Le Premier Homme
Le Premier Homme
Le Premier Homme
Ce document est protg par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'rudit (y compris la reproduction) est assujettie sa politique
d'utilisation que vous pouvez consulter l'URI http://www.erudit.org/documentation/eruditPolitiqueUtilisation.pdf
rudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif compos de l'Universit de Montral, l'Universit Laval et l'Universit du Qubec
Montral. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. rudit offre des services d'dition numrique de documents
scientifiques depuis 1998.
Pour communiquer avec les responsables d'rudit : erudit@umontreal.ca
LE PREMIER HOMME
AUTOBIOGRAPHIE ALGRIENNE
D'ALBERT CAMUS
KelingWei
H Albert Camus rve, haute voix, en pleine guerre qui dchire l'Algrie, d'une
rconciliation entre les peuples d'Algrie et de la France l . Au milieu du plaidoyer
acharn pour l'indpendance de l'Algrie d'une part et l'assimilation la France de
l'autre, il cherche une troisime voie, le troisime camp 2 , qui permettrait aux
diffrentes communauts ethniques de continuer vivre ensemble sur la mme
terre 3 . Une cohabitation en forme de libre association constitue par des
peuplements fdrs 4 serait, ses yeux, la seule issue possible de ces conflits de
plus en plus sanglants.
Cette prise de position, la fois politique et thique, relve en fait, troitement et
intimement, de la position personnelle de l'crivain en tant que Franais
d'Algrie , expression ambigu et paradoxale qui, par un gnitif elliptique reliant
en court-circuit un homme / peuple driv d'un lieu prcis un autre nom propre
gographique , emblmatise le contexte historique qui a d / ex-propri et
l'homme / peuple et le lieu. Cette position conflictuelle, intenable, est prcisment
celle d'un peuple dracin mais se rattachant une terre par le contact avec le sol
les pieds-noirs : surnom qui dsigne spcifiquement ces Franais ns en
Algrie , lesquels, du fait du port des chaussures qui les distingue, ne touchent pas
directement la terre. Ce sont donc autre oxymore des trangers en terre natale :
et Franais et Algriens, ni Franais ni Algriens. Le troisime camp de Camus
s'inscrit donc dans cette situation aportique de l'entre-deux.
La vision de Camus d'une association est avant tout celle de l' union des
diffrences 5 , car il est conscient des diffrences ethniques, culturelles et religieuses
entre les habitants d'Algrie : un peuplement europen lui-mme venu de multiples
1
Albert Camus, Actuelles, III. Chronique algrienne 1939-1958, 1958. En particulier
Avant-propos .
2 Ibid.,p. 12.
3 lbid.,p. 129.
4 Ibid.,p. 165 et 28.
s /jbid.,p. 207.
126
15
Mohammed Ramdani, L'Algrie, un diffrend, dans ibid., p. 10. Les italiques sont
dans le texte.
16 Ibid.,p.
17
8
15.
127
avec l'absence du pre : par quoi le livre s'ouvre sur une bance. Le rcit b e sur une
perte irrmdiable. D'emble, c'est de l'irrparable qu'il s'agit.
Une autobiographie plurielle
Moment crucial et bouleversant de l'uvre : Jacques Cormery devant le tombeau de
son pre un pre jusque-l inconnu, enterr jeune et oubli depuis quarante ans.
C'est la premire fois que le fils vient se recueillir, qu'il prend en compte une existence
entirement ignore, laquelle a pourtant un lien de sang, le plus profond, avec lui.
C'est ce moment qu'il lut sur la tombe la date de naissance de son pre, dont il dcouvrit
cette occasion qu'il l'ignorait. Puis il lut les deux dates, 1885-1914 et fit un calcul machinal :
vingt-neuf ans. Soudain une ide le frappa qui l'branla jusque dans son corps. Il avait quarante
ans. L'homme enterr sous cette dalle, et qui avait t son pre, tait plus jeune que lui 2 2 .
C'est bien un moment de recueillement qui fait pont avec le sentiment religieux au
sens tymologique du mot religion : religio, attention scrupuleuse , c'est--dire
une inquitude concentre de la conscience ; plus en amont, relegere, recueillir,
rassembler . C'est l'attention suprme qui non seulement porte sur le deuil, mais tend
recueillir et rassembler, dans un temps hors temps, les instants disperss du soi, de la
chane interrompue de la gnalogie. C'est la cl de vote sur laquelle s'articule tout le
rcit ; et ce moment de recueillement donne non moins la cl de lecture au lecteur du
livre ainsi qu'au personnage intradigtique au fils qui, partir de la lecture de
l'inscription du tombeau, va essayer de dchiffrer l'nigme de la figure paternelle en
reconstruisant une bio-graphie. Moment critique tous les niveaux. Le pre plus je une
que le fils : cette trange rvlation qui jette le personnage dans un vertige trange 23
rvle, en fulgurance, une crise gnalogique que nourrit l'inquitante tranget
temporelle. Surgit ds lors une temporalit autre que la succession linaire du pass,
prsent et futur. Le temps, ne suivant plus l'ordre naturel 24 , l'enchanement chronique,
impeccable, hors d'atteinte, laisse soudain apparatre sa folie 25 qui est la folie de
l'homme, son chaos 26 qui est celui de l'histoire, son dsordre qui n'est que l'ordre
mortel 27 , c'est--dire entam par l'vnementiel, la mortalit, la finitude de l'humain.
