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Le Premier Homme

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Article

Le premier homme. Autobiographie algrienne dAlbert Camus


Keling Wei
tudes littraires, vol. 33, n 3, 2001, p. 125-135.

Pour citer la version numrique de cet article, utiliser l'adresse suivante :


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Document tlcharg le 28 October 2009

LE PREMIER HOMME
AUTOBIOGRAPHIE ALGRIENNE
D'ALBERT CAMUS
KelingWei

H Albert Camus rve, haute voix, en pleine guerre qui dchire l'Algrie, d'une
rconciliation entre les peuples d'Algrie et de la France l . Au milieu du plaidoyer
acharn pour l'indpendance de l'Algrie d'une part et l'assimilation la France de
l'autre, il cherche une troisime voie, le troisime camp 2 , qui permettrait aux
diffrentes communauts ethniques de continuer vivre ensemble sur la mme
terre 3 . Une cohabitation en forme de libre association constitue par des
peuplements fdrs 4 serait, ses yeux, la seule issue possible de ces conflits de
plus en plus sanglants.
Cette prise de position, la fois politique et thique, relve en fait, troitement et
intimement, de la position personnelle de l'crivain en tant que Franais
d'Algrie , expression ambigu et paradoxale qui, par un gnitif elliptique reliant
en court-circuit un homme / peuple driv d'un lieu prcis un autre nom propre
gographique , emblmatise le contexte historique qui a d / ex-propri et
l'homme / peuple et le lieu. Cette position conflictuelle, intenable, est prcisment
celle d'un peuple dracin mais se rattachant une terre par le contact avec le sol
les pieds-noirs : surnom qui dsigne spcifiquement ces Franais ns en
Algrie , lesquels, du fait du port des chaussures qui les distingue, ne touchent pas
directement la terre. Ce sont donc autre oxymore des trangers en terre natale :
et Franais et Algriens, ni Franais ni Algriens. Le troisime camp de Camus
s'inscrit donc dans cette situation aportique de l'entre-deux.
La vision de Camus d'une association est avant tout celle de l' union des
diffrences 5 , car il est conscient des diffrences ethniques, culturelles et religieuses
entre les habitants d'Algrie : un peuplement europen lui-mme venu de multiples
1
Albert Camus, Actuelles, III. Chronique algrienne 1939-1958, 1958. En particulier
Avant-propos .
2 Ibid.,p. 12.
3 lbid.,p. 129.
4 Ibid.,p. 165 et 28.
s /jbid.,p. 207.

tudes Littraires Volume 33 N 3 Automne 2001

TUDES LITTRAIRES VOLUME 33 N 3 AUTOMNE 2001

souches et divis en autant de castes 6 ; un peuplement nord-africain non moins


complexe ; leur mtissage. Camus rsume : ce sont les fils diffrents d'une mme
terre 7 . Diffrences ineffaables et filiations irrductibles. Diffrences de langues,
aussi : le franais, l'arabe, le berbre, pour ne nommer que les plus rpandues ; et
leur volution, c'est--dire leur vie inscrite dans le temps : dissmination et
interpntration, imbrication et hybridation, disparition et mergence, persistance
et survivance 8 , tout cela tisse une richesse et une complexit extrmes. Une Algrie
qui n'est plus une , mais plurielle, plus d'une langue . Si Assia Djebar considre
Camus comme une des grandes figures de la littrature algrienne 9 , c'est
prcisment parce que, profondment marque par ce paysage mosaque, rythme
de sons et de couleurs mditerranens, la langue franaise de l'uvre camusienne
constitue, elle aussi, une des langues algriennes.
L'engagement passionnel de Camus vis--vis de l'Algrie s'explique ainsi par son
sentiment mlang d' amour et d' angoisse 10 pour ces Franais d'Algrie
dont il se voit comme un des reprsentants, mais aussi pour cette terre. Pays de
splendeur et de misre, pays d'accueil et de trahison, de conciliation et de dchirure,
d'hospitalit et d'hostilit n on ne saurait trouver mieux que des formules
oxymoriques pour le dire , ce pays constitue la fois un lieu priv et un lieu de
mmoire collective. Penser cette situation problmatique, c'est penser une exprience
qui implique en mme temps la gnalogie familiale et les vicissitudes historiques.
Camus prcise, retrouvant le sens tymologique du terme : Je dis bien une
exprience, c'est--dire la longue confrontation d'un homme et d'une situation,
avec toutes les erreurs et contradictions et les hsitations qu'une telle confrontation
suppose [...] 12 . Ds lors crire cette exprience, c'est crire l'homme et la situation
en leur insparabilit. C'est--dire un devenir, ratage, rature, reprise, l'infini.
Il dit aussi : J'ai mal l'Algrie, en ce moment, comme d'autres ont mal aux
poumons 13 . Ce n'est pas seulement mal de l'Algrie mal du pays, langueur
nostalgique, mais plus fort : mal l'Algrie comme mal aux poumons, lesquels,
malades, font nanmoins partie du corps. C'est un mal intrieur, physique,
oppressant, qui empche de respirer, coupe le souffle. Un rapport vital. L'Algrie
est insparable de lui. C'est avec l'Algrie qu'il crit mais, comment crire lorsque
l'Algrie, Lyotard le dit avec force, c'est : l'intraitable 14 . C'est--dire l'impensable,
l'innarrable, l'irrmdiable, qui se tient hors de toute comprhension, de toute
reprsentation : [...] quelque chose de la guerre, quelque chose dans la guerre ne

