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Fabliaux Du Moyen Age Edition Bilingue PDF

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FABLIAUX

DU MOYEN ÂGE
FABLIAUX
DU MOYEN ÂGE

Présentation, traduction inédite,


notes, bibliographie, chronologie et index
par
Jean DUFOURNET

GF Flammarion
www.centrenationaldulivre.fr

© 1998, Flammarion, Paris ;


édition mise à jour en 2014
ISBN: 978-2-0813-5124-0
À la mémoire de Michel Lebrun
qui fut pour nous le Pic de la Mirandole
du polar, en souvenir de nos joyeux vaga-
bondages dans les sombres contrées du
roman noir,
et d'Orner Jodogne
qui a été le premier à me faire aimer les
fabliaux.
PRESENTATION

Aller dans le clair


Presque comme si
L'on était chez soi.
Eugène Guillevic.
I
Écrits entre 1160 et 1340 S mais surtout au
Xlir siècle, les fabliaux, dont beaucoup ont disparu
(il en resterait cent cinquante sur un millier), sont
des contes à rire, des récits courts et autonomes en
vers octosyllabiques, sans valeur symbolique ni réfé-
rence à l'essence des choses, dont les agents sont des
êtres humains, et qui relatent, sur un ton trivial, une
aventure digne d'être racontée parce que plaisante ou
(et) exemplaire2. Ces œuvres, qui ont touché tous les
milieux, constituent l'envers, le contrepoint et le
contrepied de la littérature courtoise. Certaines ne
sont pas sans rappeler les chapiteaux historiés des
cathédrales ou les sculptures des stalles, des miséri-
cordes et des clefs de voûte, où s'inscrit l'expérience
de tous les jours avec un humour tour à tour cynique
ou tendre. Elles mettent en scène des épisodes de la
vie quotidienne dont on ne tente pas de faire des
signes, mais qui n'ont pas été jugés indignes du tra-
vail de l'écrivain. L'homme médiéval, qui se plaît à
rêver de mondes imaginaires, ne ferme pas les yeux
sur ce qui l'entoure. « Le fabliau, a écrit Robert
1. Le premier de ces textes serait celui de Richeut qui ne connaît
pas le mot de fabliau et n'emploie pas l'octosyllabe à rime plate.
2. Pour des compléments sur le genre, on se reportera aux tra-
vaux de Roger Dubuis (1975), Orner Jodogne (1975), Philippe
Ménard (1983) et Dominique Boutet (1985) cités dans la biblio-
graphie.
10 FABLIAUX DU MOYEN ÂGE

GuietteJ, est une littérature sans halo, sans mythe,


mais faite d'une lucidité un peu cynique. »
Si la plupart de ces récits étaient destinés à l'ori-
gine au même public aristocratique que les chansons
de geste et les romans arthuriens, on en trouve d'un
niveau moins élaboré et plus fruste. Ils ont été
composés et diffusés par des professionnels (clercs,
petits chevaliers, goliards, ménestrels et jongleurs)
qui étaient très mobiles, passant d'un milieu à l'autre
et la plupart du temps dépourvus du précieux argent
dont le pouvoir grandissait. Les auteurs et les adap-
tateurs, aux talents inégaux, ont écrit pour des
publics divers qu'ils rencontraient dans les grandes
salles des châteaux et sur les places publiques. Les
mêmes sujets ont pu être représentés, dans le même
temps, à des niveaux différents2.
Le fabliau est sans doute né de la fable dont il est
proche par le nom3. Contemporain du Roman de
Renan et versant comme lui, à l'occasion, dans la
satire du clergé et de la femme, il se confond parfois
avec d'autres genres brefs au milieu desquels il a évo-
lué : lai, conte, nouvelle courtoise, exemplum, dit 4 ,
débat et, bien entendu, fable. Il a fleuri surtout dans
les provinces du nord et du centre de la France. Les
plus grands auteurs s'y sont essayés : Jean Bodel,
Jean Renart, Huon le Roi, Jacques de Baisieux,
1. Questions de littérature, Romanica Gandensia, t. VIII, I960,
pp. 61-86 (p. 77).
2. Voir Jean Rychner, Contribution à l'étude des fabliaux,
Neuchâtel, I960, t. I : Observations, p. 145.
3. Voir O. Jodogne, Le Fabliau, 1975, p. 14 : « ... nous enregis-
trons ces formes : fableau, fablel, fabler (passage de 1 à r) flablel
(croisement de fablel avec flabel où il y a eu métathèse du /),
flabliaus, fabelet (insertion de é) ». On a employé d'autres mots
pour désigner ce genre d'écrits : conte, dit, beau dit, mots, beaux
mots, aventure ; fable, exemple, proverbe, reclaim ; rime ', trufe, risée,
mensonge, merveille, bourde, gabet...
4. Sur ce mot et les problèmes que pose le dit, voir le livre
récent de Monique Léonard, Le dit et sa technique littéraire, des ori-
gines à 1340, Paris, Champion, 1996 (Nouvelle Bibliothèque du
Moyen Âge, 38).
PRÉSENTATION 11

Gautier Le Leu, Rutebeuf, Jean de Condé, Watriquet


de Couvin. D'autres ne sont connus que par un ou
deux fabliaux, comme Garin, Haiseau, Huon
Piaucele, Durant, Boivin de Provins, Douin de
Lavesne, l'auteur de Truben> et le talentueux Eus-
tache d'Amiens qui a écrit Le Boucher d'Abbeville.
L'image du fabliau est foisonnement, diversité,
mutation et métamorphose, plaisir dans la profusion
des textes et l'efflorescence de l'imagination. Il a été
soumis à de nombreux remaniements aux différents
moments de son existence, des textes originels aux
réécritures qui représentent tous les degrés de la
variation, de la dégradation et de l'amélioration. Cer-
tains remanieurs l'ont altéré par défaillance plutôt
que par intention ; d'autres ont récrit entièrement le
sujet *.
Parfois parodique, le fabliau recherche — plutôt
que le burlesque courtois, comme le veut Per
Nykrog 2 — le contraste, le décalage et la surprise, en
quête d'un comique qui peut se déployer de
l'humour le plus fin à l'obscénité et à la scatologie.

II
Ce qui le caractérise presque constamment, c'est
une écriture rapide qui en fait un texte « pressé », for-
tement lié, raccourcissant au maximum le trajet et
la distance entre les noyaux fonctionnels de la nar-
ration, mais que contrarie souvent la présence du
narrateur qui remplit de sa voix les chaînes cau-
sales et s'accorde des répits à priori inutiles. Tiraillés
entre deux exigences contradictoires, l'une réaliste
(tout dire) et l'autre narrative (ne dire qu'une partie),
entre le désir d'écriture et les contraintes littéraires
1. Sur ces variations, voir le livre cité de Jean Rychner (note 2,
p. 10).
2. Dans son livre devenu classique, Les Fabliaux. Etude d'histoire
littéraire et de stylistique médiévales, 2e éd., Genève, 1957.
12 FABLIAUX DU MOYEN ÂGE

