Retour Sur La Mission Dakar-Dji - GAUTHERON, Marie
Retour Sur La Mission Dakar-Dji - GAUTHERON, Marie
Retour Sur La Mission Dakar-Dji - GAUTHERON, Marie
Marie GAUTHERON, Catherine HÄNNI, Anne SAUVAGNARGUES, Myriam SUCHET, Cécile VAN
DEN AVENNE.
De 1931 à 1933 s’organise la Mission Dakar-Djibouti. Plus de huit décennies plus tard
une équipe pluridisciplinaire revient sur cette aventure ethnographique afin d’enrichir
la compréhension des objets rapportés et de les valoriser grâce à des formes originales
de restitution symbolique des objets. Un projet de grande ampleur qui nous est expliqué
ici dans le détail.
Reproduction de la carte publiée dans la première édition de L'Afrique Fantôme, Gallimard, Paris,
1934
1
Benoît De L’Etoisle, Le goût des autres, de l'Exposition Coloniale aux Arts Premiers, Paris,
Flammarion 2007, p.138
1
personnes, des linguistes, des ethnographes, un musicologue, un peintre et un naturaliste. Dès
1934, Michel Leiris, le « secrétaire-archiviste » de la Mission, contribue à en diffuser les
objectifs et les pratiques grâce à la publication de son journal de bord, L'Afrique fantôme.
Centrée sur la collecte d'objets qui sont envisagés comme des témoins de la
civilisation matérielle et de la vie sociale des communautés indigènes, la Mission Dakar-
Djibouti marque profondément l'histoire de l'ethnographie française, mais aussi plus
largement celle des sciences humaines, des musées et de l'histoire de l'art africain. La mission
rapporte en effet un « butin »2 de 3500 objets qui complètera le fonds du Musée de l'Homme
(mais aussi des animaux, quelques 6000 photographies, des films, des enregistrements
sonores et 15 000 fiches d'observation de terrain). Si près de la moitié des objets collectés sont
des objets rituels et sacrés de plus ou moins grande importance ("Mère des masques" dogon,
peintures de l'église Abba-Antonios de Gondar, masques et statuettes)3, la majeure partie de la
collecte est ensuite constituée d'objets du quotidien - tissages et poteries, outils de chasse ou
de pêche, de cuisine ou d'agriculture, pièces de ferronnerie, petit mobilier, éléments
d'architecture, instruments de musique et médecines, jouets et poupées, échantillons de toutes
sortes, spécimens botaniques et zoologiques...
2
Minotaure, N°2, 1er juin 1933 : « La Mission ethnographique et linguistique Dakar-Djibouti », par
Paul Rivet et Georges-Henri Rivière, p.5
3
Dans la typologie établie par les Instructions de M. Griaule, ces objets rituels ou de
divertissement appartiennent à la catégorie "Esthétique" et "Monuments de la vie sociale".
Instructions sommaires pour les collecteurs d'objets ethnographiques, Paris, Musée d'ethnographie du
Trocadéro et Mission Dakar-Djibouti, 1931.
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Il n'y a pas lieu de s'étonner de la publication des premiers résultats de la Mission dans une revue
dédiée aux avant-gardes artistiques : à l'instar de la revue Documents (1929-1930), dont le comité de
rédaction rassemblait aux côtés de personnalités du monde de l'art, sous l'égide de Georges Bataille,
Georges Rivière (du Musée d'ethnographie du Trocadéro) et Georges Rivet (du Muséum), Minotaure
inscrit l'enquête ethnographique au cœur de sa ligne éditoriale. Cette revue fondée par Albert Skira et
Estratos Tériade consacre, dans ses treize numéros parus entre 1933 et 1939, un grand nombre
2
d'ethnographie du Trocadéro en 1933, où Marcel Griaule expose les différentes modalités de
l'enquête ethnographique sur le terrain ; il en ressort que la collecte d'objets, véritable fil
conducteur de la Mission, est déterminée par des impératifs à la fois scientifiques et
muséologiques (la collection du musée du Trocadéro existe déjà, il s'agit de la compléter),
mais également que la Mission est soumise à de multiples contraintes matérielles et à celles
d'un calendrier à tenir. Tenue au succès pour des raisons politiques et idéologiques évidentes,
la mission se doit de rapporter une grande quantité d’objets en provenance de toutes les étapes
de l'itinéraire, en s’appuyant sur les compétences diverses de l’équipe qui documente parfois
les objets collectés a minima et sans concertation collective, dans la hâte d'un itinéraire
contraint.
