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2021 Qccs 1466

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Hak c.

Procureur général du Québec 2021 QCCS 1466

2021 QCCS 1466 (CanLII)


COUR SUPÉRIEURE
(Chambre civile)

CANADA
PROVINCE DE QUÉBEC
DISTRICT DE MONTRÉAL

NOS : 500-17-108353-197
500-17-109731-193
500-17-109983-190
500-17-107204-193

DATE : le 20 avril 2021

______________________________________________________________________

SOUS LA PRÉSIDENCE DE L’HONORABLE MARC-ANDRÉ BLANCHARD, J.C.S.


______________________________________________________________________

500-17-108353-197
ICHRAK NOUREL HAK
et
NATIONAL COUNCIL OF CANADIAN MUSLIMS (NCCM)
et
CORPORATION OF THE CANADIAN CIVIL
LIBERTIES ASSOCIATION
Demanderesses
c.
PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC
Défendeur
et
WORLD SIKH ORGANIZATION OF CANADA
et
AMRIT KAUR
et
AMNISTIE INTERNATIONALE, SECTION CANADA FRANCOPHONE
500-17-108353-197 et Als PAGE : 2

et
LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE
et
QUÉBEC COMMUNITY GROUPS NETWORK

2021 QCCS 1466 (CanLII)


et
MOUVEMENT LAÏQUE QUÉBÉCOIS
et
POUR LES DROITS DES FEMMES DU QUÉBEC – PDF QUÉBEC
et
LIBRES PENSEURS ATHÉES
Intervenantes

500-17-109731-193
ANDRÉA LAUZON
et
HAKIMA DADOUCHE
et
BOUCHERA CHELBI
et
COMITÉ JURIDIQUE DE LA COALITION INCLUSION QUÉBEC
Demanderesses
c.
PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC
Défendeur
ASSOCIATION DE DROIT LORD READING
Intervenante

500-17-109983-190
ENGLISH MONTREAL SCHOOL BOARD
et
MUBEENAH MUGHAL
et
PIETRO MERCURI
Demanderesses
c.
PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC
Défendeur
500-17-108353-197 et Als PAGE : 3

500-17-107204-193
FÉDÉRATION AUTONOME DE L’ENSEIGNEMENT
Demanderesse

2021 QCCS 1466 (CanLII)


c.
JEAN-FRANÇOIS ROBERGE
et
SIMON JOLIN-BARRETTE
et
PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC
Défendeurs
et
ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA (AFPC)
Intervenante

______________________________________________________________________

JUGEMENT
______________________________________________________________________

Table des matières

1. Les parties 7
1.1 Les demanderesses et les intervenantes en demande 7
1.2 Les défenderesses et les intervenantes en défense 13
2 La Loi 21 14
2.1 Le contenu de la Loi 21 14
2.2 Les impacts de la Loi 21 17
3 La preuve 19
3.1 Considérations générales quant à l’instance 19
3.2 Les demandes de rejet d’expertise et de radiation 21
3.2.1 Les principes juridiques relatifs à l’expertise 21
3.2.2 La demande en rejet du PGQ 25
3.2.3 Les demandes en rejet du rapport de Yolande Geadah 27
3.2.4 La demande en rejet des paragraphes 107, 108 et 112 du rapport d’expertise de
Marc Chevrier 30
3.2.5 La demande en rejet du rapport de Benoît Pelletier 31
3.2.6 La demande de rejet de 26 extraits du rapport de Stefanini-Taillon 32
3.2.7 La demande en radiation de certains paragraphes de la déclaration sous
serment de Guy Rocher 33
3.2.8 La demande en rejet de l’expertise de Jacques Beauchemin 36
4 Un résumé de la position des parties 38
4.1 Les parties demanderesses 38
500-17-108353-197 et Als PAGE : 4

4.2 Les parties défenderesses 41


5 Les principes devant guider le Tribunal 42
5.1 Le stare decisis 42
5.2 L’interprétation constitutionnelle 46

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6 La violation des droits avant l’adoption de la Loi 21 49
6.1 Le dénombrement effectué par le ministère de l’Éducation 49
6.2 La position des parties 50
6.3 Le traitement discriminatoire 51
7 Le caractère ultra vires de la Loi 21 54
7.1 La position des parties 54
7.2 Les principes applicables 61
7.3 La qualification de la Loi 21 62
7.3.1 La preuve intrinsèque 62
7.3.2 La preuve extrinsèque 64
7.3.3 Les effets juridiques de la Loi 21 65
7.3.4 Le caractère véritable de la Loi 21 66
7.4 La classification de la Loi 21 88
8 La violation des lois préconfédératives 91
8.1 La position des parties 91
8.2 Le contexte historique général 99
8.3 L’Acte de Québec de 1774 101
8.4 La Loi de 1852 sur les « rectoreries » 116
8.5 La Loi Hart de 1832 125
8.6 Le caractère supralégislatif des lois préconfédératives 127
9 La violation de l’architecture et des principes sous-jacents de la Constitution
canadienne 131
9.1 L’architecture de la Constitution canadienne 131
9.1.1 La position des parties 131
9.1.2 L’analyse 139
9.2 Le principe de la primauté du droit 141
9.2.1 Le caractère imprécis et incohérent de la Loi 21 141
9.2.2 La discrétion conférée à l’article 13 de la Loi 21 148
9.2.3 L’application rétroactive de la Loi 21 150
9.3 Le principe de l’indépendance judiciaire 152
10 La modification de la Charte québécoise 155
11 La violation des droits visés par les clauses de dérogation 156
11.1 Les clauses de dérogation 156
11.1.1 L’application du droit international et du droit comparé 159
11.1.2 Observations sur l’usage des clauses de dérogation par le législateur en l’espèce
162
11.2 L’atteinte à la liberté de conscience, de religion, d’expression et d’association
167
11.3 Le jugement déclaratoire à titre de réparation 167
12 La violation du droit à l’égalité de garantie des droits pour les deux sexes prévu à
500-17-108353-197 et Als PAGE : 5

l’article 28 de la Charte canadienne 170


13 La violation des droits non visés par la clause de dérogation prévue à l’article 33
de la Charte canadienne 190
13.1 L’éligibilité aux élections législatives provinciales prévue à l’article 3 de la Charte

2021 QCCS 1466 (CanLII)


190
13.2 La liberté de circulation prévue à l’article 6 de la Charte 196
13.3 Les droits des minorités linguistiques prévus à l’article 23 de la Charte 200
13.3.1 La portée de l’article 23 200
13.3.2 La preuve relative à l’article 23 208
13.3.3 L’article premier de la Charte 214
13.3.3.1 L’objectif réel et urgent 217
13.3.3.2 La proportionnalité 219
13.3.3.2.1 Le lien rationnel 219
13.3.3.2.2 L’atteinte minimale 221
13.3.3.2.3 La proportionnalité des effets préjudiciables et des effets bénéfiques 227
14 Les frais de justice 236
15 Les conclusions 236

[1] Plusieurs personnes physiques et morales, des regroupements et associations


tant religieuses que laïques réclament, dans quatre recours judiciaires distincts1, que le
Tribunal déclare invalide, dans son ensemble la Loi sur la laïcité de l’État2,
communément appelé la Loi 21, ou certaines de ses dispositions, en l’occurrence les
articles 5, 6 à 10, 12 à 18, 31, 33 et 34 ainsi que ses annexes II et III qui énumèrent les
personnes visées par l’interdiction de porter un signe religieux dans l’exercice de leurs
fonctions et les personnes qui doivent exercer leurs fonctions à visage découvert.

[2] Certains demandent une condamnation en dommages-intérêts à l’encontre du


Procureur général du Québec (PGQ) pour une violation de leurs droits, alors que
d’autres requièrent le même remède, assorti d’une injonction pour l’exercice de
dénombrement effectué avant l’adoption de la Loi 21 par le ministère de l’Éducation qui
cherchait à connaître le nombre de personnes enseignantes qui portaient un signe
religieux à l’école. L’injonction vise à faire cesser une telle pratique ainsi qu’à obtenir la
destruction des données colligées.

[3] Le Procureur général du Québec, le Mouvement Laïque Québécois, Pour les


droits des femmes du Québec – PDF Québec et Libres Penseurs Athées s’y opposent.

[4] En résumé, pour les motifs qui suivent le Tribunal conclut que :

1 Dossier 500-17-108353-197 (le dossier Hak), dossier 500-17-109731-193 (le dossier Lauzon),
dossier 500-17-109983-190 (le dossier English Montreal School Board), dossier 500-17-107204-193
(le dossier Fédération autonome de l’enseignement).
2 L.Q. 2019, c. 12, intégrée au RLRQ, c. L-0.3 (ci-après « Loi 21 »).
500-17-108353-197 et Als PAGE : 6

- L’exercice de dénombrement effectué par l’État avant l’adoption de la Loi 21 ne


donne pas ouverture au prononcé d’une injonction telle que la demande la
Fédération autonome de l’enseignement;

2021 QCCS 1466 (CanLII)


- La Loi 21 possède tous les attributs d’une loi sur l’ordre et la moralité publique,
mais elle ne tombe pas dans le champ de compétence fédérale du droit criminel
en vertu de l’article 91(27) de la Loi constitutionnelle de 18673, car la règle du
stare decisis impose que pour ce faire elle doit comporter une peine, alors que
la Loi 21 n’en comporte aucune;

- La Loi 21 relève plutôt du champ de compétence provinciale selon l’article 92(16)


de la L.C. 1867 qui traite des matières d’une nature purement locale ou privée
dans la province lorsqu’on analyse la Loi 21 uniquement en fonction des
personnes qu’elle vise dans le milieu de l’éducation; de l’article 92(4) qui traite de
la création et de la tenue des charges provinciales, de la nomination et du
paiement des officiers provinciaux pour le reste de la Loi 21, bien que les articles
13 à 16 de la Loi 21 relèvent de l’article 92(13) qui traite de la propriété et des
droits civils dans la province puisque ces articles traitent des conventions
collectives, alors que la modification de la Charte des droits et libertés de la
personne4, et donc de la Constitution du Québec, découle de l’article 45 de la Loi
constitutionnelle de 19825;

- Les lois préconfédératives, en l’espèce l’Acte de Québec de 17746, la Loi de


1852 sur les « rectoreries »7 et la Loi Hart de 18328 ne permettent pas
d’invalider les dispositions de la Loi 21;

- La Loi 21 ne viole ni l’architecture constitutionnelle canadienne ni la règle de la


primauté du droit;

- Les articles 5 et 6 de la Loi 21 ne violent pas le principe de l’indépendance


judiciaire;

- La modification de la Charte québécoise ne requiert pas l’application de règle


particulière et elle peut se faire avec une majorité simple des membres de
l’Assemblée nationale;

3 30 & 31 Vict., c. 3 (R.-U.), reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, n° 5 (ci-après « L.C. 1867 »).
4 RLRQ, c. C-12 (ci-après « Charte québécoise »).
5 Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R-U.) (ci-après « L.C. 1982 »).
6 14 Geo. III, c. 83 (R.-U.), reproduit dans L.R.C. 1985, app. II, n° 2.
7 Acte pour abroger cette partie de l’Acte du Parlement de la Grande-Bretagne passé dans la trente-
unième année du Règne du Roi George Trois, chapitre trente-un [Acte constitutionnel de 1791], qui se
rapporte aux Rectoreries et à la nomination des titulaires à icelles, et pour d’autres fins liées aux dites
Rectoreries, (1852) 14-15 Vict., c. 175.
8 Acte pour déclarer que les Personnes qui professent le Judaïsme ont le bénéfice de tous les droits et
privilèges des autres sujets de Sa Majesté en cette Province, (1831) 1 Guil. IV, c. 57.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 7

- La règle du stare decisis fait en sorte que l’arrêt Ford9 doit recevoir application.
Par conséquent, l’utilisation des clauses de dérogation par le législateur s’avère
juridiquement inattaquable;

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- L’utilisation par le législateur des clauses de dérogation apparaît excessive,
parce que trop large, bien que juridiquement inattaquable dans l’état actuel du
droit;

- L’exercice de la discrétion judiciaire milite en faveur du refus de la demande de


jugement déclaratoire qui s’appuie sur une interprétation jusqu’à ce jour inédite
des termes de l’article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés10;

- L’article 28 de la Charte canadienne, qui garantit l’égalité des droits pour les
deux sexes, ne possède pas une portée autre qu’interprétative et il ne permet
pas d’invalider des lois de façon autonome;

- La conjugaison de l’effet du premier alinéa de l’article 8 de la Loi 21 et du


premier paragraphe de son annexe III viole l’article 3 de la Charte canadienne,
et en l’absence de toute preuve ou démonstration en vertu de l’article premier
de la Charte, il s’ensuit une déclaration du caractère inopérant du premier
paragraphe de l’annexe III de la Loi 21 vu l’article 52 de la Charte;

- Le premier alinéa de l’article 4, les articles 6, 7, 8, 10, le premier et le deuxième


alinéa de l’article 12, les articles 13, 14 et 16 lus en conjonction avec le
paragraphe 7 de l’annexe I, le paragraphe 10 de l’annexe II et le paragraphe 4
de l’annexe III de la Loi 21 violent l’article 23 de la Charte canadienne, tel
qu’interprété par la Cour suprême du Canada, qui prévoit des garanties pour les
institutions publiques d’enseignement des minorités linguistiques;

- Les défenseurs de la Loi 21 ne parviennent pas à se décharger du fardeau de


démontrer qu’il s’agit là de violations qui peuvent se justifier aux termes de
l’article premier de la Charte;

- L’article 52 de la Charte canadienne entraîne une déclaration du caractère


inopérant de ces articles au bénéfice de toute personne ou entité qui peut jouir
des garanties prévues à l’article 23 de cette même Charte.

1. LES PARTIES

1.1 Les demanderesses et les intervenantes en demande

Les personnes physiques

9 Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712.


10 Partie I de la L.C. 1982 (ci-après « Charte » ou « Charte canadienne »).
500-17-108353-197 et Als PAGE : 8

[5] Marocaine d’origine11, Ichrak Nourel Hak (Hak) arrive à Montréal en 1994 et
complète présentement sa scolarité pour obtenir un baccalauréat en éducation du
français comme langue seconde à l’Université de Montréal. Elle considère
l’enseignement comme une vocation et affirme que ses plans d’enseigner, notamment

2021 QCCS 1466 (CanLII)


le français à des immigrants nouvellement arrivés, se trouvent contrecarrés par le fait
qu’en tant que musulmane pratiquante qui porte le hijab, par choix personnel, elle ne
pourra enseigner sans devoir enlever son voile, ce qui non seulement la choque et la
blesse, mais l’insulte également.

[6] Ce choix, qui reflète ses propres convictions religieuses, participe tant de son
identité que de sa spiritualité et l’aide selon elle à combattre les stéréotypes à l’égard
des femmes musulmanes qui perpétuent, entre autres, l’image de la femme musulmane
opprimée du simple fait qu’elle porte le voile.

[7] Elle déclare qu’elle ne peut s’imaginer enlever son voile parce qu’une loi l’oblige
à choisir entre sa pratique religieuse et son droit d’enseigner au Québec. Pour elle, le
fait de porter un vêtement qui reflète cette pratique ne possède aucune relation avec
ses habiletés d’enseignante, ou de façon plus générale, sa contribution à la société
québécoise.

[8] Elle se sent donc exclue et affirme recevoir le message suivant : pour pouvoir se
sentir acceptée comme une citoyenne à part entière, elle doit prendre l’apparence de la
majorité. Pour elle, cela constitue une forme de pression psychologique qui indique que
l’exercice de sa religion et les moyens expressifs qui s’y rattachent la rendent incapable
d’occuper des rôles importants dans la société québécoise.

[9] Originaire d’Angleterre, Amrit Kaur (Kaur) émigre au Canada en 1995 avec ses
parents et vit presque exclusivement au Québec depuis lors. Elle y fait toute sa scolarité
et complète un baccalauréat en anthropologie et sociologie à l’Université Concordia
en 2017. En 2019, elle termine un baccalauréat en éducation à l’Université d’Ottawa.

[10] Kaur pratique le sikhisme amritdhari et sa foi l’oblige à porter divers objets ou
vêtements en l’occurrence un dastar (turban), un kara (bracelet) en métal à chacun de
ses bras, un kirpan (poignard), des sous-vêtements longs et un peigne en bois. Pour
elle, le port du turban reflète son engagement pour une vie de spiritualité et de
discipline tout en reflétant le fait qu’elle possède la même obligation de responsabilité
qu’un homme et, donc, qu’en ce sens, il représente un symbole d’égalité.

[11] Elle souligne que le turban lui permet « d’organiser » ses cheveux qu’elle ne
coupe pas, tout comme ses autres manifestations de pilosité, car pour les Sikhs le fait
de ne pas les couper reflète une acceptation du divin. Les karas servent à lui rappeler
qu’elle doit faire le bien en tout moment alors que le kirpan représente le refus de

11 Re-re-amended application, par. 17.


500-17-108353-197 et Als PAGE : 9

l’oppression et le droit de s’exprimer librement. Le long sous-vêtement blanc représente


la contrainte et le contrôle de soi, alors que le peigne symbolise l’hygiène et la réflexion.

[12] Elle témoigne que les sikhs amritdhari n’enlèvent pas leurs symboles religieux et

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que personne ne peut lui dire qu’elle doit cesser de pratiquer sa religion et donc
accessoirement, lui dire comment elle doit s’habiller. Voilà pourquoi, selon elle, la Loi 21
la discrimine et la fait sentir comme une citoyenne de seconde classe. D’une part, elle
affirme que la couleur de sa peau et son sexe lui imposent déjà certaines barrières
dans notre société et que la Loi 21 vient en rajouter une nouvelle en raison de sa foi.
D’autre part, elle trouve ironique que le législateur dicte à des femmes ce qu’elles
doivent porter au nom de l’égalité car, pour elle, le fait de porter des symboles religieux
normalement associés aux hommes symbolise justement l’atteinte de cette égalité.

[13] Bilingue, elle veut travailler en enseignement au Québec, mais, à l’évidence, la


Loi 21 l’empêche de le faire. Cela lui fait dire qu’on la juge sur son apparence plutôt que
sur sa compétence et sur ses qualités personnelles et qu’on ne veut pas que des
personnes comme elle puissent travailler dans le secteur public au Québec comme
enseignantes.

[14] Voilà pourquoi elle travaille depuis l’automne 2019 en Colombie-Britannique en


tant qu’enseignante, dans l’espoir de pouvoir revenir un jour au Québec comme
professeure, retrouvant ainsi sa famille et sa province d’adoption.

[15] Jeune enseignante pratiquante selon les préceptes et les enseignements de


l’Église catholique romaine, Andréa Lauzon (Lauzon) poursuit actuellement sa scolarité
de maîtrise en recherche dans le domaine de l’enseignement à l’Université de
Sherbrooke, tout en enseignant à titre de suppléante dans plusieurs établissements
scolaires aux niveaux primaire et préscolaire. Elle désire devenir enseignante à temps
plein à la fin de ses études.

[16] Pour elle, sa foi chrétienne participe à son identité, ce qui inclut le choix de
s’habiller de façon à respecter ses valeurs, en revêtant, par exemple, des robes et des
jupes ainsi que certains objets religieux qu’elle porte en tout temps sur elle, en
l’occurrence une chaîne autour de son cou avec une médaille de la Vierge Marie et un
crucifix. Ces objets lui permettent de se rappeler au quotidien de la présence de Dieu,
d’implorer l’approbation divine et de s’identifier en tant que catholique, notamment afin
de recevoir les derniers sacrements en cas d’urgence.

[17] Elle considère la Loi 21 comme un affront à sa dignité, qui la stigmatise en tant
que personne croyante et viole son droit d’exercer pleinement sa foi, tout en lui
interdisant toute mobilité professionnelle.

[18] Hakima Dadouche, ingénieure de 44 ans en génie électrique et possédant un


magister en modélisation et en conception assistée par ordinateur, après des études à
500-17-108353-197 et Als PAGE : 10

l’Université des sciences et de la technologie d’Oran en Algérie, immigre au Québec


en 2006. Elle occupe un poste d’enseignante titulaire permanente à l’école Saint-Donat
depuis 2017. Dans l’intervalle, elle obtient un baccalauréat en enseignement des
mathématiques au secondaire en 2011, ainsi que son brevet d’enseignement au

2021 QCCS 1466 (CanLII)


Québec tout en travaillant à titre d’enseignante suppléante pour la Commission scolaire
de Montréal.

[19] De confession musulmane, elle témoigne qu’elle porte le hijab lorsqu’elle sort de
chez elle depuis 31 ans, car cela lui permet de rester en lien avec sa foi et constitue un
geste indissociable de ses pratiques religieuses. Désirant obtenir un transfert de poste
dans la région de Gatineau afin de se rapprocher de son frère qui vit à Ottawa, elle se
trouve empêchée d’obtenir ce transfert ainsi que toute modification à son statut, qu’il
s’agisse d’une promotion ou d’un changement de fonction, à cause de la Loi 21.

[20] Elle se sent traitée comme une citoyenne de seconde classe simplement à
cause de ses croyances et pratiques religieuses vestimentaires en tant que
musulmane.

[21] Immigrante au Québec en janvier 2002 en provenance d’Algérie, Bouchera


Chelbi, titulaire d’une licence en langue et littérature anglaises obtenue à l’Université
d’Alger en 1995, doit obtenir un nouveau diplôme pour pouvoir enseigner au Québec,
ce qu’elle décroche en 2008 dans le cadre du baccalauréat en enseignement de
l’anglais langue seconde de l’UQAM.

[22] Première femme de sa famille et de son quartier à porter le hijab à 17 ans pour
des raisons religieuses, elle subit des pressions de son entourage pour qu’elle cesse de
le porter, mais elle refuse encore et toujours, car elle considère que le port du foulard
fait partie intégrante de ses croyances et devoirs en tant que femme musulmane, tout
en lui procurant un sentiment de plénitude qui lui permet d’affirmer sa liberté et son
autonomie. Pour elle, ce vêtement exprime le contrôle qu’elle exerce sur sa vie, son
corps et ce qu’elle décide de montrer à autrui.

[23] La Loi 21 l’empêche d’obtenir une plus grande stabilité, par exemple dans un
poste de gestion ou un autre poste d’enseignement. Déjà exposée à des commentaires
insultants et haineux, elle en craint une recrudescence.

[24] Commissaire élue en tant que parent à la Commission scolaire English Montreal
School Board (EMSB) depuis 2018, Mubeenah Mughal (Mughal) participe à ses
activités depuis plusieurs années. Pratiquante de la religion musulmane, ses trois
enfants reçoivent leurs scolarités dans des établissements de cet organisme.
Également élu en tant que parent commissaire depuis la même date, Pietro Mercuri
(Mercuri) envoie un de ses enfants dans une école secondaire de la EMSB. Ces deux
parents jouissent des droits constitutionnels qui découlent de l’application de l’article 23
de la Charte.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 11

Les personnes morales, regroupements et associations

[25] La National Council of Canada Muslims (NCCM), un organisme indépendant


sans but lucratif, vise à protéger les droits des musulmans canadiens. Ce faisant, il

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intervient régulièrement devant les tribunaux ainsi qu’auprès du Parlement canadien et
des corps législatifs provinciaux.

[26] L’Association Canadienne des Libertés Civiles (ACLC), organisme national sans
but lucratif, non partisan et indépendant, voit depuis 1964 à promouvoir les droits et
libertés des citoyens canadiens. À ce titre, elle prend part régulièrement, tant comme
partie principale que comme intervenante à des procédures judiciaires ou à des
contributions législatives.

[27] La World Sikh Organization of Canada (WSO) voit à la défense et à la promotion


de la communauté sikhe au Canada.

[28] Amnistie internationale (Canada Francophone) (Amnistie), fondée en 1973 au


Québec, compose la branche francophone d’Amnistie internationale Canada. Basée à
Montréal, alors que sa section anglophone se trouve à Ottawa, elle agit en tant que
satellite d’Amnistie internationale, une organisation internationale indépendante fondée
en 1961, qui fait la promotion et la défense de l’ensemble des droits de la personne.

[29] Cette dernière compte plus de sept millions de membres et sympathisants dans
plus de 150 pays, alors que ce chiffre s’établit à 400 000 pour le Canada. Amnistie
intervient régulièrement devant les autorités gouvernementales et les tribunaux pour
mener sa mission.

[30] L’Alliance de la Fonction publique du Canada (AFPC) représente plus de deux


cent mille personnes travaillant, entre autres, dans le domaine de la sécurité et dans
des agences et ministères fédéraux, des sociétés de la Couronne, des universités, des
casinos, des agences de services communautaires, des communautés autochtones et
des aéroports, ainsi que plus de vingt et un mille membres dans les universités
québécoises et des centres de recherche.

[31] Fondée en 1966, l’AFPC dont le siège social se trouve à Ottawa


compte 23 bureaux régionaux, dont un à Montréal et un à Québec. Elle constitue l’une
des organisations syndicales les plus importantes au Canada. Elle vise à créer une
société compatissante et inclusive exempte de racisme, sexisme, homophobie,
d’islamophobie et de toute autre forme de discrimination.

[32] Elle intervient régulièrement dans des dossiers judiciaires, de toutes instances,
qui soulèvent des questions constitutionnelles et de droits et libertés fondamentales.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 12

[33] Organisme fédéral non partisan voyant à l’administration et la promotion de la


Loi canadienne sur les droits de la personne12, la Commission canadienne des droits de
la personne (CCDP) vise à protéger le principe fondamental de l’égalité des chances et
à soutenir la vision d’une société inclusive sans discrimination. Elle possède le mandat

2021 QCCS 1466 (CanLII)


législatif de représenter l’intérêt public dans le but de faire progresser la question des
droits de la personne au profit de l’ensemble de la population canadienne.

[34] La CCDP intervient parce qu’elle se dit préoccupée par l’adoption d’une loi qui
viole la liberté de religion des fonctionnaires provinciaux, des personnes aspirant à
travailler dans la fonction publique et qui se trouvent visées par la Loi 21 ainsi que des
membres du public devant se découvrir le visage pour recevoir des services de ces
institutions publiques.

[35] Également, ses préoccupations portent sur l’effet négatif d’entraînement qui
risque de survenir, selon elle, du fait que les fonctionnaires fédéraux travaillant au
Québec se verraient exposer à des critiques, ou même à une pression conformiste, ce
qui les empêcherait de jouir pleinement de leur liberté de conscience et d’expression,
au même titre que leurs autres collègues dans le reste du pays.

[36] L’intervenante Québec Community Groups Network (QCGN)


regroupe 44 organismes communautaires anglophones disséminés à travers le Québec
avec pour missions de soutenir la minorité anglophone au Québec, notamment dans les
domaines d’accès à la justice ainsi qu’aux services sociaux, de santé et d’éducation, à
l’intégration des nouveaux arrivants et l’implication sociale des jeunes et des aînés.

[37] Elle se dit préoccupée pour la population qu’elle dessert en ce que la Loi 21
entraînera des impacts sur plusieurs minorités religieuses qui se retrouvent dans la
communauté anglophone, puisque 20 % des minorités visibles font partie de cette
communauté13.

[38] Fondée en mars 2019, la Coalition Inclusion Québec (CIQ) rassemble des
individus de divers milieux qui s’opposent à la Loi 21. Elle participe le 16 mars 2019 à la
Commission des institutions de l’Assemblée nationale dans le cadre des consultations
particulières et auditions publiques sur le projet de la Loi 21. Ses représentants
s’inspirent largement des commentaires entendus lors de la consultation populaire
qu’elle organisa en mai 2019.

[39] La CIQ incorpore à titre d’organisme sans but lucratif le Comité juridique de la
Coalition Inclusion Québec (CJCIQ), notamment afin d’instituer le présent recours.

[40] Crée en 1948 en tant qu’association de juristes, l’Association de Droit Lord


Reading (Lord Reading) représente la voix collective des juristes juifs du Québec. Sa

12 L.R.C. 1985, c. H-6.


13 Pièce QCGN IN-1.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 13

création découle notamment de l’interdiction d’accès faite aux juifs d’accéder à l’hôtel
où se tenait, cette même année, le congrès du Barreau du Québec. Elle compte aussi
parmi ses membres des personnes d’autres confessions ou religions. Elle vise la
promotion de la diversité sociale, culturelle et religieuse des membres de la société

2021 QCCS 1466 (CanLII)


québécoise.

[41] EMSB, établie en 1998 en vertu de l’article 111 de la Loi sur l’instruction
publique14, compte environ 42 000 étudiant.e.s dans 75 écoles et centres, constituant
ainsi le plus gros organisme de ce type au Québec.

[42] Il appert que dans ses écoles et centres les femmes occupent 88 % des postes
d’enseignant.e.s au niveau préscolaire et primaire et 67 % au niveau secondaire. Celle-
ci se plaint d’une pénurie d’enseignant.e.s au Québec, ce qui l’affecte tout comme les
communautés qu’elle doit servir.

[43] Elle affirme que trois enseignantes qualifiées ne peuvent pas travailler pour la
EMSB en tant que professeures parce qu’elles portent le hijab. De plus, la clause
d’antériorité, en l’occurrence l’article 31(5) de la Loi 21, la limite sévèrement dans la
promotion d’enseignant.e.s à des postes de directeur.trice ou directeur.trice adjoint.e,
postes qui s’avèrent habituellement déjà difficiles à combler.

[44] La Fédération autonome de l’enseignement (FAE) regroupe divers syndicats


représentant entre autres plus de 45 800 enseignant.e.s des niveaux préscolaire,
primaire, secondaire, de l’enseignement en milieu carcéral, de la formation
professionnelle et de l’éducation des adultes. Elle estime que les enseignantes
composent 75 % de son corps professionnel.

1.2 Les défenderesses et les intervenantes en défense

[45] Jean-François Roberge agit comme ministre de l’Éducation et Simon Jolin-


Barrette, ministre de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion lors de l’adoption de
la Loi 21, agit actuellement comme ministre de la Justice et Procureur général.

[46] Organisme sans but lucratif, dont la création remonte à 1977, le Mouvement
laïque québécois (MLQ), au départ appelé l’Association québécoise pour l’application
du droit à l’exemption de l’enseignement religieux, vise à promouvoir la laïcité comme
valeur publique et source de cohésion sociale, ainsi qu’à promouvoir et revendiquer le
caractère laïque de l’État, de ses institutions et des agents de l’État et de s’opposer à
toute atteinte au caractère de neutralité de l’État, de ses institutions et des services
publics.

14 RLRQ, c. I-13.3.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 14

[47] Il participe depuis lors à de nombreux débats publics et commissions


parlementaires tant à Québec qu’à Ottawa, tout en agissant devant les tribunaux afin de
donner un sens effectif à sa mission.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[48] Pour les Droits des femmes du Québec, PDF Québec (PDF), organisme sans
but lucratif fondé en 2013, cherche à défendre et promouvoir le droit à l’égalité des
femmes et de faire respecter leurs droits tout en mettant en lumière les situations
d’inégalité et de faire entendre leurs voix sur des enjeux de société.

[49] PDF compte aujourd’hui plus de 600 membres, tant des femmes que des
hommes, d’origines diverses et de toutes confessions religieuses, engagés pour
défendre le droit des femmes à l’égalité, et ce, dans une perspective féministe.

[50] L’intervenant amical Libres penseurs athées (LPA), une association de défense
des droits des athées fondée à Montréal en 2010, compte plus de 1650 sympathisants
et vise à promouvoir le matérialisme philosophique, l’athéisme, la laïcité et la pensée
critique.

[51] Sa participation amicale à l’instance vise à proposer sa perspective distincte


quant à l’évolution des libertés de conscience, de religion et d’expression sachant que
l’athéisme se compose d’un système de valeur rejetant les croyances surnaturelles,
telle que la foi en une ou plusieurs divinités.

2 LA LOI 21

2.1 Le contenu de la Loi 21

[52] Le 28 mars 2019, le gouvernement du Québec dépose le projet de Loi 21 que


l’Assemblée nationale adopte le 16 juin 2019. Dans l’intervalle, le premier ministre du
Québec affirme publiquement que le recours aux clauses nonobstant vise à éviter de
longs débats devant les tribunaux15. À l’évidence, cela n’entraînera pas l’effet espéré.

[53] Affirmant d’emblée le caractère laïque de l’État du Québec, elle établit à


l’article 2 des principes généraux sur lesquels repose cette laïcité, on lit :

2. La laïcité de l’État repose sur les principes suivants :

1° la séparation de l’État et des religions;

2° la neutralité religieuse de l’État;

3° l’égalité de tous les citoyens et citoyennes;

4° la liberté de conscience et la liberté de religion.

15 Pièce P-8, dossier Hak.


500-17-108353-197 et Als PAGE : 15

[54] Pour bien comprendre l’intention du législateur, il importe de citer certains


considérants de son préambule :

CONSIDÉRANT que la nation québécoise a des caractéristiques propres, dont

2021 QCCS 1466 (CanLII)


sa tradition civiliste, des valeurs sociales distinctes et un parcours historique
spécifique l’ayant amenée à développer un attachement particulier à la laïcité de
l’État;

CONSIDÉRANT que l’État du Québec est fondé sur des assises


constitutionnelles enrichies au cours des ans par l’adoption de plusieurs lois
fondamentales;

[…]

CONSIDÉRANT l’importance que la nation québécoise accorde à l’égalité entre


les femmes et les hommes;

[…]

CONSIDÉRANT qu’il y a lieu d’affirmer la laïcité de l’État en assurant un


équilibre entre les droits collectifs de la nation québécoise et les droits et libertés
de la personne;

[55] L’article 4 énonce le droit de la personne à recevoir des services publics laïques
par l’entremise d’institutions parlementaires, gouvernementales et judiciaires laïques.

[56] L’article 6 traite des signes religieux :

6. Le port d’un signe religieux est interdit dans l’exercice de leurs fonctions aux
personnes énumérées à l’annexe II.

et en interdit le port à toutes personnes énumérées à son annexe II.

[57] L’article 8 oblige les membres du personnel d’un organisme à exercer leurs
fonctions à visage découvert et toute personne qui requiert un service fourni par ce
membre du personnel, doit interagir à visage découvert, pour la vérification de l’identité
ou pour des motifs de sécurité. L’annexe I énumère les organismes visés, alors que
l’annexe III définit ce qui constitue un membre.

[58] À titre d’exemple, le Tribunal note que l’annexe I inclut de façon générique dans
les organismes :

- Les entités gouvernementales incluant les municipalités et leurs organismes


publics affiliés;
- Les sociétés de transport en commun;
- Les établissements d’enseignement et les commissions scolaires;
500-17-108353-197 et Als PAGE : 16

- Les établissements de santé;


- Les garderies subventionnées et les centres de la petite enfance.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


alors que l’annexe III comprend entre autres :

- Un député de l’Assemblée nationale ou un élu municipal;


- Les agents de la paix;
- Les médecins, les dentistes ou les sages-femmes;
- Le personnel des garderies en milieu familial subventionnées;
- Les personnes occupant une fonction juridictionnelle relevant de l’ordre
administratif, incluant un arbitre.

[59] La Loi 21 modifie16 également la Charte québécoise pour que l’article 9.1 se lise
maintenant comme suit :

9.1. Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs
démocratiques, de la laïcité de l’État, de l’ordre public et du bien-être général des
citoyens du Québec.

La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l’exercice.

[60] L’article 14 prohibe tout accommodement, dérogation ou adaptation, à


l’exception de ceux prévus par la Loi 21, alors que l’article 16 déclare nulles de nullité
absolue toutes dispositions d’une convention ou entente collective ainsi que de tout
autre contrat de travail incompatibles avec ses dispositions.

[61] Également, elle apporte17 de nombreuses modifications à la Loi favorisant le


respect de la neutralité religieuse de l’État et visant notamment à encadrer les
demandes d’accommodements pour un motif religieux dans certains organismes 18.

[62] Son article 31 établit de façon générale, pour les fins de l’exercice, une clause
d’antériorité pour une série de personnes occupant déjà certaines fonctions avant
le 27 mars 2019, ce qui en pratique, signifie que celles-ci peuvent porter un signe
religieux.

[63] Finalement, l’article 33 décrète l’inapplicabilité des articles 1 à 38 de la Charte


québécoise à la Loi 21 ainsi qu’aux modifications apportées à la Loi 62 et l’article 34
énonce qu’elle produit son plein effet indépendamment des articles 2 et 7 à 15 de la
Charte canadienne.

16 Art. 18 et 19.
17 Art. 20 à 30.
18 RLRQ, c. R-26.2.01 (ci-après « Loi 62 »).
500-17-108353-197 et Als PAGE : 17

2.2 Les impacts de la Loi 21

[64] De façon pratique, les impacts de ses articles 6 et 8 sur des personnes
pratiquant leur foi, notamment par le biais du port de symboles religieux ou de

2021 QCCS 1466 (CanLII)


vêtements cachant la tête ou le visage, apparaissent très clairs :

- Pour Hak qui porte le hijab, elle ne pourra pas enseigner le français dans une
école publique tel qu’elle le souhaite19;
- E.E.20 et Ghadir Hariri21 se retrouvent dans la même situation;
- Hakima Dadouche doit exercer la même fonction, dans la même commission
scolaire, pour pouvoir continuer porter le hijab22;
- Pour Basir Naqui, musulman pratiquant, qui porte la barbe et un couvre-chef,
il ne pourra devenir un procureur de la Couronne23;
- Pour Imane Melab, elle ne pourra pratiquer le droit dans le secteur public
puisqu’elle porte le hijab24;
- Pour Carolyn Gehr, de confession juive, une carrière d’enseignante dans le
secteur public devient impossible parce qu’elle porte un foulard pour des
raisons reliées à sa foi25;
- Pour Fatima Ahmad, elle ne peut enseigner dans une école publique à cause
du port du hijab, ce qui la fait réfléchir quant à son lieu de résidence au
Canada26;
- Pour Gregory Bordan, portant des symboles religieux juifs, tels des tzizits
(cordes) et un couvre-chef, il ne pourra offrir de services juridiques aux entités
gouvernementales27;
- Finalement, Amrit Kaur, femme sikh pratiquante qui porte de nombreux
symboles religieux, tels que le turban et le kirpan entre autres, accepte un
poste d’enseignante à l’extérieur de la province vu l’impossibilité pour elle
d’enseigner au Québec28.
[65] Cette exclusion de la simple possibilité d’exercer la carrière envisagée, pour
laquelle on possède toutes les qualifications, représente plus qu’un simple déni d’une
chance, car elle transmet le message que les personnes qui exercent leur foi ne
méritent pas de participer à part entière dans la société québécoise.

19 Déclaration sous serment du 13 juin 2019, par. 10-11 et 17-18.


20 Déclaration sous serment du 20 juin 2019, par. 12.
21 Déclaration sous serment du 21 juin 2019, par. 12.
22 Déclaration sous serment du 12 mars 2020, par. 14.
23 Déclaration sous serment du 11 juin 2019, par. 11.
24 Déclaration sous serment du 12 juin 2019, par. 18-20.
25 Déclaration sous serment du 13 juin 2019, par. 14-16.
26 Déclaration sous serment du 13 juin 2019, par. 16-17.
27 Déclaration sous serment du 13 juin 2019, par. 9-11.
28 Déclaration sous serment du 18 juin 2019, par. 20 et 22.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 18

[66] Pour Hak, le message du premier ministre François Legault affirmant qu’il existe
« d’autres emplois de disponibles » entraîne un délitement sérieux du tissu social,
contrevenant ainsi à l’enseignement suivant de la Cour suprême dans Syndicat
Northcrest c. Amselem29 :

2021 QCCS 1466 (CanLII)


98 […] Ce serait un geste à la fois indélicat et moralement répugnant que de
suggérer que les appelants aillent tout simplement vivre ailleurs s’ils ne sont pas
d’accord avec la clause restreignant leur droit à la liberté de religion. […]

[67] De plus pour elle, la preuve révèle que cette politique d’exclusion, puisqu’on doit
l’appeler ainsi, entraîne des conséquences disproportionnées pour les femmes
musulmanes30.

[68] Il ne fait aucun doute que la Loi 21 entraîne des conséquences sérieuses et
négatives pour toutes les personnes qui arborent les signes religieux en public. De
façon générale, d’une part, toutes celles qui occupent un emploi visé par la Loi 21 se
retrouvent coincées dans leur position actuelle puisqu’elles ne peuvent en changer sous
peine de perdre le bénéfice de la clause d’antériorité, à moins de décider de ne plus
porter de signes religieux en public.

[69] D’autre part, toutes ces personnes qui aspirent à occuper l’un de ces emplois se
trouvent placées devant le dilemme suivant : ou bien elles agissent en fonction de leur
âme et conscience, en l’occurrence leurs croyances, ou bien elles travaillent dans le
métier de leur choix. On peut aisément comprendre qu’il s’agit là d’une conséquence
cruelle qui déshumanise les personnes visées.

[70] Pour plusieurs, le législateur envoie le message explicite que leur foi et la façon
qu’ils la pratiquent n’importent pas et qu’elle n’emporte pas la même dignité ni ne
requiert la même protection de la part de l’État. Pour eux, la Loi 21 postule qu’il existe
quelque chose de fondamentalement mal ou nocif avec les pratiques religieuses,
particulièrement certaines d’entre elles, et que l’on doit prémunir le public. Ainsi, elle
transmet un message explicitement exclusif à l’égard des personnes qui se font dire
qu’elles ne peuvent participer pleinement dans les institutions publiques de l’État
seulement à cause de leurs convictions intimes.

[71] La FAE souligne que la grande majorité de ses syndicats affiliés constatent une
recrudescence d’actes de harcèlement ou de propos dénigrants et insultants à l’endroit
de leurs membres de confession musulmane portant un signe religieux 31 et que certains
citoyens manifestent ouvertement leurs préjugés envers eux32.

29 [2004] 2 R.C.S. 551, par. 98.


30 Interrogatoire de Louis Bellerose, 25 août 2020, p. 37, l. 13 à p. 78, l. 12 et p. 39, l. 79 et pièces 52-m-
05, 53-s-07, 53-k-03 et 04, 53-kk-01 et 02, dossier Hak et pièces EMSB-28-12.1 et EMSB-28-11.
31 Pièce P-12, dossier FAE.
32 Pièce P-13, dossier FAE.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 19

[72] Voilà pourquoi elle plaide que la conception de la laïcité véhiculée par cette
législation contrevient au principe constitutionnel fondamental de la protection des
minorités énoncée dans la jurisprudence de la Cour suprême et qu’elle constitue une
rupture de l’ordre constitutionnel canadien établi, ce qui ne peut se faire que par une

2021 QCCS 1466 (CanLII)


modification constitutionnelle.

[73] Hak affirme que la Loi 21 ne répond pas aux préoccupations fondamentales33
qu'évoquent certains membres de la société civile depuis le dépôt du projet de loi,
notamment :

1) Que la définition de signes religieux va probablement englober des objets que


des personnes portent pour des motifs autres que religieux ou va requérir des
personnes responsables de l’application de la Loi 21 qu’elles posent des gestes
hautement intrusifs à l’égard des pratiques personnelles de certains employés;

2) Que la prohibition de signes religieux s’applique à des objets ou articles portés


sous les vêtements, sans fournir d’explication sur les modalités d’application de
cette prohibition et la façon dont les autorités doivent l’appliquer, tout en
maintenant le droit à la vie privée;

3) Que la Loi 21 délègue à chaque organisme public l’autorité d’imposer des


sanctions sans fournir suffisamment de précisions quant à la nature exacte de
celles-ci;

4) Que la Loi 21 ne clarifie pas quand la clause d’antériorité s’appliquera ou non;

5) Qu’avec le recours aux clauses nonobstant la Loi 21 cherche à empêcher


l’examen de sa validité en regard de la Charte québécoise et une grande partie
de la Charte.

3 LA PREUVE

3.1 Considérations générales quant à l’instance

[74] Le Tribunal convient avec la PGQ qu’il relève, à priori, de l’Assemblée nationale
du Québec de décider, en fonction des caractéristiques propres de la nation
québécoise, des rapports qui doivent exister ou subsister entre la religion et la société
civile. Ce faisant, celle-ci exerce ses prérogatives en fonction des pouvoirs dévolus par
notre ordre constitutionnel.

