Lotode
Lotode
Lotode
THSE
prsente et soutenue publiquement par
LOTOD Valrie
Le lecteur virtuel
dans luvre romanesque de Rachid Boudjedra
Sous la direction de
Monsieur Guy Dugas
MEMBRES DU JURY :
Mme Christiane Chaulet Achour, Professeur lUniversit de Cergy-Pontoise
M. Charles Bonn, Professeur lUniversit de Lyon II
M. Guy Dugas, Professeur lUniversit de Montpellier III
M. Paul Siblot, Professeur lUniversit de Montpellier III
Avril 2005
1
Jughurta
2
Remerciements
Aux membres du jury. Quils soient remercis de nous faire lhonneur daccepter de
juger ce travail.
Je voudrais galement exprimer ma trs vive reconnaissance ceux qui mont aide et
soutenue dans llaboration de cette thse.
Au professeur Guy Dugas, directeur de thse, jadresse dabord mes remerciements les
plus sincres pour ses conseils aviss, son enthousiasme et la confiance quil ma
accorde tout au long de ce parcours. Quil trouve ici la marque de mon infini respect et
de ma gratitude.
Youenn Le Prat, Aude Daniel, Florence Le Bloa et Onenn Bozec qui ont eu la bont
de porter un regard expert sur mes investigations et Warda Bouchne qui ma
encourage entreprendre cette recherche, je dis ici mon amiti.
Lauteur
3
SOMMAIRE
INTRODUCTION GNRALE.......................................................................................................................... 6
PRAMBULE THORIQUE............................................................................................................................ 16
4
1. Lalgrianit de lauteur : une tiquette identitaire ................................................................................................322
2. Influence de la politique sur la rception critique franaise ...................................................................................326
3. Rachid Boudjedra : un crivain catalogu par la critique franaise........................................................................336
CHAPITRE II : LE BICULTURALISME DU LECTEUR ............................................................................................. 345
A. Mise en abyme dun lecteur bicultur dans La Pluie .............................................................................. 346
B. Dialogue avec lOccident........................................................................................................................ 352
1. Les matres penseret imiter...........................................................................................................................353
2. Lecteur ouvert la littrature universelle...............................................................................................................365
C. Dualit du lecteur virtuel ........................................................................................................................ 374
CONCLUSION GNRALE........................................................................................................................... 380
5
INTRODUCTION GNRALE
6
Il existe des crits sans lecteurs, mais non de littrature
sans lecture1.
Michel Picard
Jean-Paul Sartre
1
Michel Picard, La Lecture comme jeu, Essai sur la littrature, Paris, Les ditions de Minuit, 1986, coll.
Critique , p. 242.
7
nexiste quen mouvement : Le phnomne littraire nest pas seulement le texte, mais aussi
son lecteur et lensemble des ractions possibles du lecteur au texte2 . Par consquent,
[c]est leffort conjugu de lauteur et du lecteur qui fera surgir cet objet concret et
imaginaire quest louvrage de lesprit3 . Sans lecteur, le texte nexiste en somme quen
puissance, ltat virtuel.
Apprhender les crits du romancier algrien sous langle de la rception virtuelle,
cest mettre en valeur le rapport entre lecteur et texte francophones et, surtout, dgager leur
spcificit maghrbine dans la mesure o, selon lanalyse faite par Charles Bonn, seule
lattente dun public maghrbin permet de parler de littrature maghrbine, parce quelle
suppose une communaut crivains maghrbins-lecteurs maghrbins, vraie ou suppose, dans
laquelle seulement un fonctionnement littraire proprement maghrbin est concevable4. Du
fait que Rachid Boudjedra cre ses uvres dans un contexte socio-historique cliv et quil
utilise la langue de lAutre, de lex-colonisateur, lanalyse des lecteurs supposs se rvle
fort pertinente pour mettre en avant la complexit et la singularit de linteraction
texte/lecteur :
Lidentit de mon dire, dans un contexte culturel ambigu, dpendra, plus que de
mon identit de locuteur selon mon tat civil, du lieu culturel depuis lequel,
effectivement, je parle []. Cest--dire quelle dpendra en partie du code
culturel et littraire que j'emprunterai pour signifier. Et elle dpendra aussi de
l'identit de mon allocutaire implicite : qui mon texte sadresse-t-il ? Mais
aussi : par qui cherche-t-il tre reconnu comme texte, cest--dire comme parole
acceptable et mieux encore littraire5 ?
Ces interrogations de Charles Bonn qui, en ce qui concerne la littrature maghrbine, a jou
un rle de pionnier sur la question du lectorat ont dclench en nous lenvie den savoir plus
sur cet allocutaire implicite , dautant que lattente dun lecteur nord-africain permet
vritablement la littrature maghrbine dtre qualifie comme telle. Lidentit du dire de
lauteur dpend en partie, nous semble-t-il, de lidentit du lecteur et, plus prcisment, du
destinataire que rclame le texte. Notre objectif sera de dterminer cette figure interne et de
dmonter son activit, afin de comprendre le fonctionnement dun texte inscrit sous le signe
de lambivalence culturelle et didentifier la raction probable du public face celui-ci.
1
Jean-Paul Sartre, Quest-ce que la littrature ?, Paris, Gallimard, 1948 ; rd. : Gallimard, 1985, coll. Folio-
essai , p. 50, 53.
2
Michal Riffaterre, La Production du texte, Paris, Seuil, 1979, coll. Potique , p. 9.
3
Jean-Paul Sartre, Quest-ce que la littrature ?, op. cit., p. 50.
4
Charles Bonn, Le Roman algrien de langue franaise. Vers un espace de communication littraire
dcolonis ?, Paris, LHarmattan, 1985, p. 7.
5
Ibid., p. 36.
8
En outre, cette tude vient combler un manque : le lecteur implicite na jamais fait
lobjet dune thse en littrature maghrbine dexpression franaise ; il nest abord que de
manire ponctuelle1. Cette absence sexplique surtout par le caractre relativement rcent de
lmergence de cette littrature dont les chercheurs situent, en gnral, lapparition dans les
annes 1950, et plus exactement en 1945, lorsque commencent sexprimer les
revendications nationalistes lies la Seconde Guerre mondiale. Sans vouloir en prsenter
lhistoire littraire, ni mme contester celle qui existe aujourdhui, nous rappelons que la
question de lorigine de cette littrature continue de faire dbat, car elle soulve celle de sa
lgitimit tant sur le plan de la langue que sur celui des contenus politiques et identitaires.
Comment peut-on la structurer ? Faut-il la classer par priodes, gnrations ou thmes, la
suite de Jacques Noiray ? Est-il plus judicieux, par ailleurs, dtudier le Maghreb comme un
tout ou, au contraire, daborder chaque littrature nationale sparment ? On peut, ce
propos, consulter plusieurs ouvrages de rfrence qui ont tent de clarifier cette histoire
littraire, tout en mettant laccent sur les difficults de lentreprise2.
Laccueil que les mdias ont rserv Rachid Boudjedra3 illustre parfaitement la
complexit avec laquelle les uvres maghrbines crites en franais sont reues. Ainsi, il
nous a sembl primordial de travailler sur La Rpudiation4 qui, lors de sa parution en 1969,
dfraya la chronique en France et au Maghreb. Son auteur na que vingt-huit ans, mais dj
son uvre, publie chez Denol, marque une date5 et suscite de nombreux articles dans la
presse franaise, europenne, et plus gnralement francophone6. Les journalistes retiennent
essentiellement la fureur avec laquelle lauteur incrimine sa propre socit :
1
Abderrahman Tenkoul, par exemple, voque linstance lectorale la fin de sa thse intitule La Littrature
marocaine dcriture franaise. Rception critique et systme scriptural [Paris XIII, 1994, tome II : criture et
horizon dattente , p. 332-592].
2
Parmi les ouvrages de rfrence, mentionnons par ordre chronologique ceux portant sur la littrature
maghrbine et algrienne dexpression franaise : Abdelkbir Khatibi, Le Roman maghrbin, Paris, d. Franois
Maspero, 1968, coll. Domaine maghrbin ; Jean Djeux, Littrature maghrbine de langue franaise.
Introduction gnrale et Auteurs, Sherbrooke (Qubec), Naaman, 1973 ; Charles Bonn, La Littrature
algrienne de langue franaise et ses lectures. Imaginaire et Discours dides, Sherbrooke, Naaman, 1974 ;
Charles Bonn, Le Roman algrien de langue franaise. Vers un espace de communication littraire dcolonis ?,
op. cit. ; Jacqueline Arnaud, La Littrature maghrbine de langue franaise, tome I : Origines et perspectives,
Paris, Publisud, 1986 ; Jacques Noiray, Littratures francophones, tome I : Le Maghreb, Paris, Belin Sup. lettres,
1996 ; Charles Bonn, Xavier Garnier et Jacques Lecarme (sous la dir. de), Littratures francophones, tome I : Le
roman, Paris, Hatier-A.U.P.E.L.F./U.R.E.F., 1997, coll. Universits francophones .
3
On pourra consulter la biographie de Rachid Boudjedra prsente par Andr Ughetto, Rachid Boudjedra, un
jeune homme en colre , Autre Sud. Cahiers trimestriels, n 20, ditions Autres Temps, Marseille, mars 2003,
p. 7-9.
4
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, Paris, Denol, 1969, coll. Les Lettres Nouvelles . Nous nous rfrerons,
dans notre travail, sa rdition de 1981 en collection Folio (Gallimard).
5
Jean-Franois Revel, La Morale des anctres , LExpress, n 951, Paris, 29 septembre-5 octobre 1969, p.119
[dossier de presse Denol].
6
Voir Algerian attitudes , The Times. Literary Supplement, Londres, 15 janvier 1970, p. 63 [dossier de presse
Denol]; Lindpendance na pas rsolu le vrai problme dit un Algrien en colre , Dakar-Matin, Dakar, 10
9
La Rpudiation marque une date, car Boudjedra rpudie effectivement le monde
musulman, mais dans la mesure mme o il sy enracine par son livre [].
[LExpress]
Cest plus quun roman, cest un barrage qui cde et des eaux mles celles
des sources de haute montagne celle des gouts urbains qui se dversent
torrentiellement. [La Quinzaine littraire]
Terrible premier livre, sans concession, viscral, remchant, plus que des
rancurs, des curements, et fouillant les reins et les cours dun vieux pays qui
ne parvient pas faire peau neuve []. [Magazine littraire]
La Rpudiation est une uvre dune puissance extraordinaire, o la rage dferle
avec violence travers les pages, trangle lauteur, donne son ouvrage un aspect
irrel [Construire]1.
Le ton implacable qui prend pour cibles le rgime politique en place et le systme patriarcal
modifie dfinitivement les attentes des lecteurs. On insiste la fois sur le style corrosif et le
caractre iconoclaste du texte qui secoue avec rage les piliers de la socit musulmane :
Cest un roman courageux dans lequel lauteur slve passionnment contre les
traditions touffantes et contre ceux qui maintiennent lAlgrie dans un strile
rformisme2.
Plus violente encore et plus directe [que luvre de Nabile Fars] est lattaque
de Rachid Boudjedra, lui aussi nouveau venu au roman, dont lentre en lice se fait
de faon fracassante avec La Rpudiation. Boudjedra ne se contente pas
dgratigner la religion ; sans passer par quatre chemins, il stigmatise les tenants du
rgime, peut-tre avec plus de virulence que Bourboune []. Un livre plein de
verve et dhumour, o la violence des mots le dispute celle des ides3.
octobre 1969, p. 6. ; La rentre chez Denol , Gazette de Lausanne et journal suisse, n 243, Lausanne, 18-19
octobre 1969, p. 27 [dossier de presse chez Denol] ; Hdi Bouraoui, La Rpudiation ou le nouveau tournant
du roman nord-africain , Prsence francophone. Revue internationale de langue et de littrature, n 2,
Sherbrooke, C.E.L.E.F., printemps 1971, p. 204-207 ; J. Duranteau, La Rpudiation , Jeune Afrique
[hebdomadaire international indpendant], n 460, Tunis, 22-28 octobre 1969, p. 8-9.
1
Jean-Franois Revel, La Morale des anctres , LExpress, op. cit., p. 119 ; Jean Gaugeard, LAlgrie
comme chair , La Quinzaine littraire, n 81, Paris, d. Association pour la Diffusion de la pense franaise,
16-31 octobre 1969, p. 3 [dossier de presse Denol] ; Claude Michel Cluny, Magazine littraire n 34, Paris,
novembre 1969, p. 48 ; Maryelle Budry, Rachid Boudjedra : La Rpudiation , Construire, 11 fvrier 1970
[dossier de presse Denol].
2
La Rpudiation par Rachid Boudjedra , Croissance des jeunes nations, n 95, Paris, Malesherbes-
publications, janvier 1970, p. 18-20.
3
Ghani Merad, La Littrature algrienne dexpression franaise. Approches socio-culturelles, Paris, d. Pierre
Jean Oswald, 1976, p. 89-90.
4
Naget Khadda, Reprsentation de la fminit dans le roman algrien de langue franaise, Alger, O.P.U.
(Office des Publications Universitaires), 1991, p. 137.
10
Tandis que Ghani Merad met en exergue la violence des propos tenus lencontre des
institutions religieuses et politiques, Jean Djeux, lui, sappesantit sur lcriture parfois
hallucine et dlirante : Boudjedra prend place dans ce courant littraire nord-africain non
pas gentiment, mais en ouvrant la porte dun coup de pied et en bousculant les fauteuils. Il
entre avec effraction comme un malade hallucin et en dlire1. Une odeur de soufre sexhale
de ce roman lectrochoc2 .
Certains estiment que lauteur fait preuve dune complaisance navrante3 lgard
du lecteur occidental : La Rpudiation connat depuis 1969 un norme succs de scandale. Il
sagit dune violente et parfois complaisante attaque contre les tabous sexuels, la famille, le
pre phallique, la religion et les M.S.C. (Membres Secrets du Clan)4 . Cest une
insupportable trahison , affirme-t-on dans la revue sngalaise LAfrique littraire et
artistique :
En Algrie, le livre paru six ans seulement aprs lindpendance du pays est aussitt censur ;
seul un bref commentaire, logieux certes, est publi sur les ondes de la radio algrienne6. Le
sujet de la condition fminine avec celui de la mise mort sans cesse ritre du pre et
intimement li lui est la source, en Algrie, des attitudes partiales dapologie ou de rejet
1
Jean Djeux, Littrature maghrbine de langue franaise. Introduction gnrale et Auteurs, op. cit., p. 382.
2
Charles Bachat, Boudjedra ou le roman lectrochoc , Europe, n 567-568, Paris, juillet-aot 1976, p. 62-66
[dossier de presse Denol].
3
M.S.B, LAfrique littraire et artistique. Revue culturelle sur lAfrique et le Monde Noir (bimestriel), n 8,
Dakar-Paris, Socit africaine ddition, dcembre 1969-janvier 1970, p. 39.
4
Charles Bonn, La littrature algrienne de langue franaise , Europe (revue mensuelle), n 567-568, Paris,
juillet-aot 1976, p. 51.
5
M.S.B, LAfrique littraire et artistique. Revue culturelle sur lAfrique et le Monde Noir, op. cit., p. 39.
6
Consulter : Djamel Benyekhlef, Retour La Rpudiation , Algrie. Littrature/Action, n 65-66, Paris,
Marsa ditions, novembre-dcembre 2002, p. 65.
11
violent que luvre suscite ; ce qui prouve bien sa brlante actualit et explique en partie les
ractions passionnes du lectorat1.
1
Naget Khadda, Reprsentation de la fminit dans le roman algrien de langue franaise, op. cit., p. 137-138.
2
Id.
3
Charles Bonn, Le Roman algrien de langue franaise. Vers un espace de communication littraire
dcolonis ?, op. cit., p. 237.
4
Jean-Franois Revel, La Morale des anctres , op. cit. ; Jean Freusti, La Rpudiation , Le Nouvel
Observateur, n 255, Paris, 29 septembre 1969, p. 41-42 [dossier de presse Denol].
5
Rachid Boudjedra, Topographie idale pour une agression caractrise, Paris, Denol, 1975. Nous utiliserons,
dans notre travail, sa rdition de 1986 en collection Folio (Gallimard).
12
Dans le troisime roman de notre corpus La Pluie1 (1985), o une jeune femme se
livre sans retenue dans son journal intime et lui confie ses tourments et ses angoisses
quotidiennes, la parole fminine qui avait commenc slever dans Le Dmantlement
(1981), cette fois saffirme et simpose au point de pouvoir parler dune vritable fminisation
de lcriture : ce changement nonciatif nous intresse particulirement dans la mesure o le
texte sollicite ainsi davantage un public fminin. De plus, le fait quil se prsente comme une
traduction du roman ( Leiliyat Imraatin Arik) modifie considrablement le
rapport du lecteur aux mots. Rappelons aussi que, depuis Le Dmantlement, lauteur crit en
arabe littraire, avant doffrir aux francophones une version de ses ouvrages, quil assume lui-
mme en collaboration avec Antoine Moussali. Enfin, ce roman appartient une autre phase
de cration de Boudjedra, inaugure par LEscargot entt : son criture concise et dpouille
contraste avec le style baroque des premires fictions ; lmoi de lintime spanche
dsormais dune langue syncope o domine lconomie du mot.
Le plus rcent des ouvrages du corpus, Fascination (2000), renoue en revanche avec le
foisonnement verbal des premires fictions et sloigne du style des romans prcdents
Timimoun (1993) ou La Vie lEndroit (1994). Il repose avec acuit la question de lidentit
culturelle du lecteur en dployant un intertexte occidental assez consquent, ainsi que celle de
lidentit sexuelle : ce roman o le personnage principal, Lam, parcourt le monde et participe
diffrents conflits internationaux, fuyant ainsi ses obsessions personnelles et un pass
douloureux, accorde plus dimportance au thme de lhomosexualit, notamment fminine, et
brouille ainsi les dichotomies habituelles entre le fminin et le masculin.
En limitant le corpus quatre livres, nous viterons lcueil qui consiste survoler les
textes et brosser trop rapidement le profil de chaque destinataire, dautant quy sont
dveloppes des stratgies narratives subtiles qui dvoilent en creux lidentit de leur
rcepteur et mritent, ce titre, des analyses approfondies. Ces quatre ouvrages, crits des
moments diffrents, refltent bien la diversit de la production romanesque de Rachid
Boudjedra. Pour autant, il est possible de dgager les caractristiques communes de leur
lecteur potentiel et de parler au singulier de cette figure, compte tenu de lhomognit de la
cration boudjedrienne. Bien que protiforme2 , celle-ci est en effet rythme par des
leitmotive et des thmes redondants, qui souvent laissent limpression de lire une seule et
mme uvre. Prcisons que nous nous sommes cantonne un seul genre, le roman forme
1
Rachid Boudjedra, La Pluie (traduit de larabe par Antoine Moussali en 1985 en collaboration avec lauteur),
Paris, Denol, 1987.
2
crivains francophones du Maghreb. Anthologie (sous la dir. dAlbert Memmi), Paris, Seghers, 1985, p. 64.
13
littraire de loin la plus reprsente dans la cration de Rachid Boudjedra , bien que lauteur
se soit essay dautres formes dcriture (posie, thtre, essai, nouvelle), car le roman
engendre un mode de lecture particulier et, partant, postule un type singulier de lectorat,
chaque genre suivant des critres plus ou moins normatifs et intriorises et reposant sur des
conventions spcifiques : cest au fil de ses lectures que le lecteur se familiarise avec un genre
et cest partir de ses expriences esthtiques prcdentes que se cre son horizon dattente.
Lobjet de notre thse tant de brosser le portrait du lecteur virtuel, nous avons
privilgi de fait une tude visant mettre en exergue loriginalit de linteraction
texte/lecteur. Nous justifierons, dans un prambule thorique, lemploi de la notion de
lecteur virtuel , avant dtablir comment luvre prvoit son destinataire et linscrit dans le
corps du texte. Il sagira de reprer les signaux adresss au narrataire extradigtique ,
terme emprunt Grard Genette dont les rflexions sur les niveaux narratifs, le narrateur et
le narrataire, orienteront en grande partie notre dmarche. Nous verrons ensuite dans quelle
mesure le texte rpond aux attentes du lecteur en reprenant la notion dhorizon dattente
dfinie par les thoriciens de la rception (Hans Robert Jauss et Wolfgang Iser).
Il nous appartiendra de dterminer, dans une seconde partie, le rle du lecteur au cours
de la coopration interprtative et de dgager les procds par lesquels une uvre programme
son actualisation. Nous connatrons ainsi son profil intellectuel dtermin par le type
doprations interprtatives. Inspire de lapproche smiotique dUmberto Eco, notre
recherche se scinde ici en trois mouvements : description des activits effectues par le
lecteur, examen de ses comptences et, enfin, de ses espaces de libert. Cette dernire
question, associe celle de la contrainte, sera au cur de nos proccupations.
Nous tenterons ensuite de donner un visage plus humain une figure somme toute
purement textuelle, travers lanalyse de deux grands traits caractristiques : lidentit
sexuelle et lidentit culturelle.
Axe sur les rgimes de lecture, notre troisime partie nous permettra de dfinir la part
de fminit et de masculinit du rcepteur, en recourant aux ouvrages majeurs consacrs
lcriture fminine et la spcificit de sa rhtorique. Sachant que les reprsentations
littraires des hommes et des femmes diffrent dune socit lautre, nous nous reporterons
aux travaux spcialiss en littrature maghrbine. Le texte sera tudi dans son rapport la
doxa commune, aux reprsentations et aux valeurs de la communaut arabo-musulmane. Il
intgre en effet des discours et il doit par consquent se lire la lumire dlments
extrinsques. La strotypie, dj analyse par Jean-Louis Dufays, et le phnomne
14
didentification, dont ltude a t renouvele par Vincent Jouve dans LEffet-personnage,
constitueront nos deux axes de travail.
La quatrime partie sappuie sur la notion d identit culturelle qui, dans le cadre
de la littrature francophone et de la double appartenance culturelle de ses reprsentants,
prend une signification particulire. Le statut particulier de La Pluie, crit initialement en
arabe, nous permettra daborder la question du choix de la langue dcriture, avant de
prsenter toutes les stratgies textuelles mises en uvre pour solliciter un lecteur algrien,
destinataire vis par lcrivain selon ses propres dclarations.
La cinquime et dernire partie tentera de spcifier son algrianit, et plus prcisment
son caractre fondamentalement biculturel. Des tudes de type sociocritique viendront
complter les approches internes fondes sur lanalyse des techniques littraires : la cration
sera rapporte des conditions de production et des circonstances. Seront pris en compte les
normes esthtiques en cours et le contexte socio-historique, ce que Hans Robert Jauss a appel
l horizon dattente du public . Notre sujet nous oblige, en effet, mler aux approches
formelles une tude de la rception relle, notamment des publics algriens et franais, et de
laccueil des textes par les critiques universitaire et journalistique.
15
PRAMBULE THORIQUE
16
Plusieurs difficults nous attendent dans cette recherche, ce qui nous contraint
slectionner avec circonspection nos outils danalyse. Le premier cueil sur lequel nous
pouvons chouer est la confusion qui sinstaure entre notre lecture personnelle et celle du
lecteur abstrait. Il nous faut donc distinguer notre propre interprtation de la coopration
interprtative exige par le texte : [L]a frontire entre ces deux activits est trs mince et on
doit ltablir en termes dintensit cooprative, de clart et de lucidit dans lexposition des
rsultats dune coopration accomplie1 , remarque Umberto Eco. Il est difficile de se tenir
bonne distance de son sujet dtude en littrature et a fortiori lorsquon sintresse la
lecture ; nous nous exposons au reproche dun subjectivisme incontrl : [O]n ne peut
raisonnablement esprer une Science de la lecture, une Smiologie de la lecture, moins de
concevoir quun jour soit possible contradiction dans les termes une Science de
lpuisement, du Dplacement infini []2 , dclare Roland Barthes.
Peut-on effectivement parler de la lecture avec objectivit ? Cette question dordre
pistmologique met laccent sur la difficult principale de notre travail. Quels outils choisir
pour accder une vritable science de la lecture ? Est-il possible davoir un discours
scientifique sur un objet dtude li des phnomnes intra et extralittraires ? Certes, nous
pouvons rendre compte dans une certaine mesure de lacte de lecture, mais en gardant bien
lesprit que celle-ci dpend surtout de la sensibilit et des comptences du rcepteur.
Parmi toutes les notions existantes, notre choix sest port sur celle de lecteur
virtuel que nous dfinissons comme un lecteur suppos ou postul par luvre et non un
lecteur rel. Instance rceptrice abstraite, elle se dduit simultanment des structures internes
dune uvre, de limage lectorale propose par la fiction lecteur invoqu et personnage de
lecteur et de son contexte de production et de rception. Cette figure nous permettra ainsi,
dune part, de mettre nu lexistence dun lecteur implicite et, dautre part, de souligner
lambivalence culturelle des textes boudjedriens imprgns dune double culture, lune
maternelle et lautre impose par la colonisation franaise en voquant la rception relle
des textes.
Cette notion est suffisamment large pour englober diffrents concepts thoriques
rattachs des systmes danalyse particuliers, concepts labors par les thoriciens de la
rception, de la smiotique et de la sociologie de la lecture autour du lecteur, maintes fois
1
Umberto Eco, Lector in fabula. Le rle du lecteur ou la Coopration interprtative dans les textes narratifs [1re
d. : 1979. Titre original : Lector in fabula] (traduit de litalien par Myriem Bouzaher), Paris, Grasset &
Fasquelle, 1985 ; rd. : Grasset, 1998, coll. Biblio. Essais , p. 238.
2
Roland Barthes, Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris, Seuil, 1984 ; rd. : Seuil, 1993, coll.
Points. Essais , p.47.
17
redfini. Diverses conceptions du lecteur abstrait ont effectivement envahi le champ de la
critique et, de ce fait, les terminologies se sont multiplies. La notion de lecteur virtuel
correspond certaines expressions usites depuis longtemps, sans pour autant tre lies un
cadre thorique spcifique ; terme neutre, dgag de toute connotation, il ne nous oblige pas
ainsi nous limiter une seule et mme perspective critique.
Ensuite, ladjectif virtuel a le mrite de signaler immdiatement le caractre
alatoire de la rception. Le lecteur reste et demeure un lecteur possible, potentiel ou encore
probable1, car la lecture nest pas directe mais diffre. Tant que louvrage conu nest pas
effectivement lu par des lecteurs concrets, luvre demeure virtuelle, comme lexpliquait dj
Grard Genette, en 1983, dans Nouveau discours du rcit :
[A]ucun auteur, pas mme Rousseau ou Michelet, ne peut sadresser par crit un
lecteur rel, mais seulement un lecteur possible. Dailleurs, mme une lettre ne
sadresse un destinataire rel et dtermin qu supposer que ce destinataire la
lise ; or il peut au moins mourir avant, je veux dire au lieu de la recevoir : cela
arrive tous les jours. Jusque-l, et donc pour le scripteur dans sa scription, si
dtermin soit-il comme personne, il reste virtuel comme lecteur. Peut-tre donc
vaudrait-il dcidment mieux rebaptiser le lecteur impliqu lecteur virtuel2.
1
Dans notre tude, il sera toujours question de ladjectif qualificatif pithte de lecteur , synonyme du mot
potentiel . Prcisons, au sujet du mot virtuel , que le substantif a pris un sens nouveau depuis la cration
dInternet : il nest plus une possibilit mais une ralit abstraite. Cest le sens quil prend par exemple dans
louvrage de Philippe Quau, Le Virtuel (Seyssel, d. Champ Vallon/I.N.A., 1993, coll. milieux ).
2
Grard Genette, Nouveau discours du rcit, Paris, Seuil, 1983, coll. Potique , p. 103.
3
Id., Figures III, Paris, Seuil, 1972, coll. Potique , p. 266.
18
Vincent Jouve se sert aussi de cette notion1 il lestime certainement trs claire puisquil
sabstient de la dfinir2 dans LEffet-personnage (1992) o il prsente sa rpartition
(inspire par Michel Picard) du destinataire scind en trois instances : lisant , lu et
lectant .
Seul Didier Coste lemploie dans le mme sens que les autres et en propose une courte
dfinition3 :
Cette figure se distingue la fois du lecteur idal et du lecteur empirique, se situant mi-
chemin entre lecteur fictif et lecteur rel5 , selon Batrice Didier. Cette dernire rappelle la
ncessit dun terme spcifique pour qualifier le lecteur avec lequel lautobiographe conclut
son pacte autobiographique (Philippe Lejeune). Le destinataire qui noue un contrat nest
pas, en effet, un tre purement fictif ; il ragit comme un rcepteur rel, mme sil nen est pas
un. Cest donc la notion de lecteur virtuel , plus apte exprimer sa vision des choses, qui
emporte son adhsion.
Cependant, mme si beaucoup saccordent sur le sens de cette expression relativement
consensuelle, il faut savoir que certains chercheurs, comme Grald Prince, ne se rallient pas
la conception commune.
1
Vincent Jouve, La Lecture, Paris, Hachette Suprieur, 1993, coll. Contours littraires , p. 32 : La
multiplication des lecteurs virtuels et la complexit croissante des modles sexpliquent par le passage de la
narratologie lanalyse de leffet textuel .
2
Randa Sabry qui traite du texte du lecteur emploie aussi cette notion sans vraiment la dfinir, si ce nest en
lassimilant celle de narrataire et en lopposant celle de lecteur rel (Stratgies discursives :
digression, transition, suspens, Paris, dition de lcole des hautes tudes en sciences sociales, 1992, p. 283-
285).
3
Didier Coste, Trois conceptions du lecteur et leur contribution une thorie du texte littraire , Potique.
Revue de thorie et danalyse littraires, n 41, Paris, Seuil, fvrier 1980, p. 354-371.
4
Ibid., p. 356.
5
Batrice Didier, Le Lecteur du journal intime , La Lecture littraire. Actes du colloque tenu Reims du 14
au 16 juin 1984 (sous la dir. de Michel Picard), Paris, d. Clancier-Gunaud, 1987, p. 230 : Il est bien vident
que le pacte se fait avec le lecteur fictif, non avec le lecteur rel, que peut-tre dailleurs il faudrait, mi-chemin
entre lecteur fictif et lecteur rel, introduire la notion de lecteur virtuel [] .
6
Grald Prince, Introduction ltude du narrataire , Potique. Revue de thorie et danalyse littraires, n14,
Paris, Seuil, 1973, p. 180.
19
Daprs lui, ce syntagme dsigne le public envisag par lauteur rel ; il correspond alors au
lecteur idal dUmberto Eco ou au lecteur possible1 de Grard Genette.
Mais, pour la plupart des critiques, tous les modles de lecteur virtuel se distinguent
des destinataires rels et idaux. Ainsi Wolfgang Iser diffrencie de son lecteur implicite
(autrement dit de ce modle transcendantal qui permet dexpliquer comment le texte de
fiction produit et acquiert un sens2 ) deux autres types : les lecteurs contemporain3 et
idal4 . Le premier se dtermine partir des tmoignages du public dune poque donne :
Les jugements mis sur les uvres refltent certains points de vue et certaines
normes en vigueur parmi le public contemporain, de sorte que le code culturel dont
dpendent ces jugements se rflchit dans la littrature5.
En tudiant laccueil du texte littraire, lhistoire de la rception dcouvre les normes qui
gouvernent les jugements. Son tude devient bien sr hasardeuse lorsquil sagit de textes
dun autre sicle, les tmoignages de lecteurs se faisant plus rares, ce qui nest pas le cas bien
entendu des auteurs contemporains comme Rachid Boudjedra. Quant au second (le lecteur
idal ), il ne sagit pas dun formidable critique littraire, ni dun philologue ou dun lecteur
extrmement cultiv : il incarne une impossibilit structurelle de la communication. Il
devrait avoir le mme code que lauteur6 et connatre parfaitement ses intentions, puiser le
potentiel du sens du texte, dployer simultanment la multiplicit des sens possibles, ce qui ne
permettrait pas dailleurs davoir une lecture cohrente. Il devrait, de plus, puiser la
polysmie du texte, indpendamment de sa situation historique. Or lacte de lecture nest pas
atemporel ; en outre, le champ smantique dun texte littraire, illimit et indfini, ne peut
jamais se parcourir entirement. Le lecteur idal est donc une fiction, dpourvue de tout
fondement rel, de tout substrat empirique, contrairement au lecteur virtuel.
Le lecteur modle dUmberto Eco, en tant que rcepteur actif et productif
quimplique le dchiffrement optimal du rcit, ressemble au lecteur idal de Wolfgang
Iser : il est aussi capable de cooprer lactualisation textuelle de la faon dont lui, lauteur,
le pensait et capable aussi dagir interprtativement comme lui a agi gnrativement7. Il
1
Grard Genette, Nouveau discours du rcit, op. cit., p. 103.
2
Wolfgang Iser, LActe de lecture, Thorie de leffet esthtique [1re d. : 1976. Titre original : Der Akt des
Lesens] (traduit de lallemand par Evelyne Sznycer), Bruxelles, d. Mardaga, 1985, coll. Philosophie et
langage , p. 75.
3
Ibid., p. 61-62.
4
Ibid., p. 62-64.
5
Ibid., p. 61-62.
6
Ibid., p. 62.
7
Umberto Eco, Lector in fabula, op. cit., p. 67-68.
20
rpond correctement, id est conformment aux vux de lauteur, toutes les sollicitations
explicites ou implicites dun texte donn. Lchec interprtatif, sil est programm par le
rcit, est une condition de succs de la lecture : le lecteur modle peut en effet tre conduit par
le texte des interprtations errones ; [l]auteur prsuppose la comptence de son Lecteur
Modle et en mme temps il linstitue1 . Cest lauteur qui choisit la langue, le type
dencyclopdie, le vocabulaire dont dispose le destinataire : il le slectionne par le biais des
comptences quil exige de lui. Le texte nespre pas un lecteur, il le construit.
Didier Coste va plus loin et distingue, quant lui, deux catgories de destinataires
idaux : dun ct, le rcepteur souhait par lauteur appel lecteur idal auctoral2
idalis par lcrivain et, de lautre, le rcepteur imagin par le critique nomm lecteur
idal critique3 : [l]e lecteur auctoral projette un mode de production en un mode de
rception, tandis que le lecteur critique projette une rception (celle du critique) en une autre
rception (celle du lecteur ordinaire)4. Didier Coste voque ici lauteur et les critiques
rels, tandis quUmberto Eco envisage lauteur comme une hypothse interprtative5
formule par le lecteur empirique. Ce dernier se dessin[e] une hypothse dAuteur en la
dduisant justement des donnes de stratgies textuelles6 . Le Lecteur Modle , tout
comme l Auteur Modle , en tant que stratgies textuelles, se dduisent des structures et
des codes mmes du texte.
Le lecteur rel reste finalement un intrus lorsquon ne dcrit que les contraintes
textuelles qui rglent sa performance. Ainsi, daprs Michal Riffaterre, le lecteur moyen
average reader nomm ensuite archilecteur7 est une fonction : Le groupe
dinformateurs utilis pour chaque stimulus ou pour une squence stylistique entire sera
appel archilecteur. [] Larchilecteur est une somme de lectures, et non une moyenne. Cest
un outil relever les stimuli dun texte, ni plus ni moins8. Il indique les moments o se
produisent des effets de style et met ainsi en relief les faits de langue les plus pertinents dun
point de vue stylistique.
1
Ibid., p. 68.
2
Didier Coste, Trois conceptions du lecteur et leur contribution une thorie du texte littraire , Potique.
Revue de thorie et danalyse littraires, op. cit., p. 357.
3
Ibid., p. 357.
4
Ibid., p. 358.
5
Umberto Eco, Lector in fabula, op. cit., p. 77.
6
Id.
7
Michal Riffaterre, Essais de stylistique structurale, Paris, Flammarion, 1971, coll. Nouvelle Bibliothque
Scientifique , p. 46.
8
Id.
21
Les thoriciens de la lecture se heurtent un second problme pineux : dcrire lacte
de lecture effectivement ralis. Les lecteurs thoriques restent des modle proposs au public
rel, mais ce dernier est libre de sy identifier ou non, de suivre ou non leur exemple. Aussi
les perspectives critiques se rvlent-elles incapables de rendre compte de la confrontation
effective entre texte et lecteur, ni de prvoir les transgressions du destinataire rtif. Que se
passe-t-il en effet si le lecteur concret ne se plie pas aux contraintes textuelles ? Ce dernier
reste seul matre du jeu, libre daccepter ou non le pacte de lecture quon lui propose. Les
tudes sur le lecteur, outre les enqutes sur le public effectif, sont par consquent voues
passer ct du rel : The Writers Audience is Always a Fiction1 proclame Walter J. Ong.
Le public que lcrivain imagine et auquel il sadresse est toujours une fiction :
What do we mean by saying the audience is a fiction ? Two things at least. First,
that the writer must construct in his imagination, clearly or vaguely, an audience
cast in some sort of role []. Second, we mean that the audience must
correspondingly fictionalize itself2.
Lauteur concret ne fait quimaginer son lecteur ventuel et paralllement le lecteur empirique
ne se fait quune ide de lauteur et de ses intentions.
Examinons prsent les concepts thoriques qui correspondent la notion de lecteur
virtuel . Ils mettent tous en vidence un mme principe : le destinataire est inscrit dans le
corps du texte qui lui attribue un rle jouer. Cest une instance abstraite et prsuppose par
luvre3 et nous pouvons affirmer avec Vincent Jouve que le narrataire extradigtique,
en tant que rle que le texte propose au lecteur, est donc bien le modle de tous les lecteurs
abstraits que les diffrentes thories de la lecture se sont attaches dfinir4 . Selon Grard
Genette, crateur du concept, le narrataire extradigtique, ou lecteur impliqu, nest pas un
lment du texte mais une construction mentale fonde sur lensemble du texte5. Ds lors, il
correspond globalement au lecteur implicite de Wolfgang Iser ou au lecteur modle
1
Walter J. Ong, The Writers Audience Is Always a Fiction , Publication of the Modern Language
Association of America (P.M.L.A.), n 1, Baltimore, Vol. 90, janvier 1975, p. 9-21.
2
Ibid., p. 12. Quentendons-nous par : le public est une fiction ? Deux choses au moins. Dabord, que lauteur
doit construire dans son imagination, de manire plus ou moins prcise, un lecteur projet dans un rle
particulier []. Ensuite, nous voulons dire que le lecteur doit en retour devenir fictionnel. (notre traduction)
3
Vincent Jouve, Avant-propos , La Lecture littraire. Revue de recherche sur la lecture des textes littraires,
n 1, Linterprtation (sous la dir. de Vincent Jouve), Revue du Centre de Recherche sur la Lecture littraire
de Reims, Klincksieck, janvier 1998, p. 5.
4
Id., La Lecture, op. cit., p. 29.
5
Grard Genette, Nouveau discours du rcit, op. cit., p. 94.
22
dUmberto Eco, mais aussi au lecteur abstrait1 de Jaap Lintvelt ou, plus rcemment, au
lecteur intime2 de Jean Rousset :
Le lecteur implicite a aussi pour quivalent dans le systme de Jaap Lintvelt, le lecteur
abstrait4 (terme emprunt Wolf Schmid) : le lecteur abstrait fonctionne dune part
comme image du destinataire prsuppos et postul par luvre littraire et dautre part
comme image du rcepteur idal, capable den concrtiser le sens total dans une lecture
active5.
Par ailleurs, Jaap Lintvelt introduit une distinction entre narrataire et lecteur abstrait :
Le lecteur bnvole qui est interpell ici est un narrataire qui, en tant
quinstance fictive, devra tre distingu, dune part, du lecteur abstrait qui est
justement cens apprhender ce genre de badineries sur lcriture romanesque, et,
dautre part, du lecteur concret qui est en train de lire le roman. videmment le
lecteur concret pourra adopter la position idologique du lecteur abstrait en
samusant de telles intrusions, ou bien il pourra partager lavis du lecteur fictif
scandalis de sorte quil ferait mieux darrter sa lecture. Il nest pas moins
question dinstances de nature diffrente6.
Cette distinction entre lecteurs bnvole7 et abstrait8 correspond celle que Grard
Genette effectue entre narrataire invoqu et narrataire effac ou extradigtique .
En rsum, tous ces lecteurs idels y compris le lecteur inform9 de Stanley Fish
contest par Wolfgang Iser dans LActe de lecture10 ressemblent, bien des gards, au
lecteur virtuel. La multiplicit des termes utiliss par les diffrents critiques nous amne les
prsenter sous forme de tableau dans un souci de clart.
1
Jaap Lintvelt, Essai de typologie narrative : le point de vue . Thorie et analyse, Paris, Librairie Jos Corti,
1981, p. 17. Il a emprunt ce concept Wolf Schmid, Der Textaufbau in den Erzhlungen Dostoevskijs, Munich,
Fink, 1973.
2
Jean Rousset, Le Lecteur intime : de Balzac au journal, Paris, Librairie Jos Corti, 1986, p. 9.
3
Id. Les italiques sont de lauteur.
4
Jaap Lintvelt, Essai de typologie narrative : le point de vue . Thorie et analyse, op. cit.
5
Ibid., p. 18.
6
Ibid., p. 28.
7
Id.
8
Id.
9
Stanley E. Fish, Literature in the Reader : Affective Stylistics , New Literary History. A journal of theory
and Interpretation, Vol. II, n 1, Charlottesville (Virginia), The University of Virginia, autumn 1970, p. 123-162.
10
Wolfgang Iser, LActe de lecture, op. cit., p. 64-69. Stanley Fish est lauteur de Is there a text in this class ?
The authority of interpretive Communities, Cambridge, Massachussetts London, Harvard University Press, 1980.
23
Tableau synoptique des lecteurs1
1
Ce tableau est volontairement incomplet (toutes les cases ne sont pas remplies et la liste des auteurs nest pas
exhaustive), car il ne vise qu rpertorier les concepts voqus au cours de notre prsentation des outils
danalyse. Dans un souci de clart, nous avons class de faon schmatique et simplifie les diffrents modles
de lecteurs abstraits et dans la dernire colonne les lecteurs rels. Ce tableau synoptique gomme les diffrences
entre les concepts afin de faire ressortir leurs points communs.
2
Erwin Wolff, Der intendierte Leser , Poetica, n 4, 1971, p. 141, prsent par Wolfgang Iser dans LActe de
lecture, op. cit., p. 68-69. Ce lecteur correspond limage que lcrivain se fait de son lecteur idal.
24
dit, le lecteur virtuel nest quun lecteur possible. Nous ne sommes donc pas obligs de nous
cantonner la figure lectorale inscrite dans le tissu textuel.
25
PREMIRE PARTIE
INTERACTION
TEXTE/LECTEUR
26
Introduction
Wolfgang Iser, chef de file de lcole de Constance , pense que les annes
soixante marquent la fin dune hermneutique littraire nave dans ltude de la littrature1.
Les analyses qui portent sur lintention de lauteur, sur la signification ou sur le message de
luvre ont leurs limites. Aussi sest-il intress leffet produit par le texte sur le processus
de rception. Il donne une nouvelle orientation aux tudes littraires en ne travaillant plus sur
la signification des textes, mais sur leurs effets et lanalyse mme de la rception. Tandis
que le travail du fondateur de lesthtique de la rception, Hans Robert Jauss, sappuie dans
une large mesure sur des tmoignages qui rvlent les opinions et les ractions quelle
considre comme des facteurs dterminants2 et applique des mthodes historiques et
sociologiques, la thorie de leffet esthtique utilise des mthodes textuelles. Leffet et la
rception constituent ainsi les points dancrage essentiels de lesthtique de la rception3 ,
dclare Wolfgang Iser.
Nous chercherons, la suite de Wolfgang Iser, le lecteur lintrieur de luvre, dfini
comme une structure textuelle dimmanence du rcepteur4. Nous convenons avec lui que
le lecteur est inscrit dans le corps du texte et que les directives de lecture dductibles du texte
sont valables pour tout le monde.
Partant, nous examinerons en premier lieu comment le lecteur sinscrit dans luvre et sy
manifeste. Il semble apparatre dans La Rpudiation sous les traits dun narrataire
intradigtique et dans La Pluie par le biais dune mise en abyme de linstance nonciative.
Mais ces reprsentations fictionnelles du lecteur ne suffisent pas mettre en lumire sa
prsence au sein du tissu textuel. Nous relverons de ce fait, dans le sillage des tudes
conduites par Grald Prince, tous les signaux qui lui sont adresss, des plus visibles aux plus
1
Wolfgang Iser, LActe de lecture, op. cit., p. 6.
2
Ibid., p. 5.
3
Id.
4
Ibid., p. 70.
5
Id.
27
subtils, toutes les marques plus ou moins discrtes de sa prsence, marques parses la
surface du texte.
En nous appuyant sur la notion dhorizon dattente emprunte lesthtique de la
rception, nous dcrirons en second lieu la rencontre entre lhorizon dattente de luvre et
celle du public. Lobjectif de cette investigation est de savoir si lcriture romanesque de
Rachid Boudjedra droute le lecteur en renouvelant les lois du genre ou si, au contraire, il le
conforte dans ses habitudes. Nous conjuguerons ainsi une approche interne narratologique et
linguistique et externe afin de dmontrer que le processus de lecture est un processus
complexe et ambivalent, produit de linteraction entre le texte et le lecteur.
28
CHAPITRE I
INSCRIPTION TEXTUELLE DU LECTEUR
1
Roman Jakobson, Linguistique et potique , Essais de linguistique gnrale, tome I : Les Fondations du
langage (traduit de langlais et prfac par Nicolas Ruwet), Paris, Les ditions de Minuit, 1963, coll.
Arguments , p. 214 ; consulter propos du schma de communication le chapitre 5 intitul Linguistique et
thorie de la communication , p. 87-99.
2
Id.
3
mile Benveniste, Problmes de linguistique gnrale, Paris, Gallimard Nrf, 1966, coll. Bibliothque des
sciences humaines ; rd. : tome II, Gallimard, 1974, coll. Tel , p. 82.
29
A. LE NARRATAIRE INTRADIGTIQUE OU UNE COMMUNICATION DOUBLE
NIVEAU
1
Voir, propos du ddoublement des instances nonciatives, Catherine-Orecchioni, Lnonciation de la
subjectivit dans le langage, Paris, Paris, Armand Colin, 1980, coll. Linguistique ; rd. 2002, p. 190.
2
Cest en 1972 que Grard Genette donne dans Figures III (op. cit., p. 227) ses lettres de noblesse cette notion
forme partir du mme radical que narrateur et du suffixe aire de destinataire et forg par Roland Barthes
( Introduction lanalyse structurale des rcits , LAnalyse structurale des rcits. Communications, 8 [1re d. :
1966, Communications], Paris, Seuil, 1981, coll. Points. Essais , p. 16) : Comme le narrateur, le narrataire
est un des lments de la situation narrative, et il se place ncessairement au mme niveau digtique ; cest--
dire quil ne se confond pas plus a priori avec le lecteur (mme virtuel) que le narrateur ne se confond
ncessairement avec lauteur. (Grard Genette, Figures III, op. cit., p. 265.) Le narrateur sadresse en effet non
au lecteur rel, mais un lecteur abstrait dsign comme tel. Sur lhistoire de la notion de narrataire ,
consulter Pascal Alain Ifri, Proust et son narrataire dans la recherche du temps perdu , Paris, Librairie
Droz, 1983, p. 20-21.
3
Ibid., p. 239.
4
Antoine-Franois Prvost (dit labb Prvost dExiles), Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut
[1re d. : 1731], Paris, Garnier-Flammarion, 1992.
5
Ibid., p. 21.
6
Id.
30
ce rcit son public1 ou son lecteur2 selon ses propres mots : Je dois avertir le
lecteur que jcrivis son histoire presque aussitt aprs lavoir entendue, et quon peut
sassurer, par consquent, que rien nest plus exact et plus fidle que cette narration3 .
Renoncour se prsente en somme comme le confident de Des Grieux, comme le narrataire
intradigtique dans la mesure o il appartient lespace digtique.
De mme, les deux niveaux narratifs4 de La Rpudiation dpendent dune seule et
mme voix narrative : celle du narrateur-personnage Rachid. Celui-ci raconte son lecteur sa
relation passe avec Cline. lintrieur de cette intrigue sintgre un autre rcit rtrospectif :
le personnage tente de ressusciter pour sa matresse franaise, allocutaire intradigtique, des
fragments de son enfance et de son adolescence dans la bourgeoise maison paternelle.
Il est fort improbable en effet quun lecteur rel sidentifie ce rcepteur fictif qui sinterpose
entre lecteur et narrateur ; nanmoins, cette figure favorise la projection personnelle du lecteur
au sein du texte.
1
Id.
2
Ibid., p. 25.
3
Ibid., p. 30.
4
Grard Genette, Figures III, op. cit., p. 238.
5
Ibid., p. 265.
6
Ibid., p. 266.
7
Jean Rousset, Le Lecteur intime de Balzac au journal, op. cit., p. 11.
31
Cette interlocutrice fictive modifie considrablement les rapports du lecteur virtuel au
narrateur-personnage dans le roman de Rachid Boudjedra. Le portrait de Cline est en effet si
dvalorisant quil empche irrmdiablement le lecteur de ressentir de la sympathie pour cette
jeune femme. Rachid la dnigre et aime souligner tout ce qui les oppose, commencer par
son extranit et son manque total de curiosit : lui dirai-je que cest un mot arabe et quil
est navrant quelle ne le sache mme pas ?1
Elle riait de mes imprcations et de mes jurons arabes ; ne les comprenant pas, elle
essayait, par jeu, de les deviner partir des consonances gutturales et dures, puis
douces et suaves du fait des chuintantes mouilles qui pullulent dans ma langue,
qualifie de divine et qui ne me semblait pas moi plus belle que les autres ;
chaque fois que Cline avait essay de lapprendre, elle sy tait corch en vain la
bouche et la gorge2.
[D]oublement trangre, par son sexe et par sa langue maternelle3 , Cline reproduit en
outre un discours convenu sur un pays quelle continuait considrer comme une sorte de
paradis terrestre, partag entre la mer et les ruines romaines qui le jalonnaient dest en
ouest4. [] Lexaspration tait l. Et Cline me mettait au comble de la fureur et de
lexcitation lorsquelle essayait de comprendre pourquoi les plus belles ruines taient toujours
situes au bord de la mer []5. Rachid ironise ici sur lignorance inexcusable de sa
matresse et souhaite lui faire toucher du doigt la ralit de la ville dans laquelle elle avait
lillusion de vivre6 .
Cette conception exotique de lAlgrie, vhicule par les crivains voyageurs, sest
constitue en France ds lpoque romantique dans la peinture et dans les lettres, pour
rpondre une curiosit que laventure franaise en Algrie, aprs 1830, allait rendre plus
aigu et mieux informe. Delacroix, Fromentin, Maupassant, Gide et bien dautres, ont
contribu llaboration de cette image7. Le narrateur napprcie ni ces reprsentations
naves qui assouvissent le dsir daventure du public europen8, ni lattention accorde ces
ruines qui paraphent le sol algrien. Elles justifient en effet elles seules laventure coloniale
1
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 9.
2
Ibid., p. 18.
3
Ibid., p. 29.
4
Ibid., p. 13.
5
Ibid., p. 9, 12, 13.
6
Ibid., p. 12.
7
Jacques Noiray, Littratures francophones, tome I : Le Maghreb, op. cit., p. 19.
8
Voir, ce propos, Charles Bonn, Le retournement de quelques clichs de lexotisme et le statut du dire
littraire maghrbin chez trois romanciers algriens de langue franaise : Yacine Kateb, Mourad Bourboune et
Rachid Boudjedra , Exotisme et cration, Lyon, LHerms/Universit de Jean Moulin Lyon-III, 1985, p. 121-
130.
32
et les ingalits qui sensuivirent entre colons et indignes : les descendants latins ne feraient
que rcuprer leur hritage et occuper les terres de leurs anctres. Luvre dcrivains
coloniaux comme Louis Bertrand, install au Maroc, repose sur cette ide.
Je crois avoir introduit dans la littrature romanesque lide dune Afrique latine
toute contemporaine, que personne, auparavant ne daignait voir. Jai cart le dcor
islamique et pseudo-arabe qui fascinait des regards superficiels, et jai montr
derrire cette vaine figuration, une Afrique vivante qui se diffrencie peine des
autres pays latins de la Mditerrane. Le reste nest que mort et dcrpitude, et
cest dans les cadres de cette Afrique neuve que devront entrer les Africains, -
quels quils soient, - qui veulent vivre de la vie moderne1.
Lallusion en apparence anodine aux difices romains rvle les a priori idologiques de
Cline. Celle-ci semble manifestement se dsintresser de la culture maternelle de son amant
et se satisfaire des visions strotypes. Seules lui reste en mmoire les images dun glorieux
pass historique pour les Europens : lAlgrie demeure lancienne Barbarie2 , envahie
deux reprises, dans laquelle la jeune franaise se sent en pays conquis : [N]on quelle et
des ides bien arrtes sur les canons de lesthtique fminine au sein de la Barbarie, mais
parce quelle aimait certainement [] jeter lpouvante et rveiller la lascivit des foules
somnolentes []3. Ds lors, les rancurs de Rachid refluent et lrotisme se mue en
violence contre lOccident4 . La jeune femme senferme au yeux de Rachid dans son statut
de cooprante5 et son attitude confirme ce quil craignait : sa faible estime pour ceux de
[s]a race6 .
Bien que cette compagne exaspre Rachid, ce dernier se rfugie nanmoins dans ses
bras o il peut se livrer corps et me sans risquer dtre jug ni exclu par les siens : Cline
mexasprait par sa roideur []. Jtais alors irrmdiablement livr Cline, auprs de
laquelle je savais retrouver des attitudes denfant, gros de son secret infamant. [] [J]e tenais
beaucoup elle7 Il sinstaure alors entre eux un jeu altern de rpulsion-sduction o ils
saffrontent et se provoquent :
1
Louis Bertrand, Prface aux Villes dor. Afrique et Sicile antiques [1re d. : 1920], Paris, Arthme Fayard & Cie,
1921, p. 6.
2
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 12. La Barbarie est le nom donn jadis au Nord-Ouest africain
(Maroc, Algrie, Tunisie, Tripolitaine), et plus spcialement aux tats maritimes qui se dvelopprent sur ses
ctes.
3
Ibid., p. 12.
4
Giuliana Toso Rodinis, Lenracinement de Rachid Boudjedra. Modalits de rception de son criture
franaise , Le Banquet maghrbin (sous la dir. de Giuliana Toso Rodinis et Majid El Houssi), Rome, Bulzoni
Editore, 1991, p. 189.
5
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 175.
6
Ibid., p. 176.
7
Ibid., p. 30, 236 et 245.
33
Elle insistait toujours (poursuis ton rcit !) et je finissais par refuser de parler [].
[M]on silence, pourtant ardemment souhait par elle quelques instants plus tt, la
rendait nerveuse et irascible et la livrait compltement ma hargneuse dpendance.
Entre nous la suspicion saggravait et prenait des dimensions insoutenables, surtout
lorsque, se croyant battue, elle abandonnait toute vellit de me faire parler, se
murait son tour dans un silence []1.
Rachid prend plaisir ne pas rpondre aux suppliques de Cline, avant de le regretter
amrement. Le champ lexical de la bataille combin celui de la voracit traduit lagacement
mutuel des amants : ils attendent que lun deux savoue vaincu. Leur liaison est constamment
vcue sur le mode de lagressivit, rappelant par l mme la relation complexe
quentretiennent les crivains maghrbins de langue franaise avec leur public occidental.
Lauteur a besoin de lOccident pour tre lu et publi, mais il rpugne offrir lex-
colonisateur ses uvres.
Rachid a peur dtre soumis aux caprices de sa matresse qui essaye dimposer son
dlire un ordre rationnel :
1
Ibid., p. 236.
2
Ibid., p. 17 et 177.
3
Ibid., p. 9.
4
Ibid., p. 11.
34
[E]lle venait frotter contre mon corps la douceur contagieuse de son piderme1 . Le
personnage de Cline nacquiert donc pas de statut psycho-sociologique, propre au
personnage du roman classique, puisquelle est rifie en objet de dsir, limitant alors une
ventuelle identification lectorale au personnage.
Elle joue toutefois un rle essentiel dans lconomie du roman. Sans ses interventions,
le rcit serait stopp. Cest elle qui incite Rachid poursuivre son monologue. Elle est la
condition dexistence du rcit, bien quelle ne prenne jamais de vritable indpendance
actancielle2 :
Elle remplit une fonction thtrale : ces injonctions rptes ( parle-moi ) doubles de
formules dinsistance ( parle-moi encore ) servent ramorcer le monologue du personnage
principal. Cline donne la rplique comme le pauvre Clov, dans Fin de partie, perdu dans ses
rflexions existentielles : Clov : - quoi est-ce que je sers ? / Hamm : - me donner la
rplique4. La relation rotique na pas chang dobjet, elle sest transpose en dsir du
rcit5. Rachid noue avec son auditoire un rapport dapptit et de plaisir combl6 . Ds
lors, le narrateur ne prend pas la peine de rapporter les paroles de Cline, exceptionnellement
restitues au style direct comme ces phrases rcurrentes places souvent entre parenthses :
Parle-moi encore de ta mre . Le protagoniste fminin naccde donc pas la parole ; il
demeure objet et non sujet du discours.
Le Maghrbin proclame sa volont de garder sa propre personnalit et de ne pas se
compromettre avec une Franaise. Certes, Rachid choisit de livrer sa confession intime une
femme venue de lextrieur, dau-del des mers, afin que, libr du contrle social, il puisse
faire clater sans retenue sa rage intrieure. Mais il met en garde son lecteur virtuel contre un
tel rcepteur, choisi dfaut dun interlocuteur plus proche idologiquement et culturellement
du narrateur. Le narrataire intradigtique agit donc comme un repoussoir auprs du lecteur
virtuel.
1
Ibid., p. 9.
2
Charles Bonn, Personnage fminin et statut de lcriture romanesque algrienne de langue franaise ,
C.R.I.N. [Cahier de recherches des Instituts neerlandais de langue et littrature franaises] Le Roman
francophone actuel en Algrie et aux Antilles (tudes runies par D. de Ruyter-Tognotti et M. Van Strien), n
spcial, Groningre (Pays-Bas), Universit de Groningue. Dpartement de franais, 1998, p. 11.
3
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 9, 14, 16 et 18.
4
Samuel Beckett, Fin de partie, Paris, Les ditions de Minuit, 1957, p. 79-80.
5
Jean Rousset, Le Lecteur intime de Balzac au journal, op. cit., p. 63.
6
Id.
35
Il prsente en revanche lavantage dendosser le rle du thrapeute ou de lanalyste :
Assise sur le lit, en tailleur, centrale, les jambes happes sous les cuisses
puissantes, elle mapparaissait semblable un aveugle nu cherchant sa pitance
devant les arrts dautobus. Fixit fabuleuse ! Elle prenait toujours cette attitude
lorsquelle coutait quelquun parler (disposition la communion) []. Cline
ntait pas quelquun qui savait couter, mais elle savait garder sa rectitude
originelle et rien ne len dtournait, pas mme lintrt quelle faisait semblant de
porter mon rcit tentaculaire []1.
1
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 19 et 28.
2
Oswald Ducrot tablit une distinction entre un auditeur , celui qui entend ou, dans un sens plus restrictif,
coute, et un allocutaire , personne qui le locuteur dclare sadresser. Voir son article nonciation ,
Encyclopdia universalis, Paris, Encyclopdia universalis France S. A., 1995, p. 389.
3
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 236.
4
Hafid Gafati, Boudjedra ou la passion de la modernit (entretien avec Rachid Boudjedra), Paris, Denol, 1987,
p. 98.
5
Voir id., Les Femmes dans le roman algrien, Paris, LHarmattan, 1996, coll. Critiques littraires , p. 233.
6
Id., Rachid Boudjedra. Une potique de la subversion, tome I : Autobiographie et Histoire, op. cit., p. 46-47.
7
Beda Chikhi, Littrature algrienne. Dsir dhistoire et desthtique, Paris, LHarmattan, 1997, p. 116.
36
Cette dernire ne destine son journal intime aucun lecteur autre quelle-mme
puisquelle souhaite le dtruire avant de se donner la mort :
Cline avait fini par se dfaire de ses scrupules mon gard et par rentrer en
France, me laissant dans un dsarroi inou. Depuis cette rupture avec lamante, il
marrivait de plus en plus de soliloquer tout haut dans ma cellule [] Paix sur moi,
puisque le soir vient, et silence autour de ma berlue interminable4.
1
Rachid Boudjedra, La Pluie, op. cit., p. 25, 27.
2
Grard Genette, Nouveau discours du rcit, op. cit., p. 56 : Gil Blas est un narrateur extradigtique parce
quil nest (comme narrateur) inclus dans aucune digse, mais directement de plain-pied, quoique fictif, avec le
public (rel) extradigtique ; mais puisquil raconte sa propre histoire, il est en mme temps un narrateur
homodigtique.
3
Rachid Boudjedra, La Pluie, op. cit., p. 36-37.
4
Id., La Rpudiation, op. cit., p. 251-252.
37
comme une catharsis, mais aussi comme un moyen dexister dans une socit qui prive
lindividu de sa libert dexpression. Le dnouement du roman nest pas heureux, il donne
entendre que les moments dexpression sont rares et quils impliquent en outre denfreindre la
terrible loi du silence. [S]il avait continu au-del du dpart de Cline, le roman aurait
sombr dans le pamphlet, ou le manifeste. Il se serait mu en criture pauvrement
idologique1 , affirme avec justesse Charles Bonn. La fiction compose dune histoire et
dun systme de personnages repose donc sur un dialogue fictionnel entre narrateur et
narrataire intradigtiques.
Aussi le lecteur virtuel aurait-il pu sattacher ce narrataire fictif, si lambigut des
relations entre Rachid et Cline ne sy opposait pas. Contrairement la cure psychanalytique
de Rachid, qui fonctionne mieux avec un auditoire tranger, le roman rclame un rcepteur
affectivement proche du narrateur. Lanimosit de Rachid vis--vis de sa compagne franaise
carte la possibilit pour le destinataire dtre influenc par le narrataire intradigtique. Le
narrateur tient un discours si dsobligeant sur la jeune femme quil est improbable que le
lecteur potentiel ne sattache vraiment ce personnage ou quelle serve de relais entre
narrateur et lecteur. En noircissant le portrait de Cline, en la dnigrant, le narrateur stigmatise
un type de rcepteur. Elle ne prfigure pas en somme le lecteur virtuel.
Cette mise en scne de la relation entre auteur/lecteur est aussi une mtaphore de celle
quentretient Rachid Boudjedra avec son public. Lauteur na pas le choix ; son existence
dcrivain dpend du jugement dun public avec lequel il ne fusionne pas. De mme, la parole
de Rachid ne peut se dployer quen prsence de Cline, et celle-ci, quoi quen dise le
narrateur, par sa rsistance, son incrdulit et son extranit, fait preuve de qualits
indispensable au bon droulement du dialogue : elle oblige Rachid stimuler sa mmoire,
voquer ses traditions et les mcanismes sociaux lorigine de ses maux ; elle dispose du
recul ncessaire pour rester dans lombre et ne pas soffusquer des propos pleins dacrimonie
quil tient lgard des siens. Lchec de la relation avec Nadia, interlocutrice de Medhi dans
LInsolation, montre encore une fois que lopposition farouche du personnage au narrateur est
un moteur pour avancer dans le rcit, mme si la relation apparat comme dfectueuse.
Lauteur reconnat ainsi ce que doit lcrivain maghrbin son public dEurope, mais espre
malgr tout que son lecteur idal sen dmarquera.
1
Charles Bonn, Le Roman algrien de langue franaise, op. cit., p. 244.
38
B. LIEUX DINSCRIPTION DU NARRATAIRE
Bien que le lecteur virtuel napparaisse pas sous la forme dun actant, il est toutefois
bien prsent dans le corps du texte. Le narrataire extradigtique1 peut rester dans
lombre, ntre ni montr ni nomm. Seuls quelques indices textuels permettent alors de
rvler sa prsence : [U]n lecteur est plus ou moins impliqu dans le texte, qui se confond,
en narration extradigtique, avec le narrataire, et qui consiste exhaustivement en les indices
qui limpliquent, et parfois le dsignent2.
Grce une srie de signaux, il est possible de dvoiler la prsence de ce narrataire
extradigtique, sachant que, dune part, le portrait dun narrataire se dgage avant tout du
rcit qui lui est fait3 et que, dautre part, toute narration se compose dune srie de signaux
un narrataire4 . Nous nous appuyerons sur le fameux article Introduction ltude du
narrataire de Grald Prince et sur sa liste des signaux que nous complterons au cours de
cette investigation. Deux objectifs seront atteindre : primo rvler la prsence du lecteur et
secundo apporter des informations sur sa personnalit , si tant est que lon puisse parler de
personnalit propos dun tre de papier. Il serait effectivement plus judicieux demployer les
termes dattributs ou de traits spcifiques.
Tout dabord, la prsence du lecteur ne se manifeste pas dans les romans du corpus par
le biais de signaux directs au narrataire : jamais le narrateur boudjedrien napostrophe son
lecteur et nemploie des substantifs tels que lecteur , auditeur ou les locutions mon
ami , mon cher , contrairement nombre dcrits o ce lecteur anonyme, sans identit
vritable, revt une importance majeure. Il sert, par exemple, tourner en drision les attentes
codes du destinataire de Jacques le Fataliste : Vous voyez, lecteur, que je suis en beau
chemin, et quil ne tiendrait qu moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le rcit
des amours de Jacques []5. Il donne limpression quun dialogue peut sinstaurer avec
linstance rceptrice et, qui plus est, que celle-ci participe llaboration du rcit :
Ainsi ferez-vous, vous qui tenez ce livre dune main blanche, vous qui vous
enfoncez dans un moelleux fauteuil en vous disant : Peut-tre ceci va-t-il
mamuser. Aprs avoir lu les secrtes infortunes du pre Goriot, vous dnerez
1
Grard Genette, Figures III, op. cit., p. 238.
2
Id., Nouveau discours du rcit, op. cit., p. 103.
3
Grald Prince, Introduction ltude du narrataire , Potique, op. cit., p. 183.
4
Id.
5
Denis Diderot, Jacques le fataliste et son matre [1re d. : 1796], Paris, Garnier-Flammarion, 1970, p. 26-27.
39
avec apptit en mettant votre insensibilit sur le compte de lauteur, en le taxant
dexagration, en laccusant de posie1.
Mais il contribue une potique du leurre2 ; aucune identification nest possible avec cette
cration romanesque, moins que ce narrataire invoqu3 reste discret, tel lnigmatique
vous au dbut de La Nuit de lerreur de Tahar Ben Jelloun :
Sil vous arrive daller un jour Tanger, soyez indulgents pour ltat des lieux
[] Certes, vous pouvez dambuler dans les rues, humer les odeurs de cuisine
[] Vous pouvez aussi rester chez vous, dans une chambre dhtel ou chez des
amis. Vous aurez tort4.
1
Honor de Balzac, Le Pre Goriot dans La Comdie humaine [1re d. : 1835], Tome III (sous la dir. de Pierre-
Georges Castex), Paris, Gallimard Nrf, 1976, coll. Bibliothque de la Pliade , p. 50.
2
Voir Batrice Didier, Contribution une potique du leurre : lecteur et narrataires dans Jacques le
Fataliste , Littrature. Potique du leurre , n 31, Paris, Larousse, 1978, p. 3-21.
3
Vincent Jouve, La Lecture, op. cit., p. 27.
4
Tahar Ben Jelloun, La Nuit de lerreur, Paris, Seuil, 1997, coll. Points , p. 9. Voir Khalid Zekri,
Linscription du lecteur inscrit dans le prologue de La Nuit de lerreur de Tahar Ben Jelloun , Nouvelles
approches des textes littraires maghrbins ou migrants (coordonn par Charles Bonn), Vol. 27, Paris,
LHarmattan, 1999.
5
Catherine Mariette, Portrait du lecteur stendhalien , La Lecture littraire. Revue de recherche sur la lecture
des textes littraires, n 2, Le lecteur dans luvre (sous la dir. de Vincent Jouve), Revue du Centre de
Recherche sur la Lecture littraire de Reims, Klincksieck, janvier 1998, p. 27.
6
Antoine-Franois Prvost (dit labb Prvost dExiles), Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut,
op. cit., p. 21-23.
7
Wolfgang Iser, LActe de lecture, op. cit., p. 275.
8
Ibid., p. 23.
9
Charles Baudelaire, Au lecteur , Les Fleurs du mal [1re d. : 1861], dans uvres compltes (texte tabli,
prsent et annot par Claude Pichois), Paris, Gallimard, 1975, coll. Bibliothque de la Pliade , p. 5-6.
10
Joachim Du Bellay, Les Regrets et autres uvres potiques suivis des Antiquitez de Rome. Plus Un Songe ou
Vision sur le mesme subject [1re d. : 1558], Genve, Librairie Droz, 1974, p. 45.
40
Rachid Boudjedra nutilise donc pas cette technique de sduction pour slectionner
son lecteur, orienter sa perspective de lecture et lui montrer quil a un rle jouer. Aucune
prface, ni avertissement ne met en garde le lecteur ou ne lengage la lecture1. Il est possible
nanmoins de dceler sa prsence en se fondant sur un examen prcis des pronoms indfinis.
Le on prend parfois la forme dune adresse implicite au narrataire : Les Membres
continuaient de me menacer []. Elles [leurs voix] ntaient pas nettes, coupantes, comme on
aurait pu limaginer en pareil cas, mais emphatiques, redondantes et quelque peu
recherches2. Dans cet extrait de La Rpudiation, le on inclut linterlocuteur qui met
diverses hypothses de sens. Le narrateur dment ici ce que ce dernier pourrait
ventuellement penser, eu gard aux circonstances dlicates de laction. Ainsi donne-t-il
limpression danticiper ou de rpondre aux objections du lecteur.
Le rcit de Topographie idale pour une agression caractrise use aussi de ce
substitut nominal valeur de nous : [u]n dessinateur malhabile, certes, mais trs rus qui
aurait, de cette manire, su capter lattention de ces voyageurs que lon peut maintenant
classer en trois catgories []3. Ds lincipit, lemploi de ce pronom inclusif associe le
lecteur son rcit, sa classification des voyageurs par exemple :
Le narrateur suppose connu lunivers du mtropolitain : ses employs, les wagons de tte avec
leurs tableaux de commande, toute cette machinerie gigantesque la fois et prcise,
poussireuse et noire de cambouis que lon entrevoit de temps en temps5 Le lecteur
apparat comme un habitu de ce monde souterrain, un des seuls lieux o lon peut []
passer toute la journe en ne payant que le prix dun seul voyage6 . Il est forcment lun de
ces milliers de corps brlant des calories prcieuses que lon va vite rcuprer sans trop de
soucis parce quon na que lembarras du choix pour consommer tant7 . Autrement dit, le
1
Pour une tude plus approfondie de ces narrataires invoqus, consulter le chapitre Mise en scne du
narrataire sur Diderot, Balzac, Prvost, Rousseau et Baudelaire, dans Le Lecteur de Nathalie Pigay-Gros,
Paris, Garnier-Flammarion, 2002, coll. Corpus lettres , p. 143-177.
2
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 221.
3
Id., Topographie idale pour une agression caractrise, Paris, Denol, 1975, p. 8.
4
Ibid., p. 15, 28-29. Nous soulignons en italique.
5
Ibid., p. 104.
6
Ibid., p. 23-24.
7
Ibid., p. 61.
41
lecteur appartient cette socit de surconsommation tant fustige et dont il est une victime
parmi tant dautres. Le texte le renvoie donc, par le biais de ces pronoms valeur dindfini,
ce quil connat le mieux : son quotidien, son exprience du mtro et aux sensations les
plus vulgaires au sens tymologique du terme ( senfoncer dans un sommeil moelleux ,
regarder un objet en fermant un il ) :
[L]es images les unes au-dessus des autres se poursuivant, se rattrapant comme
lorsquon regarde un objet en fermant un il dun certaine faon et en laissant
lautre ouvert de telle manire quon puisse avoir limpression dune
multiplication, linfini, sous forme de spirales tressautantes alors que ni lobjet ni
le sujet ne bougent []. [c]hutant dans le vide comme on senfonce dans le
sommeil moelleux1.
Le contact stablit avec un lecteur cens avoir ressenti les mmes impressions que le
narrateur et capable sans difficult dimaginer ce dont il parle.
Dans La Pluie, le pronom on comprend aussi linterlocuteur :
Il avait dit en voyant ma joie clater loccasion de la naissance des trois petits de
Jasmin attention cest bien un transfert affectif que tu nous fais l ! Lidiot !
Comme si je nen tais pas consciente. Inutile de lui dire que lon transfre toujours
quelque chose2 !
Daprs la narratrice, il sagit dune banalit de dire quelle fait un transfert affectif sur les
petits de Jasmin, le transfert tant un phnomne psychique normal. Ce on dsigne en
somme une collectivit indtermine en nombre et en identit laquelle le lecteur appartient :
Je me suis panse comme on fait avec une blessure qui narrte pas de couler [].
Cest--dire la terrifiante matrialisation non dun corps de chat comme on en voit
partout [] cette feinte comprhension que lon peut ressentir pour une folle de
mon acabit. [] Fluidit du mouvement mettant des couleurs inconnues de moi.
Telles quon en voit seulement dans les rves []3.
On retrouve encore cette usage de lindfini dans les questions suivantes : Comme
comme comment dit-on cela dj ? [] comment appelle-t-on cela dj4 . Il renforce
linterpellation au lecteur.
Dans Fascination, nous navons relev aucun substitut de pronom personnel qui
renvoie linterlocuteur et seulement deux pronoms valeur dindfini :
1
Ibid., p. 14, 86.
2
Id., La Pluie, op. cit., p. 118.
3
Ibid., p. 9, 45, 92, 129.
4
Ibid., p. 18, 150. Aucun signe de ponctuation ne dlimite cette question.
42
Cest--dire la terrifiante matrialisation non pas dun corps de chat comme on en
voit partout mais lide mme de sauvagerie, de bestialit et de violence []. Mais
il avait des retours de mmoire, comme on dit des retours de manivelle, rptitifs,
vivaces et clairvoyants qui lassaillaient dans ce train en bois entre Pkin et Hanoi
au cours dun voyage de six jours et six nuits []1.
Le narrateur fait rfrence des images connues du lecteur, celle du chat par exemple, ou
des expressions familires telles que des retours de manivelle2 : le pronom utilis dans ces
deux extraits est clairement inclusif, contrairement dautres on utiliss o le doute
subsiste : Hanoi avec ses rues o les chapeaux coniques sont tellement larges quon croirait
quils bougent tout seuls, sans personne dessous3. Ce substitut nominal dsigne-t-il
seulement le locuteur et les participants la scne dcrite ou bien tous les spectateurs
potentiels qui feraient la mme constatation que Lam ? Quoi quil en soit, force est dadmettre
que le lecteur nest pas pris en considration, du moins pas de cette manire. Les pronoms qui
intgrent linterlocuteur comportent toujours, dans La Pluie et Fascination, une valeur
dindtermination et ils ne dvoilent par suite aucun trait particulier du lecteur. Les signaux
adresss directement au narrataire, dans les romans du corpus, sont en somme rarissimes et ils
ne se trouvent jamais de surcrot dans le lieu le plus stratgique de la lecture : lincipit. Aussi
devons-nous nous pencher sur des traces plus subtiles de la prsence du narrataire, savoir les
signaux indirects, afin de le mettre vritablement en lumire.
Intressons-nous, pour commencer, certaines questions ou pseudo-questions qui ne
peuvent tre attribues ni un personnage ni exclusivement au narrateur : celles-ci rvlent le
genre de curiosit qui anime le narrataire extradigtique ou le genre de problmes quil
aimerait rsoudre :
Et brusquement ils perdirent la tte, dgainrent leurs colts et les braqurent sur
nous : Salauds ! Salauds ! [] Avaient-ils rellement dgain leurs pistolets ?
oui ! jen tais certain, car ils les avaient la main depuis leur arrive dans la
chambre []4.
Dans cet extrait, la phrase interrogative peut tre attribue aux deux ples de lnonciation.
Conscient des ellipses temporelles et narratives de son rcit, le narrateur anticipe sur les
doutes ventuels du narrataire. Il avoue lui-mme, la fin du roman, avoir pass sous silence
certains points5 , ne pas avoir expliqu des dtails6 importants et mme mythifi[]
1
Id., Fascination, Paris, Grasset, 2000, p. 34, 151-152.
2
Id.
3
Ibid., p. 155. Nous soulignons en italique.
4
Id., La Rpudiation, op. cit., p. 219.
5
Ibid., p. 188.
6
Id.
43
plaisir1 . Il qualifie mme ses propres paroles d hallucinations2 . Comment le lecteur
virtuel pourrait-il ds lors croire le discours de celui-ci quand ce dernier doute lui-mme de
lexactitude de ses paroles, dautant que le narrataire intradigtique ne cache pas non plus ses
rticences ? Dun autre ct, on peut aussi considrer que le narrateur se contente de
retranscrire une question du narrataire qui met en doute la vracit des propos tenus par le
narrateur. Ce dernier ne mlange-t-il pas en effet la ralit et les produits de son imagination ?
Le rcit est ainsi ponctu par des pseudo-dialogues entre le narrataire qui sinquite des faits
et gestes de Cline et du cours des vnements. Loin dtre passif, il tente donc de
reconstituer les zones dombre du rcit rtrospectif labor par Rachid.
Certaines de ces questions ont la mme valeur que celles de la narratrice dans La
Pluie: Sueurs dulcores. Pourquoi ? Aucune possibilit de fuite [] Ne mavait-il pas gifl
le jour o je lui avais demand sil stait mis lui aussi perdre son sang ? Mon frre me
gifla4. Si le pronom personnel je atteste que la deuxime question provient de la
narratrice, tonne par la raction brutale de son frre, la question liminaire pourquoi ?5
est en revanche ambigu : elle peut venir soit de la narratrice, soit du narrataire dubitatif face
aux troubles physiques de la jeune femme.
1
Id.
2
Ibid., p. 189.
3
Ibid., p. 16, 24, 26-27, 232.
4
Id., La Pluie, op. cit., p. 17.
5
Id.
6
Ibid., p. 19, 23, 71, 75, 115, 117, 118.
44
Les questions, souvent trs courtes, composes le plus souvent dun mot, sont elles aussi
quivoques. Deux lectures sont possibles : les interrogations manent soit de la narratrice qui
rflchit sur son pass en tentant de caractriser au mieux ce quelle a vcu, soit dun
narrataire curieux qui simmisce dans le rcit et senquiert auprs de lnonciatrice des choix
de sa vie. Il laide alors dans cette qute du pass et dans lcriture de celui-ci.
Dans Topographie idale pour une agression caractrise, la plupart des phrases
interrogatives sont celles des multiples personnages qui tentent de reconstituer le parcours du
malheureux migr dans le mtropolitain. Cependant, certaines questions trahissent la
prsence du narrataire extradigtique :
Peut-tre mme que cette lgre infirmit, trs peu visible par ailleurs, tait
congnitale ou bien contracte, en faisant pendant des annes un mtier (quoi, par
exemple ?) dformant. [] Et maintenant assis au-dessus de toute cette volupt
caoutchoute savourant, sans pouvoir lexprimer, la prsence rassurante de lautre
ltudiant ? il se reprend, repose ses mains endolories [] [L]e savant
(ouvrier ? tudiant ?), le joueur de flippers, les balayeurs noirs, lhomme de
lescalier mcanique, le restaurateur1
Fin de lt. Mais quel t ? Lui tait sur ses gardes [] la rose (artificielle ?)
matinale [] soutien-gorge blanc (Zaby ?) [] cette priode de lanne (dparts
ou retours de vacances ?) [] Quel cri suffirait pour arrter le massacre ? Il leur
(les assassins) faisait aller jusquau bout de leur haine []. Ses porosits closes
(basalte ? ponce ? calcaire ?) [] un peu comme aux trois (quatre ?) []. [I]l va
finir par rencontrer une connaissance, quelque ami des laskars, par exemple
(Pourquoi pas ? Ils en avaient des amis !) ou quelque dulcine potele et sentant le
lait qui, linstar de Cline (Aline ?), laiderait parvenir son point final []4.
Le narrateur fait-il part de ses incertitudes ou anticipe-t-il les interrogations de son narrataire ?
Linterprtation serait plus claire si une rponse suivait ces questions, comme dans cet
extrait de Fascination :
Lol arriva donc en trombe (mais comment avait-elle su quil tait dans cet hpital de
Moscou ? Il souponnait les Services de Renseignements aussi efficaces que
redoutables dAli ou Ali bis, mis sur pied depuis leur fuite en 1940, dtre au courant
de tous les dtails concernant les membres du clan dIla) dans le service [] Ctait
1
Id., Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 16, 73, 138.
2
Id.
3
Id.
4
Ibid., p. 58, 136, 137, 145, 162, 165, 187, 191.
45
alors le rgne de Salah (ou dAhmed Bey ? La mmoire populaire ntant pas
trs prcise ce sujet.) []1.
Le narrateur semble ici rpondre son narrataire et instaurer un dialogue : ce dernier, instruit
sur lhistoire ancienne, sinquite de la logique narrative. Mais certaines interrogations,
toujours places entre parenthses, demeurent sans rponse de la part du narrateur : [C]ette
plante est suppose tre un aphrodisiaque puissant (qui aurait peut-tre pu sauver Ila de la
strilit et len gurir ?) [] Cest, peut-tre, ce moment-l (ou beaucoup plus tt ?) quelle
commena vouloir devenir jockey. []2 Les autres questions qui jalonnent Fascination
refltent en revanche la curiosit et les proccupations des personnages et non celles du
narrataire :
Il est tellement touch quil repense cette photographie envoye par Ali Lol,
prise peut-tre dans ce mme mtro et exhibant un gros bb joufflu, pour vanter
une marque de papier hyginique. tait-ce une provocation de sa part, pour
inciter Lol se ranger et devenir une pouse respectable et mre de plusieurs
enfants aussi dodus que celui reprsent sur la photo ? [] Ila posait souvent la
mme question Lam, encore enfant : combien de jours avait dur la rsistance
dAhmed Bey ou Salah Bey ? Lam se souvenait encore de cette question futile.
quoi cela sert-il de savoir si le nombre de jours, de semaines ou de mois3 ?
Lam sinterroge ici sur le geste dAli envers Lol, ce mme Ali qui aurait aim voir Lol plus
range, tandis quIla insiste auprs de son fils pour quil connaisse parfaitement lhistoire de
ses anctres. Certaines questions de Fascination, Topographie idale pour une agression
caractrise, La Pluie et La Rpudiation trahissent en somme la prsence dun lecteur attentif
et cooprant, sans pour autant rvler avec prcision ses centres dintrt.
Certaines ngations rvlent en outre la prsence du narrataire lorsquelles ne
prolongent nullement telle dclaration dun personnage pas plus quelles rpondent telle
question du narrateur. Ce sont plutt les croyances dun narrataire quelles contredisent, ses
proccupations quelles dissipent, ses questions auxquelles elles mettent fin4 : Non !
puisque je ne pouvais la malmener, je prfrais me soumettre sa loi et me donner ainsi le
sentiment de mon propre chec que je narrivais pas assumer compltement []5 , dclare
le narrateur de La Rpudiation. Il ne rpond, dans ce passage, aucune question explicite
mais il met fin une interrogation implicite du narrataire extradigtique du style : Est-ce
que vous ne pouviez pas lobliger partir ?
1
Id., Fascination, op. cit., p. 133, 190.
2
Ibid., p. 147, 178.
3
Ibid., p. 230, 190.
4
Voir Grald Prince, Introduction ltude du narrataire , Potique, op. cit., p. 184.
5
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 14.
46
De mme, dans Topographie idale pour une agression caractrise, le narrateur
rpond au lecteur impatient de savoir ce quil y avait de plus remarquable chez limmigr,
puisque le narrateur tarde le dire :
Le narrateur rpond encore aux interrogations du lecteur surpris du fait que personne nait
averti le pauvre homme des dangers qui le guettaient :
La frayeur lavait pris tout coup car personne ne lui avait parl de a pas mme
les lascars []. Non personne ne lui avait parl de a pas mme eux en qui il avait
confiance []2.
Je rvais de la clotrer, non pour la garder pour moi et la prserver de la tutelle des
mles qui rdaient dans la ville abandonne par les femmes, la recherche de
quelque difficile et rare appt (non, je ne pouvais pas tre jaloux dans ltat
dextrme confusion o je vgtais depuis, ou bien avant, ma squestration par les
Membres Secrets dans une villa bien connue du peuple ; non ce ntait pas du tout
l mon but) []3.
Le narrateur dment les diffrentes explications donnes par le narrataire pour justifier son
propre dsir. Contrairement ce que pourrait penser le lecteur, il nest pas question de
jalousie, vu son tat dextrme confusion4 .
La narratrice de La Pluie rcuse de la mme faon une ide du narrataire selon
laquelle, puisquelle ressemble sa tante neurasthnique, elle aurait le mme engouement
quelle pour les fleurs jaunes : Dans ma tte des impressions de couleur violette tournoient.
Virevoltent. Fluent. Non je naime pas les fleurs jaunes. Au fait le jaune renvoie quel
symbole5 ? En dfinitive, ces ngations ninterviennent que trs rarement dans les romans
jamais dans Fascination et de plus elles ne font pas merger la personnalit du narrataire.
Il faut, pour cela, se pencher sur des indications beaucoup plus abondantes et
significatives : les figures par analogie. Les comparaisons et les mtaphores donnent, en
1
Id., Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 12-13.
2
Ibid., p. 38.
3
Id., La Rpudiation, op. cit., p. 12.
4
Id.
5
Id., La Pluie, op. cit., p. 115.
47
thorie, de prcieuses indications sur le genre dunivers familier au destinataire, le deuxime
terme dune comparaison tant cens tre mieux connu que le premier. La comparaison, par
exemple, entre ltat extatique du narrateur et la position dun funambule1 ainsi que
lanalogie entre la relation conflictuelle et un effondrement sismique2 sadressent au
lecteur. Le narrateur-personnage recourt ces images pour lui transmettre son motion et lui
faire comprendre lambigut de ses rapports avec sa matresse.
Il en va de mme dans La Pluie : Je me suis engouffre dans le labyrinthe de lchec
et de la culpabilit. Je me suis panse comme on fait avec une blessure qui narrte pas de
couler3. Le recours la mtaphore du labyrinthe et la comparaison de la blessure permet
la narratrice de mettre des mots sur sa douleur. Le narrataire prend la mesure du choc
motionnel subi par la narratrice. Dans Fascination, les figures par analogie expriment aussi
la douleur du personnage dont la mmoire est sans cesse assaillie par les souvenirs, douleur
que la gaiet de son pre arrive par bonheur dissiper.
Il restait alors sous le charme de ses fous rires quil ressentait comme une sorte
danalgsique qui calmait cette douleur dont il avait, maintenant, lhabitude [].
Et au rveil : masse volcanique de ce doute dsastreux dans lequel il restait englu,
empt, voire embourb. Ces images qui seffaaient peu peu, sabmaient en
quelque sorte, seffilochaient progressivement jusqu ce quil saute brutalement et
hroquement hors du lit pour commencer une nouvelle journe. La tte ballonne,
comme surpresse par tous ces souvenirs et toutes ces nigmes qui finissaient par
clater telles des bulles dair []4.
1
Id., La Rpudiation, p. 9.
2
Ibid., p. 10.
3
Id., La Pluie, op. cit., p. 9.
4
Id., Fascination, op. cit., p. 38-39.
5
Ibid., p. 108.
48
pantalon] battant les flancs comme sil se ft agi dun burnous en laine crue ou
bien au contraire marron []1.
Les images choisies renvoient donc le destinataire potentiel lexotisme occidental : est-ce
une stratgie dinterpellation du lecteur occidental ? Quoi quil en soit, il se cache derrire ces
reprsentations strotypes de lmigr algrien, dans Topographie idale pour une
agression caractrise, une volont de rcuser le regard folklorique pos gnralement sur
ltranger. Fascination chappe, en revanche, du moins dans cet extrait, cette vise
polmique.
Force est de constater que le foisonnement des comparants dans les romans de Rachid
Boudjedra ne nous permet pas de dterminer avec exactitude lunivers familier du narrataire.
Il suffit pour le dmontrer dexaminer un court passage de Fascination :
Il y avait cet incroyable baobab avec ses racines violaces et noueuses fusant
travers le sol comme une lave abondante et sur lequel des chauves-souris
froufroutaient travers les branches calcines, filiformes, comme sil ne sagissait
que dune sculpture de Giacometti, pose l, par hasard3.
Le narrateur compare ici le paysage brl et dvast dHanoi avec une terre en fusion sur
laquelle les arbres informes ressembleraient aux personnages immobiles et hagards du
sculpteur Alberto Giacometti. Mais le texte nexige pas pour autant que son destinataire
dispose de connaissances pointues en matire dart. De mme, bien que les comparaisons
techniques se multiplient dans Topographie idale pour une agression caractrise, le lecteur
na besoin daucune comptence spcifique en sciences exactes :
1
Id., Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 11.
2
Id., Fascination, op. cit., p. 182.
3
Ibid., p. 171.
4
Id., Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 30, 57, 63.
49
Le comparant en devient mme plus abscons que le compar. Le narrateur cherche en fait
force dexplications trop ardues se jouer de son lecteur. Aussi peut-on affimer que les
expriences et les connaissances du lecteur sont aussi tendues que les comparants sont
nombreux et par suite que celles-ci napportent aucune information susceptible de brosser le
portrait du lecteur.
Enfin, Grald Prince propose de relever les surjustifications quil dfinit comme
suit :
Tout narrateur explique plus ou moins le monde de ses personnages, motive leurs
actes, justifie leurs penses. Sil arrive que ses explications, ses motivations se
situent au niveau du mtalangage, du mtarcit, du mtacommentaire, ce sont des
surjustifications1.
Nous tions excds car le lait remettait tout en cause (fallait-il tuer le bb de Si
Zoubir pour en finir avec la calamit ?) [] La chambre tait belle, minuscule ; les
murs blancs (encore lide de clinique, mais quel rapport ? Quel rapport ?) []
[L]es amis de Zahir venaient entre deux pipes reprendre contact avec le rel. (Mais
pourquoi parler de Zahir ? ntait-il pas mort ?)5
1
Grald Prince, Introduction ltude du narrataire , Potique, op. cit., p. 185.
2
Id.
3
Rym Kheriji rpertorie toutes les parenthses de La Rpudiation dans sa thse : Boudjedra et Kundera.
Lectures corps ouvert (Lyon, Universit de Lyon-II, 2000, p. 331-352).
4
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit. p. 9.
5
Ibid., p. 119, 130.
50
Le narrateur fait une parabase propos dun personnage et sinterroge avec le narrataire sur la
suite donner aux vnements, comme sil rinventait son propre pass. Aussi la plupart des
parenthses dans Fascination et Topographie idale pour une agression caractrise
encadrent-elles les questions quon pourrait attribuer au narrataire, les faisant ainsi
doublement sortir de la digse. Ces questions interpellent ainsi davantage le narrataire et
lincitent crire nouveau le rcit en collaboration avec son crateur :
[M]on compagnon (ou mon frre an) [] Ma chambre (ctait celle de ma mre,
en mme temps) []. Il serait capable dhilarit et risquerait de suffoquer (il est si
maigre !). [] Eux, continuaient maugrer parce quils ne pouvaient fixer leurs
ides sur une image (celle du mort) impossible saisir []3.
Des synonymes, des adjectifs qualificatifs ou des numrations prcisent le sens de certains
mots :
Ville donc rduite baigner lautomne (plutt stagner) dans une sorte de
vapeur opaque. Comme si les gouttes suspendues (retenues) dans latmosphre
ntaient pas des gouttes deau []4.
Les parenthses dans La Pluie deviennent superflues, lorsquelles servent viter des
ambiguts syntaxiques :
Bruit furtif de la plume qui gratte avec diligence le papier. Comme si elle (la
plume) voulait rattraper chaque mot [] jarres berbres rpares plutt
rafistoles plus de vingt fois par mon grand-pre cest--dire son pre elle le
1
Id., La Pluie, op. cit., p. 26, 32, 35, 63, 77, 82, 88.
2
Ibid., p. 47.
3
Id., La Rpudiation, op. cit., p. 61,73, 111, 164.
4
Id., La Pluie, op. cit., p. 232, 234-235.
5
Id., La Rpudiation, op. cit., p. 232, 234-235.
51
communiste laissant apparatre (les jarres) des cicatrices [] lanse quelque peu
rebondie par rapport au reste du tube qui va en seffilant jusquau bec lui-mme.
Sur lequel (le bec) elle sescrimait []. Comme tante Fatma par exemple qui
navait jamais cess de la harceler [] Prfrant (la tante Fatma) loncle Hocine
dont elle levait les enfants []. [M]a voix slevant alors progressivement sous
leffet de lnervement et de la fatigue puis lentendant (ma voix) []1.
Les sujets des phrases ou des noms sont adjoints entre parenthses aux pronoms personnels et
relatifs quils dsignent. On trouve aussi ce type de parenthses dans Topographie idale pour
une agression caractrise, mme si les exemples restent rares, comme dans Fascination :
La horde avanait sur lui lhaleine ftide []. Elle (la horde) []. [I]l leur (les
assassins) fallait aller [] surgissant de partout (la horde), lacculant []2.
[Topographie idale pour une agression caractrise]
Lil et Lol prenaient toujours leur petit djeuner. Elles taient installes ct du
bassin aux fances bleues et vertes [] [E]lles (Lil et Lol) [] Ils gardaient (les
juifs algriens) [] lui (le Muezzin) [] les deux femmes (Lil et Lol) [] []
Aprs tout tu ne tappelles pas S.N.P. ! Cest ce jour-l quil dcouvrit avec
effarement ce que ces trois lettres latines (S.N.P.) apparemment anodines avaient
de monstrueux [] il (Lam) []3. [Fascination]
Ces incises rappellent ce que dsignent les substituts nominaux, alors que dans Fascination
les risques de confusion grammaticale sont vraiment faibles. Le roman facilite ainsi le
parcours de lecture en cartant tout obstacle la bonne comprhension du texte. Le narrateur
va mme jusqu prciser de nouveau, en plein milieu de roman, lidentit dun personnage
Loly (lamante franaise)4 devenu familier au lecteur. Loly apparat en effet dans les
premires pages du roman, la page 27, o elle est dj prsente comme lamie intime de
Lol. Seules ces occurrences trahissent vritablement la prsence du lecteur. En dfinitive, ces
incises constituent un type dadresse dtourne, car si les narrateurs ne sadressaient qu eux-
mmes ils en feraient lconomie.
Les autres parenthses dans Fascination sont utilises de faon trs conventionnelle :
elles servent premirement apporter des informations secondaires ou des prcisions5,
deuximement encadrer lintertexte6 et troisimement insrer les discours de personnages7.
Enfin, elles rvlent le mcanisme de la mmoire involontaire qui ramne la conscience du
narrateur le souvenir dvnements troublants : sa relation incestueuse avec Lol8, la trahison
1
Id., La Pluie, op. cit., p. 32-33, 46, 52, 125, 138, 149. Il y a dautres exemples p. 125 et 138.
2
Id., Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 158, 162, 165.
3
Id., Fascination, op. cit , p. 40, 57, 73, 92, 96, 156.
4
Ibid., p. 148.
5
Ibid., p. 46, 47, 58, 78, 83, 92, 96-97, 110, 116, 157, 167, etc.
6
Ibid., p. 42, 70-71, 88, 91, 93, 109, 113, 140-141, 147, 153-154, 168, 176, etc.
7
Ibid., p. 95, 98, 162-163, 123, etc.
8
Ibid., p. 95, 96, 121, 162.
52
lgendaire dAli et dAli Bis ou encore le mystre qui entoure ses origines. Quant aux
parenthses de Topographie idale pour une agression caractrise, elles donnent des
informations secondaires et introduisent en gnral des slogans publicitaires ou le fameux
tlgramme (Arriv sain et sauf)1 que limmigr a envoy ses proches. Leur particularit
rside essentiellement dans leur longueur. Elles constituent de vritables digressions
descriptives, numratives ou explicatives, qui noient le lecteur dans une surenchre
dinformations.
Les narrataires des quatre romans font, en bref, des expriences de lectures trs
diffrentes. La narratrice de La Pluie, avare en explications, laisse en gnral son lecteur se
dbrouiller et saccrocher quelques rares renseignements pour induire du sens, tandis que le
narrateur de La Rpudiation, plus gnreux en informations, accorde souvent son narrataire
des pauses dans sa lecture o celui-ci peut sappuyer sur les parabases du narrateur. Quant au
lecteur de Topographie idale pour une agression caractrise, il a le sentiment, non pas de
participer la recration dune fiction, mais dtre le jouet dun narrateur qui samuse avec lui
et le dupe sa guise, en ouvrant des parenthses sans fin et en lui faisant perdre le fil directeur
de sa lecture. Fascination prend en revanche grand soin de son lecteur ; un souci de
transparence semble animer le narrateur qui vite toute confusion syntaxique ou smantique.
Nous ne pouvons achever cette liste des mentions indirectes sans voquer labsence,
dans les romans tudis, de termes valeur dmonstrative, qui, au lieu de renvoyer un
lment antrieur ou ultrieur du rcit, renverraient un autre texte ou un hors-texte connus
du narrateur et du narrataire. Les signaux indirects analyss suffisent rvler la prsence
dun lecteur virtuel auquel le narrateur envoie des signaux. Celui-ci se distingue donc dun
narrataire degr zro tel que Grald Prince la dfini, cest--dire dun narrataire
quelconque. Cette sorte de degr zro du narrataire2 qui se dfinit par une srie de traits
positifs ou ngatifs possde un certain nombre daptitudes, matrise la langue et les langages
du narrateur et fait preuve aussi de certaines facults intellectuelles : mmoire toute preuve,
connaissance de la grammaire du rcit, capacit dgager prsupposs et consquences. Du
ct des traits ngatifs, les limites sont les suivantes : il ne connat que la lecture linaire ; il
est dpourvu de toute identit psychologique ou sociale ; il ne possde ni exprience ni bon
sens. Cest en modifiant lune de ces caractristiques quun rcit peut construire son narrataire
propre et que lon peut dfinir le lecteur virtuel. En comparant les narrataires des diffrents
rcits ce narrataire thorique, on peut ainsi, dune part, dgager sa physionomie particulire
1
Ibid., p. 116.
2
Grald Prince, Introduction ltude du narrataire , Potique, op. cit., p. 180.
53
et, dautre part, affirmer que les narrataires boudjedriens, fort diffrents, possdent leurs
caractristiques propres et que leurs comptences dpassent celles du simple narrataire
degr zro .
En conclusion, ltude de la situation de communication et de certains signes
linguistiques, lieux dinscription du destinataire, a rvl la prsence implicite dun
destinataire. Son introduction, discrte, nen est pas moins efficace, certainement plus
dailleurs que les interpellations directes au lecteur : celles-ci ont paradoxalement pour effet
dexpulser du livre une partie du lectorat, linstar du Le Pre Goriot de Balzac qui se
dploie de faon chasse finalement le lecteur la main blanche et tout ce quil connote
sur le plan social ou idologique ; le livre rvoque au bout du compte le lecteur rclam dans
les pages liminaires et devenu persona non grata1.
Toute notre recherche consistera maintenant affiner les traits de ce lecteur inscrit dans
le texte. Sachant quil est aussi implicitement prsent travers le savoir et les valeurs que le
narrateur suppose chez le destinataire, qu il reste en fait globalement impliqu par la
comptence linguistique et narrative, entre autres, que le texte postule pour prtendre tre
lu2 , ltude de ses comptences continuera de mettre en exergue la prsence textuelle du
lecteur.
1
Voir, ce propos, lanalyse de Franc Schuerewegen, Rflexions sur le narrataire , Potique. Revue de
thorie et danalyse littraires, n 70, Paris, Seuil, avril 1987, p. 247-254. On retrouve cet article, sous le titre
Le texte du narrataire , dans la revue Texte. Revue de critique et de thorie littraire. Thories du texte ,
n 5-6, Toronto (Canada), Les ditions Trintexte, 1986-87, p. 211-223.
2
Grard Genette, Nouveau discours du rcit, op. cit., p. 103.
54
CHAPITRE II
RENCONTRE ENTRE LHORIZON DATTENTE
DE LUVRE ET CELLE DU LECTEUR
Avant-propos :
Notion d horizon dattente
Il affirme avec raison que les critiques ne doivent plus exclusivement sintresser au couple
auteur-texte mais aussi la relation texte-lecteur, car ce nest pas dans lauteur, comme les
critiques lont longtemps cru, ni dans le texte isol que se trouve le lieu du phnomne
1
Hans Robert Jauss, LHistoire de la littrature : un dfi la thorie littraire , Pour une esthtique de la
rception [1re d. : 1972] (traduit de lallemand par Claude Maillard), Paris, Gallimard, 1978, coll.
Bibliothque des ides , p. 63.
2
Ibid., p. 21-80.
3
Ibid., p. 30-31.
55
littraire, mais cest dans une dialectique entre le texte et le lecteur1 , dclare Michal
Riffaterre. On retrouve cette notion de dialectique de la rception et de la production
esthtiques2 sous la plume de Hans Robert Jauss.
Ce dernier dmontre que lhistoricit de la littrature ne consiste pas dans un
rapport de cohrence tabli a posteriori entre des faits littraires, mais repose sur
lexprience que les lecteurs font dabord des uvres3. Il importe donc dinclure les lecteurs
dans toute tude diachronique de la littrature, mais galement synchronique (en tudiant le
systme de la littrature un moment donn) et dans lanalyse du rapport entre lvolution
intrinsque de la littrature et celle de lhistoire en gnral4 . Une telle conception du
phnomne littraire remet en cause lapproche critique des textes. Il sagit dsormais de
retrouver lhorizon dattente (notion emprunt Husserl5) du public lecteur, qui dsigne
lexprience de lecture avec ses normes et son systme de valeurs littraires, morales et
politiques. Cest un systme de rfrences objectivement formulable qui, pour chaque uvre
au moment de lhistoire o elle apparat, rsulte de trois facteurs principaux : lexprience
pralable que le public a du genre dont elle relve, la forme et la thmatique duvres
antrieures dont elle prsuppose la connaissance, et lopposition entre langage potique et
pratique, monde imaginaire et ralit quotidienne6.
1
Michal Riffaterre, Lillusion rfrentielle , Littrature et ralit (sous la dir. de Grard Genette et Tzvetan
Todorov), Paris, Seuil, 1982, coll. Points. Essais , p. 92.
2
Hans Robert Jauss, Pour une esthtique de la rception, op. cit., p. 66.
3
Ibid., p. 46. Les italiques sont de lauteur.
4
Ibid., p. 63.
5
Hans Georg Gadamer dveloppera le concept dune fusion des horizons (Horizontverschmelzung) entre
deux consciences spares et sera, par l, lorigine de lapparition de la notion d horizon dattente dans les
tudes de la rception littraire , selon Fernand Hallyn dans le chapitre LHermneutique , Introduction aux
tudes littraires. Mthodes du texte (sous la dir. de Maurice Delcroix et Fernand Hallyn), Paris, d. Duculot,
1987 ; rd. : Duculot, 1993, p. 315.
6
Hans Robert Jauss, Pour une esthtique de la rception, op. cit., p. 49.
7
Ibid., p. 58.
8
Ibid., p. 50.
56
lecture. Luvre nouvelle entrane effectivement un changement dhorizon en allant
lencontre dexpriences familires ou en faisant que dautres expriences, exprimes pour la
premire fois, accdent la conscience1 .
La rception est entendue en somme comme un processus socio-historique li un
horizon dattente culturellement dfini2. Le lecteur sattend effectivement retrouver,
dans une nouvelle uvre, des critres plus ou moins normatifs et intrioriss, des rfrences
implicites ou des caractristiques particulires. Luvre littraire, mme la plus originale,
nest pas foncirement nouvelle ; elle rappelle forcment des choses dj lues : Le texte
nouveau voque pour le lecteur (ou lauditeur) tout un ensemble dattentes et de rgles du jeu
avec lesquelles les textes antrieurs lont familiaris et qui, au fil de la lecture, peuvent tre
modules, corriges, modifies ou simplement reproduites3. . Ds les premires pages, le
lecteur est prdispos un certain mode de rception : lincipit le met dans un tat motionnel
et annonce demble la suite en linformant du type de texte auquel il aura affaire. Cest un
lieu stratgique o se noue un contrat, appel aussi pacte de lecture . Enfreindre
lengagement initial entranerait une raction ngative de la part du rcepteur qui sest pli
aux rgles du jeu fixes au dbut de laventure. La lecture est en somme guide par des
conventions non verbalises, mais nanmoins fondamentales.
Ds lors, on peut dire que le concept d horizon dattente nintervient pas
seulement au niveau du public mais galement au niveau de luvre : Les normes retenues
et les rfrences littraires forment lhorizon du texte4 , comme lexplique Wolfgang Iser,
lautre chef de file de lcole de Constance. Luvre comporte des caractres qui le rendent
lisible et dont la reconnaissance doit tre faite par le lecteur virtuel :
1
Ibid., p. 53.
2
Pour une prsentation complte et une analyse critique des thories de la rception allemandes, amricaines,
franaises et nerlandaises, voir Sylvia Gerritsen et Tariq Ragi, Pour une sociologie de la rception : lecteurs et
lectures dAlbert Camus en Flandre et aux Pays-Bas, Paris, LHarmattan, 1998, p. 27-62.
3
Hans Robert Jauss, Pour une esthtique de la rception, op. cit., p. 51.
4
Wolfgang Iser, LActe de lecture, op. cit., p. 161.
5
Ibid., p. 128-129.
57
Le destinataire confronte alors son univers avec les lments slectionns dans le
rpertoire . Le sens de luvre littraire sactualise par rfrence un systme de
conventions littraires assimiles par le lecteur. Cest ainsi que stablit la communication
littraire.
58
A. ESPACES DE LECTURE FAMILIERS
Rachid Boudjedra sinspire forcment de modles prexistants partir desquels il oriente son
uvre. Il peut avoir envie de suivre leurs rgles ou au contraire de les transgresser. Bien que
la classification de la littrature en genre soit arbitraire puisque le genre slabore partir de
rcurrences, de paramtres jugs essentiels ou de dominante[s]2 , elle influence nanmoins
la production littraire et sa rception. On aborde toujours une uvre en essayant de lui
trouver des points communs avec dautres textes qui servent de rfrence implicite et stipulent
indirectement le mode de lecture. Le lecteur contemporain est ainsi influenc par une
catgorisation du champ littraire en genres, qui repose sur des conventions datant du XIXe
sicle3. Le profil du lecteur virtuel dpend en somme du genre littraire, point dintersection
des pratiques de lecture, des stratgies gnres par le texte et de larrire-champ culturel de
luvre4.
Le fait que Rachid Boudjedra choisisse le roman, dont lhgmonie sur les autres
formes littraires est incontestable, revient immerger le lecteur dans un univers textuel
familier. Le roman, dorigine europenne, na effectivement pas cess daccrotre sa notorit
depuis sa naissance au XVIIIe sicle on admet communment que Robinson Cruso de
1
Emmanuel Fraisse, Bernard Mouralis, Questions gnrales de littrature, Paris, Seuil, 2001, coll. Points.
Essais . Srie Lettres , p. 31-32.
2
Roman Jakobson, Questions de potique, Paris, Seuil, 1973, p. 145, coll. Potique .
3
Hans Robert Jauss, Littrature mdivale et thorie des genres , Thorie des genres (Grard Genette, Hans
Robert Jauss, Jean-Marie Shaeffer, Robert Scholes, Wolf Dieter Stempel, Karl Vitor), Paris, Seuil, 1986, coll.
Points. Essais , p. 38. Nous ne souhaitons pas approfondir la question des genres littraires, objet central de la
potique pendant des sicles, mais seulement prciser limportance de cette classification en genres sur la
rception. Sur la thorie des genres, consulter louvrage collectif Thorie des genres, op. cit. : la thorie des
genres y est envisage sous des aspects fort divers, typologique, historique, dynamique, du point de vue de la
cration, de la rception, et du commentaire. Pour un rapide aperu des enjeux de cette question, consulter
larticle de Jean-Michel Caluw, Les genres littraires , Introduction aux tudes littraires. Mthodes du texte,
op. cit., p. 148-154.
4
Marie-Paule De Neerdt dfinit aussi le lecteur de faon gnrique dans Lecteur virtuel et stratgie dcriture
dans les mmoires du duc de Saint Simon (1691-1723) (thse de Doctorat sous la dir. de Jean-Marie Govlemot),
Tours, Universit de Tours, 2000.
59
Daniel Defoe est le premier roman1 et compte actuellement parmi les formes littraires les
plus abondantes en France. [I]l est maintenant peu prs seul rgner dans la vie littraire,
une vie qui sest laiss faonner par son esthtique et qui, de plus en plus, dpend
conomiquement de son succs2 , dclare Marthe Robert. La renomme de ce genre stend
au-del des frontires occidentales et sdifie dans les pays francophones :
Ainsi, le roman est vite devenu le genre le plus reprsentatif, ou du moins le plus connu4
dans la production maghrbine dexpression franaise, [m]me si les recueils de posie,
publis ou non, sont certes plus nombreux que les romans5 . Charles Bonn affirme que
ladoption de ce genre par une large majorit dcrivains du Maghreb rsulte surtout de
linfluence encore trs vive de lEurope sur la cration littraire outre-Mditerrane. Ces
derniers sont toujours tributaires du march de ldition et du public europens :
De plus, la souplesse de ce genre indfini7 et sans loi8 accorde lcrivain une grande
libert artistique. Mouloud Feraoun a ainsi trouv une forme qui lui permet dallier la
prsentation ethnologique des villages kabyles9 la fiction, tout en montrant les effets
destructeurs de la colonisation. Lauteur du Fils du pauvre avertit alors un public franais de
1
Nous reprenons ici lide dveloppe par Marthe Robert dans Roman des origines et origines du roman (Paris,
Gallimard, 1972, p. 11-13) : Daniel Defoe passe pour avoir donn au roman son premier lan. Cest
un nouveau venu dans les Lettres, un roturier qui a russi et qui, au milieu des genres sculairement tablis
quil a peu peu supplants, fait toujours un peu figure de parvenu, voire quelquefois daventurier. (p. 12) Sur
la question de lorigine du roman, consulter louvrage de Marthe Robert, op. cit.
2
Ibid., p. 11-14.
3
Charles Bonn, Xavier Garnier, Jacques Lecarme, Littratures francophones, tome I : Le roman, op. cit., p. 19.
4
Charles Bonn, Le Roman algrien de langue franaise. Vers un espace de communication littraire
dcolonis ?, op. cit., p. 8.
5
Id.
6
Id.
7
Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, op. cit., p. 9-78.
8
Michel Raimond, Le Roman, Paris, Armand Colin diteur, 1989, coll. Cursus , p. 19-21.
9
Mouloud Feraoun, Jours de Kabylie, Alger, Bacconnier, 1954 ; rd. : Paris, Seuil, 1968, coll.
Mditerrane . Id., Le Fils du pauvre, Paris, Seuil, 1954 ; rd. : Seuil, 1995, coll. Points .
60
la dculturation progressive des populations et fait dcouvrir aux autres francophones son
univers.
En Algrie, la littrature de langue franaise qui sest affirme partir de 1945, et
surtout 19501 sest panouie avec le genre romanesque. La premire gnration dcrivains
algriens qui ont choisi la langue du colonisateur, gnration ne autour de 1920 et venue la
littrature immdiatement aprs la guerre, ont adopt ou se sont essays la forme
romanesque. Cest le cas de Mouloud Feraoun, de Mohammed Dib ou encore de Kateb
Yacine avec Nedjma (1956). Enfin, [l]e roman algrien est jusqu ces dernires annes le
plus important, du moins en volume, dans la production littraire maghrbine de langue
franaise2. Un auteur qui choisit une telle forme narrative sinscrit en dfinitive dans une
tradition littraire actuellement trs populaire et sassure un plus large public que le
dramaturge ou le pote. Nonobstant, le romancier peut jouer avec les lois du genre et, dans ce
cas, contrecarrer les attentes du lectorat contemporain.
Rachid Boudjedra respecte les rgles principales du genre romanesque, ou plus
exactement, certaines de ses caractristiques, laissant ainsi son lecteur le plaisir ludique et
rassurant de la reconnaissance formelle. Le genre est en fait un code littraire et il oriente en
ce sens la rception de luvre :
Le genre est ici dfinir, comme le propose Philippe Hamon, non pas tant
comme un stock de motifs ou de registres stylistiques obligatoires, comme dans la
tradition rhtorique, mais la fois comme un pacte de communication plus ou
moins implicite et comme un cahier des charges formant contrat et contrainte .
