, à
écrire des livres, pleins d'erreurs sans doute, gâtés par l'esprit
de parti, mais animés d'un souffle généreux comme l'Histoire
du socialisme, la Morale sociale, l'Agiotage de 1715 à 1870, à
nous donner les traductions de Capital et travail de Lassalle et
de la Quintessence du socialisme de Schaeffle ! Il manque à
l'écrivain, je le reconnais, non l'impartialité peut-être, mais la
compréhension exacte du rôle de l'Église dans le monde, ces
œuvres n'en ont pas moins un caractère autrement élevé que les
opérettes de la littérature juive qui conduisent leur auteur à
l'Académie…
C'est un homme droit et bon, encore une fois, que ce pré-
tendu sectaire. Plein d'une pitié profonde pour tout ce qui vit
dans la création, il n'a rien à lui, il aime les bêtes comme les
gens, et, s'il est devenu bouddhiste, c'est parce que le boudd-
hisme prêche la compassion pour ces pauvres animaux que l'on
traite si durement en Europe et que ce bour[125]reau de Paul
Bert s'amusait à torturer. Il a des amis dans toutes les maisons
de Paris, où il y a des artisans intelligents ; quand il a travaillé
toute une semaine à Asnières, il grimpe des étages à Paris, va
voir les uns et les autres, demander des renseignements exacts
sur le mouvement industriel. Dès qu'on l'aperçoit avec son éter-
nel foulard rouge, le père, la femme, les enfants, l'apprenti sa-
luent d'un joyeux : « Bonjour, citoyen Malon ! » Il m'a emmené
avec lui pendant quelque temps pour me faire voir les milieux

125
La fin d’un monde

ouvriers de Paris, tout le monde m'a admirablement reçu et m'a


fait des compliments sur la France juive.
On a prédit à Malon, comme à moi du reste, tout ce qui
devait lui arriver dans sa vie et on lui a annoncé comment il
mourrait. Si, à ce moment, je n'ai pas encore été tué par les
Juifs, je ferai dire certainement une messe et je réciterai plus
d'un Ave pour le socialiste Malon. Tous les Ave d'antan que le
petit pâtre chrétien de jadis a semés dans les prairies du Forez,
à l'aube naissante ou au crépuscule, en gardant ses brebiettes,
comme on dit là-bas, répondront à ma prière et les clochers des
églises rustiques enverront à travers la campagne, en guise de
supplication, les notes claires de l'Angelus, et la bonne Vierge se
laissera fléchir et intercédera pour cette âme qui fut sans fiel et
sans haine…
Ce sont des hommes pareils à nous que ceux-là, ils sont
nés comme nous en terre française ; ils ont été corrompus sans
doute, par l'atmosphère de calomnies et de mensonges contre
l'Église, créée par la Bourgeoisie athée, mais ils ont gardé,
quand même, le fond humain, honnête, religieux même à leur
insu, qu'avaient mis en eux d'innombrables générations de
paysans vivant, honnêtes et chrétiens, dans des villages tran-
quilles, loin des manufactures et des usines d'aujourd'hui.
Beaucoup étaient comme Malon dans l'Internationale, et
c'est ce qui explique la rapidité avec laquelle se propagea ce
mouvement, légitime dans ses origines et généreux dans ses
aspirations.
[126]
Une légende s'est formée autour de l’Internationale. On a
voulu voir en elle une association mystérieuse qui, dirigée par
des chefs invisibles, avait organisé et préparé longuement un
plan de révolution européenne. Rien n'est plus inexact que cette
légende. Comme il arrive d'ordinaire, la vérité est plus saisis-
sante encore que la fable. Rien n'éclaire d'un jour plus instructif
la force, encore confuse mais incroyablement intense, qui anime
le monde des travailleurs que le développement que prit tout à
coup cette idée d'un groupement du parti ouvrier.
Si les premières bases de l'Internationale avaient été je-
tées dans un meeting tenu à Saint-Martin’s Hall à Londres le 22
septembre 1864, la section française avait été à son début une
réunion de quelques camarades qui, à partir du mois de janvier
1865, se donnaient rendez-vous dans une petite pièce au qua-
trième étage de la rue des Grandvilliers ; au bout d'un an les
adhérents se comptaient par milliers.

126
La fin d’un monde

Au premier congrès qui eut lieu à Genève en 1866, les af-


filiés étaient déjà plus de 40,000. Au congrès de Lausanne en
septembre 1867, le nombre des affiliés était de 180,000, au
Congrès de Bâle il était de 1,200,000 pour toute l'Europe.
Les organisateurs ouvriers, je l'ai dit, avaient fait tous
leurs efforts pour conserver à l'association son caractère stric-
tement économique. Les meneurs politiques avaient même vu
d'assez mauvais œil cette tendance des ouvriers à s'occuper de
leurs intérêts au lieu de servir les calculs des chefs de la démo-
cratie.
« Mazzini, dit Benoit Malon dans l'étude qu'il a consacrée
à l'Internationale (Nouvelle Revue du 15 février 1884), Mazzini
vit dans les buts de l'association une « basse préoccupation des
intérêts matériels » et une atteinte à cette suprémative italienne
(primato italiano), qui fut, comme complément de l'indépen-
dance de l'Italie, le seul rêve auquel tout devait être sacrifié de
ce conspirateur patriote. Louis Blanc garda une réserve hostile,
Ledru-Rollin trouva que chercher ainsi des améliorations pu-
rement économiques, était se résigner [127] trop facilement à
l'Empire abhorré. Enfin Blanqui fut persuadé qu'il y avait du
« bonapartisme dans l'affaire ».
Jules Simon, plus malin, se fit inscrire, sous le n° 606,
parmi ces ouvriers qu'il devait mitrailler et déporter quelques
années plus tard.
A l'origine, l'Internationale française fut loin d'être révo-
lutionnaire, de rechercher le trouble dans la rue, d'aimer
l'émeute pour l'émeute. L'Empereur, le seul souverain qui de-
puis 1789, se soit sincèrement intéressé aux classes laborieuses,
ait compris leurs souffrances et désiré améliorer leur sort, avait
suivi avec sympathie les progrès de la nouvelle association. M.
Rouher avait offert de laisser pénétrer en France le Mémoire des
délégués français au congrès de Genève, si l'on voulait glisser
dans le rapport une phrase de reconnaissance pour les efforts de
l'Empereur en faveur du Peuple. On refusa, mais l'Internatio-
nale, à ses débuts, n'en eut pas moins un caractère beaucoup
plus social que politique.
Ce ne fut qu'à la longue que les agitateurs bourgeois pu-
rent faire dévier l'Internationale de son but. Le fait se reproduit
sans cesse pour tout ce que tentent les prolétaires. Le Bourgeois
capitaliste les exploite comme travailleurs ; quand ils se concer-
tent pour aviser aux moyens d'améliorer leur sort, le Bourgeois
révolutionnaire, c'est-à-dire le Bourgeois besogneux qui veut
devenir capitaliste, trouve toujours moyen de s'introduire dans

127
La fin d’un monde

ces associations et de les faire servir à la satisfaction de ses am-


bitions.
Il est absolument inexact que ce soit l'Internationale qui
ait fait la Commune ; ce qui est vrai, c'est que les jeunes prolé-
taires, mêlés le plus activement à ce groupement du parti ou-
vrier, se trouvèrent tout désignés, par la force des choses, pour
jouer un rôle important dans l'insurrection qui suivit la capitu-
lation de Paris.
Les teinturiers, les cordonniers, les tailleurs, les charpen-
tiers, les mécaniciens, dont les revendications faisaient hausser
les épaules aux politiciens libéraux, eurent un jour la ville
géante à eux , ils en furent les maîtres et les rois , ils y
pos[128]sédèrent le droit de vie et de mort. Cette Société or-
gueilleuse, avec son organisation aux mille rouages, ses corps
constitués, ses fonctionnaires tout chamarrés de croix, tout fut
par terre en un clin d'oeil et le Peuple fut vraiment souverain…

Quels sentiments apporta-t-il dans sa victoire ? Voilà ce


que je voudrais rechercher sans prétendre, bien entendu, es-
sayer l'histoire de la Commune, encore couverte de tant d'obs-
curités.
J'ai combattu la Commune à Paris et n'ai point à revenir
sur ce que j'ai écrit. Il faut avouer, cependant, que lorsqu'on
soumet ses impressions de jeunesse à une vérification attentive,
lorsqu'on examine les faits à nouveau, le jugement se modifie un
peu. Tout homme de bonne foi qui causera, non point avec les
apologistes des horreurs de la dernière heure, mais avec ceux
qui furent acteurs dans ces événements et qui les expliquent
loyalement, arrivera à la même conclusion que moi.
Ce fut l'élément bourgeois qui fut surtout féroce dans la
Commune, la Bourgeoisie viveuse et bohème du Quartier Latin,
l'élément Peuple au milieu de cette crise effroyable resta hu-
main, c'est-à-dire français. Les inspirateurs des mesures violen-
tes furent des lettrés comme Pyat, comme Delescluze, des clercs
d'huissier comme Ferré, des étudiants, des ratés, des aigris
comme Rigault, Dacosta, Vésinier. L'école des Frères, ou la plu-
part des ouvriers avaient été élevés, produisit moins d'instiga-
teurs de tueries que l'Université.
Parmi les Internationalistes qui firent partie de la Com-
mune, quatre seulement : Dereure, ouvrier cordonnier, Assi,
ouvrier mécanicien, Challain, ouvrier graveur, et Johannard,
ouvrier feuillagiste, se prononcèrent pour les mesures violentes.
Avrial, ouvrier mécanicien, fut en même temps que Theiz, un

128
La fin d’un monde

des orateurs du parti modéré à la Commune. Langevin, ouvrier


mécanicien, Victor Clément, ouvrier teinturier, Eugène Gerar-
din, peintre en bâtiment, [129] Clovis Dupont, ouvrier vannier,
votèrent constamment avec la minorité.
J'ai eu l'occasion d'apercevoir quelques-uns de ces hom-
mes dans les réunions publiques et pendant la Commune,
j'avoue n'avoir pas trouvé sur leurs traits cette expression de
haine et d'envie que l'insuccès et surtout le succès des autres, le
désir des jouissances mettent d'ordinaire sur certains visages de
déclassés.
Avec sa haute taille, ses veux d'un éclat extraordinaire,
Varlin frappait l'observateur, non pas tant par sa beauté virile
que par cette marque de la Fatalité, ce je ne sais quoi qui fait
deviner les hommes condamnés et destinés d'avance à quelque
catastrophe.
Theiz, avec ses yeux bleus très doux et sa petite barbe
rouge, n'avait pas l'air bien pervers. Avrial, un grand diable qui
parlait d'abondance avec un fort accent toulousain, Langevin,
solidement bâti et carré des épaules, étaient des types de ces
ouvriers à doubles muscles qui ne reculent pas devant la beso-
gne.

Parmi ces hommes beaucoup avaient certainement une


foi, un vague idéal de justice. Quand tout fut terminé, quand le
cri de réprobation soulevée par les assassinats et les incendies
de la dernière heure s'éleva autour d'eux, ils eurent le senti-
ment, non point d'une défaite seulement, mais de l'écroulement
d'un rêve, ils éprouvèrent comme une grande fatigue, un désir
d'en finir, de mourir… Quelques-uns restèrent dans le quartier
même où ils avaient été délégués et ne furent point inquiétés,
car on les avait vus dans ce Paris, plein de tous les repris de jus-
tice de l'Europe, empêcher le mal dans la mesure de leurs for-
ces.
Quand la résistance fut impossible, Malon suivit des
amis, deux artistes de talent qui l'emmenèrent. Le lendemain il
revint errer, comme malgré lui, place Rochechouart, non loin de
son arrondissement, parmi les troupes campées là. Un habitant
des Batignolles l'aperçut, le reconnut et se [130] dirigea vers
l'officier qui commandait. Malon n'avait pas son fameux foulard
rouge, mais il avait dans sa poche l'écharpe à franges d'or de
membre de la Commune qu'il montre volontiers, le soir après
dîner à Asnières, comme un souvenir des temps tragiques… Il
attendit. A deux pas de l'officier, l'homme qui l'avait reconnu

129
La fin d’un monde

eut sans doute l'esprit traversé par une pensée, il s'arrêta, re-
garda encore une fois Malon… et ne parla pas à l'officier. A quoi
tient la vie humaine ?
Varlin, qui avait failli être fusillé par les fédérés rue de
Haxo, en essayant de sauver les Otages, fut moins heureux. Il
fut pris à quelques pas de la place Rochechouart assis devant la
table d'un café. Maxime du Camp, qui n'est point tendre pour la
Commune, n'a pu se défendre de paroles émues en racontant
cette douloureuse agonie, cette longue promenade sur les Buttes
et aussi cette belle mort droite, très fière…
Sur le mort, on trouva les 300 francs qu'on avait eu
grande peine à lui faire accepter dans le dernier payement fait
aux membres de la Commune.
Jourde également fut d'un désintéressement rare. Tandis
qu'il était ministre des Finances et remuait des millions, sa
femme continuait à aller laver son linge au lavoir public, l'enfant
allait à l'école gratuite et Jourde prenait ses repas chez un petit
gargotier de la rue du Luxembourg57.
Theiz géra de même l'administration des postes avec une
probité incontestée. Camélinat exerça les fonctions de directeur
de la Monnaie avec une habileté et une honnêteté auxquelles on
rendit hommage même immédiatement après la Commune. Il
ne profita de son passage au quai Conti que pour introduire
dans la frappe de la monnaie française une amélioration qui fut
maintenue.
Un autre fonctionnaire Treilhard, directeur de l'Assis-
tance publique, quitta les bâtiments annexes de l'Hôtel de Ville
au [131] moment de l'incendie, emporta avec lui les fonds de
réserve de l'Assistance montant à 37,440 francs, et il les déposa
chez lui en recommandant à sa femme, s'il ne reparaissait pas,
de les remettre au représentant du gouvernement de Versailles.
Il fut pris et fusillé et, deux jours après, Mme Treilhard,
portant pour la première fois la robe de deuil, rapportait l'ar-
gent à l'officier qui avait fait exécuter son mari58.

57 Le restaurateur, dit Maxime du Camp, présenta sa facture plus


tard. Du 16 avril au 22 mai, Jourde, pour ses déjeuners et ses dîners avait
dépensé 224 francs !
58 Quoique les Soeurs augustines que l'on a expulsées il y a quelques

mois de l'hôpital Lariboisière aient été respectées par la Commune, Treilhard


n'en a pas moins à se reprocher quelques actes de laïcisation qu'il accomplit,
dit-on, malgré lui. Il était, d'ailleurs, plus convenable dans la forme que les
hommes d'aujourd'hui. « Veuillez, écrivait-il, prévenir avec toutes les formes

130
La fin d’un monde

Comparez cela aux Opportunistes, aux Thompson, aux


Etienne, aux Bouvier, aux Raynal, qui n'avaient pas de bottes
jadis et qui ont maintenant des hôtels, des villas, des coupés,
aux Ferry qui vendaient leurs livres sur les quais il y a vingt ans,
et qui achètent aujourd'hui des immeubles de 450,000 francs,
et vous avouerez que la moralité publique a encore baissé de
quelques crans depuis la Commune.
[132]
Quelle que soit la puissance de l'imagination, on ne voit
pas bien Bouvier se faisant tuer pour sa cause et Claude Vignon
rapportant une somme d'argent appartenant à l’Etat…

Ajoutons que la plupart des ouvriers qui ont figuré au


premier rang dans la Commune sont très noblement, très di-
gnement retournés à l'atelier.
Le républicain bourgeois est convaincu que la nation doit
lui faire des rentes à perpétuité, le nourrir sur un chapitre quel-
conque du budget. Les députés de la majorité, quand le suffrage
universel les a vomis pour avoir manqué à toutes leurs promes-
ses, réclament comme un droit des sièges de magistrats, des
trésoreries générales, des recettes particulières bien rétri-
buées59.

de convenance les Soeurs des maisons de secours des quatre quartiers du Ve


arrondissement de vouloir bien vider les maisons qu'elles occupent. »
Sous ce rapport le directeur de la Commune ne vaut pas mieux que
Peyron, avec cette différence que l'Assistance publique alors n'en n'était pas
réduite, comme aujourd'hui, à refuser le lait aux malades parce que les hauts
fonctionnaires gaspillent ou volent tout. La Commune, si vous le préférez, fut
la République actuelle avec un peu plus de probité chez les membres de la
Commune que chez les républicains d'aujourd'hui.
Ce qui est choquant, c'est de voir des gens qui ont été implacables
pour Treilhard, parce qu'il appartenait à la Commune, admettre qu'un
homme comme Peyron ose encore se présenter dans certains milieux honnê-
tes, c'est de voir un soldat comme l'amiral Peyron ne pas désavouer publi-
quement le misérable qui chasse du lit des malades de saintes filles de la
Charité pour les remplacer par des filles de lupanar dont les tribunaux nous
racontent chaque jour les exploits. Si les conservateurs triomphent on pourra
constater, par leur conduite, le sentiment qu'ils ont de la justice ; puisqu'ils
ont fusillé Treilhard, ils ne peuvent faire autrement que de fusiller Peyron
qui a commis exactement les mêmes actes que le directeur de l'Assistance
publique de la Commune.
59 Le colonel Langlois s'est fait nommer percepteur à Paris à 68 ans ;

or, cet homme intègre qui prenait ainsi la place d'un employé qui servait
depuis vingt-cinq ans l'administration et auquel cette perception revenait,
avait voté une loi par laquelle nul ne pouvait être nommé percepteur après

131
La fin d’un monde

Parmi les hommes qui avaient eu Paris dans les mains,


beaucoup ont repris l'outil sans bruit, simplement. Langevin
[183] travaille dans un atelier de construction à Bordeaux ; Vic-
tor Clément est contremaître dans une teinturerie de Reims.
Gérardin et Clovis Dupont sont également retournés à leur an-
cien métier. Camelinat élevait péniblement ses cinq enfants
avec son travail quand il fut nommé député de la Seine60.
Je sais que beaucoup taxeront de paradoxe cette mise au
point de la Commune, mais enfin il faut voir les choses telles
qu'elles ont été. M. de Plœuc, fut certainement un administra-
teur courageux, mais la légende d'un homme tenant tête à toute
une ville insurgée et défendant la Banque, pendant deux mois,
contre tout un gouvernement est une de ces histoires bonnes
seulement à mettre dans les nécrologies. Le fameux bataillon de
la Banque n’aurait pas résisté une minute et il n'en a jamais eu
l'intention. Si la Banque fut respectée, elle le fut par la volonté
expresse du gouvernement insurrectionnel.
Les membres de la Commune appartenant au parti ou-
vrier poussèrent la modération jusqu'à la naïveté. Franchement,
si le peuple devait pénétrer quelque part, c'était dans la de-
meure du banquier de Francfort, qui avait acquis une mons-
trueuse fortune aux dépens de la France. Ceci, un citoyen d'une

55 ans d'âge et qui fixait l'extrême limite de la mise à la retraite à 65 ans.


Voilà ce qu'on appelle le règne des lois !
Encore Langlois, qui est un homme de 48, a-t-il été relativement
modéré. Les républicains de la nouvelle école exigent davantage, comme le
fameux Labuze nommé trésorier général à Limoges, comme Paul Duflo, tré-
sorier général de la Savoie, Bisseuil trésorier général également. D'autres se
ruent sur les plus hautes situations de la magistrature, comme Ronjat procu-
reur général de la Cour de cassation, feu Margue conseiller à la cour de Paris,
Bottard président de chambre à la cour de Limoges, Odoul premier président
de la cour d'appel de Riom, Jules Godin, conseiller à la cour de Paris. La
fonction, d'ailleurs, importe peu, c'est une question d'appointements. A la
veille d'être nommé premier président quelque part, Mazure, ancien député
du Nord, se décida pour les tabacs et devint entreposeur des tabacs au Mans.
Encore une fois, ces gens-là ne voient pas là une faveur, c'est leur
droit de bourgeois quand ils ont fait suffisamment d'infamies à la Chambre
de recevoir de nous une pension de 80 ou 100,000 francs.
60 Voir aussi, dans le Figaro du 19 août 1888, un amusant portrait de

Dereure, ancien membre de la Commune, délégué aux subsistances puis à la


commission de la Justice. C'est lui qui tient le tir japonais au Jardin de Paris
et qui offre le soir des couteaux aux amateurs désireux de s'exercer à la cible.
Dans la journée il s'occupe du commerce des vieux souliers. Avouez que cet
homme est autrement digne et respectable que le Labuze qui nous force à lui
faire 80,000 livres de rente…

132
La fin d’un monde

irréprochable honnêteté mais d'un esprit très net, un de ces


hommes qui ne s'embrouillent pas, comme on dit, dans les feux
de files, le citoyen Millot, sertisseur sur bijoux, qui m'autorise à
le nommer, vint le dire à Varlin en présence de Combault.
Que croyez-vous que répondit Varlin ?
— Tu te trompes, Millot, Rothschild est avec nous. Voici
des bons en blanc qu'il nous a délivrés sur sa caisse…
[134]
Ce détail, absolument authentique, prouve jusqu'à l'évi-
dence ce que j'ai dit dans la France juive du double jeu joué par
les banquiers juifs et par les Rothschild surtout pendant la
Commune. A Versailles ils affichaient des sentiments
d’indignation, à Paris ils subventionnaient l'insurrection afin de
satisfaire leur haine contre les prêtres et, en même temps, de
compliquer la situation politique pour se faire payer plus cher
leur concours financier.
Toute cette histoire ne se fera que plus tard, on sent la
vérité, on n'en tient pas toutes les preuves. Pour juger Louis
XVI, il fallut forcer l'armoire de fer,— on n'écrira l'histoire
contemporaine qu'après avoir forcé l'armoire d'or des Roth-
schild…
A l'action évidente des Juifs, qui s'efforcèrent de lancer le
Peuple contre de pauvres prêtres pour le détourner de se consti-
tuer en tribunal et d'exercer sur les financiers des revendica-
tions légitimes, il faut ajouter les manœuvres des agents innom-
brables que Thiers entretenait à Paris et qui excitaient la foule à
des actes épouvantables.
J'ai cité ce dialogue caractéristique entre Calmon et M.
Olivier de Watteville, qui voulait poursuivre un certain B. de
M…
— C'est un de nos agents, laissez-le libre.
— Mais, monsieur le sous-secrétaire d'Etat, il a fait fusil-
ler 14 gardes nationaux réfractaires à la Commune.
— C'était pour mieux cacher son jeu…
— C'est bien consolant, monsieur le sous-secrétaire
d'Etat, pour les familles des victimes…
Ce dialogue n'a jamais été démenti et l'homme qui faisait
fusiller des Français, pour cacher son jeu son rôle d'espion, a été
décoré pour cette belle conduite et il continue à figurer sur les
registres de la Légion d'honneur à côté des soldats et des offi-
ciers qui ont gagné leurs croix sur les champs de bataille.
Ces agents, qui jetaient dans l'esprit populaire des idées
atroces, étaient la grande terreur des modérés de la

133
La fin d’un monde

Com[135]mune, qui les trouvaient à chaque instant sous leurs


pas. Un jour, la municipalité du XVIIe arrondissement, que diri-
geait Malon, fut accusée de modérantisme et mise en souscrip-
tion par un agent qui vint exciter le peuple ; on le fit arrêter, on
le fouilla et on trouva sur lui les preuves de ses rapports avec
Versailles.
Un autre agent était devenu l'amant de la maîtresse
d'Urbain, l'ancien instituteur, et poussait celui-ci à réclamer des
mesures horribles : tantôt il proposait de mettre les otages dans
les égouts, tantôt d'en fusiller dix tous les matins aux avant-
postes.
Les membres de la Commune, qui avaient gardé des sen-
timents honnêtes, tremblaient de voir se renouveler les massa-
cres des prisons, ils avaient arrêté quelques otages pour donner
satisfaction à l'opinion publique et n'avaient qu'un désir, celui
de s'en débarrasser, ils crurent y arriver en offrant de les échan-
ger contre Blanqui. Ils proposaient, non seulement de rendre les
otages, mais encore de n'en plus arrêter de nouveaux, à la
condition qu'on leur rendît un vieux conspirateur dont la pré-
sence à Paris ne pouvait avoir aucune influence sur l'issue finale
de la lutte.
C'était là, franchement, une proposition très acceptable.
Qu'un souverain d'autrefois, un souverain de droit divin, eût
déclaré, en pareille circonstance, qu'il ne traitait pas d'égal à
égal avec des rebelles, cela eût pu se comprendre. Mais qu'un
parvenu de la Révolution comme Thiers, à la tête d'un cabinet
où figuraient tous les insurgés du 4 Septembre, se refusât à né-
gocier sur ces bases, c'était absolument insensé.
La vérité est que les hommes du 4 Septembre voulaient
des crimes pour avoir une répression implacable : ils eurent les
crimes et la répression.
Cela n'ôte rien de leur horreur aux massacres de la fin.
Quand on sut qu'on ne faisait pas de quartier, tous les vaincus
refluèrent vers la Roquette et tuèrent. Ferré vint annoncer le
résultat aux débris de la Commune réunis à la mairie [135] de la
place Voltaire et dit textuellement, sans injures et sans violen-
ces : « L'Archevèque est mort convenablement, Bonjean est bien
mort, mais le P. Allard et les Jésuites sont morts héroïque-
ment. » Delescluze, brisé par la maladie, murmura, d'une voix
éteinte : « Nous aussi nous saurons mourir. »

Ce qu'il convenait de mettre en lumière, c'est, qu'en fait,


le prolétariat, quand il eut pour la première fois une part effec-

134
La fin d’un monde

tive au pouvoir, fut infiniment moins sanguinaire que la Bour-


geoisie61.
Tant que la Commune fut maîtresse des événements, elle
ne laissa accomplir aucune exécution. Rossel, un ancien officier
de l'armée, un polytechnicien, avait prononcé quelques
condamnations à mort, la Commune intervint pour qu'elles ne
fussent pas exécutées.
La Commune, cependant, était assiégée et Vinoy avait fait
fusiller Duval sans jugement. Dans des circonstances infiniment
moins tragiques, un robin, un avocat au grand conseil, un an-
cien procureur de bailliage, Danton, organisa froidement une
tuerie, comparable seulement aux égorgements des princes tar-
tares ou mogols ; il fit massacrer dans les prisons des centaines
de vieillards, des femmes, des prêtres infirmes, des enfants
idiots, des fous comme à Bicètre. Des ministres abjects, comme
Cazot, n'ont pas craint cependant d'invoquer l'autorité de Dan-
ton devant le Sénat et les vieux pourris qui composent cette As-
semblée n'ont témoigné nulle indignation à l'évocation de ce
nom…
J'ai vu au Salon la statue que l'on se préparait à élever à
l'homme de Septembre sur la principale place d'Arcis-sur-Aube
et que Lockroy est allé inaugurer solennellement. Une autre sta-
tue de Danton va remplacer sur la place de l'École de [137] Mé-
decine la statue de Broca et l'anthropophage chassera l'anthro-
pologue…
Un journal qui représente la république conservatrice, le
National, demandait récemment que l'on achetât la maison de
Danton à Arcis-sur-Aube et qu'on en fît un lieu de pèlerinage.
Les abonnés bourgeois de ce journal modéré n'ont pas protes-
té62.

61 A mesure que le Peuple s'est plus intimement mêlé aux révolu-

tions, elles sont devenues moins féroces. 1830 et 1848 sont des idylles à côté
de la première Révolution que la Bourgeoisie dirigea.
62 S'ils n'organisèrent pas les massacres, les Girondins ne firent rien

pour les empêcher. Voir à ce sujet, dans la Revue de la Révolution du 5 sep-


tembre 1837 quelques lignes des Papiers inédits de Chaudieu relatives au
rôle de Pétion: « Voici un fait que je tiens d'un témoin oculaire, Duhem, no-
tre collègue qui dînait le 3 septembre chez Pétion. Ce jour-là, dans la soirée,
une troupe encore toute dégouttante de sang, entra dans la salle à manger de
Pétion et le chef de la bande lui dit : Citoyen maire, nous venons prendre tes
ordres.— Mes amis, leur dit Pétion, est-ce que cela finira bientôt ? Il est
temps que cela finisse. Mme Pétion se leva et leur versa à boire. »
Est-il complet, ce bon bourgeois investi de la plus haute magistrature
de la cité et disant doucement la serviette sous le menton : « Il faut que cela

135
La fin d’un monde

Faites comme moi, reprenez un à un tous les événements


depuis 1789, sans subir d'idée préconçue et avec une volonté de
réflexion personnelle, et votre point de vue se modifiera beau-
coup.
« Saluez ce milliard, disait le baron Louis aux Chambres
qui se récriaient quand le budget atteignit ce chiffre, vous ne le
reverrez plus. » Saluez les chefs ouvriers de la Commune, peut
dire aux conservateurs, dans un autre sens, l'historien qui est
toujours un peu prophète, vous ne les reverrez plus !
[138]
C'est encore une période, un stade dans l'évolution du
prolétariat. Ce qui disparut, au milieu des lueurs de l'incendie,
dans les hécatombes de la Semaine sanglante, ce fut la fin de la
génération de 1848 et le meilleur de la génération prolétarienne
qui s'était formée sous l'Empire. Ceux qui viendront seront au-
trement haineux, mauvais et vindicatifs que les hommes de
1871. Un sentiment nouveau prend désormais possession du
prolétariat français : la haine.
Il y a plus de différence entre le peuple d'avant 1871 et le
peuple d'aujourd'hui qu'il n'y en avait jadis entre des hommes
qui vivaient à deux siècles d'intervalle. Les visages eux-mêmes
se sont modifiés. C'est à peine si l'homme du peuple peut maî-
triser devant le bourgeois l'aversion qu'il éprouve pour lui. Les
femmes, les fillettes, jadis étrangères à ces questions et qui, plu-
tôt, s'efforçaient de calmer, de raisonner, d'humaniser, sont
maintenant plus passionnées que les hommes.
Si les conservateurs savaient s'extérioriser un peu, se
mettre, pour quelques instants, dans la peau des autres comme
ils trouveraient tout cela logique !
Être mitraillé sans pitié par un étranger, par un ennemi
paraît tout naturel. On a souvent cité la harangue qu'un général
autrichien, le comte de Selikowitz, adressait à ses administrés

finisse ! » pendant que les victimes râlent, pendant que les travailleurs de
Maillard, ayant du sang jusqu'aux genoux, mettent pour s'éclairer des tor-
ches dans les yeux crevés des morts…
Un poète aux nobles inspirations, un privilégié parmi les rois de l'in-
telligence, un homme comblé par Dieu de tous les dons, a consacré son génie
à célébrer ces Girondins qui ne firent point ce que fit Varlin, l'ouvrier relieur,
rue de Haxo, qui n'essayèrent rien pour arrêter les massacres et qui se met-
taient tranquillement à table pendant qu'on égorgeait. Etant donné la façon
dont les représentants des classes élevées ont dépravé l'âme populaire par
leurs esprits, ne trouvez-vous pas qu'il faut que le peuple ait l'honnêteté et la
bonté chevillées dans le corps pour ne pas faire plus de mal qu'il n'en fait
quand il est le maître ?

136
La fin d’un monde

en prenant possession du commandement de Mantoue. Le po-


destat lui avait adressé un long discours : le général, qui ne pos-
sédait que peu d'italien, se contenta de répondre avec une mi-
mique significative :
Mantovani boni, Selikowitz bono.
Mantovani tardivi (récalcitrants),— Selikowitz… pif ! paf !
C'est le langage des Sthalhalther d'Alsace-Lorraine, et, si
nous n'étions pas trahis par les Juifs et les Francs-Maçons, cela
n'empêcherait pas plus l'Allemagne de perdre l'Alsace-Lorraine
que le langage de Selikowitz n'a empêché l'Autriche de perdre
Mantoue et la Vénétie. Mais, au moins, la situation est claire et
il n'y a nulle surprise. Ce qui rendit, [139] au contraire, la ré-
pression de la Commune ignoble, c'est qu'elle fut faite par les
courtisans, les corrupteurs de ceux mêmes dont on versait le
sang à flots, c'est que les plus impitoyables égorgeurs du Peuple
furent ceux qui le flattaient le plus bassement la veille : les Jules
Favre, les Jules Simon, les Picard.
Ce sera l'éternel crime des conservateurs, je l'ai dit déjà,
mais il ne faut pas craindre d'insister sur ce point, de s'être as-
sociés à cette répression infâme. Représentants du sol, de la
tradition, de la vieille France, tous ces ruraux semblaient ame-
nés à Versailles, par la main même de la Providence pour y faire
justice de tous les rhéteurs et de tous les avocats qui venaient de
conduire la France au bord de l'abîme. Ils devaient être à Paris,
au milieu de la lutte, arrêter les exécutions, haranguer les pri-
sonniers, leur dire : « Vous voyez bien ce que c'est que tous ces
sophistes : ces bâtonniers de l'ordre des avocats, ces membres
de l'Institut, ils se servent de vous comme d'un jouet, et quand
vous les avez mis au pouvoir, ils vous fusillent ; nous allons les
exécuter eux-mêmes et vous rendre la liberté, à la condition que
vous ne recommencerez plus. »
Le peuple aurait parfaitement compris ce langage.
Au lieu de cela les conservateurs s'acharnèrent sur les
pauvres diables et se mirent à faire des politesses à des hommes
comme Gambetta.
L'Assemblée, tant qu'elle vécut, porta le poids de cette
défaillance, de cette absence de toute notion de la réalité qui
avait fait d'elle l'approbatrice et la complice des vengeances des
hommes du 4 Septembre, affolés de peur à l'idée de se retrouver
devant leurs électeurs. Rien ne lui réussit et rien, on peut le
dire, ne réussira au parti conservateur tant qu'il n'aura pas
rompu avec les idées, les états d'esprit de la majorité de l'As-
semblée de Versailles. Implacable pour les petits, lâche devant

137
La fin d’un monde

les forts, les politiciens influents, les vrais responsables, cette


Assemblée trahit le mandat que la France lui avait donné.
[140]
Un seul écrivain conservateur, Saint Genest, a eu le cou-
rage de faire dernièrement son mea culpa, il s'est débarrassé
pour un jour, du Prud’homme obstiné qui est en lui et qui
consume le talent qu'il pourrait avoir comme le ver solitaire dé-
vore le corps dans lequel il a élu domicile ; il a montré quelle
monstrueuse bêtise fut cette répression, puisque les mêmes
hommes qui avaient, d'un cœur si léger, sacrifié 30,000 êtres
humains qui étaient des pères, des maris, des fils, devaient cé-
der le pouvoir, sans l'ombre d'une résistance, à ceux qui repré-
sentaient la Commune légale. Ils avaient consenti à tout tant
qu'il ne s'agissait que d'approuver qu'on tuât les autres, quand il
s'agit d'exercer cette faculté qui seule constitue l'individualité
virile : la volonté, quand il s'agit d'oser quelque chose, avec tous
les moyens dans la main, on ne trouva plus personne, et ils s'en
allèrent comme des péteux…
Du Mac-Mahon de mai, entrant, comme Sylla, dans la
villa jonchée de cadavres et annonçant au monde que l'insurrec-
tion était vaincue, il faut rapprocher le Mac-Mahon de décem-
bre 1877, tel que nous le raconte le procès-verbal du dernier
conseil du ministère de résistance, procès-verbal que j'ai pris en
note tout au long d'après le récit d'un de ceux qui y assistaient.
— Monsieur le Maréchal, il faut aller à droite.
— Je ne veux pas aller à droite !
Et le Maréchal pleure comme un veau, selon l'expression
même du narrateur. Hi ! hi ! hi !
— Eh bien, monsieur le Maréchal, alors il faut aller à gau-
che.
— Je ne veux pas aller à gauche ! Hi ! hi ! hi !
Avant de quitter l'Elysée, les ministres, selon le désir que
leur avait exprimé le maréchal de Mac-Mahon, passèrent chez la
maréchale et trouvèrent d'Harcourt, cet homme si distingué,
assis sur une table et ballottant ses jambes en cadence…

L'Histoire s'arrêtera longtemps à cette répression de la


[141] Commune, car elle fournit une indication très précise sur
la débilité mentale des chefs du parti conservateur et aussi sur
leur absence de tout sens moral ; ils n'ont ni conscience, ni rai-
son d'État, ni énergie, ni justice, ni pitié ; ils fuient comme des
lâches ou massacrent comme des brutes sans savoir ni pourquoi
ils fuient, ni pourquoi ils massacrent, ils laissent renouveler

138
La fin d’un monde

avec ces transports de prisonniers, qu'on décime en chemin


pour alléger le convoi et activer la marche, ces scènes de mœurs
barbares, ces défilés de Cimbres et de Teutons captifs dont
Théophile Gautier et Paul de Saint-Victor ont évoqué le souve-
nir en des pages inoubliables en peignant Versailles pendant la
Commune.— Puis ils s'effondrent devant un Gambetta qui fait
boum ! boum ! avec ses 363 ; ils versent à flots le sang de pau-
vres hères innocents et sourient lorsque, quelques années après,
ils voient à la tribune Félix Plat, qui les insulte et qui les raille…

139
La fin d’un monde

LIVRE CINQUIÈME
LE SOCIALISME ACTUEL. - LES PARTIS
La situation est révolutionnaire mais les hommes ne le sont pas.— Un
mot du cardinal Guibert.— La douceur de vivre.— On s'en tient uni-
quement au verbal.— Le cheval préfet de police.— La division des
partis révolutionnaires.— Les chefs d'école.— La lutte entre Guesde
et Brousse.— Le Bodin du parti socialiste.— Le socialisme budgé-
taire.— Jules Guesde et les guesdistes.— Chirac accusateur publie
devant une Chambre de Justice.— Le Collectivisme.— La socialisa-
tion des instruments de travail.— Caractère particulier de ces doctri-
nes qui ne font que dégager une conclusion absolue de ce qui existe
déjà en fait.— Quels sont les véritables destructeurs de la famille ?—
Ephrussi et le comte de Paris.— Ce que dit le pain quand on le
coupe.— Un empereur qui déchire son pantalon pour aller plus vite à
la Synagogue.— L'Anarchisme.— Un anarchiste rétablit l'ordre dans
les audiences de tribunaux.— Les anti-propriétaires.— Emile Gau-
tier.— Rôle de la police et des Juifs dans les réunions publiques.—
L'Anarchie générale.

Après avoir suivi, à travers tant de régimes différents, la


genèse des idées socialistes en France, il nous reste à étudier
quelle est l'organisation des partis socialistes à l'heure présente,
quelles sont les grandes classifications, les écoles principales et
les chefs influents.
Rarement étude fut plus actuelle. Ce n'est plus la démo-
cratie, comme le disait Royer Collard, c'est le socialisme qui
coule à pleins bords. Le pays est partout en révolution et en
d'autre temps il semblerait évident que quelques mois à peine
nous séparent de la catastrophe finale.
[144]
Il convient, cependant, pour rester fidèle à notre mé-
thode de rigoureuse analyse, de reconnaître que si la situation
est absolument révolutionnaire, les hommes sont infiniment
moins révolutionnaires que la situation elle-même.
Au moment du meeting de l'esplanade des Invalides, un
ecclésiastique, honoré de l'amitié du cardinal Guibert, de véné-
rable mémoire, craignit que l'archevêque ne fût un peu troublé
de tout le tapage qui se faisait si près de lui ; il alla le voir et lui
tenir compagnie. Il trouva le vieillard fort calme et en train de
donner tranquillement à manger aux pierrots de son jardin, et,
comme le visiteur lui parlait de ce qui se passait à Paris :
« Voyez-vous, mon ami, lui répondit Mgr Guibert, avec cet ac-
cent particulier qui relevait d'une sorte de finesse paysanne tou-

140
La fin d’un monde

tes les paroles du saint prêtre, voyez-vous, mon ami, j'ai remar-
qué qu'à notre époque personne ne se souciait de risquer sa
peau. »

Au fond, cette fin de monde a le charme de tout ce qui fi-


nit. L'existence a beau être dure, inquiète, attristée par des hon-
tes qui navrent le cœur du patriote, chacun goûte la joie de vivre
comme on savoure la dernière lampée de liqueur restée au fond
du verre, le dernier rayon du soleil automnal, la dernière chan-
son d'un oiseau dans le bois déjà dépouillé…
C'est une impression physique en quelque manière. Le
malade, déjà agité par les frissons avant-coureurs de la mort,
jouit plus voluptueusement que le bien portant d'un passager
bien-être, d'une heure de demi santé et de rémission dans la
souffrance. Un homme en qui débordent toutes les forces de la
jeunesse, riche à millions, pour lequel la Destinée n'a que des
sourires, tiendra beaucoup moins à la vie qu'un vieux pauvre
édenté, cacochyme, accablé d'infirmités et réduit à demander à
la charité publique les moyens de prolonger des jours miséra-
bles.
Que de Mécènes en haillons qui entonnent le même
hymne à la vie que le favori d'Auguste alors qu'on le promenait
[145] impotent et paralytique à travers les magnificences des
jardins de Salluste : « Tout ! Pourvu que je vive ! »
Si le parti révolutionnaire comptait encore une petite ar-
mée comme celle qui fit les insurrections d'avril 1834, les jour-
nées de Février, les journées de Juin, il serait depuis longtemps
le maître de Paris. Si les catholiques avaient des hommes trem-
pés comme les Cadoudal, les Saint-Réjan, les Limoélan, les Cos-
ter de Saint-Victor, ce gouvernement en désarroi serait bientôt
par terre.
Supposez qu'un attentat monstrueux contre une femme
coupable seulement de vouloir entendre la messe avant d'aller à
son travail, fût resté impuni quand il existait encore en France
des êtres au tempérament violent et hardi. Le misérable sous-
préfet Balland, qui racontait joyeusement, dans tous les mau-
vais lieux du pays, l'agonie de la pauvre Henriette Bonnevie,
qu'il faudrait appeler Henriette Bonne Mort, car elle doit être
maintenant au ciel, aurait été sûr de son affaire. Trois ou quatre
jeunes gens, bons chasseurs, bons tireurs, habiles à se cacher
dans des broussailles, se seraient donné le mot d'un bout à l'au-
tre de la France, ils auraient saisi l'assassin sur la route, l'au-
raient entraîné dans un bois, jugé sommairement et exécuté. Le

141
La fin d’un monde

Goblet épouvanté aurait fait enterrer la charogne sans bruit et


tous les Balland de France, dûment avertis, se seraient soigneu-
sement gardés à l'avenir d'assassiner les humbles femmes qui
souhaitent avoir un bout de messe avant de commencer leur
journée.
Je ne dis pas que ces hommes auraient bien fait, je dis
simplement ce qu'ils auraient fait. C'est une observation psycho-
logique, vous comprenez bien, n'est-ce pas ? Je suis un simple
psychologue, comme Bourget.
Les caractères se sont évidemment amollis. Il y a loin des
royalistes d'aujourd'hui à ces conspirateurs comme le duc de
Rivière, le duc de Polignac, qui, entrés en France en pleine nuit,
en pleine tempête, par la falaise de Blainville, traversaient, sous
le coup de condamnations à mort comme émigrés, un pays sur-
veillé par les gendarmes et essayaient de [146] renverser un
homme comme Bonaparte, entouré d'une armée dévouée. Il y a
loin des hommes du 16 Mai aux beaux joueurs intrépides et
froids du 2 Décembre.
« Dépêchez-vous ! » criait Marie-Antoinette au bourreau.
« Encore une minute, monsieur le bourreau ! » suppliait la Du-
barry. La société actuelle, société de faiseurs, de jockeys et de
cabotins, ne meurt pas avec la dignité de la reine. Elle réclame
un sursis de quelques secondes avec l'accent désespéré de la
fille….
On a cité souvent le mot de Paul de Cassagnac au duc de
Broglie, au moment de l'expulsion des Dominicains de la rue du
faubourg Saint-Honoré. Tous deux étaient arrivés un peu en
retard, et, pour les faire entrer dans le couvent, on avait dû met-
tre une échelle. Paul de Cassagnac aidait le duc de Broglie à es-
calader : « Ah ! Monsieur le duc, dit l'écrivain à l'ancien minis-
tre, si vous aviez eu un peu plus d'énergie au 16 Mai, nous ne
serions pas sur cette échelle. »
Si le duc de Broglie eût été sincère, il aurait pu répondre
à M. Paul de Cassagnac:« Ma foi, j'aime encore mieux être sur
cette échelle que d'avoir couru la chance d'être pendu.
En descendant de l'échelle, l'académicien qui venait de
faire son devoir en protestant était sûr de retrouver son hôtel,
ses amis, son cabinet de travail, d'avoir un succès mérité à
l'Académie en lisant quelque passage du Secret du roi et in pet-
to il s'applaudissait de s'être arrêté à temps.
Mac-Mahon s'est livré au même raisonnement. C'est en
vain que Saint-Genest a cru le monter en l'appelant tous les
jours: « Le Bayard des temps modernes. » « Il m'ennuie avec

142
La fin d’un monde

son Bayard, celui-là, s'est dit le Maréchal, je ne sais pas ce que


Bayard aurait fait à ma place, moi je rentre tranquillement chez
moi et j'achète des bois pour y chasser commodément. »
Il en est de même des révolutionnaires. Les plus pauvres
ont leurs plaisirs : les réunions, les anniversaires, les conversa-
tions dans la chaude atmosphère du cabaret, le verre d'absinthe
dégusté entre camarades, la bonne pipe fumée en réorganisant
la société. Etant donné l'état dans lequel [147] est tombé l'auto-
rité, ils vont aussi loin qu'ils veulent et ne se soucient pas d'aller
jusqu'au fait, de risquer la prison.
Ce qui s'est passé au moment de l'affaire Wilson est une
démonstration éloquente de cet état d'esprit.
Tout était par terre : Présidence, Ministère, Assemblée,
Magistrature, Préfecture de police. En d'autres temps des ban-
des à la poussée irrésistible se seraient ruées menaçantes et hur-
lantes sur les grilles de l'Elysée. Tous les partis auraient essayé
un mouvement, organisé une bagarre en se disant que tout,
dans ces heures troublées, est à la merci du hasard, et que La-
grauge, en tirant un coup de pistolet au bon moment, a réussi à
transformer une émeute qui était finie en une révolution que
rien n'a pu arrêter.
Personne n'a bougé. Charette est allé à la Poule au pot, le
petit cénacle orléaniste qui se tient au premier étage de chez
Durand. Les chefs révolutionnaires ont été pérorer dans quel-
ques réunions, mais nul ne s'est soucié d'engager la partie. Cha-
cun s'est dit : « Je tiens à être libre demain matin pour lire les
journaux qui seront certainement très intéressants. »
Le journalisme, en effet, qui sème tant de haines dans les
cœurs, sert cependant de soupape aux passions. Comme cer-
tains poisons, il désagrège l'organisme, mais il fait durer le ma-
lade.
Chez les races en décadence le Verbal et le Scripturaire
tiennent lieu de l'action. Le journalisme soulage la conscience
des électeurs qui ont été indignement trompés par leurs dépu-
tés, il assouvit la colère qui gronde au fond de toutes les âmes.
L'instinct de justice se déclare satisfait quand on voit ce
vieux malfaiteur de Grévy, qui a assisté impassible, sans même
tenter un effort pour arrêter le mal, à tous les attentats de ce
temps, forcé de déguerpir honteusement de l'Elysée sous les
huées de toute une nation, comme un agent d'affaires véreux
qu'on a pris la main dans le sac.
Quand on a lu dans un journal que Ferry est le dernier
[148] des lâches, le plus ignoble des drôles, qu'il faut lui cracher

143
La fin d’un monde

à la figure, l'accabler de coups de pied au derrière, on a moins


envie de le frapper réellement ; on se contente de cette exécu-
tion en effigie. Tous les partis éprouvent le même sentiment. Un
Catholique, indigné par quelque acte infâme d'un préfet répu-
blicain, est déjà calmé quand il a vu dans son journal, avec
preuves à l'appui, ce qu'était ce préfet : un fils de galérien, un
escroc, un proxénète. Ce commencement de réparation apaise et
la colère fait place au dégoût.
Les gens qui nous gouvernent, étant totalement indiffé-
rents à tout ce qui touche à l'honneur, ne redoutent nullement
de léguer à leurs fils un nom qui, d'ordinaire, était déjà flétri
quand ils l'ont reçu de leurs pères, ils voient sans déplaisir cette
satisfaction donnée à l'honnêteté publique, puisqu'il n'y a rien là
dedans qui les empêche de toucher leurs appointements.
La Société tient donc encore comme ces vieilles masures
en ruines qu'un coup de poing jetterait bas et auxquelles per-
sonne n'a l'idée de donner le coup de poing final.
Qui maintient l'ordre ? Personne. Le préfet de police,
qu'il s'appelle Camescasse, Gragnon ou Lozé, s'assure, le matin
de chaque journée annoncée, que l'escalier par lequel il filera est
bien libre, les officiers de paix ont tous leurs déguisements pré-
parés, le garde municipal ne demande qu'à aller boire chopine
avec le peuple victorieux, seul, le cheval du municipal protège
encore nos institutions… Quand il se voit au milieu de la foule,
le pauvre animal se cabre un peu, et la foule s'enfuit épouvan-
tée. Ce cheval préfet de police est le successeur direct de l'Incita-
tus qui fut consul à Rome, et l'histoire de ce cheval consul, qu'on
nous explique si mal au collège, doit correspondre à une situa-
tion analogue à la nôtre, à une parole d'Empereur pleine d'un
mépris superbe pour les Romains dégénérés….

Les divisions qui règnent parmi les révolutionnaires


contribuent à ajourner la débâcle définitive qui ne se
pro[149]duira, à mon avis, qu'à la suite d'une guerre ou d'un
événement imprévu.
Il n'entre pas dans mon plan de raconter au long les que-
relles des partis socialistes et d'entrer dans le détail des groupes
qui s'y sont successivement formés. Ceux que cette question
intéresse ont, dès à présent, un guide excellent : la France so-
cialiste de Mermeix, qui est d'une remarquable clarté d'exposi-
tion et qui, au dire des socialistes, est sous le rapport des faits
d'une exactitude parfaite.

144
La fin d’un monde

Quelques mots suffiront à résumer l'histoire de ces guer-


res intestines.
Tandis que les proscrits de la Commune subissaient à
l'étranger l'influence de Karl Marx, les ouvriers restés à Paris
essayaient, sous le nom de Cercle de l'union syndicale ouvrière,
un groupement où dominaient les idées les plus sages et les plus
modérées.
Ce ne fut qu'en 1876 que Jules Guesde, qui venait d'en-
trer au journal les Droits de l’homme, commença dans les mi-
lieux ouvriers la propagande en faveur des théories marxistes. Il
eut peine tout d'abord à faire accepter le système collectiviste.
C'est au congrès de Lyon en 1878 que la première propo-
sition collectiviste fut faite dans une assemblée française : elle
était présentée par deux guesdistes : MM. Dupéré et Lallivet, et
ainsi conçue :
Considérant :
Que l'émancipation des travailleurs ne sera un fait
accompli que lorsque ceux-ci jouiront du produit intégral de leur
travail ;
Que pour atteindre ce but il est nécessaire que les
travailleurs soient les détenteurs des éléments utiles à la produc-
tion : matières premières et instruments de travail ;
Conséquemment :
Le congrès invite toutes les associations ouvrières à
étudier les moyens pratiques pour mettre en application le prin-
cipe de fa propriété collective du sol et des instruments de tra-
vail.
[170]
Cette proposition fut rejetée. A cette date le prolétariat
français se déclarait donc nettement partisan de la propriété
individuelle.
Il avait été décidé au congrès de Lyon qu'un congrès in-
ternational se réunirait à Paris au mois d'août, pendant l'Expo-
sition. La police interdit ce congrès. La commission d'organisa-
tion voulait se soumettre, mais Guesde et ses amis décidèrent
d'ouvrir le congrès quand même. Ils furent arrêtés au moment
où ils se présentaient chez M. Finance, rue des Entrepreneurs, à
Grenelle, où devait avoir lieu la réunion. 38 accusés comparu-
rent devant la 10e Chambre et ce fut Guesde qui présenta la dé-
fense collective.
Cette défense, très habile, fut imprimée à des centaines
de milliers d'exemplaires et mit définitivement Jules Guesde et
ses amis en évidence.

145
La fin d’un monde

Le congrès de Marseille, tenu au mois d'octobre 1879, fut


un triomphe pour Guesde, on y vota l'élaboration d'un pro-
gramme collectiviste.
Jules Guesde se rendit à Londres et rédigea le pro-
gramme avec Karl Marx et trois autres collectivistes : Engels,
Lafargue et Lombart.
L'année 1880 vit l'apogée de la puissance de Guesde dans
le parti socialiste.

C'est alors qu'apparut Brousse.


Ancien ami de Guesde, mais jaloux de son influence et
mécontent de ne pas avoir été consulté pour l'élaboration du
programme, Brousse organisa une conspiration souterraine
contre le représentant du Collectivisme qu'il accusait d'aspirer à
la dictature.
Au congrès de Reims, en octobre 1881, les hostilités
commencèrent, mais la scission resta à l'état latent jusqu'à
l'élection de Joffrin à Montmartre le 18 décembre 1881. On ac-
cusait celui-ci de s'être écarté des termes rigoureux du pro-
gramme.
A la suite d'une polémique entre l'Egalité, journal de
Guesde, et le Prolétaire, journal de Brousse, Guesde jeta à la
tête de [151] ses adversaires l'épithète de possibilistes. Le Prolé-
taire cita Guesde devant l'Union fédérative du centre qui était
entre les mains de Brousse, et, au congrès de Saint-Etienne, au
mois de septembre 1882, Guesde et ses partisans furent exécu-
tés.
Les Guesdistes se retirèrent alors du congrès et allèrent
tenir un congrès rival à Roanne.
A partir de cette époque le parti socialiste fut irrémédia-
blement divisé.
Il y eut :
Les Possibilistes avec Brousse.
Les Collectivistes avec Jules Guesde.
Les hommes d'avant-garde, fatigués de toutes ces luttes,
formèrent un troisième parti et s'appelèrent les Anarchistes.
Les Blanquistes, que les discussions d'école ont toujours
laissés indifférents, continuèrent à faire bande à part.
Quel est au juste la doctrine de Brousse et du parti ou-
vrier ? Le parti, dit-on, est plus avancé que ses chefs et le pro-
gramme est plus avancé encore que le parti ne l'est lui-même.
Ce qui est certain, c'est que Brousse passe aux Yeux de
tous pour le malin des malins. « C'est le Rodin du parti socia-

146
La fin d’un monde

liste, » murmure-t-on, et vous comprenez ce que ce mot de Ro-


din suppose d'habileté chez des gens qui croient encore aux ro-
mans d'Eugène Sue.
A vrai dire, Brousse, qui est neveu, je crois, de Mgr Gi-
nouilhac, semble avoir fait preuve d'une dextérité digne des pré-
lats diplomates d'autrefois.
Originaire de Montpellier, Brousse fut quelque temps ré-
dacteur des Droits de l'homme au moment où Guesde en était le
rédacteur en chef. Il quitta la France à la suite d'une condamna-
tion à trois mois de prison pour délit de presse, se lia avec Ba-
kounine, afficha des opinions anarchistes, puis, après une
brouille passagère, se réconcilia avec Jules Guesde et s'introdui-
sit dans le parti collectiviste pour le dissoudre. Il excelle ainsi,
au jugement même de ceux qui le soutiennent, à entrer dans un
groupe tout formé, à y choisir des [152] éléments qu'il puisse
utiliser et discipliner et à séparer les chefs de leurs soldats.
Brousse a un grand avantage sur les autres révolutionnai-
res, il possède une soixantaine de mille livres de rente et, par
des reçus signés pour des sommes minimes, il se fait des affran-
chis et des hommes liges de socialistes relativement influents
mais toujours mal argentés.
Sans avoir autant de dossiers que Wilson, qui en a
22,000, Brousse a beaucoup de petits papiers et il s'en sert.
Cette collection de documents soigneusement tenus à jour lui
permet de menacer d'une exécution publique tous ceux qui
voudraient se soustraire à son despotisme. Au dire de vieux so-
cialistes, ce despotisme a été néfaste et le règne de Brousse a
introduit la délation, le mensonge, la violence et les haines dans
le parti ouvrier.
Au fond, quoique gêné par l'étiquette socialiste qu'il
s'était donnée, Brousse aspirait à remplacer Clemenceau comme
Clemenceau avait aspiré à remplacer Gambetta, à fonder une
nouvelle extrême-gauche, une nouvelle usine à candidatures.
Possibilistes, Clémencistes, Opportunistes, c'est bonnet blanc et
blanc bonnet et il faut dire que, pour un homme habile, il n'y a
rien de pratique en dehors du système suivi par Gambetta et par
Clemenceau, battre la caisse autour d'un programme vague, sé-
duire un peu l'opinion, se former une clientèle dévouée parmi
les hommes qui ont quelque autorité et les satisfaire ensuite
avec le budget.
C'est ce qu'on pourrait appeler le socialisme budgétaire.
Songez quelle belle proie ! Ces milliards du budget, ces
milliards que ce pauvre pays exténué, mourant de faim, verse

147
La fin d’un monde

sans protester et avec cette docilité servile particulière à la


France, c'est le pain et le couteau. On n'a plus qu'à tailler dans la
miche, à faire des tartines plus ou moins larges, selon l'appétit
et l'importance du convive, mais on finit toujours par s'arran-
ger.
Sans doute tout le monde ne peut manger à la fois, mais
on prend un acompte. L'entrée au Conseil municipal, c'est [153]
le buffet debout avant la salle à manger, c'est le lunch avant le
dîner..,.
Pour chétif qu'il paraisse un budget de 300 millions n'est
pas à dédaigner. 300 millions pour une ville qu'on n'entretient
plus, où les rues puent, où l'on suspend à chaque instant la dis-
tribution de l'eau, où l'on assassine à chaque coin de rue, des
gens peu scrupuleux et qui s'entendent doivent pouvoir grappil-
ler là-dedans. Le mécanisme financier est simple : on augmente
les dépenses et on rogne sur les pauvres. Le budget de l'Assis-
tance publique était en 1878 de 13,593,000 francs, il est aujour-
d'hui de 21,830.000 francs, en revanche, on a vendu des rentes,
on a supprimé une journée de malades, on a privé les malades
de lait.
Les conseillers municipaux, leurs amis, leurs électeurs,
leurs maîtresses, les maîtresses de leurs amis et de leurs élec-
teurs, tout un monde de républicains parasites vit là-dessus.
La loi, par exemple, stipule formellement que les fonc-
tions municipales seront gratuites, les conseillers municipaux
de Paris ne s'en sont pas moins alloué 3,750 francs par an de
traitement63 (300,000 francs à partager entre 80). Ajoutez-y,
63 Les conseillers conservateurs, qui sont presque tous dans une bril-

lante situation de fortune, touchent comme les camarades mais ils touchent
avec un geste pudique et effarouché, volontiers ils répondraient ce que ré-
pondit Baour-Lormian dans une circonstance à peu près analogue.
Le poète avait reçu de Napoléon une pension de 12,000 francs et,
quand la Restauration fut venue, il fut le premier à se répandre en invectives
contre l'usurpateur et l'ogre de Corse
— Je croyais que vous aviez une pension du tyran ? Lui demanda un
confrère.
— Oh ! Le misérable ! Ce n'est que trop vrai….
— Vous auriez pu ne pas la toucher ?
— Vous ne connaissez pas Buonaparte. Tous les trois mois il a fait
venir le ministre des finances : « Baour Lormian a-t-il touché sa pension ? —
Oui, sire.— Ah ! Très bien.— Si je n'avais pas touché, il m'aurait fait fusiller
comme le duc d'Enghien. »
Les conseillers municipaux conservateurs auraient parfaitement pu
faire une affiche collective et dire : « Si l'on admet le principe de la rétribu-
tion des fonctions municipales, que l'on accorde un traitement aux conseil-

148
La fin d’un monde

même pour ceux qui ne font pas de grosses affaires comme Le-
fèvre-Roncier ou Marsoulan, 3 ou 4,000 francs que leur don-
nent les faiseurs en chef. Ce n'est pas précisément le pot de vin,
c'est le demi-septier, la régalade… — Vous [154] voterez ce pro-
jet, n'est-ce-pas ? — C'est que… — Bah ! Faites-le pour moi…
Vous savez bien que je suis un ami, quand vous aurez besoin de
25 louis.— Tiens précisément, aujourd'hui… — Comme cela se
trouve ! Tenez ! j'ai justement cette somme sur moi… Charmé de
vous être agréable.
Cela sans doute ne vaut pas les beaux coups des Léon
Say, des Léon Renault, des Granet, des Wilson, des Raynal,
Bône et Guelma, les Conventions, mais cela aide à vivre et les
politiciens subalternes s'en contentent… en attendant.
Il est bien entendu, en effet, qu'il n'y a qu'à attendre. Le
pouvoir ressemble à ces maisons aux jalousies fermées des villes
de garnison les jours de fête militaire, tous les corps d'armée
viennent à leur rang et l'on entend les voix avinées de ceux qui
s'impatientent en bas. — Eh là-haut ! Avez-vous fini ? Est-ce
bientôt mon tour ? hurle Clemenceau à Gambetta.— Et Clemen-
ceau n'est pas plutôt dans l'escalier que Brousse lui crie de se
hâter…
Aussi on comprend l'exaspération de tout ce monde lors-
que Boulanger apparut. C'était la série interrompue, la file cou-
pée, le tour d'avancement supprimé…
Tous ces gens qui s'invectivaient la veille s'embrassèrent
en haine de l'intrus. Clemenceau protesta que c'était indigne et
qu'il n'avait pas eu assez. Joffrin déclara qu'il n'avait rien eu du
tout et, d'enthousiasme, ils fondèrent la Société des Droits de
l'homme.
Le peuple se fit là un quart d'heure de bon sang. [155]
Joffrin eut beau traiter ses électeurs de « crétins », il n'en fut
pas moins hué à Paris pendant que Dumay l'était à Lyon64.

lers des 37,000 communes de France. Jusque-là nous constatons que nous
ne touchons pas et que les républicains touchent. » C'est le public lui-même
qui, dans ce cas, aurait été touché de ce désintéressement.
Chose bizarre ! Le seul qui n'ait jamais voulu toucher est Leven. Il
parait qu’il se rattrapait d'un autre côté, mais enfin il respectait le principe.
64 Comme tous ceux dont on vante d'avance l'habileté, Brousse sem-

ble dans cette circonstance avoir été médiocrement adroit et n'avoir pu réus-
sir le tour de passe-passe qu'il comptait faire accepter du populo. Il est vrai
que populo a été mystifié si souvent qu'il commence à se défier un peu.
Dans une réunion rue Pouchet où il s'était présenté pour rendre
compte de son mandat, le conseiller municipal du quartier des Epinettes fut

149
La fin d’un monde

Jules Guesde et le petit groupe d'hommes de valeur qui


lui est resté fidèle éveillent un tout autre intérêt que Brousse et
ses politiciens.
C'est une individualité très attachante à observer, que
celle du chef du Collectivisme français, et plus d'un profit se
peut tirer de l'étude de l'homme, de ses luttes et de ses théories.
Ce n'est pas un intrigailleur politique que l'on a devant
soi, c'est un convaincu, un passionné.
Avec ses longs cheveux, son visage à l'ovale régulier, ses
yeux très énergiques par moments, mais d'ordinaire très doux,
au regard un peu flottant comme le regard des myopes, le chef
du parti collectiviste a bien la physionomie d'un remueur
d'idées. Comme il arrive, l'homme chez lui ne ressemble pas à ce
qu'il croit être. Cet apôtre du socialisme [156] scientifique est un
artiste plus qu'un savant. C'est avec le feu et l'ardeur d'un mys-
tique de l'idée qu'il vous explique le plan de la société future
qu'il voit déjà fondée, c'est avec une sorte de lyrisme qu'il vous
décrit la terre promise dans laquelle il rêve d'introduire l'huma-
nité.
Au bout de quelque temps la voix, cependant, devient
stridente ; on devine l'être nerveux agité par des trépidations
intérieures, irrité des obstacles qu'il rencontre et des injustices
qu'il a subies, et l'on comprend l'antipathie qu'il a inspirée aux
gens médiocres qui supportaient malaisément la supériorité
qu'il avait sur eux.
Les conditions dans lesquelles l'écrivain s'est développé
expliquent les défauts dont il a souffert. Le père était un profes-
seur libre, très conservateur, catholique pratiquant, qui éleva
son fils lui-même dans une maison tranquille du quartier Saint-

mis sur les épines et accablé par les cris de : « Vas-t'en à la rue Cadet ! A bas
les traîtres ! »
Voici, d'ailleurs, d'après l'Intransigeant du 10 août, la protestation
que rédigèrent les électeurs indignés en sortant de cette réunion.
« Le nommé Brousse a profité sournoisement des funérailles du ci-
toyen Eudes pour rendre compte de son mandat.
« Malgré l'appoint de deux cents claqueurs environ, la journée n'a
pas été heureuse pour le possibilisme, commencée à huit heures et demie, la
séance a été levée à neuf heures et quart, l'assemblée, rendue plus houleuse à
chaque instant, s'est refusée à entendre M. Brousse.
« Les électeurs protestent contre les agressions dont ils se sont vus
victimes. Le citoyen Anquetil a été notamment frappé à la tête et dans le dos
à coup de canne plombée, et mordu à la main.
« Les citoyens soussignés protestent contre ces moyens indignes
d'étouffer toute discussion. »

150
La fin d’un monde

Louis. Guesde n'a donc point passé par le collège, qui n'a d'autre
avantage — étant donné le niveau moral de l'Université — que
d'être une admirable école pour former le caractère, pour ap-
prendre, en recevant et en donnant des coups de poing, à vivre
avec les hommes. Il a pris de son père la droiture et aussi ce be-
soin de domination du pédagogue, l'habitude des affirmations
tranchantes et que nul ne doit contredire, en fait, malgré une
éloquence qui est réelle et qui a de l'action sur la foule, c'est un
merveilleux professeur de science sociale plus qu'un agitateur
de rue.
C'est Brousse, dit-on, que M. Rosny a voulu peindre dans
le Bilatéral. Guesde lui est un Unilatéral ; il suit son raisonne-
ment avec une logique inflexible, mais ne soupçonne pas que les
choses, comme les étoffes, puissent avoir un envers et un en-
droit, il a des œillères comme certains chevaux et ne regarde
jamais ni à gauche ni à droite. Incomparable pour analyser le
mécanisme de la société actuelle, il ignore absolument le ma-
niement des hommes et, comme je l'ai dit, pousse l'ignorance
sur ce point, jusqu'à ne pas se bien connaître lui-même.
[157]
Les politiciens trompent la foule en affichant des vertus
qu'ils n'ont pas ; Guesde se trompe lui-même et trompe les au-
tres sur son compte en maximant, en érigeant en doctrine, avec
une sorte d'ostentation de sectaire, des sentiments mauvais qui
ne sont pas les siens.
Désintéressé et dévoué, Guesde s'imposait, ainsi que ses
amis, de véritables privations pour faire paraître le journal
l’Égalité.
Le journal s'imprimait à Lagny, par économie, les rédac-
teurs étaient obligés de partir le matin pour l'imprimerie,
n'avant que juste la somme nécessaire pour le voyage et ne
mangeaient pas de toute la journée, les samedis matin ils al-
laient chercher les exemplaires à la gare et les rapportaient sur
leurs épaules dans l'arrière-boutique d'un marchand de vin où
l'on organisait la distribution.
Guesde n'en déclare pas moins, après Karl Marx, que le
dévouement est une duperie et qu'il ne faut pas compter là-
dessus pour améliorer le sort de l'Humanité. Pour lui aussi,
l'homme n'est qu’un ventre et un sous-ventre il écrivait en
1881 : « S'il ne nous faut dans nos rangs que des désintéresse-
ments, il ne nous reste qu'à licencier notre parti, qui ne repose
que sur des intérêts à satisfaire, qui se vante d'être le parti du

151
La fin d’un monde

ventre et ne fait appel qu'à l'intérêt des prolétaires pour les jeter
à l'assaut de la propriété bourgeoise. »
Guesde n'a pas eu à licencier son armée, elle s’est licen-
ciée toute seule, car, au point de vue du ventre, Brousse offrait
plus de satisfactions immédiates que lui.
Habile entre tous à montrer le fonctionnement du régime
capitaliste, Jules Guesde se laisse rouler, comme le plus mal-
chanceux des salariés, par le capitalisme du Cri du peuple.
Directeur de ce journal, dont il avait fait, avec ses amis,
un organe très important au point de vue socialiste, il perd une
tribune retentissante pour n'avoir pas compris que les Roth-
schild sont les maîtres dans les journaux les plus violents au
point de vue révolutionnaire comme dans les journaux les plus
violents au point de vue conservateur.
[158]
Vous pouvez tout oser, selon la nuance du journal, piéti-
ner sur des Sœurs de Charité, vomir sur de vieux prêtres, expec-
torer sur le chef de l'Etat, mais ne vous avisez pas de dire, dans
une réunion publique ou dans un article, qu'il y a un monsieur
qui demeure rue Saint-Florentin et qui possède 3 ou 4 milliards
ce qui est beaucoup pour un homme seul. Si le jury vous ac-
quitte, vous trouverez immédiatement un Guebhard pour vous
supprimer et, sous ce rapport, tous les Guebhard sont les mê-
mes et les Guehhard conservateurs sont plus Guebhard encore
que les Guebhard républicains…
Quand vous aurez l'intention de parler des Rothschild
dans un journal, faites-vous signer au préalable un traité solide
qui vous assure un dédit de 50,000 francs si l'on vous met à la
porte…
Ce n'est pas, d'ailleurs, que Jules Guesde ait une antipa-
thie particulière pour les Juifs. Tout au contraire, il est plein
d'admiration pour les qualités dissolvantes de cette race et il lui
sait gré d'avoir détruit la propriété qui, sans les Juifs, dit-il, au-
rait été indestructible. Il se réjouit de voir la richesse accumulée
maintenant dans un petit nombre de mains, mais, enfin, il est
d'avis qu'il serait temps de desserrer ces mains que nos conser-
vateurs se contentent de lécher.
C'est précisément cette manière de voir qui ne plut pas
aux Rothschild
Pour le moment, Jules Guesde est un vaincu, mais, si la
maladie de foie dont il souffre ne l'abat pas, je ne serais pas
étonné qu'il ait son jour, car il est un des rares hommes d'excep-
tionnel mérite que compte en France, le parti socialiste et les

152
La fin d’un monde

partis plus que jamais ont besoin d'hommes. Plus j'avance dans
la vie, plus je reconnais la justesse du mot dit par Veuillot à un
de mes proches amis: « Vous aurez de la peine à arriver parce
que vous avez du talent et que le monde déteste les gens de ta-
lent, mais vous arriverez parce que le monde a besoin des gens
de talent. »
[159]
Les hommes que Jules Guesde a groupés autour de lui
ont presque tous une valeur réelle.
M. Gabriel Deville, qui appartient à une famille riche et
qui s'est dévoué à la cause socialiste par conviction, a écrit, en
tête d'une nouvelle traduction du Capital de Marx, une magis-
trale étude sur le socialisme scientifique, qui résume avec une
grande clarté les idées de l'école.
M. Lafargue, dont nous avons dit quelques mots à propos
d'une très piquante brochure : le Droit à la Paresse, a épousé
une des filles de Karl Marx, femme remarquable, d'après l'opi-
nion même de quelques économistes, très catholiques, très op-
posés au Marxisme et qui n'ont pu se défendre d'admirer dans
une adversaire une intelligence très curieuse et très fine.
A l'école collectiviste se rattache Chirac, qui garde cepen-
dant une figure à part parmi les révolutionnaires.
Le jour où le peuple tiendra une Chambre de justice,
comme l'ancienne Monarchie, et où l'on jugera les financiers,
Chirac est tout désigné pour être accusateur public, et les ma-
nieurs d'argent passeront avec lui un mauvais quart d'heure.
L'auteur des Rois de la République (Histoire des Juive-
ries) et de l'Agiotage sous la troisième République connaît, en
effet, le point faible de toutes ces opérations auxquelles la plu-
part ne voient goutte. Il dissèque une affaire avec une dextérité
incroyable et, sans se tromper jamais, met de suite le doigt sur
la plaie, sur la fraude, sur le vol soigneusement dissimulé et que
personne n'aperçoit.
Parmi tous ceux dont il a dévoilé les manœuvres, percé à
jour les infamies, nul n'a songé à réfuter cet homme-chiffre, car
on le sait armé de pied en cap. Cette connaissance des choses de
l'agiotage lui a été imposée en quelque sorte par la Destinée.
En arrivant à Paris, Chirac avait rêvé la gloire littéraire
et, avec la belle naïveté du jeune âge, il était venu, muni d'une
lettre de recommandation, demander à Mirès de lui faire une
situation à la Presse. Chose bizarre, quelques jours
seule[160]ment s'étaient écoulés, que le banquier faisait venir le

153
La fin d’un monde

débutant et lui annonçait qu'il était définitivement attaché au


journal.
Chirac, plein de joie, demanda ce qu'on lui réservait : la
chronique, le feuilleton, la critique des livres.
— Rien de tout cela, répondit Mirès, je vous charge du
bulletin de Bourse.
— Mais, j'ignore le premier mot de ces questions.
— Précisément ! C'est pour cela que je vous ai choisi. Les
autres en savent trop ! Pour faire un bulletin de Bourse à ma
convenance, il faut quelqu'un d'absolument innocent.
Chirac, sans doute, n'est plus aussi innocent qu'il l'était
alors, quoiqu'il soit demeuré étranger à toute spéculation finan-
cière, mais l'ironie de la vie l'a condamné à rester dans cet ordre
d'idées. Il est chargé par un grand établissement de crédit
d'étudier des dossiers d'affaires, de donner un avis, en quelque
façon abstrait, sur toutes les opérations qui se préparent. Il a
acquis, dans ce labeur qui le fait vivre, la connaissance la plus
complète et aussi la plus désenchantée et la plus désolante de
tous les dessous de la Finance, de toutes les roueries, de toutes
les scélératesses de la Haute Banque. C'est le spectacle des exac-
tions commises par les Juifs et les Judaïsants qui l'a rendu so-
cialiste et collectiviste.

On connait les théories du Collectivisme et il est inutile


de les exposer au long. La première formule de ce système est
d'origine française, et Pecqueur, dont nous avons déjà parlé,
avait proposé dès 1836 de socialiser, c'est l'expression même
qu'il emploie, les institutions de crédit, les chemins de fer, les
mines et de se servir des ressources fournies ainsi pour sociali-
ser peu à peu toutes les grandes industries. Il développa ces
idées dans un livre intitulé: Les intérêts du commerce, de l'in-
dustrie, de l'agriculture et de la civilisation en général, et ce
livre, ce qui est tout à fait extraordinaire, obtint, sur le rapport
d'Adolphe Blanqui, un prix de l'Académie des Sciences morales
et politiques.
[161]
Guesde et ses amis, empruntant à Marx ses procédés
d'analyse du mécanisme économique et son argumentation très
serrée, ont poussé ses déductions à l'extrême, avec la logique de
l'esprit français qui est, au fond, très simpliste, très épris de
clarté, très désireux d'une conclusion absolue.
Le Collectivisme travailleur, avec eux, remplace le Collec-
tivisme actionnaire. La collectivité se substitue aux privilégiés

154
La fin d’un monde

représentants du régime capitaliste actuel, elle continue ce ré-


gime, elle le complète, elle s'empare de tous les moyens de pro-
duction. Les manufactures, les usines deviennent la propriété de
tous et chacun reçoit également la rétribution de son travail.
On voit de suite, si une pareille organisation pouvait
fonctionner, combien serait allégée la tache de l’ouvrier, il n'au-
rait plus à entretenir le luxe ou simplement l'oisiveté des capita-
listes et, avec les capitalistes, disparaîtrait l'armée dévorante des
intermédiaires, courtiers, hommes de loi, entremetteurs, proxé-
nètes, hommes et femmes de chicane, de débauche et de ruse
qui vivent en parasites sur le labeur effectif d'autrui.
Le chômage, conséquence de la surproduction, serait dé-
sormais impossible puisqu'on supprimerait la concurrence qui
fait produire dix fois plus d'un objet que n'en demande la
consommation. Aucun effort ne serait perdu. La statistique in-
diquerait au juste ce qu'il faut de tel produit et l'homme ne
s'épuiserait pas à travailler beaucoup plus qu'il n'est nécessaire.
L'ouvrier pourrait, dès le début, ne travailler que trois
heures par jour et la journée de travail serait bientôt réduite à
une heure. L'instruction, en effet, permettant à toutes les intel-
ligences de se développer, mettant la mamelle de la science à la
bouche de tous ceux qui naissent, les découvertes se multiplie-
raient et la machine perfectionnée dispenserait presque
l'homme de toute fatigue.
Les collectivistes, quoique ennemis en principe de la fa-
mille, ne la détruisent pas ; ils laissent à chacun la liberté de
vivre [162] à sa guise des fruits de son travail ; ils sont convain-
cus, néanmoins, que les caravansérails collectifs organisés par
eux, décorés de toutes les merveilles de l'art et de tous les raffi-
nements du confort, seront tellement séduisants que tout le
monde voudra y venir vivre en commun.
Ajoutons qu'ils ne suppriment pas la propriété indivi-
duelle, ils la limitent seulement à ce qui est strictement person-
nel à l'individu, au petit atelier, par exemple, où l'ouvrier tra-
vaille lui-même sans employer d'autres aides que les siens.
Ils laissent son champ au paysan, mais, toujours avec
cette conviction, que le travailleur de la ville ou des champs aura
tout intérêt à entrer de lui-même dans l'atelier collectif ou dans
la grande exploitation rurale où tous les perfectionnements de
la science réunis simplifieront la tâche de chacun.
Si les capitalistes d'aujourd'hui, les rentiers et les pro-
priétaires de manufactures et d'usines voulaient se prêter de
bonne grâce à l'expropriation, les collectivistes ne refuseraient

155
La fin d’un monde

pas de les indemniser, mais de façon à ne pas perpétuer le sys-


tème existant, en inscrivant des rentes sur le Grand Livre. Le
prix de l'expropriation consisterait en bons de consommation,
ou en argent ne pouvant produire d'intérêt. Au lieu de l'argent
actuel dont nous avons vu la terrible puissance multipliante, ce
serait en quelque sorte de l'argent châtré, incapable de faire des
petits…
Tel est, dans ses grandes lignes, le système collectiviste.
Quand Jutes Guesde ouvre ces perspectives sur l'Avenir, il a aux
yeux l'éclair de joie de l’illuminé ; il salue avec un cri d'espé-
rance et d'amour pour l'Humanité, l'avènement de ce monde
nouveau.
Sans contester que cette organisation ne soit, à certains
points de vue, plus juste que l'organisation présente, j'aimerais
mieux, pour mon compte personnel, me réfugier chez les canni-
bales que de vivre au milieu de cette société idéale, il me sem-
blerait préférable de finir dans l'estomac d'un anthropophage
que d'être enfermé dans ce workhouse, fût-il capitonné de soie
et doré de la base au faite. Cette résurrec[163]tion du phalans-
tère me fait songer à la page d'Henri Heine sur l'Humanité vê-
tue tout entière du costume gris de cendre de l'égalité et man-
geant à la même gamelle la soupe à la Rumford des militaires…
Je ne crois même pas qu'un tel programme ait des chan-
ces de se réaliser. Pour qu'il fut mis à exécution, il faudrait que
tous les prolétaires de France et même d'Europe, après une vic-
toire sur la Bourgeoisie, disent à Jules Guesde et à ses amis :
« Nous avons confiance en vous, nous savons que vous avez de
grandes qualités d'organisation, que vous connaissez très bien
les questions sociales, arrangez-nous tout cela d'après votre
plan. »
Or, cette hypothèse est absolument inadmissible. Dans
l'effroyable désordre qui suivrait la victoire, les Anarchistes au-
ront beaucoup plus de chances d'être les maîtres, au moins
temporairement, que les Collectivistes.
Il n'est point douteux, d'ailleurs, dans de pareilles condi-
tions, que l'Allemagne et l'Europe tout entière n'interviennent.
Quand on parle de cela à Jules Guesde, il vous répond, avec la
sérénité de l'être irréel, en vous disant que les Allemands sont
plus socialistes que nous.
Il n'est point douteux que l'organisation socialiste ne soit
très forte en Allemagne, mais c'est folie que de compter là-
dessus. Les Allemands sont peut-être plus socialistes que nous,
mais ils sont infiniment moins révolutionnaires.

156
La fin d’un monde

Il en sera des illusions de Jules Guesde et de ses disciples


comme des proclamations adressées aux Allemands par Louis
Blanc et Victor Hugo au moment où commençait le siège de Pa-
ris. Après avoir revu avec soin ces pages ronflantes et s'être as-
suré qu'on les répandrait à profusion dans le camp ennemi, les
auteurs allèrent se coucher et le lendemain ils dirent à leur
bonne : « —Les Prussiens sont-ils partis ? — Non, monsieur, pas
encore. — Pas possible après ce que nous avons écrit ! Les chefs
auront empêché les soldats de nous lire, autrement le résultat
était certain. »
[164]
Il est un point, cependant, qu'il convient de bien regarder
et que je me permets de recommander à l'attention de ceux qui
s'intéressent à mes travaux, parce qu'après avoir été bernés par
tant de sornettes et d'histoires à dormir debout, ils aiment à
trouver un écrivain qui leur montre un peu le mouvement exact
de ce temps.
Les doctrines collectivistes ne sont point un rêve plus ou
moins chimérique, plus ou moins généreux, plus ou moins poé-
tique, comme l'Utopie de Thomas Morus, la Cité du soleil de
Campanella, ou la Salente de Fénelon ; elles sont l'expression
très simple et très nette de l'état présent, elles sont ce qui est, vu
d'un autre bout de la lorgnette, un décalque de la situation ac-
tuelle, elles constituent une simple interposition de l'ordre des
facteurs économiques.
La propriété individuelle tend de plus en plus à disparaî-
tre. Les Sociétés par actions et obligations représentent déjà la
propriété collective. Un grand établissement mis en actions
pourrait changer deux ou trois fois de maître, en une seule
Bourse, sans que les ouvriers qui peinent sur le dur travail sa-
chent même que les maîtres pour lesquels ils travaillaient à midi
ne sont plus les mêmes que ceux pour lesquels ils travaillent à 4
heures. On peut jouer, perdre ou gagner des milliers d'ouvriers
en quelques instants, comme un propriétaire d'esclaves ou un
grand seigneur de Russie jouait des milliers de nègres ou de
serfs sur un coup de dés ou sur une carte.
Ceux qui travaillent et ceux qui vivent du travail des au-
tres sont absolument divisés en deux camps. Le monde du tra-
vail, à partir de l'ingénieur qui est le premier salarié jusqu'au
dernier homme d'équipe, forme un tout complet et autonome.
Chacun de ces petits mondes peut refuser de payer tribut au
Capital, faire ce que feront bientôt le Canada et l'Australie, ce
qu'ont fait les colonies d'Amérique, qui ont dit à la Métro-

157
La fin d’un monde

pole :« Nous nous suffisons parfaitement et nous ne voyons nul-


lement la nécessité de vous payer la taxe, nous coupons le câble.
Déclarez nous la guerre si [165] vous voulez. »
L'Angleterre a déclaré la guerre à l'Amérique, et cela ne
lui a pas réussi.
Les catholiques, qui se sont intéressés à la question so-
ciale et dont nous nous occuperons dans un autre chapitre, ont
essayé de retarder ce dénouement. Ils ont dit aux ouvriers :
« Acceptez avec résignation l'idée de travailler pour que des
gens que, dans la plupart des cas, vous ne connaissez pas aient
des châteaux historiques, des terres princières, des galeries
pleines d'objets d'art et meurent de la moelle épinière comme le
Juif cher à Renan « dans un hôtel des Champs-Élysées, au mi-
lieu des images d'un plaisir qu'il a épuisé. »
La vérité oblige à dire que les ouvriers, en général, n'ont
montré qu'un médiocre enthousiasme pour ce discours.
Se tournant d'un autre côté, les socialistes chrétiens ont
dit aux patrons : « Rapprochez-vous de vos ouvriers, occupez-
vous davantage de leur bien-être matériel et moral. »
Quelques patrons ont fait ce qu'ils ont pu, mais, le plus
souvent, ces paroles sont tombées dans le vide pour l'excellente
raison que, les trois quarts du temps, il n'y a pas de patron, il n'y
a qu'une Raison sociale représentant un certain nombre d'ac-
tionnaires. Dans ces circonstances les exhortations les plus cha-
leureuses ressemblent aux violentes apostrophes qu'un prédica-
teur adressait à son bonnet ou à la légendaire conversation de
Paul Foucher, l’invraisemblable myope, avec un bec de gaz qu'il
prenait pour un passant qui l'avait heurté. Aux énergiques in-
terpellations de Foucher le bec de gaz ne répondait rien et Fou-
cher n'en était que plus véhément….

Je le dis et je le répète, en toute sincérité, aux ecclésiasti-


ques, aux hommes de bonne volonté qui, en province plus en-
core qu'à Paris, suivent anxieusement la crise contemporaine, la
première condition pour comprendre la question sociale c'est de
bien se convaincre que les théories collectivistes et anarchistes
ne sont pas des idées spontanées, écloses dans la tête [166] de
quelques agitateurs, elles sont la résultante et la conclusion lo-
gique de faits existants que le système juif a créés, avec l'appui
et l'approbation de la Bourgeoisie.
Prenez, par exemple, la famille. Jules Guesde est un en-
nemi théorique de la famille, soit ! Mais cette famille, il ne la
détruit nulle part personnellement et par lui-même. Il se

158
La fin d’un monde

contente de constater, après beaucoup d'autres, que la famille se


dissout partout. Le foyer est renversé, la marmite qui était des-
sus tombe en morceaux. Dans les villes industrielles, le père
travaille dans une usine, le fils dans une autre, la mère ailleurs.
Quand la machine siffle d'une certaine façon, ce qui indique la
suspension du travail, le père, la mère et le fils peuvent à la ri-
gueur se retrouver dans la même gargote, mais on n'est chez soi,
ensemble, qu'au lit, la famille n'existe plus qu'à l'état horizontal.
A seize ans, parfois plus tôt, le fils rencontre une fillette
qui a généralement passé déjà par les bras du contremaître
quand elle est jolie, il s'installe dans une chambre, il a un en-
fant, il abandonne son faux ménage pour en recommencer un
autre. Voilà la vie de tous les jours, et Jules Guesde et ses amis
n'ont pas tout à fait tort lorsqu'ils prétendent que le Collecti-
visme érigé à l'état d'institution sociale ne changera pas grande
chose au Collectivisme de fait qui est partout.
Où faut il donc aller pour retrouver la famille telle qu'elle
était autrefois ? Dans les campagnes, où le travail des champs,
moralisateur par excellence, entretient, malgré les vices inhé-
rents à l'homme, les mœurs traditionnelles qui ont fait si puis-
sante et si forte la France des aïeux.
Ces paysans ne sont pas difficiles, ils vivent d'une vie très
rude, ils acceptent le travail sans murmurer, encore faut-il que
le blé qu'ils ont tant de peine à faire pousser leur assure de quoi
manger.
Qui donc empêche ces gens-là de vivre, qui donc aura
bientôt donné à la France l'aspect d'un pays en friche ? Est-ce
Jules Guesde ? Non, c'est le spéculateur sur les blés [167] étran-
gers, c'est le Juif, c'est l'ami du comte de Paris, le commensal du
duc de Doudeauville, le favori de tous les salons du noble fau-
bourg, c'est Ephrussi, le chef de la bande sémitique qui tripote
sur les blés.
Examinez les conséquences d'opérations comme celle
exécutée par la Graineterie française en 1887 et dont j'ai parlé
déjà.
Voilà des paysans qui luttent depuis de longues années,
ils tiennent, par mille fibres, à cette terre qui est si souvent ma-
râtre pour eux, mais sur laquelle leurs pères ont vécu, ils espè-
rent en ce rayon de soleil qui les récompensera de leurs peines,
et brusquement tout s'écroule.
Ils doivent plus qu'ils n'ont, il faut se résigner, vendre les
grands bœufs, vendre la charrue. On charge le petit mobilier sur

159
La fin d’un monde

une charrette, on jette, à la montée, un dernier regard sur le


champ natal et l'on s'en va vers la ville voisine, vers l'usine65….
Ce ne sont point seulement de ces « familles ébranlées »
dont parle l'auteur des Ouvriers européens, ce sont des familles
déracinées, déplantées, condamnées à s'éteindre. En Westpha-
lie, Le Play vit une famille de paysans qui, de père en fils, culti-
vait depuis mille ans le même domaine, habitait la même mai-
son. Les générations industrielles n'ont point cette durée, elles
finissent vite par l'hôpital, le lupanar ou la prison.
L'homme qui a la terrible puissance de troubler ainsi, par
des hausses ou des baisses factices, l'existence de gens qu'il ne
verra jamais et qu'il va attaquer sur le sillon natal, est un petit
Juif blondasse, fadasse, à la mine impertinente et basse à la fois.
Il est sorti du ruisseau, la mère ou la grand'mère vendait des
pommes sur son ventre sous les portes cochères d'Odessa ; au-
jourd'hui, avec un mot au crayon qu'il jette d'un air ennuyé sur
le feuillet détaché d'un carnet, il fait ce [168] que n'auraient pu
faire des rois et dérange des milliers d'êtres humains.
Voulez-vous voir les rois maintenant ? Ouvrez le Figa-
ro . Au printemps dernier, la comtesse de Paris organise une
66

vente de charité à Londres, et, pour tenir la principale boutique,


elle se fait assister de la duchesse de Bragance, de la duchesse
d'Uzès et… de Mme Maurice Ephrussi !
Quoique l'exil doive rendre grave, on s'explique qu'une
femme ne s'occupe que de toilettes et n'aperçoive de la vie so-
ciale de son pays que le côté fanfreluche et chapeau, mais le
comte de Paris est au courant de toutes ces questions, il est de
force à traiter toute la partie économique de la Revue des Deux-
Mondes ; il connait la statistique sur le bout du doigt et serait en
état de vous indiquer, sans se tromper d'une unité, le nombre
d'hommes chauves qui passent dans une après-midi sur un pont
de Paris. Comprend-on qu'il n'ait pas le cœur assez français
pour dire à sa femme « J'admets qu'on spécule sur des valeurs
de Bourse ou sur des diamants, mais je n'admets pas qu'un Juif
étranger spécule sur le pain de mes futurs sujets, vienne ruiner
mes paysans, les hommes de ma terre, comme on disait dans le
droit féodal, flanquez-moi la femme de ce drôle à la porte67 ! »
65 En 1831, la population urbaine (des villes qui comptent au moins

2,000 habitants) était de 6 millions d'habitants (6,692,023), en 1881 elle


était de 13 millions (13,090,542): augmentation, (6,101,519).
66 Figaro du 30 juin 1887.
67 Les amis des d'Orléans prétendent que leurs Princes ont tout fait

pour se débarrasser des Rothschild et qu'ils n'ont pu y parvenir. Les princes-

160
La fin d’un monde

[169]
Tels sont, encore une fois, les vrais destructeurs de la fa-
mille, ceux qui, sans nécessité, déjà fabuleusement riches, per-
turbent, pour satisfaire leur insatiable avidité, les conditions
économiques dans lesquelles seulement la famille peut subsis-
ter. Cela n'empêchera pas le duc de Doudeauville de pleurer
comme une fontaine à un beau sermon sur la famille et de dire à
la duchesse en sortant : « Ah ! Duchesse, la famille, quelle chose
sainte ! Quand on pense qu'il y a un scélérat du nom de Guesde
qui se déclare l'ennemi de cette vénérable institution !… Cocher,
nous allons rue de Monceau, puis rue Jean-Goujon, présenter
nos respects à toute la tribu des Ephrussi68. »
Quand on voit toute cette aristocratie, prince en tête69
[170] applaudir à ceux qui traquent nos paysans, qui les exter-

ses ont beau se marier dans les pays les plus lointains, les Rothschild suivent
le navire comme des squales et débarquent inopinément le sourire aux lè-
vres. Ce qui est certain, c'est que le Gaulois annonçait qu'immédiatement
après son mariage avec M. Albert Sassoon, Mlle Alice de Rothschild, fille de
Gustave de Rothschild, irait faire un voyage en Portugal pour rejoindre la
duchesse de Bragance « qui l'honore d'une affection toute particulière ». La
duchesse de Bragance ferait bien mieux de réserver pour des Français « son
affection toute particulière » au lieu de l'accorder à la fille de Juifs allemands
qui ont réalisé des gains si monstrueux sur la rançon de la France vaincue.
Quant aux Portugais qui, paraît-il, sont toujours gais, ils auront une occasion
de l'être encore davantage en voyant arriver chez la compagne de l'héritier du
trône le bizarre ménage de cette Juive de Francfort et d'un Juif hindou.
Citons un mot charmant dit à ce mariage célébré au temple de la rue
de la Victoire, écrit la Lanterne, avec une pompe qui rappelait le sacre de
Chartes X. Ainsi que le raconte le Gaulois, on avait fait venir des Folies-
Bergères un jongleur japonais Awata, qui, pendant, la soirée exécuta des
exercices de prestidigitation. Au moment où l'on applaudissait, Arthur Sas-
soun se pencha vers la jeune mariée et lui dit gracieusement: » Ces tours sont
réussis sans doute, mais monsieur votre père en a fait de bien plus jolis. »
68 Les Ephrussi travaillent dans des parties différentes. Charles

Ephrussi, lui, opère, pour employer une expression de Wolff, dans la littéra-
ture et les arts. Il parvint, malgré sa qualité d'étranger, à se faire nommer
tuteur des enfants de Paul Baudry, mit la main sur les cartons et les dessins
de l'artiste et, à l'aide de lettres intimes, publia, malgré les protestations de la
veuve, un volume intitulé : Paul Baudry : sa vie, son œuvre. Ce ne fut qu'au
mois de juillet 1888 que la veuve du grand peintre parvint à faire retirer la
tutelle de ses enfants à ce Juif peu scrupuleux.
69 Il faut dire à la louange du comte de Paris qu'il n'a pas encore fait

craquer sa culotte en se hâlant pour aller visiter une synagogue. C'est à don
Pedro qu'est arrivé ce regrettable accident. On n'invente pas ces choses-là, ce
sont les Archives israélites qui nous les racontent dans leur numéro du 13
octobre 1887 d'après les journaux de Bruxelles :

161
La fin d’un monde

minent, les mettent hors du sol, on prend plaisir à écouter dans


les réunions ouvrières les jeunes hommes qui, d'une voix sonore
et forte, entonnent la chanson de Pottier, l'auteur des Chants
révolutionnaires : Ce que dit le pain. Un peintre de talent, Léon
Ottin, a écrit pour cette chanson la musique qui convenait, un
accompagnement sobre et ferme qui scande gravement ces pa-
roles d'une belle allure familière et ressemble à ces brises rares
de juillet qui font onduler les grands blés dans un mouvement
doux et lent. L’effet est vraiment saisissant:
J'entends les plaisants répéter
Que dit le pain quand on le coupe ?
Bien aisé serait d'écouter.
Rien d'éloquent comme la soupe,
Fleur de froment ou sarrasin,
A notre estomac qu'il convie,
Savez vous ce que dit le pain ?
Savez vous ce que dit le pain ?
Il dit : « Mangez, je suis la vie ! »

Qui sait ce que coûte le blé,


Hors les bœufs reprenant haleine
Et l'homme, au visage brûlé,
Qui creuse un sillon dans la plaine ?
Au grand monde inutile et vain
Qui sans travailler le savoure,
Savez-vous ce que dit le pain ?
Savez-vous ce que dit le pain ?
Il dit : « Gloire au bras qui laboure ! »

L'enseignement qu'il est nécessaire de tirer de ce specta-


cle, je le répète, c'est que cette association monstrueuse de spé-
culateurs, cette organisation de syndicats qui sont de véritables
Sociétés secrètes conspirant contre le travailleur, légitiment les
théories des collectivistes. L'absorption des grandes entreprises
commerciales, des établissements industriels, des transports, de
la Banque, des plantations même d'outremer par l'anonymat,
qu'est-ce donc, si ce n'est du [171] collectivisme pour le seul
avantage de quelques privilégiés ?
Le comte de Paris et les conservateurs français trouvent
tout simple que des Juifs allemands se réunissent pour s'enri-

« Après avoir déjeuné, don Pedro, qui avait déchiré son pantalon
dans la précipitation qu'il mit à s'habiller, sauta en voiture et, au triple galop,
on le conduisit à la synagogue.
« M. Dreyfus, le grand rabbin, l'attendait et, avant l'office, il lui fit vi-
siter en détail le tabernacle. »

162
La fin d’un monde

chir aux dépens de centaines de milliers de natifs qui vivaient


tranquilles avant eux sur la terre de France.
Les ouvriers, eux, trouvent tout simple de s'entendre
pour arriver à vivre de leur travail, au lieu de travailler unique-
ment pour faire vivre dans le luxe et la débauche des parasites et
des exploiteurs.

Si le Collectivisme est l'expression logique de la situation


économique et sociale du pays, l'Anarchisme est l'expression
non moins logique de la situation morale.
On connaît ces boules de jardin qui reproduisent nos
traits en les grossissant jusqu'à la difformité. Le Collectivisme et
l'Anarchisme font de même et reproduisent, en l'exagérant en-
core, l'image de la Société. Exagèrent-ils même ? Je n'en sais
rien.
Les Sociétés par actions sur bien des points sont plus col-
lectivistes que le Collectivisme lui-même, elles sont plus inter-
nationales, plus anti-patriotes que lui. Un Juif prussien peut
acheter demain à la Bourse toutes les actions d'une manufacture
d'armes ou d'une Société pour les fournitures militaires, il n'a
qu'à donner un coup de timbre, se faire apporter les livres et les
états, et à un clou de soulier, à une bride de cheval, à une cou-
verture près, il saura où en est l'armée française. Pendant ce
temps un badaud qui aura demandé à une sentinelle à regarder
son fusil sera jeté dans les fers.
Quant à l'Anarchisme, on se demande quel désordre il
pourrait ajouter à une Société où l'autorité militaire, le Parquet,
la Préfecture de police, la Sûreté générale, le cabinet du Prési-
dent sont incessamment en conflit70. Pendant [172] qu'ils sont

70 C'est par sa cuisinière qui avait acheté par hasard un journal à un


sou qu'on criait dans la rue que le ministre de la Justice apprit l'affaire Caffa-
rel. Si vous aviez demandé à Mazeau qui était alors ministre de la Justice, ce
que c'est que l'Anarchie, il vous aurait répondu : « C'est le contraire de l'Ar-
chie. — Et votre gouvernement à vous, qu'est-ce qu'il représente ? — Mon
gouvernement, parbleu, il représente l'Archie. — Eh bien, je vous en fais mon
compliment, c'est du joli ! »
Voir à ce sujet les deux circulaires confidentielles de M. Lozé au
moment de la grève des terrassiers. Le 31 juillet, le préfet déclare aux com-
missaires que le parquet regarde comme parfaitement licite de détruire les
outils ou de renverser les tombereaux des ouvriers qui veulent travailler. Le 2
août il écrit aux mêmes commissaires : « Décidément, je bafouillais hier de la
façon la plus horrible et ce que j'ai dit n'avait pas l'ombre du sens commun. »
Voici du reste la seconde circulaire :

163
La fin d’un monde

en train de se jouer des tours, les accusés ont tout le loisir né-
cessaire pour se fabriquer de faux ordres de mise en liberté et
pour s'en aller tranquillement comme Altmayer sortant de Ma-
zas assister à une première représentation au balcon du Théâ-
tre-Français.
Quoi qu'il en soit, il existe au milieu de l'anarchie univer-
selle un parti qui s'appelle plus spécialement le parti anarchiste.
Ce parti ne se rattache que de loin à l'Anarchisme scienti-
fique de Bakounine et de Kropotkine qui, Tartares à formules,
revêtaient de théories scientifiques le retour à la liberté barbare
de la steppe.
L'Anarchisme français est un cri violent et âpre de pro-
testation contre le régime actuel exclusivement fondé sur la glo-
rification du vol habile, du vol bien mis, du vol ganté.
Il est la négation sauvage de cette civilisation où les Bi-
choffsheim, les Erlanger, les Hirsch portent le signe de l'hon-
neur, sont reçus dans les salons les plus difficiles, étalent cyni-
quement le luxe conquis par d'effroyables déprédations.
[173]
En fait, l'Anarchiste est le vrai successeur de Rothschild
et, sinon son légataire universel, du moins son héritier pré-
somptif. Il procède du même principe que les Juifs, en ce sens
qu'il supprime de son entendement tous les scrupules qui rete-
naient les hommes d'autrefois ; il se met en dehors des princi-
pes et des conventions qui liaient jadis les hommes entre eux et
constituaient le pacte social. Quand un financier juif a envie de
faire un coup, il n'interroge pas sa conscience, il ne se demande
pas davantage si cela dérangera les conditions d'existence d'au-
tres êtres, causera des ruines ou des désespoirs, il fait le coup ;
l'Anarchiste prétend également faire le sien.
Ceci explique que, dans l'état de décomposition du
monde actuel, on n'ait jamais essayé de réfuter les Anarchistes.
La Société ne peut, en effet, leur répondre qu'une chose : « J'ai

2 août, 7 heures du soir.

Monsieur le Commissaire de police,


Veuillez considérer comme non avenue la circulaire confidentielle
qui vous a été adressée par télégramme du 31 juillet, cinq heures du soir, les
individus coupables d'enlèvement ou de bris d'outils ou ceux qui ont renver-
sé des chargements contenus dans des tombereaux étant l'objet de poursui-
tes judiciaires.
H. Lozé.

164
La fin d’un monde

la force pour moi. » A quoi ils répliquent : « Cette supériorité de


la force, nous l'aurons peut-être un jour. »
Remota justitia, dit Saint Augustin, quid sunt imperia
nisi magna latrocinia. Cette parole se vérifie à la lettre. Vous
figurez-vous le juge qui vient d'acquitter Erlanger qui a volé 300
millions osant parler de conscience ou de morale à un Anar-
chiste ?
Les magistrats ont tellement le sentiment de la dé-
chéance dont les frappent leurs prévarications, qu'ils sont terri-
fiés, pétrifiés quand il sont à juger des Anarchistes ; ils trem-
blent, en les voyant, comme de vieux chevaux de cirque quand
ils aperçoivent la chambrière de l'écuyer. Ils laissent tout dire
aux compagnons et semblent leur demander pardon de les in-
terroger.
Qui ne se rappelle les vociférations, les grossières injures,
les poings levés sur le tribunal au moment de la condamnation
de Duval ? Pour un mot qui vous échappe, un juge Franc-
maçon, dès qu'il sait que vous êtes chrétien, vous condamnera
au minimum à trois mois de prison. Devant ce scandale sans
précédents la Justice a eu peur et n'a poursuivi personne.
[174]
Il convient d'ajouter, d'ailleurs, que les Anarchistes sont à
peu près les seuls citoyens en France, en dehors des hommes de
loi, à connaître le Code, ils ont fait une reconnaissance dans
cette Société qu'ils veulent détruire et relevé les plans de la place
forte, de la citadelle, c'est-à-dire du Code. Or, ce Code si inique,
si contraire à toute morale religieuse et sociale, si infâme qu'il
soit, accorde aux Français beaucoup plus de droits qu'ils ne se
l'imaginent.
Le mot de Guizot est profondément vrai : « Il y a en
France plus de servilité que de servitude. » La Révolution a tel-
lement avili ces Français jadis si fiers, si jaloux de leurs droits, si
prompts à réclamer ce qui leur était dû, qu'ils n'osent même
plus demander à vérifier le texte en vertu duquel on les frappe.
Ils ne regardent pas plus les pièces de procédure que le Musul-
man ne regarde un firman, ils voient un griffonnage de greffier
et se prosternent dans la poussière.
Les Anarchistes, libérés de tout respect pour l'ordre des
choses existant, demandent à voir et discutent ce qu'ils ont vu.
Je rencontrai le compagnon Tennevin, au moment où
j'errais dans le Palais de justice suivi d'une armée de témoins
que l'on se refusait obstinément à entendre, parce que M. de
Rothschild l'avait défendu.

165
La fin d’un monde

Tennevin m'apprit qu'on avait, non seulement le droit de


se défendre soi-même, mais le droit de se faire défendre par un
ami n'appartenant pas au barreau, et que c'était à ce titre qu'il
allait venir plaider en cour d'assises pour un compagnon arrêté.
— Je montrerai à cette magistrature pourrie, me dit-il,
de quel bois je me chauffe, et, d'abord, je demanderai qu'on
fasse sortir de la salle tous les gardes et tous les porteurs de bil-
lets.
J'eus l'appréhension d'un malheur qui allait arriver à
quelqu'un, qu'opinions à part, j'ai toujours connu comme un
honnête homme.
– Ne faites pas cela, lui dis je, ne soulevez pas cet in-
ci[175]dent. Le président est maître absolu de l'audience, il vous
rembarrera, vous répondrez vivement et vous serez condamné à
deux ans de prison.
— Pas du tout ! Pas du tout. C'est moi qui ai raison, je dé-
poserai mes conclusions et on sera obligé d'en délibérer.
Tennevin déposa ses conclusions, il les développa lon-
guement, elles furent rejetées, mais c'est lui qui était dans la
vérité. Le président n'a pas le droit de distribuer des cartes à
toutes les coquines de sa connaissance qui veulent voir com-
ment un malheureux se débat contre une accusation parfois ter-
rible. Les soldats peuvent garder l'extérieur du tribunal, mais il
leur est interdit de pénétrer en uniforme et porteurs d'armes
apparentes dans la salle d'audience.
Ce point de droit est tellement indiscutable que Me De-
mange ne put invoquer que ce motif pour demander la cassation
de l'arrêt qui condamnait Pranzini à la peine de mort et que la
Cour de Cassation fut un moment très embarrassée.
Trois mois après, Mazeau, le garde des sceaux, paraphra-
sait tout ce qu'avait dit Tennevin dans une circulaire adressée à
tous les présidents de cour et à tous les procureurs généraux,
circulaire qui fut louée de tout le monde et qui méritait de
l'être71.

