Location via proxy:   [ UP ]  
[Report a bug]   [Manage cookies]                

Murakami, Haruki - Apres Le Tremblement de Terre.

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 252

Aprs le tremblement de terre

Par Haruki Murakami


T r a du it du ja pon a is pa r Cor in n e A T LA N

1 0-1 8
INDIT
T it r e or ig in a l :
Kam i no k odom otachi w a m ina odoru

ISBN 2 -2 6 4 -03 3 7 9 -7
Sur laut eur

Haruki Murakam i est n Kobe en 1 9 4 9 .


Aprs av oir tudi la tragdie grecque, il ouv re
un club de jazz Toky o av ant de se consacrer
lcriture. Pour chapper au conform ism e de la
socit japonaise, il rv e dAm rique, raison pour
laquelle il dev ient le traducteur de Fitzgerald et
de Carv er. Il rencontre le succs ds son prem ier
rom an paru au Japon en 1 9 7 9 , coute le chant
du v ent, pour lequel il reoit le prix Gunzo. Aprs
la publication de plusieurs ouv rages La Course
au m outon sauv age, La Fin des tem ps, La Ballade
de lim possible, Danse, danse, danse, ou encore
Llphant sv apore , il sexpatrie en Grce et
en Italie, puis aux Etats-Unis. Il enseigne la
littrature japonaise Princeton et entam e
lcriture dAu sud de la frontire, louest du
soleil. En 1 9 9 5, aprs le sism e de Kobe et
lattentat de la secte Aum , il rentre au Japon et
publie Aprs le trem blem ent de terre. Son
dernier rom an, Les Am ants du Spoutnik, a paru
aux ditions Belfond.
Premire nouvelle

Un ovni a atterri Kushiro

Elle av ait pass cinq journes entires


dev ant le poste de tlv ision, contem plant en
silence les pay sages dv asts : autoroutes et v oies
de chem in de fer coupes, banques et hpitaux en
ruine, rues com m erantes rav ages par les
incendies. Profondm ent enfonce dans le canap,
lv res serres, elle ne ragissait pas quand
Kom ura lui parlait, ne secouant m m e pas la tte
pour acquiescer ou rpondre non. Il ne sav ait pas
si elle entendait sa v oix ou non.
La fem m e de Kom ura tait originaire de
Yam agata, dans le Nord, et, pour autant quil
st, nav ait aucun parent ou am i dans la rgion
de Kobe. Elle restait pourtant colle du m atin au
soir dev ant la tlv ision. Elle ne buv ait pas, ne
m angeait pas, en tout cas pas sous les y eux de son
m ari. Elle nallait m m e pas aux toilettes. De
tem ps en tem ps, elle prenait la tlcom m ande
pour changer de chane m ais, en dehors de a,
nesquissait pas un geste.
Le m atin, Kom ura se prparait le caf et
faisait griller ses toasts tout seul, aprs quoi il
partait trav ailler. Le soir, en rentrant, il
retrouv ait sa fem m e dans la m m e position,
affale dev ant la tlv ision. Rsign, il allait
chercher dans le Frigidaire de quoi se prparer
un repas sim ple, quil m angeait seul. Quand il
allait se coucher, elle tait toujours l, dev ant
lcran, regarder les inform ations de la nuit,
entoure dun m ur pais de silence. Kom ura
av ait fini par renoncer lui adresser la parole.
Le cinquim e jour ctait un dim anche ,
quand il rentra du trav ail, la m m e heure que
dhabitude, sa fem m e av ait disparu.
Kom ura tait v endeur dans une des plus
anciennes boutiques spcialises en m atriel
audio du quartier dAkihabara Toky o. Il tait
charg des m archandises haut de gam m e et
bnficiait sur chaque v ente de com m issions qui
sajoutaient son salaire. Sa clientle com ptait de
nom breux m decins, hom m es daffaires et riches
prov inciaux. Cela faisait prs de huit ans quil
trav aillait dans cette boutique, et son salaire de
dpart ntait pas m auv ais. lpoque,
lconom ie tait florissante, le prix des terrains ne
cessait daugm enter, largent coulait flots dans
lensem ble du Japon. Les portefeuilles
dbordaient de liasses de billets de dix m ille y en,
que tout le m onde sem blait av oir env ie de
dpenser sans com pter. Le com m erce m archait
bien, ctaient les produits les plus onreux qui se
v endaient les prem iers.
Kom ura, jeune clibataire grand et m ince,
lgant, au caractre affable, av ait de
nom breuses relations fm inines. Mais son
m ariage, lge de v ingt-six ans, av ait calm son
apptit de frissons sexuels un point presque
trange. Au cours des cinq prem ires annes de
son m ariage, il ne coucha av ec aucune fem m e en
dehors de la sienne. Non pas quil m anqut
doccasions, m ais il av ait perdu tout intrt pour
les rencontres de passage. Il prfrait rentrer chez
lui le plus v ite possible une fois le trav ail
term in, dner tranquillem ent av ec sa fem m e,
sasseoir ct delle sur le canap pour bav arder,
et ensuite se m ettre au lit et faire lam our av ec
elle. Ctait tout ce quil dsirait.
Quand Kom ura annona ses am is et ses
collgues quil enterrait sa v ie de garon, tous
hochrent unanim em ent la tte dun air
incrdule. Kom ura av ait des traits rguliers et
une certaine classe, tandis que sa fem m e tait
tout fait quelconque. Non seulem ent elle av ait
un phy sique ordinaire, m ais sa personnalit tait
dnue du m oindre charm e. Elle parlait peu,
av ait un air perptuellem ent bougon. Elle tait
petite, av ec des bras pais, et paraissait on ne
peut plus lourdaude.
Le principal intress, cependant, bien quil
ne com prt pas lui-m m e prcism ent pourquoi,
sentait ses tensions se relcher et le calm e
lenv ahir ds quil se retrouv ait sous le m m e toit
que sa fem m e. Pour la prem ire fois de sa v ie, il
dorm ait enfin paisiblem ent. Son som m eil ntait
plus, com m e av ant, troubl par des rv es
tranges. Ses rections duraient longtem ps, lui et
sa fem m e av aient une v ie sexuelle intense. La
m ort, les m aladies sexuellem ent transm issibles et
la taille de luniv ers av aient cess de linquiter.
Sa fem m e, cependant, naim ait pas la v ie
citadine trique quelle m enait Toky o et rv ait
de retourner dans sa prov ince natale de
Yam agata. Ses parents ainsi que les deux surs
quelle av ait laisses l-bas lui m anquaient et,
quand la nostalgie dev enait trop forte, elle
partait seule les v oir. Sa fam ille, qui tenait une
auberge la japonaise, tait prospre, et son pre
av ait un faible pour elle, la dernire-ne, aussi
lui rem boursait-il v olontiers le trajet. Il tait dj
arriv plusieurs fois que Kom ura trouv e en
rentrant du trav ail une note pose sur la table de
la cuisine, o sa fem m e expliquait quelle tait
partie passer quelque tem ps dans sa fam ille. Dans
ces cas-l, Kom ura ne protestait pas. Il se
contentait dattendre en silence le retour de sa
chre m oiti. Et effectiv em ent, au bout dune
sem aine ou dix jours, elle rev enait la m aison,
de bien m eilleure hum eur quav ant son dpart.
Cette fois-l, cependant, cinq jours aprs le
trem blem ent de terre, elle laissa une lettre qui
disait en substance quelle nav ait pas lintention
de rev enir. Elle expliquait aussi, en term es
succincts m ais prcis, pourquoi elle ne v oulait
plus v iv re av ec Kom ura. Le problm e, av ait-
elle crit, cest que tu ne m apportes rien. Pour
dire les choses plus clairem ent encore, tu nas
rien donner. Tu es gentil et tendre, tu es beau,
m ais v iv re av ec toi, cest com m e v iv re av ec une
bulle dair. Bien sr, tu nes pas responsable de
cette situation. Je suis certaine que tu trouv eras
facilem ent dautres fem m es qui tom beront
am oureuses de toi. Nessaie pas de m e tlphoner,
et dispose com m e tu v oudras des affaires que jai
laisses.
En fait, elle av ait em port presque tout ce
qui lui appartenait : ses v tem ents, ses
chaussures, son parapluie, sa tasse caf, son
sche-chev eux, il ne restait rien. Elle av ait sans
doute tout fait prendre par une entreprise
denlv em ent de bagages dom icile, une fois
Kom ura parti au bureau. Tout ce quil restait de
ses affaires, ctait la bicy clette quelle utilisait
pour aller faire les courses, et quelques liv res.
Tous les disques des Beatles et de Bill Ev ans
av aient disparu de leur tagre, m ais a, ctait
une collection rassem ble par Kom ura alors quil
tait encore clibataire.
Le lendem ain, il appela la fam ille de sa
fem m e Yam agata. Ce fut sa belle-m re qui
dcrocha ; elle lui expliqua que sa fille ne
souhaitait pas lui parler. Dun ton apparem m ent
dsol pour lui, elle ajouta que les docum ents
ncessaires au div orce lui seraient env oy s par la
poste plus tard, et lui dem anda sil pouv ait y
apposer son sceau et les renv oy er le plus v ite
possible.
Mm e si elle les v eut rapidem ent,
dem andez-lui de m e laisser rflchir un peu, il
sagit dune dcision im portante.
Vous aurez beau rflchir, cela ne
changera rien, rpondit sa belle-m re.
Elle av ait raison : il aurait beau
sinterroger, il aurait beau attendre, rien ne
redev iendrait jam ais com m e av ant. Il en av ait
bien conscience.
Peu aprs av oir sign et renv oy les
form ulaires de dem ande de div orce, Kom ura
dem anda prendre sa sem aine de congs pay s.
Son patron, qui av ait eu v ent de la situation, la
lui accorda sans difficult, dautant que fv rier
tait un m ois creux pour son com m erce. Il parut
sur le point de lui dire quelque chose, m ais
finalem ent ne fit aucun com m entaire.
Kom ura, il parat que tu prends des
v acances ? Que v as-tu faire ? v int lui dem ander
son collgue Sasaki lors de la pause djeuner.
Ma foi, je ne sais pas encore.
Sasaki av ait trois ans de m oins que Kom ura
et tait clibataire. Petit, les chev eux courts, il
portait des lunettes rondes cercles de m tal.
Volubile, orgueilleux, il dtestait un tas de gens,
m ais en rev anche, sentendait bien av ec Kom ura,
qui tait de caractre plutt pacifique.
Puisque tu as des v acances, profites-en
pour faire un v oy age en prenant ton tem ps.
Hm m , fit Kom ura.
Sasaki essuy a ses v erres de lunettes av ec un
m ouchoir, puis regarda Kom ura dun il
scrutateur.
Dis-m oi, Korhura, es-tu dj all dans le
Hokkaido ?
Non, rpondit Kom ura.
Tu aurais env ie dy aller ?
Pourquoi ?
Sasaki plissa les paupires, toussota.
v rai dire, jai un petit colis liv rer
Kushiro. Si jam ais tu v oulais bien ten charger, je
toffrirais v olontiers le billet dav ion aller-retour
pour te rem ercier. Je prendrais aussi ton
hbergem ent sur place m a charge.
Un petit colis ?
De cette taille-l peu prs, dit Sasaki en
dessinant en lair, de ses doigts, un cube dune
dizaine de centim tres de ct. Ce nest pas lourd.
a a un rapport av ec le trav ail ?
Sasaki secoua la tte.
Rien v oir. Il sagit dune affaire cent
pour cent personnelle. Je ne v eux pas le faire
achem iner par la poste ou par un transporteur
priv parce que a doit tre m ani av ec
prcaution, et, si possible, je prfre le confier
quelquun que je connais. En fait, lidal serait
que je lapporte m oi-m m e, m ais je nai pas le
tem ps daller jusquau Hokkaido.
Cest im portant ?
Les lv res serres de Sasaki esquissrent un
lger rictus, il hocha la tte.
Oui, m ais a ne se casse pas, et ce nest pas
risqu transporter, il ny a pas de quoi tre
nerv eux. Il faut le traiter com m e un paquet
ordinaire, cest tout. Il peut passer les contrles
aux ray ons X des aroports sans problm e. Tu
nauras aucun souci. Si je ne v eux pas lenv oy er
par la poste, cest surtout sentim ental, tu sais.
On tait en plein m ois de fv rier et il dev ait
encore faire un froid glacial dans le Hokkaido,
m ais Kom ura se m oquait pas m al du clim at.
Et qui dev rais-je rem ettre lobjet ?
m a sur cadette, elle habite l-bas.
Kom ura nav ait absolum ent pas rflchi la
faon doccuper ses v acances, et, com m e faire des
plans si tard lui paraissait v raim ent trop
com pliqu, il dcida daccepter la proposition de
son collgue. Il nav ait aucune raison de ne pas
v ouloir aller dans le Hokkaido. Sasaki appela
aussitt la com pagnie dav iation pour rserv er
un billet destination de Kushiro, sur le v ol de
laprs-m idi du surlendem ain.
Le jour suiv ant, au bureau, Sasaki rem it
Kom ura une sorte de petite urne env eloppe de
papier kraft. Au toucher, la bote av ait lair en
bois. Elle tait trs lgre, ainsi que Sasaki le lui
av ait dit. Un large ruban de Scotch transparent
tait enroul autour du papier dem ballage.
Kom ura prit le paquet dans sa m ain, le regarda
un m om ent, le secoua lgrem ent pour v oir,
m ais il ne sentit rien, nentendit rien bouger
lintrieur.
Ma sur v iendra te chercher laroport.
Je lui ai dem and de te prv oir un hbergem ent,
dit Sasaki. Tu sortiras de laroport et lattendras
av ec la bote la m ain, bien en v idence. Ne
tinquite pas, cest un petit aroport.
Av ant de partir de chez lui, Kom ura
env eloppa la bote dans une chem ise de rechange
assez paisse, quil plaa au m ilieu de son sac de
v oy age. Il y av ait plus de m onde quil naurait
cru laroport. Il secoua la tte dun air
dubitatif : quallaient faire autant de gens
Kushiro en plein hiv er ?
Com m e dhabitude, les journaux ne
parlaient que du trem blem ent de terre. Une fois
install sa place dans lav ion, Kom ura
parcourut de bout en bout ldition du m atin. Le
nom bre de v ictim es ne cessait daugm enter. Il y
av ait beaucoup de quartiers sans eau ni
lectricit, les gens av aient perdu leurs m aisons.
On dcouv rait des tragdies les unes aprs les
autres. Mais les dtails restaient trangem ent
plats aux y eux de Kom ura et glissaient sur lui
sans pntrer en profondeur. Tout av ait un cho
lointain et m onotone. La seule chose laquelle il
pouv ait penser un peu srieusem ent, ctait sa
fem m e en train de sloigner de lui.
Il parcourut m achinalem ent les articles sur
le trem blem ent de terre, en pensant de tem ps
autre sa fem m e, puis relut plus attentiv em ent
les articles. Quand il fut fatigu et de penser sa
fem m e et de lire le journal, il ferm a les y eux et
som bra dans un bref som m eil. Il se rv eilla,
pensa nouv eau sa fem m e. Pourquoi av ait-elle
suiv i av ec tant de grav it, du m atin au soir, en
perdre le som m eil et lapptit, les nouv elles du
trem blem ent de terre la tlv ision ? Que
pouv ait-elle bien contem pler trav ers ces
im ages ?
Deux jeunes fem m es v tues des m m es
m anteaux coupes et couleurs identiques
interpellrent Kom ura larriv e. Lune
m esurait env iron un m tre soixante-dix et av ait
la peau trs claire, des chev eux courts. La partie
allant de son nez sa lv re suprieure tait
trangem ent relev e, elle faisait penser un
petit anim al ongul poil ras. Sa com pagne
m esurait env iron un m tre cinquante-cinq et,
m is part son nez un peu trop petit, av ait des
traits plutt plaisants. Entre les m ches de ses
chev eux raides, longs jusquaux paules, on
apercev ait ses oreilles et le grain de beaut qui
ornait chaque lobe. Com m e elle av ait en outre les
oreilles perces et portait des boucles, cela nen
attirait que dav antage lattention sur ses grains
de beaut. Ces deux jeunes fem m es sem blaient
lune com m e lautre ges denv iron v ingt-cinq
ans. Elles entranrent aussitt Kom ura v ers la
caftria de laroport.
Je m appelle Keiko Sasaki, dit la grande.
Merci de tout ce que v ous faites pour m on frre.
Je v ous prsente Mlle Shim ao, une am ie.
Enchant, dit Kom ura.
Bonjour, dit Mlle Shim ao.
Mon frre m a dit que v ous av iez perdu
v otre fem m e rcem m ent, dit Keiko Sasaki av ec
com ponction.
Non, elle nest pas m orte, corrigea
Kom ura aprs un silence.
Pourtant, cest ce que m on frre m a dit
av ant-hier au tlphone, je m e rappelle bien, il a
dit que v ous v eniez de perdre v otre fem m e.
Non, non, nous av ons div orc, cest tout.
Autant que je sache, elle est v iv ante et en bonne
sant.
Cest bizarre. Pourtant, je suis certaine
dav oir bien entendu.
Une expression fugitiv e de profonde
dception trav ersa son v isage, com m e si le fait
dav oir apprhend la ralit de trav ers lui
infligeait une blessure personnelle. Kom ura m it
un peu de sucre dans son caf et tourna
tranquillem ent sa cuillre. Puis il but une gorge
du breuv age, lger et sans got. Un caf plus
sy m bolique que rel. Kom ura se dem anda
soudain, tonn, ce quil faisait l.
Mais cest sr, jai d m al com prendre ce
quil disait, dit Keiko Sasaki, qui reprenait ses
esprits.
Puis elle prit une profonde inspiration, se
m ordit lgrem ent les lv res.
Excusez-m oi, je m e suis m ontre trs
im polie.
Mais non, cela ne fait rien, a rev ient au
m m e pour m oi, de toute faon.
Pendant cette conv ersation, Mlle Shim ao,
un v ague sourire aux lv res, nav ait pas quitt
Kom ura des y eux. Apparem m ent, elle le trouv ait
son got. Kom ura sen rendait com pte son
expression et ses gestes un peu affects.
Un ange passa.
En tout cas, dit enfin Kom ura, je v ais
com m encer par v ous rem ettre sans attendre le
prcieux objet.
Il ouv rit la ferm eture clair de son sac, en
sortit le paquet quil av ait gliss au m ilieu dune
paisse chem ise de ski plie en deux.
En fait, se rappela-t-il soudain, je dev ais
porter ce paquet la m ain larriv e. Cela
dev ait nous serv ir de signe de reconnaissance.
Com m ent ont-elles com pris qui jtais ?
Keiko Sasaki tendit les deux m ains et prit le
paquet au-dessus de la table, le regarda un
m om ent dun air inexpressif. Puis elle le soupesa
et, com m e av ait fait Kom ura en le recev ant,
lapprocha de son oreille et le secoua lgrem ent.
Elle sourit Kom ura pour lui indiquer quil ny
av ait pas de problm e, et fourra la bote dans son
grand sac bandoulire.
Pouv ez-v ous m excuser un instant, il faut
que je donne un coup de tlphone, dit-elle.
Mais bien sr, je v ous en prie, rpondit
Kom ura.
Son sac lpaule, Keiko se dirigea v ers une
cabine situe un peu plus loin. Kom ura la suiv it
un m om ent des y eux. Son buste restait droit et
raide, tandis que la partie infrieure de son corps
partir des hanches tait anim e dun large et
souple m ouv em ent de balancier. cette v ue,
Kom ura se sentit env ahi par une sensation
trange, com m e si une scne du pass v enait de
faire brusquem ent irruption dans le prsent.
Cest v otre prem ire v isite dans le
Hokkaido ? dem anda Mlle Shim ao.
Kom ura acquiesa dun hochem ent de tte.
Cest que cest loin de Toky o, hein ?
Kom ura hocha de nouv eau la tte. Puis il fit
le tour de la salle des y eux.
Pourtant, en m m e tem ps, je nai pas
lim pression dav oir fait un si long chem in, cest
curieux.
a, cest cause de lav ion, dit Mlle
Shim ao. a v a trop v ite. Votre corps se dplace,
m ais v otre esprit ne peut pas suiv re.
Peut-tre bien.
Kom ura-san, v ous av iez env ie de faire un
v oy age trs loin ?
Peut-tre.
Parce que v otre fem m e nest plus l ?
Kom ura hocha la tte.
On peut aller aussi loin quon v eut, on ne
peut pas se fuir soi-m m e, dit Mlle Shim ao.
Kom ura, qui regardait le sucrier dun air
absent, lev a la tte et regarda la fem m e qui lui
faisait face.
Cest exactem ent a. On est toujours av ec
soi-m m e. Cest com m e notre om bre.
Vous aim iez beaucoup v otre fem m e, nest-
ce pas ?
Kom ura esquiv a la question en en posant
une autre :
Vous tes une am ie de Mlle Sasaki ?
Oui, nous som m es des cam arades.
Quel genre de cam arades ?
Vous av ez faim ? dem anda Mlle Shim ao,
rpondant son tour par une question.
Je ne suis pas trs sr. Jai un peu faim et,
en m m e tem ps, pas v raim ent.
Allons m anger quelque chose de chaud
tous les trois. a dcontracte de m anger chaud,
v ous sav ez.
Mlle Shim ao prit le v olant. La v oiture tait
une petite Subaru quatre roues m otrices. en
juger daprs son tat dusure, elle av ait dj d
parcourir plus de deux cent m ille kilom tres. Le
pare-chocs arrire tait enfonc. Keiko Sasaki
sassit auprs de la conductrice, tandis que
Kom ura prenait place sur ltroite banquette
arrire. Mlle Shim ao ntait pas particulirem ent
m auv aise conductrice, m ais larrire cela
faisait un bruit pouv antable, et les suspensions
taient quasi inexistantes. Le changem ent de
v itesse autom atique tait assez brutal, le
chauffage m archait quand il v oulait. En ferm ant
les y eux, Kom ura fut saisi par lillusion dtre
enferm dans le tam bour dune m achine lav er.
Il ny av ait pas de neige frache dans les rues
de Kushiro. Seuls de v ieux blocs durcis et sales
taient em pils des deux cts des rues, tels des
m ots tom bs en dsutude. Le plafond de nuages
tait bas, et bien quil restt encore un peu de
tem ps av ant le coucher du soleil, il faisait dj
trs som bre. Des rafales de v ent trav ersaient
lobscurit en sifflant. Il ny av ait gure de
passants dans ce pay sage dsol, o m m e les
feux rouges paraissaient transform s en glaons.
Ici, il neige peu pour le Hokkaido, expliqua
Keiko Sasaki en criant, tourne v ers larrire.
Com m e on est sur la cte, il y a beaucoup de v ent
et, m m e quand il neige, a ne tient pas, le v ent
em porte tout. En rev anche, il fait un froid
fendre les oreilles.
Quand des gens trop sols pour rentrer
chez eux sendorm ent sur le trottoir, ils glent et
m eurent de froid pendant la nuit, renchrit Mlle
Shim ao.
Il y a des ours dans la rgion ? senquit
Kom ura.
Keiko jeta un coup dil v ers son am ie en
riant sous cape.
Tu entends a ? fit-elle. Il dem ande sil y a
des ours !
Mlle Shim ao m it elle aussi un petit
gloussem ent.
Cest que je ne sais pas grand-chose sur le
Hokkaido, dit Kom ura en guise dexcuse.
Tu connais une histoire intressante
propos des ours, non ? dem anda Keiko son am ie.
Une histoire trs intressante.
Mais la conv ersation sarrta l, et Mlle
Shim ao ne parla pas dav antage des ours. Kom ura
nosa pas insister. Ils arriv rent bientt au but,
un grand restaurant de nouilles chinoises
donnant sur une av enue. Mlle Shim ao gara la
v oiture au parking, et ils entrrent dans
ltablissem ent. Kom ura but de la bire et
m angea un bol de nouilles serv ies dans un
bouillon brlant. Le restaurant tait sale et v ide,
les tables et les chaises toutes branlantes, m ais les
ram en taient excellents, et, une fois le repas fini,
Kom ura se sentit effectiv em ent un peu apais.
Quest-ce que v ous av ez env ie de faire
dans le Hokkaido, Kom ura-san ? dem anda Keiko
Sasaki. Mon frre m a dit que v ous com ptiez
rester une sem aine.
Kom ura rflchit un m om ent ce quil av ait
env ie de faire, m ais rien ne lui v int lesprit.
Que diriez-v ous daller aux sources
therm ales v ous reposer ? Prs dici, il y a un petit
tablissem ent de bains dans le sty le rustique.
Ce nest pas une m auv aise ide, dit
Kom ura.
Je suis sre que cela v ous plairait. Cest
un endroit trs agrable, et il ny a pas dours.
Les deux fem m es se regardrent et
pouffrent nouv eau de rire.
Dites, Kom ura-san, je peux v ous poser une
question sur v otre fem m e ? dem anda Keiko.
Si v ous v oulez.
Quand est-elle partie ?
Cinq jours aprs le trem blem ent de terre.
Cela fait plus de deux sem aines m aintenant.
Son dpart a un rapport av ec le
trem blem ent de terre ?
Kom ura secoua la tte.
Pas que je sache.
Pourtant il y a peut-tre un lien quelque
part, dit Mlle Shim ao en penchant lgrem ent la
tte.
Un lien qui v ous chappe, renchrit Keiko.
a arriv e, v ous sav ez, ajouta Mlle
Shim ao.
Que v oulez-v ous dire ? fit Kom ura.
Eh bien, par exem ple, cest arriv un de
m es am is, com m ena Keiko.
Tu v eux parler de Saeki-san ? dem anda
Mlle Shim ao.
Exactem ent, dit Keiko. Saeki-san a
env iron quarante ans, il v it Kushiro, il est
coiffeur, et lautom ne dernier sa fem m e a v u un
ov ni. Elle tait seule dans sa v oiture, une nuit,
dans un coin lcart de la v ille, et elle a v u une
grande soucoupe v olante se poser au m ilieu dun
cham p. Pouf ! Com m e a. Com m e dans
Rencontres du troisime type. Une sem aine plus
tard, elle quittait son m ari. Leur couple nav ait
pas particulirem ent de problm es, m ais le fait
est quelle a disparu et nest jam ais rev enue.
Pouf ! Com m e a, rpta Mlle Shim ao.
Et la raison de son dpart, ce serait cet
ov ni ? dem anda Kom ura.
Je ne sais pas si cest a la raison, m ais un
jour elle a am en ses deux enfants lcole, et
puis elle est partie, sans laisser un m ot
dexplication ni rien, dit Keiko. Et la sem aine qui
a prcd son dpart, elle ne parlait que de cet
ov ni quelle av ait v u tous les gens quelle
rencontrait. Elle en parlait sans arrt. Com m e il
tait im m ense, com m e il tait beau v oir, etc.
Les deux fem m es attendirent que ce rcit
fasse son im pression sur Kom ura.
Dans m on cas, elle a laiss un m ot
dexplication, dit-il. Et nous nav ons pas
denfants.
Cest un peu m ieux que pour Saeki-san,
alors, dit Keiko.
Cest im portant, les enfants, approuv a
Mlle Shim ao en opinant du chef.
Le pre de Mlle Shim ao est parti de la
m aison quand elle av ait sept ans, expliqua Keiko
en fronant les sourcils. Il sest enfui av ec la sur
cadette de sa m re.
Un beau jour, sans prv enir, ajouta Mlle
Shim ao en souriant.
Un ange passa.
Peut-tre que la fem m e de Saeki-san ne la
pas quitt de son plein gr, m ais a t enlev e par
un extraterrestre, dit Kom ura pour sauv er les
apparences.
Ce nest pas im possible, rpondit Mlle
Shim ao av ec le plus grand srieux. On entend
souv ent parler de ce genre dincidents.
Ou alors, elle se prom enait, et elle a t
dv ore par un ours, dit Keiko.
Elles clatrent de rire.
En sortant du restaurant, ils se rendirent
dans un love hotel situ dans le coin, un peu
lcart du centre-v ille, dans une rue o
salignaient en alternance des m arbreries
spcialises dans les stles funraires et des htels
pour am ours de passage. Mlle Shim ao gara sa
v oiture dans le parking de lun deux, un trange
btim ent en form e de chteau occidental, au
som m et duquel flottait un drapeau rouge
triangulaire. Le rceptionniste rem it une cl
Keiko, et tous trois prirent lascenseur m enant
la cham bre. La fentre tait m inuscule m ais le
lit, en rev anche, ridiculem ent im m ense. Kom ura
enlev a sa v este en duv et, la suspendit sur un
cintre et alla aux toilettes, pendant que les deux
fem m es, av ec une habilet quasi professionnelle,
faisaient couler un bain, rglaient lclairage,
v rifiaient la clim atisation, inspectaient le m enu
du room -serv ice, essay aient le com m utateur de
la lam pe de chev et, exam inaient le contenu du
Frigidaire.
Le grant de cet htel est un am i m oi, dit
Keiko Sasaki. Cest pour a quil v ous a donn la
plus grande cham bre. Com m e v ous pouv ez le
constater, cest un love hotel m ais ne v ous en
faites pas pour a. a ne v ous drange pas, au
m oins ?
Pas le m oins du m onde, rpondit Kom ura.
a m a paru plus judicieux de v ous
prendre une cham bre ici, plutt que dans un de
ces business hotels m inables aux cham bres
exigus quil y a prs de la gare.
Oui, v ous av ez sans doute raison.
Le bain est prt, si v ous v oulez v ous
donner la peine...
Kom ura entra dans la salle de bains et prit
place dans la baignoire. Elle tait si grande que,
seul dedans, on se sentait un peu m al laise. Les
couples qui sjournaient dans cet htel dev aient
inv ariablem ent prendre leur bain ensem ble.
Quand Kom ura ressortit de la salle de bains,
Keiko Sasaki av ait disparu. Il ny av ait plus que
Mlle Shim ao, qui buv ait de la bire en regardant
la tlv ision.
Keiko a d repartir, elle av ait faire, et
v ous prie de lexcuser. Elle a dit quelle passerait
v ous prendre dem ain m atin. Cela ne v ous
drange pas si je reste un peu, le tem ps de boire
une bire ?
Bien sr que non.
Vous av ez peut-tre env ie dtre seul ? Ma
prsence v ous em pche peut-tre de v ous
relaxer ?
Pas du tout, v ous ne m e drangez pas, dit
Kom ura.
Il se serv it une bire et resta un m om ent
regarder la tlv ision ct de Mlle Shim ao, tout
en sessuy ant les chev eux av ec une serv iette. Les
inform ations ne parlaient que du trem blem ent
de terre. Les m m es im ages repassaient sans
cesse : im m eubles de guingois, rues v entres,
v ieilles fem m es en larm es, confusion et colre
im puissante. Lors de la coupure publicitaire, Mlle
Shim ao prit la tlcom m ande et teignit le poste.
Tant qu faire, puisque je suis l, parlons
un peu au lieu de regarder la tlv ision.
Daccord.
De quoi v oulez-v ous parler ?
Vous av ez fait allusion une histoire
dours dans la v oiture. Une histoire intressante.
Hm m , lhistoire de lours, dit Mm le
Shim ao en hochant la tte.
Vous ne v oulez pas m e la raconter ?
Si, si.
Elle prit une autre bire dans le Frigidaire,
rem plit nouv eau leurs deux v erres.
Cest une histoire un peu ose, a ne v ous
drange pas ?
Kom ura secoua la tte.
Certains hom m es naim ent pas que les
fem m es racontent ce genre dhistoires.
Moi, a ne m e gne pas.
Com m e cest une histoire qui m est
arriv e personnellem ent, jai un peu honte
m ais...
Jaim erais bien que v ous m e la racontiez.
Trs bien, si v ous tes daccord, alors...
Non, v raim ent, a ne m e drange pas.
Il y a trois ans env iron, quand jai
com m enc luniv ersit, jav ais un petit am i
tudiant g dun an de plus que m oi, cest av ec
lui que jai fait lam our pour la prem ire fois.
Nous som m es partis faire une randonne tous les
deux pendant les v acances dans les m ontagnes du
nord du Hokkaido.
Mlle Shim ao but une gorge de bire.
Ctait lautom ne, cest une priode o il y
a beaucoup dours dans les m ontagnes, parce
quils cherchent de la nourriture av ant de
com m encer leur hibernation, donc cest assez
dangereux de se prom ener cette poque-l de
lanne. Il arriv e que des gens se fassent attaquer.
Trois jours plus tt, un randonneur av ait t
griv em ent bless par un ours. Pour pallier ce
danger, des gens de la rgion nous av aient donn
chacun une clochette, de la taille dune
clochette v ent, v ous v oy ez. Si v ous m archez en
lagitant, nous av aient-ils dit, lours com prend,
au bruit, quil y a des hum ains dans les parages,
et il reste cach. Ce nest pas par plaisir que les
ours attaquent les hum ains, v ous sav ez. Les ours
sont om niv ores, m ais tendance plutt
v gtarienne, ils nont pas besoin dattaquer des
hum ains pour se nourrir. Quand ils se trouv ent
nez nez av ec lun deux sur leur territoire, ils
sont soit tonns soit en colre et, par raction, ils
attaquent. Mais si v ous m archez en agitant une
clochette et quils v ous entendent arriv er, ils
v itent la rencontre. Vous com prenez ?
Trs bien.
Nous av ancions donc sur ce sentier de
m ontagne en agitant nos clochettes. Ding ding
ding ! Les alentours taient dserts, et tout dun
coup m on am i m a propos de... Enfin v ous v oy ez.
Moi, je nav ais rien contre, aussi nous nous
som m es un peu carts du sentier, et une fois
dans un bosquet bien protg, nous av ons tendu
une toile en v iny le par terre pour nous allonger
dessus. Mais jav ais peur des ours. Lide de
m ourir attaqu par un ours pendant quon fait
lam our, cest intolrable, non ? a ne m e disait
rien de m ourir com m e a. Vous ne trouv ez pas ?
Kom ura acquiesa.
Nous av ons donc gard nos clochettes la
m ain pendant laction. Du dbut la fin, nous
nav ons pas cess de les agiter. Ding ding ding !
Vous les agitiez tous les deux ?
Non, tour de rle. Quand lun av ait m al
au poignet, lautre prenait le relais et
inv ersem ent. Ctait v raim ent bizarre, de faire
a en agitant une clochette. Mm e m aintenant,
de tem ps en tem ps, quand je fais lam our, je m e
rem ets penser cette fois-l, et jclate de rire.
Kom ura eut un petit rire.
Mlle Shim ao frappa plusieurs fois dans ses
m ains.
Ah, cest form idable ! Alors v ous sav ez
rire.
Bien sr, dit Kom ura. Mais, la rflexion,
cela fait longtem ps que a ne m tait pas arriv .
Quand tait-ce donc, la dernire fois que jai ri ?...
Dites, est-ce que je peux prendre un bain ?
Je v ous en prie.
Pendant que Mlle Shim ao prenait son bain,
Kom ura regarda un program m e de
div ertissem ent. Ctait des num ros de com iques
m ais Kom ura ne les trouv ait pas drles du tout. Il
naurait su dire si ctait le program m e ou lui-
m m e qui tait en cause, m ais cela ne le faisait
absolum ent pas rire. Il but de la bire, prit un
sachet de cacahutes dans le Frigidaire. Mlle
Shim ao resta longtem ps dans la baignoire. Elle
finit cependant par ressortir de la salle de bains,
env eloppe dune serv iette, et sassit sur le lit.
Elle ta la serv iette et se glissa com m e un chat
sous la couette. Puis elle regarda Kom ura droit
dans les y eux.
Dites, Kom ura-san, cest quand la dernire
fois que v ous av ez batifol av ec v otre fem m e ?
Je crois que ctait fin dcem bre.
Et depuis, plus rien ?
Plus rien.
Mm e av ec quelquun dautre ?
Kom ura ferm a les y eux et secoua la tte.
Ce que je crois, m oi, cest que v ous av ez
besoin de v ous changer les ides, et de profiter de
la v ie un peu plus franchem ent, dit Mlle Shim ao.
Cest v rai, non ? Il peut y av oir un trem blem ent
de terre dem ain, v ous pouv ez tre enlev par un
extraterrestre, dv or par un ours. Personne ne
sait ce qui peut arriv er.
Personne ne sait ce qui peut arriv er,
rpta Kom ura.
Ding ding ding ! fit Mlle Shim ao.
En dpit de tentativ es rptes, Kom ura fut
incapable de lui faire lam our. Il finit par y
renoncer. Ctait la prem ire fois que cela lui
arriv ait.
Tu penses ta fem m e, cest a ? dem anda
Mlle Shim ao.
Hm m , fit Kom ura.
Mais v rai dire, ctait des v isions du
trem blem ent de terre qui trav ersaient son esprit.
Des v ues successiv es, com m e une srie de
diapositiv es. Une autoroute, des flam m es, de la
fum e, un am as de briques, une route fissure. Il
ne parv enait pas m ettre un term e cette
succession dim ages sans paroles.
Mlle Shim ao posa son oreille contre la
poitrine nue de Kom ura.
a arriv e, ce genre de choses, dit-elle.
Hm m .
Il ne faut pas tinquiter pour a.
Je v ais essay er de ne pas m en inquiter.
Mais bien sr, pour un hom m e, cest
inquitant, nest-ce pas ?
Kom ura ne rpondit pas.
Mlle Shim ao lui pina lgrem ent le bout des
seins.
Tu as dit que ta fem m e tav ait laiss un
m ot ?
Oui.
Quest-ce quelle tav ait crit ?
Que v iv re av ec m oi, ctait com m e v iv re
av ec une bulle dair.
Une bulle dair ? fit Mlle Shim ao en lev ant
la tte, le cou pench, pour le regarder. Quest-ce
que a v eut dire ?
a v eut dire que je suis v ide lintrieur.
Tu es v ide ?
Oui, v ide, creux, je nai pas de contenu.
Cest peut-tre v rai. Je ne sais pas trs bien.
Mm e si on m e dit a, je m e dem ande ce que cest,
le contenu de quelquun.
Cest v rai. Quest-ce que cest, le
contenu ? Ma m re adorait la peau de
saum on, et elle disait souv ent que ce serait bien
quil existe des saum ons qui naient que de la
peau. Ce qui v eut dire que, dans certains cas, il
v aut m ieux quil ny ait pas de contenu et
seulem ent un contenant.
Kom ura im agina quoi pourrait ressem bler
un saum on uniquem ent com pos de peau. Mais
m m e en adm ettant que cela pt exister, cela ne
v oudrait-il pas dire que lintrieur du saum on
serait lui aussi com pos de peau ? Kom ura poussa
un profond soupir. La tte de la fem m e ct de
lui se soulev a nouv eau, puis retom ba sur
loreiller.
coute, m oi, je ne sais pas si tu as quelque
chose lintrieur ou non, m ais tu m e plais bien.
Je suis sre quil y a plein de fem m es au m onde
capables de te com prendre et de taim er.
Cest ce quil y av ait crit.
Sur le m essage de ta fem m e ?
Oui.
Pff, dit Mlle Shim ao av ec un air dennui
profond. Puis elle posa nouv eau son oreille
contre la poitrine de Kom ura.
Il sentait ses boucles doreilles sur sa peau,
com m e deux m y strieux corps trangers.
propos, cette bote que jai apporte, dit
Kom ura. Quel tait son contenu ?
a tintrigue ?
Jusquici, a ne m a pas spcialem ent
intrigu m ais m aintenant, oui, je ne sais pas
pourquoi, a m e parat curieux.
Depuis quand ?
Juste m aintenant.
Brusquem ent ?
Oui, brusquem ent, je m e suis m is penser
cette bote.
Et pourquoi a tintrigue m aintenant,
brusquem ent ?
Kom ura rflchit un m om ent en regardant
le plafond.
Je m e dem ande...
Pendant un instant, tous deux tendirent
loreille aux sifflem ents de la bise. Ce v ent v enait
dun lieu inconnu Kom ura, repartait v ers un
lieu inconnu.
Cest parce que dans cette bote, dit Mlle
Shim ao dune v oix calm e, il y av ait ton contenu.
Tu las apporte jusquici sans le sav oir, et tu las
rem ise Keiko Sasaki. Voil pourquoi tu ne peux
plus rcuprer ton intrieur m aintenant.
Kom ura se redressa sur le lit pour regarder
la jeune fem m e. Son petit nez, ses grains de
beaut sur les oreilles. Dans le silence profond, il
entendait son propre cur battre grands coups
secs. Il se pencha et sentit ses os grincer. Durant
un bref instant, il fut sur le point de basculer
dans une v iolence crasante.
Ctait une plaisanterie, fit Mlle Shim ao
aprs av oir v u lexpression de son v isage. Jai
juste dit ce qui m e passait par la tte. Ctait une
m auv aise plaisanterie, je regrette. Ne tinquite
pas. Je nav ais pas lintention de te blesser.
Kom ura reprit son calm e, fit le tour de la
pice du regard, puis enfouit nouv eau son
v isage dans loreiller. Il ferm a les y eux, soupira
profondm ent. Le v aste lit stendait autour de
lui, com m e une m er nocturne. Il entendait le
sifflem ent glac de la bise. Les v iolents
battem ents de son cur faisaient trem bler ses
ctes.
Dis-m oi, tu as un peu plus lim pression
dtre loin de chez toi, m aintenant ?
Oui, il m e sem ble que je suis trs, trs loin,
rpondit Kom ura av ec sincrit.
Mlle Shim ao traa du bout des doigts des
signes com pliqus sur sa poitrine, com m e une
form ule de conjuration.
Et pourtant, le v oy age ne fait que
com m encer, dit-elle.
Deuxime nouvelle