[75] Cependant, la tâche de valider la stricte légalité de ces gestes revient aux
tribunaux judiciaires. Ceux-ci agissent en arbitre neutre et impartial d’un débat social qui
trouve son aboutissement dans un acte, en l’occurrence législatif, que certains

33 Re-re-amended application, paragr. 92.


500-17-108353-197 et Als PAGE : 20

membres de la société contestent. Il s’agit là de leur droit le plus strict. Le devoir des
tribunaux vise à résoudre le contentieux, ni plus ni moins.

[76] En l’espèce, le législateur québécois choisit d’utiliser les clauses de dérogation

2021 QCCS 1466 (CanLII)


que l’on retrouve tant à la Charte canadienne qu’à la Charte québécoise pour tenter de
soustraire du débat judiciaire un examen fondé sur les droits et libertés qu’elles
reconnaissent. Bien que certains attaquent la légalité de cette démarche, ce sur quoi le
Tribunal adjugera, le recours, à priori, à ces clauses de dérogation vide de sens et
d’utilité toute démarche analytique basée sur des éléments se rapportant aux critères
d’analyse en vertu de l’article 1 de la Charte canadienne et 9.1 de la Charte
québécoise. Rappelons que ces articles traitent de l’opportunité législative au regard du
caractère réel et urgent de la loi contestée, tout comme de son effet délétère par
rapport à ses bienfaits présumés.

[77] Ainsi, un vaste pan de la preuve et de l’argumentation du PGQ et de certaines


parties s’avère inutile pour les fins du présent jugement. Certains peuvent donc
légitimement s’interroger sur les raisons pour lesquelles le Tribunal en permit
l’administration. La réponse se trouve dans son devoir d’entendre toutes les parties et
tous leurs arguments qui apparaissent, à priori, minimalement pertinents au débat avant
de procéder à l’instruction au procès pour ensuite adjuger.

[78] Dans un débat comme celui de l’espèce, la prudence demeure la meilleure


conseillère. Le Tribunal doit, dans une certaine mesure, se fier aux parties pour
l’administration de la preuve et la présentation de leurs arguments. À moins de se
trouver en présence d’éléments clairement non pertinents, le Tribunal ne peut agir pour
limiter le débat à moins que celui-ci entraîne une disproportion entre le but recherché et
les moyens entrepris. Ici, vu sa nature, le Tribunal considère qu’il devait permettre à
tous d’exposer de façon complète leurs prétentions.

[79] Dans ce contexte, la preuve du particularisme tant juridique que social du


Québec dont se réclame le PGQ, trouve une utilité extrêmement limitée, pour ne pas
dire nulle. Questionné à ce sujet à l’audience, l’avocat du PGQ le reconnaît. Également,
dans un autre ordre d’idées, le fait qu’un sondage34 démontrerait un appui majoritaire
de la population québécoise à la Loi 21, ne constitue pas un élément pertinent à
l’analyse des questions juridiques soumises au Tribunal. L’opinion publique n’influe
d’aucune façon sur la décision que doit rendre le Tribunal.

[80] Également, sans vouloir faire preuve de témérité, l’examen de la situation


existante dans d’autres états démocratiques n’apporte rien à l’analyse du Tribunal,
d’autant plus que le PGQ se réclame de la spécificité du Québec pour justifier sa
législation. Il apparaît donc incongru qu’il tente, indirectement, de la valider ou d’en
justifier le bien-fondé par l’importation de principes étrangers à cette spécificité. De plus,

34 Pièce PGQ-11 : Rapport d’expertise des professeurs Dufresne et Gagné.


500-17-108353-197 et Als PAGE : 21

la résolution de la dynamique juridique fédérale-provinciale canadienne s’appréhende,


se comprend et se résout d’abord et avant tout par les enseignements de la Cour
suprême du Canada.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[81] Le fait que cette façon de faire n’obtient pas l’assentiment politique de certains
n’empêche pas qu’il s’agit de la seule voie juridique que peut et doit suivre le Tribunal.
Ainsi, bien qu’il s’agisse d’expertises d’un intérêt certain pour d’autres fins, les rapports
Stefanini-Taillon35 et Koussens36 ne possèdent, avec égards, aucun intérêt juridique
pour la résolution des questions en l’instance.

3.2 Les demandes de rejet d’expertise et de radiation

3.2.1 Les principes juridiques relatifs à l’expertise

[82] Le témoignage relevant de l’expertise fait appel à l’expression d’une opinion, ce


qui constitue une exception à la règle générale qui veut que les témoins ne doivent
témoigner que de choses dont ils possèdent une connaissance factuelle personnelle
sans en tirer d’inférences37. En avalisant cette exception, la Cour suprême reconnaît
que dans certains cas, le juge des faits a besoin d’une aide technique ou spécialisée
pour évaluer la preuve comme il se doit. Il faut que l’utilité de cette preuve repose sur
des connaissances particulières qui dépassent le bagage et l’expérience du juge des
faits.

[83] Quant aux rôle et devoir de l’expert.e, dans White Burgess, la Cour suprême
énonce :

[10] Selon moi, l’expert a l’obligation envers le tribunal de


donner un témoignage d’opinion qui soit juste, objectif et impartial.
Il doit être conscient de cette obligation et pouvoir et vouloir s’en
acquitter. S’il ne satisfait pas à ce critère, son témoignage ne
devrait pas être admis. Or, dès lors qu’il y est satisfait, les réserves
quant à l’indépendance ou à l’impartialité du témoin expert
devraient être examinées dans l’évaluation globale des coûts et
des bénéfices de l’admission du témoignage. Cette démarche
issue de la common law cède le pas bien sûr aux dispositions
législatives et connexes établissant dans certains cas des règles
d’admissibilité différentes.38

[84] Elle précise ainsi son raisonnement :

35 Pièce PGQ-12.
36 Pièce EMSB-REP-3.
37 R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9; White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co.,
2015 CSC 23.
38 White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23, par. 10.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 22

[32] Trois concepts apparentés sont à la base des diverses


définitions de l’obligation de l’expert, à savoir l’impartialité,
l’indépendance et l’absence de parti pris. L’opinion de l’expert doit
être impartiale, en ce sens qu’elle découle d’un examen objectif

2021 QCCS 1466 (CanLII)


des questions à trancher. Elle doit être indépendante, c’est-à-dire
qu’elle doit être le fruit du jugement indépendant de l’expert, non
influencée par la partie pour qui il témoigne ou l’issue du litige. Elle
doit être exempte de parti pris, en ce sens qu’elle ne doit pas
favoriser injustement la position d’une partie au détriment de celle
de l’autre. Le critère décisif est que l’opinion de l’expert ne
changerait pas, peu importe la partie qui aurait retenu ses services
(P. Michell et R. Mandhane, « The Uncertain Duty of the Expert
Witness » (2005), 42 Alta. L. Rev. 635, p. 638-639). Ces concepts,
il va sans dire, doivent être appliqués aux réalités du débat
contradictoire. Les experts sont généralement engagés, mandatés
et payés par l’un des adversaires. Ces faits, à eux seuls, ne
compromettent pas l’indépendance, l’impartialité, ni l’absence de
parti pris de l’expert.39

[85] Le plus haut tribunal ajoute ceci quant au lien que peut entretenir l’expert avec la
partie qui propose son témoignage :

[49] (…) Le juge de première instance doit déterminer, compte


tenu tant de la situation particulière de l’expert que de la teneur du
témoignage proposé, si l’expert peut ou veut s’acquitter de sa
principale obligation envers le tribunal. Par exemple, c’est la
nature et le degré de l’intérêt ou des rapports qu’a l’expert avec
l’instance ou une partie qui importent, et non leur simple
existence : un intérêt ou un rapport quelconque ne rend pas
d’emblée la preuve de l’expert proposé inadmissible. Dans la
plupart des cas, l’existence d’une simple relation d’emploi entre
l’expert et la partie qui le cite n’emporte pas l’inadmissibilité de la
preuve. En revanche, un intérêt financier direct dans l’issue du
litige suscite des préoccupations. Il en va ainsi des liens familiaux
étroits avec une partie et des situations où l’expert proposé
s’expose à une responsabilité professionnelle si le tribunal ne
retient pas son opinion. De même, l’expert qui, dans sa déposition
ou d’une autre manière, se fait le défenseur d’une partie ne peut
ou ne veut manifestement pas s’acquitter de sa principale
obligation envers le tribunal. Je tiens à souligner que la décision
d’exclure le témoignage à la première étape de l’analyse pour non-
conformité aux critères d’admissibilité ne devrait être prise que
dans les cas manifestes où l’expert proposé ne peut ou ne veut
fournir une preuve juste, objective et impartiale. Dans les autres
cas, le témoignage ne devrait pas être exclu d’office, et son

39 Id., par. 32.


500-17-108353-197 et Als PAGE : 23

admissibilité sera déterminée à l’issue d’une pondération globale


du coût et des bénéfices de son admission.40

[86] À cet égard, le Tribunal doit agir à titre de gardien de l’admissibilité de ce type de

2021 QCCS 1466 (CanLII)


preuve41 et utiliser les critères énoncés dans White Burgess qui raffinent ceux énoncés
dans Mohan. Le Tribunal les schématise ainsi :

A) la pertinence logique de la preuve;

B) la nécessité d’aider le juge des faits, sachant que l’analyse coût-bénéfice se


fait à cette étape;

C) l’absence de toute règle d’exclusion;

D) la qualification suffisante de l’expert;

E) dans le cas d’une opinion fondée sur une science nouvelle, contestée ou
utilisée à des fins nouvelles, la fiabilité des principes scientifiques étaye la
preuve devant faire l’objet d’une démonstration.

A) La pertinence

[87] La pertinence au stade de l’admissibilité s’entend de la pertinence logique. Il


s’agit d’une exigence selon laquelle la preuve, en termes d’expérience humaine et de
logique, tend à rendre l’existence ou la non-existence d’un fait en litige plus ou moins
vraisemblable42.

[88] Quant à la pertinence, il s’agit de cerner où se trouve la question essentielle qui


requiert la preuve d’expert. Il s’agit de déterminer si cette preuve peut rationnellement
toucher la vraisemblance d’un fait important.

[89] En l’espèce, ce critère semble satisfait, à tout le moins minimalement, pour


l’ensemble des expertises proposées.

B) La nécessité

[90] Dans R. c. D.D.43 la Cour suprême enseigne que :

« Des personnes compétentes peuvent exprimer des opinions sur


des questions au sujet desquelles il est peu probable qu’une
personne ordinaire puisse soit évaluer les faits, compte tenu de

40 Id., par. 49.


41 Id., par. 20.
42 Id., par. 23.
43 [2000] 2 R.C.S. 275.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 24

leur technicité, soit se former une opinion juste sur une affaire
sans l’aide de personne ayant des connaissances particulières ».44

[91] Puis, quant à l’objectif que doit viser l’opinion de l’expert, elle ajoute dans R. c.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


J.-L.J.45 :

« La preuve d’expert vise donc à aider le juge des faits en lui


fournissant des connaissances particulières qu’une personne
ordinaire n’aurait pas. Elle n’a pas pour objet de substituer l’expert
au juge des faits. C’est un acte de jugement éclairé, et non un acte
de confiance, qui est requis du juge des faits ».46

[92] En l’espèce, certaines conséquences sociétales qu’entraîne la Loi 21 dépassent


l’expérience normale d’une personne ordinaire. Il ne suffit pas de s’en remettre à ce que
l’on appelle familièrement « le gros bon sens » pour permettre de statuer sur la question
de savoir quels effets la Loi 21 peut entraîner.

[93] Le Tribunal doit déterminer si le témoignage d’expert.e qui satisfait aux


conditions préalables à l’admissibilité s’avère assez avantageux pour le procès afin de
justifier son admission malgré le préjudice potentiel pour celui-ci qui peut découler de
son admission47. Pour le Tribunal, il importe de bien soupeser les critères d’admissibilité
les uns par rapport aux autres. Ainsi, plus la preuve envisagée s’annonce centrale à la
détermination d’une question en litige, plus grand s’avèrera son avantage pour le
procès et, par voie de conséquence, le préjudice potentiel qu’elle créera devra
clairement outrepasser cet avantage.

C) L’absence de toute autre règle d’exclusion

[94] Personne ne plaide qu’il existe d’autres règles d’exclusion qui militeraient en
faveur du rejet des rapports d’expertises contestées et des témoignages qui en
découlent. Le Tribunal en convient.

D) La qualification suffisante de l’expert

[95] L’arrêt Mohan enseigne que l’expert.e doit posséder des connaissances
spéciales ou particulières grâce à des études ou une expérience relative aux questions
visées dans son témoignage. À cet égard, le Tribunal peut répondre aux questions
suivantes :48

44 Id., par. 47.


45 [2000] 2 R.C.S. 600.
46 Id., par. 56.
47 White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23, par. 24.
48 R. v. Abbey, 2009 ONCA 624.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 25

i) Existe-t-il une discipline, une profession ou un domaine de fonction


spécialisée reconnus?

ii) Les travaux dans ce domaine font-ils l’objet de mesures d’assurance de la

2021 QCCS 1466 (CanLII)


qualité et d’un examen indépendant approprié par d’autres personnes
œuvrant dans ce champ d’études?

iii) L’expert.e possède-t-il.elle des qualifications particulières dans cette


discipline, cette profession ou ce domaine de formation spécialisée?

E) L’opinion basée sur une science nouvelle, contestée ou à des fins


nouvelles

[96] À ce sujet, il importe de ne pas confondre les vocables. Le mot « contesté »


réfère au fait qu’on remet en question le fondement même de la science en question
dont traite l’expertise, et non pas que l’on conteste le bien-fondé de celle-ci quant à sa
substance.

[97] À l’évidence, la psychologie et la sociologie ne constituent pas des sciences


nouvelles contestées ou qu’on utilise à des fins nouvelles puisqu’elles s’intéressent à
l’étude des comportements humains et leurs démembrements depuis des décennies.

[98] Finalement, l’arrêt White Burgess enseigne qu’au bout du compte, l’utilité
possible du témoignage de l’expert doit convaincre le Tribunal qu’elle l’emporte sur les
risques reliés à celui-ci49.

[99] De plus, le Tribunal ne se trouve pas lié par l’opinion des experts. Il doit en
soupeser la valeur probante et analyser son impact tout comme il le fait pour la preuve
profane.

3.2.2 La demande en rejet du PGQ

[100] Le PGQ demande le rejet des rapports d’expert de Thomas Dee 50 et de Richard
Bourhis.

[101] Quant au premier, il plaide que les recherches du professeur Dee apparaissaient
très éloignées des enjeux du litige, d’une part, parce que les données utilisées par lui
proviennent d’écoles américaines et, d’autre part, parce que son étude porte
exclusivement sur l’impact de la diversité raciale du corps enseignant sur les résultats
des étudiants issus de minorités raciales.

49 White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23, par. 54.
50 Pièce EMSB-23-47.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 26

[102] Il ajoute que puisqu’aucune de ses études ne porte sur l’impact de la diversité
religieuse du corps enseignant sur les étudiants appartenant à des minorités religieuses
et, plus précisément, qu’il n’étudie pas les impacts de la Loi 21, le tout conjugué à son
absence d’études canadiennes, fait en sorte de rendre son rapport irrecevable.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[103] Il en conclut donc à une absence de pertinence du fait que les transpositions
effectuées par l’expert ne se basent sur aucune étude empirique, ce qui fait en sorte
que son rapport relève de la pure hypothèse.

[104] Avec égards, le PGQ confond la pertinence avec la valeur probante d’un rapport
d’expert.

[105] Ici, il ne fait aucun doute qu’en toute logique, les études du professeur Dee
possèdent une pertinence quant à l’effet de la Loi 21 sur les élèves puisque cette
preuve peut rationnellement toucher à la vraisemblance d’un fait important, en
l’occurrence l’impact de l’absence de certaines personnes issues de minorités
religieuses sur les élèves issus des minorités. De plus, pour le Tribunal, la
méthodologie de l’expert Dee ne peut faire l’objet de sérieuse remise en question qui
entraînerait son rejet.

[106] Le Tribunal rejette la demande de rejet du rapport Dee du PGQ pour le motif de
non-pertinence.

[107] Quant au rapport Bourhis, expert en psychologie sociale, le PGQ argue en


s’appuyant sur les arrêts Cardinal c. Bonnaud51, ainsi que Régie intermunicipale de
police des Riverains c. Régie des rentes du Québec52 et les décisions Whitehead c.
Penny53 et Association des jeunes victimes de l’église c. Harvey54 que celui-ci émettrait
des opinions juridiques.

[108] À titre d’exemple, il cible le paragraphe 4 du rapport alors que l’expert affirme :

« Toutefois, la Loi sur la laïcité de l’État produit l’effet pervers de la


discrimination indirecte en adoptant des règles qui prétendent être
« neutres » en s’appliquant à tous de la même façon, mais qui ont un
effet discriminatoire auprès d’une catégorie d’individus en leur
imposant des obligations ou des peines, non imposées aux autres,
« même si cet effet n’a pas été voulu ni prévu. »

pour soutenir qu’en ce faisant, Bourhis usurpe la fonction du juge, qui seul pourrait se
prononcer sur le caractère discriminatoire d’une loi.

51 2018 QCCA 1357, par. 62.


52 2010 QCCA 343, par. 47.
53 2019 QCCS 3999, par. 10 et 11.
54 2020 QCCS 188, par. 18.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 27

[109] Il ajoute que les extraits suivants :

« Entre autres, ces dispositions de la Loi sur la Laïcité de l’État ont


pour but avoué, à long terme, d’exclure par l’usure toutes les

2021 QCCS 1466 (CanLII)


minorités religieuses portant des signes religieux du système scolaire
du Québec. »55

« Par ailleurs, l’adoption de la Loi sur la Laïcité de l’État a pour but


éventuel d’exclure toutes les minorités religieuses portant un signe
religieux du système scolaire québécois, effet que n’a pas à subir la
majorité québécoise chrétienne ou non croyante de la province. »56

démontrent que l’expert tente de se substituer au juge en interprétant lui-même


l’intention du législateur, tout en démontrant sa partialité envers les enjeux du dossier.

[110] À ce sujet, le PGQ fait fausse route. Les qualifications qu’apporte l’expert
n’usurpent pas le rôle du Tribunal. Elles constituent plutôt l’opinion, tranchée certes,
d’un expert en psychologie sociale qui analyse la Loi 21 en fonction de sa perspective
découlant de sa science, et des effets qu’entraînera, selon lui, la Loi 21. Ce faisant, il
n’usurpe pas le rôle du Tribunal, qui, à charge de redite, ne se trouve pas lié par cette
opinion.

[111] Le PGQ attaque également le rapport Bourhis en soutenant que ses conclusions
ne reposent sur aucune étude empirique sur les effets de la Loi 21, ou sur les effets du
dénombrement, tout en énonçant son opinion personnelle en émettant des hypothèses
sur les effets de la Loi 21 sans procéder à aucune vérification.

[112] Le Tribunal ne peut pas retenir ces arguments du PGQ, car, encore une fois,
l’expérience et l’expertise de Bourhis lui permettent de tirer des conclusions qui
découlent logiquement de la situation factuelle qu’il constate.

[113] Voilà pourquoi le Tribunal rejette la demande du PGQ à l’égard du rapport


Bourhis.

3.2.3 Les demandes en rejet du rapport de Yolande Geadah

[114] Hak, EMSB et la FAE demandent le rejet du rapport Geadah57 en substance à


cause de sa partialité, de son manque de rigueur scientifique et pour cause
d’irrégularité.

[115] Quant à cette dernière proposition, elle se manifesterait plus particulièrement


parce que Geadah se prononce sur des enjeux qui outrepassent sa compétence ou

55 Rapport du professeur Bourhis, par. 36.


56 Id., par. 52.
57 Pièce PDF-7.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 28

qu’elle usurpe la fonction du juge. Selon eux, l’experte, chercheure indépendante en


études féministes et consultante au sein d’organismes québécois de coopération
internationale, se prononce sur des questions relevant des sciences théologiques
puisqu’elle interprète des écrits religieux pour affirmer, entre autres, que les

2021 QCCS 1466 (CanLII)


justifications théologiques apparaissent minces pour expliquer le port du voile comme
découlant d’un précepte religieux58.

[116] Également, elle énoncerait des opinions juridiques tout en émettant des
hypothèses quant à l’intention du législateur59.

[117] Au sujet du manque de rigueur scientifique, ils plaident que son rapport repose
majoritairement sur des sources non scientifiques telles le Journal de Montréal, La
Presse et le magazine Châtelaine60 et sur du ouï-dire61. Ils ajoutent que ses publications
ne font l’objet d’aucune vérification par des pairs.

[118] Finalement, au sujet du manque d’impartialité, ils soumettent que son rapport
contrevient aux obligations d’objectivité et de rigueur imposées aux experts par
l’article 22 C.p.c.62, car il s’apparente plus à une argumentation écrite visant à soutenir
la thèse de PDF63 qu’à un rapport scientifique qui permettra d’éclairer le Tribunal.

[119] À cela, PDF réplique que l’arrêt Danson c. Ontario (Procureur général)64
assouplit les règles de preuve dans un litige constitutionnel lorsqu’il s’agit de
comprendre le contexte social, économique et culturel dans lequel s’inscrit une loi
faisant l’objet d’une contestation en vertu de la Charte65.

[120] Le Tribunal tient à préciser que l’arrêt Danson dont se réclame PDF ne soutient
pas sa position, car celui-ci traite de la nature de la preuve recevable dans un litige
portant sur la Charte et non pas des qualifications d’un expert.

[121] Elle ajoute que la décision Fédération des travailleurs du Québec (FTQ –
Construction) c. Procureure générale du Québec66 assouplit également la règle quant à
l’expression d’une opinion qui peut s’apparenter à une opinion juridique en énonçant :

[16] Plus encore, l’expert peut se prononcer sur une question de droit
que le juge aura à trancher. Son opinion ne peut remplacer celle du

58 Id., pp. 6 et 7 et 11-12.


59 Id., pp. 4 et 7.
60 Id., pp. 6 et 14.
61 Id., p. 10.
62 Gauthier c. Raymond Chabot inc., 2017 QCCS 317, par. 31-35; Roy c. Québec (Procureure générale),
2016 QCCA 2063, par. 7, 10-11; Knafo v. Knafo, 2018 QCCS 544, par. 55-57.
63 Pièce PDF-7 : Rapport Geadah, pp. 4, 8, 9 et 12.
64 [1990] 2 R.C.S. 1086.
65 Id., p. 1099.
66 2018 QCCS 4548.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 29

juge sur une question de droit, mais le fait que l’expert puisse
formuler une opinion sur un aspect légal n’aura pas automatiquement
pour effet de le disqualifier ou de rejeter l’ensemble de son expertise.
Voir Jean-Claude Royer et Catherine Piché : « La preuve civile, 5e

2021 QCCS 1466 (CanLII)


édition, Éditions Yvon Blais, 2016, no. 545.

[122] Il importe de noter que le Tribunal qualifie Geadah à l’audience d’experte


concernant la situation des femmes dans la culture arabo-musulmane. Son expertise
particulière tient essentiellement à son expérience personnelle, qui s’articule autour de
recherches de plus de 30 ans dans le domaine ainsi que sur ses années vécues en
Égypte et des enquêtes dans divers pays africains. Il ne fait aucun doute qu’elle se
réclame d’une perspective féministe sur les questions dont elle traite. Le fait qu’elle ne
possède pas de diplôme formel en théologie, études religieuses ou sociologie
n’entraîne pas nécessairement la disqualification de son expertise, pas plus que sa
perspective. En effet, ce biais, si l’on peut le qualifier ainsi, constitue un facteur à
considérer dans l’appréciation de la force probante de son expertise, mais ne la
disqualifie pas pour autant.

[123] En matière de sciences sociales, dans la mesure où il n’existe pas


nécessairement de théorie scientifique à faire valider par des pairs ni de méthodologie
particulière, l’expérience personnelle acquise au fil des ans, la publication de certains
ouvrages, la reconnaissance par la communauté de ses travaux peuvent constituer un
gage suffisant d’une certaine expertise dans un domaine. Ici, le rôle que joue Geadah
auprès du Conseil du statut de la femme depuis de nombreuses années et les avis
auxquels elle participe établissent la reconnaissance d’une certaine expertise.

[124] De plus, il ne faut pas confondre nécessairement le fait d’exprimer des opinions,
même tranchées, avec la partialité. Le Tribunal doit constater que dans un contexte
particulier, semblable à celui de l’instance, il apparaît plus sage de permettre aux
parties notamment par le contre-interrogatoire, tant sur les qualifications de l’experte
que lors de son témoignage, de miner sa crédibilité ou la force probante de son rapport
et de son témoignage que d’écarter d’entrée de jeu son rapport ou son témoignage.

[125] Également, en qualifiant la Loi 21 telle qu’elle le fait, Geadah n’usurpe pas le rôle
du Tribunal. Encore une fois, cette qualification ne se situe pas au niveau juridique,
mais plutôt au niveau de la perspective de l’experte.

[126] Le Tribunal rejette donc la demande visant à écarter du dossier le rapport et le


témoignage de Geadah. Il traitera de sa force probante en temps utile.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 30

3.2.4 La demande en rejet des paragraphes 107, 108 et 112 du rapport


d’expertise de Marc Chevrier

[127] EMSB requiert le rejet des paragraphes 107, 108 et 112 du rapport d’expertise

2021 QCCS 1466 (CanLII)


de Marc Chevrier67 pour absence de pertinence, vu que le PGQ n’entend pas présenter
de preuve justificative au sens de l’article 1 de la Charte. Ceux-ci se lisent :

[107] La loi 21 paraît emprunter aussi au libéralisme par son


double souci d’affirmer les libertés individuelles contre les atteintes
étatiques comme de protéger les individus contre l’emprise que
pourraient exercer sur eux des groupes, des associations ou des
confessions religieuses. Citons de nouveau Rawls, la séparation
entre l’Église et l’État protège la première de l’autre, et vice-versa; de
même, elle protège les citoyens de leur religion, et entoure l’école
publique d’un périmètre de neutralité, où les pressions sociales
émanant des appartenances religieuses seraient restreintes, comme
y serait limité le risque d’associer le métier d’enseignant à des
querelles ou à des litiges autour de vérités et de rites religieux qui
diviseraient les enseignants, les élèves et leurs parents, voire le
public. En ce sens, pour paraphraser Mills, elle tente de réaliser au
sein de l’école publique un cadre propice à l’« indifférence
religieuse », où le climat des études ne serait guère troublé par des
disputes théologiques et l’incertitude suscitée par l’absence
d’encadrement sur le port de signes religieux.

[108] Cependant, la loi 21, en exemptant les établissements privés


d’enseignement agréés de l’obligation de réserve relativement au port
de signes religieux, paraît avoir réalisé un compromis qui est aussi
typiquement libéral. Une des solutions institutionnelles qui s’est
imposée dans plusieurs démocraties libérales pour concilier la
neutralité religieuse de l’école et la liberté religieuse est la création
parallèle d’un système d’écoles privées, conventionnées par l’État,
confiées souvent à des organisations religieuses autorisées à y
transmettre leur vision du monde, par divers moyens. Le Québec, en
cette matière, pratique un dualisme scolaire qui le distingue du reste
du Canada, par l’importance qu’y joue l’enseignement privé, qui
accorde aussi une grande place aux écoles professionnelles. En
2012, on a dénombré 138 écoles religieuses subventionnées par
l’État québécois, soit 97 catholiques, 18 juives, 11 protestantes,
9 musulmanes et 3 orthodoxes ou apostoliques, où étaient scolarisés
71 % des élèves inscrits dans les écoles privées. En ce sens, le
législateur québécois a décidé d’offrir aux parents québécois le choix
suivant : envoyer leurs enfants dans des écoles publiques observant
une indifférence religieuse de principe ou à des établissements privés
où une certaine observance religieuse est permise. Le dualisme

67 Pièce PGQ-7.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 31

scolaire se justifie en général au nom de la liberté d’enseignement,


considérée dans plusieurs sociétés comme un droit de première
importance, consacré par la tradition, la constitution ou la loi, et qui
pose des limites à l’étatisation complète de l’éducation. Bien

2021 QCCS 1466 (CanLII)


évidemment, partout où le dualisme scolaire existe, il suscite des
critiques nombreuses, en vue notamment de cesser le financement
public des établissements privés.

[112] Une lecture pluraliste de la démocratie semble aussi sous-


tendre La Loi sur laïcité de l’État, par le fait qu’elle n’assujettit pas les
employés politiques des cabinets ministériels, ce qui laisse la voie
libre à l’intégration d’un parti politique confessionnel, comme il existe
en Europe. Selon Arend Lijphart, le clivage entre partis laïques et
partis religieux constitue, après le clivage socio-économique, le
principal facteur qui divise les forces partisanes dans les
démocraties, de culture chrétienne ou non.

[128] Pour bien situer le débat, rappelons que Chevrier témoigne en tant qu’expert en
pensées politiques et en régimes politiques. À l’évidence, les passages précédents
s’inscrivent assurément dans son champ d’expertise et ils possèdent une pertinence
pour expliquer de quelle façon la Loi 21 s’insère dans une certaine conception de
l’organisation sociale et politique. Ainsi, le Tribunal ne peut conclure à l’absence totale
de pertinence, entre autres, sur la base que ces passages ne posséderaient qu’une
seule utilité, en l’occurrence celle de permettre à l’État de justifier la Loi 21 au regard de
l’article 1 de la Charte.

[129] En effet, il constitue une réponse au rapport Maclure68 notamment quant au


concept de laïcité « ouverte » ou de laïcité « républicaine ».

[130] Le Tribunal rejette donc cette demande.

3.2.5 La demande en rejet du rapport de Benoît Pelletier

[131] EMSB demande le rejet du rapport de Pelletier69 et du témoignage en découlant


pour cause d’absence de pertinence.

[132] Le Tribunal reconnaît à l’audience Benoît Pelletier expert en fédéralisme


comparé et canadien. Son rapport et son témoignage s’inscrivent dans une perspective
à la fois historique et juridique. Dans ce contexte, en quelques occasions, la marge de
manœuvre de l’expert tient de l’équilibrisme, car en traitant de tels sujets, relevant
à priori du domaine d’expertise du Tribunal dans le domaine juridique, il peut donner
l’impression qu’il empiète sur ce territoire réservé.

68 Pièce EMSB-23-48.
69 Pièce PGQ-10.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 32

[133] Or, dans une affaire semblable à celle de l’instance, il importe que le Tribunal
puisse adjuger en toute connaissance de cause de l’évolution des institutions
constitutionnelles canadiennes et des instruments qui leur donnent vie. Cela requiert
une incursion dans l’historique du fédéralisme canadien, éclairé tant par les choix

2021 QCCS 1466 (CanLII)


effectués par les parties constituantes canadiennes que par les différents modèles
internationaux qui participent à les inspirer.

[134] Dans ce contexte, le rapport et le témoignage de Pelletier permettent d’établir ce


contexte et s’avèrent tout à fait pertinents pour permettre au Tribunal de cerner certains
enjeux. Rien ne milite en faveur du rejet du rapport de cet expert.

[135] Conséquemment, le Tribunal rejette cette demande.

3.2.6 La demande de rejet de 26 extraits du rapport de Stefanini-Taillon

[136] Hak demande le rejet de 26 extraits du rapport Stefanini-Taillon70 au motif que


les auteurs se substituent à la Cour puisqu’ils prennent des positions juridiques et tirent
des conclusions à propos de la Loi 21. Notons que le Tribunal qualifie Taillon d’expert
en droit constitutionnel comparé.

[137] Tout en réitérant les commentaires émis précédemment dans le cadre de


l’analyse de la recevabilité du rapport Pelletier qui s’appliquent ici, vu la similitude de la
nature de l’expertise, le Tribunal ajoute que le droit constitutionnel comparé dépasse la
connaissance avérée des tribunaux71.

[138] Aussi, tel que l’affirme la décision dans l’affaire FTQ-Construction72, le Tribunal
bénéficie assurément de l’aide d’un expert en cette matière afin de voir comment
s’articulent les principes de la Loi 21 en regard du droit international. Ainsi, il devient
incontournable que l’expert en traçant des parallèles, et en faisant des comparaisons
opine sur la portée de la Loi 21. Cela apparaît inévitable.

[139] Cependant, d’une part, ces remarques, commentaires ou opinions ne lient pas le
Tribunal et, d’autre part, il apparaît que dans un tel contexte la possibilité de produire
une contre-expertise et celle de contre-interroger le témoin permettent d’obtenir un
éclairage adéquat qui sert l’intérêt de la justice.

[140] Le Tribunal rejette donc cette demande de radiation.

70 Pièce PGQ-12.
71 Holding Tusculum, B.V. c. S.A. Louis Dreyfus & Cie, 2006 QCCS 2827, par. 15-16.
72 Fédération des travailleurs du Québec (FTQ - Construction) c. Procureure générale du Québec,
2018 QCCS 4548, par. 9 et 20.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 33

3.2.7 La demande en radiation de certains paragraphes de la déclaration


sous serment de Guy Rocher

[141] La FAE demande la radiation des paragraphes suivants de la déclaration sous

2021 QCCS 1466 (CanLII)


serment de Guy Rocher :

21. Le rapport Parent est considéré comme l’un des principaux


symboles de la Révolution tranquille en ce qu’il constitue le point de
départ de la laïcisation et de la démocratisation du système
d’éducation québécois, jusque-là sous plein contrôle de l’Église
catholique. Parce qu’il demeure un essentiel référent de l’évolution
sociale du Québec, le rapport est joint à la présente déclaration sous
serment, pièce GR-2.

27. La déconfessionnalisation des écoles publiques de niveau


primaire et secondaire s’est produite naturellement dans les années
qui ont suivi par la création de nombreuses écoles par le ministère et
par l’arrivée massive de nouveaux enseignantes et enseignants, dont
plusieurs qui, bien que provenant de communautés religieuses,
avaient accepté de retirer leurs signes religieux. Il s’agissait là d’une
condition, aux yeux des commissaires, pour que soit respecté le
caractère véritablement neutre de ces nouvelles institutions scolaires.
Il aurait été contraire à l’esprit des recommandations de la
Commission, parce que contraire au respect des convictions des
clientèles, que ces professeurs puissent enseigner en continuant
d’exprimer leurs convictions catholiques.

28. Rendue nécessaire en raison du pluralisme religieux


grandissant dans la société québécoise, la déconfessionnalisation
signifiait la neutralité, en apparence et en fait, des écoles en matière
religieuse et, ainsi, le respect des convictions et des consciences des
élèves, l’une des idées maîtresses du rapport. Cela a eu pour effet
d’accroître considérablement l’accessibilité et de démocratiser le
système d’éducation.

44. Le 28 avril 2010, j’ai prononcé une allocution à la Grande


Bibliothèque exposant les raisons pour lesquelles je suis
personnellement contre la laïcité dite « ouverte », mais en revanche
favorable à ce que je nomme la laïcité sans adjectif, le meilleur gage
d’un climat social de paix et d’intégration sociale, comme en fait foi le
texte de cette allocution, pièce GR-6.

49. Mon témoignage visait à expliquer en quoi cette nouvelle loi,


qui donne préséance à la liberté de conscience des clientèles (c’est-
à-dire des élèves et des parents), constitue l’aboutissement de la
Révolution tranquille, étant en totale adéquation avec le projet
éducatif québécois défini par la Commission Parent tel que je l’ai déjà
500-17-108353-197 et Als PAGE : 34

rappelé dans l’article « Confessionnalité et laïcité : vers une école


commune, laïque et nationale », pièce GR-11.

(Les caractères gras dans l’original)

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[142] D’emblée, il faut rappeler que, normalement, le témoignage s’effectue en
conformité avec les dispositions de loi en l’occurrence l’article 2843 C.c.Q. qui énonce :

2843. Le témoignage est la déclaration par laquelle une personne


relate les faits dont elle a eu personnellement connaissance ou par
laquelle un expert donne son avis. Il doit, pour faire preuve, être
contenu dans une déposition faite à l'instance, sauf du consentement
des parties ou dans les cas prévus par la loi.

[143] Le rapport d’expertise constitue une des exceptions à ce principe en vertu de


l’article 293 C.p.c. :

293. Le rapport de l’expert tient lieu de son témoignage. Pour être


recevable, il doit avoir été communiqué aux parties et versé au
dossier dans les délais prescrits pour la communication et la
production de la preuve. Autrement, il ne peut être reçu que s’il a été
mis à la disposition des parties par un autre moyen en temps
opportun pour permettre à celles-ci de réagir et de vérifier si la
présence du témoin serait utile. Il peut toutefois être reçu hors ces
délais avec la permission du tribunal.

[144] L’article 294 C.p.c. prévoit l’interrogatoire de l’expert :

294. Chacune des parties peut interroger l’expert qu’elle a nommé,


celui qui leur est commun ou celui commis par le tribunal pour obtenir
des précisions sur des points qui font l’objet du rapport ou son avis
sur des éléments de preuve nouveaux présentés au moment de
l’instruction; elles le peuvent également, pour d’autres fins, avec
l’autorisation du tribunal. Une partie ayant des intérêts opposés peut,
pour sa part, contre-interroger l’expert nommé par une autre partie.

Les parties ne peuvent, cependant, invoquer l’irrégularité, l’erreur


grave ou la partialité du rapport, à moins que, malgré leur diligence,
elles n’aient pu le constater avant l’instruction.

[145] Dans le cas de Rocher, il ne s’agit pas d’une demande de déposer un rapport
d’expert puisque le PGQ ne produit aucun avis en vertu de l’article 293 C.p.c., ni ne
demande-t-il au Tribunal de l’autoriser à ce faire, encore là en fonction du même article.

[146] Il s’agit donc d’une demande qui vise un témoin ordinaire, à l’égard de certains
paragraphes de sa déclaration sous serment uniquement, car les parties conviennent
de son admissibilité pour le reste. Elles s’entendent également que l’état de santé du
500-17-108353-197 et Als PAGE : 35

témoin l’empêche de témoigner, viva voce, hors Cour ou devant le Tribunal, par tous
moyens.

[147] Le PGQ prend appuie sur la décision Laval (Ville de) c. GBC Peaux international

2021 QCCS 1466 (CanLII)


inc.73 qui affirme :

[66] Ces constatations, raisonnements et conclusions de


Mme Delmotte et M. Carreau ne constituent pas un témoignage
d’expert soit un exercice propre à l’application d’une science ou d’une
profession particulière. À titre de témoins ordinaires, ils peuvent
présenter leurs observations pertinentes sous forme d’opinion alors
qu’ils sont bien placés en raison de leur expérience pour formuler de
telles conclusions. Celles-ci demeurent néanmoins des avis que des
personnes d’expérience courante sont en mesure de formuler.

[148] Notons que les personnes déclarantes auxquelles réfère cet extrait agissent
respectivement en tant que chef d’équipe du ministère de l’Environnement et ingénieur
chimiste analyste.

[149] Avant de disposer formellement de la demande en radiation, il convient de


souligner que celle-ci met en jeu trois principes distincts, le premier relié à l’expression
d’une opinion par un témoin ordinaire, le second qui interpelle le droit des parties
adverses de pouvoir contre-interroger le témoin et le troisième qui appelle l’application
de la règle relative au ouï-dire.

[150] En effet, ici le témoignage de Rocher s’effectue au moyen d’une déclaration faite
hors de l’instance et en l’absence de consentement de toutes les parties. Il s’agit de
ouï-dire dans la mesure où la partie qui produit cette déclaration la présente dans le but
de faire preuve de son contenu74.

[151] Cependant, le Tribunal peut l’autoriser en vertu de l’article 2870 C.c.Q. dans la
mesure où les circonstances entourant la déclaration donnent à celle-ci des garanties
suffisamment sérieuses de fiabilité. Dans cette optique le droit au contre-interrogatoire
prend une importance certaine. Ainsi, le contexte permet de trouver des indices de la
fiabilité de la déclaration extrajudiciaire. On peut penser, par exemple, à des
interrogatoires hors cour non produits que l’on demande ensuite de produire vu
l’impossibilité du déclarant de se présenter au tribunal, ou de déclarations faites dans le
cadre d’un processus relativement formel et balisé. Dans ce contexte, la présence de la
partie adverse, d’un contradicteur ou d’une personne neutre agissant dans le cadre de
ses fonctions peut servir d’indice quant à la fiabilité de la déclaration. Il existe aussi les
documents ou déclarations qui relèvent de la présomption établie au 3e alinéa de
l’article 2870 C.c.Q.

73 2015 QCCS 5403.


74 Articles 2843 et 2869 C.c.Q.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 36

[152] Cela dit, il convient d’analyser chacun des paragraphes visés par la demande en
radiation séparément, bien qu’à l’évidence tous et chacun constituent, à priori, du
ouï-dire inadmissible.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[153] Quant au paragraphe 21, la demande en rejet apparaît inutile en pratique, car
d’autres témoins affirment la même chose, le professeur Lamonde, entre autres, et rien
n’empêche la production du rapport Parent qui se trouve d’ailleurs au dossier.

[154] Les paragraphes 27 et 28 peuvent faire l’objet d’une analyse conjointe. Tout
d’abord la première phrase du paragraphe 27 relève d’une constatation factuelle du
témoin. Encore une fois, les témoignages d’autres experts entendus à l’audience vont
dans le même sens. Rien ne milite en faveur de l’exclusion de cette phrase.

[155] Cependant, le reste du paragraphe 27 et le paragraphe 28 constituent une


opinion qui relève de l’expertise et non pas, comme le plaide le PGQ, d’un témoignage
d’une personne qui constate uniquement des faits vu sa position privilégiée en tant
qu’ancien membre de la Commission Parent.

[156] Dans ce contexte, il revient au PGQ de justifier une exception à la règle


d’exclusion, car les trois principes précédemment évoqués s’appliquent. Il ne parvient
pas à le faire. Le Tribunal en conclut donc qu’il faut radier de la preuve tout ce qui suit la
première phrase du paragraphe 27 ainsi que le paragraphe 28.

[157] Le paragraphe 44 ne relève rien de plus que du dépôt d’une allocution faite par
le témoin dont le Tribunal peut prendre connaissance, sans pour autant que son
contenu fasse preuve de sa véracité. Le Tribunal ne le radiera pas.

[158] Il s’agit, en partie de la même problématique pour le paragraphe 49 quant au


dépôt de l’article Pièce GR-10, mais hormis ce dépôt le reste du paragraphe obvie de
força claire aux trois principes directeurs relatifs à l’admissibilité de la preuve. Ici, aussi
le PGQ ne se décharge pas de son fardeau de justifier l’application d’une exception à la
règle d’exclusion. Ainsi, le Tribunal rayera le paragraphe 49 hormis pour le passage qui
permet la production de la pièce GR-10.

3.2.8 La demande en rejet de l’expertise de Jacques Beauchemin

[159] À l’instance, le Tribunal qualifie Jacques Beauchemin d’expert en sociologie du


Québec et éthique sociale. Hak demande le rejet de son rapport et de son témoignage
pour cause d’irrégularités et de partialité aux termes de l’article 241 C.p.c.

[160] Elle base sa demande relativement à l’irrégularité sur la prémisse que l’expert
s’aventure manifestement et à répétition sur la crédibilité des parties, qu’il interprète les
déclarations de témoins pour en tirer ses propres conclusions sans les relier à son
domaine d’expertise et qu’il interprète des lois et l’intention du législateur.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 37

[161] Premièrement, contrairement à ce qu’elle prétend, Beauchemin peut


certainement opiner sur les questions 1, 3, 4 et 5 de son rapport puisqu’il faut
comprendre que sa perspective se situe d’un point de vue sociologique et non pas de
celle d’un spécialiste de l’éducation.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[162] Deuxièmement, Hak confond, pour les fins de l’exercice, l’analyse de la stricte
crédibilité juridique ou judiciaire que doit effectuer le Tribunal dans le cadre de sa
décision avec la crédibilité sociale de la position des parties qui attaque la Loi 21. En
faisant ce dernier exercice, l’expert tente de démontrer que, selon lui, la démarche des
demandeurs ne s’inscrit pas dans la réalité sociale proprement québécoise. Il s’agit là
de son champ d’expertise. Le Tribunal en tirera les conséquences qu’il juge à propos si
cela s’avère nécessaire.