Cest dire que les rgles du genre concernent autant la rception que la cration :
elles indiquent la perspective dans laquelle le texte est lire3.
Aussi, lorsque le lecteur dcouvre une mise en espace conventionnelle du texte, il adopte un
mode de lecture conforme aux exigences du pacte de lecture : une lecture participative4 o
le sens prime sur la forme. Le rcepteur focalise moins sur lcriture, forme, composition,
poticit, que sur lunivers dpeint. La composition de facture traditionnelle en diverses units
de sens chapitres et paragraphes participe la coopration textuelle.
La structure de La Rpudiation, par exemple, favorise la comprhension de la fabula :
le narrataire na pas rorganiser la narration en squences narratives. Il lui suffit juste de
1
Charles Bonn, Le Roman algrien de langue franaise. Vers un espace de communication littraire
dcolonis ?, op. cit., p. 10.
2
Id., Xavier Garnier, Jacques Lecarme, Littratures francophones, tome I : Le roman, op. cit., p. 185.
3
Vincent Jouve, LEffet-personnage dans le roman, Paris, P.U.F., 1992, coll. criture , p. 122.
4
Jean-Louis Dufays, Strotype et lecture, Lige, Pierre Mardaga diteur, 1994, coll. Philosophie et langage .
61
dgager une cohrence thmatique ou vnementielle aux seize parties non titres et non
numrotes dlimites par des blancs typographiques.
Chapitre 1 : vocation de la relation Cline et dbut du rcit des souvenirs denfance.
Chapitre 2 : Rpudiation de la mre et la crmonie.
Chapitre 3 : Recherche de la paternit perdue et dambulation de Rachid dans la maison.
Chapitre 4 : Dambulation de Rachid dans la ville.
Chapitre 5 : Atmosphre familiale malsaine et insupportable.
Chapitre 6 : Sorties nocturnes de Zahir dans les quartiers sombres et sordides de la ville.
Chapitre 7 : Dvoilement de la haine rciproque que se vouent le fils et le pre.
Lauteur laisse son lecteur virtuel le soin de synthtiser lui-mme ces fragments pour faire
apparatre la trame du tissu textuel, puisque lire, du latin legere qui signifie ramasser,
recueillir, parcourir , cest choisir daccorder plus ou moins dimportance certains
signifiants. Le lecteur retient, au cours de sa dambulation, ce qui lui semble pertinent et
fondamental. Il donne de nouveau un sens au dcoupage textuel. Le lecteur se prsente donc
comme un voyageur qui se souvient, grce sa mmoire, des vnements antrieurs, et fait le
lien entre chaque extrait. Le lecteur restitue ainsi lharmonie interne de luvre :
[L]e texte se traduit dans la conscience du lecteur, et cest ainsi que lobjet du
texte se construit comme un corrlat de la conscience par un enchanement de
synthses successives. Lactivit synthtique de lecture est continue et fait
contrepoids au point de vue mobile du lecteur1.
Le lecteur dcouvre au fur et mesure les mots, de faon linaire, ce qui ne lempche pas
nanmoins de saisir larchitecture et dapprhender le sens global de luvre.
Quant aux chapitres de La Pluie et Topographie idale pour une agression
caractrise, sans intertitre2 ni numro, ils simplifient la lecture en faisant apparatre
clairement la structure de la narration. La Pluie est ainsi subdivise en six fragments
correspondant aux diffrents moments de rdaction : La premire nuit []. La deuxime
nuit []. La troisime nuit []. La quatrime nuit []. La cinquime nuit []. La sixime
nuit []3. Cette rpartition chronologique renforce lillusion raliste. Lauteur dun journal
intime na pas le souci, en effet, de rendre plus lisible son texte, puisquil crit tout ce qui lui
vient lesprit. Lorganisation de Topographie idale pour une agression caractrise suit
aussi une logique chronologique : chaque chapitre voque les diffrents lieux de laction,
1
Wolfgang Iser, LActe de lecture, op. cit., p. 201.
2
Grard Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987, coll. Potique , p. 97.
3
Rachid Boudjedra, La Pluie, op. cit., p. 7, 39, 69, 98, 119, 147.
62
savoir les diffrentes lignes de mtro prises par limmigr : Ligne 5 []. Ligne 1 [].
Ligne 12 []. Ligne 13 []. Ligne 13 bis []1. Ces noncs ne dsorientent pas le lecteur
virtuel dans la mesure o le titre fait dj rfrence un lieu, une topographie , quon
suppose hostile au vu du syntagme agression caractrise . Le destinataire doute toutefois
de la fiabilit de ces indications, puisque le commissaire rcuse lhypothse selon laquelle
lmigr aurait pris la ligne 5 :
Le lecteur virtuel doit-il se fier alors aux titres internes ou adhrer la thse de lenquteur ?
En dautres termes, les intertitres indiquent-t-ils les lieux supposs ou les lieux rels de
laction ? Ds le second chapitre, les doutes se dissipent. Arriv Bastille, limmigr guid
par un compatriote monte bien dans un wagon de la ligne 13. Toutes les stations du trajet sont
dailleurs notes : 1 Bastille-Saint-Paul, / Saint-Paul-Htel-de-ville, 3 Htel-de-ville-
Chtelet, / 4 Chtelet-Louvre, [] 5 Louvre-Palais-Royal, / 6Palais-Royal-Tuileries, []
7 Tuileries-Concorde4 . Au chapitre suivant Ligne 12 , le lecteur a encore la
confirmation quil existe une adquation entre lintertitre et le lieu fictionnel : Et lui se
disant chaque fois quil passe devant la mme affiche publicitaire dans les couloirs de la
station Concorde ou Saint-Lazarre ou Madeleine5 . Les deux derniers titres internes refltent
aussi litinraire rellement emprunt par le voyageur6. La disposition en chapitres suit donc
une logique narrative. Paralllement, le commissaire se fourvoie de plus en plus dans son
enqute7.
Fascination ne bouscule pas non plus lhorizon dattente de son lecteur : son parcours
de lecture concide, en effet, avec le trajet spatial du personnage : I Constantine [] II
Tunis [] III Quelque part en Algrie [] IV Moscou [] V Pkin [] VI Hanoi [] VII
Barcelone [] VIII Alger [] IX Paris8 . Les noms propres indiquent les diffrentes villes
1
Id., Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 5, 57, 103, 157, 203.
2
Ibid., p. 26-27.
3
Ibid., p. 64-65.
4
Ibid., p. 81-82.
5
Ibid., p. 118.
6
Ibid., p. 192 (confirmation du titre Ligne 13 ), 211 (confirmation du titre Ligne 13 Bis ).
7
Ibid., p. 145.
8
Id., Fascination, op. cit., p. 9, 45, 73, 103, 131, 153, 175, 197, 225.
63
o Lam a sjourn. Lauteur respecte en bref une des rgles hypercode[s]1 du genre
romanesque, selon laquelle le titre dun chapitre en annonce le contenu2 , puisque les
intertitres de Topographie idale pour une agression caractrise, de Fascination et de La
Pluie indiquent respectivement les changements de lieux et de temps. Cest la conformit
ces caractristiques prtablies qui cre leffet de rel : Il y a autant de vraisemblables que
de genres, et les deux notions tendent se confondre3 . Le vraisemblable est ici entendu
comme un ensemble de lois discursives qui dterminent lhorizon dattente littraire du
lecteur4 . Si lauteur respecte ces lois, il ne sollicite pas le lectant5 , part du lecteur qui
refuse lillusion rfrentielle et pour laquelle conformit rime avec ennui.
Rachid Boudjedra cre dans les romans du corpus une illusion rfrentielle et permet
ainsi au lecteur de construire son univers imaginaire :
Lauteur russit faire oublier la distance qui spare irrmdiablement le texte de la ralit ;
son univers fictionnel acquiert alors une paisseur rfrentielle.
Le lecteur oublie, lorsque lillusion sopre, que le rfrent est labsence que la prsence des
signes supple8 . Les nombreux discours au style direct permettent galement dliminer la
diffrence entre le discours narratif et lunivers quil voque. La parole dun narrateur peut
galement tre considre comme tant du style direct, bien que dun degr suprieur, en
1
Umberto Eco, Lector in fabula, op. cit., p. 98.
2
Id.
3
Tzvetan Todorov, Potique de la prose, Paris, Seuil, 1971, coll. Potique , p. 94.
4
Id.
5
Vincent Jouve, LEffet-personnage dans le roman, op. cit., p. 97.
6
Michal Riffaterre, Lillusion rfrentielle , Littrature et ralit, op. cit., p. 93.
7
Ibid., p. 92.
8
Id.
64
particulier si (comme dans le cas dAdolphe [de Benjamin Constant], par exemple) ce
narrateur est reprsent dans le texte1 . Bien quil ne sagisse pas dun point de vue
grammatical dun discours rapport au style direct, il faut convenir avec Tzvetan Todorov que
la narration la premire personne favorise ladhsion du lecteur lunivers fictionnel.
Qui plus est, les personnages principaux bien camps de La Rpudiation, de La Pluie
et surtout de Fascination autorisent une lecture psychologisante et par consquent participent
leffet de rel. Ainsi, le dbut de Fascination expose de faon traditionnelle les
protagonistes : on apprend demble les motifs de la disparition subite dAli et dAli Bis2,
ladoption de Lam et de Lol par Ila3 et son pouse Lil, ainsi que les problmes existentiels de
Lam : les premires pages amorcent une rflexion sur la qute didentit, travers la tentative
dsespre de Lam dlucider le mystre autour de son lieu de naissance et de son prnom. La
falsification de ces lments, vcue comme une blessure4 et une humiliation5 , tourne
lobsession ; la question de ses origines lui martle le cerveau et revient de faon lancinante
au cours du rcit :
Lam navait jamais rien compris son surnom que chacun prononait sa guise,
dune faon si brve et si courte, comme une sorte de ngation de lui-mme. []
En dehors de son prnom consonance variable et de son tat-civil chaotique, Lam
tait subjugu []. Il tait [] sans cesse hant par limage du pre inconnu []
Lam (avec cette identit en morceaux, en miettes, ces fluctuations phontiques de
son prnom [.]. (Lol rptant chaque fois quil lui posait des questions sur ses
origines : Quest-ce que a peut te faire ? Tu nas la mmoire ni longue ni courte
mais paresseuse ! [] [I]l est pris par ses doutes, ses remords et lnigme
concernant sa vritable identit. Il ignorait le lieu exact de sa naissance : dans
quelle ville ? dans quel pays ? Ila navait jamais clairement rpondu cette
interrogation obsdante. [] cette identit branlante o ni son lieu et sa date de
naissance ni son prnom ntaient authentiques6.
Lauteur brosse aussi rapidement un portrait loquent des personnages principaux : y sont
dvoils lhomosexualit et le franc-parler de Lol, la passion dIla pour les chevaux de pure
race et pour les voyages, ainsi que le cadre spatio-temporel o ils voluent : la fiction se
droule principalement Constantine durant la seconde moiti du XXe sicle. Le narrateur
dcrit laspect physique et moral7 de Lol et dIla quelques pages plus loin et sattarde sur
Constantine et la demeure familiale, conformment la tradition du roman raliste du XIXe
1
Tzvetan Todorov, La lecture comme construction , Potique. Revue de thorie et danalyse littraires, n24,
Paris, Seuil, 1975, p. 419.
2
Rachid Boudjedra, Fascination, op. cit., p. 10-12.
3
Ibid., p. 12-13.
4
Ibid., p. 9.
5
Id.
6
Ibid., p. 37, 43, 95, 96, 159, 164. Voir aussi p. 160 et 224.
7
Ibid., p. 12-13, 53-55.
65
sicle. Parmi les quatre romans de notre corpus, Fascination est le seul texte souvrir ainsi
sur un chapitre liminaire qui remplit la fonction classique dintroduction des personnages.
Enfin, tous les textes du corpus mnagent un effet de suspens ou de surprise1 et
renforcent par suite lillusion rfrentielle. Mme Topographie idale pour une agression
caractrise o le dnouement est dvoil, la mort programme du personnage ( lenqute
prouvera plus tard quil navait jamais t gaucher2 ) napaise pas la curiosit du lecteur ; le
roman cre une srie dnigmes qui resteront irrsolues jusquau terme du rcit. la suite de
nombreux romans policiers, le texte ne divulgue pas demble le mobile du crime, son
droulement et lidentit des meurtriers. Seul le syntagme du titre pour une agression
caractrise met le lecteur sur la piste de lacte raciste. Lintrt romanesque dcoule de
cette attente anxieuse qui nat de lincertitude o se trouve le lecteur sur ce qui va arriver3 .
Ce dernier reste charg de reconstituer litinraire de la victime et de remdier aux dficiences
alarmantes de lenqute officielle.
Inscrit dans la longue ligne des romanciers, Rachid Boudjedra rend donc ses uvres
accessibles au plus grand nombre. Il adopte les rgles principales du genre division en
chapitres, titres de chapitres loquents et noue avec son lecteur un pacte fond sur un mode
de lecture participatif. Nanmoins, il sautorise quelques liberts avec le romanesque
traditionnel compliquant alors la tche du lecteur.
1
Voir ce propos Alain Montandon, Le parfum vert ou la curiosit du lecteur , La Lecture littraire. Actes du
colloque tenu Reins du 14 au 16 juin 1984, op. cit., p. 110-111.
2
Rachid Boudjedra, Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 7.
3
Charles Grivel, Production de lintrt romanesque. Un tat du texte (1870-1880), un essai de constitution de
sa thorie, Vol. II, The Hague-Paris, Mouton, 1973, p. 262.
66
B. RUPTURES AVEC CERTAINES NORMES DU ROMANESQUE TRADITIONNEL
Les textes boudjedriens samusent avec certaines attentes du destinataire virtuel : il les
trompe en scartant de modles littraires prexistants et en creusant lcart avec les canons
esthtiques en cours, constitutifs des normes sur lesquelles repose le romanesque traditionnel.
Il joue tout dabord sur la mise en espace du texte, en multipliant les paragraphes, avant de
diminuer deux effets de lecture : leffet de rel et leffet de vie1 dun personnage. Le
ralisme qui prside la narration de La Rpudiation, La Pluie, Fascination et Topographie
idale pour une agression caractrise va en tre branl.
La page romanesque nest pas seulement prsente en chapitres, mais galement en
paragraphes : ceux-ci permettent en principe de suivre le droulement de la pense en
signalant les ruptures thmatiques ou formelles, comme le passage du rcit au dialogue par
exemple. Or dans Topographie idale pour une agression caractrise, les discours rapports
au style direct sinsrent souvent dans le rcit sans retour la ligne ni tiret ni guillemet. Les
ordres et les interrogations verbales du commissaire, par exemple, sont introduits sans que
soient prciss les changements de locuteur2 :
Dailleurs il y a une pice du dossier qui a disparu je ne dis pas que cest vous oh !
non je nai pas de preuve mais vitez-moi cette subjectivit qui vous pend la peau
chaque fois que lon avance un peu jai limpression que quelquun essaye de
brouiller les pistes faites attention jen fais mon affaire de cette histoire cela sest
pass dans mon secteur et cela suffit pour que je fasse le ncessaire afin de tout
claircir cest comme si vous vouliez me contredire on a bien falsifi quelque
chose dans le dossier cette histoire dempreinte de chaussure dont la photographie a
t rempl. Mais qui a dit quil sest vanoui3 ?
Puis sesclaffa disant tout en bricolant un vieux modle rduit davion maintenant
a ne va pas seulement te servir qu pisser. [] Linfirmire dit il ny a personne
de plus habile dans tout le pays Nayez pas peur. Au fond cest une jeune femme
trs gentille Vous allez voir Ils restrent clous leur place4.
1
Vincent Jouve, LEffet-personnage dans le roman, op. cit., p. 108. Vincent Jouve lappelle aussi leffet-
personne par opposition leffet-personnel et leffet-pion .
2
Rachid Boudjedra, Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 122-123.
3
Ibid., p. 100-101.
4
Id., La Pluie, op. cit., p. 14, 78.
67
De plus, les paragraphes de Topographie idale pour une agression caractrise stendent
sur plusieurs pages et les ruptures attendues ne stablissent pas toujours. A contrario lauteur
dsagrge lextrme certains passages de La Rpudiation :
Riait-elle de ma dconfiture ?
Elle riait, amante prodigieuse, juste la dmarcation du rve et du quotidien [].
Aimait-elle mcouter dlirer ?
Oui, elle aimait ; ctait dailleurs ma seule faon de lmerveiller1.
Le narrateur semble dialoguer avec lui-mme. La ligne devient parfois vers et le texte
romanesque pome en vers libre :
Cigarettes innombrables.
La ville est verte comme un gros bourdon crissant.
Stridence aussi des criquets rendus fous par la dure clart de la lune.
Mettre un sommeil en travers de ta peau.
Et le ba-la-der,
Jusque vers un veil-bidonville.
Ma folie pointe ras dun pot de nuit carlate-garance-couleur fouet2.
Il ny aura pas deau pendant plusieurs jours dans toute la ville. Sauf dans la salle
dopration munie dun rservoir deau. Verrouille cette heure-ci par le directeur
tatillon de la clinique. Presque le sosie de mon vieil ami larchiviste. Qui tait fou
de souris surdoues et de labyrinthes compliqus. Sauf que le directeur lui avait
lomoplate plus saillante que la droite. [] Il jouait les frileux. Ne quittait jamais
son manteau. Mais tout le monde tait au courant de cette coquetterie quelque peu
dplace chez un homme trs svre. Dabord austre. Toujours grincheux.
Comme ronchon. [] Je souris. La laisse dire. Et si je lui racontais ma lamentable
premire fois ? Mes lamentables projets sentimentaux de lpoque ? Mon
1
Id., La Rpudiation, op. cit., p. 121 & 123.
2
Ibid., p.131.
3
Id.
4
Id., La Pluie, op. cit., p. 23.
68
lamentable dsir de. Vaudrait mieux pas. La mettre au courant des plus petits
dtails1 ?
Le sujet est spar de son verbe par un point, la proposition subordonne disjointe de la
principale, la relative coupe de son antcdent, lpithte loigne du nom quelle qualifie.
Le lecteur doit alors rassembler ces lments linguistiques et reconstituer des phrases telles
que la grammaire normative les conoit. Cette dislocation syntaxique mime le rythme de la
pense qui ne concide pas forcment avec la structure phrastique. Les points sont autant de
pauses que soctroie la narratrice dans sa rflexion. Elle adopte ce style non acadmique tout
au long de son journal, contrairement aux autres romans o lcriture ne rompt que
ponctuellement avec la syntaxe classique. Les mots se juxtaposent parfois sans rapport
apparent, notamment lorsque des souvenirs reviennent la mmoire et quand lmotion ou la
fatigue troublent la perception des choses et des tres :
1
Ibid., p. 79-80, 106.
2
Id., Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 69.
3
Id., Fascination, op. cit., p. 172.
4
Vincent Jouve, LEffet-personnage dans le roman, op. cit., p. 94.
5
Id.
69
souvenir des premires inondations me hante1 . Celle-ci est dailleurs tout fait consciente
quelle souffre dides fixes :
Une galerie de personnages peuple sa mmoire ; son esprit est habit par le pass et tout ce
qui lui est associ : le mrier3, le chat4, etc. Prisonnire de ses propres dmons, la narratrice de
La Pluie narrive plus crire :
Laccumulation de synonymes attire plus lattention sur le signifiant que sur le signifi.
Lcriture semble avancer par associations smantiques et phontiques. Les nombreuses
comparaisons introduites par comme donnent aussi limpression que le temps se fige et
que la narratrice narrive pas dpasser ses angoisses (notamment aux pages 42 et 43).
La rcurrence touche aussi La Rpudiation, car la mmoire tourmente de Rachid
lentrane dans un dlire obsessionnel :
Avais-je t lamant de Lela ? Zahir tait-il rellement mort ? Pour oublier ces
questions qui me hantaient continuellement et dont je connaissais les rponses, je
1
Rachid Boudjedra, La Pluie, op. cit., p. 16 et aussi p. 9-11, p. 14, 17, 25, 16.
2
Ibid., p. 48-49, 63.
3
Ibid., p. 22, 27, 59.
4
Ibid., p. 44, 45.
5
Ibid., p. 85.
6
Ibid., p. 56, 79, 80, 88-89, 108, 123.
70
partais nouveau dans un rcit []. [] mes dlires, en particulier ceux du petit
matin, qui mettaient en branle le songe et le rel et la laissaient pantelante
dincertitude quant ma rducation sentimentale, aprs la confirmation de la mort
de Zahir et la visite de Lela, ma demi-sur juive que javais failli violer un soir
[]1.
Les souvenirs de la mort du frre et de sa relation incestueuse avec sa demi-sur Lela ainsi
que les images du sang et du ftus, symboles de limpuret fminine et de lenfance saccage,
le poursuivent :
Limparfait itratif vient aussi figer le temps de lhistoire et place le rcit du ramadan hors
dune historicit. Les rcits-souvenirs se succdent, sans pouvoir tre dats.
Dans Fascination, par contre, les vnements sont dats. Les redondances telles que
lexplication du surnom Mol donn la prostitue bordelaise ou le rcit de la libration de la
mairie des Lilas, par exemple3, ne nuisent pas leffet de rel. En revanche, la prpondrance
des descriptions, souvent identiques, dans Topographie idale pour une agression
caractrise, ralentit fatalement la narration. Celles-ci ne remplissent plus leurs fonctions
habituelles : la fonction narrative, dune part, qui consiste caractriser des lieux et des
personnages et apporter de prcieux indices sur lhistoire et, dautre part, la fonction
informative grce laquelle un savoir sur le rel est communiqu. Le lecteur se perd dans les
dtails et senlise dans des phrases interminables :
Avec des plis et des replis trottinant travers un filet serr de lignes brises,
segmentes, parcelles et allant dans des directions diverses formant des entrelacs,
des enchevtrements, des fouillis et des chevauchement tellement difficiles
interprter que dans les couloirs de certaines stations, souvent face la porte
principale, on a install des dispositifs lectriques qui permettent une lecture plus
facile de la carte dautant quelle est lumineuse, seulement pour en arriver l il faut
savoir appuyer sur le bouton adquat ; et une fois ou deux il est rest devant ces
appareils illuminant des graphismes fabuleux sarrtant l ou l mais dune faon
nette et surtout arbitraire, et steignant aussi vite pour laisser place dautres
itinraires se modulant, serpentant et avanant en une gicle phosphorescente et
colorie de vert, de bleu, de rouge, selon la direction, le numro de la ligne et la
destination de celui qui a appuy sur le bon bouton4.
1
Id., La Rpudiation, op. cit., p. 178, 240.
2
Ibid., p. 24, 88, 92.
3
Id., Fascination, op. cit., p. 91, 194, 227.
4
Id., Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 110-111.
71
La description devient tellement prcise quelle relve de lanatomie de lobjet1 . Celle des
pigeons qui prennent possession des places publiques dans Le Dmantlement envahit
lespace narratif au dtriment de lintrigue romanesque. Les oiseaux ne constituent pas en
effet un indice, indice valant pour les vnements ultrieurs du rcit, ou indice rappelant un
vnement antcdent2 . Le rcit stagne et joue avec la patience de son lecteur atteint dun
vertige de lexhaustif3 . propos dun passage de LEscargot entt4, Bahia Nadia Ouhibi-
Ghassoul se demande mme sil est encore possible de parler de description : Sagit-il dune
description ? Non, car on ny montre rien ! numration dobjets htroclites5. Le lecteur,
dcontenanc, nimagine plus la chose mais ne voit que le signe qui la suggre :
[L]e lecteur sent quil lui faut adopter une autre attitude : il va tenter dinterprter
le texte, de linsrer dans un systme rfrentiel plus adquat. Plutt que dignorer
le caractre fictionnel du texte et de chercher le relier son exprience
quotidienne du rel , il dcide de lire la fiction comme une fiction []6.
Lauteur dnonce donc ses propres mcanismes textuels et les stratagmes lorigine de
lillusion rfrentielle.
Topographie idale pour une agression caractrise contrecarre l effet de vie du
personnage, dfini comme suit :
Le mode de dsignation des protagonistes rejoint celui des Nouveaux Romanciers : lauteur
tente de vider ses caractres de leurs attributs : nom, tat civil, physique, caractre ou vcu8
Lmigr, priv de nom propre, est dsign par de simples initiales comme K. du
1
Bahia Nadia Ouhibi-Ghassoul, Lcriture dans luvre de Boudjedra , Rachid Boudjedra. Une potique de
la subversion, tome I : Autobiographie et Histoire, op. cit., p. 92.
2
Philippe Hamon, Du Descriptif, Paris, Hachette Suprieur, 1993, coll. Hachette universit. Recherches
littraires , p. 106.
3
Jean Ricardou, Le Nouveau roman, Paris, Seuil, 1973, coll. crivains de toujours , p. 124-125.
4
Rachid Boudjedra, LEscargot entt, Paris, Denol, 1977. Nous travaillons sur sa rdition : Paris, Gallimard
1985, coll. Folio , p. 88.
5
Bahia Nadia Ouhibi-Ghassoul, Lcriture dans luvre de Boudjedra , Rachid Boudjedra. Une potique de
la subversion, tome I : Autobiographie et histoire, op. cit., p. 92.
6
Id.
7
Ibid., p. 108.
8
Voir Nicole Bothorel, Francine Dugast, Jean Thoraval, Les Nouveaux romanciers, Paris, Bordas, 1976, p. 113-
121.
72
Chteau1, ou par des noms communs qui le dshumanisent. Si le personnage nest pas peru
comme vivant, il ne peut faire lobjet dinvestissement affectif de la part du lecteur. Sans nom
propre, indicateur privilgi dindividualit, il reprsente moins une personne quun type
dindividu : un travailleur migr. Aussi son bagage, symbole du voyage et de lexil, ne le
quitte-t-il pas :
Avachie, vieille, fragile, la peau tachete et ride, la valise reprsente par mtonymie son
propritaire dont aucun portrait ne nous permet dimaginer les traits. Succde ensuite cette
description dtaille celle du pantalon, aussi longue que la premire :
On apprend toutefois, un peu plus loin, que les jambes de lhomme sont maigres, son buste
dcharn et quil est couvert dun bleu de chauffe propre aux ouvriers. Mais force est de
constater que la description semble loigner le lecteur du protagoniste en centrant son
attention sur la lumire, les couleurs et les perspectives.
Une longue parenthse sur les sources de lumire4 souvre ensuite, laquelle
succdent quelques lignes sur le bleu de travail que le lecteur avait presque oubli : et lui
battant les flancs comme sil se ft agi dun burnous en laine crue ou bien au contraire
marron, mais fonc, trs fonc couleur de caf colombien []5. Apparat alors une autre
digression sur laffiche publicitaire du caf6. Enfin, le narrateur clt cette exposition du
personnage principal par la description du petit bout de papier quil tenait serr entre le
1
Franz Kafka, Le Chteau [1re d. : 1938] (traduit de lallemand par Alexandre Vialatte), dans uvres
compltes, tome I, Paris, Gallimard, 1989, coll. Bibliothque de La Pliade , p. 491-808.
2
Rachid Boudjedra, Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 7.
3
Ibid., p. 9.
4
Ibid., p. 10-11.
5
Ibid., p. 11.
6
Id.
73
pouce et lindex de la main droite1 . Certes, le narrateur est prolixe sur certains objets de
limmigr, mais ceux-ci ne confrent point celui-ci dpaisseur psychologique ni de statut
psychosociologique. Le lecteur croule sous une avalanche de dtails qui rend difficile le
parcours de lecture puisque les rares informations sur limmigr sont distilles dans le rcit.
En outre, le rcit offre de ce dernier une image dcousue, en raison de la concurrence
des voix :
[L]essentiel, cest quil voit quil a de la sympathie pour lui et puis zut ! tiens mon
vieux je vais taccompagner jusquau quai tu nauras plus qu y attendre la rame
mais il faut nous presser []. Et lautre disant mais si mais si mais si je vous
assure cest bien lui je le reconnais enfin cest difficile de le reconnatre mais jen
suis sr ah ! a il naurait jamais quitt sa valise []2.
Les discours oraux des tmoins, rapports directement dans la narration sans quaucun signe
de ponctuation ne vienne les subordonner au rcit du narrateur, menacent dinvalider le point
de vue du narrateur et du chef de police. Plusieurs personnes ont en effet crois le chemin
du malheureux et parfois chang avec lui quelques mots : un tudiant , un joueur de
flipper , une gamine (appele aussi la jeune fille ), un voyeur , une vieille femme,
un compatriote et mme un clochard dont ltat divresse nincite pas croire les allgations.
Leurs paroles sont discrdites par le commissaire qui leur reproche leur manque de fiabilit :
Celui-ci conteste aussi les conclusions de son inspecteur qui sobstine nier lvidence4 .
Les ngligences et les incertitudes policires finissent par semer une totale confusion dans
lesprit du lecteur confront un tre fuyant : Cela ne tient pas debout mais vous pataugez
vous faites du surplace [] quest-ce que vous me racontez l mais lisez le rapport que nous
avons reu ce sujet il est explicite [] des ragots ah ! a oui jen ai mais des preuves rien
[]5 , peste le charg denqute. Dailleurs, votre inspecteur il ma demand daffirmer
1
Ibid., p. 13.
2
Ibid., p. 30, 107.
3
Ibid., p. 26-27. Labsence de ponctuation relve dun choix auctorial.
4
Ibid., p. 27.
5
Ibid., p. 46-47.
74
quexceptionnellement, ce jour-l, jen portais des bas. Mais cest faux1 ! , proteste une
femme outre. Les tmoins proposent, de plus, des versions contradictoires, incertaines et
fausses. Une vieille fabulatrice fait par exemple circuler une rumeur selon laquelle il serait
tout simplement un fakir et que dans sa valise il porte une fillette dcoupe en plusieurs
morceaux et quil reconstitue en un tournemain2 . Le narrateur ne fournit au lecteur que des
hypothses, des dcouvertes partielles qui ne lui permettent pas de dcouvrir la vrit.
Lhistoire pitine dans les lenteurs de lenqute. Les interrogatoires ne mnent nulle part ou
de mauvaises pistes.
En dfinitive, cette pluralit de points de vue bouleverse la conception traditionnelle
du personnage. Ce dernier ne remplit plus correctement sa fonction de mdiateur : le lecteur
ne peut sidentifier un tre sans identit. Cela signifie, dans la terminologie de Vincent
Jouve, que leffet-personne3 sattnue au profit de leffet-personnel : le personnage est
un pion narratif sur lchiquier du texte pour reprendre une de ses mtaphores4 ; il sagit de
prvoir ses mouvements et de lapprhender comme indice dun projet smantique. Le texte
prive ainsi le destinataire du plaisir romanesque de la projection. Comme chez les Nouveaux
Romanciers, le personnage nest plus le support de lintrigue et le sujet de laction. Cette
dcomposition du personnage correspond une conception moderne de lindividu : le
personnage ne reprsente plus une personne, il ne constitue plus un caractre. De sujet il
devient objet. Limmigr ne fait-il pas en effet lobjet dune enqute, lobjet de toutes les
discussions et lobjet de la haine de criminels racistes ? Cette vision du personnage rejoint
celle dAlain Robbe-Grillet dans Pour un nouveau roman o il considre que lpoque de
lapoge de lindividu acheve le hros na plus de raison dtre : Le roman parat
chanceler, ayant perdu son meilleur soutien dautrefois, le hros. Sil ne parvient pas sen
remettre, cest que sa vie tait lie celle dune socit maintenant rvolue5. La vision du
monde a chang : la logique des choses napparat plus juste et universelle6 , lunivers
stable, cohrent, continu, univoque, entirement dchiffrable7. Le lecteur de Topographie
idale pour une agression caractrise tente en vain dlucider laffaire et dclaircir les
zones dombre de lenqute. Mais le roman le renvoie son impuissance : il le droute sans
cesse et lentrane dans un tissu narratif complexe.
1
Ibid., p. 131.
2
Ibid., p. 62.
3
Vincent Jouve, LEffet-personnage dans le roman, op. cit., p. 92-107.
4
Ibid., p. 92.
5
Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Les ditions de Minuit, 1961, coll. Critique , p. 28.
6
Ibid., p. 31.
7
Id.
75
Certes, Rachid Boudjedra sinsurge contre le classicisme romanesque dans
Topographie idale pour une agression caractrise et ne saccommode pas de la rigueur
linaire du rcit balzacien. Mais il ne saffranchit pas pour autant dans ses autres fictions des
modles romanesques dominants. Celles-ci refltent une appropriation des techniques
littraires caractristiques des grands romans ralistes ou naturalistes du XIXe sicle. Lauteur
samuse seulement subvertir certains procds : il brouille la lisibilit en fragmentant la
structure en de multiples rcits, affaiblit leffet de rel et va mme jusqu saper le processus
didentification (au sens large) dans Topographie idale pour une agression caractrise.
Pour ce dernier roman, on peut par consquent affirmer que lhorizon dattente de luvre a
radicalement chang : son criture romanesque sinspire des nouvelles innovations
stylistiques du XXe sicle, notamment du Nouveau Roman.
Il se produit donc un cart esthtique entre lhorizon dattente du lecteur virtuel de La
Rpudiation ou de Linsolation et les dispositions et habitudes du public rel, celles-ci variant
dans lespace et dans le temps. Nous rcusons avec Wolfgang Iser la thorie de lcart
formule par les structuralistes : ces derniers affirment que lcart esthtique serait la
condition principale de la poticit1. Or lcart ne peut plus se rapporter exclusivement
une norme linguistique postule et par lui viole ; il doit tre situ par rapport aux normes
dattente2 , ce qui revient finalement examiner les modles littraires que nous supposons
lorigine des normes dattente.
Les attentes du lecteur virtuel de Rachid Boudjedra, romancier prolifique depuis 1969
jusqu nos jours, slaborent en fonction des modles littraires les plus connus et
reprsents. Nous reprenons au bout du compte les mmes normes que Wolfgang Iser dans
LActe de lecture : le roman raliste du XIXe sicle, de type balzacien, o les personnages et la
logique narrative tendent crer une illusion de vie.
Lexprience que dcrit Iser est pour lessentiel celle dun lecteur savant plac
devant des textes narratifs appartenant la tradition raliste et surtout au
modernisme. Cest en effet la pratique des romans du XXe sicle, lesquels
renouent dailleurs avec certaines liberts courantes au XVIIIe sicle, cest
lexprience de leurs intrigues relches et de leurs personnages sans consistance,
parfois mme sans nom, qui permettent danalyser, rtrospectivement en somme,
la lecture (normale) des romans du XIXe sicle et de la littrature narrative en
gnral3.
1
Voir Wolfgang Iser, LActe de lecture, op. cit., p. 164.
2
Ibid., p. 167.
3
Antoine Compagnon, Le Dmon de la thorie. Littrature et sens commun, Paris, Seuil, 1998, coll, La
couleur des ides , p. 164.
76
Certes, certains romans du XVIIIe sicle proposent dj des fictions o la vraisemblance et la
vrit romanesque ne sont pas respectes. Ainsi le narrateur dans Jacques le fataliste de
Diderot, par exemple, anticipe sur la curiosit de son interlocuteur en commenant lhistoire
par un jeu de questions-rponses : Comment staient-ils rencontrs ? Par hasard, comme
tout le monde. Comment sappelaient-ils ? Que vous importe ? []1 Il va lencontre du
romanesque traditionnel, cest--dire des constantes du genre.
Notre dmonstration part donc du principe que les lecteurs de La Rpudiation, de La
Pluie et de Fascination cherchent reconstituer un schma narratif cohrent, complet et
linaire. Lhorizon dattente de Topographie idale pour une agression caractrise semble
en revanche diffrent. Les normes ont chang : celles du Nouveau Roman, du roman moderne
et contemporain, guident dsormais le lecteur boudjedrien dans son aventure. Le roman
raliste devient alors hors norme.
Linfluence hgmonique du modle raliste ou naturaliste a tendance nous faire
oublier que ces types de fiction ne constituent que des sous-genres. Le genre romanesque
nest pas astreint des rgles de cohrence, de linarit ou de ralisme ; son schma narratif
peut tre incomplet et ses personnages dinsignifiantes figures ou de fugitives ombres Tout
dpend du modle littraire quon slectionne comme norme : loriginalit dune uvre ne se
juge quen rapport dautres crations. Aussi notre travail repose-t-il sur le mme prsuppos
que ltude de Wolfgang Iser (analyse ici par Antoine Compagnon) :
Cest aussi une ide formule expressment par Umberto Eco : Le roman contemporain,
tissu de non-dit et despaces vides, confie la prvision du lecteur des promenades
[infrentielles] bien plus aventureuses3. En dautres termes, le roman moderne exige de la
part de son lecteur une plus grande coopration interprtative et recourt des scnarios
communs ou intertextuels4 pour avancer des hypothses sur la fabula.
1
Denis Diderot, Jacques le fataliste et son matre, op. cit., p. 25.
2
Antoine Compagnon, Le Dmon de la thorie, op. cit., p. 164.
3
Ibid., p. 152.
4
Umberto Eco, Lector in fabula, op. cit., p. 151.
77
Conclusion
1
Ibid., p. 48.
2
Ibid., p. 49.
3
Ibid., p. 48.
4
Ibid., p. 197-198.
5
Wolfgang Iser, LActe de lecture, op. cit., p. 289.
6
Aussi Wolfgang Iser, soucieux de rappeler le rapport quentretient luvre avec lextrieur, a-t-il combin les
tudes formalistes lapproche phnomnologique. Voir, ce propos, Antoine Compagnon, Le Dmon de la
thorie, op. cit., p. 159. Il faut rappeler que le formalisme ne suffisait plus la critique, car celui-ci bannit le
lecteur en prconisant vivement le retour au texte dans son immanence, comme lexplique Tzvetan Todorov :
[U]n autre principe adopt ds le dbut par les formalistes, cest de mettre luvre au centre de leurs
proccupations ; ils refusent lapproche psychologique, philosophique ou sociologique qui rgit alors la critique
littraire russe. (Thorie de la littrature. Textes des Formalistes russes (runis, prsents et traduits par
78
qui vont suivre prolongeront cette tude des mcanismes de la lecture et du fonctionnement
littraire travers une description prcise du rle assign au destinataire.
Tzvetan Todorov, prfac par Roman Jakobson, Paris, Seuil, 1965, coll. Tel Quel , p. 16.) Le formalisme
russe, dans les annes 1915 1930, postule non seulement lautonomie de luvre littraire mais aussi celle de la
science de la littrature qui exige une approche spcifique. Le New Criticism anglo-amricain qui se dveloppe
paralllement au structuralisme tchque des annes davant-guerre ne considre que le texte en soi. Les New
Critics dveloppent la mthode du close reading, une lecture microscopique du texte considr comme un tout
indpendant et organique, comme une unit construite de parallles, de contrastes, de paradoxes (Bruno
Tritsmans, Introduction , Introduction aux tudes littraires, Mthodes de texte, op. cit., p. 17) ; ils ne sen
tiennent pas qu la description et au gnral, ils visent aussi le singulier et proposent des tudes de texte
dtailles. De plus, les modles auxquels aboutit ltude des structures sont trop gnraux ou incomplets et
narrivent pas rendre compte de loriginalit de luvre. Le structuralisme, attach aux rgularits littraires,
devient par consquent une mthode dapproche insuffisante. Les critiques ont en somme dlaiss la rception
vritable de luvre au profit des lecteurs idels : Loin de favoriser lmergence dune hermneutique de la
lecture, la narratologie et la potique, quand il leur est arriv de faire la part du lecteur dans leur analyse, se sont
contentes dun lecteur abstrait, ou parfait , estime Antoine Compagnon [Le Dmon de la thorie, op. cit., p.
152]. Lessoufflement des approches structuralistes qui rduisent le texte une srie de formes contribue donc
dvelopper lintrt autour de la perception du texte par le lecteur. En dfinitive, lattrait de la dmonstration de
Wolfgang Iser, []minemment dialectique, guide par un sage souci dquilibre , rside dans le fait quelle
prend vraiment en compte la structure du texte et linterprtation plus ou moins libre du lecteur.
79
DEUXIME PARTIE
LE RLE DU LECTEUR
80
Introduction
Michal Riffaterre
Umberto Eco
Selon Umberto Eco, le profil intellectuel dun lecteur virtuel se dvoile travers
les diffrentes tches quil est somm daccomplir au cours de sa coopration textuelle .
[P]ar coopration textuelle, on ne doit pas entendre lactualisation des intentions du sujet
empirique de lnonciation, mais les intentions virtuellement contenues par lnonc3 , la
coopration tant un phnomne qui se ralise entre deux stratgies discursives et non
entre deux sujets individuels. Cest le postulat dont partent toutes les thories modernes de la
lecture. Le rle que le lecteur joue au sein du texte se dtermine partir des structures :
luvre littraire contraint le destinataire reconstituer du sens dans des conditions
dactualisation quelle porte en elle-mme. En dautres termes, le rcepteur ragit des
parcours qui lui sont imposs et qui sont les mmes pour tous.
Dans la ligne des travaux dUmberto Eco qui a mis en place un systme danalyse du
rle du lecteur et plus prcisment de celui dun Lecteur Modle4 qui rpondrait
correctement toutes les sollicitations dun texte , nous dterminerons les comptences que
le texte lui enjoint de matriser, les nombreuses activits de ce dernier, avant de mettre en
valeur les espaces, limits, de sa libert interprtative. Il apparat, au cours de ce
1
Michal Riffaterre, La Production du texte, op. cit., p. 10.
2
Umberto Eco, Lector in fabula, op. cit., p. 76.
3
Ibid., p. 78.
4
Ibid., p. 68.
81
dveloppement, que les romans du corpus contrlent fortement la coopration textuelle et ne
la laissent que rarement se transformer en libre aventure interprtative.
Nous nous appuierons essentiellement, pour asseoir notre dmonstration, sur le modle
smiotique au sens large de thorie des signes de la lecture dveloppe dans Lector in
fabula dont lobjet est le phnomne de la narrativit exprime verbalement en tant
quinterprte par un lecteur cooprant1 , phnomne qui vise dcrire les mouvements de
lecture que le texte impose2 :
Quand, entre 1958 et 1962, jcrivais Opera aperta (traduit en 1965 en franais
sous le titre Luvre ouverte), je voulais comprendre comment une uvre dart
pouvait dun ct postuler une libre intervention interprtative de la part de ses
destinataires et de lautre prsenter des caractristiques structurales descriptibles
qui stimulaient et rglaient lordre de ses interprtations possibles. Comme je lai
appris plus tard, je faisais de la pragmatique du texte sans le savoir, du moins ce
que lon appelle aujourdhui la pragmatique du texte ou esthtique de la rception3.
Son analyse rejoint effectivement sur certains points celle de Wolfgang Iser, puisquelle
sintresse leffet esthtique et quelle ancre sa thorie dans le texte et non dans les
jugements historiques du lecteur.
1
Ibid., p. 7.
2
Depuis Lector in fabula, les critiques prennent de plus en plus en compte le rle du lecteur, dveloppant ainsi
une science de la lecture ou une Smiologie de la lecture : Les analyses smiologiques sont dues
principalement Ph. Hamon et M. Otten. Dveloppes dans les annes 1980, elles reposent sur la volont
dtudier la lecture partir du dtail du texte. Il nest plus ici question de grands modles thoriques, mais
danalyses ponctuelles, toujours trs fines, qui mettent en vidence telle ou telle caractristique de lacte de
lecture (Vincent Jouve, La Lecture, op. cit., p. 6). Michel Otten constate que ce sont les bouleversements
apports la notion de texte comme entit ouverte diverses interprtations qui ont amen les critiques et
crivains, comme Paul Valry, Maurice Blanchot, Roland Barthes et Jacques Derrida, se pencher sur le rapport
entre le texte et le lecteur. Il propose une mthodologie concrte de lacte de lecture qui consiste analyser trois
champs qui sont en constante interaction : le texte lui-mme comme ensemble de signifiants interprter, le
texte du lecteur amen mettre en uvre une srie de codes culturels et la rencontre du texte et de son lecteur.
Le troisime champ danalyse, le plus important, examine comment le sens se cre, comment les hypothses
smantiques viennent lesprit du lecteur. Voir Michel Otten, Smiologie de la lecture , Introduction aux
tudes littraires. Mthodes du texte, op. cit., p. 340.
3
Umberto Eco, Lector in fabula, op. cit., p. 5.
82
CHAPITRE I
LES COMPTENCES DU LECTEUR
Lauteur se donne pour objectif de requrir aux comptences existantes de son lecteur, en
ordonnant le cours de sa lecture.
Nous avons prfr le terme de comptence (utilis par Catherine Kerbrat-Orecchioni,
Umberto Eco ou encore Linda Hutcheon3) ceux de code, dencyclopdie, de rpertoire ou de
texte du lecteur linstar de Jean-Louis Dufays4, nous pensons que le terme
d encyclopdie5 suppose des connaissances vastes et rudites et postule la ncessit dun
savoir modle qui relve de lutopie. Quant celui de rpertoire , concept de Wolfgang
Iser6, il est trop technique et sous-entend que le lecteur devrait possder un savoir spcialis.
Ensuite, la mtaphore texte du lecteur7 (Michel Otten) laisse penser que les
1
Grald Prince, Remarques sur les signes mtanarratifs , Degrs. Revue de synthse orientation
smiologique. Linguistique, rhtorique, idologie , n 11-12, Bruxelles, Andr Helbot, 1977, p. e. 1.
2
Jean-Paul Sartre, Situations II, Paris, Gallimard, 1951, p. 118.
3
Catherine Kerbrat-Orecchioni, Lironie comme trope , Potique. Revue de thorie et lanalyse littraires,
n41, Paris, Seuil, fvrier 1980, p. 116 ; Linda Hutcheon, Ironie, satire, parodie. Pour une pragmatique de
lironie , Potique. Revue de thorie et danalyse littraires, n 46, Paris, Seuil, avril 1981, p. 140-155 ;
Umberto Eco, Lector in fabula, op. cit., p. 67 : Pour organiser sa stratgie textuelle, un auteur doit se rfrer
une srie de comptences (terme plus vaste que connaissances de codes) qui confrent un contenu aux
expressions quil emploie .
4
Voir Jean-Louis Dufays, Strotype et lecture, op. cit., p. 49-50.
5
Umberto Eco utilise ce terme pour dsigner lensemble des comptences (Lector in fabula, op. cit., p. 95-96).
6
Wolfgang Iser, LActe de lecture, op.cit., p. 99-160.
7
Michel Otten, Smiologie de la lecture , Introduction aux tudes littraires. Mthodes du texte, op. cit.,
p.340-350.
83
connaissances relvent exclusivement de lcrit, ce qui nest pas forcment le cas. Enfin, le
mot code (privilgi par Roland Barthes et Jean-Louis Dufays1) dsigne seulement un
savoir et ne souligne pas la capacit du lecteur convoquer celui-ci. Certes, lacte de lire
exige du lecteur des connaissances ; encore faut-il quil sache y recourir bon escient. Seul le
terme de comptence souligne, notre avis, laptitude du lecteur mobiliser un type de
savoir, linguistique et littraire, afin que celui-ci ralise un nonc.
1
Roland Barthes, S/Z, Paris, Seuil, 1970, coll. Points ; Jean-Louis Dufays, Strotype et lecture, op. cit.,
p.50-51.
84
A. COMPTENCES LINGUISTIQUES
Le texte exige naturellement, pour tre dchiffr, que son lecteur dispose dun certain
nombre de comptences linguistiques. Celles-ci dpassent la simple matrise des rgles
lexicales et syntaxiques quUmberto Eco appelle le dictionnaire de base1 matrise
minimale du code linguistique et les rgles de co-rfrence2 qui permettent de
comprendre les expressions dictiques et anaphoriques. Lemploi dun vocabulaire spcialis
exige du lecteur des connaissances dans des domaines extralittraires, notamment en sciences
humaines, car lcriture de Rachid Boudjedra se nourrit de toutes les formes du savoir
humain, de la philosophie, de la smiologie (science gnrale des signes3), de la sociologie et
surtout de la psychanalyse Le romancier algrien aime rcuprer, assimiler et se faire
lcho de la modernit :
Lintrt de lauteur pour les thories de Sigmund Freud et de ses disciples se manifeste dans
La Rpudiation et La Pluie travers le choix de caractres atteints de nvrose : les deux
narrateurs, conscients de leurs troubles affectifs et motionnels, luttent contre leur dlire et
leurs ides fixes sans pour autant parvenir sen librer.
Confins dans leur chambre, ils se replient sur eux-mmes dans une sorte despace
ftal5 : jtais comme atteint damaurose : papules en travers de mes paupires6 , dclare
le narrateur de La Rpudiation, persuad de souffrir du complexe ddipe depuis
l inceste7 commis avec sa sur. Cest pourquoi Cline loblige suivre une catharsis
thrapeutique8 , terme de psychanalyse qui dsigne une raction de libration ou de
1
Umberto Eco, Lector in fabula, op. cit., p. 96.
2
Ibid., p. 97.
3
Rachid Boudjedra possde une excellente connaissance des dcouvertes les plus rcentes de la smiologie. Voir
Hafid Gafati, Boudjedra ou la passion de la modernit, op. cit., p. 69-71.
4
Rachid Boudjedra, partir de la dchirure (propos recueillis par C.P.), LHumanit. Organe du parti
communiste franais, n 13438, 4 novembre 1987, p. 25.
5
Charles Bonn, Le retournement de quelques clichs de lexotisme et le statut du dire littraire maghrbin chez
trois romanciers algriens de langue franaise : Yacine Kateb, Mourad Bourboune et Rachid Boudjedra ,
Exotisme et cration, op. cit., p. 138.
6
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p.17.
7
Ibid., p. 246.
8
Ibid., p. 236.
85
liquidation daffects longtemps refouls dans le subconscient et responsables dun
traumatisme psychique. Le recours constant au vocabulaire scientifique de la biologie, de la
mdecine et de la psychanalyse ncessite donc de la part du destinataire la matrise dun
lexique qui outrepasse celle du langage courant.
Elle tenait mettre de grandes distances entre elle et les autres. Instinctivement. Je
compris du premier coup. Toute petite. Instinctivement aussi. Je compris que je
navais rien attendre de ce pre-l. Ni de cette mre-l non plus qui ne voulait pas
se faire piger par la passion des choses4.
Les parents nont pas russi combler un vide affectif, en partie lorigine de sa nvrose
perptuelle. Son inhibition primordiale5 , survenue lors de sa pubert, relve aussi dune
psychopathologie grave paralysant lactivit normale sous leffet dune reprsentation ou dun
1
Id., La Pluie, op. cit., p. 14, 17, 19, 35, 42, 46, 54, 128-129.
2
Ibid., p. 23.
3
Ibid., p. 20.
4
Id.
5
Ibid., p. 30.
86
sentiment dans la dpression. Des perversions innombrables saccagent ma conscience1 ,
dclare-t-elle. Terme usuel et savant, la perversion est prendre au sens fort : cest une
anomalie pathologique des tendances physiologiques, affectives et morales, se traduisant par
des comportements tranges, immoraux et antisociaux. Compte tenu du mal-tre des locuteurs
dans La Pluie et dans La Rpudiation, extrmement attentifs leur propre sant mentale, ces
termes polysmiques obligent donc le lecteur interprter les mots en fonction de leur
contexte et explorer les diffrents niveaux de sens, effectuer ce quUmberto Eco appelle
un reprage des slections contextuelles et circonstancielles2 .
Le narrateur dans Topographie idale pour une agression caractrise pose sur les
choses un point de vue scientifique :
Le glossaire de la physique et de la chimie permet ici de raliser une analogie entre la froideur
mtallique dun lieu et linhumanit de ses occupants. Le personnage est agress par les
couleurs, les lumires et les odeurs ; aussi le lecteur qui suit les pripties du voyageur se
trouve-t-il son tour au centre de ces vibrations lectromagntiques qui agrmentent
laventure bouleversante dun homme venu dune autre dimension4 , accoutum aux
couleurs douces et aux parfums naturels de son pays.
Par les considrations annexes et accessoires sur la forme et la matire des lments,
comme la symtrie des wagons, le mtro apparat comme un univers dnu de vie et
dhumanit :
Mais la symtrie est partout : par exemple, les petits panneaux publicitaires scells
aux tubes en acier soutenant lensemble de larmature se font face deux par deux et
vantent les mmes produits ; il en est de mme des portes se faisant face, quatre de
chaque ct []5.
1
Ibid., p. 54.
2
Umberto Eco, Lector in fabula, op. cit., p. 97.
3
Rachid Boudjedra, Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 58, 63, 94.
4
Giuliana Toso Rodinis, Lironie dans luvre de Rachid Boudjedra, comme une double forme de
lexotisme , Exotisme et cration, op. cit., p. 150.
5
Rachid Boudjedra, Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 74.
87
Le narrateur examine scrupuleusement les formes (carrs, rectangles, losanges, etc.)1 du
mtro, ses lignes2 , ses plans3 et ses cercles concentriques4 , avant de constater que
les lignes se coupent au mpris de toutes les lois gomtriques5 et que ce manque de
rigueur ne semble proccuper personne parmi les usagers : le mtro abrite pourtant 345
stations et 200 km de couloirs et il transporte 4 millions de voyageurs par jour6 ! . Le champ
lexical des mathmatiques et de la gomtrie envahit le discours. Les connaissances
linguistiques ne se limitent plus au langage usuel ; ds lors, le lecteur virtuel se distingue du
narrataire degr zro7 dont la comptence linguistique se borne au vocabulaire standard.
Mais ces connaissances lexicales ne permettent pas toujours dlucider le sens du
texte. Au contraire, elles font apparatre le monde dans toute sa complexit et le lecteur
narrive plus cerner le rel. Les mots, mme savants et rares, nattnuent pas forcment la
distance entre lide et la chose. Noy dans une surenchre de termes spcialiss, le lecteur
plonge dans un dlire verbal. Le vocabulaire est porteur dune frnsie confuse qui convient
au drglement mental des personnages boudjdriens prisonniers dun univers dont les rgles
leur chappent8 . Ainsi, la narratrice de La Pluie recourt au lexique gomtrique afin
dexprimer la sensation de vertige qui ltreint : Cercles du temps se dglinguant en mille
segments. Vides ne se remplissant jamais. Gomtries obtuses9. La femme ne comprend
plus elle-mme ce rsum implacable de toute une vie10, car les mots se sont vids11
de leur sens. Les images sont devenues si abstraites et mtaphoriques que le lexique
gomtrique ne sert plus un nonc scientifique mais un discours potique.
Lauteur exploite alors toutes les ressources du langage : Mes yeux errent dans
labsence et lennui transforme la plupart de mes nerfs en un paquet mal fagot12 ! Il rejette
les clichs de langage et rinvente lexpression avoir les nerfs en pelote en jouant sur le
signifi de la pelote qui se mtamorphose en un paquet mal fagot . Il cre aussi des
1
Ibid., p. 20.
2
Id.
3
Id.
4
Id.
5
Id.
6
Id.
7
Grald Prince, Introduction ltude du narrataire , Potique, op. cit.
8
Lila Ibrahim-Ouali, Rachid Boudjedra. criture potique et structures romanesques (prface de Rachid
Boudjedra), Clermont-Ferrand, Universit de Blaise-Pascal. Association des publications de la facult des
Lettres et Sciences humaines, 1998, coll. Littratures , p. 194.
9
Rachid Boudjedra, La Pluie, op. cit., p. 87.
10
Ibid., p. 87.
11
Ibid., p. 86.
12
Ibid., p. 29.
88
nologismes1 : [i]mmoleste2 , compos du prfixe im- et de ladjectif molest ,
moins que ce soit un mot-valise cr partir des verbes immoler et molester ; carmeurs3 ,
du substantif carme auquel lauteur a accol le suffixe -eur ; ambulations4 du latin
ambulare se promener qui procde la fois de ladjectif ambulatoire et du nom
dambulation ; dvorations flaminaires5 dont le premier mot dvoration drive du
verbe dvorer et dont le deuxime terme drive du latin flare qui signifie souffler ;
nyloniss6 labor partir du substantif ; intuitionner7 cr aussi partir du nom
commun, etc.
Ces inventions sont toutefois rares, compares aux nombreuses associations lexicales
qui surprennent rgulirement le lecteur : solitude poisseuse, admiration poisseuse,
simiesques haridelles, mur rtif, savonneuse altration8 La comptence encyclopdique
nest plus daucun secours au destinataire et celui-ci peut interprter librement ces alliances
verbales indites. La fascination de lauteur pour les mots et leurs agencements insolites
contamine le rcepteur incit suspendre sa lecture. Laccent est dsormais plac sur le style
et non sur le message. Le lecteur virtuel de notre corpus apparat ds lors comme un lecteur
averti dont le savoir et la sensibilit littraires vont lui permettre dapprcier le jeu sur les
signifis et les signifiants.
1
Nous reprenons, en le compltant, le relev des nologismes effectu par Lila Ibrahim-Ouali (op. cit., p. 192).
2
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 18.
3
Ibid., p. 23.
4
Ibid., p. 163.
5
Id., Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 11.
6
Ibid., p. 53-54.
7
Id., La Pluie, op. cit., p. 111.
8
Id., La Rpudiation, op. cit., p. 23, 46, 142, 186.
89
B. COMPTENCES INTER ET INTRA-TEXTUELLES
Roland Barthes
Il implique que lunit minimale du langage potique est au moins double (non au
sens de la dyade signifiant-signifi, mais au sens de une et autre), et fait penser au
fonctionnement du langage potique comme un modle tabulaire dans lequel
chaque unit (dsormais ce mot ne peut semployer quentre guillemets, toute unit
tant double) agit comme un sommet multidtermin5.
Le texte potique est double, il se lit comme on regarde un tableau : dans tous les sens. [L]e
mot est mis en espace : il fonctionne dans trois dimensions (sujet-destinataire-contexte)
1
Roland Barthes, S/Z, Paris, Seuil, 1970, coll. Points. Essais , p. 15.
2
Nous donnons un sens plus large cette expression dUmberto Eco, pour qui la comptence intertextuelle
[] reprsente un cas spcial dhypercodage et tablit ses propres scnarios. (Umberto Eco, Lector in fabula,
op. cit., p. 101) Cette comptence consiste reconnatre et connatre tous les phnomnes dintertextualit, les
formes et la thmatique duvres antrieures, les divers scnarios possibles, les diffrentes rgles du genre et
percevoir les allusions des textes prcis.
3
Umberto Eco, Lector in fabula, op. cit., p. 5.
4
Voir Julia Kristeva, Smitik. Recherches pour une smanalyse, Paris, Seuil, 1969, coll. Tel quel ; rd. :
1985, p. 144.
5
Ibid., p. 150.
90
comme un ensemble dlments smiques en dialogue ou comme un ensemble dlments
ambivalents1. Le texte se prsente en bref comme une permutation de textes2.
[T]out texte se construit comme mosaque de citations, tout texte est absorption et
transformation dun autre texte. la place de la notion dintersubjectivit sinstalle
celle dintertextualit, et le langage potique se lit, au moins, comme double []3.
Julia Kristeva substitue donc la notion dintertextualit celle dintersubjectivit prne par
Michal Bakhtine.
En outre, il faut dissocier, la suite de Michal Riffaterre, lintertextualit de
lintertexte. Celui-ci est constitu de lensemble des textes qui entrent en relation avec un
texte donn, cest--dire lensemble des textes antrieurs avec lesquels le lecteur effectue le
rapprochement, selon sa mmoire, sa sensibilit et ses connaissances littraires.
Lintertexte est lensemble des textes que lon peut rapprocher de celui que lon a
sous les yeux, lensemble des textes que lon retrouve dans sa mmoire la lecture
dun passage donn. Lintertexte est donc un corpus indfini. On peut toujours, en
effet, en reconnatre le commencement : cest le texte qui dclenche des
associations mmorielles ds que nous commenons le lire. Il est vident, par
contre, quon nen voit pas la fin. Ces associations sont plus ou moins tendues,
plus ou moins riches, selon la culture du lecteur4.
1
Ibid., p. 146.
2
Voir id., Le Texte du roman. Approche smiologique dune structure discursive transformationnelle, La Haye-
Paris-New York, d. Mouton Publishers, 1970 (thse rdige en 1966-1967), coll. Approaches to semiotics ,
p. 12.
3
Id., Smitik. Recherches pour une smanalyse, op. cit., p. 146.
4
Michal Riffaterre, Lintertexte inconnu , Littrature, n 41, Paris, Larousse, fvrier 1981, p. 4.
5
Ibid., p. 5.
6
Ibid., p. 6.
7
Id.
91
Nous ne rduirons pas la suite de Grard Genette lextension smantique de ce
concept, rebaptis transtextualit par lauteur de Palimpsestes, le rduisant ainsi une
relation de coprsence entre deux ou plusieurs textes, cest--dire idtiquement et le plus
souvent, par la prsence effective dun texte dans un autre1 : citation, plagiat et allusion.
1
Grard Genette, Palimpsestes. La littrature au second degr, Paris, Seuil, 1982, coll. Folio/Essais , p. 8.
2
Id.
3
Consulter, ce propos, Armelle Crouzires-Ingenthron, la recherche de la mmoire et du moi : le mrier ou
lautoportrait selon Rachid Boudjedra , Rachid Boudjedra. Une potique de la subversion, tome I :
Autobiographie et Histoire, op. cit., p. 114-115.
4
Claude Simon, Histoire, Paris, Les ditions de Minuit, 1967, p. 9.
92
Dautant plus que le mrier lempchait dentrer [le soleil] lintrieur de ma
chambre. Il faisait cran avec ses branches ses feuilles et ses ramifications. Je le
fixais silencieusement. nouveau lide du suicide. gommer. [] Les branches
du mrier se mettent griffer les vitres du panneau droit de la fentre. [] La nuit
devient encore plus profonde1. [La Pluie]
Les deux mises en scne prsentent des similitudes videntes. Les deux personnages, posts
devant la fentre de leur chambre derrire laquelle ils observent larbre, crivent la tombe
de la nuit. Le cur ulcr de la jeune femme se soulage mesure quelle griffe le papier.
Le motif de larbre fait aussi rfrence in absentia la tradition islamique du Coran.
Cest grce la connaissance du livre sacr que le lecteur percevra les sens connotatifs de ce
vgtal. Dans la conception musulmane de lau-del, il sassocie la dcouverte du moi,
dclare Abdelwahab Bouhdiba :
Larbre devient un symbole de la qute de lidentit. Cest aussi un rfrent rcurrent dans la
littrature algrienne o il est associ au retour aux sources et la maison natale :
Par ailleurs, ce perptuel renouveau de la nature est une mtaphore de la cration littraire de
lauteur qui fait macrer chaque roman des lments narratifs identiques4. Rachid
Boudjedra inscrit donc son uvre dans une longue tradition littraire, arabe et franaise,
orientale et occidentale, profane et sacre, classique ou avant-gardiste : elle devient le lieu
de jonction entre diverses cultures partir dun enracinement multiple5 . Cest grce cette
1
Rachid Boudjedra, La Pluie, op. cit., p. 65, 123.
2
Abdelwahab Bouhdiba, La Sexualit en Islam, Paris, P.U.F., 1975, coll. Quadrige , p. 92, 94.
3
Farida Abu-Haidar, The Bipolarity of Rachid Boudjedra , Journal of Arabic Literature, Vol. XX, Leiden
(The Netherlands), d. E. J. Brill, 1989, p. 52. Notre traduction : Lintroduction dun arbre fruitier dans le
cadre dun roman est typique de nombreux crivains algriens. Nous avons le figuier de Mouloud Feraoun, le
figuier et lamandier de Nabile Fars, le citronnier de Rabia Ziani, et ici le mrier de Boudjedra. Larbre fruitier
reprsente lattachement de lcrivain sa terre.
4
Voir Armelle Crouzires-Ingenthron, la recherche de la mmoire et du moi : le mrier ou lautoportrait
selon Rachid Boudjedra , Rachid Boudjedra. Une potique de la subversion, tome I : Autobiographie et
Histoire, op. cit., p. 116.
5
Hafid Gafati, Autobiographie et Histoire : introduction quelques lectures de Boudjedra , Rachid
Boudjedra. Une potique de la subversion, tome I : Autobiographie et Histoire (sous la dir. de Hafid Gafati),
Paris, LHarmattan, 1999, p. 24.
93
connaissance intertextuelle quun simple lment du dcor condense plusieurs histoires et
devient le symbole du repli sur soi, de la qute de lidentit et de la recherche scripturaire.
La dimension fortement parodique de certaines phrases contraint aussi le lecteur
mettre en pratique sa comptence intertextuelle. Dans La Pluie par exemple, lauteur
renverse limage proustienne de la jeune fille en fleurs pour en faire lexpression dune
condition de malaise1 : Jtais donc devenue adulte. Une jeune fille. En fleurs. Fleurs
ensanglantes couleur vermillon peut-tre2 ? Cette rappropriation de la mtaphore
proustienne exprime la souffrance de la jeune femme bafoue qui nhsite plus alors
outrager la biensance et imiter de faon grotesque certains pomes lyriques :
Je me rappelai un pome courtois (Ibn Hiliza. Deuxime sicle musulman) que nous
avions transform en contrepterie lorsque nous tions des lves excessivement
chahuteuses. Souad urina et mon cur se remplit dammoniaque. Au lieu de : Souad
apparut et mon cur se remplit de mlancolie3.
[D]e mme que le Rummel trahi se jette dans la mer par loued el-Kebir, souvenir
du fleuve perdu en Espagne, pseudo-Rummel vad de son destin et de son lit
dessch, de mme le pre de Rachid, assassin dans la grotte nuptiale, fut arrach
au corps chaud de sa matresse, par le rival et le proche parent Si Mokhtar qui
lpousa en secret, et cest alors que Nedjma fut conue []7.
1
Giuliana Toso Rodinis, Ftes et dfaites dros dans luvre de Rachid Boudjedra (prface de Rachid
Boudjedra), Paris, LHarmattan, 1994, p. 172.
2
Rachid Boudjedra, La Pluie, op. cit., p. 10.
3
Ibid., p. 76.
4
Id., Le Dmantlement (traduit de larabe par lauteur en 1981), Paris, Denol, 1982, coll. Arc-en-Ciel ,
p. 256.
5
Voir Charles Bonn, Le Roman algrien de langue franaise. Vers un espace de communication littraire
dcolonis ?, op. cit., p. 261-263.
6
Kateb Yacine, Nedjma, Paris, Seuil, 1956, coll. Points , p. 159.
7
Ibid., p. 169.
94
Le fondouk est donc le lieu o le dsastre commence. Dans La Rpudiation, il perd toutefois
ce caractre symbolique pour redevenir simplement lendroit o Zahir retrouve Amar qui
travaill[e] pour le compte du pre et cultiv[e] du kif dans des pots de jasmin1. Zahir
choue aussi dans dautres lieux sordides aux odeurs ftides o les clients se souviennent
aussi dune amante sauvage : Transpercs de part en part par lextase, ils se souviennent
aussi dtre morts jadis, puiss par la recherche de quelque amante sauvage2. Cette phrase
veille des rminiscences littraires : Rachid dans Nedjma tait dj la recherche dune
femme sauvage et insaisissable. Le lecteur virtuel relit donc les textes prcdents et surtout
leur rcriture par lauteur. Le jeu intertextuel se corse lorsque les romans souvrent la
modernit sous toutes ses formes. Le texte devient le lieu dun dialogue sans cesse renouvel
avec un lecteur averti, prt sinvestir dans le jeu au risque de sentir ses propres limites, ses
lacunes quil lui faudra combler pour tre digne de poursuivre le chemin.
ces relectures programmes sajoutent videmment toutes les rminiscences
littraires personnelles issues de ses propres expriences : le lecteur entrelit galement les
textes, il lit entre les lignes. Cest ce que Jean-Bellemin Nol appelle linterlecture , terme
novateur qui prolonge la notion dintertextualit. Cest la possibilit la fois de reconnatre
lintertexte manifeste et de mobiliser des rfrences latentes qui nappartiendraient pas de
faon manifeste cet intertexte (manifeste par dfinition)3 . Daprs lui lvocation ,
contrairement aux mentions (reprises de noms littraires), aux citations (reproductions
dun texte) ou aux allusions (introductions de traits prgnants comme des lexmes, des
structures syntaxiques ou prosodiques), opre un rapprochement de type allusif sans que
rien nindique que lauteur a procd sciemment une telle rfrence ni que la majorit des
lecteurs la repreront ; cest donc une allusion qui joue obscurment dans les registres de
linsu collectif et de linconscient collectif4 . Sans nul doute ces interlectures existent,
mais elles ne peuvent figurer dans aucune tude sur la lecture puisquelles dpendent de
linconscient et du parcours individuel de chacun.
Loriginalit des romans de Rachid Boudjedra provient aussi de la richesse de leur
intra-textualit, cest--dire de leur capacit renvoyer non seulement dautres extraits de
luvre mais aussi dautres crits de lauteur. De faon vidente ou allusive, on repre de
diffrentes formes dauto-rfrencialit, dauto-dsignation qui se manifestent tant au niveau
1
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 60.
2
Ibid., p. 83.
3
Jean-Bellemin Nol, De linterlecture , Comment la littrature agit-elle ? (Actes du colloque de Reims
organis en mai 1992 sous la dir. de Michel Picard), Paris, Klincksieck, 1994, p. 148.
4
Ibid., p. 156.
95
de lexpression que du contenu romanesque. Compte tenu de limportance du phnomne, il
nous a paru logique de consacrer un chapitre entier cette forme singulire dintertexte.
Fascination illustre parfaitement lampleur de ce procd : le roman reproduit des
passages entiers de Topographie idale pour une agression caractrise sur la publicit2 et
reprend le rythme de son criture fragmente3. On retrouve aussi certaines phrases ou
tournures de La Pluie :
Jattends la nuit avec impatience, pour faire clater cette charge affective. Je griffe
alors le papier avec mon stylo et y laisse des traces minuscules que je narrive pas
lire, parfois. [] Jeus honte au dbut dvoquer toutes ces choses. Ila mavait
inculqu lide quil tait honteux de dballer ses affaires internes et intimes4.
[Fascination]
Jattends la nuit avec impatience pour faire clater cette charge affective que je
porte douloureusement. Je griffe alors le papier avec mon stylo et y laisse des
traces graciles et des corchures effroyables. [] Jeus honte au dbut dvoquer
toutes ces choses-l. Mon pre mavait inculqu lide quil tait honteux de
dballer ses affaires internes intimes5. [La Pluie]
2
Rachid Boudjedra, Fascination, op. cit., p. 145, 147, 160, 188-189, 230, 232, 237.
3
Ibid., p. 15.
4
Ibid., p. 181-182.
5
Id., La Pluie, op. cit. 12.
6
Ibid., p. 25-26.
7
Ibid., p. 161.
8
Ibid., p. 49, 96.
9
Ibid., p. 19, 33, 35, 164, 184.
10
Ibid., p. 190-191.
11
Id., La Rpudiation, op. cit., p. 162 ; id., Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 190 ;
id., La Macration (roman traduit de larabe par Antoine Moussali en collaboration avec lauteur), Paris, Denol,
1984, p. 26-27 ; id., La Pluie, op. cit., p. 31 & 35 ; id., La Prise de Gibraltar (roman traduit de larabe par
96
leurs liens intratextuels : il est visiblement compos dextraits de La Rpudiation (notamment
la scne damour entre Cline et Rachid1), de Topographie idale pour une agression
caractrise (la publicit de Lotus par exemple2) ou du Vainqueur de coupe (en particulier
lassassinat de Mohammed Chekkal3) Des figures peuplent limaginaire boudjedrien : le
frre an dcd ltranger (on le retrouve notamment dans La Rpudiation et La Vie
lendroit), le grand-pre cheminot, partisan du communisme (La Pluie, Les 1001 annes de la
nostalgie, La Prise de Gibraltar), la mre efface subissant le joug du mari, le pre absent, la
grand-mre tyrannique et enfin loncle couard4.
La rcurrence de certains sujets tisse galement des fils tnus entre les rcits. Ainsi, le
labyrinthe dans lequel se perd limmigr de Topographie idale pour une agression
caractrise resurgit, par exemple, dans LEscargot entt o le fonctionnaire se passionne
pour cette structure gomtrique si symbolique. Il est aussi trs souvent question de
lcoulement du sang li dans La Rpudiation aux rites sacrificiels de lAd el Kbir, lAd
concidant au triomphe du sang et sa mort symbolique. La confession de la narratrice de La
Pluie livre des clefs qui permettent dlucider la rpugnance maladive de Rachid vis--vis des
menstruations. Les hommes qui ragissent violemment cette dcouverte rcusent en fait la
fminit de leur mre ou de leurs surs, explique-t-elle :
Cette scne rcurrente7 rvle le traumatisme de la jeune femme, victime des prjugs, qui
lempche dassumer avec fiert son corps. Le lecteur averti de Rachid Boudjedra dont la
mmoire littraire lui permet dtablir des rseaux de correspondances entre toutes les uvres
Antoine Moussali en collaboration avec lauteur), Paris, Denol, 1987, p. 288 ; id., La Vie lendroit, Paris,
Grasset, 1997. Nous travaillons sur sa rdition de 1997, en coll. Le Livre de Poche (Grasset), p. 100-101.
1
Les pages 187-189 du Dsordre des choses (Paris, Denol, 1991, p. 187), par exemple, reprennent un extrait
des pages 17-19 de La Rpudiation.
2
Lauteur cite un passage de la page 174 de Topographie idale pour une agression caractrise la page 287
du Dsordre des choses.
3
Le passage en lettres capitales de la page 285 du Dsordre des choses renvoie un extrait du Vainqueur de
coupe (Paris, Denol, 1981. Nous travaillons sur sa rdition de 1989 en coll. Folio (Gallimard), p. 239).
4
Compte tenu des nombreuses tudes consacres la dimension auto-rfrencielle dans luvre de Rachid
Boudjedra, nous passons vite sur ce sujet. Se rfrer, pour de plus amples tudes, larticle de Hafid Gafati,
Autobiographie et histoire : introduction quelques lectures de Boudjedra , Rachid Boudjedra. Une potique
de la subversion, tome I : Autobiographie et histoire, op. cit., p. 11-34.
6
Id., La Pluie, op. cit., p. 16-17.
7
Ibid., p. 14, 19, 25, 74-75, 94, 106 et 114-115.
97
en vient naturellement considrer Selma, hrone du Dmantlement, comme un double de
la narratrice, puisquelle ressent le mme dsarroi : Selma ressent lcoulement fminin qui
limbibe comme un acte solitaire atroce1.
Citons pour terminer un dernier motif important : le mrier. Associ diffrents
pisodes du prsent et du pass, il dclenche souvent un processus mmoriel :
Ce got lui rappela celui des feuilles du mrier que lui et ses amis sefforaient jadis
de manger chaque fois quils sinstallaient au sommet de larbre centenaire ; tandis
quen bas la vieille servante irascible et centenaire (celle-l mme qui se moquait de la
strilit dIla) ne cessait de tempter contre eux et de rentrer dans des colres
mmorables mais inefficaces. Elle nobtenait jamais aucun rsultat lorsquils taient
hors de sa porte, inatteignables2.
Lombre de larbre se profile aussi dans lespace de la fentre et prive la pice de la lumire
du soleil : Le mrier se dcoupait clairement dans le cadre de la fentre et sy refltait dune
faon trs nette comme si lui aussi linstar de ma mre attirait lui toute la clart
possible et inimaginable4. Il peut mme menacer ses occupants : Et le mrier comme une
gigantesque vipre verte qui rampe vers mon lit travers la fentre ouverte ! Comme sil maugrait. Il
6
continue pousser dru dans la terre. Stable5. Ce fameux mrier cristallise toutes les
angoisses et il rappelle les moments heureux ou malheureux autour de temps de lenfance
dans La Macration :
Je restais crire devant la fentre ouverte sur ses deux battants alors que le
bruissement des feuilles circulait sous ma peau et jusque dans mes entrailles pour
me rappeler les souvenirs denfance, les facties et les horreurs que nous avions
commises moi, mes frres et surs, mes cousins et cousines au-dessus de ce
fameux mrier. La nostalgie vrille en moi []7.
1
Id., Le Dmantlement, op. cit., p. 29.
2
Id., Fascination, op. cit., p. 166-167.
3
Id., Le Dmantlement, op. cit., p. 113-114.
4
Id., Le Dsordre des choses, op. cit., p. 161-162.
5
Id., La Pluie, op. cit., p. 83.
6
Id., La Macration, op. cit., p. 38.
7
Id.
98
Larbre plonge la narratrice dans un tat nostalgique o lui reviennent en mmoire les amis de
son enfance devenus lge adulte des hommes daffaires, des pres de famille nombreuse ou
des opportunistes corrompus Lieu des jeux et des cachettes enfantines, lieu de la premire
confrontation la mort et lamour1, il dclenche le mcanisme de la mmoire
involontaire cher Proust. Il devient galement un des lieux essentiels de la mmoire intra-
textuelle et entrane le lecteur vers des uvres antrieures2.
Limportance de ces leitmotive confre luvre romanesque boudjedrienne une
certaine unit. Toutes les fictions se construisent sur le mme schma ; elles sorganisent
autour d un axe principal et dagents gnrateurs rglant larchitecture et le mouvement de
la narration []3. Les narrateurs tentent de reconstruire leur pass, en remontant au
traumatisme initial : dcouverte de la fminit dans La Pluie, rpudiation de la mre dans La
Rpudiation, identit falsifie dans Fascination Ses diffrents romans se prsentent
comme des paraboles rhapsodiques, philosophiques et politiques sur lidentit historique
perdue, et principalement sur la rvolution algrienne4 . Le lecteur virtuel participe
effectivement la recherche dun pass individuel ou collectif, autobiographique ou fictif, au
cours de laquelle une mmoire torture sefforce dexorciser ses obsessions. Quant
limmigr de Topographie idale pour une agression caractrise, son exclusion sociale et
politique de la France, ex-mre patrie, renouvelle de manire symbolique le thme de la
rpudiation.
Luvre romanesque de Rachid Boudjedra peut donc se lire comme une variation sur
les mmes thmes, comme une uvre musicale traverse par les mmes refrains. Cette
composition musicale nest pas sans rappeler dailleurs celle de Le Bruit et la fureur de
William Faulkner :
1
Ibid., p. 289.
2
Pour une tude plus approfondie du motif du mrier, consulter ltude dArmelle Crouzires-Ingenthron, la
recherche de la mmoire et du moi : le mrier ou lautoportrait selon Rachid Boudjedra , Rachid Boudjedra.
Une potique de la subversion, tome I : Autobiographie et Histoire, op. cit., p. 109-137.
3
Hafid Gafati, Les romans de Boudjedra , Rachid Boudjedra. Une potique de la subversion, tome I :
Autobiographie et Histoire, op. cit., p. 45.
4
Ibid., p. 64.
5
Maurice Edgar Coindreau (traducteur), Prface de Le Bruit et la fureur [1re d. : 1929. Titre original : The
Sound and the fury] (traduit de lamricain), Gallimard, 1972 ; rd. : Gallimard, 2000, coll. Folio , p. 10.
99
Certains thmes vont, en effet, courir dun bout lautre de cette symphonie : visites au
cimetire, castration, inconduite de Caddy, ivrognerie du pre, brutalit de Jason, rendez-vous
de Quentin et sa fuite par la fentre. Lentre dans le rcit laisse pressentir la suite des
vnements.
Les matriaux littraires se mlangent en somme dans chaque roman, jusqu produire
une forme originale et constamment renouvele, do le titre du roman La Macration, truff
dextraits des prcdents romans. En dcouvrant les secrets de fabrication, le lecteur virtuel
devient aussi le matre du jeu. Sa mmoire lui restitue le souvenir de ses autres lectures et il
fait alors la mme exprience que Marcel qui, en marchant sur un pav mal quarri de la cour
de lhtel de Guermantes, se retrouve soudainement sur les dalles du baptistre de Saint-
Marc : lexprience de lintemporel.
A contrario, la rptition peut entraner chez le lecteur une sensation de vertige. En
retombant dans les mmes ressassements, il devient la suite de la jeune femme de La Pluie
prisonnier de certains thmes. Le rcit ne lui met-il pas de nouveau sous les yeux lun des
invitables mriers1 , un fatras dlments porteurs de peur2 , [c]e mme soleil qui
claire inlassablement nos yeux denfants notre jardin dune faon exclusive depuis tant
dannes3 ? Limage rcurrente du cercle cercles jaunes, graphisme centrifuge, cercles
concentriques, concentricit fabuleuse4 illustre cette ide dun temps narratif en arrt.
Pour conclure, limportance de lintra-textualit engendre une intense activit qui
prdomine toutes les autres. La performance du lecteur virtuel de Rachid Boudjedra se ralise
essentiellement grce cette comptence intertextuelle, mais aussi grce aux comptences
linguistiques, gnriques indispensables pour identifier les carts par rapport aux normes
littraires et rhtoriques , culturelles et idologiques sur lesquels nous nous pencherons lors
de lanalyse des rfrents et de la vision du monde vhicule par les fictions. Nous aurons
plus tard loccasion den examiner dautres, certes moins sollicites, mais tout aussi
indispensables : sa capacit reprer les strotypes tant au niveau du langage que des
scnarios rgles d hypercodage rhtorique et stylistique5 et infrence de scnarios
communs et intertextuels6 dans la terminologie dUmberto Eco ou son aptitude
interprter les expressions en fonction du contexte et des circonstances que le critique dsigne
1
Rachid Boudjedra, La Pluie, op. cit., p. 92.
2
Ibid., p. 86.
3
Ibid., p. 140.
4
Ibid., p. 60.
5
Umberto Eco, Lector in fabula, op. cit., p. 98-99.
6
Ibid., p. 99-104.
100
sous les termes de slections contextuelles et circonstancielles1 . Ltude de ces mises en
pratique de connaissances dbordera en somme le cadre de ce chapitre et se poursuivra au fil
de lavance de nos travaux.
1
Ibid., p. 97-98.
101
CHAPITRE II
INTENSE COOPRATION INTERPRTATIVE
Il faut, pour cela, lenvisager dans son intgralit et apprhender le tissu textuel
comme une structure spatiale avec des parallles, des effets de symtrie, des mises en
abyme Lossature de Topographie idale pour une agression caractrise, fonde sur un
enchevtrement de rcits, assujettit de faon imprieuse son lecteur ce type de recherche
interprtative. Elle lenferme dans un univers labyrinthique et circulaire et procure celui qui
sy aventure une sensation de vertige analogue celle que ressent le personnage immigr,
gar dans lespace souterrain. Les dtours et les mandres du discours refltent en quelque
sorte la topographie sinueuse du mtropolitain.
Quant aux squences discursives de La Rpudiation, elles sagencent selon un ordre
rgressif et imitent la remonte du narrateur vers le traumatisme de son enfance. Sa mmoire,
volontairement ou non, fait resurgir les souvenirs enfouis les plus anciens. Le roman devient
donc une totalit, un ensemble signifiant. Pour paraphraser Jean-Paul Sartre, le sens nest pas
la somme des squences narratives, il en est la totalit organique1. Aussi luvre littraire
peut-elle se lire comme une peinture et sa lecture tre qualifie de tabulaire.
Les narrateurs eux-mmes sont fortement influencs dans leur dmarche scripturale par lart pictural et
2
les techniques de reprsentation, aquarelle ou dessin.
1
Jean-Paul Sartre, Quest-ce que la littrature ?, op. cit., p. 51. La phrase originale est : Le sens nest pas la
somme des mots, il en est la totalit organique.
2
Rachid Boudjedra, La Pluie, op. cit., p. 55-56.
102
et mesure de la succession des plans. De plus en plus loigns. Devenant (les
dtails de la ville) de plus en plus elliptiques. Brouills. Concasss. Briss.
Pointills []. En trois plans minimum. Trop abrupts au premier. Sommaires.
Hachs. Elliptiques. Pointills au deuxime troisime quatrime voire cinquime
plan. Ranges de fentres. De terrasses. De coupoles. Dlaves. Dcolores. Vert.
Ocre. Jaune. Pistache. Rose. Bleu. Beige. Cinabre. Jonquille. Passes les couleurs.
Ples []1.
Les champs lexicaux de la perspective ( premier plan, succession de plans, en trois plans
minimum2 ), de la couleur ( voyante, criarde, dcolores, Vert, Ocre, Jaune, Pistache3 ) et
du trait Concass[]. Bris[]. Pointill[]4 traversent La Pluie. En outre, la segmentation de
la phrase en une multitude de groupes syntaxiques, rduits parfois un mot, produit un effet
analogue celui que donne la technique pointilliste en peinture : foisonnement et vivacit.
Techniques picturale et scripturale se confondent de telle sorte que la narratrice ne semble pas
dcrire la ville mais la peindre par petites touches colores. Le tableau de la cit sorganise en
perspectives, se teinte de toutes les gammes de la palette, vert, jaune, rose, bleu Il ne fige
pas lespace urbain :
Lemploi du participe prsent met la scne hors du temps, sans toutefois le suspendre. Cette
accumulation de verbes daction donne une impression de mouvement fabuleux : des lignes se
tordent, se dilatent, se brisent, se diffractent et se reforment sans cesse. La narratrice projette
sur cette toile imaginaire son agitation intrieure ; la faon dont elle peroit le monde qui
lentoure correspond au trouble de son esprit, constamment assailli dimages nouvelles.
Le champ smantique de lart graphique parcourt galement Topographie idale pour
une agression caractrise :
Puis l, nouveau le plan quil ne comprend pas mais qui lattire, ltonne et le
fascine et o les lignes zigzaguant travers des mandres rouges, noirs, jaunes,
verts, bleus, rouges nouveau mais cette fois hachurs de noir, puis bleus mais
hachurs de rouge, puis verts et hachurs de blanc avec des ronds vides lintrieur
et des ronds peints en noir, puis des numros quil savait lire (10, 12, 7, 1, 2, 5,
etc.) puis des noms, les uns crits en lettres plus grasses que dautres mais
lensemble dessin avec des signes comme lenvers moins quil ne sagisse6.
1
Ibid., p. 55-56.
2
Id.
3
Id.
4
Id.
5
Ibid., p. 54.
6
Id., Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 110.
103
Le vocabulaire de la couleur et des formes spatiales sert, dans cet extrait, figurer le plan
schmatique du mtro. Cette reproduction miniature, cense imiter le cheminement des lignes
souterraines, nest pas sans voquer par analogie la complexit de lordonnance narrative,
dont leffet immdiat est dembrouiller lesprit du lecteur emptr dans une srie de
digressions interminables.
La structure narrative est de cette faon mise en abyme . Arrtons-nous quelques
instants sur cette notion introduite dans lanalyse littraire, en 1939, par Andr Gide :
Jaime assez quen une uvre dart, on retrouve ainsi transpos, lchelle des
personnages, le sujet mme de cette uvre. Rien ne lclaire mieux et ntablit plus
srement toutes les proportions de lensemble. Ainsi, dans tels tableaux de
Memling ou de Quentin Metzys, un petit miroir convexe et sombre reflte, son
tour, lintrieur de la pice o se joue la scne peinte. Ainsi, dans le tableau des
Mniez de Vlasquez (mais un peu diffremment). Enfin, en littrature, dans
Hamlet, la scne de la comdie ; et ailleurs dans bien dautres pices. [] Aucun
de ces exemples nest absolument juste. Ce qui le serait beaucoup plus, ce qui dirait
mieux de ce que jai voulu dans mes Cahiers, dans mon Narcisse et dans la
Tentative, cest la comparaison avec ce procd du blason qui consiste, dans le
premier, en mettre un second en abyme .
Cette rtroaction du sujet sur lui-mme, ma toujours tent1.
1
Andr Gide, Journal 1889-1939, Paris, Gallimard, 1951, coll. Bibliothque La Pliade , p. 41.
2
Comte Amde de Foras, Le Blason. Dictionnaire et remarques, Grenoble, dition Joseph Allier, 1883, p. 6.
3
Lucien Dllenbach, Le Rcit spculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris, Seuil, 1977, coll. potique , p.18.
4
Michel Butor, Rpertoire III, Paris, Les ditions de Minuit, 1968, coll. Critique , p. 17-18.
5
Bruce Morisette, Un hritage dAndr Gide : la duplication intrieure , Comparative Literature studies, n 2,
Vol. VIII, Urbana, University of Illinois Press, march 1971, p. 125-142.
104
Le plan du mtro, que lmigr de Topographie idale pour une agression
caractrise tient fermement la main, rflchit non seulement le lieu de la fiction, mais aussi
lorganisation densemble de la narration. La mise en abyme seffectue donc tant au niveau de
la fiction (de lnonc), ddoublant le rcit dans sa dimension rfrentielle dhistoire
raconte1 , quau niveau du texte, le rflchissant sous son aspect littral dorganisation
signifiante2. Cette mise en abyme textuelle reproduit une chelle rduite la structure
gnrale du livre et met en avant le fonctionnement et llaboration du rcit. Celle-ci donne
limpression au lecteur dtouffer, la suite de limmigr lui-mme qui suffoquait dans les
boyaux du mtro ; le rythme haletant du texte rend palpable la course infernale du pauvre
homme.
Grce cette enclave ayant pour rfrent la totalit qui lui sert de cadre3 , le
destinataire tablit un parallle entre son exprience de dchiffreur et celle de limmigr, car
lagent rflecteur (plan du mtro) est comparable lensemble rflchi (plan de luvre). Le
monde apparat aux yeux de limmigrant aussi peu lisible quun plan du mtro. Lorsquon ne
possde pas les codes linguistiques et culturels spcifiques, la modernit se transforme en un
ensemble de signes qui excluent le non-initi de la communication. Mais nest-ce pas le
roman qui est lui-mme en question, car sa complexit structurelle exclut le lecteur la
recherche dune intrigue claire et facile comprendre ? Or Topographie idale pour une
agression caractrise prive ce destinataire-l des repres auxquels il est habitu et lui fait
vivre, un autre niveau, une perte du sens.
Le destinataire virtuel est forc, dans un premier temps, dadopter une lecture de dtail
et dexaminer avec minutie les motifs, notamment le plan miniature du mtro et, dans un
deuxime temps, de prendre un certain recul par rapport au texte lui est ncessaire pour
percevoir la forme labyrinthique de la narration qui voque alors le motif principal de la
fiction : les squences textuelles qui sembotent les unes les autres figurent les couloirs
ddalens du mtro parisien. Le texte littraire procde en dfinitive dune lecture semblable
celle dun tableau : luvre doit tre simultanment envisage dans le dtail et dans
lensemble, autrement dit tre lue en fonction de plusieurs perspectives.
Ce mode de lecture nest pas propre Topographie idale pour une agression
caractrise. Il est par exemple fortement suggr dans Le Dmantlement o la mise en
1
Lucien Dllenbach, Le Rcit spculaire, op. cit., p. 123.
2
Id.
3
Id., article Mise en abyme , Dictionnaire des genres et notions littraires, Paris, Encyclopdia Universalis
et Albin Michel, 1997, p. 11.
105
abyme concerne cette fois lauteur, incarn par Selma. Cette dernire qualifie ses propres
discours et ceux de Tahar El Ghomri de circulaires, rptitifs, digressifs et spirals1 :
Or cette conception de lcriture rejoint parfaitement celle de lauteur implicite qui ressasse
constamment les mmes motifs, schmas et thmes. En outre, les mtaphores de la toile
daraigne et du tissu, qui comparent implicitement les textes avec une surface, induisent
lide selon laquelle les structures spatiales du texte peuvent prendre autant dimportance que
les structures chronologiques traditionnelles.
Si lon se fonde sur le mtadiscours dans La Pluie, il apparat que ce roman est
galement rgi par ces mmes rgles de composition. La narratrice avoue faire des
digressions3 et, [t]el un frelon perdu dans ses structures4 , elle a bien du mal suivre
cette incroyable coordination entre tant dlments5 . Certaines fictions de Rachid
Boudjedra se spatialisent donc linstar du Nouveau Roman qui intgre des figures telles que
le labyrinthe, le cercle, la spirale, et qui joue avec les effets de symtrie et de mise en
abyme6 Grce ce dernier point, la texture acquiert vraiment de la profondeur. Bien que le
lecteur virtuel lise concrtement luvre mot aprs mot, page aprs page, son esprit la saisit
en somme simultanment de faon linaire et tabulaire. Ce mode de lecture fait appel au
lectant7 , part rflexive du lecteur, et plus prcisment au lectant interprtant (qui vise
dchiffrer le sens global de luvre)8 .
1
Rachid Boudjedra, Le Dmantlement, op. cit., p. 145-146.
2
Id.
3
Id., La Pluie, op. cit., p. 106.
4
Ibid., p. 130.
5
Id.
6
Voir, propos des formes spatiales dans le Nouveau Roman : Nicole Bothorel, Francine Dugast, Jean Thoraval,
Les Nouveaux romanciers op. cit., p. 60-63.
7
Vincent Jouve, LEffet-personnage dans le roman, op. cit., p. 84.
8
Ibid., p. 84.
106
B. DCODER LIRONIE
Dcoder lironie fait partie des activits les plus dlicates du lecteur dont la pleine
intelligence suppose la perception de deux niveaux de lecture. Sans lintervention intelligente
du lecteur-dcodeur1 , sans son investissement personnel, lironie peut passer inaperue.
Aussi, quand lauteur recourt cet acte de langage grce auquel il juge et value de faon
dtourne, fait-il entirement confiance la perspicacit du rcepteur. Si ce dernier sen
rvle digne, sil consent entrer dans le jeu, sinstaure alors entre lui et lnonciateur une
entente dautant plus forte que la vise contestataire cible quelque chose ou quelquun :
1
Linda Hutcheon, Ironie, satire, parodie. Pour une pragmatique de lironie , Potique. Revue de thorie et
danalyse littraires, op. cit., p. 148. Elle parle propos de lironiste d auteur-encodeur , dans la mesure o il
attend de son lecteur une attitude de dcodage.
2
Rainer Warning, Le discours ironique et son lecteur : lexemple de Flaubert , Problmes actuels de la
lecture [Actes du colloque de Cerisy-la-Salle qui eut lieu du 21 au 31 juillet 1979] (sous la dir. de Lucien
Dllenbach et Jean Ricardou), Paris, d. Clancier-Gunaud, 1982, coll. Bibliothque des signes , p. 125.
3
Rachid Boudjedra, Fascination, op. cit., p. 223.
4
Ibid., p. 161.
107
ou de linversion smantique : le hbleur Kamel na pas guerroy mais fait lamour ; il ne
sest pas non plus sacrifi, mais sest laiss au contraire tenter par la luxure. Lironie devient
ici un synonyme dhumour, de raillerie ou de persiflage : Kamel plaisante dans lextrait
prcdent sur lui-mme.
Les jeux de mots anodins entretiennent ainsi une complicit entre narrateur et lecteur :
Elle savait aussi quil ny avait quune seule issue : partir et rintgrer une socit o le
dentifrice coulait flots, mais comme elle avait horreur de se laver les dents la solution ntait
pas si adquate que je le croyais1. Le grotesque se mle au srieux : toutes les femmes du
pays sorganisaient dans la clandestinit et prparaient une marche gigantesque sur le sige du
gouvernement ; le principal but de leur mouvement consistait touffer sous leurs pets le chef
suprme, jusqu ce que mort sensuivt []2. En ce sens, lironie consiste dcrire en
termes valorisants une ralit quil sagit de dnigrer et se prsente par suite comme une
figure de rhtorique apparente lantiphrase, manire demployer un mot, une locution
dans un sens contraire au sens vritable . Donc, ainsi que le fait remarquer Catherine
Kerbrat-Orecchioni3, le phnomne de lironie se caractrise par deux principes : sa
dimension smantique et sa valeur illocutoire ou pragmatique4 (son influence sur le
rcepteur).
Mais on ne saurait rduire le phnomne ironique, qui se situe au carrefour des
proccupations des philosophes, des psychologues, des linguistes et des littraires, un
simple jeu smantique des contraires :
1
Id., La Rpudiation, op. cit., p. 245.
2
Ibid., p. 247.
3
Catherine Kerbrat-Orecchioni, Problmes de lironie , LIronie. Linguistique et smiologie, n 2, Travaux du
Centre de Recherches linguistiques et smiologiques de Lyon, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1978, p. 11.
4
Sur la valeur pragmatique de lironie, se rfrer larticle de Linda Hutcheon, Ironie, satire, parodie. Pour
une pragmatique de lironie , Potique, op. cit., p. 140-155. Rappelons que la pragmatique constitue avec les
deux branches traditionnelles de la linguistique, la syntaxe (rapport des signes entre eux) et la smantique
(rapport des signes ce quils signifient, rapport entre signifi et signifiant selon la distinction saussurienne), une
nouvelle approche : celle-ci traite du rapport des signes avec leurs utilisateurs. Aussi, depuis les annes 1980 et
les progrs en linguistique qui ont ouvert de nouvelles perspectives la recherche, la critique littraire prend-elle
de plus en plus en compte les comptences du lecteur, ses pratiques culturelles, ses modles idologiques, afin
dexpliquer comment on lit et analyser ce quon lit. Les linguistes ne considrent plus seulement, dans une
situation de communication, le langage nonc, mais galement linteraction entre locuteur et destinataire. La
pragmatique tudie galement les actes de langage, comme lindique le titre de John Langshaw Austin, How to
do things with words (traduit sous le titre Quand dire, cest faire). Parler, cest effectuer un acte qui a des
rpercussions sur lallocutaire : il modifie son systme de croyances et son comportement. Ces diverses
rflexions de John L. Austin et aussi dOswald Ducrot ont dfinitivement modifi notre approche des textes
littraires. Lnonc a une vise pragmatique, une valeur et une force illocutoires quil faut prendre en compte.
Au sujet de la pragmatique du langage, consulter : Catherine Kerbrat-Orecchioni, Lnonciation. De la
subjectivit dans le langage, op. cit., p. 205-243. Sur des analyses pragmatiques de dtail, consulter Oswald
Ducrot, Prsentation & Analyses pragmatiques , Communications. Les actes du discours , n 32, Paris,
Seuil, 1980, respectivement p. 7-10 & p. 11-60.
108
Cest l [dans le discours littraire] quelle spanouit, tantt comme expression
dune vision du monde, tantt comme moyen dinsinuer une critique dactualit,
tantt comme jeu de complicit, au mcanisme souvent complexe, entre lauteur
1
et son lecteur .
Il existe en effet de nombreux usages communs, tels que lironie de lhistoire , lironie du
sort 2 En outre, ce terme a connu au fil du temps de nombreuses acceptions :
[A]u cours de son volution littraire, lironie revt maints aspects frappants :
ironie socratique, rhtorique, ironie de lesprit, de situation, ironie du sort, ou
mtaphysique (se rapportant lexistence mme), elle en arrive, au XXe sicle,
constituer une attitude dsabuse que lesprit contemporain adopte pour
concevoir le rle de lhomme dans lunivers3.
Nous prendrons en compte ces divers usages au cours de cette tude, y compris lironie de
situation qui tient, selon Yvonne Bellenger, des faits, une situation, une donne
extra-linguistique susceptible de se manifester indpendamment de toute verbalisation4.
Ainsi, dans Topographie idale pour une agression caractrise, lexclamation Et ce con
qui samne le 266 ! traduit-elle lironie tragique de la situation du pauvre homme arriv
quelques jours seulement aprs larrt du flux migratoire vers la France. Lironie ne doit donc
pas tre entendue ici dans son sens troit dironie verbale ou rhtorique laquelle nat dune
intention (dvalorisante) et dun nonc (elle emprunte en gnral la voie de lantiphrase)7.
Lorsque le narrateur de Topographie idale pour une agression caractrise
retranscrit les paroles cyniques de lenquteur dont la seule proccupation est de clore
laffaire au plus vite, les propos fielleux lencontre de la victime suffisent normalement au
lecteur pour comprendre lintention ironique et par consquent satirique de lauteur :
1
Anna Drzewicka, Les Jeux de lironie littraire, Krakw, Uniwersytet Jagielloski, 1994, p. 7.
2
Voir, ce propos, Catherine Kerbrat-Orecchioni, Problmes de lironie , LIronie. Linguistique et
smiologie, n 2, Travaux du Centre de Recherches linguistiques et smiologiques de Lyon, op. cit., p. 16.
3
Ari Serper, Le concept dironie, de Platon au Moyen ge , Cahiers de lAssociation internationale des
tudes franaises (communication au 37e Congrs de lAssociation, le 23 juillet 1985), n 38, Paris, A.I.E.F.
(Association Internationale des tudes Franaises), mai 1986, p. 7-8. Ainsi que la dfinit Vladimir Janklvitch,
lironie socratique est une ironie interrogeante ou conversationnelle (LIronie, Paris, Librairie Flix Alcan,
1936 ; rd. : Paris, Flammarion, 1964, coll. Champs , p. 10).
4
Yvonne Bellenger, Montaigne et lironie , Cahiers de lAssociation internationale des tudes franaises
(communication au 37e Congrs de lAssociation, le 23 juillet 1985), n 38, mai 1986, p. 33.
5
Id.
6
Rachid Boudjedra, Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 232.
7
Ibid., p. 34.
109
il aurait d sabstenir cest seulement pour que jaie toutes les complications car il
faut pas croire que les choses se passent comme a la bonne franquette dossier
class un de moins un de plus ! jaurais t daccord mais il suffit de tomber sur
un juge pernicieux et humaniste pour que jcope du ppin et a jamais1 !
Les officiers zls, loin dtre des adjuvants dans le schma actanciel, jouent en fait le rle
dopposants : ce sont eux qui, finalement, font obstruction au bon droulement de laffaire
judiciaire, mme si cela nest pas dit de faon explicite.
Le lecteur de ce roman dispose dindices solides pour percevoir le double niveau
dnonciation : Rachid Boudjedra ntablit pas une communication hauts risques2 . Bien
que la narrateur feint de dcrire le meurtre sans insister sur les causes relles du drame, il
incrimine nanmoins tous ceux qui ont particip au meurtre programm de lexpatri bern et
subjugu par un bien-tre chimrique vant par les laskars. Ces derniers nhsitent pas
dailleurs ironiser en prvoyant lavenir tragique du naf : Ah ! lidiot. Sain et sauf ! Mais
quest-ce quil en sait. Cest sr quil la envoy bien avant darriver au labyrinthe3 . Mme
lorsquils se recueillent, leur acrimonie se mle lexpression de leur rsipiscence : Une
prire pour son me ou une cuite spciale, pour la circonstance. Lidiot4 travers
limage de ces derniers qui samusent de la candeur de leur compatriote et complotent en
silence, lauteur fustige sa propre socit o la solidarit et la cohsion sociale appartiennent
un temps rvolu. Ces noncs sarcastiques sinsinuent subtilement dans le rcit et sont noys
dans la description de lespace qui tend faire oublier les faits et draliser la victime. Mais
lapparente neutralit du narrateur cache en fait une implacable dnonciation. La charge
subversive est simplement dilue dans le texte et lironie qui ne saffiche pas et ne provoque
pas de rire spontan nen demeure pas moins une forme efficace de contestation. Ainsi que
lexplique Vladimir Janklvitch, lironie ne relve pas en effet dun rire franc :
Comme dans les Lettres Persanes de Montesquieu o linnocence des deux Persans
contraste avec la suffisance franaise, le texte met en scne un personnage tranger, naf et
1
Ibid., p. 232.
2
Philippe Hamon, LIronie littraire. Essai sur les formes de lcriture oblique, Paris, Hachette Suprieur, 1996,
p. 36, coll. Recherche littraire .
3
Rachid Boudjedra, Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 87.
4
Ibid., p. 87.
5
Vladimir Janklvitch, LIronie, op. cit., p. 131.
110
ignare. Ainsi, lhomme la valise soppose limpudence des tmoins prts condamner le
profane. Au fur et mesure que slabore son portrait, lironie perce : l homme la valise
devient lhomme la valoche bourre en carton pte, aux ficelles en cuir, boursoufle de
lingots dor, etc.1... Giuliana Toso Rodinis cite ici un extrait o la valise, vocation ironique
dune pauvret assure, sert rvler les penses des tmoins. Leurs regards se focalisent sur
les dtails de la misre : Alors il y a des lingots dor ou quoi l-dedans ? [] Repose-la ta
valoche, tu nas quand mme pas vol tout lor de la Banque de France2 ! La vilenie des
hommes surgit au dtour dune remarque apparemment anodine ou aprs la description dun
dtail. Ce sont surtout les personnages qui deviennent les interprtes de lironie de lauteur,
offrant ainsi loccasion au narrateur de communiquer son dgot face la malignit des
passants et des agents de scurit qui effectuent un simulacre denqute. Les offensives
verbales ( va te faire voir idiot quel culot du vent sale mec tu pues rentre au douar
quoi encore il manquerait plus que a voil cent sous et file et ta sur, etc.3 ) et
physiques (le mtro lui donne des maux de tte, le suffoque, le pressure4 ) subies par le
naf sajoutent la violence des publicits. Son regard semplit de terreur et porte atteinte
lAutre, au monde occidental qui laisse faire la mise mort du candide.
Lironie transparat galement travers un double exotisme : le provincial saccroche
dsesprment au souvenir dune Algrie idyllique, de villages baigns dans la lumire du
soleil ( le village dilat travers la pupille quarrie par un rayon de soleil et qui rend locre
plus abstrait et plus fragile [] Il aurait mieux fait de rester rouiller au soleil de son douar5 )
o lair aromatis a lodeur des abricots, larme des cafs turcs, le cuir de la valise, les
effluves enttants de la graisse mls ceux des pices6 , l odeur rance de la laine [] que
lon lave dans les torrents, lhiver au bas du Piton fermant lhorizon aux vautours et autres
rapaces7 , avant de loffrir aux jeunes maries pour supporter, sous forme de matelas, leurs
bats8 Il divague mesure quil sgare, se drobe la ralit pour caresser une chimre.
Cet den perdu soppose en tout point au monde mcanique et souterrain.
1
Rachid Boudjedra, Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., cit par Giuliana Toso
Rodinis, dans son article Lironie dans luvre de Rachid Boudjedra, comme une double forme de
lexotisme , Exotisme et cration. Actes du colloque international, op. cit., p. 144. Nous reprendrons, dans les
grandes lignes, la communication de Giuliana Toso Rodinis sur le double exotisme.
2
Rachid Boudjedra, Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 107, 108.
3
Ibid., p. 179.
4
Ibid., p. 26.
5
Ibid., p. 45-47.
6
Ibid., p. 70.
7
Ibid., p. 45.
8
Ibid., p. 46.
111
cet exotisme de retour1 sajoute lexotisme occidental pour qui les pays du Sud
se rsument soit de belles plages de sable blanc telles que les publicitaires les vantent, soit
au contraire, riment avec misre atavique, migration force, analphabtisme... Cest pourquoi
leurs regards sattardent sur la valise, symbole de cette alination, ou sur le pantalon ltoffe
grossirement travaille. Leurs plaisanteries soulignent les diffrences entre les habitus du
mtro et celui qui vient sans quivoque de ltranger. Lauteur blme aussi bien le mpris et le
racisme des tmoins lgard de gens venus dun pays jadis colonis une vieille femme se
souvient que son fils fut bless dans le pays do lautre, le type la valise bringuebalante,
venait darriver2 que le comportement paresseux et vicieux des laskars qui croient tout
savoir parce quils ont sjourn quelque temps Paris.
Cette formulation du double exotisme sexerce dj dans La Rpudiation o lauteur
nous prsente Alger comme un paradis terrestre, selon le jugement de Cline, et comme une
ville ftide et dangereuse daprs Rachid. Lauteur ne cde pas au manichisme ; bien au
contraire, lironie fonctionne sur le mode de lantithse et dvoile deux faons trop radicales
de voir le monde ainsi que la conduite absurde et risible des amants. Lenfermement physique
de Rachid, clotr dans sa chambre ou bloqu dans sa cellule dhpital ou de prison, figure la
clture symbolique de lauteur toujours confront un public la recherche de scnes
folkloriques. En figeant dans le temps lpisode du ramadan racont limparfait itratif, il
rpond la soif dexotisme dun certain public occidental en mme temps quil la dnonce
avec ironie. Lauteur est contraint de reproduire une parodie carnavalesque dune culture
andalouse [] quoi sarc-boute le discours culturel algrien officiel3 , faute de ne pouvoir
tre autre chose quun avatar du dire de lexotisme4 et dtre oblig de sduire un regard
extrieur autant ha quinvitable et dsir.
Nous nous servirons dans les paragraphes suivants de certaines remarques dAfifa
Bererhi5, mme si nous avons une conception beaucoup plus troite quelle de lironie.
Daprs nous, elle assimile la parodie et la satire lironie. On perd ainsi de vue lide que si
toute ironie est satirique, toute satire et toute parodie ne sont pas ncessairement ironiques,
1
Giuliana Toso Rodinis, Lironie dans luvre de Rachid Boudjedra, comme une double forme de
lexotisme , Exotisme et cration. Actes du colloque international, op. cit., p. 145.
2
Rachid Boudjedra, Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 12.
3
Charles Bonn, Le retournement de quelques clichs de lexotisme et le statut du dire littraire maghrbin chez
trois romanciers algriens de langue franaise. Kateb Yacine, Mourad Bourboune et Rachid Boudjedra , Actes
du colloque international, op. cit., p. 139.
4
Ibid., p. 140.
5
Afifa Bererhi, LAmbigut de lironie dans luvre romanesque de Rachid Boudjedra (doctorat de 3e cycle
sous la dir. de Roger Fayolle), Paris, Universit de Paris-III, 1988.
112
comme le fait dailleurs trs justement remarquer Lila Ibrahim-Ouali1. On perd galement de
vue que lironie est avant tout une communication indirecte ou masque. Lironie repose en
effet sur des indices tnus et incertains (les procds typographiques, les contradictions de
sens, certaines figures rhtoriques telles que les hyperboles) que Catherine Kerbrat-
Orecchioni appelle les indices de linsincrit2 (du locuteur). Aussi relve-t-elle comme
signaux crits de lironie les procds typographiques, les contradictions de sens, les
hyperboles. De son ct, Philippe Hamon en mentionne dautres : le pritexte, les ngations,
les modalisations et les figures fondes sur une analogie3.
Par ailleurs, lironie fait ressortir aussi la violence refoule dune gnration qui tente
dimposer aux plus jeunes une conduite suivre ; elle renforce la dnonciation de
lautoritarisme des adultes et du grotesque de leurs murs : Lon nous suppliait de cesser le
jene mais nous criions au scandale et lhrsie : allait-on nous obliger ne pas observer ce
que Dieu a prn4 ? Le jeune Rachid sapproprie la parole autoritaire de ses ans et
renverse les rapports sociaux : cest lui qui rappelle dsormais lordre les adultes en
parodiant leurs discours.
Lironie intervient encore sous la forme parodique lorsque la sur du narrateur, Sada,
reprend la formule du cogito cartsien et inverse la logique de rigueur : Je pense donc je
suis se transforme en Je ne jene pas, donc je ne coule pas5 ! . Elle brave ainsi la rgle
religieuse selon laquelle les femmes en priode de menstrues ne doivent pas observer le
carme. Elle impose sa loi et saffranchit de ses devoirs de musulmane pratiquante, tels que
les a dicts la socit. Lhumour vient ici de la logique inverse de la phrase : en modifiant la
relation logique des deux propositions, le personnage tourne en drision le prcepte
coranique.
Lironie sacharne encore contre le sacr, lorsque les garnements se mettent assimiler
lextase divine au plaisir rotique :
Nous nous mettions derrire les femmes et, priant perdument, balbutiant des
formules incantatoires, nous vnrions la chair blanche et lisse entrevue lespace
dun embrasement, perdue de vue lespace dune ondulation, dune adulation ;
puis nouveau, la chair glabre et vhmente ; la voix de limam nous ramenait au
rel et nous abandonnions le songe, sans penser mal. Aucun lucre, rien que
1
Lila Ibrahim-Ouali, op. cit., p. 16.
2
Catherine Kerbrat-Orecchioni, Problmes de lironie , LIronie. Linguistique et smiologie, n 2, Travaux du
Centre de Recherches linguistiques et smiologiques de Lyon, op. cit., p. 14.
3
Philippe Hamon, LIronie littraire, op. cit., p. 71-108.
4
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 23.
5
Ibid., p. 26.
113
ladoration multiplie du crateur la fois et de ses cratures. Femmes tenaces.
Prires perdues. La transcendance nous aveuglait, dautant plus que le
mouvement tait beau1.
Les femmes chosifies sont aussi mprises que Dieu, descendu de son pidestal cleste
pour tre confondu avec un tre de chair qui est celui-l mme qui tenta Adam provoquant
son exclusion du paradis de Dieu2. Ces cratures divines mnent lhomme sa perte. De
mme, lorsque Lol de Fascination hurle sa mre Cest beau, ta putain de religion3 ! , elle
blasphme et dsacralise la religion en joignant dans la mme expression un terme religieux
un lexique ordurier.