La suite du temps lui-mme se fracassait autour de lui immobile, entre ces tombes
qu'il ne voyait plus, et les annes cessaient de s'ordonner suivant ce grand fleuve qui
coule vers sa fin. Elles n'taient plus que fracas, ressac et remous 28 . Face la prsence
de la mort, le vivant s'affronte un temps fou qui s'effrite, s'croule c'est dans ses
brisures que s'inscrit la temporalit phnomnologique, laquelle, investie par la
conscience humaine, porte le temps de l'uvre. Comme l'annonce l'crivain dans les
Notes et plans : Quand, prs de la tombe de son pre, il sent le temps se disloquer
ce nouvel ordre du temps est celui du livre 2 9 . La dislocation de la temporalit
subjective caractrise ainsi le temps textuel. Fragmente, disperse, achronique, la
narration se tisse autour de l'itinraire gographique et phantasmatique d'un
22
2
3
2
*
2
s
V
28
29
128
30
si
32
33
34
35
36
37
ibid.,p.
30.
/Jbid.,p.31.
ibid., p. 44.
ibid.,p. 178.
ibid.,p. 179.
ibid.,p. 181.
ibid.,p. 174.
Ibid.,p. 60.
129
38 Ibid.,p. 61.
39 lbid.,p. 13.
40 Ibid.,p. 60.
41 Id.
42
presque
43
44
45
46
47
130
C'est travers le franais en tant que langue de la littrature que cette rencontre
peut avoir lieu dans l'criture. En fait, Assia Djebar voque, dans Le blanc de l'Algrie,
qu'entre eux, elle et les trois disparus algriens Mahfoud Boucebci, M'Hamed
Boukhobza, Abdelkader Alloula , ils parlaient en franais : Mes amis me parlaient
en langue franaise, auparavant ; chacun des trois, en effet, s'entretenait avec moi
en langue trangre : par pudeur, ou par austrit 5 1 . Ici s'tablit un rapport
semblable la langue franaise qui n'est pas seulement celle d'une communaut ,
effaant les accents de classe en arabe, mais une langue premire , telle une
matire premire laquelle travaille l'criture.
Dans le livre de Camus, la naissance de Jacques Cormery sur la terre algrienne,
ouvrant la premire scne du livre, est hautement emblmatique. D'une part, il y a
une vocation qui fait penser au dluge biblique sur la route de l'migration, par
une nuit orageuse. D'autre part, il y a l'inscription d'un vnement universellement
humain avec le rcit de l'accouchement. C'est l que se noue une fraternit tacite
entre Franais et Arabes, quand ces derniers immdiatement vont au secours de la
famille Cormery en besoin.
48
2001,p.
49
so
si
131
Sous la vigne, l'Arabe, toujours couvert de son sac, attendait. Il regarda Cormery, qui ne lui dit
rien. Tiens , dit l'Arabe, et il tendit un bout de son sac. Cormery s'abrita. Il sentait l'paule
du vieil Arabe et l'odeur de fume qui se dgageait de ses vtements, et la pluie qui tombait
sur le sac au-dessus de leurs deux ttes. C'est un garon, dit-il sans r e g a r d e r son compagnon. Dieu soit lou, rpondit l'Arabe. Tu es un chef. L'eau venue d e milliers d e kilomtres [...] allait inonder [...] l'immense terre quasi dserte dont l'odeur puissante revenait
jusqu'aux deux hommes serrs sous le mme sac, pendant qu'un faible cri reprenait p a r intervalles derrire eux 5 2 .
L'Arabe et le Franais se trouvent runis par cette naissance dans une scne
lmentaire : la vigne, le contact des corps, l'odeur de vtements et de pluie, l'eau, la
terre, o le Franais Cormery et le vieil Arabe innomm sont, finalement, deux
hommes serrs sous le mme sac , lequel devient leur manteau partag. l'arrireplan, un faible cri de nouveau-n perce la nuit. L'arrive de l'enfant espoir,
renouvellement dans ce monde misrable apporte quelque chose de miraculeux :
n entre les mains des femmes arabes, il incarne la possibilit de lien et de rconciliation. Cdent alors les barrires raciales, surgissent hommes, femmes, enfants.
