Le document présente une interview d'Isabelle Stengers, philosophe des sciences, sur sa vision des sciences. Elle discute de sa conception des notions de paradigme et de risque scientifique, inspirées de Kuhn et Popper mais avec des interprétations plus nuancées. Elle insiste sur la diversité des sciences et rejette l'idée d'une science unique et universelle.
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Le document présente une interview d'Isabelle Stengers, philosophe des sciences, sur sa vision des sciences. Elle discute de sa conception des notions de paradigme et de risque scientifique, inspirées de Kuhn et Popper mais avec des interprétations plus nuancées. Elle insiste sur la diversité des sciences et rejette l'idée d'une science unique et universelle.
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Le document présente une interview d'Isabelle Stengers, philosophe des sciences, sur sa vision des sciences. Elle discute de sa conception des notions de paradigme et de risque scientifique, inspirées de Kuhn et Popper mais avec des interprétations plus nuancées. Elle insiste sur la diversité des sciences et rejette l'idée d'une science unique et universelle.
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Stengers
Transcription, par Taos At Si Slimane, intgrale de lmission, du 22 dcembre
1993, de France Culture,La science et les hommes,Linvention des sciences modernes, par Michel Cazenave avec Isabelle Stengers, philosophe des sciences, Universit libre de Bruxelles. Pour vos observations, critiques et corrections, vous pouvez mcrire : tinhinane[arobase]gmail[point]com Michel Cazenave: Isabelle Stengers, ce nest pas daujourdhui que vous vous intressez ce que, de manire tout fait gnrale, lon appellerait la philosophie des sciences, et particulirement dans ce domaine ce quon pourrait nommer peut-tre la production de la science, la faon dont la science se cre, se recre sans arrt, et pour reprendre le titre de votre dernier livre la manire dont elle sinvente. Ce dernier livre, que vous venez de faire paratre aux ditions de la Dcouverte, sintituleLinvention des sciences modernes, qui concerne la fois la faon dont on a invent ce quaujourdhui on peut appeler la science, en gros depuis le dbut du XVIIme sicle, puis en mme temps bien entendu de manire plus large il sintresse la faon dont les sciences continuent, en quelque sorte, se construire et la manire dont on peut les penser. En lisant ce livre, il y a une chose qui ma immdiatement frapp, cest une sorte dirrespect, dimpertinence en quelque sorte que vous avez vis--vis de beaucoup des philosophes des sciences qui vous ont prcdes, comme si de manire un petit peu humoristique, vous aviez envie de leur dire:coutez, tout ce que vous dites est trs intressant, bien entendu a a nourri le dbat mais ce ntait peut-tre pas toujours la bonne manire de poser les problmes. Ds le dpart, il y a quelque chose sur lequel je voudrais vous interroger, qui est Thomas Kuhn et Karl Popper, dans la mesure o ce sont les deux grandes personnes auxquelles on se rfre. Vous dites, finalement Thomas Kuhn a t facilement compris par les scientifiques alors que Karl Popper a t moins bien admis, a a t un petit peu plus compliqu, et je dirais que par Karl Popper, qui au moins pour les philosophes des sciences reprsente une sorte de rfrence incontournable, comme on dit aujourdhui, pour ne pas dire quasiment absolue, l quand mme vous vous montrez, je dirais, dun certain scepticisme. Isabelle Stengers:a dpend. Je crois que je reprends quelque chose qui mest trs prcieux chez Karl Popper, cest que Popper a li la science et le risque. Il identifie ce risque au risque de la rfutation, je tends rendre ce risque plus multiforme mais a je le tiens de Popper, du moins je reconnais l chez Popper quelque chose qui mest proche aussi et jessaye de le montrer dans le livre. Cest--dire, Popper na pas essay de ramener le caractre de scientificit, quil cherchait dfinir, au respect dune mthode mais quasiment une thique, une thique du risque, une thique de lacceptation de lexposition au risque. Et l, je crois quil touchait dassez prs linvention des sciences modernes. Kuhn, je dirais quil minspire aussi, jen suis aussi hritire mais cest pratiquement hritire oppose, inverse. Kuhn a plu immdiatement aux scientifiques au sens o les scientifiques reconnaissaient dans le paradigme effectivement le rsultat de linvention dune manire tout fait singulire dinterroger les phnomnes, de les traiter, danticiper le type de rponses quils peuvent donner, et cest cette manire qui les rassemble, ils reconnaissaient chez Kuhn la dimension collective de lactivit scientifique. Donc, l aussi jemprunte quelque chose Kuhn mais de manire, cest vrai, tout fait irrespectueuse puisque, comment dirais-je, Kuhn est aussi une philosophie de la loi et de lordre dans le progrs scientifiques cest--dire une philosophie anti-minoritaire, si je puis dire, et que je tends plutt faire lloge des minorits plutt que la vision majoritaire des choses. Michel Cazenave: Justement, lorsque par exemple vous parlez de Thomas Kuhn, vous avez un assez long dveloppement sur la notion de paradigme, dont on sait quelle a eu finalement une trs, trs grande fortune, et dune certaine faon elle est souvent admise, on en entend souvent parler comme, je dirais plutt, la conscration dune thorie qui prendrait le pas sur les autres et qui ferait quasiment force dvidence partir de ce moment. Or, vous, apparemment le paradigme vous le dfinissez dune manire un petit peu diffrente, qui me semble plus subtile que la vulgate qui sest installe. Isabelle Stengers:Cest une vulgate dont je crois Kuhn nest pas vraiment responsable. Dailleurs je le cite un moment donn, disant que sa mchoire sest littralement dcroche une des ractions quil avait suscites. Jai limpression quil y a eu beaucoup de malentendus sur la notion de paradigme dans la mesure o on la identifi avec une manire de voir les phnomnes, voir au sens de reconnatre le mme, de reconnatre un mme modle dans une diversit de phnomnes. Et ds lors que lon lidentifie une espce de vision du monde on unifiait les sciences, dont Kuhn dit quelles ont un paradigme et dautres sciences qui ont une vision du monde, qui ont une vision des choses mais dont Kuhn aurait dit non, elles nont pas de paradigme. Cest quelque chose qui est typique de la vie des sciences et du discours sur les sciences et des drives de ces discours, cest trs souvent une manire de prsenter les sciences, qui est lie de manire typique aux sciences que jappelle thorico exprimentales et que Kuhn appellerait paradigmatiques, celles dont le lieu dinvention est le laboratoire. Un discours sur ces sciences-l drive de manire pouvoir recouvrir de manire gnrale les pratiques scientifiques, ce moment-l, on parlera dun paradigme darwinien, alors que la darwinienne est une science de terrain, on parlera dun paradigme en sciences sociales, alors que jusqu plus ample informe lhumain que lon interroge en science sociales ne se laisse pas vraiment redfinir en laboratoire. Donc, jai essay de recentrer le paradigme de Kuhn sur ces sciences singulires parce quelles sinventent et se pratiquent avant tout en laboratoire, de montrer que ce nest pas simplement une vision, une manire de voir les chose mais une manire de les inventer activement, de les traiter pratiquement comme on peut le faire au laboratoire. Le paradigme de Kuhn marque un apptit pour les phnomnes, un apptit qui cre aussi un rapport de risque, pour des phnomnes quil sagit de rinventer pour quils exhibent leurs ressemblances paradigmatiques. On ne se borne pas les reconnatre mais on les rinvente et on se met en risque dans cette opration dinvention. Jai voulu re-singulariser la notion de paradigme pour quelle ne sapplique pas tous les endroits o lon parle denouveaux paradigmes, denouvelle vision du monde, denouveaux paradigme de ceci et de cela, et dire non: Kuhn est en train de clbrer la singularit de ces sciences, dont je dis quelles sont descendantes de Galile Michel Cazenave: On peut dire que le modle, cest la physique. Isabelle Stengers:Le modle, cest la physique certainement mais pour le moment la biologie molculaire est aussi une science paradigmatique. Il y a dautres sciences que la physique mais leurs traits communs cest linvention dtres, dentits dont le lieu dexistence est le laboratoire et linvention de questions que lon naurait pas pens poser en dehors de cette inventivit, de cette cration dans le laboratoire. Cela les diffrencie dautres sciences qui ne peuvent pas recrer ce quoi elles ont affaire au sein du laboratoire. Michel Cazenave: En vous entendant parler comme a, jai limpression quil y a un ct un petit peu anarchiste chez vous. Je veux dire par l que dhabitude on parle souvent de La Science, comme si ctait une entit bien dfinie, bien comprhensible par tout le monde. Et dune certaine faon bien comprhensible