[163] Troisièmement, quand il opine à l’égard de la portée ou de la spécificité de la


Loi 21, il faut comprendre qu’il s’agit là d’une perspective purement sociologique ou
éthique qui, faut-il le rappeler, ne lie aucunement le Tribunal.

[164] Quatrièmement, il ne fait aucun doute que son analyse du système scolaire
public ainsi que celle de l’analyse comparative des systèmes scolaires ontariens et
québécois comporte une certaine pertinence, qui permet d’expliquer du point de vue
sociologique, le choix du législateur.

[165] Finalement, quant à la demande de rejet basé sur la partialité, le Tribunal conclut
que le fait que l’expert semble épouser la thèse du MLQ ne le disqualifie pas. En
science sociale, contrairement aux domaines où l’expérimentation et la validation
participent à l’élaboration à la fois d’une méthodologie et d’une vérité scientifique,
l’analyse de phénomènes sociaux ne requiert pas un degré absolu de neutralité.
Chacun y apporte sa perspective. Il importe que le Tribunal demeure conscient de cette
réalité pour qu’il puisse en appréhender les conséquences pour les déterminations qu’il
doit tirer de la preuve.

[166] Par exemple, un sociologue qui analyse les données d’un sondage qu’il conçoit
pour les fins de sa recherche se doit de respecter des règles quant à la façon de
concevoir et d’administrer ce sondage, car celles-ci servent à légitimer le processus et
relèvent des règles de l’art en semblable matière. Cependant, sa perspective sur les
résultats peut lui faire émettre certaines opinions quant à la façon de comprendre ces
résultats, alors qu’un autre expert peut opiner différemment en fonction d’une
perspective différente. Il ne s’agit pas là d’un biais qui disqualifie l’un et l’autre d’agir
comme expert.

[167] Voilà pourquoi le Tribunal ne donnera pas suite à la demande de rejet du rapport
de Beauchemin.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 38

[168] Il s’agit maintenant d’entreprendre l’analyse des différentes questions que


soulèvent les parties.

4 UN RÉSUMÉ DE LA POSITION DES PARTIES

2021 QCCS 1466 (CanLII)


4.1 Les parties demanderesses

[169] Hak soutient qu’en tentant d’ôter, ou à tout le moins de réduire


substantiellement, la possibilité pour des personnes arborant les signes religieux de
participer dans d’importants secteurs de la vie publique, la Loi 21 se trouve à modifier la
nature de la société canadienne qui repose sur des valeurs d’inclusion et d’égalité. Ce
faisant, les articles 6 et 8 de la Loi 21 violeraient le partage de compétence établi par
les articles 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867, tout en étant nuls pour cause
d’imprécision et parce qu’ils violent les préceptes élémentaires de la primauté du droit.

[170] Elle ajoute que l’Assemblée nationale ne possède pas la compétence pour
adopter ces types de changements fondamentaux aux institutions politiques qui
composent l’architecture de la Constitution canadienne.

[171] Finalement, elle plaide que les articles 5 et 6 de la Loi 21 tels qu’appliqués aux
tribunaux judiciaires et aux personnes énumérées au deuxième paragraphe de l’annexe
II violent l’indépendance judiciaire, alors que l’application de l’article 8 aux personnes
occupant une fonction élective viole de façon injustifiable l’article 3 de la Charte.

[172] En somme, Hak invoque l’invalidité de la Loi 21 pour les motifs suivants :

- La Loi 21 viole l’architecture de la Constitution canadienne et le principe de la


primauté du droit en raison de son imprécision;

- Le caractère ultra vires des articles 6 et 8 de la Loi 21;

- Les articles 5 et 6 de la Loi 21 violent le principe constitutionnel de


l’indépendance judiciaire;

- L’article 8 de la Loi 21 porte atteinte à l’article 3 de la Charte canadienne d’une


manière non justifiable dans une société libre et démocratique.

[173] Les arguments de Lauzon au soutien de l’invalidité de la Loi 21 se résument


ainsi :

- La Loi 21 ne respecte pas les exigences de la primauté du droit en raison de son


incohérence;

- La Loi 21 brime le droit au libre exercice de la religion enchâssé dans l’Acte de


Québec de 1774;
500-17-108353-197 et Als PAGE : 39

- La Loi 21 excède les compétences législatives provinciales;

- La Loi 21 porte atteinte à la liberté de conscience, de religion et d’expression


(articles 2a), 2b) et 3 des chartes) et au droit à l’égalité (articles 15(1) et 10 des

2021 QCCS 1466 (CanLII)


chartes) de façon injustifiée dans une société libre et démocratique;

- La Loi 21 porte atteinte à l’égalité des sexes de façon contraire à l’article 28 de la


Charte canadienne.

[174] Lauzon plaide que nonobstant l’application de l’article 33(1) de la Charte et de


son effet sur la validité de la Loi 21, cela ne permet pas au législateur de passer outre à
l’article 24(1) et d’échapper aux conséquences qui découlent de l’adoption d’une Loi 21
autrement inconstitutionnelle. Comme les demanderesses individuelles subissent un
préjudice direct en raison de l’application de la Loi 21 puisqu’elles doivent notamment
mettre de côté tout espoir de promotion et toute volonté de mobilité dans le cadre de
leur emploi, elle réclame 500 $ chacune à titre de dommages et intérêts.

[175] EMSB, Mughal et Mercuri demandent au Tribunal de déclarer les articles 4, 6, 7,


8, 9, 10, 13, 14 et 16 de la Loi 21 contraires aux articles 2a), 2b), 15, 23 et 28 de la
Charte et donc invalides et inopérants au regard de l’article 52 de la Constitution
puisque ces dispositions législatives empiètent de façon inacceptable sur les droits des
minorités linguistiques à une éducation dans leur langue et viole le droit à l’égalité entre
les sexes. Subsidiairement, EMSB recherche une déclaration portant sur l’inapplicabilité
des mêmes dispositions à son égard.

[176] La FAE demande à la Cour de déclarer invalides constitutionnellement les


articles 4, 6, 12, 13, 14, 16, 18, 19 et 31 et le paragraphe 10 de l’annexe II de la Loi 21
parce qu’ils portent atteinte au principe constitutionnel du respect des droits des
minorités et aux articles 2a), 2b), 6, 15, 27 et 28 de la Charte canadienne et 1, 4, 10 à
13, 16 à 18.1, 20, 43, 49, 52 et 54 de la Charte québécoise ainsi qu’aux articles 2, 18,
19, 26 et 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques75 tout comme aux
articles 2(2), 3, 4, 6 et 7(c) du Pacte international relatif aux droits économiques sociaux
et culturels76.

[177] La FAE recherche également une déclaration voulant que les articles 33 et 34 de
la Loi 21 ne respectent pas les conditions prévues aux articles 33 de la Charte
canadienne et 52 de la Charte québécoise.

[178] Cette demande vise à élargir les critères d’application des clauses de dérogation
notamment en les interprétant à la lumière des obligations internationales du Canada,
de la jurisprudence du Comité des droits de l’Homme des Nations Unies et de certains
jugements récents de la Cour suprême du Canada.

75 16 décembre 1966, [1976] R.T. Can. no 47 (entrée en vigueur au Canada le 19 mai 1976).
76 16 décembre 1966, [1976] R.T. Can. no 46 (entrée en vigueur au Canada le 19 août 1976).
500-17-108353-197 et Als PAGE : 40

[179] La FAE demande au Tribunal, d’une part, qu’il déclare les demandes
ministérielles de novembre 2018 et janvier 2019 qui cherchait, en substance, à
connaître le nombre d’enseignant.e.s portant des signes religieux contraire, notamment,
aux droits garantis par la Charte canadienne et la Charte québécoise quant à la liberté

2021 QCCS 1466 (CanLII)


de religion. D’autre part, elle désire l’émission d’ordonnances de nature injonctive pour
empêcher une telle démarche à l’avenir ainsi que pour obtenir la destruction des
informations déjà obtenues à cet égard.

[180] Quant aux parties intervenantes, en plus de soutenir les arguments des
demanderesses77, elles soumettent d’autres motifs qui permettraient de conclure à
l’inconstitutionnalité de la Loi 21.

[181] Selon WSO et Kaur, une loi sur les « rectoreries » adoptée en 1852 par le
Parlement du Canada-Uni rend invalides et inopérants les articles 4 à 6, 8, 10, 14 à 16
de la Loi 21. Loi fédérale toujours en vigueur, cette loi de 1852 s’appliquerait en vertu
de la doctrine de la prépondérance fédérale.

[182] Lord Reading considère que la Loi 21 contrevient à la Loi Hart, une loi adoptée
par le Parlement du Bas-Canada en 1832. Sous le volet de l’incohérence de la Loi 21,
l’article 6 de la Loi 21 constituerait selon Lord Reading « l’antithèse de l’obligation de
tout employeur »78 de protéger la dignité du salarié conformément à l’article 2087
C.c.Q., disposition d’ordre public de direction à laquelle l’État ne peut pas se soustraire.
De plus, l’article 16 de la Loi 21 ferait rétroagir ses dispositions avant sa promulgation.

[183] Amnistie plaide que la Loi 21 viole les obligations internationales du Canada et
du Québec en matière des droits de la personne. Elle invite le Tribunal à considérer la
violation des Chartes par la Loi 21 à la lumière du droit international.

[184] Pour QCGN la Loi 21 viole les droits de la communauté anglophone au Québec,
restreint l’accès aux institutions publiques des membres des minorités religieuses
appartenant à cette communauté et participe à l’effacement de la diversité. De plus, la
Loi 21 porte atteinte aux droits des minorités en vertu du droit international.

[185] La CCDP prétend que la Loi 21 imposerait implicitement des obligations aux
personnes travaillant pour la fonction publique fédérale au Québec.

77 L’AFPC réitère la violation injustifiée par la Loi 21 des articles 2a), 2d), 15 et 28 de la Charte, ainsi que
le caractère excessivement vague de l’interdiction du port des signes religieux en milieu de travail.
Amnistie soutient les prétentions suivantes : le caractère excessivement vague de l’interdiction
concernant les signes religieux et l’impossibilité de l’appliquer uniformément; la violation de
l’architecture interne de la Constitution, des articles 28 et 50.1 des chartes, du principe de
l’indépendance judiciaire, des articles 2d) et 3 de la Charte, des exigences de forme et de fond quant
à l’utilisation de clauses de dérogation; la possibilité d’obtenir une déclaration d’inconstitutionnalité et
des dommages-intérêts malgré l’utilisation de clauses de dérogation.
78 Acte d’intervention de Lord Reading, par. 98.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 41

[186] Se recoupant dans une certaine mesure, les arguments en demande peuvent se
regrouper en deux grandes catégories : 1) ceux non reliés directement aux chartes et 2)
ceux rattachés aux chartes. Le Tribunal abordera les questions en litige dans cet ordre.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[187] La première catégorie couvre les questions suivantes : le caractère ultra vires de
la Loi 21, la violation des lois préconfédératives, la violation de l’architecture interne et
des principes sous-jacents de la Constitution, la modification de la Charte québécoise.

[188] La deuxième catégorie se divise en deux sous-catégories : 1) la violation des


droits visés par les clauses de dérogation, à savoir la liberté de conscience, de religion,
d’expression et d’association, ainsi que le droit à l’égalité, et 2) la violation des droits
non visés par les clauses de dérogation, soit le droit à l’éligibilité aux élections
provinciales, la liberté de circulation et les droits des minorités linguistiques.

4.2 Les parties défenderesses

[189] Le Tribunal présentera la position du PGQ de manière détaillée lors de l’analyse


des questions en litige. Il suffit à cette étape de rappeler que malgré les prétentions des
demanderesses quant à la violation des droits protégés par les chartes, visés ou non
par les clauses de dérogation, le PGQ choisit de ne faire aucune démonstration de
justification de la Loi 21.

[190] Le MLQ prétend que le port d’un signe religieux par le personnel enseignant
d’une école publique laïque équivaut à imposer aux élèves et à leurs parents une
pratique religieuse. En plus de contrevenir au principe de neutralité de l’État en matière
religieuse, cela porterait atteinte à l’exercice de l’autorité parentale au regard de
l’éducation religieuse et morale des enfants.

[191] Pour le MLQ la Loi 21 ne porte pas atteinte à la liberté de religion des
enseignant.e.s. Au contraire, en leur imposant un devoir de neutralité religieuse elle
protège la liberté de conscience et de religion des élèves et de leurs parents.
L’interdiction du port d’un signe religieux par certains représentants de l’État, dont les
enseignant.e.s, ne constituerait qu’une règle de conduite conforme à l’obligation de
neutralité religieuse de l’État.

[192] Dans la même veine, PDF voit dans la Loi 21 une réponse aux préoccupations
des parents qui s’opposent à la transmission des valeurs religieuses à leurs enfants par
des enseignant.es. portant un signe religieux. Ainsi, le droit à la liberté de conscience
des enfants et des parents devient la limite du droit à la liberté de religion des
enseignant.e.s.

[193] PDF met également en opposition le droit des femmes à l’égalité et le droit à la
liberté de religion. Partant du postulat que les religions « visent le contrôle des femmes
500-17-108353-197 et Als PAGE : 42

et de leur corps par les hommes »79, imposer l’interdiction de porter un signe religieux
participe au respect du droit des femmes à l’égalité, et ce faisant, l’État refuse de
promouvoir la soumission des femmes.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[194] LPA soutient la Loi 21 affirmant que les droits et les intérêts de ses membres se
trouvent particulièrement affectés par les diverses manifestations religieuses que leur
imposent des préposés de l’État dans la prestation de services publics et considère que
l’exclusion des symboles religieux des sphères d’action étatique constitue la seule
approche socialement viable.

[195] Ils estiment désuet ce qu’ils qualifient d’exceptionnalisme religieux qui


consisterait à traiter les garanties constitutionnelles en matière de foi et de culte comme
si elles se distinguaient socialement des libertés de conscience et d’expression. Ils
soutiennent que le droit ne devrait pas offrir aux religions traditionnelles des protections
distinctes et supérieures à celles dont il entoure d’autres systèmes de valeurs tels
l’environnementalisme, l’antispécisme ou l’antiracisme par exemple.

[196] LPA propose à la Cour, en substance, une interprétation de la liberté de


conscience qui subsume la dimension interne des libertés religieuses tout en proposant
une conception de la liberté de religion qui, dans sa dimension externe, en l’occurrence
ses manifestations extérieures se réduit à la liberté d’expression, sans plus.

[197] Ainsi, ils soutiennent que la Loi 21 ne constitue pas une atteinte aux libertés
religieuses, mais qu’à tout évènement la Loi 21 se justifie même en l’absence de clause
de dérogation, en vertu des chartes.

[198] Avant d’aborder ces questions, il convient de rappeler les principes qui guideront
le Tribunal tout au long de son analyse, notamment dans le contexte où les parties
l’invitent à plusieurs reprises à s’éloigner des enseignements des arrêts qui le lient ou
encore, à appliquer le droit international.

5 LES PRINCIPES DEVANT GUIDER LE TRIBUNAL

[199] Il ne fait aucun doute que l’application de la règle du stare decisis joue un rôle
fondamental en l’instance particulièrement au regard de l’utilisation des clauses de
dérogation par le législateur. Également, il importe de tracer, de façon précise, les
règles d’interprétation constitutionnelle propres à un contentieux semblable à celui-ci.

5.1 Le stare decisis

[200] L’arrêt R. c. Lapointe80 explique tant l’origine que l’application de la règle du


stare decisis. Il traite du stare decisis « vertical » qui oblige un tribunal à suivre les

79 Plan d’argumentation de PDF, par. 111.


80 2021 QCCA 360.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 43

précédents d’une juridiction supérieure et de celui que l’on appelle « horizontal » qui
s’applique pour les décisions d’une même cour de justice.

[201] Règle provenant du droit anglais, elle vise à assurer la certitude du droit en

2021 QCCS 1466 (CanLII)


fournissant la prévisibilité et l’équité tout en écartant l’arbitraire, et ce, en rendant la
justice plus efficace, car elle décourage la multiplication des procédures81.

[202] Le stare decisis ne s’applique qu’au ratio decidendi de l’arrêt qui sert de
précédent82, ce qui présuppose la détermination précise du contexte factuel dans lequel
l’arrêt s’inscrit ou, en matière d’interprétation législative, au texte de la loi visée par
l’interprétation. D’une part, seule une trame factuelle similaire ou analogue entraîne son
application alors que, d’autre part, elle ne vaut que pour un seul et même texte législatif
puisque l’utilisation des mêmes mots dans un autre texte législatif n’en permet pas
l’application. Dans ce dernier cas, il s’agira possiblement d’un argument d’interprétation
persuasif, sans plus83.

[203] Quant à l’application de la règle du stare decisis à l’égard d’une décision d’une
autre province, l’arrêt Wolf84 énonce le principe selon lequel une cour d’appel
provinciale ne doit pas obligatoirement suivre, ni en droit ni en pratique, une décision de
la cour d’appel d’une autre province autrement que parce qu’elle croit devoir le faire à
cause de la valeur intrinsèque de la décision ou pour d’autres raisons indépendantes85.

[204] Cette règle s’applique également à l’égard des tribunaux de première instance
qui ne se trouvent pas liés par les décisions des cours d’appel d’autres provinces86.

[205] Le Tribunal inférieur ne peut refuser d’appliquer le précédent liant 87 que dans
des circonstances exceptionnelles dont traitent les arrêts Bedford88 et Carter89 de la
Cour suprême. Il s’agit : 1) de l’existence d’une nouvelle question juridique ou 2) d’une
modification de la situation ou de la preuve qui « change radicalement la donne ».

[206] À cet égard, le critère à appliquer pour justifier un tel exercice s’avère
particulièrement exigeant90.

81 Id., par. 30.


82 Id., par. 33.
83 Id., par. 34.
84 Wolf c. La Reine, [1975] 2 R.C.S. 107.
85 Id., p. 109.
86 R. c. Bordo, 2016 QCCS 477, par. 104-105; Allard c. R. 2008 QCCS 1362; Henri BRUN, Guy
TREMBLAY et Eugénie BROUILLET, Droit constitutionnel, 6e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais,
2014, par. 1.106.
87 R. c. Lapointe, 2021 QCCA 360, par. 35.
88 Canada (Procureur général) c. Bedford, [2013] 3 R.C.S. 1101.
89 Carter c. Canada (Procureur général), [2015] 1 R.C.S. 331.
90 R. c. Comeau, [2018] 1 R.C.S. 342, par. 34 et 35.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 44

[207] Les « circonstances exceptionnelles » ou les « raisons impérieuses » justifiant


de revoir un précédent visent à assurer une pondération entre l’atteinte d’une décision
judiciaire correcte et la certitude juridique91.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[208] L’arrêt Lapointe les expose :

[54] Dans l’arrêt R. c. Bernard, le juge en chef Dickson relève quatre raisons
justifiant la rupture avec un précédent : 1) la décision est antérieure à la
Charte et n’est pas conforme aux valeurs consacrées par celle-ci;
2) l’évolution subséquente du droit remet en question la validité du précédent;
3) la décision antérieure crée de l’incertitude, allant ainsi à l’encontre des
valeurs de clarté et de certitude que suppose le principe du stare decisis; 4) la
décision antérieure joue contre l’accusé en accroissant sa responsabilité
criminelle au-delà des limites normales. Il s’agit d’une énumération non
exhaustive. Plus récemment, dans R. c. Henry, le juge Binnie établit que les
raisons suivantes peuvent justifier d’écarter un précédent : 1) la décision
antérieure n’est pas conforme à l’objet d’une disposition de la Charte défini
dans un précédent; 2) la décision est inapplicable en pratique, car son
application s’est révélée inutilement complexe et formaliste; 3) elle est
contraire à des principes valables; 4) elle est contraire à l’équité.

(Références omises)

[209] Quant au stare decisis horizontal qui porte sur l’application du précédent
jurisprudentiel par les membres du même tribunal, l’arrêt Lapointe spécifie qu’il ne traite
pas de cette question à l’égard de la Cour supérieure, mais uniquement au sein d’un
tribunal d’appel, en l’occurrence la Cour d’appel du Québec92. Ainsi, ses énoncés, en
les transposant à la Cour supérieure, possèdent certainement une forte valeur
persuasive dans l’interprétation de la règle, mais n’entraînent pas un devoir d’adhésion.

[210] De façon plus particulière, voyons comment la Cour supérieure traite de la


question.

[211] Le jugement R. c. Aubin93 examine cette question en affirmant qu’à moins de


circonstances particulières, qui permettaient alors de distinguer la décision antérieure
des cas examinés94, l’importance d’éviter des jugements contradictoires95 milite en
faveur du respect de cette règle.

91 R. c. Lapointe, 2021 QCCA 360, par. 53.


92 Id., par. 49.
93 2008 QCCS 4543.
94 Id., par. 66 et 67.
95 Id., par. 62 à 64.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 45

[212] Quant à la détermination de l’existence de circonstances particulières, l’affaire


Aubin renvoie à celle de Re Hansard Spruce Mills Ltd96 où on lit :

[67] Au sujet des circonstances permettant à un juge de ne pas se sentir lié

2021 QCCS 1466 (CanLII)


par une décision antérieure de sa cour, le juge Wilson de la Cour suprême de
Colombie-Britannique énonce:

«I will only go against a judgment of another Judge of this Court if:

a) Subsequent decisions have affected the validity of the impugned judgment;

b) It is demonstrated that some binding authority in case law, or some


relevant statute was not considered;

c) The judgment was unconsidered, a nisi prius judgment given in


circumstances familiar to all trial Judges, where the exigencies of the trial require
an immediate decision without opportunity to fully consult authority.

If none of these situations exist I think a trial Judge should follow the decisions of
his brother Judges.»

(Références omises)

[213] On note également que l’affaire R. v. Wolverine and Bernard97 de la Cour du


Banc de la Reine de Saskatchewan affirme qu’il relève de la Cour d’appel de corriger
les erreurs judiciaires et non pas des juges d’une même juridiction98.

[214] Bien qu’il semblerait qu’au Québec le juge de première instance se sentirait
moins lié par les décisions de ses collègues99, en pratique il se conforme le plus
souvent à la jurisprudence établie par le tribunal d’abord et avant tout par souci d’une
meilleure administration de la justice100.

[215] Dans R. c. Bebawi101, la Cour reprend l’énoncé de l’affaire R. c. Lebel102 à l’effet


que :

[31] Dans l’affaire R. c. Lebel, le juge Boilard écrit ce qui suit au sujet de la
courtoisie judiciaire :

[U]ne cour est censée avoir une voix unique. Un juge pourra refuser d'endosser
l'opinion formulée par un collègue et adoptée subséquemment par les autres

96 [1954] 4 D.L.R. 590 (B.C.S.C.).


97 [1987] 3 W.W.R. 475.
98 Id., p. 477.
99 Albert MAYRAND, « L’autorité du précédent au Québec », (1994) 28 R.J.T. 771, p. 792.
100 R. c. Aubin, 2008 QCCS 4543, par. 69.
101 2019 QCCS 4393.
102 (1989) 70 C.R. (3d) 83, pp. 87 et 88.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 46

juges, si elle cesse d'être persuasive à cause de l'évolution du droit ou de la


jurisprudence ou d'une modification à la loi. Même si les conceptions
personnelles d'un juge ne coïncident pas toujours avec l'opinion de la cour et
qu'il est en profond désaccord avec elle, cette seule raison ne justifie pas, il me

2021 QCCS 1466 (CanLII)


semble, qu'il s'en dissocie. Au sein d'une cour il ne peut y avoir d'écoles de
pensée divergentes ou des voix discordantes. Ce serait, je crois, instaurer le
chaos, promouvoir les litiges et créer une situation d'incertitude déplorable chez
les plaideurs. (Référence omise)

[216] Tout comme l’affaire Bebawi103, la décision R. c. Bissonnette104 confirme que


seules des raisons importantes permettent de s’écarter de décisions rendues par un
même tribunal105.

[217] Il s’agit maintenant de voir comment le Tribunal doit effectuer son analyse dans
le cadre d’un litige constitutionnel.

5.2 L’interprétation constitutionnelle

[218] Dans son plus récent jugement sur la question de l’interprétation


constitutionnelle, dans l’affaire Québec (Procureure générale) c. 9147-0732 Québec
inc.106, la Cour suprême précise le rôle approprié que doivent jouer les sources
étrangères et internationales telles des traités, conventions, pactes ou constitutions. Le
Tribunal en retient sept enseignements.

[219] Premièrement, il faut donner préséance au texte de la Constitution canadienne


ainsi qu’aux considérations liées à l’objet de la disposition analysée conformément à
une méthode d’interprétation téléologique107. Celle-ci vise à déterminer la nature et les
objectifs visés par l’article de la Charte en question, les termes choisis pour énoncer le
droit ou la liberté analysés ainsi que l’origine historique du concept enchâssé, le tout en
fonction du sens et de l’objet des autres libertés et droits particuliers qui s’y rattachent
selon le texte de la Charte, le cas échéant. Il s’agit d’une démarche qui s’effectue de
façon « large et libérale »108.

[220] Cette préséance du texte permet d’éviter d’aller au-delà de l’objet du droit109,
sans pour autant faire preuve de « textualisme »110.

103 R. c. Bebawi, 2019 QCCS 4393, par. 32.


104 2019 QCCS 354.
105 R. c. Bebawi, 2019 QCCS 4393, par. 38.
106 2020 CSC 32.
107 Id., par. 4 et 9.
108 Id., par. 7.
109 Id., par. 10.
110 Id., par. 12.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 47

[221] Deuxièmement, dans l’interprétation de normes nationales on peut prendre en


compte des normes internationales, mais ces dernières jouent un rôle limité consistant
à appuyer ou à confirmer le résultat auquel arrive le tribunal au moyen d’une
interprétation téléologique, car, d’une part, elles ne lient pas le Tribunal canadien 111, et

2021 QCCS 1466 (CanLII)


d’autre part, la Cour suprême n’utilise pas de tels outils pour définir la portée des droits
garantis par la Charte.

[222] Troisièmement, la Charte accorde une protection à tout le moins aussi grande
que celle qu’offrent les dispositions similaires des instruments internationaux en matière
de droits de la personne ratifiés par le Canada. Il s’agit là de la présomption de
conformité112. En effet, la ratification rend contraignants ces instruments internationaux
puisque le Canada s’oblige à assurer à l’intérieur de ses frontières la protection de
certains droits et libertés fondamentaux qui figurent aussi dans la Charte. Il s’agit là d’un
indice important quant à la protection qu’accorde la Charte113. Cependant, comme il
s’agit d’une présomption, elle demeure réfutable et elle ne permet pas d’écarter
l’intention claire du législateur114.

[223] Quatrièmement, les sources non contraignantes, par exemple les instruments
internationaux que le Canada ne ratifie pas, ne donnent pas naissance à la présomption
de conformité et ils ne possèdent aucune valeur persuasive dans l’interprétation de la
Charte115.

[224] Cinquièmement, lorsque les tribunaux se fondent sur des instruments non
contraignants, ils doivent veiller à expliquer pourquoi ils le font et comment ils utilisent
ces instruments116.

[225] Sixièmement, il faut distinguer entre les instruments antérieurs et postérieurs à la


Charte. Les premiers peuvent faire partie du contexte historique d’un droit garanti par la
Charte et de son incorporation dans celle-ci, car les rédacteurs de la Charte puisèrent
dans les conventions internationales les meilleurs modèles de protection des droits
existants117. Quant aux seconds, il faut tout d’abord se demander si ces instruments
lient le Canada. Dans la négative, ceux-ci possèdent une valeur interprétative beaucoup
moins grande118.

[226] Septièmement, les décisions des tribunaux étrangers et internationaux


possèdent une valeur non contraignante bien qu’elles demeurent pertinentes et

111 Id., par. 22 et 28.


112 Id., par. 31.
113 Id., par. 32 et 34.
114 Id., par. 34.
115 Id., par. 35.
116 Id., par. 38.
117 Id., par. 41.
118 Id., par. 42.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 48

possiblement persuasives, gardant à l’esprit que les mesures en vigueur à l’étranger


nous renseignent peu sur la portée des droits inscrits dans la Charte119.

[227] Pour les fins de notre étude, notons que le Pacte international relatif aux droits

2021 QCCS 1466 (CanLII)


civils et politiques120 lie le Canada et fait donc intervenir la présomption de conformité.

[228] Quant à l’application des principes de droit international en droit interne


canadien, le professeur Hogg enseigne :

« It follows that the courts of Canada (and of other countries with British-derived
constitutions) will not give effect to a treaty unless it has been enacted into law by
the appropriate legislative body; or, to put the same proposition in another way:
the courts will apply the law laid down by statute or common law, even if is
inconsistent with a treaty which is binding upon Canada. In a case where
Canada’s internal law is not in conformity with a treaty binding upon Canada,
then Canada is in breach of its international obligations and may be liable in
international law to pay damages or suffer other sanctions, but the breach of a
treaty is irrelevant to the rights of the parties to litigation in a Canadian court. The
only concession which the Canadian courts have been prepared to make in
recognition of Canada's international obligations is to interpret statutes so as to
conform as far as possible with international law. But where the language of a
statute is clearly and unmistakably inconsistent with a treaty or other rule of
international law, then there is no room for interpreting it into conformity with the
international rule and the statute must be applied as it stands. »121

(Références omises)

[229] Dans Capital Cities Comm. c. C.R.T.C.122, la Cour suprême explique qu’il faut
qu’une loi canadienne applicable donne effet à un instrument de droit international pour
qu’elle puisse entraîner un effet juridique au Canada123.

[230] Cependant, le droit international peut servir d’outil interprétatif aux tribunaux
canadiens, mais uniquement lorsque les circonstances s’y prêtent sans pour autant
créer une contrainte pour le Tribunal124.

[231] Bien que le Canada se trouve partie aux Pactes internationaux et que le Québec
s’y déclare lié par décret, rien ne les incorpore au droit interne applicable au Québec.

119 Id., par. 43.


120 16 décembre 1966, [1976] R.T. Can. no 47 (entrée en vigueur au Canada le 19 mai 1976).
121 Peter W. HOGG, Constitutional Law of Canada, vol. 1, 5e éd., feuilles mobiles, Toronto, Carswell,

2007, par. 11.4(a).


122 [1978] 2 R.C.S. 141.
123 Id., p. 173; Dumont c. Québec (Procureur général), 2009 QCCS 3213, par. 128, conf. 2012 QCCA

2039.
124 Schavernoch c. Commission des réclamations étrangères et autres, [1982] 1 R.C.S. 1092, p. 1098.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 49

6 LA VIOLATION DES DROITS AVANT L’ADOPTION DE LA LOI 21

6.1 Le dénombrement effectué par le ministère de l’Éducation

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[232] En 2016, le ministère de l’Éducation effectue une enquête sur la gestion en
milieux scolaires en contexte de diversité ethnoculturelle, linguistique et religieuse. Le
questionnaire ne comporte aucune question sur le port des signes religieux. Le taux de
participation s’avère très faible.

[233] En juin 2018, en se basant sur le questionnaire de 2016, le ministère de


l’Éducation et de l’Enseignement supérieur conçoit un sondage en ajoutant quatre (4)
questions sur les signes religieux. Ce questionnaire vise à obtenir les informations
quant au port de « symboles religieux » par les employés ainsi que le nombre et la
nature de demandes d’accommodements demandés pour les motifs religieux,
linguistiques ou ethnoculturels125. Le questionnaire pose spécifiquement la question de
savoir si des enseignants portent des signes religieux et cherche, entre autres, à
connaître le nombre de personnes qui portent des signes religieux visibles, et ce, de
façon régulière ou occasionnelle.

[234] En novembre 2018, le ministère envoie le sondage partout dans la province.


2616 directions d’établissements scolaires le reçoivent et peuvent soumettre les
réponses entre le 19 novembre et le 14 décembre 2018. 1164 écoles sondées
répondent, soit environ 45 %.

[235] Les réponses obtenues indiquent que plusieurs centaines de personnes portent
de tels « symboles religieux », aussi bien des professeurs que des membres du
personnel administratif126. On apprend que :

- 84 % des écoles répondantes ne comptent aucun membre de leur personnel qui


porte de signe religieux;

- Pour le 16 % restant, le nombre d’enseignants ou de membres du personnel qui


en portent s’établit à moins de cinq personnes par établissement.

[236] Il faut noter que cette constatation s’effectue hors de la connaissance des
principaux intéressés, en l’occurrence ceux ou celles qui portent des signes religieux.

[237] Une proportion de 93 % des répondants indique qu’elle ne constate pas de


problématiques particulières quant au port de « symbole religieux ». On note une seule
plainte quant à un seul incident127.

125 Pièce PGQ-1 : Enquête sur la gestion en contexte de diversité ethnoculturelle, linguistique et
religieuse dans les établissements scolaires du Québec 2018.
126 Pièce P-4, dossier Hak.
127 Pièce P-5, dossier Hak.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 50

[238] Le 25 janvier 2019, la sous-ministre de l’Éducation fait plusieurs appels à des


commissions scolaires de la région de Montréal sur le même sujet.

[239] Le ministre Jolin-Barrette reconnaît128 que l’exercice vise à éclairer le

2021 QCCS 1466 (CanLII)


gouvernement sur l’état de la situation en matière de présence de signes religieux dans
le corps enseignant.

6.2 La position des parties

[240] La FAE plaide que les demandes ministérielles violent la liberté de religion parce
qu’elles participent d’une interdiction qui joue avec le concept juridique de neutralité
religieuse puisque l’État doit non seulement respecter les croyances religieuses, mais
aussi de ne pas tenter de les faire disparaître. Elle ajoute que ces demandes s’avèrent
discriminatoires, car elles engendrent un traitement différentiel et arbitraire qui génère,
entre autres, chez les enseignants une crainte raisonnable de perdre leurs emplois.

[241] Elle invoque que leur dignité s’en trouve affectée, car le droit d’exprimer sa foi et
celui de travailler se voient opposés et entraîne un dilemme gordien entre le respect
des convictions religieuses et celui des exigences professionnelles. Pour la FAE, la
justification de ce dénombrement découle de la volonté d’interdire le port des signes
religieux.

[242] Elle s’attaque aussi à l’article 12 de la Loi 21 qui permet également au ministre
responsable de dénombrer les membres du corps enseignant qui porte un signe
religieux pour le motif que ces demandes et cet exercice de dénombrement potentiel
violent le droit à la liberté de religion et le droit à l’égalité des personnes visées. Elle
ajoute que l’article 18.1 de la Charte québécoise prévoit l’interdiction de requérir d’une
personne des renseignements visés par son article 10, qui traite des motifs de
discrimination, dont la religion fait évidemment partie.

[243] Elle demande donc que le Tribunal déclare inconstitutionnelle les demandes
ministérielles de novembre 2018 et de janvier 2019 et de les annuler.

[244] Selon le PGQ, la FAE invoque la liberté de religion et le droit à l’égalité des
enseignant.e.s pour soutenir leur demande de déclarer illégale la cueillette d’information
effectuée. Il plaide que pour démontrer une atteinte à la liberté de religion au sens des
chartes, on doit établir premièrement une croyance sincère dans une pratique ou une
croyance en lien avec la religion et que la conduite reprochée à l’État nuit d’une
manière plus que négligeable ou insignifiante à sa capacité de se conformer à cette
pratique ou croyance.

[245] Pour le PGQ, la FAE ne démontre pas une atteinte à l’article 15 de la Charte
canadienne et à l’article 10 de la Charte québécoise, car elle ne fait pas la preuve de

128 Pièce P-6, dossier FAE.


500-17-108353-197 et Als PAGE : 51

l’existence d’une distinction désavantageuse fondée sur un motif énuméré ou analogue,


car la cueillette de cette information n’entraîne aucune différence de traitement à l’égard
de quiconque.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[246] De plus, selon lui, l’article 18.1 de la Charte québécoise ne peut trouver
application en l’instance, car cet article viserait uniquement les formulaires de demande
d’emploi et les entrevues relatives à un emploi129. Or, le PGQ prétend que le
dénombrement allégué visait à documenter la situation des salariés à l’emploi au
moment de la cueillette d’informations et donc, il ne concernait aucunement l’embauche
de nouveaux salariés.

6.3 Le traitement discriminatoire

[247] Pour le Tribunal il ne fait aucun doute que les minorités religieuses, peu importe
leurs dénominations, mais particulièrement les femmes musulmanes portant le voile,
ressentent un effet de stigmatisation à la suite de l’opération de dénombrement
effectuée par le ministère de l’Éducation.

[248] Rien non plus ne permet de remettre en question la peur, l’humiliation, le stress,
l’anxiété et le rejet que certaines d’entre elles affirment vivre depuis qu’elles
connaissent l’existence de cet exercice de recensement130.

[249] Et, bien qu’à priori le fait de tenir un tel recensement puisse sembler contrevenir
à l’article 10 de la Charte québécoise, qui prévoit que :

10. Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité,


des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence
fondée sur la race, la couleur, le sexe, l’identité ou l’expression de genre, la
grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par
la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou
nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier
ce handicap.

Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour


effet de détruire ou de compromettre ce droit.

ainsi qu’à l’article 16 qui énonce que :

16. Nul ne peut exercer de discrimination dans l’embauche, l’apprentissage, la


durée de la période de probation, la formation professionnelle, la promotion, la
mutation, le déplacement, la mise à pied, la suspension, le renvoi ou les

129 Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Atir) c. Systématix Technologies
de l'information inc., 2010 QCTDP 18, par. 12, 74 et 75, 111 et 112.
130 Déclarations sous serment de : Dalila Matoub, par. 14, 17, 22 et 23; Messaouda Dridj, par. 20; Rana
El-Mousawi, par. 15 et 16.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 52

conditions de travail d’une personne ainsi que dans l’établissement de catégories


ou de classifications d’emploi.

il faut analyser la question dans une juste perspective.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[250] En effet, sans minimiser la composante subjective de l’effet d’une telle opération
sur ces personnes, il n’en demeure pas moins qu’une perspective plus neutre, on peut
parler dans ce contexte d’une analyse objective, permet de dégager une conclusion
plus nuancée.

[251] En effet, il ne fait aucun doute que l’État, dans sa fonction de régulateur social,
doit connaître les divers éléments qui composent le tissu social, ce qui englobe à
l’évidence les employés de l’État. Il s’agit là d’une mission difficile et complexe qui met
en cause plusieurs paramètres. À priori, on ne peut lui reprocher de tenter de la remplir.

[252] Dans ce contexte, une preuve convaincante, donc fondée sur la prépondérance
de preuve, devra permettre de conclure dans un sens ou dans un autre à l’égard des
intentions de l’État. À ce sujet, la FAE se réclame de l’opinion de l’expert Bourhis qui
affirme :

« 35. […] L’opération du dénombrement des enseignantes et enseignants selon


les catégories religieuses, légitimée par l’autorité du gouvernement québécois,
exacerbe la stigmatisation déjà existante de ces minorités travaillant au Québec
et dans le système scolaire québécois. Cette stigmatisation des enseignantes et
enseignants portant des signes religieux peut avoir pour effet de justifier aux
yeux de certains collègues enseignants et élèves du groupe majoritaire, le
maintien de leurs préjugés à leur égard, rendant le climat de travail difficile pour
ces minorités. Pour certains parents, ce dénombrement des enseignantes
portant des signes religieux les rendent suspectes de prosélytisme, peut susciter
la délation, ou dans un certain cas, une demande de retrait d’une progéniture de
la classe. L’ensemble de ces facteurs contribuent à un climat de travail
déstabilisant et stressant pour ces enseignantes et enseignants minoritaires et
ce, malgré leurs accomplissements pédagogiques et professionnels. »131

[253] Elle ajoute que la collecte de novembre 2018, effectuée à l’insu des
enseignant.e.s, en démontre le caractère préjudiciable, car elle s’inscrivait dans une
démarche sommaire et subreptice qui ne répond à aucune justification.

[254] Encore une fois, le contexte permet de placer le débat dans une perspective plus
juste. Celui-ci nous montre que le ministre Jolin-Barrette reconnaît, dans une entrevue
du 28 janvier 2019, que cette demande d’information visait à éclairer le gouvernement
sur l’état de la situation en matière du port de signes religieux dans le corps enseignant
en vue de la mise en œuvre de l’interdiction de ceux-ci132.

131 Rapport d’expertise de Richard Bourhis, par. 35.


132 Pièce P-6, dossier FAE.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 53

[255] La preuve révèle aussi que la Coalition avenir Québec (CAQ) 133 annonçait
préalablement à son élection comme gouvernement vouloir faire de même. Le Tribunal
convient que le ministère n’annonce pas publiquement son intention de ce faire, mais il
ne peut conclure pour autant qu’il devait le faire.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[256] Cela dit, il apparaît nécessaire que cette démarche s’articule dans un but
légitime. À titre d’exemple, les personnes souffrant d’un handicap peuvent-elles
légitimement se plaindre que l’on tente de connaître leur nombre dans l’appareil de
l’État pour ainsi, possiblement, voir de quelle façon celui-ci peut mettre en place des
mesures qui visent à ce qu’elles reçoivent un traitement exempt de discrimination? Le
Tribunal ne le croit pas.

[257] Il en va de même pour les personnes portant un signe religieux. À priori, le fait
de s’enquérir du nombre qu’elles représentent peut assurément servir un but légitime
de l’État. Dans certains cas, il faudra peut-être débusquer les intentions réelles de l’État
qui pourrait les cacher sous de faux semblants.

[258] Ainsi, dans la mesure où l’on envisage de restreindre, directement ou


indirectement, la liberté de religion ou de conscience, il peut apparaître légitime pour
l’État d’appréhender de façon concrète et tangible le nombre réel de personnes que
viseraient les règles envisagées. Cette démarche pourra possiblement s’avérer utile
dans le cadre d’une contestation judiciaire basée sur les chartes, notamment dans le
cadre de l’analyse de l’objectif réel et urgent sous l’article 1 de la Charte canadienne et
9.1 de la Charte québécoise.

[259] De plus, la preuve ne permet pas de conclure qu’en faisant cet exercice de
dénombrement, l’État agit de façon oblique, par exemple en sachant ou en voulant
nommément agir de façon discriminatoire à l’égard de certaines personnes.

[260] Certes, on peut aisément comprendre et partager le sentiment d’inquiétude et


même de désarroi des femmes musulmanes qui affirment se sentir à la fois visées et
ostracisées par cette mesure. Cependant, cette conséquence ne suffit pas à établir que
l’État agit de façon incorrecte à leur égard ou à l’endroit de toute autre personne.

[261] L’exercice du dénombrement participe à l’un des devoirs de l’État de connaître la


composition des milieux de vie dans lequel il offre des services. Il s’agit là d’un objectif
légitime.

[262] Le Tribunal ne peut conclure que l’État commet une faute ou pose un geste
répréhensible en agissant tel qu’il le fait. La preuve ne permet pas de l’établir.

[263] Finalement, le Tribunal ne peut convenir, comme le plaide la FAE, que l’exercice
de dénombrement violerait l’article 18.1 de la Charte québécoise, car celui-ci traite

133 Pièce P-6, dossier Lauzon.


500-17-108353-197 et Als PAGE : 54

uniquement des demandes ou entrevues d’emplois, alors que la demande attaquée


porte sur le nombre de personnes qui portaient effectivement des signes religieux
visibles dans les établissements scolaires.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


7 LE CARACTÈRE ULTRA VIRES DE LA LOI 21

[264] Les demanderesses plaident, en substance, que la Loi 21 ne relève pas de la


compétence législative du Québec. Voyons de quoi il en retourne.

7.1 La position des parties

[265] Lauzon plaide que compte tenu de son caractère véritable, la Loi 21 ne relève
pas d’une matière réservée aux pouvoirs législatifs des provinces puisqu’elle ne relève
pas de l’article 92(4) de la Loi constitutionnelle de 1867 qui traite de « la création et la
tenue des charges provinciales, et la nomination et le paiement des officiers
provinciaux », ni de l’article 92(13) relatif aux droits civils, ni de l’article 92(16) qui
s’adresse aux matières de nature purement locale ou privée, et ce, compte tenu des
objectifs et de la portée de la Loi 21.