71 On n'a pas oublié le procès de Mme Clovis Hugues pour lequel le


président Bérard de Glajeux avait donné des cartes à toutes les filles, à tous
les souteneurs, à tous les repris de justice de Paris. On vendait publiquement
des cartes sur le boulevard du Palais. Mazeau a parfaitement spécifié à quel-
les classes de personnes devaient être délivrées des cartes et pour une partie
seulement de la salle.
« Dans toutes les salles où siègent des cours d'assises, dit-il, il est
d'usage de réserver une enceinte spéciale aux personnes qui, à raison de

166
La fin d’un monde

[176]
Pendant près d'un siècle tous les scandales s'étaient pro-
duits, sans que personne osât protester, et il fallut qu'un Anar-
chiste intervint pour faire régner enfin le bon ordre dans les
cours et tribunaux…
Je ne suis pas plus timide qu'un autre et je tiendrais très
bien tête à un président, mais on ne peut faire ces choses-là tout
seul. Quand un socialiste soutient une thèse de justice et de vé-
rité, il a dans la salle 25 ou 30 jeunes gens vaillants, arrivés dès
l'ouverture des portes, ils ne disent rien, mais le président se
sent surveillé par ces regards et sa perversité en est un peu re-
frénée.
Le catholique n'est point dans ces conditions. Supposez
que j'aille trouver de Mun et que je lui dise : « Je vais soulever
un incident, je n'ai pas l'intention de faire envahir le tribunal,
mais je serai content d'avoir du monde dans la salle, envoyez-
moi donc 25 de vos jeunes gens un peu solides. »
De Mun me répondrait immédiatement :
— Je suis désolé, mais nos jeunes gens viennent juste-
ment d'entrer en retraite, ils sont en train d'écouter le sermon
d'un bon Père… Voulez vous les voir ?
— Merci, et vos représentants des classes dirigeantes ?
— Ils sont à la chasse…
— Et vous-même ?…
— Moi, je reste à prier pour vous…

leurs fonctions ou de leur situation (magistrats, jurés de la session, membres


du barreau, journalistes…), ont intérêt à assister aux débats judiciaires.
« Cet emplacement doit être restreint, et dans aucun cas il ne saurait
comprendre plus de la moitié de la salle d'audience. Quant à l'autre partie, il
est indispensable que le public y ait librement accès.
« Cependant, à l'occasion de certains procès retentissants, des prési-
dents ont cru pouvoir faire des distributions de cartes en telle quantité que la
salle s'est trouvée à peu près entièrement remplie au moment de l'ouverture
des portes au public.
« Cette manière de procéder doit être abandonnée, elle est de nature
à entraîner de graves inconvénients, elle peut modifier le caractère que doi-
vent toujours conserver les audiences judiciaires, et porter ainsi atteinte à la
dignité de la justice, elle pourrait exposer en outre les magistrats à d'injustes
critiques. Enfin, elle est contraire à l'un des principes essentiels de notre
code, d'après lequel les débats doivent être entourés d'une publicité aussi
complète que possible.
« Il importe qu'à l'avenir il ne soit délivré de cartes spéciales que
pour l'enceinte réservée aux seules personnes que leur qualité désigne pour
en recevoir. »

167
La fin d’un monde

Vous comprenez que, dans de telles circonstances, un


in[177]dividu se trouve isolé devant un Barthelon qui dispose de
toute la force administrative et judiciaire. Il n'a qu'à filer doux,
quitte plus tard à fouailler l'indigne magistrat jusqu'à ce que son
poignet soit lassé.
Il en est de même pour la ligue des Anti-propriétaires.
Le Code qui nous régit accorde à la propriété des droits
comme il n'en a jamais existé dans aucune législation, même
dans la législation romaine, si dure pourtant.
Cela s'explique aisément. Le Code n'a pas été rédigé peu à
peu comme la Coutume d'autrefois par de braves gens, de bons
prêtres, par des anciens de chaque corps d'état, par des vieil-
lards et des sages, par des prud'hommes comme on disait jadis,
il a été bâclé, sous l'œil d'un César, par des juristes révolution-
naires qui avaient volé la propriété des autres ; par des régicides
et des conventionnels comme Cambacérès et Merlin, qui écri-
vaient les lois nouvelles d'une main encore humide du sang des
innocents qu'ils avaient fait égorger et dont ils s'étaient partagé
les biens.
Les Jacobins tout récemment nantis ont donc eu l'âpreté
particulière au pauvre hère de la veille devenu propriétaire et
qui dit mon mur, mes fruits, mes locataires72. Je me souviendrai
toujours de l'accent avec lequel une impure célèbre qui, après

72 Quel monde d'idées vient à l'esprit devant le spectacle des Roth-


schild faisant tirer, il y a dix-huit mois environ, sur des malheureux qui
s'étaient introduits dans leur parc de Boulogne pour y dérober quelques
branches de mahonias afin de les vendre aux halles. Les gardes, auxquels on
avait recommandé d'être implacables, en leur garantissant l'impunité, firent
feu trois fois de suite. L'amateur de mahonias eut le bras brisé et après l'am-
putation, fut condamné, en outre, à deux ans de prison. Est-ce une assez jolie
contribution psychologique comme dirait Bourget ? Ces étrangers qui, en
quelques années, ont ramassé sur la terre de France une gerbe que leurs bras
ne peuvent plus étreindre, qui ont les milliards, les châteaux, les œuvres
d'art, les fleurs, les fruits et qui viennent trouver le juge : « Oh ! Mon bon
juge, vengez-moi ! On m'a volé quelques branches de mahonias. On a mutile
un homme pour cela, ce n'est pas assez, il faut de la prison et la relégation si
c'est possible. » Vous voyez d'ici le juge, aussi impitoyable qu'indigné, et la
presse conservatrice qui sanglote et larmoie aux décès et aux hyménées.
Ce qu'il faut bien remarquer, c'est le silence profond que gardent les
journaux révolutionnaires sur ces choses. Quand de malheureux gardiens de
la paix, entourés de rôdeurs, frappés, à moitié assommés, se décident à faire
usage de leur revolver, les journalistes révolutionnaires n'ont pas assez d'in-
vectives contre le « sergot, l'infâme sergot ! A bas le sergot ! » Dès qu'il s'agit
d'actes commis par les Rothschild, on songe aux mensualités et l'on se tient
coi…

168
La fin d’un monde

avoir eu son couplet dans une chanson légère de Wanderbuch,


est maintenant retirée aux environs d'En[178]ghien et devenue
dame patronnesse, disait un jour, en wagon, à propos d'une
plaisanterie qui aurait fait sourire une Lucrèce : « N'oubliez pas
que vous parlez devant une honnête femme ! »
Ce qu'il y a de plus étonnant, cependant, c'est que les ri-
gueurs de ce Code sont aggravées spontanément par la lâcheté
des victimes. Le locataire est plus servile encore que le proprié-
taire n'est cruel, il se saisit lui-même avant même d'être saisi.
Tant qu'un acte de saisie-gagerie n'a pas été signifié, le
locataire, devrait-il quinze termes, a le droit de déménager ses
meubles. Les Anarchistes ont été les premiers à mettre cette
évidence en lumière et la Préfecture de police a été obligée de
publier une circulaire spéciale pour reconnaître cette jurispru-
dence. Aujourd'hui les Anarchistes envoient tranquillement des
circulaires imprimées pour offrir leurs services.
Nous insistons sur ce point, car il a une signification par-
ticulière. Le Code, tel qu'il est sorti de la Révolution, étant es-
sentiellement une œuvre anti-sociale, n'est justement interprété
et utilement consulté que par ceux qui, à des points de vue diffé-
rents, sont des ennemis de l'ancienne société : les Juifs et les
Anarchistes. Le Français traditionnel, l'homme de la vie d'autre-
fois, ne comprend absolument rien au Code et il en est perpé-
tuellement victime.
Les Anarchistes, on le sait, n'ont point de chef. Le seul
qui ait pu aspirer un moment à jouer ce rôle parmi eux, un
homme exceptionnellement doué, un orateur de premier ordre,
Émile Gautier, a été terrassé par la prison. Compromis avec
[179] Kropotkine dans un procès organisé par la police, il a été
condamné à quatre ans de détention, au bout de deux ans il en a
eu assez. Ses amis ont fait des démarches et, moyennant sa
promesse de renoncer à toute politique d'action, il a été rendu à
la liberté. Il écrit aujourd'hui au XIXe Siècle et dans des jour-
naux opportunistes.
Quatre ans de prison, c'est long, allez, et l'on comprend
qu'à une époque de sensualisme comme la nôtre, cette perspec-
tive empêche les plus fougueux dans tous les partis de dépasser
une certaine limite.
Les derniers temps surtout furent rudes pour Gautier,
quand il se trouva seul et séparé de Kropotkine avec lequel il
avait été enfermé au début. On ne sait pas ce qui peut arriver et
il est toujours bon de s'instruire : j'ai eu la curiosité de deman-

169
La fin d’un monde

der à l'ancien chef du parti anarchiste ce qui l'avait fait le plus


souffrir, il m'a répondu : « Le manque d'impressions ! »
Je m'explique cela très bien. Le monde extérieur nous re-
nouvelle incessamment notre provision d'idées par mille spec-
tacles, par mille échos des pensées d'autrui, par mille répercus-
sions du mouvement général. Le cerveau, obligé de vivre sur lui-
même, finit par s'atrophier, se dessécher, s'anémier, c'est un
briquet sur lequel on ne bat plus. Certains hommes comme Mal-
let, comme Blanqui, se sauvent en cultivant une idée fixe,
comme le héros de Saintine cultivait une fleur, et cette idée ainsi
caressée et couvée finit par arriver à une étonnante puissance.
C'est dans la solitude seule d'une prison que Mallet a pu conce-
voir ce merveilleux complot, qui est un des chefs-d’œuvre de
l'esprit humain, puisqu'il repose sur une admirable analyse du
mécanisme d'un gouvernement. En y réfléchissant constam-
ment, Mallet avait fini par découvrir, qu'en brisant un seul res-
sort, on mettrait en pièces l'organisation du plus formidable
empire qu'ait vu le monde, et il aurait réussi si Lahorie n'avait
pas perdu une heure à se faire prendre mesure d'un habit de
ministre. Mallet avait tout prévu, excepté cela…
[180]
Aujourd'hui Emile Gautier n'est plus pour les socialistes
qu'un renégat et un traître. Notez que tout son crime consiste à
écrire dans des journaux républicains modérés et qu'il avait
bien le droit de trouver qu'il avait assez fait pour la cause.
Quelle différence entre ce rigorisme et le sans-gêne du
parti conservateur en matière de convictions !
Voilà M. Dugué de la Fauconnerie : il change de parti
comme on change de vêtement avant de se mettre à table, il va
faire un tour à gauche, comme on va faire une saison à Plombiè-
res, il dit à ses amis : « Excusez-moi si je vous quitte un mo-
ment, j'ai une affaire en train avec Gambetta et Tirard et je suis
obligé de devenir républicain pendant quelques mois, à bien-
tôt ! »
— Ne vous gênez pas, répondent les membres de la
droite.
Quand Dugué revient, le conciliant Mackau le remet sur
la liste conservatrice de l'Orne à côté de M. de Lévis-Mirepoix et
trouve cela tout naturel. Je suis convaincu même qu'en lisant
ceci, il se dira : « Est-il possible de ne pas respecter davantage
ses chefs ! »
A défaut de chefs, les Anarchistes ont quelques orateurs
plus en vue que les autres : Tortelier, Louich, Tennevin.

170
La fin d’un monde

Tortelier et Louich, comme beaucoup d'Anarchistes, sont


d'excellents ouvriers. Tortelier, Breton d'origine, a été chrétien
jusqu'à dix-huit ans et il a fait enterrer sa mère à l'église. Tenne-
vin, qui ne croit ni à Dieu ni à diable, m'a dit qu'il agirait de
même : « Puisque c'est l'idée de ma mère, pourquoi contrarier
son dernier désir ? »
Vous voyez encore le contraste de ces natures frustes et
rudes, exaspérées par le spectacle des iniquités humaines, avec
ces hommes serviles qui se font un titre, pour obtenir les faveurs
de la Franc-Maçonnerie triomphante, des sacrilèges qu'ils
commettent en outrageant le cadavre des leurs.
La plupart des fonctionnaires qui étalent grossièrement
leur athéisme ont commencé par flatter bassement les [181] prê-
tres tant qu'ils ont cru que l'affectation de convictions religieu-
ses pourrait leur être utile pour l'avancement. Freycinet, qui a
chassé les Bénédictins de Solesmes, était venu mendier une re-
commandation de Dom Guéranger dans ce monastère qu'il de-
vait plus tard faire envahir par les gendarmes. Faidherbe, qui
n'a pas craint de blesser la conscience de l'armée, en faisant en-
terrer son fils civilement, affichait sous l'Empire des sentiments
ultra-catholiques.
La plupart des préfets laïciseurs en sont là et, si le gou-
vernement changeait, nous les retrouverions encore dans les
couvents, non plus blasphémant et venant, le cigare à la bouche,
jeter dans la rue des vieillards et des pauvres, mais humbles et
agenouillés pour solliciter une apostille de ceux qu'ils insul-
taient la veille.
Pour nous, il ne faudrait plus songer à la messe de midi,
toutes les chaises seraient envahies par les fonctionnaires et
leurs dignes compagnes, les émancipées actuelles, qui, en sor-
tant, stationneraient longuement sur la place avec d'énormes
livres d'heures…
Faire ses Pâques même deviendrait difficile, car on trou-
verait tous les sans-Dieu d'aujourd'hui blottis dans les confes-
sionnaux et attendant leur tour au grillage…
C'est l'éternelle clique administrative qui, formée d'une
première couche de Jacobins devenus chambellans et préfets
sous Napoléon 1er, a fourni à tous les régimes des persécuteurs
et des laquais.
Les Anarchistes, il est juste de le reconnaître, ont fait jus-
qu'ici plus de bruit que de besogne. C'est seulement dans la
mystérieuse Russie, chez des races vierges, dans le pays des
âmes étranges, que l'on trouve des êtres prêts à se sacrifier pour

171
La fin d’un monde

une idée, c'est là seulement que l'on rencontre ces Nihilistes qui,
sans un mot, la cigarette aux lèvres, jetaient nonchalamment
leur casquette au pied du gibet et mouraient en souriant. La
propagande par le fait a ses dangers et, comme tous les révolu-
tionnaires de l'heure pré[182]sente, les Anarchistes les plus dé-
terminés renonceraient difficilement à la joie de lire dans le
journal le compte rendu du dernier meeting, en prenant le vin
blanc du matin.
Tels qu'ils sont cependant et, quoiqu'ils n'aient rien dé-
moli encore, ils inspirent une véritable terreur au prébendier,
républicain. L'été ils sont assez paisibles, ils se réunissent pour
tenir ce qu'ils appellent des « réunions familiales » dans les ra-
res cabarets avec jardin qui restent dans l'intérieur de Paris,
avenue de Lamothe-Piquet ou boulevard des Gobelins, ils arri-
vent par bandes, font pendre leurs ceintures rouges le long des
murailles et entonnent des chants révolutionnaires. Parfois une
noce qui danse au piano se trouve dans le même local, la noce
gêne les Anarchistes, les Anarchistes gênent la noce, on finit par
fusionner et l'on reprend tous ensemble la Carmagnole.
L'hiver les Anarchistes se mêlent aux réunions publiques,
et leur présence, dès qu'on l'annonce, affole les politiciens. Les
jeunes Anarchistes boivent les grogs préparés pour les membres
du bureau, les vieux escaladent de vive force la tribune, tiennent
des discours incendiaires et cassent les banquettes.
Il faut voir la tête des Anatole de la Forge, des Lockroy,
des Mayer dans ces circonstances. Au meeting du Cirque d'Hi-
ver, où le compagnon Soudey fut à moitié assommé, Lockroy
n'était pas blême, mais livide et comme anéanti par l'épouvante.
Il semblait que cet Albinos usé par tous les excès allait se dé-
composer, entrer en putréfaction, séance tenante, coram popu-
lo.
Dame, ces vaillants n'ont plus devant eux le pauvre prêtre
sur lequel ils exercent d'ordinaire leur facile courage. Les Anar-
chistes sentent le mâle, crient, hurlent, tapent, jettent à travers
la pourriture parlementaire la note faubourienne et brutale…
Cette fois encore la police veille et, après avoir été un peu bous-
culés, beaucoup hués, fortement insultés, les exploiteurs de la
République franc-maçonnique et juive pourront regagner le
coupé qui les attend. Mais qu'une [183] catastrophe arrive, que
les Anarchistes aient le peuple derrière eux, qu'ils soient les
maîtres de Paris…
Alors une vision de ce que serait Paris apparaît à ces
jouisseurs. Ce qu'ils éprouvent, ce n'est pas le remords d'avoir

172
La fin d’un monde

systématiquement corrompu ce pays, d'y avoir détruit toute


croyance, tout respect, tout idéal, ce n'est pas l'angoisse patrio-
tique, c'est la peur… Puis le coupé du républicain gorgé sort de
la bagarre, les fuyards de tout à l'heure se retrouvent dans le
luxe que nous payons, assis à un dîner officiel, au milieu des
lumières et des fleurs ; ils y parlent du prochain pot-de-vin, de
la nouvelle concession à accorder, de la société prête à se fonder
et dont on leur a promis des actions libérées : ils se reprennent à
trouver que la vie est belle et se disent que les soldats se feront
tuer pour eux. Comptez là-dessus, mes enfants ! …
Cette Société, si précaire et si fragile, dépend effective-
ment du moindre hasard. Une allumette suffira à déterminer
l'explosion dans ce magasin plein de mélanges d’étonnants,
dans cet amoncellement de produits chimiques.
Chacun s'emploie à augmenter le désordre. Il n'est point
douteux que la Police ne joue dans la plupart des circonstances
un rôle provocateur très actif. L'officier de paix Girard, qui fut
obligé de quitter ses fonctions à la suite des révélations d'un
entrepreneur de fêtes de charité nommé Casabianca, avait or-
ganisé une échauffourée qui se produisit à la suite d'une réunion
à la salle Levis.
Avait-il agi par l'ordre de ses chefs ? On n'en sait rien. La
caractéristique de la situation, je l'ai dit, c'est que tout le monde
anarchise : le préfet de police anarchise contre le ministre, qui
anarchise contre le président, mais certains commissaires anar-
chisent contre le préfet, tandis que d'autres agents anarchisent
contre les commissaires ou les officiers de paix.
Selon toute probabilité, quand l'atmosphère sera chargée
d'électricité, l'étincelle qui fera tout sauter sera jetée par la po-
lice, qui voudra prouver qu'elle est indispensable et qu'elle seule
peut sauver la société. Un agent subalterne tirera [184] un coup
de pistolet ou lancera une bombe pour faire du zèle et obtenir
une gratification, Alors tout partira à la fois…
Les Rothschild ont aussi leurs agents à eux dans ces ré-
unions et l'on voit manœuvrer les Juifs, en toutes ces choses
obscures, comme on voit manœuvrer une armée dans le brouil-
lard73. Maintenant que le Capucin ne sert plus de paravent et

73 Les journaux ne parlent jamais des manifestations où les Juifs sont

en cause. Au 14 juillet 1887, les Anarchistes avaient essayé d'accrocher à la


demeure des Rothschild, un paravent lumineux demandant la restitution des
milliards extorqués. Aucun journal, excepté, je crois, le Gil Blas, n'a men-
tionné le fait.

173
La fin d’un monde

que les meneurs à la solde d'Israël ne peuvent plus détourner


l'attention du peuple de la question sociale en l'épouvantant du
fantôme clérical, les Juifs s'efforcent d'empêcher qu'on ne parle
d'eux, qu'on ne les nomme, qu'on ne dise tout haut où demeu-
rent les possesseurs de fortunes mondiales qui suffiraient à faire
vivre des provinces entières.
Au lieu de désigner les voleurs sociaux par leur nom, on
cherche à donner au problème social une solution vague,
confuse et trop générale pour être susceptible d'application74.
Ainsi que cela est toujours arrivé, ces moyens se re-
tourne[185]ront contre ceux qui les emploient. La Cour, elle
aussi, au moment où la Révolution entra dans la phase violente,
croyait avoir à elle beaucoup des hommes influents dans les
faubourgs et ces hommes furent les plus acharnés contre elle
dès que le courant populaire eut tout emporté. Les agents que
les banquiers juifs soudoient seront les premiers à envahir leurs
hôtels pour faire disparaître les preuves de leurs rapports avec
eux. Le temps est passé où les Rothschild s'assuraient contre la
Révolution en promettant à Caussidière de lui acheter un fonds
de marchand de vins…

Aucun orateur, cependant, n'a osé faire l'éloge des financiers juifs
dans une réunion publique à Paris. Chabert seul, à la demande des Israélites
de la Gironde, a été attaquer la France Juive dans une réunion publique à
l'Alhambra de Bordeaux, mais cette manifestation n'a pas d'importance, car,
d'après ce qu’on me dit, l'orateur est absolument discrédité dans son parti. Il
a été flétri dans un ordre du jour écrasant dans une réunion de la salle Rivoli.
Voici, d'ailleurs, cet ordre du jour qui fut voté à l'unanimité moins sept voix :
« L'assemblée :
« Considérant que, par leur conduite, les possibilistes du conseil
municipal, et Chabert en particulier, ont manqué à tous leurs devoirs,
« Déclare que les entraves qu'ils apportent dans l'organisation et le
fonctionnement des organisations ouvrières, doivent être considérées
comme une véritable trahison qui doit leur être crachée à la face en toute
circonstance. »
74 Rien de curieux encore comme le silence respectueux que garde le

Cri du Peuple au moment du mariage des filles de Rothschild. Vil comme


toujours, le Gragnon qui s'effondra dans l'affaire Limouzin, gêne les passants
qui vont à leurs affaires en interdisant, sans aucun droit, la circulation dans
les rues qui avoisinent la synagogue. Si on se permettait d'arrêter un omni-
bus pour le passage d'une procession, les journaux révolutionnaires vomi-
raient un flot d'injures contre les prêtres et les sœurs, ils sont d'une angéli-
que mansuétude quand il s'agit des Juifs de Francfort. On voit que Tambour
a tambouriné par là.

174
La fin d’un monde

En réalité, Paris, dès que la crise décisive éclatera, sera à


la merci de quelques compagnons anarchistes qui prendront la
tête du mouvement et auxquels personne n'osera résister.
Les Blanquistes75, qui se sont tenus assez longtemps en
réserve commencent à s'agiter, ce qui laisserait à supposer que
1889 pourrait être une année mouvementée.
Anarchistes et Blanquistes d'ailleurs, ont de secrètes affi-
nités entre eux et sont également partisans de coups de forces.
En tout cas ce n'est certes pas le Collectivisme doctrinal
de Jules Guesde qui pourra au milieu de la tempête, donner
même une apparence d'organisation à cette société livrée à tous
les instincts déchaînés…

75 Parmi les révolutionnaires les Blanquistes seuls ont eu le courage


de se réclamer de la race aryenne et d'affirmer la supériorité de cette race.
J'ai parlé dans la France juive du Molochisme juif de Gustave Tridon. Il faut
lire dans la Revue socialiste (n° de juin et juillet 1887) un très remarquable
et très savant travail de M. Regnard qui, dans les questions religieuses blas-
phème comme s'il avait le diable au corps, mais qui dans les questions d'his-
toire et d'ethnographie a des aperçus d'une rare originalité et d'une profonde
justesse.

175
La fin d’un monde

LIVRE SIXIÈME
LE SOCIALISME CATHOLIQUE
La doctrine de l'Église sur la propriété.— L'opinion des Pères de l'Église.— Le droit
à ne pas mourir de faim reconnu par tous les théologiens.— Indignation de
Paul Bert à ce sujet.— Le Travail et le Capital.— La question de l'intérêt de
l'argent.— Une lessive sociale faite par Colbert.— La chasse aux financiers.—
Cinq milliards restitués au pays en quelques mois.— Les Cercles catholiques
ouvriers.— Pourquoi cette tentative n'a produit que de médiocres résultats.—
Les industriels chrétiens.— La Charité et la Justice.— Les Mame et Louis
Veuillot.— Le comte Albert de Mun.— Illogisme des hommes et des événe-
ments contemporains.— Résignation tout ovine des Catholiques.— Le vrai
paladin c'est Hirsch.— Valour is still value.— Un discours de M. de Chesne-
long.— M. Schulze de Delizch et Lassalle.— « Les privations méritoires ».—
450 millions de sueur en huit jours.— L'œuvre patriotique et sociale des In-
quisiteurs.— L'Inquisition fut aussi équitable et aussi modérée que le Tribu-
nal révolutionnaire fut inique et violent.— Fière réponse d'une grande dame
espagnole à une insolence de M. Lockroy.— Un enfant de quatorze ans guil-
lotiné.— Les Républicains bourgeois qui se préparent à célébrer ces actes
infâmes seront bientôt exécutés eux-mêmes.— Ce que nous voulons : une
Chambre économique pour rédiger le code du Travail et résoudre la question
sociale et une haute Chambre de justice pour faire rendre l'argent volé depuis
cinquante ans.

Ce fut un grand événement pour ceux qui suivent attenti-


vement l'évolution contemporaine que la création des Cercles
catholiques ouvriers.
Etait-il vrai que l'Église, qui, depuis longtemps, semblait
s'être désintéressée de la question sociale et qui laissait tout
[188] régler par les gendarmes, allait reprendre la place qui lui
était due dans le gouvernement du monde ? Ce monde en train
de mourir dans l'anarchie, allait-il donc renaître à ce contact
vivifiant ? On pouvait le croire, car, ainsi que l'a dit Carlyle, un
protestant cependant :« L'Église est l'habit, le tissu spirituel et
intérieur qui administre la vie et la chaude circulation à tout le
reste. Sans ce tissu intérieur, le cadavre et jusqu'à la poussière
de la Société finissent par s'évaporer et par s'anéantir. »
Des hommes, plus indépendants que les prêtres empri-
sonnés dans le Concordat, allaient faire connaître à tous les doc-
trines des Pères de l'Église sur la propriété, et les plus prévenus
seraient forcés d'avouer que cette conception de la propriété ne
ressemble guère à la propriété implacable et farouche qu'ont
organisée les bourgeois voleurs de 93.

176
La fin d’un monde

Quoi de plus dissemblable en effet que les deux systè-


mes ?
D'après la théologie, il n'y a pas un seul homme qui ait un
droit de propriété plein et total76 sur les biens de la terre.
C'est à Dieu seul qu'ils appartiennent. Lui seul peut les
conserver ou les détruire selon sa volonté77. Au point de vue ju-
ridique, tout droit de propriété est limité.
Ce n'est pas un dominium directum sur la chose elle-
même, mais plutôt un dominium utile ou indirectum qui auto-
rise la jouissance des fruits ou des avantages d'une chose78.
Le droit de propriété n'est pas douteux, mais il ne se rap-
porte jamais à la chose elle-même, sur celle-ci aucun homme
n'acquiert le domaine. Partout où quelqu'un entre en possession
d'une chose, il n'acquiert que le droit de faire usage ou de la
chose, ou de ses fruits, ou de l'un ou de l'autre, mais rien de
plus79.
[189]
Le droit de propriété, dans les limites que nous venons
d'indiquer, appartenait tout d'abord au genre humain considéré
comme unité morale. Nul originairement n'a le droit de dis-
traire de la communauté une partie des biens terrestres et de se
l'approprier à l'exclusion de tous les autres. D'après la loi natu-
relle, les biens temporels seraient plutôt communs. Si les hom-
mes étaient tels que la loi naturelle leur pût être appliquée pu-
rement et simplement, c'est-à-dire s'ils se trouvaient dans l'in-
tégrale condition de leur nature première, la communauté des
biens terrestres serait le meilleur et le plus préférable des
états80.
Cet état de nature idéal si souvent rêvé n'ayant jamais
existé et ne pouvant être réalisé ni dans le présent ni dans l'ave-
nir, depuis la chute de l'homme, la communauté absolue des
biens n'a jamais pu être appliquée dans l'humanité et ne le sera
jamais en dehors d'associations religieuses dont tous les mem-
bres tendent à se rapprocher de la perfection complète.

76 Ce qu'on appelle dominium proprietatis perfectum ou plenum.


77 Rom., 9, 20, Tertullien, De patientia, 7, Chrysost. in Math. hom.
77, 78, 3, Augustin, Civ.Dei. 12,17, Thomas, 2, 2 g. 66 a 1.
78 1 Petr.,4,10, Ambro. de Nabuth., 14, de Lazaro, 2,4, de verbis apos-

toli : habentes eumdem spiritum, 1, 9.


79 Thomas, 2, 2 g. 66 a 1.
80 Ambros. Offic., 1, 28, 132.

177
La fin d’un monde

Le droit naturel, d'ailleurs, n'impose pas cette commu-


nauté, il démontre seulement que c'est la forme de vie la plus
équitable partout où les hommes sont ce qu'ils devraient être.
Le droit naturel n'empêche pas davantage la constitution
de la propriété individuelle quand les circonstances font envisa-
ger cette organisation comme meilleure pour tous81.
La distribution des biens, c'est-à-dire la propriété privée,
ne dérive donc pas du droit divin, ni du droit naturel envisagé
comme une émanation du droit divin, elle est ratifiée seulement
par le droit naturel comme un arrangement plus avantageux,
dans la plupart des cas, pour la collectivité que la communauté
de biens qui, avec les passions qui troublent le cœur de
l'homme, rendrait la vie sociale impossible82.
[190]
En reconnaissant la propriété individuelle, l'Église ne lui
en a pas moins gardé son caractère d'usufruit, de simple déléga-
tion, elle y a attaché l'obligation de n'en jouir que dans de très
strictes limites et de distribuer leur part à ceux qui souffrent.
Le secours donné à leurs frères n'est point de la part des
riches une grâce qu'ils font à la communauté ou à un particulier,
ce n'est pas davantage l'abandon de leur propre droit, c'est l'ac-
complissement d'un devoir attaché à un droit qui n'a été concé-
dé que pour l'avantage commun.
Cela est tellement vrai que tous les théologiens ont re-
connu le droit de prendre, en cas d'absolue nécessité, ce qui
vous était nécessaire.
Aujourd'hui les juges qui appliquent les lois de notre
Code athée condamneraient à la prison un malheureux qui,
81 Thomas, 1. 2. gg. 4 a 5 a 3, 2. 2 g. 66 a. 2 ad 1, a 7. c. Lugo, de jure
et justitia d. 6. n. 6.
82 C'est dans ce sens que N. S. P. le Pape Léon XIII, dans son Ency-

clique du 28 décembre 1878, parle ainsi : Jus proprietatis naturali lege san-
citum. Le droit naturel a sanctionné la propriété individuelle, il l'a ratifiée,
approuvée, mais cette propriété ne dérive pas de lui.
Saint Isidore, cité par saint Thomas, admet comme chose démontrée
que la communauté des biens est de droit naturel et que la volonté des
hommes a seule modifié cet état premier. « Chez tous les peuples, dit-il, la
possession commune de toutes choses et la liberté personnelle sont de droit
naturel. Or ces deux choses ont été modifiées, changées par les lois humai-
nes. Donc la loi naturelle n'est pas immuable. »
C'est en se plaçant au même point de vue que Pascal a dit à ceux qui
possèdent :
« Cet ordre n'est fondé que sur la seule volonté des législateurs qui
ont pu avoir de bonnes raisons, mais dont aucune n'est prise d'un droit natu-
rel que vous ayez sur ces choses. »

178
La fin d’un monde

après être resté trois jours sans manger, aurait pris un repas
sans payer. Sauf quatre ou cinq, Mgr Freppel, M. de Mun, M. de
Cassagnac, M. Daynaud, les catholiques de la Chambre, Mabkau
en tête, ont voté cet article sauvage de la loi sur les récidivistes
qui condamne à la relégation à la Guyane, c'est-à-dire à mort,
un infortuné coupable seulement d'avoir été convaincu de vaga-
bondage trois fois de suite, c'est-à-dire coupable, non pas même
d'avoir pris quelque chose, mais d'avoir dormi sur la voie publi-
que, sur la terre sans maître.
L'Église, plus humaine, admet parfaitement que, non
seule[191]ment on prenne dans le cas d'absolue nécessité, mais
encore que lorsqu'on voit un être humain dans cette situation,
on enlève quelque chose aux riches pour le lui donner83.
« Dans le cas d'extrême nécessité, dit saint Thomas, tou-
tes choses sont communes et celui qui se trouve dans une telle
nécessité peut prendre ce dont il a besoin pour sa subsistance
quand il ne se trouve personne qui veuille le lui donner. Pour la
même raison on peut donner l'aumône du bien d'autrui et le
prendre même dans cette intention, s'il n'est pas un autre
moyen de secourir celui qui est dans une extrême nécessité.
Mais, quand on le peut sans danger, on doit s'assurer de la vo-
lonté du possesseur pour venir, même dans ce cas, au secours
de l'indigent84. »
Les théologiens n'entendent excuser nullement le vol, car
l'argument de nécessité ne peut en aucune façon rendre licite ce

83 Sainte Zette, la patronne des servantes, en allant un jour à la

messe dès l'aube, par un temps de neige, vit sur les marches de l'église un
pauvre si vieux, si cassé, si grelottant sous ses baillons, qu'elle n'y put tenir,
elle revint au logis prendre le manteau de son maître et le jeta sur les épaules
du mendiant.
J'avoue, qu'à notre époque de scepticisme, un maître auquel on enlè-
verait ainsi son pardessus trouverait peut-être ce zèle un peu excessif. Malgré
tout, dans ces légendes de saints, il y a toujours quelque chose de touchant,
d'attendrissant, de poétique. Ces sales républicains francs-maçons, au
contraire, ne se contentent pas de nous prendre notre pardessus, ils nous ont
mis nus comme des petits saints Jean et jamais ils ne donnent rien à per-
sonne.
84 Ad tertium dicendum quod in casu entremae necessitatis omnia

sunt communia: unde licet ei qui totem necessitatem patitur accipere de


alieno ad sustentationem si non invenit qui sibi dare velit. Et eadem ratione
licet habenli aliquid de alieno de hoc eleemosynam dare (quinimo et acci-
pere) si aliter subvenisse non posset necessitatem patienti. Si tamen fieri
potest, sine periculo, debet requesita domini voluntale pauperi providere
extremam necessitatem patienti 2, 2 quaest. 32. 7. ad. 3).

179
La fin d’un monde

qui est illicite, et alors pourrait excuser le mensonge, le parjure


ou l'apostasie.
Ils déclarent seulement qu'une action qui, dans d'autres
circonstances, serait vol, n'est plus un vol, et, en raisonnant ain-
si, ils tirent tout simplement la conséquence logique des motifs
qui ont fait [192] accepter le système de la propriété particulière
dans l'intérêt même de tous.
Dès que la société manque à son devoir envers un de ses
membres et qu'elle lui refuse l'absolu nécessaire, il est réintégré
dans son droit primitif et rentre dans le système de la commu-
nauté. Il y a un point, en un mot, où l'empiètement sur le droit
d'autrui cesse d'être injustice, parce que ce droit lui-même a
cessé d'être justice, parce que ce droit a cessé d'être droit85.
[193]

85 Si vous voulez bien voir l'âme d'un Jacobin, considérez l'indigna-

tion de Paul Bert dans son livre la Morale des Jésuites, en rencontrant cette
assertion dans le P. Gury « La nécessité excusant le vol ! » exclame ce Phari-
sien qui semble ne pas comprendre que l'Église autorise à prendre un pain
pour ne pas mourir. Regardez ce qu'il a pris, le bon apôtre, par lui-même ou
par les siens, à la communauté. Le grand-père, ancien professeur de collège,
dépouille de leur propriété les Dominicains d'Auxerre qui s'étaient confiés à
lui. Le petit-fils se fait allouer un traitement fabuleux pour aller installer des
maisons de jeu au Tonkin. La femme, millionnaire elle-même, n'a pas honte
de se cramponner à ce budget en déficit pour en arracher encore quelque
lambeau, et les républicains de la Chambre n'ont pas honte davantage de
nous faire payer le luxe de cette dame, ils lui accordent une pension de
12,000 francs, tandis que les parents de nos malheureux soldats morts là-bas
n'ont pas un sou. Cette insatiable Artémise n'est pas contente encore, elle
harcèle les ministres de demandes, elle aspire un moment à remplacer
comme surintendante de la maison de la Légion d'honneur Mme Leray, qu'on
a forcée de donner sa démission parce que son honnêteté gênait trop.
En dehors des titres de rentes et des pensions, voici d'ailleurs,
d'après les journaux d'Auxerre, qui ont annoncé la vente sur licitation des
immeubles laissés par Paul Bert, l'état de fortune de cette famille plus inté-
ressée qu'intéressante :
1e Une grande maison, sise à Auxerre, rue Valentin, 31, connue sous
le nom de « Trésorerie générale ». Mise à prix, 80,000 francs.
2e Une autre grande maison bourgeoise, sise à Auxerre, rue Chante-
Pinot, n° 5, avec magnifique parc et jardin. Mise à prix, 70,000 francs.
3e Le domaine du Président, situé à la porte de la ville d'Auxerre,
contenance de 12 hectares 73 ares 51 centiares. Mise à prix, 40,000 francs.
Et les bois de Mont Chaumont, sis communes de Parly et de Merry-
la-Vallée, cantons de Toucy et Aillant-sur-Tholon (Yonne), contenant 152
hectares 99 ares 6 centiares. Mise à prix, 150,000 francs.
Le total des mises à prix des biens de l'infortunée veuve Paul Bert
forme la somme de 427,500 francs.

180
La fin d’un monde

Si l'Église comprend ainsi la propriété individuelle, si elle


fait, en quelque sorte, du riche un simple délégué n'ayant reçu
une part plus considérable d'une propriété qui était jadis com-
mune que pour distribuer à ceux qui n'avaient rien ce qui leur
était nécessaire, quelle sentence terrible ne porte-t-elle pas
contre ceux qui ne voient dans leurs richesses que le moyen d'en
acquérir d'autres sans travail !
Depuis le Qui non laborat non manducet de saint Paul
jusqu'aux protestations enflammées des Pères de l'Église que
répètent tous les grands sermonnaires chrétiens, on n'entend
qu'une condamnation contre le riche oisif. Le Capitalisme, c'est-
à-dire l'Usure, « l'exécrable fécondité de l'argent », est voué à
l'anathème sous toutes ses formes.
« L'intérêt du capital est un vol, » dit saint Bernard86, et
ce mot résume le débat.
« Celui, avait dit avant saint Bernard saint Grégoire de
Nysse, qui nommerait vol et parricide l'inique invention de l'in-
térêt du capital ne serait pas très éloigné de la vérité. Qu'im-
porte, en effet, que vous vous rendiez maître du bien d'autrui,
en escaladant les murs ou en tuant les passants, ou que vous
acquerriez ce qui ne vous appartient pas par l'effet impitoyable
du prêt ! »
C'est en vain qu'on ergoterait sur le sens du mot prêt à in-
térêt, celui qui, sans travail, double son capital en quelques an-
nées est un usurier, il a pris à la collectivité plus qu'il ne lui a
donné87.
Tout ceci était une vérité pour l'école sociale catholique
de 1848, et dans une brochure fort remarquable : le Dernier
mot du socialisme par un catholique, la question est très clai-
rement résumée.
Un homme possède 200,000 francs en immeubles,
ou autrement, voilà sa propriété, son bien.
[194]
Cet homme ne se livre à aucun travail productif, il
reste complètement oisif. Il ne crée donc par lui-même aucune
valeur qui puisse ajouter un centime à ses 200,000 francs de for-
tune. Ainsi donc, s'il dispose de 50 centimes seulement en plus
de ses 200,000 francs, ces 50 centimes, ne provenant pas de son
propre travail, seront évidemment le produit du travail d'autrui.

86 Serm. IV. Super Salve regina.


87 J'ai cité dans la France juive et dans la France juive devant l'Opi-
nion l'opinion de la plupart des Pères de l'Église sur cette question. Je ne
crois pas devoir insister davantage sur ce point.

181
La fin d’un monde

Est ce 200,000 francs qu'il possède, oui ou non ? Ce


n'est donc pas 200,000 fr. 50 centimes. Il est bien convenu qu'il
n'a pas produit par son propre travail une seule obole. Rien de
plus clair et de plus précis que son bilan. Le voici dans toute sa
vigueur mathématique

Avoir 200,000 fr.


Travail personnel 0—
Total 200,000 fr.

Cet homme dépense 10,000 francs par an, ce qui fait


exactement 200,000 francs en vingt ans. Il est donc de toute évi-
dence que, s'il ne dépense que son propre bien, que ce qui est à
lui, il ne possédera plus rien absolument la vingt et unième an-
née.
Cette arithmétique est bien simple.
Il avait 200,000 fr.
Il a dépensé 200,000 —
Reste 0 fr.
Mais avec le revenu ou l'intérêt du capital, cet
homme dépensera éternellement ses 10,000 francs par an, et si
nous le faisons mourir à la soixantième année de sa jouissance, je
suppose, il aura déboursé….……………………………. 600,000 fr.
Les héritiers successifs, sans apporter un rouge liard
par leurs biens ou leur travail personnel, pourront dépenser tou-
jours aussi 10,000 francs annuels pendant mille et mille généra-
tions, et, en les arrêtant à la vingt-quatrième seulement,
ils auront dépensé…………………………………………..6,000,000 fr
En tout.…………………………………………6,600,000 fr
Or, ces gens n'avaient et n'ont jamais eu de leur pro-
pre bien que 200,000 francs, auxquels ils n'ont pas ajouté un
centime par leur travail personnel, ci……
200,000 fr
Ils ont donc dépensé de plus qu'ils n'avaient.
6,400,000 fr
Est ce clair ? est ce précis ? Que vous appeliez cela
revenu, [195] intérêt du capital, tout ce qu'il vous plaira, un seul
fait reste incontestable.
Il est parfaitement établi :
1° Que la fortune totale de votre privilégié n'était que
de……………………………………………………… 200,000 fr.
2° Son travail personnel a été de
0
La fortune de ses héritiers successifs
et leur travail personnel de.………………………………………………0
Total………………………………………………… 200,000 fr.
Deux cent mille francs, vous l'entendez, pas une
obole de plus ! Or, ceux qui ne possédant que 200,000 francs, et
n'ayant pas gagné un centime de plus par leur propre travail, ont
cependant dépensé 6,600,000 francs, ont nécessairement, inévi-

182
La fin d’un monde

tablement pris à d'autres les 6,400,000 francs qu'ils ont dépen-


sés en plus que leur fortune88.
Si, descendant des hauteurs de la Théologie, on interro-
geait l'histoire, on trouvait que l'ancienne Monarchie française,
la Monarchie très chrétienne, s'était, dans le possible des choses
humaines, constamment inspiré des enseignements de l'Église.
Sans doute elle n'avait pu empêcher bien [196] des abus et bien
des exactions, mais, toutes les fois que le Capitalisme, la Fi-
nance, avait dépassé certaines limites, la Royauté avait mis le
holà et envoyé les argentiers trop cupides au gibet de Montfau-
con.
Elle avait, dès le XIVe siècle, non par fanatisme, comme
le prétend M. Franck, mais par mesure de salut public, expulsé
le Capitalisme à loque jaune du Juif, elle n'entendait pas qu'il
revint sous le pourpoint de satin de Semblançay ou avec les ca-
nons de dentelles de Fouquet…
A la fin de chaque règne la machine s'encrassait un peu,
mais, au commencement de tout règne nouveau, il y avait un
récurage général, c'est le seul mot qui rende exactement le ca-
ractère de cette opération.
J'ai raconté le récurage qui eut lieu au début du règne de
Louis XV. Sous ce titre : La chasse aux Financiers sous Colbert,
M. Gustave Rouanet a écrit une page d'histoire magistrale qui
éclaire d'un jour tout nouveau un des épisodes les plus intéres-
sants du règne de Louis XIV89.

88 C'est ce que le mathématicien Lhermitte résumait en un mot en

parlant de la question de l'intérêt rémunérant à perpétuité une somme de


travail une fois produite et qui ne se renouvelle plus : « Je ne puis compren-
dre un effort défini produisant un effet indéfini. »
Bossuet n'admet la rente qu'à la condition qu'on s'engage à ne jamais
réclamer l'argent dont on vous sert la rente, à la condition qu'elle soit « un
vrai achat où le prix de la chose achetée, c'est-à-dire de la rente, passe in-
commutablement en la puissance du vendeur » Il insiste sur ce point. « Il ne
faut donc pas, dit-il dans son Traité de l'Usure, regarder la rente comme un
profit de mon argent, mais comme l'effet d'un achat parfait. Que si je veux
tout ensemble pouvoir retirer et la rente et le prix auquel je l'ai achetée, il est
clair que je ne fais pas un achat et que mon contrat a toutes les propriétés
d'un vrai prêt, et ce que j'appelle rente a toutes les propriétés d'une vraie
usure, telle que la Loi de Dieu la définit et la défend, ou cette défense n'est
plus qu'un nom inutile.
« Quoi donc, dira-t-on, on ne pourra pas acheter une rente pour un
temps ? On le peut sans doute, mais, en l'achetant, il ne faut plus espérer de
revoir le prix de l'achat, autrement, on confond tout, et on appelle achat ce
qui, en effet, ne diffère en rien du prêt. »
89 Revue socialiste, mars 1887.

183
La fin d’un monde

Tout est singulier, d'ailleurs, dans le temps présent.


Ce sont les socialistes qui sont obligés d'apprendre quelle
était, en matière de finance, la manière d'agir de la Royauté à
des gens qui déclarent que la France est perdue sans la Monar-
chie et qui, pour la plupart, ne se doutent pas ce qu'a été cette
Monarchie…
Quand Colbert arriva aux affaires, les Finances étaient à
peu près dans la situation où elles sont aujourd'hui.
Sous toutes les formes et par tous les moyens le Trésor
était mis au pillage. Tandis que toutes les aristocraties, aristo-
cratie de naissance et aristocratie du talent, les gens du monde,
les écrivains, les artistes s'agenouillaient devant Fouquet
comme on s'agenouille aujourd'hui devant les Rothschild, Col-
bert, l'ancien commis du Long vestu, s'entretenait avec Louis
XIV et lui montrait l'effroyable prélèvement des hommes de
rapine sur les hommes de travail. Le grand [197] roi comprit le
grand ministre et, le 5 septembre 1661, à midi, au sortir du
conseil à Nantes, d'Artagnan, capitaine des gardes, touchait
Fouquet à l'épaule et lui disait : « Au nom du roi, vous êtes mon
prisonnier. »
Le surintendant avait des relais partout, comme les fi-
nanciers d'Israël ont partout des télégraphes et des téléphones,
et un des valets de chambre de Fouquet, en crevant des chevaux,
put arriver jusqu'à Paris et faire mettre quelques valeurs en sû-
reté, mais Colbert était un malin et sut plus tard retrouver le
magot.
Une fois Fouquet en prison, dés novembre 1661, un édit
parut, créant une Chambre de Justice, et, les admirables consi-
dérants de cet édit placés en tête d'un décret suffiraient aujour-
d'hui à exciter l'enthousiasme général pour le gouvernement,
quel qu'il fût, qui vengerait ainsi la conscience publique.
Un petit nombre de personnes, y est-il dit au nom du
roi, profitant de la mauvaise administration de nos finances, ont,
par des voies illégitimes, élevé des fortunes subites et prodigieu-
ses, fait des acquisitions immenses et donné dans le public un
exemple scandaleux par leur faste et par leur opulence, et par un
luxe capable de corrompre les mœurs et toutes les maximes de
l'honnesteté publique. La nécessité des temps, la durée de la
guerre nous avaient empesché d'apporter les remèdes à un mal si
dangereux, mais à présent que nos soins ne sont point divertis
comme ils l'estaient durant la guerre, pressés par la connaissance
particulière que nous avons prise des grands dommages que ces
désordres ont apportés à notre Estat et à nos sujets, et excités
d'une juste indignation contre ceux qui les ont causés, nous
avons résolu, tant pour satisfaire à la justice, et pour marquer à

184
La fin d’un monde

nos peuples combien nous avons en horreur ceux qui ont exercé
sur eux tant d'injustice et de violence, que pour en empescher à
l'avenir la continuation, de faire punir exemplairement et avec
sévérité tous ceux qui se trouveront prévenus d'avoir malversé
dans les finances et délinqué à l'occasion d'icelles ou d'avoir esté
les auteurs ou complices de la déprédation qui s'y est commise
depuis plusieurs années et des crimes énormes de péculat qui ont
épuisé nos finances et appauvri nos provinces.
[198]
C'est dans l'étude même de M. Gustave Rouanet qu'un
homme d'Etat honnête et prévoyant, désireux de se faire un
plan de conduite pour l'avenir, devra étudier la série des mesu-
res prises pour que les financiers ne puissent dénaturer ou dis-
simuler leur fortune.
L'essentiel en pareil cas est de ne pas perdre de temps.
Pour permettre aux enquêteurs de saisir rapidement
ces opérations, nous dit M. Gustave Rouanet, il fut prescrit que
les individus devraient se tenir prêts à fournir sous huit jours un
état justifié de leurs biens de 1635 à 1661. Cet état devait présen-
ter, avec la situation détaillée et justifiée pour 1635 à 1661, un ta-
bleau des mutations survenues durant cette période : héritages,
acquisitions en leurs noms ou sous des noms supposés, sommes
données à leurs enfants, soit en mariage, soit en acquisition de
charge — le tout exigible sous les huit jours. — « Faute de ce
faire, disait l'arrêté, ce délai passé seront tous leurs biens saisis et
commis à l'exercice de leurs charges et procédé extraor-
dinairement contre eux comme coupables de péculat. En cas
qu'après la dite saisie, ils ne satisfassent pas dans un second délai
d'un mois, tous les biens acquis par eux nous demeurent incom-
mutablement acquis et confisqués sans espérance de restitu-
tion. »

Il était à supposer que ceux qui se sentaient menacés al-


laient avoir recours aux ventes simulées, substitutions, obliga-
tions antidatées. Colbert avait tout prévu, tout calculé.
L'arrêté déclarait nulles les ventes, obligations, cessions,
contrats, toutes transactions, en un mot, accomplies par les fi-
nanciers de 1635 à 1661. De plus, le Roi, c'est-à-dire l'Etat, s'at-
tribuait première hypothèque sur tous leurs biens pour les
sommes qui seraient fixées par la taxe de restitution.
Pour réussir dans son œuvre de justice, Colbert s'appuya
sur le peuple et un service de rabatteurs fut organisé partout
pour empêcher le gibier de s'échapper.
Un monitoire de la Chambre de Justice enjoignit aux fi-
dèles et paroissiens de faire connaître la retraite des financiers
qui se seraient enfuis, le lieu où ils auraient caché des sommes
d'argent et des effets précieux. Les vicaires et les curés durent

185
La fin d’un monde

prononcer l'excommunication contre tous ceux [199] qui, ayant


connaissance de semblables délits, ne les dénonceraient pas.
Enfin, « il fut fait défense aux gouverneurs des places
frontières et capitaines de navires et de vaisseaux de laisser sor-
tir les financiers du royaume à peine d'en respondre en leurs
propres et privés noms ».
Des exemples vigoureux apprirent au pays transporté de
joie qu'il y avait une justice en France. Les financiers qui éta-
laient le plus insolemment leur luxe la veille furent envoyés aux
galères ; d'autres furent pendus haut et court comme Dumont,
l'intendant qu'on pendit devant la Bastille, sous les fenêtres
mêmes de Fouquet…
Savez-vous ce que rapporta cette lessive sociale entre-
prise avec fermeté par un ministre patriote ? Six milliards.
Jugez de ce que produirait aujourd'hui une opération de
ce genre qui porterait sur les monstrueuses extorsions juives qui
se sont succédé depuis cinquante ans seulement.
Quand Colbert prit les finances, écrit M. Rouanet, le
Trésor était sans un sou et le peuple écrasé. Deux ans après seu-
lement, les impôts étaient diminués, le revenu net des contribu-
tions augmenté ; on remboursait 120 millions d'offices, une ma-
rine était créée, ainsi qu'une industrie dont Colbert, malgré les
systématiques dénigrements économistes, fut proclamé le père.
Il mérite devant l'histoire un titre encore plus glo-
rieux que celui de père de l'industrie : celui de Père et de Justicier
du Peuple.
Avec des mesures analogues une Chambre de Justice,
soutenue par le concours du peuple tout entier, reconstituerait
sur des bases nouvelles l'organisation du travail et, sans rien
troubler que les voleurs, sans déranger le pays, on assurerait la
paix sociale pour de longues années.
Telles étaient les pensées et les souvenirs qui venaient à
l'esprit quand on apprit que les Catholiques allaient combattre
de nouveau sur le terrain social. Quelle action n'était pas sus-
ceptible d'exercer sur ce monde, livré à toutes les [200] exploi-
tations, un groupe de Français qui pouvait se réclamer d'une si
noble conception de la justice sociale, qui pouvait montrer dans
le passé monarchique de la vieille France tant d'exemples de
terribles châtiments exercés sur les parasites et les financiers !
On ne fait, je crois, que constater une évidence en
avouant que l'essai a lamentablement échoué.
Les Cercles catholiques se sont ajoutés à tant d'œuvres
édifiantes et honnêtes qui existent déjà en France, aux patrona-
ges sans nombre où des hommes pleins d'abnégation s'efforcent

186
La fin d’un monde

de préserver les ouvriers, les jeunes gens, les jeunes filles expo-
sées à tous les dangers sur le pavé de Paris ; ils n'ont déterminé
aucun grand courant d'idées, ils n'ont, en réalité, qu'une médio-
cre signification sociale.
Retournez le programme sous toutes les faces, interro-
gez-le dans tous les sens, vous y trouverez, incontestablement,
un très louable dévouement à la classe ouvrière, un très vif désir
d'obtenir du législateur des lois qui améliorent la condition des
travailleurs, mais, en définitive, tout se réduit, à des paroles de
résignation : « Ne vous révoltez, prenez votre mal en patience,
le bon Dieu vous attend là-haut, prêt à ouvrir la porte du para-
dis aux prolétaires qui auront été bien sages, qui n'auront pas
demandé d'augmentation de salaires et qui auront toujours
payé leur terme avant midi. »
C'est en vain qu'on m'accuserait d'exagération. Quels
droits assurent aux ouvriers ces pieuses confréries, ces comités
d'honneur où figurent, à côté de prolétaires, des représentants
des classes dirigeantes ?
Rien de plus touchant, je tiens à le répéter, que ces rap-
prochements des heureux de la terre et des déshérités, rien de
plus propre même à faire disparaître bien des préventions et
bien des malentendus, mais cela ne sort pas de l'ordre du sen-
timent.
L'ouvrier, je ne le nie pas, après avoir prié et chanté le
dimanche se retrouvera le lundi l'âme plus contente, mais il
n'aura pas obtenu la plus légère modification à la loi d'airain
[201] des salaires, il n'en sera pas moins esclave et, j'ajoute, que
le patron n'en sera pas plus libre. La concurrence contre la-
quelle il lutte l'empêcherait, en eût-t-il la volonté, de rien chan-
ger aux règlements sur le salaire et les heures de travail.
Les membres riches des Cercles catholiques ouvriers me
font involontairement songer à ces oiseaux compatissants qui
viennent voler autour de leurs compagnons en cage, ils appor-
tent aux captifs un peu de l'air du ciel, ils leur parlent, dans une
petite chanson, de la campagne, des bois, des horizons bleus,
mais ils ne peuvent pas leur ouvrir la porte et leur donner la clef
des champs.
Sans doute, de même qu'il y a des maisons bénies pour
les domestiques, il y a des coins momentanément heureux
comme ce Val-des-Bois que dirige M. Harmel et dans lequel
tout le monde vit dans la paix et dans l'union.
Il s'est rencontré là tout un concours de circonstances fa-
vorables : le fils de M. Harmel continue l'œuvre de son père et

187
La fin d’un monde

l'entrée dans cette famille de M. Gabriel Ardant, un des hommes


de notre génération qui connaissent le mieux la question sociale
et qu'une si effroyable douleur a atteint après quelques mois de
bonheur, semblait une garantie de plus pour l'avenir. Mais, en-
fin, que les Harmel, pour une raison ou pour une autre, soient
obligés de vendre le Val-des-Bois et qu'un Juif ou un Franc-
Maçon l'achète, que restera-t-il de cette organisation ?
Je suppose que l'acquéreur soit le député Trystram par
exemple. Celui-là, comme le Baudoux de Belgique, le solidaire
dont on a saccagé l'usine, est un de ceux qui ne voient dans la
fortune que l'occasion de faire du mal aux âmes. Dans sa diabo-
lique malfaisance il veut enlever à ceux qu'il exploite l'espérance
même d'une autre vie, la croyance à un Dieu, la consolation d'un
peu d'idéal. La Croix nous a renseigné sur le compte de ce dépu-
té du Nord, qui, pour obtenir l'appui de la Maçonnerie, force les
ouvriers à insulter Dieu dans l'immense usine à pétrole qu'il
possède.
Dans cette usine, nous raconte le vaillant journal,
ordre [202] formel est donné à tous les ouvriers, sans exception,
de se rendre à leur travail le dimanche. Le lundi, ils sont libres de
travailler ou non, mais, s'ils s'absentent le dimanche, on les
congédie sans pitié. Hier, vers cinq heures du soir, je passais près
de cette usine, et j'entendais les ouvriers blasphémer.
Une heure après, un générateur éclatait et commu-
niquait le feu à toute l'usine, brasier immense dont les flammes
s'élevaient à cent mètres et semblaient menacer le ciel. Deux
hommes ont été carbonisés, quelques autres ont des brûlures très
graves à la tête et aux mains.
Il ne reste plus qu'un amas de débris qui fumeront
encore bien des jours ; c'est la seconde fois que cette usine Trys-
tram brûle à vingt-cinq ans de distance.
C'est d'ailleurs le seul établissement de ce pays où les
ouvriers soient contraints à travailler le dimanche. N'est-ce pas
une leçon que la divine Providence semble donner à ces patrons
impies et à ces ouvriers trop dociles ?

De temps en temps, en effet, d'effroyables accidents se


produisent. Les ouvriers, surmenés de fatigue, n'ont plus la
force d'attention nécessaire, le générateur saute comme au mois
de novembre dernier. Dans ce cas, les patrons francs-maçons,
qui sont assurés, se contentent de rire jusqu'au jour où les ou-
vriers, logiques à la fin, diront ce que les ouvriers belges ont dit
à Baudoux : « Puisqu'il n'y a rien au-delà de cette vie, pourquoi
nous épuiserions-nous à travailler pour t'assurer des millions ?
Flambe et meurs ! »

188
La fin d’un monde

Que feraient les ouvriers du Val-des-Bois si un nouveau


patron les contraignait à travailler le dimanche ? Quel droit leur
garantirait dans ce cas le cercle fondé par eux dans cette usine
où quelques-uns des leurs sont employés depuis vingt ans ? Il
leur resterait, comme aux ouvriers de Chagot ou comme aux
terrassiers de Paris, mais pour un autre motif, la ressource de se
mettre en grève, et, s'ils voulaient passer à l'action et se révolter,
M. de Mun serait le premier à leur dire de se tenir tranquilles.
A quoi servirait une loi sur le repos du dimanche, en ad-
mettant qu'elle fût votée par la Chambre ? Est ce qu'on [203]
applique ces lois-là90. Est ce qu'on a appliqué la loi sur le travail
des enfants ? Quand un industriel a contrevenu une vingtaine
de fois à cette loi, on le décore comme le ciragiste de Lockroy.
Parfois c'est le contremaître qui viole la loi par humanité. Une
femme vient trouver ce contremaître, lui dit : « Voilà l'hiver,
nous n'avons pas de quoi manger à la maison, tâchez donc de
faire gagner quelques sous à mon fils qui vagabonde ».
Il en sera de même pour la loi sur les accidents : quand
les ouvriers savent que s'ils témoignent contre le patron ils se-
ront renvoyés et que leur famille criera la faim, ils y regardent à
deux fois.
Les patrons ne courent aucun risque. Pour quelques cen-
taines de francs payés comptant les chefs de contentieux des

90 Même lorsque cette loi existait, les Catholiques au pouvoir non


seulement ne l'appliquaient pas, mais punissaient les magistrats qui vou-
laient l'appliquer. Eugène Loudun, dans le deuxième volume du Journal de
Fidus, raconte un épisode bien caractéristique.
« Le 15 janvier 1880, écrit-t-il, parut dans la Revue du Monde catho-
lique un article, bien fait, sur les origines de la loi relative à l'Observation du
Dimanche et où l'on racontait le fait suivant : Le Procureur de la République
de Foix, M. Salvagniac, avait cru devoir écrire aux juges de paix et aux maires
de son ressort, pour les inviter à faire exécuter cette loi, et fermer les cabarets
voisins de l'église pendant la célébration du culte. Aussitôt le préfet écrivit
aux maires de ne pas tenir compte de la lettre du Procureur de la Républi-
que, envoya un rapport à Paris, et, dix jours après, le Procureur de la Répu-
blique, strict observateur de la loi, recevait du ministre de la Justice avis de
sa révocation.
« Or, on croirait volontiers que cette mesure a été prise en ce temps-
ci par les radicaux qui se sont faits nos maîtres et on n'en serait pas étonné, il
n'en est rien. Ce fait de persécution religieuse, cette violation de la loi, cette
brutale révocation d'un fonctionnaire qui la voulait faire exécuter est de la
période du ministère du 16 mai 1817, et le ministre de la Justice était alors M.
de Broglie. »
Ajoutons que l'article était de M. Robinet de Clery, ce qui établit suf-
fisamment la scrupuleuse véracité du fait.

189
La fin d’un monde

compagnies d'assurances, se chargent de faire capituler les fa-


milles. « Voulez-vous transiger, oui ou non ? Si vous n'acceptez
pas nous plaiderons, puis nous irons en appel : [204] c'est un
procès qui durera deux ans, en admettant que vous obteniez
l'assistance judiciaire vous avez tout le temps de mourir avant
que l'arrêt ne soit rendu. »
Force est de constater, pour être sincère, que tous les ef-
forts tentés par les grands industriels pour inspirer des senti-
ments chrétiens à leurs ouvriers n'ont qu'assez médiocrement
réussi. Je n'ai à sonder le cour de personne et j'admets que les
Schneider, dont Mme Ratazzi nous a dépeint jadis le peu catholi-
que intérieur, aient trouvé leur chemin de Damas. Les ouvriers,
quant à eux, n'ont pas cru à ces conversions. Pendant la pre-
mière moitié de ce siècle, la Bourgeoisie, qui souscrivait au Vol-
taire-Touquet, chantait les chansons de Béranger et acclamait
Paul-Louis Courier, n'a cessé de pervertir le Peuple resté si long-
temps croyant et de lui prêcher le mépris de la religion. Aujour-
d'hui elle change de ton, mais le mal est fait, le Peuple est fixé et
s'imagine que les classes dirigeantes vont tout simplement cher-
cher les Sacrements comme on va chercher la garde, quand les
choses commencent à se gâter….
Il faut ajouter, pour être complètement impartial, que
beaucoup de catholiques raisonnent un peu comme cela et que
la Charité se rencontre plus souvent chez eux que l'esprit de
Justice.
Cette manière de voir s'explique aisément. La Charité est
accessible à des esprits parfois très étroits qu'elle prend par l'or-
gueil, la Justice demande des intelligences plus hautes: si de
petites âmes peuvent être charitables, de grandes âmes seules
peuvent être justes. Il y a, en outre, dans la Justice un désinté-
ressement entier qui n'est pas toujours dans la Charité. L'être
charitable est béni, remercié, comparé à une Providence terres-
tre, il goûte une véritable volupté personnelle, l'homme juste ne
goûte pas plus de satisfactions que celui qui paye ses dettes.
Beaucoup d'excellents catholiques ne se font pas scrupule
d'exploiter ceux qu'ils emploient, quitte à prendre sur les béné-
fices réalisés de quoi accomplir des œuvres de charité. On [205]
ne se doute pas du prix auquel travaillent certains écrivains reli-
gieux qui sont simplement d'obscurs héros destinés à ne connaî-
tre aucune des satisfactions de leurs camarades de l'autre camp,
à n'avoir jamais ni la célébrité, ni l'argent.
Pour vous montrer comment on comprend chez certains
catholiques le rapport entre le Capital et le Travail, je vais vous

190
La fin d’un monde

citer un exemple, en le choisissant dans une famille qui jouit, et


avec raison, du respect de tous et qui occupe toujours le premier
rang quand il s'agit de bonnes œuvres.
Les Mame, dont je vous parle, ont mérité véritablement
d'être comptés parmi les bienfaiteurs de la ville de Tours, ils ont
construit des maisons ouvrières, des écoles, des asiles, ce sont
incontestablement de très braves et très honnêtes gens.
Au moment du mariage d'une de ses sœurs, Louis Veuil-
lot, que la question d'argent ne préoccupa jamais que lorsqu'il
s'agissait de rendre service aux autres ou d'accomplir son devoir
envers les siens, céda aux Mame, moyennant une somme de
10,000 francs, qui servit de dot à sa soeur, la propriété de cinq
volumes : Pierre Saintives, Rome et Lorette, les Pèlerinages en
Suisse et deux autres dont le titre ne me revient pas. Grâce à
leur immense clientèle, les Mame gagnèrent certainement une
centaine de mille francs avec ces cinq volumes, c'était leur droit.
Quand Eugène Veuillot voulut élever à son illustre frère
un monument définitif, en publiant une édition complète de ses
œuvres, il dut s'adresser aux Marne. Savez-vous ce que deman-
dèrent, ces grands éditeurs catholiques ? La restitution des
10,000 francs, plus l'engagement que les volumes des œuvres
complètes où figureraient les livres à eux cédés autrefois ne
pourraient jamais se vendre séparément.
Veuillot se trouve donc avoir produit, avoir créé, et ce
sont les intermédiaires, les agents de seconde main qui ont, en
réalité, bénéficié seuls du fruit d'un travail qu'ils n'ont pas ac-
compli.
C'est absolument contraire à toute justice sociale. Les
Marne, qui sont, encore une fois, très honnêtes, très généreux
[206] même dans d'autres circonstances, ne se sont pas doutés
une minute que le bénéfice perçu par eux était usuraire.
Sur ce point les idées sont plus larges de l'autre côté. Au
début de leur carrière, les Michel et les Calmann Levy n'ont évi-
demment pas été des pères pour les écrivains, mais aujourd'hui,
dans la situation où ils sont, ils agiraient avec moins d'âpreté
que les Mame, vis-à-vis surtout d'un coreligionnaire à eux, d'un
défenseur de leur religion.
Bien des choses seraient à dire encore sur les causes qui
rendent stériles les efforts tentés pour ramener à l'Église le
monde ouvrier.
L'usine est tellement corruptrice par elle-même, qu'elle
corrompt jusqu'aux travailleurs qui franchissent son seuil avec
des habitudes chrétiennes.

191
La fin d’un monde

Je me souviens d'une conversation que j'eus à ce sujet


avec un grand industriel qui occupe 4 à 5,000 ouvriers.
C'est un Catholique pratiquant, un homme au coeur d'or,
il a distribué la France Juive à tous les curés de sa région. Je ne
lui connais qu'un défaut, c'est d'avoir choisi Jacob comme pro-
fesseur d'escrime et de lui donner 25 louis par mois, il croit aux
coups qu'enseigne ce maître au certificat facile et il a voulu,
comme on dit, m'en mettre quelques-uns dans la main, ce à
quoi je me suis refusé avec une énergie qui se comprend…
Un jour, après déjeuner, nous causions des ouvriers.
— Je ne sais pas ce qu'ils ont, me dit-il, mais je prends
des ménages en Bretagne, dans des pays où ils communient
tous les huit jours, et, au bout de six mois, ils ne veulent plus
même aller à la messe…
Cet industriel est, cependant, un homme de caractère et il
n'est pas d'humeur à ne pas se permettre pour le Bien ce que les
Francs-Maçons se permettent pour le Mal. Au moment de la
Fête-Dieu, il place ses ouvriers en ligne, inspecteur en tète,
contremaître en serre-file, et commande « Par le flanc droit, en
avant… marche pour la procession ! »
[207]
Dans l'état actuel il ne fait qu'exercer son droit et per-
sonne ne s'en plaint, car, après l'office, un lunch généreusement
servi réunit tout le monde. L'observateur social, néanmoins,
aurait peine à voir là un retour spontané du prolétariat à
l'Église.

C'est M. de la Tour-du-Pin qui a mis le doigt sur la plaie


en quelques lignes mélancoliques où l'on trouve plus le sens du
temps présent, la claire vue de ce qui est, que dans bien des
pompeuses déclamations.
L'Église, dit-il, a sans doute toutes les vertus, mais
elle n'a pas celle de sauver tous les hommes, et la préparation
morale à recevoir l'Évangile qu'elle a rencontrée chez les peuples
primitifs contemporains de l'ère chrétienne n'a guère de rapport
avec l'état intellectuel, physique et social du prolétariat moderne
dans les grandes agglomérations où le prolétariat recrute ses séi-
des.

Oui, c'étaient de belles âmes que ces âmes vierges de bar-


bares, ces fils du Nord qui croyaient à Odin, le dieu vaillant, qui,
lorsque les Walkyries n'étaient pas venues les choisir pour la
mort sur le champ de bataille, se tailladaient le corps avant

192
La fin d’un monde

d'expirer de vieillesse, pour ne pas arriver sans blessures dans le


séjour des guerriers braves.
C'étaient des cœurs tout disponibles pour la semence sa-
crée que ces Germains aux chastes mœurs qui, enthousiastes et
ravis, écoutaient dans la forêt d'Arminius les récits de leurs pro-
phétesses. Le bruit de la mer, le frissonnement mystérieux des
chênes séculaires formaient comme un prélude d'orgue à la pa-
role d'Espérance et d'Amour qui allait retentir à leurs oreilles,
Ceux-là étaient préparés à la Bonne Nouvelle…
Est-ce donc l'état d'esprit, l'état physique et moral des
malheureux qui ne peuvent travailler dans certaines industries
qu'avec un flacon d'essence sous le nez pour ne pas tomber em-
poisonnés, de ces ouvriers de raffineries qui vivent dans une
atmosphère de 50 degrés, de ces porions enfouis pendant des
journées entières sous la terre ?
[208]
Qui de nous serait chrétien dans ces conditions ? Après
une journée d'écrasante fatigue, un repas de corps où nous
avons eu la tête cassée par les vins de quelque restaurateur fa-
meux, un voyage seulement de vingt heures en chemin de fer,
prions-nous bien ? Non, les pures et ferventes prières par les-
quelles nous touchons le ciel, par lesquelles nous communions
véritablement avec le Maître des mondes, nous viennent dans la
fraîcheur des impressions matinales ou dans le silence des soirs,
quand nous pouvons méditer sur cette Nature qui est si surna-
turelle, sur l'Homme, « le miracle des miracles, le grand et ins-
crutable mystère de Dieu ».
L'esclave antique lui-même était dans une meilleure pré-
paration morale que l'ouvrier d'aujourd'hui. Les stoïciens au
pouvoir, les Antonin et les Marc-Aurèle avaient adouci par des
dispositions plus humaines le sort de l'esclave que l'Église seule
devait définitivement affranchir. Les lois antiques avaient fini
par faire de l'esclave presque un homme, tandis que les lois ac-
tuelles font de l'homme moins qu'un esclave….
L'esclave avait le pain assuré, il avait son pécule, l'ou-
vrier, après avoir travaillé pendant cinquante ans, meurt à l'hô-
pital sans laisser de quoi se faire enterrer.
Regardez, dans les faubourgs de grandes villes, en quel
voisinage vivent les ouvriers : des assommoirs, des filles battant
le trottoir, des souteneurs attendant leur prêt… Quel ressort
d'âme ne faudrait-il pas pour s'élancer de ce tremplin boueux
vers le Beau infini, vers l'Idéal radieux !

193
La fin d’un monde

Ceci ne doit faire qu'augmenter notre estime, j'allais dire


notre admiration, pour les ouvriers des Cercles catholiques. Il y
a là encore des héros chrétiens qui, pour le Christ, endurent
sans se plaindre, joyeusement, les mauvais procédés des com-
pagnons d'atelier, parfois même s'exposent aux dénis de justice
de patrons libres penseurs, c'est-à-dire ennemis de la liberté de
penser chez les autres. Sur une liste de souscription figure cette
mention : « 10 centimes pour la grâce que Dieu m'a faite de
supporter sans [209] colère l'outrage d'un camarade qui m'a
craché à la figure parce que j'appartenais à un Cercle catholi-
que91. »
Nous bondissons à la seule pensée de cette injure et nous
retirons, d'instinct, la baguette d'arrêt du revolver que nous por-
tons tous dans nos poches, suivant l'exemple que nous donnent
nos députés, qui, d'après le compte rendu du procès Dreyfus-
Rabuel, ne vont jamais à la Chambre sans se munir d'une arme
à la fois offensive et défensive. Le mouvement que nous éprou-
vons prouve tout simplement que nous ne sommes pas encore
assez avancés en sainteté et que nous n'avons pas tué en nous le
vieil homme, ni même le jeune homme, qui est parfois plus
dangereux encore.
Un tel acte est tout simplement magnifique.
Mais ce sont là des manifestations isolées, des grâces par-
ticulières, des efforts individuels. La grande masse, par le fait de
l'organisation sociale d'aujourd'hui, est trop violemment cour-
bée vers la terre pour avoir même la liberté de donner une mi-

91 Les âmes de Slaves ont parfois de ces besoins de s'humilier, de se

dompter elles-mêmes, de s'imposer de ces expiations extraordinaires qui


brisent l'orgueil humain. En ceci apparaît cet esprit, cette soif même de sacri-
fice que Tolstoï a traduit avec une étrange puissance et qui rendent si redou-
table l'armée russe où chacun sait mourir dans le rang, sans une plainte,
silencieusement.
Un témoin oculaire me racontait à ce sujet une scène superbe Il y a
quelques années, un grand seigneur russe, le comte K…, était assis, un soir
de bal d'Opéra, dans le grand salon du café Riche. « Il y a dix Juifs ici ! »
s'écriait-il tout à coup, en regardant autour de lui. Les assistants se dirent :
« Ou ce monsieur est ivre ou il cherche une affaire. Il y a dix Juifs ici ! reprit
le Russe d'une voix calme. Je suis le comte de K. ., et je n'ai jamais menti. Or,
je déclare sur l'honneur que si un de ces Juifs veut me souffleter, je ne lui
enverrai pas de témoins. » Trois fois il répéta sa question. A la fin un Juif
s'approcha, hésita un moment et toucha le comte au visage. Le Russe baissa
la tête et ne dit rien : il venait de payer, en recherchant ce qu'il estimait sans
doute la plus honteuse des humiliations, quelque grande faute ignorée de
tous mais qui pesait à sa conscience.

194
La fin d’un monde

nute en une année aux idées élevées qui étaient familières aux
plus humbles artisans d'autrefois.
La vérité est que la société sortie en 89 des [210] Loges
maçonniques et des complots de la Kabbale juive est née à l'état
de péché mortel, elle n'a pas été baptisée, elle est en dehors de
l'Église et elle n'est bonne qu'à jeter à l'égout.
Voilà l'œuvre à laquelle auraient dû s'employer les Catho-
liques, sans essayer de faire entrer des éléments d'égalité et de
justice dans une organisation qui ne les comporte pas.

Albert de Mun semblait désigné pour se mettre à la tête


de cette reprise de la France par elle-même. On eût dit qu'il était
appelé par la Destinée.
Hélas ! Il faut bien souvent répéter à notre époque le mot
du grand écrivain anglais : « Nous avons connu des Temps qui
appelaient assez fort le grand homme, mais ne le trouvaient pas
quand ils l'appelaient ! Il n'était pas là, la Providence ne l'avait
pas envoyé ! Le Temps appelant de toutes ses forces devait
sombrer dans la confusion et la ruine, parce que le grand
homme ne voulait pas venir quand on l'appelait. »
Nous sommes dans ces jours-là : le Temps appelle, mais
personne ne répond.
C'est pour moi surtout qu'un portrait comme celui d'Al-
bert de Mun est difficile à faire. Sans avoir été des amis intimes
du comte de Mun, j'ai vécu assez près de lui pour connaître les
précieuses qualités du grand leader catholique, pour constater
aussi que, parmi toutes ces qualités, beaucoup sont de celles
dont on l'aurait volontiers dispensé en échange de quelques dé-
fauts qui lui manquent…
Je n'ai pas à louer l'orateur, la nature a été prodigue de
ses dons envers le comte de Mun. Rarement, au dire même des
adversaires, on a entendu une parole plus noble, plus persuasive
et plus pure. La haute distinction de celui qui parle, cette dis-
tinction véritablement aristocratique, c'est-à-dire très aisée et
très simple, ajoute à l'attrait qu'exerce le fondateur des Cercles.
Ce que le public connaît moins, c'est la puissance d'appli-
cation au travail, l'infatigable zèle, la belle discipline de [211] vie
du secrétaire général des Cercles catholiques. Il est levé à 5 heu-
res du matin et, à l'heure où nous ronflons encore, il a déjà en-
tendu la messe ; en revenant, il se met devant son bureau et, en
dehors de la préparation de ses discours, il écrit une cinquan-
taine de lettres par jour. Il répond à tout le monde, il s'occupe
de toutes les questions qui lui sont posées par les comités de

195
La fin d’un monde

provinc ; né un peu hautain, impertinent, prompt à trouver le


mot railleur, il s'est réformé par l'effort de sa volonté, et il est le
même, c'est-à-dire charmant, pour tous ceux qui s'adressent à
lui.
Riche ou, du moins, très à l'aise, s'il n'avait eu qu'à se
préoccuper de lui et des siens, le comte de Mun est relativement
pauvre, pour un homme sur lequel pèsent tant d'obligations, et
il a réduit au plus simple le train de sa maison pour suffire, en
même temps qu'à l'éducation de ses enfants, à mille charges
qu'on devine. Cet ancien officier de cavalerie a renoncé, non
sans un gros regret, au luxe trop coûteux d'un cheval, ce patri-
cien habite au quatrième étage, il a un intérieur fort modeste, et
la salle à manger offre, pour tout ornement, quelques faïences
révolutionnaires et une panoplie formée de l'armure, de l'épée
et du casque du cuirassier d'autrefois.
Voilà une de ces figures, il me semble, que nous pouvons
montrer à l'Europe, qui nous juge trop d'après la fripouille tou-
jours en scène aujourd'hui, une figure qui fait honneur non seu-
lement à un parti, à une cause, mais au pays tout entier.
Pour compléter le portrait, il faut ajouter que l'éloquent
représentant du Morbihan ressemble aussi peu que possible à
l'image que s'en font quelques naïfs. Nul n'est moins paladin,
chevalier d'aventure. Le hardi capitaine, dont l'armée admirait
le courage dans les combats qui eurent lieu sous Metz, est dans
la vie civile d'une prudence ecclésiastique, d'une prudence de
curé de paroisse riche à Paris.
Rarement on vit un être moins primesautier, plus cir-
conspect, plus attentif à ne se point mêler à des débats où il ne
[212] serait pas sûr de trouver un succès personnel, plus habile
à ne se point compromettre pour les autres et à se défiler, avec
une diplomatie de grand seigneur, dans les moments embarras-
sants. Il est aussi incapable d'une déloyauté que d'un élan spon-
tané : c'est un cœur sec, un cerveau très froid, mais qui obéit à
une conscience droite.

Ceci explique, qu'après des débuts si brillants, le fonda-


teur des Cercles ouvriers n'ait pas joué un rôle plus considéra-
ble. Il n'a rien affirmé de ce que la Providence l'avait appelé à
représenter, il a été, en quelque manière, le négateur ou le néga-
tif de lui-même.
Il appartient à la vraie noblesse, à la noblesse née sur le
sol de France, il a son écusson dans la salle des Croisades à Ver-
sailles, et il aurait pu personnifier la haine du Juif allemand en-

196
La fin d’un monde

vahisseur, exciter toute le France à la révolte contre ces parasi-


tes étrangers dans un langage qui aurait remué les cœurs, ré-
veillé au fond des provinces la fibre nationale.
Il parle au nom d'une Église qui a constamment combat-
tu le Capitalisme, et il aurait pu protester contre les iniques for-
tunes des usuriers triomphants, contre les Rothschild, les Hirs-
ch, les Erlanger, et, en dehors même des Catholiques, beaucoup
se seraient groupés autour de lui et auraient acclamé ces flétris-
sures vengeresses.
Il a été un intrépide officier, et il aurait pu s'adresser à
l'armée et lui crier comme je l'ai fait moi-même, mais avec
moins d'autorité évidemment que n'en aurait eu de Mun : « Mes
camarades, ne vous trompez pas, à la prochaine occasion ne
frappez plus sur l’ouvrier, frappez sur le Juif qui vous insulte,
qui vous appelle « des Polichinelles de sacristie » qui outrage
nos croyances, qui vole notre argent. ».
Il est royaliste, et il aurait pu rappeler quelles étaient les
pratiques constantes de l'ancienne Monarchie à l'égard des tri-
poteurs et des financiers.
Il aime sincèrement les ouvriers, et il aurait pu, sans aller
bien loin dans le socialisme, promettre quelque chose aux [213]
déshérités auxquels toute l'organisation des Cercles ne donne
pas un fifrelin, leur dire : « Quand nous aurons repris tout ce
qui a été volé à la collectivité, tout le monde aura sa part,
comme nos aïeux l'avaient après les batailles. »
Au bout de quelques années, l'homme qui, pouvant tout
oser, grâce à l'inviolabilité parlementaire, aurait tenu de sem-
blables discours, aurait été l'homme le plus embarrassant du
pays pour les Francs-Maçons qui nous exploitent : il aurait été
pour la France, râlant sous le talon du Juif, ce que sont les chefs
irlandais pour l'Irlande martyrisée et pressurée par l'Anglais, à
la condition, bien entendu, de se placer sur le même terrain
qu'eux.
Si les chefs irlandais sont si populaires en effet, si le P.
Keller, mis en prison, est porté en triomphe par la foule, si l'on
jonche sa voiture de fleurs, c'est que tous les nationalistes, prê-
tres en tête, parlent, non pas certes un langage révolutionnaire,
mais un langage humain, ils ne disent pas à ceux qui les écou-
tent : « Si nous réussissons, vous aurez de quoi satisfaire tous
vos appétits de plaisir et de luxe. » Ils leur disent : « Vous serez
propriétaires du champ que vous cultivez, vous mangerez à vo-
tre faim de ces pommes de terre que vous avez semées et que
vous récoltez pour d'autres. »

197
La fin d’un monde

L'effet serait tout différent, si ces amis du peuple ve-


naient dire à leur auditoire : « Adorez la volonté de Dieu ! Il a
trouvé bon que vous travailliez pour des land-lords dont vous
n'avez jamais vu la figure et qui dévorent le prix de vos fermages
avec des artistes de Covent Garden ou de Drury Lane, avec les
premiers sujets de la troupe de Mapleson ou de Mayer. Il faut
vous résigner. »
Il est probable qu'à un semblable discours Paddy répon-
drait : « Foin de ce Dieu-là ! Foin de ces prêtres ! Foin de ces
chefs ! »
A la voix d'Albert de Mun parlant en homme et en Fran-
çais, toutes les énergies se seraient groupées autour de lui, tou-
tes les bonnes volontés, tous les jeunes enthousiasmes seraient
[214] venus à lui. Avec les moyens dont l'œuvre des Cercles, très
affaiblie maintenant, a disposé un moment, il se serait formé
une Ligue prête à profiter de toutes les circonstances et qui au-
rait très probablement empêché les grands sacrilèges et les
grands vols de ces dernières années. Si, à chaque emprunt, à
chaque coup de Bourse, à chaque crime contre les consciences,
les Juifs avaient trouvé placardée partout une affiche annonçant
seulement qu'on veillait, qu'on prenait acte du nouvel attentat,
les financiers d'Israël auraient réfléchi et auraient renoncé à
subventionner la République, à condition qu'elle persécute les
Chrétiens.
Rien de tout cela ne s'est produit. La foule s'est pressée
autour de l'orateur éloquent, elle a prêté l'oreille pour entendre
un cri de colère et en même temps un cri de ralliement, un mot
d'ordre, et elle a entendu seulement un homme d'un immense
talent lui dire : « Messieurs, si vous le permettez, je vais vous
entretenir aujourd'hui de la fréquentation des Sacrements et
des effets de la Grâce fortifiante. »
Alors tout le monde est parti peu à peu. Pour agir, en ef-
fet, il semble tout simple de s'adresser à un homme d'action, à
un soldat, mais, pour les questions de conscience, on préfère le
plus humble prêtre de campagne. C'est son état à celui-là, sa
mission, il a reçu le sacrement de l'ordre pour cela.
Quoiqu'il se soit relevé dans l'opinion, dans les dernières
discussions de la Chambre, à propos des lois relatives aux acci-
dents du travail, discussions dans lesquelles il s'est surpassé lui-
même comme orateur, Albert de Mun est déjà un peu usé, il
éveille la sensation du déjà vu, du déjà entendu, il aurait pu
songer un moment à être un O'Connel, il est menacé de finir
comme un Chesnelong, renouvelant sans cesse les mêmes pro-

198
La fin d’un monde

testations, mais dans des termes vagues, incolores et qui ne


s'adressent à personne, qui ne parlent ni des Juifs, ni des finan-
ciers, ni de quoi que ce soit qui touche à la vie réelle.
Qui ne connait l'aventure de cet ancien militaire qu'on
[215] avait converti et qu'on avait amené à une conférence de
Chesnelong, à Lille, je crois. Chesnelong énumérait tous les at-
tentats commis et tous ceux à commettre…
— Enfin, interrompit le militaire, si on allait jusqu'à tel
point, que feriez-vous ?
— Ce que nous ferions ? s'écria Chesnelong, avec un geste
majestueux, ce que nous ferions ?… Nous protesterions avec
toute l'énergie de notre indignation.
Que voulez-vous ? C'est un guignon sur nous, un malé-
fice.
Il semble qu'un magicien, aimé du Diable, ait reçu de lui
le pouvoir de jeter des sorts grotesques sur tous les hommes en
évidence et de leur faire faire absolument le contraire de ce qui
semblerait être dans l'évolution naturelle de leur personnage.
Dans cette fin de société tout nous apparaît dans l'illo-
gisme particulier aux songes, dans l'incohérence de ces visions
nocturnes, extravagantes et baroques, où les gens se livrent pré-
cisément à tous les actes que l'on n'attend pas d'eux, où des en-
fants vous sermonnent et où des vieillards, très graves, vous
invitent à jouer aux billes.
Nos pères ont vu la duchesse de Berry essayer de soule-
ver à elle toute seule la Vendée, parcourant la campagne en ha-
bit d'homme, et ils se sont dit : « Palsambleu ! Je ne sais pas si
le fils de cette gaillarde mourra dans son lit, mais, quand il aura
seulement dix-huit ans, il faut s'attendre à le voir débarquer
quelque part et devenir un rude embarras pour le gouvernement
quel qu'il soit. » Le fils de cette vaillante, le descendant du
Béarnais, a consacré quarante ans de sa vie à écrire des lettres
pastorales à ses sujets et les médecins nous ont dit qu'il était
mort d'indigestion parce qu'il avait mangé des fraises trop mû-
res…
On prend pour Président un Maréchal qui a passé sa vie
au feu et on se dit : « Pourvu qu'il ne sacre pas trop et qu'il ne
fasse pas trop brutalement sonner son sabre ! » Le Maréchal
fond en larmes et, quand il faut se servir de son sabre, il s'enfuit
devant une poignée de braillards.
[216]
On a la chance de trouver pour le parti catholique un chef
qui a porté la cuirasse, un homme solide et bien-portant qui est

199
La fin d’un monde

dans toute la force de l'âge… il se met à dire la messe et à distri-


buer des bénédictions aux fidèles…
Il n'y a eu jusqu'ici qu'un Français qui ait organisé une
résistance matérielle effective contre ceux qui venaient l'atta-
quer… et c'était un abbé : le curé de Châteauvillain.

Le cas d'Albert de Mun, d'ailleurs, est intéressant et four-


nit l'occasion d'une étude psychologique piquante.
Tant qu'elle a le régime monarchique, qu'elle regrette si vive-
ment, l'Aristocratie se révolte, se mutine, s'insurge, conspire : il
n'est pas une famille noble qui n'ait été mêlée un jour ou l'autre
à un soulèvement ou à un complot. Aujourd'hui que nous avons
la République, l'Aristocratie est sage comme une image. Ceux
qui conspirent et qui cherchent à s'insurger sont toujours des
plébéiens.
L'obéissance tout ovine des représentants des classes di-
rigeantes est incroyable. Ils auraient suivi jusqu'au bout de la
France le pan de chemise foireux de Crémieux en disant: « C'est
le drapeau national. » Il ne serait pas venu une minute à quel-
ques chefs l'idée de se dire : « Avant d'aller nous faire tuer, si
nous cassions la tête à ces gens qui se sont emparés du pouvoir
sans aucun droit, pour les remplacer par des gens un peu plus
sérieux. » Il en serait de même aujourd'hui. On mettrait au pou-
voir tous les Meyer de la terre, des Gabriel Levy et des Rappa-
port que les hautes classes ne tenteraient rien pour les renverser
et, sur un signe d'eux, iraient à la boucherie comme des mou-
tons.
Je ne parle pas, bien entendu, d'échauffourées ridicules,
de descentes bêtes à propos de rien dans la rue. Je dis qu'il n'y a
nulle disposition prise pour profiter de circonstances même fa-
vorables, nul ferme propos de saisir une occasion pour se révol-
ter, pour compliquer un mouvement populaire éclatant à Paris
par un soulèvement en province, pour faire [217] ce qu'auraient
déjà fait depuis longtemps des nobles et des bourgeois d'autre-
fois92.

92 C'est à proprement parler un appel à l'insurrection que je fais et un

encouragement à mes concitoyens à former des bandes armées pour renver-


ser le gouvernement établi. Je crois, cependant, bon substitut, que tu ne me
poursuivras pas. Il faudrait que tous les jurés sans exception fussent immo-
raux comme des Ven.°. pour me condamner, après avoir entendu le seul
témoin que je ferais citer. J'ajoute qu'il est complètement sourd, ce qui jette-
ra quelque gaieté dans l'assistance. A la question du président qui lui de-

200
La fin d’un monde

Évidemment la Terreur a vaincu. Quelque braves qu'ils


puissent être individuellement, les hommes qui ont perdu tant
des leurs en 1793 ont encore dans les oreilles le roulement des
charrettes et le bruit du couteau en tombant, ce clô sinistre et
sourd qu'a noté Ignotus.
On ne se révolte même pas moralement quand la chose
est sans danger. De Mun ne va pas chez les Juifs, il les déteste, il
les méprise et jamais il n'attaquera Rothschild dans un discours.
Interrogez le, dites-lui :
— Voilà un pays qui commence à mourir de faim, ad-
met[218]tez-vous que nous continuions à demeurer en admira-
tion devant les milliards des Rothschild sans oser y toucher ? Il
a trois milliards aujourd'hui, il en aura 6 dans dix ans, 12 dans
vingt ans, 24 dans quarante ans, la fortune d'un seul homme
représentera l'existence d'un million de familles et nous reste-
rions dans l'attitude des captifs des bas-reliefs invités apportant
les fruits de leurs champs à un Schalmoun-Asir à barbe crespe-
lée qui, en signe de domination, met le pied sur la tête des vain-
cus agenouillés. Qu'en pensez vous ?
— C'est un peu fort.
— Pourquoi ne flétrissez-vous pas, au nom des lois de
l'Église, au nom des droits de notre race, ces exactions usurai-
res ?
— Je ne puis pas…

mandera son âge, il répondra : « Merci, monsieur le président, pas mal, et


vous. »
Comme tout finit par s'expliquer dans la vie, on parviendra à savoir
que mon témoin s'appelle Madier de Montjau et qu'il est questeur de la
Chambre.
— Questeur, monsieur le président, c'est-à-dire investi par la
confiance de ses collègues du soin de veiller sur la sûreté de l'Assemblée, il
est logé, chauffé et blanchi pour cela et reçoit 15,000 francs d'appointements.
— Que voulez-vous à cet homme respectable ?
— Monsieur le président, si c'était un effet de votre bonté, je voudrais
que vous lui demandiez ce qu'il pense de l'insurrection.
— Ce que je pense de l'insurrection, mais je ne puis que vous répéter
ce que j'ai dit à la tribune de la Chambre dans la séance du 27 octobre 1887 :
Le droit à l'insurrection est un droit sacré que le temps a confirmé.
Vous voyez, monsieur le président, que je ne pouvais prendre un
guide meilleur que ce questeur et que la Chambre elle-même, qui, malgré le
déficit du budget, a voté un certain nombre de millions pour faire des pen-
sions aux insurgés de 48. Mes intentions étaient pures : en invitant mes lec-
teurs à s'insurger, j'ai voulu simplement les encourager à faire un placement
à la caisse d'épargne et à se préparer des ressources pour leurs vieux jours…

201
La fin d’un monde

Au fond, l'homme qui a une tournure de vrai paladin,


c'est Hirsch. Il vous dit tranquillement et dédaigneusement, au
mois de novembre dernier : « J'ai tant gagné avec ces bêtes et
ces lâches de Français, que je donne cent millions aux établis-
sements charitables israélites d'Allemagne, de Galicie et de
Roumanie93. »
Cent millions ! Avouez que cela vous a une certaine allure
et, qu'à cette hauteur, l'écumeur de Bourse finit par toucher au
conquistador. Quel contraste dans cet aplomb, dans cette mar-
tialité de financier triomphant et l'attitude d'un de Mun dont la
famille est depuis mille ans sur la terre de France et qui n'ose-
rait pas énumérer et mettre un à un, au pilori, en les nommant
par leur nom, les grands voleurs juifs de Paris !
[219]
C'est toujours ce peintre si intuitif et si profond de l'âme
humaine, ce Carlyle, que je relisais dans les bois, cet été, avec
tant de fruit pour le perfectionnement de ma méthode et tant de
profit pour l'agrandissement de mon intelligence, qu'il faut
consulter sur ces points. Il vous dira que ce qui fait la plus-value
de l'homme, c'est la diminution en lui de la Crainte.
La valeur encore aujourd'hui vaut (Valour is still va-
lue). Le premier devoir pour un homme, c'est encore celui de

93 « Le baron de Hirsch, dit le Figaro du 9 novembre 1887, vient de

donner 100 millions aux différents établissements de charité israélites d'Eu-


rope.
« Cette somme sera partagée entre les œuvres israélites au prorata
de leurs besoins et du nombre d'indigents qu'elles soutiennent. »
En m'envoyant cette coupure du Figaro, un employé de commerce,
qui m'écrivait au nom d'un groupe de ses camarades une lettre pleine de
sentiments élevés, me faisait remarquer qu'au verso de ces quelques lignes,
comme contraste à ce don d'un si méprisant dédain pour le Goym, on lisait le
cri de douleur de nos malheureux ouvriers français: la Chanson de Jean Mi-
sère :
Décharné, de haillons vêtu,
Jean Misère s'est abattu
Au coin d'une impasse !
Dans sa douleur il s'écriait ,
Ah ! mais,
Ça ne finira donc jamais !
Si vous croyez que cette pensée empêchera l'aristocratie de se ruer
chez Hirsch quand il daignera rouvrir les portes de l'hôtel de la rue de l'Ely-
sée, vous vous trompez considérablement. Hirsch, du reste, a la spécialité
des insolences cinglantes contre les Français. C'est lui qui faisait répondre à
un des chefs du parti légitimiste, à propos d'un projet de mariage pour son
fils Lucien mort depuis : « Je suis assez riche pour entretenir la mère mais je
ne veux pas entretenir le père. »

202
La fin d’un monde

subjuguer la Crainte. Il nous faut devenir francs de Crainte, nous


ne pouvons pas agir du tout jusqu'alors. Les actes d'un homme
sont serviles, non vrais, mais spécieux, ses pensées mêmes sont
fausses, il pense aussi comme un esclave et un couard jusqu'à ce
qu'il ait réussi à mettre la Crainte sous ses pieds. Pour un homme
c'est une nécessité d'être, un devoir et une nécessité d'être vail-
lant, une nécessité de marcher en avant, et de s'acquitter en
homme, s'en remettant imperturbablement à la désignation et au
choix des Puissances d'en haut, et, en résumé, de ne pas craindre
du tout. Maintenant et toujours, le degré plus ou moins complet
de sa victoire sur la Crainte déterminera en quelle mesure il est
homme.
Depuis la Révolution les représentants des hautes clas-
ses, même les hommes de dévouement et de vertu, vivent dans
[220] une Crainte perpétuelle, je ne dis pas dans la Peur, re-
marquez-le, de Mun certes n'est pas un homme à avoir peur, je
dis dans la Crainte.
La Peur et la Crainte ne sont pas la même chose. La Peur
est une impression toute instinctive, un mouvement tout physi-
que, la Crainte est un état d'esprit, un amoindrissement du pou-
voir actif de l'être, presque une maladie mentale.
On peut surmonter la Peur : on croit entendre des gens
remuer dans l'ombre, la nuit, dans son jardin, on va de ce côté,
et l'on s'aperçoit que c'est une feuille qui tombe, on guérit diffi-
cilement la Crainte.
Demandez à des Catholiques, très courageux personnel-
lement, ce qu'ils craignent, ils vous répondront, en modifiant un
peu le vers de Racine:
Je crains tout, cher Abner, et n'ai pas d'autre crainte.
En résumé le socialisme catholique, en France du moins,
se réduit à un bénévolat incontestable pour l'ouvrier, à un désir
très réel de soulager ses souffrances par la Charité, mais à la
condition de ne rien changer à l'ordre social actuel.
Les Catholiques semblent obéir à un impérieux besoin de
monter la garde autour d'une société qui est la négation de tous
leurs principes, ils exercent avec conviction, au profit de la
Franc-maçonnerie qui les bafoue, une sorte de police supérieure
destinée à faire tenir tranquilles les prolétaires en leur parlant
du ciel.
A ce point de vue on a pu dire que le fondateur des Cer-
cles ouvriers n'avait point changé d'état, qu'il avait permuté seu-
lement et quitté les cuirassiers pour entrer dans la gendarme-
rie…

203
La fin d’un monde

Tous les chefs sont ainsi94. Il faut lire le discours sur les
[221] Rapports de la propriété et du travail, prononcé le 10 mai
1887 dans la première séance de la seizième assemblée des Ca-
tholiques par M. Chesnelong, qui est certainement un des
hommes les meilleurs que la terre ait portés. Ce discours, qui ne
tient pas moins de seize colonnes du Monde95, est une œuvre
extraordinaire et c'est un véritable tour de force que de pouvoir
oratorer si longtemps sans toucher à une réalité.
L'orateur ne se doute évidemment pas de la situation
économique actuelle, il n'a pas pris la peine de parcourir Karl
Marx, Lassalle ou même la Quintessence du socialisme, de
Scheffle, il parle du Capital comme Mably parlait des rois francs
vêtus de peaux de bêtes et de leurs sauvages amours. « Si je
connaissais, fait dire l'historien à une reine barbare s'adressant
à Childéric, un plus grand héros ou un plus galant homme que
vous, j'irais le chercher jusqu'aux extrémités de la terre. »
Si M. Chesnelong n'a pas lu Karl Marx, il semble n'avoir
guère lu davantage l'Évangile et les Pères de l'Église. Sans forcer
la note, en effet, et sans tirer des paroles de saint Chrysostome
et de saint Basile des conclusions communistes, il est incontes-
table que les docteurs qui se rapprochent le plus par le temps
des traditions du Sauveur n'ont pas eu des préventions favora-
bles pour les riches, en dehors même de l'emploi qu'ils font de
leurs richesses.
Lorsque Notre-Seigneur dit : « Il est plus aisé à un cha-
meau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer
dans le royaume des cieux » il ne parle pas d'un mauvais riche,
mais d'un riche qui pratique les commandements et distribue
d'abondantes aumônes.
C'est à tous les riches que saint Jacques s'adresse lors-
qu'il écrit :
Dieu n’a-t-il pas choisi ceux qui étaient pauvres dans
ce monde pour être riches dans la foi et héritiers du royaume
qu'il a promis à ceux qui l'aiment ?
[232]
Et vous, au contraire, vous déshonorez le pauvre. Ne
sont-ce pas les riches qui vous oppriment par leur puissance ? Ne

94 Il convient de faire exception pour le R. P. de Pascal qui, dans une

brochure : La Juiverie, dont la sensation a été si vive, a résolument abordé le


problème social et montré l'impossibilité pour une société d'exister avec des
parasites qui, sans produire, drainent sans cesse l'argent produit par le tra-
vail des autres. Voir aussi le volume intitulé : Au peuple, par l'abbé Harispe,
et une brochure : de l'Ouvrier et du respect, par l'abbé Fesch.
95 Monde, 13 mai 1887.

204
La fin d’un monde

sont-ce pas eux qui vous traînent devant le tribunal de la Jus-


tice ?
Ne sont-ce pas eux qui déshonorent le nom auguste
du Christ dont vous avez tiré le vôtre ?
Vous, riches, pleurez, poussez des cris et comme des
hurlements à la vue des misères qui doivent fondre sur vous.
La pourriture consume les richesses que vous gardez,
les vers mangent les vêtements que vous avez mis en réserve.
La rouille gâte l'or et l'argent que vous cachez et cette
rouille s'élèvera en témoignage contre vous et dévorera votre
chair comme un feu. C'est là le trésor de colère que vous amassez
pour les derniers jours.
Sachez que le salaire que vous faites perdre aux ou-
vriers qui ont fait la récolte de vos champs crie contre vous, et
que leurs cris sont montés jusqu'aux oreilles du Dieu des ar-
mées 96.
Bien des siècles après, Bourdaloue, qui n'est certes pas
un prédicateur de guerre sociale, s'arrête, anxieux, devant la
constitution de certaines propriétés et dit :
« Il y a à l'origine des grandes fortunes, des choses qui
font trembler. »
Avec Chesnelong, l'antienne change : les titres de rentes
lui paraissent des titres à un commencement de canonisation et
nous retrouvons les privations méritoires du philanthropique
Schulze (de Delizch)97.

96 Épitre de saint Jacques, ch. II, V. 5, 6, 7 ; ch. V, 1 et 2.


97 Tout le monde connaît la fameuse brochure de Lassalle: Capital et
travail, ou M. Basliat-Schulze (de Delisch).
Ce Schulze (de Delizch) personnifiait un type assez commun chez les
protestants et qu'on rencontre fréquemment dans l'est de la France, le manu-
facturier libéral, le négrier sentimental, le bourreau bienfaisant. Il exploite
les travailleurs plus durement que les autres, mais il s'affuble du petit man-
teau bleu du philanthrope, il fait bâtir des cités ouvrières sur des terrains
invendables et présente ce placement comme un acte de munificence. Il écrit
dans des revues d'économie politique, achète quelques actions d'un journal
grave comme le Temps et s'y fait louer. Quand il ne peut pas arriver à se
comprendre lui-même, il s'attache, comme Menier, un jeune écrivain beso-
gneux et le charge de rédiger pour lui.
Quoi qu'il en soit, ce Schulze (de Delizch) n'eut point une inspiration
heureuse en s'attaquant à Lassalle. Vous comprenez que lorsque le Juif est
doublé d'un fantaisiste et d'un artiste comme chez Lassalle et qu'il veut dire
la vérité sur toutes les impostures des économistes modernes, il ne fait pas
bon discuter avec lui. Le malheureux Schulze (de Delizch) s'en aperçut. Le
Juif à l'esprit terrible prit par la peau du cou ce Protestant prudhommesque,
le roula clans ses sophismes, dans ses tartufferies, dans ses mensonges, le
cribla de quolibets, le larda d'épigrammes, le déchiqueta avec une férocité
spirituelle qui excita dans toute l'Allemagne un universel éclat de rire. Ja-
mais exécution ne fut plus complète.

205
La fin d’un monde

[223]
D'après l'orateur du congrès catholique, la propriété in-
dividuelle est « le Droit lui-même en acte ».
Je le veux bien, mais qu'entendez vous, ô Chesnelong,
par la propriété individuelle ? Vous me dites :
Dans le système de la propriété individuelle, le tra-
vail marche vers la conquête de la propriété, et quand, à force de
fatigues, à force de soins, quelquefois à force de privations très
méritoires 98, il a fait cette conquête, l'homme la garde, il s'y sta-
bilise, en quelque sorte, il la garde pour assurer la sécurité et
l'indépendance de sa vie et celles de sa famille. La propriété indi-
viduelle est donc, à vrai dire, une consolidation de travail accu-
mulé, et elle repose sur ce principe de stricte justice que si l'on
est maître de son tra[224]vail, on est maître aussi des fruits de ce
travail. Et de même que l'homme se survit dans sa postérité, il

Comme l'eau qu'il secoue aveugle un chien mouillé,


Cette pluie de sarcasmes qui lui tombait à droite et à gauche anéantit
littéralement ce pauvre Schulze qui, atterré, n'osa risquer un mot de réponse.
98 Nous y sommes ! Voilà « les privations méritoires » que Chesne-

long a été ramasser dans le bagage de Schulze, alors qu'il n'aurait eu qu'à
s'inspirer de la doctrine catholique pour parler de la plus magnifique façon
des principes véritables sur lesquels se fonde le droit de propriété.
La vibrante réplique de Lassalle au Protestant Schulze peut s'appli-
quer au Catholique Chesnelong.
« Le profit du Capital est le salaire des privations ! Mot heureux,
impayable ! Les millionnaires européens sont des ascètes, des pénitents in-
diens, des stylites qui, un pied sur une colonne, le visage blême, les bras et le
corps penchés en avant, tendent leur assiette au peuple pour recueillir le
salaire de leurs privations ! Du milieu du groupe saint s'élève très haut, au-
dessus de ses co-pénitents, comme premier ascète et martyr, la maison Roth-
schild. Voilà l'état de la Société ! Comment ai-je pu le méconnaître à ce
point ?
« Quels débauchés et quels libertins doivent être ces travailleurs, à
moins qu'ils n'aient secrètement des maîtresses, des villas et des maisons de
campagne où ils fêtent leurs orgies, puisqu'ils ne touchent aucun salaire de
privations !
« Mais, plaisanterie à part, car il n'est plus possible de plaisanter ici
et la plaisanterie la plus amère éclate involontairement en révolte ouverte ! Il
est temps, il est bien temps d'interrompre la voix de ces castrats par le gron-
dement d'une rude basse ! Est-il possible — tandis qu'il en est du profit du
Capital comme nous l'avons déjà suffisamment démontré et le démontrerons
encore plus complètement, tandis que le Capital est l'éponge qui suce tout le
surplus du travail et toute la sueur du travailleur, ne lui laissant que l'indis-
pensable pour son existence — est-il possible qu'on ait le courage de qualifier
devant les travailleurs le profit du Capital de salaire de privations de capita-
listes qui se macèrent ? On a le courage de jeter publiquement à la face des
travailleurs, de ces infortunés prolétaires, cette dérision, ce sarcasme inqua-
lifiable ! La conscience n'existe donc plus du tout et la honte a-t-elle fui chez
les bêtes ? »

206
La fin d’un monde

doit se survivre aussi, au profit de ses descendants dans la pro-


priété qu'il a conquise par son travail. C'est l'héritage, et il n'est
pas moins sacré que la propriété personnelle elle-même, car il
repose sur ce principe que les enfants sont la continuation du
père et qu'ils ne peuvent être déshérités des sueurs que le père,
plus soucieux d'eux que de lui-même, a le plus souvent versées à
leur service. (Très bien ! et applaudissements.)

