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Topographies Du Souvenir - WITTE, Bernd (Dir.)

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Topographies du souvenir

« Le Livre des passages » de Walter Benjamin

Bernd Witte (dir.)

Éditeur : Presses Sorbonne Nouvelle


Lieu d'édition : Paris
Année d'édition : 2007
Date de mise en ligne : 14 mars 2018
Collection : Monde germanophone
ISBN électronique : 9782878548105

http://books.openedition.org

Édition imprimée
Date de publication : 1 janvier 2007
ISBN : 9782878543735
Nombre de pages : 192

Référence électronique
WITTE, Bernd (dir.). Topographies du souvenir : « Le Livre des passages » de Walter Benjamin. Nouvelle
édition [en ligne]. Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2007 (généré le 05 mai 2019). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/psn/6089>. ISBN : 9782878548105.

Ce document a été généré automatiquement le 5 mai 2019.

© Presses Sorbonne Nouvelle, 2007


Conditions d’utilisation :
http://www.openedition.org/6540
1

Les passages de Paris, lieux de mémoire de la « capitale du XIXe siècle », haut lieu du capitalisme
triomphant, ont été au centre des recherches et réflexions de Walter Benjamin durant son exil en
France dans les années 1930. Publié pour la première fois en 1982, le Livre des passages, oeuvre
foisonnante et inachevée est devenu un véritable mythe, mine inépuisable de matériaux pour la
recherche universitaire et lieu de convergence de tous les discours postmodernes.

First published in 1982, «The Arcades Project», a profuse and unfinished work, has become a true
myth. It is an inexhaustible mine of materials for academic research and a place of convergence
of all postmodern discourses. This volume’s contributions explore a few of the countless reading
and reflection perspectives opened by this atypical book. It is itself an «arcade» where the
remains of a vanished past illuminate our present and announce the future.
2

SOMMAIRE

Paris – Lieu de Mémoire


Bernd Witte

Lire Le livre des passages

Pourquoi n’a-t-on pas lu Le Livre des passages ?


Conjectures sur une conjoncture
Irving Wohlfahrt
Brève histoire d’un rendez-vous manqué
Reculer pour mieux sauter
La conjoncture
Première réception de la Passagenarbeit
Postscriptum

Qu’est-ce que le Livre des passages ?


Citation et construction du lieu de mémoire
Burkhardt Lindner
Point de départ
Bref retour en arrière
Contre-arguments
La capitale comme lieu de mémoire
La temporalité du passé immédiat
Fragment ou citation et aphorisme

Topographie de la grande ville européenne et culture mondialisée du souvenir


Pour une lecture contemporaine du Livre des passages de Walter Benjamin
Rolf Goebel

La ville, lieu stratégique de l’affrontement des classes


Insurrections, barricades et haussmannisation de Paris dans le Livre des passages de Walter Benjamin
Michaël Loewy
Insurrections et combats de barricades (1830-1848)
Haussmannisation  : la réponse des puissants (1860-1870)
La Commune de Paris (1871)

Histoire et méthode

Penser l’histoire avec Benjamin


Michèle Riot-Sarcey

Philologie et actualité
Jeanne-Marie Gagnebin
De la philologie
De l’actualité
3

Révolte anti-généalogique et reproduction


Le rapport entre l’utopie et la technique dans Le livre des passages
Astrid Deuber-Mankowsky
Révolte anti-généalogique
Un heureux discours
Ma loi d’avenir
Sacrifice de la sexualité masculine
Le jeu et l’apparence

Correspondances

« Profondeurs sous-marines de la chambre d’enfants »


Souvenir et mémoire culturelle des espaces résiduels chez Clemens Brentano et Walter Benjamin
Heinz Brüggemann

Espaces urbains photographiques Lecture de l’image de la ville


La réception par Walter Benjamin des photographies de Paris d’Eugène Atget
Jessica Nitsche
Images-souvenirs et photographie
Petite histoire de la photographie
Document/Collection/Archives  : Les photographies de Paris d’Eugène Atget
La réception d’Atget par Benjamin
Images du lieu du crime, flâneur, images de la perception

Temples et passages
Expériences de seuil chez Benjamin et Heidegger
Willem Van Reijen
Benjamin, passages, philosophie de l’histoire
Heidegger
Remarques finales

Espaces publics : espace de la ville et espace du politique chez Walter Benjamin et Jacques
Derrida
Dario Gentili
4

Paris – Lieu de Mémoire


Bernd Witte

1 Si la recherche de lieux de mémoire connaît une telle vogue aujourd’hui, c’est parce que
la mémoire collective est de moins en moins agissante dans la société, parce que la
possibilité d’une transmission de l’expérience s’est affaiblie à mesure que les sociétés
contemporaines se sont individualisées, ne reconnaissent plus de norme sociale valable
pour tous et laissent donc aussi chacun libre de décider ce qui, du passé, lui semble digne
d’être transmis. Les lieux de mémoire sont le fruit d’un ultime effort désespéré pour faire
coïncider l’expérience subjective personnelle avec la conscience publique qui s’est
sédimentée dans les objets du monde extérieur que perçoivent nos sens. Ou plutôt  : pour
faire en sorte que cette expérience collective qui s’ignore prenne conscience d’elle-même.
Les lieux de mémoire ne peuvent plus fonder une identité sociale, ils ne peuvent que
convaincre le lecteur individuel. Vus sous cet angle, ils sont une forme déficitaire de la
mémoire culturelle.
2 Dans le Livre des passages, la grande œuvre de sa période tardive à laquelle il a travaillé
entre 1933 et 1940 dans son exil parisien, Walter Benjamin a essayé de lire Paris «  la
capitale du XIXe siècle  » en tant que lieu de mémoire. Au XIXe siècle déjà, par exemple
dans les Lettres de Paris de Ludwig Börne ou le Lutetia de Heinrich Heine, la capitale
française avait fait l’objet d’une lecture topologique qui cherchait à y saisir la situation de
la conscience publique et de la vie culturelle de l’Europe. Benjamin s’insère dans cette
tradition, mais dans des conditions médiatiques et un contexte historique totalement
différents. Heine était venu à Paris pour fuir la Restauration metternichienne, espérant
trouver ici la liberté de pensée et un champ d’action politique. Benjamin a fui le national-
socialisme pour une ville dont on allait découvrir très vite qu’elle était elle-même
menacée d’être agressée par l’Allemagne national-socialiste.
3 La méthode du travail entrepris par Benjamin est déterminée essentiellement par le fait
que, depuis le début du XIXe siècle, les médias par lesquels s’expriment l’art et la culture
se sont fondamentalement modifiés. Benjamin a conscience qu’au lieu de la reproduction
mécanique de l’information par les techniques de l’imprimerie traditionnelle ou
5

automatique, comme du temps de Heine, c’est la reproduction analogique par le film et le


grammophone qui est devenue le média dominant. Il constate  : «  En un temps où les
hommes étaient devenus étrangers les uns aux autres à un degré extrême, où il ne leur
restait plus que des relations médiatisées à perte de vue, le film et le grammophone ont
été inventés.  » (GS II, 436)1. Dans ces conditions médiatiques, la lecture de l’espace urbain
prend une autre forme. Elle ne se fonde plus – comme au temps de Heine – sur le
spectacle concret de l’histoire inscrite dans la pierre des places et des rues, mais sur la
collecte et la lecture de tous les textes qui ont jamais été écrits sur cette ville. Le projet de
Benjamin de lire les passages de Paris comme «  histoire originelle  » du XIXe siècle et, par
conséquent, de la modernité se révèle être ainsi une tentative pour construire «  une
mémoire archivistique  » qui, dans sa rage de tout noter, est le reflet fidèle de la rage de
produire qui sévit en Occident depuis le début des temps modernes2.
4 Les dossiers dont se compose le Livre des passages, constitués de centaines d’extraits et de
citations, sont classés – et ce n’est pas un hasard – selon un alphabet majuscule et un
alphabet minuscule. Il en résulte une encyclopédie dans laquelle les mots clés de l’univers
social passé se retrouvent disposés selon l’ordre alphabétique, un ordre rigoureux certes,
mais sans signification. Ce qui s’y exprime, ce n’est pas la ville, son architecture, sa vie
sociale, c’est ce qui a été écrit sur elle. Benjamin a signalé lui-même cet état des choses
dans un bref texte qu’il appelle une «  allégorie bibliographique  »  : il y évoque «  la
déesse de la capitale française, dans son boudoir, étendue rêveusement  ». Elle est
entourée de toutes sortes de bibelots représentant les monuments célèbres de Paris
«  pour rappeler la mémoire de tant de choses disparues  ». Cette miniaturisation de
l’aspect physique de la ville montre que celui-ci a perdu de son importance pour
décrypter le souvenir et l’expérience transmise par lui. Tandis que Heine pouvait
chercher à lire l’esprit public et ses perversions à travers la trace qu’ils ont laissée dans la
pierre, à présent il faut le faire à travers la littérature sur la ville  : «  Puis, renchérissant
sur ce bric-à-brac pittoresque, le submergeant, à perte de vue, la masse inépuisable des
livres aux mille formes – in-seize, in-douze, in-octavo, in-quarto et in-folio de toutes les
couleurs… – […] Les hommages de tout ce qui écrit dans le monde entier.  » (GS III, 139 sq.)
Dans ce texte en forme d’emblème baroque, Benjamin montre au lecteur que le véritable
lieu de mémoire qui permet d’atteindre le résultat souhaité, suspendre les forces
productives – le repos «  rêveur  » de la déesse Paris –, c’est la littérature.
5 C’est pourquoi le lieu où Benjamin peut créer seul son lieu de mémoire est la bibliothèque
universelle mise à sa disposition à la Bibliothèque nationale de Paris. Sous son ciel
artificiel, sous lequel, dit Benjamin, on peut travailler comme «  dans un décor d’opéra  » (
GB IV, 365), il se plonge dans la profusion inépuisable des écrits sur Paris. Lorsqu’il est
obligé d’interrompre son travail en 1940 à cause de l’entrée des troupes allemandes dans
Paris, la liste des sources qu’il a consultées et dont il a noté des extraits compte 850 titres.
Selon le plan rédigé en mai 1935 sous le titre Paris, capitale du XIXe siècle, la masse des
citations qu’il en a tirées devait constituer la matière de six grandes études. Benjamin
n’en a rédigé que la cinquième, Baudelaire ou les rues de Paris. Le manuscrit de la partie
centrale de cette étude «  Le Second Empire chez Baudelaire  », achevé en septembre 1938,
a été envoyé à New York pour publication. Ce n’est nullement un hasard si c’est
précisément la partie littéraire de son projet que Benjamin a commencé à réaliser. En se
concentrant sur la manière dont l’auteur du XIXe siècle a vécu sa ville, Benjamin tient
compte de l’atomisation de la mémoire générale en mémoires privées individuelles, un
procédé dont il avait déjà auparavant expérimenté la solidité méthodologique dans son
6

analyse de la mémoire involontaire chez Proust. En considérant que le choc comme forme
de perception individuelle est l’équivalent métaphorique du choc comme forme de la
production sociale, il donne à la mémoire privée d’un Baudelaire des fondements
matérialistes  ; il tente ainsi de constituer de force l’expérience d’un individu en
expérience collective pour la rendre par là même transmissible. Les cinq autres
thématiques prévues n’auraient pas permis un tel dévoilement philologique de
l’expérience sociale3. Leur réalisation n’a donc pas été empêchée seulement par des
raisons extérieures, mais surtout à cause de leurs contradictions internes.
6 Lorsque, durant l’hiver 1939-1940, Benjamin reprend son travail sur ce projet retardé par
les objections de Max Horkheimer et Theodor W. Adorno au sujet du chapitre sur
Baudelaire, il se concentre d’abord sur la consolidation des bases méthodologiques de ses
interprétations philologiques. Il lui apparaît alors que la crise de la transmissibilité se
manifeste dans le naufrage des acteurs de l’institution littéraire. Avec Apollinaire, il
constate la mort de l’écrivain, et avec Baudelaire les difficultés qu’éprouve le lecteur avec
la poésie lyrique, qui «  ne garde plus qu’exceptionnellement le contact avec le vécu [de
celui-ci]  » (GS I, 608). Ce n’est pas par hasard qu’il affirme que les Fleurs du Mal ont été
écrites pour les «  lecteurs les moins aptes  » à les comprendre et doivent être appelées
pour cela un livre «  classique  ». Ces mots impliquent que la poésie lyrique doit être
considérée comme texte canonique de la modernité, de l’ère de l’individualisation.
Pourquoi  ? Parce qu’elle se présente a priori comme un texte incompréhensible. Elle ne
peut donc être lue qu’accompagnée d’un commentaire, ce qui signifie que dans la
modernité le rapport entre l’écrit canonique et le commentaire s’est inversé. Si, à
l’origine, l’Écriture Sainte devait être rendue lisible par le commentaire, dans la
modernité le texte séculier n’accède au rang de texte canonique qu’à travers le
commentaire.
7 Tout d’abord Benjamin s’assure de «  l’armature théorique  » de son entreprise en
montrant avec Bergson que «  la structure de la mémoire est décisive pour la philosophie
de l’expérience  ». «  En effet, l’expérience est affaire de tradition, dans la vie collective
comme dans la vie privée  ». Cela signifie que sans décryptage de l’expérience humaine
passée, qu’on retrouve comme vie vécue dans les textes des ancêtres, les données de
l’expérience du présent restent muettes aussi. Dépassant la perspective anhistorique du
philosophe et reprenant les catégories développées dans l’essai Le narrateur, Benjamin
s’efforce de trouver une «  détermination historique de l’expérience.  » (GS I, 608). À l’aide
de la notion de mémoire involontaire qui gouverne l’œuvre de Proust, il montre qu’à
l’époque du roman l’ouverture d’un espace de mémoire et par conséquent la possibilité
d’une identité individuelle ou collective sont laissées au hasard. La prédominance de la
presse en matière d’information, provoque le «  dépérissement  » de l’expérience. C’est
contre ce stade de l’évolution historique des médias que Baudelaire a réagi dans sa
poésie  : le choc auquel l’individu est exposé de manière multiple dans la modernité
sociale triomphante, par exemple comme habitant d’une grande ville pris dans la foule,
comme travailleur dans la production mécanisée ou comme objet de la reproduction
photographique, n’est pas seulement le sujet central de ses poèmes, cette expérience
détermine également leur structure. C’est pourquoi, à l’issue de sa lecture intensive,
Benjamin conclut que la charge d’expérience que contiennent les poèmes de Baudelaire
peut se résumer par une notion qui «  désigne le prix à payer pour éprouver la sensation
de la modernité  : la destruction de l’aura par l’expérience du choc.  » (GS II, 653). Ce qui
7

signifie  : à l’époque de la prédominance de l’information, l’expérience est chassée de son


dernier refuge, la poésie.

II

8 C’est aujourd’hui seulement que les conclusions que Benjamin a tirées de son analyse de
la situation historique et de l’état d’évolution des médias au XIXe siècle, et qui ont
déterminé sa vision de son propre présent, sont devenues pleinement réalité. Le moteur
de recherche américain Google s’est fixé comme objectif de rendre accessible tout le
savoir du monde à travers l’Internet. C’est pourquoi sa direction fait scanner depuis 2004
les textes des livres de six universités américaines de premier plan pour les mettre en
ligne sur la «  toile  ». Entre temps, des bibliothèques universitaires européennes ont
également rejoint ce programme, en particulier celles d’Oxford et de Munich. Les
réticences qui se sont exprimées dans l’opinion publique à propos de ce projet
gigantesque ont porté surtout sur le respect des droits des auteurs et des éditeurs4. On n’a
pas vu que la globalisation électronique du savoir ne peut pas être la réalisation du rêve
ancestral de l’humanité d’une bibliothèque universelle. Au contraire, cela signifie que les
livres eux aussi sont intégrés dans les archives électroniques globales. Les bibliothèques
qui participent à ce projet sapent, ce faisant, la légitimité de leur propre existence. Elles
permettent que l’expérience conservée dans ces écrits soit retransformée en simple
information et, par là, soustraite à la mémoire culturelle, car l’écrit conservé en mémoire
électronique quitte la chaîne de la tradition des auteurs et des lecteurs.
9 En même temps, les traces de la vie vécue s’effacent des lieux de mémoire. Dans les
vieilles villes européennes, qui pouvaient être considérées comme les concrétisations
exemplaires de ce vécu, les monuments et édifices historiques sont de plus en plus
souvent remplacés par des répliques et des imitations. Les villes ne vieillissent plus. Là
aussi la reproductibilité électronique joue un rôle décisif. Si la vieille ville de Dresde
détruite par les bombes ou le centre de Berlin ont pu être reconstruits et rénovés
fidèlement dans tous leurs détails, cela n’a été possible que grâce à la réalisation sur
ordinateur de fac-similés des édifices originaux. C’est ainsi que sont effacées les traces de
l’histoire et, avec elles, l’expérience humaine qui, à travers elles, se révélait aux yeux du
spectateur. Pour ne pas parler des mégalopoles du nouveau monde où, comme à Los
Angeles, toute la physionomie de la ville est transformée en l’espace d’une génération, ce
qui empêche le processus de vieillissement, ou des conurbations du tiers-monde qui ne se
sont concentrées en villes qu’au cours des dernières décennies. Lorsqu’on observe une
ville comme São Paulo, elle apparaît à l’observateur comme une sorte de royaume des
ombres dont les gratte-ciel, dans leur uniformité, semblent à la fois inachevés et tomber
déjà en ruines. C’est l’uniformité de ce qui ne change jamais qui se matérialise dans cette
architecture. Même les plus attentifs déchiffreurs de traces, même Heine et Benjamin, ne
sauraient plus trouver dans ces villes une quelconque tradition rappelant des expériences
passées.
10 Cela signifie-t-il que la possibilité d’une tradition a totalement disparu  ? Sommes-nous
coupés totalement de l’expérience des générations antérieures  ? Dans son dernier essai,
Benjamin découvre dans les poèmes de Baudelaire quelque chose comme une expérience
«  qui cherche à s’établir à l’abri des crises.  » En prenant pour exemple la grande œuvre
d’art, le «  Beau  », il esquisse la seule manière dont la tradition peut se constituer dans la
modernité. Se référant à son essai ancien La tâche du traducteur, il assigne à l’écrivain la
8

mission de transcrire un texte ancien en un texte nouveau. Ce procédé, qui conçoit le


nouveau texte comme une continuation et un commentaire de textes anciens, suppose la
destruction préalable de la structure sémique antérieure. Virtuellement tout texte doit
toujours être écrit de nouveau, pour que l’expérience de l’autre et sa propre expérience
puissent se traduire en langage. Ce n’est que dans ce processus que le texte se déploie en
une structure polycentrique qui a autant de centres que d’auteurs/lecteurs, et ceux-ci
sont présents/absents en elle en tant qu’anciens auteurs/lecteurs. Mais le lecteur actuel
qui récrit le texte est en mesure de reconstruire quelques-unes de ces versions
antérieures. Ce faisant, il rétablit les autres dans le texte et actualise leur expérience. En
invalidant leurs versions par l’écriture, il peut construire sa propre version. De cette
manière, le lecteur en tant que commentateur établit dans le texte une chaîne de
significations différentes, qui constituent dans leur ensemble quelque chose comme la
mémoire culturelle individuelle. Ce n’est plus la nature comme contexte symbolique qui
apparaît comme source de la vérité dans le texte, mais l’expérience humaine qui s’y
trouve présente/absente.
11 C’est cette réalité que Benjamin a résumée dans une note de bas de page de son essai sous
la forme d’un adage latin  : «  Le Beau est par son existence historique un appel à se réunir
à ceux qui l’ont admiré antérieurement. L’émotion procurée par le beau est un ad plures
ire, comme les Romains appelaient la mort.  » (GS I, 638 sq). Cette formule montre en quoi
consiste le caractère spécifiquement esthétique d’un texte littéraire. Un texte peut être
distingué d’autres textes en tant que «  littéraire  » lorsqu’il comprend autant de
contextes anciens que possible et lorsque, par sa facture, il permet au lecteur de prendre
conscience de la présence des autres dans le texte et lui donne ainsi un point de départ et
une incitation à actualiser, à écrire de nouveau ce qui a été écrit antérieurement. Plus le
réseau de ces références est dense, plus il est accordé au présent de celui qui écrit, plus sa
qualité littéraire est grande. La conception littérale du langage qui s’est constituée de
façon exemplaire dans la littérature de la modernité se fonde ainsi sur un concept
pluraliste – ou en termes politiques  : démocratique et attentif à ses implications
pratiques – de la vérité. La vérité et la constitution du sens y sont compris de manière
radicale non comme l’œuvre d’un sujet génial isolé mais comme l’œuvre de tous les
hommes de toutes les époques et de leur travail sur le langage.

III

12 Le présent volume réunit un certain nombre de contributions au colloque organisé par la


«  Société internationale Walter Benjamin  » du 13 au 15 juin 2005 à Paris dans le cadre de
l’Institut National d’Histoire de l’Art, sous le titre  : Walter Benjamin  : Topographien der
Erinnerung / topographies du souvenir.
13 Le colloque a eu lieu dans la Galerie Colbert, à quelques pas de la Galerie Vivienne, l’un
des rares passages datant des années trente du XIXe siècle qui ait subsisté,
magnifiquement restauré. Benjamin a souvent parcouru ce passage pour se rendre à la
Bibliothèque Nationale où il travaillait à son Livre des passages.
14 Depuis sa première parution, au début des années 1980, cet opus -magnum de Benjamin est
devenu un mythe, mine inépuisable de matériaux pour la recherche universitaire, lieu de
convergence de tous les discours post-modernes  ; sa puissance intellectuelle et sa force
explosive continuent toujours à occuper l’imagination des chercheurs. C’est pourquoi le
lieu choisi pour cette manifestation symbolise à merveille le sujet du colloque  : les
9

aspects philologiques, philosophiques et politiques du Livre des passages  ; la question de la


topographie comme lieu de mémoire et comme mise en scène du souvenir.
15 L’éditeur remercie tous ceux qui ont contribué au succès du colloque et à la parution des
actes, en particulier nos hôtes parisiens  : l’université Sorbonne nouvelle – Paris 3, l’École
des Hautes Études en Sciences Sociales ainsi que l’Institut National d’Histoire de l’Art et
son directeur Alain Schnap. Nos remerciements vont aussi à toutes les autres
organisations participantes, en particulier à la Société des amis et donateurs de
l’université Heinrich Heine de Düsseldorf et au Centre de technologie des arts et des
médias de cette université, dont le soutien financier a été essentiel pour la tenue du
colloque. L’organisation d’une telle manifestation, qui a duré trois jours, n’est possible
que grâce à de nombreux concours personnels, parfois spontanés. Grâce à l’infatigable
dévouement de Karl Solibakke, Angel Ramírez, Bernd Stieghorst et Nathalie Raoux, ces
journées ont été un réel succès.
16 Nous remercions tout particulièrement Gerald Stieg (Sorbonne nouvelle – Paris 3), qui a
veillé à l’établissement de la version française des contributions, en vue de leur parution
aux Presses Sorbonne Nouvelle dans la collection des «  Publications de l’Institut
d’allemand d’Asnières  » (PIA) dirigée par Gilbert Krebs. Toute notre gratitude va aussi à
Edwige Brender pour ses traductions aussi élégantes que fidèles ainsi qu’à Michèle
Leprettre, Nathalie Raoux et Marc Lacheny pour leur relecture attentive de certains
textes.
17 Enfin nous remercions surtout celles et ceux dont ce volume reproduit les travaux. Grâce
à eux le colloque a été une rencontre plaisante à tous les points de vue  : commençant tôt
le matin par des débats vifs, aussi amicaux qu’agréables, elle fut poursuivie
infatigablement, tard le soir, dans les cafés des environs. Ce livre en est le fruit et le
témoignage.

NOTES
1. Les références des citations tirées de l’œuvre de Walter Benjamin sont présentées dorénavant
dans le texte avec le sigle GS (= Gesammelte Schriften, édité par Rolf Tiedemann et Hermann
Schweppen-häuser, 7 vol., Francfort/Main, 1972 et suiv.), et les lettres avec le sigle GB (=
Gesammelte Briefe, édité par Christoph Gödde et Henri Lonitz, 6 vol., Francfort/Main, 1995 et suiv.)
2. Dans « Entre mémoire et histoire », introduction au tome 1 des Lieux de mémoire, Gallimard,
Paris, 1984, Pierre Nora écrit également, p. XXVI : « toute la société vit dans la religion
conservatrice et dans le productivisme archivistique ».
3. Benjamin, lettre à Theodor W. Adorno du 23 février 1939 : « on est philologue ou on ne l’est
pas ». (GB VI, 224)
4. Cf. sur ce sujet Hannes HINTERMEIER : « Daten sind Macht. Suchmaschine auf dem Vormarsch:
Google will alles wissen », in Frankfurter Allgemeine Zeitung, 2 octobre 2006, p. 35.
10

AUTEUR
BERND WITTE
Professeur à l’Institut d’études germaniques –Heinrich-Heine-Universität Düsseldorf.
11

Lire Le livre des passages


12

Pourquoi n’a-t-on pas lu Le Livre des


passages ?
Conjectures sur une conjoncture

Irving Wohlfahrt

À la mémoire de Rainer Rochlitz


There is a game of puzzles, he resumed, which is
played upon a map. One party requires another to
find a given word—the name of town, river, state
or empire—any word, in short, upon the motley
and perplexed surface of the chart. A novice in the
game generally seeks to embarrass his opponents
by giving them the most minutely lettered names ;
but the adept selects such words as stretch, in
large letters, from one end of the chart to the
other. These, like the over-largely lettered signs
and placards of the street, escape observation by
dint of being excessively obvious…1.
1 Commençons par deux faits divers  : 1. Dans le métro parisien, des sans-abri tentent
parfois de vendre des brochures qui racontent l’histoire romancée de Paris du Moyen Âge
à nos jours  ; 2. Parmi les sujets de philosophie au baccalauréat de 2005 figurait la
question  : «  L’action politique doit-elle être guidée par une connaissance de
l’histoire  ?  »
2 Cette question bien-pensante, qui s’accorde harmonieusement avec le prétendu «  devoir
de mémoire  », Walter Benjamin l’a affinée et a préparé une réponse en bien plus de trois
parties. Peut-on la reposer aujourd’hui sans remettre sur le chantier le vaste projet dans
lequel il a tenté de la mettre sérieusement à l’épreuve  ? Une chose est sûre  : c’est
seulement en retravaillant cette question que les «  études benjaminiennes  » ont un
avenir au-delà de leur prolifération universitaire.
3 Or, le projet de Benjamin (que nous appellerons ici, suivant son propre usage, son
«  travail  » sur les passages, Passagenarbeit, et non pas, comme l’a voulu son éditeur,
13

«  œuvre  », Passagen-Werk) reste étonnamment peu étudié. Loin d’être parvenu au stade
de la «  lisibilité  »2, il semble être devenu invisible du fait même de sa visibilité. Tels des
lilliputiens, les chercheurs qui croient se pencher sur lui se déplacent sur cet énorme
corps de lettres sans voir les mots écrits en gros caractères, les enseignes et panneaux qui
crèvent les yeux.

Brève histoire d’un rendez-vous manqué


4 Premier constat  : Walter Benjamin, qui est généralement considéré comme un des
témoins les plus clairvoyants de l’époque moderne, a consacré le dernier quart
(1927-1940) d’une vie brutalement abrégée à un projet qui, dès les premières ébauches, ne
cessa de l’obséder et de gagner en importance, et qu’il considérait comme l’enjeu le plus
dangereux et le plus crucial de son existence. À partir de 1935, il devint – et resta – le livre
à venir. Certains des travaux qui devaient faire la réputation de Benjamin en furent des
sous-produits. Ses «  œuvres complètes  » gravitent, telles des satellites, autour de ce
«  grand œuvre  » à moitié caché.
5 Ce livre qui n’en fut pas un, écrit Rolf Tiedemann dans son «  Introduction  », eut un
destin avant même d’être finalement publié en 1982, un demi-siècle après sa longue
gestation interrompue3. Passons ici sur ce cheminement et les avatars ultérieurs du
manuscrit4 afin de mieux cerner la non moins étrange histoire, non encore documentée,
du manuscrit depuis sa publication, et notamment sa réception en Allemagne, plus
importante, lisible, structurée et symptomatique qu’ailleurs.
6 Si la publication du manuscrit fut très attendue, sa parution eut quelque chose de
fantomatique. Testament de son vivant (Nachlass zu Lebzeiten, pour citer un titre de Robert
Musil), il finit par tomber dans une sorte de vide. Car, en 1982, le mouvement estudiantin,
qui avait porté la pensée de Benjamin au-delà du cercle des happy few, était déjà en voie
de décomposition. Une décennie plus tard, Jacques Derrida conjurera les «  spectres de
Marx  », notamment celui du père d’Hamlet exigeant de son fils de venger sa mort 5. La
Passagenarbeit transmet une exigence analogue  ; les Thèses sur la philosophie de l’histoire,
qui résument son propos, présentent l’«  exigence  » (Anspruch) que les générations
passées ont à l’égard de la «  faible force messianique  » de la nôtre6. Les Thèses
continueront certes à interpeller nos générations, mais on ne saurait en dire autant de la
Passagenarbeit, dans laquelle Benjamin a pourtant tenté de les mettre en œuvre. Dans les
décennies qui suivent sa publication, sa cote baisse avec celle de Marx, dont elle se
réclame. À bien des égards, elle constitue elle aussi une histoire de spectres.
7 Aussi longtemps que sa parution se fit attendre, elle resta entourée d’une aura quelque
peu mythifiante. Il fallut, en effet, attendre jusqu’à la publication du cinquième (c’est-à-
dire, sur le plan quantitatif, le 10e et le 11 e) volume des Œuvres Complètes, et cet
ajournement ne fut peut-être pas sans incidence sur sa réception, du moins à court terme.
S’ensuivirent un an plus tard trois colloques, à Francfort, Paris et Berlin, puis les actes de
ces rencontres, les traductions (d’abord en français et en italien et plus récemment en
anglais), le livre de Susan Buck-Morss7 (et de quelques autres depuis) et un colloque à
Brême en 20048.
8 Il n’est guère nécessaire de recenser toute la littérature secondaire, dont le nombre va
grandissant, pour pouvoir dresser un second constat  : la remarquable non-réception de
la Passagenarbeit. Celle-ci serait-elle trop énorme pour être vue9  ? «  Énormité devenant
14

norme  », avait écrit un autre illuminé profane10. À quoi fera écho l’invocation par
Benjamin du «  véritable état d’exception  »11.
9 Plutôt que d’essayer de résumer l’état actuel de la recherche, je risquerai ici une
hypothèse visant à cerner la raison pour laquelle on s’est si vite détourné de ce travail
tant attendu et, ce faisant, de la dimension la plus essentielle de la pensée de Benjamin.
10 Dans son «  Introduction  » de 1982, Rolf Tiedemann, l’éditeur des Œuvres Complètes, met
en garde contre des attentes excessives. Ce livre, écrit-il, soulève autant de problèmes
qu’il en résout. Il se fait ainsi l’écho de son maître, Adorno, qui fut d’autant plus déçu par
le décalage entre la masse des matériaux et leur manque de théorisation qu’il avait vu
dans la Passagenarbeit la promesse de l’œuvre philosophique la plus décisive de l’époque.
Devant le champ de ruines que constituaient les feuillets du manuscrit, Adorno conclut
que seul Benjamin lui-même aurait pu mener le projet à bien12.
11 Nuançant ce propos, Tiedemann maintient que «  seule la lecture et l’étude de toutes les
notes, de toutes les citations, fussent-elles les plus humbles, peuvent faire comprendre
pleinement les intentions de Benjamin  »13. S’il est inutile de vouloir «  reconstruire ce qui
ne fut jamais construit  », Benjamin avait «  pourtant “organisé” ses matériaux jusqu’au
point où son intention ne “saute” certes pas aux yeux [“herausspringen”], mais n’échappe
pas non plus à une étude intensive  »14. Près d’un quart de siècle plus tard, cette
hypothèse n’a toujours pas été mise à l’épreuve.
12 Benjamin lui-même serait-il parvenu à réaliser son projet  ? Adorno oscille entre deux
attitudes contradictoires. Tout en affichant une confiance sans réserve dans la capacité
dont aurait fait preuve Benjamin d’y parvenir dans des circonstances normales, il émet
un doute persistant, hegelien, quant à la visée du projet telle qu’il la comprend  : laisser
parler les matériaux eux-mêmes et substituer une pratique du montage au travail
conceptuel. Tiedemann considère cette interprétation des intentions de Benjamin comme
un malentendu15, mais il s’interroge à son tour sur la faisabilité d’un projet consistant à
refondre la théologie, dont la pensée de Benjamin s’était imprégnée, dans le creuset du
matérialisme historique. Il emboîte ainsi le pas à Jürgen Habermas qui, de manière plus
tranchée, avait dit, en 1972, du projet de Benjamin que c’était une manière de vêtir le
matérialisme historique d’habits de moine16. Par là même, Tiedemann et Habermas
reprennent chacun pour son compte, mais de l’autre bord, les objections faites par
Scholem au début des années 1930 contre les amalgames que pratiquait Benjamin entre
théologie juive et matérialisme historique. Adorno, pour sa part, conclut son essai de 1950
sur Benjamin en décrivant son originalité – le fait d’avoir réuni Aufklärung et mystique
«  une dernière fois  » – comme le «  paradoxe de la possibilité de l’impossible  » 17. À la
différence de Scholem, Habermas et Tiedemann, il souscrit sans réserve à ce paradoxe.
Ses divergences avec Benjamin à propos de la Passagenarbeit portent uniquement sur la
manière de faire aboutir le projet.
13 (Évoquons au passage un paradoxe supplémentaire  : comment celui qui accomplit un
tour de force pour la dernière fois peut-il être un modèle, comme le fut cependant Benjamin
pour Adorno  ?)
14 Ainsi, avant même la parution de la Passagenarbeit, certains des meilleurs lecteurs de
Benjamin – son premier et seul «  disciple  » et deux héritiers de celui-ci – avaient
exprimé des doutes divers, voire contradictoires, à son égard. Et depuis  ? Devant les
débris d’un projet d’un abord forcément ingrat, et peut-être problématique dans sa
conception même, on s’est contenté jusqu’ici, tel le flâneur historiciste décrit par
15

Nietzsche et cité dans l’exergue de la thèse XII18, et à l’encontre du propos de Benjamin


lui-même19, de glaner les citations les plus brillantes. D’ailleurs, qui donc possède à lui
seul les connaissances historiques, culturelles et philosophiques qui permettraient de
contrôler ses méthodes de travail, notamment ses citations et les critères de sélection qui
y président  ? Dans cette situation, n’a-t-on pas cependant adopté la ligne de moindre
résistance, dans un sens à la fois politique et scientifique, en transformant les doutes
certes légitimes d’Adorno et de Tiedemann en un alibi commode  ? Sans chercher plus
loin, la Forschung semble avoir décidé, comme d’un commun accord tacite, que Benjamin
n’aurait jamais pu mener son projet à terme et qu’il n’y a donc pas lieu de s’en occuper 20.
15 À quoi tiennent toutes ces ambivalences, ces résistances, ce sourd refus  ? Rappelons les
deux thèses (VI et VII), où Benjamin formule en quelques phrases succinctes une théorie
matérialiste de la réception  :
À chaque époque, il faut chercher à arracher de nouveau la tradition au
conformisme qui est sur le point de la subjuguer. […] Cette barbarie inhérente aux
biens culturels affecte également le processus par lequel ils ont été transmis […] 21.
16 Selon une note de la Passagenarbeit, ces biens culturels sont à sauver non seulement du
discrédit et du mépris dans lesquels ils sont tombés, mais aussi de «  la catastrophe que
représente une certaine façon de les transmettre en les “célébrant” comme “héritage” (
Erbe)  »22. Cette théorie vaut-elle mutatis mutandis pour la (non)-réception de la
Passagenarbeit  ? Quel serait alors le nouveau conformisme qui la guette  ?
17 Une objection se présente alors. Cette théorie de la réception n’est-elle pas trop
immanente à la pensée de Benjamin pour permettre de prendre du recul à son égard  ?
Peut-on, sans tautologie, appliquer Benjamin à Benjamin  ? Il y a sans doute un vrai débat
à mener autour de ces deux positions. Remarquons simplement que ce débat n’a pas lieu.
18 Reposons le problème en d’autres termes, empruntés certes de nouveau à Benjamin  :
quelle est la conjoncture dans laquelle est intervenue la (non-) réception de la
Passagenarbeit  ?
19 Selon les thèses, l’historien matérialiste «  saisit la constellation dans laquelle son époque
est entrée avec une époque antérieure parfaitement déterminée  » et il y reconnaît «  une
chance révolutionnaire dans le combat pour un passé opprimé  »23. Cette constellation se
définit comme la conjonction nécessaire qui existe entre le présent et l’époque révolue
qui l’interpelle. Sauver le présent, sauver le passé, c’est un seul et même combat. Action
politique et connaissance historique sont le gage l’une de l’autre.
20 D’après une note déjà citée de la Passagenarbeit, on «  sauve  » les phénomènes en
remarquant leur «  faille  » ou «  fêlure  » (Sprung) intérieure24. Avant de tenter d’esquisser
la conjoncture présente, faisons un bref détour par ce Sprung qui dissocie tout présent et
l’associe à une autre époque.

Reculer pour mieux sauter


Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables  :
viendront d’autres horribles travailleurs […]25
21 Cette citation française résume mieux que le kairos grec et le carpe diem latin le propos de
Benjamin  : s’éloigner du présent pour pouvoir y revenir en force26. Il s’agit, d’une part,
d’isoler l’essentiel du présent par une distanciation quasi brechtienne à l’égard de ses
idoles (Progrès, Culture, Histoire27) et une ascèse quasi monacale envers la soi-disant
16

actualité (thèses VII-X)  ; et, d’autre part, saisir au passage – dans le Maintenant – l’image
du passé qui correspond au présent ainsi dégagé (thèses V-VII). Axiome de base  : on part
toujours, bon gré mal gré, de son époque. Le «  tournant copernicien dans
l’historiographie  »28 consiste à considérer le présent comme son seul point fixe et le passé
comme étant en gravitation autour de lui29. Historiser le présent, c’est actualiser le passé30
.
22 Reculer pour mieux sauter, c’est approfondir le rêve qu’est le passé pour pouvoir en
émerger. Cette opération comporte un double recul et un triple saut. Autant de
mouvements et d’arrêts simultanés, en arrière, en avant, de côté. «  Prophète à rebours  »
(rückwärts gewandter Prophet)31, l’historien matérialiste s’écarte du présent «  dans la
mesure du possible  »32 et lui «  tourne le dos  », comme l’Ange de l’Histoire 33. Deuxième
recul  : ce faisant, il saute en arrière. C’est le fameux «  saut de tigre dans le passé  » (
Tigersprung ins Vergangene) de la thèse XIV34, qui coïncide avec le «  même saut  » en sens
inverse, celui qui permet de «  prévoir, pour ainsi dire, le présent  »35, voire – troisième
saut qui prolonge le deuxième – d’effectuer «  sous le ciel libre de l’histoire […] le saut
dialectique, la révolution telle que la concevait Marx  »36.
23 Le mot Sprung a deux sens  : «  saut  » et «  faille  »37. La faille interne des phénomènes
dément leur apparente homogénéité. Seules ces «  aspérités (-Schroffen und Zacken) […]
offrent une prise (Halt) à qui veut aller au-delà  »38. Ainsi les deux sens de Sprung se
rejoignent-ils  : c’est à partir de la faille qu’on peut effectuer un saut. «  Le sauvetage
s’accroche à la petite faille/au petit saut dans la catastrophe continuelle  »39. Aussi totale
et homogène qu’elle puisse paraître, celle-ci n’est jamais un bloc lisse et infaillible.
24 La faille est celle du temps historique qui s’accumule dans les phénomènes et les
transforme en bombes à retardement virtuelles40. L’étincelle qui libère leurs énergies,
c’est l’éclair qui passe entre les époques. Dans chaque Maintenant «  la vérité est chargée
de temps jusqu’à en exploser (bis zum Zerspringen geladen)  »41. Cet éclatement renvoie à
l’Origine (Ursprung) en tant que «  phénomène originaire  » (Urphänomen) accessible à une
«  recherche des origines  » (Ursprungsergründung)42. Si l’on intercale entre les notes de la
Passagenarbeit la «  Préface épistémocritique  » de l’Origine du drame baroque allemand, qui
esquisse toute une «  science de l’origine  » de provenance ouvertement théologique, on
peut dire que la faille s’inscrit dans les choses comme l’indice temporel de leur chute dans
l’Histoire et de leur rapport à l’Origine.
25 C’est donc en citant leur part d’origine que l’on peut sauver les choses. Selon la thèse
XVII, cette technique consiste à «  extraire de force  » (heraus-sprengen) une époque
déterminée hors du cours homogène de l’histoire, à extraire de cette époque une vie
déterminée, et de l’œuvre de cette vie une œuvre déterminée, chaque fois pour sauver le
tout dans la partie43.
26 Et «  ainsi de suite jusqu’à l’infini  »44, pourrait-on ajouter en intercalant cette fois la
logique de l’apocatastase esquissée dans un fragment de la Passagenarbeit. Filons les
diverses métaphores de Benjamin  : à force de répéter le tri critique opéré sur la masse
préalablement exclue et de «  remettre en place  »45 les fragments, un par un, dans la
grande «  mosaïque  »46, on finira par tout inclure dans l’arche du salut. Mais si la vérité
reste une «  unité sans faille  » (sprunglose Einheit)47, les failles dans le «  vase  » brisé48
resteront jusqu’à nouvel ordre son meilleur indice.
17

La conjoncture
27 Dans son essai magistral «  Paris capitale du Front populaire  »49, Philippe Ivernel a
montré comment la théorie benjaminienne de l’histoire comme «  conjoncture  » entre
deux époques est mise en œuvre dans la Passagenarbeit comme «  constellation  » entre le
dix-neuvième siècle, le fascisme montant, l’antifascisme du Front populaire et l’échec de
celui-ci, dû au lourd passif qu’il hérite, précisément, du dix-neuvième siècle. La recherche
historique est donc bel et bien déterminée ici par l’urgence politique. Le travail sur les
passages n’est pas aussi dépourvu de théorie qu’Adorno voulait bien le croire. Seulement,
ce n’est pas la sienne.
28 Se pose dès lors la question incontournable de savoir si l’on peut aujourd’hui réactualiser
la théorie de l’histoire esquissée dans les thèses et mise en œuvre dans la Passagenarbeit.
Car la théorie en question enjoint l’historien de partir de son présent et lui signifie qu’en
tout état de cause il ne peut pas faire autrement.
29 Chaque nouvel objet requiert, selon Benjamin, une nouvelle méthode50. Sa théorie de
l’histoire vaudrait-elle donc uniquement pour la Passagenarbeit  ? Ou serait-elle applicable
à toute historiographie et à toute conjoncture  ? Cette deuxième hypothèse soulève une
nouvelle série de questions, dont celle-ci  : avec quelle époque antérieure, et à l’intérieur
de celle-ci, avec quelles vies et quelles œuvres déterminées, notre époque serait-elle
entrée en «  constellation  »  ? La Passagenarbeit compte-t-elle aujourd’hui parmi les
rendez-vous à ne pas manquer  ? Ou de tout autres rencontres se sont-elles imposées
entre-temps, et si oui, lesquelles  ? Ou bien l’idée même de rendez-vous ne serait-elle plus
à l’ordre du jour  ? Mais comment être sûr qu’elle ne l’est pas  ?
30 Limitons-nous ici à notre question de départ. Peut-on expliquer grâce à l’idée de
conjoncture pourquoi aucun rendez-vous, aucune conjoncture ne semble plus exister
entre l’époque actuelle et la Passagenarbeit  ? Quelle conjoncture préside aujourd’hui à
cette non-conjoncture  ? Pourquoi (pour emprunter à Benjamin la métaphore que lui
inspire le sort de l’expérience à l’époque moderne) le cours de l’action Benjamin n’a-t-il
pas cessé de baisser51  ? Cette chute en valeur réelle, négociable52, est à peine masquée par
une inflation de tous les «  accessoires  » (biographie tragique, vie romancée, films,
saupoudrage de citations chic, etc.). Tout se passe comme si on avait vendu l’entreprise à
la concurrence tout en gardant l’aura de son enseigne.
31 Que s’est-il passé  ? Esquissons à grands traits une thèse globale qui, pour n’avoir rien
d’original, semble être la plus plausible. Depuis quelques décennies, le monde est entraîné
dans un vaste mouvement de mondialisation qui s’est accéléré depuis la chute du mur de
Berlin et qui, l’échec du mouvement estudiantin aidant, a mis la gauche au pas53. La (non)-
réception de la Passagenarbeit ne serait qu’un petit symptôme de ce vaste renversement de
conjoncture géopolitique et culturel.
32 Le vocable qui a surgi en Allemagne pour décrire la version locale de cette conjoncture
globale est le néologisme Tendenzwende. Or Ivernel, en décrivant le présent à partir duquel
Benjamin reprend son travail sur les passages (à savoir la séquence 1934-1937 où naît et
meurt son espoir que le Front populaire pourra être une force de résistance au fascisme
montant), rappelle un tout autre renversement de conjoncture – celui que Johannes R.
Becher appelle en 1934 le «  Grand Tournant  » pour désigner la nouvelle orientation du
parti communiste décidée par le pouvoir soviétique et consacrée par le Congrès des
18

écrivains soviétiques d’août 1934 et le Congrès pour la défense de la Culture tenu à Paris
en juin 193554. À ce parallèle, certes hypothétique et lointain, entre le «  Grand
Tournant  » mis en place par le pouvoir soviétique de 1934 et celui effectué par la gauche
européenne depuis la fin des années 1970 sous la dictée cette fois-ci de la prétendue force
des choses, ajoutons-en un autre. Toujours selon Ivernel, le «  plus violent éclat  » de
l’auteur des thèses vise non pas l’ennemi fasciste lui-même, dénoncé comme
«  Antéchrist  », mais «  les politiciens en qui les adversaires du fascisme avaient mis leur
espoir  » et qui, gisant à terre, «  aggravent encore leur défaite en trahissant leur propre
cause  »55. Ne pourrait-on pas voir une certaine analogie entre cette défaite/trahison et la
manière dont la gauche a, de nos jours, non seulement subi une défaite historique sur
toute la ligne mais s’est empressée de la ratifier  ?
33 Revenons aux conjonctures successives qui ont marqué l’accueil réservé à l’œuvre de
Benjamin. Les deux volumes des Ecrits (Schriften), publiés en 1955, atteignent un public
relativement restreint. C’est le mouvement de 1968, ce deuxième «  mouvement de
jeunesse  » de la société allemande, allié au besoin de cette jeunesse dite «  anti-
autoritaire  » d’opposer au père vivant qu’était Adorno un père mort plus radical, qui a
fait de Benjamin une «  icône de la gauche  » (Werckmeister) et a fait rayonner sa pensée
pendant une quinzaine d’années. Et c’est avec le retrait de cette vague que l’œuvre de
Benjamin commence à ressembler à l’un de ces objets échoués sur la plage à marée basse
que l’on trouve dans certaines peintures surréalistes. En cela, elle partage le sort de la
«  pensée soixante-huitarde  » en général56.
34 L’image de la «  vague  » qui se retire figure chez Benjamin dans l’essai de 1929 sur le
surréalisme57. Ce dernier aurait le premier «  mis le doigt sur les énergies
révolutionnaires qui se manifestent dans le “suranné”  », dont les passages parisiens
constituent un des lieux privilégiés58. Surgit alors une nouvelle question. Le travail de
Benjamin sur les passages serait-il, à son tour, passé de mode  ? Recèlerait-il alors, lui
aussi, les énergies révolutionnaires du «  suranné  » (das Veraltete) – cet effet du mode de
production capitaliste décrit par Marx dans le Manifeste du Parti communiste  ? Serait-il lui
aussi une bombe à retardement  ?
35 Pourquoi donc n’explose-t-il pas  ? Peut-être parce que sa publication tardive a coïncidé
avec les débuts de la Tendenzwende. La Passagenarbeit avait trop misé sur le potentiel
politique de sa propre conjoncture historico-politique pour ne pas être exposée de plein
fouet à celle dans laquelle elle est tombée.

Première réception de la Passagenarbeit


36 Le premier recueil d’essais qui lui est consacré en 1984 est fort éclairant à cet égard 59. É
dité par Bernd Witte et Norbert Bolz, il rassemble quelques-unes des communications
présentées lors des deux premiers colloques, parisien et berlinois, et contient des essais
de Witte, Bolz, Ivernel, Buck-Morss, Burkhardt Lindner, Raimar Zons, Hans-Dieter
Kittsteiner et moi-même. Il serait instructif de comparer ces contributions avec les
trajectoires ultérieures de leurs auteurs sur l’échiquier institutionnel et intellectuel, et il
faudrait le faire avec la dureté clinique dont fait preuve Benjamin dans ses essais critiques
et qui fait défaut aujourd’hui. Je me limiterai ici à trois cas exemplaires.
37 • Dans son essai «  Benjamins Historismus  » («  L’historicisme de Benjamin  »), Kittsteiner,
naguère théoricien marxiste de la contestation estudiantine, amorce une remise en
19

question des thèses de Benjamin, qu’il interprète comme variante de l’historicisme et non
plus comme son antidote matérialiste. Dans la même optique, il a récemment publié un
livre dans lequel Marx et Heidegger apparaissent comme deux variations d’un seul et
même paradigme60.
38 • Si Bolz, dans son essai «  Die kopernikanisch gewendete Geschichte  » («  La révolution
copernicienne de l’histoire  »), égrène le propos de Benjamin «  comme un chapelet  » 61, il
ne tardera pas, par la suite, à épouser la Wende et à renier ses anciens maîtres à penser.
Comme les travaux de Kittsteiner, son livre majeur fait apparaître les adversaires d’antan
(Benjamin, Schmitt, Jünger…) comme autant de variantes d’un seul paradigme  :
«  l’extrémisme philosophique  »62.
39 • Dans son introduction «  Ein ungeschriebenes Buch lesen  » («  Lire un livre non écrit  »),
Witte prétend que le projet du livre sur les passages a échoué «  surtout à cause de ses
contradictions internes  ». Son argumentaire a la forme d’un syllogisme  : a) le projet
n’aurait pu aboutir que si son auteur s’était résolu à dominer ses matériaux  ; b) or
Benjamin renonce à tout exercice de domination, même littéraire, celle-ci étant
synonyme d’exclusion et donc moralement et politiquement inadmissible  ; c) il se prive
ainsi des moyens de faire autre chose que d’accumuler des matériaux et des fragments de
pensée. Ensuite Witte «  sauve  »63 la Passagenarbeit de la faillite à laquelle il vient de la
vouer en projetant son propre libéralisme sur Benjamin  :
Dans l’impossibilité d’écrire une œuvre s’annonce l’utopie d’une écriture et d’une
lecture purifiées des éléments de violence dont elle avait subi l’impact. Considéré
de cette manière, le texte «  pur  » n’exclut personne, exigeant au contraire
l’inclusion de tous les lecteurs. Chacun d’entre eux peut et doit devenir son propre
«  ange de l’histoire  ». Les lectures infiniment plurielles rendues possibles et
exigées par la fragmentation de la Passagenarbeit pourraient constituer le sujet
collectif, qui s’est refusé à l’auteur […] dans la situation historique concrète des
années trente. Tel est l’espoir utopique qui sous-tend cette conception 64.
40 À chacun, donc, sa lecture  ; et de cet individualisme généralisé émergera, comme dans la
fameuse théorie de la «  main invisible  », la coexistence pacifique de tous dans un monde
sans exclusion ni violence. Chez Witte (et, selon Witte, chez Benjamin), la communauté
virtuelle des lecteurs prend le relais du collectif politique qui se serait «  refusé  » à lui.
Substituer cette «  utopie  » idéaliste à l’échec historique de l’espoir politique qui porte le
travail sur les passages, et ce, au nom de Benjamin et de la non-violence, c’est faire
violence au propos de la Passagenarbeit et à toute véritable réflexion sur la violence et
l’exclusion. C’est, d’un seul et même geste, refuser Benjamin et l’idéaliser. C’est clore le
dossier sur son «  échec  ».
41 Bien d’autres exemples pourraient illustrer ce «  changement de tendance  »65.
«  Benjamin jouit d’une conjoncture favorable (hat Konjunktur)  », écrit Bolz en 1992,
«  mais est-il pour autant actuel  ?  »66 C’est le contraire qui me semble être le cas  : la
conjoncture est défavorable à sa pensée, mais est-elle pour autant inactuelle67  ? Certes,
elle continue à constituer une référence incontournable dans divers domaines  : histoire
et théorie de la ville, de l’architecture, du film, de la photographie et des médias. Mais
depuis un bon quart de siècle, son œuvre est tombée dans le domaine des «  biens
culturels  »68 et universitaires. Évidemment, il ne s’agit pas là d’un cas isolé mais d’une
tendance lourde. Le même destin a frappé toute la dimension subversive et anti-
institutionnelle de la (contre-)culture moderne69.
42 Telle serait la conjoncture à l’abri de laquelle on s’accorde trop facilement pour dire que
la Passagenarbeit n’est qu’un vaste chantier en ruines et que toute tentative de
20

reconstruction serait contraire à ses propres intentions. Agitant trop vite l’épouvantail de
l’historicisme, on légitime la visite touristico-historiciste des ruines, y compris la collecte
de souvenirs.
43 À cette contradiction s’en ajoute une autre. Si les études benjaminiennes se sont, pour la
plupart, cantonnées dans une prudente «  philologie  », peu d’efforts philologiques ont été
consacrés jusqu’ici à la Passagenarbeit. Grand partisan de la philologie, Benjamin jugeait le
travail universitaire de son époque largement déficient dans ce domaine70.
44 Bref, il est nécessaire, et nullement historiciste, d’étudier jusqu’à quel point on peut – et
ne peut pas – reconstruire la Passagenarbeit, ses enjeux, ses méthodes de travail, ses
techniques de citation, etc. Un groupe de travail va s’atteler à cette tâche à Paris au cours
de l’année 2005-2006.
45 En même temps, Benjamin nous aura appris, une fois pour toutes, que l’on ne peut pas re
construire, voire revivre, le passé tel qu’il s’est «  réellement passé  » (thèse VI)  ; et qu’il
s’agit, comme chez Freud, de construire à nouveau chaque fois la conjoncture passé-
présent. La question est donc de savoir si un travail équivalent peut être fait aujourd’hui
sur notre époque et comment il pourrait prendre le relais de la Passagenarbeit. Autant de
questions immenses et ouvertes qu’on ne peut trancher d’avance que par résignation ou
par manque d’esprit scientifique.
46 Certains des meilleurs chercheurs n’hésitent pourtant pas à dire aujourd’hui tout haut ce
que d’autres pensent tout bas  : que la pensée de Benjamin n’est plus à l’ordre du jour 71.
Mais un consensus n’est pas une preuve. Ce n’est pas le public, écrit Benjamin, qui est le
critère de la véritable actualité72. Son idée qu’il existe un «  rendez-vous secret entre les
générations passées et la nôtre  » (thèse II) suggère, au contraire, que la conjoncture peut
(se) passer derrière notre dos. L’idée qu’il faille être «  astrologue  »73 pour pouvoir lire
une constellation n’est pas forcément ésotérique74. Une «  astrologie rationnelle  »75 peut
être l’avant-garde du sens commun.
47 Le fait que nos générations ne se sentent plus en phase avec le modèle benjaminien n’est
certes pas en soi la preuve a contrario qu’un rendez-vous secret persiste, plus enfoui que
jamais. Pareil raisonnement serait circulaire, sinon sectaire, voire paranoïaque.
Comment, en effet, interpréter la «  conjonction  » suivante  ? Tandis que les partisans de
Benjamin s’enthousiasment pour sa théorie et sa pratique d’une historiographie
matérialiste axée sur l’idée d’une conjonction objective, mais largement inconsciente,
entre les époques, cette idée n’a nullement convaincu les historiens eux-mêmes, qui ne se
sentent visiblement pas concernés par la tentative historiographique de la Passagenarbeit 76
. Comment, par exemple, lire ensemble les thèses de Benjamin et la Brève Histoire du
vingtième siècle d’Eric Hobsbawm  ? Et, pour changer de discipline, comment se fait-il que
la pensée politique de Benjamin se trouve prolongée aujourd’hui par un seul philosophe,
Giorgio Agamben, et ceci avec un ultra-radicalisme fort discutable  ?
48 Le relatif silence autour de Benjamin – et surtout de ce qu’il représente – est sans doute
un phénomène très mêlé qui témoigne en partie d’une authentique perplexité. Nous
savons que sa pensée exige d’être réactualisée, mais nous ne savons pas comment nous y
prendre, et nous nous réfugions souvent, devant l’énormité du problème, dans de petites
tâches ménagères. Le chantier n’a, en effet, presque pas de limites. Réélaborer
aujourd’hui la Passagenarbeit exigerait de retravailler tout l’héritage historico-politique
du XXe siècle, tous ses livres noirs, de droite, de gauche et du centre, la faillite des
communismes réels, et ce qui doit rester du marxisme si l’on veut avoir des chances
21

d’éviter le prochain désastre collectif. Il s’agirait, selon la métaphore benjaminienne, de


placer sur un plateau de la balance les «  quelques poids lourds  » du présent – chute de
l’empire soviétique, l’extension du capitalisme par la mondialisation, coûts immenses de
ce «  progrès  » implacable… – et, sur l’autre plateau, le menu détail de sa préhistoire 77. Ce
serait tenter d’éprouver le modèle extraordinairement suggestif, mais si difficilement
vérifiable, d’une mémoire involontaire collective – c’est-à-dire, d’un rapport au passé qui
nous regarde, qui ne veut pas passer, et qui insiste avec la force du refoulé et
l’évanescence d’un rêve ou d’un cauchemar.
49 Ce modèle repose sur l’axiome que la connaissance historique est une fonction de l’action
révolutionnaire. Faire l’histoire et l’écrire ne seraient certes pas identiques, mais ils
seraient indissociables78. Se pose alors la question de savoir si une véritable connaissance
historique peut encore exister dans un monde aussi dépourvu d’action collective – aussi
privé – que le nôtre79. À moins que le danger – cet autre déclencheur de connaissance
selon Benjamin – ne vienne nous ébranler d’un tout autre ailleurs que n’est la révolution80
.
50 À lui seul, un «  regain d’intérêt  » pour la Passagenarbeit tel qu’il commence à se
manifester dans le monde anglo-saxon ne fera pas l’affaire.
Approvisionner un appareil de production sans le changer – dans la mesure du
possible – est un procédé hautement contestable, même lorsque la matière avec
laquelle cet appareil est approvisionné semble de nature révolutionnaire. […]
[l’appareil] peut assimiler, voire propager, des quantités surprenantes de thèmes
révolutionnaires sans mettre sérieusement en question sa propre existence […].
Ceci reste […] vrai aussi longtemps qu’il est approvisionné par des routiniers […] 81.
51 Ces propos de 1934 valent toujours pour l’appareil de production universitaire qui s’est
mis depuis au même diapason. De tels «  truchements égarants entre l’ancien et le
nouveau  »82 sont au cœur des fantasmagories analysées par la Passagenarbeit.
52 Les spécialistes de Benjamin ne sont guère les mieux qualifiés pour approfondir
l’«  histoire primordiale  » (Urgeschichte83) de notre époque. Mais existe-t-il quelqu’un de
qualifié dans ce domaine  ? Il n’est, d’ailleurs, écrit nulle part, et certainement pas chez
Benjamin, qu’il faille se focaliser sur la Passagenarbeit pour pouvoir l’écrire. Elle n’avait
pas vocation à devenir une «  fleur bleue  » ou un fétiche du savoir, mais un chantier à
l’intérieur du chantier général – le travail d’un «  caractère destructeur  » et non pas
l’œuvre d’un créateur. Vers la fin de son essai sur Karl Kraus, Benjamin écrit  :
On a mis trop longtemps l’accent sur l’aspect créateur. N’est créateur à ce degré que
celui qui évite tout mandat (Auftrag) et tout contrôle. Le travail sur commande,
contrôlé – dont le modèle est le travail politique et technique – produit des saletés
et des déchets (Schmutz und Abfall). Il intervient dans la matière en détruisant, use
ce qui a été accompli, critique ses propres conditions et, sous tous ces points de vue,
est l’antipode de celui de dilettante qui raffole de la créativité. Son œuvre est
inoffensive et pure  ; celle du maître (das Meisterliche) est ravageuse et purificatrice 84
.
53 Critiquer ses propres conditions de travail, c’est regretter que celui-ci n’ait pas été donné
en commande. Et pourtant cette commande existe, et c’est précisément le travail du
maître – du maître-chiffonnier – qui y répond. Ainsi Benjamin peut décrire le «  caractère
destructeur  » comme un «  mandataire  » pour qui l’essentiel est la «  certitude de ne pas
vivre un instant sans mandat historique  »85. Par contre, les notes sur Baudelaire
retiennent que la bourgeoisie de l’époque était en train de «  retirer son mandat au
poète  »  :
22