[266] Hak soutient que dans leur essence les articles 6 et 8 de la Loi 21 constituent
des dispositions de droit criminel au regard de l’article 91(27) de la Constitution et
s’avèrent donc ultra vires de la juridiction de l’Assemblée nationale du Québec. Pour
elle, le but de la Loi 21 vise à encadrer la relation entre l’État et la religion tels que
l’affirment le préambule de la Loi 21 ainsi que le premier ministre Legault134 et le
ministre Simon Jolin-Barrette135.

[267] Pour elle, ces dispositions législatives comportent toutes les caractéristiques
d’une loi de nature du droit criminel parce qu’elles comportent chacune une prohibition,
celle de porter des signes religieux (l’article 6), ainsi que celle de fournir des services
publics avec le visage couvert (l’article 8) et des sanctions, qui se retrouvent notamment
à l’article 13. Celui-ci délègue le pouvoir pour s’assurer du respect de la Loi 21 au
responsable administratif de l’organisme public en question qui peut prendre les
mesures disciplinaires, ou d’autres sanctions, appropriées en cas de non-respect de la
Loi 21.

[268] L’article 12 quant à lui permet aux différents ministères de s’assurer du respect
de la prohibition énoncée à l’article 8 de la Loi 21 de surveiller les entités
administratives dont ils assument la responsabilité et de leur imposer des mesures
correctives le cas échéant.

[269] Elle affirme que la finalité qui sous-tend la Loi 21, en conjonction avec les
interdits et les sanctions qu’elle crée, indique clairement que l’énoncé de la Loi 21 vise

134 Pièce P-18, dossier Hak.


135 Pièces P-12 et P-17, dossier Hak.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 55

l’imposition d’une vision morale de la société québécoise qui entraîne l’éradication des
pratiques religieuses au sein des organismes publics. Ce postulat s’appuie sur ce
passage de l’arrêt Renvoi relatif à la Loi sur la non-discrimination génétique136 :

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[90] La protection des règles morales ou valeurs sociales fondamentales
constitue un objet de droit criminel établi : Renvoi sur la margarine,
p. 50; Brasseries Labatt du Canada Ltée c. Procureur général du Canada, [1980]
1 R.C.S. 914, p. 932-933; Renvoi relatif à la LPA, par. 49-51 et 250. […]

[270] Elle plaide que selon les arrêts Saumur v. City of Quebec137, Henry Birks & Sons
(Montreal) Ltd. v. City of Montreal138 et R. c. Big M Drug Mart Ltd139 la régulation de
l’observance religieuse à des fins morales relève de la juridiction entérinée du
Parlement du Canada en vertu de l’article 91(27) de la Constitution.

[271] Au sujet du caractère véritable des articles 6 et 8 de la Loi 21, le PGQ rappelle la
présomption de validité et le fait que, dans la mesure du possible, le Tribunal doit
favoriser les interprétations qui la soutiennent140.

[272] Pour le PGQ, la Loi 21 ne comporte aucun aspect de compétence fédérale et les
demandeurs ne peuvent démontrer que la Loi 21 ne comporte aucun aspect relevant de
la compétence de l’Assemblée nationale.

[273] Il plaide que l’argument voulant que la Loi 21 relève du droit criminel apparaît
comme une prétention de dernier recours qui demanderait au Tribunal de se substituer
au législateur québécois puisque, selon lui, jamais le débat social ne se situait au
niveau de la répression d’une conduite moralement répréhensible ou du droit criminel.

[274] À propos de la preuve intrinsèque, le PGQ rappelle les termes du préambule de


la Loi 21 et souligne le fait que l’article 1 constitue une déclaration de principe sur le
caractère laïque de l’État québécois qui se décline, en vertu de l’article 2, en quatre
principes : a) la séparation de l’État des religions, b) la neutralité religieuse, c) l’égalité
de tous et d) la liberté de conscience et de religion.

[275] À cet égard, le Tribunal ne peut s’empêcher de noter l’incongruité d’y voir là
l’affirmation d’une reconnaissance de ces dernières libertés puisque la Loi 21
représente, à l’évidence, avec l’utilisation des clauses de dérogation, à priori, une loi qui
porte atteinte à certaines libertés fondamentales. De plus, le fait qu’elle pourrait se
justifier, en vertu des articles le permettant dans les chartes, ne peut faire l’objet d’une

136 2020 CSC 17 (ci-après « Renvoi génétique »).


137 [1953] 2 S.C.R. 299 (ci-après « Saumur »).
138 [1955] S.C.R. 799 (ci-après « Henry Birks »).
139 [1985] 1 R.C.S. 295 (ci-après « Big M »).
140 Siemens c. Manitoba (Procureur général), [2003] 1 R.C.S. 6, par. 30 et 33; Québec (Procureur
général) c. Canadian Owners and Pilots Association, [2010] 2 R.C.S. 536, par. 16 et 17; Banque
canadienne de l’Ouest c. Alberta, [2007] 2 R.C.S. 3, par. 25 et 26.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 56

adjudication judiciaire quant à la possible justification, puisque le législateur soustrait ce


débat en utilisant les clauses de dérogation.

[276] S’appuyant sur l’arrêt Ward c. Canada (Procureur général)141, le PGQ souligne

2021 QCCS 1466 (CanLII)


que dans le cadre de la détermination du caractère véritable il faut éviter de confondre
l’objectif poursuivi avec les moyens retenus pour y parvenir. Le Tribunal en convient.
Cependant, dans certains cas où l’objet principal de la loi s’avère intrinsèquement lié au
moyen prévu, le Tribunal peut « inclure dans la définition du caractère véritable d’une loi
les moyens choisis dans celle‑ci pour réaliser son objet »142.

[277] En l’espèce, les interdictions prévues aux articles 6 et 8 de la Loi 21 constituent


le moyen principal, pour ne pas dire le seul, participant à l’accomplissement de la laïcité
au Québec143 et, selon le professeur Lampron, les seuls changements concrets que la
Loi 21 apporte aux règles actuellement applicables à l’égard du devoir de réserve
incombant aux agent.e.s de l’État en matière d’expression de leurs convictions
religieuses144.

[278] Cela n’élimine pas l’étape de la détermination des effets de la Loi 21 et le


Tribunal doit, à priori, tenir pour acquis que la Loi 21 énonce réellement l’objectif qu’elle
cherche à atteindre et qu’elle ne comporte pas un objet déguisé à moins d’une preuve
concluante en sens contraire. Cela n’empêche pas que les effets puissent ne pas
concorder avec l’objectif annoncé.

[279] Quant à la preuve extrinsèque, le PGQ plaide qu’aucun extrait des débats
parlementaires ou des déclarations publiques ne démontre que la Loi 21 possède un
objet différent de celui ressortant du texte de la loi lui-même. Pour lui, cette preuve
établit qu’on présente la Loi 21 comme une mesure parmi d’autres permettant d’affirmer
la laïcité de l’État québécois en tant que principe fondamental.

[280] Au sujet de l’effet de la Loi 21, le PGQ se borne à affirmer qu’il s’avère difficile
d’en analyser les effets juridiques et pratiques puisqu’elle existe depuis peu.

141 [2002] 1 R.C.S. 569, par. 25.


142 Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre,
2021 CSC 11, par. 53.
143 Pièce P-17, p. 31, dossier Hak : QUÉBEC, ASSEMBLÉE NATIONALE, Journal des débats de

l’Assemblée nationale, 1re sess., 42e légis., 29 mai 2019, « Adoption du principe du projet de loi n° 21
– Loi sur la laïcité de l’État », 17h01 (M. Jolin-Barrette) : « Une réalité s'impose : actuellement, la
laïcité demeure inachevée au Québec, en fait comme en droit. Ce projet de loi vise à lui donner corps
et à franchir une étape significative. Ce que nous proposons, c'est un modèle de la laïcité à la
québécoise qui se distingue autant de la laïcité à la française que du multiculturalisme à la
canadienne. De ce modèle québécois découlent des mesures législatives qui sont de nature à
spécifier les exigences reliées au choix d'un État laïque par le Québec. ».
144 Louis-Philippe LAMPRON, « L’impact de la Loi sur la laïcité de l’État sur les conditions de travail des

agents et agentes de l’État québécois », (2020) 75 Relations industrielles 153.


500-17-108353-197 et Als PAGE : 57

[281] Avec égard, plusieurs effets délétères de la Loi 21 se manifestent déjà ou


peuvent assurément et raisonnablement s’appréhender ou se concevoir, tel que le fait
voir les déclarations sous serment auxquels réfère le Tribunal au paragraphe [64] du
jugement.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[282] Le PGQ en conclut que le caractère véritable de la Loi 21 consiste en
l’affirmation de la laïcité de l’État en tant que principe fondamental du droit public
québécois, et des exigences qui en découlent dont le droit à des institutions
parlementaires, gouvernementales et judiciaires laïques et l’encadrement des
conditions d’exercice de certaines fonctions.

[283] Pour lui, il apparaît manifeste que cela relève au premier chef des compétences
législatives provinciales en vertu des articles 92(4), 92(13) et 92(16) de la Loi
constitutionnelle de 1867. Puisque l’article 45 de la Loi constitutionnelle de 1982 permet
à l’Assemblée nationale de modifier sa constitution interne dans la mesure où cela
n’affecte pas les intérêts des autres provinces ou du fédéral145, la Loi 21 se trouve donc
à appartenir à la compétence provinciale.

[284] Ainsi selon le PGQ, l’article 92(4) de la Loi constitutionnelle de 1867 qui traite de
la création et de la tenure des charges provinciales de même que de la nomination et
du paiement des officiers provinciaux viserait tous les employés provinciaux, tant des
réseaux publics que parapublics, ce qui inclut les enseignants, les directeurs et les
directeurs adjoints des écoles.

[285] L’article 92(13) qui traite de la compétence provinciale sur la propriété et les
droits civils permet de rattacher les articles 13 à 16 de la Loi 21, qui traitent des
conventions collectives et des conséquences du non-respect de la Loi 21.

[286] Finalement, l’article 92(16) attribue une compétence aux provinces pour toutes
les matières d’une nature purement locale ou privée dans la province, établit ce même
lien avec la compétence de l’Assemblée nationale pour traiter de la question de la
laïcité de l’État québécois.

[287] Le PGQ plaide à bon droit que les critères de validité d’une disposition législative
fondée sur la compétence fédérale sur le droit criminel reposent sur la démonstration
qu’une telle disposition constitue en réalité une interdiction assortie d’une sanction tout
en poursuivant un objectif valable du droit criminel.

[288] Il ajoute cependant qu’il n’apparaît pas approprié, pour contester la validité d’une
règle de droit provinciale, de vérifier si celle-ci correspond à ces critères. Pour ce faire, il

145 Renvoi relatif à la réforme du Sénat, [2014] 1 R.C.S. 704, par. 47 et 48.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 58

s’appuie sur le Renvoi génétique146, le Renvoi procréation147 et l’arrêt Malmo-Levine148.


Or, aucune de ces décisions ne soutient cette proposition.

[289] À tout évènement, reconnaissant que l’article 6 comporte une interdiction, il

2021 QCCS 1466 (CanLII)


plaide que cette disposition constitue un élément de règlementation plutôt qu’une
interdiction pénale notamment parce qu’elle ne comprend aucune sanction pénale et
que l’article 13 de la Loi 21 permet plutôt de rattacher la Loi 21 au monde du travail et
des sanctions disciplinaires qui s’y retrouvent.

[290] À ce propos, il réfère par analogie à l’arrêt SEFPO et notamment au passage


suivant :

En l'espèce, par contre, les activités politiques envisagées par les dispositions
contestées ne sont pas déclarées illégales. Ces dispositions tiennent de
règlements détaillés. Y désobéir constitue un motif de renvoi. Aucune autre
sanction n'est prescrite. Le fonctionnaire qui n'est pas disposé à les accepter
peut démissionner. Je ne pense pas non plus que ce fonctionnaire soit ainsi
privé d'un "droit" à moins qu'on ne croie qu'il a un droit à sa charge. […]149

[291] L’analogie apparaît à première vue séduisante, mais le Tribunal ne peut la


retenir. En effet, historiquement, les lois relatives à l’exercice de la liberté de religion
s’analysent d’une façon différente des lois relatives au droit du travail, tel qu’on le verra.

[292] Le PGQ ajoute que la L.C. 1867 n’attribue pas la religion comme une
compétence fédérale ou provinciale. Ainsi, selon lui, cette matière doit s’encadrer en
fonction des compétences provinciales ou fédérales en cause.

[293] Le PGQ dresse une longue liste de législations150 où le Québec légifère en


matière d’organisation civile des religions et s’appuie sur la doctrine151 pour affirmer que
le législateur québécois possédait le contrôle de ses institutions politiques afin de mieux
défendre sa triple spécificité tenant à la langue française, à la foi catholique et au droit
civil.

146 Renvoi relatif à la Loi sur la non‑discrimination génétique, 2020 CSC 17, par. 67.
147 Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, 2010 CSC 61, par. 35.
148 R. c. Malmo-Levine; R. c. Caine, [2003] 3 R.C.S. 571, par. 73 à 78.
149 SEFPO c. Ontario (Procureur général), [1987] 2 R.C.S. 2, p. 51.
150 Loi sur les fabriques, RLRQ, c. F-1; Loi sur les Églises protestantes autorisées à tenir des registres de

l’état civil, RLRQ, c. E-2 (abrogée depuis 1994-01-01); Loi sur les inhumations et les exhumations,
RLRQ, c. I-11 (abrogée depuis le 2019-01-01); Loi sur les corporations religieuses, RLRQ, c. C-71; Loi
sur les évêques catholiques romains, RLRQ, c. E-17; Loi sur la constitution de certaines Églises,
RLRQ, c. C-63; Loi sur les terrains de congrégations religieuses, RLRQ, c. T-7; Pièce PGQ-7 :
Rapport Chevrier, p. 55.
151 Jacques-Yvan MORIN et José WOEHRLING, Les constitutions du Canada et du Québec du régime

français à nos jours, Montréal, Éditions Thémis, 1992, p. 154. Voir également : Eugénie BROUILLET,
L’identité culturelle québécoise et le fédéralisme canadien, thèse de doctorat, Université Laval, 2003,
p. 301.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 59

[294] Pour le PGQ, les arrêts Saumur et Henry Birks s’inscrivent dans un contexte bien
particulier alors que les tribunaux suppléaient à l’absence d’instrument constitutionnel
protégeant les droits fondamentaux et s’appuyaient sur une analyse qui s’articule autour
du partage des compétences. Au soutien de cet énoncé, il cite l’enseignement doctrinal

2021 QCCS 1466 (CanLII)


suivant :

« Comme on l’a mentionné précédemment, les tribunaux ont parfois tenté, avec
succès dans certains cas, de suppléer à l’absence d’une Déclaration des droits
constitutionnelle en utilisant le contrôle fondé sur la répartition des pouvoirs pour
invalider des lois restreignant certaines libertés non enchâssées dans la
Constitution, principalement la liberté d’expression et celle de religion. Les
limitations et les inconvénients de cette façon de procéder ont cependant fait
qu’elle a pratiquement été abandonnée depuis la fin des années soixante-dix.
D’ailleurs, à cette époque, cette forme d’activisme judiciaire était devenue plus
ou moins inutile dans la mesure où le Parlement fédéral et les législatures
provinciales avaient adopté, dans leurs domaines respectifs, des lois relatives
aux droits de la personne auxquelles les tribunaux ont fini par reconnaître une
certaine primauté sur les lois ordinaires ou, pour reprendre l’expression parfois
utilisée par la Cour suprême, une valeur « quasi constitutionnelle ». »152

[295] Dans la mesure où le Tribunal accepte cette proposition, il demeure à tout


évènement la question relative au stare decisis. En effet, qu’il s’agisse d’activisme
judiciaire ou non, il faut que le Tribunal conclue qu’il ne peut ou ne doit pas suivre ces
décisions, si les circonstances militent en faveur d’un tel résultat.

[296] Ainsi une des questions qui subsiste, posée de façon pragmatique, se formule
ainsi : l’avènement des chartes, incluant les clauses de dérogation, évacue-t-il
l’application des principes reconnus dans les arrêts Saumur et Henry Birks?

[297] Selon le PGQ, il n’existe aucun aspect fédéral à la question de la laïcité de l’État,
car, même s’il existait des considérations morales au soutien de la Loi 21, cela ne
constitue pas un frein à l’exercice par les provinces de leurs compétences législatives.
Sur cet aspect, il invoque l’extrait suivant de l’arrêt Siemens :

30 Troisièmement, une loi n’excède pas la compétence de la législature


provinciale en raison de la seule existence de considérations morales. En
accordant au Parlement la compétence exclusive en matière de droit criminel,
la Loi constitutionnelle de 1867 ne visait pas à exclure de la compétence
législative provinciale toute matière ayant trait à la moralité. Dans bien des cas,
il sera impossible à la législature provinciale de dégager les considérations
morales d’autres considérations. Par exemple, dans la présente affaire, il est
difficile de faire abstraction des divers coûts sociaux liés au jeu et aux ALV.
Comme en fait foi l’examen approfondi effectué dans le rapport Desjardins, op.

152 Jacques-Yvan MORIN et José WOEHRLING, Les constitutions du Canada et du Québec du régime
français à nos jours, Montréal, Éditions Thémis, 1992, p. 369-370.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 60

cit., le jeu contrôlé par l’État peut avoir des conséquences sociales néfastes,
dont la dépendance, la criminalité, la faillite et le déclin des activités de jeu
organisées à des fins de bienfaisance. Le gouvernement provincial peut
légitimement tenir compte de ces coûts sociaux pour décider comment

2021 QCCS 1466 (CanLII)


réglementer le jeu dans la province. Le fait que certaines de ces considérations
aient un aspect moral n’invalide pas pour autant une loi provinciale par ailleurs
légitime.153

[298] Le PGQ s’appuie de plus sur les arrêts Rio Hotel Ltd c. Nouveau-Brunswick
(Commission des licences et permis d’alcool)154, qui traite des symboles de nudité,
Bédard v. Dawson155 quant aux « maisons de désordre », et Nova Scotia Board of
Censors c. McNeil156, au sujet de la censure des films.

[299] Il faut noter que dans Siemens c. Manitoba (Procureur général)157, la Cour
suprême rappelle que le fait d’imposer des amendes ou d’autres sanctions pour
s’assurer de l’application d’une loi provinciale valide, ne représente pas nécessairement
une tentative de légiférer en matière criminelle, puisque les provinces peuvent créer,
dans leurs domaines de compétence législative, d’innombrables infractions assorties de
sanctions158. L’article 92(15) de la LC 1867 le permet d’ailleurs spécifiquement.

[300] En effet, dans O’Grady v. Sparling159, le plus haut Tribunal valide la législation du
Manitoba traitant de la conduite négligente d’un véhicule automobile, alors que dans
Ross c. Registraire des véhicules automobiles et al.160, il déclare que l’Ontario peut
légiférer pour qu’une déclaration de culpabilité à une infraction de conduite avec les
facultés affaiblies entraîne une suspension du permis de conduire.

[301] Le Tribunal note le passage suivant de l’affaire O’Grady :

My conclusion is that s. 55(1) of the Manitoba Highway Traffic Act has for its true
object, purpose, nature or character the regulation and control of traffic on
highways and that, therefore, it is valid provincial legislation.161

[302] Le PGQ ajoute que les provinces peuvent légiférer, entre autres sur des sujets
qui constituent également des matières auxquelles s’intéresse le droit criminel, par

153 Siemens c. Manitoba (Procureur général), [2003] 1 R.C.S. 6, par. 30.


154 [1987] R.C.S. 59.
155 [1923] S.C.R. 681.
156 [1976] 2 R.C.S. 265.
157 [2003] 1 R.C.S. 6.
158 Id., par. 25.
159 [1960] S.C.R. 804.
160 [1975] 1 R.C.S. 5.
161 O’Grady v. Sparling, [1960] S.C.R. 804, p. 811.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 61

exemple la protection de la santé et de la nécessité du public162, le jeu d’argent163, la


protection de l’environnement164, un registre des délinquants sexuels165,
l’immatriculation des armes à feu166, la lutte contre le tabagisme167.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


7.2 Les principes applicables

[303] L’analyse de la validité d’une loi au regard du partage des compétences


comporte deux étapes, à savoir la qualification et la classification de la loi contestée. La
qualification se veut précise, car cela facilite sa classification eu égard aux chefs de
compétences fédérales et provinciales. Ainsi, le caractère véritable devrait exprimer le
caractère essentiel de la loi en termes aussi précis que la loi le permet.

[304] L’étape de la qualification consiste donc dans la détermination du « caractère


véritable », ou « pith and substance », de la loi, en l’occurrence « ce que la loi accomplit
et dans quel dessein »168, ou encore, dans l’identification de « l’objet véritable de la loi,
même s’il diffère de son objet apparent ou déclaré »169. Dans l’exercice de qualification
de la Loi 21, le Tribunal doit en déterminer la nature réelle. Il s’agit donc de voir quel
objectif le législateur vise en l’adoptant et quels moyens il mobilise pour parvenir à ses
fins.

[305] Pour ce faire, il faut examiner l’objet et les effets juridiques et pratiques de la loi.
Déterminer l’objet de la loi nécessite l’analyse de la preuve tant intrinsèque (les
dispositions énonçant expressément l’objet visé, ainsi que le titre, le texte et la structure
de la loi) qu’extrinsèque (les débats parlementaires et les publications
gouvernementales)170.

[306] Quant aux effets de la loi, « les effets juridiques correspondent aux effets directs
des dispositions de la loi elle-même », alors que les effets pratiques correspondent
« aux effets secondaires de son application »171.

162 Hodge v. The Queen, [1883] 9 A.C. 117; Rinfret v. Pope, [1886] 12 Q.L.R. 303; Schneider c. La Reine,
[1982] 2 R.C.S. 112; Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, [2011] 3
R.C.S. 134; RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, par. 32-26.
163 R. c. Furtney, [1991] 3 R.C.S. 89.
164 R. c. Hydro-Québec, [1997] 3 R.C.S. 213, p. 298-299.
165 R. v. Dyck, 2008 ONCA 309, par. 43, 44, 46, 60 et 61.
166 Association canadienne pour les armes à feu c. Procureure générale du Québec, 2019 QCCA 755.
167 Rothmans, Benson & Hedges Inc. c. Saskatchewan, [2005] 1 R.C.S. 188.
168 Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, 2010 CSC 61, par. 22.
169 Renvoi relatif à la Loi sur la non-discrimination génétique, 2020 CSC 17, par. 28-29 : « Notre Cour a

exprimé la notion de matière ou de caractère véritable de la loi de plusieurs autres façons, notamment
en la décrivant comme l’« objet principal », l’« idée maîtresse », la « caractéristique principale ou la
plus importante » de la loi, […] le caractère essentiel de l’objectif de la loi et de la manière dont il est
atteint ».
170 Id., par. 34.
171 Id., par. 51.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 62

[307] À ce sujet, il importe de rappeler les enseignements de l’arrêt R. c.


Morgentaler172 quant à la définition du concept de « l’effet juridique » d’une loi que la
Cour suprême qualifie également de « l’application sur le strict plan du droit ». Il s’agit
de se rapporter à la manière dont le texte législatif, dans son ensemble, influe sur les

2021 QCCS 1466 (CanLII)


droits et les obligations de ceux qui se trouvent assujettis à ses dispositions, en fonction
des termes mêmes de la loi.

[308] À cet égard, l’effet juridique se révèle une bonne indication de l’objet du texte et
ce peu importe si cela découle de l’intention, avouée ou non, du législateur 173. Il ne se
compose pas uniquement des effets juridiques directs, mais aussi des objets sociaux
ou économiques que la loi vise à révéler, de son contexte et des circonstances de son
adoption174.

[309] Le Tribunal note qu’une loi peut entraîner des effets accessoires sur une
compétence attribuée à l’autre ordre de gouvernement sans pour autant en entacher sa
validité175. Dans certains cas, la doctrine du double aspect permet un certain
chevauchement des compétences législatives176.

[310] Il s’agit donc d’examiner le but et les effets des dispositions contestées en
analysant la structure de la Loi 21 et les dispositions qui en énoncent les objectifs, ce
que l’on appelle la preuve intrinsèque, tout comme la preuve extrinsèque, en
l’occurrence les circonstances entourant son adoption.

7.3 La qualification de la Loi 21

[311] Comme indiqué précédemment, dans le cadre de cet examen, il faut déterminer
l’objet et les effets des articles visés177 en adoptant une approche flexible évitant un
formalisme indu178. De façon générale, il s’agit d’établir avec précision la matière de la
Loi 21 et donc, en l’instance, de déterminer cette matière quant aux articles 6 et 8 de la
Loi 21.

7.3.1 La preuve intrinsèque

[312] Structurée en six chapitres, dont trois portent sur les dispositions diverses,
modificatives, transitoires et finales, la Loi 21 affirme la laïcité de l’État (les articles 1 à
5), interdit de porter un signe religieux (l’article 6) et impose l’exercice des fonctions à
visage découvert (les articles 7 à 10).

172 [1993] 3 R.C.S. 463.


173 Id., p. 482, ligne i à p. 483, ligne b.
174 Id., p. 483, ligne e à f.
175 Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, [2007] 2 R.C.S. 3, par. 28 et 29.
176 Id., par. 30; Renvoi relatif à la Loi sur la non-discrimination génétique, 2020 CSC 17, par. 22; Renvoi

relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, [2011] 3 R.C.S. 837, par. 66.
177 Renvoi relatif à la Loi sur la non-discrimination génétique, 2020 CSC 17, par. 30.
178 Id., par. 32.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 63

[313] Pour mémoire, citons le texte des articles 6 et 8 de la Loi 21 :

6. Le port d’un signe religieux est interdit dans l’exercice de leurs fonctions aux
personnes énumérées à l’annexe II.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


Au sens du présent article, est un signe religieux tout objet, notamment un
vêtement, un symbole, un bijou, une parure, un accessoire ou un couvre-chef,
qui est :

1° soit porté en lien avec une conviction ou une croyance religieuse;

2° soit raisonnablement considéré comme référant à une appartenance


religieuse.

8. Un membre du personnel d’un organisme doit exercer ses fonctions à visage


découvert.

De même, une personne qui se présente pour recevoir un service par un


membre du personnel d’un organisme doit avoir le visage découvert lorsque cela
est nécessaire pour permettre la vérification de son identité ou pour des motifs
de sécurité. La personne qui ne respecte pas cette obligation ne peut recevoir le
service qu’elle demande, le cas échéant.

Pour l’application du deuxième alinéa, une personne est réputée se présenter


pour recevoir un service lorsqu’elle interagit ou communique avec un membre du
personnel d’un organisme dans l’exercice de ses fonctions.

[314] Le préambule de la Loi 21 énonce :

CONSIDÉRANT que la nation québécoise a des caractéristiques propres, dont


sa tradition civiliste, des valeurs sociales distinctes et un parcours historique
spécifique l’ayant amenée à développer un attachement particulier à la laïcité de
l’État;

CONSIDÉRANT que l’État du Québec est fondé sur des assises


constitutionnelles enrichies au cours des ans par l’adoption de plusieurs lois
fondamentales;

CONSIDÉRANT qu’en vertu du principe de la souveraineté parlementaire, il


revient au Parlement du Québec de déterminer selon quels principes et de quelle
manière les rapports entre l’État et les religions doivent être organisés au
Québec;

CONSIDÉRANT qu’il est important de consacrer le caractère prépondérant de la


laïcité de l’État dans l’ordre juridique québécois;

CONSIDÉRANT l’importance que la nation québécoise accorde à l’égalité entre


les femmes et les hommes;
500-17-108353-197 et Als PAGE : 64

CONSIDÉRANT qu’il y a lieu d’établir un devoir de réserve plus strict en matière


religieuse à l’égard des personnes exerçant certaines fonctions, se traduisant par
l’interdiction pour ces personnes de porter un signe religieux dans l’exercice de
leurs fonctions;

2021 QCCS 1466 (CanLII)


CONSIDÉRANT que la laïcité de l’État favorise le respect du devoir d’impartialité
de la magistrature;

CONSIDÉRANT qu’il y a lieu d’affirmer la laïcité de l’État en assurant un


équilibre entre les droits collectifs de la nation québécoise et les droits et libertés
de la personne;

[315] L’article 14 de la Loi 21 met l’emphase sur l’importance de la laïcité comme


valeur sociale, en limitant les exceptions possibles, alors que les articles 15 et 16 visent
à rendre nulles certaines dispositions contractuelles en matière de relations de travail, si
celles-ci s’avèrent incompatibles avec la Loi 21.

7.3.2 La preuve extrinsèque

[316] Quant à la preuve extrinsèque, les nombreuses déclarations du ministre Jolin-


Barrette tant à l’Assemblée nationale que lors des conférences de presse, établissent
sans l’ombre d’un doute que le gouvernement considère que la laïcité doit devenir un
principe formel et une valeur fondamentale de la société québécoise 179.

[317] Pour Hak, cela démontre sans l’ombre d’un doute qu’il s’agit là d’un objectif de
protection d’une valeur fondamentale de la société québécoise, ce qui correspond à la
description d’un objet législatif relevant du droit criminel, en l’occurrence celui de
protéger des règles morales ou des valeurs sociales fondamentales.

[318] Comme l’affirme l’arrêt Renvoi génétique180, les finalités relevant des valeurs
sociales fondamentales constituent l’exercice d’un pouvoir relevant du droit criminel. Au
sujet de l’existence de ces valeurs dans la Loi 21, voici comment s’exprimait le ministre
Jolin-Barrette lors des débats en commission parlementaire :

Le Québec, société distincte, peut et doit marquer sa différence dans son


aménagement du pluralisme religieux. Ce modèle dont il entend se doter est
unique et propre au Québec, fidèle à ses valeurs et à son histoire. Comme
parlementaires élus démocratiquement et redevables à la population, nous
avons le devoir de répondre aux préoccupations exprimées depuis deux
décennies et de traduire la volonté populaire en réponses pragmatiques et
pondérées. C’est ce que le projet de loi no 21 fait et c’est ce qui explique
pourquoi il reçoit des appuis aussi nombreux. […]

179 Pièces P-12, p. 2, 4 et 10, p. 17, p. 21, p. 31, p. 33 et 34, p. 47 et p. 111, dossier Hak.
180 Renvoi relatif à la Loi sur la non-discrimination génétique, 2020 CSC 17.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 65

Se doter d'un modèle de laïcité, d'une vision commune pour le vivre-ensemble


est avant tout un choix de société. Il est pleinement légitime que ce débat soit
tranché par les représentants élus de la nation québécoise. C'est pourquoi des
dispositions dérogatoires sont introduites au projet de loi.181

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[319] Ainsi, le législateur propose « un modèle de laïcité à la québécoise qui se
distingue autant de la laïcité à la française que du multiculturalisme à la
canadienne »182.

7.3.3 Les effets juridiques de la Loi 21

[320] Hak plaide qu’en pratique la Loi 21 oblige les personnes portant des symboles
religieux à les enlever, à défaut de quoi elles ne peuvent se trouver un emploi dans le
secteur public. Ce faisant le législateur québécois donne effet à son objectif183.
Soulignons que la Loi 21 prévoit que même les symboles religieux invisibles au regard,
parce que la personne les porterait sous ses vêtements, font l’objet de la même
obligation184.

[321] Par exemple, une personne catholique ne peut porter une croix sous ses
vêtements, tout comme un homme de confession juive ne peut porter des tzizits sous
sa chemise.

[322] À ce sujet, le PGQ reconnaît à l’audience que la Loi 21 s’applique bel et bien aux
signes religieux invisibles portés par les personnes qu’elle vise. Le MLQ quant à lui
prétend que cette position s’avère absurde et que le Tribunal ne devrait pas la
reconnaître.

[323] Le Tribunal convient avec les demanderesses que pour certain.e.s le port de
symboles religieux participe à la croyance religieuse et qu’ils n’en reflètent pas
uniquement l’existence, mais également la nature fondamentale de la foi qui les
anime185.

[324] Le témoignage de Louis Bellerose, avocat au Centre de services scolaires de


Montréal (CSSM), anciennement la Commission scolaire de Montréal, agissant en tant
que coordonnateur du Bureau des relations professionnelles et voyant à ce titre à

181 Pièce P-17, p. 42, dossier Hak : QUÉBEC, ASSEMBLÉE NATIONALE, Journal des débats de la
Commission des institutions, 1re sess., 42e légis., 4 juin 2019, « Étude détaillée du projet de loi n° 21 –
Loi sur la laïcité de l’État », 15h30 (M. Jolin-Barrette).
182 Pièce P-17, p. 31, dossier Hak : QUÉBEC, ASSEMBLÉE NATIONALE, Journal des débats de

l’Assemblée nationale, 1re sess., 42e légis., 29 mai 2019, « Adoption du principe du projet de loi n° 21
– Loi sur la laïcité de l’État », 17h01 (M. Jolin-Barrette).
183 Renvoi relatif à la Loi sur la non-discrimination génétique, 2020 CSC 17, par. 64.
184 Déclarations sous serment de N.P., par. 18, de Hak, par. 13-14 et de Lauzon, par. 20.
185 Voir l’article 6 de la Loi 21.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 66

l’application et l’interprétation des diverses lois du travail et des conventions collectives,


rend compte d’une problématique pour le moins troublante.

[325] Il appert, selon l’interprétation du CSSM, qu’une personne enseignante ne

2021 QCCS 1466 (CanLII)


pourrait porter un symbole religieux alors qu’elle se trouve à son domicile en train de
faire sa tâche de correction de travaux186. Il s’agit d’une situation qui demeure, à ce
jour, hypothétique, mais il n’en demeure pas moins qu’elle découle d’une interprétation
faite par le CSSM des effets de la Loi 21.

[326] Ainsi, cette personne, en agissant ainsi, ne pourrait postuler à un emploi


permanent à la CSSM ou pourrait se voir appliquer des sanctions en vertu de la Loi 21
si elle y travaille déjà.

7.3.4 Le caractère véritable de la Loi 21

Devant une loi qui comporte principalement trois volets, à savoir l’affirmation de la
laïcité l’État, l’interdiction du port de signes religieux par ses agent.e.s et l’obligation
d’exercer ses fonctions à visage découvert, la question du caractère laïque ou religieux
de l’objet de la Loi 21 s’impose naturellement. La distinction s’avère fondamentale aux
fins de l’étape de la classification de Loi 21.

[327] En effet, Hak s’appuie sur de nombreuses décisions de la Cour suprême


reconnaissant que les lois traitant de questions religieuses tombent dans le champ de
compétence fédérale du droit criminel : Saumur187, Henry Birks & Sons (Montreal) Ltd.
v. City of Montreal188, R. c. Big M Drug Mart Ltd189, R. c. Morgentaler190.

[328] Notons que dans Morgentaler, il s’agissait de déterminer si une loi visant à
interdire les avortements dans les cliniques médicales de la Nouvelle-Écosse découlait
des compétences de cette province. La Cour suprême conclut que l’objet central de la
loi et sa caractéristique dominante résidaient dans la limitation de l’avortement en tant
qu’acte socialement indésirable qu’il convenait de supprimer ou de punir.

[329] Il importe de souligner cependant que la loi contestée prévoyait qu’une


condamnation, par voie de procédure sommaire, pouvait entraîner le paiement d’une
amende variant entre dix et cinquante mille dollars.

[330] Également, dans Big M Drug Mart Ltd, toute personne enfreignant la Loi sur le
dimanche de l’Alberta ou tout employeur ordonnant d’enfreindre la loi, ainsi que toute

186 Interrogatoire hors Cour de Louis Bellerose du 25 août 2020, p. 74 à 77.


187 Saumur v. City of Quebec, [1953] 2 S.C.R. 299, p. 329, 357 et 379.
188 [1955] S.C.R. 799, p. 813-814.
189 [1985] 1 R.C.S. 295, p. 354-355.
190 [1993] 3 R.C.S. 463, p. 504-505.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 67

personne morale permettant ou ordonnant d’enfreindre la loi pouvait se voir trouver


coupable d’une infraction punissable sur déclaration sommaire de culpabilité.

[331] Rappelons que, dans le cadre d’une analyse constitutionnelle, tout objet

2021 QCCS 1466 (CanLII)


inconstitutionnel ou effet inconstitutionnel peut rendre une loi invalide 191.

[332] À ce propos, il apparaît nécessaire de citer, le passage suivant de l’arrêt Big M


traitant de la liberté de religion qui débute en évoquant les motifs de l’arrêt Robertson
and Rosetanni192 :

Le juge Ritchie, s'exprimant au nom de la majorité, souligne au départ que


« la Déclaration canadienne des droits vise non pas les «droits de l'homme et les
libertés fondamentales» dans un sens abstrait, mais plutôt les «droits et libertés»
qui existaient au Canada immédiatement avant l'adoption de la loi. » Puis il cite
le passage, reproduit ci-haut, tiré des motifs du juge Taschereau dans
l'arrêt Chaput v. Romain, précité, ainsi que l'extrait, déjà cité, des motifs
du juge Rand dans l'arrêt Saumur v. City of Quebec. À partir de ces passages,
le juge Ritchie a conclu qu'avant l'adoption de la Déclaration canadienne des
droits et nonobstant les dispositions de la Loi sur le dimanche, cette Cour avait
reconnu l'existence au Canada de [TRADUCTION] « la plus entière liberté de
penser en matière religieuse » et de [TRADUCTION] « la possibilité d'affirmer
sans contrainte sa «croyance religieuse» et de la propager, à titre personnel ou
grâce à des institutions ».193

[333] La Cour suprême ajoute qu’une loi qui vise à réglementer la pratique religieuse,
y compris les peines à imposer en cas de violation, fait partie du droit criminel au sens
le plus large et relève de la compétence exclusive du Parlement du Canada en vertu de
l’article 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867194.

[334] Cet énoncé porte assurément à conséquence. Le Tribunal, peu importe son
opinion sur le sujet, se trouve lié par les énoncés de la Cour suprême du Canada. Ici, il
ne fait aucun doute que la Loi 21 vise à empêcher l’expression légitime d’une croyance
religieuse par le biais du port d’un symbole religieux puisqu’à l’évidence le fait de porter
un tel symbole s’inscrit dans la possibilité d’affirmer sans contrainte sa croyance
religieuse.

[335] Le fait que la Loi 21 promeuve la laïcité, et non une religion en particulier comme
dans Big M, ou se veuille contre un mouvement religieux, comme dans Saumur, ou
qu’elle adopte une conception morale de la société, comme dans Morgentaler, ne
modifie en rien l’approche analytique du Tribunal. En effet, l’analyse de la jurisprudence
montre que des lois qui veulent forcer ou interdire certains comportements pour des

191 R. c. Big M Drug Mart Ltd, [1985] 1 R.C.S. 295, p. 331, l. f à g.


192 Robertson and Rosetanni v. The Queen, [1963] S.C.R. 651.
193 R. c. Big M Drug Mart Ltd, [1985] 1 R.C.S. 295, p. 325, ligne h à p. 326, l. b.
194 Id., p. 326, l. b à d.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 68

raisons sociales, morales ou religieuses tombent, a priori, sous la juridiction du droit


criminel en vertu de l’article 91(27).

[336] En voulant imposer la laïcité telle qu’il le fait, le législateur québécois se trouve

2021 QCCS 1466 (CanLII)


nécessairement à vouloir retirer la religion, ici sous la forme de signes religieux, de
l’espace institutionnel public. Il s’agit donc d’une législation qui traite de manière
ontologique de religion, car son essence repose sur cette finalité.

[337] Le préambule de la Loi 21 ne laisse planer aucun doute à cet égard :

CONSIDÉRANT qu’en vertu du principe de la souveraineté


parlementaire, il revient au Parlement du Québec de déterminer selon
quels principes et de quelle manière les rapports entre l’État et les
religions doivent être organisés au Québec;

[…]

CONSIDÉRANT qu’il y a lieu d’établir un devoir de réserve plus strict en


matière religieuse à l’égard des personnes exerçant certaines fonctions,
se traduisant par l’interdiction pour ces personnes de porter un signe
religieux dans l’exercice de leurs fonctions.

[338] Ici, il ne s’agit pas, comme dans l’affaire d’Edwards Books195, de mettre en
œuvre, dans un but strictement d’ordre laïque, un avantage ou une protection à certains
individus, en l’occurrence dans cette affaire un jour de congé pour tous les employés du
commerce de détail. À l’évidence, le fait de prévoir le dimanche comme jour de repos
obligatoire peut apparaître comme une manifestation d’une certaine « catho-laïcité »,
puisqu’elle comporte des avantages pour les personnes pratiquant leur religion le jour
de repos du dimanche par rapport aux autres dénominations religieuses. Mais il n’en
demeure pas moins, essentiellement, qu’il s’agissait d’une loi qui ne visait pas
fondamentalement le respect de principes découlant d’une religion.

[339] Exprimé autrement, on peut dire que le fait d’accorder un jour de congé n’évoque
pas et n’invoque pas, de façon inéluctable, un lien avec la religion. Par exemple, si le
législateur choisissait le mercredi comme jour universel de repos, cela évoquerait-il des
considérations d’ordre religieuses? Bien sûr que non. Par contre, le fait de se réclamer
de la laïcité équivaut, de façon incontournable, à se réclamer d’une absence de la
religion dans le domaine en question, peu importe la façon avec laquelle on aborde la
question.

[340] D’emblée, le Tribunal ne peut ignorer le passage suivant de l’arrêt Big M. :

Par le passé, on s’est fondé surtout sur le partage des pouvoirs prévu
aux art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 pour contester la

195 R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 RCS 713.


500-17-108353-197 et Als PAGE : 69

constitutionnalité des lois portant sur l’observance du dimanche. La


liberté de religion a été considérée comme un chef de compétence
législative fédérale. Aujourd’hui, par suite de l’avènement de la Loi
constitutionnelle de 1982, nous devons aborder carrément les questions

2021 QCCS 1466 (CanLII)


fondamentales que soulèvent les droits et libertés individuels garantis
par la Charte, de même que celles concernant les pouvoirs législatifs.196

(Le Tribunal souligne)

[341] L’énoncé clair de Big M se trouve-t-il tempéré par le jugement postérieur de la


Cour suprême dans Edwards Books197? Dans ce contexte, comment s’applique la règle
du stare decisis? Il s’agit d’un principe que le Tribunal doit suivre. D’aucuns pourraient y
voir là une application aveugle d’une simple phrase tirée d’un seul jugement de la Cour
suprême, mais il importe d’attacher aux mots utilisés l’importance qui leur revient.

[342] Cependant, bien qu’il s’agirait d’une erreur fondamentale pour un tribunal
d’instance de ne pas suivre un énoncé particulièrement précis de la Cour suprême sur
le même sujet qui fait l’objet de l’adjudication judiciaire, à charge de se répéter, le
contexte doit baliser l’analyse du tribunal198.

[343] Ainsi, tel que l’enseigne l’arrêt Lapointe199 de la Cour d’appel, le contexte factuel
dans lequel s’inscrit la ratio decidendi prend toute son importance.

[344] À cet égard, il faut noter que ce qu’affirme la Cour suprême dans Edwards Books
porte spécifiquement sur la détermination de la question de savoir s’il existe une
compétence exclusive en matière de religion ou de liberté religieuse.

[345] À l’évidence, tel qu’explicité plus loin, il existe de nombreux domaines


d’interventions possibles du législateur provincial en matière de religion.

[346] De plus, une lecture attentive de l’arrêt Big M confirme que cet énoncé, qui
apparaît lapidaire, ne se conçoit pas de façon désincarnée, mais qu’il relève d’une
analyse des composantes fondamentales d’une loi mettant en cause la liberté de
religion.

