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LEEDS UNIVERSITY LIBRARY

Classmark:

mmi
6- M
0106 03 2264
*
The U titrersi ty Library

Leeds

The Blanche Leigh Collection

of Cookery Books
The Gift of Mrs. Leigh
!
939
Un grand gastronome
disparu :

Paul Tendret
U Académie des Gastronomes vient de
perdre l'un de ses fondateurs, qui fut
un grand « honnête homme » au sens
que le xvn* siècle donnait à ce mot, et
l’un des plus exquis gourmets de
Fronce.
Paul Tendret, censeur de la Banque
de France, ancien maire de Bclley, re-
présentait à l’Académie la patrie de
Brillat-Savarin. Il en était digne par la
sûreté parfaite de son goût, par sa char-
mante urbanité, par la grâce de son ac-
cueil.
Il était le fils de Lucien Tendret, un
des maîtres de la Gastronomie, et l’au-
teur de ce rare et parfait chef-d’œuvre
La cuisine au pays de Brillat-Savarin.
Dans son, .château de Ceyzericu, dont
l’ordonnance était une sûre merveille du
goût français le plus délicat, Paul Ten-
dret savait recevoir avec le faste sans
prétention et la politesse exquise et raf-
finée des grands seigneurs de jadis.
Il se sentait vraiment, selon la for-
nulc de LSrillal-Sauarm « responsable
du bonheur des scs hôtes » durant tout
le- temps qu'ils passaient sous son toit.

Ilsavait comme personne commander


et ordonne / un repas. Il était l’a-pôtrc de
cette adhiirable cuisine bressane, si
pleine de nuances, si discrète et si fine
Causeur spirituel et érudit, il savait en-
tretenir autour de sa table, cette atmos-
phère de bien-être et de courtoisie qu’on
ne trouve plus que dans la vieille France,
j

Il laissera le souvenir d’un esprit rare

et distingué et d’un parfait gentilhomme.


'
Digitized by the Internet Archive
• in 2015
/

https://archive.org/details/b2152533x
Y

LUCIEN TE N DU E T
Avocat a Beli.ey

LA TABLEAU PAYS DE

BRILLAT-SAVARIN
« L'homme a créé l’art culinaire, il ne

mange pas comme une bûte il déjeune , ,

il dîne , il soupe. »
La Bêle ,

Chbrrulibz

BELLE
LOUIS BAILLY FILS, ÉDITEUR

1892
ERRATA

Page 15(5, sixième ligne, après ces mois : à l'aide

d’une cuiller d’argent, ajoutez : « pendant cinq


minutes. »

Page 215, dixième ligne, lisez : Au siècle dernier,

les chanoines de Belley, comme autrefois les prêtres

de Memphis, conservaient secrètement les principes


de la science et la vraie méthode de manger les

petits oiseaux; elle fut confidentiellement transmise

à M. Brillat-Savarin par le chanoine Charcot, gour-


mand par état et gastronome parfait, trente ans avant
(pie le mot fût connu.

Prenez par le hec un petit oiseau, etc., etc.


LA TABLE
AU PAYS DU BRI LLAT-SAVARIN
JUSTIFICATION DES TIRAGES DE LUXE

Numéros.
exemplaires sur papier du Japon des manufac-
tures impériales 1 à 6

0 exemplaires sur papier de Hollande de van


Gelder 7 à 76

MACON, rllOTAT FRERES ,


IMPRIMEURS
T

<L_
LUCIEN TENDUE .. . V

Avocat a Beleey

LA TABLEAU PAYS DE

BB1 LLAT-SAVAB1N
« L’homme a créé l’art culinaire, il ne

mange pas comme une bCte il déjeune, ,

il dîne , il soupe. »

La Bcte ,

CllBRIIULIEZ

BELLEY
LOUIS BAILLY FILS, ÉDITEUR

1892
PRÉFACE

« Aux choses folles qui ne rit pas baille;


qui ne se livre pas résiste ;
qui raisonne se
méprend, et qui veut rester grave en est
maître. »
ToprFEit.

J’adresse ce livre aux gourmands du Bugey,


Les profanes ne s’élèvent pas jusqu’à la gastrono-
mie, et, pour la plupart des hommes, un rôti de
gibier n’est que de la viande cuite, comme une
belle pelouse n’est, pour un mouton, qu’un
immense plat d’herbe.
Les pédants tiennent en mépris la bonne
chère, ils diront que mon livre n’a pas l’utilité

du Traité du Sublime de Longin, et que ma


cuisine ne vaut pas celle du Banquet de Platon ;

mais je me garderai de rompre des broches


avec eux, craignant d’ètre empalé par un de ces
maladroits.
Je veux seulement rappeler ici une anecdote
rapportée par le duc de Saint-Simon dans ses
M émoires :

« Le chevalier Temple, qui a également figuré


G PRÉFACE

avec la première réputation clans les lettres et

dans les sciences, et clans celles de la politique


et clu gouvernement, rencontra un matin le duc
de Chevreuse clans la galerie de Versailles et
les voilà à raisonner machines et mécaniques.
M. de Chevreuse, qui ne connaissait point
d’heure quand il raisonnait, le tint si longtemps
que deux heures sonnèrent. À ce coup d’hor-
loge, M. Temple interrompt M. de Chevreuse
et le prenant par le bras : — Je vous assure,
monsieur, lui dit-il, que de toutes sortes de
machines, je n’en connais aucune h l’heure qu’il

est qui soit aussi belle qu’un tourne-broche ,


et

je m’en vais tout courant en éprouver reflet.

« Là dessus il lui tourna le dos et le laissa fort

étonné qu’il pût songer à dîner »

J’ai marqué, pour les sauver de l’oubli, quelques


recettes de l’ancienne cuisine bourgeoise de
Belley, la ville où naquit Brillat-Savarin ;
je les

ai recueillies dans ces rares maisons où le four-

neau n’a pas remplacé le potager et où l’on voit


encore l’antique tournc-broche dont nos ancêtres
écoutaient le bruit cadencé en rôtissant les

beefigues de septembre et les grives de l’au-

tomne.
CUAPITRE I

LA SCIENCE CULINAIRE

« Qui jamais eût. pu croire, depuis la


simple ration d’Adam, que la cuisine évo-
querait assez de ressources pour former
une science. »
Lokd Byron, Don Juan, chant xv.

La philosophie établit la dualité de notre nature :

« Il ne faut pas nous méconnaître, dit Pascal, nous


sommes corps autant qu esprit. »
L’homme doit conserver sa santé, s’il veut avoir
l’entière possession de ses facultés intellectuelles et
physiques. Son corps est le temple de son esprit,
et comme l’a dit Voltaire : « 11 est triste pour les

dieux d’habiter des ruines. »

Le corps est entretenu et fortifié par la nourriture,

le sage doit donc connaître les aliments, leur rôle


dans l’économie animale, et savoir choisir ceux dont
il convient d'user suivant les saisons, les climats,
les tempéraments et les professions.

Les vins et les mets ont une action directe sur nos
facultés, ils engendrent la gaieté ou la tristesse,
surexcitent l’intelligence et nous prédisposent aux
bons ou aux mauvais sentiments. Dans le premier
8 LA SCIENCE CULINAIRE

livre des Lois ,


Platon fait parler l’Athénien en ces
termes : « Je te prie de me dire si l’effet du vin n’est
pas de donner un nouveau degré de vivacité à nos
plaisirs, à nos peines, à nos colères, à nos amours. »

L'un des personnages de la tragédie d 'Henri IV de


,

Shakespeare, s’écrie : « Versez-moi un bon verre de


vin, afin de donner du feu à rues yeux, il faut que je
sois en colère, je veux parler comme le roi Cam-
byse. » Vauvenargues a dit aussi : « Un peu de
café après le repas fait qu’on s'estime. »

Des moralistes sévères ne souffrent pas qu’on


donne de l’importance à la préparation des mets, ils

blâment les délicatesses de la table et prônent la

femme de Phocion accommodant les légumes à l’eau

claire. « Ragoûts, liqueurs, entrées, entremets, tous


mots qui devraient être barbares et inintelligibles

en notre langue, » dit La Bruyère, mais on pourrait


lui répondre en citant celte phrase de son chapitre
De l'homme : « La première chose qui arrive aux
hommes après avoir renoncé aux plaisirs, ou par
bienséance, ou par lassitude, ou par régime, c’est
de les condamner dans les autres : il entre dans
cette conduite une sorte d’attachement pour les
choses mêmes que l’on vient de quitter; l’on aime-
rait qu’un bien qui n’est plus pour nous ne fût plus
aussi pour le reste du monde : c’est un sentiment
de jalousie. »
LA SCIENCE CXJLINAIIIK 9

Jean-Jacques Rousseau prétend qu’il n’y a qu’un


sens aux affections duquel rien de moral ne se mêle :

c’est le goût. Aussi « la gourmandise, dit-il, n’est

jamais le vice dominant que des gens qui ne sentent


rien ». Cependant, dans sa lettre à d’Alembert, il fait

l'éloge du vin et dit que : « pour une querelle pas-


sagère qu’il cause, il forme cent attachements
durables. » Dans ses Confessions, il avoue aimer à
manger sans être avide ;
être sensuel sans être

gourmand, et, en traversant un hameau, il éprouve


du plaisir à humer la vapeur d’une omelette au
cerfeuil. Rousseau est un sophiste, il a plus de
goût que de jugement, il était gourmet et lettré, et

il a médit de la gourmandise et des lettres.


Il ne s’agit point s’il faut se préoccuper davantage
de la nourriture du corps que de celle de l’iîme,
mais s’il est honteux de chercher la perfection en
toute chose. Faire un dieu de son ventre est mépri-
sable, mais les eunuques du goût sont aussi à
plaindre que ceux du sérail, les premiers n’ont pas
de palais, on sait assez ce qui manque aux seconds.
La galanterie n’est pas la débauche, le gourmet
n'est pas le glouton, et, comme l’a dit Cicéron dans
son livre De l'orateur, c’est une folie de manger
des glands quand on a du blé. Les casuistes ont
classé la gourmandise parmi les péchés capitaux ;

mais si elle n’est pas ce vice de boire jusqu’à l’ivresse


10 LA SCIENCE CULINAIRE

ou de manger jusqu’à l’excès, elle mérite d’être au


rang des vertus théologales. Les passions réglées et

retenues dans leur voie deviennent des vertus,


aucune n’est plus magnifique, plus noble et plus
utile que la gourmandise. Elle recherche toutes les

élégances et toutes les courtoisies qui font le charme


des relations sociales; elle emploie toutes les pro-
ductions les plus excellentes de l’eau, de la terre et

du ciel ;
elle met en œuvre tous les beaux-arts : la

musique pour charmer l’oreille du convive, la pein-


ture et la sculpture pour décorer la salle des festins;
l’ouvrier tisse pour elle les linges les plus fins,
sculpte les meubles les plus riches et ciselle les
métaux les plus précieux; Sèvres lui prépare les

chefs-d’œuvre de la céramique et Baccarat lui taille

des vases et des coupes de cristal pour les vins


rutilants comme les pierres précieuses.
La gourmandise contribue à l’œuvre de la civili-
sation, elle est peut-être la seule passion ne laissant

après elle ni remords, ni chagrin, ni souffrance.

Montaigne raconte que les grands chefs de guerre


et les grands philosophes n’ont pas dédaigné l'usage
et l’étude d’un lion traitement à table; la science
culinaire n’est donc pas indigne d’occuper de simples
mortels. « Je ne veux pas que l’esprit s’y cloue, ni
qu’il s’y veautre; mais je veux qu’il s’y applique,
qu’il s’y seye, non qu’il s’y couche. » Le divin
,

LA SCIENCE CULINAIRE 11

Platon savait distinguer les défauts ou les qualités

des mets : « Si celui qui doit prendre sa part d’un


festin, écrit-il dans le Théetète, n’est pas versé dans

l’art culinaire, comment pourra-t-il juger de l’apprêt


des morceaux ? »

Une hutte de terre ou de bois suffisait à l’homme


pour l’abriter contre les intempéries de l’air, et

cependant il a construit des palais et des temples de


marbre. Un manteau de bure ou de peau de bêtes
pouvait couvrir son corps et le garantir du froid
et il a lissé des vêlements de pourpre et de soie.
Non content d’une nourriture qui répartit ses forces
et soutint sa vie, il a voulu des mets recherchés
pouvant flatter son goût. Seul des animaux, l'homme
se sert du feu et cuit ses aliments. « Dans l’ordre
immatériel, dit de Maistre, comme dans l’ordre
physique, l’usage du feu nous distingue de la brute
d’une manière tranchante et ineffaçable. »

Pour réaliser le beau, le peintre emploie la gamme


des couleurs, le musicien celle des sons, le cuisi-
nier celle des saveurs, et il est très remarquable
qu’il existe sept couleurs, sep t sons et sept saveurs.
Le beau et le‘ bon sont identiques, mais les impres-
sions passagères produites par l’œuvre du cuisinier
ou du musicien s’écoulent à mesure qu’on les éprouve
et si le tableau de la Transfiguration est immortel,
le ragoût des truffes à la Parisienne de Carême
12 LA SCIENCE CULINAIRE

dure le temps de le manger, comme les roses


le temps de les sentir. Le cuisinier n’en est

pas moins un artiste et s’il n’est pas au rang de


Polygnote et de Phidias, il a sa place et son rôle

dans une civilisation complète.


Les aliments dont les peuples se nourrissent et

les boissons dont ils s’abreuvent modifient leurs


mœurs, leur caractère et leur intelligence. Cabanis
et Hippocrate, avant lui, l’ont remarqué. Les
crétins goitreux, qu’on rencontrait autrefois dans
les montagnes de la Maurienne et du Valais, vivaient
presque uniquement de châtaignes, de laitage et de
pain fait de la farine noire de blé sai’rasin. Le Russe
n’est plus barbare depuis qu’il boit les grands vins
de France, « et Madame Cliquot a plus contribué à
policer la Russie que Pierre le Grand et ses succes-
seurs. » Le génie allemand est épais et nébuleux
comme la bière, l'esprit français est limpide et

pétillant comme le vin de Champagne, et l’on pour-


rait définir l’esprit la mousse de l’intelligence.

Les hommes se sont toujours réunis pour manger


ensemble, la table les a retirés de l’isolement, les a

contraints à se rapprocher les uns des autres, à se


communiquer leurs pensées et à s’enflammer pour
toutes les nobles causes. Tacite dans sa Gennania,
faisant remarquer que la réconciliation des ennemis,
l’alliance des familles, le choix des chefs, la paix et
LA SCIENCE CCLINAIHE 13

la guerre se traitent dans les festins, ajoute cette

réflexion : « Sans doute, parce qu’il n’est pas de

moment où les âmes soient plus ouvertes aux inspi-


rations de la franchise et à l’enthousiasme de la

gloire. » Joseph de Maistre exprime la même pensée


dans les Soirées de Saint-Pétersbourg : « Point de
traités, points d’accords, point de fêtes, point de
cérémonies d’aucune espèce, même lugubres, sans
repas. » Carême écrivait dans le Pâtissier pitto-
resque : « Lorsqu’il n’y a plus de cuisine dans le
monde, il n’y a plus de lettres, d'intelligence élevée
et rapide, d’inspiration, de relations liantes, il n’y a
plus d’unité sociale. » Et le cuisinier d’Etienne-
Denis Pasquier le chancelier disait avec raison :

« Le goût de la bonne société a disparu le jour où


l’on a remplacé les petits soupers par les soirées à

l’eau chaude. »

La princesse palatine duchesse d’Orléans raconte,


dans ses Mémoires que son ,
fils, Philippe le régent,
avait appris la cuisine en Espagne; aussi ce prince
fut le promoteur du grand mouvement culinaire qui
eut une influence si marquée sur celui des esprits.
La conversation française naquit dans les soupers
du xviii 0 siècle des salles à manger du régent, de
;

celles du président -Hénault, du baron Holbach et

de Madame Geoffrin sortit une société, à la vérité


sceptique et impie, mais tout empreinte d’urbanité
14 LA SCIENCE CULINAIRE

délicate et de cette ingénieuse et savante politesse


répandues depuis dans toute l’Europe et devenues
l’un des caractères distinctifs de la civilisation

moderne.
Les hommes d'esprit ne sont pas toujours gastro-
nomes, mais les gastronomes illustres ont tous été

des hommes d’esprit. Parmi les Anciens, on peut


citer Périclès, Cimon, Alcibiade, Lucullus, Horten-
sius et Cicéron ;
au xvii° siècle, Turenne et Laroche-
foucault; parmi les modernes, le maréchal de
Richelieu, BufFon, Grimod de la Reynière, le mar-
quis de Cussy, Boïeldieu, Talleyrand, Rossini, de
Fonlanes, Henrion de Pansey et Brillat-Savarin, ce
Chrysostôme des Pères de la table. La plupart de
nos bons écrivains sont des gourmets, mais je ne
veux nommer personne, de peur de blesser la

modestie de ceux que je nommerais et de manquer


aux autres en ne les nommant pas.
La cuisine savante et raffinée a toujours reparu
aux époques les plus glorieuses de l’histoire. Au
siècle de Périclès, Archestrate de Syracuse codifiait
les lois de la table, et, du temps d’Horace et de
Virgile, Apicius écrivait le premier Traité de gastro-
nomie. Au commencement de la Renaissance et alors

que les potagers des Médicis jetaient de si vives


lueurs sur l’Italie, les élégants et somptueux festins
du camp du Drap d’or firent comprendre à Wolsey
LA SCIENCE CULINAIHE 15

que la France voulait être la première dans les arts

de la paix. Sous Louis XIV, Vatel n’est pas moins


célèbre que son maître, le vainqueur de Rocroi, et si

la gloire n’est que de la fumée, Antonin Carême en


a fait autant que Napoléon.
Enfin, comme le dit Bossuet en parlant de l’his-

toire, quand la cuisine serait inutile aux autres


hommes, il faudrait encore l’apprendre aux princes,
aux diplomates, aux hommes d’étal et aux médecins.

« Tout sc fait en dînant dans le siècle où nous sommes,


Et c’est par les dîners qu’on gouverne les hommes. »

Les questions de la politique se traitent à table;


Monsieur de Talleyrand a souvent dû ses succès aux
savantes combinaisons d’Antonin Carême. Quand
Monsieur de Pradl, cardinal-archevêque de Malines,
fut envoyé à Londres à l’époque de la paix d’Amiens,
le chef de l’Etat lui dit : « Surtout, Monsieur, tenez
bonne table et soignez les femmes. » Et au moment
du Congrès de Vienne, M. de Talleyrand prenant
conge de Louis XVIII lui disait : et Que Votre Majesté
veuille bien me croire, j’ai plus besoin de casseroles

que d’instructions écrites. » M. Guizot assurait que,


pendant son ambassade à Londres, son cuisinier
avait été plus utile à sa politique que ses secrétaires,
et personne n’ignore que les puissantes facultés
œnophiles de M. Pouyer-Quertier lui ont plus servi
IG LA SCIENCE CULINAIRE

contre M. de Bismark que les théories de l’économie


politique.
Les médecins doivent étudier la cuisine pour con-
naître les divers éléments de la composition des
mets, la santé est le plus précieux des biens et si on
la conserve par l’alimentation, la science culinaire
est des plus utiles. Manger est un travail nécessaire,

qui fatigue beaucoup moins quand les comestibles

sont bien choisis. La faculté de connaître le lion et

de l'apprécier est le résultat d’une suite d’études et

de comparaisons réfléchies ;
on devient gastronome
comme on devient connaisseur des œuvres d’art;
aussi Brillat-Savarin a dit avec raison : « iN’est pas
gourmand qui veut. »

Le but de la cuisine est d’entretenir et de conser-


ver nos corps, son objet est la préparation des
substances pouvant devenir des aliments ou des
remèdes ;
elle garde le nom de cuisine si elle se
propose la préparation des aliments et prend celui
de pharmacie lorsqu’elle combine les médicaments.
Les progrès de la cuisine devraient rendre inutile
la pharmacie ;
le législateur ne s’occupe pas du
cuisinier, mais exige du pharmacien des con-
naissances variées et étendues, car l’homme est

moins soucieux de conserver sa santé que de la

recouvrer quand il l’a perdue. 11 y a six siècles,

d’après les règlements donnés en 12G0 à la confrérie


H

I. A SCIKNCU C1J [.INA I II 17

tics cuisiniers |tar Etienne Boileau, prévôt des mar-


cliancJs : « .Nul ne pouvait tenir estai on feneslre à

vendre cuisine, ipi il ne sut convenablement préparer


toutes sortes de viandes. » En l(>0d, Colbert donna
de nouveaux statuts à la communauté et le Parlement
les enregistra l’année suivante; l’article 2‘J porte :

« Que les traiteurs établis dans les faubourgs et

banlieues de Paris ni* pourront se* dire maîtres


qu'milanl qu'ils auront été examinés par des jurés
od hoc ,
et cela afin que ladite communauté demeure
dans l’estime que l’on a conçue à son égard. » Le
spirituel gourmet llenrion de Pansey, premier pré-
sident a la Cour de cassation, a rendu cet arrêt :

« Je ne regarderai point les sciences comme suffi-

samment honorées, ni convenablement représentées,


tant qu’un cuisinier ne siégera pas à la première
classe de I Institut, » et, s’adressant à Brillât-
Savarin, il ajoutait finement : « Ce n’est pas Y Esprit
des lois qui a ouvert les portes de l’Académie à
M. de Montesquieu. » Les lois nouvelles ont-elles
plus d esprit que les anciennes? Les ministres du
gouvernement actuel savent-ils mieux les préparer
que Lycurgue? A d autres de le dire, niais Lycurgue
laillit être tué par les Lacédémoniens indignés et
lurieux de la mauvaise cuisine qu il les contraignait
de manger dans les repas publics institués par lui,
c est ce que Plutarque nous apprend dans la Vie du
célèbre législateur. -i
18 LA SCIENCE CULINAIRE

La cuisine est à la fois un art et une science : elle

est un art quand elle cherche à réaliser le vrai ou le


beau appelés le bon dans l'ordre des idées culi-
naires. Comme science, elle tient à la chimie, à la
physique et à l’histoire naturelle. Ses axiomes s’ap-
pellent aphorismes; ses théorèmes, recettes, et sa
philosophie, gastronomie ou gastrosophie.
En résumé, la science culinaire peut fournir une
étude agréable et utile; ceux qui ont une profonde
indifférence pour les douceurs de la table sont ordi-
nairement tristes, sans aménité et peu aimables.
« Les gens d’esprit, dit Sainte-Beuve, qui mangent
au hasard et engloutissent pêle-mêle avec une sorte
de dédain ce qui est nécessaire à la nourriture du
corps, peuvent être de grands raisonneurs et de
hautes intelligences, mais ils ne sont pas des gens
CHAPITRE II

RICHESSES GASTRONOMIQUES DU BUGEY


« La fenêtre haute du dortoir du Collèg'e
de Belley la plus rapprochée do mon lit

ouvrait sur une verte vallée du Bugey,


tapissée de prairies. »
Lamartine, Confidences ,
livre VI.

Bcllcy est silué au milieu de nombreuses collines,


près du Rhône, des Alpes et du Jura. Dans celte
contrée, on trouve les silos les plus pittoresques et
les plus gracieux. Ici îles coteaux boisés ou couverts
de culture, de fraîches vallées, des rivières limpides,
d’immenses tapis de verdure; là, des torrents, des
chutes d’eau, des cascades, des lacs où se reflètent
les rochers environnants el les noires forêts de
sapins cjui descendent en pente. Pour cadre à ce
tableau, des montagnes bleuâtres se terminant en
dômes ou en flèches et, dans le fond, les Alpes dont
les glaciers pointus étincellent sous les rayons du
soleil.

Aucun pays" n’offre pour la table des provisions


plus variées.
Notre viande de boucherie est de bonne qualité, la

chair des moutons nourris dans les montagnes a le


parfum et la succulence de celle des agneaux de Pré-
20 RICHESSES GASTRONOMIQUES TIU BUGEY
Salé, les jambons préparés dans nos ménages sont
aussi appréciés que les plus renommés et l’ancien

saucisson de Belley vaut la mortadelle de Bologne.


Nos dindons n’atteignent pas la taille de ceux
du Berry, mais leur chair est plus line et plus
délicate. Sur nos marchés, on trouve des chapons,
des poulets et des canards finement engraissés.
Les écrevisses, les truites, les brochets abondent
dans nos rivières, et le lac du Bourget nous fournit
le lavaret, la perche et l’ombre chevalier. Sur nos
coteaux, dans nos bois et dans nos prairies, on ren-
contre le gibier-plume de toute espèce. Le rable
d’un lièvre de la Combe à la Done ou du rocher de
Talbacon est un morceau plus fin que le cuissot d’un
chevreuil. Les truffes, les morilles et les champignons
sont répandus à profusion dans nos bois ;
nous n’en-
vions ni le beurre d’Isigny, ni les fromages les plus
recherchés, et nos fruits et nos légumes ont la

saveur qu’ils acquièrent seulement sous certaines


latitudes de la zone tempérée.

Les vins de Virieu, de Manicle, de Pontet et de


Culoz vieillissent plus longtemps que nous, et s’ils

n’ont pas le bouquet de ceux des grands crus de la

Bourgogne et du Bordelais, ils ont cependant des


arômes enchanteurs et laissent la bouche fraîche et

le cerveau libre.
Ces lignes ont été écrites, il
y a de longues
RICHESSES GASTRONOMIQUES DU BUGEY 21

années, cette description n’est plus vraie, le dénue-


ment a remplacé la richesse, et pour prouver que

je n’exagérais pas, voici ce qu’écrivait, il


y a près
de deux siècles, M e
Charles Revel, avocat au prési-
dial de Bourg-en-Bresse.
« Touchant le gibier, il
y en a de toutes sortes en

Bresse et en Bugey; il est vrai que le Bugey a cela

de particulier qu’on y trouve des faisans et des geli-


nottes, en récompense de quoi la Bresse a des cha-

pons gras meilleurs que ceux du Mans et de Loudun ;

en un mot, si ces provinces avaient l’invention de


faire les draps, qu’il y eût de l’épicerie et du sel,

elles se pourraient vanter d’avoir toutes choses


nécessaires à la vie de l’homme, sans être obligées
d’aller à la quête chez leurs voisins. »

L'a science culinaire devait progresser dans une


contrée aussi riche en produits alimentaires. Autre-
fois, les moyens de communication étant insuffisants
ou n’existant pas, chacun restait chez soi et les plai-
sirs de la table étaient presque les seuls qu’on pût se
procurer. Balzac disait très judicieusement « qu’en
province le défaut d’occupation et la monotonie de la

vie attirent l’activité de l'esprit sur la cuisine », et il

ajoutait : « On ne dîne pas aussi luxueusement en


province qu’à Paris, mais on y dîne mieux, les plats

y sont médités et étudiés. Au fond des provinces,


il existe des Carême en jupon ,
génies ignorés qui
22 RICHESSES GASTRONOMIQUES DU BUGEY

savent rendre un plat de haricots digne du hoche-


ment de tète par lequel Rossini accueille une chose
parfaitement réussie ». L’ancienne cuisine bourgeoise
de Belley était délicate et soignée; il n’en est plus
ainsi, les saines traditions et les précieuses recettes

sont oubliées ou perdues. La plupart des jeunes


femmes ne savent pas diriger le travail de leur cuisi-
nière et, comme celle-ci ne sait ordinairement rien
des choses de son métier, la cuisine bourgeoise,
autrefois fine et classique, est aujourd’hui semblable
à celle de ces cabarets où l’on mange des poulets
étiques et mal plumés sur des tables recouvertes de
nappes graisseuses, tachées de vin.
Encore que les femmes n’aient pas été créées uni-
quement pour faire la cuisine, une jeune fille dont
l’instruction est achevée et complète doit savoir tout

ce qui a rapport aux choses du ménage.


M me de Sévigné préparait elle-même les soupers
qu’elle servait à Larochefoucault. La considération
que la marquise de Sablé s’était acquise par le raf-

finement de son goût était telle, dit M mo de Motte-

ville, que les princes du sang ne craignaient pas


d’aller lui demander à dîner. M me de Maintenon
enseignait l’économie domestique aux princesses
de la cour de Louis XIV; et, pour revenir à notre
époque, « George Sand, dit Jacques Reynaud, fait

ses confitures avec un soin minutieux ;


c’est plus
RICHESSES GASTRONOMIQUES DU BUGEY 23

difficile, dit-elle, que d’écrire Valentine ou Maup rat ;

elle s'installe à ses fourneaux dans une tenue de


circonstance. »

Une femme intelligente sait deviner les ressources

crue peut offrir l’art de la préparation des mets pour


l'embellissement et le charme de la vie. Les bons
dîners font les bons maris et les retiennent au foyer;
on ne va pas chercher ailleurs ce qu’on a chez soi.

« L’esprit a de grands avantages sur le corps,


écrivait Ninon de Lenclos à Saint-Evremond, cepen-
dant ce corps fournit souvent de petits goûts qui se
réitèrent et qui soulagent l’âme de ses tristes

reflexions. » Et lady Morgan donne ce conseil aux


dames :

« Mes amies, occupez-vous de vos tables, soignez-

en personnellement la délicatesse et l’éclat; un bon


dîner bien médité, bien servi sur une table ronde, à
un petit nombre d’amis, assaisonné de bons vins et
de vives saillies, est la plus charmante des fêtes. »
CHAPITRE III

LES PRINCIPES DES SAUCES


Traité du bouillon de bœuf.

Monsieur, vous venez savoir ce qu’il y


«

a dans mon pot au feu eh bien, je satisfe-


;

rai votre curiosité il


y a deux livres de
:

viande, une carotte et un oignon piqué de


girofle. »
Mémoires de l’abbé Moreiæt.
(Paroles de J. -J. Rousseau à Ghamfort).

La succulence des sauces dépend de la qualité


du beurre, du bouillon et du jus de viande
employés; il est donc important de ne pas ignorer
les règles de la conduite du pot au feu et de la

préparation du jus. Carême dit « que nous devons


considérer bœuf comme b âme de la cuisine ».
le

Les morceaux de choix pour le bouillon sont ceux


de la partie supérieure de la cuisse.

Voici les indications de M. Goulïe pour recon-


naître si la viande est de bonne ou de mauvaise qua-
lité.

« Pour le bœuf, la viande doit être d’un ton ama-


rantlie très vif, la graisse d’un jaune très clair rap-
pelant le beurre fin, dure et résistant sous le doigt;
la graisse molle, peu abondante, la teinte brune et

livide, sont les indices infaillibles d’un bœuf de qua-


lité inférieure. »
2G LES PRINCIPES DES SAUCES

Le meilleur bouillon s’obtient en employant de la

viande très fraîche. Le choix du vase pour la cuire


n’est point indifférent ;
ceux de terre, après peu de
temps, communiquent au bouillon un goût de graisse
rance; ceux de cuivre n’ont point cet inconvénient,
ils sont préférables, mais il faut les nettoyer et les

tenir en bon état.

L’excellence du bouillon n’est pas due seulement à


la quantité de la viande dont il est extrait, mais à la

manière dont la cuisson est dirigée. Mettez quatre


livres de viande et cinq litres d’eau dans la marmite
de cuivre. L’eau de rivière ou de source doit être
employée, celle de puits rend la viande dure, moins
sapide et moins odorante. Placez le pot au feu sur les
charbons allumés, faites en sorte que l eau s’échauffe
lentement et graduellement pour dilater les libres
musculaires et dissoudre l’osmazôme qu’ils con-
tiennent. Il doit s’écouler près de trois quarts d’heure

entre le moment où la marmite a été mise sur le feu

et celui où l’albumine, monte et se coagule à la

surface du liquide. On l’écume alors, et on modère


le feu pour que la température n’arrive pas à l’ébul-

lition; autrement l'albumine se mélange à l’eau, et

le bouillon n’est ni blanc ni limpide. Une nouvelle


nappe d’écume ne tarde pas à paraître, on l’enlève
encore, et on procède de la même manière autant de
fois qu’il est nécessaire.
LES PRINCIPES DES SAUCES 27

Le pot au feu étant débarrassé de cette substance,

assaisonnez de dix grammes de sel par livre de viande,


ajoutez un bouquet de poireaux, trois carottes de
moyenne grosseur et une gousse d’ail ;
les choux, les
navets, les oignons, contenant du soufre à l’état sul-
phydrique, nuisent au goût et à la limpidité du bouillon.
Faites mijoter pendant six heures sans que la

marmite soit complètement couverte, retirez la

viande et dégraissez le bouillon ;


s’il doit être con-

servé, le passez à l’étamine, le versez dans un vase


de terre ou de porcelaine ,
le placez à l’abri des
mouches dans un lieu frais et le tenez découvert.
Ne mettez pas de la viande de veau dans le pot au
feu, elle blanchit et affadit le bouillon; placez-y un
poulet, et vous obtiendrez un consommé plus riche
et plus délicat.
Non seulement les os n’ajoutent rien au bouillon,
mais ils absorbent les sucs les plus nutritifs. Ils sont

composés de phosphate de chaux et de gélatine,


substance sans saveur et sans utilité pour l’alimenta-
tion. Si l’on place des os dans le pot au feu, la géla-
tine dont les pores sont remplis est dissoute, et
lorsqu’ils sont vides, ils se garnissent des sucs de
viande tenus en suspension dans le liquide. Excluez
le jarret de bœuf, il forme une colle onctueuse et

épaisse, le bouillon doit être clair et limpide comme


l’eau de roche; n’y mêlez ni sucre caramélisé ni
28 LES PRINCIPES DES SAUCES

oignon brûlé, ces substances altèrent sa couleur et

son arôme naturels.


Peu d’eau, beaucoup de viande, cuisson lente et

prolongée, telles sont les règles à observer pour


avoir un bouillon corsé et d’un goût parfait.

Traité du jus.

« Ita jus esto. »


Lex duodecim tabulamm.

Les cuisiniers distinguent quatre sauces princi-


pales qu’ils appellent grandes sauces ;
elles sont les

principes de toutes les autres; ils les désignent sous


le nom d’Espagnole, de Velouté, de Béchamel et
d’Allemande.
L’Espagnole et le Velouté ont été marqués au
xvn e
siècle et modifiés par les grands maîtres de la

fin du xvm e
et du commencement du xix°, les Lagui-
pierre, les Robert, les Richaud, et par le plus
célèbre de tous, Antonin Carême, le Raphaël de la

cuisine.
L’Espagnole est composée des sucs juteux extraits

d’un mélange de jambon, de veau, de poulet et d’un


faisan qui peut être remplacé par deux perdrix ou
par les râbles de deux lapereaux de garenne.
Le Velouté est aussi composé de l’osmazôme,
LES PRINCIPES DES SAUCES 20

c’est-à-dire des sucs tirés d’un mélange de jambon,


de veau et de poulet; mais le Velouté ne doit pas
être coloré; c’est là seulement ce qui le distingue de

l’Espagnole.
La Béchamel est du Velouté auquel on a mêlé de
la crème, et l’Allemande du à clouté auquel on a
mêlé une liaison de jaunes d’œufs.
En dernière analyse, il n’y a donc qu’une seule
sauce mère qui est le jus de viande obtenu par des
mélanges et des procédés plus ou moins savamment
combinés.
La grande Espagnole présente certaines difficul-

tés dans sa confection; il n’est pas toujours facile de

se procurer un faisan, des perdrix ou des lapereaux


de garenne; cette sauce est coûteuse, et, comme
elle doit être tirée en assez grande abondance, on la

prépare seulement dans les restaurants de premier

ordre et dans les maisons princières ;


mais la

modeste cuisine bourgeoise peut aussi extraire des


jus dont elle prépare des ragoûts ayant la même
finesse et la même succulence que ceux des tables
plus somptueuses.
Voici un jus pouvant former d’excellentes sauces
et fournir pour les légumes un condiment onctueux ;

il était autrefois marqué pour les dîners fins chez les


gourmands de Belley, alors qu'on payait deux francs
le plus beau dindon du marché.
.30 LES PRINCIPES J1ES SAUCES

Mettez un morceau de beurre cuit dans une casse-


role et trois livres de tranche de bœuf, deux livres de
rouelle de veau et la chair d’un dindon, le tout coupé
en gros dés, et recouvrez ces viandes de rouelles
d’oignons. Versez environ un demi-litre de bouillon
de bœuf dans la casserolle, la couvrez et la placez

sur le feu.

Après une demi-heure, les viandes suent et

baignent dans un liquide fait de toutes les parties


solubles qu’elles contiennent; plus tard, ce liquide
diminue, est presque absorbé, alors le résidu
devient gommeux, épais, et prend une teinte brune
rougeâtre ;
les cuisiniers disent que « le mouillement
est prêt à tomber à glace ». A ce moment, on ralen-
tit le feu pendant environ dix minutes pour faciliter

le suage des viandes.


Enlevez quelques cuillerées de la graisse en trop
grande abondance, et retournez les morceaux de
viande les plaçant sur le côté opposé à celui qui tou-

chait le fond de la casserole. Pendant cette opération,

si la glace diminuant toujours sous l’action du feu


disparaît, répandez dans la casserole quatre ou cinq
cuillerées d’eau froide, il se formera de nouveau un
jus consistant, alors les viandes roussiront et ne
brûleront pas.
Retirez la casserole sur l’angle du fourneau pen-
dant environ dix minutes; après l’avoir remise sur
I,F, S PRINCIPES DES SAUCES 31

le feu, versez-y une cuillerée à pot de bouillon de


bœuf, et lorsqu’il aura diminué de moitié, masquez
les viandes de bouillon; ajoutez un jarret de veau,
un bouquet de thym, de persil et de cerfeuil deux ,

carottes et un peu de sel, et faites mijoter pendant


une heure, la casserole étant tenue découverte.
Passez le jus au tamis, le recueillez dans un vase
de porcelaine découvert et à l’abri des mouches dans
un endroit sec; ne le dégraissez pas, la graisse, en

refroidissant, se solidifie, forme une couverture et le


préserve du contact de l’air.

En été, pour le conserver, il est nécessaire de le

faire bouillir tous les deux jours.


Le bon jus est d’une couleur brun doré; lorsqu’il
est noir, il communique aux sauces une saveur âcre
qui happe le gosier.
On peut remplacer le dindon par une poule, mais
on fait aussi un bon jus en employant seulement de
la viande de veau et de celle de bœuf.

Théorie des sauces.

« Le docteur avait aussi trouvé le moyeu

d’empêcher l’ùcreté des roux, mois ce secret


a etc perdu. •>

Balzac, Un ménage de garçon.

Les sauces sont composées de trois éléments : le

liquide, l’assaisonnement et la liaison.


32 LES PRINCIPES DES SAUCES

Les liquides sont l’eau, le bouillon de bœuf, les


consommés de volailles, les jus de viande, le lait, la

crème, le beurre, le sang de certains animaux, le vin,

le vinaigre et l’huile.
L’assaisonnement constitue la différence entre les
sauces; il leur communique leur goût spécial.
Les assaisonnements sont très variés ce sont ;
:

1° Les essences de truffes, de champignons, de


jambon, de racines, de tomates, d’ail, d’oignons,
d’échalotes, d’orange, de bigarade, de citron et

d’autres fruits ;

2° Les fumets de gibiers, d’écrevisses et de pois-


sons ;

3° Les épices :
poivre, muscade, canelle, vanille,
sucre, clous de girofle, macis, moutarde, etc.;
4° Les aromates : thym, laurier, basilic, estragon,

cive, cerfeuil, persil, poireau, mignonette, baume,


lanaisie, sarriette, fenouil, ciboule.
En combinant ces éléments, on peut créer sans
cesse de nouvelles sauces; ils sont à la cuisine ce
que les couleurs sont à la peinture. Carême, avec les
assaisonnements, produit mille saveurs différentes,
comme un peintre, avec quelques couleurs, fait appa-
raître des variétés infinies de nuances et de tons.
Les sauces, d’abord liquides, sont liées, c’est-à-

dire rendues consistantes et épaisses par la réduction,


ou bien par des liaisons faites de farine et de beurre.
LES PRINCIPES DES SAUCES 33

ou de fécule de pomme de terre délayée dans du


bouillon froid, dans de l'eau ou du lait.

Le roux est un mélange de beurre frais ou de


beurre cuit et de farine; on le place sur le feu et on
le remue sans interruption; après dix ou douze
minutes, et lorsqu’il prend une couleur brune (en
termes de cuisine, lorsqu’il est roussi) ,
on le mouille
d’un liquide, alors éclate un bruit strident ;
il se
forme une pâte qu’il faut travailler, faire cuire et

délayer avec un liquide répandu en petite quantité


à la fois.
La farine déjà ancienne doit être seule employée,
la nouvelle sc relcichc et la sauce, ni liée, ni consis-
tante, reste longue et aqueuse.
Suivant quelques auteurs, les roux sont des pré-
parations excitantes, capables d’irriter l'estomac et
de troubler la digestion. Je laisserai Carême leur
répondre; Cicéron apostrophant Catilina dans le

Sénat romain ne trouva pas des accents plus


empreints d’indignation :

« O pitoyables écrivains, que vous êtes imperti-


nents et sols ! Comment du beurre frais et de la plus
pure farine mêlés ensemble et cuits avec soin sur
les cendres d’un feu doux, deviendraient-ils nuisibles
à la santé? Il en est des roux à l’égard des grandes
et petites sauces, ce qu’il en est de l’encre pour ces
écrivains qui veulent, en dépit du bon sens, faire des
34 LES PRINCIPES DES SAUCES

livres élémentaires sur les arts et métiers sans en

avoir des notions certaines ;


ils ne savent pas que
nos roux, préparés selon les procédés précités, ont
un goût de noisette qui plaît au palais le moins
exercé; que ces roux étant mêlés au mouillement des
sauces, après les avoir liées, s’en séparent par l’ébul-
lition que nous donnons au travail des sauces afin de
les dégraisser; que la casserole qui les contient est
toujours placée sur l’angle du fourneau, pour que
l’écume et le beurre se jettent du côté opposé à
l’ébullition; que le beurre que nous en retirons, et

qui est celui employé pour la confection du roux, n’a


pas .subi la moindre altération, et qu’il a la môme
couleur que lorsqu’il fut mêlé à la farine pour en
obtenir le roux.
« Maintenant, je le demande à ces faiseurs de livres
ridicules, en quoi ce travail du beurre mêlé à la

farine peut-il devenir corrosif et incendiaire ? Je le


répète, si ces vains compilateurs avaient le moindre
bon sens, ils sauraient que la clarification des
grandes sauces les débarrasse entièrement de toute
apparence de roux, mais qu’ils sont essentiellement

nécessaires pour lier et constituer les sauces, que


sans le procédé de cuire le roux, la farine mêlée au
beurre ne formerait qu’une liaison imparfaite ;
que
par conséquent les sauces étant mal liées, devien-
draient des essences à la réduction, et ne seraient
LES PRINCIPES DES SAUCES 35

ni veloutées ni succulentes. Mais qu’importe à ces


hommes ignorants ? Pourvu qu’ils parlent à tort et a

travers, pourvu que leurs plats écrits soient publiés,

ils se moquent bien d'avilir les arts et métiers.

Cependant arrive tôt ou tard le praticien éclairé, qui

dévoile la bassesse du charlatanisme, et, vengeur de


la science, les fait disparaître de la scène du
monde. »

Sans faire de roux, on peut lier par réduc-


tion. On place la casserole sur un feu vif, et à

1 aide d’une cuiller de métal ou mieux de bois, on


remue sans discontinuer pour empêcher la sauce
de s’attacher au fond du vase, de gratiner et de
prendre un goût d’émpyreume. Après quelques
minutes, elle s’évapore en partie, diminue et devient
gommeuse et brillante comme si elle était enduite de
vernis.
La fécule de pomme de terre épaissit les sauces
et les lisse; on la délaye dans de l’eau, ou dans du
bouillon froid, ou dans du lait, suivant la nature de
l’essence à lier, on la mêle à la sauce, on fait bouil-
lir et on passe au tamis.
Les jaunes, d’œufs servent aussi pour cette opéra-
tion ;
on les délaye comme la fécule de pomme
de terre, on retire -la sauce du feu, on y mêle les

jaunes ;
après avoir replacé la casserole sur les
charbons ardents, on remue le mélange en ayant soin
30 LES PRINCIPES DES SAUCES

de ne pas le laisser bouillir, car les œufs cuits et

durcis par la chaleur se sépareraient des autres élé-


ments, et la préparation en termes de cuisine «serait
tranchée ».

Le beurre frais mêlé à une essence retirée du


feu, lui donne aussi de la consistance et l’épaissit,
mais il ne faut pas en faire usage pour les essences

brunes, car elles prennent une couleur grise d'un


triste aspect.

Les gourmands délicats n’apprécient que les mets


servis avec élégance et réjouissant à la fois le palais

et les yeux.

La sauce tomate.

« Je ne m’étendrai pas sur les sauces nombreuses,


Les coulis variés et les farces heureuses
Qu'inventa le génie éclairé par le goût. »

Berchoux, La Gastronomie.

Je traiterai seulement de la sauce tomate. Poul-


ies sauces brunes faites de jus, elle est un condiment
précieux et leur communique une saveur agréable-
ment acidulée.
Il faut la préparer dans le ménage; celle vendue
dans les épiceries est le plus ordinairement une
purée noire d’un goût détestable.
Au mois de septembre, on choisit des tomates
mûres, on les dépose dans un endroit sec et on
LES PRINCIPES DES SAUCES 37

attend plusieurs jours pour que leur maturité soit


complète; eu faisant ainsi, on obtiendra une essence
plus corsée et d’un rouge plus vif.