Quel mandat social pouvait la remplacer  ? Aucune classe sociale ne pouvait


répondre  ; il fallait être le premier à la tirer du marché et de ses crises. Baudelaire
s’occupait moins de la demande manifeste à court terme que de la demande latente
à long terme. Les Fleurs du Mal prouvent qu’il l’a bien évaluée86.
54 Est-ce un hasard si Benjamin conçoit le livre qu’il projette d’écrire sur Baudelaire comme
un «  modèle en miniature  » de la Passagenarbeit  ? Autre travail de chiffonnier 87, la
Passagenarbeit se dote d’un mandat analogue à celui que Benjamin attribue ici aux Fleurs
du Mal. C’est que l’historien matérialiste qui y est à l’œuvre se retrouve dans une situation
analogue à celle du poète à l’apogée du capitalisme. Sans mandat social évident – d’où la
difficulté de lui trouver un commanditaire –, son travail obéit lui aussi à une demande à
long terme  : rendre compte de sa propre situation historique. Cette demande serait-elle,
malgré les apparences, en baisse dans la conjoncture actuelle  ? Car la bourgeoisie
apparaissait déjà aux yeux de Benjamin comme une classe qui avait abandonné son projet
historique et détourné ses yeux de l’avenir.
55 La théologie eut pour «  fonction  » (s’il est permis de parler ainsi) de permettre à
Benjamin de pallier cette absence de mandat social en faisant appel à une autre instance
capable de délivrer un mandat historique non moins objectif. Ainsi il décrit Kraus comme
un ange-messager qui «  se tient sur le seuil du Jugement dernier  »88 et Baudelaire comme
un témoin dans le processus historique. Un bref instant, Benjamin crut voir une autre
alternative, radicalement profane celle-ci, à la situation des intellectuels dans la société
bourgeoise  : le mandat social que fit miroiter leur encadrement à l’intérieur du vaste
chantier de l’URSS. «  Il est impossible  », écrit Benjamin en 1927 à son retour de Moscou,
de supporter l’existence là-bas
en badaud (Müßiggänger), parce qu’elle n’est belle et intelligible […] que dans le
travail. Inscrire ses pensées propres dans un champ de forces préalablement donné,
une mission, si virtuelle soit-elle, un contact assuré, organisé avec les camarades –
cette vie est tellement liée à tout cela que celui qui y renonce, ou qui ne peut
l’acquérir, dépérit intellectuellement comme un prisonnier depuis des années au
secret89.
56 En URSS, un regard extérieur (dem betrachtenden Aussenseiter) ne peut rien comprendre au
chantier social. À l’Ouest, seul celui qui est resté extérieur au travail aliéné peut faire
l’expérience de la société capitaliste – non pas certes le «  badaud  », mais un certain type
de flâneur. La tâche de la Passagenarbeit se définit dès lors comme une gageure  : inscrire
un projet collectif dans un champ social où les forces qui pourraient le porter risquent de
n’être que trop virtuelles. Le rôle qu’assigne Benjamin à l’historien matérialiste met en
évidence les apories de ce projet – apories que, comme il le disait à Scholem, seule la
Révolution elle-même pourrait résoudre. La «  compétence  » de l’historien, écrit-il dans
ses notes, réside dans sa «  conscience aiguë de la crise dans laquelle le sujet de l’histoire
est entré  » – ce sujet étant la «  classe combattante, opprimée dans sa situation la plus
exposée  »90. Ce projet est-il «  à gauche du possible  »91  ? Toute la question est là. Et, en ce
sens, le problème de sa (non‑)réception se pose dès sa conception.
57 La dernière phrase du passage sur l’URSS cité plus haut éclaire une autre facette de la
Passagenarbeit  : la volonté d’échapper à l’emprisonnement du moi bourgeois, «  cette
drogue terrible entre toutes – nous-mêmes – que nous absorbons dans la solitude  »92. S’il
s’est trompé sur le type de montage que Benjamin pensait mettre en œuvre dans la
Passagenarbeit, Adorno y vit à juste titre le «  couronnement de son anti-subjectivisme  » 93.
De même que l’auteur du petit essai «  Je déballe ma bibliothèque  » finit, «  comme de
raison  », par disparaître dans la «  bâtisse  » (Gehäuse) de ses livres 94, celui de la
23

Passagenarbeit s’efface, tel le petit bossu des thèses, derrière ses trouvailles de la
Bibliothèque Nationale. En voici une  : «  Bibliothèque où les livres se sont fondus les uns
dans les autres et où les titres se sont effacés  »95. Effacer les titres, s’effacer soi-même96,
tel est le bonheur de la Passagenarbeit97.
58 Telle est aussi la tâche qu’elle lègue à ses éventuels héritiers  : échanger son moi contre
un réveil collectif plus anonyme98. Le «  mandat social  » et le sujet collectif faisant défaut
aujourd’hui comme naguère, il faudra sans doute continuer à miser sur une «  demande
latente à long terme  ». Poursuivre dans cette voie implique aussi la nécessité de réfléchir
aux conditions de possibilité, et donc de production, d’un tel travail. Si Benjamin œuvrait
en solitaire (en marge certes de l’Institut für Sozialforschung), sa solitude était pourtant
«  mûre pour disparaître  »99. Comme l’indiquent aussi ses références ironiques à sa
«  petite usine à écriture  »100, il concevait sa production artisanale dans l’horizon de son
dépassement technique et social. Renouer avec ce programme, c’est remettre à l’ordre du
jour la terminologie marxiste dans laquelle il l’a formulé, notamment dans l’essai
programmatique «  L’auteur comme producteur  »  :
59 1. Quel nouveau mode de production du savoir est devenu possible à l’époque des
nouvelles reproductibilités techniques  ? Le texte inclassable que fut la Passagenarbeit
devait dépasser la forme anachronique du livre scientifique101. À partir de là, il faut
réfléchir aujourd’hui, sans «  messianisme cybernétique  », sur la bonne utilisation de
l’internet (afin d’établir de nouveaux réseaux de savoir) et de l’e-mail (pour relier de
nouveaux collectifs «  virtuels  »).
60 2. Quels nouveaux rapports de production ces nouvelles technologies rendent-elles
possibles au-delà de la concurrence capitaliste102, la propriété privée, et l’organisation
actuelle de l’université et des colloques  ? Existe-t-il aujourd’hui les débuts d’un collectif,
ou tout simplement d’un groupe de travail international, qui aurait un intérêt vital à
reprendre la Passagenarbeit là où Benjamin l’a laissée  ? C’est sans doute à l’intérieur de la
mouvance altermondialiste qu’une réélaboration de la Passagenarbeit aurait aujourd’hui sa
place103.
61 «  L’histoire mondiale est le Jugement dernier  » (Hegel). Le messianisme juif en juge tout
autrement. Peut-on donc, si l’on a la voix de Benjamin dans l’oreille, partager la confiance
étrangement hegelienne de Jacques Derrida, qui affirme, à propos d’un autre livre à venir,
que l’histoire du temps présent est effectivement en train de s’écrire104  ? Qu’en savons-
nous  ? «  Efforce-toi  », se disait Lichtenberg, «  d’être à la hauteur de ton temps  » 105.
Veilleur de nuit comme lui106, l’auteur de la Passagenarbeit partait de l’idée que l’histoire
est en train de se rêver107. Misant sur un collectif révolutionnaire comme condition de
possibilité de l’action politique et de la connaissance historique, il devait constater l’échec
provisoire de cette gageure politico-intellectuelle  : l’échec conjoint de la révolution et de
la Passagenarbeit108. Zarathoustra n’aime-t-il pas – certes dans une tout autre optique –
celui qui est lui-même un passage109  ? C’était cela, pour Benjamin, être de son temps.
Méfiance [écrit Benjamin en 1929] quant au destin de la littérature, méfiance quant
au destin de la liberté, méfiance quant au destin de l’homme européen [sic  !], mais
surtout trois fois méfiance à l’égard de toute entente  : entre classes, entre peuples,
entre individus. Et confiance illimitée seulement dans I.G. Farben et dans le
perfectionnement pacifique de la Luftwaffe. Mais quoi maintenant, quoi ensuite 110  ?
62 Il ne nous reste qu’à saisir notre chance. Hic Rhodus, hic salta.
Tout jadis. Jamais rien d’autre. D’essayé. De raté. N’importe. Essayer encore. Rater
encore. Rater mieux111.
24

Postscriptum
63 Quelques matériaux à verser à un des dossiers – nommons-le «  Restauration  » – d’une
future Passagenarbeit  :
64 1.1. La référence que fait Benjamin en 1929 à I.G. Farben – futur fabricant du gaz Zyklon B
utilisé dans les chambres à gaz des camps d’extermination nazis – est prémonitoire. Il n’y
prévoit certes pas la Shoah, mais l’utilisation du gaz lors de la Première Guerre mondiale
et au cours de celle à venir fut l’une de ses préoccupations.
65 1.2. Le I.G.Farben-Haus à Francfort a connu une histoire emblématique. Bâtiment d’avant-
garde érigé comme vitrine architecturale de la plus grande entreprise allemande de
chimie industrielle, il servit après la guerre de quartier général des forces américaines
avant de devenir, luxueusement restauré, le nouveau Campus Westend de la Johann
Wolfgang Goethe-Universität – celle qui avait refusé la thèse d’habilitation de Benjamin
en 1925 et où on peut aujourd’hui faire cours sur Benjamin en toute impunité.
66 1.3. Benjamin a largement anticipé sa «  restauration  ». L’histoire de la Belle au Bois
dormant, revue et corrigée, qu’il raconte à la suite de l’échec de son habilitation se
prémunit contre sa future réhabilitation112. Une vieille sorcière – l’université de l’époque
– l’a endormie  ; un Prince charmant – l’université de l’avenir – va la réveiller. Mais
puisque celui-ci n’est qu’une version rajeunie, et à la mode, de celle-là, le réveil ne sera
qu’une ruse du sommeil, comme tous les autres réveils du XIXe siècle, selon Benjamin.
67 2.1. Le premier des «  Premiers projets  » de Benjamin consacrés aux passages, un court
texte intitulé «  Passages  », juxtapose l’inauguration d’un nouveau passage et la
démolition de l’un des plus «  anciens  ». C’est ce dernier – le passage de l’Opéra – que
chante Louis Aragon dans Le Paysan de Paris (1926) au moment de sa disparition
imminente. Et c’est la lecture de ce livre, le «  cœur battant  »113, qui déclenche le projet
de Benjamin.
68 2.2.1. Ainsi la Passagenarbeit est-elle inaugurée par le passage du passage. C’est cela que
donne aussi à lire le texte «  Passages  », qui juxtapose la mort d’un passage et la naissance
d’un autre. Ce processus ne fait que refléter la logique du capital, qui, de manière
générale, se fraye partout des passages114, puis les défait et les refait sans cesse, abolissant
perpétuellement le passé en même temps qu’il en multiplie les spectres. Le même
processus économique qui fait construire les passages pour pouvoir y étaler et faire
circuler des marchandises de luxe les «  refoule  » (au sens freudien et marxiste du terme
115
) par la suite. Ainsi en fut-il du passage de l’Opéra, un des plus anciens, qui, après avoir
été, comme ses semblables, percé «  à travers des blocs entiers d’immeubles dont les
propriétaires [s’étaient] solidarisés pour ce genre de spéculation  »116, dut un siècle plus
tard céder la place à son tour à un grand boulevard, portant, de surcroît, le nom de
«  l’artiste démolisseur  » qui avait présidé à la transformation de Paris au XIXe siècle117. En
même temps, de nouvelles arcades surgissaient à un autre endroit de Paris. Alliant
l’étalage de la dernière mode à des éléments de l’industrie naissante du divertissement,
leur inauguration fantasmagorique rappelle les expositions universelles et certains
scénarios de cirque décrits par Kafka (notamment dans «  Le champion du jeûne  » et
«  Sur la galerie  ») et annonce ainsi la société du spectacle  :
Avenue des Champs-Élysées, entre les hôtels modernes aux noms anglo-saxons, on
vient d’ouvrir des arcades et le tout dernier passage parisien est né. Pour son
25

inauguration un orchestre monstre en uniforme a joué devant des parterres de


fleurs et de jets d’eau. La foule amassée a franchi en gémissant des seuils de grès et
a longé des murs recouverts de miroirs  ; elle a vu une pluie artificielle tomber sur
les viscères en cuivre des autos dernier modèle, preuve de la qualité du matériau.
Elle a vu des rouages tourner dans l’huile, lu sur de petites plaques noires, en
chiffres de strass, les prix des articles en maroquinerie, des disques de phonographe
et des kimonos brodés. On avançait en glissant sur des dalles dans une lumière
diffuse qui venait d’en haut. Tandis qu’ici on offrait au Paris le plus à la mode un
nouveau lieu de passage, un des plus anciens passages de la capitale, le passage de
l’Opéra, a disparu, englouti par le percement du boulevard Haussmann 118.
69 2.2.2. On arrive ici au tournant de l’essai, qui marque le moment inaugural de la
Passagenarbeit. Tel le flâneur et le «  prophète à rebours  » de Schlegel cité par Benjamin 119,
l’auteur refuse d’emboîter le pas au progrès et se détourne de la fantasmagorie capitaliste
de l’éternel retour. Inversant le processus économique, il s’accroche au vieux passage et
délaisse le nouveau. Ce n’est pas la «  lumière diffuse  » de celui-ci, mais la «  lueur
glauque, en quelque manière abyssale  »120, de l’ancien qui le retient. De même que chez
Hegel la «  chouette de Minerve  » ne prend son vol qu’au crépuscule du soir, le passage ne
se donne à comprendre qu’au moment de son déclin (ou au petit matin du rêve qu’il est
devenu). Le philosophe va donc reculer pour mieux sauter, et se plonger dans le rêve pour
mieux s’en réveiller. Il s’attarde dans la pénombre des passages désaffectés et découvre
dans le bric-à-brac surréaliste et mélancolique de leurs objets désuets et à moitié hors
commerce une dynamite révolutionnaire. Son travail va donc porter sur le refoulé
spectral du processus économique, dont il espère un tout autre retour que celui du même.
70 2.3. Or le rythme du toujours nouveau/toujours vieux que Benjamin décrit ici est toujours
«  d’actualité  ». Un indice parmi d’autres  : à côté de la prolifération mondiale de
nouveaux passages, et de grands magasins plus grands que jamais, en dehors des shopping
malls et des atriums, on en est aussi à la «  restauration  » des anciens passages. Le dernier
colloque organisé par la Internationale Walter Benjamin Gesellschaft, «  Topographie du
souvenir  », dont le présent volume rassemble les actes, s’est tenu près du passage
Vivienne, luxueusement rénové et animé de restaurants chic, non loin du lieu de travail
de Benjamin, la vieille Bibliothèque Nationale, aujourd’hui déménagée et remplacée par la
nouvelle Bibliothèque nationale de France.
71 2.4. De cette «  constellation  » deux lectures sont possibles. Ou bien le choix du cadre
était particulièrement approprié. Ou bien il était inconsciemment allégorique,
symptomatique, voire fantasmagorique. Dans le deuxième cas, ce colloque aura eu sa
propre topographie. On aura cru se pencher sur une œuvre qui, en fait, nous surplombe.
L’inauguration d’associations Benjamin et leur cortège de colloques risquent, en effet, de
ressembler à des numéros de cirque destinés à exorciser le spectre dont ils invoquent le
nom. Selon celui-ci, le passé fait valoir une «  prétention  » (Anspruch) dont on ne «  peut
pas se débarrasser à bon marché  »121. Difficile d’échapper au ricochet de la remarque
analogue qu’il fait à propos de son travail sur les passages  : «  On ne pourra pas me
raconter que je me suis simplifié la tâche  »122.
26

NOTES
1. E. A. POE, « The purloined letter », in The Complete Tales and Poems of Edgar Allan Poe, New York,
The Modern Library, 1938, p. 219.
2. W. BENJAMIN , Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, ci-après PC, trad. Jean Lacoste,
Paris, Éditions du Cerf, 1989, N 3, p. 1. (Afin de faciliter le recours à l’original, référence sera faite
aux cotes du PC).
3. PC 11.
4. Cf. l’importante documentation, « Zeugnisse zur Entstehungsgeschichte », dans l’appareil
critique de l’édition allemande (W. BENJAMIN, Gesammelte Schriften [ci-après GS suivi du numéro de
volume et de page], Francfort/Main, Suhrkamp, 1972-1989, vol. V, p. 1081-1205).
5. Voir J. DERRIDA, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993.
6. W. BENJAMIN , Œuvres (ci-après Œ), trad. Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch,
Paris, Gallimard, Folio, 2000, t. III, p. 429.
7. S. BUCK-MORSS, The Dialectics of Seeing, Cambridge (USA) et Londres, 1989.
8. N. SCHALZ und P. RAUTMANN (éds), Urgeschichte des zwanzigsten Jahrhunderts. An Walter Benjamins
Passagenarbeit weiterarbeiten, Brême, 2005. Le présent article reprend mon introduction à ce
volume : « Links liegen gelassen. Zur Aktualisierbarkeit der Passagen-arbeit ».
9. Lors de la soutenance de thèse de Robert Kahn en 1996 (Temps du langage, temps de l’Histoire :
Marcel Proust et Walter Benjamin), Antoine Compagnon avoua candidement qu’il ne retenait jamais
rien de Benjamin et devait toujours recommencer sa lecture à zéro. À l’instar du livre de Maurice
HALBWACHS, Les cadres sociaux de la mémoire, il faudrait parler ici des filtres nationaux de la
réception.
10. « Énormité devenant norme, absorbée par tous, [le poète] serait vraiment un multiplicateur
de progrès ! / Cet avenir sera matérialiste […] » (Arthur Rimbaud, lettre à Paul Demeny, dite
« lettre du voyant », du 15 mai 1871, in A. RIMBAUD, Œuvres, Paris, 1960, p. 347). 
11. Œ, III, 433. Cf. sur l’état d’exception chez Benjamin, G. AGAMBEN, Homo sacer, Paris, 1995, et État
d’exception, Paris, 2001.
12. GS V, 1072-1073.
13. PC 32.
14. GS V, 1073.
15. Ibid.
16. « L’actualité de Walter Benjamin. La critique : prise de conscience ou préservation », in Revue
d’Esthétique, nouvelle série 1, 1981, 107-130. Si cet essai, qui date de 1972, ne pouvait pas tenir
compte de la Passagen-arbeit, le fait que Habermas n’ait pas ressenti par la suite le besoin d’entrer
en discussion avec elle fait partie de sa (non-)réception. Son panorama de la philosophie
moderne, Le Discours philosophique de la modernité, traite uniquement des thèses de Benjamin, et ce
sous la forme d’une courte « digression » (Exkurs). Toute la question est de savoir si cette mise à
l’écart est le fait d’un commentateur social-démocrate qui ne sait pas « brosser l’histoire à
rebrousse-poil » (Œ, III, p. 433) ou si elle tient au positionnement essentiellement mar-ginal de
Benjamin lui-même ; si la Passagenarbeit ne peut pas faire école ou s’il y a lieu, au contraire,
d’accentuer « l’aspect pédagogique de ce projet » (PC, N 1, p. 8).
17. Th. W. ADORNO, Prismes, trad. Geneviève et Rainer Rochlitz, Paris, 1986, p. 213.
18. Œ, III, p. 437.
27

19. Voir, en revanche, le propos de Benjamin lui-même : « Je ne vais rien dérober de précieux ni
m’approprier des formules spirituelles » (PC, N 1a, p. 8).
20. Ajoutons un troisième constat, plus difficile interpréter. Si les recherches universitaires sur
Benjamin traitent la politique chez Benjamin comme un objet parmi d’autres, celle-ci a
néanmoins suscité un vif intérêt pendant la dernière décennie : d’une part suite aux livres de J.
DERRIDA, Force de loi, Paris, 1994, et de G. AGAMBEN , Homo sacer, op. cit. (note 11), ainsi que, d’autre
part, dans le contexte d’une mondialisation hégémonique (D.  BAECKER [éd.], Kapitalismus als
Religion, Berlin, 2003) et du retour réactif du théologico-politique (B.  WITTE et M.  PONZI [éds],
Theologie und Politik. Walter Benjamin und ein Paradigma der Moderne, Berlin, 2005). Or cet intérêt
porte sur des écrits théologiques de jeunesse (« Critique de la violence », « Capitalisme comme
religion »), et non sur le grand projet de la maturité qui en a pris la relève. Là encore, on préfère
s’approprier les « formules spirituelles » de Benjamin plutôt que de suivre son exemple. Il
faudrait s’expliquer là-dessus.
21.  Œ, III, p. 431 et 433.
22.  PC, N 9, p. 4. Trad. légèrement modifiée.
23.  Œ, III, p. 288.
24. « Sie werden durch die Aufweisung des Sprungs in ihnen gerettet » (GS V, 591 ; PC, N 9, p. 4).
25. RIMBAUD, op. cit., p. 146.
26. Prendre du recul par rapport à la société ambiante afin de mieux s’y réinsérer ensuite, tel fut
aussi le propos des lettres Sur l’éducation esthétique de l’homme de Schiller à l’époque de la
bourgeoisie montante. À celle de son déclin, le recueillement esthétique s’inverse, selon
Benjamin, en « une école du comportement asocial » (Œ, III, p. 308). D’où la nécessité d’échanger
le regard historique et le recul esthétique contre un regard et un recul politiques (Œ, I, 120).
27. Cf. le deuxième exposé, PC 47-48 et 58-59.
28. PC, K 1, p. 2. Trad. modifiée.
29. Ibid.,
30. « L’actualisation du passé chez Benjamin, son rapprochement donc, s’accompagne d’un
apparent éloignement du présent. C’est ainsi que ce dernier, épuré pour ainsi dire, dégage ses
grandes lignes, tandis que le premier au contraire se charge d’une prolifération de détails. Cette
méthode qui joint l’actualisation du passé à l’histo-risation du présent (« Der Kapitalismus war
eine Natur-erscheinung… » etc.) tire la leçon d’un constat que peut faire tout historien (tout
individu) : à savoir que du passé sont communément perçues les grandes lignes (la forêt cache les
arbres) et du présent les détails (l’arbre cache la forêt) ». Voir P. IVERNEL, « Paris Capitale du Front
populaire », in H. WISMANN, Walter Benjamin et Paris, Paris, Éditions du Cerf, 1986, p. 264).
31. GS V, 1237-1238.
32. Œ, III, p. 433, Trad. modifiée.
33. Œ, III, p. 434.
34. Œ, III, p. 439.
35. TURGOT, cit. PC, N 12 a, p. 1.
36. Œ, III, p. 439. « Dialectique » est synonyme chez Benjamin de « primesautier » (sprunghaft,
PC, N 2a, p. 3), « comme un éclair » (blitzhaft, PC, N 3, p. 1).
37. Troisième sens : l’historien est « toujours sur le qui-vive » (jederzeit auf dem Sprung) (PC, N 7,
p. 2 ; GS V, 587).
38. PC, N 9a, p. 5 ; GS V, 592.
39. W. BENJAMIN, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme (cité ci-après CB), trad.
Jean Lacoste, Paris, 1982, p. 242 (GS I, 683).
40. Selon l’essai sur le surréalisme, les écrits de Dostoïevski, Lautréamont et Rimbaud furent
autant de « machines infernales » qui explosèrent simultanément quarante ans après leur mise
28

en place
(Œ, II, p. 127).
41. PC, N 3, p. 1 ; GS V, 578. Le passage continue ainsi : « (Cette explosion, rien d’autre, est la mort
de l’intentio, qui coïncide avec la naissance du véritable temps historique, du temps de la vérité) ».
L’expression « mort de l’intentio » renvoie à la « Préface épistémo-critique » dans Origine du drame
baroque allemand, ci-après OD, trad. Sibylle Müller, Paris, 1985, p. 33.
42. PC, N 2a, p. 4.
43. Œ, III, p. 440-441.
44. PC 476, PC, N Ia, p. 3. Cf. là-dessus mon essai « Et Cetera ? De l’historien comme chiffonnier »,
in H. WISMANN (éd.), Walter Benjamin et Paris, op. cit., p. 559-610. Version allemande : « Et cetera?
Der Historiker als Lumpensammler », in N. BOLZ et B. WITTE (éds), Passagen. Walter Benjamins
Urgeschichte des XIX. Jahrhunderts, Munich, Fink, 1984, p. 70-95.
45. Œ, II, p. 445 (« um ein Geringes […] zurechtstellen », GS II, 432).
46. OD, p. 25.
47. OD, p. 30.
48. Œ, I, p. 257.
49. Voir note 30.
50. PC, N 10, p. 1.
51. Cf. « Le conteur », Œ, III, p. 115-116.
52. « Pièce par pièce, nous avons dispersé l’héritage de l’humanité, ayant dû laisser ce trésor au
Mont-de-piété, souvent pour un centième de sa valeur, en échange de la piécette de l’“actuel” » (
Œ, II, p. 372).
53. « L’époque, écrit Benjamin, est plus présente au regard du “prophète à rebours” qui lui
tourne le dos qu’aux contemporains qui “vont au pas” avec lui » (GS I, 1235).
54. « Le changement de front des communistes, qui sortent ainsi brutalement de leur période
prolétarienne révolutionnaire, les rebranche sur une conception social-nationaliste de la culture,
fortement idéalisée et largement répandue en France par “l’école du peuple” » ( IVERNEL, art. cit.,
p. 267-268).
55. IVERNEL, art. cit., p. 261-262. Œ, III, p. 435.
56. Voir à titre de symptôme la dénonciation par Luc FERRY et Alain RENAULT de La pensée 68, Paris,
1985.
57. Dans « Le Coucher du soleil romantique » Baudelaire évoque « le Dieu qui se retire » (OC,
p. 133).
58. Œ, II, p. 119.
59. Voir note 44. Voir sur la réception de Benjamin jusqu’en 1992 : R. MARKNER et Th. WEBER (éds),
Literatur über Walter Benjamin. Kommentierte Bibliographie 1983-1992, Hambourg, 1993, et R. 
MARKNER, « Walter Benjamin nach der Moderne. Etwas zur Frage seiner Aktualität angesichts der
Rezeption seit 1983 », in Schattenlinien, Berlin, no 8-9, 1994, p. 37-47. Markner décrit celle-ci en
termes de « réussite » et de « retards » (p. 37). D’une part, maintes disciplines et approches se
seraient réclamées de Benjamin pendant la dernière décennie. D’autre part, il y aurait eu un
recul de l’intérêt politique par rapport à la première phase de sa réception. Parmi les tendances
académisantes et restauratrices qu’on peut relever depuis 1983, Markner constate une absence
de recherches sur la Passagenarbeit, un déplacement d’intérêt vers le premier Benjamin et un
retournement de tendance concernant les positions respectives de Benjamin, d’Adorno et de
Scholem. Il conclut à l’actualité de la Passagenarbeit, dont la méthode resterait cependant à
élucider. En décrivant celle-ci comme un regard transdisciplinaire, autocritique et
philosophiquement orienté, Markner ne réussit pas non plus à cerner sa spécificité
méthodologique et politique.
60. H. D. KITTSTEINER, Mit Marx für Heidegger – mit Heidegger für Marx, Munich, 2004.
29

61. Œ, III, p. 443.


62. N. BOLZ, Auszug aus der entzauberten Welt. Philosophischer Extremismus zwischen den Kriegen,
Munich, 1989.
63. De même qu’on a « sauvé » le théâtre de Brecht de son marxisme en le ramenant au théâtre
bourgeois contre lequel il se définit, on récupère souvent la pensée de Benjamin en distinguant
ses analyses culturelles de leur substructure politique.
64. N. BOLZ et B. WITTE (éds), op. cit., p. 11. On ne peut certes pas parler de « tournant » dans le cas
de Witte, qui, social--démocrate depuis toujours, a toujours été conséquent, jamais radical.
65. Voici quelques phrases tirées d’un entretien avec Heinz Wismann : « La diversité des
manières d’approcher cet auteur est déconcertante. Ce résultat correspond peut-être, justement,
à l’une de ses intentions, qui était de déjouer tout système. […] Benjamin […] renvoie au lecteur,
comme dans un miroir, le spectacle de ses propres fantasmes. Benjamin est un auteur “projectif”.
[…] D’ailleurs, il n’est pas sans se contredire. […] Question de style plutôt que de raisonnement.
S’il se contredit parfois dans son raisonnement, il a gardé le même style tout au long de sa vie. Un
style bien à lui. C’est donc un très grand écrivain dont la fascination ne cessera pas de s’exercer.
[…] Il préfère la belle formule au raisonnement discursif. […]. Le laboratoire de Benjamin, c’est sa
propre intimité. Il mène ses recherches dans une sorte d’introspection tout à fait insaisissable à
autrui. […]. Il ne prend pas la vie pour autre chose qu’un parcours se terminant nécessairement
par la mort. […] [Les membra disjecta de l’histoire] sont ces “pièces disjointes” qui s’ajointent,
pour le regard initié, selon certaines configu-rations […] pour que [le moment présent] prenne de
l’épaisseur, il faut qu’ils s’emparent d’un moment du passé […] des “expériences” peu familières
au commun des mortels […] un flair poétique extraordinaire […]. Il est vrai que Benjamin utilise
des images très frappantes, mais il n’en résulte pas une philosophie de l’histoire. […] [Adorno] a
d’ailleurs fini par reconnaître que le génie de Benjamin ne résidait pas dans l’utili-sation
rigoureuse d’une méthode. Il ne fallait pas lui demander ce qu’il était incapable de donner. Non,
Benjamin ne faisait pas partie de la corporation des philosophes… [Sa pensée représente un]
stimulant intense, essentiel. Mais on ne doit pas forcément la lire de manière continue […] les
spécialistes de Benjamin […], par métier, aspirent à une cohérence sans faille. Benjamin est le
plus stimulant pour son lecteur quand celui-ci ne se donne pas pour objectif de reconstruire sa
pensée dans une continuité factice […] une énième tentative de reconstruction immanente […] ne
peut qu’aboutir à l’échec » (Magazine littéraire, avril 2002, p. 22-25). Avec une pondération peu
mystérieuse, le principal gestionnaire institutionnel de Benjamin à Paris se place ainsi au-dessus
de la mêlée. En termes benjaminiens, c’est la position « impossible » du « bienfaiteur » (Gönner) et
du « routinier » -(W. -BENJAMIN, « L’auteur comme producteur », in BENJAMIN , Essais sur Bertolt
Brecht, ci-après EBB, Paris, 1969, p. 116 et 121). La plupart de ces énoncés ne sont ni vrais ni faux,
et donc pires que faux. Le message est pourtant clair : non seulement il est impossible de
reconstruire cette pensée, mais l’on ne saurait rien construire avec elle non plus. Elle se voit ici
élogieusement réduite au rôle de « stimulant », consigné au domaine de l’« intimité »
incommunicable et du « flair » poétique, bref éconduite du champ de la véritable pensée
philosophique. Wismann dessert la réception française de Benjamin en recyclant habilement les
poncifs qui circulent à son égard. Sans cesser d’être poétique – Hannah Arendt invoque à juste
titre le rare don qu’avait Benjamin de « penser poétiquement » (Vies politiques, Paris, 1974, p. 305)
– son œuvre est en fait plus cohérente, plus complexe et plus rigoureuse que ne le sont les
systèmes philosophiques et, loin de se réfugier dans l’intimité, elle s’expose à son époque.
66. N. BOLZ, « Walter Benjamins Ästhetik », in U. STEINER (éd.), Walter Benjamin 1892-1940. Zum 100.
Geburtstag, Bern, 1992, p. 11.
67. Pour Benjamin comme pour l’auteur de la deuxième des Considérations intempestives, la
véritable actualité est à distinguer de la fausse : la fantasmagorie du toujours-nouveau/toujours-
le-même, la « surface stérile du nouveau et du dernier cri » (Œ, I, p. 267 et 273). Cf. mon essai
30

« “Einige wenige schwere, massive Gewichte?”. Zur “Aktualität” Walter Benjamins », in K. GARBE
et L. REHM (éds), Global Benjamin, Munich, 1999, p. 31-55.
68. Voir Œ, p. 111 et 432.
69. Voir à ce sujet l’essai classique de Lionel TRILLING, « On the teaching of modern literature », in
L. TRILLING, Beyond Culture, New York, 1967.
70. Voir W. BENJAMIN , Correspondance (cité, ci-après, C), trad. G. Petitdemange, Paris, 1979, vol. II,
p. 42-43 et PC, N II, p. 6.
71. Dans les toutes dernières lignes d’un excellent parcours synthétique de l’œuvre, Uwe Steiner
nie l’actualité de la pensée de Benjamin au nom de la définition que celui-ci donne de ce concept
– à savoir « la chance d’une toute nouvelle solution devant une toute nouvelle tâche » (GS I, 1231).
Ainsi, poursuit Steiner, l’actualité de Benjamin consiste à placer chaque époque devant la
question de sa propre actualité, qui n’est nullement celle de Benjamin (Walter Benjamin, Stutt-gart,
2004, p. 189). Certes. Mais la préhistoire de son époque n’est-elle pas celle de la nôtre ? Et si celle-
ci diffère tellement des précédentes, cette accélération de l’histoire ne perpétue-t-elle pas une
dynamique qui se déclenche au XIXe siècle, voire quelques siècles plus tôt ?
72. Œ, 1, p. 267.
73. GS II, 209.
74. Voir la position nuancée de Benjamin sur l’ésotérisme dans la « Préface épistémo-critique »
(OD, p. 24).
75. GS VI, 193.
76. La contribution de Michèle Riot-Sarcey dans ce volume, p. 81, est une exception qui confirme
la règle.
77. Cf. PC, N 6, p. 5.
78. Rapport comparable, quoique très différent, entre ces deux dimensions de la poesis chez
Nietzsche : Zarathoustra est un poète (Dichter) malgré lui, dont l’aspiration (Dichten und Trachten)
consiste à vouloir rassembler (in Eins dichten und zusammentragen) les membres de l’homme
éparpillés à travers le champ de bataille de l’histoire (Ainsi parlait Zarathoustra II, « De la
rédemption »). – C’est en lisant Histoire et Conscience de Classe de Georg Lukács en 1924 que
Benjamin retrouve sa propre conviction « que, quelle que soit la disparité à sauvegarder entre ces
deux registres, un éclairage (Einsicht) définitif de la théorie est lié à la praxis » et que le
communisme en constitue le terrain d’élection (C, I, p. 325. Trad. modifiée).
79. Quel rapport établir entre « l’espace d’images » (Bildraum) évoqué par Benjamin et celui dans
lequel nous baignons aujourd’hui ? Dans son essai « Topographie des Bildraums », qui était
initialement prévu pour ce volume, Mauro Ponzi compare les conceptions de Benjamin et de
Warburg. Mais le Bildraum tel que Benjamin le conçoit n’est pas une topographie ; c’est un champ
de forces, un espace non seulement d’images mais de corps et d’action collective (Leibraum), qui
« propulse et est l’image, l’engloutit et la dévore » (aus sich herausstellt und ist, in sich hineinreisst
und frisst) (Œ, p. 11, p. 133. Trad. modifiée).
80. Cf. J.-P. DUPUY, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible devient certain, Paris, 2002.
81. EBB, p. 117. « Des fonctionnaires, des écrivains : auteur, créateur, poète, cet homme n’a jamais
existé ! » (RIMBAUD, op. cit., p. 346).
82. PC 59.
83. PC, N 3a, p. 2. Trad. modifiée.
84. Œ, II, p. 272. Trad. modifiée.
85. « Notizen über den “destruktiven Charakter” », GS IV, 999-1000.
86. CB, p. 221.
87. Voir sur l’historien comme chiffonnier PC, N 1a, p. 8 : « Mais les chiffons, les déchets » (Aber
die -Lumpen, den Abfall.), PC 476 (trad. modifiée) ; GS V, 574. Voir également l’article cité supra
(note 44).
31

88. Œ, II, p. 247.


89. W. BENJAMIN, Sens Unique, ci-après SU, trad. Jean Lacoste, Paris, 1978, p. 249. Trad. modifiée. Il
s’agit d’être « objectif », note Benjamin dans ce contexte, « non pas devant ses contemporains (ce
n’est pas de cela qu’il s’agit) mais devant le devenir temporel (c’est cela qui est décisif) » (p. 248).
90. GS I, 1243. Voir Œ, p. 111 et p. 437.
91. Benjamin forge cette formule dans un autre contexte, Cf. GS III, 281.
92. Œ, p. 11 et p. 131.
93. L.c., p. 211.
94. GS IV, 396.
95. Phrase de Pierre Mabille citée en exergue du dossier K (PC 405).
96. Voir sur un motif voisin mon essai « “Efface les traces”, Sur Le Caractère destructeur de Walter
Benjamin », in Tumultes, n° 10, 1998, p. 157-88.
97. « Car dans le bonheur tout ce qui est terrestre aspire à son anéantissement (Untergang) » (Œ, I,
p. 264).
98. L’essai sur le surréalisme se termine ainsi : « Un par un, [les surréalistes] échangent leurs
mimiques contre le cadran d’un réveil qui sonne chaque minute pendant soixante secondes » (Œ,
II, p. 134).
99. GS II, 238.
100. C, II, p. 50.
101. Cela vaut également pour la forme de Sens Unique, dont deux textes portent sur les
mutations historiques du livre. Selon le texte inaugural, « Poste d’essence », « le geste universel
et prétentieux du livre » doit céder la place aux formes modestes que sont les tracts, les
brochures, les articles de journal et les affiches. Car « la construction de la vie est pour le
moment bien davantage sous l’empire de faits que de convictions ». Celles-ci doivent fonctionner
comme les gouttes d’huile que l’on verse dans les rivets et joints d’une turbine (SU, p. 139). Selon
un autre texte, « Vereidigter Bücherrevisor », le livre sous sa forme traditionnelle approche de sa
fin : « (Et aujourd’hui déjà le livre, comme le montre le mode de production scientifique actuel,
est un intermédiaire vieilli entre deux systèmes différents de fichiers. Car l’essentiel est tout
entier contenu dans la boîte à fiches du chercheur qui a composé le livre, et le savant qui travaille
sur lui l’incorpore à son propre fichier) » (SU, p. 165). Les deux textes annoncent la Passagenarbeit.
102. Cf. sur cette concurrence en matière de poésie ses remarques sur Baudelaire dans la suite de
l’essai de Valéry « Situation de Baudelaire » (CB, p. 218).
103. Un des premiers textes de la Passagenarbeit, « L’anneau de Saturne ou de la construction en
fer » (PC 882-883), commente un dessin de Grandville intitulé Un autre monde (1844). Un pont s’y
étend à perte de vue, reliant les planètes entre elles. Du coup, l’anneau de Saturne se voit
transformé en balcon circulaire où les Saturniens viennent le soir prendre le frais. L’utopie d’un
monde pacifié se confond ici avec une anti-utopie où toute altérité est abolie. La dialectique
historique entre les forces et les rapports de production – la construction en fer et l’utilisation
que la société capitaliste en fait – met en question toute possibilité d’un « autre monde » dans la
mesure où elle menace de coloniser le cosmos tout entier.
104. J. DERRIDA, Fichus. Discours de Francfort, Paris, 2002. En même temps, Derrida écarte la
perspective hegelienne d’un savoir absolu.
105. G. C. LICHTENBERG, Schriften und Briefe, éd. Wolfgang Promies, Munich, 1968, vol. I, D 474.
106. Voir sur la « veille » (Nachtwache) Œ, II, p. 255. Lichtenberg : « Je suis moi-même un veilleur
de nuit, messieurs, mais pas de mon état » (op. cit., vol. I, F 354). Voir également le court texte de
Kafka « La nuit ».
107. Derrida évoque cette idée dans un autre contexte dans L’Écriture et la différence, Paris, 1967,
p. 370.
108. En conclure que Benjamin n’aurait pu achever la Passagenarbeit qu’à la condition d’une
victoire de la révolution ne ferait que varier la thèse de son nécessaire échec. Sa lettre du
32

17.4.1931 à Scholem est éclairante à cet égard : « En particulier, ne va pas imaginer que j’ai la
moindre illusion sur le sort de mes affaires dans le Parti. Mais ce serait être myope que de ne pas
considérer cette situation comme modifiable, même s’il ne faut pas moins qu’une révolution
bolchevique en Allemagne. Non qu’un parti victorieux modifierait le moins du monde son
attitude à l’égard de ce que je fais aujourd’hui, mais sans doute en ce sens qu’il me rendrait
possible une écriture autre. Cela veut dire : quoiqu’il advienne, je suis décidé à faire ce que je
dois, mais cette chose n’est pas la même en toutes circonstances. Elle correspond au contraire à
la situation. Et il ne m’est pas donné de correspondre correctement – c’est-à-dire avec du
“correct” [d.i. mit “Richtigem”] à une situation fausse. Cela n’est nullement souhaitable non plus,
aussi longtemps qu’on persiste comme individu et qu’on est disposé à le faire » (C, II, p. 49. Trad.
modifiée).
109. « […] ein Übergang und ein Untergang » (Also sprach Zarathustra, « Zarathustras Vorrede 4 »).
Voir la dédicace de Sens Unique : « Cette rue s’appelle RUE ASJA LACIS du nom de celle qui en fut
l’ingénieur et la perça dans l’auteur » (SU, p. 137).
110. Œ, II, p. 132.
111. S. BECKETT, Cap au pire, 1991 (titre anglais : Worstward Ho, Londres et New York 1984), p. 8.
112. C, 1, p. 365. Voir ma lecture de ce texte dans « Hors d’Œuvre », in Œ, p. 7-21.
113. C, II, p. 163.
114. « [La bourgeoisie] doit s’insinuer partout, bâtir partout, créer partout des liens » ( Le
Manifeste du Parti communiste).
115. Le verbe verdrängen revient à plusieurs reprises dans le Manifeste du Parti communiste.
116. PC 35. Benjamin note l’aspect fantomatique de cette percée : « La rue qui traverse les
immeubles. Le trajet d’un fantôme passe-muraille » (PC 825).
117. Voir la section « Haussmann et les barricades » dans Paris, capitale du XIXe siècle (PC 44-45).
118. PC 867.
119. Voir sur l’historien comme « prophète qui se retourne en arrière » (rückwärts gewandter
Prophet) GS I, 1235 et 1237.
120. L. ARAGON, Le Paysan de Paris, Paris, 1979, p. 21.
121. Œ, p. 111 et 429. Trad. modifiée. (« Billig ist dieser Anspruch nicht abzufertigen », GS I, 694).
122. C, 1, p. 427.

AUTEUR
IRVING WOHLFAHRT
Professeur à l’Institut d’Études germaniques – Université de Reims.
33

Qu’est-ce que le Livre des passages ?


Citation et construction du lieu de mémoire

Burkhardt Lindner
Traduction : Edwige Brender

1 Quand on passe en revue les documents poignants sur les derniers mois de la vie de
Benjamin, on hésite à dire que l’écrivain a volontairement mis fin à ses jours. Et pourtant,
il en fut probablement ainsi. Il a estimé «  à un moment donné  », comme le dit Derrida
dans son beau discours de Francfort, qu’il était «  fichu  »1 et que l’heure était venue pour
lui de mourir – ultime expérience du passage. Il faut se garder de trop alimenter la
légende selon laquelle Benjamin aurait voulu, par son suicide, contraindre les autorités à
laisser passer les autres fugitifs allemands. Aucun indice n’autorise à rationaliser le
suicide de Benjamin pour le présenter comme un acte politique. Nous savons au contraire
que l’idée religieuse du droit à mettre délibérément fin à ses jours lui était familière
depuis longtemps. Il faut respecter cette position, plutôt que de vouloir l’expliquer. Le
message que l’on peut y lire reste cependant ambigu. D’une part, Benjamin a tout fait
pour que soient sauvés après son départ de Paris non seulement les dossiers des Passages,
mais aussi l’énorme masse de ses manuscrits, c’est-à-dire bien plus que ce qui avait été
publié de son vivant. D’autre part, il a renoncé, lorsqu’il a décidé de mourir, à laisser des
consignes sur l’utilisation à faire de ses manuscrits. Ce double geste, le souci de mettre les
manuscrits en sécurité et le renoncement à laisser des instructions à leur sujet, peut-il
transmettre un message autre que celui-ci  : c’est à nous qu’il appartient de reconstituer
le message  ?

Point de départ
2 Les textes relatifs au grand projet des passages parisiens, inédits à la mort de Benjamin,
sont désormais édités et publiés, depuis les premières esquisses jusqu’aux manuscrits
tardivement retrouvés à la Bibliothèque Nationale. Rolf Tiedemann les a réunis sous le
titre Das Passagen-Werk2, que Benjamin n’a envisagé nulle part. Tiedemann a cherché à
34

montrer par là que l’ensemble des manuscrits constitue les restes, ou plutôt l’ébauche
d’une œuvre majeure. Il souligne ainsi à juste titre les hautes ambitions philosophiques de
l’œuvre des passages. Mais s’agit-il bien d’une œuvre  ? On pourrait parler d’œuvre si les
fragments épars laissaient entrevoir l’articulation d’un livre.
3 Les lecteurs confrontés au fonds laissé par Benjamin rencontrent un singulier problème  :
celui-ci ne tient pas au fait que les textes sont seulement esquissés, fragmentaires,
inachevés, mais au fait qu’il y a trop de textes. Nous avons les deux exposés  ; la masse
énorme des dossiers, qui consistent souvent en citations non commentées  ; les premières
esquisses et les notes de travail  ; les lettres où Benjamin parle de son projet  ; les
manuscrits sur Baudelaire qui se sont peu à peu détachés du conglomérat des passages et
qui sont pour partie achevés  ; les thèses de philosophie de l’histoire. Il est impossible de
dégager de cette masse de manuscrits les contours d’une œuvre qui serait restée à l’état
de fragment. Benjamin ne serait pas le premier auteur à s’être épuisé au travail sur un
projet d’œuvre majeure que, contrairement à Goethe terminant le Second Faust dans sa
vieillesse, il n’aurait plus réussi à maîtriser.

Bref retour en arrière


4 Je ne veux pas m’étendre sur l’histoire compliquée des manuscrits laissés par Benjamin.
Un seul détail doit être souligné  : l’œuvre des passages ne se trouvait pas dans les deux
valises que Martin Domke apporta à Adorno en 1941 (GS V, 1071) et que Horkheimer
chargea Löwenthal de classer. C’est seulement en 1946 que Pierre Missac parla à Adorno
des manuscrits cachés par Bataille à la Bibliothèque Nationale. Adorno en fut électrisé. Il
écrivit à Missac  : «  Mon projet d’une présentation synthétique de la philosophie de
Benjamin, que j’ai discuté avec lui de son vivant, est indissociable de la reconstitution du
contenu philosophique de son travail sur les passages.  » Et il s’inquiète aussitôt de savoir
si les manuscrits qui viennent d’être retrouvés consistent «  essentiellement en extraits  »
(GS V, 1070). Adorno est inquiet, parce qu’il connaît déjà certaines parties des dossiers de
citations  ; en effet, jusqu’en 1938 au moins (GS V, 1163), Benjamin avait envoyé à
Horkheimer des photocopies des matériaux destinés à son travail sur les passages. En mai
1949, après avoir dépouillé les manuscrits que Missac lui a fait parvenir début 1948,
Adorno écrit à Scholem, quelque peu désemparé. Il ne lui semble guère possible de
reconstituer le travail sur les passages après la mort de son auteur  : s’y opposent
«  l’extraordinaire discrétion du raisonnement théorique formulé  » par rapport aux
citations, tout autant que le fait qu’on ne distingue aucun «  schéma réellement mené à
bien.  » (GS V, 1072) Scholem ne lui fut d’aucun secours, et le grandiose projet d’Adorno
échoua. Celui-ci partit désormais du principe que Benjamin avait, bizarrement, conçu son
travail sur les passages comme un simple montage de citations. Et il abandonna le reste
aux philologues et éditeurs à venir – plus particulièrement à son disciple Rolf Tiedemann,
à qui nous devons la remarquable édition des Œuvres de Benjamin (Gesammelte Schriften).
5 Il faut faire ici une courte digression sur l’histoire de sa réception. Les éditeurs
scientifiques3 ont en effet pris une décision hautement problématique  : ils ont décidé de
faire des dossiers de citations4 le dernier volume des Œuvres de Benjamin, si bien que le
volume sur les passages ne parut qu’en 1982, soit dix ans après le premier volume (1972).
Autrement dit, la partie la moins connue et la plus difficile de l’œuvre de Benjamin a été
publiée à la toute fin, alors qu’elle aurait dû servir de fondement à une réception
renouvelée des textes déjà connus. Car les textes sur Baudelaire, les exposés sur «  Paris,
35

capitale du XIXe siècle  » et les thèses Sur le concept d’histoire avaient déjà été publiés et
abondamment commentés avant la parution des Œuvres. Quant aux indications sur le
futur volume cinq qui figuraient dans l’appareil critique du premier volume (1972), elles
laissaient faussement espérer la parution prochaine du travail sur les passages.
6 Ceci explique, au moins en partie, que le Livre des passages n’ait reçu à sa parution qu’un
accueil mitigé. Il était malheureusement prévisible que se répéterait la déception
d’Adorno face aux énormes dossiers de citations et au manque de tout schéma directeur.
7 Quel crédit faut-il accorder à cette déception  ? À l’en croire, le travail sur les passages est
une œuvre majeure inachevée, pour ainsi dire reportée ad infinitum. Passées les premières
esquisses surréalistes que Benjamin avait écrites en collaboration avec Hessel dans le
cadre de leurs projets de livre sur Paris et de «  féerie dialectique  » («  Passages
parisiens  »), l’œuvre, après 1934, se désagrège au fur et à mesure que s’épaississent les
dossiers de citations. De ces dossiers, auxquels Benjamin, à Paris, travailla jusqu’au
dernier moment, se dégagent deux exposés rédigés, qu’il avait dû adresser à Horkheimer
pour obtenir un financement que lui accordait l’Institut für Sozialforschung ; dans les
dossiers sur Baudelaire, on distingue également les fragments d’une étude sur le poète,
qui aurait dû être un modèle réduit du Livre des passages.
8 Les manuscrits sur Baudelaire se divisent en un premier essai, dont Adorno empêcha la
parution («  Le Paris du Second Empire chez Baudelaire  »), un second essai que Adorno
jugeait particulièrement réussi («  Sur quelques thèmes baudelairiens  »), et un
assemblage de notes réunies sous le titre «  Zentralpark  », qui traitent surtout de la
réapparition de l’allégorie au XIXe siècle chez Baudelaire.
9 Au vu de cet ensemble hétéroclite, on pourrait arriver à la triste conclusion que les thèses
Sur le concept d’histoire et leurs paralipomena, le dernier grand texte de Benjamin, ne sont
que la dernière partie d’un projet avorté.

Contre-arguments
10 Mais, partant des mêmes constatations, on peut aussi arriver à la conclusion inverse. Car
on peut citer plus d’un argument qui s’oppose à ce que l’on conçoive le travail sur les
passages comme une entreprise condamnée d’avance à l’échec et comme un fantôme
philosophique.
11 Les deux exposés que Benjamin dut écrire pour Horkheimer ne sont pas seulement des
résumés utilitaires et inintéressants, mais des textes importants et substantiels. «  Paris,
die Hauptstadt des 19. Jahrhunderts  » et «  Paris, capitale du XIXe siècle  » (GS V, 45-77) –
qui devaient donner son nouveau titre au travail sur les passages – décrivaient un projet
de recherche qui fut accepté par l’Institut für Sozialforschung. Le seul fait que le second
exposé ne soit pas seulement une traduction française du premier, mais apporte des
variantes considérables, suffit à montrer l’importance de ces deux textes dans
l’élaboration théorique de l’œuvre de Benjamin. Je ne citerai que deux de ces
modifications  : le second exposé a une conclusion différente, où apparaît comme point de
fuite la spéculation cosmologique nommée L’Éternité par les astres que Blanqui rédigea en
prison après l’échec de la Commune. Benjamin y voyait, comme le montrent ses lettres, sa
découverte essentielle. Il lui semble trouver préfigurée et dépassée, au niveau politique,
l’idée nietzschéenne de l’éternel retour du même.
36

12 Dans le second exposé – deuxième modification –, le deuxième chapitre «  Daguerre ou les


panoramas  » est entièrement supprimé, et n’est pas remplacé. Ceci surprend au premier
abord, car l’idée d’un bouleversement de l’art par la reproductibilité technique est un
élément fondamental du travail sur les passages. Dans la lettre qu’il envoya à Horkheimer
avec son exposé, Benjamin justifie la suppression du chapitre sur Daguerre en disant que
celui-ci a pris sa forme définitive avec la publication de L’Œuvre d’art à l’époque de sa
reproductibilité technique. L’essai sur l’œuvre d’art représenterait donc en quelque sorte
une partie autonome et achevée du travail sur les passages. De fait, on y observe de
nombreuses correspondances avec les dossiers laissés par Benjamin. Une seule citation,
en guise de preuve  : «  Aboutissement du chapitre sur l’intérieur  : l’apparition de
l’accessoire dans le film.  » (GS V, 296  ; PC 243)
13 Il faut donc considérer le travail sur les passages sous deux angles  : d’une part, il
constitue l’ensemble d’où se détachent peu à peu des textes achevés. Ceci est notamment
valable pour les textes sur Baudelaire. Mais d’autre part, il reste un projet de livre
autonome.
14 À l’appui de cette seconde approche, on peut citer le fait que Benjamin a ajouté jusqu’au
bout toutes sortes de notes à ses dossiers. Tiedemann écrit  :
De nombreuses déclarations de Benjamin dans ses lettres montrent que, jusqu’au
dernier moment, il a nourri le projet d’un travail global sur les passages. […] Aussi
longtemps qu’il a pu y travailler, il s’en est tenu à l’agencement qui sous-tend les
«  Notes et matériaux  » publiés dans ses Œuvres, et qui est celui de Benjamin lui-
même. En mai 1940, il a encore ajouté des citations à son manuscrit. (GS VII, 871)
15 Toutes les réflexions sur Baudelaire se réfèrent constamment aux acquis du travail sur les
passages. Par deux fois, Benjamin a fait photocopier des parties de ses dossiers, qu’il a
expédiées à New York. Bref, il n’existe aucun indice indiquant que Benjamin ait jugé son
travail sur les passages irréalisable pour des raisons théoriques immanentes et qu’il ait
songé à l’abandonner. Au contraire, il avait manifestement de grandes ambitions. Rêvait-
il, en partant pour Port-Bou, d’une œuvre de vieillesse telle que celle qu’avait réalisée
Goethe, de même qu’il avait eu la vision, dans son rêve sur Weimar, du lieu où cette
œuvre avait été produite  ? Nul ne saurait répondre à cette question, de même que nul ne
saurait résoudre le mystère du suicide de Benjamin à Port-Bou, ou le mystère de son
renoncement au projet de suicide soigneusement élaboré au début des années 1930.
16 Signalons enfin que sont développées, dans le cadre du travail sur les passages, des
réflexions philosophiques fondamentales qui dépassent de beaucoup celles des deux
exposés. Les thèses tardives Sur le concept d’histoire, associées au dossier N intitulé
«  Réflexions théoriques sur la connaissance  », annoncent ainsi de façon tellement
audacieuse l’ambition de renouveler les fondements théoriques de l’historiographie, et la
situent de manière si évidente par rapport à l’objet que constitue le XIXe siècle, qu’on ne
saurait imaginer armature conceptuelle plus adéquate pour l’œuvre des passages.
17 Reste alors une question  : tout ceci modifie-t-il la signification des dossiers  ? Peut-on lire
les thèses et le dossier N comme le condensé d’un travail de dix ans, où serait déjà
accomplie la tâche que décrivent les thèses  ? Ou, à propos des exposés  : permettent-ils de
deviner la structure interne cachée des notes éparses  ?
18 C’est là une des énigmes textuelles du Livre des passages  : la structure conceptuelle des
exposés ne correspond absolument pas à celle du système des dossiers. Quant à ceux-ci,
ils ne contiennent pas d’allusions aux études sur «  Paris, capitale du XIXe siècle  », pas
plus que leurs titres et développements ne reprennent les combinaisons entre personne,
37

phénomène et lieu urbain que Benjamin utilise dans ses exposés. D’un autre côté, il est
évident que les notes de Benjamin ne sont pas seulement un amoncellement d’extraits
épars. Il suffit pour s’en persuader d’observer la soigneuse unité formelle des dossiers, qui
sont constitués de feuillets identiques pliés par le milieu, utilisés seulement par moitié et
classées par entrées. Qu’est-ce qui empêcherait alors de conférer à ces dossiers le statut
d’œuvre autonome  ?