Paysage avec fer

Le tlphone sonna peu av ant m inuit. Junko


regardait la tlv ision. Keisuke, les couteurs sur
les oreilles, les y eux dem i ferm s, jouait de la
guitare lectrique dans un coin de la pice, en se
balanant de droite gauche. Apparem m ent, il
sentranait sur un m orceau rapide car ses longs
doigts allaient et v enaient rapidem ent sur les six
cordes. Il nentendit absolum ent pas le tlphone.
Junko alla dcrocher.
Tu dorm ais ? dem anda Miy ake, parlant
entre ses dents com m e dhabitude.
Non, pas encore, rpondit Junko.
coute, je suis sur la plage et il y a une
sacre quantit de bois flott, on peut faire un
grand feu. Tu ne v iendrais pas m e rejoindre ?
Daccord. Le tem ps de m e changer et
jarriv e. Dans dix m inutes, a te v a ?
Junko enfila des collants, un blue-jean, m it
un pull col roul, fourra son paquet de
cigarettes dans la poche de son m anteau de laine,
ainsi que son porte-m onnaie, des allum ettes et un
porte-cls. Puis elle donna un lger coup de pied
dans le dos de Keisuke, qui enlev a ses couteurs
en hte.
Je v ais la plage faire un feu de cam p et
je rev iens.
Ah, cest encore Miy ake ? fit Keisuke en
fronant les sourcils. Il dev ient lourd, celui-l. On
est en plein m ois de fv rier, et il est presque
m inuit. Cest pas le m om ent de faire un feu sur la
plage.
Tu nes pas oblig de v enir, je peux y aller
toute seule.
Keisuke poussa un soupir.
Mais non, je taccom pagne, je
taccom pagne. Attends-m oi le tem ps que je m e
prpare.
Il teignit son am pli, enfila un pantalon par-
dessus son py jam a, un pull, rem onta jusquen
haut la ferm eture clair de sa v este en duv et.
Junko enroula une charpe autour de son cou,
m it un bonnet de laine sur sa tte.
Ah, on peut dire que v ous aim ez a, hein,
les feux de cam p. Je ne v ois pas ce que a a de si
am usant, dit Keisuke tandis quils sengageaient
sur le chem in m enant la plage.
La nuit tait glaciale m ais il ny av ait pas
un souffle de v ent. Quand ils ouv raient la
bouche, leur haleine froide dessinait des
idogram m es dans lair glac.
Et Pearl Jam , cest am usant peut-tre ?
rtorqua Junko. a fait du bruit, cest tout.
Pearl Jam a au m oins dix m illions de fans
dans le m onde.
Peut-tre, m ais des fans de feux de cam p,
il en existait dans le m onde entier il y a
cinquante m ille ans.
Oui, on peut dire a, concda Keisuke.
Pearl Jam disparatra, les feux de cam p
resteront.
a aussi, on peut le dire, dit Keisuke en
sortant une m ain de sa poche pour passer son
bras autour des paules de Junko. Mais le
problm e, tu v ois, Junko, cest que m oi je m e
m oque com pltem ent de ce qui se passait il y a
cinquante m ille ans, ou de ce qui se passera dans
cinquante m ille ans. Mais alors com pltem ent.
Lim portant, cest m aintenant. Maintenant. Le
m onde peut sarrter nim porte quand, com m ent
peut-on penser au futur ? Lim portant, cest de
m anger m a faim m aintenant, et de bander
m aintenant, tu v ois. Tu ne crois pas ?
Ils m ontrent les m arches m enant la digue
et aperurent la silhouette de Miy ake, lendroit
habituel. Il av ait rassem bl les m orceaux de bois
flottant que la m er rejetait sur le riv age, et les
em pilait soigneusem ent. Il y av ait parm i eux un
gros tronc, cela av ait d lui coter bien des
efforts de le traner jusque-l. Un ray on de lune
aiguis com m e un sabre clairait la ligne du
riv age. Les v agues dhiv er lav aient le sable
presque sans un bruit. La plage tait
com pltem ent dserte, en dehors de Miy ake.
Quest-ce que v ous en pensez ? Jen ai
ram ass un bon tas, hein ? dit-il en soufflant une
haleine blanche.
Cest super ! fit Junko.
a arriv e de tem ps en tem ps. Lautre fois,
il y a eu toute une journe de tem pte.
Maintenant, je m e rends com pte tout de suite,
aux m ugissem ents de la m er, quand elle v a
ram ener beaucoup de bois sur le riv age.
Rchauffe-nous v ite au lieu de te v anter.
Par un froid pareil, m es prcieuses couilles
risquent de se ratatiner, dit Keisuke en se frottant
les m ains.
Attends un peu. Cest im portant de faire
les choses dans lordre. Un feu de cam p, a se
planifie soigneusem ent. Quand on sest assur
que a v a m archer sans problm e, alors on peut
allum er, m ais doucem ent. Il ne faut pas se
presser, sinon a rate. Le m endiant trop press
gagne peu dargent.
La pute presse ne gagne pas de clients ,
dit Keisuke.
Tu es encore jeune pour faire ce genre de
blagues stupides tout le tem ps, dit Miy ake en
secouant la tte.
Il av ait habilem ent em pil les gros rondins
en les entrelaant de petits bouts de bois, si bien
que le tas ressem blait un objet dart dav ant-
garde. Il recula de quelques pas pour exam iner
les dtails de sa construction, prit tout son tem ps
pour ajuster quelques lm ents, fit le tour afin
dobserv er lensem ble sous un autre angle, rpta
le m m e processus plusieurs fois. Com m e
dhabitude, il lui suffisait de regarder com m ent le
bois tait dispos pour que se prsentent aussitt
son esprit des im ages des m ouv em ents les plus
subtils que feraient les flam m es, exactem ent
com m e un sculpteur peut dj im aginer la form e
de sa future cration dans un bloc de pierre
encore brut.
Quand il eut achev ses prparatifs en
prenant tout son tem ps pour obtenir un rsultat
parfait, Miy ake hocha la tte en m urm urant
pour lui-m m e : Bien, bien. Puis, laide dun
briquet en plastique, il m it le feu aux feuilles de
journal roules en boule quil av ait glisses tout
en bas de la pile. Junko sortit son paquet de
cigarettes de sa poche, en m it une entre ses
lv res, frotta une allum ette. Puis, plissant les
paupires, elle regarda le dos rond de Miy ake, sa
nuque qui com m enait se dgarnir. Ctait le
m om ent o elle retenait le plus son souffle. Le feu
allait-il prendre ? Allait-il bien flam ber, av ec de
belles flam m es hautes ?
Tous trois contem plaient en silence la
m ontagne de bois. Le papier journal flam ba haut
et fort, et, aprs av oir trem bl un instant dans les
flam m es, se recroquev illa et steignit. Pendant
un m om ent, il ne se passa plus rien. a ne v a
pas m archer cette fois, songea Junko. Le bois doit
tre plus hum ide quil nen a lair.
Au m om ent o ils allaient se rsigner, une
ligne de fum e blanche slev a lentem ent dans
lair. Com m e il ny av ait pas de v ent, elle se
dressait tout droit com m e une corde v ers le ciel.
Le feu av ait d prendre quelque part. Mais on ne
v oy ait pas encore de flam m es. Personne ne disait
rien. Mm e Keisuke, les deux poings enfoncs
dans les poches, av ait perdu lusage de sa langue,
pour une fois. Miy ake stait accroupi dans le
sable. Junko, debout, les bras croiss contre sa
poitrine, tirait de tem ps en tem ps une bouffe de
sa cigarette, sem blant se rappeler quelle en
tenait une la m ain.
Com m e dhabitude, elle pensa aux Feux de
Jack London. Ctait lhistoire dun v oy ageur
solitaire qui essaie dallum er un feu dans la neige
au fin fond de lAlaska. Il est condam n m ourir
de froid sil ny arriv e pas. Le soleil v a se coucher.
Junko nav ait presque jam ais lu de rom ans. Mais
pendant les v acances dt de sa prem ire anne
de ly ce, elle av ait lu et relu cette nouv elle de
Jack London, quon lui av ait donne lire et sur
laquelle elle dev ait faire une rdaction. Les scnes
du rcit slev aient naturellem ent, trs v iv antes,
dans son esprit. Elle ressentait nettem ent,
com m e si ctait le siens, les battem ents du cur
de lhom m e au bord de la m ort, son angoisse, ses
espoirs et son dsespoir. Mais le point essentiel de
cette nouv elle, ctait que, fondam entalem ent, le
hros appelait la m ort de ses v ux. Junko le
sav ait. Elle aurait t incapable dexpliquer
pourquoi, m ais, ds le dbut du rcit, elle lav ait
com pris. Ce v oy ageur v oulait m ourir depuis le
dbut. Il sav ait que ctait la conclusion qui
sim posait, celle qui lui conv enait le m ieux.
Pourtant, il fallait quil lutte de toutes ses forces
pour surv iv re, quil se batte contre cet ennem i
la supriorit crasante qutait la m ort. Ce qui
av ait touch profondm ent Junko dans cette
nouv elle, ctait cette contradiction qui
apparaissait v ers le m ilieu du rcit.
Son professeur av ait rejet son
interprtation dun rire ddaigneux. En ralit,
le hros v eut m ourir, selon v ous ? av ait-il dit
dun ton stupfait. Cest la prem ire fois que
jentends form uler une ide aussi trange. Il m e
sem ble que v ous av ez une lecture trs personnelle
de ce rcit. Il av ait lu une partie de la rdaction
dev ant la classe, et tous les cam arades de Junko
av aient ri. Pourtant, Junko sav ait. Ctait les
autres qui se trom paient. Sinon, com m ent la fin
de cette histoire aurait-elle pu tre si belle, si
sereine ?
Le feu sest dj teint, non, Miy ake ?
dem anda Keisuke dun ton intim id.
Non, a v a, il a pris, ne tinquite pas. Il se
prpare seulem ent flam ber m aintenant.
Regarde, la fum e continue slev er. On dit bien
quil ny a pas de fum e sans feu, non ?
On dit aussi quil ny a pas drection sans
irrigation sanguine.
Dis donc, tu ne serais pas un peu obsd,
par hasard ? dit Miy ake av ec une expression de
stupeur.
Mais com m ent peux-tu tre si sr quil ne
v a pas steindre ?
Je le sais. Tu v as v oir, a v a se m ettre
flam ber dun coup.
O as-tu acquis toutes ces connaissances,
Miy ake ?
On ne peut pas v raim ent appeler a des
connaissances, m ais, en gros, ce sont des choses
que jai apprises enfant, chez les boy -scouts.
Quand on est scout, m m e si on naim e pas a, on
finit forcm ent par sy connatre en feux de
cam p.
Ah. Chez les boy -scouts, hein ? fit Keisuke.
Oui. Enfin, bien sr, ce nest pas tout, il
faut aussi une sorte de don. Je ne dev rais pas dire
a m oi-m m e, m ais il faut reconnatre que jai un
talent particulier, que les gens ne possdent pas
dordinaire, pour allum er les feux de cam p.
a doit tre am usant, m ais ce nest pas le
genre de talent qui doit rapporter beaucoup
dargent.
a, cest sr, adm it Miy ake en riant.
Com m e il lav ait prdit, de petites flam m es
ne tardrent pas slev er sous le bois, quon
entendait craquer lgrem ent. Junko poussa un
soupir de soulagem ent. Maintenant il ny a plus
dinquitude av oir. a v a bien flam ber. Tous
trois se tournrent v ers les flam m es peine
naissantes et tendirent lentem ent leurs m ains
v ers elles. Il ny a rien faire pour linstant,
songea Junko, juste regarder tranquillem ent les
flam m es augm enter dintensit. Les gens qui
v iv aient il y a cinquante m ille ans dev aient
tendre leurs m ains v ers le feu av ec ce m m e
genre de sentim ent.
Miy ake, tu m as bien dit un jour que tu
tais originaire de la rgion de Kobe ? dem anda
Keisuke de sa v oix claire, com m e sur une
rm iniscence soudaine. Toute ta fam ille est saine
et sauv e, aprs le trem blem ent de terre de lautre
jour ?
Ma foi, je nen sais rien. Je nai plus aucun
lien av ec eux. Cest du pass, tout a.
Tu as beau dire, tu as gard laccent du
Kansai.
Ah bon ? Je parle av ec un accent ? Je ne
m en rendais pas com pte.
Si cest ps laccent de Kobe, ben, cest
laccent do, alrs ? fit Keisuke, im itant les
intonations prov inciales de Miy ake. Cesse donc de
dire nim prte quou !
Ne parle pas av ec cet accent
pouv antable, sil te plat. Je nai aucune env ie
quun bouseux com m e toi essaie dim iter m on
accent du Kansai, surtout aussi m al. Continue
plutt faire des v ires en m oto dans la
cam pagne av ec tes copains les garons de ferm e
pour occuper la m orte-saison.
Cest terrible, Miy ake, dit Keisuke, tu as
lair tout doux com m e a m ais, tu dis des choses
v raim ent horribles. Moi, je m en v ais si tu
continues lancer des piques aux purs habitants
du nord du Kanto com m e m oi ds quils te font la
m oindre rflexion. Non m ais, srieusem ent, ta
fam ille v a bien ? Il doit bien rester des gens que
tu connais Kobe. Tu suis les infos la tl ?
Changeons de sujet, dit Miy ake. Si on
buv ait un peu de whisky ?
Je v eux bien.
[1 ]
Et toi, Jun-chan ?
Un tout petit peu, pour m oi.
Miy ake sortit de la poche de sa v este en cuir
une flasque m tallique, et la tendit Keisuke, qui
dv issa le bouchon, but une gorge la rgalade,
lav ala en dglutissant, puis aspira bruy am m ent
une bouffe dair froid.
Hm m , cest bon ! dit-il. a, cest du
produit dexception. Au m oins du single m alt du
v ingt et unim e sicle, sans doute possible. Vieilli
en ft de chne. On entend les cris des oiseaux de
m er dcosse, et les soupirs des anges.
Idiot, arrte un peu de dire des sottises.
Cest du Suntory tout ce quil y a de plus
ordinaire, le whisky le m oins cher sur le m arch.
Junko prit le flacon que lui tendait Keisuke,
v ersa un peu de whisky dans le bouchon et le lapa
lentem ent. Le v isage grav e, elle suiv it la
sensation particulire que lui procurait le
parcours du liquide tide de son sophage son
estom ac. Ensuite, ce fut au tour de Miy ake de
boire lentem ent une gorge, aprs quoi Keisuke
en av ala une large rasade. Pendant que la flasque
passait de m ain en m ain, les flam m es slev aient
de plus en plus haut, saffirm aient de plus en
plus, m ais sans aucune hte. Elles prenaient tout
leur tem ps. Ctait ce quil y av ait de parfait dans
les feux de cam p prpars par Miy ake. Les
flam m es stendaient toujours av ec souplesse,
av ec douceur. Elles ntaient ni v iolentes, ni
presses, elles ressem blaient des caresses
expertes. Elles ntaient l que pour rchauffer le
cur des hom m es.
Junko gardait toujours le silence dev ant un
feu de cam p. Elle ne faisait pas un geste,
changeait peine parfois de position. Les flam m es
av aient lair daccepter, dav aler en silence, de
com prendre et aussi de pardonner tout ce qui se
trouv ait autour delles. Ce dev ait tre a, une
v raie fam ille, se disait Junko.
Elle tait arriv e en m ai de sa troisim e
anne de ly ce dans cette v ille de la prfecture
dIbaraki. Munie du sceau de son pre et de son
carnet de caisse dpargne, elle av ait t retirer
trois cent m ille y en sur son com pte, puis av ait
fourr dans un sac de v oy age autant de
v tem ents quil pouv ait en contenir, av ant de
partir de chez elle. Elle av ait chang plusieurs
fois de trains au hasard depuis Tokorozawa,
jusqu ce quelle dbarque dans cette petite v ille
de bord de m er de la prfecture dIbarki. Une
v ille dont elle nav ait jam ais entendu prononcer
le nom auparav ant. Elle av ait tout de suite
cherch un appartem ent dans une agence
im m obilire situe dev ant la gare et, la sem aine
suiv ante, av ait trouv du trav ail dans un
superm arch face la route nationale qui
longeait le riv age. Alors elle av ait crit une lettre
sa m re, pour lui dire de ne pas sinquiter,
quelle tait en bonne sant, et surtout quil ne
fallait pas chercher la retrouv er.
Elle dtestait le ly ce et ne supportait plus la
v ue de son pre. Quand elle tait petite, pourtant,
ils sentendaient bien. Le week-end, il lem m enait
souv ent sam user av ec lui. Quand elle m archait
m ain dans la m ain av ec son pre, elle se sentait
fire sans raison particulire, et forte. Mais v ers
la fin du collge, elle av ait eu ses prem ires
rgles, son pubis stait couv ert de poils, ses seins
av aient com m enc gonfler, et son pre stait
m is la regarder av ec un drle dair quil nav ait
pas auparav ant. Quand elle tait arriv e en
troisim e anne de collge, elle dpassait le m tre
soixante-dix, et son pre ne lui adressait
pratiquem ent plus la parole.
Ses notes nav aient rien de faram ineux. Au
dbut du collge, elle tait plutt dans les
m eilleures de la classe, m ais la fin, ctait plus
rapide de com pter son classem ent partir des
derniers, et cest de justesse quelle tait entre au
ly ce. Elle ntait pas bte, pourtant, m ais elle
av ait du m al se concentrer. Quand elle
com m enait quelque chose, elle narriv ait jam ais
term iner. Essay er de se concentrer lui donnait
la m igraine. Elle av ait des difficults respirer,
les battem ents de son cur dev enaient
dsordonns. Aller lcole ne reprsentait plus
rien pour elle, sinon une douleur insupportable.
Peu aprs son installation dans cette v ille
dIbaraki, elle av ait rencontr Keisuke. Il av ait
deux ans de plus quelle et ctait un excellent
surfer. Il tait grand, se teignait les chev eux en
chtain clair et av ait de belles dents bien
alignes. Il tait v enu v iv re dans cette v ille parce
quil y av ait de belles v agues, et av ait form un
groupe de rock av ec des am is. Il stait inscrit
dans une univ ersit priv e de seconde classe,
m ais com m e il nallait pratiquem ent jam ais aux
cours, ses perspectiv es de russir lexam en de
sortie taient quiv alentes zro. Ses parents
tenaient une ptisserie lancienne dans la v ille
de Mito, et, en cas de besoin, il pourrait toujours
prendre leur suite, m ais il nav ait aucune
intention de finir derrire le com ptoir dune
ptisserie. Il pensait quil pouv ait passer sa v ie
rouler av ec ses am is dans son cam ion Datsun la
recherche de bons spots de surf, et jouer de la
guitare dans un groupe de rock am ateur, m ais il
ny av ait aucune raison quune v ie aussi facile
puisse durer toujours, ni pour lui ni pour
quiconque.
Junko stait donc m ise v iv re av ec Keisuke
et, un peu plus tard, av ait nou am iti av ec
Miy ake. Ce dernier av ait env iron quarante-cinq
ans, il tait petit et m aigre. Il av ait un v isage
long et m ince, des chev eux courts et des lunettes.
Sa barbe poussait trs v ite et, le soir, il av ait
toujours le bas du v isage couv ert dun pais
duv et noir. Il portait toujours des chem ises de
treillis aux couleurs dlav es ou des chem ises
hawaennes, dont il laissait un pan dpasser dun
pantalon trop large et av achi, et de v ieilles tennis
blanches. En hiv er, il se contentait denfiler par-
dessus sa tenue une v ieille v este en cuir toute
fripe. Parfois, il portait une casquette de base-
ball, m ais en dehors de a, Junko ne lav ait
jam ais v u habill autrem ent. Pourtant, ses
v tem ents av aient toujours lair soigneusem ent
lav s.
Dans cette petite v ille ctire au nord-est de
Toky o, personne ne parlait av ec laccent du
Kansai en dehors de Miy ake, si bien que sa
prsence se rem arquait, quon le v euille ou non.
Une de ses collgues av ait dit Junko quil louait
une m aison prs du superm arch o il v iv ait seul
et faisait de la peinture toute la journe. Hum ,
enfin, je ne crois pas que ce soit un peintre
clbre, hein. De toute faon, je nai jam ais v u ses
tableaux. Mais il a lair de se dbrouiller pour en
v iv re, donc a ne doit pas tre si m al, ce quil fait.
De tem ps en tem ps, il v a Toky o acheter du
m atriel de peinture, et il rentre le soir. a doit
faire cinq ans quil v it ici. On le v oit souv ent faire
des feux de cam p tout seul sur la plage. Il doit
aim er a, parce quil a lair terriblem ent
concentr sur ce quil fait. Cest un ty pe un peu
bizarre, pas trs causant, m ais pas m chant.
Miy ake v enait trois fois par jour au
m agasin. Le m atin, il achetait du lait, du pain et
un journal, m idi un repas tout prt, et le soir,
une bire frache et des petites choses grignoter
av ec. Les m m es achats se rptaient
quotidiennem ent, dans le m m e ordre. Il ne
parlait pas aux em ploy s sinon pour dire bonjour,
m ais Junko av ait dv elopp une sorte daffection
naturelle pour lui. Un m atin o ils taient seuls
tous les deux dans la boutique, elle prit son
courage deux m ains et linterrogea :
Pourquoi v enez-v ous chaque jour faire de
petites courses, m m e si v ous habitez tout prs ?
Vous pourriez faire des prov isions de bire et de
lait et les garder au rfrigrateur, ce serait plus
com m ode, non ? Nous, v idem m ent, du m om ent
quon v end, a rev ient au m m e, m ais...
Oui, bien sr, ce serait m ieux si je pouv ais
acheter lav ance ce dont jai besoin m ais cest
im possible, v u les circonstances.
Quelles circonstances ?
Eh bien, com m ent dire, des circonstances
un peu... particulires.
Excusez-m oi de m e m ler de ce qui ne m e
regarde pas, ne le prenez pas m al. Je ne peux pas
m em pcher de poser des questions quand
quelque chose m chappe. Ctait sans m auv aise
intention.
Miy ake hsita un peu puis rpondit dun air
em barrass :
En fait, cest que... je nai pas de
Frigidaire, v oil. Je naim e pas ce genre
dappareil.
Junko se m it rire.
Moi non plus, je naim e pas spcialem ent
les frigos, m ais bon, jen ai un quand m m e. Cest
pratique, non ?
a, cest sr, m ais je ny peux rien, je suis
v raim ent allergique la prsence dun
rfrigrateur chez m oi. a m em pche de dorm ir.
Quel drle de ty pe ! se dit Junko. Mais
cette conv ersation ne fit quapprofondir lintrt
quelle portait Miy ake.
Quelques jours plus tard, alors quelle se
prom enait au bord de la m er, le soir, elle aperut
Miy ake en train dallum er un feu seul sur la
plage. Elle lappela, le rejoignit. Debout ct de
lui dev ant le feu, elle se rendit com pte quelle le
dpassait de cinq bons centim tres. Aprs av oir
chang de banales form ules de salutations, ils
restrent cte cte regarder le feu en silence.
Cest alors, la v ue des flam m es dans la
nuit, que Junko ressentit soudain quelque chose.
Quelque chose de profond. Une sorte de bloc
dm otion, aurait-on pu dire, car ctait trop
v iv ant, cela av ait un poids trop rel pour tre
sim plem ent appel une ide. Cela disparut
aussitt, laissant une sensation trange qui lui
serrait le cur com m e un souv enir nostalgique,
aprs av oir parcouru tout son corps. Cela lui
donna la chair de poule sur les bras, pendant un
bon m om ent.
Monsieur Miy ake, a ne v ous fait pas une
sensation bizarre de regarder le feu ?
Quel genre de sensation ?
Eh bien, com m e de sentir de faon trs
v iv e des choses dont on na pas conscience dans la
v ie ordinaire. Com m ent dire ? Je ne sais pas
com m ent exprim er a parce que je ne suis pas
trs intelligente, m ais, en regardant le feu, je
ressens un calm e profond, sans raison.
Miy ake rflchissait.
Le feu, finit-il par dire, a une form e libre.
Aussi, ceux qui le regardent se m ettent-ils
graduellem ent y v oir tout ce quils v eulent.
Toi, par exem ple, Junko, tu te sens apaise en le
regardant, m ais cest sim plem ent un calm e qui
est prsent au fond de toi qui se reflte dans les
flam m es. Tu com prends ?
Hm m .
Mais ce genre de choses ne se produit pas
av ec nim porte quel feu. Si le feu nest pas libre,
a ne peut absolum ent pas se produire. Par
exem ple, a narriv era jam ais av ec un brleur
gaz. Ni av ec la flam m e dun briquet. Ni m m e
av ec un feu de cam p ordinaire. Pour que le feu se
sente libre, il ne suffit pas de lallum er dans un
endroit o on pense quil v a tre libre. Ce nest
pas si facile raliser.
Et v ous, m onsieur Miy ake, v ous russissez
le raliser ?
Parfois oui, et parfois non. Mais en gros,
oui, je peux le faire. Si je m y efforce de tout m on
cur, jy arriv e.
Vous aim ez les feux de cam p, hein ?
Miy ake hocha la tte.
Oui, cest presque une m aladie. Si je suis
v enu m installer dans ce trou, cest
principalem ent parce que les v agues ram nent
plus de bois flott sur le riv age que dans la
plupart des v illes de bord de m er. Cest la seule
raison de m a v enue ici. Je m e suis install ici
pour faire des feux de cam p. a parat
com pltem ent idiot, non ?
partir de ce soir-l, Junko v int tenir
com pagnie Miy ake autour dun feu de cam p
chaque fois quelle av ait le tem ps. Il faisait des
feux toute lanne, part en plein t quand la
plage tait env ahie de m onde jusquau m ilieu de
la nuit. Parfois, ctait deux fois par sem aine,
dautres m om ents, tout un m ois scoulait sans
quil en allum e. Le ry thm e dpendait de la
quantit de bois que ram enaient les v agues. Mais
chaque fois quil dcidait de faire un feu, Miy ake
ne m anquait jam ais de tlphoner Junko pour
la prv enir. Pour plaisanter, Keisuke appelait
Miy ake ton am i le fou des feux de cam p .
Pourtant, m m e Keisuke, de caractre asocial et
jaloux, sem blait bien accepter la prsence de
Miy ake auprs de Junko.
Quand les flam m es se m irent lcher la plus
grosse bche, le feu parut dev enir plus serein.
Junko stait assise sur le sable et contem plait le
spectacle sans ouv rir la bouche. Miy ake, m uni
dune longue perche, arrangeait soigneusem ent
les m orceaux de bois, v eillant ce que les
flam m es ne se propagent pas trop v ite, et ce que
lintensit du feu ne faiblisse pas non plus. Il
prenait de tem ps en tem ps un m orceau de bois
dans sa rserv e de com bustible et le lanait aux
endroits o il fallait.
Keisuke dclara soudain quil av ait m al au
v entre.
Jai d attraper froid. Il faudrait juste que
jaille aux toilettes et a ira m ieux aprs.
Tu nas qu rentrer la m aison, dit
Junko.
Oui, je crois que a v aut m ieux, dit
Keisuke av ec un air dsol. Mais toi ?
Ne tinquite pas, je la raccom pagnerai
chez v ous aprs, dit Miy ake.
Je v eux bien, sil te plat, dit Keisuke
av ant de lev er le cam p.
Ce quil peut tre bte ! dit Junko en
secouant la tte. Il boit toujours trop, il oublie que
a le rend m alade.
Cest v rai, Jun-chan, quand on ne sait pas
se contrler av ec sagesse ds son plus jeune ge,
a gche le plaisir. Mais enfin, Keisuke a
beaucoup de qualits par ailleurs, non ?
Peut-tre, oui, m ais il ne rflchit jam ais.
Cest difficile dtre jeune. Parfois, on a
beau rflchir, on ne trouv e pas de solution.
Ils retournrent un m om ent leur
contem plation silencieuse des flam m es. Chacun
suiv ait le cours de ses propres penses, et le tem ps
scoulait pour eux selon des chem ins spars.
Dis, Miy ake, il y a quelque chose qui m e
tracasse. Je peux te poser une question ?
quel sujet ?
Cest personnel.
Miy ake passa plusieurs fois la paum e de sa
m ain sur ses joues env ahies dune barbe
naissante et rche.
Je ne sais pas, m ais v as-y , pose ta question
et on v erra aprs.
Je m e disais que si a se trouv e, tu dev ais
av oir une fem m e quelque part, non ?
Miy ake sortit la flasque de la poche de sa
v este en cuir, la dboucha, but une gorge de
whisky en prenant tout son tem ps. Puis il la
reboucha, la rem it dans sa poche, et, seulem ent
alors, regarda Junko.
Do te v ient cette ide, brusquem ent ?
Ce nest pas brusquem ent, a fait un
m om ent que je m e posais la question. Depuis que
jai v u la tte que tu faisais quand Keisuke a parl
du trem blem ent de terre Kobe. Les y eux des
gens qui regardent un feu sont plutt sincres, ils
disent la v rit. Cest toi qui m e las dit un jour...
Ah, v raim ent ?
Et tu as des enfants aussi ?
Oui, deux, jen ai deux.
Ils sont Kobe, hein ?
En tout cas, cest l qutait notre m aison.
Je pense quils y v iv ent toujours, oui.
O, Kobe ?
[2 ]
Higashi-nada .
Miy ake plissa les paupires, lev a la tte pour
contem pler ltendue som bre de la m er, puis son
regard rev int v ers le feu.
Voil pourquoi je ne peux pas te laisser
traiter Keisuke didiot, tu com prends. On na pas
le droit de juger les autres. Moi non plus, je ne
rflchis pas. Cest m oi, le roi des idiots, tu
com prends ?
Tu v eux m en dire plus l-dessus ?
Non, dit Miy ake. Non, je nai aucune
env ie den parler.
Alors, arrtons. Moi, en tout cas, je trouv e
que tu es quelquun de bien.
La question nest pas l, dit Miy ake en
secouant la tte.
Il se m it tracer des dessins sur le sable de la
pointe de son bton.
Dis, Jun-chan, tu as dj pens la faon
dont tu m ourrais ?
Junko rflchit un m om ent puis fit non de la
tte.
Moi, jy pense tout le tem ps, tu sais, dit
Miy ake.
Et com m ent tu v as m ourir ?
Enferm dans un Frigidaire. a arriv e
souv ent dans les faits div ers, non ? Un enfant qui
joue av ec un frigo abandonn, il rentre dedans, la
porte se referm e et il m eurt touff lintrieur.
Voil com m ent je m e v ois m ourir.
Un gros m orceau de bois tom ba dun bloc sur
le ct, rpandant une gerbe dtincelles. Miy ake
le regarda sans rien faire. Les flam m es se
refltaient sur son v isage, dessinant des om bres
irrelles.
On m eurt petit feu, dans un endroit
exigu, plong dans les tnbres. Et puis, si on
m ourait rapidem ent touff, ce serait bien, m ais
ce nest pas si sim ple. Il y a un peu dair qui
pntre lintrieur, par je ne sais o. Ce qui fait
quon ntouffe pas si facilem ent, a prend
norm m ent de tem ps. Jai beau crier, personne
ne m entend. Personne ne se soucie de m oi. Cest
tellem ent troit que je ne peux pas faire un seul
geste. Et jai beau essay er de pousser, la porte ne
souv re pas de lintrieur.
Junko ne disait pas un m ot.
Je fais tout le tem ps ce rv e. Et je m e
rv eille au m ilieu de la nuit en sueur. Je rv e
que je m eurs lentem ent, trs lentem ent, en m e
dbattant et en souffrant dans les tnbres. Mm e
quand je m e rv eille, m on rv e ne se term ine
pas. Cest a la partie la plus effray ante. Je m e
rv eille, jai le gosier tout dessch, aussi je v ais
la cuisine et jouv re la porte du Frigidaire. Bien
sr, com m e il ny en a pas la m aison, je dev rais
com prendre tout de suite que je suis toujours en
train de rv er. Mais, sur le m om ent, je ne m en
rends pas com pte. Je m e dis seulem ent en
ouv rant la porte du frigo : Tiens, cest bizarre, il
fait noir com m e dans un four
lintrieur. Pensant quil doit y av oir une panne
dlectricit, je plonge la tte dedans et, ce
m om ent-l, une m ain surgit du fond du
Frigidaire et m attrape par le cou. Une m ain
glace com m e celle dun cadav re. Et elle m e serre
av ec une force inim aginable et m entrane
lintrieur de lappareil. Je m e m ets hurler de
toutes m es forces et, cette fois, je m e rv eille pour
de bon. Voil le rv e que je fais. Toujours le
m m e. Exactem ent le m m e dun bout lautre.
Et il m e fait chaque fois aussi affreusem ent peur.
Miy ake piqua une bche enflam m e du bout
de son bton et la rem it dans sa position dorigine.
Ce cauchem ar a lair si rel quil m e
sem ble que je suis dj m ort plusieurs fois.
Depuis quand le fais-tu ?
Depuis si longtem ps que je narriv e plus
m e rappeler quand a a com m enc. Parfois, jen
suis com pltem ent libr pendant un m om ent. Il
y a eu une priode dun an ou... oui, cest a, deux
ans m m e, pendant laquelle je nai pas fait ce
cauchem ar une seule fois. Jai cru que tout allait
bien se passer dsorm ais. Mais il a fini par
rev enir. Il rapparat chaque fois que je
com m ence m e dire : a y est, m aintenant, cest
fini, je suis tir daffaire, il ne rev iendra pas. Et
quand m on rv e rev ient, je ne contrle plus rien,
je ne sais pas quoi faire pour larrter.
Miy ake secoua la tte.
Ecoute, Jun-chan, je suis dsol, je sais
bien que a ne m av ance rien de te raconter des
histoires aussi sinistres.
Mais non, v oy ons, au contraire, dit Junko
en m ettant une cigarette entre ses lv res et en
craquant une allum ette.
Elle aspira une grande bouffe de fum e et
ajouta :
Raconte-m oi.
Le feu tirait sa fin. Tout av ait brl, y
com pris la v olum ineuse rserv e de bois, que
Miy ake av ait ajout au fur et m esure. Ctait
peut-tre une im pression m ais il sem bla Junko
que le bruit des v agues stait am plifi.
Il y a un criv ain am ricain qui sappelle
Jack London, com m ena Miy ake.
Celui qui a crit sur les feux de cam p ?
Oui. Tu ty connais, dis donc. Eh bien,
Jack London, il a t persuad pendant trs
longtem ps quil finirait noy . Il tait conv aincu,
m ais alors conv aincu quil tom berait un jour la
m er par erreur et quil se noierait sans que
personne se rende com pte de sa disparition.
Et il est v raim ent m ort noy ?
Miy ake secoua la tte.
Non. Il se serait tu en absorbant un
som nifre base de m orphine.
Son intuition ntait pas fonde, alors. Ou
peut-tre quil a dcid de contrarier le sort et a
fait ce quil fallait pour ne pas m ourir noy ?
En apparence, oui, dit Miy ake. Puis il fit
une pause.
Mais en un sens, il ne stait pas trom p.
Jack London est bien m ort noy dans une m er de
tnbres, une nuit de solitude. Il tait dev enu
alcoolique, il av ait atteint le fond du dsespoir, et
il est m ort en se dbattant l-dedans. Lintuition,
parfois, cest une sorte dim age de substitution.
Parfois, cette im age est beaucoup plus v iv ante et
dpasse la ralit en horreur. Cest ce quil y a de
plus effray ant dans le phnom ne quon appelle
prm onition. Tu com prends ce que je v eux dire ?
Junko rflchit un m om ent. Mais non,
dcidm ent, elle ne com prenait pas.
Moi, je nai jam ais rflchi la faon dont
je m ourrai. Je ne peux pas y penser. Je ne sais
m m e pas de quelle faon je v ais v iv re, alors !
Oui, tu as raison, dit Miy ake en hochant
la tte. Mais dun autre ct, en partant de la
faon de m ourir, on peut dduire le genre de v ie
quon v a m ener.
Tu v is com m e dans ton cauchem ar ?
Je ne sais pas. Il m arriv e de le penser, oui.
Miy ake sassit ct de Junko. Il av ait lair
plus fatigu que dhabitude, et plus g. Les
chev eux av aient trop pouss au-dessus de ses
oreilles et se dressaient tout droit.
Dis, Miy ake, quel genre de tableaux tu
peins ?
a, cest trs difficile expliquer.
Junko changea langle de sa question :
Que reprsente le dernier tableau que tu
as peint, alors ?
a sappelle Pay sage av ec fer. Je lai
term in il y a trois jours. a reprsente une pice
av ec un fer repasser dedans. Cest tout.
Et pourquoi cest difficile expliquer ?
Parce quen fait ce nest pas un fer
repasser.
Junko lev a la tte pour regarder son
com pagnon :
Un fer qui nest pas un fer ?
Exactem ent.
Autrem ent dit, cest une im age de
substitution ?
Peut-tre.
Cest quelque chose que tu ne peux pas
peindre sans le reprsenter par un autre objet ?
Miy ake hocha la tte en silence.
Ils lev rent la tte v ers le ciel et saperurent
quil y av ait beaucoup plus dtoiles quun peu
plus tt. La lune av ait chang de place dans le
ciel. Miy ake jeta finalem ent dans le feu le bton
quil av ait tenu la m ain toute la soire. Junko
sappuy a lgrem ent sur son paule. Lodeur des
centaines de feux de cam p quil av ait allum s sur
la plage im prgnait les v tem ents de Miy ake.
Junko hum a longuem ent ce parfum .
Tu sais, Miy ake.
Oui ?
Je suis v ide.
Ah ?
Hm m .
Junko ferm a les y eux et les sentit se rem plir
sans raison de larm es qui se m irent rouler sur
ses joues. De la m ain droite, Junko serrait le
pantalon de Miy ake hauteur du genou. Tout
son corps tait agit de petits trem blem ents.
Miy ake passa un bras autour de ses paules et la
serra doucem ent contre lui. Mais les larm es de
Junko ne v oulaient pas sarrter de couler.
Rien, il ny a v raim ent rien, dit-elle dune
v oix casse au bout dun m om ent. Je suis v ide,
com pltem ent v ide.
Je com prends.
Cest v rai ?
Je m y connais en la m atire, tu sais.
Alors, quest-ce que je dois faire ?
Il faut dorm ir un bon coup et, quand on se
lv e le lendem ain, a v a beaucoup m ieux.
Ce nest pas si sim ple.
Peut-tre. Peut-tre que ce nest pas si
sim ple.
Le feu m it un chuintem ent, com m e quand
la v apeur fusait dun bout de bois im prgn deau
de m er. Miy ake lev a la tte, plissa les y eux,
regarda un m om ent en direction du bruit.
Alors, quest-ce que je dois faire ? rpta
Junko.
Eh bien... tu ne v oudrais pas m ourir av ec
m oi, m aintenant ?
Mourir ? Pourquoi pas ? Je v eux bien.
Tu es srieuse ?
Trs srieuse.
Le bras toujours autour des paules de
Junko, Miy ake resta silencieux un instant. Junko
enfouit son v isage dans la v ieille v este en cuir
confortable quil portait toujours.
En tout cas, attendons que le feu de cam p
soit com pltem ent teint, dit Miy ake. Ce feu que
jai allum exprs, je v eux laccom pagner
jusquau bout. Quand il sera com pltem ent teint
et quil fera noir, m ourons ensem ble.
Daccord, dit Junko. Mais com m ent on v a
sy prendre pour se tuer ?
Je v ais y rflchir.
Hm m .
Env eloppe dune odeur de feu de cam p,
Junko ferm a les y eux. La m ain de Miy ake sur son
paule tait petite pour une m ain dhom m e, et
trangem ent rche. Je ne pourrais sans doute
pas v iv re av ec lui, songea Junko. Parce que je ne
crois pas que je pourrais pntrer dans son cur.
Mais m ourir av ec lui, a, je peux peut-tre le
faire.
Cependant, ainsi serre dans les bras de
Miy ake, le som m eil la gagna peu peu. Ce dev ait
tre le whisky . La m oiti dun tronc darbre
seffondra en cendres, m ais le plus gros rondin
rougeoy ait encore, elle en sentait la chaleur
sereine sur sa peau. Cela prendrait encore pas
m al de tem ps av ant quil ne steigne.
Je peux dorm ir un peu ? dem anda Junko.
Bien sr.
Tu m e rv eilleras quand le feu sera
teint ?
Ne tinquite pas, quand le feu sera teint,
tu te rv eilleras cause du froid, m m e si tu nen
as pas env ie.
Junko se rpta ces m ots plusieurs fois
intrieurem ent. Quand le feu sera teint, tu te
rv eilleras cause du froid, m m e si tu nen as
pas env ie. Puis elle se roula en boule et som bra
dans un bref som m eil de plom b.
Troisime nouvelle