Dans ce dernier roman, le lecteur dcouvre galement que la jeune femme, souvent
sarcastique, considre avec ironie le fait davoir t adopte par un homme ressemblant son
pre (riche propritaire non de chevaux mais dovins et de bovins), et quil lui arrive de poser
des questions malicieuses et ironiques son frre, quAli taquine ironiquement son comparse
Ali Bis sur les raisons qui lont amen Bne4, mais il ne sagit pas proprement parler de
scnes ironiques5 , dune communication o lironisant dnigrerait indirectement certains
comportements en troite connivence avec un lecteur complice. Les nombreux textes cits ne
sont pas non plus pastichs ou parodis, ce qui aurait ncessit des comptences idologiques
spcifiques de la part du lecteur virtuel. La communication littraire nest pas rserve un
lectorat slectionn sur le tas, do les nafs et distraits seraient exclus faute de ne pas avoir
peru la dualit du message.
Dans La Pluie, lironie na pas t non plus retenue comme stratgie dcriture de la
subversion, car elle ne sinsre pas dans la logique narrative. La narratrice ne cache rien son
journal intime et met en avant ses opinions, contrairement un narrateur ironiste qui adopte
une position en apparence neutre laissant au lecteur le rle du polmiste. La jeune femme ne
recourt lironie que lorsquelle sadresse aux autres :
Je dis ironiquement ah ! bont divine ! mais les escargots aussi sont trs
prolifiques. [] Je rpondis ironiquement quun mdecin modle de ma
trempe tait toujours au service de la sant publique. Je rajoutai que quant moi
je navais pas me plaindre Ma sant tait excellente6.
1
Ibid., p. 20.
2
Afifa Bererhi, LAmbigut de lironie dans luvre romanesque de Rachid Boudjedra, op. cit., p. 50.
3
Rachid Boudjedra, Fascination, op. cit., p. 65.
4
Ibid., p. 49, 117, 79.
5
Ibid., p. 124.
6
Id., La Pluie, op. cit., p. 64, 117.
114
Cest son mode de vie et de pense qui fait delle une personne sditieuse et non son mode
dexpression comme dans LEscargot entt o la rhtorique de lironie sadapte parfaitement
la personnalit du bureaucrate1. Elle ninstaure pas avec le lecteur virtuel de situation
ironique, puisque lintention satirique est clairement expose par ladverbe ironiquement .
Sous des dehors inoffensifs, ce dernier manifeste le dsir de contester et de renverser
les normes sociales admises grce un langage rgi par lironie et pousse son rcepteur se
transformer en un lecteur-dcodeur. Ce narrateur nvros se veut ironiste et fait de ce procd
de remise en question l instrument de la critique et de la dmystification2 . Sa raillerie
ironique se dploie tout au long du monologue du bureaucrate envers la natalit galopante, la
surpopulation, la bureaucratie et la socit en gnral. La critique par lironie se manifeste
dans lellipse et linsinuation. Aussi, lorsque le narrateur attire lattention sur les raisons du
manque deau dans son pays, la paresse des paysans et les pratiques religieuses, le lecteur doit
chercher entre les lignes lexplication valable :
Vingt litres deau. Et dj ce nest pas toujours facile den trouver. La ville en
manque. cause des paysans qui ne veulent pas travailler la terre []. Les
ablutions aussi y sont pour quelque chose. Mais l, je mavance trop. Jexagre3.
Lironie rside dans le refus dexposer son opinion. Le lecteur doit aussi mettre en doute les
jugements trop logieux :
1
Nous reprenons ici les conclusions de Lila Ibrahim-Ouali, op. cit., p. 357-367.
2
Ibid., p. 357.
3
Rachid Boudjedra, LEscargot entt, op. cit., p. 33-34.
4
Ibid., p. 46.
5
Ibid., p. 118.
115
cette auto-ironie met en exergue la flure du personnage qui, dun ct, a conscience de son
enttement et, de lautre, narrive pas rester rationnel.
Mais lironie ne vise pas seulement le discours, mais aussi le comportement trop
diligent du fonctionnaire. Ce personnage de scripteur il rdige des fiches quil numrote
tranche prodigieusement avec limage idale de lcrivain, telle quelle apparat travers les
crits au lecteur initi de Rachid Boudjedra. La faon de sexprimer du bureaucrate,
loppos du style foisonnant des romans prcdents, est dcrie, ses manies et sa pratique de
lautocensure dnigres : contenir ses motions, privilgier un style dpourvu dimages
potiques part mes mois, je nai rien cacher []. L encore, cest lmoi qui
menvahit. Je nai pas le droit de me laisser aller [] Encore un moi contenir1. Le texte
devient un anti-roman : lauteur ironiste pratique une criture aux antipodes de ce quil
aimerait faire et incite le lecteur ne pas prendre la lettre le roman lui-mme. En bref, le
lecteur doit prendre en compte la dimension subversive dune criture qui pourfend le
soliloque narcissique et la mgalomanie du personnage.
Dans cette perspective, lironie fait partie des stratgies dappel que les textes
dploient en vue dattirer un certain type de lectorat. Elle vise le mme objectif que
larchitecture romanesque ou les diffrentes reprsentations de personnages lisant : capter
lattention du lectant , au sens o lentend Vincent Jouve, prsent en chaque lecteur virtuel.
Elle participe en outre dune dmarche contestataire et celle-ci nest possible qu travers
cette communication indirecte et oblique2 . Ces romans testent en fin de compte les
comptences du lecteur virtuel, lecteur cens supputer la vise polmique des uvres. Cest
ce qui fait dire Wayne Booth : Every good reader must be, among other things, sensitive
in detecting and reconstructing ironic meanings3 . Lironie constitue une forme dactivit
interprtative, provoque et prvue par les textes et, ce titre, dlimite le rle du lecteur
virtuel, ainsi quelle tmoigne de sa prsence.
1
Ibid., p. 24-25.
2
Philippe Hamon, LIronie littraire. Essai sur les formes de lcriture oblique, op. cit., p. 9.
3
Wayne C. Booth, A Rhetoric of Irony, Chicago and London, University of Chicago Press, 1974, p. 1. Notre
traduction : Tout bon lecteur doit tre, entre autres, sensible aux significations ironiques en les dcelant et en
les reconstituant.
116
C. IMAGES DE LECTEUR INTERPRTANT
Lnonc reflte2 non seulement lauteur en train dcrire, puisque la narratrice est
lauteur de son journal intime, mais aussi le lecteur en pleine activit, car la jeune femme relit
ses crits en mme temps quelle les labore. Ce ddoublement lui permet de parler, dans le
roman, des difficults quelle rencontre en tant que sujet crivant :
[L]criture mprouve4 , confie-t-elle son journal. Elle semble mener la mme aventure
stylistique que son crateur : entrane vers dinvitables digression[s]5 , elle tend vers un
renouvellement de la langue afin dviter les mots concasss vieillis uss dcousus recuits
vents6 . Lacte dcriture est mis distance et pens, tout comme lacte de lecture. Elle
revisite son texte et porte un regard neuf sur celui-ci :
Je relis en faisant trs attention aux mots []. En lisant je dcouvre que jai crit
certaines choses dune faon involontaire []. Jai fait plusieurs lectures de ce
journal crit sous leffet de la colre et de la fureur et du dsarroi comme on
dvore ses propres doigts. Pendant la relecture jai souvent apprhend de mourir
trop tt avant de venir bout de mon projet. [] Ainsi jai dcouvert beaucoup
de sens instables dabstractions fluctuantes de symboles dcontenanants [sic] et
de dplacements subconscients7.
1
Lucien Dllenbach, Le Rcit spculaire, op. cit., p. 100.
2
Andr Gide, Journal 1889-1939, op. cit., p. 41.
3
Rachid Boudjedra, La Pluie, op. cit., p. 149.
4
Ibid., p. 60.
5
Ibid., p. 61.
6
Ibid., p. 130.
7
Ibid., p. 36-37.
117
crits antrieurement. [] Puis jai tout rcrit. Tout rorganis. Tout segment1. Ce rythme
hach quelle adopte pour dcrire son travail de rcriture se conforme celui quelle souhaite
insuffler lensemble du texte. Fragmenter le texte2 se rpte-t-elle encore sur un ton
injonctif :
Jai voulu rduire les risques de drapage. Ligaturer cette hmorragie du sens
sexuel. Fragmenter le texte. En fait : une sorte dautocensure. En lisant je dcouvre
que jai crit certaines choses dune faon involontaire. Jai ainsi crit dune
manire brute et anarchique. Sauvagement ! Mais les amnagements que jai
introduits dans le texte ne changent rien son contenu3.
La narratrice souhaite dompter les mots comme on rprime ses motions. Elle se censure et
essaye en vain de rduire les risques de drapage (digressions et sens cachs). Mais
contrairement au bureaucrate de LEscargot entt, sa cration continue de lui chapper. Elle
narrive pas, comme le dratiseur, raturer ou cacher dans la poche des mois4 ,
biffer5 les mots qui outrepassent les impratifs de la dcence. En recourant cette
duplication intrieure, le texte intgre ainsi le lecteur virtuel en principe exclu de la sphre
digtique. Ce jeu de miroir le rend visible. Il apparat comme un lecteur attentif et ouvert la
polysmie du texte : les symboles et les dplacements prennent un sens ses yeux.
Insister sur le rle de diariste de la jeune femme dans La Pluie permet den apprendre
davantage sur le lecteur mis en abyme. Partant du principe que ce dernier possde le mme
profil intellectuel que la narratrice qui occupe les deux ples de lnonciation, le lecteur tel
quil est reprsent dans le texte devrait faire preuve dune certaine culture dans le domaine
scientifique et littraire, apprcier lauto-analyse et lcriture de soi do transparaissent les
flures intrieures :
crire tout ce fatras de choses passes mirrite. Mais lanalyse de tous ces
lments si discontinus si banals si minuscules me fascine mmeut. Lmoi de
lintime ! nouveau la pluie []. Jai dj transcrit de telles impressions sur le
temps pluvieux. Gros efforts fournis pour traverser maladroitement le vide
recouvrant mes mots6.
1
Ibid., p. 67, 37.
2
Ibid., p. 36.
3
Id.
4
Id., LEscargot entt, op. cit., p. 55.
5
Ibid., p. 27. Les injonctions biffer , raturer ou cacher reviennent inlassablement censurer le
texte.
6
Id., La Pluie, op. cit., p. 63, 67.
7
Vincent Jouve, LEffet-personnage dans le roman, op. cit., p. 84.
118
relation au texte1 a limpression que ce dernier loriente ainsi vers un comportement lectoral
idal et le met en garde contre de fcheuses attitudes2. Dans La Rpudiation, ce sont les deux
frres, Rachid et Zahir, qui incarnent la figure du lecteur. Zahir rcupre le Carnet de
Rachid3 (spar par un blanc typographique du reste de la narration), tandis que Rachid
dcouvre celui de son frre, dans un tiroir, aprs sa mort4 . Lacte de lecture se devine par
lentremise de quelques pages retranscrites. Si Zahir est un profanateur de la sphre prive,
Rachid cde seulement une curiosit bien comprhensible : connatre la personnalit de son
an dfunt. Lindiscrtion de Zahir fait cho la position inconfortable du narrataire
extradigtique lors des premires pages o il surprend des bats amoureux. Le narrateur
exige donc un narrataire qui ne soffense pas dune criture o les fantasmes refouls
sexpriment librement. Par ailleurs, Rachid en tant que destinataire de la lettre de Yasmina5
savre un confident et un conseiller exceptionnels. Il se prsente en somme comme un jeune
homme ouvert aux autres et capable dentendre les penses les plus inavouables. Sa tolrance
lhonore.
Le lecteur virtuel sera dautant plus enclin suivre cette conduite que le texte le
sollicite dans ses pulsions les plus profondes. Il jouit de cette transgression de la morale, sans
avoir limpression de se compromettre puisquil ne fait quobir aux demandes tacites du
texte : il ne sagit pas dune dmarche coupable mais louable, rattacher au projet
scripturaire. Le rcit autorise un large investissement libidinal ; les tendances inconscientes se
dploient dautant plus que la volont dlaborer un discours cathartique sert de caution au
discours du narrateur.
Dans Fascination (crit la troisime personne), le lecteur virtuel est le seul narrataire
des confessions intimes des personnages : il a connaissance des notes personnelles dAli Bis6,
du journal intime7 de Lam ainsi que de ses lettres non expdies8 (isoles par un espace blanc
et des parenthses introductives). Le rcit met nanmoins en scne des personnages en train
de lire. Lol lit par exemple Lam un passage de Le Bruit et la fureur o il est question de la
virginit et de linceste ; elle fait alors disparatre les scrupules de son frre adoptif et lincite
1
Id.
2
Pour une tude approfondie des personnages de lecteur, consulter : Nathalie Pigay-Gros, Le Lecteur, op. cit.,
p. 81-127, sur Dante, Cervants, Flaubert, Balzac, Stendhal, Flaubert, Huysmans ; Christine Montalbetti, Images
du lecteur dans les textes romanesques, Paris, d. Bertrand-Lacoste, 1992, coll. Parcours de lecture .
3
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 106.
4
Ibid., p. 104.
5
Ibid., p. 138.
6
Id., Fascination, op. cit., p. 77-91.
7
Ibid., p. 103-115.
8
Ibid., p. 179-185.
119
engager une relation incestueuse avec elle1. Jeanne la prostitue passe son temps, entre deux
clients, lire Ulysse de Joyce et finit par sidentifier au personnage de Molly2. En dcrivant le
phnomne inconscient dintriorisation (processus dintrojection par lequel limage dun
personnage est incorpore au moi et au surmoi) qui sopre parfois au cours de la lecture, le
narrateur dnonce les mcanismes psychiques mis en jeu. Il met une nouvelle fois en garde
son lecteur contre une telle rgression3 , au sens o lentend Vincent Jouve : celle-ci est
une menace lorsque les techniques de participation lemportent sur les procdures de
distanciation4 .
Fascination encourage toutefois sadonner passionnment la lecture, linstar de
Lam et Ila qui doublent leur trajet spatial dun cheminement littraire en dvorant de
nombreux rcits de voyage :
Lam dcouvrait cet Extrme-Orient dont il avait tant rv, autant travers le
personnage joycien de Bloom cras par ses rves asiatiques et les formes
rebondies de Molly que par les rcits fabuleux faits par Ila son retour de ce
continent et par les lectures des livres de Marco Polo, dIbn Batouta et dautres
voyageurs encore et dont il connaissait certains passages par cur []. Ila
senfermait dans sa chambre et passait son temps relire les livres des grands
voyageurs qui lavaient toujours fascin5.
Les textes enchsss dIbn Batouta6 ou de Marco Polo correspondent aux passages favoris des
personnages. Lam est atteint de la mme boulimie de lecture7 quAli Bis. Fascination
propose en somme plusieurs images lectorales partir desquelles le lecteur se compose une
image de lecteur idal. Il doit tre conscient que la lecture peut avoir une incidence immdiate
sur la vie du lisant : le mcanisme didentification fonctionne parfaitement sur Jeanne ; Lam
se libre de ses interdits ; Ila et son fils svadent et rvent Ainsi, travers cette mise en
scne de lecteurs, le roman vise un grand amateur de fictions et de rcits dvasion dont le
sens critique lui permet de sinvestir affectivement sans pour autant perdre le sens de la
ralit.
Lesprit critique du lecteur face au discours romanesque8 saffine vritablement dans
Topographie idale pour une agression caractrise. Au lieu de lui renvoyer une image
1
Ibid., p. 99-100.
2
Ibid., p. 21-22.
3
Vincent Jouve utilise cette expression dans LEffet-personnage dans le roman, op. cit., p. 222-230 et La
Potique du roman, Paris, SEDES, 1997, coll. Campus. Lettres ; rd. revue en 1999 ; rd. : Paris, Armand
Colin/V.U.E.S., 2001, coll. Campus. Lettres , p. 116-117.
4
Id., La Potique du roman, op. cit., p. 116.
5
Rachid Boudjedra, Fascination, op. cit., p. 159, 67.
6
Ibid., p. 168-169.
7
Ibid., p. 181.
8
Nous nous inspirons ici de ltude de Lila Ibrahim-Ouali, op. cit., p. 348-356.
120
monolithique de lui-mme par rapport laquelle il serait ais de se situer, lauteur prfre
mettre en scne diffrents types de personnages lisant naf, averti, prsomptueux,
insolent, afin de lavertir de certains comportements et de lamener intelligemment
songer sa propre relation au texte. Le roman lalerte ainsi contre la sacralisation de lcrit.
Limmigr saccroche dsesprment un bout de papier sur lequel une colire applique du
Piton a crit ladresse laquelle il doit se rendre. Or le papier suse et les mots deviennent de
moins en moins lisibles, tel point que les passants narrivent plus dchiffrer les lettres.
Plutt que de reconnatre leur incapacit lire le message, ils prfrent, par contenance,
timidit ou vanit, indiquer une mauvaise direction dans laquelle ltranger ira se fourvoyer :
[L]ventuel lecteur saura retrouver le message, moins que, dot dune facult
dimagination trop dbordante, il nen rajoute et, du coup, en fausse les donnes ou
alors peu dou pour le dcryptage, il nenvoie ltranger vers une fausse direction
pour ne pas perdre contenance, par timidit ou par vanit et dans ce cas disant en
son for intrieur, ce nest pas parce quils crivent mal notre langue [] quil faut
leur donner limpression que nous sommes incapables de lire une adresse ft-elle
illisible []1.
Le fait de lire le bout de papier tout chiffonn et tout crasseux2 engage lhonneur du lisant
qui ne veut surtout pas tre pris en dfaut. Aussi choisit-t-il dinventer plutt que de contester
la lisibilit de lcrit. Ce mensonge sans gravit conduit malheureusement ltranger vers
lissue fatale puisque son chemin croise celui de ses tortionnaires. Cette dsacralisation du
discours parcourt tout le roman, car ltranger est confront perptuellement cette maudite
criture qui stale sur les affiches et dont il ne peroit pas le sens3 .
Limmigr et la foule qui se presse ses cts, en tant que lecteurs des affiches
publicitaires qui les agressent continuellement dans leurs trajets routiniers, sont susceptibles
dorienter le vritable lecteur4. Les utilisateurs du mtro, habitus ou nouveaux arrivants,
traduisent consciemment ou inconsciemment les messages iconiques et les slogans auxquels
ils ne peuvent chapper. Ces rclames peuvent tre lues de trois faons : celle de la foule
presse, cible premire des publicitaires ; celle de limmigr, lecteur non averti qui subvertit
le message faute de pouvoir comprendre les tenants et les aboutissants des affiches ; et celle
du voyeur qui pervertit le sens du message en exploitant les ellipses du langage. Ils tentent
1
Rachid Boudjedra, Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 122.
2
Id.
3
Ibid., p. 119.
4
Nous ninsisterons pas sur la navet du personnage dans Topographie idale pour une agression caractrise
et sur le fonctionnement de la communication publicitaire. Voir, ce sujet, lexcellente analyse de Lila Ibrahim-
Ouali, op. cit., p. 348-357.
121
tous de les dcoder, selon leur intuition, leur intelligence et leur savoir, et font apparatre le
caractre polysmique de ce langage lacunaire fond sur la connotation et lallusion.
Bien que limmigr ne parle pas le franais1 et ne comprenne pas lobjectif de ces
affichages, il nchappe pas la violence des publicits :
Et l maintenant avec cette affiche qui semble le dfier, il se demande sil doit
regarder ou baisser les yeux []. Avanant toujours, il essaie de voir comment les
autres ragissent devant la photo mais son grand dpit ou tonnement, il se rend
compte que personne ne regarde et il se demande alors quoi cela sert de dcorer
les couloirs de mtro de femmes moiti nues si personne ne sy intresse2.
Il incarne le lecteur non averti, qui ne dispose pas des codes culturels ncessaires au bon
dchiffrement du message. Son premier rflexe est dobserver minutieusement les affiches et
de les dcrire, comme celle du couple qui vante les qualits des collants Chesterfield :
Laffiche reprsente un couple jeune et beau. Lhomme assis sur une chaise longue,
est habill dun peignoir blanc. Devant lui sa femme (ou suppose telle puisquil
porte une alliance tandis que celle de sa compagne nest pas visible puisquelle a
les deux mains derrire la tte) porte un collant lui montant jusquau bas du
nombril3.
Limage lagresse nouveau, au dtour dun autre couloir, et il tente de lanalyser cette fois-ci
de faon mthodique. Le narrateur rapporte ses penses :
Les deux jeunes gens ont lair de sortir du bain (LES VRAIS DE CHESTERFIELD
NONT PAS DE COUTURE AU SLIP, PARCE QUE VOTRE CORPS NA PAS DE COUTURE.)
puisque leurs cheveux sont encore mouills et, deuxime indice, lhomme assis sur
une chaise longue est en peignoir de bain, et troisime indice, la jeune femme
debout dans ses collants bistres nyloniss a, entre les mains, une serviette avec
laquelle elle sessuie les cheveux4.
Mais on ne sait si elle sourit de bien-tre aprs son bain ou bien parce quelle est
laise dans ses collants ou bien, dernire ventualit, parce que la main de son mari
caressant sa fesse gauche lui procure un certain plaisir (VRAIS DE CHESTERFIELD LE
COLLANT SLIPPANT SANS COUTURE) qui laisse planer un doute qui se dissipe vite
lorsquon se rend compte que lhomme, lui aussi, a lair dprouver beaucoup de
plaisir mettre la main sur la fesse de sa femme, couverte de nylon-collant. Mais
1
Rachid Boudjedra, Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 222.
2
Ibid., p. 51-52.
3
Ibid., p. 51.
4
Ibid., p. 53-54.
122
tout de suite on se demande sil nest pas heureux lide davoir achet quelque
chose de solide et dconomique pour son pouse comble puisque le prix du
collant apparat en bas de limage, lextrme droite (5 F)1.
Il russit finalement interprter de la bonne manire cette publicit qui autorise une
multitude dinterprtations. Mais au lieu darrter son observation, il la poursuit mettant ainsi
nu le travail de fabrication et brisant compltement lenchantement de la mise en scne. Il
dvoile les coulisses du spectacle :
Aux genoux de lhomme, pos par terre, il y a un abat-jour dont le socle en grs a
une couleur assortie aux teintes de la chambre (vert ple, gris-vert, amande,
opaline, vert fonc, etc.) et qui claire la scne comme sil stait agi dun
projecteur ; ce qui laisse deviner derrire limage, le dballage de moyens
techniques runis pour raliser cette photographie : cest--dire les projecteurs avec
les gros cbles sales et relis au groupe lectrogne par des centaines de mtres de
fils, ainsi que les appareils de prise de vues, les objectifs, les camras, les arcs, les
techniciens, les ouvriers, les manuvres ; tout cela pour permettre un mari de
mettre la main gauche sur la fesse gauche de sa propre pouse lgitime. Il ne
comprend plus rien et sa pudeur surgit de trs loin pour lui strier les tempes et les
artres sur le point dclater2.
Cette mise en uvre de tant de moyens techniques semble drisoire et absurde au voyageur,
compte tenu quaucun message na t transmis. Il subvertit ainsi le langage sophistiqu des
publicitaires, puisquil ne ragit pas conformment leurs souhaits et interprte de travers la
rclame. La valeur pragmatique de laffiche lui chappe, puisque la notion dachat ne
leffleure pas. Exclu pour linstant de la socit de consommation, il ne correspond pas aux
destinataires viss, en loccurrence la foule. Il pervertit alors le processus de rception et
produit des contresens. Na t-il pas limpression que la femme souriante tenant la main un
enfant de la publicit Amira3 lui souhaite la bienvenue ?
[S]e disant en lui-mme que les laskars auraient d le prvenir que laccueil dans
les stations de mtro tait bon et quon allait jusqu dpenser de largent pour
raliser ces immenses photos [] pour souhaiter la bienvenue tous les mcrants
de la terre et il est tellement touch quil repense la marmaille []4.
Il est touch en plein cur5 par cette affiche qui lui rappelle avec nostalgie les jours
heureux, alors quelle est cense conseiller une marque de tampons hyginiques. Lauteur
souligne avec ironie la distance infinie qui spare les bons sentiments du voyageur des
1
Id.
2
Ibid., p. 55.
3
Ibid., p. 219.
4
Ibid., p. 222.
5
Id.
123
intentions mercantiles des publicitaires. Enfin, il slectionne les mauvais lments, focalise
son attention sur le fruit et non sur le slogan qu il biffe mcaniquement1 ,
[C]e qui lui permet de vider le panneau publicitaire de tout ce fatras de mots
inutiles comme des bquilles [] ; et lui, effaant machinalement tout le verbiage
enrobant lobjet, ne garde dans sa mmoire que la photographie qui lui cisaille la
tte [], par le mme procd, il limine le plat couleur orange, la cuillre, la main
de la femme et ne garde que limage tonitruante dune tomate farcie de viande et
grossie cinq fois par rapport sa taille normale []2.
Son regard est attir par la couleur rouge sang de la tomate, cuite et ride, qui lui fait penser
la chair humaine marque vif. Au lieu dexciter lapptit, cette publicit, cense vanter la
marque Tefal, lui procure un sentiment de dgot et de rpulsion. Le caractre lacunaire de
toute affiche entrane une lecture slective et produit leffet inverse de celui attendu.
La foule comprend, en revanche, de faon quasiment instantane les codes visuels
auxquels elle est habitue, dautant plus que les signes linguistiques laident reprer lobjet
de consommation qui lui est propos. Lrotisme et la violence des couleurs ne la choquent
plus, car elle est soumise au quotidien aux images chocs de ces publicits. La foule presse
de rentrer chez elle, de manger selon les recommandations des panneaux publicitaires, de
regarder les programmes de tlvision, conseills par les journaux grand tirage, de
sassoupir dans des fauteuils bascule et de rver de rveille-matin en branle et de sonneries
de tlphone3 ne ragit plus et suit sans rvolte le mode de vie quon a conu pour elle. Les
multiples affiches colles des deux cts des couloirs donnent aux ventuels
acheteurs limpression quils sont pris dans le pige et quils ne peuvent rien faire sinon
acheter et consommer sans mesure, ce qui est une faon comme une autre davoir confiance
en soi et, dans le cas contraire, de se dfouler de cette manire, travers une thrapeutique de
lassouvissement4. Les gens sont harcels, selon le narrateur, par cette avalanche dimages
forant en profondeur leur matire grise5 , poursuivis, acculs, vids par ces photographies
pernicieuses. Ils obissent passivement aux conseils intresss des publicitaires ou des
journalistes ; ils ne savourent plus que les plaisirs mcaniques, au lieu de se rvolter face ces
constantes agressions. Cette publicit tale aux yeux de tous constitue en effet une alination
de la libert individuelle et une ngation de lindividu rduit ntre quun futur client. La
1
Ibid., p. 85.
2
Ibid., p. 85.
3
Ibid., p. 138.
4
Ibid., p. 14.
5
Ibid., p. 176.
124
foule reprsente donc le lecteur consommateur passif, initi malgr lui aux rgles publicitaires
et manipulable merci.
Enfin, le voyeur propose linterprtation inverse de celle attendue par les concepteurs
de laffiche. Il pervertit le sens en jouant sur la polysmie intrinsque de tout message
iconique. Il propose ainsi une version dvoye de la publicit sur les tampons Amira qui a si
fortement mu le voyageur. Daprs le voyeur anonyme, les yeux rieurs de lenfant attirent
lattention du spectateur sur lorigine eurasienne du pre et non sur la bote cense voquer
lobjet vendre. De plus, il trouve le discours pseudo-scientifique barbant et ennuyeux et
sanguinolent1 , un comble pour une publicit sur les menstruations fminines. Enfin, le
slogan met la possibilit pour la femme non seulement de marcher, mais daller trs vite,
de courir (pourquoi pas ?), de tirer son enfant par la main, sans jamais tomber ou svanouir
ou se laisser vider de son sang pivoine de lorifice inondant le tampon et le rejetant dehors2 .
Cette vision cauchemardesque pour la femme est rendue possible par linsuffisance du slogan
et laspect statique de la photographie, mme si le narrateur rassure ses lecteurs en affirmant
que tout cela nest que leffet dune imagination morbide du voyeur qui ne peut sempcher
de mettre nu lenvers du dcor, de rendre vulgaire ce que dautres essayent de potiser
grands frais et grand dploiement de techniques de pointe []3. Le glissement de sens
nest pas une violence faite licne, mais le rsultat dun esprit critique et audacieux qui
dnonce implicitement les subterfuges sophistiqus mis en place pour piger le consommateur
potentiel.
Bien que le narrateur ne soit pas un lecteur direct des affiches publicitaires, il apporte
un jugement critique sur ces trois lectures et reprsente en quelque sorte le lecteur averti et
lucide face la propagande. Contrairement au voyageur, il nest ni candide ni profane. Son
mtadiscours sur la publicit tmoigne de sa volont de mettre nu les rouages bien huils de
la machine publicitaire et davertir son lecteur virtuel des piges et des mensonges dun
discours strotyp qui ne laisse aucune place la libre interprtation. Il loue lattitude du
voyageur qui djoue les piges des publicitaires et convie le destinataire adopter le mme
comportement que limmigr face au texte romanesque, cest--dire dsacraliser le discours
romanesque et dmonter les ressorts de la narration. Il linvite scruter lau-del du texte et
creuser les ambiguts du langage, comme lont fait le voyageur et le voyeur.
1
Id.
2
Id.
3
Id.
125
Le lecteur virtuel doit toujours avoir lesprit que la fiction ne slabore que sur des
ruses et des artifices, au risque sinon de ne plus dissocier le vrai du faux, le rel du fictif. Les
images comme les mots ont le pouvoir de faire apparatre les choses plus vraies que nature,
comme ces dattes reproduites sur un fond bleu ciel :
[I]l avance se souvenant des branches de dattes gonfles de lumire comme si elles
allaient bouger sous la brise du vent (et sillusionnant peut-tre quelles bougent)
alors que rigides et mortes elles ne sont que des impressions de lumire fixes sur
la plaque sensible par le collodion, le nitrate dargent et autres produits chimiques
corrodant la plaque et lincisant progressivement (UNE PREUVE : LA DATTE MRIT
SUR LA BRANCHE DU PALMIER AU SOLEIL DAUTOMNE, PAS DANS UN ATELIER DE
CONDITIONNEMENT. CHEZ NOUS LA NATURE) permettant ainsi la datte dmerger
trs lentement [] plus saisissante dans sa ralit photographique quelle ne peut
ltre sur un palmier se dcoupant au-dessus dun ciel-de-carte-postale-bleu-pastel
dont la coloration ne permet pas de deviner la puret de lair sec et froid des hivers
dsertiques beaucoup moins tides que ne le laissent deviner les prospectus
publicitaires, les guides touristiques, les films exotiques, les reproductions
picturales, froides et coupantes reprsentant des mirages et autres slogans
malintentionns1.
Toujours est-il que non contents de jouer sur la psychologie des masses,
dintervenir dans leur inconscient brumeux et enroul autour de lui-mme, les
concepteurs en publicit vont intervenir sur une gamme multiforme dans laquelle
tout compte : limage, le son et linterprtation crant autour du mot lotus toute une
fort potique et harmonieuse dans le seul but de cacher la rpulsion quune telle
image devrait provoquer chez nimporte qui, transcende grce tous ces artifices,
sublime au point que le papier hyginique va dpasser sa fonction excrmentielle
immdiate pour laisser rveur le naf qui en pensant lotus, pense lotophage et de l,
le voil embarqu vers une le extraordinaire dont dautres affiches vantent le
charme []2.
1
Rachid Boudjedra, Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 139.
2
Ibid., p. 176.
126
Le narrateur dmonte ainsi les mcanismes inconscients qui prludent lachat dun produit
grce une publicit qui agit sur linconscient de la foule et russit hypnotiser la masse en
rendant attractif un produit scatologique.
Cette mise en abyme du langage rappelle en somme au lecteur virtuel que lcriture
romanesque, comme le langage publicitaire, ne cherche qu crer une illusion rfrentielle,
non en reproduisant les choses telles quelles sont, mais en sintressant des dtails qui
connotent des ralits. Le ralisme moderne est fond sur ces effets de rel, comme la
publicit. En dfinitive, la mise en scne de lecteurs renvoie par rflexion le lecteur virtuel
lui-mme. Ce jeu de miroirs cre de nouvelles perspectives et introduit dans le champ
littraire linstance lectorale dont elle est en principe forclose. Le texte propose de cette
manire une ligne de conduite : tre conscient des piges narratifs quil installe pour berner le
lisant et garder ses distances par rapport au texte ; autrement dit, jouer le jeu et se laisser
plus ou moins manipuler par le texte tout en tant conscient des techniques et des effets de
lart littraire.
En conclusion, les romans du corpus concdent ainsi au lecteur un rle actif et,
partant, lui font vivre une exprience enrichissante. Contraint deffectuer une srie de micro-
tches et enjoint dinterprter les structures narratives, limage des lecteurs mis en scne au
sein de la fiction, le lecteur virtuel adopte un recul critique. Les techniques de participation ne
lemportent pas en consquence sur les procdures de distanciation. Les romans tendent
clairement dvelopper une conscience critique : cette rhtorique de la lecture , comme
lappelle Michel Charles, consiste inscrire au sein du texte des modles de lecture et, par
suite, des lecteurs analysant et interprtant.
127
CHAPITRE III
UNE LIBERT INTERPRTATIVE LIMITE
Jean-Paul Sartre
1
Jean-Paul Sartre, Quest-ce que la littrature ?, op. cit., p. 52.
2
Ibid., p. 53.
3
Hans Robert Jauss, Pour une esthtique de la rception, op. cit., p. 50.
4
Fernand Hallyn prsente ses objections dans le chapitre Lhermneutique , Introduction aux tudes
littraires. Mthodes du texte, op. cit., p. 318.
5
Id.
6
Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve [1re d. : 1909], Paris, Gallimard, 1971, coll. Bibliothque de La
Pliade , p. 222.
128
Mais pour en revenir moi-mme, je pensais plus modestement mon livre, et ce
serait mme inexact que de dire en pensant ceux qui le liraient, mes lecteurs.
Car ils ne seraient pas, selon moi, mes lecteurs, mais les propres lecteurs deux-
mmes, mon livre ntant quune sorte de ces verres grossissants comme ceux
que tendait un acheteur lopticien de Combray ; mon livre grce auquel je leur
fournirais le moyen de se lire eux-mmes1.
Daprs Marcel Proust, les activits scripturales et lectorales se rejoignent dans la mesure o
le lecteur nest autre que le traducteur dun livre intrieur. [L]acte de lire (auquel se ramne
toute vraie pense critique) implique la concidence de deux consciences : celle dun lecteur et
celle dun auteur2 . Cest de cette rencontre entre deux consciences que dcoulerait en
quelque sorte linvestissement du lecteur, devenu autre, qui ferait sienne les penses et les
sentiments du crateur. Mais quelle que soit la place quaccorde la thorie proustienne au
lecteur, une libert totale nest pas possible, moins de faire violence aux textes. Inversement,
une uvre littraire ne peut contrler compltement le parcours du destinataire.
Cette question de la libert dfinit, par consquent, le rle du lecteur et engage aussi la
conception du texte littraire3. Elle renvoie toutes les interrogations fondamentales : que fait
le lecteur lorsquil lit ? Est-il passif ou actif ? quelles contraintes est-il soumis ? Quelle
libert russit-il conqurir ? Aussi Michel Charles nous incite-t-il examiner comment le
texte, en loccurrence boudjedrien, nous laisse libres (nous fait libres) ou comment il nous
contraint4. Il apparat que les romans du corpus tendent diriger linterprtation du lecteur
virtuel, sans pour autant nier la polysmie des uvres. Ils laissent toutefois au lecteur,
certains moments, toute la place qui lui est ncessaire pour exprimer son irrductible libert.
Celle-ci se manifeste par et dans le texte, grce aux multiples blancs narratifs, aux lieux
dincertitude smantique, la diversit des faisceaux de champs interprtatifs.
1
Id., A la recherche du temps perdu. Le Temps retrouv, tome VIII, Paris, Librairie Gallimard Nrf, 1927 ; rd. :
Paris, Garnier-Flammarion, 1986, p. 446.
2
Georges Poulet, La Conscience critique, Paris, Librairie Jos Corti, 1971 ; rd. : 1986, p. 9. Il revient sur la
conception de Proust et examine galement le point de vue des critiques littraires Jean-Paul Sartre, Jean
Starobinski, Jean-Pierre Richard qui se sont proccups des phnomnes de la conscience au cours de lacte
de lecture.
3
Voir, ce propos, Nathalie Pigay-Gros, Le Lecteur, op. cit., p. 51.
4
Michel Charles, Rhtorique de la lecture, Paris, Seuil, 1977, coll. Potique , p. 9.
129
A. BLANCS MACRO ET MICRO-STRUCTURELS
Umberto Eco
1
Ibid., p. 27, 62.
2
Au sujet des incipits in medias res, consulter les pages 111-115 dAndrea Del Lungo, Lincipit romanesque,
Paris, Seuil, 2003, coll. Potique .
130
cess nos algarades (lui dirai-je que cest un mot arabe et quil est navrant quelle
ne le sache mme pas ? Peut-tre vaudrait-il mieux ne pas rveiller la chatte
agressive et tumultueuse qui dort en elle) et nous nous tenions tranquilles1.
Ces paroles sybillines (emploi dun vocabulaire sotrique hallucination, paix lumineuse
et vocation de rfrents absolument inconnus du rcepteur Membres secrets, elle )
vincent tout lecteur en qute dune criture romanesque limpide et univoque. Ce dernier est
cens faire comme si toutes les ralits voques lui taient connues ; ce mode du suppos
connu2 le fait entrer en connivence avec lauteur et lui intime mme lordre de faire uvre
avec lui. Cest lui que revient la tche dimaginer un prambule.
De mme, Topographie idale pour une agression caractrise amorce lhistoire sans
stendre sur le protagoniste. Laccent est ainsi mis non sur son identit mais sur un de ses
accessoires, en loccurrence, sa valise en carton-pte bouilli3 . Certes, la valise permet par
mtonymie de donner quelques indices : elle suggre lextranit et la pauvret du personnage
masculin dsign exclusivement par des formes pronominales. Mais on ne sait rien dautre
finalement de lhomme, except quil fait lobjet dune enqute policire. Lespace du
mtropolitain est ensuite explor dans ses moindres dtails, tel point que le lecteur se perd
dans de longues numrations qui lloignent de lessentiel. Ds lors que la narration
privilgie dentre de jeu les objets secondaires, elle relgue au second plan la figure centrale.
Le lecteur ne dispose que dun faible nombre dlments pour mettre des hypothses sur le
caractre ; il court alors le risque de voir ses reprsentations invalides. Par cette rtention
dinformations, le rcit exerce un pouvoir de sduction sur le lecteur emport par le texte.
Quant au destinataire de La Pluie, il est lui aussi captiv immdiatement par le rcit de
la narratrice dont on ne connat pas les antcdents :
Le jour o je fus surprise par ma propre pubert je crus que jallais certainement
mourir. Je suis reste sur mes gardes tout le long de cette abominable journe. En
attente de mort. En vain. Je ne dcdai pas ce jour-l4.
Qui parle et qui ? Ces questions que le lecteur se pose naturellement en abordant un texte
demeurent ici sans rponse. Lauteur semble prendre plaisir dposer le lecteur, qui se trouve
dans la position de quelquun qui on aurait band les yeux avant de labandonner dans un
lieu inconnu, parmi des gens dont lidentit nest pas rvle, au milieu dune scne rotique,
1
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 9.
2
George Molini et Alain Viala, Approche de la rception. Smiostylistique et sociopotique de Le Clzio, Paris,
P.U.F., 1993, coll. Perspectives littraires , p. 229.
3
Rachid Boudjedra, Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 7.
4
Id., La Pluie, op. cit., p. 9.
131
trouble ou dramatique, dont le lecteur ignore le dbut et les causes. Celui-ci ne pourra dduire
la situation dnonciation quau bout de quelques pages, daprs le titre du chapitre La
premire nuit1 et latmosphre dintimit. Cette absence dune relle introduction conduit
donc le lecteur de La Pluie faire des prvisions2 sur le vcu et la personnalit de la
narratrice : lnonc reste en somme combler pour lui donner sa pleine satisfaction.
Seul Fascination semble vouloir faciliter la tche du lecteur et renoncer toute tension
informative prliminaire, linstar des romans classiques (Balzac). Il ralise une entre dans
lintrigue plus progressive, prsentant ds le dpart un discours informatif qui alterne avec la
narration. Le rcit annonce les thmes dominants et les traits singuliers des actants : la passion
dvorante dIla, la trahison dAli et dAli Bis, le caractre dtonnant de Lol et la qute
didentit de Lam. La prsentation ne devient toutefois complte quau bout du deuxime
paragraphe quand le narrateur revient en arrire pour expliquer la situation initiale :
Ali et Ali Bis avaient disparu avec quatre juments quils devaient expdier du
port de Bne vers Marseille ou Barcelone ou Gnes, o les attendait M. Baltayan,
associ dIla, un Armnien, tout aussi passionn de chevaux de pure race arabe
[]3.
Ce passage au plus-que-parfait annonce des vnements que le lecteur naura pas induire ou
imaginer. On note toutefois que le premier paragraphe se veut de la mme facture que les
autres romans : le narrateur part alors du principe que le lecteur sait de quoi il parle ; aussi
emploie-t-il des dterminants dmonstratifs valeur anaphorique sans avoir au pralable
voqu dans le discours les lments en question.
Qui sont Lam et Ila ? Quel mystre se cache autour du lieu de naissance de Lam ? En quoi ce
prnom est-il une humiliation ? Autant de questions que se pose le lecteur virtuel et qui
veillent son intrt. Ce dernier est ainsi mis au courant des incertitudes qui empoisonnent la
vie de Lam. Lessentiel de lintrigue romanesque est prsent ds le commencement.
1
Ibid., p. 8.
2
Umberto Eco, Lector in fabula, op. cit., p. 142.
3
Rachid Boudjedra, Fascination, op. cit., p. 10.
4
Ibid., p. 9.
132
Se surajoutent enfin ces zones dombre toutes les ellipses narratives entre les
chapitres que le lecteur va reconstituer en saidant de scnarios intertextuels et de traces
textuelles. Dans La Rpudiation, la libration de Rachid par les Membres Secrets nest pas
voque, car le personnage lui-mme ne sait pas ce qui lui est arriv : Comment ai-je fini
par chapper au Clan ? Je ne lai jamais su1. Ce chapitre fantme2 enclenche une srie
dinterrogations : Cline a-t-elle russi le librer ? Rachid a-t-il donn suffisamment
dinformations au Clan ? Les Membres Secrets ne cherchaient-ils qu lui faire peur ? Autant
de possibles narratifs qui octroient au lecteur une certaine libert interprtative. Les chapitres
sur larrive de Rachid lhpital ou sur sa vie au quotidien avec Cline font aussi dfaut. Il
est vrai que ceux-ci ne prsentent pas un rel intrt romanesque et la narration impose de
condenser certains pisodes en quelques lignes ou carrment de les passer sous silence quand
ils ralentissent le rythme et le suspens du roman.
Peu dinformations sont aussi divulgues sur le protagoniste principal de Topographie
idale pour une agression caractrise. On ne sait rien du voyage de lmigr entre son
bled et Paris. Dans La Pluie, il ny a pas proprement parler de chapitres fantmes
mais plutt une suppression de tous les lments sans rapport direct avec les tats dme de la
jeune femme. La vie diurne de lhrone est dlibrment passe sous silence, ce qui laisse au
lecteur le soin, sil le souhaite, dimaginer sa vie prive et professionnelle. De mme, les
transitions manquantes entre divers chapitres de Fascination sont autant de brches dans
lesquelles peuvent sengouffrer les lecteurs. Au chapitre IV, on passe ainsi directement de
linternat de Lam au lyce de Tunis un extrait de son journal crit au maquis, puis son
hospitalisation Moscou (aprs un court rcit de ses rencontres furtives avec Lol au Cirta). La
guerre de rsistance algrienne nest finalement pas raconte si ce nest indirectement
travers le journal. Les voyages entre les villes, entre Moscou et Hanoi, Barcelone, Alger puis
Paris, ne sont pas non plus dcrits. Le lecteur est ainsi convi suppler ces manques.
Lauteur ne souhaite en somme nullement entraner son destinataire, comme Alphonse
Allais dans Un drame bien parisien3, sur de fausses pistes de lecture dmenties par la suite.
Le lecteur cooprant a simplement pour mission de reconstituer les pisodes manquants de la
fabula partir de quelques indices dans un souci de lisibilit. Cette participation active lui
octroie une forme de libert : libre lui dimaginer certains vnements, dinventer la vie ou
le caractre dun personnage, en fonction des indices textuels quil souhaite privilgier. Le
1
Id., La Rpudiation, op. cit., p. 232.
2
Umberto Eco, Lector in fabula, op. cit., p. 278-284.
3
Voir ibid., p. 270-283.
133
texte fait ainsi appel la subjectivit du lecteur. Son imaginaire nest plus brid dans ces
zones dincertitude smantique et il peut enfin samuser avec cette trange toupie, qui
nexiste quen mouvement1 .
Quelle que soit en somme la part dimplication du lecteur, il apparat que les romans
du corpus se conforment tous lesthtique raliste, lexception de Topographie idale pour
une agression caractrise qui tente de subvertir lagencement du rcit classique. Labsence
dun vritable prologue, qui prsenterait les vnements antrieurs laction, les personnages
et le cadre spatio-temporel de la fiction, produit une disjonction liminaire importante,
lorigine du suspens qui entoure les personnages. Les ellipses narratives concourent ensuite
lengagement du lecteur.
Lomission darticulation entre les segments textuels prescrit aussi au lecteur un
travail permanent de reconstitution des schmas et donne naissance un rseau de connexions
possibles :
[L]objet imaginaire ne se forme pas avant que les schmas du texte naient t mis
en connexion, et ces oprations combinatoires que le lecteur doit excuter sont
principalement dclenches par la prsence de ces blancs dans le texte. Ce sont eux
qui signalent quune jonction omise par le texte peut et doit tre tablie entre les
segments du texte. De ce fait, ils incorporent les articulations du texte car ils
fonctionnent comme charnires penses (gedachte Scharniere) entre les
perspectives de prsentation2.
1
Jean-Paul Sartre, Quest-ce que la littrature ?, op. cit., p. 48.
2
Wolfgang Iser, LActe de lecture, op. cit., p. 319.
3
Umberto Eco, Lector in fabula, op. cit., p. 130.
4
Ibid., p. 131.
5
Tzvetan Todorov, La lecture comme construction , Potique. Revue de thorie et danalyse littraire, op.
cit., p. 419.
6
Voir Umberto Eco, Lector in fabula, op. cit., p. 130.
134
discursives afin de construire une squence narrative jusqu obtenir le plan gnral de la
narration et redonner du sens larchitecture romanesque.
Mais notre corpus ne facilite gure cette entreprise, eu gard au renversement des
perspectives de prsentation. Diffrentes temporalits se tlescopent et de multiples rcits
sentrecroisent. La Rpudiation fait par exemple alterner trois intrigues principales, situes
dans deux sphres digtiques diffrentes. La relation du narrateur avec Cline (pass rcent)
constitue le premier niveau, ce que Rachid raconte sa matresse (pass lointain) le second.
Autrement dit, deux rcits senchssent dans le rcit premier o Rachid voque auprs du
lecteur ses rapports ambigus avec son amante : le rcit de son enfance, puis celui de sa
perscution par les Membres Secrets. Se juxtaposent ensuite des drames secondaires comme
la tragique destine de Yasmina (raconte au chapitre X). Le premier niveau narratif est bien
entendu le plus ais reprer puisquil suit une linarit temporelle.
Mais labsence de transition emmle lcheveau chronologique et narratif, ce qui
aboutit la confusion des poques et des niveaux digtiques :
Elle prenait toujours cette attitude lorsquelle coutait quelquun parler (disposition
la communion).
Te dire que je naimais pas le mois de Ramadhan serait mentir. Nous savions
guetter la lune. Lattente du mois sacr tait bnfique1.
Seul le blanc typographique marque ici la rupture entre les squences et supple labsence
de connecteurs logiques ou temporels.
La digse de Topographie idale pour une agression caractrise savre encore plus
perturbe. Le narrateur mlange les pisodes antrieurs et postrieurs au meurtre. En outre, le
rcit du voyage de lmigr ne suit pas lordre chronologique. Cette ordonnance inattendue de
la fabula contrait le lecteur potentiel retrouver lordre du cours des vnements ordonn
temporellement2 . Aucune transition nindique les changements de temps et de rcit : il faut
alors suturer3 le texte et pourvoir ces manques. La prolifration des actions devient
problmatique dans ce roman o les micro-rcits prsentent autant dimportance dramatique
que le macro-rcit (le voyage de limmigr dans le mtropolitain et son agression). On en
distingue cinq portant sur les thmes suivants : lenqute policire, le mtro (son public et son
1
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 19.
2
Umberto Eco, Lector in fabula, op. cit., p. 130.
3
Lucien Dllenbach, La lecture comme suture (Problme de la rception du texte fragmentaire : Balzac et
Claude Simon) , Problmes actuels de la lecture, op. cit., p. 35-47.
135
espace souterrain), les affiches publicitaires, la vie au Piton des laskars, enfin limmigration
(les conditions de vie des travailleurs). Luvre ne rpond plus aux normes de construction
dun roman classique et contraint son lecteur classer ou recouper les squences discursives.
En outre, la prolixit exubrante des descriptions, des digressions et des rflexions entre
parenthses accrot la tche du lecteur cooprant.
Le lecteur du Dmantlement bute sur le mme obstacle. Aussi le narrateur lui
conseille-t-il indirectement de ne pas laisser chapper le bout de fil conducteur1 , car
lcriture se charge de brouiller les pistes :
Lcriture est un brouillage des donnes du rel pour mieux lui restituer son humus
et son argile. Reste ne pas laisser chapper le bout du fil conducteur, le filament
de soie, la ligne lectrifie qui relie les vnements les uns aux autres et charpente
la structure []2.
Ce fil directeur peut changer chaque lecture, selon lintrt et la place que le lecteur
accorde aux vnements dans un texte semblable une toile daraigne3 pour reprendre
lexpression image de Selma.
La Pluie mle aussi diffrents rcits, sans pour autant produire ce type de blanc au
sens o lentend Wolfgang Iser :
Chaque fois que des segments de texte se heurtent directement, des blancs
apparaissent, qui interrompent lordonnance attendue du texte. [] Les blancs
provoquent une disjonction entre les perspectives de prsentation du texte, et cest
au lecteur de les relever ; ils assurent lactivit contrle du lecteur sur le texte.
[] La disjonction dploie un ventail de possibilits, et la jonction des schmas
rsulte des dcisions slectives du lecteur4.
1
Rachid Boudjedra, Le Dmantlement, op. cit., p.148.
2
Id.
3
Ibid., p. 146.
4
Wolfgang Iser, LActe de lecture, op. cit., p. 338, 299, 321.
5
Roman Ingarden, Luvre dart littraire [1re d. allemande : 1931. Titre original : Das Literarische
Kunstwerk] (traduit de lallemand par Philibert Secretan avec la collaboration de N. Lchinger et B. Schwegler),
Lausanne, Lge dHomme, 1983, coll. Slavica , p. 209-216. Roman Ingarden avait dj mis laccent sur ces
blancs , inhrents au texte, car le texte est en principe inachev, bien qu la lecture on ne remarque aucune
lacune. Le texte semble esthtiquement fini et pourtant le lecteur doit encore imaginer ce que le texte ne peut que
figurer : la ralit de lobjet : On pourra dire que toute uvre littraire, quant la dtermination des objets
figurs en elle, est en principe inacheve, quelle demande tre continuellement complte, mais quelle ne
peut jamais, quant au texte (textmssig), tre mene terme [op. cit., p. 213] . Les tudes de la rception se
rclament de ce critique, fondateur de lesthtique phnomnologique entre les deux guerres, qui voyait dans le
texte une structure potentielle, concrtise par le lecteur, et dans la lecture un procs mettant le texte en rapport
avec des normes et valeurs extralittraires par lintermdiaire desquelles le lecteur donnait sens son exprience
du texte (Antoine Compagnon, Le Dmon de la thorie, op. cit., p. 158).
136
lecteur1 . Voulu par lauteur, il ne rsulte pas dune dpragmatisation2 le fait quun
texte ne soit pas reu dans son contexte dorigine ni dune absence de notation que lauteur
naurait pas jug utile de mentionner (il y a effectivement beaucoup de dtails qui vont de soi
et quon dduit sans peine). Llaboration du journal intime, crit au prsent dnonciation, o
la jeune femme raconte son mtier lhpital et son adolescence ne cre pas de zones
obscures laisses dlibrment en suspens. Les changements de temps verbaux associs aux
brves introductions permettent dviter toute confusion entre les sphres temporelles, et ce,
malgr la non-adquation entre le fil vnementiel et la trame narrative qui pouse les
garements et les fuites en arrire de la mmoire. Celle-ci ttonne, en effet, la recherche de
son pass. Le lecteur nchappe pas, nanmoins, sa premire mission : remettre bout bout
les divers pisodes.
Fascination impose de mme au lecteur une narration certes non linaire mais non
pour autant disjointe par des blancs. Lorsque le narrateur effectue de brusques retours en
arrire, des indications temporelles et logiques, notamment les verbes introductifs ne pas
oublier, se rappeler , aident le lecteur sy retrouver :
Dix-huit ans plus tard, presque jour pour jour, Lam avait le souffle court par la
vindicte et le marasme de linceste consomm avec Lol, la veille de son dpart
pour le maquis. [] Lam navait en fait jamais connu Ali et Ali Bis, mais Lol lui
en avait tellement parl quil avait limpression de les connatre. En effet, il ntait
pas encore n lorsque Ali quitta le port de Bne et sembarqua Marseille, la
poursuite dAli Bis. [] Tout tait flou sauf le souvenir agrable des nuits passes
avec Lol, dans sa chambre Constantine, bien avant la nuit fatale. La dernire
avant son dpart pour le maquis o il avait consomm linceste jusquau bout et o
Lol perdit sa virginit. Ctait bien avant quelle ne le retrouvt dans cet hpital de
Moscou. Mais le souvenir est toujours l. Lancinant. la fois agrable et effrayant.
Il narrivait pas, non plus, oublier cette nuit o il dsira Lol pour la premire fois
[]. Ce got lui rappela celui des feuilles du mrier []. Il ne pensait qu Lol et
Fascination II. ce moment, les souvenirs du pays natal lcrasaient de leur
poids3.
On distingue nettement lpoque du souvenir du temps prsent. Des dates permettent de situer
avec exactitude sur laxe du temps les vnements narrs : dans les annes 304 , le pays est
touch par une pidmie de typhus qui emporte la famille de Lam ; le 8 mai 19455 , Ila
recueille une fillette ge de 10 ans, Lol, dont les parents ont t tus par les colons ; en
19656 , il dcde Cette mise au point seffectue dautant plus naturellement que les
1
Wolfgang Iser, LActe de lecture, op. cit., p. 319, 321.
2
Ibid., p. 321.
3
Rachid Boudjedra, Fascination, op. cit., p. 95, 149-150, 166, 168. Nous soulignons en italique.
4
Ibid., p. 24.
5
Ibid., p. 24, 48.
6
Ibid., p. 183.
137
chapitres suivent un ordre chronologique et que les personnages participent lhistoire
collective de la seconde moiti du sicle (la guerre de 1939-1945, la guerre dIndochine et la
lutte pour lindpendance de lAlgrie). On accompagne ainsi Lam dans une errance qui
lentrane aux quatre coins du monde. Dautres pripties se greffent lintrigue principale :
la fuite dAli Bis poursuivi par Ali, les amours lesbiens de Lol1, la lutte nationaliste dIla et de
Matre Lvy ou encore la relation du Muezzin avec Odette2 (dont lhistoire est raconte
par Ali Bis). Cette abondance de faits ne brouille cependant pas la cohrence, car tous les
rcits secondaires portent sur des individus qui gravitent autour de la famille dIla ou qui
influent de prs ou de loin sur la destine de son fils, Lam : on fait trs vite le rapprochement
entre tous ces faits.
Les romans proposent en somme une structure en puzzle : le lecteur doit assembler des
squences discursives pour reconstituer, par un raisonnement logique, le droulement des
actions et les liens qui unissent chaque partie au tout. Il ne sagit pas toutefois dassembler les
pices dune construction fige et prconstruite, mais davancer dans une structure originale
o le lecteur est amen repenser sans cesse son cheminement. Cest ce qui a fait dire Julien
Gracq :
Il se pourrait que la vie dun roman tienne tout entire dans le secret, difficile
percer, qui permet de faire que la masse des lments de lecture dj enregistrs ne
se sdimente pas mesure dans lesprit du lecteur en un dpt inerte, mais se
transforme tout entire en aiguillon imaginatif3.
La lecture nest pas un voyage dans le temps o lon mmorise tous les moments successifs et
distincts : En effet, lire, cest tre tout prsent, concentr dans linstant du dchiffrement du
sens ; mais cest en mme temps rassembler le pass de ce quon a lu et tendre vers lavenir
de ce qui est encore lire4. Elle est plutt une exprience de complexification du temps5
et du monde.
La dconstruction de la fabula chez Rachid Boudjedra se rapproche en consquence de
celle des Nouveaux Romanciers. Ces derniers abandonnent les structures chronologiques
traditionnelles au profit de structures spatiales, remplaant les formes logiques et explicatives
par des variations, des rptitions, des associations et des mises en abyme : la forme de la
narration devient aussi importante que la fiction. Cependant, nous pensons avec Bahia Nadia
1
Ibid., p. 32-33.
2
Ibid., p. 77-91.
3
Julien Gracq, Carnets du grand chemin dans uvres compltes, tome II, Paris, Gallimard, 1995, coll.
Bibliothque de la Pliade , p. 1084.
4
Nathalie Pigay-Gros, Le Lecteur, op. cit., p. 40-41.
5
Ibid., p. 43.
138
Ouhibi-Ghassoul que Rachid Boudjedra naccorde pas la mme signification au travail de
dstructuration que les Nouveaux Romanciers :
Si pour les thoriciens du Nouveau Roman, le roman na plus rien signifier dans
un monde lui-mme sans signification, dans les textes de Boudjedra, la
signification est prsente mais dilue au fil des pages, dcale par rapport son
rfrent et cest au lecteur de reconstituer le puzzle clat quelle lui propose1.
Ce nest pas tant que le Nouveau Roman na plus rien signifier quil signifie diffremment
et autrement. Depuis la Seconde Guerre mondiale, toutes les valeurs paraissent illusoires :
nous assistons au saccage de cet optimisme humaniste qui survivait dans les uvres de
lentre-deux guerres. Beaut, solidarit, changes affectifs ou intellectuels, civilisation et
culture, rien nchappe cette dislocation2 . Cest pourquoi les choses leur apparaissent
souvent laides, sombres, disloques et les personnages abms. Le Nouveau Roman refuse la
mise en ordre rationnelle du rcit, car le monde a chang et il napparat plus comme bien
organis, ordonn et beau. Aussi les Nouveaux Romanciers souhaitent-ils faire participer le
lecteur une exprience scripturale singulire, tout comme Rachid Boudjedra. En revanche,
chez ces derniers, lintrigue a tendance se dsagrger ou se rvler en creux ou de faon
allusive. Dans La Jalousie dAlain Robbe-Grillet par exemple, lhistoire dadultre se devine
plus quelle ne se raconte ; de mme, Moderato cantabile de Marguerite Duras ne fait que
suggrer lhistoire damour. Or les romans boudjedriens racontent une vritable histoire, ce
qui ne les empche pas dattirer lattention de son lectant (Vincent Jouve) sur llaboration
romanesque.
Les disjonctions ou les blancs soprent tant au niveau des macro-structures,
comme nous venons de le voir, que des micro-structures, savoir au niveau phrastique : des
ellipses discursives et grammaticales surviennent et perturbent la syntaxe normative.
Linachvement de phrases verbales et nominales dans La Pluie rvle le caractre
inexprimable du drame des premires menstrues et de laffront inflig par le frre de la jeune
femme aprs quelle lui ait demand sil stait mis lui aussi perdre son sang3 .
Il mavait donc gifle le jour de mes premires. Ici un mot ratur. Ray. Nul. []
Mon frre me gifla le jour o. [] Lorsquil se mit me faire la cour je voulus lui
parler de mon frre an. Du jour o. Mais je neus pas un tel courage. [] Je me
souviens encore du froncement de ses sourcils le jour o. [] Les images de
lenfance et des premires. [] Ville mditerranenne donc. Caricaturale. Avec le
1
Bahia Nadia Ouhibi-Ghassoul, Lcriture dans luvre de Boudjedra , Rachid Boudjedra. Une potique de
la subversion, tome I : Autobiographie et Histoire, op. cit., p. 87.
2
Nicole Bothorel, Francine Dugast, Jean Thoraval, Les Nouveaux romanciers, op. cit., p. 163.
3
Rachid Boudjedra, La Pluie, op. cit., p. 17.
139
linge qui. [] comme si jtais une pauvre demeure qui avait pouss la btise
jusqu lui demander un jour si. []1
Le linge fminin schant sur les terrasses est dfinitivement associ cet vnement
traumatisant qui tourmente aussi les acteurs de La Rpudiation et de La Prise de Gibraltar. Le
roman suggre ainsi la souffrance plus quil ne la dcrit, confirmant alors les propos de Jean-
Paul Sartre : lobjet littraire, quoiquil se ralise travers le langage, nest jamais donn
dans le langage ; il est, par nature, silence et contestation de la parole2 . Le poids de la
morale, de la religion et des normes sociales psent sur la libre expression et empchent la
narratrice daborder sans ambages la sexualit et, notamment, lhomosexualit de sa tante :
Senfermer avec elle des aprs-midi durant. Que javais donc surprises en train.
En train de quoi. Incapable de dire mme aujourdhui avec prcision ce que.
Vieille fille donc vingt-cinq ans. Trs belle pourtant. Bizarre. Mais
somptueuse3.
Les connecteurs logiques de concession ( pourtant, mais ) montrent quelle narrive pas
lucider le paradoxe suivant : une femme homosexuelle peut tre une femme dsirable ; ce
nest pas par dfaut mais par envie que les gens du mme sexe sattirent les uns les autres. On
comprend ds lors quelle ait tant de mal imaginer leurs bats amoureux et par suite
achever ses phrases lorsquelle aborde le secret de leur intimit.
Quand il sera question des penchants de son frre, la jeune femme se rvlera une fois
de plus incapable de les mettre en mots :
1
Ibid., p. 19, 24, 28, 30, 31, 56, 63.
2
Jean-Paul Sartre, Quest-ce que la littrature ?, op. cit., p. 51.
3
Rachid Boudjedra, La Pluie, op. cit., p. 43.
4
Ibid., 23, 115.
5
Id., Fascination, op. cit., p. 71.
140
lerrance dans lesprit dIla, celle qui avait gagn Ali et Ali Bis, et jusqu lui-mme qui ne
cessait darpenter le monde depuis quil avait quitt Moscou o1 La narratrice de La Pluie
a galement recours cette ponctuation ; sa gne se manifeste dans ses silences :
Elle nose dvoiler ses fantasmes, rpter les penses rtrogrades de son ancien amant ou
dcrire sa conduite abjecte.
Le sentiment de solitude et de dtresse qui treint la jeune femme se devine en somme
travers ces bances de lcriture o, comme laffirme Maurice Merleau-Ponty, le langage
exprime autant par ce qui est entre les mots que par les mots eux-mmes, et par ce quil ne dit
pas que par ce quil dit, comme le peintre peint, autant que par ce quil trace, par les blancs
quil mnage, ou par les traits de pinceau quil na pas poss3. Le journal intime sert
dexutoire par o spanche le dsarroi de la jeune narratrice.
La dcision prise il y a quelque mois et la ralit pour laquelle elle se sent prte
dsigne de faon euphmique le suicide, geste morbide proscrit par la religion musulmane. Au
lieu de longues effusions lyriques, elle adopte une criture trs sobre : vocabulaire simple,
phrases courtes et ellipses grammaticales (suppressions du dterminant). Les mots sentourent
dun silence angoiss.
En outre, certaines phrases tronques autorisent le lecteur envisager tous les
possibles :
Je nai jamais pu savoir si elle tait morte ou si elle avait fui avec son amie. Ou si.
[] Enchevtr. chevel. Ou comme si on avait5. [La Pluie]
1
Ibid., p. 151.
2
Id., La Pluie, op. cit., p. 25, 27-28, 106.
3
Maurice Merleau-Ponty, La prose du monde (texte tabli et prsent par Claude Lefort), Paris, Gallimard,
1969, coll. Tel , p. 61-62.
4
Rachid Boudjedra, La Pluie, op. cit., p. 59.
5
Ibid., p. 49, 127.
141
En vain, car il tait devenu impuissant cause de cette longue et pnible
hospitalisation ou1 ? [Fascination]
Les signes de ponctuation et les interruptions grammaticales matrialisent sur le papier les
vides que le lecteur est charg dinterprter. Ces blancs perturbent aussi la lecture de
Topographie idale pour une agression caractrise :
Mais lui, vrai dire, se sent calm par cette propension donner chaque objet son
quivalent, mtalliquement, graphiquement et thmatiquement similaire comme si.
[] [O]n le voyait apparatre prcdant le corps de. [] [M]ais lensemble
dessin avec des lettres comme lenvers moins quil ne sagisse. avec une ligne
[] [I]l se dmne toujours se demandant sil na pas dj vcu cette. [] des
retours triomphalistes dquipes de football triomphantes ou. avec les
accoutrements, les dfroques [] comme une plaie vive senttant ne pas se
refermer, . [] comme un signe de ralliement ou un tendard minuscule ou. []
sa susceptibilit fleur de. lui lisant les journaux [] se dguiser sous un fatras
de. ou un balayeur noir [] vos histoires de lignes de segments de courbes et de.
en supposant quil est tromp [] lair trop dlur pour un. il parle trop []2.
Il ne sagit pas de phrases simplement coupes en deux par un point, comme pourrait le laisser
croire labsence de majuscule, mais bien de phrases incompltes. Quant aux segments sans
majuscule, ils correspondent la fin de propositions fantmes. Ces ellipses grammaticales
concernent aussi bien les discours rapports que le rcit lui-mme. En entravant la lecture,
elles favorisent linvestissement personnel du lecteur.
En dfinitive, le lecteur boudjedrien sengage faire preuve de certaines comptences et
respecter le contrat de lecture nou de faon tacite ds les premires pages. Lauteur lavertit
demble de son rle et du type de difficults quil pourra rencontrer. Il le pousse parfaire la
charpente du roman, refaire les jointures, laborer les colonnes manquantes et combler les
espaces vides. Cest travers ces plages indcises3 quil programme en somme la
coopration interprtative. Il sagit nanmoins dune activit de cration ou plutt de re-
cration, car le lecteur ne fait quimaginer nouveau une uvre dj conue et invente par
un autre, l Auteur Modle (Umberto Eco) ou l auteur implicite (Wolfgang Iser),
substitut de lauteur rel dans le texte. Il a ainsi limpression grisante de prendre la place du
crateur.
1
Id., Fascination, op. cit., p. 140.
2
Id., Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 77, 98, 141, 143, 178, 188, 199, 210, 213,
231.
3
Alain Montandon, Introduction , Le Lecteur et la lecture dans luvre. Actes du colloque international de
Clermont-Ferrand (prsents par Alain Montandon), Clermont-Ferrand, Association des publications de la
facult des lettres et sciences humaines de Clermont-Ferrand-II, fascicule 15, 1982, p. 9.
142
B. LE PLURIEL DU TEXTE
Aprs avoir demand au lecteur virtuel de faire appel son imagination pour combler
les blancs textuels, les romans se dploie[nt] en un faisceau de champs interprtatifs1 et
sollicitent ainsi, de manire moins crcitive que les vides narratifs, sa libert interprtative.
Diverses pistes de lecture lui sont proposes ; il profite dsormais du pluriel des uvres et
explore sa guise les diffrents rseaux smantiques qui les traversent :
Interprter un texte, ce nest pas lui donner un sens (plus ou moins fond, plus ou
moins libre), cest au contraire apprcier de quel pluriel il est fait. [] Dans ce
texte idal, les rseaux sont multiples et jouent entre eux, sans quaucun puisse
coiffer les autres []2.
Bien entendu, le rcepteur nest en rien autoris utiliser de faon abusive les textes : sil
dforme les propos ou travestit le sens au nom de sa libert, il ne sagit plus de stratgie
narrative mais tout simplement de violence faite aux mots. Le lecteur ne joue plus alors le jeu
et se sert du texte comme dun tremplin3 , dune piste denvol4 sa rvasserie :
Nous devons donc faire une distinction entre lutilisation libre dun texte conu
comme stimulus de limagination et linterprtation dun texte ouvert. Cest sur
cette frontire que se fonde, sans ambigut thorique, la possibilit de ce que
Barthes appelle texte de jouissance il faut savoir : soit on utilise un texte comme
un texte de jouissance, soit un texte dtermin considre comme constitutif de sa
propre stratgie (et donc de son interprtation) la stimulation de lutilisation la plus
libre possible5.
En dautres termes, un texte est ouvert sil comporte des noncs qui autorisent les lectures
multiples et polysmiques et il est ferm sil offre des marges de manuvres plus rduites.
Aussi les textes ouverts, moins rpressifs, se protgent-ils mal de lutilisation libre,
aberrante, dsirante et malicieuse des textes6 , en dautres mots des fausses lectures. Mais ce
nest pas le cas des romans boudjedriens qui se dfendent parfaitement contre de telles
drives. Grce un contrle des mouvements coopratifs du lecteur, ils stimulent et rfrnent
simultanment son imagination.
1
Hafid Gafati, Rachid Boudjedra. Une potique de la subversion, tome I : Autobiographie et Histoire, op. cit.,
p. 54. Sa remarque ne porte que sur La Rpudiation, mais elle est valable pour la plupart des romans
boudjedriens.
2
Roland Barthes, S/Z, op. cit., p. 11.
3
Michel Picard, La Lecture comme jeu, op. cit., p. 117.
4
Id.
5
Umberto Eco, Lector in fabula, op. cit., p. 73.
6
Id.
143
Ce sont les thmes fondamentaux de la qute de la paternit et de lidentit qui sont
lorigine de la multiplicit des champs interprtatifs, dont nous retenons ici les principaux :
autobiographique, psychanalytique et sociopolitique. Ceux-ci se croisent et se renforcent
mutuellement.
En premier lieu, certains romans autorisent une lecture autobiographique, linstar de
La Rpudiation, dans la mesure o, dune part, le narrateur-personnage porte le mme prnom
que lauteur et que, dautre part, le rcit dploie les rminiscences dun pass lointain, celui de
lenfance de Rachid Boudjedra. Lauteur joue sur les je et sme ainsi volontairement la
confusion entre lui et son narrateur, en choisissant un personnage qui lui ressemble. De plus,
lcrivain affirme, au cours dune entrevue, stre inspir de sa propre enfance, extrmement
douloureuse1 , durant laquelle il a souffert de labsence de son pre, limage de son
personnage :
[L]es premiers romans ont t ceux de lenfance que jai appele lenfance
saccage . Lenfance trahie par les adultes, lenfance bafoue par le pre. Et cette
enfance est raconte dans ces premiers romans (La Rpudiation et LInsolation)
dune faon violente2.
1
Hafid Gafati, Boudjedra ou la passion de la modernit, op. cit., p. 11.
2
Ibid., p. 10.
3
Voir Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, p. 23-24.
4
Id., LAutobiographie en France, Paris, Librairie Armand Colin, 1971, p. 72.
5
Id.
144
romancier algrien, condamn mort depuis 1987 par les islamistes. Ds lors, le lecteur, tent
de faire le rapprochement entre fiction et ralit, ne se laisse plus porter par la fabula ; le texte
prend lallure dun document, dautant quil est facile pour le lecteur de connatre la
biographie de Rachid Boudjedra qui sest souvent exprim, lors dinterviews radiophoniques
ou tlvises, sur les vnements pnibles de sa vie, notamment sur sa squestration dans une
villa pendant neuf mois, aprs le coup dtat de Boumediene en juin 19651, racont dans La
Rpudiation.
De la mme faon, le fait de savoir que le romancier algrien voque dans
Topographie idale pour une agression caractrise un sujet quil connat bien,
limmigration, pour avoir lui-mme vcu trois ans dexil Paris, modifie les perspectives. Le
lecteur virtuel entend, derrire la voix du narrateur qui prsente un terrible rquisitoire
contre le mythe des pays dvelopps2 et dnonce la douloureuse exprience des travailleurs
migrs, celle de lcrivain engag. Par consquent, le lecteur se trouve confront des
textes hybrides3 qui la fois renforcent et affaiblissent lillusion rfrentielle, car le
lecteur peut considrer le roman exclusivement sous langle du tmoignage.
Cette lecture autobiographique se fait dautant plus naturellement avec le lecteur
algrien que ce dernier accorde un statut particulier la fiction. Pour lui, le rcit du narrateur
en dit long sur lcrivain. Lacte de narration et, par suite, lacte de rception fonctionnent
donc diffremment chez les Occidentaux et chez les Orientaux :
La fiction sera toujours considre comme la fusion dun vcu personnel et dun imaginaire
singulier, car la narration, gnratrice de fiction, est considre, autant que le rapportage du
1
Se rfrer lentretien radiophonique de Rachid Boudjedra, du 15 mars 2001 sur Beur FM et lentretien
crit : Rachid Boudjedra, Entretien avec Rachid Boudjedra (par Abdelhak Benouniche, Michel Dugnat,
Marie-Thrse Roure, Slim Selmi), Sud-Nord. Folies et cultures. Ordre, dsordre, folie (revue internationale),
n 1, Ramonville-Saint-Agne, d. rs, 1994, p. 94 : Lorsque jai crit La Rpudiation, jtais Paris.
Auparavant, javais t arrt en Algrie, en 1965, puis en 1968. Libr en 1968, jai quitt lAlgrie en 1969.
2
Abdelkader Benarab, Les Voix de lexil, Paris, LHarmattan, 1994, coll. Critiques littraires , p. 32.
3
Pierre Pillu, Lecture du roman autobiographique , La Lecture littraire (sous la dir. de Michel Picard), op.
cit., p. 258.
4
Pierre Van den Heuvel, criture davant-garde et autobiographique chez quelques auteurs maghrbins :
discours plurilingue et discours extatique , Autobiographie et Avant-garde : Alain Robbe-Grillet, Serge
Doubrovsky, Rachid Boudjedra, Maxime Hong Kingston, Raymond Federman, Ronald Sukenick (sous la dir.
dAlfred Hornung et Ernstpeter Ruhe), Tbingen, d. Gunter Narr Verlag, 1992.
145
rel, comme un facteur de connaissance1. Cette fonction cognitive de la parole fictionnelle
a toujours t reconnue par les hommes de tradition orale qui, avant de tenir un discours
rationnel, disent : Avant de vous rpondre, laissez-moi vous raconter une histoire []2.
Fascination vite, en revanche, la confusion entre roman et autobiographie : les
lments autobiographiques ne servent nullement de cls dinterprtation idoines dans cet
crit qui sinspire nanmoins de la vie de lcrivain3. Aprs lobtention de son baccalaurat au
lyce de Tunis rserv la bourgeoisie, Rachid Boudjedra sengage, comme son personnage
Lam, au maquis4. Bless la cheville et mal soign, il est envoy en Union sovitique,
Moscou, o on lui prodigue des soins pendant un an. Une doctoresse comptente lui vite
lamputation de sa jambe. Ces faits sont narrs dans le chapitre IV intitul Moscou qui se
clt ainsi : Lam ne fut pas amput de sa jambe droite grce la persvrance, la tnacit et
au talent dOlga []5. Rachid Boudjedra vcut aussi en Chine, au Vit-Nam, en Espagne
pendant deux annes, plus prcisment Barcelone o il acheta des armes, avant de rentrer en
Algrie en 1973. Les chapitres V. Pkin , VI. Hanoi , VII. Barcelone et VIII.
Alger retracent ce priple : la rsistance ne lenvoyait pas dans cette ville pour des raisons
touristiques mais pour une mission dlicate qui consistait acheter des armes clandestinement
et les envoyer en Algrie en les faisant passer par le Maroc6. Mais le texte nentretient pas
de confusion entre lidentit de lauteur et celle du personnage principal, contrairement La
Rpudiation ou La Vie lendroit. En outre, l pitexte7 (dclarations de lcrivain)
nincite pas le lecteur suivre cette voie : lcrivain voque rarement sa vie de combattant,
prfrant mettre laccent sur les pisodes marquants de son enfance, lorigine de sa vocation
dcrivain8.
En deuxime lieu, les romans se prtent une lecture de type pyschanalytique, voire la
rclament. Ainsi, LEscargot entt, La Pluie ou La Rpudiation mettent vritablement en
scne le schma dipien, dans lequel prdominent la haine maternelle et lobsession de
castration symbolique9 et font ressortir le complexe ddipe, tel point quils pourraient
1
Id.
2
Ibid., p. 210-211.
3
Les informations biographiques suivantes sur Rachid Boudjedra proviennent dune mission tlvise. Voir
Rachid Boudjedra : crire pour rsister (entrevue tlvise), coll. Terres francophones , diffuse sur
France 3, pour la premire fois le 29 avril 1995, 8 h.23, produit par France 3, Paris, 1999.
4
Rachid Boudjedra, Fascination, op. cit., p. 92, 103.
5
Ibid., p. 130.
6
Ibid., p. 175-176.
7
Grard Genette, Seuils, op. cit., p. 11.
8
Rachid Boudjedra, Rachid Boudjedra : crire pour rsister (mission tlvise), op. cit.
9
Charles Bonn, Schmas psychanalytiques et roman maghrbin de langue franaise , Psychanalyse et texte
littraire au Maghreb (sous la dir. de Charles Bonn et Yves Baumstimler), Paris/Universits de Paris-Nord et
dAlger, LHarmattan, 1991, coll. tudes littraires maghrbines n1 (ensemble de textes publis en marge
146
servir de support des tudes sur le travail de composition et dlaboration des complexes. En
outre, lauteur de La Rpudiation et de LInsolation fonde le rcit sur une verbalisation
excessive et montre bien comment un malade se dbarrasse, par le dlire, de la censure qui
mutile son corps, gche lexpression de lindividu1. La Pluie prsente galement une
configuration discursive qui met en valeur le fonctionnement de linconscient et dpeint un
psychisme tortur. La psychanalyse applique Topographie idale pour une agression
caractrise rend aussi compte de linconscient du texte2 : La figure de limmigr serait
alors un point de convergence parabolique entre le profil du pre phallique et lOccident
colonial3. Le lecteur fait affleurer les fantasmes latents sous le contenu manifeste du texte et
dcle le mythe personnel4 de lauteur.
Beaucoup de critiques5 de Rachid Boudjedra ont dailleurs choisi dadopter lapproche
psychocritique afin de ramener au jour les significations sous-jacentes de ses textes, en
sappuyant sur sa rhtorique de linconscient (la mtaphore, la mtonymie et leurs effets de
substitution et de combinaison du signifiant). Il faut bien admettre que ses romans se
soumettent avec facilit ce systme dinterprtation du monde, cette hermneutique qui
fait du lecteur un psychanalyste. Le rcepteur est amen reprendre son compte les thories
de la psychanalyse pour interprter le texte, la suite de lauteur modle qui, lui, sest inspir
de cette science pour gnrer son uvre, ce qui confirme lide dUmberto Eco selon laquelle
un texte est un produit dont le sort interprtatif doit faire partie de son propre mcanisme
gnratif ; gnrer un texte signifie mettre en uvre une stratgie dont font partie les
prvisions des mouvements de lautre comme dans toute stratgie6.
147
En troisime lieu, dans La Rpudiation, La Pluie et Topographie idale pour une
agression caractrise, la dimension individuelle peut slargir la dimension collective1. La
recherche de la paternit, thme essentiel de La Rpudiation, figure sur le plan symbolique la
qute didentit dun peuple priv, laube de lindpendance du pays, de ses droits les plus
lmentaires comme sa libert dexpression.
1
Voir, ce propos, Hafid Gafati, Les romans de Boudjedra , Rachid Boudjedra. Une potique de la
subversion, tome I : Autobiographie et Histoire, op. cit., p. 53.
2
Id.
3
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 242.
4
Nous reprenons des lments de lanalyse de Lila Ibrahim-Ouali, op. cit., p. 245-248.
5
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 237.
6
Ibid., p. 248. Le nom ennemies est au fminin, car il dsigne les infirmires de lhpital.
7
Ibid., p. 239. Voir Lon Trotsky dans La Rvolution permanente : La thorie de la rvolution permanente
exige actuellement la plus grande attention de la part de tout marxiste []. Pour les pays dveloppement
bourgeois retardataire et, en particulier pour les pays coloniaux et semi-coloniaux, la thorie de la rvolution
permanente signifie que la solution vritable et complte de leurs tches dmocratiques et de libration
nationale ne peut tre que la dictature du proltariat, qui prend la tte de la nation opprime, avant tout de ses
masses paysannes. (Paris, Reider, 1932 ; rd. : Gallimard, 1963, coll. Ides , p. 228)
8
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 238.
9
Ibid., p. 239.
148
que le Clan (depuis quil avait pris le pouvoir [] essayait de rendre invitable)1 et rejeter
toute idologie malfique pour les intrts des gros commerants et des gros propritaires
terriens et coller un traditionalisme ractionnaire qui figeait tout selon les modles
ancestraux [] afin de mieux exploiter les classes pauvres2 . Les notions de lutte des classes
et dexploitation des masses3 proltaires, au cur de lanalyse marxiste, orientent le rcit
de La Rpudiation et renvoient lopposition fondamentale entre socialisme et capitalisme.
Cette lecture de la socit algrienne partage entre opprims et oppresseurs peut se
lire tous les niveaux, social et familial. La sphre prive est, en effet, rgie par le mme
clivage : la femme et ses enfants subissent le joug du pre, dtenteur du pouvoir et du capital.
Le pre est donc lalli naturel du Clan. Le mythe du ftus invent par Zahir renvoie celui
dune rvolution totale de la hirarchie sociale. Le sens de ce ftus avort est donn la fin
du roman : en fait il sagissait dun acte avort pendant trs longtemps, et le ftus ntait
pas lenfant venir de la martre-amante, mais le pays raval une goutte de sang gonfle au
niveau de lembryon puis tombe en dsutude dans une attente prosterne de la violence qui
tardait venir4. Le ftus est le symbole dune rvolution impossible ; le Clan familial
asservi un homme autoritaire reprsente lAlgrie qui pendant 130 ans a t assujettie une
puissance trangre. Cette lecture symbolique simpose, la fin du roman, au lecteur qui
naurait pas peru derrire le sens littral du rcit la fable politique : le mythe ne concernait
pas seulement la recherche du pre (aujourdhui assimil aux membres du Clan des
bijoutiers), mais au-del de lui, lengeance fratricide de la tribu enchane pendant cent trente
ans une structure avilissante5 . Cette clausule explicative oblige le lecteur envisager les
diffrents niveaux smantiques du texte.
La Pluie mrite aussi dtre interprt un second degr de lecture. La jeune femme
incarne une Algrie moderne qui a du mal spanouir dans une socit referme sur des
traditions et des structures archaques. Quant lexil de Topographie idale pour une
agression caractrise, lev au rang de symbole, il reprsente tous les migrs condamns au
racisme et la misre sociale. LEldorado tant rv prend la forme dun labyrinthe ddalen
duquel on ne peut schapper. Contrairement Thse, lmigr ne peut lutter contre son
Minotaure, une horde6 dassassins cinglant sa mmoire coups de chanes, lachevant
1
Ibid., p. 241-242.
2
Ibid., p. 242.
3
Ibid., p. 240.
4
Ibid., p. 241.
5
Id.
6
Id., Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 165.
149
coups de couteaux levs et abattus une vitesse vertigineuse, avec une rage ponant leurs
nerfs vif, le couvrant de plaies bantes, dhmatomes, de contusions, de traumatismes1 . Le
destin dun homme est subordonn en somme lhistoire collective.
On ne peut donc rduire les romans une seule dimension, quelle soit
autobiographique, psychanalytique ou psychologique ou socio-politique. Le lecteur virtuel est
oblig de croiser ses lectures, de faire en sorte que lune rappelle lautre, afin que stablisse
entre elles une relation non point dexclusion mais bien de renforcement mutuel2. La
dnonciation politique de La Rpudiation, par exemple, est dautant plus forte que le jeune
Rachid rempli despoir a dj connu ce sentiment dexclusion. Aprs Ma (surnom de sa
mre), cest son peuple qui se fait dpouiller par abus de pouvoir. Sa nvrose qui se traduit par
lobsession de linceste et des sentiments refouls voque celle de tout le pays : tout le
monde se rendait compte de la faillite dplorable du pays et cherchait en sortir par quelque
agressivit refoule ; les habitants des villes en devenaient quinteux et comme malpropres3.
Le peuple refoule ses aspirations et ses rves briss. Tandis que le moi de Rachid tente de
rprimer ses pulsions sexuelles envers sa martre, le pays rfrne ses pulsions agressives. Le
phnomne psychanalytique dont souffre Rachid sobserve donc lchelle du pays. Le
contexte sociopolitique de lAlgrie post-coloniale explique la fois ltat nvrotique de
Rachid et lextrme insatisfaction du peuple. La profondeur du texte romanesque vient par
consquent de ses diffrents niveaux de sens qui se superposent et sentrecroisent.
Le pluriel du texte dcoule aussi de certains lieux textuels : lnigme quils soulvent
offre au narrataire la possibilit de se lancer plus intensment dans la recration : celui-ci a
ds lors la possibilit dmettre des hypothses de sens, qui seront valides ou non par la
suite. Deux lieux dincertitude, qui peuvent aller du lger flou la squence la plus
hermtique4 , ont t rpertoris : les titres nigmatiques et labsence de mention de genre ou
de sous-genre. Les titres des romans, dparts de lecture obligs, forment en effet des zones
obscures : noncs condenss, clos et polysmiques voire sibyllins, ils veillent dores et dj
la curiosit du lecteur.
Le titre La Rpudiation , par exemple, revt plusieurs niveaux de sens : il dsigne
dabord stricto sensu un acte par lequel lun des conjoints rpudie lautre dans certaines
1
Ibid., p. 159-160.
2
Umberto Eco, Lector in fabula, op. cit., p. 72.
3
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 246.
4
Michel Otten, Smiologie de la lecture , Introduction aux tudes littraires. Mthodes du texte, op. cit.,
p.343.
150
civilisations, ensuite au sens figur laction de rejeter un sentiment ou une opinion et son
rsultat, enfin, dans le domaine juridique, lacte par lequel on renonce un droit. Sachant qu
la fin des annes soixante la littrature algrienne de langue franaise est surtout une
littrature de tmoignage sur le pays, il est fort probable quil soit question, dans ce roman
paru en 1969, de la description de lacte social par lequel un homme a le droit au Maghreb de
rejeter sa femme. Le lecteur inform par le contexte de production peut donc, avant mme
douvrir le livre, mettre des hypothses sur le sens dun nonc, a priori polysmique, et
celles-ci se verront confirmes ds le dbut du deuxime chapitre. En outre, larticle dfini
La du titre (compos sur le mme schma syntaxique, simple et courant, que La Faille,
Lpreuve, LEspigle, Lcartel, Le Reflux, Mes combats1) suppose la chose connue de
tous et incite le lectorat interprter lnonc au premier sens du terme.
Le fait quaucun adjectif qualificatif ou complment du nom ne dterminent le
substantif autorise nanmoins le lecteur adopter dans un deuxime temps une lecture
mtaphorique. Aussi la rpudiation peut-elle dsigner tant lexclusion familiale des fils
renis que la spoliation du peuple algrien dpossd de ses droits, de sa rvolution et de la
libert auxquels il aspirait aprs lIndpendance. La mre du narrateur symbolise la mre
patrie, bafoue, condamne ne plus voluer ; son goitre qui la dforme reprsente par
analogie le mal social et politique qui fragilise le pays.
Le nom, dans le syntagme La Pluie , ne renvoie en revanche qu une seule ralit,
au phnomne mtorologique et la chute deau. Mais diverses connotations lui sont
associes : lment rotique, la substance aquatique souvent prend le masque de la femme
(Lorele, Sirnes, Naades, Ondine) ; elle comporte aussi une densit mlancolique ( Il
pleure dans mon cur / Comme il pleut sur la ville2 ). Partant, le titre du roman annonce les
principales thmatiques, les tourments de la jeune femme et ses frustrations.
La pluie est un vrai danger. Jai peur de cder la nostalgie quelle provoque en
moi. [] Les phrases bouillonnent. Cest peut-tre cause de lautomne. De la
saison des pluies. [] Mes nerfs seffilochent. Je me remplis de mon propre dsir.
Lubricit ? Mes sens se rveillent brusquement. Comme un barrage qui cde. []
Cest la saison des pluies. Le soir continue devenir de plus en plus sensuel3.
1
Cette liste de titres a t tablie par Valrie Cabridens dans son article Algrie perdue Analyse de titres.
crits de Franais sur lAlgrie, publis aprs 1962 , Le Maghreb dans limaginaire franais : la colonie, le
dsert, lexil (dirige par Jean Robert Henry), disud, 1985, coll. Maghreb contemporain (revue de
lOccident musulman et de la Mditerrane) partir de 79 ouvrages en franais dAfrique du Nord parus aprs
1962 et tablis daprs LAnnuaire de lAfrique du Nord et la Bibliographie de la littrature algrienne des
Franais de Jean Djeux.
2
Paul Verlaine, Romances sans paroles [1re d. : 1874] dans uvres compltes, Paris, Librairie Lon Vanier,
1900, 2e d., p. 155.
3
Rachid Boudjedra, La Pluie, op. cit., p. 55, 22-23, 121.
151
Ambivalent, llment liquide entrane la jeune femme vers les ombres du pass et
paradoxalement la ramne au prsent, en veillant ses sens. Leau a donc un double pouvoir :
force malfique, elle ramne la surface les souvenirs enfouis ; nature bienveillante et
libratrice, elle procure une grande jouissance et fait scouler la tension nerveuses La
symbolique de leau est si riche quelle laisse au lecteur une grande marge dinterprtation du
titre.
Fascination prsente aussi une structure classique pour un titre. Labsence de
dterminant laisse planer le doute sur la nature grammaticale du nom. Cest seulement au
cours de la lecture quon dcouvre que Fascination est un nom propre donn par Ila sa
dernire fille adoptive, en mmoire dune jument magnifique dont il avait perdu la trace : Ce
fut sa faon lui de faire le deuil de cette sombre affaire de trahison, et de pardonner Ali et
Ali Bis1. Toutes les descendantes de cette magnifique jument portent aussi ce nom :
Fascination II et Fascination III , plus rapide, plus noire, plus belle et plus fougueuse
que sa mre qui avait pourtant gagn les plus grands trophes travers le monde2. Aussi le
titre se rfre-t-il la fois aux chevaux et la passion dIla pour ces animaux. Enfin, Ali
donne un groupe de rsistants franais le nom de code Fascination II , nom incongru,
farfelu et inconcevable3 , en hommage la jument du patriarche. Le motif du cheval, pierre
angulaire du roman, permet ainsi daborder le thme essentiel de la descendance. Ila cherche
ltalon idal pour compenser sa propre infertilit ; Ali, tromp par Ali Bis qui sest enfui
avec largent de la vente de Fascination I, tentera toute sa vie de rparer le dommage caus
son pre spirituel et de retrouver sa confiance ; Lol devient une mre pour sa sur adoptive et
la matresse du haras dont elle a hrit. En outre, tous les personnages semblent fascins ou
sduits, Ila par les juments, Ali Bis et Lam par Ali, Lam par la charismatique Lol : Il nallait
plus la visiter que de loin en loin, ny sjourner jamais plus de trois jours, chaque voyage,
pour fuir lincroyable fascination quexerait encore Lol sur lui4. Le titre du roman
senrichit au fil du texte de significations nouvelles qui se superposent et font de ce terme un
mot-cl.
Enfin, loriginalit du titre Topographie idale pour une agression caractrise rside
dans la longueur et la complexit de sa construction syntaxique (deux groupes nominaux
relis par une prposition). Le recours une forme longue rompt avec le schma majoritaire
1
Id., Fascination, op. cit., p. 20.
2
Ibid., p. 250.
3
Ibid., p. 209.
4
Ibid., p. 250.
152
du titre tiquette, nonc cod et strotyp, en principe bref. Le terme topographie qui se
refre dabord une configuration spatiale peut galement surprendre. Cest la lecture que le
sens du titre sclaire : les brimades sont caractrises puisquelles ne sexercent qu
lencontre dune catgorie de personnes ; la topographie devient idale quand elle
fournit aux bourreaux loccasion de torturer et dexcuter leurs victimes sans tre inquits.
Entre le titre et le texte, sopre donc une opration de dcryptage mutuel : le titre fournit une
grille idologique qui oriente lactivit de dcodage et celui-ci se dcrypte en fonction du
texte.
Limpression de libert que procurent ces lieux dincertitude est finalement renforce
par la clture des romans qui autorisent le lecteur imaginer la fin des fabul, en laissant
planer un certain flou sur ce qui advient aux personnages. Ce destinataire se voit ainsi libre de
choisir entre plusieurs possibilits prvisionnelles1 :
Une fabula de ce genre [fabula ouverte] nous ouvre, la fin, diffrentes possibilits
prvisionnelles, chacune tant en mesure de rendre cohrente (en accord avec quelques
scnarios intertextuels) lhistoire tout entire ; ou bien aucune ntant capable de restituer
une histoire cohrente. Quant au texte, il ne se compromet, il ne fait pas daffirmations
sur ltat final de la fabula : il prvoit un Lecteur Modle si coopratif quil est mme
de se fabriquer ses fabulae tout seul2.
Arriv la fin de La Rpudiation, lieu stratgique du texte, le lecteur est libre en effet de
choisir lpilogue (issue de lintrigue) qui lui convient le mieux en sappuyant sur les indices
textuels prsents dans la clausule (dernire partie du texte). Diffrents dnouements sont
envisageables. Sans Cline qui laidait exorciser ses peurs et ses angoisses, Rachid sombre
inluctablement dans la folie, symbolise par la nuit noire3 du cachot et la tombe de la
nuit. Mais on peut aussi imaginer une fin plus heureuse : aprs quelque temps4 , Rachid,
guri en partie de ses blessures profondes, est libr. Cline la finalement aid se
dbarrasser de ses hantises. Na-t-il pas affirm lui-mme : [M]es compagnons, dans les
autres cachots, dans les autres cellules, savent que je ne suis pas vou ternellement au dlire.
Il faut donc tenir encore quelque temps5 ? Rachid reprend alors son activit politique et
subversive, encourag par ses camarades de cellule et sengage dans la lutte contre le Clan, la
parole cdant la place laction, moins quil nabandonne ses activits politiques, comme le
1
Umberto Eco, Lector in fabula, op. cit., p. 155.
2
Id.
3
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 252.
4
Id.
5
Id.
153
lui avait demand Zoubida1. Le texte est donc ouvert2 plusieurs lectures, il peut tre
interprt [...] de diffrentes faons sans que son irrductible singularit en soit altre3.
La Pluie propose galement une clausule ouverte plusieurs interprtations, mme si
le texte guide vivement la lecture vers une solution positive. Je nai jamais pleur. [] Je
reste toujours sche mme pendant la saison des pluies humide et moite4 , affirme la diariste
au dbut de son journal. Le roman se ferme ensuite sur limage dun visage en larmes : cest
la premire fois que cela marrive la premire fois que je laisse libre cours ces larmes5 .
Ces pleurs, tant attendus, matrialisent lextriorisation russie dune douleur enfouie au plus
profond delle-mme. Elle ne peut plus lutter contre ce qui sourd en elle.
Cette interprtation nest pas confirme et le lecteur peut la rfuter, sans faire violence
au texte, et la remplacer par une autre : on peut par exemple imaginer que la jeune femme,
persuade de l inutilit6 des mots, de leur indcence7 ou de leur obscnit8 , prfre
mettre fin son journal. Cet abandon de lcriture va-t-il tre suivi dun geste irrmdiable,
ou, au contraire, rvle-t-il le dbut dune nouvelle vie ? la diffrence dune fabula ferme,
la clausule de La Pluie ne vrifie pas ces anticipations et nen exclut pas.
La clture de Topographie idale pour une agression caractrise est plus
particulire, dans la mesure o contrairement aux deux romans cits plus haut, la narration ne
suit pas un ordre chronologique, elle est circulaire et la fin du roman renvoie au dbut, cest--
dire larrive du personnage dans le mtro. En dautres termes, la clausule ne concide pas
avec le dnouement de la fabula, cest--dire le meurtre. Aussi le texte se prsente-t-il comme
ferm. Nanmoins, il est incontestable que mme ce roman installe le lecteur virtuel dans
linconfort dune lecture complexe et fait le procs de tout automatisme dune lecture
gnratrice de paresse et de passivit indiffrente : automatisme dune lecture nave,
spontane9 . Le lecteur peut difficilement prvoir la suite de lhistoire, au cours de la
narration, car lauteur ne reproduit pas de scnarios ou de personnages strotyps.
Nonobstant, les fins des romans de notre corpus, bien que certaines soient ouvertes au
sens o lentend Umberto Eco, donnent au lecteur un sentiment dachvement. Les
1
Ibid., p. 251.
2
Umberto Eco, Luvre ouverte [1re d. : 1962. Titre original : Opera aperta] (traduit de litalien par Chantal
Roux de Bzieux avec le concours dAndr Boucourechliev), Paris, Seuil, 1965.
3
Ibid., p. 17.
4
Ibid., p. 19.
5
Ibid., p. 150.
6
Id., La Pluie, op. cit., p. 149.
7
Id.
8
Id.
9
Abdelkader Benarab (Les Voix de lexil, op. cit., p. 34-35) ne parle dans sa citation que de Topographie idale
pour une agression caractrise, mais elle sapplique toute luvre romanesque de Rachid Boudjedra.
154
interrogations finales, explicites ou implicites, les incertitudes quant la destine des
personnages nempchent pas le lecteur davoir limpression que les histoires sont bel et bien
termines. Les cltures se conforment en fait aux clausules du genre :
La clausule procure ainsi au lecteur la sensation que lhistoire raconte par le narrateur est
termine. Aussi la prolonger reviendrait-il ouvrir un autre chapitre de la vie des personnages
et entamer finalement un autre roman. Les pleurs de la narratrice de La Pluie et la solitude
de Rachid dans La Rpudiation doivent tre interprts comme un aboutissement logique de
la digse. Ds le moment o Rachid se retrouve seul, le rcit de La Rpudiation fond
essentiellement sur celui de la relation avec Cline doit logiquement sarrter. En outre, le
texte met en relief sa clausule en recourant une thmatique de la fin et de ses variantes : la
solitude, le silence, la nuit..., lnonc-soulignant [sic] sa frontire ultime par des
mtaphores qui renvoient indirectement sa cessation mme2 . De mme, les pleurs tant
attendus de la jeune femme de La Pluie, signalent la conclusion imminente de lhistoire, car
partir du moment o le protagoniste arrive sexprimer autrement que par les mots, elle va
logiquement substituer au langage verbal celui du corps. Ces deux textes romanesques, en se
conformant certaines normes textuelles, laissent donc au lecteur une certaine libert
dinterprtation, sans nanmoins lui donner une sensation dinachvement.
Fascination en revanche prsente encore une fois une criture plus traditionnelle, en
ce sens quun rsum, destin prsenter rapidement ce quil adviendra des personnages
principaux, clt le roman : Ali et Ali Bis reprirent leurs fonctions respectives dans les haras
dIla, dirigs maintenant par Lol3 . Quant Lam,
il avait dcid de passer sa vie entre Alger et Paris, ses deux villes prfres,
et que, cause de linceste, certainement, Constantine ne devait plus tre
quun souvenir, un joli souvenir quil allait sublimer, durant sa vie entire. Il
nallait plus la visiter que de loin en loin, ny sjourner jamais plus de trois
jours, chaque voyage, pour fuir lincroyable fascination quexerait encore
Lol sur lui.
1
Philippe Hamon, Clausules , Potique. Revue de thorie et danalyse littraires, n 24, Paris, Seuil, 1975,
p. 500.
2
Ibid., p. 516.
3
Rachid Boudjedra, Fascination, op. cit., p. 250.
155
Mais, Fascination III1 ?
Il sagit bien dun pilogue, au sens tymologique du terme pilogue vient du grec pi-
(sur) et logos (discours) , de la proraison dun discours o cours duquel lauteur expose
les faits postrieurs laction et complte le sens, la porte du roman. Notons que lauteur
affiche nanmoins dans cette clausule une lgre volont douverture grce linterrogation
finale. Que deviendra en effet la pouliche de Fascination II ? Soulvera-t-elle le mme
enthousiasme que son ascendante chez Lol, seule hritire des haras ? La fascination
quexercent les chevaux sur Lol lemportera-t-elle vers de nouvelles contres comme son pre
jadis ?
Cette ultime question ne suffit toutefois pas ouvrir le roman qui sachve sur la fin
du trajet spatial de Lam et de ses multiples interrogations. Elle illustre cette illusion factice
douverture. Les rares moments de libert sont en fin de compte soigneusement prpars et
planifis. Les romans du corpus restent des textes relativement ferms , au sens o lentend
Umberto Eco. Bien quils fassent rgulirement appel la libert interprtative du
destinataire, notamment lorsque se prsentent des brches ou des blancs, des zones
dincertitude smantique ou douverture, ils ne lui laissent jamais la possibilit de rinventer
compltement le texte. Il sagit toujours de restituer derechef et non dimaginer nouveau une
trame romanesque prxistante. En bref, lauteur guide dune main ferme son lecteur-
dcodeur jusquau bout de son parcours. Il ne lui concde que peu despace pour exprimer
son irrductible libert et tente de contrler au maximum sa coopration textuelle, y compris
sa libert interprtative.
1
Id.
156
Conclusion
Le texte boudjedrien astreint donc son lecteur diverses activits : il condense le rcit,
retranche les lments qui brouillent la narration, comme les dtails ou les digressions, lve
les ambiguts, ajoute des liaisons logiques, comble les vides de la narration, remdie aux
insuffisances dune architecture incomplte et volue non sans effort dans une construction
moiti rige. Les romans boudjedriens, tels des difices inachevs, obligent leur lecteur
participer la reconstitution de luvre littraire et les influencent en leur renvoyant une
image deux-mmes en pleine activit de relecture et dinterprtation, grce un subtil jeu de
miroirs.
Limage qui y transparat est donc celle dun lecteur actif, cultiv, voire rudit ; loin de se satisfaire
dun texte plat, sans profondeur smantique ni dimension dialogique au sens bakhtinien du terme, il creuse le
texte et lui confre une richesse. Cette dernire activit fait appel sa comptence inter et intra-textuelle, tout
comme les romans lui enjoignent de mettre en pratique sa comptence linguistique. Cette intense coopration
textuelle ne laisse que peu de libert au lecteur, contraint de raliser toutes les tches de construction,
dinterprtation et de dcodage quon attend de lui. Ses mouvements sont en somme fortement
aiguills.
Ces espaces sont limits quelques lieux textuels : blancs narratifs et discursifs, lieux dincertitude,
noncs polysmiques et clausules ouvertes Le lecteur ne peut exercer sa libert qu lintrieur de ces zones
circonscrites, en dehors desquelles il est forc de se plier aux divers travaux. Par une construction rigoureuse et
travaille, par des blancs soigneusement disperss, le texte captive son lecteur, pris dans les mailles du texte,
jusquau ravissement. Cest travers ces plages indcises et obscures que le texte programme la libert
interprtative du lecteur. Ce dernier se dplace donc dans luvre sous haute surveillance ; son parcours est
flch. Il est en quelque sorte prisonnier des directives narratives ou, pour reprendre une mtaphore
strotype, en libert surveille. Il serait plus juste de parler de libert octroye : le lecteur ne
conquiert pas en effet sa libert, cest le texte qui la lui octroie en crant des espaces
circonscrits, le plaant en face de plusieurs hypothses interprtatives et ainsi lui donnant
limpression, un court instant, quil est le matre du jeu.
157
TROISIME PARTIE
RGIMES DE LECTURE ET
IDENTIT SEXUELLE DU
LECTEUR
158
Introduction
Attachons-nous prsent une prise en compte du lecteur rel, amorce par Michel
Picard dans les annes 1980, lorsque celui-ci choisit de dlaisser les destinataires thoriques
au profit des rcepteurs concrets :
1
Michel Picard, La Lecture comme jeu. Essai sur la littrature, op. cit., p. 146-147.
2
Ibid., p. 147.
3
Id.
4
Michel Charles, Rhtorique de la lecture, op. cit., p. 9.
5
Id.
6
Michel Picard, Lire le temps, Paris, Les ditions de Minuit, 1989, p. 133.
159
lorsquil affirme : le vrai lecteur a un corps, il lit avec1. Ce dernier inaugure2 une nouvelle
approche de la lecture en lenvisageant sous langle du lecteur rel, lequel apprhende le texte
avec sa sensibilit, son intelligence, ses dsirs, sa culture, ses dterminations socio-historiques
et son inconscient. En somme, le rcepteur contient trois instances : le liseur3 , part du sujet
qui tient le livre entre les mains ; le lu4 , inconscient du lecteur ; et le lectant5 qui
adopte un recul critique par rapport au texte. La lecture se prsente comme un jeu entre ces
trois niveaux de relation au texte.
Dans les annes 1990, Vincent Jouve reprend cette analyse et lapprofondit de faon
trs intressante. Il renonce au concept de liseur , jug peu opratoire, et dtache du
concept de lu la notion de lisant6 qui est, selon lui, la part du lecteur pige par
lillusion rfrentielle et considrant, le temps de la lecture, le monde du texte comme un
monde existant7 . Le lecteur est ainsi partag entre trois attitudes qui, au cours de la lecture,
se superposent : le lisant se laisse duper par lillusion reprsentative, linverse du
lectant , et le lu recherche combler un manque, un fantasme, et vivre les dsirs
entravs par la morale ou la vie sociale. Nous souscrivons cette dernire tripartition du
lecteur sans perdre de vue que chaque texte sollicite des degrs diffrents ces trois
dimensions.
Lexamen de ces diffrents rgimes de lecture nous permettra de brosser le portrait
dune instance qui nexiste pas, si ce nest au cours de lacte de lecture on peut parler de
portrait dans la mesure o le lecteur se laisse concevoir comme un tre
anthropomorphe1 . Il apparat en effet que ltude du systme de sympathie tel que la
dfini Vincent Jouve qui correspond au phnomne didentification au sens large et
ltude des reprsentations strotypes savrent particulirement oprationnelles pour
dgager les composantes fminine et masculine de ce narrataire extradigtique. Dterminer
lidentit sexuelle dune figure textuelle peut sembler, de prime abord, une tude sans
fondement scientifique valable puisque celle-ci est une entit abstraite et non un individu
rel : la notion de lecteur virtuel ne dsigne pas en effet un tre vivant de sexe dfini, homme
ou femme. Nanmoins cette tude devient, dun point de vue pistmologique, parfaitement
1
Id.
2
Michel Picard la met en pratique pour la premire fois dans La Lecture comme jeu. Essai sur la littrature, op.
cit., p. 147 et Lire le temps, op. cit.
3
Michel Picard, La Lecture comme jeu. Essai sur la littrature, op. cit., p. 112, 214, 260-261.
4
Ibid., p. 89-91, 150-168, 214, 260-261.
5
Id.
6
Vincent Jouve, LEffet-personnage dans le roman, op. cit., p. 81.
7
Id.
160
recevable si lon admet en postulat les propositions suivantes : dabord, le lecteur virtuel
prsenterait une certaine part de masculinit et de fminit, qui varieraient dun roman
lautre ; ensuite, en tant quinstance inscrite dans le texte et dductible de celui-ci, ces
caractristiques se dduiraient des stratgies narratives, cest--dire des choix littraires
oprs par lauteur. Seules des mthodes rigoureuses danalyse textuelle donnent, en effet,
aux recherches sur le caractre fminin ou masculin dun discours une vritable validit
scientifique. Prcisons que nous ne souhaitons pas nous lancer dans une rflexion sur la
littrature fminine et sur la pertinence de ce concept, car celle-ci nous loignerait
compltement de notre sujet.
1
Julie Salomon, Proust : lecture du narrataire, Fleury-sur-Orne, Librairie Minard, 1994, coll. La
thsothque , p. 8.
161
CHAPITRE I
INTERACTION PERSONNAGE/LECTEUR
Pour tablir une interaction entre texte et lecteur, lauteur agit sur les ractions
affectives de ce dernier en jouant sur leffet-personnage (Vincent Jouve). Le personnage
romanesque fonde un mode de rception spcifique ; il se cre une relation forte, programme
par les structures textuelles, entre le sujet lisant et les figures romanesques anthropomorphes,
car le roman est un genre littraire ax sur une reprsentation de la psychologie (
linverse, donc, de rcits plus vnementiels comme le conte ou la nouvelle)1 . Se met alors
en place une sorte de contrat de lecture en vertu duquel le lecteur est prt accepter le jeu et
le rle que lauteur lui assigne. Cet engagement tacite, lorigine de lintrt du lecteur pour
les personnages, repose sur trois codes, culturel, affectif et narratif.
Nous dlaisserons dlibrment le code culturel2 , car celui-ci dpend de valeurs
extratextuelles : il intervient en effet lorsque le rcepteur juge quun personnage est positif ou
ngatif : il valorise ou dvalorise les personnages en fonction de laxiologie du sujet lisant
[]. Le lecteur peut sinvestir dans un personnage par projection idologique []3. Leur
lien affectif est par suite plus solide, puisquil repose sur un mme systme de penses, sur
des ides et attitudes communes : la reconnaissance idologique, pour parler en termes
freudiens, scurise le moi en consolidant ses mcanismes de dfense4 . Nous sommes
gnralement rassurs et attirs par les cratures fictives qui partagent nos gots ou des
intrts semblables ; nous les comprenons mieux simplement parce quelles nous ressemblent.
Ds lors, on se sent spontanment plus proches des hros modernes :
1
Vincent Jouve, LEffet-personnage dans le roman, op. cit., p. 22.
2
Ibid., p. 144-146.
3
Ibid., p. 123, 144.
4
Ibid., p. 145.
162
Quand une uvre est culturellement proche de nous, nous avons en effet tendance la
recevoir comme autre chose quun pur objet esthtique. Nous ragissons la littrature
contemporaine aussi bien en tant que sujets quen tant que lecteurs []1.
Ce code culturel ne rsulte donc pas de procds structuraux, il dpend entirement du savoir
et de la sensibilit de chaque lecteur. Compte tenu de son caractre alatoire, nous prfrons
par consquent privilgier les autres codes, affectif et narratif, qui prsentent lavantage de ne
pas fluctuer en fonction de la personnalit du destinataire. On peut toutefois affirmer avec
certitude que lextracontemporanit des romans de Rachid Boudjedra, proches
chronologiquement des lecteurs contemporains, facilitent ladhsion du lecteur lhistoire,
laxiologie du lecteur2 tant actualise par la proximit culturelle, et ce dautant plus que
ce dernier partage les valeurs morales du narrateur ou des personnages.
1
Ibid., p. 146.
2
Ibid., p. 147.
163
A. LIENS DE SYMPATHIE
[L]e sujet , cest pour nous (depuis le christianisme ?) celui qui souffre : l o
il y a blessure, il y a sujet : die Wunde ! die Wunde ! dit Parsifal, en devenant par
1
Ibid., p. 132.
2
Id.
3
Ibid., p. 135-136.
164
l lui-mme ; et plus la blessure est bante, au centre du corps (au cur ),
plus le sujet devient sujet : car le sujet, cest lintimit ( La blessure () est
1
dune intimit pouvantable ) [] .
Aussi, en tant qutre malheureux, Rachid devient sympathique, au sens tymologique grec du
terme sumpatheia, il nous fait ressentir sa souffrance. Cette thmatique se joint celle de
lintimit et cre un attachement indfectible au personnage. Si Jean-Jacques Rousseau insiste
tant dans sa profession de foi qui prcde les Confessions sur sa sincrit et sa volont de ne
rien dissimuler de ses fautes, cest quil compte bien obtenir cette mme compassion : Je me
suis montr tel que je fus, mprisable et vil quand je lai t, bon, gnreux, sublime, quand je
lai t : jai dvoil mon intrieur tel que tu las vu toi-mme2. Le souvenir des injustices et
des reproches essuys par le jeune Jean-Jacques ne manque pas davoir des rsonances
profondes chez le lecteur enclin se mettre la place de celui qui est plaindre. De mme, les
liens damiti qui se scellent avec Rachid sont amplifis par lexpression de son mal-tre et de
ses manifestations nvrotiques. Il narrive plus, par exemple, disjoindre limage du sang de
celle de lanimal gorg le jour de lAd, pour perptuer le sacrifice dun prophte prt
tuer son fils pour sauver son me3. Ce rite devient le reflet de sa propre dchance, voire de
sa mise mort, en tant que fils reni.