II

19 Dès lors, la question de la possibilité de l’achèvement du travail sur les passages se pose
autrement. Elle devient une question préliminaire  : comment Benjamin put-il seulement
coucher sur le papier la masse énorme des notes que contiennent ces dossiers  ? Quelle
«  boussole déréglée  » (GS V, 570  ; PC 473) emportait-il, quand il allait à la Bibliothèque
Nationale  ? Avec quelles cartes de régions jamais cartographiées travaillait-il  ? Qu’est-ce
qui le fascinait dans ce lieu au cœur de l’Europe qu’il refusa d’abandonner jusqu’au
dernier moment  ?
20 Je voudrais terminer par trois remarques destinées à mettre en valeur la singularité du
travail sur les passages, la difficulté de son actualisation et, parallèlement, ses affinités
avec les discussions théoriques actuelles.

La capitale comme lieu de mémoire


21 Benjamin n’écrit pas une histoire du XIXe siècle, mais l’invente et met en son centre la
ville de Paris, dont il fait sa capitale, les deux sens du mot français la capitale / le capital
étant bien sûr présents dans ce mot. Pourtant, il n’écrit pas non plus une histoire de la
ville de Paris au XIXe siècle  ; Paris constitue plutôt le lieu d’une historiographie qui mêle
dans sa forme théorie et phénomènes, commentaires et citations.
22 Cette historiographie ne reprend ni les grands événements ni les grands récits  : les
événements historiques majeurs du XIXe siècle sont tout simplement passés sous silence  ;
elle ne vise pas non plus à écrire l’histoire «  d’en bas  ». Benjamin ne propose pas une
histoire des mouvements ouvriers. Par conséquent, le télos de la conscience de classe
prolétarienne en train d’émerger ne détermine pas la structure narrative des exposés. Il
est donc nécessaire de remplacer dans l’analyse de la pensée benjaminienne la notion
d’idéologie par les notions de culte et de fantasmagories.
23 Par fantasmagories, Benjamin désigne une transformation de la structure économique
«  non pas seulement de manière théorique, par une transposition théologique, mais bien
dans l’immédiateté de la présence sensible  » (GS V, 60  ; PC 47). Les fantasmagories
occupent le champ de ce qui est perceptible par les sens, celui donc de l’immédiateté. Le
discours de Benjamin sur les fantasmagories et sur la présence sensible du spectacle
s’oppose donc à la critique marxiste, qui cherche à exorciser les fantômes idéologiques,
les mystifications et le fétichisme de la marchandise5. Il nous mène en un autre endroit,
où le renversement dialectique n’a pas encore eu lieu.
24 Il suffit de considérer la constellation des exposés pour se persuader du fait qu’ils ont
pour enjeu une présentation de l’histoire comme lieu, une historiographie qui vous ouvre
un lieu, ce qui n’est pas sans rappeler le livre sur l’origine du drame baroque allemand.
Dans le premier exposé, les titres de chapitres sont  : I. Fourier ou les passages,
38

II. Daguerre ou les panoramas, III. Grandville ou les expositions universelles, IV. Louis


Philippe ou l’intérieur, V. Baudelaire ou les rues de Paris, VI. Haussmann ou les
barricades. À chaque fois, une personne et un phénomène urbain forment une
constellation qui rompt la chaîne causale habituellement établie entre les événements
historiques.
25 Comme mentionné précédemment, cet agencement ne correspond pas à celui des
dossiers, dont le classement répond pourtant aussi, et encore plus largement, au principe
de l’organisation par lieu. Ceci se manifeste notamment par la forme très particulière de
la narration. Dans les exposés domine le présent, et non pas le prétérit du «  il était une
fois  ». On observe le même procédé dans les dossiers, où les annotations sont au présent
de narration, comme pour rapporter un événement passé de façon supra-chronologique.
(On pourrait procéder avec profit à une étude du temps des verbes dans ces annotations).
26 Et pourquoi Paris  ? Ce n’était pas la seule ville envisageable pour le travail sur les
passages, et il ne faut pas comprendre ainsi le titre «  Paris, capitale du XIXe siècle  ». Il ne
s’agit pas de faire de Paris le centre de l’Europe, au détriment de Londres, Rome, Vienne
ou Berlin, mais de représenter Paris de façon à faire apparaître ce qu’il y avait de capital
dans l’époque capitaliste. Cette apparition ne peut avoir lieu que grâce au texte, et ne
s’accomplit que dans le lieu de l’écriture.
27 L’originalité de ce procédé devient évidente si l’on cherche à l’appliquer de façon
analogique au XXe siècle. Il y a inévitablement quelque chose d’anachronique à chercher
une capitale du XXe siècle qui pourrait être construite par le texte. Les rapports de forces
économiques et politiques ne se concentrent plus de façon aussi éclatante dans
l’architecture et sur le territoire de la grande ville. Les passages, les palais de cristal, les
expositions universelles, la tour Eiffel appartiennent à une époque autre que celle des
agrégats d’immeuble aux façades de verre opaque qui, comme le marché mondial
globalisé et déterritorialisé, sont aujourd’hui répandus sur toute la planète.
28 C’est ce regard sur l’histoire, une toute dernière fois possible à l’époque de Benjamin, qui
structure son projet. Voilà pourquoi on y devine la prémonition d’un fait qui se confirme
aujourd’hui seulement  : le XXe siècle aura été le dernier siècle européen à avoir pensé
l’histoire mondiale en tant que métropole européenne. Le travail sur les passages est aussi
tributaire de cette mémoire.

La temporalité du passé immédiat


29 Lorsqu’on essaie, pour se faire une idée plus concrète du projet de Benjamin sur les
passages, d’imaginer un projet contemporain analogue, on bute sur une deuxième
difficulté. Celle-ci a trait à la nécessité de l’invention d’un lieu analogue, mais aussi la
possibilité de la répétition de la temporalité spécifique que suppose le projet. Cette
temporalité se caractérise par le fait que le siècle dont le travail sur les passages examine
le lieu a été brutalement interrompu – ce qui rend possible la structure de projection
rétrospective sur le passé grâce à laquelle Benjamin voit «  les monuments de la
bourgeoisie comme des ruines bien avant qu’ils ne s’écroulent  » (GS V, 59  ; PC 46). C’est
seulement de cette façon que pouvait être construite l’impression de choc que cause la
représentation d’un passé immédiat6 qui se situe à une époque objectivement proche,
mais qui semble, justement pour cette raison, appartenir à une époque préhistorique.
39

30 Il est difficile d’appliquer cette perspective temporelle aux événements historiques


récents. Car les horreurs du XXe siècle (les deux guerres mondiales, Auschwitz, le
stalinisme, Hiroshima) n’appartiennent en rien au passé. Or ce qui reste vivace et doit
rester inoubliable s’oppose à ce que l’on imite la plongée salvatrice de Benjamin dans le
XIXe siècle. Une autre tâche s’impose, beaucoup plus urgente  : le travail et la réflexion sur
ce passé présent.
31 On ne peut donc construire, entre notre présent et son passé, une distance historique
semblable à celle que Benjamin instaure entre son époque et le XIXe siècle, et on ne peut
pas non plus décaler de quelques dizaines d’années vers le présent la période à laquelle
Benjamin écrit et espérer ce faisant trouver une période analogue.
32 La tentative historico-épistémologique de Benjamin consiste donc à plonger le passé
immédiat, c’est-à-dire pour lui le XIXe siècle, dans un sommeil artificiel pour l’explorer
comme on explore un paysage onirique. Ceci suppose à la fois la volonté de créer une
distance historique énorme et la présence d’un impact émotionnel immédiat. C’est
l’expérience du rêve qui fournit le paradigme théorique de cette dialectique.
33 Pour la génération qui naquit autour de 1900, le XIXe siècle fut un siècle englouti à une
vitesse surprenante, et bientôt oublié. Il disparut comme disparurent les fiacres et les
chevaux, supplantés par l’automobile, et les becs de gaz, remplacés par la lumière
électrique. Avec lui s’éteignirent le personnage du chiffonnier et l’exotisme des épiceries
coloniales, mais aussi la figure excentrique de l’inventeur autodidacte. Les révolutions et
les guerres du XIXe siècle furent dépassées par la Révolution russe et la (Première) Guerre
mondiale. Et ce qui se dessinait pour l’avenir – l’apparition de la technique dans tous les
domaines de la vie quotidienne, les moyens de communication et de transports, la crise
économique mondiale, la manipulation des masses par le fascisme et le stalinisme –
signifiait une accélération de l’engloutissement du XIXe siècle.
34 Cet éloignement croissant du XIXe siècle n’était pas seulement affaire de vision du monde.
On le percevait aussi de façon très concrète dans des reliques malmenées par l’histoire,
traces préhistoriques du XIXe siècle que le surréalisme fut le premier à exhumer. Partant
de cette expérience archéologique des déchets, mais la surmontant par un saut en arrière
dans l’histoire (le «  saut de tigre  »), le projet de Benjamin sur les passages pouvait
prendre un nouveau départ. Benjamin parvint à opérer une scission radicale entre son
projet d’écriture portant sur l’enfance berlinoise vers 1900 et son travail sur les passages,
qui ne considère plus l’objet historique du point de vue de l’enfant. Il put alors élaborer sa
propre théorie de l’histoire, indépendamment du surréalisme et de Heidegger (GS V, 676  ;
PC 561).

Fragment ou citation et aphorisme


35 Avec le travail sur les passages, qu’il repensa radicalement en 1934, Benjamin plonge dans
les profondeurs du XIXe siècle. C’est pour cette raison que les dossiers d’extraits ne sont
plus organisés selon un point de vue contemporain, comme c’était le cas pour les
premiers travaux et notes surréalistes. Au contraire, ces derniers sont éclatés en
annotations indépendantes et réagencés. On ne trouve donc pas dans les dossiers, à
quelques très rares exceptions près, de notes ou de réflexions de Benjamin sur son propre
sort dans les années 1930, sur son exil parisien ou sur la situation politique hautement
dramatique. Cette plongée «  monadologique  » dans le XIXe siècle faisait manifestement
40

partie de la structure conceptuelle fondamentale du travail sur les passages, qui était sans
exemple et reste sans imitateurs.
36 Pour mieux comprendre en quoi le travail sur les passages diffère radicalement d’autres
travaux apparemment comparables, il faut se remémorer l’exemple de «  l’héritage de ce
temps  » d’Ernst Bloch, qui agaçait beaucoup Benjamin  : il considérait le chapitre
«  hiéroglyphes du XIXe siècle  » comme un plagiat, et jugeait indécente la façon dont
Bloch, dans son combat contre le fascisme, troquait un héritage qui n’avait pas encore été
assimilé contre la menue monnaie de l’actualité et de l’exil.
37 Il faut partir de là pour estimer à leur juste valeur ces dossiers qui sont bien plus qu’une
accumulation de matériaux de travail. Paris est recréé et transformé en un labyrinthe
textuel construit à partir de morceaux mélangés comme ceux d’un puzzle, y compris de
citations des premières esquisses sur les passages, antérieures à l’exil.
38 Rien ne confirme la supposition d’Adorno selon laquelle Benjamin aurait envisagé les
passages comme simple montage de citations. Tiedemann a déjà réfuté cette hypothèse
avec des arguments décisifs (GS V, 13  ; PC 12). Ceci ne permet toujours pas, bien entendu,
de définir le type de texte que contiennent les dossiers.
39 Mais ils forment bien un texte – et non pas un tas de gravats. On est parfaitement fondé à
affirmer que la pratique benjaminienne de l’extrait a anticipé les théories les plus
modernes de l’intertextualité.
40 Un fonds d’archives est constitué, où l’archivage lui-même forme déjà un texte. Tous les
feuillets sont pliés selon un même système, et utilisés seulement par moitié. Certes, les
annotations ne reflètent nulle part un programme de travail dont on pourrait déduire un
programme de lectures effectuées auparavant à la Bibliothèque Nationale. Mais elles sont
pourtant ordonnées selon un système. Chacune est clairement séparée de la suivante, et
dotée d’un sigle. Ce faisant, Benjamin n’opère aucune distinction entre une remarque
personnelle, une formule de son invention déjà propre à être citée, une citation
commentée, une citation non commentée ou la simple évocation d’un fait intéressant. Les
citations issues d’un même texte sont souvent dispersées dans plusieurs dossiers.
41 Le travail de Benjamin est comparable à celui d’un archéologue  ; mais au contraire de
Freud, qui aimait cette comparaison, il exhume des textes anciens du XIXe siècle des restes
qu’il réenterre immédiatement dans le labyrinthe des dossiers. On ne saurait prétendre
que la table des titres des dossiers, complètement asystématique, facilite grandement la
recherche d’une citation particulière enfouie dans cette masse d’annotations. C’est
pourquoi Benjamin ajoute dans ses manuscrits lors de son travail sur Baudelaire – mais ce
n’est pas la première fois – des repères de couleur, et dresse des registres qui organisent
son texte selon un réseau thématique second.
42 Toutes ces spécificités des dossiers trahissent un auteur soucieux de collectionner. Ce
n’est pas un hasard si Benjamin consacre au personnage du collectionneur tout un
dossier, qui n’est pas moins important que le dossier N. Car les citations accumulées
constituent encore des trouvailles indéfinies, qui obéissent à un système différent de celui
d’une bibliothèque de recherche scientifiquement organisée. Ceci ne signifie pas que
Benjamin ait fureté à la Bibliothèque Nationale au gré de ses humeurs – ce que, après
tout, on ne pourrait pas non plus lui reprocher. Les notations suscitent plutôt l’image de
quelqu’un qui se met au travail avec un certaine idée en tête et qui sait ce qu’il cherche
parce qu’il se sait attendu.
41

43 Cette attitude se manifeste notamment par le fait que les citations sont soit reportées
sans indication de source, se présentant alors comme des unités autonomes, soit reprises
de seconde main de Fourier, Baudelaire, Hugo, Mallarmé ou Marx et localisées, de façon
scientifiquement incorrecte, d’après ces sources secondaires – comme si le lieu où
apparaît la citation était plus important que la citation elle-même.
44 Il nous faut donc modifier l’image du collectionneur, qui aspire à constituer une
collection complète. Notre singulier collectionneur découvre des éléments hétérogènes
dans l’univers de ce qui a déjà été écrit et imprimé, en pressentant de façon intuitive ce
dont il aura peut-être besoin pour son projet et ce qu’il peut encore lui intégrer. Cette
attention subjective, presque idiosyncratique, a quelque chose de somnambulique. Et
l’inlassable travail de copie manuelle des citations tente de les stériliser et les préserver
pour des utilisations futures, comme on essaie après le réveil de fixer un rêve avant qu’il
ne vous échappe.
45 «  Le titre définitif fut suggéré par Hippolyte Babou au Café Lamblin  », précise une
annotation qui se rapporte aux Fleurs du Mal de Baudelaire (GS V, 352  ; PC 290)  ; et une
autre  : «  Lyon est connu pour ses brouillards épais  » (GS V, 357  ; PC 294)  ; une autre
encore  : «  Les saints-simoniens attendaient un messie féminin (“la Mère”) qui devait
s’unir au grand prêtre, au “Père”.  » (GS V, 737  ; PC 612). De telles annotations sont des
petits aide-mémoire qui se rappellent à votre souvenir à la lecture d’autres citations et
peuvent contribuer à créer une nouvelle articulation textuelle.
46 Ceci est vrai aussi des formules théoriques de Benjamin qui représentent, d’après mon
estimation, environ un tiers du volume. Elles aussi sont enfouies entre les extraits et
présentées de la même façon que les citations  : sous forme de paragraphes séparés et
pourvus chacun d’un sigle. Ceci leur confère, même quand il s’agit de simples notes de
travail, le caractère définitif d’un aphorisme, de même que le fait d’extraire une citation
de son contexte lui confère un impact aphoristique.
47 Ce procédé provoque un étonnant effet d’immanence. «  Nous ouvrons la réalité du XIXe
siècle comme nous ouvririons un livre.  » (GS V, 580  ; PC 480) C’est exactement ce que l’on
ressent en ouvrant le Livre des passages.
48 Je n’arrive pas pourtant à imaginer qu’un lecteur lise le Livre des passages de la première à
la dernière page. Son illisibilité résiste à tout plan de lecture herméneutique. Mais il suffit
de lire un passage au hasard, et on est directement au cœur du propos de Benjamin. Où,
on ne le sait pas. Et on ne dispose d’aucune indication sur la suite et la fin, sauf à refermer
le livre.
49 C’est pourquoi il est si peu pertinent de parler de l’œuvre des passages, du point de vue de
la théorie du texte, comme d’un fragment. Tout au plus peut-on désigner par le terme de
fragments les textes achevés sur Baudelaire, qui correspondaient à un projet de livre. Il
serait tout aussi faux de transposer directement le concept de fragment de passé, qui se
situe au cœur des thèses de théories de l’histoire réunies sous le titre Sur le concept
d’histoire, pour l’appliquer à la forme des extraits sur les passages. Ces annotations
forment une collection extraordinaire de petites pièces de mosaïque, de l’assemblage
desquelles surgit comme d’un prisme «  l’image vraie du passé  », que le travail d’écriture
va ensuite fixer et arracher au continuum idéologique de l’histoire.
50 Dans les formules extrêmement concises des thèses Sur le concept d’histoire, Benjamin
traite à la fois de la «  faible force messianique  » et du «  maintenant de la
connaissabilité  ». Le travail sur les passages qu’il a laissé prouve que l’association de ces
42

deux moments est un artifice contre nature. De même que la faible force messianique ne
provoque pas la venue du temps messianique, mais le suspend, le repousse et, ce faisant,
le maintient ouvert en tant que seuil, de même le nouvel historiographe doit-il faire
passer le travail de sauvetage hétérotopique avant la quête du salut, afin de ne pas
tomber dans le piège de la fin des temps.

NOTES
1. J. DERRIDA, Fichus, Paris, Galilée, 2002.
2. W.  BENJAMIN, Gesammelte Schriften, édité par R. Tiedemann et H. Schweppenhäuser, Francfort/
Main, Suhrkamp, 1972-1989 (désormais désigné par GS), vol. V.
N.d.T. : les citations originales proviennent de cette édition, et leurs traductions françaises
proviennent de : W. BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages , trad. J. Lacoste,
Paris, Éditions du Cerf, 1989 (désigné par PC).
Nous indiquerons désormais dans le corps du texte l’emplacement de la citation originale (GS
suivi du numéro de volume et du numéro de page) puis l’emplacement de la traduction, quand
elle est reprise d’une traduction existante (PC suivi du numéro de page).
3. On n’a pas encore déterminé à ce jour quelle a été l’influence d’Adorno sur l’agencement des
Gesammelten Schriften.
4. Les titres des dossiers (GS V, 81 ; PC 63) sont ceux que leur a donnés Benjamin lui-même. Ils
n’ont aucune-ment été rajoutés par les éditeurs scientifiques, contrairement à ce qu’affirme
Detlev -Schött-ker. Voir D. SCHÖTTKER, Konstruktiver Fragmentarismus. Form und Rezeption der
Schriften Walter Benjamins, Francfort/Main, Suhrkamp, 1999, p. 207.
5. Voir à ce sujet : B. LINDNER, « Der 11.9.2001 oder Kapitalismus als Religion », in N.  MÜLLER-SCHÖLL
(éd.), Ereignis. Eine fundamentale Kategorie der Zeiterfahrung, Bielefeld, transcript, 2003, p. 196-224.
6. Voir à ce sujet : B. LINDNER, « Das Passagen-Werk, die Berliner Kindheit und die Archäologie des
Jüngstvergangenen », in N. BOLZ et B.  WITTE (éds), Passagen. Walter Benjamins Urgeschichte des 19.
Jahrhunderts, Munich, Fink, 1984, p. 27-48.

AUTEURS
BURKHARDT LINDNER
Professeur d’histoire et esthétique des médias – Johann Wolfgang Goethe-Universität Frankfurt
am Main.
43

Topographie de la grande ville


européenne et culture mondialisée
du souvenir
Pour une lecture contemporaine du Livre des passages de Walter
Benjamin

Rolf Goebel
Traduction : Edwige Brender

1 A l’heure de la mondialisation, du capitalisme de consommation et de la médiatisation


numérique de la culture, voire de sa virtualisation, la mémoire, comprise comme retour
de l’individu sur sa propre biographie ou comme réflexion culturelle collective sur le
passé historique, semble menacée. Le souvenir s’organise de nos jours en une tension
productive, ou en un conflit insoluble, entre d’une part le désir, vain mais bien
compréhensible, de se réapproprier de façon authentique une vie révolue, et d’autre part
la représentation de l’histoire que produisent les mass-media mondialisés. De plus en plus,
l’histoire, sous forme d’industrie de la mémoire et de commercialisation du passé, influe
sur la vie publique des grandes métropoles. Andreas Huyssen le montre dans Present
Pasts : Urban Palimpsests and the Politics of Memory1  : plus nous nous sentons projetés vers
l’avenir incertain de la mondialisation, plus nous avons besoin de l’apaisement, du
ralentissement qui sont liés à l’acte de remémoration. Reconnaissons cependant qu’il est
impossible de distinguer parfaitement la mémoire authentique et le souvenir personnel
de la réalité virtuelle produite par les technologies de la communication et les mass-media
populaires. Huyssen montre en particulier comment la mémoire liée à des cultures
locales, et souvent structurée par des thèmes politiques tels que les droits de l’homme, les
revendications des minorités ou des sexes, l’histoire nationale ou internationale, peut
faire fonction d’alternative critique au triomphe de la théorie de la modernisation qui
s’impose aujourd’hui, de pair avec la mondialisation homogénéisante2.
2 Plus contestable, cependant, semble l’affirmation de Huyssen selon laquelle la
redécouverte et la réinvention de la mémoire, la recherche d’une «  présence du passé  »,
seraient un phénomène apparu dans les années quatre-vingt du siècle dernier, alors que
44

la grande époque de la modernité (l’époque de l’expressionnisme, du national-socialisme,


du stalinisme, de l’admiration européenne pour le modernisme américain) aurait été
fascinée par les anticipations visionnaires et la «  présence du futur  »3. Je voudrais
corriger cette périodisation par une relecture du Livre des passages de Benjamin, œuvre
classique de la modernité où sont systématiquement associées la vision utopique de
l’avenir et l’évocation d’un passé perceptible dans la topographie. Je voudrais suggérer
que la façon la plus productive de lire aujourd’hui l’opus magnum de Benjamin consiste à
ne pas en élucider les significations complexes, et pour partie contradictoires, de manière
uniquement philologique, en les replaçant dans leur contexte historico-culturel originel  ;
il faut, au contraire, associer à cette lecture herméneutique une actualisation qui permet
de dégager les concepts centraux du Livre des passages du cadre – forcément contingent –
de leur élaboration, et de les appliquer à notre époque post-moderne globalisée. Cette
méthode est fidèle, en quelque sorte, à la pratique de Benjamin, qui dégageait les textes
du passé de l’histoire événementielle pour les inscrire, de façon critique et distanciée,
dans le présent. Non seulement on découvre de cette façon des passerelles inattendues
entre le texte de Benjamin et notre temps, mais on est aussi amené, je crois, à détecter
des partis pris, des impasses ou des négligences dus à l’esprit de l’époque ou à
l’inattention de l’auteur. J’entends notamment par là que les considérations de Benjamin
sur la culture du souvenir, le travail de la mémoire et les espaces topographiques sont
étroitement liées à la modernité ouest-européenne telle qu’elle se manifestait dans les
métropoles où le capitalisme vivait alors son âge d’or  ; aujourd’hui, la puissance
subversive ou affirmative des discours sur la mémoire est fonction de l’hégémonie, dans
la société de consommation capitaliste post-moderne, de la culture globale de l’hybridité.
Nous avons donc besoin d’une méthode, me semble-t-il, qui combine de façon dialectique
une étude philologique du texte et une entreprise radicale d’élargissement, de
réinterprétation, de transposition et de critique. C’est là la meilleure façon d’éviter la
Charybde de la reconstitution historisante des intentions originelles du texte, et la Scylla
de l’exploitation arbitraire, pour une argumentation personnelle, de citations de
Benjamin isolées de leur contexte4.
3 Dans le Livre des passages, on trouve une analyse de Paris qui est une topographie de la
culture spécifiquement moderne de la mémoire et du souvenir  ; dans cette culture, le
passé des métropoles européennes apparaît sous forme de citations fragmentaires de
styles anciens, d’échos mythologiques, d’imitations d’images provenant d’autres cultures.
Benjamin voit dans les signifiants matériels – les bâtiments, les rues, les places, les
intérieurs – des lieux où le passé de la grande ville ne se manifeste pas comme totalité
signifiante ni comme tradition assurée, mais s’impose à la mémoire collective des
passants et des habitants sous forme de traces, de signes ambigus. C’est là que le passé,
selon le principe freudien du retour du refoulé, fait son œuvre inquiétante et subversive,
ou bien que, comme c’est le cas le plus souvent, il est exploité et banalisé pour servir les
fins du système de rentabilisation capitaliste5. Benjamin note dans une de ses esquisses
précoces que les passages parisiens, bien que (ou justement parce que) voués à la
disparition par les innovations technologiques et les nouveaux modes de vie, par «  les
trottoirs élargis, la lumière électrique, l’interdiction qui frappe les prostituées, la
civilisation de l’air libre  » (GS V, 140  ; PC 113)6, conservent encore pour certains d’entre
eux, «  sous une lumière crue et dans des coins sombres, un passé devenu espace  »  : des
métiers archaïques, des marchandises indéfinissables, des enseignes énigmatiques (GS V,
1041  ; PC 867). Cette transformation d’un temps révolu en une spatialité fantomatique et
mystérieuse, propre à être consommée visuellement, est caractéristique de la conception
45

benjaminienne du lieu de mémoire urbain. Partant de l’imbrication dialectique de l’idée


d’un éternel retour du passé, d’une part, et d’autre part de la foi dans le progrès et
l’infinie perfectibilité, il entend démontrer que l’innovation technologique, les médias de
masse et le subtexte mythologique sont à Paris intimement liés. Ainsi, la gare Saint-
Lazare représente-t-elle non seulement la simultanéité du non-simultané, à savoir de la
technologie de pointe dans le domaine des transports et de la culture moderne du voyage,
mais aussi la restitution d’archétypes mythologiques, certes ravalés par l’historisme du
XIXe siècle au rang d’accessoires nostalgiques de comédies triviales, ornant la scène où se
joue le spectacle de la vie urbaine effrénée  :
La gare Saint-Lazare  : une princesse qui siffle et qui souffle, avec le regard d’une
horloge. […] Il est certain qu’aujourd’hui, à l’âge des automobiles et de l’avion, ce ne
sont plus que des terreurs légères et ataviques qui attendent encore sous les
verrières noircies, et la comédie banale du départ et des retrouvailles que l’on joue,
avec les wagons-lits pour décor, transforme le quai de gare en scène de province.
On joue encore une fois devant nous le mélodrame grec vieillot  : Orphée, Eurydice
et Hermès à la gare. (GS V, 512  ; PC 423 sq.)
4 De la même façon, l’intérieur bourgeois se pose en lieu de mémoire imitatif, où prennent
place des accessoires décoratifs issus du passé européen, et caractéristiques du désir
d’exotisme qui marqua l’époque du colonialisme et des expositions universelles,
manifestations éclatantes de la puissance de l’industrie du divertissement et du monde
fantasmagorique de la consommation (GS V, 50-51  ; PC 39). Dans l’appartement de grands
bourgeois, la salle à manger ressemble à la salle d’apparat de Cesare Borgia, le boudoir de
madame à une chapelle gotique et le bureau de monsieur au palais d’un shah persan.
Comme le souligne l’auteur, l’appartement bourgeois offre une multitude d’images où des
éléments stylistiques éclectiques se combinent selon une technique proche de celle
qu’utilise le photomontage avant-gardiste pour les annonces, étiquettes et affiches
publicitaires (GS V, 50-51  ; PC 39). Benjamin suggère que cette forme complexe du
souvenir topographique, caractéristique des débuts de la société médiatisée moderne, ne
doit pas être interprétée (seulement) d’un point de vue négatif comme une perte de
l’authenticité, mais aussi comme une forme ambivalente de remémoration collective qui,
malgré son «  historicisme narcotique  » et «  sa passion des masques  », signale aussi
«  une véritable existence historique  » (GS V, 493  ; PC 408). Benjamin esquisse ici un
scénario où le topos de la grande ville moderne comme texte culturel est radicalisé par le
spectacle performatif de stimulations visuelles superficielles. En d’autres termes, le
souvenir n’est pas d’abord le fait de la subjectivité humaine, c’est-à-dire un acte
individuel  ; il est une réaction collective des citadins aux effets, relayés par les médias, de
signifiants matériels tels que le métro, la gare, l’appartement, l’affiche publicitaire. Il est
important, je crois, de saisir cet acte de mémoire collectif, même si Benjamin souligne que
seul le regard associatif du flâneur urbain décèle les liens qui unissent la topographie de
la grande ville, la technologie médiatique et la production du souvenir. Cela ne signifie
pas que la figure du flâneur serve à retransformer en un sujet concret l’entité collective
abstraite du souvenir que nous venons de définir  ; car le flâneur de Benjamin n’est pas un
individu particulier doté d’un mode personnel de perception  ; c’est plutôt un type idéal,
une construction textuelle de l’expérience vécue dans la grande ville moderne, une
structure qui recueille et articule, dans le Livre des passages, des schémas de mémoire
collectifs.
5 Ma thèse est que le Paris du XIXe siècle tel que le décrit Benjamin anticipe certains traits
de la société médiatique globale contemporaine. Plus qu’aucune autre auparavant, notre
46

époque est dominée par les technologies de l’information et les moyens de


communication. Ceux-ci véhiculent en quantités massives des connaissances et des
images, qui dissocient le souvenir de l’acte de mémoire individuel et de la tradition locale.
Le souvenir semble, à l’époque de la mondialisation plus encore qu’à l’époque de
Benjamin, collectivisé et dépersonnalisé  : il n’est plus que l’effet numérique, reproduit à
l’infini à la télévision et sur Internet, de stimuli audiovisuels en perpétuelle circulation. À
la toute fin, on en arrive à cette «  industrialisation de l’oubli  », à l’ère de la télévision
mondiale que critique Paul Virilio. Alors que le livre d’histoire, avec ses illustrations,
favorise la représentation mentale imagée de souvenirs réels ou emblématiques, l’écran
de télévision détruit les close-up de la mémoire et la cohérence de nos impressions
fugitives7.
6 Ceci ne signifie pourtant pas, comme le souligne Huyssen à juste titre, qu’ait disparu
aujourd’hui toute possibilité de mémoire collective, de désir d’un souvenir authentique,
unique et fidèle à la réalité8. Ces formes d’appréhension et d’analyse du passé conservent
leur validité  ; bien sûr, on ne peut plus prétendre les élever au rang de claires
alternatives au monde capitaliste des médias et de la consommation, car elles
entretiennent avec lui un rapport ambivalent  : elles s’y intègrent en même temps qu’elles
le sapent. Ceci aussi est déjà perceptible dans la capitale du XIXe siècle telle que la décrit
Benjamin, notamment dans le type de perception et d’expérience que représente la
flânerie. Il est vrai, comme le souligne souvent la recherche, que le flâneur de Benjamin,
successeur du dandy esthète baudelairien, n’est pas seulement un spectateur en quête
d’une expérience directe et authentique de la grande ville  : il est lui-même un élément du
spectacle fantasmagorique dont il fait une si intense consommation visuelle. Certains
indices montrent pourtant qu’il reste partiellement autre, qu’il se tient à distance, qu’il
choisit de s’en tenir à une pratique singulière de la perception et de la remémoration des
espaces qui l’entourent. Benjamin souligne ainsi que le rapport du flâneur au monde et à
sa profondeur historique est direct, tactile, visuel, libre de toute médiation discursive  :
À l’approche de ses pas, le lieu a commencé à s’agiter  ; destituée de langage et
d’esprit, la simple proximité intime du lieu lui fait des signes et lui donne des
instructions. Il est devant Notre-Dame-de-Lorette et les semelles de ses chaussures
lui rappellent que c’est ici l’endroit où, jadis, l’on attelait le «  cheval de renfort  » à
l’omnibus qui remontait la rue des Martyrs en direction de Montmartre. (GS V, 524  ;
PC 432)
7 Certes, ce travail de remémoration immédiate ne représente qu’une partie du processus
mental, car «  l’ivresse anamnestique  » du flâneur «  non seulement trouve son aliment
dans ce qui est perceptible à la vue, mais s’empare du simple savoir, des données inertes,
qui deviennent ainsi quelque chose de vécu, une expérience  »  ; ce savoir «  se transmet
de l’un à l’autre surtout par le bouche à oreille  », mais s’est également déposé, au cours
du XIXe siècle, dans «  un nombre presque infini d’ouvrages  » (GS V, 525  ; PC 435). C’est
ainsi que la mémoire du flâneur devient un lieu presque topographique où la nostalgie
d’un passé authentique saisi directement ou discursivement peut, derrière ou sous les
façades omniprésentes, les imitations et les simulations de la technologie, se livrer à sa
perpétuelle quête herméneutique du sens et de la signification9.
8 Qu’en est-il du flâneur dans le monde post-moderne de la médiatisation globale  ? Dans
son livre Weimar Surfaces : Urban Visual Culture in 1920s Germany, Janet Ward montre que la
contemplation du spectacle, typique de la république de Weimar, des surfaces
architecturales, des films, des publicités, de la lumière électrique, ne relevait plus du
dandysme du XIXe siècle ni de l’errance sans but dans les passages parisiens  ; mais elle ne
47

correspondait pas non plus tout à fait à la non-expérience virtuelle et immobile de nos
contemporains devant leur télévision. Au contraire, les métropoles de la république de
Weimar exigeaient la présence corporelle du sujet percevant dans la rue. Celui-ci pouvait
par exemple regarder les vitrines (activité qualifiée de typiquement féminine), ce qui
s’accordait aux impératifs de la production et de la consommation de masse, mais
développait aussi un certain sens de l’espace concret et de ses effets visuels 10. Cette
présence physique du sujet spectateur sur les boulevards des grands centres urbains tels
que Berlin le cède aujourd’hui aux divertissements électroniques, aux spectacles
médiatisés et aux jeux inventant une réalité virtuelle, lesquels déterminent le mode de
vie des habitants de la métropole post-moderne. Celle-ci devient donc un non-espace,
dont l’indifférence aux espaces réels menace de faire échouer la quête du flâneur à la
recherche d’une expérience authentique. Dès lors, où le flâneur post-moderne peut-il
encore survivre  ? Seulement dans des villes comme Manhattan, Boston, San Francisco,
Amsterdam, Londres ou Paris, estime Ward, c’est-à-dire dans des lieux dont
l’infrastructure s’est développée à l’époque de la modernité industrielle. La flânerie serait
aussi restée possible dans les parties de Berlin qui furent reconstruites de façon critique
et réfléchie après la chute du Mur11. On pourrait objecter cependant que justement le
Berlin d’après 1989, le Berlin de la Friedrichstraße, de la Potsdamer Platz, des bâtiments
gouvernementaux, avec sa sobre esthétique abstraite et géométrique, place ses rêves d’un
avenir capitaliste mondialisé sous le signe d’une imitation hautement artificielle
d’espaces urbains historiques  ; il n’évoque guère le passé ni les traditions réelles dont
rêve le flâneur parisien d’obédience benjaminienne12. Les autres endroits où la post-
modernité permet encore, selon Ward, un retour du flâneur, sont les lieux d’une mise en
scène auto-réflexive de spectacles et de surfaces, comme le Centre Pompidou à Paris ou
l’installation new-yorkaise de Christo The Gates, dans Central Park, où l’expérience tactile
accompagne l’activité divertissante de la marche et de la promenade. De la même façon,
l’emballage du Reichstag par Christo met en jeu, estime Ward, à la fois la nostalgie post-
moderne d’une expérience moderne de la ville, et la puissance ludique inhérente à une
mise en scène urbaine moderne et à une flânerie individuelle13. Quoi que l’on pense de ces
thèses, Ward analyse des formes majeures d’appréhension de la ville, où la figure du
flâneur, dont Benjamin avait déjà constaté le retour dans son essai sur Franz Hessel 14, se
renouvelle et incarne une façon inédite, délibérément artificielle mais culturellement
significative, d’appréhender la métropole à l’époque contemporaine.
9 Comme j’espère l’avoir montré, l’analyse benjaminienne de la mémoire culturelle
contient des aperçus très actuels sur les origines de la tension dialectique qui existe entre
la simulation médiatique du souvenir d’une part et, d’autre part, la quête d’une
expérience directe et authentique du passé local. Cette tension, symptôme typique de
l’action des moyens de communication électroniques et de la société de consommation
internationale, a aujourd’hui des retombées au niveau mondial. Alors que la dialectique
de la mémoire urbaine est encore liée, chez Benjamin, au modèle européen de la
métropole à l’époque du triomphe du capitalisme et de l’expansion coloniale, il faut la
replacer aujourd’hui dans le contexte de la politique internationale, du commerce
mondial et de la médiatisation massive qui abolit les frontières. Bien plus qu’au XIXe
siècle, la vie contemporaine dans les global cities se caractérise par le fait qu’elle doit
défendre le souvenir local contre l’industrie de la mémoire, le désir d’expérience vécue
authentique contre la culture numérisée médiate et le rapport personnel réfléchi à la
tradition contre la commercialisation du passé par l’industrie internationale du
divertissement. Ceci est d’autant plus important que la mémoire individuelle, les valeurs
48

locales et l’expérience de l’individu ne se distinguent pas nettement de l’hybridité


mondiale de la culture post-moderne. La façon dont s’articuleront à l’avenir dans nos
métropoles internationales souvenir et mémoire culturelle dépend autant de différences
géographiques et culturelles que de potentielles évolutions de l’actuelle hégémonie
politique du Premier Monde, et d’innovations dans le domaine des technologies de la
communication. Il serait vain de vouloir décrire exactement les scénarios que nous
réserve l’avenir, mais il est fructueux d’en examiner les origines et le développement
historique à la lumière de textes canoniques tels que le Livre des passages. Une telle
relecture manifeste le positionnement cognitif et critique d’une germanistique qui ne se
contente pas de reconstituer la signification immanente d’une œuvre dans son contexte
culturel originel, mais y associe actualisation et réinterprétation.

NOTES
1. A. HUYSSEN, Present Pasts: Urban Palimpsests and the Politics of Memory, Presses de l’Université de
Stanford, 2003, p. 25.
2. Ibid., p. 27.
3. Ibid., p. 11.
4. Sur cette problématique, voir : J. GROSSMAN, « The Reception of Walter Benjamin in the Anglo-
American Literary Institution », in The German Quarterly, vol. 65 n° 3-4, 1992, p. 414-428.
5. Voir à ce sujet le passage intitulé « Ausgraben und Erinnern, Stadt und Gedächtnis », in P. 
GARLOFF, Philologie der Geschichte: Literaturkritik und Historiographie nach Walter Benjamin, Würzburg,
Königshausen & Neumann, 2003, p. 276-284.
6. Les citations originales sont tirées de :
• W. BENJAMIN, Das Passagen-Werk, in W.  BENJAMIN, Gesammelte Schriften (désigné par GS), édité par
R. Tiedemann et H. Schweppenhäuser, vol. V, Francfort/Main, Suhrkamp, 1982.
N.d.T. : Les traductions des citations sont tirées de :
• W. BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, trad. J. Lacoste, Paris, Éditions du
Cerf, 1989 (désigné par PC).
Nous indiquerons désormais dans le corps du texte l’emplacement de la citation originale (GS
suivi du numéro de volume et du numéro de page) puis l’emplacement de la traduction (PC suivi
du numéro de page).
7. P. VIRILIO, Paysage d’événements, Paris, Galilée, 1996.
8. Huyssen a le mérite d’avoir analysé ce retour complexe et contradictoire du discours sur le
souvenir en tant que phénomène mondial, à la lumière d’études sur l’architecture berlinoise, sur
Times Square à New York et sur El Parque de la Memoria à Buenos Aires. Voir A.  HUYSSEN, op. cit.
(note 1), p. 30-109.
9. Pour la critique, d’un point de vue ethnographique, de cette construction topographique de la
nostalgie d’une authenticité culturelle, voir : H. LETHEN, « Versionen des Authentischen: sechs
Gemeinplätze », in H. BÖHME et K. R. SCHERPE (éds), Literatur- und Kulturwissenschaften, -Reinbek bei
Hamburg, Rowohlt, 1996, p. 205-231 (en particulier p. 229).
10. J.  WARD, Weimar Surfaces: Urban Visual Culture in 1920s Germany, Presses de l’Université de
Berkeley, 2001, p. 15-16.
49

11. Ibid., p. 16.


12. Voir à ce sujet A. HUYSSEN, op. cit. (note 1), p. 49-71 et R. J. GOEBEL, 2003, « Berlin’s Architectural
Citations: Reconstruction, Simulation, and the Problem of Historical Authenticity », in PMLA, vol.
118, n° 5, 2003, p. 1268-1289.
13. J. WARD, op. cit. (note 10), p. 18-19.
14. W.  BENJAMIN, « Die Wiederkehr des Flaneurs », in F. HESSEL, Ein Flaneur in Berlin, Berlin, Das
Arsenal, 1984, p. 277-281.

AUTEURS
ROLF GOEBEL
Professeur de langue et civilisation allemandes – University of Alabama, Huntsville (USA)
50

La ville, lieu stratégique de


l’affrontement des classes
Insurrections, barricades et haussmannisation de Paris dans le Livre des
passages de Walter Benjamin

Michaël Loewy

1 L’espace urbain comme lieu du combat entre les classes  : voici un aspect souvent négligé
par les travaux savants sur le thème de la ville dans le Passagenwerk. Pourtant, il occupe
une place de choix dans ce projet inachevé.
2 Le traitement du sujet par Walter Benjamin est inséparable de sa méthode
historiographique, qu’on pourrait tenter, provisoirement, de définir comme une variante
hérétique du matérialisme historique, fondée (entre autres) sur deux axes essentiels  : a)
une attention systématique et inquiète pour l’affrontement des classes, du point de vue
des vaincus – au détriment d’autres topoi classiques du marxisme, comme la contradiction
entre forces et rapports de production, ou la détermination de la superstructure par
l’infrastructure économique  ; b) la critique radicale de l’idéologie du Progrès, sous sa
forme bourgeoise, mais aussi dans ses prolongements dans la culture politique de la
gauche.
3 La ville dont il est question dans le Livre des passages est, comme l’on sait, «  la capitale du
XIXe siècle  ». Il faut ajouter qu’il s’agit aussi de la capitale révolutionnaire du XIXe siècle.
C’est, en d’autres mots, ce qu’avait écrit Friedrich Engels dans un article de 1889, cité par
Benjamin, qui partage sans doute cet avis  :
La France seule a Paris, une ville où […] se rassemblent toutes les fibres nerveuses
de l’histoire européenne et d’où partent à intervalles réguliers les impulsions
électriques qui font trembler tout un monde […]. (715)1
4 Je suivrai dans cet essai un ordre chronologique  : 1) Insurrections et combats de
barricades (1830-1848)  ; 2) L’haussmannisation de Paris comme «  embellissement
stratégique  » (1860-1870)  ; 3) La Commune de Paris (1871). Il s’agit de matériaux puisés
dans trois chapitres du Passagenwerk  : «  Mouvement social  », «  Haussmannisation et
combat de barricades  », «  La Commune  ».
51

5 Comme l’on sait, le Livre des passages a un statut qui reste encore énigmatique  : s’agit-il
d’un ensemble de matériaux classés en vue de la rédaction d’un ouvrage  ? Ou d’un collage
de citations comme nouvelle méthode d’exposition  ? À moins que ce ne soit un mélange
des deux… En tout cas, on a affaire à des documents de nature très hétérogène. On peut
distinguer les catégories suivantes  :
• commentaires de Walter Benjamin – sans doute la source la plus importante pour saisir le
mouvement de sa pensée  ;
• citations précédées ou suivies d’un commentaire qui les éclaire  ;
• citations d’auteurs marxistes ou socialistes, dont on peut supposer que Benjamin partage les
opinions (encore que…)
• citations de travaux d’historiens, qui servent à mettre en évidence un aspect des
événements qui l’intéresse  ;
• citations d’auteurs réactionnaires, qui illustrent l’attitude des couches dominantes  ; leur
usage par Benjamin est souvent teinté d’ironie.
6 Il n’est pas toujours aisé de comprendre pourquoi l’auteur de cet énorme recueil a choisi
telle ou telle citation. La place de certains documents dans son argument reste
mystérieuse, certains détails semblent sans intérêt, et on est obligé à se livrer à des
conjectures, sans pouvoir toujours trancher. Cela dit, dans l’ensemble les pièces du puzzle
prennent leur place, et l’on peut reconstituer le discours de Benjamin, et son objet, dans
ces trois chapitres  : la ville (Paris) comme lieu stratégique du conflit entre les classes – au
XIXe siècle, mais avec des échos, souvent implicites, dans la conjoncture de l’Europe des
années 1930.

Insurrections et combats de barricades (1830-1848)


7 Le matériel dont il sera question ici provient de deux chapitres du Livre  : «  Mouvement
social  » et «  Haussmannisation et combats de barricades  ».
8 La première chose qui frappe est l’intérêt, la fascination même de Benjamin pour les
barricades. Elles apparaissent, au cours des citations et commentaires, comme
l’expression matérielle, visible dans l’espace urbain, de la révolte des opprimés au XIXe
siècle, de la lutte de classes du côté des couches subalternes. La barricade est synonyme
de soulèvement populaire, souvent vaincu, et d’interruption révolutionnaire du cours
ordinaire des choses, inscrite dans la mémoire populaire, dans l’histoire de la ville, de ses
rues et ruelles. Elle illustre l’utilisation, par les dominés, de la géographie urbaine dans sa
matérialité  : étroitesse des rues, hauteur des maisons, pavage des voies. Elle est aussi,
pour les insurgés, un moment enchanté, une illumination profane, qui présente aux
oppresseurs la face de Méduse de la révolte «  au milieu des rouges éclairs  » et qui brille,
selon un poème du blanquiste Tridon, «  dans l’éclair et dans l’émeute  » (720, 728). Enfin,
elle est une sorte de lieu utopique, qui anticipe les rapports sociaux de l’avenir  : ainsi,
selon une formule de Fourier, citée ici, la construction d’une barricade est un exemple de
«  travail attrayant  » (164).
9 La curiosité de Benjamin pour les détails de la construction des barricades est illimitée. Il
prend note du nombre de pavés – 8 125 000 pour ériger les 4 054 barricades des Trois
Glorieuses de 1830 (162) – l’utilisation d’omnibus (voitures tirées par les chevaux)
renversés pour les fortifier (149, 165), le nom des constructeurs – Napoléon Gaillard a
planifié la puissante barricade rue Royale en 1871 (166) –, leur hauteur – en 1848
52

beaucoup montaient à la hauteur d’un premier étage (166) –, l’apparition du drapeau


rouge en 1832 (724), etc. Il enregistre aussi les méthodes peu orthodoxes du combat
populaire autour des barricades  : par exemple, le jet par les fenêtres, sur la tête des
militaires, de meubles (160) ou de pavés (161). On dirait qu’il tente, par ces détails, de se
faire une image, la plus précise possible, de la barricade comme lieu matériel, espace
urbain construit et symbole puissant de Paris comme capitale révolutionnaire du XIXe
siècle.
10 Et surtout, il s’intéresse au rôle des femmes dans les combats de barricades  : on les voit
verser de l’huile bouillante ou de l’eau brûlante sur les soldats  ; des «  sulphateuses  » les
aspergent d’huile de vitriol, tandis que d’autres fabriquent de la poudre (712-713). En
juillet 1830 une jeune femme a pris des vêtements masculins pour se battre à côté des
hommes  : elle sera ramenée en triomphe par les canonniers insurgés (723). Il est question
aussi des Bataillons de Femmes, d’Eugénie Niboyet et des «  Vésuviennes  ». Dans
l’absence de commentaires, on peut seulement supposer que Benjamin prend acte de la
transgression, par les femmes insurgées, du rôle social qui leur est imposé par le
patriarcat.
11 Reste la question de l’efficacité insurrectionnelle de la barricade. Benjamin cite l’opinion
d’un historien sur le soulèvement victorieux de juillet 1830  :
Les rues Saint-Denis et Saint-Martin sont… la bénédiction des émeutiers […]. Une
poignée d’insurgés derrière une barricade tenait en échec un régiment. (155) 2
12 Le jugement de Friedrich Engels – pourtant auteur, en 1847, d’une pièce en un acte
représentant un combat de rues avec des barricades dans un petit État allemand,
couronné par le triomphe des républicains (164) – est plus sobre  : l’effet des barricades
est plus moral que matériel, elles sont surtout un moyen d’ébranler la fermeté des soldats
(148).
13 Les deux opinions ne sont pas contradictoires, et, en l’absence de commentaire explicite
de Benjamin, on pourrait supposer qu’il les considère comme complémentaires.
14 Il faut ajouter que la barricade n’était pas la seule méthode de lutte insurrectionnelle.
Blanqui – un personnage qui apparaît souvent dans les notes de Benjamin – et ses
camarades de la «  Société des Saisons  », préféraient des formes de combat des rues plus
offensives, plus proches du «  coup de main  » révolutionnaire. Ainsi, le 12 mai 1839, il
avait concentré mille hommes entre la rue Saint-Denis et la rue Saint-Martin, pensant
«  profiter de nouvelles troupes connaissant mal les détours des rues de Paris  » (165) 3.
15 L’attention de Benjamin ne se porte pas seulement sur les insurgés, mais aussi sur le
comportement de l’adversaire dans l’impitoyable affrontement des classes – les puissants,
les gouvernants. Suite aux soulèvements de 1830, 1831 et 1832, le pouvoir – Louis
Philippe, la monarchie de Juillet – envisage de construire des fortifications dans les
quartiers «  sensibles  ». Le républicain Arago dénonce, en 1833 cet «  embastillement de
Paris  »  : «  tous les forts projetés auraient action sur les quartiers les plus populaires de
la capitale… Deux des forts, ceux d’Italie et de Passy, suffiraient pour incendier toute la
rive gauche de la Seine  » (164). Blanqui dénonce lui aussi, en 1850, ces premières
tentatives de militarisation urbaine de Paris, exposées par un certain M. de Havrincourt  :
selon cette théorie stratégique de la guerre civile, il ne fallait pas laisser séjourner les
troupes dans les foyers d’émeute, mais construire des citadelles et tenir les soldats en
garnison, à l’abri de la contagion populaire (167).
53

16 Police et Armée coopèrent dans la répression des soulèvements populaires  : comme le


rappelle Hugo dans Les Misérables, en juin 1832, les agents de la première, aux ordres du
préfet Gisquet, fouillaient les égouts à la recherche des derniers vaincus de l’insurrection
républicaine, tandis que les troupes du général Bugeaud balayaient le Paris public (727).
Benjamin prend acte aussi de l’utilisation, pour la première fois lors de l’insurrection de
juin 1848, de l’artillerie dans le combat de rues (164).
17 Les extraits et commentaires de Benjamin pour cette première période offrent le tableau
de Paris comme lieu d’émeute, d’effervescence populaire, de soulèvements à récurrence,
parfois victorieux (juillet 1830, février 1848), mais dont les victoires sont confisquées par
la bourgeoisie, quitte à susciter des nouvelles insurrections (juin 1832, juin 1848), écrasées
dans le sang. Chaque classe tente d’utiliser, et de modifier, l’espace urbain à son avantage.
On voit s’esquisser, en pointillé, une tradition des opprimés, dont la barricade est
l’expression matérielle visible.

