ENGRENAGES, FICTION POLICIRE

Quels coups svres porterait-on toutes ces entits, les terroristes, les mafieuses et
les hybrides, dans tous leurs champs daction, en considrant dsormais comme
stratgiques le cadre et les harmonies le terreau criminel dans lesquels ils
oprent, puis en entreprenant de les nettoyer ? Cette approche est infiniment plus
efficace que la dmarche consistant saucissonner lensemble en mille procdures
tatillonnes, pathtiquement lentes et finalement inutiles, selon des codes dpasss
et aussi futiles face de tels agrgats de bandits et de fanatiques que lusage dun
mousquet pierre contre un Rafale .
Alain Bauer, Xavier Raufer
La face noire de la mondialisation

Lopration Taga, scnarise Tarnac le 11 novembre 2008, sest embourbe dans les tourbires du plateau de Millevaches. Aprs cela, la fiction du retour de lultra-gauche arme na plus trouv preneur. Ayant
t dfaite dans la ralit, cest dans sa sphre dorigine quelle prend maintenant sa revanche : la tlvision.
Gageons que si la 4me saison de la srie Engrenages avait t diffuse avant lopration Taga, et lui avait suffisamment prpar le terrain, la manoeuvre naurait peut-tre pas connu pareille droute. Au demeurant, il nest
pas dit que lon ne parvienne pas, un jour prochain, ressusciter le pril rouge et noir. Lamnsie va bien au
spectacle immonde.

Le genre auquel appartient Engrenages se nomme en Allemagne Krimi , aux Etats-Unis crime- drama ou, comme en Angleterre, detective series. En France, Engrenages est une srie policire comme le commissaire Maigret a longtemps domin, ici, le roman policier. Cette classification est tout fait mrite tant, dans
lun et lautre cas, le parti pris est celui de la police, qui concentre sur soi toute empathie possible. Le capitaine
est donc logiquement une capitaine, avec tout ce que cela engage de touchants problmes de coeur ; dailleurs,
au service, cest un peu le Loft. Chaque agent a sa petite faille, que nous sommes intims de comprendre. Quand
lun dentre eux passe tabac un gars menott, cest quil est en tat de souffrance psychique, et il ne faudrait pas
que le gars tombe dans le coma, sinon le pauvre officier pourrait bien tre sujet des sanctions disciplinaires.
Dailleurs, sil arrive la justice dtre injuste, cest dabord envers la capitaine elle-mme : un petit juge la poursuit pour avoir abattu un violeur hors de tout contexte de lgitime dfense. Sans doute est-ce cela que pense la
scnariste dEngrenages lorsquelle dclare que ses flics de personnages font de mauvaises choses pour de bonnes
raisons . A moins quelle nait subi linfluence de son co-scnariste, qui, lui, est carrment commissaire.


Engrenages, diffuse dans 70 pays, est rgulirement loue pour son ralisme . Encore omet-on de
prciser quil sagit l dun ralisme de commissaire de police, dun point de vue bien particulier sur le monde. On
laurait devin regarder la srie, mais autant citer directement le co-scnariste : [Les groupuscules terroristes
tudiants dextrme-gauche] sont des choses qui sont en train de revenir. Cette nouvelle forme de radicalit vient de
ltranger (dAllemagne, de Belgique, dItalie, essentiellement) mais qui est de plus en plus prsente en France. Les
blacks blocs Strasbourg, certains collectifs Toulouse, le Tarnac. Nous partons dune tendance et puis, naturellement,
nous allons dans la fiction. Mais croyez- moi avec ces mouvements ultra-violents, on est tout fait dans le domaine du
possible. On reconnat l non seulement la futurologie dmente de Michle Alliot-Marie, mais aussi la logique
du dclement prcoce importe en France par Alain Bauer et Xavier Raufer partir dune tendance , la
prolonger en imagination dans le temps, et en conclure lurgence dcraser ici et maintenant tel ou tel oeuf
suppos - soit tout le cocktail idologique qui a prsid, aprs dautres rafles moins mdiatises, au montage
de Tarnac. Toute la trame de cette srie si raliste porte la marque de cette idologie si reconnaissable qui
stipule que, dans le prsent chaos mondial , nous assisterions la fusion de gurillas dgnres avec
des mafias transnationales et des groupes terroristes , qui spauleraient mutuellement dans des zones
grises qui vont stendant, rongeant jour aprs jour toute autorit souveraine. La saison 4 dEngrenages ne fait
que mettre en scne, sous couvert de fiction tlvise branche, un cauchemar idologique de lappareil scuritaire
franais : la jonction entre dealers de cit, activistes d ultra-gauche dirigs en sous-main par un diable