Nous tions renis, et la ccit du patriarche malveillant nous mettait dans des
transes dpileptiques trop srs de leur bon droit ; nous apprhendions ce jour de
fte o nous barboterions dans le sang, paissi dj dans la gorge des btes bien
avant de se coaguler sur le sol en plaques vermillon qui tournaient locre, puis au
noir au fur et mesure que le soleil montait au znith. [] Nous navions pas eu
denfance, car nous avions toujours ml le sang au sang sans faire de diffrence, et
voil que lon nous obligeait regarder gicler labominable liquide lassaut du
ciel []4.
1
Roland Barthes, Fragments dun discours amoureux, Paris, Seuil, 1977, coll. Tel Quel , p. 224.
2
Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions (prsentation et notes Raymone Trousson), Livre I [1re d. : 1782,
Genve], Paris, Imprimerie nationale ditions, 1995, coll. La Salamandre , p. 151.
Paris, Garnier-Flammarion, 1968, p. 43.
3
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 194.
4
Ibid., p. 194-195.
165
angoisses dune femme, un alter ego de la passion et de la frustration cause de la brutalit
des hommes2. Le protagoniste se met nu et, en ce sens, son texte prend la forme dune
confession au sens religieux du mot :
Laveu de certains vnements dlicats est, comme les pchs que lon reconnat dans la
tradition chrtienne, lorigine dun sentiment de honte et de culpabilit. La pubert, par
exemple, est vcue comme une humiliation :
Jai cru mourir trangle le jour o ma pubert mest monte la gorge. Jtais
certaine quelle se manifestait de la mme manire chez les garons. [] Jen fis
part allusivement ma mre. Elle frona les sourcils. Mais ne pipa mot. Jen
touchai discrtement un mot mon frre cadet. Il me gifla. Puis sesclaffa disant
tout en bricolant un vieux modle rduit davion maintenant a ne va pas seulement
te servir qu pisser1.
La jeune femme, dote dune paisseur psychologique, simpose comme une personne et non
plus comme un tre fictif. Elle devient sympathique ds linstant o elle souvre
compltement au lecteur. Double fminin de Rachid, elle confie ses penses les plus secrtes
et aborde les mmes thmes que son homologue masculin : linsatisfaction de lamour,
lenfance et ses traumatismes, la douleur, lloignement dun parent proche... Ces choix
discursifs encouragent le lecteur sattacher aux personnages.
Fascination prfre en revanche installer un double lien affectif lgard des
personnages, en entrelaant deux points de vue, lun masculin et lautre fminin, par
lintermdiaire des personnages de Lam et Lol, derrire lesquels le narrateur sefface. En
1
Vincent Jouve, LEffet-personnage dans le roman, op. cit., p. 139.
2
Giuliana Toso Rodinis, Ftes et dfaites dros dans luvre de Rachid Boudjedra, op. cit., p. 173.
3
Hafid Gafati, Substrat psychanalytique et lecture rhtorique ( propos de La Pluie de Rachid Boudjedra) ,
Psychanalyse et texte littraire au Maghreb, op. cit., p. 67.
4
Rachid Boudjedra, La Pluie, op. cit., p. 9-10.
166
outre, les rcits circonstancis de leur vie renforcent les relations damiti avec le lecteur.
Rappelons avec Vincent Jouve que [l]a personne se dfinit comme histoire : plus on a accs
cette histoire, plus le lien affectif est fort2 . En outre, la prminence des thmes de lamour
et de lenfance dans Fascination et les deux romans voqus prcdemment, propices
lpanchement personnel, sduit le lecteur et entrane son adhsion lensemble du systme
textuel.
Bien que le roman soit crit la troisime personne, le lecteur a directement accs
leur vie intrieure, ce qui leur donne un statut de sujet. Pour reproduire la vie psychique de
Lam et, de ce fait, crer un rapport motionnel, le texte sappuie sur toutes les techniques
narratives3 disponibles dans un rcit la troisime personne, dont le psycho-rcit (analyse par
le narrateur omniscient des penses de Lam) :
Il se sert plus rarement du monologue narrativis (discours intrieur relay par le narrateur
sous forme de discours indirect), prfrant rapporter directement les paroles, par le biais du
carnet de notes de Lam, dans lequel celui-ci livre ses tats dme et mne sur lui-mme une
exploration de type psychanalytique. Lauteur sapproprie le genre de prdilection des
crivains femmes, lcriture du moi, et conjugue dsormais le je au masculin : Journal
intime ridiculement pleurnichard crit dans une langue code par peur de la police et de mes
comparses, parfois impitoyables, pervers, cruels. Comptabilit fastidieuse. Notes de lecture
des premiers vrais livres de ma vie5. Ce nest pas la premire fois quun homme se dvoile
dans les romans boudjedriens, puisque le rcit de voyage dans Timimoun ressemble dj fort
une confession intime : cest en menant effectivement un rcit rtrospectif que le narrateur en
vient dcouvrir ses penchants homosexuels latents.
Mme si le narrateur de Fascination est moins prolixe sur la vie intrieure de Lol, il
peut nanmoins stablir une interaction, grce au savoir dont le lecteur dispose sur cette
jeune femme limaginaire dvergond, impudique, rebelle et oppos tous les prjugs6 .
1
Ibid., p. 14.
2
Vincent Jouve, LEffet-personnage dans le roman, op. cit., p. 138.
3
Dorrit Cohn les a rpertori dans La Transparence intrieure modes de reprsentation de la vie psychique
dans le roman (traduit de langlais par Alain Bony), Paris, Seuil, 1981, coll. Potique .
4
Rachid Boudjedra, Fascination, op. cit., p. 205.
5
Ibid., p. 181.
6
Ibid., p. 116.
167
Celle-ci assume sans fausse note1 ni remords sa nuit incestueuse et ses penchants de
tribade : Lam navait jamais oubli les fugues de Lol, ses dguisements scabreux et
excentriques, son langage ordurier. Lol toujours iconoclaste, toujours en qute daventures
insolites et abracadabrantes2. Ainsi, ayant reu la mme ducation que son frre, elle ose le
rudoyer et entretenir avec lautre sexe un rapport dgalit :
Un jour de grande colre, Lol lui avait hurl : Aprs tout, on a juste corch la
voyelle de ton prnom []. Nous ne sommes pas frres, que je sache ! ? Ni de
sang ni de lait. Quest-ce que tu vas chercher l Tout a cest parce que tu es plus
jeune que moi Cest pas du remords, cest de lorgueil Tu nes quun mle
aprs tout !3
La personnalit extravertie de Lol la place nanmoins parmi les personnages fminins les plus
marquants de luvre boudjedrienne, les plus susceptibles dengendrer chez le lecteur une
raction, soit de bienveillance, soit dexaspration.
Parmi les romans de notre corpus, seule la configuration des personnages de
Topographie idale pour une agression caractrise ne permet pas de tisser des liens affectifs
forts entre sujet lisant et tres fictifs. Le lecteur pourrait certes ressentir envers ltranger un
vritable lan de compassion, si ses sentiments ntaient pas immdiatement freins par
labsence dun rel statut psychologique du personnage, simple exutoire entre des mains
1
Ibid., p. 97.
2
Ibid., p. 161.
3
Ibid., p. 96, 98.
4
Ibid., p. 34.
5
Id., La Pluie, op. cit., p. 43.
6
Id., Fascination, op. cit., p. 35.
7
Id., La Pluie, op. cit., p. 45-46.
168
assassines. Le lecteur ne ressent pas dattachement particulier pour linconnu, sans aller
toutefois jusqu ressentir de lindiffrence. Pour les tmoins, il nest quune silhouette fugace
aperue sur un quai de mtro ; cest peine si son compatriote prouve quelques remords
pour lavoir abandonn son sort. Quant au commissaire, il fait preuve de cynisme son
gard, moins quil ne sagisse dhumour noir lorsquil le souponne dtre venu
dlibrment se faire tuer dans son secteur pour lui causer du tracas :
Et ce con qui samne le 26 ! il aurait d sabstenir cest seulement pour que jaie
toutes les complications car il faut pas croire que les choses se passent comme a
la bonne franquette dossier class un de moins un de plus ! jaurais t daccord
mais il suffit de tomber sur un juge dinstruction vicieux et humaniste pour que
jcope du ppin et a jamais ! jai une rputation sur la place [] [J]e suppose que
vous tes all la morgue cest pas beau et difficile soutenir et surtout noubliez
pas que a sest pass sur mes plates-bandes alors l ceux qui ont fait a ils nont
pas de chance ils nimaginent pas qui ils ont affaire gaga ! maniaque ! je suis au
courant de ce quon raconte derrire mon dos jai mes informateurs de toutes les
faons il y a une pice qui manque au dossier1
Seul lchec personnel proccupe le chef de police, plus pris de gloire que de justice. Quant
la voix narrative anonyme qui rgente le rcit, elle dlgue sa fonction des protagonistes
secondaires et reste ainsi dans lombre. La froideur du style ddramatise de surcrot lattaque
meurtrire ; les descriptions chiffres du mtro et linterprtation des affiches publicitaires
supplantent le drame humain. Dans ces conditions, lmotion se dissipe rapidement ; le
phnomne dinvestissement affectif sattnue. La dilution du lecteur dans la toile du texte
nest pas vraiment possible. Or, sans cet effet-personne1 , il devient impossible de dcrire
le portrait psychologique du lecteur et den dduire son identit sexuelle. Les thmes du
couple et de la sexualit luds, le roman nengage, en fin de compte, ni la fminit ni la
masculinit de son destinataire.
De fait, deux rgimes de lecture entrent en concurrence : la part du lecteur qui
participe dune attitude rflexive peut tre ainsi plus sollicit encore que celle qui sinvestit
pleinement dans le monde romanesque. Aux yeux du lectant , les personnages fonctionnent
comme des pions et non comme des personnes ; il noublie pas la nature linguistique du texte
et ne perd pas de vue que Topographie idale pour une agression caractrise est dabord
une construction qui transmet un message. Par consquent, loin doublier la distance
ontologique qui spare la littrature de la ralit, il est trs conscient des subterfuges
romanesques.
1
Id., Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 232, 123.
169
B. PHNOMNE DIDENTIFICATION
Le code narratif est fonction de la place du lecteur dans lintrigue. Sa force repose
sur son caractre mcanique : je midentifie qui occupe la mme position que
moi. Freud avait dj remarqu que la sympathie tait un effet et non une cause
de lidentification. La mme ide est formule par Barthes dans Fragments dun
discours amoureux : Lidentification ne fait pas acception de psychologie ;
elle est une pure opration structurale : je suis celui qui a la mme place
que moi2.
Bien que Roland Barthes, cit par Vincent Jouve dans cet extrait, parle de la position du
lecteur dans la configuration amoureuse, les deux critiques se rejoignent pour approuver lide
selon laquelle la projection rsulte du statut du narrateur ou du personnage : le lecteur
sidentifie nimporte quelle crature fictive qui occupe la mme position que lui dans une
situation affective donne. Cest par cette analogie entre le vcu du lecteur et la vie du
personnage que le roman damour capte son public et que celui-ci se vend. Dans La
Rpudiation, le lecteur virtuel voit lunivers romanesque par le biais du narrateur, il se trouve
alors dans la mme situation que le narrateur par rapport au texte, il est spectateur des
vnements qui adviennent Rachid : Le point de vue de lnonciation est un passage
oblig entre le point de vue du lecteur et celui des personnages3. En imposant au lecteur sa
perception, il loblige du mme coup entrer dans son jeu. Par ce montage textuel, le texte
oriente et dtermine la participation du lecteur.
1
Vincent Jouve, LEffet-personnage dans le roman, op. cit., p. 108-119 ; 211-213.
2
Ibid., p. 124 (Vincent Jouve cite Roland Barthes, Fragments dun discours amoureux, op. cit., p. 153).
3
Id.
170
Cest ce que Vincent Jouve appelle l identification narratoriale1 (au narrateur) ou
lidentification lectorale primaire2 , ladjectif lectorale permettant dviter les confusions
avec l identification primaire en psychanalyse. Le lecteur, en tant que sujet constitu
ayant depuis longtemps accd au symbolique, ne peut, bien entendu, connatre que des
identifications secondaires, cest--dire post-dipiennes3. La Rpudiation oblige en somme
le lecteur, par le biais dune voix qui se livre sans tabou ni honte, sengager dans la fiction.
Le temps de la lecture, le destinataire en vient logiquement confondre ce qui arrive lactant
avec ce qui lui advient rellement. Il est sous le charme, au sens fort du terme. Ce code
narratif soutient donc les deux autres, affectif et culturel, pour crer lillusion dtre en contact
avec une ou plusieurs personnes.
Dans Fascination, une identification secondaire4 supplante l identification
lectorale primaire .
Le lecteur accorde donc plus dattention aux cratures fictives qu linstance dnonciation.
Il en vient se glisser naturellement dans la peau , selon lexpression consacre, du
personnage porte-regard6 principal, en loccurrence Lam. Bien que Fascination soit un
roman focalisations multiples, le lecteur nest pas conduit redistribuer ses investissements
entre tous les personnages : seuls quelques-uns sont vritablement prsents comme sujet, au
sens existentiel, et non actanciel (ce sont moins des rles que des subjectivits), et mme si le
narrateur donne la parole plusieurs acteurs importants de lhistoire ( Ali et Ali Bis7), cest
trs souvent le point de vue de Lam qui domine. Enfin, lempathie pouv envers cet intrpide
combattant, engag dans de multiples luttes internationales, est favorise par lhomologie
traditionnelle entre voyageur et lecteur. Tandis que lun parcourt le monde Lam fuit
Constantine, lerrance est pour lui un mode de survie, une faon intellectuelle dagir sur le
1
Id.
2
Ibid., p. 124-125.
3
Ibid., p. 125.
4
Ibid., p. 128.
5
Ibid., p. 128.
6
Philippe Hamon, Du descriptif, op. cit., p. 202.
7
Rachid Boudjedra, Fascination, op. cit., p. 213-218, p. 77-91.
171
monde, de le connatre et de laimer1 lautre pntre dans les terra incognita du livre : les
lecteurs circulent sur les terres dautrui, nomades braconnant travers les champs quils
nont pas crits, ravissant les biens dgypte pour en jouir2 .
Le phnomne didentification est encore plus vident dans La Pluie qui se prsente
sous la forme dun journal intime et met en exergue un moi fminin. Cest la forme
narrative idale pour pntrer dans lintimit dune personne, puisque celle-ci pensant ntre
jamais lue se dvoile compltement. Le roman imite donc la forme autobiographique, sans
pour autant aller jusqu simuler un pacte autobiographique (tel que Jean-Pierre Le Jeune
le dfinit); six jours dune rtrospection quotidienne y sont relats. Le lecteur reprend son
compte la vie et les sentiments du je qui sexprime ou, au contraire, sen dmarque. Il fait
ainsi, la fois, lexprience de laltrit et de la reconnaissance de soi en lautre :
Grce cette rencontre indite entre les consciences du lecteur et de la diariste, la lecture fait
vivre une exprience troublante o lon ressent personnellement les craintes de la jeune
Algrienne. Les questions quelle se pose sur sa propre identit sexuelle deviennent, pour le
temps de la lecture, celles du rcepteur, notamment fminin.
Cette parole fminine a commenc apparatre, avant La Pluie, partir du
Dmantlement, rcit dune jeune algrienne ne en 1954, anne du dclenchement de la
guerre dindpendance. Celle-ci accuse ses anctres de stre laisss piger par les
colonisateurs. Son refus dtre dupe salimente dun besoin de comprendre. Elle conteste la
lgitimit de la parole de lhomme et va en guerre contre une image idyllique du pass ; elle
revendique ainsi son pouvoir dassumer son histoire et sa capacit den tmoigner et de la
juger. Mais la parole fminine simpose vritablement dans La Pluie o la gyncologue lve
le voile sur ses problmes de femme. Cette valorisation de la parole fminine favorise le
rapport motionnel entre narratrice et lectrice, car cette dernire ressent, travers le prisme
dune psychologie fminine ravage, tout le poids de la pression sociale et des valeurs
surannes de la doxa commune :
1
Ibid., p. 247.
2
Michel De Certeau, LInvention du quotidien. Arts de faire, tome I, Paris, Gallimard, 1990, coll. Folio
essais , p. 251.
3
Georges Poulet, La Conscience critique, Paris, Librairie Jos Corti, 1971 ; rd. : Jos Corti, 1986, p. 281.
172
De la mme manire que dans les romans dAssia Djebar, les femmes saffirment
dabord par la valorisation sur le plan narratif, ensuite et surtout partir du moment
o elles prennent elles-mmes le texte en charge. Prenant le texte en charge du fait
de laccs la parole et au signe, elles entrent dans leur propre histoire1.
1
Hafid Gafati, Les Romans de Boudjedra , Rachid Boudjedra. Une potique de la subversion, tome I :
Autobiographie et Histoire, op. cit., p. 64-65.
2
Rachid Boudjedra, La Pluie, op. cit., p. 10.
3
Ibid., p. 11.
4
Ibid., p. 23.
5
Ibid., p. 36.
6
Ibid., p. 27.
173
De plus, llment aquatique, thme traditionnellement fminin, alimente le roman de
Rachid Boudjedra, sous la forme de leau de pluie, des scrtions corporelles et des larmes.
Dans LEau et les rves, Gaston Bachelard souligne dailleurs le caractre presque toujours
fminin attribu leau par limagination nave et par limagination potique1 et la
profonde maternit des eaux2 . Ainsi, llment aquatique et les fluides lait maternel,
liquide amniotique, larmes, bains sont souvent associs la femme dans limaginaire
littraire, notamment francophone3. Source de sensualit et drotisme chez Assia Djebar4,
leau du bain maure les aide se librer du joug masculin. La libration est plus douloureuse
chez Nina Bouraoui o le je fminin tente de sextraire de son abme liquide pour crer,
inventer5. Leau se fait rare dans La Voyeuse interdite, mme les tiges des plantes sont
sches ; Fikria, jeune fille marier, recluse et tourmente, tente malgr tout de survivre dans
cet univers strile, o toutes formes damour et de vie lui sont refuses. Les plantes sont
arraches avant leur floraison pour viter toute association sexuelle6 ; la plage nest plus
quun souvenir lointain7 ; sa mre ne verse plus de larmes car elle nest plus quun cratre
assch8 ; mme leau quon boit Alger, eau du caniveau, cholrique9 , est impure. Pour
pallier cette absence cruelle deau frache, symbole de vie et de renouveau, la narratrice laisse
les mots se dverser en elle. Comme il lui est impossible daccder ltat pur, Fikria fait
abstraction de son corps par le pouvoir du fantasme et de la liquidit des mots10. Leau a
donc pour corollaire le thme de la crativit littraire et Rachid Boudjedra sabreuve ces
sources dinspiration pour proposer une uvre crite au fminin.
En consquence, la fminisation de lcriture11 nest pas la proprit des crivains
femmes. Sans ignorer les polmiques sur la question de lcriture fminine et parfois sur sa
lgitimit conceptuelle, on constate avec Batrice Didier12 quil existe des registres et des
1
Gaston Bachelard, LEau et les rves : essai sur limagination de la matire, Paris, Librairie Jos Corti, 1942,
p. 22.
2
Ibid. Les italiques sont de lauteur.
3
Ibid. Consulter aussi LEau. Source dune criture dans les littratures fminines francophones (sous la dir. de
Yolande Helm), New York, Peter Lang, 1995, coll. Francophones Cultures & Littratures .
44
Consulter, ce propos, larticle de Ahmed Bougharche, Le hammam : sexualit, purification et
rgnrescence dans luvre dAssia Djebar , LEau. Source dune criture dans les littratures fminines
francophones, op. cit., p. 209-226.
5
velyne Wilwerth, Femmes dans leur lment , LEau. Source dune criture dans les littratures fminines
francophones, op. cit., p. 10.
6
Nina Bouraoui, La Voyeuse interdite, Paris, Gallimard, 1991, p. 25.
7
Ibid., p. 81.
8
Ibid., p. 35.
9
Ibid., p. 72.
10
Armelle Crouzires-Ingenthron, Rcits deaux et de sang : La Voyeuse interdite et Poing mort de Nina
Bouraoui , LEau. Source dune criture dans les littratures fminines francophones, op. cit., p. 25.
11
Hafid Gafati, Les Femmes dans le roman algrien. Histoire, discours et textes, op. cit., p. 234.
12
Batrice Didier, Lcriture-Femme, Paris, P.U.F., 1981, coll. critures .
174
modes dcriture proprement fminins. La prise en charge de lnonciation en est une
constante1 : elle impose immanquablement lcriture du corps fminin par la femme elle-
mme.
Les femmes, elles, ont une autre relation leur corps, une relation de
recueillement, toujours de retour soi, de retranchement du monde, de repli sur
soi Lorsque les femmes commencent crire, elles simposent comme sujets de
leur parole : le premier roman dAssia Djebar [La Soif] marque cette mergence2.
Lattrait des lectrices pour les crits fminins provient finalement de lnonciation et de la
capacit du texte crer un phnomne de sympathie .
Au terme de nos analyses des modes identificatoires, nous constatons que, loin de
sexclure, ils varient au cours de la lecture. Si lon reprend les modles dactivit
communicationnelle dfinis par Hans Robert Jauss, on peut dire qu l identification
associative3 o le lecteur entre dans un rle, celui du confident de Rachid, de la femme
mdecin et de Lam, se mle l identification par sympathie4 lorsque le lecteur sapitoie sur
linfortune et linflicit de ces trois personnages. Le rcit engendre par la suite une
identification cathartique5 : celle-ci dgage le spectateur des complications affectives de
la vie relle et le met la place du hros qui souffre ou se trouve en situation difficile, pour
provoquer par lmotion tragique ou par la dtente du rire sa libration intrieure6 . Seuls
deux modles de communication entre lecteur et figure fictive ne se ralisent pas : dune part,
l identification admirative qui se produit lorsque le lecteur est fascin par un hros parfait
et, dautre part, l identification ironique7 qui a lieu quand, en refusant au spectateur et
au lecteur lidentification attendue avec lobjet reprsent, on larrache lemprise de
lattitude esthtique pour le contraindre rflchir et dvelopper une activit esthtique
autonome8 .
Lidentification, au sens large, renvoie en dfinitive diffrents modes de rception ;
ceux-ci peuvent aller de la simple affinit lidentification au sens strict, id est le fait de se
1
Voir, par exemple, louvrage collectif de Christiane Chaulet Achour et alii, Fminin/Masculin. Lectures et
reprsentations, Cergy-Pontoise, Universit de Cergy-Pontoise. Centre de Recherche Texte/Histoire, dcembre
2000.
2
Voir Zineb Ali-Benali, Lcriture du corps fminin au croisement des sens , Fminin/Masculin. Lectures et
reprsentations (sous la dir. de Christiane Chaulet Achour et alii), op. cit., p. 75.
3
Hans Robert Jauss, Pour une esthtique de la rception, op. cit., p. 150.
4
Ibid., p. 151.
5
Id.
6
Id.
7
Ibid., p. 153.
8
Id.
175
reconnatre dans la crature fictionnelle et de sapproprier ses attitudes ou ses penses. En
substituant lexpression systme de sympathie celle de phnomne didentification ,
Vincent Jouve vite ainsi demployer un terme trop usit et fortement connot. Sous cette
notion, on regroupe en effet, en psychologie, toutes les expriences relatives la
communication (empathie, sympathie, imitation, assimilation affective) et, en psychanalyse,
le mcanisme inconscient par lequel un individu tend ressembler un autre, notamment
chez lenfant. Constatant avec Michel Picard quon ne peut tablir un pont entre les usages
commun et psychologique1 , nous avons par consquent renonc utiliser la notion au sens
large. Cest pourquoi nous ne lavons employe que pour dsigner le fait de se rendre, en
pense, identique au personnage. Qui plus est, lemploi du terme systme met laccent non
sur la sensibilit du lecteur mais sur les mcanismes textuels qui prludent linteraction entre
lecteur et personnages : celle-ci rsulte de stratgies particulires, de rhtoriques, de
procds dont le rapport avec les circonstances dune histoire individuelle est pour le moins
lointain et nest quun aspect de processus qui sassocient pour susciter lillusion2 . La
sympathie pour un personnage dpend essentiellement des caractristiques psychologiques ou
morales (ou physiques) que lui prte lauteur, des discours et des attitudes quil lui attribue3 .
Elle rsulte des situations auxquelles ils font face et dans lesquelles ils se dbattent :
Lattachement que lon peut porter un personnage dcoule en somme moins de valeurs
extratextuelles que de stratgies romanesques. Conditionns par des codes qui se prtent
parfaitement lanalyse, les sentiments et lmotion rsultent surtout de faits de langue, ils se
comprennent en terme deffet textuel. Cest le rcit qui notifie dsormais au lecteur qui aimer
et qui har. Le texte postule ce moment-l le lisant ; part du lecteur qui met entre
parenthses sa facult critique.
1
Michel Picard, La Lecture comme jeu. Essai sur la littrature, op. cit., p. 92. Il traite aussi de ce sujet dans sa
communication Lecture de la perversion et perversion de la lecture , Comment la littrature agit-elle ?, op.
cit., p. 202.
2
Id.
3
Grard Genette, Nouveau discours du rcit, op. cit., p. 106.
4
Michel Picard, La Lecture comme jeu. Essai sur la littrature, op. cit., p. 92.
176
C. STRATGIE DE TENTATION
Le personnage sert aussi de support lexpression des dsirs barrs par la vie sociale.
Cette stratgie de la tentation1 sinstaure ds les premires pages de La Rpudiation, o le
narrateur sattarde longuement sur ses bats intimes :
[E]lle venait frotter contre mon corps la douceur contagieuse de son piderme [].
[J]e palpais obscurment mes muscles, dsireux de mieux la soumettre ma
constante adulation [] ; nous nous affalions ; soupirs sur nos corps fivreux
parvenus la limite de limpatience qui rendait notre dsir lun de lautre hargneux
et vorace2.
En racontant sans quivoque sa sexualit, il favorise linvestissement, non plus affectif, mais
pulsionnel : cest au lu quil sadresse alors, cette part voyeuriste du lecteur mu par le
dsir de tout voir, tout savoir, et tout faire. Le texte joue donc avec la pulsion inconsciente du
rcepteur qui ralise de faon imaginaire et par procuration ses propres dsirs. Il revit une
scne primitive au cours de laquelle lenfant surprend les rapports sexuels de ses parents,
essentielle dans le devenir psychologique de lenfant, nous rappelle Vincent Jouve : On peut
supposer que la reprsentation romanesque rveille les sensations de ce fantasme
originaire3. Le fait que cette scne rotique soit dcrite dans une uvre dart excuse
videmment les plaisirs plus ou moins inavouables que le livre procure :
1
Vincent Jouve, LEffet-personnage dans le roman, op. cit., 214-215.
2
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 9-10.
3
Vincent Jouve, LEffet-personnage dans le roman, op. cit., p. 91.
4
Ibid., p. 90-91.
177
sa belle-mre, infliger les derniers outrages sa demi-sur ou encore assassiner son pre Il
est possible que ces envies refoules entrent en rsonance avec celles du lecteur, que
linconscient de ce dernier ragisse linconscient de la crature fictionnelle.
De mme, il peut aussi apprcier le spectacle de scnes qui rebuteraient dans la ralit
et tre fascin par des actions laides, immorales ou rpugnantes : scnes de viol, de
pdophilie, de violence familiale, dhumiliation, dinjustice, de goinfrerie (des oncles)...
travers le conflit du fils avec son pre, il satisfait de surcrot une autre forme de dsir refoul,
sa libido dominandi1 ou sa volont de se poser comme moi face aux autres. Le
personnage devient en somme un prtexte2 pour sduire le lu , en ractivant des
pulsions fondamentales : la libido dominandi ainsi que la libido sciendi, plaisir despionner
lintimit corporelle et passionnelle. Le ravissement du lecteur, produit par les liens de
sympathie et dempathie entre lecteur et personnage masculins, saccompagne en somme dun
appel ses fantasmes.
Entran sur les voies de linterdit et de limmoralit, le lecteur de Fascination devient
lui aussi voyeur et observe subrepticement, par le trou de la serrure, des scnes de libertinage :
Lam avait souvent surpris les deux femmes alors quelles faisaient lamour. La
premire fois, ctait par hasard. Ensuite Lam stait arrang pour les regarder
travers un trou quil avait fait dans la porte de la chambre. Elles taient nues
toutes les deux. Emportes dans un corps corps tumultueux. Lol, au corps
lanc et fusel, avait une magnifique poitrine toute ronde et toute ferme, aux
auroles lilas. [] Lol, folle, violente, avec son sexe qui se dcouvrait par
intermittence au gr des mouvements3.
Le lecteur suit Lam dans toutes ses prgrinations et satisfait sa curiosit grce ce spectateur
indiscret : le lu assouvit ses tendances voyeuristes et, sagissant dune fiction, espionne
sans complexe. Lire devient une promesse de plaisir, une exprience physique qui le fait
vibrer de tout son tre.
Mais la lecture peut vite perdre son ct agrable lorsque lauteur verse dans la
surenchre de dtails licencieux et passe de lrotisme la pornographie :
Sexe pil. Comme pel. Saugrenu. Avec le sillon rouge, balafre longitudinale
qui le couturait de part en part. Moite. Rouge. Comme celui des fillettes de la
maison, quand elles urinent, accroupies dans le jardin, ct du mrier tellement
touffu. Sexe de Lol. Glabre. Lisse. Avec la languette, sorte de drain, un peu
artificiel, comme surajout, dune couleur bistre, donnant une impression de
cratre indescriptible. Ahanements. Plaintes. Cris touffs. Comme des sortes de
rles. Lamie de Lol, plutt cachottire et marie, exhibait, elle, un pubis touffu
1
Ibid., p. 164.
2
Ibid., p. 166.
3
Rachid Boudjedra, Fascination, op. cit., p. 18-19.
178
aux longs poils souples et noirs qui couvraient tout le bas-ventre donnant
limpression dune masse de lave plaque entre les deux cuisses trs blanches,
trs courtes et trs muscles1.
Tandis que le style saccad traduit lexcitation dbride du personnage, le narrateur se plat
tablir un parallle incongru et dplac entre les sexes de ladulte et dun enfant. Par cette
reprsentation grossire et inconvenante de la nudit, il tente de blesser la dlicatesse du
lecteur. Le rcit dtaill des ftes orgiaques dAli et dAli Bis confirme cette volont
dexhiber la sexualit :
Une nuit que [sic] Odette tait surexcite, elle laissa le Muezzin farfouiller entre
les replis de son corps mou, tide et moite []. [P]lein de vin, il tait sur le point
de vomir, force de trifouiller dans toute cette chair molle et humide dOdette et
dembrasser ces lvres grasses, incendies par le rouge lvres tal en couches
multiples, tel point que les dents de devant en taient totalement enduites2.
Le toucher visqueux et moite du corps dOdette rpugne aussi bien le personnage que le
lecteur prisonnier dun discours o prolifrent les images du corps scrtionnel3 :
Elle dversa dans sa bouche sa salive que la peur avait quelque peu acidifie au point
quil en avait la langue toute gerce, les dents comme acidules et les gencives comme
corrodes. [] Elle lui mordit les lvres jusquau sang. Il sentit la tideur du liquide et
son got saumtre. Il pensa Lol, ses eaux fminines, au sang quelle avait perdu, le
jour o elle stait donne lui. Son sexe dj mou se rsorba compltement4.
Lam, submerg par des sensations pnibles, ne sabandonne plus au plaisir de ltreinte
amoureuse propre veiller les sens ; toute son attention se porte dsormais sur les ractions
physiologiques. Mme sil y a derrire cette perception de la ralit un lan spirituel, une
vision mtaphysique du monde, une dimension mystique proche du soufisme lacte sexuel
permet daccder la plnitude en instituant un dialogue entre le couple et Dieu5 , il nen
reste pas moins qu la premire lecture cest la sensation purement physique qui domine. Les
corps, lieux de la djection, de la nause, du scatologique et du vermoulu6 , stalent et
deviennent palpables :
1
Ibid., p. 19.
2
Ibid., p. 80-81.
3
Id., Boudjedra ou la passion de la modernit, op. cit., p. 76.
4
Id., Fascination, op. cit., p. 166-167.
5
Ainsi que lexplique Rachid Boudjedra, la sexualit nest pas seulement une activit physique, mais aussi une
activit mentale et une forme de mtaphysique comme le concevaient les soufis. Une sorte de mysticisme. Pour
eux, la passion du corps est donc la passion de Dieu. (Rachid Boudjedra ou la passion de la modernit, op. cit.,
p. 109) Voir, ce propos, ltude de Lila Ibrahim-Ouali, op. cit., p. 53-56.
6
Rachid Boudjedra, Boudjedra ou la passion de la modernit, op. cit., p. 99.
179
rveillait seul. Regardait cette jambe norme, comme emmaillote dans ces
pansements impeccables quon lui renouvelait plusieurs fois par jour parce
quelle ne cessait pas de puruler, de se vider de son sang, de son pus et de son
eau1.
Rachid Boudjedra donne au corps une place que la littrature maghrbine ne lui a pas
accorde jusqualors. Rien nest pargn au lecteur : vocation des liquides nauseux, des
odeurs nausabondes, des matires fcales et putrides
Peut-tre que si je me suis enferm dans le corps, dans la pratique du corps, dans
ltalage du corps, cest parce que la littrature maghrbine ne sest pas intresse
au corps et ne lui a pas donn sa place. Peut-tre suis-je excessif mais si on
revient Barthes qui nous dit que lcriture est un excs alors jai t excessif
ce niveau. Jai quand mme tent de faire de lcriture un excs et une
authenticit2.
je nai jamais rien compris au sexe ni aux fantasmes lubriques et libidineux des
hommes mon propre sexe me dgote cest quelque chose de bizarre une
excroissance mobile immobile cest mou cest dur ridicule bistr avec un
il torve franchement non alors un sexe de femme un vagin merci [] celui
de lhomme une chose bistre qui me fait penser un viscre marron dessch et
froiss a me donne la nause et puis ces couilles rostres, bistres qui
pendouillent tu trouves pas a moche de montrer a une femme ta place jaurais
honte pauvres femmes il faut dire quelles ne sont pas plus gtes que nous tout
ce magma de peaux rostres de grandes lvres de clitoris de plis et de replis de
vulve de poils5
1
Id., Fascination, op. cit., p. 118.
2
Id., Boudjedra ou la passion de la modernit, op. cit., p. 100.
3
Ibid., p. 48.
4
Ibid., p. 48-49.
5
Id., Timimoun (traduit de larabe par lauteur) [titre original : Timimoun, Alger, d. El Ijtihad, 1994], Paris,
Denol, 1994 ; nous travaillons sur sa rdition de 1995 en coll. Folio/Gallimard (Paris), p. 30-31.
180
troubler son lecteur par des renversements discursifs. Leffet dobscnit est moins produit
finalement par le lexique ordurier, vulgaire ou cru, que par la transgression du discours.
La Pluie opre de mme ce type de transgression du discours et rompt avec des
habitudes langagires en contestant les reprsentations traditionnelles du couple et du corps
fmimin. Les scnes de figuration sexuelle de La Pluie, extrmement ralistes, sollicitent
ouvertement le lu qui oscille entre dsir et rpulsion en fonction de sa propre sensibilit et
de ses expriences personnelles. Mais cette lecture rotique nest pas seulement produite par
la mise en scne dbats sexuels. Les livres strictement pornographiques peuvent dailleurs
la longue lasser : cet ennui est li non lnonc mais lnonciation, la platitude rpte,
par exemple, des mtaphores dsignant des organes sexuels ; la strotypie du lexique
cense figurer la jouissance ; ou encore, laccumulation des scnes, labsence de pauses,
limpression compacte produite par une lecture homognisante o le dsir finit par spuiser,
par se consumer1. Le roman renouvelle le genre en adoptant un nouveau point de vue : celui
de la femme.
Linsistance sur le caractre sauvage et violent du meurtre, dans Topographie idale
pour une agression caractrise, donne aussi au lu lopportunit de librer ses pulsions
primitives et de sabandonner passivement aux structures fantasmatiques du texte :
[P]ris aussitt par un tremblement convulsif, excits quils taient par ce pouvoir
de mort quils avaient sur lui, tendant toujours son bout de papier, ne comprenant
pas dans sa jubilation quil tait cern par des meurtriers dcids le mettre en
charpie ; prompts comme lclair [] ils avaient surgi, hrisss de fer et dacier
balafrant sa mmoire pour lternit, bloquant dun coup sa jubilation dans ses
veines bleuies, crabouilles dmentiellement, explosant cramoisi et tachant le
pav dun liquide douteux brlant comme un acide et y dessinant comme un
graphisme non sans rapport avec ceux qui lavaient fascin pendant son sjour
sous terre2.
Lagression du voyageur, livr ses perscuteurs, peut susciter un plaisir de type sadique chez
le lecteur, attir malgr soi par le morbide. Par cette scne criminelle, sa pulsion scopique3
ou sa libido sciendi4 lattache au texte de faon instinctive, de la mme faon que les
scnes drotisme et despionnage dans La Rpudiation, La Pluie et Fascination lui offrent
loccasion de laisser se manifester ses pulsions asociales. Le personnage devient un prtexte
pour assumer le refoulement ; le texte sollicite grce cet effet-prtexte le sujet dans son
1
Voir Guy Scarpetta, Les lectures impures , La Lecture littraire. Actes du colloque tenu Reims du 14 au 16
juin 1984, op. cit., p. 212.
2
Rachid Boudjedra, Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 127-129.
3
Vincent Jouve, LEffet-personnage dans le roman, op. cit.,, p. 157.
4
Ibid., p. 156.
181
tre archaque1 . Cet effet-personnage vient renforcer le systme de sympathie cr
par l effet-personne ; eux deux, ils procurent au lecteur un surcrot dexistence et font de
la lecture une exprience enrichissante sur le plan affectif et motionnel.
CHAPITRE II
LE LECTEUR FACE AUX STROTYPES
Jean-Paul Sartre
Il est admis que la ralit est un concept moins exprimental que culturel : cest
pourquoi les smioticiens prfreront montrer que cette ralit au moment o elle est
perue est elle-mme construite, informe de sens, rige en figures signifiantes qui
entretiennent ensemble des relations descriptibles, et saisie demble sous la forme de ces
relations et de ces figures3. Le type de rfrent vis nest pas la rfrence une chose mais
un systme de mdiation. Comme construction cognitive cest--dire comme reprsentation,
le monde auquel nous nous rfrons en discourant est dj lui-mme un discours4. Luvre
ne renvoie pas la chose elle-mme, elle comporte des signes qui servent nommer les
choses : Je dis : une fleur ! et, hors de loubli o ma voix relgue aucun contour, en tant que
1
Ibid., p. 162.
2
Jean-Paul Sartre, Situations II, op. cit., p. 119.
3
Denis Bertrand, Smiotique du discours et lecture des textes , Langue franaise. Smiotique et
enseignement du franais, n 61, Paris, Larousse, 1984, p. 12.
4
Id.
182
quelque chose dautre que les calices sus, musicalement se lve, ide mme et suave,
labsente de tous les bouquets1 .
Partant, lorsquun auteur comme Rachid Boudjedra recourt des discours strotyps,
cest quil opte dlibrment pour une construction smiotique propre engendrer un effet de
rel et, par suite, une lecture participative. Les personnages en se faisant le rceptacle dides
prconues facilitent en effet laccs du lecteur luvre, car leurs discours et leurs
comportements se rfrent du dj-fait ou du dj-lu : le rcepteur est confirm lui-mme
dans sa vision des choses, dans la mesure o le texte ne donne lire au rcepteur que des
strotypes quil a produits lui-mme. [..] Le rcepteur rpond aux stimulations du texte par
les strotypes de son exprience []2 .
Grce ces structures communes, le lecteur a limpression que la fiction reproduit la ralit,
que la frontire entre roman et vie relle se dissipe. Le lisant consent ensuite se laisser
transporter au cur de lintrigue et sy abandonner : le conformisme idologique des
personnages agit donc comme leffet-personne sur la rception. Ds lors, nous nous
intresserons au niveau idologique mythe, maxime, systme de pense4 du strotype,
privilgiant le niveau de linventio (actanciel et idologique) au dtriment de lelocutio
(linguistique et stylistique) et de la dispositio (thmatique et narratif). Nanmoins, notons que
les ides toutes faites sexpriment souvent travers un discours ptri dexpressions uses dont
le discours romanesque boudjedrien nest pas exempt.
Lapproche phnomnologique de Vincent Jouve, en terme deffet textuel, et sa
partition du lecteur en lisant et lectant rejoint finalement les notions de
participation et de distanciation de Jean-Louis Dufays : le lisant participe leffet
1
Stphane Mallarm, Divagations [1re d. : 1897], dans uvres compltes, tome II, Paris, Gallimard, 1945, coll.
Bibliothque de la Pliade , p. 213 ( Crise du vers ).
2
Karlheinz Stierle, Rception et fiction , Potique. Revue de thorie et danalyse littraires, n 39, Paris,
Seuil, 1979, p. 301.
3
Jean-Louis Dufays, Strotype et lecture, op. cit., p. 181-182.
4
Voir ibid, p. 77-109. Nous reprenons ici la distinction de Jean-Louis Dufays entre ces trois niveaux de discours
que traverse la strotypie.
183
de rel, tandis que le lectant prend de la distance par rapport aux subterfuges
romanesques : jappellerai participation la lecture qui cherche avant tout saisir ce qui dans
le texte est reprsentable1 , dclare Jean-Louis Dufays. Inversement, la distanciation saisit
le sens comme une construction, comme une combinaison de procds et de strotypes []
[C]est la vrit du mentir vrai dont parlait Aragon, une vrit propre la fiction2. De fait,
ces deux approches critiques se combinent harmonieusement pour mettre en valeur les
diffrents rgimes de lecture.
A. LECTURE PARTICIPATIVE
Les romans ravissent surtout leurs lecteurs en leur soumettant une srie de poncifs sur
la femme, tels que les ont dfinis nombre de chercheurs qui se sont consacrs limage et aux
discours fminins dans la littrature magrbine dexpression franaise : Denise Brahimi,
Christiane Chaulet Achour, Jean Djeux, Hafid Gafati, Anne-Marie Nisbet, Naget Khadda ou
encore Alham Mosteghanemi, Charles Bonn, Anissa Ben Zakour-Chami, Messaoud
Belateche3 Leurs travaux corroborent les tudes menes sur un corpus duvres
occidentales, comme celles de Batrice Didier, Marcelle Marini, Michel Mercier, Stphanie
Anderson ou Christiane Chaulet Achour4... Nous ne souhaitons pas nous lancer dans un dbat
sur la pertinence et la validit dun concept aussi problmatique que celui dcriture fminine
ce qui nous loignerait trop de notre sujet mais seulement savoir sil est possible de
qualifier des strotypes de masculins ou de fminins.
1
Ibid., p. 180.
2
Ibid., p. 185.
3
Denise Brahimi, Maghrbines. Portraits littraires, Paris, Awal/LHarmattan, 1995 ; Christiane Chaulet
Achour, Lecture et criture au fminin , Fminin/Masculin. Lectures & reprsentations, op. cit., p. 23-28 ;
Jean Djeux, Image de ltrangre. Unions mixtes franco-maghrbines, Paris, La bote documents, 1989; Hafid
Gafati, Les Femmes dans le roman algrien, op. cit. ; Id., Discours sur les femmes dans luvre de Rachid
Boudjedra. tude de La Rpudiation , Oran, Universit dOran (Groupe de recherche sur les femmes
algriennes. Document de travail n 12), 1982 ; Anne-Marie Nisbet, Le Personnage fminin dans le roman
maghrbin de langue franaise des indpendances 1980 : Reprsentations et fonctions, Sherbrooke, Naaman,
1982 ; Nagget Khadda, Reprsentation de la fminit dans le roman algrien de langue franaise, Alger, O.P.U.
(Office des Publications Universitaires), 1991 ; Ahlam Mosteghanemi, Algrie. Femmes et critures (prface de
Jacques Berque), Paris, LHarmattan, 1985 ; Anissa Benzakour-Chami, Images de femmes. Regards dhommes,
Casablanca, Wallada, 1992, coll. Lettres et arts ; id., Femme idale ?, Casablanca, d. le Fennec, 1992, coll.
Femmes et institutions ; Messaoud Belateche, Voix et visages de femmes dans le roman algrien de langue
franaise, The George Washington University, 1982. Voir aussi les articles, notamment celui de Charles Bonn,
Personnage fminin et statut de lcriture romanesque algrienne de langue franaise , C.R.I.N. Le Roman
francophone actuel en Algrie et aux Antilles , op. cit., p. 11-22.
4
Batrice Didier, Lcriture-femme, op. cit. ; Marcelle Marini, Territoires du fminin : avec Marguerite Duras,
Paris, Les ditions de Minuit, 1978 ; Michel Mercier, Le Roman fminin, Paris, P.U.F., 1976, coll. Sup.
Littratures modernes ; Stphanie Anderson, Le Discours fminin de Marguerite Duras. Un dsir pervers et
ses mtamorphoses, op. cit. ; Fminin/Masculin. Lectures et reprsentations, op. cit.
184
Cela nous permettrait de connatre la part de fminit et de masculinit du lecteur, car
le fait que les textes boudjedriens comportent des strotypes lis un imaginaire fminin ou
masculin a une incidence sur lidentit du destinataire. Si par exemple un personnage
anthropomorphe exprime et incarne un systme de pense et de valeur fminin, il favorise
essentiellement linvestissement idologique de la lectrice. Pour paraphraser Jean-Paul Sartre,
cest le choix fait par lauteur dune vision du monde, quelle soit fminine ou masculine, qui
dcide du sexe du lecteur.
Aussi nous faut-il savoir ce quon entend par discours fminin. Nous rsumons ici
brivement les recherches portant sur la notion dcriture fminine, source de dbats et de
vives polmiques. Prcisons tout dabord que cette littrature nest pas lapanage des femmes
crivains et qu linverse une femme peut trs bien produire un discours masculin. Hlne
Cixous par exemple, dclare dans son article Le rire de la Mduse , manifeste de lcriture
fminine, quelle na vu inscrire de la fminit que par Colette, Marguerite Duras et Jean
Genet1 chez les crivains franais du XXe sicle. Il est en outre difficile d tablir une
sgrgation absolue entre criture masculine et criture fminine et pas seulement parce
quune femme crivain a forcment lu beaucoup duvres crites par des hommes, et a t
marque par leurs modles culturels2. Tel thme ne peut donc tre dcrt exclusivement
fminin ; ce serait prendre le risque denfermer lcriture fminine dans une dfinition trop
troite. Sil parat vident pour de nombreux critiques quil existe bien une spcificit de
celle-ci, elle se drobe toute tentative de dfinition.
Il semble que les uvres fminines concourent faire prvaloir lcart avec la littrature
masculine, le subversif par une rhtorique de la diffrence4 , en saffranchissant par
1
Hlne Cixous, Le rire de la Mduse , LArc (revue trimestrielle, chemin de repentance) : Simone de
Beauvoir et la lutte des femmes , n 61, Aix-en Provence, 1975, p. 42.
2
Batrice Didier, Lcriture-femme, op. cit., p. 6.
3
Hlne Cixous, Le rire de la Mduse , LArc, op. cit., p. 45.
4
Stphanie Anderson, Le Discours fminin de Marguerite Duras. Un dsir pervers et ses mtamorphoses, op.
cit., p. 25.
185
exemple de limage classique de la femme, sensible, intuitive, rveuse, gracieuse, douce,
innocente, belle, et en affirmant leur diffrence, linstar dHlne Cixous1...
Au regard des essais des spcialistes, on saperoit que les personnages de Rachid (de
La Rpudiation) dAli et dAli Bis (de Fascination), nexpriment que des ides reues sur les
femmes, leurs rles et leurs statuts, dont ils se sont faits inconsciemment lcho, sous
linfluence de leur milieu familial ou social. Il nchappe pas au lecteur averti que deux
visions archtypales propres au discours masculin, la mre et la prostitue, sont reproduites, et
ce, ds lincipit de La Rpudiation. Sagissant darchtypes, dans un monde de femmes
inventes selon la perspective mditerranenne et le plus souvent masculine, on nvite pas la
vieille distinction entre les mamans et les putains2. La mre du narrateur, lample chair
nourricire ouverte toutes les maternits3 , na que le rle de procratrice. Pour une femme
condamne au silence et dont la parole est dans la procration4 , comme le fait remarquer
Tahar Ben Jelloun, il nest pas tonnant que lenfant, qui plus est le fils, garde cette image
dune mre dvoue corps et me au bonheur de ses petits. Bien que Rachid prouve du
respect et de lamour pour elle, il ne peut contenir sa rancune envers cette mre rsigne
tolrer linacceptable : la violence familiale. De ce fait, son regard est dnu de toute
compassion lorsquil souligne, insensible la gravit du drame vcu par Ma , la faiblesse
de cette dernire :
Cependant, le jeune homme sait pertinemment quelle ne dispose daucun droit et ne peut pas
de ce fait se rebeller ; une protestation de sa part ne ferait quaggraver la situation : Aucun
droit ! [] Si Zoubir a le bon Dieu de son ct []. Ma, elle, na rien. [] Ma ne sy trompe
pas, elle sait quil faut rester digne et se faire lide de labandon6. Les ngations se
multiplient, amplifiant lide de passivit et de docilit. Ladolescent de La Rpudiation est
cependant moins virulent dans ses reproches que le jeune homme fougueux du Pass simple
qui pose sur son ascendante un regard implacable, mme sil devient plus nuanc lge
1
Hlne Cixous, Le sexe ou la tte , Les Cahiers du G.R.I.F. [Groupe de Recherche et dInformations
fministes] : elles consonnent. Femmes et langages II, n 13, Bruxelles, octobre 1976, p. 11.
2
Denise Brahimi, Maghrbines. Portraits littraires, op. cit., p.14.
3
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 11.
4
Tahar Ben Jelloun, La Plus haute des solitudes, Paris, Seuil, 1977, coll. Combats , p. 92.
5
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 33, 37, 46, 64.
6
Ibid., p. 33, 35.
186
adulte et quil dsapprouve demi-mot son attitude passe : Oui, ma mre tait ainsi, faible,
soumise, passive. Elle avait enfant sept fois, intervalles rguliers, deux ans. Dont un fils qui
ne pouvait qutre ivrogne et moi, qui la jugeais1. Rachid par contre fait vritablement son
mea culpa, il se sent fautif de ne pas avoir allg la peine de Ma :
La peur lui barre la tte et rien narrive sexprimer en dehors dun vague
brouhaha. Elle est au courant. Une angoisse bgue. Elle se dleste des mots comme
elle peut et cherche une fuite dans le vertige ; mais rien narrive. [] La mouche
saffaire et Ma a piti devant une si vaine agitation ; la mouche est sur le point de
mourir. [] Dans la tte de Ma, lide de mort germe []2.
Quand il tait plus jeune, il sest content dobserver la douleur de son ascendante, aimante et
tendre3, sans lapaiser.
Limage de la mre dans Timimoun, fige dans une perptuelle attente4 , rejoint
celles de La Rpudiation. Ces personnages rallongent la longue liste des portraits littraires
produits par les romanciers maghrbins, des figures maternelles, crases et ananties par le
systme patriarcal en vigueur. Dans La Grande maison de Mohammed Dib, par exemple,
Omar dcouvre lui aussi dans le quotidien des mres qui lentourent un lien troit entre la
femme et la souffrance : leurs lamentations, leur tristesse et leur air absent font partie du dcor
quotidien qui entoure lenfance5. Cette image dune mre transparente, pcheress[e]
passiv[e] et soumis[e] [] cache dans la cuisine6 , perdure dans des romans plus
contemporains, mme chez les femmes crivains comme Nina Bouraoui par exemple.
La femme rifie en instrument de plaisir, reprsente par la prostitue, constitue le
deuxime archtype fminin dans La Rpudiation, Fascination et dautres romans dAfrique
du Nord dexpression franaise, archtype qui mane encore une fois dune reprsentation
masculine :
Les prostitues chamarres comme des pouliches nous chassaient grands cris
[]. Femmes moiti nues, invitant entrer voir le spectacle lintrieur [].
Devant ce spectacle, les femmes rougissent et baissent les yeux, mais dans leurs
faons de faire il y a des appels au viol et au massacre7.
1
Driss Chrabi, Le Pass simple, Paris, Denol, 1954 ; rd. : Paris, Gallimard, 1986, coll. Folio , p. 44.
2
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 33-35.
3
Ibid., p. 38-40.
4
Id., Timimoun, op. cit.
5
Nous ne souhaitons pas dvelopper limage de la mre dans la littrature maghrbine, car elle a dj fait lobjet
de nombreux essais critiques. Consulter, ce propos, Algrie. Femmes et critures dAhlem Mosteghanem [elle
traite de la littrature contemporaine francophone et arabophone], op. cit., p. 47-77, notamment p. 53.
6
Nina Bouraoui, La Voyeuse interdite, op. cit., p. 11, 142.
7
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 20-21, 48.
187
Fascination reprend cette image en mettant laccent sur leur laideur. La distinction et la
dlicatesse des professionnelles du plaisir, que lon trouve dans la posie du plaisir1 ,
rotique et bachique, ne transparaissent plus dans les comportements vulgaires de Aicha la
rapide2 , des deux femelles virtuoses dans lart amoureux3 ou de la vieille putain4
dont la bedaine, le souffle court et lhaleine mauvaise5 noffrent plus rien qui puisse
inspirer lamour :
1
Andr Miquel, La Littrature arabe, Paris, P.U.F., 1969, coll. Que sais-je ? , n 1355, p. 48-51. Bachchr
Ibn Burd, Ab Nuws et Ibn al-Mutazz incarnent cette posie des VIIe-VIIIe sicles, expression de la vie facile
et dissolue dont Bagdad donne alors limage .
2
Rachid Boudjedra, Fascination, op. cit., p. 81.
3
Ibid., p. 74.
4
Ibid., p. 82.
5
Ibid., p. 89.
6
Ibid., p. 86.
7
Ibid., p. 81.
8
Lila Ibrahim-Ouali, op. cit., p. 42.
9
Rachid Boudjedra, Fascination, op. cit., p. 79.
10
Id., La Rpudiation, op. cit., p. 47.
11
Ibid., p. 49.
12
Ibid., p. 12.
188
feu et saventurer dans un espace rserv traditionnellement la gent masculine : la rue1. Les
penses de Rachid sont ainsi nourries de ce fantasme de ltrangre rpute lgre dans la
littrature du Maghreb. Interroger les littratures sur ce terrain de la dimension sexuelle, du
dsir et des amours inter-ethniques ou interculturelles est toujours suggestif et clairant.
Limaginaire sy libre des interdits sociaux ou religieux et les rcits rvlent au grand jour le
dsir camoufl2 . Grce Cline et Franoise, la compagne de Lol, personnifications de
limpudeur et du pch, la licence et la concupiscence peuvent safficher au sein de la fabula.
Cette vision de ltrangre nest toutefois pas celle qui circule dans toutes les
littratures francophones. Dans le roman hatien, par exemple, le dsir sexuel de la femme
blanche se confond avec celui dune ascension sociale et cest le corps de la ngresse qui
sera vu et peru comme un territoire obscur o lon cherche librer ses pulsions
sexuelles3 . Lattirance quexerce la femme blanche exprime en fait un dsir conscient ou
inconscient de devenir autre : En maimant, elle me prouve que je suis digne dun amour
blanc. On, maime comme un Blanc. / Je suis un Blanc4 . De la mme faon que le souvenir
des humiliations sociales monte parfois la gorge de Rachid lorsquil enlace Cline, cette
dernire peut devenir la cible de la fureur agressive dun homme rvolt par son statut de
colonis. Ainsi, dans Parias de Magloire-Saint-Aude, le jeune hros palpait cette chair
marbre, quil aurait voulu meurtrir, blesser5 .
En outre, bien que le narrateur de La Rpudiation offre parfois une vision hallucine
des femmes, sa reprsentation du corps reste conforme aux clichs en vigueur dans la
production littraire masculine. Tandis que la silhouette des hommes y est reprsente
intgralement, le personnage fminin y subit le morcellement de lobjet7 conformment
aux strotypes romanesques qui rduisent le corps de la femme ces parties rputes les plus
sensuelles yeux, cheveux, front, bras, cheville ; Rachid limite lanatomie de Cline ses
jambes, sa peau et son sexe :
[L]a femelle jaillie de sa propre sve laissait apparatre, en cartant les jambes, une
chair tumfie et saccage jusqu la rougeur dun fouillis obscur et grave, coupant
1
Nous napprofondissons pas limage de ltrangre, maintes fois aborde. Consulter, ce propos, louvrage de
Jean Djeux, Image de ltrangre : unions mixtes franco-maghrbines, op. cit., ainsi quAlgrie. Femmes et
critures dAhlem Mosteghanem, op. cit., p. 78-110.
2
Jean Djeux, Image de ltrangre : unions mixtes franco-maghrbines, op. cit., p. 18.
3
Elvire Jean-Jacques Maurouard, La Femme noire dans le roman hatien. Noires, Mtisses, (presque) Blanches.
Penser la discrimination intra-communautaire, Paris, ditions des crivains, 2001, p. 42.
4
Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs (roman), Paris, Seuil, 1952, coll. Esprit , p. 72.
5
Magloire-Saint-Aude, Parias dans uvres compltes. Dialogue de mes lampes et autres textes, Paris, d. Jean
Michel Place, 1998, p. 127.
7
Batrice Didier, Lcriture-femme, op. cit., p. 36.
189
durement la lumire qui inondait les cuisses, laissant ma chair dans une ccit
totale [] ; son sexe bavait sur mes jambes un liquide pais et collant, coulant de
latroce tumfaction o jaimais pourtant mengloutir []1.
Cline nexiste que par rapport au caprice de lautre. Mme si le narrateur parle parfois du
plaisir fminin, assouvi ou contrari, des frustrations de sa mre qui subit lacte-rot2 et de
Yasmina, [v]iole sur le fauteuil dans lequel [elle] subissai[t] llectrochoc3 , il reste
perplexe devant lros fminin.
La Rpudiation et Fascination refltent de cette manire un imaginaire au sens o
lentend Jean Djeux masculin :
Chacun des amants ou des conjoints nourrit des images sur lautre : en gnral en
bien, puisque lon sestime et quon se met ensemble, pour un temps au moins,
mais aussi, en mme temps parfois, des images troubles venant dun imaginaire
social porteur de prjugs, de strotypes et dides sur lautre. [] dire vrai, il
nexiste pas un type unique de Maghrbin pas plus que dtrangre, mme si
limaginaire littraire et social va uniformiser au possible limage de celle-ci [...]4.
Cest donc partir de ses expriences et de son savoir personnel que Rachid Boudjedra
nourrit son uvre, marque par lidologie dominante, patriarcale, et par les mythes fminins.
Loin dtre circonscrits la civilisation du Maghreb, ces portraits de femmes, labors partir
dun systme acquis, sinscrivent dans le cadre dune misogynie sans frontires7 . Ils se
chargent de connotations, forges par des sicles de colonisation, sur la lascivit des femmes
orientales, qui souscrivent, chacune dans un registre particulier, aux strotypes exotiques
de la servilit, de la rsignation, de la dbilit mentale, de lobsession sexuelle, de la
coquetterie et du narcissisme enfantin8 . Rachid Boudjedra ne fait que reproduire, par un jeu
1
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 10.
2
Ibid., p. 35.
3
Ibid., p. 138.
4
Jean Djeux, Image de ltrangre. Unions mixtes franco-maghrbines, op. cit., p. 7-8
5
Malek Chebel, LImaginaire arabo-musulman, Paris, P.U.F., 1993, coll. Quadridge , p. 370. Les italiques
sont de lauteur.
6
Jean Djeux, Image de ltrangre. Unions mixtes franco-maghrbines, op. cit., p. 8, 10-11.
7
Naget Khadda, Reprsentations de la fminit dans le roman algrien de langue franaise, op. cit., p. 144.
8
Id.
190
de miroir, limage des femmes dans la littrature exotique, en changeant simplement lidentit
culturelle de celles-ci. Il ne se dmarque gure des images nes de la tradition littraire du
Maghreb. Ds lors, en reprenant son compte des habitudes masculines de penser et de
parler, lauteur facilite laccs son uvre son lecteur masculin. Mme si ce dernier ne
partage pas les valeurs de son homologue fictif, il reconnat toutefois une vision propre la
gent masculine et ce langage quont en commun personnage et lectorat masculins accrot les
possibilits de communication et de comprhension.
Quant au roman La Pluie, il prsente un autre regard sur la condition fminine. Mais la
narratrice, malgr sa volont de saffranchir des discours convenus, nen reproduit pas moins
certains strotypes. Les femmes, urbanises et diplmes, indpendantes socialement et
financirement, incarnent trs nettement son idal fminin. Livre larbitraire du pre qui la
nommait lcervele1 et la rendait responsable de la mnopause prcoce de sa mre,
Selma, lincoercible volont, prfigure dj lhrone de La Pluie. Ces figures
emblmatiques du changement rivalisent dun point de vue social avec les hommes, en
arrivant des postes convoits, responsabilit, en loccurrence la direction dune clinique
et dune bibliothque. Leur mancipation conomique, leur promotion par linstruction et le
travail, entrinent les progrs de la femme sur la voie de lgalit civique et politique. Elles
annoncent une nouvelle gnration, anticonformiste, autosuffisante, lue pour raliser la
jonction entre pass et futur.
La rbellion qui sourd en elles habite dj Sada, la sur de Rachid dans La
Rpudiation. Celle-ci nhsite pas enfreindre les rgles du Ramadhan, en rompant le jene
sans explication valable (avoir ses menstruations ou tre enceinte) : Mais splendide, ma
sur, quand mme ! [] constamment sur le qui-vive, elle harcelait le monde hostile,
alentour, par une effervescence redoutable pour tous ceux qui voulaient se mesurer elle2 ,
dclare son frre Rachid, admiratif. Emmure dans le huis clos familial, elle ne peut
vritablement se confronter aux autres, except son frre Zahir. Sa rvolte ne se manifeste
qu travers la non-observation de labstinence. Keltoum des 1001 annes de la nostalgie
procde aussi une rhabilitation de limage fminine. Elle transgresse les interdits sociaux et
moraux en se donnant M.S.P. et en sortant sans porter le voile. La fille de Bendar Chah,
Keltoum, enfreint quant elle avec audace les rgles en usage dans la socit masculine du
village, mais son dcs, en pleine fleur de lge, proclame la difficult dune telle entreprise :
1
Rachid Boudjedra, Le Dmantlement, op. cit., p. 49.
2
Id., La Rpudiation, op. cit., p. 26.
191
Keltoum qui avait rinvent[] les lois de la passion amoureuse1 dcde suite une courte
maladie de la langueur2 et une longue dception amoureuse.
La mre du narrateur dans LEscargot entt, dlivre de la tutelle maritale, ne
saccommode pas non plus des conventions :
Cette femme charismatique dont le fils apprcie la force de caractre et la vivacit desprit ne
cde pas devant les sarcasmes de ses proches. De mme, Messaouda S.N.P. dans Les 1001
annes de la nostalgie ne craint pas la rivalit avec le chef officiel et joue un rle trs actif
dans lavenir de Manama :
Bender Chah dcida de prendre des otages dans la population et de les excuter si
au bout de trois jours le criminel ntait pas dnonc. Messaouda S.N.P. mit son
voile et lui rendit visite. Elle lui demanda combien de personnes il excuterait si le
coupable ntait pas dcouvert. La rponse du gouverneur fut claire. Dix ! Je
vois, dit Messaouda. Inutile de me faire un dessin. Mes fils nont jamais tu
quiconque mais si tu touches au moindre cheveu dun seul citoyen de Manama, je
livrerai au peuple le secret qui nous a toujours lis ! 4
Par sa rsistance pacifiste, elle fait toutefois figure dexception dans un univers romanesque
o la femme appartient en gnral lancienne gnration, conservatrice. Ces femmes dont la
personnalit force le respect de leur entourage contrastent avec celles qui garantissent, bon gr
mal gr, la prennit de la tradition islamique et du systme familial sur lequel lhomme rgne
en matre.
La narratrice porte un jugement froce sur ses semblables, car elle ne supporte pas
limage dgradante de la femme quoffrent ses patientes aux nombreuses maternits. Aussi
estime-t-elle tre atteinte dans sa dignit lorsque lune dentre elles se targue davoir mis au
monde vingt enfants. La gyncologue ne contient plus sa colre et la compare avec mpris
un gastropode : Elle dit firement jai mis au monde vingt enfants docteur Tous
vivants Grce la bont divine ! Puis elle clata dun rire heureux. Joyeux. Jen fus
1
Id., Les 1001 annes de la nostalgie, Paris, Denol, 1979; nous travaillons sur sa rdition de 1988 en coll.
Folio (Paris, Gallimard), p. 431.
2
Ibid., p. 430.
3
Id., LEscargot entt, op. cit., p. 10, 14.
4
Id., Les 1001 annes de la nostalgie, op. cit., p. 252.
192
atterre. Profondment trouble. Atteinte dans ma dignit de femme1. Vieilles avant lge,
ces patientes souffrent de graves maladies, surtout du cancer de lutrus rgulirement
diagnostiqu. Face cette illustration de la chronique dsesprante du sous-dveloppement, la
narratrice prouve une grande solitude et se sent minoritaire. En dehors du coup. En marge.
Que faire pour transformer ces mentalits retardataires2 ? . Si le fait davoir mis au monde un
grand nombre de musulmans apporte un prestige et une reconnaissance de la part des maris, la
doctoresse dplore que ces nombreuses maternits entranent trop souvent un dcs prmatur
de la gnitrice.
Elle regrette en outre labsence de solidarit entre ses congnres qui se privent dun
soutien moral grce auquel elles adouciraient leurs vies. Sa propre mre fuit toute discussion
personnelle avec sa fille : Jen fis part allusivement ma mre. Elle frona les sourcils.
Mais ne pipa mot3. Sa mre reste prostre, irrelle []. Absente sa faon aussi. Comme
chiffonne. Comme fige dans une perptuelle attente sans espoir [] Chimrique.
Silencieuse. Inaltrable4 Des pudeurs injustifies lempchent dexpliquer sa fille la
mtamorphose de son corps et de lui apporter toute laffection et la protection dont elle aurait
besoin. La mre dans La Pluie ressemble donc celle de La Rpudiation, du Dmantlement,
soumise et obsquieuse, acquise davance, de toutes les manires5. Ces gardiennes
silencieuses des traditions de famille6 , dont la soumission a t cultive par une ducation
alinante, correspondent des modles fminins obsoltes. Ce rle primordial dvolu la
femme consistait maintenir, dans lenclos familial, un habitus vernaculaire de gestes
sociaux visant prserver lidentit religieuse et culturelle face aux entreprises ritres de
dmantlement par le pouvoir colonial7.
En proposant une srie inverse des portraits fminins qui figurent dans La
Rpudiation et Fascination, la narratrice rpartit en somme de manire manichenne les
personnages fminins en bons ou mauvais , indiquant par l mme les modles
suivre : limage traditionnelle de la femme, honnie, soppose celle de personnages
modernes, encenss. Cette dichotomie entre personnages positifs et ngatifs engage le lecteur
adopter un idal fminin donn. Elle pousse notamment la lectrice se dlivrer des
interdictions sociales qui psent sur elle et exprimer son point de vue. La locutrice devient la
1
Id, La Pluie, op. cit., p. 64.
2
Ibid., p. 65.
3
Ibid., p. 14.
4
Ibid., p. 20-21.
5
Id., Le Dmantlement, op. cit., p. 49.
6
Ibid., p. 175.
7
Naget Khadda, Reprsentation de la fminit dans le roman algrien de langue franaise, op. cit., p. 42.
193
reprsentante des filles et des pouses, surtout algriennes, qui ont appris se taire face la
domination masculine. En tant que femme, et de surcrot en tant qualgrienne, une lectrice
est certainement plus sensible quun homme lexpression de cette souffrance fminine
refoule. Le drame narr peut, en outre, rouvrir chez elle des plaies personnelles mal
cicatrises. Sans apostropher directement ses lectrices, la narratrice russit donc les
interpeller, afin quelles ne ferment pas les yeux sur le Mal qui ronge la femme pousse la
ngation de soi.
B. DISTANCIATION
1
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 9-11.
194
dorganiser intra muros une rsistance populaire2 . Lironie malicieuse du narrateur
nchappe pas au lecteur, la fois complice et confident ; son esprit frondeur gratigne
essentiellement les hommes.
Le narrateur continue dbranler les valeurs culturelles de son lecteur masculin,
lorsquil dnonce les vices et les ridicules de ses semblables. Il tente de faire ressentir la
dtresse dun jeune homme accabl par la violence et linvincibilit paternelle. Les us et
coutumes de sa socit lui deviennent de plus en plus insupportables. Rachid endure avec son
frre de sang un mal social au sens o la rpudiation de sa mre est cautionne par la religion
et le code de la famille. Sa dsesprance se traduit au niveau du texte par un dlire narratif3.
Lcriture prend en charge la violence du texte4 . Le narrateur mle le rel ses fantasmes
et la vision quil nous donne des autres personnages est dforme par ses obsessions. La
dmence de Rachid sexprime par des ruptures de rythme ; aux phrases souvent longues et
complexes se substituent des phrases tronques, parfois disposes en vers :
1
Ibid., p. 240.
2
Id.
3
Nous ne souhaitons pas insister sur le thme de la folie et du dlire scriptural maintes fois tudi. Consulter ce
propos : Marc Gontard, La Violence du texte, Paris, LHarmattan, 1981, p. 80-91 ( Khatibi ou le dlire
exact ) ; Amal El Boury (pouse Benslimane), Le thme de la folie et du dlire dans certains romans
maghrbins dexpression franaise (roman de Tahar Ben Jelloun, Rachid Boudjedra, Kateb Yacine, Nadia
Ghalem, Yamina Mechakra et Mohammed Khair Eddine (D.3 sous la dir. de J.L. Gor et Jacqueline Arnaud),
Paris, Universit de Paris-IV, 1985 ; Comla Deh, La Folie luvre dans la littrature africaine (Afrique noire
francophone et anglophone, et Maghreb francophone) (D.N.R. sous la dir. de Bernard Mouralis), Lille III, 1991 ;
Ilham Bricha, Dlire et bilinguisme dans lcriture fragmente de Rachid Boudjedra (D.N.R. sous la dir. de Guy
Dugas), Paris, Universit de Paris-IV, 1997.
4
Expression de Marc Gontard dans Violence du texte. La littrature marocaine de langue franaise, Paris,
LHarmattan, 1981.
195
(Jean-Pierre Richard) de Lautramont, Stphane Mallarm, Arthur Rimbaud ou Grard de
Nerval : cette criture onirique, sorte de dicte de linconscient, suit les bouillonnements
intrieurs du narrateur, port vers une criture spontane ou automatique telle que lont
pratique les Surralistes, inspirs par les nouvelles mthodes de traitement du clbre
psychiatre viennois.
Le narrateur cherche transmettre ses narrataires (intra et extradigtiques) lire qui
le ronge face aux injustices commises sur les innocents : abus sexuels, relations incestueuses,
dpravation et perversion des pres Aucun dtail nest pargn au lecteur : paroles et
attitudes triviales, atmosphre sordide et putride, enfance bafoue et saccag[e]2 :
Dans cet nonc narratif, limpression seule surnage, brutale, et le dgot submerge Rachid
face la perversion du pre conscient de faire lamour une gamine4 , face aux dockers
et [aux] chmeurs venus au bord de leau fumer du kif et, par la mme occasion, nous peloter
les fesses sous prtexte de nous apprendre nager5 Le pre, Si Zoubir, et les oncles
ternissent encore limage des adultes :
Les sances pouvaient durer une journe : il faisait le pitre, nous tirait la langue,
rpondait lui-mme ses questions. Il seffondrait, tapait sur son crne dgarni,
rugissait. Nous ne savions plus sil tait un lphant, un lion, un chat, un chameau
ou un cri-cri. [] Somnambule, les joies du foyer passaient travers son visage
bouffi et carlate. Nous avions lenvie folle de nous esclaffer, tellement il bgayait,
perdait ses mots, les reprenait, les avalait de travers. [] La sauce dgoulinait sur
les mentons mal rass des oncles []. La tribu continuait mastiquer, parler et
strangler []. Du coup, lun de mes oncles a de la morve qui pend sa
moustache [], il ne prend pas le temps de sessuyer et prfre gober sa douce
6
morve .
La tribu satisfait ses instincts les plus primaires et le portrait dshumanisant des oncles
compars de vulgaires animaux, rvle lindignation du jeune, rvolt face tant de vilenie
au sein mme de sa famille.
1
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 132.
2
Ibid., p. 191 : Lenfance, elle aussi, fut un saccage !
3
Ibid., p. 67.
4
Ibid., p. 65.
5
Ibid., p. 57.
6
Ibid., p. 90-91 & 46-48.
196
Les lecteurs du Coran1 sont galement parodis par les fumeurs qui se mettent
rciter les vers dun pote profane lenterrement de Zahir : [L]es anciens commensaux de
Zahir continuaient chanter des pomes du grand Omar, inconnu de la multitude abreuve du
Coran et des prceptes du prophte, totalement ignorante de la culture profane des anctres2.
Loraison funbre est dite par le vieil Amar, compltement ivre, double parodique, la fois
du pre et du pote (par lhomophonie), qui inverse les signifis du discours religieux en
vantant la mort en tat divresse du frre3 : Le vieil Amar ntait pas le moins fier : Cest
moi qui lui ai appris boire, marmonnait-il, quelle belle mort !4 Se dmarquer de ce
monde des adultes5 , honni de Rachid, et de l [a]trocit de la cohabitation6 simpose.
Face lunivers dgrad des adultes, il est contraint de mettre en accusation cette gnration
de fourbes et de puritains hypocrites, dj vilipende par Driss dans Le Pass simple.
Cette race est non seulement celle du seigneur qui exerce sur toute sa famille le
rgne de la terreur, mais aussi celle de tous les assis , anathmatiss par Arthur Rimbaud7
dans son pome satirique des employs et des bureaucrates : Remiser cette nergie sans
chercher lui donner corps, lutiliser ? tre statique ? [] (comparez : un homme daffaires,
un chimiste, un bluffeur, bref un homme assis) []8. Pour sopposer cet immobilisme, il
ne reste plus au lecteur qu emprunter le chemin trac par Arthur9 et suivre linjonction
biblique mise en exergue au chapitre V de Pass simple : Lve-toi et marche10 . La
Rpudiation entretient ce vent de colre qui soufflait dj sur le roman de Chrabi et en
appelle directement lesprit vindicatif de la jeunesse masculine prte entendre lopinion
iconoclaste de Rachid. Le style incisif teint dironie de Driss Chrabi cde la place un ton
nettement plus corrosif. Limage du pre dtenteur dune sagesse et dfenseur de certains
principes vole en clats ; autour du fils, le vide se fait et celui-ci na plus de modles
masculins auxquels se raccrocher.
1
Ibid., p. 65.
2
Ibid., p. 166.
3
Charles Bonn, Le Roman algrien de langue franaise. Vers un espace de communication littraire
dcolonis ?, op. cit., p. 261. Consulter, ce propos, les pages 260-264 o lauteur montre que La Rpudiation
est un lieu de rencontre de diverses paroles, dont la relation est souvent parodique.
4
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 169.
5
Ibid., p. 44.
6
Id.
7
Arthur Rimbaud, Les Assis , Posies [1re d. : 1870-1871] dans Posies. Une saison en enfer. Illuminations,
Paris, Gallimard, 1984, p. 58-60.
8
Driss Chrabi, Le Pass simple, op. cit., p. 201, 239.
9
Ibid., p. 158 : Jai assis la Beaut sur mes genoux et je lai trouve amre et je lai injurie. Ah oui ? Et elle
sest laiss faire ? Sacr Arthur, va ! Lauteur reprend un passage du premier pome sans titre dUne saison en
enfer, op. cit., p. 123 : Un soir, jai assis la Beaut sur mes genoux. Et je lai trouve amre. Et je lai
injurie.
10
Driss Chrabi, Le Pass simple, op. cit., p. 229.
197
Fascination subvertit galement les clichs de lhomme arabo-musulman en ce sens
o lauteur redistribue les rles et renouvelle le rseau de valeurs, mais il va plus loin en
proposant une figure paternelle idale, antithse des figures masculines prsentes jusqu'alors
dans luvre romanesque boudjedrienne. Le chef de famille se montre dsormais sous un
autre jour : tolrant, respectueux, libral Il fait mme preuve dune tendresse incroyable
pour un homme de sa gnration, issu dune socit puritaine et hypocrite, incapable
dexprimer ses sentiments, quelque peu schizophrnique1 :
Mais Ila, au courant de toutes les extravagances de Lol, fermait les yeux ce
sujet, avec une bienveillance incroyable et une ouverture desprit trs rare
lpoque, dans cette socit constantinoise, archaque et recroqueville sur elle-
mme. [] Ila tait vraiment un homme merveilleux2.
En avance sur son temps, Ila est aussi un tre charismatique, aurol de mystre. Pour la
premire fois, le gniteur est une figure apprcie et soppose point par point aux figures
paternelles prcdentes. Tandis que les pres de La Rpudiation ou Timimoun, inondent leur
famille de cartes pour recouvrir [leur] absence3 et surveiller leurs proches, Ila accompagne
son courrier de formules pleines daffection et de documents sur son ngoce.
Dans la famille de Rachid, les non-dits et les paroles illicites, longtemps contenues,
accroissent le dsarroi de tous : Toute cette tension noue au niveau de ma gorge, et que je
narrivais pas faire exploser dans un quelconque acte de violence, me fatiguait beaucoup.
Insomnie4. Sans la libert de parole, le personnage est comme priv dexistence : Elle se
tait et nose dire quelle est daccord. Aucun droit ! [] Les mots restent comme engourdis
dans sa tte []. Se taire Les mots se forment, puis se dsagrgent au niveau de la gorge
sche1. Le narrateur voit donc dans lacte de parler une libration, dans la mesure o il
saffranchit des discours convenus et labore une parole vraie o le moi individuel se rvle,
sans avoir cure des convenances. Lindicible, ce que la morale empche de dire, est mis
jour, sans tabou ni censure : la sexualit, le dsir de parricide, linhumanit et les vices du
pre...
Nanmoins, le narrateur ne peut pas tout verbaliser. Il se heurte linexprimable,
lincapacit du langage signifier. Ainsi le foisonnement verbal qui caractrise lcriture de
Rachid Boudjedra rvle paradoxalement la difficult trouver un langage motionnel intime.
Les mots ne signifient plus ou ils sont inefficaces :
1
Rachid Boudjedra, Fascination, op. cit., p. 137.
2
Ibid., p. 25-26, 53.
3
Id., Timimoun, op. cit., p. 22.
4
Id., La Rpudiation, op. cit., p. 49.
198
[E]nferms par cette avalanche de signifiants qui dessinent paradoxalement une
clture de silence, les fils de Ma en sont rduits produire, quant eux, des
phrases et des mots inefficaces : Nous collions aux mots et imaginions le crime
parfait (). Me tranaient dans la tte des relents de phrases, petites, cupides,
souffreteuses2 .
1
Ibid., p. 33-34.
2
Charles Bonn, Le Roman algrien de langue franaise. Vers un espace de communication littraire
dcolonis ?, op. cit., p. 257.
3
Hafid Gafati, Boudjedra ou la passion de la modernit, op. cit., p. 85.
4
Vincent Jouve, LEffet-personnage dans le roman, op. cit., p. 199, 201.
199
procratrice. Elle ne prfigure plus la prsence efface et comprhensive ou lidal
chevaleresque grce qui se ralise la maturation dcisive du hros1. Le roman la restaure
dans sa fonction de sujet que lhistoire des hommes lui avait confisque et la sort
dfinitivement de la sphre des symboles qui tait son lot littraire. Les femmes, trop
longtemps porteuses de la mmoire, osent se dire, contrairement ceux qui voudraient
quelles ne soient que murmure dans le silence dune maison ferme3 . Lauteur dnonce
clairement le cercle vicieux dans lequel elles senferrent, contribuant elles-mmes leur
propre perte et la transmission des traditions sculaires de soumission. Rares sont dailleurs
les romans de Rachid Boudjedra qui dcrivent des amitis fminines, except Les 1001
annes de la nostalgie o il existe une grande connivence entre, dune part, les surs et la
mre Messaouda S.N.P. et, dautre part, la femme et lancienne amante de Mohamed S.N.P.
On peut donc penser, sans trop savancer, que le roman a la capacit de solliciter
lassentiment des femmes qui, sans tre pour autant fministes, nen sont pas moins
concernes par la condition fminine.
Un renversement du regard sopre, cest une femme qui scrute dsormais le corps
masculin ; elle le disloque sans indulgence et se moque ouvertement des attributs et caractres
sexuels du sexe fort . Partant, les personnages masculins sont dpouills de leur virilit,
rduits des organes malades et des glandes difformes :
La narratrice annonce ici, avec froideur et non sans une certaine satisfaction, la prostatectomie
un patient terrifi dtre auscult par une doctoresse. Elle pousse le sarcasme jusqu le
souponner davoir t du mauvais ct pendant la guerre en Indochine, sous-entendant
ainsi que ce qui lui arrive est un juste retour des choses. Sa vengeance sexerce pleinement sur
le malade dont elle ne cherche nullement dissiper la gne :
1
Ibid., p. 166.
3
Massa Bey, communication Lcriture potique , Journe critures dAlgrie organise la
Bibliothque nationale de France en collaboration avec le Magazine littraire et les Belles trangres (Centre
National du Livre), matine du 18 novembre 2003.
4
Rachid Boudjedra, La Pluie, op. cit., p. 78.
200
Quand ils surent que le mdecin-chef tait une femme ils faillirent mourir
foudroys. Cest a donc une femelle ! [...] Cest ce moment-l quils tombrent
entre mes mains. [] Une femelle ! Une belle femme de surcrot. Visage maquill.
Pantalon serr1.
La narratrice jouit de cette inversion des rles et de sa rcente supriorit, elle va jusqu
donner une leon de vie ces messieurs [b]ourrs de prjugs et de mtaphysique bon
march2 :
Son message est clair : assumer sa position sociale est compatible avec laffirmation de sa
fminit. Je suis une femme. Relle. Fendue. Excitante4 , proclame-t-elle avec fiert ses
consurs imaginaires, invites implicitement lui emboter le pas.
La gent masculine se voit qualifie, en revanche, par une srie dadjectifs extrmement
dprciatifs :
Il est vrai que je nai pas connu dhomme qui ne soit pas minable chagrin chafouin
et stupide devant la nudit dune femme. [] Affols. Paums. Peureux. []
Honteux. Malheureux. [] Silencieux. Sclross. Minraliss. [] Puant la peur
et la rsignation. [] Quelque peu hypocrites sur les bords. Madrs. Russ. Mais :
falots5 !
tres primitifs, guids exclusivement par leurs pulsions animales, les malades de la clinique et
les badauds se mettent instinctivement saliver devant la femelle6 :
Chaque fois quune femme passait devant eux ils la dvoraient du regard. Pleins de
dsir. Libidineux. [] Je me suis dit nous voil dans le vif du sujet. Lobsession
sexuelle. [] Avec toutes ces scories libidineuses qui me poursuivaient
inexorablement partout. lhpital. Dans la rue. Et mme dans lautobus o un
homme dge avanc prit lhabitude de me tirer une langue norme. Granuleuse.
Blanche. Il lagitait dune faon obscne. [] Et moi me disant mais cest
obscne ! sa femme fait une fausse couche parce quun obsd a essay de la violer
1
Ibid., p. 72-73.
2
Ibid., p. 72.
3
Ibid., p. 73-74, 78.
4
Id.
5
Ibid., p. 28, 72.
6
Ibid., p. 73.
201
dans les toilettes de la clinique et lui vient me faire vulgairement la cour dans ma
propre maison1.
Puis il se planta en moi. Me dcapsula. Telle une bouteille. Trs vite il adopta la
tactique du paratre et du faire-semblant. Il se mit en reprsentation. En scne. Fit
des dmonstrations. Comme aux jeux du cirque. Bomba le torse. Sexhiba. Se
virilisa. Hennit. Sbroua. Se prit pour un hros. Arpenta mon espace rogne de
bout en bout. Fit le fier. Fanfaronna. Sbouriffa. Se vautra. Devint nvros et
agressif. Se remplit de rancune et de suffisance. Ses yeux se remplirent de choses
sales et de vices de forme salaces de jubilation de vengeance et de cruaut. Face
tant de voracit dimmaturit et de fatuit je devins la spectatrice de cette opration
qui tournait la dmonstration [] Il continua marpenter. Me parcourir selon un
trac anarchique. Dmentiel. Il ne cessa pas de dblatrer. De dglutir des
centaines de mots inutiles. Fatigus. mousss. vents2.
Ces petites phrases martelantes3 traduisent toute la brutalit de lacte sexuel, semblable
une parade de phallocrate. Cest avec beaucoup damertume que la jeune femme fait tat de
cette prtendue virilit.
Parvenue au terme dune exprience rotique qui la dgrade, elle sattaque limage
du sexe masculin :
Il battait dj en retraite. [] Lui devenant tout mou. Avec cette chose bistre
comme une sorte de viscre fltri froiss frivole frip frisant baveux odieux faveux.
Ou plutt comme une espce de peau retourne ou plus exactement dpiaute.
Rose sombre par endroits. Marron un peu plus loin. Mais lensemble donnant
limpression dtre bistr. Peut-tre cause de cette noire crpue et dcevante
toison qui stalait en bas de son ventre. Avec ces deux choses pend. Pas la peine
dentrer dans les dtails sordides. Flasques. Flapies4.
1
Ibid., p. 81, 103, 112-113.
2
Ibid., p. 75, 140.
3
Giuliana Toso Rodinis, Ftes et dfaites dros dans luvre de Rachid Boudjedra, op. cit., p. 176.
4
Rachid Boudjedra, La Pluie, op. cit., p. 76-77.
5
Id.
202
collective son exprience personnelle. La sauvagerie des hommes et les consquences
terribles des mariages arrangs ou de raison sont dans le point de mire :
Comme si la virginit ntait pas dans ce pays une simple affaire danatomie de
chair dchire ou de membrane arrache plus ou moins brutalement. Mais plutt
une sorte de disposition spirituelle extatique la saintet. Photo dautopsie donc.
Visage paradoxalement serein de la jeune fille peine pubre. Sauvagement
assassine. Elle avait refus jusquau bout de se laisser faire. Le mari ne pouvant
pas parvenir ses fins stait acharn sur le sexe lacr coups de couteau1.
Comment dcolrer devant tant de dtresse ? Comme ne pas se battre contre labsurde
conception de la virginit physique dune socit arrire2 ? Cette fable pose aussi la
question de labsence dducation sentimentale et sexuelle chez les jeunes filles prives
jamais du plaisir dros. Son indignation se transforme en accusation de la cruaut
masculine ; les hommes persuads de leur supriorit sont honnis. Elle naccepte plus la
violence gratuite dun frre qui lui assna une gifle en guise de rponse : Il me gifla. Puis
sesclaffa disant [] maintenant a ne va pas seulement te servir qu pisser3. Le recours
la vulgarit trahit lincapacit du jeune homme parler de la sexualit. Ce type dpisode
malheureux se ritre :
Et lui alors prenant la fuite. Disant. Marmonnant. Maugrant. Une femme honnte
ne fait pas a avant le mariage. Et moi rpondant dis que je suis une putain. Et lui
rtorquant mais non mais non cest parce que je taime que. Claquant la porte sans
finir sa phrase4.
Tiraill par ses prjugs et ses sentiments, son amant se contredit et senfuit lchement. La
narratrice ne peut faire confiance aux hommes, car ils sont pris dans les rouages dune
ducation pervertie5 : son pre est absent, ses frres la repoussent une fois quelle devient
femme et son amant la culpabilise. Mme ses congnres, ombres delles-mmes, ne peuvent
la secourir.
Incapable de recevoir du plaisir des hommes, elle choisit la fin du roman6 de librer
sa fminit qui dbord[e]1 et de redcouvrir son propre corps par lonanisme. Lcriture
du corps va donc de pair avec lexpression des fantasmes. Mais cet auto-rotisme nest que
trop rapidement suggr, trop vite refoul, pour tre librateur. Il manque peut-tre la
narratrice une vritable rhtorique du corps :
1
Ibid., p. 48.
2
Giuliana Toso Rodinis, Ftes et dfaites dros dans luvre de Rachid Boudjedra, op. cit., p. 181.
3
Rachid Boudjedra, La Pluie, op. cit., p. 14.
4
Ibid., p. 75.
5
Giuliana Toso Rodinis, Ftes et dfaites dros dans luvre de Rachid Boudjedra, op. cit., p. 174.
6
Ibid., p. 134-136.
203
I think feminine literature is an organic, translated writing translated from
blackness, from darkness []. Men have been completely dethroned. Their
rhetoric is stale, used up. We must move on to the rhetoric of women, one that is
anchored in the organism, in the body2.
Lcriture fminine tire sa spcificit de son mode de pense ; la rhtorique doit maner du
corps. Une image valorisante de la femme, loin des systmes de valeurs codes, est
rinventer. Un langage personnel, n dun dchiffrement individuel de ses propres codes de
jouissance, est imaginer. Partant, la narratrice substitue au discours de son amant, pour qui
lorgane fminin se prsente comme une excroissance, une conception plus valorise du sexe
fminin, lieu de ltre et source de la vie : Et moi me disant tu commets l ton premier
faux pas ton sexe nest pas une tumeur obscne cest le lieu de ltre3. Mais le silence final
de la narratrice signale nanmoins les difficults prouves par un imaginaire fminin pour
contrecarrer les reprsentations mentales des uns et des autres. Finalement, bien que La Pluie
vise des lecteurs lidentit sexuelle diffrente, il propose un pacte de lecture relativement
semblable celui de La Rpudiation.
Dailleurs, ces deux romans avec Fascination (et Linsolation dont Fascination
reprend de larges extraits4) poursuivent le mme objectif. Par le biais dun nonc
outrageusement strotyp sur les homosexuels, ils incitent leur lecteur prendre ses
distances par rapport aux lieux communs attachs aux invertis et ne pas considrer comme
synonymes les notions de pdraste5 et dhomosexuel. Tas pas lair dun pd tattifer
de la sorte et ces cravates en soie ! [] a fait effmin tout a ! Tas lair dune pouliche
enrubanne le jour de la pese6 , clame Ali Bis. La misogynie et lhomophobie patentes de
ce client des maisons closes, sans scrupule ni morale, sont implicitement condamnes. Cette
confusion entre ladulte qui sadonne au commerce charnel avec un jeune garon et lhomme
qui prouve une apptence sexuelle plus ou moins exclusive pour les individus de son propre
1
Ibid., p. 135.
2
Marguerite Duras, An interview with Marguerite Duras by Susan Husserl-Kapit, dans Signs. Journal of
women in culture and society, Vol. 1, n 1, winter 1975, Chicago, University of Chicago Press, p. 427, 434.
Notre traduction : Je pense que la littrature fminine est une criture organique traduitetraduite des
tnbres, de lobscurit. [] Les hommes ont t compltement dtrns. Leur rhtorique est cule, use. Nous
devons voluer vers la rhtorique des femmes, une rhtorique qui est ancre dans lorganisme, dans le corps.
3
Rachid Boudjedra, La Pluie, op. cit., p. 75.
4
Id., LInsolation, Paris, Denol, 1972. Nous travaillons sur sa rdition : Paris, Gallimard, 1987, coll. Folio ,
p. 183-203. Fascination entretient avec LInsolation un dialogue intratextuel intense, notamment dans le chapitre
consacr au bouge devenu un lieu de dbauche.
5
Driss Chrabi, Le Pass simple, op. cit., p. 16.
6
Rachid Boudjedra, Fascination, op. cit., p. 29-30.
204
sexe est symptomatique de la dvalorisation sociale dont souffrent les homophiles,
notamment dans une socit particulirement conservatrice en ce domaine.
Dans Le Pass simple, cho de la doxa commune sur ce sujet, les homophiles incarns
par des tres vils et criminels sont galement pourfendus, except un seul qui chappe la
rgle, Roche le chrtien. Mais notons quil nappartient pas la communaut locale et quil
bnficie de ce fait dun traitement de faveur. Driss du Pass simple nhsite pas sattarder
sur la description des viols de deux jeunes enfants par des pdophiles, provoquant chez le
lecteur un rel dgot pour ces tres abjects qui profitent de la faiblesse des plus jeunes1. Le
matre dcole qui abuse de ses lves en toute impunit se voit aussi couvert dinfamie :
Sans compter que les perversits des grands contaminent les petits et que presque toujours
ces coles servent de cours tacites de pdrastie applique avec ou sans le concours de
lhonorable matre dcole2. Il semble tablir une corrlation de faits entre lhypocrisie de
l imam des collges chrifiens3 et lhomosexualit du chef religieux. Luranisme se
prsente en somme comme un comportement ignoble et le sentiment amoureux entre hommes
est, dans ces conditions, parfaitement blmable.
Le narrateur de La Rpudiation vite quant lui ces gnralisations, il nuance ses
propos et vitupre surtout la pdrastie du taleb, malheureusement accepte par tous, y
compris par llve qui supporte ce sacrifice comme un passage oblig :
La condamnation virulente de cet acte saccompagne dune rflexion sur ces odieuses
pratiques et sur le silence coupable des parents :
Les parents, gnralement au courant de telles pratiques, ferment les yeux pour ne
pas mettre en accusation un homme qui porte en son sein la parole de Dieu ;
superstitieux, ils prfrent ne pas tre en butte aux sortilges du matre. Ma sur
dit que cest l une squelle de lge dor arabe. Plus tard, jai compris que cest la
pauvret qui incite le taleb lhomosexualit, car dans notre ville il faut avoir
beaucoup dargent pour se marier. Les femmes se vendent sur la place publique,
enchanes aux vaches, et les bordels sont inaccessibles aux petites bourses5 !
1
Driss Chrabi, Le Pass simple, op. cit., p. 51-52, 220.
2
Ibid., p. 39.
3
Ibid., p. 87.
4
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 94.
5
Ibid., p. 94-95.
205
Lhomosexualit est lersatz dune htrosexualit trop onreuse. Le narrateur de La
Rpudiation porte finalement un jugement plus nuanc et complexe sur les invertis que celui
de Pass simple. Sil est parfois cur par leur comportement ( il faudrait viter les
impasses urineuses rendez-vous dhomosexuels qui se caressent dans le noir des latrines
[] les dockers et les chmeurs venus au bord de leau fumer du kif et, par la mme
occasion, nous peloter les fesses sous prtexte de nous apprendre nager1 ), il voue aussi une
admiration certains dentre eux, notamment son frre an.
Zahir et ses amis incarnent, en effet, par leurs faits et gestes, le refus total de la socit
patriarcale. Ces rebelles sont autant de modles suivre pour le jeune Rachid. Dailleurs,
celui-ci ne porte aucun jugement de valeur sur la sexualit hors normes de son frre :
Zahir, lui, naimait pas les femmes. Il tait amoureux de son professeur de
physique, un juif aux yeux trs bleus et trs myopes qui venait souvent la maison,
malgr lhostilit marque de ma mre. Au dbut, je pensais qutre homosexuel
tait quelque chose de distingu, car le juif tait trs beau, avait une voix douce et
pleurait trs facilement2.
En transcrivant dans son rcit le Carnet de Zahir sur sa vie cache avec Heimatlos, Rachid
donne la parole des tres marginaliss, victimes de lintolrance :
Heimatlos est comme moi : il naime pas le sang des femmes, et cest pour cette
raison que nous nous aimons. [] Mes bats avec Heimatlos ne dpassent pas le
stade des caresses ; cest dailleurs lui qui refuse daller plus loin3.
1
Ibid., p. 61, 57.
2
Ibid., p. 103.
3
Ibid., p. 104-105.
4
Ibid., p. 107.
5
Ibid., p. 61.
206
Il y a autant de bateaux que de gargotes sordides ; des pcheurs y mangent du
poisson, boivent du vin rouge et fument du kif. Certains soirs, ivres morts ils
condescendent faire lamour des marins trangers et aux petits vendeurs de
cigarettes1.
Je lavais surprise dans sa chambre avec une de ses amies. Elles taient nues toutes
les deux. Emportes dans un corps corps interminable. Avec le sexe de ma tante
qui se dcouvrait par intermittence. pil. Glabre. Gris. Comme pel. Comme
saugrenu. Avec le sillon rouge. Moite. Comme celui des petites filles quand elles
urinent accroupies. La langue sorte de drain artificiel comme surajout bistre
comme dgoulinant de ce cratre indescriptible. Ahanements. Plaintes. Comme des
sortes de rles. Jeus peur que lune ou lautre ou toutes les deux ne rendent leur
dernier soupir3.
Elle avait toujours terroris les hommes. Parce que terrorise toute sa vie durant
par son horrible mre. [] Mais lanalogie entre ma tante et moi avait lair de le
[le frre cadet] tourmenter. Cette mme tante dont je ne pouvais me souvenir quen
1
Ibid., p. 81.
2
Jarrod Hayes, Approches de lhomosexualit et de lhomorotisme chez Boudjedra, Mammeri et Sebbar ,
Prsence francophone. Revue internationale de langue et de littrature : La Louisiane, langue, littrature et
culture , n 43, Sherbrooke, C.E.L.E.F., 1993, p. 163.
3
Rachid Boudjedra, La Pluie, op. cit., p. 42.
207
train de se faire caresser par son amie travers un corps corps terrifiant avec son
sexe1.
1
Ibid., p. 43, 106.
2
Giuliana Toso Rodinis, Ftes et dfaites dros dans luvre de Rachid Boudjedra, op. cit., p. 179.
3
Rachid Boudjedra, Fascination, op. cit., p. 163.
4
Ibid., p. 26.
5
Ibid., p. 27.
6
Ibid., p. 27.
7
Ibid., p. 147.
208
dautant que cette infcondit tablirait paradoxalement des liens de filiation avec lhomme
auquel il voue une admiration sans faille1 :
Le Dr Bloch lui tira, brusquement et par surprise, sur les testicules, mais Lam,
malgr la douleur insoutenable, ne pipa mot. [] Le Dr Bloch lui dit :
Attention Lam, si tu me mens, tu risques de ne pas pouvoir avoir denfant
quand tu seras grand ! Lam sentta nier la douleur et accepta cette strilit
dont les hommes parlaient voix basse, quand ils voulaient dire du mal dIla :
Ton pre nest mme pas un homme !2
Il pousse le mimtisme envers Ila jusquau paroxysme, en adoptant son tour un enfant,
comme pour lui manifester sa reconnaissance3 . De plus, en soulignant les qualits dites
fminines dIla, lauteur sape la croyance en des identits sexuelles clairement spares :
Il avait une taille de poupe, une voix de femme et des manires fondes sur la
courtoisie, lcoute des autres et la patience vis--vis de sa famille, son entourage
et ses centaines demploys []. Trs frileux, il tait ternellement habill, t
comme hiver, dun ensemble en tissu de fine laine et de soie cardes, de couleur
invariablement bleue, comme assortie celle de ses yeux4.
1
Ibid., p. 24.
2
Ibid., p. 146-147.
3
Ibid., p. 220.
4
Ibid., p. 53-54.
5
Ibid., p. 54.
209
en commun. Cest ce monde bien connu que lauteur anime et pntre de sa
libert, cest partir de lui que le lecteur doit oprer sa libration concrte []1.
Les romans boudjedriens offrent ainsi ce que Jean-Paul Sartre estime tre lenjeu majeur de la
lecture : la conqute de la libert. La fiction a en dfinitive un prolongement empirique,
savoir une incidence sur les opinions du lecteur et une rpercussion concrte sur ses attitudes.
Le romanesque dborde, pour ainsi dire, sur le non romanesque : le lecteur dchiffre le texte,
reprend son sens pour lui donner une signification2 (Paul Ricur). Comme laffirme
Wolfgang Iser sans placer cet change au premier plan de ses thories : Si, ds lors, le texte
en tant quobjet culturel a besoin du sujet, ce nest pas dans son intrt propre, mais bien pour
pouvoir agir sur le lecteur3 .
1
Jean-Paul Sartre, Situation II, op. cit., p. 118-119.
2
Paul Ricur, Le Conflit des interprtations. Essais dhermneutique, Paris, Seuil, 1969, coll. LOrdre
philosophique , p. 389. Le parcours entier de la comprhension va du sens idal la signification
existentielle. Le lecteur saisit le sens du texte dans son objectivit, il tient compte du contenu et de sa
teneur, avant de se lapproprier et de lui confrer ensuite une signification. La signification, cest donc le
moment de la reprise du sens par le lecteur , selon la thorie de linterprtation de Paul Ricur.
3
Wolfgang Iser, LActe de lecture, op. cit., p. 273-274.
210
Conclusion
1
Roland Barthes, Leffet de rel [publi originellement dans Communications, n 11, Paris, Seuil, 1968, p.
84-89], Littrature et ralit, op. cit., p. 93.
211
Les visages des lecteurs transparaissent en creux au sein de la fiction. Il savre que La
Rpudiation sadresse essentiellement une communaut masculine, tandis que les femmes
trouvent dans La Pluie un cho leur propre douleur et que lauteur de Fascination, mu par
un dsir dharmonie sociale et familiale, tient retenir lattention de tous. Le systme de
sympathie , la base de la participation du lecteur la fabula, nest pas suffisamment
efficace dans Topographie idale pour une agression caractrise pour solliciter lune ou
lautre communaut lectorale. Le refus du romanesque traditionnel et de ses normes concourt
labsence d effet-personnel et le roman chappe, de ce fait, la vise
anthropomorphique de notre travail, les destinataires des deux sexes tant sollicits sans
distinction aucune.
212
QUATRIME PARTIE :
ALGRIANIT DU LECTEUR
213
Introduction
1
Malek Haddad, cit par Abdelkbir Khatibi, Le Roman maghrbin, op. cit., p. 15.
2
Abdelkbir Khatibi, Le Roman maghrbin, op. cit., p. 15-16.
214
CHAPITRE I
PROBLMATIQUE LINGUISTIQUE
Ce qui fait tout dabord la spcificit de luvre boudjedrienne aux yeux des
institutions, notamment de lUniversit, et des mdias franais, cest le choix dun crivain
algrien dcrire en franais. Aussi ce premier chapitre sera-t-il consacr aux rapports
complexes et ambigus quentretient Rachid Boudjedra avec la langue de lex-colonisateur. La
Pluie, crit initialement en arabe avant dtre traduit en franais, va nous permettre
dapprofondir les choix linguistiques de lcrivain, dobserver les modifications produites par
le passage dune langue lautre et leurs consquences au niveau de la rception.
A. BILINGUISME ET CRIT
La situation de bilinguisme qui rgne en Algrie et dans les autres pays du Maghreb
concourt la spcificit du champ littraire dAfrique du Nord. Sous la colonisation franaise,
les lois scolaires de Jules Ferry de 1882 furent tendues lAlgrie par le dcret du 13 fvrier
18831 : les enfants de la colonie apprirent lcole publique la langue de Voltaire et ne
pratiqurent larabe ou le berbre que dans lenceinte familiale. Aussi Rachid Boudjedra
suivit-il, partir de six ans, des cours lcole primaire franaise. Cest grce la volont de
son pre qui linscrivit dans un collge quil a bnfici dun enseignement bilingue. La
langue franaise sest impose lui travers des sicles de sang et de larmes et travers
lhistoire douloureuse de la longue nuit coloniale2 : Pour moi, Algrien, je nai pas choisi
le franais. Il ma choisi3 . Dans Le Polygone toil, Kateb Yacine raconte de faon
admirable la dchirure que produit en lui son inscription lcole franaise : [M]on pre
avait pris la dcision irrvocable de me fourrer sans plus tarder dans la gueule du loup, cest-
-dire lcole franaise. Il le faisait le cur serr4. La langue du dominateur doit tre
1
propos des lois scolaires de Jules Ferry, consulter : Christiane Achour, ABCDAIRES en devenir. Idologie
coloniale et langue franaise en Algrie, Alger, Entreprise Algrienne de Presse, 1985, p. 163.
2
Rachid Boudjedra, Lettres algriennes, Paris, Grasset & Fasquelle, 1995 ; nous utuliserons, dans notre travail,
sa rdition de 1997 en coll. Le Livre de Poche (Grasset), p. 20.
3
Id.
4
Kateb Yacine, Le Polygone toil, Paris, Seuil, 1966, p. 180.
215
matrise cote que cote, en dpit du ressentiment et de leffroi quentrane cet exil
intrieur :
Jamais je nai cess, mme aux jours de succs prs de linstitutrice, de ressentir au
fond de moi cette seconde rupture du lien ombilical, cet exil intrieur qui ne
rapprochait plus lcolier de sa mre que pour les arracher, chaque fois un peu plus,
au murmure du sang, aux frmissements rprobateurs d'une langue bannie,
secrtement, dun mme accord, aussitt bris que conclu Aussi avais-je perdu
tout la fois ma mre et son langage, les seuls trsors inalinables et pourtant
alins1!
De cette acculturation force provient la nature conflictuelle et ambigu des relations, faite de
fascination et de haine, quentretiennent les crivains algriens de cette gnration avec leur
langue dcriture.
Aprs lindpendance, les dirigeants algriens souhaitent arabiser de nouveau
lenseignement : Dans la pratique, larabisation de lenseignement dans lcole
fondamentale et dans certains secteurs de lenseignement suprieur (sciences sociales
notamment) sachve en 19822. Mais, malgr les politiques darabisation, le franais
demeure une langue trs usite, dabord parce que le systme ducatif continue produire une
lite francophone la mdecine et la technologie notamment sont toujours enseignes en
franais dans les annes 80 ensuite parce que larabe littraire classique reste une langue
extrmement difficile, voire trangre , pour la majorit des Algriens. En outre, la
dmocratisation de lenseignement a paradoxalement multipli le nombre de francophones.
Enfin, parmi les arabophones, peu dentre eux sont des arabisants, des spcialistes capables de
lire larabe littraire. En 1970, Rachid Boudjedra fait remarquer, ce propos, que
l Algrie a hrit du colonialisme un pourcentage de 80 % danalphabtes3 et que son
pays ne compte que 5 % darabisants4 .
Daprs Kateb Yacine, des facteurs culturels expliquent aussi labsence dun lectorat
algrien :
Pour le peuple algrien, les crivains nexistent pas, cest--dire le peuple algrien
ne sent pas quon lui destine une littrature, une culture, il ne sent pas a. []
LAlgrien ne lit pas tellement parce queffectivement il est encore alin, il ne se
1
Ibid., p. 181-182.
2
Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie depuis lindpendance, Paris, d. La Dcouverte, 1994, coll.
Repres , p. 54.
3
Rachid Boudjedra, Rachid Boudjedra : La Rpudiation est une critique de la socit algrienne, mais de
lintrieur (entretien avec Monique Martineau), LAfrique littraire et artistique. Revue culturelle sur
lAfrique et le Monde Noir (bimestriel), n 8, Dakar-Paris, Socit africaine ddition, dcembre 1969-janvier
1970, p. 17.
4
Id.
216
reconnat pas dans ce quil se donne lui-mme et pour quil se dsaline, il faudrait
une seconde secousse rvolutionnaire1.
Kateb Yacine parle de rvolution politique, il souhaiterait que le pays sengage clairement
dans une politique socialiste.
De plus, la langue arabe classique, langue sacre du Coran, coexiste avec divers
dialectes : arabe dialectal, parlers berbres et dialecte judo-arabe. Aussi larabe littraire
napparat-il pas comme le moyen dexpression de toutes les sensibilits de la population :
[C]ette langue arabe peut sembler ne pas suffire rcuprer lidentit algrienne,
comme celle de tout le Maghreb. Celui-ci est pluriel et consiste en un hritage
complexe et vari : un patrimoine arabo-islamique, certes, mais aussi un hritage
antislamique, ainsi que lapport moderne et rcent de la civilisation occidentale2.
La langue franaise, remodele par un imaginaire algrien, pourrait dans une certaine mesure
exprimer lidentit algrienne, dautant que celle-ci est plurielle et multiculturelle ; cet
idiome, peru tout dabord comme le parler de lancien colonisateur, peut en quelque sorte
tre recolonis, dterritorialis. Nonobstant, mme retravaill, il continue de vhiculer un
certain nombre de valeurs qui lui sont propres et correspond un mode de pense spcifique,
car toute langue en tant quun ensemble de schmas et de structures est investie de
reprsentations idologiques, thiques et esthtiques : Le bilinguisme rappelle [] que
lcrivain est, selon la formule de Genette, celui qui voit et prouve chaque instant que
lorsquil crit ce nest pas lui qui pense son langage mais son langage qui le pense et pense
hors de lui3. crire en franais constitue donc une prise de position culturelle par rapport au
discours social et politique algrien. Charles Bonn, dans une enqute sur les lecteurs rels
algriens, remarque que larabe est ressenti comme la langue de la tradition, de
lauthenticit et de la religion4 , tandis que le franais reprsente louverture sur lextrieur,
lespace de la cit, la modernit, la lacit et lalination. Cest un auxiliaire de taille dans
leur rvolte contre la tradition5 pour les femmes algriennes, par lequel elles affirment leur
existence, leur naissance au monde6 . Cest pourquoi La Rpudiation na t publi dans
1
Kateb Yacine, btons rompus avec Kateb Yacine (entretien par B. K.), Algrie. Actualit, n 238, Alger,
10-16 mai 1970, p. 18.
2
Ogbia Bachir (pouse Lombardo), Le Bilinguisme dans les uvres de Rachid Boudjedra du Dmantlement
(1981) au Dsordre des choses (1990). Comparaison entre les uvres de langue arabe et leurs traductions
(D.N.R. sous la dir. de Charles Bonn), Villetaneuse, Universit de Paris-XIII, 1995, p. 2.
3
Charles Bonn, Schmas psychanalytiques et roman maghrbin de langue franaise , Psychanalyse et texte
littraire au Maghreb. tudes littraires maghrbines, op. cit., p. 19.
4
Id., La Littrature algrienne de langue franaise et ses lectures. Imaginaire et Discours dides, op. cit.,
p.168.
5
Ibid., p. 164. Cette enqute a t effectue en 1971, partir de 203 questionnaires.
6
Id.
217
aucun pays arabe que ce soit ; Rachid Boudjedra naurait probablement pas chapp la
censure :
Rachid Boudjedra nest pas le seul crivain algrien fuir les interdits de tout ordre et
affronter les pesanteurs de la bureaucratie2 :
Des manuscrits attendent parfois plusieurs annes dans le tiroir sans mme que
lauteur soit inform de leur destin. La vie littraire est presque inexistante.
LUnion des crivains, cre en 1963, est considre comme une organisation
professionnelle , et place de ce fait sous lgide du parti unique3.
crire en franais pour Rachid Boudjedra, cest donc avoir la possibilit de publier, hors de
lAlgrie, dans de grandes maisons ddition, et par suite dtre connu dun large public.
La carrire de Rachid Boudjedra lance, lcrivain revient, partir du Dmantlement
(1982) et jusquau Dsordre des choses (1991), sa langue affective pour laquelle il ressent
toujours de la nostalgie : Le choix dcrire, un moment donn, en arabe a t une attitude
personnelle, peut-tre sentimentale vis--vis de ma langue maternelle4. Il retourne cette
langue nourrie de ses sensations, ses passions et ses rves, celle dans laquelle se librent sa
tendresse et ses tonnements, celle enfin qui recle la plus grande charge affective5 et la
moins valorise6 . Il prouve dailleurs plus de facilit parfois crire en arabe quen
franais : [J]e me suis toujours confront la langue, la difficult dexprimer en franais
ce que je voulais exprimer dans mon esprit en dialecte algrien, par exemple7. Les jeux de
mots lui semblent plus aiss :
[J]e connais bien les diffrents parlers maghrbins. Je peux ainsi, facilement,
manipuler le jeu de mots. Je nai pas cette capacit dans la langue franaise.
LInsolation, cest en franais que je lai crit, puis jen ai fait la traduction en
1
Rachid Boudjedra, Entretien avec Rachid Boudjedra. Le Refus de lAlgrie bourgeoise (entretien avec
Franois Bott), Le Monde, supplment au n 7786, Paris, 24 janvier 1970, p. 11 [dossier de presse Denol].