Tous les enfants de Dieu savent danser

Yoshiy a se rv eilla av ec la pire gueule de


bois quil ait jam ais connue. Il av ait beau essay er
de toutes ses forces de soulev er les paupires, son
il gauche refusait de lui obir et ne souv rait
pas. Il prouv ait la m m e sensation que si sa tte
entire stait em plie de caries pendant la nuit :
un jus putride coulait de ses dents pourries, et
liqufiait son cerv eau de lintrieur. Sil laissait
les choses continuer ainsi, bientt son cerv eau
serait com pltem ent fondu. Mais en m m e
tem ps, pourquoi pas ? Cela lui tait indiffrent.
Tout ce quil v oulait, ctait dorm ir encore un
peu, si possible. Mais il sav ait bien quil ne
pourrait pas se rendorm ir. Il se sentait trop m al
pour a.
Il v oulut jeter un coup dil la m ontre
pose son chev et m ais, pour une raison
inconnue, elle av ait disparu. Elle ne se trouv ait
pas lendroit o elle aurait d tre. Ses lunettes
non plus, dailleurs. Peut-tre les av ait-il
inconsciem m ent jetes quelque part ? a lui tait
dj arriv .
Il faut que je m e lv e , se dit-il, m ais
peine av ait-il soulev le torse que sa conscience
flancha nouv eau et quil retom ba sur le lit, la
tte dans loreiller. La v oiture dun m archand de
perches scher passait dans le v oisinage. Nous
reprenons v os perches scher usages en
change de neuv es, cela v ous cotera le m m e
prix quil y a v ingt ans , grsillait dans un haut-
parleur une v oix de quinquagnaire, dont le ton
tranant et m onotone donnait la nause
Yoshiy a. Mais il sav ait quil serait incapable de
v om ir.
Un de ses am is lui av ait dit que, quand il se
rv eillait av ec une gueule de bois le lendem ain
dune soire trop arrose, il com m enait toujours
sa journe en regardant les dbats tlv iss : les
v oix des prsentateurs talentueux aux dents
longues lui corchaient tellem ent les oreilles que
cela lui perm ettait de v om ir ce qui lui tait rest
sur lestom ac de ses beuv eries de la v eille. Mais ce
m atin-l, Yoshiy a nav ait m m e pas le courage
de se traner jusqu la tlv ision. Le sim ple fait
de respirer lui tait dj assez pnible. Des
lum ires transparentes, des nappes de fum e
blanche passaient en dsordre dev ant ses y eux, se
m langeaient, donnant au panoram a qui
lentourait des reliefs trangem ent plats. Il se
dem anda m m e si ce ntait pas leffet que cela
faisait de m ourir. De toute faon, connatre une
seule fois cette sensation est largem ent suffisant.
Je prfre m ourir que de continuer com m e a.
Mon Dieu, sil Te plat, fais que je ne m e retrouv e
pas deux fois dans cet tat.
Par association dides, Dieu le fit penser sa
m re. Il av ait env ie de boire de leau et v oulut
lappeler pour quelle lui en apporte un v erre,
m ais au m om ent o il allait ouv rir la bouche, il
se rappela quil tait seul. Sa m re tait partie
pour le Kansai trois jours auparav ant en
com pagnie dautres fidles. Il faut v raim ent des
gens de toutes sortes pour faire un m onde, songea
Yoshiy a, la m re tait une bnv ole des
Messagers de Dieu , et le fils tait en proie
une gueule de bois de la catgorie poids lourd. Il
ne pouv ait pas se lev er, son il gauche refusait
m m e de souv rir. Av ec qui av ait-il pass la
soire, dj ? Im possible de sen souv enir. Quand
il essay ait, son cerv eau se m uait en pierre. Peu
im porte, jy rflchirai tranquillem ent plus
tard , se dit-il.
Ce dev ait encore tre le m atin. Mais en
juger daprs la lum ire av euglante qui filtrait
entre les rideaux, il tait bien onze heures
passes. Com m e il trav aillait dans une
im prim erie, les retards des jeunes em ploy s
com m e lui taient considrs av ec indulgence,
condition quils fassent des heures
supplm entaires pour arriv er boucler les
com m andes tem ps. En rev anche, sils ne se
prsentaient que laprs-m idi pour trav ailler, ils
av aient droit des rflexions acerbes du patron.
Yoshiy a coutait les reproches dune oreille et
attendait que a passe, m ais il v oulait v iter de
m ettre dans lem barras le fidle de sa
connaissance qui lav ait recom m and pour ce
trav ail.
Quand il sortit enfin de chez lui, il tait prs
dune heure de laprs-m idi. Dhabitude, il
trouv ait une excuse approprie et nallait pas
trav ailler de la journe, m ais, ce jour-l, il restait
sur son ordinateur un texte quil dev ait
absolum ent form ater et im prim er dans la
journe, et ctait une tche quil ne pouv ait
confier personne dautre.
Il quitta donc lappartem ent de location quil
occupait av ec sa m re Asagay a, prit la ligne
Centrale jusqu Yotsuy a, changea pour la ligne
Marunouchi qui lam ena jusqu Kasum igaseki,
changea nouv eau pour la ligne Hibiy a et
descendit finalem ent Kam iy acho, la gare la
plus proche de la petite im prim erie spcialise
dans les guides de v oy ages o il trav aillait. Dun
pas m al assur, les jam bes m olles, il grim pa de
nom breuses m arches, en descendit autant, av ant
darriv er finalem ent au but.
Ce soir-l, sur le chem in du retour, v ers dix
heures et dem ie, il rem arqua lors de son
changem ent Kasum igaseki un hom m e la
chev elure poiv re et sel, auquel m anquait un lobe
doreille. Ag denv iron cinquante-cinq ans, il
tait grand, ne portait pas de lunettes, tait v tu
dun par-dessus en tweed lancienne m ode, et
tenait une serv iette de cuir la m ain droite. Il se
dirigeait, du pas lent dun hom m e plong dans de
profondes rflexions, v ers le quai de la ligne
Chiy oda. Yoshiy a lui em bota le pas sans la
m oindre hsitation. Il se rendit com pte tout
coup quil av ait le gosier aussi dessch que du
v ieux cuir.
La m re de Yoshiy a av ait quarante-trois ans
m ais elle en paraissait peine trente-cinq. Elle
av ait de beaux traits rguliers et classiques, un
teint frais de jeune fille. Un rgim e asctique et
des exercices de gy m nastique pratiqus m atin et
soir av ec acharnem ent av aient prserv toute la
beaut de sa silhouette. Elle et Yoshiy a nav aient
que dix-huit ans de diffrence, et on les prenait
rgulirem ent pour le frre et la sur. En outre,
elle nav ait pas un com portem ent trs m aternel.
Ou peut-tre tait-elle sim plem ent excentrique.
En tout cas, m m e une fois que Yoshiy a fut entr
au collge et que son intrt pour le sexe oppos
eut com m enc sv eiller, elle continua se
prom ener sous son nez en sous-v tem ents, v oire
toute nue. Ils av aient naturellem ent des
cham bres spares m ais il lui arriv ait de v enir le
rejoindre dans sa cham bre au m ilieu de la nuit,
sous prtexte quelle se sentait seule, et de se
glisser ct de lui sous la couette, en petite
tenue. Elle se rendorm ait alors, les bras autour de
son fils, serre contre lui com m e un chien ou un
chat.
Yoshiy a com prenait bien quelle agissait en
toute innocence m ais ce genre dattitude de la
part de sa m re le troublait. Il tait oblig
dadopter des positions peu naturelles pour
dorm ir, afin dv iter quelle rem arque ses
rections. Il se m it chercher dsesprm ent une
partenaire sexuelle, par crainte de tom ber dans
le pige dune relation fatale av ec sa gnitrice.
Quand il nav ait pas auprs de lui de petite am ie
av ec qui satisfaire ses pulsions, il v eillait se
m asturber rgulirem ent et consciencieusem ent.
partir du ly ce, il chercha des petits boulots
pour gagner de largent de poche quil allait
dpenser dans les tablissem ents de plaisir de la
capitale. Ce ntait pas tant le besoin de
satisfaction sexuelle que la peur de linceste qui le
m otiv ait.
Au m om ent v oulu, il quitterait la m aison et
v iv rait seul, se disait-il. Cette ide le tracassa
longtem ps. Il stait m is y penser son entre
luniv ersit, puis nouv eau la fin de ses tudes.
Mais finalem ent il av ait atteint lge de v ingt-
cinq ans sans russir m ettre son projet en
pratique, et v iv ait toujours av ec sa m re. Lune
des raisons de la situation tait quil av ait peur de
ce qui pourrait lui passer par la tte sil la laissait
seule. Plusieurs fois dj, il av ait d user de
toutes ses forces pour em pcher sa m re de
m ettre excution les ides soudaines et
autodestructrices (et cependant toujours pleines
de bonnes intentions) qui lui trav ersaient
lesprit.
Et puis, sil lui annonait m aintenant,
brusquem ent, quil quittait la m aison, cela
soulv erait certainem ent un terrible toll. Elle
nav ait sans doute jam ais env isag lv entualit
quil lui faudrait un jour v iv re spare de son fils.
Yoshiy a se souv enait encore trs bien du profond
chagrin, des cris et de laffolem ent quil av ait
suscits le jour o, treize ans, il lui av ait
annonc quil abandonnait la foi. Six m ois
durant, elle nav ait plus m ang, nav ait plus
ouv ert la bouche, ne stait plus lav e, ni
peigne, nav ait plus chang de sous-v tem ents.
Elle ne stait m m e plus proccupe de ses rgles.
Jam ais Yoshiy a nav ait v u sa m re dans un tat
de salet et de puanteur aussi repoussant. la
seule ide que cela pourrait se reproduire, son
cur se serrait douloureusem ent.
Yoshiy a nav ait pas de pre. Depuis sa
naissance, il nav ait connu que sa m re. Ton
pre, cest le Seigneur , av ait-elle rpt
Yoshiy a depuis sa plus tendre enfance (cest ainsi
quelle et son groupe de croy ants dsignaient leur
Dieu). Le Seigneur ne peut rsider ailleurs
quau plus haut des Cieux. Il ne peut pas v iv re
auprs de nous. Mais ton pre, le Seigneur, v eille
toujours sur toi.
M. Tabata, qui av ait serv i de guide spirituel
Yoshiy a depuis son enfance, lui disait la m m e
chose :
Tu nas pas de pre en ce m onde, cest
certain. Tu rencontreras sur ton chem in des gens
qui te feront toutes sortes de rflexions stupides
ce propos. Malheureusem ent, la plupart des gens
sont av eugles et incapables de discerner la v rit.
Mais tu sais, Yoshiy a, ton pre, cest le m onde lui-
m m e. Tu es totalem ent env elopp de son am our.
Tu dois en tre fier, et v iv re dune faon correcte
pour lui faire honneur.
Mais Dieu, Il appartient tout le m onde ?
rpondait Yoshiy a, qui v enait lpoque dentrer
lcole prim aire. Alors quun pre, chacun a le
sien, norm alem ent, non ?
coute-m oi bien, Yoshiy a, un jour le
Seigneur, qui est ton pre, tappartiendra toi
seul et Se m anifestera dev ant toi. Tu Le
rencontreras au m om ent o tu ty attendras le
m oins, dans le lieu le plus inattendu. Mais si tu
prouv es le m oindre doute, ou si tu abandonnes
la foi, Il sera si du que peut-tre Il ne Se
m ontrera jam ais toi, de toute ta v ie. Tu
com prends ?
Oui.
Tu te rappelleras toujours ce que je tai
dit ?
Oui, je m en souv iendrai, m onsieur
Tabata.
Mais, pour tre honnte, Yoshiy a narriv ait
pas digrer a. Parce quil narriv ait pas
croire quil faisait partie de ces tres lus appels
Enfants de Dieu . Il av ait beau rflchir, il ne
pouv ait se v oir autrem ent quen enfant ordinaire
com m e il y en a partout. Il se considrait m m e
plutt com m e un enfant lgrem ent en dessous
des enfants ordinaires . Il nav ait aucun don
particulier, et il sem ptrait sans cesse dans tout
ce quil faisait. Mm e une fois dans les grandes
classes de lcole prim aire, cela ne changea pas. Il
av ait dexcellentes notes, m ais en sport il tait
irrcuprable. Il tait trop lent et trop frle,
m y ope et m aladroit de surcrot. Sil participait
un m atch de base-ball, il narriv ait jam ais
attraper la balle au v ol. Ses coquipiers lui
faisaient des reproches et les filles qui regardaient
le m atch riaient sous cape.
Le soir, av ant de sendorm ir, il adressait une
prire ce Dieu Qui tait son pre. Sil Vous
plat, je prom ets de garder une foi ferm e en Vous
toute m a v ie, m ais faites que jattrape la balle au
v ol au prochain m atch. Cest tout ce que je
dem ande. Je nai pas dautre souhait form uler
(pour le m om ent).
Si Dieu tait v raim ent son pre, Il aurait d
lui accorder au m oins la ralisation de ce
m israble souhait. Pourtant, son v u ntait
jam ais exauc. Et la balle continuait tom ber de
son gant chaque m atch.
Yoshiy a, cest une preuv e que tenv oie le
Seigneur, disait schem ent M. Tabata. Prier nest
pas m auv ais. Mais tu dois prier pour des choses
plus grandes, plus v astes. Ce nest pas correct de
prier pour dem ander des choses concrtes,
lim ites dans le tem ps.
Lorsque Yoshiy a eut dix-sept ans, sa m re lui
rv la enfin le secret (disons, lespce de secret)
qui entourait sa naissance.
Tu as atteint lge o tu dois sav oir, lui
dit-elle. Jusqu m on adolescence, jai v cu dans
les tnbres. Mon m e tait aussi trouble et
confuse quune m er boueuse peine form e. La
lum ire de la v rit tait dissim ule derrire les
nuages. Jai eu des relations charnelles av ec
quelques hom m es. Tu com prends ce que je v eux
dire par relations charnelles ?
Oui, m am an, je com prends, dit Yoshiy a.
Pour parler de sexe, sa m re em ploy ait
parfois des expressions terriblem ent v ieux jeu.
cette poque, Yoshiy a av ait dj eu plusieurs
relations charnelles sans am our av ec des
fem m es.
Sa m re poursuiv it son rcit :
La prem ire fois que je suis tom be
enceinte, ctait en deuxim e anne de ly ce. ce
m om ent-l, je naccordais pas grande im portance
la chose. Je m e rendis dans un hpital
recom m and par une de m es am ies et m e fis
av orter. Le gy ncologue qui m opra tait jeune
et gentil, et, aprs lopration, il m e donna
quelques conseils de contraception.
Linterruption de grossesse ne peut av oir que
des consquences nfastes pour le corps et pour
lesprit, sans com pter le problm e des m aladies
sexuellem ent transm issibles, aussi v aut-il m ieux
utiliser ceci , m e dit-il en m e tendant une bote
de prserv atifs. Je lui rpondis que jen av ais
utilis, ce quoi le m decin rpliqua : Dans ce
cas, v ous nav ez pas d bien le m ettre. Cest
incroy able com m e les jeunes sy prennent m al
pour utiliser les prserv atifs. Mais je ntais pas
si bte. Jav ais t extrm em ent prudente,
jav ais tout fait pour v iter une grossesse. Une
fois nue, je m ettais toujours le prserv atif m oi-
m m e m on partenaire. Je m e disais : on ne peut
pas faire confiance aux hom m es. Tu sais ce que
cest quun prserv atif, nest-ce pas ?
Oui, m am an, je sais, rpondit Yoshiy a.
Deux m ois plus tard, jtais de nouv eau
enceinte. Jav ais pourtant t encore plus
prudente que la prem ire fois, m ais a ne
m em pcha pas de tom ber enceinte. Ctait
incroy able. Mais, bon, ctait trop tard pour se
lam enter. Je retournai donc chez le m m e
gy ncologue, qui m e regarda fixem ent : Je v ous
ai pourtant prv enue tout rcem m ent de faire
attention, dit-il. quoi av ez-v ous donc la tte ?
Je lui expliquai en pleurant que jav ais t on
ne peut plus prudente, m ais il ne m e crut pas et
m e rprim anda v ertem ent : Si v ous av iez m is
le prserv atif correctem ent, a naurait pas pu
arriv er, cest tout. Ce serait trop long de tout te
raconter en dtail m ais, par un trange concours
de circonstances, je finis par av oir une relation
charnelle av ec ce m decin. Il av ait une trentaine
dannes et tait encore clibataire. Ce nest pas
trs intressant com m e histoire, m ais enfin, il
tait honnte et srieux. Il lui m anquait le lobe de
loreille droite, parce quun chien le lui av ait
arrach quand il tait petit. Alors quil m archait
tranquillem ent, un norm e chien quil ne
connaissait pas stait jet sur lui, et lav ait
m ordu loreille. Ce nest pas si grav e, av ait dit
le m decin en m e racontant lhistoire. Les lobes,
ce nest pas trs im portant, on peut v iv re sans. Si
ce chien m av ait m ordu au nez, a serait
autrem ent plus em btant. Je m e dis quil av ait
bien raison. Grce cette relation av ec lui, je
retrouv ai peu peu m a v ritable personnalit.
Quand jtais av ec lui, je ne pensais rien
dautre, rien ne troublait plus m on esprit. Je finis
par tout aim er de lui, m m e sa m oiti doreille. Il
prouv ait une v ritable passion pour son m tier
et m e donnait des cours sur la contraception,
m m e au lit. Il m expliquait quel m om ent il
fallait m ettre le prserv atif, com m ent sy
prendre, quand il fallait lenlev er, etc. Je
pratiquais donc une m thode de contraception
parfaite, sur laquelle il ny av ait absolum ent rien
redire. Pourtant, je tom bai nouv eau enceinte.
La m re de Yoshiy a retourna donc lhpital
pour consulter le gy ncologue qui tait son
am ant et lui annoncer quelle tait enceinte. Il
lexam ina et dut reconnatre que ctait v rai. En
rev anche, il refusa de reconnatre que ctait lui
le pre. Jai pratiqu une contraception
parfaite, de professionnel et de spcialiste. Une
seule conclusion sim pose : tu as eu des rapports
av ec un autre hom m e.
Ces m ots m e blessrent horriblem ent.
Tout m on corps trem blait de colre. Tu
com prends pourquoi je m e sentais blesse, nest-
ce pas ?
Oui, m am an, je com prends, dit Yoshiy a.
Tout le tem ps que jtais av ec lui, je
nav ais pas eu une seule relation charnelle av ec
un autre hom m e. Et pourtant, je ntais ses
y eux quune dbauche qui couchait av ec plein
dhom m es diffrents. partir de ce m om ent, je
ne le rev is plus. Je ne m e fis pas av orter. Jaurais
v oulu m ourir. Je crois bien que jaurais pris le
prem ier bateau pour Oshim a et m e serais jete
la m er, si M. Tabata ne m av ait pas rencontre,
errant dans la rue com m e une m e en peine, et
ne m av ait pas adress la parole. La m ort ne m e
faisait absolum ent pas peur. Et si jtais m orte
ce m om ent-l, toi, Yoshiy a, tu ne serais pas n,
naturellem ent. Mais M. Tabata m a serv i de
guide et, grce lui, jai trouv le salut. Jai pu
enfin dcouv rir la v ritable lum ire. Et puis,
grce au soutient des autres fidles qui
m entouraient, jai pu taccueillir dans ce m onde.
Lorsquil av ait rencontr la m re de
Yoshiy a, M. Tabata lui av ait dit :
Vous tes tom be enceinte et, qui plus est,
trois fois de suite, en dpit de toutes les strictes
prcautions que v ous av ez prises pour v iter une
grossesse... Croy ez-v ous que pareil incident puisse
tre attribu seulem ent au hasard ? Moi, je ne le
pense pas. Un hasard qui se produit trois fois nest
plus un hasard. Trois, en outre, cest le chiffre des
rv lations, le chiffre qui indique luv re du
Seigneur. En dautres term es, m adem oiselle
Ozaki, cest le Seigneur Lui-m m e Qui v ous
dem ande de m ettre cet enfant au m onde.
Madem oiselle Ozaki, cet enfant nest pas le fils
dun hom m e ordinaire, m ais celui du Seigneur
Qui rside au plus haut des Cieux. Cest pourquoi
je nom m e lenfant m le qui natra de v ous,
Yoshiy a, Celui qui est Bon.
Conform m ent la prdiction de M. Tabata,
la jeune fille donna naissance un garon, et le
prnom m a Yoshiy a. Ds lors, elle cessa toute
relation charnelle av ec les hom m es et v cut en
Messagre de Dieu.
Ce qui v eut dire, interrom pit tim idem ent
Yoshiy a, que m on pre, biologiquem ent parlant,
est ce m decin gy ncologue.
Pas du tout. Jav ais pris toutes les
prcautions quil fallait av ec lui. Non, M. Tabata
a raison, ton pre, cest le Seigneur. Ce nest pas
la suite dune relation charnelle m ais par la
v olont de Dieu que tu es v enu au m onde,
rpondit schem ent sa m re, av ec un regard
enflam m .
Apparem m ent, elle en tait persuade. Mais
Yoshiy a, lui, restait conv aincu que son pre tait
le fam eux gy ncologue. Il dev ait y av oir un
prserv atif dfectueux dans la srie. Com m ent
pouv ait-on penser autrem ent ?
Et ce m decin, a-t-il t au courant de m a
naissance ?
Je ne crois pas, rpondit sa m re. Il ny a
aucune raison quil lait su. Je ne lai jam ais rev u
et ne lai jam ais contact par la suite.
Lhom m e av ait pris un train destination
dAbiko sur la ligne Chiy oda. Yoshiy a m onta dans
le m m e wagon que lui. dix heures et dem ie du
soir, il ny av ait gure de m onde dans le train.
Lhom m e sassit, tira un m agazine de son porte-
docum ents, louv rit la page quil av ait
com m ence. Cela av ait lair dune publication
spcialise. Yoshiy a sassit en face de lui, ouv rit le
journal quil tenait la m ain et fit sem blant de
lire. Linconnu tait m aigre, av ec un v isage
grav e, aux traits profondm ent creuss. Il av ait
bien une allure de m decin. Son ge aussi
sem blait correspondre celui du gy ncologue. Et
il lui m anquait le lobe de loreille droite. Cela
ressem blait tout fait une m orsure de chien.
Instinctiv em ent, Yoshiy a eut la certitude
que cet hom m e tait son pre. Cependant, il
nest sans doute m m e pas au courant de m on
existence, songea-t-il. Si je labordais m aintenant
et lui rv lais la v rit, il aurait sans doute du
m al m e croire, puisquil stait assur de la
contraception de sa partenaire av ec un srieux de
spcialiste.
Le m tro trav ersa les gares de Shin-
Ochanom izu, Sendagi, Machiy a, puis m ergea
lair libre. chaque arrt, le nom bre de
passagers dim inuait. Mais lhom m e restait
concentr sur son m agazine, sans m m e jeter un
regard de ct, et ne m anifestait aucune
intention de se lev er pour descendre. Yoshiy a,
tout en feignant de lire son journal, piait du coin
de lil les m oindres m ouv em ents de lhom m e.
En m m e tem ps, il se rem m orait peu peu les
v nem ents de la v eille. Il tait all boire un
v erre Roppongi, en com pagnie dun am i proche
de lpoque de luniv ersit, et de deux jeunes
fem m es que connaissait cet am i. Il se rappelait
quensuite ils taient entrs tous les quatre dans
une discothque. Peu peu, de nom breux dtails
de la soire lui rev enaient. Mais av ait-il couch
av ec une de ces filles finalem ent ? Non, il nav ait
sans doute rien fait. Il tait tellem ent sol quil
aurait t bien incapable dav oir une relation
charnelle.
La colonne socit de ldition du soir
quil av ait sous les y eux tait com m e dhabitude
em plie darticles sur le trem blem ent de terre. Sa
m re dev ait tre Osaka en com pagnie des
autres fidles, ils dorm iraient dans un
tablissem ent de la congrgation religieuse. Tous
les m atins, ils fourraient des articles de prem ire
ncessit dans leurs sacs dos, prenaient leur
v oiture et roulaient aussi loin quils pouv aient,
puis quand la route tait coupe, m archaient sur
la route nationale enfouie sous les briques, pour
aller distribuer les produits aux gens quils
rencontraient. Sa m re lui av ait dit au tlphone
que son sac dos pesait quinze kilos. Il sem blait
Yoshiy a que lendroit o elle se trouv ait tait
des annes-lum ire de lui et de cet hom m e en face
de lui, plong dans la lecture de son m agazine.
Jusqu la fin de lcole prim aire, Yoshiy a
av ait particip chaque sem aine av ec sa m re aux
activ its dv anglisation. Sa m re tait celle,
dans la com m unaut, qui obtenait les m eilleurs
rsultats en m atire de propagation de la foi. Elle
tait jeune et belle, av ait lair av enant et trs
bien lev (tait en fait trs bien lev e). En
outre, elle tenait un petit garon par la m ain.
Gnralem ent, les gens relchaient leur
m fiance en face delle. Ils se disaient que m m e
sils ne sintressaient pas la religion, le m oins
quils pouv aient faire tait dcouter ce que cette
jeune fem m e av ait dire. Elle faisait des
tournes de m aison en m aison, v tue dun
tailleur discret (qui m ettait nanm oins
parfaitem ent en v aleur sa silhouette), distribuait
des brochures dv anglisation, parlait en
souriant du bonheur dav oir la foi, sans insister,
recom m andait aux gens de v enir les v oir, elle et
les m em bres de sa com m unaut, si un jour ils se
heurtaient un problm e ou une souffrance
quelconque dans leur v ie.
Nous ne faisons pas de prosly tism e, nous
tendons sim plem ent la m ain aux gens, disait-elle
de sa v oix chaude, av ec un regard de braise. Moi-
m m e, autrefois, alors que m on m e errait dans
de profondes tnbres, cet enseignem ent m a
apport le salut. Jav ais dcid de m e jeter la
m er pour m e noy er, m oi et cet enfant, que je
portais alors dans m on v entre. Mais la m ain du
Seigneur au plus haut des Cieux m a lev e v ers
Lui pour m e sauv er, et dsorm ais je v is dans la
lum ire, av ec cet enfant et la prsence du
Seigneur m es cts.
Yoshiy a ne ressentait pas de souffrance
aller ainsi frapper de porte en porte chez des
inconnus en tenant la m ain de sa m re. Elle tait
particulirem ent gentille dans ces m om ents-l,
et sa m ain tait chaude. Il leur arriv ait souv ent
dtre chasss froidem ent, m ais cela ne le rendait
que plus heureux les fois o ils taient accueillis
aim ablem ent. Quand sa m re parv enait
enrler de nouv eaux fidles, il tait trs fier.
Peut-tre quainsi Dieu m on pre m e
reconnatra un peu , se disait-il.
Cependant, peu aprs son entre au collge,
Yoshiy a perdit la foi. Au fur et m esure que
croissait sa propre conscience indpendante, il
trouv ait de plus en plus difficile daccepter sans
ragir les prceptes sv res de la com m unaut
religieuse, trop diffrents des opinions
gnralem ent adm ises. Mais ce ntait pas tout.
Ce qui loigna le plus radicalem ent Yoshiy a de la
foi, et de faon dcisiv e, ce fut la sem piternelle
froideur de son pre le Seigneur son gard, son
cur de pierre, silencieux, lourd et som bre. Sa
m re souffrit cruellem ent de v oir Yoshiy a
renoncer la foi, m ais la dcision de ce dernier
tait irrv ocable, et rien ne put le faire changer
dav is.
Lorsque lhom m e rem it le m agazine dans
son porte-docum ents, se lev a et se dirigea v ers la
sortie, le train tait arriv dans lune des
dernires gares de Toky o av ant la prfecture de
Chiba. Yoshiy a descendit derrire lui. Lhom m e
prit son billet dans sa poche, passa le guichet de
sortie. Yoshiy a, lui, dut faire la queue dev ant un
autre guichet pour pay er un supplm ent sur son
billet initial. Il parv int cependant sortir de la
gare juste tem ps pour v oir lhom m e m onter
dans un des taxis qui attendaient dev ant.
Yoshiy a prit le v hicule suiv ant, tira un billet de
dix m ille y en tout neuf de sa poche, et dem anda
au chauffeur sil v oulait bien suiv re la v oiture
prcdente. Lhom m e le regarda dun air
souponneux. Puis il regarda le billet.
Ce nest pas dangereux ? Vous ntes pas
m l une histoire crapuleuse ?
Pas du tout, ne v ous inquitez pas,
rpondit Yoshiy a. Cest juste une filature
ordinaire.
Le chauffeur prit le billet de dix m ille y en en
silence et dm arra.
Mais le prix de la course, cest part, hein.
Je m ets le com pteur.
Les deux taxis trav ersrent des rues
com m erantes o les rideaux de toutes les
boutiques taient baisss, longrent quelques
obscurs terrains v agues, puis un grand hpital
aux fentres claires, passrent par un quartier
de lotissem ent dhabitations bon m arch. Com m e
la circulation tait presque rduite zro cette
heure tardiv e, la filature ntait ni difficile ni
palpitante. Le chauffeur, faisant preuv e desprit
d-propos, rduisait ou augm entait la distance
av ec la v oiture prcdente pour ne pas trop se
faire rem arquer.
Vous enqutez sur une affaire dadultre
ou quelque chose com m e a ? dem anda-t-il.
Non, je suis chasseur de ttes. On est deux
socits qui v eulent le m m e ty pe.
Eeeh ? stonna le chauffeur. Je ne sav ais
pas que les com pagnies allaient jusque-l de nos
jours pour slectionner leurs em ploy s.
Les habitations staient faites plus
clairsem es, ils av aient pntr dans une zone
industrielle, o des usines et des hangars
salignaient le long dune riv ire. Dans ces lieux
dserts, seuls les rv erbres neufs ressortaient de
faon sinistre. Le prem ier taxi fit halte
brutalem ent le long dune haute enceinte de
bton. Le chauffeur de Yoshiy a, prv enu de
larrt par les feux arrire rouges de la v oiture
prcdente, freina lui aussi une centaine de
m tres plus loin, sarrta, teignit ses phares. La
lueur de la lam pe au m ercure se refltait
durem ent, silencieusem ent, sur lasphalte noir et
on napercev ait rien en dehors de ce long m ur de
bton. Au-dessus de cette enceinte courait un
pais rideau de barbels, com m e pour intim ider
le m onde extrieur. Loin dev ant lui, Yoshiy a v it
la porte av ant du prem ier taxi souv rir pour
liv rer passage lhom m e au lobe doreille
arrach. Yoshiy a tendit sans rien dire deux
billets de m ille y en au chauffeur pour le prix de
la course.
Il ny a pas beaucoup de taxis qui passent
dans le coin, m onsieur. Vous aurez du m al
rentrer. Voulez-v ous que je v ous attende un
m om ent ?
Yoshiy a dclina loffre et descendit.
Lhom m e stait dirig tout droit, sans m m e
jeter un coup dil aux alentours, sur le chem in
longeant lenceinte de bton. Il m archait dun pas
lent et rgulier, com m e lorsquil tait sur le quai
du m tro. On aurait dit un pantin m canique
sophistiqu attir par un aim ant. Yoshiy a
rem onta le col de son m anteau et, soufflant une
haleine blanche trav ers, se m it suiv re
lhom m e distance respectable, de m anire ne
pas tre v u. Dans le silence, seul rsonnait le
m artlem ent anony m e des chaussures de cuir de
linconnu sur lasphalte. Les tennis aux sem elles
de caoutchouc de Yoshiy a, au contraire, ne
faisaient aucun bruit.
Les alentours sem blaient totalem ent
inhabits, et on se serait v raim ent cru dans un
pay sage arien tel quon en v oit dans les rv es.
Au bout de lenceinte, on dbouchait sur un
cim etire de v oitures, o des carcasses
dautom obiles sem pilaient, entoures dune haie
de barbels. Les lieux, longtem ps exposs la
pluie, av aient absorb uniform m ent la teinte de
la lam pe au m ercure. Lhom m e passa dev ant le
tas de carrosseries rouilles sans sarrter.
Yoshiy a ne com prenait pas ce qui se passait.
Quelle raison pouv ait bien av oir cet hom m e
darrter son taxi dans un lieu aussi dsert et
inhabit ? Il ne rentrait donc pas chez lui ? Ou
alors il faisait un petit dtour av ant de rentrer
la m aison ? Mais cette nuit de fv rier tait bien
trop froide pour se prom ener. Un v ent glac
stait m is souffler, et les rafales sur la route
paraissaient pousser Yoshiy a dans le dos.
Une fois pass le cim etire de v oitures, un
nouv eau m ur de bton rbarbatif se dressait le
long du chem in. lendroit o il se term inait, se
trouv ait lentre dune troite ruelle, o lhom m e
sengouffra sans hsitation, com m e sur un trajet
fam ilier. Le fond du passage tait si som bre quon
ne pouv ait distinguer ce qui sy trouv ait. Aprs
une lgre hsitation, Yoshiy a senfona derrire
lhom m e dans les tnbres. Maintenant quil
lav ait suiv i jusquici, ce ntait pas le m om ent de
faire m achine arrire. Cette espce de dfil
enserr entre deux hauts m urs tait si troit
quon pouv ait peine y croiser quelquun, et il y
faisait som bre com m e au plus profond de la nuit.
Yoshiy a pouv ait seulem ent se fier au bruit des
sem elles de lhom m e. Il m archait dev ant lui,
toujours au m m e ry thm e. Yoshiy a av anait
dans ce m onde priv de lum ire uniquem ent sur
les indications de ce bruit de pas, qui sarrta
soudain.
Linconnu stait-il rendu com pte quil tait
suiv i ? Fig sur place, sondait-il les tnbres
derrire lui en retenant son souffle ? La poitrine
de Yoshiy a se serra dans le noir. Mais il contint
ses battem ents de cur et continua av ancer.
Quest-ce que cela pouv ait faire ? Si lhom m e
stait aperu quil tait suiv i, ce serait loccasion
pour Yoshiy a de lui expliquer pourquoi il av ait
fait cela. Ctait peut-tre le m oy en le plus rapide
darriv er ses fins. Cependant, la ruelle
sarrtait brutalem ent cet endroit : ctait une
im passe. Dev ant Yoshiy a, une barrire
m tallique obstruait le passage. Mais en
regardant bien, il distingua un trou par o un
hom m e pouv ait se glisser et passer, quoique
certainem ent grand-peine. Ce trou sem blait
av oir t m nag par une m ain hum aine.
Yoshiy a rem onta les pans de son m anteau, se
pencha et passa trav ers.
De lautre ct de la barrire stendait un
v aste cham p. Mais ce ntait pas un cham p
ordinaire. Non, cela ressem blait un terrain de
sport. Sous les ples ray ons de la lune, Yoshiy a
plissa les paupires pour scruter les alentours. Il
ne v it nulle part lhom m e quil suiv ait.
Il se trouv ait sur un terrain de base-ball,
approxim ativ em ent au centre du cham p
extrieur. Seule la place du batteur ressortait,
av ec lherbe crase, com m e une cicatrice sur le
terrain herbeux. Au loin, de lautre ct, se
dressait laile noire dploy e du filet arrire, et la
butte du lanceur form ait un furoncle sur le sol.
Tout le long du cham p extrieur courait une
haute range de fils de fer barbels. Le v ent qui
soufflait sur le terrain em portait et l des
sachets de chips v ides.
Yoshiy a fourra les deux m ains dans ses
poches, retint son souffle, attendant quil se passe
quelque chose. Mais il ne se passa rien. Il regarda
droite, gauche, du ct de la butte du lanceur,
regarda le sol ses pieds, puis le ciel au-dessus de
lui. Plusieurs petits nuages aux contours bien
nets flottaient dans le ciel. La lune en teintait les
bords dune trange couleur. Une trs lgre
odeur de crottes de chien m anait de lherbe ses
pieds.
Lhom m e av ait com pltem ent disparu. Sans
laisser de traces. Si M. Tabata av ait t l, nul
doute quil lui aurait dit : Tu v ois, Yoshiy a, cest
la preuv e que le Seigneur Se m anifeste nos
y eux sous les form es les plus inattendues. Mais
M. Tabata tait m ort trois ans plus tt, dun
cancer de la prostate. Il av ait v cu ses derniers
m ois dans des souffrances atroces, difficiles
supporter m m e pour ceux qui, de lextrieur, le
regardaient sy dbattre. Nav ait-il pas m is Dieu
lpreuv e au m oins une fois ? Ne Lav ait-il pas
pri dallger ne serait-ce quun peu ses
souffrances ? Pareilles prires taient sans doutes
trop lim ites dans le tem ps, trop concrtes
pour M. Tabata, puisquil av ait pass sa v ie en
relation troite av ec Dieu, dans la stricte
observ ance de prceptes com pliqus. Mais,
songeait Yoshiy a, si Dieu m ettait les hom m es
lpreuv e, pourquoi les hom m es ne pouv aient-ils,
eux, m ettre Dieu lpreuv e ?
Il ressentait de lgers lancem ents derrire
les tem pes, m ais ne parv enait pas dterm iner
sils taient dus aux dernires traces de son
iv resse de la v eille ou une autre cause. Il frona
les sourcils, sortit les m ains de ses poches,
sav ana lentem ent, grands pas, v ers les bases.
Quelques m inutes plus tt, il suiv ait en retenant
son souffle un hom m e quil pensait tre son pre.
Il tait entirem ent concentr sur ce quil faisait,
ne pensait rien dautre. Cette filature lav ait
m en jusqu ce terrain de base-ball, dans une
v ille inconnue. Mais au m om ent o il av ait perdu
lhom m e de v ue, il av ait soudain dout de
lim portance relle de cette suite dactions. Il en
av ait dcom pos le sens et av ait t oblig de
rev enir au point de dpart. Com m e autrefois,
quand attraper la balle de base-ball au v ol tait
pour lui une question dune im portance cruciale
et puis, un beau jour, av ait cess de ltre.
Quest-ce que je cherchais exactem ent
trav ers a ? se dem anda Yoshiy a tout en
continuant av ancer. Est-ce que je cherchais
v rifier une sorte de lien av ec m a prsence ici,
m aintenant ? Est-ce que je souhaitais tre
englob dans un nouv eau scnario, et quon m e
donne un nouv eau rle, plus av antageux ? Non,
songeat-il, ce nest pas a. Peut-tre que, pareil
un anim al qui se m ord la queue, je tournais
sim plem ent en rond la poursuite de m es propres
tnbres. De tem ps en tem ps je les entrev oy ais,
alors je les poursuiv ais, m y agrippais, et
finalem ent je m e retrouv ais projet dans des
tnbres encore plus profondes. Mais je crois que
je ne les v errai plus jam ais.
Lm e de Yoshiy a se dploy ait m aintenant,
im m obile, dans une v aste tendue spatio-
tem porelle sereine et parfaitem ent dgage. Peu
lui im portait dsorm ais que cet hom m e ft son
v ritable pre, ou Dieu, ou un sim ple inconnu
sans aucun lien av ec lui, auquel m anquait le lobe
de loreille droite. Il y av ait enfin eu une
m anifestation, il av ait reu le sacrem ent. Fallait-
il rendre grces ? Il grim pa sur la butte du
lanceur puis, debout sur la plaque use, se
redressa de toute sa hauteur. Il croisa ses deux
m ains, les tendit le plus haut possible au-dessus
de sa tte. Il aspira lair froid de la nuit au fond de
ses poum ons, lev a nouv eau les y eux v ers la
lune. Elle paraissait norm e. Pourquoi tait-elle,
selon les jours, plus grosse ou plus petite ? Du ct
de la prem ire et de la troisim e base taient
aligns de m odestes gradins, en fait des ranges
de bancs. Naturellem ent, il ny av ait aucun
spectateur, en plein m ilieu de cette froide nuit de
fv rier. Les longues planches de bois taient
sim plem ent alignes par ranges de trois. Au-
dessus du filet arrire, on v oy ait se dresser une
som bre btisse sans fentre, sans doute un
hangar. Elle ntait pas claire, et aucun son
nen prov enait.
Debout sur la butte du lanceur, Yoshiy a fit
des m oulinets av ec ses bras. En m m e tem ps, il
projetait ses jam bes lune aprs lautre en av ant,
puis sur le ct, de faon ry thm ique. Il continua
cette sorte de m ouv em ents de danse un m om ent.
Son corps se rchauffait, il retrouv ait ses
sensations dorganism e v iv ant. Il saperut
soudain que son m al de tte av ait presque
com pltem ent disparu.
Une fille av ec qui il tait sorti quelque tem ps
lorsquil tait tudiant lav ait surnom m
Crapaudin . Parce que sa faon de danser
v oquait une grenouille, disait-elle. Elle-m m e
adorait danser et entranait souv ent Yoshiy a
dans les discothques.
Tu as de longues jam bes et de longs bras,
et tu danses en titubant. Cest trs m ignon, on
dirait une grenouille qui fait des bonds sous la
pluie, disait-elle.
Yoshiy a tait un peu v ex de lentendre
parler ainsi, m ais force daller en discothque
av ec elle, il se m it prendre got la danse.
Quand il sagitait au son de la m usique sans
penser rien dautre, il av ait v raim ent
lim pression que son ry thm e intrieur naturel
saccordait et rpondait au ry thm e fondam ental
du m onde, il ne pouv ait dire autrem ent. Les
m ares, le v ent qui dansait dans les cham ps, les
m ouv em ents des astres, tout cela dev ait
forcm ent av oir un lien av ec lui-m m e, songeait-
il alors.
Cette fille av ec qui il sortait alors lui av ait
dit quelle nav ait jam ais v u un pnis aussi gros
que le sien.
Il ne te gne pas pour danser ? Il est
tellem ent grand ! disait-elle en le prenant dans sa
m ain.
Pas spcialem ent, rpondait Yoshiy a.
Cest v rai que son pnis tait dune taille
inhabituelle. Il av ait toujours t grand, depuis
son enfance. Mais il ne se rappelait pas que cela
lui et t dun quelconque av antage dans la v ie.
Il lui tait m m e arriv plusieurs fois de se v oir
refuser une relation sexuelle, sous prtexte que
son m em bre tait trop grand. En prem ier lieu,
m m e dun point de v ue sim plem ent esthtique,
son sexe tait trop gros. Long et flasque, il av ait
lair parfaitem ent idiot et m aladroit. En
consquence, Yoshiy a sefforait de lexposer le
m oins possible aux regards. Si tu as un zizi aussi
grand, cest un signe que tu es un enfant de
Dieu , lui affirm ait sa m re av ec beaucoup
dassurance quand il tait enfant, et il le croy ait
lui aussi sincrem ent. Mais un m om ent donn,
tout cela tait soudain dev enu ridicule. Moi, jai
pri pour parv enir attraper correctem ent une
balle au v ol, et Dieu m a rpondu en m e donnant
un pnis plus grand que tous les autres. Quel est
ce m onde o se droulent de si tranges
transactions ?
Yoshiy a enlev a ses lunettes, les rangea dans
leur tui. Danser, ce nest pas m al non plus ,
songea-t-il. Il ferm a les y eux, et se m it danser
tout seul, sentant les ray ons blancs de la lune sur
sa peau. Il inspira profondm ent, souffla lair
longuem ent. Aucune m usique approprIIe son
tat desprit ne se prsentant spontanm ent son
im agination, il dansa au ry thm e du
frm issem ent des herbes, du lent passage des
nuages. Au m ilieu de sa danse, il eut soudain
lim pression que quelquun le regardait. Oui, il
sentait nettem ent quil existait dans le regard de
quelquun. Son corps, sa peau, ses os, le
ressentaient. Mais peu lui im portait. Si ce
quelquun v oulait le regarder, quil le fasse.
Tous les enfants de Dieu sav ent danser , se dit-
il.
Il pitinait le sol en faisant tournoy er
lgam m ent ses bras. Chaque m ouv em ent
appelait le suiv ant et se reliait celui-ci de faon
autonom e. Son corps dessinait diffrentes figures.
Il y av ait un schm a densem ble et des
v ariations, des im prov isations. Derrire le
ry thm e, il y av ait un ry thm e cach, au m ilieu
du ry thm e se dissim ulait un ry thm e inv isible.
chaque croisem ent stratgique, il contem plait
perte de v ue des arabesques com pliques. Div ers
anim aux se dissim ulaient dans les bosquets,
com m e des im ages en trom pe lil. Il y av ait
m m e deffray antes btes sauv ages, telles quil
nen av ait jam ais v u. Sans doute nallait-il pas
tarder trav erser la fort. Mais il nav ait pas
peur. Cette fort, cest en m oi-m m e quelle est,
aprs tout. Cest m oi-m m e qui lai cre. Ces
btes sauv ages, cest au fond de m oi quelles
v iv ent.
Yoshiy a naurait su dire com bien de tem ps il
dansa ainsi. Trs longtem ps, sans aucun doute. Il
dansa jusqu ce que la sueur dgouline le long de
ses aisselles. Puis il pensa tout ce qui existait
sous la terre quil pitinait : des grondem ents
sinistres au fond dpaisses tnbres, des courants
sous-m arins inconnus qui transportaient les
dsirs, des insectes gluants qui grouillaient...
Cest l que se trouv ait lantre des sism es qui
transform aient en tas de briques les grandes cits
des hom m es. Tous ces lm ents faisaient eux
aussi partie du grand ry thm e de la Terre.
Yoshiy a sarrta de danser, reprit son souffle, et
contem pla le sol ses pieds com m e sil plongeait
le regard au fond dun gouffre insondable.
Il pensa sa m re, loin, l-bas, dans la v ille
dtruite. Si je pouv ais rem onter le tem ps, si je
pouv ais rencontrer m a m re lpoque o elle
tait encore jeune et o son m e errait dans les
tnbres, que se passerait-il ? Sans doute, en
troite com m union, nous partagerions la boue de
la m m e confusion et donnerions libre cours
notre passion dv orante, et nous dev rions expier
v iolem m ent notre faute. Mais quim porte ? Cela
fait longtem ps que jaurais d expier les penses
que jai eues env ers elle. Cest autour de m oi que
les m urs dev raient seffondrer, pas dans une v ille
lointaine.
la fin de luniv ersit, sa petite am ie lui
av ait dit quelle aim erait bien lpouser.
Je v eux m e m arier av ec toi, Crapaudin.
Je v eux v iv re av ec toi, av oir un enfant de toi. Un
garon, av ec un zizi aussi gros que le tien.
Je ne peux pas tpouser, av ait rpondu
Yoshiy a. Jai v it de te le dire jusqu prsent,
m ais tu v ois, je suis un enfant de Dieu. Cest pour
a que je ne peux m e m arier av ec personne.
Vraim ent ?
Vraim ent. Vraim ent. Je suis dsol.
Il stait agenouill aux pieds de son am ie,
av ait ram ass une poigne de sable, quil av ait
laisse scouler lentem ent entre ses doigts. Il
av ait rpt ce geste plusieurs fois. Le contact des
grains rugueux et froids entre ses doigts lui
rappelait la dernire fois o il av ait serr la m ain
m acie de M. Tabata dans la sienne.
Yoshiy a, je nen ai plus pour longtem ps
v iv re, lui av ait dit M. Tabata dune v oix casse.
Il av ait rpondu aux tentativ es de
dngations de Yoshiy a en secouant calm em ent
la tte.
Cela ne fait rien, tu sais. La v ie en ce
m onde nest rien de plus quun rv e douloureux
qui scoule en un rien de tem ps. Pour m a part,
jai accom pli m on tem ps, sous la conduite du
Seigneur. Jai une dernire chose te confier
av ant de m ourir. Jai v raim ent honte de
lav ouer, m ais il le faut. Voil : de nom breuses
reprises, jai eu des penses im pures env ers ta
m re. Com m e tu le sais, jai une fam ille, que
jaim e de tout m on cur. Qui plus est, ta m re est
une fem m e au cur sans tache. Pourtant, je lai
dsire charnellem ent, av ec v iolence. Je nai pas
pu lutter contre ces penses. Je v eux m en
excuser auprs de toi.
Il ny a pas v ous excuser. Vous ntes pas
le seul av oir eu des penses im pures. Mm e m oi,
qui suis son fils, je suis poursuiv i aujourdhui
encore par des fantasm es drisoires. Voil ce
que Yoshiy a aurait v oulu rpondre M. Tabata.
Mais cela naurait sans doute fait quaugm enter
le dsarroi du m ourant. Aussi Yoshiy a prit-il en
silence la m ain de son ancien guide spirituel et la
serra longuem ent dans la sienne. Il essay a de lui
com m uniquer ses penses les plus secrtes
trav ers ses m ains. Nos curs ne sont pas de
pierre. Les pierres peuv ent seffondrer et se
briser, perdre leur form e. Mais le cur ne peut
pas seffondrer. Le cur na pas de form e m ais il
peut se propager linfini. Pour le m eilleur
com m e pour le pire, tous les enfants de Dieu
sav ent danser. Le lendem ain, M. Tabata
rendait lm e.
Accroupi sur la petite butte, Yoshiy a
sabandonna au tem ps qui passe. Au loin, une
sirne dam bulance rsonna longuem ent. Le v ent
souffla, faisant danser les feuilles, clbrant la
chanson des herbes. Puis il retom ba.
Mon Dieu, m urm ura Yoshiy a.
Quat rime nouvelle

