2010-Ecriture-Fminine-Fr-Latifa Sari .M
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Maître assistante, Université Abou Bakr Belkaid, Tlemcen.
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Latifa MOHAMED SARI
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La parole occultée ou le voile du silence …
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Djebar, A., Ces voix qui m’assiègent, Paris, Ed Albin Michel, 1999.
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La parole occultée ou le voile du silence …
non plus des mots pour le dire, mais plus profondément, plus
difficilement, plus douloureusement, chercher un dedans de la parole
pour pouvoir se dire. D’où l’idée fondamentale chez A. Djebar :
« La vérité de l’être ne s’exprime que dans les fractures, les paroles
brisées, les pertes de la voix, les cris sans voix »6.
L’histoire, dans ce recueil, s’ouvre et se referme sur les mêmes mots.
Elle bute de la même façon, contre la même impasse : celle de l’orpheline
d’Oran, celle d’Isma, celle de Yacouth, ou celle d’Annie ou de Félicie,
comme celle de l’Algérie. Elles sont toutes renvoyées vers ce silence, vers
ce blanc d’où jaillissent pourtant des souvenirs qui les tiennent.
Prisonnières, cloîtrées dans leur mutisme ; comme le souligne
l’orpheline d’Oran qui dit :
« Ce répit me renvoya à une souffrance. A un désert »7.
Plus loin, Isma s’adressant dans le silence à son amie Nawel déjà
morte :
« Je te dis, je te l’écris, comme si je désirais soudain traverser cette
frontière ».
Ö Nawel, compagne de ma vie recluse d’aujourd’hui, trois ans après
cet incendie de mon cœur, voici que je me terre…. »8.
Ainsi l’expérience de la parole impossible est liée au destin de ces
femmes. Elle est inhérente à leur enfermement : enfermement entre les
murs aveugles, les tissus opaques, les mots convenus. C’est cette
impossibilité à dire et plus encore à écrire qui caractérisera l’étape
esthétique d’A. Djebar. Ce désert de l’expression qui anesthésie le vécu à
cette impuissance des mots, s’ajoute l’exil de la langue : comme si les
mots se transforment en un voile ou un manque. Comme si cette langue
est à la fois protection contre l’agression et un empêchement à toute
communication :
« Je ne veux plus rien voir, ne plus rien dire, seulement écrire….dans
une langue muette, rendue au silence. »9, disait l’orpheline.
On dirait que les mots s’inscrivent dans une dialectique du silence et
qu’ils ne serviraient qu’à en répercuter l’écho éternellement vivant.
6
Calle.Gruber, M., Résistances de l’écriture ou l’ombilic de l’œuvre Presses, Universitaires
de Montpellier 1993, p.24.
7
Oran, langue morte, p.35.
8
Ibid, p.112.
9
Ibid, p.47.
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10
Ibid, p.372.
11
Ibid, p.117.
12
Ibid, p.372.
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Ces voix qui m’assiègent, p.51.
14
Oran langue morte, pp.245-296.
15
Clerc, J. M., Djebar, A., Ecrire, Transgresser, Résister, Ed L’Harmattan, p.161.
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17
Ces voix qui m’assiègent, p.22.
18
Ibid, p.116.
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fuser des voix qui surgissent du passé ou du présent, qui, chacune à son
tour se fait entendre et camoufle la source principale de la narration.
Se dire dans la langue de l’autre, c’est faire parler les silences pour lui
faire dire cette ombre si longtemps engloutie dans les mots. C’est aller à
la recherche d’un réel caché, d’une dimension obscure qui constituent
peut-être la véritable identité du sujet parlant. Le « je » parlant s’imbrique
étroitement avec celui de la collectivité en essayant de se rapprocher de
ceux qui sont à la fois partis mais encore là et de donner à sentir leur
présence en évoquant leur mort, et l’écriture se transforme en cri : « je
ne crie pas, je suis le cri ! » Face à la souffrance de l’arrachement et du
souvenir, les mots se transforment en plainte et l’écriture ne fait
qu’accomplir et parfaire la disparition de la langue, elle devient morte, et
le texte écrit peut devenir « palimpseste ».
«Je ne veux plus rien voir, seulement écrire, écrire dans une langue
morte, rendue enfin au silence. »19.
Ces voix qui jalonnent les récits comme un long écho d’un cri aigu qui
semble s’épaissir pour se transformer en un hurlement continu. On
entend derrière ces complaintes et ces chants la voix d’un peuple
d’ombres et de vivants, la voix d’une terre et d’un ciel, ils sont la voix de
cette « mère » muette. C’est une voix blanche et presque sans timbre,
infiniment fragile et proche de la brisure. Une douleur d’autant plus
douce qu’elle est sans remède. Comme
-Yacouth- qui
« Revit son départ trente années plus tard. Elle croise ses mains
tatouées sur ses genoux, sa robe kabyle est presque semblable à celle du
départ, Yacouth, dans le silence du soir, entonne une complainte
aigrelette, tremblée vers la fin et qui donne froid. »20.
Cette voix qui est proche de la brisure, c’est la voix de quelqu’un qui
lutte, qui revit tout un passé qu’il veut transmettre aux autres.
Ainsi, la narratrice se voit chevaucher avec de telles ombres, avec
aussi ces voix d’invisibles, chevauche une langue de mouvement qui
s’invente tout le long de ces nouvelles à écrire...peu à peu, le rythme lent
s’emporte.
« Je ne sais plus si ce sont les autres en moi (les mères, les sœurs, les
aïeules) qui nous emportent ou si c’est la langue d’écriture, ni dominée,
ni envisagée, simplement habitée, donc transformée, qui nous emmène,
19
Oran, langue morte, p.40.
20
Ibid, pp.57-60.
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nous entraîne, moi et les autres femmes, toutes celles bien sûr de ma
mémoire populeuse et ce, par des voix qui tâtonnaient à se vouloir
plurielles»21.
Indiquer les choses par des ellipses, faire imaginer même ce que le
lecteur ne voit pas. Telle serait en définitive la quête esthétique d’Assia
Djebar. Issue peut- être de ce métissage de langues et de cultures, elle a
su détourner l’évidence rationnelle de la langue française, sa clarté
logique, grâce aux apports d’une autre langue chuchotée par des femmes
dans leur repliement, dans le chant assourdi d’un passé :
« où la réalité devient légende, où l’histoire devient fiction, ombre
de la vie, double enrichi par la subjectivité et le fantasme»22.
L’essentiel c’est écrire :
« Ecrire pour panser les blessures et repenser la mémoire, sa durée
intérieure et ce, par des langages qui tâtonnaient à se vouloir pluriels »23.
Et la narratrice orpheline le confirme dans la première nouvelle :
« Je pars car je ne veux plus rien voir, ne plus rien dire : seulement
écrire dans une langue muette, rendue enfin au silence…»24.
Ce silence, ce mutisme, la narratrice le perçoit aussi lourd que le voile
des femmes.
Le langage littéraire n’est rien d’autre enfin de compte, que le sens de
l’existence qui le porte. Le style d’Assia. Djebar est donc bien une voix.
Mais elle laisse supposer que cette voix risque bientôt de ne plus se faire
entendre que comme un écho affaibli, en espérant que l’avenir de l’œuvre
va peut-être s’éclater en d’autres voix.
21
Ces voix qui m’assiègent, p.138.
22
Laurette, P., Poétique et Polyphonie, Paris, Ed L’Harmattan, 1995, p.27.
23
Ces voix qui m’assiègent, p.219.
24
Oran, langue morte, p.48.
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