2
Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie depuis lindpendance, op. cit., p. 59.
3
Id.
4
Rachid Boudjedra, Lettres algriennes, op. cit., p. 75-76.
5
Albert Memmi, Portrait du colonis prcd du Portrait du Colonisateur, Paris, Buchet-Chastel, 1957, p. 141-
142.
6
Ibid., p. 142. Les italiques sont de lauteur.
7
Rachid Boudjedra, Boudjedra ou la passion de la modernit, op. cit., p. 147.
218
arabe : le texte arabe est nettement meilleur. Il est meilleur parce que les jeux de
mots des enfants passent mieux en arabe1.
Boudjedra a enfin limpression de sortir du drame linguistique2 dont Albert Memmi parle
dans son Portrait de colonis : [A]u lieu de vivre ce drame au point de devenir strile ou
impuissant, comme cela a t le cas de bien des crivains maghrbins, je suis revenu ma
langue, et javoue que je my trouve trs bien3. Grce sa notorit en Algrie, il a ainsi pu
revenir larabe en y mettant toute la charge subversive4 quil avait mise dans ses textes
en franais.
Il aimerait qu sa suite dautres crivains algriens francophones abandonnent la
langue de lidologie dominante qui se maintient paradoxalement en Algrie, au profit de la
langue du peuple algrien, quil veut moderniser :
[I]l faut dabord privilgier la langue arabe comme langue vhiculaire, comme
langue de culture, de science et surtout comme langue sociale dans les villes. []
Il faut travailler pour une littrature algrienne. Il y en a une si tu veux, mais elle a
t toujours anti-coloniale, ou anti-ceci, ou cela. Je voudrais bien quelle soit
simplement elle-mme. Une littrature qui tienne delle-mme, de nous-mmes.
Nous ne sommes ni des victimes, ni des bourreaux. Nous pouvons tre parfois et en
tant quAlgriens et des victimes et des bourreaux. Je veux dire par l quil faut
prendre lAlgrien comme il est. Et pour ce faire larabe est incontournable6.
Si jai dcid en 1981 dcrire exclusivement en arabe, cest parce que je voulais
moderniser le roman arabe qui est encore la trane. [] Peut-tre aussi par
rapport au lecteur arabe qui est habitu une littrature usant dune langue
extrmement prudente7 ?
1
Rachid Boudjedra, Entretien avec Rachid Boudjedra , Sud Nord. Folies & cultures. Ordre, dsordre, folie,
op. cit., p. 94.
2
Albert Memmi, Portrait du colonis, op. cit., p. 142.
3
Rachid Boudjedra, Le Patrimoine arabe au service de la modernit (entretien avec Claude Revil),
Diagonales (supplment de Le franais dans le monde), n 2, Paris, Larousse, juillet 1987, p. 5 [dossier de presse
Denol].
4
Id.
5
Id., Boudjedra rpond (entretien avec Salim Jay) Lamalif. Revue mensuelle, culturelle et sociale, n 78,
Casablanca, Loghlan-Presse, mars 1976, p. 46.
6
Id., LArabe ma mre (Entretien avec Redha Belhadjoudja), Horizons, n 717, Alger, Entreprise Nationale
de Presse El Moudjahid, 18 janvier 1988, p. 2 dans Horizons de ldition .
7
Id., Boudjedra ou la passion de la modernit, op. cit., p. 150.
219
Le pari de Rachid Boudjedra est donc dinvestir la langue arabe de valeurs plus universelles et
de la dtourner de ses rfrences habituelles afin quelle exprime une ralit culturelle
multiple.
De 1981 1994, ses romans sont ds lors crits dans un premier temps en arabe, puis
traduits ensuite en franais. Le Dmantlement est la version en franais
dEttafakouk1 traduit de larabe par lauteur2 comme lindique la page de titre. Lcrivain
a ensuite assur lui-mme la traduction de Timimoun dont le titre, un nom propre, ne diffre
pas de la version originale : ainsi peut-on lire en bas de page : Texte franais de lauteur3 .
Ce dernier na plus souhait ensuite assumer seul cette responsabilit se rendant compte quil
transformait, voire rcrivait ses propres textes :
Les traductions que jai effectues moi-mme sont en fait des rcritures. Cela
donne, comme pour LInsolation, deux ouvrages diffrents. Cest pourquoi jai
dcid de confier la traduction quelquun dautre. Cest le pre Antoine Moussali
qui a cette tche, de me surveiller, de mempcher de rcrire. Il y arrive pour un
tiers du travail4.
Il garde un droit de regard sur ses textes en collaborant avec le traducteur, un prtre libanais
du nom dAntoine Moussali : le roman Al Marth5 donne alors naissance La Macration,
Leiliyat Imraatin Arik6 La Pluie paru aux ditions Denol puis Journal dune femme
insomniaque7 aux ditions Dar El Idjtihad., Maarakat Azzoukak8 La Prise de Gibraltar,
Faoudha Al Achia9 au Dsordre des choses. Les titres des romans, crits en arabe classique,
ont t traduits de faon littrale, except Maarakat Azzoukak qui signifie la bataille de
limpasse ou de la ruelle et Leiliyat Imraatin Arik Journal dune femme
insomniaque , titre littral conserv par la suite aux ditions Dar El Idjtihad. Les pomes du
recueil Likah10 sont aussi traduits de larabe par Antoine Moussali en collaboration avec
lauteur11 .
1
Id., Ettafakouk, Beyrouth, d. Ibn Rochd & Alger, S.N.E.D., 1981.
2
Id., Le Dmantlement, op. cit., p. 5.
3
Id., Timimoun, op. cit..
4
Id., Entretien avec Rachid Boudjedra , Sud Nord. Folies & cultures. Ordre, dsordre, folie, op. cit., p. 95.
5
Id., Al Marth, Alger, S.N.E.D., 1984.
6
Id., Leiliyat Imraatin Arik, Alger, E.N.A.L., 1985.
7
Id., Journal dune femme insomniaque (roman traduit de larabe par Antoine Moussali en collaboration avec
lauteur), Alger, d. Dar El Idjtihad, 1990.
8
Id., Maarakat Azzoukak, Alger, S.N.E.D., 1984.
9
Id., Faoudha Al Achia, Alger, d. Bouchne, 1991.
10
Id., Likah, Alger, d. Amal, 1983.
11
Id., Greffe (pomes traduits de larabe par Antoine Moussali en collaboration avec lauteur), Paris, Denol,
1984, p. 5.
220
Ltude comparative entre les romans crits en arabe et en franais1 confirme les
propos de lcrivain : les romans en franais nont pas chapp un travail de recration
partielle. Il sagirait plutt de retouches au texte initial pour que le lecteur de langue
franaise, quil soit maghrbin, canadien, africain ou franais, puisse y retrouver la veine
stylistique des romans prcdents crits en franais en 1970 et 19802 , prcise lcrivain.
Timimoun est le dernier roman, ce jour, crit en arabe3. Il a t diffus en Algrie en
nombre dexemplaires limits, comme les romans prcdents. Lauteur ne trouvant plus
dditeur dans son pays natal choisit de revenir en 1992 au franais avec son essai FIS de la
haine :
Quand je suis entr en Algrie en 1969, javais dcid dcrire en arabe, par choix.
Il y avait un public, un diteur, et jen avais envie. Je voulais montrer aux
arabophones que cest une langue de modernit. Je nai plus dditeur en arabe ni
en Algrie ni au Moyen-Orient, cest pourquoi La Vie lendroit je lai crit en
franais. Il y a une urgence crire, un besoin de hurler, de dire. Cest le premier
roman que jcris en franais depuis quinze ans, en dehors des deux essais FIS de
la haine et Lettres algriennes, destins au public franais. Il y a un problme
ddition en arabe en Algrie. Jai fait composer Timimoun en Allemagne et il a t
tir par Dar El Ijtihad 3000 exemplaires4.
Dans un entretien plus rcent paru en 20005, lcrivain nuance ses propos et explique quil na
jamais cess dcrire en franais, paralllement sa production en arabe, comme en
tmoignent ses publications non fictionnelles. Seules des circonstances particulires ddition
expliqueraient ce retour au franais.
Mais les raisons du choix linguistique ne se limitent pas des explications purement
ditoriales et stratgiques. Lcrivain possde une parfaite aisance crire en franais6, ses
textes sont mme plus riches et plus denses que leurs versions arabes. Comme beaucoup
dcrivains de sa gnration, Rachid Boudjedra sinsurge paradoxalement contre une langue
dont il a cruellement besoin et quil matrise parfaitement. Mais sa relation tumultueuse avec
le franais sest apaise et transforme en une vritable passion, grce la frquentation
dauteurs comme Gustave Flaubert, Marcel Proust, Louis-Ferdinand Cline, Roland Barthes
ou Claude Simon : [C]est grce aux grands crivains franais que je me sens en paix dans
1
Sur cette ide dune rcriture partielle des textes en arabe, lors du passage de larabe au franais, consulter la
thse dOgbia Bachir, op. cit., p. 90-137.
2
Rachid Boudjedra, Le Patrimoine arabe au service de la modernit , Diagonales, op. cit., p. 4.
3
Id., Timimoun, Alger, d. Dar El Idjtihad, 1994.
4
Id., Il est temps que lon dise les choses (entretien avec Nadjia Bouzeghrane), El-Watan. Le Quotidien
indpendant, Alger, El-Watan Presse, 8 octobre 1997, p. 15.
5
Entretien ralis Paris, par Hafid Gafati, en dcembre 1998 et paru en 2000 : Rachid Boudjedra. Une
potique de la subversion, tome I : Autobiographie et Histoire, op. cit., p. 72.
6
Consulter, ce propos, le travail dOgbia Bachir, op. cit., p. 107.
221
cette langue avec laquelle jai tabli un rapport passionnel qui ne fait quajouter sa beaut,
en ce qui me concerne1.
Les raisons qui le poussent crire en arabe relvent autant de la littrature que de la
politique. La langue arabe symbolise lunit et lidentit nationales retrouves :
Maintenant que je suis revenu dans mon pays, je suis revenu ma nature
fondamentale qui est dtre un crivain algrien qui utilise la langue de son pays,
de son peuple, de sa mre. Cest un acte politique que dcrire en arabe dans la
mesure o dans notre pays, la francophonie est devenue hystrique et quelle a
encore pas mal de dfenseurs. Lalination, cest dcrire dans la langue de lAutre
et la normalit, cest dcrire dans la langue de soi. [] La langue arabe a une
capacit dadaptation suprieure au franais pour une raison vidente : la langue
arabe est intra-continentale alors que la langue franaise est hexagonale. []
Dfendre larabe aujourdhui, cest dfendre son identit, son authenticit. Parce
que je suis profondment ancr dans la ralit nationale, parce que je suis
profondment authentique, parce que aussi, jai le sens aigu de lHistoire, jai
choisi dcrire en arabe2.
Certes, la traduction des expressions populaires arabes est un rel problme. La transposition
saccompagne forcment dune perte de sens. Lexpression de lamour maternel, par exemple,
en dialecte algrien (ya kebdi) qui signifie mon foie se traduit en franais par
mon cur . Aussi le dramaturge algrien Slimane Benassa4 aurait-il aim conserver le
charme originel de cette image, dans la version franaise de ses pices en arabe dialectal, mais
ses collaborateurs franais, soucieux de la bonne rception de luvre par le public franais,
en ont dcid autrement. Confront la mme difficult, Rachid Boudjedra remplace
5
lallusion lorgane symbolique de lamour dans Ettafakouk, (rbite
1
Rachid Boudjedra, Lettres algriennes, op. cit., p. 20.
2
Id., Je suis pass la langue arabe par passion, amour et idologie (entretien avec Ahmed Cheniki),
Rvolution africaine. Organe central du Parti du FLN, n 1187, Alger, 28 novembre 1986, p. 52.
3
Id., Boudjedra ou la passion de la modernit,op. cit., p. 147.
4
Slimane Benassa, Lailleurs multiple et le monde comme mtaphore (table ronde dcrivains), lors dun
colloque organis par les Universits de Strasbourg-II et Paris-IV Sorbonne (coordonn par Beda Chikhi et de
Jacques Chevrier), Les Destines voyageuses des littratures francophones. La patrie, la France, le monde, 21
mai 2002.
5
Rachid Boudjedra, Ettafakouk, op. cit., p. 117.
222
el kebda aleha), littralement jai lev le foie sur elle ) par lexpression je les aime
trop1 dans Le Dmantlement. Il contourne lobstacle en rcrivant son texte.
Il emploie galement larabe dialectal dans ses romans : beaucoup de dialogues sont
en langage parl, ainsi que les proverbes, les expressions idiomatiques, les chansons
populaires et les devinettes enfantines ; on trouve mme des pages entires en arabe dialectal
dans Faoudha Al Achia2.
crire en arabe, cela ma facilit les choses car jutilise beaucoup la langue
parle, la langue de la rue qui est une langue extrmement exquise et subtile ; et
en mme temps extrmement riche et subversive. Cest une langue presque
hrtique3.
La langue principale dcriture dans Ettafakouk, Al Marth, Leiliyat Imraatin Arik, Maarakat
Azzoukak et Faoudha Al Achia demeure nanmoins larabe classique. Ses ouvrages en
franais seront aussi traduits dans cette langue : Pour ne plus rver devient Irlak Naouafid El
Houlm4 (littralement fermeture des fentres des rves ), La Rpudiation devient El Tatlik5,
LInsolation El Rane6, Les 1001 annes de la nostalgie Alef Oua am Min Alhanine7, Le
Vainqueur de coupe Darbate Djaza8 ( le penalty ), LEscargot entt El Halzoune El
Anide9.
Les choix linguistiques de Rachid Boudjedra, sans tre dicts par la politique
algrienne, se comprennent nanmoins mieux la lumire des mutations sociales et politiques
de son pays. Rachid Boudjedra a commenc crire en arabe en 1981 et rejoint ainsi la
politique gouvernementale darabisation. Le prsident algrien Chadli Ben Djedid, dit Chadli
(prsident de fvrier 1979, aprs la mort de Houari Boumediene, jusquen 1992), poursuit la
politique de Houari Boumediene (prsident de 1965 1978) amorce elle-mme par Ahmed
Ben Bella (prsident de 1962 1965) : Chadli continue dimposer larabe littraire comme
langue nationale et hgmonique. Rachid Boudjedra conseiller au Ministre Algrien de
1
Id., Le Dmantlement, op. cit., p. 151.
2
Consulter, ce propos, la thse dOgbia Bachir sur la Diglossie , op. cit., p. 82-89.
3
Rachid Boudjedra, Boudjedra ou la passion de la modernit, op. cit., p. 147.
4
Id., Irlak Naouafid El Houlm [titre original : Pour ne plus rver] (traduit du franais), Alger, S.N.E.D., 1981.
5
Id., El Tatlik [titre original : La Rpudiation] (traduit du franais par Salah El Garmadi), Tunis, SIRAS, 1982.
6
Id., El Rane [titre original : LInsolation] (traduit du franais), Alger, S.N.E.D., 1984.
7
Id., Alef Oua am Min Alhanine [titre original : Les 1001 annes de la nostalgie] (traduit du franais par
Merzak Bektache), Alger, S.N.E.D., 1984.
8
Id., Darbate Djaza [titre original : Le Vainqueur de coupe] (traduit du franais par Merzak Bektache), Alger,
S.N.E.D., 1985.
9
Id., El Halzoune El Anide [titre original : LEscargot entt] (traduit du franais par Hicham El Karoui), Alger,
S.N.E.D., 1985.
223
lInformation et de la Culture en 1977 sous le rgime du prsident Boumediene1 est
convaincu de la ncessit et du bien-fond dune politique darabisation :
Pour nous, larabe tait la langue nationale, relationnelle du peuple algrien. Ctait
aussi, fondamentalement, la langue du Texte, la langue du Coran, la langue du
sacr. Il tait donc important que cette langue retrouvt son rle. Il me semblait
quil fallait absolument donner lAlgrie un moyen de communication national,
une langue capable dexprimer tout particulirement la politique, lart, la science,
le social. Larabe avait ces comptences-l2.
Ces convictions ne lempchent pas de porter un regard critique sur la manire dont fut mene
larabisation :
Son constat est ngatif : il dplore le fait que les responsables politiques fussent francophones
et quils appliquassent larabisation, sans tenir compte des ralits.
1
Au sujet des responsabilits de Rachid Boudjedra, consulter sa biographie prsente par Rym Kheriji,
Boudjedra et Kundera. Lectures corps ouvert, op. cit., p. 26.
2
Rachid Boudjedra, Lettres algriennes, op. cit., p. 73.
3
Ibid., p. 74.
224
B. LEILIYAT IMRAATIN ARIK ET LA PLUIE : DEUX HORIZONS DATTENTE
DIFFRENTS
Une traduction, tout le monde est daccord l-dessus, est toujours une infidlit par
rapport au texte initial. Dans la traduction de mes romans, on na pas proprement
parler adapt le texte arabe aux ressources de la langue franaise. On a souvent
essay de garder les arabismes, les idiotismes Le travail de Moussali et le mien
convergent donc vers un texte qui conserve la matrice linguistique dorigine1.
Traduttore, traditore (traducteur, tratre) selon le clbre adage italien. Et ce nest pas Rachid
Boudjedra qui en disconviendrait. Mais les transformations apportes loriginal ne
constituent pas de simples retouches2 ; le passage dune langue lautre saccompagne
dun phnomne de rcriture partielle. Le titre Leiliyat Imraatin Arik (ce qui signifie
journal dune femme insomniaque ) a t remplac par lexpression La Pluie aux
ditions Denol. Notons que ldition algrienne Dar El Idjtihad en langue franaise en
conservant la traduction littrale du titre met laccent sur le sujet dnonciation, la suite de
nombreux ouvrages algriens parus aprs 1962 (Journal dune mre de famille pied-noir,
Journal dun prtre en Algrie, Journal dune agonie3), alors que le titre La Pluie se
dmarque des productions antrieures algriennes en langue franaise o dominent les
champs smantiques de la personne, du tmoignage, de lAlgrie ou du drame4.
Le corps du texte a galement t remani, comme lultime chapitre de Leiliyat
Imraatin Arik intitul La sixime nuit :
... ... . . !
! . ...
... ...
... ... ... . ...
... ... ...
.. ... ,
. . !
!5 !
1
Id., Le Patrimoine arabe au service de la modernit , Diagonales, op. cit., p. 5.
2
Ibid., p. 4.
3
Voir, ce propos, ltude de Valrie Cabsidens, Algrie perdue Analyse de titres. crits de franais sur
lAlgrie, publis aprs 1962 , Le Maghreb dans limaginaire franais : la colonie, le dsert, lexil, op. cit.,
p.180.
4
Nous reprenons les trois champs smantiques, constellations dunits lexicales associes par leur signifi,
rpertoris par Valrie Cabsidens dans son article (ibid., p. 178-183).
5
Rachid Boudjedra, Leiliyat Imraatin Arik, Alger, E.N.A.L., 1990, p. 123.
225
Nous le traduisons ainsi :
Ldition Denol propose au lecteur francophone une traduction trs loigne de la version
originale :
Sagit-il encore de traduction ? Les ajouts sont tellement nombreux quil serait plus exact de
parler de recration. La version francophone est presque quatre fois plus longue que la version
arabophone. Cette inflation textuelle ne sexplique pas par la diffrence des structures internes
1
Id., La Pluie, op. cit., p. 149-150.
226
des deux langues, mais par le contenu mme du rcit1. Le rcit des penchants lesbiens de la
tante neurasthnique est par exemple totalement absent en langue arabe. Par ailleurs, on
observe des changements : dans Leiliyat Imraatin Arik, la narratrice dclare abandonner sa
dcision de mettre fin ces jours et vouloir ardemment en finir avec son dlire mental et
verbal ( Je ne vais pas me suicider par vengeance envers les escargots les porcs le
muezzin... les hommes2 , crit-elle avec ironie) alors que dans La Pluie, mme si la jeune
femme souhaite galement arrter dcrire ce fatras de choses venimeuses , elle naffirme
pas explicitement renoncer son projet morbide. Son esprit sapaise, sa colre et la violence
scripturaire cdent la place un silence sur lequel se clt le chapitre. Tandis que le texte
original met en exergue la colre de la jeune femme, sa traduction, plus potique et
suggestive, souligne la raction physiologique de la jeune femme en larmes : elle lve
linterdit du pre selon lequel il serait honteux de dballer ses affaires intimes.
Scrtionelles. Excrtionnelles3.
En outre, la dimension sexuelle ou rotique du passage est bien plus attnue et pour
ainsi dire vacue dans le texte arabe publi en Algrie4. Il ne sagit pas proprement parler
de sexualit, mais plutt de sensualit : la littrature est en effet une chose qui jouit delle-
mme5 . Cette conception de la cration rallie celle du soufi Ibn Arabi :
Envisage dans son aspect physique, lcriture est effectivement un acte concret et sensoriel.
Il donne lieu des perceptions tant visuelles quauditives : la jeune femme regarde sa main
sarrter progressivement [s] abandonner7 et entend crisser8 le stylo sur la feuille de
papier. Lcriture comme lonanisme offre un plaisir solitaire et cest avec volupt que la
1
Sur les nombreuses adjonctions opres lors de la traduction dans La Pluie et Le Dmantlement, La
Macration, La Prise de Gibraltar, Le Dsordre des choses, consulter la thse dOgbia Bachir, op. cit., p. 97-
110, et notamment p. 102-103.
2
Rachid Boudjedra, Leiliyat Imraatin Arik, op. cit., p. 123.
3
Id., La Pluie, op. cit., p. 12.
4
Hafid Gafati, Les romans de Boudjedra , Rachid Boudjedra. Une potique de la subversion, tome I :
Autobiographie et histoire, op. cit., p. 68.
5
Rachid Boudjedra, Boudjedra ou la passion de la modernit, op. cit., p. 50.
6
Ibid., p. 50.
7
Id., La Pluie, op. cit., p. 149.
8
Id.
227
narratrice griffe le papier lisse et blanc1 , le blesse profondment2 , creuse des sillons
dencre, gratt[e] du papier sous leffet de cette musicalit comme une drogue
effervescente3 . Mais la narratrice aspire dsormais un plaisir partag : sa raction
lacrymale tmoigne des limites de lexpression scripturale.
Bien que le texte francophone soit charg de plus de sensualit, cest le texte
arabophone qui est nanmoins le plus impudique :
. . .
. .
.4
Jai compris que je ntais pas aux yeux des hommes un tre humain mais un trou,
un vagin, un clitoris. Tous les mles et mme les malades tentent de me sduire.
Les pauvres. Le cancer ronge leurs os et eux ne pensent qu se secouer.
1
Ibid., p. 22.
2
Id.
3
Ibid., p. 41.
4
Id., Leiliyat Imraatin Arik, op. cit., p. 23.
5
Id., La Pluie, op. cit., p. 29.
6
Moufida El-Azzabi, Les Effets littraires du bilinguisme dans la littrature algrienne : tude de Nedjma ,
Dieu en Barbarie , Le Matre de chasse et Le Dmantlement (D.N.R. sous la dir. de Charles Bonn),
Villetaneuse, Universit de Paris-XIII, 1992, p. 239.
7
Ibid., p. 240.
228
libert dans une criture aux cadres a priori figs. Sur cette question du rapport entre le
profane et le sacr, cdons la parole Rachid Boudjedra :
Je crois quil est beaucoup plus subversif dcrire les obscnits par exemple, en
langue arabe que de les crire en franais, parce que crire ces obscnits arabes
en franais, cest rduire leur impact. Dans la langue, on peut jouer. Il est devenu
classique de subvertir la langue. En crivant en arabe, jai pouss la subversion
plus loin que lorsque jcrivais en franais en intgrant la langue populaire et
galement la langue des voyous1.
La Pluie heurte finalement moins la sensibilit du lecteur. Nous en avons pour preuve
le rcit dune nuit de noces o la jeune pouse est sauvagement assassine par son mari. Alors
que le texte original privilgie le drame du viol et du suicide de la malheureuse, acte vivement
rprouv par la communaut musulmane qui enterre les suicids loin des regards et sans
aucun sacrement, la traduction en franais dveloppe une rflexion autour de la virginit et de
son rle dans la socit musulmane2. Contrairement aux ides reues, le style de la version
arabophone est donc plus cru, raliste et provocant, le lecteur y est trait avec moins de
prcaution et de dlicatesse.
Par ailleurs, on observe dans ce rcit de la nuit de noces une adjonction de rfrents
lart occidental, en loccurrence Modigliani, mais aussi Van Gogh, La Tour, Matisse ou
Klimt. La traduction de La Pluie semble de surcrot soprer par suppression de certaines
rfrences culturelles au Maghreb :
Cette limination des grands noms de la culture musicale sallie celle de la lettre du frre
an destine un de ses amis qui il raconte sa qute didentit travers son pays et dautres
contres arabes. Or cest justement dans ces pages que sont dcrits les monuments et les
mosques, reflets dune civilisation arabo-musulmane son apoge4. On observe dans Le
Dmantlement le phnomne inverse ; Rachid Boudjedra donne une poule le nom
1
Rachid Boudjedra, Je suis pass la langue arabe par passion, amour et idologie , Rvolution africaine.
Organe central du Parti du FLN, op. cit., p. 53.
2
Id., La Pluie, op. cit., p. 47-48 & id., Leiliyat Imraatin Arik, op. cit., p. 37-39. Sur cet incident relat
diffremment dans la version initiale et sa traduction, consulter le travail dOgbia Bachir, op. cit., p. 125.
3
Hafid Gafati, Boudjedra Rachid. Une potique de la subversion, tome I : Autobiographie et Histoire, op. cit.,
p. 68.
4
Sur la suppression des rfrents culturels et coraniques dans La Pluie, consulter Ogbia Bachir, op. cit.,
respectivement p. 114 et 193-194.
229
prestigieux de Abla1 et affuble un coq arrogant dun nom, non moins prestigieux :
Antar2 . Cette vocation ironique dun des plus clbres couples de la priode antislamique,
du guerrier et pote Antara Ibn Chaddd Ibn Quirad Al-Abs hros dun rcit populaire
lallure pique Srat Antar (roman dAntar) qui chante lamour pour sa belle napparat pas
dans Ettafakouk. Elle sadresse donc un lecteur de culture arabe, le seul mme dapprcier
lirrvrence de ces dnominations3.
cette disparition des rfrences culturelles dans La Pluie sajoute labandon de
lintertexte coranique. Dans Leiliyat Imraatin Arik, la jeune femme utilise double sens une
citation religieuse afin se moquer des femmes procratrices, responsables ses yeux du sous-
dveloppement :
1
Rachid Boudjedra, Le Dmantlement, op. cit., p. 232.
2
Id.
3
Sur lvocation dans La Pluie du couple Abla et Antar, consulter Ogbia Bachir, op. cit., p. 178.
4
Rachid Boudjedra, Leiliyat Imraatin Arik, op. cit., p. 50 : Koultou : Ahya inda rabihim yourzakoun. Kalat :
Bidhapt. Lam tafham el maskina annani askhar minha . Notre traduction : Je dis : Vivants chez leur Dieu
qui les rcompensera. Elle rpondit : Exactement. Elle na pas compris que je me moquais delle.
5
Id., La Pluie, op. cit., p. 64-65.
6
Id., Al Marth, op. cit., p. 27.
230
( Achikatouhou el nisf yahoudia oua el nisf mouslima ) est devenue dans le roman en
franais y compris la juive, mi-pouse, mi-amante1. Un proverbe en arabe dialectal
2
algrien na pas t non plus traduit dans La Pluie, ( El kalb Yatb
Liyouaklou ), littralement le chien suit celui qui le nourrit , et sutilise propos des gens
qui cultivent une amiti uniquement par intrt. Le lecteur arabophone est donc priv des
rfrences culturelles lOccident et inversement le lecteur francophone de celles relatives au
Maghreb ; il existe en somme un cart entre les horizons dattente de Leiliyat Imraatin Arik et
de sa traduction franaise.
En outre, certaines rflexions de la narratrice, exaspre par un mode de vie qui ne lui
convient pas et lhypocrisie dune socit phallique touffante, napparaissent plus dans La
Pluie3. Cette suppression nexprime pas pour autant une volont de la part de lauteur
docculter la dimension critique. Le roman en franais exprime aussi le dsespoir de la
narratrice et sa douleur face aux injustices dont la femme est victime. Dailleurs, lauteur
adopte souvent un ton plus critique vis--vis de la socit algrienne et du rgime politique en
place dans les versions en franais, comme par exemple dans Le Dmantlement4 ; la
condition de la femme est elle-mme voque avec encore plus de virulence.
Finalement, la diffrence la plus flagrante entre loriginal et sa traduction rside dans
les adjonctions : La Pluie compte 150 pages et Leiliyat Imraatin Arik seulement 123 pages. La
typographie et la mise en page nexpliquent pas tout, de nombreux passages ont t rajouts
tels que le rcit de la tante neurasthnique qui voque ses penchants lesbiens, le portrait de la
mre idale, la description de la ville o elle a grandi et o elle vit, les impressions de la
narratrice et ses jugements5 Le texte en franais insiste davantage sur les portraits de
femmes marginales, mre libre de ses tches, femme mancipe ou lesbienne ; de la mme
faon, La Macration6 traite davantage quAl Marth de lhomosexualit travers la figure du
frre.
Qui plus est, une proposition courte comme et des milliers de petits problmes qui
ont transform la vie en enfer , traduction littrale de
.7
1
Id., La Macration, op. cit., p. 39.
2
Id., Leiliyat Imraatin Ariik, op. cit., p. 18.
3
Sur les suppressions entre les versions en arabe et en franais, consulter la thse dOgbia Bachir, op. cit., p.113.
4
propos de la dimension critique du Dmantlement, consulter la thse dOgbia Bachir, op. cit, p. 98-99.
5
Ibid., p. 102.
6
Ibid., p. 101.
7
Rachid Boudjedra, Leiliyat Imraatin Arik, op. cit., p. 92.
231
( Oua alf el machakil el sghira el lati houilat el hayat ila jahim. ) dans Leiliyat Imraatin
Arik engendre plusieurs propositions par amplification, lors de la traduction : La duret de
mon travail la clinique. Les cartes postales envoyes jadis par le pre sans aucun mot de
tendresse de gentillesse ou mme de politesse. Les petites difficults qui font de ma vie un
vritable traquenard1. Le Dsordre des choses ou Le Dmantlement nont pas chapp
lexpansion. En dfinitive, la traduction sopre par adjonction, substitution et suppression de
telle sorte que Leiliyat Imraatin Arik et La Pluie appellent des lecteurs diffrents non pas faute
de comprendre la mme langue, mais bien parce quils nexpriment ni la mme sensibilit ni
la mme culture.
1
Id., La Pluie, op. cit., p. 109.
232
CHAPITRE II
STRATGIES DAPPEL AU LECTEUR ALGRIEN
Linvestissement des lecteurs virtuels de culture algrienne repose sur des stratgies
dappel, celles-ci captent leur attention, sans pour autant dtourner celle des autres. De ces
techniques subtiles de la captatione benevolentiae dpendent limplication du lectorat et son
identit culturelle. Et celle-ci commence avant la lecture proprement dite, au seuil du texte, le
paratexte conditionnant le mode de lecture ; partant du principe que toute interprtation est
contextuelle, les facteurs externes interviennent au cours du processus de rception. Le texte
dialogue en effet avec sa propre histoire et lorsquil passe dune situation historique ou
culturelle une autre, de nouvelles significations apparaissent. Rappelons que le texte nexiste
que lorsquil est actualis et cette actualisation sinscrit logiquement dans le temps. Aussi la
lecture dpend-elle la fois des structures internes de luvre, comme lont dmontr les
structuralistes, mais galement des circonstances de production et de parution. Les deux
approches ne sont pas incompatibles. Et nier lune au profit de lautre revient rcuser la
complexit intrinsque de luvre et son caractre insaisissable : la lecture [] semble la
synthse de la perception et de la cration ; elle pose la fois lessentialit du sujet et celle de
lobjet2 . La lecture rsulte, rappelons-le, de linteraction entre le sujet, un lecteur donn, et
lobjet littraire.
1
Alain Montandon, Introduction , Le Lecteur et la lecture dans luvre. Actes du colloque international de
Clermont-Ferrand, op. cit., p. 7. Les italiques sont de lauteur.
2
Antoine Compagnon, Le Dmon de la thorie, op. cit., p. 50.
233
A. LMENTS PRITEXTUELS ET RCEPTION VIRTUELLE
[Le] texte se prsente rarement ltat nu, sans le renfort et laccompagnement dun
certain nombre de productions, elles-mmes verbales ou non1 , en un mot, sans le paratexte
(du grec para ct de ). Celui-ci entoure le texte pour le rendre prsent, pour assurer sa
prsence au monde, sa rception et sa consommation, sous la forme, aujourdhui du moins,
dun livre2 . Il comprend des lments placs lintrieur mme du volume, appels
pritexte3 (du grec peri autour ), et lpitexte (manifeste et dclarations de lauteur). Le
pritexte appartient donc luvre crite, contrairement lpitexte, et se compose
principalement du nom de lauteur (signature relle ou pseudonyme), du titre (et sous-titre) et
ventuellement dillustrations, situs sur la couverture et la page de titre, dune quatrime de
couverture qui propose un rsum ou une analyse de luvre et ventuellement dune
jaquette, dune prface, dune introduction ou dun avant-discours, dun avertissement de
lditeur, dun prire dinsrer, dun pigraphe, dune ddicace et dune table des matires.
Bien quils soient situs lintrieur du volume, ces discours pritextuels ne sont pas tous des
stratgies dcriture auctoriales.
Il faut bien distinguer dun ct les lments pritextuels qui dpendent de lauteur et
de lautre ceux qui manent de la maison ddition. Le pritexte ditorial4 , couverture,
page de titre, prface (vritable rceptacle de lidologie5 ), texte de la jaquette et de la
quatrime de couverture, avertissement et annexes, varie en fonction des diteurs et des
collections : il relve de stratgies ditoriales et non textuelles.
Lindication gnrique a, par contre, un statut particulier. Primordiale au niveau de la
rception, elle noue un pacte avec le lecteur et lve lambigut sur le statut de certaines
uvres, comme La Rpudiation ou La Vie lendroit, mi-chemin de lautobiographique et
du romanesque ; en outre, elle confre luvre un statut gnrique intentionnel en ce sens
quil est celui que lauteur et lditeur veulent attribuer au texte et quaucun lecteur ne peut
lgitimement ignorer ou ngliger cette attribution6 . Mais il apparat que cette indication
change de place dans un mme volume en fonction des ditions et des collections. Ds lors,
elle ne relve plus de stratgies ditoriales et auctoriales constantes. La mention roman par
1
Grard Genette, Seuils, op. cit., p. 7.
2
Id.
3
Ibid., p. 10.
4
Ibid., p. 20.
5
Christiane Achour et Simone Rezzoug, Convergences critiques. Introduction la lecture du littraire, Ben
Aknoun (Alger), O.P.U. (Office des Publications Universitaires), 1990, p. 30.
6
Grard Genette, Seuils, op. cit., p. 90.
234
exemple, de la premire de couverture chez Denol, o elle se prsente comme relativement
autonome, la quatrime de couverture en Folio (Gallimard), suivant la mise en page de
cette collection sans spcialisation gnrique : La Rpudiation, LInsolation, Topographie
idale pour une agression caractrise, LEscargot entt, Les 1001 annes de la nostalgie,
Le Vainqueur de coupe, FIS de la haine et Timimoun bnficient ainsi de deux prsentations
pritextuelles diffrentes. En collection Folio , le statut de luvre est reconnu au sein dun
texte de prsentation : aussi peut-on lire propos de La Rpudiation que [c]e roman met
nu la socit traditionnelle o la sexualit dbride, la superstition et lhypocrisie forment la
trame romanesque et, au sujet de LInsolation, que le roman se dploie superbement grce
une criture baroque . Quant LEscargot entt, Topographie idale pour une agression
caractrise et Les 1001 annes de la nostalgie, ils y sont qualifis respectivement de
[f]able politique du sous-dveloppement , d odysse pathtique dun migr et de
chronique drisoire d [une] bourgade excentrique, travaille par une conscience
douloureuse .
Le texte de quatrime de couverture remplace ainsi la mention de genre ou de sous-
genre, laquelle donne en principe la possibilit au lecteur de classer lui-mme louvrage dans
une catgorie gnrique, en fonction de sa propre comptence culturelle :
2
Umberto Eco, Lector in fabula, op. cit., p. 95-96.
3
Id.
4
Rachid Boudjedra, FIS de la haine, Paris, Denol, 1992 ; rd. : Gallimard, 1994, coll. Folio , quatrime de
couverture.
235
plus alors orienter la lecture, lditeur prfrant mettre laccent sur lurgence dcrire
linfamie du FIS1 . On observe donc des disparits dans une mme collection et, de
surcrot, entre les diverses ditions : si les ditions algriennes Dar El Idjtihad de Journal
dune femme insomniaque (1990) choisissent dapposer la mention de roman sur la
premire de couverture, linstar de leur homologue franais, dautres comme lditeur
franais Encre Bleue qui publie en 1999, la suite de Denol et Gallimard, Timimoun en
collection Le Temps de lire , supprime toute mention.
Chez lditeur Bernard Grasset & Fasquelle, celle-ci est annexe au titre, sauf en
collection Livre de Poche o elle nest inscrite qu lintrieur du volume, en page de titre.
La couverture de luvre pistolaire Lettres algriennes, publie en collections LAutre
Regard et Le Livre de Poche , ne porte en revanche aucune mention : le rsum au dos
du Livre de Poche se charge de prsenter ces lettres venues dAlger qui nous parlent
du FIS, de la violence, de la peur . Il apparat que la mention roman est volontiers
affiche chez Grasset et Denol sur la page de couverture ou en page de titre : ce genre, purg
de ses complexes, est aujourdhui rput universellement plus vendeur3 que la posie, le
thtre ou lessai qui masquent leur nature sous une absence de mention. De la mme faon,
les auteurs de la collection Regards croiss aux ditions algriennes de laube ont choisi
de ne pas entourer le titre Cinq Fragments du dsert4 dun pritexte, remplaant la
traditionnelle prsentation par un extrait de luvre linstar de lditeur algrien Barzakh
accompagn de la biographie de lauteur. Certes, ce titre rhmatique et thmatique est
loquent ; nanmoins, le fait dluder la question du genre de cette uvre potique en
fragments dissimule peut-tre une volont de ne pas effaroucher le public.
Dlaissons prsent la dsignation gnrique, dont la place et la prsence fluctuent en
fonction des politiques ditoriales, au profit de stratgies qui relvent de la responsabilit
entire de lauteur et correspondent des choix littraires et non des lieux privilgis dune
action au service dun meilleur accueil du public.
On note immdiatement que Rachid Boudjedra dlaisse, dans les romans du corpus,
les lments pritextuels habituels : sous-titre, ddicace, citation en exergue. Nen dduisons
pas pour autant que tous ses ouvrages en sont dpourvus. Mines de rien, par exemple, dispose
1
Id.
3
Grard Genette, Seuils, op. cit., p. 92.
4
Rachid Boudjedra, Cinq Fragments du dsert [1re d. : Alger, d. Barzakh, 2001, coll. lil du dsert ], La
Tour dAigues, ditions de laube, 2002, coll. Regards croiss .
6
Id., Mines de rien (Le Retable du Nord et du Sud), Paris, Denol, 1995, coll. La Mtorite du Capitaine .
236
dun sous-titre ( Le Retable du Nord et du Sud6 ), Le Vainqueur de coupe dune citation en
exergue Un seul hros, le peuple [] (slogan en usage pendant la guerre dAlgrie)1
qui sadresse soit aux nouvelles gnrations algriennes, soit aux lecteurs trangers. Dans
Lettres algriennes, outre la ddicace Rachid Mimouni avec lequel ce livre devait tre
crit, mort de chagrin et de lexil, pour son pays douloureux2 , on dcouvre aussi trois
citations extraites des Essais de Montaigne, des Lettres philosophiques de Voltaire et de
Ruptures de Tahar Djaout qui annoncent un des thmes dominants : la mainmise du pouvoir
par les thologiens et la ncessit de faire clater la vrit. De mme, la citation dAndr
Malraux Cette pouvante de lhomme abandonn parmi les fous qui vont bouger3
situe lavant-texte sert de prlude lhistoire de Rac qui sinsurge contre la barbarie et la
folie des hommes
Seule la rpercussion du nom auctorial et des titres intervient donc dans le processus
de rception du corpus. Lappellation, authentique et non fictive, de lcrivain algrien
modifie lacte de lecture indpendamment du fait quil soit connu du grand public : la
phontique de son nom propre indique clairement ses origines maghrbines ou arabo-
musulmanes. Cela peut dautant moins chapper au lecteur quune courte biographie, insre
en avant de La Rpudiation et de Topographie idale pour une agression caractrise aux
ditions Denol, informe le lecteur sur lextranit de lcrivain. La mention Traduit de
larabe par Antoine Moussali en collaboration avec lauteur en couverture de La Pluie
classe dfinitivement ce roman parmi les textes francophones ou trangers. La mise en
vidence de sa nationalit et de ses choix linguistiques influent considrablement sur la
rception virtuelle. Le lecteur fait immdiatement le rapprochement entre le romancier et ses
personnages :
Certes, La Rpudiation est une fiction mais le lecteur ne manque pas de percevoir, la lecture
du texte et de la biographie insre dans le volume, la dimension autobiographique de
luvre. Lcriture apparat comme authentiquement algrienne aux yeux des compatriotes de
Rachid Boudjedra et des Franais.
1
Id., Le Vainqueur de coupe, Paris, Denol, 1981 ; rd. : Paris, Gallimard, 1989, coll. Folio , p. 8.
2
Id., Lettres algriennes, Paris, Grasset & Fasquelle, 1995 ; rd. : Paris, Grasset, 1997, coll. Le Livre de
Poche , p. 7 et 9.
3
Id., La Vie lendroit, Paris, Grasset, 1997 ; rd. : Grasset, 1999, coll. Le Livre de Poche , p. 5.
237
Le nom auctorial agit en particulier au Maghreb o lon demande souvent lcrivain
de traiter des sujets qui concernent directement la population :
Lappartenance nationale de lcrivain revt donc une importance primordiale dans lclosion
et la rception des crits au Maghreb, en ce sens o elle modifie les attentes de lecture.
Ensuite, la premire confrontation entre le sens que lauteur donne son texte et
linterprtation subjective quen fait le lecteur a lieu au niveau du titre. Passage oblig du
parcours lectoral, il peut devenir un sujet de conversation, tandis que le texte demeure un
objet de lecture. Il permet non seulement didentifier louvrage, de le mettre en valeur, mais
aussi et surtout de dsigner son contenu ; comme le message publicitaire, il remplit donc trois
fonctions, rfrentielle, conative et potique4. Ainsi, lnonc dnotatif La Rpudiation en
informant son lecteur que le roman porte sur cet acte propre au droit musulman et aux
lgislations antiques, tente dimpliquer le lecteur arabo-musulman qui a eu certainement
loccasion de rflchir ses tenants et ses aboutissants :
1
Grard Genette, Seuils, op. cit., p. 41.
2
Charles Bonn, La Littrature algrienne et ses lectures, op. cit., p. 208.
3
Kacem Basfao, Approche psychanalytique. Production et rception du roman : limage dans le miroir ,
Approches scientifiques du texte maghrbin, (Actes du colloque organis par le Groupe dtudes maghrbines du
dpartement de langue et littrature franaises de la facult des lettres de Rabat, 28 et 29 avril 1986), Casablanca
(Maroc), d. Toubkal, 1987, coll. Repres , p. 97
4
Voir lanalyse du titre LIncendie dans : Christiane Achour et Simone Rezzoug, Convergences critiques.
Introduction la lecture du littraire, op. cit., p. 61.
238
Zoubir se fondait sur son bon droit et sur sa religion (pp. 42-43). [] Le
voici : la rpudiation signifie un serment dinterdiction incestueuse Zihar [].
Ce serment consiste sinterdire toutes relations sexuelles avec sa femme en
prononant la formule : Tu es, pour moi, comme le dos de ma mre , cest--
dire, comme une femme tout jamais interdite1.
Ce serment solennel modifie lidentit mme des personnes rpudies et de leur descendance :
le fils rpudi Zahir porte ainsi le sceau de linfamie. Cette formule Sois pour moi
comme le dos de ma mre ! , mentionne plusieurs reprises dans le Coran, est une parole
blmable et errone2 selon la sourate 58. Cest ce que tente de dmontrer Rachid Boudjedra
en adoptant un point de vue narratif appropri, la focalisation interne, propre susciter
lintrt et lmotion du lecteur.
Ce titre rclame donc essentiellement un lecteur de culture maghrbine, tout en
rpondant lhorizon dattente du lectorat franais rel qui, lpoque de la parution du livre,
aspire des lectures la fois documentaires et contestatrices. Les Franais commencent
sapercevoir eux aussi des dsillusions de la dcolonisation, et soutiennent volontiers des
uvres de contestation violente3. Et le titre, si on le lit un second degr de lecture, rpond
ces attentes, puisquil annonce la charge polmique du rcit : la rpudiation a lieu lchelle
nationale, cest le peuple algrien qui se retrouve spoli de ses propres liberts et de son
avenir par les plus hautes autorits politiques.
Parmi tous les autres titres boudjedriens, on relve dautres noncs dnotatifs : La
Prise de Gibraltar, Les 1001 annes de la nostalgie et Timimoun, lesquels portent
respectivement sur lhistoire du Maghreb, son patrimoine littraire et sa gographie. La Prise
de Gibraltar relate effectivement la conqute de Gibraltar par les armes arabo-berbres en
711, pisode marquant dans lhistoire de la Conquista, et rappelle la mmoire du lecteur les
crits dIbn Khaldoun sur cet vnement glorieux ; Les 1001 annes de la nostalgie en tant
que pastiche titulaire4 veille encore plus vivement des rminiscences littraires, en faisant
allusion au clbre conte oriental Les Mille et Une Nuits ; Timimoun en revanche dsigne un
rfrent rel, une oasis du Sahara algrien, et par synecdoque limmensit du dsert o se
situe laction. Mme si ce dernier nannonce pas les thme[s] (ce dont on parle)1 du
roman, il tente de toucher comme les deux autres un destinataire de culture maghrbine dont il
risque dtre question ainsi que tous les lecteurs avides de dpaysement.
1
Khaled Ouadah, Lanagramme suicidaire ou la question du parricide , Psychanalyse et texte littraire au
Maghreb, tudes littraires maghrbines, op. cit., p. 44-45.
2
Sourate LVIII La Discussion (Al-Mujdala) , verset 2, Le Coran (al-Qorn) (traduit de larabe par Rgis
Blachre), Paris, Maisonneuve et Larose, 1999, p. 582.
3
Littratures francophones, tome I : Le Roman, op. cit., p. 182.
4
Grard Genette, Seuils, op. cit., p. 69.
239
B. FRQUENCE ET FONCTION DE LARABE
Lactivit sous-jacente de la langue arabe dans les textes francophones ainsi que sa
prsence, bien quelle soit diffuse et discrte, modifient considrablement le rapport du
lecteur virtuel luvre ; le rcepteur exclusivement francophone ne reconnat plus tout fait
sa langue maternelle, contamine par dautres idiomes. Il peut par consquent se sentir exclu
du lectorat vis idalement par luvre.
Rachid Boudjedra affirme avoir gard dans les traductions franaises les arabismes, les
idiotismes de larabe afin que le texte conserve la matrice linguistique dorigine2 . Ce
mixage linguistique sobserve aussi dans les romans non traduits, crits directement en
franais, tels que LInsolation o certaines tournures syntaxiques et lexicales ajoutent une
saveur orientale la texture, comme le gallicisme arabe moi et mes compagnons3 ,
structure refuse lcrit par la langue franaise mais tolre toutefois loral. De mme, le
redoublement syntagmatique en un lieu o rien ne le justifie fait subir la structure de la
langue qui lhabite un mouvement spcifique de larabe : Dieu de Dieu [] Kelb ! Kelb !
[] Ouwah ! Ouwah4
Si le lecteur francophone repre avec difficult ces arabismes, il constate plus
aisment en revanche linsertion de la langue vernaculaire. Ces incursions constituent-elles
des clins dil culturels au lecteur arabophone ou ne sont-elles que des leurres destins au
destinataire francophone, afin quil ait limpression de lire un texte authentiquement
maghrbin ? Autrement dit, participent-elles dune stratgie textuelle dexhibition dune
affiliation linguistique5 dont lobjectif est de crer un effet dexotisme ou, au contraire,
lemprunt lexical sintgre-t-il un systme linguistique que lcrivain utilise et transforme ?
Dans les deux cas de figure, ces intrusions reprsentent des indices essentiels pour dgager
lidentit culturelle du lecteur virtuel, indices qui exigent dtre interprts avec
circonspection. Il nous appartiendra de juger si lemploi dun vocabulaire arabe sollicite un
rcepteur qui possde des rudiments en arabe ou sil ne sert qu offrir au lecteur de culture
franaise une lecture plus attractive, voire exotique.
1
Ibid., p. 75.
2
Rachid Boudjedra, Le patrimoine arabe au service de la modernit , Diagonales, op. cit., p. 5.
3
Lila Ibrahim-Ouali, op. cit., p. 190.
4
Rachid Boudjedra, LInsolation, op. cit., p. 38, 87, 93. Ces expressions ont t releves par Mostapha El
Gherbi, Thmes idologiques et production romanesque dans la littrature maghrbine de langue franaise
daujourdhui (Khatibi-Boudjedra) (thse de 3e cycle), Paris, Universit de Paris-IV Sorbonne, 1977, p. 150.
5
Naget Khadda, La Littrature algrienne de langue franaise : une littrature androgyne , Figures de
linterculturalit, op. cit., p. 21.
240
1. Transcription de larabe en caractres latins
1
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 127.
2
Driss Chrabi, Une enqute au pays, Paris, Seuil, 1981, p. 141.
3
Ibid., p. 114, 118.
4
Dakia, Dakia, fille dAlger (prface de Simone Weil), Paris, Flammarion, 1996, coll. Castor poche , p. 9.
5
Simone Veil, Prface de Dakia, fille dAlger, op. cit., p. 8.
241
la fconde. Lorthographe des termes se modifie et suit des rgles orthographiques propres au
franais. Ainsi, ulmas prend un s , alors quil est dj au pluriel : alem donne ulma
au pluriel. Ainsi que le faisait remarquer Moufida El-Azzabi au sujet de lcriture de Kateb
Yacine, lcrivain maghrbin rend tmoin des changements dusage son lecteur arabophone
dont il recherche la complicit, en signalant le lexique emprunt par le franais larabe1.
Par ailleurs, les toponymes Tipaza, Alger, la Kasba, Bab El Djedid, Blida, souk El
Attarin, Biskra, Constantine, El Biar, Guelma, Stif , accompagns daucune note de bas de
page ou dexplications, peuvent poser problme un lecteur non algrien. Nul nom de lieu
davant lIndpendance du pays en 1962 nest de surcrot utilis, contrairement La Vie
lendroit de Rachid Boudjedra o le narrateur dsigne la ville dAnnaba par son ancien nom
franais Bne, alors que laction se situe en 1995, plusieurs annes aprs lindpendance. Le
fait de se rfrer aux repres culturels franais pour dire la ralit algrienne signifie que le
public vis est surtout de culture franaise. Ainsi dans Dakia, fille dAlger, la narratrice parle
de la classe de troisime2 , de seconde et de BEPC et non de 9e AF (anne
fondamentale), de 1re AS (anne secondaire) et de B.E.F. ; elle substitue le cursus scolaire
franais au systme algrien. Si lon prend en compte cette rfrence lunivers culturel de
lAutre, on peut affirmer que La Vie lendroit sadresse de cette manire un public non
algrien auquel elle propose un tmoignage, comme les deux essais FIS de la haine et Lettres
algriennes destins au public franais3 , selon les dclarations de lcrivain lui-mme.
Mais ce sont surtout les anthroponymes Rachid, Si Zoubir, Zahir, Lela, Zoubida et
Amar qui exigent de la part du lecteur virtuel une certaine comptence linguistique, du
moins si celui-ci fait leffort de saisir les diffrents niveaux de sens. Ces prnoms arabes, par
dfinition intraduisibles, clairent parfois la personnalit ou le statut social de ceux qui les
portent, car ils possdent une ou des significations dans la langue dorigine et reclent des
connotations coraniques. Le vocable Rachada, par exemple, signifie suivre le bon chemin,
diriger, conseiller, guider, avec une insistance sur la raison4 ; Rachid devient ainsi lhomme
veill, rflchi, raisonnable, sens5 . Ces pithtes qualifient parfaitement le narrateur de
La Rpudiation qui tente, arriv lge de raison, dexpliquer son pass. Par ailleurs, la forme
dialectale et honorifique du mot Monsieur en arabe, Si ou Sid, rappelle au lecteur la position
1
Voir Moufida El-Azzabi, Les Effets littraires du bilinguisme dans la littrature algrienne [], op. cit., p.275.
2
Dakia, Dakia, fille dAlger, op. cit., p. 9.
3
Rachid Boudjedra, Entretien avec Rachid Boudjedra , El-Watan (quotidien indpendant), Alger, El Watan
Presse, n 2094, 8 octobre 1997, p. 15.
4
Abdelghani Belhamdi, Jean-Jacques Salvetat, Les Plus beaux prnoms du Maghreb. Avec ltymologie des
prnoms franais correspondants, Paris, dition du Dauphin, 2000, p. 96.
5
Id.
242
sociale de Si Zoubir, riche commerant de la ville ; son prnom Zoubir, en arabe fort,
robuste, courageux1 , renforce cette ide dautorit et de puissance associe dsormais au
personnage. De la mme faon, le prnom Zahir, au sens littral florissant, panoui, brillant,
clatant, [] vif, lumineux, pur2 et auxiliaire, aide3 , soulignent deux qualits
essentielles de cette charismatique figure. Dune part, il blouit son jeune frre par ses
discours savants et son attitude sans concession ; dautre part, il aide Rachid dans son combat
contre lautorit despotique du pre. Cest un jeune homme entier et sans demi-mesure, un
tre pur qui nadmet aucune forme de compromission avec son pre. Son dlire homicide4
traduit son intransigeance, son dsir dun pre idal et sa qute dabsolu.
Le prnom de la sur Sada ne correspond pas en revanche un statut social ou un
type de caractre : Sada, fminin de Sad, signifie heureu[se], chanceu[se]5 . Le lecteur
bilingue doit-il en dduire que son comportement rebelle de pcheresse implacable6
conduit au bonheur ? Sa libert de parole, son manquement ses devoirs de femme
musulmane et sa marginalit deviendraient alors des atouts ; ce prnom mlioratif llverait
implicitement au rang de parangon.
Dans certains cas, cest la phontique dun prnom qui prime sur sa signification.
Ainsi, Zoubida et Zoubir forment un couple indissociable, li par les liens sacrs du mariage.
Cest pourquoi dans leur soif de vengeance, les deux frres souhaitent la mort simultane du
pre et de sa gamine7 . Al Zoubd, cest le beurre et plus gnralement lextrait le plus
prcieux dune chose, le concentr de sa valeur8 ; Zoubida, prnom proche du diminutif
Zubayda de Zubda (littralement crme, lite, fine fleur9 ), pourrait donc tre traduit par
la fine fleur10 , fleur ternie et souille par la main de son vulgaire poux.
Mais le prnom le plus significatif est sans conteste celui de la demi-sur juive Lela,
cette sur qui revient la mmoire de Rachid au cours de son sjour prolong lhpital :
Pourquoi navais-je jamais pip mot au sujet de Lela, ma demi-sur juive ? Impossible de
1
Fatiha Dib, Les Prnoms arabes, Paris, LHarmattan, 1995, p. 212.
2
Youns et Nfissa Geoffroy, Le Livre des prnoms arabes, Paris, dit par lassociation Vivre lIslam en
Occident , 1991, coll. Vivre lIslam , rd. : Beyrouth-Liban, d. Al-Bouraq, 2000, p. 163 ; Fatiha Dib, Les
Prnoms arabes, op. cit., p. 210.
3
Dictionnaire des noms et prnoms arabes, Lyon, ALIF dition, 1996, p. 138.
4
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 65.
5
Fatiha Dib, Les Prnoms arabes, op. cit., p. 194.
6
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 27.
7
Ibid., p. 68.
8
Voir Abdelghani Belhamdi, Jean-Jacques Salvetat, Les Plus beaux prnoms du Maghreb [], op. cit., p. 257.
9
Youns et Nfissa Geoffroy, Le Livre des prnoms arabes, op. cit., p. 197.
10
Abdelghani Belhamdi, Jean-Jacques Salvetat, Les Plus beaux prnoms du Maghreb [], op. cit., p. 257.
243
dormir1. Telle une figure onirique, Lela qui signifie la nuit, la soire2 apparat justement
la conscience du narrateur intern lhpital lors dun dlire nocturne ; en outre, comme son
nom lindique, elle ne se donnait au jeune Rachid que la nuit, moment propice aux rencontres
clandestines.
Layl dsigne exactement la femme faite nuit qui laisse lamant enivr damour au point
de se consumer. Majnn et Layl sont les Tristan et Yseult de la posie arabe. Majnn signifie
dailleurs fou, ravi (au monde), et vient du verbe janna qui sapplique la nuit (janna al-layl :
il fait nuit noire)4. Hrone du roman courtois, aime de Kas, le fou damour5 , Layl
dclenche ds lors le dbut de livresse amoureuse et spirituelle, tout comme la Lela belle et
sauvage de La Rpudiation envote Rachid, Zahir et les femmes de la maison qui
accouraient pour voir de plus prs cette jeune fille sauvage, transplante du jour au lendemain
du quartier juif dans une maison o lIslam tait lalibi permanent6 . Tel un amant conquis,
Rachid avoue tre sous le charme : Quelle magie, quel sortilge me possdaient tout
coup7 ? Lela, suivant la signification de son prnom, est donc bien associe la nuit et
lamour, qui engendrent livresse et le dlire. De plus, la nuit ( Al-Layl8 ) prend une
signification particulire dans le Coran, car le livre incr fut rvl lors de la nuit de La
Destine (Al-Qadr9) :
Ainsi, [p]our tout un courant mystique, Lela telle laime mystique symbolise lessence
divine qui blouit par sa beaut quand un croyant peut lapprocher11 . la suite des
1
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 147.
2
Daniel Reig, Larousse As-Sabil. arabe/franais. franais/arabe, Paris, Librairie Larousse, 1983, p. 4938 ;
Abdelghani Belhamdi, Jean-Jacques Salvetat, Les Plus beaux prnoms du Maghreb [], op. cit., p. 194.
3
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 148-149.
4
Youns et Nfissa Geoffroy, Le Livre des prnoms arabes, op. cit., p. 271.
5
Fatiha Dib, Les Prnoms arabes, op. cit., p. 56.
6
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 148.
7
Id.
8
Le Coran (al-Qorn), op. cit., sourate XCII : La Nuit (Al-Layl) , p. 653.
9
Ibid., sourate XCVII, p. 658.
10
Ibid., sourate XCVII, verset 4, 5, p. 659.
11
Abdelghani Belhamdi, Jean-Jacques Salvetat, Les Plus beaux prnoms du Maghreb [], op. cit., p. 194.
244
personnages ponymes de Kateb Yacine et Grard de Nerval, Nedjma et Aurlia ,
femmes adores puis disparues, toiles insaisissables quon tente en vain de rejoindre, Lela
ouvre la voie au salut ternel.
La dimension ironique de certains prnoms nchappera pas non plus au lecteur
bilingue, qui aura lesprit dentrer dans ce jeu smantique. Amar, par exemple, incarne
exactement linverse des valeurs vhicules par son prnom : le vieil Amar (Ammr), par
dfinition celui qui emploie sa vie au jene, la prire, ladoration , senorgueillit dans
La Rpudiation davoir initi Zahir au plaisir de lalcool : Cest moi qui lui ai appris boire,
marmonnait-il, quelle belle mort1 ! De mme, la cousine Yamina cense tre heureu[se],
fortun[e], prospre2 (fminin de Ymin le bni et bienheureux ) se retrouve
Bafoue. Tremblante [] malheureuse lide du pch pitrement consomm3 . Le
malheur la poursuit : perte dramatique de sa virginit, trsor combien prcieux conserver
jusquau mariage. Dans Les 1001 annes de la nostalgie, le nom du Prophte Muhammad est
galement employ contresens. Mohamed S.N.P., dont la racine HMD signifie rendre
gloire4 , forge le projet daller voler la Pierre noire de la Mecque, pour que les musulmans
ne perdent plus leur temps sy rendre en plerinage et quils consacrent plutt leur nergie
vaincre la misre ! Le choix des prnoms arabo-islamiques nest donc pas fortuit : lemploi de
ces noms propres, mots usuels ou recherchs de la langue arabe classique, cre une vritable
complicit avec le lecteur qui possde quelques rudiments darabe : grce ses connaissances,
il saisit le dtournement de sens et la dimension parodique de luvre.
Le texte lui demande de surcrot de reconnatre les tymons arabes dans la langue
franaise. Ds lincipit, le narrateur attire son attention sur les emprunts linguistiques, en
reprochant Cline son incomptence : [N]ous avions donc cess nos algarades (lui dirai-je
que cest un mot arabe et quil est navrant quelle ne le sache mme pas5 ? Indirectement, le
narrateur fustige tout lecteur virtuel qui, limage de Cline, se rvlerait inculte en ce
domaine. La rflexion tymologique [] prend des allures de rglement de comptes6 ,
surtout lorsquil sagit de termes dont le sens a t dtourn de leur signification originelle.
Ainsi rappelle-t-il dans Le Dmantlement que le mot assassin a connu un glissement de
sens malheureux : [M]ais voil, encore un mot qui nous a t vol pour tre dform,
1
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 169.
2
Youns et Nfissa Geoffroy, Le Livre des prnoms arabes, op. cit. 263.
3
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 51-52.
4
Abdelghani Belhamdi, Jean-Jacques Selvetat, Les Plus beaux prnoms du Maghreb [], op. cit., p. 278.
5
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 9.
6
Moufida El-Azzabi, Les Effets littraires du bilinguisme dans la littrature algrienne [], op. cit., p. 246.
245
dfigur, dvaloris : haschischin a donn assassin en franais, un mot nous, pacifique,
tranquille et inoffensif, il a t couvert de sang et charg de crimes1
Le narrateur ne parsme pas cependant son rcit de vocables trangers. Nous navons
relev que zebi, kif, smala, algarade, haschich , rpertoris de surcrot pour la plupart dans
les dictionnaires de langue franaise. Lauteur souhaite ainsi faire prendre conscience son
lecteur des emprunts de la langue franaise larabe. Sa contribution linguistique est par
consquent faible, mais elle suffit le dissocier du lecteur de culture occidentale. Elle vince
de plus tout lecteur la recherche dun certain exotisme ou dun tmoignage sur le vcu des
Algriens.
Le contrat de lecture de Topographie idale pour une agression caractrise est
passablement diffrent. Certes, les noms communs en arabe ( fakir, muezzin, vizir, kif-kif,
zouave [de larabo-berbre zwwa], qasba2 ) nont pas de valeur intrinsque et appartiennent
un vocabulaire courant, cependant certains termes dorigine arabe, comme assassins de
larabe hachichiya, chiffre de sifr, vizir du persan do est issue lexpression al
wazir , peuvent tre perus comme des clins dil culturels la part dalgrianit du lecteur,
dautant que lorthographe de certains termes signale leur origine trangre : Echeikh
maat3 est crit comme la locution dorigine persane echeick maat et laskar4 de manire
semblable son tymon arabe. Ce vocable est crit avec le k et non le c quil a pris
lors de son intgration au lexique franais. Une parenthse explicative lintention du lecteur
unilingue met en avant la drivation du sens :
La frayeur lavait pris tout coup car personne ne lui avait parl de a pas mme
les lascars (de larabe ASKAR : soldat. Sens modifi en 1830. Familier. Homme
brave, hardi, dcid et malin. Par extension : individu avec une nuance
dadmiration ou de rprobation amuse) qui avaient peur quil ne prt trop got
voyager en empruntant ce moyen de locomotion []5.
Les sens actuels de ce substantif, synonyme de gaillard et voyou , sont loigns du sens
originel. Aussi le terme devient-il tranger au lecteur arabophone et lauteur tente-t-il de se le
rapproprier en modifiant sa morphologie6. Le texte rappelle de cette manire aux lecteurs
virtuels les emprunts sa langue maternelle, notamment dans le domaine des mathmatiques,
science dans laquelle les savants arabes se sont brillamment illustrs : algbre provient par
1
Rachid Boudjedra, Le Dmantlement, op. cit., p. 74.
2
Ibid., p. 232, 234, 249.
3
Ibid., p. 165.
4
Ibid., p. 243.
5
Ibid., p. 37.
6
Le terme laskar a dj fait lobjet dtudes srieuses ; consulter, par exemple, celle de Lila Ibrahim-Ouali,
op. cit., p. 20 & p. 269-270.
246
exemple dal-jabr, chiffre et zro de sifr (vide), zro tant une contraction de litalien zefiro et
de larabe sifr. En maillant le discours romanesque de mots plus ou moins naturaliss dans le
franais, lauteur revendique en somme ses droits sur cette langue.
Leur usage reste toutefois trs limit. Le texte comporte aussi une liste
danthroponymes maghrbins publies dans l Amicale des Algriens en Europe et El
Moudjahid1 [sic] : Laadj Lounes, Abdelahab Hemahan, Sad Aounallah, Rachid Mouka,
Hammou Mebarki, Sad Ghillas, Bensala Mekernef, Rabah Mouzzali, Mohamed Rezki,
Mohamed Benbourek, Sad Ziar2 . Loin dexiger la coopration interprtative dun lecteur
vers dans les langues du Maghreb, cette longue numration tmoigne de lampleur de la
vague raciste en France. Le narrateur porte ici son regard sur la socit moderne occidentale
et nest pas amen de ce fait utiliser un vocabulaire propre la culture maghrbine. Lintrt
de luvre rside dans ce renversement doptique ; la suite des Lettres Persanes de
Montesquieu o le Persan Usbek observe les Parisiens et stonne de leurs traditions
politiques et religieuses, Topographie idale pour une agression caractrise met en scne un
Candide qui voit le monde tel quil est, sans filtre culturel.
La Pluie se dtache du corpus au sens o le roman comprend trs peu de xnismes
(terme employ par les linguistes) : quelques occurrences seulement muezzin, laskars,
khl, casba antique traversent le rcit. Litalique de laskars signale ici, selon lusage
tabli de cette typographie, lorigine trangre de ce terme qui a subi un glissement de sens.
Mais litalique est globalement rare. Lcrivain se dmarque ainsi dautres crivains, en
rcusant le marquage de la langue-source, ainsi que le fait remarquer Naget Khadda au sujet
de lcriture de Mohammed Dib :
[C]et usage rticent de litalique (et de la glose) dans lcriture des mots de la
mre langue refoule mais aussi refoulante comme toute langue maternelle
signale autant lindiscipline que lavnement dun sujet nouveau qui sauto-
gnre dans le texte et dont la langue de lAutre est la fois son matriau
dexpression, son champ de manuvre et le lieu de sa naissance3.
Les noms propres tels que Hocine, Sad, Fatma, Mhari [dromadaire domestique], Ibn
Hiliza, Averros4 sont galement peu utiliss, du fait que la narratrice nomme rarement les
personnes de son entourage par leur nom, except loncle Sad, la tante Fatma, loncle
1
Rachid Boudjedra, Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 161, 233.
2
Ibid., p. 161.
3
Naget Khadda, Italique dusage et parole inusite , Hommage Mohammed Dib, n spcial de Kalim, Alger,
O.P.U., 1985, p. 113.
4
Rachid Boudjedra, La Pluie, op. cit., p. 125, 131, 141.
247
Hocine1 . Elle prfre les substituer par des groupes nominaux linstar de mon frre an,
ma mre, mon pre, ma grand-mre, mon grand-pre, le concierge de la clinique . Ces
personnages dpendent donc dune voix narrative dont on ne connat mme pas le nom ; seule
sa nationalit algrienne est prcise. Lanonymat de la narratrice assure au lecteur la
possibilit dune multiplicit dinterprtations.
Il existe nanmoins dans La Pluie un jeu smantique sur les prnoms que seul un
lecteur bilingue peut pleinement apprcier. L oncle Sad le concierge communiste de la
clinique porte par exemple un prnom qui signifie heureux, chanceux2 ; celui-ci reflte
moins la personnalit du personnage que les sentiments de la narratrice son gard. Lorsque
la narratrice dcouvre lamour fidle et sincre du vieil homme pour son pouse, lestime
quelle lui porte grandit : Il avait lair trs amoureux de sa vieille dame et cela me fit trs
plaisir. Du coup le vieux portier monta encore dans mon estime3. Ce prnom reflte donc
son amiti et sa considration pour un homme qui incarne avec sa femme lide du bonheur.
La tante Fatma reprsente par contre lantithse du personnage dont elle porte le nom.
Cette tante Bougonnante. Boudeuse. Querelleuse. Teigneuse4 ne dtient pas en effet les
qualits quon attribue gnralement la fille prfre du prophte Ftima clbre par tout
lIslam comme une sainte femme et appele la resplendissante5 , qui signifie selon les
commentateurs : celle qui se tient lcart du pch ; cest aussi la chamelle dont le petit est
sevr6. De mme, loncle Hocine, dcrit comme mchant, lche, oisif, vivant en parasite sur
le dos de son pre et soumis son frre an7, porte un prnom laudatif trs rpandu dans le
monde arabe, proche tymologiquement de Hacne le bon, lhonnte, ahcen le meilleur, le
trs bon et mouhssin le vertueux8. Les prnoms encore une fois ne sont pas les reflets
systmatiques de la personnalit de chaque actant.
Par ce faible bilinguisme, lauteur tend finalement effacer larrire-plan culturel dans
La Pluie au profit de lvolution psychologique du personnage et lexpression de la souffrance
fminine. Il attnue ainsi fortement la couleur locale du texte. Le roman postule ds lors un
lecteur prsentant une plus faible part dalgrianit que le lecteur virtuel de La Rpudiation et,
dans une moindre mesure, de Topographie idale pour une agression caractrise.
1
Ibid., p. 52
2
Youns et Nfissa Geoffroy, Le Livre des prnoms arabes, op. cit., p. 254.
3
Rachid Boudjedra, La Pluie, op. cit., p. 101.
4
Ibid., p. 52.
5
Abdelghani Belhamdi, Jean-Jacques Salvetat, Les Plus beaux prnoms du Maghreb [], op. cit., p. 274.
6
Youns et Nfissa Geoffroy, Le Livre des prnoms arabes, op. cit., p. 74.
7
Rachid Boudjedra, La Pluie, op. cit., p. 52-53.
8
Voir Abdelghani Belhamdi, Jean-Jacques Salvetat, Les Plus beaux prnoms du Maghreb [], op. cit., p. 67.
248
Dans Fascination, en revanche, lAlgrie revient au premier plan puisque lhistoire se
droule en partie sur le sol tunisien et algrien et elle retrace les grandes tapes de lhistoire
algrienne : les guerres numides, la conqute de lAndalousie suivie de la chute de Grenade,
loccupation franaise en 1830, la rpression du 8 mai 1945 et la guerre de libration jusqu
lindpendance en 19621. De plus, les personnages principaux jouent un rle dans la libration
dEl Djazar. Aussi trouve-t-on divers toponymes arabes ( Kroub, souk El Djazarine, Tunis,
Medersa Ben Badis de Constantine, Batna, Souk-Ahras, Biskra, La Souika de Constantine,
Rhumel, Guelma, Oran, Tlemcen, Kasba dAlger2 ), beaucoup de noms propres ( Bachagas
algriens, sloughi [lvrier dAfrique du Nord], mharis3, collge Sadiki4 ) et le champ
smantique de lislam ( cadi, muftis, muezzin, imams5 ) et de la culture arabe ( khl, ra,
douars, cads, kasba, mdinas6 ). Ce vocabulaire nest toutefois pas trs important.
Lauteur ne sensibilise pas le lecteur la langue arabe, hormis le jeu de mots Kal-Le-
Kafard7 dont la mauvaise orthographe rappelle avec humour la racine arabe de cafard : kafir
qui signifie mcrant, rengat. Il semble sadresser un lecteur non instruit dans la langue
arabe. Aussi est-il besoin de lui expliquer le sens de certaines locutions populaires :
[C]anicule (on dit Tombouctou en arabe pour dire dune canicule quelle est torride)
[] (Tombouctou, pensait Lam, capitale culturelle du Mali, avec ce nom superbe et
devenant en arabe la fois un substantif pour dire : canicule, grosse chaleur, sieste,
t ; et un adjectif pour dire caniculaire, torride, brlant, etc.8)
Loin de se lancer dans une leon darabe, Lam creuse le sens de Tombouctou , nom
important, puisquil sagit de la ville o il serait n.
Fascination confirme surtout la recherche onomastique de Rachid Boudjedra : Ali et
Alibis bnficient dun prnom arabe dont le choix nest pas anodin. Lauteur na choisi
quun seul prnom arabe Ali (le personnage Lam porte un prnom qui est une lettre de
lalphabet) : il peut tre traduit par sublime, suprieur, grand, noble9 . Al Ali est un nom
divin10 : il est le Trs-Haut11 . Ali est effectivement dcrit comme un personnage positif,
puisquil souhaite rendre justice en pourchassant le voleur de son pre. Mais ce prnom
1
Ibid., p. 16, 48, 56, 70-71, 176, 190, 201.
2
Rachid Boudjedra, Fascination, op. cit., p. 32, 42, 46, 76, 81, 85, 91, 127, 129, 190, 214, 223, 241, 249.
3
Ibid., p. 198, 223.
4
Ibid., p. 123.
5
Ibid., p. 49, 66, 108.
6
Ibid., p. 19, 73, 83, 108, 123.
7
Ibid., p. 223.
8
Ibid., p. 96-97.
9
Fatiha Dib, Les Prnoms arabes, op. cit., p. 116.
10
Abdelghani Belhamdi, Jean-Jacques Salvetat, Les Plus beaux prnoms du Maghreb [], op. cit., p. 270.
11
Id.
249
renvoie surtout la famille du Prophte, au fils adoptif de Mahomet, mari Fatima qui lui
donna deux fils. Cest principalement delle quest issue la descendance de Mouhammad1 .
Or le thme de la descendance est au centre du roman. Ali et Alibis sont eux aussi des fils
adoptifs dIla que Lam tente dimiter, errant travers le monde et devenant mme
temporairement impuissant comme lui ! Cette reprsentation du pre offre un contraste
saisissant avec celle des romans boudjedriens prcdents : sa personnalit extraordinaire, son
libralisme vis--vis des femmes, sa tolrance et sa connaissance du monde, rendent
impossible le retour dAli Bis auprs dun pre quil ne mrite plus depuis sa trahison.
La question de la descendance concerne aussi les fils de la famille, sachant que la
seule fille, Lol, est une lesbienne. Lam se demande, par exemple, si en pousant huit femmes
Ali na pas voulu compenser la strilit dIla, tandis que le narrateur sinterroge sur ltrange
comparaison entre Ila et Lam qui a lui aussi adopt un enfant, issu du premier mariage de sa
femme. En dfinitive, le lecteur virtuel doit aussi bien envisager les valeurs islamiques
vhicules par les prnoms que les qualits et la vie des personnages illustres qui les ont
ports. Cette connaissance de la langue arabe classique et de lhistoire des prophtes,
essentielle pour comprendre les choix lexicaux de lauteur, montre bien que le destinataire est
un lecteur bilingue de culture arabo-musulmane.
Par ailleurs, le nom constitue lobjet mme de la qute de Lam. Ila a en effet
surnomm ses enfants adoptifs Ali, Lam et Lol, composs du L central dIla et de Lil, prnom
de sa femme, afin de crer lillusion dune vritable filiation, sans envisager cette fausse
identit comme une humiliation, une blessure et une bizarrerie. Mais Lam navait jamais
rien compris son surnom que chacun prononait sa guise, dune faon si brve et si courte,
comme une sorte de ngation de lui-mme2. Il ne peut se contenter dun tel surnom qui
subit, de surcrot, des fluctuations phontiques. Cette identit falsifie nest pas sans rappeler
au lecteur celle de tous les Algriens Sans Nom Patronymique qui les colonisateurs franais
ont supprim le nom, la terre, les droits et mme la langue. Lam incarne donc ce peuple
algrien, amer davoir perdu son nom et impatient de le rcuprer. Au cours de son priple
travers le monde, sa mmoire torture par ses blessures de guerre tente de reconstituer son
pass individuel et collectif, celui de son pays natal : lAlgrie. Parcours spatial et qute
identitaire se mlent pour aboutir la fin du roman au constat suivant : Ila na pas falsifi les
prnoms pour des raisons inavoues ou politiques ou juridiques3 , comme le craignait Lam,
1
Youns et Nfissa Geoffroy, Le Livre des prnoms arabes, op. cit., p. 74.
2
Rachid Boudjedra, Fascination, op. cit., p. 37.
3
Ibid., p. 62.
250
mais pour accaparer, sapproprier ses enfants et effacer toute trace de leurs parents
biologiques1 . Recouvrer son nom revient lever le voile sur son pass et dcouvrir ses
origines. Le message sadresse donc au destinataire algrien invit poursuivre litinraire
romanesque non achev de Lam et de lauteur qui dresse lui aussi sa gnalogie littraire
travers un intertexte aussi bien maghrbin quoccidental. Jamais lauteur dans toute son uvre
romanesque ne sest en effet situ, de faon aussi explicite, dans des lignes dcrivains2.
Dautres prnoms orientent le texte vers un certain smantisme : Fatma3 (prnom
proche de Ftima), nom donn ironiquement par lauteur la tante excrable et autoritaire ;
Aicha4 , prnom porte-bonheur, attribu avec humour la tenancire de la maison close o
commencrent tous les malheurs de linfortun Ali ; Kamel5 , le belltre sans vergogne, qui
possde un prnom aux connotations mlioratives en tant que synonyme d achvement, fini,
intgralit, intgrit, perfection, plnitude, finition .
Cest donc surtout travers le choix des prnoms arabes, traces du code et du lexique
de la langue arabe, que se dgage le bilinguisme du lecteur virtuel dans Fascination ainsi que
dans les autres romans du corpus. Si certains prnoms tels que le diminutif Rac de Rachid,
dans La Vie lendroit, perdent leur caractre maghrbin et leur polysmie originelle,
dautres prnoms font apparatre par leur phontique lappartenance gographique, nationale
et culturelle du protagoniste et apportent des informations sur le sens de la digse ; leur
reprise dun roman lautre indiquent clairement au lecteur les liens intertextuels tablir
entre les divers tres fictifs. Ainsi, Selma du Dmantlement, du vocable salama
salut, paix6 et par drivation de salm, forme intensive de salm sain, sauf, correct, droit,
pur, sans dfaut, sans vice7 , rappelle la Selma de LInsolation, mre malheureuse du
narrateur, viole et bafoue. Cette dernire personnifie linnocence face un beau-frre
criminel et prfigure la jeune Selma du Dmantlement, intgre et loyale. La seconde Selma,
dans sa lutte contre le silence et loubli, venge dune certaine manire la premire, force de
ctoyer son bourreau. Ainsi se superposent, dans la mmoire littraire du lecteur, diffrents
personnages relativement semblables qui incarnent une vertu, en loccurrence, celle de la
1
Ibid., p. 224.
2
Voir infra ltude du dialogue intertextuel avec les auteurs du Maghreb.
3
Rachid Boudjedra, Fascination, op. cit., p. 189.
4
Ibid., p. 81. Echa signifie en arabe qui vivra . Troisime pouse de Mahomet, trs belle et trs intelligente,
le prophte avait pour Echa une prfrence. Il passa ses derniers jours chez elle, mourut la tte pose sur ses
genoux. Consulter Fatiha Dib, Les Prnoms arabes, op. cit., p. 18.
5
Rachid Boudjedra, Fascination, op. cit., p. 161.
6
Daniel Reig, Larousse As-Sabil arabe/franais. franais/arabe, Paris, Librairie Larousse, 1983, p. 2642 ;
Youns et Nfissa Geoffroy, Le Livre des prnoms arabes, op. cit., p. 152.
7
Id.
251
puret. Nous ninsisterons pas sur la signification de ce prnom1, mais il faut savoir quil peut
induire en erreur le lecteur arabophone si celui-ci ignore les particularits dialectales dune
rgion, car sa signification nest pas la mme en arabe classique et en arabe dialectal. Dans le
Constantinois, plus particulirement An Beda (ville natale de Rachid Boudjedra),
Selma appartient aussi au dialecte parl : il dsigne la forte fivre due une insolation et,
de ce fait, ne saurait dnommer quiconque. La narratrice du Dmantlement serait en proie
cette forte fivre qui pousse au dlire et ses effets se manifesteraient clairement dans le
comportement langagier de lhrone. Ce sens latent entre en conflit avec le sens manifeste et
introduit une gurilla onomastique2 .
Lattention que porte lauteur aux dnominations se retrouve dans presque toute
luvre romanesque boudjedrienne, dans Les 1001 annes de la nostalgie, Le Vainqueur de
coupe ou encore La Macration :
Les prnoms offrent diffrentes strates de sens et mritent en ce sens que leur smantisme soit
analys au mme titre que celui des autres classes de mots arabes ou dorigine arabe.
Lignorance de la langue arabe dsavantage certainement le lecteur unilingue.
1
Il a dj t tudi par Moufida El-Azzabi dans Les Effets littraires du bilinguisme dans la littrature
algrienne [], op. cit., p. 158-172.
2
Ibid., p. 172.
3
Jany Le Baccon, Fonctions des intertextualits dans luvre de Rachid Boudjedra , Itinraires et contacts de
culture : Potiques croises du Maghreb (coordonn par Charles Bonn), n 14, Paris, LHarmattan, 2e semestre
1991, p. 76.
252
2. Introduction de la graphie arabe
La traduction confirme ce quun lecteur non arabisant aurait probablement compris tout seul :
il sagit dune chanson damour, interprte probablement par Oum Kheltoun surnomme ici
ltoile de lOrient . Nous traduisons ainsi ses vers : combien de jours sans amour ni
dsir dans ma vie jai vcu. Grce ce contact singulier entre deux systmes scripturaires,
lauteur rend ainsi tangible la matrialit du signe arabe.
Quant au second texte en graphie arabe, cest un pome psalmodi dans la rue par un
conteur aveugle :
253
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
[E]t lauditoire se ramollit une telle flambe amoureuse (mais qui sait sil ne veut
pas parler de la guerre qui dura sept ans durant laquelle nous tions tombs dans un
grand cri, les yeux blouis, le cur battant la chamade, avec la peur qui nous
tenaillait au sein de la glbe, labordage du pays que nous dcouvrions soudain,
travers ses maquis protecteurs, ses plonges vertigineuses, ses failles pouvantables
et ses sacrifices drisoires ; travers, aussi, les balles et les boulets de ceux qui,
non contents de nous cribler de plomb, samusaient nous arroser de napalm du
haut de leurs avions jaunes, frelons vrombissants, avec leurs ombres en forme de
croix nette et bien trace sur la terre brune, tachete de zones rousses et vertes et
ocre1 ?)
1
Ibid., p. 168. Notre traduction des vers en arabe : Cigogne au long cou / Cela fait sept ans que je nai pri /
Et voil que jessaye de reprendre, hlas, ma mmoire faillit .
2
Voir Ogbia Bachir, op. cit., p. 85.
254
Rachid Boudjedra crit en arabe puis traduit en franais. Les premires occurrences de ces
units graphiques sont les 3 lettres femelles1 selon Tahar El Ghomri qui les traduit par
[L]e noun [ ]comme une sorte de croissant avec un point dessus, le ta [ ]comme
une faille avec deux trous, le tha [ ]comme une fente crible de trois points
[] Le professeur dcrivait le combat homrique entre une mouche rachitique
( ) et un cadi bedonnant ( ) et insistait sur la lettre ( ) , toute grle et
fragile de la mouche et la lettre ( ) , toute tonitruante et ventrue du cadi. [] La
lettre ( ) contre la lettre ( ) , lune pointue, effile, lautre grandiloquente et
prtentieuse2.
Ces interprtations sont comprhensibles par tous les lecteurs quils soient unilingues ou
bilingues dans la mesure o Tahar El Ghomri ne sintresse ici qu laspect visuel du signe.
Dautres extraits fonds sur ce systme scripturaire ne ncessitent pas non plus de comptence
linguistique spcifique de la part du lecteur car leurs traductions, signals en italique, sont
juxtaposes au fragment :
Effacez les mots obscnes, une fois entr en religion. Il rptait le verset satit,
confondant Selma avec une lve faisant lapprentissage du texte coranique. []
Ils opposaient nos versets coraniques aux leurs Ce ntait pas difficile, ils
navaient qu ouvrir le Coran Toutes les contradictions y taient. Ils se
moquaient de moi, disant :
Ne hassez pas trop ce qui pourrait vous tre un bienfait3.
Lmergence dun pome de Bachar Ibn Bourd4 confirme lide que lintrusion de la
graphie arabe na pas pour objectif premier de slectionner un lecteur arabophone, lauteur
informant en note son lecteur sur le contenu des vers et sur leur auteur :
Pome clbre pour tre le plus obscne de la littrature arabe. crit par Bachar
Ibn Bourd n Khorassan (Perse) en 714 et mort Bagdad en 784. Pote gnial,
aveugle et laid, sa langue tait virulente et dune beaut exceptionnelle. Il rdigea
un jour un pome contre le sultan abasside El Medhi qui lui en voulut et lui garda
une rancune tenace. Un jour, le voyant Bassorah, sol et appelant la prire,
pour se moquer de la religion, il laccusa dhrsie et le condamna tre fouett
jusqu ce que mort sensuive5.
1
Rachid Boudjedra, Le Dmantlement, op. cit., p. 52.
2
Ibid., p. 146, 207.
3
Ibid., p. 89, 90.
4
Ibid., p. 211.
5
Ibid., p. 211, note 1 de bas de page.
255
Son comportement tait limage de ses pomes, obscnes et provocateurs lgard de la
religion. La raction de Selma qui clate de rire sa lecture nous donne une ide du contenu
de ces vers que personne, selon la jeune femme, noserait crire aujourdhui. Il nest donc pas
indispensable de traduire le pome, le lecteur unilingue en saisit le ton et le sens global grce
au pritexte et aux commentaires de la narratrice, mme sil ne peut mesurer quel point le
pome est licencieux et peut choquer le lecteur arabophone : lauteur traite avec dlicatesse le
lecteur francophone en ne traduisant pas Bachar Ibn Bourd. Celui qui possde larabe sera
quand mme avantag, puisque le pome constitue une introduction la question de Selma
concernant ses doutes sur lhomosexualit de son frre.
Cette dernire propose en outre une traduction dun autre pome clbre, crit par
Kaab Ibn Zoher : Souad est apparue et mon cur sest effrit / Devenu orphelin, il jappe /
par la faute de son amour comme un chien entrav1 . Celui-ci est accompagn galement
dune note sur lauteur. Le narrateur les traduit pour son lecteur unilingue afin quil
comprenne lindcence de la parodie que Selma et ses camarades chantaient en chur dans la
cour de lcole : Souad a urin et mon cur sest mouill / Ma bite brlante, sous le coup,
sest ratatine2. Quant aux deux dernires occurrences3 en criture arabe, elles sont aussi
traduites. En somme, Le Dmantlement est davantage nourri en citations arabes que
LInsolation, mais sans rendre pour autant le texte hermtique un lecteur qui ne possde pas
larabe. Certes, elles fragmentent la linarit du texte, elles cassent sa fluidit, mais finalement
leurs interfrences linguistiques nentravent pas la lecture du roman.
Enfin, dans le recueil potique Greffe publi aprs Le Dmantlement et traduit aussi
de larabe, une seule lettre arabe est visible, de surcrot en note de bas de page ( La lettre N
1
Ibid., p. 256.
2
Id.
3
Ibid., p. 285, 305.
4
Id., Greffe, op. cit., p. 15.
5
Id.
6
Abdelkbir Khatibi, Maghreb pluriel, Paris, Denol, 1983.
256
dlaborer une esthtique raliste ; elle cre au lieu dun texte exotique par son rfrent, un
franais coloration exotique1.
Production qui, pour rester accessible aux natifs de la langue franaise, doit sans
cesse jauger le compromis consentir pour ne pas perdre tout pouvoir de
communication, sans cesse ngocier cet art de savoir aller trop loin comme
disait Cocteau2.
1
Naget Khadda, La Littrature algrienne de langue franaise : une littrature androgyne , Figures de
linterculturalit, op. cit., p. 23.
2
Id.
257
C. PAISSEUR RFRENTIELLE
Bien que le choix des parlers arabe ou berbre ne soit pas motiv par une esthtique
raliste, leur injection dans le discours contribue nanmoins ancrer le texte dans un rel
donn, dautant que lauteur fait directement rfrence un contexte socio-historique
particulier. Il relate des faits divers, des vnement politiques et historiques relatifs son pays
natal et sa propre culture. Il tablit ainsi un lien de connivence avec un lecteur de sa propre
communaut :
Pour conforter la confiance du public, il faut tablir avec lui une connivence. Le
vraisemblable est fond sur le consensus. [] Si le lecteur accepte lunivers de rfrence
textuel, cest parce quil sen remet un narrateur dans un acte culturel (la lecture) qui
linsre dans une communaut1.
Le lecteur saccroche effectivement tout ce qui lui rappelle son existence et sa ralit. La
rfrence la culture commune garantit la vrit du discours. Et lunivers voqu dans les
quatre romans du corpus concerne en priorit les Algriens et au-del les Maghrbins.
1. Fragments de journaux
1
Vincent Jouve, LEffet-personnage dans le roman, op. cit., p. 204-205.
2
Rachid Boudjedra, Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 161.
3
Ibid., p. 233.
4
Ibid., p. 232.
258
Lhistoire collective nentre pas toutefois dans la digse de faon aussi brutale que
dans Le Dsordre des choses1 et Timimoun (1994) ; dans ce dernier roman qui emmne les
personnages travers le Sahara vers Timimoun, le poste radiophonique distille des bribes
dinformations alarmantes sur les massacres perptrs en Algrie. Ainsi apprend-on la
disparition de lcrivain Tahar Djaout rellement assassin en 1993 :
Dans Topographie idale pour une agression caractrise, mme si lil critique de
Rachid Boudjedra se pose sur la socit moderne occidentale, il est malgr tout question de
ses compatriotes : On [les Algriens] nous a toujours regards, dissqus, et, dans
Topographie, cest lArabe qui pose son regard sur lEuropen hgmonique. L aussi il y a
subvertissement. Ctait nouveau, lpoque4. Cest travers le prisme du regard candide
du nouvel arrivant quon dcouvre le monde souterrain et ses signes cabalistiques et cest
grce aux documents insrs dans la narration quon entend la voix ou plutt les voix
dAlgriens de lpoque. Ces derniers comptent leurs morts et en appellent la vigilance des
expatris : le retour simpose face la vague de brimades qui fait beaucoup de victimes parmi
les travailleurs immigrs maghrbins. Le destin de lhomme la valise prend donc une
dimension collective. Son itinraire ressemble celui de beaucoup dautres Algriens tus
aprs les vnements de Marseille5 en 1973. Cette descente aux enfers retentit comme
un douloureux et salvateur avertissement pour le futur immigrant qui rverait de faire
1
Id., Le Dsordre des choses, op. cit. Consulter, titre dexemples, les pages 25, 228, 239
2
Id., Timimoun, op. cit., p. 90.
3
Ibid., p. 76, 83.
4
Hafid Gafati, Boudjedra ou la passion de la modernit, op. cit., p. 23.
5
Rachid Boudjedra, Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 161.
259
fortune au pays de cocagne et de Peugeot1 . Cest pourquoi Rachid Boudjedra destine cette
uvre aux futurs candidats lexil :
Rachid Boudjedra rserve son ouvrage, en premier lieu, son frre de sang et de culture, et en
second lieu, ses lecteurs amis et sympathisants, quils soient dici ou dailleurs : Le
premier lecteur, pour moi, cest dabord lAlgrien, ensuite le Maghrbin, ensuite lArabe,
ensuite tous ceux qui veulent bien venir mon texte6. Les prjugs, les partis pris et la
mauvaise foi chez les lecteurs le rpugnent. Ces importuns se contentent dune lecture
superficielle et font parfois violence au texte par une utilisation libre, aberrante, dsirante et
malicieuse des textes7 :
1
Fouad Laroui, Les Dents du topographe, Paris, Julliard, 1996, p. 18.
2
Rachid Boudjedra, Rencontre avec Rachid Boudjedra auteur de Topographie idale pour une agression
caractrise (entretien avec Salim Jay), LAfrique littraire. Romans maghrbins : un regain de vigueur (1967-
1983), n 70, Sceaux, 4e semestre 1983, p. 61.
3
Id., Topographie idale ou la rptition de la rinsertion , LAlgrien en Europe (journal mensuel dit par
le parti communiste franais), n 221, Paris, 16 octobre 1975, p. 30.
4
Christian Limousin, LOdysse de lAlgrien , Politique Hebdo (journal de la gauche rvolutionnaire),
n194, Paris, 23 octobre 1975, p. 29 [dossier de presse Denol].
5
Rachid Boudjedra, Topographie idale ou la rptition de la rinsertion , LAlgrien en Europe, op. cit.,
p. 30.
6
Id., Discussions aprs les communications , Autobiographie et Avant-garde [], op. cit., p. 251.
7
Umberto Eco, Lector in fabula, op. cit., p. 73.
260
mauvaise interprtation mais ceci est un autre problme. [] Cest vrai, que trop
souvent le lecteur auquel nous nous adressons nest pas le lecteur auquel nous
voudrions nous adresser. Nous sommes dans la gueule du loup, cest certain cest
une contradiction que de publier en France1.
la lecture de ces dclarations auctoriales, on mesure bien lcart entre le public rel
( lecteur concret rel2 dans la terminologie de Jaap Lintvelt), le lecteur virtuel et le lecteur
souhait par lcrivain (appel lecteur concret virtuel3 ), lecteur vis sans tre atteint4 .
Rachid Boudjedra a parfaitement conscience de cet cart :
Mon roman cote 34 francs. Je sais bien que je ncris pas pour le paysan
algrien. Cependant, mme sil tait gratuit, il ne le lirait pas, car pour un
analphabte, laccs aux livres est magique. Jcris pour ceux qui peuvent me lire.
Aujourdhui, ce ne sont encore que des intellectuels, des cadres, des responsables.
La peinture abstraite, elle non plus, nest pas achete par les paysans des Aurs.
Est-ce pour autant quil faut abandonner la peinture abstraite ? En attendant que
le niveau culturel slve chez nous et cela arrivera invitablement un jour , il
ny a pas de raison de faire de la sous-littrature5.
Il est peu probable en effet que le public rel concret de Rachid Boudjedra soit
essentiellement compos dAlgriens ou de Maghrbins. Dabord, Rachid Boudjedra publie et
diffuse ses uvres en France. Parmi les immigrs algriens qui vivent en France, un million
lpoque de la parution du livre, on compte beaucoup de catgories socio-culturelles qui lisent
peu, voire pas du tout. Ensuite, bien que le franais soit une langue pratique en Algrie,
beaucoup dAlgriens restent encore analphabtes, matrisent mal la langue ou ne peuvent
accder, pour des raisons conomiques et culturelles, aux livres. Enfin, la lecture relativement
ardue du roman, o la recherche formelle et linnovation esthtique priment sur lhistoire,
peut rebuter plus dun lecteur, notamment ceux qui rechercheraient un livre centr
exclusivement sur le sort des ouvriers nord-africains, des boucs comme les surnomme
Driss Chrabi6. La fin du roman Les Boucs (1955) serait dailleurs susceptible de rpondre
davantage aux aspirations de ce lectorat, puisque lauteur y dcrit de faon poignante la
misre des immigrs, entasss trente ou quarante dans des caves Genevilliers.
Rachid Boudjedra prfre privilgier laspect esthtique et enfermer son lecteur virtuel
dans une criture labyrinthique qui lempche davancer dans le rcit : ce dernier se laisse
1
Rachid Boudjedra, Topographie idale ou la rptition de la rinsertion , LAlgrien en Europe, op. cit.,
p.30.
2
Jaap Lintvelt, Essai de typologie narrative : le point de vue . Thorie et analyse, op. cit., p. 16.
3
Id.
4
Id.
5
Rachid Boudjedra, crire, ce nest pas tout (entretien avec Ania Francos), Jeune afrique : hebdomadaire
international, n 774, Alger, 7 novembre 1975, p. 57.
6
Driss Chrabi, Les Boucs, Paris, Denol, 1955.
261
prendre par de longues parenthses, se perd dans des descriptions sans fin et ne sait plus qui
parle et qui voit. Lcriture sophistique du roman se rvle incapable dinterfrer sur la
destine tragique du pauvre migr qui se dirige tout droit vers la mort. En bref, lcriture est
vaine lorsquil sagit de mettre fin au drame de linnocent. Tandis que lauteur parcourt les
innovations littraires du Nouveau Roman, enrichit son art et participe laventure dune
criture, lhomme la valise erre et fait un voyage au bout de la nuit . Le morceau de
papier sur lequel une colire du Piton a not ladresse ne lui est daucune aide. Linscription
est devenue illisible ; les signes talismaniques sont daucun secours pour lhomme gar.
Lcriture torture du roman le pige, lauteur inspecte les murs du futur tombeau de son
personnage. Il prend dailleurs ses distances par rapport cette silhouette hagarde quil ne
sattarde pas dcrire.
Topographie idale pour une agression caractrise fait donc autant le procs de
lmigration en France que celui de lintellectuel engag incapable de changer quoique ce soit
au sort de ces milliers dimmigrs. Le roman est finalement moins destin louvrier migr
quaux intellectuels qui au bout du compte savrent navoir aucune prise sur le rel : En
somme, Topographie nest pas le roman de lmigr mais le roman de lintellectuel du
par lOccident1. Il est clair aussi que lcriture peu narrative et peu lisible de Topographie
idale pour une agression caractrise sduit peu le grand public plus accoutum aux
critures limpides. Autrement dit, le lecteur virtuel ne correspond ni au lecteur souhait par
lcrivain ni au public rel.
1
Lila Ibrahim, Topographie idale pour une agression caractrise de Rachid Boudjedra ou lcriture de
lclatement , tome II : Exils croiss. Actes du colloque Littratures des immigrations en Europe du 19 au 21
dcembre 1994, lUniversit de Paris-Nord (sous la dir. de Charles Bonn), Paris, LHarmattan, 1995, coll.
tudes littraires maghrbines , n 8, p. 54.
262
2. Rpertoire du texte
Par ailleurs, si lpaisseur rfrentielle varie dun roman boudjedrien lautre, tous les
textes font appel aux connaissances extra-textuelles du lecteur afin quil replace la digse
dans son contexte socio-historique :
1
Wolfgang Iser, LActe de lecture. Thorie de leffet esthtique, op. cit., p. 128-129. Nous soulignons en
italique.
2
Ibid., p. 261.
3
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 57, 182.
4
Ibid., p. 101.
5
Ibid., p. 109.
6
Ibid., p. 215.
7
Charles Bonn, La lecture de la littrature algrienne par la gauche franaise : le cas Boudjedra , Peuples
mditerranens, n 25, Domination et dpendance : situations , Paris, octobre-dcembre 1983, p. 10.
263
dIndpendance, Boumediene commandait cette rgion marocaine, sige de son quartier
gnral1.
Le rpertoire du texte fait clairement rfrence lhistoire ou la socit
algrienne, car lcrivain souhaite prsenter ses compatriotes ce qui se passe chez eux :
Sans constituer un roman descriptif de la socit algrienne, ce rcit nen prsente pas moins
une certaine valeur sociologique. Abdelwahab Bouhdiba accordant cette fiction la qualit de
tmoignage en reprend des extraits pour illustrer les chapitres XII et XIII intituls
chantillons de conduites et Au royaume des mres de son essai La Sexualit en
Islam3. Aprs avoir cit un passage de ce roman exhibitionniste4 , il dclare :
Le roman dvoile une sorte de vrit nous amenant voquer avec Ali Ydes une vrit
dans un contexte6 , qui propose de transcender la dichotomie traditionnelle entre les
catgories de rel et fiction et suggre daborder autrement la question du rapport entre
lautobiographie et lHistoire en introduisant le concept de vrit contextuelle []7. Il
confirme par l ce que Wolfgang Iser disait dj en 1976, savoir quil ny a pas dopposition
entre la ralit et la fiction, au lieu dtre simplement le contraire de la ralit, la fiction
nous communique quelque chose au sujet de la ralit8. Bien que La Vie lendroit soit une
fiction, on conoit aisment que les sentiments du personnage Rac, sa hantise de la mort et ses
peurs insolubles, aient t prouvs par lcrivain et des milliers de ses compatriotes
1
Voir, ce sujet, Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie aprs lindpendance, p. 26, 29.
2
Rachid Boudjedra, Entretien avec Rachid Boudjedra (avec Hdi Bouraoui), Prsence francophone. Revue
internationale de langue et de littrature, n 19, Sherbrooke, C.E.L.E.F., automne 1979, p. 157-173, p. 160.
3
Abdelwahab Bouhdiba, La Sexualit en Islam, op. cit., p. 227, 243, 244-246, 270...
4
Ibid., p. 270.
5
Id.
6
Ali Ydes, Le rel et le fictif dans La Vie lendroit de Rachid Boudjedra , Rachid Boudjedra. Une
potique de la subversion, tome I : Autobiographie et Histoire, op. cit., p. 143.
7
Hafid Gafati, Autobiographie et Histoire , Rachid Boudjedra. Une potique de la subversion, tome I, op.
cit., p. 28.
8
Wolfgang Iser, LActe de lecture. Thorie de leffet esthtique, op. cit., p. 100.
264
confronts dans les annes 90 aux mmes difficults que lui : Tant que le rel et le fictif
manent du mme fondement autobiographique de lAlgrie, tous deux aspirent transmettre
la mme vrit1. La Pluie transmet de mme une certaine vrit contextuelle : reflet du
mal-tre fminin en Algrie, ses angoisses sinspirent de la vritable dtresse des femmes
dont de nombreux rcits, comme La Voyeuse interdite de Nina Bouraoui, se sont fait lcho.
De notre corpus Fascination est le roman qui facilite le plus linscription de lhistoire
sur lcheveau du temps ; en dautres termes, il est ais de recrer le contexte sociopolitique
puisque Lam, Ali et Ali Bis participent aux grands combats de libration nationale du XXe
sicle : Seconde Guerre Mondiale, lutte pour lindpendance en Algrie, conflit
dIndochine On sait, notamment grce aux noms des villes Bne, Philippeville,
Bougie qui nont pas t encore rebaptiss Annaba, Skikda et Bejaia , que lhistoire a lieu
dans une Algrie encore colonise. Des dates trs prcises viennent corroborer cette ide, en
particulier, la date majeure du 8 mai 1945, date laquelle les parents de Lol ont t assassins
par des colons :
Porter le fer dans ce qui diffrencie, prcisment, cette socit de toutes les autres
[] [c]tait le moyen de crer un roman profondment arabe et en mme temps
qui ne lest pas du tout, cest--dire un roman o il ny a pas une once ni de
pittoresque, ni de folklore, ni de particularisme 4.
Les fragments de journaux et les indices sur le contexte socio-historique permettent seulement
au lecteur de recadrer la fiction et non de dcrire ou dexpliquer une socit ou une poque.
Au lecteur incombe ensuite la tche dimaginer, de complter et dactualiser les indices qui lui
1
Ali Ydes, Le rel et le fictif dans La Vie lendroit de Rachid Boudjedra , Rachid Boudjedra. Une
potique de la subversion, tome I, op. cit., p.164.
2
Rachid Boudjedra, Fascination, op. cit., p. 36.
3
Jean Revel, La Morale des anctres , LExpress, op. cit., p. 119.
4
Id.
265
sont donns. Se substituent ainsi aux lectures exotiques des lectures axes sur la valeur
sociologique et historique des discours.
Fascination postule en fait un double lectorat, tout dabord, algrien puiquil met en
scne les compatriotes de Rachid Boudjedra et quil les interpelle et, ensuite, occidental dans
la mesure o il sadresse galement au lecteur tranger cette socit, comme le rvle cette
phrase : Lol ny avait pas du tout droit car elle tait mineure par son ge et mineure par son
sexe, selon la loi qui rgissait le droit musulman, en matire dhritage1. Ces informations
sadressent la fois au lecteur non musulman dont la vie sociale nest pas rgie par ces rgles
et au lecteur de confession musulmane, qui le narrateur rappelle par un procd dinsistance
liniquit des lois qui font de la femme maghrbine une mineure vie.
1
Rachid Boudjedra, Fascination, op. cit., p. 49.
266
D. DIALOGUE AVEC LORIENT
Afin dexprimer leur spcificit culturelle travers le roman, genre trs souple par
dfinition, les premires gnrations dcrivains nord-africains de langue franaise ne se sont
pas contentes de raconter des histoires dinspiration locale sans toucher la forme1 , elles
ont modifi cette forme littraire lorigine occidentale, importe dEurope et rgie par des
schmas culturels occidentaux. Rachid Boudjedra sinscrit dans leur sillage : cest
essentiellement en mettant en place un dialogue intertextuel avec les auteurs du Maghreb quil
cre un fonctionnement littraire proprement maghrbin. De ce fait, son uvre postule un
lecteur dont la culture littraire arabo-berbre est prgnante.
Rachid Boudjedra a une prdilection pour les rfrences laire culturelle arabo-
berbre, culture orale qui condense en elle toute la richesse diachronique dune civilisation
vivante2. Il reprend les caractres traditionnels du hros populaire Djoha, personnage
factieux et roublard, en ladaptant la socit algrienne contemporaine. Dans LInsolation,
Djoha est ainsi incarn par Si Slimane que les gens prennent pour un pauvre desprit alors
que lui se sait le gardien vigilant de la Contre3 . Lauteur apprcie la simplicit de ce
personnage qui, contrairement aux anctres glorieux comme Keblout mis en scne par Kateb
Yacine, incarne la libert de pense et de parole. Tout comme le lgendaire Djoha auquel il
emprunte le nom et les attributs, Si Slimane, pre spirituel et adoptif du narrateur, nhsite pas
poser des questions difficiles aux devins [], se permet de contredire un vieillard aveugle
qui raconte la vie des compagnons de lIslam, cre autour de lui une agitation inutile et
devient le centre dun cercle qui grandit de plus en plus4. Il nest pas souvent pris au
srieux, mais cela ne lempche pas de prcher contre les cadis et autres doctes de la
religion, sans parler des usurpateurs et des gros commerants5 .
1
Abdelkbir Khatibi, Le Roman maghrbin, op. cit., p. 15.
2
Lila Ibrahim-Ouali, op. cit., p. 59.
3
Rachid Boudjedra, LInsolation, op. cit., p. 111.
4
Ibid., p. 112.
5
Ibid., p. 113
267
la suite du hros populaire, son humour est souvent dirig contre les riches, les
hypocrites, les despotes, les qadis, les imams, les collecteurs dimpts, qui sont fustigs sans
merci1 . Il affecte la sottise pour mieux tromper son monde :
[R]arement dune imbcillit pure, il est le plus souvent, sous des dehors niais,
suprmement habile ; il ne se donne dailleurs lallure dun simple desprit que
pour mystifier ses semblables ou les berner et vivre leurs dpens, car le
parasitisme est son fait ; sa btise feinte est intresse, et ses intentions rarement
pures2.
Si Slimane prche effectivement contre les autorits religieuses et politiques, mais son
comportement marginal le protge :
Il ne cherche pas organiser de faon rationnelle une rvolution, mais fomenter des troubles
et semer les germes de la rvolte dans lesprit du peuple. Il hberge chez lui une racaille qui
le su[e] jusquau sang4 laquelle il dispense un enseignement politique :
[I]l oublie quil empeste le vin et se met farfouiller dans ses poches la recherche
de son chapelet dambre quil finit par trouver et par brandir ostentatoirement,
devant son auditoire, afin que les indicateurs de la police, camoufls dans les
recoins de la rue, ne viennent pas penser quil organise une runion politique
pour une ventuelle prise du pouvoir, mais quil va tout simplement rciter
quelques versets coraniques pour demander Dieu le pardon de tous les pchs
commis par la communaut marginale quil hberge et quil endoctrine en douceur.
Et la vie reprend dans lantre comme si de rien ntait. Les chapelets sont vite
relgus au fond des poches et lon se remet aux cours de haute politique, la
lecture des journaux, lanalyse critique de lconomie du pays et aux concours
potiques5.
1
Jean Djeux, Djoha, hros de la tradition orale arabo-berbre : hier et aujourdhui, Sherbrooke, Naaman,
1978, p. 20. Sur le personnage de Djoha, consulter aussi Les Facties de Si Djoha de Guy Dugas, Paris,
LHarmattan, 2003.
2
Encyclopdie de lIslam, tome II, Paris, G.-P. Maisonneuve & Larose, 1965 ; rd. : 1977, p.606 (art.
Djuha ).
3
Rachid Boudjedra, LInsolation, op. cit., p. 113, 243-244.
4
Ibid., p. 109.
5
Ibid., p. 113-114.
6
Ibid., p. 242.
7
Ibid., p. 241.
8
Ibid., p. 243.
268
danger. Il est de tous les combats : il ne respecte pas le vendredi de la prire, boit allgrement,
psalmodie lenvers le Coran1 lors de lenterrement de Selma, soutient la rvolte des
femmes dtermines assister aux funrailles de Selma leve au rang de victime de la
tyrannie masculine.
Mais ce personnage nen demeure pas moins lche : il couvre lacte criminel de
Siomar et se marie avec la femme viole et bafoue par son beau-frre. Il ne fait donc plus rire
son fils adoptif qui, la fin du roman, constate : Non, personne ntait capable de venir
perturber le vieillard, car lhistoire tait trop passionnante. Amar B tait en train dclipser la
clbrit de Djoha lui-mme []2. Il nchappe pas au tragique et la charge corrosive
des romans boudjedriens3. Limage traditionnelle de Djoha est donc radapte au discours
romanesque, ses facties populaires prennent une dimension plus politique, voire
didactique4 .
Djoha revient en force et prend sa revanche sur toute une priode o les crivains
lavaient oubli. Rachid Boudjedra sinscrit par consquent dans le sillage de Mouloud
Feraoun : ce dernier avait prfr dans Le Fils du pauvre (1954) recourir Scapin, autre
bouffon malin, pour montrer toute la haine qui se cre entre deux familles, fches mort :
Je te pardonne la charge que tu mourras, dit Gronte Scapin5. Sadressant au lecteur
tranger, il puise donc dlibrment dans le patrimoine littraire de son lecteur et remplace
Djoha par un autre personnage comique et malicieux venu dEurope. Mais le romancier nen
passe pas pour autant sa propre culture sous silence : Nous avons encore de nombreux
pomes qui chantent des hros communs. Des hros aussi russ quUlysse, aussi fiers que
Tartarin, aussi maigres que Don Quichotte6 , dclare le narrateur Fouroulou Menrad. Il tente
ici de convaincre son narrataire de lexistence dans la tradition kabyle de hros populaires
dont le charme gale celui des personnages de lOdysse dHomre, de Tartarin de Tarascon
dAlphonse Daudet et de Don Quichotte de la Manche de Miguel de Cervants. Aussi
raconte-t-il le plaisir quil prenait, enfant, couter, lors des veilles avec sa tante, les
aventures de Mqdech, Petit Poucet dbrouillard et rus (souvent infirme ou nain) :
Elle savait crer de toutes pices un domaine imaginaire sur lequel nous rgnions.
Je devenais arbitre et soutien du pauvre orphelin qui veut pouser une princesse ;
jassistais tout-puissant au triomphe du petit MQuidech qui a vaincu logresse ; je
1
Ibid., p. 223.
2
Ibid., p. 196.
3
Lila Ibrahim-Ouali, op. cit., p. 78.
4
Id.
5
Mouloud Feraoun, Le Fils du pauvre, op. cit., p. 66.
6
Ibid., p. 15.
269
soufflais de sages rpliques au Hechachi qui tente dviter les piges du sultan
sanguinaire1.
Outre les richesses de limaginaire populaire algrien, Mouloud Feraoun fait dcouvrir son
destinataire tranger sa rgion natale, la Kabylie :
Le touriste qui ose pntrer au cur de la Kabylie admire par conviction ou par
devoir des sites quil trouve merveilleux, des paysages qui lui semblent pleins de
posie et prouve toujours une indulgente sympathie pour les murs des habitants.
