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Retour Sur La Mission Dakar-Dji - GAUTHERON, Marie

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Retour sur la Mission Dakar-Djibouti

La remise en circulation des savoirs et des objets

Marie GAUTHERON, Catherine HÄNNI, Anne SAUVAGNARGUES, Myriam SUCHET, Cécile VAN
DEN AVENNE.

De 1931 à 1933 s’organise la Mission Dakar-Djibouti. Plus de huit décennies plus tard
une équipe pluridisciplinaire revient sur cette aventure ethnographique afin d’enrichir
la compréhension des objets rapportés et de les valoriser grâce à des formes originales
de restitution symbolique des objets. Un projet de grande ampleur qui nous est expliqué
ici dans le détail.

La Mission Dakar-Djibouti (1931-1933)

Reproduction de la carte publiée dans la première édition de L'Afrique Fantôme, Gallimard, Paris,
1934

« Paradigme des expéditions ethnographiques »1, la Mission Dakar-Djibouti


s’organise de 1931 à 1933 à travers le continent africain qu’elle traverse du Sénégal à
l'Ethiopie afin de collecter objets et données ethnographiques. Commanditée par Paul Rivet et
Georges Henri Rivière, alors directeur et sous-directeur du Musée d'ethnographie du
Trocadéro et subventionnée par l'Etat français, cette mission « Mission ethnographique et
linguistique » est placée sous la direction de Marcel Griaule et compte une équipe de dix

1
Benoît De L’Etoisle, Le goût des autres, de l'Exposition Coloniale aux Arts Premiers, Paris,
Flammarion 2007, p.138

1
personnes, des linguistes, des ethnographes, un musicologue, un peintre et un naturaliste. Dès
1934, Michel Leiris, le « secrétaire-archiviste » de la Mission, contribue à en diffuser les
objectifs et les pratiques grâce à la publication de son journal de bord, L'Afrique fantôme.

Centrée sur la collecte d'objets qui sont envisagés comme des témoins de la
civilisation matérielle et de la vie sociale des communautés indigènes, la Mission Dakar-
Djibouti marque profondément l'histoire de l'ethnographie française, mais aussi plus
largement celle des sciences humaines, des musées et de l'histoire de l'art africain. La mission
rapporte en effet un « butin »2 de 3500 objets qui complètera le fonds du Musée de l'Homme
(mais aussi des animaux, quelques 6000 photographies, des films, des enregistrements
sonores et 15 000 fiches d'observation de terrain). Si près de la moitié des objets collectés sont
des objets rituels et sacrés de plus ou moins grande importance ("Mère des masques" dogon,
peintures de l'église Abba-Antonios de Gondar, masques et statuettes)3, la majeure partie de la
collecte est ensuite constituée d'objets du quotidien - tissages et poteries, outils de chasse ou
de pêche, de cuisine ou d'agriculture, pièces de ferronnerie, petit mobilier, éléments
d'architecture, instruments de musique et médecines, jouets et poupées, échantillons de toutes
sortes, spécimens botaniques et zoologiques...

Au-delà cette collecte d’objets, la mission s’inscrit clairement dans le contexte


colonial en se donnant pour objectif la formation des administrateurs coloniaux, principaux
partenaires de la mission sur le terrain, auxquels elle adresse les {Instructions sommaires pour
les collecteurs d'objets ethnographiques. Ce document essentiel définit alors la nature des
objets collectés : tout objet, même le plus modeste, est intéressant parce que témoin de sa
culture ; aucun n'est objet d'art a priori mais chacun est passible d'esthétisation. Le document
établit en outre le principe de la collecte scientifique, qui entend s'opposer à la constitution
d'une collection d'œuvres d'art et propose une typologie des objets selon leurs fonctionnalités.
Il donne enfin des indications précises sur les bonnes pratiques de transport, de conservation
et surtout sur la documentation des objets, qui seront tous décrits selon un même principe de
fiche descriptive en 10 points (lieu d’origine, dénomination et nom, description, notes
complémentaires, renseignements ethniques, collecté par qui et quand, conditions d’envoi au
musée, références iconographiques, bibliographie; un 10e point est ajouté ultérieurement,
concernant les expositions de l'objet.)