Enlevez la partie verte adhérente au fond des


tomates, les essuyez, les coupez en morceaux et les

jetez dans une bassine de cuivre, les écrasez, les

faites cuire pendant trois ou quatre heures, les

remuez souvent, les retirez, les passez avec pression


au travers d’un tamis de métal dont les trous seront
assez étroits pour retenir les graines, recevez dans
un vase le suc des tomates, le laissez reposer pen-
dant douze heures, et enlevez l’eau montée à la sur-
face. Entonnez la purée dans des bouteilles à vin de
Champagne, les bouchez, liez les bouchons d’un fil

de fer, entourez de paille ou de foin chacune d’elles


et les placez debout dans un chaudron assez rempli
d’eau pour qu’elle arrive à la naissance des goulots.
Si le mouvement communiqué par l’ébullition les
fait choquer les unes contre les autres, les coups
sont amortis, elles ne risquent pas d'être brisées.
Lorsque l’eau aura bouilli pendant trois heures,
retirez les bouteilles, les goudronnez et les tenez
couchées dans la cave.

Pour faire la sauce, mettez un morceau de beurre


frais et une demi-cuillerée de farine dans une casse-
role, remuez le mélange, et, lorsqu’il sera devenu
roux, le mouillez d’abord de jus de tomate répandu
38 LES PRINCIPES DES SAUCES

en petite quantité à la fois, travaillez la pâte qui se


forme et ensuite la délavez au fur et à mesure,
ajoutez quelques cuillerées de consommé ou de jus,
six ou huit échalotes, un morceau d'ail, salez, poi-

vrez et faites réduire.


Le suc des échalotes donne du montant à la

sauce, mais le thym et le persil lui communiquent


un goût fort; au moment de servir, la passez au
tamis, incorporez-y un morceau de beurre frais de
la grosseur d’une noix et remuez jusqu’à ce qu’il soit
fondu.
CHAPITRE IV

VIANDES DE BOUCHERIE

Le filet de bœuf clouté de truffes noires à Vieu,

chez M. Brillat-Savarin.

« Le bon bœuf rôti, doré, bien brun, est

une pièce indispensable cl admirable. Les


habiles recommandent do la manger par
tranches cflilées, larges, trempées dans le
jus. »
Marquis de Cussy,
L’Art culinaire, ehap. II.

Jean-Anlhelme Brillat-Savarin, esl né à Bellcy, le

2 avril 1755, dans la maison n° 62 delà Grande Rue.


Aujourd’hui elle est encore distribuée comme autre-
fois. Voici la description qu’il en fait dans un de
ses contes intitulé Ma première Chute :

« Mon père et sa famille occupaient une maison


spacieuse à deux étages. Au fond d’une vaste cour
se trouvait un second bâtiment dont on avait fait des
remises, des greniers à foin, des chambres de domes-
tiques, derrière le tout se trouvait un jardin, de
sorte qu’il y avait bien de l’espace pour se rencontrer
à l’écart ou tète à tête. »

Son père, Marc-Anthelme Brillât, procureur du


roi au bailliage de Belley, était seigneur de la terre
40 VIANDES DE BOUCHERIE

de Pugieu en Bugey. Le nom de Savarin lui était

venu de M lle
Savarin, sa grand’tante : elle l’avait ins-

titué son légataire universel, en 1733, à la condition


d’ajouter le nom de Savarin à celui de Brillât.
Jean-Anthelme Brillat-Savarin fut d’abord avocat
à Belley, comme tous ses ancêtres l’avaient été depuis
le commencement du xvn e siècle. En 1789, ses con-
citoyens le choisirent pour les représenter à la Con-
stituante et, après la dissolution de cette assemblée,
il fut président du tribunal civil du département de
l’Ain, puis nommé juge au tribunal de cassation
nouvellement institué. A la fin de l’année 1793, élu
maire de Belley, il était bientôt rejeté. On le dénonça
comme fédéraliste; il allait être arrêté et conduit à
Commune Affranchie pour y être fusillé, lorsqu’une
personne, qui avait entendu l’ordre d’arrestation,
courut le presser de fuir; c’était le soir, profitant de
l’obscurité de la nuit, il partit à pied, à travers
champs, et se dirigea sur la Suisse. Sans ressources,
il s’embarqua pour l’Amérique où, pendant deux ans,
il gagna sa vie, en jouant du violon au théâtre de
New-York et en donnant des leçons de langue fran-
çaise.

A propos de son talent musical, j’ouvre une j)aren-


thèse. Un jour de l’hiver de 1808, était il venu dîner
chez un de ses amis, au faubourg Saint-Germain. Le
festin achevé, des jeunes filles avaient fort envie de
VIANDES DE BOUCHERIE 41

danser, mais aucune d’elles ne savait la musique.

L'un des convives, l'abbé de Bombelles, récemment


promu à l’évêché d’Amiens, se mit au piano,
M. Brillat-Savarin prit un violon et les danses com-
mencèrent, conduites par cet orchestre introuvable
composé d’un évêque et d’un conseiller à la Cour de
cassation.
Au mois de septembre 1796, il quitta l’Amérique,

revint en France et fut nommé successivement secré-


taire à l’état-major des armées de la République eu
Allemagne et commissaire du gouvernement près le

tribunal du département de Seine-et-Oise à Ver-


sailles.

Non seulement il avait le merveilleux talent d’écrire


et de narrer avec un style imagé et un esprit inimi-
table, mais ce qui l'honore davantage, il était dévoué
à son pays et à ses amis.
Ses compatriotes sollicitèrent pour lui la décoration
et on la lui donna après le rapport élogieux relatant
les nombreux et signalés services qu’il avait rendus,
étant maire de Belley, pendant la période révolution-
naire.

Par lettres patentes du 18 avril 1808, il fut fait

chevalier de l’Empire. Auparavant il avait été rappelé


par le choix du Sénat à la Cour de cassation; il
y
passa les vingt-cinq dernières années de sa vie et
mourut, le 2 février 1826, laissant pour ses légataires
42 VIANDES DE BOUCHERIE

universels un de ses frères, colonel, et un neveu,


M. Scipion Brillal-Savarin, fils de son autre frère.
La Physiologie du goût venait de paraître, imprimée
aux frais de l’auteur resté propriétaire du livre.

Sautelet, l'éditeur, proposa aux légataires de l’ache-


ter. « Que veux-tu que nous fassions de ça? dit le

colonel à son cohéritier, il faut nous en débarras-


ser. » El l’ouvrage fut cédé pour 1.500 fr., la moitié
du prix du Stradivarius du défunt, vendu 3.000 fr. à

M. Henri Roux.
Chaque année, au mois de septembre, M. Brillat-
Savarin, accompagné de sa chienne Ida, venait en
Bugey passer le temps des fériés. Elle le suivait

partout, déjeunait avec lui au café Lemblin, et prenait


place sous le fauteuil de son maître pendant l’au-

dience de la Cour de cassation. Un jour qu il était

en retard de faire un rapport, car il conciliait le tra-


vail avec la paresse qui a bien aussi ses charmes, le

premier président, M. Hanrion de Pansey, se pen-


chant de son côté, lui dit à demi-voix : « Je crois
qu Ida a mangé le dossier. »

Dans la préface de la Physiologie du goût, édition


de M. Jouaust, Monselet raconte que, pour mortifier
certains oiseaux, M. Brillal-Savarin avait l’habitude
de les colporter dans ses poches et que le fumet
nauséabond de ces gibiers incommodait les conseil-

lers ses voisins. Il était de trop bonne compagnie


VIANDES DE ItOUCIIElUK 43

pour infliger aux autres le désagrément de leur faire

respirer une mauvaise odeur et il n’ignorait pas


qu’un oiseau revêtu de ses plumes, renfermé dans
un sac et privé d’air, contracte un mauvais goût.
Sa maison de campagne, à Vieu, en Valromey,
était habitée par deux de ses sœurs, célibataires
comme lui; on les appelait la Marion et la Padon,
leurs noms étaient Marie et Gasparde; elles restaient

au lit pendant dix mois et se levaient deux jours avant


l’arrivée de leur frère pour préparer les appartements
et le recevoir. Au mois de novembre, lorsqu’il partait,

elles l’embrassaient en lui disant : « Adieu, Anthelme,


à l’année prochaine, nous allons nous coucher. »

Il avait aussi deux frères : le premier, colonel du


134° de ligne, le second, substitut à Belley, et une
autre sœur appelée Pierrette. Mgr Gabriel Corlois
de Quinsey, évêque de Belley, avait donné la béné-
diction nuptiale à celte dernière et il assistait au dîner

de la La nouvelle mariée, priée de chanter,


noce.
entonna une chanson des plus grivoises. La mère de
l’épousée, La belle Aurore, écouta la chanson sans
rien dire, mais quand elle fut finie, elle se leva, et,

malgré la présence du prince de l’Eglise, appliqua


u deux bonnes gifles » sur les joues de Pierrette, à
qui j’ai entendu faire.ee récit dans ces termes, au
mois de septembre 1855. Elle mourut, à Lhuis, à
l’Age de quatre-vingt-dix-neuf ans et dix mois.
44 VIANDES DE BOUCHERIE
Assise sur son séant dans son lit, elle finissait de
dîner et criait à tue-tête : « Apportez le dessert. »

La servante accourut, mais trop tard; sa maîtresse,


laissant le dessert, était allée prendre son café dans
l’autre monde.
Pendant l’automne, M. Brillat-Savarin recevait à
Vieu ses nombreux amis de Belley, leur servait de
bons dîners, les amusait en leur lisant des contes de
sa composition ou en imaginant quelques-unes des
farces tombées en désuétude dans notre monde où
l’on s’ennuie :

Un jour d’un mois d’octobre du siècle précédent,


M. Brillat-Savarin avait chez lui, parmi ses invités,

une veuve sur le retour, autrefois belle et toujours


coquette et prétentieuse. L’heure de dormir arrivée,
chacun s’apprêtait à se retirer dans sa chambre, mais
la vieille coquette, redoutant la pénible impression
de froidure que donnent les draps nouvellement pla-
cés dans le lit, demanda à une domestique de les lui

bassiner. M. Brillat-Savarin avait entendu donner


l’ordre, il enjoignit à la servante de ne pas s’en
préoccuper, disant qu’il s’en chargeait. Aussitôt il

appelle son ami, M. S., lui explique ce qui se passe,


l’affuble d'une robe et d’un tablier et lui place sur la

tête une de ces coiffes que portaient autrefois les

paysannes du Bugey, et, comme la veuve montait les

escaliers pour gagner l’étage supérieur, la fausse


VIANDES DE DOUCHEIUE 45

femme de chambre la précédait, tenant d’une main

le cul luit de la cuisine, et de l'autre la bassinoire.


Arrivé dans la vaste chambre destinée à la veuve,
M. S. sc dirigea vers l’une des extrémités de la pièce

où était le lit, et la dame se plaça devant une


grande glace inclinée, accrochée contre un des murs.
Se croyant avec une personne du sexe, comme on
dit dans le langage canonique, la coquette se désha-
billa et tenant sa chemise écartée de ses charmes,
elle cherchait les puces impudiques cachées dans les
replis du tissu, puis, tout à coup, laissant tomber les
vains ornements et les voiles qui lui pesaient comme
à Phèdre et à tant d’autres, et s’admirant avec com-
plaisance dans la glace, elle s’exclama :

« Un peu noire, mais toujours belle! »


Les draps du lit étant suffisamment chauffés, M. S.

se retira, emportant la bassinoire et ses impressions ;

il raconta le mot de la lin, qui lit fortune et, en par-


lant d’une ancienne beauté en ruines, nous disons
comme la vieille dame : « Un peu noire, mais toujours
belle. »

Ces faits se passaient sous le Directoire. M. Brillat-

Savarin n’était pas encore conseiller à la Cour de


cassation, ni tenu à celle gravité de caractère et de
mœurs que les jurisconsultes n’ont jamais contestée
aux magistrats de la Cour suprême.
Voici maintenant le rôt de filet de bœuf apprêté par
4G VIANDES DE BOUCHERIE

M. BrillakSavarin lorsque les truffes noires com-


mençaient à mûrir et à répandre leur suave odeur :

Choisissez un filet de bœuf d’une chair couleur


rouge amaranthe et marbrée de graisse blanche, le

parez, ne laissez aucune partie nerveuse et le fendez


dans toute sa longueur en ayant soin de ne pas le

diviser en deux portions séparées. Dans la partie


ouverte et sur les deux côtés, depuis le haut jusqu’en
bas, pratiquez des trous disposés en lignes droites
parallèles et les garnissez alternativement de truffes
noires pelées, de pistaches blanchies, de champi-
gnons déjà cuits, d’olives désalées et débarrassées
de leurs noyaux et ainsi de suite jusqu’à ce que les
trous soient bouchés ,
ne ménagez pas les truffes,
salez et poivrez.
Repliez le filet, le piquez de minces lardons gras,
blancs et frais, le bridez et le placez dans une terrine
contenant une marinade faite de deux verres de vin
blanc sec, de quelques cuillerées d’huile d’olive, de
sel, de poivre et d'un bouquet de branches de thym
et de persil.
Après vingt-quatre ou quarante-huit heures, selon
la température, mettez le fdel à la broche et l’arrosez
d’excellent beurre frais.
Lorsqu’il aura cuit pendant une demi-heure, le

salez une première fois et, un quart d’heure après,


une seconde fois.
VIANDES DE BOUCHERIE \1

Avant de débrocher la pièce, faites fondre du


beurre frais, sans le faire bouillir, mélez-y du persil
haché avec des truffes noires, du sel, du poivre et

le jus de la moitié d’un citron; ajoutez les sucs tom-


bés dans la lèchefrite, et servez rapidement les

tranches du lilet, qui seront minces, larges, roses et


trempées de celte essence dont le goût doit être
relevé sans être acide.

Le gigot de mouton braisé et aux oignons.

Michel-Ange a donc tout, fait ici ? Tout ce


qu’ily a de meilleur. Alors il aurait bien dû
améliorer le gigot.
H. Taine, Voyage en Italie (Itome).

Lès moutons du Colombier autrefois justement


appréciés pour la délicatesse et le parfum de leur
chair, étaient de très petite taille et, dans le Bugey,
on désignait celle espèce par le nom de bâtarde.
Au printemps, conduits dans les forêts, ils s’en-

graissaient en mangeant les herbes fines et courtes

des prés et des taillis. A la fin de l'été, les bergers


ramenaient les troupeaux, et, dans les boucheries
des cantons de Seyssel et de Champagne, on
trouvait de petits gigots à la graisse blanche; on les

faisait rôtir après les avoir frottés d’ail, ils rendaient


en abondance un jus clair et doré, et leur chair tendre
48 VIANDES DE BOUCHERIE

et rose délectait les gourmands. Aujourd’hui le sou-


venir de la sapidité de ces gigots fait encore mieux
ressortir le goût fort et puant des cuisses de ces
boucs infâmes, audacieusement servies sous le nom
de gigots d’agneaux de Pré-Salé.
La bonne viande de mouton, presque introuvable,
est d’un ton arnaranthe clair, la graisse est blanche

et diaphane; la mauvaise est rouge noir, livide, et la

graisse jaune mat.


Choisissez un gigot d'agneau ayant une abon-
dante graisse blanc lacté ;
lorsqu’il sera suffisam-
ment mortifié, le placez dans la braisière avec deux
ou trois gros oignons blancs, versez-y un verre de
bouillon de bœuf, salez et poivrez.
Faites mijoter, et après une heure et demie, reti-
rez les oignons, activez le feu et faites roussir la

viande.
Tournez successivement le gigot sur toutes ses
faces, les faites glacer, répandez ensuite dans la

braisière quatre cuillerées d’eau froide pour déta-


cher l’osmazôme adhérent au fond et aux parois du
vase, ajoutez deux verres de bouillon de bœuf et

deux cuillerées de sauce tomate; faites mijoter.

Pendant la cuisson du gigot, mettez dans une cas-


serole quatre-vingts petits oignons blancs de la

grosseur d’une noisette ;


les sautez dans du beurre
frais, les saupoudrez de trois pincées de sucre en
VIANDES DE BOUCIIEItlE 49

poudre, les masquez de bouillon de bœuf, et, lors-

qu’ils sont tendres et cuits, activez le feu et faites

réduire à siccité. Les oignons devenus jaunes, les

remuez, les sautez jusqu'à ce qu’ils soient glacés, les


mouillez d’un demi-verre de jus, faites bouillir et
versez le tout dans la braisière contenant le gigot.
Il doit cuire pendant trois heures depuis le

moment où il est sur le feu.

Avant de le servir, le déposez sur un plat chaud,


1 entourez de la garniture et de la sauce liée d’une
demi-cuillerée à café de fécule de pomme de terre
délayée dans un peu de bouillon froid.
Un gigot d’agneau, des poulets à la reine ou des
canetons ainsi traités, sont des mets délicieux; le

jus des oignons n’a pas le goût fort et particulier de


ces légumes, il est doux et sucré comme une Soubise,
aussi les convives affriandés reviennent au ragoût qui
est bientôt anéanti, à la réserve de quelques restes
témoignant à la fois l’excellence du plat et son
abondance superflue.

*
50 VIANDES DE BOUCHERIE

La noix de veau farcie et entourée de morilles noires

du Valromey.

« Voici un homme qui demande la santé,


une vieillesse allègre les plats énormes et
:

les grosses viandes farcies empêchent les


dieux d’accomplir sa prière, Jupiter n’y
peut plus rien. »
Platon, Le second Alcibiade.

Tapez, de façon à la comprimer et à l’élargir, une


noix de veau appelée aussi rouelle. Enlevez l’os la
traversant, et, pour bouclier la cavité restée béante,
rapprochez et cousez ensemble les parties de viande
disjointes.
Préparez une farce faite de viande maigre de
veau cru, de filet de porc et de lard gras, de foies
blonds de poulardes de la Bresse, de truffes noires
et de champignons, salez et poivrez.
Etendez sur la rouelle un lit d’un centimètre
d’épaisseur de ces éléments finement hachés, les

recouvrez de quatre ou cinq filets de chair maigre et

rouge d’un excellent jambon, de morceaux de truffes

noires et de champignons, de quelques pistaches


vertes blanchies, roulez la noix de veau en forme de
saucisson, la ficelez solidement et la piquez de lar-
dons gras et frais.
VIANDES DE BOUCHERIE 51

Placez la rouelle dans une casserole foncée de


beurre cuit, la faites roussir lentement sur un feu
modéré et la retournez souvent.
La rouelle sera d’abord baignée dans son mouil-
lernenl, et lorsqu’il commencera à diminuer et

deviendra épais, brillant et gommeux, la remuez,


la faites glacer sur toutes ses faces, et si la glace est

absorbée, répandez dans la casserole deux ou trois


cuillerées d'eau froide et continuez à faire roussir.
Mouillez d’un peu de bouillon de bœuf, glissez la

pièce dans le four pendant dix minutes pour la dorer


et remettez ensuite la casserole sur le fourneau ou sur
le potager. Versez-y un demi-verre de bouillon, deux
cuillerées de sauce tomate, un petit verre de fine
Champagne, ajoutez un oignon piqué d’un clou de
girofle, salez, poivrez et faites mijoter.

Ayez des morilles noires récemment cueillies, les

épluchez, coupez l’extrémité du pédoncule, les fen-

dez en deux parties dans le sens de la longueur, les


lavez plusieurs fois dans de l’eau froide, les égouttez,
les placez dans une casserole, les masquez de
bouillon de bœuf, les faites cuire jusqu’à ce qu elles
soient tendres sous la dent et les retirez.
Faites un roux selon la règle, le mouillez de bouil-
lon de bœuf et de jus de viande, salez, poivrez et

jetez-y les morilles. Dès que le ragoût commencera


à bouillir, le répandez dans la casserole contenant la
rouelle.
52 VIANDES DE BOUCHERIE
Au moment de servir, déposez la pièce sur un
plat chaud, l’entourez de morilles; si la sauce est
longue et aqueuse, la liez de fécule de pomme
de terre délayée dans du bouillon froid, et la pas-
sant au tamis la répandez sur la rouelle. La cuisson
doit durer trois heures.

La rouelle farcie, entourée d’une garniture de


morilles fraîches, sera toujours appréciée dans un
dîner d’amis reçus sans ostentation.

Le ris de veau aux truffes noires.

« La plupart des cuisinières mouillent


tout bonnement leur ris de veau avec du
bouillon et allez ;
ça n’a pas de saveur. »
Alexandre Dumas,
Le grand dictionnaire de cuisine

Ayez des noix de ris de veau pleines. Fendez le

cornet sans le détacher du ris; on appelle cornet le

tube placé sous la noix. Mettez les ris de veau dans


l’eau froide, les y laissez pendant quatre heures et

changez l’eau au moins une fois.


Enlevez le cornet et placez ensuite les ris dans
une casserole contenant un litre et demi d’eau,

faites chauffer jusqu’à ce qu’ils gonflent et se raffer-


missent. Les mettez ensuite dans un vase contenant
de l’eau froide et lorsqu’ils seront complètement
VIANDES DE BOUCHERIE 53

refroidis, les égouttez, les essuyez, les niellez en


presse entre deux planchettes et les chargez d’un
poids d’un kilogramme.
Après deux ou trois heures, piquez les ris de lar-
dons gras, blancs el frais.

Avant la préparation des ris, mettez dans l'usten-


sile dit pot au feu six oignons blancs coupés en deux
parties, une douzaine de carottes rouges divisées en
fragments et deux pieds de veau, recouvrez le tout

de bouillon de bœuf et faites cuire pendant six heures ;

relirez les pieds de veau, écrasez les légumes et


passez l’essence au travers d’un linge.
Les ris de veau étant mis dans une casserole,
les masquez de l’essence recueillie, ajoutez un mor-
ceau de sucre de la grosseur d’une noix, faites

bouillir jusqu à réduction complète, et lorsque le

liquide deviendra épais et gommeux, mouillez de


jus de viande, enlevez le couvercle de la casserole
et le remplacez par le four de campagne garni de
charbons mêlés à de la cendre chaude.
Lorsque les ris seront dorés, les arrosez de leur
mouillement, de bouillon de bœuf, de jus de viande
et de deux cuillerées de sauce tomate, salez, poivrez
et faites mijoter.

Ayez des truffes noires choisies, nettoyées, et


coupées en rouelles de quatre millimètres d’épais-
seur, les sautez pendant cinq minutes dans une cas-
54 VIANDES DE BOUCHERIE

serole contenant du beurre frais et tenue sur des


charbons ardents, remuez les truffes sans cesse, les

salez, les poivrez et les mêlez au ris après avoir


dégraissé la sauce. Faites mijoter.

Quand le moment de servir sera venu, disposez


les truffes et les ris sur un plat chaud, les couvrez
de la sauce passée au tamis, après l’avoir réduite
sur un feu vif, si elle était longue et aqueuse.
On ne doit pas soumettre les truffes noires à une
cuisson prolongée; il suffit qu’elles soient très
chaudes, alors elles restent tendres et gardent tout
leur parfum.
Des morilles fraîches sont aussi une excellente et
riche garniture, et la purée Crécy dans laquelle
cuisent les ris leur donnent une saveur que les

gourmands exaltés sauront apprécier.-

Les oreilles de veau farcies.

« Les oreilles de veau partagent avec les


précédentes issues l’honneur de parer nos
tables. »
Grimod de la Reyx'ière,
Almanach des gourmands.

Après avoir blanchi des oreilles de veau, les lavez

soigneusement.
De la pulpe d’un citron, frottez chaque oreille,
VIANDES DE BOUCHERIE 00

cl l’enveloppez dans un linge cousu de manière

y soit renfermée comme dans un


qu’elle petit sac.

Placez les oreilles dans une casserole contenant


du vin blanc sec et du bouillon de bœuf en égale
quantité, un oignon, une carotte coupée en deux ou
trois fragments et un bouquet composé de persil, de

thym et de cerfeuil, salez et poivrez.


Faites bouillir pendant trois heures, en ayant
soin d’ajouter du vin blanc et du bouillon pour tenir
les oreilles constamment baignées dans le liquide.

Lorsqu’elles sont cuites, les égouttez, les essuyez et


garnissez l’intérieur du pavillon d’une farce ainsi

préparée :

Coupez en petits dés du ris de veau cuit et des


filets de poulet rôti, les faites revenir dans du
beurre frais et, après quelques minutes, les singez

de farine et remuez lorsqu’elle aura roussi, mouillez


;

de jus et tenez le mélange épais et consistant;

ajoutez deux ou trois cuillerées de crème fraîche,


des truffes noires cuites et coupées en menus mor-
ceaux, salez, poivrez; retirez le ragoût du feu et

après deux minutes, versez-y un jaune d’œuf délayé


dans de la crème froide. Laissez refroidir l'appa-
reil.

Remplissez de cette farce l’intérieur des oreilles


jusqu’au sommet, trempez la base et la partie du
pavillon ouverte et remplie de farce, d’abord dans
56 VIANDES DE BOUCHERIE

des blancs d’œufs battus en neige et ensuite dans de


la raie de pain rassi très finement hachée et passée
au tarais. Recommencez une seconde fois cette opé-
ration pour que la couche de panure, suffisamment
épaisse, retienne la farce dont les oreilles doivent
être garnies jusqu’à l’extrémité de leur hauteur. La
panure adhère mieux si elle est mise sur les viandes
au moins cinq ou six heures avant leur cuisson.
Mettez dans une poêle à frire, et en assez grande
quantité, du beurre cuit, placez-y les oreilles sur
leur base, c’est-à-dire sur la partie la plus large et
ensuite sur le côté du pavillon enduit de panure.
Lorsqu’elles sont frites et que la panure est dorée,
les retirez de la jioêle, les égouttez et les servez
accompagnées d’une sauce mayonnaise ou béar-
naise.

Ce mets bien exécuté est une entrée digne des


bouches les plus fines.
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58 LA CHARCUTERIE

rouge s’ils sont engraissés de pommes de terre


cuites, d’orge grossièrement moulue, de fèverolles
concassées, de maïs, de sarrasin, de glands, de
châtaignes, d’avoine et de farine de seigle.
Les saucissons doivent être fabriqués pendant
l’hiver, par un temps frais et sec. On baconne dans
une chambre non chauffée, mais si la viande subis-
sait un froid trop rigoureux, elle resterait pâle et
n’aurait jamais la couleur rose, un des attraits de la

charcuterie.
La viande du porc est choisie sur des tables ou des
planches, appropriées et frottées d’ail comme les

vases employés.
Dans un vieux manuscrit daté de 1798, je lis cette

phrase : « Les personnes qui choisissent la viande


ne doivent avoir aucune indisposition, » c’est-à-dire

«. les femmes doivent être en état de grâce. »

Le saucisson de Belley est un produit d’origine


italienne ;
il ressemble à la mortadelle de Bologne,
mais il lui est supérieur, si la fabrication est réussie.
Pour avoir six saucissons d’environ deux livres

chacun, il faut au moins soixante livres de viande


prise de préférence dans les quartiers de derrière et
dans les filets du porc.
On sépare d’abord la viande maigre du lard gras;
on choisit ensuite, si je puis m’exprimer ainsi, ce
qu’il y a de plus maigre dans le maigre, et avec un
LA CHARCUTEIUE 59

couteau dont la lame est affilée et pointue, on enlève,


en raclant dans les morceaux de chair, les filaments,

les nerfs et les plus petites parcelles de graisse;


cette séparation minutieuse des parties maigres et
des parties grasses est importante, car si elle est

mal faite le goût des saucissons sera complètement


modifié.
On met cette viande triée, et déjà réduite en
pâte, dans un vaste plat de terre appelé vulgaire-
ment couche ,
celle séparée est mise dans un autre
plat de môme dimension, et on l’utilise pour des
cervelas et des godiveaux.
Les saucissons sont faits avec la viande de
premier choix; on la hache en quantité de cinq
cents grammes à la fois, jusqu’à ce qu’elle soit

réduite en une pâte homogène, lisse et très fine;

avant chaque opération, on nettoie la table ou la

planche sur laquelle on hache et on la frotte d’ail ;

il faut aussi essuyer souvent la lame du couteau à


hacher, car elle est bientôt recouverte de graisse
restée dans la viande choisie.
Ce travail terminé, on pèse la viande hachée, et

on prépare ensuite du lard gras coupé en forme de


cubes de la dimension de dés à jouer, jusqu’à ce
qu’on en ait deux cinquièmes pour trois cinquièmes
de viande maigre et on mêle à celle-ci une des oreilles
divisée en menus fragments.
60 LA CHARCUTERIE
On pèse séparément le lard gras et la viande
maigre hachée, on ajoute le nombre de grammes
contenu dans les deux pesées et on prépare autant
de fois trente-trois grammes de sel pilé et deux
grammes de poivre récemment moulu qu’on a trouvé
de fois cinq cents grammes dans l’addition.
On prend alors un des grands plats creux en terre,

on le frotte d’ail et on saupoudre le fond d’une


couche de sel et de poivre mêlés ,
on y dépose un
lit de sept ou huit centimètres d’épaisseur de la

viande hachée, on la nivèle, et, de la paume de la

main enduite de sang réservé, on l’humecte et on


répand ensuite une pincée de salpêtre.
On continue en disposant une nouvelle couche de
sel et de poivre, et en formant un lit de lard gras de
la même épaisseur que celui de viande maigre; on le

nivèle aussi, on le mouille de sang du porc comme


on a déjà fait la première fois ;
on sème un peu de
salpêtre et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on ait terminé.
11 faut avoir soin de ménager le sel et le poivre, et
d’en réserver une quantité suffisante pour masquer
complètement le dernier lit de viande ou de lard.
On arrose le tout d’un demi-verre de sang de porc.
Le lendemain, il faut pétrir le contenu du plat
pendant une heure au moins, et un quart d’heure
avant de cesser la manipulation on arrose le mélange
d’un demi-litre de vieux vin rouge d’excellente qua-
LA CHARCUTERIE G1

lité. Après chaque quart d’heure, le pétrisseur baigne


ses mains dans l'eau froide, il évite ainsi d’échauQer
la viande.
On procède ensuite et immédiatement à l'embos-
sage. Celte opération consiste à remplir de viande
hachée les vessies de bœuf préparées pour les sau-
cissons. Chaque vessie est divisée en deux parties
et de chacune d'elles on forme un sac au moyen
d’une couture de fil très solide. Il faut les examiner,
voir si elles sont en bon état et si elles n’ont pas été
détériorées par la gelée.

Le sac fait d’une moitié de vessie doit être lavé


dans l’intérieur et en dehors, d’abord dans de l’eau
tiède, ensuite Irois fois dans de l’eau froide mêlée à

du vin blanc sec et enfin dans du vin blanc pur. On


remplit les sacs en se servant d’un entonnoir de fer
battu dont le pavillon est échancré sur un point; on
le garnit de viande et on la presse du pouce pour la

faire pénétrer dans la vessie; celle-ci étant remplie,


on la lie d’une ficelle aux deux extrémités en serrant
fortement le lien, et on pique le saucisson de coups
d’épingle pour donner issue à l’air resté dans l’inté-

rieur.

L 'embossage des vessies mérite une attention


spéciale; il est nécessaire de le faire pratiquer par
une personne expérimentée, car si la viande n’est
pas parfaitement tassée et s’il reste des vides, le lard
62 LA CHARCUTERIE

devient rance, la viande se corrompt et le saucisson


n’est plus mangeable ;
mais on trouve des ustensiles
qui facilitent singulièrement cette opération et en
assurent la réussite.

L’ouvrage achevé, les saucissons seront suspen-


dus les uns à côté des autres, à une perche de bois
horizontalement placée et soutenue à chaque bout par
un point d’appui. L’appartement où ils seront dépo-
sés sera exempt d’humidité, on n’y fera pas de feu

et la température y sera moyenne.


Après dix ou douze jours, on détache les saucis-

sons et on les suspend de nouveau à la perche par


le côté opposé à celui où ils avaient été d’abord
attachés. Lorsqu’ils commencent à blanchir et

semblent couverts d’une poussière grise, ils sont


suffisamment secs ;
on les enlève de la perche et on
les place dans une amphore de terre contenant de
l'huile d’olive ou de noix en assez grande quantité
pour qu’ils baignent complètement. On les conserve
aussi dans la saumure, mais souvent elle les amollit
et fermente pendant l’été, si on n’a pas le soin de la

faire rebouillir. L’huile peut être utilisée pendant


plusieurs années ;
mais chaque fois qu’on y met de
nouveaux saucissons, on doit la décanter et rempla-

cer le déchet par de l’huile pure et limpide.


Après cinq ou six mois, le saucisson est bon à
manger; sorti de l’huile, il doit être lavé dans de l’eau
LA CHARCUTERIE 63

froide, essuyé et placé dans un linge, étroitement


tenu serré pour empêcher la vessie d’éclater pendant
la cuisson, on le met ensuite dans le pot-au-feu en
terre rempli d’eau froide : il faut trois heures et

demie pour le cuire; après ce temps, on relire le


pot et on y laisse le saucisson pendant la nuit; le
lendemain, on peut le manger, mais il faut le couper
en tranches très minces.
Pendant le temps des chaleurs, il est dans sa
perfection; à ce moment, le lard gras fond, se
mélange à la viande maigre, et a des parties juteuses
de couleur acajou foncé; le saucisson est alors
tendre et d’un goût particulier qui le distingue de
tous ses similaires et lui assure une supériorité
incontestable.

Le jambon.

« Je disais autrefois de feu M. de Rennes


qu'ilmarquait les feuillets de son bréviaire
avec des tranches de jambon. »
M“ de Sévigné, Lellrc à M'"° de Grignon (31 août 1689).

Le jambon préparé suivant cette recette est remar-


quable, si le porc qui l’a fourni était dans de bonnes
conditions de race, de santé et d’embonpoint.
Si la température est froide, il faut mortifier le
cuissot destiné à devenir jambon, le garder pendant
04 LA CHARCUTERIE

plusieurs jours dans un endroit sec et étancher le

matin et le soir les goutelettes de sang suintant à la

surface de la viande.
Ayez une quantité d’eau suffisante pour recouvrir
complètement le cuissot placé dans un vase de terre
ou de bois ;
mettez cette eau dans une marmite, la

chauffez jusqu’à l’ébullition et la saturez de sel;


vous connaîtrez le point de saturation si un œuf
frais déposé dans le liquide surnage et ne descend
pas au fond. La saumure étant refroidie, la versez
sur le jambon et le tenez baigné, soit en le char-
geant d’un poids, soit en le pressant d’une bûchette
de bois glissée horizontalement entre les parois du
vase où il est déposé.

Le jambon doit rester vingt-cinq jours dans la

saumure ;
après ce temps, on le met sur deux liteaux

parallèlement établis et dont les extrémités reposent


sur deux chaises en face l’une de l’autre.
Après quarante-huit heures, pilez dans un mortier
trois gousses d’ail, une feuille de laurier, du thym,
du basilic, de l'estragon, de la petite sauge; ajoutez
trois grammes de bois de santal réduit en poudre,
deux grammes d’épices fines et cinq grammes de
salpêtre. Faites une pâte homogène de ces ingré-
dients, la délayez en y versant du vin rouge, un verre
de fine champagne et la tenez consistante comme
une purée. Enduisez de ces aromates toutes les
LA CHARCUTERIE 65

parties charnues du jambon non recouvertes de


peau et l’extrémité de l’os à l’endroit où le pied du
porc a été coupé.
Replacez de nouveau le jambon sur les liteaux

pendant quarante-huit heures. Ayez de la lie fraîche

de vin nouveau, remplissez en le vase où était la

saumure; déposez-y le jambon, le tenant complète-


ment masqué par le liquide épais et d’un beau rouge.
Une nouvelle période de vingt-cinq jours étant
écoulée, le relirez de la lie et le suspendez dans un
appartement chaud, pour que la couche de lie le

recouvrant sèche et durcisse.

Si vous voulez le fumer, le soumettez de temps en


temps à des fumigations obtenues en faisant brûler
des branches de genièvre.
Quand il est très sec, après au moins deux mois,
le pliez dans plusieurs feuilles de papier de soie, le

couchez dans une caisse garnie d’un lit de cinq centi-


mètres d’épaisseur de cendre de bois, le recouvrez
d’un second lit de cendre, clouez la caisse et la dépo-
sez dans un appartement frais et sec.
On doit préparer le jambon au mois de novembre
pour qu à la fin de février il soit en état d’être ren-
fermé dans sa caisse ;
s’il est encore exposé à l’air

au moment où les premières mouches paraissent,


elles déposent leurs larves dans la chair qui devient
la proie des vers.
GG LA CIIAltCUTEIilE

On peu l le manger, après trois ou quatre mois,


mais on peut le conserver pendant une année.
Avant de le cuire, il faut le laver dans de l’eau
tiède, ensuite dans de l’eau froide, le brosser, le

nettoyer et enlever toutes les parties de lard gras


devenues rances ;
on scie une portion de l’os où
était le pied, on creuse la partie restant au jambon
pour en extraire une moelle jaune et corrompue e*

on bouche la cavité par de petis tampons de linge


d’un tissu fin. Le jambon enveloppé dans une ser-
pillière cousue de tous côtés est ensuite placé dans
une marmite ou dans une bassine de cuivre remplie
de deux tiers d'eau et d’un tiers de vin blanc sec; on
ajoute un assaisonnement composé d’oignons, d’écha-
lotes, de deux gousses d’ail, de carottes et d’un
bouquet de branches de thym et de persil.
La cuisson sera d’au moins cinq heures ;
il est

cuit, si, le transperçant d’une aiguille à tricoter les


bas, elle pénètre facilement dans la chair.
Le retirez de la marmite, le déposez sur la planche

à hacher, le laissez égoutter, et après avoir rompu


les coutures de la serpillière, enlevez adroitement
les os retenus dans les chairs, et, le tenant enveloppé

du linge dans lequel il a cuit, le faites pénétrer dans

un vase de forme ronde, le couvrez d’une planchette


d’un diamètre un peu moins grand que celui du vase
et le chargez d’un poids de deux kilogrammes. En
I.A Cil AIlCUTl'-IU )•: <»7

refroidissant, les chairs sont resserrées et rallier mies,

cl le jaiulxxi prend la forme ronde ;


le lendemain, on
le [tare, el lorsqu’on le coupe en le partageant en
deux parties égales, on a la précaution de trancher
perpendiculairement dans le sens du lil de la viande.
Lorsqu’on voudra le manger, il faudra se munir
d’un couteau dont la lame étroite, peu épaisse et bien

allilée, fera tomber de larges tranches amincies


comme les voulait Monseigneur de la Vieuville,
u
évêque île Menues, qui, au dire de M'" de Sévigné,
s .-n servait en guise de signets dans son bréviaire.
A
CHAPITRE VI

VOLAILLES
Dindon truffé et à la gelée.

« Vaut mieux un morceau de pain bis


chez soi qu’une dinde truffée chez les
autres. »
Paul Bourget, Mensonge.

Les dindons de l’année ont les plumes lustrées et

les pattes noires; on reconnaît les vieux à leurs


pattes d’un brun rougeâtre. Si leurs plumes noires
ont des parties grises ou blanches, ils ne sont pas
de race pure. Pour les engraisser, il faut les tenir

dans un endroit sombre, les nourrir d’avoine et

leur donner des carottes ou des betteraves coupées


en menus morceaux. Ils sont gras, quand le barbil-
lon charnu descendant de la base de leur bec sur le

cou est blanc; s’il est rouge, ils sont maigres.


Le dindon tué, on doit extraire ses intestins; sans
celte précaution, la chair contracte un goût d’évent.
Après avoir plumé, nettoyé et flambé un jeune
dindon finement engraissé, fendez dans toute sa
longueur la peau entourant le cou que vous coupe-
rez à son extrémité près du poitrail, en conservant
la peau intacte et sans la trouer.
70 VOLAILLES
Pilez dans un mortier des foies blonds de pou-
lardes de la Bresse, un peu de chair de porc
dans la proportion de deux tiers de maigre et d’un
tiers de gras, mouillez de trois cuillerées de fine

Champagne, salez, poivrez, et, lorsque ces éléments

formeront une pâte homogène, mêlez-y des morceaux


de truffes noires pelées et coupées en dés de la

grosseur d'une noisette et des pistaches blanchies;


garnissez de celte farce l’estomac du dindon, rame-
nez la peau du cou contre le poitrail, et après l’avoir
remplie, la cousez solidement sur celle qui recouvre
les chairs de la bête.

Ayez deux kilogrammes de truffes noires choisies,

lavées, pelées et coupées en dés de la grosseur de la

moitié d’une noix, les mettez dans une casserole


contenant de la graisse de poularde fondue et tiède,
les assaisonnez de sel et de poivre, les mouillez
d’un verre à Bordeaux de fine Champagne et les

introduisez dans le ventre du dindon préalablement


salé. Cousez le cloaque de la bête, la pliez dans un
linge et attendez pendant cinq ou six jours qu’elle
se parfume de l’arôme des truffes.

Placez dans une braisière un jarret de veau, un


jarret de bœuf, deux pieds d’un porc noir, deux pieds
de veau.
Masquez les viandes moitié de vin blanc sec et

moitié de bouillon de bœuf; placez la braisière sur


VOLAILLES 71

le fourneau ou sur le potager, la laissant découverte,


et faites en sorte cpie le liquide s’échauffe lentement.
Une écume grise montera bientôt à la surface et
formera une nappe, l’enlevez en vous servant de
l'écumoire; une nouvelle nappe se formera, procé-
dez comme vous l’avez déjà fait et recommencez
autant de fois qu’il sera nécessaire.
Celte opération terminée, ajoutez quatre oignons
moyens, huit échalotes, deux morceaux d’ail, deux
carottes rouges divisées en deux fragments, un zeste
d’orange de la dimension d’une pièce de cinq francs,
un bouquet composé de branches de thym, de persil,

de cerfeuil et du quart d’une feuille de laurier, trois


clous de girofle, trois pincées de poivre, quelques
grains de sel et un verre à Bordeaux de fine Cham-
pagne.
Couvrez la braisière et faites cuire pendant cinq
heures ;
ce temps écoulé, enveloppez d’un linge le

dindon étroitement serré, pour empêcher ses chairs


de se fendre, le mettez dans l’aspic et deux heures
après le retirez ainsi que les viandes.

Plongez une serviette dans de l eau froide, la tor-

dez et au travers filtrez l’aspic reçu dans un vase de


porcelaine. Mettez de nouveau le liquide filtré dans
la braisière, fouettez quatre blancs d’œufs, mêlez-y un
verre de vin blanc sec, jetez dans l’aspic ce mélange
devenu mousseux, replacez sur le feu et remuez
72 V0LAILL1ÏS

jusqu'à l’ébullition. Diminuez l’intensité du feu, cou-


vrez la braisière et les blancs d’œufs étant montés à
la surface du liquide, faites mijoter pendant dix
minutes.
Passez de nouveau l’aspic au travers du linge
mouillé et tordu une seconde fois, filtrez une troi-

sième fois en vous servant du même linge sans le


mouiller, et alors le liquide aura la limpidité de l’eau
la plus pure ;
gouttez et incorporez-y une ou deux
cuillerées de vinaigre fait de vin blanc.
Après sept ou huit heures, laspic. est solidifié,

enlevez la couche de graisse le recouvrant, parez la

dinde et l’entourez de blocs de gelée.


On accommode aussi de cette manière les pou-
lardes de la Bresse.
Parmi les viandes retirées de la braisière, les pieds
de porc seuls méritent de paraître sur la table ;
cuits

dans l’aspic, ils ont une saveur caractérisée. Refroi-


dis, on les coupe en deux parties dans le sens de la

longueur, on enlève les os et après avoir donné à la

chair la forme d’un beefsleack, on la plonge dans


des blancs d’œufs battus, on l’enduit de panure fine-
ment hachée et passée au tamis, et on la fait frire

dans du beurre cuit. Une sauce mayonnaise relevée

ou une sauce verte assaisonnée de moutarde de


Maille à l’estragon doivent accompagner les pieds
placés sur un plat chaud, car devenus lièdes ils sont

moins bons.
VOLAILLES 73

L’abatis de dindon aux marrons.

« Le véritable abatis populnireestl’ubatis


de dinde, et c’est un des meilleurs plats de
la cuisine bourgeoise. »

Grand dictionnaire de cuisine.


Alexandre Dumas,

L’abalis de dindon est un mets commun, mais,


apprêté comme je vais l’indiquer, c’est un plat fin et

succulent.
Dans une casserole foncée de beurre cuit, placez
huit ailerons de dindons, une côtelette de veau, deux
oignons moyens, salez et poivrez.
Faites roussir ces viandes lentement et relirez

ensuite la côtelette de veau et les deux oignons.