Alain-Grard Slama, La guerre d'Algrie. Histoire d'une dchirure, 1996, p. 24.


Albert Camus, Actuelles, 111, op. cit., p. 160.
8
Voir Assia Djebar, Le blanc de l'Algrie, 1995, en particulier p. 272-274, o elle voque le
triangle linguistique algrien en mentionnant l'existence d e s diffrentes langues en Algrie et
leur transmutation historique : le libyco-berbre, le latin, l'arabe classique, l'arabe dit m o d e r n e ,
le turc, le franais.
9
Assia Djebar, Le blanc de l'Algrie, op. cit., p. 272.
10
Albert Camus, Actuelles, III, op. cit., p. 172.
11
Albert Camus, Le premier homme, 1994 : pays de l'hospitalit ,p. 170 ; ce pays immense
et hostile , p . 172 ; pays ennemi , p. 176.
12
Albert Camus, Actuelles, III, op. cit., p. 26-27.
13
Albert Camus, Lettre un militant algrien , dans ibid., p. 125.
14
Jean-Franois Lyotard, Note , dans La guerre des Algriens. crits, 1956-1963,1989,p. 33-39.
?

126

LE PREMIER HOMME. AUTOBIOGRAPHIE ALGRIENNE D'ALBERT CAMUS

trouve pas langue, sens et reprsentation 15 ; dans quelle langue phraser


prcisment le conflit franco-algrien 16 ? Ainsi, toujours portant l'Algrie en luimme, Camus s'loigne, se retire de la scne de la polmique : il entre dans le retrait
de l'criture en qute d'une langue hors les langues 17 , comme dit Assia Djebar, il
essaie de phraser par le biais d'une criture autobiographique une autobiographie
algrienne, en effet, qui reste inacheve - et par dfinition inachevable. L'crivain a
laiss un manuscrit sur la scne de sa mort : Le premier homme que l'on trouve dans
sa sacoche lorsqu'il meurt dans l'accident de voiture, le 4 janvier 1960, sur la route de
Villeblevin ; uvre publie posthume 18, qui retiendra l'analyse ci-aprs.
Dans ce texte, Camus parle en somme de son enfance p a s s e en Algrie.
Cependant, ce qui est assez tonnant chez cet crivain discret et sobre, ce n'est pas
tant un certain vcu rvl dans le texte, que le ton intime, voire confidentiel, l'lan
confessionnel peine retenu et l'extrme sensibilit avec laquelle sont convoqus
les dtails du quotidien d'Algrie. L'criture est voue la plus grande simplicit :
retournant en arrire, la naissance, l'enfance, aupaysnatal , en un mot l'essentiel,
qui est constitu par la terre, la lumire, la mer, la mre, le dnuement matriel, autant
de figures rcurrentes qui ont hant toute l'uvre camusienne, certes, mais qui sont
ici comme intriorises, maintenues l'tat d'esquisse.
Or, tout cela est appel dans le texte la manire d'un secret. Secret, car il y a du
s p a r 19 . Sparation temporelle, impossible anamnse dans toute tentative
rtrospective vis--vis d'un soi comme autre, d'un p a s s et d'une enfance
inatteignables. Sparation aussi par rapport l'Algrie, ce personnage-hantise du
rcit : pays de naissance sans tre pays d'origine, qui marque l'interruption de la
filiation gnalogique et gographique. Sparation, par l, d'une langue dite
maternelle transplante en terre trangre, coupe de son sol d'origine.
Secret au niveau de renonciation, aussi : dtourn et masqu, le je se rfugie
dans il , Albert Camus se cache sous Jacques Cormery . Le jeu du pronom
personnel et du nom propre marque un dplacement enonciatif et inscrit la fictionnalit
dans le texte. Soustrait l'identit d'un sujet plein, d'une premire personne
dtermine, d'un moi confortablement plac et circonscrit, le il le neutre, le
substitut, l'absent, le tiers, flottant entre la troisime personne et l'impersonnel :
sans identit ; personnel ? impersonnel ? pas encore et toujours au-del 20 , le
il prend place au bord de l'criture 21 . Au plus grand risque. En marge, l'cart,
il dstabilise le sujet d'nonciation en le dcentrant, le dplace en se dplaant,
l'efface en s'effaant. Ce mouvement de dplacement et d'effacement s'inscrit sans
cesse dans l'criture autobiographique qui devient celle de l'absence. commencer