[347] Tout d’abord, au sujet de la caractérisation de la Loi sur le dimanche elle pose le
problème ainsi :

196 R. c. Big M Drug Mart Ltd, [1985] 1 R.C.S. 295, p. 301, lignes a et b.
197 R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 RCS 713.
198 Voir : Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, p. 1355 et 1356 et les

commentaires de Danielle PINARD, «La "méthode contextuelle"», (2002) 81 R. du B. can. 323 p. 338
et 339.
199 R. c. Lapointe, 2021 QCCA 360.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 70

Il y a évidemment deux façons possibles de caractériser l’objet d’une loi


sur le dimanche; son objet peut être d’ordre religieux en ce sens qu’elle
vise l’observance par le public de l’institution chrétienne du sabbat et,
d’autre part, il peut être d’ordre laïque en ce sens qu’elle prescrit un jour

2021 QCCS 1466 (CanLII)


de repos uniforme. Il ne fait pas de doute que ces deux éléments
peuvent coexister dans une loi donnée et, en fait, cela est presque
inévitable si on considère que de telles lois ordonnent aux gens de
s’abstenir de vaquer à leur emploi habituel pendant un jour sur sept, en
précisant en même temps que ce jour de repos doit être le sabbat
chrétien, c’est-à-dire le dimanche. […]200

[348] Voilà pourquoi il devient nécessaire d’identifier la « matière » sur laquelle porte la
loi pour décider duquel des chefs de compétence énumérés aux articles 91 et 92 de la
L.C. 1867 elle relève201. Dans le cadre de son analyse de la Loi sur le dimanche de
l’Alberta dans Big M., la Cour suprême retrace les fondements historiques de lois
semblables202. Puis elle affirme que depuis la confédération jusqu’à l’arrêt du Conseil
privé dans Hamilton Street Railway203, l’avis généralement partagé accordait aux
provinces la compétence pour légiférer sur la question de l’observance du dimanche en
vertu des paragraphes 92(13) et 92(16) de la L.C. 1867204.

[349] Ce faisant, elle indique que le Conseil privé semble reconnaître qu’il s’agit d’une
loi visant d’abord à promouvoir l’ordre, la sécurité et les bonnes mœurs plutôt que de
réglementer les droits civils des particuliers205, bien que l’extrait du jugement qu’elle cite
porte sur la compétence fédérale en matière de droit criminel.

[350] Puis elle traite de l’arrêt Ouimet v. Bazin206, qui affirme qu’une loi québécoise
visant à interdire certains actes de nature à nuire l’observance normale du dimanche,
relève du droit criminel en estimant, entre autres, qu’elle visait à promouvoir la moralité
publique et à pourvoir au maintien de la paix et de l’ordre public207.

[351] Le passage qui suit ces considérants comporte assurément un intérêt et une
portée interprétative plus importante pour notre affaire, alors que le juge en chef
Dickson souscrit spécifiquement à l’énoncé suivant du juge Duff exprimé dans Bazin :

Il n’est peut-être pas nécessaire de dire qu’il ne s’ensuit pas que toute la
question de la réglementation de la conduite des gens, le premier jour
de la semaine, est du ressort exclusif du Parlement du Canada. Il n’est
aucunement nécessaire en l’espèce de se prononcer sur la question de

200 R. c. Big M Drug Mart Ltd, [1985] 1 R.C.S. 295, p. 316, lignes g à j.
201 Id., p. 317, lignes g à h.
202 Id., p. 317 à 319.
203 Attorney-General for Ontario v. Hamilton Street Railway Co., [1903] A.C. 524.
204 R. c. Big M Drug Mart Ltd, [1985] 1 R.C.S. 295, p. 319, lignes g à i.
205 Id., p. 319, ligne j.
206 (1912) 46 S.C.R. 502.
207 R. c. Big M Drug Mart Ltd, [1985] 1 R.C.S. 295, p. 321, ligne j à p. 322, ligne a.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 71

savoir jusqu’à quel point les règlements édictés par une législature
provinciale qui régissent la conduite des gens le dimanche, mais qui
visent uniquement un certain objet qui n’a rien à voir avec le caractère
religieux de ce jour, constitueraient un empiétement sur la compétence

2021 QCCS 1466 (CanLII)


exclusive du Parlement du Canada, et je tiens à ce que cette question
reste entière. […]208

(Le Tribunal souligne)

[352] Puis il ajoute :

Il ne m’est peut-être pas nécessaire de dire que si la Loi sur le


dimanche, telle que formulée actuellement, doit être déclarée invalide
pour le motif qu’elle va à l’encontre de la liberté de religion garantie par
la Charte, il ne s’ensuit pas inévitablement que toute la question d’un
jour de repos et de détente pour les Canadiens est du ressort exclusif
des législatures provinciales. […]209

[353] Il n’apparaît pas anodin, bien au contraire, de noter qu’il cite ensuite avec
approbation le passage suivant du juge Rand dans l’arrêt Saumur :

Par conséquent, depuis 1760 et jusqu’à nos jours, la liberté de religion a


été reconnue, dans notre régime juridique, comme un principe
fondamental. Bien que nous n’ayons rien qui ressemble à une Église
d’État, il est hors de doute que la possibilité d’affirmer sans contrainte sa
croyance religieuse et de la propager, à titre personnel ou grâce à des
institutions, demeure, du point de vue constitutionnel, de la plus grande
importance pour tout le Dominion.210

[354] Il importe donc de souligner que ce qui constituait jusqu’alors une opinion d’un
seul juge apparaît recevoir l’imprimatur de cinq juges de la Cour suprême. Cela devrait
normalement emporter des conséquences.

[355] Le juge Dickson poursuit son analyse de la jurisprudence en examinant l’arrêt


Henry Birks211 et plus particulièrement certains énoncés des juges Rand et Kellock,
alors que le premier affirme que l’adoption par le conseil municipal d’un règlement
prévoyant la fermeture des magasins certains jours fériés en vertu d’une loi l’autorisant
à ce faire :

[…] a été adoptée à des fins religieuses; elle prescrit ce qui constitue
essentiellement une obligation religieuse.212 […]

208 Id., p. 322, lignes c à f.


209 Id., p. 322, lignes h à j.
210 Id., p. 323, lignes f et g.
211 Henry Birks & Sons (Montreal) Ltd. v. City of Montreal, [1955] S.C.R. 799.
212 R. c. Big M Drug Mart Ltd, [1985] 1 R.C.S. 295, p. 324, lignes d à e.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 72

[356] Ensuite, quant au second :

[…] Par conséquent, une loi qui prescrit l’observance de ces jours,
comme celle qui nous intéresse en l’espèce, est forcément une loi qui

2021 QCCS 1466 (CanLII)


tient compte uniquement de la foi religieuse des citoyens pour qui les
jours en question revêtent une telle importance et, à ce point de vue ou
à ces fins, j’estime qu’elle est du ressort exclusif du Parlement.213

[357] Ce qui l’amène à citer l’extrait suivant de l’arrêt Chaput v. Romain214 :

Dans notre pays, il n’existe pas de religion d’État. Personne n’est tenu
d’adhérer à une croyance quelconque. Toutes les religions sont sur un
pied d’égalité, et tous les catholiques comme d’ailleurs tous les
protestants, les juifs, ou les autres adhérents des diverses
dénominations religieuses, ont la plus entière liberté de penser comme
ils le désirent. La conscience de chacun est une affaire personnelle, et
l’affaire de nul autre. Il serait désolant de penser qu’une majorité puisse
imposer ses vues religieuses à une minorité. Ce serait une erreur
fâcheuse de croire qu’on sert son pays ou sa religion, en refusant dans
une province, à une minorité, les mêmes droits que l’on revendique soi-
même avec raison, dans une autre province.215

[358] Ensuite, lorsqu’il traite de l’objet et de l’effet de la Loi sur le dimanche, il énonce :

D’après la jurisprudence, il n’est tout simplement pas possible de


conclure que la Loi sur le dimanche a un objet laïque. L’objet religieux
qu’elle poursuit, en rendant obligatoire l’observance du dimanche, est
établi depuis longtemps et a été constamment confirmé par les tribunaux
de notre pays.216

[359] Il rejette ensuite les prétentions du procureur général de l’Alberta voulant que
seul l’effet et non l’objet de la loi contestée qui importe, en affirmant que tant un objet
qu’un effet inconstitutionnel peuvent l’un et l’autre rendre une loi invalide, 217 car il
apparaît difficilement concevable qu’une loi avec un objet inconstitutionnel puisse
entraîner des effets constitutionnels218. Il s’ensuit donc que si le tribunal détermine
qu’une loi possède un objet inconstitutionnel il ne s’avère pas nécessaire d’en étudier
davantage les effets puisque son invalidité s’en trouve dès lors prouvée 219.

213 Id., p. 324, lignes h et i.


214 [1955] S.C.R. 834.
215 R. c. Big M Drug Mart Ltd, [1985] 1 R.C.S. 295, p. 325, lignes a à c.
216 Id., p. 331, lignes b à d.
217 Id., p. 331, lignes d à g.
218 Id., p. 333, lignes d et e.
219 Id., p. 334, lignes a et b.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 73

[360] Il s’intéresse également à l’application de la règle du stare decisis, plus


particulièrement en rapport aux affaires portant sur le partage des pouvoirs, en citant
les propos du vicomte Simon dans l’arrêt Canada Temperance220 :

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[…] sur des questions d’ordre constitutionnel, il convient en vérité que la
chambre ne s’écarte que très rarement d’une décision précédente, dont
il est permis de supposer qu’elle a servi de fondement aux actes du
gouvernement aussi bien qu’à ceux des sujets. En l’espèce, la décision
à laquelle on voudrait aujourd’hui passer outre fait jurisprudence depuis
plus de soixante ans; la loi a été mise en œuvre pendant diverses
périodes dans nombre d’endroits du Dominion; des entreprises ont été
contraintes de fermer leurs portes en vertu de ses dispositions, des
amendes et des périodes d’emprisonnement ont été imposées en raison
de la violation de cette loi et les sentences ont été exécutées.221

[361] Il conclut sur cette question en affirmant :

Bien que l’effet d’une loi comme la Loi sur le dimanche puisse être plus
laïque aujourd’hui qu’il ne l’était en 1677 ou en 1906, cela ne peut
permettre de conclure que son objet a changé pareillement. En
définitive, la Loi sur le dimanche doit donc être qualifiée, comme elle l’a
toujours été, de loi qui a principalement pour objet de rendre obligatoire
l’observance du dimanche.222

[362] En l’espèce, ces propos comportent une signification indéniable.

[363] Il faut noter que le juge en chef Dickson convient que bien que l’« évolution et la
réévaluation » dues à de nouvelles situations sociales permettent de justifier une
nouvelle interprétation de l’étendue du pouvoir législatif, puisque ce changement
pourrait avec le temps contribuer à modifier la portée des différents chefs de
compétence et changer ainsi la classification d’une loi, cela ne permet aucunement de
modifier la caractérisation de l’objet d’une loi223.

[364] Enfin, en concluant sur la classification de la Loi sur le dimanche, il affirme :

On a jugé « depuis longtemps, régulièrement et récemment » que la Loi


sur le dimanche porte sur une matière qui relève du droit criminel du fait
qu’elle rend obligatoire, sous peine de sanction, l’observance d’une
prescription religieuse, plus précisément la sanctification du sabbat
chrétien. Étant donné qu’elle vise à préserver l’ordre et la moralité
publics, la Loi sur le dimanche porte sur une matière qui relève du par.
91(27) qui énonce l’un des chefs de compétence exclusive du

220 Attorney General for Ontario v. Canada Temperance Foundation, [1946] A.C. 193.
221 R. c. Big M Drug Mart Ltd, [1985] 1 R.C.S. 295, p. 335, lignes c à e.
222 Id., p. 336, lignes b et c.
223 Id., p. 335, lignes h à j.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 74

Parlement. Comme l'a affirmé le juge Rand dans Reference as to the


Validity of Section 5(a) of the Dairy Industry Act, [1949] R.C.S. 1, à la
p. 50, le droit criminel « vise ordinairement, mais non exclusivement » à
préserver « la paix, l’ordre, la sécurité, la santé, la moralité publics ». Il

2021 QCCS 1466 (CanLII)


ne fait aucun doute qu’une loi comme la Loi sur le dimanche, qui a pour
objet de rendre obligatoire l’observance religieuse, vise à préserver la
moralité publique.224

(Le Tribunal souligne)

[365] Pour terminer en énonçant ceci :

Cependant il faut souligner que cette conclusion quant à la compétence


législative du Parlement fédéral pour adopter la Loi sur le dimanche
repose sur le fait que l’objet de la Loi a été identifié comme étant de
rendre obligatoire l’observance du dimanche en raison de son
importance sur le plan religieux. Si, par contre, la Loi avait non pas un
objet religieux, mais pour objet laïque d’imposer à tous un même jour de
repos, elle relèverait alors du par. 92(13) portant sur la propriété et les
droits civils dans la province, et serait donc du ressort provincial plutôt
que fédéral. […]225

[366] De tout ceci, le Tribunal en tire les enseignements suivants pour les fins de
l’instance.

[367] Il ne fait aucun doute que l’objet de la Loi 21 vise un objet religieux, en
l’occurrence non seulement l’effacement dans un certain espace public de la religion,
mais également, entre autres, l’interdiction dans certaines situations pour l’État de
contracter avec un juriste qui porte un signe religieux. Le fait que la Loi 21 s’affiche
comme une loi portant sur la laïcité et disant vouloir en faire une des bases de la
société québécoise n’y change rien, car toutes ses dispositions pertinentes à cet égard
requièrent l’exclusion du port d’un signe religieux.

[368] Il apparaît tout aussi indéniable que l’effet de la Loi 21 emporte les mêmes
conclusions.

[369] Pour paraphraser la citation du juge Rand dans Henry Birks, à laquelle le
Tribunal réfère au paragraphe [355] de son jugement, on voit bien que : « le législateur
adopte la Loi 21 à des fins laïques; elle prescrit ce qui constitue essentiellement une
obligation laïque ». En ce faisant, on se rend bien compte que le vocable, et même le
concept de « laïcité », comporte la même essence que celui de la « religion ».

224 Id., p. 354, lignes e à h.


225 Id., p. 355, lignes d à f.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 75

[370] Pour certains, il s’agit d’une perspective positive, pour d’autres, une perspective
négative. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit là des deux pôles d’une même notion
philosophique et sociale.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[371] Voilà pourquoi il importe maintenant de faire une étude attentive des
enseignements de l’arrêt Edwards Books226 afin de bien en saisir toute leur portée et
voir comme ils s’inscrivent dans la jurisprudence de la Cour suprême quant à
l’application des principes relevant de la qualification des lois et du partage des
compétences constitutionnelles.

[372] D’entrée de jeu, il importe de noter que le juge en chef Dickson énonce :

Dans l’arrêt Walter v. Attorney General of Alberta, [1969] R.C.S. 383, la


Cour était, en confirmant la validité d’une loi provinciale, disposée à
présumer, sans toutefois en décider, que le législateur fédéral avait une
compétence exclusive pour légiférer en matière de religion ou de liberté
religieuse. Dans l’arrêt Saumur v. City of Quebec, [1953] 2 R.C.S. 299, à
la p. 387, le juge Cartwright, à l’avis duquel le juge Fauteux a souscrit, a
formulé une présomption semblable là encore, en confirmant la validité
d’un texte législatif provincial. Parmi les autres juges dans l’arrêt
Saumur, trois (le juge en chef Rinfret et les juges Taschereau et Kerwin)
ont conclu que la liberté de religion était un droit civil au sens du par.
92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867, tandis que quatre (les juges
Rand, Kellock, Estey et Locke) se sont dits d’avis que la province n’avait
pas compétence pour adopter un texte législatif restreignant la liberté
religieuse. Il n’est jamais arrivé que cette Cour à la majorité décide que
le Parlement (ou en fait le législateur provincial) jouit d’une compétence
exclusive en matière de religion ou de liberté religieuse. Cette question
n’a pas encore été tranchée.

Il y a sans doute des questions d’ordre religieux qui relèvent de la


compétence exclusive du Parlement fédéral, plus particulièrement les
interdictions de profaner le sabbat. Toutefois, comme je l’ai déjà fait
observer, la qualification des lois relatives à l’observance du sabbat
comme étant du droit criminel découle non pas d’un lien général ou
inhérent entre la religion et le droit criminel, mais de l’historique de
l’infraction criminelle même qui consiste à profaner le sabbat. À mon
avis, il existe des questions d’ordre religieux qui doivent de la même
manière relever de la compétence des provinces. Le paragraphe 92(12)
attribue expressément aux législatures provinciales le pouvoir de
légiférer en matière de célébration des mariages, une catégorie de
sujets qui a des dimensions religieuses traditionnelles ou historiques
importantes. L’article 93 impose des restrictions à la compétence
provinciale relativement aux écoles confessionnelles, lesquelles
restrictions seraient inutiles si la religion, dans son ensemble, était en

226 R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 RCS 713.


500-17-108353-197 et Als PAGE : 76

dehors de la compétence des provinces. Il semblerait donc que la


Constitution n’envisage pas la religion comme une « matière »
constitutionnelle distincte qui relève exclusivement d’une catégorie
fédérale ou provinciale de sujets. Une loi portant sur la religion ou la

2021 QCCS 1466 (CanLII)


liberté religieuse devrait, à mon sens, être qualifiée en fonction de son
contexte, selon la question religieuse particulière qu’elle vise.227

(Le Tribunal souligne)

[373] Puis il cite avec approbation les passages suivants de l’arrêt Big M :

Dans l’arrêt de cette Cour Big M Drug Mart Ltd., les juges formant la
majorité prennent soin, dans leur définition de la liberté de ne pas se
conformer à des dogmes religieux, de restreindre son applicabilité aux
cas où la loi attaquée a été motivée par un objet religieux :

Une majorité religieuse, ou l’État à sa demande ne peut, pour des motifs


religieux, imposer sa propre conception de ce qui est bon et vrai aux
citoyens qui ne partagent pas le même point de vue. [à la p. 337]

Si je suis juif, sabbataire ou musulman, la pratique de ma religion


implique à tout le moins le droit de travailler le dimanche si je le veux. Il
me semble que toute loi ayant un objet purement religieux qui me prive
de ce droit doit sûrement porter atteinte à ma liberté de religion. [à la p.
338]

Aux fins de la présente espèce, il me paraît suffisant d’affirmer que,


quels que soient les autres sens que peut avoir la liberté de conscience
et de religion, elle doit à tout le moins signifier ceci : le gouvernement ne
peut, dans un but sectaire, contraindre des personnes à professer une
foi religieuse ou à pratiquer une religion en particulier. [à la p. 347]

À mon avis, la garantie de la liberté de conscience et de religion


empêche le gouvernement d’obliger certaines personnes à accomplir ou
à s’abstenir d’accomplir des actes par ailleurs irrépréhensibles
simplement à cause de l’importance sur le plan religieux que leur
attribuent d’autres personnes.228 [à la p. 350]

(Le souligné se trouve dans l’original.)

[374] Selon Hogg, ces propos permettent d’affirmer que l’impact d’une loi sur la
religion ne constitue pas nécessairement le facteur déterminant aux fins de la
classification de la loi. En ce sens, une loi qui touche la liberté de religion ne se
distingue pas des lois portant sur les autres droits et libertés fondamentaux :

227 Id., p. 749 ligne j à p. 751 ligne a.


228 Id., p. 761, lignes b à h.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 77

[…] Legislation concerning religion could therefore be competent to


either the federal Parliament or the provincial Legislatures, depending
upon the other characteristics of the law. In other words, in classifying a
law for the purpose of the federal distribution of powers, the law's impact

2021 QCCS 1466 (CanLII)


on religion would not necessarily be the critical factor. In Edwards
Books, the requirement of a common pause day for retail workers could
be relieved for some groups for religious reasons without destroying the
law's classification as coming within property and civil rights in the
province. The power to make laws respecting religion is thus like the
power to make laws respecting other civil liberties, which is also for the
most part divided between the two levels of government, and is not the
exclusive preserve of either one.229

(Le Tribunal souligne)

[375] Il s’ensuit que, de manière générale, les effets d’une loi relatifs aux libertés
fondamentales, y compris la liberté de religion, constituent un élément accessoire lors
de la classification de la loi, l’accent se trouvant sur l’activité encadrée par la loi :

[…] as a broad generalization, it may be said that a law's impact on civil


liberties has not been treated by the courts as the leading characteristic
in determining the law's classification. The courts have instead relegated
the impact of a law on civil liberties to an incidental or subordinate
position. The effect of this approach to classification is that the power to
affect civil liberties is distributed between the two levels of government,
depending upon which level of government has jurisdiction over the
activities regulated by the law.230

[376] Pour illustrer ses propos, le professeur Hogg offre un exemple en matière de
discrimination raciale :

For example, the provincial Legislatures may prohibit racial


discrimination in occupations subject to provincial jurisdiction, and the
federal Parliament may prohibit discrimination in occupations subject to
federal jurisdiction. In other words, it is the nature of the regulated
occupation that determines the law's classification, not the law's impact
on racial discrimination. It should be added that the federal Parliament
could probably enact a universal prohibition of racial discrimination
(though not a more sophisticated scheme) under the criminal law power,
but this would depend upon the law's classification as a criminal law, and
in making that classification, the courts will look for the ingredients of a
criminal law — a prohibition, a penalty and a typically criminal public

229 Peter W. HOGG, Constitutional Law of Canada, vol. 2, 5e éd., feuilles mobiles, Toronto, Carswell,
2007, par. 42.1.
230 Id., par. 34.4(b).
500-17-108353-197 et Als PAGE : 78

purpose — and not primarily to the law's impact on racial


discrimination.231

(Le Tribunal souligne)

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[377] Transposables en l’espèce, ces enseignements se déclinent ainsi : l’impact de la
Loi 21 sur la liberté de religion et sur la discrimination fondée sur la religion des
personnes assujetties à ses dispositions se produit dans un contexte où l’identification
de la nature de l’activité encadrée, qui se trouve visée par la loi, va déterminer la
classification constitutionnelle de la Loi 21.

[378] Voilà pourquoi, pour paraphraser ce qu’énonce la Cour suprême quant au texte
applicable à des législations semblables à celle de la Loi 21, il s’agit de déterminer si
celle-ci vise à accorder aux personnes visées les mêmes droits qu’aux autres membres
de la collectivité ou si elle constitue une tentative déguisée, dans un texte
soigneusement rédigé, de promouvoir l’observance d’une position morale, en
l’occurrence la laïcité, partagée par un groupe historiquement dominant ou de lui
accorder la préférence232.

[379] En tout respect, on peut utiliser le mot laïcité à satiété à la place du mot religion,
cela n’exclue pas le fait que cette notion sous-entend l’absence de religion. Ici, par le
biais de la Loi 21, le bannissement de la religion se fait sans aucune promotion de la
laïcité de façon formelle puisqu’elle ne vise qu’à enlever des droits aux personnes qui
portent des signes religieux.

[380] D’aucuns pourraient rétorquer que le simple fait de prévoir la laïcité entraîne sa
promotion. Cela demeure vrai. Mais cette existence de la laïcité ne se produit qu’en
prônant l’inexistence de la religion. Ainsi, si l’on suit les enseignements d’Edwards
Books et qu’on les transpose à notre affaire, on se doit de conclure que puisque le fait
de prévoir un jour de repos hebdomadaire n’entraînait pas, de facto, la disparition de la
manifestation d’une croyance religieuse, une conclusion inverse s’impose ici puisque le
fait d’imposer la laïcité amène inéluctablement, la disparition d’une manifestation
religieuse.

[381] Donc, toujours en s’appuyant sur cet arrêt233, le Tribunal doit conclure que le
traitement distinctif réservé pour la Loi 21 aux signes religieux entraîne sa qualification
comme une loi de nature religieuse. À l’évidence, il ne fait aucun doute que la loi visée
par la contestation judiciaire dans Edwards Books ne possédait aucun effet direct sur la
croyance religieuse, alors qu’en l’instance il s’avère indéniable que les personnes
pratiquant une religion requérant une certaine orthopraxie ressentent directement l’effet
total et inhibiteur de la Loi 21.

231 Id.
232 R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 RCS 713, p. 744, lignes b à d.
233 Id., p. 742, lignes e à f.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 79

[382] Ainsi, sans conteste, la Loi 21 empiète plus que minimalement sur la liberté de
manifester ou de mettre en pratique des croyances religieuses. En ce sens, en fonction
de son contexte et la question particulière qu’elle vise, il s’agit d’une loi qui traite de
moralité publique.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[383] En concluant ainsi, le Tribunal demeure conscient que le législateur provincial
peut légitimement légiférer en matière de religion. La Loi sur les fabriques234, la Loi sur
les Églises protestantes autorisées à tenir des registres de l’état civil235, la Loi sur les
inhumations et les exhumations236, la Loi sur les corporations religieuses237 et la Loi sur
les évêques catholiques romains238 l’illustrent clairement. Cependant, aucune de ces
lois ne comporte de composantes empreintes d’un jugement de valeur morale quant à
la pratique ou non d’une religion telle que le fait la Loi 21.

[384] Il s’agit là, habituellement, en regard de la jurisprudence classique d’un constat


qui entraîne la classification d’une telle loi sous la rubrique du droit criminel prévue à
l’article 91(27) de la L.C. 1867.

[385] Notons que dans son argumentation, le PGQ se réclame de l’arrêt Edwards
Books uniquement pour soutenir qu’il faut éviter de sauter facilement aux conclusions
voulant qu’une loi sur les fermetures le dimanche constitue une tentative déguisée
d’assurer ou d’encourager l’observance religieuse239. Il ajoute qu’en l’instance, puisque
la Loi 21 vise uniquement la mise en œuvre de la laïcité, elle ne vise pas l’interdiction
de certaines pratiques religieuses.

[386] Avec égard, cette position comporte, à tout le moins, une incohérence
fondamentale. En effet, en société, la laïcité n’existe comme concept que parce que la
religion existe en réalité. Il s’agit des deux faces d’une même médaille, du négatif et du
positif d’une photographie, par exemple. En l’absence de l’existence de la religion, point
besoin de parler de laïcité.

[387] Cependant, le fait d’accorder un jour de congé, tel que dans l’affaire d’Edwards
Books, ne comporte aucune signification qui renvoie de façon consubstantielle à la
religion, alors que le fait d’interdire le port de signes religieux relève,
consubstantiellement, vue d’une certaine perspective de l’existence de la religion ou,
vue de la perspective inverse, de la mise en œuvre de la laïcité. Il s’agit donc, en
réalité, du même concept, décrit de façon différence et ce, en fonction de la perspective
que l’on entretient.

234 RLRQ, c. F-1.


235 RLRQ, c. E-2 (abrogée depuis le 1er janvier 1994).
236 RLRQ, c. I-11 (abrogée depuis le 1er janvier 2019).
237 RLRQ, c. C-71.
238 RLRQ, c. E-17.
239 R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 RCS 713, p. 742, lignes d à e.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 80

[388] Dans Edwards Books, la Cour suprême énonce :

[…] La liberté religieuse est inévitablement diminuée par une loi qui a
pour effet d’entraver une conduite qui fait partie intégrante de la pratique

2021 QCCS 1466 (CanLII)


de la religion d’une personne. […].240

[389] Cela dit, l’arrêt Edwards Books énonce que la qualification historique des lois
relatives à la fermeture le dimanche, comme une infraction criminelle, découle de la
considération que la profanation du sabbat la rendait telle241. Cette qualification provient
d’une perception sociale, propagée par les fidèles des groupes religieux dominants,
qu’il apparaissait moralement répugnant de violer certains préceptes religieux 242.

[390] Pour le Tribunal, cela s’apparente assurément à la position défendue par le PGQ
et le MLQ selon laquelle la majorité des Québécois se dit en faveur de la Loi 21 parce
qu’elle considère que la morale laïque empêche à la fois le port de signes religieux et la
violation des principes de laïcité que la Loi 21 met de l’avant. En affirmant cela, le
Tribunal paraphrase le passage suivant d’Edwards Books qui énonce que les lois
relevant du droit criminel visent « à imposer un comportement que l’idéal religieux
prédominant jugeait approprié pour le dimanche »243.

[391] Dans Edwards Books, la Cour suprême réfère à la Loi sur le repos
hebdomadaire dans les établissements industriels (S.C. 1935, chap. 14) en affirmant
que le fait d’accorder un jour de repos aux travailleurs ne constitue pas un objectif de
droit criminel, mais bien un objectif relatif à la propriété et aux droits civils dans la
province244.

[392] Ici, on voit mal comment on pourrait affirmer que la Loi 21 accorde un
quelconque avantage aux personnes visées par l’obligation de ne pas porter des signes
religieux ou qui subissent une restriction sévère de leur mobilité professionnelle si elles
en portent un, à moins que l’on ne soutienne, comme le font les défenseurs de la Loi
21, que l’avantage se retrouve, entre autres, dans le fait que les élèves ou leurs parents
ne verront pas leurs libertés de religion ou de conscience atteintes par le port d’un signe
religieux par un.e enseignant.e, ou pour le fait de se voir servir par un.e employé.e de
l’État qui porte un.

[393] Tel qu’explicité aux paragraphes [1044] à [1057] du jugement, le Tribunal ne


peut reconnaître cette prétendue violation pas plus que celle s’appuyant sur la même
base et qui viserait le port d’un signe religieux par un.e employé.e de l’État. Il faut noter
que l’utilisation de cet argument met en lumière le caractère purement moral de

240 Id., p. 760, lignes f à g.


241 Id., p. 738, lignes h à j.
242 Id., p. 739, lignes a à c.
243 Id., p. 740, lignes b à c.
244 Id., p. 740, lignes h à p. 741, ligne a.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 81

l’interdiction de porter des signes religieux. En effet, cette interdiction ne porte pas sur
les « droits civils » des personnes qui affirment que le port des signes religieux viole
certains de leurs droits fondamentaux, contrairement à l’avantage que recevaient les
employés dans Edwards Books de bénéficier d’une journée commune de repos et de

2021 QCCS 1466 (CanLII)


loisir245, qui fait clairement partie de cette catégorisation.

[394] Avec égard, on ne peut pas, à strictement parler, référer à des « droits civils »
lorsque l’on parle de laïcité ou de religion, tel que l’entend la définition actuelle de
« droits civils » pour les fins de classification constitutionnelle. En affirmant cela le
Tribunal convient qu’il se démarque de l’opinion de trois juges dans l’arrêt Saumur246,
mais il le fait, car dans Renvoi procréation la Cour suprême précise :

[262] […] L’acception moderne associe le terme « droits civils » aux


libertés fondamentales. Cependant, dans le contexte du par. 92(13) de
la Loi constitutionnelle de 1867, il renvoie plutôt au domaine du droit
privé (H. Brun, G. Tremblay et E. Brouillet, Droit constitutionnel (5e éd.
2008); A. Tremblay, Les Compétences législatives au Canada et les
Pouvoirs provinciaux en matière de Propriété et de Droits civils (1967)).
Plus précisément, ce champ de compétence comprend les biens, l’état
et la capacité des personnes, la famille, les conventions matrimoniales,
la responsabilité extracontractuelle et contractuelle, les privilèges, les
hypothèques, les libéralités et les successions et la prescription. Il se
rapporte en somme à un très grand nombre de sujets dont traite, dans le
cas du Québec, le Code civil du Québec (G.-A. Beaudoin, en
collaboration avec P. Thibault, La Constitution du Canada : institutions,
partage des pouvoirs, Charte canadienne des droits et libertés (3e éd.
2004)). […]247

[395] À ce propos, on constate d’ailleurs que le Code civil ne comporte aucune


référence à la religion en tant que telle.

[396] Mais il y a plus. L’objet religieux de la Loi 21 s’articule à l’intérieur de la volonté


du législateur sur sa vision d’une paix sociale en se voulant une réponse aux débats qui
durent depuis plus d’une décennie248 après les travaux de la Commission de
consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles
dirigée par Gérard Bouchard et Charles Taylor.

[397] De cette perspective, le Tribunal ne peut faire abstraction que la Cour suprême
réfère aux notions de « paix » et « d’ordre » et de moralité publique dans le cadre de la

245 Id., p. 741, lignes h à j.


246 Voir la citation reproduite au par. [372] du jugement.
247 Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, 2010 CSC 61, par. 262.
248 Pièce P-17, p. 30, dossier Hak : QUÉBEC, ASSEMBLÉE NATIONALE, Journal des débats de

l’Assemblée nationale, 1re sess., 42e légis., 29 mai 2019, « Adoption du principe du projet de loi n° 21
– Loi sur la laïcité de l’État », 17h01 (M. Jolin-Barrette).
500-17-108353-197 et Als PAGE : 82

détermination du caractère véritable d’une loi semblable à la Loi sur le dimanche, pour
en conclure qu’elle relève du droit criminel.

[398] Ainsi, à titre d’exemple, et le Tribunal précise qu’il demeure conscient qu’il s’agit

2021 QCCS 1466 (CanLII)


là d’une loi préconfédérative, la preuve historique faite en l’instance permet d’affirmer
que l’Acte de Québec de 1774 participe alors au maintien de l’ordre et de la paix civile
dans la colonie puisque l’administration britannique craignait que les colons catholiques
ne se soulèvent contre le régime anglais, notamment et particulièrement afin d’obtenir
la reconnaissance de certains droits religieux, et ce dans le contexte de l’imminence de
la révolution américaine249.

[399] Donc, la concession de la liberté de religion pour les catholiques en 1774 trouve
assurément sa justification dans le maintien de la paix et de l’ordre dans la colonie.

[400] Cette même preuve démontre le caractère fondamental du rôle de la religion


dans l’édification de l’ordre social de la société québécoise de 1774 à 1960 à tout le
moins. On constate même que le rôle de l’Église agissant comme un quasi-État assure
d’une certaine façon l’ordre, la paix et la moralité publique. Les nombreuses lois
contestées jusqu’à la Cour suprême démontrent bien le but de régulation sociale
qu’elles entretenaient, car elles visaient justement à faire régner une certaine moralité
religieuse devant permettre le maintien de l’ordre et de la paix sociale.

[401] D’une perspective contemporaine, il apparaît tout autant répugnant qu’étonnant


que des juristes de confessions juives ne pouvaient accéder, en 1948, aux lieux où se
tenait le congrès du Barreau du Québec. Pourtant cette exclusion s’expliquait par le
désir de contrôler la morale et la paix sociale en contrôlant certaines manifestations de
la religion.

[402] De même, il peut apparaître étonnant qu’en 2021, on entrevoit la perspective du


contrôle du port des signes religieux en public comme relevant de la morale ou du
contrôle de l’ordre ou de la paix, mais cela s’inscrit indubitablement dans cette même
logique conceptuelle qui participe depuis toujours à la régulation des manifestations
religieuses dans notre société.

[403] Plus particulièrement la preuve des experts et témoins du PGQ et MLQ, entre
autres, démontre clairement que la régulation de l’exercice de la religion participe au
maintien de la paix et de l’ordre dans notre société.

[404] Ainsi, Guy Rocher dans sa déclaration sous serment affirme :

44. Le 28 avril 2010, j'ai prononcé une allocution à la Grande


Bibliothèque exposant les raisons pour lesquelles je suis
personnellement contre la laïcité dite« ouverte», mais en revanche

249 Voir supra par. [508] du jugement.


500-17-108353-197 et Als PAGE : 83

favorable à ce que je nomme la laïcité sans adjectif, le meilleur gage


d'un climat social de paix et d'intégration sociale, comme en fait foi le
texte de cette allocution, pièce GR-6.250

2021 QCCS 1466 (CanLII)


(Le Tribunal souligne)

[405] Dans une allocution qu’il prononce le 28 avril 2010, il réitère plus précisément la
même idée :

[…] Et, de ce point de vue, c’est cette laïcité sans adjectif qui est pour
l’avenir le meilleur gage de paix sociale. C’est cette laïcité qui, pour
l’avenir, est le meilleur gage d’un climat social de paix et d’intégration
sociale. Car, ce n’est pas nécessairement en reconnaissant de toutes
les manières les diversités qu’on les intègre le mieux dans la société.251

(Le Tribunal souligne)

[406] Également dans un ouvrage auquel il participe il expose les raisons pour
lesquels la laïcité qu’il préconise semble plus garante de la paix sociale :

Si l'on adopte la perspective politique, un argument important en faveur


d'une authentique laïcité, c'est le souci de la paix sociale, par une
gestion transparente, sans ambiguïté et qui soit le plus équitable
possible. En ce qui a trait à la laïcité, si l'on ouvre la porte à des
accommodements, à des exceptions, ou si l'on fait des distinctions entre
certains membres des institutions et d'autres, on installe un système de
discrimination au sein des institutions publiques ou entre elles.

[…]

La saine gestion de l'État et des institutions publiques exige de tenir


compte du fait que la société humaine - comme la plupart des sociétés
animales - est faite de rapports de pouvoir et de domination. Les
religions ont de tout temps fait partie des sources potentielles et
actuelles de luttes sociales et, on le sait, de trop de guerres. Lorsque fut
fondé au Québec le Mouvement laïque de langue française et que cet
événement fut l'occasion de la publication d'un livre intitulé L'École
laïque, Jacques Hébert, alors fondateur et propriétaire de la maison
d'édition qui le publiait (avec crainte et tremblement!) crut nécessaire
d'écrire sur le dos de la couverture du livre qu'il se dissociait du contenu
de l'ouvrage et qu'il craignait que le nouveau mouvement laïque ait
«déclenché un débat acerbe qui menace de dégénérer en guerre
sainte». La « guerre sainte» n'eut pas lieu, bien sûr, mais les tensions
existent toujours, comme on les a vues surgir dans la « crise des
accommodements». Et des luttes se poursuivent, certaines aboutissent

250 Déclaration sous serment de Guy Rocher, par. 14.


251 Pièce GR-6, p. 3.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 84

devant les tribunaux. Une laïcité claire, sans être absolument garante de
toute paix sociale, lui est plus favorable qu'une laïcité gérée au cas par
cas.252

2021 QCCS 1466 (CanLII)


(Le Tribunal souligne)

[407] Au niveau de l’historique du concept de la neutralité de l’état qu’il promet au


regard de la laïcité qu’il défend, il expose :

Cette conception de la neutralité de l'État, je l'ai acquise et la porte


depuis quelque cinquante ans, c'est-à-dire depuis les travaux de la
Commission Parent. C'est cette philosophie qui a inspiré à la
Commission et au Gouvernement québécois de l'époque la création du
ministère de l'Éducation pour remplacer les autorités catholiques et
protestantes, l'implantation des cégeps, tous non confessionnels, de
même que le réseau non confessionnel de l'Université du Québec.

L'on peut avec raison attribuer à cette philosophie la « paix religieuse »


dont a joui le Québec, le fait que nous avons traversé la Révolution
tranquille et ses suites, la déconfessionnalisation de pratiquement toutes
nos institutions publiques, sans grave secousse. Cela fait partie de la
trame centrale de notre histoire.

[…]

Je soumets donc que, pour l'avenir, comme ce fut le cas dans notre
passé récent, la « paix religieuse » exige que la priorité soit accordée au
respect des convictions religieuses de toutes les « clientèles » de toutes
les institutions publiques financées par des fonds publics. C'est parce
que le présent projet de Charte de la laïcité s'inspire de cette
perspective d'avenir que je lui apporte mon appui.

[…]

Respect des convictions de toutes les « clientèles »

Deuxième raison d'évoquer ce passé : c'est précisément qu'il est


important pour l'avenir. Il nous enseigne que, face à la diversité
religieuse, les institutions publiques doivent être neutres pour respecter
les convictions de toutes les « clientèles » qui recourent à leur service.
Cette prise de position historique a eu un effet positif d'envergure : elle a
assuré la paix religieuse dans tout notre système d'enseignement depuis
50 ans. Elle a permis au Québec de vivre sans trop de secousses la
mutation culturelle et sociale de la Révolution tranquille, en particulier
celle de la déconfessionnalisation des institutions publiques. Elle
m'apparaît être la plus prometteuse pour l'avenir.

252 Pièce GR-7, p. 37-38.


500-17-108353-197 et Als PAGE : 85

[…]

Il est donc impérieux que l'Assemblée nationale clarifie la neutralité


religieuse de l'État québécois et de nos institutions publiques, comme le

2021 QCCS 1466 (CanLII)


fait le projet de loi 60. La paix religieuse de l'avenir en dépend.253

(Le Tribunal souligne)

[408] Le professeur Chevrier montre bien que l’État moderne vise à « pacifier les
passions religieuses »254. Il conclut ceci en réponse à la question de savoir quel rôle
celui-ci joue dans son rapport aux religions et quant aux relations entre elles :

[…] La civilisation chrétienne qui culmina à la fin du Moyen Âge ne put


cependant réaliser sur terre l’unité humaine que ses théologiens avaient
projetée pour le ciel, sans pouvoir éviter les schismes religieux et les
persécutions ni contenir les guerres que les querelles entre croyants
avaient engendrées. C’est l’une des raisons fondamentales pour
lesquelles, aux fins d’extirper les populations des guerres de religion
dévastatrices dans lesquelles l’Europe avait été empêtrée depuis la
Réforme protestante, l’État souverain est apparu comme la seule
puissance arbitrale pouvant se placer au-dessus des questions de vérité
théologique pour décider des mesures nécessaires à la paix et à l’ordre
publics. L’État souverain se détermine sur la base de considérations
extérieures à la religion, par l’usage d’une raison politique, qui regarde
essentiellement la préservation et l’intérêt de la communauté, en traitant
les faits et les croyances avec une certaine neutralité morale.

C’est dans ce contexte que plusieurs penseurs, des deux côtés de la


Manche d’ailleurs, vont d’une part insister sur ce rôle arbitral de l’État, et
justifier même sa souveraineté sur l’organisation des affaires religieuses
et d’autre part développer une éthique de la tolérance, qui modère
l’emprise de l’État sur les consciences et favorise la civilité entre
croyants de toutes confessions, ou entre croyants et incroyants. Même
s’il est trop tôt encore pour parler de laïcité, ces penseurs ont dégagé au
moins trois principes qui la préfigurent : 1 – la non-immixtion du religieux
dans les affaires de l’État; 2 – l’abstention de l’État à l’égard du contenu
des croyances et des questions théologiques, pour préserver la liberté
de conscience et la liberté de religion indissolublement attachées aux
personnes; 3 – Un droit d’intervention de l’État sur l’exercice des cultes
et sur les manifestations extérieures de la foi pour garantir la paix,
l’utilité, la cohésion et la sûreté publiques.255.

(Le Tribunal souligne. Références omises)

253 Pièce GR-9, p. 7, 8, 16, 19 et 20.


254 Plan d’argumentation du PGQ, par. 64.
255 Pièce PGQ-7 : Rapport Chevrier, p. 10 et 11, par. 19.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 86

[409] En étudiant la notion de séparation de l’État souverain et de religions, il


remarque que :

[…] Dans la tradition française, l’État souverain arbitre les conflits de

2021 QCCS 1466 (CanLII)


religion et se porte garant de la paix civile et de l’ordre public; à ce titre,
il a pleine compétence pour définir ses rapports avec les religions et leur
statut civil. […]256

pour conclure ainsi quant aux finalités que recherchent les États qui font le choix de la
laïcité :

Le deuxième type de finalités a trait plutôt au droit et à la coexistence


civile. Les autonomies reconnues aux églises et aux croyants ou aux
non-croyants ne dispensent pas l’État du soin de voir à ce que les
rapports entre les individus et les communautés de foi ou entre les
communautés entre elles s’harmonisent avec divers objectifs d’intérêt
général, comme l’ordre public, la paix, la bonne entente entre ces
communautés, l’intégration sociale, la civilité, voire la fraternité. Il
importe alors à l’État que les pratiques religieuses n’induisent pas des
comportements asociaux qui troubleraient la coexistence civile ou qui
priveraient des coreligionnaires des bénéfices de leur appartenance à
une collectivité publique plus large. Les États poursuivent ces objectifs
par la règlementation civile et pénale, mais aussi par l’éducation et le
soutien à l’amitié civique entre les croyances et les convictions.257

[410] De plus, notons que son rapport souligne que :

[…] Les buts de l’État ont aussi évolué, allant d’une politique de
répression ou d’endiguement de ce pluralisme à une politique qui cultive
une coexistence des croyances et des convictions propices à la paix et à
la cohésion sociale. […]258

[411] D’ailleurs en s’appuyant sur l’opinion de Chevrier, le PGQ plaide que la


régulation de la religion participe au maintien de la paix sociale et de l’ordre public :

60. Ce propos est bien complété par le professeur Marc Chevrier qui fait
lui aussi état des finalités qui sont recherchées par les États laïques.
Parmi celles-ci figure la préservation de la capacité de l’État à gouverner
et de l’autonomie des religions elles-mêmes. Qui plus est, des objectifs
d’intérêt général, d’ordre public, de paix sociale, de bonne entente entre
les communautés de foi, d’intégration sociale et de fraternité sont
poursuivis. La laïcité, souligne Chevrier, aide les États à arbitrer des
conflits entre liberté de conscience et liberté de religion, et plus

256 Id., p. 18, par. 30.


257 Id., p. 33, par. 57.
258 Id., p. 26, par. 46.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 87

précisément à « établir des points d’équilibre entre ces libertés qui


s’entrechoquent en tenant compte de la culture, des habitudes et des
attentes de la population ».259

2021 QCCS 1466 (CanLII)


(Le Tribunal souligne)

[412] L’expert Gilles Gagné affirme à l’audience :

Puis la loi, c'est une… c'est un pis-aller. La loi va renier la liberté


forcément si on veut la paix sociale. C'est un pis-aller.260

[413] Dans la même veine, le rapport Proulx qui se trouve en annexe au rapport de
l’expert Beauchemin énonce :

Direction et enseignants pourraient, ne serait-ce que pour favoriser la


paix sociale, ne pas faire obstacle au maintien du statut confessionnel
de l’école, même s’ils y étaient eux-mêmes défavorables.261

[414] L’expert Beauchemin n’utilise pas les vocables « paix » ou « ordre », mais il
utilise celui de « tension »262 ou de « discorde »263 pour affirmer qu’il s’agit d’un truisme
de parler du lien entre la manifestation du religieux et les tensions sociales 264. Pour le
Tribunal, il s’agit là de l’évocation de la même problématique, évoquée avec des
synonymes, en l’occurrence celle reliée au maintien de la paix sociale.