et sociales à respecter, les conteurs témoignent de la


tension fondatrice par laquelle le narrateur se vou-
drait absent, mais revient toujours sur le devant de la
scène, veillant à maintenir le contact avec le lecteur-
auditeur, multipliant les intrusions d'auteur, prati-
quant un jeu constant de mise en avant et de retrait.
Le texte, qui vise à se donner pour vraisemblable,
privilégie, malgré le schématisme du genre, la moti-
vation qui, ressentie comme omniprésente, cherche à
réduire totalement la distorsion entre l'être et le
paraître des personnages. Autour d'eux, tout est
signifiant : l'auteur tire pleinement profit de leur
nom, de leur place, des rôles et des contrats qui leur
sont impartis et qu'ils se doivent de remplir.
Si les fabliaux donnent une impression de foisonne-
ment et de diversité — irréductibles à des schémas
abstraits — d'abondance, de plenté, digne selon Roger
Dubuis d'une abbaye de Thélème par le nombre et la
variété des personnages, par leur grand « avoir », par
la richesse des situations et des anecdotes, c'est la
conséquence d'une des premières règles du « cahier
de charges réaliste » tel que l'a défini Philippe
Hamon * : leurs auteurs, qui posent que le monde est
accessible à la dénomination, à la description,
doivent veiller, par les moindres détails, à valoriser
les personnages qui ne poseront aucun problème
d'identification. Cet univers « descriptible » est un
univers de la clarté, en dépit de l'atmosphère souvent
nocturne des fabliaux. L'obscurité n'existe que pour
permettre au narrateur de la démêler, de découvrir le
caché, d'éclaircir l'équivoque. Le merveilleux et
l'ambigu sont exclus : frère Denise, dans le texte de
Rutebeuf, retrouvera son identité sexuelle et son nom
de Dame Denise. Conformément à ce que Gaston
Bachelard a joliment appelé « le complexe d'Harpa-

1. « Pour un statut sémiologique du personnage », dans


l'ouvrage collectif Poétique du récit-, Paris, Le Seuil, 1977, p. 147.
PRÉSENTATION 13

gon» S les fabliaux abondent en énumérations ; ils


affectionnent les nombres qui provoquent, selon
Roland Barthes, un pur effet de réel, aussi bien que
l'argent qui se compte et se touche, comme l'atteste
le début de Boivin de Provins. À partir d'une règle lit-
téraire de l'écriture réaliste, l'argent apparaît au cœur
de la problématique du bonheur — veau d'or que
condamne gravement le conteur des Trois Bossus2.
Pour faire admettre que les personnages sont des
êtres de chair et d'os, on accorde un intérêt par-
ticulier à l'arrière-plan géographique, temporel et
social, même s'il demeure schématique, compte tenu
de la brièveté du genre. C'est, comme l'a écrit
K. Kasprzyck3, « une constante, une convention du
genre ». Les moindres notations spatiales créent un
effet de réel dans un espace vérifiable. Si l'on situe les
fabliaux en ville4, c'est le reflet moins d'une réalité
historique (la naissance d'une civilisation urbaine)
que de la règle littéraire de la cohésion où tout se
tient. La cohésion de la cité, entourée de ses murs,
crée celle de l'histoire. C'est dans la ville que le per-
sonnage réaliste trouve l'entourage indispensable, ce
que Philippe Hamon 5 appelle le nécessaire « entre-
gent ». Cet espace restreint évacue Tailleurs, et le
dénouement ramène les héros au domicile initial.
Tout se passe dans un temps resserré qui ne com-
porte pas de zones d'ombre, et qui marque nette-
ment les débuts et les fins ; tout se déroule sanz
atargier, sans faire trop lonc demor, dans le temps court
1. Dans La Formation de Vesprit scientifique^ Paris, Vrin, 1947,
p. 132.
2. Vers 289-297 : Ne Diex ne fist si chier avoir I Tant soit bons
ne de grant chierté, I Qui voudrait dire vérité, I Que par deniers ne
soit eus. I Honiz soit li hons, quel qu'il soit, I Qui trop prise mauves
deniers, I Et qui les fist fère premiers.
3. « Pour la sociologie du fabliau », Kwanalnik Neofihgicny,
Varsovie, n° 23, 1973.
4. G. Bianciotto, « Le fabliau et la ville », Third International
Epie, Fable and Fabliau Colloquium, Kôln-Wien, 1981.
5. « Un discours contraint », Littérature et Réalité., Paris, Le
Seuil, 1982, pp. 135-136.
14 FABLIAUX DU MOYEN ÂGE

des traditions et des fêtes, souvent le dimanche, jour


de la messe.
Englué dans le monde, le personnage, échantillon
d'une riche diversité, tend à devenir un type, « un
reflet plus qu'un modèle » (Michel Zink 1 ). Le héros
est, pour Philippe Hamon 2, un héraut qui « proclame
les valeurs d'une société et d'un groupe » par l'impo-
sition d'un nom, par la valorisation de son habileté et
de sa ruse, par la possession d'objets symboliques et
d'attributs qui le signifient. Aussi peut-on soutenir
avec Claude Duchet 3 que, « au lieu d'un reflet du
réel, nous avons le réel d'un reflet ». Le personnage
n'est jamais seul, mais il est intégré au sein d'un
« entregent » qui participe de sa notoriété, à l'inté-
rieur et à l'extérieur. La conjonction se produit sou-
vent autour de la table, à l'occasion d'un repas, mais
aussi dans des rixes, des scènes de ménage... et aussi
dans l'acte sexuel. « L'entregent » qui tend vers le
symbole à travers des lieux emblématiques (le mar-
ché, la taverne, le bordel) est une puissance agis-
sante : c'est la parole vivante des codes moraux, une
force bénéfique ou hostile quand il y a faute.
Conduits par une obsédante motivation, les fabliaux
présentent des personnages « contraints » et des
scènes immuables : images d'Épinal qui perpétuent
un rassurant cloisonnement social.
Le récit peut devenir pur dialogue de théâtre qui
montre la diversité non du vécu mais d'un réel déjà
dit et écrit, et qui donne à chaque personnage un lan-
gage propre. Ainsi le prêtre y est-il détenteur d'un
idiome particulier, le latin, qu'il est facile d'imiter. Le
réel se transforme en une mosaïque linguistique, et
tout un jeu d'apartés, voire de courts monologues,
prend place dans le dialogue. Le réalisme textuel, qui
inclut l'anomalie langagière, tend vers le patchwork
1. La Subjectivité littéraire, Paris, PUF, 1985, p. 40.
2. Texte et Idéologie, Paris, PUF, 1984.
3. « Pour une sociocritique, ou variations sur un incipit », Litté-
rature, n° 1, février 1971, p. 10.
PRÉSENTATION 15

linguistique, jusqu'au jargon franglais des Deux


Anglais et de Vanel^ et joue avec une pluralité de textes
perdus, avec le corpus des proverbes et des maximes
comme avec les garants littéraires contemporains.
L'écriture des fabliaux, censée s'immerger dans la
brutalité du réel, vit d'une perpétuelle comparaison,
avant tout littéraire, avec les textes canoniques qui la
valorisent en la cautionnant.
Œuvre ludique par excellence, le fabliau se joue de
tout : des personnages et des motifs littéraires, des
mots et des proverbes, des rimes et de la versification,
des croyances et des règles morales, sans d'ailleurs
remettre en cause l'ordre social, même si le rire peut
devenir grinçant. Visant à faire oublier peines et sou-
cis *, il exprime le rêve persistant d'une vie libre et
joyeuse, et il conserve des liens avec la culture popu-
laire et le folklore, avec la tradition carnavalesque et
goliardique qui transgresse les tabous religieux et
moraux (quelquefois à rencontre des valeurs
reconnues, mais le plus souvent à leur profit) et dont
il reprend force éléments : l'obscénité, les jurons et la
grossièreté, l'exaltation du bas-corporel, les bom-
bances et les repues franches, les permutations et les
détrônements bouffons, la caricature et l'outrance.
Si l'éventail social des fabliaux est largement
ouvert puisqu'on y trouve des chevaliers, des prêtres,
des clercs et des vilains, les personnages sont en
général conventionnels, sans profondeur psycholo-
gique, encore qu'il faille se garder d'uniformiser un
genre assez complexe et protéiforme pour produire à
la fois des œuvres rudimentaires et d'autres raffinées,
brillantes, voire profondes. Ce sont des textes fuyants
comme le poulpe, qui nous laissent le plus souvent
à des frontières et qui sont fondés sur la métis, la ruse.
Dominique Boutet 2 a remarqué que « la trompe-
1. Comme il est dit dans Les Trois Aveugles de Compiègne (vers
7-9) : Fablel sont bon a escouter. I Maint duel, maint mal font
mesconter IE maint anui e maint mesfet.
2. Les Fabliaux, Paris, PUF, 1985, p. 107.
16 FABLIAUX DU MOYEN ÂGE