Les ailerons étant glacés et dorés, les couvrez
d’une égale quantité de bouillon de bœuf et de
vin blanc sec, ajoutez un oignon piqué de deux
clous de girolle, un bouquet de thym et de persil,
quarante marrons rôtis ou grillés, un verre de jus de
dindon rôti à la broche, deux cuillerées de sauce
tomate et deux petits verres de fine Champagne.
A partir de ce moment, l’abatis doit mijoter pen-
dant deux heures et demie.
Une heure avant la fin de la cuisson, mettez dans
le ragoût trois ou quatre foies blonds de poulardes de
74 VOLAILLES

la Bresse déjà sautés dans du beurre frais, douze


crêtes de coq blanchies divisées en deux parties,
cuites aussi dans du beurre frais arrosé du jus d’un
citron, et enfin deux pieds de porc cuits préalable-

ment dans l'aspic décrit au traité de la dinde à la

gelée, et coupés chacun en quatre fragments.


Retirez les viandes et les marrons et les déposez
sur un plat chaud, dégraissez la sauce ;
si elle est

trop longue, la réduisez sur un feu vif en la remuant


et la répandez sur l’abatis en la passant au tamis.
Cet abatis vaut mieux que celui dont la recette a

été donnée par le marquis de Courchamps.

La poularde de la Bresse truffée et cuite à la


vapeur.

« Est-cc qu’une poularde ne nous suffi-


rait pas ? »
Lettre de M rao
Du Deffant à l’abbé Bar-
thélemy (Paris, 21 juin 1767).

Choisissez une poularde de race pure, ayant la

graisse blanche, la peau fine et soyeuse et les pattes

noires ou grises.
Videz la poularde, la dégraissez et la salez à l'in-

térieur.

Ayez une livre ou deux de truffes noires choi-

sies, rondes et dont la peau soit fine, les lavez,


VOLAILLES 75

les essuyez, les pelez, les coupez en dés de la

grosseur d’une noisette, les mêlez à un hachis fait du


foie de la bête et de deux ou trois truffes, les sautez
dans la graisse fondue et tiède de la poularde, les
arrosez d’un demi-verre à Bordeaux de fine Cham-
pagne, les salez, les poivrez et les introduisez dans
le corps de la volaille, l’enveloppez d’un linge, et
pour la cuire attendez que l’arôme des truffes noires
ait parfumé scs chairs.
Disposez dans le fond du vase de terre, dit pot
au feu, un trépied en fer battu muni de pieds de dix
centimètres de hauteur et versez-y six verres de
bouillon de bœuf et deux de vin blanc sec ;
de la

pulpe d’un citron, frottez la poularde et la placez


sur le trépied, mais qu’elle ne touche pas le liquide,
la salez et lutez le couvercle du pot au feu en l’en-
tourant d’une bande de papier enduite et recouverte
de pâle à faire le pain.
La durée de la cuisson sera d’une heure et demie.
Faites un roux selon la règle, le mouillez de
quelques cuillerées de crème, retirez la poularde,
finissez la sauce par l’addition d’une partie du liquide
resté dans le pot au feu, la salez, la poivrez, la liez

de deux jaunes d’œuf délayés dans un peu de crème


ou de lait, et servez avec la poularde.
Les volailles grasses cuites à la vapeur sont d’un
meilleur goût que celles bouillies dans un consommé.
76 VOLAILLES

Le gâteau de foies blonds de poulardes de la Bresse

baigné de la sauce aux queues d'écrevisses.

« Il y a des estomacs qui ne peuvent

digérer que des viandes légères et déli-


cates. »
Logique de Port-Royal, premier discours.
Arnault et Nicole.

Frottez légèrement d’ail le fond et les parois d’un


mortier, pilez-y deux ou trois foies blonds de pou-
lardes de la Bresse et un morceau de moelle de bœufde
la grosseur d’une noix, ajoutez un quart de verre de
jus de viande, du lait en assez grande quantité pour
obtenir une purée très liquide, deux œufs entiers et
les jaunes de deux autres, mêlez le tout, salez, poi-

vrez et passez au tamis.


N’employez pas de la crème au lieu du lait, sou-
vent les éléments la composant se désagrègent,
le gâteau, qui doit avoir la consistance d’un flan, se

brise, s’affaisse et fait l’eau ,


c’est l’expression con-
sacrée.
Enduisez d’huile à l’intérieur et sur toutes ses
parties, un moule en fer battu, l’égouttez et intro-

duisez dans le fond une feuille de papier blanc huilée


découpée en forme ronde. Versez la préparation
dans le moule, mais sans le remplir pour que le

gâteau en gonflant ne se répande pas au dehors du


vase.
VOLAILLES 77

Mettez le moule dans le bain-marie dont l’eau sera


froide et chauffée graduellement, mais sans arriver
à l’ébullition et que le moule tenu soulevé ne touche
pas le fond de la casserole contenant l’eau. Si ces
prescriptions ne sont pas observées, si les œufs et le

lait ne sont pas frais, l’intérieur du gâteau sera per-


sillé au lieu d’être lisse et poli, les éléments seront
séparés et désunis, et en termes de cuisine, le

gâteau sera tranché.


Après une heure et demie environ, retirez le

moule du bain-marie, le séchez en le frottant d’un

linge, placez un plat en forme de couvercle au som-


met de l’ustensile, retournez sens dessus dessous,
c’est-à-dire abouchez sur le plat, démoulez et répan-
dez sur le gâteau une sauce aux queues d’écrevisses.
Le gâteau de foies blonds de poulardes de la

Bresse, trempé d’une sauce aux queues d’écrevisses


à chair pulpeuse, est une des béatitudes de la gour-
mandise.
La fricassée de poulet.

« Or, vous autres commentateurs du


Cuisinier français, vous ne seriez pas fâchés
do savoir ce que c’est qu’une fricassée de
poulet. »

Lettre du président de Brosses ùM. deBlancy.

La poulette de qdatre ou cinq mois, appelée


poussine en Bugey, est un meilleur morceau que le
78 VOLAILLES

poulet; elle prend mieux la graisse et sa chair a plus


de finesse et de tendreté.
Il faut chrisir l’ancienne espèce : de petite taille,

de préférence les sujets dont le plumage est gris et


les pattes de même couleur ou noires ;
rejetez ceux

à pattes jaunes ou vertes.


Pour engraisser les poulets, on les met en cage,
dans un lieu sec et obscur, les jeunes coqs séparés
des femelles. 11 faut, qu’ils aient toujours de l’eau

limpide devant eux, varier leur nourriture, la leur


donner régulièrement aux mêmes heures : elle se
composera de froment, de maïs, d’avoine, d'orge, de
pommes de terre cuites, de farine détrempée d’eau et
réduite en pâte, de pain amolli dans du vin et sur-
tout de riz cuit dans du lait.

La propreté de leurs mangeoires et celle du sol


sous leur cage est nécessaire, autrement les poulets

mangent peu, s’amaigrissent et leur chair devient


inmangeable.
Si on leur donne du vin rouge pour unique bois-
son, leur crête prend un énorme développement;
si on les oblige à ne boire que d\: vin blanc, ils

deviennent tristes et meurent de la sirose du foie.


Découpez selon la règle deux poulettes grasses,
les mettez dans une sauteuse contenant soixante
grammes de beurre frais, deux oignons et une petite
branche de thym. Salez, couvrez la casserole et la
VOLAILLES 79

placez sur un feu modéré pour que la viande rende


son mouillement et ne roussisse pas; les morceaux
devenus tendres et presque cuits, retirez le thym et

les oignons, singez de vingt grammes de farine et

remuez souvent; après dix minutes, mouillez de


quatre cuillerées d’eau froide et frottez le fond et

les parois de la casserole pour en détacher les sucs


adhérents.
Répandez sur la fricassée un demi-verre de crème
et quatre cuillerées d’excellent vin blanc sec exempt
d’acidité, faites mijoter, ajoutez, en petite quantité à

la fois, six décilitres de crème, tenez la sauce onc-

tueuse, lisse, et masquant la cuiller. On appelle


crème fraiche les globules graisseux montés à la sur-

face du lait tiré des vaches et reposé pendant trois

ou quatre heures.
Faites mijoter pendant vingt-cinq à trente
minutes, et si la sauce devient troj3 épaisse, conti-
nuez à répandre de la crème, goûtez si le ragoût est
d’un bon sel et assaisonnez d’une pincée de poivre
récemment moulu.
Retirez la casserole du feu, et une minute après
versez dans la fricassée deux jaunes d’œufs délayés
dans trois cuillerées de crème froide.
On enrichit cette délicieuse entrée d’une garniture
de queues d’écrevisses cardinalisées et ensuite
revenues dans du beurre frais, jusqu’à ce qu’elles
80 VOLAILLES

aient pris une couleur jaune d’or; à défaut de queues


d’écrevisses, on les remplace par des morilles fraîches
ou des fonds d’artichauts.
Ce mets simple est supérieur à la fricassée et au

chaud-froid décrits dans les livres de recettes de


cuisine ;
mais ce n’est qu’apprêté dans nos mon-
tagnes, pendant l’été et l’automne, qu’il atteint l’apo-
gée de sa perfection. A cette époque de l’année, les

vaches mangent les herbes sucrées croissant dans


les pâturages des plateaux élevés, les poulets sont
gras, la crème et le beurre exquis, et les œufs sont
recueillis dans le nid, sous les poules, au moment
où par un cri particulier elles annoncent qu’elles

viennent de pondre.
La fricassée de poulet faite avec du beurre et de la

crème ordinaires est un bon plat, mais n'est pas un


chef-d’œuvre. Quel rapport y a-t-il entre des œufs
mis en réserve depuis quelques jours et accommodés
au beurre des fermes de la plaine, et des œufs sor-
tant de la ponte cuits dans le beurre frais de la

Prevalaye ou du Valromey ?
VOLAILLES 81

Le poulet Célestine.

« Ah! monsieur, ces poulets sont d’un merveilleux goût. »


Boileau, Satire III.

dans la rue de
y a trente ans existait à Lyon,
11

Bourbon, un restaurant nommé le Café du Cercle.


La cuisine y était raffinée, on n’y servait rien de
médiocre, et toutes les provisions étaient choisies
parmi les meilleures.

Le soir, à sept heures, et dans un petit cénacle,


arrivaient les habitués, gastronomes illustres de la
cité, pleins de verve et de gaieté : leur esprit était

aussi lin que leur palais et les discours sortant de


leurs bouches avaient la saveur des morceaux qui y
entraient.
Rousselot, le chef des cuisines du café était un
saucier de génie. Voici sa recette du poulet Céles-
tine :

Ayez une jeune poulette tendre et bien en chair ,


la

coupez en morceaux selon la règle.

Placez soixante grammes environ d’excellent


beurre frais dans une casserole, le faites chaufi’er et

le remuez jusqu’à ce qu’il ait la teinte noisette.


Mettez les membres de la poulette dans la casse-
role.
o
82 VOLAILLES

Faites cuire sur un feu vif pour que la viande ne


rende pas de mouillement, se raffermisse et prenne
la couleur d’or; retournez souvent les morceaux.
Ajoutez un quart de champignons, une tomate
moyenne de l’espèce à grosses côtes, mûre, coupée
en petits dés et purgée des graines contenues dans
scs cellules. Faites sauter le tout pendant cinq
minutes, mouillez d’un verre de vin blanc sec, de la

moitié d’un verre de jus de viande et d’une cuillerée


de fine Champagne; salez, poivrez et assaisonnez
d’une prise de poivre rouge (poivre long mûr réduit
en poudre).
Faites cuire pendant un quart d’heure.
Déposez la viande sur un plat chaud, dégraissez
la sauce, la saupoudrez d’un peu de persil et d’une
pointe d'ail finement hachés, si elle est longue et

aqueuse, la faites réduire et la versez sur le ragoût.


Cette façon d’accommoder le poulet est une des
meilleures, elle provoque et rehausse l’appétit.
CHAPITRE VII

LÉGUMES
Les cardons épineux de Tours aux truffes noires et
saucés de jus de dindon.

« Un cuisinier en étal de préparer un


plat de cardons excpiis peut s’intituler le
premier artiste de l'Europe. »
Grimod de la Reyniëre,
L’Almanach des gourmands.
°
-

Les légumes venus dans un terrain sec, dit

Horace, sont meilleurs que ceux de nos faubourgs;


rien n’est insipide comme les productions d’un jar-
din fort arrosé.

« Caule suburbano, qui siccis crevit in agris ,

Dulcior, irriguo ni/iil est eltiliits horto. »

Les bons légumes sont ceux choisis dans les

espèces d’élite et cultivés dans les terres légères modé-


rément engraissées et irriguées.

Les asperges, les petits pois, les pommes de


terre nouvelles au printemps, les laitues, les épi-
nards, les haricots verts doivent être mangés aussi-
tôt cueillis ;
quelques heures après, leur sapidité
n’est plus la même.
I!
y a quatre espèces de cardons : le plein inerme,
84 LI'GUM i:s

celui de Puvis, celui d Espagne et 1 épineux *de


Tours. Ce dernier est préférable, mais les jardiniers
le cultivent peu : ses feuilles étant hérissées de
longues épines, il est difficicile et dangereux de le

manier.
Malgré l’opinion de Grimod de la Reynière, la

préparation d’un plat de cardons ne présente aucune


difficulté.

Choisissez les côtes blanches et épaisses, rejetez


les creuses, les dures et les filandreuses, coupez les

tendres en fragments de cinq ou six centimètres de


longueur, les déposez au fur et à mesure dans de
l’eau froide, les lavez et enlevez la pellicule qui les

recouvre.
Ayez une bassine de cuivre d’une capacité suffi-

sante, la remplissez d’eau, la chauffez jusqu’à l’ébul-

lition et répandez-y un verre de lait.

Jetez les cardons dans l'eau bouillante, ils doivent


cuire sans être pressés les uns contre les autres,
tenez la bassine découverte pendant la cuisson,
faites bouillir continuellement à grandes vagues et

remuez le liquide avec une longue cuiller pour


empêcher le lait de monter à la surface et de se

répandre.
Les morceaux de cardon cédant sous la pression
du doigt, les retirez de la bassine et les plongez
dans une grande quantité d’eau froide ;
ainsi traités,
LKGUM liS 85

ils conservent leur blancheur et sont plus appétis-


sants.

Les séchez dans un linge, les mettez dans une


casserole contenant de la graisse fondue de poularde
de la Bresse, les sautez souvent, salez, poivrez, et
après un quart d'heure, les saucez d’un verre du jus
d’un dindon rôti à la broche.
Escalopez en rouelles de quatre ou cinq milli-
mètres d’épaisseur des truffes noires choisies et

nettoyées, les mêlez aux cardons et faites mijoter


pendant un quart d’heure.
Le parfum de la truffe noire s’allie fort bien à celui
de cet excellent légume, et les cardons aux truffes
et au jus de dindon valent mieux que ceux à la

moelle.
On les apprête aussi au gratin : on forme un lit

de cardons dans un plat d’argent, on les couvre de


rouelles de truffes noires et ensuite d’une sauce à la

crème et au jus semblable à celle décrite au chapitre


des choux-fleurs on saupoudre de fromage de gruyère
;

râpé, et après avoir formé un second lit on introduit


le plat dans le four.

Rossini les aimait gratinés et assaisonnés de fro-


mage de Parmesan ;
ce mets est appelé « Cardons à
la Rossini ».

Les tiges de laitues récemment montées sont plus


délicates que les cardons ;
on les accommode au jus
de la même manière.
86 LEGUMES

Les choux-fleurs au gratin.

« J’ai fait les choux-fleurs au gratin à


votre intention... Les avez-vous mouillés
avec du jus au lieu de bouillon ? C’est plus
onctueux » !

Balzac, La vieille fille.

Choisissez des choux-fleurs à tête blanche, ferme


et unie, ceux l’ayant grenée et d’un blanc gris
sont de mauvaise qualité.
Epluchez un chou-fleur, le divisez en fragments,
les faites cuire dans de l’eau salée et lorsqu’ils seront
devenus tendres sans être trop cuits, les retirez, les

égouttez et les séchez.


Mettez dans une casserole du beurre frais et une
cuillerée de farine, faites cuire le mélange et le

remuez sans interruption; lorsqu’il est devenu roux,


le mouillez de jus, travaillez la pâte qui se forme et
la délayez avec de la crème, répandue en petite quan-
tité à la fois : salez, poivrez, que la sauce soit onc-
tueuse et veloutée sans être trop épaisse, et assez
abondante pour masquer complètement les morceaux
de choux-fleurs; les placez dans un plat d'argent
légèrement beurré, les pressez pour qu’ils forment
une couche unie, les saupoudrez de fromage de

gruyère râpé, salez, poivrez, les couvrez de la sauce

passée au tamis et la saupoudrez de fromage.


l.l-CUMKS 87

Introduisez le plat dans le four; le gratin est cnil

lorsqu’il est d’une belle couleur jaune d’or.

Cet entremets est des meilleurs si les choux-fleurs,

le beurre, la crème et le fromage sont parfaits et si

la cuisson a été bien conduite.

Les navets de Parves.

« Les légumes eux-mêmes ont leur aris-


tocratie et leurs privilèges. »
Alexandre Dumas,
/,<• grand dictionnaire de cuisine.

Les navets généralement connus sont ceux de


Meaux, de Vaugirard, de Preneuse et des Vertus.
Dans la région lyonnaise, les navets de Chiroubles
en Beaujolais sont les plus renommés, mais ceux de
la montagne de Parves, près de Belley, sont d’une
qualité supérieure ;
peu volumineux et courts, ils

ont la peau noire et leur chair blanche a une saveur


particulièrement sucrée tenant à la nature des terres
de la montagne.
.J'ai pu souvent comparer les navels de Chiroubles
et ceux de Parves. Jadis dans Belley vivait un pro-
cureur probe -comme saint Yves, ce qui sera toujours
admirable, et gourmand comme Lucullus ce qui
n’étonnera jamais personne. Il avait noué des rela-

tions d’amitié avec un conseiller de la Cour de Lyon,


88 LÉGUMES
et il comblait ce magistrat de chapons truffés, de
saucissons de Belley et de cervelas bourrés de pis-
taches et de truffes noires.
Pour répondre à ces largesses, le conseiller, vieil

avare, lui envoyait un panier de navets de Chirouhles ;

l’avoué invitait ses amis à les manger ;


j’en ai souvent
pris ma part, mais je dois dire qu’ils n’étaient que le

prétexte d’un somptueux dîner : nous sortions de


table truffés comme des dindes et faisant la roue,

nous glougloutions contre le conseiller et ses navets,


vengeant ainsi l’excellent procureur si indignement
frustré et si libéral de ses truffes.

Ayez des navets de Parves récoltés après les pre-


mières gelées, que leur peau ne soit pas ridée et que
leur chair soit lisse et compacte. Les épluchez, les
taillez en forme de coloneltes de la grosseur du
doigt, les jetez dans la poêle à frire contenant du

beurre cuit modérément chauffé, les saupoudrez de


quatre pincées de sucre réduit en poudre et couvrez
la poêle pendant quelques minutes pour que les

navets, lentement pénétrés par la chaleur, deviennent


tendres, et ne restent pas durs surpris dans la

friture.

Faites un roux selon la règle, le mouillez de


bouillon de bœuf, de jus et de deux cuillerées de
sauce tomate.
Les navets ne sont pas tous cuits en même temps;
LlifiUMKS 89

suivant leur grosseur et la place qu’ils occupent


dans la poêle, les uns sont rissolés avant les autres;
retirez ceux-ci, les égouttez et les déposez successi-
vement dans la casserole contenant la sauce prépa-
rée. Vers la fin de la cuisson, ils roussissent tous à
la fois ;
il faut alors les remuer sans cesse, et quand
ils sont dorés, on les môle à ceux déjà trempés de
jus.

On peut servir sur les navets des aiguillettes de


canards rôtis : ce sont les parties les plus délicates
et les seules que mangeait Martial encore plus gour-
mand que poète.

« Tola rni/ii ponitur arias, serl pcctore tantum


Et cervice sapit ; cælcra reddc coquo. »

Incorporez à la sauce le jus tombé des canards


dans la lèchefrite pendant leur rotation, salez, poi-

vrez, faites mijoter, dégraissez soigneusement le

ragoût.
11 en est des œuvres de la cuiller comme de celles
de la plume; pour les faire valoir, il faut les pré-

senter sous un titre dont la jactance déguise au


besoin leur médiocrité. Certains amateurs de livres
se préoccupent peu de ce que l’auteur a écrit, ils

recherchent les exemplaires imprimés sur papier de


Hollande ou du Japon, ornés d’illustrations signées
d’un graveur en renom. La parure du livre est tout,
<)0 I.liCl'M IÏS

le fond n est rien ;


l'étoffe d’un vêtement est ce qui
vaut le moins, c’est la façon qu’on paye.
Pour la plupart des conviés, l’étiquette des bou-
teilles prouve la valeur du vin et le nom des inels
leur succulence.
Au sommet de la montagne de Parves est une
croix appelée « la croix de sainte Anne ». On pour-
rait écrire sur le menu du dîner :

« Aiguillettes de canetons de Rouen à la sainte


Anne. »

C’est parfait! c’est exquis! s’exclamerait un Tur-


caret gastrolâtre. Marquez sur le menu : « Canards
aux navets, » et il dira sans emphase : ce n est pas
mauvais.

Les pommes de terre à la savoyarde.

« Le légume de la cabane et du château. »


Le marquis de Cussy, L’arl culinaire.

Les espèces de pommes de terre sont très nom-


breuses; parmi les hâtives cultivées dans les jardins,

les meilleures sont la Marjolin et la Quenelle longue


jaune. Extraites du sol au printemps, immédiate-
ment essuyées et frottées d’un linge pour enlever leur
peau, sautées dans une casserole contenant de l’ex-
cellent beurre cuit, servies sur du beurre frais d’isi-

gny, elles sont de véritables soufflés à la crème. 11


I.BCUM BS !)i

faut les manger sortant de terre et aussitôt cueillies,

le lendemain elles ne sont plus aussi bonnes.

Lorsque la saison est avancée et que les pommes


de terre ont toute leur grosseur, ou les accommode
frites, au jus, à la crème, au gratin et de beaucoup
d’autres façons ;
mais voici une excellente recette de
la Savoie cl du Bugey :

Pelez des pommes de terre farineuses, les coupez


eu rouelles de cinq millimètres d’épaisseur, les pla-
cez dans un plat à gratin et formez-en un lit sur
lequel vous répandrez trois pincées de farine de
gruau et une demi-cuillerée de fromage de gruyère
finement râpé; disposez un second lit et [ assaison-
nez comme le premier, masquez les pommes de
terre de bouillon de bœuf, ajoutez six morceaux île

beurre frais de la grosseur d’une noix, salez et poi-

vrez hardiment.
Placez sur le fourneau le plat couvert, et après
dix minutes le poussez dans le four.

Lorsque le bouillon sera absorbé, le remplacez


par du jus de viande dont vous arroserez souvent les
pommes de terre pendant leur cuisson.
Le marquis de Cussy, l’auteur du trait servant
d’épigraphe à ce chapitre, a inventé les pommes de
terre à la gastronome. C’est un mélange de ces
légumes cuits dans du beurre frais et de truffes
noires sautées dans du vin de Madère. Les pommes
92 LÉGUMES
de terre à la savoyarde sont un plat moins luxueux et

moins raffiné, mais d’un mérite incontestable.

Les raves du Jean à la crème.

« La rave rend gentil compagnon auprès


des dames. »
DioclLs.

Avant l’époque où la pomme de terre a été intro-


duite en France, la rave était, pendant l’hiver, la

principale nourriture des paysans de la Bresse et du


Bugey.
« En 1540, Claude Bigothier, poète bressan, a
écrit un poème en vers sur la rave. Il raconte qu’un
paysan de la Bresse, nommé Conon, fit connaître à
Louis XI cette précieuse racine, et lui en servit un
plat, un jour que ce prince, étant encore en Dau-
phiné, s’était égaré à la chasse aux environs de
Lyon. »

On cultivait aussi les raves dans le Bugey, et

Bigothier raconte qu’aux environs de Belley, on


trouva dans un champ une rave énorme, immense
et large comme la lune.
Toute la contrée, ivre de joie, fière du phéno-
mène, transporta à Chambéry, sur un chariot spé-
cial, la rave géante qui fut offerte au seigneur duc.
Le bon seigneur, enchanté du cadeau, offrit à boire
L KG U MES 93

;i ses paysans et les grisa abominablement. Pendant


celle débauche, le conseil du prince, les magistrats
ducaux, les jurisconsultes s’assemblèrent et discu-
tèrent sur ce qu’il convenait de faire en présence d’un
pareil fait...

Or, le résultat du conseil tenu fut tel que les

paysans, à peine dégrisés, apprirent qu’ils venaient


d’être taxés supplémentairement à un lourd impôt
de surcroit, par l’excellente raison que, possédant
des terres qui fournissaient de pareilles raves, l’im-
pôt par le passé était plus qu’insuffisant. »

Les meilleures raves de nos contrées sont celles


venues sur le monticule appelé le Jean, situé devant
la gare de Culoz ;
elles n’ont aucune amertume et sont

plus douces que celles des autres terrains.


Ont-elles la vertu que leur attribue Dioclès et
donnent-elles la science du bien et du mal? Je ne le

crois pas; il n’y a pas de mets plus moral, plus


chaste et moins entreprenant ;
après en avoir mangé,
on a l’estomac dans l’état de paix et d’honnêteté où
est l’esprit après la lecture d’un bon livre. Je les
recommande aux amateurs de la bonne chère, le

jour où ils sentent le besoin de donner le change au


dégoût et à la- satiété inséparables de l’opulence.
C’est la modération qui donne le prix au plaisir.

...Voluptates commenilat rarior us us.


94 LÉGUMES
Épluchez des raves, les coupez en morceaux, les
jetez dans de l'eau bouillante et retirez du feu le

vase les contenant. Les égouttez, après quelques


minutes les faites cuire dans du bouillon de bœuf et

les hachez.
Mettez du beurre frais dans une casserole, placez-y
les raves, leur donnez une demi-heure de cuisson,
les singez de farine et remuez souvent. Un quart
d’heure étant écoulé, ajoutez une cuillerée de fromage
de Gruyère râpé et un demi-verre de jus; répandez
ensuite dans la casserole, en petite quantité à la fois,
de la crème fraîche, salez, poivrez et placez le ragoût

sur un feu modéré oii il mitonnera pendant vingt-cinq


ou trente minutes.
J ai vu de fins gourmets apprécier ce plat commun
et en faire un éloge mérité.

Les tomates farcies.

« Les tomates viennent mêler leur rouge


violent à ces teintes blondissantes... »

Théophile Gautier, Voyage en Italie.

Grfrnod de la Reynière, le premier, a donné une


recette pour farcir les tomates; c’est encore celle
ordinairement rapportée dans les livres de cuisine,

on la trouve dans Le grand dictionnaire de cuisine


d’Alexandre Dumas.
LKGUMKS 95

Voici celte préparation extraite de Y Almanach clcs

gourmands
O
:

« Mais ce n’est pas seulement aux fonctions auxi-


liaires que les pommes d’amour bornent leur service.

On compose avec elles un plat d’entremets délicieux.


Après en avoir ôté les pépins, on les bourre d’une
farce savante, ou même tout uniment d’une livre de
chair à saucisse maniée d’un excellent beurre et

pétrie avec un tiers de mie de pain rassis dans


laquelle on a mêlé une gousse d’ail (excipient

nécessaire de la pomme d’amour], persil, ciboule,


estragon hachés. On met le tout cuire sur le gril, ou
ce qui vaudrait mieux encore dans une tourtière,
sous un four de campagne, avec une bonne redingote
de chapelure. L’expression d’un jus de citron (au
moment de servir dans la tourtière même), couronne
cet entremets, qui en quelque quantité qu’il soit

servi n’est jamais assez abondant. Gomme ce plat est


assez nouveau a Paris, la recette ne s’en trouve dans
aucun ancien dispensaire, et nous croyons ajouter
au mérite de cet almanach et acquérir quelques droits
à la reconnaissance de nos gourmands citoyens en la

consignant ici. »

Les tomates farcies de Grimod de la Reynière


sont un mets grossier ;
la chair à saucisse mêlée à
de la mie de pain est une piètre farce.
Il faut employer les tomates rouges de l’espèce à
9G LÉGUMES
grosses côtes, de forme ronde, les choisir très mûres
et juteuses.

Les divisez chacune en deux parties égales dans le

sens de la largeur, et vous servant d’un couteau à


lame arrondie ou d’une petite cuiller, enlevez la

pulpe et les graines remplissant les cellules. Dépo-


sez les tomates dans un plat, du côté opposé à leur
fond, et les placez sur un feu doux ;
en s’échauffant
elles rendront une partie de l’eau qu’elles contiennent
en abondance. Les retirez sur un tamis elles laissez
égoutter.
Hachez finement un morceau d’ail de la grosseur
d’une amande, une échalote, une truffe noire,
quelques champignons, la moitié d’une tomate dont
vous aurez ôté les graines. Hachez ensuite la chair
d’un poulet rôti, un peu de gigot de mouton et une
petite tranche de jambon cuit. Mélangez le tout,

salez et poivrez.
Garnissez les tomates de cette farce, mais seule-
ment jusqu’au niveau de leur bord, les tenez serrées
les unes contre les autres dans un plat d’argent

foncé de beurre frais, les arrosez d’huile d’olive


répandue en la faisant tomber de haut en mince
filet, et sur chacune d’elles disposez un morceau de
beurre frais de la grosseur d’une noisette.
Mettez le plat sur le fourneau ;
le beurre étant
fondu, recouvrez les tomates d’une légère couche de
LÉGUMES 97

chapelure et glissez le plat dans le four après y


avoir versé quelques cuillerées de jus.
Les tomates doivent être dorées, et non noircies
par un feu ardent ;
apprêtées au maigre et remplies
seulement de fines herbes, on peut les soumettre à
un feu vif, mais farcies au gras, la cuisson doit
être lente et durer une heure et quart, autrement les

menues parcelles de viandes seront desséchées et

grillées.

La sauce sera réduite en un jus corsé, confit et peu


abondant; au sortir du four, on arrosera le gratin de
la moitié du jus d'un citron.
Les tomates ne sont bonnes que si elles ont une
saveur légèrement acidulée ;
ce goût aigrelet aiguil-
lonne l’appétit et fait le mérite du plat.
CHAPITRE VIII

ÉCREVISSES ET POISSONS

Les écrevisses cardinalisées de M. le Prieur.

« La rougeur des viandes est indice


qu’elles ne sont pas assez cuites. Exceptées
les gaminarcs et cscrcvices que l’on cardi-
nalise il la cuicte. »
Rabelais, Gargantua, eh. XXXIX.

La plupart des rivières et des ruisseaux du


Bugey fournissent des écrevisses, mais les meil-
leures viennent du Furens, du Gland et des
Rousses.
Avant d’être à Belley, les darnes du couvent de
Bons, fondé en 1155 par Marguerite de Savoie,
habitaient le village de ce nom, traversé par la

rivière le Furens, très poissonneuse et remplie


d'écrevisses.
La chronique rapporte que les religieuses de Bons
n’ont pas toujours observé les prescriptions de leur
règle. Durant le règne de Louis XIII, elles menaient
une vie scandaleuse et s’occupaient plus de rédiger
des courts-bouillons que de réciter des psaumes.
L’inconduite de ces- dames et celle des religieux
d’autres ordres avaient inspiré à 1 illustre évêque de
100 ÉCREVISSES ET POISSONS

Belley, Jean-Pierre Camus, le peu d’estime qu’il


montra toujours pour les moines. Son successeur,
Jean de Passelaigues, se rendit à Bons pour admo-
nester les religieuses, leur prescrivit de garder la

clôture et d’entourer le couvent de grilles dans le

délai de trois mois. Les nonnes répondirent « in pon-


tificalibus », dit le procès-verbal, qu’elles relevaient

uniquement de l’abbé de Saint-Sulpice, qu’elles refu-


saient de se soumettre, et l'une d’elles s’écria : « Il

veut nous faire mettre sur le gril et nous faire

arses. » Trois mois après, l’évêque revint, mais les

religieuses fermèrent leurs portes et ne voulurent


pas le recevoir. Un chanoine de Belley, M. de Cour-
tines, prit une échelle, la fixa contre mur du cou-
le

vent, et, montant à l’assaut jusqu’au sommet du


rempart, comme Jules II sur la brèche de la Miran-
dole, lut à haute voix, à ces filles insoumises, la

sentence d’excommunication fulminée contre elles


par le prélat si justement irrité. Les religieuses, dit

encore le procès-verbal, étaient réunies dans la cour


du monastère « et faisaient maints gestes indé-
cents ». Monseigneur de Passelaigues porta plainte
à Richelieu qui, en sa qualité d’abbé de Citeaux,
avait sous sa direction l’abbaye de Saint-Sulpice et
l’abbaye de Bons. Le cardinal ordonna aux reli-

gieuses d’acheter à Belley une maison où elles

vivraient sous les yeux de leur évêque dans la pau-


ECREVISSES ET POISSONS 101

vreté et l'obéissance. C’était beaucoup exiger de


dames aussi gourmandes et aussi dissolues, mais nul
ne résistait au ministre de Louis XIII, et ces filles

de Saint-Bernard furent contraintes de quitter les


bords du Furens. Elles emportèrent leurs Lares et

tout ce qu’elles avaient de précieux, sans oublier


leur merveilleuse recette pour cuire les écrevisses ;

elles la tenaient d’un prieur du couvent des moines


de Chavillieu, et la tradition rapporte que M me de
Mar ron, la dernière abbesse de Bons, donnant ses
ordres à la sœur converse chargée du travail de la

cuisine, lui disait : « Ma sœur, vous apprêterez nos


écrevisses à la mode de M. le Prieur, que Dieu le

rafraîchisse et nous fasse miséricorde. »

Voici cette recette ou plutôt ce philtre composé


sans doute par quelque lutin chargé de porter le feu

dans les corps et dans les âmes.


Ayez dix douzaines de belles écrevisses, les lavez
successivement dans plusieurs eaux, les égouttez et
les essuyez dans un linge.
Versez dans le pot au feu de cuivre, deux verres de
vin blanc sec, autant de vinaigre blanc fait de vin,
un verre de jus île viande, un demi-verre de fine
Champagne, cinquante grammes de lard
ajoutez
frais, deux carottes, quatre oignons moyens coupés
en dés, dix échalotes, deux têtes d’ail, un bou-
quet de thym, de persil, de cerfeuil, le quart
102 ÉCREVISSES ET POISSONS

d’une feuille de laurier, la moitié du zeste d’une


orange moyenne, une grosse poignée de sel non
pilé, une poignée de poivre en grains, deux prises
d’épices fines, trois fortes pincées de poivre blanc
récemment moulu, deux pincées de poivre rouge
(poivre long mur réduit en poudre), ou à défaut une
demi-prise de poivre de Cayenne.
Faites cuire ces éléments jusqu’à réduction de
moitié du liquide, jetez-y les écrevisses, les remuez
souvent ;
après dix ou douze minutes, assurez-
vous si elles sont cuites, les retirez, les déposez
dans une soupière d’argent ou de porcelaine et les

trempez du court-bouillon suffisamment réduit et

passé au tamis.
Celle brillante composition en piments majeurs a
été divulguée par M me de Loiseau, légataire univer-
selle des recettes de cuisine de M me de Marron.
Au moment marqué, l’amphitryon enlève le cou-
vercle de la soupière, une légère buée monte vers
les cieux ,
des arômes vineux et acidulés se

répandent dans la salle du festin, les cœurs les

plus affadis se relèvent et l'appétit renaît dans les

estomacs.
Le vin blanc employé doit être sec; les coteaux de

Belley fournissent un vin spécial pour apprêter les

poissons et les écrevisses de nos rivières, et l’on

n’obtiendrait pas un court-bouillon plus exquis en


faisant usage d’un meilleur vin.
ECKEVISSES ET POISSONS 103

Les écrevisses, selon le rite du prieur, doivent


être mangées chaudes; si on les pèche longtemps
avant l’heure du dîner, il ne faut pas les mettre
dans de l’eau ou dans des herbes humides, mais les
placer dans un sac sans crainte de les serrer légère-
ment et lier d’une ficelle l’extrémité ouverte du sac;
en faisant ainsi, on peut les conserver vivantes pen-
dant plus de douze heures.
Lorsque M me de Marron, l’abbesse, offrait des
écrevisses cardinalisées, elle faisait servir du vin
blanc de Virieu provenant des vignes de l’antique
manoir de Diane de Châteaumorand, la femme d Ho-
noré d'Urfé, l’auteur du roman de l’Astrée. On rem-
place avantageusement ce vin par celui de Cham-
pagne de bonne marque et on a soin de le glacer.
Le froid de la glace fait antithèse à la chaleur pro-
duite dans la bouche par le court-bouillon de haut
goût, et on éprouve la sensation ressentie par le pro-
phète Isaïe lorsque l'ange lui purifiait les lèvres avec
le charbon divin et incandescent.
104 ÉCREVISSES ET POISSONS

Les croquettes de queues d’écrevisses.

« Los croquettes ont été inventées par


notre ami M. Jay. »
Le marquis de Cussy, L' Art culinaire.

Les croquettes font partie des liors-d’œuvre


chauds.
On les prépare avec des filets de poulets rôtis, ou
avec des ris de veau, ou avec de la truite cuite dans
le court-bouillon, ou mieux encore avec des queues
d’écrevisses.
11 n’est pas facile aujourd’hui de se procurer une
assez grande quantité d’écrevisses pour les servir à
la coque ou à la Nantua, mais avec six ou huit dou-
zaines on fait d’excellentes croquettes.
Cardinalisez les écrevisses, et, après avoir préparé
les queues et les gigots des plus grosses pattes, les
faites sauter dans du beurre frais, sur un feu très
doux, jusqu’à ce qu’elles prennent une couleur or
rouge.
Mettez dans une casserole un morceau de beurre
frais et vingt grammes de farine, remuez sans cesse
le mélange sur un feu modéré pendant dix minutes
environ. Mouillez d'un peu de lait et travaillez la

pâte qui se formera, la délayant avec le lait répandu


en très petite quantité à la fois jusqu’au moment
ECU EVISSES ET POISSONS 105

précis où la sauce, d’abord jaune, deviendra blanche


et lisse; si vous l’éclaircissez encore, vous ne pour-
rez pas faire les croquettes.
Mélez-y les queues d’écrevisses coupées en mor-
ceaux, salez et poivrez; retirez la casserole du feu,
une minute après versez-y un jaune d’œuf frais

délayé dans une cuillerée de lait, et remuez sans


interruption pour que l’œuf ne soit pas durci par la

chaleur.
Videz l’appareil sur un plat, et formez les croquettes

seulement deux ou trois heures après.


Hachez de la mie de pain ordinaire rassis et la

tamisez pour obtenir la panure très fine. Prenez de


la farce en quantité suffisante, formez une croquette

d’environ sept ou huit centimètres de longueur sur


quatre de hauteur, la roulez dans un œuf battu et

ensuite dans la panure.


Mettez du beurre cuit dans une poêle émaillée et
en assez grande abondance pour baigner quatre
croquettes quand elles y seront placées. Le beurre
étant chaud, et sans attendre qu’il exhale de la
fumée, plongez-y trois ou quatre croquettes, impri-
mez à la poêle un mouvement circulaire pour les faire

rouler et les retournez. Lorsqu’elles auront une cou-


leur dorée, les retirez à l’aide de l'écumoire, les éc-out-
tez, les mettez sur une serviette pliée et déposée sur
un plat chaud, et toutes étant cuites, les couronnez
iOG ECItEVISSES ET POISSONS

de branches de persil rapidement grillées dans la

friture.

La timbale de queues d'écrevisses à la Nantua.

« Ce mets serait digne d’ctrc servi à des


anges, voyageaient encore sur
s'ils la terre
comme du temps de Loth. »
Brillat-Savarin, Physiologie du goût.

L’ancienne cuisine connaissait les écrevisses à la

crème, mais les gourmands du Bugey ont découvert


la véritable manière de les apprêter et de donner à
la sauce le goût et la couleur qui la distinguent, et
pour ce motif, on a appelé cet entremets, un des
plus exquis de la cuisine française, « écrevisses à
la Nantua, » du nom de la capitale du haut Bugey.
Faites cardinaliser, selon le rite du prieur, vingt
douzaines d’écrevisses, retirez des tests les queues,
les gigots des plus grosses pattes et les œufs, faites
revenir ces chairs dans du beurre frais sur un feu
très doux jusqu’à ce qu elles se colorent d’une teinte
or rouge.
Pilez dans un mortier une dizaine d’écrevisses
cuites, ajoutez un demi-verre de jus, passez au
tamis ce coulis et le tenez en réserve.
Hachez finement un oignon blanc moyen et le

sautez dans du beurre frais sans faire roussir.


ECREVISSES ET POISSONS 107

Mettez dans une casserole cinquante grammes de


beurre frais et vingt de farine, remuez le mélange
jusqu’à la couleur noisette, jetez-y alors l'oignon et
mouillez de quelques cuillerées du coidis préparé.
Faites cuire et travaillez la pâte qui se forme en la
délayant avec de la crème fraîche versée en petite

quantité à la fois, faites mijoter pendant vingt


minutes, et si la sauce qui doit être consistante est
trop épaisse, l’éclaircissez par une addition de crème.
L’onctuosité de ce ragoût dépend du travail donné
à la sauce ;
incorporez-y les queues d’écrevisses,
salez, poivrez, faites mijoter pendant dix minutes et

versez dans une timbale en pâtisserie chaude.


Il
y a vingt ans, les écrevisses étaient si abon-
dantes en Bugey que, moyennant quelques sous, on
pouvait en élever une immense pyramide sur un
vaste plat. Aujourd’hui, elles n’existent plus; des
savants attribuent leur destruction à certaines anguil-
lules parasites, venues par le canal de Suez dans la
mer intérieure et de là dans nos cours d’eau. On a

vainement tenté d’en repeupler les rivières, elles ne


peuvent plus y vivre, et quand le pêcheur relève ses
filets, il trouve dans les mailles des tests vides et

desséchés, douloureux témoignage d’une perte plus


irréparable que celle des livres de la sibylle de
C urnes.
108 ECREVISSES ET POISSONS

L’ombre chevalier du lac du Bourget.

« Les provisions furent étalées fronlc


super viridi, sous les branches touffues
d’un vieux chêne, nommé le Chêne du
Prieur, et la société s’étant assise en cercle,
on fit honneur au repas champêtre. »
Walter Scott, V Antiquaire, ch. XVII.

Un jour du mois de septembre, mes amis et moi


montâmes en voiture pour aller déjeuner au bord
du lac du Bourget. Nous traversâmes le pont du
Rhône et le grand marais de la Chautagne où de
nombreux faucheurs coupaient les Haches et les dis-
posaient en milliers de meules rondes; nos chevaux
rapides nous eurent bientôt conduits à Châtillon.
La salle à manger choisie était un petit pré
ombragé par de verts noyers au sommet desquels les

cigales, excitées par la chaleur, faisaient bruyamment


grincer leurs corcelets. Nous étions sur le penchant
d’une colline et au premier plan d’un vaste tableau
dont la perspective s’étendait à plus de quinze lieues.
Dans le fond, les cônes blancs des Alpes, à nos
pieds le lac bleu enchâssé dans des montagnes cou-
vertes de sapins et de châtaigniers; à gauche, comme
contraste à cette végétation, des rochers arides,
fauves, vert-de-gris, et à droite, à la pointe d'un
promontoire, l’abbaye d’Haute-Combe ;
du même
ECREVISSES ET POISSONS 109

côté, plus près de nous, le château de Châtillon posé


au sommet d’un monticule avancé dans le lac; dans
le bas, de petites grottes creusées par les eaux, et a
l’entrée de l’une d’elles, un capucin vêtu de sa robe
couleur pain brûlé, debout et immobile, attendant
l’arrivée d'une barque pour traverser le lac et rega-
gner son couvent.
Ce paysage resplendissait sous les torrents de

lumière versés par le soleil, des bateaux de pêcheurs


glissant sur les eaux semblaient tracer leur sillage
dans de l’or et de l’argent liquides, des hirondelles
de mer parcouraient l’espace, tantôt s’élevant dans
les airs, tantôt rasant les ondes qu'elles effleuraient
quelquefois du bout de leurs ailes.
L’heure du déjeuner avait sonné depuis long-
temps, je fis étendre des couvertures tenant lieu de
tapis, et les domestiques disposèrent nos provisions
sur une nappe dont la blancheur était rehaussée par
la couleur émeraude des herbes du pré . Au milieu
de la nappe s’élevait une pyramide de pêches pour-
prées tardives, de poires Williams-Duchesse et de
chasselas roses de Fontainebleau. Aux quatre coins
étaient disposées des pièces froides : ici un pâté
monumental semblable à un vaisseau démâté, ses
larges flancs étaient blindés d’un kilogramme de
truffes noires, d’un lièvre, de deux poulets et d’une
noix de veau, blanche et satinée, venue de Genève.
110 ECREVISSES ET POISSONS

A l’angle opposé gisait un énorme filet de bœuf du


calibre d'une pièce de quatre; en face, deux dindon-
neaux à la peau dorée comme la cuirasse d’Hector, et
plus bas un jambon de Luxeuil pareil à la massue
d’Hercule. Des bouteilles de vins de Bordeaux, de
Culoz et de Champagne étaient dressées et rangées

en ligne.
Les appétits étant devenus fougueux, j’invitai chacun
à faire son devoir. Les couteaux à découper furent mis
au clair, et le cliquetis des verres et des fourchettes
commença. En moins d’une heure, les ouvrages
culinaires furent détruits, le pâté démantelé et

démoli, les restes des dindons, du filet de bœuf et du


jambon taillés en pièces gisaient sur le sol au
milieu des bouteilles vides, et la faim et la soif

mises en fuite, étaient refoulées jusqu’au souper.


