L'architecture Du Régionalisme Critique PDF
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Karla Britton
Recensé : Liane Lefaivre et Alexander Tzonis. 2012. Architecture of Regionalism in the Age of
Globalization: Peaks and Valleys in the Flat World, Londres et New York : Routledge.
L’architecture peut-elle préserver les identités locales à l’heure de la mondialisation ? Dans leur
nouvel ouvrage, Liane Lefaivre et Alexander Tzonis voient dans le régionalisme critique une
réponse viable à la standardisation de l’architecture contemporaine et des paysages. Ils retracent
l’histoire de ce mouvement et mettent en avant les défis sociaux comme environnementaux qu’il
peut permettre de surmonter.
Comment se moderniser et, simultanément, retourner aux sources ? Comment réveiller une vieille
culture endormie et entrer dans la civilisation universelle ? Autant de questions fondamentales
soulevées par Paul Ricœur dans son essai « Civilisation universelle et cultures nationales », publié
pour la première fois en 1955 dans Histoire et Vérité. Elles découlent du problème que pose, selon
lui, la « pression et l’action d’érosion de [la] civilisation » de notre ère moderne : en d’autres
termes, l’humanité est en passe de connaître une unique civilisation planétaire, ce qui représente à la
fois un progrès gigantesque et une tâche écrasante, puisqu’il s’agit d’adapter chaque héritage
culturel à ce nouveau cadre universel. Bien qu’exprimée il y a plus d’un demi-siècle, cette
problématique – la formation d’une unique civilisation planétaire participe à l’érosion des
ressources culturelles et éthiques des peuples – demeure pertinente pour les débats politiques,
économiques, sociaux et environnementaux actuels.
1
termes de nation et de nationalisme –, ils ne semblent pas moins répondre à un « processus
ininterrompu » dès qu’on les considère sur de longues périodes de temps, s’opposant dans un conflit
dynamique aux puissances de la mondialisation. Cette dernière a eu tendance à « aplanir » les
obstacles à l’interaction entre les lieux, faisant d’un monde de barrières et de régions closes un
« univers plat ». Le régionalisme, d’autre part, soutient la « singularité, l’autonomie et l’identité
propre des régions, soulignant les différences entre elles, nourrissant leur diversité et contribuant
par là même à un monde de « pics et vallées ». Comme le concluent les auteurs : « le régionalisme
s’oppose en permanence à la centralisation et l’universalisation pour encourager la décentralisation
et l’autonomie ».
La pensée régionaliste procède, bien sûr, d’une longue lignée culturelle et sociale débordant le
seul sujet de l’architecture. À cet égard, cette étude mentionne l’ouvrage de Johann Heinrich von
Thünen, L’État isolé (1826), dans lequel il imagine un état idéal, ou le géographe Walter Christaller
et ses travaux des années 1930 sur les différences d’échelle des implantations humaines à l’ère de la
modernité. Ces enquêtes historiques, aux orientations géographiques et territoriales prononcées,
ainsi que le rôle qu’elles ont joué dans l’entretien d’un sentiment d’identité fondé sur la
topographie, constituent l’arrière-plan implicite des recherches de Lefaivre et Tzonis. Ils ont apporté
leur pierre à l’édifice en appliquant le terme critique à l’idée de régionalisme, ce qui implique, au
sens kantien, un mouvement d’auto-évaluation. Apparue il y a plus de trente ans, l’idée d’un
régionalisme critique a aussitôt participé à l’émergence d’un courant dans la pensée et la pratique
architecturales recherchant à définir des méthodes de création ancrées dans les particularités locales.
Les valeurs défendues dans les écrits de Tzonis et Lefaivre ont ainsi constitué l’une des positions les
plus débattues en architecture, de la fin de la période moderne à la période contemporaine.
