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Histoire Générale de L'afrique Volume V PDF

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Histoire générale de l'Afrique

Études et documents
Déjà parus dans cette collection :

1. Le peuplement de l'Egypte ancienne et le déchiffrement de l'écriture méroïtique


2. La traite négrière du X V au XIX" siècle
3. Les contacts historiques entre l'Afrique de l'Est, Madagascar et l'Asie du Sud-Ouest par les
voies de l'océan Indien
4. L'historiographie de l'Afrique australe
5. La décolonisation de l'Afrique. Afrique australe et Corne de l'Afrique
L a décolonisation
de l'Afrique :
Afrique australe et
Corne de l'Afrique

Documents de travail et compte rendu


de la réunion d'experts tenue à Varsovie (Pologne)
du 9 au 13 octobre 1978

Les Presses de l'Unesco


Publié en 1981
par l'Organisation des Nations Unies
pour l'éducation, la science et la culture
7, place de Fontenoy, 75700 Paris

Imprimé par Tardy Quercy (S.A.) Cahors

I S B N 92-3-201834-9
Édition anglaise 92-3-101834-5

© Unesco, 1981
Préface

E n 1964, la Conférence générale de l'Unesco, dans le cadre des efforts


déployés par l'Organisation pour favoriser la compréhension mutuelle des
peuples et des nations, a autorisé le Directeur général à prendre les mesures
nécessaires en vue de l'élaboration et de la publication d'une Histoire
générale de l'Afrique.
D e s colloques et des rencontres scientifiques consacrés à des sujets
connexes ont été organisés au titre des travaux préparatoires. Les
communications présentées et les échanges de vues qui ont eu lieu sur toute
une série de sujets lors de ces réunions constituent les éléments d'une
documentation scientifique de grande valeur à laquelle l'Unesco se propose
d'assurer la plus large diffusion possible en la publiant dans le cadre d'une
collection intitulée « Histoire générale de l'Afrique. Études et documents ».
L e présent ouvrage, qui constitue le cinquième volume de cette
collection, contient les communications présentées lors de la Réunion
d'experts sur la décolonisation de l'Afrique australe — Corne de l'Afrique
tenue à Varsovie (Pologne) du 9 au 13 octobre 1978. O n y trouvera
également le compte rendu des débats auxquels ces communications ont
donné lieu.
Les auteurs sont responsables du choix et de la présentation des faits
figurant dans cet ouvrage ainsi que des opinions qui y sont exprimées,
lesquelles ne sont pas nécessairement celles de l'Unesco et n'engagent pas
l'Organisation.
Les appellations employées dans cette publication et les données qui y
figurent n'impliquent de la part de l'Unesco aucune prise de position quant
au statut juridique des pays, territoires, villes ou zones, ou de leurs autorités,
ni quant au tracé de leurs frontières ou limites.
Table des matières

Introduction 9

Première partie. L a décolonisation de l'Afrique australe


Les États africains indépendants et la lutte pour l'Afrique australe,
par Ali A . Mazrui 13
Le rôle des mouvements de libération dans la lutte pour l'Afrique
australe, 1955-1977, par Elleck K . Mashingaidze 25
La position de l'Afrique du Sud, par E . L . Ntloedibe (Pan-African
Congress) 35
L'Afrique du Sud face à ses défis, par E d m o n d Jouve 47
Zimbabwe : le Règlement interne dans son contexte historique,
par David Chanaiwa 73

Deuxième partie. L a décolonisation de la Corne de l'Afrique


L a décolonisation dans la Corne de l'Afrique et les conséquences
des aspirations des Somalis à l'autodétermination,
par Said Yusuf Abdi 108
La persistance de la culture nationale en Somalie pendant et après
l'époque coloniale : l'apport des poètes, des dramaturges et des
compilateurs de la littérature orale, par B . W . Andrzejewski 121
La décolonisation de l'Ethiopie, par Richard Pankhurst 135
Néo-colonialisme ou décolonisation ?, par Hagos G . Yesus 151

Troisième partie. Compte rendu des débats de la réunion d'experts


Annexes

1. Allocution du représentant du Directeur général de


l'Unesco 175
2. Liste des participants 179
Introduction

A u cours de sa quatrième session plénière tenue à Nairobi en avril 1978, le


Comité scientifique international pour la rédaction d'une Histoire générale de
l'Afrique a exprimé le v œ u qu'une réunion d'experts fût consacrée à l'examen
des problèmes relatifs à la décolonisation dans deux régions de l'Afrique où
les situations paraissaient particulièrement embrouillées. Cette réunion
devait avoir pour but de fournir des informations et des directives au
directeur du volume VIII de YHistoire générale de l'Afrique et au Comité
scientifique international, en vue de l'élaboration finale de la table des
matières et de la rédaction de ce volume : « L'Afrique depuis 1935 ».
L a Commission nationale polonaise pour l'Unesco a répondu au v œ u
du Comité scientifique international en assurant, en liaison avec l'Université
de Varsovie et le Secrétariat de l'Unesco, la préparation de cette réunion, qui
s'est tenue dans la capitale de la Pologne. A cette occasion, le Comité
scientifique international a exprimé sa profonde gratitude à la Commission
nationale polonaise ainsi qu'à l'Université de Varsovie.
Dans la première partie de cet ouvrage sont groupés les documents de
travail préparés pour la réunion et portant plus spécialement sur la
décolonisation de l'Afrique australe, en commençant par une communication
d'Ali A . Mazrui, directeur du volume VIII de YHistoire générale de
l'Afrique, qui a fourni le point de départ des discussions sur ce thème. Le rôle
des mouvements de libération dans la lutte pour l'Afrique australe est ensuite
étudié par Elleck K . Mashingaidze, cependant que E . L . Ntloedibe,
m e m b r e du Comité central du Pan-African Congress, analyse le statut
juridique de l'Afrique du Sud depuis l'adoption, par le Parlement
britannique, du South Africa Act de 1909. L a communication d ' E d m o n d
Jouve traite notamment de l'attitude des organisations internationales et des
puissances étrangères vis-à-vis de l'Afrique du Sud. Quant à David
Chanaiwa, il apporte d'importants éléments à l'histoire du Z i m b a b w e .
La deuxième partie du volume rassemble les documents de travail
portant sur le problème de la décolonisation de la Corne de l'Afrique. Said
Yusuf Abdi retrace l'histoire de la Somalie depuis la conquête coloniale
européenne, et B . W . Andrzejewski montre comment la culture Somalie a pu
se conserver pendant et après l'époque coloniale grâce à l'apport des poètes,
des dramaturges et des compilateurs de la poésie orale. Dans sa
communication, Richard Pankhurst fait l'historique de la décolonisation de
l'Ethiopie de 1940 à 1955. Enfin, Hagos G . Yesus, analysant les rapports
entre néo-colonialisme et décolonisation, m e t en garde contre une
décolonisation qui ne serait en fait qu'un néo-colonialisme déguisé. « L e
spectacle de cette réédition du dépeçage de l'Afrique, déclare-t-il, est offert à
tous ceux qui ont des yeux pour voir. Mais voilà, il y a aussi le spectre de la
résistance et de la révolution qui les hante tous tant qu'ils sont. »
O n trouvera dans la troisième partie de l'ouvrage le compte rendu des
débats de la réunion d'experts.
Première partie
L a décolonisation
de l'Afrique australe
Les États africains indépendants
et la lutte
pour l'Afrique australe

Ali A . Mazrui

Le soutien apporté par les États africains indépendants aux mouvements de


libération de l'Afrique australe a souvent été sous-estimé. Certes, si l'on ne
considère que leur aide financière, et plus encore si l'on ne tient compte que
de leur assistance militaire et paramilitaire, le rôle de ces États peut, à
première vue, sembler assez modeste. Leur appui n'en a pas moins eu de
vastes répercussions et les mouvements de libération lui doivent en grande
partie l'indispensable légitimité diplomatique qu'ils ont progressivement
acquise.
Vincent B . Khapoya 1 a distingué neuf formes d'aide apportées par les
États africains aux mouvements de libération : a) l'offre d'un asile aux exilés
politiques ; b) la possibilité donnée à ces mouvements d'ouvrir des bureaux
de représentation ; c) la fourniture des moyens nécessaires à leurs activités
militaires et paramilitaires ; d) le versement de contributions exception-
nelles au Comité de libération de l'Organisation de l'Unité africaine ; e) le
versement de contributions ordinaires à ce m ê m e comité ; f) la prise ou le
soutien d'initiatives visant à unifier les divers mouvements de libération d'un
m ê m e pays (par exemple, la Z i m b a b w e African Peoples' Union et la
Z i m b a b w e African National Union, ou encore les trois mouvements de
l'Angola, avant l'accession à l'indépendance) ; g) le refus de tout dialogue
avec l'Afrique du Sud ; h) l'hébergement des réfugiés non politiques des
zones touchées par les combats ; et enfin i) l'apport d'une aide supplémen-
taire sous la forme, par exemple, de concours financiers, de fournitures
médicales ou de moyens de formation.
Vincent B . Khapoya a sous-estimé l'important soutien diplomatique
apporté par les États africains dans le cadre de l'Organisation des Nations
Unies et sur la scène politique mondiale, appui qui a contribué à saper la
légitimité des régimes minoritaires blancs d'Afrique australe et à renforcer
celle des mouvements qui se sont dressés contre eux.
Il est presque certain en effet que, sans l'appui international des États

1. Vincent B . Khapoya, « Determinants of African support for African liberation movements,


a comparative analysis ». Journal of African studies, vol. 3, n° 4, hiver 1976, p. 469-489.
14 Ali A. Mazrui

africains, le R o y a u m e - U n i aurait pu être tenté bien plus tôt de composer


avec la Rhodésie de Ian Smith. Si l'action diplomatique africaine n'avait pas
été largement solidaire à l'égard de toutes ces questions, les États-Unis
auraient aussi p u juger opportun de préserver le statu quo ante en Afrique
australe. Et, sans les vastes pressions exercées par l'Afrique sur le plan
international, la France n'aurait pas mis un terme à ses ventes de matériel
militaire à l'Afrique du Sud et l'Organisation des Nations Unies n'aurait pas
eu la volonté politique de décréter, en 1977, un embargo sur les fournitures
d'armes à l'Afrique du Sud.

Souveraineté raciale et juridiction continentale


Quel est le dénominateur c o m m u n de l'attitude des États africains à l'égard
de la question d'Afrique australe, et dans quelle mesure leurs positions
diffèrent-elles ?
D e toute évidence, il serait naïf d'expliquer leur soutien unanime à la
libération de l'Afrique australe par un attachement général à la cause des
droits de l ' h o m m e . N o m b r e des États qui militent très activement en faveur
de la libération de l'Afrique australe — de l'Ouganda d'Idi A m i n D a d a à la
Guinée de Sékou Touré — ne portent-ils pas gravement atteinte à ces m ê m e s
droits sur leur propre territoire ?
Il serait presque aussi naïf d'affirmer que leur engagement repose sur
leur adhésion au principe du « gouvernement de la majorité », si nous
entendons par là une forme de gouvernement qui donne périodiquement aux
citoyens la possibilité de choisir leurs dirigeants par la voie d'élections libres.
E n effet, pratiquement aucun des États africains n'applique démocratique-
ment ce principe à la conduite de ses affaires internes.
E n fait, l'engagement des États africains est fondé sur deux exigences
qui, pour être dissimulées sous des appellations différentes, n'en correspon-
dent pas moins aux deux principes suivants.
Tout d'abord, le principe de souveraineté raciale, qui n'exclut certes
pas la notion de « gouvernement de la majorité », mais non pas au sens que
lui donnent les libéraux, pour lesquels l'expression implique l'organisation
périodique d'élections afin de dégager la volonté de la majorité. E n
l'occurrence, la souveraineté raciale signifie qu'une société ne devrait pas
être dominée par une minorité d'une race étrangère et que ses dirigeants
devraient, dans la mesure du possible, appartenir à une race ou à une ethnie
représentative. L'expression « domination étrangère » ne désigne donc pas
seulement la domination d'un État-nation étranger, elle s'applique aussi à
toute domination exercée par une minorité raciale ou ethnique d'origine
étrangère. Si les régimes blancs d'Afrique australe sont tenus pour
illégitimes, c'est en partie parce qu'ils sont incompatibles avec le principe de
souveraineté raciale.
Les États africains indépendants 15
et la lutte pour l'Afrique Australe

Le second principe sur lequel se fonde la position des États africains à


l'égard de la question de l'Afrique australe est celui de la juridiction
continentale. O n peut y voir une version africaine de la doctrine de M o n r o e
puisqu'il signifie la volonté de s'opposer à toute ingérence étrangère dans les
affaires africaines et de consolider l'autonomie de chaque État africain aussi
bien que celle du continent. Il découle de ce principe que, s'agissant des
affaires africaines, l'initiative appartient d'abord aux Africains e u x - m ê m e s .
E n raison de l'importance qu'ils attachent aux principes de la
souveraineté raciale et de la juridiction continentale, les États et les
mouvements africains, surtout depuis les années cinquante, s'efforcent
d'instaurer deux formes de solidarité : tout d'abord le panafricanisme de
libération et ensuite le panafricanisme d'intégration. D a n s le premier cas,
l'objectif est de réduire les ingérences étrangères dans les affaires africaines
et, dans le second cas, d'encourager les Africains à former des fédérations ou
des ensembles économiques plus vastes. L e panafricanisme de libération vise
notamment à mettre en échec les puissances étrangères au continent, tandis
que le panafricanisme d'intégration aspire à rassembler les Africains.
Jusqu'à présent, le panafricanisme de libération a nettement mieux
réussi, dans l'ensemble, que le panafricanisme d'intégration. L'un après
l'autre, les États africains sont du moins parvenus à mettre un terme au
colonialisme politique et à accéder à la souveraineté formelle. Plusieurs
autres pays sont allés plus loin dans la voie d'une libération économique. Et
la lutte engagée d'abord contre la domination portugaise en Afrique, et plus
récemment contre d'autres formes de la domination de minorités blanches en
Afrique australe, a connu ses heures de triomphe.
E n revanche, sur le plan de l'intégration, le panafricanisme est allé
d'échec en échec, de la dislocation des ensembles fédéraux qui s'étaient
constitués, tel l'éclatement de la Fédération du Mali en 1960, à la
désintégration de la C o m m u n a u t é de l'Afrique de l'Est, qui avait regroupé,
jusqu'en 1977, le K e n y a , la Tanzanie et l'Ouganda au sein d'un système de
coopération régionale fortement structuré.
E n résumé, au cours de cette deuxième moitié du x x e siècle, les
Africains ont bien mieux réussi à s'unir pour repousser le colonialisme que
pour se rapprocher les uns des autres.
E n Afrique australe, ces deux formes de panafricanisme ont été parfois
antagonistes. Par exemple, la Fédération des Rhodésies et du Nyassaland
semblait pouvoir former le point de départ d'un m o u v e m e n t d'intégration,
une fois la domination étrangère éliminée ; pourtant, dans la mesure où la
domination blanche était déjà omniprésente, la solidarité panafricaine s'est
manifestée davantage dans la lutte contre cette domination que dans les
efforts visant à préserver l'unité de trois territoires coloniaux.
D ' u n e façon analogue, l'État sud-africain aurait pu servir les objectifs à
16 Ali A. Mazna

long terme du panafricanisme d'intégration s'il avait incorporé, c o m m e il fut


tenté de le faire, le Sud-Ouest africain (Namibie). Mais, l'Afrique du Sud
étant elle-même aux mains d'un gouvernement blanc et raciste, l'absorption
de la Namibie se serait traduite par une expansion et une consolidation de
l'apartheid.
D'autre part, l'apartheid, par son projet de création de homelands
(foyers nationaux), tend à fractionner l'Afrique du Sud en différentes
composantes culturelles, mouvement amorcé en 1976 avec l'indépendance du
Transkei. C e projet de homelands noirs séparés va heureusement à
rencontre des deux formes de panafricanisme. Il compromet la liberté m ê m e
de ces foyers nationaux, et à plus forte raison celle de leurs citoyens qui
travaillent dans une Afrique du Sud placée sous la domination blanche ; il
vise en outre à diviser profondément les populations noires d'Afrique du Sud
au m o m e n t m ê m e où leurs perspectives de solidarité sont meilleures que
jamais.
Pour leur part, les États de la « ligne de front », c'est-à-dire le
Mozambique, le Botswana, la Zambie, l'Angola et la Tanzanie, ont sans
aucun doute joué un rôle important dans l'édification du panafricanisme de
libération. A travers l'action entreprise pour atteindre cet objectif, certains
d'entre eux ont aussi connu une amorce d'intégration régionale. Ainsi la
construction d'une voie ferrée entre la Tanzanie et la Zambie, qui répondait
en partie aux besoins des luttes de libération, a été à l'origine d'un
resserrement des relations, sur le plan économique et social, entre ces deux
pays. La fermeture de la frontière entre la Rhodésie et la Zambie a, d'une
part, affaibli les liens entre ces deux pays et, d'autre part, incité la Zambie à
se rapprocher de ses voisins du Nord.
Les relations entre la Tanzanie et le Mozambique sont entrées dans une
nouvelle phase lorsque le Mozambique a entrepris de se libérer de la
domination portugaise et elles pourraient devenir beaucoup plus étroites à
l'avenir. Certains observateurs vont jusqu'à penser que le Mozambique et la
Zambie pourraient un jour être plus étroitement associés à la Tanzanie que
celle-ci ne l'a jamais été avec le Kenya pendant les quinze premières années
qui ont suivi son accession à l'indépendance.
C'est dire que la participation des États africains à la libération de
l'Afrique australe a eu des répercussions sur ces États eux-mêmes et sur les
relations qu'ils entretiennent entre eux, indépendamment de l'issue des luttes
de libération.
Cependant le degré d'engagement des États africains dans les luttes
pour l'Afrique australe varie considérablement, quoi que nous ayons dit de
leur adhésion aux principes de souveraineté raciale et de juridiction
continentale, adhésion dont l'intensité varie forcément, elle aussi, d'un pays
à l'autre. Jusqu'où un État africain acceptera-t-il de s'engager dans
Les États africains indépendants 17
et la lutte pour l'Afrique Australe

l'entreprise c o m m u n e de libération de l'Afrique australe ? L a réponse


dépend de plusieurs facteurs, dont certains peuvent être propres à l'État
considéré et ne jouer aucun rôle dans les autres pays.
Nous devons donc maintenant nous interroger sur les éléments qui
déterminent l'importance du soutien apporté par les États africains à la lutte
pour l'Afrique australe.

Distance, valeurs et personnalité

Parmi les cinq facteurs les plus importants, nous citerons en premier lieu la
distance qui sépare chacun des États africains des zones à libérer. C e facteur
a certainement joué un rôle dans la formation du groupe des États dits « de la
zone du front », m ê m e si leur situation aux frontières m ê m e s de l'Afrique
australe n'est évidemment que l'une des causes de leur militantisme
politique ; l'expression de « zone du front » correspond en fait à un concept
géopolitique. Jusqu'au coup d'État de Lisbonne, la Tanzanie et la Zambie
étaient les principaux pays limitrophes de la zone que formait alors l'Afrique
australe soumise à la domination des Blancs. Vincent B . Khapoya les a
placés au premier rang des pays africains pour l'aide apportée à l'Afrique
australe.
Depuis l'effondrement de l'empire portugais, à la suite du coup d'État
de Lisbonne (avril 1974), deux autres pays assez progressistes participent très
activement à la libération des zones encore asservies : le Mozambique, qui
est devenu la base de la fraction militaire la plus importante des combattants
du Z i m b a b w e , et l'Angola, qui joue un rôle de plus en plus décisif dans la
lutte pour la libération de la Namibie.
Mais la distance géographique n'est qu'une forme d'éloignement parmi
d'autres. Il faut tenir compte aussi des différences culturelles, surtout si l'on
se réfère à la diversité des héritages coloniaux. C'est le problème de la
distance géoculturelle. Évaluant, avant le coup d'État de Lisbonne, l'aide
apportée aux mouvements de libération, Vincent B . Khapoya constatait que
les douze pays dont l'appui était le plus faible étaient presque tous
francophones. L a situation n'a guère changé depuis la révolution portugaise
et, dans l'ensemble, l'Afrique francophone soutient moins activement le
panafricanisme de libération que ne le fait l'Afrique de langue anglaise.
La proximité géographique de l'Afrique d'expression portugaise et du
reste de l'Afrique australe contraste avec leur éloignement culturel, du moins
en ce qui concerne les élites, car il en va peut-être différemment, pour les
masses, que rapprochent les cultures indigènes. Sur les cinq États de la zone
du front, trois sont anglophones (la Zambie, le Botswana et la Tanzanie) et il
est pratiquement certain que les territoires qui restent à libérer de la
18 Ali A. Mazrui

domination blanche viendront tous s'ajouter au groupe anglophone lorsque


les Noirs y auront repris le pouvoir ; il s'agit du Z i m b a b w e (Rhodésie), de la
Namibie (encore que pour l'instant l'anglais y soit éclipsé par l'afrikaans et
l'allemand) et, enfin, de l'Afrique du Sud elle-même. L e Malawi, qui est lui
aussi anglophone, participe moins activement aux luttes de libération.
Il y a en outre les différences culturelles qui séparent l'Afrique arabe de
l'Afrique noire et, dans ce cas, éloignement géographique et éloignement
culturel semblent se renforcer. Pourtant, aussi paradoxal que cela puisse
paraître, l'aide apportée par l'Afrique arabe à la libération de l'Afrique
australe a, dans l'ensemble, été bien supérieure à la moyenne. L'Algérie et
l'Egypte se sont tout particulièrement distinguées à cet égard. Seuls les États
de la zone du front ont fait plus encore que l'Algérie et aucun État arabe,
jusqu'à présent, ne s'est classé dans le quart inférieur des pays participant
aux luttes de libération.
II faut aussi prendre en considération les différences idéologiques qui
peuvent séparer chacun des États africains et le mouvement de libération
dans son ensemble. Ainsi, la Guinée de Sékou Touré, bien que francophone,
fournit une aide supérieure à celle de pays anglophones c o m m e le Kenya et la
Sierra Leone.
D a n s l'ensemble, les régimes qui se situent à la gauche de l'éventail
idéologique africain peuvent être réputés plus actifs dans les luttes de
libération, si l'on en juge du moins d'après le ton de leurs discours et leur
activisme diplomatique dans toutes les réunions internationales.
D a n s le m ê m e ordre d'idées, il faut mentionner encore la part du
nationalisme dans l'orientation idéologique globale de chaque régime
africain. Il convient ici d'établir une distinction entre nationalisme militant et
nationalisme sympathisant. Il s'agit, dans le premier cas, de pays prêts à
s'engager directement dans la lutte pour des objectifs patriotiques, partisans
de solutions radicales et moins enclins au compromis.
D a n s le second cas, il s'agit de pays qui laissent à d'autres le soin de
prendre les armes et parfois m ê m e la décision d'engager le combat, mais qui
peuvent néanmoins se sentir assez proches de ceux qui se battent pour leur
apporter un soutien moral, voire matériel. L e nationalisme militant est le cri
de guerre de ceux qui participent directement à la lutte, tandis que le
nationalisme sympathisant s'apparente davantage aux encouragements de
spectateurs enthousiastes. L e premier a très souvent besoin de combattants
pour défendre la terre des ancêtres et le deuxième a besoin de supporters
pour soutenir le moral des combattants.
Le degré d'engagement des États africains dans la libération de
l'Afrique australe va du nationalisme sympathisant, assez indécis et parfois
ambivalent, de la Côte-d'Ivoire au nationalisme de plus en plus militant dont
fait preuve la Zambie à l'égard de la Rhodésie. D a n s la pratique, la politique
Les États africains indépendants 19
et la lutte pour l'Afrique Australe

des États africains vis-à-vis de l'Afrique australe dépend en partie de


l'intensité de leur nationalisme.
Cinquième facteur déterminant : la personnalité du chef de l'État. Les
positions assez accommodantes qu'a prises le Malawi de Hastings Banda
tiennent en partie à des facteurs géopolitiques, c'est-à-dire à la vulnérabilité
qui découle de la proximité de pays dirigés par des Blancs, et en partie aussi à
la faiblesse de son économie, qui a m ê m e rendu pendant assez longtemps le
pays tributaire de l'accès de ses travailleurs aux mines d'Afrique du Sud ;
elles tiennent enfin à la personnalité et au caractère de Banda.
Le cas d'Idi A m i n D a d a offre un exemple plus net encore de l'influence
que peut exercer la personnalité du chef de l'État sur la politique d'un pays.
Lorsqu'il accéda au pouvoir, en 1971, le président de l'Ouganda se déclara
rapidement partisan d'un dialogue entre États noirs et Afrique du Sud pour
tenter de résoudre la question de l'Afrique australe. Pourtant, bien avant
qu'il devienne, en 1975, président de l'Organisation de l'unité africaine, sa
position vis-à-vis de l'Afrique australe était devenue celle d'un nationaliste
militant, si l'on en juge du moins d'après ses déclarations et son activisme
diplomatique. C e tournant, amorcé en 1972, reflétait surtout les réactions
personnelles d'Idi A m i n D a d a ; mais, s'il a maintenu cette politique, c'est
pour d'autres raisons, dont la satisfaction d'être considéré c o m m e l'un des
tribuns de la lutte du tiers m o n d e contre l'impérialisme.
D e m ê m e , les positions prises par Houphouët-Boigny à l'égard de
l'Afrique australe tiennent aussi à sa personnalité. L e président de la
Côte-d'Ivoire se considère c o m m e le porte-parole de la modération, de la
conciliation et d'un pragmatisme éclairé dans les affaires africaines,
conviction qui l'a a m e n é à miser résolument sur une politique de dialogue et
de détente entre les États noirs et l'Afrique du Sud.
Certains pourraient toutefois se demander dans quelle mesure la
politique ivoirienne traduit moins les préférences du chef de l'État que
l'influence de la France, ce qui nous amène à examiner tous les facteurs
pouvant influencer indirectement la position des États noirs vis-à-vis de
l'Afrique australe.

Facteurs indirects

Par facteurs indirects, nous entendons ceux qui ne sont pas directement liés à
la question de la libération proprement dite. D a n s quelle mesure, par
exemple, l'aide reçue des pays occidentaux influence-t-elle la position prise
par un État africain indépendant à l'égard des mouvements de libération
d'Afrique australe ? E n fait, la corrélation entre le volume de l'aide
occidentale et l'appui apporté aux mouvements de libération est très faible.
20 Ali A. Mazrui

Ainsi, bien que la Zambie et le Malawi aient reçu approximativement la


m ê m e assistance des pays occidentaux au cours des dix dernières années, la
Zambie a été l'un des États les plus acquis à la cause de la libération, tandis
que le Malawi a souvent eu tendance à collaborer avec les régimes
minoritaires blancs.
D a n s quelle mesure, d'autre part, le volume de l'aide reçue de l'Union
soviétique influence-t-il les relations des pays africains avec les mouvements
de libération ? Si l'on constate qu'un pays recevant une aide importante de
l'Union soviétique apporte aussi une aide importante aux mouvements de
libération d'Afrique australe, cette corrélation peut tenir d'abord à la
convergence de leurs options idéologiques. E n d'autres termes, ce sont les
m ê m e s raisons idéologiques qui peuvent amener un pays, d'une part, à
intensifier ses relations avec l'Union soviétique et, d'autre part, à soutenir les
mouvements de libération d'Afrique australe.
Tous les facteurs mentionnés ci-dessus sont exogènes, c'est-à-dire qu'ils
découlent ou dépendent en partie de liens établis avec des puissances
étrangères au continent africain.
Il arrive parfois également qu'un pays étranger à l'Afrique détermine
sa politique africaine en fonction de ses relations avec d'autres régions du
m o n d e , elles aussi extérieures au continent africain. L'exemple de la Chine
est particulièrement frappant à ce propos, sa politique africaine étant
essentiellement fonction de sa politique vis-à-vis de l'Union soviétique. Tel a
été tout particulièrement le cas pendant les années soixante-dix, époque où la
Chine a généralement riposté aux initiatives africaines de l'Union soviétique
en choisissant ses amis parmi les adversaires de ce pays. C'est dire que les
facteurs exogènes de cet ordre sont foncièrement étrangers au continent.
Existe-t-il en outre des facteurs indirects, mais néanmoins liés aux
affaires du continent africain ? Sans aucun doute, mais parfois sous une
forme extrêmement subtile. Ainsi, en 1976 et en 1977, l'attitude du Kenya à
l'égard du Z i m b a b w e a parfois été influencée par ses rapports avec la
République-Unie de Tanzanie. Irrités par celle-ci ou jaloux de son statut
d'Etat de ligne de front, certains éléments au moins du gouvernement de
Nairobi ont parfois soutenu avec moins d'enthousiasme la cause de l'Afrique
australe.
L'aide apportée par les pays arabes à l'Afrique australe est elle aussi
influencée par des facteurs indirects mais, d'une façon générale, la
corrélation est à la fois d'ordre continental, c'est-à-dire liée aux affaires
africaines, et d'ordre extracontinental puisqu'elle est liée à l'ensemble du
conflit israélo-arabe. Les Arabes ont eu besoin de l'appui diplomatique des
Africains dans leurs efforts pour isoler Israël et de l'appui des voix africaines
au sein des organisations internationales pour faire reconnaître plus
largement la légitimité de la cause palestinienne.
Les États africains indépendants 21
et la lutte pour l'Afrique Australe

Certains des États arabes les plus progressistes auraient de toute


façon soutenu la lutte de libération des Noirs d'Afrique australe. Mais, en
s o m m e , un système d'échange s'est établi entre les États arabes et les États
africains, les uns ayant besoin d'un appui contre Israël et les autres d'une aide
contre les régimes blancs d'Afrique australe.
Tous ces facteurs, qu'ils soient ou non extérieurs au continent africain,
jouent parfois en sens opposé et nous devons examiner maintenant
quelques-unes de ces contradictions.

R a p p o r t s dialectiques a u niveau régional


et a u niveau m o n d i a l

Ces rapports dialectiques sont en partie la conséquence des tensions que


connaissent les pays ayant récemment accédé à l'indépendance, partagés
qu'ils sont entre la persistance de l'héritage impérialiste et les aspirations de
leurs dirigeants à une autonomie totale.
La contradiction est particulièrement frappante au Mozambique. Il ne
fait guère de doute que ce pays, sous l'impulsion du nouveau gouvernement
marxiste-léniniste qui le dirige depuis son accession à l'indépendance, milite
en faveur de la libération de l'Afrique australe et aussi d'autres régions du
continent. Cet engagement révolutionnaire s'accompagne cependant d'une
très forte dépendance par rapport à l'économie sud-africaine. Le gouverne-
ment reçoit une aide, en or et en devises, correspondant à sa part de
l'exploitation des mineurs mozambicains employés en Afrique du Sud.
Le Mozambique accueille les combattants du Front patriotique de
libération du Z i m b a b w e et pourtant ce m ê m e gouvernement révolutionnaire
doit faire preuve de beaucoup de circonspection dans ses relations avec le
régime raciste de Pretoria.
C e sont ces rapports dialectiques entre la dépendance et la révolution,
entre les séquelles de l'impérialisme et les aspirations à la justice sociale, qui
mettent presque tous les États de la ligne de front dans une situation
paradoxale et difficile. L e Botswana connaît le m ê m e dilemme, bien que
sous une forme un peu différente. Quant à la Zambie, les efforts qu'elle a
déployés pour se rendre moins tributaire de la Rhodésie, après la déclaration
unilatérale d'indépendance de Ian Smith, l'ont amenée aussi à dépendre
davantage de l'Afrique du Sud sur le plan économique et, dans une certaine
mesure, sur le plan de son infrastructure.
L'Angola, c o m m e nous le verrons plus loin, a choisi une autre forme de
dépendance. La Tanzanie elle-même, alors m ê m e qu'elle prenait une part
plus grande dans les dernières phases de la lutte pour la libération de
l'Afrique australe, a tempéré certaines orientations de sa politique
22 Ali A. Mazrui

intérieure. L'ardeur révolutionnaire qui avait marqué la fin des années


soixante c o m m e n c e à faiblir, tandis que le gouvernement s'efforce d'obtenir
une aide économique du m o n d e occidental. Les rapports dialectiques entre
dépendance et libération pèsent presque aussi lourd à D a r es Salaam qu'à
Maputo.
Quant aux rapports dialectiques au niveau mondial, ils engagent les
superpuissances elles-mêmes. L a rivalité impérialiste de l'Union soviétique
et des États-Unis ouvre de nouvelles perspectives à la libération de l'Afrique
australe, maintenant que l'empire portugais s'est effondré. E n dernière
analyse, l'Union soviétique est une puissance tout aussi dominatrice que les
États-Unis. Cependant, le fait que l'Afrique australe soit devenue l'enjeu des
rivalités des superpuissances offre de nouvelles possibilités que les opprimés
pourraient parfois exploiter.
La première grande ruée vers l'Afrique fut déclenchée j>ar la
Conférence de Berlin, en 1884-85, et la seconde par le coup d'Etat de
Lisbonne, en avril 1974, et par les conséquences qu'il a eues. Lorsque le
dernier des grands empires européens d'autrefois, l'empire portugais, s'est
écroulé, de nouvelles possibilités sont apparues en Angola. Les Etats-Unis
étaient paralysés par les séquelles de la guerre du Viet N a m et du Watergate
et ne pouvaient faire approuver par le Congrès une intervention en Angola.
L'Union soviétique, profitant de l'occasion, est intervenue aux côtés des
Cubains pour aider les marxistes angolais à conquérir le pays.
Cependant, le succès de l'opération menée par l'Union soviétique,
Cuba et le M o u v e m e n t populaire de libération de l'Angola ( M P L A ) a créé
un climat nouveau en Afrique australe et rendu les pays occidentaux
conscients de la nécessité et de l'urgence de trouver une solution aux
problèmes de l'Afrique australe avant que le marxisme remporte d'autres
succès. E n fait, la concurrence des impérialismes facilitait l'ensemble des
luttes africaines et le défi de l'Union soviétique et de Cuba montrait aux pays
occidentaux la nécessité d'instaurer la justice raciale. L'appui apporté par les
pays occidentaux à l'embargo des Nations Unies sur les ventes d'armes à
l'Afrique du Sud, pour ambivalent qu'il soit et tout incertain qu'il puisse être,
aurait lui-même été inconcevable avant l'effondrement de l'empire portugais
et le triomphe du M P L A .
M ê m e le rôle que joue Cuba en Afrique n'est pas exempt de
contradictions. C u b a est indiscutablement un modèle révolutionnaire, un
modèle d'une importance particulière pour bon nombre de pays du tiers
m o n d e , et l'exemple d'un petit pays qui a réussi à se transformer en dépit
de l'hostilité et de l'opposition de ses trente voisins de l'hémisphère occi-
dental.
Cependant, ce m ê m e pays, symbole de la révolution et de la libération,
c o m m e n c e à jouer en Afrique un rôle quelque peu dominateur. L'issue des
Les États africains indépendants 23
et la lutte pour l'Afrique Australe

guerres civiles africaines est déterminée en partie à L a H a v a n e , de m ê m e que


les rivalités inter africaines, en Afrique australe et dans la Corne de l'Afrique,
sont arbitrées en partie par les troupes cubaines. L'îlot de révolution de la
région des Caraïbes est en mesure d'exercer une influence, par-delà des
milliers de kilomètres, sur les affaires d'un continent balkanisé.
Mais, si le rôle de C u b a dans d'autres régions du continent n'est
peut-être pas sans ambiguïté, en Afrique australe, C u b a a jusqu'à présent
contribué à préparer la voie à une élimination générale de la domination
blanche. L a lutte n'est certainement pas terminée mais, pour ce qui est de
l'équation sud-africaine, en tout cas, C u b a est en dernière analyse un facteur
de libération.

Conclusion
N o u s venons d'essayer de situer le rôle des États africains dans la lutte pour
l'Afrique australe, tant à l'échelle d u continent qu'à celle d u m o n d e . N o u s
avons tenté aussi de définir l'influence de facteurs très divers puisqu'ils
peuvent être aussi bien d'ordre géopolitique que culturel, idéologique ou
m ê m e personnel, dans la politique des Etats africains indépendants.
Les États noirs indépendants, grâce notamment au soutien des États
arabes, ont joué un rôle déterminant dans la création d'un climat général
hostile aux régimes minoritaires blancs du continent africain et favorable aux
appels impérieux à la justice raciale et à l'autodétermination.
L'Afrique du Sud pourrait bien représenter, dans l'histoire de
l'humanité, le dernier bastion du racisme érigé en institution. D'autres
formes de discrimination persisteront probablement pendant longtemps
encore, de m ê m e que d'autres formes de racisme. Mais l'idée de grouper les
enfants, selon leur race, dans des écoles différentes, d'obliger les adultes de
race différente à occuper des compartiments séparés dans les autobus et dans
les trains, de leur interdire de choisir un conjoint appartenant à une autre
race, d'organiser l'électorat selon des critères raciaux, toutes ces formes
anciennes du racisme institutionnalisé pourraient bien connaître leurs
derniers m o m e n t s en Afrique australe.
C e climat nouveau est à l'origine aussi du large consensus que la
communauté internationale est parvenue à opposer aux régimes minoritaires
blancs d'Afrique australe. Il pourrait s'agir là de l'une des premières grandes
contributions des pays non occidentaux et non blancs à la morale
internationale et au droit international. Il fut un temps où le racisme n'était
pas rejeté par le droit international parce que celui-ci était essentiellement
fondé sur les valeurs et les options occidentales. Il fut un temps aussi où les
pays occidentaux ne voyaient dans la politique d'apartheid de l'Afrique d u
Sud qu'un problème d'ordre strictement interne. Mais la solidarité des pays
24 Ali A. Mazrui

africains, soutenus par d'autres pays du tiers m o n d e , a progressivement


contraint jusqu'aux plus conservatrices des capitales occidentales à considé-
rer le racisme sud-africain non seulement c o m m e inacceptable au regard de
la morale individuelle, mais aussi c o m m e un problème justifiant une action
internationale. Refuser de vendre des armes à l'Afrique du Sud a été en soi
une forme d'action qui a permis au m o n d e d'avancer d'un pas vers cet idéal :
l'élimination à tout le moins des formes les plus flagrantes et les plus
institutionnalisées du racisme.
D a n s la lutte m e n é e pour convaincre le m o n d e entier d'éliminer ces
formes de racisme, les États africains indépendants ont joué un rôle décisif et
indispensable. C'est à eux qu'il incombait de prendre l'initiative d'un
changement, de s'élever sans relâche contre le maintien du statu quo ante et
de se situer au cœur de la mêlée.
L e combat continue — mais les chances de victoire finale sont bien
meilleures depuis quelques années. La seconde guerre mondiale a affaibli les
empires européens, contribuant ainsi à accélérer l'accession à l'indépendance
des anciennes colonies. L a guerre du Viet N a m a affaibli les États-Unis,
auxquels il est ainsi devenu plus difficile de maintenir le statu quo ante en
Afrique australe. Mais, si ces guerres ont affaibli les forces de domination,
c'est des colonisés e u x - m ê m e s que devait venir la volonté de se libérer. E n
Afrique australe, le combat se déroule maintenant de forêt en forêt, de
village en village et, lorsque l'Afrique du Sud elle-même succombera aux
assauts des forces révolutionnaires, il gagnera chaque rue et chaque ruelle.
A ce stade, la lutte doit évidemment être menée avant tout par les
populations noires d'Afrique du Sud. Cependant, les États africains
continueront de jouer un rôle déterminant pour mener à son terme la longue
marche vers la souveraineté raciale et la juridiction continentale.
Le rôle des mouvements
de libération dans la lutte
pour l'Afrique australe, 1955-1977

Elleck Kutakunesu Mashingaidze

Il n'est peut-être pas possible de donner de l'Afrique australe une définition


qui soit universellement acceptable. Depuis quelque temps, on définit
l'Afrique australe c o m m e regroupant l'Afrique du Sud, les royaumes d u
Lesotho et du Swaziland, la Namibie (Sud-Ouest africain), la République du
Botswana, la République populaire d'Angola, le Zaïre, la Zambie, le
Malawi, le M o z a m b i q u e et le Z i m b a b w e (Rhodésie) 1 . L'inclusion de la
République-Unie de Tanzanie dans l'Afrique australe se justifie aussi par le
rôle essentiel joué par ce pays dans la lutte actuelle pour la libération de cette
région2. Quelle que soit la définition retenue, il faut bien admettre que le
concept d'Afrique australe ne saurait être statique. A u x fins du présent
exposé, c'est la définition ci-dessus que nous adopterons. Cette vaste région a
été occupée par le R o y a u m e - U n i , le Portugal, la Belgique et l'Allemagne,
dont les immigrants blancs ont colonisé et soumis les États africains, petits et
grands, à une domination coloniale qui devait durer des siècles. Les objectifs
et les effets du régime colonial ont été différents évidemment, d'un pays à
l'autre, selon les colonisateurs et les réactions des colonisés. Quelles qu'aient
été les différences dans les objectifs et les effets, un fait demeure cependant :
le colonialisme a été établi pour servir et favoriser les intérêts des
colonisateurs aux dépens de ceux des peuples soumis. Les structures des
gouvernements coloniaux, leurs lois et leurs institutions économiques avaient
toutes été soigneusement conçues dans le dessein délibéré d'exploiter les
ressources humaines et naturelles des diverses possessions coloniales ; c'est
ainsi qu'en Afrique d u Sud, en Rhodésie, en Angola et en Namibie les
Africains furent expropriés de leurs terres et obligés de s'installer dans ces
zones surpeuplées et défavorisées, généralement connues sous le n o m de

1. Cette définition est celle qui a été adoptée par le Comité d'organisation de la conférence
internationale sur l'histoire de l'Afrique australe, Université nationale du Lesotho,
ler-8 août 1977. Voir également : Note de la rédaction, Mohloni, Journal of Southern
African historical studies, vol. II, M o n j a Printing W o r k s , 1978.
2. L e président de la République-Unie de Tanzanie, Julius Nyerere, est président et
porte-parole des présidents des pays de la « ligne de front » directement intéressés par la
lutte de libération au Z i m b a b w e , en Namibie et en Afrique du Sud.
26 Elleck Kutakunesu Mashingaidze

« réserves » . D a n s ces pays, l'expropriation des Africains sur une vaste


échelle entraîna la création d'une classe sans terres, contrainte de travailler
dans les exploitations agricoles des colons blancs, dans les mines et les usines
des industriels blancs des centres urbains, qui recherchaient une main-
d'œuvre non qualifiée. L'exploitation de cette main-d'œuvre bon marché et à
demi servile était une condition essentielle de la prospérité des capitalistes
blancs de la région. L'exploitation des travailleurs noirs, c o m m e n c é e en
Afrique du Sud sous la domination britannique, a maintenant atteint la
perfection sous le régime actuel : la discrimination raciale à rencontre de la
majorité noire, le système des bantoustans, celui de la main-d'œuvre
migrante, la brutalité policière institutionnalisée contre la population noire
opprimée constituent les piliers du colonialisme afrikaner.

Nationalisme africain et décolonisation


Vers le milieu des années soixante, la situation avait considérablement
évolué dans la plupart des pays de la région. E n 1968, à l'exception de
l'Afrique du Sud, de la Rhodésie, de la Namibie, de l'Angola et du
M o z a m b i q u e , les autres pays se trouvaient décolonisés et étaient dirigés par
des gouvernements nationaux. L e premier à établir un gouvernement
national fut, en 1960, le Congo-Léopoldville (aujourd'hui Zaïre), suivi par le
Tanganyika en 1961. A v e c l'écroulement final de la Fédération dominée par
les Blancs de Rhodésie et du Nyassaland en 1963, le Malawi et la Zambie
devinrent à leur tour indépendants en 1963 et 1964 respectivement. L'année
1966 vit les deux anciennes possessions britanniques du Bechuanaland et du
Basutoland prendre rang d'Etats souverains, sous le n o m de Botswana et de
Lesotho. L'année 1968 a m e n a l'indépendance du Swaziland.
Derrière cette impressionnante décolonisation, il y avait eu dans les
différents secteurs la force du nationalisme africain. Certes, l'apparition et la
montée du nationalisme africain sont directement liées au colonialisme et à
l'exploitation capitaliste des populations noires par les immigrants blancs.
L'oppression politique et culturelle exercée par les colonisateurs et
l'exploitation économique par le capital tant local qu'international avaient
produit leurs effets sur les populations africaines. L a pauvreté régnait chez
les Africains et leur niveau de vie se détériorait, en particulier dans les zones
urbaines et industrielles. Il en résultait parmi les opprimés un mécontente-

1. Les native reserves (réserves d'indigènes) aménagées dans les pays dominés par des colons
blancs, c o m m e la Rhodésie du Sud, l'Afrique du Sud et le Sud-Ouest africain, avaient
plusieurs raisons d'être : maintenir les communautés africaines dans des zones où elles
pouvaient être plus facilement contrôlées, les séparer des Blancs, créer des réservoirs
illimités de main-d'œuvre bon marché ou semi-servile appelée à travailler dans les
exploitations agricoles des colons blancs, dans les mines et les usines.
Le rôle des mouvements de libération 27
dans la lutte pour l'Afrique australe, 1955-1977

ment général qu'attisait encore le fait de savoir que c'était à leur sueur et
parfois m ê m e à leur sang que les colons devaient leur niveau de vie élevé. Les
Africains commençaient à protester contre la façon dont ils étaient traités par
leurs oppresseurs et exploiteurs.
L e nationalisme africain tel que nous le connaissons aujourd'hui est
donc inséparable de la prise de conscience noire. Les Africains c o m m e n c è -
rent à se sentir opprimés et exploités en raison simplement de la couleur de
leur peau. L e nationalisme africain se manifesta et s'exprima alors de
multiples façons : les manœuvres noirs, par exemple, exigeaient d'être traités
en êtres humains et d'être pleinement reconnus en tant que travailleurs par
leurs employeurs et exploiteurs ; les chrétiens et prêtres noirs exigeaient
d'être mis sur le m ê m e pied que les chrétiens et missionnaires blancs ; les
simples villageois de districts reculés demandaient que leurs administrateurs
coloniaux écoutent leurs avis sur la manière dont les Africains voulaient être
gouvernés. Cette opposition au régime colonial et à ses structures finit par
s'exprimer plus ouvertement et plus éloquemment par l'intermédiaire
d'organisations telles que syndicats, organisations religieuses africaines
indépendantes, associations culturelles, et parfois m ê m e de groupes
politiques organisés de façon encore assez floue. Ces organisations furent les
véritables précurseurs des mouvements politiques nationalistes tels qu'ils se
sont développés par la suite dans les divers pays de l'Afrique australe1. Plus
les autorités coloniales cherchaient à étouffer ce ferment de nationalisme
africain par des tactiques brutales, plus les partis nationalistes africains se
développaient et mieux ils s'organisaient.
Si le nationalisme africain a réussi à décoloniser le Zaïre, la Tanzanie,
le Malawi, la Zambie, le Lesotho, le Botswana et le Swaziland, il a été en
revanche tenu en échec dans d'autres pays de la région : en Afrique du Sud,
en Namibie, en Angola, au Z i m b a b w e (Rhodésie) et au M o z a m b i q u e . Les
gouvernements minoritaires blancs de ces pays étaient en effet résolus à
lutter pour la survie du type de colonialisme qu'ils représentaient. D ' u n e
certaine façon, on peut avancer qu'il régnait dans ces pays des types de
colonialisme différents de ceux qui existaient ailleurs dans la région. Ainsi,
depuis que le R o y a u m e - U n i , en 1910, avait abandonné les intérêts des
peuples noirs d'Afrique du Sud, il s'était instauré dans ce pays une sorte de
colonialisme interne en vertu duquel les colonisateurs (la minorité blanche)
vivaient dans le m ê m e pays que les colonisés (la majorité noire) et
prétendaient en faire partie2. Si presque personne ne conteste les prétentions
des Blancs à être considérés c o m m e sud-africains, beaucoup cependant
refusent de leur reconnaître de ce fait le droit de soumettre la population

1. Le premier d'entre eux fut le South African National Congress, fondé en 1912.
2. H . Walpole, « The theory of internal colonization : the South African case ».
28 Elleck Kutakunesu Mashingaidze

noire à leur exploitation économique et à leur oppression politique et


culturelle. La minorité blanche a créé des frontières au sein d'un m ê m e État
afin de séparer les zones occupées par la population noire de celles où elle vit
elle-même. Ces zones sont maintenues dans un sous-développement
permanent, tandis que les zones blanches se développent pleinement grâce à
la main-d'œuvre noire. Les Africains sont politiquement et culturellement
exploités.
Le cas de la Rhodésie est assez comparable à celui de l'Afrique du Sud.
O n peut dire qu'il y existe une forme de colonialisme interne. Depuis 1923,
avec l'encouragement et l'approbation tacite des Britanniques, les immi-
grants blancs ont adopté une position et des pratiques de colonisateur
interne. Ils ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour empêcher tout
développement pacifique d'une communauté ou d'une société interraciale au
Z i m b a b w e . C'est ainsi que Blancs et Noirs se trouvent maintenant organisés
en deux nations au sein d'un m ê m e État1 dans lequel la nation blanche,
c o m m e en Afrique du Sud, colonise, opprime et exploite la « nation » noire.
Le cas de l'Angola et du Mozambique est différent. Dans ces deux
pays, la puissance coloniale, le Portugal, n'avait pas la moindre intention de
renoncer à ses colonies. Elle continuait à opprimer et à exploiter ses sujets
africains tout en maintenant le mythe d'une civilisation multiraciale ou
« luso tropicale », selon lequel le Portugal ne possédait pas de colonies, mais
des provinces africaines. Aussi les ressortissants du Portugal établis en
Angola et au Mozambique n'étaient-ils pas considérés c o m m e des colons
mais c o m m e des citoyens portugais vivant dans les provinces portugaises
d'outre-mer.
Inquiets des changements qui intervenaient ailleurs en Afrique, les
minorités de colons d'Afrique du Sud, de Namibie, du Z i m b a b w e , d'Angola
et du Mozambique se préparèrent non pas à suivre le courant, mais au
contraire à s'y opposer. Leurs gouvernements devinrent encore plus racistes.
C'est ainsi que, cherchant désespérément à empêcher ou à enrayer au
Z i m b a b w e une évolution inévitable, le régime de la minorité blanche de
Rhodésie décréta illégalement l'indépendance du pays en novembre 1965.
Lorsqu'en 1966 l'Assemblée générale des Nations Unies demanda à
l'Afrique du Sud de confier la Namibie à l'Organisation internationale afin
que le peuple de Namibie puisse accéder à l'indépendance, non seulement
l'Afrique du Sud brava l'injonction qui lui avait été faite, mais elle fit un pas
de plus en annexant le pays.
Autres signes du désespoir et de l'inquiétude des oppresseurs racistes :
le développement d'une coopération militaire entre les régimes blancs
d'Afrique du Sud, de Rhodésie, du Mozambique et de l'Angola et la

1. R . Gray, Two nations, Oxford University Press, 1960.


Le rôle des mouvements de libération 29
dans la lutte pour l'Afrique australe, 1955-1977

recrudescence de la violence policière institutionnalisée à rencontre des


populations opprimées de ces pays.