Thalande

Au m om ent de la diffusion de lannonce,


Satsuki tait plonge dans ses penses. Elle ne
com prit pas tout de suite le sens des sy llabes que
le steward thalandais prononait dans un
japonais douteux. la deuxim e rptition, elle
com prit enfin.
Nous trav ersons actuellem ent une zone de
turbulences. Tous les passagers sont pris de
retourner leurs siges et dattacher leurs
ceintures.
Satsuki transpirait. Il faisait horriblem ent
chaud. Elle av ait lim pression dtre en train de
cuire la v apeur. Son corps tait brlant, le
contact de son soutien-gorge et de ses bas ny lon
sur sa peau tait peine supportable. Elle av ait
env ie de les enlev er et de les jeter pour tre enfin
dliv re de cette sensation. Elle lev a la tte, jeta
un coup dil autour delle : apparem m ent, elle
tait la seule souffrir ainsi de la chaleur. Les
autres passagers de la classe affaires dorm aient,
une couv erture sur les paules, recroquev ills
sur eux-m m es pour chapper lair frais de la
clim atisation au-dessus de leur tte. Il dev ait
sagir de bouffes de chaleur. Satsuki se m ordit les
lv res. En concentrant m es penses sur autre
chose, se dit-elle, je parv iendrai peut-tre
oublier quel point je suffoque. Elle rouv rit le
liv re quelle lisait un m om ent plus tt, se
replongea dedans. Mais, bien entendu, il tait
im possible doublier une canicule aussi
extraordinaire. Et il restait encore pas m al de
tem ps av ant latterrissage Bangkok. Elle
dem anda de leau une htesse qui passait dans
la trav e, puis elle sortit une bote pilules de son
sac, av ala un des com prim s horm onaux quelle
av ait oubli de prendre.
Une fois de plus, elle songea que les
problm es de la m nopause dev aient tre un
av ertissem ent plein dironie (ou de pure
m chancet) que Dieu env oy ait lorgueilleuse
espce hum aine qui prtendait prolonger sa v ie
en pure perte. Jusqu il y a un sicle, lesprance
de v ie m oy enne dun hum ain natteignait m m e
pas cinquante ans, et les fem m es qui v iv aient
encore v ingt ou trente annes aprs la disparition
de leurs cy cles taient des cas exceptionnels. La
difficult de continuer v iv re av ec des tissus
pour lesquels les ov aires ou la thy rode av aient
cess de scrter le taux ncessaire dhorm ones,
ou encore lincidence possible de la baisse du taux
dstrogne aprs la m nopause sur le
dclenchem ent de la m aladie dAlzheim er
ntaient pas des problm es dune im portance
prim ordiale pour la m ajorit des gens. Pour la
plus grande part de lhum anit, il y av ait bien
plus urgence et m atire dbattre dans la
question Com m ent assurer sa subsistance
quotidienne ? Vus ainsi, finalem ent, les progrs
de la m decine ne consistaient-ils pas sim plem ent
m ettre en v idence, subdiv iser et com pliquer
encore dav antage les problm es auxquels lespce
hum aine tait confronte ?
Un peu plus tard, le steward diffusa une
nouv elle annonce. En anglais cette fois : Y a-t-il
un m decin parm i les passagers ? Si v ous tes
m decin, m erci de bien v ouloir v ous rendre
im m diatem ent dans la cabine de lquipage.
Y av ait-il un m alade bord de lav ion ?
Satsuki fut sur le point de rpondre lappel
m ais, aprs un instant de rflexion, elle prfra
renoncer. Il lui tait dj arriv deux fois dans le
pass de dire quelle tait m decin dans ce genre
de circonstances, et, les deux fois, elle stait
retrouv e nez nez av ec des confrres
gnralistes v oy ageant dans le m m e av ion. Ces
m decins habitus aux consultations faisaient
preuv e dun calm e pareil celui des gnraux
dantan qui dirigeaient le com bat en prem ire
ligne, et sem blaient av oir le pouv oir de faire la
diffrence au prem ier coup dil entre les
gnralistes com m e eux et les m decins
pathologistes spcialiss sans aucune exprience
du front com m e Satsuki.
Ne v ous inquitez pas, je crois que je peux
m e dbrouiller tout seul. Reposez-v ous donc
tranquillem ent, professeur, av aient-ils dit
Satsuki av ec un sourire paisible.
Elle av ait grom m el une excuse niaise et
leur av ait cd la place. Une fois rev enue son
sige, elle av ait regard la suite du film , un film
nul, bien entendu. Mais peut-tre que, dans cet
av ion-ci, il ny a personne en dehors de m oi qui
soit qualifi pour donner des soins un m alade.
Ou peut-tre quil sagit dun patient av ec un
problm e de sy stm e im m unitaire thy rodien. Et
si cest le cas ce nest gure probable, m ais sait-
on jam ais ? m m e quelquun com m e m oi
pourrai tre utile... Satsuki poussa un soupir et
appuy a sur la sonnette ct de son sige pour
appeler une htesse.
La confrence m ondiale sur la thy rode
stait droule quatre jours durant lhtel
Mariott Bangkok. Cela ressem blait plus une
runion de fam ille qu une confrence m ondiale.
Tous les participants taient des spcialistes des
m aladies thy rodiennes et se connaissaient. Dans
les rares cas contraires, on les prsentait aussitt.
Ctait un tout petit m onde. Dans la journe, il y
av ait des com m unications de recherches, des
dbats, et le soir, de petites ftes priv es ici et l
Les am is intim es se retrouv aient, de v ieilles
am itis se renouaient. On buv ait du v in
australien, on parlait de problm es de thy rode,
on changeait les derniers potins : v oix basse,
ou des inform ations sur les postes de spcialistes
disponibles. On lanait des plaisanteries
grav eleuses de carabin, on chantait Surfer Girl
des Beach Boy s, dans des bars de karaok.
Pendant tout son sjour Bangkok, Satsuki
se dplaa principalem ent en com pagnie dun
groupe dam is de lpoque de Detroit. Ctait av ec
eux quelle se sentait le plus laise. Elle av ait t
rattache pendant prs de dix ans au CHU de
Detroit et y av ait poursuiv i ses recherches sur la
fonction im m unitaire de la glande thy rode.
Cependant, au cours de ce sjour, les relations
av ec son m ari am ricain, qui trav aillait com m e
analy ste la Bourse, staient dtriores. Sa
dpendance lalcool saggrav ait danne en
anne, et, en outre, il av ait une m atresse
Detroit. Une fem m e que Satsuki connaissait bien.
Ils se m irent rsider sparm ent et, pendant
une anne, se liv rrent un v iolent change de
reproches, par av ocats interposs.
Llm ent le plus dcisif pour m oi, affirm a
son m ari, cest que tu nas jam ais v oulu av oir
denfant.
Trois ans plus tt, ils taient enfin parv enus
se m ettre daccord sur les m odalits de div orce
m ais, peine quelques m ois plus tard, surv int un
incident m alheureux : quelquun dm olit les
v itres et les phares de la Honda Accord de
Satsuki, gare dans le parking du CHU, et criv it
sur le capot la peinture blanche : JAP CAR.
Satsuki appela la police. Le grand policier noir
env oy sur place pour prendre note de sa
dposition eut ce com m entaire m alheureux :
Docteur, ici, on est Detroit. La prochaine
fois, achetez-v ous une Ford Taurus.
Cet incident dgota dfinitiv em ent Satsuki
de v iv re aux tats-Unis. Elle dcida de rentrer au
Japon. Elle trouv a m m e un poste dans un CHU
de Toky o.
Vous ne pouv ez pas faire a m aintenant,
juste au m om ent o nos recherches v ont porter
leurs fruits, aprs toutes ces longues annes, lui
dit un collgue indien qui tentait de la faire
rev enir sur sa dcision. Si nous russissons
m aintenant, m m e le prix Nobel ne sera plus un
rv e inaccessible.
Mais rien naurait pu em pcher Satsuki de
retourner au Japon. Quelque chose en elle tait
cass.
Une fois la confrence finie, Satsuki resta
seule Bangkok. Elle av ait russi program m er
ses congs juste aprs la confrence et annona
tous ses collgues quelle com ptait se reposer une
sem aine dans une station touristique proche de
Bangkok. Elle lirait, nagerait, boirait des
cocktails glacs au bord de la piscine. Les av is
furent unanim es : ctait une excellente ide.
Il faut parfois prendre le tem ps de souffler
dans la v ie. Cest bon m m e pour la thy rode, lui
dit-on.
Elle changea des poignes de m ain av ec ses
am is, les serra dans ses bras, ils se sparrent tous
en prom ettant de se rev oir bientt.
Le lendem ain m atin, la prem ire heure, la
lim ousine que Satsuki av ait com m ande
sarrtait dev ant lhtel pour v enir la chercher.
Ctait une Mercedes bleu m arine de form e
classique, la carrosserie parfaitem ent astique,
belle com m e un joy au, im peccable lintrieur
galem ent. Elle tait bien plus belle quune
v oiture neuv e. On aurait dit un fantasm e issu
dune im agination com pltem ent hors de la
ralit. Le chauffeur, un Tha m aci qui faisait
galem ent office de guide, dev ait av oir soixante
ans passs. Il portait une chem isette blanche
am idonne m anches courtes, une crav ate de
soie noire, et des lunettes noires trs som bres. Il
av ait le teint hl, un port de tte altier, le cou
allong. Pour saluer Satsuki, il se tint debout
dev ant elle, m ains jointes sur la poitrine, et
inclina lgrem ent la tte la m ode japonaise.
Appelez-m oi Nim it. Je v ous
accom pagnerai pendant toute cette sem aine,
docteur.
Satsuki nav ait pas la m oindre ide si Nim it
tait son nom de fam ille ou son prnom . Nim it,
en tout cas, parlait un anglais extrm em ent
courtois et facile com prendre. Il nav ait ni la
v ulgarit de laccent am ricain, ni les
intonations hautaines des Anglais. Peut-tre
nav ait-il pas daccent du tout, en fait. Il sem blait
Satsuki quelle av ait dj entendu parler
anglais de cette faon quelque part, m ais elle ne
parv enait pas se rappeler o.
Enchante, dit Satsuki.
Ils trav ersrent Bangkok et sa chaleur
touffante, son v acarm e incessant, son air pollu,
sa circulation intense. Au m ilieu des files de
v oitures bloques dans les em bouteillages, les
gens snerv aient, sinsultaient, les klaxons
dchiraient lair com m e des sirnes dalarm e
annonant une attaque arienne. Pour
couronner le tout, des lphants m archaient au
m ilieu de la rue. Et pas seulem ent un ou deux.
Que pouv aient bien faire autant dlphants dans
cette v ille ? dem anda Satsuki Nim it.
Ce sont les gens de la cam pagne qui
am nent des lphants Bangkok, expliqua
polim ent ce dernier. lorigine, ces anim aux
taient utiliss pour les trav aux forestiers. Mais
com m e on ne peut pas v iv re correctem ent de
labattage du bois, ceux qui possdent des
lphants leur apprennent des tours et les
am nent Bangkok dans lintention de gagner de
largent en les m ontrant aux touristes trangers.
Cest pour cette raison que les lphants sont
dev enus si nom breux en v ille. Cela pose de gros
problm es aux habitants de Bangkok. Il arriv e
que les lphants sem ballent quand ils sont
effray s, et ils ont dj cras un certain nom bre
de v oitures. Bien sr, la police interv ient dans ces
cas-l, m ais les autorits ne peuv ent pas enlev er
un lphant son propritaire, car il ny a aucun
endroit o les m ettre, et le fourrage rev ient
ridiculem ent cher. Alors on laisse les choses en
ltat, que v oulez-v ous ?
La v oiture finit par quitter Bangkok et
sengagea sur lautoroute en direction du nord.
Nim it sortit une cassette de la bote gants, la
m it dans lautoradio, faible v olum e. Ctait du
jazz. Satsuki reconnut une m lodie qui la rendit
nostalgique.
Pourriez-v ous m onter un peu le son ?
dem andat-elle.
v otre serv ice, rpondit Nim it, et il
augm enta aussitt le v olum e.
Le m orceau sappelait I Cant Get Started.
Satsuki reconnut lorchestre : celui-l m m e
quelle coutait autrefois.
Howard McGhee la trom pette, Lester
Young au saxophone tnor, m urm ura-t-elle
com m e pour elle-m m e. LOrchestre JATP.
Nim it lui jeta un coup dil dans le
rtrov iseur.
Oh, je v ois que v ous v ous y connaissez en
jazz, docteur. Vous aim ez cette m usique ?
Mon pre tait un passionn de jazz. Il
m en faisait souv ent couter quand jtais enfant.
Il rem ettait plusieurs fois le m m e m orceau,
jusqu ce que je m m orise le nom des m usiciens.
Si je le rptais correctem ent, il m e donnait un
bonbon. Voil pourquoi je m en souv iens encore
aujourdhui. Mais je ne connais pas les nouv eaux
jazzm en, je ne connais que les v ieux. Lionel
Ham pton, Bud Powell, Earl Hines, Harry Edison,
Buck Clay ton...
Moi aussi, je ncoute que ces v ieux
m usiciens de jazz. Quel m tier faisait v otre pre,
docteur ?
Il tait m decin, com m e m oi. Pdiatre.
Mais il est m ort peu aprs que je sois entre
luniv ersit.
Je suis dsol, dit Nim it. coutez-v ous du
jazz aujourdhui encore, docteur ?
Satsuki secoua la tte.
Non, cela fait longtem ps que je nen ai pas
v raim ent cout. Mon ex-m ari dtestait le jazz.
La seule m usique quil coutait, ctait lopra.
Nous av ions une splendide installation stro la
m aison, m ais ds que je m ettais autre chose que
de lopra, il faisait ostensiblem ent la tte. Les
fous dopra sont les gens les plus troits desprit
que je connaisse. Maintenant, je ne v is plus av ec
lui, m ais je crois que si je ne dev ais plus jam ais
couter dopra de m a v ie, je nen serais pas
particulirem ent chagrine.
Nim it hocha lgrem ent la tte m ais
najouta rien. Il se concentra sur la route dev ant
lui, tenant lgrem ent le v olant de la Mercedes. Il
av ait une trs belle faon de conduire. Il posait
toujours les doigts au m m e endroit sur le v olant,
bougeait ses m ains av ec naturel pour changer de
v itesse, toujours suiv ant le m m e angle.
Lautoradio jouait m aintenant I ll Remember April
dErroll Garner, un autre m orceau qui rappelait
des souv enirs nostalgiques Satsuki. Concert by
the Sea de Garner tait un des disques prfrs de
son pre. Elle ferm a les y eux, sim m ergea dans
ses souv enirs. Jusqu la m ort de son pre, atteint
dun cancer, tout stait bien droul dans sa v ie.
Il ne lui tait jam ais rien arriv de m al. Et puis,
brusquem ent, la scne av ait t plonge dans la
pnom bre. peine av ait-elle eu le tem ps de se
rendre com pte que son pre ne serait plus jam ais
l, que tout dans sa v ie stait m is aller de
trav ers. Com m e si le scnario av ait soudain
com pltem ent chang. Un m ois aprs la m ort de
son pre, sa m re av ait tout v endu, la collection
de disques, la m agnifique chane stro...
De quelle rgion du Japon tes-v ous
originaire, docteur ?
De Ky oto.
Mais je ny ai v cu que jusqu m es dix-
huit ans, et je ny suis jam ais retourne depuis.
Ky oto, cest tout prs de Kobe, nest-ce
pas ?
Ce nest pas trs loign, m ais pas tout
fait ct non plus. En tout cas, le trem blem ent
de terre na pas fait de dgts jusque-l, sem ble-t-
il.
Nim it changea de file et doubla la suite
plusieurs gros cam ions qui transportaient du
btail.
Tant m ieux. Beaucoup de gens sont m orts
le m ois dernier Kobe. Je lai v u aux
inform ations. Cest trs triste. Il ny av ait
personne faisant partie de v os relations Kobe,
docteur ?
Non, je ne connais personne qui habite
Kobe, je crois, rpondit Satsuki. Mais elle sav ait
que ce ntait pas v rai. Il y av ait cet hom m e, qui
habitait Kobe.
Nim it se tut un m om ent. Puis il tourna un
peu la tte v ers Satsuki et dit :
Tout de m m e, les trem blem ents de terre,
cest trange. Nous som m es conv aincus,
intellectuellem ent, que le sol sous nos pieds est
dur et stable. On dit m m e il a les pieds sur
terre , pour parler dune personne solide. Et
pourtant un beau jour, soudain, on com prend
que tout a est faux : la terre, les rochers, qui
dev raient tre stables, se tordent dans tous les
sens com m e du liquide. Cest ce que jai entendu
dire la tlv ision. Phnom ne de liqufaction
? Cest bien com m e a quon dit ? En Thalande,
heureusem ent, il ny a jam ais de gros
trem blem ents de terre.
Satsuki sadossa son sige, ferm a les y eux.
Puis elle se concentra en silence sur la m usique
dErroll Garner. a serait pourtant bien quil
finisse cras com m e une crpe sous quelque
chose de bien lourd et bien dur, songea-t-elle, ou
encore quil ait t av al par la terre liqufie.
Cest exactem ent ce que jai souhait, pendant si
longtem ps.
La lim ousine conduite par Nim it arriv a
trois heures de laprs-m idi la destination
prv ue. m idi, il av ait fait une pause sur une
aire dautoroute. Satsuki av ait bu un caf
farineux la caftria, m ang la m oiti dun
beignet curant. Lendroit quelle av ait choisi
pour passer sa sem aine de v acances tait un
grand htel de luxe la m ontagne. Des btim ents
aligns cte cte surplom baient un torrent
coulant dans un v allon aux pentes couv ertes de
m agnifiques fleurs sauv ages aux couleurs v iv es.
Des oiseaux sautaient de branche en branche
av ec des ppiem ents aigus. La cham bre prpare
pour Satsuki tait un bungalow indpendant,
av ec une salle de bains v aste et claire, un lgant
lit baldaquin. Le serv ice fonctionnait v ingt-
quatre heures sur v ingt-quatre, et dans le hall de
lhtel il y av ait une bibliothque o lon pouv ait
em prunter liv res, CD et cassettes. Lensem ble,
im m acul, av ait v isiblem ent cot beaucoup
dargent, et on nav ait lsin sur aucun dtail.
Ce long transfert a d v ous fatiguer.
Reposez-v ous tranquillem ent, docteur, dit Nim it.
Je v iendrai v ous chercher dem ain dix heures
pour v ous em m ener la piscine. Prenez juste une
serv iette et un m aillot de bain.
la piscine ? Mais il y en a une grande
dans cet htel, non ? Cest ce quon m a dit, en
tout cas.
Il y a beaucoup de m onde la piscine de
lhtel. M. Rapaport m a dit que v ous pratiquiez
la nage com m e un sport srieux, aussi jai
cherch dans les env irons une piscine o v ous
pourriez faire des longueurs. Lentre est
pay ante, m ais ce nest pas trs cher, et je suis sr
que lendroit v ous plaira.
John Rapaport tait un am i am ricain de
Satsuki, il stait occup de tous les arrangem ents
de son sjour en Thalande. Il av ait roul sa bosse
dans le Sud-Est asiatique en tant quenv oy
spcial dun quotidien am ricain, depuis les
dbuts de larriv e au pouv oir des Khm ers
rouges, et connaissait beaucoup de m onde, m m e
en Thalande. Cest lui qui av ait recom m and
Nim it Satsuki, com m e chauffeur et com m e
guide. Tu nauras toccuper de rien. Si tu
laisses Nim it diriger les oprations sans rien dire,
tout se passera m erv eilleusem ent bien. Cest un
sacr personnage, ce Nim it, tu sais , av ait dit
Rapaport sur un ton badin.
Trs bien, dit Satsuki son guide, je m e fie
v ous, alors.
dem ain, dix heures.
Satsuki dfit ses bagages, rangea ses robes et
ses jupes sur des cintres pour les dfroisser, puis se
m it en m aillot de bain et se rendit la piscine.
Nim it av ait raison : on ne pouv ait pas nager
srieusem ent dans un bassin pareil. Il tait en
form e de poire, av ec une m agnifique cascade au
m ilieu, et des enfants qui jouaient au ballon dans
la partie rserv e au petit bain. Renonant
nager, Satsuki sallongea sous un parasol,
com m anda un Tio Pepe coup au Perrier, et se
plongea dans le dernier rom an de John Le Carr
quelle v enait de com m encer. Quand elle fut
fatigue de lire, elle se couv rit le v isage de son
chapeau et dorm it un peu. Elle rv a dun lapin.
Un rv e trs bref. Un lapin trem blait au m ilieu
dune cabane entoure de grillage. Ctait en
pleine nuit et le lapin av ait peur, pressentant un
v nem ent terrible. Au dbut, Satsuki observ ait
le lapin de lextrieur m ais elle se rendit com pte
soudain quelle tait elle-m m e dev enue cet
anim al. Dans les tnbres, elle reconnut
v aguem ent la form e de cette chose terrible qui
allait se produire. Elle se rv eilla av ec un arrire-
got dsagrable dans la bouche.
Elle sav ait quil habitait Kobe. Elle
connaissait m m e son adresse et son num ro de
tlphone. Jam ais elle ne lav ait perdu de v ue.
Juste aprs le trem blem ent de terre, elle av ait
essay dappeler chez lui m ais, naturellem ent,
toutes les lignes taient coupes. Elle espra de
tout cur que sa m aison tait crabouille sous
les dcom bres. Que lui et tout le reste de la
fam ille erraient sur les routes, com pltem ent
dm unis. Ce ne serait que justice, si on songe au
catacly sm e que tu as apport dans m a v ie, et ce
que tu as fait aux enfants que jaurais d m ettre
au m onde...
La piscine que Nim it av ait trouv e tait
situe une dem i-heure de v oiture de lhtel. Il
fallait trav erser une m ontagne et se rendre dans
la v alle v oisine. Prs du som m et de la m ontagne
il y av ait une fort o v iv aient de nom breux
singes. Ces singes la fourrure grise, assis cte
cte au beau m ilieu de la route, regardrent
passer la v oiture av ec des y eux perants de
diseurs de bonne av enture.
La piscine tait situe au m ilieu dun v aste
terrain un peu nigm atique entour dune haute
enceinte, dont un lourd portail dacier protgeait
lentre. Nim it baissa sa v itre et salua le gardien,
qui lui ouv rit aussitt sans un m ot. Ils suiv irent
une alle couv erte de grav ier et parv inrent
dev ant un v ieux btim ent de pierre un tage,
larrire duquel se trouv ait la piscine. Ctait un
bassin traditionnel rectangulaire de v ingt-cinq
m tres, div is en trois couloirs, un peu dlabr,
m ais av ec une eau m agnifique, quaucun nageur
ne troublait. On ne v oy ait pas non plus m e qui
v iv e dans le parc arbor qui lentourait, ni sur les
quelques v ieilles chaises longues alignes sur la
pelouse au bord de la piscine. Ces lieux
respiraient un calm e extraordinaire, on ny
sentait pas trace de prsence hum aine.
Cela v ous plat ? dem anda Nim it.
Cest splendide, rpondit Satsuki. Lendroit
appartient un club de sport ?
En quelque sorte. Mais les circonstances
ont fait que pratiquem ent personne ne lutilise
plus aujourdhui. Par consquent, v ous pouv ez
nager seule aussi longtem ps quil v ous plaira. Jai
tout arrang.
Merci beaucoup. Vous tes v raim ent
efficace.
Cest tout naturel, rpondit Nim it en
sinclinant dun air inexpressif.
Il av ait v raim ent des m anires surannes.
Le petit bungalow l-bas sert de v estiaire,
et v ous y trouv erez galem ent des toilettes et une
douche, que v ous pouv ez utiliser librem ent. Je
v ous attendrai prs de la v oiture, v ous naurez
qu m appeler si v ous av ez besoin de quoi que ce
soit.
Satsuki adorait la natation depuis son plus
jeune ge et allait la piscine de son club de gy m
chaque fois que son em ploi du tem ps le lui
perm ettait. Elle av ait appris nager
correctem ent av ec un entraneur. Ctait la seule
activ it qui lui perm ettait de chasser de son
esprit les nom breux souv enirs dplaisants quil
contenait, et quand elle nageait longtem ps elle se
sentait libre com m e un oiseau dans le ciel. Grce
cet exercice pratiqu rgulirem ent, elle
nav ait jam ais t m alade, nav ait jam ais d
saliter et se sentait toujours en form e. Elle
nav ait pas non plus de graisse superflue.
Naturellem ent, son corps ntait plus aussi ferm e
que quand elle tait jeune, et, sur les hanches
particulirem ent, des bourrelets com m enaient
faire leur apparition, sans quelle pt rien faire
pour lem pcher. Cependant, elle ntait pas trop
env eloppe. De toute faon, elle nav ait pas
lintention de dev enir m annequin, et il y av ait
des lim ites tout. Elle paraissait cinq ans de
m oins que son ge et estim ait que ctait dj un
exploit en soi.
m idi, Nim it lui apporta du th glac et des
sandwiches sur un plateau dargent. Des canaps
aux crudits et au from age, jolim ent dcoups en
triangle.
Cest v ous qui les av ez prpars ? dem anda
Satsuki, surprise.
Lexpression de Nim it saltra lgrem ent
cette question.
Non, docteur, m alheureusem ent je ne sais
pas cuisiner. Je les ai com m ands.
qui ? faillit dem ander Satsuki, puis elle
se rappela ce quav ait dit Rapaport : si tu laisses
Nim it diriger les oprations sans rien dire, tout se
passera m erv eilleusem ent bien.
Les sandwiches taient dlicieux. Aprs
av oir m ang, Satsuki se reposa un m om ent, en
coutant, sur le baladeur quelle av ait
spcialem ent apport pour loccasion, une
cassette du Benny Goodm an Sextet em prunte
Nim it, et en lisant la suite de son rom an. Laprs-
m idi, elle nagea nouv eau, et trois heures ils
reprirent le chem in de lhtel.
Le m m e program m e se rpta les cinq jours
suiv ants. Satsuki nageait tout son content,
m angeait des sandwiches au from age et aux
crudits, coutait de la m usique, lisait. En dehors
de la piscine, elle nallait nulle part. Tout ce
quoi elle aspirait, ctait un repos com plet et,
surtout, faire le v ide dans ses penses.
Personne dautre quelle ne v enait nager. Ce
bassin situ dans les m ontagnes tait peut-tre
alim ent par des nappes souterraines ? Leau
tait si frache que Satsuki en av ait la respiration
coupe quand elle com m enait nager, puis, au
bout de quelques allers et retours, son corps se
rchauffait et la tem prature dev enait parfaite.
Quand elle tait fatigue de nager le crawl, elle
enlev ait ses lunettes et nageait sur le dos. Des
nuages blancs flottaient dans le ciel, trav ers par
des oiseaux et des libellules. Si seulem ent je
pouv ais continuer faire a toute m a v ie ,
songeait Satsuki.
O av ez-v ous appris langlais, Nim it ?
dem anda un jour Satsuki sur le chem in du
retour.
Jai trav aill com m e chauffeur Bangkok
pendant trente-trois ans pour un joaillier
norv gien, et jai toujours parl anglais av ec lui.
Je v ois, dit Satsuki.
Et, la rflexion, il tait v rai que Nim it
parlait anglais exactem ent av ec le m m e accent
quun collgue danois quelle av ait eu lhpital
de Baltim ore. La gram m aire tait prcise,
laccent trs peu prononc, il nem ploy ait jam ais
dargot. Ctait un anglais facile com prendre,
pur, m ais m anquant lgrem ent dattrait. Tout
de m m e, songea-t-elle, cest trange de dev oir
v enir en Thalande pour entendre parler anglais
av ec laccent scandinav e.
Cet hom m e tait grand am ateur de jazz,
et il ne se dplaait jam ais en v oiture sans ses
cassettes. Cest ainsi que je m e suis fam iliaris
tout naturellem ent av ec le jazz. Quand m on
patron est m ort, il y a trois ans, jai hrit de sa
v oiture et de toute la m usique lintrieur. Cest
une de ses cassettes que v ous coutez en ce
m om ent.
Cest aprs le dcs de v otre patron que
v ous tes dev enu indpendant et v ous tes m is
exercer cette profession de guide-chauffeur pour
les touristes, nest-ce pas ?
Exactem ent, rpondit Nim it. Il y a
beaucoup de guides-chauffeurs en Thalande,
m ais je suis un des rares possder une
Mercedes !
Votre patron dev ait av oir une grande
confiance en v ous.
Nim it resta silencieux un long m om ent. Il
sem blait hsiter sur la m anire de rpondre
cette rem arque. Il dclara finalem ent :
Vous sav ez, docteur, je suis clibataire. Je
ne m e suis jam ais m ari. Autrem ent dit, jai
v cu dans lom bre de cet hom m e pendant trente
ans. Je lai accom pagn partout o il allait, je lai
aid dans toutes ses activ its. Jtais dev enu une
partie de lui, en quelque sorte. Quand on m ne
longtem ps ce genre de v ie, on finit par ne plus
sav oir ce que lon dsire rellem ent soi-m m e.
Nim it augm enta un peu le v olum e de la
stro. Un saxophone tnor au son rauque
poursuiv ait son solo.
Tenez, cette m usique, par exem ple. Il m e
disait coute bien cette m usique, Nim it. Il faut
suiv re attentiv em ent une par une chaque ligne
dim prov isation de Colem an Hawkins. Tends bien
loreille ce quil essaie de nous dire trav ers ces
sons. Cest lhistoire dune m e libre qui essaie de
schapper de sa poitrine. Cette m e, elle existe en
m oi aussi, et en toi. coute, et tu pourras
entendre son cho. Un souffle chaud, un cur qui
palpite. Et m oi, jcoutais encore et encore cette
m usique, je tendais loreille, et jarriv ais
entendre lcho de lm e qui sexprim ait trav ers
les notes. Mais je ne suis pas sr que ce soit
v raim ent m es oreilles m oi qui laient entendu.
Quand on v it longtem ps auprs dune personne,
quon obit ses ordres, on finit en un sens par
tre soud jusqu ne plus faire quun av ec elle.
Com prenez-v ous ce que je v eux dire, docteur ?
Je crois, rpondit Satsuki.
En coutant les confidences de Nim it, il lui
v int soudain lesprit que le lien qui unissait le
chauffeur tha son patron norv gien tait peut-
tre de nature hom osexuelle. Naturellem ent, ce
ntait quune supposition intuitiv e, sans plus.
Cela nav ait aucun fondem ent. Mais il sem blait
Satsuki que sous cette optique elle pouv ait m ieux
com prendre ce que v oulait dire Nim it.
Pourtant, je nai aucun regret, poursuiv it
ce dernier. Si on m e donnait m a v ie refaire
depuis le dbut, je recom m encerais la m m e
chose. Exactem ent la m m e chose. Et v ous,
docteur, que feriez-v ous ?
Je ne sais pas, Nim it, dit Satsuki. Je nen
ai pas la m oindre ide.
Nim it najouta rien. Ils trav ersrent la
m ontagne aux singes gris et rentrrent lhtel.
Le lendem ain, ctait le dernier jour av ant le
dpart de Satsuki, et, en rentrant de la piscine,
Nim it fit un dtour par un v illage des env irons.
Docteur, jai une dem ande v ous faire,
av ait-il dit en regardant sa cliente dans le
rtrov iseur, une dem ande personnelle.
De quoi peut-il bien sagir ?
Acceptez-v ous de m accorder une heure de
v otre tem ps ? Il y a un endroit que jaim erais
v ous faire v isiter.
Si v ous v oulez, rpondit Satsuki.
Elle ne dem anda m m e pas de quel endroit il
sagissait. Depuis un m om ent dj, elle av ait
dcid de confier Nim it le soin de tout
organiser.
La fem m e quil lem m ena v oir v iv ait dans
une petite cabane tout au bout du v illage, un peu
lcart. Ctait un v illage pauv re, une m aison
pauv re. Des rizires em plies deau stageaient en
terrasses le long des pentes, des buffles m aigres,
au cuir sale, erraient ici et l. La route tait
pleine de flaques deau, lair tait im prgn dune
odeur de bouse. Un chien au sexe pendant
trav ersa la route, une m oto de cinquante
centim tres cubes les dpassa en ptaradant et en
soulev ant des gerbes de boue. Des enfants presque
nus regardaient passer la Mercedes, aligns sur le
bord de la route. Satsuki stonnait quil ait pu y
av oir un v illage dune telle pauv ret si prs de
lhtel de luxe o elle logeait et quelle ne sen soit
pas aperue jusqualors.
La fem m e tait v ieille, elle dev ait av oir prs
de quatre-v ingts ans. Sa peau tait noircie et
fripe com m e un v ieux parchem in, tout son corps
tait rav in de rides profondes. Elle m archait
courbe en deux, et tait v tue dune robe m otif
fleuri qui ntait pas sa taille et qui sem blait
pendre autour delle. En la v oy ant, Nim it joignit
respectueusem ent les deux m ains, et la v ieille lui
rendit un salut identique.
Satsuki sassit en face delle de lautre ct de
la table, Nim it prs delle. Les deux Thas
com m encrent par parler un m om ent tous les
deux. La v ieille av ait une v oix dy nam ique pour
son ge, et apparem m ent elle possdait encore la
plupart de ses dents. Au bout dun m om ent, elle
se pencha profondm ent en av ant pour fixer
Satsuki dans les y eux. Elle av ait un regard
perant, qui ne cillait pas, sous lem prise duquel
Satsuki se sentit dev enir nerv euse com m e un
petit anim al pris au pige dans une pice troite
et aux issues bouches. Elle se rendit com pte
quelle suait de tous ses pores. Son v isage tait en
feu, sa respiration saccade, elle av ait env ie de
sortir une pilule horm onale de son sac et de
lav aler sur le-cham p. Mais elle nav ait pas deau.
Elle av ait laiss la bouteille deau m inrale dans
la v oiture.
Posez les deux m ains sur la table, dit
Nim it.
Satsuki obtem pra. La v ieille fem m e tendit
le bras, saisit la m ain droite de Satsuki dans la
sienne, petite et forte, et ne la lcha plus. Elle
resta ainsi sans rien dire pendant une dizaine de
m inutes (du m oins est-ce lim pression queut
Satsuki, en ralit, cela ne dura peut-tre pas
plus de deux ou trois m inutes), les y eux au fond
des siens. Satsuki lui rendait son regard. Elle se
sentait v ide de ses forces, et pongeait de tem ps
en tem ps la sueur de son v isage av ec le m ouchoir
quelle tenait dans sa m ain gauche. Au bout dun
m om ent, la v ieille fem m e poussa un profond
soupir et relcha la m ain de Satsuki. Puis elle se
tourna v ers Nim it et lui parla longuem ent en
tha. Nim it traduisit ensuite en anglais :
Elle dit quil y a une pierre au fond de
v otre corps. Une pierre blanche et dure. De la
taille dun poing denfant. Elle ne sait pas do
elle v ient.
Une pierre ? rpta Satsuki.
Il y a des caractres inscrits dessus, m ais
com m e cest en japonais, elle ne peut pas les
dchiffrer. Il y a quelque chose dcrit en noir,
lencre de Chine, en tout petits caractres. Cest
une pierre assez ancienne, v ous av ez d v iv re de
longues annes en la portant en v ous. Il faut que
v ous jetiez cette pierre quelque part. Sinon,
quand v ous serez m orte et quon v ous aura
incinre, la pierre dem eurera.
La v ieille fem m e se tourna cette fois v ers
Satsuki et parla nouv eau un m om ent en tha,
lentem ent. lcho de sa v oix, Satsuki
com prenait quelle disait quelque chose
dim portant. nouv eau, Nim it traduisit :
Bientt, v ous allez rv er dun grand
serpent. Il sortira lentem ent dun trou dans un
m ur. Un serpent v ert, couv ert dcailles. Quand
il sera un m tre de v ous env iron, il faudra le
saisir par le cou. Surtout, tenez-le ferm em ent et
ne le lchez pas. Au prem ier coup dil, il sera
effray ant m ais ce nest pas un serpent nfaste, il
napportera aucun m al, aussi, il ne faut pas en
av oir peur. Tenez-le ferm em ent des deux m ains.
Tenez-le de toutes v os forces, en pensant que cest
v otre v ie m m e. Tenez-le ainsi jusqu ce que
v ous v ous rv eilliez. Cest ce serpent qui av alera
la pierre qui est en v ous. Vous av ez com pris ?
Mais, que... ?
Rpondez seulem ent : Jai com pris ,
intim a Nim it dune v oix grav e.
Bien, jai com pris, dit Satsuki.
La v ieille fem m e hocha paisiblem ent la tte,
puis elle dit encore quelques phrases qui
sadressaient Satsuki.
Lhom m e nest pas m ort, traduisit Nim it.
Il na pas eu une seule blessure. Ce nest peut-tre
pas ce que v ous souhaitiez, m ais cest une chance
pour v ous. Rem erciez le ciel pour v otre chance.
La v ieille fem m e ajouta quelques brv es
sy llabes.
Cest fini, dit Nim it. Rentrons lhtel.
Cest une sorte de v oy ante ? dem anda
Satsuki Nim it une fois dans la v oiture.
Pas exactem ent, docteur. Elle soigne le
cur des gens, tout com m e v ous soignez leurs
corps. Et en outre, elle prdit les rv es.
Dans ce cas, jaurais d lui laisser de
largent pour la rem ercier. Jai com pltem ent
oubli, ctait tellem ent soudain, et jtais si
surprise de ce quelle m a dit !
Nim it ngocia un v irage en pingle
chev eux en tournant le v olant av ec sa prcision
habituelle, puis rpondit :
Je lui ai laiss de largent. Ce nest pas un
m ontant trs im portant, ne v ous faites pas de
souci. Prenez cela com m e une petite m arque de
sy m pathie de m a part, un geste personnel.
Em m enez-v ous tous v os clients chez cette
fem m e ?
Pas du tout, docteur, v ous tes la seule.
Mais pourquoi ?
Vous tes une belle personne, docteur.
Lucide, forte. Mais on dirait que v ous tranez
toujours v otre cur aprs v ous. Dsorm ais, il
faut que v ous v ous prpariez m ourir en paix.
lav enir, si v ous consacrez toutes v os forces
uniquem ent v iv re, v ous ne pourrez pas m ourir
com m e il faut le m om ent v enu. Il faut changer la
direction petit petit. Viv re et m ourir ont une
im portance gale en un sens, v ous sav ez,
docteur...
Dites, Nim it... fit Satsuki en enlev ant ses
lunettes de soleil et en se penchant en av ant.
Docteur ?
Vous, v ous tes prpar m ourir en paix ?
Moi, je suis dj dem i m ort, docteur,
rpondit Nim it com m e sil nonait une
v idence.
Cette nuit-l, Satsuki pleura dans son grand
lit bien propre. Elle reconnut quelle dev ait
dsorm ais se prparer aller petit petit v ers la
m ort. Elle reconnut quelle av ait une pierre
blanche et dure au fond delle-m m e. Elle
reconnut quun serpent aux cailles v ertes
lattendait quelque part, tapi dans les tnbres.
Elle pensa lenfant qui ntait pas n. Elle av ait
dtruit cet enfant, lav ait jet dans un puits sans
fond. Et pendant trente ans, elle av ait ha cet
hom m e. Elle av ait souhait quil m eure dans
datroces souffrances. Elle av ait m m e espr du
fond du cur que surv ienne pour cela un
trem blem ent de terre. En un sens, ctait elle-
m m e qui av ait prov oqu ce sism e sur Kobe.
Cet hom m e a chang m on cur en pierre, m on
corps en pierre. Au loin, dans les m ontagnes, les
singes gris la contem plaient en silence. Viv re et
m ourir ont une im portance gale en un sens,
docteur...
Aprs av oir enregistr ses bagages au
com ptoir de laroport, Satsuki tendit Nim it
une env eloppe contenant un billet de cent
dollars.
Merci pour tout, dit-elle. Grce v ous, jai
pu passer des v acances trs agrables. Voici un
petit cadeau de m a part.
Je v ous rem ercie de v otre gentillesse,
docteur, dit Nim it en acceptant lenv eloppe.
Dites, Nim it, av ez-v ous le tem ps de boire
un caf av ec m oi quelque part ?
Av ec plaisir.
Tous deux entrrent la caftria,
com m andrent deux cafs. Satsuki le prit noir,
Nim it ajouta une grande quantit de crm e au
sien. Satsuki fit longuem ent tourner sa tasse sur
la soucoupe. Elle finit par se lancer et se tourna
v ers Nim it :
v rai dire, com m ena-t-elle, jai un
secret que je nai jam ais av ou personne
jusquici. Jai v cu en le gardant seule. Mais
aujourdhui, je v oudrais v ous le confier. Cest
sans doute parce que je ne v ous rev errai
probablem ent jam ais. Mon pre est m ort
soudainem ent alors que jtais encore jeune, et
m a m re, sans m en dire un m ot, a aussitt...
Nim it tendit ses deux paum es v ers Satsuki,
puis secoua la tte plusieurs fois :
Docteur, je v ous en prie, ne m en dites pas
dav antage. Attendez le rv e, com m e v ous la dit
la fem m e au v illage. Je com prends ce que v ous
ressentez, m ais quand on m et les m otions en
m ots, elles dev iennent des m ensonges.
Satsuki rav ala ses confidences, ferm a les
y eux en silence. Elle inspira profondm ent,
expira de m m e.
Attendez le rv e, docteur, rpta
gentim ent Nim it com m e pour la persuader. La
patience est ncessaire pour le m om ent.
Abandonnez les m ots. Les m ots se transform ent
en pierres.
Il tendit la m ain, prit tranquillem ent celle
de Satsuki dans la sienne. Le contact de sa peau
tonnam m ent lisse donnait une sensation de
jeunesse. Com m e si sa m ain av ait toujours t
protge par un gant de cuir extra-fin, de qualit
suprieure. Satsuki rouv rit les y eux, regarda
Nim it. Il relcha sa m ain, croisa les doigts sur la
table.
Mon patron norv gien tait originaire de
Laponie, dit-il. Vous le sav ez sans doute, m ais la
Laponie est la prov ince la plus septentrionale de
la Norv ge. On y trouv e beaucoup de rennes. En
t, la nuit ne tom be jam ais, et en hiv er, il ny a
pas de jour. Il est sans doute v enu en Thalande
pour chapper aux rigueurs du clim at de son
pay s. Cest un endroit qui est exactem ent
loppos de la Thalande, si lon peut dire. Il
aim ait v raim ent la Thalande et av ait dcid que
cest l quil reposerait. Mais jusquau jour de sa
m ort, il est rest nostalgique de la v ille de
Laponie o il tait n et av ait pass son enfance. Il
m e parlait souv ent de cette petite v ille. Malgr
cela, pendant trente ans, il nest pas retourn une
seule fois en Norv ge. Je pense quil av ait v cu
des choses un peu particulires l-bas, cest pour
cela quil ne v oulait pas y retourner. Lui aussi, il
av ait une pierre au fond de lui.
Nim it soulev a sa tasse pour boire une gorge
de caf, puis la reposa soigneusem ent sur la
soucoupe sans faire de bruit.
Il m a parl des ours polaires, une fois. Il
m a expliqu quel point ctait des cratures
solitaires : ils ne sunissent quune fois par an.
Une seule fois ! Dans leur m onde, les relations de
couple nexistent pas. Sur la grande terre glace
de Laponie, un ours m le rencontre fortuitem ent
une ourse, et ils copulent. Pas trs longuem ent,
dailleurs. Ds que lacte est term in, le m le
scarte rapidem ent de la fem elle com m e sil
av ait peur, et senfuit en courant du lieu de leurs
am ours. Il se sauv e littralem ent toutes
jam bes, sans se retourner une seule fois. Ensuite,
il passe nouv eau une anne entire dans la plus
grande solitude. La com m unication m utuelle
nexiste absolum ent pas chez ces anim aux. Pas
plus que le rapprochem ent des curs. Voil
quoi ressem ble la v ie dun ours blanc. Du m oins,
daprs ce que m on patron m a racont.
Quelle v ie trange, en effet, dit Satsuki.
Une v ie trange, certainem ent, renchrit
Nim it, le v isage grav e. Quand m on patron m a
racont cette histoire, je lui ai dem and : Mais
alors, dans quel but les ours polaires v iv ent-ils ?
Il a souri com m e si jexprim ais exactem ent ce
quil ressentait, et m a rpondu par une autre
question : Et nous, Nim it, nous, dans quel but
v iv ons-nous ?
Lav ion av ait dcoll et le signal lum ineux
des ceintures de scurit v enait de steindre.
Une fois de plus, je m apprte rentrer au
Japon , songea Satsuki. Elle essay a de penser
ce quelle allait faire une fois de retour, puis y
renona. Les m ots se transform ent en pierres ,
av ait dit Nim it. Satsuki senfona profondm ent
dans son sige, ferm a les y eux. Puis elle se
rem m ora la couleur du ciel quand elle nageait
sur le dos dans la piscine dserte de Thalande.
Elle se rappela aussi la m lodie de Souvenirs
davril dErroll Garner. Je v ais dorm ir un peu,
se dit-elle. Oui, v oil ce que je dois faire. Dorm ir.
Et attendre le rv e.
Cinquime nouvelle