15
Mohammed Ramdani, L'Algrie, un diffrend, dans ibid., p. 10. Les italiques sont
dans le texte.

16 Ibid.,p.

17
8

15.

Assia Djebar, Le blanc de l'Algrie, op. cit., p. 275.


i Albert Camus, Le premier homme, op. cit. Toutes les citations dans le texte renvoient cette
dition. Dans Note de l'diteur , Catherine Camus explique l'tat d'inachvement du manuscrit :
Il se compose de 144 pages traces au fil de la plume, parfois sans points ni virgules, d'une criture
rapide, difficile dchiffrer, jamais retravaille (ibid., p. 7). Dans le livre, les variantes et les ajouts
en marge sont conservs en notes ; sont annexs galement les sept feuillets insrs dans le
manuscrit, ainsi que le carnet intitul Le premier homme (Notes et plans) .
19
tymologiquement, le mot secret vient du latin secretus, spar .
20 Maurice Blanchot, Le pas au-del, 1973, p . 14.
2i /jbid.,p. 13.

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TUDES LITTRAIRES VOLUME 33 N 3 AUTOMNE 2001

avec l'absence du pre : par quoi le livre s'ouvre sur une bance. Le rcit b e sur une
perte irrmdiable. D'emble, c'est de l'irrparable qu'il s'agit.
Une autobiographie plurielle
Moment crucial et bouleversant de l'uvre : Jacques Cormery devant le tombeau de
son pre un pre jusque-l inconnu, enterr jeune et oubli depuis quarante ans.
C'est la premire fois que le fils vient se recueillir, qu'il prend en compte une existence
entirement ignore, laquelle a pourtant un lien de sang, le plus profond, avec lui.
C'est ce moment qu'il lut sur la tombe la date de naissance de son pre, dont il dcouvrit
cette occasion qu'il l'ignorait. Puis il lut les deux dates, 1885-1914 et fit un calcul machinal :
vingt-neuf ans. Soudain une ide le frappa qui l'branla jusque dans son corps. Il avait quarante
ans. L'homme enterr sous cette dalle, et qui avait t son pre, tait plus jeune que lui 2 2 .

C'est bien un moment de recueillement qui fait pont avec le sentiment religieux au
sens tymologique du mot religion : religio, attention scrupuleuse , c'est--dire
une inquitude concentre de la conscience ; plus en amont, relegere, recueillir,
rassembler . C'est l'attention suprme qui non seulement porte sur le deuil, mais tend
recueillir et rassembler, dans un temps hors temps, les instants disperss du soi, de la
chane interrompue de la gnalogie. C'est la cl de vote sur laquelle s'articule tout le
rcit ; et ce moment de recueillement donne non moins la cl de lecture au lecteur du
livre ainsi qu'au personnage intradigtique au fils qui, partir de la lecture de
l'inscription du tombeau, va essayer de dchiffrer l'nigme de la figure paternelle en
reconstruisant une bio-graphie. Moment critique tous les niveaux. Le pre plus je une
que le fils : cette trange rvlation qui jette le personnage dans un vertige trange 23
rvle, en fulgurance, une crise gnalogique que nourrit l'inquitante tranget
temporelle. Surgit ds lors une temporalit autre que la succession linaire du pass,
prsent et futur. Le temps, ne suivant plus l'ordre naturel 24 , l'enchanement chronique,
impeccable, hors d'atteinte, laisse soudain apparatre sa folie 25 qui est la folie de
l'homme, son chaos 26 qui est celui de l'histoire, son dsordre qui n'est que l'ordre
mortel 27 , c'est--dire entam par l'vnementiel, la mortalit, la finitude de l'humain.
La suite du temps lui-mme se fracassait autour de lui immobile, entre ces tombes
qu'il ne voyait plus, et les annes cessaient de s'ordonner suivant ce grand fleuve qui
coule vers sa fin. Elles n'taient plus que fracas, ressac et remous 28 . Face la prsence
de la mort, le vivant s'affronte un temps fou qui s'effrite, s'croule c'est dans ses
brisures que s'inscrit la temporalit phnomnologique, laquelle, investie par la
conscience humaine, porte le temps de l'uvre. Comme l'annonce l'crivain dans les
Notes et plans : Quand, prs de la tombe de son pre, il sent le temps se disloquer
ce nouvel ordre du temps est celui du livre 2 9 . La dislocation de la temporalit
subjective caractrise ainsi le temps textuel. Fragmente, disperse, achronique, la
narration se tisse autour de l'itinraire gographique et phantasmatique d'un