Je ne désire déshériter aucun enfant « des sueurs de son


père », mais enfin, au moment de l'emprunt pour la libération
du territoire, les Rothschild ont gagné en une semaine 450 mil-
lions. Vous me ferez difficilement croire qu'ils ont pu suer en
huit jours pour 450 millions. Ce serait alors un cas pathologi-
que…
M. Sourigues a raconté, en pleine Chambre, l'histoire
d'un certain emprunt du Honduras, dont M. Chesnelong a cer-
tainement entendu parler. On avait trouvé moyen d'emprunter,
pour un pays de 500,000 habitants, pays aride, sans industrie et
sans culture, où pas un arbre n'a jamais voulu pousser, 487 mil-
lions sur lesquels les Bichoffsheim, les Scheyer et les Dreyfus
ont mis 140 millions dans leur poche.
[225]
Vous aurez peine à me faire accepter, mon cher monsieur
Chesnelong, que ce soit « à force de privations méritoires ni
même, à force de sueurs, que ces bons Juifs aient pu parvenir
« à stabiliser », selon votre expression, cette conquête de 140
millions.
Admettez-vous que ces 140 millions, ainsi enlevés, cons-
tituent ce que vous appelez : « Une consolidation du tra-
vail accumulé ? »
Ces 140 millions ont, cependant, été produits par des
gens qui ont réellement sué ? De quel droit les Juifs expro-
prient-ils ces gens de leur sueur ? Pourquoi, dans votre dis-
cours, vous acharnez-vous sur les socialistes qui veulent modi-
fier les conditions de la propriété individuelle, mais qui ont du
moins cette excuse de travailler, à ce qu'ils croient, dans l'intérêt
de tous, et pourquoi ne dites-vous pas un mot de ceux qui arra-
chent chaque jour cette propriété individuelle aux autres, uni-
quement pour satisfaire leur propre cupidité et leur besoin de
luxe ?
Je me suis laissé dire que, pour ne pas être ainsi dépouil-
lés, nos pères avaient l'habitude de vider le Juif de temps en
temps et même de le brûler, pour enlever à Israël l'envie de re-
commencer de suite. Avez-vous quelque souvenir de cela ?

207
La fin d’un monde

A ce nom de Juif, qu'il a trouvé moyen de ne pas pronon-


cer une seule fois dans une conférence sur la Propriété et le Ca-
pitalisme, ce qui est plus fort que de jouer au bouchon, vous
verriez M. Chesnelong se troubler. Ce n'est pas qu'il soit plus
mêlé au monde juif que de Mun, mais il est convaincu, comme
lui, que le plafond de la salle lui tomberait sur la tête s'il abor-
dait cette question qui a été la question vitale du monde chré-
tien pendant des siècles. Pareil à un homme qui tenterait de ca-
cher Notre-Dame avec un mouchoir, il s'imagine naïvement que
l'on peut déchirer des pages entières de l'histoire de l'Humanité,
faire oublier les Conciles, les Autodafés, les Dominicains, l'In-
quisition…
A quoi cela sert il ? Qui espère-t-on tromper avec toutes
ces [226] réticences, ces prétéritions, ces habiletés cousues de fil
blanc ?
On comprend que l'on cherche à laisser dans la demi-
teinte quelque aventure, plus ou moins prouvée, arrivée à quel-
que prêtre d'autrefois, mais l'Inquisition n'a jamais eu rien de
clandestin. Les Autodafés, que je sache, n'avaient pas lieu dans
des souterrains, ils étaient célébrés au grand jour, sous les ruis-
sellements du soleil, au chant des hymnes, au bruit des cloches
sonnées à toute volée. On serait mal venu à excuser ces actes en
les mettant sur le compte des temps barbares : Les Autodafés
avaient lieu à l'époque où l'Espagne avait ses plus vaillants capi-
taines, ses plus audacieux navigateurs, ses plus savants théolo-
giens, ses plus illustres poètes, ses plus fameux artistes, où ses
grands hommes s'appelaient Pescaire, le duc d'Albe, don Juan
d'Autriche, Farnèse, Fernand Cortez, Lazarre, Cervantès, Calde-
ron, Lope de Vega, Alonzo Cano, Velasquez, Murillo.
C'est un fait social qu'il faut prendre tel qu'il est. Les Es-
pagnols ont dit aux Juifs et aux Judaïsants : « Nous ne voulons
pas du système juif, nous ne voulons pas être réduits en escla-
vage, nous ne voulons pas travailler pour vous procurer des ri-
chesses. »
La meilleure preuve, du reste, que tel était le sentiment
de tous, c'est qu'encore aujourd'hui, malgré tous les Baüer, au-
cun Espagnol, quel qu'il soit, ne travaille la dixième partie d'un
ouvrier parisien, ce qui explique que nos voisins se portent tous
à merveille.
Il n'y a jamais eu qu'à Carthagène qu'on ait pu réunir une
population industrielle considérable, et son premier soin a été
de bouter le feu à la ville…

208
La fin d’un monde

Les Dominicains, qui se sont mis à la tête de l'Inquisition,


ont donc été, en même temps que d'excellents religieux, de véri-
tables patriotes, les dignes précurseurs des moines héroïques
qui devaient défendre Saragosse contre les soldats de Napoléon.
Sans doute, les Inquisiteurs n'ont prononcé par eux-
mêmes aucune sentence de mort, mais il ne faudrait pas pous-
ser cet argument jusqu'à la tartufferie comme les cafards de
[227] l'école libérale, quand les chefs du Saint Office remet-
taient un Judaïsant au bras séculier, ils se doutaient un peu de
ce qui allait lui arriver…
Ce qu'il convient de dire, c'est que jamais procédure ne
fut d'une plus admirable équité, d'une plus minutieuse circons-
pection, c'est que jamais tribunal ne prit autant de précautions
contre une erreur possible, que jamais le respect des droits de la
défense ne fut poussé aussi loin99.
Sur ce point-là, nous discuterons, à ciel ouvert, avec les
apologistes infâmes du Tribunal révolutionnaire, avec ceux, qui,
dans les Manuels qu'ils imposent à des enfants, n'ont pas un
mot de blâme contre l'assassinat de tant de Français. Nous
prendrons, non pas des récits contestables, mais les procès-
verbaux des séances de tribunaux révolutionnaires, les six vo-
lumes de Wallon par exemple, qui ne s'est occupé que de Paris,
il nous suffira de les presser pour faire sortir de ces pages, ari-
des et froides en apparence, des épisodes à faire tressaillir la
conscience humaine, des égorgements de jeunes filles, de vieil-
les femmes tuées pour un rien, pour avoir gardé une statue de
bonne Vierge chez elles, pour avoir eu une crise de nerfs sur un
banc des Tuileries, près du pont Tournant, en songeant aux exé-
cutions qui avaient lieu à quelques pas.
A ce point de vue, je vous recommande une très jolie
scène esquissée plutôt que racontée à fond dans l'Univers100 :

99 Je vous citerai un point entre mille. L'Inquisition défendait abso-

lument de tenir compte d'aucun propos tenu dans l'ivresse ou même dans un
élan de colère qui rend l'homme irresponsable. Le Tribunal révolutionnaire,
au contraire, regardait l'ivresse comme une circonstance aggravante et
condamnait impitoyablement les malheureux ivrognes coupables seulement
d'avoir proféré quelques paroles malséantes, considérant « que l'ivresse
n'apporte pas de dérangement dans le fond moral de l'homme, mais absorbe
seulement la réflexion et la présence d'esprit nécessaire pour dissimuler ».
Est-il assez Jacobin ce considérant ? Pour les juges de ce temps, être ivre
mort était une vérité, qui se grisait, risquait la mort.
100 Univers, 23 octobre 1887.

209
La fin d’un monde

Un des plus grands écrivains modernes de l'Espagne,


[228] Mme Emilia Pardo, comtesse de Bazan, l'auteur d'une belle
Vie de saint François d'Assise, avait tenu, il y a quelques an-
nées, à voir Victor Hugo, et le poète l'avait reçue avec la simple
et magnifique bonne grâce qui lui était habituelle, il avait parlé à
sa visiteuse de l'Espagne, qu'il avait parcourue tout enfant, à la
suite de son père, puis, pour faire plaisir à quelques galvaudeux
radicaux qui étaient là, il blâma discrètement l'Inquisition.
Mme de Bazan rectifia les erreurs du poète à ce propos et
lui montra quels services avait rendus au pays cette patriotique
institution dont le développement avait coïncidé avec la gran-
deur de l'Espagne.
Soudain, Mme Lockroy, qui est, je crois, d'origine juive, se
tourna vers l'étrangère et, avec un mauvais goût parfait d'ail-
leurs, glapit :
— Madame a sans doute appris l'histoire chez les Domi-
nicains ?
L'Espagnole se leva et regardant bien en face cette mal
élevée, elle lui dit :
— Je n'ai pas eu l'honneur d'apprendre l'histoire chez les
Dominicains, car je la saurais, dans ce cas, mieux encore que je
ne la sais. J'en sais assez pourtant pour ne pas ignorer qu'il y a
eu chez vous, il y a moins d'un siècle, un Tribunal révolution-
naire qui a dépassé toutes les horreurs faussement attribuées à
l'Inquisition qui n'a jamais commis que des actes de justice.
L'Inquisition n'a pas à se reprocher de crime comparable à l'as-
sassinat d'André Chénier101…

101 Quand la comtesse de Bazan rencontrera en Espagne de ces Juifs,


déguisés en apôtres de la Civilisation et du Progrès, qui rôdent déjà dans son
pays pour le ruiner, le trahir et le livrer à l'étranger, elle n'a qu'à les renvoyer
à l'ouvrage de Wallon, qui n'est pas suspect puisque c'est le père de la Consti-
tution actuelle. Qu'elle demande donc à ces partisans de la grande Révolu-
tion ce qu'ils pensent de cette exécution de frimaire an II où l'on guillotina en
même temps que 24 artisans et laboureurs, 2 garçons de quatorze ans et 2
autres de treize ans. L'un d'eux, déjà lié sur la planche, mais n'ayant sous le
couteau que le sommet de la tête, dit à l'exécuteur : « Me feras-tu beaucoup
de mal ? Carrier vint en fiacre voir cette scène, mais le bourreau mourut
d'épouvante le lendemain. (Voir Taine. Origines de la France contempo-
raine, t. III, p. 288.)
J'ai, d'ailleurs, à la disposition de Mme de Bazan des monceaux de
faits de ce genre. Pour inspirer encore davantage la haine du Jacobin, nous
avions pensé, M. Charles d'Hericault et moi, à écrire un volume consacré
uniquement aux humbles victimes, aux petits, non pas à ceux qui sont morts
pour s'être mêlés plus ou moins à la lutte, mais à ceux qui ont été égorgés

210
La fin d’un monde

[229]
Mme Lockroy rougit un peu sous cette leçon méritée et la
figure blafarde et basse de Simon dit Lockroy se contracta dans
une grimace atroce. Le poète, qui méprisait Lockroy plus encore
qu'il ne le détestait, fut charmant toute la soirée pour la vail-
lante Espagnole.
L'auteur de Ruy Blas ne vécut pas assez pour connaître
Allmayer, mais il avait entendu parler d'Erlanger et, dans son
for intérieur, il jugeait sans doute que les Espagnols n'étaient
point sots lorsqu'au lieu de tuer un poète comme Lopez de Véga
ainsi que la Révolution tua André Chenier ils mettaient le sans
benito soufré aux grands voleurs juifs de leur temps.

On me demandera peut-être, à la fin de ce chapitre,


quelle est la solution que je propose pour mettre fin à une situa-
tion grosse de menaces.
De solution, je n'en découvre qu'une, et je l'ai toujours
proposée sans ambages.
[230]
Français, j'ai un culte véritable pour ceux qui avaient créé
cette France d'autrefois qui était la première nation de l'Europe,
pour des rois comme saint Louis, pour des ministres comme
Colbert.
Qu'a fait Colbert, à l'exemple de tant d'autres avant lui ?
Il a arrêté ceux qui s'étaient enrichis aux dépens de l’Etat et il
les a forcés à rendre gorge.
Qu'avait fait saint Louis pour organiser le monde du tra-
vail ? Il avait mandé Etienne Boileau, il l'avait installé au Palais
et il avait appelé devant lui les anciens de chaque corps d'état.
Après discussions, on fixait sur le parchemin ce qui sem-
blait juste à tous et c'est ainsi qu'a été rédigé le code du travail
qui a duré des siècles.

sans motif aucun, à des vieilles filles non nobles, charitables, qui n'ont jamais
compris pourquoi on les tuait.
Mme de Bazan doit s'expliquer que la presse républicaine française
étant tout entière aux mains des Juifs n'ait que des malédictions contre l'In-
quisition et des adulations pour les tueurs de 93. Il y a un nommé Vaulard,
qui n'ayant pas de profession, s'est imaginé de lécher dans la Justice le sang
qui faisait des taches de rouille sur les vieilles guillotines, on lui a donné une
chaire en Sorbonne pour qu'il pût entreprendre en plein Paris l'éloge du ré-
gime qui a produit Joseph Lebon, Fouquier-Tinville et Carrier.
Ce sont ces scènes de cannibalisme que les républicains bourgeois,
qui jouissent de leur reste, vont célébrer sur tous les tons pendant l'année
1889, après quoi on les exécutera eux-mêmes, et ce sera rudement bien fait…

211
La fin d’un monde

Imitons saint Louis et Colbert, mettons sous les verrous


300 individus juifs, catholiques ou protestants de naissance,
mais qui se sont tous enrichis par le système juif, c'est-à-dire
par des opérations financières. Forçons-les à nous restituer les
milliards enlevés à la collectivité contre toute justice, puis
convoquons une Chambre économique, une Chambre exclusi-
vement composée de représentants du travail et qui adoptera le
régime qui lui semblera le mieux convenir aux intérêts de tous.
Une fois qu'ils auront à leur disposition un capital suffi-
sant pour que le produit de leur travail leur arrive directement,
les ouvriers n'auront plus à se plaindre et je suis convaincu
qu'ils s'organiseront d'une manière très pratique et très sensée.
Aucune révolution violente n'ayant eu lieu, la période de transi-
tion sera très courte et on finira toujours par avoir une paire de
bottes…
Ce que je demande, en un mot, c'est une « révision de la
Révolution », selon l'expression de Jacques de Biez. La liquida-
tion qui a eu lieu en 1789 s'est faite aux dépens des honnêtes
gens et au profit des coquins, des parasites et des exploiteurs
étrangers ; faisons la liquidation de 1889 aux dépens des co-
quins et au profit des honnêtes gens, des Français et des travail-
leurs…
[231]
C'est une amère plaisanterie que de prétendre, qu'en par-
lant ainsi, j'attaque la Propriété. Je respecte la Propriété et je
suis loin de vouloir pousser jusqu'à l'exagération la doctrine des
Pères de l'Église. La Propriété n'a pas le caractère sacro-saint
que lui attribue l'école bourgeoise, mais elle a du bon… pour
ceux qui possèdent ? dira un homme d'esprit. Oui, sans doute,
et même pour ceux qui ne possèdent pas. La plupart des ou-
vriers intelligents sont de mon avis. Malgré l'effroyable démora-
lisation qu'ont semée dans toutes les consciences les tripotages
éhontés de ces dernières années, malgré les haines qui fermen-
tent partout, les prolétaires, pris dans l'ensemble, ne sont ni des
niveleurs, ni même des envieux, ils acceptent très bien qu'il y ait
des millionnaires. Les millionnaires sont comme des fleurs dans
un paysage, il en faut quelques-uns, ils permettent aux indus-
tries de luxe de se développer et ils ont leur raison d'être.
La question change lorsqu'on se trouve en présence de
gens qui, comme les Camondo, les Cahen d'Anvers, les Lebaudy,
les Gamberger, les Ephrussi, les Heine, les Hallet, les Bichoff-
sheim, ont 200, 300, 600 millions parfois, qui n'ont acquis ces
millions que par la spéculation, qui ne se servent de ces millions

212
La fin d’un monde

que pour en acquérir d'autres, agiotent sans cesse, troublent


perpétuellement le pays par des coups de Bourse.
Cela n'est plus une propriété, c'est un pouvoir et il faut le
supprimer quand il gêne. Le comte d'Armagnac était incontes-
tablement propriétaire par droit d'héritage du comté d'Arma-
gnac et Louis XI n'a pas hésité une minute à lui confisquer son
comté102.
Louis XI n’admettrait pas plus que [232] Rothschild ait
trop de milliards, qu'il n'admettait qu'un seigneur féodal eût
trop d'hommes d'armes chez lui. En ceci il raisonnerait parfai-
tement juste, car le pouvoir d'un financier qui a 3 milliards est
autrement redoutable que ne serait le pouvoir d'un seigneur qui
aurait 5 ou 600 hommes d'armes dans son hôtel.

Je ne sais si vous êtes comme moi, mais j'aperçois dans


cette situation, en même temps qu'une usurpation odieuse, un
côté burlesque et charivarique, et certainement il faut que les
Français d'aujourd'hui soient aussi hébétés qu'ils le sont pour
ne pas en être frappés.

102 Les royalistes influents, je l'ai dit, sont absolument étrangers aux
traditions de l'ancienne monarchie, ils ne s'en doutent même pas et n'ont
jamais compris l'admirable figure de Louis XI qui, à notre époque, noierait
dans le sang la féodalité juive. L'école positiviste qui, au point de vue du
mouvement social, a certaines idées élevées, compte parmi les grands hom-
mes auxquels elle rend un culte celui qu'Auguste Comte appelle toujours
« notre éminent Louis XI ». M. Laffitte a fait, il y a quelques années, sur
Louis XI, au point de vue humanitaire, une conférence qui a été très remar-
quée.
Je me souviens d'une belle conversation que j'eus avec un Père Ca-
pucin sur Louis XI et je regrette de ne pas avoir noté ce qu'il m'a dit de cette
mort très saisissante. Quand il est affaibli par la maladie, quand il n'a plus
pour le soutenir cette seconde conscience des rois : la raison d'Etat, le vieil-
lard se débat au milieu de fantômes, dans une agonie horrible. Alors un bon
ermite, un saint, a une illumination soudaine, il se met spontanément en
route pour venir trouver ce roi qui l'a fait si souvent demander inutilement.
Ce détaché du monde apporte le calme des solitudes à ce politique qui a vécu
constamment au milieu des agitations et des complots des hommes. Cet inof-
fensif, ce disciple du doux François, si bon à tous qu'il laissait les oiseaux
faire leur nid dans son capuchon, dit à ce dresseur de potences et d'écha-
fauds : « Vous n'avez point péché en frappant ceux qui dépouillaient le pau-
vre peuple, que votre âme soit en paix ! » Et Louis XI expire paisiblement
entre les bras de saint François de Paule.
Encore une fois, tout ce qu'il y eut d'esprit de virile justice, d'amour
du pauvre dans les répressions terribles de nos rois, tantôt contre les grands
seigneurs, tantôt contre les financiers, échappe à la plupart des royalistes
d'aujourd'hui.

213
La fin d’un monde

Vous figurez-vous sur un nouveau radeau de la Méduse


un monsieur qui a emporté une petite succursale de Potel et
Chabot : jambons succulents, pâtés exquis, andouillettes savou-
reuses, dindes truffées, primeurs délicates ? « C'est ma proprié-
té » murmure-t-il, et nos amis des Cercles catholiques, qui sont
sur le radeau avec les affamés, vous disent [233] « C'est sa pro-
priété ! Si vous le voulez bien, mes chers frères, nous allons
nous mettre en prière afin d'obtenir que la digestion de ce mon-
sieur soit heureuse… »
La vérité, encore une fois, est que le droit de propriété a
des limites comme toutes les choses humaines. Quelque exten-
sion qu'on consente à lui accorder, il finit au moins quand un
homme a pu se procurer personnellement toutes les satisfac-
tions matérielles qu'il peut désirer en ce monde.
Je crois que, sous ce rapport, on se montrera fort large si,
comme je l'espère, la liquidation sociale est faite, non par quel-
ques groupes exaspérés et haineux, mais par tous les Français
revenus au sens commun qui distinguait leurs pères103 ?
On dira aux rois de la Finance : « Qu'est ce que vous vou-
lez ? Des filles, des chevaux, des chasses, des cuisiniers ? Qu'est-
ce qu'il vous faut pour cela ? 20 millions ? Est-ce assez ! En vou-
lez-vous 30 ? En voulez-vous 35 ? »
Je suis persuadé, d'ailleurs, qu'on aura les plus agréables
surprises. Voilà, par exemple, Mlle Hélène de Rothschild qui en
se mariant, a retiré 372 millions de la banque des Rothschild.
On les lui a offerts en Saragosse, mais, comme, d'après la loi, les
fonds de mineurs ne peuvent être placés qu'en rentes sur l'Etat
ou en immeubles, elle a décliné le Saragosse, ce qui prouve que
c'est une personne d'esprit.
[234]
372 millions pour un jeune ménage, c'est beaucoup,
quand il y a tant de gens qui meurent de faim…

103 On exagère beaucoup, à mon avis, la facilité qu'auraient les mil-

liardaires de dénaturer leur fortune. Si l'opération était faite prestement, elle


réussirait et les représentants de la Haute Banque trouveraient en quelques
heures, pour sauver leur vie, les 5 milliards qu'ils ont trouvés si vite en 1871
pour réaliser une opération fructueuse.
Les Positivistes se sont occupés de cette question et ont réclamé une
mesure qui éviterait que les grandes fortunes ne deviennent insaisissables, il
suffirait pour cela que la loi admette seulement les actions nominatives et
non plus les actions au porteur. Comment se fait-il qu'il ne se trouve pas un
député, un seul, pour proposer une mesure de ce genre ? Ce serait une excel-
lente occasion de compter par le nombre de ceux qui s'opposeraient à cette
loi les représentants ouvertement aux gages d'Israël.

214
La fin d’un monde

Qu'est ce qui vous dit que Mme Van Zuylen ne pense pas
comme nous et qu'elle ne répondra pas quand on viendra lui
redemander cette fortune : « Ah ! Monsieur, il y a longtemps
que je voulais la rendre, mais je ne savais quel moyen prendre.
Vous m'en laissez trop ! Une voiture pour me promener, un
cheval pour aller au Bois le matin, un hôtel avenue des Champs-
Elysées, une riante maison de campagne, des arbres, des
chiens ! Je vais être heureuse comme une reine, et je n'aurai
plus sur la poitrine ces millions qui m'étreignent comme les ser-
res d'un gros oiseau noir, ces millions qui m'ont fait si long-
temps douter de l'amour et qui m'empêchent encore de croire à
l'amitié. »
La baronne James de Rothschild en aurait peut-être dit
autant. Elle a laissé six cents millions, rien qu'en valeurs fran-
çaises, et elle ne mangeait que de la bouillie… Qu'on lui eût
permis de manger cette bouillie dans une écuelle ornée de pier-
res précieuses, qu'on lui eût donné dix domestiques pour la lui
servir, je le veux bien. Mais enfin, on n'a pas besoin de 600 mil-
lions pour manger de la bouillie, et cet argent aurait été plus
utile aux Français, auxquels le baron James les avait évidem-
ment pris, puisque les Rothschild possédaient 10 millions en
tout quand ils sont arrivés en France…
Ces grandes reprises monétaires, auxquelles le Juif était
habitué jadis, ne l'effrayent pas tant qu'on se l'imagine, il est
plus avide qu'avare et il sait trop par quels moyens faciles il a
subtilisé cet argent, pour ne pas trouver tout simple qu'on le lui
reprenne le jour où les Aryens jugeront que cette mystification a
trop duré.
Par malheur, de Mun et les Catholiques influents tablent
sur des apparences, sur des semblants, et ils ne comprennent
pas que la puissance juive s'évanouirait le jour où un être de
réalité et de raison saine irait droit à ces fantasmagories. Ils
aperçoivent les princes d'Israël, insolents et maussades, [235]
dans les salons d'une aristocratie avilie, et ils ne se doutent pas
que leur attitude sera déjà bien changée quand, pour aller à Ma-
zas, ils auront traversé la place de la Bastille, au milieu de la
foule attirée au dehors par le galop des chevaux de l'escorte… Ils
ne soupçonnent pas combien toutes les questions seront vite
réglées, lorsqu'on montrera aux prisonniers, par la porte de la
cellule entr’ouverte, un officier sûr attendant des ordres et se
promenant dans la cour devant un peloton de soldats, fusils
chargés, l'arme au pied……

215
La fin d’un monde

LIVRE SEPTIÈME

LE MONDE POLITIQUE

GUERRE A L'EXTÉRIEUR -
BANQUEROUTE A L'INTÉRIEUR

La situation est simple.— La logique des faits . — Grâce à sa richesse la France


pouvait espérer lutter à armes égales avec l'Allemagne.— La Franc-
Maçonnerie juive, maîtresse du pouvoir, nous enlève cette ressource et ruine
la France.— La sincérité de M. Laur.— La Banqueroute fatale le jour même
de la déclaration de la guerre.— Ce que devraient faire les députés conserva-
teurs.— Le fantastique particulier de cette phase sociale.— Le désordre turc
et le désordre français.— Les Guignols d'encre.— La Cour des Comptes.— Le
tombeau de papier.— Les comptes de l'Exposition universelle de 1878.— La
France sans marine.— Les fuites de vérités.— Quand on ne pille pas on gas-
pille.— La débâcle des mensonges.— Le contrôle du Sénat.— La vertu de
Donnot.— Le vol à la tire au Palais-Bourbon.— Les députés qui dérobent des
serviettes.— La question extérieure.— La France ne parle plus.— Bouche
cousue.— M. Jules Delafosse et ses discours sur la politique extérieure.— Les
vieux subornent les jeunes.— L'opinion en Allemagne.— La France attend le
signal de la presse juive pour penser.— La suggestion journalistique.— Fan-
faronnade ou aplatissement.— La presse française aux pieds de Frédéric
III.— Les louanges écœurantes.— Wolff et Blowitz.— Les souvenirs de la
guerre.— La réponse de Frédéric III.— Les outrages et les vexations à la fron-
tière.— Le gouvernement français endure tout.— La France de Louis XIV et
la France d'aujourd'hui.— Chantons le grand air de 89.— Les protestations
de quelques journaux.— Les souvenirs d'un diplomate. Herbette à Berlin.

Dans ses grandes lignes, la situation politique est simple ;


elle se résume en deux mots : au moment qui semblera favora-
ble à la Haute Banque juive : guerre à l'extérieur et banqueroute
à l'intérieur.
J'ai expliqué déjà la logique de cette situation à nos lec-
teurs, dans la préface de l'édition populaire de la France Juive.

216
La fin d’un monde

Légèrement inférieure à l'Allemagne, au point de vue du


nombre de soldats, la France avait pour elle une force considé-
rable qui rétablissait l'équilibre : elle était riche…
Elle aurait pu constituer un trésor de guerre plus
considérable que celui de Spandau. Elle pouvait dire à la Russie
« Mettez sur pied des centaines de milliers d'hommes, battez le
rappel dans toutes les steppes, faites des appels de clairon à tou-
tes les extrémités de votre immense empire, nous garantissons
tous les emprunts. »
Maître du Parlement par la Franc-Maçonnerie, qui
est tout entière entre les mains des Juifs allemands, Bismarck a
trouvé moyen de nous enlever cette arme. En quelques années,
les députés républicains ont augmenté notre dette de six mil-
liards en rente consolidée, plus deux milliards en dette flottante.
La France est aujourd'hui aux abois. Sans guerre nous avons plus
dépensé que Napoléon 1er pour conquérir l'Europe. L'invasion
des républicains nous a coûté plus cher que l'invasion allemande.
A quoi ont servi ces sommes fabuleuses ? A rien. Cet
argent est passé, comme on dit aux champs, « en fiente d'oi-
seau ».
Quel est le Français travailleur et honnête qui puisse
se lever et dire : « Ce gigantesque déplacement monétaire m'a été
utile, à moi » ? Quel est l'ouvrier, le facteur rural, le petit em-
ployé, qui osât m'écrire, en signant de son nom : « On a emprun-
té des sommes folles, mais du moins on a consacré une partie de
cet argent à améliorer mon sort ! »
Ce remuement d'or n'a profité qu'aux Juifs, et la
meilleure preuve c'est que, si le facteur rural et le petit employé
se trouvent toujours dans la même situation, si l'ouvrier mourant
de [239] faim frappe en vain à la porte d'usines qui se ferment
partout, les Juifs que nous avons vu arriver en 1871 et en 1872,
traînant la savate et vivant du commerce des lorgnettes, ont au-
jourd'hui les plus beaux hôtels de Paris et les chasses princières
des départements. Prenez dans le Gaulois la liste des invités
d'une grande fête mondaine ou des spectateurs d'une représenta-
tion extraordinaire quelconque, et demandez aux Hébreux qui fi-
gurent là au premier rang ce qu'ils avaient il y a vingt ans. S'ils
n'avaient pas et s'ils ont, il a bien fallu qu'ils prennent quelque
part ce qu'ils ont…

Quelques rares députés de la gauche disent franchement


la vérité, comme M. Laur par exemple…
Je n'ouvre pas un journal sans constater qu'on se moque
de cet homme que, d'ailleurs, je ne connais aucunement, mais
j'avoue que tout ce que j'ai vu de lui m'a souvent paru avoir un
certain bon sens. C'est l'histoire de M. de Gavardie : les républi-
cains qu'il gênait, parce qu'il était moins pusillanime que les
autres sénateurs de droite du Sénat, avaient trouvé ingénieux
d'en faire une espèce de grotesque, et les conservateurs, tou-

217
La fin d’un monde

jours complaisants pour les facéties républicaines, avaient fini


par accepter cette légende.
Que dit donc Laur ?
Si la guerre était déclarée tout à coup, vous auriez à rem-
bourser immédiatement 768 millions d'obligations à court
terme, plus un certain nombre de cautionnements et de dépôts
qui porterait à 1 milliard la somme immédiatement exigible.
Vous auriez, en outre, à rembourser, tout au moins, un
milliard sur les dépôts de caisse d'Épargne qui se montent à 2
milliards 500 millions. « Et, chose qui devrait remplir de
crainte et de douleur tous les Français, vous n'avez rien, abso-
lument rien au budget pour prévoir le remboursement de ces
échéances. C'est comme si un commerçant brûlait volontaire-
ment son livre de traites à payer104 ».
Pour entrer en campagne, il faudrait au moins un em-
prunt [240] de 1 milliard et demi105. Comment espère-t-on réus-
sir cet emprunt, si la veille on a fermé le guichet au nez des gens
qui venaient réclamer le remboursement de ce qui leur était dû,
et comment ne fermerait-on pas le guichet au nez des gens
puisqu'on n'a rien à leur donner ?
En un mot Laur dit ce que devraient dire les députés de la
droite. Si les conservateurs avaient le sentiment des intérêts qui
leur sont confiés, ils devraient, sans grandes phrases, sans longs
commentaires, résumer l'état du pays devant leurs électeurs,
par de petites affiches placardées partout et fréquemment re-
nouvelées.

104 France, 6 juillet 1888.


105 Les hommes d'intelligence et de cœur auxquels je me suis efforcé
d'apprendre à bien voir comment s'organise une campagne de presse, la pen-
sée secrète que cachent quelques lignes qui semblent jetées au hasard sui-
vent avec attention les efforts incroyables qui sont faits depuis quelque
temps par la Banque juive allemande pour rendre impossible ce dernier em-
prunt dont le succès serait déjà problématique. L'unique moyen est de lancer
de suite un emprunt d'un milliard qui serait le coup décisif porté à nos finan-
ces.
On annonce qu'il y aura un emprunt, l'Agence Havas dément, la
Presse affirme que toutes les dispositions matérielles sont déjà prises au
ministère des Finances, on dément encore, mais plus faiblement. On prépare
ainsi l'opinion peu à peu, et au dernier moment, quand on aura acheté assez
de députés, on lancera l'opération sous une forme plus ou moins déguisée.
La droite, qui avait solennellement promis de ne consentir à aucun emprunt,
a voté en partie pour la dernière conversion qui n'était qu'un emprunt dégui-
sé ; l'influence de quelques faiseurs qu'elle compte parmi ses membres la
décidera à voter encore cette fois.

218
La fin d’un monde

« Exclus de la commission du budget, étrangers aux tri-


potages et aux vols des républicains, nous tenons, à la veille des
événements qui approchent, à établir nettement la situation
devant la France. Voilà où les Juifs et les Francs-Maçons qui
nous gouvernent nous ont conduits… »
Le paysan réfléchirait si on lui expliquait nettement les
choses, si on lui faisait, en quelque sorte, une démonstration au
tableau. « Gouverner, c'est prévoir, » a-t-on dit, on peut ajouter
que prédire c'est se désigner d'avance pour gouverner.
[241]
Les électeurs sauraient un gré infini à leurs mandataires
de leur avoir parlé virilement et loyalement. Dès que la guerre
paraîtrait imminente, les possesseurs de petites économies, qui
forment une classe si intéressante, se précipiteraient pour reti-
rer leurs fonds de la caisse d'Épargne et, comme ceux qui arri-
veraient les premiers, auraient quelques chances de sauver une
partie de leur pécule, ils remercieraient dans leur cœur ceux qui,
en les prévenant, les auraient préservés de la misère noire…
Sur ce point il n'y a nulle illusion à se faire. Pour échap-
per à un cataclysme financier au moment de la déclaration de
guerre, il faudrait un concours de circonstances exceptionnelles,
il faudrait qu'il y eût des hommes d'énergie et de vision nette
dans le parti populaire, il faudrait que des officiers résolus,
comme ceux avec lesquels j'ai causé, fussent placés, à ce mo-
ment décisif, dans des conditions où ils puissent agir immédia-
tement.
Alors, mais alors seulement, l'arrestation soudaine de
tous les membres de la Haute Banque cosmopolite serait possi-
ble et la France n'aurait pas à se préoccuper de la question d'ar-
gent…
Le difficile pour l'historien, c'est d'exprimer le fantasti-
que particulier de cette phase sociale qui ne ressemble à rien
dans le Passé. En Turquie, le désordre financier a encore un cô-
té gai, libre, naturel, les impôts n'arrivent pas à destination, on
ne tient aucune comptabilité, chaque fonctionnaire attrape ce
qu'il peut et, à l'heure nécessaire, l'Islam trouve encore le
moyen, après avoir fait banqueroute à l'Europe, de mettre sur
pied des régiments qui se défendent comme à Plewna.
La situation ici est différente, elle se présente sous l'as-
pect de grands Guignols, non point joyeux, mais sombres, des
Guignols d'encre qui incessamment noircissent du papier, éta-
blissent des bordereaux, dressent des états, et toujours, et tou-
jours défilent, comme des ombres chinoises, à la Caran d’Ache,

219
La fin d’un monde

avec des dossiers sous le bras. Ces dossiers con[242]tiennent


des papiers, et ces papiers ne servent à rien, ne correspondent à
rien, vana vanis…
Il existe une institution qui s'appelle la Cour des Comptes
et qui se prononce de temps en temps sur des pièces de compta-
bilité qui remontent à de lointaines époques.
La loi de règlement des exercices 1872, 1873 et I874,
disait M. Stourm dans l'Economiste français, n'a été rendue
qu'en 1885. Ces vieux budgets ont passé incognito devant le Par-
lement, parmi les projets d'intérêt local.
Le dernier budget dont le contrôle ait fait l'objet d'un
vote est le budget de 1875, réglé par la loi du 21 juillet 1887 tous
les suivants demeurent en suspens. L'arriéré accumulé atteint
ainsi dix années environ. A une telle distance, le contrôle législa-
tif s'évanouit dans l'éloignement et l'oubli.
A quoi peut être utile cette fictivité ? En admettant même
que cette comptabilité fût étudiée avec moins de lenteur, la Cour
des Comptes n'a aucun moyen de contrôle véritable, elle ne dis-
cute que sur des papiers et les trois quarts du temps ces papiers
sont absolument mensongers.
Jamais un conseiller ou un référendaire n'a mis les pieds
dans un arsenal, il s'en rapporte, pour savoir ce qu'il y a dans un
magasin, aux états qui lui sont fournis et ces états sont généra-
lement faux.
Après la guerre du Tonkin, qui ruina notre flotte, Raoul
Duval, qui connaissait merveilleusement ces questions, démon-
tra au ministre de la Marine que les quantités de munitions et
les provisions de charbon qu'il indiquait comme existant dans
les magasins n'y existaient pas, quoiqu'elles figurassent dans les
états.
Ce monde vit dans le papier et meurt dans ce papier. Le
papier de la Cour des Comptes est comparable à des messages
qu'on déposerait dans des boites à lettres condamnées et qu'on
ne relève plus, il n'arrive jamais à un être humain, à un homme
en chair et en os qui, sur la vue de ce papier, ait le droit de se
décider à un acte.
Prenez la déclaration de la Cour des Comptes sur l'Expo-
sition de 1878. Vous y lirez ces considérants significatifs :
[243]
En ce qui concerne les opérations relatives à l'Expo-
sition universelle proprement dite :
Considérant qu'en l'absence de l'état d'inventaire
prescrit par l'article II du règlement du 18 octobre 1816 et com-
prenant tous les objets susceptibles d'être représentés à la fin des
travaux, il n'a pas été possible de s'assurer qu'il a été procédé à la

220
La fin d’un monde

vente de tous les bâtiments et matériaux provenant de l'Exposi-


tion ;
En ce qui concerne l'ensemble des opérations de la
souscription nationale d'encouragement, comprenant notam-
ment le produit de dons en argent, l'achat et l'offre d'objets des-
tinés à être répartis entre les souscripteurs par la voie du sort ;
Considérant qu'au début de l'opération les dons en
argent n'ont point été versés entre les mains d'un comptable pu-
blic, mais recueillis par des tiers et seulement mentionnés au
Journal officiel, que le rapprochement des listes de souscriptions
avec les écritures du comptable a fait ressortir des différences qui
n'ont pu être expliquées, qu'en conséquence, la Cour ne peut cer-
tifier que recette a été faite de l'intégralité des dons en argent
versés par les souscripteurs ;
Considérant que la comptabilité matières du garde-
magasin aurait dû être annexée au compte rendu par l'agent
comptable du Trésor, qu'en l'absence de cette comptabilité la
Cour ne saurait également affirmer que tous les objets achetés et
offerts ont été pris en charge et ont reçu l'affectation prévue par
le décret du 22 juillet 1878 ;
Considérant, en outre, qu'à défaut de la production
du compte-matière, il n'a pas été possible de constater le nom-
bre, la nature et la valeur des lots non réclamés, qui devaient être
vendus pour le prix en être attribué au compte de l'Exposi-
tion106… »
Le moindre doute ne peut subsister devant tous ces
considérants, il est clair comme le jour qu'on a volé. Mais
qu'est-ce que cela fait ? Cela n'empêche pas M. Krantz, frère de
l'amiral Krantz, d'avoir été promu dans la Légion d'honneur et
d'avoir été loué par tous les journaux, même par les journaux
conservateurs. Cela n'empêche pas les commissaires ou les
sous-commissaires qui ont volé ou qui ont laissé voler d'avoir
été décorés en même temps que tous les [244] industriels juifs
qui ont exposé. Cela n'empêchera pas les organisateurs de l'Ex-
position de 1889 de voler à leur tour, si la guerre ne vient pas
disperser tout ce monde.
Qu'est-ce que cela peut faire, encore une fois, aux gens
qui volent aujourd'hui que dans dix ans en constate que leur
comptabilité est frauduleuse dans ce gros amas de papier qui est
un numéro du Journal officiel ?
Dans un pays gouverné despotiquement on pourrait ima-
giner un autocrate ayant mal aux dents, ne dormant pas, pre-
nant un rapport de ce genre sur sa table, par hasard, et disant :
« Qu'on envoie demain en Sibérie ceux qui ont dépouillé
l'Etat ! »

106Journal officiel du 12 juillet 1888.

221
La fin d’un monde

Il n'est pas absolument impossible qu'un derviche


n'aborde le Commandeur des Croyants un vendredi, le jour où il
va à la Mosquée, pour lui dénoncer un fonctionnaire prévarica-
teur, et que le Sultan ne dégrade, séance tenante, le pacha ou le
bey coupable.
Rien d'analogue ne peut se produire en France. Le coût
de l'impression de ce rapport dans le Journal officiel s'ajoutera
aux autres frais de papier qu'a déjà nécessités cette affaire, et il
n'en sera que cela… Vana vanis…
De temps en temps arrive une révélation qui étonne un
peu. On apprend que notre marine est inférieure à celle de l'Ita-
lie, qu'en cas de guerre nous n'aurions que 4 cuirassés à opposer
dans la Méditerranée aux 8 cuirassés italiens, que nos côtes ne
sont pas fortifiées, que nos arsenaux peuvent être enlevés d'un
coup de main107.
C'est curieux tout de même, disent quelques personnes,
[245] d'en être arrivés là avec un budget de 3 milliards, tout à
fait curieux !
Et il n'en est que cela.
C'est tout à fait curieux, effectivement la facilité avec la-
quelle ce monde, qui veut rester tranquille, donne tout son ar-

107 Quoiqu'on n'ait dit que la dixième partie de la vérité à la Chambre,

la lecture du Journal officiel suffirait à nous montrer où nous en sommes.


De tous nos ports, Toulon, dit M. de Mahy, est le mieux pourvu, ce-
pendant il y manque aujourd'hui, d'après le plan définitif prévu : 4 pièces de
32, 4 pièces de 24, 6 pièces de 19.
L'obstruction et la défense des passes sont à l'examen des conseils
spéciaux , la construction des batteries de mortiers est à l'étude, le réseau
télégraphique du commandement, refusé, les communications électriques
souterraines, refusées.
A Rochefort, il manque : 8 pièces de 27, 6 pièces de 24, 8 pièces de
19.
Le réseau télégraphique du commandement n'existe pas ; la cons-
truction des batteries de mortiers, à l'étude ; un hangar pour le matériel des
troupes mobilisées, le crédit n'est pas suffisant pour le construire ; il n'y a pas
de magasin du stock de réserve.
A Lorient, la situation est la même. A Cherbourg, elle est de toute
gravité.
A Cherbourg, l'obstruction des passes par des jetées permanentes ou
provisoires est à l'étude. Le réseau télégraphique du commandement n'existe
pas. Il n'existe dans aucun de nos ports. La construction des batteries de
mortiers, à l'étude. Un appareil Meritens pour éclairer la rade, refusé.
Quant aux torpilleurs de l'amiral Aube, la plupart ont à peu près la
valeur du vieux fer, les autres ne seraient bons qu'à mener au fond de la mer
les hommes qu'on y embarquerait.

222
La fin d’un monde

gent, sans s'enquérir même de ce qu'on en fait et de ceux aux-


quels il le donne.
Des bohèmes de l'industrie comme Constans, l'infidèle
associé de Puig et Puig, réclament des budgets de roi. On croi-
rait qu'un traitement de 200,000 francs dû sembler un rêve ré-
alisé à ce raffalé d'autrefois. Pas du tout, il veut avoir le droit de
disposer librement du budget de l'IndoChine et, comme il s'est
servi du personnel de la Sûreté et des fonds secrets pour former
des dossiers écrasants sur tous les hommes politiques, il le
prend de haut avec eux et leur dit : « Volez à Paris tant que vous
voudrez, mais laissez-moi aller opérer en Orient, » et il finira
par obtenir ce qu'il désire.
Ce qu'on ne vole pas, on le gaspille, et, comme pour la
marine on apprend cela par hasard.
On rit un peu de ce voyage de fonctionnaire subalterne
que le Temps raconte :
[246]
Un administrateur colonial est envoyé de l'Inde à
Mayotte, en passant par la France, puis de Mayotte en Cochin-
chine, accompagné de sa femme, de cinq enfants et d'un domes-
tique.
Ce fonctionnaire a naturellement voyagé aux frais de
l'Etat, et ces déplacements ont coûté, sans compter la solde des
membres de la famille, qui sont des agents de l'Etat, la somme
de 48,864 francs, à savoir, 23,932 francs pour le voyage de
l'Inde à Mayotte et 24,932 francs pour celui de Mayotte à Saï-
gon.
Le voyage d'un officier de commissariat colonial avait,
quelques années auparavant, coûté plus cher encore, il était re-
venu aux contribuables à 80,000 francs.
Ce fonctionnaire, dit le Petit Journal, obtient un
congé de convalescence et vient en France avec sa famille, com-
posée de huit à dix personnes. Le congé expiré, cet administra-
teur part par la voie des Etats-Unis pour Tahiti, toujours accom-
pagné des siens. A peine installé à Tahiti, il est promu au grade
supérieur et désigné pour la Cochinchine. Il se rembarque avec
sa smala, traverse la moitié de l'océan Pacifique, l'Amérique du
Nord, l'océan Atlantique, débarque au Havre, se repose en
France et reprend enfin à Marseille le paquebot de l’Indo-Chine,
qui le dépose à destination. Un an de voyage et plus de 80,000
francs de frais pour ces pérégrinations d'un modeste fonction-
naire !

Ce sont des fuites de vérité, on se hâte de souder le tuyau


et la France se rendort tranquille sur des monceaux de paperas-

223
La fin d’un monde

ses, convaincue qu'elle a une flotte sans pareille, des armées


formidables, des arsenaux pleins, des magasins bourrés jus-
qu'au faîte.
C'est le côté curieux pour l'historien et, ajoutons-le, c'est
la conclusion logique de la Révolution, satanique elle est née,
satanique elle est restée, or, Satan nous apprend l'Écriture, « est
le père du mensonge et il est homicide ». La Société issue de la
Révolution est dévorée par les mensonges comme Sylla fut dé-
voré par les poux, mensongère, elle est également meurtrière,
elle tue, elle empêche tout germe vital de se développer autour
d'elle.
[247]
La belle scène finale, au moment de la catastrophe, ce se-
ra la débâcle des mensonges : toutes ces façades laissant aper-
cevoir la réalité, tous ces vernis qui brillent craquant et mon-
trant un bois pourri, toutes ces baraques qui s'étayent récipro-
quement s'écroulant les unes sur les autres…
Il ne faut point se le dissimuler en effet, tout article du
programme libéral, dès qu'on le soumet à l'expérimentation,
donne comme résultat ce que Proudhon appelait « une bla-
gue ».
On a prétendu que la nation allait désormais contrôler
ses dépenses, c'est pur mensonge. Ce qui est vrai, c'est qu'il exis-
tait un certain contrôle autrefois et qu'il n'en existe plus aucun
maintenant. Ceux qui font semblant de contrôler volent l'argent
qu'on leur attribue pour une fonction qu'ils ne remplissent pas.
En 1882 le Sénat a voté le budget en seize jours, en 1883
en dix-huit jours, en 1884 en onze jours. De quelques facultés
dont la Nature vous ait doués, je vous défie de vous rendre
compte d'un budget de 3 milliards en un si court espace de
temps.
II est vrai que ni Cazot, ni Donnot ne doivent être bien
difficiles sur la régularité des dépenses publiques. On ne voit
pas bien sous la figure d'un Colbert ou même d'un baron Louis
ce Donnot condamné pour banqueroute et auquel le substitut
Lamarche disait dans son réquisitoire :
« Depuis 1880 votre ruine était un fait accompli, et
vous deviez vous considérer en état de cessation de paiement —
je vous l'ai montré par des chiffres pris à l'inventaire.— Eh bien,
quand on gère mal ses propres affaires, on ne se charge pas de
celles des autres. Au reste, le département pouvait se passer de
vous : il n'était certes pas difficile de trouver un candidat plus re-
commandable que le chef de la maison Donnot, car, tandis que

224
La fin d’un monde

vous siégiez dans un fauteuil au Sénat, votre place eût plutôt été
dans une cellule à la Maison centrale.

Voilà de quels membres se compose cette institution que


les membres de la droite du Sénat osent déclarer utile, et [248]
c'est pour conserver un corps, composé de tels individus, qu'ils
refusent de s'associer à la campagne entreprise dans toute la
France pour la suppression du Sénat !

Dans la morte saison, quand les affaires financières ne


vont pas, les députés font le vol à la tire et subtilisent à leurs
collègues leur portefeuille ou leur porte-monnaie.
M. Paul de Cassagnac a raconté dans l'Autorité comment
M. de Kermenguy qui se trouvait dans la salle des correspon-
dances où ne pénètrent que les seuls députés, fut ainsi soulagé
en un tour de main, de sept cents francs en billets de banque, il
avait eu l'imprudence de laisser sur la table une enveloppe
contenant cette somme, pendant qu'il allait déposer une lettre
dans une boîte placée à deux mètres derrière lui, quand il se
retourna l'argent avait disparu.
M. Develle fut volé également dans des circonstances à
peu près analogues.
Enfin, quand décidément rien ne va plus, les députés vo-
lent les serviettes au lavabo de la Chambre. « Toutes les serviet-
tes disparaissent, raconte encore M. Paul de Cassagnac, et sont
enlevées en nombre considérable par des députés qui entendent
se munir de linge à bon marché. » Quant aux savons et aux pei-
gnes nos honorables en emportent tous les jours plein leurs po-
ches.
Si je vous avais donné ces détails dans la France juive
tout le monde aurait protesté et mes amis eux-mêmes m'au-
raient dit : « Vous gâtez votre livre par des exagérations ! » Je
connais des faits plus étonnants encore au point de vue de la
disparition de documents militaires, mais je veux pas nuire aux
officiers supérieurs qui me les ont racontés et je crois préférable
d'attendre.

Trompée indignement sous le rapport financier, la


France ne l'est pas moins au point de vue extérieur.
Jadis la France parlait, elle parlait, même vaincue, elle
parlait pour dire de nobles choses et sa parole était écoutée,
[249] aujourd'hui elle ne parle plus. J'en appelle à tous vos sou-
venirs, avez-vous entendu à la Chambre une belle harangue sur

225
La fin d’un monde

la politique extérieure, un de ces discours que l'Europe lit, dis-


cute, médite ?
Pour parler, on n'a pas besoin d'insulter, ni de faire des
fanfaronnades. Quand on est représentant du peuple dans un
pays qui a dépensé 5 milliards pour son armement et qui peut
mettre 5 millions d'hommes en ligne, on a le droit de discuter
les affaires de ce pays.
Après le Pape, quoi de plus majestueux qu'un évêque ?
Posuit regere episcopos, et, cependant, nos pères, épris d'indé-
pendance, avaient fait une locution populaire de ce mot : « Un
chien regarde bien un évêque. »
Si un chien a le droit de regarder un évêque, un Français
a le droit de regarder M. de Bismarck, et, certes, s'il y a un
homme intéressant à regarder, c'est celui-là. J'aurais trouvé tout
naturel qu'un orateur rendît hommage à la tribune à ce que cet
homme a de vraiment grand, aux services que ce puissant esprit
a rendu à sa Patrie, à la condition que cet orateur parlât aussi de
nous, qu'il dît : « Voilà ce que la France pense, le jugement
qu'elle porte sur l'état de l'Europe, les raisons pour lesquelles
elle veut la paix et les conditions dans lesquelles elle la com-
prend. »
Rien. Tous nos députés ont la bouche cousue, ils se re-
croquevillent sur eux-mêmes, dans une sorte de peur frileuse,
ils se pelotonnent sous la couverture sans oser souffler, comme
une vieille femme qui croit qu'il y a un brigand caché sous le lit
et qui passe sa nuit à claquer des dents sans oser allumer la
chandelle. Tous nos malheurs nous viendront de là…
On crut un moment que M. Jules Delafosse allait prendre
au Parlement l'initiative d'aborder franchement les questions
extérieures et forcer de temps en temps le gouvernement à sor-
tir de ses réticences et de ses équivoques.
Le député du Calvados avait ce qu'il faut pour jouer un tel
rôle. C'est un écrivain de premier ordre, un travailleur [250]
obstiné, un homme jeune solidement taillé, avec de grosses
épaules, le teint monté en couleur, l'air d'un marchand de che-
vaux normand ou d'un gentleman farmer du Lancashire ; issu
de la vieille famille française, de la bonne France d'autrefois, de
la France des paysans, il est adoré dans l'arrondissement de
Vire, où sa candidature est indestructible, il ne trempe pas dans
les sales intrigues des membres de la gauche, qui sont toujours à
l'affût d'un peu d'argent à gagner dans les tripotages cosmopoli-
tes.

226
La fin d’un monde

Les premiers discours prononcés avaient attiré l'attention


sur l'orateur et beaucoup de personnes m'ont dit : « Connaissez
vous M. Delafosse ? Qu'est ce que c'est que ce M. Delafosse ? »
Depuis quelque temps on ne l'entend plus, il s'est laissé proba-
blement enjôler, suborner, enduire, comme on dit, par les chefs
de la droite.
J'ai expliqué cela déjà. Dès qu'un homme a quelque ori-
ginalité, les anciens l'attirent dans des coins, lui chuchotent
d'innombrables recommandations, lui crachouillent dans la fi-
gure, en lui parlant de très près pour n'être pas entendus, et lui
répètent vingt fois, avec des voix fêlées: « C'est très grave, mon
cher, très grave ! » Fort peu ont le courage de répondre : « Vous
n'avez fait que des bêtises depuis que vous êtes dans la vie pu-
blique, laissez-moi suivre ma route et accomplir mon œuvre
comme je l'entends. »
C'est avec cette manie de ne jamais aborder nettement les
questions qu'on est arrivé à vivre depuis tant d'années dans des
alarmes perpétuelles, dans une espèce d'énervement permanent
qui permet, il est vrai, aux Juifs de réaliser de fructueux coups
de Bourse en troublant l'opinion à chaque instant par de fausses
nouvelles, mais qui est désastreux pour un pays impressionna-
ble comme le nôtre.
Dire ceci n'est certes point pousser à des manifestations
intempestives. J'admire beaucoup l'Allemagne, le courage de
ses soldats, le génie de ses penseurs et de ses poètes et je n'ai
jamais consacré ma plume à attiser des haines de peuple.
D'après les conversations que j'ai eues avec des Allemands [251]
appartenant à l'élite intellectuelle, ma conviction est que l'Alle-
magne ne désire pas la guerre autant qu'on le suppose : les es-
prits élevés, là-bas comme ici, voudraient que se réalisât, pour
le bonheur de l'Humanité, le souhait que formulait Pattai, le
député styrien au Reichsradt, dans une lettre adressée par lui
aux étudiants de l'Université catholique de Lille, qui lui avaient
envoyé une adresse de félicitation après un de ses beaux dis-
cours sur la question juive.
Espérons, disait Pattai, qu'il arrivera enfin le temps
où les deux nations qui ont recueilli l'héritage de Charlemagne
oublieront leurs vieilles querelles pour réaliser, sur la base des
principes chrétiens, la réforme sociale. C'est ainsi que nous inau-
gurerions une nouvelle croisade contre l'orientalisme, qui de nos
temps a fait de nouveau victorieusement irruption dans notre
Occident.
Ce qui nous perd, c'est l'attitude lâche, veule, vile qu'a
prise notre gouvernement devant l'Europe.

227
La fin d’un monde

Le malheur aussi est que notre pauvre France ne puisse


plus penser par elle-même, elle est comme un ballon captif, on
la fait monter, puis on tire la ficelle et elle redescend. Il n'y a
plus de nation et il ne peut en exister une sans le sentiment de la
race, sans institutions fixes, sans traditions, il y a des êtres ato-
misés, selon la très fine expression d'Yvan de Simony, ils flot-
tent comme une poussière impalpable dans l'atmosphère, un
coup de vent les soulève : ils tourbillonnent vers le ciel, le vent
s'arrête : ils roulent à terre, la pluie tombe : ils forment une
boue stagnante…

Les Français, au fond, ne savent ni s'ils veulent la guerre,


ni s'ils veulent la paix. Tout dépend du courant d'idées que la
Presse organise tantôt dans un sens, tantôt dans un autre. Il y a
un an le mot d'ordre à Vienne, à Berlin, à Londres était à la
guerre, les coups de Bourse faits, tout le monde est aujourd'hui
à la paix, dans un mois peut-être on sera retourné à la guerre.
La suggestion journalistique s'opère sous nos yeux sans que
personne s'en aperçoive.
[252]
Au gré de leurs journaux, les Français passent de l'outre-
cuidance la plus grossière à l'aplatissement le plus incroyable.
Il y a quelques années, l'étranger pouvait voir toute une
ville en rumeur hurlant, sifflant sur le passage d'un souverain
qui était l'hôte de la France. Ce souverain ne nous devait abso-
lument rien, nous n'avions pas versé notre sang pour lui comme
pour le roi d'Italie, il avait fait purement et simplement ce que
font tous les souverains d'Europe : il avait accepté d'être colonel
honoraire d'un régiment prussien. Le prince de Galles, que Paris
reçoit à merveille, est également colonel prussien, colonel des
hussards de Blücher, si je ne me trompe. L'empereur Guillaume,
non seulement était colonel d'un régiment russe, le régiment de
Kalouga, mais il avait dans une grande armoire l'uniforme des
régiments de tous les pays, dont il était le chef titulaire. Les re-
porters juifs sont allés pieusement flairer cette défroque dans la
garde-robe et ils ont beaucoup écrit là-dessus.
Paris, soulevé comme par un délire patriotique, n'en
montra pas moins le poing à Alphonse XII. « A bas le roi uhlan !
A bas le uhlan ! » L'ambassade d'Allemagne avait intérêt à créer
un incident, elle espérait, que dans la bagarre, un exalté tirerait
sur le roi, elle avait distribué de l'argent à la presse juive et la
manifestation avait été organisée.

228
La fin d’un monde

Regardez d'un autre côté et dites-moi s'il est possible de


se vautrer plus servilement aux pieds d'un ennemi que ne le fit
la Presse au moment de la mort de Guillaume et pendant la ma-
ladie de Frédéric III. Dites-moi s'il est possible d'oublier plus
complètement toute dignité, tout ce qui fait une nation forte, le
souvenir des deuils les plus cruels, la piété envers les morts, le
juste ressentiment de tant d'humiliations endurées et de tant
d'atrocités commises sur notre sol.
La Presse ne se contente pas de saluer froidement et di-
gnement ce vieux Kaiser qui a couvert notre pays de ruines, elle
se roule sur ce cercueil, elle fait l'office de pleureuse à gages.
Wolff, ce naturalisé d'hier, auquel la plus élémen[253]taire dé-
cence aurait dû commander de se taire, s'étale en trois colonnes
sur cet Empereur « qui n'était pas un Empereur tout court, mais
un Empereur particulier », et qu'il nous montre, dans un en-
droit où Wolff ne l'a certainement pas vu, au milieu de la mêlée
à Sadowa, « bravant la mitraille, debout sur ses étriers ».
Après les morts c'est le tour des vivants. L'impératrice
Victoria aurait sauvé du supplice tous les Français au moment
où ils avaient déjà la corde au cou, comme le fit la femme
d'Edouard III pour les bourgeois de Calais, qu'on ne lui prodi-
guerait pas plus de louanges.
Quant à Unser Fritz, « notre Fritz » de la guerre de 1870,
il a toutes les vertus, et un autre Juif naturalisé, Blowitz, que
l'Univers, du reste, a vigoureusement mouché à cette occasion,
déclare que la France se doit à elle-même de témoigner une ar-
dente sympathie à ce massacreur de tant de Français.
Derrière ces phrases, on voit apparaître et se dresser in-
dignés du fond de leur tombe, creusée à la hâte au bord d’un
chemin, au coin d'une haie, non pas les soldats morts en com-
battant, mais les paysans, les francs-tireurs, les prêtres assassi-
nés au mépris de toutes les lois de la guerre, c'est un malheu-
reux vieillard de quatre-vingts ans, M. Perrony, qu'on trouve sur
la route de Chavannes dans l'Orléanais, et qu'on veut obliger à
indiquer où est l'armée française. « Où est l'ennemi ? L'ennemi,
c'est vous ! » Et on le tue à coups de sabre108. Ce sont les habi-
tants de Bougival, fusillés sans motif et auxquels on élevait un
monument l'an dernier, c'est, parmi tant d'autres prêtres, l'in-
fortuné curé de Cuchery, fusillé parce qu'un paysan avait tiré un

108 Les Prussiens chez nous.

229
La fin d’un monde

coup de fusil contre un régiment prussien en réquisition à Bel-


val109.
[254]
Ce sont les paysans de Vaux-Villaine, enfermés dans une
église et obligés de désigner eux-mêmes trois otages que l'on
fusille. On a publié d'effroyables détails sur cette scène.
On citerait des milliers de faits de ce genre et il suffirait
de relire la protestation de M. de Chaudordy ou d'ouvrir les
Prussiens chez nous, d'Edouard Fournier, la France martyre,
de Jules Lermina, ou même un livre récent de Lavisse : Essai
sur l'Allemagne impériale, dans lequel l'auteur, très modéré, on
le sait, rappelle la mort d'un pauvre commerçant estimé de tous
à Amiens et qui avait essayé de défendre sa boutique contre des
soldats ivres. Il fut fusillé sous les fenêtres des otages renfermés
à la citadelle d'Amiens et auxquels on promettait le même sort.
On choisit pour cette exécution de jeunes recrues qui arrivaient
d'Allemagne et auxquelles on voulut procurer le plaisir de tuer
un Français…
Dans de telles conditions, une Presse qui se respecterait
s'abstiendrait, sans doute, d'injurier un mort et un moribond110,
mais elle s'abstiendrait, également, de pomper, avec une langue
enthousiaste, ainsi que l'ont fait un certain nombre de journaux,
les diverses mucosités, purulences et pestilences, qui sortaient
de la bouche du Kronprinz.
Quand toutes ces horreurs se passaient, le Prince impé-
rial avait l'âge d'homme, il était le second personnage de l'Etat,
chef d'armée. La publication de son Journal, si elle [255] dimi-
nue un peu Bismarck, montre que le Prince héritier avait assez

109 « Charles Miroy, curé de Cuchery, âgé de quarante-deux ans, à la


paroisse duquel appartient Belval et qui avait caché et distribué aux habi-
tants des armes, a été arrêté comme instigateur de ces actes hostiles, et en
vertu d'un arrêt du conseil de guerre fusillé aujourd'hui matin à Reims pour
crime de haute trahison envers les troupes allemandes.
« Reims, le 18 février 1871.
« Le gouverneur général,
« De Rosenberg-Gruszczinki. »
110 Un Juif allemand nommé Schwab, vice-consul de France à Mon-

tréal, au Canada, poussa l'absence de pudeur jusqu'à faire mettre en berne le


pavillon du consulat à l'occasion de la mort de l'Empereur d'Allemagne. Les
Alsaciens Lorrains qui, en très grand nombre, ont été chercher un refuge au
Canada, protestèrent avec une énergie extrême et ils s'adressèrent à Flou-
rens, mais il est douteux que celui-ci, qui n'a pas la bosse de la dignité très
développée, leur ait donné satisfaction, surtout à propos d'un vice-consul
juif.

230
La fin d’un monde

d'autorité pour faire accepter à Guillaume, malgré toutes les


protestations, l'idée de rétablir l'Empire d'Allemagne, il aurait
donc pu parfaitement intervenir et empêcher les barbaries
commises.
Quand les obus tombaient sur le Val-de-Grâce plein de
malades, quand des petits enfants roulaient sur la chaussée du
Maine et que leurs entrailles s'éparpillaient dans le ruisseau, ce
Prince qu'on nous dit si sentimental était aux Ombrages, à Ver-
sailles, il n'avait qu'à faire un petit temps de galop jusqu'à la
Préfecture, où habitait son père, à venir dire au vieux Guil-
laume, cher à Wolff : « En voilà assez ! » l'Empereur aurait cer-
tainement écouté son fils…
Ce bombardement, il faut le rappeler, était un acte de
pure sauvagerie, il n'était aucunement justifié par les nécessités
de la guerre puisque l'issue de la campagne n'était pas douteuse,
que les Prussiens n'avaient pas l'intention de donner l'assaut et
que la capitulation n'était qu'une question de jours. Une loi de
justice supérieure veut que ces crimes-là s'expient et le Kron-
prinz, courbé sous les étreintes de la maladie, a dû sentir qu'il
payait quelque chose. Tandis que, pour exprimer sa pensée, il
était réduit à avoir recours à une ardoise, il s'est dit peut-être :
« Si je ne puis plus parler maintenant, c'est que je n'ai pas parlé
quand il fallait, quand ma voix aurait pu arracher à une épou-
vantable agonie ces pauvres diables de paysans qu'on tuait
comme des chiens. »
Avec une Presse pareille, quelle opinion publique voulez-
vous avoir ?
On sait comment Frédéric III répondit aux basses adula-
tions de la Presse juive française. Il fit ce que, somme toute, le
vieil Empereur n'avait pas fait, il autorisa à la frontière d'Alsace-
Lorraine les mesures les plus odieuses et les plus viles.
Il ne faut pas l'oublier, en effet, ce Trajan, ce Titus, ces
Délices du genre humain, vivait encore lorsque les outrages
[256] et les vexations commencèrent. La maçonnique Impéra-
trice aurait pu intercéder, sinon par sympathie pour nous, du
moins, pour que la mémoire de son mari restât pure de ces hon-
tes, elle ne bougea pas.
Je n'écrirai pas que ces scènes honteuses sont encore
dans toutes les mémoires, ce serait une expression parfaitement
inexacte. Affaire Schnæbelé, attentat Kauffmann, tout cela glisse
sur les âmes des Français d'aujourd'hui comme de l'eau sur de
la toile cirée.

231
La fin d’un monde

Par l'ordre de cet Empereur qui va mourir, des fils qui


viennent enterrer leur père sont arrêtés à la frontière. Une
femme de quatre-vingts ans se jette aux pieds d'un douanier
prussien pour qu'on lui permette de dépasser Avricourt et d'al-
ler dans le village allemand qui est en face embrasser sa fille qui
agonise… La maison de la mourante est à quelques pas… Pour
toute réponse, le douanier relève la vieille à coups de crosse.
Une petite fille de cinq ans qu'on renvoyait dans sa fa-
mille ne trouva même pas grâce, devant les gendarmes alle-
mands et l'on dut réexpédier la pauvrette sur Paris !
Il n'est pas jusqu'à une Anglaise qui n'ait souffert cruel-
lement des rigueurs sans nom inaugurées sous ce règne qui de-
vait être le retour de l'âge d'or. On l'arrête à Deutch-Avricourt,
elle demande au moins à sortir une minute de la gare.— Impos-
sible !… — Il faut à tout prix que je sorte… — Vous ne sortirez
pas !— Mais enfin… — Et la pudique Anglaise balbutie un aveu
qui lui coûte.— Soit ! madame, l'Allemagne est généreuse, mais
deux gendarmes vous accompagneront et ne vous quitteront pas
un instant…
C'est toujours ainsi, du reste, que les choses se terminent
avec les Francs-Maçons, princes, fonctionnaires ou simples par-
ticuliers, ils commencent par parler d'émanciper l'Humanité et
finissent par priver les gens des libertés les plus nécessaires.
En présence de toutes ces avanies, le gouvernement ré-
publicain ne tenta absolument rien pour affirmer son droit à
[257] être respecté. Ce n'est que tardivement, et sous la pression
de l'opinion publique, qu'il se décida à prendre contre les étran-
gers quelques mesures qui probablement ne seront jamais exé-
cutées. On expulsait les correspondants de journaux français, il
n'expulsa pas les correspondants de journaux allemands qui
exercent publiquement ici le métier d'espion, qui insultent la
France soir et matin111.
111 Il est véritablement stupéfiant de voir un pays en arriver à ne plus

oser se défendre lui-même, appliquer ses propres lois.


L'espionnage a existé de tout temps et ce ne sont pas les Allemands
qui l'ont inventé. Il suffit de travailler une heure aux Archives du ministère
des Affaires étrangères pour être émerveillé de la façon dont Louis XIV avait
organisé dans tous les pays du monde son système d'informations.
C'est à chaque peuple de se protéger et les Allemands n'y manquent
pas, à chaque instant on juge chez eux un procès de haute trahison. La
France n'ose même plus juger les espions arrêtés sur notre territoire. Sur
cinquante espions pris en flagrant délit l'an dernier pas un seul n'a été pour-
suivi, les ministres refusent d'appliquer la loi sur l'espionnage. L'affaire
Châtelain à laquelle on aurait dû donner une publicité énorme a été jugée à
huis clos. Il a été déclaré par des officiers français qu'un soldat qui trahit son

232
La fin d’un monde

Que dis-je ! Ce gouvernement de Juifs et de Naturalisés


continue à donner aux Allemands des secours qu'on refuse à de
malheureux Français. De tous les étrangers secourus à Paris, les
Allemands sont les plus nombreux. Sur mille étrangers inscrits
au contrôle des bureaux de bienfaisance, 10 sont anglais, 18 au-
trichiens, 70 hollandais, 76 italiens, il espagnols, 33 russes et 34
suédois, tandis que 273 sont allemands.
On songe devant cette pauvre France ainsi meurtrie sous
[258] le talon du Germain au temps où Louis XIV mettait le feu
à l'Europe parce qu'on avait osé discuter le pas à son ambassa-
deur, à la place que tenait encore dans le monde le vieux roi
vaincu, à la veille de 89, où l'on signait à Paris le traité qui enle-
vait l'Amérique à l'Angleterre.
Allons, Carnot, c'est le moment d'attaquer le grand air de
89 : « Jusqu'en 89 la France était la dernière des nations, au-
jourd'hui elle est glorieuse entre tous les peuples. »
Les Clemenceau, les Floquet, les Anatole de la Forge, les
Lockroy, que les outrages de l'Allemagne laissent bien indiffé-
rents, reprendront le refrain après le président.

Sans doute, il y a, de temps en temps, quelques protesta-


tions de la presse française contre la situation humiliée qui nous
est faite, et, au moment de la mort de l'empereur Guillaume et
de l'avènement de Frédéric III, deux journaux dont la manière
de voir n'est généralement pas la même, l'Univers et l'Intransi-
geant, se sont élevés tous les deux contre les ridicules dithy-
rambes dont l'ambassade d'Allemagne doit savoir le prix.
Que l'Univers soit patriote, cela semble tout naturel
puisqu'il est chrétien, mais cela étonne davantage d'un journal
républicain comme l'Intransigeant.
La chose existe cependant et je le constate uniquement
parce que c'est la vérité, car, à l'occasion du procès Dupuis, le
rédacteur judiciaire de ce journal s'est livré à mon sujet aux plus
mensongères affirmations, alors qu'une pièce authentique, un

clos. Il a été déclaré par des officiers français qu'un soldat qui trahit son pays
qui vend le secret de nos armes à l'étranger ne mérite pas la mort. Un pauvre
tourlourou, habitué à ne boire que de l'eau, aura été affolé par un verre d'ab-
sinthe frelatée, il aura levé la main sur son supérieur et c'est celui-là qu'on
condamnera à mort. Je me hâte d'ajouter que les membres du conseil de
guerre qui se sont montrés si indulgents pour Châtelain ne sont probable-
ment pas responsables de cet arrêt qui leur aura été imposé par le ministère,
mais comme on devine devant cette impunité assurée aux espions que la
Trahison est dans le gouvernement lui-même !

233
La fin d’un monde

télégramme envoyé quatre jours avant la rencontre, démontrait


jusqu'à l'évidence que j'avais tout fait pour empêcher ce duel
funeste. Le conseiller Morand, qui présidait les assises, avait ce
télégramme sous les yeux au moment où il se livrait sur mon
compte à d'inconvenantes réflexions. Le rédacteur de l'Intran-
sigeant, quand ce télégramme fut publié, se garda bien de se
rectifier, ce qui eût été de la plus stricte loyauté.
Ceci n'a qu'une importance secondaire à mes yeux, car,
[259] si j'ai l'âpre amour de la Justice et de la Vérité, je n'ai pas
de rancunes personnelles.
Il faut ajouter que, pour les questions de politique étran-
gère qui sont quelquefois bien traitées à l'Intransigeant, Roche-
fort consulte souvent un homme d'un caractère droit et d'une
haute valeur qui a été obligé de quitter la diplomatie parce que,
dans les affaires de Tunisie il n'a pas voulu se prêter aux mal-
propres tripotages des Opportunistes et qu'il n'a pas hésité à les
flétrir.
Voilà un homme comme il nous en faudrait un à la tête
du ministère des Affaires étrangères
C'est un Alsacien comme M. Rothan, avec la même
connaissance de l'Allemagne, le même patriotisme éclairé, mais
avec un élément plus artiste, un don de saisir le côté pittoresque
des événements et la physionomie distincte des êtres que n'a
pas M. Rothan.
Après avoir rempli des fonctions importantes le diplo-
mate dont je parle s'est arrangé pour ne pas accepter une seule
décoration d'un gouvernement étranger et il n'a jamais reçu
qu'un seul cadeau d'un souverain,
Le souverain qui offrit ce cadeau était ce pauvre roi de
Bavière, qui aimait réellement la France, et qu'on suicida dans
le lac Starnberg.
Le ministre de France à Munich, en se rendant à l'au-
dience royale, s'était arrêté quelques minutes dans la cour
d'honneur du palais à regarder les fusils nouveau modèle des
soldats de garde. Lorsque l'audience fut terminée, le roi Louis
dit au diplomate : « Je vais vous faire un présent et je suis cer-
tain que vous ne le refuserez pas. »
Une heure après, le ministre de France recevait un des
nouveaux fusils. Waddington aurait vendu le fusil à l'Angleterre,
mais mon ami le démonta lui-même et trouva moyen de le faire
passer en France.

234
La fin d’un monde

Je ne reproche à ce diplomate si français de cœur et d'es-


prit que d'être paresseux de la plume et de ne pas écrire les sou-
venirs intéressants qu'il raconte si bien.
[260]
Que de détails ignorés dans notre histoire contempo-
raine ! Un jour, dans une partie de chasse avec le roi, le général
bavarois von der Thann dit au ministre de France : « Eh bien ! Il
paraît que nous allons recommencer à échanger des coups de
fusil. »
— Comment ! Que voulez-vous dire ? Vous plaisantez ?
— Nullement. M. Thiers a tenu un conseil de guerre à
Versailles pour consulter les généraux à ce sujet. Voilà quelle a
été l'opinion de Canrobert, celle de Ducrot…
Notre ministre quitte la chasse, sous un prétexte quel-
conque, et télégraphie à M. Thiers. Trois heures après il recevait
une dépêche qui le mandait immédiatement à Versailles.
Il trouve M. Thiers hors de lui.
— Comment avez-vous pu savoir cela ?
Le diplomate s'explique.
Thiers reconnaît que le fait est parfaitement exact. C'était
un patriote que ce vieux Thiers malgré sa scélératesse bour-
geoise. Au moment de verser les derniers quinze cents millions
de la rançon, il avait songé que quinze cents millions aident bien
à une entrée en campagne, il savait que l'Europe était dans une
disposition excellente et se repentait d'avoir si facilement laissé
écraser la France en 1870 et il avait pensé à recommencer tout à
coup la guerre…
Pour être sûr qu'aucune indiscrétion ne serait commise à
propos du conseil de guerre qu'il avait réuni pour discuter cette
question, le Président avait chargé Mme Thiers et Barthélemy
Saint-Hilaire de faire le guet dans les appartements. Cette pré-
caution ne lui avait pas réussi et la Prusse était informée quel-
ques heures après de ce qui s'était passé à Versailles. Les Kaulla
servent à quelque chose……
Rien de charmant comme de causer avec ces hommes qui
ont vu et dont les récits dépassent tout ce que pourrait rêver
notre imagination.
Quel épisode exquis que le premier emprunt tunisien
d'Erlanger ! Il était convenu que d'Erlanger, en dehors des bé-
néfices prélevés par lui, se chargerait de fortifier Tunis et [261]
d'habiller l'armée beylicale. Quelque temps après on débarquait
de vieux canons sans affût qui dataient de Louis XIV et qui, in-
capables de rendre aucun service, sont encore couchés sur le

235
La fin d’un monde

port de la Goulette. Quant aux fournitures militaires elles se


réduisaient à un stock d'espadrilles d'enfants pour bain de mer
que le représentant d'Erlanger à Tunis offrait tranquillement
comme chaussures aux soldats du Bey…
Ce qui m'a le plus frappé, cependant, dans les entretiens
que j'ai eus avec des hommes qui ont été mêlés de près aux évé-
nements de notre temps, c'est la force de volonté, l'espèce de
logique propre aux déments avec laquelle les gens qui sont pos-
sédés par une idée fixe vont à leur perte, creusent leur fosse,
préparent la catastrophe qui les emportera.
Dès 1857 la guerre d'Italie était si parfaitement décidée
que le diplomate en question et qui avait alors dix-huit ans, ac-
compagnait M. Waleski à Plombières pour y écrire sous sa dic-
tée, en même temps que M. Nigra, le traité de cession de Nice et
de la Savoie à la France.
Ce malheureux Empereur, si imprévoyant en 1866, trai-
tait directement lui-même tout ce qui regardait l'Italie. Un jour
le jeune attaché va porter le portefeuille aux Tuileries.
— Qu'est-ce que vous faites demain ? lui dit flegmati-
quement l'Empereur ?
— Rien, sire…
— Voulez-vous partir pour Gênes remettre cette lettre à
Menotti Garibaldi et revenir de suite ?
Le jeune homme part, trouve sur le quai de Gênes Me-
notti qui l'attendait et revient.
— Qu'avez-vous dépensé ? lui demande l'Empereur.
— Sept cents francs, sire.
— Ah ! Piétri a fait le même voyage et m'a demandé
5,000 francs.
Ce qu'il y a de piquant, d'ailleurs, c'est que les 700 francs
ne furent jamais remboursés.
[262]
On voit bien là, en tous cas, on surprend sur le fait
l'homme qui conspire contre lui-même, qui passe sa vie à cor-
respondre, en dehors même de ses ministres, avec Garibaldi et
les révolutionnaires italiens.
C'est le phénomène de l'envoûtement dont nous parlions
à propos des Juifs dans notre Introduction. L'Empereur d'Au-
triche agit de même : il comble d'honneurs les Rothschild qui
ont ruiné l'Autriche et la Hongrie et il se respecte assez peu lui-
même pour outrager les fidèles Croates qui ont sauvé les Halp-
sbourg en 1848, en insultant un vieillard vénérable comme Mgr

236
La fin d’un monde

Strossmayer que les Croates appellent « le premier fils de la


Croatie et le père de la Patrie ».
Quand il a eu commis cette vilaine action la presse Juive
a dit à l'empereur d'Autriche qu'il était très fort et il l'a cru…
Nous voyons se produire des faits de même ordre sous
nos yeux. Cette pauvre France qui va à sa ruine éloigne d'elle
tous ceux qui pourraient la conseiller, la servir.
L'homme éminent, qui m'a toujours annoncé ce qui allait
se passer en Europe, a été obligé de quitter la diplomatie et l'on
a pour ambassadeur à Berlin ce ridicule Herbette qui fait là-bas
la figure d'un domestique, sans même savoir écouter aux portes
comme n'y manquerait pas un domestique intelligent.
Quel est le mérite de cet Herbette ? Au mépris de tous les
règlements, il cumulait les fonctions de directeur au ministère
des Affaires étrangères et d'administrateur de la compagnie du
canal de Suez… Selon le nombre de vaisseaux qui ont traversé le
canal dans le mois les actions montent ou baissent. Herbette
prévenait Freycinet et lui faisait gagner de l'argent.
Il n'en a pas fallu davantage pour que cet homme soit
nommé ambassadeur à Berlin !

237
La fin d’un monde

II

LA GAUCHE -
OPPORTUNISTES ET RADICAUX
Monotonie forcée de ce chapitre.— Tous coquins. Les Trop connus. —
Le Radical est plus criard que l'Opportuniste. Clemenceau ou le
monsieur au rastaquouère.— Le terrible Chocquard. Finisseurs
d'heures de voiture et finisseurs de courtisanes.— Un duc en cire,
A l'Opéra. Clemenceau et la Droite. Un ami des Jacobins. — Plus
fort que Wilson. Clemenceau et Cornélius Hertz. — Le Curiculum
vitae de Cornélius Hertz. Une belle vie d'aventurier moderne. —
Herz au ministère de la Guerre, Un service commande. Le silence
de la Presse républicaine. Les privilèges d'un grand officier de la
Légion d'honneur.— Un bailleur de fonds comme on n'en voit
plus. Le language d'un homme libre. — Autre type de Radical: le
vertueux Floquet.— La Société foncière de Tunisie et Mustapha
beu Ismaïl. — 3000,000 francs de diamants sous les aisselles. Le
côte farce de toutes ces choses. Floquet trompe Freycinet. Flou-
rens ou le ministre indispensable. — Ce que dirait Jugurtha à Pa-
ris. Un cri du coeur de Thors.—

Pour nous autres sociologues et psychologues, il n'y a pas


grande moisson d'observations à faire dans ce chapitre.
Avec ses divisions apparentes, la gauche est au fond peu
variée, elle forme un magma putride, une large mare fétide où
pousse toute la flore pestilentielle spéciale au Palais Bourbon :
La Corruption, le Vol, la Prévarication, la Trahison. Hérédia a
ses Sociétés véreuses comme la République, dont Rochefort a
raconté l’histoire, Rouvier a les siennes, comme la Compagnie
auxiliaire des chemins de fer. Barbe a les Forges de Liverdun.
Cazot est représenté au Sénat par la Compagnie [264] d'Alais
au Rhône, Donnot par sa banqueroute. On remplirait dix pages
de cette énumération, et cela n'avancerait pas à grande chose.
Personne, en effet, ne conteste que les hommes d'Etat ré-
publicains ne soient, pour la plupart, d'abominables drôles et de
fieffés coquins. Le Peuple appelle ces misérables qui ont man-
qué à toutes leurs promesses, abusé cyniquement de la crédulité
des électeurs : les Trop connus, et il chante avec Jules Jouy :
Quand, furieux, le Populaire
Bondit, grondant sur les hauteurs,
Pour escamoter sa colère,
Surgit le troupeau des rhéteurs.

238
La fin d’un monde

A ces fameux que l'on renomme,


Le peuple, aujourd'hui, ne croit plus,
Dans son ironie, il les nomme
Les Trop connus !

Comme un corbeau sur un cadavre,


Révolte ! Ils fouillent dans ton flanc,
En Septembre, ils sont Jules Favre,
En Juin, Albert ou Louis Blanc.
Lorsque les pauvres sans-culottes
Pour eux tombent, sanglants et nus
Ils planent, dans leurs redingotes,
Les Trop connus !

Tous se valent. « Le Clémencisme, dit Rochefort, n'est


autre chose que le Floquettisme, lequel est tout bonnement le
Ferrysme. »
Il faut regarder de très près pour relever quelques diffé-
rences extérieures entre Radicaux et Opportunistes.
Les Radicaux sont plus criards que les Opportunistes. Il y
a en eux beaucoup des allures des souteneurs qui encombrent la
voie publique, chantant à pleine voix, insultant les passants
inoffensifs. Remplacez les filles en cheveux de la rue par des
filles de théâtres subventionnés, et l'identité sera complète.
L'Opportuniste, amolli par les quelques années de bien-
être [265] qu'il a connues sous le gouvernement occulte de
Gambetta, n'ose plus lutter avec les Rouquins de Montmartre et
autres lieux, au verbe sonore, à l'épithète grasse, il rase le trot-
toir pour éviter les colloques. Que dirait-il d'ailleurs ?
Le Radical austère d'aujourd'hui a servi la plupart du
temps de trottin à l'Opportuniste, alors que celui-ci était déjà en
belle posture, il a été le camarade mal vêtu devant lequel on
causait librement, devant lequel, même, on n'était pas fâché de
faire son petit Morny.
Le Radical, souvent, s'était compromis dans la Com-
mune, il revenait de l'exil sans le sou, un peu désorienté sur le
pavé de Paris. L'Opportuniste, généreux et bon, se chargeait de
réintroduire ce déclassé dans la vie normale, c'est lui qu'on en-
voyait comme secrétaire aux commissions compromettantes,
qu'on chargeait de porter les lettres, de toucher l'argent, c'est lui
qu'on expédiait aux journaux de province , aussi il sait tout.
L'Opportuniste chagrin essaie parfois de s'épancher dans
le sein du Conservateur, mais le Conservateur a encore plus

239
La fin d’un monde

peur du vacarme que l'Opportuniste et personne n'osait souf-


fler, lorsque, avant l'intervention de Boulanger qui fit taire un
peu tous ces becs, Clemenceau, escorté de ses acolytes, se pana-
dait sur la chaussée avec des airs qui disaient : « Où est-il celui
qui veut que je le crève ? »

Il est bien fini, bien vidé, ce Clemenceau, et, cependant,


je crois qu'il faut le peindre tout de même. Il m'a intéressé parce
qu'il était le commandité, l'homme lige de Cornélius Herz, et
c'est ainsi que j'ai été amené à prendre quelques notes sur lui
pour un croquis. Des socialistes, que j'ai rencontrés au Palais de
Justice, m'ont tourmenté aussi à ce sujet, ils m'ont dit : « Vous
avez troussé un Gambetta tout à fait réussi, faites-nous donc un
Clemenceau ! »
Ce qu'il y a de curieux, en effet, c'est qu'à une époque
comme la nôtre, où l'outrage n'épargne même pas la cornette de
la Sœur de Charité ou les cheveux blancs d'un vieux prêtre, le
député de Montmartre ait pu s'arranger, grâce à ses at-
ti[266]tudes de matamore, pour attaquer tout le monde et
n'être insulté à fond par personne.
La vie sociale est pleine d'incroyables anomalies. A quoi
tient parfois la réputation d'une femme dans le monde ? A un
rien. Certaines femmes, comme la Dame au rastaquouère dont
je parlais dans la France juive, ont eu à maintes reprises les
aventures les plus bruyantes, elles s'affichent avec leurs amants
jeunes, elles doivent leur luxe, chacun le sait, à leurs amants
vieux, elles peuvent tout faire… elles n'en seront diminuées en
rien dans leur situation mondaine, on les trouverait au lit avec
un galant que personne ne s'en scandaliserait. D'autres, au
contraire, ont payé de leur considération une amourette sans
conséquence, un flirt parfois très innocent…
A quoi cela tient-il ? Questionnez à ce sujet les plus mer-
veilleux psychologues qui soient, ces femmes intelligentes et
fines, déjà revenues de toutes les illusions, qui savent tout, qui
jugent le spectacle qui se passe sous leurs yeux avec une verve
qui n'est pas encore aigrie ; elles vous répondront : « Ces cho-
ses-là ne s'expliquent pas. » Mme de X… vit comme une fille,
c'est à peine si elle a 10,000 livres de rente, elle en dépense
100,000 et elle n'a pas un sou de dettes, elle est désagréable au
possible et elle est admirablement reçue partout, elle entre par-
tout la tête haute. Mme de Z… est une adorable petite femme,
on dit qu'elle a chanté un duettino d'amour avec son cousin,
l'officier de chasseurs, mais l'anecdote n'a jamais été tirée au

240
La fin d’un monde

clair et tout le monde chuchote quand elle arrive : elle le sait,


elle en souffre — et voilà la vie. »
C'est un peu l'histoire de M. Clemenceau. Il a succédé, au
su de tout le monde, dans l'alcôve d'une cocotte célèbre, à une
Altesse académicienne, il passe sa vie dans les coulisses de
l’Opéra, il a mangé sa légitime et même écorné le bien d'un
vieux père qui habite à Sainte-Hermine comme il convient au
père d'un républicain aussi immaculé que le chef de l’extrème-
gauche. Il en est aux expédients et sa cavalerie, puisque c'est
ainsi qu'on appelle les billets difficiles à escomp[267]ter, com-
mence à courir. Il a par surcroît, le plus coûteux des vices : un
journal qu'on s'obstine à ne pas lire et dans ce journal les Corné-
lius Herz et autres financiers ont versé des sommes énormes.
Personne, cependant, n'a écrit un mot sur Clemenceau à propos
des scandales derniers.
Dans l'immense clameur qui s'est élevée autour des fai-
seurs depuis quelque temps, le nom de Clemenceau, s'il a été
prononcé par tout le monde, n'a été imprimé par personne.
Ce n'est pas à force d'hypocrisie que Clemenceau est arri-
vé à ce résultat.
Ce n'est pas un hypocrite à proprement parler. Il est fier
d'avoir bu dans le même verre qu'une Altesse, il étale sa liaison
avec cette vieille hétaïre qui servait de hors d'œuvre à la Mon-
tille avant l'entrée de Pranzini. Dans une maison du Bois de
Boulogne, où la France juive, paraît-il, compte une chaude ad-
miratrice, Clemenceau a son fauteuil : le fauteuil de monsieur le
duc ; il a son sobriquet : monsieur le duc, et il se prête, avec une
sorte de fatuité prudhommesque, à cette plaisanterie peu démo-
cratique.
Encore une fois, Clemenceau ne rend même pas à la Ver-
tu l'hommage de l'hypocrisie. L'été dernier, ce représentant de
l'austérité républicaine, ce mari d'une femme sans reproches,
paradait clans une loge, à l'hippodrome, avec Erlanger, les Ber-
thier et des filles et il osait se montrer publiquement en compa-
gnie de ce banquier allemand acquitté, grâce à lui autant proba-
blement qu'avec l’aide de Dauphin, mais flétri quand même et
tout chargé des malédictions de milliers de Français réduits au
désespoir et à la ruine.
Ce n'est pas davantage un bon vivant, un méridional exu-
bérant et se moquant du qu'en dira-t-on comme Gambetta qui,
sans s'être permis la dixième partie des tripotages de Clemen-
ceau, quoi qu'il ne fût pas novice en ce métier, eut toute la
Presse à ses chausses.

241
La fin d’un monde

Ce serait un cynique plutôt, mais un cynique de l'espèce


grave, un cynique à froid. Dans ce faux Vendéen insultant toutes
les croyances de son pays, il reste, comme chez Grévy, [268] un
côté paysan, un côté madré, retors. Chez Grévy la ruse était pa-
teline et sournoise , la fourberie chez Clemenceau a les allures
brutales, des gestes de casseur d'assiettes.

C'est par là qu'il a terrifié tous ses collègues à la Cham-


bre. Il leur apparut comme Chocquard lui-même. Vous savez,
Chocquard, le légendaire garde du corps, la terreur des estami-
nets et l'admiration des dames de comptoir. « Jeune homme,
prenez garde, vous avez failli me marcher sur le pied.— Je vous
jure que je n'avais pas cette intention.— Très bien, j'accepte vos
excuses, mais ne recommencez plus. » Et la dame du comptoir
frissonnait subjuguée.
Paysan notre gaillard est resté, mais il est surtout provin-
cial, malgré ses allures viveuses, comme tous les gens de son
groupe.
Il y a du Pourceaugnac chez tous ces avocats et ces cara-
bins radicaux déserteurs de quelque honnête lit qui mangent le
bien conjugal à courir après toutes les gueuses connues.
A la Liberté, du temps de Girardin, nous avions des amis
qui étaient finisseurs d'heures de voitures.
Girardin, fort serré pour le traitement de ses rédacteurs,
n'était prodigue que pour les voitures. La voiture était pour lui
le symbole de l'activité dans le travail. « Prenez des voitures ! »
nous répétait-il sans cesse.
Nous prenions des voitures pour aller chercher un cigare
et, sur le numéro du cocher, on nous remboursait le lendemain.
Les républicains ont toujours été ingénieux, des camara-
des qui venaient du quartier latin pour savoir, dans les bureaux
d'un journal bien informé, où en était l'Empire nous dirent :
« C'est insensé ! Vous n'avez qu'une demi-heure et vous payez
une heure. Laissez-nous finir l'heure pour retourner au quartier
latin. » D'autres firent de même et l'industrie des finisseurs
d'heure de voiture fut créée…
Les Radicaux, eux, sont finisseurs de courtisanes.
Celle à laquelle la protection de Clemenceau épargna
l'ennui [269] de venir témoigner en cour d'assises, au moment
du procès Pranzini eut vraiment son heure de radieuse beauté.
Elle avait, vers 1867, l'éclat nacré, la blancheur transparente de
la perle, elle éveillait moins le désir qu'une joie de lumière, une
réverbération de clarté diaphane qui égayait le regard. « C'est

242
La fin d’un monde

une statue de bergère déesse de Coysevox » a dit d'elle Banville,


c'était plutôt une statuette de Pradier, mais avec je ne sais quoi
d'indépendant et de sauvage dans la grâce.
Pour l'instant, la fête des yeux est un peu passée et pour
finir cette voiture, il ne faudrait pas avoir besoin d'aller plus loin
qu'aux Invalides…
Qu'importe ! Elle possède pour un gentleman provincial,
comme est, au fond, l'ami de Cornélius Herz, le grand charme
de la femme qui a été en vedette, l'indéfinissable et bas attrait
de la Sapho de Daudet. Si Marion Delorme, qui mourut cente-
naire, avait pu se prolonger jusqu'à nous, c'est elle que notre
homme aurait aimée. Maîtresse d'Altesse ! Songez donc !
La belle, dit la Chronique, avait compris la force de ce
sentiment et fait fabriquer un duc en cire d'une ressemblance
telle qu'il aurait pu figurer au musée Grévin. Le chef des Radi-
caux, lorsqu'il entrait, apercevait le duc penché sur la carte de
l'état-major, il s'en allait sur la pointe du pied et sa passion s'en
trouvait accrue…
Par ce point ils se ressemblent tous. Jadis, à peine au sor-
tir de la diligence, le provincial courait au Palais Royal voir le
café des aveugles et l'Homme à la Poupée. Tous ces fiers tribuns
courent maintenant au « Grand Opéra » et se font ouvrir les
coulisses pour y voir des actrices. Et les dialogues qu'on entend
là ! La scène de Mlle X… et de Tirard est restée épique.
—Mon cher, disait la dame, vous me couvrez de ridicule.
Pourquoi ne vous habillez-vous pas comme M. Antonin ?
Accablé de remords, Tirard faisait les ronds avec sa
canne sur le plancher…
[270]
— Voyons, ne m'agacez pas, laissez votre canne ! Si vous
continuez à venir ici avec un pantalon comme celui-là, je suis
une femme déshonorée…
Les lettrés et les peintres de mœurs ne cherchent plus
que dans un passé déjà vague l'Opéra brillant et spirituel d'au-
trefois, le foyer de la danse de Balzac, le temps des Coralie et des
Florins, le temps où le duc d'Hérouville envoyait à Antonia,
pour le jour de l'An, un cornet de dragées d'épicier dans lequel
se trouvait une inscription de 30,000 livres de rente. Pour les
Radicaux seuls, ce mauvais lieu solennel et triste, qui ressemble
à un sérail en déconfiture, est resté toujours « le séjour des Grâ-
ces ». Ils y courent et, chose bizarre, ils trouvent encore des
grands seigneurs pour s'y promener en leur compagnie. Le

243
La fin d’un monde

prince d'Hennin, vous raconteront tous les habitués de l'Opéra,


ne rougit pas de se montrer avec Clemenceau…
Sans doute on est libre de n'avoir aucune croyance, mais
le prince d'Hennin n'est pas sans compter parmi les siens quel-
que religieux qu'on a chassé, quelque prêtre qu'on veut pros-
crire. N'est-ce point honteux, dans de pareilles conditions, de
vivre de pair à compagnon avec ce démagogue vicieux qui n'a
point, comme les révolutionnaires plébéiens, l'excuse d'un
amour sincère du peuple, avec ce persécuteur des pauvres et cet
ami des financiers, qui garde à propos des Rothschild le plus
respectueux des silences et qui ne se lasse pas de réclamer qu'on
enlève leur pain aux malheureux vicaires à 900 francs !

Avec plus ou moins de tenue, d'ailleurs, selon leur carac-


tère, tous les députés de la droite vivent sur ce pied d'abandon
et d'amitié avec le commandité de Cornélius Herz. Non seule-
ment ils sont à rot et à pot avec lui, mais ils sont très honorés de
cette familiarité. Les couloirs de la Chambre sont le triomphe de
Chocquard, il fait belle jambe, il déploie des élégances de clown,
il roule des yeux blancs, il hérisse sa moustache de guerrier ja-
ponais, puis il s'humanise, il [271] a épouvanté, médusé, sidéré
tous ces gens à l'imagination desquels il apparaît comme un
personnage terrible auquel il ne ferait pas bon de se frotter.
« Vous savez qu'au pistolet il tire à un et qu'il trace un anneau
parfait dans une pièce de 20 centimes qu'on lance en l'air. »
Ainsi parlent, à voix basse, les anciens aux nouveaux et les nou-
veaux regardent Chocquard avec admiration…
Je me rappelle une conversation que j'eus avec un député
de la droite à ce propos.
Dans la discussion de l'affaire Watrin, Clemenceau, de-
bout dans l'hémicycle, eut l'impudence d'interrompre l'orateur
par une parole malsonnante.
— Comment se fait-il, demandai-je à mon député, qu'un
de vous n'ait pas remis cet homme à sa place ? Il vous était si
facile de lui appliquer un va-et-vient sur les deux joues et de lui
répondre : « Monsieur, quand un homme, portant l'écharpe de
maire, a été assez lâche pour laisser assassiner deux généraux
qu'une simple intervention aurait suffi à sauver, il devrait au
moins avoir la pudeur de rester à son banc et de se taire quand
il s'agit d'un événement analogue. »
— J'avoue, me répondit mon interlocuteur, que l'apos-
trophe était tentante et j'y ai pensé, mais cela aurait contrarié
nos amis…

244
La fin d’un monde

On n'a pas l'idée, en effet, des égards que prodigue la


droite à un homme qui passe sa vie à insulter tout ce qui nous
est cher.
Quel jour jette sur nos mœurs parlementaires cette vision
d'un coin de la salle des Pas Perdus, au moment de la crise pré-
sidentielle, crayonné à la hâte par le Petit Journal, que personne
n'a démenti112 !
M. Clemenceau a eu avec M. le duc de la Rochefou-
cauld-Bisaccia, président des droites, un entretien court, mais
fort animé, qui s'est terminé par ces mots du chef de l'extrème-
gauche :
[272]
— La République deviendra si belle que vous renie-
rez l'amour de la monarchie.
— Eh bien ! Nous verrons, a répondu, en souriant, le
duc de la Rochefoucauld en serrant cordialement la main de M.
Clemenceau
Le plus élémentaire respect de soi-même commandait au
duc de la Rochefoucauld-Bisaccia, maintenant duc de Doudeau-
ville, de répondre à Clemenceau : « Monsieur, je ne suis pas fait
pour vous servir de plastron, allez bouffonner avec vos drôles-
ses. Je n'ai pas le cœur à la joie, je suis patriote et fort attristé de
voir toute votre boue républicaine salir ainsi mon pays. Je com-
prends parfaitement, il est vrai, qu'il n'en soit pas de même de
vous puisqu'en 1871 vous trouviez que ce n'était pas assez
d'avoir perdu l'Alsace-Lorraine et que vous vouliez encore don-
ner la Corse à l'Italie113 »
112 Petit Journal du 8 décembre 1881.
113 On lit dans le Journal officiel du 8 mars 1871 (page 1er, colonnes 4
et 5): M. le député Clemenceau présente et appuie une pétition du club répu-
blicain positiviste de Paris demandant que la France restitue la Corse à l'Ita-
lie.
Ce vœu était peut-être un peu prématuré, mais il est en train de se
réaliser et le traité conclu entre l'Allemagne et l'Italie donne, je crois, satis-
faction sur ce point au chef de l'extrême gauche.
C'est dans la séance du 4 mars que Clemenceau présenta cette belle
motion. Ce fut le début de notre homme dans la carrière parlementaire, il ne
dépassait guère à ce moment la trentaine et je m'explique qu'on ait tant crié
sous l'Empire : « Place aux jeunes ! »
On ne se figure guère lord Chatham ou le comte de Bismarck mon-
tant pour la première lois à la tribune pour demander la restitution à la
France du Canada ou de Mayence, mais nous avons toujours la chance
d'avoir des hommes politiques qui ne ressemblent pas à ceux des autres na-
tions.
Vous voyez d'ici, après un désastre, autour de la table verte d'un
congrès, un de ces diplomates italiens à tête rusée et cauteleuse comme celle
de Nigra :

245
La fin d’un monde

Franchement est-il possible de se moquer davantage des


naïfs qui, pour envoyer à la Chambre des hommes qui leur [273]
promettent de défendre leur foi, s'exposent à tant d'avanies, à
tant d'injustices, à tant de persécutions de la part des autorités
républicaines ?
Que des écrivains d'opinions très différentes devisent li-
brement entre eux, dans le laisser-aller de la vie littéraire, cela
est tout naturel. Mais, quand on s'appelle le duc de Larochefou-
cauld, qu'on est le président des droites, le représentant d'un
principe, on a un peu de tenue, on ne se galvaude pas comme
cela, on ne se laisse pas frapper sur le ventre par l'homme qui
fut complice par poltronnerie de l'assassinat de Lecomte et de
Clément Thomas.
Un sergent, la tunique flottante et les boutons défaits,
s'attablera à la cantine et y plaisantera avec tout le monde. Cou-
sez sur sa manche, comme sur l'uniforme du vieil Hornus les
galons d'officier et faites-en un porte-drapeau, il redeviendra
sérieux et ne se prêtera plus à certaines familiarités.
On ne peut exiger des chefs de la droite d'avoir l'âme gé-
néreuse d'un Montrose, le chef magnanime des Cavaliers qui fut
décapité pour sa foi, de ce Montrose, a le plus noble de tous les
Cavaliers, homme accompli, de cœur vaillant, splendide, ce
qu'on peut appeler le « Cavalier Héros ». On peut leur deman-
der, tout au moins, de se tenir les mains propres et de regarder
à qui ils les tendent…
Encore M. de la Rochefoucauld-Doudeauville a-t-il eu au
moins la dignité, au moment de l'élection d'un président à la
place de Floquet, d'empêcher un député de la droite de voter
pour Clemenceau.
Le Mutin a raconté ce fait, qui est bien caractéristique
encore114 :
M. de la Rochette s'était, avant le scrutin, séparé de
ses amis les royalistes et avait fait une chaude campagne en fa-
veur du leader de l'extrême gauche.
Jusqu'au moment où il allait déposer son vote dans
l'urne, [214] M. de la Rochette est resté fidèle à son candidat, car,
en montant à la tribune pour voter, il tenait un bulletin au nom
de M. Clemenceau

« Ze souis heureux de vous dire que les vœux de notre chère France
sont d'accord avec ceux de l'Italie, tout le monde en France reconnaît que la
Corse n'est point française et il y a dix-huit ans déjà qu'oun illoustre homme
d'Etat, le signer Clemenceau, député de Paris, a déclaré que la Corse « faisait
géographiquement partie de l'Italie ».
114 Matin du 5 avril 1888.

246
La fin d’un monde

Mais à cet instant, M. le duc de la Rochefoucauld ar-


rêta son collègue de la droite royaliste et, lui rappelant qu'il était
son président, il lui dit qu'il ne pouvait voter pour un autre que le
candidat choisi par ses amis.
Force de se soumettre à la discipline, M. de la Ro-
chette dut changer son bulletin et en déposer un dans l'urne au
nom de M. Méline.
Est-ce complet ce député d'une ville comme Nantes, où le
souvenir des noyades de Carrier n'est pas encore effacé, voulant
à toute force avoir pour président un Jacobin, prêt à voter pour
ce Clemenceau qui a injurié l'héroïque et chrétienne Vendée, la
Vendée des Cathelineau, des Stofflet, des Bonchamps, qui a osé
dire en pleine Chambre ces paroles infâmes : « Lorsque la
France avait contre elle toute l'Europe, la Vendée lui a plongé
un poignard dans le dos. »
— Séparation de l'Église et de l'Etat, c'est-à-dire plus de
pain pour vous, pauvres desservants de la Bretagne et de la
Vendée ! —ainsi parle Clemenceau
— Mille remerciements au nom des desservants qui ont
combattu pour me faire élire ! Je vais vous donner ma voix afin
que vous soyez logé dans un palais et que vous puissiez vous
baigner à votre tour dans la fameuse baignoire d'argent de Mor-
ny,— ainsi répond M. de la Rochette.
Encore une fois, il est des hommes qui peuvent tout oser.
On ne se permettra même pas de plaisanter Clemenceau pour
des faits qui soulèveraient des anathèmes contre Wilson.
— Oh ! Ce Wilson ! Ce Wilson ! Qu'est ce qu'il a fait en-
core ?
— Oh ! Le misérable ! Vendre la croix, ce bout de ruban
glorieux ! Quel pirate ! Vous avez vu son dernier tour ?
— Non !
— C'est trop fort !… Ce serrurier qu'on a nommé cheva-
lier de la Légion d'honneur…
[275]
Ainsi s'exclament, s'indignent, interjectent, vocifèrent,
protestent, écument l'Intransigeant, le Radical, la Lanterne, le
XIXe Siècle.
Ce serrurier, après tout, avait fait des serrures, mais
pourriez-vous me dire ce qu'a fait M. Cornélius Herz pour être
grand officier de la Légion d'honneur ?
A ces mots les Rochefort, les Mayer, les Maret serrent
tout à coup les fesses et, comme on dit à Soisy-sous-Eliolles, ils
prennent tous leur va-courir.