Des broussailles sèches furent arrachées dans les

haies voisines, on alluma du feu pour préparer le

café et l'odeur du moka se mêla aux parfums légers


de l’air embaumé du lac.

Pendant les dernières libations, j’envoyai chercher


des bateliers ;
nous montâmes sur leurs barques et

les voiles furent tendues pour cingler vers les

pêcheurs en panne au canal de Savières. La chaleur


était accablante, tout sommeillait, Fonde, la brise et
l’équipage. Nous voguions en silence, les yeux à
demi fermés, écoutant le bruit des rames et des
ECRIVISSES ET POISSONS 111

perles d’eau qui en découlaient et retombaient dans


le lac.

En arrivant vers les pêcheurs, je les priai de sus-


pendre leur travail, d'accepter du vin et les reliefs

de noire déjeuner. Bientôt nous devînmes les meil-


leurs amis, car les hommes qu'on fait manger ont
toujours l'estomac reconnaissant durant la digestion.

Leurs forces réparées, les pêcheurs descendirent


leur filet dans les profonds abîmes du lac, il fallut

trois quarts d’heure pour le remonter à l’aide d’un

câble s’enroulant autour d’une poulie; aussi étions-


nous haletants d'impatience au moment oii la vessie
gonflée d’air parut à la surface de l’eau, et précédant
de quelques brasses les premières mailles de l’im-
mense tissu de fil ;
mais, comme il arrive souvent à la

chasse et à la pèche, on ne prit rien.


Près du couvent d TIaute-Combe, la fortune nous
favorisa, nous eûmes en abondance des lavarets,

îles perches, et parmi ces poissons, un ombre che-


valier du poids de trois livres, pièce rarissime et de

grand mérite.
Le soleil baissait à l’horizon, le vent frais du soir
sortant des forêts irisait le lac, nous quittâmes les

pêcheurs et nos vigoureux bateliers nous ramenèrent


à Chûtillon.

Après avoir quitté le bateau, je passai dans le pré


où nous avions déjeuné le matin. Au milieu des
112 ÉCREVISSES ET POISSONS

épaves dont le sol était jonché, je ramassai les bou-


chons arrachés des bouteilles, les capsules de cuivre
jaune dont ils avaient été garnis, et je les déposai
dans le tronc vermoulu d’un vieux chêne. Chaque
année, au mois de septembre, je reviens m’asseoir
sous cet arbre et revoir ces débris.
J’avais eu le soin de faire habiller l’ombre chevalier,

voulant le faire frire en rentrant à la maison.


Je dirigeai de ma personne la difficile manœuvre
de la friture d’un poisson de trois livres sortant de
l’eau, et je réussis, car les chairs restèrent fermes et
ne se fendirent pas.
Tousmes convives assurèrent qu’ils n’avaient
jamais mangé morceau aussi parfait, et après dix ans
passés ils en parlent encore.
L’ombre chevalier du lac du Bourget est le meil-

leur des poissons d’eau douce, sa chair, d’un blanc


lacté, est plus légère et plus fine que celle de la

truite.

S’il est de petite taille, on le mange frit, si son poids


dépasse une livre, on le cuit dans un court-bouillon
précieux.
Etoffé d’une sauce aux queues d’écrevisses garnie
de truffes noires, de crêtes de coq, de laitances de
carpe et de quenelles de lavaret, l’ombre chevalier
est un des plus rares et des plus magnifiques relevés
de potage.
ÉCREVISSES ET POISSONS 113

N’êtes-vous pas dégoûté de l’éternel turbot à la

sauce hollandaise ?

Traité du court-bouillon.

« Le peintre Timothée n'a jamais repré-


senté de si belle tempête que celle d’un

court-bouillon. »

La Mothe le Vayer, De la bonne chère.

Le poisson est frais si ses ouïes sont d’une cou-


leur rouge foncé ;
si elles sont livides, grises ou
violettes, c’est que sa chair commence à se cor-
rompre.
Quand on veut le conserver et ne pas le faire

cuire immédiatement, il ne faut pas le laver; on


extrait les entrailles, on place dans le ventre soi-
gneusement essuyé quelques grains de sel et on
enveloppe le poisson dans un linge. On le dépose
dans un plat sous lequel on met de la glace, mais la

chair du poisson ne doit pas la toucher, car après


un certain temps elle serait altérée, « usée, » selon
l'expression de la langue culinaire.
Gardez-vous d’employer de l’eau et du vinaigre,
le court-bouillon doit être fait seulement de vin rouge
ou blanc; le vin rouge sera vieux, le blanc sera sec,
agréable au goût, ni aigre ni acide.
Versez dans une poissonnière de cuivre ou de fer
8
114 ECREVISSES ET POISSONS

battu autant de litres de vin plus un que le poisson


pèse de livres.
Etant donnés une truite ou un brochet de trois livres,
ajoutez un petit verre de fine Champagne, quatre
oignons moyens coupés chacun en deux parties, dix
échalotes, une tête d’ail, deux carottes jaunes
moyennes divisées en fragments, un zeste d'orange
de la dimension d’une pièce de cinq francs, soixante
grammes de beurre frais, deux clous de girofle, un
bouquet de thym, de persil et de cerfeuil, une poi-
gnée de grains de poivre, une poignée de sel non
pilé et deux grosses pincées de poivre blanc.
Placez la poissonnière sur un feu flamboyant et
faites bouillir à grandes vagues. Si le vin contient

suffisamment d'alcool, une flamme de couleur bleue


ne tarde pas à courir sur la surface du liquide et la

cuisine est parfumée d’émanations vineuses et aro-


matiques. Goûtez la préparation et faites les correc-

tions nécessaires.
Après dix minutes, et lorsque les sucs des divers

assortiments sont mêlés au vin, mettez dans la

poissonnière le poisson étroitement serré dans un


linge fermé de tous côtés par une couture : vous
empêcherez ainsi les chairs d’être fendues et divisées

par la chaleur.
Le temps de la cuisson varie suivant le volume de
la pièce à cuire, mais si le poisson pèse quatre
1

ÉCREVISSES ET POISSONS 115

livres, il faut au moins trois quarts d'heure; on dimi-


nue l'intensité du feu lorsque la flamme courant sur
le liquide s’éteint et disparaît.
Dès que le poisson est tendre sous la pression du
doigt, il est cuit; le relirez, le déposez dans une
poissonnière en terre et le masquez du court-bouillon
passé à l’étamine.
Le meilleur court-bouillon est celui qui a servi à

lu cuisson du brochet, aucun autre poisson ne com-


munique au vin un goût semblable.

Les quenelles et le gâteau de lavaret.

« Or, de tous les poissons que je viens

de vous nommer, il n’y en a pas un seul


qui ne soit digne do la bouche d’un roi. »
F. Coorr.it, Les Pionniers, ch. XXI 1

En France, on ne trouve le lavaret que dans le

lac du Bourget; lorsqu’on le retire des profondeurs


où il vit, sa peau a des reflets d’argent et d’azur,

mais exposé à l’air, il perd l’éclat de ses couleurs et

meurt à l’instant. Les pêcheurs le déposent alors


dans les eaux glacées des sources voisines, où il

séjourne pendant quelques heures ;


sa chair reprend
sa fermeté, mais elle resterait flasque et molle sans
celte précaution.

Il a celte qualité d’être assez bon, même au


.

116 ÉCREVISSES ET POISSONS

moment du frai dont la durée est du commence-


ment de novembre à la fin de janvier, mais il faut
choisir les mâles. Si on veut le manger dans la per-
fection de sa saveur, après l’avoir prestement arra-
ché des mailles du filet, on le nettoie et on le jette

dans une poêle tenue sur des charbons allumés au


bord du lac.

Chez les Romains, de vastes aquariums étaient


placés dans la salle du festin et les invités pouvaient
voir nager les poissons que les esclaves allaient

faire mourir dans le garum avant de les apprêter;


c’est ce qui a fait dire à Sénèque « qu’un poisson
n’est plus frais, s’il ne meurt dans la main du con-
vive »

La perche du lac du Bourget n’est pas moins


bonne que le lavaret ;
elle est incontestablement
d’un meilleur goût que celui des perches des autres
lacs et des rivières de la contrée, et c’est avec

raison que Montesquieu a pu dire : « Les gourmands


assignent d’immenses différences de goût et de
saveur entre une perche de lac et de fleuve... Que
de sensations perdues pour nous, mangeurs ordi-
naires! »

Les pêcheurs qui colportent le poisson dans les

cantons de Seyssel, de Champagne et de Belley ne


cessent de tromper les consommateurs et le plus

souvent ils vendent pour lavarets la ferra du lac de


ECREVISSES ET POISSONS 117

Genève et les mauvaises perches du lac Majeur


comme provenant des eaux de celui du Bourget.
La chair du lavaret, pour en faire des quenelles,
est préférable à celle des autres poissons d’eau
douce; elle est courte, blanche, n'est pas spongieuse
et a suffisamment d’élasticité ;
on en forme une farce
fine, délicate et d’un goût parfait.

Après avoir levé les filets d’un ou de deux lava-


rets nettoyés et débarrassés de leur peau, les lavez,

les essuyez et les pilez dans un mortier pendant au


moins une demi-heure.
Ayez de la graisse de rognon de bœuf ou de veau
en quantité égale au poids diminué d’un sixième de
la chair des lavarets, c’est-à-dire que pour cent
vingt grammes de poisson on emploiera seulement
cent grammes de graisse.
Pilez cette graisse, la réunissez ensuite au poisson
et pilez ces éléments jusqu’à ce que vous obteniez
une pâte lisse et homogène.
Sur ces entrefaites, mettez dans une casserole
trente grammes de beurre frais et trente grammes
de farine, délayez le mélange et le faites cuire, le
remuant sans interruption, jusqu’à ce qu’il commence
à prendre une couleur bloncfe, le mouillez alors de
quelques cuillerées de lait; vous obtiendrez une pâte
jaune clair, la travaillez et la démêlez en la faisant

cuire et en la mouillant de lait répandu en petite


118 ÉCREVISSES ET POISSONS

quantité à la fois ; dès qu’elle deviendra blanche,


parfaitement unie et veloutée, ne l'éclaircissez plus,
la tenez au contraire épaisse, la retirez du feu,

mêlez-y deux jaunes d’œufs délayés dans quelques


cuillerées de lait, et la joignez ensuite à la farce pré-
parée.
Assaisonnez de sel, de poivre et d’une pincée
d’épices fines, pilez encore pendant vingt minutes,
incorporez-y les blancs de deux œufs battus en
neige et laissez l’appareil se raffermir pendant une
demi-heure.
Formez les quenelles en les roulant sur une
planche singée d’une mince couche de farine ;
elles

auront l’épaisseur d’une noix et six ou sept centi-


mètres de longueur.
Les quantités de beurre, de farine et de lait à
employer varient suivant le poids des filets de pois-
sons; celles indiquées dans la recette sont propor-
tionnées à cent vingt grammes de lavaret et à cent
grammes de graisse.
Ayez un vase de terre ou de cuivre rempli de
bouillon de bœuf en ébullition, placez-y les que-

nelles, retirez l'ustensile du feu et fermez herméti-

quement, car elles ne gonflent que privées d’air. Au


moment où on les met dans le bouillon, elles tombent
au fond du vase; bientôt elles remontent et flottent
sur le liquide; après cinq minutes, les enlevez à
ÉCREVISSES ET POISSONS il!)

l’aide de l’écumoire, les déposez dans un légumier et


les trempez d’une sauce aux queues d'écrevisses.
Le gâteau de lavaret, pour la délicatesse, est

supérieur aux quenelles ;


on le prépare comme le

gâteau de foie de poulardes de la Bresse ;


on rem-
place les foies par de la chair de lavaret. On croirait
manger des flocons d'une mousse blanche et cré-

meuse qui fond et s’évapore dans la bouche.


CHAPITRE IX

LES TROIS PÂTÉS DE BELLEY

Le chapeau de Monseigneur Gabriel Cortois de Quinsey.

« Venez, messieurs, vous mangerez votre


part d’un pAté chaud de gibier. »
Skakspeare.
Les joyeuses commères de Windsor, acte I, scène I.

On rapporte que Mgr Gabriel Cortois de Quinsey


avait été nommé évêque de Belley par la faveur de
M mo de Pompadour, qu’il était très beau de visage,
d’une taille majestueuse, qu’il fréquentait la cour et

que Louis XV disait plaisamment : « Tenez-vous


bien, Mesdames, Monsieur de Belley arrive. »

Mgr Cortois de Quinsey n’a point dû sa crosse et


son anneau à la protection bienveillante de M'ne de
Pompadour; il ne se montrait pas à la cour; tou-
jours dans son évêché, il
y faisait une résidence
continuelle; mais il est vrai qu’il avait bonne grâce,
grand air et que les traits de son visage étaient
remarquables.
Voici à quelle circonstance il dut sa promotion à
l’évêché de Belley.
L’abbé Cortois de Quinsey, fils d’un conseiller
au parlement de Dijon et l’un des amis intimes du
122 LES TROIS PATES UE BELLEY

président de Brosses, était sans fortune. Vers 1740,


partant pour aller à Paris solliciter un bénéfice, il

rencontra dans le coche, entre autres personnes, un


moine théatin et un jeune officier. Ce dernier,
libre-penseur, raillait le moine et déblatérait contre
la religion; le théatin ne sachant pas se défendre,
prêtait le flanc aux attaques de son interlocuteur;
l’abbé Cortois intervint et comme il avait l’esprit

très acéré, qu’il était fort instruit, il sut bientôt


mettre les rieurs de son côté, et l’officier, trouvant
à qui parler, sortit tout meurtri de la discussion.
Arrivés à Paris, les voyageurs allaient se séparer.

Le religieux s’approcha de l’abbé, le remercia avec


effusion de l’avoir tiré d’embarras et promit de
lui être utile à son tour si l’occasion se présentait.
M. Cortois de Quinsey salua le moine et prit congé
de lui, pensant que la protection de Mgr de Mire-
poix, qui tenait pour lors la feuille des bénéfices,
ferait bien mieux son affaire. Le lendemain, l’abbé

entrait à l’hôtel de Mirepoix et la première personne


qu’il rencontra fut le théatin; celui-ci s’avança,
lui serra affectueusement les mains, et, le prenant
par le bras, l’introduisit immédiatement dans le cabi-

net du prélat, au grand étonnement de tous les per-


sonnages attendant depuis plusieurs heures leur

tour d’audience.
« Mon frère, dit le moine, je vous présente l’abbé
LES TROIS PÂTÉS DE BELLIÎY 123

dont je vous ai entretenu et qui a défendu la religion


avec tant d’esprit et de science. »

Mgr de Mirepoix remercia le jeune prêtre, ajoutant


qu'il était disposé à faire ce qui dépendrait de lui pour
le servir; l’abbé exposa sa demande, et comme il n’y
avait aucun bénéfice disponible, Mgr de Mirepoix lui

proposa de lenommer évêque de Belley, en rempla-


cement de Mgr de Tinseau, promu récemment à
l’évêché de Nevers, ajoutant que l’évêché de Belley
rendait seulement quatre mille cinq cents livres,
mais qu'on s’occuperait d’en augmenter les revenus.
M. Cortois de Quinsey devint évêque de Belley,
et quelque temps après fut nommé abbé commen-
dataire des abbayes de Conches en Normandie et

d’Ambronay en Bugey; ces deux bénéfices rappor-


taient quarante mille livres de rentes et lui furent

données à la charge de construire un nouvel évêché.


Le célèbre Soufflot fit le plan du monument pro-
jeté et bientôt, auprès de la maison qu’avait habitée
Olivier le Dain réfugié en Savoie après la mort de
Louis XI, s’éleva le palais des évêques de Belley.
Monseigneur aimait les arts, il commanda au scul-

pteur lyonnais Chinard la magnifique statue de la

vierge qu’on voit dans l’église cathédrale du dio-


cèse; elle lui coûta douze mille francs.
L’évêque n’imitait pas l’oncle du fameux cardinal
de Betz, François de Gondi, le premier arche-
124 LES TROIS PÂTÉS DE RELLEY

vêque de Paris, lequel, au dire de Tallemant, « se


traitait si mal, qu’il n’eût osé donner à dîner à per-
sonne sans être averti. »
Il tenait une table digne de son rang, de sa nais-
sance et de sa fortune ;
on pourra s’en convaincre
par la description du pâté de gibier qu’il faisait ser-

vir à ses chanoines le jour de la fête de Notre-Dame


de septembre.
Découpez des bécassines et des pieds verts, met-
tez en réserve les entrailles et les foies, marinez ces
oiseaux d’huile d'olive et de vin blanc sec, ajoutez
des tranches d’oignons, du sel et du poivre, une
légère pincée d’épices et retournez souvent les mor-
ceaux de gibier.
Marinez dans un autre vase et de la même
manière en les assaisonnant un peu plus, mais sans
épices, des beclîgues entiers, des cailles, des rois de
cailles et des perdreaux aussi découpés ;
gardez les

foies et rejetez les entrailles.

Tous ces gibiers devront rester dans la marinade


pendant au moins douze heures.
Hachez trois Ou quatre foies blonds de poulets,
de la chair de veau et de porc et des truffes noires;
arrosez cette farce de quelques cuillerées de fine
Champagne, mêlez-y un œuf et une panade.
Prenez environ deux livres de farine, 1 arrondissez

en forme de couronne sur la planche à pâtisserie,


LES TROIS PÂTÉS DE IiELLEY 125

mettez clans le milieu une cuillerée à café de sel fin

et un verre d’eau tiède. Ramenez peu à peu la farine

au centre en la délayant. Pétrissez la pâle sans la


travailler longtemps et finissez en lui donnant la

forme d'un plateau rond de l’épaisseur de trois ou


quatre millimètres.
Ayez deux livres de beurre frais, le maniez jus-
qu'à ce qu'il soit lisse et poli comme du marbre; le

disposez en forme de la pâte et le superposez sur


celle-ci. Repliez la moitié de votre pâte sur l’autre,
et après avoir fait celle opération dans un sens, la

répétez dans l’autre. C’est ce qui s’appelle en termes


techniques « donner un tour ».

Etendez la pâte à l'aide du rouleau, la repliez de


nouveau comme vous avez déjà fait et recommencez
cinq fois, laissant écouler dix minutes après chaque
tour avant d’en exécuter un autre.
Divisez la pâte en deux parties, leur donnez la

forme d une circonférence et une épaisseur d’un cen-


timètre et demi. Sur l’une de ces parts servant de
plancher, étendez une couche de la farce préparée;
placez ensuite les morceaux de gibier, les cuisses
étant dessous et faisant office de claie, ajoutez les
becfigues, des crêtes de coqs nettoyées, blanchies et
cuites, des truffes noires et des champignons; dis-
posez quelques morceaux de beurre frais sur le tout
et terminez par un lit de farce.
120 LES TROIS PATES DE BELLEY

La seconde portion de pâte servira de plafond,


rognez en les bords de façon que la partie suppor-
tant les viandes soit un peu plus large et relevez les

bords de celle dernière en appuyant légèrement


pour les faire adhérer à ceux du plafond.
Pratiquez un trou dans le milieu et le garnissez
de la moitié d’une carte à jouer roulée en forme de
tube.
Mettez au four; la cuisson doit durer une heure
environ.
Pilez les entrailles et les estomacs des gibiers de
marais, mouillez cette purée de bouillon de bœuf,
la versez dans une casserole contenant un demi-verre
de jus et deux cuillerées de vin blanc sec, salez,

poivrez, la faites réduire sur un feu vif en remuant


sans interruption, la passez au tamis et la coulez
dans le pâté cuit et sorti du four.

L’oreiller de la belle Aurore.

« un gros pâté, une pièce solide,


C’est
substantielle, agréable pour les parties de
campagne ou de chasse, pour les grands
déjeuners où il faut calmer l’appétit de
plusieurs gourmands. »
Docteur J. Roques,
Histoire des champignons.

La maison de campagne de Brillat-Savarin est en

Yalromey, dans le village de N ieu ;


elle appartient
LES TltOIS PÂTÉS DE HELLEY 127

au docteur Frédéric Brillal-Savarin, le petit-neveu


de l’auteur de la Physiologie du goût.

Le fl septembre de chaque année, jour de la foire

du village, un dîner est offert dans l'antique salle à

manger à tous les amis du maître, venus sans invi-


tation. Brillal-Savarin semble présider le repas ;
son
buste est placé sur la tablette de la cheminée, et sur
le socle est fixée une feuille de papier contenant ces
vers écrits par lui une heure avant de mourir :

« Je pars, je vais bien loin, on n’en revient jamais.


Que fait-on Que dit-on, dans ce nouvel empire ?

Comme on n’en reçoit rien, nul n’a pu nous le dire,

Mais j’ai fait quelque bien et puis mourir en paix. »

A midi l'on se met à table, on boit du vin de Côte-


Grêle, la vigne de M. Brillal-Savarin, et on mange
le pâté traditionnel de forme carrée, appelé pour ce
motif l’oreiller de la belle Aurore, la mère de
M. Brillal-Savarin, Claudine-Aurore Récamier.
Après le dîner, on lit quelques pages tics contes
inédits du spirituel et charmant écrivain ;
ils ont été
composés de 1813 a 1820, mais il ne les a pas desti-
nés à la publicité. L’un est intitulé Ma première
chute, allocution historique et morale à M\I ,ncs Bos-
cary de la Grange; un autre, Le voyage à Arras, un
troisième Ma culotte rouge ,
un quatrième Y Inconnu et

enfin Le Rêve.
128 LES TROIS PATES DE BELLEY

Il est impossible de publier ces nouvelles, même si

les gourmands étaient indulgents pour le fond en


considération de l’élégance et de l’esprit de la forme ;

mais on peut dire de Brillat-Savarin ce qu’a dit de


Beaudelaire M. Octave Uzanne : « La grossièreté
n’était pas le fait de cette extrême délicat, et dans
ces passages audacieux, le cynisme est tellement
crâne qu’il cesse aussitôt d'être obscène. » Dans un
de ses contes, il porte ce jugement : « Qu elle est

ridicule! cette espèce de convention qui ne veut pas


qu’on s’entretienne avec un certain détail des choses
les plus aimables et les plus utiles, tandis qu’on
parle à chaque instant de pistolets, d'épées et même
de canons. Dans le récit qui va suivre, vous trouve-
rez sans doute, mesdames, des peintures très vives,
mais les mots en seront chastes, et tels, qu’en les
retournant avec un peu d’adresse, l’abbé de Lamen-
nais pourrait en faire un sermon. »

On ne saurait plaider plus spirituellement une


telle cause.
Avant le pâté, pièce de résistance, voici deux
bribes inédites en guise de hors-d’œuvre.

PORTRAIT DE BRILLAT-SAVARIN A VINGT-TROIS ANS

« Par une des plus chaudes journées du mois de


juillet 1778 un jeune
,
homme de vingt-trois ans fai-
LFS T O II I S PAT F. S DF BFLLFY 129

sait son entrée dans la diligence qui conduit par eau


de Chalon à Lyon.
« Il était grand, bien tourné, plutôt laid que joli,

mais sa physionomie avait quelque chose d’étourdi,


franc et sans souci, qui prévenait en sa faveur, ce
dont il s’est quelquefois bien trouvé.

« Sa chevelure blonde frisait naturellement, elle


était en désordre faute d’avoir été relevée au fer

pour la nuit, mais on voyait que la veille elle avait

été peignée avec soin; il avait un grand chapeau, un


habit vert, un gilet blanc et une culotte rouge.
« Ce jeune homme, c’était moi, mesdames, et en
jetant un regard tout à fait sans prétention sur mon
vêtement nécessaire, il me semble qu il avait meil-

leure grâce que le pantalon informe sous lequel


maintenant (
1820 ), tous tant que nous sommes,
jeunes et vieux, fous ou sages, nous cachons nos
nullités, nos difformités et nos infirmités. »

VF. H S SU1Î LA MOliT DE SA CHIENNE IDA

Pour te soustraire aux maux de la vieillesse,

Je suis forcé d’ordonner ton trépas.


Toi qu’on voyait auprès de moi sans cesse,
Je serai seul, tu ne me suivras pas.

Dans peu d'instants tu vas quitter le monde,


Tu vas mourir, sans douleur, sans effroi,
Quand, à mon tour, dans celle nuit profonde
Je tomberai, viens au devant de moi.
9
130 LES TIÏ01S PÂTÉS DE BELLEY

Ayez une noix de veau, deux perdreaux rouges,


le rable d’un lièvre, un poulet, un canard, une
demi-livre de filet de porc et deux ris de veau
blanchis.
Divisez ces viandes en filets de trois ou quatre
centimètres de largeur, enlevez la peau dont elles

sont recouvertes et les faites mariner pendant au


moins douze heures dans de l’huile d’olive, trois

verres de vinaigre de vin blanc; ajoutez deux ou


trois oignons coupés en rouelles, un bouquet de
thym, du sel et du poivre.
Préparez deux farces, la première faite de viande
maigre de veau et de porc, de lard gras, de jam-
bon, la seconde composée de foies blonds de
poulets et de poulardes de la Bresse, de ceux des
perdreaux, de moelle de bœuf, de champignons et

de truffes noires.
Tous ces divers éléments, dont la quantité doit
être en rapport avec la dimension du pâté, seront
hachés menu. A chacune des farces séparées, on
mêlera un œuf et une ou deux cuillerées de panade,
c’est-à-dire de la mie de pain cuite dans du bouillon
de bœuf et réduite en pâte lisse.

Mettez dans un vaste plat environ deux livres de


farine, du sel fin, trois blancs d’œufs, une cuillerée
de beurre cuit, un petit verre de fine Champagne et

pétrissez le tout en y mêlant un peu d’eau tiède.


LES mois PAT Iis DE BELLEY 131

Cette pâle étant devenue homogène, lisse et con-


sistante, la placez sur une planche à pâtisserie singée
de farine. Séchez la pâte, la frappez avec le rouleau,

l’étendez ensuite, la repliez et l’étendez de nouveau


plusieurs fois.

En termes techniques, la pâte prend du corps, c’est-

à-dire qu’elle perd son élasticité, devient dure,


résiste et ne peut plus être amincie; il faut alors

suspendre le travail et attendre dix minutes. Recom-


mencez à frapper la pâte, à l’étendre et à la replier,

et ainsi de suite jusqu’à ce que l’air, s’échappant des


petites bulles qui se forment, les fasse éclater.
Laissez reposer la pâte pendant une demi-heure.
Ayez deux livres de beurre frais, lavé, pressé et

égoutté, et le pétrissez, s’il est dur, pour le rendre


maniable et poli. Réservez le tiers de ce beurre
pour l’intérieur du pâté, prenez la moitié des deux
autres tiers et l’écrasez sur toute la surface de la
pâte étendue et élargie en nappe mince; cela fait,

la repliez en deux parties dans le sens de sa lon-


gueur et de la même manière dans le sens de sa lar-
geur, l’étendez de nouveau et ajoutez la seconde
moitié du beurre en procédant comme vous l’avez
fait une première fois et en ayant soin, avant chaque
opération, de singer la planche de farine.
Etendez et repliez la pâte deux fois et la divisez

en deux parties égales, l’une devant servir pour le

fond du pâté et l’autre pour la couverture.


1.32 LES TROIS PATES DE BELLEY

Sur une tablette de tôle saupoudrée de farine,


élargissez une des deux parties de la pâte, lui don-
nant une épaisseur d’un centimètre et demi et la

forme d'un carré dont les côtés auront une longueur


calculée d’après la quantité de viande à employer.
Disposez sur dix ou douze rangs, et tous dans le

sens de leur longueur, des filets de vos viandes, en


laissant déborder sur les quatre côtés une bande de
pâte d’environ sept ou huit centimètres de largeur
pour former l’ourlet. Entre les filets, placez des
morceaux de truffes noires pelées, des pistaches
blanchies, et quelques étroites lames de jambon à
chair rose.
Couvrez ces viandes d’une légère couche de la

première farce, c’est-à-dire de celle contenant du


veau et du porc, recommencez à former de nouveaux
rangs de filets des viandes, les entremêlant des ris
de veau coupés en rouelles; ajoutez des truffes
noires et des pistaches, mais ne mettez pas de jam-
bon ;
terminez par une couverture de la seconde
farce composée de foies et de truffes noires, disposez

alors de tous côtés des morceaux du beurre mis en


réserve.
Étendez en forme de carré semblable au premier
la seconde partie de la pâte et la placez sur les

viandes pour les recouvrir, retranchez une portion


de cette pâte les dépassant, de manière que celle
LIS S TROIS PATES DE BELLEY 133

formant le plancher déborde toujours, et, à l’aide

d’un pinceau, humectez cette partie d’un peu d’eau


froide. Faites adhérer sur le plancher la bande de
pâte du plafond dépassant les viandes, et, pour for-
tifier, placez sur la soudure un liseré de pâte qui
sera en quelque sorte la dentelle de l’oreiller, rele-

vez en torsade le restant de la pâte du plancher en


dehors du liseré et dorez la pièce en vous servant
d’une plume de poulet trempée dans deux jaunes
d’œufs délayés dans de l’eau froide.
Pratiquez sur le pâté cinq ouvertures rondes, une
au centre et une près de chacun des quatre angles,
les garnissez de la moitié d’une carte à jouer roulée
en forme de lube.
Le pâté doit être monté peu de temps avant d’être
mis au four, et la cuisson sera de deux heures.
Dès qu’il est retiré, manœuvre exigeant certaines
précautions, introduisez par les cheminées un aspic
préparé comme il est dit au chapitre de la dinde en

gelée.
Attaquez la pièce le lendemain du jour où elle a

été cuite.

Suard avait donné les premières leçons de violon


à M. Brillat-Savarin ;
il était venu à Vieu visiter sou
ancien élève; au dîner, on servit le pâté; le musi-
cien, qui n’était pas souvent à pareille fêle, le trouva
bon, et en dévora une telle quantité qu’elle l’élouf-
134 LES TROIS PATES DE IJELLEY

fait; comme on lui présentait du thé en lui disant :

« Père Suard, buvez, cela vous fera du bien. » —


« Non jamais eau chaude, répondit-il, clou vino, clou

vino. » On s’empressa de lui apporter une rasade de


vin de Côte-Grêle, il l'avala, s’affaissa et mourut.
Lorsqu’on coupe l’oreiller de la belle Aurore, le

parfum des trufTés noires mêlé au fumet des viandes


embaume la salle à manger ;
les tranches tombant
sous le couteau présentent l’aspect d’une mosaïque
de couleurs vives et variées, et sont imprégnées des
sucs d’une gelée vineuse couleur d’or ;
la croûte,
toute pénétrée d’un mélange onctueux de beurre frais
et de foies de volailles, est tendre sous la dent, fon-
dante dans la bouche, et les gourmands de Belley la

qualifient du nom de molliassue, expression tirée du


patois expressif des paysans du Bugey.

La toque du président Adolphe Clerc.

« L'ermite en tira un énorme pâté que


portait un plat d'étain d'une dimension peu
ordinaire et le plaça sur la table. »

Walter Scott, Ivanhoë.

C’est un pâté froid de lièvre, de bécasse, de per-


dreaux rouges, de grives, de truffes noires et de foie
d’oie.
LES TROIS PATES DE IIELLEY 135

On l’appelle la toque du président, parce que


la recette de celte merveilleuse pièce froide a été
extraite des manuscrits de la bibliothèque de 1 office

du président Adolphe Clerc, et que sa forme a rap-


port à celle du bonnet dont les juges couvrent leur
tète.

Pétrissez pendant vingt minutes une livre et

demie de farine et cent vingt-cinq grammes de


beurre frais, deux cuillerées de beurre cuit, trois

ceufs, le quart d'un verre d’eau tiède, un petit verre


de fine Champagne et une cuillerée à café de sel.

Laissez reposer pendant une demi-heure la pâte


couverte d’un linge saupoudré de farine.
Préparez en filets de la grosseur du petit doigt,

quarante grammes de lard gras, la moitié du rable


d’un lièvre, la chair de deux perdreaux rouges et
celle d’une poulette, en ayant soin d’enlever l’épi-

derme, les nerfs et la graisse de ces viandes.


Placez dans une casserole vingt-cinq grammes de
beurre frais, les filets préparés, un bouquet composé
de persil, de thym et du quart d’une feuille de lau-
rier, salez, poivrez et répandez sur le tout une légère
pincée d’épices fines. Faites revenir pendant vingt
minutes sur un feu doux, retirez la casserole, arro-

sez l’appareil d’une cuillerée de fine Champagne,


remuez et laissez refroidir.

Frottez d’ail la planche à hacher et hachez séparé-


13G LES T O 11 I S PÂTÉS DE BELLEY

ment, pour les réunir ensuite, les chairs et les foies

de quelques grives, la chair et le foie d’une bécasse,


les débris des viandes employées, un peu de filet de
porc gras et maigre parties égales, et cent grammes
de foie d’oie.

Mettez cette farce dans une casserole, ajoutez deux


œufs battus, une cuillerée d’huile d’olive, des truffes

noires pelées et coupées en dés, salez, poivrez et


mélangez ces éléments.
Etendez les trois quarts de la pâte tenue de deux
centimètres d’épaisseur et lui donnez la forme ovale
du moule en fer battu dans lequel elle doit être pla-

cée, relevez les bords de cette nappe de pâte, comme


pour former une bourse à quêter, l’introduisez dans
le moule, la pressez dans le fond et la faites remon-
ter le long des parois en ayant soin qu’elle dépasse

le tour des bords de l’ustensile d’une hauteur de deux


centimètres.
Tassez un lit de la farce dans le fond du moule et,

dans le sens de la longueur, disposez des filets

de vos gibiers, des filets de lard et de foie d’oie

les tenant séparés par de petits intervalles que


vous remplirez de truffes noires pelées et coupées en
morceaux, de pistaches blanchies et de quelques
rares lames de jambon cuit ayant la chair rouge.

Faites un nouveau lit de farce et un nouveau lit de

filets de viande, de lard gras et de foie d’oie, et ainsi


I. ICS TH OIS PAT US 1)12 IJELLEY 137

de suite; terminez par une couche de farce et la

recouvrez de la pâte dépassant les bords du moule.


Formez un couvercle bombé de la pâte mise en
réserve, le placez sur le pâté et, au milieu, ménagez
un trou dans lequel vous introduirez une carte à jouer
roulée en forme de manchon. Dorez le couvercle,

vous servant d’une plume de poulet trempée dans un


jaune d’œuf délayé dans de l’eau.
11 faut environ deux heures pour cuire cette

œuvre; trente minutes avant de la sortir du four, on


enlèvera le moule de métal pour que la croûte
prenne une belle couleur.

Rédigez un aspic selon la règle, ajoutez-y les

estomacs des perdrix, de la bécasse, de la poulette


et des grives, le faites cuire pendant sept heures,
opérez comme il a été prescrit au chapitre du dindon
à la gelée, dégraissez et coulez dans le pâté chaud
sortant du four toute la quantité du liquide qui
pourra y pénétrer, réservant le surplus pour être
servi pris en gelée, au moment où, le lendemain, on
apportera sur la table le somptueux pâté refroidi.

»
)
CI1APITRF X

y A RI É T É S

La soupe au fromage.

« Vous devez vous étudier à. savoir faire

un bon potage, au moyen de l'éclaircir, s'il


est trop épais, ou de l’épaissir s’il est trop
clair. »
Fléchier, Mémoires sur
les grands jours cl' Auvergne de 1665.

Placez dans une terrine de terre ou mieux de


porcelaine, d’une capacité de quatre ou cinq litres,
vingt grammes de beurre frais et un oignon haché;
faites cuire jusqu’à ce que l’oignon prenne la couleur
blonde, ajoutez deux verres de bouillon de bœuf, le

quart d’une feuille de laurier, une pincée de poivre


rouge (poivrelon mûr devenu rouge et réduit en
poudre), une demi-pincée d’épices fines, du poivre
blanc récemment moulu, faites réduire le liquide de
moitié et ôtez le fragment de'feuille de laurier.
Disposez dans la terrine, et alternativement, un
lit de tranches de pain rassis, un lit de lames minces
de fromage de gruyère, arrosez de six cuillerées de
bouillon de bœuf, continuez en procédant de la même
manière et terminez par des tranches de pain.
140 VARIETES

Le fromage ne doit pas être employé avec parci-


monie.
Introduisez dans le four la terrine munie de son
couvercle, et toutes les cinq minutes, mouillez le

potage d’un verre de bouillon de bœuf jusqu’à ce que


le liquide couvre le dernier lit de pain.
Faites mijoter pendant au moins quatre heures ;

après ce temps, sortez la terrine du four. Si la soupe


est trop épaisse, rcpandez-y pour l’éclaircir une
quantité suffisante de bouillon, mais elle doit avoir
une certaine consistance.
Faites servir un vieux vin blanc sec et buvez à
long traits, vous souvenant que si le curé de Meu-
don a prédit une cécité complète, après leur mort, à
ceux qui boivent en mangeant leur soupe, il a dit

aussi : « Buvez toujours et vous ne mourrez jamais. »

La rissole du Bugey.

« La dame les assura de leur faire man-


ger de quelque chose de nouveau, et dont
elles n’avaient jamais tâté. »
Marguerite de Valois,
reine de Navarre, conte 28.

La rissole du Bugey est un hors-d’œuvre chaud;


elle n’est point inférieure à la bouchée à la reine.

A Belley, on mange des rissoles à Noël ;


il ne
VA Kl ET lis 141

vient pas à la pensée d’une maîtresse de maison


d’en faire apprêter à une autre époque de l’année.
Le soir de la veille de la fête, les pâtissiers et les

boulangers confectionnaient, autrefois, ces excellents


petits pâtés, et, après la messe de minuit, ils les sor-

taient brûlants du four pour réchauffer les estomacs


des fidèles.
Voici la recette de l'antique rissole de Noël en
Bugey; les proportions indiquées sont pour une
douzaine.
Coupez en menus dés d’un demi-centimètre carré
deux cent cinquante grammes de chair d’un dindon
rôti et cent cinquante grammes de gras double net-
toyé et cuit pendant trois heures dans un court-
bouillon de vin blanc et de bouillon de bœuf assai-
sonné de sel, de poivre, d’oignons et d’un bouquet
de thym et de cerfeuil.
Mettez dans une casserole un morceau de beurre
frais et un oignon haché, le faites cuire sans le lais-
ser roussir, jetez-y les viandes ;
salez, poivrez, les

sautez pendant cinq ou six minutes, et les trempez


d’un demi-verre de jus de dindon rôti. Faites mijoter
jusqu’à ce que le jus soit réduit de moitié et mêlez
au ragoût quarante grammes de raisins de Corinthe
d’un beau noir brillant, retirez la casserole de des-
sus le feu, versez la farce sur un plat et la laissez

refroidir.
142 VARIETES

Pesez une livre et demie de farine et la disposez


en couronne. Dans le vide du milieu, mettez trois
cuillerées à café de sel, un demi-verre d’eau tiède et
autant d’eau froide, pétrissez en ramenant peu à peu
la farine dans le centre de la couronne. Lorsque la

pâle est homogène et séchée, donnez-lui la forme


d’un plateau rond en l’étendant à l’aide d’un rouleau
à pâtisserie.
Lavez une livre et demie de beurre frais, le purgez
du petit lait qu'il peut contenir, le pétrissez, et lors-
qu’il est lisse et poli comme du marbre, l’étendez en
forme de circonférence du diamètre de celle de la

pâte et le superposez sur cette pâte.

Repliez une moitié de l’appareil sur l’autre partie,


étendez avec le rouleau en nappe mince et répétez
huit fois cette opération ayez soin de saupoudrer
souvent d’un peu de farine la planche sur laquelle
vous opérez, et par intervalle suspendez le travail

pendant dix minutes lorsque la pâte prenant du


corps, devient moins souple et résiste au rouleau.
L’étendez ensuite en ligure de rectangle long,
d’une épaisseur d’un demi-centimètre, la coupez en
lames de dix centimètres de longueur sur six de lar-

geur environ, garnissez de la farce refroidie chacun


des morceaux, les couvrez d’un plafond de la même
pâte et soudez les deux abaisses, les faisant adhérer
en pressant de vos doigts; les dorez avec un jaune
d’œuf battu, délayé dans un peu d’eau.
VARIÉTÉS 143

Les mettez au four; vingt ou vingt-cinq minutes


suffisent pour la cuisson.

Ces petits pâtés sont excellents si la farce a été

bien préparée, si le feuilletage de farine de gruau et

de beurre frais est léger et fondant, et s’ils sont

mangés chauds sortant du four.

La fondue de Belley.

a La fondue est originaire de la Suisse.


Ce n’est autre chose que des œufs brouillés
au fromage dans certaines proportions que
le temps et l’expérience ont révélées. ».

Biulla.t-Sa.va.rin, Physiologie du goût.

La fondue a fait l'objet d'un chapitre de la Physio-

logie du goût-, l’auteur donne la recette de ce mets


extraite des papiers de M. Trollier, bailli de Moudon,
au canton de Berne.
La manière indiquée par Brillat-Savarin d’apprêter
la fondue est très ancienne, mais les gourmands de
Belley l’ont améliorée.
Il faut avoir des œufs pondus le malin du jour où
on veut les employer, du beurre frais, de l’excellent
fromage de gruyère et des truffes noires choisies,
rondes et odorântes.
Lavez, nettoyez et pelez les truffes noires, les

coupez en très petits dés et les placez dans une cas-


144 VARIETES
serole avec un morceau de beurre, les faites sauter
pendant cinq minutes sur un feu vif en les remuant
sans cesse, salez et poivrez.
Retirez les truffes et les déposez sur une assiette.
Pesez nombre d’œufs que vous voulez employer,
le

ayez un morceau de fromage de gruyère pesant le


tiers des œufs et un morceau de beurre, le sixième
de leur poids.
Cassez les œufs, séparez les blancs des jaunes et
les battez isolément ;
lorsque le blanc sera à l’état

de mousse, vous y introduirez les jaunes par degré ;

salez, ajoutez le beurre coupé en lames et le fromage

râpé, incorporez-y les truffes.


Versez dans un plat d’argent un demi-verre de jus
dégraissé de dindon rôti ou de jus de viande, et lors-
qu’il sera bouillant, jetez-y la préparation et la fouet-

tez sans brutalité avec le fouet à blancs d’œufs. Lors-

que le mélange commencera à devenir onctueux,


retirez le plat du feu, continuez à fouetter jusqu’à
ce que vous obteniez une crème lisse ;
répandez alors
dans la fondue deux ou trois cuillerées de jus et un
morceau de beurre de la grosseur d’une noix que
vous aurez divisé en six parcelles, rapprochez du feu
pour finir la cuisson.
La fondue doit rester crémeuse.
Poivrez et servez sans retard.

Le chanoine Charcot faisait ajouter une ou deux


VAIUKTKS 145

cuillerées de verjus, et connue il était gourmand très

expérimenté, on peut croire que cette addition n’est


pas inutile.

Les farcettes.

« Les hommes friands habitués à une


chère délicate ne dédaignent pas les mets
un peu vulgaires. »

Docteur J. Roques, /.es plantes usuelles.

Pour dix farcettes, mettez dans une casserole


grammes environ de beurre frais et vingt-cinq
trente
grammes de farine de gruau, faites cuire le mélange
en le remuant sans cesse jusqu’à ce qu’il prenne la

couleur havane, le mouillez de cinq ou six cuillerées


de jus de viande, travaillez la pâte qui se forme et la
délayez avec de la crème répandue en peti le quantité

à la fois, tenez la sauce épaisse, salez, poivrez, faites

mijoter pendant cinq minutes et mélez-y, coupés en


petits dés, les filets d’un poulet rôti, un peu de filet

de bœuf et de gigot de mouton rôtis et une légère


tranche de jambon cuit.

Lavez dans de l'eau froide et faites ensuite blan-

chir dans de l’eau chaude, des feuilles de bettes ou


de vigne récemment cueillies, lorsqu’elles seront
devenues souples, les séchez. Pliez, dans cha-
cune de ces feuilles une portion de la farce préparée
10
14G VARIÉTÉS

et les placez ensuite dans un plat à gratin en les


posant du côté où les bords de la feuille sont réunis
pour envelopper et retenir les viandes.

Versez un demi-verre de jus de viande dans le

plat et disposez sur chacune des farcettes un mor-


ceau de beurre frais de la grosseur d’une noisette,
saupoudrez d’un peu de fromage de gruyère râpé,
mettez au four pendant une heure et faites en sorte
que la chaleur ne soit pas assez vive pour carboni-
ser le dessus des feuilles.

Les mets communs, soigneusement apprêtés, sont


la meilleure nourriture ;
on ne peut pas dîner tous
les jours de gibier, de homard à l’américaine et de
truffes noires au vin de Champagne.
Le gourmet, contraint par état ou par convenance
de subir pendant plusieurs jours consécutifs les affé-

teries, les dégoûts, les fausses bonnes choses des


galas, s’accommoderait volontiers d’un plat de far-

celtes et, le mangeant avec délices, il dirait comme


M mc de Sévigné à M mo de Grignan :

« Je vous assure que je suis bien lasse des grands


repas. »
VAIUKTES 147

La timbale de macaronis.