On peut le croire sans difficults, du moment quil retrouve nimporte o les
mmes merveilles, la mme posie et quil prouve chaque fois la mme
sympathie. Il na aucune raison pour quon ne voie pas en Kabylie ce quon voit
galement un peu partout.
Mille pardons tous les touristes. Cest parce que vous passez en touristes que
vous dcouvrez ces merveilles et cette posie. Votre rve se termine votre retour
chez nous et la banalit vous attend sur le seuil.
Nous, Kabyles, nous comprenons quon loue notre pays. Nous aimons mme
quon nous cache sa vulgarit sous des qualificatifs flatteurs. Cependant nous
imaginons trs bien limpression insignifiante que laisse sur le visiteur le plus
complaisant la vue de nos pauvres villages2.
Le soleil tape fort et les touristes, rares, mais bien folkloriques, ont des mouchoirs
sur la tte, un teint cramoisi et un masochisme toute preuve. [] Ils se
promnent en fiacre en mangeant des figues de Barbarie sans les plucher. Ae !
Ae ! [] Quand ils repartent ils sont plus racistes que lorsquils sont arrivs [].
Et leurs bonnes femmes avec leur peau rouge crevisse et leurs fesses
volumineuses dans les pantalons serrs, monter lascivement les escaliers de la
Casbah et ameuter la convoitise du peuple tranquille jusque-l et quon vient
dranger avec ce car qui dverse les bonnes femmes apptissantes et leurs
bonshommes travestis par des chchias rouge pivoine3.
1
Ibid., p. 55.
2
Ibid., p. 12.
3
Rachid Boudjedra, LInsolation, op. cit., p. 165-166.
270
Lexcursionniste devient grotesque, son attitude dplace et irrespectueuse. Le narrateur de
LInsolation fustige la conduite de tous les voyageurs qui se cantonnent aux sentiers battus et
repartent persuads davoir pous, pendant leur sjour, les modes culinaires et vestimentaires
de la rgion. Il navertit pas le lecteur tranger ; il le condamne demble en mettant en garde
la population indigne contre la fausse complaisance du visiteur qui ne vient que pour
retrouver les traces dun pass glorieux de la civilisation grco-latine :
Que viennent-ils faire ? Voir, regarder, lire les inscriptions latines du souk El
Djezzarine. Vous voyez, nous ne sommes pas quand mme tout fait des sauvages.
[] Puis, nous, ah ! madame, on a le sang chaud. Y a qu lire les gazettes.
Heureusement que dans la Contre, le tourisme marche mal. Algriens
sanguinaires ! Mais oui, sept annes quils ont fait la guerre, massacrer de gentils
colons et de rustiques gardes-champtres (Constantine : 20 aot 1955. La ratonnade
gigantesque fit des centaines de morts, tous algriens, abattus au fusil-mitrailleur
par les Europens dchans et haineux []1.
Lironie cinglante atteint son paroxysme dans ce passage o le narrateur reprend tous les
clichs de lex-colonisateur sur ses anciens sujets, sauvages et sanguinaires , pour les
confronter ensuite la ralit historique. Celle-ci renvoie aux colons une image
inverse deux-mmes : les plus froces ne sont pas ceux quon accuse, mais bien les Franais
qui ont pris lAlgrie pour un nouveau Far West2 . Limage du destinataire de Rachid
Boudjedra se rvle donc par contraste ; il est lantithse de ces lecteurs-touristes emplis de
prjugs.
LInsolation ne sadresse pas en somme au mme lecteur que Le Fils du pauvre. Ce
dernier roman, crit durant la colonisation, offre un rcit dpaysant aux lecteurs
mtropolitains, sans toutefois tomber dans lcueil de la complaisance. Il se prsente comme
un texte modeste, sans charge corrosive, puisquil sagit du journal dun instituteur qui
souhaite simplement raconter sa vie :
1
Ibid., p. 166-167.
2
Ibid., p. 167.
3
Mouloud Feraoun, Le Fils du pauvre, op. cit., p. 10.
271
En inscrivant son autobiographie dans la ligne prestigieuse des grands crivains europens,
le romancier renvoie le lecteur franais sa propre culture et lgitime le projet littraire de
linstituteur.
De mme, La Colline oublie de Mouloud Mammeri et Le Printemps nen sera que
plus beau de Rachid Mimouni, inspirs respectivement par la tragdie grecque et le thtre
franais du XVIIe sicle, font allusion de manire ostensible aux humanits franaises1 .
Tandis que La Colline oublie souvre sur la liste des protagonistes2 la manire des tragdies
grecques, Le Printemps nen sera que plus beau respecte une des grandes rgles du thtre
classique : la contrainte des trois units. La quatrime de couverture engage vivement le
lecteur adopter cette lecture, bien que le texte prsente une forme hybride :
Les hros de la tragdie ne sont pas toujours des dieux ou des demi-dieux qui ont
lu domicile au sommet de lOlympe ou sur les bords de la mer ge. [] En une
journe, tout sera jou : les amis seront spars, les amoureux broys, le destin
dun pays scell Unit de temps, unit de lieu, unit daction, rien ne manque,
pas mme le chur antique qui commente laction de ce rcit sinueux comme les
ruelles de la ville3
Le pritexte valide ainsi la qualit littraire dune uvre que lditeur inscrit dans le
prolongement des grands textes dramaturgiques europens.
Revenons prsent Rachid Boudjedra, sa rhabilitation de la culture arabo-berbre
ne se rsume pas la transposition de personnages populaires dans le monde actuel, il tente
galement dinsuffler LInsolation et La Rpudiation le rythme de loralit, transgressant
ainsi la frontire entre oral et crit :
Le genre occidental du roman est fcond par loralit qui revt une importance de premier
ordre dans les socits traditionnelles du Maghreb et plus largement dAfrique, celle-ci
apportant au roman une autre tonalit :
1
Littratures francophones, tome I : Le Roman, op. cit., p. 187.
2
Mouloud Mammeri, La Colline oublie, Paris, 1952, Librairie PLon ; Paris, Union gnrale dditions, 1978 ;
rd., Paris, Gallimard, 1992 ; rd. : Gallimard, 1997, coll. Folio , p. 9-10.
3
Rachid Mimouni, Le Printemps nen sera que plus beau, Alger, Entreprise Nationale du Livre, 1983 ; rd. :
Paris, Stock, 1997, coll. Pocket , quatrime de couverture.
4
Nora-Alexandra Kazi-Tani, Roman africain de langue franaise au carrefour de lcrit et de loral (Afrique
noire et Maghreb), Paris, LHarmattan, 1995, p. 14.
272
En simplifiant excessivement, on pourrait dire que, dans le contexte
communicationnel maghrbin, en arabe comme en berbre, tout nonc crit est
dabord de lordre du verbal : cest une parole fonde sur la situation interlocutive
de loral, donc fortement subjective et dialogique, engageant la personne mme de
lauteur1.
Diverses voix se font entendre, diffrents conteurs semblent se relayer pour poursuivre la
mme histoire.
Mais cest surtout dans LInsolation quon a limpression que loralit simpose. Un
chapitre4 est consacr aux techniques de loralit et met en scne tous les reprsentants dune
tradition sculaire qui se perptue dans la rue : celle des conteurs. Medhi se laisse sduire par
la mlope des chants populaires5, les appels la prire du muezzin voix de la Divine qui
1
Pierre Van den Heuvel, criture davant-garde et autobiographique chez quelques auteurs maghrbins :
Discours plurilingue et discours extatique , Autobiographie et Avant-garde [], op. cit., p. 210.
2
Nora-Alexandra Kazi-Tani, Roman africain de langue franaise au carrefour de lcrit et de loral (Afrique
noire et Maghreb), op. cit., p. 49. Citation entre guillemets de M.a M.Ngal, LErrance, Yaound, d. Cl, 1979,
p. 91.
3
Rachid Boudjedra, Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 31.
4
Id., LInsolation, op. cit., p. 160-181.
5
Ibid., p. 162.
273
met en transe1 , les charlatans qui lui rappellent la prose truculente de larracheur de dents
Sidi Saad qui fait lloge de son art [], invoque Dieu et son prophte2 avant daller
farfouiller dans la bouche des pauvres bougres : La foule crdule a vraiment lair
inquite et baisse les yeux, sous la diatribe vhmente du charlatan qui pointe le doigt vers le
ciel et dit que Dieu est grand4. Il revient la mmoire de Medhi le jeu de comdien du
pseudo-thrapeute, sa gestuelle, ses invocations Dieu et ses apostrophes la foule, propres
au discours oral. Il est particulirement fascin par le meddah, chantre populaire qui dit des
pomes en saccompagnant dun instrument de musique5 .
[I]l dit des pomes en saccompagnant dun tambourin. Lhomme est aveugle. Le
visage, quil a abrupt et ple, lui tombe sur le menton, sans aucune transition, et
accentue la maigreur de lensemble. [] Il psalmodie de sa belle voix rauque et
comme cingle de sonorits rugueuses. [] Il cohabite avec les anges et oublie sa
misre6.
Assis en tailleur, dans la position coutumire des conteurs de rue, sa ccit, sa pauvret
matrielle et sa verve potique envotent le public, respectueux de cet tre part, qui manie si
bien le verbe. [C]e personnage est bien tel que le lecteur maghrbin peut sattendre le
croiser7.
Le rcit montre de plus comment un conteur charlatan et cupide est lorigine de la
lgende dAmar B, hros invent de toutes pices8 :
1
Ibid., p. 165.
2
Ibid., p. 175.
4
Ibid., p. 175.
5
Id., La Vie quotidienne en Algrie, Paris, Librairie Hachette, 1971, coll. Vies Quotidiennes
Contemporaines , p. 144.
6
Id. LInsolation, op. cit., p. 167.
7
Lila Ibrahim-Ouali, op. cit., p. 67.
8
Sur la lgende dAmar B, nous nous inspirons ici de la recherche de Lila Ibrahim-Ouali, op. cit., p. 68-73.
9
Rachid Boudjedra, LInsolation, op. cit., p. 194.
10
Id., La Rpudiation, op. cit., p. 59.
11
Id.
274
LInsolation : le conteur invoque les Prophtes1, invite la prire, apostrophe directement la
foule, rpte inlassablement le prologue, afin de tenir en haleine son auditoire jusqu la fin de
lhistoire et afin surtout de remplir sa chchia doboles. Le lecteur maghrbin retrouve ainsi le
style de la langue parle, saccade, ponctue dexclamations, coupe par de longues
implorations et des formules incantatoires :
coutez, bonnes gens, et croyez-en vos oreilles ! Que le prophte enlve la lumire
de mes yeux, si je mens ! Quil me donne la rage et le torticolis ! Quil me donne la
mort ! [] Que la paix soit sur notre prophte Mohamed et que le dmon soit
damn2 !
Il assiste la naissance de la lgende dAmar B. Celle-ci se propage au fil des pages, car
lauteur invente une vie ce personnage purement fictif, afin daccrditer cette fable :
Pendant la fameuse guerre de sept ans, Amar B sarrangeait pour avoir des laissez-passer
des deux cts. [] Lui, bernait tout le monde et gardait sa neutralit. Il avait fini par faire
des affaires et gagner de largent3. Cette longue digression est mise entre parenthses,
comme si ce ntait pas le narrateur intradigtique, Medhi, qui prenait la parole, mais
lauteur qui donnait des informations mtatextuelles sur un personnage rel, connu pour son
comportement durant la guerre dindpendance. Medhi vient corroborer ces dires, en insrant
dans sa narration le rcit de son compagnon, qui avait frquent Amar B pendant lpoque
hroque de la boutique4 . Quelques pages auparavant, le compagnon de Medhi avait en effet
racont, dans la maison close o ils avaient tous deux chou, l histoire loufoque et pourtant
vridique5 dAmar B. Cest ce personnage invent pour loccasion qui vient faire de
lombre Si Slimane. Le vritable hros populaire, Djoha, incarn dans le rcit par le pre
adoptif de Medhi est donc supplant par un anti-hros6. Par le biais de cette lgende et du
personnage de conteur, lauteur tente de concilier les contraires, loral et lcrit.
Cette oralit dans les textes de Boudjedra correspond une reprsentation
vritablement maghrbine de la tradition orale. Hafid Gafati en convient et il affirme mme
que cet usage de la tradition orale chez Boudjedra serait plus authentique et moins influenc
par lOccident que les textes de Tahar Ben Jelloun :
1
Id., LInsolation, op. cit., p. 195, 197.
2
Ibid., p. 195, 197.
3
Ibid., p. 196.
4
Ibid., p. 199.
5
Ibid., p. 185.
6
Sur lanti-hrosme dAmar B, consulter Lila Ibrahim-Ouali, op. cit., p. 71-73.
275
aucunement laffirmation du patrimoine maghrbin puisque lcriture de ses
romans, de LEnfant de sable et de La Nuit sacre en particulier, qui emprunte
fortement cette tradition, ne procde pas dun dploiement authentique de
limaginaire maghrbin et arabe, comme on la soutenu, mais appelle plutt et
pouse de faon soumise la reprsentation de cet imaginaire par le lecteur
occidental. Limage dpinal quoffre Ben Jelloun de limaginaire et de la culture
maghrbine dans le contexte du monde moderne ne fait que rpondre et renforcer
la vision strotype que lOccident a du Maghreb dans la perspective de
lorientalisme le plus ractionnaire, cest--dire de cette idologie cre de toutes
pices par, dabord, la littrature occidentale dans la priode coloniale et
imprialiste1.
Loralit dans les romans de Tahar Ben Jelloun serait trop vidente, trop mise en scne pour
correspondre un vritable dploiement de limaginaire maghrbin.
Nous ne le pensons pas, dautant que LEnfant de sable et LInsolation reposent sur
des reprsentations relativement similaires de loralit. Le lecteur retrouve, par exemple, dans
LEnfant de sable des personnages proches de ceux de LInsolation :
Pendant que ce vieil homme, les mains jointes sur sa canne, parlait, il fut petit
petit entour de gens de toutes sortes. Le caf devient une place ou plus exactement
une salle de classe dans une cole. [] Les gens taient fascins par ce visage o il
ny avait plus de regard, sduits aussi par cette voix lgrement enroue. Ils
coutaient ce visiteur venu dun autre sicle, venu dun pays lointain et presque
inconnu2.
Ce vieil homme dont la voix envote lassistance souffre galement de ccit et vit dans la
misre. Mais, contrairement au conteur de LInsolation, il ne sagit pas dun conteur
professionnel puisquil cde ensuite sa place un autre homme qui se prsente son tour
comme le dpositaire du secret et, ce titre, poursuit le rcit :
Un homme aux yeux gris et petits presque ferms par la fatigue et le temps, la
barbe roussie par le henn, la tte emmitoufle dans un turban bleu, assis mme
le sol, tendu comme un animal bless, regarde en direction de ltranger qui vient
de sombrer dans un profond sommeil []. Sans prvenir, il lve le cahier en lair
et dit : Tout est l Dieu est tmoin [] Tout est l et vous le
savez rpte lhomme au turban bleu. Cette phrase dite plusieurs fois par une
voix familire fonctionne comme une cl magique devant ouvrir des portes
oublies, ou condamnes3.
Comme les conteurs des rues dcrits dans LInsolation, lhomme invoque Dieu et nhsite pas
rpter les mmes formules pour mieux captiver son assistance. Ainsi, le lecteur virtuel de
LEnfant de sable devient son tour un membre de lassistance et assiste llaboration dune
1
Hafid Gafati, Discussions aprs les communications , Autobiographie et Avant-garde [], op. cit. , p. 252.
2
Tahar Ben Jelloun, LEnfant de sable, Paris, Seuil, 1985 ; rd. : Paris, Seuil, 1995 en coll. Points , p. 185.
3
Ibid., p. 200.
276
lgende, tout comme dans LInsolation. LEnfant de sable et LInsolation mettent par
consquent en scne des personnages reprsentatifs dune tradition orale.
Si lcrivain algrien dcrit avec plus de minutie, dans un souci de ralisme, les
techniques des conteurs, le romancier marocain va toutefois jusqu retranscrire le rcit dun
conteur. Celui-ci raconte son auditoire la vie dAhmed : Le conteur assis sur la natte, les
jambes plies en tailleur, sortit dun cartable un grand cahier et le montra lassistance1. Il
commente son histoire la manire des conteurs des rues : hommes du crpuscule ! Je
sens que ma pense se cherche et divague. Sparons-nous linstant et ayez la patience du
plerin2 ! Toutes les techniques de loral sont utilises ici : apostrophe, phrases courtes,
injonctions, rcit laiss en suspens jusquau lendemain. Le public est somm de se dplacer
vers un autre endroit :
Amis, nous devons aujourdhui nous dplacer. Nous allons vers la troisime tape,
septime jour de la semaine, une place carre, march des crales o paysans et
animaux dorment ensemble, place de lchange entre la ville et la campagne,
entoure de murs bas et irrigue par une source naturelle []3.
Le conteur cherche tablir des correspondances entre le dcor et son histoire : la porte du
march devient par exemple la porte de ladolescence que son personnage Ahmed franchit en
ttonnant. Le conteur cde ensuite la parole lassistance afin quelle comble elle-mme les
blancs de lhistoire :
Cest une priode que nous devons imaginer, et, si vous tes prts me suivre, je
vous demanderai de maider reconstituer cette tape dans notre histoire. Dans le
livre, cest un espace blanc, des pages nues laisses ainsi en suspens, offertes la
libert du lecteur. vous !
Je pense que cest le moment o Ahmed prend conscience de ce qui lui arrive
et quil traverse une crise profonde4.
Le rcit devient une cration collective et le roman prend une dimension polyphonique de par
cette multiplication de narrateurs. La polyphonie ne se prsente donc pas de la mme faon
chez les deux romanciers : tandis que chez Rachid Boudjedra les rcits simbriquent la faon
des Mille et Une Nuits, chez Tahar Ben Jelloun ils se juxtaposent ou se coordonnent.
Enfin, pour savoir si loralit chez Tahar Ben Jelloun ne procde pas dun
dploiement authentique de limaginaire maghrbin et arabe5 , comme latteste Hafid
1
Ibid., p. 12.
2
Ibid., p. 40.
3
Ibid., p. 41.
4
Ibid., p. 41-42.
5
Hafid Gafati, Discussions aprs les communications , Autobiographie et Avant-garde [], op. cit. , p. 252.
277
Gafati, il faudrait dj au pralable dfinir cet imaginaire et dgager cette vision
strotype que lOccident a du Maghreb dans la perspective de lorientalisme le plus
ractionnaire1 , en se penchant en particulier sur les strotypes vhiculs par la littrature
coloniale Mais arrtons l notre rflexion, qui nous entranerait trop loin de notre sujet,
pour revenir la faon dont simpose loralit dans les romans boudjedriens.
Elle provient galement de linfluence sous-jacente dun modle littraire qui
appartient la tradition orale, mais qui tient aussi une place privilgie dans les lettres arabes :
les contes orientaux des Mille et Une Nuits. La Rpudiation ou La Pluie ravivent la mmoire
littraire de leur lecteur en le faisant entrer dans un rapport dialogique avec une uvre
majeure de lge dor de la culture arabo-musulmane du VIIIe au XIIe sicle2. Lorigine de ces
contes demeure encore incertaine, mais ils appartiennent bien la tradition orale. Ils ont t
modifis dge en ge, au gr de limagination des conteurs populaires et des copistes. Un
ouvrage persan de mille contes, lui-mme inspir par les rcits traditionnels indiens, est
lorigine de cet ouvrage, traduit en arabe et islamis cest--dire adapt aux croyances et
prceptes de la religion musulmane vers le VIIIe sicle, Bagdad, la fastueuse capitale du
monde musulman. Puis sy ajoutent des contes datant de lge dor de la culture arabo-
musulmane, du VIIIe au XIIe sicle. Lgypte prend ensuite le relais. Ce recueil, fruit dune
crativit collective et fconde par des civilisations diverses, tient donc une place essentielle
dans la tradition littraire arabe et son attrait sur Rachid Boudjedra est perceptible ds son
premier roman.
La narration comporte, en effet, un rcit-cadre et des micro-rcits qui se juxtaposent,
la manire du recueil oriental. Larchitecture de LInsolation est encore plus proche de celle
des Mille et Une Nuits, car les rcits sembotent les uns dans les autres. Lhistoire dAmar
B3 expose par le conteur public sinsre dans le rcit du compagnon de Medhi, lui-mme
imbriqu dans le monologue de Medhi. Lami de Medhi projette en effet, la fin du chapitre
prcdent, de raconter cette histoire : bout de patience, nous choumes dans un bouge o
il me raconta lhistoire dAmar B4 . Quelques pages plus tard, le chur compos des
prostitues reprend ses chants, signalant la fin du rcit et le retour au bouge : Le chur avait
1
Id.
2
Les Mille et Une Nuits constitue la premire influence littraire de Rachid Boudjedra. Consulter, ce propos,
Rachid Boudjedra (entrevue tlvise), coll. Espace francophone : le magazine tlvis de la francophonie ,
diffuse sur France 3, 12 novembre 1998.
3
Rachid Boudjedra, LInsolation, op. cit., p. 186-188 : (Il avait tout fait dans la vie, Amar B ! [] Un bon
cur, Amar B !)
4
Ibid., p. 181.
278
repris : Amar B ! Mon compagnon ruminait de vieux rves fous []1. Au chapitre
suivant, Medhi constate que son compagnon a russi le faire replonger dans ce pass o
conteurs, charlatans et vendeurs animaient les rues : Et mon compagnon avait tout fait pour
me remettre dans ce pass o je nai pas le souvenir dun seul jour indispensable []2.
Lenchssement nest pas aussi limpide que dans le clbre recueil, mais LInsolation reprend
bien la mme structure, fonde sur une multiplicit de voix narratives. Le lecteur de culture
maghrbine voit donc dans cette composition complexe qui brise la linarit de la narration
une rsurgence de lesthtique arabo-musulmane, esthtique du labyrinthe, de
lembotement, de la structure complexe3 .
Rachid de La Rpudiation se retrouve de surcrot dans la position de la lgendaire
Shhrazade, oblige de parler pour ne pas mourir. Sans ce monologue salvateur avec Cline,
il risque de sombrer dans la folie la plus noire. La narratrice de La Pluie se confond elle aussi
avec la fameuse conteuse, car tandis que la gyncologue clibataire assume sa fonction de
thrapeute en dlivrant les hommes de leurs maux, Shhrazade pousse cette fonction jusqu
celle de thaumaturge, en sefforant de calmer lhumeur vengeresse du roi Schahriar. La nuit
et la parole sont aussi lies dans les deux rcits : cest en effet la nuit que la jeune pouse
sauve sa vie ; grce ses talents de conteuse, elle parvient crer un suspens si intense que le
roi remet au lendemain sa cruelle dcision. Cest aussi la nuit que la narratrice tente de se
sauver dun mal qui la ronge :
Jattends la nuit avec impatience pour faire clater cette charge affective que je
porte douloureusement. Je griffe alors le papier avec mon stylo et y laisse des
traces graciles et des corchures effroyables. [] La nuit est pluvieuse. Lclair
injecte en moi une sorte de frayeur enfantine. [] La nuit tombe sur le mrier
dune faon drue. Ses branches sagitent et rampent dans un mouvement
perptuel effrayant. Elles avancent vers la fentre ferme en une reptation
faramineuse. Comme fureteuses. Racoleuses. Frleuses. Autour de moi lunivers
saffaisse dans un coma profond4.
La tombe du jour cde la place limaginaire et aux terreurs enfantines, les branches de
larbre se mtamorphosent en des reptiles inquitants. Le rel et limaginaire se mlent,
librant ainsi les peurs de la jeune femme qui trouve enfin, dans ce cadre spatio-temporel aux
contours indfinis, un lieu dexpression. Enfin, les deux rcits ont la mme fonction :
instruire. La narratrice fouille dsesprment dans son pass et cherche comprendre le
1
Ibid., p. 201.
2
Ibid., p. 204.
3
Id., Le patrimoine arabe au service de la modernit , Diagonales, op. cit., p. 5.
4
Id., La Pluie, op. cit., p. 12, 15, 21.
279
moment o son tre sest fl, alors que Shhrazade essaye de faire dcouvrir la nature
humaine en gnral et fminine en particulier.
Fascination convie de mme son lecteur relire un texte rotique des Mille et Une
Nuits1 en citant un des premiers passages du recueil :
Il connaissait par cur ce texte qui tait presque le prologue du livre : Croyant
son beau-frre parti et le palais vide, lpouse de son frre savanait en cette
compagnie toute de grce et de beaut. Le cortge parvint une vasque. On
sassit autour du jet deau, tout le monde se dshabilla et il se rvla que les
servantes noires taient des hommes []2.
Le jeune roi y dcouvre linfidlit de sa belle-sur qui sadonne des plaisirs interdits. Le
livre nest plus alors une des sources dinspiration de lauteur modle, il redevient un objet
ludique et didactique.
Mais cest surtout dans Les Mille et une annes de la nostalgie que lauteur revisite le
recueil oriental la lumire de lhistoire contemporaine. Son objectif majeur est de trouver
la fable aux contours arabo-musulmans argument nourrissant sa polmique linguistico-
culturelle de lauthenticit pour dire et dnoncer lAlgrie dans lequel il vit3. Il opte en
consquence pour une relecture entre les lignes du conte, qui montrerait lenvers du dcor. Au
lieu de voir les fastes de la cour et de se plonger dans le monde merveilleux des lgendes, le
roman propose de sintresser la vie du peuple et au sens cach de la fable. Le lecteur virtuel
est invit ne pas se laisser bercer par le mythe, afin de sortir de la mconnaissance de sa
propre culture.
1
Id., Fascination, op. cit., p. 245.
2
Ibid., p. 246-247.
3
Christiane Chaulet-Achour, Lendroit et lenvers des Mille et Une Nuits selon Rachid Boudjedra dans Les
1001 annes de la nostalgie , Une Potique de la subversion, tome II : Lectures critiques (sous la dir. dHafid
Gafati), Paris, LHarmattan, 2000, p. 236.
280
2. Citations dauteurs arabo-musulmans : jeu de dupes ?
Les deux armes se rencontrrent dans la plaine de Jerez. Tarik les tailla en
pices, ramassa un norme butin et fit des milliers de prisonniers parmi les
infidles. Il envoya aussitt une missive son chef Moussa ibn Noar lui
annonant la conqute de Gibraltar et la prise dun norme butin de guerre. Ce
dernier en conut de la jalousie et lui crivit une lettre dans laquelle il lui
reprochait davoir outrepass ses prrogatives et lui donnait lordre de ne pas
poursuivre son avance et de ne pas bouger jusqu ce quil le rejoignt []. (Ibn
Khaldoun, LHistoire des Arabes et des Berbres, tome VI, p. 432)3.
1
Ibn Batouta, qui vcut au VIIe sicle du calendrier de lhgire, donne la rihla, genre de journal de voyage qui
sordonne autour des lieux saints dArabie, des dimensions nouvelles. Lampleur des courses dIbn Batouta finit
pas dpasser le projet de la rihla pour devenir une vritable peinture du monde. Consulter, son sujet,
lEncyclopdie de lIslam, op. cit., article Ibn Battta , p. 758 ; voir aussi larticle dAndr Miquel sur la
littrature arabe de lespace dans Enyclopaedia universalis, tome II, op. cit., p. 725.
2
Abd Al-Rahmn Ibn Khaldn, berbre islamis selon certains, ou issu dune famille arabe tablie Sville
depuis le dbut de la conqute musulmane selon dautres, historien, philosophe rput et prcurseur de la
sociologie, est lune des plus fortes personnalits de la culture arabo-musulmane. Consulter, son sujet : Ren
tiemble, prface Lptre du pardon [titre original : Rislat Al-Ghofrn] dAb-l-Al AL-MAARRI (trad.,
intr. et notes par Vincent-Mansour Monteil), Paris, Gallimard, 1984, coll. UNESCO duvres reprsentatives.
Connaissance de lOrient , p. 8 & Encyclopdie de lIslam, article Ibn Khaldn , op. cit., p. 849.
3
Rachid Boudjedra, La Prise de Gibraltar, op. cit., p. 22. Le lecteur retrouve ce passage aux pages 86, 92, 182 et
265.
281
Lhistorien Ibn Khaldoun en opposant la bravoure du numide Tarik Ibn Ziad la jalousie de
son chef Moussa Ibn Noar dmythifie ce dernier. Dans La Prise de Gibraltar, un autre
extrait de LHistoire des Arabes et des Berbres est cit : Moussa est dcrit comme un tre
machiavlique1 , lapptit exorbitant et lambition inextinguible2. Loin dtre une
simple rminiscence dun pass littraire lointain, ce texte que le lecteur assidu retrouve
ensuite dans Fascination3 soulve de vritables interrogations sur les anctres en renversant le
mythe des aeux glorieux et hroques. Dans ce dernier roman, il cite encore un autre passage
dIbn Khaldoun, extrait de LAutobiographie :
Ayant destitu le grand cadi du Caire en la Sainte Anne 786, le sultan dgypte
me fit le privilge de me dsigner pour le remplacer. Je macquittai dignement de
ma tche, mettant tous mes efforts lapplication fidle des lois pour la dfense et
la sauvegarde de la justice, je restai indiffrent aux reproches, au prestige et la
puissance Aprs avoir mis tout mon zle extirper le mal de la corruption,
attirant sur moi le mcontentement et la haine, je me tournai contre les diffrents
muphtis, je dcouvris parmi eux les gens les plus mprisables qui donnaient les
fatwas avec la plus grande lgret et sans aucun contrle. [] IBN KHALDOUN :
LAutobiographie4.
Ibn Khaldoun ne rappelle-t-il pas que les anciens taient aussi dvors par la passion du
pouvoir et de largent, comme les puissants de la socit actuelle qui condamne toute
rvolution devenir le contraire de ce qui a fait ses valeurs, son essence et ses principes5 ?
Daprs le narrateur, il fut le seul historien musulman faire une analyse critique des
conqutes arabo-berbres et prdire la dcadence musulmane, la dbcle, la6 Le texte
ancien vient donc illustrer le prsent, lhistoire ntant quun invitable recommencement des
mmes erreurs. La nature humaine est faite de telle sorte que toute libration est voue
lchec.
Dans Fascination, un des personnages, Ila, complte la parole du clbre et respect
historien. Il dnonce la politique conqurante des Musulmans de type coloniale7 selon son
expression : Ce qui choquait ses amis algriens et nationalistes, parmi lesquels Me Lvy et
Me Cohen), etc., tous focaliss (ces lments de lhistoire) sur quelques personnalits
marquantes et essentielles []8. Il rpond Lam qui linterroge sur la prise de Gibraltar :
1
Ibid., p. 240.
2
Id.
3
Id., Fascination, op. cit., p. 57.
4
Ibid., p. 202.
5
Ibid., p. 203.
6
Ibid., p. 58.
7
Ibid., p. 156.
8
Ibid., p. 156.
282
Tu nas qu lire le texte dIbn Khaldoun sur la prise de Gibraltar. Tu sais bien que
je dteste toutes les conqutes, toutes les guerres injustes. Tu sais bien, mme les
conqutes musulmanes taient injustes Ncoute pas les balivernes de matre
Cohen sur la reconqute de lAndalousie, en lan 20001 !
Il assimile ainsi lavance triomphale des Musulmans, dont Mahommet avait donn le signal,
une vulgaire politique dexpansionnisme conomique et territorial. Il rappelle ainsi que les
Arabes excutrent de vritables razzias et quils assouvirent, eux aussi, une autre poque,
leur soif de conqute.
Par ailleurs, le voyageur Ibn Batouta travers la description de lharmonie et du
respect mutuel dont les hommes dAsie font preuve envers leurs femmes ne remet-il pas en
question les murs des Arabes et les piliers de leur socit patriarcale ?
(Les murs des habitants de Payulati en Inde sont trs tranges. Les hommes de
cette contre ne connaissent pas la jalousie, et la filiation des enfants se fait par la
mre et non par le pre. Lhritage se fait toujours au profit des enfants de la sur
et jamais du frre ; ce que je nai jamais vu dans aucune autre religion,
lexception des hrtiques du pays de Mallibar en Inde Quant ces gens de
Payulati, jai remarqu que les femmes chez eux navaient aucune pudeur vis--vis
des hommes et quelles ne sont pas voiles ; alors quelles sont musulmanes et
respectent les cinq prires dune faon mticuleuse Les femmes dans ce pays ont
le droit davoir des amis, des camarades et des amants sans aucune restriction. Il
arrive quun poux rentrant chez lui trouve sa femme en compagnie galante ; et
cela ne le gne pas du tout ; bien au contraire ! puisquil est tenu de lui offrir
lhospitalit et de lui faire honneur Ibn Batouta, Les Voyages, p. 677 et 678)2.
Loin dtre un fieff idiot3 comme laffirme le narrateur de La Macration, Ibn Batouta
tait au contraire large desprit, ce que suggre indirectement lauteur. Les comparaisons entre
sa socit et celle de Payulati ne portent que sur le statut des femmes et leur relation aux
hommes, sur la jalousie, la pudeur, lhritage, la vie sociale et le couple, montrant ainsi que
les femmes peuvent tre de parfaites musulmanes ( savoir respecter les cinq prires de faon
rigoureuse) tout en tant libres de porter ou non le voile, davoir des amis et des amants, et
tout en ayant des droits (droit dhriter par exemple). La vie sociale semble harmonieuse,
fonde sur le respect mutuel, lhospitalit et la ferveur religieuse. La Macration et
Fascination4 qui reprennent, quelques mots prs, le mme passage dIbn Batouta, renvoient
donc au lecteur de culture musulmane une image inverse de sa propre socit.
En revanche, la revendication nationale du narrateur-personnage dans La Rpudiation
ne passe pas paradoxalement par une rhabilitation de la culture arabo-musulmane,
1
Ibid., p. 191.
2
Id., La Macration, op. cit., p. 236.
3
Id.
4
Id., Fascination, op. cit., p. 168-169.
283
contrairement La Prise de Gibraltar ou Fascination o le narrateur recourt sans cesse au
patrimoine littraire. Rachid ne fait quune allusion trs vague la littrature arabe, en
loccurrence, Omar Khayyam, linstar de la femme mdecin de La Pluie qui cite, une seule
fois, un vers de lnigmatique Ibn Lizza.
Le besoin dtablir une filiation littraire se manifeste par consquent par le biais
dallusions des uvres anciennes de la littrature arabe. LInsolation et Timimoun nludent
pas pour autant la culture ant-islamique puisquils font une trs rapide allusion au pote
Kass1 . Il faut savoir que les premiers habitants du pays, les Numides (Berbres nomades
installs, depuis le IIIe sicle avant Jsus-Christ, en Afrique du Nord) navaient pas de langue
crite : ils ne nous ont donc rien laiss qui pt les faire identifier littrairement2. . Il faut
attendre larrive des Arabes, au VIIe sicle de lre chrtienne, pour voir apparatre de
nouvelles lettres crites dans une langue qui supplante le grec et le latin : larabe3.
Lauteur rhabilite ds lors une culture oublie pendant toute la colonisation franaise.
Il choisit toutefois avec circonspection les lignes dcrivains dans lesquelles il se situe et se
reconnat. Le lecteur virtuel nest pas amen admirer de faon inconditionnelle toute la
littrature arabe, mais la plus subversive du point de vue idologique. Il ne doit pas porter aux
nues tous les ouvrages fondateurs de sa propre culture, mais exercer son esprit critique et
relire certains passages qui nenferment pas lhistoire des Algriens dans une seule
perspective. En dautres termes, lcrivain associe son lecteur son attitude militante, en
fermant la parenthse coloniale sans pour autant aller jusqu la nier.
Il ne fait jamais rfrence, en effet, aux littratures exotique et coloniale quil excre.
Nous diffrencions ici la littrature coloniale de la littrature exotique car le roman colonial
sous-tend lidologie du colonisateur. Les crivains coloniaux souhaitent, en effet, rompre
avec leurs prdcesseurs en leur opposant une nouvelle apprhension de la ralit et des
hommes, en thorie anti-exotique, plus raliste et descriptive, afin de donner au peuple
neuf une nouvelle littrature, produite par des Franais dAlgrie et non des crivains
touristes4. Ces jeunes franais des colonies, [c]es fils de la maison, ces jeunes gens, cela
va de soi, ne peuvent pas voir lAfrique avec les mmes yeux que leurs ans et surtout que
les Franais du dehors qui venaient autrefois promener, au pays du Chameau et de la
1
Id., LInsolation, op. cit., p. 119 ; Timimoun, op. cit., p. 71.
2
Ghani Merad, La littrature algrienne dexpression franaise. Approches socio-culturelles, op. cit., p. 11.
3
Voir ibid., p. 12.
4
Sur lesthtique du roman colonial et sur la diffrence entre roman colonial et roman exotique, consulter
Lahsen Mouzouni, Rception critique dAhmed Sfrioui. Esquisse dune lecture smiologique du roman
marocain de langue franaise, Casablanca, dition Afrique-Orient, 1984, p. 76-92.
284
Moukre, leur dilettantisme ou leur badauderie1 , dclare Louis Bertrand. Le roman colonial
cre nanmoins dautres clichs sur la culture et la personnalit maghrbines, dautres images
exotiques que le lecteur boudjedrien est amen pourfendre : La nouvelle esthtique
coloniale est un ancien exotisme rnov mais insidieux et beaucoup plus intelligent2 ,
affirme Lahsen Mouzouni, spcialiste de la littrature coloniale du Maroc. Parmi ces crivains
mtropolitains, on compte Andr Gide ou Eugne Fromentin venus chercher en Algrie le
dpaysement et lvasion. Ce nest pas un hasard si ces crits sont offerts, dans La
Rpudiation, par lamante franaise qui continue percevoir lAlgrie comme un endroit
pittoresque :
La plupart des malades ignoraient la langue franaise, mais tous riaient devant
lnervement de mon amante europenne, qui venait me voir en mapportant des
fleurs et des fruits, ainsi que des citations de Gide sur Biskra, griffonnes sur une
page dcolier dbutant3.
Dans Fascination, cest encore une trangre, Olga, qui lui offre chaque matin, avec des
fleurs et des fruits, des citations de Gide sur Biskra, griffonnes sur une page dcolier
dbutant, parce quelle voulait lui faire plaisir et quelle connaissait quelques mots de
franais4. Ce nest pas non plus une concidence si cette remarque est prcde de la
description de photographies coloniales abjectes reprsentant des Algriens pendus ou des
prostitues nues :
[I]l moffrit pour mes treize ans un roman intitul Corydon, dun certain Andr
Gide que je dtestais pour savoir quil venait Biskra faire lamour des enfants
famliques, folkloriques, haillonneux et misrables quil payait trois sous, puis
allait dans les salons parisiens, jouer les anti-colonialistes et les humanistes7
1
Louis Bertrand, Prface de Notre Afrique. Anthologie des conteurs algriens, Paris, Les ditions du monde
moderne, 1925, p. 2.
2
Lahsen Mouzouni, Rception critique dAhmed Sfrioui [], op. cit., p. 82.
3
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 147.
4
Id., Fascination, op. cit., p. 129.
5
Ibid., p. 127-128.
6
Id., Le Dsordre des choses, op. cit., p. 111.
7
Ibid., p. 112.
285
Laversion du romancier algrien pour Andr Gide et le rejet farouche de lexotisme
expliquent labsence de toute citation de lcrivain franais dans son uvre romanesque,
notamment dans Fascination o le lecteur pourrait sattendre voir figurer, ct des longues
citations de William Faulkner et de James Joyce, des passages des Faux-monnayeurs, ces trois
crivains ayant en effet comme point commun davoir contribu au renouvellement des
formes narratives dans la premire moiti du XXe sicle. Mais la vision exotique quAndr
Gide propose de lAfrique du Nord dans Les Nourritures terrestres (1897) et LImmoraliste
(1902) ne peut satisfaire un crivain aussi engag que Rachid Boudjedra. Ce dernier partage
peut-tre lavis de lcrivain tunisien Abdelwahab Meddeb sur Andr Gide qui naurait eu
quune connaissance rduite du Maghreb : Il [Gide] na accs qu la tradition populaire et
ethnologique, ce qui lamena supposer que lIslam ignore la haute sophistication thorique
et intellectuelle, que lIslam na pas connu le questionnement, le doute, linquitude1.
Rachid Boudjedra ne se rfre pas non plus aux crivains algriens de langue arabe du
e
XX sicle. Il dclare ce propos que la littrature algrienne dexpression arabe est trs
limite et quelle demeure encore trs peu connue. Elle reste attache une forme trop
classique qui ltouffe et lempche de suniversaliser2. Ahmed Lanasri confirme cette
opinion : le statut religieux des auteurs arabophones donne un caractre trs conservateur
leur posie qui prend sa source prioritairement dans le Machreq arabe o les lettrs arabiss
vont chercher leurs enseignements et leurs rfrences thiques et esthtiques3. Il ajoute que
la littrature algrienne de langue arabe de lentre-deux-guerres se rsume surtout la posie,
genre minent de la tradition mdivale arabe, et ne sintresse que superficiellement aux
formes dexpression occidentales, roman, nouvelle et thtre, rpandues dj dans lespace
culturel du Moyen-Orient4. Jean Djeux fait le mme constat : mis part trois romans en
1947, 1951 et 1957, les romans en langue arabe commencent en Algrie en 19675. Aucun
roman de langue arabe nest finalement crit pendant la priode de renaissance culturelle
algrienne et ne soffre comme hypotexte6 (texte transform ou imit) la cration
1
Abdelwahab Meddeb, Rcit de lenfance (entretien avec Mohamed Balih), Algrie-Actualits
[hebdomadaire national], n 891, Alger, 11-18 novembre 1982, p. 23-24 (le texte de la page 24 prcde celui de
la page 23) [dossier de presse Denol].
2
Rachid Boudjedra, La Vie quotidienne en Algrie, op. cit., p. 149.
3
Id.
4
Ahmed Lanasri, La Littrature de lentre-deux-guerres, Paris, d. Publisud, 1995, coll. Littratures arabes ,
p. 8.
5
Jean Djeux, Maghreb, littratures de langue franaise, Paris, Arcantre ditions, 1993, p. 50.
6
Lors de transformations ou imitations de textes, Grard Genette appelle le texte transformant ou imitant
hypertexte et le texte transform ou imit hypotexte.
286
boudjdrienne1. Il ne reste ds lors proposer au lecteur quun dialogue avec la littrature
algrienne francophone produite partir des annes cinquante et soixante o un tournant
sopre dans lhistoire littraire algrienne.
Mais avant daborder cet aspect, attardons-nous sur le dialogue avec les auteurs arabo-
musulmans. Si certaines citations servent le projet boudjedrien de remise en cause des
mentalits et des reprsentations, lactivit citationnelle se prsente parfois comme un
vritable jeu de dupes. Toutes les citations d Omar2 , par exemple, sinsrent dans la
narration comme sil sagissait dun vritable intertexte :
Le vin est un grain de beaut sur la joue de lintelligence, a dit le pote Omar,
inconnu de toute la ville et intern dans un asile dalins. [] Parfois elle me
prenait le visage entre ses mains et rcitait Omar : Grand Dieu ! a-t-on jamais vu
chose plus trange ? Je suis dvor par la soif [] Je suis dvor par la soif et
devant moi coule une eau frache et limpide3
Zoubida cite ici quelques-uns de ces vers pour attiser le dsir de son amant, tandis que Rachid
fait dcouvrir ses compagnons dinfortune les chants du pote :
[L]e vieux chuchotait mon oreille sa litanie en se prenant, non pas pour Omar qui
avait peu chant les femmes, mais pour un pote de lant-Islam : Kass , quil
connaissait par cur et quil plagiait mme au besoin []. Je lis les pomes
dOmar que mon ex-pre ma procurs discrtement car ils sont interdits dans
lensemble du pays. [] Lorsque jen ai assez dcrire, je me remets aux pomes
dOmar et la lecture douloureuse de lptre du pardon dAbou El Ala ! Lenfer
vu par un aveugle que le paradis ennuie passablement [] Il boit, prie, pleure,
rcite les pomes dOmar, attend quelque chose [.]6.
1
Pour complter ce rapide commentaire sur labsence de dialogue de Rachid Boudjedra avec les crivains
algriens de langue arabe, consulter la thse de Lila Ibrahim-Ouali, op. cit., p. 111.
2
Sur ltude du personnage dOmar, consulter ibid, p. 30-42.
3
Rachid Boudjedra., La Rpudiation, op. cit., p. 83, 116-117.
4
Ibid., p. 83, 115, 252.
5
Id., LInsolation, op. cit., p. 162.
6
Ibid., p. 119, 128, 129, 162.
287
serait un contemporain, il se promne entre le bagne et les hpitaux du Sud o il lui arrive
de soigner un il en train de devenir peu peu aveugle1 . Cest un ami de Medhi, toujours
enferm pour avoir crit des pomes sditieux sur la politique et sur la religion et pour avoir
appel, dans son pome-programme, les croyants ne plus jener, pendant le mois de
ramadan2. . Sa posie est censure : Je lis les pomes dOmar que mon ex-pre ma
procurs discrtement car ils sont interdits dans lensemble du pays3. Qui est donc Omar, un
pote contemporain, un personnage fictif, un clin dil Omar de LIncendie de Mohammed
Dib ou une incarnation du Perse Omar Khayyam, clbre pote et mathmaticien ?
Daprs le narrateur de Timimoun, il sagirait de lillustre pote du XIe sicle (sur le
calendrier chrtien) :
Reinette chante : Une goutte de vin est un grain de beaut sur la joue de
lintelligence. Cest un pome d Omar Khayy[a]m dont nous connaissons par cur
les 27 faons de rsoudre une quation du 3e degr, grce au gnie de Kamel Ras4.
La vie et luvre de lauteur des Rubayat prsentent de surcrot dvidentes similitudes avec
ce mystrieux Omar5. Omar Kayyam stait donn la rputation dtre ivre jour et nuit et sa
posie faisait constamment lloge du vin. Son uvre, souvent blasphmatoire et sans gard
pour la religion, circulait sous le manteau6. En rassemblant les informations sur Omar,
parpilles dans La Rpudiation et LInsolation, le lecteur se rend compte des similitudes
entre le personnage et le vrai pote connu pour sa totale libert de pense et sa philosophie
picurienne, ses quatrains clbrant en effet le fameux carpe diem.
Le lecteur se transforme ainsi en un vritable dtective qui amasse des indices sur
lidentit dun mystrieux personnage. La plupart des lecteurs rels peuvent mme poursuivre
lenqute en effectuant quelques recherches sur cet auteur persan qui continue sduire le
public contemporain si lon en juge par les diverses traductions en franais et les multiples
publications de ses Robaiyat. Le texte russit finalement convaincre son lecteur virtuel
quOmar, figure nigmatique dont le narrataire ne connat ni lidentit civile ni les uvres, a
rellement exist, dautant plus que son prnom est toujours entour de noms dillustres
1
Ibid., p. 76.
2
Ibid., p. 75.
3
Ibid., p. 128.
4
Id., Timimoun, op. cit., p. 71.
5
Sur cette similitude entre le personnage dOmar et Omar Khayyam, consulter le travail de Lila Ibrahim-Ouali,
op. cit., p. 39.
6
Consulter la prsentation de Jean Rullier de Les Quatrains ou robayat dOmar Khayyam, Paris, Le Cherche-
Midi diteur, 2000, coll. Espaces .
288
potes arabes. Citons titre dexemple Kass1 et l aveugle [] Abou El Ala2 , auteur
de lptre du pardon. Kays B. AL-Khatim B. alias Kass3 est le pote le plus important de
Yatrib, nom de Mdine avant lhgire (lhgire, de larabe hedjra fuite , dsigne la fuite de
Mahomet Mdine en 622 de lre chrtienne et marque le dbut de la chronologie
musulmane). Bien quil ait t encore en vie au dbut de la prdication du Prophte, son
diwan (recueil de diffrents types de pomes) ne montre en rien quil en ait eu connaissance.
Son uvre est passe la postrit pour ses qualits potiques. Ses pomes constituent aussi
une source importante pour la connaissance de Yatrib4 immdiatement avant lIslam. Quant
Ab-l-Al, dit al-Maarr, cause de sa ville natale Maarrat an-Nomn en Syrie du Nord
o il passa toute sa vie, son ptre du pardon crit vraisemblablement en 10335 est un chef
duvre inconteste de la prose arabe (prose gnralement rime) et a t traduite en franais.
Les indications bibliographiques, titres, tomes, pages qui accompagnent ces noms sont
toujours extrmement prcises donnant loccasion de vrifier les dires de lauteur :
[Je] lavais dshabille, mise au lit et lui avait expliqu, sans un regard pour sa
chair opulente dune traite , le Trait du dsespoir de Kierkegaard, lptre du
pardon de laveugle philosophe hrtique du XIe sicle, Abou El Ala al Mari, que
Dante avait bien lu avant dcrire sa Divine Comdie, enfin la sourate coranique de
la Vache 6.
Lauteur runit, dans une mme phrase, les fleurons de la littrature occidentale et orientale :
le philosophe danois Soren Aabye Kierkegaard et le pote italien Dante Alighieri prennent
place ct dAb-l-Al al-Maarr et du Coran. Il voque aussi les parallles troublants qui
existent entre LEptre du pardon et la Divine Comdie de Dante. Certains thmes de lptre,
notamment la visite au paradis, et des rcits relatifs lascension de Mahomet se retrouvent
dans la Divine comdie crite au dbut du XIIIe sicle, aussi certains en dduisent-ils que le
pote italien connaissait luvre du pote arabe et sen est inspir7. Quoi quil en soit, un
auteur modle aussi rudit tend inspirer la confiance du lecteur virtuel, enclin admettre la
vracit des rfrences littraires.
Cela ne lempche pas nanmoins dtre dcontenanc par certaines mentions
bibliographiques apparemment contradictoires. Des vers quasiment identiques sont ainsi
attribus deux auteurs diffrents, Ibn Hiliza et Kaab Ibn Zohir :
1
Rachid Boudjedra, LInsolation, op. cit., p. 119.
2
Ibid., p. 129.
3
Ibid., p. 119.
4
Voir larticle KAYS B. AL-KHATIM B. , Encyclopdie de lIslam, tome IV, op. cit., p. 868.
5
Ab-L-Al, dit Al-MAARR, Lptre du pardon, op. cit., p. 22.
6
Rachid Boudjedra, LInsolation, op. cit., p. 80.
7
Voir larticle de Jamel Eddine Bencheikh sur la posie arabe, Encyclopdia universalis, tome II, op. cit., p.717.
289
Je me rappelai un pome courtois (Ibn Hiliza. Deuxime sicle musulman) que
nous avions transform en contrepterie lorsque nous tions des lves
excessivement chahuteuses. Souad urina et mon cur se remplit dammoniaque.
Au lieu de : Souad apparut et mon cur se remplit de mlancolie1. [La Pluie]
Souad est apparue et mon cur sest effrit / Devenu orphelin, il jappe /
par la faute de son amour comme un chien entrav, rcitait-elle []. Plus
tard, les fillettes se regroupaient et chantaient en chur, substituant au
texte courtois et sacr une parodie monstrueusement obscne :
Souad a urin et mon cur sest mouill / Ma bite brlante, sous le coup,
sest ratatine2. [Le Dmantlement]
La jeune femme de La Pluie tente de troubler son partenaire en parodiant un pome courtois
dIbn Hiliza qui loue la sensualit et lrotisme, tandis que Selma et ses camarades samusent
rendre inconvenants les vers dun texte courtois3 de Kaab Ibn Zohir, daprs la note en
bas de page :
Premiers vers dun pome clbre de Kaab Ibn Zohir (574-645) quil dclama
devant le prophte, en signe dallgeance, aprs stre converti lIslam. Il avait
subi les perscutions, cet effet, de son propre frre. Comme le voulait la tradition
de la posie ant-islamique, ces premiers vers taient consacrs la bien-aime,
malgr laspect sacr de lvnement4.
1
Rachid Boudjedra, La Pluie, op. cit., p. 76.
2
Id., Le Dmantlement, op. cit., p. 256.
3
Id.
4
Id.
5
Article Ibn Lizza , Encyclopdie de lIslam, tome IV, op. cit., p. 878.
290
authentique de la posie laudative de lpoque1. Ses successeurs reprirent ensuite ses thmes,
son style et le vocabulaire de sa posie ; il a t souvent pastich et comment. Ainsi
sexpliquerait ltrange similitude entre les citations dIbn Hiliza et dIbn Zohir. Il ne sagit
donc pas dune fausse rfrence pour tester la perspicacit du lecteur ; le texte ne cherche pas
le duper, mais largir son champ de connaissances. Cest pourquoi il linvite se
replonger dans la posie des Anciens, sombre dans loubli et qui mriterait dtre rhabilite.
De mme, lallusion Abou Othman Amr Ibn Bahr dans LEscargot entt ( Elles
dessinent des labyrinthes en zig-zag, semblables aux itinraires des rats dcrits par Abou
Othman Amr Ibn Bahr (166-252 de lHgire) dans son Trait des animaux2 ) peut sembler
nigmatique. Pourtant, ce nest pas un leurre. Et il nous est difficile de partager sans rserve la
certitude de Lila Ibrahim-Ouali lorsquelle affirme que lauteur mentionn nexiste pas :
Le nom de lauteur quinvoque le bureaucrate parat rel parce que ce dernier copie
et respecte la manire dont on composait effectivement les noms dans le monde
arabe, en dsignant le pre (Ibn Bahr) et le fils (Abou Othman). Le personnage est
galement affubl dun acte civil crdible comportant les dates de naissance et de
dcs fondes sur le calendrier musulman (lHgire). Le titre de louvrage qui lui
est attribu est tout aussi imaginaire mais rappelle trangement le clbre trait
dal-Jahiz : Le Livre des animaux []3.
Il est vrai que les noms propres arabes se composent souvent dinformations sur la famille de
la personne : Abou dsigne le pre et Ibn le fils. Mais lauteur Abu Uthman Amr B.
Bahr Al-Kinani Al-Fukaymi Al-Basri AL-DJAHIZ4 et al-Jahiz sont une seule et mme
personne. Il sagit bien du clbre prosateur arabe qui porte un nom trs long. N Basra vers
160 selon le calendrier de lhgire (776 daprs le calendrier chrtien), il doit son surnom
une malformation de ses yeux (djahiz = qui a la corne saillante). Quant au Livre des
animaux dont parle le narrateur de LEscargot entt, il doit sagir de son anthologie Le
Livre des animaux (Kitab al-Hayawn) centre sur les animaux5, avec des dveloppements
thologiques, mtaphysiques et sociologiques. La sagacit du lecteur nest donc pas
particulirement mise lpreuve, le texte boudjedrien ne joue pas, du moins dans ce passage,
avec la confiance et la fidlit de son lecteur ; il ne se moque pas ici de sa navet et ne
cherche pas le prendre en dfaut. Il teste en revanche son savoir encyclopdique. Ds lors, le
1
Voir larticle Kab b. Zuhayr , Encyclopdie de lIslam, tome IV, op. cit., p. 330.
2
Rachid Boudjedra, LEscargot entt, op. cit., p. 16.
3
Lila Ibrahim-Ouali, op. cit., p. 36.
4
Article AL-DJAHIZ, ABU UTHMAN AMR B. BAHR AL-KINANI AL-FUKAYMI AL-BASRI , Encyclopdie de
lIslam, tome II, op. cit., p. 395-398.
5
AL-JHIZ, Amr ibn Bahr al-, Le Livre des animaux : de ltonnante sagesse divine dans sa cration et autres
anecdotes (traduit de larabe, prfac par Mohammed Mestiri et comment par Soumaya Mestiri), Paris, Fayard,
2003, coll. Maktaba .
291
lecteur virtuel qui ne peut se contenter dune lecture superficielle, sans distance critique, doit
vrifier toutes les rfrences, sinon les connatre. En proposant une intertextualit
nigmatique, lauteur cherche moins abuser son lecteur qu mettre lpreuve sa
perspicacit.
Lallusion retrouve donc ici son sens ancien : le jeu ne porte plus cependant sur le
signifiant, mais sur le signifi. Le mot allusion vient en effet du bas latin allusio jeu de
mots et possde la mme tymologie latine que ludique du latin ludus jeu .
Actuellement, lallusion, synonyme de sous-entendu, est une manire dveiller lide dune
personne ou dune chose sans en faire expressment mention. Elle consiste retrouver les
auteurs et les textes auxquels les narrateurs font trs allusivement rfrence. Le texte sadresse
donc un lecteur extrmement cultiv et attentif qui, grce sa culture aussi bien classique
que contemporaine, pourra en connivence avec lauteur samuser ce jeu savant. Jouer le
jeu de la lecture littraire, dans cette perspective des rcritures, cest donc tre capable
dapprcier la virtuosit exhibe, le jeu de linterprte dune partition connue. Lamateur est
ncessairement un connaisseur1. En dfinitive, lactivit ludique du lecteur qui consiste
retrouver les auteurs des citations se transforme alors parfois en un jeu citationnel qui exige
du lecteur virtuel, vif et clairvoyant, une solide comptence intertextuelle.
1
Michel Picard, La Lecture comme jeu. Essai sur la littrature, op. cit, p. 245.
292
3. Dialogue avec les auteurs francophones du Maghreb
Kateb Yacine est proclam pre de la littrature algrienne dexpression franaise. Critiques
et crivains laffirment de manire unanime. [N]ous considrons [Kateb Yacine] comme
tant le fondateur incontest de lcriture romanesque maghrbine moderne4 , dclare la
spcialiste Giuliana Toso Rodinis en introduction au Banquet Maghrbin quelle ddie la
mmoire du grand crivain. Nedjma fascine ; les crivains daprs lindpendance y puisent
leur inspiration, sy ressourcent et lui empruntent parfois un personnage, une expression ou
encore un symbole. Sans Nedjma peut-tre que nous autres, crivains maghrbins de la
gnration de lindpendance, nous naurions pas crit ce que nous avons crit. Comme dit
1
Littratures francophones, tome I : Le roman, op. cit., p. 190.
2
Id.
3
Tahar Djaout, Une parole en libert , Pour Kateb Yacine, Alger, E.N.A.L., 1990, p. 49-50.
4
Giuliana Toso Rodinis, introduction Le Banquet maghrbin, op. cit., p. 6.
293
Abdellatif Labi nous descendons tous du manteau de Nedjma !1 , confie Tahar Ben
Jelloun. Nedjma demeure, encore aujourdhui, une rfrence incontournable pour tous les
crivains qui se rclament de laire go-culturelle du Maghreb. Le roman, daprs Charles
Bonn, doit aussi son succs lhistoire mme du roman qui a su lever le personnage
ponyme au rang de symbole et donner au rcit de ses aventures une dimension mythique :
Cette toile est convoite mais jamais conquise ; mme son poux Kamel na pas su
conqurir son cur. Mais la qute amoureuse de ses amants nest pas vaine puisquelle
saccompagne dune dcouverte de leur vritable ascendance et de leur histoire collective.
Les analogies entre les uvres de Kateb Yacine et de Rachid Boudjedra, notamment
entre Nedjma et La Rpudiation ou LInsolation, soprent tant sur le plan thmatique que
formel : lexpression le cercle des reprsailles3 reprend par exemple le titre dune pice de
Kateb Yacine ; une des expressions rcurrentes de La Rpudiation et de LInsolation, le
Clan , appartient galement au vocabulaire du dramaturge ; le Clan (avec la majuscule)
chez Boudjedra Clan embourgeois [] devenu la cible du peuple qui affluait des
campagnes et des montagnes pour prendre dassaut limmeuble du gouvernement4 dsigne
les adversaires sans visages de Rachid et menace aussi Medhi. Ces Membres Secrets du
Clan5 reprsentent la bureaucratie, alors que dans Nedjma le clan dsigne la tribu des
anctres :
1
Tahar Ben Jelloun, Le silence chahut , Pour Kateb Yacine, op. cit., p. 15-16.
2
Charles Bonn, Le Roman algrien de langue franaise. Vers un espace de communication littraire
dcolonis ?, op. cit., p. 264.
3
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 77.
4
Ibid., p. 239, 237.
5
Id., LInsolation, op. cit., p. 60.
6
Kateb Yacine, Nedjma, op. cit., p. 177.
294
Ce clan porte les principes vanouis dun anctre, un de ces nobles vagabonds [...] qui, du
Moyen-Orient puis de lAsie, passe lAfrique du Nord, la terre du soleil couchant qui vit
natre, strile et fatale, Nedjma notre perte, la mauvaise toile de notre clan1 . Lorsquil veut
parler de son clan familial, Rachid prfre employer le mot tribu2 . Dans les deux uvres,
le Clan ou la tribu obsdent les narrateurs : Rachid de La Rpudiation est pourchass
par le Clan que soutient son pre, tandis que Rachid de Nedjma se voit contraint dabandonner
sa cousine au ngre, gardien dune tribu qui fut pervertie et disloque.
Dans les deux romans, la gnration des pres est dailleurs mise en cause et fortement
dprcie. Dans La Rpudiation, le patriarche est considr comme un tre vil et hypocrite,
tandis que dans Nedjma, les pres au sens danctres, fils de Keblout et fils des chefs de
lAlgrie tribale3 , sont vus comme des lches qui nont pas su protger le patrimoine et
garder le souvenir de la tribu. Seuls Djoha, pre adoptif de Medhi dans LInsolation, et Si
Mokhtar, pre spirituel de Rachid dans Nedjma, chappent lacrimonie des fils puisquils les
accompagnent dans leur qute identitaire. propos de Djoha, notons que le texte
boudjedrien ractualise ce personnage traditionnel en le politisant. Boudjedra, analyse en
marxiste les situations socio-conomiques et donne ce personnage caustique et rus une
conscience politique.
Par ailleurs, le personnage ponyme de Nedjma semble avoir inspir les diffrentes
figures fminines des premiers romans boudjedriens. Sa beaut fascinante, sa sauvagerie et sa
fiert se retrouvent dans la sur Sada [r]ebelle [], souveraine4 et dans Lela, la demi-
sur juive de Rachid, dont les origines mixtes rappellent celles de Nedjma ne dun pre
arabe et dune mre franaise, juive de surcrot. Dans LInsolation, lapptit sexuel de Nadia,
infirmire nymphomane, fait penser Nedjma logresse au sang obscur [] qui mourut de
faim aprs avoir mang ses trois frres5 . Samia, fille de bonne famille clotre dans la
demeure familiale et constamment accompagne de sa nourrice, ne fait-elle pas non plus
penser lhrone de Kateb protge elle aussi du contact et du regard masculins ? La
ressemblance entre ces deux personnages fminins est dautant plus flagrante quelles sont,
toutes deux, surveilles par un ngre . Le ngre de LInsolation sacrifie une chvre pour
purifier la jeune fille dflore : Va te laver maintenant, avait dit le ngre. Tu nas rien perdu.
1
Ibid., p. 178.
2
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 234.
3
Ibid., p. 95.
4
Ibid., p. 26.
5
Kateb Yacine, Nedjma, op. cit., p. 169.
295
Le sang a remplac le sang1. Dans Nedjma, le ngre2 se prsente aussi comme le gardien
de la vertu des jeunes filles et, par consquent, de lhonneur de la tribu : Keblout a dit de ne
protger que ses filles. Quant aux mles vagabonds, dit lanctre Keblout, quils vivent en
sauvages, par monts et par vaux, eux qui nont pas dfendu leur terre3
Les romans boudjedriens sinscrivent en parent directe avec Nedjma, tant par les
similitudes lexicales et actancielles que thmatiques (le sang ou la claustration de la femme4).
Ces liens intertextuels sont suffisamment visibles pour ne pas chapper lattention du lecteur
assidu. Lcrivain revendique ainsi un hritage authentiquement maghrbin et, notamment,
algrien et soctroie en outre un statut dauteur maghrbin moderne, son uvre tant ancre
dans un fonds populaire et classique, autant que contemporain. Fort de ce patrimoine, il fait
entrer son lecteur dans un dialogue intertextuel profondment maghrbin o se pose la
question mme de la maghrbinit. Nedjma interroge en effet le lecteur maghrbin sur ses
propres origines. La descendante de lanctre Keblout et de la Franaise incarne par sa double
origine culturelle, le pays dans sa diversit et sa complexit : elle est lAlgrie quaucun
colonisateur na su assujettir ; elle incarne une nation toute nouvelle quil va falloir protger.
Ces interrogations convoquent en premier lieu un lecteur algrien qui sinterroge sur le
devenir et la spcificit culturelle de son pays.
Le lecteur virtuel, en retrouvant toutes les sources artistiques de lauteur, retourne ainsi
sur les traces de son pass, compos dune littrature populaire et classique, crite aussi bien
en langue berbre, arabe ou franaise. Il peut donc se forger une histoire et une mmoire
littraires grce auxquelles il devient un vritable lecteur maghrbin. En reconstituant sa
gnalogie littraire, le lecteur allie aussi deux ralits culturelles du Maghreb, francophonie
et imaginaire arabo-berbre.
De son rudition dpend donc sa capacit enraciner luvre dans un patrimoine
national lui permettant de se dfinir en tant que lecteur maghrbin. En dautres termes, la
comptence intertextuelle du lecteur est essentielle dans cette reconstitution de sa gnalogie
littraire, comme la connaissance de ses anctres et de son pass est fondamentale pour
connatre sa propre identit et construire son avenir. Toute luvre romanesque de Rachid
Boudjedra est en somme une invitation perptuelle mieux se connatre et se dfinir en tant
que lecteur maghrbin francophone.
1
Rachid Boudjedra, LInsolation, op. cit., p. 27.
2
Kateb Yacine, Nedjma, op. cit., p. 140.
3
Ibid., p. 142.
4
Pour complter cette tude, consulter la thse de Lila Ibrahim-Ouali, op. cit., p. 129-134 & Charles Bonn,
Kateb Yacine. Nedjma, Paris, P.U.F., 1990, coll. tudes littraires , p. 114. Voir aussi p. 112-116.
296
Conclusion
Lidentit culturelle se construit donc en fonction des stratgies textuelles adoptes par
lauteur. Aussi la part dalgrianit du lecteur virtuel se dduit-elle du pritexte auctorial, du
bilinguisme et de la vision du monde adopte par Rachid Boudjedra ainsi que de
lintertextalit maghrbine qui tmoigne de sa prise en compte du lecteur algrien. Ses textes
revtent une tonalit peu franaise, bien quils soient paradoxalement crits dans la langue de
Voltaire. Mme sils sont lus dans les faits par un public souvent europen, il savre
nanmoins que les romans du corpus rclament en priorit un lecteur virtuel de culture
algrienne ou plus largement maghrbine, conformment aux vux de lcrivain.
La dsignation du lectorat sous le signe de lidentit culturelle ne signifie pas pour
autant que nous gommions la diversit communautaire dEl Djazar. Le singulier de ladjectif
culturelle ne doit pas occulter le fait quune culture est forcment mtisse et compose
dhritages diffrents. Cela est dautant plus vrai pour les rgions colonises ou sous
protectorat, comme le Maghreb, enrichi de gr ou de force dlments culturels nouveaux au
contact des diffrents envahisseurs qui ont travers le Nord de lAfrique. Aussi Rachid
Boudjedra tente-t-il de rcuprer son hritage arabo-berbre, afin de remdier lalination
culturelle dans laquelle les pays coloniss perdent leur me, sans pour autant se fermer aux
apports extrieurs.
297
CINQUIME PARTIE :
VERS UNE IDENTIT
CULTURELLE PLURIELLE
298
Introduction
1
Jrme et Jean Tharaud, La Fte arabe, Paris, Librairie Plon, 1922 ; rd. : Paris, dition LAube, 1997, coll.
LAube poche , p. 180.
2
Ibid., p. 247.
3
Ibid., p. 246.
299
comme les Juifs et les Maltais1, tandis que les Arabes et les Berbres sont bilingues, voire
trilingues. Enfin, les Juifs du Maghreb ou les Spharades (terme qui dsigne, partir du
milieu du XIVe sicle, les Juifs vivant en Espagne2) sont face trois possibilits
linguistiques : lhbreu (langue thologique), les dialectes vernaculaires de fusion [le judo-
arabe], et les langues hgmoniques (dabord larabe, puis le franais)3 . Cette communaut
est assez importante, mme si elle diminue fortement au Maghreb, partir de 1948, date de la
cration dIsral :
Ce phnomne concerne toutefois moins lAlgrie que les autres pays du Maghreb. Enfin, le
franais, langue vhiculaire, permet daplanir les diffrences dialectales ; il existe
effectivement des varits rgionales de larabe (arabe dialectal, judo arabe) et du berbre,
compos de diffrents parlers avec des diffrences phontiques et lexicales plus ou moins
marques entre les tribus et les groupes5. Compte tenu de toutes ces diffrences culturelles, il
nous faut savoir ce quon entend par lalgrianit du lecteur, laquelle se prsente comme une
identit plurale.
1
Voir Charles-Andr Julien, Histoire de lAlgrie contemporiane, tome I : Conqute et colonisation (1827-1871)
Paris, P.U.F., 1964 ; rd. : 1986, p. 128.
2
Consulter, de sujet, Victor Malka, Les Juifs spharades, Paris, P.U.F., 1986, coll. Que sais-je ? , p. 4.
3
Guy Dugas, La littrature judo-maghrbine dexpression franaise. Entre Djha et Cagayous, op. cit., p. 18.
4
Victor Malka, Les Juifs spharades, op. cit., p. 85.
5
Faute de support crit et en raison dune organisation sociale fonde sur le clan (famille ou quartier du village),
la civilisation des Imazighen na pu conserver une langue commune. Plusieurs groupes berbres dimportance
diverse se rpartissent ainsi sur le territoire algrien. Les Kabyles ont su maintenir leur langue : Tizi-Ouzou,
capitale rgionale de la Kabylie, et Bejaa (anciennement Bougie) dans la rgion de la petite Kabylie, le kabyle
ou la taqbailit reste la premire langue parle. Les autres parlers berbres sont en recul ou stendent sur une
petite zone, dautres sont mme en train de disparatre. lEst du pays, dans le massif du Zekkar et de
lOuarsenis, de Tens Tipaza, les habitants qui sappellent eux-mmes Ishenouiyen parlent le Chenoua : Bou
Maad et Zakkaren ont des parlers diffrents et se comprennent. Dautres comme Tacheta et Zouggara, sils se
comprennent entre eux, prsentent avec les premiers de notables diffrences lexicales. (Jean Servier, Les
Berbres, Paris, P.U.F., 1990, p. 26) Au Nord, le long de la frontire algro-marocaine et dans la rgion de
Marnia au Sud-Ouest de Tlemcen, quelques hommes gs parlent encore le znte (zenatia). Citons les
communauts les plus importantes. Dabord, les Touareg (targui au singulier) du Sahara, ethnie de pasteurs
nomades appartenant au groupe berbre, qui crivaient nagure en caractre tifinagh, parlent une langue pure, le
tamashek, sans beaucoup, sinon pas, demprunt larabe. Ensuite, les Mozabites vivent dans le Mzab, groupe
doasis du Nord du Sahara algrien, dont Ghardaia est la ville la plus importante. Enfin, les Chaouias, installs
dans le massif des Aurs, dont la capitale est Batna, au sud-est dAlger, parlent le Chaoui. Les Berbres ne
forment pas en somme un ensemble homogne, il est donc difficile de rpertorier toutes les ethnies et les tribus.
300
CHAPITRE I
CONCEPT DALGRIANIT
301
A. DFINITION DE LALGRIANIT LECTORALE
302
Aux yeux de ladolescent, la langue arabe devient un instrument politique, elle contrecarre
lhgmonie de la langue franaise et par consquent du colonisateur ; elle fut pour ces
raisons interdite, hors la loi1 pendant la colonisation, affirme Lol dans Fascination. Mme
si luvre ne met en scne que des personnages arabes (Zahir se dfinit par exemple comme
un mauvais Arabe2 ) et ne parle que de leurs droits3 , le roman rclame par consquent
lattention de tous les Algriens, le personnage emblmatique portant ici le drapeau de toute
lAlgrie.
Lauteur fait donc un amalgame entre Arabes et Berbres, confusion qui rsulte de la
prminence au Maghreb de la communaut arabe. Le colonisateur europen fut dailleurs le
premier appeler Arabes tous ceux qui parlaient larabe dialectal, afin de nier
lautochtonie du peuple colonis, puisque lArabe tait lui-mme un envahisseur :
[T]out cela pour dire, exprimer sa passion amoureuse [] pour tout ce pays et
pour tous ses habitants quelle [Loly] dsignait dune faon gnrique, vague et
1
Id., Fascination, op. cit., p. 59.
2
Id., La Rpudiation, op. cit., p. 103.
3
Ibid., p. 182.
4
Ahmed Lanasri, La Littrature algrienne de lentre-deux-guerres. Gense et fonctionnement, op. cit., p. 528.
Consulter aussi la page 529.
303
nave : les Arabes. Devant la foule prise de court, le chef du groupe accusa Lam
dtre un espion franais parce quil tait blond et avait les yeux bleus. Lam eut
beau exhiber sa carte didentit et ses papiers de dmobilisation, sexprimer en
arabe et en berbre, on allait quand mme lamener []1.
Il faut donc distinguer, dun ct, le musulman croyant4 et, de lautre, le musulman
gographique5 qui, en tant quindividu vivant dans une socit fonde sur la religion, se
conforme ou, du moins, se reporte aux prceptes du Coran, la Sunna, paroles et actions de
Mahomet, et au Hadth qui les rapporte6. La socit maghrbine et la cellule familiale sont en
1
Rachid Boudjedra, Fascination, op. cit., p. 204, 206.
2
Jean Djeux, Images de ltrangre : unions mixtes franco-maghrbines, op. cit., p. 9.
3
Id., Le Sentiment religieux dans la littrature maghrbine de langue franaise (prface de Mohammed
Arkoun), Paris, LHarmattan, 1986, p. 27.
4
Ibid., p. 13
5
Id.
6
Roger Caratini, Le Gnie de lislamisme, Paris, d. Michel Lafon, 1992, p. 250 : Aprs la mort de Mahomet,
ses Compagnons se sont proccups non seulement de fixer le Coran par crit, mais aussi de consigner
soigneusement ce quon pourrait appeler le non-dit du Livre Saint, savoir les actions, les comportements
particuliers, les allusions verbales, les paroles de la vie quotidienne, les rticences et les silences du Prophte.
Lensemble de tous ces lments constitue la Coutume du Prophte, quon appelle en arabe la Sunna ; les
rcits, tmoignages, etc., relatifs aux lments de la Sunna forment le Hadth ou Tradition ; un rcit particulier
est un hadth (avec une minuscule initiale dans nos trancriptions occidentales), une coutume particulire est une
sunna (avec une minuscule initiale).
304
effet organises selon la loi coranique (la sharia1), le droit musulman (le fiqh2), le Coran et la
Tradition (la Sunna). LIslam rgit donc la vie sociale, familiale et culturelle du Maghrbin.
LIslam est surtout vcu comme un mythe protecteur qui dtermine, travers le temps, une
permanence, une continuit de la conscience arabe3 ; le moindre geste et le moindre acte de
lAlgrien ont toujours un substrat religieux4 ; l islam est la fois un dogme religieux et
un mode de vie pragmatique, particulirement incrust dans la vie quotidienne5. Cest
pourquoi, malgr son athisme militant, Rachid Boudjedra fait souvent rfrence au texte
sacr.
Celui-ci sattaque tout dabord aux comportements des Musulmans. Ainsi, la narratrice
de La Pluie se proccupe en fait davantage de son statut de femme arabe, clotre lintrieur
des maisons et rgie par le droit musulman, que de son avenir en tant que citoyenne
algrienne.
Elle se dfinit avant tout comme une victime dune socit patriarcale o les femmes vivent
prostres et enroule(s) sur leur malheur dtre7 . Porte-parole de toutes les lectrices,
quelles soient arabes ou berbres, victimes dune socit organise selon des codes et des lois
assujettissantes, sa proccupation premire est de saffirmer en tant quindividu part entire,
dans une socit de culture arabo-musulmane o les filles et les pouses subissent le joug
masculin. La Pluie remet en cause lislamit du lecteur algrien visant ainsi non seulement
son comportement envers les femmes, mais aussi une de ses pratiques culturelle et sociale.
Lauteur sen prend ensuite aux mthodes dapprentissage et aux murs douteuses des
matres coraniques :
1
Ibid., p. 398 : La justice est rendue par des cadis (qdi) nomms par le calife ; leur code civil et pnal est la
loi coranique (shara). Si laffaire est trop complexe, le cadi consulte des thologiens-juristes (les ulmas).
2
Ibid., p. 259 : Le fiqh a eu, comme premier sens, celui de savoir, puis il a pris le sens technique de science
de droit, plus prcisment du droit religieux de lIslm, qui concerne aussi bien les pratiques religieuses et
rituelles que le droit de la famille, le droit successoral, le droit de proprit, les contrats et les obligations, etc.
[] Le fiqh a t labor au VIIIe et au IXe sicle, par des juristes-thologiens [ulam au pluriel dont on a tir le
mot franais ulma] qui ont enseign La Mekke, Mdine, Bassorah, Coufa et Bagdad.
3
Lila Ibrahim-Ouali, op. cit., p. 29.
4
Rachid Boudjedra, La Vie quotidienne en Algrie, op. cit., p. 11.
5
Id.
6
Id., La Pluie, op. cit., p. 128, 89.
7
Id.
305
Cest un jeu de massacre o lon gigue et gigote beaucoup : on ne badine pas avec
la religion ! En hiver, jaime beaucoup somnoler et le matre ny peut rien car je lui
fais du chantage : lanne dernire il ma fait des propositions malhonntes et je les
ai acceptes afin quil me laisse en paix []. Tout le monde accepte les
propositions du matre coranique1 !
Le taleb offense sans scrupule la pudeur des plus petits et nhsite pas les soumettre aux
propositions les plus viles. Au lieu de guider les enfants vers la sagesse, cet tre misrable et
misreux les mne tout droit vers le vice. En outre, chez le lettr comme au sein de la famille,
lapprentissage des textes seffectue dans la douleur et la violence :
Lauteur condamne ici le principe du chtiment corporel, la falaqa, sur lequel sont fondes les
rgles disciplinaires, que Rachid Boudjedra dcrira un an plus tard dans son essai La Vie
quotidienne en Algrie3.
Lol dans Fascination prolonge la critique de lhypocrisie religieuse amorce dans La
Rpudiation, en dnonant les simagres de son oncle, lors de ses ablutions rituelles :
Sa seule distraction consistait pater les femmes et les enfants de la grande maison
en faisant sa prire haute voix ; il en rajoutait, bien sr : ablutions tonitruantes, voix
de stentor. Il faisait durer le plaisir, jouissait littralement de voir les tantes admirer sa
dvotion, hennissait daise ; et la fin de la prire, il se prosternait longuement,
embrassait le sol, bafouillait, bredouillait, perdait presque la raison et terminait dans
une crise dpilepsie, feinte ou relle, pour attirer lattention sur lui []4.
Sa colre la pousse au blasphme : Lol en voulait sa mre car elle ntait pas la dernire
sublimer la foi ardente de loncle, tant de crdulit de sa part la laissait dsempare : Cest
beau ta putain de religion ! lui hurlait-elle au nez alors quelle tait encore une enfant5. La
pratique religieuse nchappe pas non plus la vindicte de la jeune femme de La Pluie. Elle
met autant de ct la vie traditionnelle que la vie religieuse, condamnant dans un mme lan
le machisme et les contraintes de la socit musulmane. Sa raction lappel la prire est
loquente ; cynique, elle souhaite au muezzin un bon cancer de la prostate pour quil se
taise jamais :
1
Id., La Rpudiation, op. cit., p. 94.
2
Ibid., p. 97, 111, 148.
3
Id., La Vie quotidienne en Algrie, op. cit., p. 134.
4
Id., Fascination, op. cit., p. 64-65.
5
Ibid., p. 65-66.
306
La voix du muezzin sabat sur la maison comme la foudre. [] Je mprisais
profondment toute cette thtralit invente de toutes pices par les hommes
pour se cacher leur propre peur. Ils me posaient alors toujours la mme question
insidieuse et trouillarde y a-t-il de lespoir docteur ? [] La voix du muezzin
donc qui sourd comme du nant. [] Je pensai une seconde ah si seulement ce
satan muezzin pouvait nous faire un bon cancer de la prostate ! comme je me
vengerais alors de tout ce grabuge et de tout ce tintamarre quil provoque
chaque lever du jour1.
Se mettre en reprsentation, adopter des figures obliges de bons musulmans permet aux
hommes de dissiper leurs angoisses face aux autres et face la mort.
Dans La Rpudiation, Rachid ne sen prend pas quaux fonctionnaires musulmans ; sa
hargne sabat aussi sur les pratiquants : Un homme, assis lcart des autres, rcite des
versets du Coran, et lorsquil oublie un mot il le remplace par un autre : le tout reste cohrent
car le Coran est euphorique2. Que signifie cette dernire remarque : le Coran est
euphorique3 ? Certes, le Livre de la rvlation peut mettre le croyant dans un tat de bien-
tre et de srnit, la psalmodie des versets peut galement enchanter un auditoire, mais le
lieu de prire, un bouge ignoble prs du port do manent des odeurs fcales et putrides,
laisse penser que cette remarque est teinte dironie. Elle nest pas sans rappeler la fameuse
dclaration de Karl Marx :
La religion est le soupir de la crature tourmente, lme dun monde sans cur, de
mme quelle est lesprit de situations dpourvues desprit. Elle est lopium du
peuple.
Labolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple, cest
lexigence de son bonheur vritable. Exiger de renoncer aux illusions relatives
son tat, cest exiger de renoncer une situation qui a besoin de lillusion []. La
religion nest que le soleil illusoire, qui se meut autour de lhomme, tant quil ne se
meut pas autour de lui-mme4.
1
Id., La Pluie, op. cit., p. 24, 145-146.
2
Id., La Rpudiation, op. cit., p. 83.
3
Id.
4
Karl Marx, Contribution la critique de la philosophie du droit de Hegel [1re d. : 1844] (d. bilingue traduite
par M. Simon), Paris, Aubier Montaigne, 1971, p. 53, 55.
5
Rachid Boudjedra, LInsolation, op. cit., p. 19.
6
Ibid., p. 77.
307
oublie un mot, il le remplace par un autre1 . Une telle parole peut choquer un lecteur
musulman qui considre le texte coranique comme inimitable et incr, linimitabilit du
Coran tant la preuve de son caractre divin.
Par des lectures compltement dviantes du Coran, le narrateur continue de malmener
le rapport de ses lecteurs musulmans au Livre sacr : Forniquez avec autant de femmes
quil vous plaira ; du Coran, elle savait des bribes ; elle aimait taler le peu quelle
connaissait2. Cette rcitante rajuste sa manire le verset et inverse son sens, car la
fornication est interdite et le mariage obligatoire selon la sourate XXIV : La fornicatrice et
le fornicateur, flagellez chacun deux de cent coups de fouet3 ! . En revanche, le Coran
exhorte bien le croyant engendrer : Vos femmes sont un [champ de] labour pour vous.
Venez votre [champ de] labour, comme vous voulez, et uvrez pour vous-mmes
lavance4 ! Le texte met ainsi implicitement en parallle la puissance gnsique du Prophte
et celle de Si Zoubir qui se conforme finalement aux prceptes religieux. Lorsquon sait les
relations quentretient cet homme avec sa descendance et ses pouses, il est clair que le
lecteur musulman est invit ne pas suivre la lettre ces commandements divins et repenser
le bien-fond de la polygamie.
Par consquent, le narrateur se rfre parfois au texte coranique pour roder les
fondements de linstitution sacre par excellence, la famille et, par suite, la Tradition
prophtique qui justifie le comportement odieux de certains patriarches. Il rcuse le modle
prophtique, trop ancien, sans pour autant aller jusqu critiquer le texte fondateur de la
civilisation arabo-musulmane : Le Modle historique incarn par le Prophte et dcrit par la
Sunna est un modle ancien. Entendons par l que plus lhistoire avance, plus les
musulmans sen loignent, et plus limage collective quils en ont se dgrade5. La
connaissance du Coran simpose donc au lecteur, afin de percevoir la dimension subversive
de certains passages.
De mme, elle lui devient ncessaire, sil souhaite comprendre les ractions de certains
personnages, en particulier du jeune Rachid qui, ds son plus jeune ge, va lcole coranique
apprendre sa sourate quotidienne6 . Rfrence essentielle pour le jeune garon qui forme
et forge ses ides daprs la culture quon lui inculque, le Coran explique en partie sa phobie
1
Id., La Rpudiation, op. cit., p. 83.
2
Ibid., p. 123.
3
Le Coran (al-Qorn), p. 375 (sourate XXIV : La Lumire (An-Nr) , verset 2).
4
Ibid., p. 62 (sourate II. La Gnisse (Al-Baqara) , verset 223).
5
Abdelwahab Bouhdiba, La Sexualit en Islam, op. cit., p. 13.
6
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 93.
308
du sang. Dans la sourate de la Gnisse, il est crit que les menstruations sont un mal1 , une
impuret dont les hommes doivent se prserver en scartant temporairement de leurs
pouses. Lducation coranique se manifeste, ds lors, travers ce rejet du sang fminin, sans
que lenfant puisse expliquer cette aversion non instinctive.
Quelques romans plus tard, dans La Prise de Gibraltar, lauteur donne enfin son
lecteur (surtout son lecteur non musulman, au sens culturel du terme) des explications sur
cette peur viscrale du sang, en citant frquemment2 le verset coranique en question :
Il [le vieillard] dit un jour : cris : Et ils tinterrogent sur les menstrues. Dis : cest
une souillure. Sparez-vous donc des pouses pendant les menstrues et nen
approchez quelles nen soient purifies. Quand elles ont accompli leurs
purifications, alors venez elles, do que Dieu vous lordonne. Oui Dieu aime
ceux qui bien se repentent et il aime aussi qui bien se purifient (sourate de la
Vache, verset 222)3.
Ce verset qui revient dans le rcit comme un leitmotiv provoque une raction trs vive chez le
narrateur, effray par le sous-entendu. ses yeux, sa mre est constamment pure. Il nadmet
pas la place accorde aux femmes dans le Livre sacr : Lart de la citation biaise du Coran
rend paradoxalement la charge plus forte contre une telle autorit qui prtend rgenter la vie
sexuelle entre hommes et femmes, mais naboutit qu la pervertir, du moins pour ce qui est
de limage et du statut fminins4. La critique du texte coranique devient alors plus virulente,
sans pour autant tre blasphmatoire ; la relation du narrateur au texte sacr ne stablit jamais
en effet la manire dun Salman Rushdie violentant la Rvlation5.
Toujours dans La Prise de Gibraltar, le narrateur cite des fragments du texte
coranique, dans un long passage o celui-ci apparat sur les tendards des soldats de Tarik ibn
Ziad : Un tendard rouge grenat portant cette inscription : (il ny a pas dautre Dieu
quAllah Mahomet...). Le reste de la phrase se trouvait cach par la tte dun des compagnons
de Tarik ibn Ziad dit le Berbre dit le Numide dit le Znte6. Le vent a juxtapos le nom de
Dieu et de son Prophte, confusion irrvrencieuse de la parole divine pour le musulman.
Toutefois, cette infraction ne dure pas, le narrateur complte quelques lignes plus tard le
1
Le Coran (al-Qorn), op. cit., p. 62 (sourate II. La Gnisse. (Al-Baqara) , verset 222).
2
On retrouve le passage, quelques mots prs, dans La Prise de Gibraltar de Rachid Boudjedra, op. cit, aux
pages 44, 93-94, 102, 114-116, 119, 136, 150, 156, 164, 174, 224, 242, 282.
3
Ibid., p. 282. On appelle aussi cette sourate Sourate de la Gnisse . Le titre baqara signifie bien
vache , mais, dans la traduction de Rgis Blachre, le terme est traduit par gnisse pour un motif purement
littraire ; le mot gnisse doit tre pris dans sa valeur potique de : vache encore jeune, qui convient
parfaitement ici [dans ce verset]. (Le Coran (al-Qorn), op. cit., note 63, p. 37.)
4
Hangni Alemdjrodo, Rachid Boudjedra. La passion de lintertexte, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux,
2001, p. 33.
5
Sur le rapport de Salman Rushdie lIslam, consulter : ibid., p. 27.
6
Rachid Boudjedra, La Prise de Gibraltar, op. cit., p. 199-200. On retrouve ce passage aux pages 80, 199-200.
309
verset tronqu [Mahomet] est son unique prophte1 . La profession de foi du musulman, la
shahada, selon laquelle Il ny a de Dieu que Dieu seul, et Mahomet est lEnvoy de Dieu2
est restitue dans son intgrit. Lauteur prserve ainsi la complicit et la confiance de son
lecteur musulman.
Mais il nhsite pas toutefois proposer une lecture dviante du verset 222 de la
sourate de la Gnisse :
Quand elles ont accompli leurs purifications, alors venez elles, do que Dieu
vous lordonne do que Dieu vous lordonne ! Voil une phrase intressante
analyser vicieusement mais cest vraiment pas ncessaire laisse-moi sinon je vais
dire des normits et des obscnits3
Le narrateur de La Prise en Gibraltar mesure ses propos et ne fait que suggrer les
obscnits , mais il attire trs fortement lattention du lecteur sur les versets qui dictent les
rapports entre hommes et femmes. Il les juge pernicieux et invite son lecteur musulman, qui
il sadresse en priorit, prendre de la distance par rapport cette parole sacre, ainsi qu
repenser sa relation la femme. La rfrence coranique sadresse donc un lecteur de
confession musulmane et non une musulmane qui, elle, subit linterdit sans mot dire4.
Lauteur agit donc sur la mentalit du lecteur musulman, en malmenant son rapport
lislamit, en tant que manire dtre et de se comporter, en particulier dans La Rpudiation,
La Pluie et Fascination o sont vilipends les comportements des musulmans. Qui plus est,
lauteur cherche provoquer son lecteur croyant en proposant des lectures dvoyes du
Coran.
1
Ibid., p. 200.
2
Voir Roger Caratini, Le Gnie de lIslamisme, op. cit., p. 295.
3
Rachid Boudjedra, La Prise de Gibraltar, op. cit., p. 114-115.
4
Au sujet des rfrences et allusions islamiques dans les textes de Fatima Mernissi, Assia Djebar, Driss Chrabi
Tahar Ben Jelloun, consulter louvrage de Carine Bourget, Coran et Tradition islamique dans la littrature
maghrbine, Paris, d. Karthala, 2002, coll. Lettres du Sud .
310
2. Rapport du lecteur aux Juifs et aux Europens
Lidentit arabo-musulmane du lecteur algrien se dfinit aussi par rapport aux autres
communauts culturelles. Daprs le narrateur-personnage de La Rpudiation, lAutre est
reprsent par ltranger, Franais et Europens, mais aussi par les Juifs avec lesquels il
entretient des rapports ambigus et complexes, qui ne peuvent se comprendre sans prcisions
socio-historiques pralables1.
Lhistoire des Juifs dAfrique du Nord est marque par une srie de soumissions et
dhumiliations, depuis loccupation arabe au VIIe sicle. Outre lislamisation force, ils
doivent accepter, aux XIVe et XVe sicles, le statut humiliant de Dhimmi : En vertu de la
charte dite dOmar et du droit canonique musulman, les trangers au Dar el Islam ne peuvent
avoir la vie sauve quen reconnaissance de leur infriorit native, et les devoirs qui sy
rattachent2. Le Juif est tenu dans le plus grand mpris par les musulmans. La colonisation
franaise va bouleverser un peu plus la vie des communauts juives. Fascins, entre autres,
par les valeurs nes des Lumires et de la Rvolution franaise qui, en 1791, av[aient]
permis leurs coreligionnaires franais de jouir de lintgralit de leurs droits civiques3 , les
Juifs considrent le colonisateur comme le seul pouvoir leur offrir universalit, promotion
sociale et libert. Ainsi, dans leur norme majorit, les Juifs algriens sont partis avant mme
lIndpendance. La haine et la sparation entre les deux communauts, juives et musulmanes,
ne cessent donc de saccrotre : la ville arabe, la ville juive et la ville europenne. Systme
clos et le racisme, latent ou dclar4 !
La situation des Juifs nest pas la mme dans les trois pays du Maghreb, au moment de
lintrusion coloniale :
En Algrie, leffort de scolarisation des Juifs est bien antrieur au dcret Crmieux
puisque ds la dcennie qui suivit lOccupation, des coles furent ouvertes leur
intention Alger. En 1845, lordonnance de Saint-Cloud prvoit que ltat franais
prendra sa charge lenseignement de tous les jeunes Isralites, y compris leur
instruction religieuse. [] Au Maroc et en Tunisie, ce sont des organismes privs
qui amorcrent le mouvement de scolarisation en langue franaise5.
1
Le dveloppement qui suit doit beaucoup louvrage de Guy Dugas, La Littrature judo-maghrbine
dexpression franaise. Entre Djha et Cagayous (Paris, LHarmattan, 1990) qui propose un aperu sur
lhistoire des Juifs du Maghreb (p. 22-23).
2
Ibid., p. 26.
3
Ibid., p. 28.
4
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 43.
5
Guy Dugas, La Littrature judo-maghrbine dexpression franaise, op. cit., p. 30. Le dcret Crmieux
accorde la nationalit franaise aux Juifs algriens.
311
De ce fait, les Juifs algriens semblent les moins attachs leur judacit, leurs racines et
leur religion, et beaucoup attirs par la culture franaise. La majorit arabo-musulmane du
pays, en revanche, est soucieuse de prserver son patrimoine ; elle considre lcole franaise
comme un lieu o les valeurs ancestrales se perdent. En dfinitive, loccupation franaise
accrot le foss entre les deux communauts et explique en partie la haine des arabes lgard
des Juifs.
Cet antagonisme entre ces deux communauts du Maghreb est souvent voqu dans
les littratures maghrbines dexpression franaise. Dans La Rpudiation, certains
personnages arabo-berbres ne cachent pas leur animosit lgard des Juifs1 :
Cette aversion est encore plus sensible dans Le Pass simple de Driss Chrabi o lexpression
fils de juif3 est perue comme une vritable insulte au mme titre que fils de salaud4 .
En tout tat de cause, sera coupe la main qui aura salu un Juif [] Que ce soit un rabbin
ou un youpin qui meure, cest toujours un Juif de moins5. Mais le narrateur nadhre pas
ces propos fielleux ; reni par son pre, il se sent mme de cette communaut maudite par
Dieu :
Alors : Dieu a maudit les Juifs ; nous sommes vos Juifs, Seigneur : ouvrez la
bouche et maudissez-nous ! [] Je ntais plus de ceux qui vidaient un bidon de
ptrole sur une tribu de Juifs, une fois le temps, rveils des popes mdivales, et
les regardaient brler vifs, torches vives []6.
Le Juif est observ ici comme le produit dune socit qui enlaidit par lexclusion quiconque
se montre ou se veut diffrent7. La mre du hros, afflige par la mort de son fils, se lamente
1
La figure du Juif ne fait que des apparitions timides au sein du roman arabo-berbre dexpression franaise. Peu
dtudes lui sont dailleurs consacres. Citons toutefois larticle de Bernoussi Saltani, qui porte surtout sur la
figure mythique de Kahina : De quelques figures du juif dans la littrature araboberbre maghrbine
dexpression franaise , La traverse du franais dans les signes littraires marocains (sous la dir. dYvette
Benayoun-Szmidt, Hdi Bouraoui & N. Redouane) (Actes du colloque de luniversit de York Toronto, les 20-
23 avril 1994), Toronto (Canada), d. La Source, 1996, p. 41-54 et Guy Dugas, Ni paradis perdu, ni terre
promise. Le Juif dans le regard du Musulman, le Musulman dans le regard du Juif travers leurs littratures de
langue franaise , Juifs et Musulmans en Tunisie. Fraternit et dchirements (sous la dir. de Sonia Fellous)
[Actes du colloque international de Paris, Sorbonne, 22-25 mars 1999], Paris, Somogy ditions dart, 2003,
p. 275-293.
2
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 66, 104
3
Driss Chrabi, Le Pass simple, op. cit., p. 31.
4
Id.
5
Ibid., p. 15, 16.
6
Ibid., p. 20, 78.
7
Bernoussi Saltani, De quelques figures du juif dans la littrature araboberbre maghrbine dexpression
franaise , La traverse du franais dans les signes littraires marocains, op. cit., p. 49.
312
en ces termes : Saint des Juifs et des Tartares, lon dit que vous existez : pourquoi
nexisteriez-vous pas ? Alors ouvrez cette porte Si vous voulez, je suis Juive, si vous
voulez, je suis Tartare, une chienne, une pourriture, une merde []1 . Au point extrme du
drame, les victimes de la tyrannie du Seigneur cherchent intgrer la marginalit juive.
En Tunisie, la situation nest gure diffrente. Dans La Statue de sel dAlbert Memmi,
le narrateur, juif et pauvre, dcrit avec beaucoup de prcision les multiples vexations et
brutalits infliges aux Sfarades :
Parmi ces trois romans, celui-ci nous offre le tmoignage le plus poignant sur lantismitisme
au Maghreb, puisque le narrateur en est lui-mme la victime. Le lecteur ressent donc plus
profondment que celui de La Rpudiation ce climat de discrimination. La situation des Juifs
en Algrie nest pas, en effet, au centre des proccupations de Rachid ; ce dernier sintresse
surtout eux dans la mesure o ils font partie du cercle damis de son frre an, parmi
lesquels se trouvent les exclus : homosexuels, fumeurs de kif, voyous3... Dans sa chambre, il
cache ainsi Heimatlos, oblig de se dguiser pour assister la crmonie funraire de son
amant musulman, et passe avec lui les journes de deuil, et ce, malgr laversion quil lui
cause4. Notons dailleurs le symbolisme du nom Heimatlos , apatride en allemand : le
Juif rptait souvent quil tait un heimatlos []5 . Par ce prnom, lauteur rappelle son
lecteur la condition dexistence des Sfarades, rejets et parqus dans des ghetto[s]6 , en
faisant implicitement allusion la Diaspora.
Le narrateur de La Rpudiation chappe donc au discours convenu et haineux sur les
Juifs ; lamiti que leur portait son frre Zahir lempche davoir un jugement ngatif sur la
communaut isralite. Il narrive pas mpriser les amis de son dfunt frre. De plus, il est
lui-mme pris de sa demi-sur juive, Lela, quil faut dfendre dans une maison o lIslam
tait lalibi permanent7 . Il lui confiera mme, la fin du roman8, ladresse dHeimatlos en
1
Driss Chrabi, Le Pass simple, op. cit., p.135.
2
Albert Memmi, La Statue de sel, Paris, Corra, 1953, coll. Le chemin de la vie ; rd. : Paris, Gallimard,
1966 ; rd. Gallimard, 1972, coll. Folio , p. 276-277.
3
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p.152, 169, 101.
4
Ibid., p. 154-156, p. 160-162, p. 167-168 et p. 172.
5
Ibid., p. 103.
6
Ibid., p. 206.
7
Ibid., p. 148.
8
Ibid., p. 246.
313
Isral. Le lecteur algrien est alors amen rcuser le discours idologique et discriminatoire
dont sont victimes les Juifs ; cette tentative de modifier les valeurs extra-textuelles du lecteur
virtuel vise logiquement les communauts non juives.
Dans Fascination, lauteur propose son lecteur une vision radicalement diffrente du
Juif travers les personnages de Monsieur Cohen1 et matre Levy :
En fait, il [Ila] ne risquait pas grand-chose parce quil avait un banquier juif
acquis lui aussi la cause nationaliste et grand admirateur de ses haras quil citait
en exemple. Monsieur Cohen grait la fortune dIla dune faon qui tenait du
prodige, de la virtuosit et de la passion politique.
Lavocat dIla, matre Lvy, tait juif lui aussi et acquis depuis toujours la
cause de lindpendance algrienne. Il faisait tout ce quil pouvait pour assister Ila,
lors de ses innombrables procs politiques, mais il tait lui-mme plus souvent en
prison que son client parce que ladministration coloniale avait la haine de ce
quelle considrait comme des opportunistes puisque les juifs algriens staient vu
attribuer la nationalit franaise par Isaac Mose (dit Adolphe) Crmieux, ministre
de la Justice du gouvernement de la Dfense nationale constitu aprs la chute de
lEmpire, en 1870, et qui fut le fondateur, en 1875, de lAlliance Isralite
Universelle. Un certain nombre de juifs constantinois considrrent cette dcision
et ce dcret Crmieux comme une manuvre et une forfaiture discriminatoires par
rapport leurs compatriotes de confession musulmane, une tentative perverse et
dangereuse pour attiser le racisme entre les deux communauts jusque-l trs
soudes, se confondant lune dans lautre. Ou presque2
Pour la premire fois dans luvre romanesque de Boudjedra, un personnage de Juif est peint
de faon logieuse, comme si lauteur souhaitait rtablir une vrit trop longtemps occulte,
celle de lentente intercommunautaire et de lattachement des Juifs la terre algrienne. Le
narrateur revient alors sur un pisode historique qui scella le sort de ces peuples : la
Reconquista ou le dpart des Arabes et des Juifs de lAndalousie.
Il semble nostalgique du temps idyllique o les deux peuples cxistaient dans lharmonie et
le respect mutuel et lAlgrie se faisait terre daccueil. Cest pourquoi Lam apprcie Paris o
les frres ennemis vivent en bonne entente :
Paris raciste mais capable de faire cohabiter Juifs et Arabes Belleville aux
terrasses pavoises de ces vieilles femmes qui refont la goulette et Bab-el-Oued o
1
Id., Fascination, op. cit., p. 55-56.
2
Ibid., p. 55-56.
3
Ibid., p. 56-57.
314
chantent Bob Azzam et Raoul Journot, Reinette lOranaise et la mme Remiti des
bordels bnois dantan frquents par Ali et Ali Bis1.
Lam choisit donc de partager sa vie entre Alger et Paris, un vrai mtissage non seulement de
races et de langues mais darchitectures2 . Cest aussi Paris quil se fait interroger par un
Juif, pied-noir et tlemcenien3 , qui parle en argot des Pieds-Noirs4 :
Toi alors, si tu te noies, ta mre elle te tue ! parce que tu naurais jamais d
moucharder les Arabes au profit des Franais aprs tout, cest grce aux Arabes
que tes anctres sont venus dAndalousie Et lofficier de rpondre : Cest
vrai que je me suis noy et que la mre elle ma tu mais que veux-tu, fiston,
cest la vie []5.
Cette mre , mtaphore de la France, na pas su soccuper de ses fils adoptifs qui lont
suivie lors de son dpart. De cette conversation grave, mene sur un ton badin, nat une amiti
fraternelle entre les deux cousin[s]6 rconcilis.
La guerre est loin et il faut penser rtablir le dialogue. Cette sympathie naissante
entre les deux hommes reflte parfaitement lhumanisme qui traverse Fascination :
Les rancurs dont souffraient les personnages, dans les romans prcdents, semblent
vanouies ; Fascination marque ainsi une tape nouvelle et sollicite un autre type de lecteur
algrien. Le roman lincite renouer des liens avec ceux qui ont marqu et faonn lAlgrie,
Juifs et Franais, en rappelant ces derniers lengagement des Algriens auprs des Franais.
Le narrateur revient, pour cela, sur un pisode commun de lHistoire des deux pays, la
Seconde Guerre mondiale laquelle Ali a particip activement : Ali, la tte dun groupe
de rsistants, libra la mairie des Lilas occupe par les Allemands, le 24 juin 1944. Il y campa
pendant un mois jusqu larrive de Leclerc8. Le narrateur insiste sur le fait que les
Algriens ont vers leur sang pour lancienne Mtropole :
1
Ibid., p. 237.
2
Ibid., p. 236.
3
Ibid., p. 241.
4
Ibid., p. 240.
5
Ibid., p. 242.
6
Ibid., p. 243.
7
Ibid., p. 243-244.
8
Ibid., p. 227.
315
limage dAli parti la poursuite dAli Bis toujours introuvable ; se retrouvant
engag dans la Seconde Guerre mondiale ; traversant la dbcle franaise ;
svadant dAllemagne ; rejoignant un maquis dans la rgion parisienne, librant en
juin 1944 la mairie des Lilas occupe par larme allemande, la tte de ses
hommes, des Nord-Africains, pour la plupart, accompagns de quelques Africains
et de rares Vietnamiens quil combattra ds 1946 lorsquil ira sembourber dans le
delta du Mkong []1.
Ils ont ensuite combattu aux cts de la France en Indochine franaise pour la gloire des
expansionnistes qui, plusieurs annes auparavant, avaient envahi de la mme faon leur pays.
Dans Topographie idale pour une agression caractrise, laccent est plutt mis sur
ce qui spare irrmdiablement le Maghreb de lancienne Mtropole. Le monde occidental est
peru comme hostile et dcadent : lmigr ne comprend pas ses rgles, et ses valeurs lui sont
tout fait trangres. La pudeur, par exemple, ne semble pas tre de mise, ni lhospitalit,
rgle oublie par le compatriote enrichi. LOccident apparat donc plus comme un repoussoir
quun modle pour le lecteur de culture arabo-musulmane.
Ensuite, les lecteurs sont invits exprimer leur libert de penser, lexemple des
personnages marginaux jugs, tort, nuisibles pour la communaut. Confronts limage
dune socit archaque et sclrose qui opprime lindividu, ils ne peuvent que souhaiter avec
lauteur un changement des mentalits. Les narrateurs laissent, en effet, percevoir leur
indulgence lgard des marginaux, parmi lesquels on compte la figure du Juif, mais aussi
celle du fou. Ce dernier dit ouvertement des vrits, sous le couvert de la dmence :
[A]ucun malade ne boycottait les runions que jorganisais dans les diffrentes
salles, avec la complicit dun psychiatre depuis longtemps acquis la cause du
peuple mais qui avait la dangereuse rputation dtre un communiste. Je
mvertuais, malgr mes dboires personnels, les tracasseries de ladministration et
mon tat mental prcaire (selon les dires des mdecins et de Cline), mener cette
mission que personne ne mavait confie mais que je jugeais primordiale pour
lexigeante formulation de la rvolution permanente2.
Rachid, qui nhsite pas affirmer ses opinions politiques et sa folie, passe pour un tre
doublement marginal, aux yeux des autres. Sa libert de parole et la force de ses convictions,
lorigine de tous ses problmes, provoquent en revanche la sympathie du lecteur qui voit en
lui un personnage entier, libre et profondment seul. Le dlire guette les anticonformistes,
Rachid et Zahir, conscients dtre privs de leur libert.
Plus marginal encore que le fou, le communiste constitue un rel danger pour lordre
tabli :
1
Ibid., p. 155-156.
2
Id., La Rpudiation, op. cit., p. 238-239.
316
Ni mme le portier de la clinique qui ne cache pas ses sympathies politiques
quelque peu hrtiques aux yeux des gens linstar de mon dfunt grand-pre
cheminot de la S.N.C.F.A. un peu la honte de la famille cause de ses ides
rvolutionnaires1.
Le vieux concierge pour qui la narratrice de La Pluie a beaucoup destime2 lui rappelle
son grand-pre dfunt, autre victime de lintolrance :
Je nai jamais vu comment ctait fait un communiste. part ton fou de grand-pre
mais cela fait si longtemps quil est mort mais ton ami ressemble tout le monde je
ne te cache pas quau dbut javais lil sur lui jtais un peu sur mes gardes
nerveuse inquite on aurait vraiment dit ton dfunt pre il a les mmes yeux
transparents ! Dieu ait son me ton pauvre pre ! cest lui dailleurs qui ma
souvent rpt de me mfier des communistes. Je dis cest normal maman ! Il tait
si jaloux de ton pre qui tait communiste lui aussi. Elle dit tu es sre que ton
grand-pre en tait un je narrive pas le croire. Je prfrai ne pas rpondre3.
Le lecteur peut ressentir, travers ce dialogue entre mre et fille, lexaspration de la jeune
femme face tous ces prsupposs stupides envers son ami et les communistes en gnral.
Laccumulation des phrases relies sans ponctuation, associe la rptition de la conjonction
mais , transforme ce soliloque en un verbiage sans intrt auquel le protagoniste semble
tre habitue. Le lecteur virtuel retrouve, dans Les 1001 annes de la nostalgie, ces mmes
craintes absurdes et injustifies lencontre des Juifs et des communistes :
Non seulement tu bois avec nimporte qui, tu couches avec la fille du Gouverneur
sans mme avoir le courage de la dpuceler, tu frquentes le seul communiste du
lieu, mais il faut encore que tu viennes mettre le village sens dessus dessous avec
cette histoire dIbn Khaldoun. Les femmes se moquent de moi. Il parat mme que
cest un juif4 !
Messaouda S.N.P. met sur le mme plan le fait de boire, davoir des relations sexuelles, de
frquenter un communiste et de lire un crivain juif, mme sil sagit du plus grand historien
algrien !
travers des oppositions marques entre personnages positifs et ngatifs, les
narrateurs orientent la rception idologique des personnages par leur lecteur. Dans le systme
axiologique (vision du monde) des narrateurs, les marginaux acquirent toujours une valeur
positive et leurs dtracteurs une valeur ngative. En demandant implicitement au lecteur de
dterminer le systme normatif du narrateur et la valeur idologique des personnages, le texte
sollicite donc la part rflexive du lecteur5. Le lectant interprte le sens et la porte de ces
1
Id., La Pluie, op. cit., p. 143.
2
Ibid., p. 100.
3
Ibid., p. 101.
4
Id., Les 1001 annes de la nostalgie, op. cit., p. 17.
5
Voir Vincent Jouve, LEffet-personnage dans le roman, op. cit., p. 102.
317
tres marginaux, aprs avoir peru la valeur exacte qui leur est attribue. Une fois son lecteur
impliqu dans la fiction, son message de tolrance lencontre des exclus de toute sorte peut
ventuellement transformer le comportement du lecteur.
Le besoin de comprendre et de dchiffrer pousse ce dernier valuer la valeur des
personnages marxistes dans le systme axiologique narratorial :
Le hros S.N.P. voit souvent en songe son grand-pre communiste et il croit lui parler grce
aux hallucinations dues lexcs dalcool2 . Il sidentifie lui et partage ses opinions
marxistes ; il limagine ainsi en train de sintresser aux rvolutions importantes, notamment
linsurrection des Carmates qui dura 451 ans dans tout lEmpire musulman, selon les dires de
S.N.P. : Il y eut des explosions. Des rvoltes. Mais aussi de vraies rvolutions ! Organises.
Structures. [] Celle des Carmates. Dans tout lEmpire musulman. Dure : quatre cent
cinquante et un ans3 ! Dans Le Dmantlement, le discours idologique prend encore plus
dampleur, puisque le personnage communiste Tahar El Ghomri est au centre du rcit. Selma
lamne une forme dautocritique de laction du Parti4 . Le lecteur virtuel peut deviner,
travers ce traitement des personnages, les convictions politiques de lauteur ; celui-ci a choisi
dadhrer au communisme qui est, selon lui, le plus porteur de progrs et de modernit [].
tre marxiste aujourdhui en Algrie, cest tre pour une rvolution non seulement dans le
sens politique ou conomique du terme mais aussi pour une rvolution des mentalits5.
Au terme de ce portrait du lecteur algrien, il apparat que ce dernier appartient en
priorit la communaut arabo-berbre de confession musulmane. Les textes impliquent
celui-ci en jouant sur leffet-personnage , et plus prcisment sur leffet-personne .
travers un phnomne de sympathie et dempathie, le lisant en vient naturellement
adopter la vision des personnages arabo-mususulmans, sans aller jusqu embrasser
aveuglment leurs opinions. Le lectant reconstruit, dans un deuxime temps, le systme de
valeurs des narrateurs, grce une valuation implicite des personnages : la rcurrence
doppositions marques permet au lecteur dinfrer le projet smantique de lauteur. Par la
1
Rachid Boudjedra, Les 1001 annes de la nostalgie, op. cit., p. 18-19.
2
Ibid., p. 136.
3
Ibid., p. 236.
4
Hafid Gafati, Boudjedra ou la passion de la modernit, op. cit., p. 29.
5
Ibid., p. 29-30.
318
clbration des identits marginalises, comme la judit1 , et des libres penseurs, comme
les communistes et les fous, lauteur fait lloge de tous ceux qui sopposent la tyrannie et
la pense unique.
1
Le mot judit , forg par Albert Memmi en 1962, signifie le fait dtre juif.