[415] Pour paraphraser à nouveau les enseignements de la Cour suprême 265, on peut
assurément affirmer que d’une perspective axée en 2021 il peut sembler incongru de
considérer que la règlementation de la religion soulève des questions de « paix » et
« d’ordre », notamment vu le fait que la société québécoise se transforme, en une
génération, d’une société très majoritairement catholique pratiquante en une société où
l’irréligiosité prédomine. Cependant, il n’en demeure pas moins que de se placer dans
la perspective historique, particulièrement de celles des années 1950 ou de celles
de 1920 n’entraîne pas le même constat, notamment à la lecture des nombreuses
décisions des tribunaux traitant de religion. En effet, on constate qu’alors la
règlementation de la pratique religieuse, précisément quant à la liberté de religion, sert
comme moyen de maintenir la « paix », « l’ordre » ainsi que la moralité publique.

[416] D’ailleurs, une telle qualification date au moins depuis l’arrêt Hamilton Street
Railway de 1903266. Le Tribunal ne peut se sentir autorisé de modifier une telle

259 Pièce PGQ-7 : Rapport Chevrier, p. 33.


260 Témoignage de Gilles Gagné, 12 novembre 2020, p. 71, l. 1-4.
261 Rapport Proulx, Laïcité et religions, Perspective nouvelle pour l’école québécoise, 1999, p. 66.
262 Rapport Beauchemin, p. 19, l. 7; p. 22, l. 3.
263 Id., p. 17, l. 4.
264 Id., p. 21, Tête de chapitre; p. 22, section 4.2 et ligne 1.
265 Voir supra par. [363]-[364] du jugement.
266 Attorney-General for Ontario v. Hamilton Street Railway Co., [1903] A.C. 524.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 88

qualification. Il en reviendra aux instances supérieures de le faire, si elles le jugent à


propos.

[417] Par conséquent, le Tribunal doit conclure que les articles 6 et 8 de la Loi 21

2021 QCCS 1466 (CanLII)


s’avèrent relever de la nature de dispositions traitant de la religion dans une perspective
se rattachant traditionnellement au droit criminel.

[418] Il s’agit maintenant de déterminer s’ils en contiennent les autres attributs pour se
voir qualifier ainsi.

7.4 La classification de la Loi 21

[419] En effet, il demeure toujours la question de savoir si la détermination d’une loi


comme relevant, à priori, du droit criminel nécessite qu’elle doive obligatoirement
comporter une sanction de nature pénale, en l’occurrence une amende ou une peine
d’emprisonnement en cas de contravention ou si une sanction d’une autre nature peut
suffire. À l’évidence, la Loi 21 ne comporte aucune amende ou peine de prison en cas
de non-respect.

[420] Elle comporte, cependant, de nombreuses sanctions. Tout d’abord, à l’article 12,
en cas de contravention à la Loi 21, le ministre concerné peut requérir de l’organisme
ou de la personne contrevenante d’apporter des mesures correctives et il peut les
soumettre à toute autre mesure, dont des mesures de surveillance et
d’accompagnement.

[421] À l’article 13, la personne qui exerce la plus haute autorité administrative doit
prendre les moyens nécessaires pour assurer le respect des mesures prévues aux
articles 6 et 8, ce qui inclut une mesure disciplinaire ou toute autre mesure découlant de
l’application des règles régissant l’exercice de ses fonctions.

[422] À l’article 16, la Loi 21 sanctionne de nullité absolue toute disposition d’une
convention collective ou de tout autre contrat relatif à des conditions de travail
incompatible avec ses prescriptions.

[423] Il ne fait donc aucun doute que la Loi 21 comporte un aspect comminatoire.

[424] Pour éviter que le Tribunal qualifie la Loi 21 de loi de matière criminelle, le PGQ
s’appuie sur l’arrêt Siemens c. Manitoba (Procureur général)267 où la Cour suprême,
après un rappel des trois caractéristiques d’une loi de matière criminelle qu’il convient
de reprendre pour fins de commodité, en l’occurrence l’existence (1) d’une interdiction
(2) assortie d’une sanction et (3) d’un objet relevant du droit criminel, énonce que la loi
contestée ne comporte aucune conséquence pénale et donc que son objet ne relève

267 [2003] 1 R.C.S. 6.


500-17-108353-197 et Als PAGE : 89

pas du droit criminel268 pour soutenir qu’il en va de même pour la Loi 21. Dans
Siemens, la Cour suprême opine au sujet d’une loi du Manitoba autorisant les
municipalités à tenir des référendums décisionnels relativement à l’interdiction des
appareils de loterie vidéo sur leur territoire.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[425] Avec égard, le Tribunal ne partage pas la proposition du PGQ quant à l’objet de
la Loi 21 pour les raisons explicitées auparavant. Quant aux conséquences que doit
comporter la législation contestée, cet énoncé relatif à la conséquence pénale lie-t-il le
Tribunal? Il s’agit assurément là d’un prononcé clair, et le Tribunal doit lui accorder aux
mots utilisés leur sens commun.

[426] Voyons comment un arrêt plus récent, celui sur le Renvoi génétique269, qui
comporte plusieurs groupes de motifs traite de cette question. Trois juges traitent des
critères pour établir si les articles 1 à 7 de la loi en cause constituent des dispositions
de droit criminel valides en appliquant les trois caractéristiques énoncées
précédemment270, sans toutefois spécifier nommément de quel type de sanction il doit
s’agir. Cependant, on doit comprendre de ces motifs qu’en déclarant qu’elles
comportent des sanctions pour la violation des interdictions271, ils réfèrent à une de leur
constatation antérieure énonçant que l’article 7 de la loi impose des peines sévères
pour la violation de ces interdictions272.

[427] Deux autres juges opinent également que les articles 1 à 7 de la loi constituent
un exercice valide du pouvoir du Parlement de légiférer en matière de droit criminel,
mais pour des motifs différents273. Ils affirment cependant que cette qualification repose
sur le fait que la loi comporte des interdictions, assorties de peines, qui visent comme
objectif de droit criminel la suppression d’une menace pour la santé274.

[428] Quant aux quatre juges minoritaires, il faut noter que ceux-ci constatent que la loi
comporte des peines sévères, tant en termes d’amende que d’emprisonnement275. Au
sujet de sa classification à titre de loi criminelle valide, ils notent la nécessité d’une
interdiction, d’une sanction liée à cette interdiction et un objet valide de droit criminel,
tout en spécifiant que les deux premiers éléments constituent des exigences formelles
alors que le troisième s’avère une exigence de fond276.

[429] De tout ceci, le Tribunal conclut que la Cour suprême ne discute jamais, de
façon directe et approfondie, de la notion de ce qui peut constituer « une sanction »

268 Id., par. 23.


269 Renvoi relatif à la Loi sur la non-discrimination génétique, 2020 CSC 17.
270 Id., par. 67.
271 Id., par. 68.
272 Id., par. 52.
273 Id., par. 110.
274 Id., par. 112.
275 Id., par. 183.
276 Id., par. 229.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 90

pour les fins de classification, possiblement pour la simple et bonne raison que toutes
les législations analysées dans les décisions que mettent de l’avant les parties ainsi que
celles que le Tribunal peut recenser, comportent des sanctions qui prévoient des
amendes et/ou des peines d’emprisonnement.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[430] À cela, Hak réplique qu’il n’existe pas d’exigence jurisprudentielle formelle que la
sanction prenne une certaine forme pour que cela satisfasse aux trois éléments de la
définition qui visent à déterminer s’il s’agit d’une loi criminelle valide. Avec égard, le
Tribunal ne peut conclure ainsi. En effet, comme illustré précédemment, la Cour
suprême dans Siemens277 et dans Renvoi procréation278 parle spécifiquement de
sanctions pénales.

[431] L’argument a contrario de Hak, indiquant qu’une province peut légiférer pour
imposer des amendes et d’autres formes de punition incluant l’emprisonnement, on
peut penser à l’outrage au tribunal prévu à l’article 62 C.p.c. par exemple, ne rendent
pas de telles dispositions des lois de nature criminelle constitutionnellement parlant
apparaît séduisant. À ce titre, elle se réclame d’un passage de l’arrêt Siemens279
affirmant que la seule existence d’une interdiction et d’une sanction n’invalide pas
l’exercice par ailleurs acceptable d’une compétence législative provinciale.

[432] Exprimé autrement, l’argument de Hak propose que l’existence d’une peine, par
exemple l’emprisonnement en matière d’outrage au Tribunal, n’entraîne pas la
classification d’une telle loi comme une loi de nature criminelle. Ainsi, selon elle,
l’existence d’une sanction pour conclure à une loi de nature criminelle ne requiert pas
nécessairement que la sanction comporte une peine qui s’articule autour de
l’emprisonnement ou d’une amende.

[433] Elle ajoute que même le Code criminel prévoit des sanctions autres que des
amendes ou l’emprisonnement280. Ainsi, la seule façon de déterminer si le critère de la
sanction possède une signification particulière pour les fins de la classification
constitutionnelle réside dans la détermination de savoir si elle s’inscrit, tout comme la
prohibition à laquelle elle se rattache, à l’adoption d’une loi qui poursuit un objectif de
droit criminel légitime281.

[434] Le Tribunal doit convenir que ces arguments possèdent un certain mérite.
Cependant, confronté à des jugements clairs de la Cour suprême sur cette question qui
réfèrent nommément à une peine, le Tribunal se trouve lié par le stare decisis.
Conséquemment, il se doit de conclure que la Loi 21 ne comporte pas de sanctions de
la nature de celles qui permettraient sa classification comme relevant du droit criminel.

277 Siemens c. Manitoba (Procureur général), [2003] 1 R.C.S. 6.


278 Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, 2010 CSC 61.
279 Siemens c. Manitoba (Procureur général), [2003] 1 R.C.S. 6, par. 25.
280 Voir l’article 161 C.cr. par exemple.
281 Voir Plan d’argumentation de Hak, par. 191.4.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 91

[435] Ainsi le Tribunal ne peut conclure que les articles 6 et 8 de la Loi 21 relèvent du
Parlement en vertu de l’article 92(27) de la L.C. 1867. Il ne peut également conclure
que ces articles relèvent du législateur québécois en vertu de l’article 92(13) pas plus
que la loi dans son ensemble d’ailleurs. En fait, en l’absence de rattachement avec une

2021 QCCS 1466 (CanLII)


matière fédérale, elle relèverait plutôt de l’article 92(16) qui traite des matières d’une
nature purement locale ou privée dans la province lorsqu’on analyse la loi uniquement
en fonction des personnes qu’elle vise dans le milieu de l’éducation.

[436] Cependant, pour le reste, la Loi 21 relève plutôt de l’article 92(4) qui traite de la
création et de la tenure des charges provinciales, de la nomination et du paiement des
officiers provinciaux, alors que les articles 13 à 16 de la Loi 21 relèvent effectivement de
l’article 92(13) puisqu’ils traitent des conventions collectives ainsi que de l’article 45 de
la L.C. 1982 en ce qu’elle modifie la Charte québécoise et donc la Constitution du
Québec.

8 LA VIOLATION DES LOIS PRÉCONFÉDÉRATIVES

[437] Le Tribunal analysera ensuite les arguments qui traitent de l’impact de trois lois
préconfédératives sur la validité de certaines dispositions de la Loi 21. Selon les
demanderesses, ces lois constitutionnalisent la liberté de religion et permettent
d’invalider des dispositions législatives qui en restreignent l’exercice.

[438] Pour ce faire, le Tribunal présentera la position des parties à ce sujet, pour
ensuite tracer le contexte historique général qui entoure l’adoption et la mise en œuvre
de ces lois, ce qui l’amènera à discuter de l’effet de chacune d’entre elles.

8.1 La position des parties

[439] Lauzon, Lord Reading et WSO invoquent respectivement trois lois


préconfédératives au soutien de leurs prétentions : l’Acte de Québec de 1774282, une loi
du Parlement du Bas-Canada de 1832, la Loi Hart283, et une autre du Parlement du
Canada-Uni de 1852, la Loi de 1852 sur les « rectoreries »284.

[440] Lauzon soutient que l’invalidité de la Loi 21 découle d’une contravention au droit
de libre exercice de la religion consacré aux articles V et VII de l’Acte de Québec. Selon
elle, ces dispositions demeurent toujours en vigueur au Canada, revêtent un caractère
constitutionnel et font partie de la Constitution du Canada aux termes de l’article 52(2)
de la Loi constitutionnelle de 1982. Par conséquent, Québec ne peut ni les modifier ni

282 14 Geo. III, c. 83 (R.-U.), reproduit dans L.R.C. 1985, app. II, no 2.
283 Acte pour déclarer que les Personnes qui professent le Judaïsme ont le bénéfice de tous les droits et
privilèges des autres sujets de Sa Majesté en cette Province, (1831) 1 Guil. IV, c. 57.
284 Acte pour abroger cette partie de l’Acte du Parlement de la Grande-Bretagne passé dans la trente-

unième année du Règne du Roi George Trois, chapitre trente-un [Acte constitutionnel de 1791], qui se
rapporte aux Rectoreries et à la nomination des titulaires à icelles, et pour d’autres fins liées aux dites
Rectoreries, (1852) 14-15 Vict., c. 175.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 92

les abroger unilatéralement et le Tribunal doit déclarer la Loi 21, et notamment ses
articles 6 et 8, invalide en vertu de l’article 52(1) de la Constitution. Lauzon ajoute qu’à
titre de principe constitutionnel, le droit au libre exercice de la religion permettrait le
recours au contrôle judiciaire en cas de violation.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[441] Lauzon prétend que le droit au libre exercice de la religion consacré à l’article V
de l’Acte de Québec de 1774 fait partie de la Constitution canadienne indépendamment
des libertés reconnues dans la Charte.

[442] Bien que, d’une part, le droit au libre exercice de la religion consacré par cet
article ne paraisse s’appliquer textuellement qu’aux catholiques romains, elle soutient,
d’autre part, que le droit du libre exercice de la religion qu’il garantit incarne une norme
constitutionnelle qui protège tout autant les personnes d’autres confessions religieuses.

[443] Avec égards, cet argument ne mérite pas qu’on s’y attarde longuement. En effet,
si l’article V de l’Acte de Québec possède les attributs dont elle se réclame, il s’ensuit
que, comme la Loi 21 prohibe le port de signes religieux catholiques romains, le
Tribunal devrait invalider les dispositions de la Loi 21 à l’égard de tous et non
seulement à l’égard des catholiques romains, ce qui bénéficierait à l’ensemble des
personnes portant des signes religieux, peu importe leurs confessions. Ainsi, le Tribunal
verra ultérieurement à discuter brièvement des arguments soumis par Lauzon285 au
soutien de sa position voulant, entre autres, que l’existence de législations
subséquentes autorise le Tribunal à conclure que les effets de l’article V de l’Acte de
Québec s’appliquent à toutes les religions.

[444] Elle plaide aussi que l’Acte de Québec constituerait tout de même une loi
fédérale valide, qui, au regard de la doctrine de la prépondérance fédérale, rendrait la
Loi 21 invalide dans la mesure de ce conflit, en présumant même que la Loi 21
n’excède pas la compétence provinciale. Par conséquent, comme la clause de
dérogation de l’article 33 de la Charte ne peut recevoir application dans de telles
circonstances, Lauzon réclame que le Tribunal déclare les articles 6 et 8 de la Loi 21
nuls, invalides et inopérants tout comme les articles 4, 7, 9, 10 et 13 à 16 qui s’en
trouvent indissociables.

[445] WSO et Lord Reading avancent des arguments similaires. Selon WSO, la liberté
de religion garantie par la Loi de 1852 sur les « rectoreries » se trouve spécifiquement
enchâssée dans la Constitution du Canada. De même, Lord Reading prétend que la
Loi Hart, toujours en vigueur au moment de la Confédération, fait également partie de la
Constitution du Canada.

285 Demande introductive amendée du 22 novembre 2019, par. 112 à 120.


500-17-108353-197 et Als PAGE : 93

[446] Subsidiairement, ils soutiennent que l’Acte de Québec et la Loi de 1852 sur les
« rectoreries » font partie de la législation fédérale en vigueur et par conséquent la
doctrine de la prépondérance fédérale oblige le Tribunal à déclarer la Loi 21 inopérante.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[447] En réponse à la question de savoir pourquoi la Cour suprême ne discute jamais
de cette « réalité » juridique lorsqu’elle tranche des pouvoirs portant sur la liberté de
religion, Lauzon, Lord Reading et WSO répondent qu’il s’agit là d’une question jamais
soumise à son adjudication.

[448] Selon le PGQ, en édictant une charte protégeant les droits fondamentaux et des
procédures de modifications constitutionnelles, la Loi constitutionnelle de 1982 met fin
au régime de suprématie parlementaire absolu qui prévalait jusqu’alors, en limitant
dorénavant la possibilité pour les parlements fédéral et provinciaux de modifier certains
éléments de la Constitution. Toutefois, cette loi préserverait à travers l’article 33 de la
Charte canadienne, un pan fondamental du modèle de la souveraineté parlementaire
quant à plusieurs des droits et libertés prévus à cette Charte. Elle écarterait donc le
modèle du constitutionnalisme absolu rendant ainsi possible l’adoption de la Charte
canadienne.

[449] Ainsi, l’adoption de la Charte canadienne rendrait caduques les dispositions


préconfédératives portant sur les droits et libertés qui existaient auparavant dans un
contexte de quasi complète souveraineté parlementaire à ce sujet.

[450] Le PGQ soutient que les lois invoquées ne font pas partie de la Constitution au
sens de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 et qu’elles ne possèdent aucune
valeur supralégislative qui leur permettrait d’invalider une loi du Québec. Il ajoute que
leur intérêt demeure limité à expliquer une partie de l’histoire institutionnelle et juridique
du Canada.

[451] De façon subsidiaire, le PGQ plaide que rien ne démontre leur incompatibilité
avec les dispositions de la Loi 21. Dans la mesure où le Tribunal leur reconnaîtrait une
valeur juridique résiduelle ou interprétative, les demanderesses, de l’avis du PGQ, leur
donnent une portée anachronique qui en dépasse largement le sens et le contexte.

[452] Pour le PGQ, il faut distinguer ce qui constitue la constitution formelle du Canada
et la constitution matérielle. La première se composerait uniquement des règles
jouissant d’une primauté sur toute autre norme juridique. Elle se retrouverait sous
l’égide de l’article 52 de la L.C. 1982. La seconde regrouperait toutes les règles qui
définissent les organes de l’État ainsi que les rapports de ceux-ci entre eux et avec les
personnes sur son territoire.

[453] Il reconnaît que l’Acte de Québec fait partie, à l’époque, de cette dernière
catégorie et qu’il possède son caractère prépondérant,286 mais uniquement en ce qui

286 Plan d’argumentation du PGQ, par. 6.


500-17-108353-197 et Als PAGE : 94

traite des inhabiletés pouvant découler du droit public ou du droit criminel anglais287.
Selon lui, seul l’article XV de l’Acte de Québec qui prévoit que :

XV. Pourvu aussi, XV. Provided also, That no Ordinance

2021 QCCS 1466 (CanLII)


Qu'aucune Ordonnance touching Religion, or by which any
concernant la Religion, Punishment may be inflicted greater
ou autre par laquelle il than Fine or Imprisonment for three
pourrait être infligée une Months, shall be of any Force or Effect,
peine plus forte qu'une until the same shall have received His
amende, ou un Majesty’s Approbation.
emprisonnement de trois
mois, ne sera d'aucune
force ni effet, jusqu'à ce
qu'elle ait reçue
l'approbation de sa
Majesté.

se voulait une restriction partielle au pouvoir législatif.

[454] Le PGQ se réclame de l’article XXXV de l’Acte constitutionnel de 1791288, lu en


conjonction avec l’article XLII de l’Acte d’Union, 1840289, pour soutenir que les
législatures peuvent modifier la déclaration de l’article V de l’Acte de Québec en suivant
la procédure particulière suivante :

XLII. […]; et aussi XLII. […];and also that


lorsqu'il aura été passé whenever any Bill or Bills
aucuns Bill ou Bills shall be passed
contenant aucunes containing any Provisions
dispositions qui pourront which shall in any
en aucune manière Manner relate to or affect
affecter ou avoir rapport the Enjoyment or
à la jouissance ou Exercise of any Form or
exercice d'aucune Mode of Religious
espèce de culte religieux, Worship, or shall impose
ou qui imposeraient or create any Penalties,
aucunes pénalités ou Burdens, Disabilities, or
charges, ou pourront Disqualifications in
créer quelqu'incapacité respect of the same […];
ou disqualification, par every such Bill or Bills
rapport à tel culte, shall, previously to any
[…];tous tels Bill ou Bills Declaration or
seront, préalablement à Signification of Her
aucune déclaration ou Majesty's Assent thereto,

287 Id., par. 16.


288 31 Geo. III, c. 31 (R.-U.), reproduit dans L.R.C. 1985, app. II, no 3.
289 3-4 Vict., c. 35 (R.-U.), reproduit dans L.R.C. 1985, app. II, no 4.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 95

signification de be laid before both


l'assentiment de Sa Houses of Parliament of
Majesté à iceux, soumis the United Kingdom of
aux deux Chambres du Great Britain and Ireland;

2021 QCCS 1466 (CanLII)


Parlement du Royaume- and that it shall not be
Uni de la Grande- lawful for Her Majesty to
Bretagne et d'Irelande; et signify Her Assent to any
il ne sera pas loisible à such Bill or Bills until
sa Majesté de signifier Thirty Days after the
son assentiment à same shall have been
aucuns tels Bill ou Bills laid before the said
jusqu'à I'expiration de Houses, or to assent to
trente jours après qu'ils any such Bill or Bills in
auront été soumis aux case either House of
dites Chambres, ni de Parliament shall, within
donner son assentiment the said Thirty Days,
à aucuns tels Bill ou Bills address Her Majesty to
dans le cas où l'une ou withhold Her Assent from
I'autre Chambre du any such Bill or Bills; and
Parlement demanderait, that no such Bill shall be
dans les dits trente jours, valid or effectual to any
par adresse à Sa of the said Purposes
Majesté de refuser sa within the said Province
sanction à aucuns tels of Canada unless the
Bill ou Bills; et aucun tel Legislative Council and
Bill n'aura vigueur ni effet Assembly of such
pour aucun des dits Province shall, in the
objets dans la dite Session in which the
Province du Canada, à same shall have been
moins que le Conseil passed by them, have
Législatif et I'Assemblée presented to the
de telle Province n'aient Governor of the said
présenté au Gouverneur Province an Address or
de la dite Province, Addresses specifying
pendant la Session dans that such Bill or Bills
laquelle il pourra avoir contains Provisions for
été passé par eux, une some of the Purposes
ou plusieurs adresses, herein-before specially
déclarant que tels Bill ou described, and desiring
Bills contiennent des that, in order to give
dispositions sur Effect to the same, such
quelqu'un des objets Bill or Bills may be
spécialement précisés ci- transmitted to England
dessus, et demandant without Delay, for the
qu'à l'effet de donner Purpose of its being laid
vigueur à tels Bill ou Bills, before Parliament
ils soient transmis en previously to the
Angleterre en diligence, Signification of Her
500-17-108353-197 et Als PAGE : 96

pour être soumis au Majesty's Assent thereto.


Parlement,
préalablement à la
signification de

2021 QCCS 1466 (CanLII)


l'assentiment de Sa
Majesté à iceux.

[455] Il en conclut que, selon la procédure de l’article XLII, cela ne transforme pas une
loi coloniale en loi du Parlement impérial, car ce dernier ne jouirait que du droit
d’interdire au souverain de donner la sanction royale. Il ajoute, à tout évènement,
qu’en 1854 le Parlement impérial adopte l’Act to empower the Legislature of Canada to
alter the Constitution of the Legislative Council of that Province, and for other
purposes290 dont l’article VI prévoit :

VI. […] no Act heretofore passed or to be passed by the Legislature of Canada


shall be held invalid or ineffectual by reason of the same not having been laid
before the said Houses, or by reason of the Legislative Council and Assembly
not having presented to the Governor such Address as by said Act of Parliament
is required.

[456] Pour le PGQ, il n’existait donc aucune restriction après l’union de 1867, fondée
sur l’article V de l’Acte de Québec. Le parlement de la province pouvait même modifier
sa propre constitution sous certaines réserves, notamment quant au maintien du lien
colonial, de l’extraterritorialité et de l’effet de toute loi impériale à l’égard de laquelle le
parlement provincial ne disposait pas d’un pouvoir d’amendement exprès.

[457] Ainsi, selon lui, dans la mesure où l’article V de l’Acte de Québec survit à l’union
de 1867, le parlement provincial pouvait en permettre la modification puisque le
Parlement fédéral n’existe que par la création de cette union. À tout évènement, il
ajoute que l’entrée en vigueur du Statut de Westminster en 1931 fait en sorte qu’il ne
subsiste aucun doute quant au fait que les provinces peuvent modifier ou abroger toute
loi impériale dans la mesure de leurs compétences législatives telles que distribuées
par la partie VI de la L.C. 1867.

[458] Le PGQ plaide que la détermination de l’article V de l’Acte de Québec en tant


que loi fédérale ou provinciale implique de la relier à une catégorie de sujets prévue à la
partie VI de la L.C. 1867.

[459] De l’avis du PGQ, il s’agit d’une disposition législative déclaratoire de nature


interprétative, semblable à l’article 28 de la Charte canadienne, qui commande aux
tribunaux d’appliquer la loi également sans distinction fondée sur la foi d’un sujet de

290 17&18, Vict., c. 118 (R.-U.).


500-17-108353-197 et Als PAGE : 97

religion catholique et, par l’application de l’article 129 de la L.C. 1867, l’autorité
législative compétente, selon le partage des compétences législatives, peut la modifier
comme bon lui semble.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[460] Il soutient qu’il ne peut s’agir d’une disposition qui relève du droit criminel
puisqu’elle ne comporte aucune interdiction explicite et encore moins une sanction.
Ainsi, la Loi 21 n’entre pas en conflit avec l’article V de l’Acte de Québec.

[461] De plus, si cette disposition vise à éliminer des inhabiletés civiles, cela relèverait
de la compétence provinciale relative à la propriété et aux droits civils.

[462] Avec égard, la position du PGQ comporte certaines incongruités.

[463] Dans son argumentation complémentaire du 14 décembre 2020, le PGQ conclut,


entre autres, que l’effet résiduel de l’Acte de Québec se révèlerait contraire291 à la Loi
sur la liberté des cultes292 qui prévoit à son article 1 :

1. La jouissance et le libre exercice du culte de toute profession religieuse, sans


distinction ni préférence, mais de manière à ne pas servir d’excuse à la licence,
ni à autoriser des pratiques incompatibles avec la paix et la sûreté au Québec,
sont permis par la constitution et les lois du Québec à toutes les personnes qui y
vivent.

[464] De plus, il prétend que si l’article V de l’Acte de Québec, garantissant la liberté


de religion des catholiques, se voit qualifier de loi fédérale, il faudrait y voir là un champ
d’application plus étendu que la Loi canadienne sur les droits de la personne293 qui,
selon lui, ne s’applique pas aux écoles, aux hôpitaux ni à l’administration
gouvernementale québécoise.

[465] De plus, il faut noter que dans sa défense, le PGQ affirme que la L.C. 1867
instaure un nouveau régime constitutionnel en vertu duquel la liberté de religion se
trouve restreinte aux garanties précises notamment prévues à l’article 93 de la
L.C. 1867294.

[466] Or, dans son argumentation écrite295, il affirme qu’il s’agit de la L.C. 1982 qui
rend caduc le droit au libre exercice de la religion consacré par l’Acte de Québec en
vertu du principe d’interprétation selon lequel l’adoption des lois postérieures peut, dans
certaines circonstances, abroger de façon implicite des lois antérieures incompatibles.

291 Plan d’argumentation complémentaire du PGQ, par. 120.


292 RLRQ, c. L-2.
293 L.R.C. 1985, c. H-6.
294 Défense du PGQ, par. 219-222.
295 Plan d’argumentation du PGQ, par. 470-473.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 98

[467] À cet égard, Lauzon plaide que le PGQ n’identifie aucune telle incompatibilité, ce
qui démontrerait qu’il n’en existe pas. De plus, en référant à l’article 26 de la Charte, qui
prévoit en substance que la Charte ne constitue pas une négation des autres droits et
libertés qui existent au Canada, elle ajoute que les règles d’interprétation dont se

2021 QCCS 1466 (CanLII)


réclame le PGQ ne peuvent faire échec aux termes clairs de cette même disposition de
la Charte.

[468] Pour preuve, elle se réclame de l’arrêt Singh c. Ministre de l’Emploi et de


l’Immigration296 où la Cour suprême, dans deux séries de motifs majoritaires
concurrents, affirme que l’adoption de la Charte canadienne ne sonne pas le glas de
l’application de la Déclaration canadienne des droits puisque l’article 26 de la Charte
entraîne même une meilleure protection des droits et libertés déjà existants :

[…] Il ne peut y avoir de doute que cette loi continue de s’appliquer pleinement et
que les droits qu’elle confère sont expressément préservés par l’art. 26 de la
Charte. Cependant, étant donné que j’estime que la présente situation relève de
la protection constitutionnelle que fournit la Charte canadienne des droits et
libertés, je préfère fonder ma décision sur la Charte.297

[…]

Ainsi, la Déclaration canadienne des droits conserve toute sa force et son effet,
de même que les diverses chartes des droits provinciales. Comme ces
instruments constitutionnels ou quasi constitutionnels ont été rédigés de diverses
façons, ils sont susceptibles de produire des effets cumulatifs assurant une
meilleure protection des droits et des libertés. Ce résultat bénéfique sera perdu si
ces instruments tombent en désuétude. Cela est particulièrement vrai dans le
cas où ils contiennent des dispositions qu’on ne trouve pas dans la Charte
canadienne des droits et libertés et qui paraissent avoir été spécialement
conçues pour répondre à certaines situations de fait comme de celles en cause
en l’espèce.298

[469] De ces passages, Lauzon en tire l’enseignement suivant : si la Charte n’abroge


pas implicitement une loi quasi constitutionnelle qui garantit sensiblement les mêmes
droits et libertés, a fortiori elle ne peut, implicitement, abroger des garanties
constitutionnelles reconnues par l’Acte de Québec. Et ce, d’autant plus qu’il n’existe pas
d’incompatibilité entre les deux textes.

[470] Lauzon peut certainement affirmer que la Cour suprême reconnaît expressément
dans l’arrêt Singh299 que la Déclaration canadienne des droits continue de s’appliquer
pleinement après l’adoption de la Charte canadienne puisque son article 26 en préserve

296 [1985] 1 R.C.S. 177.


297 Id., p. 185.
298 Id., p. 224.
299 Singh c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 99

expressément l’effet300. Il ne fait aucun doute également que la Déclaration canadienne


prévoit la protection de la liberté de religion.

[471] Cependant, cette reconnaissance ne lui apporte aucun recours, puisque la

2021 QCCS 1466 (CanLII)


Déclaration canadienne ne vise que les lois qui relèvent du Parlement et non celles des
législatures provinciales.

[472] Soulignons que selon les principes reconnus, il faut que l’application d’une loi
exclue, explicitement ou implicitement, celle de l’autre pour conclure à une
incompatibilité, puisque le simple fait qu’elles s’appliquent à la même matière n’entraîne
pas cette conclusion301. De plus, le fait que l’on puisse se fonder sur une loi plus
récente quant à l’attribution d’une certaine compétence ou l’existence de certains droits,
n’entraîne pas comme conséquence une abrogation implicite des dispositions
antérieures puisque la dernière loi peut s’inscrire dans la continuité de la précédente.

[473] L’arrêt Québec (Procureure générale) c. Canada (Procureure générale)302 le


reconnaît :

[125] Le professeur Gil Rémillard observe que les documents constitutionnels


qui suivirent s’inscrivent dans la continuité de cet acte. Il souligne l’importance
qu’a eue ce processus pour la préservation des coutumes juridiques :

L’Acte de 1867 signifie tout d’abord pour les Canadiens français du


Bas-Canada, la fin du régime d’union qui est considéré comme une
injustice imposée à la suite des troubles de 1837-38. Le pacte
fédératif est ainsi pour eux un pas déterminant dans l’expression
juridique de leur identité nationale. En ce sens, l’Acte de 1867 est la
prolongation de l’Acte de Québec de 1774 et de l’Acte constitutionnel
de 1791 qui a permis à la communauté conquise de 1760 de retrouver
ses coutumes juridiques et son identité nationale.303

(Référence omise; le souligné dans l’original)

[474] Pour la suite de son analyse, le Tribunal tracera maintenant le contexte


historique général, puis il analysera distinctement l’historique législatif et la portée de
ces trois lois préconfédératives et ensuite, globalement, l’argument commun voulant
que ces lois fassent partie de la Constitution du Canada avec les conséquences que
cela comporte.

300 Id., p. 185 et 224.


301 Voir Pierre-André CÔTÉ avec la collab. de Stéphane BEAULAC et Mathieu DEVINAT, Interprétation
des lois, 4e éd., Montréal, Éditions Thémis, 2009, no 1295-1296, p. 405-406 et no 1300, p. 246.
302 2011 QCCA 591.
303 Id., par. 125.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 100

8.2 Le contexte historique général

[475] Historiquement, divers instruments légaux britanniques mettent en place le


régime centré autour de la personne du gouverneur prévu par la Proclamation royale de

2021 QCCS 1466 (CanLII)


1763304 et créent par la suite les parlements du Bas-Canada et du Haut-Canada dans
l’Acte constitutionnel de 1791305. On conjuguera plus tard ces deux entités dans une
nouvelle loi, l’Acte d’union, 1840306, pour former le Parlement de la province du Canada.
Enfin, la province du Canada contractera une union fédérale avec les provinces de
l’Amérique du Nord britannique du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse,
avalisée par le Parlement du Royaume-Uni qui la formalise par l’adoption d’une autre loi
britannique, la Loi constitutionnelle de 1867 (L.C. 1867)307.

[476] Il apparaît important de noter que dans le cours de cette évolution, les lois
traitant des questions religieuses reçoivent un traitement spécial avant de devenir la
responsabilité unique des parlements coloniaux.

[477] En effet, l’article XV de l’Acte de Québec de 1774 prévoit que les ordonnances
concernant la religion relèvent du bon plaisir de Sa Majesté. L’article XLII de l’Acte
constitutionnel de 1791 prévoit également une approbation de cette nature pour les lois
du Parlement du Bas-Canada qui traitent de religion. Enfin, l’Acte d’Union de 1840, à
l’article XLII également, reconduit la même règle pour le Parlement du Canada-Uni.

[478] Par contre, en 1854, une loi du Parlement impérial abroge l’article XLII de l’Acte
d’Union, 1840 et laisse donc la sanction des projets de loi contenant des dispositions
touchant les différentes religions au gouverneur du Canada-Uni. Ainsi, à compter de
1854, le domaine des matières religieuses relève de la loi ordinaire du Canada-Uni,
sans procédure spéciale308.

[479] En 1865, le Colonial Laws Validity Act du Royaume-Uni prévoit que les lois
adoptées par les législatures coloniales ne demeurent valides que dans la mesure où
elles s’avèrent conformes aux lois impériales applicables. Cette loi réaffirme ainsi
l’incapacité des colonies de modifier les lois impériales qui font partie de leur droit. Il
s’agit là pour le Canada-Uni ce de qui se rapproche le plus de l’enchâssement
supralégislatif de certaines règles constitutionnelles309.

[480] En 1867, au moment où le Parlement du Royaume-Uni adopte l’Acte de


l’Amérique du Nord britannique, le Canada reste subordonné au Royaume-Uni à

304 Reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, no 1.


305 31 Geo. III, c. 31 (R.-U.), reproduit dans L.R.C. 1985, app. II, no 3.
306 3-4 Vict., c. 35 (R.-U.), reproduit dans L.R.C. 1985, app. II, no 4.
307 30 & 31 Vict., c. 3 (R.-U.), reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, n° 5.
308 Act to empower the Legislature of Canada to alter the Constitution of the Legislative Council for that

Province, and, for other purposes, 17 & 18 Vict., c. 188, art. VI (R.-U.).
309 Colonial Laws Validity Act, (1865) 28 & 29 Vict., c. 43 (R.-U.); Peter W. HOGG, Constitutional Law of

Canada, vol. 1, 5e éd., feuilles mobiles, Toronto, Carswell, 2007, p. 3-3 et 3-4.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 101

plusieurs égards, car l’article 129 de la Loi constitutionnelle de 1867 vient réitérer la
règle voulant que les législatures de la fédération nouvellement créée ne peuvent
modifier les lois impériales. D’ailleurs, la Loi constitutionnelle de 1867 constitue elle-
même une loi impériale que seul le Parlement du Royaume-Uni peut modifier, sauf en

2021 QCCS 1466 (CanLII)


ce qui concerne la constitution d’une province par la législature de celle-ci, sous
réserve, de la charge de lieutenant-gouverneur310.

[481] Le Statut de Westminster de 1931311 marque une étape importante vers


l’accession du Canada à la souveraineté complète puisque l’article 2 suspend
l’applicabilité du Colonial Laws Validity Act, ce qui autorise dorénavant les législatures
des Dominions à modifier les lois impériales.

[482] Toutefois, son article 7 énonce une exception à ces nouvelles règles et empêche
la modification ou l’abrogation des seize « Actes de l’Amérique du Nord britannique,
1867 à 1930 » par le Parlement canadien ou par les parlements provinciaux312.

[483] À ce moment, il apparaît clair que les seules lois possédant une portée
supralégislative par rapport aux parlements fédéral et provinciaux se trouvent
mentionnées à l’article 7 du Statut de Westminster. À l’exception de ces 16 lois, en
l’occurrence les Actes de l’Amérique du Nord britannique adoptés entre 1867 et 1930,
une simple loi peut modifier toutes les autres lois s’appliquant au Canada.

[484] Puis l’adoption de la Loi de 1982 sur le Canada par le Parlement britannique
permet au Canada de reprendre les rênes de sa Constitution en se détachant de la
tradition britannique sur le plan constitutionnel, tout en préservant, la souveraineté du
parlement et des législatures provinciales au travers de l’article 33 de la Charte
canadienne.

[485] Ce portrait général brossé, il s’agit maintenant de discuter de chacune des lois
préconfédératives dont se réclament les opposants à la Loi 21.

8.3 L’Acte de Québec de 1774

[486] Première loi du Parlement britannique relative au vaste territoire nommé à


l’époque la « Province de Québec », l’Acte de Québec constitue sans doute un
document constitutionnel en ce sens qu’il s’agit d’un texte qui « met en place une
structure de gouvernement » et « régit aussi la relation de l’État avec le citoyen »313. Il

310 Jacques-Yvan MORIN et José WOEHRLING, Les constitutions du Canada et du Québec du régime
français à nos jours, Montréal, Éditions Thémis, 1992, p.374 et 375; Peter W. HOGG, Constitutional
Law of Canada, vol. 1, 5e éd., feuilles mobiles, Toronto, Carswell, 2007, p. 3-3 et 3-4.
311 Statut de Westminster, (1931) 22 Geo. V, c. 4 (R.-U.).
312 Peter W. HOGG, Constitutional Law of Canada, vol. 1, 5e éd., feuilles mobiles, Toronto, Carswell,

2007, p. 3-5 et 3-7.


313 Renvoi relatif à la réforme du Sénat, [2014] 1 R.C.S. 704, par. 24 et 25.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 102

fait partie d’un ensemble de lois impériales314, adoptées entre la Proclamation royale de
1763315 et l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867316, portant sur les limites
territoriales, l’organisation du pouvoir législatif, exécutif et judiciaire, les lois applicables,
les droits civils et politiques, etc., dans la colonie.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[487] Plus précisément, l’Acte de Québec étend considérablement les frontières de la
province (préambule), révoque les ordonnances passées depuis la Proclamation royale
de 1763 (art. IV), rétablit le droit français en matière de propriété et droits civils (art.
VIII), maintient l’application du droit criminel anglais (art. XI), suspend l’instauration
d’une assemblée représentative317 et confère le pouvoir de légiférer à un conseil
législatif qui peut adopter des ordonnances, avec le consentement du Gouverneur (art.
XII).

[488] En matière de religion, les dispositions de l’Acte de Québec portent sur le libre
exercice de la religion catholique et la perception de la dîme par l’Église catholique
(art. V), l’utilisation des dîmes excédentaires pour la promotion de la religion protestante
(art. VI), le remplacement du serment du test par un serment de fidélité pour les
catholiques (art. VII). Il assujettit de plus l’entrée en vigueur des ordonnances
concernant la religion seulement à l’approbation du roi (art. XV).

[489] Lauzon fonde ses arguments sur les articles V et VII de l’Acte de Québec qu’il
convient de reproduire :

V. « Et pour la plus entiere sureté et V. “And, for the more perfect Security
tranquillité des esprits des habitans de la and Ease of the Minds of the
dite province, » Il est par ces présentes Inhabitants of the said Province," it is

314 Voir notamment : Acte de Québec de 1774, 14 Geo. III, c. 83 (R.-U.), reproduit dans L.R.C. 1985,
app. II, no 2; Acte constitutionnel de 1791, 31 Geo. III, c. 31 (R.-U.), reproduit dans L.R.C. 1985,
app. II, no 3; Acte d’Union, 1840, 3-4 Vict., c. 35 (R.-U.), reproduit dans L.R.C. 1985, app. II, no 4;
Acte pour abroger la partie [de l’Acte d’Union, 1840] qui a rapport à l’usage de la Langue Anglaise
dans les Instruments relatifs au Conseil Législatif et à l’Assemblée Législative de la Province du
Canada, [1848] 11-12 Vict., c. 56 (R.-U.), reproduit dans Statuts refondus du Canada 1859, p. xxxii;
Acte pour autoriser la législature du Canada à changer la constitution du conseil législatif de cette
province et pour d’autres objets, [1854] 17-18 Vict., c. 118 (R.-U.), reproduit dans Statuts refondus du
Canada 1859, p. xxxiii; Colonial Laws Validity Act, 28-29 Vict., c. 63 (R.-U.).
315 Reproduit dans L.R.C. (1985), app. II, no 1.
316 30-31 Vict., c. 3 (R.-U.), reproduit dans L.R.C. (1985), app. II, no 5.
317 Une assemblée représentative avait été prévue par la Proclamation royale, mais « [i]l était impossible

de constituer une Assemblée à partir des quelques centaines de protestants qui vivaient à Montréal et
à Québec et il était tout aussi impossible, compte tenu des préjugés religieux prévalant en Angleterre
et dans les colonies anglaises, d’octroyer à quatre-vingt mille Canadiens français catholiques des
privilèges dont leurs coreligionnaires ne jouissaient pas en Grande-Bretagne et leur permettre de
siéger dans une Assemblée élue » (Sir John George BOURINOT, « Le Canada sous le Régime
britannique, 1760-1900 », dans Guy LAFOREST, Eugénie BROUILLET, Alain-G. GAGNON et Yves
TANGUAY (dir.), Ces Constitutions qui nous ont façonnées. Anthologie historique des lois
constitutionnelles antérieures à 1867, Québec, Presses de l’Université Laval, 2014, p. 23, à la page
30).
500-17-108353-197 et Als PAGE : 103

Déclaré, que les sujets de sa Majesté hereby declared, That his Majesty's
professant la Religion de l'Eglise de Subjects, professing the Religion of the
Rome dans la dite province de Québec, Church of Rome of and in the said
peuvent avoir, conserver et jouir du libre Province of Quebec, may have, hold,

2021 QCCS 1466 (CanLII)


exercice de la Religion de l'Eglise de and enjoy, the free Exercise of the
Rome, soumise à la Suprematie du Roi, Religion of the Church of Rome,
déclarée et établie par un acte fait dans subject to the King's Supremacy,
la première année du regne de la Reine declared and established by an Act,
Elisabeth, sur tous les domaines et païs made in the first Year of the Reign of
qui appartenaient alors, ou qui Queen Elizabeth, over all the
appartiendraient par la suite, à la Dominions and Countries which then
couronne impériale de ce royaume; et did, or thereafter should belong, to the
que le Clergé de la dite Eglise peut tenir, Imperial Crown of this Realm; and that
recevoir et jouir de ses dûs et droits the Clergy of the said Church may hold,
accoutumés, eu égard seulement aux receive, and enjoy, their accustomed
personnes qui professeront Ia dite Dues and Rights, with respect to such
Religion. Persons only as shall profess the said
Religion.