247
La fin d’un monde

— Voyons, qu'est ce qui vous arrive ? Ne vous en allez


donc pas si vite… On ne veut donc plus causer avec les camara-
des ? Et votre indignation de tout à l'heure ?
Impossible de rien tirer de ces messieurs, que des excla-
mations pudibondes où reviennent toujours les deux syllabes du
nom de Wilson, mais où ne viennent jamais les trois syllabes du
nom de Clemenceau…
Pour des gens qui ont pris la moralité publique en régie
et qui en tirent quelques mille livres de rente, le moment, ce-
pendant, semblerait opportun d'élucider cette question : Qu'a
fait M. Cornélius Herz pour être grand officier de la Légion
d'honneur ?
Nous allons, si vous le voulez bien, étudier ensemble le
curriculum vitae de ce personnage. Le type vaut la peine qu'on
s'y arrête et la Destinée semble m'avoir réservé cette originale
figure de l'interlopisme juif.
Corneille Hertz est né à Besançon de parents bavarois, le
14 septembre 1845, il est indiqué sur les actes de l'état civil
comme fils de Léopold Hertz, relieur, demeurant rue des Gran-
ges, 32, et d'Adélaïde Friedmann son épouse. C'est d'une sa-
vante retouche de ce nom de Corneille et de Hertz qu'est sorti ce
nom de Dr Cornélius Herz qui aurait ravi Balzac et qui offre à
l'oreille et aux yeux je ne sais quoi de moyenâgeux et de bizarre
qui sent son alchimiste et son Faust.
Au début, le laboratoire de notre Faust fut une simple of-
ficine pharmaceutique, il était potard dans cette pharmacie
[276] de la place Beauvau, dans laquelle l'insaisissable Walder
commit plus tard un crime qui reste encore entouré du plus im-
pénétrable mystère. La principale fonction de Herz était de la-
ver le chien et de rincer les bocaux. Par la protection du Dr Le-
grand du Saulle, Herz obtint d'entrer comme interne en phar-
macie dans un établissement d'aliénés des environs de Lyon,
mais il fut congédié pour son incapacité. Au moment de la
guerre, Herz se mit dans les ambulances et, grâce au désarroi
général, il est possible qu'il soit devenu aide-major et qu'il ait
coupé quelques jambes. En tout cas, il ne fut pas question pour
lui alors de la moindre décoration.
La paix faite, Cornélius Herz jugea que la décadence de la
France n'était pas encore assez complète pour qu'il pût s'y pro-
duire avec avantage. II partit pour l'Amérique et s'établit à San
Francisco. Il loua là 20 dollars par mois le droit de se servir du
bureau d'un docteur pendant une heure par jour.

248
La fin d’un monde

Il se remuait, d'ailleurs, avec une énergie qui déjà aurait


pu faire présager ses hautes destinées. Un Chinois avait mis San
Francisco sens dessus dessous en assassinant un petit enfant.
Herz alla trouver un docteur nommé Stout qui avait un journal
de médecine, il lui fit rédiger sur le cas du Chinois une consulta-
tion qu'il publia sous son nom de Herz, et, pendant quelque
temps, on ne parla que de Cornélius Herz et du Chinois.
La fortune, cependant, tardait à venir, quoique un mou-
vement fiévreux se manifestât devant la maison de notre
homme. On n'apercevait que voitures de maître, chevaux piaf-
fant, cochers s'injuriant pour arriver plus vite… Malheureuse-
ment les habitants de San Francisco en ont déjà vu de toutes les
couleurs et l'on sût bientôt que c'était Herz qui louait toutes ces
voitures peur venir parader dans la rue qu'il habitait.
A cette époque, une loi de l'Etat de Californie ayant in-
terdit l'exercice de la médecine sans diplôme, le California news
letter publia simultanément dans une colonne le nom [277] des
quacks (sans diplôme, traduction littérale : charlatans sans
scrupules) et dans l'autre colonne les noms des diplômés. En
tête des quacks figurait M. Cornélius Herz, qui disparut pen-
dant quelques semaines et revint avec un diplôme du Bush col-
lège de Chicago. Alors le California news letter le fit passer
dans la liste des diplômés, mais avec la date de son diplôme.
Malgré des prodiges de puffisme, la médecine ne réussit pas à
Herz, il dirigea alors, pendant quelque temps, le théâtre qui
s'appelle le Baldwin's theatre.
Des que Cornélius Herz en eut pris la direction, le théâtre
fut plein tous les soirs. Mais, hélas ! Cette fois encore la prospé-
rité était factice. Herz, dans un séjour de deux années seule-
ment, avait réussi à faire à San Francisco 2 millions de dettes et
les loges étaient uniquement remplies de créanciers auxquels le
directeur donnait des places pour les apaiser un peu.
Notre Juif comprit qu'il était inutile de s'obstiner davan-
tage, et il quitta San Francisco.
Je dois dire, néanmoins, qu'on fit quelques efforts pour
retenir l'ingrat. Des habitants du pays, qu'on a cru longtemps
être des créanciers, mais qui n'étaient évidemment que des ad-
mirateurs trop passionnés, firent arrêter Herz par des détectives
au moment où il prenait le train, mais on le relâcha et il partit
pour Chicago, puis pour New-York. A New-York il obtint une
option moyennant 10,000 dollars pour le téléphone d'Edison,
mais il ne paya pas cette option et elle lui fut retirée, au bout de

249
La fin d’un monde

quelques mois, par dépêche télégraphique, pour être donnée à


M. Puskas, qui traita avec la Société des téléphones de Paris.
On pouvait déjà sentir, à travers l'Atlantique, l'odeur de
corruption et de mort qui venait du côté de la France. L'œuvre
juive était accomplie. Les vrais Français, les Français natifs
étaient traités en outlaws dans leur patrie, la place était libre
pour les aventuriers cosmopolites…
[278]
Herz, descendit donc au Grand-Hôtel et flâna sur le bou-
levard pour flairer la direction qu'il devait prendre. Il était arri-
vé depuis quinze jours à peine lorsqu'un passant se jeta dans ses
bras en s'écriant : « J'étais bien sûr de vous rencontrer ici ! »
C'était un nommé L…, un ancien matelot devenu bras-
seur, auquel Herz avait emprunté la petite fortune qu'il avait
amassée et qui montait à quelques centaines de mille dollars, il
s'était embarqué quelques jours après son débiteur et sa
confiance en lui ne paraissait même pas ébranlée.
Herz, du reste, se conduisit fort bien. Il ne paya pas son
créancier, ce qui eût été d'un homme ordinaire, il ne chercha
pas à s'en débarrasser par de vilains procédés, ce qui eût été
d'un criminel et ce qui n'est pas dans sa nature. Rien ne lui au-
rait été plus facile que d'employer ce dernier moyen, grâce à ses
relations avec les hauts fonctionnaires qui se permettent tout en
fait d'arbitraire et qui sont assez abjects pour dire à une femme,
comme le Gragnon de Mlle de Sombreuil : « Si vous n'êtes pas
aimable avec mon ami le député, je vous fais jeter à la frontière,
et si vous revenez, je vous mets en prison, aux applaudisse-
ments de toute la gauche. »
Herz, encore une fois, agit très bien, il installa son créan-
cier dans un hôtel du quartier Saint-Honoré et, pendant de lon-
gues années, répondit pour sa chambre et pour sa nourriture.
Que fit Herz une fois à Paris ? Il serait trop long de le dire
et peut-être trop dangereux, car les députés républicains qui
furent mêlés à ces affaires exciteraient encore les magistrats
contre moi. D'où vint le premier argent, la première clef d'or qui
servit à Herz à s'ouvrir les coeurs radicaux ? Car c'est à eux que
La Fontaine semble avoir pensé lorsqu'il dit:
« La clef des coffres-forts et des cœurs, c'est la
même. »
Comment cet aventurier, arrivé à Paris sans ressources,
pût-il subventionner des journaux, soutenir des comités élec
[279]toraux,acheter des décorations, devenir, à force de services

250
La fin d’un monde

rendus, l'inséparable de Clemenceau et de Boulanger, avoir ses


grandes et petites entrées chez M. de Freycinet ?
L'explication qu'ont donnée jadis quelques journaux
semble plausible et il est possible que Cornélius Herz ait été le
chef du service d'information, qui fonctionne à Paris pour le
compte de l'Allemagne. Il n'avait pas, cependant, que cette
corde à son arc. Magnétiseur de première force, il hypnotisait
littéralement ceux sur lesquels il avait jeté son dévolu, et c'est
ainsi qu'il enleva des sommes énormes à diverses personnes, à
un entrepreneur de travaux publics, notamment, du nom de
Dauderay, qui s'en alla mourir de chagrin à Panama.
On commença par faire décorer ce brave homme, puis on
le circonvint par de brillantes promesses, c'est à grande peine
s'il pouvait tracer ou dessiner plutôt les lettres qui formaient
son nom et on parvint, grâce à cette ignorance, à lui faire signer
pour 3 millions de billets.
Herz avait réussi également à persuader au caissier d'une
importante maison de banque américaine du quartier de l'Opé-
ra de lui confier les fonds qu'il avait en garde. Le chiffre des dé-
tournements devint bientôt si considérable, il était de 1,500,000
francs, je crois que les banquiers devinèrent la vérité, dans la
crainte du scandale, ils ne voulurent pas exercer de poursuites
et se contentèrent d'envoyer leur caissier en Australie et de faire
souscrire à Herz des billets pour le montant de la somme.
Pendant toute la durée du ministère Boulanger, Corné-
lius Herz fut le maître absolu au ministère de la Guerre. Ce Ba-
varois était-il imposé au général par Clemenceau ? Le fait est
probable, et je le souhaite pour l'honneur du général auquel je
ne suis pas hostile. Ce qui est certain, c'est que le ministre de la
Guerre faisait pour cet aventurier ce qu'il n'aurait pas fait pour
un officier français.
Notre aimable confrère Havard avait, lui aussi, essayé, à
la fin d'octobre 1886, d'élucider l'affaire Cornélius Herz.
Le lendemain de l'apparition de l'article dans le Monde,
[280] deux officiers se présentent à la rédaction avec l'attitude
qui convient dans les circonstances solennelles. L'un était le gé-
néral Richard, directeur du génie au ministère de la Guerre,
mort aujourd'hui, l'autre, M. le lieutenant-colonel Peigné, sous-
chef de cabinet du ministre de la Guerre Boulanger.
Au cours de l'entrevue, ces deux messieurs firent cette
déclaration étonnante : Nous ne sommes pas des amis de M.
Cornélius Herz, nous sommes envoyés par le ministre de la
Guerre pour nous porter garants pour lui.

251
La fin d’un monde

Si M. de Claye, qui est un charmant garçon et que j'es-


time beaucoup d'ailleurs, avait eu un peu plus de présence d'es-
prit, au lieu d'insérer la note un peu plate qu'il a insérée, il au-
rait mis simplement en tête de son journal : « Du moment où
deux officiers supérieurs, envoyés par le ministre de la Guerre,
se portent garants de l'honorabilité de M. Cornélius Herz, nous
retirons ce que nous avons écrit. »
Que dites-vous de ce ministre de la Guerre qui com-
mande deux officiers, non point pour aller défendre l'honneur
d'un des chefs de l'armée, mais d'un Bavarois américanisé, d'un
tripoteur d'affaires115 ?
[281]
Quelle lueur cela ne jette-t-il pas sur ce qui devait se pas-
ser clans un ministère, où Cornélius Herz avait l'état-major du
ministre à sa disposition pour aller intimider les journaux ?

Jamais la Presse républicaine n'a touché un mot de cette


question, qui offre un certain intérêt.
Il ne s'agit pas, ici, de ce petit ruban qui, sur la poitrine
d'un serrurier, indigne tant la vertu de M. Rochefort et de M.
Haret, il s'agit de la plaque de grand officier, c'est-à-dire d'une
des plus glorieuses distinctions que la France puisse distribuer.
Nansouty, l'intrépide général de cavalerie qui fut le héros
d'Eylau, était grand officier seulement du 11 juillet 1807. Mont-
brun, un autre général à la fabuleuse bravoure, était grand offi-
cier du 30 juin 1811. Lasalle, l'héroïque Lasalle, frappé d'une
balle à Wagram et qui revit devant nous, dans l'admirable por-

115 La Lanterne a eu bien soin de souligner la signification de cette

démarche. Elle écrit, à la date du 2 novembre 1886 :


« En autorisant, chose rare lorsqu'il s'agit d'un civil, même français,
deux officiers supérieurs de son état-major à servir de témoins au docteur
Cornelius Herz, d'ailleurs grand officier de la Légion d'honneur, le ministre
ne se portait-il pas garant pour ainsi dire de son honorabilité ? »
Le ministre de la guerre n'avait pas autorisé seulement ces deux offi-
ciers supérieurs, il les avait envoyés en service commandé.
La meilleure preuve que ces officiers ne connaissaient pas Herz, c'est
que leur note rectificative affirme des faits complètement inexacts.
« M. le docteur Herz s'est engagé dans l'armée française, en 1870,
comme médecin, et il a fait toute la campagne avec l'armée de la Loire.
« Il a été proposé pour le grade de chevalier de fa Légion d'honneur
et il a été décoré à la suite de cette campagne.
Cornélius Herz n'était pas le moins du monde médecin en 1870 ; il
était tout au plus aide-major, il est complètement faux qu'il ait été décoré à la
suite de cette campagne. Il a été nommé chevalier de la Légion d'honneur le
31 août 1879.

252
La fin d’un monde

trait de Gros, avec sa pelisse, son pantalon de cuir et sa sabreta-


che, l'éclair aux yeux, prêt à monter à cheval pour charger, était
tout simplement commandeur, il avait été nommé à la date du
25 prairial an XII.
Nos plus grands savants : Jobert de Lamballe, Velpeau,
sont morts, après toute une vie consacrée à soulager les souf-
frances de l'humanité, sans avoir dépassé le grade de comman-
deur. Pas un de nos médecins éminents n'est grand officier de la
Légion d'honneur.
En dehors de la question honorifique, cette haute dignité
confère des privilèges qui ont leur importance pour un homme
comme Cornélius Herz.
D'après la jurisprudence actuelle, un grand officier de la
Légion d'honneur ne doit compte de ses actes, fussent-ils des
délits, qu'au procureur général, il échappe, quoi qu'il fasse, à
toute poursuite d'une partie civile116. Or, le procureur [282] gé-
néral étant le célèbre Bouchez, vous devinez aisément que Cor-
nélius Hertz aurait pu commettre les faits les plus graves dans
sa carrière aventureuse sans que le procureur général prit l'ini-
tiative d'intervenir.
C'est amusant, tout de même, après les tirades sur l'Ega-
lité et sur 89 de voir que le privilégié en France est un Juif alle-
mand qui a donné de l'argent à Clemenceau pour mener la vie
joyeuse.
Remarquez que rien ne serait plus facile aux amis de
Clemenceau, aux Millerand, aux Pelletan et aux Ranc que de me
couvrir de confusion, ils ont leurs entrées dans tous les ministè-
res et ils n'auraient qu'à mettre sous les yeux du public les titres
de ce grand officier de quarante-deux ans :

Chevalier. Tel fait, tels services, tel livre, telle découverte.


Officier. - - - -
Commandeur. - - - -
Grand officier. - - - -

Les Millerand, les Pelletan et les Ranc se garderont bien


de publier ce document qui honorerait leur ami, ils savent,
mieux que moi que la plaque de grand officier de M. Cornélius
Herz a été payée en écus sonnants.117

116 Voir à ce sujet la brochure de Me Robinet de Cléry : Des droits et


des obligations du Parquet, agent du gouvernement.
117 Voilà pour Salis une occasion de se distinguer. Vous savez Salis,

l'homme de l'Hérault qui fit tant d'embarras, avec son ami Jamais, à propos

253
La fin d’un monde

[283]
Nous avons de ceci le témoignage le plus irrécusable dans
la déclaration, tout à fait cavalière et même un peu hautaine,
publiée par M. Clemenceau dans son journal la Justice à la date
du 3 novembre 1886 :
M. Herz n'est pas commanditaire de la Justice. Il a
été actionnaire du 26 février 1883 au 15 avril 1885.
M. Clemenceau lui a cédé le 26 février 1883 la moitié
de ses actions libérées en paiement des sommes versées par lui
du 31 mars 1881 au 16 juin 1883.
Le 15 avril 1885, M. Clemenceau a racheté les actions
de M. Herz.
M. Clemenceau n'a jamais recommandé .M. Herz à
aucun ministre, ni à personne pour aucune affaire, ni pour au-
cune faveur.
Il les fait bonnes, n'est-ce pas, le puritain ? Il paraît que
c'est comme cela qu'il les faut pour le peuple souverain. Voyez-
vous ce brasseur d'affaires qui franchit l'Atlantique exprès pour
prendre la moitié des actions d'une feuille qui n'a jamais tiré à
plus de 2 ou 3,000, qui n'a jamais distribué aucun dividende118

d'un discours dans lequel M. Numa Gilly, un députe ouvrier, qu'on dit véri-
tablement très honnête, avait affirmé cette évidence connue de tous que la
Chambre était pleine de Wilson et que la commission du budget en contenait
plus de vingt.
Ce fut la gaieté de la fin des vacances que ce Salis. Dans les cercles
suspects où la tricherie est à l'ordre du jour, il arrive, parfois, qu'un monsieur
se convulsionne tout à coup sans qu'on sache pourquoi ; il se met à pousser
des cris aigus : « Que personne ne sorte ! Qu'on fouille tout le monde ! » Salis
joua ce rôle et la commission du budget désolée ne savait comment le faire
taire : « Calmez vous, lui disait-on, on finira par vous prendre au mot ! Vous
allez attirer l'attention sur nous ! Non, répondit Salis, je ne me calmerai pas !
Je veux des noms, des noms, des noms ! »
Salis n'a qu à prendre une voiture de compte à demi avec son com-
père Jamais et à se présenter dans les ministères pour y relever les titres de
M. Cornélius Herz au grade de grand officier de la Légion d'honneur…
Quand un électeur de l'Hérault ou du Gard demande simplement l'ordre du
Poireau, il argue de quelques services. Il doit exister quelque chose de ce
genre à propos de chacune des promotions de M. Cornélius Herz, un rapport
quelconque. Si Salis met les preuves de services rendus à la France sous les
yeux des lecteurs, tous les malintentionnés seront confondus en ma per-
sonne.
118 C'est le bon Samaritain lui-même que ce Juif. Prévenu d'avance

qu'il n'avait à compter sur aucune faveur et sur aucune recommandation, il


ne pouvait davantage espérer retirer un bénéfice quelconque de l'argent pla-
cé dans le journal. A la date du 26 novembre 1881, les actionnaires de la Jus-
tice, jugeant l’affaire désastreuse, avaient, d'un accord unanime, abandonné
tous les titres à M. Clemenceau à la charge par lui d'éteindre le passif de la
Société. Le 13 janvier 1887, les nouveaux actionnaires prirent une résolution

254
La fin d’un monde

et auquel M. Clemenceau dit Monsieur, je consens à accepter


vos 800,000 francs, mais à [284] une condition, c'est que vous
ne demanderez jamais ni une recommandation ni une faveur. »
Cinq ans après, cet homme, commanditaire d'un agita-
teur qui fait et défait les ministères, se réveille grand officier de
la Légion d'honneur !
M. Clemenceau, notez-le bien, est absolument étranger à
tout cela. Sans doute, il goûte une joie pure en voyant ces succès
rapides. « C'est mon actionnaire, dit-il modestement, mais,
ajoute l'incorruptible, je ne l'ai jamais recommandé, je n'ai ja-
mais prononcé son nom pour aucune faveur119 ».
[285]

analogue à l'égard de M. Georges Clemenceau. Avec la simplicité des âmes


vraiment généreuses, Cornélius Herz avait donc quitté l'Amérique unique-
ment pour contribuer de sa bourse à la propagation de la littérature de Ca-
mille Pelletan. On ne voit d'actionnaire comme celui-là : s'il fait des petits,
j'en retiens un…
119 L'élément de gaieté intense de ces choses, c'est que tous ces politi-

ciens républicains, qui se livrent à une guerre acharnée, qui s'accablent entre
eux des plus grossières injures, sont tous tellement entrelacés dans les mê-
mes affaires malpropres, qu'ils sont obligés de s'arrêter au moment de porter
les accusations formelles. C'est l'histoire de Pilou : « Mon capitaine, j'ai fait
un prisonnier : — Eh bien ! amène-le ! — C'est qu'il ne veut pas me lâcher. »
Les Cadettistes du Parti ouvrier affirment bien que, pendant le mi-
nistère du général Boulanger, il y a eu des tripotages sur les fournitures mili-
taires, sur les vareuses des territoriaux, sur les sommiers élastiques, mais ils
ne disent rien de plus. Il serait facile, en effet, au général Boulanger de ré-
pondre : « J'ai été obligé, pour avoir l'appui de Clemenceau et de son groupe,
de subir toutes les conditions de Cornélius Herz, qui représentait Clemen-
ceau et qui, en réalité, m'avait pris à Tunis pour faire de moi un ministre de
la Guerre. Un ministre de la Guerre qui ne satisferait pas les appétits de la
gauche ne durerait pas huit jours, c'est précisément pour cela que je fais ap-
pel à tous les bons Français pour jeter le régime parlementaire à l'égout. »
La Presse, le journal de Laguerre, fait bien allusion à ces faits et rap-
pelle comment Clemenceau a dû capituler devant la campagne entreprise par
le Matin.
« M. Pelletan, s'écrie la Presse, manque de mémoire, qu'il se sou-
vienne donc que le général Boulanger n'a jamais fait aucune affaire finan-
cière et que tous les amis de la Justice ne peuvent pas en dire autant. »
Clemenceau, qui est à Luchon, prend alors ses airs de Tranche-
montagne et demande à Laguerre, qui est à Lisieux, de s'expliquer formelle-
ment en lui faisant observer que, lorsqu'il émargeait au budget de la Justice,
il ne s'occupait pas de savoir d'où venait l'argent. Laguerre, qui sent que l'af-
faire va se gâter, répond qu'il n'a rien voulu dire du tout et met le paquet sur
le dos du secrétaire de la rédaction.
Quant à Reinach, il serait enchanté de profiter de l'occasion pour
traîner Clemenceau dans la boue et pour déshonorer le général, mais il se
trouve qu'il est l'associé de Cornélius Herz. Vous voyez la situation d'ici…

255
La fin d’un monde

Jugez un peu où en serait Cornélius Herz si Clemenceau


l'avait recommandé !
O Rochefort, prince de l'Ironie, duc de l'Insolence, quel
chef-d'œuvre vous auriez écrit si ce pauvre Wilson, accusé
d'avoir donné une petite croix à un actionnaire de la Petite
France, s'était défendu de cette façon120 !

On trouvera peut-être que je me suis un peu étendu sur


cet épisode, mais le procès Deprez, Cornélius Herz, Roth-
schild121 m'a beaucoup agacé et considérablement dérangé.
Puis, que voulez vous ? Cela m'amuse de caresser un peu
l'échine d'un républicain qui pose pour la Vertu, cela « me fait
gai », comme on dit dans le midi…
Puisque de ton propre aveu, ô citoyen Clemenceau, il n'y
a pas de Dieu, il n'y a pas de droit et que l'insurrection est le

120 Au fond, le plus intéressant là-dedans, c'est toujours le Juif. Ce

Cornélius Herz, notez-le, est absolument ignorant et son instruction ne dé-


passe guère celle d'un élève de l'école primaire. Songez maintenant à tout ce
qu'il a remué, dérangé, agité, il a touché à tout dans son mouvement fébrile
et les personnalités les plus diverses ont été mêlées à sa vie. Des généraux,
des savants, des financiers, des sénateurs, des députés, Clemenceau et Bou-
langer, Freycinet, le monsieur grave qu'on a si longtemps regardé comme la
probité même, et Léonide Leblanc, Wilson, Hébrard, Dalloz, tous ces êtres à
effigie différente, à sentiments contraires, ont été des pantins entre ses
mains, il a mis dedans Rothschild et arraché des millions à des entrepre-
neurs de bâtisse et à des fabricants de biscuits qui auraient refusé 10 francs à
un homme qui aurait eu faim , il a trouvé de jeunes savants qui ont travaillé
pour lui des années entières sans toucher un sou d'appointements.
121 Le frère de Clemenceau était un des affidés de Marcel Deprez et

du docteur Cornélius Herz. Dans la seule pièce, dont la partie adverse nous
ait donné communication au moment de mon procès, il figure sur l'état du
personnel pour 500 francs par mois.
Il a épousé la fille d'un Juif fameux, à Vienne, Maurice Szeps, qui fut
rédacteur du Neue Wiener Tageblatt, où l'on insultait la France depuis le 1er
janvier jusqu'à la Saint-Sylvestre.
Le Watertand du 25 janvier 1887 a publié sur ce monsieur d'édi-
fiants renseignements. Quand il fut forcé de quitter le Neue Wiener Tage-
blatt, il emporta les bandes d'adresses de journal et le manuscrit en cours de
publication. II fut déféré, pour ce fait, à la justice et condamné pour délit
contre la propriété littéraire à une amende de 300 florins ou éventuellement
à vingt jours de prison.
Naturellement Clemenceau a fait décorer de la Légion d'honneur ce
Juif plein de délicatesse. Si les Radicaux étaient un peu honnêtes, ils avoue-
raient que la croix était encore mieux placée sur la poitrine du serrurier de
l'hôtel de l'avenue d'Iéna que sur celle de ce youtre étranger et que Clemen-
ceau ne vaut même pas Wilson, qui, du moins, ne travaillait pas pour l'expor-
tation et ne décorait que l'indigène.

256
La fin d’un monde

plus saint des devoirs toutes les fois qu'on croit avoir à se plain-
dre de quelque chose, avoue que je serais bien naïf de me retenir
à ton endroit, et même à ton envers, et de brider la fantaisie qui
m'a hanté de te traiter comme tu [286] traites les Catholiques et
même les Opportunistes, quand tu n'as pas peur de Boulanger ?
Pourquoi ma molécule cosmique ne prendrait-elle pas quelques
libertés vis-à-vis de la tienne ?
Je serais blâmable comme Chrétien, et repris par mon
confesseur, si j'obéissais vis-à-vis de toi à un sentiment de haine
personnelle, mais je n'ai aucune haine pour toi, j'entends sim-
plement te montrer ce que c'est qu'un homme libre.
Il est écrit en effet dans l'Evangile :
« Si vous pratiquez mes paroles, vous connaîtrez la Vérité
et cette Vérité vous rendra libre. »
Saint Athanase a développé cette pensée dans un noble et
fier langage :
Il faut parler franchement, parce que nous n'avons pas
reçu un esprit de servitude qui engendre la crainte : c'est à la
liberté que l'esprit de Dieu nous a appelé.
Tu ne connais pas saint Athanase et la clique qui t'admire
n'admire peut-être pas, comme il faudrait, cet homme vérita-
blement admirable. Saint Athanase brava les Empereurs tout
puissants, et, plutôt que de plier le genou, alla vivre de racines
au fond des déserts de la Thébaïde. De là il gouvernait son dio-
cèse à la grande fureur de Julien l'Apostat qui écrivait :
[287]
« J'apprends qu'Athanase, avec son audace ordinaire,
s'est mis en possession de ce qu'il appelle le trône épiscopal. Le
scélérat ! Il ose sous mon règne conférer le baptême ! Lui, un
petit homme de rien, il se fait gloire de braver la mort. »
Athanase, tu le vois, n'allait pas chez les filles de joie de
Byzance ou d'Antioche, mais aussi « ce petit homme de rien »,
qui fut grand en tout, grand jusqu'à la sainteté, n'avait pas de
coupables connivences avec les Granet de l'époque ; il voulait
qu'on donnât les récompenses, les colliers d'honneur où les mé-
daillons, les phalerae aux soldats qui défendaient l'Empire et
non aux Cornélius Herz du moment…

Tous les mêmes, les Trop connus !


Tous s'entendent entre eux comme larrons en foire,
comme grecs en tripot, comme souteneurs en rue…
Tous font semblant de se disputer entre eux et gardent
sur leurs méfaits réciproques le plus diplomatique des silences.

257
La fin d’un monde

Si vous voulez avoir l'idée du silence que le Radical, ordi-


nairement si tapageur, sait organiser autour des siens, examinez
l'affaire de la Société foncière de Tunisie et des biens de Musta-
pha.
C'est encore un épisode ravissant des moeurs juives. Tout
est là dedans. Malheureusement, pour analyser à fond l'opéra-
tion, il faudrait la plume de Balzac qui connaissait toutes les
finesses de la procédure, qui se plaisait à décrire, dans leurs
complexités et leurs enchevêtrements, les combinaisons des
hommes de proie de son temps bien inférieurs, d'ailleurs, en
rouerie aux hommes de proie d'aujourd'hui.
Le commencement de l'histoire est dans la France juive,
mais beaucoup de mes lecteurs seront heureux d'en savoir la fin.
Vous voyez la situation. Mustapha ben Ismaïl, l'ancien
favori du Bey de Tunis, arrive à Paris, il a besoin d'argent, la
Compagnie transatlantique lui avance d'abord [288] 200,000
francs sur ses bijoux, puis elle lui prête 1 million sur lequel on
lui donne une grande quantité de crocodiles empaillés. On lui
compte, par exemple, 600,000 francs trois hôtels de la rue de la
Faisanderie qui appartiennent au beau-père d'un Juif adminis-
trateur de la Compagnie et qui plus tard ont été revendus
42,000, 45,000 et 50,000 francs.
La Compagnie transatlantique poursuit le recouvrement
de ses créances sur Mustapha et, au moment où l'ex-premier
ministre est aux abois, un groupe de financiers offre à celui que
l'on poursuit un moyen de se tirer d'affaire en entrant dans une
Société qui se forme : la Société foncière de Tunisie, il aban-
donne à celle-ci les biens qu'il possède dans la Régence et sur les
8,000 actions de la Société on lui en remet 6,000.
II est entendu que les actions de Mustapha ne pourront
jamais rapporter plus de 25 pour 400, tandis que les autres ac-
tions ne sont soumises à aucune réduction de rapport.
Ceci vous représente, tout simplement, une de ces scènes
de vaudeville où Brasseur qui venait de paraître en sapeur réap-
paraissait tout à coup en nourrice. Le groupe de financiers qui,
après avoir commencé à prêter à Mustapha, le poursuivait à ou-
trance et le groupe qui fondait la Société foncière de Tunisie
était un seul et même groupe.
C'est alors que se présente une difficulté. Les biens que
Mustapha cédait à la Société foncière de Tunisie avaient une
valeur énorme, une valeur de 30 millions à l'heure présente et
de 80 millions dans l'avenir, mais ces biens ne lui appartenaient
pas. Ces biens sont des biens habbous, c'est-à-dire inaliénables,

258
La fin d’un monde

des biens domaniaux du gouvernement beylical ou des dota-


tions faites à des mosquées ou à des collèges comme le collège
Sadiki.
On n'ignore pas le rôle que Mustapha jouait à Tunis et, à
ce sujet, un diplomate, qui occupa jadis les plus hautes fonc-
tions de la Régence, me racontait un détail bien oriental. Quand
le télégraphe fut installé au Bardo, la première dépêche qui fut
expédiée du palais était celle-ci : « Prière de [289] renvoyer la
culotte que le Bey a laissée sur le lit d'Ismail. »
Dans de telles conditions les donations faites par Sad-
dock à son favori n'avaient aucune importance. Toute peine,
sans doute, mérite salaire mais le salaire ici était excessif…
Admettrez-vous jamais qu'un souverain, dans un mo-
ment d'ivresse, donne à son compagnon de débauche les im-
meubles du Collège de France ou les établissements et les rentes
léguées à l'Assistance publique ?
Dans bien des cas même la confiance du Bey avait été ab-
solument surprise. On sait comment les choses se passaient là-
bas.
Tous les lundis, le Bey tenait une sorte d'audience dans
laquelle il prononçait sur toutes les affaires qui lui étaient sou-
mises. Le Bey ne signait jamais rien, quand il approuvait la dé-
cision qui lui était proposée par son premier ministre, Musta-
pha heu Ismail, il faisait un signe de tète. Le garde des sceaux
tirait alors d'un coffret le sceau beylical et Mustapha l'apposait
sur la pièce. Mustapha avait des actes de donation tout prépa-
rés, il proposait, par exemple, au Bey d'infliger une amende à
quelque Tunisien coupable d'un méfait quelconque, le Bey fai-
sait un signe d'assentiment, Mustapha prenait le sceau et l'im-
primait, non sur la sentence, mais sur l'acte de donation.
Si la France n'était pas gouvernée en ce moment par la
crapule de tous les pays, jamais cette question n'aurait même
était soulevée.
Le gouvernement français aurait fait ce que fait le gou-
vernement anglais pour les rajahs ou les personnages impor-
tants de l'Inde qu'il éloigne de leur pays, il aurait alloué une
pension convenable à Mustapha et lui aurait enjoint de se tenir
tranquille.
Quoi qu'il en soit, on plaida et c'est ici qu'apparaît Flo-
quet. Si un Opportuniste avait joué le rôle que joua Floquet
dans cette affaire, tous les Maret, les Rochefort et les Mayer au-
raient tombé dessus avec entrain, mais, pour eux, je l'ai lit, les
infamies radicales sentent toujours bon.

259
La fin d’un monde

[290]
Il est évident, cependant, que Floquet, débarquant à Tu-
nis comme représentant de Mustapha, arrivait là, non comme
un avocat ordinaire, comme aurait été un Bétolaud ou un Lenté,
mais comme vice-président de la Chambre, comme homme po-
litique influent : il faisait simplement ce que faisait Grévy allant
plaider pour Dreyfus, ce que faisait Wilson quand il recomman-
dait les gens : il faisait trafic et marchandise de sa situation offi-
cielle, il s'en servait pour peser sur le Bey, sur l'autorité fran-
çaise et sur les juges. Il savait parfaitement qu'on l'envoyait là
pour cela.
Malgré tout, les prétentions de l'ancien favori du Bey
étaient tellement immorales, tellement contraires à tout droit,
qu'un projet de transaction, proposé par M. Sautter de Beaure-
gard, avait déjà constaté que Mustapha avait abusé de son in-
fluence et qu'il y avait eu captation.
Les tribunaux n'osèrent pas donner raison à Floquet et à
son intéressant client.
Une première fois le collège Sadiki avait obtenu du tribu-
nal local, la Charea, un jugement condamnant Mustapha à resti-
tuer. L'administration, au lieu d'exécuter le jugement, demanda,
pour gagner du temps, l'exequatur au tribunal français. Floquet
prétendit que le jugement était nul, mais le tribunal français
rendit un arrêt par lequel il déclarait que le premier jugement
avait été compétemment rendu, puis il renvoya la cause et les
parties à une audience ultérieure.
Floquet changea alors son fusil d'épaules, au lieu de sui-
vre le procès, il revint en France, alla trouver Freycinet, mentit
effrontément et lui dit : « J'ai déjà gagné mon procès contre le
collège Sadiki (ce qui était faux), ainsi, en appuyant un projet de
transaction, vous n'appuierez qu'une cause juste. »
Quelque temps après, Freycinet, après s'être informé, fai-
sait venir Floquet dans son cabinet et lui disait : « Comment,
monsieur Floquet, avez-vous pu me tromper à ce point et me
faire donner les offices de mon ministère à une bande de fi-
lous ? »
[291]
Freycinet, qui est aujourd'hui ministre sous Floquet, lè-
verait sans doute la main, et même le pied, qu'il n'a jamais tenu
ce propos, mais le propos a parfaitement été tenu, il a été ra-
conté à quelqu'un par un des Juifs mêmes mêlés à l'affaire et
qui disait : « Comprenez-vous ce Freycinet qui nous a traités de
filous ? »

260
La fin d’un monde

Freycinet luttait donc avec sa conscience comme Mé-


nard-Dorian lorsqu'il s'agit de livrer à l'Angleterre le secret des
obus qui bombarderont nos ports, il a toujours lutté, c'est une
justice à lui rendre, et il aurait certainement capitulé, ainsi que
cela lui est toujours arrivé du reste, lorsqu'il fut renversé et
remplacé par Flourens.
Ce Flourens, après avoir été le plat courtisan de l'Empire,
se fit l'exécuteur servile des basses œuvres de la République
contre nos prêtres. Il privait de traitement nos pauvres desser-
vants sans l'ombre d'un motif. Un ecclésiastique de beaucoup
d'esprit qui mettait sur sa carte : « Curé de X…, sans traite-
ment », me racontait un entretien épique qu'il eut avec lui. Il
avait réussi à forcer la porte du directeur des Cultes et à se faire
apporter son dossier pour voir enfin ce qu'on lui reprochait. On
trouva dans le dossier cette unique note : « A voulu fonder une
école libre à X… Homme très dangereux. »
La théorie de Flourens, on le sait, celle qu'il appliqua à M.
des Rotours, c'est que, même après un concours, un Français
catholique est aussi incapable d'occuper une place d'attaché au
ministère des Affaires étrangères qu'un catholique d'être roi
d'Angleterre.
Ces sentiments vous expliquent que les journaux conser-
vateurs se soient pâmés sur l'habileté et le patriotisme de Flou-
rens, quand il arriva au ministère des Affaires étrangères, et
qu'ils aient déclaré unanimement qu'on avait enfin trouvé le
ministre indispensable.
Tous les ministres des Affaires étrangères ont été décla-
rés indispensables depuis le duc Decazes, auquel on n'osait pas
toucher sous prétexte qu'il maintenait, à lui tout seul, la [292]
paix en Europe, jusqu'à Freycinet dont le départ du quai d'Orsay
devait amener immédiatement une conflagration générale.
Ceci se comprend, du reste, aisément, les ministres des
Affaires étrangères ont des fonds secrets assez importants à leur
disposition et, au lieu d'employer cet argent à savoir ce qui se
passe à l'étranger, ils l'emploient à payer la Presse qui, selon
l'importance de la somme, compare le ministre en exercice à
Richelieu, à Talleyrand, à Cavour ou à Metternich.
Quand le prédécesseur a tout mangé pour se faire traiter
de Richelieu, le successeur doit se contenter de se faire appeler
Olivarès…
Revenons à la Tunisie. Flourens, dès qu'il fut ministre,
prit vigoureusement en mains les intérêts de la Société foncière
de Tunisie. Cambon qui, d'après les renseignements complé-

261
La fin d’un monde

mentaires qui m'ont été donnés, paraît avoir joué dans cette
affaire un rôle plus honnête que je ne l'avais cru, avait été rem-
placé par Massicault qui se prêta à tout ce qu'on voulut.
Une transaction signée à la résidence le 7 mars 1887
donna raison à Mustapha, c'est-à-dire à la Société foncière de
Tunisie, moyennant 900,000 francs remis au Bey et 475,000
francs d'indemnité au collège Sadiki, la Société entrait en pos-
session des biens énormes dont Saddock était censé avoir fait
cadeau à Mustapha.
La Société avait dépensé en tout, tant pour payer les det-
tes de Mustapha que pour la transaction avec le Bey, 4,769,880
francs, et, à ce prix, elle acquérait des propriétés qui vaudront
dans quelques années 80 millions.
C'est pour obtenir ce résultat que tant de malheureux fils
de paysans avaient été tués, étaient morts de la fièvre, avaient
succombé aux insolations ou aux tortures de la soif, pendant les
marches en colonnes.
Voilà comment se constitue cette propriété juive pour la-
quelle certains conservateurs n'ont que du respect.
Il faut ajouter, qu'en dépouillant le gouvernement au pro-
fit d'une société où figurent presque exclusivement des Juifs,
[293] des Thors, des Levy, des Bloch et surtout des Juifs ita-
liens, les Volterra et les Cesana, Flourens trahissait absolument
la France. Les Juifs italiens, en effet, font une guerre impitoya-
ble à la France en Tunisie. Le vice-consul italien, un Juif du
nom de Jona, est à la tête de toutes les machinations ourdies
contre nous. A l'inauguration du collège italien fondé par des
Juifs, pas un Français ne fut invité122 .
Qu'importe ! Les Juifs sont sûrs, quand même, de trouver
à Paris des Flourens et des Floquet pour appuyer leurs préten-
tions les plus insensées, leurs usurpations les plus scandaleuses,

122 Il convient cependant de reconnaître que, parmi les Juifs de Tuni-

sie, que le gouvernement couvre d'une protection toute spéciale, beaucoup


veulent notre bien. Un des Israélites influents de Tunis, Eliaon Scemana,
s'était, dès le commencement de l'occupation, attaché à notre fortune et il s'y
était tellement attaché qu'il nous vola, comme receveur général des finances,
2.713,715 piastres 3 centimes.
Avouez qu'il aurait pu au moins nous laisser les 3 centimes…
J'ai vu dans l'Officiel Tunisien du 29 mars 1888 qu'on avait révoqué
ce Juif, mais je n'ai pas vu qu'on lui avait donné place dans une de ces mai-
sons centrales qui, paraît-il, sont réservées aux pauvres diables qui volent
quelques maravédis.

262
La fin d’un monde

leur prise de possession, sans aucun droit, d'un domaine im-


mense qui appartenait à la France.
Ce qu'il faudrait montrer c'est le dessous de ces trafics, le
détail de ces opérations, les tours de prestidigitation qui s'ac-
complissent avec une apparence légale.
Une fois la transaction signée, Mustapha, possesseur de
six mille actions de la Société foncière de Tunisie, se trouvait
dans une situation brillante.
C'est alors que les Juifs lui dirent :
« Mon ami, vous nous devez beaucoup d'argent, rendez-
nous vos six mille actions et nous vous tiendrons quitte. »
On lui reprit donc toutes ses actions, sauf trois cents dont
il déclara avoir disposé.
On lui reprit jusqu'aux crocodiles empaillés qu'on lui
avait donnés, on lui reprit les hôtels de la rue de la Faisanderie,
on lui fit paver tous les frais: on lui enleva les bijoux sur lesquels
on lui avait avancé de [294] l'argent, on lui enleva même la col-
lection d'armes précieuses qu'il avait laissée à Tunis123.
En bonne conscience, le Floquet de Mustapha n'est-il pas
encore plus sale que le Grévy des guanos ? Rochefort qui a tant
gabé sur Roustan et l'Elias Mussali aurait eu une jolie occasion
de se farcer, comme dit Froissart, ou de se rigouler, ainsi que le
faisait le Gargantua de maître Rabelais, lorsque Ponocrate
l'avait suffisamment institué aux bonnes lettres. Il s'en garda
bien, ainsi que ses amis radicaux « Floquet vertueux, noble chef
de la démocratie française, Clemenceau vertueux, Cornélius
Herz aussi. »
Le côté le plus amusant là dedans, c'est le côté mama-
mouchi, le côté parade et grosse comédie de toutes ces négocia-
tions où l'on emploie, pour dénouer les situations embrouillées,
les mêmes moyens que dans les Fourberies de Scapin ou le Lé-
gataire de Regnard. On transporte le pauvre Mustapha de no-

123Ce serait dommage d'oublier le trait final.


Mustapha, qui s'attendait toujours à ce qu'on donnât du mauvais ca-
fé à son maître, avait constamment un cheval tout sellé pour s'enfuir dans la
province de Constantine et ce qu'il appelait « une poire pour la soif » : deux
plaques de diamants attachées au bras.
— Montrez donc cela aux dames ! lui dit un jour à Paris, quelqu'un
qui connaissait le secret, et l'on put apercevoir deux plaques étincelantes
retenues par un élastique crasseux… La cachette était connue et, quand Mus-
tapha déclara qu'il n'avait plus rien, les Juifs lui dirent: « Et vos bras ? » « La
poire pour la soif » alla à l'hôtel Drouot.

263
La fin d’un monde

taire en notaire et on lui fait signer des actes dont il ne saisit pas
un traître mot.
D'après la procuration reçue par Me Dupuy, notaire, le 12
juillet 1883, Mustapha ne comprend pas le français: « Devant
nous a comparu Mustapha ben Ismail, général de division, an-
cien premier ministre du Bey de Tunis, Tunisien de naissance,
ne comprenant pas la langue française, assisté de Probel Du-
port, interprète assermenté près de la Cour de Cassation pour
l'interprétation des langues arabes. »
[295]
Dans les statuts de la Société foncière de Tunisie revus
par Me Baudier, notaire, le 21 mars 1885, les notaires déclarent
que devant eux :
« A comparu Mustapha ben Ismail etc., Tunisien de nais-
sance mais naturalisé français et comprenant bien la langue
française qu'il parle difficilement, toutefois d'une façon suffi-
sante pour être compris des notaires soussignés. »
Je crois même, sans pouvoir rien affirmer sur ce point,
que la procuration donnant pleins pouvoirs à la Société foncière
de Tunisie et signée le 19 juin 1886 chez Me Dupuy, notaire,
constate que Mustapha ne comprend pas le français et qu'il est
assisté de Volterra.
Ce qui est certain c'est que Mustapha n'a qu'une faible
notion de notre langue, il dit : « Bonjour, monsieur et comment
va la santé ? » et c'est à peu près tout. Le plus joli c'est que les
interprètes eux-mêmes, à part M. Probel Du port, ne savent pas
plus l'arabe qu'un célèbre professeur au collège de France, qui
mourut, comblé d'honneurs, ne savait le mogol qu'il enseigna
toute sa vie. Lorsque Mustapha rencontre quelqu'un dans la rue,
il emmène son interlocuteur chez les marchands de tapis ou de
dattes qui sont derrière l'Opéra. Quant aux interprètes, ils cou-
rent les hôtels et se mettent à la recherche d'un Pranzini quel-
conque.
Que doit-il se passer dans la cervelle de ce Numide qui va
ainsi de société financière en société financière et de notaire en
notaire, qui monte des escaliers solennels, pour se voir en face
de personnages cravatés de blanc et sévères d'allures et qui, par-
tout, retrouve la même farce dissimulée sous la complication
des formules, sous le langage prétentieux et baroque des termes
de droit. Tout n'a pas, d'ailleurs, manqué à cet Antinoüs tuni-
sien, avant de mourir il a voulu regarder l'Amour en face et il
aime une blanchisseuse de Boulogne…

264
La fin d’un monde

N'est ce pas que ce petit coin de fin de monde est piquant


à contempler ?
Que le monde change peu ! Comme ce Paris en putréfac-
tion où toutes les races viennent mêler leurs convoitises et leurs
vices, ressemble à la Rome que vit Jugurtha lorsque, attendant
son tour d'audience dans l'atrium de [296] quelque sénateur
influent, il se demandait : « A quel taux celui-là va-t-il se tari-
fer. » « Oh ! ville vénale, s'écriait-t-il, s'il se trouvait quelqu'un
assez riche pour t'acheter ! »
Les Juifs sont plus riches que Jugurtha, et les républi-
cains d'aujourd'hui sont moins chers que ceux d'autrefois. Avec
une année de ses revenus, Rothschild pourrait acheter bientôt
Paris tout entier, avec ses sénateurs, ses députés, ses magistrats,
on lui donnerait, par-dessus le marché, les histrions, les mimes
et les scribes, en un mot tout ce que Louis Veuillot appelle quel-
que part « la précieuse troupe des esclaves publics ».
Avec le résultat seul d'opérations comme celles que la
Juiverie fit, par deux fois, en Tunisie : l'une avec l'emprunt tuni-
sien, l'autre avec les biens de Mustapha, on achèterait les cons-
ciences les plus haut cotées dans une ville où tout est à vendre.
Les Juifs, parfois, ont de ces exclamations où se trahit
leur étonnement devant la richesse de la proie qui leur est dévo-
lue. Après Marie, après Genséric, il y avait encore quelques la-
mes d'or à enlever aux temples de Rome.
Après avoir enrichi tous les Juifs d'Allemagne, de Polo-
gne, d'Italie, de Hambourg, de Francfort, de Vienne, de Wilna,
la France a encore quelques débris de sa fortune d'autrefois et
les Juifs qui, seuls, savent tout ce qu'ils nous ont pris, s'émer-
veillent à la pensée qu'il reste encore quelque chose à prendre.
Un jour, Thors, un des Sémites de la Société foncière de
Tunisie, se trouvait avec un de mes amis.
— Que cette France est riche ! dit Thors tout à coup.
— Oui certainement… répondit mon ami, sans bien com-
prendre.
— Oh ! s'écria Thors, dans un transport d'enthousiasme,
dans un accès de lyrisme, vous ne savez pas, non, vous ne savez
pas ce que la France est riche !
Il semblait, me disait mon ami, que ce Juif eût eu comme
la vision du trésor fabuleux devant lequel Ali Baba s'arrêta
ébloui, de la caverne pleine, jusqu'au faîte, de lingots d'or, de
pierreries et de diamants…

265
La fin d’un monde

III

LA DROITE
ET
LE PARTI CONSERVATEUR
La grève des rois. La prière d'Henri V au matin d'Azincourt.— Que re-
présenterait le règne du comte de Paris ? Toujours le socialisme
budgétaire.— Les situations acquises. Cléricalisme et Franc-
Maçonnerie.— La diplomatie de Poubelle.— Le chiffre des retrai-
tes triplé.— 900,000 fonctionnaires.— Tout le monde veut tou-
cher.— Les réductions faciles à opérer.— L'entourage du comte
de Paris.— L'ivraie et le bon grain. — Les princes font leur mal-
heur eux-mêmes par leur manque de sincérité.— Le duc d'Au-
male.— Les ambitions d'un prince du sang.— Un double ma-
riage.— Des amis trop zélés.— La bataille de Rocroy.— Cornély
ou le dynastique exaspéré.— Le général Boulanger.— La popula-
rité du général.— Ce qu'espèrent les paysans.— Royauté et Em-
pire.— Trente Empereurs a la fois.— L'effacement du parti
conservateur.— La médiocrité intellectuelle des membres de la
Droite.— L'influence de la louange journalistique.— L'artificiel
substitué à la réalité humaine.— Les images de la rue Saint-
Sulpice et les vrais saints.— Rien ne s'accomplit sans le sacri-
fice.— La volonté de mourir.— Le besoin que les hommes ont de
l'héroïsme.— On fabrique des héros de papier.— Charette.— Psy-
chologie de l'insurgé.— Insurgés rouges et insurgés blancs.—
Barbes.— Le 12 mai 1839.— Conseils à la nouvelle génération ca-
tholique.— Nécessité de ne pas se griser de mots et de savoir ce
qu'on peut.— Ne nous laissons pas appeler martyrs !— La Droite
garde le silence sur tout.— La caravane parlementaire et les Juifs
d'Algérie.— Un fief sémitique.— Berthelot et les Kabyles.— Le
perpétuel recommencement de l'histoire.— La désagrégation du
parti conservateur.— Désillusion du naïf.— Ce qu'est devenu le
journalisme conservateur.— Les Catholiques désarment devant
les attaques de la Presse juive.— L'affaire de Citeaux et la Lan-
terne.— Pourquoi n'exhume-t-on pas Rappaport ? —Le drame de
la rue de Richelieu.— Les accusateurs de Citeaux.— La Républi-
que excrémentielle.— « La séance des anus » à la Chambre. René
Laffon.— Les mœurs universitaires.— Un Lycée de province sous
la troisième République.— La moralité des membres de la Gau-
che.— Deux radicaux pris au hasard.— Georges Laguerre.— Le
pacte social et la façon dont les Francs-Maçons le compren-
nent.— Autre défenseur de la moralité publique.— M. X…, conti-
nuateur du marquis de Sade.— L'histoire d'un Hermaphrodite.—
Toujours la politesse des conservateurs.— La tare du cerveau de
certains Catholiques.— Purifions notre imagination du spectacle

266
La fin d’un monde

de toutes les saletés républicaines on allant contempler la Nature


et admirer l'œuvre de Dieu.

Quelques lecteurs auront trouvé déjà que ce livre man-


quait d'enthousiasme pour la Droite. C'est que ce livre est, avant
tout, une étude impartiale et loyale et non une œuvre de parti.
Sur quelle classe de la nation, d'ailleurs, espère-t-on sé-
rieusement agir avec ces déclamations monarchiques qu'on sent
être creuses et vaines, an inanity and theatrality ? Comment
espère-t-on trouver des sujets puisqu'il est visible qu'il n'y a plus
de roi ?
Depuis la mort du pauvre petit Prince impérial, qui n'a
voulu résolument régner, nul n'a tenu le langage d'un roi. Le
prince Napoléon pense comme Naquet, et le comte de Paris
parle comme Baudrillart…
On a dit après la disparition du comte de Chambord :
« Voilà le comte de Paris délivré, vous allez voir maintenant ! »
Et on n'a rien vu du tout, par l'excellente raison qu'on ne pou-
vait rien voir.
Les Légitimistes se sont ralliés sans arrière-pensée, ou du
moins se sont résignés de bonne grâce, et ce ne sont pas les sou-
venirs d'Égalité et de 1830 qui ont gêné Philippe VII.
Lui aussi, en songeant aux crimes de sa race, pourrait ré-
péter, au moment de reconquérir la France, l'aimable prière que
Shakespeare, au IVe acte d'Henri V, met dans la bouche du Lan-
castre usurpateur, au matin d'Azincourt :
[299]
O Seigneur ! Ne te souviens pas aujourd'hui — oh !
Pas aujourd'hui — de la faute que fit mon père en usurpant la
couronne. J'ai fait enterrer de nouveau le corps de Richard, et j'ai
versé sur lui plus de larmes de contrition que la violence n'en fit
sortir de gouttes de sang. J'entretiens toute l'année 500 pauvres
qui, deux fois par jour, lèvent vers le ciel leurs vieilles mains pour
implorer le pardon du sang versé, et j'ai bâti deux chapelles où
des prêtres solennels et graves chantent perpétuellement pour
l'âme de Richard. Je ferai davantage, quoique tout ce que je
puisse faire ne soit d'aucune valeur, puisque ma pénitence vient
encore s'ajouter à tout cela pour implorer le pardon.

Pourquoi donc le comte de Paris ne fait-il rien que d'en-


voyer de temps en temps, quand on le tourmente trop, des ins-
tructions aux monarchistes ou des lettres aux maires, qui exci-
tent les transports de Meyer ? C'est, qu'au fond, cet homme in-
telligent et honnête se rend parfaitement compte de la gravité
de la situation et de l'inutilité de ses efforts.

267
La fin d’un monde

Par une anomalie singulière, le pseudo représentant du


principe monarchique sera bientôt le seul, avec quelques Juifs, à
bénir la Révolution de 89, que tout le monde, pour une raison
ou pour une autre, exècre, maudit et voue aux Dieux infernaux.
Le roi de France sera le dernier des Quatre-vingt-neuvistes.
Dans ces conditions, que signifierait le règne de l'ami des
Rothschild ?
Le triomphe des Juifs ?
Et dans toutes les classes de la société se dessine un
mouvement de protestation formidable contre les monstrueuses
exactions d'Israël, mouvement que dissimule à peine le silence
des journaux vendus à la Synagogue.
Ce règne signifierait quoi encore ?
Le maintien du socialisme budgétaire, la continuation de
ce que nous voyons : la France mangée, ruinée, épuisée par une
armée de fonctionnaires qui vivent dans la fainéantise et la gêne
aux dépens de ceux qui travaillent.
Un passage du manifeste, que le comte de Paris a, sans
nul doute, cru très habile, est formel sur ce point :
[300]
Les modestes serviteurs de l'État qui ont gagné leur
situation par leur travail ne seront pas menacés parce qu'ils la
tiendront de la République, si, d'une part, toutes les victimes de
la persécution républicaine sont assurées de recevoir l'ample ré-
paration qui leur est due, d'autre part, les exploiteurs et les indi-
gnes qui avilissent leurs fonctions auront seuls à redouter l'avè-
nement d'un pouvoir honnête et juste.

Regardez cette phrase en face et demandez-vous ce que


cela veut dire. Voilà un substitut qui a donné sa démission au
moment des décrets, il est évident qu'il peut compter sur une
réparation, qu'il a droit à une compensation.
Quant au substitut nommé à sa place et qui occupe de-
puis 1880, il vous dira qu'il n'a pas exploité, cet homme, qu'il
n'a pas avili sa fonction, il a requis pour la République comme il
requerrait pour Philippe VII, il a cité l'article 399 ou l'article
400 et je ne sais combien, il est prêt à le citer encore, il le citera
toujours…
Prenez Clément lui-même. Fouquier-Tinville disait : « Je
suis la hache, punit-on la hache ? » Clément peut dire « je suis
le casse-tête, punit-on le casse-tête ? Pinard m'a ordonné de
faire donner des coups de casse-tête modérément, j'en ai fait
donner. Floquet m'a dit d'en faire donner immodérément, j'en
ai fait donner.

268
La fin d’un monde

Comme homme, je puis mépriser profondément ce Pail-


lasse de Floquet, qui, après avoir flatté bassement la Commune
et affiché les idées les plus révolutionnaires pour arriver au
pouvoir, lance des gendarmes sur ses anciens amis, mais
comme fonctionnaire chargé d'organiser la distribution des
coups de casse-tête, je n'ai qu'à obéir. »
On ne se figure pas un gouvernement qui personnifierait
l'Ordre refusant une retraite à un homme qui, pendant trente
ans, a partagé impartialement des coups de casse-tête entre les
représentants de toutes les opinions.
Il faut ajouter qu'il n'y a que les fonctionnaires républi-
cains et francs-maçons qui puissent compter, à un certain mo-
ment, sur la protection cléricale en prenant ce mot cléri[301]cal
dans le vilain sens, dans le sens de recommandation et d'intri-
gue.
Nous autres pauvres diables qui défendons l'Église tant
que nous pouvons, nous n'avons, en réalité, d’autre influence
que celle de nos idées.
On nous vient quelquefois trouver en nous disant :
« Vous devez combattre celui-ci, celui-là, vous devriez me re-
commander » et nous répondons : « Je ne connais personne.
Tous mes amis dans le clergé ressemblent à ce vieux prêtre de
campagne que vous avez rencontré sortant d’ici, il n'a pas voulu
quitter Paris sans me voir, et il m'a embrassé comme du pain
pour l'amour de Notre Seigneur Jésus-Christ. Ces misérables lui
ont tout pris, excepté sa soutane, qu'ils ont trouvée en trop
mauvais état, et j'ai comblé tous ses vœux, en lui donnant un
exemplaire de la France juive,— ce qui m'est d'autant plus facile
que c'est aux dépens de Marpon et Flamarion, qu'ils ont assez
gagné pour contribuer à cette bonne action. »
Les fonctionnaires républicains et francs-maçons sont
tout autres, ils ont tous la fourberie latine comme les juges ; ils
ressemblent tous, plus ou moins, à ce Munatius Plancus, ancien
valet d'Antoine, rallié plus tard à Auguste et que l'historien ap-
pelle : « Traître par tempérament », morbo proditor…
La plupart des fonctionnaires qui ont expulsé les reli-
gieux avaient commencé par mendier la protection des jésuites.
Soyez sûrs que les trois quarts de ceux qui étalent le plus
bruyamment leur zèle pour la République ont déjà fait dire au
comte de Paris que s'ils restaient en place, c'était pour mieux
servir le Prince, quand l'instant serait venu de faire connaître
leurs véritables sentiments. C'est l'histoire de Saisset-Schneider,

269
La fin d’un monde

qui, préfet de Bordeaux au 16 Mai, envoyait chaque jour deux


rapports : l'un à Fourtou, l'autre à Gambetta.
D'autres sont à cheval sur le tableau, comme on dit, je
crois, au baccarat. Tel est Poubelle qu'Henri Rochefort appelle
Bellepuce. Nul n'est plus infâme. A l'exemple de [302] Flourens
il a déclaré, en plein Conseil municipal, que, même après un
concours, un Français dont les sentiments étaient chrétiens ne
pouvait occuper un emploi dans l'administration et le Conseil
municipal fut assez vil pour applaudir !
Un jeune homme, qui s'était fait inscrire comme membre
au Cercle catholique du Luxembourg, s'était présenté pour en-
trer dans les bureaux de la Préfecture de la Seine, on lui déclara
que, s'il restait membre du Cercle, il devait renoncer à l'espoir
d'entrer à la Ville.
C'est le plus ignoble espionnage organisé et personne
mieux que moi ne sait combien ces mœurs publiques sont diffé-
rentes de celles de I'Empire.
J'ai passé, en effet, une partie de mon enfance à l'Hôtel
de Ville, entre deux classes du lycée Charlemagne je revenais
manger un morceau et faire mes devoirs dans le bureau de mon
père, qui n'a jamais caché à personne ses sentiments républi-
cains. J'ai lu les principales pièces des Châtiments et la Badin-
guette sur du papier à en-tête : Préfecture de la Seine, 1ère divi-
sion, 2e division, 3e section. Quel contraste entre la tolérance
d'un Haussmann et le goujatisme persécuteur d'un Poubelle et
de ses pareils !
Si Poubelle se prête docilement à toutes les ignominies
républicaines, Mme Poubelle n'est pas ainsi. Tous les journaux
ont raconté, à l'époque, qu'à Marseille elle avait protesté contre
les expulsions et déchiré de ses blanches mains des affiches an-
ticléricales.
Vous voyez le mouvement d'ici : si la roue tourne, Pou-
belle dira à sa femme : « Prends ton chapelet et toutes tes mé-
dailles et cours chez les Pères plaider ma cause et expliquer que
je n'ai agi que pour le bien124. »

124C'est un peu le cas de M. d'Ormesson, le nouvel introducteur des


Ambassadeurs. Tandis que M. d'Ormesson, alors préfet des Basses-Pyrénées,
procédait à la première exécution des décrets, Mme d'Ormesson, nous ap-
prend le Petit Caporal cité par l'Univers du 11 septembre 1888, était age-
nouillée dans l'église Saint-Martin pour protester contre l'acte odieux de son
mari.
On voit d'ici le déjeuner : — As-tu bien prié, ma chérie ? — Et toi,
cher ami, expulsas-tu bien ?

270
La fin d’un monde

On n'imagine pas ce que les Pères, qui sont la bonté


même, [303] ont déjà reçu de demandes de républicains se re-
commandant d'avance à eux.
Le plus clair de ceci, c'est que le comte de Paris, si, par
extraordinaire, il devenait roi, ne licencierait pas l'armée des
fonctionnaires qui dévore la France, il mettrait, tout au plus,
quelques personnes à la retraite, ce qui créerait une nouvelle
classe de retraités. On a eu d'abord les retraités de l'Empire,
puis les retraités de la République modérée dite conservatrice,
nous aurions maintenant les retraités de la République rouge.
En 1871 on servait des retraites civiles à 45,000 employés
et ce service coûtait 30 millions par an.
En 1886 le nombre des retraités civils s'élevait à 80,000
et la dépense atteignait 59 millions en chiffres ronds (exacte-
ment 58,762,000 francs).
Quant aux traitements, ils ont monté de 307 millions à
460 millions par année, soit un accroissement annuel de 53 mil-
lions.
Le pays avait autrefois 500,000 employés à nourrir, il en
a aujourd'hui 900,000. Avec la volonté du comte de Paris de ne
toucher à aucun droit acquis et l'obligation dans laquelle il se-
rait de satisfaire au désir de toucher, désir assez naturel après
tout, de ceux qui ont combattu la République dans l'espoir
d'être dédommagés, nous aurions non plus 900,000 [304] mais
1,200,000 fonctionnaires. Ces 1,200.000 prébendiers feraient
ce que font les 900,000 qui existent déjà, ils nous ruineraient
sans s'enrichir eux-mêmes, ils seraient tous pauvres, tous pères
besogneux de fils envieux et déclassés dont la France est obligée
de payer l'éducation et qui ne sortent du collège que pour tra-
vailler à une révolution qui les aide à satisfaire leurs appétits.
Le comte de Paris ne serait pas plus en état que la Répu-
blique de faire face à cette situation anormale125 . Il se heurterait,

Ce qu'il y a de plus étrange là dedans, c'est que ce d'Ormesson, qui


descend des d'Aguesseau, est un des derniers représentants de la famille de
saint François de Paule.
Il faut ajouter que M. d'Ormesson, qui est un fort habile homme,
trouva le moyen, sans se brouiller avec la République, de ne pas participer à
la seconde exécution des décrets. N’importe, c'est une singulière époque que
celle où l'on voit des hommes qui ont eu des saints dans leur famille se mêler
à des crocheteurs pour pénétrer, sans mandat, dans des domiciles privés et
en chasser des religieux.
125 Au mois d'août 1888, le gouvernement annonçait triomphale-

ment, dans une note officielle, qu'il était parvenu à réaliser une réduction de

271
La fin d’un monde

comme elle, à la fatalité économique, il n'arrivera pas, en effet,


avec une corne d'abondance sous le bras et il n'aura pas de mot
magique pour remplir les tiroirs vidés par les Républicains.
Les conditions économiques ne changeront pas parce que
Philippe VI sera sur le trône. Les Américains, par exemple, ont
commencé par acheter toutes leurs locomotives chez nous, au-
jourd'hui ils fabriquent une locomotive en vingt-quatre heures
et ce n'est certes pas pour les beaux yeux du comte de Paris
qu'ils recommenceront à s'adresser à nous.
Il en est ainsi de tout, des étoffes, de l'horlogerie, et le
comte de Paris le sait mieux que personne, car il est beaucoup
plus fort en statistique que moi. Il n'a qu'à prendre un volume
dans sa bibliothèque pour y voir les progrès qu'a faits l'Allema-
gne rien que pour les tissus notamment qui constituent une dif-
férence de 89 millions par an en faveur de l'Allemagne depuis
1869.
[305]
Dans ces conditions la seule raison d'être d'un prince se-
rait, au lieu de jouer à l'homme moderne, d'en revenir aux tradi-
tions de l'ancienne monarchie. Dans ces temps-là on servait
l’État et on ne se servait pas de lui. Quand on avait rempli quel-
que fastueuse ambassade comme celle du duc de Saint-Simon
en Espagne, on mourait entouré d'huissiers qui inventoriaient
jusqu'à vos manuscrits.
Une telle abnégation serait peut-être plus rare aujour-
d'hui, mais, en dehors de cette Bohème politicienne qui est la
même dans tous les partis, on trouverait encore dans les réser-
ves de la France d'excellents citoyens qui seraient heureux d'of-
frir pour rien leurs services au pays et que l'on décorerait en
échange.
Il y a, a Paris, deux ou trois cents négociants qui se sont
retirés des affaires en pleine force de l'âge, qui ont l'habitude de
gérer de grandes administrations avec ordre et intelligence et

6.500,000 francs sur l'ensemble de tous les ministères pour le prochain


budget.
Cette joie fut de courte durée. Le ministre des Finances n'avait pas su
faire une addition et la réduction était de 4 millions. Quelque temps après,
on apprenait qu'il n'y avait plus de réduction. Ceux qui abandonnaient une
somme dans le budget ordinaire demandaient à la reprendre sur le budget
extraordinaire. Tout cela, voyez vous, c'est toujours du Guignol. La vérité est
qu'il n'y a pas en France un homme qui ne veuille toucher quand il n'a pas
touché et qui ne tienne à continuer à toucher quand il a touché une fois.

272
La fin d’un monde

qui consentiraient à remplir gratuitement les fonctions de direc-


teur de l'Assistance publique.
Prenez Germain Bapst, que je vous cite parce que je le
connais, c'est un jeune homme riche, actif, il s'occupe de l'art
français avec passion par tradition de famille, il a voyagé dans
tous les pays du monde. Est-ce que vous croyez qu'il ne ferait
pas un directeur des Beaux-Arts supérieur à ce Larroumet, qui
était professeur à Stanislas et qui a abandonné les cléricaux
quand ils ont été hors d'état de lui être utiles pour flagorner
bassement Simon dit Lockroy ? En quoi les Beaux-Arts éprou-
vent-ils le besoin d'être dirigés par ce Larroumet ? Qu'est ce que
ce Larroumet peut savoir des Beaux-Arts ?
Ouvrez un concours très difficile pour les fonctions d'ins-
pecteur les Beaux-Arts : vous aurez cinquante jeunes gens très
instruits, qui ne font rien et qui seront enchantés d'exercer ces
fonctions à titre purement honorifique, pour occuper intelli-
gemment leur temps. En admettant l'impossible, en supposant
que le concours ne donne pas de résultats, pensez-vous que
l'obélisque tomberait parce que les Beaux-Arts ne [308] seraient
plus inspectés ? Ils s'inspecteraient eux-mêmes, voilà tout.
Le grand malheur, c'est l'obstination que mettent des
centaines de milliers de parasites à vouloir vivre aux dépens
d'un pays qui n'est plus assez riche pour les nourrir. La France
est semblable à une mère que de grands Fils, des fils de qua-
rante à cinquante ans, s'obstineraient toujours à téter. La pau-
vre mère ne peut plus y suffire : il n'y a pas mauvaise volonté de
sa part, elle ne peut plus, elle n'a plus de lait…
Voilà ce que les Princes devraient dire et ce que M. Fran-
cis Magnard aurait dû mettre dans le manifeste, spirituel d'ail-
leurs, qu'il a prêté au comte de Paris.
Pourquoi les Princes ne parlent-ils pas ainsi ? C'est parce
qu'ils ont derrière eux un état-major qui ne veut pas croire que
le Loiret est vide et qu'ils ne pourront pas se mettre à table à
leur tour.
Sans doute la tablée du comte de Paris sera mieux com-
posée que la tablée actuelle et l'on y mangera plus proprement,
mais au fond tous les politiciens se ressemblent.
Le duc Decazes, dont l'Orléanisme veut faire un grand
homme, était mêlé à tous les tripotages financiers. C'est lui qui,
le premier, a prostitué la Légion d'honneur, en faisant accorder
à Hirsch la plaque de grand officier. Pour être nominé député à
Puget-le-Théniers, il avait recherché l'appui du parti séparatiste,
il avait conclu une alliance cynique avec lui et n'avait pas hésité

273
La fin d’un monde

une minute à sacrifier tous les intérêts de la France au point de


vue commercial dans le projet de traité de commerce avec l'Ita-
lie126. Les députés char[307]gés de l'enquête ont trouvé les dé-
pêches les plus incroyables sur cette candidature, et ils ne les
ont pas tontes publiées.
Que de gens, dans l'entourage du comte de Paris, qui wil-
sonneraient, comme de simples républicains, s'ils étaient à
même de le faire ! Ils se servent déjà du nom de leur maître
avant même qu'il ne soit roi.
Paris apprit avec stupéfaction, il y a deux ans, le prochain
mariage d'une jeune fille de l'aristocratie avec un grand négo-
ciant de Paris, un de ceux qui, selon l'expression des rabatteurs
de Wilson, « ne sont pas décorables même pour 100.000
francs ».
Tout était décidé et les journaux avaient annoncé l'hymé-
née lorsque le père fit demander une audience immédiate au
comte de Paris. Le jour venu, il entre chez le prétendant avec la
mine sombre et désolée du comte de Nangis dans Marion de
l'Orme : il ne manquait que les hallebardiers.
— Monseigneur, vous connaissez le dévouement de notre
famille à la Monarchie, mais, permettez-moi de vous le dire avec
une respectueuse franchise, j'aurais mieux aimé que vous me
demandiez autre chose..,
— Voyons, expliquez-vous, lui dit le comte de Paris.
—Oui, monseigneur, c'est un rude sacrifice que celui que
vous exigez de nous.
— Encore une fois, je ne vous comprends pas…
— -La fortune, la vie, ce n'est rien, mais ici, c'est l'hon-
neur même.
— Je vous ordonne de parler nettement.
— Enfin ce mariage !…
— Quel mariage !

126 Consulter le livre véritablement prophétique de M. Brachet, L'Ita-

lie qu'on voit et l'Italie qu'on ne voit pas.


« Après un simulacre de discussion, écrit M. Brachet, le ministère
français signa le traité de commerce franco-italien dont les conditions
avaient été déclarées inacceptables six mois auparavant par les négociateurs
français. En retour, le duc Decazes obtenait l'appui du parti italien pour sa
propre candidature dans le comté de Nice.
« Dès que le cabinet de Rome fut en possession du traité, il s'empres-
sa de le faire ratifier par le Parlement, afin de nous couper ultérieurement la
retraite. Ce fut, en effet, à grande peine que la Chambre de 1878 repoussa la
convention, grâce à l'énergie du rapporteur M. Bertet.

274
La fin d’un monde

— Le mariage de ma fille… Vous m'avez fait dire que vous


souhaitiez cette union pour réconcilier l'aristocratie avec le
grand commerce parisien.
[308]
— Moi ! Je ne vous ai rien fait dire du tout…
Le quiproquo finit par s'expliquer. Le grand négociant
avait envoyé à un des familiers du comte de Paris la facture de
sa femme acquittée et le familier n'avait rien trouvé de mieux,
pour reconnaître ce bon procédé, que de faire intervenir le nom
du comte de Paris auprès du père de la jeune fille pour décider
ce mariage.
L'union se serait faite sans un clerc de notaire qui sauva
la situation, comme dans Francillon, et qui, en apportant le pro-
jet de contrat à la famille de la jeune fille, agit en honnête
homme et éclaira ces braves gens.
Le comte de Paris a la notion de toutes ces évidences. S'il
pouvait parler librement, en fumant un cigare avec un homme
de bon sens comme moi, je suis sûr qu'il me dirait que j'ai rai-
son, mais il est obligé de continuer quand même la tradition
épistolaire du comte de Chambord. Il promet, de temps en
temps, de monter à cheval à des gens qui n'ont pas la moindre
envie d'y monter derrière lui et qui, généralement, n'ont pas
même de cheval. Je puis lui offrir, quant à moi, de rallier le
camp avec Bob, encore faut-il que Bob soit bien disposé et, Dieu
sait, qu'il ne l'est pas tous les jours !

On ne peut imaginer à quel point les Princes se rendent


malheureux en persistant à afficher des sentiments qui ne sont
point les leurs, à jouer des rôles pour lesquels ils ne sont pas
faits,
Le duc d'Aumale est un saisissant exemple à citer sous ce
rapport.
« C'est un grand malheur de n'être point né dans sa pa-
trie », disait Théophile Gautier qui, devant les vulgarités et les
prosaïsmes de Paris, rêvait incessamment de l'Inde aux végéta-
tions étranges, de palais de marbre dont les marches plon-
geaient dans le Gange, de forêts de bambous pleines de rugis-
sements de tigres…
C'est un grand malheur, pourrait-on dire aussi, de n'être
pas né pour sa position. Le duc d'Aumale est ainsi : il n'était
[309] nullement né pour être prince et il s'était fait de l'exis-
tence un concept qui n'avait rien de princier.

275
La fin d’un monde

Pour le duc d'Aumale il n'y a dans la vie que deux belles


situations pour un homme : général de division et académicien.
Quand on a quelques gouttes du sang de Louis XIV dans les vei-
nes, on pourrait avoir une ambition plus haute, il est juste aussi
de dire qu'on pourrait avoir des désirs plus bas.
Au fond l'homme se ressent toujours de ce qui l'a le plus
vivement frappé à l'heure des sensations juvéniles, quand les
sutures du cerveau ne sont pas encore faites, quand, selon l'ex-
pression de Daudet, « on n'est pas encore achevé d'imprimer ».
A cette époque de la vie, le duc d'Aumale vit de près Cuvillier
Fleury qui fut son précepteur et Bugeaud qui fut son général et
il se dit: « J'estimerai que ma destinée est remplie si jamais je
réunis en moi ces deux hommes. »
Il est comme cela et tout ce qu'on pourrait dire à ce sujet
ne servirait à rien. Toute la politique monarchiste contempo-
raine a roulé sur l'idée fixe qu'avait l'héritier des Condé de
conserver ces deux uniformes, sur l'illusion qu'on les lui laisse-
rait s'il se faisait tout petit garçon, sur l'espoir, qu'en ne donnant
un sou à personne pour conspirer, il arriverait à mourir à Chan-
tilly et que Renan prononcerait sur sa tombe un discours senti-
mental et lubrique qui ferait rougir M. Bocher, et pleurer Léo-
nide Leblanc…
Pour arriver à ce but le duc d'Aumale déploya une diplo-
matie sans égale.
Le grand art d'un prince de nos jours, l'art vital, pourrait-
on dire, est de concilier son idée fixe qui est de rester tranquille
avec le désir, plus apparent, d'ailleurs que réel, que manifestent
les fidèles de voir leur prince s'agiter.
La plupart des dévouements, sans doute, s'arrêtent en
route dès qu'on ne les subventionne plus, mais il y a des dé-
vouements qui suivent toujours comme certains chiens qui s'at-
tachent à vos pas avec une désespérante obstination et dont on
ne sait comment se débarrasser. Pour ceux-là il faut découvrir
[310] une formule qui contente momentanément les plus ar-
dents et qui les fasse patienter un peu.
Le comte de Chambord fut poursuivi toute sa vie par des
gens qui voulaient absolument se faire tuer à ses côtés, et,
comme ce prince, au cœur magnanime et bon, n'avait pas la
moindre envie de se faire tuer, ni de faire tuer personne pour un
peuple qui guillotinait un monarque paternel et vertueux
comme Louis XVI et qui divinisait Marat avant d'encenser Bar-
ras, il inventa la question du drapeau. Le Prince Napoléon, plus
cynique et qui riait aux éclats quand Raoul Duval l'appelait « le

276
La fin d’un monde

Prince Je m’en f… », s'est contenté de déclarer qu'il était répu-


blicain. Le duc d'Aumale avait inventé le portrait. Pour se dé-
barrasser de ceux qui, sans le connaître, venaient l'importuner
de projets d'action, il avait un portrait du Taciturne, et, comme
au fond, les partisans les plus fougueux de l'action ne deman-
dent qu'à être découragés, les visiteurs de Chantilly se disper-
saient dans Paris en disant : « Le Prince attend son heure ! En
nous montrant le portrait du Taciturne il a eu un geste qui en
dit long. »
Cet égoïste de qualité supérieure s'était ainsi préparé,
avec une incontestable habileté, une tombe bien capitonnée, ce
vieux garçon, ce jouisseur délicat, n'avait rien oublié de ce qui
pouvait embellir ses derniers jours ; il avait fait avec l'Académie
un mariage officiel et un mariage morganatique avec Babet.
Le pauvre prince avait compté sans les serviteurs obsti-
nés de l'idée monarchique, ils agacèrent tellement le public avec
la bataille de Rocroy, qu'on finit par enlever son grade au duc
d'Aumale et enfin par l'expulser.
Le prince ne se découragea pas, il fit agir les Lambert de
Bruxelles près de Carnot , il lança les membres de l'Institut sur
Floquet et crut qu'il allait toucher au but et avoir levée sa puni-
tion.
Hélas ! L’infortuné ignorait ce que sont des amis dé-
voués. Il lui arriva la même mésaventure qu'à ce député trop
aimé qui ne pouvait faire un pas dans sa ville natale, se diriger
[311] même vers l'endroit le plus retiré, sans qu'immédiatement
toutes les musiques et tous les orphéons n'attaquassent un air
de bravoure.
« La bataille de Rocroy ! Condé jetant son bâton de
commandement dans les ligues ennemies ! Les Princes de la
Maison de France ! »
Finalement le duc dut rester à Bruxelles avec Babet…
C'est notre excellent ami Cornely qui a la spécialité de ces
plaisanteries funestes. C'est incontestablement un des hommes
de ce temps qui se seront le plus fait rire eux-mêmes, mais son
comique est d'une essence particulière : c'est la gaieté lyonnaise,
toujours un peu narquoise, comme celle de Gnafron, le Guignol
de Lyon qui représente une vis comica spéciale, une sorte
d'humour né dans les brouillards de la Saône comme l'humour
anglais dans les brouillards de la Tamise. Cornely doit détester
les Princes, mais il assouvit sa haine sur eux d'une façon origi-
nale, en les caressant vigoureusement à rebrousse-poil, avec un

277
La fin d’un monde

air convaincu qui ne permet pas de se fâcher et qui semble le


fait d'un dynastisme exaspéré.
Je ne puis croire, en effet, que Cornely soit sincère lors-
qu'il couvre le duc d'Aumale de lauriers à propos de la démarche
des membres de l'Institut.
C'est ce que j'écrivais à un membre du parti conservateur
qui m'engageait à ne plus dire la vérité, à rentrer dans le men-
songe général : « A quoi servent des articles comme ceux du
Gaulois ? Croyez-vous sérieusement pouvoir tromper l'opi-
nion ? Des proscrits du 2 Décembre, sans ressources, sans mé-
tier, sans moyens de gagner leur vie, ont supporté les rigueurs
de l'exil de la plus noble et de la plus fière façon, ils ont refusé
l'amnistie que leur offrait Bonaparte, Monsieur Bonaparte,
comme on disait chez Victor Hugo. Voilà un exilé, soixante fois
millionnaire, auquel le séjour à l'étranger n'enlève rien de ses
aises et c'est celui-là, c'est ce Prince du sang qui s'avilit au point
de faire mendier sa grâce à un Floquet ! Et c’est, à cette occa-
sion, que vous osez parler [312] de la Maison de France et des
gloires de la vieille Monarchie, c'est à propos de ce sybarite que
gêne une feuille de rose que vous venez demander aux petits et
aux humbles de se sacrifier et de se dévouer ! »
Qui espère-t-on tromper encore une fois ? La foule voit
tout cela aussi distinctement que nous le voyons nous mêmes,
elle le sent comme nous, et cela démontre l'inutilité de toutes les
impostures écrites.
De tous les prétendants, le seul qui ait quelques chances,
c'est Boulanger.
Beaucoup de mes amis m'ont tourmenté pour que j'aille
voir le général, mais j'ai craint d'avoir l'air de venir demander
une place et l'entourage, d'ailleurs, n'est pas attirant. J'ai eu
force notes sur lui et des notes bien diverses, mais à quoi bon
discuter d'avance un homme qui semble visiblement marqué
par la Destinée pour faire beaucoup de bien ou beaucoup de
mal ? Il a le choix : il dépend de lui d'être très grand ou très mi-
sérable, il est son maître, comme on dit, et je trouve que ce sont
nos bons prêtres du Morbihan qui ont pris le sage parti en di-
sant force messes pour que Dieu l'éclaire.
Quel plus magnifique rôle à jouer que le sien ! Pour être
grand il n'est point nécessaire qu'il ait du génie, il lui suffirait
simplement de se faire un ferme propos à lui-même, de se dire :
« Je ne serai pas une canaille ! Les traîtres qui nous gouvernent
ont mis dans tous les emplois des Juifs allemands ou des Natu-
ralisés pour nous livrer au moment de la guerre, je ne m'entou-

278
La fin d’un monde

rerai que de Français dont je ferai vérifier avec soin l'origine.


Les scélérats qui sont au pouvoir ont compris que devant l'Eu-
rope, à peu près tout entière coalisée contre nous, notre seule
chance de salut serait l'union, ils ont organisé par tous les
moyens, par leurs lois, par leurs journaux, la guerre civile dans
ce pays, ils se sont efforcés de diviser les Français entre eux sous
prétexte qu'il y a des gens qui vont à la messe et d'autres qui n'y
vont pas— [313] je m'efforcerai de rétablir la concorde, je ne
persécuterai personne, je laisserai chacun libre. »
Ceci, le général Boulanger l'a dit un peu dans sa procla-
mation aux électeurs de la Charente, il a flétri les députés qui
refusent de fortifier nos ports et qui gaspillent nos milliards
pour nous mettre hors d'état de résister à l'ennemi.
La Chambre, qui n'a rien fait, a dit le général, et qui
n'a même pas su mettre en état de défense nos ports les mieux si-
tués pour résister à une attaque, gaspille des centaines de mil-
lions en entreprises inutiles et suspectes. Nos ressources, dont
pas un denier ne devrait être dépensé sans une absolue nécessité,
sont arbitrairement englouties dans le gouffre des fonds secrets
ou criminellement gâchées dans un but électoral.
Tout est mensonge dans le budget comme dans les
promesses faites aux travailleurs. Ceux qui ont mission de défen-
dre et de faire aimer la République semblent avoir pris à tâche de
la compromettre en faisant d'elle la propriété d'une faction au
détriment de tant de Français qui ont le droit d'en réclamer leur
part.
Le général a déclaré, non moins nettement, qu'il ne per-
sécuterait jamais personne. Il a répondu à une dépêche interro-
gative qu'on lui adressait à ce sujet :
La Rochelle, le 11 août 1888.

Je réponds sans difficulté à votre télégramme. Je ne


ferai jamais, quoi qu'il arrive, de persécution religieuse, car, si
j'en faisais, j'agirais contre ma conscience et mes intérêts.
Général
Boulanger.

C'est peu sans doute, mais il ne faut pas oublier que tou-
tes les Loges sont à la solde de l'Allemagne, que les meneurs du
parti républicain poussent à la persécution pour obéir à un mot
d'ordre de Berlin et que les républicains honnêtes, dupes de ces
meneurs, ne s'aperçoivent pas que c'est Bismarck seul qui a in-
térêt à diviser la France par la guerre religieuse.
Au moment où paraissait cette déclaration dans la Croix,
un officier m'écrivait textuellement : « Je ne crains pour le [314]
général qu'un accident préparé par nos criminels politiciens. Si

279
La fin d’un monde

on ne le tue pas, il fera sauter tous les robins par-dessus le bord.


Nous regarderons les nageurs dans le sillage. »
Le jour même, par une coïncidence singulière, un mal-
heureux, probablement excité par des agents allemands, tirait
quatre coups de revolver sur le général sur la place de Saint-
Jean-d’Angély !
La veille, les tribunaux avaient condamné à deux ou trois
mois de prison de pauvres diables de grévistes coupables d'avoir
renversé un tombereau de sable , l'homme qui avait fait feu sur
un général français était immédiatement mis en liberté…
Que le général, encore une fois, se dise : « Je serai un
honnête homme au pouvoir ! » Qu'il se cramponne à cette idée,
et tout ira bien pour lui… Il est plus populaire qu'il ne se l'ima-
gine encore, il résume, il incarne en lui l'universel dégoût pour
ces Parlementaires odieux à tous. On a annoncé qu'il jetterait la
Chambre à la porte et cela suffit pour que les paysans, regardant
déjà cette belle action comme accomplie, l'escomptent d'avance,
sachent gré au général de l'intention seule comme si la besogne
était déjà terminée.
J'ai vu des centaines de paysans en contemplation devant
une image représentant le Coup de balai. Le général, en grand
uniforme, couvert de ses décorations, est au premier plan, il a
mis l'épée à la main et, d'un geste superbe, il chasse du Palais-
Bourbon les députés qui s'enfuient en donnant les signes de la
plus vive frayeur. On reconnaît les personnages les plus impor-
tants de la majorité : les uns cachent précipitamment des pa-
piers qui doivent être des rapports adressés aux puissances
étrangères sur les expériences faites dans nos arsenaux, d'au-
tres, surpris au moment où ils comptaient avec leurs complices,
où ils revidaient (c'est ainsi qu'on appelle à l'Hôtel des Ventes le
partage des bénéfices), enfouissent anxieusement leurs porte-
feuilles dans les poches de leurs vêtements. Ferry, naturelle-
ment, a détalé le premier, comme au moment de Laug-Son,
mais la peur, ainsi qu'il [315] arrive, a paralysé ses pieds, il n'a
pu commander à ses jambes d'avancer, il a roulé sur le devant
de la scène et l’on devine que tous les fuyards, emportés par une
irrésistible panique, vont passer sur le corps du Tonkinois.
La ville, la campagne
Ont soupé de vous,
Bourgogne et Champagne
Normandie, Poitou,
Paris, la Province
Demandent promptement

280
La fin d’un monde

Que l'on vous évince


Tous du Parlement.

Ainsi s'exprime la complainte qui traduit les vœux de la


nation. Il est évident que la France demande qu'on les évince
tous, malheureusement les coquins se trouvent bien et n'ont pas
envie de se laisser évincer…
Sans doute, il est triste pour une nation comme la France
d'en être arrivée à ne plus espérer de salut que dans un homme
qui, jusqu'ici, n'a accompli aucun exploit extraordinaire.
Mais, quand un peuple a une espérance de ce genre, vous
ne la lui ôterez jamais, car cette espérance, il ne l'a conçue
qu'après avoir beaucoup souffert, après avoir acquis la convic-
tion que le remède n'était que là. C'est la manifestation d'un état
d'esprit. On souhaite, non pas seulement ce que Mercier a
nommé le généralisme, mais l’impérialat, on appelle un impé-
rator, un maître, un chef.
Toutes les nations, à un moment donné de leur évolution,
ont passé par cette phase. C'est une erreur de se figurer qu'un
pays a le choix entre la Royauté et l'Empire : il est en Royauté
ou il est en Empire, comme on est, selon le cours de l'année, en
été ou en automne, comme on est, selon le cours de la vie, dans
l'âge mûr ou dans la vieillesse.
Une Royauté qui n'est plus munie des organes essentiels
à son fonctionnement, qui ne repose plus sur les lois d'une hé-
rédité ininterrompue, qui n'a plus ni aristocratie, ni hiérarchie
de classes, ni vie municipale, est un Empire, et la [316] meil-
leure preuve, c'est que les d'Orléans n'arguent pas d'un droit
supérieur, ils demandent l'investiture au peuple, au nombre.
« L'héritier de Hugues Capet, dit très justement M. Jules Dela-
fosse, ne prétend plus qu'à l'héritage de César. »
Au fond, ce qu'on reproche le plus au général Boulanger,
c'est de n'avoir pas marché sur l'Elysée le jour de la manifesta-
tion de la gare de Lyon et d'être un peu long à tirer le sabre.
« Croyez moi, mon général, tirez-le du fourreau le plus
tôt possible ce fameux sabre après lequel tout le monde aspire.
« Pour abattre la République actuelle, il vous faudra
franchir un ruisseau comme César. Ce ruisseau, il est vrai, n'est
pas le Rubicon qui roulait ses eaux claires vers l'Adriatique, c'est
un ruisseau de boue, quelque chose comme le cloaca maxima
dont les miasmes pestilentiels chatouillent agréablement les
nerfs olfactifs des hommes au pouvoir. Une fois le ruisseau
franchi, vous serez le maître.

281
La fin d’un monde

« Dans la pleine décadence où nous sommes, les Empe-


reurs poussent vite, à Rome, il y en eut jusqu'à 30 à la fois, par-
mi lesquels beaucoup ne vous valaient pas. Il y eut Posthume,
Ingenuus, Victorinus, Laelianus, Regalianus, Mémor, Antoni-
nus, Cecrops et beaucoup d’autres, il y eut Marius, un ouvrier
forgeron qui, dit l'Histoire auguste, ne régna que trois jours, il
refusa de donner la main à un compagnon d'atelier et celui-ci le
tua avec une épée qu'ils avaient forgée ensemble. Il y eut même
une impératrice, Victorine, que les soldats appelaient Mater
castrorum.
« Tous ces élus de la place publique ou du camp ont eu
des bustes, des images comme vous en avez, des statues comme
vous en aurez ; l'empereur Marius lui-même, ce qui me fait ac-
cepter la version qui prétend qu'il régna cinq mois de septembre
267 à janvier 268, revit pour nous dans une pierre gravée du
cabinet de France qui nous montre, coiffée de la traditionnelle
couronne de laurier, la plus étonnante tête de pochard ahuri
qu'il soit possible d'imaginer.
« On a donné à tous ces Césars des louanges moins pas-
sa[317]gères que celle qu'on vous donne dans l'Intransigeant ou
dans la Presse, puisqu'elles vivent encore dans la pierre et que
les érudits qui les déchiffrent arrivent aux honneurs de l'Insti-
tut. On les a appelés Père de la Patrie, Restaurateur du monde,
Gloria saeculi, Salus proviciarum, on leur a accordé les 70 salu-
tations impériales qu'on répétait, vous le savez, cent ou cin-
quante fois, comme on récite les litanies…
« Si vous osez et, surtout, si vous gagnez contre l'Allema-
gne la première bataille qui sera décisive, mais qu'il ne nous
serait pas impossible de gagner si nous n'étions pas trahis, ce
qui dépend de vous vous aurez tout cela, mon général. On jurera
par Boulanger comme on jurait à Rome sur le Génie de l'Empe-
reur vivant, on vous représentera en Triptolème comme Claude
ou en Hercule comme Caracalla le Germanique… »

Comment cette droite, en qui se personnifient tant de


choses respectables, tant de braves gens, tant de croyances, tant
d'intérêts essentiels, en est-elle tombée à avoir besoin de Bou-
langer pour remuer le pays, comment en est-elle réduite à se
mettre à la remorque de Boulanger, à n'espérer qu'en Boulan-
ger ?
Les hommes de la droite sont arrivés 210 au Parlement
avec 3,500,000 voix ;, la puissance formidable dont l'adminis-
tration dispose en France avait réussi à grande peine à assurer

282
La fin d’un monde

5000.000 voix de différence aux républicains logés dans toutes


les places, multipliant de tous les moyens d'influence. Ces 210
députés ont commencé d'abord par se laisser décimer et ceux
qui sont restés au nombre de 180 puis de 175 ont moins fait que
les Cinq de l'Empire.
Ceci, un membre de la droite, mais un esprit sincère et
loyal, l'a reconnu lui-même127.
[318]
Les Cinq, sous l'Empire a écrit M. Jules Delafosse
dans le Matin, nous ont appris ce que peuvent la résolution dans
les desseins et la continuité dans l'action. Ils luttaient dans les
conditions les plus défavorables contre un gouvernement auquel
ils avaient juré fidélité. Le gouvernement impérial était puissant
et populaire, l'opposition sans crédit et sans cause. Et pourtant
les Cinq combattirent avec une ténacité tellement implacable que
leurs revendications inutiles firent brèche dans les défenses de

127 Cornely a, lui aussi, eu le mérite d'avouer la lamentable déception

qu'ont causée les députés de la droite à ceux lui les avaient nommés.
« En 1885, écrit-il, pour ne pas remonter au déluge, le suffrageuni-
versel s'est livré à une manifestation opposante formidable.
Il a envoyé à la Chambre 210 antirépublicains. Cette phalange a été
décimée par les invalidations et réduite à 170 députés. Que devaient faire ces
députés ?
De l'opposition.
En ont ils fait ?
Non !
Faisaient-ils de l'opposition lorsqu'ils votaient les budgets, sous pré-
texte qu'il fallait bien que les fonctionnaires fussent payés, que les services
fussent assurés ?
Faisaient-ils de l'opposition, lorsqu'ils s'amusaient à soutenir le mi-
nistère Rouvier et lorsqu'ils nous clouaient le bec, à nous autres, irréconci-
liables, en nous disant que nous n'avions pas le droit de faire la leçon à des
députés, que les députés savaient des choses que nous ne savions pas, qu'ils
avaient, pour agir, des raisons que nous ignorions.
On eût dit, à les entendre, tous, que Rouvier négociait avec les uns le
retour du comte de Paris, et avec les autres le retour du prince Victor.
Il ne négociait rien du tout.
Ils n'ont rien obtenu. Ils n'ont sauvé ni un Frère ni une Soeur, et ils
se sont laissés museler inutilement.
Faisaient-ils de l'opposition lorsqu'à la chute de M. Grévy ils s'amu-
saient à voter pour le général Saussier, l'un des rares généraux de l'armée
française qui passent pour républicains ?
C'était là un vote républicain, c'est-à-dire un vote qui, émis par eux,
n'avait ni rime ni raison, ni queue ni tête.
Non ! Non ! Nous devons à tout le monde cette justice de déclarer
que si les républicains ont été incapables dans le gouvernement, les conser-
vateurs ont été incapables dans l'opposition.
Depuis 1885, il n'y a eu qu'un homme qui a su faire réellement de
l’opposition, et cet homme, c'est la général Boulanger. »

283
La fin d’un monde

l'Empire, et qu'aux élections de 1869 plus de 3 millions de voix


leur faisaient cortège. Nous avons, nous, pour cible aujourd'hui
un régime malfaisant, misérable, déconsidéré, chargé des exécra-
tions de tous les honnêtes gens, honni par les siens eux-mêmes,
et, au lieu d'achever sa ruine, qui serait la délivrance pour tous,
nous [319] nous employons à lui assurer la vie ! Les Cinq, en pa-
reille situation, feraient une trouée si large, qu'aux élections pro-
chaines le suffrage universel y passerait tout entier. Nous som-
mes 175 qui, au lieu de marcher et de frapper ensemble, nous
émiettons au point de devenir une sorte de mortier ministériel
avec lequel on répare les brèches faites au gouvernement de la
République par la République elle-même. Si c'est là tout le parti
que nous savons tirer du présent, quel lendemain nous est réser-
vé ?

Les députés de la droite n'ont su ni se rallier franchement


à la République comme le leur demandait Raoul Duval, ni faire
de l'opposition.
Un simple journaliste de province auquel, avec leur
égoïsme habituel, les conservateurs s'étaient efforcés de fermer
la porte du Parlement, M. Thiébaud, a fait plus que ces 180 dé-
putés, il a inspiré au général Boulanger l'idée du rôle qu'il y
avait à jouer, il a vu les uns et les autres, il a remué toute la
France, lui, le pauvre et l'obscur. Alors les membres de la droite
se sont mis humblement derrière Boulanger, ils lui ont dépêché
des ambassadeurs pour le sonder, pour savoir s'ils figureraient
sur ces listes.

Que cela, à le regarder de près, est navrant et piteux !


Cette partie de notre livre est, assurément, la plus diffi-
cile à traiter, il nous faut l'essayer cependant.
En réalité, ce sont des gens médiocres que ces hommes
de la droite. J'ai constaté déjà la pauvreté de ce qu'ils ont dit en
ces quatre années remplies par tant d'événements faits pour
inspirer l'éloquence humaine. Pas un éclair, pas une de ces pa-
roles enflammées qui mettent le feu à tout, pas un de ces cris
qui remuent une nation, pas un de ces outrages qui arrachent
un hurlement de colère à un ministre prévaricateur, pas une
évocation de la Patrie française d'autrefois devant cette France
d'aujourd'hui, pillée, trahie, livrée aux juifs.
A part quelques discours de de Mun qui sont vraiment
d'un beau souffle, tout a été pure rhétorique, verbiage, plaidoi-
rie, ils ont parlé tous comme parlent les avocats à la barre, ils

284
La fin d’un monde

[320] ont dit le contraire de ce que venait de dire celui qui avait
oratoré avec eux, et puis voilà tout…128.
La vérité, c'est que ces politiciens ne croient pas à ce
qu’ils défendent.
Ils n'ont point le Verbe parce qu'ils n'ont pas la Pensée, il
ne faut point leur demander cette inspection des choses face à
face et cœur à cœur qui seule est la caractéristique de toute
bonne pensée en tout temps, ils sont, comme dit Carlyle, « dans
les insincères hypothèses, les plausibilités, les ouï-dire ». Ils
estiment que la religion vaut mieux que l’irréligion, mais leur
âme n'est point pleine de l'idée de Dieu.
Dans ces conditions on ne fait rien qui vaille et on ne tou-
che personne, même lorsqu'on s'exprime en termes bien choisis.
Le grand homme n'est pas un homme, comblé de dons extraor-
dinaires, c'est un homme ordinaire qui veut résolument accom-
plir tout ce que Dieu attend de lui, il sait qu'il y a une volonté
divine, une idée de Dieu sur le monde et il s'efforce ingénument
et simplement de correspondre à cette idée.
L'être qui a cette conception est fort, tous les Mackau de
la Chambre ont beau le happer dans les couloirs et lui dire
« Prenez bien garde ! »Et patati et patata… Il passe en répon-
dant civilement : « Bonjour, Mackau ! Faites votre petite cuisine
à votre aise… Moi, je vais remplir ma mission… »
[321]
Il convient de revenir sur ce point que nous avons déjà
indiqué. Cette absence de toute action effective s'explique beau-
coup par l'atmosphère spéciale créé par le journalisme.
Autrefois il fallait mériter la gloire, aujourd'hui il suffit de
la payer. Il est entendu d'avance que tout journal subventionné

128 Cornely avait suggéré aux hommes de la droite un moyen de se re-


lever un peu et de clore par un acte viril cette législature qui a trompé tant
d'espérances.
Le meilleur procédé, disait-il, pour obtenir cette dissolution que ré-
clame tout le pays c'est de l'imposer. Que la droite démissionne tout entière !
Il eût été même à désirer que les députés de la droite donnent à cet
acte ce caractère de grandeur qui saisit les âmes. J'aurais aimé voir les repré-
sentants traverser Paris en corps, revêtus, de leurs insignes, arriver ensemble
au Palais Bourbon et faire lire par l'un d’eux une déclaration, non pas am-
poulée, mais énergique et simple : « Cette Chambre est pourrie, elle n'est
bonne qu’à voler et à trahir la Patrie, nous nous retirons.
A la sortie, les députés de la droite auraient été acclamés et les dépu-
tés républicains accueillis par les cris : « A la chienlit ! » Ils auraient siégé
deux ou trois jours, mais la pression de l'opinion publique aurait été trop
forte et ils auraient été obligés de disparaître.

285
La fin d’un monde

par un groupe de députés de département proclamera que ces


députés sont tous énergiques, intrépides, héroïques. La presse
conservatrice de Paris brode là-dessus et les gens s'endorment
volontiers dans cette vapeur d'encens.
Ce sont les rois qui ont commencé, quand le journalisme
n'existait pas encore, à vivre ou plutôt à mourir dans cette va-
peur artificielle, aujourd'hui, ce sont les royalistes.
Le fait remonte loin du reste. A partir de Louis XIV, que
le comte de Chambord appelait « le premier des Napoléons »,
l'apothéose impériale, la pompe latine se substitue aux rapports
cordiaux et, parfois même, empreints d'une familiarité un peu
vive que les Aryens germains avaient gardé dans leurs rapports
avec leurs souverains, comme un souvenir de la libre vie dans
les forêts d'autrefois.
Le roi jadis était un camarade pour ses compagnons
d'armes. Qui ne connaît l'histoire de Crillon et de d'Aubigné
couchés au pied du lit dans la chambre d'Henri IV et conversant
sur leur maître.
— A-t-on jamais vu un roi aussi vilainement ladre que le
nôtre ?
— Assurément non.
Le roi intervient alors et dit à d'Aubigné :
— Vous reprendrez votre conversation demain, mais,
Ventre-saint-gris, je tombe de fatigue, laissez-moi dormir.
On ne se figure pas un entretien semblable dans la cham-
bre du conte de Chambord.
C'est précisément ce côté humain qui faisait la force des
rois d'autrefois et qui intéresse encore à eux, car le peuple
n'aime rien tant que de trouver un homme semblable aux autres
hommes dans un souverain qui a été grand.
[322]
C'est toujours charmant ce Diable à quatre qui mène la
vie de partisan depuis l'âge de seize ans, qui a vécu au milieu
des batailles et qui, dès que le canon commence à gronder, des-
cend précipitamment de cheval ; il se met derrière un arbre,
défait son haut-de-chausses à la hâte, et bientôt il remonte à
cheval, et, comme à Fontaine-Française, déjà roi, il accomplit
des actes de folle témérité, il s'élance avec 200 compagnons au
milieu de toute l'armée espagnole. On voit bien cet homme : il
éprouve une impression physique, il la surmonte parce qu'il est
Français et il se conduit vaillamment.