Les mouvements de libération


Les mouvements nationalistes africains ne tardèrent pas à comprendre que
les gouvernements d'Afrique du Sud, de Rhodésie et du Portugal étaient
bien décidés à s'opposer avec vigueur à toute évolution démocratique et
pacifique en Afrique d u Sud, en Rhodésie, en Angola et au Mozambique.
Les partis nationalistes des divers pays se rendirent compte aussi que les
régimes de la minorité blanche perfectionnaient leur appareil policier et
militaire afin d'écraser brutalement toute opposition au statu quo. L e
déclenchement d'un changement politique dans les cinq pays concernés était
manifestement une tâche qui dépassait les moyens du nationalisme africain et
des organisations auxquelles son dynamisme avait donné naissance. Mais,
chose plus importante encore, les populations intéressées acquirent rapide-
ment la conviction de plus en plus forte que « les pressions et l'agitation
politiques normales » ne pourraient jamais ébranler la position de leurs
oppresseurs1.
Pour ceux des nationalistes qui savaient prévoir, il était aussi devenu
clair, dès le début des années soixante, qu'en raison de l'importance et de la
complexité des enjeux la solution ne pouvait pas être une simple
décolonisation. C e qu'il fallait en Afrique du Sud, en Rhodésie, en Angola,
en Namibie et au M o z a m b i q u e , c'était une libération totale. Alors que dans
les autres pays de la région la décolonisation avait été obtenue par les partis
nationalistes africains, cette libération totale exigerait des organisations
politiques d'une tout autre nature, armées d'une idéologie entièrement
nouvelle. Ces organisations nouvelles, ce furent les mouvements de
libération qui, à la fin des années soixante, étaient de loin les forces les plus
importantes engagées dans les luttes menées en Angola, au M o z a m b i q u e , en
Namibie, au Z i m b a b w e et en Afrique du Sud. Dans la plupart des cas, les
mouvements de libération résultaient de la transformation des anciennes
organisations nationalistes des différents pays que les conditions matérielles
objectives avaient rendue inévitable.
D ' u n point de vue strictement historique, c'est donc un anachronisme
de parler du rôle que les mouvements de libération auraient joué dans la lutte
m e n é e en Afrique australe avant les années soixante ; peut-être faut-il le
situer au milieu de cette décennie. Je pense en outre qu'il est tout aussi
erroné de présenter les changements politiques spectaculaires qui sont

1. E . Mondlane, The struggle for Mozambique, réimpression, p. 121, Penguin Library, 1970.
30 Elleck Kutakunesu Mashingaidze

intervenus au cours des années soixante dans des pays c o m m e le Zaïre, la


Tanzanie, le Malawi, la Zambie, le Lesotho, le Botswana et le Swaziland
c o m m e une libération totale. Il convient de faire une distinction entre les
organisations nationalistes et les mouvements de libération. M ê m e s'ils sont
étroitement apparentés, les processus de changement que ces deux types de
forces ont créés dans la région doivent être nettement distingués dans
l'analyse. L e nationalisme africain, force dominante depuis la fin de la
deuxième guerre mondiale jusqu'au milieu des années soixante, a déclenché
un processus de décolonisation. Les mouvements de libération, facteur
dominant depuis les années soixante, ont cherché et cherchent encore à
provoquer bien plus qu'une décolonisation : leur objectif est une libération
totale.
Les activités des partis nationalistes africains ont obligé les gouverne-
ments coloniaux à accorder l'indépendance politique aux peuples du Zaïre,
de la Tanzanie, du Malawi, de la Zambie, du Lesotho, du Botswana et du
Swaziland. C e processus de décolonisation s'est accompagné de
changements : formation de gouvernements nationaux dirigés par des
présidents ou des souverains autochtones, adoption d'une nouvelle Constitu-
tion, d'hymnes et de drapeaux nationaux, parfois m ê m e amélioration des
conditions de vie de la population et développement des possibilités d'accès à
l'éducation. Il faut cependant bien admettre que, dans la plupart des cas, ces
changements ou ces progrès n'ont pas été suivis ni accompagnés d'une
transformation totale de la société, de ses valeurs, des structures sociales, des
institutions ni, bien entendu, des rapports de production. L'une des rares
exceptions est la T A N U , dans la République-Unie de Tanzanie, qui s'est
efforcée, depuis l'indépendance m ê m e , de se transformer de simple
organisation nationaliste en un parti révolutionnaire résolu à introduire des
changements révolutionnaires dans la vie économique et sociale de la
Tanzanie. La plupart des pays indépendants d'Afrique n'ont guère cherché,
pour ne pas dire jamais, à modifier les systèmes et structures politiques,
sociaux et économiques dont ils avaient hérité du régime colonial. Dans les
rapports de production, par exemple, les travailleurs sont toujours
subordonnés à l'entreprise capitaliste qui s'enrichit à leurs dépens. Les
rapports avec les anciens maîtres coloniaux continuent à être caractérisés par
une dépendance économique qui tend souvent à priver les États africains de
leur droit d'adopter et de suivre, sur le plan extérieur, des politiques et des
positions indépendantes dans les grands débats et problèmes internationaux.
Q u ' e n est-il des changements introduits par les mouvements de
libération ? D è s les années soixante, les régimes coloniaux d'Angola, du
Mozambique, du Z i m b a b w e (Rhodésie), de Namibie et d'Afrique du Sud
avaient pris conscience qu'ils n'avaient plus affaire aux anciennes organisa-
tions nationalistes, m ê m e si dans certains cas les n o m s n'avaient pas changé.
Le rôle des mouvements de libération 31
dans la lutte pour l'Afrique australe, 1955-1977

L ' A N C et le P A C en Afrique du Sud, la S W A P O en Namibie, le M P L A en


Angola, le Frelimo au M o z a m b i q u e , la Z A N U et la Z A P U au Z i m b a b w e
s'étaient transformés en mouvements de libération résolus à conduire leurs
pays respectifs à l'indépendance par une voie différente de celle qu'avaient
suivie les mouvements nationalistes mentionnés ci-dessus. Pour bien
comprendre pourquoi les mouvements de libération ont choisi cette voie
différente, il faut se rendre compte que, tout en se rattachant historiquement
à ces organisations nationalistes, ils avaient ceci de différent qu'ils
procédaient d'un phénomène révolutionnaire *.
Les mouvements de libération d'Afrique australe présentent les
caractéristiques suivantes : a) ils sont sans exception et radicalement
anti-impérialistes et anticapitalistes ; b) ils s'inspirent d'une idéologie claire
et bien définie en faveur de l'émancipation qui préconise la rupture complète
avec les systèmes et les structures politiques, économiques et sociaux du
colonialisme ; c) ce sont des mouvements de masse qui, par leur action,
cherchent délibérément à impliquer toutes les couches sociales, en particulier
les travailleurs et les paysans, qui sont considérés à juste titre c o m m e une
force révolutionnaire potentielle dans le processus de libération ; d) le
socialisme scientifique est la philosophie reconnue qui inspire tous les
mouvements de libération de l'Afrique australe ; e) la lutte armée prolon-
gée est unanimement admise c o m m e étant un instrument essentiel et
indispensable du changement révolutionnaire. C'est pour cette raison que
chaque m o u v e m e n t révolutionnaire a constitué une aile militaire, appelée
« armée de libération », « armée révolutionnaire » ou encore « force ou
armée populaire de libération », dont les cadres se sont faits en m ê m e temps
les missionnaires de l'idéologie et du changement révolutionnaires2. O n
attend des combattants de la liberté (ainsi appelle-t-on aussi les cadres
militaires) qu'ils soient des h o m m e s et des femmes d'une troupe nouvelle,
guidés par des principes moraux et révolutionnaires élevés. Enfin, c o m m e
M u b a k o l'a signalé à propos des mouvements de libération du Z i m b a b w e , les
combattants des forces populaires, par leur formation spéciale et leur
expérience de l'action sur le terrain, exercent aussi cette influence
« radicale » qui fixe « les normes idéologiques des partis dont le respect ou le
non-respect par les politiciens de la génération précédente déterminera le
succès o u l'échec de la carrière politique3 ».
A l'heure actuelle, non seulement les mouvements de libération ont
accepté la lutte armée c o m m e seule méthode réaliste de nature à provoquer

1. S. V . M u b a k o , «Aspects of the Zimbabwe liberation movement, 1966-1976, part I»,


Mohlomi, journal of Southern African historical studies, vol. II.
2. E . K . Mashingaidze, « The Southern African political scene from the 1960's », communica-
tion presentee au Séminaire sur le service volontaire danois, Maseru, 28 juin 1978.
3. M u b a k o , op. cit.
32 Elleck Kutakunesu Mashingaidze

un véritable changement politique et une libération nationale totale, mais ils


en ont démontré l'efficacité de façon convaincante lorsque le Frelimo et
le M P L A , au terme de longues années de combat, ont écrasé l'impérialisme
et le colonialisme portugais. Pour la Z A N U et la Z A P U du Z i m b a b w e , pour
la S W A P O , l ' A N C et le P A C en Namibie et en Afrique du Sud, ce n'est donc
plus seulement une vue théorique de considérer que la libération nationale
peut être conquise sur le champ de bataille, contre n'importe quelle force
coloniale, si brutale et bien équipée soit-elle. Ainsi, sous la conduite de leurs
partis d'avant-garde, les peuples assujettis, opprimés et exploités du
Z i m b a b w e , de Namibie et d'Afrique du Sud sont plus décidés que jamais à
écraser le colonialisme blanc et à venir à bout des gouvernements
minoritaires blancs de Salibury et de Pretoria. Ils sont également résolus à
substituer des démocraties populaires à ces systèmes politiques périmés.
L'apparition et le développement des mouvements de libération, en
particulier les victoires remportées par les partis socialistes de Mozambique
et de l'Angola en 1974 et 1975 respectivement, ont ébranlé l'impérialisme.
A u milieu des années soixante-dix, les activités du Frelimo, du M P L A , de
la Z A N U et de la S W A P O notamment transformaient rapidement la région
de l'Afrique australe en zone de conflits militaires et idéologiques. Les
enjeux étaient de plus en plus élevés et prenaient des dimensions de plus en
plus vastes. L a chute du colonialisme portugais au Mozambique et en
Angola, puis l'acceptation sans réserve du socialisme par les peuples de ces
deux pays ont conduit à une intensification de l'engagement direct ou indirect
des capitalistes occidentaux en vue de protéger leurs intérêts1. D e leur côté,
pour sauvegarder leurs gains et leurs victoires socialistes, les peuples du
Mozambique et de l'Angola ont dû faire appel à l'aide de leurs alliés
socialistes et progressistes, notamment à l ' U R S S et à C u b a . Les mouvements
de libération de Namibie, du Z i m b a b w e et d'Afrique du Sud sont eux aussi
devenus de plus en plus tributaires des pays socialistes et progressistes, ayant
besoin de leur aide matérielle pour poursuivre leur combat contre les régimes
de Salisbury et de Pretoria.
E n 1977, deux faits étaient donc devenus parfaitement clairs pour les
partisans capitalistes des régimes minoritaires blancs du Z i m b a b w e , de
Namibie et d'Afrique du Sud. D ' u n e part, aucune force militaire, si puissante
fût-elle, n'empêcherait les travailleurs qui reçoivent des salaires de famine,
les opprimés politiques et les habitants des bantoustans, des réserves tribales
et des « foyers » surpeuplés et misérables d'Afrique du Sud, de Rhodésie et

1. Les Occidentaux ont tenté d'aider les éléments contre-révolutionnaires de l'Angola pour
faire échec au M P L A . L'Afrique du Sud, elle aussi, a jeté le poids de ses armées contre le
M P L A et le Frelimo, mais sans succès. Les manœuvres américaines par l'intermédiaire
de la C I A ont également échoué.
Le rôle des mouvements de libération 33
dans la lutte pour l'Afrique australe, 1955-1977

du Sud-Ouest africain de s'identifier à la cause de la libération. L a


coopération apportée aux combattants du Frelimo par les masses rurales
durant la guerre contre le Portugal, l'appui prêté au M P L A par les
travailleurs de Luanda, le rôle joué depuis 1972 par les masses rurales du
Z i m b a b w e dans le soutien aux forces de la Z A N L A et de la Z I P R A , le
soutien apporté à la S W A P O en Namibie, les émeutes de Soweto (qui se sont
étendues à d'autres centres), en 1976, sont autant de faits qui témoignent du
caractère irréversible de la marée révolutionnaire dans cette région.
D'autre part, il n'était plus question, dans cette m ê m e région, de la
décolonisation qu'opprimés et oppresseurs jugeaient déjà inévitable. Il
s'agissait maintenant de diluer les effets de la révolution afin d'assurer la
sauvegarde des intérêts capitalistes au Z i m b a b w e et en Namibie et, du m ê m e
coup, la protection de l'Afrique du Sud.
Les régimes minoritaires blancs avaient, semble-t-il, placé leurs espoirs
dans ce qui a été depuis appelé la deuxième phase de la « détente » amorcée
en 1976. O r cette « détente » a été compromise par l'intensification de la
guerre de libération au Z i m b a b w e et en Namibie, où les forces populaires ont
continué à porter des coups très durs aux forces racistes de Rhodésie et
d'Afrique du Sud.
L a position de l'Afrique du Sud

E . L. Ntloedibe

Introduction

L e concept politique que nous appelons aujourd'hui « Afrique du Sud » a


pris naissance le 31 mai 1910, date de l'adoption, par le Parlement
britannique, du South Africa Act de 1909. Cette loi englobait dans l'Union
sud-africaine 1 223 878 k m 2 de terres situées au-dessous de l'équateur, entre
le 14 e et le 22 e degré de latitude sud et entre le 17 e et le 33 e degré de longitude
est, et en confiait la responsabilité administrative au gouvernement de
coalition blanche formé par les anciennes administrations coloniales des
provinces du C a p , du Natal, du Transvaal et de l'État libre d'Orange. A
différentes époques de leur histoire coloniale, chacun de ces quatre éléments
constitutifs avait été doté d'un « gouvernement responsable » : la colonie du
C a p en 1872, celle du Natal en 1893, le Transvaal en 1906 et l'État libre
d'Orange en 1907.
L a lutte du peuple africain d'Azanie n'a pas débuté à cette époque et
elle n'était pas dirigée essentiellement contre ce nouveau phénomène. A
partir de cette période, elle n'a fait que changer de forme pour faire face à
une situation politique nouvelle, mais elle a conservé fondamentalement la
m ê m e nature. N o u s considérons que l'octroi d'une prétendue indépendance
unilatérale à une minorité blanche étrangère par le colonialisme britannique
n'a pas été un acte de décolonisation, mais plutôt un transfert de l'autorité
coloniale, qui a pris pour le gouvernement blanc la forme du statut de
dominion. Il était inévitable que le pouvoir colonial découlant de ce statut
s'exerçât par des pratiques des politiques et ségrégationnistes qui ne
pouvaient que s'appuyer constamment sur la force armée. Il est alors devenu
impératif d'institutionnaliser ces pratiques afin de leur donner tout le poids
de la respectabilité, de la légitimité et de la légalité.
L e statut de dominion conféré au territoire rebaptisé n'était, à notre
avis, que le maintien o u la transplantation dans des conditions nouvelles d u
vieux concept de « gouvernement responsable » ségrégationniste et n'impli-
quait aucun changement substantiel dans les rapports antérieurs. D a n s la
pratique, ce statut signifiait seulement que le gouvernement de coalition
36 E. L. Ntloedibe

blanche s'était vu attribuer une part du gros capital britannique et conférer


les pouvoirs officiels d'une autorité coloniale sur une population de sujets
noirs dont la situation sociale ne se trouva nullement modifiée par le
« changement constitutionnel ». L a situation des Blancs ne changea pas
davantage par rapport à ce qu'elle était du temps du « gouvernement
responsable ». Ils conservèrent leur position privilégiée par rapport à la
population noire assujettie, afin de donner une légitimité à l'autorité
despotique du gouvernement blanc et pour assumer leur responsabilité
d'électeur conscient et volontaire des valets du colonialisme britannique. L e
devoir solennel des gouvernements blancs successifs fut dès lors de respecter
et de défendre à cette fin la méthode d'incitation extravagante qui consistait à
acheter les Blancs en leur accordant des privilèges. Lors du débat sur le
projet de loi qui devint par la suite le South Africa Act de 1909, le premier
ministre britannique, Alfred Campbell-Bannerman, justifia la position de la
C h a m b r e des c o m m u n e s en soulignant « qu'il n'était pas dans les habitudes
des Britanniques de gouverner les Blancs c o m m e des peuples assujettis ».
L e cabinet du gouvernement de coalition blanche comprenait quatre
ministres pour le C a p , trois pour le Transvaal, deux pour le Natal et deux
pour l'État libre d'Orange. L e caractère colonialiste de son autorité sur ses
sujets noirs se manifestait dans ce qu'il appelait la « politique indigène »
(native policy), caractérisée par une administration sectaire à l'égard des
indigènes, par une répartition arbitraire de la propriété foncière et par des
pratiques tyranniques en matière de travail. L a politique indigène est un
élément fondamental du colonialisme et la politique actuelle des « foyers
bantous » du gouvernement raciste d'Afrique du Sud en est la version la plus
récente. Il n'existe de « politique indigène » dans aucun des États africains
indépendants qui sont e u x - m ê m e s les successeurs du pouvoir colonial, ce qui
montre bien que ces gouvernements noirs ne sont pas des autorités
coloniales. Ils possèdent des ministères de « l'intérieur », ou des « affaires
intérieures », c o m m e tous les États souverains du m o n d e , mais aucun de
leurs citoyens n'est soumis à une « politique indigène » ségrégationniste.
C'est là le principe fondamental de l'autodétermination qui permet de juger
de la souveraineté des peuples et des nations.
C'est dans ce contexte que les Africains d'Azanie réclament un
réexamen, un rajustement et une redéfinition du statut juridique internatio-
nal de l'Afrique du Sud raciste, en s'appuyant sur le principe du droit des
peuples à disposer d'eux-mêmes dans la mesure où ce droit les intéresse et les
concerne. Ils rejettent la thèse selon laquelle ils constitueraient u n peuple
indépendant simplement victime d'une discrimination raciale ou ethnique,
mais estiment au contraire qu'ils ont été privés, arbitrairement et par la force
des armes, de leurs terres, et, partant, de leur existence en tant que nation,
privés de leurs droits civiques par le refus arbitraire et tyrannique d'une libre
La position de l'Afrique du Sud 37

et pleine participation aux affaires publiques de leur pays, privés des droits
fondamentaux de l ' h o m m e par l'imposition de l'arbitraire dans ce pays. Tous
ces actes commis par le régime en place en Afrique du Sud constituent une
violation flagrante, collective et méprisante du droit des Africains à disposer
d'eux-mêmes, du caractère sacré de leur souveraineté nationale et de
l'intégrité territoriale de leur patrie bien-aimée. Ces droits sacrés ne
souffrent ni trahison ni compromis. Notre peuple ne saurait renoncer à son
destin national ni se résigner à l'asservissement, quels que soient les obstacles
qui se dresseront sur son chemin. Son devoir national est de trouver une
solution historique au problème des relations internes dans ce pays.

Le statut actuel
Il existe plusieurs interprétations du statut politique international actuel de
l'Afrique du Sud. La première est ce que nous pourrions appeler 1' « optique
de l'apartheid ». Selon Chris Jooste1, le gouvernement actuel de l'Afrique
du Sud s'est fixé pour tâche de « rendre leur indépendance à ceux qui ont été
privés de la liberté par le R o y a u m e - U n i et qui ont été placés en 1910 dans
une situation d'assujettissement sous le gouvernement de l'union ». L a
situation, telle que la conçoit et la définit le régime actuellement au pouvoir,
est donc la suivante : « Le gouvernement de l'union a été formé en tant que
gouvernement blanc chargé d'administrer les anciennes républiques boers du
Transvaal et de l'État libre d'Orange, les anciennes colonies britanniques du
C a p de Bonne-Espérance et du Natal, les territoires bantous annexés et
incorporés à l'Afrique du Sud britannique, ainsi que les populations non
blanches vivant sur les territoires blancs, c'est-à-dire principalement les
Indiens et les métis qui vivent au Natal et dans la colonie du C a p 2 . »
Autre interprétation : le point de vue libéral. Parlant de ce qu'elle
appelle l'essentiel du problème racial, Ellen Hellman, du South African
Institute of Race Relations, signale que « l'Afrique du Sud a été comparée
aux autres puissances coloniales, à ceci près que ses sujets coloniaux vivent à
l'intérieur m ê m e des frontières de leur patrie », et elle ajoute : « L'appareil
général du colonialisme, tel qu'il s'était développé au début du xx e siècle,
avait aussi été mis en place en Afrique du Sud... où les colons d'origine
européenne dominaient les autochtones et ne les admettaient dans la société
blanche que dans la mesure où ils en avaient besoin c o m m e main-d'œuvre
bon marché. » L'historien Eric Walker 3 ajoute pour sa part : « La nouvelle
union se vit attribuer le statut prestigieux mais mal défini de dominion
1. Chris Jooste, South African dialogue, p. 5, Johannesburg, McGraw-Hill.
2. Chris Jooste, op. cit., p. 4.
3. Eric Walker, History of Southern Africa, p. 538, Longmans, 1967.
38 E. L. Ntloedibe

britannique d'après-guerre [...] entreprit ce que seuls les hauts-commissaires


britanniques avaient jusqu'alors tenté : gérer les affaires de l'Afrique du Sud
dans leur ensemble. »
Sur le plan international, l'Afrique du Sud est considérée c o m m e « un
État indépendant et souverain ». Il est évident qu'on se réfère par là à la
position internationale du gouvernement blanc de ce pays. L a Déclaration
universelle des droits de l ' h o m m e proclame catégoriquement que « tous les
peuples ont le droit de disposer d'eux-mêmes ». Chacun sait que les Africains
d'Afrique du Sud vivent sous la domination d'un gouvernement minoritaire
blanc qui leur dénie la souveraineté nationale et viole l'intégrité territoriale
de leur pays. L e droit des peuples à disposer d'eux-mêmes est un principe
fondamental du droit international, qui s'applique au statut politique des
populations autochtones vivant sur leur terre ancestrale. L e peuple africain
d'Afrique du Sud ne jouit pas de ce droit et sa lutte pour la libération
nationale repose sur son droit inaliénable d'exercer ce droit sans entrave,
sans restriction et en toute quiétude. E n vertu de la Déclaration sur l'octroi
de l'indépendance aux pays et aux peuples coloniaux, « le m a n q u e de
préparation dans les domaines politique, économique ou social ou dans celui
de l'enseignement ne doit jamais être pris c o m m e prétexte pour retarder
l'indépendance ». L e déni de ce droit étant le signe manifeste d'un régime
colonial, la question de la légalité du statut politique international actuel de
l'Afrique du Sud n'est pas, selon nous, pertinente puisqu'elle méconnaît la
réalité objective.
E n soulevant la question de la légalité du statut international de
l'Afrique du Sud, notre désir est de dissiper les ambiguïtés qui l'entourent
afin que la situation puisse être évaluée correctement. N o u s avons déjà cité
une partie de la résolution adoptée par l'Assemblée générale des Nations
Unies à sa 29 e session à propos de l'autodétermination, tandis que, dans une
autre partie, l'Assemblée exprimait son soutien à « la lutte légitime du
peuple opprimé d'Afrique du Sud pour l'élimination totale de l'apartheid ».
Nous tenons à appeler l'attention sur deux autres résolutions de l'Assemblée
générale des Nations Unies. Par sa résolution 2787 ( X X V I ) de 1971,
l'Assemblée générale a confirmé « la légitimité de la lutte des peuples qui
combattent pour exercer leur droit à disposer d'eux-mêmes et se libérer de la
domination coloniale et étrangère et de l'emprise étrangère, notamment en
Afrique australe, et en particulier de ceux du Z i m b a b w e , de Namibie, de
l'Angola, du M o z a m b i q u e , de Guinée-Bissau, ainsi que du peuple
palestinien, par tous les moyens en leur pouvoir qui sont compatibles avec la
Charte des Nations Unies ». E n outre, la résolution 3103 (XXVIII), adoptée
par l'Assemblée générale le 12 décembre 1973, stipule ce qui suit : « Les
conflits armés où il y a lutte de peuples contre la domination coloniale et
étrangère et les régimes racistes doivent être considérés c o m m e des conflits
La position de l'Afrique du Sud 39

armés internationaux au sens des conventions de Genève de 1949, et le statut


juridique prévu pour les combattants dans les conventions de Genève de
1949 et les autres instruments internationaux doit s'appliquer aux personnes
engagées dans une lutte armée contre la domination coloniale et étrangère et
les régimes racistes. »
L e m o u v e m e n t de libération nationale du peuple d'Azanie considère
que les Africains d'Azanie vivent sous le joug d'un gouvernement minoritaire
blanc qui leur dénie la souveraineté nationale et viole l'intégrité territoriale
de leur patrie. C'est là une situation coloniale et la question de « l'égalité des
h o m m e s » est ici secondaire. L e droit des peuples à disposer d'eux-mêmes est
un droit international et indivisible : il a la m ê m e signification en Azanie
qu'en Namibie et au Z i m b a b w e , ou dans n'importe quelle autre partie de
l'Afrique. Par conséquent, pour le peuple d'Azanie, la question de la légalité
n'est pas pertinente puisqu'elle méconnaît la réalité de notre situation.
Pour nous, il ne fait aucun doute que la domination blanche en Afrique
n'est pas seulement une question d'apartheid, mais qu'elle s'inscrit dans le
cadre de l'exploitation locale et étrangère du peuple africain.
L e statut politique de la « République d'Afrique du Sud » actuelle est,
selon nous, celui d'un pays colonial dominé par le consortium impérialiste
constitué par les investisseurs et leurs partenaires commerciaux, qui
détiennent plus de 80 % de la propriété privée en Afrique du Sud, en
c o m m u n avec la bourgeoisie blanche dont le gouvernement est un élément
important. L a principale contradiction de l'Azanie est donc celle qui a trait
au contrôle du pays et de sesrichesses.Le pays, c'est la terre et ses habitants.
Sa richesse, ce sont ses ressources naturelles et le travail de sa population.
U n e grande partie du sol est constituée de roches anciennes et de sédiments
continentaux riches en minéraux. D'après les brochures destinées aux
touristes, ses ressources minérales illimitées en font le pays le plus riche, et
de loin, de toute l'Afrique. Selon le dernier recensement officiel, le pays
compte environ 25 millions d'habitants, dont au moins 21 millions
d'Africains. U n ministre du gouvernement raciste a indiqué récemment, à
propos des prétendus « foyers » qui pour nous sont des « réserves de
main-d'œuvre indigène », qu'ils constituaient une richesse permanente que
ne possède aucun autre pays indépendant d'Afrique, à savoir des ressources
illimitées en main-d'œuvre.
Depuis trente ans, la bourgeoisie blanche fait des efforts concertés
pour renforcer sa position économique dans le pays, mais l'impérialisme
britannique conserve une position prépondérante dans les mines et le
commerce puisqu'il détient environ 97 % du capital minier, 94 % du capital
industriel, 88 % du capital financier et 75 % du capital commercial. Cette
puissance économique est en grande partie concentrée entre les mains de
sept établissements financiers qui contrôlent plus d'un millier de grandes
40 E. L. Ntloedibe

sociétés et dont les ressources totales dépassent un milliard de livres, tandis


que la part des autres intérêts impérialistes occidentaux excède 1 800 millions
de livres investis dans au moins 1 632 sociétés appartenant à 13 pays
capitalistes. L a République fédérale d'Allemagne a 132 sociétés opérant en
Afrique du Sud, l'Australie 73, la Belgique 44, le Canada 15, les Etats-Unis
494, la France 85, l'Italie 21, le Japon 2, la Nouvelle-Zélande 3, les Pays-Bas
57, le R o y a u m e - U n i 630, la Suède 59 et la Suisse 17 1 .
Il n'est pas douteux que toutes les sociétés étrangères opérant en
Afrique du Sud respectent la « politique indigène » du gouvernement
sud-africain et se conforment strictement aux lois qui en découlent. E n un
mot, elles participent toutes à l'apartheid et, inversement, c'est en leur n o m
et dans leur intérêt que l'apartheid est pratiqué. Nous affirmons que la
« politique indigène » est appliquée dans l'intérêt colonial de ces sociétés et,
c o m m e pour le colonialisme britannique qui les a précédées, à leur
instigation parce que l'Afrique du Sud est pour elles une semi-colonie
qu'elles se partagent.
Selon nous, la domination blanche est la forme prise par le
colonialisme en Afrique du Sud. E n effet, les Africains sont actuellement
soumis à l'autorité coloniale du gouvernement raciste blanc, héritier depuis
1910 du colonialisme britannique. Les Britanniques ont exercé cette
domination pendant toute la durée de l'occupation coloniale de notre pays et
ils l'avaient e u x - m ê m e s héritée du pouvoir colonial raciste exercé par la
Compagnie hollandaise des Indes orientales dont l'installation au C a p
remonte au 6 avril 1652. N o u s ferons ici une distinction entre le sectarisme du
racisme blanc, qui n'est pas une contradiction historique fondamentale, et le
despotisme, qui est un trait essentiel du colonialisme.
L e premier gouvernement de l'union a été un gouvernement de
coalition, le cabinet étant composé de quatre m e m b r e s pour le C a p , trois
pour le Transvaal, deux pour le Natal et deux pour l'État libre d'Orange. A u
R o y a u m e - U n i , les affaires d'Afrique du Sud étaient régies par le Colonial
Office et le Dominion Office. Ces deux organismes se scindèrent en 1925 et
l'Afrique du Sud tomba sous la juridiction du Dominion Office. A l'époque,
la souveraineté britannique était reconnue. E n 1927, lors de la discussion au
Parlement du Nationality and Flag Bill, le ministre de l'intérieur,
D . F . Malan, estima que « les ressortissants de l'union devaient aussi être
des sujets britanniques et constituer un petit cercle au milieu d'un grand2 ».
La Conférence impériale réunie à Londres en 1926 avait déclaré que le
R o y a u m e - U n i et les dominions avaient « le m ê m e statut et n'étaient
nullement subordonnés les uns aux autres ». Les clauses correspondantes de

1. Investment in apartheid, p. 9, Bruxelles, I C F T U .


2. Cape times, 24 février 1927.
La position de l'Afrique du Sud 41

la Déclaration Balfour qui fut adoptée par la suite devaient figurer dans le
Statut de Westminster adopté en 1931, qui accordait légalement la liberté
d'action à ceux des dominions qui le souhaitaient.
Le général Hertzog, alors premier ministre, se félicita de ces
dispositions, car elles consacraient « l'indépendance souveraine et la liberté
définitive du pays1 ». C e changement constitutionnel fut considéré c o m m e
liant le statut international du pays à la question « indigène ». Jusqu'alors,
les Britanniques estimaient que « les intérêts des Noirs devaient passer en
premier là où les Blancs étaient en minorité parmi une population nombreuse
de Noirs » 2 . E n réponse à l'appel du général Smuts, le général Hertzog aurait
établi, lors de la Conférence impériale, des contacts étroits avec les
délégations des autres colonies, notamment celle du Kenya, en « demandant
que les gouvernements intéressés se consultent avant que l'un d'eux n'adopte
une politique indigène sensiblement différente de celle du gouvernement de
l'union3 ».
Le Status Act de 1934 proclama que le Parlement de l'Union
sud-africaine était 1' « organe législatif souverain » sans le consentement
duquel aucun monarque britannique futur (ou son représentant) ne pourrait
agir sans l'avis, ou m ê m e contre l'avis, de ses ministres de l'union lors m ê m e
que ce pouvoir était « prévu expressément ou implicitement, ni bénéficier
des conventions existantes qui lui donnaient le droit de convoquer, de
proroger ou de dissoudre le Parlement ». L e Coronation Oath Act de 1937
faisait obligation au roi de Grande-Bretagne de « gouverner les Sud-
Africains conformément aux statuts acceptés par le Parlement de l'union et
selon leurs propres lois et coutumes ». Cette position fut celle qui prévalut
jusqu'en 1961, époque où le docteur Verwoerd se sépara du C o m m o n w e a l t h
et où la république remplaça la monarchie. Jusque-là, le chef suprême avait
été le roi de Grande-Bretagne agissant par l'intermédiaire de son
représentant local, le gouverneur général. L e dernier gouverneur général de
l'Afrique du Sud, Charles Roberts Swart, fut aussi le premier président de la
République.

La position du Royaume-Uni

D e ce qui précède, il ressort clairement qu'en 1910 le R o y a u m e - U n i n'a pas


accordé à l'Union sud-africaine son indépendance souveraine, en dehors des
pleins pouvoirs en matière législative et du droit d' « adopter des lois dans
l'intérêt de la paix, de l'ordre et d'une bonne administration », et ce, dans les

1. Cape times, 28 février 1931.


2. Africa and some world problems.
3. Cape times, novembre 1930.
42 E. L. Ntloedibe

limites assignées aux colonies. C'était là la marque m ê m e d'un gouvernement


responsable selon la pratique constitutionnelle britannique de l'époque.
L'autorité coloniale sur la population noire confiée au gouverneur général de
l'Union sud-africaine au titre de la section 147 de la Constitution est claire et
sans ambiguïté. Il est stipulé en effet que « la direction et la gestion des
affaires indigènes et des questions touchant spécialement ou différemment
les Asiatiques incombent, dans toute l'union, au gouverneur général en son
Conseil, qui exerce tous les pouvoirs spéciaux relatifs aux affaires indigènes
jusque-là dévolus aux gouverneurs des colonies ou exercés par eux en qualité
de chefs suprêmes des tribus indigènes... »
Dans British Commonwealth, development of its laws and constitu-
tions, South Africa », Hahlo et K a h n rappellent que le gouvernement
britannique avait fait savoir de diverses manières qu'il ne rejetterait pas un
accord conclu à la Convention nationale blanche qui maintiendrait les
dispositions coloniales en vigueur dans les différentes provinces en matière
de droit de vote et qui exclurait les non-Blancs du Parlement. Ils concluent
que « le gouverneur général était investi, en matière d'affaires indigènes, des
pouvoirs spéciaux que détenaient les gouverneurs des colonies ». Ils ajoutent
que le seul changement constitutionnel intervenu qui puisse donner
l'impression que les liens rattachant l'union au colonialisme britannique
s'étaient rompus était le fait que l'exécutif de l'union, conformément à la
Convention britannique, assumait la prérogative royale et pouvait l'exercer
par l'intermédiaire du gouverneur général sans en référer au souverain. A
propos de l'indépendance souveraine, les Britanniques considéraient que
« les relations entre les dominions et le gouvernement impérial ne pouvaient
pas être interprétées c o m m e un projet d'alliance entre Etats indépendants
mais constituaient plutôt une déclaration d'autonomie des diverses parties de
l'empire ».
Cette thèse fut avancée alors m ê m e que le général sud-africain Hertzog
saluait la Déclaration Balfour et le Statut de Westminster de 1931 c o m m e
signifiant pour l'Afrique du Sud « l'indépendance souveraine et la liberté
définitive du pays ». L'analyse du général Hertzog fut présentée au
R o y a u m e - U n i c o m m e renfermant « plus de passion que de substance ». Le
secrétaire aux dominions déclara à la C h a m b r e des c o m m u n e s que « rien de
fondamentalement nouveau n'était intervenu ; les deux principes de la
Déclaration Balfour étaient l'égalité politique des dominions au sein de
l'empire et leur unité à l'ombre de la couronne ». L'unanimité ne s'était
m ê m e pas faite sur ce point au sein du gouvernement sud-africain. L e
ministre de l'intérieur, D . F . Malan, qui avait pris l'initiative du Flag Bill,
lequel était censé refléter le « nouveau statut », soutenait que le changement
de drapeau reflétait « le statut national de l'union et l'unité de l'empire ».
La position de l'Afrique du Sud 43

L'évolution du statut par voie de convention


L'évolution du statut des dominions britanniques par voie de convention s'est
amorcée à la Conférence impériale de 1911, où il fut décidé que les
dominions seraient consultés, chaque fois que cela serait possible, avant que
soit contractée toute obligation internationale susceptible de les toucher. Les
dominions reconnaissaient pour leur part que le gouvernement impérial
demeurait responsable en dernier ressort de l'élaboration de la politique. L a
déclaration de guerre à l'Allemagne, en 1914, fut acceptée par les dominions
c o m m e les liant eux-mêmes automatiquement et leur participation à la
guerre conduisit à la création du Cabinet de guerre impérial au sein duquel ils
étaient représentés.
Lors de la Conférence de la paix tenue à Paris en 1919, le Cabinet de
guerre impérial se transforma en délégation impériale, et les délégués de
chaque dominion, en vertu de leur rôle durant la guerre, y représentaient en
m ê m e temps leur propre pays. Ils signèrent donc le traité de Versailles en
tant que membres de la délégation impériale et en qualité de représentants
de leurs pays, devenant ainsi membres originaires de la Société des Nations.
L e Canada fut autorisé en 1920 à se doter d'une représentation
diplomatique distincte à Washington, l'État libre d'Irlande en 1924 et
l'Afrique du Sud en 1930, après que la Conférence impériale eut décidé
d'accorder la « liberté d'action sur le plan international » à tous les
dominions qui le souhaitaient. Ceux-ci ne bénéficiaient pas pour autant d'un
statut indépendant, « m ê m e si certains h o m m e s d'État des dominions (le
général Hertzog, par exemple) le prétendaient ». Les représentants
consulaires des dominions se virent conférer le rang d'ambassadeur en 1943,
à commencer par le Canada, et les pays membres du Commonwealth
devinrent m e m b r e s originaires des Nations Unies après la deuxième guerre
mondiale ; ils furent habilités à conclure indépendamment des traités et
créèrent un ministère des affaires étrangères au sein de leurs gouvernements
respectifs.
Auparavant, c'était Whitehall qui s'occupait des affaires étrangères de
tout l'empire ; dorénavant, chaque pays du Commonwealth se chargeait de
ses propres relations extérieures.
Le rapport de la Conférence impériale de 1930 indiquait qu' « il n'y
aurait aucune modification du statut c o m m u n sans consultation et accord
entre les divers membres du Commonwealth ». E n 1947, l'Inde fut autorisée
à demeurer au sein du Commonwealth en tant que république indépendante.
La m ê m e demande, présentée par l'Afrique du Sud, fut rejetée en 1961. L e
premier ministre raciste H . F . Verwoerd aurait, dit-on, retiré cette requête,
et l'Afrique du Sud se retira ultérieurement du Commonwealth par une
déclaration unilatérale.
44 E. L. Ntloedibe

Il est manifeste que reconnaître la prétendue indépendance souveraine


de l'Afrique du Sud revient à reconnaître sa sécession unilatérale,
consécutive au refus formel opposé par une conférence du C o m m o n w e a l t h
dûment constituée. L a sécession de l'Afrique du Sud s'est opérée en vertu de
l'adoption, par le Parlement raciste, d'une mesure législative qui consistait
purement et simplement à remplacer les termes de « gouverneur général »
par ceux de « président de la République » chaque fois qu'ils apparaissaient
dans la Constitution et dans la législation sud-africaine, le m o d e de
désignation du président ayant été modifié en conséquence et les lettres
patentes royales et autres instruments constitutionnels ayant été abrogés.
Telles sont les grandes lignes de l'évolution juridique du problème.
Nous ne cherchons pas à gagner un procès : notre thèse politique se fonde sur
le principe du droit de notre peuple à disposer de lui-même. Pour nous, cela
ne change rien qu'il existe un South African Act de 1961, par lequel le
R o y a u m e - U n i , après consultation des autres m e m b r e s du C o m m o n w e a l t h ,
aurait autorisé le gouvernement d'Afrique du Sud à faire officiellement
sécession afin de devenir une république indépendante, car, à moins que
cette action ne soit conforme au principe d'autodétermination, notre peuple
ne reconnaîtra jamais cette sécession liée à la proclamation de la république.
N o u s tenons à souligner que la position catégorique de l'Organisation
des Nations Unies, dont font partie les États m e m b r e s de l'Organisation de
l'unité africaine, va plus loin dans ses principes. Dans une de leurs
résolutions, les Nations Unies ont estimé que, lorsque le peuple d'un
territoire n'a pas encore accédé pleinement à l'autonomie, chaque cas devra
être examiné et traité c o m m e un cas d'espèce et compte tenu du droit des
peuples à disposer d'eux-mêmes. U n e autre démarche d'importance
historique dans l'établissement du droit à l'autodétermination a consisté à
définir le colonialisme et toutes les formes d'assujettissement des peuples à la
domination et à l'exploitation étrangères c o m m e constituant un déni de ce
droit et des droits fondamentaux de l ' h o m m e , ainsi que de l'exercice de ce
droit eu égard à la décolonisation.
L'Organisation des Nations Unies a pris en outre deux positions
fondamentales. D ' u n e part, le processus de libération est irrésistible et
irréversible ; par conséquent, pour éviter des crises graves, il faut mettre un
terme au colonialisme et à toutes les pratiques de ségrégation et de
discrimination qui s'y rattachent. E n d'autres termes, la position des Nations
Unies est que les relations entre peuples libres doivent s'établir sur un pied
d'égalité. D'autre part, l'Organisation des Nations Unies a affirmé que,
juridiquement parlant, les combattants qui luttent contre la domination
coloniale et étrangère et contre les régimes racistes luttent pour pouvoir
exercer leur droit à l'autodétermination et à l'indépendance et que leur
combat est légitime et pleinement conforme aux principes du droit
La position de l'Afrique du Sud 45

international. Notre peuple a toujours considéré que la domination blanche


(qualifiée de domination étrangère dans les documents des Nations Unies)
constitue un déni du droit des peuples placés sous régime colonial à disposer
d'eux-mêmes. Les Nations Unies confirment qu'il y a domination étrangère
lorsque la puissance dominante diffère par sa race de la population assujettie.
Rappelons enfin qu'en vertu des résolutions de l'Assemblée générale
des Nations Unies et du Conseil de sécurité quiconque possède un droit doit
posséder les moyens de l'exercer et qu'en outre ces peuples ont le droit de
solliciter et d'obtenir, dans leur lutte, l'aide d'autres Etats, lesquels ont le
droit et m ê m e le devoir de leur accorder une telle aide. L e peuple noir
d'Azanie considère que son statut politique est celui d'un peuple colonisé.
Son colonisateur est le gouvernement étranger d'Afrique du Sud qui tient son
pouvoir de l'impérialisme britannique. C e dernier a imposé le régime
colonial par le biais d u « gouvernement et d u Parlement de l'Union
sud-africaine [qui auront] tous les pouvoirs législatifs et pleine autorité pour
adopter des lois dans l'intérêt de la paix, de l'ordre et d'une bonne
administration de l'union dans les limites assignées aux colonies ». N o u s
avons souligné que c'est à la d e m a n d e expresse de la convention nationale
blanche que ce régime a été institué et que le Colonial Office avait fait savoir
qu'il ne s'opposerait pas à ce que les Noirs fussent privés du droit de vote.
N o u s avons vu aussi que cette clause a été insérée dans la Constitution de
l'Union sud-africaine, dont la section 147 conférait au gouverneur général,
chef constitutionnel du gouvernement sud-africain, tous les pouvoirs d'un
gouverneur colonial dans la direction et l'administration des affaires
indigènes. N o u s estimons que le pouvoir colonial qui a été octroyé au
gouvernement sud-africain sur le peuple noir s'exerce toujours, qu'il est
visible dans la vie sociale du pays, et aussi que le peuple noir demeure
aujourd'hui politiquement asservi. N o u s soutenons en outre qu'il est juste
d'assimiler la domination étrangère blanche au régime colonial.
Enfin, l'autodétermination est un concept universellement reconnu
c o m m e étant un droit naturel des nations. L e droit international y voit une
condition préalable à la promotion et à la protection des droits de l ' h o m m e et
des libertés fondamentales et la base indispensable du développement de
relations amicales entre les nations et du maintien de la paix et de la sécurité
internationales.
L'Afrique du Sud
face à ses défis

Edmond Jouve

A u cours des dernières années, l'Afrique australe est devenue une région
d'une importance stratégique pour les pays occidentaux. L'indépendance de
l'Angola et du Mozambique, la montée des luttes de libération, le
soulèvement des populations noires d'Afrique du Sud ont modifié les
données du problème. Celui que pose le régime de Pretoria prend, à plus
d'un titre, un caractère particulièrement aigu. Sur le plan interne, en
particulier, la minorité blanche doit de plus en plus tenir compte des
« non-Blancs ». Selon une estimation de 1975, l'Afrique du Sud compte
quelque 25 millions et demi d'habitants répartis en quatre groupes raciaux :
communauté blanche (16,6 % ) , communauté noire (71,2 % ) , métis (9,3 % ) ,
Indiens (2,9 % ) . Les non-Blancs constituent donc un réservoir considérable
de main-d'œuvre. D'après une statistique de 1975, sur 2 676 974 travailleurs
recensés en Afrique du Sud dans l'industrie, 573 483 seulement étaient de
race blanche. E n dépit de cela, les « foyers nationaux » dans lesquels vivent
49 % de la population noire n'occupent que 12,8 % du territoire de la
république... Face à cette situation, les dirigeants de Pretoria ont d'abord
tenté d'assouplir leur politique d'apartheid. Mais, devant l'aggravation des
conflits, ils ont dû abandonner cette tactique. Sur le plan économique,
également, la conjoncture ne leur est plus aussi favorable que par le passé.
Quant à la communauté internationale, son hostilité à l'égard du régime
raciste ne fait que croître. L'Afrique du Sud s'est donc donné pour objectif
de relever un triple défi : politique, économique et diplomatique.

L e défi politique
Dans une interview publiée par le Sunday tintes de Lagos le 30 mars 1975,
B . J. Vorster, premier ministre d'Afrique du Sud, déclarait : « M o n objectif
est de normaliser les relations entre pays africains... mais la politique de m o n
gouvernement demeure celle du développement séparé, c'est-à-dire de
l'apartheid. » Et il précisait que la politique de discrimination raciale de son
pays pourrait au mieux être infléchie mais non remise en cause. Depuis,
l'attitude n'a guère changé quant au fond. Tout au plus les responsables
48 Edmond Jouve

sud-africains ont-ils cherché à rendre cette politique le moins impopulaire


possible. D ' o ù , par exemple, les sommes importantes consacrées par le
gouvernement à la propagande. D e 140 000 dollars en 1948, le budget de
l'information est passé à 5 millions en 1969. Pour l'exercice 1976/77, il a
m ê m e dépassé 15 millions. Mais, tandis que les responsables gouvernemen-
taux continuent d'appliquer, coûte que coûte, la politique de
« développement séparé », les luttes s'intensifient, entraînant d'ailleurs un
durcissement de la répression.

La politique de « développement séparé »


La République d'Afrique du Sud s'est d'abord accommodée de la
souveraineté reconnue à d'anciens protectorats de l'Afrique australe. Certes,
le Botswana, indépendant depuis le 30 septembre 1966, dispose d'un
immense territoire, mais seule sa partie orientale est fertile. Dès lors, son
économie a besoin, pour survivre, du revenu des 60 000 travailleurs — le
cinquième environ de la population — qui sont employés en Afrique du Sud.
Le Lesotho, également indépendant depuis 1966, vit des salaires de ses
100 000 immigrés. L a situation du Swaziland, indépendant depuis septembre
1968, n'est guère plus brillante. L'Afrique du Sud protège sa monnaie au sein
de la zone rand. L'ancien Sud-Ouest africain — la Namibie — reste, c o m m e
les pays précédemment cités, dans l'orbite de la République d'Afrique du
Sud. Il en est de m ê m e des deux bantoustans auxquels 1' « indépendance » a
été concédée récemment. L e Transkei a accédé à la souveraineté
internationale le 25 octobre 1976. D è s le mois d'avril 1975, le chef
Matanzima avait obtenu le privilège de lever une force armée placée sous le
commandement d'un officier noir et, le 1 er octobre, les postes de police du
territoire avaient été remis à la police du Transkei. Parallèlement, les
communautés métisse et indienne avaient obtenu de minces avantages. A la
fin du mois d'octobre 1976, le ministre de l'administration bantoue avait
annoncé, « pour l'an prochain », 1' « indépendance » d'un second
bantoustan : le B o p h u t h a t s w a n a . L e projet de loi accordant
1' « indépendance » à ce territoire a été publié le 7 mai 1977 et
1' « indépendance » a été proclamée le 6 décembre 1977. Le nouvel État est
formé de sept territoires non contigus, pour la plupart enclavés dans
l'Afrique du Sud. L e chef Lucas Mangope assume la présidence du
Bophuthatswana, dont la capitale provisoire est Montshiwa. A u mois de
mars 1978, on apprenait également la prochaine demande d'indépendance du
bantoustan Venda, proche de la frontière avec le Zimbabwe. Il existe encore,
en effet, six foyers autonomes bantous : Basotho Q w a q w a , Ciskei,
Gazankulu, Kwazulu, Lebowa et Venda. Progressivement, une certaine
autonomie leur a été reconnue. U n e loi de 1953 a organisé dans les
« réserves » d'alors la mise en place graduelle d'une administration bantoue.
L'Afrique du Sud face à ses défis 49

Des cellules administratives constituées autour des chefs traditionnels locaux


ont été regroupées en « unités territoriales » nationales (Xhoda, Zoulou,
Sotho...). U n e loi de 1959 a accéléré le m o u v e m e n t vers l'autonomie. Les
ouvriers bantous travaillant dans les États blancs ont été rattachés
administrativement à ces unités nationales. D e s conseils territoriaux ont été
institués. A u t o n o m e s aux termes du Bantu Homelands Constitution Act de
1971, ces bantoustans ont tous vocation à devenir « indépendants ». Tels
qu'ils sont aujourd'hui, on leur reproche de ne regrouper qu'une fraction de
la population noire d'Afrique du Sud (la majorité réside dans les zones
blanches), de reposer sur des bases tribales périmées, de n'être pas viables —
du fait de la fragmentation de chaque homeland en territoires parfois très
éloignés les uns des autres et de l'insuffisance de leurs ressources
économiques et financières (sauf pour le L e b o w a ) , et, enfin, d'être dotés
d'institutions non démocratiques. Les territoires qui se sont vu octroyer un
statut d'État ne sont guère mieux lotis. Cependant, ils ont parfois tenté
d'user des prérogatives nouvelles dont ils disposaient. Ainsi, le 10 novembre
1976, le gouvernement du Transkei a demandé à celui de Pretoria de
rappeler immédiatement les policiers blancs restés en fonctions à titre de
« conseillers ». U n e demande identique a été présentée le 20 janvier 1978 :
cette fois, il s'agissait du retrait de « conseillers » sud-africains du ministère
de la défense. A la suite de difficultés diverses, le Transkei a m ê m e fini par
rompre ses relations diplomatiques avec l'Afrique du Sud le 10 avril 1978.
La politique de l'Afrique du Sud s'accompagne de mesures de
« libéralisation » destinées à jouer le rôle d'amortisseur. Ainsi les équipes
sportives multiraciales ont été autorisées en septembre 1976. L e 11 août
1977, le ministre des sports a approuvé la mixité raciale dans les clubs
sportifs. L e 11 mars 1978, l'apartheid a été supprimé dans les théâtres.
Quelques jours plus tard, le gouvernement autorisait les églises des zones
urbaines à ne plus pratiquer la discrimination raciale. Des organismes privés
agissent dans le m ê m e sens. Ainsi, le 3 mars 1977, la Pick and Pay, une des
plus grandes chaînes de supermarchés d'Afrique du Sud, a décidé de traiter
sur un pied d'égalité les syndicats blancs, noirs et métis. Et le 10 avril 1977,
pour la première fois, un public multiracial a été admis à assister à un match
de football à Johannesburg. L e gouvernement ne se borne pas à supprimer
certaines mesures discriminatoires : le 13 mai 1977, par exemple, il a
présenté un plan de constructions scolaires à Soweto dont le coût devait
s'élever à plus d'un million de dollars. U n peu plus tard, le ministre de
l'agriculture — appuyé par celui des affaires étrangères, par plusieurs
journaux et par des personnalités — a m ê m e demandé l'abrogation de la « loi
sur l'immoralité » interdisant les relations sexuelles interraciales. L e 9 août
1977, la C h a m b r e de commerce de Johannesburg suggérait de supprimer
l'apartheid dans les lieux publics. Trois mois plus tard, le procureur général
50 Edmond Jouve

de la province du Transvaal envisageait une action judiciaire en rapport avec


la mort survenue pendant sa détention du nationaliste noir Steve Biko.
Quelques mesures pratiques ont m ê m e été adoptées. A u x « laissez-passer »
pour les Noirs se sont substituées les pièces d'identité délivrées par les
autorités des bantoustans (4 novembre 1977). L'interdiction du journal The
voice a été levée le 30 juin 1978. A la suite de la fusion des quatre
mouvements de scoutisme (blanc, noir, métis, asiatique) en un M o u v e m e n t
scout d'Afrique du Sud, c'est un Noir qui a été élu président (3 juillet 1977).
Cette évolution, si timide soit-elle, a été rendue possible par les succès
importants qu'a remportés le parti au pouvoir. L e 12 mai 1977, le ministre
des affaires étrangères de l'époque, Pik Botha, est triomphalement élu à
l'occasion d'une élection législative partielle. L e 20 septembre suivant, le
premier ministre, B . J. Vorster, annonce la dissolution de l'Assemblée
nationale et des quatre conseils provinciaux. Des élections sont alors prévues
pour le 30 novembre 1977. Face à l'opinion internationale mobilisée contre le
régime de l'apartheid, le gouvernement s'efforce d'obtenir une légitimité
renouvelée au sein de la population blanche. Ces élections donnent à
B . J. Vorster et à son parti une victoire éclatante. L e Parti national
remporte 134 sièges sur 165, en gagnant ainsi 19. Cet appui massif fourni à
B . J. Vorster laisse toute liberté au premier ministre d'appliquer sa politique
raciale ainsi que d'élaborer et de mettre en œuvre la nouvelle Constitution.
Sitôt élu, il fait d'ailleurs état de son refus d'accorder les droits politiques aux
Africains... E n revanche, il promet d'effectuer les « changements nécessaires
dans le cadre du développement séparé ».
Mais, dans le m ê m e temps, la solidarité des Noirs répond à celle des
Blancs. A u x élections municipales de Soweto (19 février et 15 avril 1978) il y
a 95 % d'abstention. Quelques mois plus tard, le 28 septembre 1978,
l ' h o m m e fort du régime, Pik Botha, est élu par le Parlement premier ministre
de la République d'Afrique du Sud 1 .
Ancien ministre de la défense, il a fait de ce pays une puissance
militaire sans équivalent au sud de l'équateur, grâce à un accroissement
spectaculaire des dépenses d'équipement. L e nouveau premier ministre est
l'un des artisans du projet de Constitution. L'évolution de la situation en
Afrique australe a, en effet, entraîné une accélération du « processus de
ségrégation constitutionnelle2 ». L e 1 er août 1977, on annonce une réforme
de la loi fondamentale, qui doit être effective à la fin de 1978. Il s'agira du
troisième texte constitutionnel (après le South Africa Act de 1909 et le

1. Le 29 septembre 1978, B . J. Vorster (au pouvoir depuis 1966) est élu président de la
République par le Parlement réuni en session extraordinaire au Cap.
2. D . Breillat, « Vers des changements institutionnels après les élections du 30 novembre 1977
en Afrique du Sud », Pouvoirs, n° 5, 1978, p. 167 et suivantes.
L'Afrique du Sud face à ses défis 51

Republic of South Africa Constitution Act du 24 avril 1961). E n vertu de ce


nouveau texte, chacune des trois communautés sur quatre (Blancs, métis,
Indiens) devrait disposer d'un Parlement monocaméral compétent pour ses
propres affaires. Chaque groupe devrait également disposer d'un gouverne-
ment et d'un premier ministre. Cependant, aucun Parlement fédéral n'est
prévu. Les affaires c o m m u n e s aux trois communautés seront traitées par un
Conseil de cabinet composé des ministres des trois groupes. E n cas de
désaccord, le président de la République tranchera en dernier ressort. Quant
aux Noirs, ils doivent, à long terme, obtenir leur « indépendance » et perdre
ainsi tout lien juridique avec l'Afrique du Sud.
Cependant, le « pouvoir pâle » tient bon. Ainsi, le 10 novembre 1976,
le ministre du travail a rejeté la proposition faite par des organisations
patronales et industrielles d'abolir la loi réservant aux Blancs les emplois
qualifiés. L e lendemain, le ministre de l'administration bantoue,
M . Treurnicht, s'est déclaré hostile à tout assouplissement de la politique
d'apartheid. Il y a eu pire. L e 16 mars 1977, J. S . Otto, nouveau maire
adjoint de Johannesburg, a préconisé un renforcement de la ségrégation.
Quant à B . J. Vorster, il a annoncé, le 19 avril 1977, la poursuite de la
politique de « développement séparé » et l'élimination des discriminations
entre communautés raciales. Mais, a-t-il dit quelques mois plus tard, le
gouvernement sud-africain n'est prêt à accepter aucun compromis. E n
conséquence, il rejette la formule « un h o m m e , un vote ». D'autres
personnalités politiques sont allées plus loin encore. L e 2 février 1978,
Connie Mulder, nouveau ministre de l'administration bantoue, fait savoir
que la politique d'apartheid sera appliquée jusque dans ses conséquences
ultimes. Quant à Pik Botha, il indique que seule la force pourra conduire les
Blancs à accepter le suffrage universel pour les Noirs. Ces prises de position
ne sont pas faites pour freiner des luttes qui, d'ailleurs, ont tendance à
s'exacerber.