L’enquête de terrain : méthode intensive vs méthode extensive

La revue Minotaure (1933-1939)6 consacre un numéro spécial à la Mission à


l'occasion de l'exposition des collections dans la nouvelle salle Afrique du musée

2
Minotaure, N°2, 1er juin 1933 : « La Mission ethnographique et linguistique Dakar-Djibouti », par
Paul Rivet et Georges-Henri Rivière, p.5
3
Dans la typologie établie par les Instructions de M. Griaule, ces objets rituels ou de
divertissement appartiennent à la catégorie "Esthétique" et "Monuments de la vie sociale".
Instructions sommaires pour les collecteurs d'objets ethnographiques, Paris, Musée d'ethnographie du
Trocadéro et Mission Dakar-Djibouti, 1931.
6
Il n'y a pas lieu de s'étonner de la publication des premiers résultats de la Mission dans une revue
dédiée aux avant-gardes artistiques : à l'instar de la revue Documents (1929-1930), dont le comité de
rédaction rassemblait aux côtés de personnalités du monde de l'art, sous l'égide de Georges Bataille,
Georges Rivière (du Musée d'ethnographie du Trocadéro) et Georges Rivet (du Muséum), Minotaure
inscrit l'enquête ethnographique au cœur de sa ligne éditoriale. Cette revue fondée par Albert Skira et
Estratos Tériade consacre, dans ses treize numéros parus entre 1933 et 1939, un grand nombre

2
d'ethnographie du Trocadéro en 1933, où Marcel Griaule expose les différentes modalités de
l'enquête ethnographique sur le terrain ; il en ressort que la collecte d'objets, véritable fil
conducteur de la Mission, est déterminée par des impératifs à la fois scientifiques et
muséologiques (la collection du musée du Trocadéro existe déjà, il s'agit de la compléter),
mais également que la Mission est soumise à de multiples contraintes matérielles et à celles
d'un calendrier à tenir. Tenue au succès pour des raisons politiques et idéologiques évidentes,
la mission se doit de rapporter une grande quantité d’objets en provenance de toutes les étapes
de l'itinéraire, en s’appuyant sur les compétences diverses de l’équipe qui documente parfois
les objets collectés a minima et sans concertation collective, dans la hâte d'un itinéraire
contraint.

M. Griaule distingue deux modalités d'enquête sur le terrain : "la méthode


extensive, consistant à étudier des questions données dans le plus grand nombre de sociétés
possibles; la méthode intensive, qui consiste au contraire en une enquête approfondie d'une
seule société". Cette dernière (appliquée en pays dogon, au Nord-Cameroun, puis en
Ethiopie), se caractérise par la longue durée du séjour et la mise en œuvre croisée des
compétences et des modes d'enregistrement : autour d'un même fait social, la complémentarité
des regards joue pleinement, ainsi que la pluralité des médias de captation. Ainsi, les
manifestations publiques des funérailles d'un chasseur dogon, le 21 octobre 1931, à Ogol-du-
Haut, ont fait l'objet d'enregistrements graphiques, filmiques, photographiques et musicaux.
Un croquis de M. Griaule montre les positions de sept observateurs, stratégiquement postés
l'un en situation dominante, les autres mêlés aux différents groupes de la cérémonie. Cette
pratique de collaboration intensive entre des chercheurs de différentes disciplines était censée
déjouer les pièges inhérents aux opérations de transfert culturel - en particulier ceux liés au
recours à des informateurs et interprètes locaux.