Haussmannisation  : la réponse des puissants


(1860-1870)
18 L’haussmannisation de Paris – c’est-à-dire les travaux de percement de grands boulevards
«  stratégiques  » dans le centre-ville, en détruisant les «  quartiers habituels des
émeutes  », entrepris par le Baron Haussmann, préfet de Paris sous Napoléon III –
constitue la réponse des classes dominantes à la récurrence insupportable des
insurrections populaires et à leur méthode de lutte préférée, la barricade.
19 Présentée comme une opération d’embellissement, renouveau et modernisation de la
ville, elle est, aux yeux de Benjamin, un exemple paradigmatique du caractère
parfaitement mystificateur de l’idéologie bourgeoise du Progrès. Cela s’applique aussi à
un autre argument utilisé pour justifier les travaux  : l’hygiène, la démolition de quartiers
«  insalubres  », «  l’aération  » du centre de Paris. Chez certains de ses apologètes, cités
par Georges Laronze, biographe du Baron Haussmann (1932), l’argument hygiénique et le
stratégique sont étroitement associés  : les nouvelles artères participeraient
au combat engagé contre la maladie et la révolution  ; elles seraient des voies
stratégiques, perçant les foyers d’épidémie, permettant, avec la venue d’un air
vivifiant, l’arrivée de la force armée, reliant […] les casernes aux faubourgs. (153)
20 L’œuvre modernisatrice d’Haussmann suscitait des admirateurs encore au XXe siècle,
comme cet auteur d’un ouvrage sur Paris paru à Berlin en 1929, un certain Fritz Stahl, que
Benjamin cite avec une pointe d’ironie  : le préfet de Paris, selon ce plaidoyer
enthousiaste, fut
le seul urbaniste génial de l’époque moderne, qui a contribué indirectement à la
création de toutes les métropoles américaines. Il a fait de la ville un ensemble dont
l’unité est manifeste. Non, il n’a pas détruit Paris, il l’a achevé. (171)
21 Convaincu du contraire, l’auteur du Passagenwerk collectionne les citations qui dénoncent,
sur tous les tons, le caractère profondément destructeur des travaux entrepris par
Haussmann – lequel, d’ailleurs, n’hésitait pas à se proclamer, avec beaucoup
d’autosatisfaction, «  artiste-démolisseur  » (153). Les commentaires de Benjamin sont
tout à fait explicites à ce sujet  : le Baron Haussmann «  partit en guerre contre la ville de
rêve que Paris était encore en 1860  » (151)  ; il cite longuement l’ouvrage Paris nouveau et
Paris futur, d’un certain Victor Fournel, qui donne «  une idée de l’ampleur des
54

destructions provoquées par Haussmann  »  ; en rasant les bâtiments anciens, on dirait


que l’«  artiste-démolisseur  » cherchait à effacer la mémoire historique de la ville  : selon
Fournel,
Paris moderne est un parvenu qui ne veut dater que de lui, et qui rase les vieux
palais et les vieilles églises pour se bâtir à la place de belles maisons blanches, avec
des ornements en stuc et des statues en carton-pierre.
22 Dans ce que Benjamin désigne comme «  sa remarquable présentation des méfaits
d’Haussmann  », Fournel décrit le Paris ancien comme un ensemble de petites villes,
chacune avec sa singularité  :
voilà ce qu’on est en train d’effacer… en perçant partout la même rue géométrique
et rectiligne, qui prolonge dans une perspective d’une lieue ses rangées de maisons,
toujours les mêmes (168-169).
23 Même son de cloche chez un autre auteur souvent cité dans ce contexte, Dubech
d’Espezel  :
Paris a cessé pour toujours d’être un conglomérat de petites villes ayant leur
physionomie, leur vie, où l’on naissait, où l’on mourait, où l’on aimait à vivre […]
(153).
24 On dirait que Benjamin reprend, au sujet de l’haussmannisation de Paris, une de ses
critiques fondamentales à l’égard de la modernité capitaliste  : son caractère
homogénéisateur, sa répétition infinie du même, sous couleur de «  nouveauté  », son
effacement de l’expérience collective et de la mémoire du passé. C’est le sens de cette
autre citation de Dubech d’Espezel  : le premier trait qui frappe dans l’œuvre du préfet de
Paris c’est «  le mépris de l’expérience historique… Haussmann trace une ville artificielle,
comme au Canada ou au Far West…  »  ; les voies qu’il a construites «  sont des percées
surprenantes qui partent de n’importe où pour aboutir nulle part en renversant tout sur
leur passage  » (156). Du point de vue humain, la principale conséquence de cette
modernisation impériale est – selon plusieurs commentateurs, dont l’urbaniste Le
Corbusier (149) – la désertification de Paris, devenu une ville «  désolée et morne  » où
«  la solitude, la longue déesse des déserts  » viendra s’installer (154) 4.
25 Cependant, l’œuvre de l’«  artiste-démolisseur  » n’a pas fait que des malheureux  : pour
une poignée de privilégiés, ce fut, grâce à la spéculation immobilière, une excellente
affaire. C’est l’aspect financier, mercantile, et pour tout dire, capitaliste de
l’haussmannisation, que Benjamin documente, en grand détail, par une multiplicité de
références (150, 153, 156, 168-159). Parmi les profiteurs, l’entourage du préfet  : une
légende, citée par D’Espezel, prête à Mme Haussmann cette réflexion naïve  : «  c’est
curieux, toutes les fois que nous achetons un immeuble, il y passe un boulevard…  » (156).
26 J’avoue ne pas toujours comprendre la fonction de telle ou telle citation. Par exemple,
quel intérêt présente la tentative malheureuse d’un humble charbonnier d’obtenir une
très grande indemnisation pour sa bicoque, grâce à un bail falsifié, antidaté de plusieurs
années (163)  ? Quel est le sens pour Benjamin du commentaire suivant de Victor
Fournerel  :
Les Halles, de l’aveu universel, constituent l’édifice le plus irréprochable élevé dans
ces douze dernières années… Il y a là de ces harmonies logiques qui satisfont l’esprit
par l’évidence de leur signification (169)  ?
27 Commentant le livre Urbanisme de Le Corbusier, Benjamin définit comme «  très
important  » le chapitre qui décrit «  les différents types de pelles, de pioches, de
brouettes, etc.  », utilisées par le préfet de Paris (149). Pourquoi très important  ?
55

28 Ce genre de questions est inévitable dans l’étude d’un projet inachevé comme le
Passagenwerk  ; elles se prêtent à un nombre infini d’hypothèses et interprétations. Mais la
problématique fondamentale de ces trois sections n’est pas moins clairement lisible.
29 Un de ses aspects les plus importants concerne la nature politique de l’œuvre du Baron
Haussmann, en tant qu’expression – Ausdruck, un des concepts favoris de Benjamin – du
caractère autoritaire et arbitraire du pouvoir, c’est-à-dire du second Empire de Louis
Napoléon Bonaparte. Dans les travaux du préfet impérial «  chaque pierre porte le signe
du pouvoir despotique  » (Julius Meyer, 1869) (150)  : ils sont, selon J. J. Honegger, dans un
ouvrage de 1874, «  la représentation parfaitement adéquate des principes de
gouvernement de l’Empire autoritaire  », et de sa «  haine fondamentale de toute
individualité  » (147). C’est l’opinion aussi de celui qui incarne, aux yeux de Benjamin,
l’opposition la plus radicale à Napoléon III, Auguste Blanqui  : l’haussmannisation de Paris
– «  un des grands fléaux du Second Empire  » – est le produit de «  fantaisies meurtrières
de l’absolutisme  »  ; par sa «  grandeur homicide  » il rappelle les travaux des pharaons
d’Égypte («  cent pyramides de Chéops  ») ou des empereurs romains de la décadence
(167)5.
30 Cette dimension politique de l’urbanisation impériale est d’autant plus importante pour
Benjamin que le second Empire, par son autoritarisme illimité, sa personnalisation
bonapartiste du pouvoir, sa manipulation des masses, le faste grandiloquent de ses rituels
et de son architecture, ses liens intimes avec «  tout ce qui relève de l’escroquerie et de la
fourberie  »6 (159) n’est pas sans avoir des affinités avec le «  Troisième Empire  » hitlérien
– certes, pas celui des camps d’extermination de la Seconde Guerre mondiale, mais celui
des premières années du régime (1933-36), telles qu’elles sont décrites – et dénoncées –
par Bertolt Brecht dans ses pièces Grand-Peur et Misère du Troisième Reich et La résistible
ascension d’Arturo Ui.
31 Dans un des commentaires les plus prégnants de ce chapitre, Walter Benjamin semble
résumer non seulement son opinion sur Haussmann et Napoléon III, mais sur le pouvoir
des classes dominantes en général  : «  Les puissants veulent maintenir leur position par le
sang (la police), par la ruse (la mode), par la magie (le faste)  » (157). Avant d’aborder le
chapitre qui concerne «  le sang  », quelques mots sur le faste, qui s’exprime non
seulement dans la théâtralité monumentale des perspectives haussmanniennes, mais
aussi dans les cérémonies spectaculaires organisées par le préfet en hommage à son
Empereur. Cela va de l’impressionnante décoration des Champs-Élysées – cent vingt
arcades ajourées, reposant sur une double rangée de colonnes – pour l’anniversaire de
Louis Napoléon Bonaparte (153), aux deux mille arcs de triomphe, flanqués de cinquante
colosses à sa ressemblance, qui reçoivent l’Empereur lorsqu’il entre «  au galop des
cinquante chevaux de sa voiture  » à Paris – façade monumentale qui illustre, selon
Arsène Houssaye en 1856 «  l’idolâtrie des sujets pour le souverain  » (161-162). Le faste
impérial est aussi évoqué dans un passage étonnant de Heinrich Mann (extrait d’un essai
de 1931) qui réussit, en quelques mots, à décrire la quintessence du régime impérial, et sa
nature de classe  :
la spéculation, la plus vitale des fonctions de cet Empire, l’enrichissement effréné,
la jouissance gigantesque, tout cela théâtralement glorifié dans des expositions et
des fêtes qui finissaient par évoquer Babylone  ; – et à côté de ces masses qui
participaient à une apothéose éblouissante, derrière elles […] des masses obscures,
celles qui se réveillaient […] (158-159).
32 Comment neutraliser ces «  masses obscures… qui se réveillaient  »  ?
56

33 Si l’objectif primordial de Napoléon III, sa vocation politique par excellence, était, selon
Gisèle Freund7, «  d’assurer l’ordre bourgeois  » (155), cette question était essentielle  :
comme casser la tradition rebelle du peuple parisien, comme l’empêcher d’utiliser son
arme favorite, la barricade  ? L’élégante solution trouvée fut, dans les mots mêmes du
préfet de Paris, de «  percer le quartier habituel des émeutes  » (146). Un auteur
réactionnaire, Paul-Ernest de Rattier – pour lequel «  rien n’est plus inutile et plus
immoral qu’une émeute  » – évoquait déjà, en 1857, l’image idéale d’un Paris modernisé,
où un système de voies de communication «  relie géométriquement et parallèlement
toutes les artères [de Paris] à un seul cœur, le cœur des Tuileries  », constituant ainsi
«  une admirable méthode de défense et de maintien de l’ordre  » (161).
34 On touche ici à l’aspect le plus important de l’haussmannisation  : son caractère
d’«  embellissement stratégique  » (l’expression date des années 1860). Le «  fait
stratégique  » commande, constate d’Espezel, «  l’éventrement de l’ancienne capitale  »
(157). Mais c’est Friedrich Engels qui résume le mieux l’enjeu politico-militaire des
travaux d’Haussmann  : il s’agit, écrit-il, de la «  manière spécifiquement bonapartiste de
percer de longues artères droites et larges à travers les quartiers ouvriers aux rues
étroites  », avec l’objectif stratégique de rendre «  plus difficiles… les combats de
barricades  » (167-168). Les boulevards rectilignes avaient, entre autres, le grand avantage
de permettre l’utilisation du canon contre d’éventuels insurgés – une situation
prophétiquement évoquée dans une phrase de Pierre Dupont en 1849, placée par
Benjamin en exergue du chapitre sur l’haussmannisation  : «  les capitales pantelantes se
sont ouvertes au canon  » (145).
35 Bref, les «  embellissements stratégiques  » du Baron Haussmann étaient une méthode
rationnellement planifiée d’étouffer dans l’œuf toute velléité de révolte, et, si elle avait
lieu malgré tout, de l’écraser efficacement – en faisant usage du dernier recours des
puissants, selon Benjamin  : le sang… Comme l’écrit Benjamin lui-même, dans Paris,
capitale du XIXe siècle (1935), qu’on peut considérer comme une sorte d’introduction au
Passagenwerk  :
L’activité de Haussmann s’intègre dans l’impérialisme de Napoléon III. Lequel
favorise le capital financier. […] Le véritable but des travaux de Haussmann était de
protéger la ville contre la guerre civile. Il voulait rendre à jamais impossible
l’érection de barricades à Paris. […] La largeur des boulevards doit interdire la
construction de barricades et de nouvelles percées doivent rapprocher les casernes
des quartiers ouvriers8.
36 Les références à l’actualité des années 1930 sont rares dans le Passagenwerk. Voici une des
plus impressionnantes  : «  L’œuvre d’Haussmann est aujourd’hui accomplie, comme le
montre la guerre d’Espagne, avec des moyens tout à fait différents  » (169). Benjamin se
réfère sans doute à l’écrasement, sous les bombes de la Luftwaffe, de la ville basque de
Guernica, ainsi que de certains quartiers populaires de Madrid. Les bombardements
aériens seraient-ils une forme moderne de «  l’embellissement stratégique  » inventé par
le préfet de Paris  ? Il y a évidemment une sorte d’ironie amère dans la remarque de
Benjamin. L’analogie qu’il esquisse se réfère, probablement, à deux aspects essentiels de
l’haussmannisation  : la destruction de quartiers entiers, et l’écrasement préventif des
«  foyers d’émeutes  ».
37 Cela dit, je ne pense pas que l’auteur du Livre des passages voulait établir un signe
d’identité entre ces deux événements de nature radicalement différente, et encore moins
une généalogie historique. Sa petite remarque esquisse plutôt une sorte de constellation
57

unique entre deux modalités, parfaitement distinctes, de «  démolition stratégique  », par


les classes dominantes, de destruction urbaine comme moyen de maintien de l’ordre et de
neutralisation des classes populaires. Son ironie vise aussi, sans doute, l’idéologie
conformiste du Progrès  : depuis Haussmann les puissants ont considérablement
«  progressé  » dans leurs moyens de destruction et dans leurs instruments techniques au
service de la guerre civile. Qui peut nier la supériorité des bombardiers de la Luftwaffe
hitlérienne sur les humbles pelles et pioches du préfet de Napoléon III  ?
38 Comment les révolutionnaires parisiens des années 1860 ont-ils répondu – avant la
Commune de Paris – au défi de l’haussmannisation  ? Quelle riposte ont-ils trouvée à la
modernisation impériale de la ville  ? En fait, très peu de tentatives de soulèvement ont eu
lieu pendant le second Empire. Benjamin en mentionne une seule, celle organisée par
Auguste Blanqui en 1870  :
Pour le putsch d’août 1870, Blanqui avait mis 300 revolvers et 400 poignards à la
disposition des travailleurs. Il est caractéristique des formes de combat de rues à
cette époque que ceux-ci préférèrent les poignards aux revolvers (166).
39 Comment interpréter ce commentaire sibyllin  ? On peut supposer que Benjamin se limite
à constater la préférence des insurgés blanquistes pour des méthodes de combat au
«  corps à corps  », proches de l’usage quotidien du couteau comme instrument de travail
ou moyen de défense. Mais il est plus probable que sa remarque avait une connotation
critique, mettant en évidence le «  retard technique  » des révolutionnaires et la
disproportion criante entre leur instrument de combat favori, le poignard, et ceux dont
disposaient les forces de l’ordre  : les fusils et les canons…

La Commune de Paris (1871)


40 Ce chapitre du Passagenwerk est beaucoup plus court que les deux précédents  : 6 pages
seulement (contre 25 et 26). Il est marqué du sceau d’une certaine ambivalence de
l’auteur envers la Commune de 1871.
41 Prenons la question capitale du rapport de la Commune à la Révolution Française.
Benjamin observe que «  la Commune avait tout à fait le sentiment d’être l’héritière de
1793  » (789)  ; cela se traduit y compris dans la géographie urbaine des combats,
imprégnée de mémoire historique, puisque «  un des derniers centres de résistance de la
Commune  » fut «  la place de la Bastille  » (791). L’auteur du Livre des passages aurait pu
traiter ce rapport intense du peuple insurgé de Paris à sa tradition révolutionnaire
comme un exemple frappant du «  saut de tigre dans le passé  », au moment du danger,
qui caractérise les révolutions, selon les thèses Sur le concept d’histoire (1940). La Commune
aurait pu être, de ce point de vue, un cas de figure bien plus attrayant que la Révolution
de 1789, qui cherchait son inspiration – à tort selon Marx – dans la République romaine
(exemple cité par Benjamin, sous une lumière favorable, dans les thèses de 1940). Or, les
divers commentaires sur la Commune cités par Benjamin suggèrent plutôt une distance
critique, confirmée par ses propres notations. Par exemple, lorsqu’il affirme que «  Ibsen
voit plus loin que bien des chefs de la Commune en France  », en écrivant à son ami
Brandes le 20 décembre 1870  : «  Ce dont nous vivons aujourd’hui, ce ne sont que des
miettes de la table de la Révolution du siècle précédent […]  » (793). Plus explicite et plus
sévère encore est l’opinion du marxiste allemand – et biographe de Marx – Franz
Mehring, dans un article «  À la mémoire de la Commune de Paris  », publié dans Die Neue
Zeit en 1896  :
58

Les dernières traditions de la vieille légende révolutionnaire se sont elles aussi


effondrées pour toujours avec la chute de la Commune […]. Dans l’histoire de la
Commune les germes de cette révolution [la prolétarienne] sont encore étouffés par
les plantes grimpantes qui, parties de la révolution bourgeoise du XVIIIe siècle, ont
envahi le mouvement ouvrier révolutionnaire du XIXe siècle.
42 Comme Benjamin ne commente pas ce texte, on ne peut pas savoir s’il partage
effectivement ce jugement, mais sa remarque au sujet de la clairvoyance d’Ibsen va dans
le même sens9.
43 Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’opinion de Mehring est parfaitement
contradictoire avec ce que Marx avait écrit dans son célèbre texte de 1871 sur la
Commune, La guerre civile en France, qui présente celle-ci plutôt comme l’annonciatrice des
révolutions à venir. Or, non seulement Benjamin ne cite pas une seule fois ce document
«  classique  » du marxisme – hautement prisé par Lénine –, mais il préfère se référer à
une remarque tardive d’Engels, dans une conversation avec Bernstein, en 1884, qui, sans
critiquer explicitement le document de Marx, le présente comme une exagération
«  légitime et nécessaire  », «  compte tenu des circonstances  ». Sur le fond, Engels insiste
sur la prédominance des blanquistes et des proudhoniens parmi les acteurs de
l’insurrection, ces derniers n’étant «  ni des partisans de la révolution sociale  », ni «  a
fortiori, des marxistes  » (792) – un jugement qui, soit dit en passant, est, dans sa première
partie, injuste (le proudhonien Varlin n’était-il pas un «  partisan de la révolution
sociale  »  ?) et dans la deuxième, anachronique (il n’existait pas de «  marxistes  » en
1871  !).
44 En tout cas, Benjamin semble partager la mauvaise opinion d’Engels sur Proudhon et ses
disciples  :
les illusions dont la Commune était encore victime trouvent une expression
frappante dans la formule de Proudhon, son appel à la bourgeoisie  : «  Sauvez le
peuple, sauvez-vous mêmes, comme le faisaient vos pères, par la Révolution  »
(790).
45 Et dans un autre commentaire, il observe  :
Ce fut le proudhonien Beslay qui, comme délégué de la Commune, se laissa
convaincre […] de ne pas toucher aux deux milliards [de la Banque de France] […]. Il
réussit à imposer son point de vue grâce à l’aide des proudhoniens du Conseil (793).
46 La non-expropriation de la Banque fut, comme l’on sait, une des principales réserves
exprimées par Marx au sujet de la pratique des communards. Cela dit, les critiques de
Benjamin sont souvent discutables  : l’appel de Proudhon à la bourgeoisie («  sauvez le
peuple  ») peut-il vraiment être considéré comme représentatif des idées de la
Commune  ?
47 Cette question est aussi évoquée dans l’essai de 1935, Paris, capitale du XIXe siècle  :
De même que le Manifeste Communiste clôt l’époque des conspirateurs
professionnels, la Commune met fin à la fantasmagorie qui domine les débuts du
prolétariat. Elle détruit l’illusion selon laquelle la tâche de la révolution
prolétarienne serait d’achever, main dans la main avec la bourgeoisie, l’œuvre de
89. Cette illusion prévaut tout au long de la période qui va de 1831 à 1871, de
l’insurrection lyonnaise à la Commune. La bourgeoisie n’a jamais partagé cette
erreur10.
48 La formulation est ambiguë, et pourrait, à la rigueur, être lue comme un éloge de la
Commune, comparée, par son rôle démystificateur, au Manifeste de Marx et Engels. Mais
on peut aussi interpréter le passage comme une condamnation, la Commune n’étant que
59

le dernier épisode de cette «  fantasmagorie  ». Les citations du Passagenwerk


renforceraient plutôt cette deuxième lecture.
49 Comment expliquer cette distance, cette ambivalence de Benjamin envers la Commune et
ces critiques insistantes envers l’héritage de 1793  ? On pourrait tenter de situer son
attitude dans un certain contexte historique  : la conjoncture politique en France du
milieu des années 1930. Les deux citations les plus longues du chapitre sur la Commune
datent d’avril 1935 et de mai 1936  : on peut donc supposer qu’une partie – ou même la
plupart – des matériaux ont été rassemblés au cours des années 1935-36, les années du
Front populaire. Or, la stratégie du Parti communiste français consistait, depuis 1935, à
chercher à constituer une coalition avec la bourgeoisie démocratique – censée être
représentée par le Parti radical – au nom de certaines valeurs communes  : la philosophie
des Lumières, la République, les principes de la Grande Révolution (1789-1793). On sait,
par sa correspondance, que Benjamin nourrissait de sérieuses réserves envers cette
orientation de la gauche française.
50 Il se peut donc que les critiques de Benjamin à l’égard des illusions de la Commune –
représentées, selon lui, par l’appel de Proudhon à la bourgeoisie, au nom de la Révolution
Française – soient en fait une mise en question, certes implicite et indirecte, de la
politique du PCF à cette époque.
51 Ce n’est qu’une hypothèse, bien entendu, mais elle correspond bien à l’idée que se fait
Benjamin d’une historiographie critique, rédigée à partir du point de vue du présent –
une démarche féconde, mais qui n’est pas sans avoir ses problèmes, et ses risques de
déformation.
52 Bien sûr, il existe aussi des aspects de la Commune qui sont présentés, dans ce court
chapitre, sous une lumière favorable. C’est le cas notamment d’un passage d’Aragon –
extrait d’un article paru dans le périodique Commune en avril 1935 – qui célèbre, en citant
Rimbaud, les «  Jeanne-Marie des faubourgs  », dont les mains
ont pâli, merveilleuses
Au grand soleil, d’amour chargé
Sur le bronze des mitrailleuses
À travers Paris insurgé.
53 La participation féminine dans la Commune est aussi évoquée dans un autre paragraphe
du même texte d’Aragon, qui constate la présence, dans les assemblées de la Commune,
côtoyant des poètes, des écrivains, des peintres et des scientifiques, des «  ouvrières de
Paris  » (789). Comme on l’a vu à propos des soulèvements populaires des années
1830-1848, le rôle révolutionnaire des femmes est un des aspects importants, pour
Benjamin, de la «  tradition des opprimés  » à Paris. Pour documenter ce rôle, il n’hésite
pas à faire appel à des documents réactionnaires, comme cette gravure qui représente la
Commune comme une femme chevauchant une hyène, laissant derrière elle les flammes
noires des maisons qui brûlent… (790).
54 Curieusement, la question des barricades n’est plus abordée dans ces notes sur la
Commune. En tout cas, au-delà des silences et des ambiguïtés, il n’y a pas de doute que la
guerre civile de 1871 représente elle aussi, aux yeux de Benjamin, un exemple notable de
la ville – Paris – comme lieu de l’impitoyable affrontement entre les classes.
60

NOTES
1. Ces chiffres entre parenthèses correspondent aux pages de l’édition française du Passagen-werk 
: Paris, capitale du XIXe siècle, Le Livre des passages, Paris, Éditions du Cerf, 1998.
2. Citation de DUBECH D’ESPEZEL, Histoire de Paris, 1926.
3. Il s’agit d’un passage de la biographie de Blanqui par G. Geffroy, une source souvent citée par
Benjamin.
4. D’après un ouvrage anonyme, Paris désert. Lamentations d’un Jérémie haussmannisé, 1868.
5. Je ne peux pas discuter, dans le cadre de cette contribution, les rapports complexes de la
pensée de Benjamin à la figure de Blanqui : je renvoie au remarquable essai de Miguel ABENSOUR,
« Walter Benjamin entre mélancolie et révolution. Passages Blanqui », in H. WISMANN , Walter
Benjamin et Paris, Paris, Éditions du Cerf, 1986.
6. Selon un article de Th. Schulte sur Daumier, paru dans la Neue Zeit, la revue des socialistes
allemands.
7. Photographe et historienne marxiste de la photographie, proche amie de Walter Benjamin.
8. W. BENJAMIN , Œuvres, Paris, Gallimard, Folio, 2000, tome III, p. 64. La section intitulée « Hauss-
mann ou les barricades » dans cet essai puise largement dans le matériel qu’on trouve dans le
Passagenwerk.
9. Benjamin cite aussi un commentaire des historiens A. Malet et P. Grillet qui renforce cette
lecture critique : la majorité des élus de la Commune étaient « des démocrates jacobins de la
tradition de 1793 » (789).
10. W. BENJAMIN, Œuvres, III, p. 64-65.

AUTEUR
MICHAËL LOEWY
Chercheur au Centre National de Recherche Scientifique.
61

Histoire et méthode
62

Penser l’histoire avec Benjamin


Michèle Riot-Sarcey

1 Le Livre des passages, telle une fenêtre ouverte sur le XIXe siècle, donne à déchiffrer
l’énigme d’un passé oublié. Il se présente au lecteur sous la forme d’une constellation de
citations dans laquelle l’historien se déplace, dans le temps, en quête des voies de passage
vers l’actualité toujours changeante qui oblige l’observateur attentif à récupérer ces
fragments pour en comprendre le sens, face aux nouveaux obstacles. Tâche difficile, voire
impossible pour tous ceux qui, formés à l’école française ou allemande de la fin du XIXe
siècle – à l’œuvre tout au long du XXe siècle –, se fixeraient pour objectif de construire un
récit cohérent et surtout représentatif d’un siècle, reconnu par les générations
successives comme celui des révolutions  : industrielle, agricole  ; révolution des
transports, de la banque  ; révolutions politiques, sociales  ; révolutions de l’écrit… Siècle
de l’invention de l’histoire moderne, siècle d’apprentissage de la démocratie
représentative qu’incarne, en France, la troisième République, dont le triomphe repose
sur l’ascension irréversible du progrès d’une civilisation qui lui permet de légitimer
l’expansion coloniale, tout en excluant les populations conquises des droits de l’homme
«  universels  », dont elle prétend être l’initiatrice.
2 Le progrès en question, véritable hypostase de ce siècle, ne fut pas, comme on le sait, le
progrès de l’humanité, mais l’expression d’une domination des privilégiés, d’une liberté
arrachée aux potentialités libertaires des différentes révolutions de ces trois derniers
siècles. Si écrire l’histoire signifie citer l’histoire, en donnant une physionomie aux dates
sorties de leur contexte, mais à partir du présent de l’historien, comment se réveiller des
illusions du XIXe siècle qui longtemps perdurèrent au-delà de la catastrophe du milieu du
siècle passé  ? Quels obstacles se lèvent soudain dans notre actualité, devant nos yeux
écarquillés, pour nous contraindre à détourner le regard, encore une fois, vers ce XIXe
siècle, toujours présent sous différentes formes  ? Suffirait-il de se saisir des pensées
oubliées, rejetées ou incomprises et dont la lisibilité se révèle dans le «  Maintenant de
notre connaissabilité  »  ? Aujourd’hui, tandis que nous sommes frappés par le retour du
refoulé du politique du XIXe siècle, le Livre des passages se présenterait alors comme une
«  constellation du réveil  ». Lire Paris capitale du XIXe siècle suppose de se laisser guider par
le texte, non commenté, à travers un XIXe siècle méconnu, muni du falot de quelques
citations du Livre. Retirées du bain foisonnant des sources, en évitant d’emprunter les
63

rails du progrès triomphant, les citations se révèlent à l’historien comme autant de


fragments d’une réalité dont il faut commenter la résonance, sans aucune dissonance, au
présent conflictuel.
3 Or, seule, l’expérience critique du politique permet de relier la part détruite du passé –
dont le sens a échappé aux contemporains – à notre présent qui semble avoir perdu le
sens du devenir du possible.
4 Double difficulté cependant, car «  les événements qui entourent le texte  » comme «  base
de sa présentation  », grands absents apparents du livre inachevé des passages, furent les
événements de l’Europe des années 1930, lesquels annonçaient la catastrophe absolue du
XXe siècle. Près d’un siècle plus tard, ce montage de traces historiques appartient-il
encore à notre modernité  ? La méthode intempestive de Benjamin a-t-elle conservé sa
pertinence critique pour penser l’histoire ultérieure du XXIe siècle  ? Les débris retenus
par Benjamin, puisés à l’encoignure des ouvrages découverts à la Bibliothèque Nationale,
permettent-ils une relecture critique des siècles passés  ? Leur actualité, arrachée à leur
temps, aiderait-elle à comprendre les apories du présent  ?
5 Le double éveil, celui de 1930, actualisé par le cauchemar des années 2000, autorise-t-il le
guetteur d’aujourd’hui à interpréter les rêves du XIXe siècle  ? Pour cela, il nous faut
prolonger le devenir «  progressiste  » du XIXe siècle jusqu’à l’effondrement des espoirs
qu’il avait engendrés. L’esprit de liberté, en effet, longtemps confisqué par le libéralisme
d’une part et le totalitarisme d’autre part, semble avoir été abattu avec l’effondrement du
mur de Berlin, sorte d’allégorie de son échec. Il ne semble pas cependant avoir sonné le
glas d’une barbarie qui, enfouie sous les lambris de la culture occidentale, se réveille
aujourd’hui sous les formes les plus diverses, en ravivant les instincts jusqu’alors bridés
des passions humaines les plus rétrogrades.
6 Sans trahir l’esprit de Benjamin qui n’a cessé de se méfier des interprétations qui
oblitèrent la réalité en se substituant au moment retrouvé, si possible, «  dans la sobriété
de l’aube  », il nous faut, cependant, chercher à situer les citations de ce livre dans
l’œuvre d’auteurs connus ou inconnus jusqu’alors, uniquement par les normes classiques
de l’écriture de l’histoire linéaire et progressiste. Où, comme on le sait, les causes furent
essentiellement reconstituées en fonction des effets de l’événement considéré, au sens
large du terme. Comment, malgré tout, interpréter, ou plus exactement, replacer les
citations retenues par Benjamin dans leur historicité  ? soit retrouver le sens perdu d’un
texte1, ou plutôt d’un fragment tombé d’un texte, extrait d’un ouvrage de commentaires
dont l’interprétation ordinaire va à contresens de l’usage que semble donner à
comprendre Benjamin. Or ce sens, qui fut mis au rebut de l’histoire triomphante, reprend
vie avec Benjamin, et celui qui s’en empare peut aujourd’hui accéder à leur intelligibilité
au cœur de notre monde chaotique, à l’actualité désespérante.
7 Le vertige dans lequel est plongé le lecteur contemporain est d’autant plus grand que les
citations sont arrachées à une double continuité qui caractérise généralement le XIXe
siècle  : la vision linéaire d’une évolution progressiste, irréversible, d’un siècle, d’une part,
et la quête irrépressible des origines des idées politiques, d’autre part. Agi par la force des
choses, le siècle porte l’empreinte de la philosophie du progrès qui sert de soubassement,
souvent impensé, à la plupart des récits historiques. Quant aux idées politiques, elles
traversent le siècle, voire l’identifient puis, tout juste victorieuses au siècle suivant, elles
marquent le pas. Elles révèlent alors leur nature idéologique, lorsque, au-delà de
l’abstraction, elles sont confrontées à la réalité concrète. Le socialisme est de celles-ci.
64

8 Je me sens cependant dans la situation décrite par Grillparzer, traduit par Edmond Jaloux
dans le Temps du 2 mai 1937 et qui retient l’attention de Benjamin  :
Lire dans l’avenir est difficile, mais voir purement dans le passé est plus difficile
encore  : je dis purement, c’est-à-dire sans mêler à ce regard rétrospectif tout ce qui
a eu lieu dans l’intervalle,
9 avec le commentaire suivant  : «  la pureté du regard n’est pas tant difficile
qu’impossible  »2. Il est vrai que les extraits retenus par Benjamin sont truffés
d’impuretés. La majorité des «  sources  », souvent de seconde main, sont empruntées à
des auteurs mineurs, quelquefois publicistes ou auteurs à succès, et sont insérées dans un
entrelacs de grands auteurs dont les informations, précieuses pour l’historien, restent
cependant difficiles à déchiffrer. Leur forme intempestive se conjugue avec la critique
subversive qui s’adresse aussi bien au «  libéralisme triomphant  » qu’au «  matérialisme
historique  » vulgairement pratiqué.
10 Impossible, bien sûr, d’embrasser l’ensemble des citations retrouvées du Livre des passages.
Pour notre propos, je m’en tiendrai à quelques extraits d’un ensemble révélateur de la
philosophie du progrès, sur la base duquel le socialisme théorique devait vérifier son
audience auprès d’un mouvement ouvrier naissant qui, dans la pratique politique, y a
puisé sa source. Sans chercher à imiter Benjamin, je souhaiterais cependant mettre à
l’épreuve la cohérence lisible, malgré l’inachèvement de l’œuvre, de son édifice discursif,
après destruction de l’écriture de l’histoire dont les fragments sont issus, pour tenter d’en
vérifier la pertinence dans notre actualité. Le projet est ambitieux et impossible à mettre
en œuvre dans un seul article. Pour l’heure, je me risque à formuler quelques hypothèses.
11 En ce sens, je reprendrai à mon compte le point de vue de Benjamin sur le rôle de
l’historien. Pour cela, il me faut reproduire, précisément, les citations auxquelles je me
réfère  :
Dans l’image dialectique, l’Autrefois d’une époque déterminée est à chaque fois, en
même temps, l’Autrefois de toujours, mais il ne peut se révéler comme tel qu’à une
époque bien déterminée  : celle où l’humanité, se frottant les yeux, perçoit
précisément, comme telle, cette image de rêve. C’est, à cet instant, que l’historien
assume pour cette image, la tâche de l’interprétation des rêves 3.
12 À la manière de Proust qui commence l’histoire de sa vie par le réveil  :
chaque présentation de l’histoire doit commencer par le réveil, elle ne doit même
traiter de rien d’autre. Celle-ci traite du réveil qui arrache au XIXe siècle4.
13 Il s’agit bien de s’abstraire d’une quelconque continuité, sans pour autant éviter le palier
des années 1930, pour accéder, si possible, à l’expérience du passé où plus exactement au
choc que peuvent signifier les événements présents. La méthode de remémoration
s’impose. Mais cette méthode suppose une familiarité avec les événements passés au
point que l’historien peut s’approprier l’énoncé qui fait sens, au-delà des significations
successives qui se sont surimposées à la singularité de son énonciation. Ainsi, nous
pouvons reprendre le fil exigeant de Benjamin sur la forme de l’écriture de l’histoire  :
Les événements qui entourent l’historien, et auxquels il prend part, vont être à la
base de sa présentation comme un texte écrit à l’encre sympathique. L’histoire qu’il
soumet au lecteur constitue pour ainsi dire les citations qui sont écrites d’une
manière lisible par tous. Écrire l’histoire signifie donc citer l’histoire. Mais le
concept de citation implique que l’objet historique, quel qu’il puisse être, soit
arraché au contexte qui est le sien5.
14 Il est vrai que la réalité de notre époque s’apparente à un cauchemar. Tous les outils
théoriques disponibles, dont la pertinence devait surmonter les accidents de
65

conjonctures, face à l’ennemi, le même, toujours à l’œuvre dans sa reproduction et sa


réinvention permanentes, semblent déclarer forfait. Le capitalisme, en effet, ne cesse
d’afficher son triomphe. Du marxisme au surréalisme, de l’économie à la culture, plus
aucune avant-garde crédible ne semble digne d’intérêt. La résistance est du côté du
système qui pense avoir usé tous les dispositifs critiques par intégration ou rejet. Le pas
ultime vient d’être franchi  : le fétichisme de la marchandise désormais englobe toute
chose, y compris l’esprit qui, le plus souvent, est mis au service du marché florissant. La
fin de l’histoire, pressentie par Hegel en 1806, à nouveau proclamée par Fukuyama après
la chute du mur de Berlin, serait-elle aujourd’hui arrivée à son terme  ? Mais de quelle
histoire s’agit-il  ? À coup sûr, celle qui s’est nourrie de la philosophie du progrès, celle
des lois énoncées par Auguste Comte, celle du triomphe de la civilisation occidentale,
celle du modèle libéral détournant le sens du mot «  liberté  » de ses aspirations
libertaires. Sans doute, serait arrivé le temps de la rupture ou plus précisément du
renouvellement épistémologique de la pensée critique. Un premier pas peut être franchi à
l’aide du Livre des passages pour aborder le XIXe siècle dans sa modernité et dans ses pertes.
Dans ses illusions surtout, qui furent pressenties par quelques anonymes, comme Claire
Démar et Constantin Pecqueur, dont Benjamin a retrouvé la trace et qui aujourd’hui
éclairent notre lanterne. Précisément, posons la question  : si le XIXe siècle, celui des
passages, avait été le siècle des illusions  ? Le leurre des utopies socialistes, l’illusion de la
démocratie  ? La vérité des mots se déclinait alors sous une forme abstraite, par
l’invocation constante des principes libérateurs, dont l’effectivité tardait à se réaliser
dans la société du plus grand nombre. Les révolutions européennes du XIXe siècle, en 1830,
en 1848 (et que dire de la Commune de 1871, en France, qui fut rejetée par tous les lettrés
de l’époque  !) n’ont cessé de se heurter à l’ascension proclamée d’un progrès dont elles
étaient le déni.
15 Au moment où les slogans politiques se nourrissent d’oxymores comme «  l’économie
sociale de marché  » – vérité nouvelle du XXIe siècle –, le réveil consiste effectivement à
interpréter ces rêves du XIXe siècle. C’est donc vers la thèse VI qu’il est nécessaire de se
retourner  :
[…] Le matérialisme historique est tout attaché à capter une image du passé comme
elle se présente au sujet à l’improviste et à l’instant d’un danger suprême. Danger
qui menace aussi bien les données de la tradition que les hommes auxquels elles
sont destinées. Il se présente aux deux comme un seul et même  : c’est-à-dire de les
embaucher au service de l’oppression. Chaque époque devra, de nouveau, s’attaquer
à cette rude tâche  : libérer du conformisme une tradition en passe d’être violée par
lui […], seul un historien pénétré qu’un ennemi victorieux ne va même pas s’arrêter
devant les morts – seul cet historien-là saura attirer au cœur même des événements
révolus l’étincelle d’un espoir6.
16 Le retour aux visionnaires de la révolution industrielle est donc nécessaire. Saint-Simon
est de ceux-là. Associé intelligemment aux transports dans le Livre des passages, «  Le
grand philanthrope  », comme l’a salué, en 1825, Le Constitutionnel, en guise d’épitaphe,
apparaît, dans les commentaires de Benjamin, comme le «  précurseur des technocrates  »
7
. Ses disciples, les saint-simoniens, ne sont plus de doux rêveurs, encore moins des
familiers des théories utopiques, mais des polytechniciens industriels. Une des sources de
Benjamin, Albert Thibaudet, critique littéraire de centre droit, dont le livre sur les Idées
politiques de la France fait autorité au temps de Benjamin, les présente en ces termes  :
L’influence et le développement du saint-simonisme jusqu’à la fin du XIXe siècle
n’ont, à peu près, aucun caractère ouvrier. Le saint-simonisme fournit un élan et un
66

idéal de l’esprit de la grande industrie et à l’exécution des grands travaux. Les saint-
simoniens Pereire gouvernent les entreprises ferroviaires, bancaires et
immobilières de la monarchie de Juillet et du Second Empire. Le canal de Suez, dont
Enfantin et Lambert-Bey allèrent étudier les plans et organiser l’idée à un moment
où Ferdinand de Lesseps était consul au Caire, est resté le type de l’entreprise
planétaire saint-simonienne…8
17 Ces faits sont bien connus. Là où intervient Benjamin, sans commenter le texte et au-delà
de l’auteur, c’est dans l’affichage d’une révolution, la seule qui ait triomphé  : la
révolution industrielle et financière qui, dans les années 1930, participe de la grande crise
sociale en avant de l’ascension du nazisme. L’utopie saint-simonienne, censée avoir été
l’avant-courrier du socialisme, ne concerne plus le monde ouvrier. Mais l’avait-elle, ne
serait-ce qu’un temps, pris en compte  ? Et surtout dans quel sens  ? Ou plus exactement,
l’émancipation du peuple, celle de la classe la «  plus nombreuse et la plus pauvre  », selon
la formule chère aux saint-simoniens, avait-elle été comprise dans le sens libertaire dont
se seraient emparées les futures victimes de la révolution industrielle  ? À l’instant du
danger ultime, pressenti par Benjamin, que reste-t-il des origines du socialisme  ? Le
secret, ou plutôt l’écart, entre deux points, à la fin de la citation  : «  organisation
secrète  ». Il s’agit de l’Église, du mouvement saint-simonien qui enseignait la Doctrine aux
ouvriers et qui, pour des raisons religieuses, avait – autre citation – demandé à être
exemptée du service de la garde nationale après la révolution de 1830. L’association
paradoxale de ces deux mondes dessine les contours de la contradiction dont est issu ce
qui, de mon point de vue, est mal nommé, «  le mouvement ouvrier  ». La pratique du
«  matérialisme historique  », contemporaine de Benjamin, réfère à la vision libérale du
sauvetage des plus démunis  : ceux-ci peuvent être affranchis, sans être émancipés de la
tutelle de l’autre (économique ou idéologique). Les pauvres, les prolétaires, trop aliénés
au monde et à son mode de connaissance, restent incapables, seuls, de penser son
dépassement. Ils ont besoin de guide et de porte-parole. Leur émancipation leur échappe,
car le plus souvent ils sont parlés par d’autres et, de ce fait, déniés de leur propre histoire.
L’ensemble du mouvement ouvrier est alors guidé par la part éclairée de la bourgeoisie
dont le privilège consiste à guider le peuple. Ce mode d’intervention a failli aux tâches
historiques que son avant-garde avait elle-même fixées. Celle-ci ne semble plus en mesure
de proposer une vision du futur, capable de mobiliser les masses, pour reprendre une
expression d’actualité du temps de Benjamin  : elle se contente de rajeunir des slogans
politiques que les révoltés des banlieues, notamment, n’entendent pas parce qu’ils ne
comprennent plus ce langage d’un autre temps.
18 Le socialisme, dont les multiples potentialités auraient été effacées, serait-il réduit,
aujourd’hui, dans sa forme effective, c’est-à-dire dans son tracé concret, au socialisme
imaginé, en 1848, par Prosper Enfantin, un socialisme pragmatique dirait-on. Le père de l’
Église saint-simonienne des années 1830, après l’échec de la révolution de 1848, au
moment où la république démocratique et sociale semble définitivement enfouie sous les
décombres de juin 1848, réaliste, Enfantin pense le suffrage «  universel  », comme
l’expression concrète de l’égalité – acquis politique ultime  ? Ici, il pressent le devenir du
socialisme, celui de Tony Blair, par exemple, et sans doute la fin de l’histoire, telle que
Fukuyama l’organise et la propage  :
Pour quiconque ne s’en tient pas aux apparences, le suffrage universel, loin de
limiter l’influence de la bourgeoisie, l’étend et l’affermit au contraire. L’expérience,
les lumières, les connaissances pratiques de la bourgeoisie lui assureront pour
longtemps une prépondérance […]. Tendre la main au prolétaire, assurer à ses
enfants l’éducation, à lui-même le travail […], lui faciliter l’accès à la propriété, lui
67

assurer les joies moralisantes de la famille […]. Qu’est-ce, en effet, que la


bourgeoisie française  ? C’est le peuple arrivé à l’aisance, à l’éducation, à la sécurité.
Eh bien, ces conditions d’aisance et de bien-être sans lesquelles la liberté est un mot
vide de sens et une dérision cruelle, voilà ce que le peuple ambitionne à son tour, et
ce qu’il ne saurait obtenir sans le concours de la bourgeoisie, concours que la
bourgeoisie ne peut refuser sans ouvrir des abîmes où la civilisation elle-même irait
se perdre et s’engloutir9. 
19 Effectivement un siècle après l’énoncé clairvoyant du Père de la doctrine, que reste-t-il du
saint-simonisme  ? L’utopie émancipatrice  ? La «  classe la plus nombreuse et la plus
pauvre  » a-t-elle cessé d’être  ? N’a-t-elle pas, plutôt, été renouvelée, ou plus exactement
morcelée en différentes fractions, plus ou moins assujetties aux forces en puissance
depuis la révolution des chemins de fer – dont les saint-simoniens furent les pionniers  ?
Leur assujettissement fut, comme on le sait, renforcé par le nazisme et ses corporations.
20 Salués pour leur intelligence et la prescience dont ils faisaient preuve, les saint-simoniens
ont su accompagner, voire précéder, l’ascension des «  forces productives  ». De ce point
de vue, leur théorie symboliserait l’allégorie du sens de l’histoire, lequel triomphe dans
les années 1930… dans la catastrophe.
21 Or, précisément, ce que retient Benjamin «  Sur les saint-simoniens  », et qu’il arrache au
contexte des années 1830, c’est une «  École constituée par un véritable corps d’ingénieurs
et d’entrepreneurs industriels, gros brasseurs d’affaires soutenus par la puissance des
banques  »10.
22 Et, alors que les associations se meurent sous le second Empire – surtout celles qui avaient
cru l’utopie possible par l’auto-organisation de la production et de la consommation –,
Michel Chevalier, directeur du Globe, en 1831-183211, «  après qu’il eut été condamné à un
an de prison12, fut envoyé par Thiers en mission en Amérique. C’est également Thiers qui
l’envoie plus tard en Angleterre. Après la révolution de Février, qui lui fait perdre ses
fonctions, il devient réactionnaire. Sous l’Empire, il devient sénateur  »13.
23 Les commentaires de Benjamin, en contrepoint des fragments des textes cités semblent
sans appel. Telle cette remarque  : «  Les saint-simoniens n’avaient que peu de sympathie
pour la démocratie  »14, phrase dont l’actualité résonne, non pas en 1830, où le débat
politique est placé ailleurs, mais en 1930. Plus parlante encore cette interprétation  : «  Les
saint-simoniens  : une Armée du salut au sein de la bourgeoisie  »15. La philanthropie, mise
à mal par Baudelaire, sous le second Empire, est bien l’accompagnatrice d’un système
qu’elle rend viable  ; elle permet également aux ouvriers chômeurs – véritable armée au
sein de laquelle le nazisme puisera son vivier – de ne pas sombrer massivement sous la
catastrophe industrielle, après la crise de 1929.
24 La philanthropie moderne s’est inspirée des expériences éducatives, avant-gardistes des
saint-simoniens. Le verdict tombe avec la citation de Max Adler de 1911  :
Pour le 150e anniversaire de la naissance de Saint-Simon, Max Adler écrivait  : il fut
qualifié de socialiste à une époque où ce mot avait un sens tout différent de celui
qu’il a aujourd’hui… Il ne voit de la lutte des classes que l’opposition de
l’industrialisme et de l’Ancien Régime et considère que la bourgeoisie et les
ouvriers ne forment qu’une seule et même classe industrielle, dont il exhorte les
membres les plus riches à se soucier du sort de leurs collaborateurs pauvres.
Fourier avait une vue plus claire de la nécessité d’une forme nouvelle de société 16.
25 Autre auteur privilégié de Benjamin  : Balzac. Celui-ci accompagne la réflexion du
théoricien de l’histoire, centrée sur la modernité  ; la présence du romancier qui se
voulait «  historien de son temps  » sert de fonction critique à la philosophie du progrès,
68

saluée et revendiquée, dans la première moitié du XIXe siècle, par tous les partisans d’une
représentation politique sélective  : libéraux, républicains socialistes confondus. Le
chapitre des transports se clôt, précisément, par cette formule lapidaire, voire
énigmatique, extraite de la Peau de chagrin, écrite dans l’actualité du saint-simonisme,
alors à son apogée  : «  La vie pâle de notre civilisation, unie comme la rainure d’un
chemin de fer  », dit Balzac17. Balzac exprimerait-il la lucidité critique de la première
moitié du siècle, que Baudelaire illumine sous le second Empire  ? Effectivement, à
l’inverse de George Sand, Balzac est un contempteur de la philosophie du progrès  ; il ne
manque pas cependant de saluer les intelligences de son temps, quelles qu’elles soient.
Entre ironie et reconnaissance, Benjamin use de la fiction balzacienne pour reconnaître
«  l’intelligence  » des saint-simoniens, en citant notamment L’Illustre Gaudissart  :
«  Gaudissart réclama une indemnité de cinq cents francs pour les huit jours pendant
lesquels il devait se mettre au fait de la doctrine de Saint-Simon, en objectant les
prodigieux efforts de mémoire et d’intelligence nécessaires pour étudier à fond cet
article  ». «  Gaudissart, démarchait pour le Globe (et le Journal des enfants)  » 18. Tous les
contemporains de l’Exposition de la Doctrine saint-simonienne ont attribué à l’œuvre des
qualités d’analyse critique du temps et d’esprit novateur, quelles que soient les réserves
émises sur les points les plus «  immoraux  » ou les plus subversifs. Ceux-ci ont d’ailleurs
été rangés, au mieux, parmi les idées anticipatrices, au pire dans les failles «  des années
folles  » – expression dont on qualifiait les années 1830 – plus tard, par leurs auteurs eux-
mêmes, devenus industriels ou sénateurs.
26 Tout en restituant l’historicité du saint-simonisme, dont la science prospective se déploie
au XXe siècle, Benjamin en expose le sens véritable dans l’avènement des années 1930.
L’actualité de Benjamin, étonnamment absente du Livre des passages, du moins en
apparence, habite le texte. Présente par la signification des fragments, elle structure le
Livre. Les citations sont bien arrachées à leur contexte, mais sélectionnées pour rendre
intelligible le maintenant de Benjamin, en fonction duquel il travaille. Plus étonnant
encore, en 2006, la lisibilité apparaît plus éclairante. Quand la social-démocratie donne
des signes de défaillance en 1930, l’utopie n’est pas extraite des discours «  utopistes  »
mais sauvée d’une mort anonyme en étant récupérée parmi les vaincus des années 1830.
Leur résonance actuelle est encore plus vivante au moment de l’intégration définitive du
socialisme d’État au libéralisme.
27 Benjamin cherche le «  mouvement ouvrier  » – dont l’échec est flagrant dans les années
1930, particulièrement en Allemagne – ailleurs, hors des organisations censées le
représenter, au nom du matérialisme historique. Dans l’intempestivité d’un moment
illisible pour les contemporains, l’ordre triomphe et se défait à la fois, le réveil suppose de
récupérer les notes dissonantes qui sont restées sans effet en 1833 ou 1836. Deux citations
sont, à cet égard, particulièrement éloquentes. Celle de Claire Démar tout d’abord qui se
suicide, en 1833, avec son compagnon, Désessard, dont elle restitue le propos
testamentaire  :
… Moi, qui fus toujours l’homme de la lutte […], Moi qui ai toujours marché seul à
l’écart…, protestation vivante contre l’ordre et l’union  ; qu’y aurait-il étonnant que
je me retire, peut-être à l’instant où les peuples vont s’unir d’un lien religieux,
quand leurs mains vont se rapprocher pour former une vaste chaîne… Lambert, je
ne doute pas de l’humanité… Ne doute pas de la providence non plus… Mais dans les
temps où nous vivons, tout est saint, même le suicide  !… Malheur à qui ne se
découvrirait pas devant nos cadavres, car celui-là est impie  ! Adieu. 3 août 1833, 10
heures du soir. (Claire Démar, Ma Loi d’Avenir, ouvrage posthume publié par
69

Suzanne, Paris. Au Bureau de la Tribune des femmes et chez tous les marchands de
nouveautés, 1834, p. 8, 10 sq.)19.
28 La référence est précise, la note explicite. Benjamin a lu, semble-t-il, La Tribune des
femmes. Il y a découvert Ma Loi d’Avenir dans les pages du journal. Publiée par Suzanne
Voilquin, cette «  parole souverainement révoltante  »20 était largement oubliée dans les
années 1930. Elle vient tout juste d’être rééditée21, tant son actualité est saisissante
aujourd’hui. Il est vrai que le titre pouvait intriguer Benjamin. Mais pourquoi retient-il
cette protestation vivante contre «  l’ordre et l’union  » et non la «  parole
souverainement révoltante  »  ? Il ne sélectionne pas le propos critique, mais le suicide et
l’impossibilité de faire entendre une voix dissonante.
29 Il est difficile de ne pas évoquer le destin de Condorcet qui, lui aussi, avait foi en
l’humanité22 et bien sûr celui de Benjamin. Ces morts sur lesquels chacun doit se
retourner sont bien le produit de la catastrophe imaginée comme le triomphe de
l’humanité par les saint-simoniens et qui aboutissent au «  sol jonché de cadavres  ». Et
que dire de cette protestation contre l’ordre et l’union dont l’actualité se révèle
aujourd’hui où l’humanité se partage en communautés antagoniques dont l’existence
seule entrave la pensée critique. L’ensemble des idées qui structurent le travail de
Benjamin semble se concentrer dans cette citation, «  le cristal de l’événement total  ».
N’est-ce pas l’illustration allégorique de la thèse IX sur l’Ange de l’Histoire  :
Là où à notre regard à nous semble s’échelonner une suite d’événements, il n’y [en]
a qu’un seul qui s’offre à ses regards à lui  : une catastrophe sans modulation, ni
trêve, amoncelant les décombres et les jetant éternellement devant ses pieds…
30 À cette tempête, «  nous donnons nom de progrès  »23.
31 Une remarque et une hypothèse. Jamais Saint-Simon et les saint-simoniens ne sont cités
directement, à la source de leurs écrits. Comme si leurs propos, historiquement datés, ne
prenaient sens que dans leur devenir et non dans l’avènement de leur énonciation. En
effet, leur école, et non leur Église, est devenue l’emblème de la philosophie du progrès,
qui fait sens immédiatement, quel que soit l’auteur requis. Rejeté, banni ou salué, le saint-
simonisme triomphe. Toujours le sens premier, élaboré par Saint-Simon et ses
collaborateurs, l’emporte dans la réalité que les saint-simoniens n’ont cessé de signifier
depuis la première révolution française  : la seule qui ait été revendiquée par la totalité
des partis vainqueurs, la Révolution de 1789, suivie de près par la révolution industrielle
que Balzac n’acceptait pas. À la fois par mépris de la classe bourgeoise et par nostalgie
d’une aristocratie, fondamentalement défaillante de son point de vue. Inversement,
quelques oubliés de l’histoire sont cités dans le texte, telle Claire Démar. D’autres
anonymes, ignorés pour l’essentiel par l’histoire du socialisme – l’histoire régressive qui
se lit en continu  : du mythe fondateur au devenir historique –, comme Constantin
Pecqueur, retiennent l’attention de Benjamin par la médiation de Pierre-Maxime Schuhl,
lequel restitue le propos direct de Pecqueur. «  Constantin Pecqueur, adversaire du saint-
simonisme, répond à la question posée en 1838 par l’Académie des sciences morales  :
quelle peut-être sur […] l’état social […] l’influence des moyens de transport qui se
propage actuellement …  ?  »  :
Le développement des chemins de fer, en même temps qu’il amènera les voyageurs
à fraterniser dans les wagons, surexcitera l’activité productrice des hommes 24.
32 Il nous faudra retrouver la citation exacte dans les écrits de Pecqueur, ne serait-ce que
pour comprendre le sens de «  surexciter  ». Pour l’instant, je retiens le choix de ce
socialiste singulier qu’aucun de ceux qui s’en sont réclamé n’a accepté de tirer de l’oubli.
70

Il était, il est vrai, fondamentalement attaché à la liberté individuelle. Est-ce parce qu’il
croyait en un Dieu d’harmonie  ? Ou parce que le socialisme, de son point de vue, ne
pouvait se définir que dans sa pratique, seule à même de le signifier  :
On ne codifie point d’avance la vie collective  : jamais elle ne se laisse réglementer.
La vie est comme la raison  : elle ne se formule point  : elle se développe et se
complète sans cesse.
33 Point de vue qui ne pouvait, selon Pecqueur, se distinguer du communisme  :
En fait le communisme est compatible avec la responsabilité personnelle, et par
conséquent avec la liberté individuelle. S’il ne l’était pas, il serait souverainement
immoral et n’aurait d’ailleurs aucun attrait pour personne25.
34 Ma méthode est sans doute hétérodoxe. En éclairant le choix de Benjamin, je m’expose
aux critiques des érudits, fins spécialistes de Benjamin  ; mais comment résister à cet
appel, proustien, qui m’autorise à révéler l’exceptionnelle modernité de Constantin
Pecqueur. Celui-ci invalide, en l’anticipant, le communisme d’État dont tout l’édifice vient
de s’effondrer en emportant, du moins pour l’instant, le rêve d’un autre communisme,
celui de Constantin Pecqueur, précisément.
35 D’ailleurs, Benjamin, désertant les chemins de la continuité historique, et afin de
récupérer les déchets du passé fondamentalement socialiste, classe ailleurs, dans un autre
chapitre, le mouvement social qui vient de s’échouer contre la barrière du nazisme. Il
ravive, tout d’abord, l’espoir des masses silencieuses par le truchement du poète
Hégésippe Moreau, mort en 1836, petit romantique, et qui fut retenu par Baudelaire  :
«  Ce peuple qui sur l’or, jonché devant ses pas, Vainqueur, marchait pieds nus et ne se
baissait pas  »26. Superbe annonciation du devenir espéré, peut-on dire messianique, d’une
classe ouvrière qui, dans le réel des conflits des années 1830, cherche d’abord à survivre
et, quelquefois, comme en 1831, préfère mourir plutôt que de tendre la main pour obtenir
des philanthropes une aumône compatissante. Précisément la révolte des canuts, à Lyon,
en 1831, occupe l’espace social du Livre des passages. Lisiblement, Benjamin cherche à
retrouver le sens politique perdu de la révolte, en particulier grâce aux éditions de
Riazanov, responsable de la collecte des sources présocialistes, conservées, encore
aujourd’hui, aux Archives de Moscou. Choix sans doute pensé, compte tenu du destin de
Razianov, victime du stalinisme dans l’actualité de Benjamin.
… Et ils virent pourtant quelque chose de nouveau dans l’insurrection de Lyon… Il
faut en effet songer que la génération qui avait vécu les événements de Lyon avait
les nerfs suffisamment solides. Et ils virent pourtant quelque chose de tout à fait
nouveau dans l’insurrection de Lyon…, ce qui les effraya d’autant plus que les
ouvriers de Lyon semblaient eux-mêmes manifestement ne pas voir et ne pas
comprendre cet aspect nouveau27.
36 Armand Carrel, dont le sens du présent est saisi par Balzac dans son roman – Z Marcas –,
fut un des rares témoins autorisés de l’époque28 qui souligna la dimension politique de
l’insurrection, en lien avec l’échec de la révolution de Juillet. La révolte des canuts,
cependant, ne peut être rangée parmi les événements oubliés de l’histoire sociale, bien au
contraire, chaque génération s’est penchée sur le récit d’un soulèvement sans précédent
jusqu’alors. Inversement les grèves de 1840, spectaculaires, mais incomprises à l’époque,
n’ont guère été récupérées par les historiens du XIXe siècle. Benjamin s’en charge par le
truchement de Charles Benoît, anarcho-syndicaliste, dont les écrits ont eu peu d’échos
parmi les contemporains de Benjamin  :
[…] La grande grève de 1840, qui, à Paris seulement mit debout 30 000 hommes,
resserra leur fédération […] Henri Heine a gravé de sa pointe aiguë, en dix passages
71

de sa Lutèce […] la prise puissante du communisme sur l’ouvrier des faubourgs


parisiens…,
37 vision utopique sans doute29, car en 1840, le communisme, à l’exception du communisme
icarien, n’était guère populaire. Mais là encore Benjamin fait montre d’une clairvoyance
peu ordinaire en s’arrêtant sur les différentes visions du communisme – idée naissante,
mais issue d’une critique concrète de la réalité en ces années où l’ordre libéral, cher à
Guizot, semble régner sous la monarchie de Juillet, à peine huit ans avant l’insurrection
de février. Comme si, chaque moment retenu, y compris avec ses impuretés, anticipait le
suivant par bonds successifs. Le plus étonnant dans la méthode de Benjamin est son
intuition, toujours presciente et qui surprend l’historien d’aujourd’hui. Le communiste
Jules Gay, par exemple, illustre inconnu s’il en est, attire son attention, il s’arrête en
particulier sur sa conception du communisme. Jules Gay, classé, justement, dans le
chapitre «  Fourier  », n’a publié qu’un seul numéro du journal Le Communiste dont il a
rédigé pratiquement tous les articles. Longtemps ce numéro est resté perdu à la
Bibliothèque Nationale. Je l’ai retrouvé, et je crois avoir éprouvé le même bonheur que
Benjamin lorsqu’il le découvre dans Engländer  : «  Le journal de Gay  »  :
Ce qui était remarquable, chez lui, c’est qu’il défendait l’idée selon laquelle le
communisme était impossible à instaurer s’il ne s’accompagnait pas d’un
bouleversement complet des relations sexuelles30.
38 Serait-ce l’ultime hommage à la modernité chère à Baudelaire  ? Ce numéro éphémère et
qui fut perdu représente, sans conteste, le progrès tel que le conçoit Benjamin. À ce stade
de mon travail d’élucidation de l’œuvre historique de Benjamin, et contrairement aux
usages, une citation conclusive s’impose  :
Le progrès ne se loge pas dans la continuité du cours du temps mais dans ses
interférences  : là où quelque chose de véritablement nouveau se fait sentir pour la
première fois dans la sobriété de l’aube31.

NOTES
1. Le concept d’historicité, aujourd’hui malmené, suppose de mon point de vue une attention
particulière au sens énoncé, repris, revendiqué par les différents sujets de l’histoire. Impossible
d’accéder aux enjeux du passé sans comprendre les enjeux de significations qui les laissent
entrevoir. Cela suppose de ne pas confondre sujets et acteurs de l’histoire : le sujet est celui qui
est en capacité de mettre en mots ce qu’il fait à un moment donné de son action, tandis que
l’acteur est le plus souvent parlé par d’autres. Idée que semble parfaitement saisir Benjamin.
2. W. BENJAMIN , Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages (ci-après PC), Paris, Éditions du
Cerf, 1989, N 7, 5, p. 487.
3. PC, N 4, 1, p. 481.
4. PC, N 4, 3, p. 481.
5. PC, N 11, 3, p. 494.
6. W. BENJAMIN, Thèses sur le concept d’histoire. Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 342.
7. PC, U 5a, 3, p. 596.
8. PC, U 1, 6, p. 589.
72

9. Le Crédit, 1er novembre 1848. Voir : M. RIOT-SARCEY , « 1848 : des saint-simoniens dans le
mouvement », Études saint-simoniennes, sous la direction de Philippe Régnier, Presses
Universitaires de Lyon, 2002.
10. PC, U 2, 2, extrait de A. PINLOCHE, Fourier et le socialisme, Paris, 1933, p. 590.
11. Journal saint-simonien, populaire auprès de ses lecteurs à propos de l’émancipation du
peuple, l’abolition de l’héritage en ligne indirecte, et la fin de l’exploitation de l’homme par
l’homme, le tout formant le socle fondateur, en apparence, de l’utopie saint-simonienne.
12. Procès pour « immoralisme » intenté aux saint-simoniens sous la monarchie de Juillet en
1832.
13. PC, U 12a, 7, p. 608.
14. PC, U 13, 2, p. 609.
15. PC, U 13a, 1, p. 610.
16. PC, U 3, 4, p. 593.
17. PC, U 18, 6, p. 618.
18. PC, U 18, 1, p. 617.
19. PC, U 14, 5, p. 611.
20. C. DÉMAR, L’Affranchissement des femmes, « Appel d’une femme au peuple », 1833, « Ma Loi
d’Avenir », Paris, Payot, 1976, p. 67
21. Réédition de l’ouvrage publié en 1976 par Valentin Pelosse, Paris, Albin Michel, 2001.
22. Tout juste avant de se suicider (1794), Condorcet – et le paradoxe n’est qu’apparent – rédige
sa fameuse Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, qui est une véritable
profession de foi en l’Humanité.
23. Sur le concept d’histoire, thèse IX, Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 343-344.
24. P.-M. SCHUHL, Machinisme et Philosophie, Paris, 1938, p. 67 ; PC, U 18, 4, p. 618.
25. C. PECQUEUR, Le Salut du Peuple, décembre 1849, Paris 1850, réimprimé d’après l’exemplaire de
la collection Michel Bernstein, EDHIS Éditions sociales, Paris, 1967, p. 11 et 14.
26. Épigraphe du journal L’Aimable Faubourien. Journal de la Canaille, cit. dans Curiosités
révolutionnaires. Les journaux rouges, par un Girondin, Paris, 1848, p. 26 ; PC, chapitre : « Le
mouvement social », a 7a, 2, p. 721.
27. E. TARLÉ, Der Lyoner Arbeiteraufstand (Marx-Engels-Archiv, éd. par D. Riazanov, II, Francfort/
Main, 1928, p. 102), PC, a 6a, p. 719.
28. Il dirige alors Le National, journal libéral qui, sous la responsabilité de Carrel, devient
l’expression d’un républicanisme modéré.
29. C. BENOÎST, « L’homme de 1848 », II (Revue des Deux Mondes, I er février 1914, p. 638-641).
30. Idée que partage dès 1830 Claire Démar, PC, « Fourier », WI, 3, p. 636.
31. PC, N 9a, 7, p. 492.

