Topographies Du Souvenir - WITTE, Bernd (Dir.)
Topographies Du Souvenir - WITTE, Bernd (Dir.)
Topographies Du Souvenir - WITTE, Bernd (Dir.)
http://books.openedition.org
Édition imprimée
Date de publication : 1 janvier 2007
ISBN : 9782878543735
Nombre de pages : 192
Référence électronique
WITTE, Bernd (dir.). Topographies du souvenir : « Le Livre des passages » de Walter Benjamin. Nouvelle
édition [en ligne]. Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2007 (généré le 05 mai 2019). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/psn/6089>. ISBN : 9782878548105.
Les passages de Paris, lieux de mémoire de la « capitale du XIXe siècle », haut lieu du capitalisme
triomphant, ont été au centre des recherches et réflexions de Walter Benjamin durant son exil en
France dans les années 1930. Publié pour la première fois en 1982, le Livre des passages, oeuvre
foisonnante et inachevée est devenu un véritable mythe, mine inépuisable de matériaux pour la
recherche universitaire et lieu de convergence de tous les discours postmodernes.
First published in 1982, «The Arcades Project», a profuse and unfinished work, has become a true
myth. It is an inexhaustible mine of materials for academic research and a place of convergence
of all postmodern discourses. This volume’s contributions explore a few of the countless reading
and reflection perspectives opened by this atypical book. It is itself an «arcade» where the
remains of a vanished past illuminate our present and announce the future.
2
SOMMAIRE
Histoire et méthode
Philologie et actualité
Jeanne-Marie Gagnebin
De la philologie
De l’actualité
3
Correspondances
Temples et passages
Expériences de seuil chez Benjamin et Heidegger
Willem Van Reijen
Benjamin, passages, philosophie de l’histoire
Heidegger
Remarques finales
Espaces publics : espace de la ville et espace du politique chez Walter Benjamin et Jacques
Derrida
Dario Gentili
4
1 Si la recherche de lieux de mémoire connaît une telle vogue aujourd’hui, c’est parce que
la mémoire collective est de moins en moins agissante dans la société, parce que la
possibilité d’une transmission de l’expérience s’est affaiblie à mesure que les sociétés
contemporaines se sont individualisées, ne reconnaissent plus de norme sociale valable
pour tous et laissent donc aussi chacun libre de décider ce qui, du passé, lui semble digne
d’être transmis. Les lieux de mémoire sont le fruit d’un ultime effort désespéré pour faire
coïncider l’expérience subjective personnelle avec la conscience publique qui s’est
sédimentée dans les objets du monde extérieur que perçoivent nos sens. Ou plutôt : pour
faire en sorte que cette expérience collective qui s’ignore prenne conscience d’elle-même.
Les lieux de mémoire ne peuvent plus fonder une identité sociale, ils ne peuvent que
convaincre le lecteur individuel. Vus sous cet angle, ils sont une forme déficitaire de la
mémoire culturelle.
2 Dans le Livre des passages, la grande œuvre de sa période tardive à laquelle il a travaillé
entre 1933 et 1940 dans son exil parisien, Walter Benjamin a essayé de lire Paris « la
capitale du XIXe siècle » en tant que lieu de mémoire. Au XIXe siècle déjà, par exemple
dans les Lettres de Paris de Ludwig Börne ou le Lutetia de Heinrich Heine, la capitale
française avait fait l’objet d’une lecture topologique qui cherchait à y saisir la situation de
la conscience publique et de la vie culturelle de l’Europe. Benjamin s’insère dans cette
tradition, mais dans des conditions médiatiques et un contexte historique totalement
différents. Heine était venu à Paris pour fuir la Restauration metternichienne, espérant
trouver ici la liberté de pensée et un champ d’action politique. Benjamin a fui le national-
socialisme pour une ville dont on allait découvrir très vite qu’elle était elle-même
menacée d’être agressée par l’Allemagne national-socialiste.
3 La méthode du travail entrepris par Benjamin est déterminée essentiellement par le fait
que, depuis le début du XIXe siècle, les médias par lesquels s’expriment l’art et la culture
se sont fondamentalement modifiés. Benjamin a conscience qu’au lieu de la reproduction
mécanique de l’information par les techniques de l’imprimerie traditionnelle ou
5
analyse de la mémoire involontaire chez Proust. En considérant que le choc comme forme
de perception individuelle est l’équivalent métaphorique du choc comme forme de la
production sociale, il donne à la mémoire privée d’un Baudelaire des fondements
matérialistes ; il tente ainsi de constituer de force l’expérience d’un individu en
expérience collective pour la rendre par là même transmissible. Les cinq autres
thématiques prévues n’auraient pas permis un tel dévoilement philologique de
l’expérience sociale3. Leur réalisation n’a donc pas été empêchée seulement par des
raisons extérieures, mais surtout à cause de leurs contradictions internes.
6 Lorsque, durant l’hiver 1939-1940, Benjamin reprend son travail sur ce projet retardé par
les objections de Max Horkheimer et Theodor W. Adorno au sujet du chapitre sur
Baudelaire, il se concentre d’abord sur la consolidation des bases méthodologiques de ses
interprétations philologiques. Il lui apparaît alors que la crise de la transmissibilité se
manifeste dans le naufrage des acteurs de l’institution littéraire. Avec Apollinaire, il
constate la mort de l’écrivain, et avec Baudelaire les difficultés qu’éprouve le lecteur avec
la poésie lyrique, qui « ne garde plus qu’exceptionnellement le contact avec le vécu [de
celui-ci] » (GS I, 608). Ce n’est pas par hasard qu’il affirme que les Fleurs du Mal ont été
écrites pour les « lecteurs les moins aptes » à les comprendre et doivent être appelées
pour cela un livre « classique ». Ces mots impliquent que la poésie lyrique doit être
considérée comme texte canonique de la modernité, de l’ère de l’individualisation.
Pourquoi ? Parce qu’elle se présente a priori comme un texte incompréhensible. Elle ne
peut donc être lue qu’accompagnée d’un commentaire, ce qui signifie que dans la
modernité le rapport entre l’écrit canonique et le commentaire s’est inversé. Si, à
l’origine, l’Écriture Sainte devait être rendue lisible par le commentaire, dans la
modernité le texte séculier n’accède au rang de texte canonique qu’à travers le
commentaire.
7 Tout d’abord Benjamin s’assure de « l’armature théorique » de son entreprise en
montrant avec Bergson que « la structure de la mémoire est décisive pour la philosophie
de l’expérience ». « En effet, l’expérience est affaire de tradition, dans la vie collective
comme dans la vie privée ». Cela signifie que sans décryptage de l’expérience humaine
passée, qu’on retrouve comme vie vécue dans les textes des ancêtres, les données de
l’expérience du présent restent muettes aussi. Dépassant la perspective anhistorique du
philosophe et reprenant les catégories développées dans l’essai Le narrateur, Benjamin
s’efforce de trouver une « détermination historique de l’expérience. » (GS I, 608). À l’aide
de la notion de mémoire involontaire qui gouverne l’œuvre de Proust, il montre qu’à
l’époque du roman l’ouverture d’un espace de mémoire et par conséquent la possibilité
d’une identité individuelle ou collective sont laissées au hasard. La prédominance de la
presse en matière d’information, provoque le « dépérissement » de l’expérience. C’est
contre ce stade de l’évolution historique des médias que Baudelaire a réagi dans sa
poésie : le choc auquel l’individu est exposé de manière multiple dans la modernité
sociale triomphante, par exemple comme habitant d’une grande ville pris dans la foule,
comme travailleur dans la production mécanisée ou comme objet de la reproduction
photographique, n’est pas seulement le sujet central de ses poèmes, cette expérience
détermine également leur structure. C’est pourquoi, à l’issue de sa lecture intensive,
Benjamin conclut que la charge d’expérience que contiennent les poèmes de Baudelaire
peut se résumer par une notion qui « désigne le prix à payer pour éprouver la sensation
de la modernité : la destruction de l’aura par l’expérience du choc. » (GS II, 653). Ce qui
7
II
8 C’est aujourd’hui seulement que les conclusions que Benjamin a tirées de son analyse de
la situation historique et de l’état d’évolution des médias au XIXe siècle, et qui ont
déterminé sa vision de son propre présent, sont devenues pleinement réalité. Le moteur
de recherche américain Google s’est fixé comme objectif de rendre accessible tout le
savoir du monde à travers l’Internet. C’est pourquoi sa direction fait scanner depuis 2004
les textes des livres de six universités américaines de premier plan pour les mettre en
ligne sur la « toile ». Entre temps, des bibliothèques universitaires européennes ont
également rejoint ce programme, en particulier celles d’Oxford et de Munich. Les
réticences qui se sont exprimées dans l’opinion publique à propos de ce projet
gigantesque ont porté surtout sur le respect des droits des auteurs et des éditeurs4. On n’a
pas vu que la globalisation électronique du savoir ne peut pas être la réalisation du rêve
ancestral de l’humanité d’une bibliothèque universelle. Au contraire, cela signifie que les
livres eux aussi sont intégrés dans les archives électroniques globales. Les bibliothèques
qui participent à ce projet sapent, ce faisant, la légitimité de leur propre existence. Elles
permettent que l’expérience conservée dans ces écrits soit retransformée en simple
information et, par là, soustraite à la mémoire culturelle, car l’écrit conservé en mémoire
électronique quitte la chaîne de la tradition des auteurs et des lecteurs.
9 En même temps, les traces de la vie vécue s’effacent des lieux de mémoire. Dans les
vieilles villes européennes, qui pouvaient être considérées comme les concrétisations
exemplaires de ce vécu, les monuments et édifices historiques sont de plus en plus
souvent remplacés par des répliques et des imitations. Les villes ne vieillissent plus. Là
aussi la reproductibilité électronique joue un rôle décisif. Si la vieille ville de Dresde
détruite par les bombes ou le centre de Berlin ont pu être reconstruits et rénovés
fidèlement dans tous leurs détails, cela n’a été possible que grâce à la réalisation sur
ordinateur de fac-similés des édifices originaux. C’est ainsi que sont effacées les traces de
l’histoire et, avec elles, l’expérience humaine qui, à travers elles, se révélait aux yeux du
spectateur. Pour ne pas parler des mégalopoles du nouveau monde où, comme à Los
Angeles, toute la physionomie de la ville est transformée en l’espace d’une génération, ce
qui empêche le processus de vieillissement, ou des conurbations du tiers-monde qui ne se
sont concentrées en villes qu’au cours des dernières décennies. Lorsqu’on observe une
ville comme São Paulo, elle apparaît à l’observateur comme une sorte de royaume des
ombres dont les gratte-ciel, dans leur uniformité, semblent à la fois inachevés et tomber
déjà en ruines. C’est l’uniformité de ce qui ne change jamais qui se matérialise dans cette
architecture. Même les plus attentifs déchiffreurs de traces, même Heine et Benjamin, ne
sauraient plus trouver dans ces villes une quelconque tradition rappelant des expériences
passées.
10 Cela signifie-t-il que la possibilité d’une tradition a totalement disparu ? Sommes-nous
coupés totalement de l’expérience des générations antérieures ? Dans son dernier essai,
Benjamin découvre dans les poèmes de Baudelaire quelque chose comme une expérience
« qui cherche à s’établir à l’abri des crises. » En prenant pour exemple la grande œuvre
d’art, le « Beau », il esquisse la seule manière dont la tradition peut se constituer dans la
modernité. Se référant à son essai ancien La tâche du traducteur, il assigne à l’écrivain la
8
III
NOTES
1. Les références des citations tirées de l’œuvre de Walter Benjamin sont présentées dorénavant
dans le texte avec le sigle GS (= Gesammelte Schriften, édité par Rolf Tiedemann et Hermann
Schweppen-häuser, 7 vol., Francfort/Main, 1972 et suiv.), et les lettres avec le sigle GB (=
Gesammelte Briefe, édité par Christoph Gödde et Henri Lonitz, 6 vol., Francfort/Main, 1995 et suiv.)
2. Dans « Entre mémoire et histoire », introduction au tome 1 des Lieux de mémoire, Gallimard,
Paris, 1984, Pierre Nora écrit également, p. XXVI : « toute la société vit dans la religion
conservatrice et dans le productivisme archivistique ».
3. Benjamin, lettre à Theodor W. Adorno du 23 février 1939 : « on est philologue ou on ne l’est
pas ». (GB VI, 224)
4. Cf. sur ce sujet Hannes HINTERMEIER : « Daten sind Macht. Suchmaschine auf dem Vormarsch:
Google will alles wissen », in Frankfurter Allgemeine Zeitung, 2 octobre 2006, p. 35.
10
AUTEUR
BERND WITTE
Professeur à l’Institut d’études germaniques –Heinrich-Heine-Universität Düsseldorf.
11
Irving Wohlfahrt
« œuvre », Passagen-Werk) reste étonnamment peu étudié. Loin d’être parvenu au stade
de la « lisibilité »2, il semble être devenu invisible du fait même de sa visibilité. Tels des
lilliputiens, les chercheurs qui croient se pencher sur lui se déplacent sur cet énorme
corps de lettres sans voir les mots écrits en gros caractères, les enseignes et panneaux qui
crèvent les yeux.
norme », avait écrit un autre illuminé profane10. À quoi fera écho l’invocation par
Benjamin du « véritable état d’exception »11.
9 Plutôt que d’essayer de résumer l’état actuel de la recherche, je risquerai ici une
hypothèse visant à cerner la raison pour laquelle on s’est si vite détourné de ce travail
tant attendu et, ce faisant, de la dimension la plus essentielle de la pensée de Benjamin.
10 Dans son « Introduction » de 1982, Rolf Tiedemann, l’éditeur des Œuvres Complètes, met
en garde contre des attentes excessives. Ce livre, écrit-il, soulève autant de problèmes
qu’il en résout. Il se fait ainsi l’écho de son maître, Adorno, qui fut d’autant plus déçu par
le décalage entre la masse des matériaux et leur manque de théorisation qu’il avait vu
dans la Passagenarbeit la promesse de l’œuvre philosophique la plus décisive de l’époque.
Devant le champ de ruines que constituaient les feuillets du manuscrit, Adorno conclut
que seul Benjamin lui-même aurait pu mener le projet à bien12.
11 Nuançant ce propos, Tiedemann maintient que « seule la lecture et l’étude de toutes les
notes, de toutes les citations, fussent-elles les plus humbles, peuvent faire comprendre
pleinement les intentions de Benjamin »13. S’il est inutile de vouloir « reconstruire ce qui
ne fut jamais construit », Benjamin avait « pourtant “organisé” ses matériaux jusqu’au
point où son intention ne “saute” certes pas aux yeux [“herausspringen”], mais n’échappe
pas non plus à une étude intensive »14. Près d’un quart de siècle plus tard, cette
hypothèse n’a toujours pas été mise à l’épreuve.
12 Benjamin lui-même serait-il parvenu à réaliser son projet ? Adorno oscille entre deux
attitudes contradictoires. Tout en affichant une confiance sans réserve dans la capacité
dont aurait fait preuve Benjamin d’y parvenir dans des circonstances normales, il émet
un doute persistant, hegelien, quant à la visée du projet telle qu’il la comprend : laisser
parler les matériaux eux-mêmes et substituer une pratique du montage au travail
conceptuel. Tiedemann considère cette interprétation des intentions de Benjamin comme
un malentendu15, mais il s’interroge à son tour sur la faisabilité d’un projet consistant à
refondre la théologie, dont la pensée de Benjamin s’était imprégnée, dans le creuset du
matérialisme historique. Il emboîte ainsi le pas à Jürgen Habermas qui, de manière plus
tranchée, avait dit, en 1972, du projet de Benjamin que c’était une manière de vêtir le
matérialisme historique d’habits de moine16. Par là même, Tiedemann et Habermas
reprennent chacun pour son compte, mais de l’autre bord, les objections faites par
Scholem au début des années 1930 contre les amalgames que pratiquait Benjamin entre
théologie juive et matérialisme historique. Adorno, pour sa part, conclut son essai de 1950
sur Benjamin en décrivant son originalité – le fait d’avoir réuni Aufklärung et mystique
« une dernière fois » – comme le « paradoxe de la possibilité de l’impossible » 17. À la
différence de Scholem, Habermas et Tiedemann, il souscrit sans réserve à ce paradoxe.
Ses divergences avec Benjamin à propos de la Passagenarbeit portent uniquement sur la
manière de faire aboutir le projet.
13 (Évoquons au passage un paradoxe supplémentaire : comment celui qui accomplit un
tour de force pour la dernière fois peut-il être un modèle, comme le fut cependant Benjamin
pour Adorno ?)
14 Ainsi, avant même la parution de la Passagenarbeit, certains des meilleurs lecteurs de
Benjamin – son premier et seul « disciple » et deux héritiers de celui-ci – avaient
exprimé des doutes divers, voire contradictoires, à son égard. Et depuis ? Devant les
débris d’un projet d’un abord forcément ingrat, et peut-être problématique dans sa
conception même, on s’est contenté jusqu’ici, tel le flâneur historiciste décrit par
15
actualité (thèses VII-X) ; et, d’autre part, saisir au passage – dans le Maintenant – l’image
du passé qui correspond au présent ainsi dégagé (thèses V-VII). Axiome de base : on part
toujours, bon gré mal gré, de son époque. Le « tournant copernicien dans
l’historiographie »28 consiste à considérer le présent comme son seul point fixe et le passé
comme étant en gravitation autour de lui29. Historiser le présent, c’est actualiser le passé30
.
22 Reculer pour mieux sauter, c’est approfondir le rêve qu’est le passé pour pouvoir en
émerger. Cette opération comporte un double recul et un triple saut. Autant de
mouvements et d’arrêts simultanés, en arrière, en avant, de côté. « Prophète à rebours »
(rückwärts gewandter Prophet)31, l’historien matérialiste s’écarte du présent « dans la
mesure du possible »32 et lui « tourne le dos », comme l’Ange de l’Histoire 33. Deuxième
recul : ce faisant, il saute en arrière. C’est le fameux « saut de tigre dans le passé » (
Tigersprung ins Vergangene) de la thèse XIV34, qui coïncide avec le « même saut » en sens
inverse, celui qui permet de « prévoir, pour ainsi dire, le présent »35, voire – troisième
saut qui prolonge le deuxième – d’effectuer « sous le ciel libre de l’histoire […] le saut
dialectique, la révolution telle que la concevait Marx »36.
23 Le mot Sprung a deux sens : « saut » et « faille »37. La faille interne des phénomènes
dément leur apparente homogénéité. Seules ces « aspérités (-Schroffen und Zacken) […]
offrent une prise (Halt) à qui veut aller au-delà »38. Ainsi les deux sens de Sprung se
rejoignent-ils : c’est à partir de la faille qu’on peut effectuer un saut. « Le sauvetage
s’accroche à la petite faille/au petit saut dans la catastrophe continuelle »39. Aussi totale
et homogène qu’elle puisse paraître, celle-ci n’est jamais un bloc lisse et infaillible.
24 La faille est celle du temps historique qui s’accumule dans les phénomènes et les
transforme en bombes à retardement virtuelles40. L’étincelle qui libère leurs énergies,
c’est l’éclair qui passe entre les époques. Dans chaque Maintenant « la vérité est chargée
de temps jusqu’à en exploser (bis zum Zerspringen geladen) »41. Cet éclatement renvoie à
l’Origine (Ursprung) en tant que « phénomène originaire » (Urphänomen) accessible à une
« recherche des origines » (Ursprungsergründung)42. Si l’on intercale entre les notes de la
Passagenarbeit la « Préface épistémocritique » de l’Origine du drame baroque allemand, qui
esquisse toute une « science de l’origine » de provenance ouvertement théologique, on
peut dire que la faille s’inscrit dans les choses comme l’indice temporel de leur chute dans
l’Histoire et de leur rapport à l’Origine.
25 C’est donc en citant leur part d’origine que l’on peut sauver les choses. Selon la thèse
XVII, cette technique consiste à « extraire de force » (heraus-sprengen) une époque
déterminée hors du cours homogène de l’histoire, à extraire de cette époque une vie
déterminée, et de l’œuvre de cette vie une œuvre déterminée, chaque fois pour sauver le
tout dans la partie43.
26 Et « ainsi de suite jusqu’à l’infini »44, pourrait-on ajouter en intercalant cette fois la
logique de l’apocatastase esquissée dans un fragment de la Passagenarbeit. Filons les
diverses métaphores de Benjamin : à force de répéter le tri critique opéré sur la masse
préalablement exclue et de « remettre en place »45 les fragments, un par un, dans la
grande « mosaïque »46, on finira par tout inclure dans l’arche du salut. Mais si la vérité
reste une « unité sans faille » (sprunglose Einheit)47, les failles dans le « vase » brisé48
resteront jusqu’à nouvel ordre son meilleur indice.
17
La conjoncture
27 Dans son essai magistral « Paris capitale du Front populaire »49, Philippe Ivernel a
montré comment la théorie benjaminienne de l’histoire comme « conjoncture » entre
deux époques est mise en œuvre dans la Passagenarbeit comme « constellation » entre le
dix-neuvième siècle, le fascisme montant, l’antifascisme du Front populaire et l’échec de
celui-ci, dû au lourd passif qu’il hérite, précisément, du dix-neuvième siècle. La recherche
historique est donc bel et bien déterminée ici par l’urgence politique. Le travail sur les
passages n’est pas aussi dépourvu de théorie qu’Adorno voulait bien le croire. Seulement,
ce n’est pas la sienne.
28 Se pose dès lors la question incontournable de savoir si l’on peut aujourd’hui réactualiser
la théorie de l’histoire esquissée dans les thèses et mise en œuvre dans la Passagenarbeit.
Car la théorie en question enjoint l’historien de partir de son présent et lui signifie qu’en
tout état de cause il ne peut pas faire autrement.
29 Chaque nouvel objet requiert, selon Benjamin, une nouvelle méthode50. Sa théorie de
l’histoire vaudrait-elle donc uniquement pour la Passagenarbeit ? Ou serait-elle applicable
à toute historiographie et à toute conjoncture ? Cette deuxième hypothèse soulève une
nouvelle série de questions, dont celle-ci : avec quelle époque antérieure, et à l’intérieur
de celle-ci, avec quelles vies et quelles œuvres déterminées, notre époque serait-elle
entrée en « constellation » ? La Passagenarbeit compte-t-elle aujourd’hui parmi les
rendez-vous à ne pas manquer ? Ou de tout autres rencontres se sont-elles imposées
entre-temps, et si oui, lesquelles ? Ou bien l’idée même de rendez-vous ne serait-elle plus
à l’ordre du jour ? Mais comment être sûr qu’elle ne l’est pas ?
30 Limitons-nous ici à notre question de départ. Peut-on expliquer grâce à l’idée de
conjoncture pourquoi aucun rendez-vous, aucune conjoncture ne semble plus exister
entre l’époque actuelle et la Passagenarbeit ? Quelle conjoncture préside aujourd’hui à
cette non-conjoncture ? Pourquoi (pour emprunter à Benjamin la métaphore que lui
inspire le sort de l’expérience à l’époque moderne) le cours de l’action Benjamin n’a-t-il
pas cessé de baisser51 ? Cette chute en valeur réelle, négociable52, est à peine masquée par
une inflation de tous les « accessoires » (biographie tragique, vie romancée, films,
saupoudrage de citations chic, etc.). Tout se passe comme si on avait vendu l’entreprise à
la concurrence tout en gardant l’aura de son enseigne.
31 Que s’est-il passé ? Esquissons à grands traits une thèse globale qui, pour n’avoir rien
d’original, semble être la plus plausible. Depuis quelques décennies, le monde est entraîné
dans un vaste mouvement de mondialisation qui s’est accéléré depuis la chute du mur de
Berlin et qui, l’échec du mouvement estudiantin aidant, a mis la gauche au pas53. La (non)-
réception de la Passagenarbeit ne serait qu’un petit symptôme de ce vaste renversement de
conjoncture géopolitique et culturel.
32 Le vocable qui a surgi en Allemagne pour décrire la version locale de cette conjoncture
globale est le néologisme Tendenzwende. Or Ivernel, en décrivant le présent à partir duquel
Benjamin reprend son travail sur les passages (à savoir la séquence 1934-1937 où naît et
meurt son espoir que le Front populaire pourra être une force de résistance au fascisme
montant), rappelle un tout autre renversement de conjoncture – celui que Johannes R.
Becher appelle en 1934 le « Grand Tournant » pour désigner la nouvelle orientation du
parti communiste décidée par le pouvoir soviétique et consacrée par le Congrès des
18
écrivains soviétiques d’août 1934 et le Congrès pour la défense de la Culture tenu à Paris
en juin 193554. À ce parallèle, certes hypothétique et lointain, entre le « Grand
Tournant » mis en place par le pouvoir soviétique de 1934 et celui effectué par la gauche
européenne depuis la fin des années 1970 sous la dictée cette fois-ci de la prétendue force
des choses, ajoutons-en un autre. Toujours selon Ivernel, le « plus violent éclat » de
l’auteur des thèses vise non pas l’ennemi fasciste lui-même, dénoncé comme
« Antéchrist », mais « les politiciens en qui les adversaires du fascisme avaient mis leur
espoir » et qui, gisant à terre, « aggravent encore leur défaite en trahissant leur propre
cause »55. Ne pourrait-on pas voir une certaine analogie entre cette défaite/trahison et la
manière dont la gauche a, de nos jours, non seulement subi une défaite historique sur
toute la ligne mais s’est empressée de la ratifier ?
33 Revenons aux conjonctures successives qui ont marqué l’accueil réservé à l’œuvre de
Benjamin. Les deux volumes des Ecrits (Schriften), publiés en 1955, atteignent un public
relativement restreint. C’est le mouvement de 1968, ce deuxième « mouvement de
jeunesse » de la société allemande, allié au besoin de cette jeunesse dite « anti-
autoritaire » d’opposer au père vivant qu’était Adorno un père mort plus radical, qui a
fait de Benjamin une « icône de la gauche » (Werckmeister) et a fait rayonner sa pensée
pendant une quinzaine d’années. Et c’est avec le retrait de cette vague que l’œuvre de
Benjamin commence à ressembler à l’un de ces objets échoués sur la plage à marée basse
que l’on trouve dans certaines peintures surréalistes. En cela, elle partage le sort de la
« pensée soixante-huitarde » en général56.
34 L’image de la « vague » qui se retire figure chez Benjamin dans l’essai de 1929 sur le
surréalisme57. Ce dernier aurait le premier « mis le doigt sur les énergies
révolutionnaires qui se manifestent dans le “suranné” », dont les passages parisiens
constituent un des lieux privilégiés58. Surgit alors une nouvelle question. Le travail de
Benjamin sur les passages serait-il, à son tour, passé de mode ? Recèlerait-il alors, lui
aussi, les énergies révolutionnaires du « suranné » (das Veraltete) – cet effet du mode de
production capitaliste décrit par Marx dans le Manifeste du Parti communiste ? Serait-il lui
aussi une bombe à retardement ?
35 Pourquoi donc n’explose-t-il pas ? Peut-être parce que sa publication tardive a coïncidé
avec les débuts de la Tendenzwende. La Passagenarbeit avait trop misé sur le potentiel
politique de sa propre conjoncture historico-politique pour ne pas être exposée de plein
fouet à celle dans laquelle elle est tombée.
question des thèses de Benjamin, qu’il interprète comme variante de l’historicisme et non
plus comme son antidote matérialiste. Dans la même optique, il a récemment publié un
livre dans lequel Marx et Heidegger apparaissent comme deux variations d’un seul et
même paradigme60.
38 • Si Bolz, dans son essai « Die kopernikanisch gewendete Geschichte » (« La révolution
copernicienne de l’histoire »), égrène le propos de Benjamin « comme un chapelet » 61, il
ne tardera pas, par la suite, à épouser la Wende et à renier ses anciens maîtres à penser.
Comme les travaux de Kittsteiner, son livre majeur fait apparaître les adversaires d’antan
(Benjamin, Schmitt, Jünger…) comme autant de variantes d’un seul paradigme :
« l’extrémisme philosophique »62.
39 • Dans son introduction « Ein ungeschriebenes Buch lesen » (« Lire un livre non écrit »),
Witte prétend que le projet du livre sur les passages a échoué « surtout à cause de ses
contradictions internes ». Son argumentaire a la forme d’un syllogisme : a) le projet
n’aurait pu aboutir que si son auteur s’était résolu à dominer ses matériaux ; b) or
Benjamin renonce à tout exercice de domination, même littéraire, celle-ci étant
synonyme d’exclusion et donc moralement et politiquement inadmissible ; c) il se prive
ainsi des moyens de faire autre chose que d’accumuler des matériaux et des fragments de
pensée. Ensuite Witte « sauve »63 la Passagenarbeit de la faillite à laquelle il vient de la
vouer en projetant son propre libéralisme sur Benjamin :
Dans l’impossibilité d’écrire une œuvre s’annonce l’utopie d’une écriture et d’une
lecture purifiées des éléments de violence dont elle avait subi l’impact. Considéré
de cette manière, le texte « pur » n’exclut personne, exigeant au contraire
l’inclusion de tous les lecteurs. Chacun d’entre eux peut et doit devenir son propre
« ange de l’histoire ». Les lectures infiniment plurielles rendues possibles et
exigées par la fragmentation de la Passagenarbeit pourraient constituer le sujet
collectif, qui s’est refusé à l’auteur […] dans la situation historique concrète des
années trente. Tel est l’espoir utopique qui sous-tend cette conception 64.
40 À chacun, donc, sa lecture ; et de cet individualisme généralisé émergera, comme dans la
fameuse théorie de la « main invisible », la coexistence pacifique de tous dans un monde
sans exclusion ni violence. Chez Witte (et, selon Witte, chez Benjamin), la communauté
virtuelle des lecteurs prend le relais du collectif politique qui se serait « refusé » à lui.
Substituer cette « utopie » idéaliste à l’échec historique de l’espoir politique qui porte le
travail sur les passages, et ce, au nom de Benjamin et de la non-violence, c’est faire
violence au propos de la Passagenarbeit et à toute véritable réflexion sur la violence et
l’exclusion. C’est, d’un seul et même geste, refuser Benjamin et l’idéaliser. C’est clore le
dossier sur son « échec ».
41 Bien d’autres exemples pourraient illustrer ce « changement de tendance »65.
« Benjamin jouit d’une conjoncture favorable (hat Konjunktur) », écrit Bolz en 1992,
« mais est-il pour autant actuel ? »66 C’est le contraire qui me semble être le cas : la
conjoncture est défavorable à sa pensée, mais est-elle pour autant inactuelle67 ? Certes,
elle continue à constituer une référence incontournable dans divers domaines : histoire
et théorie de la ville, de l’architecture, du film, de la photographie et des médias. Mais
depuis un bon quart de siècle, son œuvre est tombée dans le domaine des « biens
culturels »68 et universitaires. Évidemment, il ne s’agit pas là d’un cas isolé mais d’une
tendance lourde. Le même destin a frappé toute la dimension subversive et anti-
institutionnelle de la (contre-)culture moderne69.
42 Telle serait la conjoncture à l’abri de laquelle on s’accorde trop facilement pour dire que
la Passagenarbeit n’est qu’un vaste chantier en ruines et que toute tentative de
20
reconstruction serait contraire à ses propres intentions. Agitant trop vite l’épouvantail de
l’historicisme, on légitime la visite touristico-historiciste des ruines, y compris la collecte
de souvenirs.
43 À cette contradiction s’en ajoute une autre. Si les études benjaminiennes se sont, pour la
plupart, cantonnées dans une prudente « philologie », peu d’efforts philologiques ont été
consacrés jusqu’ici à la Passagenarbeit. Grand partisan de la philologie, Benjamin jugeait le
travail universitaire de son époque largement déficient dans ce domaine70.
44 Bref, il est nécessaire, et nullement historiciste, d’étudier jusqu’à quel point on peut – et
ne peut pas – reconstruire la Passagenarbeit, ses enjeux, ses méthodes de travail, ses
techniques de citation, etc. Un groupe de travail va s’atteler à cette tâche à Paris au cours
de l’année 2005-2006.
45 En même temps, Benjamin nous aura appris, une fois pour toutes, que l’on ne peut pas re
construire, voire revivre, le passé tel qu’il s’est « réellement passé » (thèse VI) ; et qu’il
s’agit, comme chez Freud, de construire à nouveau chaque fois la conjoncture passé-
présent. La question est donc de savoir si un travail équivalent peut être fait aujourd’hui
sur notre époque et comment il pourrait prendre le relais de la Passagenarbeit. Autant de
questions immenses et ouvertes qu’on ne peut trancher d’avance que par résignation ou
par manque d’esprit scientifique.
46 Certains des meilleurs chercheurs n’hésitent pourtant pas à dire aujourd’hui tout haut ce
que d’autres pensent tout bas : que la pensée de Benjamin n’est plus à l’ordre du jour 71.
Mais un consensus n’est pas une preuve. Ce n’est pas le public, écrit Benjamin, qui est le
critère de la véritable actualité72. Son idée qu’il existe un « rendez-vous secret entre les
générations passées et la nôtre » (thèse II) suggère, au contraire, que la conjoncture peut
(se) passer derrière notre dos. L’idée qu’il faille être « astrologue »73 pour pouvoir lire
une constellation n’est pas forcément ésotérique74. Une « astrologie rationnelle »75 peut
être l’avant-garde du sens commun.
47 Le fait que nos générations ne se sentent plus en phase avec le modèle benjaminien n’est
certes pas en soi la preuve a contrario qu’un rendez-vous secret persiste, plus enfoui que
jamais. Pareil raisonnement serait circulaire, sinon sectaire, voire paranoïaque.
Comment, en effet, interpréter la « conjonction » suivante ? Tandis que les partisans de
Benjamin s’enthousiasment pour sa théorie et sa pratique d’une historiographie
matérialiste axée sur l’idée d’une conjonction objective, mais largement inconsciente,
entre les époques, cette idée n’a nullement convaincu les historiens eux-mêmes, qui ne se
sentent visiblement pas concernés par la tentative historiographique de la Passagenarbeit 76
. Comment, par exemple, lire ensemble les thèses de Benjamin et la Brève Histoire du
vingtième siècle d’Eric Hobsbawm ? Et, pour changer de discipline, comment se fait-il que
la pensée politique de Benjamin se trouve prolongée aujourd’hui par un seul philosophe,
Giorgio Agamben, et ceci avec un ultra-radicalisme fort discutable ?
48 Le relatif silence autour de Benjamin – et surtout de ce qu’il représente – est sans doute
un phénomène très mêlé qui témoigne en partie d’une authentique perplexité. Nous
savons que sa pensée exige d’être réactualisée, mais nous ne savons pas comment nous y
prendre, et nous nous réfugions souvent, devant l’énormité du problème, dans de petites
tâches ménagères. Le chantier n’a, en effet, presque pas de limites. Réélaborer
aujourd’hui la Passagenarbeit exigerait de retravailler tout l’héritage historico-politique
du XXe siècle, tous ses livres noirs, de droite, de gauche et du centre, la faillite des
communismes réels, et ce qui doit rester du marxisme si l’on veut avoir des chances
21
Passagenarbeit s’efface, tel le petit bossu des thèses, derrière ses trouvailles de la
Bibliothèque Nationale. En voici une : « Bibliothèque où les livres se sont fondus les uns
dans les autres et où les titres se sont effacés »95. Effacer les titres, s’effacer soi-même96,
tel est le bonheur de la Passagenarbeit97.
58 Telle est aussi la tâche qu’elle lègue à ses éventuels héritiers : échanger son moi contre
un réveil collectif plus anonyme98. Le « mandat social » et le sujet collectif faisant défaut
aujourd’hui comme naguère, il faudra sans doute continuer à miser sur une « demande
latente à long terme ». Poursuivre dans cette voie implique aussi la nécessité de réfléchir
aux conditions de possibilité, et donc de production, d’un tel travail. Si Benjamin œuvrait
en solitaire (en marge certes de l’Institut für Sozialforschung), sa solitude était pourtant
« mûre pour disparaître »99. Comme l’indiquent aussi ses références ironiques à sa
« petite usine à écriture »100, il concevait sa production artisanale dans l’horizon de son
dépassement technique et social. Renouer avec ce programme, c’est remettre à l’ordre du
jour la terminologie marxiste dans laquelle il l’a formulé, notamment dans l’essai
programmatique « L’auteur comme producteur » :
59 1. Quel nouveau mode de production du savoir est devenu possible à l’époque des
nouvelles reproductibilités techniques ? Le texte inclassable que fut la Passagenarbeit
devait dépasser la forme anachronique du livre scientifique101. À partir de là, il faut
réfléchir aujourd’hui, sans « messianisme cybernétique », sur la bonne utilisation de
l’internet (afin d’établir de nouveaux réseaux de savoir) et de l’e-mail (pour relier de
nouveaux collectifs « virtuels »).