286
La fin d’un monde

Imaginez l'accueil que vous aurait fait le comte de Vans-


say, le comte de Blacas, ou le marquis de la Ferté si vous leur
eussiez dit vers 1872 :
– Je crois qu'au dernier moment le roi mouillera peut-
être un peu sa culotte, mais je suis sûr qu'il marchera.
— Comment pouvez-vous proférer une parole semblable !
Notre roy avoir peur ! Quel blasphème !
Et en fait leur roy n'a jamais eu peur, il n'a jamais bougé,
il n'a jamais pris le contact du danger…
Il est resté pour ses fidèles ce qu'il fut : une espèce de
personnage, non pas surnaturel, mais extrahumain comme les
images de Saints sans yeux, sans formes et sans signification
que l'on vend rue Saint-Sulpice.
Pour nous évidemment les Saints sont tout différents. Ce
sont des trahisseurs de leur maître comme saint Pierre, des pas-
sionnés de plaisir comme saint Augustin, d'impétueux et irasci-
bles capitaines comme Loyola, qui, déjà converti et en route
pour aller s'enfermer dans un couvent, eut tant de peine à s'em-
pêcher de pourfendre un Maure qui avait mal parlé de l'Imma-
culée Conception de la très sainte Vierge.
Ils ont surmonté leur nature mauvaise, pusillanime ou
violente et c'est précisément cette victoire remportée sur eux-
mêmes qui fait leur grandeur à nos yeux.
Les chefs du parti conservateur ne voient pas comme cela
ils ne se doutent pas de l'effort qu'il faut accomplir pour [323]
agir, de la grandeur qu'il y a dans un homme comme Louis Na-
poléon arrivant deux fois, en pleine tranquillité, abordant les
troupes, s'exposant aux balles et disant à Strasbourg et à Boulo-
gne : « Je suis le neveu du grand Empereur et je viens occuper
le trône de France. » Ils n'ont jamais réfléchi à la résolution qu'il
faut à un Barbès, à un Blanqui, à un général Eudes même, atta-
quant brusquement un gouvernement et disant : « Je ne vous
reconnais pas et je vais vous chasser. »
C'est à peine si, aujourd'hui, les conservateurs commen-
cent à se douter que les Morny, les Persigny, les Maupas étaient
d'autres hommes que les Broglie et les Fourtou.
Les conservateurs n'aiment pas ces analyses parce qu'il
en appert que rien ne s'obtient que par le Sacrifice. Retournez la
situation dans tous les sens, regardez à droite, regardez à gau-
che, il est évident que le seul homme qui puisse exercer une ac-
tion quelconque est l'homme qui dit : « Mon sacrifice est fait. Je
suis prêt à tout, j'ai regardé en face l’hypothèse suprême : la
Mort, je l'accepte d'avance. »

287
La fin d’un monde

Quand je parle de sacrifice, mes lecteurs devinent qu'une


pensée me hante : la pensée de la Victime Sainte qui mourut
pour le salut du genre humain, de l’Homme Dieu dont chaque
jour le sacrifice de l'autel nous rappelle la volontaire immola-
tion.
A ceci je ne m'arrêterai pas. Ce sont des méditations fai-
tes pour le sanctuaire et qui seraient déplacées clans ce livre
trop humain. C'est à peine, si le front prosterné dans la pous-
sière, le Vendredi Saint, lorsqu'on est bien uni par la prière à
Celui qui a voulu endurer pour nous l'horrible supplice de la
Croix, on peut sonder le mystère d'Amour que contient l'agonie
du Golgotha.
Le protestant Carlyle lui-même a eu ce sentiment de res-
pect : « Le plus grand de tous les héros, dit-il, c'en est Un. Un
que nous ne nommerons pas ici. Qu'un silence sacré médite
cette matière sacrée. »
Il est donc bien entendu que ce que je viens de penser
[324] tout haut devant mes lecteurs n'a aucun rapport avec ce
que je vais dire. C'est un ordre d'idées tout différent…
Dans l'ordre humain on n'agit que par la volonté, à la
condition que cette volonté aille jusqu'à vouloir mourir, ce qui
naturellement lui donne l'avantage sur la volonté des autres, qui
veulent vivre.
Tout homme qui est décidé à mourir peut agir sur les
événements. Derrière tous les événements il y a un homme qui a
été décidé à mourir.
Sans doute, beaucoup de causes ont fait que l'Italie, puis-
sance de troisième ordre il y a quelques années, soit plus in-
fluente maintenant dans les conseils de l'Europe que la France
et puisse prodiguer les humiliations au pays qui l'a affranchie.
Mais, parmi toutes ces causes, il y en a une qui n'est pas la
moins importante de toutes. Il s'est trouvé un homme qui s'est
entretenu un jour avec lui-même : il avait des bank-notes plein
son portefeuille, il était de noble race, jeune encore, éloquent,
aimé des femmes, un matin, à Londres, il s'est posé cette inter-
rogation à lui-même : « Voyons, es-tu résolu à mourir ? » Il s'est
répondu : « Oui. » Il a pris alors un cab et il est allé examiner la
guillotine du Musée Tussaud pour savoir comment on mourait
quand on mourait guillotiné, et là-dessus il est parti pour Paris.
Cet homme s'appelait Félice Orsini…
Ce que pèse dans la balance du Destin une vie volontai-
rement donnée pour une idée, nul ne le saurait exprimer. Les

288
La fin d’un monde

individualités capables de s'arracher violemment du cœur


l'amour de vivre deviennent rares.
L'enfant brave le péril parce qu'il ne sait pas, le vieillard
prend d'infinies précautions pour se conserver, à mesure que
l'être a jeté de plus profondes racines dans l'humanité, il tient
davantage à elle. Les, peuples jeunes, ainsi que nous le consta-
tions dans un des premiers chapitres de ce livre, produisent des
martyrs, des héros, des êtres sacrificiels, les peuples vieux en
produisent peu.
C'est, qu'au fond, la détermination est dure à prendre et
la [325] lutte très dramatique. L'homme a un objectif superbe,
glorieux : défendre ses croyances, combattre pour ses convic-
tions mais il a aussi un subjectif terrible, un subjectif de plomb
qui le cloue au sol et l'empêche d'avancer. Comme le prisonnier
du baron des Adrets, il s'avance sur le bord de la tour, il inter-
roge l'espace du regard et il se rejette en arrière en murmurant :
« Sapristi, quel saut ! »
La peur de mourir, voyez-vous, entrave singulièrement
les mouvements humains. C'est la baguette d’arrêt du revolver :
le revolver est tout chargé, il ne demande qu'à partir, mais la
baguette d'arrêt empêche tout.
L'homme se tient alors des discours à lui-même et, cer-
tes, il y aurait une curieuse page de psychologie à écrire sur tout
ce qu'un homme peut se raconter pour ne pas agir, pour doubler
par une logique son instinct de conservation.
Les médecins ont donné une cause puérile à la mort du
comte de Chambord, la vraie cause, je la distingue très bien, je
devine comment l'estomac a fini par être usé par les trépida-
tions intérieures, par la répercussion de l'éternel combat qui se
livrait en haut dans ce cerveau ne pouvant arriver à donner un
ordre au corps, à décider la bête à marcher.
Et, cependant, si la vie est précieuse, c'est une belle chose
que l'héroïsme, la gloire des vaillants qui meurent pour leur
cause, le coup de main hardi, et c'est bien dur de se dire : « Fini,
tout cela ! »
Les contemporains qui ne veulent pas dire : « C'est fi-
ni ! » organisent autour d'un homme une espèce de légende, de
fiction journalistique qui donne satisfaction à l'héroïsme velléi-
taire qui est encore, sinon dans les âmes, du moins dans les
imaginations : ils créent une personnalité comme celle de Cha-
rette, un chef qui doit tout renverser, tout avaler, tout oser, et
qui ne bouge pas…

289
La fin d’un monde

Je me hâte de dire, qu'au jugement de tous ceux qui l'ont


vu au feu, Charette est un des plus braves officiers qui soient et
que je n'ai nullement l'intention d'attaquer un homme [326]
digne de tout respect. Le côté que je veux peindre en lui, c'est le
côté du faux insurgé, du révolté pacifique qui, depuis seize ans,
est toujours sur le point de partir et qui ne part jamais.
C'est là, en effet, une figure bien moderne, bien pari-
sienne, diraient les journaux boulevardiers, et tout le monde
s'emploie, comme dans un innocent complot, à ne point la lais-
ser dans l'ombre.
Pour Charette le rôle d'insurgé est une sorte de situation
comme pour Anatole de la Forge le rôle d'arbitre de l'honneur.
On lui ferait volontiers un service de première dans les théâtres,
et le gouvernement lui assurerait facilement une place dans les
cérémonies comme à un homme qui tient un emploi spécial, qui
est le chef incontesté des insurgés vendéens. On est habitué à
voir sur lui, à dates à peu près fixes, des articles qui varient peu.
Il marie ses filles et l'on déploie à cette occasion la bannière de
Patay, il joue chez lui, en famille, « la jolie saynète de Ver-
consin » : A la porte, il réunit ses zouaves à la Basse-Motte, ou
bien il les promène, à travers les méandres de la Seine, sur un
bateau à vapeur : le Touriste, ainsi que fit Marie Colombier pour
fêter le succès de la Plus belle femme de Paris. La presse an-
nonce la saynète, le banquet, la promenade avec un petit air de
clairon — le clairon de la Penissière.
Tout le monde est content. Les zouaves pontificaux sont
heureux d'avoir une allure un peu héroïque avec un chef qui est
un homme très brave et, en même temps, ils savent gré à ce chef
de ne pas forcer la note. Ils bedonnent tous plus ou moins, ils se
sont, grâce aux recommandations du clergé, mariés presque
tous assez avantageusement, ils feraient leur devoir à l'occasion,
mais ils auraient éprouvé une surprise assez désagréable, si,
après le déjeuner du Touriste, Charette leur avait dit doucement
comme Napoléon III à ses amis, le 1er décembre, à onze heures :
« C'est pour demain ! »
Ce mot, il est probable, qu'à moins de circonstances im-
pos[327]sibles à prévoir, Charette ne le prononcera jamais.
Ajoutons qu'il lui faudrait maintenant une énergie surhumaine
pour le dire, il a conquis, sans avoir rien risqué, une gloire que
les plus téméraires oseurs n'ont pas eu de leur vivant. Il aurait
mené vingt ans la vie du Cabacilla, conspiré comme Fiesque,
supporté dix fois la torture sans rien avouer comme Carmagno-
la, entrepris des expéditions de folle audace comme Garibaldi,

290
La fin d’un monde

passé trente-cinq ans dans les prisons après avoir été condamné
cinq fois à mort comme Blanqui, attendu, le sourire aux lèvres,
l'heure de son exécution comme Barbès qu'on ne parlerait pas
de lui en termes plus enthousiastes. Il jouit de ces honneurs
modestement et il mourra nonagénaire dans l'attitude mena-
çante d'un homme qui est sur le point de s'insurger, en disant
comme Delobelle : « Je ne renonce pas ! »
Derrière le cercueil de cet homme paisible on entendra
quelques zouaves pontificaux, très âgés, murmurer entre leurs
dents l'appel farouche aux gars du Bocage:

Monsieur de Charette a dit à ceux de chez nous :


Levez-vous !
La chasse est ouverte contre les loups.
Monsieur de Charette a dit à ceux d'Ancenis :
Mes amis,
Le roy va ramener les fleurs de lys.

Il serait puéril de prétendre que, si Charette n'a pas agi,


c'est qu'il n'était pas assuré du succès. C'est un raisonnement de
notaire ou d'homme d'affaires, ce n'est pas un raisonnement
d'insurgé. Le propre de l'insurgé, au contraire, est de se lancer
dans l'inconnu, de forcer violemment la main à la Destinée et,
par le seul fait de sa volonté, par l'extraordinaire puissance que
lui donne le sacrifice qu'il fait d'avance de sa vie, de contraindre
la Destinée à accoucher. Il est à la merci évidemment du hasard,
mais il peut aussi être servi étrangement par ce hasard, il a des
chances de renver[328]ser des gens pris à l'improviste et qui ne
sont pas sur le même plan d'idées que lui ; il se heurte à des ré-
sistances imprévues, mais, très souvent aussi, il rencontre des
défaillances incroyables, des affaissements inouïs, des facilités à
passer sur lesquelles il n'aurait pas osé compter ; une porte de
bronze derrière laquelle il devait y avoir des hommes prêts à se
faire tuer jusqu'au dernier se trouve être une porte de carton et,
quand on l'a enfoncée en pressant dessus, on aperçoit un vieux
concierge débonnaire qui vous dit : « Donnez vous donc la peine
d'entrer. »
L'insurgé, au fond, ne sait jamais ce qui arrivera à la suite
de ce qu’il fait, mais ce qu'il sait, c'est qu'il arrivera quelque
chose. II a produit de l'action et cette action crée des mouve-
ments, des courants, opère des déplacements de situations et
des troubles d'êtres qui seraient restés à l'état latent sans cette
secousse.

291
La fin d’un monde

Imaginez Charette ayant fait une belle tentative, dans un


moment favorable bien entendu, pendant une des crises que
nous avons traversées. Il échoue. On le condamne à mort, mais
on n'ose probablement pas le fusiller. La peine de mort est abo-
lie en matière politique et toute la France se soulèverait d'indi-
gnation à la pensée qu'on va mener au polygone de Vincennes le
soldat de Patay, tandis que tous les traîtres qui ont fait décimer
nos troupes au Tonkin se partagent tranquillement le fruit de
leur infamie.
On n'aurait pas fusillé Charette et il serait sorti de prison
nommé par 25 départements, il aurait personnifié ce que repré-
sente le général Boulanger, la protestation d'un homme au cœur
français contre l'ignoble gouvernement que nous subissons.
En admettant qu'il eût été fusillé, le Charette, tombé ainsi
sous les balles, aurait laissé dans l'histoire une autre figure que
celle du Charette qui joue du Verconsin à la Basse-Motte. Les
mœurs, si amollies aujourd'hui, seraient devenues plus âpres,
des âmes se seraient réveillées, des vengeurs auraient surgi, le
gouvernement, ainsi traqué, aurait été obligé de se [329] rendre
plus odieux encore qu'il ne l'est par des mesures qui n'auraient
fait qu'irriter les esprits et, un beau jour, il se serait écroulé su-
bitement devant un coup de main moins bien préparé que ne
l'aurait été celui de Charette.
Il est bien entendu que personne n'est obligé de s'insur-
ger. Que les conceptions de la vie sont différentes et combien
sont haïssables les gens fanatiques et intolérants qui ne veulent
pas laisser chacun organiser son existence à sa façon ! J'ai des
amis qui vivent à Paris, comme on doit vivre au Japon, dans le
petit jardin aux feuillages sombres où l'on attache le soir des
lanternes de couleur, « près de l'étang bleu où sont les cormo-
rans », Rien ne les agite, rien ne les trouble, ils laissent aller le
monde comme il l'entend et je vous assure qu'avec eux je ne me
dispute jamais.
Il en est tout autrement lorsqu'un homme passe pour in-
carner en lui l'insurgé blanc. J'ai le droit de l'étudier, de l'appré-
cier à ma façon et de le comparer aux insurgés rouges.

La comparaison, il faut l'avouer, n'est guère avantageuse


pour les Blancs d'aujourd'hui.
Simple soldat ou sergent dans le parti conservateur, nous
avons été tous plus ou moins injustes pour certains hommes,
alors que nous écrivions au jour le jour, sans avoir le temps de
penser.

292
La fin d’un monde

Lorsque le loisir nous vient et que nous pouvons méditer


une heure ou deux avant d'écrire une ligne, l'optique change et
nous nous rendons bien compte de la pression que quelques
Républicains énergiques ont exercée sur les événements.
Prenez Barbès le 12 mai 1839 au matin. Il est jeune, très
riche lui aussi, très aimable, très aimé, et la vie doit lui sembler
agréable. C'est un dimanche: la moitié de Paris est allé à la re-
vue qui se passe au Champ de Mars et cependant Barbès, en
descendant dans la rue, rencontre encore pas mal de Parisiens
retardataires. C'est le monde de Paul de Kock, de bons bour-
geois qui se dirigent vers les guinguettes de Romainville avec
des paniers de provision sous le bras et [330] la progéniture qui
suit le père et la mère. Barbès se dit peut-être : « Ce sont ces
gens-là qui ont raison et qui sont des sages.
Peut-être Barbès, en regardant passer un étudiant et sa
grisette, pense-t-il à une maîtresse qui l'attend lui aussi. Il songe
peut-être aux pièces qu'il pourrait aller voir ce soir-là,
A l'Opéra-Comique, on donne la première représentation
d'un petit acte : le Panier fleuri, d'un compositeur encore in-
connu qui s'appelle Ambroise Thomas, et qui est joué par Chol-
let et Mlle Prévost.
Au théâtre de la Renaissance, Mlle Anna Thillon chantait,
par extraordinaire : l'Eau merveilleuse, et M. Frédéric Lemaître
jouait, pour une de ses dernières représentations, l'Alchimiste
de M. Alexandre Dumas, tandis qu'au Gymnase on avait la
Belle-sœur où, nous dit le Constitutionnel, « Mme Dorval est si
parfaite, et un Ange au sixième étage par la piquante Natha-
lie ».
La semaine, d'ailleurs, était pleine d'attractions. A l'Aca-
démie royale de musique c'était Mario dans le Comte Ory, aux
Français. Mlle Rachel qui continuait ses débuts dans Eryphile
d'Iphigénie en Aulide. C'était, aux Français encore, le père d'un
des amis de la France juive, Simon, de son nom de guerre Loc-
kroy, qui, certes, ne devait pas plus amuser le publie dans Mlle
de Belle-Isle, dont la vingtième représentation était annoncée
pour le 18, que le fils ne nous a amusés dans le rôle de grand
maître de l'Université !…
Barbès, qui avait l'âme d'un artiste, dut avoir une minute
d'attention pour toutes ces séductions de Paris, il vit, devant la
porte du Palais de Justice, quelques hommes de garde et un of-
ficier qui se promenait de long en large, et il est probable qu'il
eut la sensation qu'on éprouve devant une muraille énorme
qu'on est résolu à escalader.

293
La fin d’un monde

Que de choses, en effet, derrière cet officier : tous les sol-


dats et tous les officiers de son régiment et tous les soldats et
tous les officiers de tous les régiments de France, et tous les ma-
gistrats, tous les préfets, tous les commissaires de [331] police,
tous les gendarmes, tous les gardes champêtres, et la Chambre
des députés et la Chambre des pairs !…
L'heure s'avançait cependant. L'attaque était indiquée
pour 3 heures et demie, et le rendez-vous donné pour 3 heures
au n° 33 de la rue Quincampoix, chez une dame Roux, au domi-
cile de laquelle étaient déposées des cartouches et des armes.
Tout le monde était exact, Barbès disait : « En avant ! » et à 3
heures et demie une vive fusillade était dirigée sur le poste du
Palais de Justice.
A 7 heures tout était fini.
Repoussé du Palais de Justice et de la Préfecture de Po-
lice, Barbès avait réussi à s'emparer de l'Hôtel de Ville, il en
avait été délogé, et, après une lutte acharnée dans les petites
rues Transnonain, Greneta et Simon Lefranc, il avait été blessé à
la tête et fait prisonnier. Quelques mois après, cet homme qui
aurait pu voir la première du Panier fleuri à l'Opéra-Comique,
écrivait ses dernières pensées dans le cachot des condamnés à
mort, en attendant son exécution…
Barbès fut sauvé, moins par les vers de Victor Hugo, que
par la jeunesse des écoles, qui, à cette époque, réservait ses ad-
mirations pour d'autres que les Ferry et les Wilson, il n'en resta
pas moins neuf ans en prison, dans la dure prison du Mont-
Saint-Michel.
Neuf ans de prison, vous savez, c'est long ! Si Charette
avait dit aux navigateurs du Touriste : « Barbès a fini par avoir
la République, vous aurez aussi la Monarchie, mais il vous fau-
dra rester neuf ans en prison, » que de zouaves pontificaux au-
raient demandé à faire escale de suite et à descendre au viaduc
d'Auteuil !
La vérité, cependant, et il n'est pas inutile de le répéter,
c'est qu'on ne réussit qu'en consentant à se sacrifier.
Sans doute Barbès a échoué le 12 mai 1839, mais les in-
surrections successives qui ont troublé le règne de Louis-
Philippe ont formé peu à peu des hommes accoutumés à la
guerre de rue. Au 24 février, ces hommes étaient là attendant,
regardant… Quand le [332] fameux coup de pistolet fut tiré et
qu'une émotion soudaine secoua la foule, ils virent, avec leur
expérience des émeutes, que « ça y était », comme on dit, et ils
poussèrent juste à l'instant favorable.

294
La fin d’un monde

Il se produit, à un moment donné, dans ces batailles-là,


comme dans les autres, une espèce de tournoiement, la Victoire,
tirée à droite et à gauche, trébuche et semble ne plus savoir de
quel côté aller. On ne peut pas créer ces mouvements-là à volon-
té, mais, lorsqu'ils se manifestent et que des hommes bien orga-
nisés sont prêts à en profiter, l'affaire est dans le sac.
C'est d'ailleurs là qu'est toute la supériorité des Blanquis-
tes, qui, moins nombreux que les autres révolutionnaires, se
tiennent les coudes et dans une circonstance favorable peuvent
intervenir utilement.

C'est à l'intention des jeunes gens de la nouvelle généra-


tion qui m'ont écrit des lettres si pleines de tristesse, d'anxiété,
de précoce découragement que je me suis étendu sur ce point.
Je n'ai pas qualité pour prescrire à personne une règle de
vie, mais, après avoir pensé et médité, j'ai le droit d'indiquer à
de plus jeunes que moi une méthode intellectuelle qui me sem-
ble propre à former un être viril.
Je dirai donc à ceux qui se trouveront peut-être en posi-
tion de sauver leur pays, comme auraient pu le faire les hommes
de l'Assemblée de 1871, s'ils n'avaient pas été si lamentablement
inférieurs à leur tâche :
« Allez entendre de temps en temps un bon prédicateur
pour vous fortifier dans la Doctrine, mais évitez avec soin l'élo-
quence de la chaire laïque, les prosopopées redondantes, les
serments de mourir, l'appareil de ces phrases toutes faites qui
ressemblent au matériel de Belloir, qui sert pour toutes les fêtes,
aux écussons de carton, aux tentures d'Andrinople, qu'on trans-
porte dans des voitures spéciales. Songez à l'immense ridicule
dont s'est couvert le parti monarchique avec cet immense débal-
lage de phrases de rhétorique qui a [333] commencé à la fin de
1871 : « Dieu le veut ! Nous reprendrons le glaive des anciens
chevaliers, nous combattrons avec l'épée flamboyante, nous
tomberons s'il le faut comme les Macchabées. » Tout cela pour
arriver à subir patiemment les actes les plus odieux, sans qu'il se
soit trouvé un mâle pour flanquer cinq coups de revolver dans la
tête d'un préfet ou d'un commissaire de police qui entrait dans
les domiciles privés sans mandat.
« Appliquez à vos projets d'intervention dans les choses
publiques l'admirable méthode de méditation des Exercices de
saint Ignace. Figurez-vous, en esprit, dans une situation quel-
conque, comme saint Ignace, par exemple, nous recommande
de nous transporter à la veille du Jugement dernier et deman-

295
La fin d’un monde

dez-vous ce que vous éprouveriez. Déterminez bien à l'avance


votre puissance de volonté. Ne vous remplissez pas le cerveau à
vide avec des histoires de Chrétiens dans le Cirque que vous ra-
content des gens obèses, qui se croiraient perdus si leur côte-
lette n'était pas cuite à point et qui ne souriraient pas du tout
s'ils étaient dans une arène au milieu de lions affamés. Compre-
nez bien l'admirable passage de Carlyle sur la Crainte et le Cou-
rage, la valeur est la seule chose qui ait de la valeur, qui vaille,
valour is still value, mais ne mettez pas cela sur le mode trop
lyrique, ne vous mentez pas à vous-même et ne vous imaginez
pas que vous n'aurez jamais peur comme les d'Audiffret-
Pasquier, les estradiers, les faiseurs de discours anniversaires
qui jettent le gant à la République à 9 heures trois quarts, après
avoir dit au cocher d'être exact avec le coupé à 10 heures moins
cinq.
« Exagérez, majorez, au contraire, la peur que vous res-
sentiriez en face d'un danger réel, dites-vous qu'un flux de ven-
tre ou un gros rhume enlèvent beaucoup de leurs moyens aux
êtres les mieux trempés. Remémorez-vous à vous-même tous
les motifs, si légitimes souvent, qui vous empêcheraient d'agir.
Mais, le jour où vous aurez bien déterminé vis-à-vis de vous-
même ce que vous vous croyez capable de faire, le point précis
où vous jugez pouvoir aller, ne cherchez [334] pas des prétextes
à ne pas agir dans les conseils décourageants des vieux politi-
ciens conservateurs ; persuadez-vous bien que ce sont eux qui
nous ont amenés où nous en sommes, non point parce qu'ils
n'ont pas été héroïques, cela n'est pas donné à tout le monde
mais parce qu'ils n'ont pas fait le minimum d'efforts qu'ils pou-
vaient faire sans se hausser à des proportions surhumaines,
parce qu'ils ont été constamment dominés par leur amour du
bien-être, par leur continuelle préoccupation de ne point déran-
ger la commode installation de leur vie.
« Par-dessus tout, envoyez promener ceux qui, comme
péroraison à un discours grandiloquent, vous compareront à
des martyrs.
« II existe rue du Bac une maison où les apôtres qu'en-
flamme l'amour de Dieu se préparent au martyre, il y a là un
pieux musée d'où l'on sort comme écrasé d'admiration pour le
courage des serviteurs de Jésus-Christ, on voit là tous les ins-
truments de supplice qu'a pu inventer la férocité humaine et qui
n'ont jamais effrayé l'héroïsme des missionnaires. Nadar, mon
aimable voisin de l'Ermitage de Sénart et qui est un mécréant
fieffé, me racontait, avec des larmes dans les yeux, une cérémo-

296
La fin d’un monde

nie d'adieu dont il avait été témoin un père et une mère assis-
tant à la messe de départ dite pour leur fils. Le fils était désigné
pour un poste d'où aucun prêtre n'était revenu vivant, où le mis-
sionnaire qui avait précédé celui qui allait s'embarquer avait été
déchiqueté par le bourreau, haché en menus morceaux avec un
canif, les parents le savaient et un enthousiasme céleste se pei-
gnait sur leur visage à la pensée du sacrifice qu'accomplissait
leur enfant.
« J'ai eu un cousin, Cambier-Drumont, dont Mgr Perraud
a écrit la vie glorieuse et brève, et qui, en quittant l'École nor-
male, renonça à tout ce qui s'offrait à lui dans l'espoir d'obtenir
la mort du martyr, brisé par les fatigues de l'apostolat, il expira
au fond d'une jonque, sur un fleuve de Chine, en ne regrettant
que de ne pas avoir pu souffrir davantage pour le Sauveur.
[337]
« Votre cas n'est pas du tout le même que celui de ces
hommes directement appelés par Dieu, ne vous laissez jamais
comparer à eux ! C'est une idée saugrenue, en effet, que de
comparer à des martyrs des catholiques qui sont chez eux, qui
souvent sont riches, qui ont la liberté de la presse, la liberté de
réunion, la liberté de l'affichage. Vous êtes chez vous, encore
une fois, et une bande judéo-maçonnique outrage ce que vous
respectez, outragez la bande, insultez ces hommes partout où
vous les rencontrerez, coudoyez-les insolemment dans les sa-
lons et dans les cercles, divulguez les hontes de leur vie, publiez
la liste des commerçants juifs, soulevez-vous, défendez-vous !
En admettant que vous receviez quelques horions en combat-
tant, vous ne serez pas des martyrs pour cela, vous serez de vail-
lants soldats, de braves Français qui ont lutté pour leur indé-
pendance, tandis qu'en subissant le joug ignominieux que vous
subissez, vous êtes des mufles et des lâches. »
Veuillot aurait haussé les épaules si on lui avait dit qu'il
était un martyr.
Il tenait à être ce qu'il était : un vrai Français, réclamant
ses droits sur la terre natale, riant de son rire immortel au nez
de ceux qui racontaient des sornettes au peuple, jouant des cou-
des pour que les étrangers n'usurpassent pas la place des fils de
la France, imprimant à des adversaires insolents ces corrections
dont les Calvaudin, les Galapias et les Poivreau ont porté si
longtemps les marques vengeresses…
Par malheur, il n'y a plus que les plébéiens à l'heure ac-
tuelle qui aient cette carrure et cette vaillance. C'est le débat

297
La fin d’un monde

entre les gens de pied et les gens de cheval qui continue, mais en
sens inverse.
Jadis et parfois même pour le malheur de nos armes les
gentilshommes, au moment du combat, troublaient l'ordre de la
bataille pour être les premiers à charger.
Aujourd'hui les fringants gentilshommes sont, pour la
plupart, accointés avec tous les Mardochée et tous les Lévy de la
création et laissent au petit monde le soin de défendre le Christ,
l'Église et la France…
[336]
« Ne m'offusquez pas, je veux paraistre ! » s'écriait Fran-
çois 1er à Marignan, en écartant tout le monde devant lui. Depuis
le comte d'Artois qui jouait au whist avec Mme de Polastron,
pendant que les Chouans se faisaient tuer pour lui, jusqu'au
comte de Paris qui tire avec persévérance des grousses en
Ecosse, on n'aperçoit plus chez les Princes cet impérieux désir
de paraître.

Une nouvelle génération aura-t-elle moins de pusillani-


mité ? Osera-t-elle porter à la tribune des questions que nul
parmi nos députés n'ose aborder franchement ? Il faut l'espérer.
Quant à nos représentants d'aujourd'hui, ils sont décidés à ne
parler de rien…
Des membres de la droite font partie de cette inénarrable
caravane d'Algérie dont la note exacte ne nous a jamais été pré-
sentée. On espère qu'ils vont profiter de ce voyage pour s'ins-
truire et qu'ils dénonceront les effroyables exactions commises
par les Juifs dans cette colonie pour laquelle la France a versé
des flots de sang, à seule fin d'y constituer un fief sémitique.
C'est le phénomène contraire qui se produit. Il y a quel-
ques années, on s'occupait encore un peu de l'Algérie à la
Chambre, depuis que nos députés ont été étudier l'Algérie à nos
dépens, personne n'a ouvert la bouche à ce sujet dans la discus-
sion du budget: personne n'a parlé des menaçantes insurrec-
tions qui se préparent partout sur cette terre où indigènes et
colons se débattent en vain sous les griffes du Juif.
Les hommes de la droite avaient là une excellente occa-
sion de se rattacher aux traditions de la vieille Monarchie, aux
traditions de cette France d'autrefois qui a conquis des nations
entières sur les rives les plus lointaines, moins par la force que
par l'honnêteté, l'esprit d'équité, la générosité de ses représen-
tants.

298
La fin d’un monde

Pas un député n'a eu l'énergie de traiter cette question à


fond, de demander, soit qu'on abroge le décret Crémieux, soit
qu'on accorde la naturalisation aux Arabes, ainsi que Raoul Du-
val avait l'intention de le proposer.
[337]
Pauvres Arabes ! Je ne sais rien d'impressionnant comme
de causer avec quelques-uns de ces malheureux qui sont venus à
Paris avec l'idée qu'on allait leur rendre justice.
Pour l'Oriental l'idée d'autorité et l'idée de justice sont
inséparables, un homme très puissant pour eux est un homme
qui peut rendre souverainement justice, ils se figurent qu'on
voit un ministre ou un président de la République comme on
voyait jadis face à face un pacha entouré de ses Arnautes,

……vizir de nos guerriers sans nombre,


Ombre du padischah qui de Dieu même est l'ombre.

Ils arrivent à Paris et, dans les ministères, ils ne trouvent


à parler qu'aux garçons de bureau qui les écoutent en mangeant
leur saucisson sur un morceau de papier, ils se présentent à
l'Elysée, car ils ont vu dans un journal, au moment de l'élection
présidentielle, que Carnot était honnête, ils ignorent qu'il ne
vaut pas mieux que les autres, puisque, huit jours après son
élection, il n'a pas rougi lui, le petit-fils du patriote Carnot,
d'appeler à la Cour des Comptes le Franc-Maçon Noirot, flétri
par un tribunal pour avoir joué un rôle honteux au moment de
l'invasion prussienne.
Quelques-uns viennent me voir parce qu'ils ont lu la
France juive. Ils croient que je puis décider un député à inter-
venir en leur faveur et je ne sais comment leur expliquer que des
Chrétiens soient assez débiles pour ne pas oser attaquer publi-
quement à la tribune ces Juifs qui couvrent nos prêtres d'outra-
ges et qui écrivent sur la sainte Vierge des infamies que la plume
se refuse à transcrire.
Un de ces Arabes me donnait de visu et de auditu des dé-
tails inouis sur le fameux voyage des ministres en Algérie.
Quand Berthelot entreprit son excursion en Kabylie 7 ou
800 Kabyles entourèrent tout à coup sa voiture et l'un d'eux lui
montra un morceau de pain fait avec de la paille en lui disant :
— Voilà le pain que nous mangeons !
[338]
Savez vous ce que répondit Berthelot ?

299
La fin d’un monde

— Nous en avons mangé d'aussi mauvais à Paris lorsque


nous étions assiégés par les Prussiens.
— Monsieur le ministre, répondit le Kabyle qui parlait
parfaitement le français, j'ignorais que vous fussiez des Prus-
siens…
L'Excellence républicaine eut un moment de honte et
s'efforça de rattraper sa parole imbécile.
Les Kabyles, alors, firent entrer le ministre, presque de
force, dans leurs pauvres demeures et lui montrèrent les quatre
coins qui ont chacun leur destination dans une maison kabyle :
La planche à pain recouverte de poussière, les sacs d'orge
pendant lamentables et flasques, les jarres à huile desséchées,
l'emplacement pour le mouton vide: « II n'y a plus rien, lui di-
rent-ils, les maisons, les moissons, les bijoux sont aux mains de
vos protégés, les Juifs. L'impôt de capitation était autrefois de
12 francs par tète, il est maintenant de 100 francs. »
Le tableau est saisissant, n'est ce pas ? Vous voyez d'ici
Berthelot. « Tout savant, a écrit Victor Hugo, est un peu cada-
vre. » Cet homme est un savant, mais un savant d'une espèce
particulière ; il se complaît, comme Renan, aux folichonneries
funéraires, il goûte, comme l'auteur de l'Abbesse de Jouarre,
une jouissance monstrueuse et sénile à mêler l'image de la Vo-
lupté à l'idée de la Mort, c'est lui qui, dans le discours qu'il pro-
nonça, comme ministre de l'Instruction publique, sur le cercueil
des victimes de l'Opéra-comique, s'amusa à entrebâiller de ses
mains ridées de vieillard le tutu des danseuses et à évoquer les
Amours rieurs devant ces chairs carbonisées et ces cadavres
noircis…
Comme Renan, c'est un suiveur de Fortune. Ce fut la
princesse Mathilde qui, à un moment où il était complètement
inconnu, obtint de l'Empereur qu'on créât tout exprès pour Ber-
thelot une chaire de chimie organique au Collège de France ;
après la chute de l'Empire il n'a jamais remis les pieds chez la
princesse. Devenu ministre à force de bassesse, [339] il repré-
sente le Progrès, la Civilisation, les Principes de 89. (Allez, la
musique !) Et les Kabyles lui montrent ce qu'a fait cette Civilisa-
tion pour eux, elle les a livrés aux Juifs, elle a apporté la ruine et
la famine à des peuples qui jadis vivaient libres et heureux.
Devant ce spectacle, cette leçon de choses donnée par des
affamés, le cuistre aux discours faunesques n'éprouve nulle
honte, il ne sent rien remuer dans sa conscience. Il va, le cœur
tranquille, rejoindre ses collègues qui font la noce avec nos écus
à l'heure où des argousins allemands saisissent sur notre terri-

300
La fin d’un monde

toire un fonctionnaire français, Schoeneblé, cramponné en vain


au poteau qui porte nos couleurs nationales.

Le dernier Arabe que j'ai vu était le plus émouvant de


tous. Indigné des exactions commises par l'administration de
l'Algérie, il avait refusé les propositions qu'on lui faisait pour se
taire et il s'était embarqué brusquement, sans argent. A Mar-
seille il avait télégraphié à des coreligionnaires qui lui avaient
envoyé quelques subsides et il avait poussé jusqu'à Paris. Là, il
était tombé malade, puis, une fois guéri, il avait commencé, à
travers la boue et la neige de Paris, à pérégriner de ministère en
ministère avec des documents que personne, bien entendu, ne
voulait lire.
C'est le perpétuel recommencement de l'histoire dont
nous parlions à propos de Mustapha : une vision d'un moder-
nisme presque carnavalesque, ce fils du désert bien drapé dans
son pittoresque costume, tirant tout à coup de son burnous un
numéro de l'Intransigeant et vous parlant de l'interpellation de
Paul de Cassagnac sur le général Boulanger et, en même temps,
un ressouvenir de ces délégués de peuples conquis qui jadis se
transportaient à Rome pour porter plainte contre un proconsul
prévaricateur.
Sur ce point, d'ailleurs, il faut constater que nous som-
mes en arrière de la Rome impériale. Verrés, en effet, est un
proconsul républicain, il n'est possible qu'avec un Sénat dont les
membres, comme ceux de nos Assemblées, gardent le [340] si-
lence à la condition qu'on leur fasse une part dans les exactions
commises. Même sous les plus mauvais empereurs, au
contraire, les provinces furent admirablement administrées.
« J'en appelle à César, » disait le Grec ou l'Ibère, et il ac-
courait à Rome comme l'Arabe accourt à Paris. Il se trouvait
parfois que l'Empereur était de bonne humeur, que la plume de
paon l'avait convenablement chatouillé et qu'il était un peu dé-
barrassé des lamproies ou des huîtres du lac Lucrin qui lui pe-
saient depuis la veille. Du haut de son tribunal il écoutait le
plaignant et il lui faisait rendre justice. Claude, qui n'avait pas
beaucoup d'agrément dans son intérieur avec Messaline, aimait
à venir siéger ainsi et rendait des arrêts pleins de sagesse.
Aujourd'hui l'opprimé ne peut trouver un homme quel-
conque à qui parler, il ne sort pas d'une filière de paperasses et
de règlements. Du haut en bas de l'échelle il est convenu que
tout est parfait, tous les abus s'arc-boutent, toutes les iniquités
se solidarisent. On regarde comme une sorte d'attentat, d'excen-

301
La fin d’un monde

tricité, de folie, l'acte de celui qui se plaint. Une démarche de ce


genre éveille toujours un mouvement de pitié jusqu'au jour où
un énorme bloc de boue coagulée se détache subitement écra-
sant un Président de République, son gendre, deux généraux,
couvrant de souillures un procureur général, éclaboussant les
robes de magistrats…
On comprend l'espèce de désagrégation qui s'est opérée
dans le parti conservateur. Ce qu'il faut plaindre, ce sont les
êtres de candeur et de dévouement qui ont pris les appels à la
croisade au sérieux, les vieilles gens qui ont vu s'écrouler tous
leurs rêves, qui ont compris qu'ils avaient sacrifié leur existence
inutilement. Les chefs, eux, n'ont rien perdu, ils ont conservé
leur situation mondaine, ce sont les modestes, les magistrats
démissionnaires, les curés sans traitement, les journalistes sans
journaux qui ont porté tout le poids de la défaite.
[341]
Tout a craqué ou plutôt tout a fini comme une mauvaise
farce. On a éteint le gaz subitement pendant que des spectateurs
convaincus attendaient, bouche bée, le lever du rideau, et les
naïfs des petites places ont dû chercher leur chemin à tâtons.
Ceux qui avaient un chez eux sont rentrés dedans clopin-clopant
et personne n'a songé aux minus habentes qui ne savaient où
aller.
Le comte de Chambord n'a pas eu une pensée pour les
écrivains qui depuis quarante ans défendaient sa cause dans
d'obscurs journaux de province129. La comtesse de Chambord,
Madame, comme on l'appelait solennellement, n'a pas même
laissé aux œuvres françaises ce que le peuple appellerait « un
soupir de son cœur ». Cette princesse, qu'on nous représentait
avec l'auréole, attentive aux misères des Français, a été moins
onéreuse que Mme Boucicault. J'ai lu dans le Matin qu'un gros
banquier juif allait louer la chasse du château de Chambord, si
ce n'est déjà fait, cela se fera…

129 Après avoir bouclé sa valise, le pauvre petit Prince impérial, qui
n'avait rien, passa sa dernière nuit à Chilhurst à rédiger un testament pour
préserver de la misère ceux de ses proches qu'il savait sans fortune. Le comte
de Chambord, qu'on nous peignait comme toujours prêt à quelque acte déci-
sif, n'a pas eu la tendre et virile prévoyance de cet enfant de vingt ans, il ne
s'est pas recueilli une fois dans les dernières années de sa vie devant la pen-
sée d'une catastrophe possible, il ne s'est pas dit: « Je veux que mon testa-
ment soit digne d'un roi de France et que tous ceux qui m'ont aimé et servi y
trouvent leur nom. »

302
La fin d’un monde

On me citait un vieux légitimiste qui comptait quarante-


huit ans de journalisme et qui avait longtemps rédigé une des
feuilles monarchistes les plus lues de province. Il en était réduit
à ramasser des faits divers et à s'occuper des chiens écrasés
dans un petit journal avec lequel il avait rompu jadis des lances
pour le roy. Il paraît qu'on écrasait très peu de chiens dans cette
ville, car le digne homme n'était pas heureux….
Tout s'est transformé, d'ailleurs, depuis quelques années.
La terre de France a produit longtemps du bon monde et [342]
c'étaient de belles âmes que les vieux légitimistes de province,
chimériques, illusionnaires, mais le cœur sur la main, la main à
la poche, vivant sans faste pour aider à la propagande sans inté-
rêt personnel. L'orléaniste riche est plus coriace, il sait compter
et, quand il subventionne un journal, il faut chauffer ferme la
candidature. L'orléaniste qui n'a pas de candidature à soutenir
ne s'abonne même pas, il vient voir de temps en temps le jour-
nal en épreuves dans le cabinet du rédacteur en chef, et il lui
dit : « Mon cher, vous allez très bien, je vous lis au cercle. —
Diable, dit le journaliste, si tout le monde me lisait au cercle,
comme il n'y a que trois cercles dans la ville, je n'aurais plus
qu'à tirer à 3 exemplaires. »
Au lieu d'utiliser le dévouement de jeunes gens qui, en
province, s'indignent de leur inaction, qui ne demanderaient
qu'à faire une guerre implacable à la République, les monarchis-
tes emploient des gens comme Meyer qui, avant d'écrire une
ligne, est obligé de lécher tout le monde à la ronde, d'entasser
les « distingués, les sympathiques, les éminents confrères »
pour qu'on ne lui jette pas à la face une injure trop facile.
Au fond les chefs des groupes conservateurs ne voient
qu'eux : la satisfaction de leur vanité, la célébration de leurs ver-
tus, la description de leur maison. C'est un très estimable
homme, encore une fois, que le duc de La Rochefoucauld-
Doudeauville, mais une tête d'oiseau, une de ces figures comme
on en expose aux vitrines de coiffeurs. Il faut qu'il lise sans cesse
dans le Gaulois le récit de tout ce qu'il fait et de tout ce qu'il ne
fait pas… Il a restauré Bonnétable ; il y a soixante chevaux dans
les écuries, le château contient cinquante chambres de maîtres
destinées aux invités, ces chambres ne laissent rien à désirer au
point de vue du confortable, on trouve dans chacune un lavabo
et un savon…
On entend d'ici le duc interrogeant Meyer :
— C'est très bien ce que vous dites de moi, mais qu'est-ce
que vous dites de la duchesse ?

303
La fin d’un monde

[343]
— La duchesse ! Je dis simplement que c'est une sainte…
— C'est bien cela… C’est tout à fait cela.
Beaucoup de députés conservateurs sont des hommes de
valeur. Très peu ont l'esprit vaste et généralisateur, mais quel-
ques-uns sont très forts sur certains points, sur certaines ques-
tions. Ils sont les premiers à constater l'indigence intellectuelle
de ceux qu'ils ont choisis pour chefs, ils s'effrayent de cette si-
tuation, en apercevant les éclairs sinistres qui sillonnent partout
l'horizon, mais ils n'osent pas prendre d'initiative et, surtout, ils
restent fidèles au plus indéracinable de leurs principes : celui de
ne s'imposer aucun sacrifice pour leur cause…

L'absence de toute organisation, le désir dominant chez


tous de ne pas se mettre en avant, de ne pas être compromis,
livrent naturellement les Catholiques à la merci du premier for-
ban auquel il convient de les attaquer. Un Juif n'a qu'à frapper
dans ses mains et les Catholiques fuient éperdus, comme une
volée de moineaux surpris sur un cerisier dans un jardin.
Sans doute des journaux comme l'Univers, qui sont tou-
jours solides au poste, remettent peu à peu le calme dans les
esprits et ramènent assez rapidement les fuyards, mais l'effet
produit est déplorable, à la moindre alerte, vous ne rencontrez
que des Catholiques décomposés poussant des gémissements,
s'écriant :
« Ah ! Mon Dieu ! Est il possible ? » Ceci n'arriverait pas
si les Catholiques avaient, en dehors des journaux religieux te-
nus à une réserve qui se comprend, une presse jeune, une presse
d'avant-garde qui, dès que les Juifs commenceraient à organiser
une campagne contre les Frères ou les Sœurs de charité, tombe-
rait avec entrain sur la fripouille judéo-républicaine, raconterait
les hontes intérieures des députés de la gauche, les mœurs de
ces princesses de la Juiverie s'accouplant à des marchands de
chevaux, mariant leurs filles avec leurs amants. Le journal, en
effet, a une liberté d'allures que le livre n'a pas, il n'aurait, [344]
pour être effroyable, qu'à noter les conversations que l'on tient
dans les couloirs du Palais-Bourbon ou les propos qui circulent
au grand air, du Rond-point des Champs Elysées au Pavillon
chinois.
Les Catholiques ne songent pas même à répondre. Il suf-
fit, pour épouvanter tous ces gens, qui représentent la France en
ce qu'elle a de meilleur, d'un sale Juif de Cologne méprisé de
tous, déshonoré, ignoble, qui monte une affaire de Citeaux

304
La fin d’un monde

comme il lancerait une opération véreuse. Cet ami de Clemen-


ceau qui, je crois, lui servit même de témoin dans une parodie
de duel, a été convaincu de chantage en pleine Chambre, flétri
par un tribunal, du temps où il y avait des juges, pour avoir
menti sciemment en recommandant une entreprise qu'il savait
être une filouterie ; il a envoyé à une cousine de Berlin des vers
injurieux pour la France ; on les a reproduits ; il a donné sa pa-
role d'honneur qu'il n'avait pas écrit ces vers, on lui a jeté la
pièce autographe à la face.
C'est, en un mot, le patron des maîtres chanteurs qu'a cé-
lébré Jouy.
Maîtres chanteurs, guidés sur les chemins,
Par la lueur de ma louche Lanterne,
Puisez sans peur, puisez à pleines mains,
Chez les gogos que mon journal consterne.
Gros financiers, chantez en chœur !

Dans la France juive, j'ai esquissé, à grands traits, cette


vie où la boue se mêle au sang et je ne m'explique pas que toutes
les fois que ce youtre tudesque se permet d'insulter un prêtre
français tous les journaux conservateurs ne s'entendent pas
pour demander, enfin, au parquet l'inhumation de Rappaport.
Il est incroyable qu'aucune autopsie n'ait été faite et que
ce malheureux Rappaport ait été emmené au cimetière clandes-
tinement, accompagné seulement d'un rabbin.
Mayer, il est vrai, a affirmé constamment dans la Lan-
terne que Rappaport voulait vendre sa fille et qu'il l'avait assas-
si[345]née parce qu'elle refusait de se laisser vendre, mais il faut
remarquer que le directeur de la Lanterne avait beau jeu pour
parler puisque Rappaport était mort.
Quand il ornait encore la terre de sa présence, Rappa-
port, qui fréquentait tous les cercles et toutes les maisons de jeu
de Paris, racontait, au contraire, à tout venant, que c'était Mme
Rappaport qui voulait exploiter sa fille et, quand on s'étonnait
de le voir arriver avec cette enfant dans des endroits où les jeu-
nes personnes ne vont généralement pas, il expliquait qu'il
l'emmenait avec lui de peur qu'on ne l'enlevât en son absence.
Les tribunaux semblent avoir été de cet avis, puisque,
contrairement à l'usage qui veut que la jeune fille reste avec la
mère, ils avaient enlevé la garde de Mlle Rappaport à sa mère qui
vivait dans le désordre, pour la confier à son père qui, sans être
une fleur de vertu, semblait présenter plus de garanties morales.

305
La fin d’un monde

Il est évident que le père ne s'est pas suicidé, comme on


l'a dit, qu'il a été assassiné. Le dernier cri que poussa la jeune
fille quand elle apparut échevelée à une fenêtre donnant sur la
cour, dans la maison de la rue de Richelieu, fut: « Au secours !
On assassine mon père ! » Ce cri semble prouver que son père
ne l'avait pas assassinée, elle-même a dû être prise à bras-le-
corps par derrière, arrachée de force de la fenêtre et frappée par
un malfaiteur qu'il serait aisé de retrouver : Hic fecit cui pro-
dest.
En tous cas les Radicaux, qui ont un si vif souci de la mo-
rale publique, devraient bien se joindre à moi pour demander
qu'on exhume Rappaport et sa fille, qu'on fasse venir des té-
moins et qu'on recommence sérieusement l'enquête qui a été si
prestement bâclée jadis.
C'est l'homme mêlé à ces ignominies qui brise en quel-
ques jours l'œuvre de saints religieux. Le comité boulangiste lui
avait remis 113,000 francs pour payer ses articles en faveur du
général, il trouva que ce n'était pas assez, avec le sans-gêne qui
le caractérise, il met le général en solde, comme un [346] objet
défraîchi, et le repasse à Arthur Meyer, qui s'écrie immédiate-
ment : « Faisons la trouée ! » et qui déclare, au nom du parti
monarchiste, que Boulanger était le seul espoir de la France.
Pour la rentrée au bercail d'Eugène Mayer les Radicaux
voulurent naturellement tuer le veau gras et on lui demanda ce
qu'il désirait : « Ma vente va baisser, répondit le youtre, laissez-
moi organiser un scandale clérical. »
Tout le personnel de la Sûreté fut à la disposition du di-
recteur de la Lanterne et vous devinez comment les choses du-
rent se passer. Vous connaissez les hommes qui ont le manie-
ment des fonds secrets.
L'un est un Hébreu sordide, inventeur du petit papier
trouvé en wagon, et qui, d'après les républicains eux-mêmes,
organise des expéditions de casseurs de portes en Angleterre,
fait assommer par des bravi les écrivains qui le gênent, l'autre
est un voleur de lettres… Vous imaginez les scrupules que peu-
vent éprouver de pareils gens.
Quant aux internés de la colonie pénitentiaire de Citeaux,
vous n'ignorez pas ce que c'était : un ramassis de précoces mal-
faiteurs envoyés là, soit après un jugement, soit en vertu de la
volonté paternelle, salis de bonne heure, pour la plupart, par
toutes les débauches, initiés dès l'âge le plus tendre à tous les
vices, échantillons de toutes les perversités, écume de toutes les
corruptions de grande ville.

306
La fin d’un monde

Vous jugez s'il était facile de trouver, parmi les plus gan-
grenés, des garnements tout heureux de nuire à leurs maîtres,
mentant même pour le plaisir de mentir, enchantés d'avoir l'oc-
casion de dire des saletés.
Le fleuve de boue emporta tout. Après Citeaux ce fut Bri-
guais. Briguais était une colonie pénitentiaire qui faisait l'admi-
ration de tous ceux qui la visitaient, « un palais pénitentiaire »,
dit l'inspecteur général Nivelle, qui avait vingt fois rendu hom-
mage aux merveilles accomplies là par les religieux de Saint-
Joseph.
Celui-là, du moins, eut le courage de ne pas rougir [347]
d'avoir dit la vérité et il écrivit au ministre de l'Intérieur :
On vous dira peut-être, monsieur le ministre, qu'en
vous citant Briguais et Citeaux comme des colonies modèles, je
suis un clérical endurci.
Ce rapport peut être fait, nous comptons en France
tant de gens qui acclament bien haut la République et qui ne sont
que des défroqués, tant de gens faibles, peureux, petits, qui crai-
gnent de se compromettre en disant ce qu'ils pensent, que je n'ai
pas lieu de m'étonner d'une insinuation qui, en définitive, est un
signe de la platitude qui s'infiltre dans l'esprit français.
Quant à moi, je saisis le bien où je le trouve, car le
bien est rare, bien rare. J'applaudis au bien, sans lui demander
quelle est sa provenance.
J'ai toujours considéré comme la première préroga-
tive d'un citoyen français celle de dire ce qu'il pense.
En usant largement avec vous, monsieur le ministre,
de cette belle prérogative de l'homme libre, je fais doublement
mon devoir. Vous venez de m'honorer de votre confiance, et je
vous en remercie en vous disant la vérité, sans crainte de vous
voir lui donner une interprétation qui lui soit défavorable.
Je défie d'ailleurs les insinuations perfides des min-
ces et plates personnalités qui oseraient s'attaquer à moi, car un
souffle de vérité les aurait vite dépouillées des oripeaux qui les
couvrent pour les laisser apparaître telles qu'elles sont, ignoran-
tes tout d'abord, et surtout incapables de servir la République.
Veuillez agréer.
Signé : l'inspecteur général en mission spéciale, NI-
VELLE.

N'importe ! Floquet a peur et il ordonne de supprimer la


colonie.
Le samedi 14 juillet, il expédiait la dépêche suivante, de
Paris, au préfet du Rhône :
« J'ai la main forcée par la commission de la Chambre,
qui demande la suppression de la colonie de Brignais. Donnez-
moi votre avis. »

307
La fin d’un monde

La préfecture du Rhône répondit à Floquet par une [348]


lettre élogieuse pour la colonie, contre laquelle on ne pouvait
élever aucun grief.
La lettre partait le lundi matin, 16 juillet, et lundi, dans la
soirée, Floquet télégraphiait au préfet de licencier quand même.
L'œuvre à laquelle le P. Bancillon avait consacré sa vie
était détruite : les enfants de Brignais étaient transportés dans
une prison de Lyon, ceux de Citeaux s'enfuyaient, couraient les
routes.
Peu à peu, cependant, en se bouchant les narines, on se
mit à regarder dans les ordures de la Lanterne et on se reconnut
un peu au milieu des excréments juifs. Le Nouvelliste de Lyon
fit, je n'ose dire une brillante campagne, car, à propos de ces
choses infectes, le mot ne serait pas juste, mais une œuvre de
salubrité publique à laquelle se joignirent quelques journaux
parisiens.
On apprit qu'un des accusateurs des Frères de Citeaux
était le neveu d'un député du Rhône dont le témoignage méritait
créance à coup sûr.
Cet individu, nous apprend l'Observateur français,
âgé de vingt-cinq ans, fut traduit à l'âge de quinze ans devant la
Cour d'assises pour vol. Acquitté comme ayant agi sans discer-
nement, l'autorité judiciaire décida de le placer dans une maison
de correction jusqu'à sa vingtième année. Il entrait donc à Ci-
teaux le 31 décembre 1878.
A la colonie, il fut impossible de l'employer dans les
ateliers, qu'il transformait en cabinet d'aisances.
En 1883, l'époque de sa libération, on ne put le ren-
dre à sa famille dont on ne put découvrir le domicile, on finit par
apprendre l'adresse de sa mère inscrite sur le registre de la police
des mœurs.
Afin de le soustraire aux amis de sa mère, on le garda
à Citeaux jusqu'en mai 1886.

Les prétendus actes de brutalité se bornaient à une cor-


rection méritée infligée à ce chenapan par un surveillant un jour
que, malgré les observations de ses camarades, il persistait à
satisfaire ses besoins dans l'atelier, on lui mit le museau dans sa
fiente.
[349]
Tout le monde, d'ailleurs, se mit à visiter les latrines. Les
juge de paix de Nuits, ville d'ailleurs indiquée pour un pareil
travail, interrogea les enfants et voici comment un des gamins
interrogés rendait compte à son père de l'interrogatoire :

308
La fin d’un monde

Il y a à peu près huit jours, je fus mandé devant le


juge de paix.
C'était pour un auxiliaire de Citeaux qui n'aurait ja-
mais dû être soupçonné.
Après plusieurs questions sur les antécédents de ce
brave homme, et après que je lui eus dit que je ne savais rien, il
dit au greffier :
— Écrivez : « Il ne sache pas » (en se promenant
dans la chambre). Il ne sache pas… ce n'est pas bien français: il
ne sache pas…
Enfin, après cinq minutes, voyant que toutes ses re-
cherches étaient inutiles, je lui dis : « Il ne sait pas ! »
— Ah ? Oui, c'est cela, greffer, écrivez: il ne sait pas.
.......................................................
L'enfant poursuit :
Je dois vous dire que je suis à l'infirmerie depuis
quelque temps pour un abcès. J'étais allé aux cabinets (Il y en a
deux), un surveillant qui était dans celui d'à côté sort deux ou
trois minutes avant moi. Je sors après. Le juge de paix, qui se
promenait de long en large dans le corridor, m'appelle et me dit :
— Quel est cet homme qui vient de sortir des cabi-
nets ? Ne l'ayant pas vu, je lui réponds que je n'en sais rien.
— Mais vous devez bien le savoir ?
— Comment le savoir ?
— Mais il était bien avec vous dans les cabinets ?
— Non, monsieur, d'ailleurs, si vous voulez bien vous
approcher, vous verrez qu'il y a deux cabinets.
Il s'approche, regarde, et dit: C’est bien.
Le soir même, je fus encore mandé devant lui.
D'abord, il me demande comment est fait le ves-
tiaire, je lui réponds, et il me demande encore :
— Quand vous changez d'habits, de pantalon, est-ce
que vous changez devant la Sœur ?
—Non, monsieur, il y a une banquette et on se met
derrière.
— Est-ce que la Sœur ne regarde pas pour voir ce que
vous faites ?
— Non, monsieur. Comment pourrait-elle regarder,
puis[350]que je vous dis qu'il y a une banquette et qu'on se met
derrière, d'ailleurs, si vous voulez voir, je vous mènerai au ves-
tiaire, et vous verrez ce que vous voulez savoir.
— Oh ! Non, ce n'est pas la peine, je me figure bien
comme c'est… maintenant. N'avez-vous jamais été au dortoir des
Sœurs ?
— J'ai été dans un dortoir qui était gardé par les
Sœurs, lorsque j'étais à l'asile.
— Mais est-ce que vous n'avez jamais vu coucher les
Soeurs dans leur dortoir ?
— Oh ! Non, monsieur, personne ne va voir où cou-
chent les Sœurs.
— C'est bien, vous pouvez vous retirer.

309
La fin d’un monde

J'ai trouvé ces choses si révoltantes, ajoute l'enfant,


que j'ai voulu te les écrire, etc., etc.
Ton fils, J. P…
« Nous avons cru utile, dit l'Observateur français,
qui cite cette lettre, de ne rien changer à ce document, malgré
certains détails révoltants. Mais il était nécessaire que l'opinion
publique pût apprécier les actes des auxiliaires de M. le garde des
sceaux Ferrouillat. »

Voilà un sentiment que je comprends. Ce n'est pas ré-


créatif, croyez-le bien, d'écrire ce chapitre et, bien souvent, on
laisse tomber la plume de dégoût et on va à la fenêtre regarder
un peu de verdure, un bout d'horizon et de ciel bleu, mais il est
indispensable que ce chapitre soit écrit quand même.
Cette note sale doit figurer dans un livre d'histoire
contemporaine : je dois peindre cette République telle qu'elle
est : excrémentielle. J'ai montré le roi du jour, Messire Luc,
maître des librairies et chassant des gares les ouvrages honnê-
tes, je dois le montrer prenant possession de la tribune française
en triomphateur, en attendant qu'il entre en vainqueur à l'Aca-
démie.
Pleraque, dit Tacite, corum quæ retuli quæque referam
parva forsitan et levia memoratu videri, non nescius sum ; sed
nemo Annales nostrum cum scriptura eorum contenderit qui
veteres populi romani res composuere.
[351]
« Je n'ignore pas que la plupart des faits que j'ai racontés
ou que je raconterai encore paraîtront bien petits, bien indignes
de mémoire, mais personne ne s'aviserait de comparer les livres
qui retracent l'histoire d'aujourd'hui avec ceux qui retracent les
exploits du peuple romain d'autrefois. »
Nous sommes ainsi : nous aimerions mieux raconter
quelque noble épisode de nos belles annales d'antan et ne pas
avoir à montrer la page maculée de matière fécale que les Radi-
caux ont ajoutée à tant de pages glorieuses, mais, si cette page
manquait, notre peinture du monde politique ne serait pas
complète.
Que voulez-vous ? C’est la loi, parait-il, les nations sui-
vent la même évolution que les êtres et l'enfance sénile d'un
peuple se souille comme la première enfance de l'homme.

Ces ordures, en effet, ne sont point demeurées enfouies


dans les colonnes d'un immonde journal juif, la gauche radicale,
afin de déshonorer un peu plus la France, a tenu à porter ce vase

310
La fin d’un monde

au Parlement et nous avons eu ce qu'un diplomate étranger, qui


me demandait des renseignements à ce sujet, appelait : « La
séance des anus. »
Le 12 juillet 1888, la Montagne paraissait être agitée. On
se demandait s'il allait jaillir de ces sommets, comme aux jours
tragiques de 93, quelque insolente réponse aux provocations de
l'Europe, quelque motion demandant une mesure suprême pour
le salut de la Patrie.
De cette Montagne un député descendit. C'était l'homme
que nous a montré un courageux journal: la Bourgogne: des
yeux de chat sournois et gris, une voix éteinte et qu'on croirait
sortir du tombeau, une espèce de ceinture de flanelle autour du
cou, poitrinaire au dernier degré, à moitié crevé physiquement,
absolument pourri moralement. Préfet à Auxerre, il passait sa
vie à traîner le boulevard à Paris, député, il s'appuie sur un état-
major de gens flétris, divorcés et plus ou moins banqueroutiers.
C'était ce législateur qui s'était chargé de réclamer « au
[352] nom de « la morale publique » la suppression de toutes
les congrégations à l'occasion des prétendus scandales de Ci-
teaux.
N'oubliez pas qu'on demandait à la Chambre d'attenter
aux droits de 60,000 citoyens français à propos de faits dont on
ne connaissait pas encore le premier mot, sur lesquels on n'avait
que l'affirmation d'un Juif de Cologne convaincu publiquement
de chantage.
Le seul point qui paraissait à peu près démontré, c'est
qu'un ancien condamné pour vol, correspondant de Mayer et
neveu d'un député, avait fait ses besoins dans un coin de l'atelier
où il travaillait et qu'on l'avait corrigé à cause de ce sans-gêne.
J'imagine qu'on ne doit pas être bien bégueule dans la
maison de Mayer, cependant, si quelqu'un posait culotte dans
un angle de ce salon hébraïque, je crois qu'on trouverait qu'il va
un peu loin…
Mgr Freppel fut très bien dans cette discussion, il réfuta le
René Laffon haut la main, en lui prouvant par les statistiques
que la criminalité était beaucoup plus considérable chez les ins-
tituteurs laïques que chez les congréganistes130.
130Voici du reste les chiffres :
Années. Laïques. Congrég.
1867 23 2
1868 21 4
1869 19 6
1870 19 6

311
La fin d’un monde

[353]
M. Paul de Cassagnac fut très applaudi en criant à Saba-
tier qui se pourléchait et s'étendait complaisamment sur ces
ignominies : « Dépêchez-vous donc, il faut enfin sortir de toutes
ces saletés-là ! »
M. Dugué de la Fauconnerie, qui, ce jour-là, était du bon
côté, s'écria avec beaucoup de raison : « Quand on pense que le
pays nous paye 25 francs par jour pour avoir de pareilles séan-
ces, vraiment le pays n'en a pas pour son argent131 »

1871 19 6
1872 16 4
1873 49 6
1874 18 5
1875 18 7
1876 26 5
1877 23 3
1878 26 11
1879 22 5
1880 121 8
1881 16 6
total 268 72
Sur 73,906 laïques, 268 condamnés forment une proportion de 33
sur 10,000 en treize ans.
Sur 19,745 congréganistes, 72 condamnés forment une proportion de
13 sur 10,000 en treize ans. Environ 1 par an sur 10,000.
Je prends, dit Mgr Freppel, le chiffre des professeurs et instituteurs
soit laïques soit congréganistes, tel qu'il est fourni par les rapports du minis-
tère de l'Instruction publique publiés au Journal officiel des 13 septembre et
19 décembre 1879.
131 Pour voir distinctement la situation actuelle, il faut regarder la

contrepartie. Tous les journaux nous ont donné l'emploi du temps de l'Em-
pereur Guillaume le jour même où la Chambre française discutait
« l'interpellation des anus ».
A quatre heures et demie du matin, l'Empereur sortait du palais de
Potsdam en petite tenue et, suivi de son aide de camp de service, il alla au
galop à la caserne des hussards de la garde, fit sonner l'alarme et ordonna
que le régiment tout entier, en tenue de campagne, eût à se diriger vers le
champ de Borrifeldt. Un escadron était déjà parti pour l’exercice, ordre fut
donné de le rappeler.
Pendant ce temps-là, l'Empereur allait, toujours au galop, à la ca-
serne des chasseurs de la garde, à celle des cardes du corps, du bataillon
d'infanterie d'instruction, et enfin au poste du château. Partout il donna l'or-
dre de se mettre en marche. Puis il continua sa route, alla réveiller le 1er ré-
giment de la garde et fit une scène formidable au corps de garde de la porte
de Brandebourg, parce qu'il n'y avait pas de tambour !
« Le colonel fut mis aux arrêts. Quand il eut, toujours au galop, et
devant les rares passants qui ne comprenaient rien à la promenade du souve-
rain, fait sonner le boute-selle dans les casernes des uhlans, il alla se poster à

312
La fin d’un monde

Il manqua à cette séance un gaillard, un ancien militaire


mêlant la plaisanterie de caserne à ces pornographies parlemen-
taires et montant à la tribune pour dire gravement :
« Cette question est des plus importantes effectivement
et je comprends qu'elle ait retenu l'attention de la Chambre si
longtemps, il faut à tout prix arriver à la vérité. Je demande que
M. René Lafion et les signataires de sa proposition aillent met-
tre leur nez aux endroits suspects afin que nous puissions nous
prononcer en connaissance de cause. »
[354]
C'est comme cela qu'il faut traiter ces gens-là. Autrement
ils profitent de votre bonne éducation, du respect que vous avez
pour les autres et pour vous-même pour déshonorer tout ce qui
est honnête…
Que de jolies contre-interpellations à faire ! Pourquoi ne
pas demander la suppression des lycées de filles où le seul exer-
cice que l'on travaille à fond est le saut de Leucade immortalisé
par Sapho ?
Que d'éléments pour un discours piquant dans cet article
du Clairon du Lot qui n'a jamais été démenti et qui nous initie
aux mœurs de l'Ecole supérieure de filles du Saint-Céré (Lot) !
1° Est il vrai […]
2° Est-il vrai que les gendarmes ont été obligés, pen-
dant plusieurs nuits, de monter la garde aux abords de l'Ecole
supérieure de filles ? Etait-ce pour arrêter, comme en Algérie,
une invasion de criquets qui menaçaient de dévorer ces tendres
rejetons de l'éducation laïque et obligatoire ?
3° Est-il vrai que, certain soir, les jeunes pensionnai-
res ont allumé, dans le jardin de la susdite école, un immense feu
de joie, autour duquel elles ont dansé une sarabande [355] effré-
née en chantant cette ronde de circonstance, où l'aménité du
fond n'a d'égale que l'élégance de la forme :

l'entrée du champ de Bornfeldt, pour attendre, montre en main, l'arrivée des


troupes. Et pendant qu'il s'impatientait, les scènes les plus étonnantes se
déroulaient dans la ville : les officiers qui n'avaient pas de service n'étaient
pas chez eux, il y en avait beaucoup à Berlin, et l'on ne savait pas comment
organiser les colonnes de marche. Enfin, vers 7 heures, les troupes se mirent
tant bien que mal en mouvement et, deux heures et demie après le premier
signal de marche, la garnison était réunie.
« Pendant ce temps-là on avait, par téléphone, donné ordre à la gar-
nison de Spandau de se mettre en marche, et, jusqu'à 7 heures et demie du
soir, les deux garnisons manœuvrèrent sous les ordres de Guillaume, qui est
resté quatorze heures à cheval ! »
Avouez que c'est plus propre, et plus rassurant surtout pour une na-
tion, que de discuter à perte de vue sur ce qui a pu se passer dans des cabi-
nets d'aisance !

313
La fin d’un monde

Oh ! Oh ! Oh !
Ces b…gresses
De sous-maîtresses
F….tons-les à l'eau.
Oh ! Oh ! Oh !… !
4° Est-il vrai que les mères de quelques adjointes, ef-
frayées par ces menaces féroces et estimant que les jours de leurs
filles couraient de sérieux dangers, sont venues — ô héroïsme de
l'amour maternel ! — leur faire un rempart de leur corps, prêtes à
mourir, s'il le fallait, avec leur chère progéniture ?
5° Est-il vrai que M. le juge de paix s'est vu contraint,
par deux fois, de se transporter d'office dans les locaux scolaires
pour essayer de calmer ces jeunes et bouillants esprits ? A-t-il été
plus heureux que les inspecteurs dont nous parlions l'autre jour,
et ne s'est-il pas, comme eux, retiré bredouille132.
6° Est-il vrai que ces demoiselles passent leurs ré-
création [ 356] à simuler des mariages plus ou moins… civils, où
quelques-unes d'entre elles figurent revêtues de travestissements
masculins ?
7° Est il vrai que ces cérémonies carnavalesques sont
accompagnées d'épouvantables charivaris, que les voisins n'ont
pu faire cesser qu'en recourant aux bons offices de M. Bougié,
notre valeureux et sympathique sergent de ville ?
8° Est-il vrai que pendant leurs promenades
Dans les prés fleuris
Qu'arrose la Bave,

132 Une lettre adressée au Clairon du Lot et reproduite par l'Univers

à la date du 27 juillet 1888 nous donne également un croquis assez gai des
jeunes étudiantes républicaines en voyage.
« Quelques mois auparavant, des aspirantes à la bourse de cette
école se rendirent à Cahors pour subir leur examen. Il nous revient, des sta-
tions du chemin de fer qu'elles traversèrent, un écho des plus fidèles de
l'éducation un peu trop libre dont ces bambines voulurent nous édifier.
« Au départ, chacune d'elles avait eu soin de se munir d'une blague
bourrée de tabac, leur but bien naturel était de charmer leurs loisirs en rou-
lant artistement des cigarettes qu'elles fumaient sans sourciller, on le voyait,
elles n’étaient pas à leur coup d'essai et on eût dit que la cigarette entrait
pour quelque chose dans le programme de leur examen.
« A Cahors, elles se rendirent au café, la chambre d'un hôtel est bien
froide, et qu'y faire d'ailleurs à moins d'y sommeiller ? Au café, les heures
sont moins longues et les distractions plus variées. La blague eut tous les
honneurs de la soirée, la fumée montait épaisse au plafond, on eût dit un
estaminet où un régiment de troupiers eût eu libre entrée, et, sans un mon-
sieur quelque peu haut placé, les boulevards eussent eu aussi les honneurs de
la cigarette.
« On assure, peut-être à tort, qu'à la station de Vers, les jeunes
étourdies ne voulurent pas rester en arrière d'une noce qui chantait à tue-
tête. Leurs voix féminines se faisaient entendre, et les chansons légères rom-
pirent la monotonie du voyage.
« Voilà votre œuvre, républicains ! »

314
La fin d’un monde

ces pudiques jeunes filles esquissent, sous l'œil bien-


veillant de la directrice, les cabrioles les plus risquées montrant
ainsi aux passants stupéfaits leur valeur d’équilibristes ?
9° Est-il vrai que, depuis trois semaines, les cours de
l'École supérieure sont suspendus et remplacés par de sauvages
symphonies, chantées en coeur par les élèves et composées de
cris d'animaux, d'injures ignobles adressées aux sous-maîtresses,
de grotesques publications de mariage, etc., etc.
10° Est-il vrai qu'à la suite de ces manifestations et
de bagarres qui les avaient naturellement complétées, il est arrivé
plusieurs fois aux adjointes de quitter leur classe coiffées en sau-
les pleureurs et privées de cet élégant appendice qui s'étale,
comme un furoncle colossal, sur l'arrière-train de nos dames ?
11° Est-il vrai que les parents, à la vue de pareils dé-
sordres, commencent à retirer leurs enfants d'une école où elles
apprenaient… tant de choses ? Vingt élèves et plus seraient déjà
parties, à cette heure, pour ne plus revenir, est ce vrai ?

On se demande véritablement dans quel ordre d'idées


restent confinés les députés de la droite lorsqu'on les voit ne pas
exercer de représailles contre les injures sans nom que la gau-
che prodigue à des religieux.
Nos députés n'auraient qu'à ouvrir un petit journal qui
mériterait d'être plus connu : la Réforme universitaire, ils y
trouveraient cinquante faits authentiques, tous plus odieux,
plus grotesques les uns que les autres qui leur permettraient
d'éclairer d'une instructive lumière ce qui se passe dans les col-
lèges et les lycées de l'Etat.
Je vis, comme on sait, assez retiré, mais je n'en ai pas
moins reçu les confidences les plus étonnantes là-dessus. Je
[357] me rappelle deux jeunes gens charmants, aimant l'Univer-
sité, travaillant courageusement pour l'agrégation et m'initiant à
la vie intime d'un lycée de province. De tout ce qu'ils ont vu va
sortir un beau livre qui s'imprime en ce moment Un Lycée de
province sous la troisième république — une œuvre vivante,
humaine qui ne dira pas tout, mais qui permettra de tout devi-
ner.
Il y a un drame poignant dans le spectacle de ces jeunes
gens, sinon chastes, du moins purs des souillures de la débau-
che, qui croient à leur mission d'éducateurs, qui espéraient dans
la jeunesse pour relever la France et qui sont obligés d'entendre
de leur chambre, sans intervenir, les scènes qui se passent dans
le dortoir des grands.
Défense de punir sous quelque prétexte que ce soit ! Le
proviseur est un type particulier, son existence est empoisonnée

315
La fin d’un monde

par la crainte perpétuelle de voir ses derniers élèves disparaître


et aller rejoindre les autres dans les établissements libres.
Pour retarder la catastrophe il subit tout, il se prête à
tout, il fait des excuses aux élèves qui ont composé des chansons
ordurières contre lui, pour éviter aux plus indociles et aux plus
cancres d'être en retenue, il leur délivre des exemptions dans le
genre de celle-ci, qui est textuelle : « Exemption à l'élève X…
pour n'avoir pas eu la fièvre scarlatine. »
A ce proviseur joignez des professeurs comme celui qu'on
ramassait ivre dans la rue ou comme le professeur de rhétorique
qui lisait le Demi-monde à ses élèves et leur racontait sa nuit de
noce, et vous aurez l'idée d'un milieu baroque et boueux abso-
lument étonnant.
Vous m'accusez d'exagération ? Vous ne me croyez pas
plus que vous ne m'auriez cru si, avant l'affaire Wilson, je vous
avais montré l'intérieur de l'Elysée tel qu'il était ? Qu'importe !
Je sais ce que je dis et même ce que je ne dis pas133.
133 D'innombrables scandales analogues ont été révélés par la Ré-

forme universitaire, sans que les ministres de l'instruction publique, les


Berthelot et les Goblet s'en soient jamais inquiétés.
Les Républicains qui se sont occupés de Citeaux auraient mieux fait
de s'enquérir de ce qui se passe dans les asiles de sourds-muets.
« Nous avons narré, dit le Salut public au mois d'août 1888, les mal-
propres exploits du citoyen Mettenet, officier d'Académie, républicain de
première marque, Franc-M
açon et directeur de l'établissement très laïque de sourds-muets de Navenne,
près Vesoul.
« Le citoyen Mettenet, qui, malgré son âge, a conquis une célébrité
pornographique, vient de passer en cour d'assises pour attentat à la pudeur.
« Nous ne voulons pas nous appesantir plus qu'il ne faut sur les dé-
tails de cette vilaine affaire, qui ont scandalisé les jurés eux-mêmes de la
Haute-Saône.
« Disons seulement que le citoyen Mettenet était accusé d'avoir, à
Navenne, dans le courant d'août et septembre 1887, en tout cas depuis moins
de dix ans, commis un ou plusieurs attentats à la pudeur consommés ou
tentés sans violence sur la personne d'une petite fille, âgée de moins de treize
ans, avec la circonstance aggravante qu'à cette époque il était directeur de
l'établissement où était placée cette enfant. Il avait donc à répondre du crime
prévu par les articles 381, 333 du Code pénal.
« Les antécédents de ce satyre républicain sont pitoyables.
« Les témoins, un instituteur, une institutrice et la victime elle-
même, viennent raconter les abominations commises par Mettenet.
« Ce dernier, reconnu coupable, est condamné à un an de prison,
après lequel, sans doute, il pourra recommencer le cours de ses exploits, ou
bien fabriquer de petits scandales anti-religieux qu'il se fera payer très cher
par la Lanterne ou mieux figurer an rang d'honneur dans les conciliabules
des FF.°. trois points. »

316
La fin d’un monde

[358]
Ce qu'il faudrait faire, ce serait de prendre, un à un, les
membres de la gauche qui ont voté l'urgence de la proposition
René Laffon et de passer au crible les vertus de ces gens si diffi-
ciles pour les autres.
Cette étude allongerait démesurément les proportions de
ce volume, je me contenterai de choisir un ou deux spécimens,
au hasard.
Georges Laguerre vaut la peine de quelques coups de
pinceau.
Vous connaissez le personnage : un être osseux, dégin-
gandé, une figure en lame de couteau, toute plaquée de taches
inquiétantes.
C'est le type de l'avocat Franc-Maçon et coureur de
guille[359]dou, du bazochien en goguette qui marche constam-
ment dans la vie un dossier sous un bras, une catin sous l'autre.
Jeune encore il a trahi déjà à peu près autant de partis
que les vieux débris de tous les gouvernements qui, dans les fau-
teuils de la Chambre des Pairs ou du Sénat, se rappelaient entre
eux, avec de grosses plaisanteries, qu'ils avaient servi quinze
régimes. Celui que les télégrammes de Boulanger désignent
sous le nom de « l'enfant de chœur » édifia d'abord les membres
de la conférence de Saint-Vincent de Paul incapables de deviner
la profonde hypocrisie du personnage, il fit chapelle, communia,
jeûna. Plus tard il se convertit au Thiérisme et étonna par sa
servilité le vieillard qu'il devait traiter « d'égorgeur de Paris ».
C'est Reinach qui, en quelques lignes réussies d'ailleurs,
s'est chargé de nous montrer ce côté de l'intraitable radical.
Egorgeur de Paris, M. Thiers ! s'écrie Reinach dans
la République française ! Voyons, Laguerre, avez-vous oublié que
le 3 septembre 1878, au bout de l’an de M. Thiers, à Notre-Dame,
vous étiez l'un « des commissaires de bonne volonté à qui Mme
Thiers — je cite textuellement le compte rendu de la République
française : — à qui Mme Thiers avait confié le soin de recevoir en
son nom et de placer suivant leur rang les innombrables amis de
son mari » ? Et la République ajoutait : « Nous croyons devoir
donner ici les noms de ces jeunes gens, ce sont : MM. Ed. Teisse-
renc de Bort, Linol, Violet, Salomon Reinach, Liévin, Eychenne,
Sarchi, Richtemberger, Laguerre, Grandjean… »
Et puis, Laguerre, avez-vous oublié, le 3 août 1879,
l'inauguration de la statue du libérateur du territoire, à Nancy ?
Vous y étiez encore, ce jour-là (j'y étais aussi), mais vous n'y étiez
pas en simple et modeste admirateur du grand patriote, mais
comme délégué, disiez-vous, de la jeunesse française des Écoles.
— Et encore votre première conférence à Montmartre, l'avez-
vous oubliée ? cette conférence où, sous la présidence de Cle-

317
La fin d’un monde

menceau, vous fîtes un si bel éloge de Thiers que la salle devint


houleuse et que Clemenceau, qui n'était déjà point démagogue à
moitié, eut toutes les peines du mondé à vous repêcher ? Voyons,
Laguerre, vous qui flétrissez avec tant d'éloquence « les égor-
geurs de Paris », comment avez-vous perdu ces souvenirs ?
[360]
On sait de quelles venimeuses calomnies le drôle, au
moment de la persécution, a poursuivi cette Église dont il avait
mendié la protection, alors qu'il la croyait influente et puissante.
Il n'y a rien là de ces blasphèmes de l'ouvrier qu'on sent
trompé, égaré, mais de bonne foi, et qu'on plaint plus qu'on ne
l'accuse. L'outrage aux consciences chrétiennes est ici un trem-
plin électoral.
Pour conquérir l'appui des Loges, qui se défiaient un peu
de lui, Laguerre ne recule devant aucun moyen. C'est lui qui or-
ganise, avec Constans, cette honteuse exhibition qui eut lieu
dans un restaurant du Bois de Boulogne le 27 juin 1885 et dans
laquelle on déshonora jusqu'à l'enfance. De pauvres bambins,
loués pour la circonstance, figuraient dans ces Saturnales re-
couverts de voiles de mousseline blanche portant en lettres jau-
nes (le jaune est la couleur juive) des inscriptions différentes.
Sur l'un on lisait le mot : Fanatisme, sur l'autre : Ignorance, sur
un troisième : Misère. Quand on avait suffisamment insulté
l'Église dans les discours, on enlevait les voiles.
C'est Laguerre, encore, qui, associé aux Juifs de la Lan-
terne, lança contre l'abbé Roussel ces ignobles accusations qui
ne reposaient sur rien, traîna dans la boue ce malheureux prêtre
coupable seulement d'avoir été trop confiant et trop généreux
envers une créature indigne de pitié.
On n'a pas oublié ces placards criés à travers Paris, ces
immondes gravures devant lesquelles s'arrêtaient des fillettes de
cinq ans, ce débordement véritablement extraordinaire de men-
songes et de calomnies.
Dans le public, quelques personnes, même sans être fon-
cièrement hostiles à l'Église, disaient : « Tout cela est bien ex-
cessif, mais que voulez-vous, le prêtre a été imprudent et un
mari irréprochable comme Laguerre, un père de famille qui a le
culte de son foyer, l'amour de ses enfants, le respect de sa
femme, a le droit d'être sévère. »
L'étonnement fut donc grand lorsqu'on apprit que cet
[361] Homme, si rigoureux pour autrui, était un simple polis-
son, un polisson de l'espèce la plus abjecte et la plus basse.

318
La fin d’un monde

Époux, comme Clemenceau, d'une femme irréprochable,


père de deux ravissantes petites filles, cet homme avait tout
planté là pour aller vivre avec une ribaude.
La mère de cette comédienne peu farouche avait eu quel-
ques années auparavant une quinzaine de jours de célébrité.
Elle faisait la place pour une amie à laquelle le comte de Viel-
Castel avait laissé ses Mémoires et c'est, accompagnée du fan-
tôme de Viel-Castel, qu'elle se présentait en tous lieux, disant
aux hommes en vue : « Tenez: j'ai l'opinion de la Postérité sur
vous dans mon cabas et je ne doute point que vous ne vous im-
posiez quelques légers sacrifices pour que cette opinion ne vous
soit pas défavorable. »
Un des grands écrivains de ce temps fut ainsi sollicité et
se contenta de répondre : « J'ai beaucoup écrit et les hommes,
sans doute, porteront sur mes œuvres des jugements divers,
mais la Postérité, soyez-en certaine, ne regardera pas dans votre
cabas de mère d'actrice. »
La désertion de la maison familiale pour cet intérieur in-
terlope se produisit dans des conditions particulièrement viles.
J'ai eu là-dessus les détails les plus précis et les plus circonstan-
ciés : il y a là dedans un roman parisien tout fait.
Laguerre avait épousé sa cousine. La mère de notre dépu-
té était une femme d'un haut mérite et d'un caractère très
ferme, dès qu'elle sût qu'il était question de ce mariage, elle vint
trouver Mme Marthe Laguerre et lui dit : « Mon enfant, je vous ai
vue naître, je vous estime autant que je vous aime, une mère n'a
pas le droit de dire du mal de son fils, mais, croyez-moi, je
connais Georges, il vous rendra affreusement malheureuse, ne
l'épousez pas ! »
A la place de Laguerre, un homme d'une moralité très or-
dinaire se serait dit : « Ma foi ! Ma mère a raison, j'aime le plai-
sir, je ne veux point gâcher une existence, ne songeons plus à ce
mariage. »
[363]
Pour des motifs d'ordre plus élevé, beaucoup d'entre
nous, artistes, écrivains, ont chassé comme un rêve un projet
caressé une heure. Ils avaient eu de l'esprit un jour où ils étaient
bien disposés, ils avaient été éloquents, une jeune fille les avait
écoutés, ravie. « Le bonheur serait là ! » avait pensé l'artiste ou
l’écrivain, puis il avait réfléchi : La lutte me tente, j'emplirai
cette existence féminine de trouble, ne dérangeons personne, je
me contenterai, ainsi que dans le sonnet d'Arvers, de saluer de
loin, alors que celle qui aurait pu être ma compagne

319
La fin d’un monde

Passera mère heureuse au bras d'un autre époux.

Vous ne connaissez pas les Francs-Maçons, il faut qu'ils


salissent, qu'ils souillent, qu'ils bavent. Laguerre se piqua au
jeu, se fit aimer de la jeune fille, l'épousa, et, quand il en eut
deux enfants, l'abandonna pour la cabotine…
Rien ne manqua à l'odieux de cette séparation. Laguerre
enleva, pour la transporter chez sa maîtresse, jusqu'à l'argente-
rie qui avait été donnée en cadeau de noces aux nouveaux ma-
riés…
Ceci dépasse les proportions d'un portrait individuel,
c'est la peinture d'un type de la vie moderne. Ce cynisme com-
plet, ce mépris de la femme, ce sans-gêne à s'affranchir de tout
ce qui engage un homme sont propres aux politiciens bourgeois.
J'ai vu des intérieurs de jeunes ouvriers socialistes, le ni-
veau est infiniment plus relevé. « Un Tel rend sa femme mal-
heureuse, » cette accusation, quand elle est justifiée, suffit à
faire exclure de certains groupes socialistes.
Je me souviens d'un intérieur de ce genre. C'était très
touchant : en revenant de l'atelier, le jeune ouvrier passait une
partie de ses nuits à s'instruire, à lire les maîtres, à écrire. La
femme, une belle brune, à la taille élancée et svelte, travaillait
près de lui, et, pêle-mêle, on apercevait des livres à côté du
mannequin et des robes en train. Ils avaient, tous [363] les
deux, été enchantés de la France juive, ils ont voulu, à toute
force, que je partage leur modeste repas, et, ma foi, j'ai rarement
vu dîner plus cordial et plus gai.
Je suis tout à fait à l'aise avec des Français et des Fran-
çaises comme ceux-là. On n'insulte pas mes opinions, je n'in-
sulte pas celles d'autrui. Mon hôte m'a envoyé des notes sur le
monde ouvrier que j'utiliserai dans un prochain volume, tou-
jours si Dieu me prête vie: Deo volente, comme ne manquait
jamais d'ajouter Victor Hugo.
J'ai demandé à un vieux révolutionnaire, qui aime beau-
coup ce jeune homme, s'il ne serait pas possible d'offrir quelque
rétribution pour ces notes, il m'a répondu : « Gardez-vous en
bien, vous causeriez une peine réelle à mon ami. » Tout ce que
j'ai osé faire, c'est d'adresser quelques belles fleurs à la gracieuse
femme qui m'avait si gentiment accueilli.
C'est égal ! je n'ai pu ni empêcher, au moment du café, de
dire à mon hôte : « Vous êtes des gens de cœur, vous avez des
idées qui sont plus ou moins contestables, mais que vous défen-
dez très bien, comment, diable, allez-vous choisir pour députés

320
La fin d’un monde

des rebuts de la Bourgeoisie, des avocats ambitieux et corrom-


pus, comme Ferry autrefois, comme Laguerre aujourd'hui, qui
se servent de vous comme marchepieds et qui vous fusilleront
gaiement quand l'occasion s'en présentera ? »
— Les manœuvres de la Maçonnerie, la toute-puissance
de la Presse aux ordres de la Juiverie… Voilà toute la réponse
que j'ai réussi à obtenir.

Retournons à notre Laguerre. Quand le procès en divorce


dut se plaider, il y eut une certaine joie chez quelques-uns. Les
journalistes conservateurs qui ont un peu de tempérament se
dirent : « Voilà un monsieur qui, depuis dix ans, traîne dans la
boue tout ce que nous respectons, nous allons enfin montrer ce
qu'il est. » Ils songèrent au cri des chefs de la Vendée au mo-
ment de l'attaque : « Hardi, les gars égayez-vous ! »
[364]
Or, il advint ceci, c'est que pas un journal conservateur
ne souffla mot de l'affaire Laguerre ! Lâche comme tous ses pa-
reils, cet homme, si insolent envers les pauvres prêtres, fit les
plus humiliantes démarches pour qu'on ne parlât pas de son
procès, il se traîna aux pieds de M. Paul de Cassagnac qui, trop
bon, pria le chroniqueur judiciaire de l’Autorité de garder le si-
lence, il fatigua de ses supplications les rédacteurs chargés des
comptes rendus judiciaires ; avec les uns il implorait, avec d'au-
tres il osait presque menacer. « Si quelqu'un parle de mon pro-
cès, je le tuerai ! » s'écriait-il.
Tu le tueras ?
Je t'écoute…..
L'Univers, imperturbable, marche toujours quand per-
sonne ne bouge. Il annonça l'affaire et cita une des jolies pièces
qui figurait au dossier, un billet doux de Mlle X… conviant son
bel ami à souper et lui disant : « Surtout, amène Granet ! Il est
si amusant ! »
Amusant, Granet pouvait l'être, si c'était le jour où il avait
cru réussir l'affaire des téléphones avec Cornélius Herz ou le
jour encore où il avait renouvelé pour six ans, de son autorité
privée, sans avoir recours à aucune adjudication, un marché
conclu avec une Société de fournitures militaires pour les effets
d'habillement nécessaires à tous les facteurs et agents des pos-

321
La fin d’un monde

tes et télégraphes de la France entière: 40,000 ou 50,000


hommes à vêtir et à entretenir134.
Un homme, qui a renouvelé un marché comme celui-là le
[365] matin, dans des conditions sur lesquelles Salis me per-
mettra de ne pas insister, peut apporter, dans un souper d'actri-
ces, la gaieté qu'on aimait à Rome :
Dans ces joyeux festins d'où s'exilait la gêne,
Où l'austère Sénèque, en louant Diogène,
Buvait le Falerne dans l'or.
Le lendemain du jour où il avait été question du procès
Laguerre dans l'Univers, un rédacteur du journal recevait une
lettre qui commençait ainsi :
« Mon cher ami, je vous en supplie, pas un mot sur
l'affaire Laguerre dans l'Univers.

De qui était signée cette lettre ? Du comte Albert de


Mun !…

Ceci vous permet de vous rendre compte à merveille de la


situation et vous explique que nous soyons vaincus d'avance.
Le Franc-Maçon insulte nos prêtres, combat à coup sûr, il
frappe les autres et il est sûr de n'être jamais frappé lui-même, il
est au-dessus du pacte social.
Le pacte social, en échange de certaines garanties, im-
pose certains devoirs ; l'homme lié par ce pacte s'abstient de
tout ce qui pourrait blesser, contrister, scandaliser son prochain
et, par une juste réciprocité, le prochain s'abstient également de
tout ce qui pourrait blesser, contrister, scandaliser celui qui s'est
gêné pour lui.
Le fait se reproduit chaque jour. Avant de raconter une
mésaventure conjugale, nous regardons autour de nous s'il n'y a
pas dans l'auditoire quelque mari récemment trompé dont ce
récit pourrait raviver les amertumes. Avant de prononcer une

134 D'après le traité conclu en 1881 le marché pouvait avoir une durée

de six au douze ans. Six mois avant la fin de la première période de six an-
nées, c'est-à-dire en juin 1887, le ministre avait le droit de résilier le marché
pour le 31 décembre 1887, il pouvait, il devait en tout cas, avant de renouve-
ler à la muette, s'informer s'il ne trouverait pas des conditions plus favora-
bles.
Voir dans le Matin du 2 juillet 1887 la lettre d'un fournisseur mili-
taire à ce sujet.
Le général de Frescheville m'avait dit que la commission d'enquête
devait s'occuper de cette question, mais je crois que cela est tombé dans
l'eau.

322
La fin d’un monde

simple phrase : « Avoir de l'esprit comme un bossu, » nous


examinons si ce mot de bossu ne rappellerait pas douloureuse-
ment son infirmité à quelque voisin. Quand je dîne en ville, et
qu'il y a douze ou quinze personnes à table, [366] j'ai toujours
soin de demander très bas à la maîtresse de la maison : « Avez-
vous des Sémites ici ? » Alors même qu'elle connaît depuis long-
temps tous ses invités, la dame pousse le scrupule jusqu'à s'as-
surer encore, par un rapide coup d'œil, que personne ne pour-
rait être indirectement chagriné chez elle et ce n'est que lors-
qu'elle est sûre de son fait qu'elle me dit : « Il n'y en a pas, vous
pouvez aller ! »
C'est le pacte social, encore une fois.
L'Anarchiste, relativement honnête et sincère, dénonce
franchement ce pacte, déclare qu'il ne l'admet plus et qu'il ne
reconnaît que l'autonomie individuelle.
Chacun fera ce qu'il voudra…
Le Franc-Maçon, fourbe, rampant et cauteleux, agit au-
trement, il n'observe pas le pacte social pour les autres, mais il
veut en bénéficier lorsqu'il s'agit de lui-même. Il vient dire aux
conservateurs : « Mes amis et moi, nous avons roulé dans le
ruisseau vos prêtres qui étaient absolument innocents, mais cela
faisait plaisir à nos électeurs, nous avons profité de l'occasion
pour corrompre les enfants en mettant sous leurs yeux des gra-
vures obscènes. Aujourd'hui il m'arrive une aventure désagréa-
ble, j'ai abandonné ma femme pour une gourgandine ; je ne
veux pas qu'on en parle et, comme vous êtes des gens bien éle-
vés, je compte sur vous pour faire les démarches nécessaires
afin que je n'aie pas le plus léger ennui. »
Les conservateurs lèvent leur chapeau et répondent :
— Parfaitement, mon cher Laguerre, comptez sur nous,
nous allons imposer silence à nos journaux.
— Fort bien, dit le Franc-Maçon aux Catholiques. Je vous
revaudrai cela à la prochaine occasion et je vous traiterai de So-
domites…
Faire campagne dans ces conditions est absolument in-
sensé. Les soldats du Mahdi qui n'avaient que des bâtons ont
exterminé les soldats anglais armés d'excellents Martini et n'ont
laissé échapper que trois hommes pour raconter ce qui s'était
passé. Le courage, la foi, la volonté de mourir [367] suppléent à
tout, mais l'issue du combat aurait été différente si, au moment
où ils allaient joindre leurs adversaires, le Mahdi avait dit à ses
fidèles : « Ne bougez pas et laissez-vous tuer tranquillement. »

323
La fin d’un monde

Vous avez vu un de ceux qui ont voté l'urgence de la


proposition René Laffon « au nom de la moralité publique »,
vous voudriez encore en voir un autre…
O vous, dont l'œil étincelle
Pour entendre une histoire encor,
Approchez, je vous dirai celle
De dona Padilla del Flor.

Ici il est nécessaire de remuer un peu de terre, comme le


recommandait Totleben, et de nous entourer de quelques ga-
bions : je vous expliquerai tout à l'heure pourquoi.
Je n'ai pas besoin de vous dire que si le pornographique
co-votant de René Laffon venait me demander si c'est lui que
j'ai voulu désigner, je m'empresserais de répondre : « C'est
vous-même ! » Devant le jury j'agirai probablement de même,
mais devant un président de tribunal correctionnel, je n'hésite-
rai pas à répondre : « Mon juge, je ne sais pas ce que vous vou-
lez dire, je suis innocent comme l'enfant qui vient de naître, les
travaux auxquels je me livre m'ont enlevé le peu d'intelligence
que je possédais et je demande que vous me traitiez avec la
même indulgence qu'Erlanger. »
Notre Radical est un étranger comme tout parfait Radical
doit l'être, sans qu'il puisse même y avoir de doute sur cette ori-
gine étrangère qui est affirmée par des documents authentiques.
Naturellement, c'est à lui que le gouvernement de la Défense
nationale confia une des fonctions les plus importantes quand il
fallut défendre une Patrie qui n'était pas la sienne, c'est lui qui
eut entre les mains le secret de nos opérations depuis les plus
importantes résolutions jusqu'aux plus insignifiants mouve-
ments de troupe.
Les Français trouvent cela tout simple, on les traite [368]
comme des chiens dans leur pays ; sur 38 millions de Français
on prend un étranger pour lui donner un des postes les plus dé-
licats au moment de l'invasion, ils opinent du bonnet et disent :
« C'est parfait ! »
Notre homme vola considérablement et, dès qu'il fut
question d'une enquête sur les actes du gouvernement de la Dé-
fense nationale, il jugea à propos de renoncer momentanément
à la vie publique et de disparaître complètement.
Il alla plus loin que Saint-Sébastien et se réfugia dans les
pays chauds, là il exerça toutes sortes de métiers, fut entrepre-
neur de cirque, directeur de théâtre, faiseur de cantates pour

324
La fin d’un monde

souverains et servit même, de temps en temps, de blanchisseur


littéraire à Mme Ratazzi.
A peu près complètement illettré lui-même, le représen-
tant du peuple français d'aujourd'hui ne pouvait suffire person-
nellement à ces besognes multiples et il exploitait un pauvre
diable, très honnête, très besogneux, très laborieux qu'il obli-
geait à travailler comme un nègre pour une mince redevance.
Un jour, cependant, le secrétaire se révolta et refusa de
s'associer à l'entreprise honteuse que lui proposait le zélateur
actuel de la morale publique.
Le membre de la gauche avait expliqué, sans
circonlocutions quel était son projet135 .
J'ai eu bien souvent l'occasion, écrivait-il, de remar-
quer dans ma vie de jeune homme avec quelle rage les lorettes ri-
chement entretenues et les hommes d'un certain monde recher-
chaient les livres obscènes dans le genre de la Justine du marquis
de Sade et autres.
J'ai vu payer ces volumes jusqu'à 500 francs et je ne
l'ai pas compris, vu la stupidité des détails et la nullité de l'intri-
gue et du style.
Néanmoins le goût existe et existera toujours. L'au-
tre jour [369] ici un Brésilien a acheté pour sa maîtresse un bou-
quin dont je n'aurais pas donné 10 sous. Il l'a payé 400 francs.
J'avais déjà pensé, il y a quelque temps, à écrire
l'Histoire d'un hermaphrodite, et cela sans la moindre chemise,
tout ce qu'il y a de plus licencieux, mais néanmoins avec intrigue,
style et esprit, faire au chef-d'œuvre du genre.
De plus s'attacher un peintre de talent qui ferait une
vingtaine de sujets sur les chapitres les plus… curieux. On en fe-
rait des chromolithographies pour chaque volume.
L'affaire commerciale consisterait à faire 1,000
exemplaires in-4° avec les grands dessins et 3,000 exemplaires
en édition de poche diamant avec gravures fines.
L'in-4° se vendrait facilement 1,000 francs, ci.
1,000,000.
Le diamant 250 francs, ci.
750,000.
Je donne 20 p. 100 de commission aux différents in-
dividus qui placeront cela en France, Angleterre, Espagne.
Il restera donc une somme de 1,400,000 francs qui
mettra peut-être deux ans à rentrer, mais qui rentrera pour sûr si
l'ouvrage est bien fait, spirituel… et le reste.
Vous me direz que la difficulté est de trouver un im-
primeur. La seule réponse à faire, c'est qu'il faut imprimer soi-
même et avoir le moins de confidents possible.

135 Copie d'une lettre de M. Z… à M. X… J'ai remis l'original à son au-


teur le 9 décembre 1885.
Signé: Veuve X…

325
La fin d’un monde

Cela est difficile, mais non impossible.


Quelle est votre opinion ?
A Paris seulement on en placerait plus de la moitié
ainsi qu'à Londres.
L'Hermaphrodite ne pourrait être fait que si nous
étions l'un à côté de l'autre, par correspondance cela est tout à
fait impossible.

L'homme de lettres mourut, comme meurent tant de


pauvres Français qui travaillent pour l'étranger, désillusionné,
presque sans ressources. Il laissait une veuve et un fils.
Toute la France a parlé du fils. Glorieux martyr de la
science, il a sacrifié volontairement sa vie pour sauver celle des
autres et le nom d'une rue de Paris donnée au jeune savant rap-
pelle une des nobles actions de ce temps.
Le fils n'en était pas moins mort et la veuve restait toute
seule, elle occupait jadis une fonction assez importante dans
l'enseignement, mais on l'en chassa, comme on chasse peu à
peu tout ce qui n'est pas d'origine allemande ou juive ; [370]
malgré ses répugnances, elle s'adresse à notre vertueux républi-
cain. Celui-ci promit de s'acquitter envers elle de tout ce qu'il
devait au mari. « A propos, dit-il, est-ce que vous n'auriez pas
une certaine lettre, remettez-moi-la donc. » La veuve remit la
lettre, le député s'en saisit et consigna désormais la solliciteuse
à sa porte…
Ce fut en vain que Mme X… s'adressa à tout le monde, en
vain qu'elle écrivit à Gragnon : « J'ai besoin de vivre, accordez-
moi au moins l'autorisation d'installer une échoppe de mar-
chande ambulante dans la rue qui porte le nom de mon fils. » A
la Préfecture de Police on rit encore de cette lettre-là…
Je crois, pourtant, qu'un léger secours fut accordé après
un article très éloquent et très émouvant paru dans le Figaro et
dans lequel on rappelait dans quelles conditions le jeune savant
était mort victime de son dévouement.
Vous vous rendez compte du terrain, maintenant, et vous
comprenez pourquoi je vous disais qu'il était nécessaire cette
fois de me garantir par quelques gabions.
Si notre homme avait le courage d'avouer la lettre, s'il dé-
clarait que Justine doit faire désormais partie des livres scolai-
res, il serait porté en triomphe par les Républicains et tous les
groupes de la gauche, réunis en assemblée plénière, l'acclame-
raient pour président.
Il est possible néanmoins qu'il n'ait pas cet estomac et
qu'il nie la lettre, elle a été communiquée, en original, à une di-

326
La fin d’un monde

zaine de personnes, mais tout le monde est lâche à notre épo-


que, ces personnes auront peur, n'oseront pas témoigner.
Vous voyez d'ici devant un tribunal l'honnête femme en
cheveux gris qui est venue si souvent me raconter ses douleurs.
La vie a cruellement pesé sur elle et, pauvre vieille, asthmatique,
à force peut-être d'avoir monté les escaliers de ministère, elle
serait vite suffoquée à la première brutalité du président. Dans
le procès Meyer, Barthelon n'a pu intimider des gens comme
Albert Duruy et Alphonse Daudet, mais il a réussi quand même
à les empêcher de parler, il leur a [371] dit : « Taisez vous ! » est
ce que vous voulez répondre à cela ? Vous ne pouvez raisonna-
blement pas risquer deux ans de prison en vous obstinant à
éclairer la conscience d'un magistrat, alors que vous savez à n'en
pas douter, que ce magistrat ne sait pas même ce que c'est
qu'une conscience…
Vous entendez d'ici Ranc, qui a été dans le gouvernement
de la Défense nationale le collaborateur de l'admirateur de Jus-
tine, s'écrier: « Est il possible de calomnier l'entourage de Gam-
betta, d'attaquer un de ses fidèles auxiliaires, un homme aussi
intègre, aussi pur de conduite, dont le coeur n'a jamais battu
que pour la République dont il ne séparait pas le culte du culte
même de la Patrie ! »
Avec mes gabions je suis dans une position exceptionnel-
lement favorable. Je fais un pied de nez à Ranc auquel j'offre de
dire, dans le tuyau de l'oreille, le nom de l'émule du divin mar-
quis et je m'en tiens, devant mes juges, à mon premier système.
J'ajouterai même : que depuis le 2 Décembre je ne vais pas
bien ; j'avais sept ans à cette époque et cet événement m'a tel-
lement troublé que ma croissance en a été retardée et qu'il ne
serait que juste de m'accorder une pension de victime…
Quant à ceux qui me connaissent, qui savent avec quel
soin je me renseigne, ils n'ont pas le moindre doute sur ce que
j'écris136 et ils jugeront que cette page de psychologie [379] ré-

136 Voici, du reste, la lettre qui constate absolument la vérité de ce


que je dis :
« Paris, le 15 septembre 1887.
« Monsieur,
« J'étais hier à la campagne et je n'ai pu vous adresser immédiate-
ment la copie que vous me demandez, vous la trouverez ci-jointe.
« Je ne crois pas manquer à un devoir en communiquant la copie
d'une lettre dont, malheureusement, j'ai remis l'original à son auteur.
« Cet homme s'est si mal conduit envers moi, il a été si ingrat, si ou-
blieux des engagements réitérés souvent et en dernier lieu au lit de mort du

327
La fin d’un monde

publicaine a son intérêt et qu'elle éclaire bien l'ignominie de ces


Radicaux qui osent parler de moralité publique alors qu'ils sont
eux-mêmes les plus parfaits spécimens de l'immoralité privée.
Les jeunes gens, qui ont commencé à penser par eux-
mêmes, trouveront peut-être là davantage, ils trouveront une
occasion de réfléchir, un jour ouvert sur ces terrae incognitae
de l'histoire contemporaine que nous n'apercevons qu'à travers
des fantasmagories et des verbiages, que nous soupçonnons
plutôt, comme en mer on soupçonne les côtes d'après les formes
du brouillard. C'est bien surprenant, tout de même, que nous
n'ayons pu faire un mouvement pendant la guerre sans que
l'ennemi en soit prévenu et, sans trop donner à la conjecture, il
semble qu'on n'ait pas beaucoup à compter sur le sens moral,
sur l'incorruptibilité de gens qui, en pleine force de l'âge, après
avoir joué un rôle considérable, rédigent tranquillement le devis
d'une publication ordurière…
J'ajoute, malgré les indignations du vociférant Salis, et
du non moins vociférant Jamais, que ce n'est pas pousser trop
loin la méthode inductive que de supposer que, dans la commis-
sion du budget, un homme qui a rêvé de se procurer des res-
sources avec une imitation de Justine ne doit pas se montrer
bien récalcitrant devant une offre de cent mille francs faite par
un fournisseur militaire.
Vous comprenez que je n'insiste pas. Le juge me
condamnerait implacablement et peut-être aurais-je pour lui
plus de pitié que de colère. « Pauvre homme ! Penserai-je, pour
plaire à la Franc-Maçonnerie, tu traites cruellement l'écrivain
[373] qui essaie d'éclairer son pays et, peut-être, ton fils, le fils
que tu te réjouis de voir grandir et dont la vue seule détend un
peu ton âme dure, tombera-t-il des premiers, frappé par der-
rière, dans une embuscade, à la suite des renseignements don-
nés par les Francs-Maçons que tu sers… »
Ma mission, en effet, se réduit à ceci : employer le mo-
deste talent que Dieu m'a départi à avertir et à prévenir : ma
responsabilité cesse où s'arrête mon pouvoir.

pauvre M. X…, qu'il me paraît de toute justice de le faire connaître et de


montrer par quels hommes la République est servie.
« Tout ce que j'ai est à votre disposition et je vous rappellerai que la
lettre des fantoches a bien son prix aussi.
« Veuillez agréer, monsieur, l'assurance des sentiments reconnais-
sants que j'ai pour la bienveillance que vous m'avez témoignée.
« veuve X… »

328
La fin d’un monde

S'il plait demain aux électeurs — ce qui paraît assez pro-


bable au train dont nous allons — de prendre un vendeur de
cartes transparentes sous les arcades de la rue de Rivoli pour lui
confier la vie de leurs enfants en temps de guerre — je n'y puis
absolument rien.