rie est à la base de l'écriture », et l'on peut appliquer


aux fabliaux ce que T. Todorovl dit en général du
réalisme qui « n'est pas seulement un discours aussi
particulier et aussi réglé que les autres ; l'une de
ses règles a un statut bien particulier : elle a pour
effet de dissimuler toute règle et de nous donner
l'impression que le discours est en lui-même parfaite-
ment transparent... Le réalisme est un type de dis-
cours qui voudrait se faire passer pour un autre ». Un
des attraits les plus fascinants de ces œuvres, c'est
leur façon habile d'énoncer toujours un programme
conforme au cahier de charges réaliste, la volonté
affichée de ne tromper personne, et, d'un autre côté,
de toujours garder par-devers soi la possibilité, la
rouerie de pervertir ce programme, comme en
témoigne l'un des chefs-d'œuvre du genre, Estormi,
qui présente trois et même quatre « morales » ou
conclusions2.

III
Le texte des fabliaux a souvent partie liée avec les
prodiges que multiplie l'être de la tromperie, la
femme, que le narrateur de La Bourgeoise d'Orléans
assimile à Protée et à Argus.
Si la sexualité semble franchement acceptée, à en
juger par la liberté du langage et de l'action, elle ne
l'est pas de façon débridée. Le discours y exprime la
volonté de contrôler une force pulsionnelle et met
l'accent sur le lien conjugal, sur le foyer et la famille.
1. « Présentation », Littérature et Réalité, Paris, Le Seuil, 1982,
pp. 9-10.
2. Vers 586-587 : « Mais tel paie la faute sans avoir mérité de
mourir » ; 590-591 : « Mais le diable a un pouvoir exceptionnel
pour tromper et surprendre les gens » ; 592-594 : « Par l'histoire
des prêtres, je veux vous apprendre que c'est folie de convoiter et
de fréquenter la femme d'un autre » ; 620-622 : « Mais on ne doit
pas, à mon avis, mépriser un parent pauvre, si pauvre soit-il ».
PRÉSENTATION 17

L'existence d'un troisième personnage n'altère pas


en profondeur le modèle initial.
Le mariage apparaît essentiel à l'ordre social. Il est
très fréquent dans les fabliaux qui comptent, selon
Marie-Thérèse Lorcin 1 , quatre-vingts ménages
conjugaux et sept de veuf ou veuve. C'est le couple
qui importe : enfants et domestiques jouent un rôle
mineur. Mais le mariage est rarement le résultat
d'une entente sentimentale réciproque. L'amour,
quand il existe, pèse d'un faible poids. Souvent
l'homme veut confirmer son pouvoir en choisis-
sant une épouse d'une fortune ou d'un rang égaux
ou supérieurs aux siens : le vilain mire, en quête d'un
plus grand prestige social, échange sa richesse contre
la noblesse et la beauté de la jeune fille. Le mariage,
facilité par l'argent que détient l'homme, est traité
comme une affaire : le riche impose sa volonté. Il
s'agit donc d'un ordre masculin et financier.
Le pouvoir de l'argent peut d'ailleurs se trouver en
contradiction avec l'idéologie aristocratique. Pour les
autres, le vilain qui épouse une femme noble, trans-
gresse une loi essentielle à l'ordre social selon laquelle
chacun doit rester à une place déterminée. Cette
puissance est abusive plus à l'égard de la classe noble
dont un membre est déprécié qu'à l'encontre de
l'épouse elle-même. En revanche, quand les normes
sont respectées, l'argent assure une bonne assise éco-
nomique qui favorise l'épanouissement affectif et la
permanence de l'union ; il aide à l'intégration
sociale ; s'il manque, on va de difficulté en difficulté,
comme le démontre Le Vallet qui d'aise à malaise se
met,, à partir du moment où il prend femme.
Comme le mariage est une affaire conclue à l'ordi-
naire entre l'homme et les parents de l'épouse 2 ,
1. Façons de sentir et de penser : les fabliaux français, Paris, Cham-
pion, 1979.
2. Voir les ouvrages de Georges Duby, Le Chevalier, la femme et
le prêtre, Paris, 1981, et Mâle Moyen Age. De l'amour et autres essais,
Paris, 1988.
18 FABLIAUX DU MOYEN ÂGE

celle-ci ne peut pas s'exprimer, si ce n'est une fois


l'alliance conclue ; elle est considérée comme un être
mineur, incapable d'assumer son existence. Les rap-
ports sont donc indirects entre les futurs époux.
L'homme a une position privilégiée, il investit tous
ses désirs dans cette relation ; il souhaite acquérir par
le mariage stabilité sociale et bien-être matériel, il
réalise son intégration sociale. Choisissant une belle
femme, il libère ses désirs sexuels et flatte son
orgueil. Il négocie son union sans se soucier de l'indi-
vidualité de l'Autre qui demeure en état d'assujettis-
sement.
Une fois unis par le mariage, tous deux contri-
buent à la richesse du ménage par le travail. Mais la
femme reste confinée dans l'espace clos de la maison
qu'elle gère à l'occasion, tandis que le mari exerce
une activité professionnelle valorisante sur laquelle
repose la sécurité financière de la famille et qui lui
permet de prendre place dans un vaste espace exté-
rieur. Sa prépondérance sociale et économique
accentue la dépendance de la femme.
Du point de vue affectif, le mari se borne à exercer
son autorité ; la femme, au contraire, doit aimer son
époux, le servir avec dévouement, veiller à son bien-
être moral et matériel, lui être obéissante et fidèle
comme l'affirme dame Aupais dans Sire Hain et Dame
Anuieuse : Que tu ton baron serviras I Si con preudefeme
doit fere. I Ne jamés por nul mal afere I Ne te dreceras
contre lui.
Dans ce système qui garantit la stabilité sociale,
l'homme est à même de pénétrer dans la société,
c'est-à-dire dans l'histoire, et il se réalise pleinement,
alors que pour la femme qui représente les forces pre-
mières de la nature, l'intériorisation des valeurs
morales équivaut à une non-réalisation du moi.
D'autre part, par le mariage, les hommes mûrs qui
monopolisent le pouvoir, les revenus, les honneurs et
les responsabilités s'opposent aux jeunes gens dont le
PRÉSENTATION 19