Crapaudin sauve Tokyo

En rentrant du bureau ce soir-l, Katagiri


trouv a chez lui une norm e grenouille qui
lattendait. Dresse sur ses deux pattes arrire,
elle faisait bien deux m tres de haut. Et elle tait
plutt corpulente aussi. Katagiri, av ec son m tre
soixante et sa faible carrure, se sentit cras par
une apparence aussi im posante.
Appelez-m oi Crapaudin, tout sim plem ent,
dit la bestiole dune v oix qui portait loin.
Katagiri en perdit la sienne et resta fig sur
place dans lentre, bouche be.
Ne soy ez donc pas si surpris. Je ne v ous
v eux aucun m al. Entrez et ferm ez la porte, dit
Crapaudin.
Mais Katagiri, son porte-docum ents dans la
m ain droite, et dans la gauche son sac de courses
du super-m arch, contenant des lgum es et une
bote de sardines, nav anait pas dun
centim tre.
Allons, m onsieur Katagiri, ferm ez donc
v ite cette porte, et dchaussez-v ous.
En sentendant appeler par son nom ,
Katagiri reprit quelque peu ses esprits. Il suiv it
les conseils de Crapaudin, ferm a la porte, posa son
sac de courses par terre, enlev a ses chaussures en
gardant son porte-docum ents suspendu son
bras. Puis, toujours linv itation de Crapaudin, il
sassit sur une chaise dev ant la table de la
cuisine.
coutez, m onsieur Katagiri, com m ena
Crapaudin, je m excuse de m tre introduit chez
v ous sans prv enir pendant v otre absence. Vous
dev ez tre sidr, je le conois. Mais je ne pouv ais
pas faire autrem ent. Que diriez-v ous dune petite
tasse de th, hein ? Je m e disais que v ous nalliez
pas tarder rentrer, et jai pris la libert de faire
bouillir de leau.
Katagiri serrait toujours son porte-
docum ents contre lui sans faire un geste. Cest
peut-tre une plaisanterie dun nouv eau genre,
se disait-il. Quelquun sest dguis et a m is cet
norm e costum e de grenouille juste pour m e faire
une blague. Mais les m ouv em ents et lallure de
Crapaudin, prsentem ent occup v erser de
leau dans la thire en fredonnant un petit air,
taient bien ceux dun authentique batracien.
Crapaudin posa une tasse dev ant Katagiri, une
autre dev ant lui.
Vous av ez un peu retrouv v otre calm e ?
dem anda-t-il en aspirant son th petites
gorges.
Katagiri nav ait pas encore rcupr sa v oix.
Norm alem ent, jaurais d prendre rendez-
v ous av ant de v enir, poursuiv it Crapaudin, je
com prends le choc que m a v isite v ous cause,
m onsieur Katagiri. Nim porte qui serait surpris
de rentrer chez lui et de trouv er un gros crapaud
en train de lattendre. Cependant, il sagit dune
affaire urgente et de la prem ire im portance.
Cest pourquoi je v ous prie de pardonner m on
inciv ilit.
Affaire urgente ?
Tels furent les prem iers m ots qui
franchirent enfin les lv res de Katagiri.
Oui, m onsieur Katagiri. Jam ais je ne m e
perm ettrais de pntrer chez les gens sans y tre
inv it, si une affaire urgente ne m y obligeait. Je
ne suis pas grossier ce point, tout de m m e.
Cette affaire a-t-elle un rapport av ec m on
trav ail ?
La rponse est y es, m onsieur Katagiri, et en
m m e tem ps no, dit Crapaudin en penchant la
tte. No et y es, v oy ez-v ous.
Bon, l, il dev ient urgent que je m e
calm e , songea Katagiri.
a ne v ous drange pas si je fum e ? fit-il
v oix haute.
Mais pas du tout, pas du tout, rpondit
Crapaudin dun air patelin. Vous tes chez v ous,
tout de m m e. Je nai pas v ous interdire quoi
que ce soit. Fum ez, buv ez, sentez-v ous libre de
faire ce que bon v ous sem ble. Moi-m m e, je ne
fum e pas, m ais je ne suis pas im poli au point
daffirm er les droits des non-fum eurs dans la
dem eure dautrui.
Katagiri tira son paquet de cigarettes de sa
poche, craqua une allum ette. En allum ant sa
cigarette, il se rendit com pte que ses m ains
trem blaient. Crapaudin, assis en face de lui,
observ ait av ec un profond intrt la srie de
gestes quil accom plissait.
Vous ne feriez pas partie dun sy ndicat du
crim e, par hasard ? osa enfin dem ander Katagiri.
Crapaudin clata dun grand rire clair, puis
se frappa les cuisses de ses m ains palm es :
Ha ha ha ha ha ! Vraim ent, v ous ne
m anquez pas dun certain sens de lhum our,
m onsieur Katagiri ! Cest v rai, quoi, quel que soit
le m anque de m ain duv re de nos jours, quelle
association de v oy ous irait recruter une
grenouille, hein, je v ous le dem ande ? Cela ferait
deux lobjet de la rise gnrale, non ?
Si v ous tes v enu ngocier un
rem boursem ent, v ous perdez v otre tem ps, dit
schem ent Katagiri. Je nai pas le m oindre
pouv oir de dcision indiv iduel en la m atire. Je
m e contente dagir en fonction des ordres que je
reois de m es suprieurs hirarchiques. Je ne
peux v ous tre daucune utilit, sous quelque
form e que ce soit.
coutez, m onsieur Katagiri, dit Crapaudin
en lev ant un doigt en lair, je ne suis pas v enu
v ous v oir pour ce genre de v tilles. Je sais que
v ous tes assistant du chef du dpartem ent des
Em prunts de la branche de Shinjuku de la
Banque de Scurit et de Confiance de Toky o.
Cependant, m a v isite na aucun rapport av ec un
quelconque rem boursem ent dem prunt. Si je suis
v enu v ous v oir, cest pour sauv er Toky o dun
anantissem ent total.
Katagiri regarda autour de lui. Il tait peut-
tre v ictim e dun gag de grande env ergure
com m e la Cam ra cache ou quelque chose de ce
genre. Mais il ne v it de cam ra nulle part. Et son
appartem ent tait tout petit, il ny av ait aucun
endroit o se dissim uler.
Il ny a personne ici en dehors de v ous et
m oi, m onsieur Katagiri. Vous dev ez v ous dire que
je suis un crapaud com pltem ent fou. Ou que
v ous tes en train de rv er tout v eill. Mais je ne
suis pas fou, et v ous ne rv ez pas. Ceci est une
affaire extrm em ent srieuse.
coutez, m onsieur Crapaudin...
Crapaudin tout court, rectifia la
grenouille en lev ant nouv eau un doigt.
coutez, Crapaudin, reprit Katagiri, ce
nest pas que je ne v ous crois pas. Mais je ne saisis
pas trs bien. Je ne com prends pas ce qui se passe
ici, v oy ez-v ous. Est-ce que je peux v ous poser
quelques questions ?
Mais bien sr, m ais bien sr, dit
Crapaudin. Cest im portant darriv er se
com prendre. Daucuns v ous diront que la
com prhension nest jam ais que la som m e des
m alentendus, et je trouv e m oi-m m e ce point de
v ue fort intressant m ais m alheureusem ent,
pour le m om ent, nous nav ons gure le tem ps de
nous prter des digressions, si agrables soient-
elles, et si nous pouv ons parv enir une
com prhension m utuelle par le plus court
chem in, cela nen sera que m ieux. Par
consquent, posez-m oi toutes les questions que
v ous v oulez.
Pour com m encer, v ous tes une v raie
grenouille, nest-ce pas ?
Bien sr, com m e v ous pouv ez le constater,
je suis un authentique batracien. Je ne suis ni
une m taphore, ni une allusion, ni une im age de
sy nthse, ni quoi que ce soit daussi com pliqu. Je
suis une v raie grenouille. Vous v oulez que je
coasse un peu pour v oir ?
Crapaudin lev a la tte v ers le plafond et se
m it actionner les m uscles de son norm e gosier.
Geeko, ugukku, geeeekoooo, ugukku. Sa v oix de
stentor faisait trem bler les cadres accrochs au
m ur.
Merci, m erci, jai com pris, se hta de dire
Katagiri.
Son appartem ent tait du genre bon
m arch, av ec des m urs peu pais en
contreplaqu.
a v a, v ous tes une v raie grenouille.
On peut aussi dire que je suis la som m e
totale de toutes les grenouilles. Mais m m e dans
ce cas, cela ne change rien au fait que je suis une
grenouille. Si quelquun sav isait de prtendre le
contraire, ce serait un sale m enteur, que je m e
ferais un plaisir de rduire en bouillie !
Katagiri hocha la tte. Puis, pour reprendre
un peu son calm e, il saisit sa tasse et but une
gorge de th.
Et v ous av ez bien dit que v ous v ouliez
sauv er Toky o de la destruction ?
Je lai dit, en effet.
De quel genre de destruction sagit-il ?
Un trem blem ent de terre, rpondit
Crapaudin de sa v oix cav erneuse.
Katagiri le regarda, bouche ouv erte.
Crapaudin lui rendit son regard, sans rien dire,
lui non plus. Tous deux se regardrent ainsi un
m om ent en chiens de faence, puis Crapaudin
reprit :
Un norm e, un gigantesque trem blem ent
de terre, qui secouera Toky o le 1 8 fv rier huit
heures du m atin. Autrem ent dit, dans trois jours.
Ce sera une secousse beaucoup plus im portante
que celle de Kobe le m ois dernier. On prv oit que
ce sism e fera au m oins cent cinquante m ille
m orts. La plupart des v ictim es m ourront dans
des accidents en rapport av ec la circulation de
lheure de pointe du m atin : des draillem ents et
des collisions de trains, des effondrem ents
dautoroutes, des chutes de v hicules du haut des
v oies ariennes, des explosions de cam ions-
citernes. Les im m eubles seront transform s en
tas de briques, sous lesquels les gens priront
crass. Des incendies se dclareront un peu
partout. Le rseau routier sera entirem ent
dtruit, les am bulances et les cam ions de
pom piers feront figure de gadgets inutiles. Les
gens m ourront en m asse, pour rien, cest tout.
Cent cinquante m ille m orts, v ous dis-je ! Ce sera
lenfer. Les autorits dev ront enfin reconnatre
quel point ltat concentrationnaire des grandes
v illes est dev enu dangereux.
Tout en parlant, Crapaudin secouait
lgrem ent la tte.
Lpicentre sera situ tout prs de la
m airie de Shinjuku, ce sera une secousse
v erticale.
Prs de la m airie de Shinjuku ?
Juste au-dessous des bureaux de la
branche de Shinjuku de la Banque de Scurit et
de Confiance de Toky o, pour tre prcis.
Un silence pesant sensuiv it.
Et donc, si je com prends bien, dit enfin
Katagiri, v ous v oulez em pcher ce trem blem ent
de terre ?
Exactem ent, dit Crapaudin en hochant la
tte. Cest tout fait cela. Et pour cela, il m e
faudra descendre av ec v ous, m onsieur Katagiri,
dans les sous-sols des locaux de la branche de
Shinjuku de la Banque de Scurit et de
Confiance de Toky o, pour un com bat m ort
contre Lelom bric.
En tant quem ploy du dpartem ent des
Em prunts de la branche de Shinjuku de la
Banque de Scurit et de Confiance de Toky o,
Katagiri av ait eu loccasion de trav erser div erses
preuv es. Il tait entr la Banque de Scurit et
de Confiance de Toky o sa sortie de luniv ersit,
et m enait depuis seize ans un com bat quotidien
au dpartem ent adm inistratif des Em prunts.
Autrem ent dit, il tait charg des
recouv rem ents. Ce ntait pas un poste trs
populaire. Tout le m onde prfrait trav ailler au
dpartem ent dAccord des Prts. En tout cas,
lpoque de la bulle spculativ e, ctait ainsi.
Durant cette priode o largent coulait flots,
les responsables financiers prtaient
pratiquem ent autant dargent quon leur en
dem andait ds quil sagissait dactions ou de
terrains que lon pouv ait hy pothquer. Plus les
crdits accords taient gros, m ieux ctait pour
la rputation de la banque. Mais certains
cranciers sav raient insolv ables, et, dans ces
cas-l, la dlicate m ission de rcuprer largent
rev enait Katagiri. Son v olum e de trav ail av ait
augm ent brusquem ent aprs lclatem ent de la
bulle financire. Tout dabord, les actions av aient
baiss, puis av ait t le prix des terrains. Dans
ce cas, les hy pothques ne serv aient plus rien.
Les suprieurs de Katagiri lui ordonnaient
seulem ent daller sur place rcuprer ce quil
pouv ait en liquide.
Le quartier de Kabukicho Shinjuku tait
un laby rinthe de v iolence. Depuis toujours,
ctait le quartier gnral des v oy ous japonais
ainsi que des m affias corenne et chinoise. Les
arm es et la drogue y circulaient en abondance.
En surface, on ne v oy ait pas passer de grosses
som m es, les transactions im portantes se
traitaient en secret, dans les tnbres. Il ntait
pas rare que des gens disparaissent en fum e dans
ces ruelles. Katagiri lui aussi, lors doprations de
recouv rem ent de dettes dans ce quartier proche
de son bureau, stait retrouv plusieurs fois
entour de y akuza qui m enaaient de lui faire la
peau. Cependant, il nav ait jam ais eu
particulirem ent peur. Quel intrt aurait eu la
m affia assassiner un sim ple reprsentant de la
Banque de Scurit et de Confiance de Toky o ?
Quils le trucident sils le v oulaient. Mais oui,
quils labattent, dun coup de feu, dun coup de
couteau ! Par chance, il nav ait ni fem m e ni
enfants, et ses parents taient dj m orts. Son
frre et sa sur cadette se dbrouillaient tout
seuls m aintenant, ils av aient term in leurs
tudes, staient m aris. Lui, si on le tuait
aujourdhui m m e, cela ne drangerait pas
grand m onde. Personne, v rai dire. Mm e lui,
Katagiri, a ne le drangerait pas spcialem ent.
Tandis que notre em ploy de banque
considrait la situation av ec le sang-froid et le
calm e que lon v ient de dcrire, les y akuza qui
lentouraient, eux, dev enaient de plus en plus
nerv eux. tel point que le nom de Katagiri finit
par tre connu dans le quartier com m e celui dun
hom m e courageux. Pourtant, en loccurrence, il
se sentait pris de court. Com m ent dev ait-il ragir
ce que Crapaudin v enait de lui dire ? Il nen
av ait pas la m oindre ide. Que signifiait toute
cette histoire ? Lelom bric ? Il se risqua enfin
dem ander :
Qui est donc ce M. Lelom bric ?
Il v it sous terre. Cest un lom bric gant,
com m e son nom lindique. Quand il se fche, a
prov oque des secousses sism iques. Et en ce
m om ent, il est terriblem ent en colre.
Et quest-ce qui le m et en colre de la
sorte ?
Je lignore, rpondit Crapaudin. Personne
ne sait ce que pense Lelom bric, dans les tnbres
de son cerv eau. Ceux qui ont eu loccasion de
lapercev oir sont fort peu nom breux. Dhabitude,
il passe son tem ps hiberner. Il dort dun long
som m eil, pendant des dizaines et des dizaines
dannes, dans les tnbres et la tideur du fond
de la Terre. Alors, naturellem ent, ses y eux
satrophient, son cerv eau se ram ollit, se m et
fondre dans son som m eil, et il se transform e en
tout autre chose. Pour parler franchem ent, je
suppose, m oi, quil ne pense rien du tout. Je crois
quil absorbe sim plem ent des chos et des
v ibrations v enus de trs loin, et les em m agasine
dans son corps. Ensuite, il en restitue la plupart
sous form e de haine, aprs un processus de
transform ation chim ique com plexe. Je ne sais
pas com m ent a se produit exactem ent, je serais
bien incapable de lexpliquer en dtail.
Crapaudin regarda Katagiri un m om ent en
silence, attendant que la teneur de ses propos
pntre bien dans le cerv eau de son
interlocuteur. Puis il poursuiv it :
v itons tout m alentendu : je ne ressens
aucune anim osit ou opposition personnelle
env ers Lelom bric. Je ne v ois pas non plus en lui
une incarnation du m al. Je nirais pas jusqu
v ouloir m en faire un am i, m ais lexistence
dtres com m e lui en ce m onde ne m e drange pas
outre m esure. Le m onde est une sorte de grand
par-dessus, av ec une m ultitude de poches de
form es et de tailles diffrentes. En ce m om ent,
cependant, Lelom bric est trop dangereux pour
quon continue le laisser faire sans rien dire.
Son esprit et son corps sont enfls com m e ils ne
lont jam ais t, sous leffet des haines div erses
quil a absorbes et accum ules pendant des
annes. Et qui plus est, le trem blem ent de terre
de Kobe le m ois dernier la brutalem ent rv eill
du som m eil profond et confortable o il tait
plong. Sa rage lui a inspir une sorte de
rv lation : il a dcid que son tour tait v enu de
prov oquer un trem blem ent de terre sur Toky o,
un norm e trem blem ent de terre. Je suis certain
de ce que jav ance, m onsieur Katagiri grce
quelques insectes ram pants de m a connaissance,
jai obtenu des inform ations trs prcises sur
lheure, le lieu et ltendue du catacly sm e.
Sur ce, Crapaudin se tut et ferm a
lgrem ent les y eux, com m e puis de parler.
Alors, dit Katagiri, v ous et m oi allons
descendre dans les sous-sols pour nous battre av ec
Lelom bric et em pcher ce trem blem ent de terre ?
Exactem ent.
Katagiri soulev a sa tasse de th, puis la
reposa sur la table.
Je nai pas encore tout com pris, m ais
dites-m oi pourquoi m av oir choisi, m oi, pour v ous
seconder dans cette entreprise ?
Monsieur Katagiri, dit Crapaudin en
plongeant son regard dans celui de son
interlocuteur, jai appris v ous estim er
profondm ent. Pendant seize ans, v ous v ous tes
acquitt av ec une discrtion exem plaire, et sans
v ous plaindre, dune tche des plus dangereuses,
et dont personne naim erait se charger. Je m e
rends parfaitem ent com pte de laccom plissem ent
que cela reprsente. Je pense que,
m alheureusem ent, ni v os suprieurs ni v os
collgues nestim ent v otre trav ail sa juste
v aleur. Tous ces gens doiv ent tre av eugles.
Cependant, m m e en labsence de toute
reconnaissance, et priv de toute possibilit de
carrire, jam ais v ous ne v ous tes plaint. Et il ne
sagit pas seulem ent de v otre trav ail. Aprs la
m ort de v os parents, v ous av ez assur lducation
de v otre frre et de v otre sur, encore
adolescents, les av ez env oy s luniv ersit, av ez
m m e jou les entrem etteurs pour leur
perm ettre de faire un bon m ariage. Vous leur
av ez sacrifi une part im portante de v otre tem ps
et de v os rev enus, tel point que, v ous-m m e,
v ous nav ez pu v ous m arier. Pourtant v os cadets
nprouv ent pas la m oindre reconnaissance
env ers v ous, au contraire m m e, car ils v ous
traitent av ec m pris et ingratitude. Si v ous
v oulez m on av is, je trouv e a incroy able. Si
jtais v otre place, jaurais env ie de leur donner
des claques. Mais v ous, cela ne v ous m et pas
spcialem ent en colre. Si v ous m autorisez
v ous parler franchem ent, je dirai que v ous av ez
une allure plutt quelconque. Et v ous ntes pas
trs loquent non plus. Voil pourquoi v otre
entourage v ous ignore plus ou m oins. Mais m oi,
je sais. Je sais que-v ous tes un hom m e de bon
sens, et un hom m e courageux. Dans tout Toky o,
il ny a pas une seule personne en dehors de v ous
qui je puisse faire confiance pour com battre
m es cts.
Monsieur Crapaudin... dit Katagiri.
Crapaudin tout court, corrigea
Crapaudin, un doigt en lair.
Crapaudin. Com m ent sav ez-v ous autant
de choses sur m oi ?
Je ne suis pas une grenouille ne de la
dernire pluie. Je sais v oir ce quil y a v oir en ce
m onde.
Mais tout de m m e, Crapaudin, je nai pas
des m uscles dacier, et je ne connais pas les sous-
sols de Toky o. Je ne crois pas tre de taille
com battre un v er de terre gant dans les
tnbres. Il doit bien y av oir quelquun de plus
fort que m oi capable de le faire. Je ne sais pas,
m oi, un cham pion de karat par exem ple, ou un
m em bre dun com m ando spcial des forces
dautodfense.
Crapaudin lev a ses gros y eux au ciel.
Monsieur Katagiri, cest m oi qui
m occuperai de la partie com bat proprem ent dite.
Mais je ne peux pas m e battre seul. Cest un point
essentiel. Votre courage, v otre loy aut m e sont
ncessaires. Il faut que je v ous entende derrire
m oi m e crier des encouragem ents Crapaudin,
v as-y ! Courage ! Tu v as gagner ! Cest toi qui as
raison !
Crapaudin carta largem ent ses deux bras,
puis posa ses deux m ains plat sur ses genoux.
Pour tre franc, m oi-m m e, jai peur de
com battre Lelom bric dans les tnbres. Pendant
longtem ps jai v cu en esthte et en pacifiste, en
harm onie av ec la nature. Je naim e pas du tout
m e battre. Mais je v ais le faire parce quil le faut.
Ce sera certainem ent un horrible com bat sans
m erci. Peut-tre que je nen sortirai pas v iv ant.
Ou que jy laisserai un m em bre. Mais je ne peux
pas fuir. Com m e la dit Nietzsche, la plus grande
sagesse consiste nav oir peur de rien. Ce que je
v oudrais que v ous fassiez, m onsieur Katagiri,
cest que v ous m encouragiez, com m e un am i.
Cest que v ous m e transm ettiez un peu de v otre
courage. Com prenez-v ous ?
Mais Crapaudin av ait beau dire, de
nom breux dtails chappaient encore Katagiri.
Il lui sem blait nanm oins si surraliste que
puisse paratre le contenu de cette histoire quil
pouv ait av oir confiance en ce que lui racontait
Crapaudin. Il y av ait dans le v isage de la
grenouille, dans sa faon de sexprim er, une
sincrit qui touchait directem ent le cur.
Katagiri trav aillait dans le secteur le plus dur de
la banque, et il av ait acquis le talent de sentir ces
choses-l ctait dev enu une sorte de seconde
nature chez lui.
Monsieur Katagiri, je com prends que,
m m e pour un hom m e com m e v ous, il soit
em barrassant dtre ainsi sollicit par un
batracien gant qui fait irruption chez v ous et
v ous dem ande de but en blanc de lui accorder
v otre confiance. Cest une raction absolum ent
lgitim e. Aussi v ais-je faire en sorte de v ous
donner une preuv e de m on existence. Ces
derniers tem ps, rcuprer les capitaux que v otre
banque a prts la Firm e du Grand Ours
dOrient v ous a donn du fil retordre, nest-ce
pas ?
Sans nul doute, reconnut Katagiri.
Les patrons sont de m che av ec un groupe
m affieux, ils ont des hom m es de m ain chargs
dim poser leurs dcisions lors des assem bles
gnrales dactionnaires, et v eulent faire
prononcer la faillite de la socit pour tre
dgags de toutes leurs dettes. Le responsable
financier de v otre banque a prt largent sans
enqute pralable digne de ce nom . Et com m e
dhabitude, qui est-ce qui essuie les pltres ? Cest
ce bon M. Katagiri. Mais cette fois-ci, ladv ersaire
est de taille, et cest difficile de le faire lcher. On
note m m e la prsence discrte dun politicien
influent derrire tout cela. La som m e totale de
lem prunt slv e env iron sept cents m illions de
y en. Mon analy se de la situation est-elle
correcte ?
Tout fait.
Crapaudin lev a les bras haut en lair. Ses
grandes palm es v ertes scartrent com m e des
ailes translucides.
Monsieur Katagiri, v ous nav ez pas de
souci v ous faire. Fiez-v ous Crapaudin ici
prsent. Ds dem ain m atin, le problm e sera
rsolu. Vous pouv ez dorm ir sur v os deux oreilles.
Sur ce, la grenouille se lev a, fit un large
sourire puis saplatit com m e une lim ande et
disparut en glissant sous la porte ferm e. Katagiri
se retrouv a seul dans la pice. Unique preuv e de
la v isite de Crapaudin, il restait deux tasses de
th sur la table de la cuisine.
Le lendem ain m atin, le tlphone pos sur le
bureau de Katagiri sonna ds son arriv e, neuf
heures.
Monsieur Katagiri, fit une v oix dhom m e,
une v oix froide et adm inistrativ e. Ici Shiraoka, je
suis lav ocat charg du litige av ec le Grand Ours
dOrient. Jai reu un coup de tlphone de m on
client ce m atin propos de la question reste en
suspens du recouv rem ent de lem prunt, il est
dcid v ous rem bourser la totalit de la som m e
que v ous rclam ez dans les dlais fixs et
assum er toute la responsabilit. Il v ous signera