60 2. Quels nouveaux rapports de production ces nouvelles technologies rendent-elles
possibles au-delà de la concurrence capitaliste102, la propriété privée, et l’organisation
actuelle de l’université et des colloques ? Existe-t-il aujourd’hui les débuts d’un collectif,
ou tout simplement d’un groupe de travail international, qui aurait un intérêt vital à
reprendre la Passagenarbeit là où Benjamin l’a laissée ? C’est sans doute à l’intérieur de la
mouvance altermondialiste qu’une réélaboration de la Passagenarbeit aurait aujourd’hui sa
place103.
61 « L’histoire mondiale est le Jugement dernier » (Hegel). Le messianisme juif en juge tout
autrement. Peut-on donc, si l’on a la voix de Benjamin dans l’oreille, partager la confiance
étrangement hegelienne de Jacques Derrida, qui affirme, à propos d’un autre livre à venir,
que l’histoire du temps présent est effectivement en train de s’écrire104 ? Qu’en savons-
nous ? « Efforce-toi », se disait Lichtenberg, « d’être à la hauteur de ton temps » 105.
Veilleur de nuit comme lui106, l’auteur de la Passagenarbeit partait de l’idée que l’histoire
est en train de se rêver107. Misant sur un collectif révolutionnaire comme condition de
possibilité de l’action politique et de la connaissance historique, il devait constater l’échec
provisoire de cette gageure politico-intellectuelle : l’échec conjoint de la révolution et de
la Passagenarbeit108. Zarathoustra n’aime-t-il pas – certes dans une tout autre optique –
celui qui est lui-même un passage109 ? C’était cela, pour Benjamin, être de son temps.
Méfiance [écrit Benjamin en 1929] quant au destin de la littérature, méfiance quant
au destin de la liberté, méfiance quant au destin de l’homme européen [sic !], mais
surtout trois fois méfiance à l’égard de toute entente : entre classes, entre peuples,
entre individus. Et confiance illimitée seulement dans I.G. Farben et dans le
perfectionnement pacifique de la Luftwaffe. Mais quoi maintenant, quoi ensuite 110 ?
62 Il ne nous reste qu’à saisir notre chance. Hic Rhodus, hic salta.
Tout jadis. Jamais rien d’autre. D’essayé. De raté. N’importe. Essayer encore. Rater
encore. Rater mieux111.
24
Postscriptum
63 Quelques matériaux à verser à un des dossiers – nommons-le « Restauration » – d’une
future Passagenarbeit :
64 1.1. La référence que fait Benjamin en 1929 à I.G. Farben – futur fabricant du gaz Zyklon B
utilisé dans les chambres à gaz des camps d’extermination nazis – est prémonitoire. Il n’y
prévoit certes pas la Shoah, mais l’utilisation du gaz lors de la Première Guerre mondiale
et au cours de celle à venir fut l’une de ses préoccupations.
65 1.2. Le I.G.Farben-Haus à Francfort a connu une histoire emblématique. Bâtiment d’avant-
garde érigé comme vitrine architecturale de la plus grande entreprise allemande de
chimie industrielle, il servit après la guerre de quartier général des forces américaines
avant de devenir, luxueusement restauré, le nouveau Campus Westend de la Johann
Wolfgang Goethe-Universität – celle qui avait refusé la thèse d’habilitation de Benjamin
en 1925 et où on peut aujourd’hui faire cours sur Benjamin en toute impunité.
66 1.3. Benjamin a largement anticipé sa « restauration ». L’histoire de la Belle au Bois
dormant, revue et corrigée, qu’il raconte à la suite de l’échec de son habilitation se
prémunit contre sa future réhabilitation112. Une vieille sorcière – l’université de l’époque
– l’a endormie ; un Prince charmant – l’université de l’avenir – va la réveiller. Mais
puisque celui-ci n’est qu’une version rajeunie, et à la mode, de celle-là, le réveil ne sera
qu’une ruse du sommeil, comme tous les autres réveils du XIXe siècle, selon Benjamin.
67 2.1. Le premier des « Premiers projets » de Benjamin consacrés aux passages, un court
texte intitulé « Passages », juxtapose l’inauguration d’un nouveau passage et la
démolition de l’un des plus « anciens ». C’est ce dernier – le passage de l’Opéra – que
chante Louis Aragon dans Le Paysan de Paris (1926) au moment de sa disparition
imminente. Et c’est la lecture de ce livre, le « cœur battant »113, qui déclenche le projet
de Benjamin.
68 2.2.1. Ainsi la Passagenarbeit est-elle inaugurée par le passage du passage. C’est cela que
donne aussi à lire le texte « Passages », qui juxtapose la mort d’un passage et la naissance
d’un autre. Ce processus ne fait que refléter la logique du capital, qui, de manière
générale, se fraye partout des passages114, puis les défait et les refait sans cesse, abolissant
perpétuellement le passé en même temps qu’il en multiplie les spectres. Le même
processus économique qui fait construire les passages pour pouvoir y étaler et faire
circuler des marchandises de luxe les « refoule » (au sens freudien et marxiste du terme
115
) par la suite. Ainsi en fut-il du passage de l’Opéra, un des plus anciens, qui, après avoir
été, comme ses semblables, percé « à travers des blocs entiers d’immeubles dont les
propriétaires [s’étaient] solidarisés pour ce genre de spéculation »116, dut un siècle plus
tard céder la place à son tour à un grand boulevard, portant, de surcroît, le nom de
« l’artiste démolisseur » qui avait présidé à la transformation de Paris au XIXe siècle117. En
même temps, de nouvelles arcades surgissaient à un autre endroit de Paris. Alliant
l’étalage de la dernière mode à des éléments de l’industrie naissante du divertissement,
leur inauguration fantasmagorique rappelle les expositions universelles et certains
scénarios de cirque décrits par Kafka (notamment dans « Le champion du jeûne » et
« Sur la galerie ») et annonce ainsi la société du spectacle :
Avenue des Champs-Élysées, entre les hôtels modernes aux noms anglo-saxons, on
vient d’ouvrir des arcades et le tout dernier passage parisien est né. Pour son
25
NOTES
1. E. A. POE, « The purloined letter », in The Complete Tales and Poems of Edgar Allan Poe, New York,
The Modern Library, 1938, p. 219.
2. W. BENJAMIN , Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, ci-après PC, trad. Jean Lacoste,
Paris, Éditions du Cerf, 1989, N 3, p. 1. (Afin de faciliter le recours à l’original, référence sera faite
aux cotes du PC).
3. PC 11.
4. Cf. l’importante documentation, « Zeugnisse zur Entstehungsgeschichte », dans l’appareil
critique de l’édition allemande (W. BENJAMIN, Gesammelte Schriften [ci-après GS suivi du numéro de
volume et de page], Francfort/Main, Suhrkamp, 1972-1989, vol. V, p. 1081-1205).
5. Voir J. DERRIDA, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993.
6. W. BENJAMIN , Œuvres (ci-après Œ), trad. Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch,
Paris, Gallimard, Folio, 2000, t. III, p. 429.
7. S. BUCK-MORSS, The Dialectics of Seeing, Cambridge (USA) et Londres, 1989.
8. N. SCHALZ und P. RAUTMANN (éds), Urgeschichte des zwanzigsten Jahrhunderts. An Walter Benjamins
Passagenarbeit weiterarbeiten, Brême, 2005. Le présent article reprend mon introduction à ce
volume : « Links liegen gelassen. Zur Aktualisierbarkeit der Passagen-arbeit ».
9. Lors de la soutenance de thèse de Robert Kahn en 1996 (Temps du langage, temps de l’Histoire :
Marcel Proust et Walter Benjamin), Antoine Compagnon avoua candidement qu’il ne retenait jamais
rien de Benjamin et devait toujours recommencer sa lecture à zéro. À l’instar du livre de Maurice
HALBWACHS, Les cadres sociaux de la mémoire, il faudrait parler ici des filtres nationaux de la
réception.
10. « Énormité devenant norme, absorbée par tous, [le poète] serait vraiment un multiplicateur
de progrès ! / Cet avenir sera matérialiste […] » (Arthur Rimbaud, lettre à Paul Demeny, dite
« lettre du voyant », du 15 mai 1871, in A. RIMBAUD, Œuvres, Paris, 1960, p. 347).
11. Œ, III, 433. Cf. sur l’état d’exception chez Benjamin, G. AGAMBEN, Homo sacer, Paris, 1995, et État
d’exception, Paris, 2001.
12. GS V, 1072-1073.
13. PC 32.
14. GS V, 1073.
15. Ibid.
16. « L’actualité de Walter Benjamin. La critique : prise de conscience ou préservation », in Revue
d’Esthétique, nouvelle série 1, 1981, 107-130. Si cet essai, qui date de 1972, ne pouvait pas tenir
compte de la Passagen-arbeit, le fait que Habermas n’ait pas ressenti par la suite le besoin d’entrer
en discussion avec elle fait partie de sa (non-)réception. Son panorama de la philosophie
moderne, Le Discours philosophique de la modernité, traite uniquement des thèses de Benjamin, et ce
sous la forme d’une courte « digression » (Exkurs). Toute la question est de savoir si cette mise à
l’écart est le fait d’un commentateur social-démocrate qui ne sait pas « brosser l’histoire à
rebrousse-poil » (Œ, III, p. 433) ou si elle tient au positionnement essentiellement mar-ginal de
Benjamin lui-même ; si la Passagenarbeit ne peut pas faire école ou s’il y a lieu, au contraire,
d’accentuer « l’aspect pédagogique de ce projet » (PC, N 1, p. 8).
17. Th. W. ADORNO, Prismes, trad. Geneviève et Rainer Rochlitz, Paris, 1986, p. 213.
18. Œ, III, p. 437.
27
19. Voir, en revanche, le propos de Benjamin lui-même : « Je ne vais rien dérober de précieux ni
m’approprier des formules spirituelles » (PC, N 1a, p. 8).
20. Ajoutons un troisième constat, plus difficile interpréter. Si les recherches universitaires sur
Benjamin traitent la politique chez Benjamin comme un objet parmi d’autres, celle-ci a
néanmoins suscité un vif intérêt pendant la dernière décennie : d’une part suite aux livres de J.
DERRIDA, Force de loi, Paris, 1994, et de G. AGAMBEN , Homo sacer, op. cit. (note 11), ainsi que, d’autre
part, dans le contexte d’une mondialisation hégémonique (D. BAECKER [éd.], Kapitalismus als
Religion, Berlin, 2003) et du retour réactif du théologico-politique (B. WITTE et M. PONZI [éds],
Theologie und Politik. Walter Benjamin und ein Paradigma der Moderne, Berlin, 2005). Or cet intérêt
porte sur des écrits théologiques de jeunesse (« Critique de la violence », « Capitalisme comme
religion »), et non sur le grand projet de la maturité qui en a pris la relève. Là encore, on préfère
s’approprier les « formules spirituelles » de Benjamin plutôt que de suivre son exemple. Il
faudrait s’expliquer là-dessus.
21. Œ, III, p. 431 et 433.
22. PC, N 9, p. 4. Trad. légèrement modifiée.
23. Œ, III, p. 288.
24. « Sie werden durch die Aufweisung des Sprungs in ihnen gerettet » (GS V, 591 ; PC, N 9, p. 4).
25. RIMBAUD, op. cit., p. 146.
26. Prendre du recul par rapport à la société ambiante afin de mieux s’y réinsérer ensuite, tel fut
aussi le propos des lettres Sur l’éducation esthétique de l’homme de Schiller à l’époque de la
bourgeoisie montante. À celle de son déclin, le recueillement esthétique s’inverse, selon
Benjamin, en « une école du comportement asocial » (Œ, III, p. 308). D’où la nécessité d’échanger
le regard historique et le recul esthétique contre un regard et un recul politiques (Œ, I, 120).
27. Cf. le deuxième exposé, PC 47-48 et 58-59.
28. PC, K 1, p. 2. Trad. modifiée.
29. Ibid.,
30. « L’actualisation du passé chez Benjamin, son rapprochement donc, s’accompagne d’un
apparent éloignement du présent. C’est ainsi que ce dernier, épuré pour ainsi dire, dégage ses
grandes lignes, tandis que le premier au contraire se charge d’une prolifération de détails. Cette
méthode qui joint l’actualisation du passé à l’histo-risation du présent (« Der Kapitalismus war
eine Natur-erscheinung… » etc.) tire la leçon d’un constat que peut faire tout historien (tout
individu) : à savoir que du passé sont communément perçues les grandes lignes (la forêt cache les
arbres) et du présent les détails (l’arbre cache la forêt) ». Voir P. IVERNEL, « Paris Capitale du Front
populaire », in H. WISMANN, Walter Benjamin et Paris, Paris, Éditions du Cerf, 1986, p. 264).
31. GS V, 1237-1238.
32. Œ, III, p. 433, Trad. modifiée.
33. Œ, III, p. 434.
34. Œ, III, p. 439.
35. TURGOT, cit. PC, N 12 a, p. 1.
36. Œ, III, p. 439. « Dialectique » est synonyme chez Benjamin de « primesautier » (sprunghaft,
PC, N 2a, p. 3), « comme un éclair » (blitzhaft, PC, N 3, p. 1).
37. Troisième sens : l’historien est « toujours sur le qui-vive » (jederzeit auf dem Sprung) (PC, N 7,
p. 2 ; GS V, 587).
38. PC, N 9a, p. 5 ; GS V, 592.
39. W. BENJAMIN, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme (cité ci-après CB), trad.
Jean Lacoste, Paris, 1982, p. 242 (GS I, 683).
40. Selon l’essai sur le surréalisme, les écrits de Dostoïevski, Lautréamont et Rimbaud furent
autant de « machines infernales » qui explosèrent simultanément quarante ans après leur mise
28
en place
(Œ, II, p. 127).
41. PC, N 3, p. 1 ; GS V, 578. Le passage continue ainsi : « (Cette explosion, rien d’autre, est la mort
de l’intentio, qui coïncide avec la naissance du véritable temps historique, du temps de la vérité) ».
L’expression « mort de l’intentio » renvoie à la « Préface épistémo-critique » dans Origine du drame
baroque allemand, ci-après OD, trad. Sibylle Müller, Paris, 1985, p. 33.
42. PC, N 2a, p. 4.
43. Œ, III, p. 440-441.
44. PC 476, PC, N Ia, p. 3. Cf. là-dessus mon essai « Et Cetera ? De l’historien comme chiffonnier »,
in H. WISMANN (éd.), Walter Benjamin et Paris, op. cit., p. 559-610. Version allemande : « Et cetera?
Der Historiker als Lumpensammler », in N. BOLZ et B. WITTE (éds), Passagen. Walter Benjamins
Urgeschichte des XIX. Jahrhunderts, Munich, Fink, 1984, p. 70-95.
45. Œ, II, p. 445 (« um ein Geringes […] zurechtstellen », GS II, 432).
46. OD, p. 25.
47. OD, p. 30.
48. Œ, I, p. 257.
49. Voir note 30.
50. PC, N 10, p. 1.
51. Cf. « Le conteur », Œ, III, p. 115-116.
52. « Pièce par pièce, nous avons dispersé l’héritage de l’humanité, ayant dû laisser ce trésor au
Mont-de-piété, souvent pour un centième de sa valeur, en échange de la piécette de l’“actuel” » (
Œ, II, p. 372).
53. « L’époque, écrit Benjamin, est plus présente au regard du “prophète à rebours” qui lui
tourne le dos qu’aux contemporains qui “vont au pas” avec lui » (GS I, 1235).
54. « Le changement de front des communistes, qui sortent ainsi brutalement de leur période
prolétarienne révolutionnaire, les rebranche sur une conception social-nationaliste de la culture,
fortement idéalisée et largement répandue en France par “l’école du peuple” » ( IVERNEL, art. cit.,
p. 267-268).
55. IVERNEL, art. cit., p. 261-262. Œ, III, p. 435.
56. Voir à titre de symptôme la dénonciation par Luc FERRY et Alain RENAULT de La pensée 68, Paris,
1985.
57. Dans « Le Coucher du soleil romantique » Baudelaire évoque « le Dieu qui se retire » (OC,
p. 133).
58. Œ, II, p. 119.
59. Voir note 44. Voir sur la réception de Benjamin jusqu’en 1992 : R. MARKNER et Th. WEBER (éds),
Literatur über Walter Benjamin. Kommentierte Bibliographie 1983-1992, Hambourg, 1993, et R.
MARKNER, « Walter Benjamin nach der Moderne. Etwas zur Frage seiner Aktualität angesichts der
Rezeption seit 1983 », in Schattenlinien, Berlin, no 8-9, 1994, p. 37-47. Markner décrit celle-ci en
termes de « réussite » et de « retards » (p. 37). D’une part, maintes disciplines et approches se
seraient réclamées de Benjamin pendant la dernière décennie. D’autre part, il y aurait eu un
recul de l’intérêt politique par rapport à la première phase de sa réception. Parmi les tendances
académisantes et restauratrices qu’on peut relever depuis 1983, Markner constate une absence
de recherches sur la Passagenarbeit, un déplacement d’intérêt vers le premier Benjamin et un
retournement de tendance concernant les positions respectives de Benjamin, d’Adorno et de
Scholem. Il conclut à l’actualité de la Passagenarbeit, dont la méthode resterait cependant à
élucider. En décrivant celle-ci comme un regard transdisciplinaire, autocritique et
philosophiquement orienté, Markner ne réussit pas non plus à cerner sa spécificité
méthodologique et politique.
60. H. D. KITTSTEINER, Mit Marx für Heidegger – mit Heidegger für Marx, Munich, 2004.
29
« “Einige wenige schwere, massive Gewichte?”. Zur “Aktualität” Walter Benjamins », in K. GARBE
et L. REHM (éds), Global Benjamin, Munich, 1999, p. 31-55.
68. Voir Œ, p. 111 et 432.
69. Voir à ce sujet l’essai classique de Lionel TRILLING, « On the teaching of modern literature », in
L. TRILLING, Beyond Culture, New York, 1967.
70. Voir W. BENJAMIN , Correspondance (cité, ci-après, C), trad. G. Petitdemange, Paris, 1979, vol. II,
p. 42-43 et PC, N II, p. 6.
71. Dans les toutes dernières lignes d’un excellent parcours synthétique de l’œuvre, Uwe Steiner
nie l’actualité de la pensée de Benjamin au nom de la définition que celui-ci donne de ce concept
– à savoir « la chance d’une toute nouvelle solution devant une toute nouvelle tâche » (GS I, 1231).
Ainsi, poursuit Steiner, l’actualité de Benjamin consiste à placer chaque époque devant la
question de sa propre actualité, qui n’est nullement celle de Benjamin (Walter Benjamin, Stutt-gart,
2004, p. 189). Certes. Mais la préhistoire de son époque n’est-elle pas celle de la nôtre ? Et si celle-
ci diffère tellement des précédentes, cette accélération de l’histoire ne perpétue-t-elle pas une
dynamique qui se déclenche au XIXe siècle, voire quelques siècles plus tôt ?
72. Œ, 1, p. 267.
73. GS II, 209.
74. Voir la position nuancée de Benjamin sur l’ésotérisme dans la « Préface épistémo-critique »
(OD, p. 24).
75. GS VI, 193.
76. La contribution de Michèle Riot-Sarcey dans ce volume, p. 81, est une exception qui confirme
la règle.
77. Cf. PC, N 6, p. 5.
78. Rapport comparable, quoique très différent, entre ces deux dimensions de la poesis chez
Nietzsche : Zarathoustra est un poète (Dichter) malgré lui, dont l’aspiration (Dichten und Trachten)
consiste à vouloir rassembler (in Eins dichten und zusammentragen) les membres de l’homme
éparpillés à travers le champ de bataille de l’histoire (Ainsi parlait Zarathoustra II, « De la
rédemption »). – C’est en lisant Histoire et Conscience de Classe de Georg Lukács en 1924 que
Benjamin retrouve sa propre conviction « que, quelle que soit la disparité à sauvegarder entre ces
deux registres, un éclairage (Einsicht) définitif de la théorie est lié à la praxis » et que le
communisme en constitue le terrain d’élection (C, I, p. 325. Trad. modifiée).
79. Quel rapport établir entre « l’espace d’images » (Bildraum) évoqué par Benjamin et celui dans
lequel nous baignons aujourd’hui ? Dans son essai « Topographie des Bildraums », qui était
initialement prévu pour ce volume, Mauro Ponzi compare les conceptions de Benjamin et de
Warburg. Mais le Bildraum tel que Benjamin le conçoit n’est pas une topographie ; c’est un champ
de forces, un espace non seulement d’images mais de corps et d’action collective (Leibraum), qui
« propulse et est l’image, l’engloutit et la dévore » (aus sich herausstellt und ist, in sich hineinreisst
und frisst) (Œ, p. 11, p. 133. Trad. modifiée).
80. Cf. J.-P. DUPUY, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible devient certain, Paris, 2002.
81. EBB, p. 117. « Des fonctionnaires, des écrivains : auteur, créateur, poète, cet homme n’a jamais
existé ! » (RIMBAUD, op. cit., p. 346).
82. PC 59.
83. PC, N 3a, p. 2. Trad. modifiée.
84. Œ, II, p. 272. Trad. modifiée.
85. « Notizen über den “destruktiven Charakter” », GS IV, 999-1000.
86. CB, p. 221.
87. Voir sur l’historien comme chiffonnier PC, N 1a, p. 8 : « Mais les chiffons, les déchets » (Aber
die -Lumpen, den Abfall.), PC 476 (trad. modifiée) ; GS V, 574. Voir également l’article cité supra
(note 44).
31
17.4.1931 à Scholem est éclairante à cet égard : « En particulier, ne va pas imaginer que j’ai la
moindre illusion sur le sort de mes affaires dans le Parti. Mais ce serait être myope que de ne pas
considérer cette situation comme modifiable, même s’il ne faut pas moins qu’une révolution
bolchevique en Allemagne. Non qu’un parti victorieux modifierait le moins du monde son
attitude à l’égard de ce que je fais aujourd’hui, mais sans doute en ce sens qu’il me rendrait
possible une écriture autre. Cela veut dire : quoiqu’il advienne, je suis décidé à faire ce que je
dois, mais cette chose n’est pas la même en toutes circonstances. Elle correspond au contraire à
la situation. Et il ne m’est pas donné de correspondre correctement – c’est-à-dire avec du
“correct” [d.i. mit “Richtigem”] à une situation fausse. Cela n’est nullement souhaitable non plus,
aussi longtemps qu’on persiste comme individu et qu’on est disposé à le faire » (C, II, p. 49. Trad.
modifiée).
109. « […] ein Übergang und ein Untergang » (Also sprach Zarathustra, « Zarathustras Vorrede 4 »).
Voir la dédicace de Sens Unique : « Cette rue s’appelle RUE ASJA LACIS du nom de celle qui en fut
l’ingénieur et la perça dans l’auteur » (SU, p. 137).
110. Œ, II, p. 132.
111. S. BECKETT, Cap au pire, 1991 (titre anglais : Worstward Ho, Londres et New York 1984), p. 8.
112. C, 1, p. 365. Voir ma lecture de ce texte dans « Hors d’Œuvre », in Œ, p. 7-21.
113. C, II, p. 163.
114. « [La bourgeoisie] doit s’insinuer partout, bâtir partout, créer partout des liens » ( Le
Manifeste du Parti communiste).
115. Le verbe verdrängen revient à plusieurs reprises dans le Manifeste du Parti communiste.
116. PC 35. Benjamin note l’aspect fantomatique de cette percée : « La rue qui traverse les
immeubles. Le trajet d’un fantôme passe-muraille » (PC 825).
117. Voir la section « Haussmann et les barricades » dans Paris, capitale du XIXe siècle (PC 44-45).
118. PC 867.
119. Voir sur l’historien comme « prophète qui se retourne en arrière » (rückwärts gewandter
Prophet) GS I, 1235 et 1237.
120. L. ARAGON, Le Paysan de Paris, Paris, 1979, p. 21.
121. Œ, p. 111 et 429. Trad. modifiée. (« Billig ist dieser Anspruch nicht abzufertigen », GS I, 694).
122. C, 1, p. 427.
AUTEUR
IRVING WOHLFAHRT
Professeur à l’Institut d’Études germaniques – Université de Reims.
33
Burkhardt Lindner
Traduction : Edwige Brender
1 Quand on passe en revue les documents poignants sur les derniers mois de la vie de
Benjamin, on hésite à dire que l’écrivain a volontairement mis fin à ses jours. Et pourtant,
il en fut probablement ainsi. Il a estimé « à un moment donné », comme le dit Derrida
dans son beau discours de Francfort, qu’il était « fichu »1 et que l’heure était venue pour
lui de mourir – ultime expérience du passage. Il faut se garder de trop alimenter la
légende selon laquelle Benjamin aurait voulu, par son suicide, contraindre les autorités à
laisser passer les autres fugitifs allemands. Aucun indice n’autorise à rationaliser le
suicide de Benjamin pour le présenter comme un acte politique. Nous savons au contraire
que l’idée religieuse du droit à mettre délibérément fin à ses jours lui était familière
depuis longtemps. Il faut respecter cette position, plutôt que de vouloir l’expliquer. Le
message que l’on peut y lire reste cependant ambigu. D’une part, Benjamin a tout fait
pour que soient sauvés après son départ de Paris non seulement les dossiers des Passages,
mais aussi l’énorme masse de ses manuscrits, c’est-à-dire bien plus que ce qui avait été
publié de son vivant. D’autre part, il a renoncé, lorsqu’il a décidé de mourir, à laisser des
consignes sur l’utilisation à faire de ses manuscrits. Ce double geste, le souci de mettre les
manuscrits en sécurité et le renoncement à laisser des instructions à leur sujet, peut-il
transmettre un message autre que celui-ci : c’est à nous qu’il appartient de reconstituer
le message ?
Point de départ
2 Les textes relatifs au grand projet des passages parisiens, inédits à la mort de Benjamin,
sont désormais édités et publiés, depuis les premières esquisses jusqu’aux manuscrits
tardivement retrouvés à la Bibliothèque Nationale. Rolf Tiedemann les a réunis sous le
titre Das Passagen-Werk2, que Benjamin n’a envisagé nulle part. Tiedemann a cherché à
34
montrer par là que l’ensemble des manuscrits constitue les restes, ou plutôt l’ébauche
d’une œuvre majeure. Il souligne ainsi à juste titre les hautes ambitions philosophiques de
l’œuvre des passages. Mais s’agit-il bien d’une œuvre ? On pourrait parler d’œuvre si les
fragments épars laissaient entrevoir l’articulation d’un livre.
3 Les lecteurs confrontés au fonds laissé par Benjamin rencontrent un singulier problème :
celui-ci ne tient pas au fait que les textes sont seulement esquissés, fragmentaires,
inachevés, mais au fait qu’il y a trop de textes. Nous avons les deux exposés ; la masse
énorme des dossiers, qui consistent souvent en citations non commentées ; les premières
esquisses et les notes de travail ; les lettres où Benjamin parle de son projet ; les
manuscrits sur Baudelaire qui se sont peu à peu détachés du conglomérat des passages et
qui sont pour partie achevés ; les thèses de philosophie de l’histoire. Il est impossible de
dégager de cette masse de manuscrits les contours d’une œuvre qui serait restée à l’état
de fragment. Benjamin ne serait pas le premier auteur à s’être épuisé au travail sur un
projet d’œuvre majeure que, contrairement à Goethe terminant le Second Faust dans sa
vieillesse, il n’aurait plus réussi à maîtriser.
capitale du XIXe siècle » et les thèses Sur le concept d’histoire avaient déjà été publiés et
abondamment commentés avant la parution des Œuvres. Quant aux indications sur le
futur volume cinq qui figuraient dans l’appareil critique du premier volume (1972), elles
laissaient faussement espérer la parution prochaine du travail sur les passages.
6 Ceci explique, au moins en partie, que le Livre des passages n’ait reçu à sa parution qu’un
accueil mitigé. Il était malheureusement prévisible que se répéterait la déception
d’Adorno face aux énormes dossiers de citations et au manque de tout schéma directeur.
7 Quel crédit faut-il accorder à cette déception ? À l’en croire, le travail sur les passages est
une œuvre majeure inachevée, pour ainsi dire reportée ad infinitum. Passées les premières
esquisses surréalistes que Benjamin avait écrites en collaboration avec Hessel dans le
cadre de leurs projets de livre sur Paris et de « féerie dialectique » (« Passages
parisiens »), l’œuvre, après 1934, se désagrège au fur et à mesure que s’épaississent les
dossiers de citations. De ces dossiers, auxquels Benjamin, à Paris, travailla jusqu’au
dernier moment, se dégagent deux exposés rédigés, qu’il avait dû adresser à Horkheimer
pour obtenir un financement que lui accordait l’Institut für Sozialforschung ; dans les
dossiers sur Baudelaire, on distingue également les fragments d’une étude sur le poète,
qui aurait dû être un modèle réduit du Livre des passages.
8 Les manuscrits sur Baudelaire se divisent en un premier essai, dont Adorno empêcha la
parution (« Le Paris du Second Empire chez Baudelaire »), un second essai que Adorno
jugeait particulièrement réussi (« Sur quelques thèmes baudelairiens »), et un
assemblage de notes réunies sous le titre « Zentralpark », qui traitent surtout de la
réapparition de l’allégorie au XIXe siècle chez Baudelaire.
9 Au vu de cet ensemble hétéroclite, on pourrait arriver à la triste conclusion que les thèses
Sur le concept d’histoire et leurs paralipomena, le dernier grand texte de Benjamin, ne sont
que la dernière partie d’un projet avorté.
Contre-arguments
10 Mais, partant des mêmes constatations, on peut aussi arriver à la conclusion inverse. Car
on peut citer plus d’un argument qui s’oppose à ce que l’on conçoive le travail sur les
passages comme une entreprise condamnée d’avance à l’échec et comme un fantôme
philosophique.
11 Les deux exposés que Benjamin dut écrire pour Horkheimer ne sont pas seulement des
résumés utilitaires et inintéressants, mais des textes importants et substantiels. « Paris,
die Hauptstadt des 19. Jahrhunderts » et « Paris, capitale du XIXe siècle » (GS V, 45-77) –
qui devaient donner son nouveau titre au travail sur les passages – décrivaient un projet
de recherche qui fut accepté par l’Institut für Sozialforschung. Le seul fait que le second
exposé ne soit pas seulement une traduction française du premier, mais apporte des
variantes considérables, suffit à montrer l’importance de ces deux textes dans
l’élaboration théorique de l’œuvre de Benjamin. Je ne citerai que deux de ces
modifications : le second exposé a une conclusion différente, où apparaît comme point de
fuite la spéculation cosmologique nommée L’Éternité par les astres que Blanqui rédigea en
prison après l’échec de la Commune. Benjamin y voyait, comme le montrent ses lettres, sa
découverte essentielle. Il lui semble trouver préfigurée et dépassée, au niveau politique,
l’idée nietzschéenne de l’éternel retour du même.
36
phénomène et lieu urbain que Benjamin utilise dans ses exposés. D’un autre côté, il est
évident que les notes de Benjamin ne sont pas seulement un amoncellement d’extraits
épars. Il suffit pour s’en persuader d’observer la soigneuse unité formelle des dossiers, qui
sont constitués de feuillets identiques pliés par le milieu, utilisés seulement par moitié et
classées par entrées. Qu’est-ce qui empêcherait alors de conférer à ces dossiers le statut
d’œuvre autonome ?
II
19 Dès lors, la question de la possibilité de l’achèvement du travail sur les passages se pose
autrement. Elle devient une question préliminaire : comment Benjamin put-il seulement
coucher sur le papier la masse énorme des notes que contiennent ces dossiers ? Quelle
« boussole déréglée » (GS V, 570 ; PC 473) emportait-il, quand il allait à la Bibliothèque
Nationale ? Avec quelles cartes de régions jamais cartographiées travaillait-il ? Qu’est-ce
qui le fascinait dans ce lieu au cœur de l’Europe qu’il refusa d’abandonner jusqu’au
dernier moment ?
20 Je voudrais terminer par trois remarques destinées à mettre en valeur la singularité du
travail sur les passages, la difficulté de son actualisation et, parallèlement, ses affinités
avec les discussions théoriques actuelles.
partie de la structure conceptuelle fondamentale du travail sur les passages, qui était sans
exemple et reste sans imitateurs.
36 Pour mieux comprendre en quoi le travail sur les passages diffère radicalement d’autres
travaux apparemment comparables, il faut se remémorer l’exemple de « l’héritage de ce
temps » d’Ernst Bloch, qui agaçait beaucoup Benjamin : il considérait le chapitre
« hiéroglyphes du XIXe siècle » comme un plagiat, et jugeait indécente la façon dont
Bloch, dans son combat contre le fascisme, troquait un héritage qui n’avait pas encore été
assimilé contre la menue monnaie de l’actualité et de l’exil.
37 Il faut partir de là pour estimer à leur juste valeur ces dossiers qui sont bien plus qu’une
accumulation de matériaux de travail. Paris est recréé et transformé en un labyrinthe
textuel construit à partir de morceaux mélangés comme ceux d’un puzzle, y compris de
citations des premières esquisses sur les passages, antérieures à l’exil.
38 Rien ne confirme la supposition d’Adorno selon laquelle Benjamin aurait envisagé les
passages comme simple montage de citations. Tiedemann a déjà réfuté cette hypothèse
avec des arguments décisifs (GS V, 13 ; PC 12). Ceci ne permet toujours pas, bien entendu,
de définir le type de texte que contiennent les dossiers.
39 Mais ils forment bien un texte – et non pas un tas de gravats. On est parfaitement fondé à
affirmer que la pratique benjaminienne de l’extrait a anticipé les théories les plus
modernes de l’intertextualité.
40 Un fonds d’archives est constitué, où l’archivage lui-même forme déjà un texte. Tous les
feuillets sont pliés selon un même système, et utilisés seulement par moitié. Certes, les
annotations ne reflètent nulle part un programme de travail dont on pourrait déduire un
programme de lectures effectuées auparavant à la Bibliothèque Nationale. Mais elles sont
pourtant ordonnées selon un système. Chacune est clairement séparée de la suivante, et
dotée d’un sigle. Ce faisant, Benjamin n’opère aucune distinction entre une remarque
personnelle, une formule de son invention déjà propre à être citée, une citation
commentée, une citation non commentée ou la simple évocation d’un fait intéressant. Les
citations issues d’un même texte sont souvent dispersées dans plusieurs dossiers.
41 Le travail de Benjamin est comparable à celui d’un archéologue ; mais au contraire de
Freud, qui aimait cette comparaison, il exhume des textes anciens du XIXe siècle des restes
qu’il réenterre immédiatement dans le labyrinthe des dossiers. On ne saurait prétendre
que la table des titres des dossiers, complètement asystématique, facilite grandement la
recherche d’une citation particulière enfouie dans cette masse d’annotations. C’est
pourquoi Benjamin ajoute dans ses manuscrits lors de son travail sur Baudelaire – mais ce
n’est pas la première fois – des repères de couleur, et dresse des registres qui organisent
son texte selon un réseau thématique second.
42 Toutes ces spécificités des dossiers trahissent un auteur soucieux de collectionner. Ce
n’est pas un hasard si Benjamin consacre au personnage du collectionneur tout un
dossier, qui n’est pas moins important que le dossier N. Car les citations accumulées
constituent encore des trouvailles indéfinies, qui obéissent à un système différent de celui
d’une bibliothèque de recherche scientifiquement organisée. Ceci ne signifie pas que
Benjamin ait fureté à la Bibliothèque Nationale au gré de ses humeurs – ce que, après
tout, on ne pourrait pas non plus lui reprocher. Les notations suscitent plutôt l’image de
quelqu’un qui se met au travail avec un certaine idée en tête et qui sait ce qu’il cherche
parce qu’il se sait attendu.
41
43 Cette attitude se manifeste notamment par le fait que les citations sont soit reportées
sans indication de source, se présentant alors comme des unités autonomes, soit reprises
de seconde main de Fourier, Baudelaire, Hugo, Mallarmé ou Marx et localisées, de façon
scientifiquement incorrecte, d’après ces sources secondaires – comme si le lieu où
apparaît la citation était plus important que la citation elle-même.
44 Il nous faut donc modifier l’image du collectionneur, qui aspire à constituer une
collection complète. Notre singulier collectionneur découvre des éléments hétérogènes
dans l’univers de ce qui a déjà été écrit et imprimé, en pressentant de façon intuitive ce
dont il aura peut-être besoin pour son projet et ce qu’il peut encore lui intégrer. Cette
attention subjective, presque idiosyncratique, a quelque chose de somnambulique. Et
l’inlassable travail de copie manuelle des citations tente de les stériliser et les préserver
pour des utilisations futures, comme on essaie après le réveil de fixer un rêve avant qu’il
ne vous échappe.
45 « Le titre définitif fut suggéré par Hippolyte Babou au Café Lamblin », précise une
annotation qui se rapporte aux Fleurs du Mal de Baudelaire (GS V, 352 ; PC 290) ; et une
autre : « Lyon est connu pour ses brouillards épais » (GS V, 357 ; PC 294) ; une autre
encore : « Les saints-simoniens attendaient un messie féminin (“la Mère”) qui devait
s’unir au grand prêtre, au “Père”. » (GS V, 737 ; PC 612). De telles annotations sont des
petits aide-mémoire qui se rappellent à votre souvenir à la lecture d’autres citations et
peuvent contribuer à créer une nouvelle articulation textuelle.