par tout le monde en effet, mme si cela ne renvoie pas forcment une ralit, parce quen prtant bien loreille tout ce que vous venez de dire, je ne vous ai pas entendu une seule fois prononcer une seule le mot La Science. Vous avez toujours dit Les Sciences Isabelle Stengers:Tout fait! Michel Cazenave: Comme si pour vous il y avait plusieurs sciences que lon ne pouvait pas rabattre les unes sur les autres, contrairement une pistmologie, qui a eu quand mme de grandes heures de gloire, on ne pouvait pas hirarchiser les unes par rapport aux autres. Isabelle Stengers:Non. Je dois dire que tout la fois lhomognit, lide quil y aurait une dfinition de la science, une mthodologie comme, qui a le titre de rationnelle, ou dobjective, ou de neutre, et lide quil y aurait au contraire une hirarchie des sciences, avec gnralement la physique au sommet et les sciences dites molles tout en bas, ces deux ides sont parmi celles contre lesquelles je lutte, par rapport auxquelles je tente dinventer dautres types de mots qui orientent vers dautres types de questions, notamment lide dune science qui serait tout simplement, peut-on dire, lavnement dune dmarche rationnelle en gnral, lOccident qui fini par dcouvrir laccs rationnel aux phnomnes ou la ralit, est pour moi tout la fois la prsentation la plus fausse des sciences, parce quelle ignore justement la dimension de risques et dinventions qui fait vivre les scientifiques, qui est la vitalit mme de ce que jaime dans lactivit des scientifiques. Elle ignore a, et dautre part cest la plus redoutable des prsentations parce que par l mme elle disqualifie tout ce qui est non scientifique. Elle fait donc table rase de toutes les autres manires de vivre, de poser les problmes, un moment o peut-tre, cest aussi une question que lon peut se poser, le grand dfi pour les dmarches scientifiques cest dapprendre rencontrer dautres dmarches, dapprendre sortir des laboratoires, non pas au sens o elles seraient en terrain conquis, au nom de la rationalit, mais au sens o elles ont rencontrer les pratiques qui ne sont pas scientifiques. Michel Cazenave: Vous preniez tout lheure lexemple du darwinisme. Vous disiez, cest plutt une science de terrain. Par rapport Darwin je vois trs bien ce que vous voulez dire en effet, mais il me semble quand mme que beaucoup de scientifiques disons neo-darwiniens daujourdhui seraient certainement assez choqus par vos dclarations parce que quand je les entends parler gnralement ils se considrent sur le mme mode de scientificit quun physicien ou un biologiste molculaire. Isabelle Stengers:Je crois quils ont une scientificit gale, puisque je ne suis pas hirarchisante, mais je crois quils pratiquent un style de science profondment diffrent. Et l, je ne suis pas trs originale, en fait je suis, et je me nourrie, de textes dont le prototype est le genre de texte que Stephen Jay Gould a produit, dont son livre, un trs, trs beau livre,La vie est belle, (Wonderful Life). Il fait lloge des sciences de terrain, et il se plaint justement que les vnements qui affectent les sciences de terrain, cette redcouverte de lhistoire trs ancienne de la vie, qui est lie aux sciences de terrain, palontologiques et autres, au fond beaucoup moins de prestige auprs des mdiateurs mais aussi auprs de leurs collgues scientifiques que le premier trou noir venu ou la particule lmentaire dernire ne au CERN. Donc, cest vrai que du point de vue du prestige social, il y a une contre hirarchie qui fait que qui dit science de terrain dit une science un peu brouillonne, pas trs assure. En ce qui me concerne cest un style de science qui a russi rinventer ce que peuvent tre les risques, qui pour moi identifient une science, la science sidentifie aux types de risques quelle coure dlibrment, en a je suis popprienne, et a pu les rinventer justement dans le champ o les phnomnes ne peuvent pas tre purifis, rinvents en laboratoire. Vous ne rinventerez jamais un pisode de la vie de la biologie darwinienne au laboratoire, cela se fait en temps rel, cela se fait sans que lon puissea priorisavoir sur quel type de facteurs on peut faire des conomies. Au laboratoire, on parie toujours. Par exemple Galile, pour commencer, parit quil peut liminer le frottement du phnomne de chute. Il peut et il gagne au sens o nous avons accept quil tenait quelque chose de trs important pour le phnomne de chute. Un darwinien qui dans telle situation dit: je crois ici que je peux prendre le risque dliminer ce facteur-ci, prend ce risque sur ce terrain-l mais cela ne lautorise en rien dire: ce facteur-ci est gnralement liminable. Le risque devra tre recouru chaque terrain, chaque terrain devra crer sa propre narration, tre re-racont nouveaux frais. Donc le risque majeur que prend le narrateur darwinien, le spcialiste dune science de terrain, cest de se laisser aller aux habitudes de penses qui nous disent: ceci est ngligeable, nous navons pas le prendre en compte. Dans ce livre, je dis queLa vie est belle, de Stephen Jay Gould, a quelque chose qui me fait penser au dialogue des deux systmes de Galile. Cest--dire que dans les deux cas un scientifique qui reprsente une pratique de type nouveau, les pratiques de terrain dans ce cas-ci, qui sont dsormais capable de dire: oui nous sommes diffrentes de celles du laboratoire, des pratiquesthorico- exprimentalesse dressent, et il fait un livre adress au grand public o il montre la spcificit de ce quils font, la singularit de ce quils font par rapport au modle dominant. Pour Galile, le modle dominant ctait lautorit de lglise ou lautorit de la tradition, et pour Gould le modle dominant, cest lautorit des sciencesthorico-exprimentales. Il reprsente un collectif qui a invent une autre manire de prendre des risques. Michel Cazenave: Je vois bien mais par rapport ce qui est, je dirais, gnralement admis dans lesprit du public, parce que l-dessus quand mme Popper a eu je pense une grande influence, cest que par exemple en palontologie ce que lon appelle le processus de falsification, cest-- dire le fait de pouvoir faire une exprience qui ventuellement dmontrera que la thorie est fausse par dfinition cela nexiste pas a. Isabelle Stengers:Bien sr. Michel Cazenave: Parce quon ne voit pas quelle exprience on pourrait faire qui montrerait que lvolution ne sest pas passe comme on le pensait il y a 200 millions dannes. Donc, est-ce que cela ninduit pas en mme temps un type de scientificit qui justement a son domaine propre? Isabelle Stengers:Exactement. Cest bien pour a que si lon essayait dhomogniser les pratiques scientifiques en fait on arriverait une hirarchie, puisque de fait les diffrentes histoires de la terre ne sont pas reproductibles, elles font bel et bien partie dune histoire o la contingence a jou un rle. a, Gould le dit tout le temps. Et, o on ne peut pas se dire les mmes causes reproduisent les mmes effets, parce quon na pas assez de mots, pas assez dinstruments et pas assez dindices pour reconstituer ce quest une cause au sens o lon pourrait dire: ceci est la mme cause. Donc, tout ce dont profitent les sciences de laboratoire, la possibilit de rinventer un phnomne de manire pouvoir notamment le reproduire, ou le faire agir autrement avec dautres instruments ou dans dautres circonstances, tout cela les sciences de terrain en sont relativement prives. Elles peuvent se servir du laboratoire mais en ramenant des choses prleves sur le terrain pour tre analyses en laboratoire, mais cest le terrain qui impose ses questions. Donc, si lon essaye de faire une mthodologie gnrale, eh bien les sciences de terrains sont des sciences de seconde classe, puisquelles sont incapables de reproduire comme les sciences de laboratoire. Cest pour quoi je crois quil est important de dire: non, ce sont des sciences qui ont un autre style, qui inventent dautres risques, et ces risques ne sont pas de type popprien. Le terrain, par dfinition, nest pas capable de rfuter, de falsifier une hypothse. Si le scientifique savance dans le terrain avec le type de subjectivit, le type danticipation qui est celui des sciences de laboratoire, il fera de la trs mauvaise science. Et je crois que lapprentissage des biologistes de terrain depuis Darwin, cest justement lapprentissage de comment pouvons-nous apprendre du terrain en nous dpouillant du type danticipation qui venait de lancienne image des sciences thorico exprimentales: comment pouvons-nous devenir de bons narrateurs? Comment pouvons-nous laisser ce terrain nous mettre en risque, cest--dire nous enseigner des rcits toujours plus subtils, toujours plus inattendus, toujours moins strotyps? Parce que nos strotypes, cest a que nous emportons du laboratoire, lide que cette mme cause va produire les mmes effets, lide que si les dinosaures ont disparu, cest bien quils taient moins bien adapts par exemple que les mammifres qui leur ont succds. Eh bien, non, peut-tre que cela na rien voir avec ce