« Une timbale de macaronis devant des


pots de crème au chocolat. »

Balzac, Un début dans la vie.

Fiorentino parlant du macaroni s’exprime ainsi :

« Macaroni d’Italie, c’est facile à dire... Si l’on savait

quel coulis de viande, quelle purée de tomates, quelle


fleur de Parmesan, quelle crème de beurre, quelle
finesse de pâte et quel point de cuisson, quelle sur-
veillance active et quels soins minutieux exige ce
mets délicieux, on renoncerait à des contrefaçons
pitoyables qui déshonorent la cuisine française ! 11

faut tout le génie de Rossini, l’auteur de Guillaume


Tell ,
pour composer un macaroni parfait ;
on en
mangeait d’excellent chez Lablache, mais le grand
artiste a emporté le secret dans sa tombe avec bien
d’autres. »

L’excellent macaroni a une teinte jaune transpa-


rente, et lorsqu’on le casse, il est lisse et serré à

l’intérieur.

Mettez dans le pot au feu quatre litres de bouillon


de bœuf, une demi-livre de jambon, six oignons
blancs de moyenne grosseur, quatre carottes, deux
navets, un bouquet de thym, de persil et de cerfeuil,
un demi-litre de sauce tomate, salez, poivrez et

faites cuire pendant trois heures.


148 VA IU ICTUS

Passez avec pression le contenu du pot au feu et

faites cuire dans la purée obtenue deux cents


grammes de macaroni, salez et poivrez. Il ne faut

pas qu’il soit trop cuit, et il ne doit s’écraser que


sous une certaine pression du doigt; les Italiens

expriment le degré de cuisson en disant : « Collo di


maniera che cresce nel corpo, » « cuit de manière
qu’il croisse dans le corps ».

Le macaroni étant à point, le retirez et l’égouttez.


Placez dans une casserole vingt grammes de
beurre frais, les macaronis, un verre de jus de din-
don rôti, deux cuillerées de sauce tomate, salez, poi-

vrez et faites mijoter pendant un quart d'heure.


Vous avez préparé un roux selon la règle, mouillé

de bouillon, de jus, de deux cuillerées de vin blanc


sec, salé et poivré, dans cette sauce très réduite
vous avez réuni des truffes noires choisies, pelées,

taillées en rouelles de quatre millimètres d’épaisseur


sautées dans du beurre frais, deux foies blonds de
poulardes de la Bresse et un ris de veau roussi dans
du beurre et coupé en dés, des cèpes à chair ferme
divisés en fragments cuits et glacés dans du bouillon
de bœuf, des crêtes de coq blanchies, sautées dans
du bouillon assaisonné de sel et de jus de citron, et

quelques morceaux d’excellent jambon à chair rose.


Relirez du feu la casserole contenant le macaroni,
incorporez-y deux cuillerées de fromage de gruyère
VARIETES 149

finement râpé, remuez jusqu’à ce qu’il soit fondu,


ajoutez le ragoût et versez le tout dans une timbale
en pâtisserie.
Voici comment on fait la timbale :

Pétrissez ensemble deux cents grammes de beurre


frais, trois cents grammes de farine, un œuf, de l’eau

froide et trois pincées de sel, mouillez peu la pâte et


ne la travaillez pas. Devenue consistante, l’étendez
la tenant d’une épaisseur de cinq millimètres, endui-
sez de beurre frais fondu un moule à timbale d’entre-
mets, le foncez et le garnissez de cette pâte; faites
aussi un couvercle et mettez au four après avoir rem-
pli le vide de la pâte de noyaux de cerises.
La cuisson durera une heure et quart, mais une
demi-heure avant de retirer du four, enlevez le

moule pour que la croûte prenne une couleur d’or.

Le rizotto.

« Vous ai-je parléTle cailles au riz qu'on


mange à Milan? C’est ce que j’ai trouvé de
plus remarquable dans cette ville, cela
vaut le voyage. »
Phosper Mérimée,
Lettre à une inconnue , 8 octobre 1858.

Il faut avoir de l’excellent riz non glacé des


Ab ruzzes, le choisissez, le lavez, le laissez dans l'eau
150 VA 1U ÉTÉS
froide pendant une heure, l’essuyez et le séchez dans
un linge.

Mettez dans une casserole du beurre frais, deux


échalotes hachées, un morceau de moelle de bœuf de
la grosseur d’une noix, faites cuire sans faire rous-
sir et passez au tamis.
Replacez dans la casserole le beurre ainsi assai-
sonné et un oignon blanc de moyenne grosseur
haché, faites revenir sans laisser prendre couleur.
Ajoutez le riz et remuez le mélange; après trois
minutes environ, le nivelez et l’arrosez de quatre
cuillerées de bouillon de bœuf en ébullition.

Ne louchez plus le riz, tenez la casserole couverte.


Dès que le bouillon est absorbé, agitez la casse-
role en lui imprimant un mouvement de va-et-vient

pour détacher le riz si les grains sont adhérents au


fond de la casserole, mouillez de nouveau de quatre
cuillerées de bouillon de bœuf, et ainsi de suite pen-
dant vingt minutes.
Salez, poivrez , ,
arrosez le riz d’un verre de jus
répandu en petite quantité à la fois et faites réduire

jusqu’à ce que le liquide soit absorbé.


Le riz doit être moelleux, les grains entiers et non
crevés ;
retirez la casserole du feu, incorporez-y une
cuillerée de bon fromage de gruyère râpé.
On place sur le rizotto des cailles très grasses
rôties, ou des morilles fraîches préalablement cuites,
VAR HT liS
1
loi

ou un ragoût composé de Irufles noires, de champi-


gnons, de crêtes de coq et de foies blonds de pou-
lardes de la Bresse.

Les morilles noires du Valromey.

« S'il faut manger des champignons,


prenez garde qu'ils soient bien apprêtés. »
Saint François de Sales,
La aie dévoie, chapitre XXXIII.

Les morilles naissent les premiers jours du mois


d’avril, après les primevères et les violettes, lorsque
la terre, détrempée par les pluies de l’équinoxe,
s’échauffe sous les rayons du soleil.

Le printemps, vêtu de sa tunique blanche et cou-


ronné de lilas, ne se montre pas tous les jours pen-
dant le mois d’avril, les morilles ne se montrent pas
tous les matins ;
elles naissent si la température est
chaude et la terre humide, vivent quelques heures et

flétrissent; il faut les chercher et les épier pour


les cueillir.

Il
y en a de deux espèces, la blanche et la noire;
la blanche se cache dans les pentes des taillis ou
dans les haies des prés; la noire, plus petite, de
forme plus régulière, plus fine et de meilleur goût,
croît sous les sapins du Valromey.
152 VARIÉTÉS

Pline raconte que les patriciens de Rome les éplu-


chaienteux-mêmes en se servant de couteaux à
manche d’ambre, ne voulant pas prostituer des
arômes précieux au vil odorat d’un esclave.
Voici comment on les apprête au moment où elles
ont l’éclat de leur fraîcheur et leur parfum.
Après avoir coupé et rejeté l’extrémité de leurs
pédoncules, on fend les morilles dans le sens de la

longueur, on les lave plusieurs fois dans de l’eau


froide et on les laisse égoutter. Il faut tous ces soins,

car l’intérieur de ce champignon et la partie spon-


gieuse contiennent de petits graviers et souvent des
insectes. Gardez-vous de les plonger dans l’eau
bouillante, elles perdraient cette odeur fine et subtile
qui les caractérise entre toutes les autres crypto-
games.
Placez sur le feu une casserole, mettez-y les

morilles et quarante grammes de beurre frais; elles

ne tarderont pas à rendre une eau qui sera bien-


tôt absorbée ;
prenez alors une morille, et si elle est

dure sous la dent, ajoutez du beurre et continuez à


les sauter ;
quand elles seront suffisamment cuites,
les singez de vingt grammes de farine, modérez le

feu et les remuez souvent ;


après dix minutes, les
mouillez d’un peu de jus de viande ou de bouillon et
répandez ensuite dans la casserole, en petite quan-
tité à la fois, six décilitres de crème, salez et poivrez,

faites mijoter pendant vingt minutes.


VARIÉTÉS 153

Retirez la casserole du feu et colorez la sauce de


deux jaunes d’œufs délayés dans quatre cuillerées de
crème ou de bouillon froid.

Les bois des environs de Belley sont remplis de


cèpes, d'oronges et de chanterelles; sous les peu-
pliers bordant autrefois la route de Valence à Genève
et dans la partie s’étendant entre Belley et Culoz,
on trouvait l’agaric sauvage, le meilleur de tous les
champignons, mais, depuis plus de dix ans, il a dis-

paru comme nos écrevisses et nos bons vins.


Il
y a deux espèces de cèpes, la télé rousse et la

tête noire.

La première poussée a lieu au mois de juin et la

seconde, la plus abondante, aux mois d’août et de


septembre.
On choisit les plus petits et les plus fermes, on les

accommode à la bordelaise avec une pointe d’ail, et,

comme le dit Alphonse Karr, « on apporte le plat


fumant et exhalant une odeur provocante. »
154 VARIÉTÉS

Les truffes blanches à la crème.

a II existe des truffes en Bugey qui sont


de très haute qualité. »

Biuli.at-Savakix, Physiologie du goût.

11 faut certaines conditions de température pour


que les truffes acquièrent leur perfection ;
souvent,
comme le vin, elles sont de qualité médiocre.
En Bugey, on les trouve principalement dans les

terrains incultes et rocailleux, au sommet des vignes,


sur la lisière des bois. On fouille les truffières depuis
la fin de septembre jusqu’au milieu de février. Les
premières truffes récoltées sont blanches à l’inté-

rieur et n’ont presque pas de parfum, mais elles sont


excellentes préparées avec du beurre frais, des
oignons blancs et de la crème.
Lavez et brossez six cents grammes de truffes
rondes à peau fine, les coupez en rouelles de cinq à

six millimètres d’épaisseur.

Hachez très menu un gros oignon blanc et le met-


tez dans une casserole avec un morceau de beurre
frais. Lorsque l’oignon a cuit pendant quelques
minutes, mais sans roussir, ajoutez les truffes, les
sautez et les faites mijoter sur un feu très doux pour
ne pas qu’elles durcissent.
VAIUI'TKS 155

Lorsqu'elles sont devenues tendres, les saupou-


drez de vingt grammes de farine, les remuez sou-
vent; après dix minutes, les mouillez de quelques
cuillerées de bouillon de bœuf et de jus de viande,
et ensuite de cinq ou six décilitres de crème répan-
due en petite quantité à la fois ;
salez, poivrez et
faites mijoter.

Au moment de servir, retirez la casserole du feu


et incorporez-y deux jaunes d’œufs délayés dans
quatre cuillerées de crème froide.

Le sauté de truffes noires.

« Quelques amateurs les trouvent plus


délicates lorsqu'on les mouille avec du vin
blanc et deux cuillerées d’Espagnole
réduite. »
Nouvelles glanes. Les classiques de la table.

A la fin d’octobre et après les premières gelées,


la truffe noire est mûre ;
alors elle embellit et par-
fume tous les mets, elle devient le condiment néces-
saire de la cuisine transcendante ;
à cette époque, on
ne les accommode plus à la crème.
Lavez, brossez et essuyez six cents grammes de
truffes noires choisies, rondes, ayant la peau fine et

la chair noire veinée de raies blanches; les émin-


cez en rouelles de cinq à six millimètres d’épaisseur.
156 VARIETES

vous servant d’un couteau dont la lame sera souvent


frottée d’ail.

Placez une casserole sur un feu très ardent, ver-


sez-y de l’huile d’olive fine; dès qu'elle sera chaude,
jetez-y les truffes noires et les remuez sans cesse
à l’aide d’une cuiller d’argent. Salez et poivrez,
ajoutez quelques pincées de fines herbes composées
de persil et d’un morceau d’ail de la grosseur d’une
amande, un petit verre de vin blanc sec ou une
cuillerée de fine Champagne, deux cuillerées de jus
de viande et la moitié du jus d’un citron.
Des truffes noires ainsi sautées ne sont pas cuites,
mais il suffit qu’elles soient très chaudes.

On les prépare encore de la manière suivante :

Après les avoir lavées et nettoyées, on les fait cuire

pendant trois heures dans du vin blanc sec assai-


sonné d’un petit verre de fine Champagne, de deux
oignons moyens, d’une carotte coupée en deux frag-
ments, de deux morceaux d’ail, de deux clous de
girofle, d’un bouquet de thym, de persil, de cerfeuil
et de la moitié d’une feuille de laurier; on sale et on
poivre ce court-bouillon.
Les truffes cuites, on les égoutte et on les place

dans une serviette chauffée et roulée en forme de


manchon ;
on les sert en même temps que des pou-
lardes de la Bresse ou des perdreaux rouges rôtis.

Celles qui restent sont conservées dans de l’huile


VARIETES 157

d’olive, elles figurent parmi les hors-d’œuvre et on


les mange avec des viandes froides.

La salade de homard, de filets de volailles et


de truffes noires.

« Aux bonnes salades, il faut plus d'huile

que de vinaigre et de sel. »


Esprit de saint François de Sales.

Une salade bien faite est une œuvre d’art; il faut

du tact et du goût pour mélanger ses divers éléments


dans d’harmonieuses proportions.
L’assaisonnement est à la salade ce que l’esprit est

aux ouvrages littéraires. « Les bons auteurs n’ont


de l’esprit qu’autant qu’il en faut, écrivait Voltaire à
M me Dupuy ;
pour atteindre la perfection il faut une
juste mesure. »

Le goût est la juste mesure en toutes choses.


M. Mignet ne mangeait de salade que chez
M. Thiers et chez M. Girod de l’Institut, l’inspec-

teur général, ne trouvant que chez ces gourmets de


l’huile d’Aix de premier choix et d’un certain crû.
On ne fait pas de bonnes salades avec ces huiles que
le président de Brosses appelait « détestables onguen-
tifères et vrais gibiers de pharmacopole ».

Le vinaigre doit être préparé dans le ménage et


fait de vin blanc pur.
158 VARIETES

Versez dans un saladier de l’huile d’olive, du


vinaigre, quaire cuillerées de jus de dindon rôti, une
demi-cuillerée à café de moutarde de Maille à l’es-
tragon, une partie des honneurs d’un homard ou
d’une langouste, du sel, du poivre, et remuez le
mélange jusqu’à parfaite combinaison.
Placez dans cette essence des morceaux de chair
de homard ou de langouste, des filets de poulet, de
dindon, de perdreaux rouges, réservez les plus
belles escalopes pour décorer la salade ;
ajoutez des
truffes noires cuites dans du vin blanc, coupées en
rouelles de quatre millimètres d’épaisseur, des cham-
pignons cuits, des queues d’écrevisses et des cre-
vettes cardinalisées ,
recouvrez ces éléments de
feuilles très blanches de salade scarole et faites un
nouveau lit semblable au premier.
Arrangez avec goût, sur les feuilles de salade, les
tranches de homard et les filets de volaille réservés,
quelques lames de jambon à la chair rose, des
queues d’écrevisses, de larges écussons de truffes
noires et de cornichons marinés, des champignons,
une cuillerée de câpres lavées dans du vin blanc et
finissez en disposant en couronne, autour du bord

du saladier, des olives vertes dessalées et débarrassées

de leurs noyaux.
Plaquez au milieu de l’appareil une sauce mayon-
naise très épaisse surmontée d’une grosse truffe

noire.
VAItlliTES 159

Lord Byron a écrit : « Rien n’est plus délicieux

dans la vie que le coin du feu, une salade de homard,


du Champagne et la causette. »

Avec cette salade, faites servir du vin de Cham-


pagne de saveur franche et vineuse; il sera refroidi,

mais non glacé pour lui conserver sa mousse


blanche faite de milliers de bulles qui pétillent,

éclatent et fondent comme les perles du collier de


Cléopâtre ;
on le boira dans des coupes légères dont
les parois amincies sont voluptueuses au toucher et

caressent les lèvres.

Le sàlé du Bugey.

« Puis il prit dans la corbeille un gâteau


arrosé d’huile. »

Lcviliijitc, chapitre VIII, verset 26.

Le salé est de la pâte à faire le pain arrosée


d’huile; c’est le plus ancien de tous les gâteaux.
Lorsque les patriarches recevaient des hôtes ou des
amis, ils égorgeaient des moutons et des chevreaux
et pétrissaient de la farine avec de l’huile.

Sur une plaque de tôle carrée ou ronde destinée


à recevoir les tartes, on étend une couche d’un
centimètre et demi de pâte préparée pour devenir
du pain. On roule cinq ou six morceaux de celle
1G0 VARIETES

pâte en forme de quenelles de deux centimètres


d’épaisseur; après les avoir pliées en couronnes de
cinq centimètres de diamètre, on les dispose sur le

salé. Ces petites couronnes prennent le nom de


rioudes, mot du patois du Bugey signifiant rondes.

On coupe en rouelles un ou deux oignons, on les

disperse sur la pâte étendue et on en place au milieu


des couronnes ;
on assaisonne de sel et de poivre, on
arrose d’huile de noix et on sème sur la pâte deux ou
trois cuillerées de noix hachées en menus morceaux.
La cuisson doit durer environ quarante minutes;

le gâteau sera mangé refroidi.


Le salé est un mets national du Bugey; on le man-
geait autrefois au goûter de quatre heures, en
buvant à pleines rasades le vin nouveau des coteaux
de Belley, un peu fier, mais sain et d’une saveur
aigrelette.

Les anguries de Belley.

« Mm ” cl’Aiguillon remerciait la marquise

de Sablé de certaines confitures, dont une


cuillerée suffisait, dit-on, pour faire mettre
Larochefoucauld à genoux. »

Bonneau-Avenant, Duchesse d' Aiguillon.

L’angurie est la pasthèque à grains rouges, à peau


lisse vert noir et zébrée de bandes vert clair; comme
1

VA 111 KT ICS 161

la courge, l'angurie ne peut être mangée que cuite.

On la sert parmi les hors-d’œuvre.


La confiture d’anguries de Belley est excellente et

très originale; il serait fâcheux de perdre la recette

de sa préparation.
Au mois de novembre, coupez les anguries en
tranches, les pelez, enlevez les graines et la partie

de la pulpe molle et sans consistance. Faites cuire


ces tranches dans de l’eau bouillante jusqu’à ce que,
devenues assez flexibles, les extrémités puissent se
toucher si on les rapproche.
Les déposez sur des linges étendus dans des cor-
beilles et les laissez égoutter pendant trente-six
heures.
Mettez ensuite les anguries dans une soupière et

les faites macérer pendant sept jours dans de l ex-


eellent vinaigre de vin blanc, les retirez et les égout-

tez de nouveau pendant trente-six heures.


Placez dans une bassine de cuivre, une quantité
de sucre de poids égal à celui des anguries et un
verre d’eau par chaque livre, mettez sur le feu, le

sucre étant fondu, ajoutez les anguries, huit clous


de girofle par livre, de la canelle en quantité suffi-
sante pour en donner le goût au sirop et des mor-
ceaux d’orangèat destinés à parer la confiture.
On reconnaît qu’elle est cuite lorsque les dernières
gouttes du liquide, s’écoulant d’une cuiller tenue
1
162 VAIUKTES

horizontalement, prennent la forme de larmes et

restent un instant suspendues avant de tomber, ou,


lorsque remplissant une cuiller du sirop, il se forme
immédiatement une légère pellicule à la surface.

Retirez alors la bassine et déposez les anguries


dans un vase muni d’un couvercle ;
elles doivent
être masquées par le liquide, et s’il vient à diminuer
et que les fruits ne baignent plus, on fait un nouveau
sirop qu’on verse froid sur les anguries.
Cette confiture du plus beau vert émeraude s’amé-
liore en vieillissant; on peut la conserver pendant
plusieurs années; une addition de fine Champagne
lui donne du montant et la rend meilleure. On l’aime

avec passion ou on la déteste.


CHAPITRE XI

LE L ÈVR E
l

Le lièvre rôti.

o Ce lièvre ne nous garantirait pas de la

mort et des misères qui nous en détournent,


niais lu chasse nous en garantit. »

Pascal, Pensées.

Autrefois les chasseurs de Belley se réunissaient


à l’occasion de l’ouverture de la chasse ;
c’était au
milieu du mois d’août. La veille de la fête cynégé-
tique célébrée dans la forêt de Rothonne, on décan-
tait les vieux vins de Manicle, de Culoz, de Machu-
raz, de Massignieu, et on emballait les bouteilles
dans de profonds paniers. On rôtissait des longes de
veau, des filets de bœuf, des gigots de mouton, île

jeunes poulets et des dindonneaux; on cuisait des


jambons à la chair rose appétissante, et ces longs
et larges pâtés dont la croûte couleur d’or est percée

de quatre trous garnis d’une touffe de bandelettes de


papier blanc finement découpé.
Une heure avant le point du jour, le son de la
trompe île chasse troublait le calme de la cité et le

sommeil des habitants.


164 LE LIÈVRE

G est le signal du départ. Les portes des maisons


roulent en grinçant sur leurs vieux gonds rouillés.
Les chasseurs se rassemblent dans la rue, appellent
les chiens indociles, brûlent des amorces et chargent
leurs fusils. La troupe se met en marche, et bientôt
les paroles confuses, les rires, les pas et le son clair
des grelots se fondent au loin dans le silence.

Devant les grands châtaigniers, portiques de la

frrêt, s’étendent des prés; des vaches, le cou penché


vers la terre, coupent et mangent les herbes humides
de rosée.
On est en chasse.
Les chiens tremblant d'impatience poussent de
plaintifs gémissements pendant qu’on les découple.
Les voilà libres, ils se secouent, se roulent à terre,

sautent de joie jusqu’aux lèvres des chasseurs,


s’élancent, reviennent et courent de tous côtés, quê-

tant dans les sillons des terres voisines des bois.


Les uns étudient les fumets, flairent en nasillant et

lèvent la tète en hurlant vers le ciel; d’autres, par


des coups de voix saccadés, marquent les frais odo-
rants de la piste du lièvre. Le chef des hurleurs a

donné le fa dièze, la meute confiante se rassemble,


les chasseurs entrent précipitamment dans la forêt et

s’éloignent par des chemins divers; les soprani, les


ténors et les basses entremêlent leurs voix, la

musique grandit et s’enfle comme l’orage, c’est l’ou-


LE LIEVRE 1G5

verture de l’opéra de la menée. Tout à coup éclatent


à la fois des cris aigus et flûtes, des aboiements
pressés, des hurlements terribles, un trait de feu
part du Mont-Blanc, le soleil se lève, le Bugey est

inondé de lumière. Le lièvre est lancé.

La meute se dirige au raidi, traverse le pré d’ar-


gent, et sans faire de défaut, arrive sur le plateau de
Montolivet. La chasse s’éloigne, le bruit diminue,
renaît encore, s’affaiblit par degrés et s’éteint dans
des lointains imaginaires. L’angelus sonne à Belley,
un souffle léger fait bruire les feuilles, une abeille
passe en bourdonnant, une noix se détache d’un
noyer et tombe à terre, les rouges-gorges et les

merles rassurés commencent à déjeuner.


Depuis longtemps Rothone ne retentit plus du
son de la trompe ni des chants des chasseurs. La
génération qui a précédé la mienne avait gardé le

souvenir d’une de ces chasses : c’était en 1826 ,


au
mois d'août on ne tua
;
rien, mais on se mit trois fois

à table : à huit heures, à midi et à six heures.


M. Alphonse Gilardin, devenu premier président de
la Cour d’appel de Paris, alors stagiaire au barreau
de Belley, chanta les couplets suivants composés
par lui pour la circonstance :

Oui, désormais, chasser est ma folie,


El inon désir est d’être grand chasseur,
160 LE LIÈVRE

Je vais courir marais, bois et prairies,


A mon fusil je prétends faire honneur.

Le nez au vent, mon chien fidèle aboie


Prompt à saisir les traces des gibiers,
Le cœur me bat, il me montre une proie,
Pan je l’étends morte devant mes pieds.
!

Mon chien alors s’élance et la ramasse


Sans y laisser la trace de sa dent,
Ilme l’apporte et pour part de sa chasse,
Une caresse est tout ce qui l’attend.

Ah! quel plaisir aux chasses de Rolhone


Quand du Bugey les enfants généreux,
Mettant pour boire en perce une ou deux tonnes
A leurs festins m’invitent avec eux.

L’étranger doit à des hôtes aimables,


Quelques couplets pour l'hospitalité,
Je chanterai puisqu’assis à vos tables,
Je trouve joie, abondance et gaieté.

Chasseurs amis que Rothone rassemble,


Apprenez donc quels principes je suis,
Et si nos chiens peuvent chasser ensemble.
Je vous dirai comment je me conduis.

J’aime le vin, j’aime la bonne chère,


J’aime à chasser la soif et l’appétit,

Le meilleur vin emplit toujours mon verre.


Des meilleurs mets mon assiette s’emplit.
LE LIE VUE 107

D’un caractère et commode et facile.

Laissant chacun penser à sa façon,


Je fuis surtout tout préjugé servile,
En me damnant, je crois avoir raison.

Dans la famille où m’a mis ma naissance,


Avec le sang l’honneur nous fut transmis
El conservant celte vertu de France,
Nous avons tous chassé de père en fils.

Heureux Bugey, sur les coteaux s’élève


Un soleil pur qui dore tes raisins,
Et je crois voir des hauteurs de Genève
La liberté sourire a ses voisins.

Ton ciel me plaît, ta terre m'est chérie,


Oui, parmi vous, je voudrais me fixer,
Mon cœur me dit : c’est déjà ta patrie,
Pour m’en sortir, il faudrait m'en chasser.

Si l’ennemi franchissant la frontière,


Tout fier encor de ses nouveaux succès,
Osait tenter les destins de la guerre
Et de nouveau se commettre aux Français,

Contre ses coups, nos armes seront prêtes,


A ces fusils à présent dans nos mains,
11 suffirait de quelques bayonnettes,
Pour l’en chasser et purger nos chemins.

A m’écouler votre soif s’est aigrie,


Que le Seyssel chasse en l’air le bouchon,
Et pour finir dignement la partie,
Qu'il chasse enfin jusqu’à notre raison.
168 LK LIKVRE

A ma chanson, messieurs, vous ferez grâce,


Elle n’est peut-être pas de votre goût,
Mais à la chasse on fait comme à la chasse,
Et le chasseur se contente de tout.

IMPROMPTU I)E M. BRILEAT-SAVARIN

Voici les deux premiers couplets d’une chanson


improvisée par M. Brillat-Savarin dans une ouver-
ture de chasse à Rothone sous la Restauration ;
il la

chanta sur l’air de la retraite :

Grand saint Hubert,


Chasseur expert,
Je vous invoque
Pour vos plus zélés imitateurs.

(Refrain) Protégez-nous,
Conduisez-nous,
Que comme vous,
Nous ne manquions jamais notre coup.

D’un broc de vin


Haut, large et plein,

Tout d'une haleine,


On dit que vous voyez la fin.

Protégez-nous, etc.
Lli LIKVHIi 169

Chaque année, le 26 juin, jour de sa fête, M. Bril-


lat-Savarin invitait à dîner les jeunes gens du Bugey
se trouvant à Paris; à l’une de ces réunions, voulant
faire à ses convives une agréable surprise en leur
servant un produit de leur pays, il fit venir un ton-
neau de son vin de Côte-Grêle. Sa vieille jument
Babet le lui amena; elle était conduite par le fermier
Angelot, coiffé d’un chapeau noir, île forme basse,
à larges bords, et vêtu d’un manteau fait de longues
tiges réunies d’herbe verte appelée Hache dans le

Bugey.

CHANSON COMPOSÉE PAR M. BRILLAT-SAYARIN


ù l'occasion d'un de ccs dîners offert le jour de sa
fête à des jeunes gens de son pays.
«

Il est des saints dont la fête


Passe sans solennité
Kl personne ne regrette
Ces jours de sobriété.
Votre doyen vous rassemble
Pour une meilleure lin,
Buvons et chantons ensemble,
Vivent les enfants de l’Ain !

A la- voix de la patrie,


Ils s'empressent d’accourir,
S’il faut hasarder sa vie.
Ils savent vaincre ou mourir.
170 LE LIEVRE

Les échos de l’Allemagne


Ont répété ce refrain,
A ceux du fond de l’Espagne :

Vivent les enfants de l’Ain !

(Les bénissant)

Que le ciel vous soit prospère,


Et vous garde d’heureux jours ;

Je vous bénis comme un père


Qui vous a chéris toujours.
L’honneur qui sur tout se fonde
Maîtrisera le destin
Et vous ferez dire au monde :

Vivent les enfants de l’Ain !

Sa prose vaut mieux que ses vers, mais ils.

révèlent le caractère, la bonté et l’entrain de la

gaieté de leur auteur.


On aime à fouiller dans les replis intimes de la vie
des hommes qui doivent devenir célèbres ou le sont
devenus.
Jean-Pierre Camus, évêque de Belley, recevait
souvent François de Sales, son ami, et la chambre
de ce dernier était à côté de la sienne. Désireux de
savoir comment un saint faisait sa toilette de nuit et

remplissait ses fonctions, Camus avait fait percer


un trou dans le mur mitoyen pour satisfaire sa
touchante et pieuse curiosité.
Mi T.II-VHK 171

Les lièvres de nos montagnes sont ;ï ceux des


plaines humides, ce que les truites saumonnées de
nos rivières sont aux carpes vaseuses des étangs de
la Dombes.
La chair de ces lièvres est d'un meilleur goût que
celle des autres quadrupèdes composant la venaison;
elle a toute sa tendreté, sa succulence et son parfum
pendant l’automne.
On appelle trois quarts ceux qui n’ont pas atteint
toute leur croissance et ne se sont pas encore accou-
plés.

Le Mcnagicr de Paris enseigne le moyen de distin-

guer les jeunes : « L’on cognoist qu’ils sont dedans


leur premier an, en ce qu’ils ont en la jointe des

jambes de devant un petit osselet emprès le pié, et

est agu, et quand ils sont surannés, la jointe est


toute ounie. »

Selon le médecin Champier, le levraut n’avait de


prix ([ue depuis deux mois jusqu’à huit; âgé d’un an,
on n’en faisait aucun cas, et plus vieux, on le rebutait
ou du moins on ne l’employait qu’en civet ou en
pâté.
Un vieux proverbe français disait :

« Un vieux lièvre et une vieille oye sont la nour-


riture du diable. »

Si le lièvre est tué depuis quelques jours, ses yeux


sont ternes et enfoncés. Les meilleurs sont courts,.
172 LE LIEVRE

larges, râblés, ont le poil frais et luisant et la robe

d’une couleur brun fauve.


Lorsqu’il est mort, le laissez étendu par terre pen-
dant quelques minutes, le saisissez par les oreilles,

et de votre main restée libre, pressez le ventre dans


toute sa longueur jusqu’à ce que la vessie soit com-
plètement vidée; si on néglige de pratiquer cette

opération, la chair du lièvre a le goût d’ammoniaque


et n’est. pas mangeable. Il faut l’écorcher avec pré-

caution, et si on écrase les entrailles, laver la place

qu’elles occupaient en se servant d’un linge imbibé


de vinaigre.
Les connaisseurs préfèrent avec raison le lièvre

rôti au lièvre en civet. Le râble ou la selle d’un


levraut, c’est-à-dire la partie s’étendant depuis les
côtes jusqu’aux cuisses, est une viande fine, délicate,

et si tendre qu’on peut la couper avec une cuiller.

Après avoir dépouillé et habillé le levraut, on


sépare le train de devant de celui de derrière pour
avoir le rable, partie comprise entre les deux trains,

on le pique de quelques lardons gras et frais, sans le

mariner, et on le met à la broche.


Dès que le rable est chaud, on l’arrose de beurre
frais fondu ;
l’opération achevée, on le sale une pre-
mière fois, et un quart d'heure après une seconde
fois.

11 faut une heure environ pour cuire le rable d’un


LIC UK Ville 173

levraut de six livres ;


si la cuisson est conduite par un
habile rôtisseur, le dessus des chairs sera légèrement
croustillant et l’intérieur ni trop ni pas assez cnit.
Versez dans la lèchefrite quatre cuillerées de
bouillon de bœuf, autant de jus de viande, trois
cuillerées de vin blanc sec et la moitié du jus d’un
citron.

Le râble étant cuit, retirez la sauce de la lèchefrite

et la mettez dans une casserole, pilez dans un mor-


tier le foie noir du lièvre, le délayez avec le sang
et quatre cuillerées de jus, mêlez le tout à la sauce,

la faites bouillir, la passez au tamis et la versez dans


une saucière chaude contenant une cuillerée de fines
herbes composées d’une échalote et de cornichons
marinés et finement hachés. Salez et poivrez.
On accommode aussi le lièvre rôti en saugrenée.

Le coupez en morceaux, hachez ensemble un oignon


moyen et trente grammes de lard gras, mettez ces
éléments et cinquante grammes de beurre frais dans
la poêle noire à frire, jetez-y les morceaux de lièvre
et les sautez; lorsqu’ils commenceront à roussir, les

saupoudrez de quinze grammes de farine, remuez


souvent.
Après dix minutes, versez dans la poêle un verre
et demi de bouillon de bœuf et un demi-verre de vin

blanc sec, salez, poivrez, faites mijoter le ragoût


jœndant dix minutes; le versez dans une casserole,
174 LE LIE VUE

raêlez-y un verre de jus, faites cuire pendant trente


minutes, dégraissez et ajoutez une cuillerée de
vinaigre.
Placez la viande dans un plat chaud ;
si la sauce
est trop abondante, la faites réduire en la remuant
sur un feu vif, et la passant au tamis la répandez sur
la saugrenée.

Les harestecks.

« Un levraut né sur les coteaux brûlés du


Yalromey ou du haut Dauphiné est peut-
être le plus parfumé de tous les quadru-
pèdes. »
Brillat-Savarin ( Physiologie du goût).

Les harestecks sont du filet de lièvre comme les

biftecks sont du filet de bœuf. Chaque rable ne pou-


vant fournir que quatre harestecks, si on en veut
huit, il faut deux levrauts.
Détachez dans le sens de la longueur la chair
s’étendant des deux côtés du rable, divisez en deux
parties égales chacun des morceaux pour en former
un haresteck, le piquez de lardons étroits, gras et

blancs.
Mettez du beurre frais dans une casserole, et

quand il sera fondu et chaud, placez-y les harestecks,


salez, poivrez, les retournez souvent; la cuisson doit

durer un quart d’heure environ.


LU 1. 1 K Vit K 175

Les servez accompagnés d'une béarnaise ou d une


mayonnaise relevée.
Un plat de harestecks de levrauts nés sur les

coteaux brûlés du Valromey est une des entrées les


plus remarquables et les plus délicates.
Il n’est pas commun d'avoir deux levrauts tués
dans la montagne, mais on peut, avec uu seul lièvre,

composer un plat de harestecks.

Après avoir dépouillé, nettoyé et paré un levraut,


piquez les cuisses et le rable de petits lardons gras.

Faites rôtir le lièvre, l'arrosez de beurre frais et le

salez convenablement.
Mettez dans une casserole un demi-litre d’excel-
lent vin rouge, un petit verre de fine Champagne,
deux oignons moyens, trois échalotes et un bouquet
de thym, de persil et de cerfeuil; faites bouillir jus-
qu’à réduction de moitié.
Dans une autre casserole, placez un morceau de
beurre frais, quinze grammes de farine, délayez le

mélange sans interruption et, au moment où il

devient blond, jetez-y une cuillerée à café d’écha-


lotes finement hachées, mouillez de bouillon de bœuf,

de jus de viande et du vin préparé, répandez ces


liquides en petite quantité à la fois, travaillez long-
temps la pâte qui se forme et la sauce n’aura pas le
goût farineux ;
incorporez-y des truffes noires
choisies et coupées en rouelles de quatre milli-
17(3 LU LIE VUE

mètres d’épaisseur, faites mijoter pendant un quart


d’heure.
Pilez le foie noir de la bête, le réduisez en purée
fine, ajoutez une cuillerée de vinaigre, le sang du
levraut, les sucs juteux tombés dans la lèchefrite,

passez au tamis, mêlez à la sauce, salez et poivrez.


Lorsqu’elle commencera à bouillir, la goûtez,
faites les corrections nécessaires pour son assaison-

nement, et si elle est trop épaisse, l’éclaircissez par


une addition de bouillon et de jus.
Le levraut étant débroché, coupez la chair du
rable et des cuisses en filet, les déposez sur un plat
chaud, retirez la sauce du feu, et après l’avoir assai-
sonnée d’une cuillerée à café de moutarde de Maille,
la tamisez sur les harestecks.

Le civet de lièvre de Diane de Chàteaumorand.

« mirent sur la table du pain, deux


Il

tasses,deux bouteilles et trois grands plats


dans l’un desquels il y avait un civet de
lièvre. »
Gil Blas, liv. IX, ch. IV.

Honoré d’Urfé, marquis de Valromey, épousa


Diane de Chàteaumorand, la femme de son frère,
après que ce dernier, divorcé, fut entré dans les

ordres; elle était d’une beauté remarquable et avait


une grande fortune.
Lli MKVI1I-: 177

Honoré d’Urfé était du parti de la Ligue; il fut fait

prisonnier à Mont-Brion et après la soumission du


Forez, il quitta les bords du Lignon et vint en Bugey
habiter le château de Virieu-le-Grand appartenant à

sa femme; il
y composa le roman de l'Astrée dont le

succès fut prodigieux dans toute l'Europe.


Diane de Châteaumorand ne s’adonnait pas aux
lettres, mais à la chasse; elle avait une meule et

poursuivait le lièvre sur le plateau de Ponthieu et


dans les forêts du Yalromey dont elle était proprié-
taire.

Elle accommodait de délicieux civets; Malherbe


les aurait sans doute préférés à la prose de d’Urfé,
car, dînant un jour chez Desporte, il avait profondé-

ment humilié le vieux poète en lui disant : « Votre


potage vaut mieux que vos psaumes. »

Jean-Pierre Camus, évêque de Belley sous


Louis XIII, était le romancier le plus fécond de
cette époque et l'émule de M 1,e
de Scudéry. Aussi
gourmand que Malherbe, il avait cependant l’esto-

mac plus reconnaissant.


Le prélat, commensal familier du château de
Yirieu, avait été souvent régalé dans la même jour-
née d’une lecture de l'Astrée et d’un civet; aussi,
parlant de d’Urfé, il écrivait : « La mémoire de
ce seigneur qui m’est douce comme l’épanchement
d’un parfum, me sera une éternelle bénédiction. » Il

12
178 LE LIEVHE

aurait pu dire avec autant de raison : « La mémoire


de ce seigneur qui m’est douce comme l’odeur d’un
me
civet, sera une éternelle digestion. »

Camus avait tous les genres d’esprit, le sel


attique et le poivre gaulois. 11 avait refusé l’archevê-
ché de Reims en répondant : « La femme que j’ai

épousée est assez belle pour un Camus et je la

garde. »

Voici le conseil, toujours bon à suivre dans toutes


les contrées, qu’il donna à un habitant de Belley.
Celui-ci, nouvellement marié et ayant déjà à se
plaindre de l’infidélité de sa femme, était venu lui

demander s’il fallait la répudier.


« N’en faites rien, mon ami, lui dit Camus, croyez-
moi, il vaut encore mieux être Cornélius Tacitus que
Publius Cornélius. »

Après celte digression, voici le civet de lièvre de


Diane de Châteaumorand. Cette recette a été, dit-on,

conservée par les Bernardins de l’abbaye de Saint-


Sulpice qui l’auraient ensuite propagée dans le Val-
romey.
Dépouillez et videz le lièvre, le placez dans un
vase assez grand pour le contenir, l’arrosez d’un
verre de vinaigre de vin, d'un demi-verre d’huile
d’olive, ajoutez du sel, du poivre, un bouquet de

thym et un oignon coupé en rouelles. Mettez en


réserve le foie noir et le sang soigneusement

recueilli.
LE LIÉ VUE 170

Retournez souvent le lièvre dans sa marinade et

attendez au moins douze heures avant de le cuire.

Hachez ensemble un oignon, vingt-cinq grammes


de lard gras et frais, coupez le lièvre en morceaux
et mettez le tout dans la terrine noire avec soixante-
dix grammes de beurre frais.

Après vingt minutes de cuisson, les morceaux de


viande auront une teinte gris blanc et auront rendu
leur mouillement ;
les saupoudrez de trente grammes
de farine, faites mijoter pendant vingt-cinq minutes
et remuez souvent.
Répandez dans la terrine une cuillerée à pot de
bouillon de bœuf et une égale quantité d’excellent
vin rouge, salez, poivrez et faites cuire pendant
encore trente-cinq minutes.
Avant l’achèvement de la cuisson, pilez le foie

noir, le réduisez en purée fine et la délayez en y


versant la marinade dont on aura retiré le thym et

l’oignon.
Mêl ez le sang à cette préparation, le passez au
tamis, et cinq minutes avant de servir l’incorporez
au civet; faites bouillir. Goûtez la sauce, si elle est
fade, l’assaisonnez d'un filet de vinaigre suivant le

précepte de Martial :

« Nec cibus ipse juvat rnorsu fraudatus aceti. »

« Le mets n’a pas de saveur s’il


y manque une
pointe de vinaigre. »
180 LU Llli VUE

Terminez par l’addition d’une cuillerée d'huile


d’olive.

Le civet peut être fait la veille du jour où il doit


être mangé; il est meilleur après avoir été réchauffé.
Sa succulence dépend de la qualité du lièvre et de
fa quantité de sang recueilli ;
la couleur du ragoût
doit être celle du bon chocolat cuit à l’eau.

On apprête aussi à la crème le rable du lièvre.


Parez le rable, le mettez dans une casserole, le

masquez d exccllentissime crème, ajoutez deux


' cuil-

lerées d’échalotes finement hachées et la moitié d’un


verre à Bordeaux de vinaigre fait de vin rouge.
Faites cuire lentement pendant une heure et quart,
surveillez la cuisson, arrosez souvent la viande de
la crème qui l’entoure; ne vous troublez pas si la

sauce prend un sinistre aspect et paraît se décom-


poser : l’ordre va renaître, attendez la fin; salez,
mais ne poivrez pas.
« Cette recette vous étonne ? essayez et ne discu-
tez pas. »
CHAPITRE XII

THÉORIE DU ROTI DE GIBIER-PLUME

Le gibier-plume avant d’être à la broche.

(< L'indigence du gibier, pour un peuple


qui se respecte, est la plus désastreuse et la

plus honteuse i\ la fois de toutes les calami-


tés publiques. »
Toussenel, Trislicu

Un oiseau ne sera pas bon à manger si le tuant,

on l’a mis en pièces en lui faisant de larges plaies»


Seulement blessé, s’il souffre une longue agonie, il

perd une partie de son fumet. Lorsque, vivant


encore, il est tombé à terre, on l’étreint sous les
ailes et on l’étouffe sans remords, car, comme l’a

dit un gourmand, « s’il fallait avoir compassion de


tout le monde, on ne mangerait personne. » La mort
par asphyxie est douloureuse, les battements des
ailes de la pauvre bête et les mouvements convulsifs
des autres parties de son corps, le prouvent assez.
En serrant l’oiseau, on risque d écraser les inleslins,
ce qu’il faut éviter s’il doit être vidé ou conservé
pendant plusieurs heures avant d’être cuit. Enfon-
cez une épingle dans sa tête, il mourra sur le champ,
sans trop souffrir.
182 THÉORIE DU ROTI DE GIBIER-PLUME
Si le soleil darde ses rayons, ne placez pas le

gibier dans le lilet de votre carnassière mais dans les

poches intérieures. Les herbes fraîches engendrent


de l'humidité et activent la putréfaction des chairs;
l’enveloppez dans du papier de soie.
Revenu à la maison, déposez vos oiseaux dans un
garde-manger formé d’un treillis de fils de métal et

placé dans un lieu frais, sec et aéré. Cet ustensile


permet à l’air de circuler, de se renouveler sans
cesse, et arrête les mouches cherchant les viandes
pour y pondre leurs larves. On peut établir le
garde-manger dans une glacière, mais le gibier en
contact avec la glace perd sa sapidité et son arôme.
Dans son livre des recettes de cuisine, Apicius, au

chapitre du Flamant et du Perroquet ,


donne ce
conseil :

« Ares omnes, ne liquescant, cum plumis elixatæ ,

priusquam exenteranlur per guttur meliores erunt. » ,

« Tous les oiseaux, pour qu’ils ne se corrompent

pas, doivent être échaudés avec leurs plumes, ayant


été vidés par le gosier; ils seront meilleurs. »

On peut essayer ce procédé, mais il sera doulou-

reux pour un gourmand de tremper le gibier dans

de l’eau chaude.
Je tiens de la gracieuse bienveillance d un savant
du Bugey, M. Lepaulle, le « De arte coquinaria », de

Cœlius Apicius et la traduction de cet ouvrage. Le


THÉORIE DU ROTI DE GIRIER-PLUME 183

traité d’Apicius est un livre très rare et la traduction


de mon compatriote est probablement une œuvre
unique; elle a exigé le travail et la science d’un
bénédictin.
Un commentaire d’Apicius intéresserait les curieux,
mais les gourmands ne goûteraient pas sa cuisine.