46 Ceci est vrai aussi des formules théoriques de Benjamin qui représentent, d’après mon
estimation, environ un tiers du volume. Elles aussi sont enfouies entre les extraits et
présentées de la même façon que les citations : sous forme de paragraphes séparés et
pourvus chacun d’un sigle. Ceci leur confère, même quand il s’agit de simples notes de
travail, le caractère définitif d’un aphorisme, de même que le fait d’extraire une citation
de son contexte lui confère un impact aphoristique.
47 Ce procédé provoque un étonnant effet d’immanence. « Nous ouvrons la réalité du XIXe
siècle comme nous ouvririons un livre. » (GS V, 580 ; PC 480) C’est exactement ce que l’on
ressent en ouvrant le Livre des passages.
48 Je n’arrive pas pourtant à imaginer qu’un lecteur lise le Livre des passages de la première à
la dernière page. Son illisibilité résiste à tout plan de lecture herméneutique. Mais il suffit
de lire un passage au hasard, et on est directement au cœur du propos de Benjamin. Où,
on ne le sait pas. Et on ne dispose d’aucune indication sur la suite et la fin, sauf à refermer
le livre.
49 C’est pourquoi il est si peu pertinent de parler de l’œuvre des passages, du point de vue de
la théorie du texte, comme d’un fragment. Tout au plus peut-on désigner par le terme de
fragments les textes achevés sur Baudelaire, qui correspondaient à un projet de livre. Il
serait tout aussi faux de transposer directement le concept de fragment de passé, qui se
situe au cœur des thèses de théories de l’histoire réunies sous le titre Sur le concept
d’histoire, pour l’appliquer à la forme des extraits sur les passages. Ces annotations
forment une collection extraordinaire de petites pièces de mosaïque, de l’assemblage
desquelles surgit comme d’un prisme « l’image vraie du passé », que le travail d’écriture
va ensuite fixer et arracher au continuum idéologique de l’histoire.
50 Dans les formules extrêmement concises des thèses Sur le concept d’histoire, Benjamin
traite à la fois de la « faible force messianique » et du « maintenant de la
connaissabilité ». Le travail sur les passages qu’il a laissé prouve que l’association de ces
42
deux moments est un artifice contre nature. De même que la faible force messianique ne
provoque pas la venue du temps messianique, mais le suspend, le repousse et, ce faisant,
le maintient ouvert en tant que seuil, de même le nouvel historiographe doit-il faire
passer le travail de sauvetage hétérotopique avant la quête du salut, afin de ne pas
tomber dans le piège de la fin des temps.
NOTES
1. J. DERRIDA, Fichus, Paris, Galilée, 2002.
2. W. BENJAMIN, Gesammelte Schriften, édité par R. Tiedemann et H. Schweppenhäuser, Francfort/
Main, Suhrkamp, 1972-1989 (désormais désigné par GS), vol. V.
N.d.T. : les citations originales proviennent de cette édition, et leurs traductions françaises
proviennent de : W. BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages , trad. J. Lacoste,
Paris, Éditions du Cerf, 1989 (désigné par PC).
Nous indiquerons désormais dans le corps du texte l’emplacement de la citation originale (GS
suivi du numéro de volume et du numéro de page) puis l’emplacement de la traduction, quand
elle est reprise d’une traduction existante (PC suivi du numéro de page).
3. On n’a pas encore déterminé à ce jour quelle a été l’influence d’Adorno sur l’agencement des
Gesammelten Schriften.
4. Les titres des dossiers (GS V, 81 ; PC 63) sont ceux que leur a donnés Benjamin lui-même. Ils
n’ont aucune-ment été rajoutés par les éditeurs scientifiques, contrairement à ce qu’affirme
Detlev -Schött-ker. Voir D. SCHÖTTKER, Konstruktiver Fragmentarismus. Form und Rezeption der
Schriften Walter Benjamins, Francfort/Main, Suhrkamp, 1999, p. 207.
5. Voir à ce sujet : B. LINDNER, « Der 11.9.2001 oder Kapitalismus als Religion », in N. MÜLLER-SCHÖLL
(éd.), Ereignis. Eine fundamentale Kategorie der Zeiterfahrung, Bielefeld, transcript, 2003, p. 196-224.
6. Voir à ce sujet : B. LINDNER, « Das Passagen-Werk, die Berliner Kindheit und die Archäologie des
Jüngstvergangenen », in N. BOLZ et B. WITTE (éds), Passagen. Walter Benjamins Urgeschichte des 19.
Jahrhunderts, Munich, Fink, 1984, p. 27-48.
AUTEURS
BURKHARDT LINDNER
Professeur d’histoire et esthétique des médias – Johann Wolfgang Goethe-Universität Frankfurt
am Main.
43
Rolf Goebel
Traduction : Edwige Brender
correspondait pas non plus tout à fait à la non-expérience virtuelle et immobile de nos
contemporains devant leur télévision. Au contraire, les métropoles de la république de
Weimar exigeaient la présence corporelle du sujet percevant dans la rue. Celui-ci pouvait
par exemple regarder les vitrines (activité qualifiée de typiquement féminine), ce qui
s’accordait aux impératifs de la production et de la consommation de masse, mais
développait aussi un certain sens de l’espace concret et de ses effets visuels 10. Cette
présence physique du sujet spectateur sur les boulevards des grands centres urbains tels
que Berlin le cède aujourd’hui aux divertissements électroniques, aux spectacles
médiatisés et aux jeux inventant une réalité virtuelle, lesquels déterminent le mode de
vie des habitants de la métropole post-moderne. Celle-ci devient donc un non-espace,
dont l’indifférence aux espaces réels menace de faire échouer la quête du flâneur à la
recherche d’une expérience authentique. Dès lors, où le flâneur post-moderne peut-il
encore survivre ? Seulement dans des villes comme Manhattan, Boston, San Francisco,
Amsterdam, Londres ou Paris, estime Ward, c’est-à-dire dans des lieux dont
l’infrastructure s’est développée à l’époque de la modernité industrielle. La flânerie serait
aussi restée possible dans les parties de Berlin qui furent reconstruites de façon critique
et réfléchie après la chute du Mur11. On pourrait objecter cependant que justement le
Berlin d’après 1989, le Berlin de la Friedrichstraße, de la Potsdamer Platz, des bâtiments
gouvernementaux, avec sa sobre esthétique abstraite et géométrique, place ses rêves d’un
avenir capitaliste mondialisé sous le signe d’une imitation hautement artificielle
d’espaces urbains historiques ; il n’évoque guère le passé ni les traditions réelles dont
rêve le flâneur parisien d’obédience benjaminienne12. Les autres endroits où la post-
modernité permet encore, selon Ward, un retour du flâneur, sont les lieux d’une mise en
scène auto-réflexive de spectacles et de surfaces, comme le Centre Pompidou à Paris ou
l’installation new-yorkaise de Christo The Gates, dans Central Park, où l’expérience tactile
accompagne l’activité divertissante de la marche et de la promenade. De la même façon,
l’emballage du Reichstag par Christo met en jeu, estime Ward, à la fois la nostalgie post-
moderne d’une expérience moderne de la ville, et la puissance ludique inhérente à une
mise en scène urbaine moderne et à une flânerie individuelle13. Quoi que l’on pense de ces
thèses, Ward analyse des formes majeures d’appréhension de la ville, où la figure du
flâneur, dont Benjamin avait déjà constaté le retour dans son essai sur Franz Hessel 14, se
renouvelle et incarne une façon inédite, délibérément artificielle mais culturellement
significative, d’appréhender la métropole à l’époque contemporaine.
9 Comme j’espère l’avoir montré, l’analyse benjaminienne de la mémoire culturelle
contient des aperçus très actuels sur les origines de la tension dialectique qui existe entre
la simulation médiatique du souvenir d’une part et, d’autre part, la quête d’une
expérience directe et authentique du passé local. Cette tension, symptôme typique de
l’action des moyens de communication électroniques et de la société de consommation
internationale, a aujourd’hui des retombées au niveau mondial. Alors que la dialectique
de la mémoire urbaine est encore liée, chez Benjamin, au modèle européen de la
métropole à l’époque du triomphe du capitalisme et de l’expansion coloniale, il faut la
replacer aujourd’hui dans le contexte de la politique internationale, du commerce
mondial et de la médiatisation massive qui abolit les frontières. Bien plus qu’au XIXe
siècle, la vie contemporaine dans les global cities se caractérise par le fait qu’elle doit
défendre le souvenir local contre l’industrie de la mémoire, le désir d’expérience vécue
authentique contre la culture numérisée médiate et le rapport personnel réfléchi à la
tradition contre la commercialisation du passé par l’industrie internationale du
divertissement. Ceci est d’autant plus important que la mémoire individuelle, les valeurs
48
NOTES
1. A. HUYSSEN, Present Pasts: Urban Palimpsests and the Politics of Memory, Presses de l’Université de
Stanford, 2003, p. 25.
2. Ibid., p. 27.
3. Ibid., p. 11.
4. Sur cette problématique, voir : J. GROSSMAN, « The Reception of Walter Benjamin in the Anglo-
American Literary Institution », in The German Quarterly, vol. 65 n° 3-4, 1992, p. 414-428.
5. Voir à ce sujet le passage intitulé « Ausgraben und Erinnern, Stadt und Gedächtnis », in P.
GARLOFF, Philologie der Geschichte: Literaturkritik und Historiographie nach Walter Benjamin, Würzburg,
Königshausen & Neumann, 2003, p. 276-284.
6. Les citations originales sont tirées de :
• W. BENJAMIN, Das Passagen-Werk, in W. BENJAMIN, Gesammelte Schriften (désigné par GS), édité par
R. Tiedemann et H. Schweppenhäuser, vol. V, Francfort/Main, Suhrkamp, 1982.
N.d.T. : Les traductions des citations sont tirées de :
• W. BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, trad. J. Lacoste, Paris, Éditions du
Cerf, 1989 (désigné par PC).
Nous indiquerons désormais dans le corps du texte l’emplacement de la citation originale (GS
suivi du numéro de volume et du numéro de page) puis l’emplacement de la traduction (PC suivi
du numéro de page).
7. P. VIRILIO, Paysage d’événements, Paris, Galilée, 1996.
8. Huyssen a le mérite d’avoir analysé ce retour complexe et contradictoire du discours sur le
souvenir en tant que phénomène mondial, à la lumière d’études sur l’architecture berlinoise, sur
Times Square à New York et sur El Parque de la Memoria à Buenos Aires. Voir A. HUYSSEN, op. cit.
(note 1), p. 30-109.
9. Pour la critique, d’un point de vue ethnographique, de cette construction topographique de la
nostalgie d’une authenticité culturelle, voir : H. LETHEN, « Versionen des Authentischen: sechs
Gemeinplätze », in H. BÖHME et K. R. SCHERPE (éds), Literatur- und Kulturwissenschaften, -Reinbek bei
Hamburg, Rowohlt, 1996, p. 205-231 (en particulier p. 229).
10. J. WARD, Weimar Surfaces: Urban Visual Culture in 1920s Germany, Presses de l’Université de
Berkeley, 2001, p. 15-16.
49
AUTEURS
ROLF GOEBEL
Professeur de langue et civilisation allemandes – University of Alabama, Huntsville (USA)
50
Michaël Loewy
1 L’espace urbain comme lieu du combat entre les classes : voici un aspect souvent négligé
par les travaux savants sur le thème de la ville dans le Passagenwerk. Pourtant, il occupe
une place de choix dans ce projet inachevé.
2 Le traitement du sujet par Walter Benjamin est inséparable de sa méthode
historiographique, qu’on pourrait tenter, provisoirement, de définir comme une variante
hérétique du matérialisme historique, fondée (entre autres) sur deux axes essentiels : a)
une attention systématique et inquiète pour l’affrontement des classes, du point de vue
des vaincus – au détriment d’autres topoi classiques du marxisme, comme la contradiction
entre forces et rapports de production, ou la détermination de la superstructure par
l’infrastructure économique ; b) la critique radicale de l’idéologie du Progrès, sous sa
forme bourgeoise, mais aussi dans ses prolongements dans la culture politique de la
gauche.
3 La ville dont il est question dans le Livre des passages est, comme l’on sait, « la capitale du
XIXe siècle ». Il faut ajouter qu’il s’agit aussi de la capitale révolutionnaire du XIXe siècle.
C’est, en d’autres mots, ce qu’avait écrit Friedrich Engels dans un article de 1889, cité par
Benjamin, qui partage sans doute cet avis :
La France seule a Paris, une ville où […] se rassemblent toutes les fibres nerveuses
de l’histoire européenne et d’où partent à intervalles réguliers les impulsions
électriques qui font trembler tout un monde […]. (715)1
4 Je suivrai dans cet essai un ordre chronologique : 1) Insurrections et combats de
barricades (1830-1848) ; 2) L’haussmannisation de Paris comme « embellissement
stratégique » (1860-1870) ; 3) La Commune de Paris (1871). Il s’agit de matériaux puisés
dans trois chapitres du Passagenwerk : « Mouvement social », « Haussmannisation et
combat de barricades », « La Commune ».
51
5 Comme l’on sait, le Livre des passages a un statut qui reste encore énigmatique : s’agit-il
d’un ensemble de matériaux classés en vue de la rédaction d’un ouvrage ? Ou d’un collage
de citations comme nouvelle méthode d’exposition ? À moins que ce ne soit un mélange
des deux… En tout cas, on a affaire à des documents de nature très hétérogène. On peut
distinguer les catégories suivantes :
• commentaires de Walter Benjamin – sans doute la source la plus importante pour saisir le
mouvement de sa pensée ;
• citations précédées ou suivies d’un commentaire qui les éclaire ;
• citations d’auteurs marxistes ou socialistes, dont on peut supposer que Benjamin partage les
opinions (encore que…)
• citations de travaux d’historiens, qui servent à mettre en évidence un aspect des
événements qui l’intéresse ;
• citations d’auteurs réactionnaires, qui illustrent l’attitude des couches dominantes ; leur
usage par Benjamin est souvent teinté d’ironie.
6 Il n’est pas toujours aisé de comprendre pourquoi l’auteur de cet énorme recueil a choisi
telle ou telle citation. La place de certains documents dans son argument reste
mystérieuse, certains détails semblent sans intérêt, et on est obligé à se livrer à des
conjectures, sans pouvoir toujours trancher. Cela dit, dans l’ensemble les pièces du puzzle
prennent leur place, et l’on peut reconstituer le discours de Benjamin, et son objet, dans
ces trois chapitres : la ville (Paris) comme lieu stratégique du conflit entre les classes – au
XIXe siècle, mais avec des échos, souvent implicites, dans la conjoncture de l’Europe des
années 1930.
28 Ce genre de questions est inévitable dans l’étude d’un projet inachevé comme le
Passagenwerk ; elles se prêtent à un nombre infini d’hypothèses et interprétations. Mais la
problématique fondamentale de ces trois sections n’est pas moins clairement lisible.
29 Un de ses aspects les plus importants concerne la nature politique de l’œuvre du Baron
Haussmann, en tant qu’expression – Ausdruck, un des concepts favoris de Benjamin – du
caractère autoritaire et arbitraire du pouvoir, c’est-à-dire du second Empire de Louis
Napoléon Bonaparte. Dans les travaux du préfet impérial « chaque pierre porte le signe
du pouvoir despotique » (Julius Meyer, 1869) (150) : ils sont, selon J. J. Honegger, dans un
ouvrage de 1874, « la représentation parfaitement adéquate des principes de
gouvernement de l’Empire autoritaire », et de sa « haine fondamentale de toute
individualité » (147). C’est l’opinion aussi de celui qui incarne, aux yeux de Benjamin,
l’opposition la plus radicale à Napoléon III, Auguste Blanqui : l’haussmannisation de Paris
– « un des grands fléaux du Second Empire » – est le produit de « fantaisies meurtrières
de l’absolutisme » ; par sa « grandeur homicide » il rappelle les travaux des pharaons
d’Égypte (« cent pyramides de Chéops ») ou des empereurs romains de la décadence
(167)5.
30 Cette dimension politique de l’urbanisation impériale est d’autant plus importante pour
Benjamin que le second Empire, par son autoritarisme illimité, sa personnalisation
bonapartiste du pouvoir, sa manipulation des masses, le faste grandiloquent de ses rituels
et de son architecture, ses liens intimes avec « tout ce qui relève de l’escroquerie et de la
fourberie »6 (159) n’est pas sans avoir des affinités avec le « Troisième Empire » hitlérien
– certes, pas celui des camps d’extermination de la Seconde Guerre mondiale, mais celui
des premières années du régime (1933-36), telles qu’elles sont décrites – et dénoncées –
par Bertolt Brecht dans ses pièces Grand-Peur et Misère du Troisième Reich et La résistible
ascension d’Arturo Ui.
31 Dans un des commentaires les plus prégnants de ce chapitre, Walter Benjamin semble
résumer non seulement son opinion sur Haussmann et Napoléon III, mais sur le pouvoir
des classes dominantes en général : « Les puissants veulent maintenir leur position par le
sang (la police), par la ruse (la mode), par la magie (le faste) » (157). Avant d’aborder le
chapitre qui concerne « le sang », quelques mots sur le faste, qui s’exprime non
seulement dans la théâtralité monumentale des perspectives haussmanniennes, mais
aussi dans les cérémonies spectaculaires organisées par le préfet en hommage à son
Empereur. Cela va de l’impressionnante décoration des Champs-Élysées – cent vingt
arcades ajourées, reposant sur une double rangée de colonnes – pour l’anniversaire de
Louis Napoléon Bonaparte (153), aux deux mille arcs de triomphe, flanqués de cinquante
colosses à sa ressemblance, qui reçoivent l’Empereur lorsqu’il entre « au galop des
cinquante chevaux de sa voiture » à Paris – façade monumentale qui illustre, selon
Arsène Houssaye en 1856 « l’idolâtrie des sujets pour le souverain » (161-162). Le faste
impérial est aussi évoqué dans un passage étonnant de Heinrich Mann (extrait d’un essai
de 1931) qui réussit, en quelques mots, à décrire la quintessence du régime impérial, et sa
nature de classe :
la spéculation, la plus vitale des fonctions de cet Empire, l’enrichissement effréné,
la jouissance gigantesque, tout cela théâtralement glorifié dans des expositions et
des fêtes qui finissaient par évoquer Babylone ; – et à côté de ces masses qui
participaient à une apothéose éblouissante, derrière elles […] des masses obscures,
celles qui se réveillaient […] (158-159).
32 Comment neutraliser ces « masses obscures… qui se réveillaient » ?
56
33 Si l’objectif primordial de Napoléon III, sa vocation politique par excellence, était, selon
Gisèle Freund7, « d’assurer l’ordre bourgeois » (155), cette question était essentielle :
comme casser la tradition rebelle du peuple parisien, comme l’empêcher d’utiliser son
arme favorite, la barricade ? L’élégante solution trouvée fut, dans les mots mêmes du
préfet de Paris, de « percer le quartier habituel des émeutes » (146). Un auteur
réactionnaire, Paul-Ernest de Rattier – pour lequel « rien n’est plus inutile et plus
immoral qu’une émeute » – évoquait déjà, en 1857, l’image idéale d’un Paris modernisé,
où un système de voies de communication « relie géométriquement et parallèlement
toutes les artères [de Paris] à un seul cœur, le cœur des Tuileries », constituant ainsi
« une admirable méthode de défense et de maintien de l’ordre » (161).
34 On touche ici à l’aspect le plus important de l’haussmannisation : son caractère
d’« embellissement stratégique » (l’expression date des années 1860). Le « fait
stratégique » commande, constate d’Espezel, « l’éventrement de l’ancienne capitale »
(157). Mais c’est Friedrich Engels qui résume le mieux l’enjeu politico-militaire des
travaux d’Haussmann : il s’agit, écrit-il, de la « manière spécifiquement bonapartiste de
percer de longues artères droites et larges à travers les quartiers ouvriers aux rues
étroites », avec l’objectif stratégique de rendre « plus difficiles… les combats de
barricades » (167-168). Les boulevards rectilignes avaient, entre autres, le grand avantage
de permettre l’utilisation du canon contre d’éventuels insurgés – une situation
prophétiquement évoquée dans une phrase de Pierre Dupont en 1849, placée par
Benjamin en exergue du chapitre sur l’haussmannisation : « les capitales pantelantes se
sont ouvertes au canon » (145).
35 Bref, les « embellissements stratégiques » du Baron Haussmann étaient une méthode
rationnellement planifiée d’étouffer dans l’œuf toute velléité de révolte, et, si elle avait
lieu malgré tout, de l’écraser efficacement – en faisant usage du dernier recours des
puissants, selon Benjamin : le sang… Comme l’écrit Benjamin lui-même, dans Paris,
capitale du XIXe siècle (1935), qu’on peut considérer comme une sorte d’introduction au
Passagenwerk :
L’activité de Haussmann s’intègre dans l’impérialisme de Napoléon III. Lequel
favorise le capital financier. […] Le véritable but des travaux de Haussmann était de
protéger la ville contre la guerre civile. Il voulait rendre à jamais impossible
l’érection de barricades à Paris. […] La largeur des boulevards doit interdire la
construction de barricades et de nouvelles percées doivent rapprocher les casernes
des quartiers ouvriers8.
36 Les références à l’actualité des années 1930 sont rares dans le Passagenwerk. Voici une des
plus impressionnantes : « L’œuvre d’Haussmann est aujourd’hui accomplie, comme le
montre la guerre d’Espagne, avec des moyens tout à fait différents » (169). Benjamin se
réfère sans doute à l’écrasement, sous les bombes de la Luftwaffe, de la ville basque de
Guernica, ainsi que de certains quartiers populaires de Madrid. Les bombardements
aériens seraient-ils une forme moderne de « l’embellissement stratégique » inventé par
le préfet de Paris ? Il y a évidemment une sorte d’ironie amère dans la remarque de
Benjamin. L’analogie qu’il esquisse se réfère, probablement, à deux aspects essentiels de
l’haussmannisation : la destruction de quartiers entiers, et l’écrasement préventif des
« foyers d’émeutes ».
37 Cela dit, je ne pense pas que l’auteur du Livre des passages voulait établir un signe
d’identité entre ces deux événements de nature radicalement différente, et encore moins
une généalogie historique. Sa petite remarque esquisse plutôt une sorte de constellation
57
NOTES
1. Ces chiffres entre parenthèses correspondent aux pages de l’édition française du Passagen-werk
: Paris, capitale du XIXe siècle, Le Livre des passages, Paris, Éditions du Cerf, 1998.
2. Citation de DUBECH D’ESPEZEL, Histoire de Paris, 1926.
3. Il s’agit d’un passage de la biographie de Blanqui par G. Geffroy, une source souvent citée par
Benjamin.
4. D’après un ouvrage anonyme, Paris désert. Lamentations d’un Jérémie haussmannisé, 1868.
5. Je ne peux pas discuter, dans le cadre de cette contribution, les rapports complexes de la
pensée de Benjamin à la figure de Blanqui : je renvoie au remarquable essai de Miguel ABENSOUR,
« Walter Benjamin entre mélancolie et révolution. Passages Blanqui », in H. WISMANN , Walter
Benjamin et Paris, Paris, Éditions du Cerf, 1986.
6. Selon un article de Th. Schulte sur Daumier, paru dans la Neue Zeit, la revue des socialistes
allemands.
7. Photographe et historienne marxiste de la photographie, proche amie de Walter Benjamin.
8. W. BENJAMIN , Œuvres, Paris, Gallimard, Folio, 2000, tome III, p. 64. La section intitulée « Hauss-
mann ou les barricades » dans cet essai puise largement dans le matériel qu’on trouve dans le
Passagenwerk.
9. Benjamin cite aussi un commentaire des historiens A. Malet et P. Grillet qui renforce cette
lecture critique : la majorité des élus de la Commune étaient « des démocrates jacobins de la
tradition de 1793 » (789).
10. W. BENJAMIN, Œuvres, III, p. 64-65.
AUTEUR
MICHAËL LOEWY
Chercheur au Centre National de Recherche Scientifique.
61
Histoire et méthode
62
1 Le Livre des passages, telle une fenêtre ouverte sur le XIXe siècle, donne à déchiffrer
l’énigme d’un passé oublié. Il se présente au lecteur sous la forme d’une constellation de
citations dans laquelle l’historien se déplace, dans le temps, en quête des voies de passage
vers l’actualité toujours changeante qui oblige l’observateur attentif à récupérer ces
fragments pour en comprendre le sens, face aux nouveaux obstacles. Tâche difficile, voire
impossible pour tous ceux qui, formés à l’école française ou allemande de la fin du XIXe
siècle – à l’œuvre tout au long du XXe siècle –, se fixeraient pour objectif de construire un
récit cohérent et surtout représentatif d’un siècle, reconnu par les générations
successives comme celui des révolutions : industrielle, agricole ; révolution des
transports, de la banque ; révolutions politiques, sociales ; révolutions de l’écrit… Siècle
de l’invention de l’histoire moderne, siècle d’apprentissage de la démocratie
représentative qu’incarne, en France, la troisième République, dont le triomphe repose
sur l’ascension irréversible du progrès d’une civilisation qui lui permet de légitimer
l’expansion coloniale, tout en excluant les populations conquises des droits de l’homme
« universels », dont elle prétend être l’initiatrice.
2 Le progrès en question, véritable hypostase de ce siècle, ne fut pas, comme on le sait, le
progrès de l’humanité, mais l’expression d’une domination des privilégiés, d’une liberté
arrachée aux potentialités libertaires des différentes révolutions de ces trois derniers
siècles. Si écrire l’histoire signifie citer l’histoire, en donnant une physionomie aux dates
sorties de leur contexte, mais à partir du présent de l’historien, comment se réveiller des
illusions du XIXe siècle qui longtemps perdurèrent au-delà de la catastrophe du milieu du
siècle passé ? Quels obstacles se lèvent soudain dans notre actualité, devant nos yeux
écarquillés, pour nous contraindre à détourner le regard, encore une fois, vers ce XIXe
siècle, toujours présent sous différentes formes ? Suffirait-il de se saisir des pensées
oubliées, rejetées ou incomprises et dont la lisibilité se révèle dans le « Maintenant de
notre connaissabilité » ? Aujourd’hui, tandis que nous sommes frappés par le retour du
refoulé du politique du XIXe siècle, le Livre des passages se présenterait alors comme une
« constellation du réveil ». Lire Paris capitale du XIXe siècle suppose de se laisser guider par
le texte, non commenté, à travers un XIXe siècle méconnu, muni du falot de quelques
citations du Livre. Retirées du bain foisonnant des sources, en évitant d’emprunter les
63
8 Je me sens cependant dans la situation décrite par Grillparzer, traduit par Edmond Jaloux
dans le Temps du 2 mai 1937 et qui retient l’attention de Benjamin :
Lire dans l’avenir est difficile, mais voir purement dans le passé est plus difficile
encore : je dis purement, c’est-à-dire sans mêler à ce regard rétrospectif tout ce qui
a eu lieu dans l’intervalle,
9 avec le commentaire suivant : « la pureté du regard n’est pas tant difficile
qu’impossible »2. Il est vrai que les extraits retenus par Benjamin sont truffés
d’impuretés. La majorité des « sources », souvent de seconde main, sont empruntées à
des auteurs mineurs, quelquefois publicistes ou auteurs à succès, et sont insérées dans un
entrelacs de grands auteurs dont les informations, précieuses pour l’historien, restent
cependant difficiles à déchiffrer. Leur forme intempestive se conjugue avec la critique
subversive qui s’adresse aussi bien au « libéralisme triomphant » qu’au « matérialisme
historique » vulgairement pratiqué.
10 Impossible, bien sûr, d’embrasser l’ensemble des citations retrouvées du Livre des passages.
Pour notre propos, je m’en tiendrai à quelques extraits d’un ensemble révélateur de la
philosophie du progrès, sur la base duquel le socialisme théorique devait vérifier son
audience auprès d’un mouvement ouvrier naissant qui, dans la pratique politique, y a
puisé sa source. Sans chercher à imiter Benjamin, je souhaiterais cependant mettre à
l’épreuve la cohérence lisible, malgré l’inachèvement de l’œuvre, de son édifice discursif,
après destruction de l’écriture de l’histoire dont les fragments sont issus, pour tenter d’en
vérifier la pertinence dans notre actualité. Le projet est ambitieux et impossible à mettre
en œuvre dans un seul article. Pour l’heure, je me risque à formuler quelques hypothèses.
11 En ce sens, je reprendrai à mon compte le point de vue de Benjamin sur le rôle de
l’historien. Pour cela, il me faut reproduire, précisément, les citations auxquelles je me
réfère :
Dans l’image dialectique, l’Autrefois d’une époque déterminée est à chaque fois, en
même temps, l’Autrefois de toujours, mais il ne peut se révéler comme tel qu’à une
époque bien déterminée : celle où l’humanité, se frottant les yeux, perçoit
précisément, comme telle, cette image de rêve. C’est, à cet instant, que l’historien
assume pour cette image, la tâche de l’interprétation des rêves 3.
12 À la manière de Proust qui commence l’histoire de sa vie par le réveil :
chaque présentation de l’histoire doit commencer par le réveil, elle ne doit même
traiter de rien d’autre. Celle-ci traite du réveil qui arrache au XIXe siècle4.
13 Il s’agit bien de s’abstraire d’une quelconque continuité, sans pour autant éviter le palier
des années 1930, pour accéder, si possible, à l’expérience du passé où plus exactement au
choc que peuvent signifier les événements présents. La méthode de remémoration
s’impose. Mais cette méthode suppose une familiarité avec les événements passés au
point que l’historien peut s’approprier l’énoncé qui fait sens, au-delà des significations
successives qui se sont surimposées à la singularité de son énonciation. Ainsi, nous
pouvons reprendre le fil exigeant de Benjamin sur la forme de l’écriture de l’histoire :
Les événements qui entourent l’historien, et auxquels il prend part, vont être à la
base de sa présentation comme un texte écrit à l’encre sympathique. L’histoire qu’il
soumet au lecteur constitue pour ainsi dire les citations qui sont écrites d’une
manière lisible par tous. Écrire l’histoire signifie donc citer l’histoire. Mais le
concept de citation implique que l’objet historique, quel qu’il puisse être, soit
arraché au contexte qui est le sien5.
14 Il est vrai que la réalité de notre époque s’apparente à un cauchemar. Tous les outils
théoriques disponibles, dont la pertinence devait surmonter les accidents de
65
idéal de l’esprit de la grande industrie et à l’exécution des grands travaux. Les saint-
simoniens Pereire gouvernent les entreprises ferroviaires, bancaires et
immobilières de la monarchie de Juillet et du Second Empire. Le canal de Suez, dont
Enfantin et Lambert-Bey allèrent étudier les plans et organiser l’idée à un moment
où Ferdinand de Lesseps était consul au Caire, est resté le type de l’entreprise
planétaire saint-simonienne…8
17 Ces faits sont bien connus. Là où intervient Benjamin, sans commenter le texte et au-delà
de l’auteur, c’est dans l’affichage d’une révolution, la seule qui ait triomphé : la
révolution industrielle et financière qui, dans les années 1930, participe de la grande crise
sociale en avant de l’ascension du nazisme. L’utopie saint-simonienne, censée avoir été
l’avant-courrier du socialisme, ne concerne plus le monde ouvrier. Mais l’avait-elle, ne
serait-ce qu’un temps, pris en compte ? Et surtout dans quel sens ? Ou plus exactement,
l’émancipation du peuple, celle de la classe la « plus nombreuse et la plus pauvre », selon
la formule chère aux saint-simoniens, avait-elle été comprise dans le sens libertaire dont
se seraient emparées les futures victimes de la révolution industrielle ? À l’instant du
danger ultime, pressenti par Benjamin, que reste-t-il des origines du socialisme ? Le
secret, ou plutôt l’écart, entre deux points, à la fin de la citation : « organisation
secrète ». Il s’agit de l’Église, du mouvement saint-simonien qui enseignait la Doctrine aux
ouvriers et qui, pour des raisons religieuses, avait – autre citation – demandé à être
exemptée du service de la garde nationale après la révolution de 1830. L’association
paradoxale de ces deux mondes dessine les contours de la contradiction dont est issu ce
qui, de mon point de vue, est mal nommé, « le mouvement ouvrier ». La pratique du
« matérialisme historique », contemporaine de Benjamin, réfère à la vision libérale du
sauvetage des plus démunis : ceux-ci peuvent être affranchis, sans être émancipés de la
tutelle de l’autre (économique ou idéologique). Les pauvres, les prolétaires, trop aliénés
au monde et à son mode de connaissance, restent incapables, seuls, de penser son
dépassement. Ils ont besoin de guide et de porte-parole. Leur émancipation leur échappe,
car le plus souvent ils sont parlés par d’autres et, de ce fait, déniés de leur propre histoire.
L’ensemble du mouvement ouvrier est alors guidé par la part éclairée de la bourgeoisie
dont le privilège consiste à guider le peuple. Ce mode d’intervention a failli aux tâches
historiques que son avant-garde avait elle-même fixées. Celle-ci ne semble plus en mesure
de proposer une vision du futur, capable de mobiliser les masses, pour reprendre une
expression d’actualité du temps de Benjamin : elle se contente de rajeunir des slogans
politiques que les révoltés des banlieues, notamment, n’entendent pas parce qu’ils ne
comprennent plus ce langage d’un autre temps.
18 Le socialisme, dont les multiples potentialités auraient été effacées, serait-il réduit,
aujourd’hui, dans sa forme effective, c’est-à-dire dans son tracé concret, au socialisme
imaginé, en 1848, par Prosper Enfantin, un socialisme pragmatique dirait-on. Le père de l’
Église saint-simonienne des années 1830, après l’échec de la révolution de 1848, au
moment où la république démocratique et sociale semble définitivement enfouie sous les
décombres de juin 1848, réaliste, Enfantin pense le suffrage « universel », comme
l’expression concrète de l’égalité – acquis politique ultime ? Ici, il pressent le devenir du
socialisme, celui de Tony Blair, par exemple, et sans doute la fin de l’histoire, telle que
Fukuyama l’organise et la propage :
Pour quiconque ne s’en tient pas aux apparences, le suffrage universel, loin de
limiter l’influence de la bourgeoisie, l’étend et l’affermit au contraire. L’expérience,
les lumières, les connaissances pratiques de la bourgeoisie lui assureront pour
longtemps une prépondérance […]. Tendre la main au prolétaire, assurer à ses
enfants l’éducation, à lui-même le travail […], lui faciliter l’accès à la propriété, lui
67
saluée et revendiquée, dans la première moitié du XIXe siècle, par tous les partisans d’une
représentation politique sélective : libéraux, républicains socialistes confondus. Le
chapitre des transports se clôt, précisément, par cette formule lapidaire, voire
énigmatique, extraite de la Peau de chagrin, écrite dans l’actualité du saint-simonisme,
alors à son apogée : « La vie pâle de notre civilisation, unie comme la rainure d’un
chemin de fer », dit Balzac17. Balzac exprimerait-il la lucidité critique de la première
moitié du siècle, que Baudelaire illumine sous le second Empire ? Effectivement, à
l’inverse de George Sand, Balzac est un contempteur de la philosophie du progrès ; il ne
manque pas cependant de saluer les intelligences de son temps, quelles qu’elles soient.
Entre ironie et reconnaissance, Benjamin use de la fiction balzacienne pour reconnaître
« l’intelligence » des saint-simoniens, en citant notamment L’Illustre Gaudissart :
« Gaudissart réclama une indemnité de cinq cents francs pour les huit jours pendant
lesquels il devait se mettre au fait de la doctrine de Saint-Simon, en objectant les
prodigieux efforts de mémoire et d’intelligence nécessaires pour étudier à fond cet
article ». « Gaudissart, démarchait pour le Globe (et le Journal des enfants) » 18. Tous les
contemporains de l’Exposition de la Doctrine saint-simonienne ont attribué à l’œuvre des
qualités d’analyse critique du temps et d’esprit novateur, quelles que soient les réserves
émises sur les points les plus « immoraux » ou les plus subversifs. Ceux-ci ont d’ailleurs
été rangés, au mieux, parmi les idées anticipatrices, au pire dans les failles « des années
folles » – expression dont on qualifiait les années 1830 – plus tard, par leurs auteurs eux-
mêmes, devenus industriels ou sénateurs.
26 Tout en restituant l’historicité du saint-simonisme, dont la science prospective se déploie
au XXe siècle, Benjamin en expose le sens véritable dans l’avènement des années 1930.
L’actualité de Benjamin, étonnamment absente du Livre des passages, du moins en
apparence, habite le texte. Présente par la signification des fragments, elle structure le
Livre. Les citations sont bien arrachées à leur contexte, mais sélectionnées pour rendre
intelligible le maintenant de Benjamin, en fonction duquel il travaille. Plus étonnant
encore, en 2006, la lisibilité apparaît plus éclairante. Quand la social-démocratie donne
des signes de défaillance en 1930, l’utopie n’est pas extraite des discours « utopistes »
mais sauvée d’une mort anonyme en étant récupérée parmi les vaincus des années 1830.