3
« Funérailles du chasseur du 20 octobre (Sanga, Soudan français) ». Croquis de terrain publié
dans le N°2 de Minotaure, p.11
4
une lettre du 11 juin 1931 : « ce n'est plus l'ethnographie qui m'intéresse, mais le voyage lui-
même et le déplacement ». Plus loin, la Mission parcourt le Dahomey (l'actuel Bénin) du
Nord au Sud, puis du Sud au Nord, soit plus de 1000 km en 18 jours, au cours desquels elle
acquiert pas moins de 390 objets. Collectés à la hâte, un grand nombre d'entre eux sont peu
documentés ou sont traités en groupe, comme ce lot remis à la Mission par un administrateur
colonial, de 36 "objets magiques" saisis à Bopa, dans le Sud du pays. Bien que les objets
rassemblés soient très dissemblables dans leur aspect, leurs constituants matériels, leurs
processus de production, et sans doute leurs fonctionnalités, ils sont classés en deux groupes
aux dénominations uniques: « Objets magiques ; bo: piquets avec crânes ou gourdes », et
« seize objets magiques ».
Trois des 36 « objets magiques » ou « amulettes » récoltés à Bopa, Mono, Bénin, par la Mission
Dakar-Djibouti.« seize objets magiques »; « Objet magique, asogbe (sonnailles) »; « Objets
magiques: bo: piquets avec crânes ou gourdes». © Musée du Quai Branly
Interdisciplinarité, transversalité
12
M. Leiris, op.cit. p. 294
5
Notre projet de recherche est né en 2010 d'une volonté de travail transdisciplinaire sur
un objet d'étude impliquant la relation à l'histoire coloniale. Il réunit une équipe de chercheurs
de l'ENS Lyon et de l'Université Paris Ouest Nanterre, rassemblant des spécialistes en
sociolinguistique, en littérature, en traductologie, en biologie, en esthétique, en art et en
anthropologie. Nous travaillons en outre étroitement avec des partenaires d'autres disciplines
et d’autres institutions, en particulier en anthropologie et en muséologie avec les équipes du
musée du Quai Branly, de la Cité de la Musique, et de la Bibliothèque Eric de Dampierre.
Cette Mission des années 1930 a certes déjà donné lieu, tout comme l'œuvre de Michel
Leiris, à de nombreuses études critiques16. Mais elle n'avait encore jamais été interrogée dans
la perspective en quelque sorte analogique et contradictoire qui est la nôtre. Notre recherche
se propose donc d'élaborer une expertise des savoirs significatifs produits par la Mission
autour d'un corpus restreint. L'expertise anthropologique revisite l'identité et les
fonctionnalités de l'objet. L'expertise linguistique se penche sur ses dénominations, sur la
transcription des 30 langues et dialectes utilisés dans les fiches et sur le rôle des interprètes.
L'expertise esthétique et muséographique s'intéresse aux valeurs et aux catégories qui
déterminent le statut de l'objet (usuel et/ou d'art) et évaluent sa beauté, ainsi qu’à l'histoire de
son esthétisation (depuis sa collecte jusqu'aux publications et aux expositions les plus
récentes, en Occident et en Afrique). L'expertise paléogénétique identifie les composants
organiques de l'objet et tente de reconstituer l'écosystème dont ils sont issus. Ainsi, nous
espérons proposer des pistes neuves de compréhension des objets, et surtout inscrire
l'ensemble de ces questionnements dans l'étude de l'épistémè de la Mission, observée dans la
mise en œuvre d'opérations étroitement circonscrites.
15
"(...) il s'agit beaucoup moins d'accroître nos connaissances que de nous dépouiller. (...) celà revient
à dire que le voyage apparaît avant tout comme un moyen de se nettoyer la vue, de se déciviliser, pour
revenir, en nous débarrassant de nos préoccupations si lourdement techniques, à des valeurs plus
pures". M.Leiris, Les Zar, radio-conférencedu musée d'ethnographie du Trocadéro le 16 juillet 1935.