lot quotidien est souvent la pauvreté et l'errance l . Le


mariage apparaît comme l'un des privilèges de
l'homme arrivé, à quoi les cadets, qui en sont frus-
trés, répondent par la violence, même si celle-ci n'est
que transitoire et s'ils reconnaissent le bien-fondé du
mariage.
La femme peut refuser ce système qui signifie
l'effacement de soi-même, et le subvenir dans le
cadre même du mariage, d'abord par une forme de
résistance passive en éveillant involontairement le
désir des autres hommes. Sa beauté est une force
attractive qui, au moment du mariage, satisfait la
sensualité du mari et son besoin de prestige, et qui
est ensuite supplantée par l'exigence de fidélité. Mais
cette beauté reste offerte à tous les regards et déter-
mine chez les autres mâles un mouvement spontané :
la relation avec l'époux risque de se rompre sans que
la femme participe directement à cette action subver-
sive. Pour l'homme menacé dans son honneur, vient
le temps des regrets et de la jalousie qui témoigne de
la crainte de l'adultère et qui devient son seul inves-
tissement affectif à l'égard de son épouse. Il cherche
à la soustraire aux influences extérieures, aux tenta-
tives de séduction2. Enjeu passif, sa beauté provoque
le déséquilibre conjugal. Le lien marital est contesté
par la confrontation entre l'idéal de l'homme marié,
qui exige la fidélité, et celui du jeune homme ou du
célibataire, qui vise à libérer le désir et la sexualité
dans des relations diversifiées.
Le couple est alors rapidement menacé. L'épouse
remet en cause le rôle inférieur qui lui est assigné et
1. Comme Ta montré Georges Duby dans « Les jeunes dans la
société aristocratique dans la France du Nord-Ouest au
XIIe siècle », repris dans La Société chevaleresque. Hommes et struc-
tures du Moyen Age, I, Paris, Champs-Flammarion, 1988.
2. Voir Les Trois Bossus, éd. Montaiglon et Raynaud, t. I,
pp. 13-23 : Mes ainz, puisqu'il Vol esposee, I Ne fu il un jor sanz
pensée I Por la grant beauté qu 'ele avait. I Li boçus sijalous estait I Qu 'il
ne pooit avoir repos. I Tote jor estait ses huis clos : I Ja ne vousist
(n'aurait voulu) que nus entrast I En sa meson...
20 FABLIAUX DU MOYEN ÂGE

tente d'inverser la situation, en s'opposant systémati-


quement à son mari, en contredisant tous ses désirs
(ainsi l'héroïne de La Dame écouillée... le tint si vil I Et
tint si bas que quanque (tout ce que) cil I Disait, et elle
desdisoit, I Et deffasoit quanqu'il faisoif), en usurpant
son pouvoir, en le méprisant. Ce sont désormais des
rapports de haine : la femme se venge de son oppres-
seur ; l'homme, pour laver la honte qui est infligée,
use de la violence que symbolise le duel entre les
époux Hain et Anuieuse dont chacun refuse l'auto-
rité de l'autre. Le combat, la violence verbale et phy-
sique témoignent du rapport de force qui, en perma-
nence, déchire le couple conjugal.
La violence, auxiliaire du pouvoir marital, peut
s'exercer en finesse, s'adapter aux circonstances :
dans La Folle Largesse de Philippe de Remy, le mari
se fait accompagner à son travail par sa femme qu'il
force à porter du sel et qui, épuisée, reconnaît son
erreur et sa prétention. La violence peut prendre
aussi la forme d'un châtiment corporel (le conte de
La Dame écouillée^ qu'on appelle aussi La Mâle Dame,,
frappe son épouse et opère sa belle-mère pour lui
ôter à jamais ses organes sexuels masculins) ; elle
rend incontestable la supériorité du mari et assure la
reddition définitive de la femme que la douleur et la
peur contraignent à s'autocensurer. La paix résulte
d'un rapport de force favorable à l'époux. La vio-
lence, reconnue par les anciennes coutumes, est un
droit pour l'homme qui doit s'y conformer pour réus-
sir son insertion sociale.
Voilà le premier modèle qu'offrent les fabliaux —
un mari dominateur et une épouse soumise — mais
qui éclate souvent : dans un affrontement de tous les
instants, la femme désire s'emparer du pouvoir que
le mari s'acharne à sauvegarder ou à reconquérir,
comme l'a écrit Jean-Louis Flandrin1 :
1. Familles-parentés, maison, sexualité dans l'ancienne société,
Paris, 1976, p. 152.
PRÉSENTATION 21

« La force et l'indissolubilité des liens du mariage et de la


filiation, la lourde autorité du chef de famille, Vétroite
dépendance légale et économique de ceux qui lui étaient
soumis, et sa propre dépendance à leur égard pour ce qui
concernait son honneur et ses ambitions, tous ces traits
plus marqués dans l'ancienne société que dans la nôtre,
favorisaient la cristallisation des mauvais sentiments. »

IV
L'activité sexuelle n'échappe pas aux détermina-
tions morales et sociales. Entre l'épouse qui cherche
à libérer ses désirs et le mari qui doit répondre à la
subversion par la répression, c'est une lutte
constante, qui révèle les obsessions masculines face à
la sexualité féminine.
Dans les fabliaux, l'éthique religieuse qui soumet
l'acte charnel à la procréation est supplantée par une
morale du plaisir. La sexualité, qui refuse les
contraintes et participe au bien-être général, requiert,
pour être heureuse, une certaine aisance financière et
matérielle. Un bon repas et un bain sont d'agréables
préludes aux jeux amoureux qui visent à satisfaire le
corps. Mais très vite la sexualité de la femme
s'affirme plus exigeante que celle du mari : celle-là
s'indigne qu'après une longue séparation, celui-ci
s'endorme au lieu de la satisfaire, et un rêve erotique
apporte une compensation immédiate à sa frustra-
tion 1 . L'homme doit contrôler cette dangereuse
force qui, livrée à elle-même, submergerait l'activité
du groupe, et qui n'est exaltée que dans la mesure où
elle est contenue dans le système idéologique du
mariage. La femme, contrainte de censurer ses ten-
dances instinctives, n'est qu'en partie satisfaite dans
l'univers conjugal, et la répression est contraire à sa
1. Dans Le Souhait desvé (insensé) de Jean Bodel, la femme son-
gea qu'elle achetait au marché ce qui lui manquait, et, comme elle
abattait sa main pour conclure son achat, son mari s'éveilla et
combla ses souhaits.
22 FABLIAUX DU MOYEN ÂGE

nature profonde, comme l'a théorisé Jean de Meun


dans Le Roman de la Rosé. En effet, sa sexualité est
indomptable, et les auteurs en grossissent à plaisir les
capacités. D'après Le Valet aux douze femmes, elle
peut tenir tête à cent hommes. Cet avis est loin d'être
isolé, puisque, selon Claude Thomasset1, « sur ce
sujet, l'aristotélisme apporte lui aussi des précisions
inquiétantes : l'excès d'humidité dans le corps de la
femme lui donne une capacité illimitée à l'acte
sexuel. Elle ne peut être assouvie, et la formule de
Juvénal, lassata sed non satiata, est reprise à l'envi. Ne
dit-on pas ailleurs que la femme est la seule femelle
des êtres animés qui souhaite avoir des rapports
sexuels après la fécondation ? La littérature grivoise
— les fabliaux en particulier — n'est que la mise en
scène de cet inquiétant pouvoir. Ce comique de la
dérision est la manifestation d'une crainte qui se mue
en mépris de la femme ».
Tout en cherchant à satisfaire ses exigences, elle
dissimule sa nature profonde pour donner d'elle-
même l'image d'une chaste personne, comme dans
La Dame qui demandait de l'avoine pour Morel, qui ne
supportait pas qu'on prononçât certains mots.
L'homme devient le prisonnier d'une relation où se
libèrent les capacités de la femme, plus importantes
que les siennes : revanche d'un pouvoir naturel sur
un pouvoir social. Le mari du Valet aux douze femmes,
épuisé par sa seule épouse, est obligé d'avouer son
infériorité et de refuser les douze partenaires que lui
proposait son père.
Dans le fabliau de La Dame qui demandait de
Vavoine pour Morel, si les amants sont au départ
mieux accordés que Tristan et Iseut, cet équilibre ne
dure pas, car l'épouse, recherchant sa satisfaction
personnelle, trompe la confiance de son mari qui
n'est plus qu'un corps dont elle use pour son seul
plaisir sans se soucier de son intégrité. Le mythe de
1. Dans Histoire de la femme en Occident, t. II, Le Moyen Age,
Paris, Pion, 1990, p. 74.
PRÉSENTATION 23