La montée des luttes


L e régime d'apartheid ne pouvait pas ne pas rencontrer une opposition.
Cette opposition existe, en effet, mais elle est divisée. Il y a d'abord une
opposition légale. Les élections du 30 novembre 1977 ont bien montré sa
force. Créé le 29 juin 1977, le N e w Republic Party ( N R P ) résulte de la fusion
du Parti uni et du Parti démocratique. Ses positions « raciales » sont
ambiguës. Sur le plan institutionnel, il préconise une formule confédérale
mais sans s'opposer à la politique des bantoustans. Il a dix députés (11,4 %
des suffrages). L e N R P n'est plus aujourd'hui le premier parti d'opposition.
Lancé à Johannesburg le 6 septembre 1977, le Progressive Federal Party
(PFP) lui a ravi cette place. Plus audacieux que le N R P , le P F P milite en
faveur d'une organisation politique de type fédéral et pour un certain partage
52 Edmond Jouve

du pouvoir entre Blancs, Noirs, métis et Indiens. L e 25 juin 1978, le congrès


provincial du Natal tenu par ce parti s'est prononcé en faveur du suffrage
universel.
Quant à l'opposition extraparlementaire, elle est certainement plus
puissante que l'opposition légale. Fondé en 1912, l'African National
Congress ( A N C ) est le plus ancien des mouvements de libération d'Afrique
noire. Après avoir pris la tête des mouvements de contestation des années
1950-1960, l ' A N C a été interdit en Afrique du Sud. C o n d a m n é à la
clandestinité, il est influencé par l'idéologie du Parti communiste sud-
africain. Son président, Olivier T a m b o , définit ainsi l'orientation de l ' A N C :
« Nous ne voulons plus être gouvernés. N o u s voulons gouverner. Nous ne
voulons plus que des décisions qui nous concernent soient prises par d'autres.
N o u s ne voulons plus être des esclaves ». Rival de l ' A N C , le Pan-African
Congress of Azania, interdit c o m m e lui depuis le 8 avril 1960, « refuse
l'approche traditionnelle qui considère c o m m e prioritaire la libération du
pays de la dictature raciste et remet à plus tard les questions concrètes de
libération nationale ». Il se donne pour objectif la révolution socialiste.
L ' A N C et le P A C ont joué un rôle actif lors des puissantes grèves de
1972-1974. Depuis peu, toute une série d'organisations interdites depuis 1977
— South African Student Organization ( S A S O ) , Black Peoples Convention
( B P C ) , Soweto Student Representative Council ( S S R C ) — se reconnaissent
dans la « conscience noire ». A l'opposé d'autres organisations, celle-ci
prône la non-violence. Elle subit l'influence des Églises sud-africaines
opposées au régime. Elle exalte la négritude. Son premier manifeste a été
élaboré en 1971 par la S A S O et sa pensée s'est ensuite précisée, en
particulier lors des congrès de la B P C . Elle repose sur l'idée que les
non-Blancs subissent une oppression nationale. Tout Sud-Africain black —
noir, métis ou indien — quelle que soit sa position sociale, est un opprimé,
sauf s'il contribue à la mise en oeuvre de la politique d'apartheid. A l'inverse,
tout Blanc appartient à l'autre camp. « L a race définit donc l'allié et
l'ennemi1. »
A la suite du durcissement de la répression, certains regroupements se
sont esquissés. L e 9 octobre 1976, cinquante responsables africains tiennent
une réunion secrète à Johannesburg en vue de former un front politique
visant à défendre les intérêts des Noirs en Afrique du Sud. L e 29 novembre
1976, un nouveau parti politique voit le jour : le Front uni noir (Black United
Front). D e u x mois plus tard, sept députés parviennent eux-mêmes à
constituer un autre parti d'opposition : l'Independent United Party. Le 4 mai
1977, les écrivains du peuple d'Azanie se regroupent en association, tandis

1. R . Lefort, « La conscience noire, de la non-violence à l'interdiction », Le monde


diplomatique, novembre 1977.
L'Afrique du Sud face à ses défis 53

que, le 23 novembre suivant, est créé à Soweto un comité d'action se


réclamant de la conscience noire. Mais l'événement le plus important est sans
doute la fondation, le 30 avril 1978, de l'Azanian African Peoples'
Organization ( A Z A P O ) , qui rassemble les militants antiapartheid de la
conscience noire.
Légale ou non, parlementaire ou non, organisée ou non, l'opposition a
m e n é de nombreuses actions. O n se souvient des émeutes raciales qui ont eu
lieu à Soweto, principale ville noire de la banlieue de Johannesburg, le 16 juin
1976. C e soulèvement populaire a fait vingt-trois morts et plus de deux cents
blessés. Faisant tache d'huile, il s'est étendu à de nombreuses villes noires et
à d'autres couches de la population (villes satellites de Johannesburg et de
Pretoria, bantoustans, population métisse d u C a p , étudiants indiens).
L'insurrection urbaine était conduite par le Soweto Student Representative
Council ( S S R C ) , dirigé par Taietsi Mashini. D e s grèves ont succédé à
l'émeute. L e 4 août 1976, l ' A N C a déclenché une première grève nationale.
U n e deuxième grève générale est survenue le 23 août suivant. Plus de cinq
cent mille travailleurs des zones industrielles de Johannesburg et du C a p sont
restés chez eux. Les bus et les trains étaient vides. D e s étudiants et des
ouvriers se sont mobilisés sur les lieux de travail et dans les townships. D e
nouveaux affrontements raciaux se sont produits à Soweto du 23 au 27 août
1976, faisant trente-cinq morts. D e nouveau, le 2 septembre 1976 et les jours
suivants, plusieurs milliers de métis ont manifesté au C a p . D e violents
incidents se sont produits entre policiers et manifestants. L e 13 septembre les
travailleurs africains de Soweto et d'Alexandra se mettaient en grève. D e u x
jours plus tard, les métis de la région du C a p se joignaient à eux. U n e
troisième grève générale éclate les 15 et 16 septembre 1976. O n lit dans un
tract distribué lors de cette action : « Les travailleurs sont obligés, dans la
lutte pour la défense de leurs intérêts et l'obtention d'une vie meilleure, de
créer des organismes qui leur soient propres dans les townships et sur les
lieux de travail. L a situation exige que les opprimés et les exploités s'unissent
derrière les mots d'ordre de ' Pouvoir aux travailleurs ' et ' Pouvoir
populaire '. Pour la première fois depuis 1961, des grèves sont déclenchées
en vue d'atteindre un objectif politique et national. A cette occasion, le
Times de Londres écrit, en septembre 1976 : « L a rébellion, qui a c o m m e n c é
c o m m e une simple protestation contre l'afrikaans dans les écoles des Noirs,
prend une tournure anticapitaliste. Pour le m o m e n t , ce sont les grèves que
les Blancs craignent le plus. » A u mois d'octobre, de nouveaux incidents se
produisent à Soweto : une trentaine d'autobus sont incendiés, un attentat à la
b o m b e a lieu, des Noirs et des métis manifestent dans le centre urbain du
C a p , des écoles brûlent...
L'année 1977 fut, elle aussi, particulièrement agitée. D e s affronte-
ments « tribaux » au Natal, un attentat à la b o m b e à Soweto, des incendies
54 Edmond Jouve

d'écoles dans les cités africaines du C a p , des manifestations contre la hausse


des loyers, des célébrations du dix-septième anniversaire du massacre de
Sharpeville, des manifestations de métis à Johannesburg se succédèrent à un
rythme rapide durant le premier semestre. L e gouvernement réagit en
obtenant la condamnation d'un groupe important de manifestants. Mais
l'accalmie ne vint pas. E n effet, les étudiants relancèrent le mouvement. L e
25 juillet 1977, ils se mirent en grève à Soweto. L e lendemain, ils
manifestaient dans les banlieues de Johannesburg et de Pretoria. L e 30
juillet, les 1 er et 3 août, le 7 septembre, des manifestations violentes se
déroulèrent à Soweto. C'est dans ce climat que, le 11 septembre, on apprit la
mort en prison de Steve Biko, le dirigeant le plus en vue de Conscience noire.
Aussitôt, une campagne de la presse d'opposition fut déclenchée contre le
ministre de la justice, Jimmy Kruger. Et, de nouveau, ce fut la violence. Les
lycéens incendièrent les bureaux de l'administration du bantoustan du
Ciskei. E n octobre, ils boycottèrent les examens dans les écoles africaines de
Soweto. A u x mois de novembre et de décembre, plusieurs bombes
explosèrent : au Centre Carlton de Johannesburg et à Benoni. L afinde
l'année fut particulièrement houleuse. L e 12 décembre 1977, les représen-
tants de 350 000 syndiqués sud-africains se prononcèrent pour la reconnais-
sance des droits syndicaux aux Noirs et pour la suppression des emplois
réservés aux Blancs. U n e semaine après, ce furent les émeutes de
Port-Elisabeth. L'année 1978 devait connaître aussi son cortège d'incidents
de tous ordres. E n février, une grève générale éclata à propos de questions
de salaires dans un complexe industriel du Kwazulu. Parallèlement, c o m m e
en toile de fond, se développait une lutte armée de plus en plus difficile à
camoufler. D e s actions de sabotage, allant des incendies volontaires aux
attentats à la b o m b e , en passant par les affrontements entre guérilleros et
troupes racistes, ne cessaient de se produire. Il est vrai que des actions de ce
type sont souvent déjouées par l'une des polices les plus efficaces du m o n d e :
le Bureau of State Security ( B O S S ) , qui est aujourd'hui responsable, pour
une large part, de l'aggravation de la répression.

Le durcissement de la répression
Devant la montée des luttes, le gouvernement a pris des mesures. E n vertu
d'une loi votée en 1974, il peut interdire tout groupement soupçonné de se
livrer à une activité subversive o u de recevoir des fonds de l'étranger. E n
1975, le Christian Institute, qui réunit des clercs de toutes les confessions
chrétiennes, tombe sous le coup de ce texte. L a loi de 1967 contre le
terrorisme figure, elle aussi, en bonne place dans l'arsenal juridique. Voté
avec effet rétroactif, ce texte permet aux officiers de police, à partir du grade
de lieutenant-colonel, de faire arrêter sans preuve tout citoyen jugé suspect
L'Afrique du Sud face à ses défis 55

de terrorisme ou susceptible de fournir des informations sur les agissements


des terroristes. Elle autorise la mise au secret illimitée et prévoit des peines
allant de cinq ans d'emprisonnement à la peine capitale. Progressivement,
l'étau s'est donc resserré. D e la mi-août à la fin de septembre 1975, la police a
arrêté en moyenne un opposant politique tous les deux jours. Fait révélateur
de ce durcissement : le régime de Pretoria s'en prend de plus en plus à des
Blancs. A cet égard, le plus célèbre des détenus est sans doute Breyten
Breytenbach, peintre et poète de langue afrikaans, arrêté le 19 août 1975 à
Johannesburg. L'Union nationale des étudiants sud-africains ( N U S A S ) a
payé, elle aussi, un lourd tribut.
L'année 1976 fut encore plus chargée en émeutes que ne l'avait été
l'année précédente. L e 16 juin 1976 à Soweto, la police ouvrit le feu, tuant un
enfant de treize ans et entraînant des mois d'émeutes et de grèves à travers
tout le pays. Plus tard, en septembre 1976, quatre jeunes métis furent tués
par balles au cours d'incidents avec la police dans la banlieue métisse du C a p .
D e s manifestations sanglantes s'y déroulèrent au mois de novembre. Les
autorités gouvernementales ne se bornèrent pas à réprimer, parfois avec
violence, ce genre de manifestations ; elles firent procéder à de nombreuses
arrestations et inculpations. Ainsi, le 31 août 1976, le président du Conseil
des droits de l ' h o m m e d'Afrique du Sud fut « retenu » par la police. L e
1 er septembre suivant, le président de l'Union des journalistes noirs, Joe
Thloloe, était arrêté à son tour. Quelques jours plus tard, un journaliste
britannique, David Rabkin, et un assistant de l'Université du C a p , Jeremy
Cronin, étaient inculpés en vertu de la législation sur le terrorisme. L e
lendemain, ce fut au tour d'un journaliste noir du Rand daily mail d'être
arrêté. L e 23 septembre, quatre cents personnes subirent le m ê m e sort
à la suite de troubles survenus dans le centre de Johannesburg. D e u x acteurs
sud-africains noirs furent placés en résidence surveillée le 2 octobre et un
journaliste du Cape times fut inculpé aux termes de la loi antiterroriste le 9
octobre. Les arrestations se multiplièrent le 14 octobre 1976 près de la ville
du C a p , le 19 octobre à Soweto, du 1er au 3 décembre et le 30 décembre dans
la province du Natal... D e s condamnations suivirent ces arrestations : le 29
septembre 1976, David Rabkin et Jeremy Cronin, furent condamnés
respectivement à dix et à sept ans de réclusion pour « activités terroristes ».
La répression se déployait d'ailleurs en tout sens. Ainsi le premier film
sud-africain réalisé par des Noirs, How long, fit l'objet d'une mesure
d'interdiction.
La répression s'aggrave encore en 1977. D e s textes récemment
adoptés en témoignent. L e 1 er février 1977 est votée une loi qui permet à
l'État et à ses fonctionnaires d'échapper à toute poursuite judiciaire pour des
actions visant le maintien de l'ordre. D e s assassinats continuent à se produire
en grand nombre. Pendant cette seule année, cent dix-sept prisonniers, dont
56 Edmond Jouve

dix détenus en vertu des lois sur la sécurité, sont assassinés. Les arrestations
se multiplient également : arrestation de 576 Africains dans la région du C a p ,
en janvier ; arrestation, au Transkei, du secrétaire national d'un parti
d'opposition en février ; arrestation du fondateur et de cinq dirigeants de la
Convention du peuple noir en mars ; arrestation de trois dirigeants de
Conscience noire en juillet ; arrestation de dirigeants étudiants à Soweto en
août ; arrestation de quatre prêtres noirs en octobre ; etc. Des condamna-
tions sont évidemment prononcées : condamnation à cinq ans de prison de 31
jeunes Noirs qui avaient participé aux émeutes de Port-Elisabeth en 1976,
condamnation à la prison à vie de cinq m e m b r e s du Conseil national africain,
assignation à résidence du secrétaire général du mouvement antiapartheid
B P C en juillet, etc. Des fermetures d'écoles sont décidées : le 4 février dans
des cités africaines du C a p , le 6 septembre à Soweto, le 5 octobre dans le
bantoustan Venda. Dans le m ê m e temps, deux publications sont interdites :
le World et le Weekend world, les deux plus grands journaux faits et lus par
des Noirs. L e m ê m e jour — le 19 octobre 1977 — dix-huit organisations se
réclamant de Conscience noire ou soutenant ses orientations sont mises hors
la loi. E n dépit des protestations qui s'élèvent alors, la répression se poursuit
en 1978. L e 19 janvier, on annonce la « disparition » du dirigeant de
l'opposition au Transkei, Hector Ncokasi. Le 3 avril suivant, 165 personnes
sont arrêtées dans ce m ê m e bantoustan. L e 14 avril, de vastes opérations de
police ont lieu à Johannesburg à la suite du meurtre de deux écoliers blancs.
D'autres opérations de police se produisent dans la région de Durban. Le 4
mai, des dirigeants de l ' A Z A P O sont arrêtés. Quelques jours plus tard, le 15
juin, l'hebdomadaire œcuménique noir The voice est interdit. L e « pouvoir
pâle » répond ainsi, da façon brutale, au défi politique qui lui est lancé.

Le défi économique
La République d'Afrique du Sud n'est pas une puissance c o m m e les autres.
Sa politique raciste lui vaut d'être mise au ban des nations « civilisées ». C'est
ainsi qu'elle s'est vu, à plusieurs reprises, imposer un embargo sur les
livraisons d'armes et qu'elle est tombée sous le coup de consignes de
boycottage données par les Nations Unies. Cela ne l'empêche pourtant pas
de commercer avec la plupart des pays du m o n d e , y compris les pays
socialistes. Cependant, sa balance des paiements accuse un déficit depuis
quelques années : de 1972 à 1974, ce déficit est passé de 781 à 1 561 millions
de rands. Le développement spectaculaire de l'Afrique du Sud a néanmoins
permis à ce géant économique de le résorber sans trop de mal.
L'Afrique du Sud face à ses défis 57

U n géant économique

La croissance économique de l'Afrique du Sud s'explique essentiellement par


le développement industriel entamé avant 1961 et poursuivi grâce à une
énergie électrique peu coûteuse, à une main-d'œuvre noire abondante et mal
payée, à un flux d'immigrants blancs hautement qualifiés, à l'utilisation de
capitaux importants et à unefiscalitéassez légère. E n outre, le renchérisse-
ment du prix de l'or, des matières premières et des produits agricoles a
provoqué, ces dernières années, un accroissement notable des recettes
publiques. D e 1972 à 1974, les ressources provenant des ventes de métal
jaune ont triplé, atteignant quatre milliards de dollars. Sur les seuls profits
des mines d'or (49 % des réserves mondiales, 60 % des réserves du m o n d e
non socialiste) le gouvernement prélève 850 millions de rands par an. L'État
libre d'Orange produit, à lui seul, le quart de l'or du m o n d e capitaliste. Si la
République d'Afrique du Sud produit quelque 1 000 tonnes d'or par an, elle
dispose aussi de diamants (7 200 000 carats), de cuivre, de fer, de manganèse
(48 % des réserves mondiales), de nickel, de vanadium (64 % des réserves
mondiales), d'uranium (25 % des réserves mondiales), de chrome et de
platine (83 % des réserves mondiales), etc. A u total, la production minière
de l'Afrique du Sud la place au troisième rang, après l ' U R S S et les
États-Unis d'Amérique. L'Afrique du Sud occupe la première place dans le
m o n d e pour la production d'or et de diamant, la deuxième pour le platine, la
troisième pour la production d'antimoine, d'uranium, de chrome, de
manganèse et de vanadium. Dans le domaine agricole, elle a aussi
d'importants atouts. Elle occupe le cinquième rang mondial pour la
production du maïs et de la laine, le septième pour la production d'arachide,
le neuvième pour la production de tournesol et l'élevage d'ovins, le dixième
pour la production de sucre de canne et de viande.
Quoique pauvre en pétrole, l'Afrique du Sud n'a guère souffert de la
crise de l'énergie. Elle tire, en effet, 80 % de ses ressources énergétiques du
charbon (en provenance du Transvaal et de la province du Cap), de la houille
blanche (complexes hydro-électriques du fleuve Orange), de l'essence
synthétique (produite à Sasolburg) et de l'énergie nucléaire. L e déficit
énergétique est couvert, dans une large mesure, par des importations de
pétrole iranien. L'Afrique du Sud est aujourd'hui, et de loin, le premier pays
industriel du continent. Elle produit 75 % de son charbon, 80 % de son
acier. Son rythme de croissance est l'un des plus élevés du m o n d e . Ses
industries extractives emploient 700 000 personnes. Ses quatre ports
principaux : Durban, Capetown, Port-Elisabeth et East London, sont en
pleine activité. Des ensembles portuaires (Saldanha, Bay et Richard's Bay)
visent à libérer le Transvaal d'une trop étroite dépendance à l'égard du
Mozambique.
58 Edmond Jouve

Cependant, la croissance économique du pays exige une abondante


main-d'œuvre. Les industriels sud-africains sont contraints de faire de plus en
plus appel à la population noire pour occuper des emplois qui, théorique-
ment, lui sont interdits. E n outre, c o m m e le montre une importante enquête
menée par l'économiste britannique John Suckling, de 1957 à 1972, la
technologie étrangère a contribué pour 60 %, ce qui est considérable, à la
croissance économique du pays ; 50 % des échanges commerciaux se font
avec les États-Unis d'Amérique, le Japon, la République fédérale d'Alle-
magne et le R o y a u m e - U n i . Les importations ont augmenté de 97 % entre
1972 et 1975. Elles ont baissé par la suite. Pour la France, l'Afrique du Sud
est un partenaire privilégié en Afrique australe. Pretoria absorbait en 1976
environ 87 % des exportations et 72 % des importations françaises dans cette
région du m o n d e . Néanmoins, la France n'était alors que le cinquième
fournisseur et le septième client de l'Afrique du Sud. Sa part du marché
sud-africain est passée, pour les importations, de 3,6 % en 1962 à 3,5 % en
1976. E n achetant pour 2,35 milliards de francs à la France et en lui vendant
pour 1,54 milliard de francs, l'Afrique du Sud est le vingtième fournisseur de
la France et son dix-neuvième client. E n matière d'investissements, la
présence française est moins limitée. E n effet, si l'on tient compte des seuls
investissements directs, la France occuperait la troisième position (après le
R o y a u m e - U n i et les États-Unis). A u cours des dix dernières années, elle a
effectué une percée commerciale et financière remarquable dans des secteurs
c o m m e le nucléaire (contrat de Framatome pour la construction de deux
centrales électronucléaires à Koelberg, près du Cap) ou les grands travaux
d'équipement dans les bantoustans. E n francs courants, ses achats et ses
ventes à l'Afrique du Sud se sont multipliés par 3,5 depuis 1971. Plus des trois
quarts des exportations françaises vers l'Afrique du Sud sont constituées par
des biens d'équipement, des machines et des moyens de transport. Ces
statistiques ne prennent d'ailleurs pas en considération les ventes de matériel
militaire (avions, hélicoptères, sous-marins et chars d'assaut) ou de licences
pour fabriquer ce matériel sur place, ventes dont les montants ont été élevés
au moins jusqu'à l'embargo de 1976. Suivant les sources, leur valeur aurait
atteint 1,25 ou 2 milliards de francs pour les années 1970-1975. L a France
était alors le premier fournisseur étranger d'armes à l'Afrique1.
L'Afrique du Sud entretient, en outre, des relations assez avantageuses
avec certains de ses voisins. Ainsi, un important trafic se produit entre
l'Afrique du Sud, le Zaïre et le Z i m b a b w e . Pour l'essentiel, il emprunte la
voie terrestre. Les Rhodesian Railways transportent le cuivre du Shaba, par
la Zambie et le Z i m b a b w e , jusqu'aux ports de Durban et East London. L e

1. Pour plus de précisions, voir : E . Jouve, Relations internationales du tiers monde, Paris,
Éditions Berger-Levrault, 1976.
L'Afrique du Sud face à ses défis 59

trafic peut atteindre jusqu'à 22 000 tonnes par mois. A u retour, les trains
rapportent divers produits, notamment du charbon sud-africain. Les
exportations sud-africaines vers le Zaïre atteignaient, en 1976, 40 millions de
rands, soit le dixième des exportations de l'Afrique du Sud en Afrique. Elles
ont progressé depuis de 15 à 20 % par an. E n 1977, l'Afrique du Sud a
consenti au Zaïre un nouveau crédit de 20 millions de rands destiné à couvrir
les importations de Pretoria. Ainsi, l'Afrique du Sud constitue u n véritable
empire économique, mais cet empire est aujourd'hui menacé.

Les craquements de l'édifice


Les besoins de l'économie expliquent en partie la mise en œuvre d'une timide
politique de détente. E n dépit de l'hostilité des syndicats blancs, les
employeurs violent fréquemment la législation ségrégationniste. Selon le Job
Reservation Act, tous les emplois qualifiés sont réservés aux Blancs.
Néanmoins, depuis janvier 1975, des infirmières noires exercent dans des
cliniques privées de Durban réservées aux Blancs. Depuis cette date,
à Johannesburg, certaines mesures visent à mettre un terme aux
« humiliations intempestives » infligées quotidiennement aux Noirs. Harry
Oppenheimer milite en faveur de la déségrégation dans le m o n d e du travail.
Dans le bâtiment, les transports, la sidérurgie, les mines, l'apartheid est
parfois mis en échec. Les différences de salaires fondées sur la couleur
tendent à se réduire. Ainsi, le 1 er mai 1975, les salaires de 150 000
travailleurs noirs de l'industrie sucrière ont été augmentés de 50 % . A la
m ê m e date, les « Noirs urbanisés » ont obtenu le droit de construire leurs
maisons dans les zones blanches. C o m m e on le voit, il s'agit, le plus souvent,
de mesures limitées. Mais la situation économique suscite aussi des
inquiétudes, essentiellement nourries par la chute du prix de l'or sur le
marché mondial, qui a mis la balance des paiements en déséquilibre. Cette
baisse, jointe à la hausse du prix d'achat du pétrole et de ses dérivés et à
l'accroissement des dépenses militaires, conduit à faire des prévisions
pessimistes. L e quotidien nationaliste Beeld et le Bureau des recherches
économiques avaient tous deux prédit, pour 1976, un taux de croissance de
l'ordre de 3 % seulement. Devant la montée de l'inflation (17,8 % en 1973,
11,9 % en 1974, 11,7 % en 1975), le rand a été dévalué de 17,9 % par
rapport au dollar américain en septembre 1975. Cette mesure a eu de
profondes répercussions : augmentation du prix des produits importés, crise
de l'industrie automobile, licenciement de plusieurs milliers d'ouvriers. Pour
lutter contre cette situation, les autorités gouvernementales et les représen-
tants du secteur privé ont signé une convention, le 7 octobre 1975, à Pretoria.
Selon ses termes, les entreprises privées devront limiter leurs profits à 15 % ,
ne répercuter, dans leurs prix, que 70 % de la hausse des coûts et limiter les
augmentations de salaires à 70 % de l'indice du coût de la vie. Ayant,
60 Edmond Jouve

aujourd'hui, à relever u n défi de type économique, l'Afrique du Sud peut,


encore moins que par le passé, faire fi d'un environnement international
hostile. Elle doit donc aussi relever un troisième défi, de nature
diplomatique, celui-là.

Le défi diplomatique
Dans l'ensemble, l'opinion internationale est évidemment hostile à la
politique d'apartheid m e n é e par l'Afrique du Sud. Tout au plus certains pays
ont-ils tenté de favoriser une diplomatie du dialogue qui, d'ailleurs, a échoué
en partie.

L'échec de la diplomatie du dialogue


A la suite des propositions ivoiriennes de dialogue avec l'Afrique du Sud, en
novembre 1970 puis en avril 1971, plusieurs gouvernements ont appuyé
l'initiative du président Houphouët-Boigny : le Malawi, Madagascar, le
G h a n a , la République centrafricaine, l'Ouganda. Par la suite, B . J. Vorster
a rencontré discrètement, en 1974, les présidents de la Côte-d'Ivoire et du
Sénégal. E n février 1975, le premier ministre sud-africain a remporté une
seconde « victoire » en conversant avec William Tolbert, président du
Libéria. A u mois d'octobre précédent, B . J. Vorster s'était rendu en
Rhodésie et au Malawi. D'autres personnalités de haut rang se sont
également déplacées. D e février 1974 à avril 1975, le secrétaire du ministre
sud-africain des affaires étrangères a effectué vingt-trois voyages dans les
pays africains. U n ministre zaïrois s'est rendu au Cap en avril 1975. Le 25
août 1975, le président de la Zambie, K . Kaunda, a passé plusieurs heures
en compagnie de B . J. Vorster, à Victoria Falls, à l'occasion de la
conférence rhodésienne. E n septembre 1975, le ministre de l'information de
la Côte-d'Ivoire, Laurent D o n a Fologo, a effectué une visite officielle de dix
jours en Afrique du Sud. C'était la première fois qu'un ministre de
l'information d'un pays d'Afrique noire se rendait en Afrique du Sud. A
Johannesburg, il a condamné l'apartheid en ces termes : « Il y a au moins un
poison sur cette terre africaine : c'est le racisme sud-africain. » Mais il a
aussitôt ajouté : « N e pas être d'accord ne signifie pas être contre le
dialogue... N o u s savons que le chemin sera long. Le chemin de la paix est
plus difficile que celui des armes. » Le voyage du ministre ivoirien a suscité
de vives polémiques. Certains pays, c o m m e la Guinée, ont critiqué avec
véhémence cette nouvelle orientation. Selon un communiqué publié à Alger
par PAfrican National Congress, le 12 septembre 1975, cette visite aurait fait
partie d' « une vaste conspiration pour isoler la lutte de libération en Afrique
du Sud et saper l'Organisation de l'unité africaine ». L a S A S O a accusé le
ministre ivoirien de l'information de «flirteravec des gens qui ne sont pas
L'Afrique du Sud face à ses défis 61

intéressés par la paix ou le dialogue ». Quant à l'Organisation de l'unité


africaine ( O U A ) , elle condamne désormais tout dialogue direct avec
Pretoria. Souvent, d'ailleurs, la riposte des organisations a été plus dure que
celle des États.

La riposte des organisations


L ' O U A s'est penchée à de nombreuses reprises sur les problèmes de
l'Afrique australe. Son Conseil des ministres, réuni dans la capitale de la
République-Unie de Tanzanie du 7 au 11 avril 1975, a recherché les moyens
par lesquels le colonialisme et le racisme pourraient être extirpés au sud du
continent. Dans la Déclaration de D a r es Salaam sur l'Afrique australe,
l ' O U A a réexaminé sa stratégie en vue de parvenir à une libération de la
Rhodésie et de la Namibie et à l'abolition de l'apartheid en Afrique du Sud.
Elle a constaté l'échec de la voie pacifique préconisée par le Manifeste de
Lusaka. Elle a rappelé que la Déclaration de Mogadiscio appelait à
l'intensification de la lutte armée, spécialement dans les colonies portugaises.
A D a r es Salaam, l ' O U A a proposé de « tirer parti de la victoire des
combattants de la liberté du Mozambique, de l'Angola, de la Guinée-Bissau,
du Cap-Vert, de Sao T o m é et de Principe pour faire avancer le processus de
la libération vers le sud en mettant l'accent, en particulier, sur la libération
du Z i m b a b w e et de la Namibie ». A cette fin, l'unité et la solidarité de
l'Afrique doivent être maintenues et renforcées. Après l'énoncé des raisons
d'être de la lutte, la Déclaration de Dar es Salaam admet que « les stratégies
et les tactiques pour atteindre cet objectif pourraient varier suivant la
situation et suivant le m o m e n t ». Refusant tout dogmatisme, les signataires
de ce texte ne choisissent pas entre voie pacifique et lutte armée. L'une et
l'autre pourront être utilisées successivement ou conjointement, selon les
circonstances. Dès lors, « le problème de la libération de l'Afrique australe
doit être examiné dans le contexte d'une stratégie globale destinée à la
libération totale de la région tout en reconnaissant que les facteurs
spécifiques aux trois territoires concernés — le Z i m b a b w e , la Namibie et
l'Afrique du Sud — font que les mouvements de libération peuvent adopter
des tactiques différentes ». L ' O U A lutte contre le gouvernement d'Afrique
du Sud « non parce qu'il est blanc, mais parce qu'il rejette et combat les
principes d'égalité humaine et d'autodétermination ». Contrairement aux
promesses faites par B . J. Vorster en 1974, la situation s'est encore
détériorée. L ' O U A se fixe donc pour objectif l'isolement complet du régime,
notamment par le maintien et le renforcement du boycott économique,
politique et culturel de l'Afrique du Sud et par l'appui aux mouvements
nationaux de libération « dans leur lutte sous toutes ses formes ». S'agissant
du « dialogue » avec Pretoria, l ' O U A a évolué par la suite vers une attitude
de refus. E n 1978, elle a demandé que de « sévères sanctions », incluant un
62 Edmond Jouve

embargo obligatoire sur les livraisons de pétrole, soient prises contre


l'Afrique du Sud par le Conseil de sécurité des Nations Unies. Dans une
déclaration publiée au siège de l'Organisation, à Addis-Abéba, elle a
également affirmé que, en annonçant la tenue d'élections en Namibie, au
mois de novembre 1978, B . J. Vorster avait mis en cause directement les
auteurs du plan » occidental pour l'indépendance de la Namibie.
C o m m e on le voit, les Nations Unies sont impliquées dans les
événements d'Afrique du Sud. C'est le 1 er avril 1960 que le Conseil de
sécurité a abordé, pour la première fois, cette question. Il a demandé au
gouvernement sud-africain de renoncer à la politique d'apartheid et de
mettre un terme aux discriminations raciales. E n décembre de la m ê m e
année, l'Assemblée générale des Nations Unies a adopté la Déclaration sur
l'octroi de l'indépendance aux pays et aux peuples coloniaux. C e texte
proclame solennellement la nécessité d'en finir rapidement et définitivement
avec le colonialisme sous toutes ses formes. L e 6 novembre 1962,
l'Assemblée générale franchit un pas de plus. Elle adopte une nouvelle
résolution demandant aux États membres de rompre leurs relations
diplomatiques et économiques avec l'Afrique du Sud et de ne plus lui fournir
d'armes ni de munitions. U n an plus tard, le Conseil de sécurité recommande
l'embargo sur les fournitures d'armes. A u cours des années, les Nations
Unies ont adopté, à l'égard de l'Afrique du Sud, une attitude non équivoque.
Par sa résolution n° 366, le Conseil de sécurité a, le 17 décembre 1974,
condamné une fois de plus l'occupation illégale de la Namibie par l'Afrique
du Sud et la mise en œuvre, sur ce territoire, « de lois et pratiques
répressives » entachées de discrimination raciale. Après avoir renouvelé
diverses exigences, le Conseil de sécurité a décidé de demeurer saisi de cette
question. Pourtant, le 6 juin 1975, un projet de résolution du Conseil de-
sécurité déclarant que « l'occupation illégale du territoire de Namibie par
l'Afrique du Sud constitue une menace pour la paix et la sécurité
internationale » a été rejetée en raison du vote négatif de trois membres
permanents (États-Unis d'Amérique, France, Royaume-Uni). Les Nations
Unies ont néanmoins poursuivi leur efforts. Ainsi, le 9 novembre 1976,
l'Assemblée générale a adopté dix résolutions sur la politique d'apartheid de
l'Afrique du Sud. Elle demandait en particulier au Conseil de sécurité
d'établir un embargo obligatoire sur les armements à destination de Pretoria.
Elle condamnait la collaboration d'Israël avec l'Afrique du Sud. Elle
déclarait que le régime raciste d'Afrique du Sud était illégitime et n'avait
aucun droit à représenter le peuple sud-africain. Elle autorisait le Comité
spécial contre l'apartheid à organiser une conférence mondiale pour l'action
contre l'apartheid. A la m ê m e séance, l'Assemblée générale a voté, par 110
voix contre 8 et 20 abstentions, en faveur d'un embargo obligatoire sur toute
fourniture d'armes à l'Afrique du Sud. Quelques jours plus tard, le 30
L'Afrique du Sud face à ses défis 63

novembre, l'Assemblée générale condamnait la collaboration de tous les


États (et donc de la France, de la République fédérale d'Allemagne, du
R o y a u m e - U n i , des États-Unis, d'Israël et du Japon) avec l'Afrique du Sud.
Elle a également condamné la politique relative aux bantoustans. C'est du 22
au 26 août 1977 que s'est tenue, à Lagos (Nigeria), la Conférence mondiale
pour l'action contre l'apartheid qui a condamné cette pratique en ces
termes : « L'apartheid, politique institutionnalisant la domination et l'exploi-
tation racistes, imposée par un régime minoritaire en Afrique du Sud,
constitue une violation flagrante de la Charte des Nations Unies et de la
Déclaration universelle des droits de l'homme. » Pour la conférence,
l'apartheid est « un crime contre la conscience et la dignité de l'humanité ».
Par la suite, le 4 novembre 1977, le Conseil de sécurité prendra une décision
majeure : il adoptera à l'unanimité une résolution imposant à tous les
membres des Nations Unies l'embargo sur les fournitures « d'armes et de
matériel connexe » à l'Afrique du Sud. L e 9 décembre 1977, le Conseil de
sécurité institue un comité pour veiller à l'application de l'embargo sur les
fournitures d'armes à l'Afrique du Sud. D e nouveau, en 1977 et 1978,
l'Assemblée générale des Nations Unies adopte des résolutions relatives à
l'Afrique du Sud. E n matière de droits humanitaires, l'Afrique du Sud a
souvent fait figure d'accusée aux Nations Unies. Ainsi, le 31 août 1976, la
Sous-Commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la
protection des minorités s'est préoccupée des violations des droits de
l'homme en Afrique australe. L e 2 mars 1977, à Genève, la Commission des
droits de l'homme a condamné à l'unanimité les « politiques de répression
des gouvernements d'Afrique du Sud et de Rhodésie ». E n relation avec ces
problèmes, l'Unesco a réuni une conférence sur la race et les préjugés
raciaux, qui s'est tenue du 13 au 20 mars 1978. S'efforçant de mettre leurs
actes en conformité avec leurs prises de position, les Nations Unies avaient
bien avant ce m o m e n t créé un Comité spécial contre l'apartheid qui s'est
réuni à de nombreuses reprises depuis 1968, avec la participation de
représentants de mouvements de libération, de l ' O U A , des mouvements
antiapartheid, des institutions spécialisées des Nations Unies, etc. L a
première session spéciale de cet organisme s'est tenue à Stockholm, Londres
et Genève en juin 1968, à l'occasion de l'Année internationale des droits de
l'homme. D e s réunions spéciales ont eu lieu au siège des Nations Unies, à
N e w York, en 1969,1971,1972 et 1973. E n 1975, le comité s'est réuni à Paris,
au siège de l'Unesco, pour examiner la situation en Afrique du Sud et les
moyens de promouvoir une action soutenue contre l'apartheid. Dans un
rapport adopté en septembre 1976, il a étudié le problème posé par la
collaboration entre Israël et l'Afrique du Sud. Cette m ê m e institution a
demandé aux États de ne pas reconnaître l'indépendance fictive du Transkei.
Enfin, l'Afrique du Sud a quitté l'Unesco en 1955 en raison de l'ingérence
64 Edmont Jouve

des États membres « dans les problèmes raciaux sud-africains ». D'autre


part, plusieurs organismes internationaux ont exclu l'Afrique du Sud ou l'ont
obligée à se retirer de leurs instances. Ainsi, l'Afrique du Sud a été exclue de
l'Union internationale des organismes officiels de tourisme le 9 octobre 1973,
de l'Union postale universelle le 27 mai 1974 et de la Conférence hydraulique
internationale en septembre 1974. L e 17 juin 1977, elle a également été
exclue du Conseil des gouverneurs de l'Agence internationale de l'énergie
atomique, à Vienne.
Les organismes européens ne restent pas non plus insensibles aux
problèmes qui se posent en Afrique du Sud. L e 12 juillet 1977, la
C o m m u n a u t é économique européenne a menacé l'Afrique du Sud de
sanctions économiques s'il n'était pas mis fin à la politique d'apartheid. Le 18
août, les neuf pays du Marché c o m m u n ont annoncé qu'ils allaient user de
leur « pouvoir économique » pour faire pression sur l'Afrique du Sud. L e
mois suivant, à Bruxelles, les ministres des affaires étrangères de ces pays ont
adopté un « code de conduite » pour les entreprises ayant des filiales ou des
succursales en Afrique du Sud. D'autres actions ont été entreprises par la
suite. Le 26 octobre 1977, une démarche conjointe des Neuf a été effectuée
auprès du ministre sud-africain des affaires étrangères au sujet des mesures
prises à rencontre des mouvements antiapartheid. D'autres institutions
encore suivent de près l'évolution de l'Afrique du Sud. A u cours de l'été
1976, la Conférence des non-alignés de Colombo s'est penchée sur ce
problème. D u 3 au 9 mars 1977, la première Conférence au sommet
afro-arabe, réunie au Caire, a fait état de l'appui total des pays africains et
arabes à la lutte des peuples de Palestine, du Zimbabwe et de l'Afrique du
Sud. Les participants à la Conférence internationale pour le soutien aux
peuples du Zimbabwe et de la Namibie, organisée par les Nations Unies à
Maputo (16-21 mai 1977), se sont affrontés sur la stratégie à adopter par les
mouvements de libération du sud de l'Afrique et sur le rôle que doivent jouer
les États africains au sein de l ' O U A . C o m m e on le voit, la riposte des
organisations a souvent été vive. Elle a longtemps constrasté avec celle des
pays pris isolément.

Le jeu des puissances


Le 10 mai 1977, le ministre sud-africain des affaires étrangères déclarait :
« Les relations entre l'Afrique du Sud et les Occidentaux sont devenues très
délicates. » Cette parole peut s'appliquer désormais aussi aux États-Unis
d'Amérique. A u début des années cinquante, durant la « guerre froide », les
États-Unis eurent besoin de s'approvisionner en uranium sud-africain en vue
de développer leur arsenal nucléaire. Par voie de conséquence, l'Afrique du
Sud devint l'un des premiers bénéficiaires du programme de coopération
« A t o m s for Peace ». L'Afrique du Sud put, dès lors, se doter d'un premier
L'Afrique du Sud face à ses défis 65

réacteur de recherche, Safari-I, qui entra en service en 1965. U n deuxième


réacteur, Safari-II, lui fut livré trois ans plus tard. Les États-Unis fournirent
en outre 120 kg d'uranium très enrichi. Le centre de recherche d ' O a k Ridge
fut ouvert aux savants sud-africains. Progressivement, pourtant, les États-
Unis commencèrent à se préoccuper de l'évolution de la situation en Afrique
australe. Par une lettre en date du 10 avril 1969, Henry Kissinger demanda à
une équipe essentiellement composée de membres de la C I A de préparer une
étude spéciale sur cette région du m o n d e . Cette analyse devait notamment
prendre en considération « la g a m m e complète des stratégies et des options
politiques pour les États-Unis ». L e document présenté par l'équipe le 15
août 1969, le M é m o r a n d u m 39 de la sécurité nationale ( N S S M 3 9 ) , est connu
sous le n o m de Rapport Kissinger1. Il a inspiré la politique récente des
États-Unis à l'égard de l'Afrique australe. Les États-Unis ont d'abord
temporisé. Ainsi, le 4 septembre 1976, à Zurich, des entretiens ont
c o m m e n c é entre Kissinger et B . J. Vorster en vue de rechercher une
solution pacifique aux problèmes de l'Afrique australe, et ces entretiens ont
été repris ultérieurement à Pretoria. Quelques mois plus tard, en janvier
1977, la diplomatie américaine a, de nouveau, fait parler d'elle. L'ambassa-
deur des États-Unis aux Nations Unies, Y o u n g , a déclaré que le
gouvernement sud-africain était illégitime, contraignant la Maison-Blanche à
désavouer ses propos. U n peu plus tard, les États-Unis ont pris une nouvelle
initiative. L e 3 mai 1977, le président Carter a chargé le vice-président
W . Móndale d'une mission auprès de B . J. Vorster en vue d'accélérer
l'évolution de l'Afrique australe. D e nouveaux entretiens se sont déroulés à
cette fin. D u 18 au 20 mai 1977, B . J. Vorster et W . Móndale se sont
rencontrés à Vienne et ont constaté qu'un désaccord profond persistait entre
eux quant à l'évolution future du régime d'apartheid. Devant l'intransi-
geance des dirigeants sud-africains, W . Móndale a déclaré que les
États-Unis « n'interviendraient pas, en dernier recours, pour sauver
l'Afrique du Sud des conséquences de sa politique raciale ». L e 1 er juillet,
nouveau coup de semonce : Cyrus Vance, secrétaire d'État, fait savoir aux
dirigeants sud-africains que les relations des États-Unis avec l'Afrique du
Sud ne manqueraient pas de se détériorer si des progrès rapides n'étaient pas
accomplis en Rhodésie, en Namibie et en Afrique du Sud. U n e nouvelle série
d'entretiens se déroulent au mois d'août 1977 à Pretoria entre O w e n , Y o u n g
et plusieurs dirigeants sud-africains avant que, le 21 octobre 1977, les
États-Unis rappellent leur ambassadeur à Pretoria « pour consultation »,
afin de protester contre l'aggravation de la répression2. Quelques jours plus
tard, Washington franchira un pas de plus en décidant, le 26 octobre 1977, de
1. C e texte a été publié, pour l'essentiel, dans B . Cohen et H . Schissel, Afrique australe, de
Kissinger à Carter, Paris, Éditions de l'Harmattan, 1977.
2. L'ambassadeur a regagné son poste le 6 novembre 1977.
66 Edmond Jouve

soutenir une résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies décrétant


un embargo total sur les armes à destination de l'Afrique du Sud. A la m ê m e
époque, l'Association nationale pour le progrès des gens de couleur
( N A A C P ) se prononce en faveur d'un retrait total des intérêts américains
d'Afrique du Sud.
La France, de son côté, a noué de nombreux liens avec Pretoria. A u
cours des années soixante et soixante-dix, elle est m ê m e devenue, selon le
mot d'un ministre sud-africain, « la meilleure amie de la République
d'Afrique du Sud ». Grâce à la vente massive d'armes ultramodernes et de
technologie, le gouvernement français, en effet, a permis à l'Afrique du Sud
de mettre sur pied un complexe militaro-industriel. La première livraison
d'armes remonte à 1961. L'Afrique du Sud acheta alors à la France des
véhicules blindés A M L 60 et A M L 90 ainsi que des mitrailleuses. L'Afrique
du Sud offrit ses matières premières (or et uranium) en échange du matériel
militaire français. La France a également été une alliée appréciée sur le plan
diplomatique. Son représentant a utilisé son droit de veto aux Nations Unies
pour protéger l'Afrique du Sud contre les sanctions et m ê m e contre une
menace d'expulsion en 1974. E n 1976, une délégation de parlementaires de la
majorité présidentielle a représenté la France à la célébration de la
pseudo-indépendance du Transkei. Il n'est donc pas surprenant que la
coopération entre les deux pays se soit intensifiée. L e 29 mai 1976, un
consortium d'entreprises françaises, patronné par Électricité de France, a
signé avec l ' E S C O M (Energy Supply C o m p a n y ) sud-africaine un contrat
portant sur la construction en Afrique du Sud de deux centrales nucléaires.
L ' O U A accuse alors la France d'apporter à l'Afrique du Sud une aide
décisive pour la mise sur pied d'une force de frappe. Quelques mois après, et
pour la première fois, un ministre des affaires étrangères français séjourne en
Afrique australe, du 14 au 19 août 1977, quelques mois après ses collègues
britannique et américain. L a France souscrit, à cette occasion, aux
orientations essentielles de la nouvelle politique des puissances occidentales :
promouvoir l'indépendance de la Rhodésie et de la Namibie avec les
gouvernements de la majorité, œuvrer pour que l'Afrique du Sud évolue vers
un régime multiracial et démocratique. A u fur et à mesure que la situation en
Afrique du Sud se dégrade, les prises de position françaises sont de plus en
plus vigoureuses. L e gouvernement français, par exemple, n'a reconnu ni
l'indépendance du Transkei ni celle du Bophuthatswana. E n outre, le
système racial est de plus en plus sévèrement condamné. Ainsi, la France
souscrit, le 20 septembre 1977, au « code de conduite » que devront
appliquer les entreprises des pays de la C o m m u n a u t é économique euro-
péenne installées en Afrique du Sud. D e m ê m e , elle vote en faveur de la
résolution du Conseil de sécurité instituant un embargo total sur les ventes
d'armes à l'Afrique du Sud, le 4 novembre 1977. L e 8 novembre suivant, la
L'Afrique du Sud face à ses défis 67

France annonce m ê m e que, en application de la résolution du 4 novembre


1977, elle ne livrera pas les quatre bâtiments en chantier qui avaient été
commandés par l'Afrique du Sud. Certes, aucune relation officielle n'existe
entre la France et l'opposition extralégale en Afrique du Sud. Cependant, un
diplomate français a assisté aux obsèques de Steve Biko.
D'autres pays entretiennent des rapports particuliers avec l'Afrique du
Sud. C'est le cas de la République fédérale d'Allemagne, qui paraît avoir
coopéré avec Pretoria en matière nucléaire. C'est le cas, aussi, d'Israël.
Depuis 1970, on a d'ailleurs pu observer la formation d'un axe Pretoria -
Paris - Téhéran - Tel-Aviv en matière nucléaire. L a France et Israël
fournissent la technologie, l'Iran le pétrole, l'Afrique du Sud l'uranium. Ces
dernières années, les relations entre Israël et l'Afrique du Sud se sont m ê m e
renforcées, c o m m e en témoignent les faits suivants. L e 8 septembre 1976,
une mission commerciale sud-africaine s'est rendue à Tel-Aviv. L e 13 mai
1977, le gouvernement sud-africain a annoncé que deux importants accords
scientifiques avaient été passés avec Israël. Quelques mois plus tard, Pik
Botha, ministre des affaires étrangères, s'est rendu dans ce pays. A u mois de
février 1978, c'était au tour du ministre des finances sud-africain de séjourner
en Israël.
Il arrive m ê m e que les représentants des pays occidentaux se
concertent pour adopter une attitude c o m m u n e à propos des problèmes
posés par l'Afrique du Sud. Ainsi, le 7 avril 1977, une démarche conjointe a
été entreprise par les ambassadeurs de France, du R o y a u m e - U n i , du
Canada, des États-Unis d'Amérique et de la République fédérale d'Alle-
magne auprès de B . J. Vorster au sujet de la Namibie. E n conséquence, des
négociations sur l'avenir de ce pays ont été entamées, le 22 septembre 1977, à
Pretoria, entre ces interlocuteurs. L e 30 septembre 1977, l'Afrique du Sud a
accepté l'offre des cinq pays occidentaux susmentionnés de participer à la
poursuite des négociations sur un règlement constitutionnel du problème
namibien, à N e w York, à partir du 17 janvier 1978. Les négociations se
poursuivront longtemps encore ; en particulier, le 17 mai 1978, Pik Botha et
les représentants des Cinq se rencontreront au Cap pour se concerter, une
fois de plus, sur les chances d'un règlement négocié en Naftiibie.
Q u ' e n est-il des rapports entre l'Afrique du Sud et le reste du continent
africain ? Il est banal de le constater : depuis l'indépendance des colonies
portugaises, l'Afrique du Sud n'est plus aussi bien protégée. L'Angola et le
Mozambique ne l'isolent plus, c o m m e par le passé. « L a seule chose qui nous
intéresse, déclarait à ce sujet B . J. Vorster, c'est que ces deux pays ne soient
pas utilisés c o m m e tremplins contre nous. Ils nous en ont d'ailleurs donné
l'assurance et, s'ils gardent cette attitude, tout ira bien. » D e fait, la
non-immixtion de Pretoria dans les affaires du Mozambique durant la
période de transition a été remarquée. L a « coopération » entre les deux
68 Edmond Jouve

pays s'est poursuivie. S'agissant de l'Angola, l'Afrique du Sud a retiré, le 25


janvier 1976, ses troupes engagées en profondeur dans le pays. Elle se borne
désormais à assurer la protection de la frontière de la Namibie. A u sujet de la
Namibie et du Z i m b a b w e , de nombreux entretiens se sont déroulés en
présence des plus hauts responsables sud-africains. Ils ont été précédés ou
suivis par de multiples prises de position. Ainsi, le 2 mai 1977, B . J. Vorster
a réaffirmé que l'Afrique du Sud ne ferait aucune pression économique ou
militaire sur la Rhodésie. L e 12 août suivant, les responsables sud-africains
ont annoncé qu'ils ne feraient plus de concessions en ce qui concerne la
Namibie et qu'ils demeureraient opposés à toute pression sur la Rhodésie. L e
24 septembre 1977, Pik Botha a rejeté c o m m e « totalement inacceptable » le
plan occidental prévoyant la mise sous contrôle des Nations Unies des forces
sud-africaines en Namibie. L e 30 janvier 1978, enfin, B . J. Vorster s'est
déclaré favorable à un règlement interne en Rhodésie. A u m ê m e m o m e n t , il
rejetait toute négociation directe avec la S W A P O au sujet de la Namibie. L e
2 mai suivant, l'Afrique du Sud a demandé aux États membres des Nations
Unies d'assurer l'accession pacifique de la Namibie à l'indépendance, en
accord avec les conditions du plan de règlement des cinq puissances
occidentales. C e plan, que le secrétaire général des Nations Unies a présenté
le 29 août 1978, résume les conclusions de la mission de Martti Ahtissari,
représentant de Kurt Waldheim en Namibie. Il esquisse les différentes étapes
à respecter de façon à créer des conditions propices à la tenue d'élections
véritablement libres et démocratiques, élections qui doivent conduire à la
mise en place d'une assemblée constituante, laquelle, à son tour, fixera la
date de l'indépendance. Il prévoit l'installation de « casques bleus » et un
délai de transition de sept mois avant les élections. D e u x lacunes au moins
doivent être relevées dans ce plan : le silence fait sur Walvis B a y 1 et
l'imprécision quant aux rapports entretenus entre l'administrateur général de
l'Afrique du Sud — le juge Steyn — et les Nations Unies. E n fin de compte,
les autorités d'Afrique du Sud se déclareront opposées à ce plan, répondant
ainsi par un autre défi à celui que leur lançait la communauté internationale.

E n novembre 1974, le premier ministre d'Afrique du Sud faisait observer aux


membres du Parlement : « L'Afrique du Sud est à la croisée des chemins et
doit choisir maintenant entre la paix et l'escalade du conflit. » Et il ajoutait :
« Donnez à l'Afrique du Sud de six à douze mois et vous serez surpris par ce
qu'elle aura accompli ! » Cette promesse n'a guère eu de suites. L'offensive
diplomatique lancée par B . J. Vorster n'a remporté que des succès limités.
Le « dialogue » a tourné court. L e régime est devenu plus répressif... Quant
1. L e 1 er septembre 1977, un décret abrogeait l'acte de 1922 confiant à l'administration du
Sud-Ouest africain celle de l'enclave de Walvis Bay et, d'autre part, rattachait cette
enclave à la province sud-africaine du C a p .
L'Afrique du Sud face à ses défis 69

à l'Afrique noire, elle est trop divisée et trop faible pour envisager une
confrontation généralisée. L'Afrique du Sud se prépare pourtant à une
éventualité de cet ordre, notamment, en étoffant de façon considérable son
arsenal militaire. Cette situation ne m a n q u e d'ailleurs pas d'avoir des
incidences sur le plan budgétaire. L e budget de la défense pour 1977 s'est
élevé, en effet, à 1,8 milliard de rands (soit plus de 12 000 milliards de francs
français)1. E n outre, la durée du service militaire des Blancs a été portée à
deux ans en avril 1977. L e lendemain de cette décision, on annonçait la
création d'une nouvelle base aérienne dans le sud-ouest du Transvaal, près
du M o z a m b i q u e . Quant à la force de frappe sud-africaine, elle a été à
l'origine de nombreuses prises de position. L e 22 février 1977, un
c o m m u n i q u é officiel a démenti les bruits selon lesquels l'Afrique du Sud
pourrait devenir une puissance nucléaire. Quelques mois plus tard, Pik
Botha s'est inscrit en faux contre les déclarations soviétiques affirmant que
Pretoria mettait au point des armes nucléaires. Pourtant, le ministre des
finances a déclaré, le 30 août 1977, que l'Afrique d u Sud avait le droit
d'utiliser c o m m e elle l'entend son potentiel nucléaire. Et, tandis que
l'événement se préparait, le gouvernement, le 11 novembre 1977, a remis en
vigueur la loi de 1970 autorisant la réquisition du secteur privé au profit de la
défense nationale.
L a violence est donc partout et chacun se prépare à une explosion. Les
auteurs noirs de la jeune génération se trouvent, eux aussi, confrontés à ce
p h é n o m è n e . Leurs œuvres en portent témoignage. C'est vrai pour Ezekiel
Mphalele, auteur du roman intitulé Au bas de la Deuxième Avenue. C'est
vrai pour Dennis Brutus, auteur de Sirens, Knuckles, Boots, Letters to
Martha et A simple lust. D e son côté, l'acteur et dramaturge C o s m o Pieterse
s'attache à faire connaître les poètes sud-africains en exil, dont Bessie H e a d ,
qui vit depuis 1964 au Botswana. Désormais, donc, des écrivains sont à
pied d'oeuvre pour chanter la longue marche d'un peuple qui, après avoir
longtemps souffert en silence, s'est décidé à prendre les armes face au plus
redoutable des ennemis.