Cité par J.Jamin, op.cit. p.50
16
Un importante exposition documentaire a également été consacrée à la Mision Dakar-Djibouti, en
2009, à Valence (Espagne): "La Mission Dakar-Djibouti et le fantôme de l'Afrique", Museu Valencià
de la Illustracio e de la Modernitat, 27 février - 10 mai 2009. cf La Mision etnografica y linguistica
Dakar-Djibouti y el fantasma de Africa, 1931-1933, Universitat de Valencia.
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« Instrument à secouer », Cercle de Savalu, Dahomey; F - objet acheté sur le marché de Porto-Novo,
juin 2011. ©Musée du Quai Branly
Ainsi, par exemple, l'« instrument à secouer » (1931), collecté dans le cercle de Savalu
au Dahomey, et rebaptisé « hochet-sonnailles » dans la collection actuelle, présente des
caractéristiques qui le rendent particulièrement intéressant: sélectionné de façon récurrente
par nos experts béninois, cet idiophone est encore fabriqué aujourd'hui dans de larges aires de
l'Afrique de l'ouest, mais avec des résonateurs différents (perles ou cauris). Les vertèbres de
l'objet de 1931 sont rarement identifiées par nos interlocuteurs comme vertèbres de serpent;
une fois cette propriété révélée, elles intriguent, et donnent lieu à des interprétations
symboliques multiples. La comparaison de la documentation de ce hochet avec celle des
autres idiophones collectés dans cette zone, et celle des objets réalisés à partir de calebasses,
renouvelle le regard sur les processus de création et de réalisation technique. L'analyse
biologique d'une vertèbre permettra d'identifier l'espèce animale, de formuler de nouvelles
hypothèses sur la valeur symbolique de cet objet, et de l'inscrire dans le contexte de la faune
de l'époque. La réalisation d'un fac-simile acceptable de cet instrument de musique est
imaginable, et pourrait donner lieu à des formes de remise en jeu.
Dans un premier temps, une série d'entretiens filmés au Bénin et au Sénégal auprès
d'une quarantaine d'interlocuteurs (artistes, artisans, collectionneurs, historiens de l'art et
conservateurs) a permis l'expression de connaissances, de représentations et d'évaluations qui
constituent autant d'archives vivantes des objets sélectionnés par les personnes interviewées.
7
Un protocole d'enquête de terrain a donc été provisoirement mis en place. Les entretiens de 30
à 40 minutes sont filmés dans un cadre identique, en plan rapproché fixe, si possible sur le
lieu de résidence ou de travail de l'interviewé.
Préparation de l'entretien avec Mme Colette Gounou (ex-directrice du Musée Ethnographique de Porto
Novo), à Porto Novo, juin 2011
Après un bref exposé sur les objectifs, le parcours et la collecte de la Mission Dakar-
Djibouti, l'entretien consiste à soumettre à notre interlocuteur un échantillon d'images d'objets
issus de sa culture. Il est alors invité à choisir ceux qui l'intéressent plus particulièrement, et à
commenter sur la nature et les fonctionnalités de l'objet (son histoire, sa dimension
patrimoniale), sur les raisons de son choix, la relation personnelle qu'il entretient avec l'objet,
et le cas échéant, sur la façon dont il informe sa création ou ses travaux personnels. Ces
témoignages constituent un apport décisif à la nouvelle expertise qui est au cœur de notre
recherche. La dernière partie de l'entretien porte sur l'intérêt, la possibilité et les conditions de
la réappropriation symbolique des objets sélectionnés: peuvent-ils « revenir » in absentia ?
Sous quelles formes, sur quels supports? Pour quels publics, quels usagers? Si leur présence
réelle seule fait sens, quelles seraient les condition optimales de leur exposition? Ces
enregistrements donneront lieu à une double exploitation: leur matière contribue d'une part de
façon décisive à l'expertise en cours; d'autre part, en tant qu'archives vivantes, ils pourront
contribuer à un travail de valorisation.
8
informations recueillies en dehors du corpus Dakar-Djibouti (archives, missions antérieures
etc.). Bref, nous tâcherons de reconstituer la biographie de l'objet, en amont de sa saisie.