AUTEUR
MICHÈLE RIOT-SARCEY
Professeur d’histoire à l’université Paris 8.
73

Philologie et actualité
Jeanne-Marie Gagnebin

1 La lecture du Livre des passages se heurte à d’innombrables problèmes dont nous avons eu,
pendant ce colloque, un bon nombre d’exemples. Ma communication voudrait aider à
comprendre les enjeux d’un seul aphorisme du Cahier N, «  Erkenntnistheorie, Theorie
des Fortschritts  ». C’est une sorte d’avertissement méthodologique que Benjamin se
donne à lui-même en cours de travail. Il déclare en N2, 1  :
Avoir sans cesse à l’esprit que le commentaire d’une réalité (car il s’agit ici de
commentaire, d’interprétation dans les détails) réclame une méthode toute
différente de celle appelée par le commentaire d’un texte. Dans un cas, c’est la
théologie qui est la science fondamentale, et, dans l’autre, c’est la philologie 1.
2 Remarquons tout de suite que Benjamin, s’il distingue bien entre théologie et philologie,
toutes deux des «  sciences fondamentales  », leur prête cependant une forme commune,
celle du commentaire, condition préalable à l’appréhension critique, comme il l’établit
dans l’introduction de son essai sur les Affinités électives de Goethe. Cette contraposition
entre théologie et philologie repose sur une autre opposition, bien plus fondamentale  :
celle entre la réalité (Wirklichkeit) et le texte. Opposition d’autant plus surprenante que
d’innombrables passages de Benjamin construisent une analogie entre texte et réalité,
comme si nous pouvions déchiffrer la nature ou l’histoire à l’instar d’un texte écrit. Ainsi,
parmi de nombreux exemples, dans le même Cahier N  :
L’expression de «  livre de la nature  » indique qu’on peut lire la réalité comme un
texte. C’est ainsi qu’on veut ici procéder avec la réalité du XIXe siècle. Nous ouvrons
le livre de ce qui a eu lieu2.
3 Le contraste entre ces deux citations est d’autant plus fort que Benjamin se rapporte,
dans les deux cas, à son activité de chercheur et d’écrivain par le déictique «  ici  » (hier).
Je ne prétends pas pouvoir résoudre ce paradoxe et me contenterai d’essayer d’en
comprendre les raisons et l’enjeu3. Ainsi proposerais-je l’hypothèse suivante  : deux
paradigmes principaux s’opposent et, simultanément, s’alimentent réciproquement dans
cette œuvre  : d’une part une «  théorie du lire  », un paradigme de la lecture, en
particulier «  de ce qui ne fut jamais écrit  »4  ; d’autre part un paradigme de l’événement,
de l’irruption messianique, d’une interruption radicale qui fait exploser l’opération du
patient déchiffrement des signes. D’un côté, l’effort de dérouler dans le temps continu de
74

la lecture des significations qui s’enchaînent peu à peu les unes aux autres  ; de l’autre,
une intensité du présent comme kairos, qui fait s’effondrer l’avant et l’après de la
recollection du sens.
4 Si le premier modèle est bien celui de la lecture philologique, le second, rangé par
Benjamin sous l’égide du théologique et du messianique5, désigne une soudaine
appréhension du réel qui ne peut être appelée «  lecture  » que dans un sens très
particulier, proche de la télépathie, sens développé par Benjamin en particulier dans ses
deux courts essais sur la «  capacité mimétique  » et la «  doctrine du semblable  » 6. Il
s’agit alors d’une lecture à la fois mimétique, théologique et historique qui saisit la
coïncidence de deux moments temporels ou de deux éléments d’une constellation
discursive – et cela au détriment du déroulement continu et linéaire de la chronologie
traditionnelle ou de la construction sémantique classique. Lectures d’images davantage
que de phrases, lecture dont il faut se demander si elle n’est pas elle-même, en tant que
telle, une image, celle d’une saisie spirituelle pour laquelle nous n’avons pas d’autre
concept plus spécifique, voire plus approprié. C’est dans ce contexte qu’il nous faut
comprendre la fameuse sentence de Hofmannsthal que Benjamin cite à plusieurs
reprises  :
La méthode historique est une méthode philologique dont la base est le livre de la
vie. «  Lire ce qui ne fut jamais écrit  », ainsi que le dit Hofmannsthal. Le lecteur
auquel il faut penser ici est le véritable historien7. (trad. J.M. G.).
5 Dans son essai consacré à cette sentence et à la théorie de la lecture chez Benjamin, Irving
Wohlfarth remarque en note que cette analogie entre lecture d’un livre et lecture de
l’histoire doit être relativisée. À l’appui de cette relativisation, Wohlfarth cite justement
le fragment du Livre des passages dont nous sommes partis, en particulier l’opposition
entre réalité et texte, entre théologie et philologie8. Il faut en effet observer que, même
s’il est fidèle aux métaphores de la lecture et de l’écriture, Benjamin en use beaucoup
d’autres, empruntées notamment aux nouveaux médias d’appréhension du réel, en
particulier la métaphore de la «  révélation  » d’une pellicule de film au cinéma ou en
photographie, et celle de l’analyse spectrale de la lumière en physique. Et cela sans parler
du modèle proustien, voire freudien, modèle du surgissement involontaire/inconscient
d’une image oubliée/refoulée dans l’actualité du présent. Ainsi peut-on à bon droit
affirmer que, même si le modèle philologique de la lecture reste, certes, dominant dans sa
pensée, Benjamin ne s’en contente pas  : il faudrait alors se demander de quelles
insuffisances souffre ce paradigme  ; ainsi cherche-t-il d’autres moyens de mieux dire cette
subite appréhension, dans le présent, d’une dimension aussi bien enfouie, cachée, que
révélatrice et évidente, quelque chose d’invisible qui, soudainement, saute aux yeux et
permet de voir autrement (ce qu’illustre la métaphore du Vexierbild, reprise par Adorno).

De la philologie
6 Cette dimension de rupture des significations établies, d’interruption de la continuité et
d’émergence d’altérité, la science fondamentale théologie est beaucoup plus apte à
l’évoquer. Il m’importe maintenant de montrer, c’est ma seconde hypothèse, que le
paradigme philologique lui-même est repris et interprété par Benjamin non seulement
comme un exercice d’exactitude et de patience, mais aussi comme un réservoir de
matériaux explosifs sous leur sage apparence de trouvailles érudites. Ainsi donc la
philologie s’avère-t-elle, comme un autre philologue franc-tireur l’avait déjà pratiquée, à
75

savoir Nietzsche, non pas une simple discipline descriptive, mais un exercice de précision
disruptive.
7 Revenons donc brièvement au débat sur philologie et matérialisme historique, amorcé
avec Adorno. Dans sa réponse polie et prudente à la fameuse lettre critique de ce dernier
du 10 novembre 1938, Benjamin écrit  :
Si vous faites retour à tels autres de mes travaux, vous trouverez que la critique de
l’attitude du philologue est chez moi un vieux souci et qu’elle est identique à la
critique du mythe. Elle provoque à chaque fois l’opération philologique elle-même.
Elle porte, pour parler le langage des Affinités électives sur la mise au jour de la
teneur objectale dans laquelle la teneur de vérité est historiquement obtenue par
effeuillage9.
8 «  L’opération philologique  » ici évoquée est donc double  : d’abord commentaire de la
teneur objectale, des Sachgehalte, elle s’oppose à l’appréhension hâtive d’une vérité supra-
temporelle des œuvres, vérité prétendument éternelle qui nous concernerait toujours
malgré la distance historique. C’est en ce sens que l’opération philologique est une
critique du mythe, catégorie qui, dans la pensée de Benjamin, ne désigne pas seulement
de prétendues origines immémoriales mais s’oppose surtout à l’histoire et à l’historicité.
Parce que le commentaire philologique s’attache à l’épaisseur contingente et historique
du matériau, il est toujours guetté par «  l’exposition étonnée de la pure facticité  » 10,
comme le reproche Adorno, par une sorte d’envoûtement magique du chercheur, comme
le dit lui-même Benjamin11 qui reconnaît donc bien ce risque. Toute sa réponse à Adorno
consiste, cependant, à assumer ce risque et à en réaffirmer la nécessité si le chercheur, et,
en particulier, l’historien matérialiste, veut parvenir au Zeitkern de l’œuvre, à son noyau
temporel précis12. L’image du «  noyau temporel  » renvoie à celle de l’effeuillage (
Entblätterung), sans préjuger ici des difficultés suscitées par ces métaphores organiques.
Courir ce risque semble, en effet, moins dangereux que de tomber dans l’attitude
inverse  : à savoir, élaborer une ample théorie, dialectique ou non, qui permette de
retrouver dans le passé ce que le présent veut y découvrir et l’ériger en supra-temporel
ou en «  toujours actuel  ».
9 Le Livre des passages est bien le témoignage le plus convaincant de ce risque philologique  :
amoncellement de matériaux épars où il est difficile de se retrouver et, simultanément,
mine d’observations précises d’où le chercheur peut extraire des cristaux d’historicité
concrète.
10 «  La critique de l’attitude du philologue est chez moi un vieux souci  », affirme Benjamin
dans la lettre citée ci-dessus, et il ajoute  : «  Elle provoque à chaque fois l’opération
philologique elle-même.  » Ce lien entre la critique de l’attitude des philologues et la
propre opération philologique inscrit Benjamin dans la lignée du jeune Nietzsche, celui de
la Naissance de la tragédie et des Considérations intempestives, textes que Benjamin
connaissait fort bien.
11 Ouvrons ici une brève parenthèse sur la conception nietzschéenne de la philologie13.
Après la parution de La naissance de la tragédie (1872) et la polémique qu’elle provoqua, en
particulier sous la plume de Wilamowitz, Nietzsche précise sa critique de la pratique en
vigueur de cette discipline académique nommée «  philologie  », telle que lui-même
l’enseigne à l’université de Bâle. Plusieurs des fragments posthumes en témoignent. Trois
lignes de réflexion principale se dégagent  : la pratique philologique académique en
vigueur est, dit Nietzsche, inséparable d’une défense de leur influence et de leur autorité
par les professeurs de philologie, défense d’un privilège corporatif lié à une structure
76

autoritaire d’enseignement (le jeune Benjamin de la Jugendbewegung ne devait pas être


insensible à ces accents de critique et de réformateur de l’enseignement dans la pensée de
Nietzsche14). L’image d’une antiquité dite classique, immuable et éternelle n’est pas
étrangère à cette stratégie de maintien du pouvoir. Enfin, la résistance du corps
enseignant traditionnel à une conception non seulement nouvelle de la tragédie grecque
mais surtout qui en souligne l’irrémédiable historicité, cette résistance n’était pas neutre,
elle non plus  : expliciter comment la tragédie peut naître, fleurir et mourir dans un
contexte historique très précis, définitivement clos, qu’aucune bonne volonté classique
ne saurait ressusciter, ce travail d’explicitation menace la corporation des professeurs de
philologie parce qu’il implique qu’ils ne sont pas les héritiers d’une valeur éternelle, mais
les représentants éphémères d’une configuration temporelle déterminée, elle aussi, vouée
également à la disparition, l’université allemande du XIXe siècle  : «  Si nous comprenons
la culture grecque dans sa totalité, nous voyons bien qu’elle est finie. C’est pourquoi le
philologue est le grand sceptique de notre culture et de notre éducation  : c’est là sa
mission  », écrit Nietzsche15.
12 C’est cette conception radicalement historique et radicalement critique que Nietzsche
invoque à la fin de la préface de la Deuxième considération intempestive  : de l’utilité et des
inconvénients de l’histoire pour la vie, ce qui ne manque pas d’étonner un lecteur non
prévenu  ; ce texte étant l’une des premières critiques de l’historiographie de
l’historicisme, l’on pourrait s’attendre à ce que Nietzsche se situe en théoricien ou en
philosophe de l’histoire, mais c’est la philologie comme science critique qu’il revendique.
Je cite brièvement les dernières phrases, si connues, de l’introduction  :
Cela, ma profession de philologue classique me donne le droit de le dire  : car je ne
sais quel sens la philologie classique pourrait avoir aujourd’hui, sinon celui
d’exercer une influence intempestive/inactuelle [unzeitgemäss, non conforme au
temps], c’est-à-dire d’agir contre le temps, donc sur le temps, et, espérons-le, au
bénéfice d’un temps à venir16.
13 Certes, les projets de Nietzsche et de Benjamin sont fort différents, en particulier parce
que le premier prône les forces de l’art pour le renouveau de la vie du peuple allemand –
et, sur ce point, l’antiquité grecque fonctionne comme un modèle –, alors que le second
s’efforce de conjurer le potentiel critique de la discipline philologique pour une nouvelle
historiographie matérialiste, c’est-à-dire également une nouvelle appréhension de
l’histoire au présent. Il n’empêche que Benjamin fait sienne la critique nietzschéenne de
l’érudition lassante de l’historicisme bourgeois. En exergue de la thèse XII Sur le concept
d’histoire, il place une citation de la Deuxième considération intempestive  :
Nous avons besoin de l’histoire, mais nous en avons besoin autrement que le flâneur
raffiné [ou gâté/verwöhnt] dans le jardin du savoir17.
14 L’image du flâneur frappe dans ce contexte  : les gentils savants de l’historicisme
ressemblent aux promeneurs oisifs (Müßiggänger) privilégiés ou encore aux flâneurs qui
se promènent dans les Passages parisiens – et errent dans les centres commerciaux
contemporains. Les uns s’identifient au passé, à la «  masse des faits  », dit Benjamin dans
la thèse XVII, les autres à la marchandise, à cette «  gigantesque collection de
marchandises  » dont parle Marx au début du Capital. À l’aise dans le dédale des vitrines
ou des civilisations passées, historiens et flâneurs peuvent ainsi se promener toute leur
vie en faisant quelques découvertes intéressantes, dites scientifiques, ou quelques bons
achats, des «  occasions  » comme on dit. Flânerie scientifique et flânerie déambulatoire
ont en commun cette attitude de consommateurs soi-disant désintéressés, plus
fondamentalement leur profonde identification à la valeur d’échange des marchandises
77

ou des biens culturels, comme on les appelle. Ce vagabondage peut certes contenir
également un élément de protestation contre le rythme hallucinatoire de la production
capitaliste  ; mais il est le revers d’un manque d’engagement plus exigeant et l’expression
d’un privilège qui repose sur le harcèlement des autres travailleurs.
15 L’avertissement de Nietzsche, repris par Benjamin, ne vise bien évidemment aucune
apologie du travail contre les joies de l’oisiveté ou de la promenade. Mais il nous concerne
sur un point très précis  : comment ne pas nous perdre avec délices dans le labyrinthe du
Livre des passages, dans des analyses aussi raffinées que gratuites de cette immense œuvre
inachevée qui nous permet d’organiser des rencontres, des colloques et des séminaires,
certainement intéressants, mais qui risquent toujours de se transformer en rituels d’auto-
préservation académique  ?

De l’actualité
16 C’est ici que, toujours dans le sillage de Nietzsche, je voudrais préciser le concept
benjaminien d’actualité. Benjamin a très tôt pensé un concept d’actualité (Aktualität)
complètement opposé à la notion habituelle, encore dominante aujourd’hui, de l’actualité
comme présentification (Vergegen-wärtigung), présentification d’un élément ou d’une
œuvre du passé due à sa pérennité dans notre présent. À cette notion plate, voire triviale,
qui régit encore bon nombre d’efforts pédagogiques – montrer par exemple aux jeunes
étudiants pourquoi Platon serait toujours actuel  ! – correspond une conception de la
culture comme «  inventaire  », ainsi que le dit fortement Benjamin dans l’une des
variantes des thèses Sur le concept d’histoire18. La critique de la notion d’inventaire
implique, pour sa part, la critique de celle d’héritage, si importante dans le débat de
Lukács et d’autres penseurs marxistes au sujet de notre statut d’héritiers de la culture
bourgeoise. Cette notion de culture garantit, selon Benjamin, la valeur intemporelle des
œuvres que la tradition dominante érige en canon. Déjà, dans le court essai intitulé
«  Histoire de la littérature et science de la littérature  », Benjamin critique aussi bien
l’historiographie bourgeoise – qui repose sur l’a priori de valeurs atemporelles, «  toujours
actuelles  » comme on dit – que l’historiographie marxiste qui se contente de «  présenter
les œuvres de la littérature dans le contexte de leur temps  ». Pour que la littérature
devienne un «  organon de l’histoire  », un outil de sa transformation, l’historien critique
doit «  donner à voir dans le temps où elles (les œuvres) sont nées le temps qui les connaît
– c’est-à-dire le nôtre  »19. Ce texte formule déjà ce que Benjamin, dans le Livre des passages
, appelle image dialectique et dont la lecture porte toujours la marque du moment
critique et dangereux qui est le moment de la véritable connaissance au présent20  :
«  L’image dialectique  », dit Benjamin, «  est une image fulgurante. C’est donc comme
image fulgurante dans le Maintenant de la connaissabilité qu’il faut retenir l’Autrefois  » 21
.
17 Cette conflagration, cette collision entre un Maintenant et un Autrefois déterminés
produit alors une actualité véritable du passé, justement parce que celui-ci ne s’inscrit
plus dans aucune explication historiographique continue et apologétique du statu quo.
«  Pour qu’un fragment du passé puisse être touché par l’actualité (Aktualität), il ne doit y
avoir aucune continuité entre eux  »22. En ce sens très précis, c’est justement dans cette
non-conformité à la chronologie de l’histoire officielle, dans cette Unzeitgemässheit dont
parlait Nietzsche (et l’on remarquera alors combien il est ironique de traduire
78

unzeitgemäss par inactuel), que surgit la soudaine actualité d’un moment du passé et que le
présent, lui aussi, acquiert une signification nouvelle.
18 Commentant le livre séminal de 1915 de Carl Einstein, La sculpture nègre, l’historien d’art
et philosophe Georges Didi-Huberman écrit  :
Aussi l’histoire trop originaire de l’art africain ne pouvait-elle voir le jour que
dialectiquement frappée (les coups de marteau, on le sait, produisent sur l’enclume
des étincelles) par la rencontre avec cette histoire trop nouvelle, cette «  pointe de
l’histoire  » artistique que constituait, en 1915, le point de vue cubiste. La notion
benjaminienne de lisibilité trouve là, me semble-t-il, une application exemplaire  :
ne prend sens dans l’histoire que ce qui apparaît dans l’anachronisme,
l’anachronisme d’une collision où l’Autrefois se trouve interprété et «  lu  », c’est-à-
dire mis au jour par l’advenue d’un Maintenant résolument nouveau 23.
19 C’est cet éclatement de la continuité chronologique, continuité de l’histoire et de
l’historiographie dominantes, que Benjamin nomme «  actualité  », dans un sens donc fort
différent de la signification courante du maintien immuable d’une valeur du passé jusqu’à
aujourd’hui. L’historien matérialiste ne remonte donc pas tranquillement le cours du
temps jusqu’à sa source présumée, mais bondit pour saisir une image du passé qui le
concerne dans son présent le plus en acte, actuel, et qui risque de lui échapper
définitivement s’il ne la saisit pas au vol. Ce «  saut du tigre  » (thèse XIV de Sur le concept
d’histoire) reprend l’urgence temporelle que l’étymologie du mot grec kairos signale  :
attraper au vol, par ses cheveux, l’ennemi qui prend la fuite, ou alors (autre étymologie
possible), le frapper exactement à l’endroit où la cotte de mailles qui protège le corps
laisse un espace découvert, formé par une boucle.
20 Cette temporalité évanescente et radicale, dont l’œuvre de Proust met en scène les
manifestations profanes, cette temporalité plus vraie est radicalement destructrice. Elle
réduit en miettes l’édification de l’histoire officielle et de sa continuité opiniâtre. Mais
elle pulvérise également, il faut bien oser le dire, le patient échafaudage philologique et
critique de la recherche historique, en particulier du Livre des passages et, pourrions-nous
ajouter, de tous nos colloques benjaminiens. Citant un passage du Talmud, Benjamin
attribue cette «  actualité-là  », «  la seule vraie  », dit-il, aux anges éphémères qui
surgissent pour chanter leur hymne devant le trône de Dieu puis disparaissent dans le
néant24. Si le travail philologique et historique est, certes indispensable, son but véritable
n’est pas seulement de coucher dans des archives bien rangées une masse de documents
et d’observation, en sommeil pour l’éternité. Cela, l’historicisme aussi sait le faire. Ce
travail n’a pour objectif principal ni la conservation du passé ni non plus l’auto-
conservation des chercheurs, philologues, historiens, philosophes. Ce que vise
véritablement la philologie, selon Benjamin, c’est beaucoup plus la perception d’une autre
temporalité possible, enfouie, voire étouffée sous l’amas des documents comme la braise
sous la cendre. Dans ses thèses Sur le concept d’histoire, Benjamin l’attribue au Messie qui
délivrera enfin l’histoire humaine de l’obligation d’être reprise, réinterprétée, relue et
réécrite par les générations successives.
21 C’est pourquoi la théologie est-elle le complément de la philologie  : non pas parce qu’elle
donnerait un sens transcendant au processus historique, comme on l’a souvent
interprété, mais parce qu’elle inscrit dans ce récit l’indice de sa dissolution (Auf-lösung)
qui est aussi celui de sa rédemption (Er-lösung)25. En guise de conclusion, je vous
proposerais donc de comprendre en ce sens radical de dissolution et de rédemption, de
délivrance, la fameuse phrase de Benjamin qui décrit la relation de sa pensée à la
théologie  : «  Mais s’il ne tenait qu’au buvard, il ne resterait rien de ce qui est écrit.  » 26
79

NOTES
1. W. BENJAMIN, Das Passagen-Werk, in W. BENJAMIN, Gesammelte Schriften (désormais désigné par GS,
suivi du numéro de volume et de page), vol. V, Francfort/Main, -Suhrkamp, 1982, p. 574.
Trad. fr. Jean Lacoste, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages (désormais désigné par PC),
Paris, Éditions du Cerf, 1993, vol. I, p. 44.
2. GS V, 580. PC, N 4,2, p. 481.
3. Enjeu que nous pouvons deviner dans la brève discussion qui eut lieu lors du colloque entre
Irving Wohlfarth et Bernd Witte à propos du «  sujet historique  » interpellé par le texte
benjaminien  : une communauté de lecteurs virtuels ou un sujet historique concret, par exemple
de classe  ?
4. Je reprends ici la formule de Hofmannsthal, citée à plusieurs reprises par Benjamin et qui
donne son titre à un recueil d’articles paru en 1992, »Was nie geschrieben wurde, lesen» . Frankfurter
Beiträge zu Walter Benjamin, Aisthesis Verlag, Bielefeld, formule reprise par Irving WOHLFARTH dans
son essai «  „Was nie geschrieben wurde lesen“ Walter Benjamins Theorie des Lesens  », in U.
STEINER (éd.), Walter Benjamin 1892-1940, Berlin et Berne, 1992.
5. À ce sujet, voir G. AGAMBEN, Le Temps qui reste, Paris, 2000.
6. W. BENJAMIN , «  Über das mimetische Vermögen  », in W. BENJAMIN, GS I, 210-213 et «  Lehre des
Ähnlichen  », ibid., p. 204-210. Au sujet de ces deux textes et de leur conception de lecture, voir
Irving WOHLFARTH, op. cit. et W. BOCK, Walter -Benjamin – die Rettung der Nacht, Bielefeld, 2000.
7. W. BENJAMIN, GS I, 1238.
8. I. WOHLFARTH, op. cit., p. 343, note 35.
9. Th. W ADORNO et W. BENJAMIN , Briefwechsel, Francfort/Main, 1994, p. 381 ; Correspondance, trad.
Philippe Ivernel, Paris, p. 372/373.
10. Briefwechsel, p. 368 ; Correspondance, p. 362.
11. Briefwechsel, p. 380  ; Correspondance, p. 372.
12. «  Il importe de se détourner résolument du concept de «  vérité intemporelle  ». Pourtant la
vérité n’est pas seulement – comme l’affirme le marxisme – une fonction temporelle du
connaître  ; elle est liée au contraire à un noyau temporel qui se trouve à la fois dans ce qui est
connu et dans celui qui connaît.  », GS V, 578  ; PC, N3, 2, p. 480.
13. Je m’appuie sur l’excellent article de Diego SANCHEZ-MECA , «  Généalogie et critique de la
philologie aux sources de Choses humaines, trop humaines  », in Nietzsche, Philosophie de l’esprit libre,
Éd. Rue d’Ulm, 2004.
14. Voir en particulier NIETZSCHE, Über die Zukunft unserer Bildungsanstalten, Kritische Studien-
ausgabe, vol. I, éd. par G. Colli et M. Montinari, Munich et Berlin, de Gruyter, 1988.
15. Cité par SANCHEZ-MECA , op. cit. p. 88, note 3  ; il s’agit du fragment posthume de 1875, 3 (76),
KSA 8, p. 38.
16. NIETZSCHE, Deuxième considération intempestive  : de l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire pour la
vie, trad. Pierre Rusch, Paris, Éd. de la Pléiade, 2000, p. 500. Texte original, KSA, I, p. 247.
17. GS I, 700. Œuvres, trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch, tome III, Paris, Gallimard,
Folio/essais, 2000, p. 437.
18. GS I, 1248.
19. GS III, 290  ; Œuvres, vol. II, p. 283.
80

20. PC, N 3, 1, p. 480  : «  L’image qui est lue – je veux dire l’image dans le maintenant de la
connaissabilité – porte au plus degré la marque du moment critique, périlleux, qui est au fond de
toute lecture.  »  ; GS, V, 578.
21. GS, V, 591 ; PC, N 9, 7, p. 491.
22. GS, V, 587 ; PC, N 7, 7, p. 487.
23. G. DIDI-HUBERMAN , «  L’anachronisme fabrique l’histoire  : sur l’inactualité de Carl Einstein  »,
in Études Germaniques, janvier/mars 1998, n° 1, p. 47.
24. W. BENJAMIN, «  Ankündigung der Zeitschrift Angelus Novus  », GS II, 246.
25. Rappelons que le radical allemand lös- reprend le verbe grec luein, dissoudre, résoudre,
rédimer, attributs de Dionysos, le dieu qui dissout l’ordre familial et civique au profit de
l’enivrement extatique, comme, encore une fois, le jeune Nietzsche l’avait souligné.
26. GS V, 588 ; PC, N 7a, 7, p. 488.

AUTEUR
JEANNE-MARIE GAGNEBIN
Professeur d’histoire à l’université Paris 8.
81

Révolte anti-généalogique et
reproduction
Le rapport entre l’utopie et la technique dans Le livre des passages

Astrid Deuber-Mankowsky
Traduction : Edwige Brender

Révolte anti-généalogique
1 Une révolte anti-généalogique est une rébellion contre la loi des origines. Thomas Macho
a forgé ce concept dans le cadre de son analyse de l’entreprise révolutionnaire gnostique.
Il s’en est servi pour défendre la philosophie gnostique, trop hâtivement assimilée,
affirme-t-il, à un reniement du monde et à une «  conception tragiquement sombre et
implacablement apocalyptique de l’existence  »1. Macho rappelle que «  l’évidence d’une
patrie lumineuse  »2 sous-tend la représentation négative du monde, et il évoque
«  l’évidence certaine d’une vie autre, d’une vie meilleure  », «  la joie et l’inextinguible
exultation  »3 qui, selon Barbara Aland, sont à l’origine du mouvement gnostique
historique. Si, comme le propose Macho, on interprète les mouvements gnostiques des
débuts de l’ère chrétienne comme l’expression d’une révolte anti-généalogique, ils
apparaissent comme une adhésion à une vision idéale de la parenté, libérée de la logique
de l’appartenance déterminée par l’origine, et guidée par un idéal d’amour sans
contrainte, sans souci et sans culpabilité. Le «  fils de l’homme  » crucifié, vaincu et
assassiné, apparaît comme le fondateur de cet idéal d’amour anti-généalogique. N’a-t-il
pas, père et fils tout à la fois4, repoussé sa mère5 pour rêver de relations qui n’aient pas
besoin «  de justification par la naissance et par la loi  »6  ? Ce n’est certes pas sur l’image
de ce Jésus anti-généalogique que devait se bâtir l’histoire de l’Église. L’impulsion de la
révolte anti-généalogique a été refoulée par l’institutionnalisation de la figure du Fils de
Dieu couronné, triomphant et ressuscité, sur laquelle se fondent la religion du Fils et
l’Église des chrétiens. Au lieu de rompre avec la loi de la Succession, on la conforta par la
célébration de la Résurrection et l’institution d’une Église fortement hiérarchisée.
L’impulsion anti-généalogique a pourtant survécu dans les écrits interdits des gnostiques,
dans certaines hérésies chrétiennes et dans le rêve de communautés égalitaires
82

organisées «  sans lois de succession hiérarchiques, sans considération de la naissance, du


sexe ni de l’âge  »7. Les sectes gnostiques se détournèrent du Dieu géniteur et créateur
pour chercher le Dieu d’amour  :
Elles voyaient avant tout en ce Dieu d’amour un Dieu sans filiation généalogique, un
Dieu de la présence qui voulait rester accessible à chaque homme et à chaque
femme autant qu’aux apôtres, évêques et autres successeurs autoproclamés du
Sauveur8.
2 La présence immédiate du Dieu aimant n’abolissait pas seulement les hiérarchies et les
origines, mais aussi les différences entre les sexes. «  Ce n’est pas un hasard  », constate
Macho, «  si on voit réapparaître les femmes dans les Évangiles gnostiques – et pas
seulement en tant que mères et que filles, mais bien en tant que compagnes et amies qui
participent à l’élaboration d’un art de vie gnostique  »9.
3 Dans son étude intitulée Le Renoncement à la chair, l’historien Peter Brown a analysé la
façon dont, sous l’impulsion anti-généalogique, les relations entre les sexes s’étaient
réorganisées dans les communautés gnostiques du IIe siècle. Dans les systèmes mythiques
de ces communautés, la métaphorique de la pulsion sexuelle joue un rôle central. Mais
leur idéal repose par ailleurs sur l’idée de retour vers l’esprit de ce qui s’est détaché de
lui. Brown résume la doctrine de Valentin en guise d’exemple  : «  Tout ce qui était autre
par rapport à l’esprit devait le réintégrer  : la polarité du mâle et de la femelle serait elle-
même abolie. Le féminin deviendrait masculin.  »10
4 Qu’est-ce qui relie les figures révolutionnaires de la gnose et le Livre des passages de Walter
Benjamin  ? La réponse amène tout d’abord à examiner les premières utopies socialistes
et la place majeure qu’elles occupent dans la représentation de la modernité par
Benjamin. La réorganisation des relations entre les sexes et le bouleversement des
rapports entre la technique, la société et la nature, que les premiers penseurs socialistes
théorisèrent en se référant à la gnose, constituent l’arrière-plan de ces utopies de la
modernité auxquelles Benjamin accordait le statut de conception de l’avenir ayant de
l’avenir, par opposition au modèle social-démocrate fondé sur le progrès technique11 (GS
 I, 699  ; Œ III, 437). Par comparaison avec une conception du travail postulant
l’exploitation de la nature et une conception de la technique qui fait d’elle un instrument
de domination, les fantastiques imaginations de Fourier sont marquées, juge Benjamin, au
coin d’un «  surprenant bon sens  » (GS I, 699  ; Œ III, 437). Il écrit dans la onzième thèse de
philosophie de l’histoire  :
Si le travail social était bien organisé, selon Fourier, on verrait quatre Lunes
éclairer la nuit terrestre, les glaces se retirer des pôles, l’eau de mer s’adoucir, les
bêtes fauves se mettre au service de l’homme. Tout cela illustre une forme de
travail qui, loin d’exploiter la nature, est en mesure de l’accoucher des créations
virtuelles qui sommeillent en son sein. (GS I, 699  ; Œ III, 437)

Un heureux discours
5 Charles Fourier, fils d’un marchand de drap aisé de Besançon, naquit en 1772. Il fut
marqué dans sa jeunesse par l’échec de la Révolution française et par la misère des canuts
lyonnais  ; il en tira la conclusion que la civilisation existante, affligée par «  l’indigence, la
privation de travail, les succès de la fourberie, les pirateries maritimes, le monopole
commercial, l’enlèvement des esclaves  »12, allait à l’encontre de l’ordre naturel et des
intentions réelles de Dieu. S’inspirant du doute absolu cartésien, il commença à remettre
systématiquement en cause l’ordre social de la France post-révolutionnaire, qu’il
83

définissait comme quatrième mouvement de la civilisation après la sauvagerie, le


patriarcat et la barbarie  ; il esquissa un nouvel ordre social constitué d’un cinquième,
sixième et septième mouvements. La nouvelle société reposerait sur les principes de
l’association agricole (coopérative) et de l’amour libre. Fourier militait pour l’abolition de
la famille et pour le remplacement de la hiérarchie sociale fondée sur l’origine et le sexe
par un système social reposant sur l’interaction et la combinaison des passions. Il nomma
phalanstères ces associations agricoles qui auraient pour fondement, au lieu du devoir et
de la morale, un permanent bonheur sensuel et matériel des humains13. D’après les calculs
de Fourier, le bon fonctionnement du phalanstère supposait une surface cultivable d’au
moins 2 300 hectares d’un terrain diversifié, et une communauté d’au moins 1200 à 1600
membres. C’est seulement au-delà de ces deux minima que la combinatoire des passions
pourrait fonctionner pour le bien de tous. L’utopie de Fourier se caractérise non
seulement par une vision de l’ordre social apparentée aux représentations traditionnelles
du Paradis, mais aussi par l’affirmation d’un droit universel à la sensualité, que Fourier
revendique pour les enfants comme pour les hommes et les femmes de tous âges, et qui,
exempt de tout tabou, autorise et promeut toutes les pratiques et techniques érotiques.
L’autodidacte Fourier a souvent été âprement critiqué, on l’a traité de «  socialiste du
dimanche  »14 et accusé de divaguer, tout comme on a célébré en lui un précurseur de la
libération sexuelle15. Mais on ne saurait contester ni que, comme l’écrit Roland Barthes,
les œuvres de Fourier fourmillent de joyeuses trouvailles, ni que jamais discours ne fut
plus heureux16. Ce n’est pas un hasard si le monde qu’esquisse Fournier ressemble au
monde onirique de Mickey Mouse, dont Benjamin écrivit qu’il «  essuya les plâtres  » des
nouveaux espaces créés par le cinéma (GS VII, 377 sq.  ; Œ III, 104)17. En ce sens, Barthes a
raison lorsqu’il écrit que «  ce que Fourier manque (d’ailleurs volontairement) désigne en
retour ce que nous manquons nous-mêmes lorsque nous refusons Fourier  »18. Ce que,
selon Barthes, Fourier manque volontairement, c’est la science, la politique et la raison.
6 Il est pourtant un trait caractéristique de la pensée de Fourier que Barthes n’évoque pas
dans sa lecture, et que la majorité des critiques se contentent de signaler rapidement,
sans étudier ses liaisons secrètes avec la gnose  : il s’agit de l’antisémitisme 19. Fourier se
rattache à la tradition gnostique par le thème de la rébellion anti-généalogique, mais
aussi par sa contestation, clairement anti-juive, de la loi de l’origine et du père 20.
Benjamin était conscient de cette animosité, comme le montrent les notes préparatoires
au Livre des passages, et il en tient compte dans sa lecture de Fourier. On lit ainsi, parmi les
papiers du dossier W (Fourier)  : «  Fourier était chauvin  : il haïssait les Anglais et les juifs.
Il voyait chez les juifs, non des civilisés mais des barbares qui ont conservé les mœurs
patriarcales.  » (GS V, 795  ; PC 661)
7 Les juifs, «  barbares  », sont pour Fourier des adeptes de la religion de la loi qui
dénaturalise l’ordre naturel par le devoir et la morale, et soumet les femmes, les filles et
les fils au patriarcat. Fourier cite et imite l’hostilité aux juifs des premiers gnostiques, qui
assimilaient judaïsme et religion patriarcale de la loi, pour ensuite diriger contre le
judaïsme leur argumentation anti-généalogique et antinomique21. Benjamin était
conscient de l’antisémitisme présent dans la pensée de Fourier  ; pourtant, il accorda une
place majeure à l’utopie fouriériste dans son histoire des origines de la modernité. Je
voudrais tout d’abord m’attarder sur cette importance de l’utopie fouriériste dans
l’œuvre de Benjamin, avant d’étudier la façon dont celui-ci répondit à l’antisémitisme
inhérent à la révolte gnostique.
84

8 Dans une note de la deuxième version du texte sur L’Œuvre d’art à l’époque de sa
reproduction mécanisée (1936)22, Benjamin situe un peu plus précisément l’utopie
fouriériste. Le point de départ est la différence établie entre la «  première technique  » et
la «  seconde technique  »23 (GS VII, 360  ; GS I, 717)  ; Benjamin introduit cette distinction
au cours de ses analyses des modifications du «  mode de perception  » (GS VII, 354  ; GS I,
712) à propos de l’exemple des techniques de reproduction (GS VII, 354  ; GS I, 712). Ces
modifications touchent non seulement les structures les plus intimes de l’ordre social et
de ses sous-systèmes, mais aussi l’organisation des relations entre le proche et le lointain,
de l’érotisme et de la reproduction. Au contraire de la technique première, la seconde
technique n’est pas un instrument, mais un «  organe  » collectif (GS VII, 360  ; GS I, 717).
Son but, comme l’écrit Benjamin, n’est pas l’«  asservissement de la nature  », mais
«  l’harmonie de la nature et l’humanité  » (GS VII, 359  ; GS I, 717). La formule selon
laquelle la seconde technique a l’harmonie pour «  but  » suggère que Benjamin pourrait
bien avoir compris la distinction entre première technique et seconde technique comme
un paramètre d’expérimentation – ce que confirme la thèse selon laquelle la seconde
technique est liée à l’expérimentation et à son infatigable modification des paramètres (
GS VII, 359  ; GS I, 717). Jouons le jeu, à titre expérimental, et observons le passage de
l’époque de la première technique à l’époque de la seconde technique du point de vue de
cette dernière. Benjamin en analyse l’origine (GS VII, 359  ; GS I, 717) et constate qu’elle
«  ne vise qu’à libérer davantage l’homme de ses corvées  » (GS VII, 360, note 4  ; GS I, 717,
note 3). De ce point de vue, les temps nouveaux se présentent tout d’abord comme
l’extension, «  incommensurable  », du «  champ d’action  » de l’individu qui «  ne sait
encore s’[y] orienter  » (GS VII, 360, note 4  ; GS I, 717, note 3). Usant d’une belle image,
Benjamin compare l’enfant qui «  quand il apprend à saisir tend la main vers la lune
comme vers une balle à sa portée  » (GS VII, 360, note 4  ; GS I, 717, note 3), et l’humanité
qui poursuit, «  dans ses tentatives d’innervation  », des buts accessibles aussi bien que
des buts «  qui ne sont d’abord qu’utopiques  » (GS VII, 360, note 4  ; GS I, 717, note 3). Or, si
ces desseins utopiques sont bien tournés vers l’avenir, les aspirations auxquelles ils
répondent proviennent du passé et d’exigences insatisfaites de l’ordre ancien. Ce n’est
donc pas, écrit Benjamin, le nouveau collectif qui fait le premier entendre ses exigences
dans le nouvel espace conquis par l’homme, mais bien «  l’individu particulier, émancipé
par la liquidation de la première technique  » (GS VII, 360, note 4  ; GS I, 718, note 3). Les
nouvelles possibilités techniques vont alors de pair avec l’actualisation d’anciennes
revendications  ; plus encore, le nouveau champ d’action montre d’abord à l’individu
«  combien limité, sous l’emprise de la première technique, avait été le domaine de ses
possibilités  » (GS VII, 360, note 4  ; GS I, 717, note 3).
9 Du point de vue de Benjamin, les projets utopiques reposent sur des revendications qui,
avec les «  instances vitales de l’individu, réprimées du fait de la première technique  » (
GS VII, 360, note 4  ; GS I, 717, note 3), réapparaissent avec une force renouvelée et
demandent à être satisfaites. Ces instances vitales sont «  l’amour et la mort  » (GS VII,
360, note 4  ; GS I, 717, note 3). Benjamin fait allusion, comme le montrent des notes
contemporaines de la deuxième version du texte sur l’œuvre d’art, aux besoins de
«  l’organisme corporel  » (GS VII, 666). En d’autres termes, il ne s’agit pas ici d’aborder la
question du sens de la vie, mais bien d’établir une économie du désir. Benjamin use au
sujet de l’amour d’une formule sans ambiguïtés  : «  Sade et Fourier ont en vue la
réalisation immédiate de la joie de vivre humaine.  » (GS VII, 666)
85

10 Benjamin situe donc le projet utopique de Fourier dans le contexte de la redéfinition de


l’évolution fondamentale de la modernité passant de la première à la seconde technique.
Il propose de le lire comme «  l’un des plus importants documents historiques de
l’aspiration  » (GS VII, 360, note 4  ; GS I, 718, note 3) de l’individu à une résolution des
questions qui font de l’amour et de la mort les pierres d’angle de l’économie du désir.
Benjamin voit dans le projet utopique de Fourier un texte de transition, où se
superposent des strates d’images historiquement très éloignées les unes des autres, et où
des conceptions refoulées du bonheur et du salut refont surface pour se trouver projetées
dans un champ d’action élargi et, d’une certaine façon, appliquées à l’avenir. La
construction historique de Benjamin explique pourquoi et comment les figures
révolutionnaires de la gnose décrites par Thomas Macho ont pu redevenir à l’époque
moderne d’une actualité inattendue, en tant que revendication d’un amour sans
culpabilité et sans expiation, et en tant qu’expression de joie et d’exultation  ; elle permet
aussi d’analyser la modernité particulière qu’acquièrent ces figures en apparaissant dans
le champ d’action de la seconde technique. Dans le cas de Fourier, cette modernité
particulière ne vise pas tant, selon Benjamin, à une libération de «  l’amour  » que, comme
nous allons l’expliquer, à «  une révolte sexuelle contre l’amour  » (GS V, 617  ; PC 512).

Ma loi d’avenir
11 Il y a une autre œuvre que Benjamin situe au point de passage entre la première et la
seconde technique  : celle de la socialiste et féministe Claire Démar. C’est une œuvre
moins joyeuse que celle de Fourier, qui considère le nouveau monde amoureux non pas
d’un point de vue divin24, mais du point de vue terrestre d’une jeune femme en lutte pour
l’égalité juridique et sexuelle. En Claire Démar se manifeste selon Benjamin cette image
de la femme héroïque «  sous sa forme originelle  » (GS I, 595  ; CB 132) dont il est dit dans
Le Paris du Second Empire chez Baudelaire que le poète l’a reprise.
12 Claire Démar, née en 1800, se rallia aux saint-simoniens peu avant la révolution de
Juillet  ; entre 1831 et 1833 elle rédigea et publia à compte d’auteur l’Appel d’une femme au
peuple sur l’affranchissement des femmes, ainsi que le manifeste Ma Loi d’Avenir 25. Nous
possédons, outre ces textes, sa correspondance avec différents membres de la
communauté saint-simonienne, notamment avec le Père Barthélémy-Prosper Enfantin.
Celui-ci fut en détention de janvier 1833 jusqu’au suicide de Claire Démar en août 1833. Le
groupe des saint-simoniens se retira progressivement de la politique après l’échec de la
révolution de Juillet et recentra son action sur le domaine spirituel. L’école se mua en une
communauté religieuse, les meneurs en prêtres, les symboles et les rituels occupèrent
une place de plus en plus importante. En 1831, le groupe se scinda, et Enfantin imposa ses
thèses sur la nouvelle loi morale. Elles avaient pour prémisse la phrase que Saint-Simon
était censé avoir prononcée sur son lit de mort en 1825  : «  L’homme et la femme, voilà
l’individu social  ».
13 Partant de cette formule, Enfantin élabora les théories qui devaient mener à la
constitution du premier mouvement de femmes autonome  : jusqu’à l’arrivée de la Femme
Messie, Femme et Mère telle que la conçoit Enfantin, hommes et femmes devraient vivre
séparés afin que les hommes n’imposent pas aux femmes leurs lois masculines. Les
femmes qui s’étaient tournées vers les saint-simoniens après la révolution de Juillet, en
particulier celles qui étaient issues des milieux prolétaires, comprirent cette théorie
comme un appel à l’autonomie. Elles fondèrent une école de femmes, une maison de
86

femmes et un journal de femmes. Claire Démar appartenait à leurs cercles, mais restait
marginale. Certes, elle combattait aussi pour la libération des femmes, mais elle menait
son combat au nom d’un amour libre, passionné et mystérieux, sans péché ni expiation,
sans dépendance ni obligation. Benjamin écrit à juste titre dans Le Paris du Second Empire
chez Baudelaire que le manifeste de Claire Démar, «  occupe une place originale, par sa
force et la passion qui l’anime, dans la littérature pourtant très variée de l’époque sur
l’avenir de la femme  » (GS I, 594  ; CB 131). La conclusion du manifeste Ma Loi d’Avenir,
citée par Benjamin, témoigne de cette puissance. Démar y appelle à l’abolition de la
paternité et de la maternité, et au renoncement sans condition à la loi du sang. Dans ce
passage final, se rencontrent d’une part l’idée moderne de l’égalité des sexes, de la
critique de la tradition et du rejet de la loi de l’origine, et d’autre part le vieux rêve de
communautés égalitaires, avec lequel, au temps du christianisme primitif, les gnostiques
avaient déjà indigné les pères de l’Église  :
Plus de paternité, toujours douteuse et impossible à démontrer  ;
Plus de propriété, plus d’héritage  ;
Classement suivant la capacité, rétribution suivant les œuvres.
Par conséquent  :
Plus de maternité, plus de loi du sang.
Je dis plus de maternité  :
En effet la femme délivrée, affranchie […] de l’homme qui ne lui paiera plus le prix
de son corps  ; – la femme ne tiendra son existence, sa position sociale que de sa
capacité et de ses œuvres.
Pour cela donc il faut bien que la femme fasse une œuvre, remplisse une fonction  ;
– et comment le pourrait-elle, si toujours elle est condamnée à absorber une partie
plus ou moins longue de sa vie dans les soins que réclame l’éducation d’un ou
plusieurs enfants  ? Ou la fonction sera négligée, mal remplie, ou l’enfant mal élevé,
privé des soins que réclament sa faiblesse, sa longue croissance.
Vous voulez affranchir la femme  ! Eh  ! bien, du sein de la mère de sang, portez le
nouveau-né aux bras de la mère sociale, de la nourrice fonctionnaire, et l’enfant sera
mieux élevé. […]
Alors, seulement alors, l’homme, la femme, l’enfant, seront tous affranchis de la loi
de sang de l’exploitation de l’humanité par l’humanité  ! 26
14 Dans sa loi d’avenir, Démar associait à ses revendications féministes la loi morale
d’Enfantin et les thèses du charismatique James de Laurence, fondateur d’une secte
ouvertement inspirée des écrits gnostiques du christianisme primitif27. Dans le dossier
portant le titre «  matérialisme anthropologique, histoire des sectes  », Benjamin a
recopié, en français, quelques passages du livre de Laurence Les Enfants de Dieu, ou la
Religion de Jésus réconciliée avec la philosophie  :
La religion des Juifs fut celle de la paternité, sous laquelle les patriarches exercèrent
leur autorité domestique. La religion de Jésus est celle de la maternité, dont le
symbole est une mère portant un enfant sur les bras. (GS V, 977)
15 La religion des Juifs est la religion du patriarcat autoritaire  ; la religion de Jésus est celle
du matriarcat régi par l’amour. Ici encore, la révolte anti-généalogique de la modernité
est associée à l’anti-judaïsme qui accompagnait déjà la révolte anti-généalogique des
premiers gnostiques. La réponse de Benjamin à cet anti-judaïsme, pour revenir
maintenant sur ce point, est subtile. Il ne partage ni la croyance en l’amour libre, ni la
vision (chrétienne) du judaïsme comme religion de la loi et du christianisme comme
religion de l’amour. Ce que Fourier et Démar définissent comme amour libre apparaît
dans l’articulation benjaminienne de l’histoire de la modernité comme «  révolte sexuelle
contre l’amour  » (GS V, 617  ; PC 512). Dans la description fouriériste d’un monde d’amour
87

calculé et d’une «  machine humaine  », Benjamin met en avant le «  moment


constructif  » (GS V, 785  ; PC 652) qui, estime-t-il, est commun à Sade et à Fourier et se
retrouve, ajoute-t-il, dans tout sadisme. En résumé, Benjamin s’intéresse à la façon dont
les premiers et premières socialistes ont abordé la question de la (seconde) technique  ;
car c’est de cette question que dépend la viabilité d’une société, ainsi qu’il le démontre
dans Sur le concept d’histoire, en dénonçant la foi de la sociale-démocratie dans le progrès
technique et en soulignant les traits technocratiques qui l’apparentent au fascisme.
16 Benjamin n’a posé la question de la (seconde) technique28 qu’à partir des années 1930.
L’opposition entre la loi de l’origine et l’amour libre apparaît pourtant dès le début des
années 1920 dans l’essai sur les Affinités électives. Benjamin défend dans sa critique du
roman de Goethe la thèse selon laquelle l’idéal d’un amour anti-généalogique libéré de la
loi de l’origine découlerait d’un «  appétit de fausse liberté  » (GS I, 170  ; Œ I, 347).
«  L’amour vrai  » (GS I, 187  ; Œ I, 372), explique-t-il à propos de la nouvelle intégrée au
roman et intitulée Les jeunes voisins singuliers, ne se rebelle pas contre la loi de l’origine  ;
elle la métamorphose. Le passage dans lequel il développe son analyse de l’amour des
«  jeunes voisins  » par opposition aux funestes liaisons des personnages principaux sonne
comme un commentaire et une réfutation de l’idéal de liberté et d’amour des révoltes
gnostiques anti-généalogiques de la modernité  :
Car il est bien sûr que les amants s’émancipent de leurs liens familiaux, mais tout
aussi sûrement, ils en transforment la puissance intérieure  : même si chacun
isolément en reste prisonnier, l’autre, par son amour, l’en libère. S’il existe au
monde un signe manifeste de véritable amour, c’est que, pour ceux qui s’aiment,
non seulement l’abîme du sexe, mais encore celui de la famille s’est refermé. Pour
qu’une intuition comme celle-là prenne sa vraie valeur, ce ne peut être d’un cœur
pusillanime – comme le fait Édouard vis-à-vis d’Odile – que l’homme qui aime
refuse de voir ou même de connaître les parents. La force des amants triomphe en
ce qu’elle éclipse, auprès de l’être aimé, la présence pleine et entière des parents. […
] Mais ce n’est pas avec leur seule famille qu’ils entrent en relation, c’est avec tout
le reste du monde. (GS I, 169 sq.  ; Œ I, 345 sq.)
17 Selon Benjamin, les amants métamorphosent la famille, mais ne la rejettent pas. Ils
renouvellent leur relation à leurs origines, mais ne la fuient pas. Chez Benjamin, l’amour
et la loi de l’origine ne sont pas antagonistes, mais conditions l’un de l’autre. Cet amour
ne s’oppose pas à la tradition, il en est le moyen, et échappe, comme les origines elles-
mêmes, au pouvoir de l’homme. «  Il n’est d’amour parfait  », affirme Benjamin, se
démarquant par là de l’héritage de l’Aufklärung, «  que si Dieu même le sauve en l’élevant
au-dessus de sa nature.  » (GS I, 187  ; Œ I, 372) Par opposition à la mémorable définition
kantienne du mariage comme «  communauté sexuelle à vie  » dans laquelle deux
personnes font «  usage réciproque de [leurs] organes et facultés sexuels  »29, Benjamin
objecte que l’amour n’est pas affaire de volonté, et que la disparition de l’amour n’est pas
un échec dont on serait responsable, mais seulement la conséquence d’une «  profonde
imperfection  »  :
Quand il n’a d’autre maître que le démon Éros, sa sombre fin n’est pas un simple
échec, mais le prix même que l’homme doit payer pour cette profonde imperfection
qui tient à sa nature. Dans un amour où il fait seul la loi, on peut dire que
l’affection, produit spécifique de l’Éros Thanatos, signifie simplement que l’homme
confesse son impuissance à aimer. (GS I, 187  ; Œ I, 372)
18 Le fait d’avoir revendiqué le droit à l’imperfection humaine constitue le cœur de
l’héroïsme de Baudelaire. Celui-ci a, selon Benjamin, érigé dans Les Fleurs du Mal un
monument à l’imperfection. Les Fleurs du Mal sont l’expression d’une volonté farouche
88

propre à Baudelaire, comme à Josué  : la volonté «  d’interrompre le cours du monde  » (GS


I, 667  ; CB 223). Dans la dernière version de De quelques thèmes baudelairiens, Benjamin
montre que la fin tragique de l’amour va de pair avec la perte de l’aura (GS I, 622 sq. et 645 
sq.  ; CB 169 sq. et 198 sq.), qu’elle est donc l’expression de cette crise de la perception
(auratique) dont la «  crise liée à la reproduction des œuvres d’art  » (GS I, 645  ; CB 198)
fait partie intégrante, et qui accompagne le passage de l’époque de la première technique
à l’époque de la seconde technique.