genre dhistoire o lon sattend des diffrences dadaptation, o lon sattend de bonnes cause capables lgitimement dexpliquer les effets qui nous intressent. Michel Cazenave: Je vais vous poser le problme dune autre science, que vous nabordez pas tellement. Cest en vous coutant que cela me vient lesprit, qui est ce que lon regroupe aujourdhui communment sous le nom de cosmologie, parce que, je dirais, que cest la fille tout fait naturelle dune science, alors Dieu sait thorico exprimentale, comme vous dites, cest--dire en effet de lastronomie dune part et surtout de la physique des particules aujourdhui, dont elle fait un grand usage Isabelle Stengers:Oui, elle est fille des meilleurs anctres Michel Cazenave: et en mme temps la falsification, elle est interdite au dpart parce que justement personne nest capable de rcrer le Big- bang, tel quil est prvu par la thorie. Donc, nous avons quelque chose qui en principe dun type extraordinairement rationnel et qui en mme temps ne sera jamais soumis vrification. Isabelle Stengers:Mais il faut bien dire que la cosmologie sest impose un peu par surprise aux physiciens. Cest une histoire curieuse que celle qui part du premier modle cosmologique dEinstein, qui tait un modle statique, une espce de modle physico-mathmatique de lternit, dun univers parmnidien o rien ne se passe, o le temps est vritablement au plus proche dune dimension de lespace, une sphre immobile, et cette mise en histoire qui sest produite, dailleurs au grand dam dEinstein par la suite. On peut dire l les physiciens ont t forcs, quasiment forcs, ils ne le voulaient pas, le terme mme Big-bang tait un terme pjoratif, pour se moquer de lide que lon puisse donner une origine lunivers. Dailleurs, un terme totalement impropre puisque bang cela voque un son, la seule chose que lon puisse savoir cest que le big-bang na produit aucun son puisque le son implique de lair qui le transmet, donc cest plutt le Big-flash si lon veut mais certainement pas le Big-bang. Donc, cest un nom pjoratif qui par surprise est devenu un nom positif au moment o ce fameux rayonnement rsiduel du corps noir, dont on parle beaucoup, a t mesur et a stabilis cette hypothse quventuellement, il y a une quinzaine de milliards dannes, un vnement hautement nergtique a eu lieu. Donc, on peut dire que la cosmologie est une science tout fait particulire au sens o effectivement ce quelle tudie nest pas plus reproductible que ce quil y a sur le terrain mais contrairement une science de terrain, comment dirais-je, cest un terrain extraordinairement rare et coteux, de cet univers ses dbuts nous ne connaissons que quelques indices extraordinairement indirects et totalement construits thoriquement, comme dans une science de laboratoire. Nous ne pouvons pas dire: nous mesurons ceci sans que ceci nait tout un pedigree dinventions scientifiques. Il ny a aucun ceci qui se prsente sans toute la physique qui intervient dans sa dfinition. Donc, cest une science risque, atypique je dirais, et cest une science dont dailleurs beaucoup de physiciens pensent que si jamais par un curieux concours de circonstances on disait que tout ceci est un malentendu et que lon ne peut contre interprter les indices autrement et effacer lhistoire de la cosmologie, ils seraient secrtement soulags. Beaucoup de physiciens, qui ne sont pas dans cette spcialit, ont un certain malaise, comme dautres dailleurs, penser quon puisse donner une histoire lunivers. Pour moi cest une formidable histoire dinvention. Justement, histoire on voit que les questions des scientifiques peuvent les entraner l o ils pensaient ne pas pouvoir aller, mais o y allant ils doivent en chemin tenter dinventer ce quest cette science quils sont en train de produire. Ils nont pas de modlea priori. Ce quest la cosmologie est encore discut parmi les cosmologues. Il y a beaucoup de gens qui disent: nous avons trop peu dindices pour la lourdeur de modles que nous proposons. Il y en a qui annoncent des crises dans la cosmologie. Nous sommes en plein processus dinvention collectif de ce qui sest impos par vnements aux physiciens. Oui une cosmologie, et de plus une cosmologie historique est possible. Cest un trs bel exemple dinvention. Michel Cazenave: Je poursuis, pas longtemps, sur la cosmologie, parce que cela renvoie un problme auquel dailleurs vous faites allusion dans votre livre: Depuis quand tait-il largement admis par tout le monde que lon ne pouvait pas parler de lunivers en tant que tel? Isabelle Stengers:Ctait lillusion de la raison par excellence Michel Cazenave: Cest a, il y a avait une espce dinterdiction qui tait prononce dune manire apparemment rationnelle et tout fait argumente, puis la cosmologie est venue, je dirais, allgrement bousculer cela, et apparemment les scientifiques ne se sont pas demands sils avaient le droit ou pas. Ils lont invente, ils y sont alls tout simplement. Isabelle Stengers:Exactement! a, cest un des points usuels de malentendu entre un certain type de philosophie et lentreprise scientifique en tant que telle, qui a fait dire certains philosophes avec indignation, scandale, ou au contraire gravit destinale, que les scientifiques ne pensent pas, que les scientifiques ne peuvent sadresser au rel quen tant quil est mesurable, comme si la possibilit mme de mesurer tait donne. En ce qui me concerne, russir mesurer au sens fort du terme, cest inventer. Ce malentendu est li au fait queffectivement les scientifiques usuellement si on leur pose une question, si on leur dit: Quest-ce que le temps?, Quest-ce que lespace?, pour justifier ce que vous faites, ou bien ils resteront muets, ou bien ils inventeront des rponses qui sont philosophiquement pauvres, qui seront dnonciables, facilement comme un exemple de non pense. Cest parce que le registre des pratiques scientifiques nest pas susceptible de rpondre ces questions de droit: de quel droit faites-vous cela? Le registre des pratiques scientifiques est trs dpendant de ce que jappelle lvnement, effectivement, nous pouvons, donc nous allons faire cela. Nous ne savons pas pourquoi nous sommes capables de donner une histoire lunivers mais le rayonnement du corps noir fait que nous allons le faire parce quil y a l un indice qui nous mne vers ce type dhistoire. Ce qui fait quun scientifique auquel on posera une question kantienne:de quel droit faites vous de lunivers un objet de science alors que justement ce nest pas un objet manipulable, ce nest pas un objet que vous pouvez mesurer en tant que tel, ce nest pas un objet du tout?vont dire:ah, Kant a dit cela? comme cest curieux!. Mais il ne prendra celui qui le met en question au srieux que si celui-l lui dit:jai un autre ide par rapport au rayonnement rsiduel du corps noir. Je peux vous linterprter autrement de telle sorte que ce qui vous autorise parler de lunivers cesse de vous autoriser parler de lunivers, parce que tout coup, le rayonnement du corps noir dit autre chose. Tant que ceux qui dnoncent la cosmologie posent des questions de droit et ne sadressent pas aux types dventements sur le terrain cosmologique, le malentendu est complet, les philosophes ne sadressent pas au lieu o les philosophes inventent, cest--dire pensent, au lieu de la pense scientifique. Michel Cazenave: Mais alors, justement, ce que vous mettez l en avant, cest la notion dvnements. Je trouve que dune certaine faon vous dites l quelque chose de relativement nouveau, parce que la notion dvnements en tant que telle, un vnement est toujours plus ou moins singulier lorsquil se prsente, tait quelque chose que gnralement ceux qui rflchissaient sur les sciences tendaient plus ou moins vacuer au contraire. Surtout pas dvnements dune certaine manire! Alors que vous, vous dites que la science se construit justement par apparition dvnements. Isabelle Stengers:Tout fait! vnements diffrentes chelles en fait. Le premier sens de lvnement, cest dintroduire un autre sens de mot, de vocabulaire et de syntaxe que celle du droit. Lide dune science fonde sur une mthodologie, cest une science qui aurait le droit de sadresser une multiplicit de phnomnes puisquelle est arme par sa mthodologie. Elle sait comment poser des questions mthodologiquement correctes un ensemble de phnomnes. Cest ce qui se pratique dans des sciences, que je prends le risque dappeler de fausses sciences, cest--dire les sciences qui miment effectivement inventives et qui soumettent les phnomnes une mthodologie qui pour eux garantit lobjectivit, le caractre quantitatif, reproductible, et tout ce genre de traits que lon attribue au sciences. Michel Cazenave: Vous avez un exemple de fausse science? Isabelle Stengers:Lexemple le plus classique je crois est cette fameuse psychologie behaviouriste, qui dailleurs vient de mourir. L, au nom de la reproductibilit quantitative, on mettait des rats, des colombes et des pigeons dans des botes et quoi que ce soit un rat, un pigeon, un colombe, il