boiteux dorigine grecque et militants du PKK donnant dans le trafic darmes. On stonne presque que le juge
Fragnoli nait pas collabor au scnario, lui qui sest rendu clbre pour son acharnement quasi-sacrificiel contre
les Kurdes non moins que contre ceux de Tarnac. Consultant pour la saison 6 dEngrenages, voil qui ferait une
honnte reconversion pour ce monsieur, lorsque la magistrature se sera lasse de couvrir les bvues dun tel tar.
Et puis, quelle diffrence y a-t-il, vrai dire, entre la confection dun dossier dinstruction antiterroriste et un
scnario de srie policire ? Ne sagit-il pas toujours de raconter une histoire efficace ?

Il y a un sicle encore, lidologie privilgiait le vecteur du discours. Mais le cours des mots est tomb au
plus bas ; nul ne leur fait plus crdit. On les a trop fait mentir. La rclame, les gouvernements et les journaux en
ont fait un brouillard derrire lequel on escamote les vidences, plutt que ce par quoi celles-ci se manifestent
communment. Lusure des mots a command lemploi dautres moyens. On y a remdi par la puissance des
images, notamment. Et lon ne fut pas du. Les fabulations gouvernementales nen devinrent que plus saisissantes. La CIA fut invite relire les scnarios de Hollywood en temps de paix , cest--dire de guerre
contre le terrorisme , quand elle nen faisait pas tout simplement crire. On ne voit pas, dans ces conditions,
quel scrupule devrait avoir Canal + commanditer un scnario de fiction un commissaire dactive, offrir
la police de travailler directement sur limaginaire dun million de spectateurs : ltat hypnotique produit par le
flux de 24 images par seconde est tout ce quil y a de plus propice ldification des masses devenues incrdules. On ne sera donc pas trop tonn, au dtour dune conversation de comptoir, dentendre une employe de
la cinquantaine sexlamer, au sujet dEngrenages: Tout de mme, ces gens de lultra-gauche, je nimaginais pas
quils taient si dangereux ! Ni que la mme employe, quelques annes plus tt, nait pas cru un seul mot de
ceux dont le prsentateur du 20 Heures enrobait larrestation de ceux de Tarnac. Il semble curieusement plus
simple de se dfendre du mensonge lorsquil se donne pour discours de vrit que l o il se prsente demble
comme fiction. Comme si nous pouvions enfin croire la vrit des fables, nous qui sommes dtromps des
vrits officielles.

Il suffit de faire leffort de mettre en mots les thses exprimes sans ambigut dans la saison 4
dEngrenages pour faire clater tout leur contenu idologique. En voici quelques-unes :

Les autonomes sont soit des salauds, soit des minables, soit les deux. Leur pense ne
slve pas au-dessus du slogan. Tout, en eux, nest que grotesque posture. Ils dservent les causes
quils prtendent dfendre, et qui ne sont pour eux que prtexte lexpression de leur dmoniaque instinct de destruction universelle. Leur absence de coeur na dgal que leur cynique
mpris des vritables pauvres. Rien ici que la bonne vieille rhtorique contre- rvolutionnaire
qui a inspir Les dmons, par exemple, Dostoevski. On devait trouver cela fort raliste
lpoque, avec son exergue pris dans lEvangile.