Lorsque Kenneth Frampton (1983) s’approprie l’idée de régionalisme, celle-ci devient synonyme
d’une résistance plus franche à l’homogénéisation impulsée par la culture techno-scientifique et
capitaliste. S’inspirant de la distinction établie par Hannah Arendt entre l’instrumentalisation du
travail et sa valeur immanente, Frampton veut voir dans le régionalisme critique une pratique
médiatrice « grâce à laquelle une culture locale de l’architecture se développe avec la conscience
d’exprimer une opposition à la domination d’une puissance hégémonique » (Frampton 1988, p. 56).
Cette lecture plus ontologique – qui s’appuie aussi sur le concept heideggerien d’un espace-forme
délimité – pourrait être opposée à celle de Tzonis et Lefaivre, qui tend à se concentrer davantage sur
l’aspect historique. Ils ont d’ailleurs, dans leur approche critique de la pensée régionaliste,
volontairement pris des distances avec l’influence de Heidegger, arguant que ses « idées de “terre”,
de “territoire” et de “pays” sont indissociables de celle de Volk, groupe humain défini et lié par une
identité ethnique, une langue et un sol communs » (Lefaivre 2003, p. 35). Alors que, selon leur
lecture, Heidegger voit dans le relâchement de ces liens une manifestation de « déclin », ils partent,
eux, du principe (suivant par là Lewis Mumford) qu’il conduit au progrès.
Quoi qu’il en soit, c’est l’aspiration synthétique du régionalisme critique qui lui a valu une
reconnaissance internationale et lui a permis d’inspirer à de nombreux architectes et urbanistes –
particulièrement dans des pays en voie de développement comme l’Inde et ceux de l’Amérique
latine – un ensemble défini de principes : ceux-ci fournissant la base d’une pratique qui prend en
compte l’échelle régionale tout en intégrant les données d’une société laïque et moderne, ainsi que
des codes modernes abstraits. Ainsi, des architectes tels que Charles Correa et B. V. Doshi, tout
deux indiens, ont vu dans le régionalisme critique de Frampton une affirmation de la possibilité de
s’approprier, en l’adaptant localement, le modernisme occidental. La complexité des questions
suscitées par une telle position, cependant, explique peut-être la critique la plus fréquente formulée
à l’encontre de la pensée régionaliste : elle ne parvient pas à rendre compte du brouillement des
frontières traditionnelles, tribales, et géographiques, car elle part du principe, artificiel, qu’il existe
une homogénéité ethnique authentique au sein des cultures. (On pourrait, d’ailleurs, regretter,
2
compte tenu de la complexité des débats sur ces questions, que le format du livre de Lefaivre et
Tzonis, son iconographie et son parti pris éditorial ne contribuent guère à véhiculer le sérieux du
projet dans son ensemble.)
L’usage positiviste que Lefaivre et Tzonis font du terme régionaliste illustre l’influence exercée
sur leur réflexion par l’historien et urbaniste américain Lewis Mumford. Dans Technique et
Civilisation (1934), il fait de l’idée de « région » un vecteur intellectuel lui permettant de penser
nombre de sujets, comme l’avenir de la ville, l’impact de la machine sur l’individu et la collectivité,
mais aussi le rôle de l’architecture dans l’étude de ces questions sociétales. S’inspirant des travaux
de Mumford, Tzonis et Lefaivre ont été, à la fin des années 1970, parmi les premiers à écrire sur
une nouvelle génération de jeunes architectes européens qui cherchaient à exprimer une
compréhension profonde d’un « lieu » à travers ses constructions. Par leur usage du terme
régionalisme, Lefaivre et Tzonis ont contribué à définir un mouvement architectural qui, selon eux,
révélait une analyse prudente des identités locales résistant à des pratiques plus doctrinaires. Pour
eux, ce mouvement s’inscrivait dans la continuité d’une longue succession d’architectes s’étant
« opposés à une norme autoritaire et à une approche universelle », recherchant des moyens
différents de construire, de façonner des paysages et des villes, qui « réaffirment la particularité
d’une région, son environnement et ses composantes uniques, le caractère spécifique de sa culture,
et enfin le mode de vie de ses habitants ».