la femme dévoreuse d'hommes sous-tend les


intrigues des fabliaux qui reposent sur la crainte
masculine de la ruine physique et sociale, de
l'impuissance sexuelle et de la castration. La femme
est la vagina dentata qui achemine son compagnon de
la déchéance physique à la mort. Hantise aussi de la
ruine sociale : privé de sa capacité de travail,
l'homme risque de tout perdre, rejeté de l'espace
social, cependant que la soumission à son épouse qui
l'humilie et le méprise l'expose à de graves critiques.
Il perd son identité quand sont sapées les bases
mêmes du système : force économique de l'homme
et fidélité de la femme. Figure mystérieuse et incom-
préhensible du désordre et de la subversion, la
femme fait peur.
Aussi l'homme réagit-il par le refus du droit à la
différence et par la répression. Comme il ne peut
l'emporter par la résistance physique, il lui faut ruser
en jouant sur les mots, il souille le corps de sa parte-
naire : ce déshonneur, signe visible du péché, amène
sa compagne à réprimer d'elle-même sa sexualité (Et
cilz la servi ce qu'il pot I Et toutes fois que il li plot., I Je
ne dipas au gré de li (elle) / Mais au valoir de son mari).
Celui-ci peut agir préventivement, comme le pêcheur
de Pont-sur-Seine qui fait semblant d'être châtré et
que son épouse décide alors de quitter : il dénonce sa
duplicité et lui signifie qu'il connaît sa véritable
nature.
Si l'activité sexuelle est essentielle à l'équilibre du
couple, elle doit être socialisée par l'homme, conçue
à son image et à la mesure de ses capacités. La sexua-
lité féminine, débridée, tend à bouleverser cette
norme. C'est une dangereuse force asociale, une
auxiliaire de la mort. L'homme se retrouve devant
une triste alternative : s'il contente l'appétit sexuel de
son épouse, il perd son autorité, sa vitalité, son iden-
tité ; s'il le limite à ses propres capacités, elle risque
de commettre l'adultère.
La femme est donc censurée dans son être pro-
fond, déchirée entre son désir de libération sexuelle
24 FABLIAUX DU MOYEN ÂGE

et les exigences du mariage qui tend non à l'épa-


nouissement des individus, mais à leur intégration
sociale et au maintien de l'ordre collectif. L'homme,
mieux intégré et valorisé, essaie de dominer son
épouse, contrainte soit à la mort sexuelle soit à la
libération de ses instincts hors du cadre conjugal.

L'adultère dans les fabliaux est le fait de la femme


qui y trouve une compensation à sa vie conjugale, un
espace favorable à l'expression de son être et à son
épanouissement personnel, et qui institue de nou-
veaux rapports avec son partenaire.
Obsédé par l'adultère sans que ses craintes soient
toujours fondées, le mari envisage une action répres-
sive contre la femme ou contre l'amant : ils ne sont
jamais victimes de représailles communes. Les
fabliaux encouragent-ils la violence contre la femme
adultère, qui est un droit pour le mari ? Il en est de
deux sortes : l'une, aveugle, dictée par la jalousie et la
colère ; l'autre, plus subtile, appuyée sur la réflexion.
Souvent, le mari qui redoute l'infidélité de son épouse
agit sans discernement, la battant dans Le Vilain Mire
et la chassant dans Auberée. À la violence injustifiée
répondent la ruse et la vengeance : l'intelligence fémi-
nine — comme celle du clerc et du jongleur —
l'emporte sur l'aveuglement masculin. Bafoué comme
époux et comme partenaire sexuel, l'homme essaie
d'annuler par la violence verbale et physique la désap-
probation sociale : dans Celui qui bouta la pierre1,, il
1. « Une femme recevait un prêtre. Un jour, en l'attendant chez
elle, la dame s'amusait à pousser une pierre du pied. Et son enfant
le vit, qui n'avait pas six ans. Le prêtre arriva et lui dit : "Laissez
la pierre. Si vous la bougez, je comprendrai ce que vous désirez."
La femme déplaça la pierre, et l'enfant vit la suite. Lorsque le père
rentra, il voulut pousser la pierre. L'enfant lui dit : "Arrêtez, sinon
vous aurez affaire au prêtre comme ma mère tout à l'heure." Le
père comprit et rossa sa femme. »
PRÉSENTATION 25

malmène sa femme, la précipite à terre et, signe


d'autorité, lui pose un pied sur la poitrine, il lui
coupe les tresses pour que sa faute et sa honte soient
plus évidentes. Mais il a beau frapper, l'adultère est
ineffaçable : Ainsinc la bat et la ledenge, I Mais pour
chasti ne pour ses cous I Ne remaindra qu'il ne soit cous.
La violence est si peu efficace que la dame des Tresses
l'intègre même dans le déroulement de sa ruse. En
tout cas, il faut qu'elle s'accompagne de finesse.
C'est ainsi que le mari domine la situation. Le Forge-
ron de Creil1 met à l'épreuve sa femme qu'il surprend
sur le fait et rosse en connaissance de cause. Dans
L'Enfant de neige2, l'époux se venge de l'infidèle sans
la brutaliser physiquement : après avoir médité sa
vengeance pendant des années, il l'amène par son
stratagème à reconnaître son double méfait, son
adultère et son inutile tromperie. Il faut donc utiliser
la violence à bon escient, surtout pour culpabiliser la
fautive, ce qui sera un gage de fidélité pour l'avenir.
Toutefois, comme l'a noté Michel Olsen dans Les
Transformations du triangle erotique 3, « donner libre
cours à sa rage envers sa femme, cela ne constitue pas
un rétablissement de l'honneur ». C'est même
accroître le déshonneur. Aussi le mari doit-il se
retourner contre l'amant, qui est souvent un prêtre.
1. « Un forgeron vante à sa femme les qualités physiques de son
valet Gautier. Le forgeron savait que sa femme voudrait s'en
rendre compte. Celle-ci s'irrite de ce sujet de conversation. Vou-
lant éprouver sa femme, il feignit de partir pour Saint-Loup et
observa ce qui se passait. Sa femme va trouver le valet et lui fait
des avances. Au moment propice, le mari surgit et rosse sa
femme. »
2. « Un marchand avait quitté sa femme depuis deux ans. Celle-
ci fat sensible à un jeune homme et eut de lui un petit garçon. Au
retour du mari, la coupable expliqua qu'en hiver, un peu de neige
lui était tombé dans la bouche et qu'elle conçut. Le mari accepta
gentiment l'explication, se réjouissant d'avoir un héritier. Quand
l'enfant eut quinze ans, le marchand le prit avec lui en voyage. Il
l'emmena à Gênes et l'y vendit. À son retour, sa femme se pâma
de douleur ; puis l'homme lui dit que, dans ces pays chauds, son
fils, conçu d'un flocon de neige, avait fondu au soleil. »
3. Copenhague, 1976.
26 FABLIAUX DU MOYEN ÂGE