319
B. RLE DE LA CRITIQUE FRANAISE DANS LA RCEPTION DE LUVRE
BOUDJEDRIENNE
1
Voir, ce propos, notre article dans Prsence francophone. La rception des littratures francophones
(Revue internationale de langue et de littrature), n 61, Sherbrooke, College of the Holy Cross, novembre
2003, p. 131-151. Parmi les travaux notoires sur le rle de la critique dans la rception de la littrature
algrienne, mentionnons par ordre chronologique: uvres & Critiques IV, 2. La littrature maghrbine de
langue franaise devant la critique (Revue internationale dtude de la rception critique des uvres
littraires de langue franaise), Paris, d. Jean-Michel Place, 1er trimestre 1980 ; Jacqueline Arnaud, La
Littrature maghrbine de langue franaise, tome I : Origines et perspectives, op. cit., p. 49-70 ( La formation
des crivains et du public : la scolarisation ) ; Charles Bonn Littrature maghrbine et espaces identitaires de
lecture et Jean Djeux Les auteurs maghrbins de langue franaise dans les dictionnaires franais , Prsence
francophone. Revue internationale de langue et de littrature, n 30, Sherbrooke, C.E.L.E.F., 1987, p. 7-16, 17-
34 ; Jean Djeux, Situation de la littrature maghrbine de langue franaise. Approche historique Approche
critique. Bibliographie mthodique des uvres maghrbines de fiction 1920-1978, Alger, O.P.U., 1982, p. 139-
178 ; id., Maghreb. Littratures de langue franaise, op. cit., p. 231-257 ; Horizons maghrbins. Le droit la
mmoire : La perception critique du texte maghrbin de langue franaise . Revue des tudiants Chercheurs
Maghrbins de lUniversit de ToulouseLe Mirail, n spcial, n 17, Toulouse, Publication du C.I.A.M. (Centre
dInitiatives Artistiques de lUniversit de ToulouseLe Mirail), 4e trimestre 1991 ; Hadj Miliani, Profils
320
Ds lors, nous ntudierons pas laccueil des uvres par les journalistes algriens ;
nous ne nous intresserons ici, en effet, qu limpact du concept dalgrianit sur la rception
critique franaise. Qui plus est, les comptes rendus de la presse algrienne ne refltent pas
rellement les attentes du public algrien, celle-ci ne jouant pas toujours son rle de critique
littraire, du moins entre les annes 1970 et 1990, car depuis les champs ditoriaux et
journalistique ont chang. lpoque, la critique est surtout voue faire tat de toutes les
sorties douvrages pour continuer exister. Elle exerce ainsi plus gnralement une fonction
darchivage au dtriment du travail de tri et de choix1 , explique Hadj Miliani. Mahmoud
Bouayed soulve dj ce problme en 1985 :
[I]l faut reconnatre que rarement les auteurs de ces comptes rendus ne donnent une
opinion sur le livre tudi, se cantonnant une prsentation du contenu, sauf videmment
dans les revues publies par les universits et centres de recherche o les ouvrages font
lobjet dune vritable critique2.
littraires, rceptions critiques et perceptions du fait littraire en Algrie : crivains et production romanesque
de langue franaise publie en Algrie de 1970 1981, Universit dOran-es-Senia, 1989.
1
Hadj Miliani, Une littrature en sursis ? Le champ littraire de langue franaise en Algrie, Paris,
LHarmattan, 2002, coll. Critiques littraires , p. 79-80.
2
Mahmoud Bouayed Le Livre et la lecture en Algrie, Paris, Unesco, 1985, coll. tudes sur le livre et la
lecture n 22 , p. 14.
3
Hadj Miliani, Une littrature en sursis ? Le champ littraire de langue franaise en Algrie, op. cit., p. 82.
4
Id.
5
Ibid., p. 81.
6
Jean Djeux, Jean, La critique littraire de presse en Algrie , Horizons maghrbins. Le droit la mmoire,
op. cit., p. 21.
7
Ibid., p. 20.
8
Ibid., p. 21.
9
Christiane Achour, Presse, cole, universit : la littrature algrienne et ses critiques professionnelles :
quelques propositions , Horizons maghrbins. Le droit la mmoire [], op. cit., p. 15.
321
journalistique que depuis la fin des annes 80 []. Il faudra attendre le dbut des annes 90
pour recenser des contributions qui opposent des apprciations contraires1 . Cela diminue
donc sensiblement lintrt dune tude qui porterait sur la rception journalistique de Rachid
Boudjedra en Algrie, sachant quaujourdhui la majeure partie de ses uvres a t publie
avant la fin des annes 80.
Interrogeons-nous, pour commencer, sur la validit des critres tablis pour dterminer
lalgrianit de lauteur et sur lemploi de cette appellation identitaire, depuis lmergence de
la littrature francophone en Algrie jusqu nos jours. La notion dalgrianit fut surtout
intressante laube des luttes pour lindpendance, puisquelle permettait de caractriser la
nouvelle gnration dcrivains en qute dune identit perdue :
1
Jean Djeux, La critique littraire de presse en Algrie , Horizons maghrbins. Le droit la mmoire, op.
cit., p. 80, 83-84. Jean Djeux passe en revue, dans son article, trois catgories darticles : les comptes rendus de
colloques, sminaires ou confrences, dans les annes 80, de bonne tenue et suffisamment critiques selon lui, les
articles sur les auteurs jugs soit sur leur militantisme, soit sur leur capacit parler des ralits algriennes,
enfin les articles de critique thorique.
2
Kacem Basfao, Production et rception du roman : limage dans le miroir , Approches scientifiques du texte
maghrbin, op. cit., p. 97.
3
Ahmed Lanasri, La Littrature algrienne de lentre-deux-guerres. Gense et fonctionnement, op. cit., p. 8.
322
Mammeri, elle, en prolonge lefficace [sic] et le renouvelle avec bonheur. /
Mouloud Mammeri, crivain algrianiste, cest le comble1 !
Ce sont bien les critiques littraires qui jugent arbitrairement de lalgrianit de chaque
crivain.
Par consquent, les uvres produites en Algrie durant la priode coloniale nont pas
t souvent reconnues. La priode de lentre-deux-guerres (mondiales) demeure mconnue et
oublie, faisant ainsi apparatre les vnements politiques et littraires comme spontans ,
constate Ahmed Lanasri2. Les critiques tablissent, par exemple, une corrlation entre lanne
de linsurrection dans les Aurs et en Grande Kabylie, date de la cration de lArme de
libration nationale, et la publication du roman La Terre et le sang. Au lieu de reconnatre les
premiers balbutiements3 de la littrature algrienne de langue franaise, au cours des
annes 1930-1940, et de chercher les ventuelles similitudes entre ces crivains et la
gnration des annes 1950-1960, ils condamnent les crivains autochtones ntre que les
bons lves des artistes coloniaux :
La littrature maghrbine franaise est ne en tant que telle (il y avait dj des
crivains avant, mais non perus comme tels par la critique) dans les annes 50, au
moment o la relation entre la France et ses colonies entrait dans cette phase de
turbulences qui allait mener aux Indpendances. Cest--dire que demble elle
surgit dune relation problmatique, ou le devenant. Elle rpondait alors, nous dit
Abdelkbir Khatibi dans sa thse Le Roman maghrbin, lattente dune minorit
de lecteurs franais favorables la dcolonisation, dsireux de trouver des
arguments culturels opposer au discours dominant qui glorifiait luvre
coloniale4.
Littrature et politique sont en fin de compte trop mles pour que les critiques littraires
prennent en considration les crits des intellectuels indignes durant la mouvance
algrianiste. Aussi les critiques choisissent-ils dopposer la littrature davant-guerre celle
mergente des annes 50, esprant trouver des arguments culturels opposer au discours
dominant qui glorifiait luvre coloniale5 . Ces crivains autochtones sombrent alors dans
loubli ou sont dfinitivement assimils aux auteurs coloniaux, afin que surgisse nettement
lopposition entre la littrature exprimant lidologie des colonisateurs et la littrature
algrienne de langue franaise, support discursif des revendications nationales. En donnant
1
Lahsen Mouzouni, Rception critique dAhmed Sefriou. Esquisse dune lecture smiologique du roman
marocain de langue franaise, op. cit., p. 90. Il cite un compte rendu de J. Pomier, Afrique, n 253, dcembre-
janvier 1954, p. 34.
2
Voir ibid., p. 7.
3
Ibid., p. 286.
4
Charles Bonn, Texte maghrbin et sduction de ltrange , Passerelles : rsistances et combinaisons
culturelles, n 12, Thionville, automne 1996, p. 14-15.
5
Id.
323
limpression que cette littrature engage sest cre ex nihilo, [s]uscite par la guerre, elle
aurait surgi dun coup, dj arme et casque comme Minerve1 , les critiques satisfont
lopinion publique.
Ahmed Lanasri2 dplore par exemple quAbdelkbir Khatibi3 et Charles Bonn4 ne
mentionnent pas les crivains autochtones (exception faite de Jean Amrouche5),
contemporains des crivains algrianistes. Il regrette aussi que Jean Djeux6 nait pas cherch
dcouvrir davantage ces auteurs algriens de lentre-deux et se soit content des comptes
rendus des uvres [] [et] des tudes de la priode considre et manant, bien sr, dauteurs
coloniaux7 . ses yeux, Jean Djeux a occult laspect subversif de cette littrature, en
slectionnant les passages la gloire de la France conqurante. Cette littrature de lentre-
deux gne considrablement les critiques de lpoque coloniale et de lAlgrie indpendante,
coloniaux et anticoloniaux, car elle nexprime pas un discours clair.
Son ambigut provient justement de son contexte de production. Elle parat dans une
priode charnire de lhistoire coloniale de lAlgrie, entre celle de lpope guerrire de la
rsistance lenvahisseur et celle de la confrontation arme de la libration [] o le vaincu
tente dinstaurer le dialogue avec loccupant et o le vainqueur semble avoir dfinitivement
assur sa domination sur le pays8. La rsistance arme loccupant spuise aprs la
Premire Guerre et les autochtones se lancent alors dans une autre bataille : celle de la
reconnaissance des droits, notamment du droit des peuples disposer deux-mmes selon la
dclaration du prsident Thomas Woodrow Wilson9, et celle de llargissement des droits
politiques de lindigne et de son accession au statut de citoyen franais sans perdre son statut
personnel de musulman10. Cette littrature de lentre-deux ne peut dnoncer lidologie
coloniale, mais elle introduit aux niveaux thmatique et idologique un certain nombre de
1
Jean Plgri, Les Signes et les lieux. Essai sur la gense et les perspectives de la littrature algrienne , Le
Banquet maghrbin, op. cit., p. 9.
2
Ahmed Lanasri, La Littrature algrienne de lentre-deux-guerres. Gense et fonctionnement, op. cit.
3
Abelkbir Khatibi, Le Roman maghrbin, op. cit.
4
Charles Bonn, La Littrature algrienne et ses lectures. Imaginaire et discours dides, op. cit.
5
Ahmed Lanasri, La Littrature algrienne de lentre-deux-guerres. Gense et fonctionnement, op. cit., p. 129.
6
Jean Djeux, Littrature maghrbine de langue franaise. Introduction gnrale et Auteurs, op. cit.
7
Ahmed Lanasri, La Littrature algrienne de lentre-deux-guerres [], op. cit., p. 257.
8
Ibid., p. 131.
9
Le cinquime point des Quatorze points du prsident Wilson , discours prononc le 8 janvier 1918 au
Congrs de Washington, concerne ltude des revendications coloniales conformment aux intrts des
populations. Voir Pierre Rain, LEurope de Versailles 1919-1939. Les traits de paix, leur application, leur
mutilation, Paris, Payot, 1945, p. 20.
10
Consulter, ce propos, Ahmed Lanasri, La Littrature algrienne de lentre-deux-guerres [], op. cit.,
p. 226.
324
distorsions qui, replaces dans le cadre oblig de la soumission lidologie dominante,
donnent cette production son ambigut spcifique1.
La notion de littrature algrienne dexpression maghrbine est donc en soi un
objet dtude problmatique, tout comme celle de littrature maghrbine dexpression
franaise . De ce fait, Charles Bonn, Xavier Garnier et Jacques Lecarme2 revendiquent
lindtermination comme a priori mthodologique3 et proposent un discours critique se
mouvant dans lambigu et dans le doute quant ses prsupposs4 . Il est peut-tre trop tt
pour dfinir ces littratures et tablir clairement leur histoire littraire. Une vision
synchronique de la littrature algrienne mriterait dinsister davantage sur les conditions de
production et de rception de ces uvres, sachant que lhistoire de lAlgrie, si bouleverse et
tragique, a considrablement influenc les crivains ns ou levs en Algrie, ainsi que ceux
issus de lmigration.
Par la suite, la critique anglo-saxone a retenu le terme de postcolonial5 . Ce concept
runit des textes ayant un dnominateur commun : la colonisation et ses avatars (perte
didentit, dculturation). Il permet de transcender le concept de francophonie, en
rapprochant tous les crivains marqus par un phnomne historique dampleur internationale,
quils crivent dans la langue de lex-colonisateur (franais, anglais, espagnol, portugais) ou
quils aient conserv leur langue originelle (larabe, le berbre, le malink, etc.). Ainsi les
auteurs marqus par le colonialisme seront-ils dissocis, dune part, des gnrations suivantes
dont les uvres ne portent plus lempreinte douloureuse de la soumission et, dautre part, des
crivains qui nont jamais puis leur puissance cratrice dans cette flure historique. Cette
notion de postcolonialisme reste toutefois problmatique en ce sens o la rfrence
continue lhistoire coloniale soumet les textes des lectures spcifiques, souvent plaques
sur des schmas occidentaux. Elle exclut des questions relatives la culture, au territoire ou
lhistoire. De plus, il est difficile de dmarquer lavant de laprs colonisation en littrature.
1
Ibid., p. 8.
2
Littratures francophones, tome I : Le roman, op. cit., p. 185-210.
3
Ibid., p. 7.
4
Id.
5
Une partie de la critique britannique a suivi la tendance des tudes littraires nord-amricaines, consacres aux
littratures minoritaires (minority writing). Lapparition de textes non occidentaux dans les programmes
universitaires et lmergence douvrages critiques occidentaux leur sujet ont t ranges sous ltiquette
globale de postcolonial. Les thoriciens les plus connus de ce courant critique, Homi Bhadda, Henry Louis
Gates, Edward Said ou Gayatri Spivak entre autres, ont publi des ouvrages importants []. Il sagit donc dun
mouvement critique solidement tabli, tant institutionnellement que thoriquement. (Jean-Marc Moura,
Francophonie et critique postcoloniale , Revue de littrature compare. Recherches comparatistes de la
Renaissance nos jours, n 1, Paris, Didier rudition, janvier-mars 1997, p. 60) Consulter, propos de ce
courant : Littratures postcoloniales et francophonie (sous la dir. de Jean Bessire & Jean-Marc Moura, introduit
par Bernard Mouralis), Paris, Honor Champion, 1999, coll. Colloques, congrs et confrences , p. 11-26.
325
Enfin, les relations ou les soumissions lordre colonial, diverses les unes des autres, ont
entran des attitudes littraires bien diffrentes.
Quant au concept de littrature nationale, il napporte pas de lumire pleinement
satisfaisante sur la littrature, celle-ci tant un art qui chappe toute dlimitation politique ou
gographique. Guy Dugas1 a ainsi dmontr que la littrature judo-maghrbine de langue
franaise constitue un ensemble homogne, mme sil est compos dcrivains maghrbins de
nationalit diffrente qui, considrs individuellement, ne sont pas ncessairement
reprsentatifs de la littrature maghrbine. En dfinitive, lalgrianit, tout comme la
maghrbinit, sont des concepts difficiles dfinir et manier.
Ils ont eu nanmoins un grand intrt lors de la rception de Rachid Boudjedra par la
critique littraire franaise, laquelle classe les auteurs de langue franaise en fonction de leurs
origines culturelles dans des aires gographiques prcises (Antilles, Qubec, Maghreb...) et
limitent parfois la porte des uvres leur dimension ethnologique, sociologique ou
politique, au dtriment de leur littrarit. Aussi cantonne-t-elle parfois les textes dans un rle
mineur ; lauteur ne simpose plus comme un artiste, mais comme un tmoin dune socit
expose au regard du monde occidental. Les premires thses sur Rachid Boudjedra
tmoignent de cette critique axe sur le contenu rfrentiel. Par la suite, les chercheurs se sont
proccups du travail formel opr par lcrivain, des structures et de llaboration de
lcriture romanesque. Cependant, on ne peut nier le fait que les essais critiques, quils soient
scientifiques ou vulgariss, ainsi que la presse et les mdias contribuent la promotion du
champ littraire francophone, en pleine volution, et accroissent la notorit des crivains de
langue franaise. Aussi lmergence de cette littrature tait-elle tributaire de la critique et de
ses opinions. Le succs dune uvre dpend, dans une certaine mesure, de la rception que le
milieu littraire lui rserve ainsi que du contexte socio-politique dans lequel elle parat.
Si la littrature algrienne de langue franaise bnficie, dans les annes 50, dun
accueil chaleureux de la part de la gauche franaise, cest quelle exprime et illustre les ides
1
Guy Dugas, Littrature judo-maghrbine dexpression franaise. Entre Djha et Cagayous, op. cit. ; id.,
Une ou des littrature(s) maghrbine(s) , Approches scientifiques du texte maghrbin, op. cit., p. 70-79. Voir
aussi p. 10. Guy Dugas cite ensuite Marthe Robert (Roman des origines et origines du roman, op. cit., p. 23) qui
met aussi une critique lencontre du classement par nations (roman anglais, russe, allemand, etc.) qui,
326
des intellectuels de gauche ou de ses sympathisants. Charles Bonn explique que cette
littrature tait avant 1962 associe la lutte de libration du peuple algrien, et obtenait ce
titre un cho favorable dans la gauche franaise1. Ghani Merad note aussi le manque
dobjectivit des journalistes qui jugent une uvre littraire en fonction de leur opinion
politique : la critique franaise, elle-mme souvent passionnelle et lobjet juger ne lest-
il pas aussi ? ne fait pas toujours la part des choses : trop complaisante venant de gauche,
elle est sectaire lorsquelle vient de droite2. Cette gauche franaise continue dans les annes
1960 et 1970 accueillir de faon bienveillante certaines uvres algriennes, notamment La
Rpudiation et Topographie idale pour une agression caractrise qui bnficient, un
moment donn, dun succs mdiatique en France. La parution de La Rpudiation,
notamment, est salue par des articles relativement nombreux et logieux.
Citons titre dexemple celui du Nouvel Observateur :
Nentre pas qui veut dans ce beau livre []. ce dlire verbal il ntait pas
ncessaire de fournir une justification, de sous-entendre que celui qui raconte se
trouve dans un tat mental prcaire, quil lui arrive de fabuler, de confondre les
divers temps de sa biographie, au fond, de faire du roman sur le roman [].
Lcriture chatoyante de Rachid Boudjedra convient ces vocations. Le ralisme
spanouit chez lui, comme chez Baudelaire, qui il fait penser parfois, en fleurs
luxuriantes []. Il serait injuste, comme la tentation en vient forcment, de parler
son propos dorientalisme et de folklore []. La critique sociale nest pas
douteuse : la tradition musulmane est sclrose absolue, porte close toute
rvolution vritable. Sans doute est-ce dans cet esprit quil faut aborder la partie
obscure du rcit3.
quelque service quil rende ltude des littratures nationales, napporte aucune lumire sur lide mme de
roman.
1
Charles Bonn, La littrature algrienne de langue franaise , Europe. Revue littraire mensuelle, n 567-568,
Paris, juillet-aot 1976, p. 48.
2
Ghani Merad, La Littrature algrienne dexpression franaise. Approches socio-culturelles, op. cit., p. 160.
3
Jean Freusti, La Rpudiation , Le Nouvel Observateur, n 255, Paris, 29 septembre 1969, p. 41-42.
4
Luc Estang, Lactualit littraire. La Rpudiation de Rachid Boudjedra , Le Populaire du Centre (journal
quotidien rgional sous le contrle des fdrations socialistes du Centre. Organe du socialisme), n 273, dition
de Limoges, 18 novembre 1969, p. 10 [dossier de presse Denol].
5
Id.
327
soleils1 ! , conclut-il. La revue Rouge (quotidien de la ligue communiste rvolutionnaire) ou
la Quinzaine littraire2 conseillent aussi vivement La Rpudiation [] lire ou relire sans
tarder3.
La presse franaise de droite accorde, en revanche, moins dattention la parution du
roman et elle en fait beaucoup moins cas. Certaines revues dextrme droite rprouvent mme
le texte : Je regrette, pour la tenue de ce journal, et par prudence aussi, de ne pouvoir donner
ici quelques chantillons plus prcis de ce tissu dordures. Nous, nous serions censurs4 ,
proclame un journaliste de lUnit franaise. La virulence de ces propos rvle le manque
dobjectivit de certains critiques qui, quel que soit leur bord politique, confondent parfois
rubrique littraire et chronique politique. Le roman est alors finalement lou ou dnigr au
nom dides extra-littraires.
Lexcellente rception qua accorde la critique franaise de gauche La Rpudiation
sexplique en partie par un contexte socio-politique favorable. Celle-ci voit dans lauteur de
La Rpudiation (1969) un interlocuteur privilgi, qui dnonce la rpression sexuelle de la
femme et en filigrane le coup dtat de Boumediene de juin 1965, qui exile la gauche du
pouvoir :
1
Id.
2
Les livres de la quinzaine , La Quinzaine littraire, Paris, 1er octobre 1969 [dossier de presse de Denol].
3
P. C., Hikmet et Boudjedra. Deux rditions , Rouge. Quotidien communiste rvolutionnaire, n 235,
Montreuil, 28 dcembre 1976, p. 10 [dossier de presse Denol].
4
Marcel Clouzot, Les Livres ne pas lire : Rachid Boudjedra : La Rpudiation , Unit franaise. Organe du
Parti national populaire, n 4, Paris, juin 1970, p. 9 [dossier de presse Denol]. Il ny eut que huit numros de
cette revue parue entre en mars 1970 et avril 1971.
5
Charles Bonn, La lecture de la littrature algrienne par la gauche franaise : le cas Boudjedra , Paris,
Peuples mditerranens, op. cit., p. 4.
6
Jean Djeux, Littrature maghrbine de langue franaise. Introduction gnrale et Auteurs, op. cit., p. 381.
7
Id.
328
qui stigmatisent les maux de la tribu1 ou la morale des anctres2 , selon les expressions
des journalistes de lpoque. En dfinitive, les articles littraires sont orients par leurs
idologies, des fins politiques.
Cette situation nchappe pas lattention des journalistes algriens. Au cours dun
entretien avec Kateb Yacine, lun deux aborde ce sujet et interroge lcrivain sur cette
fameuse utilisation de lcrivain maghrbin3 :
[C]e nouveau rcit mythologique, sil plonge ses racines dans les origines de la
littrature occidentale, sancre aussi dans la ralit la plus explosive, la plus
scandaleuse, sous son apparence anodine : Paris 26 septembre 1973. Temps
chaud. Temprature midi : 26. Nombre dheures densoleillement : 9 Temps
chaud, oui, puisque cest justement lpoque de la grande flambe raciste []6.
1
Tristan Renaud, Les maux de la tribu , Lettres Franaises, n 1299, Paris, 10-16 septembre 1969, p. 5-6
[dossier de presse Denol].
2
Jean-Franois Revel, La Morale des anctres , LExpress, op. cit., p. 119.
3
B. K., btons rompus avec Kateb Yacine (interview de Kateb Yacine), Algrie. Actualits, op. cit., p. 18.
4
Id.
5
Voir Jean Freusti, Un bougnoul dans le mtro , Le Nouvel Observateur, n 564, Paris, 1er -7 septembre
1975, p. 52-53 [dossier de presse Denol]; Marc Kravetz, Libration, n 551, Paris, 9 octobre 1975, p. 11
[dossier de presse Denol] ; Jean-Pierre Leonardini, Ulysse dans le mtro , LHumanit. Organe du Parti
communiste franais, n 9726 (nouvelle srie), Paris, 25 novembre 1975, p. 8 [dossier de presse Denol] ;
Claude Prevost, Roman, politique, histoire , LHumanit. Organe central du Parti communiste franais,
n10026 (nouvelle srie), Paris, 15 novembre 1976, p. 10 ; Christian Limousin, LOdysse de lAlgrien ,
Politique Hebdo, op. cit., p. 29.
6
Christian Limousin, op. cit.
329
La presse de droite napprcie gure en revanche le discours romanesque qui dnie la capacit
de la France accueillir et intgrer les immigrs :
Ce livre se veut un immense cri contre le racisme. Ce nest quune suite de phrases
incohrentes et un pamphlet parfaitement injuste contre un pays qui accueille, ne
loublions pas, des millions dArabes, leur permettant ainsi dchapper la misre
de leur pays dorigine. Inutile de dpenser 34 francs1.
Compte tenu des ides quil exprime sur les immigrs dans diffrents numros2, on comprend
que Guy Victor Labat nait pas du tout apprci le discours sociopolitique qui sous-tend la
fiction romanesque. Rappelons que le roman parat en plein dbat sur limmigration
algrienne en France et que celle-ci ne cesse de progresser dans les annes 1970, malgr
laccord franco-algrien du 27 dcembre 1968 qui, dune part, limite la libert de circulation
prvue par les accords dvian et, dautre part, tablit des contrles plus svres aux
frontires. Cette population immigre senracine en France, contrairement aux souhaits du
chef dtat algrien qui considre que lmigration ltranger ne peut tre permanente3 et
qui dnonce, en termes svres, les insultes et les assassinats des immigrs algriens en
France4 depuis les dcisions du gouvernement de nationaliser les ressources ptrolifres1. Le
1
Guy Victor Labat, LActualit littraire , Paris Tel (sous la dir. de Robert Ledeun), n 151, Paris, d. du
17me arrondissement), octobre 1975, p. 15 [dossier de presse Denol]. Le journal Paris tel nest pas un journal
politique. Son action rside surtout dans la lutte contre les atteintes aux droits des Parisiens et leur
environnement (Paris tel, n 121, Paris, d. du 17e arrondt, janvier 1973, p. 1). Mais lditorialiste et critique
Guy-Victor Labat exprime ouvertement ses ides politiques (Voir Paris tel, n 148, Paris, d. du 17e arrondt,
juin 1975, p. 1). Il se dclare militant Rformateur, Centriste et oppos une gauche trop proche du Parti
Communiste. Les articles et lettres des lecteurs rvlent galement le courant politique dans lequel sinscrit le
journal : voir, par exemple, une lettre loquente de lectrice intitule QUESTION BRLANTE : est-il impossible
davoir des concierges parlant franais ? . Dans une lettre frappe du coin du bon sens selon le journaliste,
une lectrice dplore lincomptence des concierges trangers et incite les Franais les remplacer dans les loges
(Paris Tel, n 151, Paris, d. du 17e arrondt, octobre 1975, p. 16).
2
Il affirme, par exemple, dans son ditorial que la France accorde les mmes salaires et les mmes droits aux
travailleurs trangers quaux Franais, alors que les immigrs russissent bien souvent avant nous obtenir un
logement []. Quils expdient chaque mois une grande partie de leur salaire la famille reste au pays , que
les enfants trangers ralentissent le travail des ducateurs qui doivent, en plus du programme, traduire en
espagnol, en portugais, en arabe ou en yougoslave, ce que les gosses nont pas encore assimil []. Que le tiers
des lits dhpitaux, en nombre dj insuffisant, soient occups par ces mmes migrs et leur famille []. Que
des mnagres espagnoles ou portugaises nous bousculent sans vergogne ... (Guy Victor Labat, Je nadmets
pas , Paris Tel, op. cit., p. 1.
3
Consulter, par exemple, le discours du prsident Houari Boumediene prononc lors dune confrence sur
lmigration : Confrence nationale sur lmigration [Confrence au Palais des nations du Club des pins Alger,
organise par lAmicale des Algriens en Europe], Imprimerie dHebdo TC, 12-14 janvier 1973, p. 14.
4
Voir, par exemple, ibid., p. 12-14 : Que signifient la nationalisation du ptrole et celle de quelques petites
usines pour les peuples algrien et franais ? Je suis persuad quil ne sagit l que de questions secondaires eu
gard aux relations humaines qui doivent dpasser tout autre domaine. / LAlgrien est maintenant un citoyen au
sens le plus complet du terme. / Imaginez le scandale qui se serait produit si la police algrienne venait
interpeller un cooprant franais et le tuer dans ses locaux. Ce serait alors la fin du monde. Cest pour cette
raison que je peux dire que le sang du citoyen algrien est du mme poids et de la mme valeur que celui de tout
citoyen franais. / En voquant ce sujet, notre espoir est que lmigration algrienne doit tre convenablement
traite et que toutes les conditions garantissant sa scurit et sa dignit soient runies []. Je citerai le dernier
dont la victime a t un migrant algrien. Ce genre dincident pourrait se produire dans notre pays. Mais le
330
discours de Topographie idale pour une agression caractrise va donc, au moment de sa
parution, dans le sens du pouvoir algrien puisquil dnonce les vexations et les perscutions
dont font lobjet les immigrs. Le roman condamne, en effet, la vague de racisme que
subissent de plein fouet les travailleurs trangers qui vivent ou tentent de survivre dans un
environnement hostile :
Il ne comprend pas que cest l que nous sommes devenus fous, vivant malgr les
insinuations du muezzin au sujet des gamines sduites et transformes en
pensionnaires des maisons closes dans des mansardes sordides, pour viter les
htels, non moins sordides mais soumis des contrles policiers incessants, avec
brimades, insultes et exactions. vivre dans des bidonvilles donc, avec leur tle
ondule fissure et dgoulinante de pluie ininterrompue [] ; avec leurs bicoques
recouvertes de papier goudronn transform en papier cigarette au bout de
quelques heures de pluie diluvienne [] ; avec leurs cohortes de fantmes
calamiteux, grincheux et mal rveills de 4 heures du matin, marchant la queue
leu leu avec des prcautions de sioux allant pointer lusine situe lautre bout du
monde ; avec leur toux explosant dans des bouches carlates rouge-garance-
clinquant cause des zbrures faisant des cratres dans les poumons rafistols
[] ; avec leurs gosses scrofuleux fourvoyant leur malice dans les ddales de la
mythologie assimilationniste []2.
Prostitution, bidonvilles, maladies graves, travail de forat, froid, faim et dtresse attendent,
daprs le narrateur, le futur immigr attir par les promesses fallacieuses de la France qui fait
esprer chaque arrivant les mmes droits pour tous. Le roman dmystifie, par consquent,
un certain discours sur lOccident dans lequel celui-ci serait une sorte dEldorado. Le crime
xnophobe dun Nord-Africain tu sauvagement dans le mtro par une horde lacculant
contre un mur, lui fracassant la tte contre ses porosits3 met en effet mal les vertus
humanistes dont senorgueillissent les Occidentaux. En ce sens, le roman confirme le discours
du gouvernement et rvle un auteur proccup par le devenir de ses compatriotes, qui
nhsite pas faire le procs de la socit moderne occidentale.
drame est que ce citoyen a t tu en un lieu officiel par des lments dont la mission est de veiller sur la scurit
du citoyen algrien qui nest plus le Franais-musulman dantan, davant 1954. Nous citons ce discours
seulement titre dexemple ; nous ne souhaitons nullement faire une lecture politique de Topographie idale
pour une agression caractrise ou tablir une ventuelle connivence entre lcrivain et le pouvoir algrien ; cela
nous conduirait dpasser le cadre de notre travail.
1
Rappelons quaprs la guerre isralo-arabe de juin 1967 lAlgrie dcide de nationaliser les activits de
raffinage-distribution de Mobil et Esso et que la France ragit vivement cette dcolonisation ptrolifre et
boycotte le ptrole algrien. Consulter ce propos : Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie aprs lindpendance,
op. cit., p. 37. Voir aussi son article La progression de lmigration , p. 42-43).
2
Rachid Boudjedra, Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 149-151.
3
Ibid., p. 165.
331
Topographie idale pour une agression caractrise dnonce galement la persistance
des clichs exotiques sur les Maghrbins, reproduisant avec ironie la vision quont les tmoins
de lhomme la valise , comme lexplique Giuliana Toso Rodinis :
En effet lobjet [la valise] devient comme une sorte dagent personnalisant
llment exotique par rapport au milieu o lhomme est pntr
automatiquement. Llment exotique se reconnat dans la description dune
misre atavique que lobjet boursouffl et bant par plusieurs ouvertures
rflchit sur le sujet lequel est ainsi prsent et presque identifi dune faon
certaine. Toute une srie de plaisanteries goguenardes soulignent la diffrence
entre les prsences humaines du mtro et lhabitus de celui qui vient sans
quivoque dun pays exotique du Sud1.
Les usagers familiers du mtro ne retiennent du voyageur que des lments qui symbolisent
son statut dimmigr : sa valise, bien entendu, son pantalon de coutil dont ltoffe a t
travaille grossirement, son analphabtisme, ses difficults sexprimer, la simplicit de ses
habits
Par ailleurs, lauteur insre dans le rcit un article du quotidien El Moudjahid2 qui
publie des extraits dun communiqu officiel3 sur la suspension de lmigration en France
dcide en septembre 1973 (six jours aprs la clture de la quatrime Confrence des non-
aligns tenue Alger sous la prsidence de Boumediene) par le pouvoir algrien:
Le roman dveloppe donc un discours conforme non seulement aux thses du pouvoir
algrien, mais aussi aux ides de la gauche franaise. La gauche (qui fait partie de
lopposition sous la prsidence de Giscard dEstaing), plus favorable la venue dAlgriens,
se soucie davantage, en effet, des conditions dimmigration5 :
1
Giuliana Toso Rodinis, Lironie dans luvre de Rachid Boudjedra, comme une double forme de
lexotisme , Exotisme et cration. Actes du colloque international, op. cit., p. 144. Se reporter cet article pour
une tude plus approfondie.
2
RACISME : SUSPENSION IMMDIATE DE LMIGRATION EN FRANCE dcident le Conseil de la Rvolution et le
Conseil des Ministres. NON-ALIGNS : EXAMEN DES PERSPECTIVES DACTION DURANT LES TROIS PROCHAINES
ANNES , El Moudjahid, n 2558, Alger, 20 septembre 1973, p. 1.
3
Rachid Boudjedra, Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 233.
4
Id.
5
La Gauche en gnral, et le Parti socialiste en particulier, ont tiss au fil des annes, des relation suivies, et de
plus en plus intensives avec le Parti algrien au pouvoir, le F.L.N., et en ce qui concerne plus spcialement
332
L, aucune contradiction entre les analyses de la gauche franaise et celles du pouvoir
algrien. Dailleurs, la recrudescence des attentats racistes en France nest-elle pas la
consquence de la dcision anti-imprialiste du pouvoir algrien enfin ralli, de
nationaliser les hydrocarbures ? [] Discours de conformit idologique manifestant
grce lmigr-immigr providentiel la nouvelle alliance entre le discours du pouvoir
algrien et celui de la gauche franaise, criture code manifestant la littrarit franaise
pour le lecteur algrien, et le bon lve un peu anachronique pour le lecteur franais,
Topographie idale pour une agression caractrise a russi ce tour de force de
permettre la rinsertion de lauteur de La Rpudiation dans son pays : ny occupe-t-il
pas prsent un poste envi ? Mais surtout la complmentarit des deux romans a
permis de le faire considrer par le lecteur franais comme une sorte dinterprte
patent de la Diffrence algrienne, assez critique ( cause de ses premiers romans)
pour tre crdible, assez conforme (par le troisime) pour ne pas tre dviant1.
Il est vrai que Topographie idale pour une agression caractrise donne une nouvelle
direction luvre romanesque de Rachid Boudjedra. Son regard critique se pose dsormais
sur la socit de lAutre et dnonce laspect inhumain de son modernisme qui exclut et broie
lindividu non initi ses rgles. Il condamne, dune certaine faon, le modle conomique
franais.
La socit dorigine de Rachid Boudjedra nchappe pas non plus sa vindicte. Ce
dernier montre que le pauvre paysan est aussi victime de ses proches, des lascars
malintentionns qui lui ont cach les dangers dun tel voyage. Lmigr en prend conscience
mesure quil senfonce dans les boyaux du souterrain et quil dcouvre lunivers trange qui
lentoure :
Mais quest-ce que cest que a encore non franchement ils auraient d me prvenir
[]. Puis lui se souvenant de laffiche rptant : ils auraient d mavertir [.]. Ils
lchange de vue priodique sur la situation des migrs avec lappendice du F.L.N. en France : lAmicale des
Algriens en Europe. [] [D]s le 27 juin 1972, le Programme Commun de gouvernement adopt
conjointement par le Parti Communiste Franais et le Parti Socialiste [] stipulera dans sa partie traitant des
problmes de lemploi que : [] Les travailleurs immigrs sont accueillis chaque anne afin de dfinir les
mesures conomiques et sociales prendre. Les travailleurs immigrs bnficieront des mmes droits que les
travailleurs franais. La loi garantira leurs droits politiques, sociaux et syndicaux. (Djilali Benamrane,
Lmigration algrienne en France (pass, prsent, devenir), Alger, S.N.E.D., 1983, p. 78.)
1
Charles Bonn, La lecture de la littrature algrienne par la gauche franaise : le cas Boudjedra , Peuples
mditerranens, Domination et dpendance : situations , op. cit, p. 9, 5.
2
Nafissa Hamel, Rachid Boudjedra , Annuaire de lAfrique du Nord. XIV. 1975 (bibliographie critique),
Paris, ditions du C.N.R.S., 1976, p. 1353.
333
auraient d me tenir au courant des habitudes du pays au lieu de dire quil ne fallait
pas que je prenne got au mtro1.
Il se rend compte quils se paya[ient] sa tte2 et quils lont dlibrment pouss sur les
voies risques de lmigration, sachant pertinemment que lon ne va pas impunment l-bas
et que lon risque dy laisser quelque chose3 :
Ces lascars paresseux, hypocrites, dmagogues et beaux-parleurs, ont envoy sans aucun
remords celui quils qualifient d ne bt5 au pays do lon ne revient pas sans dgts,
sans mutilation, sans trpanation, sans amnsie6 . Lauteur fustige en dfinitive tous les
discours chimriques sur limmigration en Europe quils viennent de lun ou de lautre ct de
la Mditerrane.
Les uvres boudjedriennes ne sont pas les seules avoir bnfici dune mdiatisation
grce un contexte sociopolitique particulier7. Jean Djeux dplore que lattribution du
Goncourt au marocain Tahar Ben Jelloun fasse penser une contre-offensive contre
lapartheid et contre les dclarations anti-migration maghrbine en France du Front
National8 :
1
Rachid Boudjedra, Topographie idale pour une aggression caractrise, op. cit., p. 51, 53, 146.
2
Ibid., p. 147.
3
Ibid., p. 148.
4
Ibid., p. 154.
5
Ibid., p. 153
6
Ibid., p. 152.
7
Les citations de Kateb Yacine, de Jean Djeux et de Hafid Gafati qui vont suivre proviennent de la thse de
Carine Bourget, De linscription la rception : lintertexte islamique chez Mernissi, Djebar, Chrabi et Ben
Jelloun, Ann Harbor (Michigan), Michigan State University, 1997, p. 5, 6, 16, 24.
8
Jean Djeux, Maghreb : Littratures de langue franaise, op. cit., p. 253-254.
9
Ibid., p. 6.
334
Carine Bourget prcise que lattribution du Goncourt a suscit un grand nombre dtudes sur
La Nuit sacre, roman qui mritait mille fois moins le prix que dautres uvres antrieures de
Ben Jelloun, selon certains1. Peu importe que cela soit vrai ou non, lessentiel est dadmettre
que la valeur littraire dune uvre ne se mesure pas sa rception commerciale ou
mdiatique. Kateb Yacine, trs conscient de linfluence directe des vnements politiques sur
la rception de son uvre, dclare ce propos :
Sincrement je crois que sil ny avait pas eu la guerre dAlgrie, Nedjma naurait
pas t publi de si tt. On a commenc parler des embuscades, France Soir, tout
le monde en parlait et finalement, lAlgrie devenait commerciale, mme sur le
plan littraire. Quand le livre a paru, il a t bien reu par la critique, mais je me
rendais compte que ctait un succs empoisonn, un faux succs2.
[I]l fallait faire quelque chose de trs difficile pour que les gens les plus exigeants en
matire littraire soient obligs de reconnatre, non pas seulement un livre, mais
lexpression dun pays3.
Rception critique et cration littraire sont simultanment influences par la vie politique.
la parution en 1982 du Fleuve dtourn de Rachid Mimouni, Hafid Gafati constate lui aussi
que la critique a failli sa mission qui consiste juger la littrarit dune uvre :
1
Carine Bourget, De linscription la rception [], p. 16.
2
Kateb Yacine, LAutre journal. Les Nouvelles littraires, des arts, des sciences et de la socit n7 (propos
recueillis par Nadia Tazi), Paris, juillet-aot 1985, CITAREF, p. 13.
3
Id., Si Ammar, camarade mon frre (interviews ralises le 21 mai et le 9 juillet), Bulletin de la
Fdration des uvres complmentaires de lcole. Section de Sdrata, n 8, octobre-novembre 1973, p. IV-
XXVI, cit par Jean Djeux, Rception critique de Nedjma en 1956-57 , Actualits de Kateb Yacine.
Itinraires et contacts de cultures, Vol. 17, Paris, LHarmattan, 1993, p. 125-126.
4
Hafid Gafati, Rachid Mimouni entre la critique algrienne et la critique franaise , Potiques croises du
Maghreb. Itinraires et contacts de cultures, Vol. 14 (coordonn par Charles Bonn), Paris, LHarmattan, 1991,
p. 33.
335
comme une menace au monde occidental et ses valeurs modernes. Lislam est
une religion qui touche aussi bien lorganisation sociale et politique, et bien
souvent, les deux se trouvent inextricablement entremles, ce qui contribue
alimenter les tensions1.
Lcrivain peut senfermer dans sa tour divoire, mais son uvre nen demeure pas moins
ouverte linterprtation. Il ne faut pas ngliger en somme le contexte politique et social de
parution, en particulier de La Rpudiation et Topographie idale pour une agression
caractrise qui ont correspondu, un moment prcis, aux attentes dune certaine critique. Et
ce nest pas un hasard si la premire uvre boudjedrienne traduite en allemand, en 1978, se
trouve tre Topographie idale pour une agression caractrise. Ce roman traite des
problmes qui intressent lopinion publique, la dcolonisation et ses consquences2. Les
titres maghrbins traduits et choisis par les diteurs allemands refltent et anticipent les
intrts et besoins prsums du lecteur : lexotisme, le fminisme, le misrabilisme tiers-
mondisme, la fascination comme la peur de lIslam, et, dernier-n, le multiculturalisme3 .
Dans les annes 1990, luvre boudjedrienne vient nouveau combler certaines
attentes de la critique franaise (qui reflte dans une certaine mesure celles dune partie du
public en France). LAlgrie senlise alors dans une guerre civile qui frappe cruellement la
population, notamment les journalistes et les artistes. Tous les crits de Rachid Boudjedra
1
Carine Bourget, De linscription la rception : lintertexte islamique chez Mernissi, Djebar, Chrabi et Ben
Jelloun, op. cit., p. 6-7.
2
Voir Regina Keil, Rception et traduction de la littrture maghrbine en Allemagne , Littrature maghrbine
et littrature mondiale (sous la dir. de Charles Bonn et Arnold Rothe), Wrzburg, Knigshausen & Neumann,
1995.
3
Ibid., p. 38.
336
publis ce moment-l, ses romans Timimoun (1994) et surtout La Vie lendroit (1997), sa
pice de thtre Mines de rien (1995), ses essais FIS de la haine (1992) au titre trs vocateur
et Lettres algriennes (1995), voquent la monte de lintgrisme en Algrie et les assassinats
qui ensanglantent le pays. Aussi la critique occidentale dsireuse den savoir plus sur les
vnements considre-t-elle Rachid Boudjedra comme un tmoin privilgi.
Les entretiens auxquels participe le romancier algrien refltent pour beaucoup ce
quon attend de lui. Prenons, par exemple, linterview avec Le Nouvel Observateur intitule
Pas de compromis avec les gorgeurs1 ! . Toutes les questions du journaliste portent sur
lintgrisme et ses consquences, et non sur Timimoun (1994) qui vient de paratre. Il est clair
que cette publication devient un prtexte pour voquer les terribles vnements dAlgrie2 :
1
Rachid Boudjedra, Pas de compromis avec les gorgeurs ! (propos recueillis par Fabrice Pliskin), Le Nouvel
Observateur, n 1576, Paris, 19-25 janvier 1995, p. 25 [dossier de presse Denol].
2
Le roman Les 1001 annes de la nostalgie a aussi servi de prtexte un largissement. Consulter, ce propos,
les annexes de Christiane Achour et Simone Rezzoug, Convergences critiques. Introduction la lecture du
littraire, Ben Aknoun (Alger), O.P.U., 1990, p. 41-51. Les auteurs ont rpertori trois articles et un entretien
loquent. Celui-ci se termine par une question portant sur la rinsertion, question sans rapport aucun avec la
fiction, mais en relation directe avec lactualit : la journe nationale de lmigration.
3
Rachid Boudjedra, Pas de compromis avec les gorgeurs ! , Le Nouvel Observateur, op. cit., p. 25.
4
Id.
337
Le fait dtre catalogu crivain algrien, dans les annes 1990 et en France, devient
en soi un argument de vente pour les maisons ddition qui enregistrent les inquitudes dun
public proccup par la question maghrbine :
Il faut dire galement que cette actualit algrienne est aussi une des raisons du net
regain dintrt auquel on assiste depuis peu pour ce qui concerne le Maghreb dans
les circuits ddition europens ou amricains. Mais que lattente de lecture quelle
entrane est beaucoup plus documentaire que littraire. Quoi quil en soit la
littrature en profite galement, ne serait-ce que dans la multiplication des
traductions de littrature maghrbine francophone en dautres langues
europennes1.
On peut donc se demander si ce sont les uvres qui crent leur horizon dattente ou si ce sont
les rceptions franaise et maghrbine qui influencent, voire commandent la cration littraire
de certains crivains du Maghreb. Afin dtre lus et publis, ces derniers rpondraient,
consciemment ou non, une commande implicite des diteurs et se conformeraient la
reprsentation collective de lauteur algrien, telle quelle est cre et vhicule par la
critique. Ainsi, en affirmant plusieurs reprises quil sadresse ses compatriotes, en
multipliant dans ses romans les rfrences culturelles au patrimoine arabo-musulman et en
prsentant nombre de ses romans comme des traductions de larabe, Rachid Boudjedra
cherche peut-tre rappeler son appartenance culturelle, afin de rester un auteur maghrbin
tel que le lectorat se limagine.
Autrement dit, la nationalit dun auteur est fondamentale dans laccs lauthenticit ; celui-
ci est alors considr comme un digne reprsentant de sa culture. Cest justement le cas de
Rachid Boudjedra qualifi par la presse d authentiquement algrien :
1
Charles Bonn, Paysages littraires algriens des annes 90 et post-modernisme littraire maghrbin ,
Paysages littraires algriens des annes 90 : tmoigner dune tragdie ? (sous la dir. de Charles Bonn et Farida
Boualit), Paris, LHarmattan/Universit de Paris-Nord, 1999, coll. tudes littraires maghrbines, n14 , p.
17.
2
Salah Natij, Dialogue interculturel et complaisance esthtique dans luvre de Tahar Ben Jelloun ,
Itinraires et contacts de cultures. Potiques croises du Maghreb, op. cit., p. 36.
338
un roman o il ny a pas une once de pittoresque, ni de folklore, ni de
particularisme . [] La Rpudiation est luvre dun crivain authentique et,
historiquement, nous avons avec ce livre le premier roman spcifiquement
algrien1.
Lauthenticit est considre comme une qualit. Aussi la quatrime de couverture de Lettres
algriennes reprend-t-elle ces commentaires logieux : Il est rare quun homme sadresse
nous en voquant le revolver et le cyanure quil garde porte de main. Rachid Boudjedra
navait pas besoin de cela pour tre un crivain authentique2.
Par ailleurs, Rachid Boudjedra dclare au cours dune entrevue que lauthenticit
littraire provient de la langue dcriture, vhicule fondamental dune culture : Il ny a
aucun doute que toute littrature authentique doit tre crite dans la langue nationale3 . Si
lon suit son raisonnement, cela signifierait que ses propres romans dexpression franaise ne
seraient pas authentiques4 et quun artiste algrien authentique crirait forcment en arabe
ou en dialecte autochtone, ide gure partage par la presse franaise qui nhsite pas
qualifier d authentiques les textes francophones de Rachid Boudjedra. La prsence sous-
jacente de larabe donne certainement ses crits dexpression franaise laccent de la
sincrit, du naturel et de la vrit ; elle fait partie des critres dauthenticit dun auteur
maghrbin. La critique journalistique rserve en fait cette dnomination aux crivains dont
limage est en conformit avec leur propre reprsentation de lauteur arabo-musulman.
On peut dailleurs se demander si Rachid Boudjedra na pas contribu lui-mme
combler cet horizon dattente. Tmoignerait-il dune certaine complaisance vis--vis du
lecteur occidental, en lui dvoilant lintimit algrienne, le sang, le sexe, linceste, la
rpudiation, plus faciles regarder lorsquil sagit de la socit de lAutre ? Selon Charles
Bonn, il ne fait aucun doute que Rachid Boudjedra fait partie des crivains qui jouent
docilement le jeu quon attend deux, non seulement dans leurs crits, mais aussi dans leurs
1
Jean Gaugeard, LAlgrie comme chair , La Quinzaine littraire, op. cit., p. 3 ; Roger Giron, Marque par
lrotisme et la violence, lhistoire dune adolescence , France Soir, Paris, 6 novembre 1969, p. 4 [dossier de
presse Denol] ; Jean-Franois Revel, La Morale des anctres , LExpress, op. cit., p. 119 ; Clment Marotte,
La Rpudiation par Rachid Boudjedra , La Vie Parisienne, n 2 (nouvelle srie), Paris, fvrier 1970, p. 35
[dossier de presse Denol]. Nous soulignons en italique.
2
Rachid Boudjedra, Lettres algriennes, op. cit., quatrime de couverture.
3
Id., Rachid Boudjedra : toute littrature authentique doit tre crite dans la langue nationale (propos
recueillis par Jelila Hafsia), Journal de Tunisie, octobre 1971 [dossier de presse Denol].
4
Mais on peut considrer avec Nagget Khadda que cette forme dauthenticit, telle que la conoit Rachid
Boudjedra, est un mythe , li la lutte pour lindpendance nationale : Lauthenticit nexiste pas, ou plus
exactement a ne se cherche pas dans les racines, si vous permettez limage, mais plutt dans les branches. Notre
authenticit cest notre devenir et non pas le perptuel regard en arrire. Il na plus de place pour la mythologie.
[] Tout le monde sait maintenant que ce sont l des mythologies de domination4. [Naget Khadda, Nadjat
Khadda. Lauthenticit, un mythe (entretien avec M. Hamdi), Algrie. Actualit. Lhebdomadaire, n 1381, 2-8
avril 1992, p. 25.]
339
prestations publiques1 . Nous pensons en revanche quil est trs difficile, sinon impossible,
de savoir si lcrivain rpond une commande sociale et politique et sil se conforme un
discours idologique ambiant, dautant que lon pourrait penser a contrario que cest la
critique qui utilise luvre littraire et non linverse. Il est certain en tout cas que La
Rpudiation sduit un public franais qui voit en Boudjedra lcrivain de la rupture, de la
diffrence, cause de la charge subversive de ses premiers romans et de limportance de
lpaisseur du rfrent maghrbin. Une partie du public algrien lapprcie aussi car il entre
avec effraction dans lintimit des familles et dnonce avec virulence le peu dattention quon
accorde la femme et, plus gnralement, lindividu : le succs de ce roman en Algrie
depuis 1969 sexplique par lattente dun dire deffraction qui ne clbre plus les valeurs du
groupe mais dit le mal-tre de la femme et plus gnralement de lindividu face au
conformisme collectif2. Mais une autre partie du public algrien napprouve pas, pour autant,
quon se permette de critiquer une socit qui vient peine dacqurir son indpendance :
selon certains, il est encore trop tt pour repenser une socit qui peine merger de ses
cendres. Ltiquette dauteur algrien savre donc parfois vendeuse.
Enfin, il faut noter que lappellation identitaire peut changer trs vite, car elle repose
sur une notion vague : la culture. En tant quensemble de structures sociales et religieuses, de
manifestations intellectuelles et artistiques, caractristique dune socit, la culture ne peut
que difficilement tre discerne et cerne avec justesse et prcision, car les rfrents auxquels
ce terme renvoie voluent au fil du temps et en fonction des lieux. Les appellations comme
l algrianit ou la maghrbinit possdent une historicit et se chargent de
connotations au fil des ans. Ainsi, le terme ngre par exemple, dprciatif ou neutre, sest
charg, dans la mouvance de la ngritude, dun sens nouveau et dsigne dsormais une
collectivit nouvelle (principalement entre les Antillais et les Africains noirs) qui concurrence
une autre collectivit (les tudiants de toutes les colonies sjournant en France). Les
dnominations langagires se chargent de significations particulires en fonction dun
contexte donn. Un autre exemple : le terme crole qui a pris un sens particulier
lpoque des plantations (personne de race blanche ne dans les colonies) renvoie aujourdhui
une catgorie identitaire et potique. Les communauts ne changent pas, mais on construit
leur identit afin de faire merger une collectivit, car les appellations modifient
1
Charles Bonn, La lecture de la littrature algrienne par la gauche franaise : le cas Boudjedra , Peuples
mditerranens, Domination et dpendance : situations, op. cit., p. 7.
2
Voir ibid, p. 5.
340
considrablement les attentes de la critique et du lectorat. Et la rception de Rachid Boudjedra
nchappe pas ces dsignations dont lhistoire est faite dadhsion et dabandon1.
Cette image de lauteur maghrbin peut parfois devenir pesante, voire oppressante. Si
lcrivain nentre plus dans le moule, cest--dire sil ne se conforme plus lide quon se
fait de lui, il risque alors dtre dsavou. Le romancier marocain Driss Chrabi en a fait la
dsagrable exprience. Il a souffert de la gne quprouvait le lecteur maghrbin face [
ses] romans mis sous la rubrique romans universalistes ou encore veine euro-amricaine,
savoir La Foule, Un Ami viendra vous voir et Mort au Canada2 . Le public napprciera
gure cette trilogie qui situe laction hors de la sphre gographique et culturelle du Maghreb.
Mort au Canada3, par exemple, met en scne des personnages aux noms occidentaux, tels que
Patrick Tierson, Maryvone Melvin, Sheena Mac Kenna , et situe leurs rencontres en
Vende et au Qubec. Ce roman ne comporte donc aucun rfrent maghrbin, tout comme La
foule4, fable burlesque qui met en scne Octave Mathurin, professeur dhistoire la retraite
plac la tte de ltat. Mais cest surtout le roman Un ami viendra vous voir5 qui sest attir
les foudres de la critique. Rsumons brivement lhistoire qui se droule en France.
Lmission tlvise de Christophe Bell, magnat de linformation et prsident dune
puissante socit de tlvision, se propose de pntrer dans les foyers et de faire parler des
gens ordinaires sur leurs problmes. Il sentretient ainsi avec Ruth Anderet, une femme
moderne qui semble tout avoir pour tre heureuse, mtier, compte en banque, mari, enfant,
mais qui nen demeure pas moins insatisfaite. Ruth se rend trs vite compte que cette
mission ne lui apporte rien : lentretien dcoupe sa vie en tranches et lillustre techniquement
par de longues publicits, comme si elle ntait quun pur produit commercial. Une fois
lquipe partie, Ruth tue sauvagement son enfant dans un accs de folie et se fait ensuite
soigner par le psychiatre Daniels. Mais le docteur dissque aussi froidement la vie de cette
femme que le journaliste, jusqu ce quil se rende compte du caractre vain de ses enqutes.
Il prend conscience du fait que la patiente doit tre apprcie non comme un sujet danalyse
mais comme un tre humain. Le romancier porte donc ici un regard sur la socit de lAutre et
sur le statut de la femme moderne qui, malgr son indpendance matrielle et sa libert de
1
propos des tiquettes identitaires, consulter larticle de Pierre Halen, Constructions identitaires et stratgies
dmergence : notes pour une analyse institutionnelle du systme littraire francophone , tudes franaises,
Vol. 37, n 2 (coordonn par Josias Smujanga), Montral, Presses de lUniversit de Montral, 2e semestre
2001, p. 13-31.
2
Kacem Basfao, Production et rception du roman : limage dans le miroir , Approches scientifiques du texte
maghrbin, op. cit., p. 96.
3
Driss Chrabi, Mort au Canada, Paris, Denol, 1974.
4
Id., La Foule, Paris, Denol, 1961.
5
Id., Un ami viendra vous voir, Paris, Denol, 1967.
341
mouvements, reste assujettie et soumise de nouveaux carcans. Le roman se prsente par
consquent comme une critique de la socit moderne occidentale.
Et pourtant ce roman doit un public marocain qui souhaite que lauteur du Pass
simple parle, avant tout, des siens : Le lecteur maghrbin, encore maintenant, consciemment
ou non, demande aux textes produits par des Maghrbins de le toucher, de le concerner et
pour ce faire de le mettre en scne, de le reprsenter1 , dclare Kacem Basfao. Si lauteur
dcentre sa fiction, le public se sent trahi ; Salim Jay nhsite pas dailleurs clouer au pilori
le romancier AFFRANCHI2 :
Un ami viendra vous voir ma donn au plus haut point le sentiment dune ressemblance
servile, asservie [] [L]es ractions du public marocain la lecture d Un Ami
indiquent clairement que, dans son pays, pour son pays, IL EST MORT. [] Driss Chrabi
qui fut lauteur du Pass simple a reni ce Pass. Il a choisi non seulement dcrire le
franais, choix trs estimable selon moi, mais encore dcrire en franais, entendez en
Franais3.
Face une critique franaise, je dirais, traditionnelle, qui ne cherchait, dans les textes des
crivains ex-coloniss que des clefs pour interprtation sociologique immdiate, moi,
quest-ce qui manimait donc ? Un nationalisme retardement ? Non, bien sr, seulement
la langue5.
1
Kacem Basfao, Production et rception du roman : limage dans le miroir , Approches scientifiques du texte
maghrbin, op. cit., p. 97.
2
Salim Jay, Grandeur et misre de la littrature maghrbine dexpression franaise. La mort de Driss
Chrabi , Lamalif, n 11, Casablanca, avril 1967, p. 38-39.
3
Ibid., p. 38.
4
Driss Chrabi, Driss Chrabi : Je suis dune gnration perdue (propos recueillis par Jamal Al Achgar),
Lamalif, n 2, Casablanca, 15 avril 1966, p. 42.
5
Assia Djebar, Le dsir sauvage de ne pas oublier , Le Monde, n 17341, Paris, 26 octobre 2000, p. 18.
Larticle reprend de larges extraits du discours prononc le 22 octobre 2000 Francfort, loccasion de la
remise, par le prsident de la Rpublique fdrale dAllemagne, du prix de la Paix dcern par les diteurs et les
libraires allemands.
6
Id., Unpub., Mars 1980, cit par Clarisse Zimra, Disorienting the subject in Djebars LAmour, la fantasia
(p. 149-170), Yale French Studies, n 87, New Haven, Connecticut, Yale University Press, 1995, p. 166.
342
maghrbine1 . La renomme acquise par certains crivains francophones nempche pas la
critique littraire de continuer les cataloguer en fonction de leurs origines culturelles2.
La rception critique de lauteur anonyme de Lila dit a et Jai peur3 tmoigne aussi
de la faon dont sont classs en France les auteurs dorigine ethnoculturelle en partie exogne.
Lanonymat de Chimo, nom prsum de lauteur, permet de construire de lextrieur []
une figure qui est en opposition celle de lauteur canonique franais et devient elle-mme,
par contrecoup, strotypique4 . Dans son article Lcrivain post-colonial en France et la
manipulation de la figure de lauteur , Michel Laronde rapporte les ractions de certains
journalistes et du directeur des ditions Plon (diteur de Chimo) qui cartent la thse dun
auteur arabo-franais, eu gard aux qualits esthtiques de lcriture, mme si la valeur
sociologique du texte les incite penser quil pourrait sagir dun auteur arabo-franais. Face
cette image prconstruite de lauteur dorigine immigre, Chimo, Paul Smal ou Ahmed
Zitouni dveloppent, dans le corps de leur texte ou dans le paratexte, des reprsentations
nouvelles de la figure de lauteur dorigine maghrbine, afin de contrer ces images
identitaires. Celles-ci participent aux stratgies ditoriales de mise lcart : on classe
grossirement les auteurs issus de limmigration dans des catgories qui limitent la porte
cratrice de leurs uvres. La rception critique module donc son discours en fonction des
reprsentations de lindividu-auteur.
Si certains auteurs ressentent lappellation identitaire comme un lourd fardeau,
dautres prfrent sen amuser et jouer avec la critique un jeu de cache-cache. Ainsi, lauteur
de Double blanc, du Dingue au bistouri ou de Morituri, Mohamed Moulessehoul, en
choisissant un pseudonyme fminin, Yasmina Khadra , pour dissimuler sa vritable
identit dofficier suprieur de ltat-major algrien et pour viter la censure et les
reprsailles, russit surprendre le public qui imagine difficilement une femme derrire
cette criture misogyne jusqu la veulerie et ne mnageant pas un seul petit personnage
fminin positif5 . En publiant LAutomne des chimres (1998), lcrivain entame une
stratgie de dvoilement progressif et livre des indices sur son identit tous ceux qui
1
Tahar Ben Jelloun, Hospitalit franaise : racisme et immigration maghrbine, Paris, Seuil, 1984, coll.
LHistoire immdiate , p. 9.
2
Voir, propos des tiquettes identitaires et de leur historicit, larticle de Pierre Halen : Constructions
identitaires et stratgies dmergence : notes pour une analyse institutionnelle du systme littraire
francophone , tudes franaises. La littrature africaine et ses discours, op. cit., p. 13-31.
3
Chimo, Lila dit a, Paris, d. Plon, 1996 ; id., Jai peur, Paris, d. Plon, 1997.
4
Michel Laronde, Lcrivain post-colonial en France et la manipulation de la figure de lauteur : Chimo, Paul
Sman, Ahmed Zitouni , Algrie : nouvelles critures (sous la dir. de Charles Bonn, Najib Redouane et Yvette
Bnayoun-Szmidt), Paris, LHarmattan, 2001, coll. tudes littraires maghrbines. n 15 , p. 133-134.
5
Marie-Ange Poyet, Morituri (prface de Yasmina Khadra), Paris, d. Baleine, 1997, coll. Instantans de
polar , p. 9.
343
[l]avaient soutenu1 , car il y avouait tout, en filigrane : que Khadra tait un homme, quil
tait militaire puisque Llob tait convoqu, non pas au ministre de lIntrieur, mais la
Dlgation, cest--dire larme2 . Durant toute cette dcennie, par fax ou masquant sa
voix au tlphone, Khadra, toujours anonyme, avait distill de rares interviews, sibyllines et
tortueuses, pleines de je vois ce que je veux dire et je me comprends. Un rgal3. De ce fait,
lorsque lauteur des enqutes du commissaire Llob sort de lanonymat en septembre 1999, les
mdias se passionnent pour cet homme qui a assum des missions militaires tout en en
dnonant la violence. Cet engouement de la presse et de la tlvision pour ce tmoin et
acteur de la lutte antiterroriste en Algrie cre une attente du public que son autobiographie
Lcrivain (2001) vient naturellement combler : le mystre autour de lidentit de lcrivain
emperruqu depuis dix ans4 a donc contribu au succs de son uvre.
En dfinitive, la rception des textes par la critique franaise ne reflte pas pleinement
les ractions dun lecteur virtuel amen juger luvre daprs sa valeur esthtique. Mais elle
explique en partie lattrait du public franais, et plus largement occidental, pour ces uvres en
prise directe avec lhistoire contemporaine, voire lactualit immdiate. Ressentant que ces
romans ne lui sont pas a priori adresss et que certaines rfrences culturelles lui chappent,
le lecteur europen prouve la dlicieuse impression dentrer par effraction dans un monde
tranger et den tre lobservateur privilgi. Lcriture acquiert alors un accent
dauthenticit : bien que lauteur sexprime dans la langue de Voltaire, sa culture originelle
semble travailler le texte de lintrieur. Terme considr comme logieux, l authenticit
reste malgr tout extrmement vague ; il ne suffit pas qualifier une littrature, moins de
retomber dans dautres clichs plus subtils sur la maghrbinit dun auteur. Qualifier une
uvre dauthentique nest-ce pas, en effet, une nouvelle faon de rduire la littrature
francophone postcoloniale de nouveaux strotypes ?
1
Yasmina Khadra, Yasmina Khadra se dmasque (propos recueillis par Jean-Luc Douin), Le Monde,
n17408, Paris, 12 janvier 2001, p. V du Monde des livres .
2
Id.
3
Florence Aubenas, Yasmina recadr , Libration, n 6120, Paris, 18 janvier 2001, p. IV.
4
Id.
344
CHAPITRE II
LE BICULTURALISME DU LECTEUR
345
Pour ma part, et quoi quon pense, si jcris en franais, dans une langue dherbe et
de forts, il marrive souvent, avant dcrire, de penser en arabe, de sentir en berbre, de
me reconnatre et de midentifier sous le signe de lolivier, de loued et du djebel. Et
lAlgrie reste pour moi, quon le veuille ou non, mon territoire et mon grenier, ma
source, mon domaine intrieur.
Je revendique, au nom de lcrivain, cette dualit1.
Jean Plgri
Lidentit culturelle du lecteur boudjedrien est aussi complexe que celle de tout
Algrien, quil soit crivain, ouvrier ou travailleur migr2 . Il est la fois dOrient et
dOccident, dAfrique et dEurope3 , accultur en somme, ou plus exactement, bicultur :
hritier dun double bagage culturel, il porte en lui une certaine occidentalit quil ne peut
rcuser moins de nier son inhrente dualit. Celle-ci transparat par lentremise dun
personnage en situation dacculturation, en loccurrence lhrone de La Pluie, qui reflte par
un procd spculaire la double culture du lecteur algrien. Mais cest surtout par le biais de
lintertexte que sa part deuropanit et duniversalit et celle des autres lecteurs virtuels
resurgissent. Cette dualit du lecteur boudjedrien, propre aux romans, se confirme dans les
essais, mme si les stratgies dcriture sont diffrentes, Rachid Boudjedra prenant des
chemins dtourns pour atteindre un public finalement double.
1
Jean Plgri, Les signes et les lieux. Essai sur la gense et les perspectives de la littrature algrienne , Le
Banquet maghrbin, op. cit., p. 11.
2
Id.
3
Id.
4
Nous viterons demployer cette notion qui dsigne les phnomnes de contacts et dinterpntration entre
civilisations diffrentes, car elle sest charge, au fil du temps, de nombreuses connotations. Employ par les
anthropologues amricains pour dsigner la destruction du peuplement indigne des Amriques, le terme
dacculturation sest forg dans un contexte de lutte contre les Amrindiens et contient dsormais des valeurs
pjoratives et colonialistes. Il est mme devenu tort synonyme de dculturation , notion qui ne dcrit
pourtant quun des aspects du phnomne dacculturation : labandon et le rejet de certaines normes culturelles.
346
Parties de cartes entames furtivement. Regards coulissants des joueurs (Le Joueur
de cartes de La Tour illustrant mon livre dhistoire []. Quand il profrait de telles
mchancets il avait le mme visage du joueur de cartes de La Tour qui illustrait
mon livre dhistoire en classe de CM 2. De biais sournois placide lil mi-clos
moiti absent1.
Son discours est nourri dallusions lart universel ; la narratrice semble ainsi manifester une
prdilection pour les peintres avant-gardistes, notamment pour le Nerlandais Van Gogh et
ses fameux Tournesols aux couleurs pures, ainsi que pour un des inspirateurs des
1
Rachid Boudjedra, La Pluie, op. cit., p. 34, 74.
2
Id., LInsolation, op. cit., p. 14.
3
Id., La Pluie, op. cit. , p. 33-34, 85, 56, 47-48.
347
impressionnistes, lillustrateur et peintre japonais Hokusai qui rvla Degas lestampe
japonaise.
Les fleurs follement jaunes1 font cho lessai Peindre lOrient de Rachid
Boudjedra, consacr Matisse : fleurs jaunes et poissons rouges dont la lecture freudienne
est trs explicite, et renvoie un ternel conflit entre le jaune (nvrose) et le rouge (pulsion de
vie)2 . La narratrice devient ainsi le porte-parole de lauteur qui affectionne les peintres
modernes en rupture avec lacadmisme officiel. Elle mentionne aussi le peintre autrichien
Gustav Klimt, connu pour ses tableaux rotico-symboliques, Helena Vieira da Silva dorigine
pourtugaise, une des figures marquantes de lart abstrait, et lItalien Amedeo Modigliani et ses
clbres nus, dont son grand Nu couch. Les mentions des peintres se veulent concises, mais
elles suffisent mesurer les connaissances de la narratrice qui semble associer occidentalit et
modernit.
Rares sont en revanche les mentions la calligraphie, aux formes gomtriques et aux
arabesques, propres lart oriental ; quelques noms seulement maillent le rcit :
Mme le Maghreb est peru travers les yeux des artistes europens : On tait loin du
dsert des cartes postales la Fromentin (venu dans les fourgons de larme coloniale lors de
linvasion de 1830). Le Sahara hargneux. [] Tissur[] aussi La Matisse4. Lgypte et
lAlgrie envotrent, en effet, Eugne Fromentin qui peignit des paysages et des scnes
observes sur le vif ; Henri Matisse fut galement fascin par lOrient qui lui inspira sa srie
dOdalisques sur les esclaves attaches aux femmes du Sultan en Turquie ottomane. Selon
Rachid Boudjedra, le peintre russit renouveler ce thme de lodalisque rabch, maltrait
et surcharg dobscnits et de sous-entendus racistes par les orientalistes5. Ces brves
allusions ces peintres dissimulent un vritable intrt de lcrivain pour les artistes
occidentaux blouis par lOrient. Ainsi, dans son essai sur la peinture, il crit propos
dHenri Matisse :
Lart islamique lui propose lexemple dun art dcoratif, au sens fort du terme.
Tout de suite le grand peintre franais va comprendre que cet art nest pas celui
1
Ibid., p. 33-34.
2
Id., Peindre lOrient, Paris, Zulma, 1996, p. 16.
3
Id., La Pluie, op. cit., p. 44, 76, 128, 13.
4
Id., Peindre lOrient, op. cit., p. 71-72, 73, 44.
5
Ibid., p. 16.
348
dcrit par lOccident depuis la Renaissance comme un art mineur, cantonn
dans laccessoire insignifiant, face aux arts majeurs (peinture et sculpture) auxquels
sont confis les messages importants ; mais quil est au contraire le vhicule des
significations les plus prcieuses, cest--dire celles qui ont trait au sacr et au
mystique1.
Lcrivain souhaite renverser lide prconue selon laquelle lart islamique serait un art
mineur, supplant par la peinture et la sculpture occidentales. Il rappelle que les plus grands
artistes de lOccident ont su passer outre lorientalisme de pacotille et redcouvrir le
raffinement de la peinture musulmane ; la beaut de leurs uvres provient justement de cette
rencontre entre Orient et Occident. Il dnigre, par consquent, la peinture exotique et sa vision
superficielle du Maghreb et du dsert. La narratrice, en tant que porte-parole de lcrivain,
fustige par la suite les clichs des littratures orientaliste et coloniale : Climat saharien
atrocement glacial lhiver. Mes lectures denfance. Un hiver au Sahara. Ridicule colporteur
de clichs coloniaux2.
Il est possible que la narratrice voque ici le best-seller de Paul Bowles Un th au
Sahara (1949). Le ralisme des descriptions rappellent dune certaine faon les descriptions
minutieuses des crivains coloniaux installs en Afrique du Nord, laquelle devient une toile
de fond dans le romans de Bowles o les protagonistes quittent les lieux connus de la cte
africaine pour senfoncer dans le Sahara et entrer en contact avec les natifs. Lhrone,
lAmricaine Kit Moresly, se marie avec un marchand (Belkassim), rencontr en plein dsert,
et se retrouve enferme dans un dar avec les copouses. La beaut, la sensualit et le mystre
de cet amant polygame et des femmes rencontres par Moresly (la prostitue Mahrnia et la
danseuse aveugle) participent de la cration de clichs sur les indignes. Ces derniers sont
souvent dcrits comme serviables jusqu la servilit ; les maisons sont sales, les odeurs
infectes et la nourriture rpugnante. Le roman vhicule donc bien des reprsentations
strotypes qui pourraient tre juges ridicule[s]3 par la narratrice de La Pluie, dautant
quelles ont marqu durablement les esprits durant des dcennies.
Plus probable serait lallusion au roman dEugne Fromentin qui reut un bon accueil
de la presse et des crivains, lpoque de sa parution en 1856. Bien quUn t dans le
Sahara4 scarte des images rductrices et dun exotisme racoleur5 , son roman fait
nanmoins partie de la littrature orientaliste. Il raconte le sjour que fit lauteur dans le
1
Ibid., p. 11.
2
Ibid., p. 71-72, 73.
3
Id.
4
Eugne Fromentin, Un t dans le Sahara : voyage dans les oasis du Sud algrien en 1853 [1re d. : 1856],
Paris, d. France-Empire, 1922.
5
Guy Barthlemy, Fromentin et lcriture du dsert, Paris, LHarmattan, 1997, quatrime de couverture.
349
Sahara durant les annes 1850, y dcrit le dsert et ses habitants en vitant lcueil du
rtrcissement pittoresque. Nanmoins cette uvre fait partie dune littrature de voyage
teinte dexotisme et, ce titre, symbolise la littrature quexcre la narratrice de La Pluie1.
Ce simple titre nigmatique reflte en dfinitive les gots littraires et les ides politiques de
la narratrice.
Dailleurs, elle stigmatise tous les [f]ilms coloniaux [] o les Arabes taient
fatalement sournois. Mesquins. Obsquieux. Tratres2 , ainsi que les [w]esterns
ractionnaires o les Indiens taient des sauvages assoiffs de sang3 . Elle blme finalement
moins les productions cinmatographiques que lidologie coloniale sous-jacente :
Ils allaient en [les westerns amricains] voir, en cachette dIla qui avait une dent
contre les Yankees parce quils avaient extermin massivement les Indiens quil
appelait Nos frres les Peaux Rouges . Comme il dnonait les Australiens et les
No-Zlandais pour avoir extermin les Aborignes4.
1
Sur leffet dexotisme de cet ouvrage, consulter larticle de Majid El Houssi, Une lecture dUn t dans le
Sahara dEugne Fromentin : un au-del de lexotisme , Exotisme et cration. Actes du colloque international,
op. cit., p. 108-121.
2
Rachid Boudjedra, La Pluie, op. cit., p. 61.
3
Id.
4
Id., Fascination, op. cit., p. 30.
5
Id, La Pluie, op. cit., p. 62.
6
Id.
7
Ibid., p. 74.
8
Giuliana Toso Rodinis, Lenracinement de Rachid Boudjedra. Modalits de rception de son criture
franaise , Le Banquet maghrbin, op. cit., p. 187.
350
de civilisations. La problmatique de lhritage est donc plus pertinente que celle de
lacculturation, car elle introduit la dynamique historique et nous fait considrer le pass en
fonction des objectifs du prsent et de lavenir : assimilation donc de lhritage, mais
assimilation critique car cet hritage doit tre examin minutieusement dans ses aspects
positifs mais aussi ngatifs1.
La part de francit du lecteur, impose de fait, nest en outre pas idalise, alors
quelle ltait dans les premiers romans algriens dexpression franaise. Ceux-ci sattachaient
essentiellement narrativiser un destin pris entre un tre arabo-islamique [et] une adhsion,
plus ou moins euphorique, un idal de francit trs abstrait par lequel ils souvrent la
modernit et luniversalit (europennes)2 . Rachid Boudjedra souhaite plutt montrer une
identit hybride, btarde et crer une littrature androgyne3 ; il appartient une autre
gnration de romanciers ainsi dcrite par Naget Khadda : Les crivains de la troisime
gnration sattachent, eux, exhiber et habiter cet entre-deux pour dnoncer ce quils
considrent comme des mythes dunicit originelle et pour se faire les chantres du brassage
universel et du mlange4. Habiter lentre-deux5 , cest donc non seulement laborer une
bi-langue6 , pour reprendre lexpression dAbdelkbir Khatibi, partir dune langue
trangre intriorise et dun langage originel adultr7 , mais aussi briser les cercles
ferms des anciennes cultures8 et se mouvoir au sein dune double culture.
1
Christiane Achour, ABCDAIRES en devenir. Idologie coloniale et langue franaise en Algrie, op. cit., p. 70.
2
Naget Khadda, La Littrature algrienne de langue franaise : une littrature androgyne , Figures de
linterculturalit, op. cit., p. 19.
3
Ibid., p. 15-56.
4
Ibid., p. 21.
5
Id.
6
Abdelkbir Khatibi, Lettre-Prface au livre de Marc Gontard, Violence du texte. La littrature marocaine
de langue franaise, op. cit., p. 8, repris ensuite dans Maghreb pluriel, op. cit., p. 179.
7
Naget Khadda, La Littrature algrienne de langue franaise : une littrature androgyne , Figures de
linterculturalit, op. cit., p. 19.
8
Id.
351
B. DIALOGUE AVEC LOCCIDENT
1
Le dveloppement qui suit sur lintertextualit occidentale doit beaucoup au travail de Lila Ibrahim-Ouali,
op. cit., p. 142-239.
2
Rachid Boudjedra, LEscargot entt, op. cit., p. 80.
352
Ainsi, Topographie idale pour une agression caractrise plonge vritablement ses
racines aux origines de la littrature occidentale, dans les mythes grco-romains. Le rcit fait
cho lOdysse dHomre o Ulysse fut confront, lors de son exil loin des ctes dIthaque,
aux pires dangers ; lhistoire rappelle aussi le mythe grec du Minotaure qui engloutissait, dans
le labyrinthe, de jeunes Athniens sacrifis. Ce double et constant rappel des mythes1
grecs, peru par la critique franaise ds la parution du livre, est dailleurs revendiqu par
lauteur qui insre, dans la narration, des passages de lOdysse : les lotophages servirent
du lotus aux compagnons dUlysse qui en oublirent leur patrie. Homre, Odysse, 92 .
Qui plus est, il rend rgulirement hommage, lors dentretiens, aux crivains majeurs
de la littrature occidentale, notamment aux crivains franais :
Il y a dabord les auteurs qui non seulement sont mes auteurs prfrs mais
certainement mes matres aussi. Toute la littrature nouvelle, tout le roman
nouveau, non seulement en France mais aussi bien en Amrique quailleurs dans le
monde. Je pense Flaubert, Proust, Joyce, Faulkner, Dos Passos, Claude Simon,
Gnter Grass, etc3.
Albert Camus ou Gabriel Garca Mrquez pourraient galement figurer dans cette liste non
exhaustive, tant leur style et leur conception de lcriture ont eu une influence dcisive sur la
cration littraire de Rachid Boudjedra. Les Nouveaux Romanciers franais et Louis-
Ferdinand Cline quil considre comme le premier nouveau romancier sont aussi fort
apprcis par lcrivain algrien4.
Le lecteur se rend trs vite compte de linfluence du Nouveau Roman, la lecture des
textes et de lpitexte :
1
Christian Limousin, LOdysse de lAlgrien , Politique Hebdo, op. cit., p. 29.
2
Rachid Boudjedra, Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 174.
3
Id., Boudjedra ou la passion de la modernit, op. cit., p. 140.
4
Id., mission tlvise intitule Rachid Boudjedra : crire pour rsister, op. cit.
353
occidentale progressiste. Cest pour cela quil ny a pas un seul type de nouveau roman mais
plusieurs2. Il suit ainsi cette mouvance en se servant du pouvoir subversif de lcriture pour
faire exploser les reprsentations trompeuses de lhistoire collective et rcrire le pass,
daprs un point de vue individuel, linstar de Claude Simon, son matre en littrature :
Pour moi, le plus grand crivain du monde de cette deuxime partie du XXme
sicle sappelle Claude Simon []. [C]est un hommage que je rends mon matre
Claude Simon [] Je le rpte, cest le plus grand crivain vivant. Je limite avec
admiration. Je le relis avec dlices, comme je le fais pour dautres auteurs du
Nouveau Roman3.
Les similitudes entre les deux crivains sont aisment reprables. Ltude compare de
lincipit dHistoire de Claude Simon et de certains passages de La Pluie met en vidence des
parallles saisissants entre les deux romans, notamment entre les espaces fictionnels et les
points de vue narratifs.
La technique dcriture de Claude Simon, novatrice et caractrise par de grandes
phrases rallonge et de nombreuses accumulations, semble aussi avoir inspir le romancier
algrien dans Topographie idale pour une agression caractrise :
Mais la similitude est vraie avec ce lacis de lignes enchevtres les unes dans les
autres, sarrtant arbitrairement l o lon sy attend le moins, se coupant au mpris
de toutes les lois gomtriques, se chevauchant, se ramifiant, se ddoublant, se
recroquevillant un peu la faon de la mmoire toujours leste partir mais aussi
leste revenir se lover sinusodalement au creux des choses, des objets, des
impressions, formant, elles aussi, un lacis parcourant en tous sens les mandres du
temps, saffolant, se bloquant, reprenant le dessus mme travers un bgaiement
ou un miroitement ou un blouissement trs court allant et venant, intermittent et
saccad comme un spot parcourant une ligne courbe dans une hsitation que le bip-
bip sonore rend encore plus dramatique ou plus cocasse, selon5. [Topographie
idale pour une agression caractrise]
Bien que le mode verbal adopt soit le participe prsent, la prminence de verbes daction
concourt la vivacit du discours ; les lignes semblent sanimer delles-mmes et prendre vie
dans laffolement gnral.
1
Id., Lettres algriennes, op. cit., p. 24, 22.
2
Ibid., p. 24.
3
Id., Pour un nouveau roman maghrbin de la modernit (communication lInstitut dtudes romanes de
Cologne en juin 1988), Cahier dtudes maghrbines Maghreb et modernit , n 1, Villetaneuse, 1989, p. 47 ;
Id., partir de la dchirure , LHumanit, op. cit., p. 25.
4
Claude Simon, Histoire, op. cit., p. 91.
5
Rachid Boudjedra, Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 142-143.
354
la suite de Claude Simon et des Nouveaux Romanciers qui accordent beaucoup
dattention aux choses qui les entourent et dlaissent, de ce fait, les larges panoramas au profit
de listes minutieuses, Rachid Boudjedra sempare des objets et dresse leur inventaire :
[L]es lustres les lumires les archets soie jonquille bijoux noirs vibrations des
bobches. Un instant, essayant de tout retenir maintenir : de gauche droite la
chemine la range des fauteuils de dos les chignons gris de dos au-dessus paysage
ltang en bas pches pommes feuillages volutes Aubusson rose1 [Histoire]
La chose ne renvoie rien ; aucune pithte morale ou psychologique ne lui attribue une
signification. Les adjectifs ne qualifient que laspect extrieur de lobjet, sa forme, sa texture,
sa taille ou sa couleur. Les descriptions deviennent purement objectales3 .
Claude Simon et Rachid Boudjedra ont aussi en commun cette sensibilit aux
reprsentations figes, images ou peintures. Histoire prsente, par exemple, une affiche de
banque reprsentant en trompe-lil un coffre-fort4 , tandis que le narrateur de
Topographie idale pour une agression caractrise dcrit les nombreux panneaux
publicitaires placards sur tous les murs :
Laffiche reprsente un couple jeune et beau. Lhomme, assis sur une chaise
longue, est habill dun peignoir de bain blanc. Devant lui sa femme (ou suppose
telle puisquil porte une alliance tandis que celle de sa compagne nest pas visible
puisquelle a les deux mains derrire la tte) porte un collant lui montant jusquau
bas du nombril. [] La jeune femme, tout en sessuyant, sourit lobjectif (ou au
voyageur). Elle a les yeux trop clairs et la bouche, peinte en rouge, trop large. Mais
on ne sait pas si elle sourit de bien-tre aprs son bain ou bien parce quelle est
laise dans ses collants ou bien, dernire ventualit, parce que la main de son mari
caressant sa fesse gauche lui procure un certain plaisir (VRAIS DE CHESTERFIELD LE
COLLANT SLIPPANT SANS COUTURE) qui laisse planer un doute qui se dissipe vite
lorsquon se rend compte que lhomme, lui aussi, a lair dprouver beaucoup de
plaisir mettre la main sur la fesse de sa femme, couverte de nylon-collant5.
Dans ces passages, la description nest plus objectale. Elle rvle le regard du voyageur qui
interprte la situation du couple en imaginant diffrents scnarios. Elle ne transmet plus un
savoir positif sur la chose, mais montre comment lhomme la peroit. Celle-ci choque
dailleurs profondment le nouvel immigrant gn par son impudeur et son caractre rotique.
1
Claude Simon, Histoire, op. cit., p. 90.
2
Rachid Boudjedra, Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 45.
3
Nicole Bothorel, Francine Dugast, Jean Thoraval, Les Nouveaux romanciers, op. cit., p. 100.
4
Claude Simon, Histoire, op. cit., p. 84.
5
Rachid Boudjedra, Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 51, 54 .
355
La description peut aussi devenir phnomnologique1 , lorsquelle rend compte des
perceptions immdiates des sens et de la conscience du voyageur :
Tout tait moite, mou, gris, pais, embrum, rouge clatant et l mais narrivant
pas effacer cette impression implacable de grisaille se tlescopant partir dun
ventail trs large o tous les tons du gris peuvent facilement tre reprs dautant
plus que la poussire qui se dpose en mince pellicule fausse toutes les donnes et
plaque sur les visages en sueur comme une fongosit gristre tirant quand on
passe dans une zone nonise au vert-de-gris non pas celui qui se dpose sur le
pain ou les lgumes moisis mais celui que fait une tache dacide sur un mtal
pauvre en fer en ltoilant dune cicatrice comme un tatouage abstrait mais plein de
signes sous-jacents la nervure, l o lacide a mordu dans une sorte de
grsillement dgageant une odeur sulfureuse. Moiteur. Mollesse2.
Le narrateur dcrit les premires sensations du voyageur, son arrive sur la ligne 1 du mtro.
Il peroit instantanment la moiteur de lair, la lumire artificielle du non, la couleur grise du
mtal et de la poussire. Dans La Route des Flandres, Claude Simon rapporte de manire
similaire les sensations de son personnage :
Cette description se prsente comme une suite de perceptions sonores, alors que la description
de Topographie idale pour une agression caractrise privilgie plutt les sensations
visuelles, tactiles et olfactives. Quelle soit objectale ou phnomnologique, elle supplante
donc lintrigue dans les rcits de Claude Simon et de Rachid Boudjedra.
Enfin, les cartes postales dans Histoire enclenchent le rcit, tout comme la miniature
de Tariq ibn Ziad dans La Prise de Gibraltar4. Ces images entranent des rminiscences qui
introduisent le lecteur dans le pass des personnages. Lhomme revit son histoire personnelle
travers les caprices de sa mmoire, comme Proust lavait dj montr dans la recherche du
temps perdu. Le souvenir nest pas le fruit dune remmoration produite par lintelligence,
mais par la mmoire involontaire, par une rminiscence qui runit le prsent et le pass
1
Nicole Bothorel, Francine Dugast, Jean Thoraval, Les Nouveaux romanciers, op. cit., p. 104.
2
Rachid Boudjedra, Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 57.
3
Claude Simon, La Route des Flandres, Paris, Les ditions de Minuit, 1960, coll. Double , p. 28.
4
Voir, propos de la miniature, ltude de Hangni Alemdjrodo, Rachid Boudjedra. La passion de lintertexte,
op. cit., p. 89-95 pour une analyse compare de La Bataille de Pharsale et de La Prise de Gibraltar.
356
comme un gage dternit : la petite madeleine trempe dans du th restitue Marcel un
moment de son enfance Combray, dont le souvenir semblait jamais rvolu1.
Nous pourrions multiplier les rapprochements entre les romans de Rachid Boudjedra
et ceux du Nouveau Romancier, mais ces quelques exemples suffisent, nous semble-t-il, pour
affirmer que les rfrences manifestes Claude Simon ne sauraient chapper un lecteur
virtuel tant soit peu averti. Rachid Boudjedra poursuit en somme la recherche esthtique des
Nouveaux Romanciers et attend par suite une lecture similaire, plus littraire
qu ethnologique, politique et sociologique2 :
Grce ce dialogisme affich, les critiques littraires srieux ne peuvent plus cantonner
Rachid Boudjedra au seul champ de la littrature locale. Ses textes sduisent un lecteur
universel, sensible autant aux innovations stylistiques quau contenu romanesque.
En effet, bien quil sinspire des techniques scripturales des nouveaux romanciers, il
ne les imite pas servilement. Il amorce au contraire une rflexion autour de la sophistication
scripturale. Ainsi, lcriture recherche de Topographie idale pour une agression
caractrise se rvle incapable dinterfrer sur la destine tragique du pauvre migr qui se
dirige tout droit vers la mort. Le narrateur dmontre ds lors que lcriture est vaine, quand il
sagit de mettre fin au drame de lmigr : tandis que lauteur parcourt les innovations
littraires du Nouveau Roman et participe laventure dune criture, lmigr sengage dans
un voyage sans retour, au bout de la nuit. Le destin tragique de limmigr en France lest
dautant plus quil scrit dans la langue des bourreaux : Lodysse de lmigr dans le
mtro ne pouvait se dire quavec les mots et les procds de celui qui accueille le personnage
principal4.
On peut avec Lila Ibrahim-Ouali en arriver la conclusion suivante :
R. Boudjedra ne reprend son compte les formes rcemment pratiques que pour les
contester, les dtruire. Sa tactique le pousse imiter pour faire contre plus srement.
1
Marcel Proust, la recherche du temps perdu. Du ct de chez Swann, Paris, B. Grasset, 1913 ; rd. : Paris,
Garnier-Flammarion, 1987.
2
Rachid Boudjedra, Boudjedra ou la passion de la modernit, op. cit., p. 119.
3
Ibid., p. 119.
4
Id.
357
Lemprunt devient une dmonstration par labsurde de la vanit des formes les plus
novatrices1.
Il est vrai que Rachid Boudjedra, contrairement Alain Robbe-Grillet, ne condamne pas les
choses ne plus rien signifier : la valise de limmigr, par exemple, devient le symbole de
limmigration incertaine et dangereuse. De plus, la mallette, avachie et fatigue, reflte ltat
physique et psychologique du hros puis, alors que le thoricien du Nouveau Roman prne
un roman o les objets ne renverraient pas le lecteur des significations toutes faites. Les
objets et les gestes simposeraient deux-mmes et supplanteraient un quelconque systme de
rfrence, sentimental, sociologique, freudien, mtaphysique ou autre :
Dsormais, au contraire, les objets peu peu perdront leur inconstance et leurs
secrets, renonceront leur faux mystre, cette intriorit suspecte quun essayiste
a nomm le cur romantique des choses . Celles-ci ne seront plus le vague
reflet de lme vague du hros, limage de ses tourments, lombre de ses dsirs2.
En ce sens, Rachid Boudjedra scarte des thories dAlain Robbe-Grillet. Son regard sur les
objets diffre de celui des narrateurs dans La Jalousie ou Dans le labyrinthe3. Dans ces rcits,
prdomine une focalisation externe, un point de vue objectif sur les choses, tandis que dans
Topographie idale pour une agression caractrise les points de vues alternent : il
abandonne la focalisation zro pour la focalisation interne qui permet dentrer dans la
conscience de lexil et de ressentir son malaise.
Pour autant, il ninstaure pas de dialogue subversif avec lensemble des Nouveaux
Romanciers qui explorent des voies littraires trs disparates. Loin de reprendre sans distance
les techniques occidentales, voire de les plagier afin de sduire exclusivement un lecteur
occidental, comme certains le sous-entendent, Boudjedra transpose des techniques et les
radapte son imaginaire personnel :
Topographie ne rebute pas tant par son parti pris littraire , son dsir de faire
difficile, chic, ambitieux de forme, que par la gne du dj lu et le manque total
doriginalit. Il faut se retenir pour ne pas crier au plagiat. [] Il ne faut donc pas
trop sirriter, au dbut, de ce style appris la vieille cole du Nouveau Roman,
multipliant les participes en un lassant ressassement. Une force merge bientt de
ce fatras. On oublie les mots choisis, le procd, un rien de complaisance4.
1
Lila Ibrahim-Ouali, op. cit., p. 236.
2
Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, op. cit., p. 20.
3
Pour plus de dtails sur la comparaison entre Topographie idale pour une agression caractrise et Dans le
labyrinthe dAlain Robbe-Grillet, consulter ltude comparative dAfifa Bererhi, LAmbigut de lironie dans
luvre romanesque de Rachid Boudjedra, op. cit., p. 200-206.
4
Gilles Rosset, Topographie idale pour une agression caractrise. Une victime de la colonisation : Rachid
Boudjedra , Le Quotidien de Paris (Journal dinformations politiques et culturelles), n 458, Paris, 3 octobre
1975, p. 13 [dossier de presse Denol] ; Matthieu Galey, Rachid Boudjedra : le Minotaure du mtro ,
LExpress, n 1562, Paris, 15-21 septembre 1975, p. 43 [dossier de presse Denol].
358
Il ny a pas que la presse qui considre Topographie idale pour une agression caractrise
comme un exercice de style. Le professeur Charles Bonn trouve aussi lcriture scolaire
[], apprise, reproduite, applique1 : celle-ci reprend vingt ans plus tard des modles
exprimentaux du Nouveau Roman2 et transforme l accusation en exercice dcole3 .
Par consquent, Lila Ibrahim-Ouali, en insistant sur la dimension subversive du dialogue
intertextuel avec le Nouveau Roman, rfute ceux de ses dtracteurs qui se contenteraient de
voir en lui un auteur algrien qui arbore ses acquis culturels et ne fait preuve daucune
originalit.
Le Nouveau Roman constitue simplement, nous semble-t-il, une tape dans la
recherche scripturaire dun romancier qui nen est qu son troisime roman. Lauteur ne
subvertit pas les procds des Nouveaux Romanciers, mais se les rapproprie afin de les
adapter la texture de ses romans, notamment de Topographie idale pour une agression
caractrise. Il saffranchit en revanche des formes traditionnelles du roman et adopte, pour
ce faire, les innovations formelles dune littrature avant-gardiste, controverse mais
reconnue. Il reprend son compte des procds qui ont dj fait leurs preuves et confrent
ses romans une dimension littraire incontestable :
1
Charles Bonn, La lecture de la littrature algrienne par la gauche franaise : le cas Boudjedra , Peuples
mditerranens Domination et dpendance : situations , op. cit., p. 6.
2
Id.
3
Id.
4
Rachid Boudjedra, Lettres algriennes, op. cit., p. 24.
359
romancier algrien apprcie beaucoup la vision historique de lauteur de La Route des
Flandres qui poussera aussi loin que possible ce travail dexploration et de reconstitution de
lhistoire1 :
Il [Claude Simon] montre par exemple, dans La Route des Flandres, comment un
bataillon form de simples soldats est quelque chose daffreux : surtout comment
un bataillon en droute est quelque chose de pathtique [] o il ny a plus que
des hommes qui hurlent, qui ont peur et qui appellent leurs mamans, des tres qui
souffrent, qui perdent la raison, qui senlisent dans leur propre dtresse et dans la
boue des Flandres2.
Rachid Boudjedra tente son tour de sattaquer la vision officielle de lhistoire, notamment
dans Le Dmantlement, La Macration, La Prise de Gibraltar et Fascination, o il propose
une apprhension individuelle de la guerre. Cette dmystification se traduit au niveau de
lcriture par un grossissement du dtail et une confrontation entre la guerre et ses
reprsentations publiques. la vision stylise des photographies qui prsentent une image
apocalyptique dHanoi aprs une attaque arienne succde, dans Fascination, une description
du dtail sordide ou morbide. Le lecteur dcouvre latrocit de la guerre travers des
photographies dcoupes dans les journaux vietnamiens3 :
Ville dHanoi, mise sens dessus dessous, avec des fissures et des lzardes presque
mouvantes alors qualentour le fer tait fig et que les arbres rabougris et calcins
par les bombes au phosphore avaient des torsions fantastiques et sculpturales,
semblables celle de la tle et du zinc triturs, malaxs, dans un bouillonnement
venu du centre de la terre4.
La photographie met distance lhorreur qui finit par devenir esthtique, si lon en juge par
les adjectifs choisis pour qualifier les destructions : mouvantes, fantastiques,
sculpturales . Aussi cette vision esthtise le narrateur oppose-t-il une image plus hideuse
de lvnement :
1
Ibid., p. 23.
2
Id., Boudjedra ou la passion de la modernit, op. cit., p. 38-39.
3
Id., Fascination, op. cit., p. 169.
4
Ibid., p. 170.
5
Ibid., p. 170-171.
360
Il juxtapose des images symboliques de la guerre introduites par lanaphore Et puis : les
rats se nourrissant de la charogne, comme les nababs et autres mandarins bien nourris de la
partie Nord du pays1 profitent des destructions ; les animaux venimeux achvent les
survivants ; une petite fille dnude et blesse, jamais marque par le dsastre, comme tous
les enfants meurtris et traumatiss par les combats, somnole dans un coin. Lvocation de la
charogne, du pus, des vers et de la moisissure rend la mort palpable. La remarque dplace du
narrateur sur la sensualit du corps meurtri de la fillette a pour effet de provoquer le lecteur :
en voquant avec volupt la forme parfaite des seins et la couleur tendre des ttons dune
enfant blesse quil compare ensuite deux prurits, le texte provoque chez le lisant
(Vincent Jouve) un profond dgot.
En outre, les phrases se disloquent comme le dcor. De verbales elles deviennent
nominales : la suppression des verbes reflte lhbtement du personnage et son incapacit
agir. La syntaxe conventionnelle de la phrase est abandonne au profit dune vision moins
rationnelle du monde :
Se substituent aux sensations olfactives et visuelles une impression de vertige et de nause qui
brouille la vision du rel : Vomissures nauseuses. Fermentations vineuses. Cercles
concentriques (vertige ?). Enchevtrements stratifis Lapocalypse quoi3 ! Dans certains
passages, le vocabulaire choisi est au contraire trs concret : Nous smes ainsi et trs vite
que la guerre ctait lenfer arros de sang et de vomi. Nos entrailles explosaient entre nos
mains et bleuissaient sous le dard des mouches espigles4. Cette mtaphore de la guerre
rend compte de leffroi de chaque combattant qui subit les pires souffrances. La monstruosit
de la guerre transparat travers des dtails sordides : le bleuissement des organes putrides, la
joie des mouches attires par le sang, le vomi, les crachats de tuberculose, les quintes de
toux5 . Le roman montre ce que lhistoire officielle dissimule. Rachid Boudjedra sest
donc inspir du travail de Claude Simon sur la matire romanesque o lapport de la
1
Ibid., p. 170.
2
Ibid., p. 171-172.
3
Ibid., p. 172.
4
Ibid., p. 109.
5
Ibid., p. 109.
361
mmoire reconstitue dans la trame dune dure intensment vcue au niveau sensoriel est
llment principal1.
De mme, dans Voyage au bout de la nuit, Louis-Ferdinand Cline dcrit sans
euphmisme les corps clats par les obus, les ventres ouverts et le sang qui mijotait en
glouglous comme de la confiture dans la marmite2 ... Lauteur est hant par la Premire
Guerre mondiale, comme Rachid Boudjedra lest par les conflits coloniaux :
Louis-Ferdinand Cline naurait pas crit Voyage au bout de la nuit sil navait pas
t traumatis par la guerre 14-18 qui en a fait un soldat trpan et piteux, et un
norme crivain qui a refondu tous les dictionnaires de la langue franaise ; alors
quil ne voulait que pratiquer la mdecine auprs des pauvres3.
1
Id., Lettres algriennes, op. cit., p. 23.
2
Louis-Ferdinand Cline, Voyage au bout de la nuit [1er d. : 1932], Paris, Gallimard, 1952 ; rd. : Gallimard,
1972, coll. Folio , p. 17.
3
Rachid Boudjedra, Lettres algriennes, op. cit., p. 27.
4
Grard Genette, Palimpsestes. La littrature au second degr, op. cit., p. 106 : Jappellerai [...] mimotexte
tout texte imitatif, ou agencement de mimtismes .
5
Rachid Boudjedra, Boudjedra ou la passion de la modernit, op. cit., p. 62-63.
6
Ibid., p. 62-63.
362
Fripouille ! quelle minsultait moi directement, tu peux ten aller ! Fous ton camp,
je te lai dj dit ! Cest pas la peine de rester ! Jirai pas chez les fous ! Et
chez les Surs non plus que je te dis ! Tauras beau faire et beau mentir ! Tu
mauras pas, petit vendu ! Cest eux qui iront avec moi, les salauds, les
dtrousseurs de vieille femme ! Et toi aussi canaille, tiras en prison []1.
Les phrases exclamatives sont brves et nominales ; quelques entorses sont faites aux rgles
de la construction syntaxique : le complment circonstanciel chez les fous ! Et chez les
surs , par exemple, est scind en deux ; la suppression de ladverbe de ngation ( cest pas
la peine, jirai pas, tu mauras pas ), llision des pronoms personnels ( jirai, tauras ),
lemploi dun prsentatif ( cest eux qui iront) et lapostrophe ( Fripouille ! toi aussi
canaille ) constituent des signes dun langage populaire. Cet irrespect de la forme normative
de la langue, doubl de lemploi dun vocabulaire familier ( fripouille, canaille ) et grossier
( fous le camp, salauds ), confrent cette accumulation de phrases concises la forme de
loralit. Les points de suspension sont dtourns de leur usage initial : ils continuent
dindiquer lmotion qui treint la malheureuse, concrtisent le silence entre les missions de
voix et lient les fragments dun discours marqu par lasyndte. La grammaire normative
subit les mmes bouleversements dans La Rpudiation :
Midi, toujours. Sieste. Repas, je mange sur une chaise un couscous pic.
Beaucoup de piments. Feu dans ma bouche. Lvacuation sera plus que dure ;
menace dhmorrodes rouges, comme celles des oncles. Jouvre ma bouche au-
dessus du robinet : glouglou [] Se mettre sous le bureau et lbranler : Cou-
cou ! Mais le gosse risque de se mettre japper, on nen finirait plus. Non2 !
1
Louis-Ferdinand Cline, Voyage au bout de la nuit, op. cit., p. 257.
2
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 108.
3
Ibid., p. 108, 73, 74, 87, 206, 207.
4
Ibid., p. 87, 109, 110, 112.
5
Ibid., p. 86, 91, 206, 188.
363
finalement, la voix colreuse et blasphmatrice du narrateur, tandis que le texte clinien ne
fait que reproduire le franais populaire : Petite gredine ! Petite salope ! Cest vous qui me
ferez crever avec vos sales menteries2 , hurle avec fureur la mre Henrouille sa belle-fille
qui veut lenvoyer lasile. Le lexique obscne rvle lorigine sociale de cette femme du
peuple dont la famille souhaite se dbarrasser. Le texte clinien se fait lcho de la pluralit
des langues de lpoque.
On trouve toutefois ce plurivocalisme dans Topographie idale pour une agression
caractrise. Lnonc crit intgre toutes les modalits de la forme parle : onomatopes,
interjections, apostrophes, expressions familires et vulgaires, syntaxe simplifie, ellipses
grammaticales, courtes exclamations et points de suspension signalant les pauses de la voix :
et puis zut ! tiens mon vieux je vais taccompagner jusquau quai [] comme une
goutte de mercure glauque condense et tressautante faisant croc croc croc. Pas la
premire, pas la deuxime, la troisime ! Un. Deux. Trois. Il compte dans sa tte
[] Ah ! a le mtro, cest pas pour rien quil est bleu ! [] oh ! nallez
surtout pas croire que je les aime que non ! que non ! mais mon secteur, cest sacr
[] [] Et ce con qui samne le 26 ! [] cet enfoir dO.S. intellectuel la
con est ridicule et depuis que loriginal a t comment dire retrouv cest a
retrouv3 !
Loralit touche les niveaux discursifs, savoir les paroles des tmoins, en loccurrence celles
du joueur de flipper, des lascars, du commissaire et mme du narrateur. Lapport clinien
seffectue donc surtout au niveau formel. Le texte boudjedrien sinspire de la recherche
esthtique de Louis-Ferdinand Cline et cre son tour lillusion de loral en retranscrivant
les signes les plus loquents du langage parl : la syntaxe est modifie, les registres
linguistiques sont plus varis et les textes sont ponctus par de nombreuses formules propres
au style oral.
Lauteur sest, en conclusion, parfaitement rappropri lapport culturel franais quil
remodle sa convenance. Il la tellement bien intgr sa cration quil nhsite pas
dpasser cette intertextualit et la parodier. Dans La Rpudiation et LInsolation, il modifie
ainsi des citations connues en remplaant un mot par un autre : [O]n ne badine pas avec la
religion ! [] Je ne jene pas, donc je ne coule pas [] rducation sentimentale []
Dieu ! Donnez-nous notre savoir quotidien. [] Dieu ! Donnez-nous notre patience
quotidienne4 ! Ces rfrences htroclites des auteurs consacrs Alfred de Musset, Ren
1
Id., LInsolation, op. cit., p. 31.
2
Louis-Ferdinand Cline, Voyage au bout de la nuit, op. cit., p. 253.
3
Rachid Boudjedra, Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 31, 41, 71, 125, 232.
4
Id., La Rpudiation, op. cit., p. 94, 26, 240, 112 ; LInsolation, op. cit., p. 33. Ces citations ont t releves par
Lila Ibrahim-Ouali, op. cit.
364
Descartes, Gustave Flaubert et la prire chrtienne sont censes amuser le lecteur
susceptible de reconnatre le texte originel dvalu. Ces substitutions lexicales, qui modifient
totalement le sens de la formule attendue, le surprennent sans le blesser. Il nest pas question
pour lauteur de tourner en ridicule le patrimoine littraire franais, mais de rinventer la
langue. Celle-ci se comprend dsormais la lumire dune autre culture : la formule Je ne
jene pas, donc je ne coule pas1 , prononce par la sur de Rachid, ne se comprend que si
lon sait quune femme musulmane interrompt le ramadan durant ses menstruations. De
mme, la prire chrtienne est vide de son sens initial et rinvestie dune autre signification
par des personnages musulmans : Dieu ! Donnez-nous notre patience quotidienne2 ! []
Dieu ! donnez-nous notre savoir quotidien3 . Cette dformation du Notre Pre vise
souligner les comportements sacrilges du matre dcole et de Si Zoubir. La force parodique
de ces manipulations de signifiants provient en partie du dcalage entre le contexte que
suppose la prire chrtienne (une glise ou un temple) et le contexte dnonciation (une fte
de circoncision et le souk). En fin de compte, ces transformations verbales ne sont pas de
simples jeux de mots, elles renvoient au patrimoine littraire franais. Ces noncs parodis
dmystifient le rapport du lecteur la culture franaise et, peut-tre aussi, celui de lauteur.
1
Id., La Rpudiation, op. cit., p. 26.
2
Id., LInsolation, op. cit., p. 33.
3
Ibid., p. 33 ; id., La Rpudiation, op. cit., p. 112.
365
Aussi lauteur adopte-t-il le crmonial normatif de la citation (guillemets, italique,
rfrence) pour introduire Proust dans la texture de Fascination : Odette ( Aussi quand,
cette anne-l, la demi-mondaine (Odette) raconta M. Verdurin quelle avait fait
connaissance dun homme charmant, M. Swann []. MARCEL PROUST, Un amour de
Swann1) La simple vocation du surnom ironique de la prostitue, qui ne ressemble gure au
personnage proustien, suffit engendrer un processus rfrentiel. Pose l pour le plaisir de la
relecture, la citation est gratuite. De mme, William Faulkner prend place dans le rcit en tant
que motif fictionnel : il est lauteur choisi par le personnage.
Il ne sagit pas dun extrait entier de Le Bruit et la fureur, mais de plusieurs passages mis bout
bout, trs lgrement modifis, les points de suspension indiquant les coupures de lauteur3.
Lol ne lit que des morceaux de la deuxime partie du roman, intitule Deux juin 1910 , o
Quentin Compson, frre de Caddy, exprime dans un long monologue intrieur ses obsessions
dinceste et de suicide. Le texte impose alors au lecteur de faire le rapprochement entre les
deux frres incestueux : Quentin, assailli par des penses affreuses, et Lam rong par le
remords. Par consquent, Fascination confirme sans quivoque le rapport intertextuel entre
luvre de William Faulkner et celle de Boudjedra que le lecteur averti peroit dj, en
filigrane, dans La Rpudiation.
En effet, laffolement du cerveau de Quentin4 nest pas sans rappeler le dlire verbal
de Rachid, tourment par son aventure avec sa belle-mre. De plus, la rcurrence de certains
thmes (les visites au cimetire, linconduite de Caddy ou la brutalit de Jason) rappelle la
technique du leitmotiv, procd dcriture largement employ dans luvre de Rachid
Boudjedra. Le lecteur de Le Bruit et la fureur peut ainsi percevoir un systme de thmes qui
samorcent, svanouissent et rapparaissent encore. Dans la premire partie 7 avril 1928 ,
par exemple, il tente de suivre le fil de la pense de Benjy, un idiot dont lesprit confond les
1
Id., Fascination, op. cit., p. 88.
2
Ibid., p. 99-100.
3
William Faulkner, Le Bruit et la fureur, op. cit., respectivement, p. 117-118, 102, 101.
4
Ibid., p. 208-209.
366
souvenirs avec la ralit prsente et passe sans logique dune ide lautre, par une
association de gestes, de mots ou de bruits. De ce fait, la composition narrative sen trouve
dsordonne, la chronologie, altre, se brouille : Benjy effectue alors, dans son rcit, de
brusques retours en arrire, passant sans continuit de sa vie dadulte celle de son enfance
avec ses frres et sa sur Caddy, ce qui ne facilite pas la distinction entre les diffrentes
priodes et condamne le lecteur sappuyer uniquement sur les titres des parties 7 avril
1928 , 2 juin 1910 , 6 avril 1928 et 8 avril 1928 pour crer des repres
temporels. La comprhension de la composition disloque des romans boudjedriens passe par
une connaissance de ces procds dclatement de la perception.
Lauteur souligne aussi lemprunt textuel lorsquil fait ouvertement rfrence James
Joyce. Dans Fascination, il oblige son destinataire lire en parallle et simultanment les
passages les plus significatifs1 dUlysse2. La citation, premier niveau de rcriture,
manifeste de faon voyante lorigine trangre de lnonc fig. Le roman impose ensuite
son lecteur de faire, sans trop deffort, un rapprochement entre la Molly Bloom de Joyce
et Mol , fervente et passionne lectrice du romancier irlandais. Mol convie son hte lecteur
laccompagner dans les chemins les plus escarps et les plus rputs de la littrature
europenne. travers cette crature fictive, lauteur communique ainsi la passion quil
prouve lui-mme pour ce romancier avant-gardiste et prsente lintertextualit comme une
source motrice de sa cration. Tel un Pygmalion, lauteur sculpte son lecteur son image, en
lobligeant devenir son tour un passionn de lecture, rudit et fru de littrature, do le
choix dun texte audacieux qui sest heurt la censure anglaise choque par lobscnit du
roman.
Nanmoins, nous pensons avec Lila Ibrahim-Ouali que ces citations tape--lil de
William Faulkner et de James Joyce servent le projet ironique dinstituer un rapport
polmique entre auteur et lecteur, comme si lauteur lanait des bribes de sa culture
occidentale un lecteur qui aurait besoin de vrifier les acquis culturels de Rachid Boudjedra
pour accrditer ses textes. Ds lors, le procd intertextuel [] injurie le lecteur quon juge
1
Rachid Boudjedra, Fascination, op. cit., p. 194. Ulysse de James Joyce est voqu aux pages 21 et 156 et cit
aux pages 194-196.
2
Ulysse [1re d. : 1922. Titre original : Ulysses] (traduit de langlais par Auguste Morel assist de Stuart Gilbert
et entirement revue par Valery Larbaud avec la collaboration de lauteur), Paris, Gallimard, 1929, d.
renouvele en 1957 ; rd. : Gallimard, 1996, coll. Folio .
367
inapte une lecture plus fine faite dallusions ou dillusions1 . Il est vrai que limage
lectorale nest gure sublime travers le personnage de la prostitue Mol.