Leur résonance actuelle est encore plus vivante au moment de l’intégration définitive du
socialisme d’État au libéralisme.
27 Benjamin cherche le « mouvement ouvrier » – dont l’échec est flagrant dans les années
1930, particulièrement en Allemagne – ailleurs, hors des organisations censées le
représenter, au nom du matérialisme historique. Dans l’intempestivité d’un moment
illisible pour les contemporains, l’ordre triomphe et se défait à la fois, le réveil suppose de
récupérer les notes dissonantes qui sont restées sans effet en 1833 ou 1836. Deux citations
sont, à cet égard, particulièrement éloquentes. Celle de Claire Démar tout d’abord qui se
suicide, en 1833, avec son compagnon, Désessard, dont elle restitue le propos
testamentaire :
… Moi, qui fus toujours l’homme de la lutte […], Moi qui ai toujours marché seul à
l’écart…, protestation vivante contre l’ordre et l’union ; qu’y aurait-il étonnant que
je me retire, peut-être à l’instant où les peuples vont s’unir d’un lien religieux,
quand leurs mains vont se rapprocher pour former une vaste chaîne… Lambert, je
ne doute pas de l’humanité… Ne doute pas de la providence non plus… Mais dans les
temps où nous vivons, tout est saint, même le suicide !… Malheur à qui ne se
découvrirait pas devant nos cadavres, car celui-là est impie ! Adieu. 3 août 1833, 10
heures du soir. (Claire Démar, Ma Loi d’Avenir, ouvrage posthume publié par
69
Suzanne, Paris. Au Bureau de la Tribune des femmes et chez tous les marchands de
nouveautés, 1834, p. 8, 10 sq.)19.
28 La référence est précise, la note explicite. Benjamin a lu, semble-t-il, La Tribune des
femmes. Il y a découvert Ma Loi d’Avenir dans les pages du journal. Publiée par Suzanne
Voilquin, cette « parole souverainement révoltante »20 était largement oubliée dans les
années 1930. Elle vient tout juste d’être rééditée21, tant son actualité est saisissante
aujourd’hui. Il est vrai que le titre pouvait intriguer Benjamin. Mais pourquoi retient-il
cette protestation vivante contre « l’ordre et l’union » et non la « parole
souverainement révoltante » ? Il ne sélectionne pas le propos critique, mais le suicide et
l’impossibilité de faire entendre une voix dissonante.
29 Il est difficile de ne pas évoquer le destin de Condorcet qui, lui aussi, avait foi en
l’humanité22 et bien sûr celui de Benjamin. Ces morts sur lesquels chacun doit se
retourner sont bien le produit de la catastrophe imaginée comme le triomphe de
l’humanité par les saint-simoniens et qui aboutissent au « sol jonché de cadavres ». Et
que dire de cette protestation contre l’ordre et l’union dont l’actualité se révèle
aujourd’hui où l’humanité se partage en communautés antagoniques dont l’existence
seule entrave la pensée critique. L’ensemble des idées qui structurent le travail de
Benjamin semble se concentrer dans cette citation, « le cristal de l’événement total ».
N’est-ce pas l’illustration allégorique de la thèse IX sur l’Ange de l’Histoire :
Là où à notre regard à nous semble s’échelonner une suite d’événements, il n’y [en]
a qu’un seul qui s’offre à ses regards à lui : une catastrophe sans modulation, ni
trêve, amoncelant les décombres et les jetant éternellement devant ses pieds…
30 À cette tempête, « nous donnons nom de progrès »23.
31 Une remarque et une hypothèse. Jamais Saint-Simon et les saint-simoniens ne sont cités
directement, à la source de leurs écrits. Comme si leurs propos, historiquement datés, ne
prenaient sens que dans leur devenir et non dans l’avènement de leur énonciation. En
effet, leur école, et non leur Église, est devenue l’emblème de la philosophie du progrès,
qui fait sens immédiatement, quel que soit l’auteur requis. Rejeté, banni ou salué, le saint-
simonisme triomphe. Toujours le sens premier, élaboré par Saint-Simon et ses
collaborateurs, l’emporte dans la réalité que les saint-simoniens n’ont cessé de signifier
depuis la première révolution française : la seule qui ait été revendiquée par la totalité
des partis vainqueurs, la Révolution de 1789, suivie de près par la révolution industrielle
que Balzac n’acceptait pas. À la fois par mépris de la classe bourgeoise et par nostalgie
d’une aristocratie, fondamentalement défaillante de son point de vue. Inversement,
quelques oubliés de l’histoire sont cités dans le texte, telle Claire Démar. D’autres
anonymes, ignorés pour l’essentiel par l’histoire du socialisme – l’histoire régressive qui
se lit en continu : du mythe fondateur au devenir historique –, comme Constantin
Pecqueur, retiennent l’attention de Benjamin par la médiation de Pierre-Maxime Schuhl,
lequel restitue le propos direct de Pecqueur. « Constantin Pecqueur, adversaire du saint-
simonisme, répond à la question posée en 1838 par l’Académie des sciences morales :
quelle peut-être sur […] l’état social […] l’influence des moyens de transport qui se
propage actuellement … ? » :
Le développement des chemins de fer, en même temps qu’il amènera les voyageurs
à fraterniser dans les wagons, surexcitera l’activité productrice des hommes 24.
32 Il nous faudra retrouver la citation exacte dans les écrits de Pecqueur, ne serait-ce que
pour comprendre le sens de « surexciter ». Pour l’instant, je retiens le choix de ce
socialiste singulier qu’aucun de ceux qui s’en sont réclamé n’a accepté de tirer de l’oubli.
70
Il était, il est vrai, fondamentalement attaché à la liberté individuelle. Est-ce parce qu’il
croyait en un Dieu d’harmonie ? Ou parce que le socialisme, de son point de vue, ne
pouvait se définir que dans sa pratique, seule à même de le signifier :
On ne codifie point d’avance la vie collective : jamais elle ne se laisse réglementer.
La vie est comme la raison : elle ne se formule point : elle se développe et se
complète sans cesse.
33 Point de vue qui ne pouvait, selon Pecqueur, se distinguer du communisme :
En fait le communisme est compatible avec la responsabilité personnelle, et par
conséquent avec la liberté individuelle. S’il ne l’était pas, il serait souverainement
immoral et n’aurait d’ailleurs aucun attrait pour personne25.
34 Ma méthode est sans doute hétérodoxe. En éclairant le choix de Benjamin, je m’expose
aux critiques des érudits, fins spécialistes de Benjamin ; mais comment résister à cet
appel, proustien, qui m’autorise à révéler l’exceptionnelle modernité de Constantin
Pecqueur. Celui-ci invalide, en l’anticipant, le communisme d’État dont tout l’édifice vient
de s’effondrer en emportant, du moins pour l’instant, le rêve d’un autre communisme,
celui de Constantin Pecqueur, précisément.
35 D’ailleurs, Benjamin, désertant les chemins de la continuité historique, et afin de
récupérer les déchets du passé fondamentalement socialiste, classe ailleurs, dans un autre
chapitre, le mouvement social qui vient de s’échouer contre la barrière du nazisme. Il
ravive, tout d’abord, l’espoir des masses silencieuses par le truchement du poète
Hégésippe Moreau, mort en 1836, petit romantique, et qui fut retenu par Baudelaire :
« Ce peuple qui sur l’or, jonché devant ses pas, Vainqueur, marchait pieds nus et ne se
baissait pas »26. Superbe annonciation du devenir espéré, peut-on dire messianique, d’une
classe ouvrière qui, dans le réel des conflits des années 1830, cherche d’abord à survivre
et, quelquefois, comme en 1831, préfère mourir plutôt que de tendre la main pour obtenir
des philanthropes une aumône compatissante. Précisément la révolte des canuts, à Lyon,
en 1831, occupe l’espace social du Livre des passages. Lisiblement, Benjamin cherche à
retrouver le sens politique perdu de la révolte, en particulier grâce aux éditions de
Riazanov, responsable de la collecte des sources présocialistes, conservées, encore
aujourd’hui, aux Archives de Moscou. Choix sans doute pensé, compte tenu du destin de
Razianov, victime du stalinisme dans l’actualité de Benjamin.
… Et ils virent pourtant quelque chose de nouveau dans l’insurrection de Lyon… Il
faut en effet songer que la génération qui avait vécu les événements de Lyon avait
les nerfs suffisamment solides. Et ils virent pourtant quelque chose de tout à fait
nouveau dans l’insurrection de Lyon…, ce qui les effraya d’autant plus que les
ouvriers de Lyon semblaient eux-mêmes manifestement ne pas voir et ne pas
comprendre cet aspect nouveau27.
36 Armand Carrel, dont le sens du présent est saisi par Balzac dans son roman – Z Marcas –,
fut un des rares témoins autorisés de l’époque28 qui souligna la dimension politique de
l’insurrection, en lien avec l’échec de la révolution de Juillet. La révolte des canuts,
cependant, ne peut être rangée parmi les événements oubliés de l’histoire sociale, bien au
contraire, chaque génération s’est penchée sur le récit d’un soulèvement sans précédent
jusqu’alors. Inversement les grèves de 1840, spectaculaires, mais incomprises à l’époque,
n’ont guère été récupérées par les historiens du XIXe siècle. Benjamin s’en charge par le
truchement de Charles Benoît, anarcho-syndicaliste, dont les écrits ont eu peu d’échos
parmi les contemporains de Benjamin :
[…] La grande grève de 1840, qui, à Paris seulement mit debout 30 000 hommes,
resserra leur fédération […] Henri Heine a gravé de sa pointe aiguë, en dix passages
71
NOTES
1. Le concept d’historicité, aujourd’hui malmené, suppose de mon point de vue une attention
particulière au sens énoncé, repris, revendiqué par les différents sujets de l’histoire. Impossible
d’accéder aux enjeux du passé sans comprendre les enjeux de significations qui les laissent
entrevoir. Cela suppose de ne pas confondre sujets et acteurs de l’histoire : le sujet est celui qui
est en capacité de mettre en mots ce qu’il fait à un moment donné de son action, tandis que
l’acteur est le plus souvent parlé par d’autres. Idée que semble parfaitement saisir Benjamin.
2. W. BENJAMIN , Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages (ci-après PC), Paris, Éditions du
Cerf, 1989, N 7, 5, p. 487.
3. PC, N 4, 1, p. 481.
4. PC, N 4, 3, p. 481.
5. PC, N 11, 3, p. 494.
6. W. BENJAMIN, Thèses sur le concept d’histoire. Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 342.
7. PC, U 5a, 3, p. 596.
8. PC, U 1, 6, p. 589.
72
9. Le Crédit, 1er novembre 1848. Voir : M. RIOT-SARCEY , « 1848 : des saint-simoniens dans le
mouvement », Études saint-simoniennes, sous la direction de Philippe Régnier, Presses
Universitaires de Lyon, 2002.
10. PC, U 2, 2, extrait de A. PINLOCHE, Fourier et le socialisme, Paris, 1933, p. 590.
11. Journal saint-simonien, populaire auprès de ses lecteurs à propos de l’émancipation du
peuple, l’abolition de l’héritage en ligne indirecte, et la fin de l’exploitation de l’homme par
l’homme, le tout formant le socle fondateur, en apparence, de l’utopie saint-simonienne.
12. Procès pour « immoralisme » intenté aux saint-simoniens sous la monarchie de Juillet en
1832.
13. PC, U 12a, 7, p. 608.
14. PC, U 13, 2, p. 609.
15. PC, U 13a, 1, p. 610.
16. PC, U 3, 4, p. 593.
17. PC, U 18, 6, p. 618.
18. PC, U 18, 1, p. 617.
19. PC, U 14, 5, p. 611.
20. C. DÉMAR, L’Affranchissement des femmes, « Appel d’une femme au peuple », 1833, « Ma Loi
d’Avenir », Paris, Payot, 1976, p. 67
21. Réédition de l’ouvrage publié en 1976 par Valentin Pelosse, Paris, Albin Michel, 2001.
22. Tout juste avant de se suicider (1794), Condorcet – et le paradoxe n’est qu’apparent – rédige
sa fameuse Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, qui est une véritable
profession de foi en l’Humanité.
23. Sur le concept d’histoire, thèse IX, Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 343-344.
24. P.-M. SCHUHL, Machinisme et Philosophie, Paris, 1938, p. 67 ; PC, U 18, 4, p. 618.
25. C. PECQUEUR, Le Salut du Peuple, décembre 1849, Paris 1850, réimprimé d’après l’exemplaire de
la collection Michel Bernstein, EDHIS Éditions sociales, Paris, 1967, p. 11 et 14.
26. Épigraphe du journal L’Aimable Faubourien. Journal de la Canaille, cit. dans Curiosités
révolutionnaires. Les journaux rouges, par un Girondin, Paris, 1848, p. 26 ; PC, chapitre : « Le
mouvement social », a 7a, 2, p. 721.
27. E. TARLÉ, Der Lyoner Arbeiteraufstand (Marx-Engels-Archiv, éd. par D. Riazanov, II, Francfort/
Main, 1928, p. 102), PC, a 6a, p. 719.
28. Il dirige alors Le National, journal libéral qui, sous la responsabilité de Carrel, devient
l’expression d’un républicanisme modéré.
29. C. BENOÎST, « L’homme de 1848 », II (Revue des Deux Mondes, I er février 1914, p. 638-641).
30. Idée que partage dès 1830 Claire Démar, PC, « Fourier », WI, 3, p. 636.
31. PC, N 9a, 7, p. 492.
AUTEUR
MICHÈLE RIOT-SARCEY
Professeur d’histoire à l’université Paris 8.
73
Philologie et actualité
Jeanne-Marie Gagnebin
1 La lecture du Livre des passages se heurte à d’innombrables problèmes dont nous avons eu,
pendant ce colloque, un bon nombre d’exemples. Ma communication voudrait aider à
comprendre les enjeux d’un seul aphorisme du Cahier N, « Erkenntnistheorie, Theorie
des Fortschritts ». C’est une sorte d’avertissement méthodologique que Benjamin se
donne à lui-même en cours de travail. Il déclare en N2, 1 :
Avoir sans cesse à l’esprit que le commentaire d’une réalité (car il s’agit ici de
commentaire, d’interprétation dans les détails) réclame une méthode toute
différente de celle appelée par le commentaire d’un texte. Dans un cas, c’est la
théologie qui est la science fondamentale, et, dans l’autre, c’est la philologie 1.
2 Remarquons tout de suite que Benjamin, s’il distingue bien entre théologie et philologie,
toutes deux des « sciences fondamentales », leur prête cependant une forme commune,
celle du commentaire, condition préalable à l’appréhension critique, comme il l’établit
dans l’introduction de son essai sur les Affinités électives de Goethe. Cette contraposition
entre théologie et philologie repose sur une autre opposition, bien plus fondamentale :
celle entre la réalité (Wirklichkeit) et le texte. Opposition d’autant plus surprenante que
d’innombrables passages de Benjamin construisent une analogie entre texte et réalité,
comme si nous pouvions déchiffrer la nature ou l’histoire à l’instar d’un texte écrit. Ainsi,
parmi de nombreux exemples, dans le même Cahier N :
L’expression de « livre de la nature » indique qu’on peut lire la réalité comme un
texte. C’est ainsi qu’on veut ici procéder avec la réalité du XIXe siècle. Nous ouvrons
le livre de ce qui a eu lieu2.
3 Le contraste entre ces deux citations est d’autant plus fort que Benjamin se rapporte,
dans les deux cas, à son activité de chercheur et d’écrivain par le déictique « ici » (hier).
Je ne prétends pas pouvoir résoudre ce paradoxe et me contenterai d’essayer d’en
comprendre les raisons et l’enjeu3. Ainsi proposerais-je l’hypothèse suivante : deux
paradigmes principaux s’opposent et, simultanément, s’alimentent réciproquement dans
cette œuvre : d’une part une « théorie du lire », un paradigme de la lecture, en
particulier « de ce qui ne fut jamais écrit »4 ; d’autre part un paradigme de l’événement,
de l’irruption messianique, d’une interruption radicale qui fait exploser l’opération du
patient déchiffrement des signes. D’un côté, l’effort de dérouler dans le temps continu de
74
la lecture des significations qui s’enchaînent peu à peu les unes aux autres ; de l’autre,
une intensité du présent comme kairos, qui fait s’effondrer l’avant et l’après de la
recollection du sens.
4 Si le premier modèle est bien celui de la lecture philologique, le second, rangé par
Benjamin sous l’égide du théologique et du messianique5, désigne une soudaine
appréhension du réel qui ne peut être appelée « lecture » que dans un sens très
particulier, proche de la télépathie, sens développé par Benjamin en particulier dans ses
deux courts essais sur la « capacité mimétique » et la « doctrine du semblable » 6. Il
s’agit alors d’une lecture à la fois mimétique, théologique et historique qui saisit la
coïncidence de deux moments temporels ou de deux éléments d’une constellation
discursive – et cela au détriment du déroulement continu et linéaire de la chronologie
traditionnelle ou de la construction sémantique classique. Lectures d’images davantage
que de phrases, lecture dont il faut se demander si elle n’est pas elle-même, en tant que
telle, une image, celle d’une saisie spirituelle pour laquelle nous n’avons pas d’autre
concept plus spécifique, voire plus approprié. C’est dans ce contexte qu’il nous faut
comprendre la fameuse sentence de Hofmannsthal que Benjamin cite à plusieurs
reprises :
La méthode historique est une méthode philologique dont la base est le livre de la
vie. « Lire ce qui ne fut jamais écrit », ainsi que le dit Hofmannsthal. Le lecteur
auquel il faut penser ici est le véritable historien7. (trad. J.M. G.).
5 Dans son essai consacré à cette sentence et à la théorie de la lecture chez Benjamin, Irving
Wohlfarth remarque en note que cette analogie entre lecture d’un livre et lecture de
l’histoire doit être relativisée. À l’appui de cette relativisation, Wohlfarth cite justement
le fragment du Livre des passages dont nous sommes partis, en particulier l’opposition
entre réalité et texte, entre théologie et philologie8. Il faut en effet observer que, même
s’il est fidèle aux métaphores de la lecture et de l’écriture, Benjamin en use beaucoup
d’autres, empruntées notamment aux nouveaux médias d’appréhension du réel, en
particulier la métaphore de la « révélation » d’une pellicule de film au cinéma ou en
photographie, et celle de l’analyse spectrale de la lumière en physique. Et cela sans parler
du modèle proustien, voire freudien, modèle du surgissement involontaire/inconscient
d’une image oubliée/refoulée dans l’actualité du présent. Ainsi peut-on à bon droit
affirmer que, même si le modèle philologique de la lecture reste, certes, dominant dans sa
pensée, Benjamin ne s’en contente pas : il faudrait alors se demander de quelles
insuffisances souffre ce paradigme ; ainsi cherche-t-il d’autres moyens de mieux dire cette
subite appréhension, dans le présent, d’une dimension aussi bien enfouie, cachée, que
révélatrice et évidente, quelque chose d’invisible qui, soudainement, saute aux yeux et
permet de voir autrement (ce qu’illustre la métaphore du Vexierbild, reprise par Adorno).
De la philologie
6 Cette dimension de rupture des significations établies, d’interruption de la continuité et
d’émergence d’altérité, la science fondamentale théologie est beaucoup plus apte à
l’évoquer. Il m’importe maintenant de montrer, c’est ma seconde hypothèse, que le
paradigme philologique lui-même est repris et interprété par Benjamin non seulement
comme un exercice d’exactitude et de patience, mais aussi comme un réservoir de
matériaux explosifs sous leur sage apparence de trouvailles érudites. Ainsi donc la
philologie s’avère-t-elle, comme un autre philologue franc-tireur l’avait déjà pratiquée, à
75
savoir Nietzsche, non pas une simple discipline descriptive, mais un exercice de précision
disruptive.
7 Revenons donc brièvement au débat sur philologie et matérialisme historique, amorcé
avec Adorno. Dans sa réponse polie et prudente à la fameuse lettre critique de ce dernier
du 10 novembre 1938, Benjamin écrit :
Si vous faites retour à tels autres de mes travaux, vous trouverez que la critique de
l’attitude du philologue est chez moi un vieux souci et qu’elle est identique à la
critique du mythe. Elle provoque à chaque fois l’opération philologique elle-même.
Elle porte, pour parler le langage des Affinités électives sur la mise au jour de la
teneur objectale dans laquelle la teneur de vérité est historiquement obtenue par
effeuillage9.
8 « L’opération philologique » ici évoquée est donc double : d’abord commentaire de la
teneur objectale, des Sachgehalte, elle s’oppose à l’appréhension hâtive d’une vérité supra-
temporelle des œuvres, vérité prétendument éternelle qui nous concernerait toujours
malgré la distance historique. C’est en ce sens que l’opération philologique est une
critique du mythe, catégorie qui, dans la pensée de Benjamin, ne désigne pas seulement
de prétendues origines immémoriales mais s’oppose surtout à l’histoire et à l’historicité.
Parce que le commentaire philologique s’attache à l’épaisseur contingente et historique
du matériau, il est toujours guetté par « l’exposition étonnée de la pure facticité » 10,
comme le reproche Adorno, par une sorte d’envoûtement magique du chercheur, comme
le dit lui-même Benjamin11 qui reconnaît donc bien ce risque. Toute sa réponse à Adorno
consiste, cependant, à assumer ce risque et à en réaffirmer la nécessité si le chercheur, et,
en particulier, l’historien matérialiste, veut parvenir au Zeitkern de l’œuvre, à son noyau
temporel précis12. L’image du « noyau temporel » renvoie à celle de l’effeuillage (
Entblätterung), sans préjuger ici des difficultés suscitées par ces métaphores organiques.
Courir ce risque semble, en effet, moins dangereux que de tomber dans l’attitude
inverse : à savoir, élaborer une ample théorie, dialectique ou non, qui permette de
retrouver dans le passé ce que le présent veut y découvrir et l’ériger en supra-temporel
ou en « toujours actuel ».
9 Le Livre des passages est bien le témoignage le plus convaincant de ce risque philologique :
amoncellement de matériaux épars où il est difficile de se retrouver et, simultanément,
mine d’observations précises d’où le chercheur peut extraire des cristaux d’historicité
concrète.
10 « La critique de l’attitude du philologue est chez moi un vieux souci », affirme Benjamin
dans la lettre citée ci-dessus, et il ajoute : « Elle provoque à chaque fois l’opération
philologique elle-même. » Ce lien entre la critique de l’attitude des philologues et la
propre opération philologique inscrit Benjamin dans la lignée du jeune Nietzsche, celui de
la Naissance de la tragédie et des Considérations intempestives, textes que Benjamin
connaissait fort bien.
11 Ouvrons ici une brève parenthèse sur la conception nietzschéenne de la philologie13.
Après la parution de La naissance de la tragédie (1872) et la polémique qu’elle provoqua, en
particulier sous la plume de Wilamowitz, Nietzsche précise sa critique de la pratique en
vigueur de cette discipline académique nommée « philologie », telle que lui-même
l’enseigne à l’université de Bâle. Plusieurs des fragments posthumes en témoignent. Trois
lignes de réflexion principale se dégagent : la pratique philologique académique en
vigueur est, dit Nietzsche, inséparable d’une défense de leur influence et de leur autorité
par les professeurs de philologie, défense d’un privilège corporatif lié à une structure
76
ou des biens culturels, comme on les appelle. Ce vagabondage peut certes contenir
également un élément de protestation contre le rythme hallucinatoire de la production
capitaliste ; mais il est le revers d’un manque d’engagement plus exigeant et l’expression
d’un privilège qui repose sur le harcèlement des autres travailleurs.
15 L’avertissement de Nietzsche, repris par Benjamin, ne vise bien évidemment aucune
apologie du travail contre les joies de l’oisiveté ou de la promenade. Mais il nous concerne
sur un point très précis : comment ne pas nous perdre avec délices dans le labyrinthe du
Livre des passages, dans des analyses aussi raffinées que gratuites de cette immense œuvre
inachevée qui nous permet d’organiser des rencontres, des colloques et des séminaires,
certainement intéressants, mais qui risquent toujours de se transformer en rituels d’auto-
préservation académique ?
De l’actualité
16 C’est ici que, toujours dans le sillage de Nietzsche, je voudrais préciser le concept
benjaminien d’actualité. Benjamin a très tôt pensé un concept d’actualité (Aktualität)
complètement opposé à la notion habituelle, encore dominante aujourd’hui, de l’actualité
comme présentification (Vergegen-wärtigung), présentification d’un élément ou d’une
œuvre du passé due à sa pérennité dans notre présent. À cette notion plate, voire triviale,
qui régit encore bon nombre d’efforts pédagogiques – montrer par exemple aux jeunes
étudiants pourquoi Platon serait toujours actuel ! – correspond une conception de la
culture comme « inventaire », ainsi que le dit fortement Benjamin dans l’une des
variantes des thèses Sur le concept d’histoire18. La critique de la notion d’inventaire
implique, pour sa part, la critique de celle d’héritage, si importante dans le débat de
Lukács et d’autres penseurs marxistes au sujet de notre statut d’héritiers de la culture
bourgeoise. Cette notion de culture garantit, selon Benjamin, la valeur intemporelle des
œuvres que la tradition dominante érige en canon. Déjà, dans le court essai intitulé
« Histoire de la littérature et science de la littérature », Benjamin critique aussi bien
l’historiographie bourgeoise – qui repose sur l’a priori de valeurs atemporelles, « toujours
actuelles » comme on dit – que l’historiographie marxiste qui se contente de « présenter
les œuvres de la littérature dans le contexte de leur temps ». Pour que la littérature
devienne un « organon de l’histoire », un outil de sa transformation, l’historien critique
doit « donner à voir dans le temps où elles (les œuvres) sont nées le temps qui les connaît
– c’est-à-dire le nôtre »19. Ce texte formule déjà ce que Benjamin, dans le Livre des passages
, appelle image dialectique et dont la lecture porte toujours la marque du moment
critique et dangereux qui est le moment de la véritable connaissance au présent20 :
« L’image dialectique », dit Benjamin, « est une image fulgurante. C’est donc comme
image fulgurante dans le Maintenant de la connaissabilité qu’il faut retenir l’Autrefois » 21
.
17 Cette conflagration, cette collision entre un Maintenant et un Autrefois déterminés
produit alors une actualité véritable du passé, justement parce que celui-ci ne s’inscrit
plus dans aucune explication historiographique continue et apologétique du statu quo.
« Pour qu’un fragment du passé puisse être touché par l’actualité (Aktualität), il ne doit y
avoir aucune continuité entre eux »22. En ce sens très précis, c’est justement dans cette
non-conformité à la chronologie de l’histoire officielle, dans cette Unzeitgemässheit dont
parlait Nietzsche (et l’on remarquera alors combien il est ironique de traduire
78
unzeitgemäss par inactuel), que surgit la soudaine actualité d’un moment du passé et que le
présent, lui aussi, acquiert une signification nouvelle.
18 Commentant le livre séminal de 1915 de Carl Einstein, La sculpture nègre, l’historien d’art
et philosophe Georges Didi-Huberman écrit :
Aussi l’histoire trop originaire de l’art africain ne pouvait-elle voir le jour que
dialectiquement frappée (les coups de marteau, on le sait, produisent sur l’enclume
des étincelles) par la rencontre avec cette histoire trop nouvelle, cette « pointe de
l’histoire » artistique que constituait, en 1915, le point de vue cubiste. La notion
benjaminienne de lisibilité trouve là, me semble-t-il, une application exemplaire :
ne prend sens dans l’histoire que ce qui apparaît dans l’anachronisme,
l’anachronisme d’une collision où l’Autrefois se trouve interprété et « lu », c’est-à-
dire mis au jour par l’advenue d’un Maintenant résolument nouveau 23.
19 C’est cet éclatement de la continuité chronologique, continuité de l’histoire et de
l’historiographie dominantes, que Benjamin nomme « actualité », dans un sens donc fort
différent de la signification courante du maintien immuable d’une valeur du passé jusqu’à
aujourd’hui. L’historien matérialiste ne remonte donc pas tranquillement le cours du
temps jusqu’à sa source présumée, mais bondit pour saisir une image du passé qui le
concerne dans son présent le plus en acte, actuel, et qui risque de lui échapper
définitivement s’il ne la saisit pas au vol. Ce « saut du tigre » (thèse XIV de Sur le concept
d’histoire) reprend l’urgence temporelle que l’étymologie du mot grec kairos signale :
attraper au vol, par ses cheveux, l’ennemi qui prend la fuite, ou alors (autre étymologie
possible), le frapper exactement à l’endroit où la cotte de mailles qui protège le corps
laisse un espace découvert, formé par une boucle.
20 Cette temporalité évanescente et radicale, dont l’œuvre de Proust met en scène les
manifestations profanes, cette temporalité plus vraie est radicalement destructrice. Elle
réduit en miettes l’édification de l’histoire officielle et de sa continuité opiniâtre. Mais
elle pulvérise également, il faut bien oser le dire, le patient échafaudage philologique et
critique de la recherche historique, en particulier du Livre des passages et, pourrions-nous
ajouter, de tous nos colloques benjaminiens. Citant un passage du Talmud, Benjamin
attribue cette « actualité-là », « la seule vraie », dit-il, aux anges éphémères qui
surgissent pour chanter leur hymne devant le trône de Dieu puis disparaissent dans le
néant24. Si le travail philologique et historique est, certes indispensable, son but véritable
n’est pas seulement de coucher dans des archives bien rangées une masse de documents
et d’observation, en sommeil pour l’éternité. Cela, l’historicisme aussi sait le faire. Ce
travail n’a pour objectif principal ni la conservation du passé ni non plus l’auto-
conservation des chercheurs, philologues, historiens, philosophes. Ce que vise
véritablement la philologie, selon Benjamin, c’est beaucoup plus la perception d’une autre
temporalité possible, enfouie, voire étouffée sous l’amas des documents comme la braise
sous la cendre. Dans ses thèses Sur le concept d’histoire, Benjamin l’attribue au Messie qui
délivrera enfin l’histoire humaine de l’obligation d’être reprise, réinterprétée, relue et
réécrite par les générations successives.
21 C’est pourquoi la théologie est-elle le complément de la philologie : non pas parce qu’elle
donnerait un sens transcendant au processus historique, comme on l’a souvent
interprété, mais parce qu’elle inscrit dans ce récit l’indice de sa dissolution (Auf-lösung)
qui est aussi celui de sa rédemption (Er-lösung)25. En guise de conclusion, je vous
proposerais donc de comprendre en ce sens radical de dissolution et de rédemption, de
délivrance, la fameuse phrase de Benjamin qui décrit la relation de sa pensée à la
théologie : « Mais s’il ne tenait qu’au buvard, il ne resterait rien de ce qui est écrit. » 26
79
NOTES
1. W. BENJAMIN, Das Passagen-Werk, in W. BENJAMIN, Gesammelte Schriften (désormais désigné par GS,
suivi du numéro de volume et de page), vol. V, Francfort/Main, -Suhrkamp, 1982, p. 574.
Trad. fr. Jean Lacoste, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages (désormais désigné par PC),
Paris, Éditions du Cerf, 1993, vol. I, p. 44.
2. GS V, 580. PC, N 4,2, p. 481.
3. Enjeu que nous pouvons deviner dans la brève discussion qui eut lieu lors du colloque entre
Irving Wohlfarth et Bernd Witte à propos du « sujet historique » interpellé par le texte
benjaminien : une communauté de lecteurs virtuels ou un sujet historique concret, par exemple
de classe ?
4. Je reprends ici la formule de Hofmannsthal, citée à plusieurs reprises par Benjamin et qui
donne son titre à un recueil d’articles paru en 1992, »Was nie geschrieben wurde, lesen» . Frankfurter
Beiträge zu Walter Benjamin, Aisthesis Verlag, Bielefeld, formule reprise par Irving WOHLFARTH dans
son essai « „Was nie geschrieben wurde lesen“ Walter Benjamins Theorie des Lesens », in U.
STEINER (éd.), Walter Benjamin 1892-1940, Berlin et Berne, 1992.
5. À ce sujet, voir G. AGAMBEN, Le Temps qui reste, Paris, 2000.
6. W. BENJAMIN , « Über das mimetische Vermögen », in W. BENJAMIN, GS I, 210-213 et « Lehre des
Ähnlichen », ibid., p. 204-210. Au sujet de ces deux textes et de leur conception de lecture, voir
Irving WOHLFARTH, op. cit. et W. BOCK, Walter -Benjamin – die Rettung der Nacht, Bielefeld, 2000.
7. W. BENJAMIN, GS I, 1238.
8. I. WOHLFARTH, op. cit., p. 343, note 35.
9. Th. W ADORNO et W. BENJAMIN , Briefwechsel, Francfort/Main, 1994, p. 381 ; Correspondance, trad.
Philippe Ivernel, Paris, p. 372/373.
10. Briefwechsel, p. 368 ; Correspondance, p. 362.
11. Briefwechsel, p. 380 ; Correspondance, p. 372.
12. « Il importe de se détourner résolument du concept de « vérité intemporelle ». Pourtant la
vérité n’est pas seulement – comme l’affirme le marxisme – une fonction temporelle du
connaître ; elle est liée au contraire à un noyau temporel qui se trouve à la fois dans ce qui est
connu et dans celui qui connaît. », GS V, 578 ; PC, N3, 2, p. 480.
13. Je m’appuie sur l’excellent article de Diego SANCHEZ-MECA , « Généalogie et critique de la
philologie aux sources de Choses humaines, trop humaines », in Nietzsche, Philosophie de l’esprit libre,
Éd. Rue d’Ulm, 2004.
14. Voir en particulier NIETZSCHE, Über die Zukunft unserer Bildungsanstalten, Kritische Studien-
ausgabe, vol. I, éd. par G. Colli et M. Montinari, Munich et Berlin, de Gruyter, 1988.
15. Cité par SANCHEZ-MECA , op. cit. p. 88, note 3 ; il s’agit du fragment posthume de 1875, 3 (76),
KSA 8, p. 38.
16. NIETZSCHE, Deuxième considération intempestive : de l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire pour la
vie, trad. Pierre Rusch, Paris, Éd. de la Pléiade, 2000, p. 500. Texte original, KSA, I, p. 247.
17. GS I, 700. Œuvres, trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch, tome III, Paris, Gallimard,
Folio/essais, 2000, p. 437.
18. GS I, 1248.
19. GS III, 290 ; Œuvres, vol. II, p. 283.
80
20. PC, N 3, 1, p. 480 : « L’image qui est lue – je veux dire l’image dans le maintenant de la
connaissabilité – porte au plus degré la marque du moment critique, périlleux, qui est au fond de
toute lecture. » ; GS, V, 578.
21. GS, V, 591 ; PC, N 9, 7, p. 491.
22. GS, V, 587 ; PC, N 7, 7, p. 487.
23. G. DIDI-HUBERMAN , « L’anachronisme fabrique l’histoire : sur l’inactualité de Carl Einstein »,
in Études Germaniques, janvier/mars 1998, n° 1, p. 47.
24. W. BENJAMIN, « Ankündigung der Zeitschrift Angelus Novus », GS II, 246.
25. Rappelons que le radical allemand lös- reprend le verbe grec luein, dissoudre, résoudre,
rédimer, attributs de Dionysos, le dieu qui dissout l’ordre familial et civique au profit de
l’enivrement extatique, comme, encore une fois, le jeune Nietzsche l’avait souligné.
26. GS V, 588 ; PC, N 7a, 7, p. 488.
AUTEUR
JEANNE-MARIE GAGNEBIN
Professeur d’histoire à l’université Paris 8.
81
Révolte anti-généalogique et
reproduction
Le rapport entre l’utopie et la technique dans Le livre des passages
Astrid Deuber-Mankowsky
Traduction : Edwige Brender
Révolte anti-généalogique
1 Une révolte anti-généalogique est une rébellion contre la loi des origines. Thomas Macho
a forgé ce concept dans le cadre de son analyse de l’entreprise révolutionnaire gnostique.
Il s’en est servi pour défendre la philosophie gnostique, trop hâtivement assimilée,
affirme-t-il, à un reniement du monde et à une « conception tragiquement sombre et
implacablement apocalyptique de l’existence »1. Macho rappelle que « l’évidence d’une
patrie lumineuse »2 sous-tend la représentation négative du monde, et il évoque
« l’évidence certaine d’une vie autre, d’une vie meilleure », « la joie et l’inextinguible
exultation »3 qui, selon Barbara Aland, sont à l’origine du mouvement gnostique
historique. Si, comme le propose Macho, on interprète les mouvements gnostiques des
débuts de l’ère chrétienne comme l’expression d’une révolte anti-généalogique, ils
apparaissent comme une adhésion à une vision idéale de la parenté, libérée de la logique
de l’appartenance déterminée par l’origine, et guidée par un idéal d’amour sans
contrainte, sans souci et sans culpabilité. Le « fils de l’homme » crucifié, vaincu et
assassiné, apparaît comme le fondateur de cet idéal d’amour anti-généalogique. N’a-t-il
pas, père et fils tout à la fois4, repoussé sa mère5 pour rêver de relations qui n’aient pas
besoin « de justification par la naissance et par la loi »6 ? Ce n’est certes pas sur l’image
de ce Jésus anti-généalogique que devait se bâtir l’histoire de l’Église. L’impulsion de la
révolte anti-généalogique a été refoulée par l’institutionnalisation de la figure du Fils de
Dieu couronné, triomphant et ressuscité, sur laquelle se fondent la religion du Fils et
l’Église des chrétiens. Au lieu de rompre avec la loi de la Succession, on la conforta par la
célébration de la Résurrection et l’institution d’une Église fortement hiérarchisée.