Intégrant les deux grands paramètres de la mondialisation et du régionalisme, les auteurs de
Architecture of Regionalism in the Age of Globalization tissent ensemble plusieurs des idées
ambitieuses de leurs travaux précédents. Cet ouvrage consiste essentiellement en un compte rendu
synthétique du régionalisme, effleurant une quantité considérable de thèmes historiques et d’études
de cas – de Vitruve aux jardins-villas des papes au Moyen Âge, des conséquences du Traité de
Westphalie aux jardins conçus sous Louis XIV, de la poésie anglaise du XVIIIe siècle et des
paysagistes aux philosophes1 français, ou des théories de Pugin concernant l’architecture gothique
au « régionalisme moral » de Ruskin. Cette étude évoque également des vues plus problématiques
du régionalisme, comme son glissement d’un souci objectif de la division de la surface du globe aux
questions de l’« émancipation ethnique » au XXe siècle.
Lefaivre et Tzonis y font aussi la démonstration de leur attention constante pour les architectes
qui ancrent consciemment leurs projets dans un contexte local au lieu d’imiter les modèles
internationaux à la mode. Les deux derniers chapitres traitent ainsi du régionalisme dans l’histoire
architecturale plus récente. Avec le style international en regard, ils passent en revue un ensemble de
paradigmes définis, présents dans des œuvres telles que l’hôtel de ville de Säynätsalo d’Alvar Aalto
(1952), qui a proposé une autre méthode d’appropriation de la technologie et de mise en relation
d’un bâtiment à son site. Les auteurs s’intéressent en particulier à la signification sociale et
environnementale des pavages menant à l’Acropole et au monument de Philopappos, conçus par
Dimitris Pikionis (1953). Inspiré par la voie des Panathénées, le projet traite ouvertement le paysage
naturel comme une composante architecturale à part entière. Il démontre par là même les affinités
entre régionalisme et art paysager – en particulier lorsque la nature est perçue comme un élément
essentiel de la constitution et préservation de la mémoire aussi bien que de l’identité. Et l’on
comprend comment, pour Tzonis et Lefaivre, la topographie est devenue un outil conceptuel
important dans le traitement des problèmes architecturaux contemporains.
Les auteurs, en présentant de tels cas d’école, recherchent autant l’exhaustivité que la globalité :
il s’agit d’offrir un panorama des orientations régionalistes en architecture contemporaine sans
réduire ou codifier à l’excès le champ de l’expression régionaliste. En tant qu’introduction au
régionalisme, le livre l’oppose de façon binaire à la mondialisation et à cette affirmation selon
1
En français dans le texte.
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laquelle « un monde plat et universalisé… conduit à une vie meilleure ». Il suggère cependant aussi
que l’apparition du souci pour la dimension écologique pourrait permettre d’arbitrer cette
antinomie. En remontant ce fil, on aurait sans doute la possibilité de prendre à bras le corps le
dilemme suggéré par Ricœur : le bénéfice engendré par la « pression » des systèmes mondiaux sur
les cultures traditionnelles rend, en effet, de plus en plus difficile de travailler dans les limites de ces
deux pôles fixes que seraient l’universel et le local.
Bibliographie
Christaller, Walter. 1933. Die zentralen Orte in Süddeutschland, Jena : Gustav Fischer.
Frampton, Kenneth. 1988. « Place-Form and Cultural Identity », in John Thakara (éd.), Design
After Modernism, New York : Thames and Hudson.
Lefaivre, Liane. 2003. « Critical Regionalism: A Facet of Modern Architecture since 1945 », in
Liane Lefaivre and Alexander Tzonis, Critical Regionalism: Architecture and Identity in a
Globalized World, Munich : Prestel.
Mumford, Lewis. 1934. Technics and Civilization, New York : Harcourt.
Ricœur, Paul. 1964. « Civilisation universelles et cultures nationales », in Histoire et Vérité, Paris :
Seuil.
Thünen, Johann Heinrich von. 1966. Isolated State, translated by Carla M. Wartenberg, Oxford :
Pergamon Press.