Le droit et le respect du code de procdure pnale nest quune entrave lefficacit de
laction policire. Il faut parfois avoir le courage de falsifier des procs-verbaux pour dbarrasser
la socit des Mchants. Les avocats ne sont quobstacle la juste sanction qui doit sabattre sur
les bandits, dont ils sont les complices intresss. Dailleurs, sils les font librer, ce nest quen
dressant contre la vrit policire de purs artifices de procdure. Les motivations des avocats
sont donc vnales, ou tout le moins fallacieuses. La rforme de la garde--vue, qui les introduit
auprs de leur client ds le premier interrogatoire, est une catastrophe.

La hirarchie policire et judiciaire est globalement vreuse. Il ny a l que vile politique, conflits dambitions, rivalits personnelles, rseaux dinfluence, grenouillages ministriels.
Seuls entendent y faire triompher la Loi et la Vrit quelques Justes perdus, perdus didalisme,
que linstitution tche de broyer, et broierait, ntait laction secrte et bnfique des francsmaons.

Les policiers de base sont des cratures faillibles, des hommes, des pcheurs comme
les autres. Ils ont leurs faiblesses, leurs crises de foi, leurs moments de doute. Il leur arrive de

trbucher. Mais leur intention, elle, est toujours bonne. Ils ne font pas quexercer un mtier,
celui de flic, ils sont des flics. Le dsastre de leur vie prive, dvore par leurs missions, ronge
par leur sacerdoce, le prouve suffisamment. Comble de liniquit, ils ont lIGS au cul H-24 .
Heureusement quil y a quelques Justes placardiss dans linstitution judiciaire pour reconnatre
leur nature anglique, mme si ce sont, en comparaison, des anges quelque peu dchus. Il faut
bien mettre les mains dans la merde si lon veut en extraire la vermine.
Les cits sont des zones de non-droit peuples de btes froces dont chaque mtre carr
est contrl par un gang.
Les sans-papiers sont victimes de patrons-voyous qui les exploitent. Ce sont dhonntes
travailleurs que lon traite du mieux que lon peut dans les centres de rtention.
La DCRI est une infme police politique, aux mthodes dignes de la STASI, dnue de
tout scrupule. Son action est parfaitement contre-productive. Elle nest bonne qu saboter le
travail de la police judiciaire, qui pourrait trs bien se charger de ce dont la DCRI soccupe, si
seulement celle-ci consentait partager un peu les informations dont elle dispose.
A bas la politique du chiffre !

La saison 4 dEngrenages ne fait que mettre en images lidologie dun type social dtermin : celle du
commissaire de police de gauche, syndiqu chez SGP-Unit-Police-FO, majoritaire dans la profession, et luimme probablement franc-maon. On se souviendra avec le plus grand profit que cette famille politique est
prcisment celle dAlain Bauer, frre darmes de Manuel Valls. Manuel Valls qui, lautomne dernier, appelait
approfondir les changes dinformation et les connaissances dans les domaines de lislamisme, de lultra-gauche et dans
la lutte contre les mafias . Manuel Valls, ministre de lIntrieur dun prsident qui ambitionne sans originalit
de dtruire les terroristes .


Sil est ais de contredire de tels noncs une fois formuls, comment contredit-on une image ?
Comment contredit-on un rcit ?

Cela fait un bon sicle que les fictions policires sont par excellence des fictions populaires, cest- -dire
quelles viennent divertir ceux-l mmes que la police est l pour rprimer. Il y a l un paradoxe tragique,
la marque dun dsenchantement historique, dune rsignation ce que lordre des choses demeure ce quil
est, avec le correctif policier quil implique. Chaque assaut rvolutionnaire repouss semble dailleurs produire
sa gnration de romanciers de polar. Celle des annes 1850 suit la dfaite de 1848. Celle des annes 1930
succde lavortement de la rvolution mondiale des annes 20, et celle des annes 1970-80 est directement
lie linversion de londe subversive qui court de 1967 1977. On pourrait expliquer le succs de ce type de
marchandise culturelle par le fait quau moins elles parlent de la vie du peuple, ft-ce dun point de vue ennemi.
On pourrait se dire que se prolonge l linfini travail, assum par la bourgeoisie autant que par le mouvement
ouvrier officiel, de trier dans le peuple le bon grain de livraie, de sparer classe laborieuse et classe dangereuse,
de former limage de lhonnte travailleur contre celle du voyou et de monter le premier contre le second. On
pourrait se rassurer en se disant qu passer son enfance jouer au policier et au voleur, on peut bien, sans prjudice excessif, passer le restant de ses jours les regarder jouer la tl. Nous prfrons tenir la prvalence de la
figure du policier dans limaginaire populaire et la centralit de la police dans cette poque pour un symptme,
un symptme de ce dont il faut gurir. Traitons donc Engrenages son tour comme symptme, et voyons ce quil
en reste une fois quon la purge de son idologie. Il en reste ceci.