L’impulsion anti-généalogique a pourtant survécu dans les écrits interdits des gnostiques,
dans certaines hérésies chrétiennes et dans le rêve de communautés égalitaires
82
Un heureux discours
5 Charles Fourier, fils d’un marchand de drap aisé de Besançon, naquit en 1772. Il fut
marqué dans sa jeunesse par l’échec de la Révolution française et par la misère des canuts
lyonnais ; il en tira la conclusion que la civilisation existante, affligée par « l’indigence, la
privation de travail, les succès de la fourberie, les pirateries maritimes, le monopole
commercial, l’enlèvement des esclaves »12, allait à l’encontre de l’ordre naturel et des
intentions réelles de Dieu. S’inspirant du doute absolu cartésien, il commença à remettre
systématiquement en cause l’ordre social de la France post-révolutionnaire, qu’il
83
8 Dans une note de la deuxième version du texte sur L’Œuvre d’art à l’époque de sa
reproduction mécanisée (1936)22, Benjamin situe un peu plus précisément l’utopie
fouriériste. Le point de départ est la différence établie entre la « première technique » et
la « seconde technique »23 (GS VII, 360 ; GS I, 717) ; Benjamin introduit cette distinction
au cours de ses analyses des modifications du « mode de perception » (GS VII, 354 ; GS I,
712) à propos de l’exemple des techniques de reproduction (GS VII, 354 ; GS I, 712). Ces
modifications touchent non seulement les structures les plus intimes de l’ordre social et
de ses sous-systèmes, mais aussi l’organisation des relations entre le proche et le lointain,
de l’érotisme et de la reproduction. Au contraire de la technique première, la seconde
technique n’est pas un instrument, mais un « organe » collectif (GS VII, 360 ; GS I, 717).
Son but, comme l’écrit Benjamin, n’est pas l’« asservissement de la nature », mais
« l’harmonie de la nature et l’humanité » (GS VII, 359 ; GS I, 717). La formule selon
laquelle la seconde technique a l’harmonie pour « but » suggère que Benjamin pourrait
bien avoir compris la distinction entre première technique et seconde technique comme
un paramètre d’expérimentation – ce que confirme la thèse selon laquelle la seconde
technique est liée à l’expérimentation et à son infatigable modification des paramètres (
GS VII, 359 ; GS I, 717). Jouons le jeu, à titre expérimental, et observons le passage de
l’époque de la première technique à l’époque de la seconde technique du point de vue de
cette dernière. Benjamin en analyse l’origine (GS VII, 359 ; GS I, 717) et constate qu’elle
« ne vise qu’à libérer davantage l’homme de ses corvées » (GS VII, 360, note 4 ; GS I, 717,
note 3). De ce point de vue, les temps nouveaux se présentent tout d’abord comme
l’extension, « incommensurable », du « champ d’action » de l’individu qui « ne sait
encore s’[y] orienter » (GS VII, 360, note 4 ; GS I, 717, note 3). Usant d’une belle image,
Benjamin compare l’enfant qui « quand il apprend à saisir tend la main vers la lune
comme vers une balle à sa portée » (GS VII, 360, note 4 ; GS I, 717, note 3), et l’humanité
qui poursuit, « dans ses tentatives d’innervation », des buts accessibles aussi bien que
des buts « qui ne sont d’abord qu’utopiques » (GS VII, 360, note 4 ; GS I, 717, note 3). Or, si
ces desseins utopiques sont bien tournés vers l’avenir, les aspirations auxquelles ils
répondent proviennent du passé et d’exigences insatisfaites de l’ordre ancien. Ce n’est
donc pas, écrit Benjamin, le nouveau collectif qui fait le premier entendre ses exigences
dans le nouvel espace conquis par l’homme, mais bien « l’individu particulier, émancipé
par la liquidation de la première technique » (GS VII, 360, note 4 ; GS I, 718, note 3). Les
nouvelles possibilités techniques vont alors de pair avec l’actualisation d’anciennes
revendications ; plus encore, le nouveau champ d’action montre d’abord à l’individu
« combien limité, sous l’emprise de la première technique, avait été le domaine de ses
possibilités » (GS VII, 360, note 4 ; GS I, 717, note 3).
9 Du point de vue de Benjamin, les projets utopiques reposent sur des revendications qui,
avec les « instances vitales de l’individu, réprimées du fait de la première technique » (
GS VII, 360, note 4 ; GS I, 717, note 3), réapparaissent avec une force renouvelée et
demandent à être satisfaites. Ces instances vitales sont « l’amour et la mort » (GS VII,
360, note 4 ; GS I, 717, note 3). Benjamin fait allusion, comme le montrent des notes
contemporaines de la deuxième version du texte sur l’œuvre d’art, aux besoins de
« l’organisme corporel » (GS VII, 666). En d’autres termes, il ne s’agit pas ici d’aborder la
question du sens de la vie, mais bien d’établir une économie du désir. Benjamin use au
sujet de l’amour d’une formule sans ambiguïtés : « Sade et Fourier ont en vue la
réalisation immédiate de la joie de vivre humaine. » (GS VII, 666)
85
Ma loi d’avenir
11 Il y a une autre œuvre que Benjamin situe au point de passage entre la première et la
seconde technique : celle de la socialiste et féministe Claire Démar. C’est une œuvre
moins joyeuse que celle de Fourier, qui considère le nouveau monde amoureux non pas
d’un point de vue divin24, mais du point de vue terrestre d’une jeune femme en lutte pour
l’égalité juridique et sexuelle. En Claire Démar se manifeste selon Benjamin cette image
de la femme héroïque « sous sa forme originelle » (GS I, 595 ; CB 132) dont il est dit dans
Le Paris du Second Empire chez Baudelaire que le poète l’a reprise.
12 Claire Démar, née en 1800, se rallia aux saint-simoniens peu avant la révolution de
Juillet ; entre 1831 et 1833 elle rédigea et publia à compte d’auteur l’Appel d’une femme au
peuple sur l’affranchissement des femmes, ainsi que le manifeste Ma Loi d’Avenir 25. Nous
possédons, outre ces textes, sa correspondance avec différents membres de la
communauté saint-simonienne, notamment avec le Père Barthélémy-Prosper Enfantin.
Celui-ci fut en détention de janvier 1833 jusqu’au suicide de Claire Démar en août 1833. Le
groupe des saint-simoniens se retira progressivement de la politique après l’échec de la
révolution de Juillet et recentra son action sur le domaine spirituel. L’école se mua en une
communauté religieuse, les meneurs en prêtres, les symboles et les rituels occupèrent
une place de plus en plus importante. En 1831, le groupe se scinda, et Enfantin imposa ses
thèses sur la nouvelle loi morale. Elles avaient pour prémisse la phrase que Saint-Simon
était censé avoir prononcée sur son lit de mort en 1825 : « L’homme et la femme, voilà
l’individu social ».
13 Partant de cette formule, Enfantin élabora les théories qui devaient mener à la
constitution du premier mouvement de femmes autonome : jusqu’à l’arrivée de la Femme
Messie, Femme et Mère telle que la conçoit Enfantin, hommes et femmes devraient vivre
séparés afin que les hommes n’imposent pas aux femmes leurs lois masculines. Les
femmes qui s’étaient tournées vers les saint-simoniens après la révolution de Juillet, en
particulier celles qui étaient issues des milieux prolétaires, comprirent cette théorie
comme un appel à l’autonomie. Elles fondèrent une école de femmes, une maison de
86
femmes et un journal de femmes. Claire Démar appartenait à leurs cercles, mais restait
marginale. Certes, elle combattait aussi pour la libération des femmes, mais elle menait
son combat au nom d’un amour libre, passionné et mystérieux, sans péché ni expiation,
sans dépendance ni obligation. Benjamin écrit à juste titre dans Le Paris du Second Empire
chez Baudelaire que le manifeste de Claire Démar, « occupe une place originale, par sa
force et la passion qui l’anime, dans la littérature pourtant très variée de l’époque sur
l’avenir de la femme » (GS I, 594 ; CB 131). La conclusion du manifeste Ma Loi d’Avenir,
citée par Benjamin, témoigne de cette puissance. Démar y appelle à l’abolition de la
paternité et de la maternité, et au renoncement sans condition à la loi du sang. Dans ce
passage final, se rencontrent d’une part l’idée moderne de l’égalité des sexes, de la
critique de la tradition et du rejet de la loi de l’origine, et d’autre part le vieux rêve de
communautés égalitaires, avec lequel, au temps du christianisme primitif, les gnostiques
avaient déjà indigné les pères de l’Église :
Plus de paternité, toujours douteuse et impossible à démontrer ;
Plus de propriété, plus d’héritage ;
Classement suivant la capacité, rétribution suivant les œuvres.
Par conséquent :
Plus de maternité, plus de loi du sang.
Je dis plus de maternité :
En effet la femme délivrée, affranchie […] de l’homme qui ne lui paiera plus le prix
de son corps ; – la femme ne tiendra son existence, sa position sociale que de sa
capacité et de ses œuvres.
Pour cela donc il faut bien que la femme fasse une œuvre, remplisse une fonction ;
– et comment le pourrait-elle, si toujours elle est condamnée à absorber une partie
plus ou moins longue de sa vie dans les soins que réclame l’éducation d’un ou
plusieurs enfants ? Ou la fonction sera négligée, mal remplie, ou l’enfant mal élevé,
privé des soins que réclament sa faiblesse, sa longue croissance.
Vous voulez affranchir la femme ! Eh ! bien, du sein de la mère de sang, portez le
nouveau-né aux bras de la mère sociale, de la nourrice fonctionnaire, et l’enfant sera
mieux élevé. […]
Alors, seulement alors, l’homme, la femme, l’enfant, seront tous affranchis de la loi
de sang de l’exploitation de l’humanité par l’humanité ! 26
14 Dans sa loi d’avenir, Démar associait à ses revendications féministes la loi morale
d’Enfantin et les thèses du charismatique James de Laurence, fondateur d’une secte
ouvertement inspirée des écrits gnostiques du christianisme primitif27. Dans le dossier
portant le titre « matérialisme anthropologique, histoire des sectes », Benjamin a
recopié, en français, quelques passages du livre de Laurence Les Enfants de Dieu, ou la
Religion de Jésus réconciliée avec la philosophie :
La religion des Juifs fut celle de la paternité, sous laquelle les patriarches exercèrent
leur autorité domestique. La religion de Jésus est celle de la maternité, dont le
symbole est une mère portant un enfant sur les bras. (GS V, 977)
15 La religion des Juifs est la religion du patriarcat autoritaire ; la religion de Jésus est celle
du matriarcat régi par l’amour. Ici encore, la révolte anti-généalogique de la modernité
est associée à l’anti-judaïsme qui accompagnait déjà la révolte anti-généalogique des
premiers gnostiques. La réponse de Benjamin à cet anti-judaïsme, pour revenir
maintenant sur ce point, est subtile. Il ne partage ni la croyance en l’amour libre, ni la
vision (chrétienne) du judaïsme comme religion de la loi et du christianisme comme
religion de l’amour. Ce que Fourier et Démar définissent comme amour libre apparaît
dans l’articulation benjaminienne de l’histoire de la modernité comme « révolte sexuelle
contre l’amour » (GS V, 617 ; PC 512). Dans la description fouriériste d’un monde d’amour
87
Mon Baudelaire chrétien doit être porté au ciel par des anges juifs. Mais j’ai déjà
pris mes dispositions pour que, dans la dernière partie, peu avant l’entrée dans la
gloire comme il se doit, ils le laissent tomber31.
22 Selon ce schéma, l’étude a pour fil directeur le règne du principe de mort que manifeste la
mort sacrificielle de Jésus ; le principe de mort, présent dans les thèmes du « chemin de
croix de la sexualité masculine », du refus héroïque de la paternité et du fétichisme, est
constitutif de la modernité baudelairienne
Les trois parties de mon étude doivent représenter la thèse, l’antithèse et la
synthèse.
L’homme qui est arrivé au bout du chemin de croix de la sexualité masculine est
élevé par sa dignité sacrée au rang de poète. Le poète, à qui la société ne peut
confier aucune mission, fait du marché et de la marchandise ses objets.
Les motifs les plus importants doivent être agencés selon leur puissance thétique,
antithétique et synthétique, ou du moins selon la première et la dernière.
Au centre des schémas de la première partie, il y aura la mort, ou le cadavre. À la
même place, dans la troisième partie, il y aura la marchandise comme réalité
sociale, qui est à la base du règne du principe de mort dans cet autre domaine. (GS
VII, 764)
23 En contrepoint de cette place centrale accordée au chemin de croix de la sexualité
masculine dans le projet de livre sur Baudelaire, il est question à maintes reprises dans
Zentralpark de « l’impuissance masculine », de « la femme lesbienne », de la prostituée,
des pulsions masculines, du « sacrifice de la sexualité masculine », d’apparitions et
d’images de femmes, de stérilité et de grossesse ressentie comme concurrence déloyale (
GS I, 664 ; CB 218). Ce faisant, Benjamin a pour but explicite de dresser un « état des lieux
historique » et de cerner les « raisons sociales de l’impuissance » (GS I, 664 ; CB 218).
L’expérience dont Baudelaire témoigne dans ses poèmes, ayant fait de la poésie une forme
d’introspection, est celle de « l’évidement de la vie intérieure » (GS V, 1440 ; PC 363). Au
contraire de Fourier préoccupé par la « joie de vivre humaine » ou, pour parler avec
Foucault, par les pratiques et les « plaisirs »32, Baudelaire cantonne la femme qui vit ses
passions au rôle d’héroïne. Elle devient allégorie de la « femme masculinisée ». Pour bien
éclairer ce processus, Benjamin cite la remarque de Baudelaire sur Madame Bovary :
Mme Bovary, pour ce qu’il y a en elle de plus énergique et de plus ambitieux, et
aussi de plus rêveur, Mme Bovary est restée un homme. Comme la Pallas armée,
sortie du cerveau de Zeus, ce bizarre androgyne a gardé toutes les séductions d’une
âme virile dans un charmant corps féminin. (GS I, 595 ; CB 132)
24 Cette image rappelle étrangement l’espérance qu’avaient les premiers gnostiques de
ramener l’esprit à lui-même grâce à l’union des principes masculin et féminin.
Symétriquement, il y a l’aveu de Flaubert : « Madame Bovary, c’est moi ».
25 Et tout comme Flaubert partage le destin de Madame Bovary, Baudelaire commence de
partager le destin des figures récurrentes de sa poésie, les prostituées, les prolétaires, les
auteurs féminines « masculinisées ». Il conçoit ces écrivains – par exemple George Sand,
une de ses héroïnes préférées, qui publia ses romans et poèmes sous un pseudonyme
masculin – comme des concurrentes. Soumis aux lois du marché et contraint de
« revendiquer la dignité de poète dans une société qui n’avait plus aucune sorte de
dignité à accorder » (GS I, 665 ; CB 221), Baudelaire prend conscience de ses affinités avec
les prostituées. Il doit se vendre. Il se révolte en imitant la forme « féminine » du refus :
l’hystérie33. Avec le motif de l’impuissance, souvent cité par Benjamin, Baudelaire montre
l’acte castrateur accompli sur son propre corps. Là s’achève le chemin de croix de la
sexualité masculine, et là commence la dignité sacrée du poète qui « fait du marché et de
90
la marchandise ses objets » et à qui, comme le dit Benjamin dans l’ébauche de son livre
sur Baudelaire, « la société ne peut confier aucune mission » (GS VII, 764).
26 Benjamin lui-même souligne que jamais Baudelaire n’aurait « songé à se faire, avec sa
poésie, le champion de la lesbienne devant l’opinion publique. » (GS I, 597 ; CB 134) Qu’il
fasse malgré tout de la lesbienne une « figure héroïque récurrente » vient de cet
irréductible état de fait qui défie toute tentative d’abolition de la différence entre les
sexes : seule la femme possède la capacité de mettre des enfants au monde. Mais
Baudelaire ressent la grossesse comme une concurrence déloyale. C’est cette
concurrence, et par là la différence corporelle de la femme, qu’il supprime en choisissant
l’image récurrente de l’héroïne lesbienne. Benjamin constate :
L’assimilation de la grossesse à une concurrence déloyale est une composante du
thèmes du sacrifice de la sexualité masculine. Au contraire, solidarité entre
impuissance et stérilité.
27 L’héroïne lesbienne est une allégorie, et doit être comprise comme telle. Le contexte dans
lequel doit s’intégrer son interprétation ressort de la remarque suivante, qui se trouve
aussi bien dans Zentralpark que dans la chemise J (« Baudelaire ») :
La femme chez Baudelaire : le butin le plus précieux dans le « Triomphe de
l’allégorie » – la vie qui signifie la mort. Cette qualité appartient de la façon la plus
inaliénable à la prostituée. C’est la seule chose qu’on ne puisse lui acheter bon
marché, et pour Baudelaire, c’est cela seul qui importe. (GS I, 667 ; CB 223)
28 L’allégorisation du plaisir, le détournement du désir vers des valeurs (marchandes)
abstraites, le fétichisme de l’objet marchand indissociable du fétichisme sexuel mènent le
regard vers cet abîme auquel pense Benjamin quand il projette de faire de la pulsion de
mort le centre de chacune des trois parties de son livre sur Baudelaire : l’abîme sécularisé
du savoir et des significations (GS V, 348 ; PC 286). Cet abîme est pour Benjamin, selon une
formule de Foucault, un effet de la connexion entre connaissance et sexualité34. Dans la
lecture benjaminienne des « fleurs du Mal » comme ornements des « stations du calvaire
[de la sexualité masculine] » (GS I, 666 ; CB 222), le sacrifice du Fils de Dieu apparaît
comme la source historique d’une passion de la mort qui trouve son ultime expression
dans l’esthétisation mélancolique de la pulsion de mort accomplie dans les Fleurs du Mal 35.
Le jeu et l’apparence
29 Dans son étude publiée en 2004, intitulée Room-for-Play : Benjamin’s Gamble with Cinema,
Miriam Batu Hansen36 a proposé de relire L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité
technique du point de vue du jeu. À l’encontre des théories dominantes à son époque,
élaborées par exemple par Johan Huizinga (Homo Ludens, 1938)37 ou, juste après la fin de la
Deuxième Guerre mondiale, par Roger Caillois38, Walter Benjamin ne considérait pas
l’influence de la technique sur le jeu comme une décadence et une perversion. Miriam
Batu Hansen souligne au contraire la concentration de Benjamin sur la mécanique
machinale du jeu de hasard et sur l’implication du corps dans la reproduction répétitive
du processus. Car c’est justement par cette accoutumance de la réceptivité du corps à la
reproduction technique que s’effectue l’entraînement à ce que Benjamin a appelé dans
plusieurs des textes écrits parallèlement aux Passages « l’innervation du collectif »,
lequel, lit-on dans la deuxième version de l’essai sur l’œuvre d’art, « trouve ses organes
dans la seconde technique » (GS VII, 360, note 4 ; GS I, 717, note 3). Dans une note du
91
dossier « Fourier », Benjamin montre comment, de là, on rejoint Fourier et son utopie
anti-généalogique :
Il faut établir une comparaison entre l’idée de Fourier selon laquelle les
phalanstères se propagent par des « explosions », et deux idées de ma
« politique » : celle de la révolution comme innervation des organes techniques du
collectif et celle de la « rupture de la téléologie naturelle ». (GS V, 777 ; PC 646)
30 Il faut lire la signification que Benjamin conférait au jeu dans le contexte de sa critique de
l’esthétisation baudelairienne de la passion, au centre de laquelle se trouve la pulsion de
mort. La question que pose la (seconde) technique, pense Benjamin, en soulève une
autre : comment les forces productives de la seconde technique peuvent-elles être
utilisées au profit de la (pulsion de) vie ? La réponse à cette question ramène à la
question vitale de l’amour, compris comme forme physique du plaisir, et donc à Fourier
lui-même, dont le grand mérite, écrit Benjamin dans la chemise J (« Baudelaire »), a été
d’avoir « présenté le jeu comme paradigme du travail qui n’est plus exploité » (GS V,
456 ; PC 377). Le « travail effectué dans l’esprit du jeu » n’aurait pas pour but la création
de valeur mais l’amélioration de la nature, écrit Benjamin ; l’utopie fouriériste en fournit
un « modèle qu’on trouve effectivement réalisé dans les jeux des enfants » :
C’est l’image d’une terre sur laquelle chaque endroit est devenu une « économie » [
Wirtschaft]. Le double sens du mot s’épanouit ici : chaque endroit est travaillé par
l’homme, est rendu par lui utile et beau. Mais tous sont ouverts à tous, comme une
auberge sur la route. Une terre cultivée selon cette image cesserait d’être une partie
[…]. Elle serait un lieu où l’action est sœur du rêve. (GS V, 1 456 ; PC 377)
31 Seule l’élucidation de cette conception de l’utilisation du champ d’action nouvellement
ouvert permet de comprendre ce que vise Benjamin quand il fait ressortir l’aspect
constructif du sadisme de Fourier et de Sade, et quand il affirme que la « révolte contre
l’amour » ne procède pas seulement d’une « volonté fanatique, obsessionnelle, de
plaisir », mais « vise aussi à rendre la nature accordée et soumise à cette volonté » (GS V,
617 ; PC 512).
32 Pour mieux comprendre l’optimisme de Benjamin quant à une potentielle révolution
technique, il faudrait faire une digression qui dépasserait le cadre de cette étude : ce
détour passe par l’origine commune, que souligne aussi Hansen, du jeu et de l’apparence,
qui tous deux prennent leur source dans la faculté de percevoir des ressemblances et de
les reproduire. Ceci -explique pourquoi Benjamin prête à l’utopie de Fourier, malgré sa
tendance anti-humaniste, la faculté d’ouvrir un avenir au collectif grâce à la technique, et
pourquoi il prête au plaisir affranchi de l’amour un aspect révolutionnaire : l’amour,
lorsqu’il est heureux, et le plaisir, en tant que côté révolutionnaire de la technique,
procèdent tous deux de la faculté ambivalente de percevoir et de produire des
ressemblances (GS VII, 368). Dans l’innervation du collectif, la faculté de percevoir
s’adapte aux nouvelles conditions de reproduction et se les approprie. En tant
qu’expression de la réception tactile de la technique, l’innervation du collectif constitue
selon Benjamin l’alternative à l’esthétisation des masses dans le fascisme. Benjamin décrit
la masse comme un groupe « compact », déterminé par les facteurs « émotionnels et
réactifs dont parle la psychologie des masses » (GS VII, 370)39. La masse compacte est
traversée d’un « trait panique » (GS VII, 370) présent dans toutes ses manifestations,
quels que soient les affects auxquels laisse libre cours la masse des petits-bourgeois –
« l’enthousiasme belliciste, la haine des Juifs ou l’instinct de survie » (GS VII, 370).
33 Baudelaire et Fourier se rencontrent sur un point : il ne suffit pas de se référer à la nature
pour saisir l’étendue des bouleversements que la technique apporte dans tous les
92
domaines de la vie des individus. Ceci ne se montre nulle part plus clairement que dans
leur défiance commune vis-à-vis de la croyance en un progrès technique qui, au lieu
d’utiliser le champ d’action ouvert par la seconde technique, transpose les modèles
hérités de la première technique à l’ère de la deuxième, et brandit la devise selon laquelle
« cela peut toujours continuer ainsi. » Benjamin, ainsi qu’il l’écrit dans la onzième thèse
de philosophie de l’histoire, voit dans la foi sociale-démocrate dans le progrès technique
une résurrection « chez les ouvriers allemands, [de] la vieille éthique protestante du
travail sous une forme sécularisée » (GS I, 699 ; Œ III, 436). Cette morale touche au
concept de travail et à l’articulation de la technique, de la nature et de la société. Elle
comprend le travail, écrit Benjamin, comme une « exploitation de la nature que l’on
oppose avec une satisfaction naïve à l’exploitation du prolétariat » (GS I, 699 ; Œ III, 436).
Or c’est justement dans la dérive du concept de nature vers celui d’exploitation de la
nature que se font jour les traits technocratiques du modèle progressiste, dont Benjamin
affirme qu’ils réapparaissent dans le fascisme (GS I, 699 ; Œ III, 436). Ils évoquent ce
« trait panique » qui se manifeste entre autre dans la haine des Juifs des masses fascistes.
Le « trait panique » est l’effet de cette attitude restauratrice qui s’accroche aux valeurs
de la petite bourgeoisie et à la perception auratique, qui n’est plus adaptée à la seconde
technique. C’est contre cette confusion des sens et de la perception qu’est dirigé l’appel
de Benjamin à se poser la question de la seconde technique, dont l’origine n’est pas
l’apparence mais le jeu, et qui, au contraire de la première technique pour laquelle
l’homme joue un rôle central, essaie de ne pas impliquer l’humain. Ceci va sans jugement
de valeur et mène à la conclusion où se rejoignent tous les fils – au moins pour un
instant :
L’exploit de la première [technique], si on ose dire, est le sacrifice humain, celui de
la seconde s’annoncerait dans l’avion sans pilote dirigé à distance par ondes
hertziennes. Une fois pour toutes – ce fut la devise de la première technique (soit la
faute irréparable, soit le sacrifice de la vie éternellement exemplaire). Une fois n’est
rien – c’est la devise de la seconde technique (dont l’objet est de reprendre, en les
variant inlassablement, ses expériences. (GS VII, 359 ; GS I, 717)
NOTES
1. T. H. MACHO, « Umsturz nach innen. Figuren der gnostischen Revolte », in T. H. MACHO et P.
SLOTERDIJK (éds), Weltrevolution der Seele, Munich-Zurich, Artemis-Winkler, 1993, p. 498.
2. Ibid., p. 498.
3. B. ALAND, Was ist Gnosis?, Paderborn, Schöningh, 1984 ; cité dans T. H. MACHO et P. SLOTERDIJK
(éds), op. cit., p. 498.
4. Évangile selon saint Jean, 10, 30 : « Moi et le Père nous sommes un. »
5. Évangile selon saint Matthieu, 12, 47-48 : « Quelqu’un lui dit : “Voici ta mère et tes frères qui se
tiennent dehors et cherchent à te parler.” À celui qui l’en informait Jésus répondit : “Qui est ma
mère et qui sont mes frères ?” »
6. T. H. MACHO, op. cit. (note 1), p. 509.
7. Ibid., p. 511.
8. Ibid.
93
9. Ibid.
10. P. BROWN, Le Renoncement à la chair : virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif,
trad. P.-E. Dauzat et C. Jacob, Paris, Gallimard, 1995, p. 150.
Voir aussi à ce sujet : E. PAGEL, « Adam, Eva und die Schlange », in T. H. MACHO et P. SLOTERDIJK
(éds), op. cit. (note 1), p. 868-882.
11. Les citations originales proviennent de :
• W. BENJAMIN, Gesammelte Schriften, édité par R. Tiedemann et H. Schweppenhäuser, 7 volumes,
Francfort/Main, Suhrkamp, 1972-1989 (désormais désigné par GS).
N.d.T. : Les traductions des citations sont tirées de :
• W. BENJAMIN, Charles Baudelaire, trad. J. Lacoste, Paris, Payot, 1979 (désigné par CB).
• W. BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, trad. J. Lacoste, Paris, Éditions du
Cerf, 1989 (désigné par PC).
• W. BENJAMIN, Œuvres, trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch, 3 volumes, Paris, Gallimard,
Folio, 2000 (désigné par Œ).
Nous indiquerons désormais dans le corps du texte l’emplacement de la citation originale (GS
suivi du numéro de volume et du numéro de page) puis l’emplacement de la traduction, quand
elle est reprise d’une traduction existante (abréviation du titre, suivie éventuellement du numéro
du volume et du numéro de page).
12. C. FOURIER (1808), « Théorie des quatre mouvements et des destinées générales », in C. FOURIER,
Œuvres complètes, vol. 1, Paris, Anthropos, 1967, p. 3.
13. Sur la conception fouriériste du bonheur, voir l’introduction d’E. Lenk dans la traduction
allemande de la Théorie des quatre mouvements : C. FOURIER, Theorie der vier Bewegungen und der
allgemeinen Bestimmungen, édité par Th. W. Adorno et présenté par E. Lenk, Francfort/Main,
Europäische Verlags-Anstalt, 1966.
14. Ibid., p. 6.
15. Voir l’introduction de D. Guérin dans la traduction allemande du Nouveau monde amoureux de
Fourier : C. FOURIER, Aus der neuen Liebeswelt, Berlin, Wagenbach, 1977, p. 7-37.
16. R. BARTHES, « Sade – Fourier – Loyola », in R. BARTHES, Œuvres complètes, vol. 3, Paris, Seuil,
2002, p. 781.
17. Voir à ce sujet : B. LINDNER, « Mickey Mouse und Charlie Chaplin. Benjamins Utopie der -
Massenkunst », in D. VON SCHÖTTKER (éd.), Schrift Bilder Denken, Francfort/Main, Suhrkamp, 2004,
p. 144-155.
18. R. BARTHES, op. cit. (note 16), p. 777 sq.
19. E. Lenk évoque l’antisémitisme à peine voilé de Fourier, mais seulement en liaison avec la
critique fouriériste du « capitalisme prédateur », et l’excuse aussitôt en le déclarant non raciste.
Voir E. LENK, op. cit. (note 13), p. 19.
20. Voir à ce sujet : M. BRUMLIK, Die Gnostiker. Der Traum von der Selbsterlösung der Menschen,
Francfort/Main, Fischer, 1995.
21. La doctrine de Marcion en est un exemple flagrant. Voir à ce sujet : A. DEUBER-MANKOWSKY,
« Walter Benjamin’s “Theological-Political Fragment” Read as a Response to Ernst Bloch’s “Spirit
of Utopia” », in Yearbook of the Leo Baeck Institute London, vol. 47, 2002, p. 3-20.
22. N.d.T. : nous renvoyons ici à la traduction française de l’essai de Benjamin effectuée par
Pierre Klossowki en 1936. Elle est incluse dans les Gesammelte Schriften de Benjamin (GS I,
708-737). Cette traduction française est la seule qui se fonde sur la version allemande la plus
développée de l’essai que cite l’auteur de l’article.
23. En différenciant une première et une seconde technique, Benjamin se distancie de
l’opposition, marquée de pessimisme culturel, que Lukács établit entre une première et une
seconde nature dans Histoire et conscience de classe. Essais de dialectique marxiste (1923) et dans la
Théorie du Roman (1916), deux livres qui posèrent les jalons de la théorie critique.
94
24. À propos du point de vue « divin » de Fourier, voir la remarque de Benjamin : « Fourier aimait
par-dessus tout contempler les cartes géographiques. » (GS V, 786).
25. C. DÉMAR (1832), Textes sur l’affranchissement des femmes (1832-1833), suivi de Symbolique groupale
et idéologie féministe saint-simoniennes, édité par V. Pelosse, Paris, Payot, 1976.
26. Ibid., p. 93 sq.
27. Benjamin cite en français ce passage du livre de James de Laurence Les Enfants de Dieu, ou la
Religion de Jésus réconciliée avec la philosophie (Paris, s.e., 1831) : « Quelques sectes […] aux premiers
siècles de l’Église semblent avoir deviné les intentions de Jésus ; les Siomoniens, les Nicolaites, les
Carpocratiens, les Basilidiens, les Marcionites et d’autres […] n’avaient pas seulement aboli le
mariage, mais établi la communauté des femmes. » (GS V, 977)
28. Pour une comparaison des conception benjaminienne et heideggerienne de la technique,
voir : S. WEBER, « Mass Mediaurias, or: Art, Aura and Media in the Work of Walter Benjamin », in
S. WEBER, Mass Mediaurias. Form Technics Media, Presses de l’Université de Stanford, 1996, p. 76-107.
29. E. KANT, Métaphysique des mœurs, trad. J. et O. Masson, in E. KANT, Œuvres philosophiques, vol. 3,
Paris, Gallimard, 1986, p. 536.
30. La plupart de ces notes se retrouvent également dans le dossier J du Livre des passages.
31. W. BENJAMIN, Gesammelte Briefe, édité par C. Gödde et H. Lonitz, vol. 4, Francfort/Main,
Suhrkamp, 2000, p. 317.
32. Michel Foucault écrit à ce sujet : « Dans l’art érotique, la vérité est extraite du plaisir lui-
même, pris comme pratique et recueilli comme expérience ; ce n’est pas par rapport à une loi
absolue du permis et du défendu […] que le plaisir est pris en compte ; mais d’abord et avant tout
par rapport à lui-même, il y est à connaître comme plaisir, donc selon son intensité, sa qualité
spécifique, sa durée, ses réverbérations dans le corps et l’âme. » Voir M. FOUCAULT, La volonté de
savoir (Histoire de la sexualité, vol. 1), Paris, Gallimard, 1976, p. 77.
À propos de la distinction entre plaisir et sexe chez Foucault, voir : BUTLER, « Revisiting Bodies
and Pleasures », in Theory, Culture & Society, vol. 16 n° 2, 1999, p. 11-20.
Voir aussi : A. DEUBER-MANKOWSKY, « Konstruktivistische Ursprungsphantasien. Die doppelte
Lektion der Repräsentation », in U. HELDUSER et. al. (éds), Under construction. Konstruktivistische
Perspektiven feministischer Theorie und Forschungspraxis, Francfort/Main / New York, Campus, 2004,
p. 68-80.
33. Christina von Braun analyse l’hystérie masculine comme une forme du « refus de renoncer à
la sexualité ». Cf. C. von BRAUN , NICHTICH, Logik, Lüge, Libido, Francfort/Main, Suhrkamp, 1986, p.
324 sq.
34. M. FOUCAULT, op. cit. (note 32).
35. Benjamin ébauche à plusieurs endroits, dans le dossier J, le rapprochement avec la « passion
esthétique » de Kierkegaard (GS V, 422 et 427 sq.).
36. M. HANSEN BRATU , « Room-for-play: Benjamin’s Gamble with Cinema », in October 109, 2004, p.
3-46.
37. J. HUIZINGA, Homo Ludens, Haarlem, Tjeenk Willink, 1938.
38. R. CAILLOIS, Les Jeux et les hommes : le masque et le vertige, Paris, Gallimard, 1958. Caillois rédigea
son étude en 1946, en réponse à Huizinga ; elle ne fut pourtant publiée que douze ans plus tard.
39. À propos du concept de masse chez Benjamin, voir : S. WEBER, op. cit. (note 28).
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AUTEURS
ASTRID DEUBER-MANKOWSKY
Professeur à l’Institut des Sciences des médias – Ruhruniversität Bochum.
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Correspondances
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« Profondeurs sous-marines de la
chambre d’enfants »
Souvenir et mémoire culturelle des espaces résiduels chez Clemens
Brentano et Walter Benjamin
Heinz Brüggemann
Traduction : Edwige Brender
est une zone intermédiaire ; parce que, en tant que lieu historique, elle est « située aussi
près de l’abîme de la Grande Guerre que son foyer l’était de la pente abrupte du
Landwehrkanal » (GS VI, 478 ; EA 264) ; parce que l’impuissance de cette jeunesse ne
trouvait pas à s’exprimer plus authentiquement que par « ce combat qui, alors, nous était
apparu comme le comble de notre force et de notre enthousiasme » (GS VI, 478 ; EA 264) –
pour toutes ces raisons, écrit Benjamin, la ville de Berlin « n’a jamais, à aucune époque
ultérieure, pénétré avec autant de force dans mon existence qu’à cette époque lorsque
nous pensions pouvoir la laisser elle-même intacte. » (GS VI, 478 ; EA 264) Associant
l’absence de celui qui est absorbé par l’action, l’écriture et la parole, et la présence
inconsciente dans l’écriture du lieu qui a déclenché cette concentration, le texte rappelle
la construction anamnestique de Proust. Il se termine par une confrontation rapide et
inopinée avec le quartier déjà presque oublié tel qu’il est devenu en 1932, et par une autre
image spatiale, elle aussi allégorique :
Si je passe aujourd’hui par hasard par les rues de ce quartier, j’y marche avec le
même serrement de cœur que dans une mansarde où on n’a plus mis les pieds
depuis des années. Il peut bien s’y trouver encore des choses précieuses mais plus
personne ne s’y retrouve. Et aujourd’hui ce quartier mort avec ses hautes maisons
de rapport est véritablement le dépotoir de la bourgeoisie de l’Ouest. (GS VI, 480 ;
EA 267)
4 Une mansarde où l’on a remisé des objets devenus indéfinis et mystérieux, des objets
utilitaires qui ont perdu leur place fonctionnelle ou ornementale dans l’organisation de
l’habitat et dans le cadre spatial d’une certaine classe sociale2 : c’est là un motif qui a été
fréquemment associé au thème du souvenir dans la littérature du XIXe siècle, et qui est ici
appliqué à la topographie sociale de la ville, c’est-à-dire à une classe sociale et à son
territoire urbain. Mais on y lit aussi, par métonymie, les contours de la relation
qu’entretient l’intellectuel Benjamin avec la politique et la culture bourgeoises.