d'articles aux « disciplines actuelles », au premier rang desquelles figurent l'archéologie et la


psychanalyse, mais aussi l'ethnographie. Cette dernière, « mise en vogue auprès du grand public grâce
à l'engouement qui s'est manifesté ces dernières années pour ce qu'il est convenu d'appeler l' « art
nègre », (elle) fournit d'indispensables matériaux à ces deux grands instruments de la connaissance
humaine: sociologie, psychologie, en même temps qu'elle est un des ferments les plus actifs de
l'esthétique moderne. » (avant-propos du N°2 de Minotaure). Pour la nouvelle revue, l'étude des arts
contemporains ne se conçoit pas sans celle des arts dit primitifs; cette orientation justifie le choix de
consacrer ses deux premiers numéros, parus le même jour - l'un, à Picasso, l'autre, à la Mission Dakar-
Djibouti; soit, à deux oeuvres majeures, où s'illustre magistralement la figure hybride de la créature à
tête-de-bête ( - dans l'article « Le taureau de Seyfou Tchenger » du N°2, M. Leiris décrit le sacrifice
d'un taureau aux génies zar, à Gondar). Minotaure accomplit ainsi le projet qui avait été celui de
Documents, dont le sous-titre était "Doctrines Archéologie Beaux-arts ethnographie".

3
« Funérailles du chasseur du 20 octobre (Sanga, Soudan français) ». Croquis de terrain publié
dans le N°2 de Minotaure, p.11

A cette enquête proprement "policière" (pour reprendre un mot de Marcel


Griaule), interdisciplinaire et multimédiale, s'oppose la pratique de l'ethnographie itinérante.
Griaule distingue donc l'exploration "intensive", qui seule permet une véritable investigation
ethnographique et une forme d'enquête "très décriée, apparemment à juste titre : extensif se
confond souvent avec superficiel", mais cependant scientifiquement justifiée, car
"l'ethnographie muséale exige des séries exhaustives dont les éléments doivent être recueillis
sur de vastes aires". Aussi cette méthode, qui permet la contextualisation élargie des faits
sociaux a-t-elle été appliquée par la Mission tout au long d'un itinéraire de 20 000 km. La
méthode extensive procède de façon systématique à la tenue de l'agenda, à la collecte, à
l'expédition et à l'établissement des fiches descriptives des objets collectés; elle étudie de
façon plus approfondie certains objets choisis de façon apparemment aléatoire, ou certains
faits culturels rencontrés au fil du voyage. De façon tout aussi intermittente, elle garde des
traces sensibles de tel ou tel site, tels faits sociaux, ou de la vie de la Mission.

Actualiser les savoirs en partant des « maillons faibles »


C'est précisément cette ethnographie itinérante, extensive et parfois "superficielle" que
la recherche en cours entreprend de revisiter. L'un des enjeux de ce travail est d'identifier les
logiques qui gouvernent, de façon latente, l'enregistrement des données et le choix des
médiums, les catégories d'objets privilégiés, la politique d'acquisition - sporadique ou
massive, contractuelle ou sauvage, par une étude des dispositifs scientifiques et des relations
entretenues par la Mission avec ses intermédiaires locaux (en particulier, les administrateurs
coloniaux, et les indigènes contribuant, à divers titres, au travail de la Mission). La ville de
Dakar, par exemple, qui était le point de départ de la Mission, n'est que hâtivement
parcourue : l'équipe s'y consacre essentiellement aux démarches administratives et aux
problèmes d'intendance et ne s'intéresse brièvement qu'à la seule communauté Lébou. Une
rencontre avec le chef de la collectivité, une promenade à Yof et Ngor aboutissent à l'achat
d'une pirogue. Michel Leiris, déçu par Dakar et déjà lassé par l'activité de collecte, note dans

4
une lettre du 11 juin 1931 : « ce n'est plus l'ethnographie qui m'intéresse, mais le voyage lui-
même et le déplacement ». Plus loin, la Mission parcourt le Dahomey (l'actuel Bénin) du
Nord au Sud, puis du Sud au Nord, soit plus de 1000 km en 18 jours, au cours desquels elle
acquiert pas moins de 390 objets. Collectés à la hâte, un grand nombre d'entre eux sont peu
documentés ou sont traités en groupe, comme ce lot remis à la Mission par un administrateur
colonial, de 36 "objets magiques" saisis à Bopa, dans le Sud du pays. Bien que les objets
rassemblés soient très dissemblables dans leur aspect, leurs constituants matériels, leurs
processus de production, et sans doute leurs fonctionnalités, ils sont classés en deux groupes
aux dénominations uniques: « Objets magiques ; bo: piquets avec crânes ou gourdes », et
« seize objets magiques ».