VII. Pourvu aussi, et il est Etabli, Que VII. Provided always, and be it enacted,
toutes personnes professantes la That no Person professing the Religion
Religion de l'Eglise de Rome, et qui of the Church of Rome, and residing in
résideront en la dite province, ne seront the said Province, shall be obliged to
point obligées de prendre le serment take the Oath required by the said
ordonné par le dit acte, passé dans la Statute passed in the first Year of the
première année du regne de la Reine Reign of Queen Elizabeth, or any other
Elisabeth, ou quelqu'autre serment Oaths substituted by any other Act in
substitué en son lieu et place par aucun the Place thereof; but that every such
autre acte; mais que toutes telles Person who, by the said Statute, is
personnes, à qui par le dit statut, il est required to take the Oath therein
ordonné de prendre le serment qui y est mentioned, shall be obliged, and is
contenu, seront contraintes, et il leur est hereby required, to take and subscribe
ordonné de prendre et souscrire le the following Oath before the Governor,
serment ci-après, devant le Gouverneur, or such other Person in such Court of
ou telle autre personne dans tel greffe, Record as his Majesty shall appoint,
qu'il plaira à sa Majesté d'établir, qui who are hereby authorized to
sont par ces présentes autorisés à le administer the same; videlicet,
recevoir, ainsi qu'il suit:
"I A.B. do sincerely promise and swear,
« Je A.B. promets sincerement et affirme That I will be faithful, and bear true
par serment, que je serai fidel, et que je Allegiance to his Majesty King George,
porterai vraie foi et fidelité à sa Majesté and him will defend to the utmost of my
le Roi George, que je le defendrai de Power, against all traitorous
tout mon pouvoir et en tout ce qui Conspiracies, and Attempts
dépendra de moi, contre toutes perfides whatsoever, which shall be made
conspirations et tous attentats against his Person, Crown, and Dignity;
quelconques, qui seront entrepris contre and I will do my utmost Endeavor to
sa personne, sa couronne et sa dignité; disclose and make known to his
500-17-108353-197 et Als PAGE : 104

et que je ferai tous mes efforts pour Majesty, his Heirs and Successors, all
découvrir et donner connaissance à sa Treasons, and traitorous Conspiracies,
Majesté, ses héritiers et successeurs, de and Attempts, which I shall know to be
toutes trahisons, perfides conspirations, against him, or any of them; and all this

2021 QCCS 1466 (CanLII)


et de tous attentats, que je pourrai I do swear without any Equivocation,
apprendre se tramer contre lui ou aucun mental Evasion, or secret Reservation,
d'eux; et je fais serment de toutes ces and renouncing all Pardons and
choses sans aucune équivoque, Dispensations from any Power or
subterfuge mental, et restriction secrète, Person whomsoever to the contrary. So
renonçant pour m'en relever à tous help me GOD."
pardons et dispenses d'aucuns pouvoirs
et personnes quelconques. Ainsi DIEU And every such Person, who shall
me soit en Aide. » neglect or refuse to take the said Oath
before mentioned, shall incur and be
Et que toutes telles personnes qui liable to the same Penalties,
négligeront ou refuseront de prendre le Forfeitures, Disabilities, and
dit serment ci-dessus écrit encourront et Incapacities, as he would have incurred
seront sujettes aux mêmes peines, and been liable to for neglecting or
amendes, inhabilités et incapacités, refusing to take the Oath required by
qu'elles auraient encourues et the said Statute passed in the first Year
auxquelles elles auraient été sujettes of the Reign of Queen Elizabeth.
pour avoir négligé ou refusé de prendre
le serment ordonné par le dit statut,
passé dans la première année du règne
de la Reine Elisabeth.

[490] Dans un premier temps, Lauzon prétend que ces articles garantissant le libre
exercice de la religion « n’ont jamais été abrogés de quelque façon que ce soit »318 et
que par conséquent, ils s’appliquent au Canada, y compris au Québec.

[491] Cette affirmation ne se révèle pas entièrement exacte. En effet, l’article VII de
l’Acte de Québec se trouve expressément abrogé par The Statute Law Revision Act,
1872319 qui énumère, dans son annexe, une liste de dispositions non en vigueur en
raison de leur caducité, ainsi que l’indique son préambule :

[…] it is expedient that certain enactments (mentioned in the schedule to this Act)
which may be regarded as spent, or have ceased to be in force otherwise than
by express and specific repeal, or have, by lapse of time and change of
circumstances, become unnecessary, should be expressly and specifically
repealed […]

[492] Caduque, la disposition permettant aux catholiques de prêter un serment


d’allégeance au lieu du serment du test, de même que les articles III, IV, VI, XI in fine et
XII à XVII de l’Acte de Québec de 1774, n’existent plus au Canada (« repealed as to all

318 Plan d’argumentation supplémentaire de Lauzon, par. 50a).


319 35-36 Vict., c. 63 (R.-U.).
500-17-108353-197 et Als PAGE : 105

Her Majesty’s Dominions ») depuis 1872. Le Tribunal ne peut donc retenir l’argument
de Lauzon voulant que la Loi 21 viole l’article VII de l’Acte de Québec.

[493] Notons que l’abrogation de l’article VII ne signifie pas la disparition du serment

2021 QCCS 1466 (CanLII)


d’allégeance, dont la formule modifiée au fil du temps se retrouvait dans les documents
constitutionnels subséquents à l’Acte de Québec, comme le mentionne Lauzon
d’ailleurs. Ainsi, sans faire référence à l’article VII de l’Acte de Québec, la formule du
serment de fidélité se retrouve à l’article XXIX de L’Acte constitutionnel de 1791320. En
revanche, cette disposition ne mentionne pas expressément les catholiques et ne vise
que les membres du Conseil législatif ou de l’Assemblée des deux provinces, la
Province du Haut-Canada et la Province du Bas-Canada, créées en 1791.

[494] Il faut se rappeler que l’Acte d’Union, 1840321 réunit les Provinces du Haut et du
Bas-Canada sous le nom de Province du Canada et abroge les dispositions de l’Acte
constitutionnel de 1791 relatives à la constitution et à la composition du Conseil
législatif et de l’Assemblée, ainsi qu’à l’adoption des lois. Dès lors, l’obligation des
membres du Conseil législatif ou de l’Assemblée de la Province du Canada de prêter le
serment d’allégeance se retrouve maintenant à l’article XXXV.

[495] De plus, l’article XXXVI de l’Acte d’Union prévoit la possibilité pour les
personnes autorisées par la loi de faire une affirmation au lieu de prêter serment. Enfin,
la L.C. 1867322, prévoit à l’article 128 et à la 5e annexe le serment d’allégeance pour les
membres du Parlement du Canada ainsi que pour les membres des assemblées
législatives provinciales.

[496] Parallèlement, diverses lois de la colonie intègrent le serment d’allégeance. À


titre d’illustration, la Province du Haut-Canada adopte en 1833 une loi prévoyant dans
des mots très semblables le serment d’allégeance pour les personnes occupant une
charge civile ou militaire et n’exigeant plus la formalité religieuse du sacrement de la
Cène conformément aux rites de l’Église d’Angleterre323. En 1850, le Parlement du
Canada-Uni estime nécessaire d’uniformiser le droit en matière de serments officiels,
abroge la loi de 1833 et adopte une loi similaire applicable à l’ensemble de la
province324.

320 31 Geo. III, c. 31 (R.-U.), reproduit dans L.R.C. (1985), app. II, no 3.
321 3-4 Vict., c. 35 (R.-U.), reproduit dans L.R.C. (1985), app. II, no 4.
322 30-31 Vict., c. 3 (R.-U.), reproduit dans L.R.C. (1985), app. II, no 5.
323 An Act to dispense with the necessity of taking certain Oaths, and making certain Declarations in the

cases therein mentioned; and also to render it unnecessary to receive the Sacrament of the Lords
Supper as a qualification for Offices, or for other temporal purposes, (1833) 3 Will. IV, c. 13.
324 Acte pour établir une loi uniforme au sujet de la prestation de certains serments officiels et autres en

cette province, et pour d'autres fins y mentionnées, (1850) 13-14 Vict., c. 18, intégré aux Statuts
refondus du Canada de 1859, titre 2 (Gouvernement exécutif et officiers publics en général) sous le
titre Acte concernant les Commissions des Officiers Publics, les serments d'office qu'ils doivent prêter,
et les cautionnements qu'ils sont tenus de donner, S.R.C. 1859, c. 12.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 106

[497] Après la Confédération, le premier Parlement du Canada adopte l’Acte


concernant les Commissions et les Serments d’allégeance et d’office 325, qui prévoit la
formule du serment d’allégeance que doit prêter toute personne au Canada lorsqu’une
loi en vigueur au Canada l’exige, à l’exception de l’Acte de l’Amérique du Nord

2021 QCCS 1466 (CanLII)


britannique, 1867.

[498] On constate donc l’exercice de la compétence fédérale en cette matière et la


distinction opérée entre l’exigence du serment pour les membres du Parlement et ceux
des assemblées législatives provinciales et les autres personnes détentrices d’une
charge publique ou exerçant certaines professions. Modifiée au fil du temps et reprise
d’une révision des lois fédérales à l’autre326, la formule du serment d’allégeance
présentement en vigueur se retrouve dans la Loi concernant les serments
d’allégeance327.

[499] Lauzon insiste sur le lien intrinsèque entre l’abolition du serment du test et le
libre exercice de la religion dans l’Acte de Québec 328 afin d’en inférer une analogie
voulant que la Loi 21 introduit un nouveau serment du test. Or, l’abrogation de l’article
VII et l’adoption de la législation fédérale relative aux serments d’allégeance constituent
des indices d’une évolution législative distincte des deux dispositions invoquées par
elle. De plus, permettre aux catholiques français de prêter serment selon une formule
remplaçant le serment du test visait notamment l’obtention du droit de siéger au sein du
Conseil législatif, car de facto ils occupaient déjà certaines charges civiles329.

[500] Dans la structure de l’Acte de Québec, le libre exercice de la religion catholique


se trouve plutôt relié aux garanties accordées au clergé catholique, dont la perception
de la dîme, qui apparaissent au même article V. Le double objet de cette disposition, en
l’occurrence le libre exercice de la religion et les droits du clergé, se retrouve tant dans
les lois impériales ultérieures à l’Acte de Québec que dans les lois de la colonie.

[501] Avant de poursuivre l’analyse de l’article V de l’Acte de Québec, il apparaît utile


d’ouvrir une parenthèse et de dresser un bref tableau de ces lois.
325 (1868) 31 Vict., c. 36.
326 Acte concernant les serments d’allégeance, S.R.C. 1886, c. 112, Loi des serments d’allégeance,
S.R.C. 1906, c. 78, Loi des serments d’allégeance, S.R.C. 1927, c. 143, Loi sur les serments
d'allégeance, S.R.C. 1952, c. 197, Loi sur les serments d'allégeance, S.R.C. 1970, c. O-1, Loi sur les
serments d'allégeance, L.R.C. 1985, c. O-1.
327 L.R.C. (1985), c. O-1.
328 Plan d’argumentation de Lauzon, p. 16, note 4; Plan d’argumentation supplémentaire de Lauzon, par.

138-139.
329 Jacques LACOURSIÈRE, Jean PROVENCHER et Denis VAUGEOIS, Canada-Québec, Synthèse

historique 1534-2015, Québec, Septentrion, 2015, p. 172 : « Le 17 septembre 1764, le gouverneur


Murray et son Conseil émettent une « ordonnance établissant des cours civiles » qui tolère cependant
le recours aux lois françaises, tout au moins à la cour des plaidoyers communs. Avocats et procureurs
des cours inférieures pourront être canadiens. De plus, tous les sujets de Sa Majesté peuvent être
appelés sans distinction à remplir la charge de jurés. On comprend qu’en tels cas le serment du Test
ne sera pas exigé ».
500-17-108353-197 et Als PAGE : 107

[502] Le droit au libre exercice de la religion, sans distinction selon l’appartenance à


un culte en particulier, figure dans l’Acte constitutionnel de 1791 à l’article XLII qui
prévoit que les parlements du Haut et du Bas-Canada doivent soumettre au Parlement
britannique les lois relatives à « la jouissance ou l’exercice d’aucune forme ou mode de

2021 QCCS 1466 (CanLII)


culte Religieux », aux « pénalités, charges, inhabilités ou incapacités » y reliés, ainsi
qu’aux droits et privilèges du clergé (perception de la dîme par celui catholique,
concession de terres et érection de cures pour celui protestant), adoptées 30 jours
avant qu’elles ne puissent recevoir la sanction royale. Soulignons que cette disposition
se voit abrogée en 1872 par la même loi330 qui abroge l’article VII de l’Acte de Québec.

[503] Quant à l’Acte d’Union de 1840, il prévoit le libre exercice de la religion toujours
à l’intérieur de l’article XLII en formulant l’exigence de soumettre devant le Parlement
britannique les lois, adoptées par le Parlement du Canada-Uni, « qui pourront en
aucune manière affecter ou avoir rapport à la jouissance ou exercice d’aucune espèce
de culte religieux, ou qui imposeraient aucune pénalités ou charges, ou pourront créer
quelqu’incapacité ou disqualification, par rapport à tel culte », ainsi que les lois relatives
aux droits du clergé331. Cette disposition se trouve également abrogée en 1854 par une
loi impériale conférant au Parlement du Canada-Uni le pouvoir d’adopter des lois
modifiant la constitution de son Conseil législatif332. Ainsi, dorénavant, le processus
d’entrée en vigueur de toute loi de la colonie, y compris en matière de religion, se limite
à la sanction donnée par le Gouverneur au nom du roi ou encore, par le roi, lorsque le
Gouverneur « réserve » la loi « pour la signification du plaisir de Sa Majesté »333.

[504] Libre exercice de la religion et privilèges du clergé vont de pair aussi dans les
lois de la Province du Canada, la Loi de 1852 sur les « rectoreries »334 invoquée par
WSO en constituant l’illustration parfaite. Le Tribunal reviendra sur les arguments de
WSO un peu plus loin. Il suffit à cette étape de noter la présence du droit au libre
exercice de la religion dans les lois impériales postérieures à l’Acte de Québec
applicables dans la colonie, ainsi que dans celles adoptées par la colonie.

[505] Fin de la parenthèse.

330 The Statute Law Revision Act, 1872, 35-36 Vict., c. 63 (R.-U.). D’ailleurs, l’entièreté de l’Acte
constitutionnel de 1791 est abrogée à cette occasion, à l’exception des articles XXXVIII à XL et XLIII
à XLV portant entre autres sur les « rectories ». Ces dispositions (devenues The Clergy Endowments
(Canada) Act, 1791 par Short Titles Act, 1896, 59-60 Vict., c. 14) seront éventuellement abrogées en
1966 par Statute Law Revision Act 1966, c. 5 (R.-U.).
331 Acte d’Union, 1840, 3-4 Vict., c. 35 (R.-U.), reproduit dans L.R.C. 1985, app. II, no 4, art. XLII.
332 Acte pour autoriser la législature du Canada à changer la constitution du conseil législatif de cette

province et pour d’autres objets, (1854) 17-18 Vict., c. 118 (R.-U.), reproduit dans S.R.C. 1859, statuts
impériaux, p. xxxiii.
333 Id., art. VI.
334 Acte pour abroger cette partie de l’Acte du Parlement de la Grande-Bretagne passé dans la trente-

unième année du Règne du Roi George Trois, chapitre trente-un [Acte constitutionnel de 1791], qui se
rapporte aux Rectoreries et à la nomination des titulaires à icelles, et pour d’autres fins liées aux dites
Rectoreries, (1852) 14-15 Vict., c. 175.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 108

[506] En l’absence d’une abrogation expresse de l’article V de l’Acte de Québec,


Lauzon considère que les lois susmentionnées ne font que confirmer la disposition
invoquée sans la rendre caduque. D’ailleurs, le libre exercice de toutes les formes de
culte religieux prévu pour la première fois à l’Acte constitutionnel de 1791 ne

2021 QCCS 1466 (CanLII)


constituerait qu’une confirmation que le libre exercice de la religion consacré dans
l’Acte de Québec ne se limitait pas qu’aux catholiques335.

[507] Selon elle, malgré les multiples références expresses à la religion et au clergé
de l’Église de Rome, l’Acte de Québec n’accorde pas le droit au libre exercice de la
religion exclusivement aux catholiques, qui ne reçoivent pas un traitement privilégié,
mais se voient plutôt octroyer les mêmes droits que les fidèles d’autres religions.

[508] Le Tribunal ne peut retenir cette interprétation large qui fait paraître l’Acte de
Québec comme « libéral », voire avant-gardiste, puisque le contexte historique ne
permet pas de retenir cette proposition. Il faut savoir qu’en 1774 la religion catholique
demeure proscrite à l’échelle de l’Empire britannique. Octroyer l’émancipation aux
catholiques canadiens336, en pleine contradiction avec la politique d’assimilation337
établie par la Proclamation royale, équivaudrait à leur concéder des privilèges afin
d’obtenir leur loyauté devant l’imminence de la Révolution américaine de 1775 338. Il
s’agissait là d’un pur calcul politique, dans le sens premier du terme.

335 Plan d’argumentation de Lauzon, par. 104.


336 Les catholiques britanniques obtiendront leur émancipation plus de cinquante ans après cette date, en
1829, par An Act for the Relief of His Majesty’s Roman Catholic Subjects, 10 Geo IV, c. VII (R.-U.).
337 Gerald E. HART, The Quebec Act 1774, Montréal, 1891, [A paper read before the Society for

Historical Studies, Montreal, November, 1890, revised and reprinted from Canadiana, vol. II, no. 10),
p. 19-20 : « It is likewise a strange anomaly to find England pursuing so different a course in the
treatment of her conquest of Canada to that which she had universally adopted hitherto. Dealing with
such populous countries as Ireland and Wales she enforced the adoption of her laws and customs.
Conquering New Netherland she not only made the Hollanders replace their laws by hers, but she
added the greater change of transforming it into a new country by altering the name to New York. In
her other conquests made in this very war, of Florida, Dominicana and other places in the West Indies,
she substituted English, for the Spanish and French laws and customs in use. Foreign languages
likewise received no official recognition elsewhere as they did in Canada; while the Roman Catholic
religion wherever existent was proscribed as a religion of state : tolerated in Maryland, persecuted in
Ireland, but established in Canada! »; Voir aussi sur l’expulsion des catholiques Sheldon J. GODFREY
et Judith C. GODFREY, Search Out the Land. The Jews and the Growth of Equality in British Colonial
America, 1740-1867, Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University Press, 1995, p. 95 : « In dealing
with the French Catholic Acadians in Nova Scotia just a few years earlier, Britain had used the
traditional European method of expelling those who did not conform to the state religion. The status of
the Acadians, who found themselves in a British colony in North America after the founding of Halifax
in 1749, had been doubtful because of their religion. Moreover, they had been reluctant to swear
allegiance to the British king. In 1755 Britain therefore decided to deport or expel all the Acadians to
ensure that Nova Scotia would be a Protestant colony. At this time all of the Thirteen Colonies also
excluded Catholics from civil rights. ».
338 L’historien Séraphin Marion cite les professeurs Arthur R. M. Lower (« It was the shadow of the

American Revolution that brought forth the Quebec Act ») et Stanley B. Ryerson (« The key to the
Quebec Act is to be found in the American Revolution ») quant au lien entre la genèse de l’Acte de
500-17-108353-197 et Als PAGE : 109

[509] Éloquents, les propos de James Murray, le premier gouverneur de la colonie,


témoignent de sa politique conciliante339, mais intéressée340, envers la majorité
catholique française :

2021 QCCS 1466 (CanLII)


« […] Peu, très peu suffira à contenter les nouveaux sujets […] qui, encouragés
par quelques privilèges que les lois anglaises refusent aux catholiques romains
en Angleterre, ne manqueraient de vaincre leur antipathie nationale à l’égard de
leurs conquérants et deviendraient les sujets les plus fidèles et les plus utiles de
cet empire américain. […] En outre je suis convaincu que si les Canadiens ne
sont pas admis à faire partie des jurés et s’il ne leur est pas accordé des juges et
des avocats comprenant leur langue, Sa Majesté perdra la plus grande partie de
cette utile population » (29 octobre 1764).341

(Le Tribunal souligne)

[510] Également, le fait que les huguenots et les juifs intégraient déjà l’administration
de la colonie342 n’élargit pas la portée de l’article V de l’Acte de Québec. Fort
minoritaires, ils représentent les seuls non-catholiques de la colonie et les autorités
britanniques comptaient sur leur loyauté :

There were so few English and non-Catholic residents that the Jews made up a
significant and “loyal” population. […] The need of the administration for loyal
supporters meant that Jews in Quebec were allowed considerable economic and
civil equality with the other English settlers and were central to the British efforts
to administer their new colony. […]

Québec et la Révolution américaine (Séraphin MARION, « L’Acte de Québec, concession magnanime


ou intéressée », dans Guy LAFOREST, Eugénie BROUILLET, Alain-G. GAGNON et Yves TANGUAY
(dir.), Ces Constitutions qui nous ont façonnées. Anthologie historique des lois constitutionnelles
antérieures à 1867, Québec, Presses de l’Université Laval, 2014, p. 213, à la page 221). Voir aussi
Reginal COUPLAND, The Quebec Act. A Study in Statemanship,Oxford, Clarendon Press, p. 194 : « It
is probable, in the highest degree, that, if the policy of the Quebec Act had not been adopted, Canada
would have been lost to the British Empire in 1775, and no distinct Canadian nation could ever have
come into being ».
339 Cette politique sera continuée par son successeur, Guy Carlton, « père de l’Acte de Québec » qui

« croit en effet très important de gagner la sympathie des Canadiens. À son avis, la vallée du Saint-
Laurent peut constituer un excellent poste stratégique d’où une armée de 10 000 hommes pourrait
surveiller les Américains. […] Il entend aussi favoriser le rétablissement des lois civiles françaises et
accorder pleine liberté à l’Église catholique » (Jacques LACOURSIÈRE, Jean PROVENCHER et
Denis VAUGEOIS, Canada-Québec, Synthèse historique 1534-2015, Québec, Septentrion, 2015, p.
176 et 198).
340 Séraphin MARION, « L’Acte de Québec, concession magnanime ou intéressée », dans Guy

LAFOREST, Eugénie BROUILLET, Alain-G. GAGNON et Yves TANGUAY (dir.), Ces Constitutions qui
nous ont façonnées. Anthologie historique des lois constitutionnelles antérieures à 1867, Québec,
Presses de l’Université Laval, 2014, p. 213.
341 Jacques LACOURSIÈRE, Jean PROVENCHER et Denis VAUGEOIS, Canada-Québec, Synthèse

historique 1534-2015, Québec, Septentrion, 2015, p. 172-173, citant Murray.


342 Plan d’argumentation de Lauzon, par. 103.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 110

[…]

In August 1763 Aaron Hart became probably the first Jewish office holder in the
new British colony of Québec when he received an appointment as postmaster of

2021 QCCS 1466 (CanLII)


Trois-Rivières. […] His appointment seems to have originated in the need of the
government to find a qualified individual who would be loyal to the administration
in Trois-Rivières, a town with few English inhabitants. […] The governor felt he
had few to choose from and Hart seemed the only one available with the
necessary qualifications: he was not a French Canadian, he was able, and he
was loyal.343

[511] De plus, l’exercice par les juifs de certaines charges civiles avant 1774
s’explique par l’absence d’instructions royales relatives à l’application des serments du
test et d’abjuration344 pour des postes publics, à l’exception du Conseil du gouverneur :

Faced with a British colony whose population was almost entirely Catholic, the
Colonial Office made an exception and did not include the usual provision in the
instructions to James Murray in 1763. While Governor Murray was directed to
call a council and administer the state oaths and declaration against
transubstantiation to them, there was no requirement for subscribing the
declaration or taking the state oaths as a condition of assuming other offices.
Membership in the governor’s council therefore was to be restricted to Anglicans,
though not other offices. An amendment to the governors’ instructions in 1775,
after the Quebec Act had been passed, allowed them to appoint French-
Canadian Roman Catholics to the council without requiring them to make the
declaration against transubstantiation. But for all other offices, the Old Province
of Québec was unique in that it did not have the Test Act restrictions during the
entire period from the conquest of Quebec in 1760 until the reconstitution of the
colonial government by the Constitutional Act of 1791, thus allowing anyone to
hold office.

[…] It was the lack of these restrictions that had enabled Aaron Hart to be
appointed postmaster of Trois-Rivières in August 1763 […].

[…]

The Old Province of Quebec, unlike Britain’s other colonies in America, did not
apply the restrictions of the Test Act or the state oaths against the Roman

343 Sheldon J. GODFREY et Judith C. GODFREY, Search Out the Land. The Jews and the Growth of
Equality in British Colonial America, 1740-1867, Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University
Press, 1995, p. 97-98.
344 Pour un tableau comparatif entre les serments applicables au Royaume-Uni et les colonies
britanniques en Amérique du Nord, voir Sheldon J. GODFREY et Judith C. GODFREY, Search Out
the Land. The Jews and the Growth of Equality in British Colonial America, 1740-1867, Montréal et
Kingston, McGill-Queen’s University Press, 1995, p. 132.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 111

Catholics, Jews, Presbyterians, and other religious dissenters within its


boundaries save for appointment to the governor’s council.345

[512] Cependant, contrairement aux catholiques canadiens qui se voient accorder par

2021 QCCS 1466 (CanLII)


l’Acte de Québec le droit de faire partie du Conseil législatif, la situation des juifs
demeure incertaine en raison d’une loi impériale de 1766 imposant le serment d’office
(« state oaths ») finissant par les mots « sur la foi véritable d’un Chrétien »346, d’où la
nécessité de l’adoption de la Loi Hart en 1832 :

Then, in 1774, the Quebec Act officially removed these disabilities […] by
allowing Catholics to swear a short form of oath of allegiance in substitution for
the state oaths and declaration against transubstantiation. […] Moreover, French-
Canadian Catholics, unlike other Catholics, Protestant Dissenters, and Jews,
could now be appointed to the new legislative council […].

[…]

Nevertheless, the long-term effect of the act of 1766 was not entirely clear for
Jews in Quebec, and this difficulty was not resolved by legislation as it was for
Catholics in the Quebec Act.347

[513] Il apparaît donc plus exact et conforme à la réalité historique d’affirmer que
l’article V de l’Acte de Québec porte exclusivement sur le droit au libre exercice de la
religion catholique et que l’égalité confessionnelle ne se trouve consacrée
constitutionnellement qu’à partir de 1791, respectivement par les articles XLII de l’Acte
constitutionnel de 1791 et de l’Acte d’Union, 1840.

[514] En édictant le libre exercice de la religion à toute « forme ou mode de culte


Religieux », l’article XLII de l’Acte constitutionnel de 1791 opère réforme du droit en
remplaçant, mais sans abroger, l’article V de l’Acte de Québec.

[515] Voici comment le professeur Côté traite de la question du remplacement d’une


loi :

345 Id., p. 134, 138.


346 Id., p. 134 : « In 1766, a new imperial act, the Act for Altering the Oath of Abjuration and the
Assurance, required, for the first time, that the colonies follow the English practice with regard to
oaths. The act […] stipulated that the form of oath ending with the words “upon the true Faith of a
Christian” was to be the oath of abjuration “taken … in his Majesty’s Dominions, and no other ».
347 Id., p. 136-137. Voir aussi : Pièce WSO-1 : Rapport du prof. David Gilles, p. 73-75 : « En avril 1809, la

question de l’éligibilité des Juifs à l’assemblée législative coloniale est présentée au conseil législatif
en vertu de l’acte 31, Geo. III, chap. 31 [l’Acte constitutionnel de 1791]. […] Le gouverneur en chef
James H. Craig constitue un comité afin de régler cette question, sous la présidence de Sewell. Les
conclusions du comité sont qu’un « Juif peut-être élu pour la Chambre d’assemblée de cette
province », s’appuyant sur le statut 13, Geo. II, chap. 7, où « il est décrété que tous les étrangers
naturalisés en vertu de cete [sic] acte « seront considérés et reconnus à tous égards et de toutes
façons sujets naturels de Sa Majesté, comme si tous et chacun d’eux étaient nés dans le royaume »,
les Juifs étant « compris comme les autres ».
500-17-108353-197 et Als PAGE : 112

394. Une loi ou une disposition législative est remplacée lorsque, au moment
même où il la révoque, le législateur lui substitue un nouveau texte portant sur le
même sujet.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


395. Au plan formel, le remplacement s'analyse comme une abrogation du texte
remplacé et l'édiction d'un nouveau texte. Au plan matériel, le remplacement doit
être considéré généralement comme une simple modification du droit antérieur
plutôt que comme sa suppression pure et simple.

396. En effet, le remplacement constitue le plus souvent une technique de


modification du droit et s'il opère abrogation du texte antérieur, cette abrogation
n'emporte pas tous les effets ordinaires d'une abrogation.

[…]

398. Pour cerner les effets du remplacement, il faut distinguer selon qu'il vise à
reformuler le droit ou à le réformer.

Alinéa 1 : Le remplacement ayant valeur de refonte

399. Si un texte est remplacé par un autre qui énonce des règles identiques à
celles du texte remplacé, le remplacement a valeur de refonte, avec les
conséquences qui suivent […]

Alinéa 2 : Le remplacement ayant valeur de réforme

400. La loi nouvelle peut énoncer des règles différentes de celles que prévoit la
loi ancienne. On a alors affaire à un remplacement qui opère réforme du droit.

401. Pour apprécier les effets de ce type de remplacement, il y a lieu de


distinguer trois hypothèses.

402. Première hypothèse : le texte nouveau ne reprend pas une règle contenue
dans la loi ancienne. L'effet du remplacement est alors assimilable à celui de
l'abrogation pure et simple du texte ancien.

403. Deuxième hypothèse : le texte nouveau contient des règles qui peuvent
s'analyser comme de simples modifications des règles antérieures. Au plan
substantiel, un tel remplacement a les mêmes effets que la modification d'un
texte : il opère suppression des règles correspondant au texte antérieur et
édiction des règles correspondant au nouveau texte.

404. Troisième hypothèse : le texte remplaçant édicte des règles entièrement


nouvelles. Le remplacement a alors le même effet que l'édiction d'un nouveau
texte : il s'analyse comme l'édiction d'une nouvelle règle.348

348 Pierre-André CÔTÉ avec la collab. de Stéphane BEAULAC et Mathieu DEVINAT, Interprétation des
lois, 4e éd., Montréal, Éditions Thémis, 2009, EYB2009THM201 (La Référence).
500-17-108353-197 et Als PAGE : 113

(Références omises; le Tribunal souligne).

[516] Donc, réitérant le libre exercice de la religion pour toute « espèce de culte
religieux », le remplacement de l’article XLII l’Acte constitutionnel de 1791 par l’article

2021 QCCS 1466 (CanLII)


XLII de l’Acte d’Union, 1840 ne possède qu’une valeur de refonte. L’abrogation de ces
dispositions349 signifie qu’à partir de 1872 le libre exercice de la religion à l’égard de
tous les cultes n’existe expressément que dans la législation coloniale, à savoir la Loi
de 1852 sur les « rectoreries » incorporée aux lois provinciales après la Confédération,
comme expliqué plus loin.

[517] En l’absence d’une abrogation formelle de l’article V de l’Acte de Québec, quel


statut cette disposition impériale possède-t-elle encore?

[518] Jusqu’en 1931, elle conserve son statut supralégislatif dont bénéficiaient les lois
impériales par rapport aux lois coloniales. Durant cette période, on pouvait invoquer
l’Acte de Québec, comme toute autre loi impériale, pour invalider des lois fédérales ou
provinciales. Selon la « doctrine of repugnancy », la législation adoptée par les
parlements coloniaux doit se conformer au droit anglais et une loi coloniale non
conforme peut se voir invalidée par les tribunaux.

[519] En 1865, afin d’accroitre l’autonomie législative des colonies, le Parlement


britannique adopte le Colonial Laws Validity Act 350 qui vise à restreindre l’application de
la doctrine de l’incompatibilité uniquement aux lois impériales applicables dans les
colonies. Cependant, les parlements coloniaux ne peuvent modifier ou abroger ces lois
impériales :

The Colonial Laws Validity Act was intended to remove doubts as to the capacity
of colonial legislatures to enact laws that were inconsistent with English law. By
narrowly defining the class of imperial statutes, and thereby confining the
doctrine of repugnancy, the Act was intended to extend rather than restrict the
powers of the colonial legislatures. Nevertheless, the Act did leave the colonial
legislatures powerless to alter any imperial statute which by its own terms applied
to the colony. If the colony wished to alter or repeal such an imperial statute it
had to persuade the imperial Parliament to enact the required law.351

[520] L’adoption de la L.C. 1867 n’y change rien, car cette loi impériale réitère à
l’article 129 la règle voulant que les législatures de la fédération nouvellement créée ne
peuvent modifier les lois impériales.

349 Supra, par. [502] et [503].


350 28-29 Vict., c. 63 (R.-U.).
351 Peter W. HOGG, Constitutional Law of Canada, vol. 1, 5e éd., feuilles mobiles, Toronto, Carswell,

2007, par. 3.2.


500-17-108353-197 et Als PAGE : 114

[521] Ainsi, le Tribunal ne peut retenir l’argument subsidiaire de Lauzon voulant qu’au
moment de la Confédération « l’Acte est devenu une loi fédérale »352 en vertu de
l’article 129, ce qui donnerait lieu à l’application de la doctrine de la prépondérance
fédérale. En 1867, comme aujourd’hui, l’Acte de Québec conserve son statut de loi

2021 QCCS 1466 (CanLII)


impériale353.

[522] Les dispositions en vigueur de l’Acte de Québec perdent leur nature


supralégislative en 1931 par l’adoption du Statut de Westminster354, qui abroge
l’applicabilité du Colonial Laws Validity Act et confère aux Parlements fédéral et
provinciaux le droit de modifier ou d’abroger les lois impériales existantes ou futures,
conformément au partage des compétences355. Il s’ensuit que l’article V de l’Acte de
Québec devient modifiable ou abrogeable par une loi fédérale ou provinciale intra vires.

[523] Exceptionnellement, en raison de l’absence d’une procédure de modification


dans le texte de la Constitution et afin d’éviter qu’elle ne devienne une loi modifiable par
une simple loi fédérale ou provinciale, l’article 7 du Statut de Westminster empêche la
modification ou l’abrogation des seize « Actes de l’Amérique du Nord britannique, 1867
à 1930 » par le Parlement canadien ou par les parlements provinciaux 356.

[524] Dès lors, à l’exception de ces seize lois adoptées par le Parlement britannique
entre 1867 et 1930, les lois impériales en vigueur au Canada perdent leur statut
supralégislatif et deviennent modifiables par une simple loi.

[525] Enfin, l’adoption de la Loi de 1982 sur le Canada357 par le Parlement britannique
marque la fin de l’autorité de celui-ci sur le Canada. Il cesse de légiférer pour le Canada
et la partie V de cette loi prévoit la procédure de modification de la Constitution.
L’article 7 du Statut de Westminster se trouve abrogé sans que la Constitution perde
son rang de loi suprême, car l’article 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 assure sa
primauté, même sur les lois impériales, à l’exception de celles incorporées à l’Annexe
de cette loi :

352 Plan d’argumentation de Lauzon, par. 177.


353 Une centaine de lois impériales demeuraient en vigueur au Canada (Peter W. HOGG, Constitutional
Law of Canada, vol. 1, 5e éd., feuilles mobiles, Toronto, Carswell, 2007, par. 2.6, note 70 citant
Norman WARD, Dawson's The Government of Canada, 6e éd., Toronto, University of Toronto Press,
1987, 296).
354 Statut de Westminster, (1931) 22 Geo. V, c. 4 (R.-U.), reproduit dans L.R.C. 1985, app. II, no 27.
355 Peter W. HOGG, Constitutional Law of Canada, vol. 1, 5e éd., feuilles mobiles, Toronto, Carswell,

2007, par. 3.3.


356 Id.: « Before the Statute of Westminster, the supremacy of the B.N.A. Act was derived from the fact

that it was an imperial statute protected from alteration by the Colonial Laws Validity Act. Therefore,
when it was proposed to destroy the protected status of imperial statutes generally, Canada insisted
on the exemption of its constituent statute. That was the reason for s. 7 of the Statute of
Westminster ».
357 1982, c. 11 (R.-U.), reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, no 44.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 115

This provision serves exactly the same function as s. 7(1) of the Statute of
Westminster formerly served. Section 7(1) preserved the doctrine of repugnancy
expressed in the Colonial Laws Validity Act in its application to the B.N.A. Act
and its amendments. Now s. 52(1) directly enacts a similar doctrine of

2021 QCCS 1466 (CanLII)


repugnancy or inconsistency. By virtue of s. 52(1), the Constitution of Canada is
superior to all other laws in force in Canada, whatever their origin: federal
statutes, provincial statutes, pre-confederation statutes, received statutes,
imperial statutes and common law; all of these laws must yield to inconsistent
provisions of the Constitution of Canada. Section 52(1) provides an explicit basis
for judicial review of legislation in Canada, for, whenever a court finds that a law
is inconsistent with the Constitution of Canada, the court must hold that law to be
invalid ("of no force or effect").358

(Références omises, le Tribunal souligne)

[526] Les seize Actes de l’Amérique du Nord britannique adoptés entre 1867 et 1930
se voient intégrés à l’Annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, ainsi que le Statut de
Westminster et quelques lois impériales adoptées entre 1931 et 1975. Aucune loi
préconfédérative n’y figure.

[527] Néanmoins, Lauzon soutient que les Tribunaux interprètent le droit garanti à
l’Acte de Québec comme un droit constitutionnel permettant l’exercice du contrôle
judiciaire. Certes, la jurisprudence antérieure à 1931 doit se lire dans le contexte
d’applicabilité de la doctrine de l’incompatibilité (repugnancy), telle qu’établie par
Colonial Laws Validity Act, et d’égalité entre les lois impériales applicables dans la
colonie. D’ailleurs, l’extrait de Mignault cité par la demanderesse va dans ce sens :

L'article 91 de l’Acte de l'Amérique du Nord britannique, après avoir donné au


parlement canadien le pouvoir de porter des lois pour la paix, l'ordre et le bon
gouvernement du Canada, lui assigne spécialement, parmi les catégories de
sujets qui sont de sa compétence, « le mariage et le divorce. » Mais ce pouvoir
le parlement canadien ne peut l'exercer contrairement aux lois impériales qui
sont en vigueur. En d'autres termes, une loi émanant du parlement impérial, et
s'appliquant au Canada, l'emportera sur une loi portée par le parlement canadien
dans les limites de sa compétence. Il est vrai que l'Acte de l'Amérique du Nord
britannique est une loi impériale, mais l'Acte de Québec l'est également, et il ne
s'agit que d'interpréter et de concilier, s'il est possible, les deux lois. Il est évident
que le parlement anglais n'a pas entendu abroger ni affecter en rien la
disposition de l'Acte de Québec garantissant le libre exercice de la religion
catholique.359

358 Peter W. HOGG, Constitutional Law of Canada, vol. 1, 5e éd., feuilles mobiles, Toronto, Carswell,
2007, par. 3.4.
359 Pierre-Basile MIGNAULT, Le Droit civil canadien, tome premier, Montréal, Whiteford & Théoret, 1895,
p. 556-558.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 116

[528] Quant à la jurisprudence des années 1950360, la Cour suprême qualifie sans
doute le droit à la liberté de religion de droit fondamental et retrace sa genèse aux
articles des capitulations, au Traité de Paris et à l’Acte de Québec de 1774, sans
toutefois prononcer l’invalidité des dispositions contestées ou accorder des dommages

2021 QCCS 1466 (CanLII)


en vertu de ces textes fondateurs, les motifs des arrêts reposant plutôt sur le partage
des compétences.

[529] Lauzon ajoute que la publication de l’Acte de Québec à l’Appendice II des Lois
révisées du Canada de 1985, sous le titre « Lois et documents constitutionnels »,
marque une indication additionnelle de la nature constitutionnelle de cette loi361.

[530] Tout d’abord, il importe de souligner que la tradition de la reproduction ou de


l’indexation des lois impériales constitutionnelles362 et autres363 applicables dans la
colonie date depuis les premières révisions de lois. Ensuite, la question à résoudre ne
se situe pas au regard de la nature constitutionnelle de l’Acte de Québec, mais plutôt au
niveau de l’absence de valeur supralégislative à lui prêter pour prononcer une
déclaration d’invalidité de la Loi 21.

[531] Il ne fait aucun doute que l’Acte de Québec de 1774 s’avère un document
important pour comprendre l’évolution constitutionnelle du Québec et sa spécificité au
sein du Canada. D’ailleurs, son importance fondatrice historique explique le fait
qu’aucune législature n’oserait abroger expressément la toute première loi concernant
le Québec, la source même du bijuridisme et du caractère distinct de la nation
québécoise au sein de la Confédération. Cependant, en 2021, l’Acte de Québec de
1774 doit s’interpréter comme un document constitutionnel historique qui ne possède
pas d’effet supralégislatif.

360 Saumur v. City of Quebec, [1953] 2 S.C.R 299; Henry Birks & Sons (Montreal) Ltd. v. City of Montreal,
[1955] S.C.R. 799; Chaput v. Romain, [1955] S.C.R. 834.
361 Plan d’argumentation de Lauzon, par. 158-159.
362 La première révision des lois ontariennes de 1818 comprend les lois adoptées par le Parlement du

Haut-Canada, ainsi que les lois impériales et les ordonnances de l’ancienne Province of Québec dans
la mesure de leur applicabilité au Haut-Canada (« History of Statute Revisions in the Provinces of
Upper Canada, Canada and Ontario », dans Revised Statutes of Ontario 1980, p. 631). Au Québec,
les Statuts révisés du Bas-Canada de 1845 comprennent une Table des Actes et ordonnances non
insérés dans l’ouvrage des lois révisées, qui indique par domaine de droit toutes les lois du Parlement
du Canada-Uni, ainsi que les lois impériales les plus importantes qui s’appliquent au Bas-Canada. On
retrouve sous la rubrique « Constitution » la mention suivante : Actes Imp. 14 G.3. c. 83-18 G. 3. c.
12-31 G. 3. c. 31-1 Guil 4. c. 4-3 & 4 V. c. 35-et non en vigueur, 1 V. c. 9-2 & 3 V. c. 53.
363 Pour une liste des lois impériales en vigueur au Canada en 1901 voir l’Appendice IV des Revised

Statutes of Ontario 1897, vol. 3, p. xliii.