Sacrifice de la sexualité masculine


19 L’image de la «  femme héroïque  » qui, selon Benjamin dans Le Paris du Second Empire chez
Baudelaire, apparaît à la fin du texte de Claire Démar «  sous sa forme originelle  » (GS I,
595  ; CB 132) est le lien qui unit l’utopie fouriériste d’un nouveau monde amoureux et la
lecture benjaminienne du cycle de poèmes Les Fleurs du Mal, que Baudelaire publia en 1857
et qui lui valut un procès pour délit d’outrage à la morale publique. Au contraire des
théories de Fourier, les poèmes de Baudelaire ne tendent pas vers un avenir meilleur,
mais, comme Benjamin l’exprime en une formule mémorable, vers une mélancolique
érotisation de la mort. Les Fleurs du Mal sont donc le revers de l’exultation gnostique  ;
Benjamin, faisant allusion à la mort expiatoire d’un Jésus anti-généalogique, y voit les
«  fleurs  » qui ornent les «  stations du calvaire [de la sexualité masculine]  » (GS I, 666  ;
CB 222) et qui matérialisent la fin tragique de l’amour. Chez Baudelaire, au contraire de
Fourier, «  l’avenir est frappé d’un tabou  » (GS I, 657  ; CB 212). C’est là l’expression du
refus de continuer la généalogie  ; c’est aussi l’expression de la «  résolution héroïque  » (
GS I, 1152), rappelant celle de Démar, par laquelle Baudelaire rompt avec l’idylle et la
nature pour consacrer ses poèmes à la ville, endroit, écrit Benjamin dans un résumé de
son livre sur Baudelaire, «  où la nature des choses est maîtrisée et transformée par la
nature des hommes.  » (GS I, 1152) Alors que l’utopie de Fourier espérait l’avènement
d’une économie du plaisir où chaque désir devrait être satisfait, la loi d’avenir de Démar
apparaît dans l’image baudelairienne de la modernité comme suppression des frontières
sexuelles, comme déperdition de la faculté amoureuse et reproductrice, comme choc qui
entraîne impuissance, refus mélancolique et érotisation de la mort. Benjamin écrit à ce
sujet dans la version publiée de l’étude sur Baudelaire  :
Cet homme, qui n’a fondé aucune famille, entend le terme dans un sens plein de
promesses et de renoncements. Il est lui-même voué à des yeux sans regard et c’est
sans illusion qu’il se soumet à leur empire. (GS I, 649  ; CB 203)
20 Ces yeux vides sont ceux des «  satyresses et des nixes  » (GS I, 649  ; CB 203), figures
féminines imaginaires qui traversent Les Fleurs du Mal.
21 Benjamin a réuni sous le titre Zentralpark les aperçus théoriques majeurs destinés à son
projet de livre sur Baudelaire Un poète à l’apogée du capitalisme. On retrouve la plupart de
ces motifs dans Le Paris du Second Empire chez Baudelaire 30, qui devait constituer la
deuxième partie de ce livre qui ne fut jamais écrit. Des première et troisième parties, nous
ne connaissons que les titres  : «  Baudelaire allégoricien  » et «  Le véritable objet
poétique  ». Un passage du manuscrit retrouvé à Paris en 1981 nous fournit pourtant une
description détaillée de la structure du livre, laquelle montre que la relation établie entre
la mort sacrificielle chrétienne, l’esthétisation de la mort et l’impuissance sexuelle devait
jouer un rôle central dans l’étude sur Baudelaire. Benjamin l’annonçait dans une lettre à
Adorno datée du 6 août 1939  :
89

Mon Baudelaire chrétien doit être porté au ciel par des anges juifs. Mais j’ai déjà
pris mes dispositions pour que, dans la dernière partie, peu avant l’entrée dans la
gloire comme il se doit, ils le laissent tomber31.
22 Selon ce schéma, l’étude a pour fil directeur le règne du principe de mort que manifeste la
mort sacrificielle de Jésus  ; le principe de mort, présent dans les thèmes du «  chemin de
croix de la sexualité masculine  », du refus héroïque de la paternité et du fétichisme, est
constitutif de la modernité baudelairienne
Les trois parties de mon étude doivent représenter la thèse, l’antithèse et la
synthèse.
L’homme qui est arrivé au bout du chemin de croix de la sexualité masculine est
élevé par sa dignité sacrée au rang de poète. Le poète, à qui la société ne peut
confier aucune mission, fait du marché et de la marchandise ses objets.
Les motifs les plus importants doivent être agencés selon leur puissance thétique,
antithétique et synthétique, ou du moins selon la première et la dernière.
Au centre des schémas de la première partie, il y aura la mort, ou le cadavre. À la
même place, dans la troisième partie, il y aura la marchandise comme réalité
sociale, qui est à la base du règne du principe de mort dans cet autre domaine. (GS
 VII, 764)
23 En contrepoint de cette place centrale accordée au chemin de croix de la sexualité
masculine dans le projet de livre sur Baudelaire, il est question à maintes reprises dans
Zentralpark de «  l’impuissance masculine  », de «  la femme lesbienne  », de la prostituée,
des pulsions masculines, du «  sacrifice de la sexualité masculine  », d’apparitions et
d’images de femmes, de stérilité et de grossesse ressentie comme concurrence déloyale (
GS I, 664  ; CB 218). Ce faisant, Benjamin a pour but explicite de dresser un «  état des lieux
historique  » et de cerner les «  raisons sociales de l’impuissance  » (GS I, 664  ; CB 218).
L’expérience dont Baudelaire témoigne dans ses poèmes, ayant fait de la poésie une forme
d’introspection, est celle de «  l’évidement de la vie intérieure  » (GS V, 1440  ; PC 363). Au
contraire de Fourier préoccupé par la «  joie de vivre humaine  » ou, pour parler avec
Foucault, par les pratiques et les «  plaisirs  »32, Baudelaire cantonne la femme qui vit ses
passions au rôle d’héroïne. Elle devient allégorie de la «  femme masculinisée  ». Pour bien
éclairer ce processus, Benjamin cite la remarque de Baudelaire sur Madame Bovary  :
Mme Bovary, pour ce qu’il y a en elle de plus énergique et de plus ambitieux, et
aussi de plus rêveur, Mme Bovary est restée un homme. Comme la Pallas armée,
sortie du cerveau de Zeus, ce bizarre androgyne a gardé toutes les séductions d’une
âme virile dans un charmant corps féminin. (GS I, 595  ; CB 132)
24 Cette image rappelle étrangement l’espérance qu’avaient les premiers gnostiques de
ramener l’esprit à lui-même grâce à l’union des principes masculin et féminin.
Symétriquement, il y a l’aveu de Flaubert  : «  Madame Bovary, c’est moi  ».
25 Et tout comme Flaubert partage le destin de Madame Bovary, Baudelaire commence de
partager le destin des figures récurrentes de sa poésie, les prostituées, les prolétaires, les
auteurs féminines «  masculinisées  ». Il conçoit ces écrivains – par exemple George Sand,
une de ses héroïnes préférées, qui publia ses romans et poèmes sous un pseudonyme
masculin – comme des concurrentes. Soumis aux lois du marché et contraint de
«  revendiquer la dignité de poète dans une société qui n’avait plus aucune sorte de
dignité à accorder  » (GS I, 665  ; CB 221), Baudelaire prend conscience de ses affinités avec
les prostituées. Il doit se vendre. Il se révolte en imitant la forme «  féminine  » du refus  :
l’hystérie33. Avec le motif de l’impuissance, souvent cité par Benjamin, Baudelaire montre
l’acte castrateur accompli sur son propre corps. Là s’achève le chemin de croix de la
sexualité masculine, et là commence la dignité sacrée du poète qui «  fait du marché et de
90

la marchandise ses objets  » et à qui, comme le dit Benjamin dans l’ébauche de son livre
sur Baudelaire, «  la société ne peut confier aucune mission  » (GS VII, 764).
26 Benjamin lui-même souligne que jamais Baudelaire n’aurait «  songé à se faire, avec sa
poésie, le champion de la lesbienne devant l’opinion publique.  » (GS I, 597  ; CB 134) Qu’il
fasse malgré tout de la lesbienne une «  figure héroïque récurrente  » vient de cet
irréductible état de fait qui défie toute tentative d’abolition de la différence entre les
sexes  : seule la femme possède la capacité de mettre des enfants au monde. Mais
Baudelaire ressent la grossesse comme une concurrence déloyale. C’est cette
concurrence, et par là la différence corporelle de la femme, qu’il supprime en choisissant
l’image récurrente de l’héroïne lesbienne. Benjamin constate  :
L’assimilation de la grossesse à une concurrence déloyale est une composante du
thèmes du sacrifice de la sexualité masculine. Au contraire, solidarité entre
impuissance et stérilité.
27 L’héroïne lesbienne est une allégorie, et doit être comprise comme telle. Le contexte dans
lequel doit s’intégrer son interprétation ressort de la remarque suivante, qui se trouve
aussi bien dans Zentralpark que dans la chemise J («  Baudelaire  »)  :
La femme chez Baudelaire  : le butin le plus précieux dans le «  Triomphe de
l’allégorie  » – la vie qui signifie la mort. Cette qualité appartient de la façon la plus
inaliénable à la prostituée. C’est la seule chose qu’on ne puisse lui acheter bon
marché, et pour Baudelaire, c’est cela seul qui importe. (GS I, 667  ; CB 223)
28 L’allégorisation du plaisir, le détournement du désir vers des valeurs (marchandes)
abstraites, le fétichisme de l’objet marchand indissociable du fétichisme sexuel mènent le
regard vers cet abîme auquel pense Benjamin quand il projette de faire de la pulsion de
mort le centre de chacune des trois parties de son livre sur Baudelaire  : l’abîme sécularisé
du savoir et des significations (GS V, 348  ; PC 286). Cet abîme est pour Benjamin, selon une
formule de Foucault, un effet de la connexion entre connaissance et sexualité34. Dans la
lecture benjaminienne des «  fleurs du Mal  » comme ornements des «  stations du calvaire
[de la sexualité masculine]  » (GS I, 666  ; CB 222), le sacrifice du Fils de Dieu apparaît
comme la source historique d’une passion de la mort qui trouve son ultime expression
dans l’esthétisation mélancolique de la pulsion de mort accomplie dans les Fleurs du Mal 35.

Le jeu et l’apparence
29 Dans son étude publiée en 2004, intitulée Room-for-Play : Benjamin’s Gamble with Cinema,
Miriam Batu Hansen36 a proposé de relire L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité
technique du point de vue du jeu. À l’encontre des théories dominantes à son époque,
élaborées par exemple par Johan Huizinga (Homo Ludens, 1938)37 ou, juste après la fin de la
Deuxième Guerre mondiale, par Roger Caillois38, Walter Benjamin ne considérait pas
l’influence de la technique sur le jeu comme une décadence et une perversion. Miriam
Batu Hansen souligne au contraire la concentration de Benjamin sur la mécanique
machinale du jeu de hasard et sur l’implication du corps dans la reproduction répétitive
du processus. Car c’est justement par cette accoutumance de la réceptivité du corps à la
reproduction technique que s’effectue l’entraînement à ce que Benjamin a appelé dans
plusieurs des textes écrits parallèlement aux Passages «  l’innervation du collectif  »,
lequel, lit-on dans la deuxième version de l’essai sur l’œuvre d’art, «  trouve ses organes
dans la seconde technique  » (GS VII, 360, note 4  ; GS I, 717, note 3). Dans une note du
91

dossier «  Fourier  », Benjamin montre comment, de là, on rejoint Fourier et son utopie
anti-généalogique  :
Il faut établir une comparaison entre l’idée de Fourier selon laquelle les
phalanstères se propagent par des «  explosions  », et deux idées de ma
«  politique  »  : celle de la révolution comme innervation des organes techniques du
collectif et celle de la «  rupture de la téléologie naturelle  ». (GS V, 777  ; PC 646)
30 Il faut lire la signification que Benjamin conférait au jeu dans le contexte de sa critique de
l’esthétisation baudelairienne de la passion, au centre de laquelle se trouve la pulsion de
mort. La question que pose la (seconde) technique, pense Benjamin, en soulève une
autre  : comment les forces productives de la seconde technique peuvent-elles être
utilisées au profit de la (pulsion de) vie  ? La réponse à cette question ramène à la
question vitale de l’amour, compris comme forme physique du plaisir, et donc à Fourier
lui-même, dont le grand mérite, écrit Benjamin dans la chemise J («  Baudelaire  »), a été
d’avoir «  présenté le jeu comme paradigme du travail qui n’est plus exploité  » (GS V,
456  ; PC 377). Le «  travail effectué dans l’esprit du jeu  » n’aurait pas pour but la création
de valeur mais l’amélioration de la nature, écrit Benjamin  ; l’utopie fouriériste en fournit
un «  modèle qu’on trouve effectivement réalisé dans les jeux des enfants  »  :
C’est l’image d’une terre sur laquelle chaque endroit est devenu une «  économie  » [
Wirtschaft]. Le double sens du mot s’épanouit ici  : chaque endroit est travaillé par
l’homme, est rendu par lui utile et beau. Mais tous sont ouverts à tous, comme une
auberge sur la route. Une terre cultivée selon cette image cesserait d’être une partie
[…]. Elle serait un lieu où l’action est sœur du rêve. (GS V, 1 456  ; PC 377)
31 Seule l’élucidation de cette conception de l’utilisation du champ d’action nouvellement
ouvert permet de comprendre ce que vise Benjamin quand il fait ressortir l’aspect
constructif du sadisme de Fourier et de Sade, et quand il affirme que la «  révolte contre
l’amour  » ne procède pas seulement d’une «  volonté fanatique, obsessionnelle, de
plaisir  », mais «  vise aussi à rendre la nature accordée et soumise à cette volonté  » (GS V,
617  ; PC 512).
32 Pour mieux comprendre l’optimisme de Benjamin quant à une potentielle révolution
technique, il faudrait faire une digression qui dépasserait le cadre de cette étude  : ce
détour passe par l’origine commune, que souligne aussi Hansen, du jeu et de l’apparence,
qui tous deux prennent leur source dans la faculté de percevoir des ressemblances et de
les reproduire. Ceci -explique pourquoi Benjamin prête à l’utopie de Fourier, malgré sa
tendance anti-humaniste, la faculté d’ouvrir un avenir au collectif grâce à la technique, et
pourquoi il prête au plaisir affranchi de l’amour un aspect révolutionnaire  : l’amour,
lorsqu’il est heureux, et le plaisir, en tant que côté révolutionnaire de la technique,
procèdent tous deux de la faculté ambivalente de percevoir et de produire des
ressemblances (GS VII, 368). Dans l’innervation du collectif, la faculté de percevoir
s’adapte aux nouvelles conditions de reproduction et se les approprie. En tant
qu’expression de la réception tactile de la technique, l’innervation du collectif constitue
selon Benjamin l’alternative à l’esthétisation des masses dans le fascisme. Benjamin décrit
la masse comme un groupe «  compact  », déterminé par les facteurs «  émotionnels et
réactifs dont parle la psychologie des masses  » (GS VII, 370)39. La masse compacte est
traversée d’un «  trait panique  » (GS VII, 370) présent dans toutes ses manifestations,
quels que soient les affects auxquels laisse libre cours la masse des petits-bourgeois –
«  l’enthousiasme belliciste, la haine des Juifs ou l’instinct de survie  » (GS VII, 370).
33 Baudelaire et Fourier se rencontrent sur un point  : il ne suffit pas de se référer à la nature
pour saisir l’étendue des bouleversements que la technique apporte dans tous les
92

domaines de la vie des individus. Ceci ne se montre nulle part plus clairement que dans
leur défiance commune vis-à-vis de la croyance en un progrès technique qui, au lieu
d’utiliser le champ d’action ouvert par la seconde technique, transpose les modèles
hérités de la première technique à l’ère de la deuxième, et brandit la devise selon laquelle
«  cela peut toujours continuer ainsi.  » Benjamin, ainsi qu’il l’écrit dans la onzième thèse
de philosophie de l’histoire, voit dans la foi sociale-démocrate dans le progrès technique
une résurrection «  chez les ouvriers allemands, [de] la vieille éthique protestante du
travail sous une forme sécularisée  » (GS I, 699  ; Œ III, 436). Cette morale touche au
concept de travail et à l’articulation de la technique, de la nature et de la société. Elle
comprend le travail, écrit Benjamin, comme une «  exploitation de la nature que l’on
oppose avec une satisfaction naïve à l’exploitation du prolétariat  » (GS I, 699  ; Œ III, 436).
Or c’est justement dans la dérive du concept de nature vers celui d’exploitation de la
nature que se font jour les traits technocratiques du modèle progressiste, dont Benjamin
affirme qu’ils réapparaissent dans le fascisme (GS I, 699  ; Œ III, 436). Ils évoquent ce
«  trait panique  » qui se manifeste entre autre dans la haine des Juifs des masses fascistes.
Le «  trait panique  » est l’effet de cette attitude restauratrice qui s’accroche aux valeurs
de la petite bourgeoisie et à la perception auratique, qui n’est plus adaptée à la seconde
technique. C’est contre cette confusion des sens et de la perception qu’est dirigé l’appel
de Benjamin à se poser la question de la seconde technique, dont l’origine n’est pas
l’apparence mais le jeu, et qui, au contraire de la première technique pour laquelle
l’homme joue un rôle central, essaie de ne pas impliquer l’humain. Ceci va sans jugement
de valeur et mène à la conclusion où se rejoignent tous les fils – au moins pour un
instant  :
L’exploit de la première [technique], si on ose dire, est le sacrifice humain, celui de
la seconde s’annoncerait dans l’avion sans pilote dirigé à distance par ondes
hertziennes. Une fois pour toutes – ce fut la devise de la première technique (soit la
faute irréparable, soit le sacrifice de la vie éternellement exemplaire). Une fois n’est
rien – c’est la devise de la seconde technique (dont l’objet est de reprendre, en les
variant inlassablement, ses expériences. (GS VII, 359  ; GS I, 717)

NOTES
1. T. H. MACHO, « Umsturz nach innen. Figuren der gnostischen Revolte », in T. H. MACHO et P. 
SLOTERDIJK (éds), Weltrevolution der Seele, Munich-Zurich, Artemis-Winkler, 1993, p. 498.
2. Ibid., p. 498.
3. B. ALAND, Was ist Gnosis?, Paderborn, Schöningh, 1984 ; cité dans T. H.  MACHO et P.  SLOTERDIJK
(éds), op. cit., p. 498.
4. Évangile selon saint Jean, 10, 30 : « Moi et le Père nous sommes un. »
5. Évangile selon saint Matthieu, 12, 47-48 : « Quelqu’un lui dit : “Voici ta mère et tes frères qui se
tiennent dehors et cherchent à te parler.” À celui qui l’en informait Jésus répondit : “Qui est ma
mère et qui sont mes frères ?” »
6. T. H. MACHO, op. cit. (note 1), p. 509.
7. Ibid., p. 511.
8. Ibid.
93

9. Ibid.
10. P.  BROWN, Le Renoncement à la chair : virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif,
trad. P.-E. Dauzat et C. Jacob, Paris, Gallimard, 1995, p. 150.
Voir aussi à ce sujet : E. PAGEL, « Adam, Eva und die Schlange », in T. H. MACHO et P.  SLOTERDIJK
(éds), op. cit. (note 1), p. 868-882.
11. Les citations originales proviennent de :
• W. BENJAMIN, Gesammelte Schriften, édité par R. Tiedemann et H. Schweppenhäuser, 7 volumes,
Francfort/Main, Suhrkamp, 1972-1989 (désormais désigné par GS).
N.d.T. : Les traductions des citations sont tirées de :
• W. BENJAMIN, Charles Baudelaire, trad. J. Lacoste, Paris, Payot, 1979 (désigné par CB).
• W. BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, trad. J. Lacoste, Paris, Éditions du
Cerf, 1989 (désigné par PC).
• W. BENJAMIN, Œuvres, trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch, 3 volumes, Paris, Gallimard,
Folio, 2000 (désigné par Œ).
Nous indiquerons désormais dans le corps du texte l’emplacement de la citation originale (GS
suivi du numéro de volume et du numéro de page) puis l’emplacement de la traduction, quand
elle est reprise d’une traduction existante (abréviation du titre, suivie éventuellement du numéro
du volume et du numéro de page).
12. C. FOURIER (1808), « Théorie des quatre mouvements et des destinées générales », in C. FOURIER,
Œuvres complètes, vol. 1, Paris, Anthropos, 1967, p. 3.
13. Sur la conception fouriériste du bonheur, voir l’introduction d’E. Lenk dans la traduction
allemande de la Théorie des quatre mouvements : C. FOURIER, Theorie der vier Bewegungen und der
allgemeinen Bestimmungen, édité par Th. W. Adorno et présenté par E. Lenk, Francfort/Main,
Europäische Verlags-Anstalt, 1966.
14. Ibid., p. 6.
15. Voir l’introduction de D. Guérin dans la traduction allemande du Nouveau monde amoureux de
Fourier : C. FOURIER, Aus der neuen Liebeswelt, Berlin, Wagenbach, 1977, p. 7-37.
16. R.  BARTHES, « Sade – Fourier – Loyola », in R. BARTHES, Œuvres complètes, vol. 3, Paris, Seuil,
2002, p. 781.
17. Voir à ce sujet : B.  LINDNER, « Mickey Mouse und Charlie Chaplin. Benjamins Utopie der -
Massenkunst », in D. VON SCHÖTTKER (éd.), Schrift Bilder Denken, Francfort/Main, Suhrkamp, 2004,
p. 144-155.
18. R. BARTHES, op. cit. (note 16), p. 777 sq.
19. E. Lenk évoque l’antisémitisme à peine voilé de Fourier, mais seulement en liaison avec la
critique fouriériste du « capitalisme prédateur », et l’excuse aussitôt en le déclarant non raciste.
Voir E. LENK, op. cit. (note 13), p. 19.
20. Voir à ce sujet : M.  BRUMLIK, Die Gnostiker. Der Traum von der Selbsterlösung der Menschen,
Francfort/Main, Fischer, 1995.
21. La doctrine de Marcion en est un exemple flagrant. Voir à ce sujet : A.  DEUBER-MANKOWSKY,
« Walter Benjamin’s “Theological-Political Fragment” Read as a Response to Ernst Bloch’s “Spirit
of Utopia” », in Yearbook of the Leo Baeck Institute London, vol. 47, 2002, p. 3-20.
22. N.d.T. : nous renvoyons ici à la traduction française de l’essai de Benjamin effectuée par
Pierre Klossowki en 1936. Elle est incluse dans les Gesammelte Schriften de Benjamin (GS I,
708-737). Cette traduction française est la seule qui se fonde sur la version allemande la plus
développée de l’essai que cite l’auteur de l’article.
23. En différenciant une première et une seconde technique, Benjamin se distancie de
l’opposition, marquée de pessimisme culturel, que Lukács établit entre une première et une
seconde nature dans Histoire et conscience de classe. Essais de dialectique marxiste (1923) et dans la
Théorie du Roman (1916), deux livres qui posèrent les jalons de la théorie critique.
94

24. À propos du point de vue « divin » de Fourier, voir la remarque de Benjamin : « Fourier aimait
par-dessus tout contempler les cartes géographiques. » (GS V, 786).
25. C. DÉMAR (1832), Textes sur l’affranchissement des femmes (1832-1833), suivi de Symbolique groupale
et idéologie féministe saint-simoniennes, édité par V. Pelosse, Paris, Payot, 1976.
26. Ibid., p. 93 sq.
27. Benjamin cite en français ce passage du livre de James de Laurence Les Enfants de Dieu, ou la
Religion de Jésus réconciliée avec la philosophie (Paris, s.e., 1831) : « Quelques sectes […] aux premiers
siècles de l’Église semblent avoir deviné les intentions de Jésus ; les Siomoniens, les Nicolaites, les
Carpocratiens, les Basilidiens, les Marcionites et d’autres […] n’avaient pas seulement aboli le
mariage, mais établi la communauté des femmes. » (GS V, 977)
28. Pour une comparaison des conception benjaminienne et heideggerienne de la technique,
voir : S. WEBER, « Mass Mediaurias, or: Art, Aura and Media in the Work of Walter Benjamin », in
S. WEBER, Mass Mediaurias. Form Technics Media, Presses de l’Université de Stanford, 1996, p. 76-107.
29. E.  KANT, Métaphysique des mœurs, trad. J. et O. Masson, in E.  KANT, Œuvres philosophiques, vol. 3,
Paris, Gallimard, 1986, p. 536.
30. La plupart de ces notes se retrouvent également dans le dossier J du Livre des passages.
31. W.  BENJAMIN, Gesammelte Briefe, édité par C. Gödde et H. Lonitz, vol. 4, Francfort/Main,
Suhrkamp, 2000, p. 317.
32. Michel Foucault écrit à ce sujet : « Dans l’art érotique, la vérité est extraite du plaisir lui-
même, pris comme pratique et recueilli comme expérience ; ce n’est pas par rapport à une loi
absolue du permis et du défendu […] que le plaisir est pris en compte ; mais d’abord et avant tout
par rapport à lui-même, il y est à connaître comme plaisir, donc selon son intensité, sa qualité
spécifique, sa durée, ses réverbérations dans le corps et l’âme. » Voir M.  FOUCAULT, La volonté de
savoir (Histoire de la sexualité, vol. 1), Paris, Gallimard, 1976, p. 77.
À propos de la distinction entre plaisir et sexe chez Foucault, voir : BUTLER, « Revisiting Bodies
and Pleasures », in Theory, Culture & Society, vol. 16 n° 2, 1999, p. 11-20.
Voir aussi : A. DEUBER-MANKOWSKY, « Konstruktivistische Ursprungsphantasien. Die doppelte
Lektion der Repräsentation », in U. HELDUSER et. al. (éds), Under construction. Konstruktivistische
Perspektiven feministischer Theorie und Forschungspraxis, Francfort/Main / New York, Campus, 2004,
p. 68-80.
33. Christina von Braun analyse l’hystérie masculine comme une forme du « refus de renoncer à
la sexualité ». Cf. C. von BRAUN , NICHTICH, Logik, Lüge, Libido, Francfort/Main, Suhrkamp, 1986, p.
324 sq.
34. M. FOUCAULT, op. cit. (note 32).
35. Benjamin ébauche à plusieurs endroits, dans le dossier J, le rapprochement avec la « passion
esthétique » de Kierkegaard (GS V, 422 et 427 sq.).
36. M. HANSEN BRATU , « Room-for-play: Benjamin’s Gamble with Cinema », in October 109, 2004, p.
3-46.
37. J. HUIZINGA, Homo Ludens, Haarlem, Tjeenk Willink, 1938.
38. R. CAILLOIS, Les Jeux et les hommes : le masque et le vertige, Paris, Gallimard, 1958. Caillois rédigea
son étude en 1946, en réponse à Huizinga ; elle ne fut pourtant publiée que douze ans plus tard.
39. À propos du concept de masse chez Benjamin, voir : S.  WEBER, op. cit. (note 28).
95

AUTEURS
ASTRID DEUBER-MANKOWSKY
Professeur à l’Institut des Sciences des médias – Ruhruniversität Bochum.
96

Correspondances
97

« Profondeurs sous-marines de la
chambre d’enfants »
Souvenir et mémoire culturelle des espaces résiduels chez Clemens
Brentano et Walter Benjamin

Heinz Brüggemann
Traduction : Edwige Brender

1 Walter Benjamin a appliqué la métaphore de «  l’expédition dans les profondeurs sous-


marines de la chambre d’enfants  » au livre de Jean Cocteau Les Enfants terribles, paru en
1929, et à l’œuvre romanesque de Marcel Proust, «  consacrée à ce même XIXe siècle, ou,
plus exactement, à l’espace où nous fûmes enfants  »1 (GS II, 1077  ; Œ II, 178).
2 Dans ses notices relatives à son projet sur les passages, Benjamin répète à plusieurs
reprises que «  le fait que nous ayons été des enfants à cette époque fait intimement
partie de l’image objective de celle-ci  »  ; et il ajoute  : «  il fallait qu’elle fût ainsi pour
donner naissance à cette génération  » (GS V, 1024  ; PC 851). Cet «  espace générationnel
d’où [il] v[ient]  » lui semble alors obstrué – on est au début des années 1930 –, obstrué par
l’oubli et par la haine (GS II, 1077)  ; d’où la nécessité pour l’écrivain, poursuit-il, de se
distancier de cette vision.
3 Dans son esquisse en prose Chronique berlinoise, Benjamin se remémore cette «  fraction
d’espace  » où une petit groupe de jeunes gens issus de la (grande) bourgeoisie berlinoise
avait «  par hasard  », dans les années qui précédèrent la Première Guerre mondiale,
installé «  son foyer  » (GS VI, 478  ; EA 264)  ; il s’agissait d’institutions telles qu’un «  salon
de conversation  » ou un «  groupe de travail social de la confédération étudiante libre  ».
L’espace dont se souvient l’auteur en 1932 devient l’objet d’une lecture allégorique  : vue
selon une perspective dont les lignes de fuites se rejoignent dans l’actualité historique de
l’année 1932, la fraction d’espace d’autrefois apparaît comme «  la plus pure expression en
images de cette fraction d’histoire occupée par la dernière véritable élite du Berlin
bourgeois.  » (GS VI, 478  ; EA 264) Les mouvements réformateurs pédagogiques et
culturels de cette élite étaient, selon la présentation qu’en donne désormais Benjamin,
«  une tentative extrémiste, héroïque de changer l’attitude des êtres humains sans
s’attaquer à leur situation  » (GS VI, 478  ; EA 264). Parce que cette «  fraction d’espace  »
98

est une zone intermédiaire  ; parce que, en tant que lieu historique, elle est «  située aussi
près de l’abîme de la Grande Guerre que son foyer l’était de la pente abrupte du
Landwehrkanal  » (GS VI, 478  ; EA 264)  ; parce que l’impuissance de cette jeunesse ne
trouvait pas à s’exprimer plus authentiquement que par «  ce combat qui, alors, nous était
apparu comme le comble de notre force et de notre enthousiasme  » (GS VI, 478  ; EA 264) –
pour toutes ces raisons, écrit Benjamin, la ville de Berlin «  n’a jamais, à aucune époque
ultérieure, pénétré avec autant de force dans mon existence qu’à cette époque lorsque
nous pensions pouvoir la laisser elle-même intacte.  » (GS VI, 478  ; EA 264) Associant
l’absence de celui qui est absorbé par l’action, l’écriture et la parole, et la présence
inconsciente dans l’écriture du lieu qui a déclenché cette concentration, le texte rappelle
la construction anamnestique de Proust. Il se termine par une confrontation rapide et
inopinée avec le quartier déjà presque oublié tel qu’il est devenu en 1932, et par une autre
image spatiale, elle aussi allégorique  :
Si je passe aujourd’hui par hasard par les rues de ce quartier, j’y marche avec le
même serrement de cœur que dans une mansarde où on n’a plus mis les pieds
depuis des années. Il peut bien s’y trouver encore des choses précieuses mais plus
personne ne s’y retrouve. Et aujourd’hui ce quartier mort avec ses hautes maisons
de rapport est véritablement le dépotoir de la bourgeoisie de l’Ouest. (GS VI, 480  ;
EA 267)
4 Une mansarde où l’on a remisé des objets devenus indéfinis et mystérieux, des objets
utilitaires qui ont perdu leur place fonctionnelle ou ornementale dans l’organisation de
l’habitat et dans le cadre spatial d’une certaine classe sociale2  : c’est là un motif qui a été
fréquemment associé au thème du souvenir dans la littérature du XIXe siècle, et qui est ici
appliqué à la topographie sociale de la ville, c’est-à-dire à une classe sociale et à son
territoire urbain. Mais on y lit aussi, par métonymie, les contours de la relation
qu’entretient l’intellectuel Benjamin avec la politique et la culture bourgeoises.
5 L’espace résiduel, encombré d’objets déplacés (et dépassés), fait partie de ces images
spatiales dans lesquelles le souvenir individuel et la mémoire historique s’associent en
une figure de l’affection et du déclin, et où la mémoire des choses dont s’est servi un
individu ou une famille parle de l’histoire vécue et de la rencontre d’époques obstinément
présentes. De cet endroit émane un léger malaise, mais aussi une incitation au jeu  : la
pérennité du logement et de son apparence, «  l’image apaisante de la continuité  » 3
offerte à un certain groupe social semblent dissoutes, brouillées et enténébrées dans ces
mondes d’objets abandonnés pêle-mêle. Par conséquent, ces images spatiales ont été
utilisées comme outils esthétiques et théoriques de l’histoire des renversements
historiques et culturels  ; non seulement elles ont permis l’élaboration de figurations
d’enfances et de mythologies personnelles privées (on pense à la mythologie du Tiergarten
berlinois chez Hessel et Benjamin), ou de figures de collectionneurs et de flâneurs, mais
elles ont aussi donné naissance aux compositions syncrétiques du palimpseste, de la
combinaison aléatoire, de l’empiétement, de la superposition et de l’interpénétration. Ces
techniques permettent, par métonymie, de jeter des ponts entre le temps universel
constitué d’histoire, de politique, de culture et de discours, et le temps individuel de la
vie.
6 C’est dans le champ de cette problématique que se situent mes réflexions. Elles
interrogent la constellation que forment, d’une part, l’espace résiduel du souvenir
d’enfance individuel, incorporé dans l’image spatiale syncrétique faite de symboles
culturels, d’objets et de codes dépassés, et d’autre part la mémoire historique et culturelle
des lieux qui associe le donné, le découvert et l’inventé, la memoria et l’inventio.
99

7 À la période moderne, la scénographie mnémonique des espaces résiduels de la maison


bourgeoise apparaît en tant que procédé littéraire dès les alentours de 1800, chez l’auteur
romantique Clemens Brentano. Benjamin le cite dans Une enfance berlinoise vers mil neuf
cent, dans la première version du chapitre «  La Lune  ». Il fait d’un de ses vers le lieu où il
conserve son adieu à l’enfance  :
et je rassemblais en même temps ce que je voulais emporter. Je fis tout cela en un
vers. Ce fut mon adieu. «  O Stern und Blume, Geist und Kleid, Lieb, Leid und Zeit
und Ewigkeit  » («  Ô étoile et fleur, esprit et vêtement, temps et éternité  !  » (GS IV,
302  ; SU 141)  ;
8 et «  l’introduction au plus beau conte  » de Brentano, Gockel, Hinkel et Gackeleia, où
l’auteur évoque «  Vadutz, le petit pays des merveilles  », conclut de la plus heureuse
façon l’émission radiophonique de Benjamin intitulée Promenade berlinoise des jouets.
9 Dans le conte arabesque de Brentano Gockel, Hinkel et Gackeleia (1838), il est un endroit où
se mêlent la description objective et l’invention due à l’imagination enfantine  : il s’agit de
la «  cordiale dédicace  » à une «  petite grand-mère  ». Le petit-fils s’y remémore des lieux
de son enfance et de son histoire familiale  : le grenier, les réduits, remises et débarras, la
«  galerie  » de la demeure «  À la tête d’or  » où vivait la famille Brentano à Francfort-sur-
le-Main, les espaces intérieurs d’une maison de ville patricienne où l’on conservait les
résidus du quotidien et des jours de fête, les pièces indéfinies et ambiguës encombrées
d’un désordre fécond qui mêle les choses et les temps. Brentano attribue finalement à cet
espace résiduel un nom étrange issu d’une tout autre sphère, du royaume enfantin de
l’imagination  : «  le petit pays des merveilles de Vadutz  » – et ce nom déjà contient
l’expression mimétique de la curiositas.
Toutes ces choses extraordinaires, étranges et charmantes me semblaient venir de
Vadutz, depuis les joyaux de la couronne jusqu’au kaléidoscope de Nuremberg à
quatre sous, dans lequel des pois, des feuilles dorées et du sable bleuté, agités et
observés à travers un verre grossissant, dessinaient tous les trésors du monde. […]
Mais c’était la galerie, cellier de quelque importance, qui était pour moi la véritable
chambre aux trésors et aux arts. Là se trouvait l’arsenal des Noëls enfuis  ; là
dormaient les décorations et les machineries des crèches  ; là se tenait la procession
des plus mignonnes poupées de cire de tous les ordres religieux, les moines et les
nonnes, le Pape et les ermites, habillés tout comme dans la réalité – et tout à côté
d’eux, un bateau de guerre en modèle réduit. Ô chambre au trésor de Vadutz  !, que
ne m’offrais-tu pas4  ?
10 Par le biais des métaphores des archives, des arsenaux et de la «  chambre aux trésors et
aux arts  », le texte de Brentano explore maintes réserves de la mémoire culturelle  ; il
pénètre dans les celliers consacrés à l’entreposage et à la conservation systématiques et
organisés, il pénètre dans le cabinet de curiosités consacré, avec ses naturalia, artificialia et
scientifica, à un projet universaliste et encyclopédique. Jouant avec les époques et les
artefacts culturels, la combinatoire contournée du texte rompt la construction figée d’un
processus historique pensé de façon chronologiquement linéaire, voire téléologique, et
présente la succession temporelle des styles architecturaux ou vestimentaires comme une
juxtaposition spatiale, voire comme une superposition, hétérogène et disparate. On voit
ainsi se former une constellation littéraire paradoxale  : l’ordonnancement de ces lieux de
système, d’ordre et de collection prend du jeu, pour devenir l’outil d’une représentation
de l’aléatoire, de l’hétéroclite et de l’indisponible. L’image spatiale évoquant de la façon la
moins ambiguë qui soit la conservation et le catalogage, celle des archives, sert à
représenter son contraire  : une pièce où l’on entrepose les cartons, et qui est pleine d’un
improbable désordre. Ainsi, l’image spatiale des archives et de la collection
100

encyclopédique symbolise finalement le refus d’un passé disponible et maîtrisable,


transformé en objet. L’opposition volontairement simplificatrice établie par Theodor Reik
entre la mémoire et le souvenir, et recopiée par Benjamin dans ses notes sur les passages,
affirme que la mémoire a pour fonction de protéger les impressions, tandis que le
souvenir vise à les détruire. «  La mémoire est essentiellement conservatrice, le
ressouvenir est destructeur.  » (GS V, 508  ; PC 420) On voit cette opposition à l’œuvre dans
les inventions littéraires d’images spatiales de Brentano, où la puissance destructrice du
souvenir apparaît comme jeu de l’imagination, la memoria comme inventio.
11 Tout ce qui s’est accumulé dans les greniers et les celliers prometteurs d’ordre  ; les jeux
que suscitent ces choses (l’enfant invente des petits bricolages, fabrique des suites
d’images collées avec de la gomme arabique, ce par quoi est symbolisée la forme même du
conte) – tout cela peut être appelé, selon l’expression de Walter Benjamin, une «  forme
de ressouvenir pratique  » (GS V, 271  ; PC 222). Brentano revendique ainsi une mémoire
des lieux particuliers, par opposition à une histoire qui semble évoluer avec une vitesse
croissante dans une temporalité homogène et vide. Il lui préfère les hauts lieux et les
champs de ruines d’époques révolues, où l’on discerne les fragments et les traces de vies
individuelles dans des objets désuets et désormais inutiles, mais autrefois riches
d’expériences émotionnelles et de potentiels affectifs et optatifs. L’amoncellement
d’objets dissociés de leur fonction originelle, et tout ce que le personnage en quête de
souvenirs découvre dans les réduits, les débarras et les galeries de la maison bourgeoise,
est «  à l’organisation et à la schématisation ordinaires des choses  » (GS V, 274  ; PC 224) ce
que la curiosité est à la catégorisation, à l’explication rationnelles, au constat historique.
12 Au début de son conte arabesque, Brentano varie la métaphore scripturale du palimpseste
en la transformant en une métaphore spatiale  : il évoque les «  styles juxtaposés,
enchaînés, enchevêtrés, des époques passées, présentes et futures  »5, et il joue à exposer
et opposer ces couches temporelles en les représentant par des citations et des parodies
de façons de parler, par des grilles de perception qui trahissent un code et un habitus, par
des artéfacts culturels, des curiosités et des raretés, par des images spatiales
architectoniques et par le changement dans l’histoire des costumes et des modes. Ses
inventions spatiales syncrétiques démentent et détruisent la vision de l’histoire fondée
sur le devenir et le développement, la cohérence et la succession temporelle, et organisée
selon la perspective centrale et l’ordre linéaire de la causalité, du rapport et du sens.
13 M’appuyant sur la théorie du jeu et de la culture élaborée par Victor Turner, je voudrais
comprendre le procédé littéraire qui recourt à l’imbrication combinatoire et à
l’interpénétration syncrétique des périodes historiques et des objets obsolètes, comme un
phénomène liminoïde, que l’artiste provoque par la désarticulation et la réorganisation
d’éléments familiers de la culture bourgeoise  ; l’artiste virtuose conclut souvent ce jeu
par une auto-accusation et un ralliement à une (nouvelle) communitas, une nouvelle
communauté (ici la hiérarchie de l’Église catholique). C’est ainsi que s’articule dès 1800
l’extrême modernité.
14 Walter Benjamin se situe lui aussi dans ce champ de réflexion de l’extrême modernité.
15 L’interpénétration syncrétique des époques historiques, qu’il utilise comme procédé
d’une combinatoire littéraire, est dirigée chez lui, sous l’influence du premier
surréalisme, contre le mode de vie et les habitudes de «  l’homme-étui  » bourgeois. Elle se
fonde sur une conception radicalisée de la liberté qui, jusque dans les années 1930,
101

culmine dans le paradoxe d’un nihilisme révolutionnaire – phénomène lui aussi


éminemment liminoïde.
16 L’articulation théorique et littéraire des espaces résiduels que propose Benjamin repose
sur une critique, alimentée par une abondante expérience personnelle, des intérieurs
cossus de la fin du XIXe siècle  ; Benjamin s’en prend au logement conçu comme carapace,
à la maison investie d’une valeur d’éternité et à la décoration guidée par une esthétique
historicisante qui déguise l’espace, l’affuble des «  costumes des différentes humeurs  » (
GS V, 286  ; PC 234) et, surchargeant jusqu’aux derniers meubles d’ornements empruntés
aux styles historiques cités, contraint les habitants eux-mêmes à s’emprisonner dans une
«  toile d’araignée  » à laquelle sont «  accrochés les événements de l’histoire universelle,
éparpillés comme autant de dépouilles d’insectes vidées de leur substance  » (GS V, 286  ;
PC 234). En tant qu’espace urbain concret, l’espace résiduel des passages rappelle le
dispositif surréaliste et l’imagerie des expéditions dans l’enfance, auxquels recourt par
ailleurs délibérément l’écrivain qui propose une reconstruction théorique et littéraire du
passage.
17 C’est en premier lieu un point de vue surréaliste sur la vacuité figée du XIXe siècle qui
détermine la découverte et l’invention des passages, compris comme passé devenu
espace. Benjamin a consacré à ces espaces résiduels et transitoires sa prose littéraire
comme son projet de théorisation de la culture et de l’histoire. Il considère que la cause
de «  l’historicisme narcotique  » et de la «  passion des masques  » (GS V, 493  ; PC 408) est
le nihilisme, qu’il rend immédiatement évident et qu’il dénonce  ; mais dans le même
temps, il voit dans les objets vieillis, dans les modes changeantes, dans l’aspect de cabinet
de curiosités et d’éventaire de colporteur que prend l’histoire en ces lieux, les signaux
d’un bouleversement dont l’énergie et le potentiel expressif proviennent des deux
origines du surréalisme  : le mouvement dada et les passages.
18 L’hostilité aux représentations «  organiques  » de l’histoire conçue comme devenir et
développement déterminent la compréhension benjaminienne des espaces résiduels des
passages comme «  monuments d’une existence révolue  » (GS V, 1001  ; PC 831) et lieux où
règne «  le fragmentaire, le désordonné, l’encombré  » (GS I, 363  ; OD 202).
19 La période du déclin, qui dure jusqu’au XXe siècle, transforme le passage en cabinet de
curiosités, en espace vide de sens et, simultanément, en lieu où s’épanouit la mémoire des
objets et des marchandises. Le regard imaginatif et allégorisant en fait un lieu où
l’amoncellement de marchandises, obéissant au flux et au reflux de la mode, retombe
dans le domaine de la nature  : il se mue en naturalia du cabinet de curiosités, redevient
faune et flore et, paysage premier de la consommation, s’étiole lentement. La métaphore
mnémonique du palimpseste, apparentée au thème de l’écriture, perd ici de son
importance  ; elle sert surtout quand il faut montrer les passages en tant que lieux de
vision. En lieu et place du palimpseste apparaissent ici des images superposées,
imbriquées, fondues ou enchaînées, selon des techniques empruntées cette fois-ci aux
langages iconographiques et formels des arts plastiques, de la photographie et du film. Se
référant à la topologie psychanalytique, Benjamin développe parallèlement un ensemble
d’images où il substitue à l’inconscient individuel l’inconscient urbain collectif et
topographique  : les topoï du monde inférieur et de l’inconscient, de la conscience et du
labyrinthe urbain des maisons au grand jour (GS V, 135-136  ; PC 108-110) sont associés
aux topoï de la ville engloutie (GS V, 669  ; PC 555), de la plongée dans les eaux profondes
du rêve (GS V, 272  ; PC 223), des passages comme monde ou paysage sous-marin (GS V,
1231 1233).
102

20 Comme espace corporel et iconographique, le passage, par synesthésie, prête voix aux
enchevêtrements qu’il abrite. Des chuchotements visibles remplissent l’espace, et incitent
à libérer des énergies langagières nouvelles, à la mesure de ce monde d’objets
énigmatique – ces énergies mêmes dont joue l’enfant lorsqu’il invente des mots pour
nommer les pièces de sa collection.
21 Malgré ces affinités structurelles avec une problématique esthétique contemporaine, le
processus de création des images littéraires chez Benjamin s’en écarte sur quelques
points décisifs  : son nihilisme poétique et révolutionnaire rencontre la «  transparence
des imbrications et des superpositions  » du monde du flâneur  ; il s’empare, avec délice et
mélancolie, des restes, des vides et des symboles dépassés du monde bourgeois pour les
transformer, de façon à la fois destructrice et ludique, en configurations saisissantes,
éclatantes et créatrices de sens. Les superpositions et imbrications d’images trouvent leur
fondement dans les formes du souvenir pratique  ; celles-ci mettent à l’épreuve la prose
inspirée par une perception aux strates et aux sphères multiples du lieu de vision
«  passage  », et mettent en jeu, outre des références artistiques modifiées, des références
psychologiques transformées, celles de l’inconscient. Ce sont des formes de la vision
subjective qui constituent cette poétique des espaces saisis par le souvenir  : le rêve,
l’ivresse, l’animisme, l’invention langagière fantastique et, pour parler avec Aby Warburg,
l’appropriation du monde par une expérimentation enfantine. Cette appropriation mène
l’expédition littéraire de Benjamin dans l’espace résiduel des passages du XIXe siècle, et
dans l’espace-temps de son enfance. C’est donc aussi par le moyen d’une perception et
d’une imagination de caractère enfantin qu’il décrit les couches fluides d’images et de
mots du lieu de vision qu’est le passage.
22 On trouve dans les notices préparatoires à l’essai sur Proust des phrases qui incluent
l’inconscient dans une topographie de l’oubli et du souvenir. Elles évoquent les débarras
de Brentano, pleins d’un improbable désordre. Mais ce qui apparaît chez celui-ci comme
l’objet immédiat d’un jeu mnémonique est désormais impliqué de façon beaucoup plus
intensive dans des processus psychiques inconscients  :
personne avant Proust n’avait su forcer le coffret secret de l’«  humeur  » […] pour
s’approprier son contenu  : cet amoncellement d’objets pêle-mêle que l’on a oubliés,
bien que l’inconscient les conserve fidèlement, et qui, maintenant que l’on se
trouve face à eux, vous subjuguent comme le spectacle d’un tiroir empli jusqu’aux
bords de jouets cassés et oubliés. (GS II, 1057)
23 Les espaces résiduels des passages ressemblent à ces coffrets secrets de l’«  humeur  »  ;
Benjamin cherche dans son projet d’écriture à représenter ses espaces comme s’ils
s’offraient subitement à la vue. Seuls des moyens poétiques, une langue imagée inspirée
par le surréalisme permettent de représenter la façon dont peut vous toucher, vous
subjuguer un souvenir enfoui dans l’inconscient, qui ressurgit comme dans un rêve ou
une impression de déjà-vu. C’est ainsi qu’entrent en jeu, au niveau poétologique et à
travers les formes de la vision subjective, l’enfance, son mode de perception et son
langage. Les passages deviennent des lieux de vision littéraire où on voit les choses
comme l’«  Enfant désordonné  » voit sa collection, nommant et créant d’après le principe
de la ressemblance, du déplacement et de la condensation  :
La vie est pour lui comme dans les rêves  : il ne connaît rien de stable  ; tout ce qui
lui arrive, c’est, croit-il, une rencontre, un choc. Ses années de nomade sont des
heures dans la forêt du rêve. C’est là qu’il traîne sa proie […]. Ses tiroirs doivent
devenir arsenal, zoo, musée du crime, crypte. «  Ranger  », c’est anéantir un édifice
plein de marrons avec leurs épines (ce sont des masses d’arme), de papiers d’étain
103

(un trésor en argent), de cubes de bois (autant de cercueils), de cactus (des totems),
et de pièces en cuivre (des boucliers). (GS IV, 115  ; SU 194)
24 Par jeu (de mots), l’«  enfant désordonné  » transforme ses trouvailles en objets inventés
au gré des ressemblances des mots ou des choses. Mais il joue aussi avec l’ordre établi et
avec les lieux de conservation, d’exposition et de remémoration (l’arsenal, le zoo, le
musée du crime, la crypte)  ; de la même façon, l’enfant Brentano se jouait des archives et
des chambres aux trésors et aux arts. Dans la prose de Benjamin, le passage devient
pareillement le lieu où s’entremêle la memoria et l’inventio, le laboratoire où s’opère la
fusion magique, dadaïste et surréaliste, de l’image et de la langue (ou de l’écriture). Il
vous semble y reconnaître l’enfant tout occupé à nommer ses trouvailles, à les inventer et
à renouveler le monde  ; ceci correspond exactement à la définition benjaminienne du
concept d’imagination, où sont associées pure réceptivité et formation / déformation. Car
le déclenchement de la mutation formelle des images à partir des objets n’est pas
pensable sans l’imagination qui déforme, sans ce sens qui perçoit les secrètes
ressemblances dans la forme qu’il prive de sa référencialité univoque en la modifiant
pour la faire prendre part à la dynamique d’un mouvement de métamorphose et de
transgression des limites. Dans ce mouvement se superposent les champs
iconographiques de la nature et de la culture. Ce qui est représenté dans «  L’enfant
désordonné  » comme dénomination animiste, comme immédiate attribution de sens par
décalage métonymique, apparaît dans les associations pratiquées par le surréalisme
comme un processus interne au monde des choses, spontané, affectif, modificateur des
formes et des noms  :
Si une cordonnerie est voisine d’une épicerie, ses grappes de lacets ressemblent à
des rouleaux de réglisse. Des ficelles et des pelotes de soie roulent sur des cachets et
des casses d’imprimerie. Des poupées, nues et chauves, attendent qu’on leur donne
un vêtement et des cheveux. Des peignes, rouge corail et vert rainette, nagent
comme dans un aquarium, des trompettes se transforment en coquillages, des
ocarinas en manches de parapluie. On aperçoit des aliments pour oiseaux dans les
bacs de la chambre obscure du photographe. (GS V, 1042  ; PC 868)
25 Benjamin a aussi recours, pour évoquer l’apparition de telles configurations, aux moyens
de l’imagination enfantine, surtout langagière. Cette collection de marchandises, cette
rencontre des objets les plus hétéroclites et cette dispersion des choses dans l’espace lui
semblent proposer un jeu aux flâneurs, une liste de mots comme celles que l’on propose
aux enfants et dont ils doivent faire une phrase  : «  des jumelles et des semences de
fleurs, des vis et des partitions, du fard et des vipères empaillées, des fourrures et des
revolvers.  » (GS V, 994  ; PC 826) Imaginer des phrases à partir de mots imposés, c’est aussi
le jeu proposé à une fillette de Francfort de onze ans, qui s’en tire si ingénieusement  ; un
seul exemple  : «  coin – insistance – sire – tiroir – plat. Au coin de la rue, dit-il avec
insistance, j’ai vu un triste sire qui était plat comme un tiroir.  » (GS IV, 803)
26 La condensation et le déplacement littéraires provoquent la déformation du monde des
marchandises, érodent le décor d’objets et de codes qui survit dans ces lieux, et le
réduisent, par le moyen d’une lecture de l’illisible, à l’état d’histoire naturelle, de
luxuriances végétales et physiques, de faune sous-marine (cf. GS V, 661 sq.  ; PC 548 sq.)  :
La flore immémoriale de la marchandise pousse à foison sur les parois et noue les
liaisons les plus déréglées, comme les tissus dans les ulcères. Un monde d’affinités
secrètes  : le palmier et le plumeau, le sèche-cheveux et la Vénus de Milo, les
prothèses et les manuels de correspondance se retrouvent ici comme après une
longue séparation. L’odalisque allongée près de l’encrier est aux aguets. Des
104

prêtresses brandissent des coupes pour le sacrifice des cigarettes. (GS V, 1045 sq.  ;
PC 870)
27 Benjamin utilise, pour représenter littérairement le passage, le mode du rêve, car «  dans
le rêve, le rythme de la perception et de l’expérience vécue est modifié de telle façon que
tout – même ce qui est en apparence le plus neutre – nous frappe, nous concerne.  » (GS V,
272  ; PC 223). C’est ainsi que Benjamin veut décrire les passages  : il veut les immerger
dans la plus profonde des couches du rêve pour en parler «  comme s’ils nous avaient
frappés  » (GS V, 272  ; PC 223). Le fait d’être frappé, concerné – qu’on ne peut commander
– appartient aussi à la structure du souvenir de l’enfance  ; voilà pourquoi c’est ce type de
souvenir, outre le rêve, que Benjamin réutilise dans la représentation littéraire de
l’espace résiduel du passage. L’époque du XIXe siècle finissant, l’époque des passages
vieillissants, est l’époque de son enfance. Il note  :
Parmi les différents passages de Berlin, se souvenir des colonnades à proximité du
Spittelmarkt (rue de Leipzig), des colonnades dans une rue tranquille du quartier de
la confection, du passage, des colonnades près de la porte de Halle, des grilles à
l’entrée des voies privées. Il faut rappeler aussi la carte postale bleue représentant
la porte de Halle et qui montrait toutes les fenêtres illuminées sous la lune,
éclairées par la même lumière que celle qui émane de la lune. (GS V, 1022  ; PC 849)
28 «  Se souvenir  », écrit Benjamin, et il consigne les spécificités architectoniques et
iconographiques des objets de la mémoire culturelle que sont les arcades et les
colonnades de Berlin, afin de préparer leur fusion délibérée avec le souvenir (subjectif) de
sa propre enfance. Benjamin décrit avec une extrême sobriété le seuil qui marque le
passage de l’expérience individuelle à l’expérience générationnelle  :
le fait que nous ayons été des enfants à cette époque fait intimement partie de
l’image objective de celle-ci. Il fallait qu’elle fût ainsi pour donner naissance à cette
génération. (GS V, 1024  ; PC 851)
29 L’interpénétration du souvenir subjectif privé et de la mémoire historique est, par le biais
des métaphores de l’archéologie et de l’exploration, littérairement mise en scène au
moment où la promenade à travers les passages mène le flâneur vers
un passé qui peut être d’autant plus profond qu’il n’est pas son propre passé, son
passé privé. […] Une enfance lui parle, qui n’est pas le passé de sa propre jeunesse,
la dernière en date, mais une enfance antérieurement vécue, et peu importe que
cette enfance soit celle d’un ancêtre ou la sienne propre. (GS V, 1052 sq.  ; PC 876)
30 Benjamin se sert ici d’une analogie qui ne va pas sans poser un problème. Il fait allusion à
la loi biogénétique de Ernst Haeckel, selon laquelle le développement de l’embryon est
une brève et rapide récapitulation de l’histoire du développement de l’espèce6. Les
passages apparaissent ainsi comme des
architectures où nous vivons une nouvelle fois oniriquement la vie de nos parents
et de nos grands-parents, comme l’embryon dans le ventre de sa mère répète la
phylogenèse. L’existence s’écoule dans ces lieux sans accentuation particulière,
comme les épisodes des rêves. (GS V, 1054  ; PC 878)
31 De fait, les tentatives entreprises dans le projet sur les passages pour transposer
l’inconscient individuel et ses modes de perception hallucinatoires au niveau du collectif
restent pour le moins fragiles. Mais si on lit ces phrases du point de vue d’une
topographie du souvenir, alors le lieu de vision du passage apparaît aussi comme lieu
propre à plusieurs générations, et surtout à celle du flâneur. Toute la prose littéraire de
Benjamin sur les passages est traversée par les traces de choses et de codes surannés,
vieillissants, qui ne peuvent cacher qu’ils ont leurs origines dans les intérieurs cossus du
105

XIXe siècle. Dans le passé devenu espace des passages, on retrouve non seulement les
objets qui ont entouré Benjamin du temps de son enfance, mais aussi l’atmosphère des
pièces où il a vécu autrefois  ; mais objets et atmosphères sont traités de telle sorte que,
dans l’espace des passages, les «  puissances iconiques  » (GS VII, 792) qui ont lié l’enfance
à ces choses se dispersent et s’évanouissent au profit d’un souvenir onirique.
32 Avec Victor Turner, à nouveau, on pourrait interpréter le passage littéraire surréaliste
comme un phénomène vécu individuel liminoïde, comme un chronotopos de la
métamorphose  : l’auteur joue à détruire et à recombiner les éléments familiers de la
culture bourgeoise, les habitudes et les modes de vie de «  l’homme-étui  », ainsi que l’a
nommé Benjamin. Il tente de situer le passage, en tant que phénomène vécu
individuellement, à la limite du symbole liminal, vécu collectivement, d’une communauté,
en l’occurrence d’une génération. La topographie du souvenir est aussi une dystopie. Le
passage est aussi initiatique, lieu de vision d’une modernité dont l’horizon historique
semble ouvert (il porte déjà les marques de l’architecture moderne, on a pratiqué des
ouvertures pour l’air et la lumière). Le regard, dans ce passé devenu espace, est lui-même
double, à la fois élégiaque, séduit, et ludique, destructeur. Si l’endroit se montre au regard
comme lieu du passage (dystopie), de la découverte d’«  étranges contrées  » (Aragon) 7, et
de la rencontre avec l’autre de nous-mêmes, il n’en expose pas moins l’intérieur secret de
son espace creux et figé  ; il rend visible le nihilisme comme cause de «  l’historicisme
narcotique  » et de la «  passion des masques  » (GS V, 493  ; PC 408)  ; il offre au regard les
objets vieillis, les modes changeantes, l’aspect de cabinet de curiosités et d’éventaire de
colporteur que prend l’histoire en ces lieux, et ceux-ci deviennent autant de signes
précurseurs de la grande liquidation et du bouleversement radical.
33 Alors que se développe une architecture reposant sur les principes de la transparence, de
«  la pleine lumière et [de] l’air libre  » (GS V, 292  ; PC 239), alors que Benjamin découvre
le livre de Sigfried Giedion Construire en France, en fer, en béton 8, l’espace résiduel du
passage se fait lieu d’opaque enchevêtrement, exposition de l’univers creux des choses et
des symboles dépassés de la culture et des modes de vie bourgeois, traversée d’époques
révolues individuelles et collectives muées en espace. Au niveau historique et théorique,
sa situation est désormais déterminée par son rapport à la sobriété constructiviste et
fonctionnaliste des bâtiments en verre, en fer et en béton, à leur renoncement à
l’expressivité et à leur esthétique de l’ouverture et de l’interpénétration.

NOTES
1. Les citations originales proviennent de :
• W. BENJAMIN, Gesammelte Schriften, édité par R. Tiedemann et H. Schweppenhäuser,
7 volumes, Francfort/Main, Suhrkamp, 1972-1989 (désormais désigné par GS).
N.d.T. : Les traductions des citations sont tirées de :
• W. BENJAMIN, Sens unique, trad. J. Lacoste, Paris, Lettres nouvelles, 1978 (désigné par SU).
• W. BENJAMIN, Charles Baudelaire, trad. J. Lacoste, Paris, Payot, 1979 (désigné par CB).
106

• W. BENJAMIN, Origine du drame baroque allemand, trad. S. Muller, Paris, Flammarion, 1985 (désigné
par OD).
• W. BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, trad. J. Lacoste, Paris, Éditions du
Cerf, 1989 (désigné par PC).
• W. BENJAMIN, « Le retour du flâneur », in F. HESSEL, Promenades dans Berlin, trad. J.-M. Belœil,
Presses universitaires de Grenoble, 1989 (désigné par RF).
• W. BENJAMIN, Écrits autobiographiques, trad. C. Jouanlanne et J.-F. Poirier, Paris, Bourgois, 1990
(désigné par EA).
• W. BENJAMIN, Œuvres, trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch, 3 volumes, Paris, Gallimard,
Folio, 2000 (désigné par Œ).
Nous indiquerons désormais dans le corps du texte l’emplacement de la citation originale (GS
suivi du numéro de volume et du numéro de page) puis l’emplacement de la traduction, quand
elle est reprise d’une traduction existante (abréviation du titre, suivie éventuellement du numéro
du volume et du numéro de page).
2. M. HALBWACHS (1950), La Mémoire collective, Paris, PUF, 1968, p. 130 sq.
3. Ibid., p. 129.
4. C. BRENTANO, Werke, édité par F. Kemp, vol. 3, Munich, Hanser, 1965, p. 620.
5. Ibid., p. 632.
6. Voir à ce sujet l’article de J.  MÜLLER-JUNG, « Angriff auf biologischen Anachronismus », in Frank-
furter Allgemeine Zeitung, n° 192 (20 août 1997), p. N 1.
7. L.  ARAGON (1924), « Une vague de rêves », in L. ARAGON, Œuvre poétique, t. 1, livre 2, Paris,
Messidor, 1989.
8. S. GIEDION, Bauen in Frankreich, Leipzig, Klinkhardt & Biermann, 1928. Voir H. BRÜGGEMANN ,
« Architekturen des Augenblicks. Raum-Bilder und Bild-Räume einer urbanen Moderne », in
Literatur, Kunst und Architektur des 20. Jahrhunderts, Hanovre, 2002.