Trois des 36 « objets magiques » ou « amulettes » récoltés à Bopa, Mono, Bénin, par la Mission
Dakar-Djibouti.« seize objets magiques »; « Objet magique, asogbe (sonnailles) »; « Objets
magiques: bo: piquets avec crânes ou gourdes». © Musée du Quai Branly

L'enquête extensive a bien constitué la pratique ordinaire et effective d'une Mission au


cours de laquelle l'application de la méthode intensive a revêtu un caractère somme toute
exceptionnel. Plutôt qu'aux icônes de la Mission très revisitées (grands objets rituels dogons
ou peintures d'Abyssinie), nous avons donc choisi de nous intéresser à deux « maillons
faibles » de la Mission Dakar-Djibouti. Le premier temps « faible » est celui des débuts (du
31 mai au 4 août 1931), correspondant au trajet de Dakar à Bamako au cours duquel se
mettent en place les procédures d'enquête, le recrutement des partenaires, la répartition des
tâches. La Mission suit alors le parcours de la voie ferrée dont elle s'écarte cependant à
plusieurs reprises, pour des excursions en automobile. Le second « maillon faible » étudié est
celui de l’étrange détour constitué par le raid opéré en deux semaines (du 4 au 20 décembre
1931) au Dahomey, haut-lieu de l'histoire et des cultures africaines, où la Mission collecte un
très grand nombre d'objets, entre autres auprès d'un fonctionnaire de Porto-Novo : « Nous
nous transformons en entreprise de déménagement, car il nous a fait don de plus de 50 objets,
que nous emportons sur l'heure, avec un cynisme de businessmen ou d'huissiers »12. Nous
formons l'hypothèse que cette étape constitue, en raison de la densité des pratiques qui s'y
déploient, un observatoire privilégié de l'activité de l'équipe de M. Griaule.

Interdisciplinarité, transversalité

12
M. Leiris, op.cit. p. 294

5
Notre projet de recherche est né en 2010 d'une volonté de travail transdisciplinaire sur
un objet d'étude impliquant la relation à l'histoire coloniale. Il réunit une équipe de chercheurs
de l'ENS Lyon et de l'Université Paris Ouest Nanterre, rassemblant des spécialistes en
sociolinguistique, en littérature, en traductologie, en biologie, en esthétique, en art et en
anthropologie. Nous travaillons en outre étroitement avec des partenaires d'autres disciplines
et d’autres institutions, en particulier en anthropologie et en muséologie avec les équipes du
musée du Quai Branly, de la Cité de la Musique, et de la Bibliothèque Eric de Dampierre.

Voyage au long cours et mission scientifique en terres coloniales, la Mission Dakar-


Djibouti est une expérience majeure de transferts et d'hybridations culturelles - de la capture
de la parole de l'autre à sa transposition métalinguistique, de la saisie des objets et du
décryptage des faits sociaux auxquels ils sont reliés, aux collaborations multiples avec les
intermédiaires locaux, ou à la spectacularisation des faits culturels; mais aussi, de la
confrontation des objectifs scientifiques à la réalité humaine et politique du terrain, à
l'expérience initiatique de déculturation ou d'ensauvagement dont le Journal de Leiris se fait
intimement l'écho15. Dans le contexte des grands changements environnementaux et sociaux
qui ont jalonné ces 80 dernières années, ces objets sont parfois les seuls témoins d’une
biodiversité, comme de traditions ou de savoir faire disparus.

Cette Mission des années 1930 a certes déjà donné lieu, tout comme l'œuvre de Michel
Leiris, à de nombreuses études critiques16. Mais elle n'avait encore jamais été interrogée dans
la perspective en quelque sorte analogique et contradictoire qui est la nôtre. Notre recherche
se propose donc d'élaborer une expertise des savoirs significatifs produits par la Mission
autour d'un corpus restreint. L'expertise anthropologique revisite l'identité et les
fonctionnalités de l'objet. L'expertise linguistique se penche sur ses dénominations, sur la
transcription des 30 langues et dialectes utilisés dans les fiches et sur le rôle des interprètes.
L'expertise esthétique et muséographique s'intéresse aux valeurs et aux catégories qui
déterminent le statut de l'objet (usuel et/ou d'art) et évaluent sa beauté, ainsi qu’à l'histoire de
son esthétisation (depuis sa collecte jusqu'aux publications et aux expositions les plus
récentes, en Occident et en Afrique). L'expertise paléogénétique identifie les composants
organiques de l'objet et tente de reconstituer l'écosystème dont ils sont issus. Ainsi, nous
espérons proposer des pistes neuves de compréhension des objets, et surtout inscrire
l'ensemble de ces questionnements dans l'étude de l'épistémè de la Mission, observée dans la
mise en œuvre d'opérations étroitement circonscrites.