Ceux qui doivent faire respecter la loi ne sont plus dots, comme le Maigret dantan,
dune morale personnelle ronronnante de petit-bourgeois pantouflard. Ils ne croient plus rien.
Ils vivent eux-mmes dans le plus grand garement thique, dans la mme confusion des sentiments que le reste des citoyens. Pourquoi ne pas mentir ses collgues ? A un juge ? Faut-il

tre avec un homme, deux ou trois la fois ? La police ne vient pas rprimer le crime en ce quil
attaquerait un ordre positif, un systme de valeurs tabli, mais simplement grer des menaces.
Linfraction une loi dsormais sans valeur, des rgles prives de contenu ne fait que servir de
prtexte la neutralisation de tel ou tel. Ce que lon condamne comme criminel, comme mauvais, ne se rapporte aucune ide de ce que serait le bien, de ce que serait une bonne existence.
Seuls les criminels autonomes, kurdes ou gars des cits ont quelque certitude quant leur
faon de vivre. Et peut-tre est-ce l exactement leur crime. Peut-tre la police nest-elle l que
pour dfendre le nihilisme social, le fait que lon puisse vivre sans croire rien. Elle protgeait hier
une morale sociale douteuse, elle protge prsent lobligation sociale de douter. Car quiconque
assume, ft-ce seulement pour lui-mme, son ide de ce quest une bonne vie doit immdiatement reconnatre quelle diffre de celle de tant dautres, voire quelle en contredit certaines.
Toute sortie du nihilisme est donc menace de guerre civile. Cest l que la police attaque.

Le criminel nest plus quelquun qui, comme dans la fiction classique, tombe dans le
crime , individuellement, en vertu de motivations que linspecteur ou le dtective peut rationnellement lucider. Par son acte, il ne se met pas au ban de la communaut, au contraire il sy
incorpore. Il nest pas un individu , comme cela scrit dans tout bon procs-verbal de filature,
mais un lment dun petit monde le squat, la cit, lentreprise qui vit du crime, qui vit dans
le crime. On ne voit dans Engrenages rien de tel quune socit ; il ny a plus que des mondes,
tous galement quoique diversement criminels. Il ny a plus que des milieux, plus ou moins hermtiques les uns aux autres, avec leurs hirarchies froces, leurs codes propres, leurs territoires
baliss. Et au-dessus de ces milieux, comme en lvitation, il y a lEtat, ou ce quil en reste, qui
gre comme il peut ce chaos latent par le truchement dune police dont on ne voit pas ce qui
pourrait contrarier la marche vers la souverainet. La police est aux mains du pouvoir comme la
foudre aux mains des dieux : elle sabat sur ce qui dpasse.

Les policiers sont des illgalistes comme les autres. Ils vivent en bandes, sont brutaux,
sans foi ni loi. Ils se vengent sans commission rogatoire des autonomes qui les dtronchent
sur leurs sites internet. Sil le faut, ils cambriolent pour leur compte. La seule chose qui les
distingue des autres bandes, cest quils sont organiss en un plus vaste appareil de complicit, et
quils se sont par l arrogs limpunit. Autrement dit : il ny a plus que des forces dans ce monde,
que lon rpute criminelles proportion de leur inorganisation. Dcrter une morale, cest encore une manifestation de force.
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