Celui-ci, en dépit de son vœu de chasteté, s'adonne


à la débauche, obsédé par sa virilité et emporté par
son instinct, rebelle à toute contrainte sociale et
morale. Il subit la loi de l'attirance physique, insen-
sible à d'autres considérations telles que la générosité
du mari (dans Le Prêtre teint) ou l'âge de la fillette
(dans Le Prêtre et Alisori). La femme n'est pour lui
qu'un corps désirable, et sa luxure se libère en un
acte impétueux et brutal. Il cherche à la satisfaire par
tous les moyens. Il utilise son pouvoir social : dans
Connebert et Constant du Hamel, il exerce sur le
couple une pression morale et financière, le mena-
çant en pleine assemblée des fidèles de la justice
ecclésiastique et de l'excommunication. Il se sert sur-
tout du pouvoir de l'argent : il offre bijoux, deniers,
vêtements ; il tente de réduire sa proie à la misère, ou
bien il abuse de sa pauvreté (Estormi). Son immora-
lité est alors dénuée de toute finesse.
Le mari, qui respecte la morale collective, a le droit
pour lui ; il est le garant des bonnes mœurs contre le
prêtre qui profite de sa position pour introduire la
subversion et qui porte la plus lourde responsabilité,
puisque la femme, dans nombre de textes, proclame
sa fidélité au sacrement du mariage. À ce niveau,
s'opposent la morale rigoureuse des époux et l'immo-
ralité du prêtre, le droit collectif et la perversion indi-
viduelle, l'honneur et la luxure.
Aussi faut-il réprimer ce désir coupable, en recou-
rant à la ruse ; c'est d'autant plus facile que le
pécheur est impulsif et irréfléchi. L'on exaspère son
désir, l'on provoque un rendez-vous, le mari feint de
s'éloigner. Pris au piège, le prêtre s'en remet à la
dame qui lui indique une cachette. La dissimulation
permet le triomphe de la morale conjugale.
La répression peut prendre diverses formes.
L'humiliation prive le coupable de son prestige.
Contraint à la fuite, il n'ose affronter le mari. Dans
Constant du Hamel, les trois fautifs, recouverts de
plumes, sont pris en chasse par les chiens. Ailleurs,
comme dans Le Prêtre et Alison, l'ecclésiastique
PRÉSENTATION 27

montre à tous sa nudité, signe du péché et de la


luxure. Il est souvent accablé de coups : la souf-
france, le punissant de la jouissance, signifie que la
vengeance est réussie. Dans Constant du Hamel,
l'humiliation réside tout autant dans le viol des
épouses, rendu odieux par la laideur et la brutalité de
Constant, que dans l'attitude des coupables, bafoués
dans leur statut d'époux et offensés par les sarcasmes
des spectateurs. La sanction est publique, et partant
plus cruelle, quand le groupe en est le témoin
oculaire ou qu'il participe à la correction du pécheur,
comme dans Le Prêtre etAlison.
Le dédommagement financier, qui est une sorte de
rançon et qui peut ruiner le prêtre, détruit le pouvoir
décisif de l'argent et change la nature de l'adultère qui
n'est plus fondé sur le plaisir librement consenti. Mais
certains époux préfèrent renoncer à ce châtiment pour
prendre la virilité du coupable. La castration résulte
d'une justice ferme et équitable, selon le principe : « à
chaque faute sa punition ». Si dans Estormi le mari
exerce une vengeance excessive en tuant les trois sou-
pirants de sa femme, qui le désapprouve, Thiebaut de
Connebert) après avoir songé à la mort (je ai de l'occire
talent) opte pour la castration qui rétablit l'honneur de
l'époux et rend impossible toute nouvelle transgres-
sion de l'éthique conjugale. Le prêtre ne pouvant plus
avoir de relations avec la femme d'un autre, c'est la
mort d'une individualité corrompue et contraire à son
image sociale. Sa réintégration dans l'espace qui lui
était auparavant réservé s'accompagne d'une renais-
sance de sa moralité : il pourra vivre désormais dans
un état de continence parfaite, accordé à la morale
religieuse, et retrouver sa fonction.

VI
En revanche, nombre de fabliaux sont consacrés à
l'épanouissement de la relation adultère où la femme
donne une autre image d'elle-même et qui se déve-
28 FABLIAUX DU MOYEN ÂGE

loppe dans le cadre du mariage sans en bouleverser


les structures, le mari demeurant une figure mena-
çante. La relation est stable, et ses valeurs se mani-
festent dans leurs rencontres répétées, soumises à des
péripéties. Préambules succincts, conclusion rapide :
la séduction de la femme se réduit habituellement à
un bref résumé (La Bourgeoise d'Orléans, Le Chevalier
à la robe vermeille). Toujours est-il qu'elle doit donner
son accord aux rapports amoureux, ce qui les place
sous le signe de la réciprocité et du respect mutuel
entre deux êtres qui se sont choisis. Pour inviter son
amant au foyer conjugal, la femme, en général, pro-
fite d'une absence du mari qui quitte sa maison pour
des raisons professionnelles : ainsi est-il dit dans Le
Cuvier que Quand il en (était) alez gaaignier, I Et elle
se faisait baignier I Avec un clerc de grant franchise
(noblesse) / Ou ele avoit s'entente mise1.
C'est un amour réciproque, empreint de respect
chez l'homme et exalté chez la femme qui a choisi
son amant. Si l'un et l'autre assument une riche
sexualité que préparent des plaisirs tels que le bain et
le repas, ils s'ouvrent à une relation différente de
l'accouplement brutal des autres fabliaux et qui,
envisagée dans la durée et se répétant, crée des liens
profonds entre les partenaires. C'est une nouvelle
vision de l'amour et du plaisir, proche de celle qu'a
exaltée Jean de Meun dans Le Roman de la Rosé ;
c'est une communication privilégiée sans volonté de
domination ni de démonstration morale, où deux
corps expriment ardemment deux affectivités. Avec
ce couple qui met au premier plan la notion et le res-
pect de l'Autre, triomphe une morale individuelle du
plaisir. Cette compensation, indispensable à la
femme, contribue à l'équilibre conjugal en éliminant
les tensions dues à l'insatisfaction.
L'adultère avec un prêtre constitue un cas par-
1. Dans Les Tresses, les amants se retrouvent dans le même lit
que l'époux, et dans Celle qui fit trois tours autour de l'église, la
femme rejoint son ami dans un petit bois.
PRÉSENTATION 29

ticulier. Si l'amour est réciproque et le plaisir par-


tagé, les rapports sont plus rapides, et le prêtre, plus
actif que la femme, témoigne d'une certaine bruta-
lité, tout en respectant sa partenaire et en se souciant
de lui procurer une grande jouissance. C'est le com-
portement du mari, rebelle aux joies de la sexualité,
sot et laid, qui explique l'infidélité de l'épouse. Ainsi
dans Le Vilain de Bailleul.
Quand cet amour est menacé, par exemple par le
retour inopiné du mari, l'amant, pétrifié, laisse à sa
maîtresse le soin de trouver une solution. La femme,
jamais décontenancée et toujours efficace, répond par
des actes à l'urgence de la situation. Courageuse, elle
cache l'amant et lui permet de s'enfuir (Le Cuvier1.,
Le Dit du peliçori). Elle défend, mieux que son parte-
naire, une relation qui est source de vie et qui permet
l'épanouissement sentimental et sexuel de deux indi-
vidus, et en particulier le sien.
Elle réussit à cacher cette liaison et à préserver
l'équilibre conjugal, en jouant sur une double scène,
grâce à la ruse, pouvoir féminin très ancien, dès le
temps d'Abel, et collectif, qui profite à toutes, si bien
que la solidarité entre épouses joue à plein, commu-
niquant à mots voilés (Le Cuvier). Si le mari essaie
d'utiliser cette arme, il ne peut rivaliser avec sa
femme dont la ruse spontanée, répondant sur-
le-champ à chaque situation, voue à l'échec la labo-
rieuse machination de l'autre, incapable d'user avec
1. « La femme d'un marchand, en l'absence de son mari, reçoit
un clerc dans un cuvier qu'elle avait emprunté à sa voisine. Sur le
point d'être surprise par le mari, la femme renverse le cuvier et y
abrite son amant. Le mari rentre, fait mettre la nappe sur le cuvier
et s'apprête à manger. Sur ces entrefaites, la voisine fait réclamer
le cuvier par sa servante. "Vous lui direz, dit la femme, que votre
maîtresse n'est pas intelligente comme je voudrais l'être ; elle ne
sait pas que j'en ai un grand besoin." La voisine réfléchit et, ins-
truite par sa propre expérience, devine ce qu'est ce besoin, ima-
gine que l'autre cache le clerc dans son cuvier. Aussi elle paie un
homme pour crier au feu. Le marchand se précipite dans la rue,
tandis que sa femme délivre son amant. Si la voisine, dit-on,
n'avait pas eu tant d'expérience, elle n'aurait pas deviné juste. »
30 FABLIAUX DU MOYEN ÂGE