ne pouvait avoir que des comportements qui feraient des chiffres, qui feraient des mesures, qui feraient des nombres, qui feraient de lobjectivit. Donc, il ny avait aucun risque, aucune possibilit, pour le rat, la colombe, de mettre en risque les hypothses que lon faisait son sujet. Cest vritablement tout la fois une bureaucratie de mesure, cest--dire que quoiquil se produise le chiffre est garanti, et ce que lon peut appeler aussi un abus de pouvoir, puisque grce son dispositif de mesure le scientifique soumet ce quoi il a affaire la mesure. Lvnement, cest le contraire. Cest le contraire du droit, cest le contraire justement de lide que quelque chose vous est disponible parce que vous avez pour vous la rationalit, le savoira priori, de comment poser la question. Pour moi, le meilleur symbole de lvnement, puisque lon a une photo, cest le sourire, cest le bonheur de Watson et Crick face au premier modle de la double hlice. Ce sont des personnages relativement ambitieux et ambigus comme scientifiques, ils nont pas le charisme dEinstein, on sait quils taient la recherche dune structure molculaire qui leur vaudrait le Prix Nobel, mais quand ils ont dcouvert la structure double hlice de cette fameuse molcule, ils savaient quun nouveau continent de questions venait de souvrir auquel ils navaient pas pens et auquel tout ce quils avaient mis en place ne leur donnait aucun droit. Tout coup, cette molcule, qui pour eux tait une molcule importante du mtabolisme, un point cest tout, comme les protines, leur parlait de lhrdit, leur parlait de la transmission, semblait dire: je suis ce que le vivant a invent pour la fois avoir ce qui permet chaque cellule dexister et de transmettre, de gnration cellulaire et vivante en gnration cellulaire et vivante, le mme mode dexistence. Il y a l, dans cet air radieux quils ont, quelque chose quest la beaut de lvnement, cest--dire quil peut arriver, cest ce que Kuhn dit aussi, dans la naissance dun paradigme, que certaines de nos questions nous donnent, par rapport aux phnomnes, un accs que nous avons invent et qui pourtant est capable de nous mettre daccord, o nous pouvons dire quune diffrence sest cre entre avant que lvnement se produise et aprs. Mais, et la double hlice peut maccompagner ici aussi, le trait que je refuse lvnement cest de dire quelle est sa porte, quelle est sa nature. La double hlice est une promesse, Watson et Crick savent que la biologie va inventer de nouvelles questions, par contre jusquo vont pouvoir aller les questions inspires par la double hlice, les questions de la biologie molculaire? Est-ce que la biologie molculaire va devoir redfinir absolument la biologie? Cest quelque chose que certains biologistes ont dit. Monod a dit:ce qui est vrai pour la bactrie est vrai pour llphant et pour lhomme, donc, il a donn sa porte maximale lvnement,ce que nous avons fait avec la double hlice pour la bactrie est la clef du vivant jusqu lhumain. Et dautres, qui sont aussi pour moi les hritiers de lvnement, ont au contraire entrepris de montrer que la bactrie tait spcifique, que le vivant, au sens o il passe par un dveloppement embryonnaire o il se dveloppe, ne peut pas tre compris sur le modle de la bactrie. Donc, lvnement ouvre un espace o tous ceux qui sy intressent en sont les hritiers parce que leur pratique porte la marque de cet vnement, se rfre lui, mais qui est un espace de controverse, qui est un espace o ce quest cet vnement, ce quoi il autorise, jusquo il porte, devient matire histoire pour tous ses hritiers. Michel Cazenave: L, je ne fais dailleurs que ragir ce que vous dites, je comptais y venir mais vous me tendez la perche, autant que jen profite, cest--dire ce qui fait histoire. L aussi, cest une dimension, il ma sembl, sur laquelle vous insistiez beaucoup dans votre livre: limportance de lhistoire dans le droulement, pas uniquement, a on le savait, mais dans la construction mme de la science comme si la science ne pouvait pas tre pense comme indpendante de sa propre histoire et de sa faon de se faire histoire elle-mme. Isabelle Stengers:Exactement. Dune manire o dune autre, on le savait, on la toujours su mais de manire partielle Michel Cazenave: On navait pas trs envie daller jusquau bout, disons, peut-tre. Isabelle Stengers:Et puis on avait toutes les raisons de sarrter tant donn les mots que lon employait. Encore une fois on a toujours su que sciences et progrs taient lis. Le sens mme du mot progrs apparat au plus clair propos des sciences. On peut discuter: y a-t-il un progrs technique? On peut discuter: y a-t-il un progrs social? Mais celui qui veut vraiment discuter: y a- t-il un progrs scientifique, et mettre en question la notion de progrs scientifique? sera dans la position la plus difficile. Cest l que Michel Cazenave: ceci prs que le mot progrs est polyvalent Isabelle Stengers:Justement Michel Cazenave: et on passe facilement de la science au progrs, la science induit le progrs Isabelle Stengers:L on sera dans le progrs social, dans le progrs technique, et l a deviendra discutable. Par contre lide que nous savons maintenant que dune manire ou dune autre une double hlice intervient dans nos histoires dhrdit, quelle que soit la porte de lintervention de la double hlice dans ces histoires, il y a tout de mme eu un progrs par le fait mme que cette question soit pose. Donc, sciences et progrs sont trs difficilementdconnectable. Or, le progrs, cest une modalit de lhistoire. Si la science et le progrs sont tellement lis, ce nest pas du tout parce que la science viendrait reprsenter loptimum de la rationalit, ce qui est souvent ce que lon met en scne, cest--dire que sil y a progrs en science cest justement l que nos prjugs, nos prsupposs, nos opinions sont cartes, tout lcran qui nous spare de la rationalit, sont dtruits, on dit que le progrs cest simplement le rsultat de la rationalit. En ce qui me concerne, les scientifiques, je crois, sont des constructeurs dhistoires dans le lieu mme, la pratique mme est peut-tre plus dcisivement axe sur la question de lhistoire quaucune des autres pratiques humaines. La question, trs intressante, qui ne reoit pas de rponse usuellement de la part des scientifiques, cest:quest-ce que la science?Les scientifiques emploient les premiers mots venus des pistmologues, ou de telle ou telle bonne ide quils ont recueillie quelque part, mais ils nont vraiment pas de position singulire, sauf des penseurs assez exceptionnels, comme Gould, sur les sciences de terrain. Par contre une question o ils sont trs laise, surtout si elle est pose dans un champ quils connaissent, cest:ceci est-il scientifique?Ceci, cela veut dire, cette proposition, cet usage dun instrument, cette gnralisation, est-elle scientifique? Je dirais que la rponse cette question, et ce par o les sciences savantes, ce qui est reconnu comme tant scientifique, est ce qui a titre faire histoire en science. Cest--dire que si une proposition, reprenons lexemple de lADN a une structure de double hlice, est reconnue comme une proposition scientifique, cest--dire que nul na t capable de la renvoyer une opinion de ces ambitieux Watson et Crick, on peut essayer dattaquer, la double hlice rsiste la controverse, donc elle est reconnu comme scientifique. Quest-ce que cela veut dire? Cela ne veut pas dire que tous les scientifiques qui sintressent la double hlice vont refaire ce que Watson et Crick ont fait, et retrouver la double hlice dans leurs laboratoires, pas du tout! Ils vont faire histoire avec les possibilits nouvelles quouvre la double hlice. Ds lors que la double hlice est reconnue comme scientifique, comme tant autre chose que de lopinion, elle va ouvrir lespace de nouvelles pratiques pour tout une srie de scientifiques qui vont dire: mais si lADN est une double hlice, est-ce que je ne pourrais pas poser cette question-l? Donc, lensemble des controverses des scientifiques, les belles controverses des scientifiques, ont pour enjeu: est-ce que cette proposition de lun dentre nous nous pouvons la reprendre et rinventer de nouveaux sens sans tre asservis aux opinions de ce monsieur, sans tre des lves de ce monsieur, mais en disant: ce quil a dit l, nous pouvons lutiliser et rester autonomes. Donc, les sciences, me semble-t-il, sont des entreprises collectives o chacun des innovateurs tente de crer des noncs tels que les autres puissent, ou mme doivent, passer par cet nonc pour construire lhistoire. Et la manire dont nous parlons de progrs est trs significative ce sujet. Le progrs usuellement, cest, comment dirais-je, ce qui se diffrencie de lopinion au sens o l tout coup un scientifique a russi dire quelque chose que ne nous pouvons pas ramener lair du temps, que ne nous pouvons pas ramener une quelconque idologie, une conviction philosophique, etc. Donc, l, il a, semble-t-il, cr quelque chose qui chappe la variabilit des opinions. Or, ce que nous reconnaissons au