AUTEURS
HEINZ BRÜGGEMANN
Professeur de littérature à l’Institut d’Études germa-niques – Universität Hannover.
107

Espaces urbains photographiques


Lecture de l’image de la ville
La réception par Walter Benjamin des photographies de Paris d’Eugène
Atget

Jessica Nitsche
Traduction : Edwige Brender

Images-souvenirs et photographie
L’image du passé qui surgit dans l’instant de la connaissabilité est, dans sa
définition la plus large, une image-souvenir1. (GS I, 1243)
1 Cette citation de Walter Benjamin met en évidence un trait caractéristique de sa pensée  :
l’imbrication qu’elle postule entre le souvenir et l’image. À cette imbrication correspond
une thématique  : le travail de Benjamin sur la photographie. Il ne s’agit aucunement
d’affirmer que, dans cette citation, Benjamin parle en réalité de photographie. Au
contraire, l’étude proposée ici repose sur l’idée que, dans les considérations théoriques de
Benjamin sur la photographie, se cristallise en fait sa réflexion sur la modification des
modes de perception qui eut lieu à son époque.
2 Si l’on envisage d’abord la citation sans la relier à la thématique de la photographie, on
constate que Benjamin y avance une assertion sur les formes de la perception et du
souvenir. Il cerne un moment productif – «  l’instant de la connaissabilité  » – au cours
duquel le passé s’organise soudainement en une image. Ce qu’il nomme image-souvenir se
caractérise par le fait que le temps passé et l’instant présent s’y rencontrent en une
constellation qui, à cause de sa structure monadologique, s’apparente selon Benjamin à
une image.
3 Le passage cité ci-dessus ne fait certes pas directement allusion à la photographie, mais
comporte d’indéniables analogies avec l’image photographique  : instantanéité / souvenir /
image du passé / image-souvenir. De telles analogies mettent en lumière un projet de
Benjamin qui me semble particulièrement intéressant pour l’étude de son rapport à la
photographie  : il observe attentivement des modes de perception en pleine mutation et
108

cherche à en trouver des formes de description adéquates qui incluent sa réflexion sur le
phénomène de la photographie. Alors que les analogies avec la photographie traversent
comme un fil d’Ariane toute l’œuvre tardive de Benjamin, les textes directement
consacrés à cette technique sont en nombre relativement limité. Benjamin traite de la
photographie surtout dans un essai intitulé Petite histoire de la photographie (GS II, 368-385  ;
Œ II, 295-321). Ce texte parut en 1931 dans l’hebdomadaire Die literarische Welt, qui le
publia en trois parties. Il constitue ci-après le point de départ de ma réflexion2.

Petite histoire de la photographie


La théorie de la photographie possède bien sûr ses jalons et ses motifs récurrents.
Mais elle n’a pas de tradition, pas d’école, pas d’habitudes de pensée. Le type idéal
de texte sur la théorie générale de la photographie est l’essai qui «  prend les choses
à leur commencement  ».3
4 Ce que Wolfgang Kemp dit du «  type idéal de texte  » sur la photographie dans
l’introduction de sa Théorie de la photographie en quatre volumes vaut aussi pour la Petite
histoire de la photographie de Benjamin  : elle reprend les choses à leur commencement –
elle commence aux origines de la photographie. Partant d’un âge d’or qui débute avec
l’invention de la photographie en 1839 et dure seulement une décennie, Benjamin
ébauche un modèle historique qui se caractérise par deux aspects essentiels  : d’une part,
il reconstruit une histoire des origines qui postule que se manifestent dans les toutes
premières photographies des potentialités qui furent étouffées ensuite par le
perfectionnement technique et par la commercialisation que celui-ci entraîna. D’autre
part, comme toujours quand il réfléchit sur le passé et sur l’histoire des origines,
Benjamin a en vue des phénomènes contemporains  ; c’est le présent qui constitue le
point de fuite de ses constructions historiques. La Petite histoire de la photographie a donc
pour structure un modèle historique que l’on retrouve dans toute la pensée de Benjamin
et qui le mène à osciller perpétuellement entre l’histoire des origines et la réflexion sur le
présent. Par conséquent, il commente non seulement les premières photographies des
années 1840, mais aussi les photographies de son époque. C’est une des caractéristiques
fondamentales de son texte que d’inclure dans la réflexion historique l’analyse d’images
et de photographies de son époque. Il faut rappeler à ce propos que parurent dans les
années 1930 un grand nombre de livres de photographies particulièrement riches. Rolf
Krauss parle d’un «  corpus de textes et d’illustrations sur la photographie plus dense et
plus moderne que tout ce qui avait existé auparavant  »4. Étaient notamment inconnus
jusqu’alors les volumes illustrés sur la photographie contemporaine. La Petite histoire de
Benjamin se situe ainsi au commencement  : au commencement d’une nouvelle forme de
théorie des médias, de réception et de critique de la photographie. Son analyse est tout le
contraire d’un récit historique qui s’articulerait en époques, leur subsumerait des images
et verrouillerait ainsi l’histoire plutôt que de l’ouvrir. Sa méthode a le mérite de s’arrêter
sur les images elles-mêmes et d’inventer de nouveaux modes de réception. La technique
de la photographie, neuve encore à l’époque de Benjamin, se prête particulièrement bien
à l’esquisse d’une nouvelle forme de réception et de réflexion théorique sur les images,
notamment parce qu’elle n’est pas empesée par des décennies d’historiographie.
5 Quand Benjamin parle de photographies particulières, ses analyses reposent sur une
minutieuse observation des modes de perception et de connaissance d’un monde qui, vers
1930, a tout juste commencé à être de plus en plus marqué, déterminé et modifié par les
médias modernes. Au cours de ces recherches, Benjamin rencontre un photographe qui
109

l’enthousiasme plus que tout autre, vraisemblablement parce que ses photographies
témoignent d’une perception et d’une observation de la réalité qui fournissent une
illustration concrète à la tentative de Benjamin de décrire avec exactitude les
phénomènes et les modes de perception de son époque. Ce photographe, né en 1857 et
mort en 1927, s’appelle Eugène Atget.

Ill. n° 1 : Coin des rues de Seine et de l’Echaudé Saint-Germain

Document/Collection/Archives  : Les photographies de


Paris d’Eugène Atget
6 L’étude de la réception d’Atget par Benjamin demande quelques informations
préliminaires. Le sujet d’Atget était la ville de Paris. Il photographiait les cours, les rues,
les bâtiments, les cages d’escalier, les façades, les baraques, les parcs. Il divisait ensuite
ses nombreuses images en catégories, les ordonnant selon les motifs représentés et les
regroupant par thèmes  : «  Vieilles maisons, vieilles rues, vues pittoresques  », «  Vies et
métiers  », «  Échoppes et étalages  », «  Enseignes  »5. Il indiquait sur chaque image le lieu
et l’année de la prise de vue. Il entreprit ainsi de créer un fonds d’archives
iconographiques gigantesque, potentiellement infini  ; son travail s’apparentait à celui
d’un collectionneur et d’un archiviste. Il vendait au prix de cartes postales les
photographies destinées à servir de modèles à des peintres, et avait fixé sur sa porte un
écriteau mentionnant «  Documents pour artistes  »6. Le concept de document n’était pas
un mot anodin  ; il avait au contraire une signification programmatique, car l’activité
d’Atget était bien celle d’un documentariste. Gisèle Freund écrivit dans sa thèse de doctorat
en 1937  : «  Atget a toujours revendiqué sa qualité de documentariste. Dans sa grande
modestie, il a toujours refusé la dénomination d’artiste.  »7 Cette revendication,
110

considérée d’un point de vue contemporain, en dit moins long sur la modestie d’Atget que
sur la façon dont il voulait que ses images fussent comprises  : il les considérait comme
des témoignages, comme des images qui renvoyaient à la réalité et non pas à la peinture – à
laquelle la photographie se référait à l’époque –, comme des images qui montraient ce
que Roland Barthes devait nommer plus tard le «  ça-a-été  »8. L’œuvre d’art et le
document étaient à l’époque où Atget commença sa carrière de photographe des
contraires irréconciliables  ; le document se situait tout en bas de la hiérarchie des images
9
. C’est notamment parce que cette hiérarchie n’existe plus que l’on envisage aujourd’hui
différemment les photographies d’Atget. Son œuvre consiste en documents et constitue
une collection  : ces deux caractéristiques sont devenues au cours du XXe siècle des
catégories centrales de l’art. De nos jours, ceci rend Atget intéressant d’un point de vue
artistique, quand bien même, soit dit en passant, il serait peu productif de prétendre faire
de lui un génie de la photographie qui aurait été en avance sur son temps et aurait
inventé de nouvelles formes d’art. Il faut, pour acquérir un regard objectif sur son œuvre,
la considérer non seulement comme œuvre d’art, mais aussi comme photographie
architecturale et documentation urbaine. Car Atget n’était, au tournant du siècle, ni le
premier ni le seul photographe à s’intéresser à Paris. Lorsque Atget commença à
photographier systématiquement les bâtiments du Vieux Paris en 1898, on venait de créer
une «  Commission du Vieux Paris  » qui, comme le «  Service de travaux historiques  »
fondé par Hausmann, avait pour mission de réunir une vaste documentation sur la ville
avant sa transformation radicale10. Paris n’était pas non plus la seule ville à être
systématiquement photographiée, à une époque où se rencontraient deux séries majeures
d’événements  : d’une part, les importants travaux d’urbanisme entrepris dans les
grandes métropoles, et d’autre part le perfectionnement de la technique photographique
qui permettait désormais de produire des images en grand nombre. On entreprit donc de
constituer des archives photographiques, de conserver sous forme de photographies les
villes en pleine mutation11. Il était devenu possible grâce à la photographie de rendre
visibles d’une toute nouvelle manière le bouleversement historique, le changement des
temps et l’instant du passage. Atget agissait donc en conformité avec son époque.
7 On ne saurait cependant réduire ses images à des photographies documentaires précoces.
Atget joue pour plusieurs raisons un rôle particulier dans l’histoire de la photographie, ce
que je voudrais maintenant démontrer grâce à l’étude de la réception de ses images par
Benjamin. Il est important, dans ce contexte, de souligner que le photographe travaillait
avec des instruments rien moins que modernes. Newhall constate que «  les procédés
d’Atget étaient en fait des procédés qui avaient cours au XIXe siècle. Quand on observe ses
tirages, on a peine à croire que la majorité d’entre eux ont été effectués après 1900  » 12.
Dans la plupart des cas, Atget choisissait une petite ouverture, ce qui nécessitait une
longue durée d’exposition et l’utilisation d’un pied. Cette façon de travailler et cet
équipement technique ont une incidence sur la nature des images, par exemple parce
qu’ils excluent les clichés spontanés. Bien que ces particularités puissent au premier
abord apparaître comme des handicaps, elles sont constitutives de la qualité spécifique
des images d’Atget.

La réception d’Atget par Benjamin


8 Benjamin présente le photographe comme suit  :
111

Atget était un comédien qui, rebuté par son métier, effaça son masque, puis se mit
en devoir de démaquiller aussi le réel. Il vécut à Paris, pauvre et ignoré, bradant ses
œuvres à des amateurs qui ne devaient guère être moins excentriques que lui-
même. (GS II, 377  ; Œ II, 309)
9 Ce que l’auteur présente ici comme un renoncement héroïque peut aussi être décrit plus
simplement  : Atget n’avait aucun succès, ni en tant qu’acteur ni en tant que peintre, et il
espéra prendre un nouveau départ grâce à la photographie. Mais, dans ce domaine aussi,
il resta presque inconnu jusqu’à sa mort en 1927. Peut-être pourtant sont-ce justement
cette excentricité, ce non-conformisme, cet échec et cette réorientation qui lui valurent
la sympathie de Benjamin. On peut remarquer au passage qu’Atget et Benjamin
connurent le même destin posthume. Lindner écrit de Benjamin qu’il «  n’est pas le seul
exilé, le seul intellectuel obscur de son vivant qui soit porté en triomphe au panthéon de
la culture occidentale, après qu’on a difficilement reconstitué son œuvre  »13  ; ceci – à
l’exception de l’exil – est également vrai d’Atget et de son œuvre photographique. À Paris,
on voit à tous les coins de rues ses images et des images imitées des siennes. Le «  Vieux
Paris  » est une source inépuisable de cartes postales pour touristes. Alors que Benjamin
illustra par les photographies d’Atget sa réflexion sur la destruction de l’aura, ces images
dégagent paradoxalement ce que, d’un point de vue contemporain, on serait le plus
volontiers enclin à associer à la notion d’aura (indépendamment de toute définition
strictement benjaminienne de ce concept).
10 La réception d’Atget par Benjamin est conditionnée par la puissante préface que rédigea
Camille Recht pour le catalogue paru en 1930 Atget. Photographies. Ce détail n’est pas
anodin, car cette forme de réception est typique de Benjamin  : c’est surtout par le biais
de catalogues qu’il a connaissance des images qu’il commente dans la Petite histoire de la
photographie14. Par conséquent, les préfaces jouent un rôle non négligeable dans sa
réception des photographies, et orientent d’emblée le regard qu’il porte sur elles.
11 Comment Benjamin voit-il, lit-il les images d’Atget  ? Je voudrais me concentrer sur ce qui
constitue le cœur de sa réception d’Atget  : la vacuité des images, l’absence de toute
silhouette humaine.
Atget est presque toujours passé à côté des «  vues célèbres  » et de ce qu’il est
convenu d’appeler les symboles d’une ville  ; mais non point à côté d’une longue
série d’embauchoirs  ; ni des cours de Paris où, du matin au soir, s’alignent les
charrettes à bras  ; ni des tables désertées et encore jonchées de vaisselle, comme il
s’en trouve, à la même heure, des centaines de mille  ; ni du bordel au n°  5 de la
rue…, dont le 5 apparaît en caractères immenses en quatre endroits de la façade. Il
est remarquable que presque toutes ces photos soient vides. Vides les fortifs à la
porte d’Arcueil, vides les escaliers d’apparat, vides les cours, vides les terrasses des
cafés, vide, comme il se doit, la place du Tertre. Non pas solitaire, mais sans
atmosphère. La ville, sur ces images, est inhabitée comme un appartement qui
n’aurait pas encore trouvé de nouveau locataire. (GS II, 379  ; Œ II, 311 sq.) 15
12 Il faut souligner en premier lieu que les images urbaines d’Atget ne sont rien moins que
vides. Quand Benjamin écrit que les images sont vides, il veut dire que l’on n’y voit
personne. Mais ceci encore appelle une précision  : certes, l’assertion de Benjamin est
exacte pour certaines photographies, mais on ne saurait faire de l’absence d’êtres
humains la caractéristique première de ces images. Car on voit des gens sur les
photographies d’Atget  ; tout au plus peut-on affirmer qu’ils sont peu nombreux et que,
dans la plupart des cas, ils ne figurent pas au centre de la photographie  ; au contraire,
leur présence semble incidente, et d’une importance secondaire. Les hommes sont rares,
anonymes accessoires de la ville. Ce qui est vrai, par conséquent, c’est que la signification
112

de l’être humain passe au second plan. Les raisons premières de l’absence d’êtres humains
sur les photographies d’Atget sont d’ordre technique  : le photographe avait pour
habitude d’opérer très tôt le matin16, et comme il travaillait avec des durées d’exposition
très longues, les passants en mouvement n’apparaissent pas sur ses photographies, ou
alors sous forme d’ombres légères. Quand Benjamin écrit que les images d’Atget
«  pompent l’aura du réel comme l’eau d’un navire en perdition  » (GS II, 378  ; Œ II, 310), il
se réfère directement à l’absence d’êtres humains. Car dans les images d’Atget, le retour du
regard, constitutif de l’aura telle que la définit Benjamin, n’a plus lieu17. La notion de
vacuité mérite d’être éclaircie et approfondie, notamment par rapprochement avec la
conception surréaliste de l’image, qui influence la réception benjaminienne d’Atget. Les
points de rencontre sont nombreux  : Benjamin et les surréalistes, en particulier Man Ray,
s’enthousiasmèrent pour les images d’Atget  ; tous furent attachés à un même sujet  : la
ville de Paris. Je voudrais développer cet aspect à la lumière d’une des photographies
d’Atget qui, sur l’initiative de Man Ray, fut publiée dans la revue La Révolution surréaliste.
13 Cette photographie date de 1911, et montre un escalier rue de Turenne. Si le spectateur
aborde l’image en espérant récolter le plus d’informations possibles sur le lieu
représenté, il sera déçu. Sur la gauche, l’escalier est tronqué  ; à droite au contraire, le pan
de mur semble plus large que nécessaire. À cause de l’angle de vue étroit choisi par Atget,
et de l’agencement des objets dans l’image, la photographie semble surtout désigner ce
qu’elle ne représente pas. Là encore, on retrouve cette vacuité qui dépasse le motif de
l’image  : on a sous les yeux une scène de passage, un seuil, et on se demande ce qui se
cache dans ce coin ou derrière ce mur, où mène cet escalier et qui l’emprunte. Benjamin
écrit en 1929 dans Le surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne
qu’«  aucun visage n’est aussi surréaliste que le vrai visage d’une ville  » (GS II, 300  ; Œ II,
121)  : l’escalier de la rue de Turenne, et bon nombre des photographies d’Atget proposent
une image de ce visage de la ville. Ces photographies se caractérisent par le fait que le
regard s’y arrête sur des scènes et des objets empruntés à la vie quotidienne, mais
présentés sous un jour qui les fait paraître étrangers. Atget – c’est là le point décisif –
parvient à ce résultat sans artifice ni retouche. Seul le choix de l’angle, du motif, de
l’éclairage provoquent cette rupture de l’aspect purement documentaire. Le côté
intrigant de l’image surréaliste n’est dû qu’au rendu de la réalité. Benjamin appelle ceci
«  une optique dialectique qui reconnaît le quotidien comme impénétrable et
l’impénétrable comme quotidien.  » (GS II, 307  ; Œ II, 131)
113

Ill. n° 2 : Eugène Atget, Rue de Turenne, 1911

Images du lieu du crime, flâneur, images de la


perception
14 Cette ambivalence, cette «  optique dialectique  », mène Benjamin à décrire les
photographies d’Atget comme des images de lieux de crimes. Il emprunte cette analogie à
Camille Recht qui écrit à propos des photographies d’intérieurs d’Atget que «  le coin de la
cuisine en désordre rappelle la photographie prise par la police sur le lieu d’un crime  » 18.
Cette comparaison, sur laquelle Recht ne s’attarde pas, est développée par Benjamin à
propos des photographies urbaines  : «  Dans nos villes, est-il un seul coin qui ne soit le
lieu d’un crime, un seul passant qui ne soit un criminel  ?  » (GS II, 385  ; Œ II, 320)  ; ce
thème est même le seul que Benjamin juge digne d’être retenu, et abordé de nouveau
dans son essai sur L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique  :
Le lieu du crime est lui aussi désert. Le cliché qu’on en prend a pour but de relever
des indices. Chez Atget, les photographies commencent à devenir des pièces à
conviction pour le procès de l’histoire. C’est en cela que réside leur secrète
signification politique. Elles en appellent déjà à un regard déterminé. Elles ne se
prêtent plus à une contemplation détachée. Elles inquiètent celui qui les regarde  ;
pour les saisir, le spectateur devine qu’il lui faut chercher un chemin d’accès. (GS
 VII, 361  ; Œ III, 286)
15 Dans ce passage, Benjamin décrit les images d’Atget au moyen d’un vocabulaire
criminalistique  : «  lieu du crime  », «  pièces à conviction  », «  indices  ». Le noème de la
photographie selon Roland Barthes, le «  ça-a-été  », devient un «  quelque chose a été
ici  » / «  quelque chose a eu lieu ici  ». Le concept de lieu du crime implique un
événement, et un endroit où celui-ci s’est déroulé. Un lieu devient témoin silencieux,
détenteur d’une vérité que l’observateur ne peut que deviner. Que l’on compare la
photographie avec le cliché du lieu d’un crime, et le photographe devient un détective,
qui recueille les pièces à conviction. Il ne propose ni mises en scène ni représentations
idéalisées  ; il montre les choses telles qu’il les a trouvées. Ainsi, Atget représente-t-il non
114

seulement la ville, mais aussi un certain regard sur la ville, un regard qui voit tout ce qui a
«  sombré et disparu  » (GS II, 378  ; Œ II, 310), tous les petits détails 19, tout ce qui
d’habitude reste invisible. Ici se fait jour la modification que Benjamin constate dans la
réception de l’image. Le spectateur, écrit-il, doit chercher un chemin d’accès aux images.
Cette formule signifie que le chemin (c’est-à-dire la façon dont les photographies doivent
être observées et comprises) n’est pas tracé d’avance  ; il est en devenir, il est le travail
que le spectateur doit fournir, reproduisant l’activité du photographe. Le spectateur doit
suivre des traces, s’appuyant seulement sur des détails, des indices discrets, des signes
non représentatifs. On comprend ici pourquoi c’est le concept de trace que Benjamin
oppose à celui d’aura dans le Livre des passages  :
Trace et aura. La trace est l’apparition d’une proximité, quelque lointain que puisse
être celui qui l’a laissée. L’aura est l’apparition d’un lointain, quelque proche que
puisse être ce qui l’évoque. Avec la trace, nous nous emparons de la chose  ; avec
l’aura, c’est elle qui se rend maîtresse de nous. (GS V, 560  ; PC 464)
16 Alors que l’aura, selon Benjamin, se caractérise par son ici et maintenant, autrement dit
par son inaccessibilité et son unicité, l’oscillation entre éloignement et proximité, dans le
cas de la trace, privilégie finalement la proximité. Une image se forme alors, qui s’oppose
à l’image auratique  : c’est l’image du lieu du crime, où se manifestent seulement des
fragments qui ne restent pourtant pas inaccessibles, mais dont l’observateur se saisit au
cours du processus d’actualisation auquel il se livre, et qui pourront être réorganisés
selon un ordre nouveau.
17 À ce stade de la démonstration, il semble judicieux d’évoquer le type d’observateur qui,
selon Benjamin, perçoit les images de la ville comme Atget les photographie  : le flâneur.
Dans son œuvre, Benjamin fait évoluer la définition du flâneur. Le flâneur du XIXe siècle,
le flâneur de Baudelaire, qui, promenant avec soi sa tortue20, parcourt la ville et les
passages avec délectation, réapparaît au XXe siècle chez Benjamin sous un autre aspect, en
particulier dans Chronique berlinoise et dans sa critique de Franz Hessel intitulée Le Retour
du flâneur. L’étude de ce nouveau type de flâneur montre que la réception d’Atget par
Benjamin a lieu dans un contexte où se conjuguent la réflexion sur la réception de l’image
et l’analyse des modes de perception de la réalité. À l’arrière-plan, il y a encore une fois la
ville de Paris, tout à la fois lieu et miroir de ces perceptions. Le flâneur benjaminien se
promène dans la ville et s’arrête à chaque détail. Un passage de Chronique berlinoise
montre comme se rencontrent le flâneur et la ville  :
Ne pas trouver son chemin dans une ville – il est possible que ce soit inintéressant
et banal. Il y faut de l’ignorance – rien d’autre. Mais s’égarer dans une ville – comme
on s’égare dans une forêt – cela réclame déjà un tout autre apprentissage. […] Paris
m’a appris cet art de l’égarement. (GS VI, 469  ; EA 250)
18 On voit ici que pour le flâneur, errements et revers deviennent autant de moments
productifs. L’errance a aussi son lieu propre, créé pour elle  : le labyrinthe. Pour l’auteur,
Paris devient dédale. «  La ville est la réalisation du rêve ancien de l’humanité, le
labyrinthe. Le flâneur se consacre sans le savoir à cette réalité.  » (GS V, 541  ; PC 448)
L’image du labyrinthe montre que tout est toujours remis en jeu. La perception n’est pas
figée, dirigée  ; au contraire, elle entre en mouvement et se réorganise. Avec l’image du
flâneur, Benjamin montre comment introduire du jeu dans la perception. Ce qui distingue
le flâneur, c’est qu’il s’ouvre aux expériences vécues et que, par sa présence d’esprit
aiguisée, il transforme l’errance en connaissance. Ici se situe la modification décisive que
Benjamin fait subir à l’image du flâneur. Celui-ci n’est plus le flâneur baudelairien, le
dandy qui déambule à travers la ville avec délectation pour prendre un bain de foule  ; il
115

se départ de sa réserve et de son apolitisme21. La ville devient pour lui lieu historique, lieu
du crime, qui recèle potentiellement des «  pièces à conviction pour le procès de
l’histoire  ». Il ne ressent pas la ville comme menaçante, et pourtant, elle est le lieu où se
dessinent avec une singulière netteté les évolutions et les menaces sociales  ; elle émet des
signaux. Benjamin cite dans le Livre des passages Ferdinand Lion22, qui décrit les villes
comme «  un instrument très précis, malgré leur pesanteur de pierre, sensible comme une
harpe éolienne aux vivantes vibrations historiques de l’air  » (GS V, 546  ; PC 452). La ville
devient média, et le flâneur récepteur de ce média, capable de percevoir ses vibrations et
ses signaux. Dans la perception qu’en a le flâneur, les choses revêtent le caractère de
traces, qui guident et qui signifient  ; sa réceptivité s’aiguise, son activité se mue en
l’activité du détective, il se met lui aussi à rechercher des traces. Dans sa critique de Franz
Hessel, Benjamin écrit  :
Le flâneur est le prêtre du genius loci. Ce passant discret avec son sacerdoce et son
flair de détective – il y a autour de son érudition quelque chose comme autour du
Père Brown de Chesterton, ce maître de la criminalistique. (GS III, 194  ; RF 257).
19 Il faut rappeler ici l’enthousiasme de Benjamin pour la nouvelle d’Edgar Allan Poe
intitulée L’Homme des foules (1840), où le personnage principal accomplit le geste décisif
qui fait de lui un flâneur  : il quitte son poste d’observation distancié et, suivant un
inconnu, se perd dans le dédale impénétrable de la ville. Benjamin qualifie le récit de Poe
de «  l’image aux rayons X d’un roman policier  » (GS I, 550  ; CB 73). Les images d’Atget,
elles aussi, s’apparentent à des radiographies  : à cause de la longue durée d’exposition,
tout mouvement disparaît, les êtres humains sont flous, invisibles ou translucides. La ville
devient un décor, une armature ou un squelette et révèle des surfaces que nul, si ce n’est
le spectateur, ne peut réanimer. Le flâneur réinventé de Benjamin, oscillant entre le
détective de Poe et le flâneur de Baudelaire, se fait nomenclateur des disparitions,
quêteur de traces dans la ville et dans la foule, où toutes traces menacent constamment
de s’effacer. Le personnage d’Atget et l’œuvre qu’il produisit incarnent exactement la
figure du flâneur, miroir et mémoire de la modernité. Atget arpenta sa ville avec le regard
du détective à qui n’échappe rien de ce qui a sombré et disparu  ; et c’est exactement ce
regard qu’exigent ses images de leur spectateur. Les photographies d’Atget captent le
regard, elles le saisissent, le retiennent et le rendent perceptible. Atget braque l’objectif
comme une loupe non seulement sur des éléments de la ville, mais aussi sur un certain
regard posé sur la réalité. Les images montrent la ville, qui se fait elle-même image de la
perception, image de la vision et exigence de vision, à une époque où apparaissent de
nouveaux modes de perception.
20 Dans la réception d’Atget par Benjamin frémit un espoir qui alors resta vain  : l’espoir de
donner de son époque l’image d’un lieu de crime où se dessineraient, pour peu qu’on
l’observe avec suffisamment de sagacité, les traces et les signaux qui permettraient de
«  transformer les menaces de l’avenir en maintenant accompli  » (GS IV, 1 142  ; SU 143).
116

NOTES
1. Les citations originales proviennent de :
• W. BENJAMIN, Gesammelte Schriften, édité par R. Tiedemann et H. Schweppenhäuser,
7 volumes, Francfort/Main, Suhrkamp, 1972-1989 (désormais désigné par GS).
N.d.T. : Les traductions des citations sont tirées de :
• W. BENJAMIN, Sens unique, trad. J. Lacoste, Paris, Lettres nouvelles, 1978 (désigné par SU).
• W. BENJAMIN, Charles Baudelaire, trad. J. Lacoste, Paris, Payot, 1979 (désigné par CB).
• W. BENJAMIN, Origine du drame baroque allemand, trad. S. Muller, Paris, Flammarion, 1985 (désigné
par OD).
• W. BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, trad. J. Lacoste, Paris, Éditions du
Cerf, 1989 (désigné par PC).
• W. BENJAMIN, « Le retour du flâneur », in F. Hessel, Promenades dans Berlin, trad. J.-M. Belœil,
Presses universitaires de Grenoble, 1989 (désigné par RF).
• W. BENJAMIN, Écrits autobiographiques, trad. C. Jouanlanne et J.-F. Poirier, Paris, Bourgois, 1990
(désigné par EA).
• W. BENJAMIN, Œuvres, trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch, 3 volumes, Paris, Gallimard,
Folio, 2000 (désigné par Œ).
Nous indiquerons désormais dans le corps du texte l’emplacement de la citation originale (GS
suivi du numéro de volume et du numéro de page) puis l’emplacement de la traduction, quand
elle est reprise d’une traduction existante (abréviation du titre, suivie éventuellement du numéro
du volume et du numéro de page).
2. Kleine Geschichte der Photographie fut réédité pour la première fois dans : W. Benjamin, Das
Kunst-werk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit. Drei Studien zur Kunstsoziologie,
Francfort/Main, Suhrkamp, 1963.
Les autres travaux de Benjamin où la réflexion sur la photographie joue un rôle fondamental
sont :
- Neues von Blumen (GS III, 151-153)
- Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit (GS VII, 350-384)
- Exposé zum Passagen-Werk, chapitre 2 : « Daguerre oder die Panoramen » (GS V, 48-49)
- Passagen-Werk (GS V, 824-846)
- Pariser Brief: Malerei und Photographie (GS III, 495-507)
- Gisèle Freund. La photographie en France au dix-neuvième siècle. Essai de sociologie et d’esthétique (GS 
III, 542-544)
3. W. KEMP, Theorie der Fotografie, vol. 1, Munich, Schirmer & Mosel, 1999, p. 42.
4. R. KRAUSS, Walter Benjamin und der neue Blick auf die Photographie, Stuttgart, Cantz, 1998, p. 19.
5. Ce classement d’Atget est repris dans la nouvelle édition du volume Eugène Atget. Lichtbilder,
laquelle s’appuie sur l’édition de l’œuvre d’Atget par Camille Recht en 1930. Cf. G.  FORBERG (éd.),
Eugène Atget. Lichtbilder, édition revue et augmentée avec la préface originelle de C. Recht,
Munich, Rogner & Bernhard, 1975.
6. Cf. A.  KRASE, « Archiv der Blicke. Inventar der Dinge », in H. Ch. ADAM (éd.), Eugène Atgets Paris,
Cologne, Taschen, 2001, p. 31.
7. G. FREUND, La photographie en France au dix-neuvième siècle. Essai de sociologie et d’esthétique, Paris,
Monnier, 1936.
117

8. R.  BARTHES, La chambre claire. Note sur la photographie, in R. BARTHES, Œuvres complètes, vol. 5,
Paris, Seuil, 2002, p. 851 : « Ce que j’intentionnalise dans une photo […], ce n’est ni l’Art ni la
Communication, c’est la Référence, qui est l’ordre fondateur de la Photographie. Le nom du
noème de la Photographie sera donc “Ça-a-été”, ou encore : l’Intraitable. En latin (pédantisme
nécessaire parce qu’il éclaire des nuances), cela se dirait sans doute “interfuit” : cela que je vois
s’est trouvé là, dans ce lieu qui s’étend entre l’infini et le sujet (operator ou spectator) ; il a été là, et
cependant tout de suite séparé ; il a été absolument, irrécusablement présent, et cependant déjà
différé. »
9. Cf. M. NESBIT, « Der Fotograf und die Geschichte. Eugène Atget », in M.  FRIZOT (éd.), Neue
Geschichte der Fotografie, Cologne, Könemann, 1998, p. 401-405.
10. Cf. A. KRASE, 2001 (note 6), p. 31.
11. Cf. U. POHLMANN (éd.), Eine andere Kunst? Eine andere Natur! Fotografie und Malerei im 19. Jahr-
hundert, Catalogue de l’exposition organisée à Munich par la Hypo-Kulturstiftung du 1 er mai au
18 juillet 2004, Munich, Schirmer & Mosel, 2004, p. 210 : « Le souci d’accumuler des documents
sur une ville en pleine mutation ne fut pas un phénomène uniquement parisien. À Glasgow,
Thomas Annan photographia les “Old Closes and Streets” des quartiers misérables avant leur
destruction, cependant qu’à Londres, A. et J. Bool et Henry Dixon, mandatés par la “Society for
Photographing Relics of Old London”, accumulaient pour la postérité les images des bâtiments du
Londres médiéval. À Hambourg, Georg Koppmann photographia les maisons d’habitation du
quartier Schanze avant que celui-ci ne disparût lors des grands travaux de réaménagement de la
zone portuaire. »
12. B. NEWHALL, Geschichte der Photographie, Munich, Schirmer & Mosel, 1984, p. 198.
13. B. LINDNER, « Benjamins Aurakonzeption. Anthropologie und Technik, Bild und Text », in U. 
STEINER (éd.), Walter Benjamin 1892-1940. Zum 100. Geburtstag, Francfort/Main, Peter Lang, 1992, p.
217.
14. À Stuttgart, Benjamin aurait eu la possibilité de voir des œuvres représentant tous les
courants majeurs de l’art photographique à son époque. C’est en effet dans cette ville qu’eut lieu
en 1929 l’exposition « Film und Photo » qui réunissait notamment des œuvres des peintres dont
Benjamin parle dans sa Petite histoire de la photographie : Atget, August Sander, Renger-Patzsch et
Karl Bloßfeldt. Benjamin n’évoque pourtant ni cette exposition ni le catalogue qu’en éditèrent la
même année Franz Roh et Jan Tschihod.
15. Il faut souligner ici que Benjamin ne parle que d’une certaine catégorie de photographies
d’Atget : les prises de vues topographiques de Paris. Il ne prend pas en considération le fait
qu’Atget ne photographia pas seulement des lieux publics, mais aussi des intérieurs, et fit même
des portraits de ses contemporains.
16. Les longues ombres projetées le matin par le soleil encore très bas au-dessus de l’horizon sont
une des raisons qui empêchent ces images de répondre aux canons de la photographie
architecturale et urbaine ; ceux-ci veulent en effet que l’éclairage idéal d’un objet soit celui où les
ombres sont réduites au minimum.
17. On voit ici que la perte de l’aura constatée par Benjamin ne tient pas seulement à la
reproductibilité technique de l’œuvre d’art, mais aussi au sujet de l’image, aux modalités de la
prise de vue et à l’intention de son auteur.
18. C. RECHT, op. cit. (note 5), p. 15.
19. À propos de la signification du détail en photographie, voir : S.  WEIGEL, « Techne und Aisthesis
photo- und kinematographischer Bilder. Die Geburt von Benjamins Theorie optischer Medien aus
dem Detail », in www.walter-benjamin.org.
20. Cf. W. BENJAMIN, Sur quelques thèmes baudelairiens : « Vers 1840, il fut quelque temps de bon ton
de promener des tortues dans les passages. Le flâneur se plaisait à suivre le rythme de leur -
marche. » (GS I, 627 ; Œ III, 356 sq.)
118

21. Cf. B. LINDNER, « Das Passagen-Werk, die Berliner Kindheit und die Archäologie des „Jüngst-
vergangenen“ », in N. HOLZ et B. WITTE (éd.), Passagen. Walter Benjamins Urgeschichte des neunzehnten
Jahrhunderts, Munich, Fink, 1984, p. 36-39.
22. F. LION, « Notiz über Städte », in F. LION, Geschichte biologisch gesehen, Zurich, Niehans, 1935.

AUTEURS
JESSICA NITSCHE
Etudes de germanistique, de philosophie et d’art. Boursière de recherche de la DFG à l’université
de Francfort/Main.
119

Temples et passages
Expériences de seuil chez Benjamin et Heidegger

Willem Van Reijen


Traduction : Edwige Brender

Pour Horst Linde et Jenny


1 Nous sommes devenus très pauvres en expériences de seuil  » , constate Benjamin vers
1

1929 dans les «  Premières notes  » destinées au Livre des passages (GS V, 1025  ; PC 852).
Les seuils constituent des zones selon Benjamin, des zones de passage. Par «  passage  », il
n’entend pas un glissement sans heurt, mais un retournement, un renversement
dialectique des -contraires (GS V, 1002  ; PC 832). Les expériences de seuil sont devenues
presque impossibles à une époque où le fétichisme de la marchandise suscite une ivresse
qui brouille tous les contraires. Avec le Livre des passages, Benjamin veut provoquer des
expériences de seuil. À la lumière de l’antagonisme fondamental entre matérialisme
historique et messianisme, il montre que nous ne pouvons comprendre l’histoire, la
politique, la société et les phénomènes culturels de façon adéquate qu’en aiguisant notre
sensibilité aux points de renversement des extrêmes.
2 Les seuils et les expériences de seuil jouent également un rôle important chez un
philosophe dont l’œuvre est aux antipodes de celle de Benjamin, mais qui n’est pas sans
avoir avec lui, à bien des égards, une certaine parenté d’esprit  : Martin Heidegger. Le
questionnement sur l’Être et sur l’essence de la vérité, que Heidegger exposa dans une
révision fondamentale de Être et temps intitulée Apports à la philosophie. De l’événement
(Beiträge zur Philosophie. Vom Ereignis)2, peut être comparé avec la conception
benjaminienne du seuil et de l’expérience du seuil. Pour Heidegger aussi, le
questionnement intellectuel demeure un «  passage  »  ; il se situe toujours dans une
différenciation qui est constitutive des extrêmes.
3 Nous considérerons donc tout d’abord la conception benjaminienne du seuil et de
l’expérience de seuil, à la lumière de son Livre des passages, avant de nous consacrer dans
une deuxième partie à la conception heideggerienne du seuil, telle qu’elle apparaît dans
l’exemple du temple grec et dans la question de l’Être.
120

Benjamin, passages, philosophie de l’histoire


4 Dans les notes qui précédèrent le travail sur le Livre des passages, comme dans le Livre lui-
même, nous trouvons un grand nombre de réflexions sur les seuils, qui montrent que
ceux-ci n’étaient pas pour Benjamin un phénomène quelconque  : ils jouent un rôle
systématique, et même constitutif. Ceci est vrai non seulement de l’architecture des
passages, que Benjamin désigne comme étant «  la plus importante du XIXe siècle  » (GS V,
1002  ; PC 832), mais aussi de l’expérience que le Livre des passages fait faire au lecteur.
5 Pour rendre justice aux passages et au Livre des passages, nous devons développer une
véritable science du passage3 – mais une science particulière, car les passages ne se
contentent pas d’avoir des seuils  : ils sont des seuils. En tant que tels, ils entretiennent
une relation directe avec les mythes et les rites (rites de passage). C’est pourquoi
Benjamin voit dans le passage le «  témoignage le plus important de la “mythologie”
latente  » (GS V, 1002  ; PC 832). Ils sont – les extrêmes se touchent – des lieux parfaits pour
rêver et pour tenter de «  s’éveiller du rêve  ». Et cette tentative est selon Benjamin «  le
meilleur exemple de renversement dialectique  » (GS V, 1002  ; PC 832).
6 Nous faisons l’expérience de la rencontre de contraires extrêmes non seulement quand
nous passons le seuil d’un passage et vivons le passage lui-même en tant que seuil, mais
aussi quand nous lisons le Livre des passages, car ce texte est auto-réflexif  : il ne renvoie
pas seulement à un «  hors du texte  »  ; il est lui-même passage. Les Beiträge zur Philosophie
de Heidegger sont eux aussi un exemple de texte auto-réflexif. Derrière le «  titre
principal  » se cache selon Heidegger le véritable titre  : De l’événement. Le texte lui-même
est l’événement. De même, Méditation (Besinnung) n’est pas un traité sur la méditation,
mais une méditation immédiate4. On ne rend pas justice à l’auto-réflexivité de ces textes
simplement en analysant leurs multiples strates  ; il faut aussi montrer le rôle
fondamental que jouent leurs antagonismes. Faire l’expérience du passage comme texte
et du texte comme passage signifie comprendre le Livre des passages comme forme
littéraire de l’intuition des passages5, et enrichir le champ de son expérience.
7 Benjamin ne considérait pas les passages qui furent construits à Paris entre la première
moitié du XIXe siècle et le début du XXe siècle exclusivement, ni même principalement,
comme des phénomènes d’un grand intérêt architectural. Il y voyait plutôt la
manifestation du destin de l’art au XIXe siècle et même, dans leur développement
ultérieur, l’empreinte en creux du XIXe siècle tout entier, de son histoire sociale, culturelle
et économique (GS V, 493 et 678  ; PC 408 et 562).
8 Le Livre des passages poursuit à propos du XIXe siècle le même but que L’Origine du drame
baroque allemand à propos du XVIIe siècle  : montrer comment une apparente décadence,
comment l’engloutissement d’une culture ont libéré des forces aptes à créer une autre
histoire. L’autre histoire ne doit pas être comprise comme alternative à l’intérieur du
continuum historique que nous connaissons bien, mais comme «  irruption de la
transcendance dans l’histoire  » et comme rédemption. Il est important de rappeler à ce
propos que Benjamin ne situe pas cette irruption à la fin des temps  ; il la conçoit comme
quelque chose qui peut survenir à chaque instant.
9 Au XVIIe siècle, le drame baroque allemand eut pour tâche de maintenir vivante la foi dans
la rédemption. Au XIXe siècle, la marchandise a pris la place du drame (GS I, 686  ; CB 246).
La forme allégorique de l’intuition perdure dans la marchandise. Deux choses, par
121

conséquent, sont selon Benjamin constitutives de l’histoire du XIXe siècle  : d’une part, la
définition extrêmement ambivalente de la marchandise, vue non seulement comme
identique à elle-même, mais aussi comme identique à son contraire, c’est-à-dire
allégorique  ; d’autre part, l’option messianique qui déterminait déjà la conception
benjaminienne de l’histoire dans le livre sur le drame baroque.
10 Dans un monde où la production est organisée selon un système capitaliste, la
marchandise devient fétiche (GS I, 1083). Ce qui compte, ce n’est pas sa valeur d’usage,
mais sa valeur d’échange. La force de travail vivante se gélifie, comme l’écrit Marx. Le
détournement de la marchandise de son usage premier va de pair avec la réduction de
l’homme à l’état de chose. Adorno a décrit ce processus comme une mimésis de la mort. La
prostituée n’est pas seulement la vendeuse d’une marchandise, elle est la marchandise
qu’elle vend. Cette ambivalence se manifeste sous de nombreuses formes. Les passages et
ce qu’on y rencontre représentent, comme nous le verrons plus loin, la coexistence et la
fusion des contraires, du dedans et du dehors, de la veille et du sommeil ou du rêve (GS II,
296  ; Œ II, 115), du renouvellement et de l’immuabilité (GS I, 1081), du regard et du fait
d’être regardé (GS III, 198  ; RF 258), de la ville et de la campagne (GS V, 530  ; PC 439), du
monde supérieur et du monde inférieur (GS I, 133  ; Œ I, 286), de la sécurité et de l’effroi 6,
du luxe et de la déchéance. Le passage devient ainsi le lieu de l’allégorie, et dans le même
temps un lieu allégorique (ce qui fait de lui l’héritier du drame baroque du XVIIe siècle).
11 Il faut avoir présent à l’esprit le fait que Benjamin divise en trois phases les cent
cinquante ans d’histoire des passages7. Il y eut d’abord les passages construits à la fin du
XVIIIe siècle, lambrissés, dallés de marbre, destinés à la vente d’objets de luxe  ;
significativement, Benjamin considère qu’ils sont encore épargnés par la malédiction de
la valeur d’échange. Le monde des passages est le monde du rêve par excellence. Ce sont
les surréalistes, surtout Breton et Aragon dans Le Paysan de Paris, qui inspirèrent à
Benjamin cet angle d’approche. Les premières notes de Benjamin, encore élaborées en
collaboration avec Franz Hessel en 1932, se réfèrent à cette source par leur sous-titre  :
Une féerie dialectique. Benjamin relativisa par la suite cet aspect «  féerique  » 8 car, au
contraire d’Aragon, il ne veut pas s’enfermer dans le royaume des rêves, mais s’en
éveiller, et il passe en revue les forces que peut mobiliser cet éveil (GS V, 491 et 1014  ; PC
 406 et 842). À partir de 1850, les panneaux publicitaires récemment apparus et l’offre
massive de marchandise qui, peu après, s’affirmera définitivement avec les grands
magasins, déterminent la nouvelle apparence des passages. L’apparition simultanée de
l’éclairage électrique (GS V, 1001  ; PC 832), des articles bon marché, de la marchandise
d’occasion (et des prostituées) met finalement un terme à la féerie des passages et assoit
la domination de leur aspect ambigu. Désormais domine la fantasmagorie de la
marchandise fétiche. Son règne ne signifie rien d’autre que le règne des enfers, où
l’apparente nouveauté dissimule l’éternel recommencement du même (GS V, 676 et 1256  ;
PC 560). Et la marchandise la plus neuve, parce qu’elle n’est que répétition, retombe dans
le domaine de la nature et du mythe. «  La flore immémoriale de la marchandise pousse à
foison sur les parois […].  » (GS V, 1045  ; PC 870). Mais il faut se garder, prévient Benjamin,
de considérer cette troisième phase seulement comme un déclin  : il ne s’agit pas d’une
déchéance, mais d’un renversement. La tendance à moderniser, à séculariser n’est pas
concevable sans son contraire. Benjamin explique ceci dans le fragment théologico-
politique de 1920-1921  :
Si l’on représente par une flèche le but vers lequel s’exerce la dynamis du profane, et
par une autre flèche la direction de l’intensité messianique, assurément la quête du
122

bonheur de la libre humanité tend à s’écarter de cette orientation messianique  ;


mais de même qu’une force peut, par sa trajectoire, favoriser l’action d’une autre
force sur une trajectoire opposée, ainsi l’ordre profane du profane peut favoriser
l’avènement du royaume messianique. (GS II, 203-204  ; Œ I, 264)
12 Les deux foyers de l’ellipse, le messianique et le profane, ne sont donc pas des points
fixes, mais des forces. Le plus grand danger que courent la politique, la société, l’histoire
et la critique, c’est de se figer. Les expériences de seuil sont des expériences des
contraires vivants, qu’il faut promouvoir. Contre la pétrification, Benjamin inaugure une
pensée qui met en mouvement les choses et les dégage des raideurs héritées du passé qui
entravent leur liberté. Il s’agit d’une permanente expérience de seuil. «  Depuis
Bakounine, l’Europe ne disposait plus d’une idée radicale de la liberté. Les surréalistes ont
cette idée.  » (GS II, 306  ; Œ II, 129)
13 L’ambition de Benjamin est donc d’utiliser les forces du surréalisme au profit d’une
pensée révolutionnaire qui tienne compte du matériel comme du spirituel, et mobilise
ainsi simultanément la «  puissance de la concrétisation  » et la «  puissance concrète  » 9.
Benjamin transforme cette tentative en un choix de l’éveil, qu’il oppose au rêve et à
l’ivresse. Le rêve et le passé doivent se renverser pour laisser place à l’éveil (GS V, 491  ; PC
 406). À cette fin, Benjamin met en relation les lieux d’expérience que sont les passages
surréalistes, oniriques et envoûtants, et la conception de l’espace sobre et dépourvue
d’aura dont il prend pour exemple l’architecture de Oud, Giedion et Le Corbusier. On peut
affirmer pour cette raison que la relation entre le rêve et la veille ne relève pas pour
Benjamin de la «  théorie de la connaissance  », mais de la «  théorie de la perception  » (GS
 VI, 85).
14 Les seuils jouent un rôle central dans la métaphysique de l’espace que Benjamin
développe en s’inspirant d’Aragon10, mais qui reste toujours porteuse d’une intensité anti-
métaphysique11. Pour l’enfant Walter Benjamin, déjà, les portes, les porches et les seuils
étaient des phénomènes magiques.
15 Il écrit dans le chapitre «  Cachettes  » de Une enfance berlinoise  :
L’enfant caché derrière la portière devient lui-même quelque chose de blanc et qui
flotte, un fantôme. […] Et derrière une porte, il est lui-même porte  ; il la porte
comme un masque pesant et, devenu magicien, il jettera un sort à tous ceux qui
entreront sans se douter de rien. (GS IV, 253  ; SU 60)
16 L’enfant se cache dans l’appartement, mais «  celui qui [le] découvr[e] p[eut] faire de [lui]
une idole pétrifiée sous la table, [le] condamner à rester pour toujours un fantôme dans la
tenture, par un sortilège [l]’enfermer pour la vie tout entière dans la lourde porte  » (GS
 VII, 418  ; SU 60). C’est pourquoi l’enfant préfère prendre les devants, et sort de sa
cachette avec un grand cri qui doit chasser les mauvais esprits.
17 Les expériences de seuil sont causées par la sonnerie du téléphone, mais aussi par la
sonnette à la porte de l’appartement  : «  la terreur que la sonnette fait despotiquement
régner sur l’appartement tire également sa force du sortilège du seuil. Quelque chose
s’apprête dans un tintement strident à franchir le seuil.  » (GS V, 141  ; PC 114) Il faut aussi
interpréter comme des seuils les loggias que Benjamin décrit dans Enfance berlinoise (GS
 IV, 294-296  ; SU 127-131), car elles témoignent de «  l’espoir de porter la vie de famille
plus avant dans la verdure  » (GS IV, 295  ; SU 129).
18 Les expériences de seuil que permettent de faire les loggias ou les chaussettes enroulées
deux par deux, dont les plis et replis égarent la main curieuse, montrent clairement que
123

le concept benjaminien de seuil ne recouvre pas tant la notion de limite que de celle de
zone, associée aux idées de transformation et de passage (GS V, 618  ; PC 512).
Aucun plaisir ne surpassait à mes yeux celui de plonger ma main aussi
profondément que possible à l’intérieur [des paires de chaussettes roulées]. Et pas
seulement à cause de la chaleur laineuse de cette petite bourse. C’était la
«  chaussette du dedans  » que je tenais dans ma main à l’intérieur de la bourse qui
m’attirait ainsi dans les profondeurs. Lorsque je l’avais étreinte avec mon poing et
que je m’étais assuré de mon mieux de la possession de la molle masse de laine,
commençait la seconde partie du jeu, qui devait se terminer par l’apparition
bouleversante de la chaussette. Car maintenant je voulais déployer la «  chaussette
du dedans  » hors de sa bourse de laine. Je la tirais un peu plus vers moi, jusqu’à ce
que s’accomplisse le phénomène qui me plongeait dans la consternation  : la
«  chaussette du dedans  » était bien tout entière déroulée et sortie de la bourse,
mais celle-ci n’était plus là  ! Pas assez souvent à mon gré je pus ainsi faire
l’expérience de cette vérité énigmatique  : la forme et le contenu, l’enveloppe et
l’enveloppé, la «  chaussette du dedans  » et la bourse sont une seule et même chose.
Une seule chose, et une troisième chose aussi, il est vrai  : cette chaussette, fruit de
leur métamorphose. (GS IV, 284  ; SU 111)
19 Plus tard, Benjamin se consacra aux expériences de seuil dans les villes. L’élément le plus
important est alors le passage, dont la double nature apparaît d’abord dans la fusion qu’il
opère entre la rue et la maison, l’entrée et la sortie. Dans les «  Premières esquisses  »,
Benjamin écrit que les passages ont des «  portes d’entrée (on pourrait tout aussi bien dire
portes de sortie, car, dans ces étranges installations qui tiennent à la fois de l’immeuble et
de la rue, chaque porte est en même temps entrée et sortie)  » (GS V, 1041  ; PC 867).
20 Les portes des villes et les arcs de triomphes sont eux aussi des seuils  ; passer dessous est
un «  rite de passage  » comparable à une renaissance. Les fautes éventuelles du général
vainqueur restent à l’extérieur, devant la porte sacrée (GS V, 150 sq.  ; PC 121 sq.).
21 Dans les passages se manifestent d’une part cette «  lueur glauque  » chère aux
surréalistes, mais d’autre part une sobriété dont sont garants le fer et le verre. Le passage
est un seuil entre le rêve et la transparence, entre le monde supérieur et le monde
inférieur (GS V, 1046).
On montrait dans la Grèce antique des endroits qui permettaient de descendre aux
enfers. […] Les passages […] débouchent le jour dans les rues, sans qu’on les
remarque. Mais la nuit venue, leurs ténèbres plus denses se détachent de façon
terrifiante de la masse obscure des immeubles, et le promeneur attardé presse le
pas en passant devant eux […]. (GS V, 135  ; PC 110)
22 Si le passant s’y aventure, il fait l’expérience d’une naissance à l’envers, d’un «  rite de
passage  » détourné. Benjamin s’appuie sur le fait démontré par l’ethnologie que les
phases de mutation importantes dans la vie d’un être humain – les seuils – sont
accompagnées de rituels. Au moment de la naissance, de l’achèvement de la puberté, de
l’entrée dans le cercle des croyants ou dans une quelconque corporation, du mariage et de
la mort, les individus, les communautés et les familles ont besoin de rites, qui servent
extérieurement à manifester une nouvelle situation sociale et, intérieurement, à assimiler
une nouvelle situation émotionnelle. Benjamin considère les passages comme un
témoignage extraordinairement parlant de la mutation sociale, culturelle et économique.
En tant que tels, ils sont eux-mêmes, tout comme le Livre des passages, un «  rite de
passage  ». Ils sont des seuils qui exigent une certaine action. Menninghaus parle à juste
titre d’une «  action de seuil  », ce qui est valable aussi de la lecture du Livre des passages 12.
124

23 Les passages sont des zones, des entre-deux. Au contraire des frontières, ce ne sont pas
des marques statiques, mais des champs intermédiaires dynamiques. Le temps et l’espace
en général ne sont pas pensés par Benjamin comme des continua fermés sur eux-mêmes,
car en chaque lieu et à chaque instant le messie peut intervenir dans l’histoire13. C’est là
l’ultime «  rite de passage  ». Nous ne pouvons provoquer la venue du Messie, mais nous
ne devons pas non plus l’attendre passivement. La plus extrême concentration est
requise, si nous ne voulons pas manquer ce passage. Le Livre des passages est une tentative
de concrétisation de cette attente à la fois active et passive par association de la
distraction et de la concentration, de la veille et du sommeil14. Ce n’est pas le flâneur,
dont Benjamin fait un sceptique, qui incarne cette attente, mais celui qui se consacre à la
contemplation, et par là à la perspective du salut.
24 C’est lorsqu’on croit toucher le fond du désespoir et de la déchéance que se manifeste,
comme dans le drame baroque allemand, l’espoir du salut. Benjamin ne peut donc pas
parler de déclin dans sa philosophie de l’histoire. La philosophie de l’histoire, l’histoire de
la culture et l’analyse politique se cristallisent en un refus décidé du mythe et en une
réflexion qui se veut systématique.
25 Ce n’est pas un hasard si Benjamin associe l’expression de hautes ambitions théoriques et
le récit d’expériences érotiques, car celles-ci représentent une expérience de seuil
extrême.
Pas de doute en tout cas que le sentiment de franchir alors le seuil de sa propre
classe avait sa part dans la fascination presque sans égale qu’il éprouvait à aborder
une putain en pleine rue. Mais au début, franchir un seuil social, c’était aussi
franchir un seuil topographique, de telle sorte que des rues entières furent ainsi
découvertes sous le signe de la prostitution. Mais était-ce véritablement un
franchissement, n’était-ce pas au contraire une obstination voluptueuse à rester sur
le seuil, une hésitation qui a son mobile le plus pertinent dans le fait que ce seuil
débouche sur le néant  ? Mais innombrables, dans les grandes villes, sont les
endroits où on se tient sur le seuil du néant et les putains sont pour ainsi dire des
lares de ce culte du néant […]. (GS VI, 471-472  ; EA 254)
26 Benjamin définit ici explicitement l’expérience de seuil comme retard, comme hésitation.
L’enjeu est l’expérience d’un entre-deux, d’une différence et d’une indifférence qui
génère des extrêmes – et pas seulement des extrêmes en tant que qualités de choses, de
lieux ou de moments, mais les extrêmes de l’être et du néant. Nous verrons plus loin que
chez Heidegger aussi, la distinction entre l’être et le néant s’opère en un semblable point
de (in‑)différence.
27 Le seul qui puisse se soustraire à la fantasmagorie des passages, et ouvrir ainsi une réelle
dimension utopique, est le caractère destructeur, une figure où nous reconnaissons
clairement l’autoportrait de Benjamin15. À la constellation du rêve (de l’utopie) et de
l’éveil dans le Livre des passages correspond celle de la destruction et du salut dans «  Le
caractère destructeur  ».
Le caractère destructeur ne connaît qu’un seul mot d’ordre  : faire place  ; qu’une
seule activité  : déblayer. […] Le caractère destructeur n’a aucune idée en tête. Ses
besoins sont réduits  ; avant tout, il n’a nul besoin de savoir ce qui se substituera à
ce qui a été détruit. […] Il démolit ce qui existe, non pour l’amour des décombres,
mais pour l’amour du chemin qui les traverse. (GS IV, 396-398  ; Œ II, 330-332)
28 La philosophie de l’histoire benjaminienne, qui s’exprime dans le Livre des passages, ne
permet pas de se faire une «  image  » de notre réalité telle qu’elle existe à la fin de la
(pré‑)histoire. Une telle image ne serait de toute façon rien de plus qu’une image de la
125

réalité contemporaine où on aurait gommé les défauts. C’est pourquoi nous ne pouvons
agir que «  pour l’amour du chemin  ». Après l’apokatastasis, quand il n’y aura plus de
chemin, tout sera radicalement autre. Benjamin considère qu’il est de son devoir de
«  libérer les forces destructrices qui gisent dans l’idée du salut.  » (GS I, 1246) La
«  destruction politique révolutionnaire  » serait donc «  intimement liée à l’idée de
salut  » (GS I, 1241). La conception généralement admise de l’humanité est ainsi
démasquée, et dénoncée comme légitimant l’inhumanité. Nous pourrions aussi dire
qu’elle provoque un aveuglement idéologique parce qu’elle appartient au domaine du
mythe et de la nature.
29 Benjamin développe dans le Livre des passages sa méthode micro-logique16. Sa thèse est la
suivante  : le passage est une monade où l’on discerne des dimensions historiques ou
sociales globales. Ceci n’est pas vrai seulement des passages, mais de tous les phénomènes
qui s’y manifestent. Ces phénomènes se caractérisent par leurs attributs antagonistes et
logiquement contradic-toires. La raison n’en est pas un défaut de l’objet ou une
imperfection de l’analyse  ; ces contradictions signalent simplement que nous nous
heurtons aux limites de ce que peut expliquer la logique. À l’aide d’explications pourtant
logiquement irréprochables, nous ne pouvons pas tout comprendre. Bien plus  : nous ne
pouvons pas saisir par la logique ce dont il en va en tout dernier ressort. Il ne faut pas
comprendre cette démonstration comme un plaidoyer en faveur d’échappatoires
irrationalistes menant hors de la réalité, mais comme une prise en compte de l’historicité
de notre situation – notion qui, à son tour, ne désigne pas la conscience de données
impondérables ou contingentes, mais le fait que tout observateur se situe dans un
contexte historique qu’il faut comprendre comme une construction. Or les constructions
sont toujours ambiguës. Elles sont en partie rationnelles, cela va de soi, et autonomes au
sens classique de l’expression  ; mais elles sont aussi mimétiques, c’est-à-dire
hétéronomes et déterminées par des données extérieures. Il suffit, pour s’en rendre
clairement compte, de songer à notre conception de l’histoire.
30 La conception benjaminienne de l’histoire exclut sans appel la causalité, la linéarité et la
téléologie. Pour Benjamin, il y a un «  commencement  » et une «  fin  » qui se situent
avant le début de l’histoire linéaire et après sa fin, en dehors donc de l’axe temporel
linéaire. Certes, nous avons été chassés du Paradis – c’est là que commence le temps
linéaire –, mais après le télos, quand le Messie aura mis fin au temps linéaire, aura lieu,
espérons-le, la restitutio ad integrum, ou apokatastasis. Cette idée permet de penser le
«  commencement  » et la «  fin  » comme un unique moment qui ne peut être divisé en un
avant et un après. Ce moment est présent dans tout instant du temps. C’est pour cette
raison que le Messie peut à tout instant faire son entrée dans l’histoire.
31 Benjamin s’est sans doute demandé comment manifester la présence de cet instant dans
le Livre des passages. Peut-être ne s’avance-t-on pas trop en supposant que ce problème est
une des raisons pour lesquelles le Livre des passages est resté à l’état de théâtre d’une
catastrophe et de champ de ruines, comme Benjamin l’écrivit à Scholem dans une lettre
datée du 26 juillet 1932. Ceci reste vrai bien au-delà de cette date précise. Le Livre des
passages est resté inachevé, et ne pouvait pas, certainement, ne pas rester inachevé. Mais
le champ de ruines est justement le lieu idéal pour l’intervention du salut.
126