finesse de cette ressource. Deux espaces se dessinent


dans les fabliaux : l'un, masculin, marqué par la vio-
lence, l'autre, féminin, caractérisé par le secret et la
ruse, qui sait riposter à l'imprévu.
Tantôt, quand l'époux revient inopinément, la
femme fait preuve d'une grande vivacité d'esprit : par
une sorte de réflexe, elle feint la vertu outragée, affec-
tant de ne pas reconnaître son mari (Les Braies du cor-
delier), ou elle l'abuse par des manifestations de ten-
dresse (Le Chevalier à la robe vermeille).
Tantôt elle élabore une ruse plus savante dont
l'effet durable permet un réel approfondissement de
la relation amoureuse. Le mari peut connaître l'infi-
délité de sa femme pour avoir constaté son absence
(La Dame qui fit trois tours autour de l'église), rencontré
l'amant (Les Tresses), surpris un rendez-vous (La
Bourgeoise d'Orléans) ou obtenu des preuves tangibles
de la trahison (Le Chevalier à la robe vermeille). En
réponse, l'épouse construit un univers irrationnel où
le pouvoir de la raison, apanage masculin, devient
inopérant. Précipité dans un monde incertain et
fuyant où prévalent les illusions des sens, les rêves,
les pratiques superstitieuses, le mari perd les repères
habituels d'un univers rationnellement structuré et
tombe dans la confusion mentale. Ainsi la femme
peut-elle perpétuer l'adultère sans que soit brisé le
lien du mariage, neutralisant l'époux qui passe pour
fou (Les Trois Dames qui trouvèrent l'anneau) ou qui,
se croyant ensorcelé, décide de partir en pèlerinage
(Le Chevalier à la robe vermeille), ou encore qui
renonce à toute jalousie.
Grâce à l'adultère, la sexualité féminine devient
une force de vie, non de mort et de subversion. Ce
nouveau jeu amoureux ne connaît ni brimade ni frus-
tration, mais une quête commune du plaisir par deux
êtres qui s'unissent librement. La femme, épanouie,
joyeuse, aimante, est le personnage central de ce rap-
port qui lui permet de réaliser sa nature profonde
avec une totale spontanéité. Elle instaure un contre-
pouvoir à l'autorité maritale, elle s'affranchit des
PRÉSENTATION 31

interdits par un jeu subtil d'apparences dont se satis-


fait son conjoint. Se dessine ainsi une nouvelle figure
féminine, différente de la mégère acariâtre et de la
mante religieuse.

VII
Les fabliaux témoignent d'une époque (XIIe et
XIIIe siècle) où l'on a fim\par accepter le modèle
matrimonial proposé par l'Église qui fait du mariage
un sacrement. D'un commun accord, l'aristocratie et
le clergé ont placé la femme sous la dépendance de
l'homme. Son infériorité, qui paraît naturelle, se
retrouve à l'intérieur du mariage par l'idéal d'une
obéissance absolue. De là des rapports de force entre
les sexes : du côté masculin, l'autorité et la répres-
sion ; du côté féminin, la subversion. La femme se
libère par l'adultère : entre les amants règne une
entente sentimentale et sensuelle qui évacue toute
notion de pouvoir et permet de supporter le système
oppressif du mariage que, d'ailleurs, on ne remet pas
en cause.
Les fabliaux présentent donc une image composite
de la féminité à travers des regards masculins. La
femme est tantôt un instrument du diable, une chose
inférieure et dangereuse, tantôt un être désirable,
doté d'un réel pouvoir, quasi magique. L'homme est
partagé entre la peur et le désir : face à l'altérité, il
rêve de répression ou d'évasion. Comme l'a souligné
Jacques Dalarun *,
« Selon Isidore de Séville dont les savantes Étymolo-
gies constituent une des clefs essentielles de la vision
médiévale des clercs, Eva est vae> le malheur, mais
aussi vita> la vie, et selon l'hymne fameux Ave Maris
Stella attesté à partir du IXe siècle, en Eva se lit l'ana-
gramme d'Ave jadis lancé par Gabriel à la nouvelle
1. Histoire des femmes en Occident, t. II, Le Moyen Age, Paris,
Pion, 1990, p. 39.
32 FABLIAUX DU MOYEN ÂGE

Eve. En un mot3 évoquer Eve, c'est déjà invoquer


Marie et signifier avec Jérôme : "Mort par Eve, vie
par Marie" ou avec Augustin : "Par la femme la
mort, par la femme la vie." »
Jean DUFOURNET.
NOTE SUR L'ÉDITION
« Le texte n'existe qu'en tant qu'il est lu. Le
connaître, c'est le lire ; et la lecture est une pratique
concrétisant l'union de notre pensée avec ce morceau
de ce que, provisoirement, peut-être, elle accepte
comme réel. La lecture est par là dialogue, vertical
certes ; mais deux instances y sont confrontées : je suis
en quelque manière produit par ce texte-ci ; dans le
même temps que, lecteur, je le construis. Rapport de
solidarité active plutôt qu'effet de miroir. »
Paul Zumthor, Parler du Moyen Age, p. 27.

Tout choix est arbitraire, surtout quand on a affaire à un


ensemble de cent trente à cent soixante textes. Nous avons retenu
en priorité des fabliaux que nous comptons parmi les plus ingé-
nieux et les plus caractéristiques du genre. Certains sont à juste
titre qualifiés de petits chefs-d'œuvre : c'est le cas d'Estormi, des
Tresses, des Trois Aveugles de Compiègne, de Boivin de Provins, du
Boucher d'Abbeville, du Moine Sacristain. D'autres figurent dans le
recueil à des titres divers : Baillet utilise, plutôt que les octosyllabes
à rimes plates, une forme métrique originale qui ressortit à la poé-
sie lyrique ; Estula et La Ma(l) le Honte fondent l'intrigue et le
comique sur un jeu de mots ; Le Prêtre et le loup est encore proche
de la fable qui est à l'origine du genre. Enfin, il eût été choquant
d'écarter les œuvres de grands créateurs qui ont pratiqué aussi le
fabliau, comme l'ont fait avec un art consommé Jean Bodel,
Gautier Le Leu et Rutebeuf.
Pour chacun des fabliaux, nous avons suivi le plus fidèlement
possible le manuscrit que nous estimons le plus sûr, quitte à le cor-
riger le cas échéant. Nous signalons par des crochets les lettres et
les mots que nous avons ajoutés, par des parenthèses ceux que
nous retranchons. Nous indiquons dans les notes les leçons que
nous n'avons pas retenues. D'autre part, nous mentionnons pour
34 FABLIAUX DU MOYEN ÂGE