progrs, moi je le vois comme vritablement lenjeu des controverses. Nous accepterons de faire histoire avec cet nonc si nous avons pu nous rassurer sur le fait que cet nonc quelquun dautre ne viendra pas le dmonter et le relier lair du temps, la conviction dun auteur, une idologie, parce que si ce quelquun pouvait le faire, cest tous nos travaux qui se sont autoriss de cet nonc qui tomberaient eux aussi. Donc, nous avons affaire une entreprise collective o chacun de ceux qui sont parties prenantes doivent vrifier cette sparabilit de lnonc par rapport aux intentions de son auteur pour pouvoir le reprendre et construire lhistoire. Cest pour cela que jai crit quelque part quen science la vrit est au service de lhistoire, est vrai ce qui est admis faire histoire. Les scientifiques ne cherchent pas une vrit qui rsisterait au futur, aucun scientifique ne pense que ce quil dit tiendra dans vingt ans, par contre, les scientifiques voudraient esprer que quand on dira, dans vingt ans: voila ce que nous savons, cest aussi grce lnonc queux-mmes viennent de tenir, cest--dire quils font partie de [il manque quelques secondes, du fait du changement de face de la cassette au moment de lenregistrement] Michel Cazenave: [] en vous coutant, vous tes en train de me dire, comment est-ce que dune certaine manire on a accs lhistoire, cest- -dire comment on entre dans lhistoire, comment on entre dans cette histoire, comment on devient un des acteurs. Je reprends le cas dont nous parlions tout lheure, celui de la cosmologie. La thorie du Big-bang, Gamow lavait dj pose depuis longtemps, il suffit dailleurs den lire ce quen disent les astrophysiciens de lpoque, quelquun comme Weinberg par exemple qui avait des pages trs, trs claires en disant: on ne pouvait mme pas le prendre au srieux. la limite, vous lavez rappel vous- mme, cela na t pris au srieux que lorsquon a trouv le rayonnement du corps noir, comble de lironie, on la trouv par hasard, ce ntait pas du tout cela quon cherchait. Alors, on peut se demander, si cette exprience navait pas eu lieu, nous serions peut-tre encore aujourdhui en train de nous dire: cest une thorie pas srieuse. Isabelle Stengers:Tout fait! Michel Cazenave: Comment est-ce que lon arrive dans lhistoire, comment est-ce que lon a accs? Isabelle Stengers:Pour moi, le rayonnement du corps noir est de lordre de lvnement, cest ce qui, comme je le disais, fait la diffrence entre lavant et laprs la dcouverte du rayonnement du corps noir, quoiquil y avait dj Hubble, lexpansion de lunivers, a ctait le premier grand vnement. Quand Einstein met au point sa cosmologie statique, il est tout fait sr, je crois, que jamais aucune science exprimentale ne viendra la mettre en risque, cest vraiment une mtaphore physicomathmatique dont il est heureux et fier, mais cest aussi le fait quun univers vide, ou un univers homogne et isotrope, tel que celui quil met en scne, est peu prs le seul objet que la relativit gnrale puisse se donner. Michel Cazenave: Ce qui est tout de mme tonnant, si je me rappelle bien, ses travaux lamenaient un univers en expansion, il a invent sa constante exprs pour quil ne soit pas en expansion. Isabelle Stengers:Exactement! Il voulait, on voit bien quil ne fonctionnait pas vraiment, comment dirais-je, sur le rgime scientifique usuel, crer une belle image physicomathmatique, un beau modle mais plutt pour la jouissance de lesprit que pour lhistoire. Il ne croyait pas faire histoire. Il croyait que cela serait un terminus. Je crois que cest ainsi que lon peut le proposer. Et Hubble qui vient tout coup donner sens lun des possibles quEinstein navait pas pris au srieux, cest--dire des quations cosmologiques qui montrent une volution, donnent aussi ces quations dEinstein un poids quelles navaient pas auparavant. Parce que tout coup voil que ces quations taient capables de prdire ce dont nous comprenons que peut-tre bien cest le cas, cest-- dire que les galaxies ne cessent de sloigner les unes des autres, ce qui serait tout fait cohrent avec lide que ctait lunivers dans son ensemble qui tait en expansion. Donc, il y a eu l vnement, au sens o des quations que nul ntait sens prendre au srieux, qui ntaient pas senses faire histoire, commencent avoir lallure de candidates faire histoire, faire science au sens vritable. Mais encore controverses, parce quil y avait moyen, cela a t ce que par exemple Hoyle a fait, davoir un univers qui soit la fois ternel et en expansion permanente. Il y avait beaucoup de moyens de contre interprter les rsultats de Hubble. Par contre, quand vient se rajouter cela le rayonnement de corps noir, qui semble pointer vers un vnement datable et hautement singulier et hautement chaud et originel, et ce moment-l lide que nous sommes dans quelque chose qui peut faire histoire. Cest--dire que ce nest pas simplement une spculation physicomathmatique, exprimentant sur les instruments la relativit gnrale, mais quelque chose qui peut rassembler les physiciens, parce que lunivers est ventuellement susceptible de les mettre en risque Popper - de faire la diffrence entre ce qui ne sera que de la fiction et ce dont on dira:ok, a, nous continuons avec cet nonc-l, parce que celui-l tient mieux que les autres, eh bien cest venu par surprise, cette histoire-l. Cest une grande singularit, on ne le cherchait pas, on ne le prvoyait pas, il y a mme eu des gens qui se sont dit:cette histoire-l nous inquite, parce que l la physique va vraiment trop prs de la mtaphysique, de la religion, etc., mais le fait quil y avait moyen de faire histoire sest impos. Cest vraiment le symbole de lvnement, pour moi: ce qui est ni recherch ni attendu et qui pourtant va crer des hritiers qui se rfrent lui pour se demander activement, pratiquement: que faisons-nous maintenant? Michel Cazenave: Je vais prendre un autre exemple, je change un petit peu de rfrence, mais vous allez bien voir vers quoi je pointe, cest--dire le moment o lon invente, o lon cre quelque chose effectivement, o on invente contre les rgles de lart la limite. Je pense, vous devez le connatre bien entendu, ce clbre article de Sheldon Glashow, qui a emmen ensuite aux Thories de lunification, si je me rappelle bien, je nai pas la citation en tte, en gros cela revient dire:en principe je nai pas le droit de faire ceci mais je me le donne. partir de l il dmontre ses travaux, ce qui sest avr fcond. L aussi je trouve quil y a quand mme, jaimerais justement avoir votre rflexion l-dessus, sur la construction de la science, il y a quelque chose qui par rapport ce que lon croit de la science est compltement aberrant. Isabelle Stengers:Mais qui encore une fois remonte loin, puisquen principe si lon navait pas le droit de faire quelque chose, ctait de rintroduire des forces obscures, comme cette fameuse action instantane entres des corps distincts, cest--dire lattraction newtonienne. Lattraction newtonienne a t un scandale horrifiant pour tous les physiciens, plutt les mathmaticiens du continent, qui taient en pleine, comment dirais-je, prsentation de lactivit scientifique dans une opposition radicale au pass irrationnel, au pass des forces obscures, au pass aristotlicien de la vertu dormitive de lopium, voil que Newton introduit une vertu attractive, qui fait quil a t tourn en drision. Galile et ses descendants, au moment o ils introduisent une trange quantit, mv2, ce que lon a appel la force vive avec Leibniz, Huygens, qui se situe en ligne directe par rapport Galile, dit: cest cela qui se conserve. Cela na aucun sens intuitif, on savait ce qutait la masse fois la vitesse, la quantit de mouvement, mais mv2, pourquoi un carr la vitesse? Cela a fait scandale aussi. Pourquoi on devrait admettre que quelque chose qui na pas de sens se conserve? Je crois que cest li lvnement, les scientifiques doivent savoir prendre des risques avec le bon sens de leur poque, y compris le bon sens scientifique, le bon sens cultiv, le bon sens des collgues, comme Newton par rapport ses collgues mathmaticiens du continent, mais ce risque ils doivent savoir le prendre en sachant quils vont payer. Cest--dire quil faut que ce risque paie. Le crime peut payer en science, cest--dire faire quelque chose que lon na pas le droit de faire, mais il faut savoir que le crime nest pas en soi une excuse, le fait daller contre le bon sens nest pas en soi une bonne excuse. Si Sheldon Glashow dit:je prends ce risque, cest parce quil dit: ainsi je crois que je vais pouvoir poser un problme, que je ne pouvais pas poser autrement, crer un nouveau type de possibilits ou de rapports lexprimentation, aux possibilits dinterrogations exprimentales, et si a marche, cest--dire que si cest fcond, eh bien nous recrons un nouveau bon sens qui fera que cela sera normalis. Le bon sens lui-mme est en volution, est en histoire, mais il faudra avant cela que socialement, collectivement, les physiciens puissent dire que ce risque nest pas