22
2

3
2
*
2
s

V
28
29

Albert Camus, Le premier homme, op. cit., p. 29.


JJbid.,p.30.
Jd.
Id.
Id.
Id.
Jd.
Ibid.,p. 317.

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LE PREMIER HOMME. AUTOBIOGRAPHIE ALGRIENNE D'ALBERT CAMUS

personnage en qute de mmoire. Un espace / temps reli et dli intrieurement


avec l'criture au secret.
C'est le secret de toute vie 30 qui, enfoui avec les dpouilles du pre, avait
partie lie avec ce mort, ce pre cadet, avec ce qu'il avait t et ce qu'il tait devenu
et que lui-mme avait cherch bien loin ce qui tait prs de lui dans le temps et dans
le sang 31 . Secret de vie et de mort, d e filiation et d'interruption, qui ramne au
secret de l'enfance, de lumire, de pauvret chaleureuse 32 secret qui va requrir
l'crivain vou un dcryptage sans fin. Qui va pousser le rcit enchaner ce qui
n'est pas enchanable ni justifiable. Un rcit qui ne fait pas tout fait une histoire, mais
bauche des graphes, des traits saisis dans l'incompltude.
La scne de deuil, ds le dbut, annonce une criture du deuil : le rcit de vie
est amorc par la dcouverte de la mort. partir d'un nom et de deux dates gravs
sur la dalle du tombeau, le fils va la recherche du pre : rebroussant le chemin du
temps, il rencontre en effet non pas le pre, les renseignements restant incomplets,
mais les fantmes des foules entires 33 d'migration, avant, avec, ou aprs le
pre : Toutes ces gnrations, tous ces hommes venus de tant de pays diffrents 34 ,
qui risquaient l'anonymat dfinitif et la perte des seules traces sacres de leur
p a s s a g e sur cette terre 3 5 . Il dresse, e n fin d e compte, travers l'image
fantasmatique d'un pre irrductiblement inconnu et inconnaissable, le portrait de
l'absence, de l'effacement et de l'oubli des peuples entiers en exil. criture de
fureur dlirante, dmesure, enrage, la folie. En rapides et longues phrases
qui courent des p a g e s entires sans rpit, le narrateur esquisse les dfils
d'migration, leurs passages phmres, leur survivance fugitive, leurs cheminements dans la boue et la poussire.
[...] Mais la route n'existait pas pour les migrants, les femmes et les enfants entasss sur
les prolonges de l'arme, les hommes pied, coupant vue de nez travers la plaine marcageuse ou le maquis pineux, sous le regard hostile des Arabes groups de loin en loin et
se tenant distance, accompagns presque continuellement par la meute hurlante des chiens
kabyles, jusqu' ce qu'ils parviennent la fin de la journe dans le mme pays que son
pre quarante ans auparavant, plat, entour de hauteurs lointaines, sans une habitation, sans
un lopin de terre cultiv, couvert seulement d'une poigne de tentes militaires couleur de
terre, rien qu'un espace nu et dsert, ce qui tait pour eux l'extrmit du monde, entre le
ciel dsert et la terre dangereuse, et les femmes pleuraient alors dans la nuit, de fatigue, de
peur et de dception 36 .
Tout cela s'crit nouveau dans le passage du voyage du personnage : un exil en
appelant un autre. Exil contre exil. Il y a du fugitif dans Albert Camus, alias Jacques
Cormery. C'est le voyage du fils qui traverse la Mditerrane pour retrouver le pays de
naissance o rside toujours la mre.
La figure de la mre, rcurrente, hante l'criture par sa prsence absente, son
silence, son aphasie, sa distraction : douce, polie, conciliante 37 , ignorante, obstine,

30
si
32
33
34
35
36
37

ibid.,p.
30.
/Jbid.,p.31.
ibid., p. 44.
ibid.,p. 178.
ibid.,p. 179.
ibid.,p. 181.
ibid.,p. 174.
Ibid.,p. 60.