Voilà ce qu'il faudrait jeter de temps en temps à la figure


des Républicains et, pour le faire, il faudrait, je le répète, avoir
une presse d'avant-garde qui sabrerait ces impudents dès qu'ils
commenceraient à remuer des immondices comme René Laf-
fon.
Pour la plupart d'entre eux, l'existence est charmante, ils
nous couvrent de boue et ne recueillent que des salutations et
des politesses de la part de la droite. Avouez que la plus élémen-
taire convenance aurait commandé à un Laguerre de dire à M.
de Mun : « Mon cher, vous avez été vraiment gentil pour moi au
moment de mon procès , vous voyez avec quel soin je me suis
abstenu dans cette dégoûtante interpellation à propos de Ci-
teaux, l'abstention m'était d'autant plus facile, d'ailleurs, qu'il
m'était impossible de me prononcer sur des faits que personne
ne connaît. »
On ne se gêne pas avec les Catholiques, car, après les
avoir couverts de crachats, on est sûr de les retrouver le lende-
main aussi avenants, aussi empressés, aussi caressants que la
veille…
Ouvrez certains journaux conservateurs et vous y enten-
drez sans cesse parler d'un arbitre de l'honneur. Quel est donc
cet arbitre de l'honneur ? C'est ce vieux pitre [374] d'Anatole de
la Forge dont j'esquisserai le portrait à fond quelque jour. Il
n'est pas une mesure odieuse contre nos prêtres et nos religieux
que cet homme n'ait votée et, le jour même, ce misérable va
mendier bassement des réclames à ceux dont il outrage les
croyances… et les journaux conservateurs lui font cette aumône.
Il ne se déroule pas une affaire de duel en cours d'assises sans
que ce grotesque ne parvienne à se faire mettre sur l'affiche,
quoiqu'on n'ait jamais pu savoir ni avec qui ni à quelle époque il
s'est battu.
Il est assez admissible, dans ces conditions, que le public
se dise : « Voilà un homme que ses adversaires eux-mêmes re-
connaissent comme l'arbitre de l'honneur ; s'il demande, sans
autre forme de procès, l'expulsion des religieux et la confisca-
tion de leurs biens, c'est que les successeurs de Lacordaire, de

329
La fin d’un monde

Ravignan, du Père Olivaint, du Père Gratry, du Père Captier


sont devenus de grands scélérats. »
La maladie des conservateurs, la tare du cerveau qui pa-
ralyse tous leurs mouvements et déséquilibre toutes leurs fa-
cultés, c'est une idée fixe, qui est entrée peu à peu dans la trame
de leur système nerveux, l'idée fixe qu’ils sont nés pour être mo-
lestés et insultés.
La définition du Catholique pour eux est celle-ci :
« CATHOLIQUE : citoyen français payant des impôts, accom-
plissant ses devoirs civiques comme tout le monde: signe parti-
culier: est destiné par la nature à recevoir tous les jours l'égout
collecteur sur la tête. »
Je l'ai expliqué déjà, je n'aime pas les monopoles et je ne
veux pas plus du monopole de l'égout collecteur que des autres ;
partageons fraternellement l'égout, ô Laguerre, ô Lockroy, et,
toi-même, arbitre de l'honneur ! Vous nous avez tous traînés
dans le bran de la Lanterne à propos de l'affaire de Cîteaux,
permets, ô ! Clemenceau, homme farouche et redouté de tes
semblables pour ton habileté au pistolet, que nous ne soyons
pas embrenés seuls et que je prenne un peu de ce bran pour en
astiquer ta menaçante moustache [375] en guise de pommade
hongroise. Cela te fera un succès ce soir à l'Opéra…
Quand vous trouverez que tout cela pue, vous vous direz
peut-être que l'homme n'est pas parfait, que la nature humaine
est fragile, que l'on peut punir un malheureux frère, qui a eu la
gifle trop facile vis-à-vis d'enfants peu commodes à conduire,
sans ameuter, du haut de la tribune, toute la canaille contre les
Catholiques.
Ces réflexions vous amèneront à penser que tous les
Français sont égaux, qu'ils ont les mêmes droits et que, devant
l'ennemi qui nous guette, notre meilleure défense serait encore
la concorde et l'union…
Les hommes de la droite pourraient hâter l'éclosion de
ces salutaires réflexions. Beaucoup d'entre eux ont été élevés
par ces religieux que René Laffon propose sans façon de chas-
ser, sous prétexte qu'un petit réclusionnaire aura raconté une
malpropreté sur un surveillant. Ils devraient attendre leurs col-
lègues à l'entrée de la salle, au moment où les députés s'apprê-
tent à gagner lentement leurs places en s'entretenant, chemin
faisant, du dernier pot-de-vin reçu — ils devraient mettre, en
ricanant, ce volume sous le nez des Radicaux, leur dire :
« Hein ! Mes gaillards, vous qui êtes si braves contre de pauvres

330
La fin d’un monde

porteurs de soutanes, il paraît qu'on vous traite bien là-


dedans ? »
Les coquins sans doute ébaucheraient un sourire faux,
mais au fond ils se sentiraient mordus, atteints, punis. « Ma
joue me cuit ! » dirait Clemenceau « J'ai mal au bas des reins ! »
ajouterait Laguerre. « Je suis touché aussi ! » s'écrierait René
Laffon.
M. de Mun me répondra sans doute que j'ai cent fois rai-
son, mais que ses amis et lui sont trop bien élevés pour agir ain-
si, qu'ils éprouvent d'insurmontables nausées à remuer le linge
sale des Radicaux.
— Et moi donc ! Mon cher de Mun, vous ne pouvez pas
vous douter de ce que ce chapitre m'a écœuré à écrire.
Quand la dernière ligne sur ces salauds de la gauche a
[376] été jetée sur le papier, j'ai dégringolé mon escalier avec la
joie des enfants qui entendent sonner la cloche de la récréation,
et qui sautent quatre marches à la fois pour être plus tôt hors de
l'étude.
J'ai été, d'un bond, au bout de mon jardin. Il y a là un pe-
tit coin que j'affectionne : un mur en ruines, très bas, donnant
sur un chemin creux. Devant soi on aperçoit des champs, puis
un ruban d'argent très mince en été, c'est la Seine, au fond, sur
l'autre rive, des masses épaisses de verdure avec des trouées de
lumière et des dentelures faites sur le bleu du firmament par
des arbres qui, de leur panache entreprenant, dépassent un peu
la tête de leurs camarades.
Le jour commence à décliner et l'ombre gagne peu à peu
les arrière-plans, tandis, qu'au couchant, le soleil jette ses der-
niers feux sous un ciel calme, point dramatique, sans aucun de
ces nuages à silhouettes changeantes et bizarres qui évoquent
parfois à l'imagination l'idée de caravanes fantastiques traver-
sant des cités à l'architecture fabuleuse.
Le sol est tout rasé et d'un jaune foncé, la moisson vient
d'être terminée, et, dans le lointain, à mesure que les ténèbres
prêtent à tout des formes plus confuses, les plongeons font l'ef-
fet de tentes au milieu desquelles se dresserait une tente de gé-
néral, une grosse meule qui domine les javelles voisines.
La sérénité d'une fin de journée enveloppe ce paysage
apaisé qui vous communique comme une sensation de détente
et de repos, devant cette splendeur des choses visibles : ce que
Léonard de Vinci appelait la Belleza del mundo.
En m'enfonçant dans mes rêveries, je retrouvais une vi-
sion analogue, mais autrement vive, puissante et chaude. J'étais

331
La fin d’un monde

avec les miens dans une carriole qui s'était arrêtée à une mon-
tée, sur un chemin du Forez. Derrière les bois de Vollor, les Bois
noirs, le soleil se couchait dans un flamboie[377]ment, avec des
teintes d'un rouge d'incendie. Les moissonneurs achevaient leur
tâche eu entonnant une chanson du pays :
Mariez-vous, car il est temps,
Belle Rose,
Belle Rose,
Belle Rose du Printemps.
Le « Belle Rose », tantôt caressant comme une prière,
tantôt pressant et presque impérieux comme un conseil, se pro-
longeait à l'infini à travers les vallons, se répercutait jusque
dans la montagne, puis des voix viriles lançaient, comme à la
volée, la phrase finale :
Belle Rose du Printemps,
Nous ne pouvions nous détacher de ce spectacle et nous
décider à partir et, après six ans écoulés, je revois encore le
même tableau.
Pourquoi certaines visions vous demeurent-elles aussi
longtemps présentes, vous donnent-elles l'impression d'une
heure de votre vie particulièrement heureuse, exempte de toute
préoccupation même légère, d'une heure qui ne reviendra ja-
mais pour vous, non plus jamais ?… Pourquoi éveillent-elles en
vous le souvenir d'une sorte de dilatation, de complet épanouis-
sement de vous-même, d'un harmonieux et vibrant accord de
toutes vos facultés affectives et sensitives ? Ces choses-là ne
s'expliquent pas et surtout ne se traduisent pas par des mots
écrits…
Ce qui est certain, c'est que dans le même coin de terre et
devant le même ciel, je ne me retrouverai plus le même… Quand
j'ai de la peine à m'endormir, je n'ai qu'à fermer les yeux pour
revoir la voiture arrêtée à la montée, ceux que j'aimais à la
même place et pour entendre, dans son rythme pénétrant et
doux, la chanson rustique, mêlant au cri de triomphe, de la Na-
ture estivale dans toute sa magnifi[378]cience comme un aver-
tissement que l'Automne n'est pas très loin.
Mariez-vous, car il est temps,
Belle Rose,
Belle Rose,
Belle Rose du Printemps…

332
La fin d’un monde

LIVRE HUITIÈME

LES SIMULACRES
I

LA VIE MONDAINE

L'Eidolon. — Le fétiche auquel on ne croit plus. — Les agonies d'êtres


et de choses. — Reporters et écrivains. — État d'esprit des hautes
classes. — L'indulgence mondaine. — La fatalité économique. —
L'impécuniosité. — Les expédients. — La Franc-Maçonnerie du
plaisir. — Le baron Seillières et la princesse de Sagan. — Une soi-
rée féerique. — Le comte de Chambord et l'Aristocratie.— Wolff
et Mayer. — Un coin de Lesbos à Paris.— Couleuvres et crapauds
qu'on avale. — Les ménagements mondains. — Décadents, sau-
vages et enfants. — Trucs et industries diverses.— Les influences
ancestrales. — Paul Bourget et ses fausses idées. — Décadence
morale et renaissance physique de l'Aristocratie. — Le secret du
charme mondain.— Personnalistes et égoïstes.— Les victimes du
monde. — Caro et le cousin Pons.— Ceux qui luttent et ceux qui
sombrent. — Mauvaises manières et distinction. — La religion et
les gens du monde. — Influence très relative des Jésuites. — Un
dévouement inutile. — Les grands seigneurs de Roumanie. — Un
souvenir de l'émigration. — Baisement de main ou pas de bal…

I
C'est un penseur d'une rare intensité que Carlyle. Il faut
le lire à la campagne, à loisir, avoir le temps de défaire une à
une les bandelettes, parfois bizarres, qui enveloppent l'être in-
time, de briser l'os qui contient cette moelle substantifique.
[380]
Il a écrit des choses exquises et profondes sur l'idolâtrie,
l'Eidolon, chose vue, symbole, sensorielle manifestation d'une
idée héroïque ou divine. « Les idoles, dit-il, ne sont idolâtriques
que lorsqu'elles deviennent douteuses, vides pour le cœur de
l'adorateur. C'est l'insincérité qui rend les idoles haïssables et
les idolâtres odieux. L'homme sincère, honnête, plein de son
fétiche, est touchant quand même. »

333
La fin d’un monde

Si vous voulez bien juger cette fin de monde, c'est à ce


point de vue qu'il vous faut placer.
Le caractère dominant de tout, c'est le mensonge, la
vaine apparence des choses qui furent réellement grandes et qui
se terminent en comédies et en grimaces.
Prenez-vous au sérieux tous ces acteurs en scène, ces ma-
gistrats qui prononcent gravement des jugements et qui psal-
modient d'une voix sourde des kyrielles d'attendus solennels,
ces héritiers de noms glorieux qui, vous dit-on, incarnent l'anti-
que honneur en face des hontes du présent, ces représentants
des principes monarchiques qui n'attendent qu'une occasion
pour mourir pour leur cause ?
Alors vous souffrirez réellement, lorsqu'il vous sera dé-
montré que ces magistrats vendent cyniquement leurs arrêts,
que ces gentilshommes s'intéressent infiniment plus à une gar-
den party qu'à tout ce qui se passe en Europe, que ces défen-
seurs de la Royauté, non seulement ne sacrifieraient pas leur
vie, mais ne risqueraient pas un écu pour leur foi. Vous avez
commencé en badaud et vous finirez en misanthrope et en hy-
pocondriaque, vous serez écœuré de l'universelle imposture qui
est le signe des jours présents.
La vérité, étant saine par elle-même, attriste moins celui
qui s'accoutume à envisager la société contemporaine d'un re-
gard indépendant et ferme. Ce que nous voyons en effet, ainsi
que nous l'expliquions au début de ce livre, c'est la période ul-
time d'une phase sociale, des finissements de choses, des achè-
vements d'êtres. Les choses se finissent dans la forme où elles
ont été, les êtres s'achèvent dans la modalité où ils ont vécu. Le
corps dans lequel la flamme vitale est [381] en train de s'étein-
dre garde encore le contour général qu'il avait au moment où il
était plein de force.
Sans doute il serait intéressant de montrer tout à fait
dans le détail comment disparaissaient chacune de ces repré-
sentations du Passé et il est regrettable que l'écrivain, inces-
samment mêlé à la vie mondaine du XVIIIe siècle, soit tenu au-
jourd'hui à une certaine distance de l'intimité des gens du
monde.
Henri Fougnier, Paul Hervieu, Paul Bonnetain ont écrit
des pages subtiles à ce sujet, mais n'ont point, selon moi, démê-
lé, le motif exact de cette espèce d'hésitation que le monde té-
moigne à s'ouvrir à l'écrivain, tandis qu'il se livre tout entier au
premier reporter venu.
Le cas est différent.

334
La fin d’un monde

On ne ment pas à un reporter, car il ne vous demande


jamais que ce que vous voulez bien lui dire. Comme le tapissier,
le fournisseur du buffet ou le jardinier fleuriste, il a son rôle
dans l'organisation de la féerie mondaine, il vous fournit les épi-
thètes : « Les chrétiennes incomparables, les chefs héroïques du
parti monarchique, les descendants des preux. » Cela ne tire pas
à conséquence…
Vis-à-vis d'un écrivain, les gens du monde seraient plus
gênés, car, si la Société elle-même repose sur une imposture, les
gens du monde sont moins hypocrites et moins fourbes qu'on ne
le croit, pour l'excellente raison que l'hypocrisie suppose un tra-
vail, une fatigue et que les gens du monde sont incapables de cet
effort, ils vivent sur une fiction, mais ne font rien personnelle-
ment pour tromper ceux qui sont en relations avec eux. Dès que
vous êtes entrés chez eux, que vous vous êtes assis à la même
table, que vous avez pris la tasse de thé en devisant, les vrais
gens du monde se défont de la défroque dont les affublent les
journaux distingués, ils en reviennent aux traditions de spiri-
tuelle et libre causerie du XVIIIe siècle et vous livrent ingénu-
ment le secret de leur âme: « Charette et ses zouaves pontifi-
caux, la haine implacable à la République, les martyrs dans le
Cirque, » tout cela, c'est bon [382] à mettre dans les papiers, et,
encore, ne voient-ils pas très bien pourquoi on l'y met.
Le véritable état d'âme chez tous, c'est un profond dédain
pour ceux qui nous gouvernent aujourd'hui, un scepticisme
immense, une bonté vague ou plutôt une absence complète de
méchanceté, un désir unique, celui de s'amuser, et, pour résu-
mer le tout, le mot du XVIIIe siècle : « Après nous le déluge ! »
C'est le XVIIIe siècle lui-même, mais un XVIIIe siècle où
le blasphème qui salit, l'athéisme qui dessèche est remplacé par
une poésie religieuse qui imprègne l'être tout entier, qui ajoute
du charme à l'existence, mais qui n'a aucune action sur la
conduite morale.
Tous, remarquez-le, trouvent tout simple que vous les at-
taquiez, ils vous disent: « Comme c'est vrai, ce que vous avez
écrit ! » Quant aux sentiments qu'ils ont pour les Juifs, ce n'est
pas, comme vous, de l'indignation pour les exactions commises,
pour la ruine du pays organisée. C'est une sorte de mépris indé-
finissable, indicible que vous n'éprouvez pas vous-même, car
vous avez de l'admiration intellectuelle pour les facultés spécia-
les de cette race, ils vous racontent sur les Juifs mêlés au mou-
vement mondain des horreurs que vous ne voudriez pas écrire

335
La fin d’un monde

et ajoutent qu'ils dînent chez Rothschild ou chez Hirsch le len-


demain….
Une souriante et désarmante sincérité dans la frivolité,
une conviction profonde que le rôle de l'Aristocratie est fini, tel
est le fond des nobles qui jouent un rôle dans la haute vie de
Paris.
Les meilleurs ont cette impression : je me souviens d'une
conversation que j'eus avec M. de Pimodan, qui était venu
m'apporter un volume de vers : Soirs de Défaite. C'est un
homme d'une très réelle valeur, ancien officier il a su ne pas être
un oisif et il a publié un volume plein de documents curieux : La
réunion de Toul à la France.
En face du porteur d'un si beau nom, du fils du héros de
[383] Castelfidardo, je fis ce que je fais avec tous ceux avec qui
j'ai l'occasion de causer, j'essayai de voir si on ne pourrait pas
compter sur lui dans un moment d'insurrection où quelques
centaines de vrais Français de tous les partis s'empareraient
facilement des banques juives. Je lui montrai combien la situa-
tion serait favorable pour préparer un mouvement. Il me tendit
son volume et m'indiqua ces vers pleins de tristesse où s'affir-
ment si mélancoliquement la désillusion, le sentiment que tout
est inutile, qu'il n'y a plus rien à faire.
Nous sommes des vaincus, Français et Gentilshommes,
Deux fois vaincus ! La gloire a quitté nos drapeaux.
Le pouvoir a quitté nos mains pâles ; nous sommes,
Avec nos titres vains, de brillants oripeaux,

Des haillons d'hyacinthe et de pourpre que foule,


Le pied de l'ouvrier sifflant au gai matin,
Et qui, le soir venu, sous les pas de la foule
Ne garderont pas même un reflet de satin.

D'autres soleils ont lui pour nous. La vieille Terre,


Lasse de supporter le poids de nos autels,
Impatiente, attend le joug du prolétaire…
C'est fini ! N'accusons que les dieux immortels !

Encore une fois il serait à souhaiter qu'un écrivain nous


léguât le tableau ressemblant de ce monde, qu'il le montrât tel
qu'il est depuis quelques années, absolument démoralisé, si
vous voulez, ou suprêmement indulgent si vous préférez.
L'indulgence, en effet, est la caractéristique de cette so-
ciété. Tout passe. Au moment de quelque gros scandale, tous ces
gens qui ont été élevés dans une sorte de religion de l'honneur
ont un petit soubresaut, quelque chose comme le frissonnement

336
La fin d’un monde

du mouton qui baisse la tête, lorsque la bise secoue trop sa toi-


son, nais ils prennent vite leur parti. La fatalité économique
domine tout, et c'est ainsi que le chapitre actuel forme la suite
naturelle des chapitres consacrés à la question sociale.
Avec les proportions qu'a pris le luxe, donner une grande
[384] fête, c'est accomplir vis-à-vis de ses semblables un acte de
louable générosité.
Un témoin attentif de la vie mondaine, Gaston Jollivet, a
indiqué le contraste qui existe entre les habitudes de faste inso-
lent d'aujourd'hui et les mœurs d'une époque qui n'est pas ce-
pendant très loin de vous:
Vous avez ouï parler des fameux lundis de l'Impéra-
trice. Ils ont dû être traités de sardanapalesques par certain ré-
publicain qui a donné en 1870, pour jeter bas l'Empire et ses lun-
dis, une forte somme, celle qu'il dépense aujourd'hui pour offrir
un bal. Eh bien ! interrogez les invités de ces petites fêtes des
Tuileries d'alors. Ils vous diront que chez l'impératrice, aux lun-
dis, il n'y avait pas de cadeaux de cotillon. Le marquis de Caux al-
lait d'un pas allègre prendre une orange au buffet, une rose dans
une corbeille, pour les offrir à sa danseuse. Et tout le monde
trouvait cela très suffisant. Il y a encore dix ou quinze ans, ces
traditions de cotillon modeste s'étaient maintenues à Paris. Dans
beaucoup de maisons, même opulentes, il y avait nombre de
« figures » où l'on ne donnait rien. Quant aux accessoires, ils res-
taient à la maison pour un autre bal, lorsqu'on ne les avait pas
pris en location. Et c'étaient de simples brimborions, des marmi-
tes en carton, des petits drapeaux, des cœurs dorés avec leur clef.
Cela paraissait du luxe, quand on rapportait à Bébé des épingles
à cheveux avec un papillon au bout, ou des fleurs multicolores en
papier.
La cinquième avenue de New York a débarqué à Pa-
ris et changé tout cela. C'est une dame américaine qui a importé,
pour un de ses cotillons, les premiers porte-bonheur en or. Cela
date d'il y a dix ans environ. L'idée parut excentrique, mais on la
passa à la dame. Puis d'autres maîtresses de maison suivirent. Il
est si doux de faire mieux que la voisine ! Et le monde parisien
s'habitua à ces largesses. Il y eut bien quelques regimbements pa-
ternels, le lendemain d'un bal, au déballage des objets rapportés :
« Comment, mon enfant, alors on te paie comme danseuse ! »
Mais ces protestations ont été vite étouffées par une main genti-
ment posée sur la bouche, et les pères ont amnistié.
Aujourd'hui, ça va bien. Un cotillon coûte très pro-
prement de dix à vingt-cinq mille francs. Danseurs et danseuses
rapportent des porte-cigares, des épingles de cravate, des éven-
tails de gaze décorés de jolies peintures, des fleurs, des bou-
geoirs, des paniers dorés pleins de fleurs artificielles qu'on [383]
peut remettre à un chapeau de femme, des bourses en or. A
quand l'or dans la bourse ?

337
La fin d’un monde

Aux mêmes lundis de l'impératrice dont je viens de


parler, le souper qui suivait le bal, quand il y avait un souper,
n'était qu'un simple ambigu froid qui se mangeait debout au buf-
fet. Aujourd'hui, il y a beau temps qu'il est par terre, le souper
debout. Chaque maîtresse de maison se croit obligée d'avoir des
petites tables avec corbeille de fleurs et menus à vignettes. Et le
souper est chaud, s'il vous plait, ce qui met sur pied la maison en-
tière toute la nuit. C'est beau, la fortune !

Le diable, c'est que les gens du monde et la Fortune


commencent à être brouillés. On souffre dans les hautes sphères
du mal que Mercier appelait l'impécuniosité. Les fermiers ne
payent plus et les terres ne se vendent pas.
Avoir de l'argent est devenu un avantage de plus en plus
considérable. Je crois ne pas manquer aux convenances en rap-
pelant les difficultés qu'une dame, qui joint à beaucoup d'esprit
un merveilleux talent de cantatrice, eut à se faire accepter dans
les salons aristocratiques il y a quelques années. Elle avait beau
être marquise par son mariage, elle n'en était pas moins fille
d'un raffineur, et on le lui faisait sentir à chaque instant.
Il est vrai que la dame n'était pas embarrassée pour ré-
pondre et que plusieurs se mordirent les doigts de l'avoir atta-
quée.
Un jour elle tenait une tasse de thé lorsque M. de Choi-
seul Praslin lui dit ironiquement :
— Marquise, je crois que vous avez une tache de sucre sur
votre robe…
— Cela n'est rien, répondit Mme de X…. Il n'y a que les ta-
ches de sang qui ne s'effacent pas…
Aujourd'hui la marquise, qui s'est remariée depuis et qui
a même divorcé, n'est ni plus spirituelle, ni plus aimable qu'elle
ne l'était jadis, mais elle est toujours très riche tandis que le
monde s'est appauvri autour d'elle, elle a conquis dans la vie
élégante une place à laquelle elle n'aurait pas [386] osé aspirer
autrefois ; on cite son nom à chaque instant et elle fait du bruit
comme quatre — ce qui est le rêve de toute femme à notre épo-
que…
Pour soutenir leur train, quelques mondains sont obligés
de recourir à des moyens qui, souvent, n'ont rien d'honorable,
mais, lorsqu'un malheur leur arrive, ils sont sûrs que la Société
française fermera complaisamment les yeux.
Le gentilhomme qui fut surpris, l'an dernier, trichant au
jeu n'a pas été exécuté bruyamment et l'on a étouffé son affaire.
C'était un ami du duc de la Rochefoucauld Doudeauville, un pur

338
La fin d’un monde

au point de vue légitimiste et même, assure-t-on, un très brave


homme. Il avait vingt mille livres de rentes, il en dépensait cent
mille, il donnait des bals avec des soupers à petites tables : sa
femme était une de nos élégantes. Comment voulez-vous qu'il
fît ? Ce qu'il a fait était certainement moins honteux que de vi-
vre dans le luxe, comme certains maris complaisants, aux dé-
pens des amants de leur femme.
Ce dernier cas, cependant, est très fréquent et l'on vous
cite les noms couramment. Mme Moraines, l'héroïne de Bourget,
qui, outre son mari, a un vieux général pour entretenir le mé-
nage et un poète pour satisfaire le besoin d'idéal, n'est pas une
individualité isolée. Chacun sait qu'une grande mondaine dont
le nom figure dans toutes les descriptions de fêtes a 6,000 livres
de rentes.
D'autres professionnal beauty sont à peu près logées à la
même enseigne : le nom de ceux qui leur permettent d'avoir un
hôtel, des chevaux, de dépenser 100,000 francs par an pour leur
toilette n'est un mystère pour personne.

D'après les idées que vous avez des salons d'autrefois,


vous vous imaginez que les femmes, ne fût-ce que par jalousie
ou par esprit de médisance, vont accabler leurs rivales. Le cou-
rant d'aujourd'hui est tout à fait différent. La prude Arsinoë se-
rait honnie partout.
Le monde qui veut s'amuser, vivre au milieu des fêtes
[387] forme une Franc-Maçonnerie où chacun est compatissant
pour les défaillances du voisin. Les femmes riches savent au
prix de quels sacrifices elles se maintiennent au premier rang,
elles s'unissent de cœur avec celles qui luttent comme elles peu-
vent, elles excusent tout, elles ont, comme on dit, « le sentiment
de la situation ». Une de ces fêtes éblouissantes, dont tous les
journaux parlent, est un effort commun et l'on est reconnaissant
à celles qui participent au plaisir général. Mme Moraines n'est
pas une dépravée, c'est une femme dévouée qui, en prenant un
vieil amant pour payer ses robes, se sacrifie pour la collectivité.
C'est un peu le raisonnement des Anarchistes, car, au fond, tou-
tes les classes, à une même époque, ont des conceptions morales
à peu près identiques.
Pour l'Anarchiste, le compagnon qui commet un vol pour
entretenir la caisse d'un groupe ou pour aider un journal est un
frère courageux qui se dévoue pour la cause. Pour les gens du
monde, ceux ou celles qui se procurent d'une façon plus ou

339
La fin d’un monde

moins avouable de quoi contribuer à la gaieté générale sont di-


gnes de toute sympathie.
La nécessité de s'amuser est une espèce de raison d'Etat
qui prime tout, qui légitime tout…

Tout ce qu'on a pu écrire sur le bal des bêtes de la prin-


cesse de Sagan n'empêche pas la princesse d'être regardée
comme une Providence mondaine, de ne pouvoir suffire aux
invitations lorsqu'elle annonce une fête.
Ici je suis plus à mon aise que tout à l'heure, car rien n'est
difficile comme de traiter certaines questions de psychologie
sociale lorsqu'on veut décrire les mœurs de son temps sans re-
courir à des allusions transparentes, sans mettre le trait qui sou-
ligne trop clairement.
La princesse de Sagan est la fille du baron Seillières, et le
baron Seillières s'est suicidé au moment où il allait passer en
police correctionnelle pour avoir trompé l'Etat comme [388]
fournisseur de l'armée en apposant de faux timbres sur des
draps reconnus de mauvaise qualité137.
Le fait est de notoriété publique. Les journaux judiciaires
ont donné tout au long le compte rendu du procès, dans le Na-
tional un homme de beaucoup d'esprit, qui n'est autre, je crois,
que M. Aurélien Scholl, a publié sur cette famille une page d'his-
toire sociale plus hardie que tout ce que j'ai jamais écrit et il a
donné sur l'affaire des draps les détails les plus complets. Chirac
a fait figurer l'affaire dans ses Rois de la République (Histoire
des Juiveries) :
Environ neuf années après, dit-il, un autre scandale
s'élève ; cette fois c'est plus grave : il y a encore des Juifs dans
l'affaire, notamment un nommé Louis-Isaac Cahen, dit Lyon. Il
s'agissait naturellement de fournitures pour l'armée et aussi de la
manufacture de Pierrepont.
Seillières avait été déclaré adjudicataire en 1868 de
la fourniture des draps et autres étoffes accessoires nécessaires à
l'habillement de la gendarmerie, de la garde de Paris.
Des fraudes nombreuses avant été relevées, des
poursuites durent être commencées dès les premiers mois de
1869.

137 L'emploi frauduleux des timbres vrais fait honneur à l'inventeur.

On procède par voie de décalque en réappliquant le timbre de la commission


encore frais d'un vêtement reçu sur un autre vêtement défectueux.
Un colonel déposa que les constatations faites dans chaque régiment
établissaient que le drap était si mauvais qu'on ne pouvait le réparer, l'étoffe
ne résistait pas à l'aiguille, le fil n'y tenait pas et le drap prenait l'eau comme
une éponge.

340
La fin d’un monde

En 1870 un juge d'instruction instrumentait. La


guerre interrompit son œuvre, puis ensuite la Commune et, cir-
constance aussi extraordinaire que triste pour le mémoire du ba-
ron adjudicataire, le dossier et les pièces à conviction relatifs à la
poursuite furent consumés dans l'incendie du Palais de Justice
pendant la semaine sanglante.
La justice, néanmoins, ne crut pas devoir oublier des
exactions qui avaient causé à l'État un préjudice considérable, et,
le 22 juillet 1873, elle les évoquait devant le tribunal correction-
nel de la Seine, à la de Chambre, présidée par M. Garin.
Seulement, pendant l'instruction qui durait depuis
1872, M. le baron Seillières était décédé.
[389]
Dans un livre d'étude sociale, à la veille d'une guerre,
alors que tout ce qui touche à l'armée devrait attirer l'attention
du public, j'ai parfaitement le droit de constater qu'il y a des
fournisseurs de l'armée qui ont volé l'Etat.
Sans doute on peut parfaitement me condamner pour
avoir exercé mon droit d'écrivain, mais les juges qui me
condamneront commettront une iniquité, puisqu'il est incontes-
table que tout ce que je dis est de la plus rigoureuse exactitude.
Tous les gens qui franchissent le seuil du somptueux hô-
tel de la rue Saint Dominique savent donc que l'argent qui sert à
les recevoir est de l'argent volé sur les vêtements de nos pauvres
soldats.
Regardez maintenant la liste des invités de la fête du
mois de juin dernier à l'hôtel de Sagan, vous trouverez là, sauf
peut-être quelques noms équivoques, tous les représentants de
la belle histoire de France, des noms mêlés à toutes nos annales,
associés à tous nos grands faits de guerre.
Parmi les invités, dit le Gaulois, qui ont pris place à
cette table : duchesse de Doudeauville, comte de Saint-Priest,
comtesse de Gouy, baron de la Redorte, prince Louis de Ligne,
comtesse de Montgomery, marquis d'Espeuilles.
Les autres convives étaient : duc et duchesse de
Mouchy, prince et princesse de Wagram, princesse Louise de Li-
gne, marquise de Galliffet, vicomte et vicomtesse de Chavagnac,
comte et comtesse de Montesquiou, comte et comtesse de Mor-
temart, comte et comtesse de Vogüé, comte et comtesse de Ker-
saint, duc et duchesse de Gramont, M. et Mme O'Connor, prince et
princesse Charles de Ligne.
Marquise de Saint-Sauveur, comte et comtesse Ai-
mery de La Rochefoucauld, comte et comtesse François de Gon-
taut, marquis et marquise de Jaucourt, vicomte et vicomtesse des
Garets, comte et comtesse de Salignac-Fénelon, comte et com-
tesse d'Espeuilles, comte de Mensdorff, vicomte et vicomtesse de
La Rochefoucauld, comte et comtesse M. d'Amilly, M. et Mme Ga-

341
La fin d’un monde

briel Hocher, M. et Mme Bethmann, M. et Mme de Stuers, baron et


baronne de Boutray.
Comte et comtesse Georges de Gontaut-Biron, vi-
comte et vicomtesse Costa de Beauregard, marquise d'Espeuilles,
M. et Mme d'Hanoncelles, M. Heath, comte Jean de Beaumont,
[390] comte de Crisenoy, comte Berthier, duchesse de Richelieu,
comte et comtesse de Lambertye, M. Stafford, M. de Montbrison,
marquis d'Hautpoul, baron de l'Espée, M. de Escandon, prince
de Poix, M. Albert Abeille, comte Costa de Beauregard, comte et
comtesse E. de Lambertye, baron et baronne de Vaufreland,
comte et comtesse de Chevigné, comte et comtesse Tyszkiewicz,
comte et comtesse de Kergorlay, comte et comtesse de Talbouet-
Roy, prince de Broglie, comte du Lau-d'Allemans, vicomte de
Trédern, marquis de Nédonchel, comte de Boisgelin.

C'est le duc de Lorges, nous apprend encore le Gaulois,


qui avait organisé, avec quelques amis, le lawn tennis de 4 à 5
heures et nul nom n'est plus brillant dans nos fastes militaires.
Le premier duc de Lorges, Louis de Durfort Duras, frère du duc
de Randan, eut une part importante dans les victoires de Det-
tingen et de Fontenoy.
Le duc actuel, m'a-t-on dit, est lui-même un gentil-
homme plein d'excellentes qualités. Il n'en est pas moins vrai
qu'il va se réjouir et manger dans une maison où c'est le Vol qui
met la nappe et que cela n'est pas très gentilhomme. Si je cau-
sais avec lui, il est probable qu'il me dirait que j'ai parfaitement
raison, mais que la fête n'en était pas moins ravissante…
Je le crois volontiers et je m'en rapporte à Étincelle, qui a
écrit à ce sujet une page descriptive exquise. C'est vraiment une
jolie vision de plaisir dans un décor rare, un parc en plein Paris :
Dans ce parc, l'autre soir, c'était plein de petits poè-
mes en jupes, d'idylles et d'églogues vivantes. On leur répondait
par des madrigaux.
Les petits poèmes en jupes n'avaient rien de mono-
tone, les uns étaient de Florian, d'autres de Boufflers. Quelques-
uns plus modernes, de Musset, ou même de Sully Prudhomme et
de Coppée.
Mais toute cette verdoyante magie baignée des blan-
ches lueurs de l'électricité s'enveloppait d'une couleur Régence.
Quoi de plus Louis XV, par exemple, que le
« hangar » dans lequel on entrait après avoir franchi le perron
entre les deux vastes serres, ce « hangar » entièrement voilé de
[391] plantes grimpantes, ayant pour plafond un treillage couvert
de fleurs ! Suspendus sur la tête des danseurs, des lustres aux
cordages de roses.
Eparpillées sur les pelouses des pâquerettes de lu-
mière, comme des étoiles tombées d'un feu d'artifice. Sous les al-

342
La fin d’un monde

lées de tilleuls, entrecroisant leurs arceaux verts, des lustres mul-


ticolores. Partout des cordons fulgurants soulignant les lignes
élégantes des parterres à la française et, sur la masse presque
noire des arbres du fond, une Diane rayonnante sous les reflets
électriques, prête à s'élancer au son des trompes que sonnent des
hommes en sévère costume noir, avec la culotte blanche et les
grandes bottes.
Le style des toilettes, d'une exquise fantaisie. L'ima-
gination du passé ajoutée aux raffinements du présent.
Mme de Sagan, en ajustement à la Polignac, avec un
chapeau de paille relevé sur le côté par une énorme touffe d'épis
de blé mûrissants, distribuait, avec une grâce souveraine, les ac-
cessoires du cotillon : cages dorées contenant un colibri, épingles
de perles fines, etc.
Sans doute, le père mort dans les conditions déshonoran-
tes que l'on sait, le frère séquestré après des scandales qui ont
indigné tout Paris, bien des choses encore forment un fond un
peu sombre pour cette fête éblouissante, mais ce spectacle n'en
est pas moins féerique. Lorsqu'on aura crevé le nuage sinistre
qui menace l'Europe, que la tempête se sera déchaînée et que le
Peuple, qu'on brave par ces fêtes insolentes, occupera la Capi-
tale en maître et peut-être aura installé sa marmaille en guenil-
les dans ces hôtels superbes, la page sera intéressante à retrou-
ver.
On songe, en la lisant, à ces dernières heures de 1792, où,
après le 10 Août, et même les massacres de Septembre, on jouait
encore la comédie de société et les pièces de Florian dans quel-
que château blotti dans la verdure, on était bien, entre soi, on
voulait fermer l'oreille aux rumeurs tragiques qui venaient de
Paris et quelques cavaliers marivaudaient encore avec de belles
dames, en se promenant à travers les grandes allées jonchées
déjà par les feuilles d'automne…
Les classes sociales ne se convertissent point, c'est là
l'évi[392]dence que le sociologue doit reconnaître, elles meu-
rent, dans la logique de leur développement. « Une aristocratie,
a dit Châteaubriand, passe par trois phases : celle des services,
celle des privilèges, celle des vanités. » Les classes supérieures
se retrouvent en 1889 où elles en étaient en 1789, c'est la phase
des vanités qui finit comme finissait en 1789 la phase des privi-
lèges.
La décadence s'est précipitée surtout depuis quelques
années et rien n'est curieux à observer comme la rapidité avec
laquelle s'est produit un changement que nul, d'ailleurs, ne
conteste.

343
La fin d’un monde

Tant que le comte de Chambord a vécu, l'Aristocratie a


gardé une certaine tenue. Tout s'écrit à la longue et on écrira un
de ces jours un livre vrai sur le comte de Chambord. On sera
débarrassé de la légende boulevardière : « A cheval, messieurs !
Montjoie et Saint-Denis ! Le roi vient ! Il est accompagné de
3,000 zouaves pontificaux farouches, implacables, qui sont bien
déterminés à ne pas rentrer vivants chez eux ! » On verra appa-
raître aussi un des côtés grands de ce prince : l'action morale
que, du fond de l'exil, il exerça sur les hautes classes en France.
Un saint-simonien quelconque avait dressé tout un plan
de réconciliation générale en faisant épouser toutes les dynas-
ties entre elles.
— Et le comte de Chambord ? qu'en faites-vous ? lui de-
mandait-on.
— Le comte de Chambord ! je le fais pape !
Et, au vrai, le comte de Chambord fut une espèce de
pape, Pa a, un père. Il envoyait de temps en temps des lettres
qui ressemblaient à des encycliques, et cela faisait du bien. Pen-
dant les années qui suivirent la guerre, il maintint vraiment les
classes dirigeantes à une certaine hauteur et, plus que toutes les
turlutaines des journaux, cela affirme la puissance d'un principe
quand il est personnifié par un honnête homme.
La persécution religieuse est venue par surcroît et les
[393] Décrets ont obligé les gens du monde à garder, pendant
quelque temps, une certaine attitude de victimes de Dioclétien.
Ils ont subi, extérieurement du moins, l'influence de tant de pa-
ges éloquentes sur les devoirs des classes privilégiées. Aujour-
d'hui ils sont tout à fait lâchés, ils disent avec le sourire gai, qui
va mieux à ces jolies femmes et à ces jeunes hommes élégants
que la mine désolée qu'ils affectaient autrefois : « Assez de vos
tirades sur le relèvement de la France et sur nos devoirs so-
ciaux ! Le comte de Chambord est mort, on l'a enterré, le comte
de Paris ne nous intéresse en aucune façon, nous ne lui souhai-
tons ni bien, ni mal. S'il y a une Commune, nous tâcherons de
nous enfuir à temps, de rassembler nos quelques fonds et d'em-
porter nos diamants. Ce que nous voulons, c'est nous amuser,
c'est jouer la Visite de Noces devant nos filles, nous habiller,
danser et aimer. »
Ceci, on le dit d'une légère et spirituelle façon, mais on ne
l'écrit pas, et, comme Wolff a le sentiment de tout ce qu'il faut
éviter de faire, il arrive là comme l'intempestif, et il se réjouit et
il rit d'un gros rire de Behramaglia ou de Kislar-Agha, gardien
de la porte de la Félicité, et se dilatant la rate en pensant aux

344
La fin d’un monde

fredaines des sultanes. L'Empereur d'Allemagne ne rêve que


batailles, la guerre imminente depuis tant d'années approche, la
France est outragée partout: à Florence, à Buda-Pesth, à Damas,
elle subit à sa frontière des humiliations que, selon l'expression
de Jules Simon, la principauté de Monaco n'aurait pas endu-
rées, aussi le Juif tudesque est-il plein d'enthousiasme, il crie :
« Allez-y ! Amusez vous donc ! Trémoussez-vous donc ! Vive la
joie et les pommes de terre frites ! »
Cette semaine des courses, inouïe de vie, de mouve-
ment, de luxe et de gaieté, rappelle le Paris des meilleurs jours.
Je ne me souviens pas de l'avoir vu plus beau, les fêtes éclataient
partout, dans toutes les classes de la société. Là où il demeure de
bon ton de bouder le régime actuel, on ne s'apercevait guère
qu'on pleurait quelque chose ou quelqu'un. Je ne conteste pas
que la fidélité des souvenirs et des cœurs n'ait survécu aux épo-
ques disparues, pas assez toute[394]fois pour condamner ce
qu'on appelle le monde à un deuil éternel. La nature a si bien ar-
rangé les choses, que le besoin de vivre prend toujours le dessus,
celles qui furent de petites filles aux derniers jours de l'Empire
ont grandi et sont à présent de jeunes femmes qui réclament leur
part de la vie. Si honnie que soit la République dans ce milieu, je
n'ai pas encore entendu dire qu'elle eût empêché un cotillon dans
le monde. Ce ne sont sur toute la ligne que des bals, des récep-
tions, des garden-parties, de la musique dans tous les châteaux,
des lanternes dans tous les parcs, de délicieuses toilettes partout,
une volonté commune de combattre les points noirs par les fu-
sées de feux d'artifice et la lumière électrique.

C'est ce qu'on appelle une fausse note.


Cela fait grincer la haute société qui répond: « Je sais
bien que je n'ai ni cœur, ni patriotisme, ni dignité, mais je
n'aime pas qu'on m'en félicite comme cela. »
Jamais Meyer n'écrirait une ligne de ce genre. Aussi les
chefs des droites consultent-ils Meyer sur les moyens de sauver
la Patrie, tandis qu'ils ne consultent pas Wolff.
C'est la fin du XVIIIe siècle, je le répète, avec une suscep-
tibilité moins grande ou, pour mieux dire, tout à fait émoussée
pour tout ce qui blesse la délicatesse.
L'indulgence que nous constations pour des faits tou-
chant plus ou moins à l'honneur, s'applique aux mœurs privées.
Pour tous les siens la Société française est d'une mansuétude
infinie et ne proscrit jamais personne. Les plus honnêtes gens
vous racontent des histoires étonnantes sur des couples qu'ils
reçoivent, ils trouvent tout cela très drôle et rient à gorge dé-
ployée en vous citant le mot d'un Tricoche et Cacolet à un époux
qui voulait faire surprendre sa femme en flagrant délit afin

345
La fin d’un monde

d'épouser sa maîtresse à lui : « Avec lequel monsieur veut-il que


je fasse prendre cette dame : ils sont sept ? »
Les névroses juives, le dégoût aussi qui s'est éveillé chez
certaines femmes trompées par l'amour, corrompues par
l'homme qui s'est joué de leurs généreux sentiments, de leur
ardente tendresse et qui n'a vu en elles qu'un instrument [393]
de plaisir, ont développé des goûts que Lesbos jadis honorait
seule. Le monde n'en est pas autrement choqué, on donne des
surnoms à certaines inséparables, on les appelle: « La Gousse
d'ail et la Gousse de vanille ». On vous murmure à l'oreille, à
propos de certaines femmes qui ne se quittent pas, la fable ex-
press :
L'une était brune et l'autre blonde.
Elles s'aimaient éperdument.
On ne leur connut point d'amant.

MORALITÉ,

La fin du monde.

L'amie d'une modiste qui eut quelques démêlés avec les


tribunaux, la pauvre créature hystérique qui suspendait autour
de la Diane de Falguières des bouquets de géraniums et de tubé-
reuses, continua très longtemps à être reçue partout après ses
plus extravagantes fantaisies.
Une autre grande dame, qui eût été digne de figurer par-
mi les joyeuses soupeuses de la régence, défraya pendant ces
derniers mois la conversation de Paris ; après avoir été la maî-
tresse d'un Juif dont la femme lui jeta un seau d'eau sur la tête,
elle se décida un jour, pressée par ses créanciers, à partir pour le
Caire, sous l'escorte d'un gommeux, afin d'y rejoindre un des
jeunes princes d'Orléans, elle apportait, dit la légende, 100,000
francs de billets tout préparés auxquels il ne manquait plus que
la signature. Le père du jeune prince, qui, paraît-il, avait des
raisons pour trouver cette conduite doublement blâmable, in-
tervint brutalement et la pauvre dame dut revenir en France,
elle a recueilli dans la retraite momentanée, où elle s'est réfu-
giée, toutes les sympathies de ses amies et reprendra très faci-
lement sa place dans le monde.

Sans doute ces mœurs faciles ne sont point celles de tous


les représentants des classes élevées à Paris ; elles sont celles du
grand monde, du high life, de la société qui fait parler [336]
d'elle et qui tient le haut du pavé. Les familles qui veulent

346
La fin d’un monde

conserver le respect de leur intérieur, ne point subir de promis-


cuités compromettantes, vivent chez elles très retirées, très sé-
vères sur leurs fréquentations, évitant avec un soin infini de se
mêler au tourbillon élégant ; autrement, elles sont perdues, vite
dissoutes, emportées dans une sorte de torrent vertigineux.
Evidemment, même dans le grand monde, beaucoup de
grands seigneurs et de vraies grandes dames s'étonnent eux-
mêmes des milieux dans lesquels ils sont entraînés, des rela-
tions, au moins courtoises, qu'ils sont amenés à avoir avec des
individus tarés, des financiers véreux, des aventuriers et des
aventurières de toute nature , mais le dilemme pour eux est ab-
solu : on peut vivre, sans doute, très honnêtement chez soi avec
des amis sûrs,d'une vie encore confortable et bonne, à la condi-
tion que cette vie soit discrète ; mais, si l'on veut appartenir au
Tout-Paris, au Paris selected, comme on dit, avoir son rôle dans
cette bruyante figuration, voir les épithètes de « charmeresse,
de magicienne, de fée et même de sainte » accordées à sa
femme, il faut accepter ce Tout-Paris tel qu'il est composé: c'est
à prendre on à laisser…
Ce Tout-Paris mondain forme, eu effet, moins une Socié-
té qu'une manière de syndicat, de consortium où les partici-
pants sont admis, non pour leur valeur intellectuelle et morale,
mais pour ce qu'ils représentent d'argent et, par conséquent,
pour ce qu'ils apportent de distractions à la masse.
Les financiers étant riches uniquement parce qu'ils ont
beaucoup volé, il est clair que si vous avez des scrupules et si
vous éliminez les voleurs, vous enlevez à la vie mondaine beau-
coup de son éclat.
Les financiers donnant des dîners, ayant des chasses,
payant leurs invités argent comptant quand il le faut, trouveront
d'autres porteurs de beaux noms moins rébarbatifs, c'est-à-dire
plus gênés que ceux qui ont fait les difficiles, ils constitueront
une autre Société que les journaux appelle[397]ront Tout-Paris,
il faut donc mieux s'entendre, n'éplucher personne et se divertir
tous ensemble.
L'homme qui contribue, d'une manière ou d'une autre, à
faire tenir debout ce Paris mondain pour lequel la lutte est si
rude peut tout se permettre. A une des fêtes, qui ont laissé le
plus brillant souvenir, était convié un Américain fort riche et qui
joue un certain rôle dans la vie parisienne ; on ne lui reproche
que d'aimer trop à lever le coude, et, ce jour-là, il l'avait levé
plus encore que d'habitude. Un peu troublé par ses visites au
buffet, notre homme soulève un des grands rideaux du salon, il

347
La fin d’un monde

ne distingue pas très bien où il est, et bientôt l'aristocratique


assistance s'aperçoit, avec étonnement, qu'un fleuve, qui semble
prendre sa source derrière le rideau commence à couler à tra-
vers le salon.
La maîtresse de la maison accourut, constata et ne dit
rien… Pour elle-même, elle n'avait pas besoin de l'Américain,
mais des amies à elle, celles qui lui font escorte, avaient eu re-
cours à lui, il avait donné à l'une un chèque de 100,000 francs, à
l'autre un chèque de 150,000 ; il était un des bienfaiteurs de
cette Société.
L'argent ! Le Yankee aurait pu dire plus que personne ce
qu'on peut faire avec ce levier dans le Paris actuel. A la fin d'un
dîner, à Vienne, il avait parlé d'une de nos élégantes.
— Vous la connaissez aussi intimement que cela ? lui
avait-on demandé avec un air de doute.
— Si je la connais ! Voulez-vous qu'elle soit ici dans trois
jours ?
On avait parié et, moyennant 100,000 francs promis par
le télégraphe, la dame arrivait, toute heureuse de cette aubaine,
car, encore une fois, la fatalité économique domine tout. De
même qu'il est impossible à une fille du peuple qui gagne trente
sous par jour de vivre sans prendre un amant, il est impossible à
une grande dame qui a 20 ou 25,000 francs de rente d'en dé-
penser 100,000 sans être obligée de recourir à la bourse d'au-
trui.
Cette nécessité où se trouve la société de garder certains
[398] hommes qui ont leur rôle dans l'organisation du plaisir
vous explique ce qui s'est passé pour Arthur Meyer. Saisir l'épée
de son adversaire pour le frapper à son aise, c'était un peu roide
pour tous ces gens qui se piquent de gentilhommerie, qui comp-
tent des vaillants parmi leurs ancêtres, qui ont des fils à Saint-
Cyr, dans l'armée, dans la marine. Cela a passé tout de même….
Quelqu'un qui dînait quelque temps après au château de
Boursault me racontait qu'Arthur Meyer était là en pleine apo-
théose. On célébrait je ne sais quelle fête de famille et c'était
Meyer qui était chargé de porter les toasts et de pousser le pre-
mier les hip ! hip ! hurrah ! que les 30 personnes qui étaient à
table répétaient trois fois après lui.
La pauvre Mlle Simonne d'Uzès, écœurée, vint trouver ce-
lui qui me donnait ces détails et lui dit: « Venez jouer avec moi
au billard pour que ce Meyer ne revienne pas près de moi ; je
n'aime pas cet homme-là. »

348
La fin d’un monde

C'est à propos, du reste, de cette gracieuse et charmante


jeune fille que Meyer eut un jour avec le comte de T. une
conversation épique qui montre l'impudent aplomb du person-
nage.
Notre Sémite croise le comte de T. au bois de Boulogne.
—Bonjour, mon cher, dit le Juif. Comment va ? Je viens
de rencontrer Simonne.
— Simonne ?… Qui Simonne ?
— Simonne d'Uzès, parbleu !
— Mlle Simonne est ma cousine, mais je dis toujours en
parlant d'elle : Mademoiselle d'Uzès.
Sur le moment les gens du monde, encore une fois, sont
un peu suffoqués de tout ce qu'on leur fait avaler.
J'imagine que le duc de Mortemart, qui passe pour être à
cheval sur les convenances, doit esquisser une légère grimace en
rencontrant familièrement installé chez sa parente, la duchesse
d'Uzès, le bon Youddi, qui pratique avec tant de sans-gêne une
escrime inconnue des gentilshommes d'autrefois.
Je vois d'ici la tête du duc de La Rochefoucauld et du
[399] comte de Mun en recevant la lettre dans laquelle l'ancien
Mercure de Blanche d'Antigny leur annonce qu'il est satisfait
d'eux et leur envoie 100 francs pour la formation de la Ligue de
Consultation Nationale parce qu'il voit qu'avec eux « les cons-
ciences royalistes peuvent être absolument tranquilles ».
Quand il leur tombe des averses de ce genre, les gens du
monde sont légèrement estomaqués. Sur l'instant il leur monte
un dégoût aux lèvres, ils apparaissent grotesques à leurs propres
yeux, ils ont la sensation de jouer dans une farce piteuse et ridi-
cule, mais le gros encens qu'on leur brûle sous le nez leur parait
si bon qu'ils n'ont pas le courage d'y renoncer, d'être eux-
mêmes, de tomber, au moins, noblement, dans leurs traditions,
dans leur dignité, sans s'afficher comme des acteurs en vedette
dans la comédie mondaine…

Ne croyez pas, cependant, qu'on entre facilement dans ce


monde, de façon, du moins, à y être tout à fait en pied. Il y faut
une manière de diplomatie, une longue série souvent de négo-
ciations. Les scrupules de moralité, encore une fois, comptent
peu. Le directeur d'un grand établissement de crédit a pour
maîtresse une professional beauty, elle demande à son amant
de la présenter à la duchesse de X… Rien de plus simple. La
dame, dont le mari a peut-être 12,000 francs de revenu, envoie
30,000 francs pour un établissement de charité auquel s'inté-

349
La fin d’un monde

resse la duchesse, et voilà la chose faite. La donatrice, élégante


et aimable, est tout à fait admise dans ce milieu-là et personne
ne songera à s'occuper de ce qu'elle fait ou de ce qu'elle ne fait
pas.
De bonnes bourgeoises d'une irréprochable conduite
n'entreront jamais dans des maisons où des femmes interlopes
sont fort bien reçues. Tout cela tient à des arrangements que
concluent entre eux ceux qui ont pris, en quelque manière, en
régie le soin d'assurer des fêtes à ce monde, ceux qui sont, en
quelque sorte, les administrateurs délégués du syndicat mon-
dain.
On sait bien qu'ils ont leur bénéfice dans [400] ces intro-
ductions, dans ces présentations, ces négociations, mais on s'en
rapporte à eux parce que, encore une fois, ils sont précieux pour
la Société et qu'aussi ils ont le tact pour arranger tout, le senti-
ment du dosage, qu'ils savent faire valoir ce qu'ils accordent.
Cet état de choses est connu de tous, et d'Andlau, dans sa
conversation avec un reporter, avait quelque raison de s'étonner
qu'on fût si sévère pour ses trafics à lui alors qu'on est si indul-
gent pour les trafics des autres, il s'en expliquait, avec une es-
pèce de naïveté dans le cynisme qui a son prix. « Tout se paye
par des commissions, disait ce Diogène du Jockey-Club, et je
pourrais vous citer un général et plusieurs civils, appartenant à
la plus haute société, qui se font de jolies rentes, en amenant
d'augustes personnages chez des parvenus qui n'ont qu'une si-
tuation sociale insuffisante. »
Ce serait une erreur, en effet, de supposer que la Société
aristocratique, ayant absolument renoncé à lutter contre la Ré-
volution, s'est démocratisée : elle forme plus que jamais une
caste à part, elle a tout renié de ce qui était l'essence d'elle-
même, le culte ombrageux de l'honneur, le mépris de ce qui tou-
che à l'argent, mais elle a veillé soigneusement sur tout ce qui
était l'étiquette, la nuance sociale, elle a paré son Simulacre
parce que ce Simulacre lui assurait un avantage, obligeait les
roturiers, désireux de se frotter à elle, de tenir compte de ce
qu'elle avait encore.
Pour un dîner, la question des titres, des situations nobi-
liaires est l'objet de longues discussions préalables, il y a une
hiérarchie, des usages. Les duchesses sont un corps constitué,
une duchesse, par exemple, ne rend pas de cartes de visite. Cela
n'empêche pas le gendre d'une duchesse de monter en lapin à
côté d'Ephrussi, ou, comme me le racontait un de mes amis, un
Juif quelconque de dire à un Gramont qui ne suivait pas assez

350
La fin d’un monde

bien la chasse à son gré : « Qu'est~ce que vous ayez donc, Gra-
mont ? Vous êtes bien molasse aujourd'hui. »
Pour le monde, néanmoins, toutes ces distinctions, très
[401] ténues et très fines, ont une importance que nous ne
soupçonnons pas.
C'est en vain qu'on chercherait le pourquoi de beaucoup
des lois de ce code élégant où les préjugés les plus surannés ont
leur place à côté de la reconnaissance, de l'adoration la plus ser-
vile du roi moderne : l'Argent.
Tout travail est considéré par la haute société française,
sinon comme avilissant, du moins comme disqualifiant celui qui
l'exerce, le mettant hors de la Gentry, en faisant comme un
demi-paria.
Vous ne trouverez pas de grands négociants ni de grands
industriels sur la liste du Jockey-Club. M.M. Hennessy sont
bien marchands d'eau-de-vie, mais leur nom seul est dans la
maison, et ils ne s'occupent de rien eux-mêmes. M. Gustier est
également marchand de vins à Bordeaux, mais il a consacré
beaucoup d'argent au sport du midi, et c'est comme homme de
cheval qu'il a été reçu, car le Club est parfois obligé de se rappe-
ler qu'il est la société d'encouragement.
Un fabricant de sucres, comme Sommier, aurait grande
peine à être reçu, on l'appellerait Sommier élastique, en revan-
che, vous trouvez là des banquiers : Rothschild banquier, Hot-
tinguer banquier, Mallet banquier.
Le banquier, qui n'est qu'un parasite, prélevant son gain
sur le travail d'autrui, est le seul travailleur que la haute Société
accepte, choie, accueille.
Pour élucider tout cela, il faudrait pénétrer dans le vif de
ces êtres à la fois frivoles et compliqués. On a vu en eux des raf-
finés, des produits de longues générations de civilisés, des ma-
nifestations décadentes d'une culture quintessenciée, ce sont
surtout des natures d'enfants incapables de résister à un désir, à
une envie, à l'attraction de ce qui brille ou de ce qui fait du bruit.
Ils ont de l'enfant à la fois les naïvetés et les roueries, les
timidités et les cachotteries, ils n'oseraient pas s'établir fran-
chement marchands, mais ils ont bien envie de gagner de l'ar-
gent tout de même et ils truquent, ils cherchent des [402] com-
binaisons. Les hommes se font lanceurs, organisent un jour se-
lected, déclarent qu'il est tout à fait à la mode d'occuper telle
place, tel jour, à un Eden quelconque.

351
La fin d’un monde

C'est alors que se dessine le rôle social de Meyer. Il an-


nonce que le théâtre a été envahi à la Fille de Mme Angot. Sans
doute il y avait une raison à cela.
L'envahissement du public provenait, à coup sûr, du
désir de revoir la jolie pièce de Clairville, Siraudin et Victor Ko-
ning, et de réentendre l'adorable partition de Charles Lecocq.
Mais il avait pour motif plus sérieux encore la grande attrac-
tion, le grand clou, le spectacle imprévu fourni par le plus ingé-
nieux des directeurs à la plus haletante des foules : la réunion
sur la même scène d'Anna Judic et de Jeanne Granier.
Les gommeux de province sont affriolés, ils se croiraient
déshonorés s'ils n'étaient pas là au jour indiqué, mais toutes les
places ont été retenues d'avance pour le jour chic par le lanceur
grand seigneur qui les fait revendre très cher.
D'autres cherchent une autre martingale, espèrent dans
les courses pour se refaire, fondent de petits commerces clan-
destins.
Une famille qui a compté plusieurs grands aumôniers de
France subventionne un magasin où l'on vend des pastèques,
des bananes et des vins d'Algérie. Quelques-uns opèrent sur les
bibelots et généralement finissent toujours par être mis dedans.
C'est par la sincérité même dans la complexité des senti-
ments que les gens du monde échappent à l'analyse des roman-
ciers ; il y a de tout en eux, une indifférence implacable pour
tout ce qui ne les touche pas, une impuissance qui semble in-
guérissable à comprendre certaines choses très compréhensi-
bles cependant, un manque absolu de largeur dans les vues, un
entêtement sot dans certaines préventions et, en même temps,
chez les mêmes, quand la passion enfantine est en jeu, une mal-
léabilité incroyable, une tolérance qui touche au cynisme, une
facilité à accepter tout, à [403] passer sur tout avec un grand air
souriant, une aisance devant certaines situations malpropres
que n'aurait pas la Bourgeoisie.

Des influences ancestrales de dix siècles sont là. Songez à


ce que fut cette ancienne noblesse qui fit la France, qui pendant
des centaines d'années, réclama, comme le premier de ses privi-
lèges, le droit de verser son sang pour le pays et qui le versa à
profusion. Songez à la grandeur de cette gentilhommerie de
province si respectable dans sa fière pauvreté, où l'on ne conce-
vait pas d'autre idéal que de se dévouer pour le service du roi.
Ces gens-là venaient à peine une fois à la Cour, après trente ans
de services ils recevaient la croix de Saint-Louis et retournaient

352
La fin d’un monde

dans un coin de province, tandis que leurs fils allaient les rem-
placer à l'armée.
De ceci il reste d'impérissables traces dans l'âme des des-
cendants et, en certaines occasions, ils se retrouvent dignes de
leurs ancêtres. Les autres influences permanent également. Il y
a chez eux beaucoup de l'homme de Cour irréprochable dans les
manières, mais étranger à tout sens moral, comme étaient les
grands seigneurs qui s'employaient à donner des maîtresses au
roi.
Il y a aussi, pourquoi ne pas le dire, des ressouvenirs des
mœurs du XVIIIe siècle, où l'on citait par centaines les femmes
que Voltaire appelait des Valétudinaires, les amoureuses de
valets. Plus d'une aïeule pourrait répéter, en voyant ses petits-
fils aux genoux de Rothschild, le mot d'une grande dame du
passé gémissant sur la bassesse de son fils : « Je me serai pro-
bablement endormie dans une antichambre. »
Le livre à écrire là-dessus est encore à faire. Paul Bourget
aurait pu l'entreprendre, mais il ne le fera pas et j'ai dit pour-
quoi déjà. L'écrivain qu'on a appelé « un romancier pour baron-
nes israélites » a confondu ce monde juif, dont il est le favori,
avec la Société véritable qui ne ressemble pas complètement au
monde juif, quoiqu'elle subisse le mot d'ordre des Juifs.
[404]
Une autre erreur de l'auteur de Mensonges a été d'atta-
cher trop d'importance à des détails extérieurs, à des accessoi-
res, à des bibelots, à des dessous de soie noire qui sont plus usi-
tés, d'ailleurs, chez certaines dames du faubourg Montmartre
que chez les femmes du faubourg Saint-Germain et de conclure
que tout ce monde-là était moderne.
La note exacte est tout autre. Les représentants de l'Aris-
tocratie sont dans le train comme on dit, mais aussi dans la dili-
gence, ils sont dans la diligence la plus arriérée pour les idées et
dans le train le plus éclair pour l'affranchissement de toute règle
gênante, les outrances, les modes ridicules, les excentricités de
mauvais goût. Les vices de ce monde sont des vices qui exis-
taient dans les sociétés les plus anciennes, et les idées ne se rat-
tachent en rien au mouvement moderne, je ne dis pas au point
de vue des sophismes mis en circulation par la presse Franc-
maçonnique et juive, mais au point de vue d'une compréhension
plus étendue des choses, d'une certaine ouverture sur l'univers
agrandi.
Le point à noter, loin de là, serait, je crois, une sorte de
retour en arrière vers les types d'autrefois.

353
La fin d’un monde

C'est une imagination de jeunes étudiants vivant dans les


souvenirs du romantisme, que de se figurer la femme du vrai
monde comme une créature ossianesque, vaporeuse, impalpa-
ble, diaphane, rêvant d'amours mystiques et de plaisirs éthérés,
ressemblant à cette douce Pauline de Beaumont, que Bonald
définissait : « Une âme qui a trouvé un corps par hasard. » Sans
doute les enfants nés en pleine Terreur, dans les tristesses de la
proscription, purent garder l'empreinte des jours sombres qui
avaient vu leur naissance, mais le sang était si riche, si chaud,
qu'il s'est vite refait.
Le règne de Louis-Philippe, pendant lequel toute l'aristo-
cratie bouda, fut pour elle un bienfait matériel et moral ; elle se
retrempa dans la vie de province, s'y reconstitua physiquement
et pécuniairement. Sous l'Empire même, le nombre des coco-
dettes était limité, car, par un phénomène singulier, ce ne fut
que lorsque la République eut jonché le [405] pays de ruines et
que la France fut définitivement perdue, que la noblesse pari-
sienne, renfermée longtemps dans ses vieux hôtels, s'abandon-
na complètement à la joie…
Au rebours de la race ouvrière, qui s'est usée à faire la
fortune de la Bourgeoisie, et de la race bourgeoise que l'ambi-
tion, le désir de s'enrichir, la vie intellectuelle ont commencé
déjà à épuiser, la race aristocratique n'offre pas les signes de
débilité qu'on se plaît à indiquer chez elle.
Ce sont de belles femmes que les femmes du monde, di-
rait Boireau, et Boireau aurait raison…
Sans doute l'origine patricienne apparaît toujours dans
les fines attaches, dans les lignes élégantes, mais la santé, la vi-
talité, l'amour de vivre éclatent partout dans ces êtres qui ont
des muscles, de la chair, du sang, qui sont de nobles spécimens
de l'espèce humaine parvenue, grâce à un concours de circons-
tances favorables, à son maximum de force et de distinction.
Les jeunes hommes, quand ils restent oisifs à Paris sont
vite tués par les voluptés basses et les raffinements de la ville
maudite, ils sont idiots et épuisés avant l'âge et, les moelles vi-
dées, le cerveau atrophié et le cœur pourri, ils babouinent de
bonne heure dans les entrelacements malsains de la grande
Prostituée cosmopolite.
Ceux qui appartiennent à l'armée, au contraire, sont des
gens bien râblés et bons à voir. Tous ces hardis cavaliers, chas-
seurs bleus, hussards alertes, officiers de cuirassiers bien cam-
pés sur leurs lourds chevaux, font plaisir à contempler. La vie
militaire ne leur pèse pas, riches presque tous, ils n'ont pas les

354
La fin d’un monde

ennuis des officiers d'infanterie, ils sont plus aimés qu'eux de


leurs hommes.
Etudiez des fantassins apercevant de loin un officier dans
la rue : beaucoup se détourneront, feront semblant de regarder
aux vitrines pour ne pas saluer.
Examinez un groupe de cavaliers assis sur un banc à
quelques pas du quartier : tous les hommes, à la vue de leur of-
ficier, se lèveront pour saluer
[406]
La différence se comprend aisément. L'officier d'infante-
rie sa débat souvent contre des difficultés de plus d'un genre, et
ses subordonnés se ressentent de son humeur ; l'officier de ca-
valerie, né généralement dans un rang où l'on est habitué à être
servi, a une autre allure dans le commandement, il justifie à
l'armée le mot de Goncourt : « C'est à la façon dont un homme
commande à ceux qui sont sous ses ordres que l'on reconnaît
qu'il est bien né, l'homme de naissance commune commande à
ses serviteurs, seul l'homme bien élevé leur parle. » Les officiers
de cavalerie parlent presque toujours très poliment à leurs
hommes et en sont toujours très facilement obéis.
Quelle qu'en soit la raison, le fait est indiscutable.
Dans un régiment d'infanterie, l'officier riche est mal vu,
jalousé, dans la cavalerie, les soldats se réjouissent du luxe que
peut déployer un de leurs officiers : il leur en revient toujours
quelque chose et ils trouvent que cela honore le régiment.
Ce qu'on appelait l'esprit de corps n'existe plus guère que
dans la cavalerie. Voyez ce qui s'est passé à Lunéville. Le colonel
du 7e dragons, lâchement insulté par deux voyous de la ville, qui
furent acquittés d'enthousiasme par le tribunal, fut plus lâche-
ment encore abandonné par Ferron, le ministre de la guerre.
Dans certains régiments d'infanterie, les soldats se se-
raient réjouis de l'événement, ils auraient colporté dans les
chambrées les journaux juifs qui insultaient le colonel. Les sous-
officiers et soldats du 7e dragons se passionnèrent, au contraire,
pour leur chef indignement outragé et allèrent, pendant la nuit,
casser les cordons de sonnettes des bourgeois républicains de
Lunéville…
Naturellement, les républicains vendus à l'Allemagne se
firent ce raisonnement très simple : « Du moment où les soldats
témoignent ainsi leur sympathie à leur commandant en temps
de paix, ils seraient prêts à se battre admirablement sous ses
ordres en temps de guerre, éloignons donc de [407] l'armée cet
homme dangereux pour la Prusse ! Ferron, que la presse

355
La fin d’un monde

conservatrice couvrait d'éloges, fut assez vil pour obéir à ces


injonctions et, après avoir frappé le brave colonel Bouchy de
trente jours d'arrêt, il le mit en non-activité138…
Les classes élevées, qui n'ont qu'un médiocre souci de
leurs intérêts moraux, ont un certain instinct de leur conserva-
tion physique. Les mariages entre jeunes filles du monde et jeu-
nes officiers, très rares autrefois, se multiplient de plus en plus
depuis quelques années et ils apporteront certainement aux
vieilles familles françaises un élément de santé et de force.
Certes, oui, il y aurait une piquante peinture à faire de ce
monde aristocratique, qui tient encore tant de place dans une
société qui se prétend démocratique, et je comprends que les
écrivains psychologues de notre temps soient tout à la fois ten-
tés par le sujet et désolés de ne le pouvoir traiter comme ils
voudraient. Le charme, très réel, qu'exercent les vrais gens du
monde est, en effet, indéfinissable. Ces gens d'un égoïsme fé-
roce, et qui ne s'intéressent absolument qu'à eux, sont les seuls
qui vous fassent comprendre vraiment ce qu'est la sociabilité et
l'attrait que purent avoir les salons d'autrefois. Ils se montrent
toujours libres de tout souci, avenants d'accueil, parfaitement à
l'aise, leur être tout entier exprime une seule pensée : la satis-
faction de recevoir ceux qui sont chez eux.
[408]
Jamais les gens intelligents n'auront cela, ils pourront
être aimables, empressés, séduisants, mais ils n'arriveront ja-
mais à cette sorte d'abandon tranquille, de sérénité bienfai-
sante, qui change, pour quelques heures, le rythme même de la
vie contemporaine.
Je verrai là, volontiers, comme une lutte entre le Person-
nalisme et l'Egoïsme. Le Personnalisme de tous les modernes,
politiques, écrivains ou artistes, est une préoccupation du moi,

138 La cavalerie devant être engagée la première dans la prochaine

guerre, on s'efforce d'enlever leur commandement aux officiers qui ont leurs
régiments dans la main. C'est ainsi que fut frappé tout récemment le colonel
Bremond d'Ars, commandant le 8e régiment de cuirassiers à Senlis, que l'on
mit à la retraite d'office.
En présentant le régiment au nouveau colonel, le général Charreyron
ne put s'empêcher de rendre justice au colonel Bremond d'Ars : « Je vous
remets, dit-il, un beau et bon régiment qui est en bien meilleur état que l'an-
née dernière. »
Freycinet refusa obstinément d'écouter les explications du colonel et
le frappa sans daigner même l'entendre. La Maçonnerie avait jugé que ce
brave officier pouvait être utile à la France, elle exigeait qu'il fût renvoyé de
l'armée et Freycinet-la-Peur obéissait…

356
La fin d’un monde

sans doute, mais dans les rapports de ce moi avec le mouvement


général, inquiétude de l'écho qu'auront vos œuvres ou vos idées,
vibration aussi, dans votre esprit, de tous les événements inté-
ressant la France ou l'Europe, d'un discours de Bismarck, d'une
injustice, d'un fait quelconque qui nous émeut. L'Egoïsme des
gens du monde est une indifférence souriante à tous, une pléni-
tude de satisfaction de leur moi, tel qu'il est, pris en lui-même.
On est ravi en quittant ces hôtes, ils ne vous ont pas fla-
gorné grossièrement, ils ne vous ont pas discuté amèrement, ils
n'ont pas laissé échapper une seule bêtise à propos de questions
qui leur sont totalement étrangères, il vous a semblé, à les écou-
ter, qu'ils vivaient absolument dans le même ordre d'idées que
vos camarades, seulement, ils y sont plus à leur aise et vous
n'éprouvez pas l'espèce de fatigue que vous éprouvez en sortant
d'un milieu exclusivement intellectuel.
Quelques-uns comme Caro trouvent cela délicieux et re-
viennent, comme l'ours vers l'arbre où il a recueilli du miel, ils
s'habituent à cette atmosphère, ils y respirent voluptueusement,
ils se disent : « Je suis du monde ! Comme on le calomnie ce
monde ! »
Ils apportent des trésors à ce monde pour le payer de la
petite place qu'il daigne leur faire, comme le pauvre cousin Pons
qui apportait des éventails sans pris, des éventails de reine à la
présidente Camuzot de Marville, en échange d'une invitation à
dîner. Puis, un beau jour, ils entendent les dures et insolentes
paroles qu'entendit Pons derrière une porte. Penchée sur la
rampe, au haut de son [409] escalier, en bas duquel attend la
livrée, une grande dame leur crie comme à Caro : « Bonsoir !
vieille bête ! » Ils s'en retournent, avec ce mot dans l'oreille,
dans leur logis de la rue Gay-Lussac et, malgré tous les soins
d'amis véritables, ils meurent, comme Pons et comme Caro, de
leur désillusion, sentant que quelque chose leur manque, rêvant
à ce monde qui les a brisés, murmurant : « C'était si gentil tout
de même ! »
On peut dire des gens du monde ce que disait un domp-
teur d'un de ses tigres : « Il y a vingt ans que je vis avec cet ani-
mal-là et il ne s'est pas encore habitué à moi. » Le véritable
mondain sera aussi aimable pour vous la première fois qu'il
vous recevra que s'il vous fréquentait depuis vingt ans, et, au
bout de vingt ans, vous lui serez aussi indifférent que s'il vous
voyait pour la première fois.
Ne croyez pas qu'il s'agisse d'une question de caste ou de
naissance : le monde est aussi impitoyablement égoïste pour les

357
La fin d’un monde

Siens. Tant que la Société voit quelqu'un qui nage, qui se sou-
tient sur l'eau, tout va bien, dès qu'on a fait le plongeon, c'est
fini… Ainsi que je vous l'ai expliqué, on ne regarde en aucune
façon aux expédients qu'un ménage high-life peut employer
pour conserver son train de maison, ses domestiques, ses voitu-
res ; on met à son service tous les moyens d'action de la collecti-
vité mondaine, si le ménage fait comprendre, à demi-mot, que
cela peut lui être utile, on invitera dans un salon difficile le plus
méprisable des voleurs juifs, un négrier, un ancien teneur de
maison publique à l'étranger qui aura réalisé une grosse for-
tune.
Dès que le ménage est vaincu, on ne le connaît plus, on
ne le reçoit même plus. L'homme et la femme deviennent des
êtres funestes, évoquent de malencontreuses images de tristesse
et de ruine. La première femme du baron d'Erlanger, après
avoir été une des triomphantes de Paris, en avait été réduite à se
faire quelque chose comme marchande à la toilette et, quoi-
qu'elle fût apparentée à de grandes mondaines, elle ne pouvait
même plus arriver à voir ses anciennes amies le matin.
[410]
Cet égoïsme, d'ailleurs, est une nécessité même d'exis-
tence pour tous ceux qui ont une place importante dans la haute
société.
Songez qu'il y a des femmes qui tiennent le sceptre de
l'élégance depuis le commencement du second Empire et figu-
rez-vous à quel point vous seriez fatigués si vous teniez le scep-
tre de l'élégance depuis si longtemps.
Imaginez ce que ces femmes, quelques-unes sans grande
fortune, ont dû déployer de diplomatie, d'habileté, d'attention à
la conduite de leur barque aux voiles de soie, ce qu'elles ont vu,
ce qu'elles ont traversé, ce qu'elles ont accepté. Des êtres qui, au
milieu des fatigues et des corvées de la représentation mon-
daine, subiraient le contrecoup de tous les événements et de
toutes les préoccupations actuelles, auraient du patriotisme, de
la foi, de la dignité, de la sensibilité, des dégoûts, des indigna-
tions, des dévouements, ne vivraient pas dix ans de cette vie.
Les mondains véritables appartiennent à une classe spéciale
comme les politiques, rien ne les touche, rien ne les passionne.
Tout pour eux est simple spectacle, un spectacle qu'ils regar-
dent, mais dans lequel ils ne s'intéressent qu'à eux-mêmes…

Cette équanimité dans l'égoïsme, qui repose par le


contraste les fiévreux et les inquiets, est, je crois, la seule expli-

358
La fin d’un monde

cation du charme très vif, encore une fois, qu'offre le commerce


momentané des gens du monde, c'est le seul trait qui les distin-
gue des autres, car, à part cela, ils n'ont rien de particulier, ils
sont assez distingués d'ordinaire, mais ils sont loin d'avoir de
bonnes manières. Ils ont vis-à-vis des femmes de leur monde un
ton de familiarité, une allure sans-gêne qui est de très mauvais
goût, ils ne saluent respectueusement que les baronnes juives,
quand ils comptent emprunter de l'argent au mari.
Dire ceci, c'est exciter l'indignation des journaux du high
life, mais c'est l'exacte vérité.
Evoquez un seigneur de la cour de Louis XIV, prenez-le
[411] pour juge, priez-le de regarder comment Joseph
Prud’homme et un gentleman d'aujourd'hui parlent à une
femme, et vous verrez son avis.
— Madame la comtesse, dira Prud’homme, j'ai l'honneur
de vous présenter mes hommages, j'espère que votre santé est
bonne !
— Bonjour, dira le gentleman d'un air dégagé, parfois
avec un petit geste de la main, comment va ?
An fond, c'est ce pauvre Prud’homme qui représente les
grandes traditions.
Il faut ajouter aussi que l'absence de toute morgue, tou-
jours chez les gens du monde authentiques et non dans le
monde juif, est le bon côté de ce genre un peu débraillé. A part
quelques imbéciles qui singent les Anglais, les hommes sont
ronds, simples et volontiers joviaux, les femmes les plus titrées
ne sont ni pimbêches, ni sottement collet montées , ils sont tous
restés d'allures très françaises.
Il n'est qu'une chose qu'il faille éviter avec soin dans le
monde, et je le dis pour les jeunes gens qui seraient désireux de
se pousser dans les salons. Vous tremperiez votre pain dans la
sauce du plat qu'à la rigueur on vous le pardonnerait, il vaut
mieux s'abstenir, mais enfin on dirait : « C'est un homme qui
aime beaucoup la sauce. » En revanche, ne vous avisez jamais
de parler des « devoirs sociaux des classes dirigeantes ». A ce
mot vous verriez tous les dos esquisser un mouvement de pro-
testation muette. Tous les convives penseraient à la fois la
même chose : « Voilà un monsieur qu'il faut éviter avec soin » ;
sans s'ouvrir, les bouches mimeraient toutes la même monosyl-
labe : Zut !
Ce sujet-là est peut-être le seul qui porte réellement sur
les nerfs des gens du monde.

359
La fin d’un monde

Les sentiments religieux sont réels, je l'ai dit, dans l'Aris-


tocratie, mais ces sentiments, eux aussi, sont d'un ordre particu-
lier. Sans doute la clarté de l'Église n'est pas encore pour les
classes supérieures de France ce qu'est l'Église anglicane, [412]
d'après Carlyle, pour les protestants d'Angleterre: « Un lumi-
naire ecclésiastique qui surplombe suspendu à ses vieilles atta-
ches vacillantes, prétendant être une lune ou un soleil quoique
visiblement ce ne soit plus qu'une lanterne chinoise composée
surtout de papier avec un bout de chandelle, qui meurt malpro-
prement dans son trou. »

Cette clarté, malgré tout, éclaire peu ces intelligences et


réchauffe médiocrement ces âmes indifférentes à tout ce qui
n'est pas le plaisir immédiat.
Les gens du monde sont plutôt pratiquants que vérita-
blement pieux. Le côté cultuel, l'observance, le respect des rites
tiennent la place principale dans leur religion. Des gens qui vi-
vent ostensiblement en dehors de toutes les lois de l'Église
continuent à en observer toutes les prescriptions. Je sais bien
qu'au fond ils sont dans le vrai jusqu'à un certain point. C'est le
raisonnement de l'Italien qui vous dira « J'ai tort d'être adultère
et je gémis de ma faiblesse, mais je ne vois nulle nécessité, parce
que je commets un péché en prenant la femme de mon pro-
chain, d'en commettre un second en mangeant gras le vendre-
di. »
Au fond, le christianisme français, fait de droiture et de
logique en même temps que de foi, a de la peine à se plier à ces
compromis de conscience. Il semble tout naturel qu'un homme
emporté par une violente passion s'éloigne tout à fait de l'Église.
A certaines heures de trouble et de colère on n'a point l'idée de
prier, à d'autres moments, au contraire, dans une église comme
en pleine campagne, au milieu du Paris tumultueux, l'âme
contente d'elle-même semble s'envoler vers l'infini, goûter une
indicible joie à s'unir avec son Créateur, à sentir qu'elle est en
communication avec lui. C'est là une impression erratique : tous
les théologiens vous diront que la prière, même lorsqu'elle n'est
qu'un acte machinal et que le cœur ne peut s'y associer, est salu-
taire et féconde quand même.
Au vrai le monde est plein de déférence pour l'Église,
mais à la condition que 1'Église ne gêne pas ce plaisir qui [413]
prime tout, qui passe avant tout. « L'illustre archevêque, le vé-
nérable pasteur… »

360
La fin d’un monde

Mais si le pasteur s'avise de condamner les exhibitions


indécentes de certaines fêtes de Charité, personne ne fera atten-
tion à ce qu'il dit et les brebis en liesse danseront comme de pe-
tites folles autour de leur pasteur.
Remarquez que ces gens ne protesteront jamais, ne dis-
cuteront jamais, ils suivent leur petite idée, voilà tout. Le jour-
nal qui fait autorité pour les catholiques patriciens, ce n'est pas
l'Univers, qui s'est élevé tant de fois contre certains scandales
qui s'abritent derrière une prétendue Charité, c'est le journal de
Meyer, c'est le Gaulois.
Je m'étonne même qu'au prix de tant d'efforts, en met-
tant au service de leur œuvre, en même temps qu'une si héroï-
que abnégation, une si merveilleuse intelligence, les Jésuites
n'aient pu obtenir davantage des jeunes générations qui ont
passé par leurs mains.
Ces pensées me hantaient souvent en cheminant sur les
routes du Kent, lorsque j'habitais Canterbury. Ces petites routes
anglaises, entretenues comme des allées de parc, ont un pitto-
resque particulier et l'on s'arrête parfois rêveur devant ces cot-
tages dont les fenêtres à carreaux minuscules sont ornées de
l'inévitable pot de géranium.
Je vois encore à la place où il était un indigène dont je
n'ai jamais aperçu la figure. Le dos tourné à la route, appuyé, les
bras croisés, à la barrière de bois qui fermait son jardinet, il
était là, en contemplation devant son cottage, je l'ai toujours
trouvé à la même place et dans la même position. J'ai imaginé
que c'était quelque voyageur qui avait fait cinq ou six fois le tour
du monde et qui se reposait enfin…
Nul pays, d'ailleurs, n'est plus propre au repos, et à cer-
taines heures cette atmosphère anglaise, qu'on dit désagréable
et maussade, a je ne sais quoi de pénétrant, d'alanguissant qui
n'est pas sans attrait. Le paysage semble plus romantique qu'en
France. Lorsqu'on a longuement admiré ces tours de la cathé-
drale de Saint-Thomas Becket, qui se [414] détachent, imposan-
tes, sur l'horizon, on aperçoit, en se tournant d'un autre côté, un
coin de pays d'une physionomie toute différente, des habita-
tions bien propres, tout à fait modernes, et, à quelques pas, une
lande près d'un pont qui, sous les clartés de la lune naissante ou
par un ciel d'automne, citronneux et aigre de ton, comme on en
trouve souvent là-bas, prend un aspect fantastique.
Je songeais aux maîtres de ce collège de l'exil, à ces
hommes d'élite qui ont renoncé à tout pour se consacrer à l'édu-
cation de la jeunesse. Il y a là des individualités vraiment sur-

361
La fin d’un monde

prenantes pour nous, des hommes de trente ans, en pleine éclo-


sion d'une intelligence remarquable, qui se privent même du
plaisir de lire des livres qui les intéresseraient, de s'occuper de
questions qui les attirent, pour servir de pions à des enfants, qui
couchent avec eux dans les mêmes dortoirs, qui, nés riches,
s'assujettissent aux tâches les plus arides, les plus rebutantes,
les plus sèches.
A quoi cela sert-il ? est-on tenté de dire. En dehors des
officiers qui feront honneur à leurs maîtres, les jeunes gens, qui
auront coûté tant de peine à élever, conduiront le cotillon dans
les bals donnés par quelque Juif enrichi avec des spéculations
véreuses et des coups de Bourse éhontés.
A ceci le Jésuite ne peut rien et, au fond, l'état social tel
qu'il est ne lui paraît peut-être pas aussi odieux qu'à nous-
mêmes. Chaque ordre a une effigie particulière en même temps
qu'une mission distincte. Les Jésuites sont arrivés quand le
Moyen Age était fini et n'ont point connu l'admirable ordre
chrétien sur lequel reposait la société du Passé, ils ont été les
hommes d'un état social nouveau, ils ont modelé et formé à leur
image ce grand XVIIe siècle qui fut leur siècle à eux, toutes leurs
idées se rattachent encore à cette époque. Leur conception de la
vie générale est un accommodement mutuel où tout s'arrange-
rait grâce à leur dévouement à eux, à leur connaissance du cœur
humain, à un liant réciproque. Ils ne voient pas très nettement
la nécessité d'institutions sociales garantissant le travail contre
l'exploitation [415] du Capital, s'ils avaient l'influence, tout irait
bien, comme tout allait au Paraguay dont ils avaient fait un Pa-
radis terrestre sans une organisation fixe, sans un système arrê-
té, uniquement parce qu'étant de braves gens ils conciliaient
tout dès qu'ils pouvaient agir à leur guise.
Les Juifs détestent les Jésuites parce qu'ils sont par leur
organisation le plus sûr rempart de l'Église, mais les Jésuites
n'ont pas pour les Juifs l'aversion qu'éprouvent des ordres qui
ont été mêlés à la vie du Moyen Age. D'ailleurs, et c'est là la do-
minante de leur type, ces Jésuites si rudes pour eux-mêmes, si
indifférents aux joies humaines sont essentiellement sociables,
ils tiennent compte de tout ce qui a un rang dans la Société, sans
s'occuper trop de la façon dont ce rang a été acquis ; sûrs d'eux-
mêmes, ils ont l'optimisme un peu dédaigneux des êtres de
haute vertu et ne demandent point l'impossible.
Sans doute un homme qui a le caractère assez fortement
trempé pour devenir un Jésuite n'aurait pas épousé, même s'il
fût resté dans le monde, la fille d'un usurier juif, mais il ne

362
La fin d’un monde

trouve pas mauvais qu'un élève des Jésuites fasse un tel ma-
riage. Cet élève, le Jésuite le connaît à fond, il sait la futilité de
ces natures, leur besoin de luxe, il comprend que le pauvre petit
homme, dès qu'il aura mangé son patrimoine, n'est pas de taille
à se faire une place dans la vie, et il se dit : « Une fois redevenu
riche, il tiendra son rang dans le monde, il aura un beau train de
maison, il fera du bien après tout, c'est autant de repris sur l'en-
nemi ! Car si l'on compte sur les gouvernants modernes pour
faire rendre gorge à Israël, on pourrait compter sans son hôte. »
Ceci vous explique que l'introduction du Juif dans la So-
ciété française n'ait pas rencontré d'obstacles bien sérieux de la
part du Jésuite dont l'action est cependant grande sur la haute
Aristocratie.
Les Jésuites avec leur influence, les écrivains chrétiens
avec leur éloquence, les écrivains radicaux avec leur in-
so[416]lence ne peuvent rien contre l'irrésistible force qui
pousse les classes privilégiées à se détruire elles-mêmes.
L'Aristocratie, dépaysée, déracinée par la Révolution, n'a
pu reprendre pied dans le sol de France, elle est restée une
plante de serre. Au moment de la Révolution même, elle n'eut
aucun sentiment de ses intérêts véritables : au lieu de se cram-
ponner à la motte de terre française, elle crut à une sorte de
Franc-Maçonnerie du sang bleu, elle se fia à l'Aristocratie euro-
péenne qui la berna, la railla, la trompa. Aujourd'hui encore,
elle agit de même, elle est victime d'un aveuglement semblable :
elle espère pour la protéger dans une sorte de Franc-
maçonnerie des intérêts, des plaisirs, de l'argent, elle ne songe
point à imiter les nobles Roumains, les Gerghel, les Cortazzi, les
Butculeseo, qui se mettent à la tête d'un mouvement national
contre les Juifs, qui dépensent des sommes énormes pour exci-
ter encore les paysans contre eux.
Tout au contraire, au lieu de faire cause commune avec
les petits propriétaires ruinés, les petits fabricants retombés à
l'état de salariés et qui constitueront bientôt le plus redoutable
bataillon de l’armée socialiste, l'Aristocratie s'identifie de plus
en plus avec la Juiverie, la Haute Banque, les gros exploiteurs ;
elle s'éloigne de plus en plus des travailleurs, des Français au-
tochtones dont un fond d'idées de même origine, une même
conception d'un certain idéal dans la vie devraient la rappro-
cher, sous prétexte que tous les écus sont frères, elle se solida-
rise avec les ennemis du pays. Pendant la Révolution le cœur de
l'aristocratie n'était pas avec les paysans héroïques qui luttaient

363
La fin d’un monde

en Vendée, il était avec Coblentz, aujourd'hui il est avec Franc-


fort… Francfort, ne lui réussira pas mieux que Coblentz.
Forneron, dans son Histoire des émigrés, raconte une
anecdote bien caractéristique.
Traquées partout, épuisées, sans ressources, les plus
grandes dames de France vinrent s'échouer dans une minuscule
principauté d'Allemagne.
[417]
La margrave de l'endroit, apprenant la présence de ces
émigrées, manifesta l'intention de donner un bal en leur hon-
neur.
Un bal ! quelle surprise et quelle joie ! Et rapiéçant leurs
pauvres toilettes, les fugitives de Versailles s'apprêtèrent gaie-
ment à se rendre chez la margrave…
Le chambellan de l'Altesse en miniature vint gravement
s'entendre avec les invités et les invitées afin de leur indiquer
l'étiquette. Les dames devaient, en entrant, baiser la main de la
Sérénissime.
Baiser la main d'une margrave ridicule qui régnait sur
quelques lieues de pays ! Pour comprendre la stupeur qu'excita
cette proposition saugrenue, il faut se reporter aux années qui
précédèrent la Révolution, songer à l'opinion qu'avait d'elle-
même cette aristocratie qui se croyait, et non sans raison, la
première de l'Europe. A Versailles on ne baisait pas la main de
la reine de France : au moment où, après les trois révérences, la
dame présentée se penchait pour baiser la main, la reine relevait
gracieusement la dame inclinée et faisait une révérence à son
tour…
Les pourparlers furent rompus et l'on décida unanime-
ment que cette grosse main rougeaude de margrave ne serait
pas baisée par la fleur des pois de Trianon.
La margrave, quant à elle, avait logé cette idée dans sa
tête tudesque, et l'on sait que lorsqu'une idée est dans de sem-
blables têtes, elle n'en sort point aisément. « Soit ! dit-elle, point
de baisement de main, point de bal ! » Et le chambellan s'en
vint, avec sa clef dans le dos, signifier cet ultimatum.
Au bout de huit jours la noblesse de France capitulait et,
pour avoir le bal, baisait la main de la margrave.
Cette histoire d'hier sera celle de demain. Proscrits, nos
grands seigneurs et nos grandes dames baiseront la main de
quelque Juif enrichi qui aura la plique, la gale et la rogue ; que
dis-je, ils la baisent déjà, ici, alors qu'ils sont encore sur la terre
de France…

364
La fin d’un monde

II

LE PAUVRE ET SON RôLE


DANS LA SOCIÉTÉ ACTUELLE

Ce que le Juif a tiré du Pauvre.— Grégoire VII et Léon XIII. — Une ré-
organisation des œuvres de Charité. — Une pièce à faire — Le
Pauvre, le Capucin et le Républicain. — Goldschmidt ou le bon
riche. — La fille d'un soldat. — Un trait de générosité des Roth-
schild. — Un argent qui n'arrive jamais à destination.— Un sou-
venir de la loterie des Arts décoratifs. — Meyer Avenel. — Un
Heilbuth qu'on ne retrouve plus. — Les bons de la Presse. — Un
vaincu de la vie.— Soixante-quinze ans et pas de pain.— Jourde
se montre. — Crouzet et l'association des journalistes.— Loelsroy
ou le président prévoyant. — Goirand ou le parfait avoué
conseil.— Les gens qui disposent du budget.— Le testament de
Victor Hugo. — Les 50,000 francs aux pauvres de Paris.— L'Ydo-
latrado sur les quais. — La haine du Pauvre. — Mission moralisa-
trice accomplie par le Pauvre. — Le Pauvre dans la société d'au-
trefois.— Jésus-Christ s'habille en pauvre. — Le faux ordre. — La
fin d'une journée de Paris. — Ce qu'on ne peut pas dire.
Qui relie entre eux les éléments incohérents de cette so-
ciété ?
C'est le Pauvre.
L'historien de l'Avenir qui voudra étudier à fond cette so-
ciété bizarre devra fixer tout spécialement son attention sur le
Pauvre.
La civilisation juive s'est surpassée elle-même dans la fa-
çon dont elle a utilisé le Pauvre, elle s'était fait un instrument
d'exploitation de tout ce qui était grand dans l'humanité, elle
s'était servie de la guerre pour organiser des emprunts, elle
avait monopolisé la parole imprimée destinée [419] à porter
partout la vérité pour tromper le public et ruiner les naïfs par
des réclames mensongères, du duel farouche d'autrefois, elle
avait fait un prétexte à procès-verbaux après une blessure au
tissu épidermique de la paume de la main, d'après la méthode
de Jacob : l'utilisation du Pauvre a été son chef-d’œuvre
Le Pauvre, qu'à l'exemple du Sauveur, tous les saints ont
traité comme un frère, est devenu entre les mains de l'interlopie
juive un champ de rapport, une colonne à prospectus, une
marmotte que l'on fait danser pour se rendre intéressant, un

365
La fin d’un monde

prétexte, une excuse à toutes les compromissions, à toutes les


capitulations de conscience.
Léon XIII, au commencement de son pontificat, avait eu
des projets de réorganisation très élevés et souhaitait de donner
une impulsion commune aux diverses missions de l'Église ; il
aurait voulu que les œuvres de charité, les œuvres d'enseigne-
ment et les œuvres d'apostolat par la parole puissent, sinon se
fondre entre elles, du moins agir avec ensemble sous une direc-
tion supérieure. Il recula devant l'impossibilité d'arracher les
œuvres de charité à ceux qui en font des entreprises particuliè-
res…
Quand Grégoire VII intervint dans cette question des
prêtres mariés à propos de laquelle Michelet a écrit une page
d'une si étrange puissance et qu'il rappela, de la plus énergique
façon, les lois de l'Église sur le célibat, il y eut dans certains pays
comme une explosion de fureur. L'archevêque de Mayence lut la
bulle en tremblant, et quand il eut fini, tous les seigneurs ecclé-
siastiques des bords du Rhin, comtes et princes en même temps
qu'évêques, grands chasseurs, intrépides videurs des larges ha-
naps où fumait le Roemer, s'élancèrent sur le malencontreux
lecteur, à demi fous de colère et de luxure, et faillirent le tuer…
Soutenu par le peuple, Grégoire VII tint bon et sauva
l'Église que déshonorait le concubinat des prêtres devenu, en
quelque sorte, un mariage reconnu. Tout le monde obéit et ce ne
fut que trois cents ans après que la Réforme sortit des [420]
culottes orageuses d'un mauvais moine auquel son vœu de chas-
teté pesait trop.
Léon XIII n'aurait pu réussir s'il avait voulu quand même
réaliser son plan de réorganisation des œuvres de charité. Les
mondaines auraient été plus difficiles à soumettre que les Bur-
graves épiscopaux du Moyen Age.
Le groupe des heureux et des riches, en effet, se désagré-
gerait vite s'il n'y avait pas le Pauvre, pour le Paris élégant une
grève de Pauvres serait un véritable désastre. Si cet événement
se produisait, beaucoup de femmes charmantes mourraient
d'ennui ; d'autres mourraient de faim parmi celles qui passent
pour payer une partie de leur luxe sur des fêtes de charité orga-
nisées à grand fracas.
C'est grâce au Pauvre que des femmes, qui ont outrageu-
sement rôti le balai, peuvent frayer avec des mères de famille
irréprochables. C'est au nom du Pauvre que les clients de la Rat-
tazzi abordaient avec d'Andlau la question de la décoration :
« Je sais que vous êtes très charitable, mon général, voici

366
La fin d’un monde

20,000 francs pour vos pauvres. » C'est derrière le Pauvre


qu'Arthur Meyer fait sa rentrée et vient s'asseoir, après ses mal-
heurs, à la même table que des hommes comme Cassagnac, qui
se sont loyalement et bravement battus quinze ou vingt fois.
C'est avec l'argent destiné à venir en aide aux journalistes pau-
vres que Grouzet fait la noce en compagnie d'horizontales, et ce
sont les pauvres cholériques qui permettent aux organisateurs
de la fête des Tuileries de festoyer joyeusement au Continental
et aux aéronautes de s'acheter des complets….
J'avais tracé jadis le canevas d'une pièce en 5 actes qui
aurait eu pour sujet : le Pauvre.
On ne voit pas ce Pauvre dans ma pièce, mais il est sans
cesse question de lui. C'est en son nom que s'opèrent les rap-
prochements les plus extraordinaires et que s'étalent les pro-
miscuités les plus révoltantes. Des gens sans tache fraternisent
avec des chevaliers d'industrie, des maris ouvrent [421] eux-
mêmes leur gynécée à l'amant de leur femme, des insulteurs de
la religion sont accablés d'égards par de sincères chrétiens. Tout
cela, « c'est pour le Pauvre ! »
Au Ve acte seulement, au moment où la fête de bienfai-
sance, annoncée par toute la presse, est dans tout son éclat,
quand sous le feu des lustres, au bruit des orchestres en joie, les
danseuses se pâment à demi dans les bras de leurs cavaliers, le
Pauvre apparaît… Il arrive sombre, navrant à regarder, les traits
creusés par la souffrance, les haillons qu'il porte ruissellent de
pluie. Un cri sort de toutes les poitrines : « Un gardien de la
paix ! Qu'on arrête cet homme et qu'on le mette au poste ! »
Le Pauvre s'enfuit sous cette huée et dans la rue il ren-
contre un Capucin qui vient de consoler un moribond… Le Ca-
pucin reconnaît un de ceux que Notre Seigneur Jésus-Christ
aimait tant, et il dit au Pauvre, « Je n'ai qu'une soupe à l'eau,
mais venez avec moi, et nous la partagerons. »
A ce moment des républicains, des Clemenceau, des Gra-
net, des Lockroy, des Laguerre, des Anatole de la Forge, des
boursiers, des organisateurs de syndicats sortent de la fête où ils
ont trouvé d'honnêtes gens assez faibles pour leur serrer la
main, ils sont déjà ivres de champagne, et, avant d'aller termi-
ner la nuit chez les filles, ils s'entretiennent des bonnes affaires
en préparation. Ils aperçoivent tout à coup le Capucin qui s'éloi-
gne dans le lointain avec le Pauvre, ils l'insultent de leur voix
avinée : « Eh ! va donc, calotin ! Va donc, Vobiscum ! Nous
monterons demain à la tribune pour te dénoncer au Peuple ! »

367
La fin d’un monde

Le propre du Pauvre moderne, effectivement, ce qui au-


rait été le côté lamentablement comique de ma pièce, c'est que
tout Paris se met sens dessus dessous pour lui et qu'on l'arrête
dès qu'il se montre…
Sous ce rapport rien n'est plus instructif que la doulou-
reuse aventure d'une dame digne de toutes les sympathies, Mme
Micheline de Gradowitz de Nowicka, qui comparaissait, [422]
au mois de juin dernier, devant la police correctionnelle.
Mme de Gradovitz de Nowicka, se trouvant dans un dé-
nuement extrême, avait mis en loterie un grand manteau impé-
rial chinois en satin richement brodé. Ce manteau provenait de
l'Exposition universelle de 1867.
La lettre suivante, adressée par Mme de Gradowitz au pro-
cureur de la République, expose dans quelles circonstances la
malheureuse femme a été déncée au parquet:
… En ma qualité d'étrangère, j'ignorais complète-
ment que la loi française défendît la loterie privée. Je me trouvais
avec ma fille à Paris, dans une position assez difficile, depuis la
perte de la fortune de mon mari, qui, à la suite de chagrins, est
tombé malade. Il est aujourd'hui atteint de paralysie.
Ayant à élever et à soigner ma fille, qui a douze ans,
née à Paris, et qui ne peut supporter le climat de la Russie, je suis
obligée, autant pour sa santé que pour son éducation, d'habiter
Paris. Ma fillette étant très délicate est presque continuellement
malade, ce qui fait qu'elle m'occasionne de très grandes dépen-
ses.
Malgré la pension que je reçois de ma famille pour
vivre, surtout à cause de la perte qu'il faut subir sur le change des
roubles, je me trouve souvent dans de grands embarras d'argent.
Désirant un peu soulager ma situation, et ignorant
qu'il faut avoir une autorisation pour une loterie privée, j'ai mis
en loterie un manteau de valeur qui date de l'Exposition de 1867.
J'ai organisé cette loterie pour me faciliter d'élever ma fille. Cette
loterie durait depuis deux ans. Elle était sur le point d'être close.
Par malheur, quelqu'un m'a parlé d'aller chez une Juive, Mme
0Goldschmidt. On me disait que cette dame était très charitable
et qu'elle me prendrait quelques billets à cinq francs. Ayant jus-
tement ma fille au lit avec une fièvre qui la dévorait, et manquant
d'argent pour acheter des médicaments que le pharmacien refu-
sait de me livrer à crédit, je suis allée chez cette dame. M. Gold-
schmidt m'a fait arrêter, au parc Monceau, comme je sortais de
chez lui. On m'a conduite, plus morte que vivante, chez le com-
missaire de police, qui m'a confisqué le registre, les billets et le
manteau qui avait été déposé chez Mme Sisson.
De grâce, monsieur, au nom de mon défunt père qui
a servi la France sur les champs de bataille et qui a été décoré
[423] de la Légion d'honneur, au nom de ma pauvre enfant ma-

368
La fin d’un monde

lade, je vous en conjure, veuillez être indulgent, et pardonnez


mon ignorance de la loi !… J'ai quelques amis dont je me permets
de citer les noms qui peuvent témoigner de mon honorabilité. Ce
sont : MM. Berger, directeur de la Banque ottomane, Ferry d'Es-
clands, M. le comte de Lespinasse, etc., etc.
Micheline
DE GRADOWITZ.
C'est là un document précieux pour la vie présente : le
Polonais qui sert la France, la gravure de Poniatowski dans l'El-
sler dans le fond, le Juif qui s'installe pendant qu'on se bat, qui
finit par occuper un palais rue de Monceau et sort en pantoufles
pour faire saisir par des gardiens de la paix une malheureuse
femme éperdue…
Là-dessus le chœur de la Presse : « Discuter l'origine des
fortunes sémitiques ! Mais, existât-il une ombre sur ces fortu-
nes, ne sont-elles pas ennoblies par cette charité infatigable, par
cette charité incessante qui fait du nom d'Israël le synonyme de
bonté. Si Mme de Rothschild, comme dit Wolff, est la mère des
pauvres, M. Goldschmidt est leur oncle. »
Le tort de cette pauvre dame a été de ne pas lire la France
juive, elle aurait su que tout cela était pur saltimbanquisme. Ce
sont des boniments d'emprunts du Honduras, ce n'est pas vrai…
Les Juifs ne donnent aux Chrétiens que lorsqu'ils sont
sûrs de récupérer au centuple.
Au mois de février 1871, le 1er ou le 2, le comte Louis de
Mérode, qui avait pris à Bruxelles l'initiative d'une souscription
en faveur des victimes de la guerre, annonçait, tout joyeux, à
l'un de nos amis, qu'il venait de recevoir 9,000 francs envoyés
par les Français d'Amérique et il ajoutait : « Croyez-vous que les
Rothschild, qui ont servi d'intermédiaire, ont eu le cynisme de
retenir là-dessus 2 % de commission, environ 2,000 francs ? »
Quelques jours après la maison Rothschild souscrivait
pour quelques centaines de francs et toute la presse libérale
[421] belge, vendue aux juifs comme ici, se tordait d'enthou-
siasme.
Je l'ai dit déjà, cet or demandé par la Réclame à la Vanité
ne peut jamais arriver à destination. Ce sont les syndics qui,
paraît-il, se sont emparés de l'argent destiné à relever Ischia de
ses ruines, et les Italiens nous accusent réception de cet envoi,
en donnant des coups de couteau dans le dos à tous les Français
qu'ils peuvent rencontrer. « Si l'on avait planté une croix dans
notre pays pour chaque assassinat commis par un Italien, le
Dauphiné ressemblerait à un immense cimetière. » Ainsi s'ex-

369
La fin d’un monde

primait, dans un procès récent, un avocat de l'Isère qui avait,


sans doute, souscrit pour Ischia…
Les doublons de Murcie ne sont guère plus heureux et
sont interceptés par des alcades.
Ces exemples ayant porté leurs fruits, on prend de minu-
tieuses précautions pour la souscription ouverte par la Presse en
faveur des Inondés du Midi.
Tous nos confrères conservateurs affirment qu'ils veille-
ront au grain, mais quand le guignon s'en mêle, voyez-vous, il
n'y a rien à faire. Un préfet, plus subtil encore que les Parisiens,
parvient à saisir le magot et, malgré les protestations du Soleil
du Midi, il distribue les fonds, au nom du gouvernement, aux
républicains qui, sans avoir été inondés, lui semblent plus inté-
ressants que les sinistrés réactionnaires.
En ce qui concerne les loteries, le procès qui s'est plaidé
au mois de décembre 1887 devant le tribunal correctionnel de
Corbeil à propos de la Loterie des arts décoratifs nous a édifiés
sur les tripotages qui se commettaient là dedans.
Ce procès, je dois l'ajouter, m'a rempli d'une douce joie,
car l'événement donnait raison à ma perspicacité. En voyant les
procédés qu'employait Avenel, le directeur de cette Loterie,
j'avais comme une conviction que cet Avenel devait s'appeler
Meyer ou Lévy.
— Tu es excessif, me disaient mes amis, pourquoi veux-tu
[435] que cet homme qui est connu sous le nom d’Avenel s'ap-
pelle Mayer ou Levy ?
Quelques jours après, mes amis m'envoyaient une lettre
de faire part d'un mariage à la synagogue et me disaient « Tu as
raison, tu as un don pour deviner le Juif, cet Avenel s'appelle
effectivement Meyer-Avenel. »
Quant au procès lui-même, il révéla qu'un des hommes
de confiance d'Antonin Proust, l'organisateur de la Loterie, était
un repris de justice. Avait-il l'intention d'encourager les arts
décoratifs, je l'ignore, ce qui est certain, c'est qu'il s'était fait
bâtir, sur les bénéfices de la Loterie, un château à Sucy-
Bonneuil et qu'il l'avait orné magnifiquement. On apprit, en ou-
tre, qu'on trafiquait des billets gagnants et qu'on s'appropriait
des lots comme on voulait.
C'est ainsi qu’Avenel, toujours sans doute pour encoura-
ger les arts, mit la main sur un Heilbuth qu'on ne revit plus ja-
mais, quoiqu'à plusieurs reprises Aurélien Scholl en ait deman-
dé des nouvelles.

370
La fin d’un monde

Quant à Antonin Proust, Lockroy, émerveillé de son sa-


voir-faire, le nomma commissaire spécial pour les Beaux-arts à
l'Exposition Universelle !