11 faut cependant noter une observation relative à


l’assaisonnement des sauces et des légumes. Les
Romains ne mettaient pas de sel dans leurs ragoûts,
mais seulement du garum, espèce de saumure pré-
parée avec les entrailles d’un poisson nommé sco/n-

ber. D'après Apicius, les mets à poivrer doivent


recevoir deux fois du poivre, d’abord pendant leur
cuisson et ensuite au moment où ils sont retirés du
feu; sa recette est toujours terminée par ces mots :

« piper asperges et infères », « poivrez et servez ».

En effet, la saveur du poivre cuit n’est pas celle du


poivre crû, et si l’on veut bien faire, si sapis, il faut

poivrer deux fois.

Par un temps chaud ou humide, le gibier se fait


plus vite ;
des ferments se produisent par suite de la

combinaison des matières azotées avec l’oxygène de


l’air, les chairs s’amollissent et dégagent de l’ammo-
niaque ou de l’alcali volatil. Suivant Diderot, il
y a
trois degrés dans la fermentation : la vineuse, l’acide
et la putride. Les premiers phénomènes de la vineuse
et de l'acide contribuent à exalter le fumet du gibier,
1S4 THÉ0HIE DU ItOTI DE GIBIEH-PLUME
alors il est faisandé; mais si une odeur nauséabonde
saisit l’odorat, la putréfaction a commencé.
Tous les oiseaux à l’exception de la caille, du pied
vert et de la girardine doivent être mortifiés, si la

température le permet.
Faut-il les plumer immédiatement après leur mort
ou au moment de les rôtir? Les opinions sont diver-
gentes ;
de nombreux gourmands prétendent que les
plumes absorbent la graisse la plus délicate, ils les

retirent à l’instant de l’oiseau, d’autres font le con-


traire.

« Une fois l’ortolan mort, dit M. E. Blaze, ne le

plumez qu’au moment de le mettre à la broche. »

Cette règle est applicable à tous les oiseaux. Il

existe une différence fort grande entre un ortolan,


une perdrix, une dinde plumés tout chauds, ou bien
au moment d’être mangés. Quand la vie cesse, dit-

on, les plumes absorbent une grande quantité de suc,


qu’elles dégorgent peu à peu; si vous les ôtiez,

vous enlèveriez la quintessence de la bête.

« C’est Brillat-Savarin, le spirituel gastronome,

l’écrivain charmant, qui, le premier, a donné cette

recette; mais les raisons qu'il donne de ce phéno-


mène sont loin d’être concluantes. Bien ne me
prouve que les plumes absorbent le suc et qu’ensuile
elles le dégorgent ;
c’est une théorie spécieuse, spi-
rituelle, mais c’est une théorie qu’aucun fait ne peut
appuyer.
K

TH KO lt 1 K DU IIOTI DK CI lil lilt-PKl M 1 85

« Pourquoi donc, me direz-vous, l’oiseau plumé


quand il vient d’être tué est-il moins bon que si on
le plumait au moment de le mettre à la broche ?

Parce que, chez l'oiseau plumé, pendu tout nu dans


un garde-manger, exposé à l’air pendant un temps
plus ou moins long, l’évaporation des parties vola-
tiles est plus prompte et par conséquent plus abon-
dante ;
l’oiseau se dessèche, et dans le cas contraire,
les plumes s’opposent à l’évaporation. Si vous vou-
lez une preuve, en voici une : mettez une orange,
un citron sur cette tablette exposée à l’air; au bout
de quinze jours, l’écorce sera sèche et ridée, mais
l’intérieur ruissellera de jus. Si vous aviez dépouillé
ces fruits de leur enveloppe avant de les poser sur la
tablette, le jus se serait évaporé : c’est ce qui arrive

à l’oiseau plumé. »

Cette dernière opinion doit être préférée, étant


celle de Brillat-Savarin, le Papinien des gastro-
nomes.
Parmi les oiseaux, les uns doivent être vidés
avant de les cuire; il en est d’autres dont les
entrailles sont précieusement retenues comme la

partie la plus méritante.


Au xiv e siècle, on rôtissait trois oiseaux seulement
sans les effondrer (vider) « scilicet, aloes (alouettes),

turtres (tourterelles) et plouviers (pluviers), par ce

que leurs bouyaults sont gras et sans ordure, car


186 THÉORIE I)U ROTI DE GIBIER-PLUME

aloes ne manguent fort pierrettes et sablons, turtres


graines de genièvre et herbe souef flourans ;
et plou-

viers vent. »

Au xix e siècle, on effondre ou l’on vide :

Les oiseaux à gros bec semblable


1° à celui du
moineau ;

2° Les oiseaux a bec de gallinacé semblable à


celui de la poule, ou à bec voûté semblable à celui
de la perdrix ;

3° Les oiseaux à bec plat et large ayant du rapport


à celui du canard.
On ne vide pas :

1° Les oiseaux à bec fincomme celui du becfigue ;

2° Les oiseaux à bec menu et effilé se rapprochant


pour la forme de celui de la grive ou du râle ;

3° Les oiseaux à bec long et mince ayant du rap-


port à celui de la bécassine.
Chez les oiseaux la différence du bec indique la

différence du régime alimentaire.


En général, on doit vider les granivores, les pis-
civores et les frugivores.
On ne vide ni les baccivores ni les insectivores.
Après les avoir plumés, il faut les flamber, c'est-

à-dire les passer à la flamme de feuilles de papier.


En faisant ainsi, on brûle les petites plumes et le

duvet de l’épiderme ;
on essuie les gibiers avec un
linge et ils sont prêts pour la broche.
THEORIE DU ROTI DE GIR IER- PLUME 187

Le gibier-plume a la broche.

« Montaigne retient tout, jusqu'à la

manière de tourner la broche. »


Sainte-Beuve,
Nouveaux lundis, Montaigne en voyage.

La broche est une tige de fer plate ou carrée


tournant sur son axe au moyen d'un mécanisme
d’horlogerie appelé tournebroche.
On se sert aujourd'hui de petits tournebroches
légers et faciles à transporter, mais ils sont fragiles,
faibles et bientôt usés. Heureuses les maisons pour-
vues de l’antique tournebroche à poids de pierre, cet
orgue des cuisines ! Il réunit tout, la solidité, la

force pour tourner les grosses pièces et la qualité


des sons; depuis cent ans, il voit toutes les fêtes et

les joies du foyer.


Il existe des tournebroches faisant mouvoir une
roue dans le sens de la meule d’un moulin ;
une
chaîne, fixée au centre, communique le mouvement
à des lames de métal horizontalement disposées,
se croisant dans le milieu et terminées par des cro-
chets retenant les oiseaux accrochés par le bec.
Cette manière de rôtir est la plus simple et la plus
facile, car elle dispense d’embrocher.
188 THEORIE DU ROTI DE GIBIER-PLUME
On a imaginé des tournebroches à vent; ils sont
nuis par le courant d’air ascendant formé par la cha-
leur du foyer; le volant reçoit le mouvement et le

transmet aux rouages.


Léonard de Vinci, peintre, musicien, poète, ingé-
nieur, mécanicien, architecte, physicien, gourmet et
cuisinier, n’a pas dédaigné de s’occuper de tourne-

broches, et ses manuscrits contiennent le dessin et


la description d’ustensiles de ce genre encore
employés dans certaines contrées de l’Italie.

On perce les oiseaux d’une tige de métal courte et


mince, et on l’attache solidement à la broche prin-
cipale. Cette tige ou brochette doit être en argent
ou en aluminium, mais non en fer, ni en cuivre
argenté. Si elle est en fer, les acides contenus dans
les graisses se combinent avec ce métal et forment
des sels dont le goût est désagréable. Si elle est en
cuivre argenté et laissée dans le corps des oiseaux
cuits et refroidis, il se forme un sous-acétate de
cuivre vulgairement appelé vert-de-gris. Aussi se
sert-on d’un couteau à lame d’argent pour couper les
fruits, car leurs acides, combinés avec le fer, forment
des sels malliques et galliques ayant la couleur et la

saveur de l’encre. A défaut de brochette d’argent, il

est facile d’en fabriquer une de bois, et sans avoir


les inconvénients de celles en fer ou en cuivre
argenté, elle rendra le même service.
THIiOIUlî DU HOTI DE (il lil Kit — PLUME 1.89

C’est un préjugé de couvrir les oiseaux de


tranches de lard; sous cet écran, leur chair reste
pille, n’est jamais dorée, ni leur peau croustillante, et
si le lard a la moindre parcelle rance, ils ne sont plus
mangeables.
11 faut de l’adresse et de l’expérience pour embro-
cher le gibier; la tige de métal doit passer par le
centre de gravité de la pièce à rôtir, sans cela le

mouvement de rotation du corps de l’oiseau s’accom-


plit par saccades et toutes les parties ne cuisent pas
également.
Les oiseaux ne seront pas trop serrés les uns contre
les autres, la même broche recevra seulement ceux de
la même espèce et de la même grosseur pouvant
cuire dans le même temps.
Tous les gibiers doivent être rôtis au tournebroche ;

cuits dans le fourneau, leur chair est desséchée. Le


calorique dégagé par la flamme du feu de bois ou par
des charbons ardents, n’agit pas sur les viandes
comme celui rayonné par des plaques métalliques
chauffées. Les graisses et les sucs des chairs réduits
en vapeur se condensent sur les briques de terre ou
sur les lames de fonte formant l’intérieur du four;
ces graisses repassent à l’état liquide ou gazeux
sous l'action du feu rallumé dans le foyer, se
répandent sur les viandes placées dans le fourneau
et leur communique une odeur et un goût connus
190 THÉORIE DU ROTI DE (JIRIER-PLUME
sous le nom de graillon. Les viandes cuites dans le
fourneau n’ont pas la succulence de celles rôties au
tournebroche ;
prétendre le contraire est une héré-
sie condamnée par tous les conciles des pères de la
table.

La rôtissoire de fer battu a aussi ses partisans;


voici ce que dit Grimod de la Reynière :

« Une autre cause se joint à celle-ci pour nous


empêcher de manger de bons rôtis dans les grandes
maisons ;
c’est la défectuosité des broches tournantes,
mécanique qui est encore dans son enfance et dont
la construction annonce la plus complète ignorance
des lois de la physique et de la chimie gourmande.
Comment veut-on, en effet, que le rôti qui tourne
sans cesse et d’une manière uniforme, fixé à une
broche isolée ouverte à tous les vents, exposé à tous

les courants d’air d’une cuisine souvent froide, soit


cuit également, et surtout conserve ces principes
volatils dans lesquels résident la finesse de son goût?
C’est une chose impossible. Aussi les rôtis cuits

dans ces boîtes de fer blanc connues sous le nom de


cuisinières, sont-ils infiniment plus succulents, d’une
coclion bien plus égale et bien plus prompte. Mal-
heureusement ces cuisinières (qu’on appelle dans
d’autres pays, et à plus juste titre, rôtissoires), sont

exclues des grandes maisons et reléguées dans les


petits ménages; ne soyons donc plus étonnés si les
THÉORIE 1)U ROTI DE GIBIER-PLUME 191

rôtis y sont en général beaucoup meilleurs que dans-


les hôtels. »

Les opinions gastronomiques de Grimod de la

Reynière sont souvent contestables ;


il a mérité d’être

appelé le Corneille de la gastronomie française, mais


après le Cul et Polyeucte sont venus V Agésilas, hélas !

et \' Attila, holà! Sur la lin, Grimod de la Reynière,.


resté l’amphitryon magnifique, était lourd etennuyeux,
et Chamfort, un des convives s’aidant à le ruiner,
disait plaisamment : « On le mange, mais on ne le

digère pas. »

Malgré la théorie du spirituel auteur de Y Almanach


des Gourmands ,
la broche tournante, exposée à tous

les courants d’air, est le meilleur appareil pour


rôtir; le gibier se dessèche dans la rôtissoire où il

est soumis à la chaleur rayonnante du fer battu;


cet appareil sera toujours exclu de la cuisine d'un

gourmet.
Grimod de la Reynière, comme tant d’autres, chan-
gea d’opinion, et cinq ans après avoir publié les
lignes qu’on vient de lire, il écrivait :

« Les rôtissoires connues à Paris sous le nom de


cuisinières parent sans doute à une partie de ces
inconvénients, mais non pas à tous. La cuisine y est
plus égale, elle' exige moins de combustible ;
mais
les viandes renfermées dans ces espèces de boîtes
en fer-blanc ont un goût moins savoureux que celles
192 THÉORIE OU ROTI DE GIBIER-PLUME
qui sont cuites à la broche, et participent toujours
plus ou moins des vices d’une cuisson en quelque
sorte étouffée. »

Point de bon rôti sans lournebroche ;


ceux qui
cuisent le gibier au fourneau ou à la rôtissoire font
preuve d'ignorance et de mauvais goût; en général,
ils prennent pour beurre frais celui qui n’est pas
fondu et ne font aucune différence entre l’œuf du
jour et celui de la veille, « le vulgaire n’aperçoit
pas ces demi -teintes. »

Rôtir est-il un art ou une science ?

D’après Brillat-Savarin, c’est un art; il a formulé


son opinion par cet aphorisme :

« On devient cuisinier, mais on naît rôtisseur. »

Balzac, un autre gourmand, partage cet avis :

« Flore était née friturière et rôtisseuse, les deux


qualités qui ne peuvent s’acquérir ni par l’observa-
tion ni par le travail. »

Vauvenargues pensait différemment :

« Il ne faut pas beaucoup de réflexion pour faire

cuire un poulet, et cependant nous voyons des


hommes qui sont toute leur vie mauvais rôtisseurs. »

Vauvenargues dit vrai, on devient rôtisseur.


Voici une note précieuse laissée par le marquis de
Cussy :

« Le quinzième aphorisme de la Physiologie du

goût fut l’objet d’une longue discussion entre le pro-


THEO ni U 1)1! IIOTI DE GIDIElt — PLUME 103

fesseur et moi ;
elle se termina d’une façon qui
flatta doublement mon amour-propre. J’obtins dans
cette escarmouche d’avant-postes deux grands avan-
tages : l’estime bienveillante de l'auteur et le don
d’un exemplaire de son ouvrage enrichi d’un mot de
sa main.
« L’article xv controversé est celui qu’on voit encore,
la mort ayant surpris le professeur si promptement
qu elle ne lui laissa pas le temps de substituer à une
idée originale, bizarre, piquante, la vérité si bien
reconnue que, dans son cabinet, de son aveu et sous
ses yeux mêmes, je l’inscrivis dans l’exemplaire dont
m’avait honoré le professeur. Voici le texte primitif :

« On devient cuisinier, on naît rôtisseur, » parodie


de ce qu’a dit un illustre auteur latin : « nascuntur
poetæ, fiunl oratores. »

« Voyons maintenant la variante qui ne fut adop-


tée qu’après un long débat; car déjà nous préludions
à cette polémique qui devait s’établir entre nous :

on devient cuisinier, on devient rôtisseur, on naît


saucier. Qu’est-ce en effet qu’un rôtisseur? Un
manipulateur, un routinier dont tout l’art consiste
dans l’observation, et qui n’a de contact avec les
sciences exactes que par quelques idées superfi-
cielles de physique pour calculer le combustible
propre à chaque rôt ;
ne pas confondre l’action du
charbon de terre avec celle du charbon de bois, et
13
194 THEORIE DU ROTI DE GIBIER-PLUME

substituer à celui-ci le bois lui-même, soit dans


l’état de carbonisation, soit comme le feu clair pro-
duit par le très menu bois, chacun de ces genres de
feu étant applicable à tel ou tel rôt; on ne conduit
pas une broche armée d’un rosbeef de vingt livres
comme celle qui présente au feu trois graux ou douze
ortolans, ou pour mieux dire encore des rouges-
gorges, des becfigues ou des mauviettes.
« Qu’est-ce que le saucier? Le chimiste éclairé,
le génie créateur, la pierre angulaire du monument
de la cuisine transcendante, pour me servir de l’ex-
pression aussi juste qu’ingénieuse du professeur.
Point de sauce, point de salut, point de cuisine; où
en serions-nous si les grandes sauces, les petites et

les sauces spéciales qui ont illustré l’école française


n’avaient point été découvertes par des hommes du
génie le plus élevé ? La vie d'un seul n’aurait pu y
suffire. Quelle brillante échelle à parcourir que celle
qui, partant du dernier échelon, la sauce pauvre
homme, va se perdre dans les nues avec le Velouté,

la grande et la petite Espagnole et les réductions !

Les seules que nous connaissions presque aujour-


d’hui sont celles inventées par l’économie et la mes-
quinerie ;
c’est ce mauvais goût qui a fait triompher
le colifichet (la cuisine moderne, ces entrées de filets

créés pour flatter l’œil et tromper le palais), qui a


usurpé le droit qui appartient à la cuisine de fond
THÉORIE DH ROTI DE GIBIER-PLUM E 195

.T ancienne cuisine où vous mangiez vingt, livres de


viande en avalant un plat d'œufs au jus). »

Quelle sience ! et pour l’acquérir, que d’années il

a fallu passer suspendu aux mamelles de la gastro-

sophie !

S’il m'est permis d’émettre mon avis après ces

maîtres : « Rôtir est une science et on devient


rôtisseur. » J essayerai de l’établir au chapitre de
la pyrotechnie culinaire ;
on peut dire de la science
de rôtir ce que Fabre disait de la guerre dans la
conversation chez la comtesse d'AlOany :

« C’est le seul art qu’on sache sans l’avoir appris.

Dans tous les autres il faut de l’étude et du temps;


on commence par être écolier, mais dans celui-ci on
est d’abord maître, et pour peu qu’on y apporte des
dispositions, on fait son chef-d’œuvre en même temps
que son coup d’essai. »

Pyrotechnie culinaire du rôti de gibier-plume.

« Au grand feu les grandes broches et


fortes pièces ;
au feu moyen, les pièces
moyennes ;
au petit feu, le menu rôt, bro-
chettes, oisillons. »
Charles Fourier, V harmonie universelle.

Pour devenir européenne, toute œuvre du goût, lit-

téraire ou culinaire, doit passer par la bouche de la

France; le rôti de gibier-plume est un de nos mets les


196 THÉOHIE DU HOTI DE GIBIER-PLUME
plus exquis et les plus recherchés; mais pour l’avoir
parfait, il faut la science réfléchie et des soins
attentifs.

Le gibier doit cuire devant un feu alimenté de bois


et non de combustibles minéraux; les gaz sortant
des houilles contiennent des matières goudronneuses
et fétides, ils altèrent le fumet d’une grive ou d’une
bécassine. N’employez pas toutes les espèces de
bois, quelques-uns pendant leur combustion pro-
jetent des éclats, des parcelles noircies tombent
alors sur le gibier et dans la lèchefrite. Ceux dont il

faut se servir sont le chêne, la verne, l’aulne et les

sarments de la vigne ;
au moment de coucher la

broche, le foyer sera garni de charbons incandes-


cents.

Le plus grand nombre des oiseaux ne devant pas


être vidés, on reçoit leur graisse et leurs déjections

dans un ustensile apjiclé lèchefrite, ordinairement en


fer battu et d’une forme ovale ou rectangulaire.
Devant cet appareil, on place une lame de fer assez

haute et assez épaisse servant d’isoloir, sans cela


les jus sont brûlés ou vaporisés dans la lèchefrite

dont les parties présentées au feu sont à la tempéra-


ture voisine du fer rouge.
On coupe des tranches de pain appelées rôties ou
canapés, destinés à recevoir les précieuses déjec-
tions, qui sont en quelque sorte « l’esprit et la quin-
THEORIE DU ROTI DK GIBIER-PLUME 107

tessence de la bête ». La meilleure espèce de pain


pour cet usage n’est pas celui de gruau, mais celui
de farine ordinaire rassis.
Les rôties peuvent être préparées de deux
manières. Si on les veut croquantes, elles auront
seulement un demi-centimètre d’épaisseur et seront
bordées de croûte; on les enduira d’une couche
de beurre frais avant de les placer dans la lèche-
frite. Si on les aime tendres et détrempées, on
emploiera des tranches de mie de pain sans croûte
d’une épaisseur d’un centimètre et on les couvrira
d'une couche de quatre millimètres de beurre frais ;

dans tous les cas, pendant le temps de la cuisson,


on changera les rôties de place, chacune devant
recevoir sa part des entrailles tombant des pièces de
gibier.

Ces préparatifs achevés, montez le tournebroche


dont le mouvement ne sera ni trop lent ni trop accé-
léré.

Les oiseaux ne doivent pas être saisis par un feu


vif, l’extérieur serait rissolé ou calciné avant que
l’intérieur fût cuit.

La conduite de la broche mérite une attention


exclusive et l’œuvre du chasseur n’est terminée
qu’au moment où le gibier est dans l’assiette du
convive.
N’abandonnez pas aux mercenaires les soins rriinu-
198 THEORIE DU ROTI DE GIBIER-PLUME
tieux à donner au rôti; qu’importe si le rôt brûle à
celui qui ne doit pas le manger.
Au retour de la chasse, un soir d’octobre, quand
le vent cléfolliu commence à souffler, entrez à la cui-
sine et vous asseyez devant la broche garnie de
bécassines. La flamme claire du feu de sarment
délassera vos membres fatigués et leur rendra la

souplesse. Votre chien d’arrêt, sa tête sur vos


genoux, l’avance par saccades et remue la queue en
signe de joie; il était à la peine, il veut être à l’hon-
neur. Quel ami vous a jamais regardé avec des yeux
plus remplis de tendresse !

Dès que la chaleur a pénétré vos gibiers, les arro-


sez d’excellent beurre frais fondu. Ce beurre n'est
pas destiné à former une sauce ;
on le répand en
mince filet sur toutes les parties du corps de l’oiseau,
d’abord pour paralyser l’effet de la trop grande
chaleur qui carboniserait la surface des chairs de la
bête, ensuite pour fermer les pores de la peau et
empêcher l’évaporation des arômes volatils. Le
beurre n’ajoute rien à la saveur d’une grive ou d’une
bécasse, mais au moins il ne leur communique
aucun mauvais goût. Arrosez le rôti une seule fois,,

que l’opération soit complète, mais gardez-vous de


l’inonder à chaque instant de flots de graisse.
Lorsqu’il est à moitié cuit, le salez une première
fois, vous tenant comme jadis l’artilleur qui mettait
THÉORIE DU ROTI DE GIRIHR-PLUME 109

le feu au canon, vous éviterez le rayonnement insup-


portable des flammes et des charbons. Répandez
sur toutes les parties de chaque pièce de gibier, la
moitié de la quantité de sel nécessaire, réservant
l’autre pour en faire usage quand la première part
aura pénétré l’intérieur des chairs.
11 faut employer le sel le plus blanc et le plus fin;
comme il absorbe la vapeur d’eau contenue dans l’at-

mosphère, les petits cristaux dont il est composé


forment, en s’agrégeant, une pâte humide, et l’on ne
peut plus la réduire en poudre. On évite cet incon-

vénient en plaçant le sel dans un lieu chaud et à

l’abri de l’humidité.
Quelle quantité de sel faut-il répandre sur chaque
pièce de gibier? L’expérience vous l’apprendra,
mais un oiseau maigre doit recevoir moins de sel

que celui dont les chairs sont revêtues d’une graisse


abondante.
Maintenant, saisissez les pincettes, repoussez ce
tison dont la fumée se dirige vers le rôti, de la

pointe d'un couteau, facilitez la sortie des entrailles


de cette bécassine; cette tranche de pain est suffi-

samment dotée, qu’une autre la remplace; poussez le

bois sur les charbons et activez le feu.

Le plus souvent le gibier est apporté refroidi,


desséché ou pas assez cuit, nageant dans un brouet
noir, et pour employer les expressions de Bossuet
200 th io jri il »u non de gibier-plume

dans son Discours sur l histoire universelle : a Comme


s’il fallait nous déguiser ces cadavres, qu’il faut
manger pour nous assouvir, » on les revêt d’un lin-

ceuil de lard ! La stupeur se fait dans le festin, et


chacun, dans le fond de son estomac, maudit l’am-
phitryon. Avec un peu de soin et d’attention, il est
facile d’éviter ces scandales.
Voici ce qu’au commencement du siècle écrivait

Grimod de la Reynière, dans le premier chapitre de


Y Almanach des gourmands (iv e année) :

« Il n’y a point de règles certaines sur le degré


de cuisson des viandes à la broche...
Cinq minutes de plus ou de moins pouvant décider
du sort du rôti le plus somptueux, on sent qu’il est

presque impossible de saisir l instant précis où il

doit être mangé. Ainsi que la beauté dans sa Heur, il

n’a qu’un moment pour être cueilli, et ce moment


une fois passé, il ne revient jamais. »

Depuis l’illustre gastronome, les faits ont été


mieux observés et la pyrotechnie culinaire a pro-
gressé.
Rabelais qui savait tout, même la cuisine, avait

eu l’intuition de la théorie que je vais exposer, mais


il avait seulement marqué le principe et n’en avait
pas tiré les conséquences. Dans le chapitre XXXIX
de Gargantua ,
on lit cette phrase :

« La rougeur des viandes est un indice qu’elles ne

sont pas assez cuites. »


THÉORIE ou ROTI DE GIUIliR-PLUME 201

Lorsque vous découpez un oiseau, si ses chairs

intérieures apparaissent rouges de sang, vous le

rejetez en disant : « il n’est pas cuit; » si, au con-


traire, elles sont noires ou entièrement blanches,
vous jugez la cuisson suffisante. La difficulté est

donc de savoir s’il


y a encore du sang liquide dans
le corps des gibiers tournant à la broche ou s’il n’en
reste plus.
Dix minutes après avoir arrosé le rôti, si vous
recevez sur une assiette de porcelaine blanche les

gouttelettes tombant des gibiers, vous verrez qu elles

sont de sang pur; plus lard, elles sont sanguino-


lentes, roses, et enfin elles deviennent jaune clair
ou blanches.
Le gibier est cuit !

Qu’il soit à l’instant tiré de la broche !

« C’est le moment où il faut cueillir le rôti, et ce

moment, une fois passé, ne revient jamais. »

Vous voyez si l’œil du maître est nécessaire ;


mais
un gourmet se plaît toujours à la cuisine, c’est le
temple de Gasterea, le potager en est l’autel, et les

dévots ne s’ennuient jamais à léglise.


Vous aimez à entendre la cloche du soir, le vent
qui gémit, le fracas des eaux sur les rochers ;
les

bruits de la cuisine ont aussi leur charme et leur


poésie. Le tintement des cristaux, le cliquetis de
1 argenterie et de la porcelaine annoncent les prépa-
202 THEORIE DU ROTI DE GIBIER - PLUME

ralifs du dîner. La cuisinière, hachant ses fines


herbes, fait entendre un roulement de timbales; la

bouillante friture siffle, éclate et crie comme une pluie


d’orage; les vagues du court-bouillon clapotent; les
sauces bruissent dans leurs casseroles d’où partent
ces longs jets de vapeur de jus, encens des potagers
qui fait monter aux lèvres des pensées succulentes;
comme un chanoine assis dans sa stalle, le noir gril-

lon, dans l’âtre du foyer, psalmodie l’office du rôti;

le chat roucoule ses rons, rons ;


le tourne-broche
bat la mesure, et le temps qui passe frappe sept fois

de sa faulx le timbre de l’horloge.


Le dîner est servi !

Le gibier sur la table.

« La table, dit un ancien proxerbe grec,,

est l’entremetteuse de l’amitié. »


Joseph de Maistre,
Les soirées de Saint-Pciersbourg.

Ordonner un dîner et le diriger appartient aux

fins gourmands dont l’esprit cultivé est délicat; un


habile amphitryon est aussi rare qu’un bon cuisinier.

Paul Emile, le vainqueur de Persée, réglait lui-

même les apprêts de ses fêtes et de ses festins. « Sa


personne, dit Plutarque, était pour les assistants le

plus doux des spectacles et le plus digne de leurs-


THEORIE DU ROTI DE GIBIER-PLUME 203

regards ;
et à ceux qui admiraient le bon goût de scs
dispositions : 11 faut, disait-il, la même intelligence

et pour bien ranger une armée en bataille et pour


bien ordonner un dîner. L’un doit être le plus pos-
sible redoutable aux ennemis, et l’autre agréable aux
conviés. »

Nul n'est tenu de faire étalage du luxe fastueux de


Scaurus, ni d’avoir des tentures et des tapis pré-
cieux, ni de posséder le surtout de table de Nonnius
Yindex, cette merveilleuse statue d’IIercule, chef-
d’œuvre du ciseau de Lysippe, mais une parure élé-

gante est nécessaire.


Il ne faut pas que l’humble aisance cherche à simu-
ler la richesse par quelques côtés, tout doit être
assorti et en harmonie, et la simplicité servie par le

goût est un luxe que les plus opulents ne peuvent


pas toujours se procurer.
On ne dîne bien que chez les fins gourmets sentant
les nuances; la moindre enflure enlaidit le plus beau
visage et le fini des détails fait la perfection. Leur
salle à manger spacieuse, bien aérée comme le veut
Montluc, est inondée de lumière. « 11 n’est bonne
chère que de nuicts, dit Rabelais, lorsque lanternes
sont en place et accompagnées de leurs gentils fal-
lots. » La température des appartements est celle
d’un beau jour de printemps, de moelleux tapis
réchauffent les pieds et amortissent les bruits; le
204 THÉORIE l)U ROTI DE GIBIEE-PLUME

linge, sans odeur, d’une blancheur éblouissante,


n’est pas raidi par l’apprêt au point d’en rendre
l'usage impossible. La nappe est doublée d’une cou-
verture de laine épaisse et douce au toucher, les
assiettes sont chaudes, l’argenterie étincelle, les cris-

taux minces et légers jettent des feux et la lame des


couteaux est polie et brillante comme l’acier de
Damas du sabre d’un sultan. J’aime à me mirer dans
les plats et dans les verres, dit Horace : « Et cantha-
rus et lanx ostendunt mi/ii me, » et le poète ajoute :

« Le cœur se soulève quand on reçoit d’un valet une


coupe portant la grasse empreinte de ses doigts fur-
tivement trempés dans la sauce, et qu’on aperçoit au
fond d’un vieux cratère le crasseux dépôt qui s’y est
amassé. »

Que les sièges soient larges, ni trop mous, ni trop


durs, et que le festin ne ressemble pas à celui dont
Boileau fait la description :

« Où chacun malgré soi, l’un sur l’autre porté,


Faisait un tour à gauche et mangeait de côté. »

Les gourmets, s’ils ne sont pas commodément


assis et n’ont pas leurs franches coudées, ne
comptent pour rien ni le vin ni la chère.

Peu de convives à fine table ;


on connaît la loi qui

en fixe le nombre : « pas plus que les Muses pas


moins que les Grâces. » Les Grecs invitaient sept
E

THEORIE DU IiOTI DE G liIKR-PUUM


I 205

personnes en l’honneur de Pallas. Mais voici la rai-

son de cette règle : Si les ragoûts sont trop copieux,

leur préparation est difficile, et s’ils sont en grand


nombre, ils ne peuvent recevoir les soins raffinés et
nécessaires. Peu d'invités et peu de plats, le service

se faisant alors prestement et sans retard, les mets


ne sont pas présentés déflorés et refroidis.
Recherchez la beauté, la finesse et la fraîcheur des
provisions. Les délicats mettent la suprême qualité
au dessus de la profusion ;
un relevé de potage,
deux entrées, un rôti, un légume, une pièce froide
et un entremets sucré suffisent, mais que l’œil soit

réjoui du brillant coloris des sauces et l’odorat éni-

vré de leurs juteuses vapeurs.


Il n’est point de bon repas sans un vin d’ordi-
naire, clair, franc, léger et d'un goût agréable; un
gastronome doit l’acheter chez un propriétaire Ar en-

dant le sien comme Montesquieu, aussi soucieux de


le faire excellent que de composer des chefs-d’œuvre :

« vous pouvez être sûr, écrivait-il à lord Elliban en


lui envoyant du vin du château de la Brède, que vous
l’avez comme je l’ai reçu îles mains de Dieu ;
il n’a
pas passé par les mains des marchands. »

Ne jugez pas un vin par les sensations agréables


au palais et à l’odorat, mais par les effets produits
après que vous l’avez bu. Si pendant le temps de la

digestion vous n’êtes pas altéré, si vous ne ressentez


200 THÉORIE DU ROTI DE GIBIER-PLUME
aucun malaise, si durant le sommeil de la nuit votre

bouche reste fraîche, le vin est bon, en admettant qu’il


ait d’ailleurs les qualités apparentes, c’est-à-dire du
feu, de la couleur et du bouquet.
Buvez avec sobriété, n'usez pas d’une variété de
vin fins et généreux, les béatitudes œnophiles sont
mortelles.
A votre table, mangez peu, observez finement, ne
laissez pas aux convives le temps de formuler un
désir. Avec de l’argent, chacun peut offrir des mets
succulents et des vins renommés, mais la courtoisie,

l’amabilité ne s’achètent pas. Faire manger les gens


«ans appétit, faire briller l’esprit de ceux qui en
ont, en faire trouver à ceux qui en désirent, est la

suprême science de l’amphitryon gastronome.


Dans un dîner d’amis, de gourmets ou de chas-
seurs, l’usage et les bienséances ne défendent pas
au maître du festin de découper le gibier et d’offrir
à ses convives les morceaux de choix.
Coupez votre oiseau dans le sens de la longueur,
rejetez le cœur et le fiel ;
retirez le foie et les hon-

neurs restés dans le corps et les étendez sur la

rôtie de pain qu’on vous a servie. Placez sur


votre assiette un tas de sel et de poivre mêlés en
égale quantité, aucune parcelle de gibier ne doit
être mangée sans être revêtue d’une couche de ce
mélange. Le poivre a des propriétés merveilleuses;
THÉORIE DU ROTI DE GIBIER-PLUME 207

sous son action, les houppes nerveuses du palais


s’éveillent, se hérissent et deviennent en état de per-
cevoir les saveurs; celle du poivre ne se confond,
ni ne se combine avec aucune autre, elle fait ressor-

tir et développer le fumet du gibier, c’est le clair-

obscur de Rembranl. Il faut employer le poivre

blanc récemment moulu, car il s’évente et perd sa

vertu si, réduit en poudre, il est exposé à l’air.

Le poète Martial a reconnu le premier que le

poivre exaltait le fumet du gibier :

Cerea quæ palulo lacet ficedula lumbo,


Quuni tibi forte datur, si sapis ,
adde piper.

« Si la fortune l’envoie un becfigue au croupion


tendre et gras, si tu veux bien faire, saupoudre-le de
poivre. »

Mangez sans précipitation suivant le précepte de


l'Ecclésiastique : « Ne comprimaris in convivio. »

Buvez peu à la fois, par petits coups, en cassant le

boire, suivant l’heureuse expression du marquis de


Gussy.
Offrez du vieux vin de Bordeaux à ceux qui ont
passé le temps d’aimer; à ceux qui pétillent de jeu-

nesse et de gaieté, versez du vin de Champagne de


première marque, du Piper-Heidsieck ou du cristal

de Rœderer glacé.
Au dessert, acceptez un morceau de fromage et
208 THÉORIE DU ROTI DE GI HIER-PLUME

parfumez votre bouche de l’eau d’une pêche ou d’une


poire, ou du jus de cjuelques graines dorées d’un
chasselas de Fontainebleau ;
rejetez les gâteaux et les
sucreries.
Le café mérite tous les soins de l’amphitryon.
« Une mauvaise tasse de café, dit J. Roques, est une
disgrâce que ne peut faire oublier la meilleure
chère. » Il sera fait d’un mélange de grains de Moka
et de Martinique, grillés séparément et seulement
depuis quelques heures, le Moka jusqu’à la couleur
havane clair et le Martinique jusqu’à la couleur
havane foncé.
Vos liqueurs seront fines, moelleuses et bien fon-
dues ;
donnez de la vieille fine Champagne à ceux

qui aiment les mâles parfums, dédaignent l’eau de


Cologne et celle des torrents.
Si la Providence vous gratifie d’un bon cigare,
que vos lèvres fassent monter vers le ciel des cou-
ronnes de fumée d’azur, et dites dans votre cœur :

« Mon Dieu, je vous remercie d’avoir fait le gibier,

daignez le conserver et le délivrer des destructeurs,


j’ai bien dîné, mais je n’ai pas le pouvoir de rassa-
sier tout le monde ;
vous pouvez tout, dans votrê
bonté infinie, ôtez l’appétit à ceux qui n’ont pas de
quoi manger. »
CHAlMTltK XIII

LE GIBIER-PLUME A CHAIR BLANCHE

Le becfigue.

« J’aime dincr de becfigues. »

Lokd Bvron, llf/ipo.

Le becfigue de haute graisse, rôti à la broche, est

le dernier ternie de l’exquis et du beau gastrono-


mique. Sa chair, comme certains grands vins, a une

légère amertume agréable qui en est le caractère

saillant. Le becfigue est un chef-d’œuvre composé


des saveurs les plus différentes et si bien assorties
qu elles semblent l’avant-goîit des délices réservées
aux bouches des élus.

11 a toute la grâce mesurée par la nature à ceux de


son espèce; chez les oiseaux, comme chez les

hommes, la saillie des os, la maigreur et une peau


noire sont le contraire de la beauté, c Pour la cons-
tituer, dit Tacite dans son dialogue sur les orateurs,

il faut que les muscles soient déguisés sous un colo-


ris vermeil et d’agréables contours. »

Le becfigue est un oiseau de passage inconnu


dans certaines contrées de la France, et sa chair
n’étant merveilleusement succulente que revêtue de
i i
210 LE GIBIER-PLUME A CHAIR BLANCHE

graisse, il est sans valeur dans les pays où il reste


maigre.
On confond quelquefois sous son nom plusieurs
oiseaux différents ;
le vrai est celui dont on peut

exprimer le petit cri par bze, bze, bze; « il vole par


élans, marche et ne saute point, court par terre dans
les vignes, se relève sur les ceps et sur les haies
dans les enclos. »

De toute antiquité il a fixé l’attention des gastro-

nomes. Apicius avait composé un pâté de grives et

de becfîgues dont il donne la recette : « Patinam Api-


cianam sic faciès. » Martial, ce gourmet qui faisait

fouetter son cuisinier pour un plat manqué ,


le célèbre
dans ses vers. Les Romains l’appelaient déjà bec-
figue, « Ficedula mange figue ,
» et le poète le faisant

parler lui fait dire :

« Car me ficus alat ,


cum pascar dulcibus avis,

Cur potius nomen non dédit uoa rni/ii. »

Le vœu a été exaucé ;


en Bourgogne, le becfigue

s’appelait vinette.
e
Aulu-Gelle, qui écrivait au 11 siècle de notre ère,

s'exprime ainsi :

« Les gourmands disent que l’honneur d’un festin

consiste en cet oiseau qui se nourrit de figues, c’est


le seul qu’un homme de goût puisse manger en

entier. »
LH GIBIER-PLUMH A CHAIR BLANCHE 211

Bruyerin-Champier ne le passe pas sous silence


dans son ouvrage De re cil/aria composé au xvi° siècle.

« Le becfigue était si estimé en Provence, dit cet


auteur, que l’on y faisait des festins où l’on ne ser-

vait que cet oiseau accommodé de diverses façons,


quoique sa chair fût dédaignée en d’autres endroits à

cause de son goût amer. » Reprocher au becfigue


d’être amer, c’est reprocher au jambon d’être fumé.
Dans des temps plus modernes, il a été aussi appré-
cié qu’il y a deux mille ans. Buffon, si connu comme
naturaliste, était un gastronome des plus distingués;
il tenait grand état de maison, une table somptueu-
sement servie et la batterie de cuisine du château de
Montbard était d’argent massif, comme celle du roi
et du cardinal de Rohan.
Voici l’hommage rendu au becfigue par l’illustre
écrivain : « A la vérité, rien n’est plus délicat, plus

fin, plus succulent que cet oiseau mangé dans la sai-

son, c’est un petit peloton d’une graisse légère et


savoureuse, aisée à digérer; c’est un extrait des-

excellents fruits dont il se nourrit. »

L’auteur du Discours sur le style a le palais aussi


fin que d’autres ont l’oreille, sa plume lui sert de
pinceau, et s’il dépeint un mets, l’eau vous en vient à
la bouche.
Grimod de la Reynière et le marquis de Gussy
n’ont rien écrit sur ce délicieux gibier.
212 LF. G I HIER -PLUME A CHAIlt RLAXCHE

Plumerey, le continuateur du dernier ouvrage de


Carême, le mentionne brièvement.
Alexandre Dumas, après avoir donné une recette
sacrilège pour l’apprêter, cite, en le défigurant, un
passage de la Physiologie du goût, et termine en
disant que le roi Ferdinand de Naples avait une.
passion pour cet oiseau !

Le baron Brisse ne le nomme pas dans ses trois


cent soixante-cinq menus, mais, en compensation, il

marque six recettes pour accommoder les mauviettes,

en conseillant de les assaisonner de tranches de lard,


de petites saucisses et de marrons !

Brillat-Savarin l’a dignement loué, mais il était de


Belley où le becligue séjourne pendant le mois de
septembre.
« Parmi les petits oiseaux, dil-il, le premier, par
ordre d'excellence, est sans contredit le becfigue; il

s’engraisse au moins autant que le rouge-gorge et

l’ortolan, et la nature lui a donné en outre une amer-

tume légère et un parfum unique et si exquis, qu'ils

engagent, remplissent et béatifient toutes les puis-

sances dégustatives. »

Le traquet, appelé pied noir, a droit à une dis-

tinction particulière : c’est un oiseau d’élite, et

Buffon ne l’ignorait pas.


« Cet oiseau, écrit-il, est très gras dans la saison

et comparable, pour la délicatesse de la chair, au

becfigue. »
LH (JIIIIUH-PLUMK A CIIAIR 11LANCIIE 213

Les becfigues arrivent à la lin d’août sur les


coteaux de Belley, ils partent les premiers jours
d’octobre. A leur arrivée, ils sont maigres, mais
dès que la pluie a détrempé la terre, ils se chargent

d’embonpoint, et si on les plume, leur corps à 1 as-

pect et la forme d’une superbe quenelle de graisse


blanche.
I!
y a trente ans, un habile chasseur en tuait faci-

lement plusieurs douzaines durant la matinée, mais


aujourd'hui il est souvent impossible, en les chassant

tout le jour, d’en rencontrer assez pour composer le

soir une brochée présentable.


En Bugey, ils ne mangent pas de ligues ;
les

insectes et la graine de mercuriale sont leur princi-


pale nourriture.
« Pendant qu'ils sont maigres, ils se laissent diffi-

cilement approcher et sont sans cesse en mouvement,


mais, devenus gras, ils se perchent sur le premier
buisson ou sur le premier arbre qui se trouve dans
leur fuite. » Approchez-vous et tirez droit, ramassez
le becfigue, arrachez quelques plumes au dessus de
sa queue; en voyant paraître la graisse soyeuse,
votre bouche s’inondera d’une rosée sensuelle.
Si la température est clémente, laissez écouler
vingt-quatre heures avant de le rôtir; sa chair gagne
encore à être mortifiée, mais le cuire autrement qu’à
la broche est une impiété.
214 LE GIBIER-PLUME A CHAIR BLANCHE

Ne lui faites ni l’affront de voiler ses charmes sous


une feuille de vigne, ni l’injure de l’envelopper dans
un linceul de lard; l’appétissante nudité de sa
blanche graisse provoque de savoureux désirs. Des
voiles ne siéent point à l’idéale beauté, le becfigue se

présente nu, comme l’Apollon du Belvédère, l’un


et 1 autre se passent de feuille de vigne. Arrière le

lard grossier! L’arôme du thym et du persil ne


s’allie pas au parfum de la rose.
Des libres penseurs culinaires se vantent de les
vider et de les sauter avec des oignons dans un plat
de terre. Quelle ignorance est la leur! et qu’il serait
aisé de les confondre si, présomptueux, ils ne crai-
gnaient d’être instruits!
D’autres les font bouillir; on peut les absoudre,
s’ils en ont en abondance et s’ils les cuisent dans un
riche et savant consommé. Quelques-uns les servent

entourés de cressons ! Les peintres et les cuisiniers,

dit Horace, ont toujours eu le pouvoir de tout oser,


mais ce privilège ne va pas jusqu'à leur permettre
d’offenser le goût en servant des becfigues couronnés
de cressons et des pavots mêlés à du miel de Sar-
daigne.

« Et crassum unguenturn et sardo cum melle papaver


O/fendunt... »

N’ajoutez rien à ce qui est parfait, à l’heure mar-


LE fil 11 IE II— PLUME a CHAI II 11 LA N Cil E 215

quée embrochez les becfigucs, attachez la brochette

d’argent à la broche de fer, placez les canapés dans


la lèchefrite et suivez les préceptes de la saine

science.
Déjà les gouttelettes blanches tombent sur l’assiette

tenue sous le rôti, les becfigues dorés et brillants sont


apportés sur la table et le visage des convives, selon

l'expression de Brillat-Savarin, s illumine et res-


plendit, pareil à celui des anges du Thabor.
Au siècle dernier, les chanoines de Belley, comme
autrefois les prêtres de Memphis, conservaient
secrètement les principes de la science et la vraie
méthode île manger les petits oiseaux.