simplement une lubie, nest pas simplement la manifestation de larbitraire dun auteur par rapport ce qui peut tre fait ou ne peut pas tre fait. Ce faisant, au fond, il a suscit une nouveaut. Il a effectivement - cest une des nouveauts de nos sciences, elles savent de mieux en mieux ce quelles font, elles peuvent se rpter chercher le scandale avec le dsir de reproduire lvnement, de crer un vnement. Mais au moment o il le faisait il ntait pas du tout sr que cela sera un vnement. Le risque, il tend de le forcer, de le susciter, il sait simplement que sil ne prend pas ce risque il ne saura jamais si par l il ny avait pas la possibilit. Michel Cazenave: Est-ce que vous accepteriez par exemple, je la rsume trs trs rapidement, la position de Feyrabend lorsquil dit:on a le droit de faire appel tout ce que lon veut et dagir de nimporte quelle manire que lon veut partir du moment o on arrive crer un vrai problme? Isabelle Stengers:Ce type dnonc-l, de Feyrabend, je laccepte. Il y a dautres noncs de Feyrabend par rapport auxquels jai beaucoup plus de rserve, cest au moment o il dit: la science est une tradition historique comme les autres, et o il tend mettre la singularit des sciences sur le compte de ses trop puissants allis qui sont lindustrie, larme, etc. Je cite un moment o il crit a. Et a, cest la faiblesse de Feyrabend, cest de navoir pas vu justement le fait que linvention de crer un problme et lexistence collective de gens qui peuvent effectivement dire a, on peut essayer beaucoup de choses, on peut prendre beaucoup de risques du moment que nous russissons crer un problme qui va justement nous rassembler dune nouvelle manire, nous ouvrir de nouvelles possibilits de construction, de nouveaux espaces dinvention, quel point justement ce rgime de production de soi-mme est original et singulier. Je crois que Feyrabend tait trs emport par sa lutte contre le rationalisme mthodologique et quil a peut tre trop peu donn la singularit des sciences, cest--dire au fait que vraiment un collectif qui accepte ce type de risques est nouveau dans lhistoire de lhumanit. Michel Cazenave: En mme temps, quel est le statut que vous donnez cette dimension collective? Dans la mesure o vous dites, effectivement il y a prise de risques et sil ny a pas prise de risques dune certaine faon il ny aura pas dvnement. Je pense quil y a beaucoup de prise de risques qui se terminent dans des culs-de-sac, mais il y le moment o la collectivit peut sen r emparer et en faire quelque chose, et la limite en tirer dautres choses que ce quen avait prvu celui qui avait cr. Donc, on a limpression que de ce point de vue-l une science, ou chaque science disons, devient en mme temps une sorte de, je dirais, lensemble des scientifiques, donc une espce de corps social. Isabelle Stengers:Je crois. Cest ventuellement la tche aveugle de lpistmologie de navoir pas vu ces dimensions collectives ou en tout cas davoir de cette dimension collective la consquence de la neutralit ou de la mthodologie. Cest--dire quil est normal que les scientifiques travaillent ensemble puisquune mthode les met daccord ou que les opinions toujours divergentes cessent de les opposer puisquils sen purifient. Ils lont vu mais ils lont interprt lenvers. Pour moi, cest vritablement la cration dun nouveau mode de travailler ensemble, un nouveau type de corps social dont il sagit. Cest pour cela dailleurs que je parlais au dbut de la diffrence de style entre biologistes de type darwinien et de scientifiques de type thorico exprimental, y compris les biologistes, les biologistes molculaires dans ce cas-l. Eh bien cest des collectifs trs diffrents qui crent. Cest peut-tre un peu pour cela que jai ddi ce livre la fois Bruno Latour et Flix Guattari. Latour a bien montr cette dimension collective, et Guattari a bien montr justement le problme de la production collective de subjectivits. Je crois quun scientifique est vritablement lui-mme invent dans sa subjectivit, dans sa vitalit, dans son inventivit de scientifique par la communaut laquelle il appartient. Dailleurs, pour le meilleur et pour le pire, parce que si cette communaut est ferme un certain type de problmes, est ferme un certain type de risques eh bien le scientifique en sera mutil et sil veut se librer de cela il sera en position de minorit fort dplaisante. Donc, il y a vraiment constitution de collectivit avec les sciences, et constitution de collectivit au sens o vraiment subjectivit esprer et faire sont relis. Un scientifique je crois ne travaille jamais seul dans son laboratoire. Sil sintresse quelque chose, il a toujours dans la tte, dans les rfrences, dans les mots et dans les enjeux qui peuplent sa tte, le fait queest-ce que ceci que jai envie de publier va tenir face ce que je crois untel margumenterait. Donc, le lieu de la controverse, qui attend une proposition un tant soit peu innovante, est dj dans linvention du dispositif. a, Latour la trs bien montr. Si vous regardez un dispositif de laboratoire, vous verrez que tel aspect est fait pour rpondre et faire taire tel type de possibilit de conter argumentation, tel aspect est l au contraire pour intresser tel autre et lui montrer queffectivement ce quil a montr l sert ici. Donc, mme le dispositif de laboratoire est quelque chose qui est un mixte, un hybride, entre un collectif humain et le champ phnomnal quil concerne. Michel Cazenave: Dune certaine manire, est-ce que cela ne revient pas dire quil y a une sorte de fonctionnement politique de la science. Par politique je nentends pas lirruption du politique dans la science, cest un tout autre problme. Mais le milieu scientifique dans un domaine agit selon un certain nombre de stratgies, selon quelque chose qui est quand mme trs assimilable au mode de production politique. Isabelle Stengers:Je crois que cest un mode de production politique, et cest un des points penser, parce que le fait de dire:les sciences sont un mode de production politique, en sinterdisant soigneusement toute phrase qui permettrait de dire:les sciences ce nest que de la politique, pose le problme du politique. Donc, si lon disait: les sciences ce nest que de la politique, cest le plus fort qui gagne, cest le plus puissant qui gagne, magouille comme partout, on naurait rien dit, on naurait pas fait avanc la chose, on aurait simplement point les nombreux dfauts et les nombreuses situations ambigus lintrieur des sciences. Tandis que dire:les sciences se sont inventes comme une autre manire de faire de la politiqueveut dire queffectivement le rapport entre pratiques scientifiques et politique, au sens large, cest--dire au sens o les problmes qui y sont poss ne sont pas des problmes poss des scientifiques mais poss au collectif humain en tant que tel. Ce problme du rapport entre science et socit doit se poser comme un problme darticulation entre plusieurs manires de faire de la politique. Je crois donc, bien que la question:ceci est-il scientifique, dont je disais cest la question pour laquelle les scientifiques sontdisaires, parce que justement cest la question dont la rponse est constitutive de leur propre invention, cest en fait une question de type politique. Cest--dire: ceci est-il digne dentrer dans cette histoire qui nous runit? La notion de politique a t thmatise avec la cit grecque, cest de vieilles histoires, il y avait de la politique avant mais de la politique comme monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, toute socit faisait de la politique sans le savoir, les Grecs ont explicit le problme politique. Et, explicitant le problme politique ils se sont demands non seulement quel tait le meilleur gouvernement mais quel tait le type de processus qui rendait un humain digne de parler pour plus dun ou den diriger plus dun, sa parole vallant pour plus dun. Cest cela la thmatisation, lexacerbation du politique comme problme. Lorsque le scientifique dit:est-ce que nous pouvons accepter ce que cet auteur, notre collgue nous propose?, il se pose vritablement un problme politique,cet auteur nous a propos un nonc, qui reprsente effectivement les phnomnes quil concerne et qui ne nous met pas dans la dpendance par rapport lopinion de cet auteur, est-ce que cet nonc a vritablement le droit de cit? Ou bien est-ce quil va faire aboutir ce que nous voulons viter, cest cela notre constitution politique, dtre dans la dpendance des opinions des autres, de faire cole entre humains et non pas en inventant activement des liens avec les phnomnes? Michel Cazenave: Par rapport tout ce que vous venez de dire, il y a videmment une question que lon ne peut pas viter, il me semble, qui est le problme du statut de la vrit. Dans la mesure o une certaine histoire des sciences, peut-tre que vous allez dire quelle tait extrmement idaliste, dfinissait la science comme la manire daccder ce que lon pouvait dire sous le chef de la vrit, de la ralit des phnomnes auxquels nous tions