un m m orandum cet effet. En consquence, il
souhaite que v ous v itiez dsorm ais denv oy er
Crapaudin chez lui. Je rpte, il m a dem and de
v ous dire expressm ent ceci : nenv oy ez plus
Crapaudin chez lui. Je nai pas bien saisi les
dtails, m ais il m a dit que v ous com prendriez,
m onsieur Katagiri.
Je com prends parfaitem ent, rpondit
Katagiri.
Auriez-v ous lam abilit de transm ettre ce
que je v ous ai dit Crapaudin ?
Je le lui transm ettrai sans faute.
Crapaudin ne rapparatra pas chez lui.
Cest parfait. Eh bien, je v ous prpare le
m m orandum pour dem ain.
Merci, dit Katagiri.
Et il raccrocha.
Lors de la pause de m idi, Crapaudin v int lui
rendre v isite au bureau :
Alors ? a sest bien pass av ec la Firm e du
Grand Ours dOrient ?
Katagiri jeta un coup dil effar autour de
lui.
Ne v ous inquitez pas, v ous tes seul m e
v oir, m onsieur Katagiri. Mais v ous com prenez
m aintenant que jexiste rellem ent, nest-ce pas ?
Je ne suis pas le produit de v otre im agination.
Jagis dans la ralit, et cela produit des
rsultats. Jexiste v raim ent.
Monsieur Crapaudin... com m ena
Katagiri.
Crapaudin tout court, rectifia la
grenouille en lev ant un doigt en lair.
Crapaudin, dit Katagiri, que leur av ez-
v ous fait ?
Pas grand-chose. Ce que je leur ai fait, ce
nest pas plus com pliqu que de planter des
choux. Je les ai un peu m enacs, cest tout. Je
leur ai caus une fray eur psy chologique. Com m e
la crit Joseph Conrad, la v ritable peur, cest
celle que la puissance de leur im agination fait
prouv er aux hom m es. Mais dites-m oi, m onsieur
Katagiri, a sest bien pass, alors ?
Katagiri hocha la tte, puis allum a une
cigarette.
Il sem blerait, oui.
Alors, v ous croy ez ce que je v ous ai dit
hier, m aintenant ? Vous allez m aider lutter
contre Lelom bric ?
Katagiri soupira. Puis il enlev a ses lunettes,
les essuy a.
Pour tre franc, je ne m y sens pas trs
enclin, m ais ce nest pas une raison. De toute
faon, je ne peux pas y couper, nest-ce pas ?
Crapaudin fit un signe dassentim ent.
Cest un problm e de responsabilit et
dhonneur. Mm e si nous nen av ons aucune
env ie, v ous et m oi, m onsieur Katagiri, nous
allons nous enfoncer dans les sous-sols et faire face
Lelom bric. Nous nav ons pas le choix. Si nous
dev ons perdre le com bat et y laisser la v ie,
personne ne nous pleurera. Et m m e si nous
parv enons exterm iner Lelom bric, personne ne
nous flicitera. Les gens ne sauront m m e pas
quun com bat pareil sest droul sous leurs pieds.
Vous et m oi, m onsieur Katagiri, serons les seuls
le sav oir. Ce sera un com bat solitaire, quelle
quen soit lissue.
Katagiri regarda ses m ains un m om ent, puis
la fum e qui slev ait de sa cigarette.
Finalem ent, il dclara :
Vous sav ez, m onsieur Crapaudin, je suis
un hom m e ordinaire.
Appelez-m oi Crapaudin ! dit Crapaudin en
pointant un doigt en lair.
Mais Katagiri lignora et poursuiv it :
Je suis un hom m e on ne peut plus
ordinaire. Plus ordinaire que la m oy enne, m m e.
Je perds m es chev eux, jai du v entre, jai eu
quarante ans le m ois dernier. Jai les pieds plats,
et m a dernire v isite m dicale, on m a dit que
jav ais une tendance au diabte. a fait trois m ois
que je nai pas couch av ec une fem m e. Et
encore, la dernire, ctait une professionnelle.
Au bureau, on reconnat peu ou prou m es
capacits recouv rer les crances de nos
dbiteurs m ais je ne suis pas respect pour
autant. Professionnellem ent com m e dans m a v ie
priv e, il ny a pas une seule personne qui
m aim e. Je ne suis pas trs habile m exprim er
et je suis tim ide, cela m em pche de m e faire des
am is. Je suis nul en sport, je chante faux, je suis
un nabot, jai le prpuce anorm alem ent troit, je
suis m y ope. Je suis m m e asthm atique, cest
v ous dire. Je m ne une v ie sans aucun intrt. Je
dors, je m e lv e, je m ange, je bois, et je dfque,
cest tout. Je ne sais m m e pas pourquoi je v is.
Pourquoi un hom m e com m e m oi dev rait-il
sauv er Toky o ?
Monsieur Katagiri, dit Crapaudin dune
v oix lgrem ent sentencieuse, seul un hom m e
com m e v ous peut sauv er Toky o. Et cest aussi
pour les hom m es com m e v ous que je m efforce de
sauv er cette v ille.
Katagiri poussa nouv eau un profond
soupir.
Alors dites-m oi : que dois-je faire ?
Crapaudin lui fit part de son plan. Le 1 7
fv rier (autrem ent dit la v eille du jour prv u
pour le trem blem ent de terre), en pleine nuit, ils
descendraient tous deux dans les souterrains,
dont lentre se trouv ait au sous-sol de la branche
de Shinjuku de la Banque de Scurit et de
Confiance de Toky o, dans la chaufferie. En
grattant une partie du m ur, ils tom beraient sur
un trou, au fond duquel ils descendraient en
utilisant une chelle de corde. Lantre du Lom bric
Gant se trouv ait une cinquantaine de m tres
plus bas. Ils se donneraient rendez-v ous m inuit
dans la chaufferie. (Katagiri prtexterait des
heures supplm entaires effectuer pour rester
dans le btim ent aprs la ferm eture des
bureaux.)
Et pour le com bat, v ous av ez prv u une
stratgie ? dem anda Katagiri.
Bien sr, il faut une stratgie. Personne ne
peut v aincre un adv ersaire sans stratgie. Aprs
tout, il sagit dun adv ersaire au contact
v isqueux, rien ne perm et de distinguer sa bouche
de son anus, et il fait peu prs la taille dun
m tro arien de la ligne Yam anote.
Quelle tactique com ptez-v ous utiliser ?
Crapaudin resta plong un m om ent dans ses
penses.
La parole est dargent m ais le silence est
dor.
Cela v eut-il dire quil v aut m ieux que je
ne pose pas de questions ?
On peut dire a com m e a.
Et si, au dernier m om ent, je prenais m es
jam bes m on cou sous lem prise de la terreur,
que feriez-v ous, m onsieur Crapaudin ?
Crapaudin tout court, corrigea la
grenouille.
Que feriez-v ous, Crapaudin ? Cest--dire,
si a arriv ait ?
Je m e battrais seul, dit Crapaudin aprs
av oir rflchi un instant. Mes chances de gagner
seul contre lui sont sans doute un peu m eilleures
que celles dAnna Karnine de gagner contre une
locom otiv e lance pleine v itesse. Vous av ez lu
Anna Karnine, m onsieur Katagiri ?
Katagiri rpondit que non, et Crapaudin eut
lair dsol pour lui. Il dev ait aim er ce liv re.
Mais je ne pense pas que v ous v ous
enfuirez et m e laisserez seul, m onsieur Katagiri.
Je le sais. Com m ent dire ? Cest une question de
couilles. Moi, m alheureusem ent, je nen ai pas,
anatom iquem ent parlant, m ais... ha ha ha ha !
Crapaudin ouv rit grand la bouche et rit de
tout cur. Crapaudin nav ait peut-tre pas de
couilles, m ais il nav ait pas de dents non plus.
Mais la v ie est pleine dv nem ents im prv us.
Le soir du 1 7 fv rier, un inconnu tira bout
portant sur Katagiri. Il av ait fini la tourne de ses
clients et reprenait le chem in du bureau quand,
en plein Shinjuku, un jeune hom m e en blouson
de cuir bondit dev ant lui. Il av ait un v isage
inexpressif et incroy ablem ent aplati. Katagiri v it
tout de suite quil av ait la m ain un petit pistolet
noir. Tellem ent noir et tellem ent petit quon
aurait dit un jouet. Katagiri regardait dun il
v ague cet objet noir dans la m ain de lhom m e,
sans bien com prendre quil tait point sur lui et
que linconnu allait appuy er sur la dtente. Tout
se droulait trop soudainem ent et sem blait trop
absurde. Pourtant lhom m e tira et Katagiri fut
touch. Le contrecoup soulev a le canon du
pistolet v ers le ciel. Au m m e m om ent, Katagiri
ressentit un choc lpaule com m e si on lui av ait
donn un v iolent coup de m arteau. Cela ne lui fit
pas m al, m ais il se retrouv a allong sur le
trottoir, projet terre par le choc. Le porte-
docum ents quil tenait la m ain droite av ait v ol
dans la direction oppose. Lhom m e pointa
nouv eau son arm e sur lui. Tira une seconde fois.
La pancarte publicitaire dun snack-bar v oisin
v ola en clats dev ant Katagiri. Il entendit des
cris. Ses lunettes av aient t projetes quelque
part, il v oy ait tout trouble. Dans une sorte de
brouillard, il v it lhom m e sapprocher de lui, le
pistolet la m ain. Je v ais m ourir , se dit-il. La
v ritable peur, cest celle que les hom m es
prouv ent env ers la force de leur im agination,
av ait dit Crapaudin. Sans hsiter, Katagiri coupa
le bouton de rglage de son im agination et
som bra dans un silence paisible et plein de
lgret.
Quand il reprit conscience, il tait allong
sur un lit. Il ouv rit dabord un il, regarda
prudem m ent autour de lui, puis ouv rit lautre.
Ce qui entra en prem ier dans son cham p de
v ision fut un chev alet en m tal son chev et, do
pendait un tuy au de perfusion reli son corps. Il
aperut aussi une infirm ire en blouse blanche. Il
com prit quil tait allong sur un lit au m atelas
dur, et v tu dun trange v tem ent, sous lequel,
apparem m ent, il tait nu.
Ah, oui, je m e souv iens, un hom m e m a
tir dessus alors que je m archais dans Shinjuku.
Il m a touch lpaule droite. La scne lui
rev enait nettem ent m aintenant. En pensant au
pistolet noir dans la m ain de lhom m e, son cur
fit un petit bruit sinistre. Ce ty pe v oulait m e
tuer, songea Katagiri. Mais finalem ent, je ne suis
pas m ort. Jai toute m a m m oire. Je ne souffre
pas. Mais ce nest pas seulem ent la douleur que je
ne sens pas, en fait, je ne ressens rien du tout. Je
ne peux m m e pas lev er la m ain.
Il ny av ait pas de fentre dans la cham bre.
tait-ce le jour ou la nuit ? Il naurait su le dire.
On lui av ait tir dessus aux env irons de cinq
heures du soir. Com bien de tem ps av ait bien pu
scouler depuis ? Lheure de son rendez-v ous av ec
Crapaudin tait-elle dj passe ? Il chercha des
y eux une m ontre ou une horloge dans la pice, il
ny en av ait pas. Mais de toute faon, il av ait
perdu ses lunettes et ne pouv ait pas v oir bien
loin. Il appela linfirm ire :
Euh... excusez-m oi.
Ah, v ous av ez enfin repris connaissance,
cest bien, dit-elle.
Quelle heure est-il ?
Linfirm ire regarda sa m ontre.
Neuf heures et quart.
Du soir ?
Non, cest le m atin.
Neuf heures et quart du m atin ? rpta
Katagiri dune v oix casse quil ne reconnut pas.
Il soulev a lgrem ent sa tte de loreiller.
Alors, il est neuf heures du m atin, le 1 8
fv rier ?
Cest a, dit linfirm ire en lev ant le bras
pour v rifier la date sur sa m ontre num rique.
Le 1 8 fv rier 1 9 9 5.
Il ny a pas eu un gros trem blem ent de
terre Toky o ce m atin ?
Toky o ?
Oui.
Linfirm ire secoua la tte.
m a connaissance, il ny a rien eu de
spcial.
Katagiri poussa un soupir de soulagem ent.
Quoi quil se ft pass, le trem blem ent de terre
av ait t v it.
propos, et m a blessure, com m ent a v a ?
Votre blessure ? dit linfirm ire. Quelle
blessure ?
Le coup de feu.
Le coup de feu ?
Mais oui, av ec un pistolet. Prs de lentre
de la banque o je trav aille. Un jeune hom m e. Il
m a touch lpaule droite.
Linfirm ire eut un petit sourire gn.
Je suis trs em barrasse, m onsieur
Katagiri. Vous nav ez pas t bless au pistolet,
pas du tout.
Vraim ent ?
Vrai de v rai. Personne ne v ous a tir
dessus. Aussi v rai quil ny a pas eu de
trem blem ent de terre Toky o ce m atin.
Katagiri en tait abasourdi.
Mais alors, pourquoi suis-je lhpital ?
Vous av ez eu un m alaise dans la rue hier
soir, Kabukicho, m onsieur Katagiri, et v ous
v ous tes effondr. Mais v ous ntes pas bless.
Vous av ez perdu connaissance et v ous tes tom b.
On ne sait pas exactem ent pourquoi pour le
m om ent. Le m decin ne v a pas tarder v enir
v ous v oir, v ous parlerez av ec lui.
Un m alaise ? Katagiri av ait pourtant v u de
ses y eux le pistolet point sur lui, il av ait v u le
coup partir. Il prit une profonde inspiration et
essay a de rem ettre de lordre dans ses ides.
Exam inons tous les lm ents un par un, en
pleine clart , se dit-il.
Je suis donc allong depuis hier soir dans
ce lit lhpital, nest-ce pas ? Dans le com a ?
Exactem ent, dit linfirm ire. Vous av ez
beaucoup gm i cette nuit, apparem m ent v ous
av ez fait des cauchem ars horribles. Vous av ez
hurl plusieurs fois Crapaudin ! Sagit-il dun
de v os am is, m onsieur Katagiri ?
Katagiri ferm a les y eux et tendit loreille
aux battem ents de son cur. Il palpitait
lentem ent, rgulirem ent, au ry thm e de la v ie.
Jusqu quel point ce qui lui tait arriv , tait-il
rel, partir do cela appartenait-il au dom aine
de lillusion ? Crapaudin existait-il v raim ent,
stait-il rellem ent battu av ec un lom bric gant
sous la terre, pour v iter quun catacly sm e
sabatte sur Toky o ? Ou bien tout cela ntait-il
quune partie dun long rv e v eill ? Katagiri ne
sy retrouv ait plus du tout.
Cette nuit-l, la grenouille v int lui rendre
v isite dans sa cham bre dhpital. Au m om ent o
Katagiri se rv eillait, il aperut la silhouette de
Crapaudin dans la pnom bre. Il tait assis sur un
tabouret dacier, le dos appuy au m ur. Il
paraissait puis. Ses grands y eux v erts
globuleux, ferm s, form aient une seule ligne
transv ersale sur son v isage.
Crapaudin ! appela Katagiri.
Crapaudin soulev a lentem ent les paupires.
Son gros v entre blanc enflait et dim inuait au
ry thm e de sa respiration.
Jav ais lintention de descendre la
chaufferie m inuit com m e prom is, dit Katagiri.
Mais un incident im prv u en fin daprs-m idi
m en a em pch, et on m a transport dans cette
cham bre dhpital.
Crapaudin secoua lgrem ent la tte.
Je com prends. Je com prends
parfaitem ent. Mais ne v ous faites pas de souci.
Tout v a bien. Vous m av ez aid com battre,
com m e il se doit.
Moi, je v ous ai aid ?
Oui, m onsieur Katagiri, v ous m av ez aid
en rv e. Cest pour cela que jai eu la force de m e
battre contre Lelom bric jusquau bout. Cest
grce v ous, m onsieur Katagiri.
Je ne sais pas. Je suis rest plusieurs
heures dans le com a, sous perfusion. Je ne m e
souv iens absolum ent pas de ce que jai fait en
rv e.
Cest trs bien ainsi, m onsieur Katagiri. Il
v aut m ieux ne pas v ous en souv enir. De toute
faon, ce v iolent com bat sest droul dans v otre
im agination. Cest cela en fait notre cham p de
bataille. Cest l que nous som m es v ainqueurs, et
cest l que nous subissons nos dfaites.
Naturellem ent, nous av ons tous des existences
lim ites, et nous finissons toujours par tre
v aincus. Mais com m e la dcouv ert Ernest
Hem ingway , ce qui dcide de la v aleur ultim e de
nos v ies, ce nest pas la faon dont nous
rem portons la v ictoire, m ais la faon dont nous
som m es v aincus. Vous et m oi, m onsieur Katagiri,
av ons russi tant bien que m al em pcher la
destruction de Toky o. Grce nous, cent
cinquante m ille personnes ont chapp la m ort.
Personne ne sen est aperu, m ais cest ce que
nous av ons accom pli.
Mais com m ent av ez-v ous v aincu
Lelom bric ? Et m oi, quest-ce que jai fait ?
Nous av ons com battu de toutes nos forces,
av ec lnergie du dsespoir. Nous...
Crapaudin se tut et poussa un profond
soupir.
Vous et m oi, m onsieur Katagiri, av ons
utilis toutes les arm es disponibles, tout le
courage dont nous disposions. Les tnbres taient
les allies de Lelom bric. Vous, m onsieur Katagiri,
av iez apport un gnrateur pdales laide
duquel v ous av ez dv ers autant de lum ire que
possible sur les lieux. Lelom bric a essay dutiliser
toutes les fantasm agories des tnbres pour v ous
effray er et v ous faire fuir. Mais v ous tes rest
ferm em ent sur place. Un v iolent com bat sest
droul entre la lum ire et les tnbres. Dans la
lum ire, jai lutt corps corps av ec le
m onstrueux v er de terre. Il sest enroul autour
de m on corps, a rpandu sur m oi un horrible
liquide v isqueux. Moi, je lai dcoup en
m orceaux. Mais m m e ainsi, il ne v oulait pas
m ourir. Il ne faisait que se sparer en diffrents
segm ents, toujours v iv ants. Et ensuite...
Crapaudin se tut. Puis il reprit, com m e sil
rassem blait toutes ses forces pour parler :
Fedor Dostoev ski a dcrit av ec une
insurpassable tendresse des tres abandonns de
Dieu. Il a dcouv ert la v aleur de lexistence
hum aine, dans ce paradoxe cruel qui v eut que les
hom m es qui ont inv ent Dieu soient abandonns
par Lui. Tout en luttant dans les tnbres contre
Lelom bric, je m e suis rappel Nuits blanches de
Dostoev ski. Je...
Crapaudin se tut.
Monsieur Katagiri, est-ce que je peux
dorm ir un peu ? Je suis extnu.
Je v ous en prie, dorm ez tout v otre sol.
Je nai pas russi v aincre Lelom bric, dit
Crapaudin, puis il ferm a les y eux. Jai russi
grand-peine v iter le trem blem ent de terre,
m ais je nai russi quun m atch nul dans m on
com bat av ec Lelom bric. Je lai bless, et lui aussi
m a bless... Mais je v ais v ous dire une chose,
m onsieur Katagiri
Quoi donc ?
Je suis un pur batracien, et, en m m e
tem ps, je reprsente un m onde totalem ent
antibatracien.
Je crains de ne pas trs bien com prendre.
Moi non plus, je ne com prends pas, dit
Crapaudin en gardant les y eux ferm s. Cest juste
une im pression. Ce que nous v oy ons av ec nos
y eux nest pas forcm ent la ralit. Mon ennem i
est aussi en m oi, il fait partie de m oi. lintrieur
de m oi-m m e, il y a un antim oi. Jai le cerv eau
un peu em brum , je crois. Je v ois la locom otiv e
arriv er. Mais je v oudrais tant que v ous
com preniez, m onsieur Katagiri...
Vous tes trs fatigu, Crapaudin. Il faut
dorm ir pour rcuprer.
Monsieur Katagiri, je retourne lentem ent
la boue. Et pourtant... je...
Crapaudin perdit com pltem ent lusage de
la parole et som bra dans un som m eil com ateux.
Ses longs bras pendaient v ers le sol, sa grande
bouche plate tait lgrem ent entrouv erte. En
concentrant bien son regard, Katagiri saperut
que Crapaudin tait couv ert de plaies. Des lignes
dcolores parcouraient son corps, une partie de
son crne tait enfonce com m e sous leffet dun
choc v iolent.
Katagiri observ a longuem ent Crapaudin,
env elopp de lpais m anteau du som m eil. Une
fois sorti de lhopital, jachterai Anna Karnine et
Nuits blanches, se dit-il. Il faudra que je les lise. Et
ensuite, jaurai une longue discussion littraire
av ec Crapaudin propos de ces deux uv res.
Au bout dun m om ent, Crapaudin se m it
tressaillir lgrem ent. Au dbut, Katagiri prit
cela pour des m ouv em ents inv olontaires du
som m eil, m ais il saperut v ite que ce ntait pas
le cas. La grenouille faisait des m ouv em ents peu
naturels, com m e un norm e pantin que
quelquun aurait agit par-derrire. Katagiri
lobserv a en retenant son souffle. Il aurait v oulu
se lev er et sapprocher de Crapaudin. Mais son
corps paraly s ne lui obissait plus.
Bientt, une grosse excroissance apparut au-
dessus des y eux de la grenouille. Puis dautres
im m ondes bulles de chair du m m e genre se
m irent gonfler sur ses paules, ses flancs. Tout
son corps en fut bientt couv ert. Katagiri
observ ait ce spectacle, le souffle coup, sans av oir
la m oindre ide de ce qui pouv ait bien tre en
train de se passer.
Soudain, une des bulles clata. La peau
autour se dchira av ec un petit pop ! et un liquide
v isqueux en jaillit. Une odeur pouv antable
env ahit la pice. Les autres excroissances
clatrent les unes aprs les autres. En tout,
v ingt ou trente explosrent ainsi, laissant sur les
m urs des lam beaux de peau et des gicles de
liquide ftide. Il rgnait dans la petite pice une
odeur infecte, insupportable. Une fois disparues,
les bulles laissaient dans la chair de Crapaudin de
v ilains cratres noirs, do se m irent sortir des
v ers de toutes sortes, des petits, des gros. Des v ers
blancs et m ous, suiv is par des sortes de petites
scolopendres, dont les m ultiples pattes faisaient
de sinistres bruits de grattem ent sur la peau de la
grenouille gante. Dinnom brables insectes
m ergrent ainsi en ram pant des trous laisss
par les bulles, et le corps entier de Crapaudin ou
plutt ce qui av ait t son corps fut bientt
entirem ent recouv ert de ces insectes des
tnbres de div erses espces. Ses deux gros globes
oculaires sautrent de leurs orbites et tom brent
terre. Des insectes noirs aux m choires av ides
sy attaqurent aussitt et les dv orrent. Des
grappes de v ers gluants com m encrent
grim per le long des m urs, atteignirent bientt le
plafond. Ils recouv rirent les nons, sinfiltrrent
dans lalarm e dincendie. Le sol tait lui aussi
couv ert dinsectes. Ils av aient env ahi la lam pe de
chev et et em pchaient la lum ire de filtrer.
Naturellem ent, ils staient aussi m is grim per
v ers le lit. La v erm ine sinfiltrait sous les
couv ertures de Katagiri. Des v ers de toutes sortes
grim paient le long de ses jam bes, se glissaient
sous son py jam a, entre ses cuisses. Ils pntraient
m aintenant par tous les orifices de son corps, son
anus, ses oreilles, son nez. Les scolopendres le
forcrent ouv rir la bouche en creusant av ec
leurs pattes et sengouffrrent lintrieur, par
files entires. Katagiri, en proie un v iolent
dsespoir, poussa un hurlem ent.
Quelquun actionna un interrupteur, et la
clart env ahit soudain la pice.
Monsieur Katagiri ! fit la v oix de
linfirm ire. Katagiri ouv rit les y eux : la lum ire
lblouit. Son corps tait trem p de sueur, com m e
si on lav ait asperg deau. Les insectes ntaient
plus l. Il ne restait que le souv enir de leur
horrible contact v isqueux sur sa peau.
Vous av ez encore fait un cauchem ar, m on
pauv re m onsieur Katagiri, dit linfirm ire en
prparant rapidem ent une seringue.
Puis elle enfona laiguille dans son bras.
Katagiri prit une profonde inspiration, puis
recracha lair de ses poum ons. Il sentit son cur
se serrer v iolem m ent, puis slargir dans sa
poitrine.
De quoi av ez-v ous rv , cette fois ?
Mais Katagiri tait encore incapable de faire
une distinction nette entre le dom aine du rv e et
celui de la ralit.
Ce que nous v oy ons av ec nos y eux nest
pas forcm ent la ralit, dit-il com m e sil parlait
tout seul.
Cest bien v rai, rpondit linfirm ire en
souriant. Surtout dans le cas des rv es.
Crapaudin... m urm ura Katagiri.
Quest-il arriv Crapaudin ?
Il a sauv Toky o de la destruction par un
trem blem ent de terre, lui tout seul.
Voil une bonne nouv elle, dit linfirm ire,
tout en rem plaant le flacon v ide de la perfusion.
Oui, v raim ent une bonne nouv elle. Il se passe
assez de choses horribles Toky o com m e a, on
na pas besoin den rajouter.
Mais il sest perdu lui-m m e dans ce
com bat, il a t ananti. Ou alors il est retourn
la boue originelle. En tout cas, il ne rev iendra
plus.
Linfirm ire pongea le front en sueur de
Katagiri. Elle souriait toujours.
Vous laim iez bien, ce Crapaudin, je suis
sre ?
La locom otiv e... m arm onna Katagiri
dune v oix pteuse. Plus que tout au m onde...
Puis il ferm a les y eux et som bra dans un
som m eil paisible, sans rv es.
Sixime nouvelle