Il en est de même partout. La presse républicaine, tou-


jours prête à se vendre moyennant un peu d'argent, obtient, en
échange de quelques réclames pour Goblet, ce qu'on n'avait ja-
mais autorisé pour aucun corps d'état : un emprunt de 10 mil-
lions représentés par 500,000 bons de 20 francs.
Il semble, qu'avec une pareille encaisse, les associations
devaient pouvoir soulager bien des misères. Or, jamais les asso-
ciations, où régnait jadis l'esprit de cordialité et de fraternité,
n'ont été plus impitoyables pour leurs membres pauvres.
On a commencé par rayer les membres qui étaient en re-
tard pour leur cotisation, ce qui ne s'était jamais fait dans une
réunion d'artistes et d'écrivains. A quel moment, en effet, un
artiste a-t-il besoin de la sympathie de ses camarades ? Est-ce
quand il a une situation fixe et généralement [426] bien rétri-
buée ? Non, c'est lorsqu'il passe par une de ces crises comme
nous en avons tous connu, que le journal auquel il appartenait
s'est effondré, qu'il cherche en vain un poste nouveau…
Quant aux vaincus de la vie, l'association des journalistes
républicains est implacable pour eux. J'ai reçu la visite d'un
malheureux dont la vue éveillait vraiment de longues pensées.
D'excellente famille, parent même d'un grand poète, il avait été
officier de marine, puis avait donné sa démission pour défendre
ses idées dans la presse républicaine, il avait occupé des places
importantes dans plusieurs grands journaux de Paris et de la
province, et, à soixante-quinze ans, il se trouvait absolument
sans ressources.
De-ci de-là, il faisait quelques articles à 3 centimes la li-
gne pour des journaux de commerce ou des réclames pour quel-
ques industriels, et frappait un peu à toutes les portes, la se-
maine il s'en tirait encore, mais quand, par hasard, il se trouvait
deux jours de fête de suite, que personne n'était visible, il s'al-
longeait dans son taudis et souffrait de la faim, il resta ainsi une
fois soixante heures sans manger !
« Il y a quelque chose là-dessous, » me direz-vous. Non,
j'ai eu la même idée, j'ai fait prendre des renseignements : ils
étaient excellents. C'était un très honnête homme, d'une sobrié-
té exemplaire, les vêtements usés toujours admirablement bros-
sés. On rencontre de ces existences comme cela, que voulez-
vous, de ces fins de vie qui serrent le cœur d'une douloureuse

371
La fin d’un monde

angoisse. Tant que l'homme a l'avenir devant lui, il peut comp-


ter sur la revanche, espérer qu'il aura son jour, les fils de soie
succéderont peut-être aux fils de chanvre grossier sur la que-
nouille que dévide la Destinée, mais ici on voit le bois de la que-
nouille et le reste de l'écheveau. Le nombre des cartes qui res-
tent au talon est bien mince et les atouts ne s'y trouveront plus.
Que supposez vous que fit devant une telle misère l'asso-
ciation de ces journalistes républicains qui ont toujours le mot
d'humanité à la bouche ? Rien. Jourde donna person-
nelle[427]ment 5 francs au pauvre diable et ne s'en cacha pas. Il
le fit venir avec lui, à deux heures, devant le guichet du journal,
où se pressaient des gens pour s'abonner, pour réclamer, pour
changer leurs bandes d'adresses, et lui dit : « Mon cher, soyez
tranquille, je vais vous faire donner 5 francs. » Qui fut dit fut
fait, et Jourde cria au caissier : « Donnez, je vous prie, 5 francs à
ce brave confrère qui est dans la gêne. » Comme l'autre ne disait
rien, Jourde ajouta : « Mais c'est tout naturel, vous êtes dans
l'embarras, je vous fais donner 5 francs à la caisse ; au Siècle
nous avons toujours 5 francs à la disposition d'un camarade. »
Sur ce, il rentra majestueusement dans son cabinet au milieu
d'une haie d'abonnés frappés d'admiration…
Hébrard seul se montra convenable, il remit 20 francs au
vieillard sans rien dire et écrivit au ministère de la Marine, qui
lui accorda 40 francs.

Il est convenu que l'argent destiné en apparence à soula-


ger de touchantes infortunes doit être mangé en orgies.
Rien n'est curieux sous ce rapport comme l'affaire Crou-
zet. Evidemment les chefs du parti républicain ont le cerveau
autrement fait que nous. La gestion des moindres fonds pour
une souscription, la responsabilité la plus légère vis-à-vis de
confrères suffit à nous causer du tracas, ces gens-là laissent vo-
ler 484,000 francs à leurs camarades sans avoir jamais deman-
dé une pièce de comptabilité, sans s'être inquiétés des dépenses
que faisait Crouzet.
Vous croyez que Lockroy, président de l'Association des
journalistes républicains, va se montrer désolé après la catas-
trophe, qu'il va dire: « C'est de ma faute ! Comme président
j'avais la responsabilité tout entière, je suis riche, je rembourse-
rai au moins une cinquantaine de mille francs. » Vous ne
connaissez pas le personnage ! Il arrive insolent et s'écrie avec
son accent faubourien : « Eh bien, de quoi ? de quoi ? On a vo-
lé ! Et après ! »

372
La fin d’un monde

La lâcheté est si générale, qu'on renomme cet étonnant


[428] président et que ceux qui l'ont renommé par servilité vous
disent : « J'espère que vous n'oublierez pas Lockroy à propos de
l'affaire Crouzet. Le coquin ! il savait tout ! »
II y a encore un avoué bien bizarre là dedans, Goirand,
l'avoué conseil de l'association des journalistes. Il devrait pour-
tant connaître le prix de l'argent, car ses parents furent long-
temps pauvres. La grand'mère, fort digne femme du reste, était
cuisinière dans une famille catholique des Deux Sèvres, et c'est
à la bienveillance de cette famille que Goirand dut d'être placé
au lycée de Niort. Le père était bourrelier et, après avoir essayé
diverses entreprises sans succès, il vint à Paris et pendant la
guerre il eut la chance, comme tant d'autres, de faire fortune
dans les fournitures militaires.
Voilà des gens qui disposent d'un budget de plus de trois
milliards et qui sont incapables de cet effort de conscience qui
consiste à remplir les fonctions qu'on a sollicitées par vanité,
incapables de vérifier les comptes d'une caisse de camarades !
A cette heure où la France se débat désespérément contre
la concurrence étrangère, c'est ce Lockroy, hors d'état de rem-
plir son devoir comme président d'une petite association, qu'on
avait choisi comme ministre du Commerce.
Notez qu'il y a parmi les commerçants et les industriels
parisiens des hommes d'une exceptionnelle valeur, des hommes
qui se sont faits eux-mêmes par d'incroyables efforts de volonté
et de courage. Certains que je connais allaient, une fois leur
journée finie, alors qu'ils étaient apprentis, suivre les cours du
soir au Conservatoire et ne rentraient manger la soupe à la mai-
son qu'à dix heures. Ils sont arrivés, comme on dit, à la force du
poignet, et c'est à un pierrot comme Lockroy que la République,
qu'ils aiment on plutôt qu'ils aimaient, confie le soin de défen-
dre leurs intérêts !
Remarquez que c'est à peine si la presse a dit quelques
mots du rôle joué par Lockroy dans toute cette affaire. Autrefois
on aurait organisé un véritable charivari, on aurait hué le mon-
sieur à la Chambre lorsqu'il aurait voulu parler [429] de ques-
tions sérieuses. Aujourd'hui il y a tant de connivences ina-
vouées, opposants et gouvernants sont au fond unis par tant de
liens, que personne n'a rien dit. Tout passe !

Si elle est exacte, l'histoire des 50,000 francs de Victor


Hugo serait le plus étonnant exemple du puffisme charitable.

373
La fin d’un monde

« Je laisse 50,000 francs aux pauvres de Paris, » avait écrit le


poète, et les pauvres bénirent cette générosité dernière.
Or, à l'heure actuelle ces 50,000 francs n'auraient pas
encore été distribués, quoique le poète soit mort depuis déjà un
certain temps. M. Albert Rogat a affirmé le fait dans un article
de l'Autorité du 5 avril 1887 et Lockroy n'a pas démenti cette
assertion.
A l'Assistance publique et au Conseil municipal, où j'ai
fait faire des recherches, on m'a affirmé qu'il resterait trace de la
délivrance de ce legs et qu'on n'en avait aucune connaissance. Il
me paraît peu probable, cependant, que cet argent ait été remis
discrètement, de la main à la main, à des œuvres religieuses.
Le grand vieillard, dont la mémoire nous est chère quand
même et qui dort maintenant, dans la solitude et l'oubli, son
sommeil d'idole délaissée au fond du Panthéon sans prières, au
milieu de couronnes desséchées dont le foin s'échappe, est bien
innocent de cet escamotage. Avouez néanmoins que si l'aven-
ture est vraie, et tous nos renseignements la confirment, ce la-
pin philanthropique et posthume posé aux indigents par les hé-
ritiers du poète immortel serait un document amusant, une
contribution précieuse, comme on dit aujourd'hui, sur la façon
dont les radicaux comprennent le respect de la volonté des
morts.
Georges Hugo aura à cœur, je l'espère, de faire la vérité
sur ce point. Beaucoup dont il ne sait plus les noms se souvien-
nent de l'avoir vu tout jeune, un peu pâle, gracieux et frêle, ten-
dre son front aux invités du grand aïeul. Ceux-là suivent dans la
vie celui qu'ils ont connu enfant et se disent, qu'après tout, cer-
tains noms sont difficiles à porter. Dans les héritiers d'Empe-
reurs intellectuels, il y a de la mélanco[430]lique destinée du
fils de l'Homme, du pensif archiduc autrichien que Coppée nous
montre poussant son cheval à travers la campagne de Vienne et
trouvant à chaque village des souvenirs de victoires françaises.
Vous êtes à Wagram, mon petit officier…
C'est égal, si les 50,000 francs ont été réellement subtili-
sés aux affamés de la capitale, Georges Hugo ferait bien de les
réclamer à Lockroy et surtout de ne pas les confier à Crouzet…
Que le petit-fils du grand poète me permette aussi de lui
faire observer qu'il aurait mieux agi en ne laissant pas vendre
sur les quais les livres qu'on envoyait à son grand-père de tous
les coins du monde avec des dédicaces flamboyantes où l'adula-
tion variait ses formules à l'infini. Il me dira qu'on a coupé les
dédicaces, mais on ne les a pas coupées toutes et on a laissé les

374
La fin d’un monde

lettres dans les volumes. C'est ainsi que j'ai acheté, entre autres
ouvrages, dans la boite à cinq sols, près du pont des Saints-
pères, le livre d'un enthousiaste hidalgo, Francisco Vinader y
Domenech, dont la lettre d'envoi débutait sur ce ton lyrique :
« M. Victor Hugo. Paris. Ydolatrado señor, una persona como
vos debe ser immorlal. »
Ydolatrado senor ! Vous revoyez d'ici le cortège , 100,000
hommes défilant, un fleuve humain, une forêt de fleurs en mou-
vement, Anatole de la Forge, le vieux cabotin voyant là une oc-
casion de se faire remarquer et attrapant une insolation en
s'obstinant à rester tête nue lorsque tout le monde était couvert,
à sept heures du soir, le dernier peloton de cavaliers harassés, à
cheval depuis huit heures du matin, fermant la marche derrière
les Beni-Bouffe-Toujours et les voitures-réclames et semblant
dire : « Quand arriverons-nous ? », cette pompe grandiose par
certains côtés, burlesque par d'autres,… et puis, le lendemain,
on prend les livres de poètes, de philosophes, d'historiens
adressés à l'Ydolatrado et on les dépose sur le parapet…
[431]
Ce qu'il y a de certain, c'est que le Pauvre n'a jamais
beaucoup de chance avec le Juif, le Philanthrope et le Franc-
Maçon.
Aussitôt qu'un préfet de police s'installe à la caserne de la
Cité, son premier soin est de prendre des arrêtés contre les
mendiants. Lozé n'a pas manqué à l'usage et je me souviens qu'à
cette occasion, le protestant Monod, dont nous avons eu l'occa-
sion de nous occuper, communiqua une sorte de statistique à
des gens qui s'étaient réunis à l'Assistance publique. J'avais ce
document sur ma table dans mon jardin, mais mon chat me l'a
déchiré en s'amusant et, ma foi, cela m'a paru si peu intéressant,
que je ne l'ai pas fait rechercher.
Il en résultait, d'après mes souvenirs, qu'en huit mois un
philanthrope avait pris 727 mendiants valides et qu'il leur avait
offert une lettre pour entrer dans un atelier. 415 ne vinrent pas
prendre la lettre, les autres vinrent, se rendirent un jour à l'ate-
lier, ne revinrent pas le lendemain, bref, à la fin de la semaine, il
n'y avait plus que la moitié d'un pauvre qui travaillât.
Qu’est-ce que cela prouve ? C'est que ces gens-là avaient
la vocation d'être mendiants, comme Gragnon, le prédécesseur
de Lozé, avait la vocation de voler des pièces dans le dossier des
accusés.
Sans doute, on peut me répondre que le travail est impo-
sé à l'homme par la loi de Dieu, je le reconnais, mais combien,

375
La fin d’un monde

parmi eux-mêmes que le travail n'effraye pas, voudraient rester


des heures entières, l'hiver, sous une porte cochère, à jouer de
l'accordéon avec un caniche entre les jambes ?
On prétend que tous ceux qui font ce métier ont cin-
quante mille livres de rente et des maisons dans tous les quar-
tiers de Paris. Je crois qu'il y a là quelque exagération et le fait
qu'ils sont sous une porte cochère n'en est pas moins établi.
Dans tous les cas la situation est bien simple, ou ils sont pauvres
et ils sont intéressants, ou ils sont riches et, en s'imposant une
existence aussi rude, ils prouvent qu'ils obéis[432]sent à une
conception de la vie qui leur est particulière et qui répond à une
certaine fonction sociale.
Si ces fêtes de charité mondaines si justement flétries par
l'Église et dans lesquelles le Pauvre ne reçoit jamais rien, n'est là
que pour servir d'enseigne, sont profondément immorales, la
vue du Pauvre, au contraire, est toujours saine. Sous une porte
cochère ou sur un pont, qu'il joue de la clarinette ou de l'accor-
déon, ou qu'il se contente de dire :
« Un petit sou, s'il vous plait ! » le mendiant évangélise, il offre
aux gens une occasion de commencer à se sanctifier.
L'homme qui lutte contre la Pauvreté se dit en passant
devant cet infirme : « Je pourrais être comme cela ! » et il est
plus juste envers son Créateur. L'homme dur s'attendrit parfois
malgré lui , il brave le froid, il fait un effort pour tirer deux sous
de sa poche, et c'est peut-être cet effort, ce sont peut-être ces
deux sous qui sauveront son âme…
La société du Passé comprenait ce rôle du Pauvre et elle
le montrait lui-même, elle le montrait aux prises avec le Mau-
vais Riche et se plaisait, dans les poésies populaires, à nous re-
présenter de bons mouvements succédant chez les heureux de la
terre à une première pensée cruelle.
Les Pauvres, dans la vieille chanson picarde, sont d'abord
fort mal reçus lorsqu'ils demandent une petite place au foyer.
Jésus-Christ s'habille en pauvre,
Faites-moi la charité !
Des miettes de votre table
Ferons bien notre dîner !
L'Égoïsme brutal parle le premier :
Les miettes de notre table,
Les chiens les mangeront bien,
Ils nous rapportent des lièvres,
Et vous ne rapportez rien.

376
La fin d’un monde

La Femme, dans ce temps là, ne s'exhibait pas comme


aujourd'hui, elle n'intervenait que pour exercer une action [433]
bienfaisante et douce : la châtelaine a prêté l'oreille au débat,
elle entrouvre la petite fenêtre en ogive de son réduit et elle dit
aux Pauvres :
Allez ! Montez, montez, bons pauvres
…………………………………………
Comme ils montaient les degrés,
Trois beaux anges les éclairèrent.
Les Pauvres rassurent leur hôtesse, un peu troublée par
cette apparition :
-Ah ! Ne craignez rien, madame,
C'est la lune qui parait.

Vous concevez parfaitement, d'après ce naïf récit, com-


ment les choses se sont passées. Vous comprenez que les Pau-
vres se sont assis et qu'ils ont mangé. Dans les manifestations
de la Philanthropie moderne, vous ne voyez jamais un homme
qui vous dira : « Monsieur, j'ai été réellement victime et j'ai été
réellement secouru. » En revanche, vous voyez tous les Crouzet,
tous les lanceurs de fêtes ou de souscriptions, qui ne travaillent
jamais, qui n'ont d'autre métier que d'organiser ces affaires, ins-
tallés dans des cabarets à la mode avec les filles le plus haut co-
tées.
Parfois, quand le scandale est trop grand, comme pour la
fête des Cholériques, dont j'ai parlé dans la France juive, la Pré-
fecture de Police intervient, mais c'est pour réclamer sa part et
déclarer, quand elle a été satisfaite, que tout a été régulier.
La préoccupation de cacher le vrai Pauvre, le Pauvre en
chair et en os, est, d'ailleurs, un sentiment commun aux sociétés
protestantes comme aux sociétés juives. Saint Labre en Angle-
terre eût été mis dans un workhouse. L'Église, au contraire, a
voulu que l'être de renoncement qui, en ce temps de paganisme
et de sensualisme, avait recherché la pauvreté volontaire en ce
qu'elle a de plus rebutant, fût honoré sur les autels, elle a célé-
bré, au milieu de toutes les [434] pompes, dans l'éclat des lu-
mières et des fleurs, la canonisation de celui qui avait vécu des
débris jetés à la borne…
Les Gragnon et les Lozé vous diront qu'en empêchant les
pauvres de circuler dans Paris et en persécutant les chiens qui
ne deviennent jamais enragés que lorsqu'on les attache, puis-
qu'à Constantinople, où ils errent en liberté, la rage est incon-
nue, ils sont préoccupés de maintenir l'ordre. Cette allégation

377
La fin d’un monde

est mensongère, puisque ces prétendus défenseurs de l'ordre


laissent la ville livrée à toutes les prostituées, à tous les soute-
neurs, à tous les malandrins. Dans beaucoup de quartiers il est
impossible de passer à certaines heures. C'est sur ce point qu'il
faudrait faire de l'ordre, mais les préfets de police s'en gardent
bien.
Ce qu'il y a au fond de cet ordre apparent, certains livres
comme ceux de Biacé, comme le dernier volume notamment :
Gibier de Saint-Lazare vous le révèlent de temps en temps. On
voit là ce qu'est cette ville, ce que sont ces représentants des
classes dirigeantes, ces fonctionnaires, ces sénateurs, ces dépu-
tés républicains dont on devine les noms, malgré les réserves de
l'auteur, et que l'on retrouve à chaque instant mêlés aux plus
sales aventures.
Encore Macé n'a-t-il pas tout dit. La Préfecture de Police
n'est point « une administration paternelle », selon l'expression
d'un chef de cabinet, mais elle est une administration bour-
geoise et veille, à sa façon, à la conservation de ce monde qui
craque de toutes parts, elle empêche, autant qu'elle le peut, que
les secrets de cette société pourrie jusqu'aux moelles n'arrivent
au Peuple.
En dépit de la publicité, que de hontes, que de drames
étouffés entre les murailles d'un cabinet de préfet de police !
Vers 2 heures du matin seulement, Paris a fini sa journée,
alors, comme à la marée pleine, une dernière vague arrive, une
vague de boue, cette fois : la soirée apporte son dernier scan-
dale.
[435]
Un grand personnage, un homme influent, un gentleman
de haute mine demande à être conduit directement devant le
préfet ou son chef de cabinet. C'est un secrétaire d'ambassade,
comme celui qu'on avait surpris habillé en femme dans une voi-
ture avec de petits garçons… On déchire le procès-verbal et le
malheureux se tire un coup de revolver sur le seuil même du
cabinet du préfet…
Voici qu'accourt un commissaire éperdu, auquel on avait
prescrit de faire une descente dans une maison où se passaient
d'ignobles orgies et qui a trouvé, au milieu des Bacchantes, la
femme même d'un des gonfaloniers de la République…
Après lui c'est le tour des amis de ce grand manieur d'ar-
gent d'Israël dont Macé nous a raconté l'histoire à mots cou-
verts. Il avait un petit boudoir, à lui réservé, dans l'hôtel d'une
célèbre proxénète et il était là en tête à tête avec un diplomate

378
La fin d’un monde

étranger, lorsqu'il expira affublé d'un corset en satin cerise et


d'un jupon blanc. Il fallait nécessairement le sortir de là pour
que la Presse pût, le surlendemain, manifester son chagrin
d'une mort causée par l'excès du travail et consacrer au défunt
le tribut de ses hommages.
Parfois c'est un grand seigneur qui fait réveiller le préfet
et qui l'apostrophe, d'une façon hautaine : « En vérité, mon-
sieur, il se passe de singulières choses dans ce pays ! Croyez-
vous qu'on a eu l'audace de m'arrêter sur un banc, moi ! Passe
encore pour cette fois, mais que cela ne se renouvelle plus ! »
Le préfet s'incline et reconduit jusqu'à la porte celui qui
vient de lui parler ainsi, en exprimant ses profonds regrets…
Qu'auriez-vous fait ? Celui qui le prenait de si haut était
le représentant d'une nation qui se dit vertueuse entre toutes.
L'homme arrêté sur un banc portait la paix ou la guerre dans les
plis de son veston, un peu fripé par la main des agents…
Les lampes commencent à pâlir. Les employés de la per-
manence vont se coucher. Les ivrognes boivent leur dernier
[436] verre dans les cabarets restés ouverts. Les souteneurs se
disputent avec leur marmite à propos de la recette du soir. Le
lendemain tout le monde reprendra le grand air de bravoure sur
la Morale et la Vertu.
On ne peut pas tout dire encore une fois. Aucun des ob-
servateurs attentifs de la vie présente, aucun des peintres du
Paris contemporain, ni Maxime du Camp, ni Macé, ni Daudet,
ni Goncourt, ni Ignotus, n'ont tout dit. Votre curiosité est éveil-
lée sur un point ; vous allez à ceux qui savent tout de cette af-
faire, ils vous disent : « Ceci vous intéresse, je sais qui vous êtes,
je suis sûr que vous ne me nommerez pas, voici les détails les
plus complets, mais vous ne pourrez pas vous en servir. »
« L'Art est un sacerdoce » n'est point une phrase ridicule,
cela est absolument vrai. L'Art impose certains devoirs, il com-
porte une sorte d'eurythmie, de mesure qu'on ne peut dépasser
sous peine d'être hors de l'Art…
J'ai rêvé parfois d'être poursuivi par 25 personnes à la
fois, d'avoir des procès dans toutes les Chambres, d'être obligé
de me retirer en Suisse, et, au lieu de m'en tenir au document
banal, à ce qui est dans le débat public ou la conversation cou-
rante, d'écrire avec mes notes, avec ce que racontent sur les
Juifs ceux qui vivent avec eux, un livre absolument vrai.
C'est très difficile sans sortir de l'Art. C'est la besogne de
ceux qui font des mémoires secrets sur ce temps-ci, tout en
étant bien avec tout le monde, et Dieu sait s'il y a des gens qui

379
La fin d’un monde

s'emploient à ce travail en ce moment et qui se disent : « J'aurai


vécu toute ma vie dans la convention et dans le mensonge, mais
je parlerai après ma mort. »

380
La fin d’un monde

III

LE SURSUM CORDA ACADÉMIQUE


La foi des Simples.— La prière de l'enfant.— Le petit Bidouze.—
L'amour de Dieu.— Mlle Obligatoire boycottée.— M. Obligatoire
accablé d'honneurs. — Gréard à l'Académie française.— Les jeux
scéniques.— L'enterrement de Gréard.— Ce qu'on pense dans un
cercueil.— Jules Simon et la gantière.— Le rire de Daudet.— Le
vrai Sursum Corda.

Au milieu de cette Société fondée sur l'imposture, la sin-


cérité se retrouve dans l'âme des Simples. Ceux-là ne sont pas
dans le mensonge, mais réellement, et d'un cœur ingénu et véri-
dique croient, aiment, souffrent, ils sont convaincus vraiment
que le Christ est mort pour les hommes et sacrifient quelque
chose au désir d'être réunis à lui dans le ciel.
La lutte des femmes indigentes qu'on tourmente pour
mettre leurs enfants aux laïques est toujours émouvante. Le So-
leil du Midi nous a montré une de ces mères courageuses à la-
quelle on offrait, non seulement les fournitures scolaires pour
son fils, mais encore un tricot.
La plébéienne, sans doute, fut tentée par ce tricot, elle
pensa peut-être toute une journée que son fils aurait bien chaud
avec ce tricot et aussi à la joie d'avoir un tricot donné par l'Etat,
mais elle refusa. Cela est intéressant, d'un intérêt considérable,
pour l'histoire de ce temps.
Parmi les chefs du parti conservateur, je n'en vois pas
beaucoup qui seraient capables d'un effort équivalent à celui
accompli par cette femme, qui s'exposeraient à une gêne mon-
daine, à un désagrément proportionnel au sacrifice de cette ou-
vrière.
[438]
Qu'il est touchant aussi le petit Bidouze, de Gastes, can-
ton de Parentis en Borse (Landes) !
Il ne connait ni Ferry, ni Paul Bert, ni tous les réforma-
teurs de l'enseignement, cet enfantelet, seulement il sait que
l'enfant doit prier et élever son cœur vers celui qui a créé le
monde et, en enfant honnête, il fait sa prière.

381
La fin d’un monde

Alors apparaît l'instituteur inepte et pervers, l'Homais,


célébré par Renan, qui dit à cet enfant : « Il n'y a plus de bon
Dieu ! »
L'enfant semble avoir eu pour cet être plus de mépris que
de révolte, il comprend que cet homme est un imbécile et il lui
répond doucement : « Si, il y a Dieu et il faut le prier. »
Sur ce, l'instituteur écrit au père :
Monsieur Bidouze,
J'ai l'honneur de vous informer que j'ai exclu de
l'école, pour une durée de trois jours, votre enfant, Bidouze
(Jean).
Cette décision est motivée par la conduite de cet
élève, qui voulait faire la prière, quoique j'aie formellement in-
terdit cet acte religieux dans l'école.
Je vous prie de venir me trouver demain matin. J'ai
l'honneur de vous saluer.
L'instituteur,
CHATAIGNÉ.

« Trois jours après, dit l'Univers139, le jeune Bidouze se


présentait à l'école accompagné de son père, et l'instituteur lui
en refusait net l'entrée sans que la commission scolaire eût été
consultée. Depuis que ce fait s'est produit, le sieur Chataigné n'a
été ni révoqué, ni déplacé, ni même réprimandé. On lui donnera
sans doute de l'avancement ! »
Bismarck proclame en plein Reichstag le néant du génie
humain devant la puissance de Dieu. Que va donc dire à son
peuple ce jeune Empereur qu'acclament ses régiments fidèles,
ce souverain de 50 millions d'hommes, ce chef d'Etat qu'escor-
tent des rois vassaux ? Sa première parole publique est [439] de
protester devant tous de son obéissance à la volonté du Très-
Haut, de son humilité « devant le Roi de tous les Rois ».
Les fonctionnaires universitaires, dans les Landes
comme partout, n'ont point ces sentiments, ils s'honorent de
penser comme Chataigné et n'admettent pas Dieu.
Quelle jolie manifestation à faire pour ces grandes dames
du Faubourg qui se livrent le matin à des momeries dans les
églises, posent en Orantes des Catacombes et, le soir, vont flirter
avec de jeunes Juifs qui puent d'une façon désordonnée !
« Humble enfant, tu as eu le courage d'affirmer ta foi,
tandis que tant d'hommes, indépendants et riches, n'osent la
confesser publiquement. Nous t'envoyons en souvenir une belle

139 Univers, 26 janvier 1888.

382
La fin d’un monde

montre ornée de brillants afin que tous les petits enfants de


France sachent qu'il est bien de faire sa prière. »
Ce monde n'a pas d'inspiration de ce genre, il ne pense
que lorsque les Juifs lui suggèrent une idée.
Partout, vous en trouverez de ces cœurs naïfs que le
Christ appelle à lui d'une voix irrésistible. J'ai vu dans mon
quartier un enfant faire sa première communion malgré toutes
les résistances. C'était son idée encore à celui-là. Son maître
d'école lui dit : « C'est du temps perdu. » Il lui répondit « Eh
bien ! et vous, est-ce que vous ne l'avez pas faite, votre première
communion ? »
Cette âme pure aspirait après Dieu, et, à chacun il faisait
part de son ardent et profond désir et parfois murmurait avec
inquiétude : « Croyez-vous que j'aurai cette joie ? »
Lorsque le grand jour fut venu, peu d'êtres, j'en suis
convaincu, s'approchèrent de la Sainte Table avec plus de fer-
veur et de foi.
Quand cet honnête enfant vint m'annoncer son bonheur,
je lui donnai une petite montre d'argent avec la chaîne et j'y fis
graver la date inoubliable. Le tout me coûta 60 francs.
« C'est peu ! » diront les Sémites. Que voulez-vous, je n'ai
pas fait l'emprunt du Honduras et, à ce moment-là, j'avais à mes
trousses tous les porteurs d'exploits de M. Marcel Deprez.
[440]
Rien que pour articuler mon offre de preuves, que le tri-
bunal, du reste, se refusa obstinément à admettre, j'eus une
note de 669 francs chez Me Gillet, huissier, rue du Sentier. Il y
avait là-dedans des témoignages français, anglais, allemands,
italiens, le tout proprement couché sur du papier timbré comme
il convient pour ces messieurs de la Justice,— ce qui n'empêcha
pas un avocat général, du nom de Jacomy, de prétendre que
mes affirmations étaient téméraires et ne reposaient sur une
aucune base.

Sincères chez les Simples, qui ne parlent pas et qui souf-


frent en silence, les protestations contre la persécution reli-
gieuse ne sont trop souvent chez les autres que des déclama-
tions, des jeux de scène.
Contre le faible, l'instrument inconscient, on sera terri-
ble. Toute la presse conservatrice, y compris même le Soleil qui
est pourtant très modéré, s'est égayée aux dépens de Mlle Obliga-
toire.

383
La fin d’un monde

Mlle Obligatoire était une pauvre institutrice de Vendée


qu'on boycotta. Quand elle arriva pour prendre possession de
son poste elle ne put trouver, dans tout le pays, ni un boulanger,
ni un boucher qui consentît à lui fournir du pain ou de la
viande.
Tous les journaux rirent beaucoup de l'aventure. Pour
moi, je l'avoue, je ne jugeai pas la plaisanterie très drôle. Qu'il
est dur parfois le sort de ces pauvres institutrices primaires,
obligées pour vivre de cacher leurs sentiments religieux, errant
de résidence en résidence avec une méchante robe de mérinos
sur le dos, livrées à toutes les fantaisies des supérieurs ! Si elles
se tournent vers le curé pour chercher quelque consolation mo-
rale, elles sont dénoncées rue de Grenelle, si elles s'adressent à
l'inspecteur, c'est encore pis. Ce fonctionnaire, d'ordinaire, a les
mœurs des nouvelles couches, il se monte en adressant aux jeu-
nes filles, au moment des examens, des questions obscènes
comme celles dont on nous cite chaque jour des exemples, et la
malheureuse [441] institutrice qui réclame une faveur est obli-
gée de passer par ce que veut le dispensateur de l'avancement.
Je pensais, en tout cas, qu'au moment où M. Obligatoire
lui-même se présenterait à l'Institut, toute la presse conserva-
trice allait lui donner une aubade amusante. M. Obligatoire, en
effet, n'avait aucun titre aux honneurs académiques, il n'a ja-
mais publié qu'un livre : La Morale de Plutarque que personne
n'a voulu lire. Il représente purement et simplement la Réforme
universitaire actuelle, c'est-à-dire l'Ecole sans Dieu, le Caté-
chisme proscrit, le Crucifix jeté dans le tombereau à ordures.
Buisson, qui fut mêlé de près à ces oeuvres néfastes, n'eut
garde de n'en pas féliciter l'auteur des Rapports sur l'Ensei-
gnement primaire à Paris, l'auteur des Mémoires au préfet de
la Seine et des Notes au Conseil municipal, il précisa bien net-
tement le caractère de cette élection140 :
L'entrée de M. Gréard à l'Académie contribuera à mettre
en lumière cette saine, sage et virile éducation dont il a parlé
mieux que personne et dont il avait plus que personne le droit
de parler.
Son élection au premier tour et malgré une opposi-
tion qui ne s'adressait en rien à sa personne, n'est pas seulement
un succès de plus pour lui, c'en est un pour la cause dont il est le
plus illustre champion. L'Académie ouvrant ses portes à l'ensei-
gnement laïque et universitaire dans ce qu'il a de plus pur, de
plus élevé à tous égards, cela aussi est un signe des temps , cela

140 Revue pédagogique, 15 décembre 1886.

384
La fin d’un monde

aussi donne la mesure du chemin que nous avons fait. Et si nous


ajoutons que c'est le fauteuil de l'auteur de la loi du 15 mars 1830
que va occuper M. Gréard au lendemain du vote de la loi du 31
octobre 1886, la signification est plus claire encore, il semble que
l'Académie ait voulu s'associer au mouvement qui pousse la
France dans les voies du progrès.
Du moment que l'Académie approuvait l'Enseignement
sans Dieu, j'aurais préféré qu'elle prît Buisson. Celui-là, du
moins, a le courage de son opinion et estime sans doute comme
il l'écrivait jadis : « Que la livrée du prêtre est aussi déshono-
rante que celle du soldat. »
[442]
Il eût semblé naturel, tout au moins, que ceux qui pen-
sent à l'Académie qu'une nation qui professe ouvertement
l'athéisme est d'avance condamnée à périr, s'abstinssent de fi-
gurer à la réception de Gréard, lui fissent comprendre par la
poignée de main refusée, par le dos tourné, le dédain du regard,
en quel mépris ils tenaient cette loi du 31 octobre 1886, qui est
l'œuvre propre de M. Gréard. Il n'en a rien été, les Catholiques
ont été charmants pour M. Gréard, le duc de Broglie a fait de lui
un pompeux éloge.
Les imbéciles sont ceux qui se sont échinés le tempéra-
ment à combattre cette loi maçonnique qui a fait tomber la
France au-dessous des peuplades barbares où l'on a du moins la
notion d'un Être suprême. Ils n'arriveront jamais à rien ; ils au-
ront beau entasser cinquante volumes supérieurs à la Morale de
Plutarque, ils ne seront jamais de l'Académie, ils n'ont pas
compris que tout cela était comédie, tirade convenue, attitude
scénique et qu'il ne fallait prendre ces feintises que pour ce
qu'elles valent.
C'est la vie du théâtre. Accoudés à un portant les deux
premiers rôles causent ensemble.
— Tu viens souper ?
— Non, pas ce soir !
— Je t'en prie.
— Voyons, en scène ! leur dit le régisseur, vous allez
manquer votre entrée.
Vous entendez, tout à coup, venir de la salle ce bruit
d'applaudissements qui produit un effet particulier quand on ne
voit pas ceux qui applaudissent, le tonnerre de ces bravos qui
vous arrive en bloc comme une salve de balles tirées en même
temps.
Le premier rôle a foudroyé la femme de son mépris : « A
genoux, misérable créature, je vais vous tuer ! »

385
La fin d’un monde

Le rideau tombe et le couple revient bras dessus, bras


dessous…
C'est la même chose sur le théâtre politique et sur le théâ-
tre académique.
[443]
— Soyez maudits, vous qui nous avez tout enlevé, qui
nous avez pris l'âme même de nos enfants…
C'est le final. L'orateur va se rafraîchir et son adversaire
le congratule pendant qu'il s’éponge.
— Vous avez été vraiment trop bien…
— Vous trouvez… Je vous assure cependant que je n'étais
pas en train.
— On ne s'en serait pas douté à vous entendre.
— Vous êtes trop aimable.
Gréard sera enterré encore plus brillamment que le Loi-
sillon de l'Immortel, qui, du moins, lui, n'a jamais fait de mal à
personne, vivant, il aura été brodé, palmé, cravaté de rouge, ha-
billé de vert , mort, il aura comme Franc-M açon la députation
maçonnique et en même temps les pompes de l'Église.
Sans doute il y a bien l’au-delà et ce doit être un vilain
moment que celui où l'homme ballotté par les croquemorts à
chapeau ciré se retrouve seul dans le cercueil rempli de la pou-
dre blanche appelée le « conservateur », et se voit face à face
avec cette pensée : « J'ai consacré toute mon intelligence à pré-
parer une loi qui prive les enfants de tout idéal divin et qui est
destinée, dans un bref délai, à faire de la France un peuple de
désespérés, de souteneurs et de récidivistes. »
Ce qui est évident, au point de vue humain, c'est que tous
ceux qui ont pris part à la guerre faite aux croyances de la majo-
rité des Français n'en ont jamais éprouvé le plus léger dommage
en tout ce qui touchait à leurs commodités terrestres. Ils ont tiré
de leur servilité envers la Maçonnerie triomphante d'innombra-
bles avantages matériels et ceux qu'ils persécutaient ne se sont
même pas permis de leur battre froid ou de leur faire grise mine
un seul jour , ils ont détruit la vieille France, et ceux qui repré-
sentaient la vieille France n'ont jamais eu que des sourires pour
les destructeurs.
Il n'y a pas là, notez ceci, la manifestation d'une indif-
fé[444]rence intellectuelle absolue qui aurait un caractère assez
intéressant, la proclamation, par exemple, du retour pur et sim-
ple aux mœurs païennes, le culte rendu uniquement à tout ce
qui est beau plastiquement, l'adoration du Plaisir sous toutes

386
La fin d’un monde

ses formes, la glorification bravement déclarée de la Chair et de


la Matière.
Tous ces académiciens font semblant d'avoir des princi-
pes, et ils disent : Sursum corda. Après avoir pressé sur leur
cœur un des pères de la Belle Hélène et du général Boum, un
des millionnaires enrichis par des cascades, des polissonneries,
des obscénités, des grivoiseries, des outrages à tout ce qui est
pur et généreux, ils s'interrogent entre eux : « Ils étaient deux,
n’est-ce pas, pour accomplir cette œuvre d'une haute moralité
sociale, il faut aller chercher l'autre. »
C'est Jules Simon lui-même, l'auteur du Devoir, qui va
recevoir Henri Meilhac en chantant les couplets de la gantière :
Hier à midi la gantière
Voit arriver un Brésilien.
…………………………..
Et voilà comment la gantière
Sauva les jours du Brésilien.

Cette gantière, on la connaît, elle se tient dans un petit


magasin, on entre, on tire un louis.
On vous demande « Faut-il rendre la monnaie ? » Si on
répond non, on passe dans l'arrière-boutique…
Si on disait à Jules Simon: « Ma foi, je viens d'aller chez
une gantière pour y libérer mes instincts, » il se draperait dans
sa dignité de vieux philosophe et prendrait sa tête de moraliste
en murmurant : « Epargnez-moi ces détails. » Il louera cepen-
dant celui qui a chanté cette gantière se livrant à la prostitution
clandestine, et toute la presse le louera et un officier fera porter
les armes à ses soldats, quand le récipiendaire passera escorté
des hommes les plus solennels et les plus graves de la France.
Toujours dignes et majestueux, les académiciens finiront
[445] par humer l'odeur des vents de Zola ; ils feront bien mine
de résister un peu d'abord, puis la campagne de presse déjà
commencée s'accentuera et un Cherbulier quelconque, ou quel-
que professeur au Collège de France, excessivement peu folli-
chon dans la vie ordinaire, viendra, avec des citations latines,
développer ses idées esthétiques sur ce que la Mouquette a
montré.
C'est le mensonge et la majesté vaine de toutes ces choses
que Daudet excelle à mettre en lumière. Ce jour, tout à coup
ouvert sur des êtres qui ne vivent que dans l'artifice et le conve-
nu, explique la souffrance aiguë, l'exacerbation que des livres
comme l'Immortel excitent chez beaucoup. Au premier moment

387
La fin d’un monde

on ne sent rien, mais, un peu plus tard, certains se tordent


comme sous l'action d'un breuvage à effet lointain : cette goutte
de vérité les remue plus que ne ferait une coupe de fiel. Le mot
que Lamboire, l'académicien, jette tout à coup dans une discus-
sion : « Tous les corps constitués sont lâches » semble à ceux
qui ont nommé Léon Say et Gréard un mot dit la veille et ils se
demandent si ce n'est pas eux qui ont prononcé ce mot sur eux-
mêmes.
Voilà ce qui constitue la force du terrible et doux iro-
niste : il a pour le Vrai humain une sorte de passion
« intrépide », pour employer l'expression très exacte de Pont-
martin.
Quand l'œil de l'observateur, cet œil d'une si étrange
acuité et aussi d'une si poignante tristesse, a vu, quand il a saisi
l'insincère d'une chose, l'imposture d'un être, la plume ne peut
s'empêcher d'écrire.
En dehors d'une fraternelle amitié personnelle, c'est cet
amour de la vérité qui nous a rapprochés intellectuellement
malgré tant de motifs de désaccord, nous avons eu seulement
un point de départ différent.
Daudet est né avec l'irrespect dans le corps, le besoin
d'ouvrir les petites boites pour voir ce qu'il y a dedans, moi, je
suis resté longtemps étonnamment naïf, gobeur et peu curieux,
aimant la contemplation plus que l'investigation.
[446]
J'ai toujours trouvé admirable ce mot de saint Thomas
d'Aquin. II était à son travail, lorsqu'un jeune frère vint lui dire :
« Regardez donc ! Voilà un bœuf qui vole en l'air ! » Le saint se
met à sa fenêtre, et l'autre éclate de rire : « Comment avez-vous
pu croire cela ? »
— Il me semblait bien plus naturel d'admettre qu'un
bœuf volât en l'air que de supposer qu'un religieux pût mentir.
C'est là un sentiment très parisien. Le Parisien est d'es-
sence crédule, il se livre à tout, il croit tout, mais il sait se re-
prendre. Quand il a mis l'objet en mains et qu'il comprend
qu'on l'a bafoué, il n'est point endormi pour railler ceux qui l'ont
mystifié. « Ce sont des farceurs, pense-t-il, faut le leur dire. »

Le bon Sursum corda n'est point celui des Académies et


des discours de bâtonnat, le Sursum Corda, où des bouffons
comme Halévy alternent avec des Pharisiens comme Grévy, le
vrai Sursum corda, c'est encore celui de l'Église, il est le même
dans la cathédrale et dans la chapelle du hameau, sous les voû-

388
La fin d’un monde

tes de Saint Pierre de Rome et dans la cahute couverte de paille


de riz où de petits Annamites, comme me le racontait un soldat,
servent la messe à quelque missionnaire barbu, à deux pas de
l'endroit où les Chrétiens fidèles à la France ont été égorgés avec
l'approbation de Paul Bert.
Au Moyen Age, c'était la multitude tout entière assemblée
dans l'église qui répondait la messe et le Saint Sacrifice devait
ainsi remuer plus profondément les âmes. C'est très beau du
reste ce Sursum corda.
— Sursum corda, dit le prêtre, pour recommander le re-
cueillement absolu, et le peuple répond : Habemus ad Domi-
num, nos cœurs sont tournés vers Dieu et nos dispositions sont
pures et saintes.
Gratias agamus Domino Deo nostro, ajoute le prêtre.
Et le peuple des fidèles intervient vraiment dans l'acte
que va accomplir le prêtre, il s'y associe et lui donne l'adhésion
de son intelligence et de son cœur, il dit : « Nous vous [447] ap-
prouvons, nous ratifions ce que vous faites, cela est digne
d'hommes comme vous et nous ; cela est convenable et juste,
dignum et justum est…

389
La fin d’un monde

IV

L'HONNEUR ET
LA LÉGION D'HONNEUR
Le sacrifice humain.— Pourquoi Wilson n'a pas parlé.— Le trafic des
croix.— Ce que Lockroy pensa du marchand de cirage et ce qu'il
en advint.— Les scrupules de Dautresme.— Le conseil de la Lé-
gion d'honneur.— Le cas d'Erlanger et de Gragnon.— Ceux qu'on
décore et ceux qu'on ne décore pas.— Le nommé Chourier.

L'Eidolon, l'Idole mensongère, est partout. Parfois, ce-


pendant, le Simulacre apparaît à tous, si usé, si mangé par les
vers, si plein de vétusté, si creux, qu'il semble qu'il n'y ait plus
qu'à le jeter au feu. Alors tous ceux à qui l'Idole sert emploient
les grands moyens, on se décide à un sacrifice humain…
C'est ainsi qu'on sacrifia un Anglais du nom de Daniel
Wilson. Cet Anglais trafiquait de la croix d'honneur, absolument
comme tous les hommes politiques d'aujourd'hui, mais il faisait
plus d'affaires qu'eux, et ce succès s'expliquait facilement. En
dehors de l'emplacement particulièrement favorable qu'occu-
pait son magasin, Wilson apportait à son commerce les qualités
qui distinguent sa race : l'ordre, le sérieux, la régularité dans les
livraisons. En faut-il plus pour faire comprendre que sa bouti-
que fut mieux achalandée que celle de ses petits camarades ? II
était nécessaire que l'opinion publique parût indignée et qu'un
exemple fût fait. Wilson dut se résigner.
C'est là un épisode très intéressant, et, somme toute, très
obscur. Pourquoi cet homme ne s'est-il pas défendu ? Il avait
dans ses 22,000 dossiers le secret de toutes les [449] turpitudes
contemporaines ; il n'a pas répondu une seule fois ; il a été atta-
qué par des gens qu'il aurait pu perdre d'un mot et il ne l'a pas
fait. Un de mes amis arrive un jour chez une femme qui joue
dans le monde politique le rôle de l'héroïne de Bel Ami, il la
trouve en larmes : « Ah ! Quel malheur ! X… est perdu. Wilson
va parler ! »
Wilson n'a jamais parlé. Quelques personnes qui le
connaissent attribuent ce mutisme à une sorte de sentiment du
devoir professionnel qui existe chez les entremetteuses. Certai-
nes de ces créatures passent en jugement devant des magistrats

390
La fin d’un monde

qui étaient chez elles quelques jours auparavant ; elles se lais-


sent traiter comme des misérables et ne protestent pas. Une
seule, dans une ville de province, manqua de discrétion et fut
blâmée par ses collègues…
Le président avait pris son organe des grands jours pour
dire à l'accusée :
— Femme X…, la Justice a besoin de quelques détails
pour reconstituer, dans leur triste vérité, les scènes de honteuse
débauche qui se sont passées chez vous. Il paraît que la pièce
principale était au premier étage ; où était le lit ?
— Voyons, Emile, s'écria la malheureuse, tu sais bien
qu'il est à droite…
Wilson aurait obéi à un sentiment analogue, il a dit à
quelqu'un qui avait entr'ouvert, par hasard, un des 22,000 dos-
siers et qui lui demandait pourquoi il ne se servait pas des do-
cuments qu'il possédait : « Ma foi non ! Ces gens-là ont eu
confiance en moi, je ne veux pas qu'ils aient à s'en repentir. »
Peut-être aussi, en échange de la réserve promise par
Wilson, a-t-on gardé le silence sur des actes beaucoup plus gra-
ves et a-t-il été convenu qu'on n'insisterait que sur certains faits
et qu'on garantissait l'acquittement.
Il ne faut pas oublier, en effet, que la vie présente appa-
raîtra aux historiens de l'Avenir sous un aspect absolument dif-
férent de celui qu'elle a aujourd'hui. Cette vie qui semble, grâce
aux journaux et aux Chambres, se passer sur la place [450] pu-
blique, est en réalité mystérieuse comme la vie de la Venise
d'autrefois.
Tandis qu'on arrête des passants à onze heures du soir,
rue Sainte-Anne, à deux pas du boulevard, un directeur de la
Sûreté emploie tranquillement les fonds secrets à organiser en
Angleterre une expédition de casseurs de portes pour se saisir
de documents qui l'intéressent, il soudoie des bravi pour es-
sayer d'assassiner un journaliste qui possède certains papiers.
Une autre fois c'est le baron Seillière qu'on séquestre à
l'improviste. Tous les médecins déclarent qu'il appartient à la
classe des fous dangereux et qu'aussitôt en liberté il commettra
un crime, on le délivre sans qu'on sache pourquoi, comme, d'ail-
leurs, on l'a enfermé sans aucun motif, et il s'en va tranquille-
ment.
Ajoutons que celui-là semble avoir jugé l'administration
française avec une intelligence qu'on n'aurait pas supposé chez
un homme aussi complètement aliéné, sitôt libre il a disparu
sans demander son reste, selon une expression populaire, en

391
La fin d’un monde

ayant l'air de dire : « Il fera chaud quand je reviendrai dans un


pays pareil ! »
Quelques mois après, une bande se prépare à envahir le
château de la Boissière, où le commandant Herriot est séquestré
à son tour, l'attaque échoue et le commandant est plus sévère-
ment claquemuré que jamais, sans qu'aucune explication ne soit
donnée sur tous ces faits étranges.
Quelque temps avant, le fils d'un fonctionnaire de la
Chambre des députés s'était mis à dévaliser les appartements. Il
s'introduit ainsi, en fracturant les portes, chez le vicomte Faviè-
res, chez le comte de Lambelle, chez la vicomtesse de Ballu et il
fait main basse sur l'argenterie et les bijoux. Tout le monde sait
le nom de celui qui commet ces méfaits. Le journal le XIXe Siè-
cle le désigne très clairement.
Depuis six mois, dit le XIXe Siècle, de nombreux vols
ont été commis avec une audace extraordinaire dans différents
hôtels particuliers des Champs-Élysées, du faubourg Saint [451]
Germain, des quartiers de la Madeleine, de l'Europe et de la
Plaine Monceaux.
Or, il paraît certain que l'auteur de ces vols porte le
même nom et est le proche parent du chef du cabinet de M. le
ministre de l'Intérieur, lequel chef de cabinet est l'intime ami et
le protecteur de M. Levaillant, directeur de la Sûreté générale141.

Le chef du cabinet ne poursuit pas le journal qui l'accuse


ainsi d'entraver l'action de la justice, le dévaliseur d'apparte-
ments n'est pas arrêté davantage, il continue à se montrer avec
des filles dans les cafés du boulevard, et tout finit par
s’arranger….
Vols de lettres, attentats à main armée accomplis soit par
des fonctionnaires, soit par des particuliers, détentions arbitrai-
res, ce sont les mœurs de la fin du XVIe siècle, mais toujours
avec des messieurs solennels, qui se tiennent dans le fond du
décor et qui déclarent que l'arbitraire de jadis a fait place à des
institutions tutélaires…

141 On écrirait un volume sur la Sûreté et les fonds secrets du temps


d'lsaias, rien qu'en reproduisant ce que vous racontent les Républicains eux-
mêmes. Non content d'avoir fait nommer un de ses parents condamné deux
fois pour vol à un emploi de dix mille francs au Tonkin, Isaias avait pour
homme de confiance un ancien repris de justice qui vivait avec une sage-
femme et qui était chargé spécialement d'espionner la police officielle : les
commissaires de police et les officiers de paix.
Le comble c'est l'ineptie de certains députés conservateurs qui votent
imperturbablement le maintien des fonds secrets qu'on emploie ainsi.

392
La fin d’un monde

L'affaire Wilson semble avoir été une machination de ce


genre. La foule badaude n'y a vu que du feu, elle a vu les jour-
naux partir tout à coup en guerre contre Grévy et elle s'est dit :
« Les journaux sont-ils honnêtes ! » de même qu'en voyant tous
les journaux déclarer qu'il faut à tout prix voter pour le Panama,
elle se dit : « Les journaux sont-ils patriotes ! »
La vérité est que les tripotages de Grévy et de Wilson
étaient connus de tous depuis de longues années. Il y a [452]
quatre ans notre confrère Simon Boubée fut condamné à trois
mois de prison pour avoir flétri ces scandales et l'avocat général
Bernard profita de l'occasion pour appeler l'écrivain « coupe-
jarret littéraire ».
La presse républicaine ne bougeait pas alors. La levée en
masse, au nom de la Vertu outragée, fut organisée avec les pro-
cédés qu'on emploie pour lancer une affaire financière. Il y eut
là un complot ourdi par Ferry et Bismarck. La femme d'un em-
ployé supérieur de la marine qui, grâce à un concours de cir-
constances bizarres, fut chargée d'une mission à Berlin et vit le
prince de Bismarck, m'a donné des détails très curieux là-
dessus. Bismarck, à ce moment, voulait à tout prix avoir Ferry à
la Présidence.
Le trafic de croix, encore une fois, est habituel aux Répu-
blicains sans acception de parti.
Un électeur même de M. Clemenceau, quel que puisse
être son état de dépression intellectuelle et morale, ne me sou-
tiendrait pas sérieusement que M. de Freycinet se soit dit un
beau matin : « Il existe un Juif bavarois nommé Cornélius Herz,
qui, il y a cinq ans, est arrivé sans le sou de Chicago, où il avait
fait de mauvaises affaires, le mérite de ce monsieur est telle-
ment éclatant que je m'en vais le nommer grand officier de la
Légion d'honneur. »
Cette croix a été payée et j'ai montré précédemment en
échange de quels services d'argent elle a été accordée142.
D'ailleurs, quand les Radicaux ont voulu écraser les Op-
portunistes sous le poids de leurs crimes, les Opportunistes ont
répondu : « Votre indignation, ô Radicaux ! Est généreuse et
vous honore, mais enfin, suum cuique, nous avons nos décorés,
mais vous avez les vôtres : que chacun garde ses décorés ! »
C'est ainsi que le ciragiste fut restitué à Lockroy.

142 Voir Livre VIIe, les détails sur la décoration de Cornelius


Herz.Voir Livre VIIe, les détails sur la décoration de Cornelius Herz.

393
La fin d’un monde

Croyant que le ciragiste avait été décoré par Dautresme,


les Radicaux avaient pris feu. « Nouveau scandale ! Le ruban
glorieux ! » [453] « Où allons-nous ? »
— Halte là ! leur répliqua Dautresme, ce n'est pas moi qui
ai décoré l'homme au cirage, c'est Simon dit Lockroy. Pour ce
qui est de moi, je me suis obstinément refusé à signer sa nomi-
nation.
La vérité se fit jour alors. La vertu du nouveau chevalier
reluisait moins que son cirage.
Il avait été condamné d'abord à 1200 francs d'amende
pour contrefaçon, puis à trente amendes pour infraction à la loi
sur le travail des enfants dans les manufactures.
En présence de pareils titres de recommandation, le fa-
vori de Lockroy semblait avoir plus besoin d'une lessive que
d'une récompense honorifique et Bobèche aurait dû compren-
dre que ce qu'il fallait à son protégé, ce n'était pas la Légion
d'honneur, mais le Bain…
Bobèche ne pensa pas ainsi. Il avait fait sa carrière en
s'introduisant dans la famille de Victor Hugo, qui a célébré les
enfants dans des vers toujours paternels et émus, il trouva très
comique de placer l'étoile de l'honneur sur la poitrine de
l'homme qui avait exploité l'enfance pauvre. Grâce à notre Tur-
lupin, le ciragier devint chevalier de la Légion d'honneur comme
s'il eût combattu aux côtés de Courbet et de Négrier.
Cette révélation refroidit l'ardeur des Radicaux, qui,
après avoir réclamé une cellule à Mazas pour Wilson, coupable
d'avoir trafiqué des décorations, n'en réclamèrent pas une pour
Lockroy….
Le XIXe Siècle se garda même de publier in extenso la let-
tre du ciragiste qui constatait qu'il avait été décoré non par Dau-
tresme, mais par Lockroy….
Ajoutons que ce Dautresme, si sévère pour le chevalier du
cirage, avait été lui-même condamné à un mois de prison pour
coups et blessures dans de fort vilaines conditions.
Voyez-vous ce ministre porteur d'un casier judiciaire et
faisant le renchéri à propos des antécédents de ce fabricant d'un
produit, d'ailleurs utile, qui n'en est encore qu'à l'amende. L'im-
pudence de ces gens là est énorme.
[454]
Ce qui est émouvant là-dedans, c'est la fin de ce Simula-
cre qui fut adoré sérieusement jadis par des cœurs si nobles et si
vaillants.

394
La fin d’un monde

II s'était donné tout entier au pays, ce grenadier de Napo-


léon ; il n'avait connu ni la joie d'avoir un foyer à lui, des en-
fants, ni le bonheur même de revoir son champ, son village,
d'embrasser ses vieux parents, les jambes brisées par quelque
boulet, il était près d'expirer au fond d'une région inconnue, à
Eylau ou à Smolensk. Soudain, l'Empereur arrivait, attachait la
croix sur l'uniforme noir de poudre, le soldat criait « Vive l'Em-
pereur ! » et mourait dans une extase, en regardant la croix…
Les drôles qui nous gouvernent ont trouvé moyen de faire
de cela une marchandise… et c'est fini. C'est une poésie morte,
une Idole tombée dans la boue et qu'on ne parviendra pas à re-
mettre sur pieds.
Je regrette que parmi les membres de la droite, dont
beaucoup ont noblement gagné leur croix, il ne s'en soit pas
trouvé un seul pour agrandir le débat, pour dire de belles choses
que le pays sentait devoir être dites et qu'il aurait voulu enten-
dre143.
Quelle plus magnifique occasion, cependant, de donner
un pendant au fameux discours du général Foy sur la Légion
d'honneur, que de demander au ministre de la guerre, qui a le
grand chancelier sous ses ordres, ce qu'il entend par l'honneur !

143 Ce n'est que beaucoup plus tard, dans la séance du 10 mars 1888,

au moment de la discussion du budget, que M. le Provost de Launay, avec


beaucoup de ménagements encore, a fait allusion à la tribune à la nomina-
tion scandaleuse de Cornélius Herz.
Ces croix, accordées aux étrangers, a-t-il dit, sont souvent données
d'une manière bien fâcheuse. Je ne citerai pas de nom. Je me contenterai de
donner les étapes fournies par un haut dignitaire étranger de la Légion
d'honneur.
Il s'agit d'un étranger qui n'a rendu aucun service à notre pays. C'est
un banquier, et il est venu en France s'occuper d'affaires. Il a reçu, en 1878,
d'abord les palmes d'officier d'Académie, puis il a été nommé chevalier de la
Légion d'honneur en 1879, officier en 1881, commandeur en 1883, grand
officier en 1888. (Exclamations et interruptions.)
M. LE COLONEL BARON DE PLAZANET. Où s'arrêtera-t-il ?
A droite. -Dites son nom !
A gauche. –Nommez-le
M. PAUL DE CASSAGNAC. C'est M. Cornélius Herz.
Beaucoup de journaux n'ont même pas mentionné cet incident, la
plupart n'ont pas cité le nom de Cornélius Herz. Rapprochez ce silence, gardé
à propos d'un juif, de l'espèce de fureur avec laquelle tous les journaux re-
produisaient les détails les plus insignifiants relatifs aux décorations de Wil-
son, et vous comprendrez de plus en plus que la Presse est conduite par des
forces invisibles. Vous ne voyez que le mouvement extérieur et les causes
déterminantes vous échappent.

395
La fin d’un monde

C'est par le sentiment qu'elle a de l'honneur, qu'on peut


[455] voir où en est une nation. L'honneur n'est plus la simple et
stricte honnêteté, c'est quelque chose de plus, c'est le superflu,
le raffinement, en quelque sorte, de la vertu civique et militaire,
la fleur brillante du Devoir.
Que pense sur ces questions ce Conseil de la Légion
d'honneur, dont le rôle a été si effacé au milieu de récents inci-
dents ?
A côté d'un renégat comme Renan, qui ne doit pas être
bien chatouilleux sur le point d'honneur, on voit là des géné-
raux : le général Frébault, le général Lecointe, le général Lalle-
mand.
Ce Conseil a un pouvoir disciplinaire, il retire le droit de
porter les insignes de l'ordre, pendant un temps plus ou moins
long, à des légionnaires qui n'ont pas été frappés par la loi, ce
qui implique qu'il attache un certain prix à la dignité person-
nelle de celui qui reçoit la croix.
Dans quelle circonstance retire-t-on le droit de porter la
croix ? Pour un scandale par exemple : un vieux brave se sera
piqué le nez, il aura été compromis dans une rixe, on trouvera
qu'il déshonore le ruban.
Voici maintenant M. Erlanger. Il a été acquitté, mais il
n'a pu échapper à des considérants qui équivalent à une
condamnation morale, le tribunal a dû reconnaître qu'il avait
employé les plus blâmables procédés pour dérober l'argent du
prochain.
[456]
Les généraux qui font partie du Conseil de l'ordre de la
Légion d'honneur trouvent-ils que ce forban financier soit digne
de porter cette rosette d'officier, qui est la récompense suprême
de tant de vaillants soldats ?
On aimerait à avoir là-dessus l'avis des chefs de l'armée.
Le général Lallemand, il est vrai, a laissé deviner ce qu'il
éprouvait devant toutes ces hontes, écoeuré, il a donné sa dé-
mission, il est parti, mais le général Charreyron est entré et tous
ceux qui estiment le général Charreyron seraient heureux de
savoir ce que le général pense du cas d'Erlanger et du cas de
Gragnon.
Le cas de Gragnon ne prête à aucune équivoque. L'arrêt
de non-lieu dit, en toutes lettres, à l'ancien préfet de police qu'il
est convaincu lui, fonctionnaire public, d'avoir détourné un dé-
pôt confié à son honneur, « d'avoir arbitrairement disposé de

396
La fin d’un monde

lettres saisies et cherché à dissimuler la disparition de ces let-


tres en y substituant des lettres nouvelles ».
Ce détournement particulier a été révélé grâce à un
concours de circonstances exceptionnelles, mais d'innombra-
bles actes de ce genre se sont passés depuis que nous vivons
sous le régime actuel144.
[457]
Il faut avoir eu, comme moi, l'occasion de suivre les au-
diences pour savoir l'accueil qui serait fait par le président à un
accusé ordinaire qui essayerait de se plaindre d'un attentat de ce
genre.
— Accusé, n'aggravez pas votre situation par ce système
de défense invraisemblable.
-Mais, monsieur le président, je vous assure…
— Assez… respectez les fonctionnaires choisis par le gou-
vernement. Ce que vous dites est inadmissible.
Je ne sais pas où ces hommes de robe trouvent les into-
nations qu'ils prennent pour prononcer ces mots-là. C'est rau-
que et dur avec un je ne sais quoi d'ironique et de bassement
gouailleur. J'ai essayé d'imiter cela, une fois rentré à la maison,
pour distraire mes amis, je n'ai jamais pu y réussir.
L'homme qui a été convaincu de tels actes a pu échapper
à un châtiment effectif, grâce à des influences que chacun
connaît, il n'en est pas moins noté d'infamie, il est hors l'hon-
neur….
Il ne trouverait personne pour se battre en duel avec lui,
il ne trouverait même pas de témoins, à moins de choisir, dans
son ancien personnel, des hommes qui, lorsqu'on leur deman-

144J'ai cité dans la France Juive, avec preuves à l'appui, le tour ima-
giné par un commissaire de police pour perdre un prêtre dont la haute vertu
gênait les Francs-Maçons : il interrogeait les témoins, les laissait déposer
librement, puis les faisait signer au bas d'une feuille blanche sur laquelle il
mettait tout le contraire de ce qu'ils avaient dit.
Dans l'affaire montée contre un autre prêtre, l'abbé Mulot, Anquetil,
alors procureur de la République à Amiens, avait fait disparaître du dossier
le procès-verbal du juge de paix qui innocentait absolument l'accusé. Ce fut
par hasard, grâce à la déposition d'un témoin, qu'on apprit qu'il y avait un
procès-verbal. L'auditoire indigné protesta contre la conduite du procureur
de la République et le président, très honnêtement, ordonna que l'enquête
fût produite: on y trouva la preuve qu'une des plus perfides insinuations
dirigées contre l'abbé Mulot n'avait pas le moindre fondement.
« Peu de temps après, ajoute le Soleil, la loi d'épuration permettait
de révoquer M. Delepouve, l'honnête président du tribunal d'Amiens. Par
contre, M. Anquetil recevait de l'avancement: on le comma juge à Paris. »

397
La fin d’un monde

derait leur carte pour les annoncer, feraient passer des cartes
d'agents des mœurs.
Comprend-on, dans de pareilles conditions, qu'au len-
demain même de l'arrêt flétrissant, les généraux qui font partie
du Conseil de l'ordre n'aient pas prononcé par acclamation la
radiation de Gragnon des cadres de la Légion d'honneur.
Du moment où la croix n'est plus un signe de l'honneur,
du moment où elle peut s'étaler sur la poitrine d'un homme qui
a manifestement failli à l'honneur, elle n'a plus de raison d'être
et la décoration elle-même que portent le général Lecointe, le
général Charreyron et les autres membres du Conseil de l'ordre
n'est plus qu'une inutile et vaine ferblanterie, puisque ces mes-
sieurs admettent qu'elle peut être portée par des gens qu'un ar-
rêt public a déclaré être des coquins.
[458]
Ah oui ! il y aurait eu un émouvant discours à faire sur la
Légion d'honneur et sur l'étrange manière dont fonctionne ce
Conseil qui ne conseille jamais.
Quel contraste saisissant à établir entre ceux qu'on dé-
core et ceux qu'on ne décore pas !
Avez-vous lu dans le Figaro145 un article de Grison sur le
nommé Chourier ?
Ce Louis Chourier, un fils de paysan, attaché au service
des postes, accomplit pendant la guerre de véritables actes d'hé-
roïsme attestés par les chefs de corps qui en ont été témoins.
Il est à ma connaissance, écrit le général Pajol, et je
me plais à lui en rendre justice, que le nommé Louis Chourier,
employé des postes et détaché au quartier impérial, a rendu pen-
dant les premiers jours de la campagne les plus signalés services,
s'exposant à plusieurs reprises à être fait prisonnier.
Chargé de porter des dépêches au commandant du 5e
corps, à Beaumont, il le fit au péril de ses jours, ce corps étant a
lors très compromis.
De même à Sedan, il aida à sauver le trésor du 1er
corps, abandonné dans le chemin creux de Givonne et, aidé de
quelques chasseurs, il le rapporta à la sous-préfecture.
Le 1er septembre, au plus fort de l'action, et obligé de
traverser les lignes ennemies, il porta des dépêches au général
Vinoy, qui lui prescrivaient de prendre les précautions nécessai-
res pour ne pas se laisser envelopper.
Le nommé Chourier ne s'est pas acquitté de ces di-
verses missions sans exposer sa vie.
Aussi je lui donne ce certificat, indiquant quel a été
son courage et son dévouement à remplir ses devoirs.

145 Figaro, 13 juillet 1887.

398
La fin d’un monde

« L'aide de camp de service le jour de


la bataille de Sedan,
« Général V. Padol.
De retour à Paris avec le corps de Vinoy, Chourier se dé-
voue encore ; il tente une opération jugée impossible : la traver-
sée des lignes prussiennes, et il y réussit quatre fois. [459] Pour
cela il lui faut passer cinq fois la Seine et deux fois la Marne à la
nage, en plein hiver, sous le feu des sentinelles, dont il n'évite
les balles qu'en restant presque constamment sous l'eau glacée.
Tous ces faits sont certifiés de la façon la plus authenti-
que. Le général Schmitz déclare « que Chourier a été employé
aux missions les plus périlleuses pour porter des dépêches et
renseignements au dehors et qu'il n'a reçu pour cela aucune gra-
tification en argent ».
Le général Cholleton, qui était à Gennevilliers, déclare
que Chourier « l'a très exactement renseigné sur ce que faisaient
les prussiens à Houilles, à Bezons, Colombes, Chatou, etc. Grâce
à lui on a évité bien des surprises ».
Chourier, en effet, dit le Figaro, lorsqu'il revenait de
province à travers les lignes allemandes, ne se bornait pas à ap-
porter les dépêches dont il était chargé. Il examinait, écoutait et
venait exposer au gouvernement de la Défense nationale le fruit
de ses observations.
Cela ne se faisait pas sans danger. Des lettres du
maire de Houilles, du maire de Triel, de conseillers municipaux
de Carrières Saint-Denis, de Poissy, etc., nous apprennent qu'il a
été fait trois fois prisonnier par les Allemands et condamné à
mort comme espion. Il n'a dû son salut qu'au dévouement de
quelques patriotes qui, après avoir acheté ou grisé ses gardiens,
le déguisaient, lui coupaient les cheveux ou la barbe, le maquil-
laient, en un mot, et réussissaient à lui faire prendre la fuite. Le
maire d'une commune des environs de Paris a été décoré pour
avoir fait évader Chourier, dont les dépêches avaient une impor-
tance exceptionnelle.

Pour tous ces services, le malheureux Chourier n'a abso-


lument reçu aucune récompense. Non seulement il n'a pas été
décoré, mais il n'a pas obtenu le plus modeste emploi. Les piè-
ces qu'il avait envoyées sont restées sept ans à la Chancellerie
sans que personne daignât les examiner. Comme cela fait bien
comprendre l'incurie, l'indifférence de tout ce monde ! Pas un
officier n'a pris la peine de feuilleter le dossier ; nul n'est venu
dire au ministre, au moment où l'on a décoré Herz.
[460]

399
La fin d’un monde

— Voyons, mon général, voilà un brave Français qui mé-


rite cent fois plus la croix que ce Juif allemand américanisé. Dé-
corez Chourier !
Chourier ne sera jamais décoré146, Erlanger sera nommé
commandeur, on continuera à donner des palmes d'officiers
d'Académie à des maîtresses d'hommes politiques qui étaient
jadis cotées à dix louis sur les tableaux des matrones de Paris.
Puis, de temps en temps, quand les journaux auront été
syndiqués dans un intérêt quelconque, vous verrez éclater ce
qu'on appelle « un mouvement d'indignation » : la croix des
braves, l'honneur, mon honneur, son honneur, leur honneur…

146 On a pris en tout deux drapeaux prussiens dans la dernière

guerre ; l'un a été pris par le lieutenant Chebal, de l'armée de Metz, l'autre a
été pris le 23 janvier au combat de Pouilly, à la porte de Dijon, par un héroï-
que ouvrier qui, après avoir servi dans les zouaves pontificaux, s'était engagé
dans les francs-tireurs au moment de la guerre. Cet homme de cœur s'appelle
Victor Curtaz, il n'a pas été décoré.

400
La fin d’un monde

LE MONDE JUDICIAIRE

Au Palais de Justice.— Quelques lignes de M. Zadoc-Khan.— Le Tal-


mud et le Code.— Les victimes résignées.— Le Juriste romain.—
En bas et en haut.— Garde des sceaux et galope-chopine.— La
Jurisprudence est changée pour moi.— Un arrêt de Loëw.—
L'avocat général Loubers.— Férocité et corruption de la magis-
trature.— Les déblayements d'audience.— Physionomies de juges
et notes d'audience.— Les langueurs de souliers.— Les magistrats
gais.— Pas de noms, n’est-ce-pas ?— Un jeune prodigue.— Les
magistrats qui chantent.— La Polisseuse de pipes.— Les dessous
de la Justice.— Le procureur général Leblond et ses bâtards.— La
Sainte-Chapelle.— Le saint roy Loys.— La justice dans l'ancienne
France.— Le Code et la Coutume.— Le Justiza d'Aragon.—
L'élection des juges et la magistrature.

C'est au Palais de Justice qu'il faut aller si l'on veut voir


les sacrifices humains offerts chaque jour à l'idole mensongère à
laquelle nul ne croit plus…
C'est là que triomphe le Simulacre, sans qu'il soit même
permis de sourire du culte solennel que lui rendent des gens qui
ont pour la Justice actuelle plus de mépris que je n'en puis avoir
moi-même…
Là seulement on éprouve bien la sensation de ce que peut
être la fin d'une Société qui n'a plus aucun principe, aucune at-
tache de conscience, aucune corrélation avec le Divin qui est
dans toute la nature, aucun rapport avec cet idéal qui était dans
tous les hommes autrefois, qui ne vit plus que sur des formules
que modifient, selon l'argent versé, les faux prêtres chargés
d'appliquer ces formules arides et vaines.
Le Juif, d'un mot prononcé dans un endroit, qu'il sup-
pose [462] sans écho, dit à chaque instant la vérité sur ce qui est
présentement. M. Zadoc Khan dans une brochure : l'Esclavage
selon la Bible et le Talmud a expliqué ce qu'était la Justice pré-
sente:
« Cet admirable Code civil romain, écrit-il, qui a inspiré
tant de législateurs modernes, devait plaire à l'esprit fin et péné-
trant des auteurs du Talmud. »

401
La fin d’un monde

Et de fait, Byzance et Jérusalem fraternisent maintenant


au Palais, sous les auspices de la Maçonnerie : ces deux villes
mortes ont pris Paris tout vivant. Le Pharisien et le Juriste du
Bas-Empire, qui étaient faits pour se comprendre, se sont re-
trouvés après des siècles et travaillent de compagnie. La ruse
grossière du Juif se complète de l'astuce du Grec. Les subtilités
du Talmud se sont greffées sur les arguties des rhéteurs byzan-
tins. Le traité Baba Kamina ou le traité Ha Gozel s'est enté sur
le Digeste. Les gloses savantes, dans lesquelles les enfants
d'Israël apprenaient à tromper le Goy, se sont ajoutées aux
commentaires fallacieux, aux artificieuses distinctions des scri-
bes du Prétoire qui ont épilogué sur les Pandectes. R. Higa le
Grand, bar Kippara ou bar Bethera sont des autorités égales à
celles de Tribonien. Les Tosaphistes du Ghetto opèrent à côté
des Sophistes de la Rome impériale. La toge et le taleth se sont
accouplés et la simarre du conseiller laisse voir le Miszonophet
du Cohen-Hagadol.
Tous ces gens-là s'entendent à merveille : ils vont le ma-
tin à la même synagogue, l'après-midi au même tribunal et le
soir au même lupanar…
Le Code apparaît maintenant, non plus sous l'aspect d'un
livre qu'un magistrat des temps anciens ouvrait pour y trouver
un texte précis, mais sous la forme plutôt d'un immense rouleau
de Thora qui se déploierait à perte de vue, d'un gigantesque pa-
pyrus funéraire comme on en découvre dans les mausolées
d'Egypte. [463] Des hommes à mine patibulaire déroulent ces
palimpsestes qui sentent la pourriture et l'humidité glaciale du
tombeau et, d'une voix chevrotante et cassée, ânonnent les
fragments du rouleau qui leur paraissent s'appliquer plus ou
moins bien avec le cas dont il s'agit. Ils appellent cela des atten-
dus, des considérants et des vus : j'ignore pourquoi, car ces ju-
gements sont généralement inattendus ; quant aux juges, ils ne
sont pas considérés par eux-mêmes, ils n'ont rien considéré
dans l'affaire et ils n'y ont absolument rien vu…
Il résulte de cette collaboration entre Hérode et Justi-
nien, entre les Caïphes de Bullier et les Pilates de la conférence
Molé, je ne sais quoi d'horrible, de scélérat et de convenable en
même temps. Les gens reçoivent ces arrêts-là sans crier. J'ai
suivi des couples, le mari et la femme, têtes de braves gens tous
les deux, qui, frappés dans leur honneur et dans leurs biens,
descendaient l'escalier côte à côte, sans parler. Ce n'est qu'une
fois dehors, une fois le dernier municipal franchi, devant la

402
La fin d’un monde

grille, qu'ils se soulageaient, qu'ils disaient ensemble : « Quelles


canailles ! Où sommes-nous ? »
D'instinct, ils donnaient la note exacte sur la situation :
Nous ne sommes plus dans l'ancien Droit français ; vaincus,
nous sommes soumis à la loi du vainqueur.

J'ai indiqué déjà le rôle qu'avait joué dans la destruction


de la vieille France ce Juriste romain, qui, aux dernières heures
du Moyen Age, parvint à se glisser pour le corrompre dans ce
monde droit et croyant, qui, pendant des siècles, s'était si bien
passé de lui147.
Aujourd'hui il triomphe, comme il triomphera toujours
dans les sociétés qui agonisent. Il n'a point changé depuis Rome
et Byzance. C'est le suiveur de fortune, l'affranchi de Tibère, de
Claude et de Néron, le rédacteur à souple échine qui se charge
de convertir en arrêts pompeux les fantaisies de Théodora, l'in-
dispensable outil de tout bas impérialat.
A Rome, comme dans le Paris d'aujourd'hui, ces êtres
instrumentaires survivaient à toutes les révolutions de palais
[464] et ils passaient au nouveau maître avec les meubles des
appartements.
Pourquoi le despote les aurait-il chassés ? Où donc au-
rait-il trouvé des confidents plus commodes et des complices
plus serviles ? Abascentus, qui volait les dépêches des particu-
liers, servit cinq maîtres. Claudius Etruscus entassa des infa-
mies légales sous le règne de dix Césars et mourut à quatre-
vingts ans sous Domitien. Paul, l'affranchi de Constance, excel-
lait comme un Laferrière, un Cazot ou un Loëw à embrouiller,
au dernier moment, par un artifice de procédure, les causes
qu'on aurait cru les plus simples ; on l'avait surnommé la
Chaîne… In complicandis negotiis, dit Ammien Marcellin, arti-
fex dirus, unde et Catenae indictum est cognomen.
Le type est identique en haut comme en bas de l'échelle,
seulement, selon la position, il inspire des sentiments dissem-
blables. Odieux, quand il est environné d'honneurs, il émeut
presque quand il se débat dans la fange. Qui n'a rencontré, un
jour ou l'autre, dans une justice de paix, le déclassé que le peu-
ple désigne sous le nom de Galope-chopine. Le pauvre hère at-
tend que la cause dont il est chargé soit appelée en buvant une
absinthe au café d'en face et, parfois, on le voit passer la tête par
la porte entr'ouverte et (faute de montre), regarder l'heure

147 La France juive devant l'Opinion.

403
La fin d’un monde

exacte, au cadran de la mairie. Les Parisiens ne s'y trompent pas


et connaissent cette figure, quelquefois marquée des stigmates
de tous les vices, souvent aussi empreinte de la douloureuse
tristesse des victimes de la Destinée…
Mettez la simarre de garde des sceaux ou bien la toge
bordée d'hermine et la toque au liseré d'or sur ce malheureux, et
vous aurez un légiste qui vaudra tous les légistes officiels.
Cazot, qu'on prit ainsi, avait 3,000 textes à sa disposition
comme président du tribunal des conflits, lorsqu'il s'agissait
d'écraser les faibles et de faire triompher la Violence et la
Fraude. Il aurait revendu des textes à Cambacérès qui, du reste,
avait commencé par tuer son roi, avant de défendre l'ordre so-
cial.
[465]
Sans doute, la magistrature a perdu depuis longtemps
l'esprit de véritable justice, mais tant que l'élément français
domina, elle resta, du moins, fidèle à la lettre de la loi « C'est le
texte de la loi, » disaient les hommes noirs, et ils appliquaient le
texte. Israël a vite eu raison de ces préjugés surannés. Quand la
loi formelle gène les Juifs ou les Francs-Maçons, on la viole cy-
niquement.
Je vous ai montré dans la France juive devant l'Opinion,
en plaçant les deux arrêts en regard, le même article de loi ser-
vant à condamner Bontoux et à acquitter Savary. Pour m'empê-
cher de faire la preuve dans mon affaire avec Marcel Deprez, la
Cour de Cassation, sur l'ordre de Rothschild, créa une jurispru-
dence absolument nouvelle qui arracha de véritables cris de
stupeur aux vieux praticiens du Palais.
Je sais qu'il convient d'être très circonspect sur ce point :
« Ne parlez pas de votre procès, me disent tous mes amis, on
vous a infligé, pour avoir discuté la paternité d'un piston, la
même amende qu'à Meyer, qui avait voulu vous assassiner, la
même amende qu'à cette hideuse Juive, la Roussen, l'ogresse de
Porquerolles, qui avait martyrisé de malheureux petits enfants,
faites semblant de trouver cela très bien, autrement on vous
poursuivrait pour compte rendu d'un procès en diffamation et
on vous condamnerait encore148. »

148 J'ai toutes mes notes sur ce procès qui montre très curieusement

où en est l'Académie des sciences, les moyens qu'on emploie pour lancer
certains hommes, la façon dont on comprend la discussion scientifique. Si un
éditeur de Belgique veut publier cela, je suis à sa disposition. On introduisait
les Châtiments en France dans des bustes de Napoléon III, l'éditeur n'a qu'à

404
La fin d’un monde

Je fais semblant de trouver cela très bien et je me borne à


constater un point de droit, comme le constaterait un continua-
teur du recueil de jurisprudence de Dalloz.
Chacun sait, depuis le plus modeste tabellion de province
jusqu'aux maîtres du barreau, que l'opposition à un jugement
par défaut annule ce qui a été fait, remet les choses en l'état
premier.
[466]
Si la voie de l'opposition, en effet, est ouverte au
condamné par défaut, c'est que la loi présume qu'il a pu ne pas
être suffisamment interpellé, convié à se défendre, que la cita-
tion, quoique régulièrement donnée, a pu le trouver dans des
conditions où il était hors d'état de comparaître utilement de-
vant le tribunal.
C'est un axiome de jurisprudence, un principe de droit
commun et, dans des cas analogues au mien, il a été reconnu
par tous les tribunaux.
Le 5 novembre 1881, dans une affaire Minot, la Cour de
Paris proclamait ce droit à nouveau en affirmant que la récente
loi sur la presse n'avait rien changé sous ce rapport à ce qui
avait toujours été admis149.
L'arrêt débutait ainsi : Considérant qu'il est de principe
dans la législation que l'opposition à un arrêt par défaut remet
les parties dans l'état où elles se trouvaient lors de la citation
originaire, qu'en matière pénale toute dérogation au droit
commun doit être expresse… etc.
L'arrêt rendu le 8 mai 1880 dans l'affaire du président
Bastien affirmait : « qu'il est de principe que l'opposition rend à
la partie condamnée la situation juridique que lui faisait l'assi-
gnation et qu'un défaut ne peut par lui-même entraîner la dé-
chéance. »
Le 5 janvier 1888 la Cour de Cassation rendait un arrêt
absolument contraire.

mettre sur la couverture : M. de Rothschild, bienfaiteur de l'Humanité, la


brochure entrera en France aussi bien qu'un ouvrage obscène.
149 Consultez Fabreguettes, ancien procureur général à Lyon et main-

tenant premier président à la Cour d'appel de Toulouse : Traité des infrac-


tions de la parole et de la presse, t. 11, no 2,037.
Il y a, d'ailleurs, de nombreux arrêts et des autorités de tout genre
conformes à cette jurisprudence. Outre l'arrêt dans l'affaire Pinot, voir un
arrêt de la cour d'assises du Cher du 22 février 1883 et Barbier : Code expli-
qué de la Presse, t. 11, n° 925.

405
La fin d’un monde

Savez-vous quel était le président de la Cour d'appel qui


avait déclaré dans l'affaire Bastien que l'opposition remettait les
parties dans l'état premier ? C'était Loëw……
Savez-vous quel était le président de la chambre crimi-
nelle [467] de la Cour de Cassation qui a déclaré, à propos de
moi, que l'opposition ne remettait pas les parties dans l'état
premier ?
C'était Loëw…
Il est vrai que Loëw, qui avait sur le cœur les pages ven-
geresses dans lesquelles j'avais flétri le rôle honteux joué par lui
dans la catastrophe de l'Union générale et qui était un peu gêné
dans ses entournures par son arrêt Bastien, s'était abstenu de
siéger ce jour-là : il avait dicté à un avocat général du nom de
Loubers les conclusions qu'il devait soutenir.
Au moment où la Restauration monarchique avait des
chances, ce Loubers, qui sert maintenant les desseins d'Israël et
enlève aux citoyens les garanties que leur laisse la loi, ne sortait
pas de Saint-Sulpice, il arrivait avant le bedeau et il aidait à
éteindre les derniers cierges.
Il n'était pas gai comme sont, d'ordinaire, les vrais Chré-
tiens, tout heureux de servir un bon maître comme Jésus-
Christ, mais il était, au contraire, rigide, maussade et renfrogné,
aussi le bruit s'était-il accrédité qu'il était Janséniste.
On annonça qu'il allait descendre de son siège au mo-
ment des décrets avec tant de magistrats éminents, mais ce
n'était pas sur ce livre d'or que le disciple de Jansénius voulait
être inscrit ; au moment de l'épuration, il se sauva d'une culbute
par une pirouette et maintenant il fait la fête, dans l'exercice de
ses fonctions, avec la magistrature épurée.
Je n'en veux pas outre mesure à ce Loubers, non plus
qu'au rapporteur Chambareaud. On m'a écrit de la Dordogne,
où ce Chambareaud se présenta comme député et fut sifflé avec
entrain, qu'il avait la tête faible et que, pour ne pas déménager,
il avait besoin de ménagements.
Je sais, d'ailleurs, que ce n'est pas le dernier mot de ces
messieurs. Si le général Boulanger est proclamé imperator, je
ne lui demande pas de me confier son image sacrée, je lui de-
mande simplement un poil de sa barbe. Avec cela, j'irai trouver
les membres de la Cour de Cassation, qui penseraient, sans nul
doute, qu'un homme qui approche ainsi du prince n'est pas un
personnage à dédaigner, je leur dirai : [468] « Je voudrais que
vous me fassiez un arrêt dans le genre de l'arrêt Bastien, du
Loëw première manière. N'épargnez pas les considérants et vi-

406
La fin d’un monde

sez des textes de choix. Si vous voulez ajouter dans l'arrêt que
j'écris avec élégance et que je suis bien de ma personne, je vous
promets de dire un mot de vous au barbier du général et cela
vous sera utile près de César. »
Tous ces hommes rouges, j'en suis sûr, seront excessive-
ment gentils.

Cette magistrature, qui pétrit les textes de la loi à son gré,


comme on fait d'une cire molle, pour les modeler sur les intérêts
d'Israël, qui dit blanc et noir, oui ou non, selon la consigne qui
vient de la rue Saint-Florentin, qui condamne ou absout au
doigt et à l'œil, est restée, elle aussi, très ancien régime, dans le
mauvais sens du terme, très contemporaine de Montesquieu,
qui allait assister à une séance de torture150 avant d'aller écrire
une page du Temple de Gnide, elle est absolument fermée à nos
compréhensions plus humaines de l'existence, de la fatalité des
milieux, de l'irresponsabilité relative de certains maléficiés de la
vie, incapable des nobles anxiétés qui nous prennent devant
certains actes, criminels certes, mais si naturels dans certaines
conditions ! — très étrangère, en un mot, aux sentiments pro-
pres aux modernes.
Avant le plat de résistance, l'affaire importante, en guise
de hors-d'œuvre, les juges de la correctionnelle abattent chaque
jour une douzaine de victimes dont on n'écoute même pas une
seconde les explications.
Ces déblayements d'audience, dont Goncourt et Daudet
ont tous les deux noté le caractère à la fois grotesque et sinistre,
sont la grande émotion du penseur qui entre au Palais dit de
Justice. Il semble qu'une machine ferait la même besogne que
ces trois hommes et qu'elle aurait le même bruit im-
pi[469]toyable, régulier et sourd. « Vlan ! Vlan ! Vlan ! » Un
coup de doigt sur la balance à faux poids de Thémis ! Enlevez !
c'est pesé !
Il faut, pour rester dans l'impartialité, ajouter que, même
avec d'honnêtes gens, il serait difficile de procéder autrement
avec l'organisation actuelle.

150 La torture n'a jamais existé dans le Moyen Age chrétien, elle était

inconnue chez les Germains et chez les Francs. Ce sont les légistes qui ont
ressuscité et introduit partout ces affreuses coutumes qui faisaient partie du
Code romain qu'ils s'efforçaient d'imposer à la race germaine et franque qui
en avait horreur.

407
La fin d’un monde

Ignotus a parlé de la puissance affreuse qu'aurait le Juge


unique qu'on voudrait créer pour certains délits. Ce Juge unique
existe dans la plupart des cas, c'est le commissaire de police ou
plutôt c'est l'agent.
Pour toutes les affaires de coups et blessures, de bagarre,
d'injures, l'agent fait seul autorité. Il a été attaqué, insulté, il a
arrêté quelqu'un au hasard, il éprouve le besoin assez explicable
d'être vengé, et il dit de celui qu'il a attrapé « C'est celui-là. » Le
tribunal est bien forcé de s'en rapporter à ce témoin qu'il a
beaucoup de raisons de regarder comme un brave homme et qui
l'est presque toujours. Il en est de même pour tout ce qui
concerne les petits vols, les affaires de peu d'importance, le ju-
gement est rendu d'avance et les accusés ne sont ni défendus ni
même interrogés sérieusement.
Rien n'est douloureux comme le contraste de ce tribunal
qui pense absolument à autre chose et l'espèce de frémissement
de ces pauvres êtres, qui croient encore à la Justice, qui s'imagi-
nent qu'un débat va s'établir, qui ont préparé dans les couloirs
ce qu'ils allaient dire.
Je vois encore toute une rangée d'avortons de quinze à
vingt ans arrêtés pour avoir pris part, je crois, à une manifesta-
tion contre les bureaux de placement. Evidemment, pour eux ce
substitut, qui occupait un comptoir à part, un boxe particulier,
devait jouer un rôle prépondérant dans leur affaire. Quand il se
leva, toutes ces têtes alignées sur le même banc firent un mou-
vement identique, un mouvement automatique comme à l'exer-
cice, tous les prévenus avancèrent la bouche et tendirent les lè-
vres, plus que les oreilles, comme pour boire ce que cet homme
allait dire. Il est inutile d'ajouter, je pense, que le substitut ho-
queta une ineptie [470] quelconque et que le président psalmo-
dia quelques attendus qu'il avait préparés d'avance sans s'occu-
per en aucune façon de ce que raconterait le substitut.
Parfois, on, amène quelque misérable, quelque demi sau-
vage, à tête de primate, broussailleux, poilu, sombre, regardant
autour de lui avec des yeux de bête tombée dans un piège ; il
s'agite comme s'il avait quelque chose à dire, mais, dans ce cer-
veau rudimentaire, le travail de coordination entre la parole et
la pensée ne peut s'accomplir, il vomit une injure et lance son
vieux soulier tout crevé à la tête des juges.
C'est toujours la même injure et toujours le même geste
dans toute la France. Ces hommes, qui ne peuvent parler, par-
lent avec leur soulier …

408
La fin d’un monde

On condamne les délinquants séance tenante à deux ans


de prison et on les emmène, pendant que le greffier vient ra-
masser le soulier, avec une pantomime qui exprime à la fois
l'indignation pour l'outrage fait au tribunal et la surprise qu'on
puisse avoir des chaussures en si mauvais état ….

Une fois la première condamnation prononcée, les autres


viennent toutes seules. Les juges ne regardent même plus les
nouvelles affaires, ils condamnent de confiance.
Certains présidents disent, avec un organe caverneux
comme devait être celui de Rhadamanthe :
— Accusé, vos antécédents sont déplorables !
D'autres Grippe-Minaud aiment comme le chat à jouer
avec la souris, ils interpellent l'accusé d'un air insouciant.
— Vous n'avez pas encore subi de condamnations, n'est-
ce pas ?
Le ciel s'ouvre alors pour le malheureux, il se dit : « Ils
n'ont pas trouvé mon dossier, je suis sauvé, » et il répond avec
conviction :
— Oh ! non, monsieur le président.
Le président se penche alors vers ses acolytes et leur
montre la liste avec un geste qui signifie : « Voyez, messieurs,
jusqu'où peut aller la perversité humaine ! »
[471]
A côté du président lugubre, il y a le président gai.
Barthelon est volontiers facétieux. Un jour, un de mes
amis siégeait à côté de lui, par hasard, un juge se trouvant ab-
sent. Barthelon se tourne vers lui, après s'être concerté avec son
voisin de droite, et dit : « Trois mois de prison, n'est-ce pas,
messieurs ? » puis il se penche vers l'avocat et lui dit gracieuse-
ment : « Maître X…, vous avez la parole. »
Facétieux et discret Barthelon ! Dans l'affaire d'une mo-
diste poursuivie pour banqueroute, il eut un mouvement su-
perbe en disant à l'avocat de cette malheureuse, Me Deroste :
« Surtout, pas de noms, n'est-ce pas ? »
Cette pauvre femme était relativement très intéressante,
elle s'était ruinée à la fois pour prêter à une grande dame de
quoi étouffer une affaire monstrueuse sur laquelle il convient, je
crois, de ne pas insister et pour suffire aux folles dépenses d'un
haut fonctionnaire de la République.
Ce fonctionnaire, qui fut longtemps tout-puissant au mi-
nistère de l'intérieur, était dépositaire des fonds secrets et en
profita pour s'approprier 300,000 francs. Ce fut lui, dit-on, qui

409
La fin d’un monde

remit au préfet Barrême les 30,000 francs qu'on ne retrouva


pas sur son cadavre ; tous les trois mois on annonce qu'une ins-
truction est ouverte contre cet ancien fonctionnaire, tantôt pour
escroquerie, tantôt pour détournement de deniers publics, mais
ce sont de ces instructions qui n'aboutissent jamais151.
[472]
En tous cas, ce fonctionnaire mystérieux ne peut se
plaindre de la façon dont on s'exprime sur son compte à l'au-
dience. On se sert constamment, en parlant de lui, de cet eu-
phémisme aimable : « Un jeune prodigue, » tandis qu'on
nomme en toutes lettres, et qu'on condamne par-dessus le mar-
ché, la femme du peuple devenue courtisane, qui a travaillé de
son corps pour fournir de l'argent à tous ces gens-là.
Le type du magistrat gai, c'est Onfroy de Brésille, il a me-
né le procès de Pranzini avec une verve digne des premiers su-
jets du Palais Royal ; jamais on n'a fait couper une tête avec un
pareil brio.
C'est lui qui disait à un des vieux amants de Marie Re-
gnault : « Vous étiez le doyen, n'est-ce pas ? » Mais c'est l'apos-
trophe directe à Pranzini qui l'inspirait le plus heureusement.
Qui ne se rappelle la phrase fameuse : « Vous avez agi comme
tout galant homme doit le faire, vous avez laissé un louis sur la
cheminée , » et cette interpellation folâtre après une déposition
accablante, au moment où l'accusé commençait à avoir la vision
de la place de la Roquette « Eh bien ! mon gentilhomme, qu'en
dites-vous ? »
M. Francis Magnard a flétri ce qu'avaient d'odieux ces
plaisanteries qui sont vraiment macabres en pareille circons-
tance et il a eu cent fois raison.
La fonction du président des assises, écrivait M. Ala-
gnard très justement, est auguste comme toutes celles où l'on ac-

151 Il paraît, disait au mois de décembre 1887, la Gazette des Tribu-

naux, toujours fort circonspecte, on le sait, dans ses affirmations que l'ins-
truction relative à l'assassinat de M. Barrême, préfet de l'Eure, se poursuit
toujours ; on croit avoir des renseignements assez probants pour établir la
culpabilité d'un ancien fonctionnaire du ministère, personnage fort connu et
qui est déjà sous le coup d'un mandat d'amener pour escroquerie.
« Cet employé aurait été chargé par le ministère de remettre à M.
Barrême le jour même où ce dernier quittait Paris, une somme de 30,000
francs, et, ainsi que nous l'avons dit, au moment où fut découvert le crime,
on n'avait trouvé que la somme de 6,000 francs sur le cadavre du préfet de
l'Eure.
« L'employé dont il est question serait considéré, sinon comme l'au-
teur, du moins comme l'instigateur du crime. »

410
La fin d’un monde

cepte la responsabilité de trancher, s'il le faut, des existences


humaines ; il ne faut jamais, selon moi, la rendre plaisante ; une
hache gaie est un contresens.
Déjà, au nom de l'équité, on a supprimé le résumé du
président, nous demandons, au nom du bon goût, que les prési-
dents n'aient plus tant d'esprit au Palais de Justice.

Nous avons aussi le magistrat qui chante la chanson-


nette, mais l'espèce est plus fréquente en province qu'à Paris. Le
procureur général Bouchez, il est vrai, entonne volontiers dans
les repas de corps la Complainte de Fenayrou, musique de Ser-
pette, ou bien : Gamahut ! Écoutez moi donc ! Mais [473] c'est
dans les départements que le flonflon grivois agite de préférence
ses grelots.
A la soirée donnée à Saint-Claude par Spuller le Badois,
pour l'inauguration de la statue de Voltaire, le plat courtisan du
roi de Prusse, le président du tribunal civil, M. Theuriet, fut féli-
cité pour une œuvre de sa composition que l'Indépendant de
Montbéliard apprécie fort : La Polisseuse de pipes :
Foin du vicaire et du curé,
Des chanoines et de l'évêque !
J'ai l'œil noir et le teint cuivré,
Avec le profil d'une Grecque.
Si quelqu'un, d'un ton aigre-doux,
M'ose dire: Tu t'émancipes !
Je réponds : Qu'est que ça vous f… ?
Je suis polisseuse de pipes !

Quant à Fabreguettes, il a un faible pour les productions


libres de Béranger. A une conférence donnée au profit de l'œu-
vre maçonnique des Femmes de France, le premier président de
la cour d'appel de Toulouse fredonna les Deux sœurs de Chari-
té.
Vierge défunte, une sueur grise
Aux portes des cieux rencontra
Une beauté leste et bien mise
Qu'on regrettait à l'Opéra.

Puis il commenta la chose, il montra à son aimable audi-


toire que la nymphe d'Opéra avait du bon et il engagea les da-
mes de la magistrature, en particulier, à imiter les bonnes
sueurs maçonnes qui ne se font pas prier, même en temps de
paix, pour soulager l'humanité souffrante.

411
La fin d’un monde

Depuis ce temps les magistrats du ressort, sentant sour-


dre sous leurs toques des végétations inconnues, se demandent
si l'on a commencé par eux le reboisement des montagnes.
Ils voient arriver leurs femmes à des heures indues, l'œil
brillant et les cheveux ébouriffés.
— D'où viens tu ?
[474]
— Je viens de sauver la Vertu. Ne te rappelles tu pas
l'exemple que nous proposait notre premier président.
Moi, dit l'autre, par la détresse
Voyant l'honnête homme abattu,
Avec le prix d'une caresse
Cent fois j'ai sauvé la Vertu.

Fidèle à ma méthode, je prends toujours des choses qui


sont du domaine commun.
Si on allait plus loin, si on écrivait ce que tout le monde
connaît, répète, ce qui est dans la conversation courante, quelle
lumière on projetterait sur l'état réel de la société actuelle !
Un financier me racontait que la maîtresse d'un magis-
trat, que chacun devine, lui avait expédié une amie pour lui of-
frir une ordonnance de non-lieu immédiate, moyennant 60,000
francs. Il m'a certifié le fait dix fois, il a cinq témoins de cette
proposition. Quelques personnes déjeunaient ce jour-là chez lui,
à côté du cabinet où avait lieu l'entretien ; il vint les rejoindre et
leur dit : « Vous avez entendu ? Voilà ce qu'on me propose. Cela
me paraît trop cher. »
Le financier s'en tint à quelques sacrifices qu'il avait
consentis déjà en faveur d'un agent d'affaires, condamné jadis à
deux ans de prison pour vol, et qui était l'inséparable d'un garde
des sceaux. Ce garde des sceaux, qui avait abandonné sa femme,
vivait avec une maîtresse et l'agent d'affaires dans les environs
de la place Clichy.
Je n'ai pas besoin d'ajouter, qu'après son refus, le finan-
cier fut poursuivi à outrance et condamné, quoique ses opéra-
tions ne tombassent en aucune façon sous le coup de la loi.
Néanmoins, en sa qualité de financier, il finit par s'en tirer à peu
près et il a toujours sa voiture et son hôtel.
Celui qui resta sur le carreau fut un aspirant greffier be-
sogneux, accusé, à tort ou à raison, d'avoir emprunté quelques
pièces de cent sous à un plaideur et que la Justice humaine
frappa impitoyablement avec le glaive qu'elle porte dans toutes
les statues.

412
La fin d’un monde

[475]
Toute cette histoire sortira un matin, comme sont sorties
d'autres histoires, et j'aime mieux attendre les journaux.
N'avons-nous pas assez, nous autres sociologues, de ce que la
polémique, l'actualité, le compte rendu banal d'un procès nous
jette comme documents, ainsi qu'un fleuve en roulant jette des
épaves sur la rive ?
Où pourriez-vous trouver de plus piquants éléments pour
le portrait d'un magistrat à la fin du XIXe siècle, que dans le
compte rendu publié par les journaux d'un procès intenté par
les héritiers de Leblond152 ?
Ce Leblond était un personnage considérable. Il avait
protesté, avec l'indignation d'un Caton, contre les corruptions
de la cour impériale, il s'était signalé au Sénat pour une inter-
pellation contre les menées ultramontaines, il avait été tout ce
que peut être un républicain aussi vertueux : sénateur d'abord,
puis procureur général, et enfin conseiller à la Cour de Cassa-
tion.
Un jour, en essayant de souiller une dernière fois une
créature jeune et belle du souffle impur de ses baisers de vieux,
ce représentant de la haute magistrature française acheva dans
un rite d'agonie le spasme suprême de son douloureux plaisir.
Prévenus aussitôt, les corps constitués se réunirent : les
sénateurs prirent leurs insignes, les magistrats revêtirent leurs
robes et l'on conduisit le défunt au cimetière après avoir mani-
festé, par des discours bien sentis, le regret que la Mort cruelle
n'eût pas épargné un républicain si austère…
A la lueur révélatrice du procès civil, cette vie apparut
telle qu'elle était : honteuse. Jules Favre, un Thraséas comme
Leblond était un Caton, et qui n'était pas indulgent non plus
pour les faiblesses des tyrans, avait eu du moins la précaution
de commettre des faux pour faire entrer ses enfants naturels
dans le Code. C'est peut-être pour cela que l'Académie française
l'avait chargé du rapport sur les prix [476] de Vertu. Leblond,
lui, avait semé un peu partout des bâtards plus ou moins adulté-
rins et incestueux sans leur donner le moindre état civil.
Les enfants des Niam-Niam et des peuplades des îles
Fidgi ont encore une espèce de famille ; une des filles de ce
grand prêtre du Droit, de ce procureur général, de ce conseiller
à la Cour de Cassation, Marie Madeleine, se trouvait dans cette
situation extraordinaire de n'avoir même pas d'acte de nais-

152 Figaro et Matin du 19 juillet, Petit Journal du 20 juillet 1888.

413
La fin d’un monde

sance ; elle n'aurait pas pu en avoir un sans qu'il ouvrît un motif


à poursuites.
Tous les détails sont précieux là-dedans. Quand le vieux
jurisconsulte, qui voulait, au mépris des lois qu'il appliquait im-
placablement à d'autres, tester en faveur d'enfants adultérins, se
présenta chez le notaire, Me Mégret, l'officier ministériel recula
épouvanté, en se trouvant en présence d'un gaga que les derniè-
res débauches avait mis dans cet état d'imbécillité sénile qui
rend l'homme incapable d'accomplir un acte quelconque, fût-il
notarié.
Voilà le joli maintenant, et c'est dans la plaidoirie d'un
des avocats que nous le recueillons:
La veille du jour où Leblond avait affligé ainsi un notaire
du spectacle de sa caducité, il siégeait à la Cour de cassation et
c'est sur son rapport que l'on rendait un de ces arrêts qui font
jurisprudence, comme on dit, qui fixent à jamais un point de
droit dans l'intérêt supérieur de la Société et de la Morale.
Vous vous figurez d'ici la visite du matin chez les vieux
magistrats paillards. La meretrix a fourni le tendron à la partie
menacée ; elle sait ce qu'il faut en pareille circonstance. La fil-
lette, câline, tapote les joues parcheminées du turpide qui s'est
effondré sur le canapé devant les bustes de Démosthène et de
Cicéron, en face de la bibliothèque de Droit qui renferme 3 mil-
lions de textes.
— Tu as bien compris, sapajou de mon cœur, n'est-ce
pas ? Ne va pas confondre, acquitter l'innocent et condamner le
coupable ? C'est le contraire qu'il faut…
[477]
— Mais oui, petite folle, c'est compris. Adieu, mon
amour, à bientôt…
— Veux-tu demain ?
— C'est un peu tôt…
— Ne te trompes pas surtout, dit la gamine, sur le seuil de
la porte, avec un gentil baiser de la main, ne manque pas l'inno-
cent ! Cela retomberait sur moi car Madame a dit qu'on ne
m'enverrait plus chez les gens sérieux.
Oh ! Les dessous de la Justice ! Je n'oublierai jamais l'ac-
cent avec lequel de Pène disait à Daudet, sur le palier, au mo-
ment où les débats de l'affaire Meyer allaient commencer:
— Mon cher, vous êtes trop au courant de la vie pari-
sienne pour ne pas savoir que le jugement est rendu d'avance.

414
La fin d’un monde

C'est un endroit qui éveille des pensées que ce Palais de


Justice. En face de toutes ces Chambres, de tous ces antres où
pas un mot de vérité ne s'entend jamais, où s'entassent toutes
ces paperasses, ces fraudes avec timbre légal, cette poussière
mortuaire dans laquelle le monde actuel s'enfonce peu à peu, la
Sainte-Chapelle se dresse, toujours rayonnante de jeunesse et
de poésie.
On ne voit plus dans la miraculeuse chapelle, incompara-
ble chef-d'oeuvre d'architecture, construit en cinq ans dans ce
Moyen Age que les Lockroy et les Proust appellent une époque
de barbarie, la statue de la Vierge qui tenait d'abord la tête
droite et qui la pencha en 1304, pour donner une marque d'ap-
probation à un discours de Jean Scott sur l'Immaculée Concep-
tion.
Mais les arcs en ogive décorés de fines colonnettes, les
pointes de clochetons où la couronne d'épines dominait la cou-
ronne de France, élèvent insensiblement l'esprit vers le ciel, vers
l'azur, éveillent une impression de lumière, de saison claire, de
jour qui naît.
Esté faisait bel et seri,
Doux et vers, et cler et joli,
Délectable en chans d'oisillons,
En haut bos près de fontenelle
Courant sur menue gravelle.
[418]
Ainsi chante un ménestrel contemporain de saint Louis,
Adam de la Halle, et l'on se plaît à rêver devant tous ces hom-
mes au visage obscur, à la mine basse, à l'œil libidineux, qui
passent avec de gros dossiers, en échangeant des plaisanteries
boulevardières, au saint roi Loys qui rendait la justice sous son
chêne.
Le chêne lui aussi a disparu. S'il avait résisté au temps, il
eût été coupé dans l'immense abatage auquel se livrèrent, dans
la forêt de Vincennes les Isaac et les Gabriel Lévy, qui, avec la
complicité d'Alphand, firent pour 300,000 francs de dégâts
dans le bois pour leur vaste escroquerie du Centenaire des che-
mins de fer.