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1. En 1977778, le budget de la défense a subi une augmentation de 21,3 %.
70 Edmond Jouve

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Zimbabwe : le Règlement interne
dans son contexte historique

David Chanaiwa

La présente étude expose le contexte historique dans lequel a été conclu le


Règlement interne dont sont convenus, le 3 mars 1978, Ndabaningi Sithole,
président fondateur de la Z i m b a b w e African National Union ( Z A N U ) ,
l'évêque Abel M u z o r e w a , président fondateur de l'United African National
Council ( U A N C ) , le chef Jeremiah Chirau, président de la Z i m b a b w e
African Peoples' Union ( Z A P U ) , et Ian Douglas Smith, premier ministre.
Pour les spécialistes c o m m e pour les partisans, les protagonistes et les
observateurs, il importe de comprendre ces antécédents historiques, le
Règlement interne étant en fait le point culminant (ou le retombement) de la
longue lutte nationaliste, marquée par de profondes divisions, contre le
colonialisme des immigrants installés dans la colonie britannique de
Rhodésie du Sud. C e règlement doit être analysé, avant tout, par rapport au
climat politico-militaire de la société coloniale dont il découle. Peut-être
est-il plus facile de comprendre pourquoi les nationalistes africains ont agi
c o m m e ils l'ont fait lorsqu'on replace ce règlement dans son contexte culturel
et historique et qu'on le juxtapose aux intérêts et institutions des colons
auxquels il entend se substituer.
N o u s nous efforcerons donc de pousser notre exploration au-delà des
prétentions et des promesses optimistes émises aujourd'hui à Salisbury par
les signataires, au-delà aussi des discours hostiles des exilés du Front
patriotique manœuvres par l'étranger, afin de découvrir la vérité sur le
Règlement interne. Nous étudierons en particulier le rôle historique des
idéologies, des factions, des conflits de personnalités et de l'action militaire
dans la lutte pour la libération du Z i m b a b w e 1 . Nous n'ignorons pas qu'en

1. J'ai traité ailleurs des premières phases de la résistance des Africains à la conquête et à
l'occupation coloniales, ainsi que de l'administration coloniale. Il s'agit ici de la lutte de
libération des Africains contre le régime colonial après la deuxième guerre mondiale.
Voir David Chanaiwa : The Zimbabwe controversy : a case of colonialist historiography,
Syracuse, Eastern African Studies Program, 1973, VIII ; Profiles of self-determination,
African responses to European colonialism in Southern Africa, 1652-present, Northridge,
California State University Foundation, 1976 ; « T h e Premiership of Garfield T o d d :
racial partnership versus colonial interests », Journal of Southern African affairs, vol. 1,
n° 1, décembre 1976.
74 David Chanaiwa

examinant un problème aussi controversé, aussi chargé d'émotion que celui


du Règlement interne, nous courons le risque d'être mal compris et de
blesser certaines personnes. Espérons cependant que cet exposé sera de
quelque utilité pour les diverses parties qui sont profondément engagées dans
cette controverse.

Les détails du Règlement interne1


A u bout de trois mois de négociations, Sithole, M u z o r e w a , Chirau et Smith
se sont finalement mis d'accord sur les points ci-après : a) dévolution du
pouvoir à la majorité africaine sur la base du suffrage universel des adultes ;
b) jour de l'indépendance fixé au 31 décembre 1978 ; c) suppression des lois
et pratiques raciales ; d) adoption d'une Charte des droits du citoyen ;
e) constitution d'un Parlement de 100 m e m b r e s , dont 72 Africains et 28
Blancs ; f) formation d'un gouvernement de transition, comprenant u n
Conseil exécutif et u n Conseil des ministres dans lequel Africains et
Européens se partageraient le pouvoir sur un pied d'égalité.
L'accord stipule qu'« une liste électorale sera établie, et tous les
citoyens pourront se faire inscrire c o m m e électeurs, à l'exception de certains
cas d'inhabilité reconnus 2 ».
Il dispose en outre qu'« une Charte des droits sera rédigée, qui pourra
être invoquée en justice, pour protéger les droits et les libertés des individus,
et notamment garantir contre toute dépossession de biens sauf compensation
adéquate rapidement versée, ainsi que pour garantir le droit à pension des
m e m b r e s de caisses de retraite3 ». L a section E de l'accord fixe le jour de
l'indépendance au 31 décembre 1978. Toutes ces clauses, de m ê m e que les
fonctions attribuées aux m e m b r e s du gouvernement de transition, ont été
généralement considérées par les signataires c o m m e des concessions
importantes des Européens aux nationalistes africains. C'est ainsi que l'âge
électoral a été abaissé à dix-huit ans, contre vingt et un ans à l'heure actuelle,
afin de donner satisfaction aux jeunes « qui se sont battus ». Les signataires
sont convenus que le gouvernement de transition serait chargé de libérer les
détenus politiques, de réviser les sentences frappant les prisonniers
politiques, de supprimer la discrimination raciale, d'établir un cessez-le-feu
et d'indemniser les victimes de la guerre. Il devra également rédiger le projet
de Constitution du Z i m b a b w e , compte tenu des dispositions de l'accord,
établir des listes électorales en vue d'organiser des « élections libres et

1. Pour le texte du Règlement interne, voir : Rhodesian constitutional agreement. 3rd March
1978, Salisbury, Government Printer, 1978 (Nr. 44). Voir également : Department of
State, Bureau of African Affairs, AF. press clips, vol. XIII, n° 10, 7 mars 1978, p. 3.
2. Rhodesian constitutional agreement, section A , article premier, paragraphe a, p. 2.
3. ¡bid., art. 2, p. 3.
Zimbabwe : le Règlement interne 75
dans son contexte historique

démocratiques » dans les meilleurs délais, et faire régner un climat favorable


au déroulement d'une campagne électorale et d'élections impartiales1.
Les signataires sont convenus que le gouvernement de transition serait
composé d'un Conseil exécutif et d'un Conseil des ministres. Les m e m b r e s
du Conseil exécutif sont Sithole, M u z o r e w a , Chirau et Smith, qui présideront
les réunions à tour de rôle, « dans l'ordre et pour la durée que le conseil aura
fixés ». Il est précisé que « le Conseil exécutif sera chargé de veiller à ce que
le gouvernement de transition... s'acquitte aussi rapidement que possible des
fonctions qui lui ont été confiées et des tâches qui lui ont été assignées2 ». L e
Conseil exécutif, organisme responsable de la politique et des décisions du
gouvernement de transition, prend ses décisions par voie de consensus. Il
peut en référer au Conseil des ministres, et revoir les décisions et les
recommandations de celui-ci.
L e Conseil des ministres compte pour chaque portefeuille un ministre
africain et un ministre européen. Les m e m b r e s européens sont désignés sur la
base de l'égalité par Sithole, M u z o r e w a et Chirau. La présidence est assurée
alternativement par un ministre africain et un ministre européen selon l'ordre
et la durée déterminés par le Conseil des ministres. Pour chaque portefeuille
ou groupe de portefeuilles, les ministres blancs et noirs se partagent les
responsabilités et les tâches selon le système élaboré par le cabinet. Ils
prennent en c o m m u n l'initiative de textes de loi, supervisent l'élaboration de
la législation recommandée par le Conseil exécutif et mettent en application
les décisions de ce conseil qui concernent leurs départements respectifs. Tous
les m e m b r e s du Conseil des ministres adressent aussi des recommandations
au Conseil exécutif « sur toute question qu'ils jugent opportune » et
prennent les décisions à la majorité la plus simple, sous réserve d'un examen
de la part du Conseil exécutif3.
E n outre, le Parlement rhodésien actuel sera maintenu pendant toute
la durée du gouvernement de transition, mais il ne pourra se réunir qu'à la
demande du Conseil exécutif pour voter les lois jugées nécessaires pour
faciliter la transition. C e Parlement sera chargé d'adopter une législation
touchant l'établissement des listes électorales et la suppression de la
discrimination raciale, d'approuver le budget pour 1978-1979 et la nouvelle
Constitution, et de désigner 16 candidats pour 8 des 28 sièges réservés aux
Européens.
Les aspects les plus controversés du Règlement interne sont ceux qui
ont trait à l'Assemblée législative, à la justice et à l'administration publique,
ainsi que la clause de la Charte des droits du citoyen qui prévoit une

1. ¡bid., sections B et C , p. 3 et 4.
2. Ibid., section D , article premier, p. 4 et 5.
3. Ibid., section D , art. 2, p. 5.
76 David Chanaiwa

« protection contre la dépossession de biens sauf compensation adéquate et


rapidement versée ». Les signataires ont décidé d'un c o m m u n accord que
l'Assemblée législative compterait 100 m e m b r e s , dont 72 seront des
Africains élus par tous les électeurs — africains, blancs, métis et asiatiques
inscrits sur les listes électorales — tandis que 28 seront des Européens
représentant les Blancs, les métis et les Asiatiques1. Sur les 28 Européens, 20
seront élus selon un système de vote préférentiel par les électeurs européens
inscrits sur la liste électorale c o m m u n e . Les 8 autres seront élus par
l'ensemble des Africains, des Blancs, des métis et des Asiatiques sur une liste
de 16 candidats désignés par le Parlement rhodésien actuel lors de la
prochaine élection (celle de 1978) et par les 28 membres européens du
Parlement lors de la deuxième élection générale (prévue pour 1983).
Ces sièges réservés aux Européens le seront « pour au moins dix ans ou
pour la durée du mandat de deux Parlements, la période la plus longue étant
retenue ». A l'issue de cette période, le gouvernement africain au pouvoir
n o m m e r a une commission, qui sera présidée par un juge de la Haute Cour,
pour procéder à l'examen de la situation. Tout amendement de la Constitution
n'exigera plus alors, pour être adopté que la majorité simple de 5 membres
de l'Assemblée législative. Dans l'intervalle, les 28 sièges européens
pourront être supprimés par un amendement de la Constitution « ayant
obtenu le vote affirmatif d'au moins 78 membres du Parlement ». L e
règlement stipule encore qu'il ne sera permis à ces 28 membres de former de
coalition avec un parti minoritaire (africain) en vue de constituer un
gouvernement 2 ».
La question de la représentation des Blancs au Parlement a été en effet
la plus délicate et le plus âprement discutée tout au long des négociations3.
Les signataires étaient parfaitement conscients de la contradiction existant
entre les principes du gouvernement par la majorité, du suffrage universel
des adultes, de l'absence de tout racisme et d'une représentation blanche
solidement établie. Les délégations dirigées par Sithole et Muzorewa étaient
l'une et l'autre vivement hostiles à une représentation fondée sur la race
parce qu'elle évoquait à l'esprit « la discrimination raciale dans un État
africain indépendant fondé sur le principe égalitaire « un h o m m e , une voix »
et parce qu'elle maintenait « une communauté européenne indépendante au
sein d'un État africain indépendant4 ». A u début, ces deux délégations
1. Ibid., section A , article premier, paragraphes b, c et d, p. 2 et 3. Le terme « Européens » tel
qu'il est employé dans le règlement comprend les Blancs, les métis et les Asiatiques.
2. Ibid., section A , article premier, paragraphe e, p. 3.
3. Toutes les références aux négociations sont basées sur une correspondance privée entre
l'auteur et des personnes de sa connaissance très au fait de la situation. Certaines
informations sont également tirées du journal The Zimbabwe times, dirigé et rédigé par
des Africains, qui a rendu compte d'une partie des négociations.
4. Correspondance personnelle.
Zimbabwe : le Règlement interne 77
dans son contexte historique

espéraient parvenir à un compromis avec la délégation Smith grâce aux


garanties relatives à la Charte des droits du citoyen, au système judiciaire et à
l'administration publique. Mais elles ne tardèrent pas à s'apercevoir qu'il leur
fallait concilier leur refus d u racisme et leur attachement au suffrage
universel et au gouvernement de la majorité africaine avec la volonté
parallèle des Européens d'obtenir une représentation et une protection
spéciales sous le régime majoritaire.
L a délégation Smith fut inébranlable en ce qui concerne la représenta-
tion des Blancs, dans laquelle elle voyait un m o y e n de gagner leur confiance.
Les m e m b r e s de cette délégation firent valoir que les Blancs éprouvaient de
vives appréhensions à l'idée d'un gouvernement par la majorité et du
suffrage universel pour les adultes, concepts qui, l'un et l'autre, « étaient,
pour les Blancs, tout à fait révolutionnaires ». Puisqu'ils avaient accepté « la
révolution que constituait le fait de donner le pouvoir à la majorité noire », il
leur fallait des garanties pour conserver « la confiance des Blancs ». « N o u s
(les Blancs) acceptons un gouvernement par la majorité élu au suffrage
universel des adultes en échange d'une représentation d'un tiers pour les
Blancs au Parlement », insistaient-ils. Ils parlaient « des craintes des Blancs
devant l'inconnue que représentait le gouvernement noir » et devant
F « incertitude de l'avenir ». Smith prétendit que la majorité des Blancs
souhaitaient une représentation par moitié et qu'il les avait convaincus de se
contenter d'un système bloqué au tiers, mais que c'était là le m i n i m u m qu'il
pût accepter. Avec le chef Chirau (qui semble lui aussi éprouver de vives
appréhensions à l'idée d'un gouvernement par la majorité noire et qui craint
plus encore les combattants de la liberté), il exigeait que 33 sièges soient
réservés aux Européens qui seuls en éliraient les titulaires.
A titre de compromis, Sithole proposa que 20 députés soient élus par
les Européens et seulement pour la durée du mandat du premier Parlement
ou pour cinq ans. Il proposa encore que la suppression de ces 20 sièges avant
cinq ans fasse l'objet d'un amendement voté par 84 députés sur 100.
M u z o r e w a proposa que 33 députés soient élus par tous les électeurs africains
et européens, et que la majorité des deux tiers soit requise pour l'adoption de
tout amendement à la Constitution. Il était résolument hostile à une élection
par les seuls Européens, en raison de son attachement au « principe
fondamental d'un système non racial ». E n fin de compte, les signataires se
mirent d'accord sur le principe de 28 sièges réservés, c'est-à-dire sur ce qu'un
délégué a fort justement appelé la « politique du whitestan » (par analogie
avec les « bantoustans » sud-africains).
Les signataires convinrent aussi des « garanties nationales
fondamentales », à savoir le « Bill ofrights» (Charte des droits du citoyen),
l'indépendance et la sécurité de l'emploi dans la justice, l'administration, la
police, les forces armées et l'administration des prisons. Ils stipulèrent que
78 David Chanaiwa

« les pensions payables par les caisses de retraite (Consolidated Revenue


Fund) seraient garanties et servies par cet organisme et qu'elles le seraient
m ê m e en dehors du pays 1 ». Ils convinrent également que « les citoyens qui
ont actuellement droit à la double nationalité ne seraient pas privés de ce
droit2 ». Ces garanties ainsi que les 28 sièges réservés sont des dispositions
valables pour les dix premières années du gouvernement majoritaire qui ne
pourront être modifiées qu'en vertu d'un amendement adopté par une
majorité de 78 m e m b r e s du Parlement sur 100.

Les réactions au Règlement interne


Les adversaires du Règlement interne éprouvent une c o m m u n e méfiance à
l'égard de cet accord ; ils craignent qu'il ne s'agisse d'une nouvelle
manifestation de la perfidie de Smith, et que Sithole et M u z o r e w a se soient
laissés duper à leur insu jusqu'à abandonner le combat pour la libération du
Z i m b a b w e . Ils rejettent cet accord dans lequel ils voient « une fausse
décolonisation » et un simple « arrangement néocolonialiste ». Pour eux, les
28 sièges réservés aux Européens, la Charte des droits du citoyen et les
clauses concernant la justice, l'administration publique, les retraites et la
double nationalité sont autant de preuves concrètes des manœuvres
néocolonialistes visant à créer u n climat socio-économique favorable à la
poursuite de l'exploitation coloniale des masses du Z i m b a b w e sous couvert
d'un gouvernement par la majorité. Les colons blancs et leurs alliés
néocolonialistes, disent-ils, ont finalement pris conscience des incidences
qu'ont sur l'économie la lutte armée, les sanctions, l'émigration des Blancs et
l'incertitude politique, qui se sont traduites par un ralentissement des
investissements capitalistes au Z i m b a b w e ; d'où leur décision de mettre fin à
l'incertitude politique en acceptant un transfert apparemment radical du
pouvoir aux Africains, mais qui ne fait en réalité que consolider la position
économique des colons. Les adversaires du Règlement interne préféreraient
un démantèlement radical de tout l'édifice de la société coloniale.
C o m m e il fallait s'y attendre, les attaques les plus virulentes sont
venues du Front patriotique, des États dits « de la zone du front » et de
l'Organisation de l'unité africaine. Les deux chefs du Front patriotique,
Joshua N k o m o et Robert M u g a b e , ont dénoncé le règlement, qu'ils
considèrent c o m m e « la plus grande braderie de toute l'histoire de
l'Afrique », c o m m e une « escroquerie politique et juridique3 » et ils se sont

1. Rhodesian constitutional agreement, section A , art. 6, p. 3.


2. Ibid., section A , art. 7, p. 3.
3. Godwin Matatu, « A consensus of suspicion », Africa, n° 80, avril 1978, p. 21. Voir aussi :
David B . Ottaway, « Rhodesians sign pact on black rule », Washington post, 4 mars
1978, reproduit dans A F press clips, vol. XIII, n° 10, 7 mars 1978, p. 1.
Zimbabwe : le Règlement interne 79
dans son contexte historique

engagés à lutter « jusqu'à la victoire militaire totale ». Selon eux, le


règlement est un « véritable attrape-nigauds » puisqu'il « laisse le pouvoir
politique et militaire entre les mains de la minorité coloniale1 ». Ils
prétendent en particulier que le règlement « perpétue le gouvernement par la
minorité pour dix ans encore, voire pour vingt ou soixante ans », et que
l'élection générale prévue « serait impraticable et antidémocratique, et n'est
réalisable que sous les auspices du régime Smith ».
A l'échelon diplomatique, le Front patriotique a fait pression sur les
Nations Unies et les capitales africaines contre la reconnaissance internatio-
nale du Règlement interne, contre le gouvernement par la majorité tel qu'il
est prévu et contre la levée des sanctions économiques, afín d'affaiblir le
gouvernement de transition et l'économie du Z i m b a b w e et de saboter ainsi le
règlement. Partisan, au départ, d'un transfert direct du pouvoir des
Britanniques à N k o m o et M u g a b e , en se fondant sur le postulat contestable
selon lequel eux seuls avaient m e n é la lutte armée, il a dernièrement
préconisé la tenue d'une nouvelle conférence du type de celle de Genève, qui
réunirait toutes les parties, selon la formule anglo-américaine, et qui serait
chargée de mettre au point un nouvel accord auquel il participerait
pleinement. A défaut de cela, le pays serait menacé de troubles plus
catastrophiques encore que la guerre civile en Angola.
Immédiatement après celles du Front patriotique, les attaques les plus
violentes contre le règlement ont é m a n é des dirigeants africains des États de
la ligne de front et tout particulièrement de Kenneth Kaunda, le président de
la Zambie. Rétrospectivement, leur position stratégique de pays donnant
asile aux combattants de la liberté les a incités à intervenir selon des
méthodes néocolonialistes dans la politique nationaliste du Z i m b a b w e 2 . Ils
ont littéralement recouru au chantage pour amener toutes les factions à s'unir
sous l'égide de l'African National Council de M u z o r e w a , en décembre 1974,
et à participer à l'ignominieuse Conférence de Victoria Falls, tenue en 1975 à
bord d'un train sud-africain. E n 1976, ils ont encouragé la formation de
l'Armée populaire du Z i m b a b w e (ZIPA) et empêché tous les politiciens de
pénétrer dans les camps militaires de Tanzanie et du Mozambique afin de
contrecarrer les dissensions et l'inefficacité des dirigeants politiques.
Actuellement, ils font pression, au n o m du Front patriotique, sur les
Britanniques, les Américains et les signataires du Règlement interne pour

1. Godwin Matatu, op. cit., p. 22.


2. O n trouvera une analyse détaillée de la politique régionale des États de la ligne de front
dans : Agrippai) M u g o m b a , The foreign policy of despair, Nairobi, East African
Literature Bureau, 1977 ; et tout particulièrement dans « Zimbabwe, détente and
neocolonialism in Southern Africa », dans Profiles of self-determination, publié sous la
direction de David Chanaiwa, p. 415-447.
80 David Chanaiwa

qu'ils acceptent la tenue d'une conférence réunissant toutes les parties selon
la formule anglo-américaine.
E n décidant de reconnaître et de soutenir une faction de préférence
aux autres, les États de la zone du front ont déterminé la durée et la viabilité
de la plupart des factions à l'extérieur du Zimbabwe. Chacun sait en effet
que, si le Front patriotique est né en octobre 1976, lors de la Conférence de
Genève, ce fut avant tout en raison des pressions et des bons offices exercés
par les présidents de ces États, notamment Kenneth Kaunda, en vue
d'accroître les chances de N k o m o de devenir le premier président de ce qui
serait le Zimbabwe indépendant. N k o m o , président de la Z A P U , s'allia alors
avec M u g a b e , à l'époque secrétaire général de la Z A P U , pour se partager la
direction du Front patriotique. N k o m o et M u g a b e n'ont p u jusqu'ici
s'entendre sur le point de savoir qui des deux serait président ou
vice-président du Front patriotique et ils n'ont pas réussi non plus à faire
l'unité de leurs armées privées.
Cependant, les États de la ligne de front et l'Organisation de l'unité
africaine ( O U A ) ont formellement reconnu N k o m o et M u g a b e , le Front
patriotique et leurs armées respectives ( Z I P R A et Z A N L A ) c o m m e seuls
représentants des masses du Zimbabwe. Ces États ont recouru à la
« diplomatie du gros bâton » pour isoler Sithole et Muzorewa et pour
affaiblir leur position auprès de l ' O U A et des Nations Unies. Sithole et
Muzorewa ont donc de bonnes raisons de nourrir un sentiment de rancune et
d'hostilité, sinon de vengeance, envers ces États, tout particulièrement
envers la Zambie et le Mozambique. D e leur côté, les présidents de ces États
ont d'amples motifs de redouter le Règlement interne et le gouvernement par
la majorité prévu pour le 1 er janvier 1979, en raison des insultes qu'ils ont
lancées naguère à Sithole et Muzorewa 1 . Il n'est pas douteux que, si Kaunda
et Machel soutenaient le Front patriotique dans une lutte armée contre le
Règlement interne, et en particulier contre un Zimbabwe indépendant,
Sithole et Muzorewa répondraient en portant la guerre sur le sol de la
Zambie et du Mozambique. Selon toute probabilité, les armées de la Zambie
et du Mozambique seraient toutes deux rapidement écrasées par celle du
Zimbabwe. C o m m e l'a dit Muzorewa : « Personne (que ce soit la Zambie, le
Mozambique ou le Front patriotique) ne peut vaincre le Zimbabwe par les
armes. O n aurait pu vaincre Smith dans le passé, mais pas le Zimbabwe 2 . »
D'après ce que rapporte Africa confidential, Sithole préférerait en fait
une confrontation militaire afin de régler ses comptes avec N k o m o , qui a

1. Voir par exemple : « Rhodesia : fraught with imponderables », Africa confidential, vol. 19,
n° 6, 17 mars 1978, p. 1-3. Voir également : Richard R . Leger, « All-parties Rhodesian
peace conference eludes team of U . S . », AFpress clips, vol. XIII, n° 17, 26 avril 1978.
2. Godwin Matatu, « A consensus of suspicion », Africa, n° 80, avril 1978, p. 23.
Zimbabwe : le Règlement interne 81
dans son contexte historique

toujours été son rival : « Je reçois des messages de m o n peuple. Ils m e


disent : " Laissez-le faire ! " [la guerre civile] ; personnellement, je pense
que ce serait le m o y e n le plus simple et le plus rapide de résoudre le
problème de Joshua — par une confrontation directe1. »
U n jour où O w e n comparait N k o m o au « duc de Wellington [sic], qui a
fait gravir la colline à ses h o m m e s pour en redescendre sans eux », Sithole a
rétorqué : « N o n , ce n'est pas exact. C'est moi qui ai lancé mes h o m m e s sur
la colline. Après tout, ce sont mes h o m m e s qui ont supporté tout le poids de
la guerre, alors que les siens restaient dans la vallée, à Lusaka 2 . »
Sous-entendu : Sithole est prêt à combattre tout État de la ligne de front qui
soutiendrait le Front patriotique.
Chose ironique, la Zambie, qui a pris la solution la plus ferme contre le
règlement, est le plus faible de ces États. A l'intérieur, son économie est
paralysée, tandis que l'agitation politique augmente. Il y a une grave pénurie
de maïs et de blé. Des attaques aériennes préventives menées du Z i m b a b w e
contre les bases du Front patriotique installées dans les secteurs très peuplés
de Barotseland et de Livingstone seraient désastreuses tant pour la
population que pour la production agricole du pays, et elles détruiraient sans
doute le reste de confiance que les Zambiens peuvent encore avoir dans leur
propre gouvernement. Kaunda, qui est actuellement l'un des présidents les
plus pro-occidentaux d'Afrique, devrait alors compter sur les soldats et les
équipements militaires soviéto-cubains ou chinois. Il est évident que ces pays
socialistes exerceraient des pressions sur lui pour lui faire adopter une
politique socio-économique extrémiste en échange de leur soutien, à un
m o m e n t où son économie néocolonialiste est au plus mal.
Le Front patriotique constitue d'ailleurs une source d'embarras pour la
Zambie c o m m e pour le Mozambique. L a Zambie est confrontée sur son
propre sol à la présence d'une armée étrangère mieux entraînée et armée que
la sienne, une armée qui se renforce rapidement et qui est fidèle à N k o m o ,
« chef sans État ». U n e situation semblable à celle qui existe au Liban avec
l'OLP risque de se produire : la Zambie et le Mozambique ne seraient pas
capables d'expulser les armées du Front patriotique en exil, m ê m e s'ils le
décidaient dans leur intérêt national. E n outre, N k o m o et M u g a b e
pourraient bien s'affronter militairement sur le sol de la Zambie ou du
Mozambique pour sortir de l'impasse où ils se trouvent en ce qui concerne la
direction du Front patriotique.
Le R o y a u m e - U n i et les États-Unis d'Amérique ont exprimé leur
préoccupation au sujet du Règlement interne, principalement en raison des

1. « Rhodesia II : what O w e n really told Sithole », Africa confidential, vol. 19, n° 7, 31 mars
1978, p. 3.
2. Ibid., p. 2.
82 David Chanaiwa

protestations émises par les pays africains et la communauté internationale


aux Nations Unies, le Conseil de sécurité ayant déclaré illégal et inacceptable
tout règlement interne conclu sous les auspices d'un régime lui-même illégal.
Ces deux puissances craignent que, du fait qu'il exclut le Front patriotique,
l'accord ne soit pas acceptable sur le plan international et ne permette pas de
mettre fin aux sanctions économiques contre le Z i m b a b w e . Elles redoutent
qu'une guerre civile n'éclate entre les armées du Front patriotique basées à
l'étranger (qui luttent chacune de son côté, depuis la Zambie pour N k o m o et
depuis le M o z a m b i q u e pour M u g a b e ) et l'armée du Z i m b a b w e installée sur
son propre sol. Elles ont peur, surtout, que le Front patriotique et les États
de la zone du front invitent les forces soviéto-cubaines à pénétrer en Afrique
australe et précipitent ainsi u n conflit mondial qui s'étendrait à l'Afrique du
Sud.
C'est pourquoi Londres et Washington recommandent la tenue entre
toutes les parties d'une nouvelle conférence de Genève, qui serait chargée de
mettre au point des dispositions constitutionnelles en vue de protéger les
droits de la minorité des colons tout en permettant à la majorité d'exercer le
pouvoir de façon pacifique et stable. Leur objectif principal est de trouver un
stratagème pour éviter une intervention soviéto-cubaine aux côtés du Front
patriotique, par le biais d'une Constitution élaborée sous leurs auspices et qui
rencontrerait l'assentiment de tous les nationalistes africains du Z i m b a b w e .
Cet accord faciliterait le passage entre les mains des Africains de la structure
socio-économique néocolonialiste héritée des colons blancs, et cela sans
guerre civile.
A défaut de cette conférence entre toutes les parties, Londres et
Washington seraient en faveur d'une coalition entre N k o m o et M u z o r e w a
contre Sithole et M u g a b e , sous prétexte que « N k o m o dispose de fusils, mais
pas de gens, tandis que M o z o r e w a dispose de gens, mais pas de fusils ». Les
deux capitales cherchent également à persuader Sithole et M u z o r e w a
d'inclure N k o m o dans le Règlement interne. O w e n a déclaré à Sithole :
« Notre position n'est pasrigide.Je ne suis pas contre des pourparlers
internes m ê m e si vous maintenez à l'écart les nationalistes de l'extérieur, à
condition que vous vous efforciez d'inclure au moins N k o m o . . . Je ne dis pas
qu'il est absolument nécessaire que le Front patriotique y participe : ce serait
lui accorder un droit de veto. Mais il faudrait réellement tenter de lui faire
une place. C'est pourquoi je n'ai jamais condamné les pourparlers internes.
Je pense qu'il s'agit là d'un pas très important dans la bonne direction1. »
O w e n a également dit à Sithole de ne pas s'inquiéter du bruit (de
guerre civile) que fait Joshua N k o m o , car « ce qu'il veut maintenant, ce sont
des négociations directes avec Smith sur les propositions anglo-

1. Ibid., p. 3.
Zimbabwe : le Règlement interne 83
dans son contexte historique

américaines », mais « la difficulté est qu'il ne peut pas rompre avec Robert
M u g a b e avant d'avoir reçu une offre concrète1 ».

Le Règlement interne dans la pratique


A l'heure actuelle, le gouvernement de transition a presque trois mois
d'existence et il fonctionne aussi bien qu'on pouvait l'espérer lorsqu'il s'agit
de l'exercice en c o m m u n du pouvoir et de l'autorité politiques par le
colonisateur et le colonisé. L e Conseil des ministres est composé de 9
Africains associés à 9 Européens. Cette association a produit quelques
couples politiquement assez bizarres, rendant inévitables des heurts et des
tensions entre des personnalités aussi diverses. C'est ainsi que la défense est
partagée entre John Kadzviti (désigné par Sithole), chef militaire de la
Z A N U qui a 1' « expérience de la lutte armée », et Roger Hawkins,
conservateur blanc. Les tensions rencontrées dans des ministères aussi
délicats que ceux de la justice, de l'ordre public et de la fonction publique ont
provoqué la démission de Bryon H o v e (désigné par M u z o r e w a ) , dont on a
beaucoup parlé. Les personnalités désignées par Sithole se partagent les
ministères suivants : finances, commerce et industrie, transport et énergie,
mines, routes et circulation, postes, justice, ordre public, fonction publique.
Les ministères que se partagent les personnalités désignées par Chirau sont
les suivants : éducation, santé, main-d'oeuvre et affaires sociales, mise en
valeur des ressources en eau, terres, ressources naturelles, développement
rural, intérieur, administration locale, logement, travaux publics.
Le gouvernement de transition s'est déjà acquitté de la plupart de ses
tâches, à l'exception des élections générales et de la célébration de
l'indépendance. Il a déjà libéré plus de 90 % des quelque 1 000 détenus
politiques considérés c o m m e représentant un « danger pour la sécurité », qui
languissaient dans les prisons en vertu du fameux L a w and Order
Maintenance Act (loi sur le maintien de l'ordre public)2. Il a mis un terme à
l'exécution des prisonniers politiques à la prison centrale de Salisbury. L e
Conseil exécutif a n o m m é une commission chargée de négocier un
cessez-le-feu avec les combattants de la liberté. Il a garanti l'amnistie aux
cadres qui désirent prendre leur retraite ou s'engager dans la future armée
nationale du Z i m b a b w e . Il a dissous les célèbres Selous Scouts, les Grey
Scouts et les unités du Special Air Service créés par Smith pour accomplir des
actes de terrorisme et de sabotage contre les populations qui soutenaient les
combattants de la liberté. Il a également établi la liste des officiers de l'armée

1. Ibid., p. 2.
2. Godwin Matatu, « A consensus of suspicion », p. 22 ; A F press clips, vol. XIII, n° 17,
26 avril 1978 : The times (Londres), 13 avril 1978.
84 David Chanaiwa

de Smith, notamment le général Walls, de l'affaire H o v e , qui seront mis à la


retraite. Sithole et M u z o r e w a prennent dès maintenant des dispositions pour
le retour de leurs propres soldats et officiers en cours de formation dans
divers pays étrangers, afin de les intégrer dans l'armée du Z i m b a b w e qui
compte déjà 82 % d'Africains.
Sur le plan politique, le Conseil exécutif a levé les restrictions imposées
par Smith sur les activités politiques et il a établi la carte des circonscriptions
électorales et enregistré plus de 3 millions et demi d'électeurs africains pour
les élections générales à venir. Individuellement ou ensemble, Sithole et
M u z o r e w a parcourent le pays pour inciter les populations à soutenir le
règlement, à s'inscrire sur les listes et à se préparer aux élections dans le
calme. Ils espèrent que, si cette consultation générale est un succès et s'ils
parviennent à mettre en place un gouvernement représentant la majorité, la
reconnaissance internationale et la levée des sanctions ne tarderont pas.
Sithole et M u z o r e w a , principales cibles dans le quadrumvirat que
N k o m o et M u g a b e appellent péjorativement la « bande des Quatre »,
affirment que le Règlement interne est « le meilleur et l'ultime plan »
permettant d'opérer une transition relativement paisible vers le gouverne-
ment par la majorité africaine, selon le principe du vote égalitaire « un
h o m m e , une voix ». Cette opinion a été amplement développée par George
Nyandoro, vétéran parmi les dirigeants nationalistes, jadis bras droit
inconditionnel de N k o m o dans l'African National Congress, le National
Democratic Party et la Z A P U , et qui est maintenant secrétaire aux affaires
étrangères dans l ' U A N C de M u z o r e w a :
« Notre accord offre à notre peuple un m o y e n relativement facile
d'obtenir le pouvoir par la majorité. E n fait, nous avons trouvé une formule
qui remplace ce que l'Afrique voulait nous voir accepter à Victoria Falls, lors
des pourparlers N k o m o - S m i t h de 1976 et à Genève 1 . »
Sithole et M u z o r e w a font remarquer que, contrairement à une victoire
militaire totale, qui leur aurait permis de dicter leurs conditions, la
négociation les obligeait à tenir compte autant que possible de certaines des
exigences fondamentales des autres délégations. E n fait, ils avaient accepté
ce qui leur paraissait être « un système équilibré et équitable qui laissait bien
augurer de l'avenir m ê m e si aucune délégation n'avait obtenu satisfaction sur
tous les points2 ».
Ils n'attachent aucune importance particulière au chiffre de 28 fixé
pour les sièges européens, car « un mécanisme de blocage reste un
mécanisme de blocage, qu'il prévoit 1, 5 ou 33 sièges ». Ils soulignent qu'il
s'agit là d'une mesure purement temporaire et que, si les m e m b r e s africains

1. Ibid., p. 22.
2. Correspondance personnelle.
Zimbabwe : le Règlement interne 85
dans son contexte historique

du Parlement demeurent unis, ils pourront facilement modifier la Constitu-


tion au début de l'année prochaine. Ils rappellent également que les garanties
d'emploi et d'indépendance accordées aux personnels de la justice, de
l'administration et de la défense, ainsi que celles concernant les retraites des
fonctionnaires, figurent dans tous les accords négociés dans les anciennes
colonies britanniques d'Afrique, notamment au G h a n a , au Kenya, dans la
République-Unie de Tanzanie, en Zambie et au Botswana. Pour être juste
envers les signataires, il faut bien reconnaître que toute confiscation générale
des retraites aurait provoqué un exode des fonctionnaires tout en créant une
image de mauvaise foi et de mauvaise administration qui, à son tour, aurait
affaibli les possibilités d'emprunt du futur gouvernement africain sur les
places financières internationales, résultat désastreux pour un pays qui aura
besoin de l'aide étrangère afin de réparer les d o m m a g e s causés par la guerre
et les sanctions. E n ce qui concerne la double nationalité, ils signalent qu'en
vertu du British Nationality Act de 1964 tout citoyen du R o y a u m e - U n i ou
des colonies qui acquiert la nationalité d'un autre pays m e m b r e du
Commonwealth peut à tout m o m e n t reprendre la nationalité britannique.
Sithole et M u z o r e w a ont toujours affiché un certain dédain pour le
Front patriotique et pour les États de la ligne de front. D'après eux, toute
l'affaire N k o m o - M u g a b e est une espèce de mariage de convenance politique
imposé au peuple du Z i m b a b w e par les présidents de ces pays et notamment
par Kaunda qui, selon Sithole, souhaite « voir M . N k o m o devenir le premier
président1 ». Ils considèrent les manœuvres diplomatiques de N k o m o -
M u g a b e et leurs menaces de guerre civile essentiellement c o m m e les gestes
désespérés de bravade et de propagande des vaincus de l'histoire et de la
lutte pour le pouvoir du mouvement nationaliste du Zimbabwe. Ils traitent
de sots et d'irresponsables ceux qui préconisent un transfert du pouvoir à
N k o m o et à M u g a b e par les Britanniques en invoquant 1' « argument
fallacieux », selon eux, que le Front patriotique aurait m e n é la lutte armée.
Sithole, en particulier, fait valoir qu'il était président de la Z A N U , qui a
c o m m e n c é la lutte armée dans les années soixante, alors que N k o m o était un
modéré, opposé à la violence2. Il rappelle que N k o m o a tenté de parvenir à
un règlement interne avec Smith en 1974 et 1976, que ses revendications
allaient alors moins loin que celles de Sithole et M u z o r e w a , et qu'il a cherché
à obtenir que Sithole, Muzorewa et M u g a b e , ainsi que les combattants de la
liberté, soient exclus des négociations. C o m m e l'a dit Muzorewa, « ces gens

1. Entretien personnel entre Sithole, l'auteur et le D r Agrippah M u g o m b a à l'Université de


Californie, Santa Barbara, le 20 novembre 1977. Voir également : Munger Africana
Library Notes, Zimbabwe's year of freedom—Ndabaningi Sithole, n° 43, janvier 1978, et
Africa confidential, 31 mars 1978.
2. Zimbabwe's year of freedom—Ndabaningi Sithole, p. 14.
86 David Chanaiwa

de l'extérieur qui croient à la " propagande " de N k o m o - M u g a b e ne


comprennent rien à la dynamique de la politique du Zimbabwe ».
Sithole c o m m e Muzorewa, et m ê m e Chirau et Smith, tournent N k o m o
et M u g a b e en dérision ; selon Sithole, ces derniers « ont tellement peur des
élections libres qu'ils s'agitent c o m m e une mouche dans du miel1 ». Ils voient
dans le refus du Front patriotique de participer aux élections générales
prévues un signe d'opportunisme politique qui s'explique par le fait que
N k o m o est conscient de ne pas avoir le soutien du peuple. Ils soutiennent que
toute la lutte armée a été m e n é e en vue d'obtenir le gouvernement par la
majorité fondé sur le suffrage universel des adultes et que, par conséquent,
les masses, qui ont partagé les combats et les souffrances, qui ont bravé les
dangers et la mort dans les prétendus villages protégés, ont bien le droit de
choisir leurs dirigeants et le type de gouvernement qu'elles désirent. Selon
eux, les Britanniques auraient tort, politiquement et moralement, d'imposer
la faction du Front patriotique aux autres factions, et surtout aux masses,
sans élections « démocratiques ». Ils soulignent que le Règlement interne
garantit à tous les partis la liberté d'action politique et que les élections
prévues inciteront fortement le gouvernement de transition à faire en sorte
qu'un m a x i m u m d'Africains y participent en toute équité et dans le calme
afin d'obtenir sa reconnaissance internationale dès le 1 er janvier 1979.

Le Règlement interne dans son contexte historique


Rappelons maintenant l'arrière-plan historique de la crise politique actuelle
que traverse le Zimbabwe. Tout d'abord, il faut savoir que jusqu'en 1964
N k o m o , Sithole et M u g a b e étaient des camarades unis au sein du National
Democratic Party ( N D P ) et de son successeur, le Zimbabwe African
People's Union ( Z A P U ) ; de 1964 à 1974, Sithole et M u g a b e ont été
respectivement président et secrétaire général de la Z A N U , qui s'était
séparée de la Z A P U . N'oublions pas non plus que James Chikerema et
George Nyandero, qui figurent actuellement parmi les dirigeants de l ' U A N C
de Muzorewa et qui sont violemment opposés à N k o m o et à M u g a b e , ont
naguère été les loyaux seconds de N k o m o au sein de l'African National
Congress, du N D P et de la Z A P U et sont tous deux des adversaires
farouches de la Z A N U de Sithole et de M u g a b e . Rappelons encore que
N k o m o , Sithole, M u g a b e , Chikerema, Nyandoro et leurs subordonnés
respectifs s'étaient tous mis d'accord, par la Déclaration de Lusaka du 7
décembre 1974, pour renoncer à leurs factions de la Z A P U , de la Z A N U et
du Frolizi et pour s'unir au sein de l'African National Council sous la

1. Ibid., p. 14.
Zimbabwe : le Règlement interne 87
dans son contexte historique

direction de M u z o r e w a , mais que, depuis, ils sont revenus à leurs anciennes


divisions et à leurs rivalités.
Pour ce qui est des négociations, N k o m o a cherché à négocier
unilatéralement un règlement avec Ian Smith, à la fin de 1975 et au début de
1976, alors que Sithole et M u z o r e w a étaient en exil, l'un au G h a n a , l'autre au
Mozambique ; à cette époque, les solutions que N k o m o proposait étaient
moins favorables aux masses africaines que les dispositions du Règlement
interne. N k o m o , M u g a b e , Sithole et Muzorewa se sont rendus ensemble à la
conférence manquee de Victoria Falls, organisée sous les auspices de Vorster
d'Afrique du Sud et des États de la ligne de front, ainsi qu'aux pourparlers de
Genève qui n'ont abouti à rien. Aujourd'hui, tous souscrivent au plan
anglo-américain c o m m e base de futures négociations, alors que ce plan ne
diffère du Règlement interne que sur des points particuliers, c o m m e le
chiffre de 28 sièges sur 100 réservés aux Blancs, la double nationalité et le
jour de l'indépendance.
A première vue, le tableau qui ressort de cet historique donnerait à
penser que le combat des nationalistes pour la libération du Z i m b a b w e a pris
plutôt une allure politique, avec ses conflits pour la direction, ses factions, ses
alliances et ses marchés, et la lutte pour le pouvoir, que le caractère d'une
véritable divergence idéologique sur des changements « révolutionnaires »
par opposition à des changements « néocolonialistes », c o m m e les partisans
et les sympathisants du Front patriotique voudraient nous le faire croire. Il
semble que le m o n d e entier se soit enlisé dans le choix à faire entre les
diverses factions et personnalités africaines du Z i m b a b w e qui se battent
férocement pour s'approprier les dépouilles du colonialisme moribond. Il
faut donc revenir à la perspective historique afin d'établir une distribution
entre la propagande et la rhétorique électorales, nourries par la soif de
pouvoir, les frustrations et désirs de vengeance personnelle, et les réalités
idéologiques sur lesquelles s'appuie le nationalisme africain au Z i m b a b w e .
Le premier mouvement nationaliste africain du Z i m b a b w e authenti-
quement axé sur les masses fut le Southern Rhodesia African National
Congress ( A N C ) , fondé le 12 septembre 1957 1 . L ' A N C résultait, pour
l'essentiel, d'une fusion entre l'Old African National Congress de Bulawayo
(organisation élitiste fondée en 1934 sur le modèle de ¡'African National
Congress d'Afrique du Sud) et la Youth League de Salisbury, première

1. Pour plus de détails sur le nationalisme africain au Zimbabwe après la deuxième guerre
mondiale, voir : Eshmael M l a m b o , Rhodesia : The struggle for a birthright, Londres,
C . Hurst and C o . , 1972 ; Larry W . B o w m a n , Politics in Rhodesia, Cambridge, Harvard
University Press, 1973 ; George M . Daniels, directeur de publication, Drums of war :
the continuing crisis in Rhodesia, N e w York, the Third Press, 1974 ; Enoch
Dumbutshena, Zimbabwean tragedy, Nairobi, East African Publishing House, 1976 ;
Ndabaningi Sithole, African nationalism, Londres, Oxford University Press, 1968.
88 David Chanaiwa

organisation de masse constituée en 1954, essentiellement pour défendre les


intérêts des Africains dans la Fédération de Rhodésie et du Nyassaland. D è s
le départ, ses dirigeants, à savoir Chikerema, Nyandoro et Paul Mushonga
pour la Youth League, et J. Z . M o y o , Francis Nehwati et Knight Maripe
pour l'Old African National Congress, furent incapables de se mettre
d'accord sur le n o m du président.
E n guise de compromis, ils acceptèrent un président « neutre », Joshua
M g a b u k o Nyongolo N k o m o , poussé en avant par les délégués conservateurs
ayant à leur tête Chad Chipunza, l'une des personnalités de premier plan
parmi les Africains qui avaient fait partie du Parlement colonial prévu par la
Constitution de 1961. Par la suite, N k o m o fut élu président de l ' A N C ,
Chikerema vice-président, Nyandoro secrétaire et feu Mushonga trésorier ;
M o y o et Nehwati étaient m e m b r e s de l'exécutif1. N k o m o était connu depuis
1947 c o m m e dirigeant syndicaliste de l'Industrial and Commercial Workers
Union, puis du Trade Union Congress. E n 1957, il avait soutenu la
fédération, avait adhéré à l'United Federal Party dirigé par les Blancs, et il
avait été battu par Masotsha M . H o v e dans sa tentative pour être le premier
m e m b r e africain du Parlement fédéral pour le Matabeleland. Il a été
président pour Bulawayo de la Federation of African Welfare Societies,
dirigée par des Blancs, et m e m b r e de l'Inter-Racial Association.
L'objectif de base de l ' A N C était la suppression de la discrimination
raciale. C o m m e le déclarait le préambule de son programme :
« Son but est l'unité nationale de tous les habitants du pays dans une
véritable association sans distinction de race, de couleur ou de religion. Il
milite pour une société complètement intégrée, l'égalité des chances dans
tous les domaines et le progrès social, économique et politique pour tous2. »
C e parti était résolument hostile au racisme dans l'occupation et l'utilisation
des terres, le logement, l'enseignement, l'administration locale, les services
sociaux, l'industrie, les syndicats et l'armée. Il était « également opposé au
système tribal et au racialisme ». Il acceptait c o m m e membres des Blancs,
des métis et des Asiatiques et leur reconnaissait le droit de « conserver en
permanence leur pleine nationalité ». Il encourageait ses membres, « dans
leur vie quotidienne, à offrir à tous, sans distinction de race, de couleur, de
croyance, de classe ou d'affiliation politique, un bon exemple dans la
pratique des vertus suivantes : amitié, bonnes manières, honnêteté, travail,
tempérance, économie, simplicité et refus de la violence3 ».

1. Davis B . C . M ' G a b e , « The nationalist movement of Zimbabwe », dans Daniels (dir. publ.),
Drums of war, p. 23-28.
2. « Southern Rhodesia Africa National Congress, statement of principles, policy and program,
September 1957 », dans T . R . M . Creighton, The anatomy of partnership, p. 235,
Londres, Faber and Faber, 1960.
3. Ibid., p. 246.
Zimbabwe : le Règlement interne 89
dans son contexte historique

L ' A N C affirmait son « loyalisme total envers la couronne (britanni-


que), symbole de l'unité nationale », et il pressait le R o y a u m e - U n i
d' « exercer au m a x i m u m son influence en faveur de la création d'une société
non raciale et intégrée, dotée d'un gouvernement responsable devant le
peuple, premier pas essentiel vers l'octroi d'une plus large indépendance »*.
Il ne réclamait pas le pouvoir pour la majorité africaine. Il recommandait au
contraire « une démocratie parlementaire fondée sur le suffrage universel
des adultes », en insistant sur le m o t « maintenant ».
Sur le plan économique, l ' A N C exigeait avant tout l'égalité des chances
dans la structure socio-économique de la société coloniale. Il préconisait
« l'initiative individuelle et la libre entreprise », « la plus grande liberté dans
l'utilisation économique des terres par des individus compétents, sans
distinction de race », et un « système de propriété foncière libre », où « les
agriculteurs, grands et petits, pourraient travailler côte à côte dans leur
intérêt mutuel » 2 . Il pressait le gouvernement colonial de faciliter l'immigra-
tion « des personnes pouvant apporter des capitaux, des compétences ou des
techniques », pourvu que « ces immigrants soient honorables » et « qu'il n'y
ait aucune discrimination fondée sur la race ou la couleur » 3 .
La première des caractéristiques de l ' A N C et, partant, du nationalisme
africain d'aujourd'hui au Z i m b a b w e est qu'il a été fondé bien plus tard que
les autres mouvements nationalistes du reste de l'Afrique coloniale. Le 12
septembre 1957, le G h a n a était indépendant, le mouvement venait de se
terminer, les colonies francophones vivaient sous le régime d'autonomie
prévu par la loi-cadre, et la Fédération de Rhodésie et du Nyassaland avait
quatre ans d'existence.
Sa seconde caractéristique est qu'il était né de l'optimisme euphorique
et de l'acceptation de toutes les races que reflétait le principe d'association
sur lequel était fondée la fédération4. Beaucoup d'enseignants, de pasteurs,
d'employés de bureau et d ' h o m m e s d'affaires africains n'adhérèrent pas à
l ' A N C . Ils se cantonnèrent dans l'attentisme ou adhérèrent aux partis
libéraux dirigés par des Blancs — United Federal Party ( U F P ) et Central
African Party ( C A P ) — qui préconisaient un droit de vote reposant sur des
critères de qualité afin de maintenir le gouvernement « entre les mains de
personnes responsables et civilisées », c'est-à-dire entre les mains des Blancs.
Ces partis pensaient qu'il fallait créer une classe m o y e n n e africaine grâce à
un enseignement africain, à une administration locale africaine et à la

1. Ibid., p. 245.
2. Ibid., p. 237.
3. Ibid., p. 240.
4. Pour plus de détails sur la fédération et la participation, voir : Creighton, The anatomy of
partnership ; M l a m b o , Rhodesia ; Nathan Shamuyarira, Crisis in Rhodesia, Londres,
André Deutsh, 1965.
90 David Chanaiwa

propriété foncière privée accordée aux Africains dans les zones rachetées
(African purchased areas).
La troisième des caractéristiques de l ' A N C est qu'il s'agissait d'un
mouvement réformiste, partisan d'une action progressive et non violente. Ses
efforts visaient essentiellement à exposer, à des fins éducatives, les faiblesses
et les hypocrisies de l'association, les fléaux que constituaient la discrimina-
tion raciale, la pauvreté et la maladie, dans l'espoir fallacieux que des
électeurs blancs libéraux et éclairés répondraient par une législation et des
pratiques équitables et dépourvues de tout racisme. Les réunions de l ' A N C
consistaient avant tout en une succession de discours protestant contre le
Land Apportionment Act, le Land Husbandry Act, les laissez-passer, le droit
de vote, d'association, le chômage, les conditions de logement et d'hygiène et
les brutalités policières. L ' A N C organisait également des manifestations et
des « occupations » non violentes, à la manière de Gandhi, dans des hôtels,
des restaurants, des églises, des terrains de sport ou des gares. Bien qu'on ait
fréquemment parlé du principe du vote égalitaire « un h o m m e , une voix »
dans les réunions de l ' A N C , les principales revendications portaient sur la
suppression de la discrimination raciale et le gouvernement démocratique et
multiracial.
La quatrième caractéristique de l ' A N C est que ses objectifs de base et
sa structure organique se sont transmis tels quels aux divers mouvements
successifs, jusqu'à l'actuel Règlement interne. L a différence essentielle entre
l ' A N C et les organisations actuelles — Z A P U , Z A N U et U A N C — tient au
passage de la non-violence et de l'action progressive à la lutte armée, et de
l'unité du m o u v e m e n t national à sa division en factions.
Le 25 février 1959, le régime colonial d'Edgar Whitehead interdisait
l ' A N C , lançait un raid dit « Operation Sunrise » et emprisonnait 500
dirigeants du parti afin de calmer les appréhensions de l'électorat blanc.
N k o m o échappa à l'emprisonnement parce qu'il était « mystérieusement »
parti pour Londres. L'United Federal Party et le Central African Party
conjuguèrent leurs efforts pour « extirper le nationalisme africain » par des
campagnes d'adhésion parmi les h o m m e s d'affaires et les m e m b r e s des
professions libérales africains. Il y eut alors un bref afflux d'Africains au sein
de partis dirigés par des Blancs. Des Africains arrivèrent presque à la tête du
Central African Party dirigé par Garfield T o d d 1 , la personnalité la plus
connue étant Stanlake Samkange, qui en devint le vice-président.
Le 1 er janvier 1960, trois jeunes gens, Michael M a w e m a , Nazario
Marondera et Sketchley Samkange (le jeune frère de Stanlake), organisèrent
dans la c o m m u n e africaine de Highfields, à Salisbury, une réunion où fut

1. Pour plus de détails sur le ministère de Garfield Todd et le nationalisme africain, voir : David
Chanaiwa, « The Premiership of Garfield Todd ».
Zimbabwe : le Règlement interne 91
dans son contexte historique

décidée la formation du National Democratic Party1. M a w e m a , son


président, avait achevé ses études d'instituteur, puis abandonné l'enseigne-
ment pour le service social dans les chemins de fer rhodésiens, où il devint un
militant actif du Syndicat des employés africains des chemins de fer. E n 1958,
il fut envoyé en Israël par l ' A N C pour dix mois afin d'y étudier les
kibboutzim. Mapondera, secrétaire du N D P , avait travaillé au service de la
propagande de l ' A N C , et Samkange, trésorier, avait fait deux années
d'études secondaires. Les autres membres du Comité exécutif étaient
Morton Malianga, Enos Ngala, Willie Masarurwa et George Silundika.
L e N D P adopta le programme de l ' A N C dans sa totalité, mais le jeune
M a w e m a et son Comité exécutif avaient un enthousiasme, un dynamisme et
une énergie bien supérieurs à ceux de l ' A N C . Leur action principale portait
alors sur le principe du droit de vote égalitaire « un h o m m e , une voix » et sur
la représentation parlementaire. Ils constituèrent rapidement une organisa-
tion de masse bien plus large que l ' A N C et qui, dépassant les centres urbains
sur lesquels se concentrait principalement l ' A N C , gagna les zones rurales. Ils
firent preuve de ténacité et de fermeté dans leurs revendications, leurs
manifestations et leurs délégations. Ils créèrent un bureau du N D P à Londres
afin d'informer le gouvernement et le public britanniques de la situation
colonialiste qui était celle de la Rhodésie du Sud et de faire pression pour que
soit organisée une conférence constitutionnelle qui permettrait à toute la
population d'exercer son droit à l'autodétermination.
Plusieurs autres facteurs ont contribué à leur succès, parmi lesquels il
faut citer : le « vent de changement » qui soufflait depuis d'autres régions
d'Afrique, le Land Husbandry Act, de triste notoriété, qui provoquait une
grande agitation dans les campagnes, l'échec de la participation et de la
fédération, et surtout le désenchantement devant l'autorité exercée par les
Blancs parmi les m e m b r e s des professions libérales et les h o m m e s d'affaires
africains, dont la plupart se tournèrent alors vers le nationalisme africain.
Parmi les plus éminents de ces nouveaux adhérents, citons Ndabaningi
Sithole, alors enseignant et président de l'Association des enseignants
africains, m e m b r e du Central African Party, et qui venait juste de publier son
livre African nationalism. Les autres étaient Robert M u g a b e , Stanlake
Samkange, le D r Tichafa Parirenyatwa, l'avocat Herbert Chitepo, le
D r Chidzero, Enoch Dumbutshena et le D r E . Pswarayi2. N k o m o , qui
s'était jusque-là réfugié à Londres, refit son apparition dans la politique du
Z i m b a b w e . Ces élites ont incontestablement apporté au N D P beaucoup de
talent, d'autorité et de prestige.
1. Davis M ' G a b e , « The nationalist movement of Dzimbabwe », p. 29-37 ; Mlambo, Rhodesia,
p. 131-161.
2. M ' G a b e , « The nationalist movement of Dzimbabwe », p. 29-37 : Mlambo, Rhodesia,
p. 131-161.
92 David Chanaiwa

C o m m e d'habitude, le régime des colons chercha à étouffer ce


mouvement afin de calmer l'inquiétude des électeurs blancs. E n juin,
Whitehead fit emprisonner M a w e m a , Sketchley Samkange et Leopold
Takawira pour avoir prétendument enfreint le L a w and Order Maintenance
Act. Cet emprisonnement provoqua tant de manifestations, d'émeutes et de
dégâts que Whitehead fut obligé de relâcher les dirigeants et de promettre la
tenue d'une conférence, celle qui devait déboucher sur la Constitution de
1961. Ce projet de conférence et l'éventualité d'un gouvernement autonome
multiracial déclencha parmi les élites une âpre concurrence pour les places.
M a w e m a et ses jeunes camarades furent écartés sans cérémonie. Lors d'une
réunion tenue au Goodwill Center de Salisbury en octobre 1960, N k o m o fut
élu président in absentia du N D P , Sithole trésorier et M u g a b e secrétaire à la
propagande. L e pauvre M a w e m a et ses amis « radicaux » fondèrent alors
le Zimbabwe National Party qui fut facilement dominé et écrasé par le N D P .
Depuis cette époque, ce sont les élites ayant fait des études universitaires qui
dirigent les mouvements nationalistes du Zimbabwe.