Galette au miel

Masakichi av ait pris tellem ent de m iel


quil ne pouv ait pas tout le m anger, aussi le m it-
il dans un seau pour aller le v endre la v ille au
pied de la m ontagne. Lours Masakichi tait un
clbre cueilleur de m iel.
Com m ent un ours fait-il pour av oir un
seau ? dem anda Sara.
Ctait par hasard, expliqua Junpei. Il en
av ait trouv un par terre, sur la route, et lav ait
ram ass en se disant que a pourrait lui serv ir un
jour.
Et a lui a bien serv i !
Exactem ent. Donc, Masakichi est
descendu la v ille. Il sest install sur la place
principale, et il a crit sur une pancarte :
Dlicieux m iel naturel. Deux cents y en le pot ,
et il sest m is v endre son m iel.
a sait crire, un ours ?
Non, dit Junpei. Les ours ne sav ent pas
crire, m ais Masakichi a dem and un v ieux
m onsieur ct de lui dcrire pour lui av ec son
sty lo.
Et un ours, a sait com pter de largent ?
Oui. Masakichi av ait t lev par des
hum ains quand il tait petit, et il av ait appris
parler et com pter, et ce genre de choses. Il faut
dire quil tait dou de nature.
Ah, il ntait pas com m e les ours
norm aux, alors ?
Cest a, il tait diffrent des ours
norm aux. Masakichi tait un ours un peu spcial
et, pour cette raison, les autres ours de son
entourage le snobaient.
a v eut dire quoi, snobaient ?
a v eut dire que les autres ours disaient :
Eh, quest-ce quil a, celui-l ? Pour qui il se
prend ? ou alors ils faisaient Pff ! derrire
son dos, ou refusaient de lui adresser la parole. Il
narriv ait pas tre am i av ec eux. Et
spcialem ent cette grosse brute de Tonkichi le
dtestait.
Pauv re Masakichi !
Oui, le pauv re. Extrieurem ent, il av ait
lapparence dun ours, aussi les hum ains se
disaient : Bon, daccord, il sait parler com m e
nous, il sait com pter, m ais aprs tout, ce nest
quun ours. Finalem ent, Masakichi ntait
accept par aucun de ces deux m ondes, ni celui
des hum ains ni celui des ours.
Cest v raim ent horrible. Le pauv re ! Il
nav ait pas du tout dam is ?
Pas du tout. Com m e il nallait pas lcole,
il ny av ait pas dendroit o il aurait pu se faire
des am is.
Moi, jen ai, des am is, la m aternelle, dit
Sara.
Bien sr, rpondit Junpei. Bien sr que tu
en as.
Et toi, Jun, tu en as, des am is ?
Sara trouv ait trop long dappeler Junpei par
son nom et se contentait du dim inutif Jun.
Ton papa est m on m eilleur am i depuis trs
longtem ps. Et ta m am an aussi, cest m a
m eilleure am ie.
Tant m ieux, cest bien dav oir des am is.
Tout fait, tu as raison, cest bien dav oir
des am is.
Junpei inv entait souv ent des histoires quil
racontait Sara au m om ent o elle allait se
coucher. La fillette lui posait des questions
chaque fois quun lm ent lui chappait, et
Junpei interrom pait chaque fois son rcit pour
lui expliquer les choses en dtail. Les questions
taient gnralem ent pointues et intressantes
et, le tem ps que Junpei rflchisse la faon dy
rpondre, de nouv elles ides pour poursuiv re son
histoire naissaient dans son esprit.
Say oko arriv a av ec du lait chaud.
Tu sais, m am an, Jun m e raconte lhistoire
de lours Masakichi, expliqua Sara. Cest un
clbre cueilleur de m iel m ais il na pas dam is.
Cest un gros ours ? dem anda Say oko
Sara.
Sara regarda Junpei dun air anxieux :
Il est grand, Masakichi ?
Pas trs grand, dit Junpei. En fait, cest un
ours plutt petit. peu prs de la m m e taille que
toi, Sara. Et il a un caractre assez discret. Et il
naim e pas les m usiques v iolentes, com m e le
punk ou le hard-rock. Il ncoute que du
Schubert, tout seul.
Say oko se m it fredonner La Truite.
Mais com m ent il fait pour couter de la
m usique ? dem anda Sara. Il a un lecteur de CD
ou quelque chose com m e a ?
Il a trouv un radiocassette par terre. Il la
ram ass et la em port chez lui.
Il a de la chance. Mais com m ent a se fait
quon trouv e tellem ent de choses par terre dans
la m ontagne ? dem anda Sara dun air
lgrem ent souponneux.
Cest que les pentes sont trs raides, alors
les gens qui les escaladent ont tous la tte qui
tourne, et ils laissent tom ber ce quils ont en trop
en cours de route. Je nen peux plus. Mon sac est
v raim ent trop lourd. Je nai pas besoin de seau,
aprs tout, et de radiocassette non plus. Ce qui
fait quon trouv e plein dobjets utiles sur les
sentiers.
Je peux com prendre ce quils ressentent,
dit Say oko. Moi aussi, il m arriv e dav oir env ie de
tout laisser tom ber.
Pas m oi, dit Sara.
Parce que tu es rapace, dit Say oko.
Cest pas v rai, se dfendit Sara, je ne suis
pas rapace.
Mais non, tu es juste jeune et pleine
dnergie, corrigea Junpei, tournant les choses de
m anire plus conciliante. Mais dpche-toi de
boire ton lait, si tu v eux que je te raconte la suite
des av entures de lours Masakichi.
Daccord, dit Sara en saisissant sa tasse
deux m ains et en buv ant prcautionneusem ent
le lait chaud. Mais pourquoi est-ce que Masakichi
ne prpare pas des galettes au m iel pour les
v endre au m arch ? Je pense que a plairait aux
gens de la v ille.
Cest une excellente ide. Com m e a, il
ferait aussi plus de bnfices, dit Say oko en
souriant.
tendre le m arch av ec une v aleur
ajoute... Cette enfant sera un grand chef
dentreprise plus tard, dit Junpei.
Quand Sara se rem it au lit et se rendorm it
enfin, il tait deux heures du m atin passes.
Aprs stre assurs quelle dorm ait
profondm ent, Junpei et Say oko staient assis
face face la table de la cuisine pour partager
une canette de bire. Say oko buv ait peu, quant
Junpei, il dev ait reprendre le v olant pour rentrer
chez lui Yoy ogi.
Excuse-m oi de tav oir appel au m ilieu de
la nuit, dit Say oko. Mais je ne sav ais v raim ent
plus quoi faire. Jtais abrutie de fatigue et
com pltem ent dsoriente, je ne pouv ais penser
personne dautre que toi pour arriv er calm er
Sara. Je nallais quand m m e pas tlphoner
Kan, hein ?
Junpei hocha la tte et but une gorge de
bire, m angea un des crackers poss sur une
soucoupe dev ant lui.
Ne ten fais pas pour m oi. De toute faon,
je reste debout jusqu laube, et la nuit il ny a
pas de circulation. Ce ntait v raim ent pas
gnant.
Tu tais en train dcrire ?
Plus ou m oins...
Une nouv elle ?
Junpei acquiesa dun signe de tte.
a m arche bien ?
Com m e dhabitude. Jcris des nouv elles,
elles sont publies dans une rev ue littraire, et
personne ne les lit.
Moi, je lis tout ce que tu cris.
Merci, tu es gentille, dit Junpei. Mais les
nouv elles, tu v ois, com m e form e littraire, cest
peu prs aussi surann que les bouliers. Mais
enfin, bon, a ne fait rien. Parlons plutt de Sara.
Elle fait souv ent des crises com m e ce soir ?
Say oko hocha la tte.
Souv ent, cest un doux euphm ism e. En ce
m om ent, cest pratiquem ent chaque soir. Elle se
rv eille toutes les nuits et pique de v ritables
crises dhy strie. Elle trem ble sans pouv oir
sarrter. Et jai beau essay er de la consoler, elle
continue de pleurer. Il ny a rien faire.
Tu as une ide de la cause ?
Say oko but le reste de sa bire, puis
contem pla un m om ent son v erre v ide.
Je crois que cest parce quelle a trop
regard les inform ations. Les im ages du
trem blem ent de terre de Kobe sont sans doute
trop im pressionnantes pour une petite fille de
quatre ans. Cest depuis le trem blem ent de terre
quelle se rv eille toutes les nuits. Elle dit que
cest un v ilain m onsieur quelle ne connat pas
qui v ient la rv eiller. Elle lappelle le
Bonhom m e Trem blem ent de Terre . Il la rv eille
pour la faire rentrer de force dans une petite
bote. Une bote qui nest pas du tout de taille
contenir un tre hum ain. Elle se dbat pour ne
pas y entrer, m ais il la tire par la m ain et la plie
en quatre en faisant craquer ses articulations
pour la m ettre de force dedans. Cest ce
m om ent-l quelle se rv eille en hurlant.
Le Bonhom m e Trem blem ent de Terre ?
Oui. Elle dit quil est trs grand et trs
v ieux. Quand elle se rv eille, elle allum e toutes
les lum ires de lappartem ent et fait le tour en
cherchant partout dans les placards, dans
larm oire chaussures, sous le lit, dans les tiroirs
de la com m ode. Jai beau lui dire que ctait un
cauchem ar, je narriv e pas la conv aincre. Elle
ne se calm e et ne se rendort enfin que quand elle
a cherch intgralem ent partout et quelle est
sre que le bonhom m e nest pas cach dans la
m aison. Mais a prend au m oins deux heures, et
m oi je suis com pltem ent rv eille et je ne peux
plus m e rendorm ir. Jai un m anque de som m eil
chronique. Du coup, je ne tiens plus debout, je
suis m m e incapable de trav ailler correctem ent.
Il tait rare que Say oko exprim e ainsi ce
quelle ressentait.
En tout cas, tu ferais m ieux de ne pas
regarder les inform ations pendant quelque
tem ps, dit Junpei. Et m m e la tlv ision de
m anire gnrale. Tu ne dev rais plus lallum er
du tout. Sur toutes les chanes, ils m ontrent des
im ages du trem blem ent de terre.
Je ne regarde presque plus la tl. Mais a
ne change rien. Le Bonhom m e Trem blem ent de
Terre v ient quand m m e. Jai em m en Sara chez
le pdiatre, m ais tout ce quil a fait, cest lui
donner une sorte de soporifique pour la calm er.
Junpei rflchit un m om ent la situation et
proposa finalem ent :
Si on allait au zoo ensem ble dim anche
prochain ? Sara m a dit quelle aim erait bien v oir
un ours en v rai.
Say oko plissa les paupires pour m ieux
regarder Junpei.
Cest peut-tre pas m al. a pourrait lui
changer les ides. Hm m . Cest a, allons tous les
quatre au zoo dim anche, a fait longtem ps quon
nest pas sortis ensem ble. Tu v eux bien appeler
Kan pour lui en parler ?
Junpei av ait trente-six ans. Il tait n et
av ait t lev Nishinom iy a, prfecture de
Hy ogo, dans le quartier rsidentiel paisible de
Shukugawa. Son pre tait horloger-bijoutier et
av ait m ont deux com m erces, lun Osaka et
lautre Kobe. Junpei av ait une sur de six ans
sa cadette. Il av ait frquent une cole priv e
Kobe av ant dtre adm is dans la prestigieuse
univ ersit de Waseda Toky o. Il av ait russi les
exam ens dentre en facult de littrature et en
facult de com m erce, et av ait choisi sans hsiter
la section littraire. Cependant, il av ait m enti
ses parents et leur av ait fait croire quil av ait pris
la section com m erciale, parce quils nauraient
jam ais accept de lui pay er des tudes littraires.
Junpei nav ait pas lintention de perdre quatre
prcieuses annes tudier les m canism es
conom iques. Tout ce quil v oulait, ctait tudier
la littrature, et surtout, dev enir criv ain.
En classe de culture gnrale, il se fit tout de
suite deux am is : Takatsuki, surnom m Kan, et
Say oko. Takatsuki tait originaire de Nagano et
av ait t capitaine de lquipe de foot de son
ly ce. Il tait grand, large dpaules. Com m e il
lui av ait fallu deux ans de prparation pour tre
adm is Waseda, il av ait un an de plus que
Junpei. Il tait raliste et dcid, av ait un v isage
av enant qui attirait tout de suite la sy m pathie,
et une sorte dautorit naturelle qui lui assurait
la position de chef dans nim porte quel groupe.
Seulem ent, il naim ait pas tellem ent les liv res.
Sil stait retrouv en section littrature, cest
uniquem ent parce quil av ait chou lexam en
dentre des autres sections.
Mais a na pas dim portance. Jai
lintention de dev enir journaliste, alors autant
que japprenne crire correctem ent, disait-il,
pour tre positif.
Junpei ne com prenait pas trs bien ce qui
av ait pu lintresser chez Takatsuki. Lui-m m e
tait du sty le senferm er chez lui ds quil av ait
un peu de tem ps libre, pour lire et couter de la
m usique. Il ne sen lassait jam ais m ais, en
rev anche, il ntait pas trs fort en exercices
phy siques. Com m e il tait tim ide, il av ait du m al
se faire des am is. Mais Takatsuki sem blait av oir
dcid de dev enir am i av ec Junpei au prem ier
coup dil, ds la prem ire fois quils staient
retrouv s dans la m m e classe. Ce fut lui qui
adressa la parole Junpei, lui tapa lgrem ent
sur lpaule et lui proposa daller djeuner av ec
lui. partir de ce jour-l, ils dev inrent les
m eilleurs am is du m onde, prts tout
com prendre et tout pardonner. En un m ot, leur
entente tait parfaite.
Takatsuki tait en com pagnie de Junpei
quand il aborda Say oko, exactem ent de la m m e
faon. Il tapa sur lpaule de la jeune fille, lui
proposa daller djeuner av ec lui et son am i. Cest
ce quils firent, et ils form rent im m diatem ent
un trio parfaitem ent intim e. Ils ne se dplaaient
pas les uns sans les autres. changeaient leurs
notes de cours, allaient m anger ensem ble au
restaurant univ ersitaire, parlaient du futur la
caftria entre les cours, trouv aient des jobs aux
m m es endroits, allaient v oir des festiv als de
v ieux film s qui duraient toute la nuit, ou des
concerts de rock, se prom enaient sans but dans
les rues de Toky o, buv aient de la bire dans de
grandes brasseries jusqu sen rendre m alades.
Autrem ent dit, ils faisaient ce que font tous les
tudiants du m onde.
Say oko tait ne Asakusa, au cur du
v ieux Toky o, o son pre tait propritaire dune
boutique daccessoires japonais traditionnels. La
fam ille de Say oko tenait depuis plusieurs
gnrations ce m agasin la rputation tablie,
qui tait le fournisseur exclusif de clbres
[3 ]
acteurs de kabuki . La jeune fille av ait deux
frres, lun dev ait succder son pre et
reprendre le com m erce fam ilial, lautre
trav aillait dans une agence darchitecte. Elle
av ait fait ses tudes au Ly ce de filles oriental
anglo-japonais av ant dentrer la facult de
littrature de Waseda. Elle v oulait se spcialiser
en littrature anglaise et faire de la recherche
plus tard. Elle adorait lire. Elle et Junpei
changeaient souv ent des liv res et parlaient av ec
passion de leurs lectures.
Say oko av ait de beaux chev eux et un regard
intelligent. Elle parlait doucem ent m ais
franchem ent, et av ait des opinions bien elle,
que sa bouche expressiv e exprim ait av ec
loquence. Elle shabillait sim plem ent, sans
recherche, ne se m aquillait pas, et ntait pas du
genre attirer lattention par un aspect
extrieur v oy ant, m ais elle av ait un sens de
lhum our particulier et, quand elle faisait une
plaisanterie, tout son v isage se fronait, dans une
m im ique qui plaisait beaucoup Junpei. Il tait
persuad que Say oko tait la fem m e dont il av ait
toujours rv . Il ntait jam ais tom b am oureux
av ant de la rencontrer. (Il av ait frquent un
ly ce de garons, et nav ait gure eu doccasions
de rencontrer des filles.)
Cependant, il tait incapable dav ouer ses
sentim ents Say oko. Sil en parlait ne serait-ce
quune fois, il ne pourrait plus rev enir en arrire.
Et Say oko se retirerait peut-tre v ers il ne sav ait
quel lieu, hors de sa porte. Et m m e si ce ntait
pas le cas, la relation agrable et quilibre qui
stait instaure entre lui, Takatsuki et Say oko en
souffrirait certainem ent. On est bien com m e a
pour linstant, se disait Junpei. Attendons encore
un peu.
Il fut dev anc par Takatsuki.
a m est pnible de te dire a com m e a,
lui annona un jour ce dernier, m ais je suis
am oureux de Say oko. Jespre que a ne te
drange pas ?
On tait la m i-septem bre. Junpei tait
retourn dans le Kansai pour les v acances dt
et, pendant ce tem ps, la relation de Takatsuki et
Say oko tait dev enue plus intim e.
a sest fait par hasard, expliqua
Takatsuki.
Junpei contem pla un long m om ent le v isage
de son am i. Il lui fallut un certain tem ps pour
saisir pleinem ent la situation, m ais, une fois quil
leut saisie, elle lui tom ba dessus com m e une
lourde chape de plom b. Il nav ait plus le choix.
Non, a ne m e drange pas, rpondit-il.
Jaim e m ieux a, dit Takatsuki av ec un
grand sourire. Tu com prends, je m e faisais du
souci cause de toi, cest v rai, on a form une
relation particulire tous les trois, a m e gnait,
jav ais lim pression de tav oir v inc. Mais tu dois
com prendre une chose, Junpei, cest que a serait
arriv tt ou tard. Mm e si ce ntait pas arriv
m aintenant, fatalem ent, tt ou tard... Mais bon,
les choses tant ce quelles sont, a ne doit pas
nous em pcher de rester am is tous les trois, tu es
bien daccord ?
Junpei passa les quelques jours suiv ants
dans une sorte de brouillard. Il nalla pas aux
cours, ne se rendit pas son job dappoint, sans
donner de raison v alable. Il resta allong toute la
journe, dans le petit studio o il v iv ait, ne
m angea rien en dehors des quelques restes quil y
av ait dans le Frigidaire, but toute sa rserv e
dalcool, par -coups. Il pensa srieusem ent
arrter ses tudes. Il finirait sa v ie en solitaire,
dans une v ille lointaine o il ne connaissait
personne, et ferait un trav ail m anuel. Cela lui
paraissait la v ie la plus approprie son tat
desprit, dsorm ais.
Ne le v oy ant pas rev enir en classe, Say oko
alla lui rendre v isite au bout de cinq jours. Elle
portait un sweat-shirt bleu m arine et un
pantalon de coton blanc, et av ait les chev eux
attachs en queue de chev al.
Pourquoi sches-tu les cours ? Tout le
m onde se fait du souci pour toi, on se dem ande si
tu nes pas m ort ! Kan m a dem and daller aux
nouv elles. Il ne tenait pas tre celui qui
dcouv rirait ton cadav re, apparem m ent. Cest
son ct un peu lche, tu v ois.
Jtais souffrant, rpondit Junpei.
Cest v rai que tu as m aigri, dit Say oko en
scrutant ses traits. Tu v eux que je te prpare
quelque chose m anger ?
Junpei secoua la tte.
Je nai pas faim .
Say oko ouv rit le rfrigrateur, grim aa en
exam inant lintrieur. Il ne contenait que deux
canettes de bire, un concom bre tout fltri et une
tablette de dsodorisant. Say oko sassit ct de
Junpei.
Dis, Junpei, je ne sais pas com m ent te dire
a, m ais ce nest pas cause de Kan et m oi que tu
es fch ?
Je ne suis pas fch, dit Junpei.
Et ctait v rai, il ne leur en v oulait
absolum ent pas. Sil en v oulait quelquun,
ctait lui-m m e. Il tait plutt norm al que
Takatsuki soit dev enu lam ant de Say oko. a
paraissait naturel. Takatsuki tait qualifi pour
cela, et pas lui.
Si on partageait une bire ? proposa
Say oko.
Daccord.
Say oko prit une canette dans le Frigidaire,
v ersa le contenu dans deux v erres, en tendit un
Junpei. Ils burent en silence.
coute, je suis un peu gne de te dire a,
m ais je v eux rester am ie av ec toi. Pas seulem ent
m aintenant, m ais plus tard aussi, toujours.
Jaim e Kan, m ais jai besoin de toi aussi dans m a
v ie, dans un sens diffrent. Tu m e trouv es
goste ?
Junpei ntait pas trs sr, m ais il secoua la
tte pour dire non.
Sav oir quelque chose, et donner ce
quelque chose une form e tangible, cest trs
diffrent, tu sais. Si on pouv ait faire les deux
aussi bien, la v ie serait plus sim ple.
Junpei regardait le profil de Say oko. Il ne
com prenait absolum ent pas ce quelle essay ait de
lui dire. Pourquoi m on cerv eau est-il toujours
aussi lent ? se dem anda-t-il. Il lev a la tte et
contem pla longuem ent les taches du plafond,
sans raison apparente. Sil av ait av ou son
am our Say oko av ant Takatsuki, com m ent la
situation aurait-elle v olu ? Il nen av ait pas la
m oindre ide. Tout ce quil sav ait, cest quil ne
lav ait pas fait. Les choses ne staient pas passes
com m e a, ctait la seule v rit.
Il entendit des larm es tom ber sur les nattes.
a faisait un drle de petit bruit sec. Il crut un
instant que ctait lui qui pleurait sans sen
rendre com pte, m ais ctait Say oko. Elle av ait
baiss la tte entre ses genoux, et des sanglots
silencieux secouaient ses paules. Presque
inconsciem m ent, Junpei tendit la m ain et lui
entoura les paules. Puis il lattira doucem ent
contre lui. Elle ne rsista pas. Il m it ses deux bras
autour delle, posa ses lv res sur les siennes. Elle
ferm a les y eux, entrouv rit la bouche. Junpei
hum a lodeur de ses larm es, aspira son souffle. Il
sentait la douceur de ses seins contre sa poitrine.
Quelque chose bougea dans sa tte, un v aste
m ouv em ent se produisait com m e si des choses
changeaient de place, il entendait m m e un
bruit, le craquem ent des jointures du m onde.
Mais cela sarrta l. Say oko reprit ses esprits,
baissa la tte et scarta de lui.
Non, dit-elle tranquillem ent en secouant
la tte. Ce nest pas bien.
Junpei sexcusa. Say oko ne rpondit rien. Ils
restrent un long m om ent silencieux, cte cte.
Le v ent qui pntrait par la fentre ouv erte
apportait lcho dune radio qui diffusait une
chanson la m ode. Je suis sr que je m e
rappellerai cette chanson toute m a v ie , songea
Junpei. Mais en fait, par la suite, il resta toujours
incapable, en dpit de tous ses efforts, de se
rappeler ne serait-ce que le titre de la chanson.
Tu nas pas texcuser. Ce nest pas ta
faute, dit Say oko.
Je crois que je ne sais plus o jen suis, dit
Junpei av ec franchise.
Say oko posa sa m ain sur la sienne.
Dis, tu rev iendras aux cours dem ain ? Tu
sais, je nai jam ais eu un am i com m e toi, et tu
m apportes beaucoup, sache-le.
Beaucoup, m ais a ne suffit pas, dit
Junpei.
Ce nest pas v rai, dit Say oko dun ton
rsign en baissant la tte, ce nest pas v rai.
Junpei retourna en classe partir du
lendem ain, et le trio reprit des relations am icales
qui continurent jusqu la fin de leurs tudes.
Lenv ie de sen aller qui av ait trav ers lesprit de
Junpei stait com pltem ent v anouie,
trangem ent. Le fait de tenir Say oko dans ses
bras un m om ent et de poser ses lv res sur les
siennes av ait calm quelque chose lintrieur de
lui, tout rem is en place. En tout cas, je nai plus
de raison dhsiter , se disait-il. Maintenant, la
dcision av ait t prise, m m e si ctait par un
autre que lui.
Say oko lui prsentait parfois des am ies de
ly ce elle, et ils sortaient tous les quatre,
Takatsuki, Junpei, Say oko, et une de ses
anciennes am ies. Junpei eut une relation plus
pousse av ec une dentre elles, ce fut la prem ire
fille av ec qui il coucha. Ctait peu av ant son
v ingtim e anniv ersaire. Pourtant, son cur tait
toujours ailleurs. Il tait toujours courtois, tendre
et gentil av ec sa petite am ie, m ais ne se m ontrait
jam ais passionn ou totalem ent aux petits soins
av ec elle. Ctait seulem ent quand il criv ait des
rom ans seul dans son coin quil prouv ait de la
passion ou de la dv otion. Sa petite am ie ne tarda
pas aller chercher ailleurs une v ritable
chaleur et le quitta. La m m e chose se reproduisit
av ec dautres filles.
Quand Junpei achev a ses tudes, ses parents
dcouv rirent quil av ait un diplm e de
littrature et non de com m erce, et ses relations
av ec eux dev inrent difficiles. Son pre souhaitait
quil rentre dans le Kansai pour prendre sa suite
la tte du com m erce fam ilial, m ais Junpei nen
av ait pas lintention. Il rpondit quil v oulait
rester Toky o et crire des rom ans. Ses parents
refusrent tout com prom is et une v iolente
dispute sensuiv it. Des m ots qui nauraient pas d
tre prononcs franchirent les lv res des uns et
des autres. Depuis, Junpei nav ait pas rev u ses
parents. Ctait norm al que les choses ne se
passent pas bien, se disait Junpei. la diffrence
de sa sur qui stait toujours bien entendue av ec
ses parents, lui nav ait fait que se heurter eux
et leurs opinions, depuis sa petite enfance. La
rupture est donc consom m e , se disait Junpei
av ec un sourire am er. Tout fait le genre de
conflit quav aient les criv ains des annes v ingt
av ec leurs parents lducation rigide et
confucenne.
Junpei ne chercha pas dem ploi fixe m ais se
consacra lcriture, tout en faisant de petits jobs
alim entaires. cette poque, ds quil av ait fini
dcrire quelque chose, il sem pressait de le faire
lire Say oko, pour lui dem ander son opinion
sincre. Ensuite, il corrigeait son texte en tenant
com pte de ses rem arques, le rcriv ait
patiem m ent et soigneusem ent, jusqu ce quelle
lui donne enfin un av is fav orable. Il nav ait
aucun autre conseiller en littrature, ne
frquentait pas dautres jeunes gens criv ant
com m e lui. Lav is de Say oko tait la seule
lum ire tnue qui le guidait.
v ingt-quatre ans, il criv it une nouv elle
qui rem porta le prix des nouv eaux criv ains
dcern par un m agazine littraire, et fut
nom in pour le prix Akutagawa. Dans les cinq
annes suiv antes, des uv res de Junpei furent
quatre fois prsentes pour ce prix littraire, le
plus clbre du Japon. Il obtenait toujours des
notes lev es m ais jam ais le prix, dev enant ainsi
lternel candidat prom etteur m ais
m alchanceux. Les rem arques taient toujours du
m m e ordre : Une uv re dune qualit
littraire tonnante pour un si jeune candidat.
Un sens de la description rem arquable, et une
grande finesse dans lanaly se psy chologique des
personnages. On note cependant une tendance
la sentim entalit et un m anque de fracheur
nov atrice ainsi que de v ritable perspectiv e
littraire.
Ces critiques faisaient rire Takatsuki.
Ils sont tous ct de la plaque, ces ty pes,
disait-il. Une v ritable perspectiv e littraire !
Quest-ce que a v eut dire, au juste ? Les gens
norm aux nutilisent pas ce genre de v ocabulaire.
Est-ce quon dit : le ragot de ce soir m anque de
v ritable perspectiv e bov ine ?
trente ans, Junpei av ait dj publi deux
recueils de nouv elles. Le prem ier sappelait
Chevaux sous la pluie, le second Raisin. Le prem ier
se v endit dix m ille exem plaires, le second
douze m ille, ce qui, daprs son diteur, ntait
pas m al pour un jeune criv ain de nouv elles,
dautant que ce ntait pas de la littrature
populaire, m ais de la littrature du niv eau le
plus pur. Les critiques de la presse taient plutt
fav orables Junpei, sans aller toutefois jusqu
suiv re et soutenir av ec passion le parcours de ce
jeune criv ain.
Les nouv elles de Junpei racontaient
gnralem ent lhistoire de jeunes hom m es et
fem m es plongs dans les affres de passions
am oureuses sans espoir. La conclusion tait
toujours som bre, et quelque peu sentim entale.
Ctait bien crit, tout le m onde saccordait le
dire. Mais, sans doute aucun, son sty le un
tantinet ly rique, ses intrigues v ieillottes, taient
trop loigns des tendances littraires du
m om ent. Les lecteurs de sa gnration
rclam aient des histoires et un sty le plus
puissants, plus inv entifs. Ctait lpoque des jeux
v ido et du rap, aprs tout. Lditeur de Junpei
lencouragea crire un rom an. Sil continuait
ncrire que des nouv elles, il utiliserait sans fin
les m m es m atriaux, et son m onde fictif finirait
par sappauv rir de toute faon, lui dit-il. Dans de
nom breux cas, crire un rom an ouv rait de
nouv elles perspectiv es un auteur. Et m m e
dun point de v ue purem ent pratique, les rom ans
attiraient dav antage lattention du public que les
nouv elles. Sil av ait lintention de v iv re de
lcriture, se spcialiser dans la nouv elle ne lui
faciliterait pas les choses.
Junpei, cependant, tait n pour crire des
nouv elles. Il senferm ait dans sa cham bre et
criv ait le prem ier jet dune nouv elle en trois
jours, dans la solitude com plte, le souffle tendu,
abandonnant toute proccupation autre que
lcriture. Quatre jours de plus, et il av ait un
m anuscrit achev . Ensuite, naturellem ent, aprs
av oir fait lire le texte Say oko et son diteur, il
se liv rait quelques corrections et rem aniem ents
de dtail. Mais fondam entalem ent, la bataille
tait gagne pendant cette prem ire sem aine de
trav ail. Tous les lm ents im portants taient
intgrs, dcids. Cette faon de trav ailler
saccordait bien av ec la personnalit de Junpei.
Une concentration intense sur une brv e priode
de tem ps. Des im ages et un langage condenss.
Mais quand il sessay a crire un rom an, il se
retrouv a en pleine confusion. Com m ent parv enir
m aintenir et contrler sa concentration
m entale pendant plusieurs m ois de suite, une
anne peut-tre ? Il narriv ait pas trouv er son
ry thm e.
Aprs av oir tent plusieurs fois dcrire un
rom an, et av oir im m anquablem ent chou, il
finit par renoncer. Que cela lui plaise ou non, la
seule v oie pour lui tait dcrire des nouv elles.
Ctait son sty le. Il ne pourrait changer de
personnalit, en dpit de tous ses efforts. Un
second, si dou soit-il, nav ait pas ltoffe dun
capitaine.
La v ie toute sim ple de clibataire que
m enait Junpei entranait peu de frais. Ds que
ses rev enus couv raient le m inim um ncessaire, il
cessait daccepter du trav ail. Il nav ait quun
paisible m atou nourrir. Il dnichait toujours
des petites am ies peu exigeantes, et, quand il se
lassait delles, trouv ait un prtexte pour les
quitter. Parfois, une fois par sem aine env iron, il
se rv eillait des heures tranges en pleine nuit,
en proie de terribles angoisses. Il ressentait av ec
acuit que quels que soient les efforts quil
fournirait, il narriv erait jam ais nulle part. Dans
ces cas-l, il se forait sasseoir dev ant sa table
et se rem ettre au trav ail, ou alors se m ettait
boire jusqu ne plus tenir debout. En dehors de
ces crises, il m enait une v ie paisible, sans accroc.
Takatsuki, de son ct, av ait trouv un poste
dans un grand quotidien national, selon ses
v ux. Com m e il nav ait pas beaucoup trav aill
luniv ersit, ses notes ntaient pas spcialem ent
brillantes, m ais il av ait fait excellente im pression
lors de linterv iew dem bauche et av ait t
engag en un rien de tem ps. Say oko, quant elle,
prparait son doctorat de lettres, com m e elle
lav ait souhait. Six m ois aprs la fin de ses
tudes, elle pousa Takatsuki. Le m ariage donna
lieu une fte trs anim e, bien en accord av ec la
personnalit de Takatsuki. Les jeunes m aris
allrent en France pour leur v oy age de noces.
Leur v ie dm arrait av ec le v ent en poupe. Ils
achetrent un appartem ent de deux pices dans
le quartier de Kenji. Deux ou trois fois par
sem aine, Junpei passait les v oir et dnait av ec
eux. Takatsuki et Say oko av aient toujours lair
sincrem ent rav is de le v oir. Ils se sentaient
presque plus dcontracts av ec Junpei leurs
cts que dans leur intim it de couple.
Takatsuki aim ait son m tier de journaliste.
Il trav ailla dabord pour la rubrique faits
div ers : on lenv oy ait ici et l en reportage, et il
eut m aintes fois loccasion de v oir des cadav res.
Heureusem ent, disait-il, je m e suis v ite
habitu, la v ue dun m ort ne m e fait plus rien.
Jen ai v u de toutes les sortes : des cadav res
crabouills par des trains, des cadav res calcins
par les flam m es, de v ieux cadav res putrfis et
v erdtres, des cadav res enfls de noy s, des
cadav res la cerv elle clate dhom m es tus par
balle, des cadav res en m orceaux, aux m em bres et
la tte spars du corps. Tant quon est v iv ant,
on est tous diffrents, m ais une fois m ort, tout le