Au plan narratif, cette scne produit un effet d'instabilit, car, si tout le reste du
rcit se conoit en principe du point de vue du protagoniste Jacques Cormery le
nouveau-n dans le passage ci-dessus , la narration de la propre naissance est
videmment focalisation autre que la sienne... Mais laquelle ? Une sorte de tache
aveugle du rcit dstabilise l'ensemble de l'histoire. Par le flottement de l'instance
narrative, cette premire scne donne d'emble au texte sa dimension fictionnelle et
emblmatique : l'criture autobiographique s'emploie ainsi se dbarrasser du souci
de vraisemblance pour se hisser au plan d'espace mtaphorique. Avec une intense
thtralit, ce passage initial voque la tragdie antique o l'orage et la tempte
transmettent un message divin et annoncent l'arrive d'un hros prdestin ,
la fois hors du commun et hautement reprsentatif. Ici, c'est la mise en scne de
l'avnement du premier homme , celui qui, aprs la naissance biologique en sol
tranger, doit muer par une deuxime voire une troisime naissance, pour natre
enfin comme homme pour ensuite natre encore d'une naissance plus dure, celle qui
consiste natre aux autres, aux femmes 53 . C'est aussi une naissance (auto)-biographique dans l'criture, qui engendre d'autres naissances, textuelles, polygraphes.
En ce premier homme se cristallisent l'exprience des autres premiers hommes ,
leur htrognit et leur plurivocit. Porte-voix des gnrations d'immigrs, il porte
en criture la voix polyphonique d'une Algrie hybride.
Le narrateur est ainsi, ds l'enfance, le tmoin de deux mondes inassimilables :
de la famille au lyce, c'est toute la diffrence entre la pauvret et l'aisance matrielle,
entre l'analphabtisme et la culture , entre la vie rudimentaire et la surenchre des
valeurs traditionnelles d'une famille franaise moyenne 54 . Devenu homme, il se
tient entre les deux continents : la Mditerrane divise en moi deux univers, l'un o
dans des espaces mesurs les souvenirs et les noms taient conservs, l'autre o le
vent de sable effaait les traces des hommes sur de grands espaces 55 . L'criture
autobiographique de Camus, certes, marque cette division tant gographique
qu'intrieure, mais elle figure aussi, par cette position d'entre-deux, donc de partage,
52
132
56
58
133
contresigner l'ouvrage en cours. Le livre est en retard sur le temps, sur la fatalit
mais n'est-ce pas le fait mme de tout livre ? Le livre arrive, et c'est pour faire tombeau,
un lieu non de rpit mais de reprise jamais ouvert comme une blessure.
Chez Camus, la recherche du pre ne se clt pas dans la trouvaille ou les
retrouvailles : elle s'ouvre sur la qute, l'interrogation, l'interruption, un genre littraire
indecidable. Une biographie troue, fissure, porte-greffe d'un rcit d'enfance du
biographe, mle d'actualit, d'histoire coloniale, de bribes de conversation, de
rveries et d'hallucinations, telle est l'entreprise de Camus. C'est une histoire
algrienne et comme telle, elle ne peut tre que discontinue et sans fin.
L'criture autobiographique algrienne de Camus est voue l'inachvement.
Inachvement intrinsque qui devient fondateur d'une potique : car, par la grce de
l'criture, toute fatalit hors-texte mute en une exigence potique d'crivain. Camus
appelle cette ncessit et la souligne : Le livre doit tre inachev 6 3 . In-achever,
ne cesser d'arriver sans jamais arriver au terme : acheminer, arpenter, exprimenter.
Le livre qui inachve, recommence. Tout le temps. Roman d'apprentissage, il (re)prend
tout le cheminement ; rcit d'initiation, il remonte les traces primitives. Seule langue
possible pour l'autre Algrie, la langue du livre des recommencements.
63
134
Rfrences
BLANCHOT, Maurice, Le pas au-del, Paris, Gallimard, 1973.
CAMUS, Albert, Actuelles, III. Chronique algrienne 1939-1958, Paris, Gallimard, 1958.
, Le premier homme, Paris, Gallimard (Cahiers Albert Camus), 1994.
CALLE-GRUBER, Mireille, Le deuil d e la biographie, propos sur Le blanc de l'Algrie , dans Regards
d'un crivain d'Algrie. Assia Djebar ou la rsistance de l'criture, Paris, Maisonneuve & Larose,
2001, p. 107-133.
DJEBAR, Assia, Le blanc de l'Algrie, Paris, Albin Michel, 1995.
LYOTARD, Jean-Franois, La guerre des Algriens. crits, 1956-1963, Paris, Galile, 1989 (intro. d e
M. Ramdani).
SLAMA, Alain-Grard,La guerre d'Algrie.Histoire d'une dchirure,Paris, Gallimard (Dcouvertes), 1996.
135