Un être au cœur pur écoutant les plaideurs eux-mêmes,


en plein air quand il fait beau temps, dans une salle du Palais
ouvert à tous quand il pleut, n’est-ce pas le symbole de la Justice
telle que la comprenait la vieille France ?
Cette Justice primitive et honnête se maintint en beau-
coup d'endroits jusqu'en 1789, jusqu'au jour où le jurisconsulte

415
La fin d’un monde

romain, l'avocat, le robin triompha définitivement, mit la main


sur la France, où la Basoche enfanta, comme une mère Gigogne
engrossée, au fond d'un couloir, sur un sac de procédure, par un
Chicaneau monstrueux, l'armée de 200,000 légistes que nous
possédons aujourd'hui.
Dans la province, qui avait pu soustraire à l'influence dé-
jà délétère de Paris, les jurés de chaque corps d'état, les tribu-
naux de corporations, les tribunaux de famille, les tribunaux
locaux composés des anciens de chaque village, rappelaient ce
qu'avait été l'admirable organisation du Moyen Age. Même sous
Louis XIV, Racine pouvait écrire à Boileau du fond du Langue-
doc : « C'est une belle chose de voir le compère cardeur et le
menuisier gaillard, avec la robe rouge comme un président,
donner des arrêts et aller les premiers à l'offrande. »
En Espagne, des milliers d'hommes se firent tuer pour
défendre leur droit d'être jugés par des juges élus par eux, [479]
pour ne pas laisser toucher aux privilèges de leurs juges, de leur
Justiza.
Quoi de plus beau que la lutte ainsi soutenue par l'Ara-
gon contre le fils de Charles-Quint, le tout puissant Philippe II !
Antonio Perez, l'ancien confident du roi d'Espagne, parvient à
s'échapper de sa prison ; quoique brisé par la torture, il se hisse
sur un cheval et court, bride abattue, vers les frontières de
l'Aragon, on se met à sa poursuite, le fugitif enfonce les éperons
dans le flanc de son cheval, il arrive à la tombée du jour au pre-
mier village d'Aragon et demande le Justiza.
En France, si on demandait à parler à l'improviste à un
magistrat, on vous dirait : « Il est chez la veuve Frétille en train
d'assister aux Puces ou aux Jeux icariens. »
« Le Justiza est aux champs, il se fait tard, il va sans
doute rentrer, » répond-on à Perez. Et voici que le Justiza, un
brave paysan couvert d'une peau de bique, apparaît à l'entrée du
chemin. Perez court se mettre sous sa protection, il se déclare
manifeslado aux fueros d'Aragon en touchant le vêtement du
Juge. A ce moment des cavaliers pénètrent au galop dans le vil-
lage. Ce sont les estafiers du roi d'Espagne qui se précipitent
pour ressaisir le prisonnier…
En vain on évoque devant ce paysan toute la grandeur du
roi d'Espagne et de l'empereur des Indes, on lui dit, comme
dans Ruy Blas :
Il est dans Aranjuez ou dans l'Escurial,
Sous un dais surmonté du globe impérial.
Un homme . . .

416
La fin d’un monde

Devant qui se couvrir est un honneur insigne


Qui peut faire tomber nos deux têtes d'un signe…

Le Justiza répond : « Cela est fort bien, mais ce fugitif est


sur la terre d'Aragon ; il se réclame de la justice d'Aragon ; il
sera jugé par Aragon. »
Philippe II fit la guerre, multiplia les supplices, livra le
Justiza au bourreau, mais Perez ne fut jamais livré et mourut
tranquillement à Paris…
[480]
Si les conservateurs avaient été intelligents, il ne tenait
qu'à eux de détruire une des créations les plus funestes de la
Révolution, de briser cette magistrature qui est un si effroyable
instrument de corruption, d'oppression et de démoralisation, ils
n'avaient qu'à mettre les Radicaux au pied du mur et à les forcer
de voter avec eux l'élection des juges que l'extrême gauche avait
fait figurer dans son programme, sans avoir, bien entendu, l'in-
tention de l'accorder.
Tout n'est pas d'essence aussi révolutionnaire qu'on le
croit dans les programmes que l'opinion publique impose aux
députés avancés. Quand un chien est malade, il va chercher tout
naturellement l'herbe qui le guérira ; quand un homme étouffe,
il ouvre la fenêtre ; quand un noyé sent qu'il coule à fond, il
tente un dernier effort pour remonter à la surface. Les peuples
ont ainsi des revendications en quelque sorte instinctives. Les
classes ouvrières ont dû nécessairement et fatalement revenir,
par les associations, les chambres syndicales, à ces corporations
dont la destruction avait été, au dire des libéraux bourgeois, le
plus glorieux exploit des hommes de 89. L'élection des juges est
une aspiration du même ordre, un besoin de retourner, non seu-
lement au delà de la Révolution, mais au delà des usurpations
de la Monarchie absolue, vers les institutions populaires de nos
pères.
Certains pays où l'élément chrétien est resté dominant
deviendraient de véritables paradis avec des juges élus ; la réno-
vation sociale s'y produirait peu à peu d'elle-même. Dans beau-
coup de pays rouges même, on nommerait pour juges d'honnê-
tes gens. Quand il s'agira d'une telle fonction, quand leurs plus
chers intérêts seront en cause, les paysans se tourneront vers les
hommes dont les familles sont connues, dont la vie est probe,
vers les hommes qui ont une conscience, ils procéderont tou-
jours de même quand ils se trouveront directement en face de
questions qui les touchent, qu'ils peuvent comprendre ; ils l'ont

417
La fin d’un monde

fait en 1871 et ce n'est pas leur faute si les représentants qu'ils


avaient choisis se sont laissés enjôler et jobarder par les intri-
gants parlementaires.
[481]
Les conservateurs ont la vue trop courte pour compren-
dre cela, pas plus qu'ils n'ont compris en 1871, quand ils étaient
les maîtres, qu'en adoptant pour l'armée le système régional, en
donnant toute l'autorité aux conseils généraux et en réduisant le
préfet à n'être qu'un personnage inutile et sans autorité, ils au-
raient préparé, au moment d'une crise, un foyer de résistance
sérieuse à la tyrannie de Paris.
Pour les conservateurs, le magistrat, qu'on l'ait pris dans
un estaminet ou dans une loge maçonnique, qu'il s'appelle Loëw
ou Canel, est toujours un monsieur qu'il faut respecter parce
qu'il est assis sur une espèce d'estrade, qu'il est habillé d'une
certaine façon, qu'il a un jupon noir, qu'il est coiffé d'une toque
et qu'il porte à cette toque le ruban doré que les courtisanes de
jadis portaient à leur ceinture.
Leur pensée de derrière la tête à tous, je l'ai expliqué déjà
dans la France juive devant l'Opinion, c'est qu'il serait bien
avantageux d'être au pouvoir parce que les infamies que les
fonctionnaires judiciaires, rompus et dressés à la servilité par
l'éducation des légistes, commettent contre les conservateurs
aujourd'hui, ils les commettraient demain contre les républi-
cains, si les conservateurs étaient les maîtres…

418
La fin d’un monde

VI

ERLANGER, SES JUGES,


SES DÉFENSEURS ET SES VICTIMES
Un livre à faire.— La physiologie d'une escroquerie financière.— 100
volumes in-folio de procédure.— Habileté extrême mise au ser-
vice de filouteries de l'ordre le plus bas.—Les moyens em-
ployés.— L'inégalité de la lutte.— Tous les maîtres du barreau du
côté d'Erlanger.— Une affaire prise au hasard.— Les Réassuran-
ces générales.— La contractatio fraudulosa.— Les souscripteurs
fictifs.— Des gens qui souscrivent pour 2 millions et dont on ne
peut pas retrouver le domicile.— Toujours prête à absoudre les
grands coupables, parce qu'elle est vénale, la magistrature répu-
blicaine est implacable pour les petits.— Exemples à l'appui de
cette affirmation.— Un jury trié sur le voleur.— Erlanger et ses
entreprises.— Stercoraire et caïman.— Encore un curriculum vi-
tre de financier moderne.— Les ténors du barreau.— M. Barboux
et la lettre de Chauvron.— La conscience des avocats.— Toujours
les jeux scéniques.— Le silence de la Presse.— Un compte rendu
de la Justice.— La grand'messe à Deauville.—

Avec une magistrature pareille des arrêts comme ceux


qui furent rendus dans l'affaire Erlanger n'ont rien qui puisse
nous surprendre.
Je m'étonne qu'un homme de la nature de M. Rosny, par
exemple, n'ait pas eu l'idée de s'emparer d'une affaire comme
l'affaire Erlanger et d'écrire avec cela une page d'histoire sociale,
que les générations futures auraient consultée avidement.
Je cite le nom de M. Rosny, parce qu'il avait tout ce qu'il
faut pour remplir une telle tâche. Indifférent au succès vulgaire,
travailleur infatigable, analyste d'une précision rigoureuse, do-
miné par le besoin d'apprendre, de comprendre, [483] d'expli-
quer, de ratiociner, de donner vingt-cinq raisons pour une,— ce
qui en fait comme causeur un être insupportable à entendre,— il
applique toutes les facultés d'un cerveau solide à écrire, avec des
recherches de style incroyables, des romans comme le Bilatéral
qui sont à peu près intelligibles pour une cinquantaine de per-
sonnes au plus : il a beaucoup des qualités de l'historien social,
il n'a absolument aucun des dons charmants qui font un roman-
cier : la poésie, l'imagination ailée, la légèreté du récit qui sédui-
sent et conquièrent le lecteur.
Il y a là un chef-d'œuvre à faire pour quelqu'un qui aurait
le temps et la force d'attention, la lucidité d'esprit nécessaire

419
La fin d’un monde

pour s'assimiler ce volumineux dossier, pour dégager ce que


contiennent de vivant, d'instructif, d'amusant, de palpitant
même, ces innombrables pièces de procédure, ces mémoires,
ces plaidoiries, pour démonter, boulon par boulon, ce gigantes-
que échafaudage de chicane et pour dire : « Tenez ! Voilà la civi-
lisation moderne et ce qu'elle donne à l'analyse. »
Œuvre intéressante, certes, mais rude labeur ! Songez
que les documents relatifs aux affaires d'Erlanger rempliraient
100 volumes in-folio, que, pour le débat en première instance
seulement, il existe 425 actes de procédure…
Personne n'a pu suivre cette affaire depuis le commen-
cement jusqu'à la fin. Un des avoués a eu, au bout de quelque
temps, un accès de fièvre chaude ; un des avocats qui ne s'était
occupé que d'une partie de ce procès, mais avec beaucoup d'ap-
plication, il est vrai, a dû se reposer pendant trois mois, renon-
cer absolument à tout travail.
Ce que nous venons de dire ouvre, de suite, devant vous
des horizons de spéculations formidables, d'entreprises compli-
quées, de vastes projets. Il n'en est rien. C'est précisément ici
que commence le côte saisissant, dramatique, dirai-je volon-
tiers, au point de vue social.
La base de toutes ces affaires est toujours la plus plate, la
plus vulgaire, la plus ignoble escroquerie, de ces es-
cro[484]queries comme en commettent, au sortir de Mazas, des
agents d'affaires véreux qui n'ont pas le temps de combiner un
plan.
On ne s'inquiète même pas de donner une apparence de
vraisemblance aux entreprises que l'on lance, on annonce des
mines qui n'ont jamais contenu une parcelle de minerai, on af-
firme aux actionnaires qu'on a payé 500,000 francs une petite
feuille de chou financière, l’Argent qui avait deux numéros en
tout.
Vous vous imaginez qu'on va, au début, corrompre des
gens dans une certaine situation, ayant une surface quelconque,
et leur dire : « Faites semblant d'être souscripteurs ! » Nulle-
ment. Au moment de la constitution d'une Société on prend des
noms de pauvres diables d'employés qui sont censés souscrire
pour 1 ou 2 millions ; parfois même on inscrit, au hasard, des
noms de gens qui n'existent pas, habitant des rues qui n'existent
pas davantage.
Cela vous paraît fabuleux, mais si vous avez la patience
de me suivre dans cette étude, vous verrez que je me tiens
même en deçà de la vérité.

420
La fin d’un monde

La Société une fois constituée, on appelle le public à


souscrire et l'on organise une bruyante campagne de presse. Le
public souscrit, et, quand on s'est débarrassé de toutes les ac-
tions, la Société tombe à zéro et les actionnaires s'adressent aux
tribunaux.
C'est ainsi. Le cerveau du Juif est très peu créateur153.
[485] Erlanger obéit simplement à l'impulsion irrésistible du

153 Allmayer est de cette école. En elles-mêmes, les escroqueries


commises par lui sont peu originales mais quelle habileté déployée par ce
pittoresque voleur pour déjouer les recherches, quel art dans les transforma-
tions, quel aplomb ! Quel grand financier aurait fait cet homme s'il n'avait
pas obéi à une sorte de dilettantisme, s'il n'avait pas voulu, comme on dit,
jouer la difficulté !
Il convient, ajoutons-le, de ne pas regarder cela en coockney, de bien
se rendre compte des complicités latentes, des appuis secrets, de la tendresse
que les Juifs ont, au fond, pour ce chevalier d'industrie qui est remarquable,
qui honore la race à sa façon, qui fait parler de lui…
Toute cette floraison d'aventuriers sémitiques lâchés dans une socié-
té désorganisée est très curieuse à étudier, on rencontre à chaque instant des
types extraordinaires, comme ce d'Acosta dont les Faits divers, toujours ces
bons Faits divers, si précieux pour l'histoire sociale contemporaine, nous
racontent la vie étrange.
« D'Acosta, ou plutôt Nathan Ganz, dit le Figaro du 17 mars 1888,
car tel est le véritable nom de cet aventurier, n'a pas encore été transféré à
Bruxelles. Il est à Mazas, à la disposition de M. le juge d'instruction Levas-
seur, chargé de relever les nombreuses escroqueries commises à Paris par le
directeur du journal Les Deux Mondes.
« D'Acosta est, en outre, très demandé en Europe. La Hollande, l'Al-
lemagne, l'Angleterre, notamment, ont avisé le parquet de la Seine qu'ayant,
dans ces trois pays, fait de nombreuses dupes, il y aurait lieu de le mettre,
tour à tour, à la disposition de chacun de ces gouvernements. Il aura, en ou-
tre, à donner des explications sur le rôle politique qu'il a joué en Europe en
se donnant comme membre actif de certaines Sociétés socialistes.
« Un exemple entre cent. Au congrès tenu à Londres en 1881, il
s'était fait accepter comme délégué des socialistes mexicains, ailleurs, il se
donnait comme allié aux nihilistes, et, à Paris, il s'était faufilé parmi les so-
cialistes les plus exaltés, représentant, disait-il, avec preuves à l'appui, l'opi-
nion avancée de tel ou tel pays.
« En réalité, le seul but qu'il poursuivait était de pénétrer les secrets
des sociétés dans lesquelles il se faisait admettre, afin de pouvoir se livrer
sans danger à son métier d'espion.
« Au cours d'une perquisition faite au siège de son journal, 50, rue de
Douai, M. Levasseur, assisté de M. Goron, a découvert, dans un grenier, une
énorme caisse en fer, pleine de documents ne laissant aucun doute sur le rôle
que jouait, en France, ce misérable. On croit qu'il a des complices, la police
espère les découvrir.
« — Mais enfin, lui disait hier M. Levasseur, qui savait déjà à quoi
s'en tenir, dites-nous donc quels sont votre véritable nom et votre origine !

421
La fin d’un monde

voleur, à l'âpre désir de prendre qui le tient, il est l'homme de la


tribu, le Bédouin allant dérober une bourse dans la tente voi-
sine, détachant le cheval ou enlevant le mouton qui excite sa
convoitise.
Dès que le procès est commencé, la scène change. Cet
être, qui a agi jusqu'ici comme un filou de bas étage, comme un
coquin tout à fait subalterne, devient tout à coup un politique
extraordinaire.
Le Juif donne sa mesure tout entière. Derrière le Bédouin
ou le petit chapardeur au nez crochu qui vous fait votre mou-
choir, comme on me l'a fait dans le ghetto de Presbourg, appa-
raît le baron israélite qui occupe une situation considérable à
Paris et qui joue merveilleusement de tous les ressorts de la vie
moderne.
Tous les moyens que le génie de l'intrigue peut suggérer à
l'esprit le plus retors et le plus ingénieux, toutes les ressources
que peut offrir la procédure, Erlanger les emploiera : il achètera
les magistrats, les hommes d'État ; il [486] enverra de l'argent
aux uns, des femmes aux autres ; il fera de son affaire une af-
faire internationale ; consul de Grèce, ce qui donne, par paren-
thèse, une singulière idée du sens moral du roi des Hellènes, il
invoquera les immunités diplomatiques ; il se servira du prince
de Hohenlohe auquel il a fait sa part dans ses malpropres entre-
prises ; il enrichira Dauphin, il soudoiera les républicains et il
finira par garder l'argent. Ceci, il l'a déclaré d'avance à un avo-
cat : « J'ai 10 millions à sacrifier, j'aime mieux les donner à ceux
qui me défendent que de les rendre à mes actionnaires. »
Remarquez que, dès le commencement de la lutte, l'avan-
tage du terrain est pour le voleur : il a l'argent et ses actionnai-
res sont ruinés, il a en mains les pièces, les preuves qui démon-
treraient sa culpabilité et laisse venir…
Que voulez-vous que fassent les malheureux dépouillés ?
Avant même d'engager le débat, il faut qu'il payent. Rien qu'en
frais d'expertises et de vérification de comptes, les divers procès

« — Ma foi, Monsieur, répondit le reptile, d'un ton gouailleur, je me


suis, pendant le cours de mon existence, affublé de tant de noms divers que
j'ai oublié celui que m'ont légué mes parents qui, cependant, je crois, étaient
de nationalité hongroise et de race israélite. »
Figurez-vous des agents de cette trempe dans une insurrection, à une
époque de bouleversement social complet, et vous comprendrez que d'ar-
dents révolutionnaires, qui causent avec vous à cœur ouvert, qui n'ont rien à
redouter maintenant, vous déclarent qu'une partie des événements de la
Commune demeurent pour eux absolument inexplicables.

422
La fin d’un monde

relatifs aux affaires d'Erlanger ont coûté au moins 300,000


francs. Si le Parquet dépensait une pareille somme pour faire
rendre justice à des actionnaires mis sur [487] la paille, il serait
énergiquement blâmé par le ministre de la Justice. Ceux qui ont
porté la première plainte ont dû commencer par débourser
12,000 francs.
Pour plaider de tels procès il faut des hommes spéciale-
ment organisés et surtout des hommes qui aient, comme on dit,
l'oreille du tribunal, qui puissent se faire écouter.
Grèce à l'argent, Erlanger a tous les maîtres de la barre,
et ce qui indique bien la démoralisation du barreau actuel, c'est,
qu'à part Me Falateuf, pas un seul membre du Conseil de l'ordre
n'a plaidé contre le financier prussien.
Quand Erlanger redoute qu'un homme en vue ne soit sol-
licité de plaider contre lui, il va le trouver, lui demande une
consultation sur un point accessoire et la paye 10,000 francs. Le
voulût-il, l'autre ne peut plus plaider contre un homme qui, si
peu que ce soit, a été son client.

Je n'ai pas l'intention, bien entendu, d'entrer dans les dé-


tails des multiples procès concernant le Crédit général français.
Il est nécessaire, cependant, si je veux que les historiens de
l'Avenir sachent ce qu'était la magistrature française sous la
troisième République, la notion qu'elle avait du Bien et du Mal,
de faire figurer, dans ce livre, un résumé d'une affaire suivie à
travers toutes ses phases.
Je vois d'ici mon lecteur qui fait la grimace et qui se pré-
pare à sauter ces pages : il a tort, cela l'instruirait et lui serait
utile matériellement.
C'est toujours la même plaisanterie, d'ailleurs.
Quand vous résumez, en quelques lignes, une question
qui vous a coûté beaucoup de recherches, on répond : « C'est un
pamphlétaire, où sont les preuves de tout ce qu'il affirme ? »
Quand vous entrez dans la discussion approfondie d'un débat, le
lecteur file à l'anglaise en disant : « C'est un écrivain assom-
mant. »
En tous cas, je crois nécessaire de prendre une affaire
comme type et je vais vous expliquer l'affaire des Réassurances
générales.
[488]
Le 20 Juin 1879, MM. Emile d'Erlanger et Berthier frè-
res, s'associent avec le Crédit général français pour attraper aux
gogos 8,750,000 francs.

423
La fin d’un monde

A cette fin, ils inventèrent un truc perfectionné qu'ils dé-


nommèrent :

COMPAGNIE DE RÉASSURANCES GÉNÉRALES


SOCIÉTÉ ANONYME
Au CAPITAL DE 35 MILLIONS DE FRANCS
DIVISÉ EN 10,000 ACTIONS DE 5OO FRANCS
Libérées de 125 francs.

Ces 70,000 actions devaient être mises en vente par le


Crédit général français, avant la fin de juillet suivant, avec une
prime de 125 francs, destinée à constituer les 8,750,000 francs
convoités par les exploiteurs.
Les 125 francs dits libérés par les actions devaient être
fournis par les acheteurs pour former le quart du capital de la
future Société, exigé par la loi, pour établir une Société ano-
nyme.
Ce capital de 8,750,000 francs devait être mis entre les
mains d'un conseil d'administration chargé de l'engloutir le plus
promptement possible dans un océan d'opérations aventureuses
ou fictives, dans lequel il ferait sombrer l'entreprise afin de faire
disparaître le corps du délit d'escroquerie.
Pour se dérober aux responsabilités que la loi impose aux
fondateurs de Sociétés anonymes, nos gens mandèrent un em-
ployé de l'agence de MM. Berthier frères à Reims qui bâcla tout
seul leur simulacre de Société avec une liste de souscripteurs
fictifs et sans aucun versement de fonds.
Le 26 juin, cet homme de paille, nommé M. Léopold
Martin, comparut devant le notaire maître Mégret, non pas
dans l'étude dudit notaire, mais dans le domicile de M. le baron
d'Erlanger, rue Taitbout, n° 20, à Paris.
Là, pour se rendre introuvable, il se dit M. Léon Léopold
Martin, chevalier de la Légion d'honneur, rentier, demeurant
[489] à Paris, rue du Quatre Septembre, n° 15, et, agissant au
nom et comme seul fondateur de la Société anonyme, dite
Compagnie de Réassurances générales, il affirma au notaire :
1° Que le Capital social fixé à 35 millions de francs était
souscrit en totalité,
2° Que chaque souscripteur avait versé le quart du Capi-
tal par lui souscrit ,
3° Que les fonds étaient déposés dans les caisses de la So-
ciété du Crédit mobilier, place Vendôme, n° 15, à Paris.

424
La fin d’un monde

A l'appui de ces fausses déclarations, il déposa entre les


mains du notaire une liste de 173 souscripteurs indiquant les
sommes souscrites et celles versées par chacun d'eux, et il signa
cette liste, après l'avoir certifiée sincère et véritable.
Pourtant, il y était inscrit lui-même pour 1,330 actions,
sous le nom de Léopold Martin, demeurant à Paris, rue Thiers,
n° 443. Le faux était donc manifeste.
Le même jour, 26 juin 1879, à 3 heures un quart après
midi, quarante de ces prétendus souscripteurs, y compris ce
Léopold Martin, se trouvèrent réunis dans la salle Lemardelay,
n° 100, rue Richelieu, en Assemblée générale constitutive.
M. Alfred Blanche fut nommé Président, MM. d'Erlanger
et Richard Wallace furent Scrutateurs154.
Là, les absents, même les fictifs, étaient représentés par
des procurations.
A l'unanimité, ils affirmèrent que les déclarations faites
par M. Martin, fondateur de la Société, étaient exactes.
Il nommèrent le Conseil d'administration, pour six ans,
avec 50,000 francs annuels de jetons de présence et allouèrent
1,500 francs à chaque commissaire censeur.
[490]
Enfin, M. Alfred Blanche, Président, eut le courage de
proclamer majestueusement :
« Que toutes les prescriptions de la loi ont été remplies
régulièrement, et qu'ainsi la Société anonyme, dite Compagnie
de Réassurances générales, était définitivement constituée. »
Six jours après cette comédie, le Moniteur des Tirages fi-
nanciers, organe et propriété du Crédit général français, annon-
çait en tête de ses colonnes :
La vente de 55,000 actions de 500 francs
de la
COMPAGNIE DE RÉASSURANCES GÉNÉRALES
Libérées de 125 francs.
Ces 55,000 actions, disait le Journal Financier, pro-
viennent du groupe des fondateurs et sont mises en vente au prix
de 625 francs, soit 250 francs net à payer. La vente aura lieu le 14
et le 15 juillet, aux guichets du Crédit général français, rue Le pel-
letier, n° 16, à Paris.

154 Ce Wallace, que l'on prétendait faussement parent du célèbre phi-

lanthrope, était un banquier qui disparut avec sa banque. On n'en a plus


jamais entendu parler depuis. L'extravagante fantaisie qui préside à tout cela
est la note jolie de ces choses. Voilà ce qu'on peut faire dans cette société si
admirablement organisée où la ménagère qui secoue un tapis par la fenêtre,
après six heures du matin, reçoit immédiatement du papier timbré.

425
La fin d’un monde

La cote officielle sera demandée.

Cependant, il n'existait ni Société, ni actions de Réassu-


rances générales.
Cette annonce mensongère fut répétée le 6 et le 10 juillet,
avec accompagnement d'un prospectus faisant miroiter aux
yeux du public une grande plus-value et un dividende de 20
francs, au moins, par action dès les premiers exercices.
Une publicité organisée, à grands frais, dans tous les
journaux, se chargea d'annoncer à la foule tous ces avantages.
Le 24 juillet, le même Moniteur annonçait que sur les
55,000 actions mises en vente, il en avait été demandé et placé
51,700, et que le nombre des acheteurs était de 6,864.
La perfidie du Crédit général français avait donc fait
6,864 victimes en deux jours.
Il avait vendu une chose n'existant pas, puisque, le 21
août suivant, il disait dans son journal
On nous demande quand nous délivrerons les titres.
[491]
Nous devons faire observer qu'il y a 70,000 titres à
confectionner et à transférer, et qu'il faut pour ce double travail
un temps matériel assez long.
Nous pressons ce travail autant qu'il dépend de
nous et nous espérons pouvoir commencer les livraisons la se-
maine prochaine.

Les actions mises en vente comme provenant du groupe


des fondateurs n'existaient donc pas quand elles ont été ven-
dues les 14 et 15 juillet. Elles n'ont jamais existé.
Quoi qu'il en soit, le public en avait assez. Le Crédit géné-
ral français fut obligé d'attendre l'année suivante pour se débar-
rasser des actions qui restaient à vendre.
Pendant tout le cours de 1880, il employa toutes les su-
percheries imaginables pour capter la bonne foi de sa clientèle
et du public par le moyen de son journal, le Moniteur des Tira-
ges financiers.
Malgré toutes ses roueries, il lui restait encore 62 actions
au 31 décembre 1880.
Le Conseil d'administration s'était si bien acquitté de sa
mission, qu'à la fin de la quatrième année, tout le Capital versé
se trouva dissipé et qu'il vota un appel de fonds de 77 fr. 50 par
action représentant 5,450,000 francs. C'était donc 22,450,000
francs perdus pour les acheteurs de ces fausses actions.

426
La fin d’un monde

Afin de soustraire ses comptes aux investigations des vic-


times, il se concerta avec l'agent des exploiteurs et il fit pronon-
cer, par le Tribunal de Commerce, la dissolution de la Société
dont il fit confier la liquidation à deux hommes à son entière
dévotion.
Néanmoins, le 13 juillet 1885, ce même tribunal pronon-
ça la nullité de la prétendue Société pour les motifs qui suivent :
1° Défaut de souscription de la totalité du Capital social,
2° Défaut de versement par chaque actionnaire du quart
du Capital par lui souscrit,
3° Fausses indications de la personnalité et du domicile
du prétendu fondateur qui, de son propre aveu, n'a été que le
prête-nom des fondateurs véritables,
4° Défaut d'indication des qualités des souscripteurs.
« Et, ajouta-t-il, attendu qu'il appert encore des débats et
des pièces produites ……………………………………………………………..
……………………………………………………………………………………………
« Que bien loin de se préoccuper du sort de la Société,
celle-ci n'était pour les Fondateurs, Administrateurs et Sous-
cripteurs qu'un instrument propre à leur faire atteindre le but
de spéculation et d'agiotage qu'ils poursuivaient unique-
ment………………………………………………………………….……..
« Le Tribunal déclare nulle la Société anonyme dite
Compagnie de Réassurances générales,
« Déclare le présent jugement commun aux liquidateurs
judiciaires,
« Condamne, etc…
Le 2 décembre 1886, la Cour d'appel de Paris, présidée
par M. Périvier, confirma ce lumineux jugement dont elle adop-
ta tous les motifs, auxquels elle ajouta ceux qui suivent :
…………………………………………………………………………………………..
« Considérant qu'il ne suffit pas de dire, avec les
premiers juges, que chaque souscripteur n'a point versé le quart
du Capital par lui souscrit, qu'il faut encore ajouter que le quart
du Capital, considéré en lui-même, ne peut être réputé légale-
ment avoir été versé avant la constitution de la Société. »
« …………………………………………………………………………
………………
« Considérant que tous les souscripteurs ont assisté
ou ont été représentés à l'Assemblée du 26 juin, qu'il est d'ail-
leurs établi qu'un certain nombre, ainsi que l'ont constaté les
premiers juges, n'y ont été représentés qu'en vertu de procura-
tions ne portant pas la signature des souscripteurs auxquels elles
ont été frauduleusement attribuées,

427
La fin d’un monde

« Considérant que tous les défendeurs originaires,


ayant fait partie du Conseil d'administration, ont participé aux
infractions graves retenues par la Cour comme entachant de nul-
lité la Société de Réassurances générales. Qu'ils doivent, dès lors,
être considérés comme Coauteurs au moins de quasi-délits à rai-
son desquels leur responsabilité est solidairement engagée ,
« Qu'ils doivent, par suite, être condamnés solidai-
rement aux dépens de première instance et d'appel ,
[493]
« Par ces motifs :
« La Cour, confirme le jugement, condamne les ap-
pelants : Alfred Blanche, de Broves, Léon Chevreau, Clermont-
Tonnerre, Albert Nivert, Pascal, Thoinet de la Thurme, Hère,
Joumet, d'Erlanger et Martin solidairement en tous dépens. »
Il était donc souverainement jugé que Martin, le seul
fondateur de la prétendue Société de Réassurances générales,
était un faux fondateur.
Qui s'était donné de faux domiciles,
Qui avait pris la fausse qualité de rentier,
Qui avait fait de fausses déclarations de souscriptions et
de versements de fonds.
Tous ces faux avaient été commis dans un acte public
passé dans le domicile même du baron Emile d'Erlanger, qui
s'était servi de cet acte.
Il était donc souverainement jugé que les meneurs de
l'exploitation avaient fait emploi de fausses procurations et que
la prétendue Société n'avait été qu'un instrument de spécula-
tion et d'agiotage,
Que les fondateurs et administrateurs ont été condamnés
solidairement aux dépens comme coauteurs de quasi-délits à
raison desquels leur responsabilisé est solidairement engagée…
On lit encore dans cet arrêt: « Que les fondateurs doivent
être garants des conditions de la constitution de la Société vis-
à-vis des actionnaires et des tiers.
Enfin, il était définitivement jugé que cette Société était
nulle et de nul effet à l'égard des intéressés et à l'égard du liqui-
dateur.
Le même arrêt dit encore : « Que la nullité est encourue
le jour même de la constitution irrégulière, » c'est-à-dire le 26
juin 1879.
Par conséquent cette Société nulle n'avait donc pas pu
créer des actions, puisqu'elle n'avait pas été constituée et
n'avait pas d'existence légale.
[494]

428
La fin d’un monde

Ceux à qui ces fausses actions avaient été vendues frau-


duleusement avaient donc le droit incontestable de réclamer
aux vendeurs de ces faux titres la réparation du préjudice qu'ils
avaient souffert.
Le liquidateur, à l'égard duquel cette Société avait été dé-
clarée nulle, n'avait donc aucune action à exercer envers ces vic-
times du dol et de la fraude des exploiteurs.
Eh bien ! Ces mêmes juges, oubliant la loi, oubliant leurs
propres jugements, oubliant la justice, ont eu le courage de re-
pousser impitoyablement les justes demandes des victimes de
cette vaste escroquerie.
Bien plus, ils les ont encore condamnés à payer entre les
mains de ce même liquidateur, à l'égard duquel la Société a été
déclarée nulle, tous les appels de fonds qu'il lui plaira de faire,
jusqu'à concurrence de 500 francs, montant intégral de ces
fausses actions qui leur ont été vendues contre la défense de la
loi.
Et tout cela, avec dépens, sans que les malheureux gogos
puissent avoir aucun recours contre les auteurs du dol et de la
fraude reconnus par la Cour dans son arrêt du 2 décembre
1886.
Pourtant il est écrit dans le jugement du 13 juillet 1886 et
dans l'arrêt du 2 décembre 1886
« Que les fondateurs doivent être garants des conditions
de la constitution de la Société vis-à-vis des actionnaires et des
tiers. »
L'arrêt a ajouté que, « tous les défenseurs originaires
doivent être considérés comme coauteurs au moins de quasi-
délits à raison desquels leur responsabilité est solidairement
engagée ;
Qu'ils doivent, par suite, être condamnés à tous les dé-
pens. »
En conséquence, ils ont été condamnés aux dépens, ils
devaient donc être encore condamnés pour le principal.
Pour exécuter ce chef-d'œuvre, les juges ne se sont pas
contentés de sacrifier les droits des 7,000 victimes de cette
[495] escroquerie, ils ont encore frustré l'Etat des droits dus au
Trésor pour l'enregistrement du traité sur lequel ils se sont
étayés pour condamner les acheteurs de ces faux titres à payer
les appels de fonds réclamés par le liquidateur.
Ce traité, signé illégalement en juillet 1884 par le Conseil
d'administration, avait cédé à la Société Paris tout l'actif et le

429
La fin d’un monde

passif de la Compagnie des Réassurances Générales avec pro-


messe de lui payer encore la somme de 5,450,000 francs.
C'est en vue de cette somme que le liquidateur poursui-
vait les appels de fonds.
Ce traité a été visé dans le jugement du Tribunal de
Commerce, en date du 22 mars 1886, et dans l'arrêt du 28 avril
1887, mais sans qu'il y eût mention de l'enregistrement qu'on
avait omis de faire parce qu'il fallait payer 119,900 francs, à rai-
son de 2 p. 100.
A l'époque où les sentences ont été rendues il fallait payer
le double droit, c'est-à-dire 239,800 francs.
Ce défaut d'enregistrement avait été signalé à l'audience,
mais le président avait répondu
— Qu'est-ce que cela fait ?
Ce que cela fait, le voici écrit dans la loi du 22 Frimaire
an VII, dont l'article 47 est ainsi conçu :
« Il est défendu aux juges de rendre aucun jugement en
faveur des particuliers sur des actes non enregistrés, à peine
d'être personnellement responsables des droits. »

Si vous avez fait le léger effort de me suivre jusqu'au


bout, vous avez vu que le résultat de l'arrêt rendu était de
condamner des actionnaires, qui avaient tout perdu, à complé-
ter encore leur versement pour une Société que le tribunal avait
déclarée nulle.
Quant aux conditions absolument frauduleuses dans les-
quelles cette affaire avait été lancée, les éléments de la contrac-
tatio fraudulosa, comme on dit au Palais, croyez bien que je n'ai
nullement exagéré.
Le fondateur Léopold Martin, employé de MM. Berthier
[496] frères, était domicilié 43, rue de la Gare, à Reims, alors
qu'il indiquait comme domicile tantôt la rue Thiers, qui n'existe
pas, à Paris, tantôt la maison portant le n° 15 de la rue du Qua-
tre Septembre, maison appartenant aux frères Berthier et dans
laquelle il n'a jamais habité. Il souscrit modestement pour
2,035,000 francs.
Le plus étonnant de tous peut-être est un nommé Benoit
Vidal, 15, rue Perrin-Soliers, à Paris ; introuvable à Paris, où la
rue Perrin-Soliers n'existe pas, on le cherche à Marseille, où le
propriétaire de la maison rue Perrin-Soliers, 15, maison qu'il a
fait bâtir en 1846, déclare n'avoir jamais eu pour locataire ou
copropriétaire aucune personne de ce nom.

430
La fin d’un monde

Erlanger met tous les Tricoches et tous les Cacolets en


route pour trouver un Vidal qui puisse s'adapter à peu près à la
circonstance, et il déclare que le souscripteur indiqué demeure
7, rue Lesdiguières. On se transporte rue Lesdiguières, et on y
trouve bien un Vidal, mais il s'appelle Théophile et non Benoît.
C'est un vieillard de quatre-vingt-huit ans qui habite dans la
misère, chez son gendre, M. Auguste Tremailie, un logement de
400 francs dont tout le mobilier ne vaut pas 100 francs.
C'est ce vieillard qui aurait souscrit pour 1 million et avait
versé 250,000 francs !
Chappuis (Adolphe), qui aurait souscrit pour 2 millions,
est amusant à observer également. Devant le juge rapporteur
Levy, Me Landier presse un peu d'Erlanger qui se trouve un
moment fort embarrassé et Me Landier, frappant sur l'épaule du
baron, lui dit tout à coup :
— Voyons, monsieur d'Erlanger, dites-nous au moins où
demeure ce Chappuis qu'il nous est impossible de trouver.
— Il est à Bruxelles, rue Neuve, n° 10, répondit d'Erlan-
ger.
Un actionnaire se transporta à Bruxelles, où il découvrit
que ce Chappuis avait rempli l'emploi de trial au théâtre de la
Monnaie, et que son engagement n'ayant pas été re-
nou[497]velé, cet artiste avait été chercher une meilleure for-
tune à Londres155 .

155 Tous ces faits, de quelque invraisemblable extravagance qu'ils


soient marqués, sont tous de la plus rigoureuse exactitude, ils ont tous été
reconnus vrais par le Tribunal de Commerce.
« Attendu, dit l'arrêt du 13 juillet 1885, en ce qui concerne Vidal, que
le domicile de ce prétendu souscripteur est indiqué rue Perrin-Soliers, 15, à
Paris,
« Attendu qu'aucune rue de Paris n'a jamais porté ce nom,
« Que si les défenseurs soutiennent qu'on serait en présence d'une
erreur matérielle et que Benoît Vidal aurait habité 15, rue Perrin-Soliers, à
Marseille, ils n'apportent aucune justification à cet égard.
« Qu'il appert, au contraire, des débats et des pièces produites qu'au-
cun locataire du nom de Vidal n'a jamais habité ladite maison,
« Attendu qu'il est, d'autre part, établi par les documents soumis au
tribunal, que le versement de 250,000 francs qui incombait à Vidal a été fait
par d'Erlanger lui-même.
« Attendu que si Chappuis avait fait réellement et personnellement
un versement de 500,000 francs, que si l'avance de 250,000 francs, soi-
disant consentie par d'Erlanger à Vidal, avait un caractère sérieux, on ne
saurait comprendre l'impossibilité dans laquelle se trouvent les défendeurs
d'établir l'existence de deux individus sur lesquels ils ne manqueraient pas
d'avoir des renseignements précis :

431
La fin d’un monde

Un an après, d'Erlanger, ne se souvenant plus d'avoir dit


au commissaire de police que Chappuis n'était pas de son
groupe, faisait produire par Me Barboux, devant la Cour de Pa-
ris, un papier fabriqué ad hoc et conçu en ces termes :
« Reçu de M. le baron d'Erlanger, pour solde des sommes
à me revenir pour participation au syndicat de la compagnie des
Réassurances générales, la somme de 250,000 francs.
« Paris, le 20 septembre 1879.
« Signé : CHAPPUIS. »

Quant au nommé de Chauvron, nous verrons tout à


l'heure à quel incident il donna lieu lors de la plaidoirie de Me
Barboux.
Ce que j'ai tenu à bien mettre en relief, en évitant de me
[498] perdre dans les détails, c'est le caractère absolument
frauduleux, le caractère d'escroquerie de ces opérations. Il n'est
pas un de mes lecteurs, je l'espère, qui ne se dise : « Si un pau-
vre diable avait employé des procédés analogues pour se procu-
rer quelques sous, il aurait été impitoyablement condamné. » Il
n'en est pas un, j'en ai la conviction, qui n'arrive à la même
conclusion que moi : « Les juges qui ont acquitté Erlanger sont
des misérables, la magistrature est vénale. »
Ce n'est pas là une injure, une violence inutile contre
cette magistrature que Scholl a appelée « la canaille inamovi-
ble ».
Je suis à l'âge où l'on sait la valeur de ce que l'on écrit, et
c'est en sociologue qui a étudié avant de parler, qui a eu même à
sa disposition des documents qu’il ne peut pas publier, que je
lègue à l'avenir cette affirmation : « La magistrature française
est une prostituée. »
Ne croyez pas à une sorte d'indifférence, de laisser-aller
de sceptique : ces gens là sont implacables.
Ils ont besoin de frapper, car frapper est leur raison
d'être, leur seule façon de faire admettre qu'ils servent un grand
intérêt social, ils ont besoin de frapper aussi pour se donner une
satisfaction, une jouissance personnelle. Une joie mauvaise se
lit sur leurs figures ricaneuses et blafardes quand ils ont frappé,
quand ils ont sacrifié une victime de plus à cette Idole de justice
à cette Idole morte dans laquelle ils n'ont plus foi.

« Attendu que cette impossibilité même démontre entièrement le ca-


ractère fictif de ces deux souscripteurs…. »

432
La fin d’un monde

Dans cette France où l'on acquitte Erlanger, on


condamne à six jours de prison (novembre 1887) un enfant qui
a volé un gâteau d'un sou. Un pauvre diable, qui n'avait pas
mangé depuis deux jours, enlève un potiron dans un champ, le
fait cuire à la hâte sur un feu de broussailles, il est surpris au
moment où, pressé par la faim, il le dévore à moitié cuit, il est
condamné à huit jours de prison (septembre 1887). Un autre
affamé qui avait dîné, sans pouvoir payer, dans un restaurant à
vingt-quatre sous, est puni d'un mois de prison (juin 1888).
[499]
Voulez-vous savoir comment on traite ceux qui abusent
de la confiance de leurs contemporains. Lisez ceci : c'est un
simple compte rendu de tribunaux, coupé dans le Parti national
(10 juin 1888). Qu'importe ! Est-ce qu'un fait divers n'éveille
pas chez l'homme qui sait penser autant d'idées que la page la
plus brillante d'un écrivain ?
Il s'agit de deux malheureux camelots poursuivis pour
avoir trompé le public en annonçant un événement qui n'exis-
tait pas ou, du moins qui n'existait pas tel qu'ils l'annonçaient :
c'est ce qu'on appelle dans le Code : « Faire croire à un événe-
ment chimérique. »
M. le président (au premier). Vous reconnaissez
avoir crié : « Demandez l'affaire mystérieuse du boulevard Ma-
lesherbes, arrestation d'un valet de chambre ? »
Le prévenu.– Oui, mon président.
M. le président.— Eh bien.., vous saviez qu'il n'y
avait pas un mot de cela dans le journal.
Le prévenu.— Je sais à peine lire , c'est Bons qui m'a
dit de crier cela : j'ai crié ce qu'il m'a dit.
M. le président (à Bons).— C'est vrai ?
Bons.— Oui, mon président.
M. le président.— Vous avez déjà été condamné plu-
sieurs fois pour pareille chose, vous êtes coutumier du fait.
Bons.— Oui, monsieur, c'est moi que je suis coutu-
mier du fait, personnellement.
M. le président.— Il n'y avait pas un seul mot de l'af-
faire que vous criiez, vous et votre camarade.
Bons.— Faites excuse, mon président, c'est aux nou-
velles, vous pouvez voir.
(M. le président parcourt le journal.)
Bons.— La première, aux faits divers.
M. le président (lisant) : « Les cambrioleurs, est-ce
cela ?
Bons.— Oui, mon président.
M. le président (lisant). « La nuit dernière, des mal-
faiteurs, profitant de l'absence de Mlle X…, fille d'un ancien
conseiller à la Cour de Cassation, ont pénétré dans son apparte-

433
La fin d’un monde

ment, sis au quatrième étage du numéro 31, boulevard Malesher-


bes. »
M. le président (après avoir achevé l'article à voix
basse). — Eh bien, c'est un vol… Où est l'affaire mystérieuse là
dedans ?
[500]
Bons.— Comme on ne sait pas qui a fait le coup… na-
turellement… c'est un mystère.
M. le président.— Et l'arrestation du valet de cham-
bre ?… Où avez vous vu ça ?
Bons.— J'ai pensé que ça ne pouvait être que lui.
M. le président.— Mais on ne l'a pas arrêté.
Bons.— C'était une supposition assez naturelle.

Le tribunal condamne Bons à deux mois de prison et


Salmon à six jours.
Un camelot famélique, pour gagner peut-être dix sous en
s'épuisant à crier sa marchandise à travers les rues, trompe les
passants dans les conditions que vous voyez. Le baron d'Erlan-
ger rafle 20 ou 25 millions, dans une seule affaire, avec un acte
qui est un véritable faux en, écriture, avec un acte dans lequel
figurent comme ayant souscrit pour des millions des gens qui
n'ont pas de domicile, des gens qu'on ne peut même pas retrou-
ver, et non seulement il est acquitté, mais il reste officier de la
Légion d'honneur !
Vous ne trouveriez ni dans la droite, ni dans la gauche,
depuis M. de Mun jusqu'à Brialou, un député capable de de-
mander qu'on enlève au moins à cet homme manifestement
déshonoré cette rosette que le colonel Noirtin lui arracha un
jour publiquement156…
Voilà les juges actuels ! Et ces gens vous prennent des at-
titudes, posent pour la Vertu ! Ils se carrent, insolents et raides,
sur des fauteuils que Cambyse aurait fait recouvrir avec leur
peau. Jamais pays n'est tombé plus bas et c'est venger la cons-
cience publique que de fouailler ces magistrats vendus, que de
les outrager, comme je le fais, dans l'exercice de leurs [501]
fonctions… Oh ! Dans l'exercice de leurs fonctions toujours ! Ce
délit mène devant la cour d'assises, et, avec quelque soin qu'on
choisisse les jurés, il pourrait s'y trouver des braves gens, des

156 M. Daumas, conseiller municipal, avait annoncé son intention de

demander qu'on retire au moins l'inscription de rue d'Erlanger à la rue qui


porte ce nom, il n'a pas donné suite à ce projet, il est probable d'ailleurs qu'il
n'aurait pas réussi. Le Conseil municipal trouve très simple de débaptiser
une rue destinée à honorer la mémoire d’un instituteur des pauvres comme
le frère Philippe, et de respecter la plaque qui est un hommage à Erlanger.

434
La fin d’un monde

Francs-Maçons même, dont je ne comprends pas la présence


dans les Loges, comme M. Hubner, comme M. Taillebois, qui
dénonça le premier, avec preuves à l'appui, les infamies commi-
ses, au ministère de l'Intérieur à propos des indemnités aux vic-
times du 2 Décembre. Ceux-là ne me condamneraient pas. Pour
m'envoyer en prison tandis qu'on renvoie Erlanger indemne, il
ne suffirait pas d'avoir un jury trié sur le volé, il faudrait encore
un jury trié sur le voleur…
En admettant même que les gens qui nous gouvernent
aient cette audace, un peu de prison ne me déplairait pas… J'y
ferai, sans être dérangé, ce livre que Rosny aurait dû faire, j'es-
saierai, en appliquant la méthode que cet étonnant Balzac, qui
savait tout, appliquait aux choses judiciaires, de montrer avec
quelle facilité on se rend maître des mille rouages de cette orga-
nisation sociale qui ne fonctionne que contre le faible,— ce que
pèse, quand on la regarde de près, cette Société qui, avec toute
sa complication et toute sa solennité, est une apparence, une
ombre, un fantôme.
Quel beau portrait à faire que celui de cet Erlanger que
j'abandonne à regret ! Essayez de trouver quelques centaines de
mille francs pour une entreprise longuement méditée, sérieuse,
vous n'y arriverez pas. Cet homme attire à lui les millions
comme il veut, et, pas une seule fois, il n'a l'idée d'essayer quel-
que chose qui repose sur une base quelconque, sur une idée plus
ou moins juste. C'est un simple pick-pocket….
Cette vie est une accumulation de malpropretés et de rui-
nes, et toujours le Juif prussien se tire d'affaires avec la protec-
tion du Kahal. Au début, il se charge de négocier l'emprunt des
Confédérés au moment de la guerre d'Amérique, garde pour lui
le montant des sommes reçues, épouse [502] la fille d'un des
négociateurs de l'emprunt et propose tranquillement à ses vic-
times d'aller soumettre le litige qui les divise aux Etats-Unis, où
l'on condamne à mort ceux qui se sont mêlés de procurer des
armes et des subsides aux Séparatistes…
L'affaire de l'Exposition d'Auteuil met le financier en
mauvais cas ; l'Impératrice le sauve. Devienne est le Bresselles
de la chose, il se débat un peu plus, voilà tout ; honteux de son
rôle, il remet le jugement dix fois. On avait encore des scrupules
dans ce temps-là… Quelques habitués du Palais se souviennent
encore de l'accent avec lequel Oscar de Vallée, rappelant l'affaire
d'un paysan normand rendu responsable quelque temps aupa-
ravant d'un malheur dont il était bien innocent, disait au tribu-
nal : « Rappelez-vous ce pauvre diable ! Il était moins coupable,

435
La fin d’un monde

à coup sûr, que celui que l'on vous demande d'innocenter au-
jourd'hui. »
Pendant la guerre Erlanger ravitaille l'armée allemande,
mandé à Versailles pour donner son avis sur l'indemnité de
guerre, il déclare à Bismarck, qui hésite, que nous sommes par-
faitement en état de payer 5 milliards. Naturellement notre aris-
tocratie, que le patriotisme n'étouffe pas, comme on sait, ouvre
ses salons devant Mme d'Erlanger, qui devient une des triom-
phantes de Deauville. Sous la République actuelle Erlanger est
tout à fait à son aise. Dauphin, réduit alors aux expédients, se
constitue son homme lige, en s'installant comme procureur gé-
néral, il ordonne qu'on lui remette en mains propres toutes les
plaintes qui arriveront sur d'Erlanger, et il les jette tranquille-
ment au panier.
Ce sont des types curieux encore une fois. II y a dans cet
homme du stercoraire et du caïman. Il est mélomane ; tous les
Juifs le sont. Les deux jeunes gens qu'on ait jugés seuls dignes
de se disputer cette année le prix de Rome pour la musique
étaient deux Juifs : Erlanger et Dukas. Erlanger eut le premier
prix, Dukas eut le second, les Chrétiens se brossèrent le ventre.
Erlanger, le banquier, se crocodilise lui-même, entre deux pro-
cès il prend son violon et se charme.
[503]
Pour cet homme qui sait que tout est à vendre, l'élo-
quence des grands virtuoses du barreau semble n'être qu'un
plaisir de dilettante comme un autre, la musique de Chambre
correctionnelle le change de la musique de chambre ; le ténor
chante pour lui à la barre au lieu de venir chanter dans son hô-
tel, voilà tout….
Ici nous touchons encore au mensonge qui fait le fond de
cette Société.
Me Barboux, qui s'écriait un jour : « Je n'accepte jamais
de causes que je ne crois pas fondées, » savait parfaitement que
des malheureux dont on ne peut arriver à retrouver le logis
n'ont jamais souscrit pour des millions. Il s'indigne, cependant,
à la seule idée qu'on se permette de discuter cette question,
puis, tout à coup, il relève ses manches pagodes, il s'emporte à
la pensée qu'on ose prétendre que de Chauvron soit un sous-
cripteur fictif. Je n'ai point le texte exact de ses paroles sous les
yeux, mais j'imagine qu'il a dû être très éloquent. « Chauvron,
souscripteur fictif, a-t-il dû s'écrier. Ah ! Messieurs. Dès qu'il a
été informé de cette calomnie, Chauvron lui-même s'est em-
pressé d'écrire de Londres où il est en ce moment… Tenez, mes-

436
La fin d’un monde

sieurs, voilà la lettre de cet homme, la lettre qui va confondre


nos adversaires… »
— Vous voyez d'ici le mouvement pathétique, l'espèce de
transport factice qui saisit tous ces rhéteurs en ces occasions et
qui est noté d'avance comme un effet de scène.
Voyons la suite.
— Messieurs, dit l'avocat général Manuel, je m'étonne
que Me Barboux, en vous lisant la lettre de Chauvron, n'ait pas
lu la note épinglée à cette lettre.
La note épinglée, oubliée dans le dossier, était la note
d'une agence d'affaires. Chauvron, disait cette note, consent
bien à déclarer qu'il a réellement souscrit 2,000 actions. mais il
ne veut faire cette déclaration que moyennant une somme de
20,000 francs comptant et 30,000 francs si le procès est gagné.
Me Barboux n'avait pas communiqué toutes ses pièces à
[504] ses adversaires, mais, par inadvertance, et, au grand dé-
sespoir de l'avoué M. de Biéville, il avait remis le dossier com-
plet à l'avocat général, et celui-ci avait trouvé la note…
Voilà sur quelles pièces des maîtres du barreau, des bâ-
tonniers de l'ordre, s'appuient pour prendre Dieu et les hommes
à témoin de la justice de leur cause157.
Dans les discours de bâtonnat ces exercices s'appellent
« L'honneur dans l'honneur même, la fleur de l'intégrité… ‘vir
probus dicendi peritus. »
C'est le Simulacre encore une fois, le Pharisaïsme, l'Hy-
pocrisie, la Grimace, c'est Grévy, en un mot, le vir bonus dicendi
peritus par excellence, le bâtonnier modèle qui, après toute une
vie d'impostures et de vilenies décentes, s'enfuit couvert de tous
les opprobres, accablé de tous les mépris, après avoir transfor-
mé l'Elysée en une agence véreuse que le balai de la Limouzin
put seul nettoyer.
Ce que j'ai dit, en effet, de l'affaire Erlanger, c'est le cane-
vas du livre, mais le canevas seulement. Il manque là le portrait
de tous les hommes qui ont figuré dans cette comédie judiciaire
et dont quelques-uns sont étonnants, il manque le tableau de
toutes les négociations, de tous les marchandages, de tous les

157 Le public finit par prendre toutes ces attitudes au sérieux. Moi-

même j'avais cru que Me Barboux était un avocat d'un caractère très élevé,
très difficile sur les causes qu'il plaidait et j'avais cité dans la France juive
quelques lignes d'un de ses plaidoyers. Il en était de même de Rousse que
tout le monde s'imaginait être un homme de bronze jusqu'au jour où, en
pleine Académie, il glorifie Léon Say qui avait fait avec Rothschild et Blei-
chroeder le coup de l'Union générale.

437
La fin d’un monde

trafics, qui ont eu lieu pendant toute la durée du procès, les


transactions souterraines, les compromis louches, les mille fils
mis en mouvement, les démarches faites par Dauphin à la der-
nière heure encore où Bresselles enleva de l'arrêt jusqu'au nom
d'Erlanger et se contenta de l'appeler : « L'un d'eux158 ».
[505]
Est-ce assez trouvé cette expression l'un d’eux, un qui-
dam, vir aliquis ? Cette magistrature qui, une heure avant, aura
appliqué si durement à quelque meurt-de-faim l'article 405 ou
l'article 408 du Code pénal et qui n'ose même pas flétrir nomi-
nativement Erlanger159 !
Voici le texte de l'article 403:
« Quiconque, soit en faisant usage de faux noms ou
de fausses qualités, soit en employant des manœuvres frauduleu-
ses pour persuader l'existence de fausses entreprises, d'un pou-
voir ou d'un crédit imaginaire, ou pour faire naître l'espérance ou
la crainte d'un succès, d'un accident ou de tout autre événement
chimérique, se sera fait remettre ou délivrer des fonds, des meu-
bles ou des obligations, dispositions, billets, promesses, quittan-
ces ou décharges, et aura, par un de ces moyens, escroqué ou ten-
té d'escroquer la totalité ou partie de la fortune d'autrui, sera pu-
ni d'un emprisonnement d'un an au moins et de cinq ans au plus,
et d'une amende de 50 francs au moins et 5,000 francs au plus. »
Il est impossible de contester que ces articles n'aillent
comme un gant aux opérations d'Erlanger et des Berthier.
C'est l'évidence de ce que j'écris qui fait la portée de mes
livres. Ceux-là même, pour lesquels il est douloureux de penser
que des magistrats français puissent se vendre, pèsent les [506]
preuves que j'apporte, jugent les conclusions que j'en tire et se
disent: « Cet écrivain a raison. »

158 La Cour considérant :


Que, si l'examen, approfondi des faits révèle chez les prévenus « des
habitudes de spéculation sans scrupule, et plus particulièrement chez l'un
d'eux un esprit de lucre habile à disposer toutes choses en vue de son intérêt
personnel en laissant peser sur d'autres la responsabilité des entreprises qu'il
a, en réalité, conçues et dirigées, il est constant qu'il n'a point commis les
manœuvres constitutives de l'escroquerie. »
159 Jusqu'à la Cour de Cassation l'influence juive s'exerça. Bédarrides,

président de la Chambre des requêtes, ne craignit pas d'aller trouver M. Tail-


landiers, rapporteur du pourvoi formé par quelques victimes de la Société
des Réassurances générales, et de lui demander communication de son rap-
port. Pendant une heure il lui démontra les motifs qui devaient l'empêcher
d'admettre ce pourvoi et la nécessite de changer son rapport. Ce Taillandier
était un honnête homme, il dit à Bédarrides: « Très bien ! je ferai un second
rapport. » Il en fit un et, dans ce nouveau rapport, il réfuta toutes les objec-
tions que lui avait présentées Bédarrides.

438
La fin d’un monde

De tout ceci la Presse n'a pas dit un mot.


Les journalistes, qui étaient censés avoir souscrit, étaient
dispensés de verser le montant de leur souscription en signant
un engagement dont les frères Berthier leur accusaient récep-
tion en ces termes :
CRÉDIT GÉNÉRAL FRANÇAIS
Service de la publicité
Monsieur,
Nous venons vous confirmer par la présente que
nous sommes d'accord avec les termes de l'engagement que vous
avez pris envers nous et qui est ainsi conçu :
Je soussigné… journaliste m'engage par la présente à
donner mon concours personnel pour toute publicité pour les af-
faires directement patronnées par le Crédit général français ou
qui me seront indiquées par lui jusqu'au 31 décembre de la pré-
sente année (1882), moyennant la somme de cent mille francs, à
forfait, payables comme suit. (Énumération de trois échéances.)
Agréez l'expression de notre parfaite considération.
L'administrateur délégué,
Signé : Jules Berthier.

Ces sommes étaient en dehors, bien entendu, des 6 mil-


lions que les frères Berthier déclarent avoir donné à la Presse
pour acheter son silence.
Les plus silencieux, naturellement, furent les journaux
républicains.
Pour le premier procès des frères Berthier chez lesquels,
nous apprend Chirac, M. Clemenceau dînait tous les vendre-
dis160, le directeur de la Justice n'a pas dû se ruiner en frais de
compte rendu judiciaire.
La Justice du 5 août 1886 contenait simplement ceci :
[507]
La huitième chambre du tribunal civil de la Seine, a
rendu hier son jugement dans l'affaire du Crédit général français.
M. Erlanger a été renvoyé des fins de la plainte, les autres préve-
nus, retenus pour infraction à la loi de 1867. Les délits d'escro-
querie et d'abus de confiance ont été écartés.

Notez qu'il s'agit d'un procès exceptionnellement intéres-


sant au point de vue social et que ce journal s'appelle : la Jus-
tice !
Pendant ce temps le bon électeur en mangeant son ordi-
naire à Montmartre se dit : « Nous pouvons être tranquilles !
Notre député est un pur, celui-là ! »

160 L'Agiotage sous la troisième République.

439
La fin d’un monde

Ce qu'il faut ajouter, pour demeurer dans l'exactitude de


l'étude sociale, c'est que le niveau moral est le même partout.
Les représentants des classes élevées, qui sont si sévères pour
les républicains, ont la même indulgence qu'eux pour le Vol
triomphant.
Lisez ces quelques lignes du Gaulois, et remarquez bien
la date, 20 août 1888, à propos de la fameuse semaine de Deau-
ville qui réunit toute l'aristocratie de France. Vous ne trouverez
rien de plus complet au point de vue de la décomposition de
conscience du grand monde, de la façon tout à fait cabotine
dont il envisage une cérémonie religieuse, du mépris absolu
qu'il a pour le Saint Sacrifice de la Messe. L'idée de voir un Juif
prussien, sorti déshonoré de la police correctionnelle, jouer
dans une église un air de violon après l'Elévation, ne choque pas
une seconde ce Chrétien, il y a là des femmes qui sont des habi-
tuées des retraites selected où l'on n'admettrait pas une ouvrière
en bonnet et, pour lesquelles il faut demander des cartes trois
mois à l'avance, des hommes qui ont été élevés par les Pères,
tout cela est pure comédie, simagrée, formule, vaine apparence.
Voici, du reste, la note du toujours surprenant Meyer :
« Dans la matinée, la grand messe, à la paroisse de
Deauville, avait réuni tout le high-life,— terme consacré.— Le
baron [508] d'Erlanger a joué sur le violon deux superbes
« andante », avec accompagnement d'orgue, pendant l'office,
Mlle d'Erlanger a fait pour les pauvres une quête des plus fruc-
tueuses ».
Quelle page d'étude sociale à écrire, sous une forme à
demi fantastique avec ce titre : Les deux violons : le violon d'Of-
fenbach et le violon d'Erlanger : ces deux joueurs de pochette
emmenant tout derrière eux, comme le preneur de rats de Har-
lem, les gens suivant avec leur or, leurs images sacrées, leurs
symboles jadis respectés ! Dans cette station de Deauville fon-
dée par lui, le duc de Morny, le frère de l'Empereur, réclame
l'honneur d'être le parrain du fils du Juif de Cologne qui a tour-
né en ridicule tout ce qui constitue une nation. Vingt ans après,
toutes ces prieuses de Sainte-Clotilde, qui veillent à ce que leurs
domestiques observent les Quatre-temps, ferment leur missel
et, les yeux mi-clos, écoutent ce Juif voleur qui leur racle quel-
que chose sur le violon pour célébrer N.S. Jésus-Christ…

440
La fin d’un monde

LIVRE NEUVIÈME

EN FORÊT
Impression générale.— Le leit motive du drame social.— Les imperfec-
tions de ce livre.— L'influence alanguissante de la campagne.—
Où l'on voit Bob tel qu'il est avec ses qualités et ses défauts.—
Les Juifs au Bois.— Le discours que se tint l'auteur.— La pre-
mière sortie de Bob.— La haine de Daudet pour la race cheva-
line.— Le vrai caractère du cheval.— Au bord de la Seine.—
Grandeur et décadence des Syrènes.— Goûts classiques du che-
val en littérature.— Dans la forêt de Sénart.— Les fils de fer de
Cahen d'Anvers.— Tout est aux Juifs.— Les arbres du Domaine et
les diamants de la Couronne.— Super illumina Babylonis.— Le
collier de 67 perles.— Les arbres bleus de Wattcau. Un bonjour
aux amis morts.— Albert Duruy et Raoul Duval.— Ceux qui sont
partis sont heureux.— Le lis flétri.

Si j'ai réussi à me faire comprendre de mes lecteurs je


pense, qu'à la fin de ce volume, ils aperçoivent la situation sous
le même angle visuel que moi.
Les sentiments mauvais ont existé à toutes les époques,
mais autrefois les bons sentiments, qui s'affirmaient à côté des
mauvais, étaient sincères et énergiques, allaient jusqu'à l’action.
Le Bien avait sa logique comme le Mal, l'Amour était aussi pas-
sionné que la haine. Dans quelque camp qu'ils fussent les hom-
mes de partis opposés luttaient sérieusement, ils regardaient
comme un devoir de faire tout ce qu'il était humainement pos-
sible de faire pour frapper ceux qui les attaquaient, qui atten-
taient à leurs droits, qui conspiraient contre la Patrie.
Le Mensonge, l'écart entre la Réalité et l'Apparence, en-
tre ce que les gens disent, font semblant de croire, de vouloir,
[510] d'espérer et l'état vrai de leur cœur et de leur esprit, une
fictivité générale telle est, au contraire, la caractéristique du
temps présent, tel est le leit motive de la pièce bruyante qui se
joue devant nous.
C'est une trouvaille de philosophe attentif et de psycholo-
gue profond que ce leit motive wagnérien qui, au milieu des
complexités du drame, rappelle le type de chaque personnage
et, en même temps, évoque une idée qui a déjà traversé les
âmes, une impression déjà à demi effacée. Le leit motive appa-
raît ainsi, comme nous apparaissent à chaque instant des rémi-

441
La fin d’un monde

niscences, déjà très lointaines, qui tout à coup, reconstituent


l'intégralité de notre moi, relient l'être que nous étions au pre-
mier acte de la vie à l'être qui s'agite aujourd'hui, entraîné par
des événements multiples et jeté dans des péripéties imprévues.
L'insincère de tout ce que nous voyons et entendons est
le leit motive de ce livre, qui s'adresse moins à la foule qu'au
petit groupe de Français de choix, âmes anxieuses, intelligences
déjà réveillées, qui voudraient se ressaisir plus complètement,
discerner clairement où nous en sommes.
Ce livre est un Essai encore, comme la France juive, car
l'heure de l'histoire définitive n'est pas encore venue. Si cet Es-
sai est aussi imparfait, la faute en est à moi sans doute, à ma
paresse, et aussi aux champs qui exercent sur l'écrivain une in-
fluence alanguissante, endormante et berçante. La faute en est
un peu également à Bob qui m'a fait perdre beaucoup de
temps…

J'aime beaucoup Bob et je suis heureux de le présenter à


ceux qui m'aiment.
C'est le sentiment de la discipline, de la hiérarchie, d'un
ordre social où chacun serait à sa place qui m'a amené à m'atta-
cher Bob.
Je n'ai jamais rien vu qui m'ait autant indigné que le
spectacle de malheureux ouvriers français, couverts d'un bour-
geron luisant et rapiécé, les pieds sortant de chaussures [511]
percées, les traits creusés par la faim et qui regardaient passer,
sur le chemin du Bois, les Youtres d'outre-Rhin à cheval allant
faire un temps de trot pour gagner un peu d'appétit avant le dé-
jeuner.
On aperçoit là des figures invraisemblables, comme l'il-
lustrateur du Jeiteles teutonicus et les caricaturistes allemands
s'amusent à en croquer des têtes difformes et blafardes avec
leurs yeux chassieux et leur mine abjecte, des personnages ba-
roques avec de grands nez,— tout étonnés d'être là sur ces bêtes
de race, saluant d'autres grands nez et, dans une mimique ra-
pide, ayant l'air de dire, en présence de tous ces grands nez ac-
courus de tous les points du monde : « Décidément nous som-
mes tous là ! »
Sur l'horizon il semble qu'on entrevoit, comme dans le
dessin de Regamey, le Génie du Sémitisme accroupi, avec sa
longue barbe et son air triomphant et lugubre, sur l'arc de
l'Étoile et regardant le défilé de Paris en murmurant : « Tout
cela est à moi ! »

442
La fin d’un monde

J'aperçois encore, à l'entrée de l'avenue, sous le premier


soleil d'avril, les deux filles d'un financier arrivé sans un sou à
Paris et qui nous a volé 60 millions. Elles s'en revenaient, au
petit galop, avec cette jolie teinte rosée que met aux joues la
promenade matinale, lorsque, tout à coup, le cheval de l'une
d'elles fit un brusque écart…. Devant les jeunes amazones se
dressait une malheureuse femme couverte d'un caraco troué et
d'un méchant jupon, pas vieille et qui aurait été charmante si
cette physionomie angoissée n'avait porté la trace de toutes les
souffrances ; elle traînait après elle cinq enfants en loques et elle
regardait vaguement, attendant pour passer…
De la bouche gracieuse des deux sportswomen sortirent
quelques paroles violentes en hébréo-germain qui ne devaient
pas être des noms de fleurs, puis, l'une des cavalières toisant le
groupe minable qui entourait cette maternité douloureuse, dit,
en français cette fois, à sa compagne : « Ah ! Crois-tu, ma chère,
quelle ventrée ! »
[512]
Et je pensais :
« Si les ouvriers n'étaient pas lâches, si le matérialisme
qu'on enseigne dans les écoles ne tuait pas d'avance en eux tout
héroïsme, tout désir de sacrifier sa vie, nous reviendrions au
temps où c'étaient les plus vaillants qui étaient les plus honorés.
C'est nous, nous qui habitons depuis mille ans en terre de
France, c'est nous dont les pères ont fait la France qui devrions
être à cheval et non ces échappés de ghetto, bons tout au plus,
dans une société bien organisée, à nous attacher nos éperons,
tandis qu'avec notre cravache nous tambourinerions un petit air
de marche sur leur dos respectueusement courbé devant nous….

Ne pouvant reconstituer la société sur ses bases vérita-


bles, je voulus faire ce qu'il m'était possible de faire, et je me
tins ce discours : « Tu n'as peut-être pas très longtemps à vivre,
qu'il ne soit pas dit, au moins, que tu aies traversé la vie à pied
tandis que tous les sales usuriers de Francfort, de Hambourg et
d'Odessa ont eu des chevaux fringants entre les jambes. »
C'est ainsi que je m'attachais Bob, en me disant que
c'était toujours autant de reconquis sur le butin fait à nos dé-
pens par l'envahisseur étranger….
« Il a sept ans, c'est le commencement de la sagesse pour
les chevaux comme pour les hommes, il est très doux, mais un
peu gai, » m'avait-on expliqué. La première fois que je sortis
avec lui, ce bon Bob fut probablement offusqué par la vue de

443
La fin d’un monde

quelqu'un qui lui déplaisait sur un tramway, il se mit à sauter


comme un cabri et voulut se dresser tout debout dans l'avenue
de l'Alma. Je me dis : « Décidément, on ne m'a pas trompé, il
est un peu gai. »
Heureusement, j'avais pris les conseils d'un vieil homme
de cheval, d'un honnête écuyer dont je ferai le portrait un jour,
il m'avait résumé l'expérience de toute sa vie en ces termes : « Il
n'y a jamais de danger avec un cheval qui n'est pas vicieux, vous
n'avez qu'à le laisser faire, à serrer vos genoux comme si vous
teniez la selle dans un étau et à [513] vous asseoir vigoureuse-
ment dans vos fesses. » Je serrai mes genoux, je m'assis vigou-
reusement dans mes fesses, et Bob reprit son allure. Il est resté
le même : fantaisiste, un peu bizarre, mais sans méchanceté…
Par lui-même, le cheval est un animal curieux. Daudet
l'abomine, le couvre d'injures, le traite de bête de l'Apocalypse
et de créature imbécile, il prétend que son idée fixe est de jeter
son cavalier par terre.
J'ajoute qu'il a contre Bob un grief personnel parce que le
pauvre animal, le jour où je le présentais à Champrosay, pour
faire admirer sa douceur, se mit à ruer comme un perdu en
apercevant le monocle de Daudet, et à vouloir saccager les oran-
gers de la cour en dansant entre les caisses. Tout ce que je pus
faire, c'est de sortir précipitamment, en regrettant d'avoir
conduit dans le monde un animal aussi impressionnable.
Daudet, cependant, a d'autant plus tort de soutenir ces
paradoxes endiablés contre la race chevaline, que la seule fai-
blesse du cheval est d'être un nerveux comme nous tous, il a des
inquiétudes soudaines qui l'effarent, des conceptions erratiques
qui l'agitent violemment.
On ne peut imaginer promenade plus ravissante que de
suivre les bords de la Seine de Ris Orangis à Corbeil, à l'heure
chantée par le poète.
A l'heure mélodieuse, odorante et vermeille.

Pour un animal qui raisonnerait, même d'après son ins-


tinct, cette route semblerait inquiétante. Le chemin de fer est à
droite, la Seine est à gauche ; le train passe avec un vacarme
infernal dans cette vallée à l'écho retentissant, et de temps en
temps le rauque sifflement de la syrène des toueurs déchire
pair…
Vous rappelez-vous, par parenthèse, la rencontre de Vir-
gile et des Syrènes dans l'Enfer du Dante ? Ces dangereuses en-

444
La fin d’un monde

chanteresses des premiers âges du monde qui, la chevelure au


vent, dressaient sur les eaux naissantes leurs beaux [514] corps
provoquants, se sont changées en des vieilles hideuses, aux
dents gâtées, à l'odeur infecte….
Voici, qu'à son tour, le chant mélodieux qui troublait les
voyageurs est devenu ce bruit bizarre, ce gémissement strident
et sinistre, grinçant et prolongé qui, dans les nuits tranquilles,
produit un effet si singulier.
Un cheval serait excusable de s'effaroucher devant toutes
ces manifestations diverses. Pas du tout. Bob est content ; il est,
comme moi, dans l'émerveillement de cette vision radieuse
qu'on aperçoit, en certains jours d'été très clairs, dans le loin-
tain, du côté de Corbeil. Tandis qu'un rideau de peupliers cache
un peu l'horizon à gauche, on entrevoit devant soi de l'eau qui
scintille, des îles verdoyantes, des arbres qui semblent être dans
la rivière, des maisons blanches à peine indiquées et qui ont l'air
d'être dans les arbres,— tout cela, avec des lignes très indéci-
ses — flottant dans de la lumière dorée.
Voici Bob maintenant sur une grande route paisible, sans
nul bruit, il aperçoit sur le sol une branche d'arbre, une feuille,
un rayon blanc qui forme arabesque sur une surface noire, il
éprouve, évidemment, une commotion dont il n'est pas le maî-
tre, il lève les oreilles, il se dresse tout debout ou il part à fond
de train et je suis obligé pour l'arrêter de lui crier : « Bob ! je
t'en supplie, sois raisonnable : j'ai encore deux chapitres à
faire ! »
Ces bêtes-là ont incontestablement une compréhension
particulière des choses. Bob a le sentiment des situations,
comme on dit dans le monde. Mettez-le au milieu d'un troupeau
de moutons, dans un sentier étroit où courent des vaches affo-
lées traînant leur corde arrachée à la main de l'enfant qui les
garde et qui crie après elles, dans un embarras de charrettes
entrelacées, il ne bougera pas, je n'ai qu'à le presser un peu en-
tre les deux jambes, il sait que cela veut dire « Soyons sérieux,
ce n'est pas le moment de faire des bêtises. » Il longera un talus
sans faire l'écart d'un centimètre qui pourrait le précipiter dans
une vallée, il comprend [515] la plus légère indication qui lui est
transmise par un imperceptible mouvement de la bride ou du
filet, avec la délicatesse d'un être aimant qui devine, dans l'obs-
curité même, à un tressaillement de votre bras, le sentiment que
vous venez d'éprouver.
Les seules explications difficiles ont toujours eu lieu dans
des endroits isolés, à la vue, par exemple, d'un certain poteau

445
La fin d’un monde

blanc qui occupe le milieu d'un carrefour et qui miroite sous le


soleil. Quoique je n'aime pas à frapper les bêtes, je donnai des
coups d'éperon, des coups de cravache. L'animal résistait, sou-
levait sa croupe, tapait du pied, sans doute il finissait par pas-
ser, mais il avait réellement souffert… Alors qu'il n'a pas un poil
de mouillé après une promenade de trois heures, il apparaissait
tout à coup couvert de sueur.
J'ai réfléchi et j'ai supposé que les animaux ont certains
moyens de connaissance que nous n'avons pas et que cette anti-
pathie pour ce poteau pouvait tenir à un motif quelconque. La
forêt de Sénart a été jadis aussi mal fréquentée que la forêt de
Bondy et un homme a pu être assassiné là et être enterré sans
prières…
Je me souviens encore d'avoir vu, au bord d'une route du
Forez, une vieille masure qu'on disait hantée, ouverte à tout
vent, les carreaux brisés, le toit crevé, elle était à vendre depuis
cinquante ans, et personne n'en voulait ; quand ils passaient là,
les chevaux frissonnaient, refusaient d'avancer ou s'emballaient
brusquement.
Un jour, un régiment traversa le village, les paysans ra-
contèrent la légende, quelques soldats se mirent à rire, proposè-
rent de passer la nuit dans la masure, on leur apporta de la
paille et ils se couchèrent joyeusement. A minuit ils se précipi-
taient dehors, épouvantés, claquant des dents, et ils s'étendaient
sur le revers du chemin pour y dormir tranquilles…
Quoi qu'il en soit, j'ai changé de système avec Bob. Dès
que j'aperçois quelque objet de nature à le préoccuper, je lui
chante une poétique chanson d'autrefois, comme le cantique
[516] qu'entonnaient aux Pardons les marins d'Arzon sur cette
émouvante mélopée bretonne, fière et calme :
Nous étions deux cents gars d'Arzon
Marins durs à la peine,
Sur un vaisseau de vingt canons
Avec monsieur Duquesnes.
…………………………………
Les Arzonnais ne tremblent pas,
Sainte Anne est leur patronne !

Quand Bob a assez de chansons, je lui récite des vers et il


ne prête plus attention à ce qui le troublait jadis.
Le cheval est classique, il est impossible de le dissimuler,
soit qu'il ait été flatté d'avoir été si souvent appelé « coursier »
par les poètes d'autrefois, soit que le rythme régulier des vers de

446
La fin d’un monde

l'ancienne école le berce agréablement ; il ne va pas plus loin


que les Orientales et les Odes et Ballades, qui sont, d'ailleurs,
trop méconnues maintenant et qui contiennent des pièces bien
supérieures à tout l'amphigouri de l'Ane et de la Pitié suprême.
Bob témoigne de sa satisfaction quand je lui récite la Douleur
du pacha, où les vers si colorés sont pourtant d'un balancement
si égal :
Qu'a donc le doux sultan ? Murmuraient les sultanes.
A-t-il, avec son fils, surpris, sous les platanes,
La brune favorite aux lèvres de corail ?
A-t-on souillé son bain d'une essence grossière ?
Dans le sac du fellah vidé sur la poussière,
Manque-t-il quelque tête attendue au sérail ?

Il se remue déjà un peu quand je lui déclame un sonnet


de José-Marie de Hérédia (celui qui n'est pas député et qui par
conséquent n'a fondé aucune société financière). Le dernier
sonnet cependant est vigoureusement ciselé :
Le choc avait été très rude, les tribuns
Et les centurions, ralliant leurs cohortes,
Humaient dans l'air du soir, qu'emplissaient leurs
voix fortes,
La chaleur du carnage et ses âpres parfums.
[517]
Ces vers, d'une sonorité déjà plus âpre, ne vont qu'à demi
à Bob, et il ne remet ses oreilles en place que lorsque j'attaque le
Vallon, de Lamartine, il goûte aussi beaucoup Brizeux.

N'importe, j'ai passé d'heureux moments à rêver, à pen-


ser, à réciter des vers, à galoper sur Bob dans cette merveilleuse
forêt de Sénart.
Rien de bizarre comme cette forêt quand j'y entrai pour
la première fois.
Le regard était, tout d'abord, surpris par la vue d'une in-
croyable quantité de fils de fer. La forêt était comme enveloppée
dans un immense réseau aux mailles plus serrées que celui que
Vulcain jeta sur Vénus et sur Mars.
— Pourquoi tous ces fils de fer ? demandai-je à un garde.
A qui sont tous ces fils de fer ?
— Ces fils de fer, me dit le garde, sont à M. Cahen d'An-
vers.
J'avoue qu'en rencontrant encore un Sémite possesseur
souverain de ce bois, je ne pus me défendre d'un rire bruyant
qui fit envoler, d'un vol pesant et lourd, cinq ou six gros faisans.

447
La fin d’un monde

— Faut-il que votre maître nous en ait pris de ce bon ar-


gent pour pouvoir acheter tant de fil de fer que ça ! dis-je au
garde en continuant mon chemin.
Ces fils de fer, d'ailleurs, ne manquent point d'éloquence
dans leur symbolisme. C'est bien là l'œuvre juive, le réseau qui,
peu à peu, s'étend sur tout et qui, à un moment donné, empêche
les hommes, comme les idées, de passer. Le Juif est partout le
même ; sa première pensée est de confisquer le domaine.
Après les fils de fer, ce qu'il y a de plus dans la forêt, ce
sont des écriteaux. A chaque carrefour, au carrefour Charmant
comme au carrefour de la Grange, des pancartes que la pluie
d'hiver a noircies, se balancent en l'air pour défendre quelque
chose : Défense de s'asseoir ; il y a des pièges à loups ; défense
d'entrer dans les taillis. Les chiens eux-mêmes sont [518] dû-
ment avertis de ne point circuler. On aurait pu croire que le Juif,
qu'on pendait jadis entre deux chiens, aurait conservé un sou-
venir attendri de son compagnon d'infortune. Il n'en est rien.
Hirsch faisait abattre par ses gardes les chiens des officiers d'ar-
tillerie de Versailles. Cahen interdit aux chiens de Champrosay
et de Soisy-sous-Etiolles de se promener dans le royaume qu'il
s'est adjugé.
Je dois dire que, depuis un an, s'il y a toujours autant
d'écriteaux il y a beaucoup moins de fils de fer et je ne saurais
trop insister près du garde général chargé de l'inspection de la
forêt pour qu'il veille avec soin à ce qu'on n'empiète pas sur le
domaine public.
Comme celles qui se sont produites à Meudon et dans les
bois de Rocquencourt, ces usurpations sont absolument illéga-
les161.

161 Au moment où je corrige les dernières épreuves de ce livre, la Li-


gue des Bois de Paris, organisée par Yves Guyot, vient d'obtenir un éclatant
triomphe. Moyennant une redevance annuelle ridiculement minime, 7,900
francs, Bamberger avait confisqué, à son profit, tous les bois de Clamart, de
Meudon, de Sèvres, de Châville et de Velizy. Sur l'appel d'Yves Guyot et de
M. Léon Angevin, conseiller municipal de Meudon, les Parisiens sont venus
manifester et le ministre Viette s'est hâté de résilier le bail avec Bamberger.
Cela n'a pas pesé lourd. Il en sera de même de tous les privilèges féo-
daux que les financiers juifs ont usurpés. On a repris les bois de Meudon, on
reprendra, un autre jour, les bois envahis par Hirsch, et je ne désespère pas
de voir, un matin, Guyot venir délivrer la forêt de Sénart. Il y a un train de 9
heures 44, gare de Lyon, qui est très commode pour les excursionnistes. On
arrive à Ris à 10 heures 37 et à 11 heures, on peut être attablé devant une
omelette au lard sous les tonnelles de l'Ermitage. Une autre fois, je l'espère
bien, les Parisiens pousseront jusqu'à Ferrières.

448
La fin d’un monde

[519]
La forêt appartient à tous et M. Cahen, concessionnaire
du droit de chasse, n'a, en aucune façon, le droit de supprimer,
pour son usage particulier, une route forestière classée, la route,
par exemple, qui va du Chêne d'Antin à Champrosay. Le poteau
sur lequel on lit cette indication est prisonnier maintenant entre
les fameux fils de fer, mais il n'en atteste pas moins qu'il y avait
là un chemin public dont M. Cahen s'est permis à tort de faire
un chemin privé.
Malgré tout, du côté de Mainville où est le château des
Bergeries, qui ressemble à un hôtel de Suisse, cette forêt, deve-
nue un fief sémitique, ne manque pas d'originalité ; elle est ma-
chinée comme une forêt de théâtre : le télégraphe et le télé-
phone y fonctionnent et quand, dans le silence des bois, un fai-
san a caressé sa faisanne, Cahen en est immédiatement informé
à la Bourse ou chez lui…

Tout est à eux. Nos beaux arbres nés en terre française


sont à eux et ils nous défendront bientôt de nous reposer à leur
ombre ; à eux les diamants de la Couronne de France mis aux
enchères sur la proposition de Lockroy, vendus par des Juifs,
Vanderheym et Bloche, achetés par des Juifs…
Ils ont pris jusqu'à Babylone. La Babylone du super flu-
mina Babylonis est à eux.
Le sol, nous disent les Archives israélites du 5 juillet
1888, le sol où s'élevait la contrée qui a été le théâtre de ce mer-
veilleux développement de la dynastie babylonienne et qui s'ap-
pelle aujourd'hui Hilleh, tout ce pays enfin est aujourd'hui la
propriété de deux Israélites : Menachem Suleiman Daniel (effen-
di) et Menachem Salah Daniel, deux cousins qui se sont donné le
luxe d'acquérir ce grand lot de terrain.

Quel horizon de pensées ces simples lignes vous ouvrent


On revoit par l'imagination ces captifs que nous montrent les
bas-reliefs d'Assur-nazir-habal à Nimroud ou ceux d'Assur-
bani-pal à Koyoundjik. Les Hébreux sont représentés là appor-

Grâce à cette initiative intelligente, voilà Yves Guyot sûr d'être réélu
député de Paris, et, ma foi, j'aime autant que ce soit lui qu'un autre. Il est
triste, cependant, de constater que jamais les conservateurs ne se mettent à
la tête de ces campagnes d'indépendance et de bon sens. Toute usurpation
est sacrée pour eux dès que l'usurpateur est riche. Franchement, après la
France juive qui avait dénoncé les brutalités commises par Hirsch sur des
officiers français dans des bois qui appartiennent à l'Etat, un de nos 175 dé-
putés de la droite aurait parfaitement pu porter cette question à la tribune et
les Parisiens lui en auraient été reconnaissants…

449
La fin d’un monde

tant à genoux la corbeille des offrandes ou poussés sur [520] les


chemins, comme un vil bétail, par les Argyraspides qui précè-
dent le monarque.
Assur-nazir-habal et Assur-banipal, les conquérants ter-
ribles, dorment dans la poussière et, sur les ruines de ces civili-
sations écroulées, le Juif est debout. Les Daniel Menachem ont
remplacé Assur-bani-pal dans les jardins de Babylone comme
Hirsch a remplacé le Roi-Soleil dans les tirés de Versailles…
C'est une race funeste, assurément, mais bien intéres-
sante à étudier…

Tandis que Cahen chasse dans les bois qui virent les élé-
gantes cavalcades du XVIIIe siècle, Mme Cahen étale sur elle,
avec le mauvais goût des parvenues, les joyaux qui ont apparte-
nu aux reines et aux princesses d'autrefois.
Ce fut une brillante entrée que celle que fit la comtesse
Cahen, un dimanche de mai, à la réception de la princesse Ma-
thilde. Chargée de bijoux d'ordinaire, la Juive n'avait ce jour-là
qu'un collier : le collier de 67 perles acquis par elle la veille,
pour mieux narguer celle qui la recevait la comtesse avait choisi
une parure impériale, le collier acheté par Napoléon en 1810.
La chose causa quelque scandale dans le groupe intelli-
gent qui est resté fidèle à celle qui fut accueillante aux artistes
pendant les jours fortunés.
La pauvre princesse, elle, sentit à peine l'outrage, elle
s'était rappelée qu'elle était de la famille de César pour témoi-
gner son mécontentement à un vieil ami de la maison comme
Taine, qui avait usé de sa liberté d'écrivain pour juger Napoléon
1er : elle ne protesta pas contre la grossière insolence d'une ban-
quière plus riche qu'elle.
D'ailleurs, ce salon de la rue de Berry qui faisait souvenir
des petites cours italiennes d'autrefois est devenu un ghetto en
réduction. On y a d'abord laissé entrer un Camondo et un
Strauss, tous les remisiers ont suivi et, au dire des intimes, il ne
subsiste plus qu'une ombre de ce salon qui fut jadis un rendez-
vous d'esprit et d'art.
[521]
Que voulez vous ? Les Juifs ont la presse et l'on redoute
la dénonciation de chaque jour, la campagne de délation et de
calomnie. « Accueillez-nous ou l'on vous attaque ! Si l'on vous
attaque on vous expulse. »
C'est si facile ! « Est-il vrai que de mystérieux conciliabu-
les se tiennent rue de Berry ? que les bonapartistes militants se

450
La fin d’un monde

donnent tous rendez-vous là ? Nous savons que le gouverne-


ment est informé de ces menées. Pourquoi les tolère-t-il ? »
Il n'en faut pas plus à un Freycinet quelconque pour ex-
pulser tout ce qu'on voudra.
La princesse aime Paris, la France, ses amis, et pour évi-
ter cet exil dont elle a une peur effroyable elle recevrait les
douze tribus si elles pouvaient tenir dans son salon…162.
Le reste de la forêt est demeuré propice aux longues rêve-
ries, aux bonnes prières, aux méditations graves qui naissent
d'elles-mêmes dans ces avenues profondes où l'on s'enfonce peu
à peu, dans la solitude que rien ne trouble, dans [422] le silence
que rien n'interrompt. A certains jours, après la pluie, les arbres
ont bien la coloration bleuâtre des arbres de Watteau et l'on
comprend combien fut vrai ce peintre sincère des spectacles de
son temps, qu'on nous représente comme un fantaisiste, un his-
toriographe complaisant d'un monde artificiel et factice.
C'est bien une vapeur bleue qui flotte l'été au bout de ces
longues allées et les arbres, enveloppés de cette brume, sont
véritablement bleus.
La note sombre ne vient que plus tard, et très tard dans
l'automne, quand les arbres ont pris la couleur d'or bruni des
feuilles que balayera bientôt le vent d'hiver. Jusqu'à la fin la fo-
rêt reste jeune, pensive sans être triste, comme certains êtres

162 Rien de plus instructif, sous ce rapport, que ce qui s'est passé à
Bruxelles au commencement de cette année.
En Belgique quelques grandes familles ont conservé le respect d'el-
les-mêmes. A la fin de janvier dernier la duchesse d'Arenberg, une femme à
l'esprit très large, très élevé, étranger à tout sentiment mesquin, avait donné
un grand bal à Bruxelles et invité, en même temps que les représentants des
plus illustres familles, des artistes, des savants, des écrivains qu'une œuvre
quelconque avait mis en lumière ; elle refusa obstinément de recevoir les
agioteurs, les parasites qui vivent aux dépens du travail d'autrui et notam-
ment les Lambert-Rothschild et les Baller qui ont trouvé moyen déjà de s'in-
troduire partout. Le Lambert, qui avait tenté les plus humiliantes démarches
pour être reçu, fut naturellement furieux, mais cette leçon donnée à la juive-
rie tripoteuse produisit une profonde sensation à Bruxelles et la duchesse fut
félicitée de tous les côtés. Le vrai peuple qui, en Belgique, souffre presque
aussi cruellement que le peuple de Paris des exactions d'Israël, fut tout heu-
reux de voir que la maison d'Arenberg savait garder sa dignité.
Que firent les Juifs ? Ils soudoyèrent des émissaires de loges maçon-
niques, des étudiants gouapeurs et sans scrupules qu'il suffit d'abreuver de
faro pour mettre en mouvement, des habitués de mauvais lieux, et, au mo-
ment de la célébration du mariage de Mlle d'Arenberg, ils organisèrent une
manifestation honteuse contre laquelle les honnêtes gens protestèrent en
vain.

451
La fin d’un monde

qui, vivant loin des agitations de la foule, se sont conservés vi-


goureux, puissants et calmes.
Rien n'est doux comme d'évoquer, sous ces voûtes ver-
doyantes, qui ont des solennités de cathédrales, les années
écoulées, les amis disparus. Je cause là avec mon pauvre Albert
Duruy, avec mon cher Raoul Duval et je me souviens de leur joie
quand ils ont vu que la France juive prenait, était lue, trouvait
un public enthousiaste. J'étais convaincu qu'on découvrirait un
joint, un expédient, un prétexte pour saisir l'ouvrage et j'en
avais mis, à tout hasard, 25 exemplaires chez Duval, pour qu'il
les couvrît de son écharpe de représentant.
Aujourd'hui, ces morts déjà à demi oubliés par les hom-
mes, me disent : « Parlez un peu de nous, rappelez notre mé-
moire aux bons Français qui vous lisent, que l'Avenir voie, à
côté de tous les traîtres et de tous les tripoteurs que vous dé-
masquez, des figures de braves gens qui ont passionnément ai-
mé la France… »
C'étaient de braves gens en effet. Quelle vie fut plus sim-
plement belle que celle d'Albert Duruy qui se sacrifia toujours
aux causes vaincues ! Quelle originale physionomie que celle de
ce don Quichotte, aux allures d'homme du monde, qui cachait
sous des dehors de froideur l'ardent [523] foyer qui brûlait en
lui pour tout ce qui était la justice, qui haïssait d'une haine si
âpre les cosmopolites et les mercantis qui vendent notre pays !
Ce fut un homme, c'est-à-dire un bon aimeur, pour employer le
mot de Montaigne, et un bon haïsseur, good hater, disent les
Anglais.
De celui-là je puis parler, car nul, ne le connut mieux que
moi. Nous étions sur les mêmes bancs à Charlemagne et je ve-
nais canoter avec lui et déjeuner gaiement, à deux pas d'ici, dans
cette maison de Villeneuve Saint-Georges où je l'ai retrouvé
agonisant.
Quand il revint de la captivité d'Allemagne, après sa bril-
lante conduite pendant la guerre, il n'eût tenu qu'à lui d'être
avec les vainqueurs. Il avait dîné avec Gambetta, chez Laurier,
la veille de son départ pour l'armée et Gambetta, très au cou-
rant, lui avait annoncé tout ce qui allait arriver : il n'est pas d'of-
fre qu'il ne lui fit au retour pour le décider à marcher avec les
Républicains à l'assaut du pouvoir. Duruy se donna à celui que
toute la France continuait encore à appeler, avec un accent de
naïve affection, le petit Prince impérial, alors même que l'ado-
lescent était devenu un homme ; il se dévoua corps et âme à ce
régime pour lequel il n'avait ressenti qu'un médiocre enthou-

452
La fin d’un monde

siasme quand il était debout et qu'il défendait de toute son


énergie, maintenant que tout le monde l'attaquait.
Il fut le confident des pensées les plus intimes du Prince,
il aurait été le premier à ses côtés au jour de l'action, il tenta,
sans y réussir, d'accompagner le jeune héros au Zoulouland.
Puis, au mois de juillet, c'était, je m'en souviens, sur le pont Sol-
férino, je rencontrai mon Duruy, vieilli, frappé au coeur… C'était
fini ! Celui qui peut-être aurait sauvé la France, qui, au moins,
aurait certainement réhabilité les rois en risquant quelque en-
treprise audacieuse, était tombé sous la sagaie des sauvages, au
fond d'une clairière d'Afrique…
L'Impératrice, du reste, ne fut pas ingrate envers le fidèle
ami de son fils. Quand Duruy la revit, quelque temps après à
Arenenberg, dans cette demeure pleine des reliques de [524]
l'Empire, elle lui dit « Je sais quelle affection Louis avait pour
vous : je tiens à ce que vous ayez un souvenir de lui. » Et elle lui
offrit une de ces photographies qu'on tirait par millions d'exem-
plaires pour la propagande et qu'on envoyait, par ballots, aux
gendarmes et aux gardes champêtres…
Lorsque Duruy me raconta cet épisode, j'avoue que j'eus
encore un moment de bon rire.
— Que veux-tu, mon vieux, lui dis-je, il paraît que nous
avons des têtes à ça. Encore, on t'a donné une photographie…
Quant à moi, il est possible que mon livre réussisse et que les
Républicains m'épargnent, mais je t'affirme que si les conserva-
teurs arrivent jamais au pouvoir, ils ne me manqueront pas et
me mettront prestement en prison.
Cette âme chevaleresque avait la vocation du dévoue-
ment. Nul n'a oublié avec quel talent Duruy prit la défense des
religieux que la Maçonnerie juive jetait hors de leurs cellules, et
l'impression que produisirent ces articles signés d'un tel nom.
J'aperçois encore mon ami m'attendant sur le dur pavé
de la rue des Postes, un matin où je devais le présenter aux Pè-
res que, d'ailleurs, j'avais vus pour la première fois la veille.
Considérez si les légendes sont tenaces ! Duruy éprouvait une
sorte d'appréhension à l'idée de franchir le seuil d'une maison
de Jésuites. — Comment entres-tu là dedans, toi ? me demanda-
t-il —Mais, mon ami, par la porte…. Il entra et subit, comme,
tant d'autres, la séduction de la vertu souriante du Père Du Lac.
Il était venu pour défendre un droit odieusement violé, en se
plaçant uniquement au point de vue humain, et, sans s'en dou-
ter, il avait fait le premier pas vers la Vérité divine…

453
La fin d’un monde

Une après-midi d'août, j'étais de nouveau devant cette


maison de Villeneuve où je n'étais pas retourné depuis le col-
lège. Une existence d'homme s'achevait là.
Adieu le beau livre, élaboré avec tant d'amour ! Adieu les
espérances, les amitiés sûres, les ambitions permises ! Tout
avait trompé [525] celui à qui tout semblait devoir réussir : la
maladie avait terrassé ce corps d'athlète, les rêves politiques
s'étaient écroulés, les projets littéraires étaient brisés à jamais…
Dieu seul ne manqua pas à cet être de générosité et de droiture
qui était fait pour le connaître…
L'admirable compagne d'Albert Duruy savait quelle était
la pensée secrète de cette âme. Quand le P. Du Lac, qui avait
tout quitté pour accourir au chevet de celui qui l'avait défendu,
arriva, d'Angleterre, il trouva ouverte la porte de la petite cham-
bre du premier étage.
Notre pauvre ami était là, assis dans un grand fauteuil,
ayant devant lui les épreuves d'un dernier article que le mourant
avait tenu à corriger lui-même, et où tout parlait encore de la
France et de l'armée, il tendit au visiteur une main amaigrie et
lui dit : « Je vous attendais. »
Sans doute, la mélancolie vous étreint devant cette desti-
née si brève, mais ces souvenirs douloureux ont leur douceur.
C'est une digne fin après une vie qui est un exemple.
Duruy avait été estimé de tous pendant sa vie, il s'en alla
pleuré de tous, accompagné des représentants les plus qualifiés
du parti qu'il avait servi.
Le dimanche des obsèques, je m'en souviens encore, le
train du matin s'allongeait à perte de vue dans la gare de Lyon.
On ne voyait que d'anciens ministres, des grands dignitaires,
des sénateurs, des magistrats de jadis. On entendait : « la prin-
cesse » par ci, « madame la maréchale » par là, « madame la
présidente » ailleurs. Tout ce monde d'officiers et de comman-
deurs de la Légion d'honneur avait encore la mine haute, l'atti-
tude officielle du personnel de l'Empire, mais dix-huit ans
avaient passé sur lui ; les tailles étaient voûtées, les traits tirés,
le regard atone ; il semblait, qu'en menant le deuil d'un des
siens, ce monde, appartenant désormais au Passé et dont toutes
les espérances avaient été déjouées par la Fatalité, fît comme la
répétition de ses funérailles à lui, assistât d'avance à son propre
enterrement…
[526]
Quand tout fut terminé, on monta, sous un soleil écla-
tant, derrière le vieillard illustre que tant de douleurs avaient

454
La fin d’un monde

déjà touché sans l'abattre, la route qui conduit au cimetière, en-


tre une double haie de fleurs et d'arbustes embaumés, puis on
redescendit vers le village.
Le plus prochain train ne partait qu'à 3 heures, et les di-
gnitaires d'autrefois, la maréchale et la princesse, les excellen-
ces, les ministres plénipotentiaires, entrèrent chez un traiteur
où les couples joyeux, les canotiers et les canetières, les calicots
et les demoiselles de magasin viennent, le dimanche, manger de
la friture.
Beaucoup, parmi ces personnages considérables, mangè-
rent de la friture, et j'en mangeai aussi à côté d'une grosse don-
don aux appâts robustes, toute à la joie de sa villégiature domi-
nicale et qui regardait, curieusement, ces hommes et ces fem-
mes aux manières distinguées qui formaient un saisissant
contraste avec son compagnon et avec elle-même.
Je laissai partir le train et je restai longtemps, dans ce
restaurant de banlieue, à méditer sur ce que c'est que de nous, à
refaire en imagination le chemin que nous avions parcouru côte
à côte avec Duruy, à me rappeler les confidences, les amours, les
plans de livres, les discussions sur les chances qu'aurait un coup
d'État de réussir, les généraux qu'on croyait prêts à marcher, les
plaisanteries qui nous faisaient rire et qui n'auraient peut-être
pas semblé drôles à d'autres, le charme profond de pouvoir pen-
ser tout haut, devant un ami.
Je levai le siège en m'apercevant que les larmes commen-
çaient à se mêler à la cendre de mon troisième cigare tombant
dans ma tasse de café — pendant que, perdu dans un passé à
jamais disparu, j'évoquais tous ces souvenirs où les gaietés de
notre jeunesse traversaient les événements tragiques de notre
temps, pendant que je songeais à toutes ces choses d'autrefois, à
toutes ces choses maintenant enfermées dans un tombeau sur la
colline qui domine Villeneuve…
[527]
Ce fut un vaincu encore que Raoul Duval. Sans doute il
eut de plus que Duruy la joie des triomphes oratoires, mais au
fond, quelle désillusion chez ce patriote en songeant que toutes
les forces qu'il portait en lui n'avaient pu être employées au ser-
vice de la Patrie !
Il était monté à la tribune douze fois dans une seule
séance : il avait décidé le succès du 24 Mai, et les conservateurs
qui avaient sous la main, à l'heure de son entier développement,
cette mâle individualité, cet être plein de résolution, de tempé-

455
La fin d’un monde

rament, de santé physique, allèrent prendre Beulé pour ministre


de l'Intérieur !
Ce Beulé avait découvert quelques plâtras dans un coin, il
avait fini par faire croire aux badauds que c'étaient les ruines de
l'Acropole, et le duc de Broglie déclarait que ces titres étaient
suffisants pour être ministre de l'Intérieur, pour tenir tête à la
conspiration maçonnique. Quelle misère ! Ce qu'il faut se dire,
c'est que ce sera toujours la même histoire. Les conservateurs
n'auraient pas pris Beulé qu'ils auraient pris Astier-Réhu, ils
prendraient demain un autre académicien momifié. Ce qui les
caractérise, c'est la haine de tout ce qui a une valeur, une na-
ture, une effigie précise et distincte.
Gambetta fit aussi tout ce qu'il put pour s'attacher Raoul
Duval, mais ce protestant, fort tiède même dans sa foi protes-
tante, refusa de s'associer aux persécutions.
Blasphémer contre l'Église qui avait fait la France, c'était
blasphémer contre la France pour laquelle il avait un immense
amour. Il resta en dehors de toute action effective, souffrant au
fond de son inutilité, sachant combien il était supérieur à tous
les Polichinelles qui se succédaient au pouvoir, apercevant aussi
plus clairement que d'autres, avec ses qualités d'homme prati-
que, le gouffre financier dans lequel nous roulions.
Celui-là aurait-il eu sa revanche ? Je n'en sais rien. Le
guignon est sur nous : tout ce qui représente un mérite excep-
tionnel, une conscience, une honnêteté, est condamné
d'avance…
[528]
Raoul Duval avait bien l'intuition de cette situation et
une ombre de découragement voilait souvent cette physionomie
ouverte et loyale. Quand il était seul à Paris, avec son fils qui
terminait ses études au lycée Bonaparte, il venait me prendre
parfois, au sortir de la Chambre, au moment où j'allais dîner.
— Marie, j'emmène votre maître, criait-il du bas de l'es-
calier, de sa bonne voix cordiale et bien timbrée qu'il me semble
entendre toujours.
— Mais, monsieur, la soupe est sur la table.
— Cela ne fait rien…
— Pourquoi ne restez-vous pas plutôt à dîner ?
— Mon fils revient du collège à six heures et nous attend
à la maison.
Et nous partions, faisant le grand tour pour aller avenue
de l'Alma sous ces vieux arbres qui donnaient au quai d'Orsay,
de ce côté, quelque ressemblance avec un cours de ville de pro-

456
La fin d’un monde

vince, avant que tous les exploiteurs de tour Eiffel n'aient instal-
lé là leurs bâtiments en charpente pour cette Exposition ridicule
à laquelle tous les peuples refusent d'assister avec une unanimi-
té touchante.
Nous causions gentiment, moi plus gaiement que lui, qui,
sans rien en dire à ceux qui l'entouraient, sentait la mort pro-
chaine, me rappelait que sa mère était morte toute jeune de la
même maladie de cœur que lui.
Quelle tendresse et quelle virile franchise dans cet
homme bâti en Hercule, à la moustache fière, au clair regard qui
toujours fixait l'interlocuteur en face, un guerrier gaulois, a-t-on
dit, et c'était vrai !
Autour du Vaudreuil chacun l'adorait. Quand les paysans
étaient embarrassés pour manier une nouvelle machine, comme
la sarcleuse aux pommes de terre, il soulevait lui-même la sar-
cleuse et leur apprenait la manière de s'en servir. Il arrangeait
les affaires de chacun, donnait à tous le conseil utile, et tout cela
aisément, simplement, en revenant de prononcer quelque su-
perbe discours à la Chambre. C'était un homme, encore, celui-
là…
[529]
Ne croyez point que je sois triste quand je cause avec tous
ces amis disparus dans les allées mystérieuses de la forêt. Au
fond je les trouve très heureux d'être partis. Ils ne verront pas ce
que nous verrons : l'état de plus en plus misérable où tombera
cette France qui fut si grande.
Chère France ! Avoir monté si haut parmi les nations et
tomber si bas, recevoir tous les outrages et ne pouvoir répondre,
perdre chaque jour quelque fleuron de son étincelante cou-
ronne, quelque débris de sa gloire passée et écouter encore, d'un
air déjà bien morne et bien désabusé, il faut le reconnaître, les
paroles des rhéteurs qui nous tromperont jusqu'à la dernière
heure !
Pourquoi cette chute ? Quelle cause dominante assignera
l'Histoire à cette fin ? Une déviation du sens de l'Idéal — un faux
chemin pris en 89, un chemin au bout duquel on croyait trouver
Salente et dans lequel on s'est obstiné, après n'y avoir rencontré
que des désillusions, des catastrophes et des hontes…
Par-dessus tout, la France fut la nation éprise d'idéal, de
Justice, de Progrès. Bonald a écrit quelques lignes émues sur le
choix des symboles qui figuraient dans les enseignes de chaque
peuple. Les uns prirent l'aigle, d'autres le léopard, et ce fut der-
rière des images de bêtes, et de bêtes de proie, que marchèrent

457
La fin d’un monde

les hommes. La France choisit une fleur, la fleur mystique et


suave par excellence, le lis sans tache, et lui prêta encore une
forme à elle, en fit une fleur qui ne ressemblait à rien, une chi-
mérique qui paraissait éclose dans un rêve…
Tant que le lis éblouissant eut ses racines dans la forte
terre des traditions et des croyances, il s'éleva majestueux et
poétique sous le ciel, aujourd'hui le sol est aride et le lis déjà
flétri sous les exhalaisons impures des envahisseurs, se penche,
prend les teintes jaunâtres de ce qui va mourir.
Bientôt le passant verra jeté sur le pavé, décoloré et flétri,
le beau lis d'autrefois, le beau lis dont la tige était droite comme
une lance guerrière. Et le passant dira ce que [530] disent tous
les étrangers : « Quelle noble fleur ! Quel pays magnifique !
Quel peuple comblé des dons de Dieu ! Quel dommage de finir
ainsi ! Seigneur ! Épargnez-nous un tel sort ! Préservez-nous
des Sophistes, des Francs-Maçons et des Juifs. Miserere mei,
Domine !… »

FIN

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