129

TUDES LITTRAIRES VOLUME 33 N 3 AUTOMNE 2001

rsigne toutes les souffrances 38 , d'un air d'absence et de douce distraction 39 ,


toute sa vie, elle avait gard le mme air craintif et soumis, et cependant distant 40 .
Par cette distraction, elle est constamment lointaine, ailleurs ; elle est l sans tre l,
comme dtourne, carte, enleve. C'est une figure en ngatif. Sa silhouette, la
fentre, au crpuscule, dans l'ombre, immobile et quasi muette, est pour le fils l'image
ternelle, l'image maternelle par excellence. Isole dans sa demi-surdit, ses
difficults de langage 41 , d'origine espagnole, la mre symbolise le problmatique
rapport du fils la langue. Davantage, elle emblmatise les difficults langagires
des Franais d'Algrie . La langue maternelle langue de la mre mais aussi
langue-mre, matrice, nourricire , marque par ce demi-mutisme et cette source
trangre, devient la non-langue maternelle , comme le signale Assia Djebar 42 .
Double coupure, double dracinement : il y a privation de la patrie-pays du pre
qui n'est nulle part ; il y a privation de la langue maternelle qui est sans langue. Par
le premier homme , Camus dsigne bien cet tat de natre et de vivre sans :
sans racine et sans foi 43 , sans phrases, sans autre projet que l'immdiat 44 .
En ce sens, le premier homme , au singulier, ne dit pas seulement un cas individuel,
mais bien la singularit d'une tribu 45 errant dans la nuit des annes sur la
terre de l'oubli o chacun tait le premier homme 46 . Le premier homme monte
ainsi la scne primitive de tous les premiers hommes en passage, en disparition.
Mais c'est un premier non sans double bind : sans hritage, il incarne la naissance
du monde, c'est--dire d'une langue idiomatique ; en mme temps, la mmoire
s'inscrit en faux contre ce premier qui n'est jamais monolithe. Sans cesse
i n t e r r o m p u e et d b o r d e p a r les fragments d e b i o g r a p h i e s familiales et
gnalogiques, par ceux de l'histoire collective et ethnologique, l'autobiographie
personnelle de Camus aboutit sa dissmination, la biographie des autres. Rendant
l'Algrie l'htrognit des voix qui la composent, cette autobiographie
algrienne est plurielle, plurivoque.
crivains d'Algrie : la langue franaise p a s s e u s e et m e s s a g r e
Dans la liste tablie par Assia Djebar Les crivains d'Algrie dont la mort a t
voque et annexe la fin du Blanc de l'Algrie, Camus figure en premier :
1. Albert CAMUS : romancier, auteur dramatique, mort le 4 janvier 1960, 47 ans, sur la route de
Villeblevin, Yonne (accident de voiture) 4 7 .

crivains d'Algrie : la formule indique le rapport d'appartenance et de rattachement


rciproques d'un homme un lieu, avec le double gnitif qui souligne la complexit
et l'ambigut : crivant depuis l'Algrie ; provenant d'Algrie ; appartenant

38 Ibid.,p. 61.
39 lbid.,p. 13.
40 Ibid.,p. 60.
41 Id.

42
presque
43
44
45
46
47

Assia Djebar, Le blanc de l'Algrie,


muette, reste ternellement assise
Albert Camus, Le premier homme,
Ibid.,p. 182.
Ibid.,p. 180.
Ibid.,p. 181.
Assia Djebar, Le blanc de l'Algrie,

op. cit.,p. 31. Assia Djebar explique ensuite : Sa mre,


p r s d e la fentre.
op. cit., p. 181.

op. cit., p. 277.