5 L’espace résiduel, encombré d’objets déplacés (et dépassés), fait partie de ces images
spatiales dans lesquelles le souvenir individuel et la mémoire historique s’associent en
une figure de l’affection et du déclin, et où la mémoire des choses dont s’est servi un
individu ou une famille parle de l’histoire vécue et de la rencontre d’époques obstinément
présentes. De cet endroit émane un léger malaise, mais aussi une incitation au jeu : la
pérennité du logement et de son apparence, « l’image apaisante de la continuité » 3
offerte à un certain groupe social semblent dissoutes, brouillées et enténébrées dans ces
mondes d’objets abandonnés pêle-mêle. Par conséquent, ces images spatiales ont été
utilisées comme outils esthétiques et théoriques de l’histoire des renversements
historiques et culturels ; non seulement elles ont permis l’élaboration de figurations
d’enfances et de mythologies personnelles privées (on pense à la mythologie du Tiergarten
berlinois chez Hessel et Benjamin), ou de figures de collectionneurs et de flâneurs, mais
elles ont aussi donné naissance aux compositions syncrétiques du palimpseste, de la
combinaison aléatoire, de l’empiétement, de la superposition et de l’interpénétration. Ces
techniques permettent, par métonymie, de jeter des ponts entre le temps universel
constitué d’histoire, de politique, de culture et de discours, et le temps individuel de la
vie.
6 C’est dans le champ de cette problématique que se situent mes réflexions. Elles
interrogent la constellation que forment, d’une part, l’espace résiduel du souvenir
d’enfance individuel, incorporé dans l’image spatiale syncrétique faite de symboles
culturels, d’objets et de codes dépassés, et d’autre part la mémoire historique et culturelle
des lieux qui associe le donné, le découvert et l’inventé, la memoria et l’inventio.
99
20 Comme espace corporel et iconographique, le passage, par synesthésie, prête voix aux
enchevêtrements qu’il abrite. Des chuchotements visibles remplissent l’espace, et incitent
à libérer des énergies langagières nouvelles, à la mesure de ce monde d’objets
énigmatique – ces énergies mêmes dont joue l’enfant lorsqu’il invente des mots pour
nommer les pièces de sa collection.
21 Malgré ces affinités structurelles avec une problématique esthétique contemporaine, le
processus de création des images littéraires chez Benjamin s’en écarte sur quelques
points décisifs : son nihilisme poétique et révolutionnaire rencontre la « transparence
des imbrications et des superpositions » du monde du flâneur ; il s’empare, avec délice et
mélancolie, des restes, des vides et des symboles dépassés du monde bourgeois pour les
transformer, de façon à la fois destructrice et ludique, en configurations saisissantes,
éclatantes et créatrices de sens. Les superpositions et imbrications d’images trouvent leur
fondement dans les formes du souvenir pratique ; celles-ci mettent à l’épreuve la prose
inspirée par une perception aux strates et aux sphères multiples du lieu de vision
« passage », et mettent en jeu, outre des références artistiques modifiées, des références
psychologiques transformées, celles de l’inconscient. Ce sont des formes de la vision
subjective qui constituent cette poétique des espaces saisis par le souvenir : le rêve,
l’ivresse, l’animisme, l’invention langagière fantastique et, pour parler avec Aby Warburg,
l’appropriation du monde par une expérimentation enfantine. Cette appropriation mène
l’expédition littéraire de Benjamin dans l’espace résiduel des passages du XIXe siècle, et
dans l’espace-temps de son enfance. C’est donc aussi par le moyen d’une perception et
d’une imagination de caractère enfantin qu’il décrit les couches fluides d’images et de
mots du lieu de vision qu’est le passage.
22 On trouve dans les notices préparatoires à l’essai sur Proust des phrases qui incluent
l’inconscient dans une topographie de l’oubli et du souvenir. Elles évoquent les débarras
de Brentano, pleins d’un improbable désordre. Mais ce qui apparaît chez celui-ci comme
l’objet immédiat d’un jeu mnémonique est désormais impliqué de façon beaucoup plus
intensive dans des processus psychiques inconscients :
personne avant Proust n’avait su forcer le coffret secret de l’« humeur » […] pour
s’approprier son contenu : cet amoncellement d’objets pêle-mêle que l’on a oubliés,
bien que l’inconscient les conserve fidèlement, et qui, maintenant que l’on se
trouve face à eux, vous subjuguent comme le spectacle d’un tiroir empli jusqu’aux
bords de jouets cassés et oubliés. (GS II, 1057)
23 Les espaces résiduels des passages ressemblent à ces coffrets secrets de l’« humeur » ;
Benjamin cherche dans son projet d’écriture à représenter ses espaces comme s’ils
s’offraient subitement à la vue. Seuls des moyens poétiques, une langue imagée inspirée
par le surréalisme permettent de représenter la façon dont peut vous toucher, vous
subjuguer un souvenir enfoui dans l’inconscient, qui ressurgit comme dans un rêve ou
une impression de déjà-vu. C’est ainsi qu’entrent en jeu, au niveau poétologique et à
travers les formes de la vision subjective, l’enfance, son mode de perception et son
langage. Les passages deviennent des lieux de vision littéraire où on voit les choses
comme l’« Enfant désordonné » voit sa collection, nommant et créant d’après le principe
de la ressemblance, du déplacement et de la condensation :
La vie est pour lui comme dans les rêves : il ne connaît rien de stable ; tout ce qui
lui arrive, c’est, croit-il, une rencontre, un choc. Ses années de nomade sont des
heures dans la forêt du rêve. C’est là qu’il traîne sa proie […]. Ses tiroirs doivent
devenir arsenal, zoo, musée du crime, crypte. « Ranger », c’est anéantir un édifice
plein de marrons avec leurs épines (ce sont des masses d’arme), de papiers d’étain
103
(un trésor en argent), de cubes de bois (autant de cercueils), de cactus (des totems),
et de pièces en cuivre (des boucliers). (GS IV, 115 ; SU 194)
24 Par jeu (de mots), l’« enfant désordonné » transforme ses trouvailles en objets inventés
au gré des ressemblances des mots ou des choses. Mais il joue aussi avec l’ordre établi et
avec les lieux de conservation, d’exposition et de remémoration (l’arsenal, le zoo, le
musée du crime, la crypte) ; de la même façon, l’enfant Brentano se jouait des archives et
des chambres aux trésors et aux arts. Dans la prose de Benjamin, le passage devient
pareillement le lieu où s’entremêle la memoria et l’inventio, le laboratoire où s’opère la
fusion magique, dadaïste et surréaliste, de l’image et de la langue (ou de l’écriture). Il
vous semble y reconnaître l’enfant tout occupé à nommer ses trouvailles, à les inventer et
à renouveler le monde ; ceci correspond exactement à la définition benjaminienne du
concept d’imagination, où sont associées pure réceptivité et formation / déformation. Car
le déclenchement de la mutation formelle des images à partir des objets n’est pas
pensable sans l’imagination qui déforme, sans ce sens qui perçoit les secrètes
ressemblances dans la forme qu’il prive de sa référencialité univoque en la modifiant
pour la faire prendre part à la dynamique d’un mouvement de métamorphose et de
transgression des limites. Dans ce mouvement se superposent les champs
iconographiques de la nature et de la culture. Ce qui est représenté dans « L’enfant
désordonné » comme dénomination animiste, comme immédiate attribution de sens par
décalage métonymique, apparaît dans les associations pratiquées par le surréalisme
comme un processus interne au monde des choses, spontané, affectif, modificateur des
formes et des noms :
Si une cordonnerie est voisine d’une épicerie, ses grappes de lacets ressemblent à
des rouleaux de réglisse. Des ficelles et des pelotes de soie roulent sur des cachets et
des casses d’imprimerie. Des poupées, nues et chauves, attendent qu’on leur donne
un vêtement et des cheveux. Des peignes, rouge corail et vert rainette, nagent
comme dans un aquarium, des trompettes se transforment en coquillages, des
ocarinas en manches de parapluie. On aperçoit des aliments pour oiseaux dans les
bacs de la chambre obscure du photographe. (GS V, 1042 ; PC 868)
25 Benjamin a aussi recours, pour évoquer l’apparition de telles configurations, aux moyens
de l’imagination enfantine, surtout langagière. Cette collection de marchandises, cette
rencontre des objets les plus hétéroclites et cette dispersion des choses dans l’espace lui
semblent proposer un jeu aux flâneurs, une liste de mots comme celles que l’on propose
aux enfants et dont ils doivent faire une phrase : « des jumelles et des semences de
fleurs, des vis et des partitions, du fard et des vipères empaillées, des fourrures et des
revolvers. » (GS V, 994 ; PC 826) Imaginer des phrases à partir de mots imposés, c’est aussi
le jeu proposé à une fillette de Francfort de onze ans, qui s’en tire si ingénieusement ; un
seul exemple : « coin – insistance – sire – tiroir – plat. Au coin de la rue, dit-il avec
insistance, j’ai vu un triste sire qui était plat comme un tiroir. » (GS IV, 803)
26 La condensation et le déplacement littéraires provoquent la déformation du monde des
marchandises, érodent le décor d’objets et de codes qui survit dans ces lieux, et le
réduisent, par le moyen d’une lecture de l’illisible, à l’état d’histoire naturelle, de
luxuriances végétales et physiques, de faune sous-marine (cf. GS V, 661 sq. ; PC 548 sq.) :
La flore immémoriale de la marchandise pousse à foison sur les parois et noue les
liaisons les plus déréglées, comme les tissus dans les ulcères. Un monde d’affinités
secrètes : le palmier et le plumeau, le sèche-cheveux et la Vénus de Milo, les
prothèses et les manuels de correspondance se retrouvent ici comme après une
longue séparation. L’odalisque allongée près de l’encrier est aux aguets. Des
104
prêtresses brandissent des coupes pour le sacrifice des cigarettes. (GS V, 1045 sq. ;
PC 870)
27 Benjamin utilise, pour représenter littérairement le passage, le mode du rêve, car « dans
le rêve, le rythme de la perception et de l’expérience vécue est modifié de telle façon que
tout – même ce qui est en apparence le plus neutre – nous frappe, nous concerne. » (GS V,
272 ; PC 223). C’est ainsi que Benjamin veut décrire les passages : il veut les immerger
dans la plus profonde des couches du rêve pour en parler « comme s’ils nous avaient
frappés » (GS V, 272 ; PC 223). Le fait d’être frappé, concerné – qu’on ne peut commander
– appartient aussi à la structure du souvenir de l’enfance ; voilà pourquoi c’est ce type de
souvenir, outre le rêve, que Benjamin réutilise dans la représentation littéraire de
l’espace résiduel du passage. L’époque du XIXe siècle finissant, l’époque des passages
vieillissants, est l’époque de son enfance. Il note :
Parmi les différents passages de Berlin, se souvenir des colonnades à proximité du
Spittelmarkt (rue de Leipzig), des colonnades dans une rue tranquille du quartier de
la confection, du passage, des colonnades près de la porte de Halle, des grilles à
l’entrée des voies privées. Il faut rappeler aussi la carte postale bleue représentant
la porte de Halle et qui montrait toutes les fenêtres illuminées sous la lune,
éclairées par la même lumière que celle qui émane de la lune. (GS V, 1022 ; PC 849)
28 « Se souvenir », écrit Benjamin, et il consigne les spécificités architectoniques et
iconographiques des objets de la mémoire culturelle que sont les arcades et les
colonnades de Berlin, afin de préparer leur fusion délibérée avec le souvenir (subjectif) de
sa propre enfance. Benjamin décrit avec une extrême sobriété le seuil qui marque le
passage de l’expérience individuelle à l’expérience générationnelle :
le fait que nous ayons été des enfants à cette époque fait intimement partie de
l’image objective de celle-ci. Il fallait qu’elle fût ainsi pour donner naissance à cette
génération. (GS V, 1024 ; PC 851)
29 L’interpénétration du souvenir subjectif privé et de la mémoire historique est, par le biais
des métaphores de l’archéologie et de l’exploration, littérairement mise en scène au
moment où la promenade à travers les passages mène le flâneur vers
un passé qui peut être d’autant plus profond qu’il n’est pas son propre passé, son
passé privé. […] Une enfance lui parle, qui n’est pas le passé de sa propre jeunesse,
la dernière en date, mais une enfance antérieurement vécue, et peu importe que
cette enfance soit celle d’un ancêtre ou la sienne propre. (GS V, 1052 sq. ; PC 876)
30 Benjamin se sert ici d’une analogie qui ne va pas sans poser un problème. Il fait allusion à
la loi biogénétique de Ernst Haeckel, selon laquelle le développement de l’embryon est
une brève et rapide récapitulation de l’histoire du développement de l’espèce6. Les
passages apparaissent ainsi comme des
architectures où nous vivons une nouvelle fois oniriquement la vie de nos parents
et de nos grands-parents, comme l’embryon dans le ventre de sa mère répète la
phylogenèse. L’existence s’écoule dans ces lieux sans accentuation particulière,
comme les épisodes des rêves. (GS V, 1054 ; PC 878)
31 De fait, les tentatives entreprises dans le projet sur les passages pour transposer
l’inconscient individuel et ses modes de perception hallucinatoires au niveau du collectif
restent pour le moins fragiles. Mais si on lit ces phrases du point de vue d’une
topographie du souvenir, alors le lieu de vision du passage apparaît aussi comme lieu
propre à plusieurs générations, et surtout à celle du flâneur. Toute la prose littéraire de
Benjamin sur les passages est traversée par les traces de choses et de codes surannés,
vieillissants, qui ne peuvent cacher qu’ils ont leurs origines dans les intérieurs cossus du
105
XIXe siècle. Dans le passé devenu espace des passages, on retrouve non seulement les
objets qui ont entouré Benjamin du temps de son enfance, mais aussi l’atmosphère des
pièces où il a vécu autrefois ; mais objets et atmosphères sont traités de telle sorte que,
dans l’espace des passages, les « puissances iconiques » (GS VII, 792) qui ont lié l’enfance
à ces choses se dispersent et s’évanouissent au profit d’un souvenir onirique.
32 Avec Victor Turner, à nouveau, on pourrait interpréter le passage littéraire surréaliste
comme un phénomène vécu individuel liminoïde, comme un chronotopos de la
métamorphose : l’auteur joue à détruire et à recombiner les éléments familiers de la
culture bourgeoise, les habitudes et les modes de vie de « l’homme-étui », ainsi que l’a
nommé Benjamin. Il tente de situer le passage, en tant que phénomène vécu
individuellement, à la limite du symbole liminal, vécu collectivement, d’une communauté,
en l’occurrence d’une génération. La topographie du souvenir est aussi une dystopie. Le
passage est aussi initiatique, lieu de vision d’une modernité dont l’horizon historique
semble ouvert (il porte déjà les marques de l’architecture moderne, on a pratiqué des
ouvertures pour l’air et la lumière). Le regard, dans ce passé devenu espace, est lui-même
double, à la fois élégiaque, séduit, et ludique, destructeur. Si l’endroit se montre au regard
comme lieu du passage (dystopie), de la découverte d’« étranges contrées » (Aragon) 7, et
de la rencontre avec l’autre de nous-mêmes, il n’en expose pas moins l’intérieur secret de
son espace creux et figé ; il rend visible le nihilisme comme cause de « l’historicisme
narcotique » et de la « passion des masques » (GS V, 493 ; PC 408) ; il offre au regard les
objets vieillis, les modes changeantes, l’aspect de cabinet de curiosités et d’éventaire de
colporteur que prend l’histoire en ces lieux, et ceux-ci deviennent autant de signes
précurseurs de la grande liquidation et du bouleversement radical.
33 Alors que se développe une architecture reposant sur les principes de la transparence, de
« la pleine lumière et [de] l’air libre » (GS V, 292 ; PC 239), alors que Benjamin découvre
le livre de Sigfried Giedion Construire en France, en fer, en béton 8, l’espace résiduel du
passage se fait lieu d’opaque enchevêtrement, exposition de l’univers creux des choses et
des symboles dépassés de la culture et des modes de vie bourgeois, traversée d’époques
révolues individuelles et collectives muées en espace. Au niveau historique et théorique,
sa situation est désormais déterminée par son rapport à la sobriété constructiviste et
fonctionnaliste des bâtiments en verre, en fer et en béton, à leur renoncement à
l’expressivité et à leur esthétique de l’ouverture et de l’interpénétration.
NOTES
1. Les citations originales proviennent de :
• W. BENJAMIN, Gesammelte Schriften, édité par R. Tiedemann et H. Schweppenhäuser,
7 volumes, Francfort/Main, Suhrkamp, 1972-1989 (désormais désigné par GS).
N.d.T. : Les traductions des citations sont tirées de :
• W. BENJAMIN, Sens unique, trad. J. Lacoste, Paris, Lettres nouvelles, 1978 (désigné par SU).
• W. BENJAMIN, Charles Baudelaire, trad. J. Lacoste, Paris, Payot, 1979 (désigné par CB).
106
• W. BENJAMIN, Origine du drame baroque allemand, trad. S. Muller, Paris, Flammarion, 1985 (désigné
par OD).
• W. BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, trad. J. Lacoste, Paris, Éditions du
Cerf, 1989 (désigné par PC).
• W. BENJAMIN, « Le retour du flâneur », in F. HESSEL, Promenades dans Berlin, trad. J.-M. Belœil,
Presses universitaires de Grenoble, 1989 (désigné par RF).
• W. BENJAMIN, Écrits autobiographiques, trad. C. Jouanlanne et J.-F. Poirier, Paris, Bourgois, 1990
(désigné par EA).
• W. BENJAMIN, Œuvres, trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch, 3 volumes, Paris, Gallimard,
Folio, 2000 (désigné par Œ).
Nous indiquerons désormais dans le corps du texte l’emplacement de la citation originale (GS
suivi du numéro de volume et du numéro de page) puis l’emplacement de la traduction, quand
elle est reprise d’une traduction existante (abréviation du titre, suivie éventuellement du numéro
du volume et du numéro de page).
2. M. HALBWACHS (1950), La Mémoire collective, Paris, PUF, 1968, p. 130 sq.
3. Ibid., p. 129.
4. C. BRENTANO, Werke, édité par F. Kemp, vol. 3, Munich, Hanser, 1965, p. 620.
5. Ibid., p. 632.
6. Voir à ce sujet l’article de J. MÜLLER-JUNG, « Angriff auf biologischen Anachronismus », in Frank-
furter Allgemeine Zeitung, n° 192 (20 août 1997), p. N 1.
7. L. ARAGON (1924), « Une vague de rêves », in L. ARAGON, Œuvre poétique, t. 1, livre 2, Paris,
Messidor, 1989.
8. S. GIEDION, Bauen in Frankreich, Leipzig, Klinkhardt & Biermann, 1928. Voir H. BRÜGGEMANN ,
« Architekturen des Augenblicks. Raum-Bilder und Bild-Räume einer urbanen Moderne », in
Literatur, Kunst und Architektur des 20. Jahrhunderts, Hanovre, 2002.
AUTEURS
HEINZ BRÜGGEMANN
Professeur de littérature à l’Institut d’Études germa-niques – Universität Hannover.
107
Jessica Nitsche
Traduction : Edwige Brender
Images-souvenirs et photographie
L’image du passé qui surgit dans l’instant de la connaissabilité est, dans sa
définition la plus large, une image-souvenir1. (GS I, 1243)
1 Cette citation de Walter Benjamin met en évidence un trait caractéristique de sa pensée :
l’imbrication qu’elle postule entre le souvenir et l’image. À cette imbrication correspond
une thématique : le travail de Benjamin sur la photographie. Il ne s’agit aucunement
d’affirmer que, dans cette citation, Benjamin parle en réalité de photographie. Au
contraire, l’étude proposée ici repose sur l’idée que, dans les considérations théoriques de
Benjamin sur la photographie, se cristallise en fait sa réflexion sur la modification des
modes de perception qui eut lieu à son époque.
2 Si l’on envisage d’abord la citation sans la relier à la thématique de la photographie, on
constate que Benjamin y avance une assertion sur les formes de la perception et du
souvenir. Il cerne un moment productif – « l’instant de la connaissabilité » – au cours
duquel le passé s’organise soudainement en une image. Ce qu’il nomme image-souvenir se
caractérise par le fait que le temps passé et l’instant présent s’y rencontrent en une
constellation qui, à cause de sa structure monadologique, s’apparente selon Benjamin à
une image.
3 Le passage cité ci-dessus ne fait certes pas directement allusion à la photographie, mais
comporte d’indéniables analogies avec l’image photographique : instantanéité / souvenir /
image du passé / image-souvenir. De telles analogies mettent en lumière un projet de
Benjamin qui me semble particulièrement intéressant pour l’étude de son rapport à la
photographie : il observe attentivement des modes de perception en pleine mutation et
108
cherche à en trouver des formes de description adéquates qui incluent sa réflexion sur le
phénomène de la photographie. Alors que les analogies avec la photographie traversent
comme un fil d’Ariane toute l’œuvre tardive de Benjamin, les textes directement
consacrés à cette technique sont en nombre relativement limité. Benjamin traite de la
photographie surtout dans un essai intitulé Petite histoire de la photographie (GS II, 368-385 ;
Œ II, 295-321). Ce texte parut en 1931 dans l’hebdomadaire Die literarische Welt, qui le
publia en trois parties. Il constitue ci-après le point de départ de ma réflexion2.
l’enthousiasme plus que tout autre, vraisemblablement parce que ses photographies
témoignent d’une perception et d’une observation de la réalité qui fournissent une
illustration concrète à la tentative de Benjamin de décrire avec exactitude les
phénomènes et les modes de perception de son époque. Ce photographe, né en 1857 et
mort en 1927, s’appelle Eugène Atget.
considérée d’un point de vue contemporain, en dit moins long sur la modestie d’Atget que
sur la façon dont il voulait que ses images fussent comprises : il les considérait comme
des témoignages, comme des images qui renvoyaient à la réalité et non pas à la peinture – à
laquelle la photographie se référait à l’époque –, comme des images qui montraient ce
que Roland Barthes devait nommer plus tard le « ça-a-été »8. L’œuvre d’art et le
document étaient à l’époque où Atget commença sa carrière de photographe des
contraires irréconciliables ; le document se situait tout en bas de la hiérarchie des images
9
. C’est notamment parce que cette hiérarchie n’existe plus que l’on envisage aujourd’hui
différemment les photographies d’Atget. Son œuvre consiste en documents et constitue
une collection : ces deux caractéristiques sont devenues au cours du XXe siècle des
catégories centrales de l’art. De nos jours, ceci rend Atget intéressant d’un point de vue
artistique, quand bien même, soit dit en passant, il serait peu productif de prétendre faire
de lui un génie de la photographie qui aurait été en avance sur son temps et aurait
inventé de nouvelles formes d’art. Il faut, pour acquérir un regard objectif sur son œuvre,
la considérer non seulement comme œuvre d’art, mais aussi comme photographie
architecturale et documentation urbaine. Car Atget n’était, au tournant du siècle, ni le
premier ni le seul photographe à s’intéresser à Paris. Lorsque Atget commença à
photographier systématiquement les bâtiments du Vieux Paris en 1898, on venait de créer
une « Commission du Vieux Paris » qui, comme le « Service de travaux historiques »
fondé par Hausmann, avait pour mission de réunir une vaste documentation sur la ville
avant sa transformation radicale10. Paris n’était pas non plus la seule ville à être
systématiquement photographiée, à une époque où se rencontraient deux séries majeures
d’événements : d’une part, les importants travaux d’urbanisme entrepris dans les
grandes métropoles, et d’autre part le perfectionnement de la technique photographique
qui permettait désormais de produire des images en grand nombre. On entreprit donc de
constituer des archives photographiques, de conserver sous forme de photographies les
villes en pleine mutation11. Il était devenu possible grâce à la photographie de rendre
visibles d’une toute nouvelle manière le bouleversement historique, le changement des
temps et l’instant du passage. Atget agissait donc en conformité avec son époque.
7 On ne saurait cependant réduire ses images à des photographies documentaires précoces.
Atget joue pour plusieurs raisons un rôle particulier dans l’histoire de la photographie, ce
que je voudrais maintenant démontrer grâce à l’étude de la réception de ses images par
Benjamin. Il est important, dans ce contexte, de souligner que le photographe travaillait
avec des instruments rien moins que modernes. Newhall constate que « les procédés
d’Atget étaient en fait des procédés qui avaient cours au XIXe siècle. Quand on observe ses
tirages, on a peine à croire que la majorité d’entre eux ont été effectués après 1900 » 12.
Dans la plupart des cas, Atget choisissait une petite ouverture, ce qui nécessitait une
longue durée d’exposition et l’utilisation d’un pied. Cette façon de travailler et cet
équipement technique ont une incidence sur la nature des images, par exemple parce
qu’ils excluent les clichés spontanés. Bien que ces particularités puissent au premier
abord apparaître comme des handicaps, elles sont constitutives de la qualité spécifique
des images d’Atget.
Atget était un comédien qui, rebuté par son métier, effaça son masque, puis se mit
en devoir de démaquiller aussi le réel. Il vécut à Paris, pauvre et ignoré, bradant ses
œuvres à des amateurs qui ne devaient guère être moins excentriques que lui-
même. (GS II, 377 ; Œ II, 309)
9 Ce que l’auteur présente ici comme un renoncement héroïque peut aussi être décrit plus
simplement : Atget n’avait aucun succès, ni en tant qu’acteur ni en tant que peintre, et il
espéra prendre un nouveau départ grâce à la photographie. Mais, dans ce domaine aussi,
il resta presque inconnu jusqu’à sa mort en 1927. Peut-être pourtant sont-ce justement
cette excentricité, ce non-conformisme, cet échec et cette réorientation qui lui valurent
la sympathie de Benjamin. On peut remarquer au passage qu’Atget et Benjamin
connurent le même destin posthume. Lindner écrit de Benjamin qu’il « n’est pas le seul
exilé, le seul intellectuel obscur de son vivant qui soit porté en triomphe au panthéon de
la culture occidentale, après qu’on a difficilement reconstitué son œuvre »13 ; ceci – à
l’exception de l’exil – est également vrai d’Atget et de son œuvre photographique. À Paris,
on voit à tous les coins de rues ses images et des images imitées des siennes. Le « Vieux
Paris » est une source inépuisable de cartes postales pour touristes. Alors que Benjamin
illustra par les photographies d’Atget sa réflexion sur la destruction de l’aura, ces images
dégagent paradoxalement ce que, d’un point de vue contemporain, on serait le plus
volontiers enclin à associer à la notion d’aura (indépendamment de toute définition
strictement benjaminienne de ce concept).
10 La réception d’Atget par Benjamin est conditionnée par la puissante préface que rédigea
Camille Recht pour le catalogue paru en 1930 Atget. Photographies. Ce détail n’est pas
anodin, car cette forme de réception est typique de Benjamin : c’est surtout par le biais
de catalogues qu’il a connaissance des images qu’il commente dans la Petite histoire de la
photographie14. Par conséquent, les préfaces jouent un rôle non négligeable dans sa
réception des photographies, et orientent d’emblée le regard qu’il porte sur elles.
11 Comment Benjamin voit-il, lit-il les images d’Atget ? Je voudrais me concentrer sur ce qui
constitue le cœur de sa réception d’Atget : la vacuité des images, l’absence de toute
silhouette humaine.
Atget est presque toujours passé à côté des « vues célèbres » et de ce qu’il est
convenu d’appeler les symboles d’une ville ; mais non point à côté d’une longue
série d’embauchoirs ; ni des cours de Paris où, du matin au soir, s’alignent les
charrettes à bras ; ni des tables désertées et encore jonchées de vaisselle, comme il
s’en trouve, à la même heure, des centaines de mille ; ni du bordel au n° 5 de la
rue…, dont le 5 apparaît en caractères immenses en quatre endroits de la façade. Il
est remarquable que presque toutes ces photos soient vides. Vides les fortifs à la
porte d’Arcueil, vides les escaliers d’apparat, vides les cours, vides les terrasses des
cafés, vide, comme il se doit, la place du Tertre. Non pas solitaire, mais sans
atmosphère. La ville, sur ces images, est inhabitée comme un appartement qui
n’aurait pas encore trouvé de nouveau locataire. (GS II, 379 ; Œ II, 311 sq.) 15
12 Il faut souligner en premier lieu que les images urbaines d’Atget ne sont rien moins que
vides. Quand Benjamin écrit que les images sont vides, il veut dire que l’on n’y voit
personne. Mais ceci encore appelle une précision : certes, l’assertion de Benjamin est
exacte pour certaines photographies, mais on ne saurait faire de l’absence d’êtres
humains la caractéristique première de ces images. Car on voit des gens sur les
photographies d’Atget ; tout au plus peut-on affirmer qu’ils sont peu nombreux et que,
dans la plupart des cas, ils ne figurent pas au centre de la photographie ; au contraire,
leur présence semble incidente, et d’une importance secondaire. Les hommes sont rares,
anonymes accessoires de la ville. Ce qui est vrai, par conséquent, c’est que la signification
112
de l’être humain passe au second plan. Les raisons premières de l’absence d’êtres humains
sur les photographies d’Atget sont d’ordre technique : le photographe avait pour
habitude d’opérer très tôt le matin16, et comme il travaillait avec des durées d’exposition
très longues, les passants en mouvement n’apparaissent pas sur ses photographies, ou
alors sous forme d’ombres légères. Quand Benjamin écrit que les images d’Atget
« pompent l’aura du réel comme l’eau d’un navire en perdition » (GS II, 378 ; Œ II, 310), il
se réfère directement à l’absence d’êtres humains. Car dans les images d’Atget, le retour du
regard, constitutif de l’aura telle que la définit Benjamin, n’a plus lieu17. La notion de
vacuité mérite d’être éclaircie et approfondie, notamment par rapprochement avec la
conception surréaliste de l’image, qui influence la réception benjaminienne d’Atget. Les
points de rencontre sont nombreux : Benjamin et les surréalistes, en particulier Man Ray,
s’enthousiasmèrent pour les images d’Atget ; tous furent attachés à un même sujet : la
ville de Paris. Je voudrais développer cet aspect à la lumière d’une des photographies
d’Atget qui, sur l’initiative de Man Ray, fut publiée dans la revue La Révolution surréaliste.
13 Cette photographie date de 1911, et montre un escalier rue de Turenne. Si le spectateur
aborde l’image en espérant récolter le plus d’informations possibles sur le lieu
représenté, il sera déçu. Sur la gauche, l’escalier est tronqué ; à droite au contraire, le pan
de mur semble plus large que nécessaire. À cause de l’angle de vue étroit choisi par Atget,
et de l’agencement des objets dans l’image, la photographie semble surtout désigner ce
qu’elle ne représente pas. Là encore, on retrouve cette vacuité qui dépasse le motif de
l’image : on a sous les yeux une scène de passage, un seuil, et on se demande ce qui se
cache dans ce coin ou derrière ce mur, où mène cet escalier et qui l’emprunte. Benjamin
écrit en 1929 dans Le surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne
qu’« aucun visage n’est aussi surréaliste que le vrai visage d’une ville » (GS II, 300 ; Œ II,
121) : l’escalier de la rue de Turenne, et bon nombre des photographies d’Atget proposent
une image de ce visage de la ville. Ces photographies se caractérisent par le fait que le
regard s’y arrête sur des scènes et des objets empruntés à la vie quotidienne, mais
présentés sous un jour qui les fait paraître étrangers. Atget – c’est là le point décisif –
parvient à ce résultat sans artifice ni retouche. Seul le choix de l’angle, du motif, de
l’éclairage provoquent cette rupture de l’aspect purement documentaire. Le côté
intrigant de l’image surréaliste n’est dû qu’au rendu de la réalité. Benjamin appelle ceci
« une optique dialectique qui reconnaît le quotidien comme impénétrable et
l’impénétrable comme quotidien. » (GS II, 307 ; Œ II, 131)
113
seulement la ville, mais aussi un certain regard sur la ville, un regard qui voit tout ce qui a
« sombré et disparu » (GS II, 378 ; Œ II, 310), tous les petits détails 19, tout ce qui
d’habitude reste invisible. Ici se fait jour la modification que Benjamin constate dans la
réception de l’image. Le spectateur, écrit-il, doit chercher un chemin d’accès aux images.
Cette formule signifie que le chemin (c’est-à-dire la façon dont les photographies doivent
être observées et comprises) n’est pas tracé d’avance ; il est en devenir, il est le travail
que le spectateur doit fournir, reproduisant l’activité du photographe. Le spectateur doit
suivre des traces, s’appuyant seulement sur des détails, des indices discrets, des signes
non représentatifs. On comprend ici pourquoi c’est le concept de trace que Benjamin
oppose à celui d’aura dans le Livre des passages :
Trace et aura. La trace est l’apparition d’une proximité, quelque lointain que puisse
être celui qui l’a laissée. L’aura est l’apparition d’un lointain, quelque proche que
puisse être ce qui l’évoque. Avec la trace, nous nous emparons de la chose ; avec
l’aura, c’est elle qui se rend maîtresse de nous. (GS V, 560 ; PC 464)
16 Alors que l’aura, selon Benjamin, se caractérise par son ici et maintenant, autrement dit
par son inaccessibilité et son unicité, l’oscillation entre éloignement et proximité, dans le
cas de la trace, privilégie finalement la proximité. Une image se forme alors, qui s’oppose
à l’image auratique : c’est l’image du lieu du crime, où se manifestent seulement des
fragments qui ne restent pourtant pas inaccessibles, mais dont l’observateur se saisit au
cours du processus d’actualisation auquel il se livre, et qui pourront être réorganisés
selon un ordre nouveau.
17 À ce stade de la démonstration, il semble judicieux d’évoquer le type d’observateur qui,
selon Benjamin, perçoit les images de la ville comme Atget les photographie : le flâneur.
Dans son œuvre, Benjamin fait évoluer la définition du flâneur. Le flâneur du XIXe siècle,
le flâneur de Baudelaire, qui, promenant avec soi sa tortue20, parcourt la ville et les
passages avec délectation, réapparaît au XXe siècle chez Benjamin sous un autre aspect, en
particulier dans Chronique berlinoise et dans sa critique de Franz Hessel intitulée Le Retour
du flâneur. L’étude de ce nouveau type de flâneur montre que la réception d’Atget par
Benjamin a lieu dans un contexte où se conjuguent la réflexion sur la réception de l’image
et l’analyse des modes de perception de la réalité. À l’arrière-plan, il y a encore une fois la
ville de Paris, tout à la fois lieu et miroir de ces perceptions. Le flâneur benjaminien se
promène dans la ville et s’arrête à chaque détail. Un passage de Chronique berlinoise
montre comme se rencontrent le flâneur et la ville :
Ne pas trouver son chemin dans une ville – il est possible que ce soit inintéressant
et banal. Il y faut de l’ignorance – rien d’autre. Mais s’égarer dans une ville – comme
on s’égare dans une forêt – cela réclame déjà un tout autre apprentissage. […] Paris
m’a appris cet art de l’égarement. (GS VI, 469 ; EA 250)
18 On voit ici que pour le flâneur, errements et revers deviennent autant de moments
productifs. L’errance a aussi son lieu propre, créé pour elle : le labyrinthe. Pour l’auteur,
Paris devient dédale. « La ville est la réalisation du rêve ancien de l’humanité, le
labyrinthe. Le flâneur se consacre sans le savoir à cette réalité. » (GS V, 541 ; PC 448)
L’image du labyrinthe montre que tout est toujours remis en jeu. La perception n’est pas
figée, dirigée ; au contraire, elle entre en mouvement et se réorganise. Avec l’image du
flâneur, Benjamin montre comment introduire du jeu dans la perception. Ce qui distingue
le flâneur, c’est qu’il s’ouvre aux expériences vécues et que, par sa présence d’esprit
aiguisée, il transforme l’errance en connaissance. Ici se situe la modification décisive que
Benjamin fait subir à l’image du flâneur. Celui-ci n’est plus le flâneur baudelairien, le
dandy qui déambule à travers la ville avec délectation pour prendre un bain de foule ; il
115
se départ de sa réserve et de son apolitisme21. La ville devient pour lui lieu historique, lieu
du crime, qui recèle potentiellement des « pièces à conviction pour le procès de
l’histoire ». Il ne ressent pas la ville comme menaçante, et pourtant, elle est le lieu où se
dessinent avec une singulière netteté les évolutions et les menaces sociales ; elle émet des
signaux. Benjamin cite dans le Livre des passages Ferdinand Lion22, qui décrit les villes
comme « un instrument très précis, malgré leur pesanteur de pierre, sensible comme une
harpe éolienne aux vivantes vibrations historiques de l’air » (GS V, 546 ; PC 452). La ville
devient média, et le flâneur récepteur de ce média, capable de percevoir ses vibrations et
ses signaux. Dans la perception qu’en a le flâneur, les choses revêtent le caractère de
traces, qui guident et qui signifient ; sa réceptivité s’aiguise, son activité se mue en
l’activité du détective, il se met lui aussi à rechercher des traces. Dans sa critique de Franz
Hessel, Benjamin écrit :
Le flâneur est le prêtre du genius loci. Ce passant discret avec son sacerdoce et son
flair de détective – il y a autour de son érudition quelque chose comme autour du
Père Brown de Chesterton, ce maître de la criminalistique. (GS III, 194 ; RF 257).