confronts. Dans le dispositif que vous avez mis en place, la vrit apparemment bouge normment de place. Ce nest plus une vrit quasiment dordre mtaphysique que vous cherchez? Isabelle Stengers:Elle nest plus mtaphysique, en tout cas pas simplement mtaphysique. Je crois que ce que disent les scientifiques peut intresser les mtaphysiciens mais titre de contraintes pour leur propres inventions, sils se mettent travailler dans cette direction-l, pas titre dingrdients que lon pouvait reprendre tels quels. Donc, la vision du monde scientifique quasi mtaphysique est quelque chose qui mintresse fort peu, parce que cela cache justement linvention des questions pertinentes et de risques qui donnent leur prix aux questions. Je crois pourtant que les scientifiques ont un engagement pour la vrit. Je ne suis pas une critique des sciences qui dirait:la vrit chez les scientifiques, non! il suffit que cela marche, comme si ctait simple que cela marche, comme si on pouvait commander que cela marche. Je crois que les scientifiques ont un engagement pour la vrit mais que cet engagement singularise la vrit. Dailleurs je ne crois pas que la vrit ait une dfinition gnrale, je crois que la vrit est lie un certain type dengagement. Et dans ce cas-ci, lengagement pour la vrit se dfinit avant tout par la mise en risque, me semble-t-il, cest--dire par linvention dun rapport la ralit, dun mode de traitement de la ralit, ou dune manire de sadresser la ralit qui permette, ce nest jamais le cas naturellement, cette ralit de mettre en risque nos noncs son sujet. Nous savons tous, cest quelque chose que Galile a rappel ds le moment o il invente et o il propose son innovation, quusuellement un phnomne peut trs peu de choses contre celui qui linterprte. Un phnomne peut se laisser interprter de mille et une manires indfinies. Lide que ce phnomne serait capable de faire la diffrence entre les mille et une manires dont on linterprte, cest une ide que chacun peut dire, au sens o il dirait: cest dailleurs moi que ce phnomne confirme, mais cela ne marche pas, cest pour cela que lon parle de variations indfinies de notre manire de nous rapporter aux chose et aux autres. Les scientifiques dfinissent la vrit par rapport justement cette ide que ce par rapport quoi ils veulent sloigner cest de cette variabilit indfinie des opinions et cette impuissance des phnomnes faire la diffrence entre les opinions leur sujet. Donc, inventer en sciences, cest inventer activement la possibilit pour le phnomne de mettre en risque lopinion qui le concerne. Je crois que cest une dfinition certainement extraordinairement partielle de ce que lon peut entendre par la vrit, mais cest une dfinition trs singulire. Mais, je veux y revenir, cest une dfinition partielle, parce que quest-ce que cela veut dire? Cela veut dire que ne sera accept comme vrai, entre guillemets, vrai au sens scientifique, que ce qui a justement le pouvoir de dire de soi-mme:je ne suis pas une simple opinion. Cest une dfinition redoutable si lon voulait en faire une dfinition gnrale de la vrit, parce que cela voudrait dire que justement tout le domaine qui nest pas scientifique est un domaine exclu de la vrit, un domaine quon disqualifie tout simplement en disant: a, cest le domaine de la culture, des opinions indfiniment variables, etc. On peut parler de la culture avec beaucoup de trmolos dans la voix, cest tout de mme instable par rapport la vrit au sens scientifique, cest tout de mme plutt de lordre de lopinion. Donc, il y a un caractre redoutable de la rfrence la vrit scientifique, au sens o elle dfinit la vrit comme une vrit guerrire, une vrit polmique, une vrit qui doit avoir la capacit de faire taire ceux qui la souponnent de ntre quune opinion, une vrit capable de faire la diffrence. Jai limpression que lun des problmes par rapport auxquels je sens vritablement le besoin de singulariser les sciences et leurs inventions, cest cette ide-l. Jai vraiment limpression quil y a dautres ordres de vrit, qui sont des vrits fragiles, qui sont des vrits qui doivent tre cultives, qui sont des vrits qui sont dtruites sans mme quon les aperoive par la rfrence la vrit scientifique. Jai limpression que cest lune des sources, il y en a dautres, comme Feyrabend dit: il ne faut pas oublier larme, lindustrie, les missionnaires, etc., mais cest lune des sources du caractre ltal de lOccident pour les cultures non occidentales. Michel Cazenave: Il y a quelque chose qui se trouve entre le phnomne dont vous parlez, la limite interprtable linfini et puis il y a cette slection qui va soprer qui fait que linterprtation soit autre chose justement que le domaine de lopinion, comme vous le dites si bien, et cette vrit telle que vous la dfinissez, cest--dire en fin de compte ce que lon appelle en gnral la thorie. Et l aussi, il me semble que vous faites bouger la notion de thorie. La thorie, jusquici, ctait une sorte de mise en forme de la vrit, qui expliquait le phnomne et en mme temps fabriquait le phnomne. On connat trs bien, dans lpistmologie classique, effectivement linteraction entre le phnomne observ et puis le montrer, le phnomne observ, lui-mme tout plein de thorie a t form par la thorie, etc. Jai limpression que, sans forcment le remettre en cause, que vous essayez daller plus loin, et daffiner plus la thorie. Isabelle Stengers:Effectivement, il y a eu une pistmologie nopositiviste, logico-empirique, qui soutenait la distinction et larticulation entre faits et thories, sur la base dun modle de type logique, de gnralisation, la thorie gnralise partir des faits. En tout cas, il fallait cette distinction entre le fait empirique et la thorie qui en dcoule et qui est autorise par les faits. Ce nest pas moi qui ai mis en crise cette tradition. Elle a t mise en crise notamment par les dbats qui ont suivis Popper, que Popper lui-mme a commenc parce quil sest prsent comme critique de cette tradition, et o sest impose lide queffectivement les faits sont toujours imprgns de thorie, cest--dire que la distinction entre faits et thorie ne tient pas. En tout cas faits au sens empirique du terme, comme si on le rcoltait, on pouvait lobserver naturellement, Michel Cazenave: Cest--dire quil ny a pas de faits bruts? Isabelle Stengers:Il ny a pas de faits bruts, et dans le moindre fait, regardez la cosmologie, il y a des kilomtres de thories. On pourrait dire, oublions toutes distinctions entre fait et thorie, le fait thorique, la thorie fait, etc. Je me suis dit, au fond, puisque nous sommes dans un domaine assez confus, il y a place pour linvention dune nouvelle distinction entre ce que jappelle nonc exprimental, qui est directement corrl un ordre de faits, et thorie. Puisquil y a une grande confusion dans ce domaine, cest un espace o je peux inventer. Et cest vrai que l, jinvente. Jinvente en essayant de raccorder cette distinction, entre faits ou noncs exprimentaux dun ct et thorie de lautre, aux pratiques sociales des sciences, la science comme pratique collective. Je dirais quun nonc exprimental est un nonc dont le premier sens est dtre adress des collgues proches, des collgues qui partagent des laboratoires de types semblables. Et ce sont ces collgues qui vont dcider si cet nonc est ou non scientifique. Ils sont homognes, au sens o eux tous se pose le problme:est-ce que jintgrerai cette nouvelle utilisation dun dispositif exprimental ou ce nouveau dispositif exprimental dans ma propre recherche?. Lnonc exprimental dsigne au fond des partenaires dont le premier trait est une certaine galit: chacun peut profiter, participer, au mme titre, cette histoire qui se construit entre eux. La diffrence avec une thorie, cest que quand on a une thorie, cest que la premire chose que lon oublie cest justement le type dvnement et le type de pratique qui a produit, qui a invent le fait. La thorie a souvent lair dtre une rvlation quasi divine, ou en tout cas comme si ctait marqu dessus. Cest--dire que la thorie dcrit une ralit qui a lair dtre une ralit hors du laboratoire, hors du dispositif. Et le dispositif nest plus quun dispositif qui dmontre un des faits qui tait toujours dans le monde en dehors du laboratoire. Donc, il y a une inversion radicale, puisque le dispositif nest plus un vecteur dinvention, qui fait exister, mais devient un simple instrument de dmonstration de ce qui a toujours exist. Cela veut donc dire que sil y a une thorie, et quelle est accepte, parce quil y a des thories folles ou tellement minoritaires que ma description ne sy applique certainement pas, si une thorie proprement scientifique a t accepte, cela veut dire que derrire, il y a un collectif comptent qui a dit: oui, lensemble des faits et des dispositifs exprimentaux que prsuppose cette thorie, au sens historique du terme, sans lesquels cette thorie naurait jamais existe, sont effectivement scientifiques. Nous les avons accepts, cest avec eux que nous faisons histoire. Mais la thorie