Heidegger
32 L’œuvre de Heidegger contient de nombreuses réflexions sur la littérature et la peinture.
En revanche, Heidegger ne s’est à peu près pas exprimé sur le sujet de l’architecture. Ses
réflexions sur les temples grecs, élaborées lors d’un voyage en Grèce et réunies sous le
titre L’Origine de l’œuvre d’art17, apparaissent comme un point de départ bien mince à qui
veut reconstituer sa pensée sur ce sujet. Mais si nous les lisons en nous référant aux
études d’histoire de l’art sur les temples grecs et leur environnement naturel que des
chercheurs ont publiées bien plus tard, nous constatons que leurs conclusions confirment
les premières pensées de Heidegger, pour spéculatives que celles-ci aient d’abord pu
paraître. Si l’on compare la conception que se fait Heidegger du temple grec avec les
pensées qu’il développe dans les Beiträge zur Philosophie et dans Besinnung, on s’aperçoit
que les questions fondamentales de sa philosophie – la question du fondement et du fond
abyssal, de la vérité et de la non-vérité, du voilement et du dévoilement, de l’Être et du
néant – ont joué un rôle déterminant dans ses réflexions sur le temple grec.
33 Les antagonismes qui articulent les questions de la vérité et de l’Être déterminent-ils
également la conception heideggerienne de l’œuvre d’art  ?
34 Ce n’est pas seulement la proximité temporelle des essais L’Origine de l’œuvre d’art, de
Heidegger, et L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, de Benjamin18, mais
aussi certaines convergences objectives de leurs réflexions, qui soulèvent la question des
différences qui, malgré une commune reconnaissance du rôle de l’historial, persistent
entre les analyses de l’œuvre d’art que proposent les deux auteurs. Nous montrerons en
quoi leurs postulats diffèrent en analysant d’une part la signification que Heidegger
confère au temple grec intégré dans le paysage qui l’entoure, et d’autre part la
signification que Benjamin confère aux passages urbains.
35 Dans L’Origine de l’œuvre d’art, Heidegger étudie la signification du seuil dans le temple
grec. Le bâtiment, écrit-il, «  renferme en l’entourant la statue du Dieu et c’est dans cette
retraite qu’à travers le péristyle il laisse sa présence s’étendre à tout l’enclos sacré  » (HW
 31  ; Ch 44). Heidegger revient au thème du temple grec dans Séjours, en 1962, à la suite
d’un voyage en Grèce19. Il écrit à propos du temple d’Athéna sur l’Acropole  :
Un éclat inconcevable surhaussa l’ensemble du bâtiment et l’éleva du même coup
dans une présence fermement délimitée sans du tout le détacher de la roche
porteuse. Présence où l’abandonnement du sanctuaire atteignait son comble. En
elle l’absence de la déesse enfuie se rendait invisiblement proche. (A 25  ; S 63 –
traduction modifiée)
36 Le temple est un lieu de renversement des antagonismes, un seuil. L’insaisissable est élevé
et manifesté dans de fermes limites. La présence, qui passe habituellement pour ce qu’il y
a de plus éphémère, fait corps avec ce qu’il y a de plus pérenne, le roc. La présence – nous
pouvons lire  : «  ce qui est présent maintenant, absolument  » – est pour Heidegger
emplie d’absence  ; à l’inverse, l’absence, en tant qu’approche, est présence.
37 Au sujet de Delphes, Heidegger écrit  :
Sous le haut ciel où tournoyait dans les airs parfaitement transparents l’aigle,
oiseau de Zeus, la contrée se révéla d’elle-même comme le temple de l’endroit. Tout
en gardant son secret elle seule a déclos pour les mortels l’emplacement où ils
purent édifier leurs œuvres et les consacrer – avec en première place et comme il se
doit le temple dorique d’Apollon. (A 31  ; S 77 – traduction modifiée)
127

38 Les œuvres d’art sont importantes pour Heidegger car il voit en elles une forme de l’
alètheia  : «  un des modes dans lesquels la vérité se déploie, c’est l’être-œuvre de
l’œuvre  » (HW 44  ; Ch 61). Ceci n’est pas vrai seulement des tableaux et des poèmes, mais
aussi des temples grecs. L’élément central ici n’est pas tant la question de la (fausse)
apparence du beau, que celle du rapport entre voilement et dévoilement, ou plus
exactement, entre un voilement qui décèle un dévoilement et un dévoilement qui recèle
un voilement. Par là, nous approchons déjà du second élément que Heidegger juge
particulièrement significatif dans l’œuvre d’art  : l’œuvre d’art ne peut jamais être
considérée comme accomplie, achevée, mais doit être comprise dans la perspective de son
«  être-œuvre  », ou plus précisément de son «  être-à-l’œuvre  ». Heidegger précise la
définition de l’«  être-à-l’œuvre  », qu’il conçoit comme le «  mettre-en-œuvre  » d’une
différence. Cette différence est celle qui distingue le monde de la terre. Le «  monde  »
désigne pour Heidegger la dimension du «  s’ouvrir  » et la terre celle du «  se fermer  ». Le
monde en tant qu’il s’ouvre est opposé à la «  terre en tant qu’elle se referme sur elle-
même, dissimule et protège  ». Mais il ne faut surtout pas interpréter le rapport entre le
monde et la terre comme la confrontation abstraite et figée de deux contraires. Heidegger
présente le monde et la terre comme deux forces actives qui travaillent l’une par rapport
à l’autre  :
Reposant sur la terre, le monde commence à la dominer. En tant que ce qui s’ouvre,
il ne tolère pas d’occlus. La terre, au contraire, aspire, en tant que reprise
sauvegardante, à faire rentrer le monde en elle et à l’y retenir. (HW 37  ; Ch 52)
39 On pourrait simplement considérer cette coopération, qui est en même temps une
confrontation, comme un événement ontique, sans plus. Mais Heidegger va plus avant et
montre la signification que revêt l’œuvre d’art pour cette relation et sa compréhension.
Avant de m’arrêter sur cette démonstration, je voudrais souligner que, dans la pensée
heideggerienne, le monde et la terre sont marqués par leur relation antagonique. Ils ne se
contentent donc pas d’entretenir un rapport de tension extrême  : Heidegger pense le
monde comme ce qui ne peut être pensé que sous la forme d’un retournement de la terre
contre elle-même. La réciproque est vraie  : la terre ne peut être pensée que sous la forme
d’un retournement du monde contre lui-même. C’est donc cette auto-référentialité qui,
d’une part, garantit l’indépendance respective du monde et de la terre  ; d’autre part, elle
rend possible le monde comme ce qui ne peut être soi-même qu’en étant l’autre de la
terre, et elle rend possible la terre comme ce qui ne peut être soi-même qu’en étant
l’autre du monde. L’auto-référentialité du monde et de la terre est par conséquent à la
fois le fondement de l’être de chacun, et le signe de sa totale dépendance par rapport à
l’autre. Chacun trouve le fondement de son être en soi-même dans la mesure où il le
trouve dans son contraire. Le rapport à soi et le rapport à l’autre sont associés tout en
restant différenciés par la figure d’une auto-référencialité qui signifie à la fois identité et
différence.
40 Heidegger définit l’œuvre d’art comme le lieu où l’identité et la différence du monde et de
la terre sont non seulement surmontées, mais conjointement mises en œuvre. L’œuvre
d’art est pensée comme une œuvre ne pouvant être pensée autrement qu’en tant que
monde et terre. L’œuvre d’art est ce troisième terme dont ont besoin le monde et la terre
pour manifester leur vérité en tant qu’essence. Simultanément, l’œuvre d’art ne serait
pas possible sans le double jeu de l’identité et de la différence du monde et de la terre.
41 L’œuvre d’art met en place un monde et fait venir une terre. Ce «  mettre en place  » et ce
«  faire venir  » sont «  deux traits essentiels dans l’être-œuvre de l’œuvre  » (HW 36  ; Ch
128

 51). «  Faire venir la terre  » signifie «  la faire venir dans l’ouvert en tant que ce qui se
referme sur soi  » (HW 34  ; Ch 48), et «  mettre en place un monde  » signifie «  maintenir
ouvert l’ouvert du monde  » (HW 34  ; Ch 48). L’œuvre ne peut donc pas s’orienter, de façon
unilatérale, vers le monde ou vers la terre exclusivement. Il est dit  : «  installant un
monde, l’œuvre fait venir la terre  » (HW 35  ; Ch 49). À l’inverse, l’œuvre, faisant venir la
terre, installe l’ouvert du monde. L’œuvre ne peut donc faire que le monde soit monde
qu’en faisant venir la terre, et elle ne peut faire que la terre soit terre qu’en installant le
monde. Ce faisant, l’œuvre crée simultanément l’identité et la différence du monde, de la
terre et de son propre être. Pour important que soit le concours du monde, de la terre et
de l’œuvre d’art, l’autonomie de l’œuvre ne l’est pas moins, car seule l’œuvre ouvre le
domaine où elle est chez elle (HW 30  ; Ch 43). Cette création ne doit pourtant pas être
pensée comme autonomie absolue  : elle est aussi conscience du fait que l’essence de
l’œuvre est dépendante du conflit entre la terre et le monde.
42 Les interprétations heideggeriennes du temple grec sont-elles purement spéculatives, ou
rejoignent-elles les résultats des recherches des historiens de l’art  ?
43 Scully et Buxton ont minutieusement analysé le rapport du temple au paysage qui
l’entoure, et les options contradictoires auxquelles répondait sa construction. Buxton
montre que les montagnes étaient considérées non seulement comme le lieu de rencontre
des hommes et des dieux, mais aussi comme le lieu privilégié des métamorphoses, c’est-à-
dire des expériences de seuil et de l’«  abolition des délimitations  »20. La mer aussi était
ressentie comme tantôt bienveillante et tantôt effrayante, et considérée comme lieu «  de
duplicité parce qu’elle est l’élément de l’insaisissable et changeant -Protée  »21.
L’ambivalence du paysage est particulièrement importante, parce que les temples étaient
souvent situés de manière à offrir une vue sur le sommet des montagnes ou sur la mer, ce
qui soulignait les relations entre le temple et le paysage.
44 Les dieux du temple non plus n’étaient pas exempts d’ambiguïtés. Scully le montre dans
son étude exhaustive et détaillée The Earth, the Temple and the Gods, où il insiste sur
l’ambivalence des dieux. Athéna, fille de Zeus, représente la sagesse – la chouette est un
de ses symboles – et l’habileté. Elle apporta la prospérité aux hommes en leur offrant
l’olivier, qu’elle tient à la main dans ses représentations classiques  ; mais elle est aussi
une puissance rien moins que pacifique. En tant que déesse protectrice de la ville
d’Athènes (et des villes et citadelles en général), elle représente le politique qui -triomphe
de «  l’état de nature  », et la force qui vainc à la guerre ou au combat. En tant que divinité
de la terre accompagnée du serpent, elle symbolise des forces chtoniennes qui
contrastent vivement avec la luminosité de son personnage22. Divinité terrestre, elle est
associée au frère de Zeus Poséidon (qui fut vaincu par Zeus dans leur combat pour la
domination du monde), dieu impétueux qui fait «  trembler la terre  » (Homère), dieu des
vagues menaçantes, armé d’un trident et accompagné de dauphins, dieu, comme Athéna,
des chevaux et des cavaliers.
45 Tous deux symbolisaient donc le dépassement des limites au combat et à la guerre, mais
aussi la maîtrise des forces naturelles par la raison et par la discipline23. Non seulement le
couple Athéna-Poséidon représente des forces contradictoires, mais chacun des deux
dieux porte en soi ces forces contradictoires.
46 Le temple d’Apollon Épikourios à Bassae donne de ceci un merveilleux exemple
architectural  :
Non seulement [le temple] offre une vue sur toute la contrée depuis le mont
Lykaion jusqu’au mont Ithome, mais son intérieur, pour la première fois, symbolise
129

la -personnalité complexe du dieu. Le temple manifeste le double caractère


d’Apollon, son aspect visible, lumineux et olympien, et son aspect invisible, sombre
et chtonien24.
47 Scully et Buxton montrent aussi de très convaincante façon que les architectes grecs
rendaient compte de l’ambiguïté des dieux non seulement par l’organisation du bâtiment
cultuel, mais aussi par son intégration dans le paysage. Les portiques et les points de vue
offerts sur la nature confèrent aux seuils entre les espaces intérieurs et les espaces
extérieurs, et à l’ensemble du temple lui-même, la forme d’un passage progressif du
paysage au sanctuaire.
Le Parthénon représente par conséquent l’équilibre et la synthèse de deux types
d’architecture opposés […]  : l’un conçoit le temple comme une enveloppe creuse,
féminine, associée à la présence englobante du dieu et de la terre. L’autre fait du
bâtiment une présence extérieure impénétrable, associée à la puissance active
masculine, dressée vers le ciel. […] Les colonnades ouest et sud du Parthénon
semblent s’écarter l’une de l’autre, pivotant comme sur une charnière sur la
colonne du coin sud-ouest qui leur est commune. Le temple semble réellement
s’ouvrir25.
48 À propos des colonnades du second temple d’Héra à Paestum, Scully montre que le
visiteur a devant soi, selon l’endroit où il se trouve, soit une façade ouverte, soit une
façade fermée. «  Le temple est à la fois ouvert et fermé, plein et vide, et imbrique
l’intérieur et l’extérieur grâce à l’alternance superbement rythmée des murs et des
colonnes  »26. Scully va jusqu’à affirmer que les architectes grecs pensaient le temple
comme une entité constituée non seulement des bâtiments qu’ils construisaient, mais
aussi de l’union du paysage extérieur et de l’espace inclus dans l’enceinte du temple. Cette
thèse est corroborée par le souci constant qu’avaient les architectes de la vue qui
s’offrirait aux fidèles et autres visiteurs lors de leur cheminement vers le temple. Les
différentes perspectives architecturales ou naturelles (montagnes, ravins, plaines…) que
l’on découvrait en approchant du sanctuaire faisaient partie d’un projet esthétique
global.
49 On retrouve ces idées dans les remarques de Heidegger sur les temples grecs, qui sont
relativement rares et concises. On constate en outre qu’on ne peut dissocier de la
question fondamentale de l’Être l’interrogation heideggerienne sur la destination du
temple et sur sa disposition dans le paysage. La question de l’Être est conçue comme une
question auto-référentielle sur la vérité et la non-vérité. «  La question de l’essence de la
vérité pose simultanément et en soi la question de la vérité de l’essence. La question de la
vérité, posée en tant que question de fond, se retourne en soi-même contre soi-même.  » 27
Il reste vrai dans le même temps que «  l’essence de la vérité est la non-vérité  » 28.
50 Le seuil que franchit Heidegger quand il radicalise la question de fond d’Être et temps,
c’est-à-dire celle de l’être de l’étant, pour parvenir à la question de l’Être montre que la
question de fond ne signifie pas la fin du questionnement, mais reste elle-même une
question de passage.

Remarques finales
51 Il peut sembler surprenant, au premier abord, d’associer les réflexions de Benjamin sur
les passages et les considérations de Heidegger sur les temples grecs. D’un point de vue
extérieur, ce rapprochement semble difficilement justifiable. Benjamin n’a consacré à
aucune thématique plus de temps et d’énergie qu’à celle des passages. Au contraire, le
130

thème des temples grecs reste marginal dans l’œuvre de Heidegger. La comparaison ne
suggère-t-elle pas que l’on place sur un pied d’égalité ce qui ne l’est pas dans les faits  ?
52 Mais si nous replaçons les remarques de Heidegger sur les temples dans le contexte de sa
pensée du renversement, nous voyons que les contraires fondamentaux et leur identité
(vérité/non-vérité  ; voilement/dévoilement  ; Être/néant), qui déterminent son
questionnement fondamental sur l’Être, se retrouvent dans ses réflexions sur les temples.
53 La pensée de Benjamin est elle aussi marquée par des antagonismes. Jusqu’au dernier
texte, la première thèse de Sur le concept d’histoire, l’opposition entre messianisme et
matérialisme historique guide l’analyse de l’histoire et du monde concret. En outre,
Benjamin et Heidegger s’attachent tous deux à démontrer que les contraires, considérés
d’un point de vue philosophique, ne peuvent s’articuler en deux pôles clairement définis.
Même là où ceci semble être le cas, on s’aperçoit que chacun des pôles possède en fait déjà
une structure interne antagonique. Selon Heidegger, l’éclaircie montre le voilement,
tandis que le voilement montre le dévoilement. D’après Benjamin, une tendance au
messianisme est à l’œuvre dans le profane, et vice versa. Benjamin et Heidegger ont ce
mérite d’avoir compris la relation de la pensée philosophique à la réalité comme un
mouvement de pensée auto-réflexif, qui inclut la réalité dans cette auto-réflexivité.
54 Ce faisant, ils cherchent premièrement à éviter que cette auto-réflexivité ne se fige en
une pensée systémique. Les points d’aboutissement du processus de la pensée ainsi que
ses buts, qu’il ne faut ni fixer ni définir a priori, doivent rester ouverts. Cela ne signifie pas
qu’ils doivent rester vagues ou arbitraires. Mais on ne peut les penser que par le biais de
l’élaboration concrète d’une réflexion. Deuxièmement, il faut exclure que la certitude
tournée vers soi-même, relative à soi-même et antagoniste de soi-même soit interprétée
de façon mythique ou religieuse. Elle est certes constitutive des phénomènes de
l’expérience sensorielle, mais aussi de la pensée.
55 Les correspondances entre le questionnement fondamental de Heidegger tel qu’il se
manifeste dans son analyse du temple, et la conception benjaminienne du passage
permettent pourtant aussi de déceler des différences. La première semble presque
triviale. Benjamin voit les passages de l’intérieur. Ils ne les considère pas en tant que
réalisations architecturales urbaines. Il ne s’intéresse ni à leur intégration dans le centre
de la ville ni à leurs incidences sur la circulation. Ce n’est pas un hasard si Benjamin
souligne qu’ils n’ont pas de façade extérieure. Il se concentre sur ce qui se passe à
l’intérieur du passage. Au contraire, nous avons vu que Heidegger considère le temple
grec de l’extérieur  ; il envisage son effet sur l’observateur et sa relation avec le paysage
où il se situe. Mais cette différence n’est que superficielle. En effet, Benjamin part des
phénomènes particuliers seulement dans le but de développer progressivement à partir
de ceux-ci une perspective historique.
56 Heidegger, malgré l’origine phénoménologique de sa pensée (ou faut-il, en songeant à ses
affinités avec la révolution philosophique, dire à cause de  ?), ne part pas des phénomènes
concrets. Il les contemple du point de vue supérieur, historique et critique, de l’échec du
«  premier commencement  » et de la nécessité qui s’ensuivit de penser un «  autre
commencement  ». On trouve beaucoup d’exemples de ce procédé dans les Beiträge zur
Philosophie. Les textes portent des titres très généraux du type «  La résonance  », «  La
passe  », «  Le saut  », «  La fondation  ». Heidegger se pose ainsi en critique de la pensée
grecque, qui a manqué le véritable commencement du questionnement  ; à cet échec, il
oppose la réussite de l’architecture du temple.
131

57 On ne peut qu’admirer la façon dont Benjamin, dans le Livre des passages, et Heidegger,
dans les Beiträge zur Philosophie, créent des textes qui transforment les expériences vécues
au contact de l’architecture, du paysage et de l’histoire en expériences de lecture, et
l’expérience de lecture en expérience de l’espace. Ce qui nous rend plus riches en
expériences de seuil.

NOTES
1. Les citations originales proviennent de :
• W. BENJAMIN, Gesammelte Schriften, édité par R. Tiedemann et H. Schweppenhäuser,
7 volumes, Francfort/Main, Suhrkamp, 1972-1989 (désormais désigné par GS).
N.d.T. : Les traductions des citations sont tirées de :
• W. BENJAMIN, Sens unique, trad. J. Lacoste, Paris, Lettres nouvelles, 1978 (désigné par SU).
• W. BENJAMIN, Charles Baudelaire, trad. J. Lacoste, Paris, Payot, 1979 (désigné par CB).
• W. BENJAMIN, Origine du drame baroque allemand, trad. S. Muller, Paris, Flammarion, 1985 (désigné
par OD).
• W. BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, trad. J. Lacoste, Paris, Éditions du
Cerf, 1989 (désigné par PC).
• W. BENJAMIN, Écrits autobiographiques, trad. C. Jouanlanne et J.-F. Poirier, Paris, Bourgois, 1990
(désigné par EA).
• W. BENJAMIN, Œuvres, trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch, 3 volumes, Paris, Gallimard,
Folio, 2000 (désigné par Œ).
Nous indiquerons désormais dans le corps du texte l’emplacement de la citations originale (GS
suivi du numéro de volume et du numéro de page) puis l’emplacement de la traduction, quand
elle est reprise d’une traduction existante (abréviation du titre, suivie éventuellement du numéro
du volume et du numéro de page).
2. M. HEIDEGGER (1936-1938), Beiträge zur Philosophie. Vom Ereignis, Francfort/Main, Klostermann,
1989 (= Gesamtausgabe, vol. 65).
Voir aussi à ce sujet :
• M. HEIDEGGER (1938-1939), Besinnung, Francfort/Main, Klostermann, 1997 (= Gesamtausgabe,
vol. 66).
• M. HEIDEGGER (1938-1940), Die Geschichte des Seyns, Francfort/Main, Klostermann, 1998 (= Gesamt-
ausgabe, vol. 69).
N.d.T. : les traductions françaises de ces textes de Heidegger sont encore inédites.
• W. VAN REIJEN , « Heideggers ontologische Differenz. Der fremde Unterschied in uns und die
Inständig-keit im Nichts », in Deutsche Zeitschrift für Philosophie, 52 e année, n° 4, 2004, p. 519-539.
3. W. MENNINGHAUS, Schwellenkunde, Francfort/Main, Suhrkamp, 1986.
4. En guise d’exemple contemporain de texte auto-réflexif, on peut citer : M. Z. DANIELEWSKI, House
of Leaves, Londres, Doubleday, 2001. Ce livre sur le labyrinthe est lui-même composé comme un
labyrinthe. Les images aussi peuvent être auto-réflexives : voir V.  STOICHITA, Das selbstbewusste Bild
, Munich, Fink, 1998.
5. H. BRÜGGEMANN, « Passagen », in M. OPITZ et E.  WIZISLA (éds), Benjamins Begriffe, Francfort/Main,
Suhrkamp, 2000, p. 573-618.
132

6. W. MENNINGHAUS, op. cit. (note 3).


7. H. BRÜGGEMANN, op. cit. (note 5).
8. Lettre du 16 août 1935 à Gretel et Theodor W. Adorno. Voir W.  BENJAMIN, Gesammelte Briefe,
édité par C. Gödde et H. Lonitz, vol. 5, Francfort/Main, Suhrkamp, 1995, p. 143.
9. H. BRÜGGEMANN, op. cit. (note 5).
10. L. ARAGON, Le Paysan de Paris, Paris, Gallimard, 1926.
11. Voir à ce sujet W. MENNINGHAUS, op. cit. (note 3), dont je reprends ici les développements.
12. W. MENNINGHAUS, op. cit. (note 3), p. 29.
13. Chaque seconde est « la porte étroite par où peut entrer le Messie » (GS I, 704).
14. W. MENNINGHAUS, op. cit. (note 3), p. 49.
15. « Le caractère destructeur » (GS IV, 396-398 ; Œ II, 330-332). Benjamin a peut-être aussi pensé
à Gustav Glück.
16. « Ce que Proust a entrepris comme un jeu est devenu d’un sérieux saisissant. Car qui a
commencé d’ouvrir l’éventail du souvenir y trouve toujours de nouvelles branches, de nouvelles
articulations, il ne se rassasie d’aucune image, car il a compris : on pourrait la déplier, mais ce
sont les plis, justement, qui recèlent ce qui importe réellement – cette image, ce goût, cette
sensation en quête desquelles nous avons ouvert et déplié l’éventail. Et le souvenir se réfugie du
petit détail dans un détail plus petit encore, du minuscule dans l’infime, tandis qu’augmente la
puissance formidable de ce qui se lève dans ce microcosme ». (GS VI, 467-468)
17. M.  HEIDEGGER, « Der Ursprung des Kunstwerkes », in M. HEIDEGGER, Holzwege, Francfort/Main,
Klostermann, 1957 (désigné par HW). Traduction française : M. HEIDEGGER, « L’origine de l’œuvre
d’art », in M. HEIDEGGER (1962), Chemins qui ne mènent nulle part, trad. W. -Brokmeier, Paris,
Gallimard, 1986 (désigné par Ch).
18. La conférence intitulée L’origine de l’œuvre d’art fut prononcée par Heidegger pour la première
fois à Fribourg en 1935. Le texte définitif fut publié en 1957 dans Holzwege (op. cit.). Benjamin
publia en 1936 dans la Zeitschrift für Sozialforschung une version de son étude sur l’œuvre d’art à
l’époque de sa reproductibilité technique, traduite en français et considérablement raccourcie
par l’Institut für Sozialforschung. Au sujet de la polémique entre Benjamin et Adorno à propos des
coupures, voir : W. VAN REIJEN, « Die Adorno-Benjaminkontroverse », in G. VISSER et J.  JACOBS (éds),
-Walter Benjamin. Denker in Extremen (à paraître).
19. M. HEIDEGGER (1962), Aufenthalte, Francfort/Main, Klostermann, 1989 (désigné par A).
Traduction française : M. HEIDEGGER, Séjours, traduit et annoté par F. Vézin, Monaco, Éditions du
Rocher, 1992 (désigné par S).
20. R. BUXTON, Imaginery Greece, Presses de l’Université de Cambridge, 1994, p. 91-92.
21. Ibid., p. 100.
22. V. SCULLY, The Earth, the Temple and the Gods, Presses de l’Université de Yale, 1962, p. 169.
23. Ibid., p. 156.
24. Ibid., p. 129.
25. Ibid., p. 176.
26. Ibid., p. 61.
27. M. HEIDEGGER (1937-1938) Grundfragen der Philosophie, Francfort/Main, Klostermann (= Gesamt-
ausgabe, vol. 45), 1984, p. 47.
28. M. HEIDEGGER, Beiträge zur Philospophie, op. cit. (note 2), p. 356.
133

AUTEURS
WILLEM VAN REIJEN
Professeur de philosophie à l’université d’Utrecht.
134

Espaces publics : espace de la ville et


espace du politique chez Walter
Benjamin et Jacques Derrida
Dario Gentili

1 Combien et quelles villes y a-t-il dans la ville  ? Avec ville et cité, la langue française garde
la double dénomination de la langue latine  : urbs et civitas. Aucune de ces deux
dénominations ne peut épuiser à elle seule la signification de la «  ville  », qui est en effet
constituée par leur irréductible et inconciliable tension  : cité dérive de civitas (traduction
du grec polis) et indique l’ensemble des citoyens (cives), la citoyenneté, l’espace politico-
juridique de la ville, l’espace commun abstrait institué par le contrat, la cité-État  ; urbs
désigne plutôt l’espace physique et matériel de la ville. Bien que les deux dénominations
latines soient saisies ensemble dans un même mouvement inquiet, la civitas, avec sa
puissance sélective, tendrait à mettre en ordre, à donner une forme à l’accumulation
quantitative aveugle de l’urbs  ; en rangeant sa matière en une «  topographie  », la civitas
s’érige comme science de l’urbs, «  urbanisme  », son principe constructif et, en même
temps, destructif.
2 À l’époque romaine, c’est urbs qui désigne la «  ville  ». Urbs dérive de Vurbs qui signifie
élever, ériger, qui renvoie clairement à la construction matérielle. En outre, de la même
racine dérive aussi le verbe urvare, «  tracer le sillon  », qui renvoie à l’acte de la fondation.
Rome fut «  élevée, érigée  », construite à partir de la délimitation de son espace à travers
le tracement d’un sillon par son père-fondateur, Romulus. Si la construction matérielle et
juridique de l’Urbs de Rome tenait et était «  autorisée  » explicitement par l’acte de la
fondation – au point que même la construction de son histoire devait toujours
commencer ab urbe condita –, dans l’horizon sémantique de civitas, l’élément de la
fondation disparaît sans pour autant se perdre ou, mieux  : devient spectral.
3 Comment l’expérience romaine de l’urbs entre dans l’espace de la ville de Paris au XIXe
siècle, dont Walter Benjamin traite dans Das Passagen-Werk  ? Benjamin écrit  : «  […] le
seuil n’a pas chez les Grecs, et même chez d’autres peuples, l’importance qu’il a chez les
Romains  »1. C’est de la «  borne  » de l’urbs que la civitas prend forme, c’est du passage
non interdit sous la «  porte démarcative  » qu’on est reconnu comme cives, c’est sur l’urbs
135

que la civitas se tient. Selon Benjamin, ce sont justement les portes démarcatives qui
confèrent un caractère mythique à la «  topographie  » de Paris, qui signalent la
persistance de l’urbs dans la civitas. Même s’il a été érigé pour symboliser le «  centre de
pouvoir  », l’arc de triomphe n’est pas une porte démarcative, il ne marque pas l’entrée
dans la ville  ; il est plutôt une île de refuge pour piéton (Rettungsinsel), qui n’est pas
ouverte sur le dehors, mais fermée sur elle-même  :
À propos de la topographie mythologique de Paris  : le caractère que lui donnent les
portes. C’est leur dualité qui est importante  : ce sont à la fois des portes
démarcatives (Grenzpforten) et des portes triomphales. Mystère de la borne (
Grenzstein) introduite au cœur de la ville, et qui marquait jadis l’endroit où celle-ci
finissait. D’un autre côté, l’arc de triomphe, qui est devenu aujourd’hui un refuge
pour piéton (Rettungsinsel)2.
4 La rupture de la symétrie romaine entre porte démarcative et porte triomphale, entre
urbs et civitas, indique la séparation également définitive de la civitas de son acte de
fondation qui, irrécupérable dans la mémoire historique, devient mythe. Cachées dans la
topographie de la moderne civitas, les «  portes démarcatives  » de Paris sont des seuils
mystérieux qui, en interrompant l’apparente uniformité de la cité, séparent et en même
temps confondent intérieur et extérieur, urbs et civitas, passé et présent, rêve et éveil. Les
entrées aux passages sont exemplaires en tant que portes démarcatives et expériences du
seuil  : «  Ces portes – les entrées des passages – sont des seuils  » 3. Comme signalant une
certaine conscience de la part de Benjamin du caractère «  urbain  » du passage, de son
être une «  ruine urbaine  », une ordure de la civitas dominante, un lieu mis au ban (
banlieue) par le gouvernement politico-juridique de la cité, nous citons cette question
programmatique posée par le philosophe dans les Erste Notizen relatives au projet des
Pariser Passagen I  : «  Différence entre passage et cité4  ?  »5.
5 Pour Benjamin, le Paris des passages est ce qui reste en marge du processus de civilisation
de l’urbs et on peut reconnaître en lui aussi le Paris évoqué par Baudelaire  :
Ce par quoi la modernité apparaît en définitive le plus intimement apparenté à
l’Antiquité, c’est sa fugacité. […] Ce qui se fait entendre chez Baudelaire lorsqu’il
évoque Paris dans ses poèmes, c’est la caducité et la décrépitude d’une grande ville 6.
6 Baudelaire est un témoin direct du processus de civilisation commencé par Haussmann
contre l’urbs de Paris, il voit surgir le Paris «  moderne  » sur les ruines de l’ancien,
apprend la modernité comme volonté d’imposer le «  nouvel ordre  » de la cité au
désordre labyrinthique, potentiellement subversif, de l’ancienne urbs  : les éphémères
constructions de la modernité et la destruction de l’ancien Paris partagent le même
caractère de «  fugacité  » et «  caducité  ». Le «  lieu  » de cette tension c’est la
«  topographie  », où ancien et moderne se confondent et «  stratifient  » le même espace.
L’«  écriture des lieux  » de Paris, la «  topographie  » de son «  texte  », c’est le polemos d’
urbs et civitas, d’écriture allégorique liée à l’ancien et par renvoi symbolique au pouvoir
politico-juridique. Le verbe de la civilisation est «  usurper  », qui en latin signifie
«  prendre possession à travers l’usage  »  ; donc «  usurper  » c’est «  consommer  »
l’ancien à travers son utilisation pour le jeter ensuite comme ordure non fonctionnelle à
sa propre idéologie. Le «  faire de la place  » de la civitas dans l’urbs est le mouvement de la
modernité et de la poésie de Baudelaire, qui, en détruisant l’ancien, le conserve sous
forme de décombres  ; espacer ne signifie pas simplement laisser-de-l’espace-vide, mais
laisser des décombres. De même que le Paris «  moderne  » ne peut que montrer
impudiquement ses décombres dans ces monuments à l’inutilité, ces ordures et restes de l’
136

usurpation qui sont les passages, l’écriture moderne de Baudelaire est allégorique parce
que son «  élan destructeur  » consiste à montrer les décombres  :
L’objet frappé par l’intention allégorique est détaché des corrélations de la vie  ; il
est à la fois mis en pièces et conservé. L’allégorie s’accroche aux ruines. L’élan
destructeur de Baudelaire n’est jamais intéressé par l’abolition de ce sur quoi il se
porte7.
7 Si, comme l’affirme Benjamin, «  chaque époque croit qu’elle est inéluctablement vouée à
être moderne  »8, la ruine est alors à l’origine de toute forme de civilisation, toute
construction politico-juridique doit toujours détruire au début, usurper un espace qui ne
lui appartient pas. Une œuvre peut-elle commencer par soi-même, s’auto-fonder  ?
Chaque civitas ne doit-elle pas cohabiter avec des ruines  ? Si la destruction (Destruktion)
n’est pas intéressée par l’abolition (Abschaffung) sans restes, si elle ne vise pas à la
«  disparition  », qui ou qu’est-ce qui apparaît dans les ruines qu’elle montre  ? Dans
Mémoires d’aveugle, Jacques Derrida écrit  :
Au commencement il y a la ruine. Ruine est ce qui arrive ici à l’image dès le premier
regard. Ruine est l’autoportrait, ce visage dévisagé comme mémoire de soi, ce qui
reste ou revient comme un spectre dès qu’au premier regard sur soi une figuration
s’éclipse9.
8 C’est la Destruktion même mise en œuvre par la modernité, c’est le mouvement même de
la civilisation qui empêche la civitas de se refléter sans restes dans l’urbs, de pouvoir
produire son propre «  autoportrait  »  : puisque l’espace de la création n’est pas «  vide  »,
la volonté de s’«  autoportraire  » ne montre que ruines et restes. Elle fait apparaître le
spectre qui «  revient  » du passé immémorial de la fondation de l’urbs. Le revenant de la
fondation revient pour montrer l’impossibilité de l’auto-fondation.
9 Les entrées des passages marquent la démarcation entre éveil et sommeil et introduisent
à une «  existence oubliée  », à un passé caché à la lumière du jour, mais qui la nuit revient
dans le rêve sous la forme de revenant. Les passages gardent les possibilités enterrées du
passé qui n’ont pas vu la lumière de leur réalisation, les désirs inconscients de la
collectivité, qui ne disparaissent pas, mais qui prennent plutôt une apparence spectrale.
Pendant la nuit, dans le rêve des passages, la conscience éveillée, n’étant plus rassurée
par la lumière, est aveugle et n’est plus capable de distinguer les portes, démarcatives ou
triomphales  ; toute distinction entre possibilité et réalité, entre temps et espace, entre
passé et présent s’affranchit  : dans le «  cheminement spectral (Gespensterweg)  » du
passage, «  les portes cèdent  » et «  les murs s’ouvrent  », en le soustrayant à l’usurpation
de la civitas, l’urbs reprend possession de son espace. Dans un fragment crucial du
Passagen-Werk, Benjamin articule chaque élément sur lequel je me suis arrêté jusqu’à
présent et permet au revenant de Derrida de jouer un rôle herméneutique important dans
la constellation porte-rêve-spectralité-passage-ruine  :
Chacun connaît, pour l’avoir vécue dans ses rêves, l’horreur des portes qui ne
ferment pas. Plus exactement, ce sont les portes qui semblent fermées sans l’être.
J’ai connu le phénomène, sous une forme plus intense, dans un rêve au cours
duquel, alors que j’étais avec un ami, un spectre m’apparut à la fenêtre du rez-de-
chaussée d’une maison qui était à notre droite. Et tandis que nous avancions, il nous
suivait à l’intérieur des maisons en passant de l’une à l’autre. Il traversait tous les
murs et restait toujours à notre hauteur. Cela je le vis, bien que je fusse aveugle.
Notre déambulation dans les passages est, elle aussi, un cheminement spectral de ce
genre, dans lequel les portes cèdent et les murs s’ouvrent10.
10 Pour Benjamin, c’est seulement dans le rêve que le revenant est dans sa propre patrie.
Sinon, dans l’espace de la civitas, le revenant est l’apparition de l’irréductibilité de l’urbs à
137

la civitas, de son excédent  : il est toujours hors-lieu et hors-temps, reste, ordure, ruine. En
partant de la célèbre affirmation dans l’Hamlet shakespearien – The time is out of joint (Le
temps est hors de ses gonds) – Derrida caractérise le revenant comme étant out of joint, pure
anachronie par rapport au présent et pure dissymétrie par rapport à l’espace de la civitas.
Il revient pour réviser l’injonction d’une loi oubliée, l’ordre de laquelle «  dégonde  »
l’espace du présent parce qu’il vient de ce «  premier regard  » qui s’éclipse à la
représentation de son propre autoportrait et en provoque la ruine. C’est dans Spectres de
Marx que Derrida nous offre l’analyse la plus articulée du revenant  :
ce quelqu’un d’autre spectral nous regarde, nous nous sentons regardés par lui, hors
de toute synchronie, avant même et au-delà de tout regard de notre part, selon une
antériorité (qui peut être de l’ordre de la génération, de plus d’une génération) et
une dissymétrie absolues, selon une disproportion absolument immaîtrisable.
L’anachronie fait ici la loi. Que nous nous sentions vus par un regard qu’il sera
toujours impossible de croiser […]11.
11 De quelle personne ou de quelle chose provient ce premier regard qui ne peut pas être vu  ?
Qui ou qu’est-ce qui revient à la mémoire de celui qui est regardé  ? «  Je suis le spectre de
ton père  », dit le revenant de l’ Hamlet de Shakespeare. Et pourtant, ce n’est pas la
présence du père qui revient, mais l’injonction qui oblige à garder un secret, le secret de l’
origine du premier regard et de sa loi, qui oblige à garder la spectralité du revenant  :
Celui qui dit «  Je suis le spectre de ton père  », on ne peut que le croire sur parole.
Soumission essentiellement aveugle à son secret, au secret de son origine, voilà une
première obéissance à l’injonction12.
12 C’est comme si l’injonction affirmait  : «  Je suis ton père et je suis un spectre  ». Croire
que le revenant est le père signifie nécessairement croire à sa spectralité. Le père  : celui
duquel on hérite le règne, le pouvoir de la civitas  ; le père  : le fondateur de l’urbs. L’origine
ne doit pas non plus se perdre dans l’obscurité du mythe, dans l’impossibilité d’être
rappelée dans le présent historique. Le revenant revient pour répéter. En répétant, non
seulement le revenant soustrait-il la fondation au mythe mais encore, ceci faisant, il «  
espace  » ou donne de l’espace chaque fois à une origine qui, libérée de l’unicité de la
fondation mythique, est remise à la pluralité et à la plurivocité de l’histoire. Encore
voilées du mythe, ce sont justement plusieurs et différentes origines avortées qui clignent
de l’œil dans le temps et dans l’espace «  hors de leurs gonds  », «  out of joint  », des
passages, comme autant de spectres qui regardent, sans pouvoir être vus, de la profondeur
inaccessible du mythe  :
Un bruissement de regards emplit les passages. Il n’est aucune chose ici qui, au
moment où l’on s’y attend le moins, n’ouvre fugitivement un œil pour le fermer
dans un clignement rapide. Et, si l’on se rapproche pour mieux voir, il a disparu.
L’espace prête son écho au bruissement de ces regards13.
13 L’acte de la fondation et de la création de l’urbs doit être soustrait à toute forme
d’appropriation politique  : la politeia de la polis commence à partir des signes et des traces
ruineuses laissées par le sillon de la fondation. À l’origine, la politique opère toujours et en
tous cas dans un espace de ruines  : un espace se politise à partir de la différance de la polis
et de la civitas par rapport à l’urbs et au secret de la fondation qu’elle garde. Et elle
demeure secrète en tant que nom de l’étranger, de l’autre. Dans Khôra, Derrida rappelle
que même la patrie de la politeia, la polis grecque, doit le souvenir de son origine à
l’«  écriture de l’autre  »  : sa topographie est déjà écrite, l’histoire de ses lieux est inscrite
dans l’histoire d’un autre peuple. L’origine de la polis et de la politique n’est jamais
disponible pour le mythe  : il y a déjà toujours une histoire écrite de son origine qui ne se
138

laisse pas fonder mais, plutôt, déchiffrer et interpréter. Voilà comment Derrida raconte et
interprète le dialogue entre le vieux prêtre égyptien et Solon dans le Timée de Platon  :
[…] la parole du vieux prêtre égyptien allègue avant tout l’écriture. Il l’oppose au
mythe, tout simplement. Vous les Grecs, dit-il à Solon, vous êtes comme des enfants
car vous n’avez pas de tradition écrite. […] Chez nous, en Égypte, tout est écrit […]
depuis les temps les plus anciens […], et même votre propre histoire, à vous les
Grecs. Vous ne savez pas d’où vient votre cité actuelle […]. Vous n’avez pas
l’écriture, il vous faut le mythe. […] Comme le mythe de son origine, la mémoire
d’une cité se voit confiée non seulement à une écriture mais à l’écriture de l’autre,
au secrétariat d’une autre cité. Elle doit ainsi s’altérer deux fois pour se sauver, et il
est bien question de salut, de sauver une mémoire en écrivant sur les parois des
temples. La mémoire vivante doit s’exiler dans les vestiges graphiques d’un autre
lieu, qui est aussi une autre cité et un autre espace politique 14.
14 Il est intéressant de souligner que, dans Ursprung des deutschen Trauer-spiels, Benjamin
compare l’allégorie justement au hiéroglyphique égyptien en tant qu’écriture de signes  ;
de cette façon, la «  fidélité aux décombres  » de l’allégorie moderne caractériserait la
parole de la politique comme allégorique  : son caractère destructif préserve l’origine des
prétentions du mythe parce qu’il la définit en tant qu’écriture mais, en même temps, il
interdit à la parole politique même toute ambition créatrice. N’agissant jamais à l’origine
sur un «  espace absolument vide  », toute volonté créatrice de la politique ne peut qu’être
destructive (destruktiv).
15 Dans Der destruktive Charakter, Benjamin entrevoit précisément parmi les décombres un
chemin «  politique  », un chemin «  urbain  », que seulement un espace originairement
fait de ruines peut ouvrir  :
Le caractère destructif ne voit rien de durable. Mais pour cette raison précisément
il voit partout des chemins. Là où d’autres butent sur des murs ou des montagnes, il
voit également un chemin. Mais parce qu’il voit partout un chemin, il doit
également partout déblayer (räumen) le chemin. […] Il transforme ce qui existe en
décombres, non par amour des décombres mais par amour pour le chemin qui se
fraie un passage à travers eux15.
16 Rien n’est durable  : dans cet espace, toute chose devient ruine, toute personne qui a
disparu peut revenir. Le caractère destructif opère dans l’urbs  : là où les autres voient des
murs, il y voit des portes et des passages traversables par les revenants. Par conséquent il
reste fidèle aux décombres en tant que portes d’entrée du revenant. L’activité du caractère
destructif ne consiste donc pas en l’abolition (Abschaffung) des décombres qui empêchent
de s’approprier un espace de façon accomplie et complète, mais à espacer (räumen), faire
de la place (Platz schaffen) au revenant  :
Le caractère destructif ne connaît qu’un mot d’ordre  : espacer (räumen)  ; une seule
activité  : faire de la place (Platz schaffen). Son besoin d’air frais et d’espace libre est
plus fort que toute haine16.
17 Le caractère destructif n’est pas souverain, il ne doit pas «  mettre en ses gonds  », mettre
en ordre l’espace urbain pour se l’approprier en lui donnant une forme  ; son «  espacer (
räumen)  » consiste plutôt à lui garder son être out of joint. Tel est aussi le sens de l’
espacement de Derrida dans Spectres de Marx  : «  “Out of joint” n’est pas seulement le temps,
mais l’espace, l’espace dans le temps, l’espacement  »17. Et ce sens, pour Derrida, est
politique  :
Comme dans l’espace d’un salon lors d’une réunion spiritiste, mais c’est parfois ce
qu’on appelle la rue, on surveille les biens et les meubles, on tente d’ajuster toute la
politique sur l’hypothèse effrayante d’une visitation. Les politiques sont des
voyants ou des visionnaires. On désire et redoute une apparition dont on sait qu’elle
139

ne présentera personne en personne mais frappera une série de coups à déchiffrer 18


.
18 «  Ajuster la politique  » sur l’hypothèse de la visite du revenant ne signifie pas mettre son
espace «  en ses gonds  », mais le laisser out of joint pour lui faire de la place. Cet
espacement, cette place, n’est pourtant jamais «  vide  » au sens absolu  : comme l’activité
de la civitas est toujours une usurpation de l’urbs, de la même manière l’«  espace vide  » ne
peut pas être dans l’attente d’une fondation, il n’est pas le néant sur lequel la création
impose son image, trace son autoportrait. L’espace que le caractère destructif ouvre a
toujours été habité  : il était la place de la chose qui est maintenant en ruine et de la
victime qui maintenant revient. Dans Der destruktive Charakter, Benjamin définit cet espace
comme quelque chose dont on se sert et non pas comme quelque chose qu’on
s’approprie  :
Le caractère destructif n’a pas d’image en tête. Il a peu de besoins et surtout pas
celui de savoir ce qui viendra à la place de ce qui détruit. D’abord, pour l’instant du
moins, l’espace vide, la place que l’objet a occupée, où la victime a vécu. Puis il se
trouvera bien quelqu’un pour se servir de ce vide sans se l’approprier 19.
19 Chez Derrida, l’espace qu’on ne peut pas s’approprier ni institutionnaliser, qui ne
supporte aucune occupation permanente, mais qui précisément pour cette raison est
chaque fois accueillant, prend le nom platonique de khóra, ce texte écrit dans lequel la polis
grecque déchiffre son origine  :
On doit savoir que le lieu de l’irremplaçable est un lieu bien singulier. S’il est
irremplaçable, comme la place, comme la khóra, c’est pour recevoir des inscriptions
substituables. Il est le lieu de la substitution possible. Il ne confond jamais avec ce
qui l’occupe, avec toutes les figures qui viennent s’y inscrire et se font passer pour
les copies d’un paradigme, les exemples d’un exemplaire irremplaçable 20.
20 Si quiconque peut participer à la khóra et se servir de son espace, mais personne ne peut
se l’approprier définitivement, quel est alors le «  paradigme  », l’«  exemplaire
irremplaçable  »  ? À qui appartient la khóra  ? Qui est-ce qui impose le veto à son
appropriation  ? Le caractère destructif de Benjamin ouvre, lui aussi, de telles questions  ;
en effet, le passage qui parle du veto à l’appropriation de l’espace vide continue ainsi dans
les Notizen zum »destruktiven Charakter» : «  Parce que le caractère destructif ne détruit pas
pour satisfaire soi-même  : il est un mandataire  »21. De qui le caractère destructif est-il
mandataire  ? De qui la politeia hérite-t-elle l’injonction sur la khóra  ? Le secret de la
fondation revient et, par conséquent, nous revenons à Spectres de Marx  :
Un héritage ne rassemble jamais, il n’est jamais avec lui-même. Son unité présumée,
s’il en est, ne peut consister qu’en l’injonction de réaffirmer en choisissant. […] Si la
lisibilité d’un legs était donnée, naturelle, transparente, univoque, si elle n’appelait
et ne défiait en même temps l’interprétation, on n’aurait jamais à en hériter. […] On
hérite toujours d’un secret – qui dit «  lis-moi, en seras-tu jamais capable  ?  » 22.
21 La réponse est toujours la même  : le père-fondateur, qui a tracé le premier sillon de l’urbs.
On devrait aussi savoir que, pour la civitas, son nom est secret  : il est toujours le nom de l’
autre, de l’étranger et, en tant que tel, non appropriable. Mais, surtout, la question sur la
fondation ne doit pas être une question politique. Plutôt, la politique doit réviser l’
injonction contre toute ambition de fondation et de création qui, prétendant s’attribuer le
nom secret, tomberait dans le mythe. Elle doit le répéter surtout à soi-même. En répétant
l’injonction à ne pas dévoiler le secret du nom, à ne pas s’approprier définitivement
l’espace vide, la politique sauvegarde surtout la publicité de cet espace. Puisque personne
ne peut se l’approprier, cet espace est potentiellement à tous, à «  quiconque  » en aurait
besoin. «  Quiconque  » peut se faire interprète de l’origine de la polis, mais personne ne
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peut la fonder. «  Quiconque  » est un caractère destructif, s’il agit publiquement  ; dans
Notizen zum »destruktiven Charakter» , Benjamin l’affirme de façon explicite  :
L’acte destructif est toujours public (öffentlich). De même que le créateur recherche
la solitude, celui qui détruit doit continuellement s’entourer de gens, de témoins 23.
22 À l’inverse (mais dans le même sens que chez Benjamin) pour Derrida, dans Comment ne
pas parler. Dénégations, la khóra est l’espace public par excellence parce que sa création est
non participable pour «  quiconque  » même s’il participe à l’interprétation de son texte  :
«  Le texte de la création serait comme l’inscription typographique du non-participable
dans le participable  »24. En substance, pour Benjamin comme pour Derrida, ce qui est
déterminant et productif pour la praxis politique c’est ce qui arrive hors des frontières de
la polis  : dans sa publicité, l’espace politique est hors de ses gonds parce que parcouru
constamment par des revenants qui reviennent pour nous rappeler tous les exclus de la
participation à la civitas et qui réduisent à l’état de ruines les murs d’enceinte de la cité
pour libérer des places vides et ouvrir des portes sur le dehors. Ces portes «  urbaines  »
sont les passages, véritables chemins spectraux (Gespensterwege), portes démarcatives à
travers lesquelles les revenants arrivent pour rendre inquiets les rêves de la civitas. Les
revenants ont donc besoin du rêve pour apparaître, un espace de rêve diurne et public
comme les passages, qui ébranle la prétention de la civitas à réécrire du début la
topographie bouleversée de la ville.
23 D’après Der destruktive Charakter, il est possible de repérer une conception de la politique
au sens messianique, alternative au paradigme moderne de la décision à la Carl Schmitt  :
Le caractère destructif ne croit jamais «  avoir le choix (die Wahl zu haben)  ». Il est
habitué à n’explorer chaque situation qu’à la recherche du «  passage  » qu’elle lui
laisse. Il est capable de comprendre à chaque instant (Augenblick) de la vie qu’«  on
n’avance pas comme ça  » […]25.
24 Il s’agit d’une politique qui «  n’a pas le choix  », qui ne peut pas savoir quand arrivera le
Messie, mais pour laquelle il est essentiel de savoir où est le Messie  : hors de la porte. Elle
doit savoir qu’«  on n’avance pas comme ça  », qu’«  à chaque instant  » son espace doit
faire place (Platz schaffen) à une visite  ; elle doit toujours réduire à l’état de ruine tout
ordre qui prétend saturer l’espace, elle doit laisser de l’espace vide. De cette façon, qui
conque viendra du dehors trouvera toujours une place, qu’il pourra utiliser sans pouvoir se
l’approprier définitivement. Par conséquent, la politique est l’irréductible différance
toujours à l’œuvre entre urbs et civitas  ; la même différance à l’œuvre entre porte
démarcative et porte triomphale, qui «  tire de ses gonds  », ouvre «  à chaque instant  »,
«  à chaque seconde  », «  la petite porte par laquelle pouvait passer le Messie  » 26. En ce
sens «  politique  », une comparaison avec la conception «  messianique  » de Derrida est
extrêmement productive27  :
Attente sans horizon d’attente, attente de ce qu’on n’attend pas encore ou de ce
qu’on n’attend plus, hospitalité sans réserve, salut de bienvenue d’avance accordé à
la surprise absolue de l’arrivant auquel on ne demandera aucune contrepartie, ni de
s’engager selon les contrats domestiques d’aucune puissance d’accueil (famille, État,
nation, territoire, sol ou sang, langue, culture en général, humanité même), juste
ouverture qui renonce à tout droit de propriété, à tout droit en général, ouverture
messianique à ce qui vient, c’est-à-dire à l’événement qu’on ne saurait attendre
comme tel, ni donc reconnaître d’avance, à l’événement comme l’étranger même, à
celle ou à celui pour qui on doit laisser une place vide, toujours, en mémoire de
l’espérance – et c’est le lieu même de la spectralité 28.
25 La politique ne crée pas l’événement messianique, mais elle doit plutôt prêter attention
au reflet de lumière qui revient de lui, à la répétition de la réverbération qui vient du
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dehors à travers de petites portes et qui a besoin d’espaces vides et publics pour se diffuser.
La politique commence toujours d’une histoire déjà écrite, une histoire peuplée de
revenants. La conception messianique de Benjamin tire le temps et l’espace hors de leurs
gonds non afin de savoir si et quand aura lieu la «  rédemption de l’humanité  », mais pour
en retrouver dans cet espace, présent (Jetztzeit), les spectres  :
L’historien matérialiste qui cherche à connaître la structure de l’histoire pratique, à
sa façon, une espèce d’analyse spectroscopique (Spektralanalyse). De la même
manière que le physicien constate la présence d’un rayon ultraviolet dans le spectre
solaire, il constate la présence d’un pouvoir (Kraft) messianique dans l’histoire.
Celui qui veut savoir dans quelle situation se trouverait l’«  humanité rachetée  », de
quelles conditions dépend l’avènement de telle situation et quand il est possible de
s’y attendre, pose des questions auxquelles il n’y a aucune réponse. De la même
façon, il pourrait demander de quelle couleur sont les rayons ultraviolets 29.

NOTES
1. W. BENJAMIN , Das Passagen-Werk, in Gesammelte Schriften (désormais désigné par GS, suivi du
numéro de volume et de page), vol. V, Francfort/Main, Suhrkamp, 1982, p. 522 ; trad. fr. P.
Lacoste, Paris, capitale du XIXe siècle, Le livre des passages (désormais désigné par PC, suivi du numéro
de page), Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 432.
2. GS V, 139 ; PC 112.
3. GS V, 142 ; PC 114.
4. En français dans le texte.
5. GS V, 1005 ; PC 835.
6. GS V, 419 ; PC 346.
7. GS V, 414-415 ; PC 343.
8. GS V, 678 ; PC 562.
9. J. DERRIDA, Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines, Paris, Éditions de la Réunion des
musées nationaux, 1990, p. 72.
10. GS V, 516 ; PC 427 ; traduction modifiée.
11. J. DERRIDA, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 27-28.
12. Ibid., p. 28.
13. GS V, 672 ; PC 557.
14. J. DERRIDA, Khôra, Paris, Galilée, 1993, p. 69-70.
15. W. BENJAMIN, « Der destruktive Charakter », in GS IV, 398 ; trad. fr. « Le caractère destructif »,
in Images de pensée, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1998, p. 176.
16. Ibid., p. 396 ; trad. op. cit., p. 173-174 – traduction modifiée.
17. J. DERRIDA, Spectres de Marx, op. cit., p. 137.
18. Ibid., p. 163-164.
19. » Der destruktive Charakter », p. 397 ; trad. op. cit., p. 174.
20. J. DERRIDA, 1994, Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, p. 294.
21. W. BENJAMIN , « Notizen über den “destruktiven Charakter” », GS IV, 999. (C’est nous qui
traduisons.)
22. J. DERRIDA, Spectres de Marx, op. cit., p. 40.
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23. « Notizen über den “destruktiven Charakter” », GS IV, 1000. (C’est nous qui traduisons).
24. J. DERRIDA, « Comment ne pas parler. Dénégations », in J. DERRIDA, Psyché. Inventions de l’autre,
Galilée, Paris 1987, p. 582.
25. « Notizen über den “destruktiven Charakter” », GS IV, 1001. (C’est nous qui traduisons.)
26. W. BENJAMIN, Über den Begriff der Geschichte, in GS I, 704. (C’est nous qui traduisons.)
27. En dépit de Derrida même qui, en répondant, dans Marx & Sons, aux critiques qui voient une
inspiration benjaminienne dans sa conception messianique, affirme, à propos du messianisme de
Benjamin, que les différences prévalent sur les consonances. Cf. J. DERRIDA, Marx & Sons, Paris,
PUF/Galilée, 2002, en particulier p. 69-83. Néanmoins, Derrida réduit décidément le messianisme
de Benjamin à l’interprétation qu’il donne de Marx, la pensée politique duquel tendrait à
dissoudre la spectralité.
28. J. DERRIDA, Spectres de Marx, op. cit., p. 111.
29. W. BENJAMIN , « Anmerkungen zu Über den Begriff der Geschichte », in GS I, 1232. (C’est nous
qui traduisons.)

AUTEUR
DARIO GENTILI
Laurea en philosophie – Universita di Roma La Sapienza.

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