19 Il faut rappeler ici l’enthousiasme de Benjamin pour la nouvelle d’Edgar Allan Poe
intitulée L’Homme des foules (1840), où le personnage principal accomplit le geste décisif
qui fait de lui un flâneur : il quitte son poste d’observation distancié et, suivant un
inconnu, se perd dans le dédale impénétrable de la ville. Benjamin qualifie le récit de Poe
de « l’image aux rayons X d’un roman policier » (GS I, 550 ; CB 73). Les images d’Atget,
elles aussi, s’apparentent à des radiographies : à cause de la longue durée d’exposition,
tout mouvement disparaît, les êtres humains sont flous, invisibles ou translucides. La ville
devient un décor, une armature ou un squelette et révèle des surfaces que nul, si ce n’est
le spectateur, ne peut réanimer. Le flâneur réinventé de Benjamin, oscillant entre le
détective de Poe et le flâneur de Baudelaire, se fait nomenclateur des disparitions,
quêteur de traces dans la ville et dans la foule, où toutes traces menacent constamment
de s’effacer. Le personnage d’Atget et l’œuvre qu’il produisit incarnent exactement la
figure du flâneur, miroir et mémoire de la modernité. Atget arpenta sa ville avec le regard
du détective à qui n’échappe rien de ce qui a sombré et disparu ; et c’est exactement ce
regard qu’exigent ses images de leur spectateur. Les photographies d’Atget captent le
regard, elles le saisissent, le retiennent et le rendent perceptible. Atget braque l’objectif
comme une loupe non seulement sur des éléments de la ville, mais aussi sur un certain
regard posé sur la réalité. Les images montrent la ville, qui se fait elle-même image de la
perception, image de la vision et exigence de vision, à une époque où apparaissent de
nouveaux modes de perception.
20 Dans la réception d’Atget par Benjamin frémit un espoir qui alors resta vain : l’espoir de
donner de son époque l’image d’un lieu de crime où se dessineraient, pour peu qu’on
l’observe avec suffisamment de sagacité, les traces et les signaux qui permettraient de
« transformer les menaces de l’avenir en maintenant accompli » (GS IV, 1 142 ; SU 143).
116
NOTES
1. Les citations originales proviennent de :
• W. BENJAMIN, Gesammelte Schriften, édité par R. Tiedemann et H. Schweppenhäuser,
7 volumes, Francfort/Main, Suhrkamp, 1972-1989 (désormais désigné par GS).
N.d.T. : Les traductions des citations sont tirées de :
• W. BENJAMIN, Sens unique, trad. J. Lacoste, Paris, Lettres nouvelles, 1978 (désigné par SU).
• W. BENJAMIN, Charles Baudelaire, trad. J. Lacoste, Paris, Payot, 1979 (désigné par CB).
• W. BENJAMIN, Origine du drame baroque allemand, trad. S. Muller, Paris, Flammarion, 1985 (désigné
par OD).
• W. BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, trad. J. Lacoste, Paris, Éditions du
Cerf, 1989 (désigné par PC).
• W. BENJAMIN, « Le retour du flâneur », in F. Hessel, Promenades dans Berlin, trad. J.-M. Belœil,
Presses universitaires de Grenoble, 1989 (désigné par RF).
• W. BENJAMIN, Écrits autobiographiques, trad. C. Jouanlanne et J.-F. Poirier, Paris, Bourgois, 1990
(désigné par EA).
• W. BENJAMIN, Œuvres, trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch, 3 volumes, Paris, Gallimard,
Folio, 2000 (désigné par Œ).
Nous indiquerons désormais dans le corps du texte l’emplacement de la citation originale (GS
suivi du numéro de volume et du numéro de page) puis l’emplacement de la traduction, quand
elle est reprise d’une traduction existante (abréviation du titre, suivie éventuellement du numéro
du volume et du numéro de page).
2. Kleine Geschichte der Photographie fut réédité pour la première fois dans : W. Benjamin, Das
Kunst-werk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit. Drei Studien zur Kunstsoziologie,
Francfort/Main, Suhrkamp, 1963.
Les autres travaux de Benjamin où la réflexion sur la photographie joue un rôle fondamental
sont :
- Neues von Blumen (GS III, 151-153)
- Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit (GS VII, 350-384)
- Exposé zum Passagen-Werk, chapitre 2 : « Daguerre oder die Panoramen » (GS V, 48-49)
- Passagen-Werk (GS V, 824-846)
- Pariser Brief: Malerei und Photographie (GS III, 495-507)
- Gisèle Freund. La photographie en France au dix-neuvième siècle. Essai de sociologie et d’esthétique (GS
III, 542-544)
3. W. KEMP, Theorie der Fotografie, vol. 1, Munich, Schirmer & Mosel, 1999, p. 42.
4. R. KRAUSS, Walter Benjamin und der neue Blick auf die Photographie, Stuttgart, Cantz, 1998, p. 19.
5. Ce classement d’Atget est repris dans la nouvelle édition du volume Eugène Atget. Lichtbilder,
laquelle s’appuie sur l’édition de l’œuvre d’Atget par Camille Recht en 1930. Cf. G. FORBERG (éd.),
Eugène Atget. Lichtbilder, édition revue et augmentée avec la préface originelle de C. Recht,
Munich, Rogner & Bernhard, 1975.
6. Cf. A. KRASE, « Archiv der Blicke. Inventar der Dinge », in H. Ch. ADAM (éd.), Eugène Atgets Paris,
Cologne, Taschen, 2001, p. 31.
7. G. FREUND, La photographie en France au dix-neuvième siècle. Essai de sociologie et d’esthétique, Paris,
Monnier, 1936.
117
8. R. BARTHES, La chambre claire. Note sur la photographie, in R. BARTHES, Œuvres complètes, vol. 5,
Paris, Seuil, 2002, p. 851 : « Ce que j’intentionnalise dans une photo […], ce n’est ni l’Art ni la
Communication, c’est la Référence, qui est l’ordre fondateur de la Photographie. Le nom du
noème de la Photographie sera donc “Ça-a-été”, ou encore : l’Intraitable. En latin (pédantisme
nécessaire parce qu’il éclaire des nuances), cela se dirait sans doute “interfuit” : cela que je vois
s’est trouvé là, dans ce lieu qui s’étend entre l’infini et le sujet (operator ou spectator) ; il a été là, et
cependant tout de suite séparé ; il a été absolument, irrécusablement présent, et cependant déjà
différé. »
9. Cf. M. NESBIT, « Der Fotograf und die Geschichte. Eugène Atget », in M. FRIZOT (éd.), Neue
Geschichte der Fotografie, Cologne, Könemann, 1998, p. 401-405.
10. Cf. A. KRASE, 2001 (note 6), p. 31.
11. Cf. U. POHLMANN (éd.), Eine andere Kunst? Eine andere Natur! Fotografie und Malerei im 19. Jahr-
hundert, Catalogue de l’exposition organisée à Munich par la Hypo-Kulturstiftung du 1 er mai au
18 juillet 2004, Munich, Schirmer & Mosel, 2004, p. 210 : « Le souci d’accumuler des documents
sur une ville en pleine mutation ne fut pas un phénomène uniquement parisien. À Glasgow,
Thomas Annan photographia les “Old Closes and Streets” des quartiers misérables avant leur
destruction, cependant qu’à Londres, A. et J. Bool et Henry Dixon, mandatés par la “Society for
Photographing Relics of Old London”, accumulaient pour la postérité les images des bâtiments du
Londres médiéval. À Hambourg, Georg Koppmann photographia les maisons d’habitation du
quartier Schanze avant que celui-ci ne disparût lors des grands travaux de réaménagement de la
zone portuaire. »
12. B. NEWHALL, Geschichte der Photographie, Munich, Schirmer & Mosel, 1984, p. 198.
13. B. LINDNER, « Benjamins Aurakonzeption. Anthropologie und Technik, Bild und Text », in U.
STEINER (éd.), Walter Benjamin 1892-1940. Zum 100. Geburtstag, Francfort/Main, Peter Lang, 1992, p.
217.
14. À Stuttgart, Benjamin aurait eu la possibilité de voir des œuvres représentant tous les
courants majeurs de l’art photographique à son époque. C’est en effet dans cette ville qu’eut lieu
en 1929 l’exposition « Film und Photo » qui réunissait notamment des œuvres des peintres dont
Benjamin parle dans sa Petite histoire de la photographie : Atget, August Sander, Renger-Patzsch et
Karl Bloßfeldt. Benjamin n’évoque pourtant ni cette exposition ni le catalogue qu’en éditèrent la
même année Franz Roh et Jan Tschihod.
15. Il faut souligner ici que Benjamin ne parle que d’une certaine catégorie de photographies
d’Atget : les prises de vues topographiques de Paris. Il ne prend pas en considération le fait
qu’Atget ne photographia pas seulement des lieux publics, mais aussi des intérieurs, et fit même
des portraits de ses contemporains.
16. Les longues ombres projetées le matin par le soleil encore très bas au-dessus de l’horizon sont
une des raisons qui empêchent ces images de répondre aux canons de la photographie
architecturale et urbaine ; ceux-ci veulent en effet que l’éclairage idéal d’un objet soit celui où les
ombres sont réduites au minimum.
17. On voit ici que la perte de l’aura constatée par Benjamin ne tient pas seulement à la
reproductibilité technique de l’œuvre d’art, mais aussi au sujet de l’image, aux modalités de la
prise de vue et à l’intention de son auteur.
18. C. RECHT, op. cit. (note 5), p. 15.
19. À propos de la signification du détail en photographie, voir : S. WEIGEL, « Techne und Aisthesis
photo- und kinematographischer Bilder. Die Geburt von Benjamins Theorie optischer Medien aus
dem Detail », in www.walter-benjamin.org.
20. Cf. W. BENJAMIN, Sur quelques thèmes baudelairiens : « Vers 1840, il fut quelque temps de bon ton
de promener des tortues dans les passages. Le flâneur se plaisait à suivre le rythme de leur -
marche. » (GS I, 627 ; Œ III, 356 sq.)
118
21. Cf. B. LINDNER, « Das Passagen-Werk, die Berliner Kindheit und die Archäologie des „Jüngst-
vergangenen“ », in N. HOLZ et B. WITTE (éd.), Passagen. Walter Benjamins Urgeschichte des neunzehnten
Jahrhunderts, Munich, Fink, 1984, p. 36-39.
22. F. LION, « Notiz über Städte », in F. LION, Geschichte biologisch gesehen, Zurich, Niehans, 1935.
AUTEURS
JESSICA NITSCHE
Etudes de germanistique, de philosophie et d’art. Boursière de recherche de la DFG à l’université
de Francfort/Main.
119
Temples et passages
Expériences de seuil chez Benjamin et Heidegger
1929 dans les « Premières notes » destinées au Livre des passages (GS V, 1025 ; PC 852).
Les seuils constituent des zones selon Benjamin, des zones de passage. Par « passage », il
n’entend pas un glissement sans heurt, mais un retournement, un renversement
dialectique des -contraires (GS V, 1002 ; PC 832). Les expériences de seuil sont devenues
presque impossibles à une époque où le fétichisme de la marchandise suscite une ivresse
qui brouille tous les contraires. Avec le Livre des passages, Benjamin veut provoquer des
expériences de seuil. À la lumière de l’antagonisme fondamental entre matérialisme
historique et messianisme, il montre que nous ne pouvons comprendre l’histoire, la
politique, la société et les phénomènes culturels de façon adéquate qu’en aiguisant notre
sensibilité aux points de renversement des extrêmes.
2 Les seuils et les expériences de seuil jouent également un rôle important chez un
philosophe dont l’œuvre est aux antipodes de celle de Benjamin, mais qui n’est pas sans
avoir avec lui, à bien des égards, une certaine parenté d’esprit : Martin Heidegger. Le
questionnement sur l’Être et sur l’essence de la vérité, que Heidegger exposa dans une
révision fondamentale de Être et temps intitulée Apports à la philosophie. De l’événement
(Beiträge zur Philosophie. Vom Ereignis)2, peut être comparé avec la conception
benjaminienne du seuil et de l’expérience du seuil. Pour Heidegger aussi, le
questionnement intellectuel demeure un « passage » ; il se situe toujours dans une
différenciation qui est constitutive des extrêmes.
3 Nous considérerons donc tout d’abord la conception benjaminienne du seuil et de
l’expérience de seuil, à la lumière de son Livre des passages, avant de nous consacrer dans
une deuxième partie à la conception heideggerienne du seuil, telle qu’elle apparaît dans
l’exemple du temple grec et dans la question de l’Être.
120
conséquent, sont selon Benjamin constitutives de l’histoire du XIXe siècle : d’une part, la
définition extrêmement ambivalente de la marchandise, vue non seulement comme
identique à elle-même, mais aussi comme identique à son contraire, c’est-à-dire
allégorique ; d’autre part, l’option messianique qui déterminait déjà la conception
benjaminienne de l’histoire dans le livre sur le drame baroque.
10 Dans un monde où la production est organisée selon un système capitaliste, la
marchandise devient fétiche (GS I, 1083). Ce qui compte, ce n’est pas sa valeur d’usage,
mais sa valeur d’échange. La force de travail vivante se gélifie, comme l’écrit Marx. Le
détournement de la marchandise de son usage premier va de pair avec la réduction de
l’homme à l’état de chose. Adorno a décrit ce processus comme une mimésis de la mort. La
prostituée n’est pas seulement la vendeuse d’une marchandise, elle est la marchandise
qu’elle vend. Cette ambivalence se manifeste sous de nombreuses formes. Les passages et
ce qu’on y rencontre représentent, comme nous le verrons plus loin, la coexistence et la
fusion des contraires, du dedans et du dehors, de la veille et du sommeil ou du rêve (GS II,
296 ; Œ II, 115), du renouvellement et de l’immuabilité (GS I, 1081), du regard et du fait
d’être regardé (GS III, 198 ; RF 258), de la ville et de la campagne (GS V, 530 ; PC 439), du
monde supérieur et du monde inférieur (GS I, 133 ; Œ I, 286), de la sécurité et de l’effroi 6,
du luxe et de la déchéance. Le passage devient ainsi le lieu de l’allégorie, et dans le même
temps un lieu allégorique (ce qui fait de lui l’héritier du drame baroque du XVIIe siècle).
11 Il faut avoir présent à l’esprit le fait que Benjamin divise en trois phases les cent
cinquante ans d’histoire des passages7. Il y eut d’abord les passages construits à la fin du
XVIIIe siècle, lambrissés, dallés de marbre, destinés à la vente d’objets de luxe ;
significativement, Benjamin considère qu’ils sont encore épargnés par la malédiction de
la valeur d’échange. Le monde des passages est le monde du rêve par excellence. Ce sont
les surréalistes, surtout Breton et Aragon dans Le Paysan de Paris, qui inspirèrent à
Benjamin cet angle d’approche. Les premières notes de Benjamin, encore élaborées en
collaboration avec Franz Hessel en 1932, se réfèrent à cette source par leur sous-titre :
Une féerie dialectique. Benjamin relativisa par la suite cet aspect « féerique » 8 car, au
contraire d’Aragon, il ne veut pas s’enfermer dans le royaume des rêves, mais s’en
éveiller, et il passe en revue les forces que peut mobiliser cet éveil (GS V, 491 et 1014 ; PC
406 et 842). À partir de 1850, les panneaux publicitaires récemment apparus et l’offre
massive de marchandise qui, peu après, s’affirmera définitivement avec les grands
magasins, déterminent la nouvelle apparence des passages. L’apparition simultanée de
l’éclairage électrique (GS V, 1001 ; PC 832), des articles bon marché, de la marchandise
d’occasion (et des prostituées) met finalement un terme à la féerie des passages et assoit
la domination de leur aspect ambigu. Désormais domine la fantasmagorie de la
marchandise fétiche. Son règne ne signifie rien d’autre que le règne des enfers, où
l’apparente nouveauté dissimule l’éternel recommencement du même (GS V, 676 et 1256 ;
PC 560). Et la marchandise la plus neuve, parce qu’elle n’est que répétition, retombe dans
le domaine de la nature et du mythe. « La flore immémoriale de la marchandise pousse à
foison sur les parois […]. » (GS V, 1045 ; PC 870). Mais il faut se garder, prévient Benjamin,
de considérer cette troisième phase seulement comme un déclin : il ne s’agit pas d’une
déchéance, mais d’un renversement. La tendance à moderniser, à séculariser n’est pas
concevable sans son contraire. Benjamin explique ceci dans le fragment théologico-
politique de 1920-1921 :
Si l’on représente par une flèche le but vers lequel s’exerce la dynamis du profane, et
par une autre flèche la direction de l’intensité messianique, assurément la quête du
122
le concept benjaminien de seuil ne recouvre pas tant la notion de limite que de celle de
zone, associée aux idées de transformation et de passage (GS V, 618 ; PC 512).
Aucun plaisir ne surpassait à mes yeux celui de plonger ma main aussi
profondément que possible à l’intérieur [des paires de chaussettes roulées]. Et pas
seulement à cause de la chaleur laineuse de cette petite bourse. C’était la
« chaussette du dedans » que je tenais dans ma main à l’intérieur de la bourse qui
m’attirait ainsi dans les profondeurs. Lorsque je l’avais étreinte avec mon poing et
que je m’étais assuré de mon mieux de la possession de la molle masse de laine,
commençait la seconde partie du jeu, qui devait se terminer par l’apparition
bouleversante de la chaussette. Car maintenant je voulais déployer la « chaussette
du dedans » hors de sa bourse de laine. Je la tirais un peu plus vers moi, jusqu’à ce
que s’accomplisse le phénomène qui me plongeait dans la consternation : la
« chaussette du dedans » était bien tout entière déroulée et sortie de la bourse,
mais celle-ci n’était plus là ! Pas assez souvent à mon gré je pus ainsi faire
l’expérience de cette vérité énigmatique : la forme et le contenu, l’enveloppe et
l’enveloppé, la « chaussette du dedans » et la bourse sont une seule et même chose.
Une seule chose, et une troisième chose aussi, il est vrai : cette chaussette, fruit de
leur métamorphose. (GS IV, 284 ; SU 111)
19 Plus tard, Benjamin se consacra aux expériences de seuil dans les villes. L’élément le plus
important est alors le passage, dont la double nature apparaît d’abord dans la fusion qu’il
opère entre la rue et la maison, l’entrée et la sortie. Dans les « Premières esquisses »,
Benjamin écrit que les passages ont des « portes d’entrée (on pourrait tout aussi bien dire
portes de sortie, car, dans ces étranges installations qui tiennent à la fois de l’immeuble et
de la rue, chaque porte est en même temps entrée et sortie) » (GS V, 1041 ; PC 867).
20 Les portes des villes et les arcs de triomphes sont eux aussi des seuils ; passer dessous est
un « rite de passage » comparable à une renaissance. Les fautes éventuelles du général
vainqueur restent à l’extérieur, devant la porte sacrée (GS V, 150 sq. ; PC 121 sq.).
21 Dans les passages se manifestent d’une part cette « lueur glauque » chère aux
surréalistes, mais d’autre part une sobriété dont sont garants le fer et le verre. Le passage
est un seuil entre le rêve et la transparence, entre le monde supérieur et le monde
inférieur (GS V, 1046).
On montrait dans la Grèce antique des endroits qui permettaient de descendre aux
enfers. […] Les passages […] débouchent le jour dans les rues, sans qu’on les
remarque. Mais la nuit venue, leurs ténèbres plus denses se détachent de façon
terrifiante de la masse obscure des immeubles, et le promeneur attardé presse le
pas en passant devant eux […]. (GS V, 135 ; PC 110)
22 Si le passant s’y aventure, il fait l’expérience d’une naissance à l’envers, d’un « rite de
passage » détourné. Benjamin s’appuie sur le fait démontré par l’ethnologie que les
phases de mutation importantes dans la vie d’un être humain – les seuils – sont
accompagnées de rituels. Au moment de la naissance, de l’achèvement de la puberté, de
l’entrée dans le cercle des croyants ou dans une quelconque corporation, du mariage et de
la mort, les individus, les communautés et les familles ont besoin de rites, qui servent
extérieurement à manifester une nouvelle situation sociale et, intérieurement, à assimiler
une nouvelle situation émotionnelle. Benjamin considère les passages comme un
témoignage extraordinairement parlant de la mutation sociale, culturelle et économique.
En tant que tels, ils sont eux-mêmes, tout comme le Livre des passages, un « rite de
passage ». Ils sont des seuils qui exigent une certaine action. Menninghaus parle à juste
titre d’une « action de seuil », ce qui est valable aussi de la lecture du Livre des passages 12.
124
23 Les passages sont des zones, des entre-deux. Au contraire des frontières, ce ne sont pas
des marques statiques, mais des champs intermédiaires dynamiques. Le temps et l’espace
en général ne sont pas pensés par Benjamin comme des continua fermés sur eux-mêmes,
car en chaque lieu et à chaque instant le messie peut intervenir dans l’histoire13. C’est là
l’ultime « rite de passage ». Nous ne pouvons provoquer la venue du Messie, mais nous
ne devons pas non plus l’attendre passivement. La plus extrême concentration est
requise, si nous ne voulons pas manquer ce passage. Le Livre des passages est une tentative
de concrétisation de cette attente à la fois active et passive par association de la
distraction et de la concentration, de la veille et du sommeil14. Ce n’est pas le flâneur,
dont Benjamin fait un sceptique, qui incarne cette attente, mais celui qui se consacre à la
contemplation, et par là à la perspective du salut.
24 C’est lorsqu’on croit toucher le fond du désespoir et de la déchéance que se manifeste,
comme dans le drame baroque allemand, l’espoir du salut. Benjamin ne peut donc pas
parler de déclin dans sa philosophie de l’histoire. La philosophie de l’histoire, l’histoire de
la culture et l’analyse politique se cristallisent en un refus décidé du mythe et en une
réflexion qui se veut systématique.
25 Ce n’est pas un hasard si Benjamin associe l’expression de hautes ambitions théoriques et
le récit d’expériences érotiques, car celles-ci représentent une expérience de seuil
extrême.
Pas de doute en tout cas que le sentiment de franchir alors le seuil de sa propre
classe avait sa part dans la fascination presque sans égale qu’il éprouvait à aborder
une putain en pleine rue. Mais au début, franchir un seuil social, c’était aussi
franchir un seuil topographique, de telle sorte que des rues entières furent ainsi
découvertes sous le signe de la prostitution. Mais était-ce véritablement un
franchissement, n’était-ce pas au contraire une obstination voluptueuse à rester sur
le seuil, une hésitation qui a son mobile le plus pertinent dans le fait que ce seuil
débouche sur le néant ? Mais innombrables, dans les grandes villes, sont les
endroits où on se tient sur le seuil du néant et les putains sont pour ainsi dire des
lares de ce culte du néant […]. (GS VI, 471-472 ; EA 254)
26 Benjamin définit ici explicitement l’expérience de seuil comme retard, comme hésitation.
L’enjeu est l’expérience d’un entre-deux, d’une différence et d’une indifférence qui
génère des extrêmes – et pas seulement des extrêmes en tant que qualités de choses, de
lieux ou de moments, mais les extrêmes de l’être et du néant. Nous verrons plus loin que
chez Heidegger aussi, la distinction entre l’être et le néant s’opère en un semblable point
de (in‑)différence.
27 Le seul qui puisse se soustraire à la fantasmagorie des passages, et ouvrir ainsi une réelle
dimension utopique, est le caractère destructeur, une figure où nous reconnaissons
clairement l’autoportrait de Benjamin15. À la constellation du rêve (de l’utopie) et de
l’éveil dans le Livre des passages correspond celle de la destruction et du salut dans « Le
caractère destructeur ».
Le caractère destructeur ne connaît qu’un seul mot d’ordre : faire place ; qu’une
seule activité : déblayer. […] Le caractère destructeur n’a aucune idée en tête. Ses
besoins sont réduits ; avant tout, il n’a nul besoin de savoir ce qui se substituera à
ce qui a été détruit. […] Il démolit ce qui existe, non pour l’amour des décombres,
mais pour l’amour du chemin qui les traverse. (GS IV, 396-398 ; Œ II, 330-332)
28 La philosophie de l’histoire benjaminienne, qui s’exprime dans le Livre des passages, ne
permet pas de se faire une « image » de notre réalité telle qu’elle existe à la fin de la
(pré‑)histoire. Une telle image ne serait de toute façon rien de plus qu’une image de la
125
réalité contemporaine où on aurait gommé les défauts. C’est pourquoi nous ne pouvons
agir que « pour l’amour du chemin ». Après l’apokatastasis, quand il n’y aura plus de
chemin, tout sera radicalement autre. Benjamin considère qu’il est de son devoir de
« libérer les forces destructrices qui gisent dans l’idée du salut. » (GS I, 1246) La
« destruction politique révolutionnaire » serait donc « intimement liée à l’idée de
salut » (GS I, 1241). La conception généralement admise de l’humanité est ainsi
démasquée, et dénoncée comme légitimant l’inhumanité. Nous pourrions aussi dire
qu’elle provoque un aveuglement idéologique parce qu’elle appartient au domaine du
mythe et de la nature.
29 Benjamin développe dans le Livre des passages sa méthode micro-logique16. Sa thèse est la
suivante : le passage est une monade où l’on discerne des dimensions historiques ou
sociales globales. Ceci n’est pas vrai seulement des passages, mais de tous les phénomènes
qui s’y manifestent. Ces phénomènes se caractérisent par leurs attributs antagonistes et
logiquement contradic-toires. La raison n’en est pas un défaut de l’objet ou une
imperfection de l’analyse ; ces contradictions signalent simplement que nous nous
heurtons aux limites de ce que peut expliquer la logique. À l’aide d’explications pourtant
logiquement irréprochables, nous ne pouvons pas tout comprendre. Bien plus : nous ne
pouvons pas saisir par la logique ce dont il en va en tout dernier ressort. Il ne faut pas
comprendre cette démonstration comme un plaidoyer en faveur d’échappatoires
irrationalistes menant hors de la réalité, mais comme une prise en compte de l’historicité
de notre situation – notion qui, à son tour, ne désigne pas la conscience de données
impondérables ou contingentes, mais le fait que tout observateur se situe dans un
contexte historique qu’il faut comprendre comme une construction. Or les constructions
sont toujours ambiguës. Elles sont en partie rationnelles, cela va de soi, et autonomes au
sens classique de l’expression ; mais elles sont aussi mimétiques, c’est-à-dire
hétéronomes et déterminées par des données extérieures. Il suffit, pour s’en rendre
clairement compte, de songer à notre conception de l’histoire.
30 La conception benjaminienne de l’histoire exclut sans appel la causalité, la linéarité et la
téléologie. Pour Benjamin, il y a un « commencement » et une « fin » qui se situent
avant le début de l’histoire linéaire et après sa fin, en dehors donc de l’axe temporel
linéaire. Certes, nous avons été chassés du Paradis – c’est là que commence le temps
linéaire –, mais après le télos, quand le Messie aura mis fin au temps linéaire, aura lieu,
espérons-le, la restitutio ad integrum, ou apokatastasis. Cette idée permet de penser le
« commencement » et la « fin » comme un unique moment qui ne peut être divisé en un
avant et un après. Ce moment est présent dans tout instant du temps. C’est pour cette
raison que le Messie peut à tout instant faire son entrée dans l’histoire.
31 Benjamin s’est sans doute demandé comment manifester la présence de cet instant dans
le Livre des passages. Peut-être ne s’avance-t-on pas trop en supposant que ce problème est
une des raisons pour lesquelles le Livre des passages est resté à l’état de théâtre d’une
catastrophe et de champ de ruines, comme Benjamin l’écrivit à Scholem dans une lettre
datée du 26 juillet 1932. Ceci reste vrai bien au-delà de cette date précise. Le Livre des
passages est resté inachevé, et ne pouvait pas, certainement, ne pas rester inachevé. Mais
le champ de ruines est justement le lieu idéal pour l’intervention du salut.
126
Heidegger
32 L’œuvre de Heidegger contient de nombreuses réflexions sur la littérature et la peinture.
En revanche, Heidegger ne s’est à peu près pas exprimé sur le sujet de l’architecture. Ses
réflexions sur les temples grecs, élaborées lors d’un voyage en Grèce et réunies sous le
titre L’Origine de l’œuvre d’art17, apparaissent comme un point de départ bien mince à qui
veut reconstituer sa pensée sur ce sujet. Mais si nous les lisons en nous référant aux
études d’histoire de l’art sur les temples grecs et leur environnement naturel que des
chercheurs ont publiées bien plus tard, nous constatons que leurs conclusions confirment
les premières pensées de Heidegger, pour spéculatives que celles-ci aient d’abord pu
paraître. Si l’on compare la conception que se fait Heidegger du temple grec avec les
pensées qu’il développe dans les Beiträge zur Philosophie et dans Besinnung, on s’aperçoit
que les questions fondamentales de sa philosophie – la question du fondement et du fond
abyssal, de la vérité et de la non-vérité, du voilement et du dévoilement, de l’Être et du
néant – ont joué un rôle déterminant dans ses réflexions sur le temple grec.
33 Les antagonismes qui articulent les questions de la vérité et de l’Être déterminent-ils
également la conception heideggerienne de l’œuvre d’art ?
34 Ce n’est pas seulement la proximité temporelle des essais L’Origine de l’œuvre d’art, de
Heidegger, et L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, de Benjamin18, mais
aussi certaines convergences objectives de leurs réflexions, qui soulèvent la question des
différences qui, malgré une commune reconnaissance du rôle de l’historial, persistent
entre les analyses de l’œuvre d’art que proposent les deux auteurs. Nous montrerons en
quoi leurs postulats diffèrent en analysant d’une part la signification que Heidegger
confère au temple grec intégré dans le paysage qui l’entoure, et d’autre part la
signification que Benjamin confère aux passages urbains.
35 Dans L’Origine de l’œuvre d’art, Heidegger étudie la signification du seuil dans le temple
grec. Le bâtiment, écrit-il, « renferme en l’entourant la statue du Dieu et c’est dans cette
retraite qu’à travers le péristyle il laisse sa présence s’étendre à tout l’enclos sacré » (HW
31 ; Ch 44). Heidegger revient au thème du temple grec dans Séjours, en 1962, à la suite
d’un voyage en Grèce19. Il écrit à propos du temple d’Athéna sur l’Acropole :
Un éclat inconcevable surhaussa l’ensemble du bâtiment et l’éleva du même coup
dans une présence fermement délimitée sans du tout le détacher de la roche
porteuse. Présence où l’abandonnement du sanctuaire atteignait son comble. En
elle l’absence de la déesse enfuie se rendait invisiblement proche. (A 25 ; S 63 –
traduction modifiée)
36 Le temple est un lieu de renversement des antagonismes, un seuil. L’insaisissable est élevé
et manifesté dans de fermes limites. La présence, qui passe habituellement pour ce qu’il y
a de plus éphémère, fait corps avec ce qu’il y a de plus pérenne, le roc. La présence – nous
pouvons lire : « ce qui est présent maintenant, absolument » – est pour Heidegger
emplie d’absence ; à l’inverse, l’absence, en tant qu’approche, est présence.
37 Au sujet de Delphes, Heidegger écrit :
Sous le haut ciel où tournoyait dans les airs parfaitement transparents l’aigle,
oiseau de Zeus, la contrée se révéla d’elle-même comme le temple de l’endroit. Tout
en gardant son secret elle seule a déclos pour les mortels l’emplacement où ils
purent édifier leurs œuvres et les consacrer – avec en première place et comme il se
doit le temple dorique d’Apollon. (A 31 ; S 77 – traduction modifiée)
127
38 Les œuvres d’art sont importantes pour Heidegger car il voit en elles une forme de l’
alètheia : « un des modes dans lesquels la vérité se déploie, c’est l’être-œuvre de
l’œuvre » (HW 44 ; Ch 61). Ceci n’est pas vrai seulement des tableaux et des poèmes, mais
aussi des temples grecs. L’élément central ici n’est pas tant la question de la (fausse)
apparence du beau, que celle du rapport entre voilement et dévoilement, ou plus
exactement, entre un voilement qui décèle un dévoilement et un dévoilement qui recèle
un voilement. Par là, nous approchons déjà du second élément que Heidegger juge
particulièrement significatif dans l’œuvre d’art : l’œuvre d’art ne peut jamais être
considérée comme accomplie, achevée, mais doit être comprise dans la perspective de son
« être-œuvre », ou plus précisément de son « être-à-l’œuvre ». Heidegger précise la
définition de l’« être-à-l’œuvre », qu’il conçoit comme le « mettre-en-œuvre » d’une
différence. Cette différence est celle qui distingue le monde de la terre. Le « monde »
désigne pour Heidegger la dimension du « s’ouvrir » et la terre celle du « se fermer ». Le
monde en tant qu’il s’ouvre est opposé à la « terre en tant qu’elle se referme sur elle-
même, dissimule et protège ». Mais il ne faut surtout pas interpréter le rapport entre le
monde et la terre comme la confrontation abstraite et figée de deux contraires. Heidegger
présente le monde et la terre comme deux forces actives qui travaillent l’une par rapport
à l’autre :
Reposant sur la terre, le monde commence à la dominer. En tant que ce qui s’ouvre,
il ne tolère pas d’occlus. La terre, au contraire, aspire, en tant que reprise
sauvegardante, à faire rentrer le monde en elle et à l’y retenir. (HW 37 ; Ch 52)
39 On pourrait simplement considérer cette coopération, qui est en même temps une
confrontation, comme un événement ontique, sans plus. Mais Heidegger va plus avant et
montre la signification que revêt l’œuvre d’art pour cette relation et sa compréhension.
Avant de m’arrêter sur cette démonstration, je voudrais souligner que, dans la pensée
heideggerienne, le monde et la terre sont marqués par leur relation antagonique. Ils ne se
contentent donc pas d’entretenir un rapport de tension extrême : Heidegger pense le
monde comme ce qui ne peut être pensé que sous la forme d’un retournement de la terre
contre elle-même. La réciproque est vraie : la terre ne peut être pensée que sous la forme
d’un retournement du monde contre lui-même. C’est donc cette auto-référentialité qui,
d’une part, garantit l’indépendance respective du monde et de la terre ; d’autre part, elle
rend possible le monde comme ce qui ne peut être soi-même qu’en étant l’autre de la
terre, et elle rend possible la terre comme ce qui ne peut être soi-même qu’en étant
l’autre du monde. L’auto-référentialité du monde et de la terre est par conséquent à la
fois le fondement de l’être de chacun, et le signe de sa totale dépendance par rapport à
l’autre. Chacun trouve le fondement de son être en soi-même dans la mesure où il le
trouve dans son contraire. Le rapport à soi et le rapport à l’autre sont associés tout en
restant différenciés par la figure d’une auto-référencialité qui signifie à la fois identité et
différence.
40 Heidegger définit l’œuvre d’art comme le lieu où l’identité et la différence du monde et de
la terre sont non seulement surmontées, mais conjointement mises en œuvre. L’œuvre
d’art est pensée comme une œuvre ne pouvant être pensée autrement qu’en tant que
monde et terre. L’œuvre d’art est ce troisième terme dont ont besoin le monde et la terre
pour manifester leur vérité en tant qu’essence. Simultanément, l’œuvre d’art ne serait
pas possible sans le double jeu de l’identité et de la différence du monde et de la terre.
41 L’œuvre d’art met en place un monde et fait venir une terre. Ce « mettre en place » et ce
« faire venir » sont « deux traits essentiels dans l’être-œuvre de l’œuvre » (HW 36 ; Ch
128
51). « Faire venir la terre » signifie « la faire venir dans l’ouvert en tant que ce qui se
referme sur soi » (HW 34 ; Ch 48), et « mettre en place un monde » signifie « maintenir
ouvert l’ouvert du monde » (HW 34 ; Ch 48). L’œuvre ne peut donc pas s’orienter, de façon
unilatérale, vers le monde ou vers la terre exclusivement. Il est dit : « installant un
monde, l’œuvre fait venir la terre » (HW 35 ; Ch 49). À l’inverse, l’œuvre, faisant venir la
terre, installe l’ouvert du monde. L’œuvre ne peut donc faire que le monde soit monde
qu’en faisant venir la terre, et elle ne peut faire que la terre soit terre qu’en installant le
monde. Ce faisant, l’œuvre crée simultanément l’identité et la différence du monde, de la
terre et de son propre être. Pour important que soit le concours du monde, de la terre et
de l’œuvre d’art, l’autonomie de l’œuvre ne l’est pas moins, car seule l’œuvre ouvre le
domaine où elle est chez elle (HW 30 ; Ch 43). Cette création ne doit pourtant pas être
pensée comme autonomie absolue : elle est aussi conscience du fait que l’essence de
l’œuvre est dépendante du conflit entre la terre et le monde.