« Prenez par le bec un petit oiseau bien gras,


saupoudrez-le d’un peu de sel, j'ajoute de poivre,
ôtez en le gésier, enfoncez-le adroitement dans votre
bouche, mordez et tranchez près de vos doigts, et
mâchez vivement; il en résultera un suc assez abon-
dant pour envelopper tout l’organe et vous goûterez
un plaisir inconnu au vulgaire. »

Le beefigue est sans contestation le prince de la

broche; on devrait l’empaler d’une brochette d’or et

il mériterait d’être servi dans ces vases murrhins


dont la pâte était si précieuse, que Néron en recueil-
lait les débris" et les déposait dans un magnifique
tombeau, comme s’il se fût agi des restes d’Ale-
xandre.
216 Llî GIBIER PLUME A CHAIR BLANCHE

On dit que l’ortolan peut lui disputer le prix de

succulence ;
je l’ignore,on ne rencontre pas cet
oiseau dans le Bugey, mais l’ortolan gras est un
produit de l’industrie des hommes, et c’est Dieu lui-
même qui s’est chargé d’engraisser le becfigue.

La caille.

« Or, un vent s’élevant par ordre du

Seigneur, apporta de la mer des cailles et


les répandit autour du camp. »

La Bible.

Depuis longtemps l’Éternel n’envoie plus en Bugev


ce vent qui apportait les cailles. Autrefois, les chas-
seurs de Belley en tuaient un si grand nombre, dans
la plaine de Chouenne, qu’ils en remplissaient de
vastes corbeilles. Aujourd’hui, on ne les rencontre
plus en foule dans ces mêmes champs, pas une par-
celle de terre n’est laissée sans culture et le gibier
n’a plus de retraite où il puisse vivre sans être
inquiété.
Il est étonnant qu’il reste encore des cailles, si l’on

considère les quantités prodigieuses de ces oiseaux


pris ou tués en automne et au printemps en Pro-
vence, dans le golfe de Naples, dans les îles méri-

dionales de l’Italie, dans l’île de Capri et dans l'Ar-


LE GIBIER-PLUME A CHAIR li LANGUE 217

chipe]. Aux environs de Nettuno, à Capri, les cailles


sont un revenu pour les habitants comme les pêches
à Montreuil et les raisins à Thomery. Elles sont
expédiées vivantes à Londres, à Paris et dans
d’autres grandes villes.
Au printemps, à la gare de Culoz, on voit des
cages venant d’Italie et contenant plusieurs centaines
de ces gracieuses et élégantes petites hôtes; les

cupides barbares qui les expédient, les entassent


avec si peu de soin et de pitié que beaucoup
meurent étouffées pendant le voyage.
Les cailles sont déjà dans nos contrées au com-
mencement de mai ;
la plupart vont sur les montagnes
et descendent dans les vallées au mois de septembre.
Avant la moisson des avoines, on les trouve surtout

au plan d’Hotones et sur les plateaux d’Ordonnaz et


de Ponthieu ;
celles restées dans la plaine nichent
au milieu des champs de trèfle ou de luzerne, les

faucheurs les prennent et détruisent leurs nids ;


on
les appelle alors cailles certes à cause de la couleur
des blés et des prairies qu’elles habitent à ce moment.
Buffon dit « que le mâle des cailles fait ouan, ouan,
ouan, ouan », Toussenel prétend :
« qu’elle n'a été

heureusement nommée dans aucune langue ;


son
véritable nom, ajoute-t-il, est ouin, ouin ». Les pay-
sans du Bugey, comme Buffon et Toussenel, ont
traduit les syllabes qu’elles semblent prononcer;
218 LE GIBIER-PLUME A CHAIR BLANCHE

suivant eux, elles disent :


« plein paillas, plein pail-
las. » Le paillas désigne la corbeille de paille dans
laquelle les ménagères déposent la pâte destinée à
devenir du pain; les cailles veulent faire entendre
qu’elles ont pondu assez d’œufs pour en remplir un
paillas.

C’est aussi une croyance répandue dans nos cam-


pagnes qu’on peut déterminer à l’avance le prix du
blé en écoutant leur chant ;
autant de fois dans une
phrase elles font entendre leur « plein paillas »,

autant le blé à récolter coûtera de francs par double


décalitre.

De l’avis de Brillat-Savarin, « la caille est, parmi le

gibier proprement y a de plus mignon et


dit, ce qu’il

de plus aimable. » Ce jugement s’applique mieux à


la taille et à la toilette de cette personne qu’à sa
valeur alimentaire.
Pour Toussenel, « au point de vue du rôti, elle

est supérieure à la perdrix grise. » Dans les contrées

où les perdrix grises atteignent leur perfection d’es-


culence, les gourmets les préféreront toujours à la

caille. Le perdreau n’a jamais la graisse des oiseaux

voyageurs, mais il se fait estimer par la tendreté et


la délicatesse de sa chair.
J’ai toujours trouvé dans mon estomac de quoi
comprendre les opinions gastronomiques qui ne

sont pas les miennes; cependant je me prononcerai


LE 01 1!I Eli- PLUME A CIlAIli BLANCHE 219

avec franchise suivant cette maxime de Montesquieu :

« Il faut être poli, mais il faut être libre. »

Le goût n’est pas relatif, il est absolu.

On peut dire des œuvres culinaires ce que La


Bruyère a si bien dit des ouvrages de l’esprit : « Il

y a dans les mets un point de perfection comme de


bonté et de maturité dans la nature : celui qui le

sent et qui l’aime a le goût parfait; celui qui ne le

sent pas et qui aime en deçà ou au delà a le goût


défectueux. U y a donc un bon et un mauvais goût,
et l’on dispute des goûts avec fondement. »

Le principal mérite de la caille est d’être le pre-


mier gibier paraissant sur nos tables, et les primeurs
sont toujours bien reçues. Chez les oiseaux et les
volailles, la graisse blanche est un signe de distinc-
tion et de noblesse; celle de la caille est souvent
jaune. Elle est au gibier à grand fumet ce que Boi-
leau est aux grands poètes, mais comme le disait

Voltaire à Marmontel : « Il ne faut pas dire du mal


de Nicolas, cela porte malheur. » Il faut même en
dire du bien, car Nicolas était un fin gourmet et, au
dire de Broussin, il savait aussi bien ordonner un
dîner qu'un poème.
Elle tient assez du gibier pour satisfaire la sensua-

lité d’une graciéuse bouche friande, et généralement


les jeunes femmes disent la préférer aux autres
oiseaux servis sur nos tables ;
ses rapports à
220 le gibier-plume a chair blanche

l’humble volaille permettent l’aveu de cette préfé-


rence, car la savante pudeur ne manifeste jamais
une prédilection pour les ragoût excitants, recher-
chés des amateurs de la bonne chère, du bon gite et
du reste. Les cailles, le riz au lait et les raves à la

crème sont des mets de la chasteté et de la tempé-


rance ; une jolie femme prudente et réservée ne se
targue pas d’aimer les truffes au vin de Champagne,
la bécasse faisandée, les écrevisses à la Bordelaise
et autres diableries fortement pimentées ,
ce serait
presque une provocation.
C’est un honneur de suivre ceux qu’on ne peut
égaler, et si elle est au dessous de la bécassine ou de
la bécasse, la caille grassement potelée passera tou-
jours pour un très-bon gibier.
Les ouvrages de cuisine indiquent de nombreuses
façons de l’apprêter; Alexandre Dumas en marque
vingt-six : cailles au gratin, en croustades, à la

cendre, aux écrevisses, au laurier, en compote, au


basilic, etc. La simple cuisine bourgeoise ne saurait
entreprendre ces préparations attestant plutôt la
patience que le talent de l’ouvrier, et ressemblant

assez à ces beautés régulières qui ne touchent point


et dont personne n’est amoureux.
En général, l’amphitryon est surtout préoccupé
de la décoration de sa table, et il pense obtenir un
succès s’il parvient à déguiser la forme ordinaire
LE GIBIEll-PLUME A CHAI It ELAN Cil E 221

des aliinenls sous l’apparence d’objets sans rapports


avec eux. La cuisine classique ne dédaigne ni la

forme des mets, ni l’élégance du service, mais ses


dîners tirent leur valeur de leur propre fond et se
passent des artifices destinés à ébranler l’imagina-
tion des convives.
La caille doit être vidée comme tous les grani-
vores à bec voûté, elle ne gagne pas à être attendue,
et on peut la manger même tuée récemment.
La règle est de la rôtir; bouillie dans un liquide,
le fumet de sa chair se dissout et s’évapore. Comme
toutes les viandes blanches, elle doit être très cuite,
aussi M me de Sévigné écrivait à M me de Coulanges :

« J’en dis autant de nos cailles grasses, dont il faut

que la cuisse se sépare du corps à la première


semonce. »

« Il
y a des circonstances, ditM. Elzéar Blaze, où
l’on peut se permettre de manger des cailles bouillies :

c’est lorsque, dans une partie de chasse, on va dîner


ou déjeuner dans quelque auberge de village où l’on

ne trouve que le pot au feu suivi de la classique


omelette. C’est fort bon, sans doute, mais cela ne
suffit pas à votre appétit de chasseur ;
vous n'avez
pas le temps ni la patience de mettre vos perdreaux
à la broche, d’ailleurs on n’a point sous la main toul
ce qui est nécessaire.
« Plumez et videz vos cailles, suspendez-les par
222 LU GIBIER-PLUME A CIIAIIÎ BLANCHE
une ficelle dans la marmite bouillante, laissez-les
cuire pendant quatre ou cinq minutes et servez
chaud, vous aurez un assez bon plat. C’est peut-être
celui qu’on peut faire en moins de temps. »

L’élégance et l’entrain du style de M. Blaze


chaînent le lecteur; mais aucune viande placée dans
un liquide bouillant ne peut cuire en cinq minutes.
Après les avoir vidées et saupoudrées de sel, on
les enferme dans une vessie de bœuf, on les plonge
dans du bouillon, après trente minutes elles sont

cuites et on les sert saucées d’une Mirepoix.


Ainsi accommodées et présentées dans un légu-
mier d'argent finement ciselé, les cailles excitent

toujours la sensualité des gourmands exaltés.


On place dans une casserole des cailles et du
beurre frais; lorsqu’elles sont cuites, on les mêle à

du riz mouillé de leur graisse.


Voici la circonstance qui m’a valu la recette du
risotto décrite au chapitre des variétés.

y a un demi-siècle, M. Charles
Il Lenormant,
l’éminent professeur au Collège de France, voulant
faire l’ascension du Colombier, vint à Culoz chez

mon père, son ami ;


c’était au mois d’août, pendant
les vacances. Le jour fixé, on se mit en roule à deux
heures du matin. La caravane était composée de
M. Lenormant, de mon père et de son chien d arrêt,
du garde forestier, de deux vignerons portant des
.K GII1IER-PLUMIÏ A CHAH! DLANCIIIÎ 22 »

provisions de bouche, de six chiens courants tenus


en laisse, d'un âne sur lequel on m’avait hissé et
d’un domestique chargé de le conduire.
Suivi du domestique, l’âne trottinant et moi des-
sus, nous éclairions la marche, et avant nos compa-
gnons de roule, nous arrivâmes au sommet des
vignes, près des taillis.

La paix solennelle de la nuit, les grandes ombres


s’allongeant en nappes noires sur les contours du
chemin, la voix du torrent et les sinistres hou, hou,
hou du grand-duc me pénétraient d une terreur mys-
tique que je ressens encore.
A la roche pourrie nous nous arrêtâmes pour man-
ger des croûtes de pain bis trempées dans du cognac
mêlé à l’eau glacée du Jourdan ; à cet endroit, elle

tombait sur les rochers, se pulvérisait et la brise


souin ait sur nos visages cette humide poussière
imprégnée de la suave senteur des buis mouillés.
Les vignerons remplirent d’eau des barils de bois,
car sur la montagne on ne trouve que de la neige et
des eaux impotables.
Une heure après cette première halte, nous étions
sur le plateau de Romagnieu. La nuit durait encore,
mais il fallut découpler les chiens qui, le nez près
de terre, nasillaient à grand bruit sur une piste et

entraînaient les vignerons impuissants à les retenir.


A peine lâchés, ils commençèrent leur bruyante
224 LE GIBIER-PLUME A CHAIR BLANCHE

musique, et le lièvre, surpris au gîte, détala devant


eux. « Va te poster au pied de ce couloir, me dit
mon père à demi-voix, en m'indiquant du doigt
l’endroit où je devais me placer, tu es sur que le
lièvre t'arrivera dessus. » Ces mots me donnèrent
un frisson ;
j’appréhendais des battements de cœur
à la vue subite de cet animal roux, aux longues
oreilles, arrivant dans la clarté lunaire par bons
saccadés, sans faire de bruit, comme volent les

chouettes. Pour le détourner, je toussais fréquem-


ment, et avec mes pieds je faisais rouler les graviers
dans le couloir. Heureusement la béte ne me vint pas
dessus ,
un coup de feu détonna, et le bruit répété
par les échos se répandit en roulements sonores sur
les lianes des rochers. « 11 est mort! » cria mon
père. C’était un grand lièvre, au museau busqué,
comme l’ont ceux des sommets élevés et au large
râble fauve parsemé de poils noirs et de poils blancs ;

mon père le tenait suspendu par les oreilles, il l’éten-

dit sur le sol, et après l’opération nécessaire pour


vider la vessie, il fut glissé dans une carnassière et

chargé sur les épaules de l’un des vignerons.


Remonté sur l’âne, je continuais l’ascension avec
M. Lenormant, et mon père voulant chasser les
cailles dans les avoines, s’assit sur une pierre et
attendit le point du jour.
Après avoir, pendant une heure, péniblement
LK Gl III EU— PLU M lî A Cil A H
I HLANCHK 22 .'.

gravi une côte rapide, nous parvînmes au Feneulret


dans un endroit où la route passe sur un rocher,
véritable corniche faisant saillie dans le vide; Culoz
était à douze cents mètres au dessous de nous, je
détournai ma vue de ce gouffre affreux et béant, car
je me sentais attiré dans l’abîme, les spasmes du
vertige parcouraient mes membres, et palpitant je me
reculai et m'adossai contre la montagne. De ce bal-

con, nous dominions l’immensité sans limite, et du


mont Rose au mont Yiso s’étendait un océan de
pyramides, de flèches et de cônes aigus. En face de
nous, les glaciers miroitaient dans les lueurs rouges
d’un immense brasier et tout à coup le soleil, sortant
des neiges, lit fermer nos yeux éblouis de ses rayons.
J’ai rarement vu cet émouvant spectacle dans une
pareille magnificence, mais, ce jour-là, aucune brume
ne voilait l’étendue de l’espace.
Nous nous remîmes en route, et au passage appelé
le Pas de l’àne, les branches des arbres se rejoi-
gnaient entrelacées et formaient une voûte sur le

chemin creusé d’ornières profondes; nous n’enten-


dions que le roulement sourd et continu du vent dans
les sapins, et le sol était jonché de leurs feuilles des-
séchées semblables à de petites épines jaunes.
A la lisière
-
du bois s’étendait devant nous le

second plateau de la montagne; c’étaient de vastes

prés ceints de hautes futaies et parsemés de bouquets


4 O
226 LE GIBIER-PLUME A CHAIR BLANCHE

<le sapins et de blocs de pierre. Mais c’est le mont


Olympe! s’écria M. Lenormant; mon cher enfant,
me quand vous traduirez Homère vous trou-
dit-il,

verez souvent le nom du mont Olympe, ce site est la


parfaite image de celui choisi par les dieux pour y
faire leur séjour.

11 était plus de six heures, je descendis de ma


monture, et l'âne se mit à déjeuner des herbes par-
fumées, pendant que M. Lenormant et moi mor-
dions dans de grosses mignones d’où ruisselait en
abondance une eau délicieuse dont une partie tombait
terre.

Le savant s’étendit sur le gazon; je fis comme lui,

«et bientôt j’éprouvai la béatitude qu’apporte le som-


meil coulant dans tous nos membres. Nous dormions
depuis une heure quand mon père arriva, suivi des
vignerons portant les vivres et sa chasse, un lièvre,

dix cailles et deux perdreaux. On se remit en marche.


Bientôt le dôme du Colombier parut devant nous,
•et dans le bas des prés de la pente, au levant, nous
aperçûmes trois tentes de toile blanche et des
hommes qui devaient en être les habitants.
A notre approche, Lun d’eux s’avança, et s’adres-
sant à mon père, lui dit avec la meilleure cordialité :

« Nous sommes des officiers, vous êtes des chasseurs,


voulez-vous accepter notre maigre hospitalité et vous
reposer sous nos tentes ? C’est le seul abri que vous
E

LE GIIUEH-PLU.ME A CIIAIH I! LA X CH 227

trouverez sur ces hauteurs. » L'invitation fut accueil-


lie avec enthousiasme. Les officiers, un capitaine et

deux lieutenants, étaient au Colombier depuis trois

mois, occupés à des travaux graphiques pour la

carte de l'état-major, et leurs opérations étant termi-


nées, ils devaient, le soir, descendre à Culoz.
« Si vous y a quelques jours, dit le
étiez venus il

capitaine, nous vous aurions offert une meilleure


chère, mais nos provisions sont épuisées, nous
n’avons qu’un morceau de génisse, des champi-
gnons, du beurre frais et du fromage. — Nous aurons
nn excellent déjeuner, répondit mon père, j’ai un
saucisson, une daube refroidie dans son jus, un pâté
cl au besoin un lièvre, des cailles cl des perdreaux. »

Après délibération, on résolut de réserver le

lièvre et les perdreaux pour les manger à Culoz et


de livrer le morceau de génisse et la daube aux servi-
teurs. 11 restait encore quelques poignées de riz ;
le

soldat chargé d’apprêter les vivres avait fait la

cuisine à Turin, il proposa de nous accommoder les

cailles au riz à la mode du Piémont; c’était, disait-il,

un mets délicieux ;
son offre fut acclamée.
Pendant que nos gens plumaient les cailles et

organisaient les préparatifs du repas, les officiers bra-


quèrent leur puissant télescope et nous désignèrent
les principaux pics des Alpes en nommant les pays
où ils étaient situés.
228 LF, GIBlEll-PLUMF A C II .VI H BLAXCHIÎ

Le déjeuner servi, on y fit horiüeur, car, pour


aiguiser l’appétit, l’air vif et pur des sommets du
Jura vaut encore mieux qu'un bain dans l’Eurolas.
Le plat de cailles au rizotlo fut trouvé remarqua-
blement bon.
Après une longue sieste, on songea au départ. Les
bagages ayant été placés sur les deux mulets des
officiers, on me remit sur l’âne ragaillardi par une
copieuse ration d’avoine et de pain saucé de vin
rouge.
A cinq heures nous étions à Culoz.
Les officiers furent installés dans leurs chambres.
Après qu’ils eurent fait leurs ablutions, on servit le

dîner dont voici le menu : un potage, des lavarels


frits, une fricassée de poulets garnie de queues
d’écrevisses, un civet de lièvre, un rôti de rois de
cailles et de perdreaux, une macédoine de légumes
frais et d’énormes écrevisses des Rousses cardinali-
sées selon le rite du prieur.
Le capitaine, gastronome, voulut la recette de la

fricassée de poulet, du civet de lièvre et celle de la

sauce des écrevisses; à la demande de mon père, il

prescrivit au soldat cuisinier de donner par écrit la

recette du rizotlo si fort apprécié le matin au


déjeuner.
La soirée terminée, les officiers montèrent dans
leurs appartements, mais, quelques instants après,
[. I- UIHIKH-PLUMIÎ A CHAII! HLANCIIU 229

le capitaine rentra au salon en proie à une vive émo-


tion et le visage bouleversé ;
ces messieurs venaient
<le s'apercevoir qu’ils avaient laissé sur la montagne
le manuscrit contenant le relevé de leurs travaux.
Mon père parvint à calmer ses hôtes en leur pro-
mettant d'expédier au Colombier un braconnier qui
retrouverait le cahier et le rapporterait bientôt.
Le paysan partit à onze heures du soir et revint à
six heures du matin, racontant que des bergers, pour
allumer du feu, avaient brûlé tous les papiers aban-
donnés par nous et par les militaires. Les officiers

étaient désespérés et leur chef se désolait prévoyant


les suites de celle aventure. Cependant, comme il

valait la peine de vérifier la véracité du rapport,


mon père engagea le capitaine à tenter une nouvelle
recherche, et alors celui-ci s’adressant à l’un des lieu-
tenants lui dit : « Vous êtes le plus jeune, remontez
au Colombier, et Dieu veuille que votre voyage ne
soit pas inutile. » Le lieutenant se mil en roule, et à

trois heures de l'après-midi il était de retour, tenant


en main le précieux cahier et le montrant de loin. Le
braconnier, messager infidèle, s’était arrêté dans une
des premières granges et y avait dormi jusqu’au
matin.
La gaieté étant revenue, on fit tonner le vin de
Champagne pour célébrer l'heureux évènement et
fêter le départ de ces amis que nous n’avons jamais
230 LE GIBIER-PLUME A CHAIR BLANCHE

revus, mais j’ai gardé leur souvenir et leur recette

du rizotto.
M. Lenorraant avait fixé son départ au lendemain.
En mémoire de notre ascension au Colombier, il
remit à mon père un presse-papiers fait d’une
tablette de marbre blanc supportant une louve de
bronze allaitant Romulus et Remus; au dessous, on
lit celte inscription : « Villa Adriana, IV novembre
MDCCCXII. » Cette statuette avait été trouvée par
M. de Chateaubriand dans des terrains qu’il faisait

fouiller en Italie. 11 en avait fait hommage à son


De
amie, M' Récamier ;
elle la donna à M. Lenormant,
son neveu, et voilà comment j’ai hérité de la recette

du rizotto et de la louve de M. de Chateaubriand et


île M me Récamier.

Le roi de cailles.

Râles de genêts rôtis sur une croate £>


>(

la Sardanapale, mastiquer largo et fortis-


simo! »
Eugène Sue, Les sept péchés capitaux.

Le roi de cailles est le plus grand des râles, on

l’appelle aussi râle des genêts. Aucun chasseur 11 e

peut se défendre d’une émotion quand il aperçoit ce

magnifique oiseau dans les blés-sarrasins, se déro-


1

LE «IllIEn-PLUME A CIIAI H HLANCIIE 23

bant devant les chiens, courant dans les sillons,


porté sur ses hautes pattes blondes, ayant l’enco-
lure d'un cheval de course et revêtu de son magni-
fique caparaçon roux-isabelle.
« Sous Charles X, les gardes de ses chasses
avaient ordre de considérer le roi de cailles comme
gibier royal de première classe, c’est-à-dire de le
réserver pour le fusil du roi et de le détourner
comme s’il se fût agi d’un dix-cors. » Charles X
pensait sensément. Le charme de la chasse est la

lutte entre le gibier et le chasseur; massacrer des


centaines de faisans idiots, que des rabatteurs font
lever en frappant la cépée de coups de gaule, est un
passe-temps imposé par la mode ou les exigences de
l’étiquette, mais n’est pas un plaisir plus vif que
d’assommer des dindes dans une basse-cour.
Le roi de cailles a le cou long, effilé et les flancs

aplatis; taillé pour la course, il aime mieux marcher


que voler. Il va de Norvège en Afrique, traverse
la France et revient au printemps. Avant de
gagner le Nord, il séjourne dans les prairies
humides des vallées du Bugey ;
quelques-uns font
leurs nids dans les herbes épaisses de nos blachères T
mais le passage le plus nombreux est en automne,
du quinze septembre au milieu d octobre. Ceux res-
tés après cette époque sont les plus gras et les meil-

leurs.
232 I.li <;il!lliH-PUJME A CHAI H BLANCHE
« Plusieurs gourmands, dit Grimod de la Rey-
nière, le trouvent plus agréable et plus délicat que la

perdrix. »

C'est une vérité incontestable ;


la chair du roi de
cailles a plus d onctuosité, elle fond dans la bouche.
Buffon le souligne en ces termes :

« Il a beaucoup de graisse et sa chair est exquise. »

M. El zéar Blaze conseille de le manger en salmis.


« Gastronomiquernent parlant, le roi de cailles
est digne des plus nobles bouches, bien des gens le

préfèrent au faisan; quant à moi, je suis de ce


nombre. Rien ne peut supporter la comparaison
avec le salmis de râles de genêts assaisonné de
truffes : c’est un mets digne d’un roi, que dis-je !

c’est celui qu’on doit réserver pour les meilleurs


amis, on ne devrait le manger qu’à genoux. »

Si on cuit le roi de cailles dans un ragoût de


truffes, leur vif parfum absorbera l’arôme léger de
la chair de l’oiseau, car le fumet des gibiers à viande
blanche est subtil et se volatilise facilement. Enfin
les truffes nouvelles ne sont mûres et odorantes
qu’à la fin de novembre ;
à cette époque, le roi de
cailles est en Afrique, au pied de l’Atlas, et depuis
plusieurs semaines il a quitté la France.

« Cependant, si on veut le rôtir, continue


M. Blaze, il est excellent, mais il faudra l’œil du
maître pour le surveiller. »
Lli GIBIEH-PLUMK A CHAI H BLANCHE 233

Sur ce point, les professeurs sont d’accord.


« Cet aimable oiseau, ajoute le même auteur, figure
fort bien rôti, bardé, couvert d’une feuille de vigne;
on ne le vide pas; c’est le contraire dans notre
école, on le vide, autrement l’oiseau serait amer, on
enlève le gésier et on a soin de placer des rôties sous

lui pour que rien ne se perde. »

On ne place pas des rôties sous les oiseaux vidés.


Dans le Bugey, nous ne vidons pas le roi de
cailles; il appartient à la famille des râles parmi
lesquels sont le pied vert et la girardine ;
jamais on
ne vide ces oiseaux, et si le roi de cailles mangé
des graines, les insectes, les limaçons et les vermis-
seaux sont ses aliments de choix; aussi il habile les
lieux ombragés et les terres humides. La question
est résolue par l’expérience, recevez sur des tranches
de pain les entrailles du roi de cailles et vous les
trouverez d’aussi bon goût que celles de la bécasse ou
du pied vert, mais ayez soin d’enlever le gésier et
le fiel.

Sa cuisson exige plus de temps et de chaleur que


celle des autres gibiers de sa taille, et s’il est avec
eux à la broche, on doit toujours le placer du côté
oh le feu est le plus ardent.
Je ne finirai pas sans rapporter ce qu'en dit Tous-
senel :

« De nombreux gastrosophes ont assigné au râle


234 LE GtllIER-PLUMK A CHAIR ULAXCHE

des genêts la première place comme rôti. Si le bec-


figue, l’ortolan et la bécassine n’étaient plus de ce

monde, je n’hésiterais pas à considérer ce jugement


comme une sentence sans appel, mais aussi long-
temps que ces trois espèces existeront pour le bon-
heur des hommes, je demanderai pour moi et pour
les autres, la liberté des goûts. »

La graisse de la chair du roi de cailles est d'une


blancheur éclatante, la cuisse est le morceau d’hon-
neur, et si toutes les autres parties du corps avaient
la même finesse, la même tendreté et un peu plus de
parfum, il pourrait prétendre au rang suprême, si

toutefois les oiseaux ont aussi l’ambitieuse vanité


d’occuper la première place, même à la broche!

La gelinotte.

« Vous m’assurez queles gens ne sont


plus aimables qu’autrefois cependant
si ;

les gelinottes ont toutes autant de fumet


aujourd’hui qu’elles en avaient dans votre
jeunesse. »
Voltaire,
Lettre à la marquise du Deffant, 1764.

« Qui se feindra de voir quelque espèce de per-


drix mélive entre la rouge el la grise, et tenir je ne

sais quoi du faisan, aura la perspective de la geli-

notte des bois. »


i.k <;inii:u-i>LDMii a chaiii iu.anchii 2.r>

Telle est la description que Belon fait de la geli-

notte. J’ajoute qu elle a la grosseur d’une bartavelle,


les sourcils rouges, les plumes du poitrail grivelées

et les pieds garnis de plumes par devant jusqu’au


milieu du tarse, ce qui lui donne l’aspect d’une
chouette.
De tous les gibiers-plume, c’est le plus rare dans
le Bugey. On la trouve seulement dans les forêts du
Valrorney ;
elle se cache en rampant sur les larges
ailes des sapins, s'y étend, y reste immobile et sous-
traite aux yeux du chasseur.

D'après Plumerey, « les cuisses de ces oiseaux ne


s'emploient pas, elles ont une amertume désagréable;
les iilets seuls peuvent être mangés, et sa recette
de gelinottes aux truffes commence ainsi : « Levez
les filets de huit gelinottes ! »

Plumerey veut sans doute parler de celles envoyées


à Paris de la Russie et de la Suède, car celles du
Bugey n’ont aucune amertume ni saveur résineuse,
au moins pendant l’automne; en hiver, il n’en est
pas ainsi, les insectes, les baies et surtout les brim-
belles noires venant à leur manquer, elles s’amai-

grissent, mangent ces épines appelées pignons,


feuilles tombées des sapins, et leur chair prend un
mauvais goût.
Le même auteur met le perdreau au dessus de la

gélinotle : « Pour moi, dit-il, je donnerais sans liési-


236 LE GIBIEU-PI.UME A CHAIlt BLANCHE

1er la préférence à noire perdreau rouge, que nous


avons dans toute sa beauté et sa fraîcheur, et dont la

chair savoureuse doit être mise bien au dessus de la

gélinolte, qui nous arrive presque toujours gelée. »

La chair de la jeune gelinotte du Bugey est plus


moelleuse que celle de la perdrix rouge, son parfum
léger ne saisit pas l’odorat et se laisse découvrir.
Elle est à la perdrix rouge ce que l'ombre chevalier
du lac du Bourget est à la truite de nos rivières.
J’ai vu servir quatre gélinottes tuées dans le

Colombier à la forêt d’Arvières ;


quand ce royal
rôti fut déposé sur la table, l’amphitryon se leva et

le saluant : « Regardez-le, dit-il à ses convives,


vous ne reverrez jamais ensemble deux paires de
gélinottes tuées dans le Bugey. » Ces paroles ont été

prononcées il
y a quarante ans; je n’ai jamais revu
réunies quatre gélinottes tuées dans nos montagnes
et partageant le même sort à la même broche.
Buffon n’a pas manqué d apprécier la valeur gas-
tronomique de ce gibier.
« Leur chair est blanche, dit-il, lorsqu’elle est

cuite, mais cependant plus au dedans qu’au dehors,


et ceux qui l’ont examinée de plus près prétendent y
avoir reconnu quatre couleurs différentes, comme
on a trouvé trois goûts différents dans celle des
outardes et des tétras. Quoi qu’il en soit, celle des
gelinottes est exquise, et c’est de là que lui vient son
[.!•: uiisiKii-iu.i mi; a ciiaih ui.anchis 227

nomlalin bonasa et son nom hongrois tschasarmadar,


qui veut dire oiseau du c/ar comme si un bon
;

morceau devait être exclusivement pour l’empereur.


C’est, en effet, un morceau fort estimé, et Gesner
remarque que c’est le seul qu’on se permettait de
faire reparaître deux fois sur la table des princes. »

Toussenel est du même avis :

« Sa chair blanche et lustrée, d’une finesse exquise,


a des mérites sans prix dans la bonne saison, qui
commence au quinze août et dure plus de trois mois.
Le fumet de la gélinolte, comparé à celui du faisan
ou du râle, c’est le bouquet du Ilaut-Brion, si déli-

cat, si frais, rnis en regard de celui du Yougeot ou


de l’Ermitage, et sa réputation comme gibier hors
ligne date de loin. »

La gelinotte sera vidée immédiatement après sa


mort et embaumée de beurre mêlé à du sel fin.

C’est une hérésie de la braiser. Le sauté de géli—

nottes aux truffes est un mets décoratif, mais c’est


un trompe-gout. La cuire autrement qu’à la broche
n’est pas comprendre la valeur et les mérites de celte
reine des sapins; c’est rôtie toute nue qu’elle a tous
scs attraits et ses délectables appas.
238 LE GIBIER-PLUME A CHAIR BLANCHE

Les perdrix.

Des perdreaux, cela est commun, mais


«

il pas commun qu’ils soient tous


n’est
comme lorsqu'à Paris chacun les approche
de son nez en faisant une certaine grimace
et criant Ah quel fumet »
:
! !

Mm “ DE SÉVIGNÉ,
Lettre à M. de Coulanges, 1) septembre 1694.

C’est depuis la fin du xvi° siècle que les perdreaux


ont été appréciés. On lit dans l’apologie d'Hérodote,
er
d’Henri Etienne, que, sous François 1 ,
on ne man-
geait pas le gibier jeune, sa chair étant alors regar-
dée comme indigeste; ce préjugé était répandu
dans beaucoup de pays, mais les ambassadeurs
français apprirent dans la ville de Venise que les
levrauts étalés perdreaux avaient fort bon goût et

n’étaient point une nourriture malsaine.

Lorsque la perdrix est tuée, il est nécessaire de

prendre certaines précautions pour que ses intestins


ne communiquent pas à la chair un goût de pour-
riture. Ordinairement les chasseurs expérimentés
coupent dans la haie la plus proche une bûchette de
bois terminée en forme de crochet ou de nœud, ils

l’introduisent dans le cloaque de l’oiseau, la font

tourner afin de saisir et d’enrouler les intestins, et


LH GlBIliR-PI.L'MIi A CIIA1H 11LANC1IIÎ 239

la retirant ensuite, ils amènent les boyaux, les sai-

sissent el les extraient du corps en ayant soin de ne


pas les rompre. Celle méthode n’est pas la meil-
leure, la bûchette de bois perfore souvent l’intestin

et l’on fait alors ce qu’on voulait éviter. 11 vaut


mieux placer le perdreau dans la carnassière et le

faire vider en rentrant à la maison; on comble


ensuite le vide au moyen d’un obturateur formé
d’un morceau de beurre frais pétri avec du sel.

Il ne faut pas attendre longtemps avant de manger


ce gibier. Lorsque sa chair commence à se corrompre,

l'épiderme se détache, et si l’oiseau est plumé, on


voit de larges plaques rouges et humides semblables
à des plaies mises à vif.

Les gastronomes sont divisés sur la question de


savoir laquelle est la meilleure de la perdrix grise ou
de la perdrix rouge. Griinod de la Reynière soutient
que la perdrix rouge est supérieure à la grise; le
marquis de Cussy el M. de Talleyrand sont de cet

avis, mais Toussenel et M. Blaze professent une


opinion contraire. La question n’est pas neuve, et
er
Bruyerin Champier, médecin de François I ,
écri-
vait il
y a trois siècles :

« Une moitié de France a des perdrix rouges,


1 autre moitié des grises, mais les cantons où se
trouvent les grises ne font aucun cas des rouges,
comme ceux qui ont des rouges méprisent les
grises. »
240 LE GIBIER -PLU ME A CHAIR BLANCHE

Le gibier, comme le raisin, tire ses qualités du


climat et de la nourriture; les Pinots ne donnent
pas le même vin à Suresne et à Yougeot, une
poussine ne s’engraisse et ne devient poularde que
dans certains villages de la Bresse ou du Maine. Le
goût des perdrix rouges des rochers du Bugey dif-
fère de celui des perdrix de Gien, et dans nos con-
trées le perdreau rouge est un des gibiers les plus

distingués et les plus parfumés.


La perdrix grise et la caille tiennent les derniers
rangs dans l'ordre des gibiers lins. Un perdreau gris
n’est pas à dédaigner, mais il n’a ni la saveur ni le

fumet d’une bécassine. Néanmoins, comme le

remarque judicieusement Buffon, « sa chair a deux


qualités qui sont rarement réunies, c'est d’être suc-
culente sans être grasse, ce qui est contre l’ordi-
naire. »

La chair des perdreaux gris atteint son apogée de


saveur dans la période des trois semaines précédant
l'époque où ils sont maillés.
On appelle maillés, ceux qui ont poussé le rouge
entre l’oeil et l’oreille. Sur leurs plumes grises en
paraissent de nouvelles, couleur rouge tuile, donnant
à l’ensemble l’apparence d'un réseau à mailles régu-
lières.

Il est facile de distinguer les jeunes des vieilles.

Les perdreaux ont les pieds jaunes en naissant;


LE G1MER-PLUMË A C 11 Al H IlLANCHE 241

cette couleur s'éclaircit ensuite et devient blan-

châtre, puis elle brunit, et devient enfin tout à fait

noire chez les perdrix de trois ou quatre ans. G est

un moyen de connaître toujours leur âge ;


on le con-
naît encore à la forme de la dernière plume de l’aile,

laquelle est pointue après la mue, et l’année sui-

vante, entièrement arrondie.


« Les perdreaux sont perdrix, dit Toussenel,
quand ils ont pris l’auréole orangée de la face; mais

il faut que les mâles attendent la troisième année


pour chausser le corps calleux. »

Tous les chasseurs savent ce dicton : « A la saint

Henry ,
tous les perdreaux sont perdrix. »

Au mois de novembre, elles mangent les blés

verts et, à celte époque, leur chair devient dure.


Les perdreaux gris sont le plus souvent rôtis à la

broche; on les mange arrosés des larmes d’un citron.

Un perdreau gris, du vieux vin de Bordeaux,


conviennent aux estomacs faibles, aux avocats et aux
prédicateurs; la chair de cet oiseau est blanche,
légère, facile à digérer, et comme l’a dit un gastro-
nome « Le vin de Bordeaux soutient les orateurs
dans l’exercice pénible de leur art sans nuire aux
organes de la pensée. »

M. Blaze prescrit de rôtir le perdreau piqué de


lard et enveloppé d’une feuille de vigne.

« C’est un délicieux morceau, dit-il, qu’un per-


le
242 LE GIBIER-PLUME A CHAIR BLANCHE

dre au rôti piqué, mais il faut que la feuille de vigne,


s’appliquant -sur sa belle poitrine, le concentre en
lui-même et ne laisse échapper aucune de ses parties
volatiles. »

Ceux qui possèdent leurs classiques reconnaissent


le style de Grimod de la Reynière, sa phrase dif-
fère peu de celle de l illustre et spirituel chasseur :

« Le perdreau rôti, piqué ou bardé, est un man-


ger délicieux, surtout lorsque la bienfaisante enve-
loppe d’une feuille de vigne le concentre en lui-même
et ne laisse échapper aucune de ses parties volatiles. »

En piquant le perdreau de la lardoire, on ménage


des issues par où s’écoulent les sucs juteux; la

feuille de vigne est un écran; elle empêche la cara-


mélisation de l’osmazôme et la production de la crous-
tille dorée qui satisfait les yeux et le palais.

On apprête aussi le perdreau gris comme le pou-


let Célestine.
La sauce du poulet Célestine diffère peu de celle
du homard à l’américaine; ce dernier mets n’est pas
de ceux de l’ancienne cuisine du Bugey, car les

langoustes et les homards n’arrivaient pas dans les


provinces de l’Est avant la construction des chemins

de fer.

Le homard à l’américaine est un plat de haut


goût, de ceux que l’on peut appeler de gulæ irrita-
rnentis et des plus faciles à exécuter.
.

Lli G1BIEII-PLUMË A CHAIK BLANCHE 243

Puisque l’occasion se |)i‘ësenle, je dis aux gour-


mands du Bugey comme le président de Brosses à
ses amis de Dijon, au sujet de la fricassée de pou-
let : « Or, vous autres, vous ne serez pas fâchés
d'avoir une bonne recette de homard à l' américaine »

Ayez une langouste vivante, la lavez, l’essuyez,


divisez sa carapace en deux parties égales dans le

sens de la longueur, et chacune de ces parties en


deux autres dans le sens de la largeur, enlevez les
longues antennes et les nageoires caudales, arrachez
la queue et la coupez en quatre ou cinq anneaux,
ayant soin de recueillir dans un plat le liquide ou la
lymphe sortant du corps de la bête.

Répandez dans une casserole cinq cuillerées


d’excellente huile d’olive; lorsqu’elle sera très
chaude, jetez-y les morceaux de langouste et les
remuez; après cinq minutes, ajoutez un fragment
d'ail haché très menu, trois cuillerées d'oignon
moins finement haché et trois tomates moyennes
coupées en petils dés et préalablement purgées de
leurs graines.
Faites cuire pendant trois minutes et ne laissez
pas roussir les légumes.
Versez dans la casserole deux verres de vin
blanc sec chaud, un demi-verre à Bordeaux de fine
Champagne, la lymphe réservée, huit cuillerées de
jus de viande, la moitié du jus d’un citron, salez,
2'i'i l.E CniIEU-PLUMlî A CIIAIH HL ANC HE

poivrez, assaisonnez d’un bouquet de thym, de per-


sil et de cerfeuil, d’une cuillerée à café de poivre

rouge, d’une prise de poivre de Cayenne, d’une


pointe d’épices, couvrez la casserole, faites mijoter
pendant un quart d’heure.
Placez sur un plat chaud les morceaux de lan-
gouste, enlevez le bouquet, saupoudrez la sauce de
quelques pincées de persil haché menu, la faites

réduire en la travaillant sur un feu vif; la retirez,

jelez-y dix grammes de beurre frais, remuez jusqu’à


ce qu'il soit fondu, versez sur la langouste et servez
aussitôt.

Buvez du vin de Champagne glacé, et si vous êtes


en appétit et en gaieté, comme l’a dit un gourmand
du Bugey, « vous croirez que le bon Dieu vous
embrasse. »

Mais malheur à vous, a dit un autre gourmand, si

l’ami qui vous traite a disputé le prix du vin à

quelque obscur fournisseur!


La broche panachée de perdreaux rouges et de
bécasses présente un des rôtis les plus beaux et les

plus riches. Comme il faut une égale durée de temps


pour cuire ces deux gibiers, on peut les mettre
ensemble à la même brochette d’argent.
On trouve encore des perdrix rouges aux environs
de Belley ;
elles habitent les versants abruptes des
montagnes, au milieu des terrains couverts de
cailloux, de buis et de bruyères.
I.li CI III Eli -PLU ME A CII A H M.ANCIIH
I 2'l.'>

Le perdreau rouge porte au bout de chaque plume


de l'aile une lâche blanche, la vieille perdrix ne l’a

plus ;
la peau rouge des pieds du perdreau est tou-
jours lisse et celle de la perdrix est écailleuse.
Tels sont les signes qui distinguent les jeunes
des vieilles.

La partie la plus délicate est celle s’étendant de


chacun des côtés de l'estomac, y compris les sots /';/
laissent-, d’autres préfèrent la cuisse gauche sur

laquelle porte le poids de l'oiseau endormi ou dans


l’attitude du repos.
Dans son traité des entrées chaudes, Plumerey
donne trente recettes pour accommoder les per-
dreaux; ces sonnets culinaires sont toujours
médiocres. Gœthe disait des livres : « Rien n’esl

bon que ce qui est simple, » on peut l’affirmer des

mets. Un rôti de perdreaux rouges est supérieur à

toutes les purées de gibier; pour dîner, le pain de


ménage vaut mieux que la brioche.
Suivez le conseil de Rousseau à son ami M. du
Peyron : « Ayez une table frugale, mais suffisante,

que tout y soit bon dans son espèce et bien choisi


dans son meilleur temps. »
La cuisine bourgeoise n’apprête pas le hachis de
perdreaux à Ta de Luynes, ni la purée de perdreaux
au fumet, ni le pain de perdreaux à la Joinville, ni
les soufflés de perdreaux en caisse ;
elle sert les per-

dreaux rôtis à la broche ou braisés garnis de choux.


246 LE GIBIER-PLUME A CHAIR BLANCHE

Le chou est un légume modeste, chacun l’estime,


mais personne ne le vante.
Dans le Bugey, pour les accommoder au gras,
employez les choux cabus dit de Brunswick, ou
mieux ceux appelés de Champdor.
Ce dernier est de beaucoup supérieur à tous les
autres; il est originaire de Champdor, en Bugey, et
ligure dans les catalogues des grainiers sous le

nom de marbré de Bourgogne, de chou cristallin ou


de chou de Saint-Claude. Il est blanc ou violet; les
blancs sont préférables, et venus dans les terres du
Valromey, ils ont une sapidité particulière. On les
conserve jusqu’au printemps si, au moment où ils

sont arrachés, on enterre la pomme en laissant la

racine hors du sol.


Une fausse vanité ne permet pas de servir le per-
dreau rouge aux choux dans un dîner d’apparat, et

cependant c’est un excellent plat.

Epluchez deux choux blancs de Champdor, les

coupez en quatre fragments, les faites cuire dans du


bouillon de bœuf, les retirez, les égouttez et les pla-

cez dans une casserole foncée de graisse fondue de


poularde de la Bresse. On les fera légèrement
roussir, on les arrosera souvent de jus et la cuisson
devra durer quatre heures. Salez et poivrez.

Deux heures après que les choux auront com-


mencé à cuire, habillez trois perdrix rouges (sur ce
lu r.nwun-i’LUME a ciiaiu ulanciie

nombre y en a certainement une vieille,


il nous avi-
serons à l’utiliser les embrochez, les salez deux fois
,

pendant leur rotation, les retirez au moment marqué,


les déposez dans la casserole contenant les choux et

ajoutez les sucs tombés dans la lèchefrite.


Pilez la vieille perdrix, mouillez la purée de
bouillon de bœuf et de jus, la videz dans une casse-
role, faites bouillir pendant dix minutes et versez
sur le ragoût en passant au tamis.
Faites mijoter pendant une heure.
« Ce plat de choux surmonté de deux belles per-
drix, dit le docteur Roques, qui osera soutenir que
c’est un plat vulgaire ? »

M me du Défiant a appelé le souper la quatrième fin

de l’homme; le perdreau rouge est le rôti des sou-


pers de minuit pendant les mois d'automne et d’hiver.