15
"(...) il s'agit beaucoup moins d'accroître nos connaissances que de nous dépouiller. (...) celà revient
à dire que le voyage apparaît avant tout comme un moyen de se nettoyer la vue, de se déciviliser, pour
revenir, en nous débarrassant de nos préoccupations si lourdement techniques, à des valeurs plus
pures". M.Leiris, Les Zar, radio-conférencedu musée d'ethnographie du Trocadéro le 16 juillet 1935.
Cité par J.Jamin, op.cit. p.50
16
Un importante exposition documentaire a également été consacrée à la Mision Dakar-Djibouti, en
2009, à Valence (Espagne): "La Mission Dakar-Djibouti et le fantôme de l'Afrique", Museu Valencià
de la Illustracio e de la Modernitat, 27 février - 10 mai 2009. cf La Mision etnografica y linguistica
Dakar-Djibouti y el fantasma de Africa, 1931-1933, Universitat de Valencia.

6
« Instrument à secouer », Cercle de Savalu, Dahomey; F - objet acheté sur le marché de Porto-Novo,
juin 2011. ©Musée du Quai Branly

Ainsi, par exemple, l'« instrument à secouer » (1931), collecté dans le cercle de Savalu
au Dahomey, et rebaptisé « hochet-sonnailles » dans la collection actuelle, présente des
caractéristiques qui le rendent particulièrement intéressant: sélectionné de façon récurrente
par nos experts béninois, cet idiophone est encore fabriqué aujourd'hui dans de larges aires de
l'Afrique de l'ouest, mais avec des résonateurs différents (perles ou cauris). Les vertèbres de
l'objet de 1931 sont rarement identifiées par nos interlocuteurs comme vertèbres de serpent;
une fois cette propriété révélée, elles intriguent, et donnent lieu à des interprétations
symboliques multiples. La comparaison de la documentation de ce hochet avec celle des
autres idiophones collectés dans cette zone, et celle des objets réalisés à partir de calebasses,
renouvelle le regard sur les processus de création et de réalisation technique. L'analyse
biologique d'une vertèbre permettra d'identifier l'espèce animale, de formuler de nouvelles
hypothèses sur la valeur symbolique de cet objet, et de l'inscrire dans le contexte de la faune
de l'époque. La réalisation d'un fac-simile acceptable de cet instrument de musique est
imaginable, et pourrait donner lieu à des formes de remise en jeu.

Remettre en circulation les savoirs et les objets


Cette recherche se propose également de confronter aux archives actualisées, la
production d'archives vivantes et d'imaginer sur un mode collaboratif, des formes de
mobilisation des savoirs et des objets - en particulier auprès des sociétés productrices de ces
objets. En effet, l'intérêt et parfois l'émotion suscités auprès de nos interlocuteurs africains par
la découverte des objets collectés et par les descriptions élaborées par la Mission nous ont
convaincues de la pertinence d'une expérience de remise en circulation. Ce retour virtuel des
objets peut prendre la forme d'images de bonne qualité, de supports numériques, ou de tout
autre dispositif permettant leur observation, leur analyse, et la production de nouveaux
discours, de nouvelles descriptions. La re-création d’œuvres disparues ou d’artefact selon des
techniques oubliées (parfois parce que les espèces animales ou végétales ont depuis disparu
localement) sont d’autres manifestations du caractère vivant de l’archive.