La Constitution de 1961
La suite de l'histoire du N D P tourne autour de la Constitution de 1961. Le
Royaume-Uni convoqua la conférence prévue à Londres, le 16 décembre
1960, sous la présidence de Duncan Sandys, secrétaire d'État pour les
relations avec le Commonwealth 1 . Les délégués du N D P étaient N k o m o et
Sithole ; Chitepo et Silundika leur servaient de conseillers. La délégation la
plus nombreuse était celle de l'UFP, dirigée par Whitehead, qui réclama avec
insistance la suppression des clauses de la Constitution de 1923 relatives à la
discrimination raciale, aux affaires étrangères et à la défense nationale, afin
de parvenir à une indépendance complète pour les colons. Apparemment,
N k o m o et Sithole s'employèrent davantage à empêcher l'avènement de
l'indépendance pour les Blancs qu'à obtenir le pouvoir pour la majorité
africaine. Ils réclamaient un gouvernement autonome, multiracial, mais
dirigé par les Blancs, fondé sur le suffrage universel des adultes, la
représentation des Africains au Parlement et l'abolition de la discrimination
raciale.
Q u a n d la conférence s'acheva à Salisbury le 7 février 1961, N k o m o et
Sithole avaient apposé leur signature sur un texte qui prévoyait la
constitution d'une Assemblée législative comportant 60 sièges pour les
Blancs et 15 pour les Africains, un mécanisme électoral complexe
comportant des listes A et des listes B , un Conseil constitutionnel composé
1. Rhodesia, Southern, Southern Rhodesia Constitution, Part I. Summary of proposed changes,
C m n d . 1399, et Part II. Detailed provisions, C m n d . 1400, Londres ; Her Majesty's
Stationary Office, 1965.
Zimbabwe : le Règlement interne 93
dans son contexte historique

de deux Européens, de deux Africains, d'un métis et de deux juristes


qualifiés, conseil qui serait chargé de « conseiller l'Assemblée législative »,
enfin une Charte des droits du citoyen (Bill of Rights) inspirée de celle du
Nigeria1. Cette prétendue Charte des droits proclamait le caractère sacré de
la vie, de la propriété, de la liberté, de la vie privée et des droits de la
défense, mais elle exemptait clairement la législation discriminatoire et
toutes les lois relatives à « la défense, la sécurité publique, l'ordre public, la
moralité publique et la santé publique ». Ainsi, les fameux Land Apportion-
ment Act et L a w and Order Maintenance Act échappèrent au champ
d'application de la Charte des droits. E n outre, les amendements de la
Constitution n'exigeaient, pour être adoptés, que la majorité des deux tiers
au Parlement.
A u départ, N k o m o jugea que la Constitution était « un grand pas dans
la bonne direction » et que la Charte des droits constituerait « une règle d'or
pour tout gouvernement ayant quelque moralité2 ». Devant un rassemble-
ment du N D P , à Salisbury, le 19 mars 1961, il déclara : « Nous avons pu
déplacer de quelques centimètres la montagne qui se dressait devant nous en
obtenant que les droits de l ' h o m m e et la protection des tribunaux soient
inscrits dans la nouvelle Constitution3 ». M u g a b e , alors secrétaire à la
propagande, affirmait que les principaux objectifs du N D P avaient été
atteints par « cette consécration des droits de l ' h o m m e dans la Constitution,
la mise hors la loi de toute discrimination et la protection de ces droits par les
tribunaux4 ».
Cependant, m ê m e selon les normes de 1961, la Constitution était très
loin d'être satisfaisante. A cette époque, la plupart des autres colonies
britanniques avaient déjà obtenu soit leur complète indépendance, soit un
gouvernement de transition ; chaque mois, l'une ou l'autre des anciennes
colonies françaises célébrait son indépendance, le Zaïre était indépendant et
la lutte armée avait déjà c o m m e n c é en Angola. Sur place, la Commission
Monckton constituée sour les auspices des Britanniques avait déclaré que la
fédération serait dissoute en 1963 ; en 1961, la Constitution M c L e o d du
Nyassaland (Malawi) donnait le droit de vote à tout adulte sachant lire et
écrire en quelque langue que ce soit et payant des impôts depuis dix ans, et
accordait 20 sièges sur 33 aux Africains. E n Rhodésie du Nord, la
Constitution octroyait 15 sièges aux Africains, 15 aux Blancs, 15 autres sièges
pouvant être attribués à n'importe qui. Le N D P , quant à lui, avait permis la
suppression des clauses de réserve, affaiblissant ainsi encore plus le contrôle
des Britanniques sur la politique de la Rhodésie, sans avoir gagné sur le
1. Ibid., Part I, p. 3-14.
2. M l a m b o , Rhodesia, p. 156.
3. Ibid., p. 157.
4. Daily news, 8 février 1961.
94 David Chanaiwa

terrain de l'autonomie. Les Blancs conservaient leur mainmise sur


l'enseignement, l'emploi, les salaires et le droit de vote. Plus grave encore, la
confiance de N k o m o , Sithole et M u g a b e dans les tribunaux coloniaux et leur
capacité d'appliquer les lois avec impartialité témoignait d'une grande
naïveté : leur incarcération sans procès allait le prouver par la suite.
C o m m e il fallait s'y attendre, certains Africains, membres ou non du
N D P , dénoncèrent la Constitution, dans laquelle ils virent une trahison. L a
réaction la plus connue et qui procédait sans doute de l'analyse la plus
perspicace de la Constitution fut le télégramme envoyé à Salisbury par
Leopold Takawira, représentant d u N D P à Londres : « Nous rejetons
totalement l'accord conclu à la Conférence constitutionnelle sur la Rhodésie
du Sud c o m m e une trahison envers l'avenir de trois millions d'Africains. Cet
accord est diabolique et désastreux. L'approbation docile du N D P est un
scandale pour le m o n d e extérieur1 ». Avec le recul du temps, on se rend
compte que les dirigeants du N D P n'avaient pas bien compris à quel point la
population africaine était hostile au régime colonial. C o m m e pour les
conférences de Victoria Falls et de Genève, ils n'avaient pas consulté les
masses au préalable, pas plus qu'ils ne les avaient tenues informées durant les
négociations. Les dirigeants nationalistes du Z i m b a b w e ont eu tendance à
croire qu'ils savaient ce qui est bon pour le peuple et ont souvent mis les
masses devant des faits accomplis.
Cependant, dès le lendemain, N k o m o convoqua une conférence de
presse pour dénoncer la Constitution. U n congrès spécial du parti fut réuni
en mars 1961, les dirigeants du N D P comptant critiquer la Constitution et
recommander la participation. Mais les délégués votèrent le boycott total de
ce texte. L e 23 juillet 1961, le N D P organisa son propre référendum, qui
donnait à choisir entre la participation et le boycott : il y eut 467 189 voix
pour le boycott contre 584 pour la participation. L e reste de l'année 1961 fut
donc marqué par une grande confusion ; d'un côté, les dirigeants avaient été
obligés de faire marche arrière et s'étaientridiculisésaux yeux des masses ;
de l'autre, celles-ci n'étaient politiquement pas assez militantes pour exiger la
démission des coupables. La direction et ses partisans les plus enthousiastes
militèrent donc contre l'inscription sur les listes électorales et pour le boycott
des élections prévues pour 1962. L e régime Whitehead avait compté sur les
électeurs de la nouvelle classe moyenne africaine pour fournir des candidats
aux 15 sièges africains et pour voter U F P contre les conservateurs du
Dominion Party. L a direction de l'UFP organisa alors la campagne Build a
nation and claim your vote (Édifiez votre nation et votez) parmi les h o m m e s
d'affaires et m e m b r e s des professions libérales africains. Déçu par la

1. John Day, « Southern Rhodesia African nationalist and the 1961 Constitution », Journal of
modern studies, vol. 7, 1969, p. 230.
Zimbabwe : le Règlement interne 95
dans son contexte historique

confrontation entre l'UFP et le N D P , le gouvernement Whitehead interdit le


N D P le 9 décembre 1961, tandis que N k o m o était parti assister aux fêtes de
l'indépendance de ce qui était alors le Tanganyika. A u x élections de 1962,
l'UFP fut écrasé par le Dominion Party de Winston Field, bientôt rebaptisé
Rhodesia Front, et Field fut remplacé par Ian Smith.
Quelques jours après la dissolution du N D P , les m ê m e s personnalités
constituèrent la Z A P U , dotée du m ê m e exécutif, auquel s'était joint le
D r Tichafa Parirenyatwa, qui avait renoncé à son poste de médecin de
l'administration pour se tourner vers la politique. Durant les dix mois de son
existence, la Z A P U poursuivit les m ê m e s buts et utilisa les m ê m e s tactiques
que le N D P . Mais certains membres de l'exécutif ou sympathisants
contestaient l'efficacité d'un mouvement non violent, constitutionnel et
multiracial, ainsi que la direction de N k o m o , d'autant que le régime colonial,
déçu dans ses attentes, prenait des positions de plus en plus provocatrices,
menaçantes et brutales à l'égard des h o m m e s politiques africains. E n vertu
du L a w and Order Maintenance Act, les policiers du régime colonial furent
autorisés à ordonner à tout politicien africain de se taire et de quitter la
tribune au milieu d'un discours si ce discours leur paraissait subversif. L a
colère et les ricanements de l'assistance étaient également considérés c o m m e
des délits, car ils « sapaient l'autorité des officiers de police ». L a police
pouvait donc disperser l'assistance à l'aide de gaz lacrymogènes et de chiens.
Il arrivait fréquemment que des policiers trop zélés ou racistes donnent
l'ordre à l'orateur de quitter la tribune à seule fin de le mettre dans
l'embarras et de provoquer l'assistance, causant ainsi une émeute.
Les critiques les plus dures à l'égard de la méthode pacifique furent
émises notamment par le D r Pari ( c o m m e on appelait couramment
Parirenyatta). Celui-ci préconisait la lutte clandestine armée sous le couvert
de la Z A P U et moins d'élitisme parmi les hauts dirigeants. Malheureuse-
ment, le D r Pari mourut prématurément, et d'une manière mystérieuse, le
13 août 1962, à une vingtaine de kilomètres de Bulawayo, dans une
prétendue collision entre une voiture et un train. Sa mort reste une énigme et
l'on ignore encore s'il a vraiment été victime d'un accident ou de la traîtrise
des policiers colonialistes ou de ses rivaux parmi les autres nationalistes
africains. Vers la m ê m e époque, un certain général Chedu (chedu veut dire
« nôtre » en shona) prétendait avoir formé une armée de libération du
Z i m b a b w e et appelait ses compatriotes africains à se joindre à la lutte armée.
Il y eut plusieurs cas de fils téléphoniques coupés et de maisons de Blancs
incendiées. Mais le général Chedu et ses partisans ne furent jamais identifiés.
Le 19 septembre 1962, la Z A P U était interdite.
La période allant de septembre 1962 à juin 1963, date à laquelle se
produisit finalement la scission entre la Z A P U et la Z A N U , ne fut guère
marquée que par des déceptions, le m a n q u e de chefs et une certaine
96 David Chanaiwa

confusion. Ni le général Chedu ni l'armée clandestine de libération du


Z i m b a b w e ne se manifestèrent ; les principaux dirigeants étaient surveillés, à
l'exception de N k o m o , qui s'était de nouveau réfugié à Londres, et le
Dominion Party (ou Rhodesia Front) l'emporta dans les élections colonia-
listes. E n bref, les causes de la rupture entre la Z A P U et la Z A N U , ou entre
N k o m o et Sithole, furent les suivantes : a) la déception prolongée causée
par le manque de progrès sur la voie du suffrage universel des adultes, du
gouvernement par la majorité et de la non-discrimination raciale ; b) la
recherche inévitable de boucs émissaires par les populations déçues ; c) les
divergences entres les tenants de la non-violence et ceux de la lutte armée et
entre les partisans du combat sur place et ceux de la formation d'un
gouvernement en exil ; d) enfin, le désenchantement général à l'égard des
dirigeants, en particulier de N k o m o . Certains souhaitaient un changement de
méthodes, d'autres un changement de direction et d'autres encore les deux à
la fois.
E n l'occurrence, le changement vint de la direction, lorsqu'elle ne put
se mettre d'accord sur de nouvelles orientations. Pour simplifier, disons que
la faction N k o m o penchait alors pour la prudence, la non-violence et la
création d'un gouvernement en exil, tandis que la faction Sithole-Mugabe
souhaitait une lutte clandestine plus révolutionnaire. La raison immédiate de
ce changement fut le fameux exode du cabinet en 1963, lorsque les anciens
dirigeants de la Z A P U se donnèrent rendez-vous à M b e y a , en Tanzanie, en
principe pour y former un gouvernement en exil. C e projet échoua
rapidement car il ne fut soutenu par aucun État africain indépendant ; sur ce,
N k o m o , pressentant la « crise de confiance » qui menaçait son autorité,
partit en toute hâte pour la Rhodésie, abandonnant en Tanzanie ses
lieutenants, dont certains avaient déjà fait venir leurs familles.
Le clan de Sithole-Mugabe eut d'abord l'intention de déposer N k o m o
— en raison « de l'inefficacité, de la faiblesse et de l'aveuglement avec
lesquels il dirigeait le mouvement, et de son refus d'accepter la critique » —
et de n o m m e r Sithole président par intérim jusqu'au prochain congrès de la
Z A P U . C e fut M u g a b e lui-même, coprésident avec N k o m o du Front
patriotique, qui annonça cette décision le 9 juillet 1963, à Dar es Salaam et
qui, au n o m de la faction Sithole-Mugabe, exposa « les maladresses et les
erreurs » de N k o m o . Il déclara que la présidence avait été retirée à N k o m o
car « les nombreuses erreurs politiques de M . N k o m o , ses mauvais calculs,
son manque de clairvoyance et de jugement, la passivité de sa politique et
son absence complète de dévouement et de sérieux dans le travail, joints à
son incapacité totale de se corriger, ont beaucoup nui à la lutte pour la
libération de notre pays1 ». D e son côté, à Salisbury, N k o m o rayait de
1. « N k o m o sacked as Z A P U leader, Sithole takes charge until congress », Tanganyika
standard, mercredi 10 juillet 1963.
Zimbabwe : le Règlement interne 97
dans son contexte historique

l'exécutif Sithole, M u g a b e , Takawira, Ngala, Malianga, Hamadziripi et


N y a g u m b o , et les déclarait « ennemis du peuple ». Le 8 août 1963, la Z A N U
se constituait avec Sithole c o m m e président et M u g a b e c o m m e secrétaire
général. Ainsi allaient commencer les rivalités, les assassinats et les ven-
geances entre nationalistes du Z i m b a b w e . N k o m o reconstitua rapidement
la Z A P U sous la forme du P C C , dont l'existence devait être de courte durée.
Sur place, la majorité des Africains était dans l'attente d'un
changement, sinon d'un miracle, qui lui apporterait le pouvoir. L a
propagande de la Z A N U avait une allure plus militante et ses dirigeants
étaient plus instruits. N k o m o traitait ses adversaires d'intellectuels, de
traîtres et de « T s h o m b é ». Entre le mois d'août 1963 et le 26 août 1964, on
assista au triste spectacle d'un combat fratricide et suicidaire entre la Z A P U
et la Z A N U , et à des manœuvres d'intimidation brutales qui ont laissé un
souvenir amer aussi bien aux membres de ces partis qu'à ceux qui étaient
restés neutres. C o m m e on pouvait le prévoir, le régime de Smith, qui
préparait sa Déclaration unilatérale d'indépendance à l'égard du R o y a u m e -
Uni, profita de cette situation pour diviser encore davantage les Africains,
transformer la colonie en État policier et convaincre le m o n d e occidental que
les Africains n'étaient pas encore mûrs pour l'indépendance. Dès août 1964,
la Z A P U et la Z A N U avaient été l'une et l'autre frappées d'interdit et leurs
dirigeants respectifs jetés en prison où ils demeurèrent jusqu'en décembre
1974.
Les factions durent alors passer dans la clandestinité et s'exiler en
Zambie, au Malawi et en Tanzanie, où elles commencèrent la lutte armée
sous la direction de conseils intérimaires. L a Z A P U fut dirigée par
Chikerema jusqu'à ce qu'il fasse sécession en 1971 pour prendre la direction
d'une autre faction, le Front pour la libération du Z i m b a b w e (Frolizi).
J. Z . M o y o (aujourd'hui décédé) prit alors la tête de la Z A P U . Quant à la
Z A N U , elle fut dirigée par Chitepo jusqu'à son assassinat en 1974 ;
apparemment, il fut victime d'une lutte pour le pouvoir entre Manyika et
Karanga 1 . Dans le m ê m e temps, les divers États de la ligne de front, l ' O U A
et les Nations Unies prenaient parti et participaient aux activités politiques
pour la libération du Z i m b a b w e .
Avec le recul du temps, on se rend compte que la scission n'a pas été
provoquée par des conflits idéologiques, ethniques ou régionaux, c o m m e
certains intellectuels partisans ont voulu plus tard nous le faire croire, mais
plutôt par des conflits personnels et surtout par la soif de pouvoir des deux
principaux dirigeants et de leurs subordonnés. Les factions ont tablé sur
1' « esprit tribal », sur les idéologies « révolutionnaires », par opposition au

1. Zambie, Commission on the assassination of Herbert Chitepo, Report, Lusaka, Government


Printer, 1 er juillet 1975.
98 David Chanaiwa

« néocolonialisme » et au régionalisme, pour promouvoir leur cause et pour


mobiliser l'enthousiasme de leurs partisans1 et resserrer leur cohésion. L a
facilité avec laquelle les dirigeants, et plus encore leurs subordonnés, ont
changé de parti et d'allégeance ( c o m m e M u g a b e passant de N k o m o à
Sithole, puis de nouveau à N k o m o et sans doute de nouveau à Sithole, ou
c o m m e Chikerema et Nyandoro passant de la Z A P U au Frolizi puis à
l ' U A N C de Muzorewa) dénote un opportunisme politique plus qu'un
véritable engagement idéologique. Actuellement, Sithole et M u g a b e se
partagent simplement les partisans de la Z A N U sans être séparés par aucune
divergence idéologique fondamentale.
Cette scission est d'autant plus regrettable que les dirigeants du
mouvement qui souscrivent essentiellement à la m ê m e idéologie — rejet du
racisme, universalisme, constitutionnalisme, démocratie parlementaire à
l'européenne et non-violence — et qui pourraient donc constituer l'une des
meilleures équipes d ' h o m m e s politiques d'Afrique se sont entre-déchirés
dans d'irrésistibles conflits et par une propagande hostile. N k o m o , Sithole et
M u g a b e sont liés par des liens de camaraderie depuis le N D P , la Constitution
de 1961, la Z A P U et les camps d'internement. Leurs factions respectives sont
elles-mêmes, structurellement et idéologiquement, des copies conformes. O n
trouve dans leurs camps des marxistes, des léninistes, des maoïstes, des
fanonistes, des capitalistes et des intellectuels traditionnels, en m ê m e temps
que des bourgeois, des paysans, des chefs de tribu, des policiers, des Blancs,
des métis et des Asiatiques. Quant à la première présidence du Z i m b a b w e , il
n'y aura pas vraiment de différence, qu'elle soit assurée par Sithole,
Muzorewa, M u g a b e , N k o m o ou par une coalition, sauf sur le plan du style,
de l'efficacité, de l'éloquence, de la tolérance et du charisme. D'après Africa
confidential, Sithole est prêt à s'arranger avec N k o m o pourvu que celui-ci
cesse de brandir la menace de guerre civile et rentre au pays sans conditions :
« J'estime que Joshua devrait revenir, je n'ai rien contre lui, au contraire, je
l'aime bien. Je tiens à le voir revenir2. »
O r , une fois engagé, le processus de division en factions a pris une
réalité et une force qui lui sont propres. Verbalement et par écrit, les diverses
factions ont m e n é l'une contre l'autre une guerre scandaleuse pour n'aboutir
souvent qu'à leur destruction mutuelle3. E n fait, elles se sont réciproquement
appliqué la plupart des épithètes antinationalistes que la presse colonialiste
employait contre elles. Chaque faction a accusé l'autre d'inefficacité, de
néocolonialisme, de corruption, de tribalisme, de népotisme, de soif du
1. Julian Henriques, « The struggles of the Zimbabweans : conflicts between the nationalists
and with the Rhodesian regime », African affairs, vol. 76, n° 305, octobre 1977,
p. 495-518.
2. Africa confidential, vol. 19, n° 7, 31 mars 1978, p. 2.
3. Voir, par exemple, The Zimbabwe review, organe officiel de la Z A P U .
Zimbabwe : le Règlement interne 99
dans son contexte historique

pouvoir, de mauvaise foi et de tromperie vis-à-vis des masses. Chacune a


prétendu être le seul parti « révolutionnaire » et le seul à être soutenu par la
majorité (mais sans la confirmation donnée par des élections). Quant à la
lutte armée, chacune a exagéré le nombre de ses combattants, de ses victoires
et de ses points forts, tout en insistant sur les faiblesses et les échecs de ses
rivaux. Chose ironique, l'une des grandes forces du Règlement interne est le
fait que Sithole, Muzorewa et Smith se font essentiellement la m ê m e image
politique de N k o m o et de M u g a b e , tout c o m m e N k o m o et Smith
partageaient les m ê m e s opinions sur Sithole, Muzorewa et M u g a b e durant
leurs négociations de 1975-1976.
Les contraintes du factionnalisme ont donc conduit à un durcissement
des sentiments et des attitudes réciproques des dirigeants, diminuant
d'autant les chances d'ouverture, de compromis et d'unité. La participation
de M u g a b e au Règlement interne est pratiquement exclue en raison de l'idée
que Sithole se fait de sa trahison, de son arrogance et de sa tentative
d'usurper la présidence de la Z A N U détenue par Sithole lui-même. Sithole a
froidement déclaré à O w e n : « Quant à M u g a b e . . . j'ai bien du mal à lui
pardonner 1 . »
Le factionnalisme a eu d'abord besoin de se trouver un symbolisme
politique sur lequel il s'est ensuite appuyé. Pour résoudre la contradiction
entre leurs politiques de clans, qui mettaient en avant la solidarité et les
caractéristiques du parti, et le colonialisme installé en maître chez eux, qui
leur déniait pouvoir, autorité, charges et statut, ces politiciens ont conçu un
semblant d'État à eux, dans le cadre duquel des individus vivaient,
voyageaient et se comportaient c o m m e des présidents, des ministres et des
ambassadeurs africains, dans leur pays c o m m e dans les capitales étrangères.
C'est ainsi que, jusqu'au Règlement interne, le Zimbabwe eut quatre
« gouvernements en exil » différents : Z A P U - N k o m o , Z A N U - M u g a b e ,
ANC-Sithole et U A N C - M u z o r e w a , avec quatre présidents, vice-présidents,
cabinets fantômes, représentants diplomatiques bénéficiant de passeports et
d'immunités, sièges du gouvernement, services de sécurité et limousines. D e
ce fait, les nations étrangères et notamment les pays de la ligne de front, ont
dû mettre à la disposition de leurs factions préférées des fonds et des
installations. Actuellement, par exemple, N k o m o , M u g a b e , Sithole et
Muzorewa ne sont pas les seuls à prétendre au titre exclusif de premier
président du Z i m b a b w e ; pour chacune des quatre factions, il y a aussi un
individu qui se pose en premier ministre désigné pour s'occuper des affaires
étrangères, de la défense, de l'enseignement, etc., ou en ambassadeur
désigné auprès des États-Unis, des Nations Unies, du R o y a u m e - U n i , de la
Chine, de la République-Unie de Tanzanie, du G a b o n , etc. Il en résulte

1. Africa confidential, vol. 19, n° 7, 31 mars 1978, p. 2.


100 David Chanaiwa

qu'un certain nombre d ' h o m m e s ont aujourd'hui des intérêts personnels liés
au factionnalisme, et que les rivalités, les antagonismes et les intransigeances
sont d'autant plus intenses et exacerbés que le jour de l'indépendance paraît
plus proche et plus inévitable.
Ces hautes personnalités symboliques se distinguent par des différences
si ténues et sont si parfaitement interchangeables que le moindre petit détail
concernant le protocole, les alliances, les amitiés et les origines ethniques
prend d'emblée une importance exagérée, à seule fin d'embarrasser ou
d'aliéner les adversaires tout en impressionnant et en confortant les
sympathisants. D u m ê m e coup, le gouvernement par la majorité des
Africains au Z i m b a b w e est devenu une équation politico-électorale nulle
dans laquelle le gagnant ramasse tous les enjeux. Pour Sithole et Muzorewa,
faire place à N k o m o et M u g a b e dans le gouvernement de transition
impliquerait le partage de charges politiques lucratives avec ceux-ci aux
dépens des lieutenants qui les ont soutenus loyalement dans toutes les luttes
entre factions. Et un arrangement est tout aussi pénible et embarrassant pour
N k o m o et M u g a b e puisqu'il leur faudrait se trahir l'un l'autre, en m ê m e
temps que leurs lieutenants et leurs cadres.
C'est donc prendre une position fausse, simpliste et partisane que de
présenter le Règlement interne c o m m e le produit de l'action de Smith, ou de
celle des gouvernements du R o y a u m e - U n i , des États-Unis ou de l'Afrique
du Sud. C e serait donner du crédit au mythe de la supériorité blanche et faire
injure à l'intelligence, à l'intégrité et au dévouement des dirigeants africains.
Sithole et M u z o r e w a ne sont ni des « bradeurs » ni des « pantins
néocolonialistes », pas plus que N k o m o et M u g a b e ne sont des pantins des
États de la ligne de front ou des Cubains. Sithole et Muzorewa sont les
vainqueurs politiques d'une lutte historique féroce pour le pouvoir entre les
nationalistes du Z i m b a b w e . Replacé dans cette perspective, le Règlement
interne concrétise les grands objectifs historiques du mouvement nationaliste
africain du Z i m b a b w e . Sithole et M u z o r e w a ont réalisé ce que les
programmes nationalistes ont toujours prévu et réclamé. Ils n'ont certaine-
ment pas trahi les partisans de N k o m o et de M u g a b e puisque ceux-ci ont
souscrit à ces m ê m e s objectifs qu'on retrouve dans le Règlement interne.
M ê m e les révolutionnaires en chambre ne peuvent prétendre avoir été trahis
puisque ni Sithole, ni M u z o r e w a , ni N k o m o ou M u g a b e n'ont jamais promis
un changement vraiment révolutionnaire au Z i m b a b w e .
E n outre, dans le contexte des institutions sociales et économiques de
la société coloniale et de sa culture colonialiste, le Règlement interne
représente un véritable bouleversement. L e gouvernement par la majorité, le
suffrage universel, la non-discrimination raciale, la Charte des droits du
citoyen (Bill of Rights) tels qu'ils sont effectivement prévus dans ce
règlement sont pour le peuple du Z i m b a b w e l'expression d'un héritage
Zimbabwe : le Règlement interne 101
dans son contexte historique

culturel profond et fondamental, et non pas seulement produit de compromis


ponctuels conclus en temps de guerre ou de la soif de pouvoir de Sithole et de
Muzorewa. A u contraire, ces idéaux ont toujours été considérés par les
Africains du Z i m b a b w e c o m m e l'antithèse du colonialisme, du racisme et des
privilèges des Blancs ; ils ont été intégrés au nationalisme africain en vue de
justifier et de renforcer le processus de libération. L a primauté historique des
élites éduquées à l'occidentale, notamment celle de pasteurs chrétiens tels
que Sithole et M u z o r e w a , a été acceptée par les masses africaines, qui ont vu
dans l'opposition au racisme, le constitutionnalisme et le courage de leurs
dirigeants politiques et de leurs lieutenants l'incarnation de leurs propres
idéaux et de leur désir d'indépendance, de liberté, d'identité et d'unité.
Les masses ont appuyé leurs dirigeants sur la question de la déposition
de M a w e m a et de ses collègues et sur celle de la Constitution de 1961. Elles
se sont rassemblées en foule pour saluer leurs chefs au retour des conférences
de Victoria Falls et de Genève et, jusqu'ici, elles ont souscrit au Règlement
interne. D e fait, ce qui inquiète le citoyen m o y e n du Z i m b a b w e , ce n'est pas
tant l'imperfection du Règlement interne, ni ce que Sithole ou M u z o r e w a
vont décider au sujet des Blancs ou de l'économie, mais le risque d'un
règlement de compte violent entre N k o m o , Sithole, M u g a b e , M u z o r e w a et
leurs lieutenants. J'irai jusqu'à dire que, si la participation à des élections
démocratiques est massive au Z i m b a b w e , les masses auront les dirigeants
qu'elles méritent.

La lutte armée
La véritable lutte armée est née de la scission et des rivalités entre la Z A P U
et la Z A N U . Pour la première fois, les Africains colonisés du Z i m b a b w e se
battaient, bombardaient et tuaient au n o m de la libération, de l'anticolonia-
lisme et de la liberté. A u plus fort de la désastreuse lutte fratricide de 1963 et
1964, un mouvement clandestin qui s'appelait La voix des femmes, mais qui
était en fait constitué de jeunes gens, avait déjà c o m m e n c é à incendier des
installations électriques, des maisons et des trains1. Les rivalités et la lutte
pour le pouvoir entre les factions ont créé le dynamisme et l'orientation
voulus pour que s'opère la mobilisation massive de partisans militants.
Pratiquement, tout Africain du Z i m b a b w e a dû tenir compte de ces factions
et prendre parti pour ou contre leurs dirigeants rivaux. M ê m e si cette lutte
fratricide était destructrice, la nécessité qui en découlait de « faire vraiment
quelque chose » pour obtenir et conserver le soutien des masses aux dépens
des autres factions a fait naître des mouvements de guérilla efficaces. Les
cadres de la Z A P U , de la Z A N U , du Frolizi et de la Z I P A ont souvent pris
1. M l a m b o , Rhodesia, p. 195.
102 David Chanaiwa

part à des combats et à des actions héroïques afin de se faire le m a x i m u m de


publicité.
Historiquement, les cadres de la Z A P U et de la Z A N U ont agi et se
sont considérés c o m m e des subordonnés, des auxiliaires et le bras militaire
des dirigeants politiques en conflit. Pendant dix ans (1964-1974), les cadres et
leurs dirigeants « par interim » (Chitepo pour la Z A N U , Chikerema et plus
tard M o y o pour la Z A P U ) ont reconnu respectivement Sithole et N k o m o
c o m m e leurs commandants en chef de jure derrière les barreaux de leurs
prisons. Ils ont consulté Sithole et N k o m o sur toutes les grandes orientations,
notamment en matière d'affaires étrangères. Mais Sithole, N k o m o et leurs
lieutenants n'ont connu en prison aucune transformation idéologique
révolutionnaire. Jusqu'à leur libération, ils sont restés attachés au non-
racisme, au gouvernement par la majorité sur la base du suffrage universel
des adultes et à l'égalité des chances économiques pour tous.
E n fait, on peut se risquer à dire qu'historiquement les dirigeants
politiques du Z i m b a b w e ont joué un rôle conservateur en incorporant, en
éliminant ou en sabotant les éléments authentiquement révolutionnaires,
surtout lorsqu'ils se sentaient menacés. Nous avons déjà mentionné les cas de
M a w e m a (1960), du général Chedu et de son armée de libération du
Zimbabwe (1963) ainsi que celui de La voix des femmes (1964), tous
désavoués par les dirigeants politiques nationaux. L e dernier cas est celui de
la Z I P A , constituée en mars 1975 1 , trois mois après la Déclaration de Lusaka
proclamant l'unité entre les politiciens.
Selon son porte-parole, Dzinashe Machingura, la Z I P A résultait d'une
fusion volontaire entre les ailes militaires de la Z A P U ( Z I P R A ) et de la
Z A N U ( Z A N L A ) , les cadres s'étant « rendu compte de l'incompétence des
dirigeants de l ' A N C » ; elle a été formée « dans le dessein de sauver la lutte
pour la libération du Z i m b a b w e de la situation chaotique créée par la
direction de l ' A N C 2 ». La Z I P A croyait dans une victoire militaire totale qui
permettrait d'instaurer « un ordre social et politique juste et populaire,
servant les intérêts du peuple du Z i m b a b w e » et elle était hostile à toute
« politique personnelle ». L a Z I P A était arrivée à la conclusion que la
désunion entre les politiciens était causée par leurs « ambitions politiques et
la lutte qui les opposait pour le pouvoir ». « Idéologiquement, ils
appartenaient au m ê m e c a m p » 3 . C'était plus qu'une simple armée
traditionnelle, parce que ce mouvement avait l'intention de « soutenir les
tâches militaires aussi bien que politiques de la révolution ». A cette fin, la

1. The Minnesota Coalition on Southern Africa, Zimbabwe People's Army ; Africa confidential,
vol. 19, n° 7, 31 mars 1978 ; Henriques, « The struggles of the Zimbabweans », The
observer, 7 mars 1976, et The guardian, 9 mars 1976 et 29 juin 1976.
2. Zimbabwe People's Army, p. 1.
3. Ibid., p. 10.
Zimbabwe : le Règlement interne 103
dans son contexte historique

Z I P A institua au Mozambique, sous la direction du D r Jo Taderera, le


Chitepo College, où des cadres ayant reçu une formation et ayant un niveau
d'instruction au-dessus de la moyenne suivaient un stage de six mois pendant
lequel ils étudiaient l'idéologie marxiste-léniniste-maoïste par groupes de 350
avant d'être envoyés c o m m e commissaires politiques dans les unités.
La Z I P A ne tarda pas à être reconnue c o m m e pouvant faire
contrepoids aux politiciens en plein conflit et à être appuyée à ce titre par les
États de la ligne de front. Elle put alors bénéficier d'une reconnaissance et
d'un soutien international indépendamment de la direction politique
traditionnelle. Les États de la ligne de front interdirent l'entrée des camps de
la Z I P A à N k o m o , Sithole, M u g a b e et Muzorewa, à moins qu'ils ne
s'unissent entre eux. Brusquement, les politiciens en étaient réduits à lutter
pour survivre. L a direction politico-militaire de la Z I P A n'avait pas
seulement un caractère authentiquement révolutionnaire, mais elle était
aussi redoutable puisque nul politicien n'avait reçu de formation militaire ni
connu les cadres sur le terrain. Pendant un temps, il aurait été possible que la
Z I P A remplace rapidement les politiciens traditionnels pour devenir
l'avant-garde politico-militaire indépendante de la lutte révolutionnaire. A u x
yeux des politiciens, c'était là une mutinerie.
Malheureusement, le haut commandement de la Z I P A opérait sous les
ordres d'une direction collective démocratique et ne comptait donc pas de
personnalité politique reconnue sur le plan international qui pût s'opposer
aux politiciens traditionnels. C'est ainsi qu'elle se laissa infiltrer et,
finalement, intégrer par N k o m o et M u g a b e qui la représentèrent dans les
négociations. C e qui en est résulté est sans doute ce qu'on peut dire de plus
triste du Front patriotique : Machingura et ses autres camarades de la Z I P A
qui avaient refusé d'être subordonnés à N k o m o et M u g a b e ont tous été
emprisonnés au Mozambique par des soldats du Frelimo1. Parmi eux
figuraient d'éminents révolutionnaires, tels que Machingura, Elias H o n d o , le
D r Jo Taderera (Chitepo College), Joseph Chimurenga, S h u m b a Chigowe
(ancien chef des services de renseignement de la Z A N U ) , Mukudzei Mudzi
(affaires étrangères), Crispin Mandizvidza, Webster G w a u y a , Charles
Dauramanzi, Rugare G u m b o , Henry Hamadziripi, et bien d'autres encore.
Bref, le Front patriotique et les États de la zone du front ont uni leurs forces
pour détruire la Z I P A .

Conclusion
Les programmes de tous les principaux mouvements nationalistes du
Z i m b a b w e (depuis l ' A N C , le N D P , la Z A P U , la Z A N U et le Frolizi jusqu'à
l ' U A N C ) n'ont jamais envisagé ni préconisé de changements révolution-
1. Africa confidential, vol. 19, n° 7, 31 mars 1978, p. 1 et 2 , et 17 mars 1978, p. 1-3.
104 David Chanaiwa

naires importants dans le système socio-économique de la société coloniale.


A u c u n de ceux qui sont actuellement en lice pour être le premier président
du Z i m b a b w e (Sithole, M u z o r e w a , N k o m o et M u g a b e ) n'a jamais
recommandé non plus une transformation révolutionnaire de la société
coloniale. C'est donc une erreur que de comparer la lutte armée du
Z i m b a b w e avec celles de l'Algérie, de la Guinée-Bissau, de l'Angola ou du
Mozambique.
Tout changement réellement révolutionnaire d'une société colonialiste
et multiraciale c o m m e celle du Z i m b a b w e exigerait le démantèlement de ses
structures socio-économiques, de ses institutions et de ses valeurs. Il
impliquerait l'institution d'une démocratie dans laquelle le prolétariat et les
masses exerceraient un contrôle économique sur les ressources, les moyens et
les objectifs en matière de production, de distribution et de services, afin de
satisfaire les besoins de la population et de mettre un terme à l'insécurité
économique et à l'exploitation. Il supposerait que les masses africaines
cessent d'être utilisées c o m m e des marchandises qu'on achète sur le marché
du travail ou obligées par la misère de travailler c o m m e accessoires mal payés
des machines que possède la bourgeoisie européenne ou africaine. Cela
suppose bien entendu une société sans classes dans laquelle des institutions
contrôlées et dirigées par les masses se substitueraient aux valeurs et aux
formes internes et néocolonialistes d'organisation capitaliste. L e changement
révolutionnaire au Z i m b a b w e correspondrait donc à ce que la Z I P A a très
justement appelé la « transformation totale de la société du Z i m b a b w e 1 ».
C e serait « une révolution nationale et démocratique visant à mettre fin à
l'oppression nationale » exercée par « une faible minorité raciste, une clique
de Blancs réactionnaires2 », et la réalisation du « potentiel d'innovation
créatrice des masses du Z i m b a b w e » par un rétablissement des « droits
politiques, économiques et culturels du peuple du Z i m b a b w e ». Pour cela, il
faudrait une victoire militaire totale, un processus révolutionnaire de
nationalisation des terres, des ressources, du travail, de la production et de la
distribution, et une africanisation radicale des forces armées, de l'administra-
tion, de la justice, de l'enseignement, des services sociaux et des valeurs.
Politiquement, le changement révolutionnaire au Z i m b a b w e devrait
garantir pleinement les droits démocratiques de tous les citoyens, sur la base
d'une participation massive aux élections, à l'administration, à la défense, à
la justice, à l'enseignement, à l'économie, etc. Il faudrait que soient garantis
à tout citoyen, quels que soient ses origines ethniques, son appartenance
politique, son niveau d'instruction et sa famille, le droit à l'existence, au

1. The Minnesota Coalition on Southern Africa, Zimbabwe People's Army, Minneapolis, 1976,
p. 10.
2. Ibid., p. 7.
Zimbabwe : le Règlement interne 105
dans son contexte historique

travail, à l'éducation, à la santé et à la liberté d'expression. C e serait une


erreur politique et un signe de tyrannie qu'une faction militaire, politicienne
ou ethnique, s'étant arrogé le pouvoir ou imposée par l'étranger, prive
arbitrairement de leur droit de vote les masses m ê m e s qui ont gagné
l'indépendance au prix de leur sueur et de leurs larmes. Leurs droits ne
sauraient être usurpés ou considérés c o m m e des dons consentis unilatérale-
ment par 1' « État », encore moins par une faction parmi les élites.
Cependant, c o m m e nous l'avons vu, N k o m o , Sithole et M u g a b e
croyaient, jusqu'à leur emprisonnement en 1964, à l'impartialité des
tribunaux et des juges coloniaux et ne percevaient pas ce fait patent que la
justice, c o m m e l'armée, la police, le parlement, l'enseignement et les
structures économiques, n'était qu'un outil au service des intérêts et des
organisations socio-économiques des colons. M ê m e après dix années de
détention, ils ont encore formulé leurs objectifs, lors des conférences
successives de Victoria Falls, de Genève, de Salisbury et de Malte, en termes
de « transfert du pouvoir », entendant par là l'indépendance, le drapeau et
l'hymne national du pays, les 21 coups de canon pour saluer le président, un
siège à l ' O U A et aux Nations Unies. E n ce qui concerne les pourparlers de
Genève, le Front patriotique déclara que « la conférence avait pour seul
objectif le transfert du pouvoir de la minorité raciste au peuple du
Z i m b a b w e », qu'il définissait c o m m e « le transfert à la majorité de tous les
instruments et mécanismes du pouvoir d'État »*. Ils voyaient la lutte c o m m e
« une guerre pour le droit de vote » et la victoire c o m m e « le gouvernement
par la majorité, le droit de vote égalitaire (un h o m m e , une voix), l'égalité des
chances et l'absence de toute discrimination raciale », sans se préoccuper des
mécanismes socio-économiques, des institutions et des valeurs nouvelles que
supposait une réelle transformation de la société colonialiste.
Le scénario prévu lors des pourparlers de Genève était que Smith
remettrait (volontairement) ses pouvoirs à un commissaire résident britanni-
que, qui serait chef de l'armée et de l'administration, assisté d'un observateur
et d'une force de maintien de la paix envoyés par les Nations Unies et qui
superviserait l'élaboration de la Constitution et le déroulement des élections.
Le cessez-le-feu serait proclamé et les sanctions levées2. Ainsi, jusqu'à ce
jour, les dirigeants politiques n'ont pas tenu compte des exigences et des
réalités de la lutte de libération contre le colonialisme blanc, qui ne peut être
effectivement éliminé que par une victoire militaire totale accompagnée
d'une révolution culturelle. Tout règlement négocié du conflit entre
Africains et Européens au Z i m b a b w e comporterait des éléments néocolonia-
listes, ainsi que Pieter van der Byl, le ministre blanc des affaires étrangères,

1. Africa, n°65, janvier 1977, p. 19.


2. Africa, n° 65, janvier 1977, et n° 74, octobre 1977.
106 David Chanaiwa

l'a déclaré très franchement et explicitement aux délégués nationalistes à


Genève : « Quel que soit l'angle sous lequel vous examinez le problème, le
gouvernement [blanc] de la Rhodésie existe bel et bien et nous représentons
la moitié des délégués à cette conférence, puisque nous représentons le
pouvoir effectif et qu'aucun accord ne peut être mis en œuvre sans notre
consentement1. » Par sa nature m ê m e , la négociation est un exercice où
chacun donne et reçoit.
Les dirigeants politiques du Z i m b a b w e n'ont eu recours à la lutte
armée que c o m m e m o y e n de sabotage soigneusement conçu pour inspirer la
peur, pour infliger des souffrances et des pertes économiques aux colons, afin
de les convaincre que le colonialisme et le racisme ne paient pas et d'amener
ainsi Smith et le R o y a u m e - U n i à transférer le pouvoir à la majorité africaine,
selon le processus de décolonisation qui s'est déroulé au G h a n a , en Zambie
et au Kenya. C o m m e en témoigne aujourd'hui le Front patriotique, les
nationalistes ont présenté les masses, les cadres, les États de la ligne de front,
les Cubains et les Soviétiques c o m m e autant d'appâts et de forces afin de
négocier des arrangements constitutionnels avec le R o y a u m e - U n i ou avec
Smith, pour prendre en main les rênes du pouvoir au dépens de leurs rivaux.
C'est pourquoi les diverses factions ont menacé d'intensifier la guerre et de
provoquer d'indicibles malheurs et crié « au loup » au sujet des Cubains,
tandis qu'en privé ils suppliaient le R o y a u m e - U n i et les États-Unis
d'intervenir.

1. Africa, n° 65, janvier 1977, p. 21.


Deuxième partie
La décolonisation
dans la Corne
de l'Afrique
L a décolonisation dans la Corne
de l'Afrique et les conséquences
des aspirations des Somalis
à l'autodétermination
Said Yusuf Abdi

Introduction

Abstraction faite des luttes menées en Afrique australe, les conflits dont la
Corne de l'Afrique est le théâtre sont les plus explosifs de tous ceux que
connaît ce continent. L a Corne a été de tout temps un lieu de rencontre de
peuples et de cultures et constitue à ce titre un foyer constant de conflits et
d'assimilation1. L a Somalie moderne est profondément impliquée dans
certains de ces conflits, notamment avec ses voisins, l'Ethiopie et le Kenya.
O n ne peut comprendre cette situation que si on la replace dans le cadre de
relations mutuelles s'exerçant sur un vaste territoire et historiquement très
anciennes, et dans un contexte de tension entre nationalités, d'oppression
historique, de luttes contre la domination et d'opposition aux injustices
économiques.
Je m e bornerai ici à examiner brièvement quatre questions :
a) l'histoire de la Somalie avant l'ère coloniale ; b) l'expérience du
d é m e m b r e m e n t et de la domination coloniale2 ; c) la séparation et la
dispersion territoriale des Somalis par suite de la décolonisation ; d) les
facteurs qui pourraient contribuer à la solution de la question somalienne et
des conflits de la Corne dans son ensemble.

L a situation avant la conquête coloniale européenne


Avant d'être colonisés dans la seconde moitié du xixe siècle, les Somalis de la
Corne formaient une communauté autonome et bien définie, possédant une
langue, une culture et un m o d e de vie qui leur étaient propres. A l'époque,

1. Plus qu'une entité politique, la Corne de l'Afrique est une métaphore qui désigne la partie
saillante que le continent africain projette vers l'est à proximité de l'équateur. Sans
frontières précises à l'ouest ni au sud, cette région englobe la Somalie, l'Ethiopie (y
compris la Somalie occidentale et l'Erythrée), Djibouti, le nord-est du Kenya, et parfois
le Soudan.
2. Voir : I. M . Lewis, The modem history of Somaliland, N e w York, Frederick A . Praeger,
Inc., 1965 (chap. II, « Somaliland before partition », p. 18-39).
110 Said Yusuf Abdi

c'est-à-dire avant 1880, le pays des Somalis était connu du m o n d e extérieur


sous le n o m de pays du Punt. Les Somalis se percevaient c o m m e une nation
bien intégrée, unifiée par la langue, la religion, la culture, une économie
c o m m u n e et un système politique décentralisé reposant sur l'assemblée de
membres du clan (shir), c o m m u n e à toutes les tribus. Il existe une abondante
documentation sur l'histoire ancienne de la nation Somalie, sa culture, ses
relations économiques, son organisation sociale et politique, son occupation
de terres contiguës, sa langue c o m m u n e et ses formes de coopération contre
les forces extérieures1. Les Somalis possédaient très précisément ce type
d'unité nationale à base culturelle auquel aspirent aujourd'hui les Kényens et
les Éthiopiens. D e Djibouti, au nord, jusqu'au fleuve Tana (aujourd'hui au
Kenya), au sud, et à la rivière Aouache dans la région actuellement contestée
de l'Ogaden, ils partageaient une langue c o m m u n e , ainsi qu'une riche
littérature orale, surtout poétique, et leur vie communale était organisée
autour de leurs institutions sociales égalitaires, de leurs ancêtres c o m m u n s et
de liens généalogiques connus.
L'histoire politique de l'Ethiopie se rattache et se mêle à celle de la
Somalie. A u rve siècle, dans ce qui est aujourd'hui le centre-nord de
l'Ethiopie, se forma une aristocratie militaire dont, pendant plusieurs siècles,
les chefs étendirent leur empire par la conquête, en y englobant toutes sortes
de peuples et de groupes ethniques. A u cours de plusieurs cycles de
mouvements d'expansion et de retrait marqués par la résistance des autres
peuples de la Corne, le centre du pouvoir éthiopien se déplaça progressive-
ment vers le sud pour se fixer dans la capitale actuelle, Addis-Abéba. U n
jalon important de la longue histoire de l'expansion victorieuse de l'Ethiopie,
qui a un rapport avec les événements d'aujourd'hui, se situe en 1527, époque
où le chef somali A h m e d Guray, dans sa résistance à l'expansion
éthiopienne, fut très près d'écraser la culture des hauts plateaux et de
remplacer celle-ci, dans toute la Corne de l'Afrique, par un Etat dominé par
les Somalis. Mais la classe régnante des A m h a r a vint à bout de ce danger
avec l'aide des Portugais, et l'avance des Somalis fut repoussée. L e conflit

1. Je recommande tout particulièrement : Le périple de la mer d'Erythrée, par un navigateur


grec (60 après J.-C.) ; les écrits des érudits arabes du M o y e n A g e , notamment Al-Yaqubi
(ixe siècle), Al-Ma'sûdi (933), Al-Istakhri (960), Ibn Mawkal (977), Al-Bârûnï (1030),
Al-Idrisî (1154), Yäküt (1229), Ibn-Sayyid (1344), Ibn-Battûta (1331), Al-Harräni (1344)
et The book of the Zengi, le compte rendu des contacts entre les Chinois et les Somalis
donné dans Yu-Yang-tsa-tsu, de Tuan Cheng-shih (ixe siècle) et dans les journaux de
voyage de C h e n g - H o , qui se rendit trois fois en Somalie au début du xv e siècle, enfin,
certains récits de voyage de Portugais vers la fin du xv e siècle. L'histoire plus ancienne
des Somalis a pu être retracée en partie d'après des sources orales, des généalogies et des
analyses linguistiques. O n trouvera aussi des publications occidentales sur les débuts de
leur histoire dans la bibliographie annotée d'I. M . Lewis qui figure dans son ouvrage
Peoples of the Horn of Africa (Londres, L o w e and Brydone Ltd, 1955).
La décolonisation dans la Corne de l'Afrique 111
et les conséquences des aspirations des Somalis
à l'autodétermination

entre Somalis et Éthiopiens remonte donc au début du xvie siècle, lorsque les
canons fournis par le Portugal vinrent soutenir l'expansionnisme éthiopien.
Bien que le caractère fluctuant du pouvoir en Ethiopie ait rendu
impossible le tracé d'une frontière bien définie, il est généralement reconnu
que, jusqu'aux alentours de 1870, l'Ogaden (ou Somalie occidentale) ne
faisait pas partie du royaume d'Ethiopie. Après avoir revendiqué divers ports
de la mer R o u g e , la Turquie remit ses pouvoirs en 1866 au khédive égyptien
Ismail. Ayant pris pied dans plusieurs petits ports somaliens tels que Zeila,
Bulhar et Berbera, les Egyptiens pénétrèrent dans l'intérieur du pays pour
établir une garnison dans l'ancienne ville commerçante de Harrar. Ils
désignèrent c o m m e sultans des chefs somalis élus par les assemblées de
clans1. Mais ils se retirèrent à la suite de la révolte mahdiste survenue au
Soudan en 1886, qui exigeait une concentration des forces égyptiennes et leur
imposait une réduction considérable de leurs autres engagements. Faible et
désarmée c o m m e avant l'occupation égyptienne, la ville de Harrar dut alors
se défendre à plusieurs reprises contre les agressions de l'Ethiopie
expansionniste.