130

LE PREMIER HOMME. AUTOBIOGRAPHIE ALGRIENNE D'ALBERT CAMUS

l'Algrie ; se vouant l'Algrie ; mourant d'Algrie 48 . C'est une appar-tenance


qui est moins affaire de nationalit que de terre, de sang, d'criture, car Camus
tient l'Algrie comme les dix-huit autres crivains algriens dans la liste. Comme
eux il est habit par l'Algrie. Pour Assia Djebar, Camus est aussi Algrien
sans doute en raison de sa fidlit pour cette terre par la dernire criture : terre
o il est n et vers laquelle il retourne, en mourant, en l'crivant. Assia Djebar
l'invoque, le scrute, l'coute attentivement, force d'auscultations du texte et de
ses notes 49 , traversant le temps et les diffrences qui les sparent : l'un, Franais,
pied-noir, voquant l'enfance algrienne, suivant avec angoisse la guerre qui tait
pour lui une guerre civile, appelant la trve et l'ventuelle rconciliation ;
l'autre, Algrienne, femme, musulmane, arabophone, b e r b r o p h o n e , en exil
longtemps aprs l'poque coloniale, en deuil de ses proches et amis assassins.
Elle et lui se rencontrent dans-1'criture-en-la-langue-franaise : cette langue pour
lui maternelle mais dporte dans un pays non maternel mais natal ; pour elle, la
langue de l'autre, l'trangre, mais apprise ds l'enfance, c'est aussi une langue
de profonde intimit dans laquelle elle crit. Dans laquelle elle retourne vers lui,
son compatriote - au sens o ils ont partag, dans diffrents temps et de diffrentes
manires, la terre d'Algrie et la dvotion pour ce pays , vers son confrre et
son collgue en littrature qui, au moment de la mort, porte sur lui un manuscrit
sur l'Algrie. Elle va le rencontrer dans ce manuscrit-testament-tmoignage, ce
grand roman algrien :
je compris que je m'tais assez longuement justifie d e n'avoir jamais, moi, Algrienne, p r t
attention profonde Camus, sinon en sachant cette fois q u e j'allais l'autre bout d e la terre,
comme pour devoir, malgr moi, le rencontrer travers ce roman inachev, qui marque le
renouvellement de son art romanesque 5 0 .

C'est travers le franais en tant que langue de la littrature que cette rencontre
peut avoir lieu dans l'criture. En fait, Assia Djebar voque, dans Le blanc de l'Algrie,
qu'entre eux, elle et les trois disparus algriens Mahfoud Boucebci, M'Hamed
Boukhobza, Abdelkader Alloula , ils parlaient en franais : Mes amis me parlaient
en langue franaise, auparavant ; chacun des trois, en effet, s'entretenait avec moi
en langue trangre : par pudeur, ou par austrit 5 1 . Ici s'tablit un rapport
semblable la langue franaise qui n'est pas seulement celle d'une communaut ,
effaant les accents de classe en arabe, mais une langue premire , telle une
matire premire laquelle travaille l'criture.
Dans le livre de Camus, la naissance de Jacques Cormery sur la terre algrienne,
ouvrant la premire scne du livre, est hautement emblmatique. D'une part, il y a
une vocation qui fait penser au dluge biblique sur la route de l'migration, par
une nuit orageuse. D'autre part, il y a l'inscription d'un vnement universellement
humain avec le rcit de l'accouchement. C'est l que se noue une fraternit tacite
entre Franais et Arabes, quand ces derniers immdiatement vont au secours de la
famille Cormery en besoin.

48

2001,p.
49
so
si

Mireille Calle-Gruber, Le deuil d e la b i o g r a p h i e , p r o p o s sur Le blanc de l'Algrie


125
Assia Djebar, Le blanc de l'Algrie, op. cit., p. 30.
Ibid.,p. 31.
Ibid.,p. 15.

131

TUDES LITTRAIRES VOLUME 33 N 3 AUTOMNE 2001

Sous la vigne, l'Arabe, toujours couvert de son sac, attendait. Il regarda Cormery, qui ne lui dit
rien. Tiens , dit l'Arabe, et il tendit un bout de son sac. Cormery s'abrita. Il sentait l'paule
du vieil Arabe et l'odeur de fume qui se dgageait de ses vtements, et la pluie qui tombait
sur le sac au-dessus de leurs deux ttes. C'est un garon, dit-il sans r e g a r d e r son compagnon. Dieu soit lou, rpondit l'Arabe. Tu es un chef. L'eau venue d e milliers d e kilomtres [...] allait inonder [...] l'immense terre quasi dserte dont l'odeur puissante revenait
jusqu'aux deux hommes serrs sous le mme sac, pendant qu'un faible cri reprenait p a r intervalles derrire eux 5 2 .