Dans un premier temps, une série d'entretiens filmés au Bénin et au Sénégal auprès
d'une quarantaine d'interlocuteurs (artistes, artisans, collectionneurs, historiens de l'art et
conservateurs) a permis l'expression de connaissances, de représentations et d'évaluations qui
constituent autant d'archives vivantes des objets sélectionnés par les personnes interviewées.

7
Un protocole d'enquête de terrain a donc été provisoirement mis en place. Les entretiens de 30
à 40 minutes sont filmés dans un cadre identique, en plan rapproché fixe, si possible sur le
lieu de résidence ou de travail de l'interviewé.

Préparation de l'entretien avec Mme Colette Gounou (ex-directrice du Musée Ethnographique de Porto
Novo), à Porto Novo, juin 2011

Après un bref exposé sur les objectifs, le parcours et la collecte de la Mission Dakar-
Djibouti, l'entretien consiste à soumettre à notre interlocuteur un échantillon d'images d'objets
issus de sa culture. Il est alors invité à choisir ceux qui l'intéressent plus particulièrement, et à
commenter sur la nature et les fonctionnalités de l'objet (son histoire, sa dimension
patrimoniale), sur les raisons de son choix, la relation personnelle qu'il entretient avec l'objet,
et le cas échéant, sur la façon dont il informe sa création ou ses travaux personnels. Ces
témoignages constituent un apport décisif à la nouvelle expertise qui est au cœur de notre
recherche. La dernière partie de l'entretien porte sur l'intérêt, la possibilité et les conditions de
la réappropriation symbolique des objets sélectionnés: peuvent-ils « revenir » in absentia ?
Sous quelles formes, sur quels supports? Pour quels publics, quels usagers? Si leur présence
réelle seule fait sens, quelles seraient les condition optimales de leur exposition? Ces
enregistrements donneront lieu à une double exploitation: leur matière contribue d'une part de
façon décisive à l'expertise en cours; d'autre part, en tant qu'archives vivantes, ils pourront
contribuer à un travail de valorisation.

Le choix d’un corpus d’objets par échantillonnage


Les images des objets de la Mission sont accessibles et partageables: lors de
l'ouverture du musée du Quai Branly, la quasi totalité des objets prélevés par la Mission y ont
été transmis. Plus encore, la numérisation de la collection donne accès tant aux images des
objets qu'à leur fiche descriptive. Les archives de la Mission, elles, sont conservées pour la
plupart à la Maison René Ginouvès, à Nanterre. Un grand nombre d'objets est donc
contextualisable à travers ces archives - fiches thématiques, mais aussi enregistrements de
toutes natures: croquis, photos, films, enregistrements. Pour nous, la tâche de
contextualisation effective consiste à rassembler, autour des objets du corpus, tous les
enregistrements effectués par la Mission (notes, films, photos, enregistrements sonores) qui
permettent de situer la provenance et le producteur et de préciser le(s) usage(s) de l'objet et
d'identifier le geste de sa collecte. Nous recouperons au besoin ces informations avec des

8
informations recueillies en dehors du corpus Dakar-Djibouti (archives, missions antérieures
etc.). Bref, nous tâcherons de reconstituer la biographie de l'objet, en amont de sa saisie.

Préalablement à l'investigation systématique du corpus que nous avons choisi (près de


1000 objets prélevés de Dakar à Djibouti), notre première tâche est de constituer un corpus
restreint (30 à 40 objets), afin de tester une méthodologie d'enquête. Notre étude étant, comme
celle de la Mission, centrée sur les objets, il s'agit d'identifier des objets dont la nature
intrinsèque et la documentation existante permettent d'appliquer une exploration croisée.
Chaque objet doit en effet permettre des investigations tant linguistiques,
qu’anthropologiques, génétiques et esthétiques. Pour cette raison, nous laisserons de côté les
objets qui ne peuvent donner lieu à cette investigation croisée. Nous procéderons en outre à
une investigation de la nature des constituants organiques : poils, peau, os, crins, dents,
fourrures, plumes, boyaux; bois, graines, fruits, feuilles, écorces, fibres.... peu ou pas
identifiés par les notices de la Mission. L'expertise paléogénétique dressera la cartographie de
leur provenance et amènera des précisions sur les bio-ressources (espèces, variétés) de ces
zones d'Afrique de l'Ouest, dans les années 1930.