m onde se ressem ble. Juste une coquille v ide
dev enue inutile.
Parfois, il tait si occup par son trav ail quil
ne rentrait la m aison quau petit m atin. Dans
ces cas-l, Say oko appelait souv ent Junpei. Elle
sav ait trs bien quil ne se couchait jam ais av ant
laube.
Je peux te parler ? Tu es en train de
trav ailler ?
Non, non, je ne fais rien de particulier.
Ils parlaient des liv res quils av aient lus
rcem m ent, de ce qui se passait dans leur v ie
quotidienne. Ils parlaient aussi du pass. Des
v nem ents de leur jeunesse, dune poque o ils
taient tous les trois libres, indom ptables et
spontans. Ils nv oquaient pratiquem ent jam ais
le futur. Au cours de ces conv ersations, Junpei
finissait toujours, un m om ent donn, par
repenser au jour o il av ait pris Say oko dans ses
bras. La douceur de ses lv res, lodeur de ses
larm es, le contact de ses seins contre sa poitrine,
tout cela lui paraissait aussi proche que si cela
v enait darriv er linstant. Il rev oy ait tous les
dtails av ec nettet, jusqu la lum ire
transparente du dbut dautom ne, sur les nattes
de son studio.
Say oko v enait dav oir trente ans quand elle
tom ba enceinte. Elle tait alors assistante en
facult, m ais elle prit un cong et m it au m onde
une petite fille. La m re, le pre et Junpei
rflchirent ensem ble au prnom donner au
bb, ce fut celui suggr par Junpei, Sara, qui
fut choisi.
a sonne jolim ent, dit Say oko.
Laccouchem ent se droula sans difficult et,
cette nuit-l, Takatsuki et Junpei se retrouv rent
seuls sans Say oko pour la prem ire fois depuis
longtem ps, dans lappartem ent du couple.
Attabls face face dans la cuisine, ils v idrent
ensem ble la bouteille de whisky que Junpei av ait
apporte pour fter lv nem ent.
Pourquoi le tem ps passe-t-il aussi v ite ?
dem anda Takatsuki av ec une grav it qui ne lui
ressem blait gure. Il m e sem ble que je v iens tout
juste dentrer luniv ersit, de te rencontrer, et
de rencontrer Say oko... Mais, en m m e tem ps, je
sais que je suis dev enu pre. a m e fait un drle
deffet, com m e si je regardais un film en acclr.
Toi, tu dois av oir du m al com prendre a. Tu v is
toujours com m e un tudiant... Je tenv ierais
presque, tiens.
Il ny a v raim ent pas de quoi m env ier, tu
sais.
Cependant, Junpei com prenait trs bien ce
que ressentait Takatsuki. Say oko tait m am an,
m aintenant. Cette ralit reprsentait un choc
pour Junpei aussi. Les roues de la v ie av anaient
sans un instant de rpit, av ec un grincem ent sec,
et une chose tait certaine : elles ne
rev iendraient pas en arrire. En rev anche, il ne
sav ait pas trs bien com m ent ragir face cet
v nem ent.
Tu sais, je peux te le dire m aintenant,
m ais je pense que Say oko tait plus am oureuse de
toi que de m oi au dpart, dit Takatsuki.
Il tait passablem ent iv re, m ais son regard
tait plu grav e que dordinaire.
Je ny crois pas ! dit Junpei en riant.
Eh bien, tu as tort. Moi, je le sais. Tu ne
sav ais pas, cest tout. Tu peux crire de belles
phrases lgantes, cest sr, m ais pour ce qui est
de com prendre ce que ressent une fem m e, tu es
plus insensible quun noy . Mais m oi, je laim ais,
Say oko, aucune fem m e ne pouv ait la rem placer
pour m oi. Alors, il fallait que je laie. Mm e
m aintenant, je pense que cest la fem m e la plus
m erv eilleuse qui soit au m onde. Et je pense que
jav ais le droit quelle soit m oi.
Personne ne dit le contraire, dit Junpei.
Takatsuki hocha la tte.
Mais tu nas toujours pas com pris, dit-il.
Parce que tu es dune btise irrcuprable. Enfin,
peu im porte que tu sois bte. Tu nes pas un
m auv ais bougre. Dabord, cest toi qui as choisi le
prnom de m a fille, tu es son parrain, quoi.
Bon, daccord, m ais je ne com prends rien
aux choses im portantes, cest a ?
Exactem ent. Tu ne com prends rien aux
choses im portantes, v oil. Rien du tout. Et
pourtant, tu arriv es crire, je m e dem ande bien
com m ent tu fais.
Lcriture, ce nest pas la v ie, v oil
pourquoi.
Enfin, quoi quil en soit, on est quatre
m aintenant dit Takatsuki en poussant un lger
soupir. Mais je m e dem ande... Tu crois que cest
un bon chiffre, quatre ?
Sara allait sur ses deux ans, quand les
relations de Say oko et Takatsuki se dtriorrent
au point que la rupture dev int inv itable. Junpei
lapprit de la bouche m m e de Say oko, qui lui
av oua la situation en sexcusant presque.
Takatsuki av ait une m atresse, expliqua-t-elle, et
ne rentrait presque plus la m aison. Lhistoire
datait de la grossesse de Say oko, il sagissait dune
des collgues de Takatsuki, au journal.
Cependant, Say oko eut beau lui expliquer les faits
le plus concrtem ent possible, Junpei ne
parv enait pas les assim iler. Quel besoin
Takatsuki av ait-il dune m atresse ? Nav ait-il
pas affirm la nuit m m e de la naissance de Sara
que Say oko tait la fem m e la plus m erv eilleuse
du m onde ? Ces m ots paraissaient v enir du fond
de son cur. Et puis, Takatsuki adorait sa fille.
Pourquoi fallait-il quil laisse tom ber sa fam ille ?
coute, je suis souv ent v enu dner chez
v ous, non ? Je nai jam ais eu lim pression de la
m oindre discorde entre v ous. Vous av iez lair
heureux ensem ble, et, m es y eux, v ous tiez
presque le couple parfait.
Cest v rai, dit Say oko en souriant
paisiblem ent. On ne sest jam ais m enti, on na
jam ais jou la com die. Mais a na rien v oir.
Kan a une m atresse, et on ne peut plus rev enir
en arrire. Voil pourquoi on env isage de se
sparer. Mais ne tinquite pas trop pour nous. Je
suis sre que tout ira m ieux entre nous com m e
a. Dans de nom breux sens.
Dans de nom breux sens, av ait-elle dit.
Dcidm ent, le m onde tait plein de m ots
difficiles com prendre, pensa Junpei.
Quelques m ois plus tard, Say oko et
Takatsuki div oraient officiellem ent. Ils durent
se m ettre daccord sur de nom breux points
concrets, m ais aucune dissension ne slev a entre
eux. Aucun reproche ne fut chang, il ny eut
aucune div ergence dav is. Takatsuki quitta la
m aison pour aller v iv re av ec sa petite am ie, Sara
resta v iv re av ec sa m re. Takatsuki v enait une
fois par sem aine Kenji rendre v isite sa fille.
Ils tom brent daccord sur le fait que la prsence
de Junpei ces m om ents-l tait prfrable, dans
la m esure o il pouv ait v enir.
a nous rend les choses plus faciles,
expliqua Say oko Junpei.
Plus faciles ? rpta Junpei.
Il se sentit soudain terriblem ent v ieux.
Pourtant, je v iens tout juste dav oir trente-trois
ans , songea-t-il.
Sara appelait Takatsuki papa et Junpei
Jun . Tous quatre form aient une trange
fam ille factice. Quand il v enait v oir sa fille,
Takatsuki av ait son ton joy eux habituel, et
Say oko se com portait av ec naturel, com m e si de
rien ntait. Il sem blait m m e quelle se
com portait plus naturellem ent m aintenant
quav ant. Sara ne com prenait pas encore que ses
parents taient div orcs. Junpei ne faisait aucun
com m entaire, jouait le rle qui lui tait im parti
sans se plaindre. Tous trois plaisantaient
ensem ble com m e autrefois, v oquaient des
souv enirs. La seule chose que Junpei com prenait
tait que ces retrouv ailles leur taient
ncessaires tous trois.
Dis, Junpei, fit un jour Takatsuki sur le
chem in du retour aprs une v isite Kenji.
Ctait une nuit de lune, et leurs haleines
blanches slev aient dans lair froid.
Tu as lintention de te m arier un jour ?
Pas pour le m om ent, rpondit Junpei.
Tu nas pas une petite am ie av ec qui tu
lenv isages ?
Je ne crois pas.
Tu dev rais pouser Say oko, alors.
Junpei regarda Takatsuki com m e sil tait
bloui.
Pourquoi ? fit-il.
Pourquoi !
Ctait plutt Takatsuki qui av ait lair
surpris, m aintenant.
Mais cest v ident, v oy ons ! Pour
com m encer, parce que je ne v eux pas quun
autre hom m e que toi m e rem place auprs de
Sara.
Tu v oudrais que jpouse Say oko pour
cette seule raison ?
Takatsuki poussa un soupir, passa son bras
m uscl autour des paules de son am i.
Lide de te m arier av ec Say oko ne te plat
pas ? Ou est-ce le fait de passer aprs m oi ?
Ce nest pas a le problm e. Ce qui m e
gne, cest que tu sem bles lenv isager com m e une
espce de m arch entre nous. Cest... cest une
question de dcence.
Il ne sagit pas dun m arch, dit
Takatsuki. Et je ne v ois pas ce que la dcence
v ient faire l-dedans. Tu aim es Say oko, non ? Et
tu aim es Sara aussi. Je m e trom pe ? Ce nest pas
le plus im portant ? Tu as srem ent tes propres
ides un peu com pliques sur la question. Je
com prends a. Mais pour m oi, tu as seulem ent
lair dessay er denlev er ton slip sans av oir enlev
ton pantalon av ant, cest tout.
Junpei ne rpondit rien. Takatsuki se
taisait, lui aussi. Il tait inhabituel chez lui de
garder le silence si longtem ps. Cte cte,
soufflant une haleine blanche, ils continurent
m archer v ers la gare en silence.
De toute faon, tu nes quun bon rien et
un idiot, finit par dire Junpei.
a, tu peux le dire, rpondit Takatsuki. Tu
as entirem ent raison. Je ne le nie pas. Je suis en
train de ficher m a v ie en lair. Mais coute,
Junpei, personne ny pouv ait rien. Personne ne
pouv ait em pcher a darriv er, ni arrter les
choses en route. Moi non plus, je ne sais pas
pourquoi cest arriv . Et je ne peux pas le justifier
non plus. Mais a sest pass, v oil. Et m m e si ce
ntait pas arriv m aintenant, ce serait arriv
un jour ou lautre.
Junpei eut lim pression dav oir dj entendu
cette rplique quelque part.
Tu te rappelles ce que tu m as dit la nuit
o Sara est ne ? Que Say oko tait la fem m e la
plus m erv eilleuse de la terre ? Tu ten souv iens ?
Et que tu ne lchangerais contre personne au
m onde ?
Cest toujours v rai. a na pas chang.
Mais il arriv e parfois que les choses ne m archent
pas justem ent pour cette raison.
Je ne com prends pas ce que tu v eux dire.
Et tu ne com prendras jam ais, dit
Takatsuki, puis il secoua la tte.
Il sarrangeait toujours pour av oir le dernier
m ot.
Deux annes staient coules depuis le
div orce. Say oko nav ait pas repris son trav ail
luniv ersit. Junpei lav ait recom m ande un
am i diteur et elle faisait de la traduction. Elle
sen sortait trs bien. Elle tait non seulem ent
doue pour les langues, m ais elle av ait du talent
pour crire. Elle trav aillait rapidem ent de faon
soigne, efficace. Lditeur av ait t si
im pressionn par la qualit de son trav ail que, le
m ois suiv ant son prem ier essai, il lui av ait confi
une uv re littraire substantielle traduire. Ce
ntait pas trs bien pay , m ais ajout la
pension que Takatsuki lui v ersait chaque m ois, ce
rev enu lui perm ettait de v iv re confortablem ent
av ec sa fille.
Takatsuki, Say oko et Junpei continuaient
se retrouv er rgulirem ent chaque sem aine, et
dnaient ensem ble av ec Sara. Il arriv ait parfois
que Takatsuki, retenu par un reportage, ne
puisse v enir. Dans ces cas-l, Say oko, Junpei et
Sara dnaient tous les trois sans lui, et leur table
tranquille ressem blait la v ie quotidienne dun
couple av ec un enfant. Nim porte qui ne les
connaissant pas les aurait pris pour une fam ille
ordinaire. Junpei continuait dcrire des
nouv elles un ry thm e rgulier, et son quatrim e
r ecu eil, Lune silencieuse, paru alors quil av ait
trente-cinq ans, lui v alut un prix littraire
rserv aux auteurs reconnus. La nouv elle de
titre dev int le sujet dun film . Outre ses recueils
de nouv elles, Junpei av ait publi plusieurs
ouv rages de critique m usicale, un liv re sur lart
des jardins, et traduit un recueil de nouv elles de
John Updike. Tous ces liv res furent bien
accueillis par la critique. Il av ait dv elopp un
sty le personnel qui lui perm ettait de transposer
en phrases concises et conv aincantes des nuances
subtiles de lum ire, des rsonances m usicales
profondes. Il av ait fini par sattacher un lectorat
fidle, et ses rev enus staient eux aussi stabiliss.
Peu peu, il stait assur une position de
v ritable criv ain.
Il continuait penser srieusem ent
dem ander Say oko en m ariage. Parfois, il y
rflchissait toute la nuit, nen dorm ant plus
jusquau m atin. a lem pchait m m e de
trav ailler. Mais il narriv ait toujours pas se
dcider. la rflexion, depuis le dbut, ses
relations av ec Say oko av aient toujours t
dterm ines par quelquun dautre. Il av ait
toujours t dans une position passiv e. Ctait
Takatsuki qui les av ait fait se rencontrer, lui qui
les av ait choisis dans la classe et av ait fond leur
insparable trio. Ensuite, ctait lui qui lav ait
pouse, qui lui av ait fait un enfant, puis lav ait
quitte. Et m aintenant ctait lui encore qui
pressait Junpei de se m arier av ec elle. Bien sr,
Junpei aim ait Say oko, il ny av ait pas le m oindre
doute l-dessus. Et ctait loccasion idale pour
sunir enfin av ec elle. Elle ne repousserait sans
doute pas sa proposition. Cela aussi, il le sav ait.
Mais tout lui paraissait un peu trop parfait. O
tait sa propre force de dcision dans tout cela ? Il
continuait hsiter, sans aboutir la m oindre
conclusion. Cest alors que le trem blem ent de
terre surv int.
Junpei se trouv ait en Espagne ce m om ent-
l. Il faisait un reportage Barcelone pour le
com pte du m agazine de bord dune com pagnie
dav iation. Un soir, en rentrant lhtel, il
allum a la tlv ision pour regarder les
inform ations : il v it des im ages de fum e noire
slev ant au-dessus de rues en ruine, on aurait dit
une v ille dtruite par une attaque arienne.
Com m e le com m entaire tait en espagnol, Junpei
ne com prit pas tout de suite de quel endroit il
sagissait. Cependant il reconnut v ite Kobe.
Aucun doute : ctait bien les pay sages de son
enfance. Lautoroute qui trav ersait Ashiy a stait
com pltem ent effondre.
Vous tes bien originaire de Kobe, non ?
dem anda le photographe qui laccom pagnait.
Oui.
Mais il nessay a pas pour autant de
tlphoner chez ses parents. Leur m sentente
tait trop profonde, durait depuis trop longtem ps
pour quil y ait la m oindre possibilit de
rparation. Junpei reprit lav ion, rentra Toky o,
retourna sa v ie habituelle. Il nallum a plus la
tlv ision, ne lut pas les journaux. Quand on
parlait du trem blem ent de terre, il se taisait.
Ctait lcho dun pass quil av ait enterr il y
av ait trop longtem ps. Il nav ait m m e pas rem is
les pieds dans cette v ille depuis sa sortie de
luniv ersit. Pourtant, les scnes de dv astation
entrev ues sur lcran de la tlv ision espagnole
av aient rav iv une blessure profondm ent
enfouie en lui. Cette catastrophe dune am pleur
ingale, qui av ait fait de nom breuses v ictim es,
sem blait av oir transform tous les aspects de sa
v ie, sans bruit, m ais de fond en com ble. Junpei
ressentait une profonde solitude, inconnue
jusqualors. Je nai pas de racines, se disait-il. Je
ne suis reli rien.
Trs tt, ce dim anche m atin o ils dev aient
se rendre tous ensem ble au zoo, Junpei reut un
coup de tlphone de Takatsuki.
Je dois prendre lav ion pour Okinawa,
expliqua ce dernier. Jai obtenu un entretien seul
seul av ec le prfet. Une interv iew dune heure
entire. Je suis dsol, m ais v ous irez au zoo sans
m oi. Le gros nounours ne m en v oudra pas,
jespre.
Junpei se rendit donc au zoo dUeno en
com pagnie de Say oko et Sara. Il prit la fillette
dans ses bras pour lui m ontrer les ours.
Cest lui, Masakichi ? dem anda-t-elle en
pointant le doigt v ers le plus gros et le plus noir
des ours.
Non, ce nest pas lui, Masakichi est plus
petit, et il a lair plus intelligent. Non, lui, cest
Tonkichi, la grosse brute.
Tonkichi ! appela plusieurs fois Sara en
direction de lours, qui ne lui prta aucune
attention. Sara se tourna v ers Junpei.
Dis, Jun, tu m e racontes lhistoire de
Tonkichi ?
Ah, coute, je suis em bt, je ne connais
pas dhistoires trs am usantes sur Tonkichi. Il
nest pas com m e Masakichi, tu v ois, cest un ours
tout ce quil y a dordinaire. Il ne sait ni parler ni
com pter, lui.
Mais il doit bien y av oir au m oins une
chose intressante sur lui. Juste une.
Oui, tu as raison. Mm e lours le plus
ordinaire a au m oins une chose intressante.
Cest v rai. Jav ais oubli a. Eh bien, Tonchiki, tu
v ois...
Tonkichi, corrigea Sara non sans
im patience.
Pardon. Tonkichi, donc, tout ce quil sait
faire, cest attraper des saum ons. Quand il v iv ait
dans la nature, il se cachait derrire un rocher
dans la riv ire, et il attrapait les saum ons au
passage. Il faut tre trs rapide pour faire a.
Tonkichi ntait pas un ours trs intelligent, m ais
il pouv ait attraper plus de saum ons que
nim porte quel autre ours de ces m ontagnes. Mais
com m e il ne parlait pas le langage des hum ains,
il ne pouv ait pas aller v endre son surplus de
saum ons au m arch.
Pourtant, cest facile, dit Sara. Il na qu
changer les saum ons quil a en trop contre du
m iel de Masakichi. Masakichi, il a tellem ent de
m iel quil ne peut pas tout le m anger, non ?
Exactem ent. Tu as tout fait raison, et
dailleurs Tonkichi a eu la m m e ide que toi. Il a
chang son saum on contre le m iel de Masakichi,
et a leur a perm is tous les deux de m ieux se
connatre. Tonkichi sest aperu que Masakichi
ntait pas un ours aussi prtentieux quil le
croy ait, et Masakichi sest aperu que Tonkichi
ntait pas juste une grosse brute. Et ils sont
dev enus am is. Ils se v oy aient souv ent, parlaient
de tout un tas de choses. Ils changeaient leurs
connaissances, se racontaient des blagues.
Tonkichi m ettait toute son nergie attraper des
saum ons, et Masakichi m ettait toute son nergie
cueillir du m iel. Mais un beau jour, com m e un
coup de tonnerre dans un ciel serein, les saum ons
ont disparu de la riv ire.
Un coup de tonnerre... ?
dans un ciel serein. a v eut dire, tout
dun coup, expliqua Say oko.
Tout dun coup, les saum ons ont disparu,
dit Sara dun air abattu. Mais pourquoi ?
Tous les saum ons du m onde ont organis
une grande runion pour discuter, et ils ont
dcid de ne plus aller dans cette riv ire. Parce
que dans cette riv ire il y av ait un ours trop
habile les attraper. partir de ce m om ent-l,
Tonkichi ne prit plus jam ais un seul saum on. De
tem ps en tem ps, il arriv ait bien attraper une
petite grenouille m aigrichonne pour se nourrir,
m ais sil existe quelque chose de m auv ais
m anger, cest bien une grenouille toute m aigre.
Pauv re Tonkichi ! dit Sara.
Cest pour a quon la env oy au zoo
finalem ent ? dem anda Say oko.
a, cest encore une longue histoire, dit
Junpei.
Il toussota et reprit :
Mais enfin, fondam entalem ent, oui, cest
a.
Et Masakichi, il na pas aid Tonkichi ?
dem anda Sara.
Si, bien sr, il a essay de laider. Ctait
son m eilleur am i, aprs tout. Cest fait pour a,
les am is. Il a partag son m iel av ec lui
gratuitem ent. Mais Tonkichi a dit : Non, je ne
peux pas te laisser faire a, jaurais lim pression
de profiter de ta gentillesse. Masakichi lui a
rpondu : Ne parle pas com m e si nous tions des
trangers lun pour lautre, Tonkichi. Si ctait
m oi qui tais ta place, je suis sr que tu agirais
com m e m oi. Non ?
v idem m ent, dit Sara en hochant
v igoureusem ent la tte.
Mais leurs relations nen sont pas restes
l trs longtem ps, interv int Say oko.
Exactem ent, reprit Junpei. Toi et m oi,
dit Tonkichi, nous som m es censs tre des am is.
Ce nest pas juste que lun ne fasse que donner et
que lautre ne fasse que prendre. Ce nest pas a,
la v ritable am iti. Alors, coute, Masakichi, je
v ais descendre de la m ontagne, et aller tenter m a
chance ailleurs. Et si nous nous rencontrons
nouv eau, toi et m oi, tu redev iendras m on
m eilleur am i. L-dessus, tous deux se serrrent
la m ain et se sparrent. Mais quand Tonkichi
descendit de la m ontagne, il se fit aussitt
prendre au pige par un chasseur. Cest que
Tonkichi ne connaissait pas bien le m onde, il ne
stait pas m fi. Il perdit donc sa libert et fut
expdi au zoo.
Le pauv re !
Tu aurais pu trouv er une fin plus gaie.
Dans le genre ils se retrouv rent et v curent
heureux ensem ble pour toujours , dit Say oko
Junpei un peu plus tard.
Je nai pas trouv dautre ide pour la fin,
rpondit Junpei.
Ce soir-l, Say oko, Junpei et Sara dnrent
ensem ble tous les trois, com m e dhabitude, dans
le petit appartem ent de Say oko.
Say oko fit cuire des ptes et dcongela de la
sauce tom ate en fredonnant La Truite de Schubert
pendant que Junpei prparait une salade de
haricots v erts et doignons. Ils ouv rirent une
bouteille de v in rouge et en burent un v erre
chacun, tandis que Sara buv ait du jus dorange.
Plus tard, aprs av oir rang la v aisselle, Junpei
lut une histoire Sara dans un liv re dim ages.
Une fois le liv re fini, ce fut lheure de dorm ir.
Mais Sara refusait daller se coucher.
Dis, m am an, fais le jeu du soutien-gorge,
dem anda-t-elle.
Say oko dev int toute rouge.
Pas question, je ne peux pas le faire dev ant
un inv it, Sara.
Mais ce nest pas un inv it, cest Jun.
De quoi sagit-il ? dem anda Junpei.
Oh, juste un jeu idiot, dit Say oko.
Mam an doit dgrafer son soutien-gorge
sous ses v tem ents, le poser sur la table, et le
rem ettre, en gardant une m ain sur la table. Elle
na pas le droit de bouger cette m ain, sinon elle a
perdu. Et puis on com pte com bien de tem ps elle
m et. Elle est trs forte, m am an, tu sais.
Allez, a suffit av ec a, dit Say oko en
secouant la tte, cest un petit jeu entre nous, la
m aison. a m e gne de le faire dev ant quelquun.
a a lair am usant, pourtant, dit Junpei.
Allez, sil te plat, m am an ! Montre-le
Jun. Juste une fois, sil te plat. Je te prom ets
daller dorm ir aprs.
Bah, tant pis, dit Say oko.
Elle ta sa m ontre num rique et la tendit
Sara.
Aprs, tu dors, hein, prom is ? Allez, je
com pte jusqu trois et je com m ence. Tu regardes
bien la m ontre, hein ?
Say oko portait un grand pull noir col ras
du cou. Elle posa les deux m ains sur la table, dit :
Un, deux, trois ! , puis sa m ain droite rem onta
dans la m anche de son pull com m e une tortue qui
rentre la tte. Ensuite, elle parut se gratter
lgrem ent le dos, puis elle ressortit la m ain
droite, la posa sur la table et ce fut au tour de la
gauche de disparatre lintrieur du pull.
Say oko tourna lgrem ent la tte, et sa m ain
gauche rapparut, tenant un petit soutien-gorge
blanc sans arm atures. Elle av ait t
incroy ablem ent rapide. Le soutien-gorge disparut
aussitt dans la m anche, la m ain gauche
ressortit, la droite se faufila dans une m anche
son tour, le dos sagita lgrem ent, la m ain droite
ressortit, et Say oko reposa les deux m ains sur la
table : ctait fini.
Vingt-cinq secondes, annona Sara.
Mam an, cest form idable, tu as battu un nouv eau
record. Le plus rapide, ctait trente-six secondes.
Junpei applaudit.
Magnifique ! Un v rai tour de m agie !
Sara battit des m ains. Say oko se lev a :
Bon, allez, le spectacle est fini. Au dodo
m aintenant, com m e prom is.
Sara posa un baiser sur la joue de Junpei et
alla se coucher.
Aprs av oir v rifi que la petite dorm ait
paisiblem ent, Say oko retourna sasseoir sur le
canap du salon, et av oua Junpei :
En fait, tu sais, jai trich.
Trich ?
Oui, je nai pas rem is m on soutien-gorge,
je lai laiss tom ber par terre derrire m on dos
sous m on pull. Junpei se m it rire.
Mre indigne, v a !
Je v oulais battre un nouv eau record, dit
Say oko en riant, les paupires plisses.
Cela faisait longtem ps que Junpei ne lav ait
pas v ue rire de faon aussi spontane. Junpei
sentit laxe du tem ps v aciller en lui, com m e un
rideau agit par la brise. Lorsquil tendit la m ain
v ers lpaule de Say oko, elle prit aussitt cette
m ain dans la sienne. Puis tous deux senlacrent
sur le canap. Ils se serrrent dans les bras lun de
lautre com m e si ctait tout naturel, leurs lv res
se rencontrrent. Rien nav ait chang depuis
lpoque de leurs dix-neuf ans. Les lv res de
Say oko av aient le m m e parfum sucr.
Nous aurions d tre com m e a depuis le
dbut, m urm ura Say oko dune toute petite v oix
une fois quils furent dans la cham bre. Mais tu
tais le seul ne pas le sav oir. Tu nav ais rien
com pris. Jusqu ce que les saum ons
disparaissent de la riv ire.
Tous deux se dshabillrent, senlacrent
tendrem ent. Ils se touchaient m aladroitem ent,
com m e deux adolescents faisant lam our pour la
prem ire fois. Chacun v rifia ainsi longuem ent
la prsence de lautre, puis Junpei pntra
Say oko. Elle laccueillit totalem ent en elle. Mais
Junpei narriv ait pas croire la ralit de ce
qui se passait. Il av ait lim pression de trav erser
un pont dsert et infinim ent long dans la
pnom bre. Say oko ragissait chacun de ses
m ouv em ents. Il fut plusieurs fois sur le point
djaculer m ais se retint. Il craignait, sil le
faisait, de sv eiller et de se rendre com pte quil
av ait rv .
ce m om ent, il entendit un lger
grincem ent dans son dos : la porte de la cham bre
v enait de souv rir doucem ent. La lum ire du
couloir, pntrant par la porte entrouv erte,
claira le dsordre du lit. Junpei se redressa et se
retourna : Sara tait debout dans lem brasure de
la porte, le dos la lum ire. Say oko retint son
souffle, se dgagea de sous Junpei. Puis elle tira le
couv re-lit jusqu sa poitrine, arrangea sa frange
de la m ain.
Sara ne pleura pas, ne cria pas. Elle restait
sim plem ent debout l, im m obile, serrant la
poigne de la porte, les regardant fixem ent tous
les deux. Mais en ralit, elle ne les v oy ait pas.
Ses y eux fixaient sim plem ent le v ide.
Sara, dit Say oko.
Cest le Bonhom m e qui m a dit de v enir
ici, dit Sara.
Elle parlait dune v oix atone, com m e si elle
v enait dtre arrache un cauchem ar.
Le bonhom m e ? fit Say oko.
Oui, le Bonhom m e Trem blem ent de Terre.
Il est v enu m e rv eiller et il m a dit : Va dire
ta m am an que jai soulev les couv ercles des
botes pour tout le m onde, et que jattends. Il
m a dit de te dire a et que tu com prendrais.
Cette nuit-l, Sara dorm it dans le lit de
Say oko. Junpei prit une couv erture et alla
stendre sur le canap du salon. Mais il fut
incapable de dorm ir. La tlv ision tait pose
juste en face de lui, et il regarda longuem ent,
fixem ent, lcran noir. Ils taient derrire, il le
sav ait. Ils av aient soulev les couv ercles des
botes et ils attendaient. Un frisson glac m onta le
long de son chine et ne le quitta plus jusquau
m atin.
Renonant dorm ir, il se rendit la cuisine,
se prpara du caf. Tandis quil le buv ait, assis
dev ant la table, il sentit quelque chose de m ou
sous ses pieds ctait le soutien-gorge de Say oko. Il
tait rest l depuis le jeu. Junpei le ram assa,
laccrocha au dossier dune chaise. Ctait un
soutien-gorge blanc tout sim ple sans le m oindre
bout de dentelle, un sous-v tem ent qui av ait
perdu sa conscience de sous-v tem ent. Ainsi
accroch au dossier dune chaise de cuisine, juste
av ant laube, il sem blait tre le tm oin anony m e
gar dune poque depuis longtem ps rv olue.
Junpei repensa sa prem ire anne
duniv ersit. La v oix chaude de Takatsuki, la
prem ire fois quil lui av ait adress la parole,
rsonna son oreille :
Tu v iens djeuner av ec m oi ?
Il av ait un sourire am ical, qui sem blait
dire : La v ie v a tre de plus en plus belle pour
nous, tu v as v oir. O som m es-nous alls
djeuner ce jour-l ? se dem anda Junpei.
Quav ons-nous m ang ? Im possible de se
souv enir. Ce ntait pas trs im portant, cest sr,
m ais tout de m m e...
Pourquoi m as-tu propos de djeuner av ec
toi ? av ait dem and Junpei ce jour-l son
nouv el am i.
Takatsuki av ait souri, pos un doigt sur sa
tem pe, pris un air trs sr de lui pour rpondre :
Parce que jai le don de rencontrer les am is
quil m e faut, toujours et en tous lieux.
Takatsuki av ait raison, songea Junpei, sa
tasse de caf pose dev ant lui. Certainem ent, il
av ait le don de rencontrer les bons am is. Mais ce
ntait pas suffisant. Trouv er la bonne personne
que lon pourrait continuer aim er sur le long
parcours de la v ie, ctait une autre affaire.
Junpei ferm a les y eux et pensa au long ruban de
tem ps qui stait dj droul en lui. Il ne v oulait
pas croire quil tait pass en v ain, pour rien. Il se
dit quil dem anderait Say oko en m ariage
laube, ds quelle se rv eillerait. Maintenant, il
tait dcid. Il nav ait plus aucune hsitation. Il
ne pouv ait pas gcher une heure de plus de sa
v ie. Attentif ne pas faire de bruit, il entrouv rit
la porte de la cham bre pour regarder dorm ir
Say oko et Sara, env eloppes dans les couv ertures.
Sara tournait le dos sa m re, qui av ait pos une
m ain sur son paule. Junpei effleura du bout des
doigts les chev eux de Say oko rpandus sur
loreiller, puis les petites joues roses de Sara.
Aucune des deux ne bougea. Junpei sassit sur la
descente de lit, sadossa au m ur et passa le reste
de la nuit v eiller sur leur som m eil.
Tout en regardant av ancer les aiguilles sur
lhorloge m urale, il rflchit la suite de
lhistoire quil raconterait Sara. Tout dabord, il
fallait quil trouv e une fin conv enable. Tonkichi
ne pouv ait pas tre env oy au zoo sans av oir rien
fait. Il fallait trouv er un m oy en de le sauv er de ce
sort. Junpei rem onta le cours de toute lhistoire
depuis le dbut. Ce faisant, de v agues ides
germ rent dans sa tte, prenant peu peu une
form e concrte.
Tonkichi eut lide de faire des galettes au
m iel av ec tout le m iel ram ass par Masakichi.
Aprs stre un peu entran, il com prit quil tait
dou pour faire de dlicieuses galettes
croustillantes. Masakichi les em porta la v ille,
pour les v endre aux hum ains. Les galettes au
m iel de Tonkichi plaisaient tout le m onde et se
v endaient com m e des petits pains. Alors,
Masakichi et Tonkichi ne se quittrent plus
jam ais, et v curent toujours heureux dans les
m ontagnes en tant les m eilleurs am is du
m onde.
Sara aim erait certainem ent cette nouv elle
fin. Et Say oko aussi, sans doute. Maintenant, je
v ais crire des nouv elles dun autre genre, songea
Junpei. Je raconterai par exem ple lhistoire dun
hom m e qui attend que la nuit sachv e, en
rv ant av ec im patience du m om ent o le jour v a
se lev er et o il v a pouv oir prendre dans ses bras
les tres quil aim e, dans la lum ire claire de
laube. Mais pour le m om ent, je dois rester ici et
v eiller sur ces deux fem m es. Quel que soit celui
qui v eut leur faire du m al, je ne le laisserai pas
les enferm er dans ces absurdes botes. Mm e si le
ciel nous tom be dessus, m m e si la Terre souv re
en deux dans un grondem ent.

[1 ]
Ch a n : dim in u t if a ffect u eu x r ser v a u x
en fa n t s ou a u x a m is pr och es.
[2 ]
Cest - -dir e da n s u n e pa r t ie de Kobe o le
sism e a fa it peu de dg t s.
[3 ]
T h t r e t r a dit ion n el ja pon a is.

Vous aimerez peut-être aussi