L'Arabe et le Franais se trouvent runis par cette naissance dans une scne
lmentaire : la vigne, le contact des corps, l'odeur de vtements et de pluie, l'eau, la
terre, o le Franais Cormery et le vieil Arabe innomm sont, finalement, deux
hommes serrs sous le mme sac , lequel devient leur manteau partag. l'arrireplan, un faible cri de nouveau-n perce la nuit. L'arrive de l'enfant espoir,
renouvellement dans ce monde misrable apporte quelque chose de miraculeux :
n entre les mains des femmes arabes, il incarne la possibilit de lien et de rconciliation. Cdent alors les barrires raciales, surgissent hommes, femmes, enfants.
Au plan narratif, cette scne produit un effet d'instabilit, car, si tout le reste du
rcit se conoit en principe du point de vue du protagoniste Jacques Cormery le
nouveau-n dans le passage ci-dessus , la narration de la propre naissance est
videmment focalisation autre que la sienne... Mais laquelle ? Une sorte de tache
aveugle du rcit dstabilise l'ensemble de l'histoire. Par le flottement de l'instance
narrative, cette premire scne donne d'emble au texte sa dimension fictionnelle et
emblmatique : l'criture autobiographique s'emploie ainsi se dbarrasser du souci
de vraisemblance pour se hisser au plan d'espace mtaphorique. Avec une intense
thtralit, ce passage initial voque la tragdie antique o l'orage et la tempte
transmettent un message divin et annoncent l'arrive d'un hros prdestin ,
la fois hors du commun et hautement reprsentatif. Ici, c'est la mise en scne de
l'avnement du premier homme , celui qui, aprs la naissance biologique en sol
tranger, doit muer par une deuxime voire une troisime naissance, pour natre
enfin comme homme pour ensuite natre encore d'une naissance plus dure, celle qui
consiste natre aux autres, aux femmes 53 . C'est aussi une naissance (auto)-biographique dans l'criture, qui engendre d'autres naissances, textuelles, polygraphes.
En ce premier homme se cristallisent l'exprience des autres premiers hommes ,
leur htrognit et leur plurivocit. Porte-voix des gnrations d'immigrs, il porte
en criture la voix polyphonique d'une Algrie hybride.
Le narrateur est ainsi, ds l'enfance, le tmoin de deux mondes inassimilables :
de la famille au lyce, c'est toute la diffrence entre la pauvret et l'aisance matrielle,
entre l'analphabtisme et la culture , entre la vie rudimentaire et la surenchre des
valeurs traditionnelles d'une famille franaise moyenne 54 . Devenu homme, il se
tient entre les deux continents : la Mditerrane divise en moi deux univers, l'un o
dans des espaces mesurs les souvenirs et les noms taient conservs, l'autre o le
vent de sable effaait les traces des hommes sur de grands espaces 55 . L'criture
autobiographique de Camus, certes, marque cette division tant gographique
qu'intrieure, mais elle figure aussi, par cette position d'entre-deux, donc de partage,

52

Albert Camus, Le premier homme, op. cit.,p. 23.


53 /Jbid.,p. 181.
54 Ibid.,p. 190.
55 Ibid.,p. 181.

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LE PREMIER HOMME. AUTOBIOGRAPHIE ALGRIENNE D'ALBERT CAMUS

la possibilit de passer, de franchir et de tracer la mmoire efface. Le personnage


de Camus est bien le passeur, celui qui fait la navette entre les deux rives, en donnant
le moyen de faire traverser, de conduire les passagers travers la zone interdite. La
langue franaise, ici, n'est plus la langue colonisatrice ni la langue du matre, mais la
voix hospitalire au-del des limites nationales-gographiques, nourrie des accents
du pays d'accueil, la voix qui se tient au plus prs de la terre algrienne, de la
Mditerrane, au milieu, dans l'intimit, le corps--corps avec ses pays. C'est une
langue en position interlope, la croise d'autres langues, d'autres accents, elle est
partie prenante dans la pluralit des parlers algriens. Par cette langue, le rcit fait
acte de bndiction qui signifie d'abord bien dire , dire le bien , acte de
rconciliation, de tolrance. Et de tendresse. L'criture, par touches intimes et discrtes,
convoque en synesthsie les images, bruits, odeurs divers du quartier de Belcourt :
piceries, ptisseries, marchands de tissus et bazars tout au long du trajet au lyce,
les jeux au soleil, au vent, sous la pluie, dans la mer. La description esquisse lentement,
telle une extase, une stase du rcit, un monde bien-aim. C'est avant tout une uvre
d'amour : En somme, je vais parler de ceux que j'aimais. Et de cela seulement. Joie
profonde 56 . Tels les chers disparus 57 de Djebar que le texte ne cesse de rappeler.
En pigraphe, une ddicace intime : toi qui ne pourras jamais lire ce livre 58 .
toi : la mre qui, presque muette, illettre et passive, incarnation du lieu matriciel,
de l'accueil aveugle, reoit sans entendre, tu ne me comprends pas et ne peux
me lire 59 . Ddicace impossible, adresse mal-adresse sans destinataire, l'criture
est forcment illisible. crire illisible, ce n'est peut-tre pas dire, mais taire, mais
restituer le silence.
L'criture algrienne, criture inacheve 6 0
La mort inacheve fait irruption : mort accidentelle, imprvue, imprvisible,
impensable, qui suspend la respiration, syncope le texte et le tient jamais l'tat de
manuscrit avec les traces de correction, la prcipitation de la plume. La mort n'en
finit pas d'arriver, d'advenir, de survenir, et d'achever en inachevant ce manuscrit.
Elle hante l'criture, l'habite ; le livre en deuil devient alors livre de ressassement et
de passage, reliant le monde des vivants au sjour des morts. Telles, trente ans plus
tard, les processions liturgiques dans Le blanc de l'Algrie de Djebar, Camus fait
rapparatre les cortges migratoires vers le pays inconnu, toujours en prsence de
la mort : ces pniches hales cent ans auparavant , ces aventuriers verdtres, venus
de si loin, ayant quitt la capitale de l'Europe avec femmes, enfants et meubles pour
atterrir en chancelant, aprs cinq semaines d'errance, sur cette terre aux lointains
bleutres 61 . Dans ces masses sombres 62 dpatries, il retrouve le fantme gar
de son pre, de ses aeux, mais aussi de ses contemporains qui continuent la
prgrination, toujours vers l'tranger. L'exode sans fin, la mort recommence.
Posthume n aprs la mort du pre , le livre-orphelin prend forme aprs
la mort de son signataire, ou plutt de son auteur qui n'a pas eu le temps de