L'intérêt suscité auprès des experts par certains objets ou certains types d'objets
(intérêt d'ordre anthropologique ou religieux, pratique, linguistique, ou esthétique) constitue
un critère déterminant de notre sélection, et notre tâche consiste également à rechercher des
partenaires-experts au sein des communautés scientifiques, muséales et artistiques, en France
et en Afrique. Trois missions exploratoires ont d'ores et déjà eu lieu dans cette optique (deux à
Dakar, une au Bénin en 2010 et 2011), qui ont permis la création d'un premier réseau et la
réalisation d'un premier fonds d'archives vivantes sous la forme d'entretiens filmés. Ces
missions ont déterminé la décision de construire un corpus par échantillonnage (et non par
sélection nécessairement arbitraire de telle ou telle catégorie d'objets, comme les gris-gris, les
poupées etc.) devant rendre compte de la diversité de biographies d'objets. Cet échantillon
confronte alors des objets anciens à des objets récents ou réalisés sur commande, des objets
fabriqués par des spécialistes, artistes ou artisans à des objets fabriqués par des non-
spécialistes, des objets destinés au commerce à des objets dédiés au seul usage domestique ou
rituel, des objets sacralisés à des objets non sacralisés, etc.

En particulier, l’échantillon doit permettre d'identifier les ressorts d'une qualification


qui contrevient à l'un des réquisits de la Mission ethnographique Dakar-Djibouti : celle de la
valeur esthétique. Il privilégie donc des objets dont la biographie atteste d'un changement de
statut, en raison de leur promotion esthétique en relation avec des objets maintenus, de par
leur histoire muséale, à la seule identité ethnographique. Particulièrement intéressantes de ce
point de vue, sont les catégories d'objets au sein desquelles on enregistre des dénominations
flottantes - certaines figures anthropomorphes de facture comparable par exemple, qualifiées
tantôt de « poupées », tantôt de « figurines », de « statues » ou « statuettes » ; hésitation liée à
la difficulté de traduction (la dénomination dans la seule langue vernaculaire exprimant
parfois l'impossibilité de nommer l'objet), ou d'interprétation des fonctionnalités (une
"poupée" bambara n'ayant manifestement pas la même signification qu'une poupée
européenne). Le glissement de "poupée" à "statuette" est parfois construit par le seul geste
photographique, qui confère une indéniable autorité plastique à l'artefact.

9
« jirimani » (photographie de 1931); « satuette yirimani »; « poupée g(y)irimani », (photographie de
1931); « statuette yiri mogo, homme (en) bois », cercle et ville de Kita, Soudan
©Musée du Quai Branly

Pour résumer, les critères de sélection de cet échantillon sont donc : (1) l'intérêt suscité
par l'objet auprès de nos interlocuteurs experts africains et français ; (2) la richesse et la
diversité du matériel textuel, graphique, photographique ou sonore élaboré par la Mission
autour de l'objet, (3) l'existence de composants organiques, qui permet d'étudier l'objet en
termes de traçabilité, c'est à dire dans le cadre d'une référence non seulement à des
phénomènes de transferts ethniques et culturels, mais aussi à la biodiversité actuelle et passée
des terrains étudiés ; (4) l'existence de processus d'artification, mis en œuvre lors de la
collecte, ou au cours de l'histoire muséale de l'objet.

Vers une restitution symbolique des objets


Au delà de l'investigation scientifique proprement dite, notre équipe envisage de
développer des formes de valorisation de cette recherche. En effet, l'étude du corpus est
orientée par le projet de restitution symbolique, inscrit au cœur de notre recherche. Opérée
virtuellement par des supports d'images analogiques ou numériques, par des fac-simile, des
objets de comparaison issus de la vie quotidienne, ou des créations « d'après », la restitution
symbolique se propose d'expérimenter, à une échelle modeste, une forme alternative au débat
en cours sur la restitution effective des objets. Cette forme, de caractère essentiellement
documentaire et pédagogique, serait évidement compatible avec un projet d'exposition
temporaire des objets collectés dans leur pays d'origine. Une semblable entreprise a déjà été
conduite conjointement par le Musée du Quai Branly et la Fondation Zinsou à Cotonou, lors
de l'exposition « Béhanzin, Roi d'Abomey » en 2006, avec trente objets du Trésor royal d'une
très haute valeur symbolique et patrimoniale.