Les effets d u colonialisme


Hormis l'intérêt marqué très tôt par les Portugais, les contacts des Européens
avec la Corne de l'Afrique furent très limités jusqu'en 1869, époque où
l'ouverture du canal de Suez attira l'attention sur l'importance stratégique de
cette région. Les Somalis se trouvèrent alors mêlés à la compétition coloniale
entre le R o y a u m e - U n i , la France et l'Italie2. Les frontières artificielles qui
existent actuellement dans cette région de l'Afrique ont leur origine dans la
ruée des Européens sur les territoires africains et dans la rivalité entre
intérêts britanniques, français et italiens dans la Corne de l'Afrique et tout
autour de celle-ci. Mais, dans la Corne, deux puissances africaines avaient

1. E n dépit de leurs ancêtres c o m m u n s et de leurs liens culturels, les Somalis étaient divisés en
cinq grands clans : Hawiye, Isaaq, Darod, Dir et Digil-Rahanweyn (très proches l'une de
l'autre). Les plus grands clans se subdivisaient en tribus plus petites, divisées elles-mêmes
en familles patriarcales. Si les distinctions et les allégeances fondées sur ces
appartenances claniques sont maintenant illégales dans la République Somalie, elles
furent autrefois des sources de frictions internes et de segmentations. E n parlant de
l'unité des Somalis, l'auteur ne méconnaît ni ne sous-estime la thèse de George Simmel
selon laquelle contradictions et conflits sont constamment présents au sein m ê m e de
l'unité. Les luttes intestines entre groupes somalis ont toujours existé et persisteront sans
doute. Mais l'essentiel, c'est que les Somalis sont unis par leur langue, leur culture, leurs
institutions sociales, politiques et économiques égalitaires, leurs ancêtres c o m m u n s et
l'occupation millénaire de territoires contigus.
2. E n proclamant la mobilisation en 1935, Haïlé Sélassié prononça ces mots clés : « L'Italie se
prépare à violer une seconde fois notre territoire... Soldats, rassemblez-vous autour de
vos chefs et repoussez l'envahisseur. V o u s aurez des terres en Erythrée et en Somalie ! »
112 Said Yusuf Abdi

leur mot à dire : l'Egypte, bien que sa présence dans la région ait été brève
(1866-1886), et ultérieurement l'Ethiopie, plus directement intéressée. L a
ruée des Européens coïncida avec la consolidation du pouvoir en Ethiopie
par Ménélik II et avec l'extension de l'autorité centrale. Les campagnes
expansionnistes de cet empereur se déroulèrent au m o m e n t m ê m e où les
Européens se partageaient la côte Somalie.
Ménélik pénétra dans les territoires habités par les Somalis en 1886,
peu de temps après que les Égyptiens se furent retirés de Harrar. C'est alors
qu'apparurent au grand jour les conflits intermittents qui, depuis près de cinq
cents ans, opposaient les Somalis aux occupants du plateau éthiopien. Sous
les Egyptiens, Harrar avait servi de tampon entre Éthiopiens et Somalis.
Mais, en 1887, les Éthiopiens s'étant emparés de la ville (jusque-là habitée
seulement par des Somalis), Ménélik n o m m a c o m m e gouverneur son cousin,
le ras M a k o n n e n , et établit son c a m p fortifié plus à l'est, à Djidjiga. Les
grands troupeaux somalis étaient attaqués par les groupes armés envoyés en
razzia pour procurer de la viande à la garnison affamée de Harrar. Les
Somalis étaient obligés de payer tribut et de fournir du bétail aux forces
éthiopiennes. Pendant ce temps, les Italiens, qui s'étaient installés en
Erythrée, cherchaient à procurer des armes à l'Ethiopie, estimant que le
traité italo-éthiopien de 1889 (traité Ucciali) avait fait de l'Ethiopie un
protectorat italien.
E n 1890, l'Italie patronna la participation de l'Ethiopie à l'accord
général de Bruxelles qui autorisait l'Ethiopie, en qualité d'État, à importer
légalement des armes, légitimant ainsi le commerce d'armes prospère qu'elle
faisait depuis quelques années avec les trafiquants français. L'apport d'armes
modernes déséquilibra complètement les rapports entre les forces autoch-
tones et permit au négus Ménélik de consolider son emprise sur le plateau
dans le cadre de la mission qu'il s'était fixée. E n dix années, il doubla la
superficie du royaume d'Ethiopie. L'importation d'armes aboutit à l'occupa-
tion des terres appartenant à diverses nationalités qui, auparavant, ne
faisaient pas partie du royaume. Cependant, les Britanniques, qui tenaient la
côte Somalie, ne permettaient pas l'importation d'armes, laissant ainsi les
Somalis, en dépit de leurs tentatives de résistance, sans défense devant les
soldats éthiopiens. Enfin, les Éthiopiens, grâce aux nouvelles armes
italiennes, mirent les Italiens en déroute à la bataille d ' A d o u a en 1896,
forçant ainsi les puissances européennes à reconnaître en eux une force avec
laquelle il fallait compter.
L'année suivante, 1897, fut une année favorable pour l'Ethiopie.
Chacun de ses voisins coloniaux européens chercha à gagner son amitié et
chacun conclut un accord avec l'Ethiopie touchant ses revendications sur la
Somalie. Mais, si ce fut une bonne année pour l'Ethiopie, il n'en fut pas de
m ê m e pour les Somalis, qui ne furent pas préalablement consultés, ni m ê m e
La décolonisation dans la Corne de l'Afrique 113
et les conséquences des aspirations des Somalis
à l'autodétermination

informés de la conclusion de tels accords. L'année 1897 demeure une date


capitale dans l'histoire de la Corne de l'Afrique, car les accords de frontières
signés cette année-là ont laissé un héritage d'imprécision et de confusion qui
empoisonne encore aujourd'hui les relations entre l'Ethiopie et la Somalie,
et entre la Somalie et le Kenya. A la fin du xixe siècle, le peuple somali se
trouvait assujetti à une multitude de maîtres étrangers et partagé en cinq
groupes : Somalie britannique, Somalie italienne, Somalie française, une
enclave au Kenya et une autre en Ethiopie. L e partage se fit de telle façon
que la vaste région intérieure de la Somalie fut attribuée à l'Ethiopie ; le
littoral revint à l'Italie et au R o y a u m e - U n i , et une petite portion mais d'une
grande importance commerciale à la France. D e 1897 à 1935, exception faite
de la convention de 1908 conclue entre l'Italie et l'Ethiopie qui délimitait
nettement les frontières dans certains secteurs tandis que d'autres d e m e u -
raient vagues, les puissances coloniales maintinrent ces frontières politiques
qui divisaient le peuple somali. Ces frontières plaçaient ainsi les m e m b r e s des
grands clans sous deux ou plusieurs juridictions. L a guerre de 1936 entre
l'Italie et l'Ethiopie, qui avait eu pour origine l'incident de Oual-Oual (un
litige au sujet de puits et de pâturages somalis), se termina par l'écrasement
de l'Ethiopie par les Italiens, qui s'emparèrent aussi de la Somalie
britannique en profitant de ce que la guerre avait éclaté en Europe en 1939.
Tous les Somalis, à l'exception de ceux vivant dans le nord du Kenya et de
ceux de la Somalie française, se trouvèrent donc placés sous une seule et
m ê m e administration. A la fin de la seconde guerre mondiale, en 1945, le
pouvoir passa des Italiens à l'administration militaire britannique, qui obtint
ainsi le contrôle defacto de tout le territoire somali. Cette période aurait très
bien pu se prêter à l'unification de cette nation h o m o g è n e par sa culture, sa
religion et sa langue. E n 1946, le ministre britannique des affaires étrangères,
Ernest Bevin, proposa de réaliser cette unification (cas exceptionnel où les
Britanniques s'écartèrent de leur politique hostile aux Somalis). Mais son
plan ne fut suivi ni par les Éthiopiens ni par les Français et, dès 1950,
l'ensemble de ces territoires retomba dans le statu auo ante. L e projet de
Bevin présentait l'inconvénient d'exiger l'accord des Ethiopiens et de prévoir
l'établissement d'une tutelle britannique. C e projet échoua donc, en raison
de la politique des grandes puissances qui composaient la commission
quadripartite (Royaume-Uni, France, États-Unis et U R S S ) et des préten-
tions éthiopiennes sur le territoire somali. Fait plus inquiétant encore et de
mauvais augure pour l'unité de la nation Somalie, Haïlé Sélassié était de
retour sans avoir renoncé à ses ambitions sur les territoires de l'Erythrée et
de la Somalie. Après avoir cédé la Somalie occidentale (l'Ogaden) à
l'Ethiopie en 1948, tout en conservant certains droits résiduels de contrôle
sur les clans somalis du H o u d (secteur oriental de l'Ogaden), le gouverne-
ment britannique fit un ultime et futile effort pour revenir à ses premières
114 Said Yusuf Abdi

idées de tutelle sur les Somalis en proposant d'acheter les zones de pâturage
des clans somalis du Sud et de l'Ouest, mais Haïlé Sélassié repoussa cette
idée. Autre événement significatif de l'après-guerre pour les Somalis : les
Alliés occidentaux voulurent encourager les Italiens, leurs anciens ennemis,
et les récompenser d'avoir renoncé au fascisme, tout en les dissuadant de se
rapprocher du c o m m u n i s m e , en faisant en sorte que l'ancienne Somalie
italienne fût de nouveau placée sous administration italienne dans le cadre du
régime de tutelle des Nations Unies, dans l'attente de l'indépendance qui
devait intervenir au bout de dix ans.

Les aspirations des Somalis


durant la période de décolonisation
Dès les débuts de la colonisation, les Somalis avaient lutté sans répit pour
préserver leur unité et leur indépendance nationales face à la suite
d'événements qui devait aboutir à la fragmentation administrative de leur
nation. Après en avoir vainement appelé aux Britanniques et aux autres
puissances coloniales pour faire valoir leurs droits, la conscience du péril et
des torts qui leur étaient faits les poussa à s'unir sous la direction de Sayid
M o h a m m e d Abdullah Hassan, grand poète somali devenu héros national1.
E n 1900, trois années seulement après les tragiques événements de 1897, la
révolte conduite par Sayid M o h a m m e d marquait le début de vingt années de
résistance somalienne. D e 1900 à 1920, il combattit tous les envahisseurs :
Éthiopiens, Britanniques, Italiens. Grâce à son sens de la tactique et à son
adresse politique, il réussit à tenir les Britanniques en échec. Son objectif
était de libérer tout le peuple somali de toute domination étrangère. Mais la
supériorité technologique de ses adversaires (douze avions ou navires de
guerre, les premiers à être utilisés en Afrique, opéraient sur les côtes)
l'obligea à abandonner ses places fortes et dispersa la résistance.
La lutte des Somalis contre la domination coloniale se poursuivit
cependant, marquée par une série de succès et d'échecs. Décrire en détail la
résistance, pacifique ou armée, opposée sans cesse par les Somalis qui
cherchaient à défendre leur civilisation c o m m u n e en m ê m e temps que leurs
personnes contre leurs maîtres étrangers déborderait le cadre du présent
exposé. Les appels lancés à la fin des années quarante et au début des années
cinquante à la commission quadripartie et au gouvernement britannique par
1. Parmi les nombreux écrits sur Sayid M o h a m m e d , il est deux ouvrages occidentaux qui
tentent, malgré leur titre péjoratif, d'exposer en détail ses campagnes. C e sont : Douglas
Jardine, The mad mullah of Somaliland, Londres, 1923 ; Robert L . Hess, « The poor
m a n of G o d : M u h a m m a d Abdulla Hassan », dans : N o r m a n R . Bennett (dir. publ.),
Leadership in Eastern Africa : six biographies, Boston, Boston University Press, 1968.
Voir aussi : I. M . Lewis, « The dervish fight for freedom, 1900-1920 », The modern
history of Somaliland, op. cit.
La décolonisation dans la Corne de l'Afrique 115
et les conséquences des aspirations des Somalis
à l'autodétermination

des groupes nationalistes somalis tels que la Ligue de la jeunesse Somalie


(auparavant Club de la jeunesse Somalie) et le Front national uni ( N U F )
restèrent sans réponse. L a Ligue nationale Somalie ( S N L ) , fondée en
Somalie britannique, dont le N U F avait fait partie, établit alors un
programme qui exigeait l'indépendance immédiate, tandis que le N U F , qui
s'en était séparé, réclamait une période d'autonomie transitoire. Lors de
l'élection organisée au début de 1960, la S N L , en liaison avec le Parti uni
somali, remporta 32 des 33 sièges à l'Assemblée générale. Les Britanniques
acceptèrent alors leurs revendications et fixèrent la date de l'indépendance
pour cette m ê m e année. Pendant ce temps, dans la partie sous tutelle
italienne, la date limite de l'indépendance fixée par les Nations Unies était
arrivée, et la Ligue de la jeunesse Somalie avait remporté les élections. L a
date de l'indépendance approchant dans les deux territoires, les deux
assemblées négocièrent entre elles un accord d'unification qui fut appliqué
dès le premier jour de l'indépendance (1er juillet pour le Sud, cinq jours plus
tard pour le Nord). Cette unification n'était pas un acte d'agrandissement
territorial, d'agression ou d'expansionnisme. C'était une contribution
positive à la paix et à l'unité de l'Afrique, rendue possible par l'application
du principe du droit à l'autodétermination. D e u x entités somalies séparées
par le colonialisme se réunissaient, en application d'accords négociés durant
les mois qui avaient précédé l'indépendance. La fusion du protectorat et du
territoire sous tutelle était le premier pas vers la réalisation de l'unité
nationale des Somalis, et ceux-ci étaient bien décidés à ce que ce ne fût pas le
dernier.
Depuis l'indépendance, les Somalis ont toujours soutenu la cause de
l'autodétermination pour leurs frères somalis d'Ethiopie et du Kenya. Q u e ce
soit par le biais de l'Organisation de l'unité africaine ( O U A ) , des Nations
Unies ou d'autres organisations internationales, par des négociations directes
avec les gouvernements respectifs ou en recourant à des intermédiaires tels
que Kenneth K a u n d a ou Julius Nyerere, les Somalis se sont efforcés de faire
entendre leurs solides arguments en faveur d'une administration autonome et
unifiée du peuple somali, culturellement homogène et vivant sur des
territoires voisins. Sur le plan interne, c'est-à-dire dans l'Ogaden (ce que les
Somalis appellent la Somalie occidentale) et dans l'ancien district frontalier
du nord du Kenya (actuellement province du Nord-Est), les Somalis sont
engagés dans une lutte armée qui évolue en fonction de l'amitié ou de
l'hostilité de leurs antagonistes1. L a majorité des Somalis vivant dans la

1. A propos de la lutte pour la Somalie occidentale, voir : « The Western Somali Liberation
Front », par Hussein M . A d a m et Bobe, dans Halgan, septembre 1977 ; « A n interview
with W S L F », par un professeur américain anonyme, dans The Horn of Africa, vol. I,
n° 2, avril-juin ; « Voices of the Ogaden », dans West Africa, février 1978.
116 Said Yusuf Abdi

partie éthiopienne, en particulier dans les zones les plus basses et les plus
sèches, ne sont jamais passés sous le contrôle effectif de l'administration
éthiopienne, dont les représentants ne peuvent exercer leur autorité sur ces
semi-nomades, fiers de leur culture et résolus à résister.
Après l'accession à l'indépendance de deux secteurs de leur ancien
territoire politique, la résolution des Somalis d'obtenir la libération de leurs
frères dont ils étaient séparés s'est encore renforcée. D è s qu'elle a été
autonome, la Somalie a eu avec l'Ethiopie des accrochages frontaliers, assez
limités toutefois. E n revanche, c o m m e le Kenya n'avait pas encore acquis
son indépendance, l'objectif principal fut alors d'assurer l'auto-
détermination des Somalis rattachés au Kenya, dans le district frontalier du
Nord ( D F N ) 1 . L e D F N bénéficiait depuis longtemps d'une administration
autonome tout en étant gouverné par le Kenya. Avant l'indépendance du
Kenya, les Britanniques organisèrent un référendum d'où il ressortit que les
populations de ce district étaient presque unanimement favorables à une
sécession du Kenya, leur objectif ultime étant la réunification avec la
République Somalie. O r le gouvernement colonial britannique refusa de s'en
tenir à ce verdict et ne fit aucun cas des aspirations de la population Somalie
du D F N . N o n seulement les Britanniques insistèrent pour que le Kenya
conservât le D F N , mais ils isolèrent de la nouvelle région d'autres groupes
ethniques apparentés aux Somalis et qui partageaient leurs aspirations.
Lorsque les Somalis prirent les armes pour se libérer eux-mêmes, les
Kényens, avec l'aide des Britanniques, eurent recours à des méthodes de
répression brutales pour écraser ce mouvement national. Pendant une
période de quatre ans, qui c o m m e n ç a juste avant l'accession du Kenya à
l'indépendance en décembre 1963, les Somalis n'en menèrent pas moins une
lutte armée et lancèrent une série d'attaques contre les installations du
gouvernement kényen, notamment les postes de police de R h a m u et de
Liboi, et pénétrèrent encore plus profondément en territoire kényen en
attaquant Marsabit, Isiolo, L a m u et d'autres localités de l'intérieur. E n 1963
puis en 1967, des négociations pacifiques s'amorcèrent entre la Somalie et le
Kenya, mais elles n'aboutirent pas. Quant la guerre éclata dans l'Ogaden en
1977, le Kenya craignit qu'en cas de succès la prochaine cible de la Somalie
ne fût le nord-est du Kenya. Le gouvernement kényen prit alors des mesures
qui rappellent celles du début des années soixante, lorsque les Somalis se
livraient à la guérilla dans la province du Nord-Est. Il renforça le dispositif de
sécurité, m e n a campagne contre le soutien occidental à la Somalie dans le

1. A u sujet des premiers signes de mécontentement chez les Somalis dans le D F N , voir :
E . R . Turton, « The Isaq Somali diaspora and poll-tax agitation in Kenya, 1936-41 »,
African affairs, vol. 73, n° 292, juillet 1974. O n trouvera aussi une abondante
documentation dans les journaux et périodiques parus à cette époque en Afrique de
l'Est, en Somalie, en Ethiopie, ainsi qu'en U R S S et en Occident.
La décolonisation dans la Corne de l'Afrique 117
et les conséquences des aspirations des Somalis
à l'autodétermination

conflit de l'Ogaden et restreignit la liberté de m o u v e m e n t de la population


Somalie.
Pendant ce temps, les Français avaient c o m m e n c é à perdre leur
emprise sur la Somalie française, dont l'importance économique tenait
essentiellement à la ligne de chemin de fer qui la reliait à Addis-Abéba et qui
en faisait le grand débouché maritime de l'Ethiopie. Si, c o m m e le n o m de
cette colonie l'indiquait, sa population était surtout Somalie, des m e m b r e s
d'un groupe ethnique apparenté mais distinct, les Afars, venus du nord et du
sud, s'étaient aussi installés sur ce territoire. Les Français et les Éthiopiens,
sous la juridiction desquels vivaient la majorité des Afars, favorisaient les
chefs afars pour faire échec aux revendications des Somalis qui souhaitaient
être réunis à leurs compatriotes, d'une part, et pour retarder l'indépendance,
d'autre part. E n 1967, après une visite du général de Gaulle, le territoire fut
rebaptisé Territoire des Afars et des Issas et des élections furent organisées
pour désigner un Parlement local. Les Somalis protestèrent contre les
multiples cas de refus du droit de vote et finirent par boycotter les élections.
E n 1975, l'indépendance fut finalement accordée à ce qu'on appelle
aujourd'hui la République de Djibouti. J'ai traité ailleurs plus à fond de cet
aspect de la décolonisation dans la Corne de l'Afrique1. Pour le m o m e n t ,
l'obtention de l'autodétermination et les relations relativement cordiales
entre les deux principaux groupes ethniques en cause ont mis une sourdine
aux revendications pour la réunification des Somalis, mais les contradictions
insolubles entre ces deux groupes risquent de les faire renaître dans l'avenir.
L e désir des Somalis de recouvrer leur indépendance perdue constitue
un grave problème d'avenir pour les gouvernements de la Somalie, du
Kenya, de l'Ethiopie et de Djibouti. L'historique que nous venons de faire
doit être rapproché de certaines des difficultés et des confrontations
explosives dont la Corne de l'Afrique a été récemment le théâtre. Les conflits
avec l'Ethiopie et le Kenya ne diffèrent en rien des luttes qui ont mis fin aux
empires britannique, français et portugais. Les revendications d'autodéter-
mination et d'indépendance des Somalis ne sont pas essentiellement
différentes (malgré certaines nuances) de celles qui sont exprimées en
Namibie et au Z i m b a b w e , à ceci près qu'en l'occurrence les colonisateurs ne
sont pas des Européens.

1. Said Yusuf Abdi, « Independence for the Afars and Issas : complex background, uncertain
future », Africa today, vol. 24, n° 1, janvier-mars 1977 : « Mini-Republic of Djibouti :
problems and prospects », The Horn of Africa, avril-juin 1978.
118 Said Yusuf Abdi

Conclusion : nationalisme somalí


et perspectives d ' u n d é s e n g a g e m e n t colonial
Les conditions d'un règlement adéquat, concret et spécifique du conflit de la
Corne de l'Afrique ne seront réunies que si toutes les parties en cause font
preuve d'une bonne volonté réelle et se rendent compte que le désir
permanent et toujours aussi vif des Somalis d'être réunifiés pourrait bien
devenir le centre d u cyclone qui menace la Corne de l'Afrique.
E n premier lieu, les pays de la Corne devraient avoir le souci d'éviter
tous les rapports qui les mettent en position de « clients » vis-à-vis des
grandes puissances. U n élément essentiel de la stratégie des superpuissances,
qu'il s'agisse des anciennes ou des nouvelles puissances coloniales, est
d'étendre leur assistance militaire et leurs diverses formes d'aide économique
aux pays de la Corne afin d'y créer de solides États-clients. Ces pratiques ne
font qu'accentuer les tensions régionales et locales et aggraver les troubles.
O n peut voir dans les problèmes de cette région un nouveau terrain d'essai
pour la confrontation qui oppose les superpuissances. L'engagement de ces
puissances étrangères pourrait bien avoir pour effet, à long terme,
d'intensifier les luttes intestines au sein des différents États, d'exacerber les
tensions régionales et d'accroître les risques d'un conflit direct entre les
grandes puissances. Il faut neutraliser la politique des superpuissances et la
rendre plus consciente du caractère spécifiquement local des conflits qui
secouent cette région. R a y m o n d L . Thurston, qui fut ambassadeur des
États-Unis en Somalie de 1965 à 1968, a fait la recommandation suivante à
propos de la politique américaine : « L e premier objectif des États-Unis
devrait être de mettre la Corne de l'Afrique hors de la zone de confrontation
stratégique et idéologique entre les superpuissances et de permettre aux
peuples de cette région de se développer librement à l'intérieur de frontières
qui correspondent aux réalités ethniques, religieuses et linguistiques,
c'est-à-dire aux réalités nationales. Si les États-Unis continuent à se borner à
exprimer le v œ u pieux qu'un règlement intervienne entre les adversaires et à
défendre sans aucune imagination le statu quo territorial dans la Corne, ils
doivent être prêts à accepter qu'apparaisse en fin de compte (non seulement
dans la Corne, mais aussi dans d'autres parties de l'Afrique) une
configuration du pouvoir très défavorable à leurs intérêts à long terme, de
m ê m e qu'aux intérêts et au bien-être des Africains eux-mêmes 1 . »
Les justifications données par les Soviétiques pour garantir l'intégrité
territoriale de l'Ethiopie ne sont qu'une exploitation opportuniste des
sentiments des Africains hostiles aux modifications territoriales. Il ne faut
pas oublier que l ' U R S S a soutenu la sécession du Pakistan oriental
1. Raymond L . Thurston, « The United States, Somalia and the crisis in the Horn », The Horn
of Africa, avril-juin 1978, p. 20.
La décolonisation dans la Corne de l'Afrique 119
et les conséquences des aspirations des Somalis
à l'autodétermination

(Bangladesh) vis-à-vis du Pakistan. Soucieux de promouvoir leurs intérêts


rivaux, l ' U R S S et les États-Unis mènent une politique qui intensifie les
conflits dans cette région de l'Afrique. Ils superposent leurs rivalités de
superpuissances à des conflits de caractère local.
E n deuxième lieu, il faut reconnaître que l'attitude légaliste de l ' O U A ,
qui insiste sur le maintien des frontières des territoires coloniaux, ne fait
qu'encourager la persistance d'incongruités politiques qui affaiblissent
l'Afrique et freinent son développement. Le sang de beaucoup d'Érythréens,
de Somalis ou d'habitants de l'Ogaden a été répandu par les ennemis de ces
populations au n o m des principes de l ' O U A . Les gouvernements africains
restent silencieux et hésitent à aborder sérieusement ces questions. Les
conflits entre Africains, les interventions étrangères et la répression
nationale sont autant de problèmes que l ' O U A esquive. Cette organisation
est devenue un club de gouvernements qui comptent sur le maintien des
frontières coloniales pour faire durer le statu quo. Si elle veut jouer un rôle
effectif dans la paix et l'unification de l'Afrique, elle doit absolument
reconnaître que le principe de l'autodétermination s'applique avec la m ê m e
vigueur à tous les peuples, qu'ils soient dépendants ou indépendants.
E n troisième lieu, les organisations internationales et l'opinion
mondiale peuvent être à l'origine de politiques de nature à résoudre les
conflits que connaît la Corne de l'Afrique. Les dispositions prévues par la
Charte des Nations Unies pour appeler l'attention de la communauté
internationale sur la situation de toutes les nationalités opprimées et
annexées contre leur gré s'appliqueraient parfaitement aux régions et aux
populations de la Somalie. L a position Somalie est, bien entendu, confortée
par les droits groupés sous l'expression « droit des peuples à disposer
d'eux-mêmes », droits qui ont été reconnus non seulement par tous les
nationalistes, mais aussi par la Charte des Nations Unies et à maintes reprises
par l'Assemblée générale elle-même qui, par sa résolution 545 du 5 février
1952, a déclaré que le pacte relatif aux droits de l ' h o m m e devrait stipuler que
« tous les peuples ont droit à l'autodétermination ». 11 n'est pas douteux que
ce droit devrait s'appliquer à une nation fondée sur des réalités historiques.
E n fait, dans le projet de Pacte relatif aux droits de l ' h o m m e soumis aux
Nations Unies en 1964, l'article premier proclamait le droit des peuples à
l'autodétermination, donnant ainsi priorité à ce principe m ê m e par rapport
aux droits de l ' h o m m e historiquement établis dans la Déclaration adoptée
par les Nations Unies en 1948 1 . Les revendications des Somalis de la Somalie
occidentale (Ogaden) et de la province du nord-est du Kenya sont donc

1. « Tous les peuples ont le droit de disposer d'eux-mêmes. E n vertu de ce droit, ils déterminent
librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique,
social et culturel ».
120 Said Yusuf Abdi

conformes au droit international en vigueur qui reconnaît le droit des peuples


colonisés à disposer d'eux-mêmes. U n soutien actif de ce principe
d'autodétermination par les Nations Unies soulagerait les peuples opprimés,
aboutirait à la liquidation du colonialisme sous toutes ses formes,
rehausserait le prestige des Nations Unies et en renforcerait les mécanismes.
Enfin, une politique visant à résoudre le problème somalien qui aurait
à long terme des effets positifs et serait finalement couronnée de succès serait
peut-être celle qui tendrait à un règlement des problèmes en suspens dans
toute la Corne de l'Afrique. Elle pourrait consister à accorder l'autonomie
politique aux principales nationalités dans le cadre de leurs entités qui sont
économiquement fonctionnelles, culturellement homogènes, géographique-
ment contiguës et administrativement efficaces, en constituant des groupe-
ments régionaux, économiques, politiques et culturels plus larges, dont la
forme pourrait être négociée par l'intermédiaire de mouvements agissant à la
base. La Corne de l'Afrique constitue une entité économique naturelle, et les
populations qu'elle abrite ont beaucoup de choses en c o m m u n . L'établisse-
ment de plans de coopération agricole à partir de projets à long terme
d'aménagement des fleuves Djouba et Ouebi Chebeli, une action pour
améliorer l'exploitation des pâturages, des recherches pétrolières c o m m u n e s ,
une collaboration pour le développement de l'intérieur et pour une meilleure
utilisation et une exploitation plus rationnelle de la m e r R o u g e et de l'océan
Indien, la volonté c o m m u n e de remédier à toutes les formes de sous-
développement social : autant d'initiatives qui contribueraient à répondre
aux besoins des populations de cette région. D e s hostilités ancestrales
détournent la majeure partie des ressources au profit des armements et font
des peuples de la Corne de l'Afrique des pions dans le conflit entre des
puissances qui ne tiennent aucun compte des intérêts de ces populations. A
une époque qui est celle des blocs et où les petites nations ne sont pas
économiquement viables, ce qu'il faut, c'est une coopération plus étroite afin
que les problèmes de la région puissent être réglés et que les peuples de la
Corne de l'Afrique deviennent maîtres de leur destinée économique et
politique.
L a persistance de la culture nationale
en Somalie pendant et après
l'époque coloniale :
l'apport des poètes, des dramaturges et
des compilateurs de la littérature orale

B . W . Andrzejewski

Si les spécialistes ont traité divers aspects de l'histoire de la Somalie 1 , le


processus de décolonisation culturelle de ce pays n'a jamais été examiné en
détail. C e processus a consisté à préserver et à renforcer la culture nationale
pour s'opposer à l'infiltration des influences coloniales que Jaamac C u m a r
Ciise, historien somali qui a écrit en arabe jusqu'en 1972, a très justement
qualifiées de « colonisation de l'esprit » (al-isticmär al-fikrî). D a n s le
passage suivant, extrait d'un ouvrage publié en 1965, il précise, dans le style
vivant qui lui est coutumier, ce que recouvre cette expression en présentant
un dirigeant colonial particulièrement roué, auquel il ne donne pas de n o m et
qui s'adresse à ses collègues en leur recommandant ce qui lui semble être la
façon la plus efficace de se comporter face à la population soumise 2 :
« Les Occidentaux ont colonisé les Orientaux en utilisant leur pouvoir,
mais le pouvoir ne dure pas : il passe d'une nation à l'autre. A m o n avis, la
colonisation durable est celle de l'esprit. Étalez vos propres qualités et leurs
défauts à eux, faites le silence sur vos défauts et sur leurs qualités ; ainsi, la
population n'aura plus que de l'admiration pour vous et du mépris pour
elle-même. »

1. Parmi les plus importants travaux sur l'histoire de la Somalie, on trouve ceux de Jaamac
C u m a r Ciise 1965 a, 1965 b, 1972 et 1976 ; les trois premiers sont écrits en arabe et le
dernier en somali. Il existe également deux autres ouvrages d'histoire écrits en somali :
A x m e d Faarax Ibraahin 1974 et Faarax M a x a m e d J. Cawl 1978 ; ce dernier livre est un
ouvrage de vulgarisation qui fait bon usage de la poésie orale c o m m e matériel de base.
Les ouvrages étrangers traitant de l'histoire de la Somalie qui présentent un intérêt
particulier sont : Cerruli 1957 et 1959, Hess 1966, Kostecki 1966, Lewis 1965 et Martin
1976 ; les bibliographies qu'ils contiennent peuvent être complétées en consultant
M a x a m e d Khaliif Salaad 1977 et Castagno 1975.
2. Jaamac C u m a r Ciise 1965 a, p. 12. L e texte original est le suivant :
. ¿¿¿¡\ jL^Ni ^ J} j rJUJi jLx-Vi ui t ^i J ».Í j. j¿¿ j, r> b- M \ji\¡ i¡¿i ¿yji ¿¿J* ^ \
jM f 4—iil ^1 jj^Jkjj J I - S J I ¿K*Í ¡S*^ jJáu> ¿JJ¿ -t*íj »>:...» U h * j - & j L - * lyijlj Hr>$—*3 *^—l>v* 'jj-^
122 B. W. Andrzejewski

Cette façon de survaloriser ce qui est étranger et de déprécier ce qui est


somali, c'est ce que, plus récemment, les moyens d'information somalis ont
appelé « colonisation du cerveau » (gumeysi maskaxeed).
Examinons maintenant les principaux aspects de la colonisation
culturelle en Somalie. Avant 1940, l'enseignement moderne était très limité
dans les territoires d'expression Somalie, mais la seconde guerre mondiale
apporta des changements substantiels dans ce domaine. U n enseignement de
type moderne c o m m e n ç a peu à peu à se développer et, dans les années 1950,
il existait un réseau d'écoles publiques jusqu'au niveau du secondaire, mis en
place tant par l'administration britannique que par l'administration italienne,
tandis qu'à Mogadishu des mesures étaient également prises pour développer
certaines branches de l'enseignement supérieur, telles que le droit, les
sciences économiques et l'administration publique. L a langue d'enseigne-
ment était l'anglais ou l'italien, selon l'administration concernée, et les
programmes étaient presque totalement inspirés du système scolaire
britannique ou italien. Seules des concessions mineures étaient faites à la
culture des élèves ; ainsi la religion islamique et la langue arabe étaient
enseignées, de m ê m e que quelques éléments d'histoire ou de folklore local,
mais avec le parti pris d'en minimiser l'importance. L'objectif suprême
assigné aux élèves était de réussir à des examens étrangers qui leur
ouvriraient l'accès aux universités étrangères. E n conséquence, les jeunes qui
fréquentaient l'école connaissaient bien la culture à laquelle leurs professeurs
étrangers les avaient initiés mais très peu la leur. D e fait, étant constamment
soucieux de réussir aux examens sanctionnant ces programmes, ils ne
pouvaient que difficilement acquérir m ê m e les rudiments de leur culture
nationale auprès de leurs parents ou de leurs semblables. E n outre, en
étudiant des disciplines telles que les mathématiques, la science et la
technologie par le biais d'une langue étrangère, les jeunes Somalis ne
tardaient pas à s'apercevoir qu'il n'existait pas de mots somalis pour exprimer
les concepts employés dans ces domaines et ils avaient l'impression que leur
langue maternelle était pauvre et intrinsèquement inférieure aux langues
étrangères qu'ils apprenaient. Cet état de choses était parfois aggravé par le
m a n q u e de connaissances linguistiques de certains enseignants venus de
l'étranger qui leur parlaient du somali c o m m e d'un simple « dialecte » et non
c o m m e d'une langue. L a situation était encore pire en ce qui concerne
l'enseignement de la littérature, car très peu d'enseignants étrangers
connaissaient la langue Somalie et encore moins sa poésie. Les élèves somalis
se sentaient souvent si étrangers à leur milieu culturel et ignoraient à tel point
leur propre idiome poétique que les plus naïfs d'entre eux s'imaginaient que
les poèmes d'auteurs étrangers qu'ils étudiaient pour préparer leurs examens
de fin d'études étaient supérieurs sur le plan esthétique à ceux des poètes
somalis et m ê m e des meilleurs.
La persistance de la culture nationale 123
en Somalie pendant et après l'époque coloniale

La réussite dans le cadre de ce système scolaire apportait des


récompenses substantielles sous la forme de débouchés dans le secteur public
ou privé, et de bourses d'études supérieures à l'étranger. A mesure
qu'approchait la date de l'indépendance, ces encouragements s'accrurent et
renforcèrent le désir des étudiants d'obtenir de bons résultats aux examens et
de posséder à fond une langue étrangère. Chez les anciens élèves des écoles
publiques, l'enseignement de type étranger favorisait aussi l'imitation des
modes de vie étrangers, ce qui faisait souvent naître en eux le désir d'accéder
au niveau de vie élevé dont jouissaient les employés étrangers qu'ils allaient
être appelés à remplacer.
Il peut sembler paradoxal que le degré de colonisation culturelle en
Somalie ait augmenté après 1960, année de l'indépendance, et ce, jusqu'à ce
que le gouvernement révolutionnaire qui prit le pouvoir en 1969 eût décidé
d'adopter des mesures pour y mettre un terme. Si le système d'enseignement
exclusivement étranger est demeuré en place m ê m e après l'indépendance,
cela tient vraisemblablement surtout à l'absence de système national de
transcription de la langue Somalie, lacune dont les administrations étrangères
n'étaient pas directement responsables. D è s le début des années 1920, un
excellent système d'écriture extrêmement efficace, utilisant des symboles
entièrement nouveaux, avait été inventé par Cismaan Yuusuf Keenadiid et,
en 1932/33, M a x a m e d Cabdi Makaahiil avait mis au point un système qui
utilisait l'alphabet arabe. E n 1951 s'acheva un projet de recherche de deux
ans portant sur une transcription du somali en caractères latins, m e n é à bien
au Ministère de l'éducation du protectorat britannique ; plus tard, ces
travaux furent poursuivis par deux éminents spécialistes somalis, M u u s e
Xaaji Ismaaciil Galaal et Shire Jaamac A x m e d . Cependant, tous ces
systèmes c o m m e plusieurs autres se heurtèrent à l'hostilité acharnée de telle
ou telle couche de la population Somalie, et seul le gouvernement
révolutionnaire fut capable de résoudre ces conflits et d'introduire une
orthographe nationale en caractères latins1.
Il est très probable que, dans cette période cruciale pour le
développement du pays, l'enseignement de type étranger, qui avait duré plus
de trente ans, aurait irrémédiablement nui à la culture nationale Somalie

1. O n trouvera des renseignements concernant les méthodes de transcription du somali utilisées


avant l'introduction de l'orthographe nationale dans Andrzejewski 1954, 1974 et 1978,
Andrzejewski, Strelcyn et Tubiana 1969, Cerulli 1959 et 1964, et Moreno 1955. U n
compte rendu de la polémique à laquelle a donné lieu le choix d'une transcription est
présenté par Andrzejewski 1964 et, de façon plus détaillée, par Xuseen M . A a d a m 1968
et Laitin 1977. L'introduction de l'orthographe nationale et ses résultats positifs sont
décrits dans Andrzejewski 1974 et 1977 b, C u m a r Cismaan M a x a m e d 1975 et Somalia
1974 a, 1974 b, 1974 c. Il convient de noter que le somali est maintenant la langue
officielle en Somalie et la langue d'enseignement dans les écoles.
124 B. W. Andrzejewski

n'eût été le zèle et le travail désintéressé des poètes, des dramaturges et des
compilateurs de littérature orale somalis.

Le rôle des poètes


Aussi loin qu'il est possible de remonter dans la tradition orale, le peuple
somali a toujours possédé l'art de la poésie. Avant la seconde guerre
mondiale, il existait deux types de poésie orale, les genres classiques et les
genres dits « de la miniature ». Les premiers, parmi lesquels le gabay, le
jiifto, le guurow, le geeraar et le buraanbur sont les plus connus, constituaient
pour l'essentiel ce qu'on pourrait appeler la poésie du forum, qui consistait à
commenter l'actualité tout en influant parfois sur elle. Ceux qui maîtrisaient
le mieux ces genres jouissaient d'un tel prestige et d'une telle popularité
qu'ils pouvaient, grâce à la transmission orale, atteindre de larges couches de
la population, m ê m e à de grandes distances. Les genres de la « miniature »,
bien que très appréciés également, traitaient de sujets mineurs ; les poèmes
de ce style assuraient un divertissement dans des bals ou rompaient la
monotonie de certaines activités : par exemple lorsqu'on abreuvait les
chameaux, tissait les nattes, broyait les céréales, ramait ou marchait sur de
longues distances.
La récitation publique des poésies appartenant aux genres classiques
possède une particularité qu'on ne retrouve pas toujours dans la poésie orale
d'autres pays : l'idéal du diseur est de mémoriser m o t pour m o t les paroles du
poète, et sa réputation en dépend, car il se peut qu'il y ait dans son auditoire
une personne qui a déjà mémorisé le p o è m e qu'il est précisément en train de
réciter et qui contestera vigoureusement toute déviation par rapport à ce
qu'elle pense être la version originale. L a mémorisation est facilitée par le
fait que les poèmes classiques ont rarement plus de 500 vers — 200 en
moyenne — et que l'allitération est la m ê m e à chaque vers ; pour les poèmes
dont les vers sont courts, au moins un mot à chaque vers doit commencer par
le son choisi, tandis que, lorsque les vers sont plus longs, divisés par une
césure, ce m o t doit se trouver au milieu de chaque vers. Outre ces
contraintes, la poésie classique suit des schémas quantitatifs stricts qui, m ê m e
s'ils ne sont pas aisés à maîtriser, constituent des auxiliaires mnémotechni-
ques supplémentaires. Tous ces traits caractéristiques des genres classiques
ont sans aucun doute contribué à la richesse du langage poétique qui, d'une
part, conserve de nombreux archaïsmes lexicaux et grammaticaux et, d'autre
part, se renouvelle grâce aux mots nouveaux que créent les poètes pour
satisfaire aux exigences de l'allitération et de la scansion.
Pour s'intéresser à la poésie classique, qui est riche et belle, o u m ê m e
pour la comprendre et l'aimer, l'auditeur doit être parfaitement familiarisé
avec son vocabulaire et son langage particuliers, qui sont dans une large
La persistance de la culture nationale 125
en Somalie pendant et après l'époque coloniale

mesure liés à la vie pastorale. Les jeunes qui fréquentaient les écoles
publiques, préoccupés qu'ils étaient par la préparation d'examens étrangers,
n'avaient pas le temps de rester en contact avec l'héritage poétique de leur
pays et les jeunes travailleurs des villes en plein essor étaient pour cela trop
éloignés de leur environnement traditionnel ; aussi une rupture culturelle
totale aurait-elle pu se produire si les poètes modernes n'étaient pas venus
relever le défi de l'époque. A la fin des années 1940 et au début des années
1950, un nouveau genre poétique se développa, principalement dans les
villes, et fut bientôt connu sous le n o m de heello, lequel provient des mots
dénués de sens heellooy, Heelleellooy — qui, c o m m e une sorte d'indicatif
musical, servaient toujours d'introduction à la récitation de ces poèmes. L e
heello attira bientôt des poètes de talent et parvint à u n très haut niveau
artistique, bien qu'il se soit profondément dégagé des contraintes de scansion
propres aux genres classiques. E n se libérant dans une large mesure du poids
d'un vocabulaire et d'un langage archaïques, il devint intelligible à un public
qui n'avait plus de racines dans la vie rurale. Il est à noter que les poètes
du heello, loin de s'opposer aux poètes pratiquant les genres classiques,
les admiraient beaucoup et s'en inspiraient souvent, en particulier pour
ce qui est de l'imagerie poétique. Certains poètes du heello composaient
parfois aussi des poèmes de genre classique, établissant ainsi un pont vivant
entre la culture rurale et la culture urbaine de la Somalie, qui divergent peu
à peu 1 .
L e succès du heello tient également au fait que, poésie de l'amour au
départ, elle devint bientôt celle du forum, avec des thèmes apparemment liés
à l'amour mais utilisés c o m m e une couverture c o m m o d e pour la diffusion
d'une propagande politique patriotique, une couverture si bien déguisée
qu'elle échappait souvent aux censeurs. Ces poèmes constituaient aussi un
excellent matériel pour des programmes de radio, ou pour des divertisse-
ments dans les cafés, les restaurants, voire chez les coiffeurs, dans la mesure

1. O n trouvera un aperçu de la poésie Somalie dans Andrzejewski 1972, Andrzejewski et Lewis


1964, A x m e d Cartan Xaange 1973, A x m e d Cartan Xaange, Muuse X . I. Galaal et
C u m a r A w Nuux 1974, Cerulli 1964, Cabdisalaan Yaasiin M a x a m e d 1977 et Finnegan
1978. U n e attention particulière est accordée aux genres classiques dans Andrzejewski et
Lewis 1964 et aux genres de la miniature dans Andrzejewski 1967, C u m a r A w N u u x 1970
et Johnson 1972 ; la poésie moderne est décrite en détail par Johnson 1974 et
Cabdisalaan Yaasiin M a x a m e d 1973. Johnson 1978 expose ce qu'est la scansion en
somali. L a mémorisation et la transmission orale mot pour mot des poèmes auxquelles
visent les diseurs somalis font depuis quelque temps l'objet d'un intérêt théorique.
Certains spécialistes supposaient naguère que, dans toute poésie orale, seuls les thèmes
et quelques formules récurrentes se transmettaient de bouche à oreille et que chaque
nouvelle récitation était, dans une large mesure, une improvisation. Finnegan 1977
conteste le caractère universel de cette hypothèse en s'appuyant sur la poésie Somalie
ainsi que sur celle d'autres pays.
126 B. W. Andrzejewski

où ils étaient normalement chantés avec un accompagnement instrumental.


Vers la fin des années 1950, les poètes et les interprètes de heello étaient plus
nombreux dans les stations de radiodiffusion que les présentateurs
d'informations ou les commentateurs, tandis que, de temps à autre,
notamment dans les grandes occasions, des représentants des genres
classiques étaient invités à participer aux émissions.
L a collaboration entre les poètes et le personnel de radiodiffusion eut
maints effets heureux. Les poètes ayant toujours été considérés c o m m e les
garants de la pureté de la langue, ils assumèrent tout naturellement le rôle
d'arbitre en matière de qualité du langage dans les stations de radio. N o n
seulement les professionnels de la radio s'en remettaient à leur jugement,
mais ils leur demandaient aussi conseil pour remplir la tâche difficile que
constituait la traduction des bulletins de nouvelles mondiales à l'intention du
grand public, surtout composé de bergers et de petits exploitants agricoles.
L a langue Somalie devait enrichir son vocabulaire, soit par des emprunts aux
langues étrangères, soit par la création de mots nouveaux à partir de ses
propres ressources, et le contact quotidien avec les poètes rendit inévitable
cette seconde solution. Entre 1940 et 1972, le personnel de la radio créa tout
un vocabulaire de termes modernes, la plupart d'origine purement Somalie,
en combinant les racines et affixes existants selon des procédés nouveaux, en
composant des mots nouveaux, en rénovant des archaïsmes et en donnant
des significations nouvelles et spécialisées à des mots courants1. Son œuvre
de modernisation du langage fut si efficace que, lorsque le somali écrit fut
introduit en 1972, la presse qui venait de naître disposait de tous les termes
modernes dont elle avait besoin pour écrire avec aisance des articles sur
l'actualité nationale et internationale et en étant sûre d'être comprise du
grand public qui, m ê m e dans les régions les plus reculées du pays, avait
toujours écouté la radio.
Les professionnels de la radio établirent également le modèle
d'expansion lexicale que suivirent les responsables somalis de l'éducation,
après l'introduction de l'orthographe nationale, pour la création d'un
nouveau vocabulaire utilisé en mathématiques, en sciences et en linguistique.
Ces nouveaux termes montrent que leurs créateurs ont eux aussi puisé dans
les riches ressources de la langue Somalie et ne comportent qu'une faible
proportion de termes internationaux empruntés, tels que ceux liés aux
logarithmes, à l'atome et aux éléments2. Il n'est pas surprenant, dans le
contexte culturel somali, de trouver un professeur de mathématiques de
l'université nationale qui est également un poète : le professeur M a x a m u u d

1. Pour plus de précisions, voir Andrzejewski 1971.


2. Ces méthodes sont décrites dans Andrzejewski 1977 b et 1978.
La persistance de la culture nationale 127
en Somalie pendant et après l'époque coloniale

Nuur Caalim compose des poèmes en vers allitératifs pour commenter ou


expliquer les opérations mathématiques.
L'influence des poètes dans le processus de décolonisation culturelle a
parfois été directe. E n 1960, l'un des plus grands d'entre eux, Cali Sugulle,
stigmatisa ouvertement la préférence de l'administration pour ceux des
candidats à un emploi qui connaissaient bien l'anglais ou l'italien et contesta
la valeur d'un type d'enseignement étranger. L e refrain du p o è m e qu'il
composa à cette occasion eut un tel impact sur le public somali qu'il est
devenu une sorte de proverbe courant : « L e savoir équivaut-il à la
connaissance d'une langue étrangère ? » D'autres vers de ce poète font
fortement appel à l'émotivité, par exemple :
N o u s s o m m e s les esclaves de la langue d'étrangers.
La soif nous a rendus fous et nous nous s o m m e s égarés1...

Le rôle des dramaturges


U n e innovation relativement récente, remontant à trente-cinq ans à peine,
est le théâtre somali, qui offre des divertissements extrêmement populaires,
en particulier dans les villes, et qui fait une forte concurrence au cinéma
dans la mesure où celui-ci est toujours étranger. Les parties importantes,
sérieuses, des pièces sont écrites en vers allitératifs, mais elles sont
entrecoupées de scènes en prose légères, souvent humoristiques. L'intrigue
traite généralement de sujets d'actualité o u de situations de la vie
quotidienne et contient un message didactique ou réformiste que de
nombreux dramaturges aiment présenter par le biais de la satire2. Certains
citadins qui emploient aveuglément des expressions et des termes étrangers
sont parmi leurs cibles favorites ; ils sont présentés c o m m e des idiots
suffisants, par exemple dans une scène d'une pièce célèbre, Shabeelnaagood
(Un léopard parmi les femmes), de Xasan Sheekh M u u m i n . U n e doctoresse
Somalie rend visite à une jeune fille et s'adresse à sa mère dans un mélange
ridicule de somali et d'anglais etfinitpar admettre, en discutant du régime de
la jeune fille, qu'elle a oublié le n o m somali d'un des. plats locaux les plus
répandus, ce que la mère lui reproche vertement3.
Les dramaturges montrent aussi parfois de façon directe les effets
tragiques des coutumes importées ; ainsi la pièce de Cali Sugulle Kalaahaad

1. Johson 1974, p. 110. Dans l'original, le refrain est Af. calaad accontu miyaa ? Les deux vers
cités sont : Af Shisheeye addoon ayaynu addoon u naheelWaan asqaysannahee. Il
convient de noter que le second vers se prête à plusieurs interprétations, ce qui explique
que m a traduction soit différente de celle de Johnson.
2. L'introduction de Xasan Sheekh M u u m i n 1974 donne un aperçu de l'art dramatique somali et
de son développement.
3. Xasan Sheekh M u u m i n 1974, scène 5.
128 B . W. Andrzejewski

iyo kalahaad (Éloignés et séparés dans les airs) traite des conséquences
néfastes qu'a l'absorption d'alcool pour le héros1.
Certaines pièces ont un caractère franchement contestataire, c o m m e
Samawada, pièce à laquelle A x m e d Cartan Xaange a donné pour titre le n o m
de l'héroïne et dans laquelle il condamne l'insolence des enseignants
étrangers. L'héroïne est une écolière qui fait partie d'un mouvement
clandestin patriotique, au début de l'administration italienne de l'après-
guerre ; dans l'une des scènes, elle quitte la classe, ulcérée par ces paroles de
son professeur :
« E n matière de culture, aucun pays, aucune nation ne sont supérieurs
à l'Italie. N o u s avons apporté à l'Europe entière le flambeau du savoir. Nous
avons porté ce flambeau si haut qu'il a éclairé toutes les régions, y compris
l'Afrique. Jules César, Michel-Ange, Dante, Garibaldi, qui ne connaît ces
h o m m e s immortels ! Être liée à l'Italie a été la grande chance de la
Somalie2. »

L e rôle des compilateurs d e la littérature orale


Si les activités des poètes et des dramaturges ont eu une influence immédiate
sur le processus de décolonisation culturelle, l'œuvre des compilateurs de la
littérature orale a eu un effet différé mais tout aussi bénéfique. A u début des
années 1950, un certain nombre de Somalis prirent de plus en plus conscience
que ce vaste patrimoine national — et notamment ses éléments les plus
anciens — risquait fort de se perdre. Travaillant à leurs frais pendant leur
temps libre et utilisant les diverses transcriptions disponibles à l'époque, ils
commencèrent à noter les textes des diseurs de poésie et des conteurs : à
compter du milieu des années 1950, les magnétophones portatifs leur furent
d'une aide précieuse. Après l'indépendance, le département culturel du
Ministère de l'éducation, qui venait d'être créé, offrit des postes à plusieurs
compilateurs afin qu'ils pussent poursuivre ce travail utile ; en 1973, cette
responsabilité fut conférée à l'Académie de culture, institut de recherche et
d'édition mis en place par le gouvernement somali après la réorganisation du
Ministère de l'éducation.
Ainsi l'État aidait et finançait les travaux de compilation de la
littérature orale, mais des compilateurs continuaient de travailler à titre
1. Cette pièce a été jouée à Mogadishu en 1966. La Tape Library de la School of Oriental and
African Studies, Université de Londres, conserve un enregistrement sur bande
magnétique de la représentation.
2. C u m a r Cartan Xaange 1968, p. 14. Le texte original est le suivant : « Xagga ilbaxnimada dal
iyo dad ka horreeya italiya ma jiro, reer yurub oo idil annagaa ku shaacinnay iftiinka
aqoonta. Ilayskaannu saruu qaadnay ifkiisii geyi kastuu gaarey, Afrikana haku jirtee.
Julio Cesare, Michelangelo, Dante, Garibaldi — yaa nafloo aan ka sheekaqubin
madhinteyaalkaad ! Cawiyo ayaan bay lahayd Somaliya markay ky xiriirsantay italiya... »
La persistance de la culture nationale 129
en Somalie pendant et après l'époque coloniale

privé, souvent avec autant d'efficacité que leurs collègues professionnels.


Depuis 1950, un vaste corpus d'oeuvres a été constitué, et une partie en a été
publiée, après l'introduction d'une orthographe nationale, dans des livres,
des revues et des journaux. Chose plus importante encore, ce matériel a été
mis à la disposition du système scolaire lorsque la langue et la littérature
somalíes ont c o m m e n c é à être enseignées dans les écoles, dans les cours du
soir pour adultes et à l'université nationale.
Dès le début de cette campagne pour la préservation de la littérature
orale, une approche théorique saine fut adoptée en Somalie grâce aux
travaux de spécialistes tels M u u s e Xaaji Ismaaciil Galaal, Shire Jaamac
A x m e d , Xirsi M a g a n , Jaamac C u m a r Ciise, C u m a r A w N u u x et d'autres
encore1. Ils étaient conscients qu'il ne suffirait pas, en particulier dans le cas
de la poésie, de compiler simplement les textes oraux ; en effet, les mots
seraient bien conservés, mais leur véritable signification pourrait se perdre.
C o m m e la plupart des auteurs de poésie orale classique du passé étaient
profondément engagés dans les affaires publiques de leur époque, leurs
œuvres font très souvent référence à des personnes, des lieux et des
événements qui ne font plus partie des connaissances générales, tandis que
leur langage est souvent archaïque et comporte des mots qui ont perdu leur
signification et appellent des explications. Pour résoudre toutes ces
difficultés, les compilateurs somalis ont également rassemblé des informa-
tions factuelles sur l'histoire, les coutumes tombées en désuétude, les anciens
lieux et la signification des mots archaïques ; grâce à leurs travaux, des
commentaires détaillés sur les œuvres de littérature orale ancienne figurent
désormais dans les manuels scolaires somalis.
La mémorisation mot pour mot de la poésie orale permet de connaître
et de préserver le n o m des auteurs et, en fait, la culture Somalie a toujours
comporté une loi coutumière sur le droit d'auteur qui oblige à citer le n o m du
poète chaque fois qu'on récite une de ses œuvres. Les compilateurs apprirent
l'existence de cette précieuse convention et, aujourd'hui, les écoles, les
collèges et les médias présentent les œuvres de poésie orale Somalie non pas
c o m m e des éléments anonymes du folklore traditionnel mais, à juste titre,
c o m m e des œuvres d'art poétique individuelles et historiquement documen-
tées. A l'école, les jeunes Somalis disposent maintenant d'une base de
comparaison pour juger les auteurs étrangers qui, pendant la période de
colonisation culturelle, constituaient leurs seules lectures. Cela non seule-
ment leur est bénéfique du point de vue intellectuel, mais leur donne un
sentiment d'indépendance culturelle et renforce les liens entre la nouvelle
génération et la culture traditionnelle qui, dans une large mesure, est encore
préservée dans les zones rurales.
1. L'œuvre des compilateurs somalis est décrite dans Andrzejewski 1975 et 1977 a et dans
Johnson 1973.
130 B. W. Andrzejewski

Références bibliographiques

Dans la liste ci-dessous, les n o m s somalis sont donnés dans leur ordre habituel, le
prénom et le n o m de famille n'étant pas intervertis puisque ce dernier n'est
normalement pas utilisé en Somalie. Lorsqu'ils écrivent dans une langue étrangère,
les Somalis adaptent habituellement l'orthographe de leur n o m aux conventions
phonétiques de la langue en question, ce qui, s'ajoutant à l'absence d'orthographe
officielle jusqu'en 1972 et à la nécessité de translittérer les transcriptions non latines,
peut entraîner des confusions. Dans le présent article, l'orthographe des n o m s somalis
qui correspond à l'orthographe nationale est considérée c o m m e la norme. Dans la
liste ci-dessous, toute autre orthographe d'un n o m est également indiquée.
L'orthographe correspondant à la norme est donnée en premier, tandis que l'autre
version est précédée du signe //.
Dans les notes, les éléments bibliographiques sont identifiés par le n o m de
l'auteur et l'année de parution. Dans le cas d'auteurs non somalis, seul le n o m de
famille est indiqué, alors que les n o m s somalis sont cités en entier. Les publications du
gouvernement somali pour lesquelles le n o m des auteurs n'est pas indiqué figurent
sous la rubrique « Somalie ». Les traductions de titres entre crochets sont
explicatives ; elles ne figurent pas sur les pages de titre des ouvrages concernés.