Mais le jeu intertextuel avec la littrature occidentale ne repose pas toujours sur
lironie. La drision ne prend pas constamment possession du motif de la rcriture. Le
romancier a vritablement assimil la culture de lAutre et va la modeler sa convenance. Il
sinspire, par exemple, des personnages faulkneriens la narratrice de La Pluie, tente par le
suicide, est un double au fminin de Quentin Compson ou reprend certains thmes majeurs,
tels que la virginit :
Dans le Sud, on a honte dtre vierge. Les jeunes gens. Les hommes. Ils racontent
des tas de mensonges ce sujet. Parce que, pour les femmes, cest moins
important, ma dit papa. Il ma dit que ctaient les hommes qui avaient invent la
virginit, pas les femmes. Papa dit que cest la mort : un tat o on laisse les autres,
tout simplement []2. [Le Bruit et la fureur]
Quest-ce quun putain dhymen, une simple peau sur laquelle les hommes ont
construit leur fausse virilit ? Mais si je lai fait, cest parce que cest moi qui tai
lev en dehors de toutes ces simagres masculines et lintrieur dune sorte de
fminit originelle qui a fini par dteindre sur toi4 [Fascination]
Jason Compson dplore avec les deux jeunes femmes de Fascination et La Pluie le
symbolisme attach cette triste convention sociale, pure invention aux yeux de lune,
sottise sociale5 selon lautre.
Les similitudes formelles ne sarrtent pas l et certaines scnes rcurrentes telles que
la veille funbre du frre (La Rpudiation, La Pluie) font cho Le Bruit et la fureur o
Caddy et Dilsey, tenus lcart dans la cuisine, ne sont pas mis au courant du dcs de la
grand-mre :
1
Lila Ibrahim-Ouali, op. cit., p. 148.
2
William Faulkner, Le Bruit et la fureur, op. cit., p. 102.
3
Rachid Boudjedra, La Pluie, op. cit., p. 48.
4
Ibid., p. 162-163.
5
Ibid., p. 48.
6
Ibid., p. 79.
368
- Taisez-vous tous, dit Dilsey. Il faut tre sages, ce soir.
- Pourquoi quil faut-il tre sages ? murmura Caddy.
- a ne vous regarde pas, dit Dilsey. Vous le saurez au jour choisi par le Seigneur
[].
- [] Comment peut-il y avoir une soire quand grandmaman est malade ? []
Maman pleurait, dit Quentin. Nest-ce pas quelle pleurait, Dilsey ?
- Ne mennuyez pas, mon enfant, dit Dilsey. Faut que je fasse le dner de tous ces
gens-l, ds que vous aurez fini1. [Le Bruit et la fureur]
Les enfants tentent en vain de comprendre lagitation de la maison. Grce aux allusions in
praesentia, le lecteur na plus en somme qu suivre la piste de lecture faulknerienne pour
remonter jusquau texte souche et reconnatre, pour son plus grand plaisir, les lectures
antrieures de Rachid Boudjedra.
Cest au niveau de lallusion qui relve dune relation transtextuelle implicite que
se dcle une autre frquentation littraire du romancier algrien et que saffirme son
indpendance desprit face un matriau occidental totalement assimil. Son uvre doit
beaucoup en effet au roman amricain et son nouveau mode de narration, extrieur, direct,
celui mme de lil de la camra cher John Dos Passos. Sans devenir lobjectif dun
appareil photo o le romancier abandonne sa position de mdiateur, Rachid Boudjedra
emprunte John Dos Passos maints procds qui lui permettent de montrer, sans trop de mise
distance esthtique, la complexit de la situation politique en Algrie. Sur le modle de la
trilogie U.S.A., il insre des bribes dactualit, sous la forme darticles de journaux, qui
viennent couper la trame narrative et rappeler le vcu des personnages :
LA VRIT
SUR LTAT LIBRE DE CONGO
Dfaut de construction important dcouvert dans un cuirass Santos-Dumont parle
dun rival des oiseaux de proie se procurer des femmes est le but principal des
indignes du Congo une lettre extraordinaire ordonne le retour des fusiliers marins
amricains LES BALANCES DU CONGO PERDENT TOUT SENS MORAL2 [U.S.A. 42e
parallle]
Le communiqu officiel
De notre correspondant
1
William Faulkner, Le Bruit et la fureur, op. cit., p. 44, 45.
2
John Dos Passos, 42e Parallle [1re d. 1930. Titre original : 42bd Parallel] (traduit de langlais par N.
Guterman), Paris, Gallimard, 1951 ; rd. : Gallimard, 1985, coll. Folio , p. 107.
369
Alger. Le journal El Moujabid parat ce jeudi 20 septembre avec un double titre
sur cinq colonnes, encadr de rouge []1. [Topographie idale pour une agression
caractrise]
ACTUALITS I []
Un ours noir se promne en libert dans les alles de Hyde Park. Nouvelles de
lexplorateur Peary. DEMANDE AUX ORGANISATIONS OUVRIRES DE CESSER LA
GRVE. Mort dOscar Wilde lcrivain autrefois clbre meurt de pauvret Paris.
Farouche combat avec des malfaiteurs.
ACTUALITS XVII []
UN SOUS-MARIN ALLEMAND PASSE LES
CAPS SANS TRE SIGNAL
lourdes pertes dans la rcolte des tats-Unis des Italiens poussent des cris de
joie en voyant les Autrichiens fuir en abandonnant des pains chauds un mur deau
gigantesque se prcipite dans la valle le professeur dit que Beethoven donne
limpression dun bifteck juteux
la lune se trouvera cette nuit devant la plante Saturne
DES FRRES SE BATTENT
DANS LA NUIT3
Dix-neuf bobines dactualits (news reel) rythment 42e parallle ; ces articles dcoups
dans les journaux du temps se tlescopent et mlent informations importantes et faits divers,
tragdie et spectacle, soulignant limportance drisoire accorde aux vnements dramatiques
qui perturbent considrablement la vie dAmricains condamns la misre ou
lexploitation. Tandis que les manchettes dans Fascination refltent lhorreur des perscutions
1
Rachid Boudjedra, Topographie idale pour une agression caractrise, op. cit., p. 161, 233.
2
Id., Fascination, op. cit., p. 43, 113-114, 160. Voir aussi p. 109 et 173.
3
John Dos Passos, 42e Parallle, op. cit., p. 15, 358.
370
coloniales, les titres de presse expriment bien lesprit du nouveau sicle1 : confrontation vaine
entre mouvements ouvriers et grands industriels, lutte des syndicats, misre Rachid
Boudjedra sinspire du ralisme engag du roman amricain de lentre-deux-guerres et surtout
de ses procds dcriture. Un extrait de la biographie dIbn Khaldoun2, par exemple, vient
prendre place dans le rcit, linstar des succinctes esquisses, stylises, de la vie de
personnalits contemporaines3 de 42e parallle.
la suite de ce dernier roman, Fascination est ponctu de courts extraits du genre
articles dencyclopdie ou de livres historiques, rsums de lhistoire dune grande ville
(Constantine, Tunis, Barcelone, Alger et Paris4) ou de sa topographie. Dans les deux romans,
ces textes, objectifs en apparence, soulignent en fait le point de vue des narrateurs et rvlent
ses centres dintrt : celui de 42e parallle prfre lidalisme des syndicalistes et des chefs
ouvriers aux mensonges dun orateur, la passion dsintresse dun scientifique la
philanthropie hypocrite dun industriel, tandis que celui de Fascination sintresse aux
diffrentes vagues dinvasions qui ont secou les villes dAfrique du Nord et dEurope.
Laltrit de la rencontre intertextuelle nest pas donc conflictuelle, car le talent littraire de
Joyce vient enrichir la pense de Boudjedra et favoriser le dploiement de son imaginaire.
Fascination confirme par consquent la communication qui affleurait jusqualors de faon
tnue avec Joyce, Faulkner et Dos Passos. Lapport occidental moderne fconde en somme
son uvre, sans occulter ce quelle a de neuf.
Les romans boudjedriens tablissent dautres faisceaux de convergences avec des
intellectuels et artistes europens Sigmund Freud, Albert Camus, Franz Kafka, Jean-Paul
Sartre dont les uvres ont rvolutionn notre perception de lhomme. Ces rminiscences
interfrent avec la vision du monde de Rachid Boudjedra et sa transposition par lcriture.
Force est de constater, en effet, que les situations romanesques illustrent souvent les concepts
freudiens : complexe ddipe, refoulement de la libido, sentiment dinfriorit Selon
Rachid Boudjedra, la lecture de Freud est trs approprie au monde arabe, dans la mesure o
il est en plein dvoilement de lenfoui1 . La prise en compte du dsquilibre du moi,
dstructur et dsorient par une longue priode de guerre, requiert donc lapport de la
1
Ibid., p. 9 (prface).
2
Rachid Boudjedra, Fascination, op. cit., p. 202.
3
On trouve les biographies du leader socialiste Debs, du botaniste Luther Burbank, de lorateur Bryan, du chef
de la classe ouvrire Big Bill Heywood connu de lAtlantique au Pacifique, du fondateur de la United Fruit
Company et des Chemins de Fer Internationaux de lAmrique Centrale Minor C. Keith, du magnat du fer,
du ptrole et de lacier Andrew Carnegie, du MAGICIEN DE LLECTRICIT Thomas Edison, du mathmaticien
Steinmetz, du politicien Lafolette (John Dos Passos, 42e Parallle, op. cit., respectivement, p. 41-44, 105-107,
117-120, 206-210, 296, 318-319, 338, 382-385, 430-434). Ce sont des textes dans un style encyclopdique.
4
Rachid Boudjedra, Fascination, op. cit., respectivement, p. 16, 70-71, 176, 197-198, 225.
371
psychanalyse. Linfluence de la littrature de labsurde se discerne aussi dans la pratique
littraire de Rachid Boudjedra. Limportance accorde la lumire aveuglante sur la plage de
LInsolation tmoigne des convergences littraires entre lart dcrire dAlbert Camus et celui
de Boudjedra, ns tous deux sous le ciel algrien. Lastre solaire agit sur Medhi avec la
mme violence que sur Meursault2 , le hros de Ltranger conduit par des hasards
successifs la peur, lblouissement du soleil, la vue du couteau un meurtre. Cest le
tragique de labsurde ; Meursault est condamn mort au nom de principes conventionnels,
hypocrites, et dnus de signification relle. Medhi est galement accus par la socit davoir
des ractions monstrueuses parce quelles ne sont pas dictes par les convenances sociales : si
Meursault passe pour une personne sans cur, en raison de son apparente indiffrence la
mort de sa mre et de ses frquentations aprs lenterrement, Medhi apparat galement aux
yeux des autres comme immoral : Je les insultais jusqu lextinction de ma voix. Je ntais
pas un assassin, mme si Nadia maccusait des pires crimes, mais un homme seul, vid par la
mchancet des autres3 . Medhi narrive pas djouer le pige des traditions archaques et
saisir le sens du monde qui lui chappe.
la suite dAlbert Camus qui publie en 1943 une tude sur lespoir et labsurde
dans luvre de Franz Kafka , Rachid Boudjedra est influenc par lauteur tchque du
Procs. Rachid (de La Rpudiation) volue dans le mme climat moral et psychologique que
Joseph K. du Procs o, dans une atmosphre malsaine et carcrale, va tre broy un individu
confront de plein fouet au non sens de lensemble dun [] systme4 , son illogisme :
K. ignore mme la nature de laccusation et ses prolongements5 ; ds lors il se trouve dans
limpossibilit de dposer la moindre requte auprs du tribunal et de se dfendre lui-mme :
il faut en un mot que le procs ne cesse de tourner en rond dans le petit cercle auquel on a
artificiellement limit son action6 , lui explique-t-on. Son angoisse et sa rvolte montent
alors crescendo mesure quil prend conscience de labsurdit de son procs. Rachid
dcouvre lui aussi lincohrence et linjustice. Les geoliers en procdant de faon mcanique
aux interrogatoires le prcipitent dans le gouffre de la dmence.
1
Id., Boudjedra ou la passion de la modernit, op. cit., p. 106.
2
Lila Ibrahim-Ouali, op. cit., p. 165. propos des similitudes thmatiques, stylistiques et situationnelles entre
Ltranger et LInsolation, consulter les pages 164-167.
3
Rachid Boudjedra, LInsolation, op. cit., p. 230.
4
Franz Kafka, Le Procs [1re d. : 1925] (traduit de lallemand par Alexandre Vialatte), Paris, Gallimard Nrf,
1933, p. 61.
5
Ibid., p. 156.
6
Ibid., p. 194.
372
Ils continuaient me poser les mmes questions absurdes, rptes chaque jour
dans le mme ordre strict et minutieux, ne changeant jamais, ne variant daucun
faon []. Jen arrivais esprer une torture physique, avec des questions
importantes concernant mes opinions politiques ou mes tentatives de sdition
solitaires et anarchiques au lieu de ces questions sans queue ni tte au sujet de
mes rideaux, de ma carpette (je nen ai jamais eue !), de mon W.C., puis de ma
fentre, et de ma fentre encore1 !
Lexistence de Rachid bascule dans lhorreur, comme celle de K. le jour o lui est notifie
une inculpation mystrieuse pour un crime quil na pas commis. Au tribunal, il se voit oblig
de courir dtage en tage, la recherche de la bonne salle daudience, et de supporter lair
si lourd et si oppressant [] peine respirable2 : il mit sa main en visire sur ses yeux
pour arriver voir un peu, car la terne lueur du jour donnait un ton blanchtre aux vapeurs de
la salle et aveuglait quand on cherchait voir3. Rachid se fait son tour interroger et
interner dans un lieu labyrinthique compos de couloirs interminables et descaliers
redoutables4 . Par ces analogies, cest toute la littrature de labsurde qui est prsente en
contrepoint. Cette relation transtextuelle se superpose et sharmonise avec le projet esthtique
de Rachid Boudjedra.
Celui-ci met nu ses emprunts la littrature universelle si bien assimils que sa
cration romanesque garde toute sa singularit et apparat comme un espace interculturel
privilgi. Les transformations seffectuent en outre dans le respect du texte souche, uvre
exemplaire mditer. Ainsi lhypotexte des 1001 annes de nostalgie qui sinspire de
lhistoire dlirante et fabuleuse du village Macondo dans Cent ans de solitude5 de Gabriel
Garca Mrquez nest jamais livr la parodie ou au pastiche. Le romancier algrien produit
une uvre qui accde luniversel et dpasse les limites de lAfrique du Nord. Il largit le
champ de rfrences de son destinataire et va chercher en Europe, en Amrique du Nord et du
Sud, des ouvrages qui font autorit dans le monde des lettres. Il sduit ainsi un public plus
large grce un hypotexte prestigieux, garant de lisibilit pour une lecture culturelle qui
dpasse les frontires du Tiers-Monde6 . Le lecteur algrien possde finalement une double
culture ; lune provient de ses anctres, lautre rsulte de la colonisation franaise. Lauteur le
pousse accder la littrature universelle et dcouvrir le patrimoine littraire mondial.
1
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit., p. 230.
2
Franz Kafka, Le Procs, op. cit., p. 87.
3
Ibid., p. 62.
4
Rachid Boudjedra, La Rpudiation, op. cit.,, p. 230.
5
La relation transtextuelle avec Cent ans de solitude (1967) de Gabriel Garca Mrquez ne concerne que Les
1001 annes de la nostalgie qui nappartient pas notre corpus. Aussi renvoyons-nous notre lecteur ltude de
Lila Ibrahim-Ouali, op. cit., p. 168-174.
6
Lila Ibrahim-Ouali, op. cit, p. 174.
373
Cest dans cette dualit, revendique par Jean Plgri au nom de lcrivain1 que rside la
singularit de lidentit algrienne du lecteur.
Que ce soit soif dexotisme ou dsir de connaissance dun univers autre que le sien,
le lecteur europen se tourne le plus souvent vers le texte maghrbin partir dun
discours prexistant, qui fera ncessairement cran entre ce texte et lui. Mais si ce
1
Jean Plgri, Les signes et les lieux. Essai sur la gense et les perspectives de la littrature algrienne , Le
Banquet maghrbin, op. cit., p. 11.
2
Charles Bonn, Le retournement de quelques clichs de lexotisme et le statut du dire littraire maghrbin chez
trois romanciers algriens de langue franaise : Yacine Kateb, Mourad Bourboune et Rachid Boudjedra ,
Exotisme et cration. Actes du colloque international, op. cit., p. 121-130.
3
Id., Personnage fminin et statut de lcriture romanesque algrienne de langue franaise , C.R.I.N. [Cahier
de recherches des Instituts neerlandais de langue et littrature franaises] Le Roman francophone actuel en
Algrie et aux Antilles (tudes runies par D. de Ruyter-Tognotti et M. Van Strien), n spcial, Groningue
(Pays-Bas), Universit de Groningue. Dpartement de franais, 1998, p. 21.
374
discours ne suscitait pas son dsir, ce lecteur ouvrirait-il le livre, dun abord
souvent difficile, pour une lecture de jouissance1 ?
Rachid Boudjedra rcupre ce discours prtabli pour le dtourner et mieux en sourire. Ces
textes satisfont ainsi les attentes de ce lectorat franais et lui proposent simultanment de
prendre ses distances par rapport aux images ou aux clichs trop sduisants ou simplistes.
Ces choix littraires refltent le statut du dire maghrbin. Lauteur francophone
originaire dAfrique du Nord a besoin de son public occidental mais redoute son regard et
condamne sa mconnaissance. Aussi la relation entre Rachid et Cline dans La Rpudiation
est-elle une mtaphore de la situation ambivalente de lauteur maghrbin : Rachid, comme
lauteur, a besoin dtre entendu par ltranger, mais il ne peut accepter dtre considr
comme un objet exotique. Cette relation fortement rotique laisse supposer une rotisation de
lobjet exotique. La femme par son tranget mme apparat dans tous les clichs exotiques
les plus aguicheurs .
En consquence, Rachid Boudjedra sadresse, au moins, deux publics et se trouve
dans la situation de tous ses confrres :
Ce double public leur permet davoir une audience plus forte. Seule une enqute statistique
permettrait de dresser le tableau exact des publics rels des crivains maghrbins dexpression
franaise. Mais certains chercheurs se sont dj forgs une opinion ce propos :
En fait, leur public est double depuis toujours mme si cette vrit a parfois t
occulte : public maghrbin, compos dintellectuels francisants, dtudiants et
duniversitaires ; public franais o lon retrouve en gros les mmes catgories
sociales, encore que le Goncourt de Ben Jelloun ait pu contribuer accrotre, en
France, laudience des crivains maghrbins. Les traductions, de plus en plus
nombreuses, ne font que renforcer cette mixit du public qui devient (en
simplifiant) occidental (traduction en langues europennes) et arabe (traduction en
langue nationale).
1
Id.
2
Hafid Gafati, Les romans de Boudjedra , Rachid Boudjedra. Une potique de la subversion, tome I :
Autobiographie et histoire, op. cit., p. 73.
375
Conscients de cette double coute, les crivains maghrbins de langue franaise
sont amens de plus en plus produire des textes mixtes qui puissent combler
simultanment lhorizon dattente de leur double public1.
Bien souvent le mme texte fournit deux significations divergentes selon quil est
lu dans un contexte maghrbin ou europen, et les meilleurs crivains savent
1
Marc Gontard, La double rception du texte maghrbin et le systme du texte mixte , Horizons maghrbins.
Le droit la mmoire : La perception critique du texte maghrbin de langue franaise [], p. 59.
2
Id.
3
Hafid Gafati, Les romans de Boudjedra , Rachid Boudjedra. Une potique de la subversion, tome I :
Autobiographie et histoire, op. cit., p. 73.
4
Id.
5
Naget Khadda, La littrature algrienne de langue franaise : une littrature androgyne , Figures de
linterculturalit, op. cit., p. 16.
6
Marc Gontard, La double rception du texte maghrbin et le systme du texte mixte , Horizons maghrbins
[], p. 59.
376
adroitement jouer de cette rencontre entre deux systmes culturels pour dvelopper
des jeux smantiques parfois inattendus. Le roman maghrbin, et mme la
littrature maghrbine de langue arabe, sinscrivent sous le signe de laltrit, de la
double culture, mme (et surtout ?) lorsquils prtendent la nier1.
1
Charles Bonn, Schmas psychanalytiques et roman maghrbin de langue franaise , Psychanalyse et texte
littraire au Maghreb. tudes littraires maghrbines, op. cit., p. 16.
2
Jean Plgri, Les signes et les lieux. Essai sur la gense et les perspectives de la littrature algrienne , Le
Banquet maghrbin, op. cit., p. 11.
3
Id.
4
Id.
5
Id.
6
Hafid Gafati, Les romans de Boudjedra , Rachid Boudjedra. Une potique de la subversion, tome I :
Autobiographie et histoire, op. cit., p. 73.
7
Id.
377
public lgitime, cherche largir son lectorat. Il affirme dailleurs plusieurs reprises son
dsir de voir son uvre sinscrire dans la littrature universelle.
Mais [] partir de quel moment une uvre dpasse-t-elle le particulier pour atteindre
luniversel ? [] quelle condition et quel prix les crivains algriens dpasseront-ils
lcriture sur les sentiers battus pour saffirmer dans lcriture de luniversel1 ? ces
questions dHafid Gafati lcrivain rpond :
Ce lecteur universel, partir de sa propre culture, labore ainsi une lecture plurielle et fconde
des textes. Cest, en somme, moins le lieu du dire3 que le lieu du lire propos au lecteur
qui dtermine lidentit culturelle dun auteur.
Dans cet accs luniversalit, la part dalgrianit du lecteur est essentielle,
lenracinement fondamental :
1
Ibid., p. 120, 122.
2
Ibid., p. 123.
3
Charles Bonn, Le Roman algrien de langue franaise. Vers un espace de communication littraire
dcolonis ?, op. cit., p. 324.
4
Rachid Boudjedra, Boudjedra ou la passion de la modernit, op. cit., p. 121-122.
378
Conclusion
Le double hritage littraire, accapar et assum, de Rachid Boudjedra explique
lattraction quexercent ses romans sur tous les publics, surtout algrien et franais. Luvre
est ainsi place sous le signe de laltrit et de lambivalence culturelle ; de ce fait, elle ne
peut se rduire quelques interprtations. L auteur modle (Umberto Eco) ne se contente
pas de solliciter un lecteur de nationalit littraire algrienne, il modifie sa personnalit,
ses reprsentations et surtout sa faon de lire. Pour ce faire, il lui ouvre de nouveaux horizons
et loblige recourir son sens critique, sans que celui-ci ne nuise une attitude empreinte de
tolrance, notamment envers lAutre incarn par le Juif ou le Franais.
L auteur modle se prsente en somme comme un Pygmalion : il faonne son
rcepteur daprs sa conception idale du destinataire. Il limagine, dailleurs, son image :
lecteur rudit de culture arabo-musulmane, accultur (au sens mlioratif du terme) par
loccupation franaise, lcrivain algrien a bti son identit sur laltrit et se conoit soi-
379
mme comme un autre1 , la recherche dune identit bafoue et falsifie. Lauteur,
linstar de son lecteur, est un tre en devenir ; tout deux se construisent dans et par le texte.
CONCLUSION GNRALE
1
Paul Ricur, cit par Georges Maurand, La critique a tout gagner de la multiplicit des approches ,
Horizons maghrbins. Le droit la mmoire : La perception critique du texte maghrbin de langue franaise
380
Notre objectif tait, rappelons-le, de rvler la place, le rle et le profil du lecteur
virtuel de Rachid Boudjedra afin, dune part, dclairer le fonctionnement du rcit et, de
lautre, imaginer les ractions, conscientes ou non, du lecteur rel face au texte.
Lanalyse de linteraction texte/lecteur et plus prcisment personnages/lecteur a mis
en vidence les ressorts fondamentaux de lintrt romanesque. Il apparat que La
Rpudiation, La Pluie et Fascination poursuivent des stratgies de sduction en jouant
principalement sur lillusion rfrentielle. Celle-ci puise sa source dans lexploitation du
pathtique : la fragilit des personnages entrane ladhsion du lecteur au systme textuel.
Dans leur combat pour la reconnaissance de leurs droits et de leur identit bafous, Rachid, la
femme mdecin, Lam et Lol sont injustement renis, trahis ou condamns. Procd majeur de
la mise en intrt romanesque1 , la victime innocente face son bourreau (pres despotes,
frres sans cur, policiers corrompus) suscite forcment la sympathie du lecteur. mus par
la dimension psychologique du personnage, sduits par sa lutte dsespre, nous aurions, en
tant que lecteurs, mauvaise grce refuser les valeurs quil dfend2. Les hros incarnent
souvent les vrais principes moraux : tolrance, galit, justice et fraternit ; la violence qui
sabat sur eux lgitime la critique des institutions, tant politiques que religieuses.
Topographie idale pour une agression caractrise sappuie aussi sur le pathos pour
sensibiliser son lecteur virtuel la situation des migrs en France et le persuader du fait que
le monde moderne occidental exploite et maltraite les nouveaux arrivants, mystifis par leurs
propres compatriotes. De mme, les autres romans cherchent convaincre leur destinataire, en
les enfermant dans une focalisation unique : lorientation narrative est claire et le lecteur ne
peut quacquiescer aux propos du narrateur-sujet, mme si parfois ce dernier doute de sa
propre lucidit. Le texte emprunte la technique de la cooptation3 et place le lecteur
structuralement du bon ct4 (aux cts du hros). Il nappartient pas au lecteur de
combiner diffrents points de vue ou denvisager le bien-fond des rflexions de chacun. Ses
sympathies vont demble vers ceux qui possdent la vrit. ces stratgies de sduction et
[], p. 9.
1
Philippe Hamon, Texte et idologie : valeurs, hirarchies et valuations dans luvre littraire, Paris, P.U.F.,
1984, coll. criture , p. 225.
2
Vincent Jouve, LEffet-personnage dans le roman, op. cit., p. 212.
3
Susan Rubin Suleiman, Le Roman thse ou lautorit fictive, Paris, P.U.F., 1983, coll. criture , p. 178.
4
Id.
381
de persuasion1 , o se mlent sensation et rflexion, sajoute la stratgie de la tentation2 :
les rcits font revivre au lecteur des scnes originelles ou voquent des fantasmes, le
sollicitant non plus de manire affective et intellectuelle, mais pulsionnelle.
Le vrai lecteur a, en effet, un corps et il est amen ragir de faon physique aux
textes. Cest ce que rappelle la tripartition du lecteur tablie par Vincent Jouve, tripartition
que nous nous sommes rapproprie : ladoption dune notion aussi large que celle de
lecteur virtuel nous y autorise parfaitement, puisquelle dpasse le simple examen des
figures lectorales inscrites dans les mailles du texte. Il nous a t ainsi donn dapprcier le
caractre concret de lacte de lecture, dimension fondamentale dans le rapport du destinataire
aux textes boudjedriens : les romans tentent, en effet, de faire ragir le rcepteur dans sa chair,
de heurter sa sensibilit et sa pudeur, provoquant chez lui un moi dordre affectif et surtout
sensuel.
Ces divers rgimes de lecture lui offrent plusieurs degrs dinvestissement. Fascin par
les nombreux strotypes idologiques qui affleurent la surface du texte, ce dernier gote les
joies de lvasion et du divertissement, engendres par un rcit qui slabore, somme toute,
selon les rgles du romanesque traditionnel. cette lecture confortable du texte de
plaisir3 , comme lappelle Roland Barthes, se mle celle du texte de jouissance qui met
en tat de perte, [] dconforte peut-tre jusqu un certain ennui [], fait vaciller les assises
historiques, culturelles, psychologiques du lecteur, la consistance de ses gots, de ses valeurs
et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage4. De fait, le malaise sinstalle chez
le lecteur mesure quil dcouvre ces textes provocateurs souhait o la licence saffiche, les
images rpugnantes se multiplient jusqu lcurement et o la violence textuelle contamine
lensemble des discours, dans lespoir de le faire ragir. Pig au cur de structures narratives
complexes, perdu sous une avalanche de mots, le lecteur peut tre pris de vertige.
Ces observations sur les diverses motivations textuelles dmontrent bien qutudier le
lecteur virtuel revient analyser lcriture et la structure du texte. Nos travaux confirment
certaines analyses antrieures axes sur la potique boudjedrienne et permettent ainsi de les
croiser. Le fait de corroborer les conclusions dautres essais critiques, tels que la thse de Lila
Ibrahim-Ouali qui privilgie lapproche structuraliste, prouve que ltude du lecteur virtuel se
confond en partie avec les tudes littraires traditionnelles, du fait que les thoriciens de la
lecture sappuient sur des mthodes danalyse classiques. Quand Wolfgang Iser, par exemple,
1
Vincent Jouve, LEffet-personnage, op. cit., 206-215.
2
Id.
3
Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973, coll. Points. Essais , p. 32.
4
Ibid., p. 23.
382
promeut la figure de lauteur travers sa notion d auteur implicite qui continue
contrler luvre en labsence de lauteur rel, il se trouve bloqu dans la textualit faute de
pouvoir prendre en charge les habitus effectifs1.
Antoine Compagnon confirme ici ce que langlais Frank Kermode avait pralablement object
lcole de Constance, savoir quelle ne fait quexprimer le sens commun :
Isers view represents a clear increase in liberty for the interpreter ; yet he
continues to suppose that the author determines what is to be indeterminate and
what not. My present purpose is not to ask how much beyond Iser we ought to go,
but simply to sketch the slow expansion of interpretative freedom allowed us by
critical theorists, always excepting the bolder spirits of Paris.
It might be reasonable to allow that literary theory has now caught up with
common sense. Everybody knows that competent readers read the same text
differently, which is proof that the text is not fully determined3.
Pour viter cet cueil, les thoriciens de la lecture tentent donc de percevoir la lecture dans
son aspect dynamique et interactif. la suite de ces chercheurs, nous avons choisi de dcrire
la complexit intrinsque de lactivit lectorale, en adoptant diverses approches
narratologiques, linguistiques, phnomnologiques, sociologiques afin de percevoir toutes
les facettes du phnomne. Cest pourquoi notre analyse sest place au croisement des
thories de la rception et de leffet esthtique dveloppes par lcole de Constance, de
lapproche smiotique dUmberto Eco et des analyses formelles portant sur la potique,
entendue dans son acception technique comme ltude des procds internes de luvre
littraire.
Plutt que circonscrire nos rfrences un seul thoricien, nous avons prfr nous
approprier les systmes danalyse les plus mme de faire avancer notre investigation, des
rflexions ponctuelles aux thories les plus labores. Nous navons pas t confronte leurs
1
Alain Viala, Rhtorique du lecteur et scholitudes , LActe de lecture (sous la dir. de Denis Saint-Jacques),
1994 ; rd. revue et mise jour, 1998, p. 324.
2
Antoine Compagnon, Le Dmon de la thorie, op. cit., p. 165.
3
Frank Kermode, The Art of Telling : Essays on Fiction [1re d. : 1972-1980], Cambridge (Massachussets),
Harvard University Press, 1983, p. 128. Notre traduction : Lopinion dIser reprsente une vritable volution
dans la libert du lecteur ; nanmoins il continue de supposer que lauteur dtermine ce qui doit tre dtermin et
ce qui ne doit pas ltre. Mon objectif nest pas de demander quel point nous devrions aller au-del dIser, mais
simplement desquisser le lent dveloppement de la libert interprtative qui nous est permise par les thoriciens,
lexception toujours des esprits les plus hardis de Paris. / Il serait raisonnable dadmettre que la thorie
383
insuffisances ou leurs contradictions, ni enferme dans une perspective troite de lacte de
lecture, acte qui doit tre apprhend au moment o il se produit, clair par des tudes en
amont et en aval. Les romans sont dautant moins des objets autonomes que Rachid
Boudjedra traite de sujets dactualit et devient, son insu, porte-parole des rvolts et autres
rebelles aux atavismes dune socit algrienne domine par la figure paternelle.
La notion de lecteur virtuel prsente, ce propos, un intrt heuristique indniable.
Contrairement aux figures in fabula, elle nous autorise largir notre champ dinvestigation
ltude de la rception relle par le public et la critique littraire. Celle-ci savre
particulirement rvlatrice de lambigut et de la complexit de sa rception, surtout en ce
qui concerne La Rpudiation et Topographie idale pour une agression caractrise :
laccueil trs particulier que les journalistes franais leur ont rserv tmoigne des liens troits
quentretiennent les uvres de Boudjedra avec lactualit sociopolitique. Aussi avons-nous
pris soin de mettre en perspective les textes, de les rinsrer dans leur contexte de parution
pour mettre au jour les vritables stratgies dappel et montrer que lpaisseur rfrentielle de
certains romans et les sujets dactualit abords par lauteur interfrent invitablement sur le
processus de rception, tout comme les vnements historiques ont influenc leur gense.
tudier le lecteur virtuel revient ainsi en apprendre davantage sur les ractions
probables du rcepteur rel face aux romans, car celui-ci est amen se comporter comme le
lecteur inscrit dans le texte :
[L]a raction du lecteur rel reste dtermine par la position du lecteur virtuel.
Cest travers le rle romanesque qui lui est rserv que le lecteur individuel ragit
au texte. Nous sommes donc enclins postuler une corrlation entre la situation du
lecteur virtuel (suppos par luvre) et celle du lecteur rel. [] Lanalyse du
lecteur virtuel (destinataire implicite des effets de lecture programms par le
texte) devrait ainsi permettre de dgager les ractions du lecteur rel (sujet bio-
psychologique)1.
Lattitude du rcepteur rel dpend en partie du rle que lui prescrit le texte. Ds lors, notre
recherche na pas seulement consist apprhender une figure purement thorique, mais
galement mettre des hypothses sur les potentialits smantiques des uvres. Nous avons
trait de la rception ventuelle, autrement dit des ractions probables du lecteur empirique,
sans jamais oublier que celui-ci reste seul matre du jeu. Il est libre bien entendu de fermer le
livre, de sauter des paragraphes ou de forcer les sens dun texte. Les romans auront beau
littraire a maintenant rejoint le sens commun. Tout le monde sait que les lecteurs comptents lisent le mme
texte de faon diffrente, ce qui prouve bien que le texte nest pas compltement dtermin.
1
Vincent Jouve, LEffet-personnage, op. cit., p. 19, 21.
384
proposer au lecteur virtuel un rle endosser, rien ne garantit que le lecteur empirique sy
soumettra et jouera docilement le jeu quon attend de lui :
Quel que soit, dans le texte, lquilibre entre le rle prsent par le texte et les
dispositions du lecteur, il ny aura jamais adquation totale. Si cet quilibre est
gnralement marqu par une prpondrance du rle imparti par le texte, les
ractions du lecteur ne disparaissent pas du simple fait quil se conformerait au rle
quon lui propose dassumer []. supposer que nous nous soumettions
entirement au rle propos, nous devrions oublier compltement, cest--dire
mettre lcart les expriences que nous mettons toujours en jeu dans la lecture, et
qui sont responsables de ce qui est variable dans lactualisation mme de ce rle de
lecteur1.
Lauteur ne peut pas matriser lactivit du lecteur concret, il peut seulement linfluencer avec
les moyens qui sont les siens : des dispositifs rhtoriques et narratologiques.
Le programme de lecture est prvu par le texte lui-mme : le rcepteur en connat les
rgles du jeu et entreprend par lui-mme la reconstruction du texte, architecture laisse
volontairement inacheve. Et, pour mieux contrler cette aventure de cration dirige, ludique
certes, mais alinante aussi, lauteur va mettre en place des miroirs qui rflchissent linstance
rceptrice en pleine activit. On retiendra notamment la prsence dun narrataire
intradigtique au sein de La Rpudiation, Cline, figure emblmatique de la relation
complexe et ambigu de lcrivain avec son public. Aucune interpellation directe, aucune
injonction explicite ne vient agresser le lecteur qui va se retrouver pourtant au premier plan de
lhistoire, reflt malgr lui par tous les personnages de lecteurs qui traversent luvre
romanesque. Si diverses attitudes de lecture lui sont proposes, toutes concourent mettre en
garde le lisant (Vincent Jouve) contre les faux-semblants et les piges narratifs lorigine
de leffet de rel. Cest pourquoi les activits dinterprtation contribuent stimuler et
aiguiser son sens critique, comme le dcodage de lironie qui requiert plus quaucune autre
activit la complicit intellectuelle et la perspicacit du lectant (Vincent Jouve).
Cest par consquent la question de la libert qui distingue fondamentalement le
lectorat rel du virtuel : tandis que lun jouit dune totale et irrductible libert de mouvement,
lautre na que la sensation de libert, sensation dautant plus illusoire que Rachid Boudjedra
noctroie que trs peu despaces o il est possible de recourir sa libre imagination. Certes,
lauteur algrien fait vivre, dans et par le texte, lexprience de la libert lorsquil ouvre au
sein du tissu textuel des brches o il est possible de sengouffrer, mais cette recration est
fortement dirige : il sagit surtout de parfaire une architecture selon un plan prtabli ou de
choisir une hypothse smantique parmi celles proposes. Captiver son destinataire jusqu
385
lenfermer dans une construction fige et une fabula relativement ferme, sans en donner
limpression, cest ce que propose en fait le contrat de lecture du romancier, contrat adress
un lecteur rel qui, sil ragit comme le lecteur virtuel, sous le charme dune criture la fois
foisonnante et haletante, devrait sempresser de suivre les directives implicites des uvres. Le
lecteur est ravi aux deux sens du terme : envot par le style sulfureux de Rachid Boudjedra et
prisonnier des directives implicites du texte.
Nos recherches ont permis en outre dmettre des hypothses sur lidentit du lecteur
rel, partir de limage lectorale qui transparat en filigrane. Nous avons ainsi pu dduire, en
nous fondant sur le conflit gnrationnel mis en scne dans La Rpudiation, lge
approximatif du lecteur virtuel, lequel appartient une gnration de jeunes Algriens en
colre, et plus prcisment de jeunes hommes. En revanche, La Pluie met en place une
relation de complicit avec les lectrices, tandis que Fascination cherche crer des rapports
privilgis la fois avec les hommes et les femmes. Il nous a t aussi donn dapprcier le
profil intellectuel et culturel du lecteur virtuel, lecteur averti et fru de littrature, dont le
bagage littraire lui permet de percevoir les allusions les plus fines et de capter le sens des
rappropriations intertextuelles.
Mais cest surtout lidentit culturelle qui a capt notre attention, caractristique sans
conteste la plus passionnante au regard de lambivalence fondamentale qui distingue la
rception de la littrature maghrbine dexpression franaise. Il savre que les romans du
corpus rclament essentiellement des lecteurs virtuels de nationalit (littraire) algrienne,
identit plurielle rsultant dune double acquisition culturelle.
Bien quil mette en place des stratgies textuelles pour capter lattention de ses frres
de sang et de culture, Rachid Boudjedra natteint pas pour autant son public rel, naturel,
lgitime en quelque sorte : ses compatriotes. Il semble se dresser entre eux et les livres des
obstacles matriels problmes ddition, de diffusion et daccessibilit du livre ainsi que
des difficults dordre culturel, difficiles surmonter. Mais fort peu denqutes srieuses, de
statistiques, de sondages ont finalement t mens auprs des lecteurs rels. Et la situation ne
semble gure stre amliore en la matire, puisque Hadj Miliani a pu dclarer rcemment :
Faute de statistiques concernant les tirages et les ventes des productions littraires de langue
franaise publies en Algrie ou de chiffres concernant lachat des ouvrages de littrature en
gnral, le lectorat de littrature de langue franaise reste une donne que lon ne peut que
projeter2. Les vnements tragiques survenus durant les annes 1990, en Algrie nont pas
1
Umberto Eco, Lector in fabula, op. cit., p. 74.
2
Hadj Miliani, Une littrature en sursis ? Le champ littraire de langue franaise en Algrie, op. cit., p. 31.
386
rendu possible ce type dtudes qui ncessitent une enqute de terrain auprs des acteurs de la
vie culturelle. Si nous souhaitons comparer les instances lectorales virtuelles et relles, nous
ne pouvons donc nous appuyer que sur les rares investigations effectues en Algrie auprs de
plusieurs chantillons de lecteurs. Bien que celles-ci ne portent pas spcifiquement sur le
rcepteur empirique de Rachid Boudjedra, elles apportent cependant de prcieux indices.
Citons, parmi les principales recherches de type sociologique, lenqute statistique de
Charles Bonn effectue en 1974 auprs de francophones issus de diffrents milieux sociaux1,
celle de Jeune Afrique sur son propre lectorat2, celle de Francis Gandon (sur des lycens3),
ainsi que la monographie sur la situation gnrale du livre et de la lecture du directeur gnral
de la Bibliothque nationale algrienne, ralise en 1985 la demande de lUnesco. Il sagit
dune typologie des lecteurs cre partir dune enqute excute la Bibliothque auprs
des libraires et de la direction du livre la S.N.E.D4. Cette tude complte celle de Wadi
Bouzar qui sest intress5, un an auparavant, au public estudiantin. Jean Djeux6 publie son
tour, en 1993, un remarquable travail sociologique sur ldition, la diffusion et la rception
critique des littratures maghrbines de langue franaise. En 2002, Hadj Miliani procde, lui
aussi, un examen de lunivers institutionnel (dition, presse) de la littrature algrienne
dexpression franaise7. Enfin, les enqutes conduites au Maroc ont aussi clair de manire
trs intressante les habitudes, les attentes et les problmes des lecteurs maghrbins8.
On y apprend que La Rpudiation semble avoir russi trouver, au moment de sa
parution, une partie de son vritable public, puisque, comme latteste une enseignante
1
Charles Bonn, La Littrature algrienne de langue franaise et ses lectures. Imaginaire et discours dides, op.
cit., et notamment, p. 155-215.
2
Jean-Pierre NDiaye, Jeune Afrique et ses lecteurs , Jeune Afrique. Hebdomadaire international, Tunis,
n 558, 14 septembre 1971, p. 10-15. Les lecteurs de la revue, maghrbins 54 %, sont dans leur grand majorit
de jeunes cadres masculins [] privilgis par rapport au reste de la population de leur pays, tant par leur
niveau dinstruction, par leur profession, que par leur revenu conomique.
3
Francis Gandon, Le systme de la culture : smiologie dune thorie et dune pratique de la lecture en
contexte post-colonial bilingue , Prsence francophone. Revue internationale de langue et de littrature, n 17,
Sherbrooke, C.E.L.E.F., automne 1978, p.163-188.
4
Mahmoud Bouayed, Le Livre et la lecture en Algrie, op. cit., p. 44-49.
5
Wadi Bouzar, Lectures maghrbines, Alger, O.P.U. Publisud, 1984, p. 41-64.
6
Jean Djeux, Maghreb. Littratures de langue franaise, op. cit., p. 168-320.
7
Hadj Miliani, Une littrature en sursis ? Le champ littraire de langue franaise en Algrie, op. cit. Ce dernier
avait dj abord ce sujet dans sa thse de Magister intitule Profils littraires, rceptions critiques et
perceptions du fait littraire en Algrie [], op. cit.
8
Mohamed Brini, La crise du lecteur, celle de lcrivain et le problme de ldition , Lamalif, Casablanca,
n 68, janvier-fvrier 1975, p. 28-31 ; Littrature maghrbine dexpression franaise de lcrit limage (sous la
dir. de Guy Dugas), Mekns, Publication de la Facult des Lettres et des Sciences Humaines de Mekns, 1987
[sur le public scolaire et universitaire de Mekns]; Lahcen Benchama, Luvre de Driss Chrabi. Rception
critique des littratures maghrbines au Maroc, Paris, LHarmattan, 1994 ; Abdelali El Yazami, Enqute sur la
387
dAlger1, le roman a t lu par la majorit de ses tudiants. Son interdiction a paradoxalement
incit les jeunes se le procurer : les jeunes intellectuels [] en violente rupture de ban2
sont enthousiasms par le dire deffraction de Rachid Boudjedra qui ouvre lespace maternel
au regard extrieur ; ceux qui respectent en revanche le discours social ny adhrent pas. Les
tudiants ou les enseignants apprcient cette intrusion dans lintimit familiale, tandis que les
catgories socioprofessionnelles comme les ouvriers et les employs3 la rcusent. Mais
aujourdhui le public a chang et une tude srieuse et rigoureuse serait ncessaire pour
connatre le vritable lectorat de Rachid Boudjedra.
Il semble a priori trs limit : dabord, les tudiants francophones, peu nombreux
depuis lapplication de la politique darabisation (les jeunes algriens parlent surtout larabe,
langue denseignement de nombreuses disciplines), nont pas la mme pratique de lecture que
leurs ans4 francophones forms dans les annes 50, 60 et 705. Ensuite, les mentalits ont
chang : plusieurs tudiantes nous ont confi rcemment que leurs condisciples rechignent
parfois prsenter Rachid Boudjedra en expos oral cause du caractre subversif de ses
uvres et de la vulgarit de son style. Si lon se fonde, enfin, sur le nombre de tirages des
ouvrages en Algrie6, ses romans ne semblent pas correspondre la demande sociale : les
lecteurs de roman dexpression franaise recherchent en gnral des uvres romanesques au
ralisme prouv et qui se rclament dune certaine intriorit sociale7.
Ce sont en premier lieu les romans traduits de larabe des deux principaux
romanciers algriens dans cette langue : Abdelhamid Benhadougga et Tahar
Ouettar. [] Dans les annes 80, ce sont les romans qui sinspirent dune veine
psychologisante et sentimentale qui gagneront le plus souvent les faveurs dun
large lectorat. [] un niveau plus global, de 1986 ce jour, la popularisation
lecture au Maroc, Rabat, Association marocaine des professionnels du livre et Bureau du livre, Ambassade de
France, 1998.
1
Charles Bonn, La Littrature algrienne de langue franaise et ses lectures. Imaginaire et discours dides, op.
cit., p. 185.
2
Ibid., p. 202.
3
Voir ibid., p. 193.
4
Voir : Marie Virolle et Sofiane Hadjadj, communication diter les crivains daujourdhui entre lAlgrie et
la France , manifestation critures dAlgrie organise par la Bibliothque nationale de France en
collaboration avec le Magazine littraire et les Belles trangres (Centre national du livre), 18 novembre
2003.
5
La plupart des jeunes considrent aujourdhui le livre essentiellement comme un instrument, un moyen
dobtenir un diplme et daccder aux fonctions de cadres (do le succs des ouvrages scientifiques ou
techniques) et choisissent leurs lectures daprs les programmes et les enseignements dispenss. Les publications
scolaires et parascolaires (surtout du second cycle) supplantent celles des livres de culture gnrale, except
lorsquils font partie dun programme denseignement. La chert et la raret des livres rendent encore plus
difficile lapprentissage de la littrature. Quant aux autres publics algriens, ils sont trs rduits puisque ceux qui
pratiquent lcrit, en Algrie, sont minoritaires.
6
Voir Hadj Miliani, Une littrature en sursis ? Le champ littraire de langue franaise en Algrie, op. cit.,
p. 53-55.
7
Ibid., p. 53.
388
du romanesque de langue franaise passe par une srie dadaptations gnriques,
lexploitation de genres lis la littrature de masse comme le roman policier ou
le roman sentimental1.
1
Ibid., p. 53, 55.
2
Robert Escarpit, Sociologie de la littrature, Paris, P.U.F., 1958, coll. Que sais-je ? ; 2e rd. : 1960, p. 76-
85.
389
circuit populaire1 aux gots littraires plus intuitifs. Cette catgorie de personnes qui
bnficie dune formation intellectuelle, susceptible de lui permettre dapprcier laspect
novateur et la qualit esthtique des textes, correspond parfaitement au lectorat cibl par les
textes boudjedriens. La composition sophistique et la recherche stylistique des romans
boudjedriens ont pour effet de convoquer les fins connaisseurs2 et dvincer les
consommateurs , ceux qui ne chercheraient dans la lecture quun divertissement passif. Le
contrat de lecture pass par Rachid Boudjedra avec son lecteur virtuel ne semble concerner
concrtement quun public averti, et ce, quel que soit le lieu de lecture.
Ltude du lecteur virtuel pallie, en dfinitive, linsuffisance des enqutes sur le
lectorat rel. Applique aux textes francophones, elle se rvle de surcrot idale pour mettre
nu la spcificit des textes de lentre-deux rives, situs au carrefour de deux civilisations. Elle
souligne finalement la double appartenance culturelle de lauteur et sa double rception.
Luvre romanesque boudjedrienne qui postule un lecteur (virtuel) duel soffre en effet un
double regard, algrien et franais, plus gnralement maghrbin et europen. Les textes
mixtes3 de Rachid Boudjedra qui mobilisent deux systmes culturels comblent ainsi
simultanment lhorizon dattente de leur double public4. Cest ce qui fait leur profondeur,
leur originalit et leur charme.
En outre, cette approche critique permet de renouveler la dfinition de lauteur
maghrbin dexpression franaise. Sil est possible de dfinir ce quest un crivain maghrbin
avec objectivit, par des critres de langue, de citoyennet, dengagement, de lieu de
rsidence ou despace imaginaire, il se peut aussi que la littrature maghrbine existe dans le
regard du lecteur, car seul un texte qui propose un fonctionnement littraire proprement
maghrbin est capable de solliciter un rcepteur potentiel du Maghreb. Cest donc aussi du
ct de la rception quil faut chercher, notre avis, une dfinition de lauteur maghrbin ;
rappelons que nous ne parlons pas de la rception relle qui varie, elle, en fonction des modes
littraires, des moyens de production et de diffusion, mais de la rception par des destinataires
potentiels. Cette phnomnologie de la lecture nest pas sans supposer que le regard se
transforme, sadapte dans le temps et dans lespace.
1
Ibid., p. 85-90.
2
Ibid., p. 114. Nous reprenons la distinction que fait Robert Escarpit, sans en pouser compltement le sens. Le
consommateur , selon lessayiste, cest celui qui acquiert le livre, lachte ou lemprunte, et accessoirement le
lit, tandis que, pour nous, le consommateur , cest celui qui utilise luvre comme un moyen dvasion,
contrairement au connaisseur qui a la capacit de porter un jugement de valeur motiv.
3
Marc Gontard, La double rception du texte maghrbin et le systme du texte mixte , Horizons maghrbins.
Le droit la mmoire [], p. 58.
4
Ibid., p. 59.
390
391
INDEX
392
B D
Bachat, Charles ............................................................. 11 Dakia ...................................................................241, 242
Bachelard, Gaston ....................................................... 174 Dllenbach, Lucien ...................... 104, 105, 107, 117, 135
Bachir, Ogbia ....... 217, 221, 223, 227, 229, 230, 231, 254 Daudet, Alphonse ................................................269, 271
Balzac, Honor de ..................18, 35, 40, 41, 54, 132, 135 De Certeau, Michel......................................................172
Barthlemy, Guy ......................................................... 349 De Neerdt, Marie-Paule .................................................59
Barthes, Roland..... 17, 30, 82, 84, 90, 143, 164, 165, 170, Djeux, Jean ..... 9, 11, 151, 184, 189, 190, 268, 286, 304,
211, 221, 382 320, 321, 324, 328, 334, 335, 387, 391
Basfao, Kacem .....................................238, 322, 341, 342 Del Lungo, Andra ......................................................130
Baudelaire, Charles ......................................... 40, 41, 327 Dib, Fatiha ........................................... 243, 244, 249, 251
Beckett, Samuel ............................................................ 35 Dib, Mohammed.............................. 36, 61, 187, 247, 288
Belhamdi, Abdelghani .........242, 243, 244, 245, 248, 249 Diderot, Denis..............................................39, 40, 41, 77
Ben Jelloun, Tahar 40, 186, 195, 275, 276, 277, 294, 310, Didier, Batrice.................. 19, 24, 40, 174, 184, 185, 189
334, 338, 342, 375 Djaout, Tahar ...............................................237, 259, 293
Benarab, Abdelkader................................................... 145 Djebar, Assia ............................... 173, 174, 175, 310, 342
Benchama, Lahcen ...................................................... 387 Dos Passos, John.................................. 353, 369, 370, 371
Bencheikh, Jamel Eddine ............................................ 289 Du Bellay, Joachim........................................................40
Benveniste, mile ......................................................... 29 Ducrot, Oswald......................................................36, 108
Bererhi, Hafifa ............................................ 112, 114, 358 Dufays, Jean-Louis ...................... 14, 61, 83, 84, 183, 184
Brini, Mohamed ........................................................ 387 Dugas, Guy .............. 3, 195, 268, 300, 311, 312, 326, 387
Bertrand, Louis ..................................................... 33, 285 Dugast, Francine............................ 72, 106, 139, 355, 356
Bey, Massa................................................................. 200 Duranteau, J...................................................................10
Bonn, Charles 8, 9, 11, 12, 32, 35, 38, 40, 60, 61, 85, 112, Duras, Marguerite................................ 139, 184, 185, 204
146, 147, 184, 197, 199, 217, 228, 238, 262, 263, 294,
296, 320, 323, 324, 325, 327, 328, 333, 338, 339, 340,
359, 374, 377, 378, 387, 388 E
Booth, Wayne C.......................................................... 116
Bothorel, Nicole.............................72, 106, 139, 355, 356 Eco, Umberto.... 14, 17, 20, 21, 23, 24, 64, 77, 81, 82, 83,
Bouayed, Mahmoud ............................................ 321, 387 85, 87, 90, 100, 130, 132, 133, 134, 135, 142, 143,
Bougharche, Ahmed.................................................... 174 147, 150, 153, 154, 156, 235, 260, 379, 383, 386
Bouhdiba, Abdelwahab......................................... 93, 308 El Houssi, Majid ....................................................33, 350
Bouraoui, Hdi.......................................10, 187, 264, 312 El Yazami, Abdelali.....................................................387
Bouraoui, Nina............................................ 174, 187, 265 El-Azzabi, Moufida ............................. 228, 242, 245, 252
Bourget, Carine ....................................310, 334, 335, 336 Escarpit, Robert ...........................................389, 390, 391
Bouzar, Wadi .............................................................. 387 Estang, Luc ..................................................................327
Bowles, Paul ............................................................... 349 tiemble.......................................................................281
Brahimi, Denise 184, 186
Budry, Marielle ............................................................. 10
Butor, Michel .............................................................. 104 F
Fanon, Frantz .......................................................189, 399
C Fars, Nabile............................................................10, 93
Faulkner, William . 99, 286, 353, 366, 367, 368, 369, 371,
Cabsidens, Valrie ...................................................... 225 378
Caluw, Jean-Michel..................................................... 59 Feraoun, Mouloud ..................... 60, 61, 93, 269, 270, 271
Camus, Albert ............................................... 57, 353, 372 Fish, Stanley E...............................................................23
Caratini, Roger.................................................... 304, 310 Fraisse, Emmanuel.........................................................59
Cline, Louis-Ferdinand......33, 34, 36, 62, 153, 155, 189, Freud, Sigmund ..................................... 85, 170, 207, 371
194, 221, 273, 279, 353, 362, 363, 364, 365 Freusti, Jean .................................................12, 327, 329
Cervants, Miguel de .................................................. 269 Fromentin, Eugne......................... 32, 285, 348, 349, 350
Charles, Michel ........................................... 127, 129, 159
Chaulet Achour, Christiane......................... 175, 184, 280
Chebel, Malek ............................................................. 190 G
Chikhi, Beda ................................................................ 36
Chimo ......................................................................... 343 Gafati, Hafid .... 9, 36, 85, 93, 97, 99, 143, 144, 148, 166,
Chrabi, Driss197, 238, 241, 261, 293, 310, 312, 341, 342 173, 174, 184, 199, 221, 227, 229, 259, 264, 275, 276,
Clouzot, Marcel........................................................... 328 277, 278, 280, 318, 334, 335, 375, 376, 377, 378
Cluny, Claude Michel ................................................... 10 Galey, Matthieu ...........................................................358
Cohn, Dorrit ................................................................ 167 Gandon, Francis...................................................387, 391
Compagnon, Antoine .............3, 76, 77, 78, 136, 233, 383 Garca Mrquez, Gabriel..............................................373
Coste, Didier ..................................................... 19, 21, 24 Garnier, Xavier ............................................9, 60, 61, 325
Crouzires-Ingenthron, Armelle................ 92, 93, 99, 174 Gaugeard, Jean.......................................................10, 339
Genette, Grard. 14, 18, 20, 22, 23, 30, 31, 37, 39, 54, 56,
62, 92, 146, 176, 234, 236, 238, 239, 286, 362
Geoffroy, Youns et Nfissa 243, 244, 245, 248, 250, 251
Gerritsen, Sylvia ............................................................57
393
Gide, Andr....................................32, 104, 117, 285, 286
Giron, Roger ............................................................... 339 L
Gontard, Marc ......................................195, 351, 376, 390
Gracq, Julien ............................................................... 138 Labat, Guy Victor ........................................................330
Grivel, Charles .............................................................. 66 Lanasri, Ahmed ................................... 286, 303, 323, 324
Laronde, Michel...........................................................343
Laroui, Fouad ..............................................................260
H Le Baccon, Jany...........................................................252
Lecarme, Jacques.........................................9, 60, 61, 325
Hadjadj, Sofiane.................................................. 388, 391 Leonardini, Jean-Pierre................................................329
Hafsia, Jelila................................................................ 339 Limousin, Christian .....................................260, 329, 353
Halen, Pierre ....................................................... 341, 343 Lintvelt, Jaap ...................................................23, 24, 261
Hallyn, Fernand..................................................... 56, 128
Hamon, Philippe ............72, 110, 113, 116, 155, 171, 381
Hayes, Jarrod .............................................................. 207 M
Homre ............................................................... 269, 353
Hutcheon, Linda.................................................... 83, 108 Magloire-Saint-Aude ...................................................189
Malka, Victor...............................................................300
Mallarm, Stphane .............................................183, 196
I Mammeri, Mouloud............. 207, 241, 272, 293, 322, 323
Mariette, Catherine ........................................................40
Ibn Bahr, Othman Amr ............................................... 291 Marotte, Clment .........................................................339
Ibn Batouta.................................................. 120, 281, 283 Mrquez, Gabriel Garcia..............................................353
Ibn Hiliza ...............................94, 247, 289, 290, 291, 348 Marx, Karl ...................................................................307
Ibn Khaldoun .......................239, 281, 282, 283, 317, 371 Maurand, Georges .......................................................380
Ibn Zohr, Kaab ......................................................... 290 Meddeb, Abdelwahab ..................................286, 376, 391
Ibrahim-Ouali, Lila . 88, 89, 113, 115, 120, 121, 179, 188, Memmi, Albert ......................................13, 219, 313, 319
240, 246, 267, 269, 274, 275, 287, 288, 291, 296, 305, Merad, Ghani ...........................................10, 11, 284, 327
352, 357, 358, 359, 364, 367, 368, 372, 373, 382 Merleau-Ponty, Merleau ..............................................141
Ingarden, Roman......................................................... 136 Miliani, Hadj................................ 320, 321, 386, 387, 388
Iser, Wolfgang... 14, 20, 23, 24, 27, 40, 57, 62, 76, 77, 78, Mimouni, Rachid .........................................237, 272, 335
82, 83, 134, 136, 137, 142, 159, 210, 263, 264, 382 Miquel, Andr..............................................................188
Molini, George...........................................................131
Montalbetti, Christine ..................................................119
J Montandon, Alain..........................................66, 142, 233
Moulessehoul, Mohamed.............................................343
Jakobson, Roman .............................................. 29, 59, 79 Mouralis, Bernard..........................................59, 195, 325
Jauss, Hans Robert ..... 14, 15, 27, 55, 56, 57, 59, 128, 175 Moussali, Antoine.............. 13, 96, 97, 220, 225, 228, 237
Jay, Salim.................................................... 219, 260, 342 Mouzouni, Lahsen .......................................284, 285, 323
Jouve, Vincent... 15, 19, 22, 24, 40, 61, 64, 67, 69, 75, 82,
106, 116, 118, 120, 139, 160, 162, 166, 167, 170, 171,
176, 177, 181, 183, 199, 258, 317, 361, 381, 382, 384, N
385
Joyce, James...................85, 120, 286, 353, 367, 371, 378 NDiaye, Jean-Pierre............................................387, 391
Julien, Charles-Andr.................................................. 300 Natij, Salah ..................................................................338
Nerval, Grard de ................................................196, 245
Noiray, Jacques..........................................................9, 32
K
Kafka, Franz...........................................73, 371, 372, 373 O
Kass ........................................................... 284, 287, 289
Kateb, Yacine...... 32, 61, 85, 94, 215, 216, 217, 242, 245, Ong, Walter J.................................................................22
267, 293, 294, 329, 334, 335 Otten, Michel ...........................................................82, 83
Kazi-Tani, Nora-Alexandra................................. 272, 273 Ouhibi-Ghassoul, Bahia Nadia ..............................72, 139
Keil, Regina ................................................................ 336
Kerbrat-Orecchioni, Catherine .................30, 83, 108, 113
Kermode, Frank .......................................................... 383 P
Khadda, Naget..... 9, 10, 12, 184, 190, 193, 240, 247, 257,
339, 351, 376 Plgri, Jean......................................... 324, 346, 374, 377
Khadra, Yasmina................................................. 343, 344 Picard, Michel...... 7, 19, 24, 143, 145, 159, 160, 176, 292
Khatibi, Abdelkebir..............214, 256, 267, 324, 351, 376 Pigay-Gros, Nathalie....................................41, 119, 129
Khayyam, Omar.......................................................... 288 Pliskin, Fabrice ............................................................337
Kheriji, Rym ......................................................... 50, 224 Poulet, Georges....................................................129, 172
Kravetz, Marc ............................................................. 329 Poyet, Marie-Ange.......................................................343
Kristeva, Julia ......................................................... 90, 91 Prvost, Antoine-Franois .................................30, 40, 41
Prevost, Claude............................................................329
Prince, Grald ...................... 19, 24, 39, 46, 50, 53, 83, 88
394
Proust, Marcel ... 30, 85, 99, 128, 129, 161, 221, 353, 356, Stierle, Karlheinz .........................................................183
357, 365, 366, 378 Stora, Benjamin ................................... 216, 218, 264, 331
Suleiman, Susan Rubin................................................381
Q
T
Quau, Philippe............................................................. 18
Tharaud, Jrme et Jean ..............................................299
Thoraval, Jean................................ 72, 106, 139, 355, 356
R Todorov, Tzvetan...................................56, 64, 65, 78, 79
Toso Rodinis, Giuliana ..... 33, 87, 94, 111, 112, 166, 202,
Ragi, Tariq .................................................................... 57 203, 208, 293, 332, 350
Raimond, Michel........................................................... 60
Rain, Pierre ................................................................. 324
Reig, Daniel ........................................................ 244, 251 U
Renaud, Tristan ........................................................... 329
Revel, Jean-Franois ....................9, 10, 12, 265, 329, 339 Ughetto, Andr ................................................................9
Rezzoug, Simone ........................................ 234, 238, 337
Ricardou, Jean....................................................... 72, 107
Ricur, Paul........................................................ 210, 380 V
Riffaterre, Michal .........8, 14, 21, 24, 56, 64, 81, 91, 159
Rimbaud, Arthur ......................................... 172, 196, 197 Van den Heuvel, Pierre........................................145, 273
Robbe-Grillet, Alain...............................75, 139, 145, 358 Verlaine, Paul ..............................................................151
Robert, Marthe .............................................. 60, 326, 330 Viala, Alain..........................................................131, 383
Rosset, Gilles .............................................................. 358 Virolle, Marie ..............................................................388
Rousseau, Jean-Jacques............................................... 165
Rousset, Jean............................................... 23, 24, 31, 35
W
395
BIBLIOGRAPHIE GNRALE
I. CORPUS LITTRAIRE
A. UVRES DE RACHID BOUDJEDRA
1. Notre corpus
396
- La Rpudiation, Paris, Denol, 1969, coll. Les Lettres nouvelles ; rd. : Paris,
Gallimard, 1981, coll. Folio .
- Topographie idale pour une agression caractrise, Paris, Denol, 1975 ; rd. : Paris,
Gallimard, 1986, coll. Folio .
- La Pluie (traduit de larabe en 1985 par Antoine Moussali en collaboration avec lauteur),
Paris, Denol, 1987 ; rdit sous le titre : Journal dune femme insomniaque, Alger, Dar El
Idjtihad, 1990.
- Fascination, Paris, Grasset, 2000.
397
- La Macration (traduit de larabe par Antoine Moussali en collaboration avec lauteur)
[Titre original : Al Marth, Alger, S.N.E.D., 1984], Paris, Denol, 1984.
- El Rane (traduit du franais) [titre original : LInsolation], Alger, S.N.E.D., 1984.
- Alef Oua am Min Alhanine (traduit du franais par Merzak Bektache) [titre original : Les
1001 annes de la nostalgie], Alger, S.N.E.D., 1984.
- Darbate Djaza (traduit du franais par Merzak Bektache) [titre original : Le Vainqueur de
coupe], Alger, S.N.E.D., 1985.
- El Halzoune El Anide (traduit du franais par Hicham El Karoui) [titre original : LEscargot
entt], Alger, S.N.E.D., 1985.
- Leiliyat Imraatin Arik ou Laylyt imraah ariq, Alger, E.N.A.L. (dition Nationale
Algrienne du Livre), 1985
- La Prise de Gibraltar (traduit de larabe par Antoine Moussali en collaboration avec
lauteur) [Titre original : Maarakat Azzoukak, Alger, S.N.E.D., 1986], Paris, Denol, 1987.
- Id. & YELLES-CHAOUCHE, Mourad, Le Puits de logresse : lettre ouverte, Universit
dOran, Unit de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 1989.
- Le Dsordre des choses (traduit de larabe par Antoine Moussali en collaboration avec
lauteur) [titre original : Faoudha Al Achia, Alger, d. Bouchne, 1991], Paris, Denol, 1991.
- FIS de la haine, Paris, Denol, 1992 ; rd. : Paris, Gallimard, 1994, coll. Folio .
- Timimoun (traduit de larabe par lauteur) [titre original : Timimoun, Alger, d. El Ijtihad,
1994], Paris, Denol, 1994 ; rd. : Paris, Gallimard, 1995, coll. Folio .
- Lettres algriennes, Paris, Grasset & Fasquelle, 1995 ; rd. : Paris, Grasset, 1997, coll. Le
Livre de Poche .
- Mines de rien (Le Retable du nord et du sud), Paris, Denol, 1995, coll. La Mtorite du
Capitaine .
- Peindre lOrient, Paris, Zulma, 1996.
- La Vie lendroit, Paris, Grasset, 1997 ; rd. : Grasset, 1999, coll. Le Livre de Poche .
- Lponge , LExpress, n 2572, Paris, 19 octobre 2000, p. 94.
- Cinq fragments du dsert, Alger, d. Barzakh, 2001, coll. Lil du dsert ; rd. : La
Tour dAigues, ditions de laube, 2002, coll. Regards croiss .
- Les Funrailles, Paris, Grasset, 2003.
398
B. AUTRES AUTEURS
- DAKIA, Dakia, fille dAlger (prface de Simone Veil), Paris, Flammarion, 1996, coll.
Castor poche .
- DIB, Mohammed, LEnfant-jazz, Paris, dition de La Diffrence, 1998.
- FANON, Frantz, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952, coll. Esprit .
- FERAOUN, Mouloud, Le Fils du pauvre, Paris, Seuil, 1954 ; rd. : Seuil, 1995, coll.
Points .
- Jours de Kabylie, Alger, Bacconnier, 1954 ; rd. : Paris, Seuil, 1968, coll.
Mditerrane .
1
Deux auteurs antillais, Frantz Fanon et Magloire-Saint-Aude, sont aussi mentionns dans cette bibliographie.
4
Doctorat dtat (D.E.), Diplme de 3e cycle duniversit (D.3), Doctorat nouveau rgime (D.N.R.) ou nouveau
doctorat, Diplme dtudes approfondies (D.E.A.), matrise.
399
- KHADRA, Yasmina, Morituri (prface de Marie-Ange Poyet), Paris, d. Baleine, 1997,
coll. Instantans de polar .
- Lcrivain, Paris, Julliard, 2001 ; rd. : Julliard, 2003, coll. Pocket .
- KATEB, Yacine, Nedjma, Paris, Seuil, 1956 ; rd. : Seuil, 1981, coll. Points .
- Le Polygone toil, Paris, Seuil, 1966.
- KHAYYM, Omar (Ibn Ibrahim), Les Quatrains ou robayat (adaptation tablie et
prsente par Jean Rullier), Paris, Le Cherche-Midi diteur, 2000, coll. Espaces .
- KHATIBI, Abdelkbir, La Mmoire tatoue : autobiographie dun dcolonis, Paris,
Denol, 1971, coll. Les Lettres nouvelles .
- LAROUI, Fouad, Les Dents du topographe, Paris, Julliard, 1996.
- Le Coran (al-Qorn) (traduit de larabe par Rgis Blachre), Paris, Maisonneuve et Larose,
Paris, 1999.
- Les Mille et Une Nuits (auteurs anonymes, traduit de larabe par Antoine Galland) [1re
d. franaise : 1704-1717], Paris, Flammarion (diteur scientifique Marie-Louise Astre), 1995
et 1997, coll. tonnants classiques , en trois tomes.
- MAGLOIRE-SAINT-AUDE, Parias dans uvres compltes. Dialogue de mes lampes et
autres textes, Paris, d. Jean Michel Place, 1998.
- MAMMERI, Mouloud, La Colline oublie, Paris, 1952, Librairie Plon ; Paris, Union
gnrale dditions, 1978 ; rd. : Paris, Gallimard, 1992 ; rd. : Gallimard, 1997, coll.
Folio .
- MEMMI, Albert, Portrait du colonis, prcd du Portrait du Colonisateur, Paris, Buchet-
Chastel, 1957.
- La Statue de sel, Paris, Corra, 1953, coll. Le chemin de la vie ; rd. : Paris,
Gallimard, 1966 ; rd. : Gallimard, 1972, coll. Folio .
- MIMOUNI, Rachid, Le Printemps nen sera que plus beau, Alger, E.N.A.L., 1983 ; rd. :
1997, Stock, coll. Pocket .
3. uvres occidentales
- BALZAC, Honor de, Le Pre Goriot dans La Comdie humaine [1re d. : 1835], tome III
(sous la direction de Pierre-Georges Castex), Paris, Gallimard. Nrf, 1976, coll. Bibliothque
de la Pliade .
- BAUDELAIRE, Charles, Les Fleurs du mal [1re d. : 1861], dans uvres compltes (texte
tabli, prsent et annot par Claude Pichois), Paris, Gallimard, 1975, coll. Bibliothque de
la Pliade .
- BECKETT, Samuel, Fin de partie, Paris, Les ditions de Minuit, 1957.
- BERTRAND, Louis, Prface , Les Villes dor. Afrique et Sicile antiques [1er d. :1920],
Paris, Arthme Fayard & Cie, 1921, p. 6-25.
400
- Prface , Notre Afrique. Anthologie des conteurs algriens, Paris, Les
ditions du monde moderne, 1925, p. 2- 22.
- BOWLES, Paul, Un th au Sahara [1re d. : 1949. Titre original : The Sheltering sky], Paris,
Gallimard, 1952 ; rd. : traduit de lamricain par H. Robillot et S. Martin-Chauffer,
Gallimard, 1980, coll. Limaginaire .
- CLINE, Louis-Ferdinand, Voyage au bout de la nuit [1re d. : 1932] Paris, Gallimard,
1952 ; rd. : Gallimard, 1972, coll. Folio .
- DIDEROT Denis, Jacques le Fataliste et son matre [1re d. : 1796], Paris, Garnier-
Flammarion, 1970.
- DOS PASSOS, John, 42e Parallle [1re d. 1930. Titre original : 42bd Parallel] (traduit de
langlais par N. Guterman), Paris, Gallimard, 1951 ; rd. : Gallimard, 1985, coll. Folio .
- DU BELLAY, Joachim, Les Regrets et autres uvres potiques suivis des Antiquitez de
Rome. Plus Un Songe ou Vision sur le mesme subject [1re d. : 1558], Genve, Librairie Droz,
1974.
- DURAS, Marguerite, Dtruire, dit-elle, Paris, Les ditions de Minuit, 1969.
- FAULKNER, William, Le Bruit et la fureur [1re d. : 1929. Titre original : The Sound and
the fury] (traduit de lamricain par Maurice-Edgar Coindreau), Gallimard, 1972 ; rd. :
Gallimard, 2000, coll. Folio .
- FROMENTIN, Eugne, Un t dans le Sahara : voyage dans les oasis du Sud algrien en
1853 [1re d. : 1856], Paris, d. France-Empire, 1922.
- GARCA MRQUEZ, Gabriel, Cent ans de solitude [1re d. : 1967. Titre original : Cien
Aos de Soledad] (traduit de lespagnol par Claude et Carmen Durand), Paris, Seuil, 1968 ;
rd. : Seuil, 1995, coll. Points .
- GIDE, Andr, Journal 1889-1939, Paris, Gallimard, 1939, coll. Bibliothque de la
Pliade .
- GRACQ, Julien, Carnets du grand chemin dans uvres compltes, tome II, Paris,
Gallimard, 1995, coll. Bibliothque de la Pliade .
- JOYCE, James, Ulysse [1re d. : 1922. Titre original : Ulysses] (traduit de langlais par
Auguste Morel assist de Stuart Gilbert et entirement revue par Valery Larbaud avec la
collaboration de lauteur), Paris, Gallimard, 1929, d. renouvele en 1957 ; rd. : Gallimard,
1996, coll. Folio .
- KAFKA, Franz, Le Procs [1re d. : 1925] (traduit de lallemand par Alexandre Vialatte),
Paris, Gallimard, Nrf, 1933.
- Le Chteau [1re d. : 1938] (traduit de lallemand par Alexandre Vialatte), dans
uvres compltes, tome I, Paris, Gallimard, 1989, coll. Bibliothque de La Pliade .
- MALLARM, Stphane, Divagations [1re d. : 1897], dans uvres compltes, tome II,
Paris, Gallimard, 1945, coll. Bibliothque de la Pliade , p. 204-213 ( Crise du vers ),
p. 369-387 ( Quant au livre ).
- PRVOST, Antoine-Franois (dit labb Prvost dExiles), Histoire du chevalier Des
Grieux et de Manon Lescaut [1re d. : 1731], Paris, Garnier-Flammarion, 1992.
401
- PROUST, Marcel, Prface du traducteur sur la lecture , prface sa traduction de Ssame
et les Lys de John Ruskin, Paris, Socit du Mercure de France , 1906, collection dauteurs
trangers, p. 8-58.
- Contre Sainte-Beuve [1re d. : 1909], Paris, Gallimard, 1971, coll. Bibliothque
de La Pliade .
- la recherche du temps perdu. Du ct de chez Swann, Paris, B.Grasset, 1913 ;
rd. : Paris, Garnier-Flammarion, 1987.
- la recherche du temps perdu. Le Temps retrouv, tome VIII, Paris, Librairie
Gallimard Nrf, 1927 ; rd. : Paris, Garnier-Flammarion, 1986.
- ROBBE-GRILLET, La Jalousie, Paris, Les ditions de Minuit, 1957.
- ROUSSEAU, Jean-Jacques, Les Confessions (prsentation et notes Raymone Trousson),
Livre I [1re d. : 1782, Genve], Paris, ditions de lImprimerie nationale, 1995, coll. La
Salamandre .
- RIMBAUD, Arthur, Posies. Une saison en enfer. Illuminations [1re d. des trois recueils,
respectivement : 1891, 1873, 1886], Paris, Gallimard, 1984.
- SIMON, Claude, La Route des Flandres, Paris, Les ditions de Minuit, 1960, coll.
Double .
- Histoire, Paris, Les ditions de Minuit, 1967.
- THARAUD, Jrme et Jean, La Fte arabe, Paris, 1922, Librairie Plon ; rd. : Paris,
ditions de LAube, 1997, coll. LAube poche .
- VERLAINE, Paul, Romances sans paroles [1re d. : 1874] dans uvres compltes, Paris,
Librairie Lon Vanier, 1900, 2e d.
402
II. CORPUS CRITIQUE
A. LE LECTEUR
Cette bibliographie porte essentiellement sur la figure du lecteur et non sur la sociologie ou lhistoire
de la lecture.
1. Ouvrages collectifs
- Comment la littrature agit-elle ? (sous la dir. de Michel Picard), Actes du colloque de
Reims organis en mai 1992 sous la dir. de Michel Picard, publis par le Centre de recherche
sur la lecture littraire de Reims, Paris, Klincksieck, 1994, section III (troisime ensemble des
communications ax sur le lecteur), notamment :
- NOL, Jean-Bellemin, De linterlecture , p. 147-165.
- PICARD, Michel, Lecture de la perversion et perversion de la lecture , p.193-
205.
- LActe de lecture (sous la dir. de Denis Saint-Jacques), Qubec, d. Nota Bene, 1994 ; rd.
revue et mise jour, 1998, notamment :
- VIALA, Alain, Rhtorique du lecteur et scholitudes , p. 323-336.
- La Lecture littraire. Actes du colloque tenu Reims du 14 au 16 juin 1984 (sous la dir. de
Michel Picard), Paris, d. Clancier-Gunaud, 1987, notamment :
- DIDIER, Batrice, Le Lecteur du journal intime , p. 229-255.
- MONTANDON, Alain, Le parfum vert ou la curiosit du lecteur , p. 107-
127.
- PILLU, Pierre, Lecture du roman autobiographique , p. 256-272.
- SCARPETTA, Guy, Les lectures impures , p. 205-215.
403
- Potique. Revue de thorie et danalyse littraires, Thorie de la rception en Allemagne
(numro compos par Lucien Dllenbach), n 39, Paris, Seuil, septembre 1979.
- Pour une lecture littraire, Approches historique et thorique. Propositions pour la classe
de franais (sous la dir. de Jean-Louis Dufays, Louis Gemenne et Dominique Ledur), tome I,
Bruxelles, De Boeck-Duculot, 1996 ; tome 2 : Bilan et confrontations, Actes du colloque de
Louvain-la-Neuve (3 -5 mai 1995), Bruxelles, De Boeck-Duculot, 1996.
- Revue des sciences humaines, Leffet de lecture , n 177, Lille, Universit de Lille-III,
janvier 1980 [numro compos par Franoise Gaillard et Charles Grivel].
2. Ouvrages individuels
- BARTHES, Roland, S/Z, Seuil, 1970, coll. Tel Quel , p. 10-12 ( II. Linterprtation ), p.
15-16 ( V. La lecture, loubli ), p. 19-20 ( IX. Combien de lectures ? ), p. 144-146 ( La
voix du lecteur ).
- ECO, Umberto, Luvre ouverte [1re d. : 1962. Titre original : Opera aperta] (traduit de
litalien par Chantal Roux de Bzieux avec le concours dAndr Boucourechliev), Paris,
Seuil, 1965 ; rd. : Seuil, 1979, coll. Points. Essais .
- Lector in fabula. Le rle du lecteur ou la Coopration interprtative dans les
textes narratifs [1re d. : 1979. Titre original : Lector in fabula] (traduit de litalien par
Myriem Bouzaher), Paris, Grasset & Fasquelle, 1985 ; rd. : Grasset, 1998, coll.
Biblio/Essais .
- Les Limites de linterprtation (traduit de litalien par Myriem Bouzaher)
[1re d. : 1990. Titre original : I limiti dellinterpretazione], Paris, Grasset & Fasquelle, 1992,
notamment : p. 19-48 ( Intentio lectoris. Notes sur la smiotique de la rception )
[intervention au congrs AISS sur la smiotique de la rception Mantoue en 1985].
404
- GERRITSEN, Sylvia et RAGI, Tariq, Pour une sociologie de la rception : lecteurs et
lectures dAlbert Camus en Flandre et aux Pays-Bas, Paris, LHarmattan, 1998.
- IFRI, Pascal Alain, Proust et son narrataire dans la recherche du temps perdu, Paris,
Librairie Droz, 1983.
- INGARDEN, Roman, Luvre dart littraire [1re d. : 1931. Titre original : Das
Literarische Kunstwerk] (traduit de lallemand par Philibert Secretan avec la coll. de
N. Lchinger et B. Schwegler), Lausanne, d. Lge dHomme, 1983.
- ISER, Wolfgang, LActe de lecture. Thorie de leffet esthtique [1re d. : 1976. Titre
original : Der Akt des Lesens] (traduit de lallemand par Evelyne Sznycer), Bruxelles, d.
Mardaga, 1985, coll. Philosophie et langage .
- JAUSS, Hans Robert, Pour une esthtique de la rception (traduit de lallemand par Claude
Maillard, prface de Jean Starobinski) [regroupe des tudes de 1972 : Kleine Apologie der
sthetischen Erfahrung (Petite apologie de lexprience esthtique), de 1974 :
Literaturgeschichte als Provokation et de 1975 : Rezeptionssthetik (De l Iphignie de
Racine celle de Goethe. La douceur du foyer], Gallimard, 1978, coll. Bibliothque des
ides .
- Pour une hermneutique littraire [1re d. : 1982. Titre original : sthetische
Erfahrung und literarische Hermeneutik] (traduit de lallemand par Maurice Jacob), Paris,
Gallimard, 1988, coll. Bibliothque des ides .
- JOUVE, Vincent, LEffet-personnage dans le roman, Paris, P.U.F., 1992, coll. criture .
- La Lecture, Paris, 1993, Hachette Suprieur, coll. Contours littraires .
- La Potique du roman, Paris, SEDES, 1997, coll. Campus. Lettres ; rd.
revue en 1999 ; rd. : Paris, Armand Colin/V.U.E.S., 2001, coll. Campus. Lettres .
- Potique des valeurs, Paris, P.U.F., 2001, coll. criture .
405
- PICARD, Michel, La Lecture comme jeu. Essai sur la littrature, Paris, Les ditions de
Minuit, 1986, coll. Critique .
- Lire le temps, Paris, Les ditions de Minuit, 1989.
- La Littrature et la mort, P.U.F., 1995, coll. criture .
- ROUSSET, Jean, Le Lecteur intime : de Balzac au journal, Paris, Librairie Jos Corti, 1986.
- RICUR, Paul, Temps et rcit. Le temps racont, tome III, Paris, Seuil, 1985, coll.
Lordre philosophique , p. 228-263 ( Monde du texte et monde du lecteur ).
- SARTRE Jean-Paul, Quest-ce que la littrature ?, Paris, Gallimard, 1948 ; rd. : 1985,
Gallimard, coll. Folio essais .
- Situations II, Paris, Gallimard, 1951, p. 116-198 ( Pour qui crit-on ? ).
- TODOROV, Tzvetan, Potique de la prose (Choix). Nouvelles recherches sur le rcit, Paris,
Seuil, 1971, coll. Potique ; rd. : Seuil, 1980, coll. Points. Essais , p. 175-188 ( La
lecture comme construction ).
3. Travaux universitaires4
- DE NEERDT PILORGE, Marie-Paule, Lecteur virtuel et stratgie dcriture dans les
Mmoires du duc de Saint-Simon (1675-1755) (D. sous la dir. de Jean-Marie Govlemot),
Tours, Universit de Tours, 2000.
- LOTOD, Valrie, Le rapport au lecteur dans Les Petits chevaux de Tarquinia et Dix
heures et demie du soir en t de Marguerite Duras (matrise sous la dir. de Jacqueline Dang-
Tran), Rennes, Universit de Rennes-II, 1996.
- PRIGENT, Valrie, Rapport au lecteur dans Aurlien (matrise sous la dir. de Jacqueline
Dang-Tran), Rennes, Universit de Rennes II, 1996.
3. Articles
- COSTE, Didier, Trois conceptions du lecteur et leur contribution une thorie du texte
littraire , Potique. Revue de thorie et danalyse littraires, n 41, Paris, Seuil, fvrier
1980, p. 354-371.
406
- DIDIER, Batrice, Contribution une potique du leurre : lecteur et narrataires dans
Jacques le Fataliste , Littrature. Potique du leurre , n 31, Paris, Larousse, 1978,
p. 3-21.
- FISH, Stanley, Literature in the Reader : Affective Stylistics , New Literary History. A
Journal of Theory and Interpretation, Vol. 2, n 1, Charlottesville (Virginia), The University
of Virginia, autumn 1970, p. 123-161.
- ONG, Walter J., The Writers Audience is Always a Fiction , Publication of the Modern
Langage Association of America (P.M.L.A.), Vol. 90, n 1, Baltimore, janvier 1975, p. 9-21.
407
B. QUESTIONS LITTRAIRES GNRALES ET TUDES LITTRAIRES DIVERSES
1. Ouvrages collectifs
- Cahiers de lAssociation internationale des tudes franaises, n 38, Lironie (premire
journe au 37e Congrs de lAssociation, le 23 juillet 1985), Paris, A.I.E.F. (Association
Internationale des tudes Franaises), mai 1986, notamment :
- Ari SERPER, Le concept dironie, de Platon au Moyen ge , p. 7-25.
- Introduction aux tudes littraires. Mthodes du texte (sous la dir. de Maurice Delcroix et
Fernand Hallyn), Paris, d. Duculot, 1987 ; rd. : Duculot, 1993, notamment :
- CALUW, Jean-Michel, Les genres littraires , p. 148-154.
- HALLYN, Fernand, De lhermneutique la dconstruction , p. 314-322.
- OTTEN, Michel, Smiologie de la lecture , p. 340-350.
- TRITSMANS, Bruno, Potique , p. 11-12.
- Les Jeux de lironie littraire (sous la dir. dAnna Drzewicka), Cracovie (Pologne),
Uniwersytet Jagielloski, 1994.
- Littrature et ralit (sous la dir. de Grard Genette et Tzvetan Todorov), Paris, Seuil, 1982,
coll. Points. Essais , notamment :
- BARTHES, Roland, Leffet de rel , p. 81-90 [publi originellement dans
Communications, n 11, Paris, Seuil, 1968, p. 84-89].
- RIFFATERRE, Michal, Lillusion rfrentielle , p. 91-118.
- Marguerite Duras Montral (textes runis par Suzanne Lamy et Andr Roy), Montral,
d. Spirale, 1981.
- Potique. Revue de thorie et danalyse littraires : Ironie , n 36, Paris, Seuil, novembre
1978.
- Thorie de la littrature. Textes des Formalistes russes (runis, prsents et traduits par
Tzvetan Todorov, prfac par Roman Jakobson), Paris, Seuil, 1965, coll. Tel Quel .
- Thorie des genres : Grard Genette, Hans Robert Jauss, Jean-Marie Shaeffer, Robert
Scholes, Wolf Dieter Stempel, Karl Vitor (sous la dir. de Grard Genette et Tzvetan
Todorov), Paris, Seuil, 1986, coll. Points. Essais , notamment :
408
- STEMPEL, Wolf Dieter, Aspects gnriques de la rception , p. 161-178
[repris de Potique, n 39, 1979].
2. Ouvrages individuels
- ANDERSON, Stphanie, Le Discours fminin de Marguerite Duras. Un dsir pervers et ses
mtamorphoses, Genve, Droz, 1995.
- AUSTIN, John Langshaw, Quand dire, cest faire (introduit, traduit de langlais et
comment par Gilles Lane), [1re d. : 1962. Titre original : How to do things with words],
Paris, Seuil, 1970, coll. LOrdre philosophique .
- BACHELARD, Gaston, LEau et les Rves : essai sur limagination de la matire, Paris,
Librairie Jos Corti, 1942.
- BARTHES, Roland, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973 ; rd. : Seuil, 1973, coll.
Points. Essais .
- Fragments dun discours amoureux, Paris, Seuil, 1977, coll. Tel Quel .
- Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris, Seuil, 1984 ; rd. :
Seuil, 1993, coll. Points. Essais , notamment p. 63-69 ( La mort de lauteur crit en
1968).
- BENVENISTE, mile, Problmes de linguistique gnrale, Paris, Gallimard Nrf, 1966, coll.
Bibliothque des sciences humaines ; rd. : tome II, Gallimard, 1974, coll. Tel .
- BOOTH, Wayne C., A Rhetoric of Irony, Chicago and London, University of Chicago Press,
1974.
- BOTHOREL, Nicole, DUGAST, Francine et THORAVAL, Jean, Les Nouveaux
romanciers, Paris, Bordas, 1976.
- BUTOR Michel, Rpertoire III, Paris, Les ditions de Minuit, 1968, coll. critique .
- DLLENBACH, Lucien, Le Rcit spculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris, Seuil,
1977, coll. Potique .
409
- DE CERTEAU, Michel, LInvention du quotidien, Arts de faire, tome I, Paris, Gallimard,
1990, coll. Folio essais .
- DEL LUNGO, Andrea, LIncipit romanesque, Paris, Seuil, 2003, coll. Potique .
- ESCARPIT, Robert, Sociologie de la littrature, Paris, P.U.F., 1958, coll. Que sais-je ? ;
rd. : 1960.
- INGARDEN, Roman, Luvre dart littraire [1re d. allemande : 1931. Titre original : Das
Literarische Kunstwerk] (traduit de lallemand par Philibert Secretan avec la collaboration de
N. Lchinger et B. Schwegler), Lausanne, Lge dHomme, 1983, coll. Slavica .
410
- Questions de potique, Paris, Seuil, 1973, coll. Potique .
- JANKLVITCH, Vladimir, LIronie, Paris, Librairie Flix Alcan, 1936 ; rd. : Paris,
Flammarion, 1964, coll. Champs .
- KERMODE, Frank, The Art of Telling : Essays on Fiction [1re d. : 1972-1980], Cambridge
(Massachussets), Harvard University Press, 1983.
- Smitik. Recherches pour une smanalyse, Paris, Seuil, 1969, coll. Tel
quel ; rd. : 1985.
- MERCIER, Michel, Le Roman fminin, Paris, P.U.F., 1976, coll. Sup. Littratures
modernes .
- POULET, Georges, La Conscience critique, Paris, Librairie Jos Corti, 1971 ; rd. : Jos
Corti, 1986.
- RAIMOND, Michel, Le Roman, Armand Colin diteur, Paris, 1989, coll. Cursus .
- RICARDOU, Jean, Le Nouveau Roman, Paris, Seuil, 1973, coll. crivains de toujours .
- RICUR, Paul, Le Conflit des interprtations : essais dhermneutique, Paris, Seuil, 1969,
coll. Lordre philosophique .
411
- RIFFATERRE, Michal, La Production du texte, Paris, Seuil, 1979, coll. Potique ,
p. 7-27 ( Lexplication des faits littraires ).
- ROBBE-GRILLET, Alain, Pour un Nouveau Roman, Paris, Les ditions de Minuit, 1961,
coll. Critique .
- ROBERT, Marthe, Roman des origines et origines du roman, Paris, Bernard Grasset, 1972 ;
rd. Paris, Gallimard, 1977, coll. Tel ; rd. : 1992, coll. Tel .
- SARRAUTE, Nathalie, Lre du soupon : essai sur le roman, Paris, Gallimard, 1956.
- SULEIMAN, Susan Rubin, Le Roman thse ou lautorit fictive, Paris, P.U.F., 1983, coll.
criture .
3. Articles
- DLLENBACH, Lucien, Mise en abyme , Dictionnaire des genres et notions littraires,
Paris, d. Encyclopdia Universalis et Albin Michel, 1997, p. 11-14.
412
- HUTCHEON, Linda, Ironie, satire, parodie. Une approche pragmatique de lironie ,
Potique. Revue de thorie et danalyse littraires, n 46, Paris, Seuil, avril 1981, p. 140-155.
1
Cette bibliographie contient galement des ouvrages sur dautres rgions francophones que le Maghreb.
Napparaissent ici que les documents effectivement consults et les ouvrages de rfrence. Pour une
bibliographie complte, se reporter aux travaux collectifs de Littrature maghrbine dexpression franaise et
littrature francophone. Le roman, cits ci-dessous.
413
- tudes franaises. La littrature africaine et ses discours critiques, Vol. 37, n 2,
(coordonn par Josias Smujanga), Montral, Presses de lUniversit de Montral, 2e semestre
2001, notamment :
- HALEN, Pierre, Constructions identitaires et stratgies dmergence : notes
pour une analyse institutionnelle du systme littraire francophone , p. 13-31.
- Figures de linterculturalit (sous la dir. de Jacques Bres, Catherine Dtrie, Paul Siblot),
Montpellier, Praxiling. Universit Paul Valry Montpellier-III, 1996, notamment :
- KHADDA, Naget, La Littrature algrienne de langue franaise : une
littrature androgyne , p. 15-56.
- MAURER, Bruno, De la ngritude au mtissage. Henri Lopes : Le Chercheur
dAfriques , p. 57-98.
414
- Itinraires et contacts de cultures : Littratures maghrbines. Perspectives gnrales ,
tome I, n 10 (sous la dir. de Charles Bonn et Jean Louis Joubert), Paris,
LHarmattan/Universit Paris-Nord, 1989, notamment :
- MILIANI, Hadj, La rception critique de la littrature algrienne de langue
franaise de lentre-deux-guerres : une critique par contumace ? , p. 109-114.
- LEau. Source dune criture dans les littratures fminines francophones (sous la dir. de
Yolande Helm), New York, Peter Lang, 1995, coll. Francophones Cultures & Littratures ,
notamment :
- BOUGHARCHE, Ahmed, Le hammam : sexualit, purification et
rgnrescence dans luvre dAssia Djebar , p. 209-226.
- CROUZIRES-INGENTHRON, Armelle, Parole de leau : les tourbillons du
moi et de lcriture dans La Voyeuse interdite et Poing mort de Nina Bouraoui,
p. 9-27.
- WILWERTH, velyne, Femmes dans leur lment , p. IX-X.
- Le Banquet maghrbin (sous la dir. de Giuliana Toso Rodinis et Majid El Houssi), Rome,
Bulzoni Editore, 1991, notamment :
- PLGRI, Jean, Les signes et les lieux. Essai sur la gense et les perspectives
de la littrature algrienne , p. 9-35.
- TOSO RODINIS, Giuliana, Lenracinement de Rachid Boudjedra. Modalits
de rception de son criture franaise , p. 177-219.
415
- Le Maghreb dans limaginaire franais : la colonie, le dsert, lexil. Revue de lOccident
musulman et de la Mditerrane [Actes de la journe dtudes du 17 dcembre 1983 sur La
littrature des Franais sur le Maghreb ] (sous la dir. de Jean Robert Henry, Jeanne Adam,
Christine Drouot, Olivier Vergniot et alii), Paris, disud, 1985, coll. Maghreb
contemporain (Centre de recherches et dtudes sur les socits mditerranennes),
notamment :
- CABRIDENS, Valrie, Algrie perdue : Analyse de titres crits de
Franais sur lAlgrie publis aprs 1962 , p. 175-189.
- Le Roman francophone actuel en Algrie et aux Antilles (sous la dir. de Danile De Ruyter-
Tognotti et M. Van Strien-Chardonneau), Groningue, C.R.I.N. (Cahiers de Recherche des
Instituts Nerlandais de langue et de littratures franaises), n spcial, 1998, notamment :
- BONN, Charles, Personnage fminin et statut de lcriture romanesque
algrienne de langue franaise , p. 11-22.
- HOUPPERMANS, Sief, LEscargot entt de Rachid Boudjedra. Une lecture
psychanalytique , p. 23-38.
- Littrature francophone, tome I : Le roman (sous la dir. de Charles Bonn, Xavier Garnier et
Jacques Lecarme), Paris, Hatier-A.U.P.E.L.F./U.R.E.F., 1997, coll. Universits
francophones .
- Littratures des immigrations, tome II : Exils croiss (Actes du colloque Littratures des
immigrations en Europe du 19 au 21 dcembre 1994, luniversit Paris-Nord) (sous la dir.
de Charles Bonn), Paris, LHarmattan, 1995, coll. tudes littraires maghrbines n 8,
notamment :
- BONN, Charles, Exils croiss , p. 11-15.
- IBRAHIM, Lila, Topographie idale pour une agression caractrise de
Rachid Boudjedra ou lcriture de lclatement , p. 45-54.
416
- uvres & Critiques. IV, 2 (Revue internationale dtude de la rception critique des uvres
littraires de langue franaise) : La littrature maghrbine de langue franaise devant la
critique , Paris, d. Jean-Michel Place, 1er trimestre 1980, notamment :
- BRYSON, Josette, Mohammed Dib : La Grande Maison (1952) et sa rception
critique dans la presse , p. 81-90.
- DJEUX, Jean, La Colline oublie (1952) de Mouloud Mammeri. Un prix
littraire, une polmique politique , p. 69-80.
- HADJADJI, Haouaria, Le Pass simple de Driss Chrabi , p. 91-99.
- Paysages littraires algriens des annes 90 : tmoigner dune tragdie ? (sous la dir. de
Charles Bonn et Farida Boualit), Paris, LHarmattan/Universit Paris-Nord, 1999, coll.
tudes littraires maghrbines n 14, notamment :
- AMOKRANE, Saleha, Le public et la langue des nouveaux textes algriens ,
p. 119-128.
- BONN, Charles, Paysages littraires algriens des annes 90 et post-
modernisme littraire maghrbin , p. 7-24.
- KHERIJI, Rym, Renouvellement ou continuit de lcriture de Rachid
Boudjedra ? Lecture de Timimoun , p. 89-95.
- RIAD, Zohra, Rachid Boudjedra et Assia Djebar crivent lAlgrie du temps
prsent , p. 61-76.
417
2. Ouvrages individuels
- ACHOUR, Christiane & REZZOUG, Simone, Convergences critiques. Introduction la
lecture du littraire, Ben Aknoun (Alger), O.P.U. (Office des Publications Universitaires),
1990, notamment, p. 41-51 ( 3 articles de presse sur Les 1001 annes de la nostalgie de
Rachid Boudjedra ).
- DJEUX, Jean, Les Tendances depuis 1962 dans la littrature maghrbine de langue
franaise, Alger, Centre culturel franais, 1973.
418
- Littrature maghrbine de langue franaise. Introduction gnrale et Auteurs,
Sherbrooke, Naaman, 1973, et notamment, p. 381-404 ( Rachid Boudjedra ou les Enfants
terribles ).
- La Littrature algrienne contemporaine, Paris, P.U.F., 1975, coll. Que sais-
je ? ; rd. : 1979.
- Djoha, hros de la tradition orale arabo-berbre : hier et aujourdhui,
Sherbrooke, Naaman, 1978, coll. tudes n 18.
- Situation de la littrature maghrbine de langue franaise. Approche historique
Approche critique. Bibliographie mthodique des uvres maghrbines de fiction 1920-
1978, Alger, O.P.U., 1982, p. 139-178.
- Le Sentiment religieux dans la littrature maghrbine de langue franaise
(prface de Mohammed Arkoun), Paris, LHarmattan, 1986.
- Images de ltrangre : unions mixtes franco-maghrbines, Paris, La Bote
documents, 1989.
- La Littrature maghrbine dexpression franaise, Paris, P.U.F. 1992, coll.
Que sais-je ? .
- Maghreb : Littratures de langue franaise, Paris, d. Arcantre, 1993.
- EL YAZAMI, Abdelali, Enqute sur la lecture au Maroc, Rabat, Association marocaine des
professionnels du livre et Bureau du livre, Ambassade de France, 1998.
- GAFATI, Hafid, Les Femmes dans le roman algrien. Histoire, discours et textes, Paris,
LHarmattan, 1996, coll. Critiques littraires .
- GEOFFROY, Youns et Nfissa, Le Livre des prnoms arabes, Paris, dit par lassociation
Vivre lIslam en Occident , 1991, coll. Vivre lIslam , rd. : Beyrouth-Liban, d. Al-
Bouraq, 2000.
419
- Maghreb pluriel, Paris, Denol, 1983.
- MIQUEL, Andr, La Littrature arabe, Paris, P.U.F., 1969, coll. Que sais-je ? .
3. Travaux universitaires1
- BOURGET, Carine, De linscription la rception : lintertexte islamique chez Mernissi,
Djebar, Chrabi et Ben Jelloun, Ann Harbor, Michigan, Michigan State University, 1997.
- DEH, Comla, La Folie luvre dans la littrature africaine (Afrique noire francophone et
anglophone, et Maghreb francophone) (D.N.R. sous la dir. de Bernard Mouralis), Lille,
Universit de Lille-III, 1991.
1
Pour une bibliographie complte, consulter le fichier central des thses Nanterre ou son site qui rpertorie les
thses franaises dj soutenues : http:www.//sudoc.abes.fr ; le cdrom DocThses (rpertoire des thses
franaises soutenues depuis 1972 pour les lettres) ; le Rpertoire mondial des travaux universitaires sur la
littrature maghrbine de langue franaise de Jacqueline Arnaud et Franoise Amacker, Paris, LHarmattan,
1984, pour les travaux universitaires (mmoires de licence y compris) soutenus avant 1984.
420
- EL BOURY (pouse BENSLIMANE), Amal, Le thme de la folie et du dlire dans certains
romans maghrbins dexpression franaise (roman de Tahar Ben Jelloun, Rachid Boudjedra,
Kateb Yacine, Nadia Ghalem, Yamina Mechakra et Mohammed Khair Eddine (D.3 sous la
dir. de J.L. Gor et Jacqueline Arnaud), Paris, Universit de Paris-IV Sorbonne, 1985.
4. Articles1
- AUBENAS, Florence, Yasmina recadr , Libration, n 6120, Paris, 18 janvier 2001,
p.IV.
421
- BRUNO, tienne et LECA, Jean, La politique culturelle de lAlgrie , Annuaire de
lAfrique du Nord, XII, Paris, ditions du Centre national de la recherche scientifique, 1973,
p. 45-76.
- CHRABI, Driss, Driss Chrabi : Je suis dune gnration perdue (propos recueillis par
Jamal Al Achgar), Lamalif, n 2, Casablanca, 15 avril 1966, p. 41-43.
- DUGAS, Guy, Ni paradis perdu, ni terre promise. Le Juif dans le regard du Musulman, le
Musulman dans le regard du Juif travers leurs littratures de langue franaise , Juifs et
Musulmans en Tunisie. Fraternit et dchirements (sous la dir. de Sonia Fellous) [Actes du
colloque international de Paris, Sorbonne, 22-25 mars 1999], Paris, Somogy ditions dart,
2003, p. 275-293.
- KATEB, Yacine, btons rompus avec Kateb Yacine (entretien avec B. K.), Algrie.
Actualits, n 238, Alger, 10-16 mai 1970, p. 16-18.
- Si Ammar, camarade mon frre (interviews ralises le 21 mai et le 9
juillet), Bulletin de la Fdration des uvres complmentaires de lcole. Section de
Sdrata, n 8, octobre-novembre 1973, p. IV-XXVI.
- Propos recueillis par Nadia Tazi, LAutre journal. Les Nouvelles littraires, des
arts, des sciences et de la socit, n 7, Paris, juillet-aot 1985, CITAREF, p. 6-18.
422
- KEIL, Regina, Rception et traduction de la littrature maghrbine en Allemagne ,
Littrature maghrbine et littrature mondiale (sous la dir. de Charles Bonn et Arnold Rothe),
Wrzburg, Knigshausen & Neumann, 1995, p. 35-47.
- MAURY, Pierre, Deux cultures, deux littratures (entretien avec Tahar Ben jelloun),
Magazine littraire, n 329, Paris, fvrier 1995, p. 111.
423
5. Documents audiovisuels
- BENASSA, Slimane, Lailleurs multiple et le monde comme mtaphore (table ronde
dcrivains), lors du colloque Les Destines voyageuses des littratures francophones. La
patrie, la France, le monde organis par les universits de Strasbourg II et Paris IV-
Sorbonne et coordonn par Beda Chikhi et Jacques Chevrier, 21 mai 2002.
- Rachid Boudjedra. Une potique de la subversion, tome II : Lectures critiques (sous la dir.
de Hafid Gafati), Paris, LHarmattan, 2000, notamment :
- CHAULET ACHOUR, Christiane, Lendroit et lenvers des Mille et Une Nuits
selon Boudjedra dans Les 1001 annes de la nostalgie , p. 217-236.
- KHADDA, Naget, Selma ou lmancipation par lintelligence , p. 157-176.
2. Ouvrages individuels
- ALEMDJRODO, Hangni, Rachid Boudjedra. La passion de lintertexte, Pessac, Presses
Universitaires de Bordeaux, 2001.
424
- BOUTET de MONVEL, Marc, Boudjedra linsol. Linsolation, Racines et Greffes, Paris,
LHarmattan, 1994, coll. Critiques littraires .
- GAFATI, Hafid, Discours sur les femmes dans luvre de Rachid Boudjedra. tude de La
Rpudiation, Oran, Universit dOran (C.R.I.D.S.S.H. Groupe de recherche sur les femmes
algriennes. Document de travail n 12), 1982 ; rd. : Alger, O.P.U., 1982, Fminisme et
idologie.
- Boudjedra ou la passion de la modernit (entretien avec Rachid Boudjedra),
Paris, Denol, 1987.
- GHASSOUL, Nadia Bahia (pouse OUHIBI), Pour une lecture de Topographie idale
pour une agression caractrise de Rachid Boudjedra , tudes et recherches littraires
maghrbines, n 5, Oran, Centre de recherches et dinformations documentaires en sciences
sociales et humaines (C.D.S.H., C.R.I.D.S.S.H.), 1983.
- TOSO RODINIS, Giuliana, Ftes et dfaites dros dans luvre de Rachid Boudjedra
(prface de Rachid Boudjedra), Paris, LHarmattan, 1994.
3. Travaux universitaires
- ALAMI-GOURAFTEI, Hanane, La Rception critique de Rachid Boudjedra, Villetaneuse,
Paris XIII (D.E.A. sous la dir. de Jacqueline Arnaud), 1986. Ce travail serait aux archives du
Centre International dtudes Francophones Paris IV, grce au don de Jacqueline Arnaud
la bibliothque du Centre, mais il est impossible dy accder.
425
- BRICHA, Ilham, Dlire et bilinguisme dans lcriture fragmente de Rachid Boudjedra
(D.N.R. sous la dir. de Guy Dugas), Paris, Universit de Paris-IV Sorbonne, 1997.
- KHERIJI, Rym, Boudjedra et Kundera. Lectures corps ouvert (D.N.R. sous la dir. de
Charles Bonn), Lyon, Universit de Lyon II, 2000.
4. Articles et entretiens
Ces dossiers sont trop riches pour tre dtaills ici. On trouvera dans les notes infrapaginales les
rfrences prcises des articles auxquels nous avons eu recours, suivies de la mention du dossier de
presse dont ils relvent.
426
- Je suis pass la langue arabe par passion, amour et idologie (entretien avec
Ahmed Cheniki), Rvolution africaine. Organe central du Parti du FLN, n 1187, Alger,
28 novembre 1986, p. 52-53.
- partir de la dchirure (propos recueillis par C.P.), LHumanit. Organe du
parti communiste franais, n 13438, Paris, 4 novembre 1987, p. 25.
- LArabe ma mre (entretien avec Redha Belhadjoudja), Horizons (quotidien
du soir paraissant simultanment Alger, Oran et Constantine), n 717, Alger, Entreprise
nationale de presse El Moudjahid, 18 janvier 1988, p. I, II dans Horizons de ldition .
- Ce qucrire veut dire , Rvolution Africaine (Organe central du F.L.N.),
n1250, Alger, 12 fvrier 1988, p. 40.
- Pour un nouveau roman maghrbin de la modernit (communication
lInstitut dtudes romanes de Cologne en juin 1988) ; btons rompus avec Rachid
Boudjedra (entretien avec Lucette Heller-Goldenberg et B. Arnold. Dbat Cologne en juin
1988), Cahiers dtudes maghrbines. Maghreb et modernit , n 1, Villetaneuse, 1989,
p.41-47, p. 48-52.
- btons rompus avec Rachid Boudjedra (entretien avec Lucette Heller),
Alger et Constantine dans limaginaire de Rachid Boudjedra , Rachid Boudjedra par lui-
mme , Cahiers dtudes maghrbines. Villes dans limaginaire : Marrakech, Tunis,
Alger , n 4, Villetaneuse, janvier 1992, p. 134-136, 125-127, p. 128-133.
- Lart dcrire, la fureur de dire (entretien avec Benaouda Lebda), El Watan.
Le Quotidien indpendant, Alger, El-Watan Presse, 17 novembre 1992.
- Entretien avec Rachid Boudjedra (par Abdelhak Benouniche, Michel
Dugnat, Marie-Thrse Roure, Selim Selmi), Sud-Nord. Folies & cultures. Ordre, dsordre,
folie (revue internationale), n 1, Ramouville-Saint-Agne, d. Ers, 1994, p. 79-95.
- Il est temps que lon dise les choses (entretien avec Nadjia Bouzeghrane), El-
Watan. Le Quotidien indpendant, n2094, Alger, El-Watan Presse, 8 octobre 1997, p. 15.
- LAlgrie ne peut plus tre livre aux hordes sauvages de lintgrisme ,
Humanit. Journal communiste (entretien avec Dominique Widemann), n 16533, Paris,
10 octobre 1997, p. 1, 24.
427
- HARTMANN, Pierre, Le rat et lescargot textanalyse de LEscargot entt de Rachid
Boudjedra , Littrature, n 89, Paris, Larousse, 1993, p. 68-89.
- M.S.B, LAfrique littraire et artistique. Revue culturelle sur lAfrique et le Monde Noir
(bimestriel), n 8, Dakar-Paris, Socit africaine ddition, dcembre 1969-janvier 1970, p.39.
- UGHETTO, Andr, Rachid Boudjedra, un jeune homme en colre , Autre Sud. Cahiers
trimestriels, n 20, ditions Autres Temps, Marseille, mars 2003, p. 7-9.
5. Documents audiovisuels
- Le Cercle de minuit : mission du 31 janvier 1995 (mission tlvise prsente par Laure
Adler propos de la violence en Algrie), coll. Le Cercle de minuit , diffuse sur France 2,
31 janvier 1995, produit par Thrse Lombard, ralis par Jean-Pierre Barizien.
- Rachid Boudjedra : crire pour rsister (entretien tlvis), coll. Terres francophones ,
diffuse sur France 3, 29 avril 1995 [lcrivain y retrace les grands vnements de sa vie.]
428
- CHEBEL, Malek, LImaginaire arabo-musulman, Paris, P.U.F., 1993.
- Confrence nationale sur lmigration [Confrence au Palais des nations du Club des pins
Alger, organise par lAmicale des Algriens en Europe], Alger probablement [ville ddition
non mentionne sur le document], imprimerie dHebdo TC, 12-14 janvier 1973.
- MALKA, Victor, Les Juifs spharades, Paris, P.U.F, 1986, coll. Que sais-je ? .
- RAIN, Pierre, LEurope de Versailles 1919-1939. Les traits de paix, leur application, leur
mutilation, Paris, Payot, 1945.
- SERVIER, Jean, Les Berbres, Paris, P.U.F., 1990, coll. Que sais-je ? .
- TROTSKY, Lon, La Rvolution permanente (traduit du russe), Paris, Reider, 1932 ; rd. :
Paris, Gallimard, 1963, coll. Ides .
429
DURANT LES TROIS PROCHAINES ANNES , El Moudjahid, n 2558, Alger, 20 septembre 1973,
p. 1.
- Encyclopdia universalis, Paris, Encyclopdia universalis France S. A., 1968 ; rd. : 1995,
notamment :
- BASTIDE, Roger, article Acculturation , tome I, p. 114-118.
- Encyclopdie de lIslam, Paris, d. G.-P. Maisonneuve & Larose S.A., 1965, rd. : 1977.
430
RSUM :
Sous-tendue par le projet de brosser le portrait du lecteur virtuel dans quatre romans de
Rachid Boudjedra, la recherche se place au croisement des thories de la rception et de
leffet esthtique, de lapproche smiotique dUmberto Eco, ainsi que des analyses
narratologiques et linguistiques. Cette thse dtermine comment luvre prvoit son
destinataire, linscrit discrtement dans le corps du texte et programme sa propre
actualisation. Elle donne ensuite un visage plus humain une figure somme toute thorique en
dgageant son identit sexuelle puis culturelle. Du fait que Rachid Boudjedra, auteur algrien
dexpression franaise, cre ses romans dans un contexte socio-historique cliv et quil utilise
la langue de lAutre, ltude de la rception virtuelle se rvle fort pertinente pour mettre en
avant la spcificit maghrbine de ses crits et la dualit culturelle de leur lectorat.
Aimed at portraying Rachid Boudjedras virtual reader in four of his novels, this thesis stands
between theories of the reception and the aesthetic effect, Umberto Ecos semiotic approach,
and narratologic and linguistic analysis. In this study, Valrie Lotod determines how work
envisages its receiver, registers him discreetly into the text, and programs its own
actualization. She also gives a more human image to an altogether theoretical figure by
releasing its sexual and cultural identity. Owing to the fact that Rachid Boudjedra, Algerian
author writing in french, creates his novels in a cleaved social and historical context, and that
he uses the language of the Other, the analysis of the virtual reception proves extremely
pertinent to propose the Maghrebian specificity of his writings, and the cultural duality of
their readership.
MOTS-CLS :
1 - lecteur
2 - Rachid Boudjedra
431
3 - Algrie
4 - rception
5 - lecture
6 - fminin
7 - Maghreb
8 - roman
ADRESSE DU LABORATOIRE :
Centre dtudes du XXe sicle (CEVS)
Universit Montpellier III, route de Mende, 34199 MONTPELLIER Cedex 5
432