a cette diffrence quelle ne sadresse pas seulement ces acteurs comptents, elle sadresse beaucoup dautres. Ds quil y a thorie, il y a mise en ordre, mise en forme du monde en tant tel et commencement dactivits de hirarchisation ou de rpartition ou de redistribution, de qui parmi les scientifiques au sens gnral peut poser cette question, cette question, cette question,... Reprenons la question de la biologie molculaire, cest assez clair, au moment o la double hlice et les premiers travaux sur la bactrie se produisent, dans mon vocabulaire, il sagit dune succession, dune fcondit extraordinaire, dnoncs exprimentaux, mais o sans cesse est prsent dans ces noncs le type de dispositifs (les bactries, etc.) qui se sont articuls, qui ont pu prendre sens. Par contre, au moment o lon commence parler de programme gntique, a a lair dune mtaphore, mon avis ce nest pas une mtaphore, les biologistes molculaires commencent sadresser bien dautres queux. Ils commencent sadresser aux embryologistes, ils commencent sadresser au grand public. Ils commencent constituer une nouvelle conception du vivant qui implique, par exemple que lembryologie, tout ce quelle a fait jusquici est mis en doute dans la mesure o le rapport lADN nest pas avr. Donc, lembryologie se construira effectivement quand le dveloppement embryologique pourra tre raccord linformation gntique, au programme gntique. Et cest le moment que clbrent les livres de Monod et Jacob. Franois Jacob dansLa logique du vivantdit:nous avons eu le moment de la bactrie, ce que nous disons est autoris par le moment de la bactrie, je plaide il plaidait -pour la cration dun institut de la sourisjustement, la souris mammifre de laboratoire, qui reprsentait lensemble des mammifres, cest plus facile exprimenter quun lphant, la souris de Jacob, cest llphant de Monod, donc cest lhumain quelque part, au loin-nous aurons un institut de la souris o justement la souris prouvera, territoire conqurir, que bel et bien- cest dsormais une ambition thorique -le vivant peut se comprendre comme traduction de linformation gntique, avec les rgulations de cette traduction, etc. Le vivant peut se comprendre sur le modle de la bactrie.L, on a affaire des noncs thoriques sur ce quest le vivant, que je reconnais au sens o justement ils sadressent non pas seulement des partenaires qui vont pouvoir faire histoire avec lui mais aussi avec dautres qui vont tre des perdants, cest--dire qui vont perdre leur lgitimit, avec dautres qui vont tre sidrs, fascins, le grand public, avec tout une srie dautres groupes, dautres collectivits scientifiques et non scientifiques, quil va falloir convaincre, alors quils ne sont plus des acteurs au premier niveau. Donc, je pense quune thorie a toujours affaire des oprations de pouvoir, des oprations de conqute, des oprations o on dit:en droit, la thorie me donne accs lensemble de ce domaine, que ces domaines soient reproductibles au labo ou pas., elle met le monde sous le signe du pas encore:un jour nous aurons tout a.Autre exemple, Jean-Pierre Changeux, avecLhomme neuronaldit:un jour nous pourrons rduire lensemble des comportements de types psychiques une dynamique neuronal.Il dit donc ses collgues des sciences humaines, ces psychanalystes qui sont chaque fois dclars morts quand il y a des progrs dans les sciences neurophysiologistes, vous habitez provisoirement un territoire que, dsol, nous conqurons et ce moment-l nous verrons ce qui reste de ce que vous avez dire. En tout cas, tant que ce nest pas raccord explicitement des mcanismes neuronaux, vos noncs nexistent que sous le bnfice du doute, et du en attendant. Michel Cazenave: Une dernire question, Isabelle Stengers, il y en aurait beaucoup dautres vous poser mais votre livre est riche, le mieux videmment est que les auditeurs le lisent et rflchissent dessus, qui est une sorte dapologie dclare, quoique discrtement, mais nanmoins fait vibrante de ce que vous appelez lhumour. Cest--dire la faon dont vous rclamez aux scientifiques de ne jamais oublier la manire dont fonctionne leur discipline. Isabelle Stengers:Lhumour je le propose dabord comme contrainte pour ceux qui soccupent des sciences. Je distingue lhumour, dans mon vocabulaire encore une fois, puisque cest au fond un des travaux des philosophes que de recrer des sens aux mots qui recrent de laventure avec les mots, qui recrent de la pense avec les mots, lhumour dans mon alchimie se distingue avant tout de lironie. Lironie est trs proche de la dnonciation, au sens o celui qui fait uvre dironie se met en dehors et dsigne les objets de son ironie au nom de quelque chose que lui-mme reprsente, auquel il a accs, mme si ce quil reprsente nest que labme du non sens, o tout une srie de rfrences non positives, cela na aucune importance, cela lui donne le pouvoir de dsigner les autres comme dupes, victimes, ridicules, etc. Lhumour au contraire est ce que jappelle un art de limmanence, cest--dire que celui qui le pratique sait que lui aussi est concern par ce dont il sagit, il est dedans, il est embarqu. Cest un peu ce je prconise, en tout cas pour nous autres Occidentaux. Je ne dirais pas un chaman ayez de lhumour par rapport aux sciences, peut-tre quil peut en avoir mais je ne me sens pas, moi, habilite le lui conseiller, cest une affaire o je ne me sens pas comptente. En tout cas, nous tous qui nous occupons des sciences, que cela soit pour en faire lapologie, pour les dnoncer ou pour en limiter la porte, ou pour en poser le problme, ou mme qui disons: je vais vous prouver que les sciences non rien voir avec mon domaine, ce que beaucoup de philosophes font, etc., tous ceux qui se rfrent aux sciences dune manire ou dune autres sont hritiers de linvention des sciences modernes. Cest--dire que lun des aspects de leurs pratiques, les psychanalystes cest trs clair, ils disent que la psychanalyse nest pas une science mais pour eux cest quelque chose de trs, pour eux cest quelque chose de trs fort de dire: la psychanalyse nest pas une science, ils vont construire propos de cela une singularit de la psychanalyse qui lui permet dchapper lordre des sciences, cela veut dire que leur pratique tout en se disant non scientifique est hritire de linvention des sciences modernes parce quavant cela, et hors sciences, dire que la psychanalyse nest pas une science naurait pas eu du tout la mme signification. Donc, lhumour cest avant tout dire: mme si les sciences nous inquitent, je crois que la manire dont les sciences interviennent dans la vie collective maintenant peut tre trs inquitante, au moment o lon commence le Tlthon, il y aurait beaucoup dire sur ce type doprations, je suis trs critique par rapport beaucoup de manires dont justement les sciences sortent des laboratoires pour venir au nom de la science jouer des rles, qui ne sont pas proprement lucides dans les dcisions sur lavenir des humains, mais mme si nous sommes inquiets, nous en sommes hritiers. Donc, cela veut dire que la critiquant nous devons savoir que nous ne pouvons pas la critiquer de lextrieur mais que cette critique a cet humour de pouvoir saffirmer en elle-mme opration de rinvention. Au fond, un hritier ne peut pas dire cela na pas eu lieu. Un hritier doit dire: cela a eu lieu et maintenant quest-ce quil faut faire avec cela. Lhumour cest aussi la perplexit. Nous avons invent quelque chose qui nous dfinit mais cela ne veut pas dire que ne nous soyons pas libres de nous demander avec perplexit: quest-ce que nous allons bien pouvoir inventer? Comment allons- nous prolonger cette invention? Quest-ce que nous allons faire de nous- mme, nous qui avons invent les sciences? Je crois que cette question est assez pertinente cette poque-ci. Peut-tre que cest une question quon naurait pas pu poser avant justement que le pouvoir de la rfrence au progrs soit sap, avant que les sciences perdent cette limpidit qui tait dautoriser un progrs technique qui autoriserait un progrs social qui vaudrait pour toute lhumanit, allons-y, cest maintenant que cette rfrence toute puissante au progrs sest dissipe que nous nous trouvons dans un espace que je voudrais plutt dhumour et de perplexit, la fois que nous est-il arriv et que pouvons-nous faire de nous-mmes?, ce qui est vraiment une question que je ressens par tous les pores, dans beaucoup de directions la fois, et non pas: ou bien nous sommes criminels, ou bien nous sommes l compris, etc. Cessons de nous dfendre de cette singularit qui nous dfinit, rinventons l. Michel Cazenave: Ctait,La science et les hommes,Linvention des sciences modernes, une mission de Michel Cazenave, avec Isabelle Stengers, philosophe des sciences, Universit libre de Bruxelles. Prise de son: douard Compras (?). Mixage: Nomie Louis-Marie (?). Ralisation: Malika Mezghache.
Recherche Et Méthodologie en Sciences Sociales Et Humaines - Réussir Sa Thèse, Son Mémoire de Master Ou Professionnel, Et Son Article (PDFDrive) - 225-233