On le mange chaud ou froid, avec des truffes noires


cuites dans un court-bouillon de vin rouge, ou
mieux renfermées dans une vessie et soumises à la

vapeur comme la poularde de la Bresse.


Si les truffes sont froides, on les arrose d’excellente
huile d’olive mêlée à quelques cuillerées du court-
bouillon.
Le perdreau rouge accepte volontiers d’être bourré
de truffes noires.
Choisissez des truffes noires, rondes et odorantes,
les lavez, les essuyez, les pelez et les coupez en
2'lS LE GIBIER-PLUME A CHAIR BLAXCIIE

morceaux de la dimension d’une noisetle,


les mettez
dans une casserole foncée de graisse fondue de pou-
larde de la Dresse ou de beurre frais, mêlez-y un
hachis composé de deux ou trois foies blonds de pou-
lardes et de truffes, arrosez d’un demi-verre à Bor-
deaux de fine Champagne, assaisonnez de sel, de
poivre, d'une légère pincée d’épices, remuez le

mélange sans le mettre sur le feu, garnissez-en l’in-

térieur des perdreaux et fermez par une couture


l’orifice du cloaque.
Entourez des parures des truffes les perdreaux
enveloppés dans un linge, et après quelques jours
les faites rôtir selon la règle.

Si on veut les servir comme entrée au premier ser-


vice, on préparera la sauce suivante :

Placez dans une casserole un poulet, un litre et

demi de bouillon de bœuf, un demi-verre de vin


blanc sec, un bouquet garni et les parures d’une
livre de truffes ;
salez légèrement.
Après une heure et demie, retirez le poulet, faites
réduire de moitié et passez au tamis.
Faites fondre dans une casserole un morceau de
beurre frais mêlé à quinze grammes de farine,
remuez le mélange jusqu’à ce qu'il prenne la couleur
havane, le mouillez de quelques cuillerées de jus,
travaillez la pâte qui se forme, et l'éclaircissez en
ajoutant en petite quantité à la fois du jus et de l’es-

sence préparée.
LU GIBIEU-PLL'M K A Cil VIII III.ANCIIH 2W
Incorporez à celle sauce des truffes noires lavées,
pelées et coupées en rouelles de quatre millimètres
d’épaisseur, salez, poivrez et faites mijoter pendant
un quart d’heure.
Déposez les truffes sur un plat chaud ainsi que les
perdreaux, mêlez le jus tombé de la lèchefrite à la

sauce, la dégraissez, la faites réduire, et, la passant


au tamis, la répandez sur le ragoût.
« La bartavelle est à la perdrix rouge ce que les
cardinaux sont aux archevêques. »

On sert ordinairement les perdreaux rouges ornés


de la riche parure de plumes qu’ils portaient vivants.
L’œil est satisfait d’un étalage de brillantes couleurs,
et on lui complaît en voilant les traits de la mort
sous les signes apparents de la vie; mais le gibier
refroidit pendant qu’on le pare, et pour les gourmets
et les habiles, ce n’est pas la plume qui fait l’oiseau.
CHAPITIIE XIV

LE GIBIER-PLUME A CHAIR NOIRE

Les épinards à la crème pour canapés de gibiers de


marais.

« Le sue rouge d’un gigot de mouton des


Ardennes ou de Pré-Salé s'harmonise à
merveille avec la teinte verdoyante des
épinards, c’est presque l’arc-en-ciel pour
les yeux d'un gourmand. »
Docteur J. Roques,
Traite des plantes usuelles.

Grimod de la Reynière exalte l’épinard, niais


n’indique aucune façon de l'apprêter.
« Quoique ce légume soit fort commun, dit-il, il

n’en est pas moins le désespoir de l’avarice et celui


de l’industrie, parce que l’apprêt est aussi dispen-
dieux que difficile, surtout lorsqu’il s’agit de le faire

paraître dans toute sa gloire. L’épinard vaut peu par


lui-même, mais c’est une cire vierge, susceptible de
recevoir toutes les impressions; aussi, entre les

mains d’un homme habile, i! peut acquérir une


grande valeur. Tel plat d’épinards a fait à lui seul la

réputation d’un cuisinier. »

Voici la recette d’un gourmand émérite, le docteur


J. Roques :
252 LE GIBIER -PLU ME A CHAIR NOIRE

« Gomment faut-il manger les épinards? Consultez


votre goût, c’est le meilleur guide. Cependant, si

vous faites beaucoup d’exercice, faites-les nourrir de


bon bouillon, et lorsqu’on vous les servira, arrosez-
les vous-même avec du jus de gigot, de rosbif ou de
volaille. »

Le bouillon est un condiment peu corsé et bien


fade; le jus tombé d'un rôti et répandu sur les épi-

nards apportés sur la table ne leur donne pas une


onctuosité savoureuse. Les légumes doivent cuire
dans lessucs juteux qu’on y mêle.
En Bugey, on dit « L’oseille au jus, les épinards
:

à la crème. »

A la fin de septembre, coupez des épinards nou-


veaux, de l'espèce à feuilles courtes, à petites côtes,
et les employez au moment où ils viennent d’être
cueillis.

Retranchez les queues, lavez les feuilles et les


déposez dans de l’eau froide.

Remplissez une bassine d’eau de rivière ou de


source, celle de puits durcit les légumes et les jaunit,
ajoutez une poignée de sel en grains, et l’eau com-
mençant à bouillir, plongez-y les épinards.

Activez l’ébullition, tenez le vase découvert et les

épinards conserveront leur couleur verte.


Enlevez l’écume montant à la surface de l’eau,

comprimez les feuilles et les empêchez de surnager.


LE (!I HIER-PLUME A C.IIA1K NOIHE 25:5

Dès qu’elles cèdent sous la pression du doigt, les

jetez dans l’eau froide, les égouttez, les pressez


pour les sécher et les hachez très finement.
Mettez dans une casserole trente grammes de
beurre frais et les épinards, les faites cuire et rous-
sir pendant trois heures sur un feu modéré, les

remuez souvent et les nourrissez de beurre frais et


de graisse de cailles si vous en avez.
Les trois heures étant écoulées, singez d’une
demi-cuillerée de farine et remuez fréquemment.
Après un quart d'heure, versez dans la casserole
six cuillerées de jus et six décilitres de crème, la
répandant en petite quantité à la fois, salez et poivrez.

Les épinards doivent avoir une certaine consis-


tance et ne pas être trop éclaircis; la pratique
détermine la mesure à observer.

S'il reste des épinards, le lendemain, incorporez-y


du lait et deux œufs battus, mélangez ces éléments,
les salez, les poivrez et les mettez dans un plat à

gratin. Disposez à la surface trois ou quatre lames


minces de beurre frais, mettez au four et faites cuire

pendant quarante minutes.


Ce gratin est un mets commun, d’une sapidité de
bon aloi fort agréable.

Quand on vous présentera des épinards accom-


modés suivant la recette du Bugey, n’en acceptez pas
si la cuiller employée pour les servir ne reste pas
teinte d'une couleur vert foncé.
254 LE GIBIER-PLUME A CHAIIî NOIRE

On les prépare aussi d’une autre manière ;


ce n’est
pas celle du Bugey, mais ils sont plus faciles à digé-
rer et fort bons si le beurre et la crème sont de qua-
lité supérieure.
On fait un roux suivant la règle, et le mélange
étant devenu couleur havane, on le mouille de crème
répandue en petite quantité à la fois, on le travaille

pendant au moins dix minutes, on y mêle les épinards


finement hachés, et, après avoir salé et poivré, on fait
mijoter pendant quarante minutes.
Quelques morceaux de mie de pain taillés en
losanges, dorés dans la friture, décorent et embel-
lissent le plat.

Le gibier de marais.

« La bécassine se meurt ;
la bécassine est
morte.. . »
Tousse.nel, Trislia.

« La bécassine est ordinairement fort grasse, dit le

gastronome Buffon, et sa graisse, d’une saveur fine,

n’a rien du dégoût des graisses ordinaires; on la cuit

comme la bécasse, sans la vider, et partout on la


recherche comme un gibier exquis. »

Elle visile le Bugey vers le milieu de septembre,


au moment des pluies de l'équinoxe ;
aux premières
gelées, elle part et va hiverner dans les Marais-
Pontins et dans les Marismas du Guadalquivir.
LH GIBI EH- PLUME A CH A I II NOIHE 255 -

E lie pique la terre et fouille dans la vase; connue


l’abeille qui convertit en miel le suc des (leurs, elle
change, en une substance fort appréciée des gour-
mands, les résidus terreux et les vermisseaux dont
elle fait sa nourriture.
En automne, elle est très grasse; à son retour au
printemps elle est maigre, et sa chair, desséchée
par la cuisson, fleure le marécage.
Dans le temps où ils sont appariés, les oiseaux ne
sont plus bons à être mangés ;
ce serait une raison
de les laisser en repos et de ne pas les tuer, mais la

plupart des hommes aiment mieux cueillir un fruit

vert et le jeter que de le laisser mûrir pour d'autres.


Quelques auteurs confondent la bécassine avec la

bécasse. Selon Alexandre Dumas et Plumerey,


« bécasse, bécassine et bécasseau ne diffèrent que
par la grosseur. »

Les gastronomes ne font pas de semblables con-


fusions. Le fumet de la bécassine n’a pas pins de
rapport à celui de la bécasse que le vin de Bourgogne
à celui de Bordeaux. « Arnica scolopax, secl ni a gis

arnica veritas , » j’aime la bécasse, mais la vérité


m’oblige à reconnaître la supériorité de la bécassine
dont la chair est autrement line et fondante.
Elle doit être mortifiée avant d’être mise à la

broche.
Les Grecs vidaient et lavaient le gibier. Dans le
.

25 () LH (;iliIRH-l>LLMK A CHAI» XOIllK

JHutus d’Aristophane, un des personnages dit à un


nuire : « Caron, va laver au puits les bécassines, on
verra tout de suite ce que tu sais faire. »

Les Romains se contentaient de le vider et on lit

dans Apicius : « et mittes ficedulas curatas ajoutez


,

des bectigues vidés. » Aujourd’hui, vider des bécas-


sines est un gros péché, mais les laver est un cas
réservé
Des gourmands prescrivent de les cuire vert,

viande saignante ,
c’est une opinion subversive et

condamnée.
La bécassole est plus grosse, mais ne diffère de la

bécassine ni par le plumage, ni par le goût.


Bclon, un gourmand très illustre et très précieux ,

l’a fort bien caractérisée.

« La bécassine est fournie de haute graisse qui


réveille l’appétit endormi, provoque à bien discerner
le goût des francs vins ;
quoi sachant, ceux qui sont
bien reniés la mangent pour se faire bonne bouche. »

Le borgnat, ou bécassine sourde, serait le premier


de tous les gibiers si le becfigue n’existait pas. C'est

la bécassine en plus petit format; il ne dépasse pas


l'alouette en grosseur. Amaigri par les privations de
l’hiver ou par la fièvre de l'amour, il a le privilège

de conserver encore du parfum et de la succulence.


Toussenel le proclame : « Gibier hors ligne pour
la broche, comme pour la casserole. »
k

LIS GIMER-PLUMË A CHAIlt N01IIE 257

Le borgnat et le becfigue ne doivent être mangés


que rôtis, et il faudrait employer des brochettes
d'or, puisque les hommes réservent ce métal pour le

service et l’usage de ceux jugés dignes des plus


grands honneurs.
Les écrivains gastronomes n’ont donné au râle
vert ni les louanges ni le rang qui lui sont dus.
On trouve en Bugey quatre oiseaux appartenant à
la famille des râles : le râle des genêts ou roi de
cailles, le râle d’eau, le râle vert appelé aussi pied
vert , et enfin la girardine dite marouette ou râle
bâillon.

Le râle des genêts a fait l’objet d’un chapitre spé-


cial. Buffon ne nomme pas le râle vert. Toussenel
dit que « c’est un gibier de beaucoup supérieur à la

poule d’eau et au râle rouge ». Constater cette supé-


riorité n’est pas rendre justice au râle vert, un des
gibiers les plus remarquables ;
la poule d’eau et le-

râle rouge ne méritent pas d’être cités.

Le pied vert des marais du haut Bugey, devenu


une pelote de graisse blanche, est peut-être au des-

sus de la bécassine. Le fumet de celle-ci, comme le

parfum de certaines fleurs, impressionne fortement


l’odorat; celui du pied vert est moins vif, mais sa
chair est d’une finesse incomparable. Le vulgaire
n’est pas de cet avis, mais l’on peut dire avec Vau-
venargues : « Que te goût du plus grand nombre
u
258 LE GIBIER-PLUME A CHAIR NOIRE

/l'est pas juste. » De tous les gibiers, le pied vert

est le plus rapidement corrompu, il faut le manger


au bout du fusil.

La girardine est un diminutif du pied vert,


comme le borgnat en est un de la bécassine. « C’est,
dit Buffon, un gibier délicat et recherché; ceux sur-
tout que l'on prend en Piémont, dans les rizières,

sont très gras et d’un goût parfait. »

Dans les marais situés près du lac du Bourget et

du Rhône, entre le Colombier et les monts de la

Chautagne, habitent la bécassole, la bécassine, le

borgnat, le pied vert et la girardine. Ces espèces, à


chair fondante, composent en Bugey le rôti de gibier
par excellence ;
il n’en est point ainsi dans toutes les
contrées : sur les bords du Nil, la bécassine n’est
pas mangeable, et dans d'autres pays elle n’est

qu’un morceau médiocre.


Avec un rôt de bécassines ou de pieds verts, on
apporte des épinards ;
chacun en étend une couche
sur sa rôtie brûlante et parée des honneurs de ces
dames ,
l’amphitryon donne le signal et tous les

gourmands mordent à l’unisson dans leurs tartines


grassement capitonnées. Cette heureuse alliance des
épinards crémeux avec les entrailles à grand bou-
quet des gibiers de marais, produit des effets mer-
veilleux; l’odorat est rassasié de réjouissants fumets,

le palais béatifié de saveurs exquises et le gosier

caressé de sensations veloutées.


j.i'. (;nin.n-i‘i r mi: a ciiaih noiiu: 25 !)

C était au mois du septembre, lu jour de l’ouver-


ture de la chasse, le soleil couchant envoyait des
leux couleur hortensia sur les rochers de la Cliau-
tagne. Leur fusil sur l'épaule, mes convives, suivis
«le leurs chiens, entrèrent dans le triclinium «h- mon
cellier de Culoz. Comme le faisait Scaurus, je n’in-
vite mes amis à ma table «ju’en nombre égal à celui
des Grâces ou à celui des Muses; exceptionnellement,
j
avais réuni dix chasseurs.
Vingt pieds verts tués le matin, tous de très haute
et très excellente graisse ,
ornaient deux brochettes
<1 argent liées à uni; broche «le fer provisoirement
étendue sur une table de marbre.
Quatre céroféraires portaient chacun un flambeau
d argent et quatre thuriféraires, munis de pots à mou-
tarde attachés à de longues cordes, balançaient ces
encensoirs culinaires d’où s’échappait une odorante
fumée d’encens. En «jualité de pontife officiant crosse,
je portais la broche. Nos têtes ceintes de pampres
entremêlés de roses, nous nous dirigeâmes proces-
sionnellement au foyer de ma cuisine.
Après nous être rendu les révérences et les saluts

liturgiques, la vestale préposée à l’entretien du feu


de mon potager coucha la broche et monta le méca-
nisme qui devait mettre le rôti en mouvement; alors
un lévite me présenta un antique verre de cristal de
la capacité d’un demi-litre, aussi précieux que les
2G0 LE GIBIER— PI. UM E A CHAIR NOIRE

coupes de Crassus gravées par Mentor. Sur l’une des


faces, on lit ces mots :

« Révérend père Barnabe, capucin de la Roche,


1769. »

Ce vase sacré était rempli de sel fin aussi blanc


que la neige et réservé pour les sacrifices j’en répan- ;

dis une pincée sur les oiseaux, voulant montrer que


la sagesse devait présider à leur cuisson, et nous
revînmes à la salle du festin en observant le même
ordre.
La pompe de celle cérémonie, les vapeurs des
sauces mêlées à la fumée de l’encens, avaient exalté
mes convives, et nous nous mîmes à table avec l’en-

train épanoui qu’ont ordinairement ceux qui en


sortent.
Lorsque chacun eut pris sa place et mangé
quelques cuillerées d'un consommé bienfaisant, je
fis apporter une amphore remplie d’un vieux vin
couleur d’ambre, je me levai tenant mon verre, et je

dis : Versez en l’honneur de la chasse nouvelle et


du raisin qui va mûrir. O mes amis! buvez celte
généreuse liqueur, que sa couleur vermeille réjouisse
vos yeux, que sa douceur charme vos lèvres, que
son feu enflamme notre amitié, que ses fumées
voilent vos chagrins, que sa vieillesse vous donne
scs longs jours et que le baiser de nos coupes soit le

signe du rapprochement de nos cœurs.


I.li GIBIEK-PLUMIi A CIIAIli NOIIUÎ 2G1

Le chamaillis des verres ayant eu lieu, on servit


successivement un ombre chevalier étoffé d’une
sauce aux queues d’écrevisses à la Nantua, les hares-
lecks de deux levrauts sur une sauce béarnaise, le

somptueux rôti de pieds verts et des épinards à la

teinte verdoyante; vinrent ensuite des agarics sau-

vages à la Bordelaise, le pâté de la belle Aurore et

trente douzaines d’écrevisses des Rousses cardinali-


sées selon le rite du prieur. Le court-bouillon mutin
qui les avait rougies exhalait d agrointantes sen-
'

teurs et remplissait la bouche d’une si agréable brû-


lure, qu’on était encore excité à en augmenter
lacuité plutôt qu’à l’amoindrir. Nous sablâmes six

bouteilles de vieux vin de Champagne glacé, portant


la marque cristal de Rœderer.
Le moka versé dans des lasses profondes, les

cigares et les pipes furent allumés ;


nous avions tous
la folâtre ébriété de la jeunesse, et chacun dépensa
sans mesure sa gaieté, son esprit et sa soif. Mais
tout prend fin, minuit sonna, et comme mes hôtes
voulaient chasser dans les marais en regagnant Bel-
Iey le lendemain, je les invitai à venir goûter le

sommeil que rendait nécessaire la perspective d’une


marche pénible sur un sol détrempé et sous les rayons
brûlants du Soleil de septembre.
262 LE GIBIER-PLUME A CHAIR NOIRE

La grive.

« Et que direz-vous donc, quand vous


verrez les grives rôties? »
Aristophane, Les Archaniens.

Les gourmets de tous les pays et de tous les


temps ont adoré la grive.
Horace la préférait aux autres gibiers.

« Nil melius turdo. »

« Rien de meilleur qu’une grive. »

Martial la proclamait le plus exquis des oiseaux.

« Inter aves turdus, si quis me judice certel,

« Inter quadrupes prima gloria lepus. »

« A mon avis, la grive est le plus parfait de tous

les gibiers-plume. »

Et le poète aime mieux ceindre sa tête d'une bro-


chée de grives que d’une couronne de roses ou de
feuilles de nard.
« Si j’étais riche, dit Toussenel, je mettrais dès
demain l’éloge de la grive au concours. Le prix con-
sisterait en un pâté de grives monstre, orné de cent
bouteilles de Ilaut-Brion-Larrieux. »

C’est ainsi que parle Juvénal : « Si j’étais riche, si


LE GIIIIEH-PLUMÉ A CIIAIIt NOIRE 203

ma fortune répondait à mon affection, je ferais traî-

ner aux autels un taureau plus gras qu Hispulla. »

Malheureusement ces fantaisies naissent dans l’es-

prit de ceux impuissants à les réaliser.

On devrait décerner un prix à l'auteur de l’ouvrage


indiquant les meilleurs moyens de propager les

oiseaux et d’en empêcher la destruction. Bientôt le

gibier n’existera plus et la nouvelle génération sera


privée du plus noble et du plus salutaire des rares
plaisirs de ce monde. Un bon chasseur est presque
toujours un bon soldat, et la chasse est l’apprentis-
sage de la guerre. Michel-Ange Blondus, dans
l'épître dédicatoire de son livre, disait au vaincu de
Pavie sortant des prisons de Madrid : « Par la

chasse on a de bons soldats, et avec de bons soldats


on conserve sa liberté. » La propagation du gibier
serait une œuvre patriotique. De nos jours, les

jeunes gens ne le rencontrant plus et perdant la

passion de le poursuivre, cesseront l’exercice le plus


utile au développement et à la vigueur du corps.
La famille des grives est très nombreuse.
En Bugey, on trouve le mauvis, la draine, la

litorne et la grive de vigne.

Le mauvis est quelquefois assez abondant dans


nos montagnes; celte espèce a sous les ailes des
plumes couleur jaune-orangé ;
elle arrive au mois de
novembre et part avant Noël.
264 LE GIBIER-PLUME A CHAIR NOIRE

La draine ne vaut ni le mauvis, ni la grive de


vigne. « Belon assure que la chair de la draine,
•qu’il appelle la grande grive, est de meilleur goût
que celle des trois autres espèces; mais cela, dit
Bnflon, est contredit par tous les autres gastronomes
et par notre propre expérience. » Buffon est dans le

vrai, et sous le naturaliste paraît le fin gourmand.


La litorne, vulgairement appelée tiatia ,
se nourrit
de baies sauvages, sa chair dure et sèche a l’odeur et

l’amertume de la graine de genièvre.


La meilleure grive est celle de vigne, c’est l’oiseau
des derniers soleils de l’automne. Grasse, elle est

succulente, maigre elle est détestable. Au commen-


cement d’octobre, elle descend du Nord et des alti-

tudes élevées, et vient dans nos vallées avant de


gagner les régions où la température est moins rude
pendant l’hiver. Le matin elle sort des bois, traverse
les brouillards tendus comme des suaires sur les
flancs des montagnes, s’abat dans les vignes et dans
les hautins pour manger les insectes qu’elle découvre
au pied des ceps ;
ses desserts sont des graines de
mercuriale, dont elle est très friande.
Elle a la mauvaise réputation de s’enivrer des rai-
sins oubliés par les vendangeurs, c'est une bacchante,
et l’on dit en parlant d’un ivrogne : « Saoul comme
une grive. »

Dans le Midi de la France, elles mangent des


olives et s’engraissent finement.
LE LIMER- PLUME A CHAIR NOIRE 265

Buffon assure que « dans le Bugey on recherche


les nids de grives, ou plutôt leurs petits, dont on
fait de fort lions mets. »

Il a été mal renseigné, car les gourmands du


Bugey n’ignorent pas que les jeunes oiseaux encore
dans leur nid ne sont pas bons à manger.
On attend quelques jours avant de rôtir la grive et
on ne la Aide pas.
Son foie, vert foncé, couleur de la patine formée
sur les bronzes antiques, mérite une mention spé-
ciale ;
il est sans contredit meilleur que celui des
autres oiseaux. Après 1'
avoir extrait du corps de la

bête, ou l’étend sur la rôtie brûlante amollie par le

beurre, on le saupoudre de sel et de poivre mêlés et

on le savoure dans le recueillement.


La grive est apprêtée rôtie ou en salmis comme la

bécasse, ou en crépinettes.
Détachez les filets des grives, c’est-à-dire la partie

charnue, sur les flancs de l’oiseau, enlevez l’épiderme


recouvrant la chair.

Hachez finement une truffe noire, un peu de jam-


bon cuit, deux foies blonds de poulardes de la

Bresse, ceux des grives, les restes de leur chair,


salez poivrez et liez ces éléments en y mêlant un
œuf battu.
Masquez de cette farce, et de tous les côtés, cha-

cun des filets de grive, et les enveloppez ensuite


.

266 LE GIBIER-PLUME A CIIAIH NOIRE

séparément dans des morceaux de toilette de porc


fraîche, nettoyée et dépouillée des parties les plus

grasses. Trempez dans des blancs d’œufs battus en


neige les filets ainsi recouverts, et les enduisez de

fine panure.
Faites-en frire quatre à la lois dans la poêle émail-
lée contenant du beurre cuit, les retirez lorsqu’ils

seront d’une belle couleur d’or, et tous étant cuits,


les servez accompagnés d’une sauce mayonnaise.

La bécasse du Bugey.

« Je ne connais pas de rôti qui réjouisse


d'une façon plus complète le palais et le
nez. »

Toussenel, Ornithologie passionnelle

Dans son grand dictionnaire de cuisine, Ale-


xandre Dumas a écrit ces lignes au mot Bécasse :

« C’est le premier des oiseaux noirs et la reine

des marais. Pour son fumet délicieux, la volatilité

de ses principes et la finesse de sa chair, elle est

recherchée par les gourmets de toutes les classes.

Ce n’est, hélas! qu’un oiseau de passage. Mais on


en mange pendant plus de trois mois de l’année.
Les bécasses à la broche sont, après le faisan, le

rôti le plus distingué. On vénère tellement ce pré-


cieux oiseau, qu’on lui rend les mêmes honneurs
LE (il 111 KH- PLU M E A CIIAII1 NOIltE 267

qu’au grand Lama : des rôties mouillées d’un bon


jus de citron, reçoivent les déjections et sont man-
gées avec respect par les fervents amateurs. »

Cette tirade n’a pas jailli de la plume du célèbre


romancier; elle est extraite de Y Almanach des gour-
mands, de Grimod de la Reynière.
La bécasse n’est pas la reine des marais, elle est

la reine des bois, ou mieux, comme l’a dit excellem-


ment un des plus illustres bécassicrs de la Bresse,
« la bécasse est le faisan des bois qui n’en ont point

d’autre. »
« Les pays de France, dit Toussenel, qu’elles
affectionnent particulièrement sont : à l’ouest, la

Bretagne, la Vendée et les Landes ;


à l'est, l’Alsace,
la Franche-Comté, le Bugey et les Alpes; au centre,
le Cantal et les Cévennes. On en trouve partout
ailleurs dans le mois de novembre et jusqu’à l’arri-
vée des froids ;
mais nulle part on ne les rencontre
en aussi grande quantité que dans les environs de
Belley et de Grenoble. »

Le passage commence dans le Bugey vers la fin

d’octobre et continue jusqu’au milieu de décembre.


Elles voyagent pendant la nuit, surtout si le vent du
nord-est se lève et si les nuages voilent la pâle
clarté de la lune.

Selon la température de la saison, elles suivent les


cimes et les flancs des montagnes, ou bien elles
268 Lli GIBIER-PLUME A CIIAIli NOIRE
s'abattent dans les taillis et les futaies des coteaux
de nos vallées.
Ne cherchez ni d’où elles viennent ni où elles
vont, elles sont répandues sur tout le globe, excepté
au pôle nord ;
quelques-unes font leurs nids sous les
sapins du Valroraey.
11 y a trente ans, au cercle des chasseurs de Bel-
ley, au mois de novembre, à huit heures du soir, on
voyait les bécassiers en guêtres de peau et en souliers
ferrés, assis autour d’un poêle de faïence; la salle
était remplie de la fumée de leurs pipes; les chiens

fatigués dormaient sous les tables, les uns arrondis


en boule et pliés en cercle, les autres le corps hori-
zontalement allongé sur le plancher, les membres
raidis et étendus. Les chasseurs racontaient leurs
aventures, les grandes espérances du matin et les
grosses déceptions du soir. Tous étaient unanimes à
reconnaître que la plus attrayante des chasses est
celle de la bécasse.

On la cherche dans les bois; l’âme est vivement


impressionnée dans les vastes solitudes, et le bruit

léger de la feuille qui tombe, ou le vol rapide de la

bécasse traversant une clairière, font encore mieux


percevoir le profond silence qu’on entend sous les

voûtes des forêts.


La bécasse morte doit être déposée dans un
endroit frais et sec, on peut la suspendre par les
LE UIHIEll PLUME A CIIAII1 NOIIIE 269

pattes; la poche contenant les intestins repose alors


sur la charpente osseuse, et n’étant pas pressée par ,

leur poids, ne sera pas rompue au moment de la

décomposition des tissus.


Les jeunes ont la chair plus tendre que les

adultes, leurs pattes sont d’une couleur plus claire et

leurs ergots moins durs.


Les yeux enfoncés et comme fondus, les plumes
délustrées, sont indices que la bécasse est tuée
depuis longtemps.
« 11 ne faut pas la manger trop tôt, dit M. Elzéar
Blaze, aussi parfait gastronome qu’habile chasseur
et spirituel écrivain; son arôme ne serait pas assez
développé, vous auriez une chair sans goût et sans
saveur. » Mais j’ajoute, ne la mangez pas trop tar-

divement, peu de personnes l’aiment, comme Mon-


taigne, « fort mortifiée ,
iusqu'à l’altération de la
senteur. »

Si elle n’est ni grasse, ni suffisamment mortifiée,

sa chair est dure et insipide.


II est facile de reconnaître quand elle est faite à
point : chaque matin ouvrez son bec, l’approchez
sous vos narines, et si vous sentez une légère odeur
faisandée, préparez la brochette d’argent.
On ne vidé, ni on ne Iruffe la bécasse, le parfum
des truffes absorbe tous les autres ;
en gastronomie
comme en littérature, la pureté du goût distingue
270 LE GIBIER-PLUME A CHAIR NOIRE

les gourmets, et le sortita decenter dTIorace n’est


compris que des délicats.

La règle est de la rôtir, gardez-vous « de la bar-


der de lard, comme l’étaient de fer les chevaliers du
moyen âge ». Sous sa cuirasse, elle restera blême,
semblable à ces vierges des premières amours,
atteintes du mal qui flétrit leurs attraits.
Les honneurs tombés de la bête pendant sa rota-
tion sont reçus sur des canapés recouverts de
beurre frais.

L’aile noire est le morceau du clerc, la cuisse


blanche celui du procureur, le plus gourmand l’offre

au plus digne, comme Philippe-Auguste offrait sa

couronne, sachant que personne n’oserait l’accepter.

« Nunc est bibendum. »

Le moment est venu de boire votre meilleur vin


rouge. Qu’on apporte les jus sacrés de Yougeot et

de Chambertin, purs des sacrilèges mélanges qu’in-


venta l’âpre rapacité des marchands. Dégustez en
silence ;
quelle symphonie d’aromes et de saveurs !

Pytha gore entendait, disait-il, le concert des astres;


ceux de Samos, ses concitoyens, ignorant l’astrono-
mie et la mathématique, écoutaient vainement, ils

n’entendaient pas le concert, « ignoti nulla cupido. »

Un magistrat de la Bresse, comme tant d’autres,

était un fervent amateur de cet oiseau; quand on le


Lli GIBIER-PLUME A CHAIR NOIRE 271

lui apportait rôti, ce dévot gourmet remplissait son


hanap d’un vieux vin de Bourgogne, déposait sur
son assiette la bécasse fumante, et se couvrant la tôle

d’une serviette blanche, il cachait la victime et le

vin précieux du sacrifice sous les plis savamment


disposés de son voile gastronomique; isolé des pro-
fanes, il méditait les inénarrables fumets renfermés
et retenus pour lui seul dans le tabernacle improvisé.

Les bécasses n’ont pas les mêmes mérites dans


tous les pays ;
celles du Bugey et du Dauphiné sont
supérieures à celles de Bretagne, d’Espagne et

d’Italie ;
comme les becfigues, elles s’engraissent en
quelques jours.
Il
y en a deux espèces, la grosse et la petite.

Celle-ci arrive dans le Bugey au commencement de


décembre, on l’appelle volette.

Quelques-unes prennent leurs quartiers d’hiver


dans nos bois, près des sources chaudes ;
leur
graisse est alors épaisse, fine et blanche, semblable
à celle des poulardes deBény ou de Marboz.
Au mois de mars, les nomades reviennent du
Midi, mais ne séjournent pas. A celle époque, toutes
s’amaigrissent, sont sèches, coriaces et déjà fian-
cées ;
cependant ces considérations n’émeuvent pas
les maîtres de nos destinées, ils ouvrent la chasse et

l’arrêté d’ouverture est le signal du massacre des


hases fécondées et des perdrix appariées.
272 LE GIBIER-PLUME A CHAII! NOIRE

Les députés, les préfets et les ministres mange-


ront toujours des bécasses, mais bientôt le contri-

buable qui les paye et les offre n’en mangera plus et

je doute qu’on lui abandonne les têtes.

11 y bécasses étaient déjà moins


a vingt ans, les
abondantes qu’autrefois, mais leur nombre diminue
chaque année.
Si le législateur ne prend pas d'énergiques
mesures, la bécasse sera « rayée de la liste des
rôtis de France ».

Ministre de l’intérieur et de la justice, députés,


conseillers généraux et préfets, écoutez les malédic-
tions que Toussenel vous adresse dans ses Trisiia :

« Malheur aux gardiens infidèles de la fortune


publique, qui, par vice d'ignorance ou par crime
d’incurie, auront laissé se perdre entre leurs mains
les biens dont ils avaient la garde, car ils peuvent
compter ceux-là que Dieu les fera passer à sa

gauche au jour de sa justice !


»•
I.l. (JlllU'iH-l'M Mli A CHAI» NOIHIC 273

Le salmis de bécasse du Bernardin Dom Crochon,


cellerier de l’abbaye de Saint-Sulpice dans la

vicomté de Lompnes en Valromey.

« Le» sauces et les ragoûts, c’est l'art


même de lu cuisine. »
Nestoh Roquepi.an.

La recette «lu fameux salmis «lu Bernardin dom


Cluudon, de l’abbaye de Haute-Seillé, a «'-le donnée,
en 1806, par Grimod d<‘ la Reynière ;
depuis cette
époque, on la trouve dans tous les dispensaires de
cuisine.
« On prend trois bécasses rôties à la broche, mais
peu cuites, on les divise selon les règles de l'art,

ensuite on coupe les ailes, les cuisses, l’estomac et le

croupion, et on range à mesure ces morceaux sur


une assiette.
« Dans le plat sur lequel on fait la dissection et qui
doit être d’argent, on écrase les foies et les déjec
tions de l’oiseau, et l’on exprime le jus de quatre
citrons bien en chair et le zeste coupé très mince
d’un seul. On dresse ensuite sur ce plat les membres
découpés qu’on avait mis à part, on les assaisonne
avec quelques pincées de sel blanc et «Je poudre
d’épices fines (à défaut de celle poudre on mettra «Ju
ts
274 Lli GIIiriin-î’Lt'ME A CIlAlIt NOIUli

poivre fin et de la muscade), deux cuillerées de


l’excellente moutarde de Maille et Aclocque ou de
Bord in, et un demi-verre de très bon vin blanc. On
met ensuite le plat sur un réchaud à esprit de vin
et l’on remue pour que chaque morceau se pénétre
de l’assaisonnement et qu’aucun ne s’attache.
« On a grand soin d’empécher le ragoût de bouillir,
mais lorsqu’il approche de ce degré de chaleur, on
l’arrose de quelques filets d’excellente huile vierge.
On diminue le feu et l’on continue de remuer pendant
quelques instants. Ensuite on descend le plat et l’on

sert de suite, et à la ronde sans cérémonies, ce sal-


mis devant être mangé très chaud. »

Ce salmis est une salade chaude; en pensant au


jus de quatre citrons, on ressent dans la bouche une
sensation aussi désagréable que celle éprouvée par
l’oreille au grincement strident d’une lame de cou-
teau sciant un bouchon de liège.
Le salmis de bécasse du Bernardin Dom Crochon
est bien préférable.
Faites rôtir deux bécasses et disposez dans la

lèchefrite, au dessous de ces oiseaux, huit tranches


de pain d’un demi-centimètre de hauteur, ouatées de
beurre frais.

Lorsque les bécasses arrosées et salées selon la

règle auront cuit pendant trente-cinq minutes, les


retirez de la broche et les tenez en réserve ainsi que

les canapés.
LK GlBIKIl-PLUMIi A CHAIR NOIHli 275

Mettez clans une casserole deux cuillerées à pot


de bouillon de bœuf, un petit verre de line Cham-
pagne, six échalotes, une gousse d’ail, deux clous
de girofle, un bouquet compose de quelques branches
de thym, de persil et de cerfeuil, salez, poivrez et
faites bouillir.

Sur ces entrefaites, découpez vos oiseaux, parez,


les ailes, les cuisses, les estomacs, les croupions,
les tètes et rejetez les cœurs et les gésiers ;
pilez les-

foies, les parures et les entrailles retirées des corps,


délayez d’un verre d’excellent vin rouge la purée
obtenue, versez dans la casserole contenant les hauts
goûts et faites bouillir pendant vingt minutes.
Déposez dans une autre casserole les membres
des bécasses et les trempez de la sauce passée au
tamis, ajoutez une cuillerée d’huile d’olive line, un
verre de jus et le suc de la moitié d’un citron.
Faites bouillir pendant un quart d’heure, goûtez
la sauce et faites les corrections nécessaires si elle

est trop douce ou trop relevée.


Placez sur les viandes les rôties de pain, de
manière qu’elles ne baignent pas complètement et

soient tenues soulevées au dessus du liquide, couvrez


la casserole et faites mijoter.
Vingt minutes écoulées, les canapés étant détrem-
pés et amollis, les retirez, les déposez sur un plat
chaud et les couronnez des morceaux de vos bêtes.
270 LE GIBIER-PLUME A CHAIR NOIRE

Si la sauce est trop longue, la réduisez, la faisant

bouillir à grandes vagues et la remuant sans inter-


ruption; dès qu’elle commence à masquer la cuiller

et à épaissir, la passant au tamis, la répandez sur le

salmis et servez sans retard.


En procédant ainsi, l’on n’a point à redouter le

goût farineux communiqué au salmis par un roux


mal fait; les saveurs combinées dans de justes pro-
portions sont bien fondues, et le palais satisfait n’est

pas surpris par la violence et le feu des épices.


Le vénérable Dom Crochon, chasseur passionné,
mort en odeur de gourmandise, remplissait les

fonctions de cellerier à l’abbaye de Saint-Sulpice,


dans la vicomté de Lompnes, quand, en 1782,
Brillat-Savarin vint au couvent célébrer la fêle de
saint Bernard; c’était ce moine dont le visage était
quadrangulaire et le nez en obélisque. Dom Cro-
chon a formulé ce proverbe répandu en Bugey :

« On fait toujours plaisir aux gens en venant les


voir; si ce n’est pas en entrant, c'est en sortant. »

Je termine et parodiant le trait du moine, je dis à

mon tour : « Un avocat est toujours assuré de plaire,


si ce n'est pas en parlant, c’est en se taisant. »
MA TERRIL NATALE, ADIEU!
» t

« La cataracte retentissante me poursui-


vait comme une passion, le rocher élevé, la
montagne, la forêt épaisse et profonde et
leurs formes étaient pour moi un désir, un
sentiment, un amour. »
William Wordsworth.

J'ai souvent éprouvé de douces émotions en écri-


vant ces pages. A l’attrait de m’occuper des oiseaux,
je joignais, dans ma pensée, les images charmantes
des sites du Bugey qu’ils habitent ou qu’ils tra-
versent, et mes impressions d’autrefois renaissaient

aussi vives. Si je traitais de la caille ou de la perdrix,


je voyais le soleil couchant et la campagne colorée
des teintes qui reparaissent aux mêmes époques et

aux mêmes heures pendant le mois de septembre et

l’automne; je sentais le parfum des foins desséchés


et l’odeur des chaumes brûlés avant les semailles, je

me figurais des enfants teillant du chanvre dans les

prés ou se balançant sur des branches unies; je me


rappelais les circonstances les plus indifférentes, le
son connu de la cloche d’un village, la note dolente
d’une courtilière à la tombée de la nuit; alors j’évo-
quais le passé, les êtres chéris qui ne sont plus et
ceux que la destinée a éloignés de moi et conduits
sous d’autres cieux.
27<S MA TERRE NATALE, ADIEU î

Une vieille demoiselle du Bugey, devenue aveugle


et contrainte de sortir de son château vendu par des
créanciers, se fil conduire dans chacun des apparte-
ments ;
ne pouvant plus les voir, elle voulut les tou-
cher une dernière fois, et de ses mains débiles elle

tâtonnait, en pleurant, les murs et les meubles qui


l’avaient vue naître et qu’elle aimait, elle embrassa le

vieux chêne sous lequel elle s’était assise depuis


soixante ans.
Aux approches du départ, avant de quitter nos
riants coteaux et de descendre moins gaiement que
Léonidas au funèbre souper dont nul ne peut décli-
ner l’invitation, j’ai voulu rassembler les traditions

oubliées de la bonne cuisine de mon pays. Chaque


œuvre a son objet et son but, et la recette du gâteau
de lavaret est au moins aussi utile qu’une ode, fût-
elle de Pindare. Le corps a ses besoins plus impé-
rieux que ceux de l’esprit, et tous lés jours arrive
une heure où même les contempteurs des plaisirs de
la table préfèrent le plus mauvais dîner à un service
à la meilleure des tragédies en trois actes.
Pour mettre fin à ces discours et comme je l'ai

fait à la première page de ce volume, m’adressant


aux gourmands, je les prie d’agréer mes faibles

efforts, heureux de réserver à ce troupeau, que je

voudrais nourrir encore quelquefois, les restes d une


faim qui tombe et d’une soif qui s’éteint.
TABLE DES MATIERES

Préface 5

CHAPITRE I

La science culinaire 7

CHAPITRE II

Richesses gastronomiques du Bugey 19

CHAPITRE III

Les principes des sauces 25


Traité du bouillon de bœuf 25
Traité du jus 28
Théorie des sauces 3i
La sauce tomate.. 3&

CHAPITRE IV

Viandes de boucherie 39
Le blet de bœuf clouté de truffes noires à
Vieu, chez M. Brillât- Savarin 39"

Le gigot de mouton braisé et aux oignons. . 47


280 TABLE DES MATIÈRES

La noix de veau farcie et entourée de morilles

noires du Valromey 50
Le riz de veau aux truffes noires 52
Les oreilles de veau farcies 54

CHAPITRE V
La charcuterie 57
Le saucisson de Belley 57
Le jambon 63

CHAPITRE YI
Volailles 69
Le dindon truffé et à la gelée 69
L’abatis de dindon aux marrons 73
La poularde de la Bresse truffée et cuite à la

vapeur 74
Le gâteau de foies blonds de poulardes de la

Bresse baigné de la sauce aux queues


d’écrevisses 76
La fricassée de poulet 77
Le poulet Célesline 81

CHAPITRE VII

Légumes 83
Les cardons épineux de Tours aux truffes

noires et saucés de jus de dindon 83


Les choux-fleurs au gratin 86
TABLE DES MATIÈRES 281

Les navets de Parves 87


Les pommes de terre à la Savoyarde 90
Les raves du Jean à la crème 92
Les tomates farcies 94

CHAPITRE VIII

Ecrevisses et poissons 99
Les écrevisses cardinalisées de M. le Prieur. 99
Les croquettes de queues d’écrevisses 104
La timbale de queues d’écrevisses à la Nantua. 106
L’ombre chevalier du lac du Bourget 108
Traité du court-bouillon 113
Les quenelles et le gâteau de lavaret 115

CHAPITRE IX

Les trois pâtés de belley 121


Le chapeau de Monseigneur Gabriel Cortois
de Quinsey 121
L'oreiller de la belle Aurore 126
La toque du président Adolphe Clerc 134

CHAPITRE X
Variétés 139
La soupe au fromage 139
La rissole du Bugey 140
282 TABLE DES MATIÈRES
La fondue de Belley 143
Les farcettes 145
La timbale de macaronis 147
Le rizotlo 149
Les morilles noires du Valromey 151
Les truffes blanches à la crème 154
Le sauté de truffes noires 155
La salade de homard, de filets de volailles et

de truffes noires. . 157


Le salé du Bugey 159
Les anguries de Belley 1G0

CHAPITRE XI

Le lièvre 163
Le lièvre rôti 1G8
Les harestecks 174
Le civet de lièvre de Diane de Châleau-
morand 176

CHAPITRE XII

Théorie du rôti de gibier-plume 181


Le gibier-plume avant d’être à la broche . . . 181

Le gibier-plume à la broche 187


Pyrotechnie culinaire du rôti de gibier-plume. 195
Le gibier sur la table 202
TABLE DES MAT [EUES 283

CHAPITRE XIII

Le gibier-plume a chair blanche 209


Le becfigue 209
La caille 216
Le roi de cailles 230
La gelinotte 234
Les perdrix 238

CHAPITRE XIV
Le gibier-plume a chair noire 251
Les épinards à la crème pour canapés de
gibier de marais 251
Le gibier de marais 254
La grive 262
La bécasse du Bugey 266
Le salmis de bécasse du Bernardin dora Cro-
chon, cellerier de l’abbaye de Saint-Sulpice
dans la vicomté de Lompnes en Valromey. 273

Ma terre natale, adieu ! 277

MACON, PROTAT FRÈRES, IMPRIMEURS


,

MACON PROTÀT FRÈRES, IMPRIMEURS


.

(
.

'
RECORD OFTREATMENT, EXTRACTION, REPAIR, etc

Pressmark:

Binding Ref No: 4-*5 i

Microfilm No:

Date Particulars

OCT OO Chemical Treatment

Fumigation

Deacidification

^<2-Acv ^ £
, 0-^ ^^
Lamination

Solvents

Leather Treatment

Adhesives

Remarks

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