56

Albert Camus, Notes et


Assia Djebar, Le blanc de
Albert Camus, Le premier
59 Ibid.,p. 319.
60
Assia Djebar, Le blanc de
6i Ibid.,p. 173.
62 Id.
57

58

plans , dans ibid.,p. 312.


l'Algrie, op. cit., p . 15.
homme, op. cit., p . 11.
l'Algrie, op. cit., p . 123.

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TUDES LITTRAIRES VOLUME 33 N 3 AUTOMNE 2001

contresigner l'ouvrage en cours. Le livre est en retard sur le temps, sur la fatalit
mais n'est-ce pas le fait mme de tout livre ? Le livre arrive, et c'est pour faire tombeau,
un lieu non de rpit mais de reprise jamais ouvert comme une blessure.
Chez Camus, la recherche du pre ne se clt pas dans la trouvaille ou les
retrouvailles : elle s'ouvre sur la qute, l'interrogation, l'interruption, un genre littraire
indecidable. Une biographie troue, fissure, porte-greffe d'un rcit d'enfance du
biographe, mle d'actualit, d'histoire coloniale, de bribes de conversation, de
rveries et d'hallucinations, telle est l'entreprise de Camus. C'est une histoire
algrienne et comme telle, elle ne peut tre que discontinue et sans fin.
L'criture autobiographique algrienne de Camus est voue l'inachvement.
Inachvement intrinsque qui devient fondateur d'une potique : car, par la grce de
l'criture, toute fatalit hors-texte mute en une exigence potique d'crivain. Camus
appelle cette ncessit et la souligne : Le livre doit tre inachev 6 3 . In-achever,
ne cesser d'arriver sans jamais arriver au terme : acheminer, arpenter, exprimenter.
Le livre qui inachve, recommence. Tout le temps. Roman d'apprentissage, il (re)prend
tout le cheminement ; rcit d'initiation, il remonte les traces primitives. Seule langue
possible pour l'autre Algrie, la langue du livre des recommencements.

63

Albert Camus, Notes et plans, loc. cit. , p. 288.

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LE PREMIER HOMME. AUTOBIOGRAPHIE ALGRIENNE D'ALBERT CAMUS

Rfrences
BLANCHOT, Maurice, Le pas au-del, Paris, Gallimard, 1973.
CAMUS, Albert, Actuelles, III. Chronique algrienne 1939-1958, Paris, Gallimard, 1958.
, Le premier homme, Paris, Gallimard (Cahiers Albert Camus), 1994.
CALLE-GRUBER, Mireille, Le deuil d e la biographie, propos sur Le blanc de l'Algrie , dans Regards
d'un crivain d'Algrie. Assia Djebar ou la rsistance de l'criture, Paris, Maisonneuve & Larose,
2001, p. 107-133.
DJEBAR, Assia, Le blanc de l'Algrie, Paris, Albin Michel, 1995.
LYOTARD, Jean-Franois, La guerre des Algriens. crits, 1956-1963, Paris, Galile, 1989 (intro. d e
M. Ramdani).
SLAMA, Alain-Grard,La guerre d'Algrie.Histoire d'une dchirure,Paris, Gallimard (Dcouvertes), 1996.

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