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L a décolonisation de l'Ethiopie

Richard Pankhurst

Introduction

Bien que l'Ethiopie soit l'un des plus vieux États d'Afrique et l'un des rares
pays de ce continent qui aient été membres de la Société des Nations avant la
guerre, elle a connu, au cours des quinze années qui nous intéressent, de
graves problèmes de décolonisation qu'on a encore souvent tendance à
sous-estimer. L a lutte pour la décolonisation o u , selon les conceptions
d'alors, pour le recouvrement de la souveraineté nationale, ainsi que pour la
restitution de ce que l'Ethiopie considérait c o m m e des territoires perdus, a
en fait constitué un élément essentiel de la politique du gouvernement
éthiopien au cours de la période d'après-guerre, l'emportant ou presque sur
toute autre considération.
M o n propos est de montrer qu'en Ethiopie la décolonisation n'a
nullement été aussi rapide et automatique qu'on le croit généralement, mais
qu'il s'est agi, au contraire, d'un long processus en plusieurs étapes, qui n'a
pu être réalisé qu'en bravant une forte opposition extérieure.

]La seconde guerre mondiale


Pour l'Ethiopie, la seconde guerre mondiale a c o m m e n c é le 3 octobre 1935,
date à laquelle les forces de l'Italie mussolinienne envahirent le pays par le
nord (l'Erythrée) et le sud (la Somalie italienne). Face à l'armée la plus
puissante qui ait été déployée jusqu'alors sur le continent, les Éthiopiens
n'en opposèrent pas moins une résistance farouche aux envahisseurs ; ceux-ci,
grâce à une puissance de feu considérablement supérieure et à l'utilisation
intensive de l'aviation, de puissants explosifs et de gaz asphyxiants,
poursuivirent cependant leur avance. Les forces de l'empereur Haïïé Sélassié
ayant été battues en avril 1936, le monarque éthiopien s'enfuit en exil (où il
devait alors prendre la parole devant la Société des Nations à Genève). Les
Italiens entrèrent à Addis-Abéba le 5 mai et, quatre jours plus tard,
Mussolini proclama la création d'un empire fasciste en Afrique orientale.
Bien qu'ils aient pris la capitale éthiopienne après guère plus de six
136 Richard Pankhurst

mois d'opérations militaires, les Italiens se heurtèrent à une vigoureuse


résistance dans l'intérieur du pays, notamment dans le C h o a , G o d j a m et le
Begamder, où des chefs patriotes ne tardèrent pas à apparaître. E n février
1937, une tentative d'assassinat commise par deux Érythréens sur la
personne du vice-roi d'Italie, Graziani, à Addis-Abéba, fut suivie de féroces
représailles au cours desquelles plusieurs milliers d'Éthiopiens furent
massacrés. Cette répression, ajoutée au terrorisme fasciste, ne fit qu'exacer-
ber la résistance populaire. N e parvenant pas à écraser les patriotes
éthiopiens, Graziani fut remplacé par le duc D'Aoste, qui tenta de pratiquer
une politique un peu plus libérale dans l'espoir d'apaiser l'opposition, mais
les patriotes poursuivirent leur combat.
D a n s l'intervalle, le m o n d e avait reconnu la « conquête » de l'Ethiopie
par les Italiens ; le R o y a u m e - U n i , par exemple, l'avait fait en novembre
1938. Les patriotes poursuivaient toutefois la lutte et empêchaient
Mussolini, par leur présence, de réaliser tous ses rêves d'empire ; ils auraient
placé le régime fasciste d'Afrique orientale dans une position insoutenable au
cas où le D u c e aurait décidé d'intervenir dans un grand conflit européen.
Après que la guerre eut éclaté en Europe en septembre 1939,
l'empereur, alors en exil au R o y a u m e - U n i , offrit ses services au gouverne-
ment britannique, mais ce dernier, soucieux de ne pas heurter Mussolini, ne
daigna pas répondre.
L a situation subit cependant un changement majeur lorsque, le 10 juin
1940, Mussolini déclara la guerre au R o y a u m e - U n i et à la France. Cette
décision redonna immédiatement courage aux patriotes éthiopiens : après
quatre années de lutte solitaire, ils se découvraient des alliés ou, plus
exactement, s'apercevaient que leurs ennemis, les Italiens, avaient de
nouveaux ennemis. Ils ne tardèrent pas à recevoir des lettres des
Britanniques au Soudan leur promettant de les aider à « anéantir l'ennemi
c o m m u n 1 ». Les Français leur envoyèrent des messages analogues de
Djibouti. D e leur côté, les puissantes armées italiennes déployées en Afrique
orientale se trouvèrent isolées de la mère patrie, face au progrès d'une
insurrection qui, attisée par les Britanniques et les Français, ne devait pas
tarder à se propager parmi les forces italiennes « indigènes ».
Malgré les promesses de soutien des alliés, les Éthiopiens s'aperçurent
bientôt que le recouvrement de la souveraineté d'avant-guerre — la
décolonisation, c o m m e on dirait aujourd'hui — était loin d'être une tâche
aisée, car, si le gouvernement britannique était soucieux de gêner l'ennemi
par ce qu'il tenait pour une insurrection, il ne manifestait cependant aucune
intention de désavouer la « conquête » italienne. Qui plus est, de nombreux
officiers coloniaux britanniques en poste au Soudan, au Kenya et ailleurs

1. C . Sandford, The lion of Judah hath prevailed, p. 87, Londres, 1955.


La décolonisation de l'Ethiopie 137

éprouvaient, c o m m e l'a signalé un écrivain contemporain, Alan Moorhead,


« beaucoup de sympathie pour les colons et les administrateurs italiens...
qui, depuis quelques années qu'ils se trouvaient en Abyssinie, faisaient un
effort gigantesque pour créer une nouvelle colonie modèle 1 ».
Il apparut bientôt que les Britanniques étaient peu disposés à accorder
à l'empereur et à son gouvernement une quelconque reconnaissance. Sous la
pression des événements militaires, et en particulier devant le risque de voir
les Italiens pénétrer au Soudan ou au Kenya, où pratiquement aucune
défense n'était prête, les Britanniques durent néanmoins conclure un
arrangement avec le monarque éthiopien. Après un délai de plusieurs
semaines, le gouvernement britanniquefinit,bon gré mal gré, par l'autoriser
à se rendre en avion, le 25 juin, au Soudan, où il ne reçut des autorités qu'un
m i n i m u m d'attention, tandis que de nombreux réfugiés éthiopiens s'étaient
rassemblés pour l'accueillir.
A u R o y a u m e - U n i , l'adhésion à l'idée d'une Ethiopie indépendante et
le souvenir de ce que beaucoup considéraient c o m m e la « trahison » de
l'Ethiopie par la Société des Nations en 1935-1936 pesaient cependant lourd
dans la balance. L e 11 juillet, un mois après que Mussolini eut déclaré la
guerre, le colonel W e d g w o o d , qui fut longtemps l'un des plus loyaux amis de
l'Ethiopie à la C h a m b r e des c o m m u n e s , posa au gouvernement britannique
une question embarrassante en demandant « si des contacts ont été établis
entre le gouvernement britannique et l'Ethiopie, si le gouvernement de
l'empereur est reconnu c o m m e un allié à part entière dans la guerre actuelle,
et si des garanties lui ont été données que l'indépendance de l'Ethiopie sera
assurée une fois la guerre gagnée ; enfin, si, en conséquence, des contacts
seront pris avec le général A b e b a Aragai, qui c o m m a n d e les forces
éthiopiennes sur le terrain, et avec le ras Birru, ancien ministre abyssin de la
guerre, qui a récemment quitté Jérusalem pour rejoindre les forces
éthiopiennes au Soudan en qualité de représentant de l'empereur, afin que
les forces britanniques et éthiopiennes puissent coordonner leur action
contre les Italiens en Ethiopie ».
L e gouvernement britannique, ne pouvant négliger cette question,
mais ne souhaitant pas se ranger aux vues de W e d g w o o d , chargea
R . A . Butler, sous-secrétaire aux affaires étrangères, d'y répondre ; ce qu'il
fit en donnant aussi peu de précisions que possible :
« Oui, Monsieur, Notre très honorable collègue comprendra aisément
qu'il ne m'est pas possible de répondre de façon détaillée ; je peux néan-
moins l'assurer que le gouvernement de Sa Majesté a conscience qu'il importe
de coordonner toutes les actions susceptibles de nuire à l'effort mili-
taire de l'ennemi en Afrique du Nord, en Afrique orientale et en Abyssinie. »

1. A . Moorhead, Mediterranean front, p. 37, N e w York, 1942.


138 Richard Pankhurst

E n outre, les intérêts militaires plaidaient en faveur d'une coopération


accrue entre Britanniques et Éthiopiens. L e 21 septembre, une petite mission
anglo-éthiopienne, la mission 101, conduite par un officier britannique, le
général de brigade Sandford, se rendit en Ethiopie. D e u x mois plus tard, une
conférence ministérielle britannique tenue en octobre à Khartoum décida, à
l'issue de débats « orageux »*, d'autoriser l'envoi d'armes à l'empereur, mais
en quantité limitée ; en outre, les Éthiopiens en lutte contre les Italiens
devraient désormais être qualifiés de « patriotes », et non plus de
« rebelles » contre la domination italienne. U n e demande d'alliance officielle
entre le R o y a u m e - U n i et l'Ethiopie formulée par l'empereur fut néanmoins
rejetée. Quelques semaines plus tard, un autre officier britannique, le
colonel Orde Wingate, fut envoyé dans le G o d jam avec la promesse d'une
aide rapide, mais limitée.
Malgré ces promesses et la réponse de Butler à W e d g w o o d au
Parlement, le Ministère britannique des affaires étrangères n'envisageait pas
réellement un retour à l'indépendance de l'Ethiopie. Il fallut attendre le 9
décembre pour que le Foreign Office rédige un m é m o r a n d u m sur cette
question ; il présentait l'histoire du pays en termes essentiellement
colonialistes, et allait jusqu'à faire remarquer qu'« il est difficile de croire
que la restauration de l'ancien empire éthiopien en tant qu'État indépendant
puisse être réellement envisagée. Si cet empire a pu se maintenir aussi
longtemps, ce n'est que parce que les trois grandes puissances limitrophes —
la Grande-Bretagne, la France et l'Italie — ne sont pas parvenues à
s'entendre sur son contrôle ».
Évoquant l'avenir de la politique britannique, le m é m o r a n d u m
poursuivait :
« U n e solution consisterait peut-être à favoriser le retour de l'ancien
empereur à la tête d'un État africain indigène placé sous la tutelle
européenne. »
Conscient que cette question ne pourrait être tranchée que plus tard, le
Foreign Office ajoutait avec sagacité :
« Il n'est pas nécessaire de décider dès maintenant quelle puissance
européenne exercerait le protectorat2. »
L'opposition britannique à une éventuelle restitution à l'Ethiopie de la
souveraineté d'avant-guerre se manifesta également par l'envoi au Caire du
colonel Brocklehurst, officier britannique partisan de la création d'un État
galla séparé, lié d'une manière ou d'une autre au R o y a u m e - U n i . Cette
mission, c o m m e le signale Leonard Mosley, historien spécialiste de cette
période, avait l'appui de « certains éléments au Kenya et en Rhodésie, qui

1. C . Sykes, Orde Wingate, p. 244, Londres, 1959.


2. Public Record Office, Foreign Office, 371/24645/306.
La décolonisation de l'Ethiopie 139

rêvaient déjà, pour l'après-guerre, d'une fédération d'Afrique orientale


placée sous l'autorité coloniale des Britanniques — et qui n'étaient pas
hostiles à l'idée d'y inclure une bonne partie du sud de l'Ethiopie, terre fertile
et hospitalière1 ». L e projet fut néanmoins abandonné sur l'intervention de
Winston Churchill, à qui l'empereur avait télégraphié pour protester contre
ce plan qui aurait pour effet de diviser le pays face aux Italiens.
Fait intéressant, et qui montre indirectement la répugnance d u
gouvernement britannique à se rallier à l'idée d'une décolonisation
immédiate de l'Ethiopie : pendant toute cette année-là et m ê m e pendant les
quatre premiers mois de 1941, la B B C refusa de diffuser l'hymne national
éthiopien dans son émission « Les hymnes nationaux des alliés », parmi
lesquels figuraient ceux de la France, de la Pologne, du Luxembourg et
d'autres pays alliés du R o y a u m e - U n i . L a théorie du gouvernement que
traduisait ce refus fut révélée dans un m é m o r a n d u m du Foreign Office daté
du 4 décembre 1940, qui comportait cette observation révélatrice :
« L a guerre, en éclatant, n'a pas eu pour effet de mettre fin à la
domination italienne en Abyssinie, qui demeure légale, et elle n'a pas non
plus automatiquement fait du pays un État souverain indépendant ; elle nous
a en fait libérés de toute obligation de ne pas troubler l'ordre légal en place,
et nous a laissé les mains libres pour prendre, en ce qui concerne l'avenir de
l'Abyssinie, toutes les dispositions qui nous sembleront opportunes et que
nous serons en mesure de faire appliquer. »
Et l'auteur du m é m o r a n d u m ajoutait :
« Je serais personnellement enclin à douter que l'évolution de la
situation jusqu'ici comporte quelque élément qui autorise à considérer le
négus (et encore moins l'Abyssinie en tant qu'État) c o m m e un ' allié ' 2 . »
Pendant ce temps, en Afrique, les préparatifs d'une offensive alliée
progressaient. L'opération, que l'on allait bientôt appeler la « campagne de
libération », fut lancée le 19 janvier 1941, jour où l'armée alliée du Nord
franchit la frontière soudano-éthiopienne. L e lendemain, l'empereur,
accompagné de Wingate, son principal conseiller, entra en Ethiopie, venant
lui aussi du Soudan. Il ne disposait que d'une petite armée, que Wingate
appela 1' « armée de G é d é o n », mais il devait bientôt être rejoint par de
nombreux patriotes. Quatre jours plus tard, les forces alliées du Sud
attaquaient à partir du Kenya. Tout était donc en place pour le
déclenchement d'une offensive alliée qui allait balayer les Italiens hors
d'Afrique orientale en l'espace de quelques mois.
L a stratégie et la tactique de cette campagne furent arrêtées
1. L . Mosley, Haile Selassie, p. 260, Londres, 1964.
2. Foreign Office, 371/24639/434. Voir aussi R . Pankhurst, « The Ethiopian anthem in 1941 »,
Ethiopia observer, vol. X I V , n° 3, 1971, p. 219 à 225, et « The Ethiopian in 1941 »,
Ethiopia observer, vol. X V , n° 1, 1972, p. 204 à 206.
140 Richard Pankhurst

quasi exclusivement par les Britanniques, qui, dès le départ, entendaient


s'octroyer le rôle principal et n'assigner à l'empereur et aux Éthiopiens qu'un
rôle mineur et subordonné, limité en fait dans une large mesure aux régions
présentant le plus de difficultés d'ordre géographique. L e principe était le
m ê m e pour la répartition des armes et le dispositif aérien.
L e succès de l'attaque alliée fut tel que le gouvernement britannique se
vit obligé d'arrêter une politique nette vis-à-vis de l'Ethiopie, bien plus tôt
qu'il ne l'avait escompté au départ, car, de toute évidence, les Italiens allaient
bientôt être chassés. L e 4 février, le ministre des affaires étrangères,
Anthony E d e n , reconnut publiquement pour la première fois le principe de
l'indépendance de l'Ethiopie en ces termes :
« L e gouvernement de Sa Majesté est favorable à la reconstitution d'un
État éthiopien indépendant et reconnaît la légitimité de la prétention au
trône de l'empereur Hailé Sélassié. »
Il ajoutait :
« L'empereur a fait comprendre au gouvernement de Sa Majesté
qu'une aide et des conseils extérieurs lui seront nécessaires. L e gouverne-
ment de Sa Majesté partage ce point de vue et estime que toute aide et tout
conseil d'ordre économique et politique devront faire l'objet d'un accord
international lors de la conclusion de la paix. Il réaffirme n'avoir pour sa part
aucune ambition territoriale en Abyssinie. Pour le m o m e n t , étant donné que
les forces impériales dirigent des opérations militaires dans certaines régions
d'Abyssinie, il sera nécessaire de prendre des mesures provisoires de
contrôle militaire. Celles-ci seront appliquées avec l'avis de l'empereur et
prendront fin dès que la situation le permettra1. »
Il convient de signaler que les atteintes à la souveraineté de l'Ethiopie
auxquelles cette déclaration fait si subtilement allusion allaient bientôt être
imposées unilatéralement par les autorités militaires britanniques, ce qui
irrita profondément les Éthiopiens, qui devaient plus tard faire observer
qu'aucune politique analogue n'avait été adoptée à rencontre des pays
européens libérés de la domination de l'Axe.
Pendant ce temps, l'offensive alliée en Afrique orientale s'accélérait.
Les succès des patriotes, sapant le moral des troupes italiennes, permirent
bientôt aux Éthiopiens d'avancer beaucoup plus rapidement que les
Britanniques ne l'avaient prévu et, à vrai dire, jugé souhaitable. Aussi, au
début du mois de mars, après la prise de Bourié, au centre du G o d j a m , par
l'armée de l'empereur, les Britanniques lui retirèrent-ils le soutien de la
Royal Air Force. Il est presque certain que, si les Éthiopiens avaient
continué de disposer de ce soutien aérien, ils auraient écrasé l'armée
italienne dans le G o d j a m , mais ce fut en vain que Wingate envoya des

1. M . Perham, The government of Ethiopia, p. 463, Londres, 1969.


La décolonisation de l'Ethiopie 141

messages radio à Khartoum. « Il n'est pas exagéré de dire, fit-il observer plus
tard, que la capture de cette armée aurait immédiatement permis une percée
réussie sur Addis-Abéba. Mais nos appels restèrent sans réponse . »
Il est indéniable que, c o m m e le pense Leonard Mosley, le refus de
continuer d'assurer un soutien aérien s'explique par des motifs essentielle-
ment politiques. L a question, dit-il, était de savoir « qui allait prendre
Addis-Abéba... L e caïd de Khartoum et ses forces stationnées à Keren ne
pouvaient absolument pas y parvenir à temps. Mais que dire de Wingate et
de l'armée G é d é o n , l'armée de patriotes dont le commandant en titre était
l'empereur lui-même ? " M o n cher ami, déclarèrent les autorités du Soudan,
pouvez-vous imaginer les conséquences d'une telle éventualité ? Si l'on
permet aux Habachis de prendre e u x - m ê m e s leur capitale, non seulement ils
violeront et ils tueront, mais ils ne seront plus jamais les m ê m e s . . .
Retenez-les, pour l'amour de Dieu, retenez-les !" Ainsi, au m o m e n t où
l'armée de Gédéon aurait pu exploiter ses succès et avancer irrésistiblement
jusqu'à Addis-Abéba, l'aide dont elle avait besoin ne vint pas. La prise d'un
royaume de Noirs devait être l'affaire des Blancs, et elle fut confiée à l'armée
sud-africaine. Les messages réitérés de Wingate demandant quelques
renforts supplémentaires furent ignorés 2 . »
Les Sud-Africains entrèrent dans Addis-Abéba — où ils continuèrent
d'appliquer la politique de ségrégation raciale instaurée auparavant par les
fascistes — le 6 avril ; le m ê m e jour, à une journée de route vers le nord,
l'armée de l'empereur occupait Debra Marqos, ville principale du G o d j a m ,
ce qui ne fut pas un mince exploit en l'absence de tout soutien aérien. Malgré
cela, les Éthiopiens avaient été distancés dans la course à la capitale : c'était
la conception britannique de la décolonisation, et non la conception
éthiopienne, qui avait triomphé.
Lorsque Addis-Abéba eut été occupée par les Sud-Africains, les
autorités britanniques décidèrent de retarder l'avance de l'empereur à partir
de Debra Marqos. Mosley rapporte que, « le 6 avril, l'armée de G é d é o n
reçut un message radio des supérieurs de Wingate à Khartoum l'informant
que les troupes sud-africaines entraient dans Addis-Abéba. Ils lui ordon-
naient d'arrêter toute progression 2 ».
Mosley, qui s'est fondé sur les souvenirs d'Akavia, l'aide palestinien de
Wingate, pour examiner la suite des événements, poursuit en ces termes :
« Sa première réaction fut le dépit et la colère. " Il savait que nous
aurions pu y arriver nous-mêmes et que, moralement, c'eût été juste", dit
Akavia. Mais il se reprit presque aussitôt pour envoyer un message de
félicitations accompagné d'une requête. Il demandait qu'un avion fût

1. L . Mosley, Gideon goes to war, p. 104, Londres, 1957.


2. Ibid., p. 105.
142 Richard Pankhurst

immédiatement envoyé, afin que Haïlé Sélassié pût s'envoler pour sa capitale
et recevoir ainsi l'hommage et l'accueil de son peuple.
» L a requête fut repoussée. Il reçut l'ordre de veiller à ce que
l'empereur restât où il était. Lorsqu'il protesta, on lui répliqua : "Il y a 5 000
Italiens à Addis-Abéba. D e s Blancs. Si l'empereur arrive, les indigènes vont
être saisis de panique. Ils deviendront fous et se mettront à piller et à violer,
et ils tueront tous les Italiens. Aussi, gardez le petit h o m m e à l'écart1." »
Puis Wingate reçut l'ordre de « s'opposer à toute tentative de
l'empereur de s'approcher d'Addis-Abéba » et, pour reprendre les termes du
général Cunningham, d'utiliser « tous les moyens à l'exception de la force2 ».
E n fait, l'entrée de l'empereur dans la capitale fut retardée d'un mois
entier ; à la fin d'avril, impatient, il décida de marcher sur Addis-Abéba, en
bravant la réprobation des Britanniques, mais, c o m m e dit Mosley, « avec
l'approbation active bien que strictement officieuse de Wingate 3 ». L e
général Cunningham n'eut d'autre choix que de s'incliner, car, c o m m e devait
l'admettre plus tard lord Rennell of R o d d dans un rapport officiel sur cette
période, « la présence de l'empereur dans le pays... et ailleurs que dans sa
capitale ne pouvait que créer une situation embarrassante pour toutes les
personnes concernées4 ».
Le 5 mai, l'empereur fit son entrée dans Addis-Abéba, mais il pouvait
difficilement se considérer c o m m e un souverain indépendant, car la capitale
et, du reste, tous les territoires « libérés » étaient maintenant sous
occupation britannique.

L'administration militaire britannique (1941-1942)


Eden avait laissé prévoir euphémiquement qu'il s'agirait « d'une aide et d'un
contrôle... temporaires », mais la présence militaire britannique signifiait en
réalité une limitation quasi totale de la souveraineté nationale que le
gouvernement éthiopien n'acceptait que parce qu'il n'avait aucun m o y e n
effectif de s'y opposer. L e pays, bien loin d'être remis entre les mains de ses
anciens dirigeants, était unilatéralement placé sous un régime d'occupation
appelé Occupied E n e m y Territory Administration ( O E T A ) . Cette adminis-
tration était dirigée de Nairobi, alors centre de domination coloniale et de
colons blancs, et avait à sa tête sir Philip Mitchell, haut fonctionnaire colonial
né en Afrique du Sud, ancien gouverneur britannique en Ouganda et
nullement partisan de l'indépendance de l'Afrique.
Les restrictions que l'occupation britannique imposait à la liberté
1. L . Mosley, ibid., p. 105-106.
2. L . Mosley, Haue Selassie, p. 268.
3. L . Mosley, Gideon goes to war, p. 106. Voir également : O . C . Wingate, « Appreciation of
the Ethiopian Campaign (1941) », Ethiopian observer, n° 4, vol. X V (1973), p. 204-226.
4. Rennell of R o d d , British military administration of occupied territories, p. 67, Londres, 1948.
La décolonisation de l'Ethiopie 143

d'action des Éthiopiens apparurent clairement dès le 11 mai 1941, quand


l'empereur désigna son premier cabinet de l'après-guerre, qui se composait
de sept ministres ; cette désignation fut suivie d'une visite du général de
brigade Lush, représentant de sir Philip Mitchell, qui déclara sans ambages :
« Sa Majesté ne peut totalement recouvrer son statut et ses fonctions
d'empereur avant la signature d'un traité de paix avec l'Italie. E n attendant,
le pouvoir légal en Ethiopie est toujours détenu par le roi d'Italie1. »
Bien que l'empereur ait refusé d'annuler la nomination des ministres, il
dut plus tard se soumettre et appeler ces derniers « ministres désignés ».
Ainsi, bien que libérée du joug des Italiens, l'Ethiopie demeurait sous
domination étrangère ; à vrai dire, la domination britannique était telle
qu'un m é m o r a n d u m des États-Unis daté du 18 juin la décrivait c o m m e une
occupation « équivalant à un protectorat sur l'Abyssinie2 ». E n outre, dans
les milieux coloniaux et militaires britanniques, on supposait et l'on espérait
généralement que cette situation pourrait devenir permanente. G o r d o n
Waterfield, Anglais qui résidait alors à Addis-Abéba, rappelle que « les
officiers britanniques responsables de l'administration politique du pays, qui
constituait une organisation en rapide expansion, parlaient ouvertement
d'instaurer en Ethiopie un contrôle sur le modèle du Soudan en mettant en
place des responsables politiques dans tout le pays... O n ressortait tous les
vieux arguments sur les avantages du contrôle britannique. L'idée de voir
une administration éthiopienne laisser se dégrader les améliorations
introduites par les Italiens, qui avaient coûté des millions de livres, leur
déplaisait ; en outre, l'Ethiopie était considérée c o m m e une riche contrepar-
tie du Soudan, dans la mesure où le lac Tsana et la source du Nil Bleu s'y
trouvaient3 ».
Sir Philip Mitchell lui-même partageait, dans une large mesure, ces
sentiments. Il incita l'empereur à accepter de s'en tenir aux conseils des
Britanniques « pour toutes les questions concernant le gouvernement de
l'Ethiopie » ; de ne lever des impôts et de n'allouer des crédits qu'après
« accord préalable du gouvernement de Sa Majesté » ; d'accorder aux
étrangers la juridiction des tribunaux britanniques ; de « n'élever aucune
objection » si le commandant en chef britannique « jugeait nécessaire de
reprendre le contrôle militaire d'une partie quelconque de l'Ethiopie » et de
ne lever des troupes ou de n'entreprendre des opérations militaires qu'avec
l'accord du représentant du gouvernement de Sa Majesté » 4 .
C o m m e il était à prévoir, l'empereur trouva ces propositions
inacceptables, et télégraphia à Churchill pour lui demander pourquoi la
1. L . Mosley, Haile Selassie, p. 275.
2. J. H . Spencer, Ethiopia, the Horn of Africa, and U. S. Policy, p. 9, Cambridge, Mass.
3. L . Mosley, Haile Selassie, p. 275.
4. Foreign Office, 371/27514/4091.
144 Richard Pankhurst

signature d'un traité entre les deux pays était différée aussi longtemps. L e
premier ministre, peu désireux de donner à penser qu'il tentait d'exercer une
coercition sur le premier — et à cette époque-là le seul — pays libéré de la
domination de l'Axe, décida d'éluder la question en répondant que le retard
était dû au désir du gouvernement britannique de s'assurer que rien dans le
projet ne « pourrait être interprété c o m m e une ingérence dans votre
souveraineté ou c o m m e une limitation de l'indépendance éthiopienne1 ».

L'accord anglo-éthiopien de 1942


Après de longues négociations, un accord de deux ans fut signé le 31 janvier
1942. Il reconnaissait l'indépendance de l'Ethiopie et prévoyait l'octroi d'une
subvention d'un million et demi de livres pour la première année et d'un
million pour la deuxième (renouvelable les années suivantes à raison de
500 000 livres pour la troisième et de 250 000 livres pour la quatrième), afin
de remettre sur pied une administration dans le pays dévasté par la guerre.
L'empereur fut cependant contraint de faire de nombreuses concessions qui
assuraient le maintien et la légitimité d'un contrôle britannique très étendu.
Leur nature m ê m e les rendait inacceptables pour un État véritablement
souverain.
L'accord stipulait, dans son préambule, que « le gouvernement du
R o y a u m e - U n i reconnaît que l'Ethiopie est maintenant un État libre et
indépendant et que Sa Majesté l'empereur Haïlé Sélassié Ier en est le chef
légitime ». Les articles qui suivaient limitaient radicalement la portée
pratique de cette déclaration.
L'article premier prévoyait l'établissement de relations diplomatiques
entre les deux pays mais stipulait que « le représentant diplomatique de Sa
Majesté le roi aura la préséance sur tout autre représentant étranger ».
L'article II disposait que le R o y a u m e - U n i fournirait des conseillers à
l'Ethiopie mais ajoutait que l'empereur « consent à ne pas n o m m e r d'autres
conseillers que ceux dont il est fait mention... si ce n'est après consultation du
gouvernement du R o y a u m e - U n i ». E n vertu de l'article I V , l'Ethiopie
recevrait une aide financière pendant deux ans, renouvelable pour deux
autres années, mais l'empereur « accepte que le gouvernement du
R o y a u m e - U n i soit consulté sur toutes les questions monétaires concernant
l'Ethiopie et que des accords dans ce domaine ne soient passés qu'avec
l'assentiment de ce gouvernement ».
L'article V , qui allait profondément irriter la population éthiopienne,
conférait aux étrangers le droit d'être jugés par une haute cour composée au
moins d'un juge britannique.
L'article V I stipulait qu'en ce qui concernait la propriété privée de
1. L . Mosley, Haue Selassie, p. 277.
La décolonisation de l'Ethiopie 145

l'ennemi, source de richesses considérables, l'empereur « accepte de


consulter le représentant diplomatique britannique ».
E n vertu de l'article VII relatif aux prisonniers italiens, qui
constituaient pratiquement la seule main-d'œuvre qualifiée dont disposait
alors le pays, tous les prisonniers de guerre seraient remis aux autorités
militaires britanniques.
L'article X I accordait aux Britanniques le droit de survoler l'Ethiopie
en toute liberté mais stipulait que « l'empereur ne permettra pas à des avions
étrangers autres que britanniques de se poser, de se déplacer en Ethiopie ou
de survoler le pays sans l'accord du gouvernement du R o y a u m e - U n i 1 ».
Outre ce traité inégal, l'empereur fut obligé de signer avec le
R o y a u m e - U n i une convention militaire dont les dispositions, de l'avis d'un
commentateur récent, « évoquaient plus un armistice qu'une alliance2 ». L a
convention stipulait, dans ses articles premier et deuxième, que le
R o y a u m e - U n i enverrait une mission militaire pour entraîner l'armée
éthiopienne, mais elle accordait aux Britanniques de très importantes
concessions territoriales et autres. L a m ê m e convention précisait, à
l'article 3, que « les zones spécifiées dans l'annexe jointe à la présente
convention et tous les autres lieux et zones s'ajoutant ou se substituant
auxdits lieux et zones aux termes d'un accord conclu entre les parties
demeureront sous administration militaire britannique dans la mesure où et
aussi longtemps que le général commandant en chef des forces britanniques
en Afrique orientale le jugera nécessaire, après consultation de Sa Majesté
l'empereur ».
L'ampleur du sacrifice imposé aux Éthiopiens par cet article apparaît
dans l'annexe qui spécifiait les zones appelées à demeurer sous administra-
tion militaire britannique, à savoir : a) une grande partie du sud-est de
l'Ethiopie, limitrophe de la Somalie française, de la Somalie britannique et
de la Somalie italienne ; b) toutes les superficies occupées par les chemins de
fer franco-éthiopiens ainsi que leurs dépendances — c'est-à-dire une bande
de territoire s'étendant d'Addis-Abéba jusqu'à la frontière de la Somalie
française, en passant par Dire D a o u a ; c) la plupart des principales villes
d'Ethiopie, soit Addis-Abéba, A d a m a , D j i m m a , Aouache, Gondar, Dire
D a o u a , Débat, Harar, Adi Arcai, A d o u a , Dalle, Adigrat, Neguelli, Quiha,
Yavello, Komboltcha, M e g a , Sardo et Modjio.
L'article 5 stipulait en outre que « le territoire de l'Ogaden », qui avait
été incorporé à la colonie italienne de Somalie en 1936, devait « demeurer
sous l'administration britannique de Somalie ».
L a convention comportait aussi un certain nombre d'autres points sur
1. Rennell of Rodd, op. cit., p. 539-543.
2. C . P. Potholm, Liberation and exploitation : the struggle for Ethiopia, p. 101, N e w York,
1976.
146 Richard Pankhurst

lesquels l'empereur était contraint d'abandonner sa souveraineté. Il acceptait


ainsi que « le gouvernement du R o y a u m e - U n i aura le droit de maintenir en
Ethiopie toutes les forces militaires qu'il jugera nécessaires » (article 6), que,
« nonobstant le fait que les cantonnements britanniques se trouvent en
territoire éthiopien, lesdits cantonnements seront inviolables et seront
soumis au contrôle et à l'autorité exclusifs des autorités britanniques
compétentes » (article 7) et que les forces britanniques jouiraient, « en ce
qui concerne le personnel, les véhicules, les animaux et le matériel, d'une
liberté totale de m o u v e m e n t entre les cantonnements britanniques et, d'une
manière générale, de la liberté de m o u v e m e n t dont des forces de ce type
jouissent au R o y a u m e - U n i » (article 8). D e m ê m e , les m e m b r e s des forces
britanniques avaient le droit « d'entrer en Ethiopie et d'en sortir à tout
m o m e n t et en toute liberté, sur simple production d'un document prouvant
leur appartenance aux forces britanniques ». D'autres dispositions confé-
raient au principal allié du pays des droits extraterritoriaux étendus ; ainsi,
l'article 12 stipulait que « l'empereur assurera le maintien en vigueur de toute
la législation adoptée par les autorités militaires britanniques que le
gouvernement du R o y a u m e - U n i jugera nécessaire à la sécurité des forces
britanniques en Ethiopie ». Enfin, l'article 19 disposait que « les forces
britanniques pourront envoyer une escorte armée dans toute partie de
l'Ethiopie afin de conduire et d'escorter jusqu'à un cantonnement britanni-
que ou une zone réservée tout m e m b r e des forces britanniques qui aurait été
arrêté1 ».
L'Ethiopie, bien loin d'être libérée, se trouvait donc soumise, pieds et
poings liés, à son « libérateur », à tel point que John H . Spencer, professeur
américain spécialiste des relations internationales, qui fut parfois conseiller de
l'empereur, devait écrire plus tard, sans doute à l'intention des Américains :
« Pour l'essentiel, l'Ethiopie demeurait sous contrôle britannique. Les
unités militaires de la B M M E (British Military Mission to Ethiopia/Mission
militaire britannique en Ethiopie) étaient partout présentes, c o m m e étaient
partout présents les conseillers britanniques. Ils contrôlaient toutes les
communications, y compris la correspondance personnelle de l'empereur,
ainsi que le trafic aérien, routier et ferroviaire. A u c u n avion d'une ligne
aérienne étrangère autre que les lignes britanniques n'avait le droit de
survoler le territoire. L e shilling d'Afrique orientale remplaça la lire italienne
et la monnaie éthiopienne traditionnelle. L'Ethiopie faisait partie de la zone
sterling. O n ne pouvait acheter des pneus Goodyear, Goodrich ou Firestone
que s'ils avaient été fabriqués dans lesfilialesanglaises de ces sociétés. Tous
les dollars provenant des exportations devaient être convertis en livres
sterling2. »
1. Rennell of Rodd, op. cit., p. 199, 547-551.
2. J. H . Spencer, op. cit., p. 9.
La décolonisation de l'Ethiopie 147

Malgré les nombreuses limitations imposées à la souveraineté de


l'Ethiopie, l'accord de 1942 marquait une étape importante dans la
décolonisation d u pays, car il constituait la première reconnaissance
diplomatique du rétablissement de son indépendance. O n ne pouvait plus
prétendre que l'indépendance devait attendre la conclusion d'un traité de
paix avec l'Italie.

L'accord anglo-éthiopien de 1944


Ayant obtenu la reconnaissance de 1' « indépendance » de l'Ethiopie par
l'accord de 1942, le gouvernement éthiopien chercha à arracher aux
Britanniques sa liberté d'action effective en se tournant vers les États-Unis
d'Amérique. C e pays, soucieux d'assumer ses responsabilités de puissance
mondiale, penchait pour une telle démarche mais, c o m m e le rapporte
Spencer, celle-ci posait des problèmes, car, « pour entrer en contact avec les
autorités éthiopiennes, il fallait passer par la légation britannique de la
capitale. D u fait que les Britanniques préféraient voir la représentation des
États-Unis en Ethiopie limitée à un consulat général, les négociations en vue
de la réouverture d'une légation des États-Unis durent se dérouler ailleurs.
U n e fois que le département d'État eut approuvé les dispositions finales en
faveur de l'ouverture d'une légation, il restait à transmettre la notification
aux autorités éthiopiennes à Addis-Abéba. Il fallait pour cela passer par la
légation du R o y a u m e - U n i . L e ministre britannique conserva cette note
jusqu'à ce que les États-Unis, inquiets de ne pas recevoir de réponse,
l'obligent finalement à la remettre aux Éthiopiens1 ».
L'établissement de relations avec les États-Unis modifia radicalement
la situation, car il permit au gouvernement éthiopien de sortir progressive-
ment mais effectivement de sa dépendance vis-à-vis des Britanniques. L a
position de l'Ethiopie fut exposée sans ambages par le vice-ministre des
finances, Yilma Deressa, dans u n m é m o r a n d u m adressé au président
Roosevelt, par lequel il protestait contre l'avant-projet d'accord de 1942
soumis par les Britanniques, qui « revenait à imposer un protectorat » ; il
soulignait m ê m e que « l'accord effectivement appliqué... est considéré en
Ethiopie c o m m e un m o y e n d'imposer au gouvernement des conditions
incompatibles avec la liberté et l'exercice des droits souverains d'une nation
libre2 ».
Après l'établissement de relations diplomatiques avec les États-Unis,
le gouvernement éthiopien reçut des Américains un soutien moral, ainsi
qu'une assistance technique limitée et la promesse d'une aide plus

1. Ibid., p. 10.
2. U S A , Foreign relations of the United States, diplomatie papers, III, p. 104, Washington,
1943.
148 Richard Pankhurst

substantielle à l'avenir. Fort de cet appui, le gouvernement éthiopien se


trouva bientôt en mesure de demander l'abrogation de l'accord de 1942. L e
12 janvier 1944, le vice-ministre des affaires étrangères, Aklilu Habta W a l d ,
écrivit donc au gouvernement britannique pour solliciter la conclusion d'un
nouvel accord, en faisant valoir que « plusieurs clauses » de l'ancien accord
« ne présentaient plus aucune utilité1 ».
V u l'engagement croissant des Américains en Ethiopie, les Britanni-
ques pouvaient difficilement refuser. L e ministre britannique à Addis-
A b é b a , Robert H o w e , qui était tout à fait conscient de la situation,
télégraphia au Foreign Office pour lui indiquer qu'il était « indispensable de
savoir si les Américains avaient l'intention de poursuivre une politique
c o m m u n e avec le R o y a u m e - U n i », car, signalait-il, « le gouvernement
éthiopien est maintenant à m ê m e de traiter avec les États-Unis des questions
qui touchent aux intérêts du gouvernement de Sa Majesté et de placer le
gouvernement de Sa Majesté devant un fait accompli2 ».
L e ministre eut la grande déception d'apprendre que les États-Unis
n'avaient pas l'intention de souscrire à la suzeraineté des Britanniques sur
l'Ethiopie.
Bien que la position des Britanniques en tant que négociateurs s'en
trouvât affaiblie, les négociations menées à Addis-Abéba par un envoyé
spécial du gouvernement britannique, lord D e L a Warr, durèrent fort
longtemps et semblèrent m ê m e parfois vouées à l'échec. Les Éthiopiens
réussirent à empêcher que la plupart des limitations imposées à leur
souveraineté par l'accord de 1942 figurent dans le projet de 1944. Les
inégalités que présentait le traité précédent disparaissaient donc en grande
partie. Afin de se libérer des liens imposés par l'accord de 1942, les
Éthiopiens furent cependant contraints de faire eux aussi des concessions. La
plus importante faisait l'objet de l'article 7, selon lequel le gouvernement
éthiopien consentait à ce que les Britanniques continuent d'occuper l'Ogaden
et la zone réservée, avec la réserve toutefois qu'il s'agissait, pour l'Ethiopie,
de « contribuer en tant qu'allié à la poursuite efficace de la guerre, sans
préjudice de sa souveraineté fondamentale ». L e m ê m e article précisait en
outre explicitement que l'occupation durerait tant que le présent accord
demeurerait en vigueur3. L e nouveau traité, signé le 19 décembre 1944,
aboutit donc à la décolonisation de la plus grande partie de l'Ethiopie,
exception faite de l'Ogaden et de la zone réservée, qui demeuraient sous
administration militaire britannique.

1. Foreign Office, 371/41448/403.


2. Foreign Office, 371/41449/874.
3. Perham, op. cit., p. 447.
La décolonisation de l'Ethiopie 149

Le protocole anglo-éthiopien de 1948


L'étape suivante, qui devait être l'avant-dernière sur la voie de la
décolonisation de l'Ethiopie, fut franchie en 1948. L e gouvernement
britannique, qui avait accepté la revendication de « souveraineté
fondamentale » de l'Ethiopie sur l'Ogaden et la zone réservée par l'accord de
1944, se rendit compte qu'il lui était impossible de prolonger son occupation
devant l'opposition énergique que manifestait alors le gouvernement
éthiopien, d'autant que l'accord spécifiait, à l'article 13, que l'une ou l'autre
des deux parties pouvait y mettre fin au bout de deux ans. L a présence
militaire prolongée des Britanniques avait déjà été dénoncée par la presse
soviétique qui y voyait une manifestation d'impérialisme ; en outre, elle ne
semblait plus présenter grand intérêt pour le R o y a u m e - U n i puisqu'il était
devenu évident qu'il ne pourrait conserver l'ancienne colonie italienne de
Somalie, attenante à cette région, qui devrait selon toutes probabilités être
rendue à l'Italie. E n conséquence, le gouvernement britannique accepta, aux
termes d'un protocole signé le 24 juillet 1948 avec le gouvernement
éthiopien, de retirer les forces britanniques de la plus grande partie de
l'Ogaden, qui fut ainsi de nouveau placée sous administration éthiopienne.

L ' a c c o r d anglo-éthiopien d e 1 9 5 4
La politique étrangère de l'Ethiopie à la fin des années 1940 fut
principalement axée sur la question de l'avenir de l'ancienne colonie
italienne d'Erythrée, dont l'intégration était considérée c o m m e revêtant une
importance majeure, tant sur le plan économique que sur le plan stratégique.
L'avenir du territoire, qui avait fait l'objet de longs pourparlers entre les
grandes puissances et nombre de petits pays, fut finalement décidé par une
résolution des Nations Unies en date du 2 décembre 1950, en vertu de
laquelle l'Erythrée et l'Ethiopie étaient fédérées sous la souveraineté de la
couronne éthiopienne.
Après la création de la fédération, l'année suivante, le gouvernement
éthiopien aborda la question de l'Ogaden et de la zone réservée, pour
lesquels la « souveraineté fondamentale » de l'Ethiopie avait été explicite-
ment reconnue dans l'accord de 1944. La guerre, qui avait été invoquée dans
le traité c o m m e motif justifiant l'administration de ces territoires par les
Britanniques, était depuis longtemps terminée. L e gouvernement britanni-
que ne pouvait donc faire autrement que de les restituer aux autorités
éthiopiennes. C'est ce qu'entérinait l'accord anglo-éthiopien du 29 novembre
1954, dont l'article premier stipulait que « la souveraineté entière et
exclusive de l'Ethiopie sur les territoires spécifiés dans l'annexe jointe au
présent accord (ci-après d é n o m m é s " les territoires " ) , qui a été reconnue
150 Richard Pankhurst

par le traité anglo-éthiopien de 1897, est réaffirmée par le présent accord. A


compter du 28 février 1955, l'administration militaire britannique, dont la
présence temporaire était prévue par le traité anglo-éthiopien du 19
décembre 1944, se retirera de la zone réservée, telle qu'elle est délimitée
dans l'annexe au présent accord, et de la partie de l'Ogaden qui relève
actuellement de sa juridiction. A compter de cette date, le gouvernement
impérial éthiopien exercera de nouveau la juridiction sur ces territoires et en
assumera l'administration ».
L e processus de décolonisation de l'Ethiopie, que les Éthiopiens
n'estimèrent achevé qu'avec le retour aux frontières que la communauté
internationale leur reconnaissait avant 1935, avait donc pris quinze ans.
Néocolonialisme ou décolonisation ?

Hagos Gebre Yesus

S'élevant avec véhémence contre l'usage que font continuellement du terme


(fort sujet à caution) de « race » ceux qui aimeraient classer l'espèce
humaine en catégories répondant à leurs propres conceptions ethnocentri-
ques, un eminent anthropologue, Ashley Montagu, a déclaré : « Le principe
des droits du 'squatter' s'applique apparemment aussi bien aux mots qu'à la
propriété. Lorsque les h o m m e s ont beaucoup investi dans certains mots, ils
ont tendance à les considérer c o m m e leur bien propre, voire à en devenir les
esclaves, esclaves de leur propre vocabulaire. Les murailles ne font pas
forcément la prison, mais les termes techniques peuvent en être une. C'est là
une raison supplémentaire de nous interroger sur l'utilisation qui est faite du
terme de 'race'. »
Dans ce bref exposé, je m e propose de démontrer que le m ê m e
exercice d'autocritique s'impose, et depuis bien longtemps, à ceux qui
tiennent tant, pour les m ê m e s raisons, au m o t « décolonisation ».
A m o n avis, la question essentielle qu'il convient de poser et à laquelle
il faut une réponse est la suivante : le colonialisme a-t-il cédé la place à la
décolonisation, c o m m e le terme lui-même le laisserait supposer et c o m m e le
prétendent aussi les tenants de cette hypothèse, ou a-t-il donné naissance au
néocolonialisme, en Afrique c o m m e ailleurs dans ce qu'on n o m m e le tiers
m o n d e ? Si la réponse à la première partie de cette question est affirmative,
et négative la réponse à la seconde, on pourra sans doute m e reprocher de m e
tromper d'adversaires ; dans ce cas, j'accepterai ces reproches avec autant de
grâce que je le pourrai, et je m'attacherai à examiner plus attentivement le
m o n d e qui m'entoure. Mais, si c'est l'inverse qui est vrai, ceux qui clament la
bonne nouvelle de la décolonisation devront apprendre à chanter une autre
chanson.
Parlons d'abord des termes en eux-mêmes. E n effet, les termes utilisés
dans tel ou tel discours, et notamment dans ceux qui sont bien accueillis,
conditionnent d'une certaine manière la façon de voir de leurs utilisateurs.
C'est pourquoi ils ont une grande importance ; lorsque les termes que nous
employons conditionnent ainsi notre façon de voir, autrement dit lorsqu'ils
ne reflètent pas exactement la situation réelle qu'ils prétendent décrire, il est
152 Hagos Gebre Yesus

évident qu'ils contribuent à falsifier et à obscurcir certaines des réalités de ce


m o n d e . C'est bien ce qui arrive chaque fois que le mot « décolonisation » est
employé en rapport avec ce qu'on appelle, avec fort peu de discernement,
sinon aucun, les pays arriérés, ou les pays sous-développés, ou encore, et plus
charitablement, les pays en développement. Les locutions que nous venons
de mentionner sont supposées renvoyer aux m ê m e s choses (ou les décrire),
c o m m e si elles étaient toutes trois exactement synonymes. La première, qui
traduit simplement une arriération, suggère un état statique ; la deuxième a
la m ê m e signification générale que la première, mais elle implique aussi
l'existence éventuelle de certains secteurs développés ou de secteurs ayant
atteint un certain niveau de développement ; la signification de la troisième
est complètement différente de celle des deux premières, et à bien des titres
elle s'oppose m ê m e à celles-ci puisqu'elle suggère un état ou un processus de
développement. Tous ces termes, y compris le dernier en date (qui jouit
maintenant d'un certain support « marxien » — et non marxiste — de la part
de gens qui semblent plus préoccupés d'inventer des mondes de fantaisie que
soucieux du m o n d e réel d'ici-bas), tous ces termes, dis-je, ont une longue
histoire fort tourmentée. Mais, lorsqu'on ajoute à cette liste de termes
impropres celui de « décolonisation », le vase déborde. D e la m ê m e
manière, la mauvaise application qui est faite du concept de décolonisation
n'a d'égale que la perception erronée de la situation qui règne dans les pays
néocolonisés.
L a principale objection que je ferai ici au terme de « décolonisation »,
c'est qu'il laisse entendre que certains problèmes endémiques ont été résolus,
alors qu'ils sont loin de l'être, et qu'il tend à donner une certaine crédibilité à
la propagande d'autojustification des impéraialistes de tout bord, qui
prétendent aussi que les choses sont partout en train de s'améliorer. Lorsque,
avec une constancerituelle,on va répétant que les pays sous-développés se
développent, que les peuples retardataires progressent, ou encore, en un
mot, que la décolonisation est partout en marche, on se fait l'écho de cette
litanie de l'impérialisme. Autrement dit, continuer à faire usage du terme de
« décolonisation » alors que c'est le néocolonialisme qui règne, c'est persister
à employer un langage ambigu afin de favoriser la confusion des idées et la
prolongation du pillage et de la mise à sac des pays néocolonisés. Et cela pour
la simple raison que le passage du vieil ordre colonial à un simulacre
d'indépendance n'est pas la décolonisation, mais la continuation du
colonialisme sous une forme nouvelle : par conséquent, le terme de
néocolonialisme est le seul qui puisse rendre compte avec exactitude de
l'ensemble des rapports entre pays développés et sous-développés. Et, si l'on
regarde notre planète, ce que l'on voit, ce n'est pas le recul du colonialisme et
l'avance de la décolonisation, mais bien plutôt la réalité étouffante de la
domination et de l'exploitation néocoloniales, imposées de l'extérieur par
Néocolonialisme ou décolonisation ? 153

l'impérialisme et soutenues de l'intérieur par les régimes néocoloniaux en


place, puisque celles-là ne peuvent s'exercer sans l'aide de ceux-ci, et que
ceux-ci ne peuvent continuer à exister en l'absence de celles-là. C'est dire que
les gens qui parlent d'une prétendue décolonisation des « pays en
développement » doivent admettre également cet autre corollaire de la
situation néocoloniale, à savoir que la soi-disant bourgeoisie nationale des
pays néocolonisés n'est en aucune façon comparable aux classes bourgeoises
d'autres temps et d'autres lieux. E n dépit de ses efforts de rhétorique pour
faire croire le contraire, cette bourgeoisie ne constitue pas une force
antiféodale et anti-impérialiste. A la vérité, sauf peut-être par la pigmenta-
tion de sa peau et quelques autres « stigmates » extérieurs, elle n'a m ê m e pas
de caractère national. Loin de constituer u n e force nationale anti-
impérialiste, elle est manifestement un accessoire de l'appareil impérialiste.
O n ne saurait lui attribuer le rôle historiquement progressiste joué par
d'autres classes bourgeoises et l'on ne peut donc parler d'une décolonisation
sérieuse sans falsifier les faits. E n raison de son intégration à l'ordre
néocolonialiste des choses, cette classe a renoncé à ce rôle ; au contraire, elle
est devenue à la fois l'agent et le bénéficiaire de l'impérialisme, auquel elle
est liée de mille et une manières.
D a n s ces conditions, il est tout à fait faux de prétendre qu'une réelle
décolonisation est en train de s'opérer grâce aux efforts de cette
crypto-bourgeoisie, ni grâce à la bonne conscience des impérialismes
complices ou rivaux d'aujourd'hui dont les porte-parole ne cessent de verser
des larmes de crocodile pour faire taire les appels harcelants de politiciens à
leur solde. E n dépit de ces échanges d'appels pathétiques et de promesses
apaisantes, la réalité de l'exploitation capitaliste et de la collaboration de
classe offre une bien plus grande résistance que les nobles principes si
souvent professés et proclamés par les deux parties. Aussi bien, quand on
veut abattre un arbre, il n'est pas coutume de demander à celui-ci de fournir
la hache. Les bûcherons qui seront capables d'abattre l'arbre néocolonialiste,
ce sont les peuples qu'il couvre de son o m b r e , et non pas les parasites qui y
ont fait leur nid. O n peut donc dire sans crainte d'exagération que la
soi-disant bourgeoisie nationale n'est en fait qu'une classe dépendante qui,
c o m m e certains organismes parasites d u m o n d e biologique, c o n s o m m e
infiniment plus que son propre poids. Il n'y a rien d'étonnant à ce que des
projets aussi ambitieux que le « nouvel ordre économique », qui a fait couler
tant d'encre et auquel tant de tonnes de papier ont été consacrées, n'aient pu
et ne puissent rien changer au scandale permanent de 1' « échange inégal »
entre nantis et démunis. Les premiers possèdent toujours plus qu'il ne leur
faut et les seconds n'ont encore que très peu de ce qu'il leur faudrait, et rien
de ce qu'ils voudraient.
L e fait que les régimes en place régnent plus qu'ils ne gouvernent et
154 Hagos Gebre Yesus

tombent périodiquement de Charybde en Scylla en vendant leur allégeance à


l'un ou à l'autre des camps impérialistes, et le fait qu'ils soient toujours prêts
à se vendre et à vendre leur pays en m ê m e temps au plus offrant ne doivent
pas être confondus avec l'affirmation d'une volonté nationale ou d'une
quelconque souveraineté. C o m m e leurs suzerains impérialistes e u x - m ê m e s ,
les vassaux de l'impérialisme n'ont pas d'amitiés durables, mais seulement
des intérêts permanents.
C o m m e ce sombre tableau le laisse entrevoir, l'apparition et le
maintien de tant de régimes néocoloniaux ineptes, qui ont composé avec le
néocolonialisme, sont rendus possibles par le caractère m ê m e de l'impéria-
lisme contemporain. Contrairement aux impérialistes d'autrefois, les impé-
rialistes d'aujourd'hui ne traitent pas avec les peuples des pays néocolonisés
dans un climat de concurrence acharnée. A u lieu de se faire la guerre c o m m e
jadis, ils ont mis au point un système unique de pillage au profit de leurs
impérialismes complémentaires. E n d'autres termes, les impérialistes
contemporains ne s'opposent plus entre eux vis-à-vis du « tiers m o n d e »,
mais opèrent au contraire avec une unité d'objectifs et de direction
parfaitement étudiée. A tous les niveaux, économique ou politique, culturel
ou idéologique, militaire ou technologique, leurs activités sont caractérisées
par une solide cohésion et menées de façon parallèle et complémentaire.
Quelles que soient les contradictions internes dont ils peuvent encore souffrir
et malgré des attitudes belliqueuses qui semblent parfois démentir leur
« détente » et leur « compétition pacifique », ce que les divers camps
impérialistes redoutent le plus, ce n'est pas le risque qu'éclate entre eux une
guerre d'extermination, mais bien plutôt le danger toujours présent de
guerres de libération nationale qui anéantiraient tout le système de l'impé-
rialisme et de l'exploitation capitaliste.
Devant ces cruelles réalités, devant le triste fait que l'écart entre pays
impérialistes et pays victimes de l'impérialisme se creuse encore au lieu de
diminuer et que la malnutrition, la famine, la maladie et la mort sont encore
le lot de l'immense majorité des peuples du « tiers m o n d e », c o m m e n t
pourrait-on parler, et selon quels critères, de décolonisation ? Il est bien
évident que c'est impossible sans tomber dans une sorte de parodie digne
d'Orwell, où le mensonge devient vérité et où les h o m m e s sont transformés
en porcs. Si ces vérités désagréables sur le m o n d e actuel semblent vraiment
trop ameres pour ceux qui ont le goût plus délicat que m o i , je leur
conseillerai de demander aux victimes du néocolonialisme si le tableau que je
viens de brosser de leur existence est exagéré ou au contraire très au-dessous
de la réalité. Les victimes en question répondraient peut-être en citant la
fameuse phrase des Français : « Plus ça change et plus c'est la m ê m e
chose ! »
Quant aux événements qui se sont déroulés en Afrique australe et dans
Néocolonialisme ou décolonisation ? 155

la Corne de l'Afrique ces dernières années, il serait superflu, après ce qui a


été dit dans les pages précédentes, de rappeler les calculs cyniques et les
manœuvres sordides auxquels les superpuissances se sont livrées dans ces
deux régions du continent. Ces dernières manifestations du néocolonialisme
sont suffisamment connues, de m ê m e que les acteurs, grands ou petits, de
cette tragédie. Qui plus est, la nature des rivalités c o m m e les objectifs des
adversaires n'ont rien de vraiment nouveau ; peut-être leur cynisme est-il
simplement plusflagrant.Les enjeux sont les m ê m e s et toujours aussi élevés.
Qu'il suffise de rappeler la série d'alliances successivement conclues et
rompues, l'opportunisme grossier qui a présidé aux divers alignements et
réalignements, la métamorphose instantanée des « amis » d'hier en
« ennemis » d'aujourd'hui, la transformation, du jour au lendemain, de
prétendus révolutionnaires en réactionnaires et de prétendus réactionnaires
en révolutionnaires, le tout accompagné de bénédictions ou d'excommunica-
tions immédiates prononcées par des prêtres qui se sont ordonnés
eux-mêmes et sont tombés du ciel à la manière de Batman. Tout cela, et le
reste, est typique de l'ère néocoloniale. C'est par des moyens de ce genre que
se livre actuellement dans ces deux régions vitales de l'Afrique une épreuve
de force triangulaire.
L'un des m e m b r e s de cette troïka, qui s'attribue le titre de défenseur
universel des « droits de l ' h o m m e », feint la neutralité et la modération
devant les actes les plus inhumains quotidiennement perpétrés par des
régimes à sa solde dirigés par des réactionnaires invétérés, présentés c o m m e
des « modérés » ou des h o m m e s dont l'influence modératrice sauvegardera
la « stabilité ». L e second se proclame le champion du socialisme et le
défenseur de l'intégrité territoriale des pays de ces régions d'Afrique,
oubliant apparemment qu'il a lui-même d é m e m b r é , il n'y a pas si longtemps,
un autre pays d'un autre continent au n o m du « principe » de l'autodétermi-
nation. L e troisième, enfin, tout en se prétendant opposé aux deux autres,
prend en fait parti pour le premier contre le second et, ce faisant, soutient et
encourage, au n o m d'un antirévisionnisme aussi révisionniste que tout ce
qu'on a pu connaître jusqu'ici, les agressions délibérées de chauvins délirants
et de partisans impénitents de la suprématie blanche en quête de portions de
territoire. L e spectacle de cette réédition du dépeçage de l'Afrique est offert
à tous ceux qui ont des yeux pour voir. Mais voilà, il y a aussi le spectre de la
résistance et de la révolution, qui les hante tous tant qu'ils sont.
Troisième partie
Compte rendu des débats
de la réunion d'experts
Séance inaugurale

A la séance inaugurale, présidée par Son Excellence l'ambassadeur


Ocheduszko, président de la Commission nationale polonaise pour l'Unesco,
des allocutions de bienvenue ont été prononcées par des personnalités
représentant les autorités universitaires polonaises.
L e D r Z . Pióro a notamment rappelé quel est le sens de l'effort
entrepris par l'Unesco en faveur de l'Histoire générale de l'Afrique. Son
Excellence T . Ocheduszko a souligné à quel point l'histoire du continent
africain, enracinée dans un présent difficile et dramatique, pour ce qui était
des thèmes proposés à la réunion, devait éclairer ce présent par la vision du
passé. B . Winid, au n o m du chancelier de l'Université de Varsovie, a exposé
l'importance, la diversité et l'intérêt des travaux effectués en Pologne sur
l'histoire du continent africain et appelé l'attention des experts sur la revue
polonaise Africana bulletin.
A u n o m du Directeur général de l'Unesco, M . Glélé a rappelé les
termes de deux résolutions adoptées par l'Assemblée générale des Nations
Unies, qui revêtaient une importance capitale pour les questions que les
experts allaient examiner. L'une, la résolution 1514 ( X V ) , du 14 décembre
1960, porte sur l'octroi de l'indépendance aux pays et aux peuples coloniaux.
L'autre, la résolution 1803 (XVII), du 14 décembre 1962, établit la
souveraineté permanente des peuples sur leurs ressources naturelles,
l'exploitation de celles-ci devant « s'exercer dans l'intérêt du développement
national et du bien-être de la population de l'État intéressé ».
M . Glélé a également fourni des précisions sur la mise au point du
volume VIII de l'Histoire générale de l'Afrique, dont la table des matières
faisait toujours l'objet de discussions entre le directeur du volume et le
Comité scientifique international. Il a souligné la complexité des notions de
décolonisation, de libération et d'indépendance (annexe 1).
La réunion a élu un bureau composé des personnalités suivantes : le
D r Z . Pióro (Pologne), président ; le professeur J. F . A . Ajayi (Nigeria) et
le professeur E . K . Mashingaidze (Zimbabwe), vice-présidents ; le profes-
seur A . Mazrui (Kenya), animateur des débats ; le professeur J. Dévisse
(France), rapporteur.
160 Compte rendu des débats
de la réunion d'experts

Les experts ont ensuite adopté l'ordre du jour proposé par le


professeur Ali Mazrui, directeur du volume VIII de l'Histoire générale de
l'Afrique, « L'Afrique depuis la guerre d'Ethiopie, 1935-1980 ».