chaque fabliau, toujours dans les notes, outre le manuscrit choisi,


une bonne édition de référence que le lecteur pourra comparer à
la nôtre et qui nous a été souvent d'un précieux secours.
On trouvera en tête de la bibliographie toutes les indications
utiles concernant les manuscrits et les éditions.
Bien entendu, on a toujours intérêt à consulter et à utiliser la
magistrale édition de W. Noomen et de N. Van den Boogard, leur
Nouveau Recueil complet des fabliaux.
Pour la traduction, comme il s'agit de textes narratifs, nous
avons opté pour la prose, en nous efforçant de rester le plus fidèle
possible à la concision, à la vivacité et à la verdeur des originaux.
Complémentaires de la traduction, les notes, qui renvoient aux
vers, se veulent concises et claires. Les unes ressortissent à la phi-
lologie et à l'histoire du vocabulaire ; elles peuvent justifier la leçon
que nous avons adoptée, élucider un terme rare ou attirer l'atten-
tion sur des mots qui ont disparu ou que le français contemporain
a conservés avec un sens différent de celui de nos textes. Les autres
relèvent de l'histoire et commentent certains faits de civilisation.
Souvent, tout en nous gardant d'une pesante érudition, nous
avons mentionné des livres et des articles où le lecteur curieux
pourra trouver des renseignements complémentaires.
Pour faciliter la consultation, nous avons ajouté un index qui
renvoie aux pages précises où se trouvent les commentaires1.

1. Je tiens à remercier certains étudiants de maîtrise de la


Sorbonne nouvelle qui ont travaillé sous ma direction sur les
fabliaux et avec qui j'ai eu de fructueux échanges, en particulier
Nadira Benabdallah, Catherine Bondy, Isabelle Helmer, Alice
Kayser, Marie-Christine Martin, Marcel Marty, Leilah Ould-
Ameziane, Barbara Pohorski, Pascal Teychenné.
FABLIAUX DU MOYEN ÂGE
I. — DU VILAIN DE BAILLUEL

Se fabliaus puet verriez estre,


Dont avint il, ce dist mon mestre,
G'uns vilains a Bailluel manoit.
4 Formenz et terres ahanoit,
N'estoit useriers ne changiere.
Un jor, a eure de prangiere,
Vint en meson moût fameilleus ;
8 II estoit granz et merveilleus
Et maufez et de laide hure.
Sa famé n'avoit de lui cure,
Quar fols ert et de lait pelain,
12 Et celé amoit le chapelain,
S'avoit mis jor d'ensamble a estre
Le jor entre li et le prestre.
Bien avoit fet son appareil :
16 Ja ert li vins enz ou bareil,
Et si avoit le chapon cuit,
Et li gastiaus, si com je cuit,
Estoit couvers d'une touaille.
20 Ez vous le vilain qui baaille
Et de famine et de mesaise.
Celé li coït ouvrir la haise,
Contre lui est corant venue ;
24 Mes n'eûst soing de sa venue :
Mieus amast autrui recevoir.
Puis li dist por lui décevoir,
Si com celé qui sanz ressort
I. — LE PAYSAN DE BAILLEUL,
par Jean Bodel

Si un fabliau peut être véridique, alors il arriva,


comme le dit mon maître, qu'il y eut un paysan qui
demeurait à Bailleul, et qui peinait sur ses blés et ses
terres, n'étant ni usurier ni banquier. Un jour, à
l'heure de midi, il revint chez lui mourant de faim.
C'était un grand et effrayant bonhomme, un vrai
diable à la hure repoussante. Sa femme ne faisait pas
cas de lui, car il était sot et hideux, et elle aimait le
chapelain. Aussi avait-elle choisi ce jour-là pour le
passer avec le prêtre. Elle avait tout préparé : le vin
était déjà dans le baril, le chapon était cuit, et le
gâteau, je crois, était recouvert d'une serviette.
20. Or voici le paysan qui bâille de faim et de las-
situde. Elle court lui ouvrir la barrière, elle se préci-
pite à sa rencontre, mais elle se serait bien passée de
sa venue : elle aurait préféré en recevoir un autre.
Puis elle lui dit pour tromper, en femme qui, assuré-
ment,
38 DU VILAIN DE BAILLUEL

28 L'amast mieux enfouï que mort :


« Sire, fet ele, Dieus me saint !
Con vous voi or desfet et taint !
N'avez que les os et le cuir.
32 — Erme, j'ai tel faim que je muir,
Fet il, sont boilli li maton ?
— Morez certes, ce fêtes mon ;
James plus voir dire n'orrez :
36 Couchiez vous tost, quar vous morez.
Or m'est il mal, lasse chetive !
Après vous n'ai soing que je vive,
Puisque de moi vous dessamblez.
40 Sire, com vous m'estes amblez,
Vous dévierez a cort terme.
— Gabez me vous, fet il, dame Erme ?
Je oi si bien no vache muire
44 Je ne cuit mie que je muire,
Ainz porroie encore bien vivre.
— Sire, la mort qui vous enyvre
Vous taint si le cuer et encombre
48 Qu'il n'a mes en vous fors que l'ombre :
Par tens vous tornera au cuer.
— Couchiez me donques, bêle suer,
Fet il, quant je suis si atains. »
52 Celé se haste, ne puet ains,
De lui deçoivre par sa jangle.
D'une part li fist en un angle
Un lit de fuerre et de pesas
56 Et de linceus de chanevas ;
Puis le despoille, si le couche ;
Les ieus li a clos et la bouche ;
Puis se lest cheoir sor le cors :
60 « Frère, dist ele, tu es mors :
Dieu ait merci de la teue âme !
Que fera ta lasse de famé
Qui por toi s'ocirra de duel ? »
64 Li vilains gist souz le linçuel,
Qui entresait cuide mors estre ;
Et celé s'en va por le prestre,
Qui moût fu viseuse et repointe.
LE PAYSAN DE BAILLEUL 39

l'eût mieux aimé mort et enterré :


« Sire, fait-elle, que Dieu me bénisse ! Comme je
vous vois épuisé et pâle ! Vous n'avez que la peau et
les os.
— Erme, je meurs de faim. La bouillie est-elle
prête ?
— Oui, vous vous mourez, c'est une certitude.
Jamais vous n'entendrez rien dire de plus vrai. Cou-
chez-vous vite, car vous allez mourir. Quelle catas-
trophe pour moi, pauvre malheureuse ! Après vous,
je me moque de vivre, puisque vous me quittez. Sire,
comme vous êtes déjà loin de moi ! Vous perdrez la
vie sous peu.
— Vous moquez-vous de moi, dame Erme ? fait-
il. J'entends si bien notre vache mugir que je ne me
crois pas en train de mourir, mais je pourrais vivre
encore longtemps.
— Sire, la mort qui vous enivre vous affaiblit et
bloque le cœur si bien que vous n'êtes plus qu'une
ombre. Bientôt elle atteindra votre cœur.
— Couchez-moi donc, chère sœur, fait-il, puisque
je suis dans un tel état. »
52. Du mieux qu'elle peut, elle se hâte de le
tromper par ses boniments. A l'écart, elle lui prépare,
dans un coin, un lit de paille et de cosses de pois,
avec des draps de chanvre. Puis elle le déshabille et
le couche, elle lui ferme les yeux et la bouche ; elle se
laisse choir sur son corps :
« Mon frère, dit-elle, tu es mort. Dieu ait pitié de
ton âme ! Que fera ta malheureuse femme qui pour
toi se tuera de douleur ? »
Le paysan gît sous le linceul, s'imaginant aussitôt
être mort. Quant à la femme, elle va chercher le
prêtre : elle était particulièrement rouée et astu-
cieuse.
GF Flammarion
14/10/193881-X-2014 - Impr. MAURY Imprimeur, 45330 Malesherbes.
N° d'édition L.01EHPN000688.N001 - Décembre 2014 - Printed in France.

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