Dans un premier temps, la concertation en cours avec nos partenaires africains devrait
permettre la mise en place d'un dispositif d'enregistrements étendu à de nouvelles catégories
d'interlocuteurs et à la mutualisation des données recueillies. C'est pourquoi nous envisageons
d'étendre notre consultation à de nouveaux groupes sociaux : le commentaire de fabricants ou
d'usagers de tel ustensile ou de telle pharmacopée dont la fabrication est aujourd'hui oubliée
par exemple sera recherché au même titre que celui de l'anthropologue, du conservateur, du
collectionneur ou du marchand. Dans un deuxième temps, la concertation devrait permettre

10
aussi d'imaginer d'autres formes de remise en circulation auprès de publics diversifiés en
Afrique et en France.

Etranges ou familiers, objets du passé ou objets d'aujourd'hui, intimes ou partagés, les


objets de la collecte de Dakar-Djibouti seront présentés à travers des images revisitées,
actualisées par des travaux d'experts et par des paroles vivantes. L'ensemble de ce corpus
pourrait donc donner lieu à des formes multiples d'appropriations sensibles dont voici
quelques exemples : le montage d'une exposition itinérante de type muséo-bus ; l’organisation
d'ateliers pédagogiques dédiés à la musique, aux jeux, à la création plastique ou
technologique ; la réalisation d'un fac simile par un artisan qui aura pu observer tel artefact
dans les collections du musée du Quai Branly pourrait donner lieu à un atelier de création puis
à des manipulations, des interprétations, des remises en jeu, des expérimentations mais aussi à
des confrontations avec des objets comparables, en vente et en usage aujourd'hui ; tel objet de
la collecte de 1931, sélectionné par un artiste en résidence, pourra inspirer une œuvre
originale et susciter une réflexion sur les processus de la création plastique et sur sa
dimension symbolique ; la remise en jeu d'un instrument de musique peut quant à elle donner
lieu non seulement à une manipulation, une étude des composants matériels, une
reconstitution de sa fabrication, une réflexion sur ses usages et sa valeur symbolique - mais
aussi à des exécutions, des improvisations, la création d'un évènement collectif.

L'ensemble de ces réactivations d'objets permettra à des publics africains (ou français)
d'appréhender le caractère patrimonial, matériel et immatériel, de la collection rapportée par
la Mission. La mémoire de ces expérimentations viendra s'ajouter aux archives vivantes
constituées par les entretiens filmés, elles-mêmes en résonnance avec les archives de la
Mission. L'échantillonnage du corpus et l'actualisation des savoirs sur les objets doivent donc
permettre de mettre en œuvre le projet de restitution symbolique, c'est à dire de susciter des
formes d'appropriation – ou mieux de re-création ou de ré-embrayage – par les publics
auxquels il sera présenté. Nombre de nos interlocuteurs actuels sont par exemple des
artistes18. La rencontre de tel objet, avec l'œuvre singulière de tel créateur constitue un foyer
critique particulièrement éloquent de l'actualité de notre problématique : l'objet parle encore et
ce dont il parle est puissamment remobilisé à travers la création contemporaine. Cette
expertise-artiste constitue le premier modèle des formes d'appropriation symbolique à
laquelle sera dédiée notre recherche dans sa phase de valorisation.

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Nous avons ainsi conduit des entretiens avec Romuald Hazoumé, Dominique Zinkpé, Simonet
Biokou, Edwige Aplogan, Aston, Marius Dansou, Benjamin Déguénon, Kajero, Syl Pâris Kouton,
Zount, Théophile G.Akpakla, Kifuli Dossou, Simplice Ahouansou, Ange Virgile Nassara, Théodore
Dakplogan, Mehomez, au Bénin; avec Ousmane Sow, Soly Cissé, Cheikh Diouf, Souleïman Keita,
Ousmane M'Baye, Viye Diba, à Dakar.

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