Ordre du jour de la réunion


Décolonisation de l'Afrique australe

a) L e processus général de décolonisation : de la Fédération des


Rhodésies et du Nyassaland aux lendemains de l'indépendance de
l'Angola.
b) L e rôle des mouvements de libération dans la lutte pour l'Afrique
australe, 1955-1977.
c) L e rôle des États africains indépendants dans la décolonisation de
l'Afrique australe, 1957-1977.
d) L e rôle de l'Organisation de l'unité africaine dans la décolonisation de
l'Afrique australe, 1963-1977.
e) L e rôle des Nations Unies dans la décolonisation de l'Afrique australe,
1945-1977.
f) L e rôle des pays socialistes dans la décolonisation de l'Afrique australe,
1957-1977.
g) Les dilemmes des pays occidentaux en Afrique australe, 1948-1977.
h) L'Afrique australe et la solidarité du tiers m o n d e , 1960-1977.

Décolonisation de la Corne de l'Afrique

a) L e processus général de décolonisation : de l'occupation italienne de


l'Ethiopie à la lutte pour l'Ogaden.
b) L e problème des frontières dans le processus de décolonisation.
c) L e problème du nationalisme ethnique dans le processus de décolonisa-
tion.
d) L e problème des rapports entre civils et militaires dans le processus de
décolonisation.
e) L a Corne de l'Afrique et l'Organisation de l'unité africaine.
f) L a Corne de l'Afrique et la politique au Moyen-Orient.
g) L a Corne de l'Afrique et les grandes puissances
(i) L a question de l'océan Indien,
(ii) L a question de la m e r Rouge,
(iii) L a question des bases militaires.
(iv) L a question de l'accès aux ressources du continent africain.
h) Les problèmes idéologiques dans la Corne de l'Afrique et leurs
répercussions sur le processus de décolonisation.
Compte rendu des débats 161
de la réunion d'experts

Discussion générale
A u cours des débats, des thèmes globaux sont apparus qui concernent
l'ensemble de la rédaction du volume VIII de VHistoire générale de l'Afrique
aussi bien que les discussions sur les points spécifiques soumis aux experts.
U n premier souci, fréquemment exprimera été que ce volume ne
rompe ni avec la continuité ni avec le ton historique des précédents, sans que
l'on renonce, évidemment, à l'apport des diverses sciences qui doivent
converger en vue de la rédaction d'une histoire globale de l'Afrique au x x e
siècle. La perspective historique postule, sur la longue période considérée,
qu'on s'attache à dégager les traits structurels d'ensemble, sans traiter des
faits en fonction des événements tout à fait contemporains, et de la
coloration provisoire que ceux-ci semblent donner aux évolutions passées.
C e volume doit être assez solide dans ses structures pour être lu, sans risque
de se démoder, pendant des années.
D e nombreux experts ont jugé impossible d'appliquer à l'étude de cette
histoire une méthode qui fractionne la réalité en « séries isolées ». Ils ont
estimé que l'analyse marxiste devrait être pleinement utilisée en vue de
réaliser une étude globale et réellement explicative.
Pour certains experts, cette analyse présente un tel degré de pertinence
qu'elle permet d'envisager logiquement l'évolution certaine des événements
dans les régions concernées du continent et peut-être dans le m o n d e entier :
c'est une vue plus philosophique et plus politique des choses. Pour d'autres,
plus sensibles aux rapports de force, cette analyse a une grande valeur
politique et provoque aussi l'engagement politique, mais elle ne comporte
peut-être pas des développements événementiels aussi évidents et néces-
saires que pour les premiers.
D'autres experts ont estimé qu'il faudrait accorder une grande
attention aux différences qui existent entre les transformations économiques
et sociales des sociétés africaines sous le régime colonial. Ces différences
pourraient être analysées sur le plan des structures sociales et des structures
économiques et d'après le rôle joué par divers groupes sociaux au cours du
processus de décolonisation. Il a donc été proposé d'étudier ce processus
historique en fonction de la connaissance précise des structures sociales et
économiques des pays concernés, c o m m e l'ont suggéré certains spécialistes1.
A u c u n e analyse des stratégies politiques, des conditions de passage d'une
société de type précapitaliste à une société socialiste n'a été esquissée, alors
que l'accent était mis sur les différences qui existent, de ce point de vue,
entre le cas de l'Afrique australe et celui de l'Ethiopie, par exemple.
1. Voir par exemple sur cette question : T h o m a s Sentes, Political economy of developing
countries, Budapest, 1970 ; L . Tjaquwienko, Developing countries : regularities,
problems, perspectives, Moscou, 1974 ; Colin Leys, African capitalism in Kenya.
162 Compte rendu des débats
de la réunion d'experts

Pour plusieurs experts, l'ensemble des expériences socialistes réalisées


dans le m o n d e devrait être connu. L'intérêt de l'ouvrage de Lin Piao Vive la
victorieuse guerre du peuple ! a été rappelé1.
D e longs débats ont porté sur la définition de quelques termes
essentiels, à l'emploi desquels le directeur du volume et les m e m b r e s du
Comité scientifique international ont été appelés à prêter la plus grande
attention.
L a définition léniniste de l'impérialisme semblait être généralement
admise, encore qu'elle n'ait pas été profondément étudiée. L a plupart des
experts penchaient incontestablement dans ce sens et estimaient que l'usage
du mot « impérialisme » devait être réservé à l'expansion capitaliste du xixe
et du x x e siècle.
Divers participants ont, à plusieurs reprises, évoqué une question qu'ils
ont formulée de la façon suivante : u n pays qui continue de se prétendre
socialiste, mais qui ne l'est plus, peut avoir et être présenté c o m m e ayant
certains intérêts impérialistes contraires à la décolonisation et au processus
de libération des peuples et des nations considérés.
A cela, il a été répondu qu'un pays socialiste qui deviendrait
impérialiste perdrait, du m ê m e coup, tout droit de s'appeler socialiste. D e
m ê m e , l'idée qu'on puisse appliquer le terme d'impérialisme à l'expansion
éthiopienne du xixe siècle ou à la modification, par Hailé Sélassié, du statut
juridique, internationalement reconnu, de l'Erythrée, n'a pas été retenue,

1. A ce propos, certains participants ont cité les ouvrages de référence suivants : A . Cassese et
E . Jouve (dir. publ.), Pour un droit des peuples, Paris, Éditions Berger-Levrault, 1978 ;
C . Chaumont, « Le droit des peuples à témoigner d'eux-mêmes » : Annuaire du tiers
monde, 1976, Paris, Éditions Berger-Levrault, 1977 ; K . Marx, Misère de la philosophie ;
F. Fanon, Les damnés de la terre, Paris, François Maspero ; V . I. Lénine, Œuvres
complètes, Éditions de Moscou. Voir notamment les développements suivants : « Sur les
questions nationale et coloniale », « Bilan d'une discussion sur le droit des nations »,
« L e socialisme et la guerre », etc. ; « L'impérialisme, stade suprême du capitalisme ».
« Essai de vulgarisation ». Œuvres, t. 22, Paris, Moscou, Éditions sociales, Éditions du
Progrès, 1973, L e IIe Congrès de l'Internationale communiste, 19 juillet-7 août 1920,
Rapport de la commission nationale et coloniale, 26 juillet. Œuvres, tome 31, Moscou,
Éditions du Progrès, 1976 ; Lin Piao, Vive la victorieuse guerre du peuple ! Pékin,
Éditions en langues étrangères, 1967 ; Rosa Luxemburg, Œuvres (I, II, III et IV), Paris,
F. Maspero ; M a o Tsé-toung, Œuvres choisies, Pékin, Éditions en langues étrangères,
tome I, 1966 ; tome II, 1967 ; t. III, 1968 ; t. IV, 1969 ; Karl Marx, Le capital. Critique
de l'économie politique. Livre premier. Le développement de la production capitaliste,
t. I, Paris 1975 ; Die Künftigen Ergebnisse der britischen Herrschaft in Indian, Marx K .
und Engels, F . W e r k e , B d . 9, Berlin, Dietz, 1960 ; K . Marx ; F. Engels, Manifeste du
parti communiste, Moscou, Éditions du Progrès, 1978, J. Staline. Des principes du
léninisme, Lyon, Éditions de l'Avenir, 1968, p. 54 et sq. ; L . Trotsky, Où va
l'Angleterre ? Le marxisme et notre époque ; L'agonie du capitalisme et les tâches de la W
Internationale ; « L a guerre impérialiste et la révolution » (discours pour le troisième
anniversaire de l'Université d'Orient).
Compte rendu des débats 163
de la réunion d'experts

l'Ethiopie étant elle-même, à cette époque, à la fois sous l'emprise de


l'impérialisme et profondément arriérée dans son évolution socio-
économique.
Le directeur du volume a suggéré que l'impérialisme actuel était
peut-être u n produit d u système moderne État-nation plutôt que du
capitalisme en tant que tel. U n État-nation peut être socialiste sur le plan
intérieur mais rester impérialiste dans son comportement extérieur. C e point
de vue a été fortement contesté. U n pays authentiquement socialiste ne
saurait être également impérialiste. E n revanche, il a été souligné qu'un pays
peut très bien être impérialiste tout en se prétendant, à tort, socialiste.
Finalement, l'impérialisme est apparu essentiellement c o m m e une
menace que font peser les États capitalistes et les sociétés multinationales sur
l'ensemble des Etats africains.
D e m ê m e , on a insisté sur la nécessité de définir clairement et sous
toutes leurs formes le colonialisme et le néocolonialisme, de sorte que les
transitions vers les périodes et les problèmes de la « décolonisation » soient
clairs pour les lecteurs.
Cela était particulièrement important dans le cas de la Corne de
l'Afrique et de l'Afrique australe, où le colonialisme a revêtu un caractère
tout à fait différent de ce qu'il a été dans le reste du continent. Certains pays
décolonisés ont acquis l'indépendance formelle mais sont en situation de
dépendance néocolonialiste économique, sociale et culturelle plus ou moins
ouverte. D'autres sont aux prises à la fois avec le colonialisme maintenu, le
néocolonialisme qui suit lorsque l'impérialisme n'est pas vaincu, l'indépen-
dance formelle et le colonialisme interne qui caractérisent par exemple le sud
du continent africain.
C'est ainsi que le terme de « décolonisation » employé dans le
document de travail du directeur de volume a paru fort peu satisfaisant aux
experts. L a plupart de ceux-ci ont souligné que la décolonisation, qui
comporte les transferts de souveraineté et d'administration, ne constitue, au
mieux, qu'une première étape. Celle-ci coïncide avec u n m o u v e m e n t
d'insurrection nationale associant diverses classes de la population. Il serait
donc préférable, peut-être, d'employer l'expression « lutte pour l'indépen-
dance » plutôt que le terme de « décolonisation ».
Au-delà se situe la « libération » des peuples par la révolution. Cette
libération comporte l'avènement politique des anciens opprimés et la
transformation totale de leur statut économique, social et culturel. Ouvriers
et paysans se libèrent, avec l'appui éventuel d'autres classes ou segments de
classes, de l'oppression impérialiste externe et des alliances internes que
celle-ci rencontre dans la société postcoloniale.
A u c u n e analyse théorique d'ensemble de la libération n'a été
proposée ; celle-ci était, en général, conçue c o m m e essentiellement sociale et
164 Compte rendu des débats
de la réunion d'experts

culturelle ; mais les instruments de son organisation politique, les méthodes


proposées au peuple pour le choix de son avenir, la défense des acquis contre
un retour offensif de l'impérialisme n'ont pas été évoqués. U n expert a
beaucoup insisté sur l'idée que toute politique de libération doit aussi viser à
faire apparaître un « h o m m e nouveau » adapté aux situations universelles
nouvelles qui se font jour à la fin du x x e siècle.
E n matière de libération, une assez profonde divergence d'interpréta-
tion est apparue. Pour certains experts, le processus de libération s'inscrivait
dans u n affrontement bipolaire entre superpuissances qui en accroissait les
risques et en masquait parfois les avantages ; pour d'autres, plus nombreux,
la victoire définitive sur l'impérialisme passait par la perte, par celui-ci, du
« bastion sud-africain », après quoi il ne saurait plus menacer l'Afrique. Tout
au plus a-t-on parlé de « modèles » : le M o z a m b i q u e et l'Angola paraissent
indiscutés pour l'Afrique méridionale. L e débat a été plus vif et les
conclusions moins sûres pour ce qui est de la Somalie et de l'Ethiopie. L'idée
d'une « libération des peuples » antiétatique a été proposée mais non
développée, à travers, l'article de Charles Chaumont : « Le droit des peuples
à témoigner d'eux-mêmes 1 ». L'idée a d'ailleurs été reprise, au niveau
juridique, qu'il pouvait être intéressant d'étudier le droit positif d'un peuple
à s'opposer à la toute-puissance d'un État : cette hypothèse a été
formellement reconnue par les Nations Unies pour ce qui est de l'Afrique
méridionale.
Au-delà de ces définitions, généralement admises, un certain degré de
discordance est apparu sur la nature exacte des résultats obtenus à ce jour
dans certains pays d'Afrique. Par exemple, au cours d'un débat qui n'a pas
abouti, l'idée a été exprimée qu'il était difficile de concilier les objectifs
définis plus haut et l'existence de régimes militaires durablement installés.
D e m ê m e , un certain degré de relativité a été proposé quant à
l'épithète de « socialiste » que se donnent à e u x - m ê m e s certains gouverne-
ments africains. Il a m ê m e été suggéré de se reporter à la classification
critique adoptée, dans ce domaine, par l'auteur suédois S. Rudebeck.
Ces définitions, assez radicales, devaient probablement une partie de
leur vigueur à la situation dans les régions de l'Afrique dont devaient
s'occuper les experts. N o m b r e de ceux-ci, cependant, pensaient que de telles
analyses s'appliquaient à l'ensemble du continent.
U n e idée plus générale aurait mérité d'être explorée systéma-
tiquement : l'idée de « rupture ». Elle a été proposée à propos des luttes
de libération au Z i m b a b w e : le changement, a-t-on déclaré, ne se négocie
pas, il se conquiert par la lutte armée. Cette idée était séduisante, au niveau

1. Annuaire du tiers monde, 1976, Paris, 1977.


Compte rendu des débats 165
de la réunion d'experts

théorique, pour plus d'un expert, mais les positions étaient plus nuancées,
en général, lorsqu'on abordait l'analyse de situations concrètes.
Les experts ont, en général, admis les propositions du directeur de
volume et du Comité sur la définition de la période qui devrait être couverte
par le volume : 1935-1980.
D'autre part, l'attention du directeur de volume a été vigoureusement
appelée sur la structure de la table des matières et sur les intitulés des
chapitres et des paragraphes. Diverses recommandations lui ont été
présentées et il a promis d'en tenir compte dans la nouvelle table des
matières.

L a décolonisation de l'Afrique australe


La situation de l'Afrique australe revêt une importance capitale pour ce
volume. L'action de l'impérialisme y a été plus pesante au x x e siècle que dans
toute autre partie du continent ; les tensions sociales y sont, dès lors,
beaucoup plus fortes qu'ailleurs ; elles sont accrues par l'action superposée
de l'apartheid. Les luttes armées ont été et demeurent très vives dans cette
partie de l'Afrique.
Les formes prises par la libération du Mozambique et de l'Angola
expliquaient les grands efforts déployés par les pays occidentaux pour régler
à leur profit l'indépendance de la Namibie et du Z i m b a b w e . L'importance de
l'enjeu a été, ici, particulièrement mise en relief par les experts. Les
mouvements de libération menaient une lutte décisive contre l'impérialisme
et ses alliés de l'intérieur. Cette lutte ne pourrait avoir qu'un aboutissement :
la libération, comparable à celle de l'Angola ou du Mozambique, par les
seules forces africaines sans intervention extérieure, et n'avoir qu'une
conséquence, la déstabilisation de l'impérialisme, privé d'une de ses bases
économiques et stratégiques les plus importantes.
L'ancienneté de cette lutte c o m m e n c é e dès 1930 pour la libération a été
soulignée1. L'importance du parti communiste d'Afrique du Sud est grande
et devrait être étudiée dans ce volume. Les mouvements de libération actuels
prolongeaient cette lutte pluridécennale. C'était probablement là l'un des
phénomènes les plus remarquables dans l'histoire récente de l'Afrique.
Ainsi mise en valeur, l'étude des mouvements de lutte armée n'a pas
apporté de grandes nouveautés.
Les objectifs des leaders les plus radicaux étaient connus. Leur

1. Il convient de signaler l'important ouvrage (en russe) d'I. Pothekin ; A . Zusmanovich et


A . Nzula sur le travail forcé et le mouvement syndical en Afrique. Moscou, 1933. Albert
Nzula fut l'un des leaders du mouvement révolutionnaire en Afrique méridionale de 1928
à 1934.
166 Compte rendu des débats
de la réunion d'experts

opposition totale au « compromis rhodésien » ne surprenait pas. Les


rapports préparés en vue de la réunion montraient bien les oppositions de
points de vue, dans ce domaine, entre les partisans d'une totale intransi-
geance doctrinale et militante et ceux qui souhaitaient échelonner dans le
temps les échéances successives, difficiles à mener à bien, leur avis, en une
seule lutte. Les positions des uns et des autres n'avaient guère changé depuis
le colloque de Gaborone.
Il a été affirmé avec force que le but de la lutte était la libération de
toute l'Afrique méridionale, y compris l'actuelle République sud-africaine
(Azanie). Il s'agissait de libérer l'ensemble des peuples de cette région, sans
distinction de couleur ou d'origine, de l'aliénation que fait peser sur eux
l'impérialisme ; il ne s'agissait pas, a-t-on affirmé, de lutter contre
l'apartheid, mais de construire une société socialiste.
L a discussion est devenue très théorique, dans ce domaine, entre les
partisans de l'intransigeance maximaliste et les experts qui pensaient que
cette intransigeance n'avait guère de chance historique de l'emporter par la
violence. U n e fois encore, les analyses sont demeurées un peu superficielles :
c o m m e n t concilier l'idée qu'il était important que les Blancs restent au
Z i m b a b w e et « que leurs intérêts soient sauvegardés » avec le projet de
révolution socialiste pour toute l'Afrique du Sud ? Les deux idées ont été
juxtaposées mais pas étudiées théoriquement.
Peu d'informations importantes ont été apportées au sujet du rôle des
États africains indépendants dans la décolonisation de l'Afrique australe. Il a
été remarqué que la liberté de m a n œ u v r e des pays de la ligne de front n'était
pas toujours très grande : l'exemple de la Zambie a été cité et l'on a évoqué
les débats accompagnant la réouverture de sa frontière avec la Rhodésie.
U n débat un peu plus étoffé a porté sur l'analyse, proposée par le
directeur de volume, du faible soutien apporté par les États francophones à
la libération de l'Afrique méridionale. Il a été recommandé d'étudier, auprès
du bureau de l ' O U A , responsable des mouvements de libération à D a r
es-Salaam, l'état exact de l'aide financière, militaire et humaine apportée par
les États et de distinguer entre l'aide réelle et l'appui verbal.
Le rôle de l ' O U A dans la décolonisation de l'Afrique australe a été
examiné avec des nuances critiques diverses. L a politique de l ' O U A
paraissait liée à la personnalité du secrétaire général de cet organisme et à
l'attitude du « club des chefs d'État ». Peut-être l ' O U A avait-t-elle trop
considéré, en Afrique méridionale et particulièrement dans le cas du
Z i m b a b w e , que le R o y a u m e - U n i , et non les Africains concernés, était
l'interlocuteur privilégié.
L ' O U A n'avait jusqu'alors pris position que sur la Namibie et le
Z i m b a b w e , mais ellerisquaitd'avoir à le faire très rapidement sur l'Afrique
du Sud (Azanie).
Compte rendu des débats 167
de la réunion d'experts

Quant au rôle des Nations Unies, il a été, au départ, apprécié de


manière assez négative : l ' O N U était une tribune utile et quelques progrès
avaient pu être réalisés grâce à elle, mais la structure et le poids qu'y ont les
pays développés ont été considérés c o m m e des freins.
Toutefois, l'accent a été mis sur deux points très positifs, le premier
étant la reconnaissance par les Nations Unies des mouvements de libération
agréés par l ' O U A ; ce fait avait permis d'inviter à la réunion des
représentants des mouvements de libération.
Les Nations Unies apportaient une aide directe à ces mouvements, par
exemple par l'intermédiaire de l'Unesco. E n outre, les Nations Unies
étudiaient attentivement l'action des sociétés multinationales en Afrique
australe.
Le rôle joué par l ' U R S S , avant la deuxième guerre mondiale, dans la
décolonisation de l'Afrique australe a été souligné : à la Société des Nations,
cette puissance a constamment proposé la condamnation des partis racistes
d'Afrique méridionale et l'application d'un boycott ; son exemple a été suivi,
après la deuxième guerre mondiale, par les autres pays socialistes.
L'accord était général sur l'idée qu'il n'a pas existé de pression
colonialiste de l ' U R S S et des pays socialistes et sur le caractère positif de leur
aide aux forces et aux mouvements d'indépendance et de libération en
Afrique méridionale. L'aide apportée, sous forme d'armes et de formation
militaire, aux mouvements de libération a été reconnue et appréciée.
U n e idée importante, stratégiquement parlant, a été proposée par un
expert mais elle n'a pas fait l'objet d'une véritable discussion. L'aide de
l ' U R S S aux fractions les plus radicales des mouvements de libération aurait,
selon un expert, divisé ces mouvements et les aurait affaiblis ; un autre
expert a simplement répondu que cette division était due aux manœuvres
impérialistes. Cependant, l'idée méritait d'être retenue au niveau de la
stratégie globale : l'appui ouvert à une minorité agissante ne risque-t-il pas
de diminuer les chances d'alliance de celle-ci avec d'autres classes en vue de
développer la lutte armée avec succès ? Cet appui n'accroît-il pas, au
contraire, par sa netteté, les chances d'une révolution socialiste radicale ?
C'est un vieux débat de la stratégie politique militaire et révolutionnaire des
partis communistes qui est réapparu ici, mais il n'a pas été abordé au fond.
Le titre proposé par le directeur de volume — « Les dilemmes des pays
occidentaux en Afrique australe, 1948-1977 — a été assez critiqué. Pour qui y
avait-il dilemme dans les pays occidentaux ? Fallait-il parler de « pays
occidentaux » ou de « pays capitalistes » ?
L'analyse était en général moins nuancée, plus globale. L'Occident
avait peur de perdre les capitaux énormes investis et son « pilier »
sud-africain. Ses moyens de pression et de « récupération » apparaissaient, à
certains experts, c o m m e toujours forts, malgré l'affaiblissement apporté par
168 Compte rendu des débals
de la réunion d'experts

deux guerres mondiales à l'Europe occidentale et le transfert de bon nombre


de ses responsabilités aux États-Unis. U n expert a annoncé un raidissement
très dangereux de la politique sud-africaine.
D'après certaines personnes, il existait en Occident des forces
favorables à la libération de l'Afrique méridionale ; mais ces forces n'étaient
pas considérées sans suspicion — par exemple le Conseil mondial des Églises
— puisqu'elles soutenaient la politique de compromis au Z i m b a b w e .
La question de la solidarité du tiers m o n d e vis-à-vis du problème de
l'Afrique australe n'a presque pas été discuté. Il a été simplement constaté,
globalement, que la majorité des États du tiers m o n d e , broyés par
l'économie de concurrence internationale, n'avait guère de moyens de
participer très activement à la libération de l'Afrique méridionale.
Quelques enquêtes ont été soumises à l'attention du directeur de
volume et du Comité scientifique international :
1. L'importance des investissements occidentaux en Afrique méridionale
nécessiterait un examen attentif : une réunion de travail a m ê m e été
proposée sur ce thème. U n expert a esquissé l'analyse chronologique
de l'expansion de ces investissements.
2. Les mines d'or constituent, en Afrique méridionale, u n point
économique d'importance décisive. Il a été rappelé qu'un représentant
d'un pays d'Afrique méridionale avait proposé aux Nations Unies que
ces mines soient mises à la disposition de l'humanité tout entière. Les
mines d'or sont aussi le lieu d'un travail très dur sur lequel il convient
de développer les enquêtes déjà réalisées.
3. U n e étude devrait aussi être consacrée aux terres dont la propriété a
été ravie aux Africains depuis le xvn e siècle.
4. L'analyse de la structure socioculturelle de l'Afrique australe devrait
être affinée ; la situation est probablement plus complexe dans cette
région que dans aucune autre du continent.
A u total, la discussion sur le thème de la décolonisation de l'Afrique australe
a laissé une impression d'inachevé et d'incomplet.
L'actualité très brûlante d u sujet, la présence à la réunion de
chercheurs qui étaient aussi des militants engagés dans les luttes dont il avait
été question expliquent certainement que les débats aient parfois pris un tour
plus idéologique et plus politique que proprement historique. Les historiens
présents ont tous, à un m o m e n t où à un autre, fait la remarque qu'il pourrait
s'agir, en l'espèce, d'un danger et qu'il fallait se défier des risques de
déformation de l'histoire pluridécennale envisagée à travers les passions et
les préoccupations du m o m e n t . Cette remarque vaudrait d'être approfondie
pour l'ensemble du volume et de faire l'objet d'un autre colloque. Aborder
l'histoire récente et actuelle n'est pas, s'agissant de questions aussi lourdes
d'implications mondiales, chose aisée.
Compte rendu des débats 169
de la réunion d'experts

L e Comité scientifique et le directeur de volume devraient garder ces


faits en mémoire, lors de l'établissement définitif de la table des matières, et
tenir compte aussi de la d e m a n d e réitérée de plusieurs experts, que la
dimension historique évolutive et l'étude structurelle attentive ne soient pas
absentes de ce volume si l'on voulait lui donner consistance, sérieux et durée.

La décolonisation de la Corne de l'Afrique


L e débat — il ne pouvait en être autrement — a été dominé, dans une large
mesure, par les difficiles relations entre l'Ethiopie et la Somalie. Les thèses
en présence sont rappelées dans les documents préparatoires ; elles sont,
dans leurs grandes lignes, connues.
Il n'est pas apparu d'issue aisée pour ce conflit toujours ouvert ; mais
l'idée de chercher une solution dans la voie d'une fédération des peuples de
la Corne de l'Afrique a été proposée à plusieurs reprises.
A u c u n expert n'a proposé de solution permettant de satisfaire les
revendications somaliennes. Certains experts ont au contraire souligné que,
menacée de d é m e m b r e m e n t , l'Ethiopie avait eu raison de faire appel à l'aide
extérieure pour résoudre ce problème vital. L e prix de l'attaque militaire
somalienne avait, semblait-il, été considérable pour les deux pays et pour
leurs populations.
A u cours de ce débat, une première et large discussion a porté sur la
nature et les formes des aides étrangères en Afrique.
L e point de vue a été formulé que le rôle joué par C u b a en Afrique
australe contribuait à la libération mais que, dans la Corne de l'Afrique, ce
rôle était qualitativement différent, car, en l'occurrence, des troupes
étrangères aidaient à décider l'issue d'un conflit entre Africains. Il a
également été affirmé que, dans le cadre de la décolonisation, l'Afrique
devrait cesser de dépendre des puissances extérieures pour régler ses conflits.
C e point de vue a été vivement contesté par plusieurs participants. A u
contraire, ont-ils déclaré, tout pays souverain a le droit de recourir à l'aide
d'autres pays lorsque son territoire est en danger. E n tout état de cause, la
présence de troupes étrangères était la conséquence d'autres problèmes
africains. L'attention a également été appelée sur l'emploi de troupes
occidentales dans des conflits c o m m e ceux du Shaba et du Tchad.
E n ce qui concerne le rôle de l'Union soviétique, il a été souligné que,
depuis très longtemps, ce pays soutient l'intégrité territoriale des États
africains. L ' U R S S s'est opposée à la sécession du Katanga au C o n g o , à celle
du Biafra au Nigeria et au séparatisme du Soudan méridional. Son rôle en
Ethiopie était conforme à cette tradition.
La recherche d'une solution du conflit somalo-éthiopien n'étant pas du
ressort de la réunion et le désir de ne pas en aggraver la violence étant
170 Compte rendu des débats
de la réunion d'experts

évident chez les experts, ceux-ci ont préféré explorer des voies plus pro-
metteuses de paix.
U n exemple assez saisissant de l'acuité de certains problèmes mais
aussi de la possibilité qui existe de les résoudre a été fourni à propos de la
langue Somalie elle-même. L a République de Somalie en a fixé la graphie en
caractères latins voici plusieurs années ; cette langue écrite constitue la base
d'une alphabétisation rapide et d'un enseignement scientifique — marxisme
compris — en langue nationale. Après la révolution éthiopienne, la décision
de reconnaître l'égalité des huit langues parlées en Ethiopie ayant été prise,
la graphie amharique a été utilisée pour écrire ces langues : la chose a
évidemment été vivement ressentie en milieu somali.
U n tel exemple montre probablement à la fois combien les oppositions
peuvent être facilement exacerbées par une volonté d'affrontement, mais
aussi combien elles peuvent être apaisées dans un climat différent.
Les relations entre la Somalie et le Kenya n'ont fait l'objet d'aucune
analyse.
Pour l'Erythrée, l'opinion d'un expert a été que ce problème pourrait
trouver sa solution à partir du m o m e n t où les éléments d'oppression
linguistique, culturelle et religieuse, hérités des situations coloniales et
postcoloniales passées, auraient disparu. Si le gouvernement éthiopien tenait
ses engagements, l'idée de sécession devrait disparaître en Erythrée.
Au-delà des analyses de situation, la majorité des experts a estimé que
la décision de l ' O U A concernant l'intangibilité des frontières africaines
jusqu'à la libération complète du continent était la solution la plus sage. S'il y
a eu discussion des mots « nationalismes ethniques » proposés par le
directeur de volume, la tendance dominante parmi les experts était de
chercher à rendre les frontières « non opérantes », pour qu'elles ne briment
plus les peuples, par des efforts d'association et d'unification.
L e débat s'est automatiquement déplacé, à partir des questions
soulevées, vers un effort de clarification de la position des gouvernements en
cause par rapport au socialisme ou au progressisme.
Il a été mentionné que l'œuvre du gouvernement somalien était
importante en matière d'alphabétisation, d'enseignement, d'unification
nationale, d'émancipation de la f e m m e et de réforme de l'héritage.
D e s résultats comparables ont été portés au crédit du gouvernement
révolutionnaire éthiopien en matière d'égalité linguistique et de développe-
ment de l'instruction pour les enfants des classes pauvres, de séparation de
l'Église et de l'État, d'accession à l'égalité des musulmans, de réforme
agraire. Sur ce dernier point et sur l'enseignement, des informations précises
ont été fournies au directeur du volume VIII et enregistrées par tous les
experts présents avec beaucoup d'intérêt.
D e s réserves ont été faites sur les relations du gouvernement éthiopien
Compte rendu des débats 171
de la réunion d'experts

avec les syndicats et les étudiants et des questions ont été posées sur la place
de l'intelligenzia dans la vie politique éthiopienne.
Il ressortait de ce tableau assez contrasté que de gros problèmes
existaient en Ethiopie où s'est produit rapidement le passage des structures
économiques et sociales archaïques que connaissait l'empire à une société
traversée de contradictions et où les réformes se sont développées
radicalement. L'analyse de la structure sociale éthiopienne et des rapports
entre les classes et le pouvoir d'État n'a pu être poussée très loin. C e fait a été
déploré par plusieurs experts qui ont estimé impossible de tenter un examen
sérieux de la situation éthiopienne en l'absence des études de base et
s'agissant d'une société qui a subi beaucoup de transformations en très peu
de temps.
C o m m e dans le cas de l'Afrique australe, l'attitude de l ' O U A a été
diversement appréciée. D o n n é e parfois c o m m e une organisation représenta-
tive de la petite bourgeoisie africaine, l ' O U A a été d'autre part considérée
c o m m e l'un des éléments clés pour la solution du conflit somalo-éthiopien.
C e conflit était interne à l'Afrique ; il est souhaité qu'il soit réglé entre
Africains.
L ' O U A avait apporté une contribution qui pourrait se révéler positive
au règlement des conflits en Afrique lorsqu'elle avait lancé à Khartoum,
quelques semaines avant la réunion, l'idée d'un c o m m a n d e m e n t militaire
africain unifié.
U n e autre question intéressante a été soulevée à propos de l'influence
exercée par Haïlé Sélassié sur la constitution et le fonctionnement de
l ' O U A ; qu'en était-il de l'héritage laissé par l'empereur déchu et quelle était
l'influence de l'Ethiopie sur l ' O U A ?
Il y a eu un échange de vues sur la politique de rapprochement entre le
Moyen-Orient et la Corne de l'Afrique. Bien que cette dernière ne soit pas
aussi bien dotée que l'Afrique australe sur le plan économique, elle influe
sur les voies d'approvisionnement d'importance vitale qui relient le m o n d e
occidental au Moyen-Orient. Sa valeur stratégique s'est progressivement
accrue au cours de la période couverte par le volume VIII. Les principales
étapes de cette évolution ont été les conséquences de la guerre de Suez de
1956, l'occupation par Israël de territoires arabes après la guerre de 1967, les
conséquences de l'embargo pétrolier décidé par les États arabes en 1973, et
le pouvoir croissant de l ' O P E P . Ces événements ont fait apparaître plus
clairement à l'Ouest en particulier l'importance de la Corne de l'Afrique
dans l'économie mondiale.
Les informations apportées par les experts sur la situation dans l'océan
Iadien n'ont permis que de recenser les bases françaises, anglaises et
américaines dans cet océan, sans clarifier pour autant les rapports
d'ensemble de la Corne de l'Afrique avec l'océan Indien.
172 Compte rendu des débats
de la réunion d'experts

Il a cependant été proposé qu'une enquête soit m e n é e sur la situation


navale des grandes puissances dans cet océan.
U n expert a insisté sur l'intérêt, pour les états maritimes de la Corne de
l'Afrique c o m m e pour ceux d'Afrique méridionale, de participer activement
à la « décolonisation du droit de la m e r » et d'étudier l'exploitation de leurs
ressources maritimes.
U n e discussion plus féconde aurait probablement pu résulter de la
constatation que la modification de la situation interne et internationale de
l'Ethiopie avait entraîné la multiplication des interventions étrangères en
Afrique. L'accent a été mis sur l'importance économique, sociale et par
conséquent politique des achats d'armes pratiqués massivement, parfois à
rencontre de leurs projets de développement, par certains États africains.
D e m ê m e , l'accent a été mis sur les difficultés qui peuvent naître à la fois, et
contradictoirement, de l'armement du peuple sans encadrement suffisant et
de son désarmement par u n pouvoir soucieux de stabilité.
Certains experts ont estimé que trop d'importance avait été attachée à
la venue de militaires cubains en Afrique et qu'il conviendrait de mettre en
parallèle non seulement la participation cubaine à des opérations pacifiques
— par exemple l'éducation en Guinée équatoriale ou en Angola — mais aussi
la grande activité des Brésiliens dans plusieurs régions du continent.
A propos des problèmes idéologiques et en débordant le cadre de la
Corne de l'Afrique, certains experts se sont interrogés sur la manière dont
les États africains traitaient les « modèles extérieurs », en particulier ceux
de l'Occident. L'opinion m o y e n n e a été qu'il convenait de tirer le meilleur
parti de tous les apports extérieurs en se méfiant des dépendances globales et
exclusives.
A u total, le sentiment qui est ressorti de toute cette partie de la
discussion était que les experts africains étaient soucieux avant tout de
libération réelle et de l'intérêt à long terme des peuples.
U n expert a soulevé une dernière question qui ne peut laisser
l'historien sans réaction : il a constaté avec une certaine inquiétude que les
« chefs historiques » de l'Afrique disparaissent les uns après les autres sans
laisser apparemment de successeur à leur taille. O n pourrait se poser la
question autrement et se demander si l'émergence progressive des peuples
africains n'est pas en train de faire de ces peuples les « nouveaux héros » de
l'actuelle période de l'histoire africaine, guidés par des leaders plus proches
d'eux et apparemment moins prestigieux, dans un premier temps, que leurs
prédécesseurs.
Achevant les débats par quelques considérations plus générales, les
experts ont souhaité que soit examinée, dans le volume VIII, la possibilité
pour les Africains de se libérer de l'espace « aliéné » dans lequel ils vivent
dans les villes et dans les campagnes.
Annexes
1. Allocution du représentant
du Directeur général de l'Unesco

Monsieur l'ambassadeur, président de la Commission nationale


polonaise pour l'Unesco,
Monsieur le représentant du recteur,
M e s d a m e s , messieurs,

L'un des faits majeurs du m o n d e contemporain est la décolonisation de l'Afrique.


La Société des Nations, puis les Nations Unies ont progressivement élaboré,
développé et érigé en règle générale du droit le principe du droit des peuples à
disposer d'eux-mêmes sous la forme de l'autodétermination politique, mais aussi
économique et culturelle. E n effet, la pratique des Nations Unies a dégagé un droit de
la décolonisation en explicitant les dispositions générales de la Charte, par l'adoption,
le 14 décembre 1960, de la résolution 1514 ( X V ) , « Déclaration sur l'octroi de
l'indépendance aux pays et aux peuples coloniaux », qui affirme : « La sujétion des
peuples à une subjugation, à une domination et à une exploitation étrangère constitue
un déni des droits fondamentaux de l'homme, est contraire à la charte des Nations
Unies et compromet la cause de la paix et de la coopération mondiales... » « Tous les
peuples ont le droit de libre détermination ; en vertu de ce droit, ils déterminent
librement leur développement, leur statut politique et poursuivent leur développe-
ment économique, social et culturel. » Cette résolution devint l'instrument d'action
du Comité des 24 appelé « Comité de décolonisation ».

D'autres déclarations et pactes internationaux ont contribué à la reconnais-


sance et à l'affermissement de ce principe, qui est devenu une véritable règle
juridique.
C'est forts de cette règle du droit positif international que les peuples de
Zambie, du Malawi, du Botswana, du Lesotho et du Swaziland, de Somalie puis
récemment de Djibouti, de l'Angola et du Mozambique ont reconquis leur
souveraineté internationale ; c'est en vertu de cette règle aussi que se poursuivent la
lutte armée des mouvements de libération et l'action diplomatique des Nations Unies
et de l ' O U A au Z i m b a b w e , en Namibie et en direction de l'Azanie.
M e s d a m e s , messieurs, YHistoire générale de l'Afrique en cours d'élaboration
sous les auspices de l'Unesco est une grande œuvre qui embrasse l'Afrique tant dans
l'espace, c o m m e entité continentale, que dans le temps puisqu'elle couvre la période
allant des origines de l ' h o m m e à nos jours, à 1980 peut-être. Aussi s'intéresse-t-elle à
la question de la décolonisation de l'Afrique, en particulier celle de la Corne de
l'Afrique et de l'Afrique australe, reflet des rapports de force dans la vie
176 Annexes

internationale, l'Afrique s'avérant le point focal des tensions internationales


actuelles. Cette histoire dramatique qui défie la conscience humaine, la communauté
internationale et le droit des gens sera analysée et traitée dans le volume VIII,
« L'Afrique depuis la guerre d'Ethiopie, 1935-1980 », de YHistoire générale de
l'Afrique, dont le directeur, le professeur Ali Mazrui, sera l'un des principaux
animateurs du présent colloque.
L'étude de la décolonisation de l'Afrique australe et de la Corne de l'Afrique
nous permettra d'appréhender, de la façon la plus rigoureuse possible, l'histoire
contemporaine aussi bien dans ses facteurs internes que dans ses dimensions
régionales (répercussions de la décolonisation sur le développement économique et
politique des pays environnants) et internationales. U n e telle perspective implique
une démarche pluridisciplinaire associant historiens, sociologues, politicologues,
économistes et internationalistes ; nous s o m m e s heureux de vous saluer et de vous
remercier, messieurs les experts, qui avez si aimablement répondu à l'invitation de la
Pologne et de l'Unesco, vous, spécialistes de différentes disciplines qui concourent à
dégager une histoire totale et vivante. Nul doute que vous examinerez tous les aspects
de la décolonisation : le processus lui-même, les modalités, par exemple, sur le plan
interne, la logique et la dynamique des bantoustans, les mouvements de libération
nationale — leur composition sociale, leur impact dans les pays concernés et en
Afrique, leur évolution, leurs mutations internes, les raisons, par exemple, de leur
radicalisation, les fondements socio-économiques de leur lutte, les causes de leurs
succès ou de leurs échecs éventuels, la contribution des Noirs de la diaspora et des
exilés politiques... E n outre, c o m m e vous le suggère le professeur Mazrui dans l'ordre
du jour qu'il propose, vous aurez à étudier le rôle des Nations Unies dans la
décolonisation de l'Afrique australe. Il y aurait lieu d'examiner, outre l'action
diplomatique, la lutte contre l'apartheid, les sanctions économiques et leur
application effective, les autres formes de concours que les Nations Unies et leurs
institutions spécialisées telles que l'Unesco apportent aux mouvements de libération
dans la formation des jeunes cadres qui prendront en charge la décolonisation. E n
effet, pour les Nations Unies, la décolonisation va bien au-delà de la proclamation de
l'indépendance politique, elle implique pour chaque peuple l'autodétermination, la
libre définition et le choix conscient de son projet de société, en vue de son
épanouissement sur le plan politique, certes, mais également économique, social et
culturel.
Aussi conviendrait-il, tout en procédant à une analyse scientifique aussi
rigoureuse que possible du p h é n o m è n e de la décolonisation, et notamment de l'action
des mouvements de libération, de ne pas négliger la dimension politique, idéologique
de leur lutte. E n effet, u n e analyse des discours politiques et du système
organisationnel peut permettre d'appréhender l'idéologie qui anime la lutte de
libération ainsi que le projet de société que portent les mouvements de libération,
leur problématique de la construction nationale, ce qui pourrait permettre de mieux
saisir les jeux subtils des grandes puissances, dictés par leurs intérêts stratégiques,
économiques ou idéologiques et l'action insidieuse des multinationales bien au fait de
la résolution 1803 (XVII) des Nations Unies en date du 14 décembre 1962,
« Souveraineté permanente sur les ressources naturelles », et qui proclame : « L e
droit de souveraineté permanente des peuples et des nations sur lesrichesseset leurs
Annexes 177

ressources naturelles doit s'exercer dans l'intérêt du développement national et du


bien-être de la population de l'État intéressé. »
M e s d a m e s , messieurs, l'analyse du phénomène de la décolonisation, nous
l'avons vu, incite à dépasser la seule accession à la souveraineté internationale. Les
douloureux événements qui secouent encore la Corne de l'Afrique rappellent à
l'historien et à l'internationaliste la difficile question du droit des peuples à disposer
d'eux-mêmes, ainsi que l'épineux problème des nationalités et des frontières, alors
m ê m e que les Nations Unies et l ' O U A , s'accordant pour imposer la règle uti
possidetis juris, à savoir le principe de l'intangibilité des frontières héritées de la
colonisation, croient la cause entendue. Assurément, le volume VIII aura à traiter
d'autres cas similaires d'irrédentisme et de conflits de frontières...
M e s d a m e s , messieurs, le présent colloque est le premier d'une série qui doit,
conformément aux décisions du Comité scientifique international pour la rédaction
d'une Histoire générale de l'Afrique, précéder la rédaction du volume VIII dont la
table des matières sera arrêtée dans sa forme définitive à l'une des prochaines sessions
du comité.
Outre les questions de méthodologie — comment écrire l'histoire contempo-
raine de l'Afrique ? — certains thèmes feront l'objet de recherches et de
consultations scientifiques, par exemple :
L'Afrique et la seconde guerre mondiale.
Le rôle joué aujourd'hui par la survivance ou la résurgence du passé précolonial de
l'Afrique traditionnelle sur le plan sociopolitique et culturel, ainsi que dans le
cadre des expériences socialistes.
L'édification nationale, les problèmes nationaux et les problèmes de nationalité, ainsi
que le rôle des langues africaines à cet égard.
L a continuité ou la discontinuité des formes de la vie politique africaine.
Existe-t-il une « opinion publique » en Afrique ? Quel est le rôle des moyens de
grande information ? Etc.

Ces différents séminaires ou colloques devront permettre de mettre à la disposition


des futurs rédacteurs du volume VIII des matériaux inédits et fécondants qui donnent
une vue comprehensive et enrichissante de l'histoire de l'Afrique. C e sont de tels
éléments que nous attendons de votre colloque. Je suis convaincu, connaissant les
compétences et les travaux des uns et des autres, réunis à ce carrefour des sciences
humaines, historiens, politicologues, sociologues, internationalistes et protagonistes
de la décolonisation — j'ai n o m m é les représentants de la Z i m b a b w e African
National Union ( Z A N U ) et d u Pan-Africanist Congress ( P A C ) — que vous
proposerez à la jeunesse africaine, à laquelle est destinée au premier chef l'Histoire de
l'Afrique, une perception vivante et instructive de l'histoire. Soyez-en à l'avance
remerciés.
Je ne saurais terminer sans exprimer aux autorités polonaises, à la Commission
nationale polonaise pour l'Unesco, à l'Université de Varsovie, au n o m du directeur
général de l'Unesco, A m a d o u Mahtar M ' B o w , et en m o n n o m personnel, notre
profonde gratitude pour avoir bien voulu organiser, en coopération avec l'Unesco, la
présente réunion.
C'est la preuve que des h o m m e s appartenant à des continents différents, à des
178 Annexes

aires culturelles différentes mais animés par le m ê m e idéal, l'homme, par la m ê m e


volonté, peuvent se retrouver, dans le cadre des Nations Unies et de leurs institutions
spécialisées, en l'occurrence de l'Unesco, pour travailler avec objectivité et honnêteté
à la recherche de la vérité historique, en vue d'une meilleure compréhension entre les
peuples et les nations, en jetant une lumière nouvelle sur le passé, le vécu et le présent
de l'Afrique et sur ses relations avec les autres peuples et continents. Je voudrais en
particulier dire un amical merci au professeur Pióro qui a été le maître d'œuvre de
cette réunion.
Mesdames, messieurs les experts, je souhaite plein succès à vos travaux.
Maurice Glélé
2. Liste des participants à la réunion

Said Yusuf Abdi, 1580 Logan 37, Denver, Colorado 80203 (États-Unis d'Amérique).
J. F. A d e Ajayi, International African Institute, 210 High Holborn, London W . C . 1
(Royaume-Uni).
B . W . Andrzejewski, 15 Shelley Court, Milton Road, Harpenden, Herts, A L 5 5 L L ,
(Royaume-Uni).
M ™ T . Buttner, Université Karl Marx, Centre d'études sur l'Afrique et le
Moyen-Orient, 701 Leipzig, Karl-Marx Platz 9 (République démocratique
allemande).
David Chanaiwa, History Department, California State University, Northbridge,
California 91364 (États-Unis d'Amérique).
Apollon Davidson, Institut d'histoire générale, Académie des sciences de l'URSS, 19
Dmiti Ulianoff Street, Moscou (URSS).
Jean Dévisse, 14, avenue de la Porte-de-Vincennes, 75012 Paris (France).
E d m o n d Jouve, chargé de conférences au département de science politique de
Paris-I, 3, rue Marié-Davy, 75014 Paris (France).
Artem Letnev, Institut africain, Académie des sciences de l'URSS, 16 Starckonuche-
ny, Moscou ( U R S S ) .
M . Malinowski, Université de Varsovie, Varsovie (Pologne).
M m e Joanna Mantel-Niecko, Al. Wojsha, 01-554 Varsovie (Pologne).
Christian Maehrdel, Université Karl Marx, Centre d'études sur l'Afrique et le
Proche-Orient, Karl-Marx Platz, 701 Leipzig (République démocratique
allemande).
E . K . Mashingaidze, National University of Lesotho, P . O . R o m a (Lesotho).
Ali A . Mazrui, Centre for Afroamerican and African Studies, University of
Michigan, A n n Arbor, Michigan 48109 (États-Unis d'Amérique).
Jan Milewski, Ul. Czesnika 12/18 m . 2 , 02-929 Varsovie (Pologne).
E . L . Ntloedibe, P A C , Box 2412. Dar es Salaam (République-Unie de Tanzanie).
Richard Pankhurst, 22 Lawn Road, London N W 3 2 X R (Royaume-Uni).
Zygmunt Pióro, Chocimska 33-1 5 Varsovie 00-791 (Pologne).
Jerzy Prokopczuk, Polish Institute of International Affairs, Warecka la, P . O . Box
1000, Varsovie (Pologne).
Nathan Shamuyarira, Patriotic Front ( Z A N U ) , caixa postal 743, Maputo (Mozam-
bique).
M . T . Tymowski, Université de Varsovie, Varsovie (Pologne).
180 Annexes

B . Winid, Département de géographie, Université de Varsovie, Kvakowskie -


Pnedmiescie 26, Varsovie (Pologne).
Hagos Gebre Yesus, 6254 Cedar Street, Halifax. Nova Scotia B 3 H 2 K 2 (Canada).

Secrétariat de l'Unesco
Maurice Glélé, chef de la section « Cultures africaines », Division des études des
cultures (Secteur de la culture et de la communication).
Monique Melcer, Division des études des cultures.
[II 28] C C . 80/XXX. 5/F

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