L'intérêt suscité auprès des experts par certains objets ou certains types d'objets
(intérêt d'ordre anthropologique ou religieux, pratique, linguistique, ou esthétique) constitue
un critère déterminant de notre sélection, et notre tâche consiste également à rechercher des
partenaires-experts au sein des communautés scientifiques, muséales et artistiques, en France
et en Afrique. Trois missions exploratoires ont d'ores et déjà eu lieu dans cette optique (deux à
Dakar, une au Bénin en 2010 et 2011), qui ont permis la création d'un premier réseau et la
réalisation d'un premier fonds d'archives vivantes sous la forme d'entretiens filmés. Ces
missions ont déterminé la décision de construire un corpus par échantillonnage (et non par
sélection nécessairement arbitraire de telle ou telle catégorie d'objets, comme les gris-gris, les
poupées etc.) devant rendre compte de la diversité de biographies d'objets. Cet échantillon
confronte alors des objets anciens à des objets récents ou réalisés sur commande, des objets
fabriqués par des spécialistes, artistes ou artisans à des objets fabriqués par des non-
spécialistes, des objets destinés au commerce à des objets dédiés au seul usage domestique ou
rituel, des objets sacralisés à des objets non sacralisés, etc.
9
« jirimani » (photographie de 1931); « satuette yirimani »; « poupée g(y)irimani », (photographie de
1931); « statuette yiri mogo, homme (en) bois », cercle et ville de Kita, Soudan
©Musée du Quai Branly
Pour résumer, les critères de sélection de cet échantillon sont donc : (1) l'intérêt suscité
par l'objet auprès de nos interlocuteurs experts africains et français ; (2) la richesse et la
diversité du matériel textuel, graphique, photographique ou sonore élaboré par la Mission
autour de l'objet, (3) l'existence de composants organiques, qui permet d'étudier l'objet en
termes de traçabilité, c'est à dire dans le cadre d'une référence non seulement à des
phénomènes de transferts ethniques et culturels, mais aussi à la biodiversité actuelle et passée
des terrains étudiés ; (4) l'existence de processus d'artification, mis en œuvre lors de la
collecte, ou au cours de l'histoire muséale de l'objet.
Dans un premier temps, la concertation en cours avec nos partenaires africains devrait
permettre la mise en place d'un dispositif d'enregistrements étendu à de nouvelles catégories
d'interlocuteurs et à la mutualisation des données recueillies. C'est pourquoi nous envisageons
d'étendre notre consultation à de nouveaux groupes sociaux : le commentaire de fabricants ou
d'usagers de tel ustensile ou de telle pharmacopée dont la fabrication est aujourd'hui oubliée
par exemple sera recherché au même titre que celui de l'anthropologue, du conservateur, du
collectionneur ou du marchand. Dans un deuxième temps, la concertation devrait permettre
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aussi d'imaginer d'autres formes de remise en circulation auprès de publics diversifiés en
Afrique et en France.
L'ensemble de ces réactivations d'objets permettra à des publics africains (ou français)
d'appréhender le caractère patrimonial, matériel et immatériel, de la collection rapportée par
la Mission. La mémoire de ces expérimentations viendra s'ajouter aux archives vivantes
constituées par les entretiens filmés, elles-mêmes en résonnance avec les archives de la
Mission. L'échantillonnage du corpus et l'actualisation des savoirs sur les objets doivent donc
permettre de mettre en œuvre le projet de restitution symbolique, c'est à dire de susciter des
formes d'appropriation – ou mieux de re-création ou de ré-embrayage – par les publics
auxquels il sera présenté. Nombre de nos interlocuteurs actuels sont par exemple des
artistes18. La rencontre de tel objet, avec l'œuvre singulière de tel créateur constitue un foyer
critique particulièrement éloquent de l'actualité de notre problématique : l'objet parle encore et
ce dont il parle est puissamment remobilisé à travers la création contemporaine. Cette
expertise-artiste constitue le premier modèle des formes d'appropriation symbolique à
laquelle sera dédiée notre recherche dans sa phase de valorisation.
18
Nous avons ainsi conduit des entretiens avec Romuald Hazoumé, Dominique Zinkpé, Simonet
Biokou, Edwige Aplogan, Aston, Marius Dansou, Benjamin Déguénon, Kajero, Syl Pâris Kouton,
Zount, Théophile G.Akpakla, Kifuli Dossou, Simplice Ahouansou, Ange Virgile Nassara, Théodore
Dakplogan, Mehomez, au Bénin; avec Ousmane Sow, Soly Cissé, Cheikh Diouf, Souleïman Keita,
Ousmane M'Baye, Viye Diba, à Dakar.
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