42 Les interprétations heideggeriennes du temple grec sont-elles purement spéculatives, ou
rejoignent-elles les résultats des recherches des historiens de l’art ?
43 Scully et Buxton ont minutieusement analysé le rapport du temple au paysage qui
l’entoure, et les options contradictoires auxquelles répondait sa construction. Buxton
montre que les montagnes étaient considérées non seulement comme le lieu de rencontre
des hommes et des dieux, mais aussi comme le lieu privilégié des métamorphoses, c’est-à-
dire des expériences de seuil et de l’« abolition des délimitations »20. La mer aussi était
ressentie comme tantôt bienveillante et tantôt effrayante, et considérée comme lieu « de
duplicité parce qu’elle est l’élément de l’insaisissable et changeant -Protée »21.
L’ambivalence du paysage est particulièrement importante, parce que les temples étaient
souvent situés de manière à offrir une vue sur le sommet des montagnes ou sur la mer, ce
qui soulignait les relations entre le temple et le paysage.
44 Les dieux du temple non plus n’étaient pas exempts d’ambiguïtés. Scully le montre dans
son étude exhaustive et détaillée The Earth, the Temple and the Gods, où il insiste sur
l’ambivalence des dieux. Athéna, fille de Zeus, représente la sagesse – la chouette est un
de ses symboles – et l’habileté. Elle apporta la prospérité aux hommes en leur offrant
l’olivier, qu’elle tient à la main dans ses représentations classiques ; mais elle est aussi
une puissance rien moins que pacifique. En tant que déesse protectrice de la ville
d’Athènes (et des villes et citadelles en général), elle représente le politique qui -triomphe
de « l’état de nature », et la force qui vainc à la guerre ou au combat. En tant que divinité
de la terre accompagnée du serpent, elle symbolise des forces chtoniennes qui
contrastent vivement avec la luminosité de son personnage22. Divinité terrestre, elle est
associée au frère de Zeus Poséidon (qui fut vaincu par Zeus dans leur combat pour la
domination du monde), dieu impétueux qui fait « trembler la terre » (Homère), dieu des
vagues menaçantes, armé d’un trident et accompagné de dauphins, dieu, comme Athéna,
des chevaux et des cavaliers.
45 Tous deux symbolisaient donc le dépassement des limites au combat et à la guerre, mais
aussi la maîtrise des forces naturelles par la raison et par la discipline23. Non seulement le
couple Athéna-Poséidon représente des forces contradictoires, mais chacun des deux
dieux porte en soi ces forces contradictoires.
46 Le temple d’Apollon Épikourios à Bassae donne de ceci un merveilleux exemple
architectural :
Non seulement [le temple] offre une vue sur toute la contrée depuis le mont
Lykaion jusqu’au mont Ithome, mais son intérieur, pour la première fois, symbolise
129
Remarques finales
51 Il peut sembler surprenant, au premier abord, d’associer les réflexions de Benjamin sur
les passages et les considérations de Heidegger sur les temples grecs. D’un point de vue
extérieur, ce rapprochement semble difficilement justifiable. Benjamin n’a consacré à
aucune thématique plus de temps et d’énergie qu’à celle des passages. Au contraire, le
130
thème des temples grecs reste marginal dans l’œuvre de Heidegger. La comparaison ne
suggère-t-elle pas que l’on place sur un pied d’égalité ce qui ne l’est pas dans les faits ?
52 Mais si nous replaçons les remarques de Heidegger sur les temples dans le contexte de sa
pensée du renversement, nous voyons que les contraires fondamentaux et leur identité
(vérité/non-vérité ; voilement/dévoilement ; Être/néant), qui déterminent son
questionnement fondamental sur l’Être, se retrouvent dans ses réflexions sur les temples.
53 La pensée de Benjamin est elle aussi marquée par des antagonismes. Jusqu’au dernier
texte, la première thèse de Sur le concept d’histoire, l’opposition entre messianisme et
matérialisme historique guide l’analyse de l’histoire et du monde concret. En outre,
Benjamin et Heidegger s’attachent tous deux à démontrer que les contraires, considérés
d’un point de vue philosophique, ne peuvent s’articuler en deux pôles clairement définis.
Même là où ceci semble être le cas, on s’aperçoit que chacun des pôles possède en fait déjà
une structure interne antagonique. Selon Heidegger, l’éclaircie montre le voilement,
tandis que le voilement montre le dévoilement. D’après Benjamin, une tendance au
messianisme est à l’œuvre dans le profane, et vice versa. Benjamin et Heidegger ont ce
mérite d’avoir compris la relation de la pensée philosophique à la réalité comme un
mouvement de pensée auto-réflexif, qui inclut la réalité dans cette auto-réflexivité.
54 Ce faisant, ils cherchent premièrement à éviter que cette auto-réflexivité ne se fige en
une pensée systémique. Les points d’aboutissement du processus de la pensée ainsi que
ses buts, qu’il ne faut ni fixer ni définir a priori, doivent rester ouverts. Cela ne signifie pas
qu’ils doivent rester vagues ou arbitraires. Mais on ne peut les penser que par le biais de
l’élaboration concrète d’une réflexion. Deuxièmement, il faut exclure que la certitude
tournée vers soi-même, relative à soi-même et antagoniste de soi-même soit interprétée
de façon mythique ou religieuse. Elle est certes constitutive des phénomènes de
l’expérience sensorielle, mais aussi de la pensée.
55 Les correspondances entre le questionnement fondamental de Heidegger tel qu’il se
manifeste dans son analyse du temple, et la conception benjaminienne du passage
permettent pourtant aussi de déceler des différences. La première semble presque
triviale. Benjamin voit les passages de l’intérieur. Ils ne les considère pas en tant que
réalisations architecturales urbaines. Il ne s’intéresse ni à leur intégration dans le centre
de la ville ni à leurs incidences sur la circulation. Ce n’est pas un hasard si Benjamin
souligne qu’ils n’ont pas de façade extérieure. Il se concentre sur ce qui se passe à
l’intérieur du passage. Au contraire, nous avons vu que Heidegger considère le temple
grec de l’extérieur ; il envisage son effet sur l’observateur et sa relation avec le paysage
où il se situe. Mais cette différence n’est que superficielle. En effet, Benjamin part des
phénomènes particuliers seulement dans le but de développer progressivement à partir
de ceux-ci une perspective historique.
56 Heidegger, malgré l’origine phénoménologique de sa pensée (ou faut-il, en songeant à ses
affinités avec la révolution philosophique, dire à cause de ?), ne part pas des phénomènes
concrets. Il les contemple du point de vue supérieur, historique et critique, de l’échec du
« premier commencement » et de la nécessité qui s’ensuivit de penser un « autre
commencement ». On trouve beaucoup d’exemples de ce procédé dans les Beiträge zur
Philosophie. Les textes portent des titres très généraux du type « La résonance », « La
passe », « Le saut », « La fondation ». Heidegger se pose ainsi en critique de la pensée
grecque, qui a manqué le véritable commencement du questionnement ; à cet échec, il
oppose la réussite de l’architecture du temple.
131
57 On ne peut qu’admirer la façon dont Benjamin, dans le Livre des passages, et Heidegger,
dans les Beiträge zur Philosophie, créent des textes qui transforment les expériences vécues
au contact de l’architecture, du paysage et de l’histoire en expériences de lecture, et
l’expérience de lecture en expérience de l’espace. Ce qui nous rend plus riches en
expériences de seuil.
NOTES
1. Les citations originales proviennent de :
• W. BENJAMIN, Gesammelte Schriften, édité par R. Tiedemann et H. Schweppenhäuser,
7 volumes, Francfort/Main, Suhrkamp, 1972-1989 (désormais désigné par GS).
N.d.T. : Les traductions des citations sont tirées de :
• W. BENJAMIN, Sens unique, trad. J. Lacoste, Paris, Lettres nouvelles, 1978 (désigné par SU).
• W. BENJAMIN, Charles Baudelaire, trad. J. Lacoste, Paris, Payot, 1979 (désigné par CB).
• W. BENJAMIN, Origine du drame baroque allemand, trad. S. Muller, Paris, Flammarion, 1985 (désigné
par OD).
• W. BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, trad. J. Lacoste, Paris, Éditions du
Cerf, 1989 (désigné par PC).
• W. BENJAMIN, Écrits autobiographiques, trad. C. Jouanlanne et J.-F. Poirier, Paris, Bourgois, 1990
(désigné par EA).
• W. BENJAMIN, Œuvres, trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch, 3 volumes, Paris, Gallimard,
Folio, 2000 (désigné par Œ).
Nous indiquerons désormais dans le corps du texte l’emplacement de la citations originale (GS
suivi du numéro de volume et du numéro de page) puis l’emplacement de la traduction, quand
elle est reprise d’une traduction existante (abréviation du titre, suivie éventuellement du numéro
du volume et du numéro de page).
2. M. HEIDEGGER (1936-1938), Beiträge zur Philosophie. Vom Ereignis, Francfort/Main, Klostermann,
1989 (= Gesamtausgabe, vol. 65).
Voir aussi à ce sujet :
• M. HEIDEGGER (1938-1939), Besinnung, Francfort/Main, Klostermann, 1997 (= Gesamtausgabe,
vol. 66).
• M. HEIDEGGER (1938-1940), Die Geschichte des Seyns, Francfort/Main, Klostermann, 1998 (= Gesamt-
ausgabe, vol. 69).
N.d.T. : les traductions françaises de ces textes de Heidegger sont encore inédites.
• W. VAN REIJEN , « Heideggers ontologische Differenz. Der fremde Unterschied in uns und die
Inständig-keit im Nichts », in Deutsche Zeitschrift für Philosophie, 52 e année, n° 4, 2004, p. 519-539.
3. W. MENNINGHAUS, Schwellenkunde, Francfort/Main, Suhrkamp, 1986.
4. En guise d’exemple contemporain de texte auto-réflexif, on peut citer : M. Z. DANIELEWSKI, House
of Leaves, Londres, Doubleday, 2001. Ce livre sur le labyrinthe est lui-même composé comme un
labyrinthe. Les images aussi peuvent être auto-réflexives : voir V. STOICHITA, Das selbstbewusste Bild
, Munich, Fink, 1998.
5. H. BRÜGGEMANN, « Passagen », in M. OPITZ et E. WIZISLA (éds), Benjamins Begriffe, Francfort/Main,
Suhrkamp, 2000, p. 573-618.
132
AUTEURS
WILLEM VAN REIJEN
Professeur de philosophie à l’université d’Utrecht.
134
1 Combien et quelles villes y a-t-il dans la ville ? Avec ville et cité, la langue française garde
la double dénomination de la langue latine : urbs et civitas. Aucune de ces deux
dénominations ne peut épuiser à elle seule la signification de la « ville », qui est en effet
constituée par leur irréductible et inconciliable tension : cité dérive de civitas (traduction
du grec polis) et indique l’ensemble des citoyens (cives), la citoyenneté, l’espace politico-
juridique de la ville, l’espace commun abstrait institué par le contrat, la cité-État ; urbs
désigne plutôt l’espace physique et matériel de la ville. Bien que les deux dénominations
latines soient saisies ensemble dans un même mouvement inquiet, la civitas, avec sa
puissance sélective, tendrait à mettre en ordre, à donner une forme à l’accumulation
quantitative aveugle de l’urbs ; en rangeant sa matière en une « topographie », la civitas
s’érige comme science de l’urbs, « urbanisme », son principe constructif et, en même
temps, destructif.
2 À l’époque romaine, c’est urbs qui désigne la « ville ». Urbs dérive de Vurbs qui signifie
élever, ériger, qui renvoie clairement à la construction matérielle. En outre, de la même
racine dérive aussi le verbe urvare, « tracer le sillon », qui renvoie à l’acte de la fondation.
Rome fut « élevée, érigée », construite à partir de la délimitation de son espace à travers
le tracement d’un sillon par son père-fondateur, Romulus. Si la construction matérielle et
juridique de l’Urbs de Rome tenait et était « autorisée » explicitement par l’acte de la
fondation – au point que même la construction de son histoire devait toujours
commencer ab urbe condita –, dans l’horizon sémantique de civitas, l’élément de la
fondation disparaît sans pour autant se perdre ou, mieux : devient spectral.
3 Comment l’expérience romaine de l’urbs entre dans l’espace de la ville de Paris au XIXe
siècle, dont Walter Benjamin traite dans Das Passagen-Werk ? Benjamin écrit : « […] le
seuil n’a pas chez les Grecs, et même chez d’autres peuples, l’importance qu’il a chez les
Romains »1. C’est de la « borne » de l’urbs que la civitas prend forme, c’est du passage
non interdit sous la « porte démarcative » qu’on est reconnu comme cives, c’est sur l’urbs
135
que la civitas se tient. Selon Benjamin, ce sont justement les portes démarcatives qui
confèrent un caractère mythique à la « topographie » de Paris, qui signalent la
persistance de l’urbs dans la civitas. Même s’il a été érigé pour symboliser le « centre de
pouvoir », l’arc de triomphe n’est pas une porte démarcative, il ne marque pas l’entrée
dans la ville ; il est plutôt une île de refuge pour piéton (Rettungsinsel), qui n’est pas
ouverte sur le dehors, mais fermée sur elle-même :
À propos de la topographie mythologique de Paris : le caractère que lui donnent les
portes. C’est leur dualité qui est importante : ce sont à la fois des portes
démarcatives (Grenzpforten) et des portes triomphales. Mystère de la borne (
Grenzstein) introduite au cœur de la ville, et qui marquait jadis l’endroit où celle-ci
finissait. D’un autre côté, l’arc de triomphe, qui est devenu aujourd’hui un refuge
pour piéton (Rettungsinsel)2.
4 La rupture de la symétrie romaine entre porte démarcative et porte triomphale, entre
urbs et civitas, indique la séparation également définitive de la civitas de son acte de
fondation qui, irrécupérable dans la mémoire historique, devient mythe. Cachées dans la
topographie de la moderne civitas, les « portes démarcatives » de Paris sont des seuils
mystérieux qui, en interrompant l’apparente uniformité de la cité, séparent et en même
temps confondent intérieur et extérieur, urbs et civitas, passé et présent, rêve et éveil. Les
entrées aux passages sont exemplaires en tant que portes démarcatives et expériences du
seuil : « Ces portes – les entrées des passages – sont des seuils » 3. Comme signalant une
certaine conscience de la part de Benjamin du caractère « urbain » du passage, de son
être une « ruine urbaine », une ordure de la civitas dominante, un lieu mis au ban (
banlieue) par le gouvernement politico-juridique de la cité, nous citons cette question
programmatique posée par le philosophe dans les Erste Notizen relatives au projet des
Pariser Passagen I : « Différence entre passage et cité4 ? »5.
5 Pour Benjamin, le Paris des passages est ce qui reste en marge du processus de civilisation
de l’urbs et on peut reconnaître en lui aussi le Paris évoqué par Baudelaire :
Ce par quoi la modernité apparaît en définitive le plus intimement apparenté à
l’Antiquité, c’est sa fugacité. […] Ce qui se fait entendre chez Baudelaire lorsqu’il
évoque Paris dans ses poèmes, c’est la caducité et la décrépitude d’une grande ville 6.
6 Baudelaire est un témoin direct du processus de civilisation commencé par Haussmann
contre l’urbs de Paris, il voit surgir le Paris « moderne » sur les ruines de l’ancien,
apprend la modernité comme volonté d’imposer le « nouvel ordre » de la cité au
désordre labyrinthique, potentiellement subversif, de l’ancienne urbs : les éphémères
constructions de la modernité et la destruction de l’ancien Paris partagent le même
caractère de « fugacité » et « caducité ». Le « lieu » de cette tension c’est la
« topographie », où ancien et moderne se confondent et « stratifient » le même espace.
L’« écriture des lieux » de Paris, la « topographie » de son « texte », c’est le polemos d’
urbs et civitas, d’écriture allégorique liée à l’ancien et par renvoi symbolique au pouvoir
politico-juridique. Le verbe de la civilisation est « usurper », qui en latin signifie
« prendre possession à travers l’usage » ; donc « usurper » c’est « consommer »
l’ancien à travers son utilisation pour le jeter ensuite comme ordure non fonctionnelle à
sa propre idéologie. Le « faire de la place » de la civitas dans l’urbs est le mouvement de la
modernité et de la poésie de Baudelaire, qui, en détruisant l’ancien, le conserve sous
forme de décombres ; espacer ne signifie pas simplement laisser-de-l’espace-vide, mais
laisser des décombres. De même que le Paris « moderne » ne peut que montrer
impudiquement ses décombres dans ces monuments à l’inutilité, ces ordures et restes de l’
136
usurpation qui sont les passages, l’écriture moderne de Baudelaire est allégorique parce
que son « élan destructeur » consiste à montrer les décombres :
L’objet frappé par l’intention allégorique est détaché des corrélations de la vie ; il
est à la fois mis en pièces et conservé. L’allégorie s’accroche aux ruines. L’élan
destructeur de Baudelaire n’est jamais intéressé par l’abolition de ce sur quoi il se
porte7.
7 Si, comme l’affirme Benjamin, « chaque époque croit qu’elle est inéluctablement vouée à
être moderne »8, la ruine est alors à l’origine de toute forme de civilisation, toute
construction politico-juridique doit toujours détruire au début, usurper un espace qui ne
lui appartient pas. Une œuvre peut-elle commencer par soi-même, s’auto-fonder ?
Chaque civitas ne doit-elle pas cohabiter avec des ruines ? Si la destruction (Destruktion)
n’est pas intéressée par l’abolition (Abschaffung) sans restes, si elle ne vise pas à la
« disparition », qui ou qu’est-ce qui apparaît dans les ruines qu’elle montre ? Dans
Mémoires d’aveugle, Jacques Derrida écrit :
Au commencement il y a la ruine. Ruine est ce qui arrive ici à l’image dès le premier
regard. Ruine est l’autoportrait, ce visage dévisagé comme mémoire de soi, ce qui
reste ou revient comme un spectre dès qu’au premier regard sur soi une figuration
s’éclipse9.
8 C’est la Destruktion même mise en œuvre par la modernité, c’est le mouvement même de
la civilisation qui empêche la civitas de se refléter sans restes dans l’urbs, de pouvoir
produire son propre « autoportrait » : puisque l’espace de la création n’est pas « vide »,
la volonté de s’« autoportraire » ne montre que ruines et restes. Elle fait apparaître le
spectre qui « revient » du passé immémorial de la fondation de l’urbs. Le revenant de la
fondation revient pour montrer l’impossibilité de l’auto-fondation.
9 Les entrées des passages marquent la démarcation entre éveil et sommeil et introduisent
à une « existence oubliée », à un passé caché à la lumière du jour, mais qui la nuit revient
dans le rêve sous la forme de revenant. Les passages gardent les possibilités enterrées du
passé qui n’ont pas vu la lumière de leur réalisation, les désirs inconscients de la
collectivité, qui ne disparaissent pas, mais qui prennent plutôt une apparence spectrale.
Pendant la nuit, dans le rêve des passages, la conscience éveillée, n’étant plus rassurée
par la lumière, est aveugle et n’est plus capable de distinguer les portes, démarcatives ou
triomphales ; toute distinction entre possibilité et réalité, entre temps et espace, entre
passé et présent s’affranchit : dans le « cheminement spectral (Gespensterweg) » du
passage, « les portes cèdent » et « les murs s’ouvrent », en le soustrayant à l’usurpation
de la civitas, l’urbs reprend possession de son espace. Dans un fragment crucial du
Passagen-Werk, Benjamin articule chaque élément sur lequel je me suis arrêté jusqu’à
présent et permet au revenant de Derrida de jouer un rôle herméneutique important dans
la constellation porte-rêve-spectralité-passage-ruine :
Chacun connaît, pour l’avoir vécue dans ses rêves, l’horreur des portes qui ne
ferment pas. Plus exactement, ce sont les portes qui semblent fermées sans l’être.
J’ai connu le phénomène, sous une forme plus intense, dans un rêve au cours
duquel, alors que j’étais avec un ami, un spectre m’apparut à la fenêtre du rez-de-
chaussée d’une maison qui était à notre droite. Et tandis que nous avancions, il nous
suivait à l’intérieur des maisons en passant de l’une à l’autre. Il traversait tous les
murs et restait toujours à notre hauteur. Cela je le vis, bien que je fusse aveugle.
Notre déambulation dans les passages est, elle aussi, un cheminement spectral de ce
genre, dans lequel les portes cèdent et les murs s’ouvrent10.
10 Pour Benjamin, c’est seulement dans le rêve que le revenant est dans sa propre patrie.
Sinon, dans l’espace de la civitas, le revenant est l’apparition de l’irréductibilité de l’urbs à
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la civitas, de son excédent : il est toujours hors-lieu et hors-temps, reste, ordure, ruine. En
partant de la célèbre affirmation dans l’Hamlet shakespearien – The time is out of joint (Le
temps est hors de ses gonds) – Derrida caractérise le revenant comme étant out of joint, pure
anachronie par rapport au présent et pure dissymétrie par rapport à l’espace de la civitas.
Il revient pour réviser l’injonction d’une loi oubliée, l’ordre de laquelle « dégonde »
l’espace du présent parce qu’il vient de ce « premier regard » qui s’éclipse à la
représentation de son propre autoportrait et en provoque la ruine. C’est dans Spectres de
Marx que Derrida nous offre l’analyse la plus articulée du revenant :
ce quelqu’un d’autre spectral nous regarde, nous nous sentons regardés par lui, hors
de toute synchronie, avant même et au-delà de tout regard de notre part, selon une
antériorité (qui peut être de l’ordre de la génération, de plus d’une génération) et
une dissymétrie absolues, selon une disproportion absolument immaîtrisable.
L’anachronie fait ici la loi. Que nous nous sentions vus par un regard qu’il sera
toujours impossible de croiser […]11.
11 De quelle personne ou de quelle chose provient ce premier regard qui ne peut pas être vu ?
Qui ou qu’est-ce qui revient à la mémoire de celui qui est regardé ? « Je suis le spectre de
ton père », dit le revenant de l’ Hamlet de Shakespeare. Et pourtant, ce n’est pas la
présence du père qui revient, mais l’injonction qui oblige à garder un secret, le secret de l’
origine du premier regard et de sa loi, qui oblige à garder la spectralité du revenant :
Celui qui dit « Je suis le spectre de ton père », on ne peut que le croire sur parole.
Soumission essentiellement aveugle à son secret, au secret de son origine, voilà une
première obéissance à l’injonction12.
12 C’est comme si l’injonction affirmait : « Je suis ton père et je suis un spectre ». Croire
que le revenant est le père signifie nécessairement croire à sa spectralité. Le père : celui
duquel on hérite le règne, le pouvoir de la civitas ; le père : le fondateur de l’urbs. L’origine
ne doit pas non plus se perdre dans l’obscurité du mythe, dans l’impossibilité d’être
rappelée dans le présent historique. Le revenant revient pour répéter. En répétant, non
seulement le revenant soustrait-il la fondation au mythe mais encore, ceci faisant, il «
espace » ou donne de l’espace chaque fois à une origine qui, libérée de l’unicité de la
fondation mythique, est remise à la pluralité et à la plurivocité de l’histoire. Encore
voilées du mythe, ce sont justement plusieurs et différentes origines avortées qui clignent
de l’œil dans le temps et dans l’espace « hors de leurs gonds », « out of joint », des
passages, comme autant de spectres qui regardent, sans pouvoir être vus, de la profondeur
inaccessible du mythe :
Un bruissement de regards emplit les passages. Il n’est aucune chose ici qui, au
moment où l’on s’y attend le moins, n’ouvre fugitivement un œil pour le fermer
dans un clignement rapide. Et, si l’on se rapproche pour mieux voir, il a disparu.
L’espace prête son écho au bruissement de ces regards13.
13 L’acte de la fondation et de la création de l’urbs doit être soustrait à toute forme
d’appropriation politique : la politeia de la polis commence à partir des signes et des traces
ruineuses laissées par le sillon de la fondation. À l’origine, la politique opère toujours et en
tous cas dans un espace de ruines : un espace se politise à partir de la différance de la polis
et de la civitas par rapport à l’urbs et au secret de la fondation qu’elle garde. Et elle
demeure secrète en tant que nom de l’étranger, de l’autre. Dans Khôra, Derrida rappelle
que même la patrie de la politeia, la polis grecque, doit le souvenir de son origine à
l’« écriture de l’autre » : sa topographie est déjà écrite, l’histoire de ses lieux est inscrite
dans l’histoire d’un autre peuple. L’origine de la polis et de la politique n’est jamais
disponible pour le mythe : il y a déjà toujours une histoire écrite de son origine qui ne se
138
laisse pas fonder mais, plutôt, déchiffrer et interpréter. Voilà comment Derrida raconte et
interprète le dialogue entre le vieux prêtre égyptien et Solon dans le Timée de Platon :
[…] la parole du vieux prêtre égyptien allègue avant tout l’écriture. Il l’oppose au
mythe, tout simplement. Vous les Grecs, dit-il à Solon, vous êtes comme des enfants
car vous n’avez pas de tradition écrite. […] Chez nous, en Égypte, tout est écrit […]
depuis les temps les plus anciens […], et même votre propre histoire, à vous les
Grecs. Vous ne savez pas d’où vient votre cité actuelle […]. Vous n’avez pas
l’écriture, il vous faut le mythe. […] Comme le mythe de son origine, la mémoire
d’une cité se voit confiée non seulement à une écriture mais à l’écriture de l’autre,
au secrétariat d’une autre cité. Elle doit ainsi s’altérer deux fois pour se sauver, et il
est bien question de salut, de sauver une mémoire en écrivant sur les parois des
temples. La mémoire vivante doit s’exiler dans les vestiges graphiques d’un autre
lieu, qui est aussi une autre cité et un autre espace politique 14.
14 Il est intéressant de souligner que, dans Ursprung des deutschen Trauer-spiels, Benjamin
compare l’allégorie justement au hiéroglyphique égyptien en tant qu’écriture de signes ;
de cette façon, la « fidélité aux décombres » de l’allégorie moderne caractériserait la
parole de la politique comme allégorique : son caractère destructif préserve l’origine des
prétentions du mythe parce qu’il la définit en tant qu’écriture mais, en même temps, il
interdit à la parole politique même toute ambition créatrice. N’agissant jamais à l’origine
sur un « espace absolument vide », toute volonté créatrice de la politique ne peut qu’être
destructive (destruktiv).
15 Dans Der destruktive Charakter, Benjamin entrevoit précisément parmi les décombres un
chemin « politique », un chemin « urbain », que seulement un espace originairement
fait de ruines peut ouvrir :
Le caractère destructif ne voit rien de durable. Mais pour cette raison précisément
il voit partout des chemins. Là où d’autres butent sur des murs ou des montagnes, il
voit également un chemin. Mais parce qu’il voit partout un chemin, il doit
également partout déblayer (räumen) le chemin. […] Il transforme ce qui existe en
décombres, non par amour des décombres mais par amour pour le chemin qui se
fraie un passage à travers eux15.
16 Rien n’est durable : dans cet espace, toute chose devient ruine, toute personne qui a
disparu peut revenir. Le caractère destructif opère dans l’urbs : là où les autres voient des
murs, il y voit des portes et des passages traversables par les revenants. Par conséquent il
reste fidèle aux décombres en tant que portes d’entrée du revenant. L’activité du caractère
destructif ne consiste donc pas en l’abolition (Abschaffung) des décombres qui empêchent
de s’approprier un espace de façon accomplie et complète, mais à espacer (räumen), faire
de la place (Platz schaffen) au revenant :
Le caractère destructif ne connaît qu’un mot d’ordre : espacer (räumen) ; une seule
activité : faire de la place (Platz schaffen). Son besoin d’air frais et d’espace libre est
plus fort que toute haine16.
17 Le caractère destructif n’est pas souverain, il ne doit pas « mettre en ses gonds », mettre
en ordre l’espace urbain pour se l’approprier en lui donnant une forme ; son « espacer (
räumen) » consiste plutôt à lui garder son être out of joint. Tel est aussi le sens de l’
espacement de Derrida dans Spectres de Marx : « “Out of joint” n’est pas seulement le temps,
mais l’espace, l’espace dans le temps, l’espacement »17. Et ce sens, pour Derrida, est
politique :
Comme dans l’espace d’un salon lors d’une réunion spiritiste, mais c’est parfois ce
qu’on appelle la rue, on surveille les biens et les meubles, on tente d’ajuster toute la
politique sur l’hypothèse effrayante d’une visitation. Les politiques sont des
voyants ou des visionnaires. On désire et redoute une apparition dont on sait qu’elle
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peut la fonder. « Quiconque » est un caractère destructif, s’il agit publiquement ; dans
Notizen zum »destruktiven Charakter» , Benjamin l’affirme de façon explicite :
L’acte destructif est toujours public (öffentlich). De même que le créateur recherche
la solitude, celui qui détruit doit continuellement s’entourer de gens, de témoins 23.
22 À l’inverse (mais dans le même sens que chez Benjamin) pour Derrida, dans Comment ne
pas parler. Dénégations, la khóra est l’espace public par excellence parce que sa création est
non participable pour « quiconque » même s’il participe à l’interprétation de son texte :
« Le texte de la création serait comme l’inscription typographique du non-participable
dans le participable »24. En substance, pour Benjamin comme pour Derrida, ce qui est
déterminant et productif pour la praxis politique c’est ce qui arrive hors des frontières de
la polis : dans sa publicité, l’espace politique est hors de ses gonds parce que parcouru
constamment par des revenants qui reviennent pour nous rappeler tous les exclus de la
participation à la civitas et qui réduisent à l’état de ruines les murs d’enceinte de la cité
pour libérer des places vides et ouvrir des portes sur le dehors. Ces portes « urbaines »
sont les passages, véritables chemins spectraux (Gespensterwege), portes démarcatives à
travers lesquelles les revenants arrivent pour rendre inquiets les rêves de la civitas. Les
revenants ont donc besoin du rêve pour apparaître, un espace de rêve diurne et public
comme les passages, qui ébranle la prétention de la civitas à réécrire du début la
topographie bouleversée de la ville.
23 D’après Der destruktive Charakter, il est possible de repérer une conception de la politique
au sens messianique, alternative au paradigme moderne de la décision à la Carl Schmitt :
Le caractère destructif ne croit jamais « avoir le choix (die Wahl zu haben) ». Il est
habitué à n’explorer chaque situation qu’à la recherche du « passage » qu’elle lui
laisse. Il est capable de comprendre à chaque instant (Augenblick) de la vie qu’« on
n’avance pas comme ça » […]25.
24 Il s’agit d’une politique qui « n’a pas le choix », qui ne peut pas savoir quand arrivera le
Messie, mais pour laquelle il est essentiel de savoir où est le Messie : hors de la porte. Elle
doit savoir qu’« on n’avance pas comme ça », qu’« à chaque instant » son espace doit
faire place (Platz schaffen) à une visite ; elle doit toujours réduire à l’état de ruine tout
ordre qui prétend saturer l’espace, elle doit laisser de l’espace vide. De cette façon, qui
conque viendra du dehors trouvera toujours une place, qu’il pourra utiliser sans pouvoir se
l’approprier définitivement. Par conséquent, la politique est l’irréductible différance
toujours à l’œuvre entre urbs et civitas ; la même différance à l’œuvre entre porte
démarcative et porte triomphale, qui « tire de ses gonds », ouvre « à chaque instant »,
« à chaque seconde », « la petite porte par laquelle pouvait passer le Messie » 26. En ce
sens « politique », une comparaison avec la conception « messianique » de Derrida est
extrêmement productive27 :
Attente sans horizon d’attente, attente de ce qu’on n’attend pas encore ou de ce
qu’on n’attend plus, hospitalité sans réserve, salut de bienvenue d’avance accordé à
la surprise absolue de l’arrivant auquel on ne demandera aucune contrepartie, ni de
s’engager selon les contrats domestiques d’aucune puissance d’accueil (famille, État,
nation, territoire, sol ou sang, langue, culture en général, humanité même), juste
ouverture qui renonce à tout droit de propriété, à tout droit en général, ouverture
messianique à ce qui vient, c’est-à-dire à l’événement qu’on ne saurait attendre
comme tel, ni donc reconnaître d’avance, à l’événement comme l’étranger même, à
celle ou à celui pour qui on doit laisser une place vide, toujours, en mémoire de
l’espérance – et c’est le lieu même de la spectralité 28.
25 La politique ne crée pas l’événement messianique, mais elle doit plutôt prêter attention
au reflet de lumière qui revient de lui, à la répétition de la réverbération qui vient du
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dehors à travers de petites portes et qui a besoin d’espaces vides et publics pour se diffuser.
La politique commence toujours d’une histoire déjà écrite, une histoire peuplée de
revenants. La conception messianique de Benjamin tire le temps et l’espace hors de leurs
gonds non afin de savoir si et quand aura lieu la « rédemption de l’humanité », mais pour
en retrouver dans cet espace, présent (Jetztzeit), les spectres :
L’historien matérialiste qui cherche à connaître la structure de l’histoire pratique, à
sa façon, une espèce d’analyse spectroscopique (Spektralanalyse). De la même
manière que le physicien constate la présence d’un rayon ultraviolet dans le spectre
solaire, il constate la présence d’un pouvoir (Kraft) messianique dans l’histoire.
Celui qui veut savoir dans quelle situation se trouverait l’« humanité rachetée », de
quelles conditions dépend l’avènement de telle situation et quand il est possible de
s’y attendre, pose des questions auxquelles il n’y a aucune réponse. De la même
façon, il pourrait demander de quelle couleur sont les rayons ultraviolets 29.
NOTES
1. W. BENJAMIN , Das Passagen-Werk, in Gesammelte Schriften (désormais désigné par GS, suivi du
numéro de volume et de page), vol. V, Francfort/Main, Suhrkamp, 1982, p. 522 ; trad. fr. P.
Lacoste, Paris, capitale du XIXe siècle, Le livre des passages (désormais désigné par PC, suivi du numéro
de page), Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 432.
2. GS V, 139 ; PC 112.
3. GS V, 142 ; PC 114.
4. En français dans le texte.
5. GS V, 1005 ; PC 835.
6. GS V, 419 ; PC 346.
7. GS V, 414-415 ; PC 343.
8. GS V, 678 ; PC 562.
9. J. DERRIDA, Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines, Paris, Éditions de la Réunion des
musées nationaux, 1990, p. 72.
10. GS V, 516 ; PC 427 ; traduction modifiée.
11. J. DERRIDA, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 27-28.
12. Ibid., p. 28.
13. GS V, 672 ; PC 557.
14. J. DERRIDA, Khôra, Paris, Galilée, 1993, p. 69-70.
15. W. BENJAMIN, « Der destruktive Charakter », in GS IV, 398 ; trad. fr. « Le caractère destructif »,
in Images de pensée, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1998, p. 176.
16. Ibid., p. 396 ; trad. op. cit., p. 173-174 – traduction modifiée.
17. J. DERRIDA, Spectres de Marx, op. cit., p. 137.
18. Ibid., p. 163-164.
19. » Der destruktive Charakter », p. 397 ; trad. op. cit., p. 174.
20. J. DERRIDA, 1994, Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, p. 294.
21. W. BENJAMIN , « Notizen über den “destruktiven Charakter” », GS IV, 999. (C’est nous qui
traduisons.)
22. J. DERRIDA, Spectres de Marx, op. cit., p. 40.
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23. « Notizen über den “destruktiven Charakter” », GS IV, 1000. (C’est nous qui traduisons).
24. J. DERRIDA, « Comment ne pas parler. Dénégations », in J. DERRIDA, Psyché. Inventions de l’autre,
Galilée, Paris 1987, p. 582.
25. « Notizen über den “destruktiven Charakter” », GS IV, 1001. (C’est nous qui traduisons.)
26. W. BENJAMIN, Über den Begriff der Geschichte, in GS I, 704. (C’est nous qui traduisons.)
27. En dépit de Derrida même qui, en répondant, dans Marx & Sons, aux critiques qui voient une
inspiration benjaminienne dans sa conception messianique, affirme, à propos du messianisme de
Benjamin, que les différences prévalent sur les consonances. Cf. J. DERRIDA, Marx & Sons, Paris,
PUF/Galilée, 2002, en particulier p. 69-83. Néanmoins, Derrida réduit décidément le messianisme
de Benjamin à l’interprétation qu’il donne de Marx, la pensée politique duquel tendrait à
dissoudre la spectralité.
28. J. DERRIDA, Spectres de Marx, op. cit., p. 111.
29. W. BENJAMIN , « Anmerkungen zu Über den Begriff der Geschichte », in GS I, 1232. (C’est nous
qui traduisons.)
AUTEUR
DARIO GENTILI
Laurea en philosophie – Universita di Roma La Sapienza.