500-17-108353-197 et Als PAGE : 117

8.4 La Loi de 1852 sur les « rectoreries »

[532] En réponse au mécontentement de la population anglaise protestante364


devenue plus nombreuse par l’arrivée des immigrants « Loyalistes », provoqué par

2021 QCCS 1466 (CanLII)


l’Acte de Québec de 1774 notamment dû à l’absence d’une assemblée législative élue,
le Parlement impérial adopte l’Acte constitutionnel de 1791. Celui-ci, en plus de diviser
le territoire en deux provinces détenant leur propre parlement, renforce les privilèges du
clergé protestant en réservant des terrains à son bénéfice (« clergy reserves ») et en
prévoyant le droit de la Couronne d’ériger des « rectoreries »365. L’Église catholique
conserve aussi les droits accordés par l’Acte de Québec dont notamment la perception
de la dîme et la capacité de créer paroisses et églises.

[533] Dans ce contexte de concurrence entre les églises (catholique romaine,


anglicane, méthodiste et d’Écosse)366 présentes dans la colonie, la Loi de 1852 vise la
résolution des disputes entre les différents clergés, occasionnées notamment par la
question des réserves, devenues multiconfessionnelles depuis 1840 367. En 1851, le
Parlement du Canada-Uni adopte donc une « loi de compromis »368 qui, entrée en
vigueur en 1852, abroge les articles XXXVIII à XL369 de l’Acte constitutionnel de 1791
relatifs aux « rectoreries ».

[534] La reconnaissance de l’égalité du libre exercice de la religion devient la


première disposition de la Loi de 1852, à la suite de son préambule qui érige l’égalité

364 Pièce WSO-1 : Rapport du prof. David Gilles, p. 49 : « Pour les protestants s’opposant à l’Acte, toute
concession faite par le gouvernement aux catholiques confirmait que le roi et ses ministres
s’apprêtaient à revenir sur les acquis de la glorieuse révolution et à "permettre la tyrannie et l’emprise
du papisme dans l’empire" ».
365 Id., p. 57 : « Les articles 35 à 42 organisent l’appropriation des terres à des fins religieuses. Celles-ci

étaient des terrains réservés à l’entretien du clergé protestant, un septième de toutes les terres
domaniales furent réservées au bénéfice de ce clergé, c’est-à-dire que pour chaque township, le
septième des territoires était réservé par le gouvernement pour le soutien du clergé protestant. La
Couronne, à l’article 38, obtient le droit de constituer, ériger et doter les parsonages ou rectories
suivant l’établissement de l’Église anglicane et également de présenter des ministres (incumbents) de
l’Église anglicane, « duement ordonnés suivant les rites de ladite Église, lesquels en jouiront aussi
pleinement et avec les mêmes droits et conditions qu’un bénéficier d’un bénéfice en Angleterre »;
Pièce PGQ-7 : Rapport du prof. Marc Chevrier, par. 87 : « […] l’Acte constitutionnel de 1791 avait
tenté de favoriser une religion, en prévoyant la création de cures « suivant l’établissement de l’Église
Anglicane » pour le soutien et l’entretien d’un « clergé protestant dans la province » et l’affectation à
cette fin d’une portion des terres publiques, sous la forme de réserves ou « rectoreries » […] ».
366 Pièce WSO-1 : Rapport du prof. David Gilles, p. 108-109.
367 Pièce PGQ-7 : Rapport du prof. Marc Chevrier, par. 87 : « […] Pour calmer le mécontentement suscité

parmi les autres confessions chrétiennes exclues du bénéfice de la vente des réserves permise
depuis 1817, Londres adopte une loi en 1840 pour en distribuer le produit des ventes également entre
toutes ces confessions […] ».
368 Pièce PGQ-8 : Rapport du prof. Yvan Lamonde, p. 5.
369 Comme mentionné précédemment, ces dispositions disparaissent du corpus législatif britannique lors

de la révision de 1966 (voir la note 330).


500-17-108353-197 et Als PAGE : 118

confessionnelle au statut de principe fondamental de la politique civile canadienne,


digne de recevoir la sanction directe du Parlement colonial :

ATTENDU que l'admission de Whereas the recognition of legal

2021 QCCS 1466 (CanLII)


l'égalité aux yeux de la loi de toutes equality among all Religious
les dénominations religieuses est un Denominations is an admitted
principe reconnu de la législation principle of Colonial Legislation;
coloniale; et attendu que dans l'état et And whereas, in the state and
la condition de cette province à condition of this Province, to which
laquelle il est particulièrement such principle is peculiarly
applicable, il est à désirer que ce applicable, it is desirable that the
principe reçoive la sanction directe de same should receive the sanction
l'assemblée législative, qui of direct Legislative Authority,
reconnaisse et déclare qu'il est ce recognizing and declaring the
principe fondamental de notre same as a fundamental principle of
politique civile […] il est par le présent our civil polity […] it is hereby
déclaré et statué […] que le libre declared and enacted […] That the
exercice et la jouissance de la free exercise and enjoyment of
profession et du culte religieux, sans Religious Profession and Worship,
distinction ni préférence, mais de without discrimination or
manière à ne pas servir d'excuse à preference, so as the same be not
des actes d'une licence outrée, ni de made an excuse for acts of
justification de pratiques licentiousness, or a justification of
incompatibles avec la paix et la practices inconsistent with the
sûreté de la province, sont permis par peace and safety of the Province,
la constitution et les lois de cette is by the constitution and laws of
province à tous les sujets de Sa this Province allowed to all Her
Majesté en icelle. Majesty’s subjects within the same.

[535] Les autres dispositions interdisent la création de nouvelles « rectoreries » en


faveur de l’Église anglicane. En 1854, le Parlement du Canada-Uni adopte une
deuxième loi sur les « rectoreries »370 afin de « liquider ces réserves contentieuses »371.

[536] Intégrée aux Statuts refondus du Canada-Uni de 1859372, la Loi de 1852


constitue l’unique loi373 apparaissant au titre 7 intitulé « Matières religieuses » de cette
refonte.

370 Acte pour faire de meilleures dispositions pour, l'appropriation des Deniers provenant des Terres
jusqu'ici connues sous le nom de Réserves du Clergé, en les rendant disponibles pour des objets
municipaux, (1854) 18 Vict., c. 2., dont l’article 3 prévoit « qu’il est désirable de faire disparaître toute
apparence d’union entre l’Église et l’État et de disposer entièrement et finalement de toutes matières,
réclamations et intérêts provenant des réserves du clergé, par une distribution aussi prompte que
possible des revenus des dites réserves […] ».
371 Pièce PGQ-7 : Rapport du prof. Marc Chevrier, par. 87.
372 Acte concernant les Rectoreries, S.R.C. 1859, c. 74.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 119

[537] À la suite du partage des compétences législatives en 1867, les matières


religieuses se retrouvent dans les législations provinciales, la Loi de 1852 se voyant
expressément désignée comme une loi provinciale lors de la première révision des lois
fédérales374. Conséquemment, elle s’intègre tant dans les lois révisées de l’Ontario de

2021 QCCS 1466 (CanLII)


1877375, que dans celles refondues du Québec de 1888376 et des années
subséquentes377.

[538] Lors de la refonte des lois du Québec de 1925, les dispositions sur le libre
exercice de la religion et celles sur l’interdiction d’ériger de nouvelles « rectoreries » se
trouvent séparées et incluses dans deux lois distinctes, la Loi de la liberté des cultes et
du bon ordre dans les églises378 et la Loi des rectoreries379. Au fil des refontes des lois
du Québec380, le libellé de la disposition garantissant l’égalité du libre exercice de la
religion ne subit que des modifications de style381, de sorte qu’aujourd’hui, présente
dans la Loi sur la liberté des cultes382, elle demeure très semblable à sa version
originale de la Loi de 1852 :

373 La Loi de 1854 deviendra l’Acte concernant les réserves du Clergé, S.R.C., 1859, c. 25 intégrée dans
la refonte sous la rubrique « Terres publiques » du titre 3 « Départements publics, revenus et
propriétés ».
374 Statuts révisés du Canada 1886, app. no 1, p. 2418.
375 An Act respecting Rectories, R.S.O. 1877, c. 215, sous le titre XIV intitulé “Religious Matters”.

Devenue Religious Freedom Act, R.S.O. 1990, c. R.22, cette loi comprend aujourd’hui un seul article
sur le libre exercice de la religion, toujours en vigueur en Ontario. Notons le langage quasi identique à
celui utilisé en 1852 :
Whereas the recognition of legal equality among all religious denominations is an admitted principle of Provincial
legislation; And whereas, in the state and condition of this Province, to which such principle is peculiarly applicable, it
is desirable that the same should receive the sanction of direct legislative authority, recognizing and declaring the
same as a fundamental principle of the civil policy of this Province:
Therefore, Her Majesty, by and with the advice and consent of the Legislative Assembly of the Province of Ontario,
enacts as follows:
1. The free exercise and enjoyment of religious profession and worship, without discrimination or preference, provided
the same be not made an excuse for acts of licentiousness, or a justification of practices inconsistent with the peace
and safety of the Province, is by the constitution and laws of this Province assured to all Her Majesty’s subjects within
the same. R.S.O. 1990, c. R.22, s. 1.
376 Status refondus de la Province de Québec 1888, art. 3439 à 3442, sous le 2e chapitre « Des
Rectoreries » du titre IX « Du culte religieux ».
377 Status refondus de la Province de Québec 1909, art. 4387 à 4390, sous le 2e chapitre « Des

Rectoreries » du titre IX « Du culte religieux »; Status refondus de la Province de Québec 1925, c. 198
et c. 200; Status refondus de la Province de Québec 1941, c. 307 et 310; Status refondus de la
Province de Québec 1964, c. 301; Lois refondues du Québec 1977, c. L-2.
378 S.R.Q. 1925, c. 198, art. 2.
379 S.R.Q. 1941, c. 310. Cette loi sera omise lors de la refonte suivante en 1964 (S.R.Q. 1964, Table de

concordance, p. 34).
380 Loi de la liberté des cultes et du bon ordre dans les églises, S.R.Q. 1925, c. 198, art. 2, devenue Loi

de la liberté des cultes et du bon ordre dans les églises, S.R.Q. 1941, c. 307, art. 2, devenue Loi de la
liberté des cultes, S.R.Q. 1964, c. 301, art. 1, devenue Loi sur la liberté des cultes, L.R.Q. 1977, c. L-
2, art. 1.
381 Voir à titre d’exemple, la Loi concernant l’harmonisation au Code civil des lois publiques, L.Q. 1999, c.

40, art. 168 qui remplace les mots « à tous les sujets de Sa Majesté » par les mots « à toutes les
personnes ».
382 RLRQ, c. L-2.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 120

1. La jouissance et le libre exercice du culte de toute profession religieuse, sans


distinction ni préférence, mais de manière à ne pas servir d’excuse à la licence,
ni à autoriser des pratiques incompatibles avec la paix et la sûreté au Québec,
sont permis par la constitution et les lois du Québec à toutes les personnes qui y

2021 QCCS 1466 (CanLII)


vivent.

[539] Malgré son incorporation dans la législation provinciale ontarienne et


québécoise, WSO prétend que la liberté de religion, consacrée par la Loi de 1852
« continue d’exister indépendamment de ces textes »383 et fait partie de la Constitution
du Canada. Son caractère constitutionnel découlerait du texte lui-même de la Loi de
1852 : « le libre exercice et la jouissance de la profession et du culte religieux […] sont
permis par la constitution et les lois de cette province à tous les sujets de Sa Majesté ».

[540] Cependant, il faut savoir qu’en 1852, la constitution de la Province du Canada,


est l’Acte d’Union, 1840, qui prévoit à l’article XLII le libre exercice de la religion et la
nécessité de soumettre devant le Parlement britannique les lois en matière de religion,
procédure suivie384 lors de l’adoption de la Loi de 1852 sur les « rectoreries ».
Conséquemment, elle ne possède pas un statut supralégislatif à ce moment, pas plus
qu’elle ne l’obtient par la suite.

[541] Techniquement, rien n’abroge expressément la Loi de 1852 sur les


« rectoreries », mais pour le Tribunal, le principe de droit qu’elle établit ne survit pas
sous la forme invoquée par WSO, à savoir comme expression de la volonté législative
du Parlement du Canada-Uni dissout ou encore, du Parlement fédéral qui fait le choix
de ne pas l’incorporer à ses lois.

[542] Comme la Loi de 1852 demeure en vigueur au moment de la Confédération, elle


continue d’exister en vertu de l’article 129 de la L.C. 1867 sans égard à l’Union de
1840. Rappelons que durant l’Union certaines lois s’appliquent uniquement au Bas-
Canada ou au Haut-Canada, tandis que d’autres, comme la Loi de 1852, visent le
Canada-Uni. Or, en 1867, les lois du Canada-Uni ne deviennent pas automatiquement
des lois fédérales applicables à l’ensemble de la Confédération :

The effect of s. 129 was to avoid a vacuum of law. With respect to matters within
provincial legislative authority, each province retained its existing body of laws.
That body of laws had five sources: (1) the laws "received" from England or (in
the case of Quebec) France […]; (2) laws enacted for the province under the
royal prerogative; (3) statute law enacted for the province by the imperial
Parliament; (4) judicial developments in the common law (or civil law) since the
date of reception; and (5) statute law enacted by the predecessor colonial
Legislature. With respect to matters within federal legislative authority, there was
no single body of law in 1867; such matters were regulated by a part of each of
the five kinds of pre-confederation laws which were continued in force by s. 129.

383 Plan d’argumentation de WSO, par. 31.


384 Pièce WSO-1 : Rapport du prof. David Gilles, p. 110.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 121

Gradually, of course, after 1867 the federal Parliament enacted statutes on the
matters coming within its authority, and thereby supplanted the diverse pre-
confederation laws with a body of statute law which was usually uniform across
the country.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


(Références omises, le Tribunal souligne]385

[543] Dans le cadre du partage des compétences et en vertu de celui-ci, le corpus


législatif du Canada-Uni, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick devait
nécessairement se diviser entre lois fédérales et lois provinciales.

[544] En 1886, lors de la première révision des lois du Canada, la liste des lois
préconfédératives adoptées par les différentes provinces se retrouve à l’Appendice
No. 1 « Tableau des actes passés avant la confédération par les différentes provinces
qui forment aujourd’hui le Canada, et des actes de la Puissance du Canada, indiquant
ce qui reste en vigueur dans chacun d’eux, et ce qui a été fait de chacun ». Le chapitre
74 des Statuts refondus du Canada-Uni de 1859, à savoir la Loi de 1852 sur les
« rectoreries », demeure entièrement en vigueur et devient « Provincial »386.

[545] Par conséquent, le législateur fédéral pouvait choisir d’inclure à cette étape la
Loi de 1852 dans les statuts révisés du Canada, comme le montre la législation sur le
serment d’allégeance, par exemple387. En l’absence de tel choix, le sort de la Loi de
1852 se retrouve donc entre les mains du législateur provincial qui, en l’intégrant à sa
législation, peut la modifier conformément à l’article 129 de L.C.1867.

[546] À titre d’illustration, en 1954388, le législateur québécois modifie la Loi de la


liberté des cultes et du bon ordre dans les églises389 afin de préciser que « le fait de
distribuer, dans des places publiques ou à domicile, des livres, revues, tracts,
pamphlets, papiers, documents, photographies ou autres publications contenant des
attaques outrageantes ou injurieuses contre le culte d'une profession religieuse ou les

385 Peter W. HOGG, Constitutional Law of Canada, vol. 1, 5e éd., feuilles mobiles, Toronto, Carswell,
2007, par. 2.4.
386 Statuts révisés du Canada 1886, app. no 1, p. 2418. Corrélativement, le même chapitre n’y figure ni à

l’Annexe A (Actes et parties d’actes abrogés à compter de la date de l’entrée en vigueur des Statuts
révisés du Canada, en tant que ces actes et parties d’actes se rattachent à des matières du ressort du
parlement du Canada), ni à l’Annexe B (Actes et parties d’actes d’une nature publique générale, qui
affectent le Canada et se rattachent à des matières ne tombant pas sous le contrôle législatif du
parlement, ou à l’égard desquelles le droit de légiférer est contestable ou a été contesté, et qui en
conséquence n’ont pas été refondus; et aussi, actes d’une nature publique générale dont la refonte
n’a pas été, pour d’autres raisons, jugée à propos) des Statuts révisés du Canada (Le Tribunal
souligne).
387 Supra, par. [498].
388 Loi concernant la liberté des cultes et le bon ordre, S.Q. 1954, c. 15. En l’absence d’une poursuite, la

Cour suprême refuse de se prononcer sur la validité de cette loi (Saumur et al. v. Procureur général
du Québec, [1964] R.C.S. 252).
389 S.R.Q. 1941, c. 307.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 122

croyances religieuses d'une partie quelconque de la population de la province » ne


constitue pas le libre exercice de la religion.

[547] L’Assemblée nationale abroge en 1986 ces dispositions visant

2021 QCCS 1466 (CanLII)


vraisemblablement les Témoins de Jéhovah 390 afin de rendre la Loi sur la liberté des
cultes conforme à la Charte québécoise. D’ailleurs, depuis l’avènement des chartes, qui
garantissent la liberté de conscience et de religion, l’intérêt pour la Loi de 1852 se limite
essentiellement à l’exercice du culte et aux conditions pour que celui-ci puisse s’exercer
dans certains lieux, dans la paix et le bon ordre.

[548] À tout évènement, WSO ajoute que la jurisprudence de la Cour suprême


reconnaîtrait à maintes reprises la nature constitutionnelle de la Loi de 1852.

[549] Traitant directement de cette loi, l’arrêt Saumur391, rendu par la Cour suprême
en 1953, demeure le plus pertinent. Quel enseignement peut-on en tirer?

[550] Témoin de Jéhovah, Laurier Saumur conteste la validité d’un règlement


municipal prohibant la distribution de livres, pamphlet, circulaires dans les rues de
Québec sans la permission écrite du chef de la police. Alléguant que son droit à la
liberté d’expression, à la liberté de presse et au libre exercice de sa religion, garantis
par la Constitution britannique non écrite, par l’Acte de l’Amérique britannique du Nord
et à la fois par la Loi concernant la liberté des cultes et le bon ordre dans les églises et
leurs alentours392 lui confère un droit absolu à l’expression de ses opinions, il demande
que le Tribunal déclare le règlement municipal ultra vires, inconstitutionnel, illégal et nul.
Il prétend aussi que le libre exercice de la religion relève exclusivement des domaines
de compétence fédérale, à savoir le droit criminel ou la paix, l’ordre et le bon
gouvernement.

[551] Plus précisément en lien avec la Loi de 1852 les juges majoritaires rédigent
leurs opinions de manière très différente. Sans se prononcer si la loi provinciale
remplace la Loi de 1852, le juge Kerwin393 énonce qu’aucune loi provinciale ne permet
d’abroger les dispositions relatives à la liberté de la religion. Puisque les attaques des
Témoins de Jéhovah contre les autres cultes religieux ne constituent pas des actes
servant d’excuse à la licence ou des pratiques incompatibles avec la paix et la sûreté
au Québec, il déclare le règlement non applicable à Saumur, sans toutefois le
prononcer ultra vires. Il estime inutile de recourir aux lois impériales et que le droit au
libre exercice de la religion tombe sous l’article 92(13) de l’Acte de l’Amérique
britannique du Nord 1867.

390 Loi modifiant diverses dispositions législatives eu égard à la Charte des droits et libertés de la
personne, S.Q. 1986, c. 95, art. 175.
391 Saumur v. City of Quebec, [1953] 2 S.C.R 299.
392 S.R.Q. 1941, c. 307.
393 Saumur v. City of Quebec, [1953] 2 S.C.R 299, p. 320-325.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 123

[552] Le juge Rand394 rappelle que depuis 1760 « religious freedom has, in our legal
system, been recognized as a principle of fundamental character » et que l’affirmation
des croyances religieuses demeure « of the greatest constitutional significance
throughout the Dominion ». Il termine son analyse du droit à la liberté de religion par la

2021 QCCS 1466 (CanLII)


Loi de 1852 incorporée dans la législation provinciale :« That law is now embodied in
cap. 307, sec. 2 of R.S.Q. 1941 ». La liberté d’expression, de la religion et l’inviolabilité
de la personne constituent selon lui « original freedoms which are at once the
necessary attributes and modes of self-expression of human beings ». De plus, la
religion présente une dimension nationale : « there is nothing to which the « body politic
of the Dominion » is more sensitive ». Puisque la seule référence à la religion dans la
L.C. 1867 figure à l’article 93 en matière d’éducation, il infère que si la liberté de religion
constituait un droit civil le législateur provincial pourrait abolir « these vital constitutional
provisions ». Considérant que le règlement porte sur la liberté d’expression et de la
religion, domaines de compétence fédérale, il le déclare invalide.

[553] Le juge Kellock395 passe en revue les dispositions en matière de religion de


l’Acte de Québec de 1774, l’Acte constitutionnel de 1791, l’Acte d’Union, 1840, et de la
Loi de 1852 pour démontrer qu’à partir de 1774, « the phrase "property and civil rights"
did not include the right to the exercice and enjoyment of religious profession, that being
a matter the subjet of special provision in each case, and, by the statute of 1852, made
a fundamental principle of the constitution of the entire country ». Il ajoute que la Loi de
1852 s’applique également « to both of the Canadas ». De même, le domaine de la
liberté de religion ne relève pas de la compétence provinciale en vertu de l’article 92 de
l’Acte de l’Amérique britannique du Nord, 1867. Comme le juge Rand, il établit un lien
entre les dispositions constitutionnelles sur les écoles confessionnelles et l’absence de
pouvoir du législateur provincial de légiférer en matière de religion. Quant à la présence
du contenu de la Loi de 1852 dans les lois provinciales, ses propos se limitent à
préciser que la question de la compétence de cette législation ne fait pas l’objet de
débats judiciaires; cependant, il affirme avec certitude que les dispositions sur les
« rectoreries » de la Loi de 1852 se rattachent à la compétence provinciale. Il conclut
que « it is incompetent for a provincial legislature to legislate with respect to the subject-
matter of the statute of 1852 ». Par conséquent, le règlement s’avère ultra vires puisque
ses dispositions entrent en conflit avec les droits accordés par la Loi de 1852.

[554] Le juge Estey396 présume qu’au moment de Confédération l’existence des


dispositions de la Loi de 1852 demeurait présente dans l’esprit de rédacteurs de l’Acte
de l’Amérique britannique du Nord, 1867 : « It must be assumed, therefore, that it was
intended legislation in relation thereto would come within the provisions of the B.N.A Act
and be competently enacted either by the Parliament of Canada or the provincial
legislature as therein provided ». Il établit une analogie entre les circonstances de

394 Id., p. 325-334.


395 Id., p. 334-356.
396 Id., p. 356-363.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 124

l’adoption et certaines phrases du Traité de Paris et de la Loi de 1852 pour inférer que
les deux visaient à garantir la paix, l’ordre et le bon gouvernement dans l’ensemble du
pays. De plus, il ajoute ceci :

2021 QCCS 1466 (CanLII)


It will also be observed that in the declaration of this right in the Act of 1851 no
penalty is provided for infraction thereof. That would indicate that such was left to
the field of criminal law where, in principle, it would seem to belong. […]397

[555] Droit individuel « sacré », la liberté de religion devrait faire partie des droits
habilitant le Parlement fédéral à légiférer pour la préservation de la paix, l’ordre et le
bon gouvernement. Il réitère le motif basé sur l’article 93 de la L.C. 1867. Relevant de la
compétence fédérale sous l’article 91, la législature provinciale ne saurait abroger ou
modifier la Loi de 1852. Et, puisque le Parlement fédéral n’y apporte aucune
modification, la Loi de 1852 demeure en vigueur. Il rappelle la genèse de la Loi de 1852
dans le débat sur les réserves du clergé et précise que ses dispositions ne font pas
obstacle à l’adoption par le législateur provincial de lois qui « may affect the right of
religious profession and worship » dans la mesure où elles relèvent de son champ de
compétence.

[556] Le juge Locke398 refait le chemin législatif de la Loi de 1852 à la loi provinciale
invoquée par Saumur, et débute son analyse par le postulat suivant : « If this section
[section 2 of chapter 307 of the Revised Statutes of Quebec 1941] was an attempt to
confer substantive rights and not merely recital of the rights declared by the Statute of
1852, the section dealt with matters which were beyond the powers of the Province
unless, […] under Head 13 of section 92 of the British North America Act the Province
was empowered to legislate as to the free exercise and enjoyment of religious
profession and worship within the Province ». Il considère que le règlement contesté
vise à censurer la distribution des publications, que la question en litige porte sur « [the]
right of censorship of the contents of religious publications » et que cela ne nécessite
pas de décider « whether the right to religious freedom and the right to free public
discussion of matters of public interest and the right to disseminate news […] differ in
their nature ». Puisque la Loi de 1852 demeurait en vigueur au moment de l’adoption de
la L.C. 1867, le libre exercice de la religion constitue un droit constitutionnel, et non un
droit civil au sens de l’article 92(13), qui peut toutefois se voir limité par des dispositions
de droit criminel (« while the exercise of [the right to freedom of religious belief and
worship] might be restrained under the provisions of the saving clause of the statute of
1852 by criminal legislation passed by Parliament under Head 27 of section 91 it was
otherwise a constitutional right of all the inhabitants of this country »). Donc, pour lui,
l’effet combiné de la Loi de 1852 et de la L.C. 1867 participe à la continuité du droit à la
liberté de religion à titre de droit constitutionnel qui « did not fall within the category of
civil rights under Head 13 of section 92 ».

397 Id., p. 359.


398 Id., p. 363-379.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 125

[557] Pour les quatre juges dissidents qui n’invalident pas le règlement, la Loi
concernant la liberté des cultes et le bon ordre dans les églises et leurs alentours
« n’est rien autre chose qu’une loi déclaratoire »399 de la Loi de 1852 et le législateur
provincial peut modifier les effets de cette dernière dans la mesure où il légifère à

2021 QCCS 1466 (CanLII)


l’intérieur de son champ de compétence400.

[558] Une lecture attentive de cet arrêt permet donc de constater qu’un seul des neuf
juges de la Cour suprême, à savoir le juge Kellock, prononce l’invalidité du règlement
en raison de son conflit avec la Loi de 1852. Un des juges majoritaires conclut à
l’inapplicabilité du règlement à Saumur sans le déclarer ultra vires et les trois autres
tranchent la question d’invalidité du règlement sur les principes du partage des
compétences. En ce sens, le droit à la liberté de religion reçoit le qualificatif de droit
constitutionnel par opposition aux droits civils rattachés à la compétence provinciale,
sans pour autant que la Loi de 1852 sur les « rectoreries » acquière une
valeur supralégislative.

8.5 La Loi Hart de 1832

[559] En 1808, Ezekiel Hart, un homme d’affaires prospère de religion juive, seigneur
de Bécancour, devient député élu de la circonscription de Trois-Rivières, mais se voit
expulsé de l’Assemblée en raison de son appartenance religieuse. Plus précisément, il
prête le serment d’office sur la Bible hébraïque (l’Ancien Testament) plutôt que sur les
Évangiles (le Nouveau Testament), en remplaçant le terme « Chrétien » par « Juif »
dans la phrase finale du serment se lisant « sur la foi véritable d’un Chrétien ».

[560] Le débat sur la possibilité pour les personnes de religion juive de siéger au
Parlement du Bas-Canada se clôt en 1832 lorsque ce Parlement adopte la Loi Hart. Le
Bas-Canada devient ainsi le premier territoire de l’Empire britannique à affirmer l’égalité
juridique des personnes juives. Le titre401 et l’unique disposition de la Loi Hart se
montrent révélatoires :

[…] il est par le présent déclaré et statué […] que toute personne professant le
Judaïsme, et qui sont nées sujets Britanniques, et qui habitent et résident en
cette Province, ont droit, et seront censées, considérées et regardées comme
ayant droit à tous les droits et privilèges des autres sujets de Sa Majesté […] à
toutes intentions, interprétations et fins quelconques, et sont habiles à pouvoir
posséder, avoir ou jouir d’aucun office ou charge de confiance quelconque en
cette Province.

[561] Après l’union des Provinces du Haut et du Bas-Canada en 1840, la Loi Hart
demeure inchangée et continue de s’appliquer seulement au Bas-Canada. En effet, elle
399 Id., p. 319 (juges Rinfret et Taschereau).
400 Id., p. 379 (juges Cartwright et Fauteux).
401 Acte pour déclarer que les Personnes qui professent le Judaïsme ont le bénéfice de tous les droits et

privilèges des autres sujets de Sa Majesté en cette Province, (1831) 1 Guil. IV, c. 57.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 126

figure dans les Actes et ordonnances révisés du Bas-Canada de 1845 en tant que droit
politique402.

[562] Lors de la codification suivante des lois applicables au Bas-Canada en 1861, la

2021 QCCS 1466 (CanLII)


loi s’intègre comme une disposition particulière de l’Acte concernant certains droits
personnels403 se trouvant au titre 6 de la codification intitulé « Droits d’une nature privée
et personnelle ». La disposition pertinente, reprenant le principe de la Loi Hart, se lit :

Droits politiques des juifs

« 7. Toutes les personnes qui professent le Judaïsme, et qui sont nées sujets
Britanniques, et qui habitent et résident en cette province, peuvent jouir de tous
les droits et privilèges des autres sujets de Sa Majesté, à toutes fins et intentions
quelconques, et occuper des places ou charges de confiance en cette
province. »

[563] Évidemment, la création de la Confédération en 1867 ne modifie pas le statut de


loi provinciale de l’Acte concernant certains droits personnels404 qui inclut cette
disposition405.

[564] Enfin, en 1888, la première refonte postconfédérative des lois du Québec omet
l’inclusion de la disposition équivalant à la Loi Hart. Cela s’explique par deux
évènements législatifs : (1) l’adoption de la Loi sur les « rectoreries » en 1852 et (2)
l’adoption du Code civil du Bas-Canada en 1866. Ces deux lois affirment, d’une part,
l’égalité juridique de toutes les dénominations religieuses et, d’autre part, la
reconnaissance que chaque personne possède « la pleine jouissance des droits
civils »406.

[565] Par leur effet combiné, ces deux lois rendent caduques les dispositions de la Loi
Hart sur les droits civils et politiques des Juifs au Bas-Canada407. Conséquemment, la

402 Acte pour déclarer que les Personnes qui professent le Judaïsme ont le bénéfice de tous les droits et
privilèges des autres sujets de Sa Majesté en cette Province, A. O. R. B.-C., Classe A, no 6 (Juifs,
leurs droits politiques).
403 Acte concernant certains droits personnels, S.R.B.-C. 1861, c. 34.
404 Id.
405 Statuts révisés du Canada 1886, app. no 1, p. 2423.
406 Acte pour abroger cette partie de l’Acte du Parlement de la Grande-Bretagne passé dans la trente-

unième année du Règne du Roi George Trois, chapitre trente-un [Acte constitutionnel de 1791], qui se
rapporte aux Rectoreries et à la nomination des titulaires à icelles, et pour d’autres fins liées aux dites
Rectoreries, (1852) 14-15 Vict., c. 175; C.c.B.-C., (1866), art. 6; David ROME, compilé par, Samuel
Becancour Hart and 1832, Montréal, Archives nationales, Congrès juif canadien, 1982, p. 115-116.
407 David ROME, compilé par, Samuel Becancour Hart and 1832, Montréal, Archives nationales, Congrès

juif canadien, 1982, p. 115.


500-17-108353-197 et Als PAGE : 127

disposition refondue en 1861 se trouve abrogée dans le cadre de la refonte des Statuts
révisés de la Province de Québec de 1888408.

[566] L’historique législatif de la Loi Hart permet de constater qu’elle demeurait en

2021 QCCS 1466 (CanLII)


vigueur au moment de la Confédération. Selon Lord Reading, cela la transforme en un
« instrument légal supplémentaire »409 incorporé à la Constitution du Canada par
l’article 129 de la Loi constitutionnelle de 1867. Autrement dit, cette dernière disposition
constitutionnaliserait l’effet de la Loi Hart.

[567] Or, l’article 129 de la Loi constitutionnelle de 1867 constitue une disposition
transitoire et non pas attributive d’un statut constitutionnel aux lois en vigueur lors de la
Confédération. Il prévoit que les lois adoptées précédemment demeurent en vigueur et
pourront faire l’objet de modifications par le Parlement, fédéral ou provincial, qui
dispose de la compétence pour le faire selon le partage des compétences législatives
établi par la nouvelle loi constitutionnelle :

129. Sauf toute disposition contraire prescrite par la présente loi, toutes les lois
en force en Canada, dans la Nouvelle-Écosse ou le Nouveau-Brunswick, lors de
l’union […] continueront d’exister dans les provinces d’Ontario, de Québec, de la
Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick respectivement, comme si l’union
n’avait pas eu lieu; mais ils pourront, néanmoins (sauf les cas prévus par des lois
du parlement de la Grande-Bretagne ou du parlement du Royaume-Uni de la
Grande-Bretagne et d’Irlande), être révoqués, abolis ou modifiés par le
parlement du Canada, ou par la législature de la province respective,
conformément à l’autorité du parlement ou de cette législature en vertu de la
présente loi.

[568] Ainsi, il serait pour le moins curieux qu’une loi adoptée et abrogée par la
législature provinciale s’incorpore dans la Constitution du Canada simplement en vertu
de son objet et sans aucune disposition expresse en ce sens.

[569] La reconnaissance, par l’Assemblée nationale du Québec en 2012, de


l’importance historique de la Loi Hart ne permet nullement de faire revivre cette loi,
d’inférer son enchâssement dans la Constitution et de lui conférer une valeur
supralégislative. Certes, la Loi Hart constitue une étape importante de l’histoire du
Québec et elle marque assurément une reconnaissance historique pour les personnes
de confessions juives à travers l’Empire britannique, mais elle ne permet pas de
soutenir qu’elle instaure une protection distincte de la liberté de religion au Canada ou
au Québec qui échapperait au régime expressément prévu dans les chartes.

408 Extraits des Appendices A, B, C des Statuts refondus de la province de Québec de 1888; David
ROME, compilé par, Samuel Becancour Hart and 1832, Montréal, Archives nationales, Congrès juif
canadien, 1982, p. 115-116.
409 Acte d’intervention de Lord Reading, par. 39.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 128

8.6 Le caractère supralégislatif des lois préconfédératives

[570] Lauzon, WSO et Lord Reading prétendent que la liberté de religion garantie par
les lois préconfédératives qu’elles invoquent fait partie de la Constitution en vertu du

2021 QCCS 1466 (CanLII)


préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 et du caractère non exhaustif de l’article
52(2) de la Loi constitutionnelle de 1982 :

52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend
inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.

(2) La Constitution du Canada comprend :

a) la Loi de 1982 sur le Canada, y compris la présente loi;

b) les textes législatifs et les décrets figurant à l’annexe;

c) les modifications des textes législatifs et des décrets mentionnés aux alinéas
a) ou b).

[571] Notons qu’aucune loi préconfédérative ne figure à l’annexe de la Loi


constitutionnelle de 1982. Cependant, le contenu de la Constitution ne se limite pas aux
textes législatifs recensés dans cette l’annexe :

[…] La «Constitution du Canada» comprend certainement les textes énumérés


au par. 52(2) de la Loi constitutionnelle de 1982. Même si ces textes jouent un
rôle de premier ordre dans la détermination des règles constitutionnelles, ils ne
sont pas exhaustifs. […]410

[572] Elle renferme des règles écrites et non écrites411, comme les conventions
constitutionnelles et les rouages du Parlement412, les privilèges inhérents au bon
fonctionnement des organismes législatifs canadiens413, l’indépendance judiciaire414 les
caractéristiques essentielles de la Cour suprême415 ainsi que les principes sous-jacents
aux règles de la succession au trône britannique416.

410 Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, 239, par. 32; Renvoi relatif à la Loi sur
la Cour suprême, art. 5 et 6, 2014 CSC 21, par. 97-100; Renvoi relatif à la réforme du Sénat, [2014] 1
R.C.S. 704, par. 24.
411 Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale (Î.-P.-É.), [1997] 3 R.C.S. 3, 68, par.

92.
412 Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, 239, par. 32.
413 New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l'Assemblée législative), [1993] 1

R.C.S. 319.
414 Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale (Î.-P.-É.), [1997] 3 R.C.S. 3.
415 Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême, art. 5 et 6, 2014 CSC 21.
416 Motard c. Procureur général du Canada, 2019 QCCA 1826; Voir aussi O’Donohue v. Canada, 2003

CanLII 41404 (C.S. Ont) (conf. par. 2005 CanLII 6369).


500-17-108353-197 et Als PAGE : 129

[573] En référant à «une constitution semblable dans son principe à celle du


Royaume‑Uni», le préambule de la L.C. 1867 sert d’outil pour identifier les règles non
écrites de la Constitution. Dans Motard c. Procureur général du Canada417, la Cour
d’appel confirme que le préambule intègre dans l’ordre constitutionnel canadien les

2021 QCCS 1466 (CanLII)


principes constitutionnels du Royaume-Uni, sans pour autant en intégrer des textes de
loi précis418.

[574] Suivant le modèle britannique, les Pères de la Confédération n’entendent pas


enchâsser dans la Constitution les droits et libertés fondamentales, qui devront attendre
l’avènement de la Charte pour acquérir leur statut supralégislatif :

The Canadian framers of the B.N.A. Act even eschewed the alluring American
precedent of a bill of rights, and instead left the civil liberties of Canadians to be
protected by the moderation of their legislative bodies and the rules of the
common law — as in the United Kingdom.419

[575] Notons que le caractère non-supralégislatif des libertés fondamentales dans la


Constitution canadienne avant 1982 se trouve confirmé par l’arrêt Dupond c. Ville de
Montréal et autre420 où la Cour suprême devait se prononcer sur la validité d’un
règlement municipal limitant la tenue d’assemblées et de manifestations. Sachant que
la contestation s’appuyait notamment sur la protection des libertés fondamentales,
incluant la liberté de religion, dans la Constitution canadienne par l’effet du préambule
de la Loi constitutionnelle de 1867, elle énonce :

« 1. Aucune des libertés mentionnées n’a été consacrée par la constitution au


point d’être mise hors de la portée de toute législation. »421

[576] Puis dans Big M, elle réitère cet enseignement :

« Le mutisme général de la jurisprudence quant à l’effet de la législation relative


à la fermeture le dimanche sur la liberté de religion peut s’expliquer par le fait
qu’avant l’adoption de la Déclaration canadienne des droits et l’enchâssement de
la Charte dans la Constitution, les droits et libertés, même les plus
fondamentaux, étaient susceptibles d’empiètement de la part du gouvernement.
[…]

La liberté de religion a été reconnue en droit canadien quoique, avant l’adoption


de la Charte, ce principe était assujetti aux lois ordinaires. [….]

417 2019 QCCA 1826, par. 55 à 58.


418 Id.
419 Peter W. HOGG, Constitutional Law of Canada, vol. 1, 5e éd., feuilles mobiles, Toronto, Carswell,

2007, par. 3.4.


420 [1978] 2 R.C.S. 770.
421 Id., p. 796-797.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 130

Depuis que la Charte est enchâssée dans la Constitution, la définition de la


liberté de conscience et de religion n’est plus susceptible de modification par
voie législative. »422

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[577] De plus, le contenu non écrit de la Constitution existe « parce qu'il peut survenir
des problèmes ou des situations qui ne sont pas expressément prévus dans le
texte »423 de celle-ci. Or, Lauzon, WSO et Lord Reading demandent la reconnaissance
d’un principe de base non écrit qui incarne une liberté fondamentale déjà prévue par la
Charte.

[578] Pour le PGQ, cela fait en sorte que cette protection de la liberté de religion se
révèlerait absolue et donc plus importante que celle garantie par les deux chartes
puisqu’elle ne pourrait faire l’objet d’aucune limite. Pour lui, cela revient à dire qu’il
existerait au Canada une protection constitutionnelle absolue de la liberté de religion
découlant de lois préconfédératives.

[579] Au surplus, donner effet à cet argument supposerait d’admettre que le


constituant, en 1982, maintenait une protection fondamentale et supralégislative de la
liberté de religion prévue dans des lois préconfédératives, mais omettait, sciemment ou
par oubli, d’en faire une mention expresse dans le texte, en l’occurrence par le biais de
l’article 52 ou 33 ou dans une disposition spécifique.

[580] Pour le PGQ, la reconnaissance du caractère supralégislatif d’un droit à la


liberté de religion se retrouvant dans les lois préconfédératives, viendrait également
rompre le compromis qui permettait l’enchâssement de droits fondamentaux dans la Loi
constitutionnelle de 1982 en permettant de contourner l’article 33 de cette dernière. En
effet, pour le constituant, l’inscription des droits fondamentaux dans la loi
constitutionnelle devait impérativement s’accompagner d’une disposition permettant de
préserver la souveraineté des Parlements fédéral et provinciaux.

[581] Lauzon rétorque qu’elle ne recherche pas la reconnaissance d’un droit absolu,
mais plutôt l’existence autonome du droit au libre exercice de la religion, un droit,
certes, non susceptible de se voir limité par les clauses dérogatoires ou visé par le
cadre de justification des chartes, mais sujet à l’interprétation des tribunaux, qui
peuvent en fixer les contours et lui imposer des limites internes424.

[582] Avec respect, pour le Tribunal, cela avaliserait une certaine forme d’incohérence
interne similaire à celle que Lauzon elle-même reproche à la Loi 21. Car si le Tribunal
devait reconnaître le raisonnement proposé par Lauzon, ce problème d’incohérence se
manifesterait lors de l’analyse de l’architecture interne de la Constitution. En effet
comme la Constitution se compose d’éléments individuels liés les uns aux autres et

422 R. c. Big M Drug Mart Ltd, [1985] 1 R.C.S. 295, p. 348-349.


423 Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 32.
424 Plan d’argumentation supplémentaire de Lauzon, par. 131-133.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 131

devant s’interpréter « en fonction de l’ensemble de sa structure »425, il apparaît pour le


moins contradictoire d’affirmer, du même souffle, que la Constitution comprend le droit
à la liberté de religion spécifiquement prévu à l’article 2a) et modulé par les articles 1 et
33 de la Charte et le droit au libre exercice de la religion enchâssé de façon parallèle,

2021 QCCS 1466 (CanLII)


mais limité uniquement par l’interprétation judiciaire. Pour le Tribunal, il ne peut
coexister dans une même Constitution, écrite et non écrite, des dispositions qui visent
le même but, en l’occurrence à invalider des lois qui violent un droit identique à celui de
la liberté de religion.

[583] À l’évidence, les lois préconfédératives conservent un intérêt historique et


interprétatif, mais elles ne peuvent supplanter le texte clair de la constitution formelle, et
ce, même si la Loi constitutionnelle de 1867 ne comporte aucune mention de
l’abrogation des dispositions plus anciennes426.

[584] De tout ceci, le Tribunal conclut que l’Acte de Québec de 1774, la Loi Hart ou la
Loi de 1852 sur les « rectoreries » ne peuvent servir de base pour invalider des
dispositions législatives adoptées par l’Assemblée nationale et donc les dispositions
attaquées de la Loi 21.

9 LA VIOLATION DE L’ARCHITECTURE ET DES PRINCIPES SOUS-JACENTS DE


LA CONSTITUTION CANADIENNE

[585] Dans le même spectre analytique que celui portant sur la Constitution non écrite,
les demanderesses soumettent que son architecture interne et certains de ses principes
sous-jacents se trouvent bafoués par la Loi 21.

9.1 L’architecture de la Constitution canadienne

9.1.1 La position des parties

[586] Selon Hak, l’imposition par la Loi 21 d’une telle vision de la sécularisation qui
empêche la participation de personnes religieuses à la vie de l’État, altère la nature
juridiquement inclusive des institutions politiques du Québec, ce qui modifierait de façon
inacceptable l’architecture de la Constitution canadienne, ce qu’une province ne peut
faire unilatéralement. Elle s’appuie sur l’arrêt Renvoi relatif à la sécession du Québec427
qui reconnaît comme éléments fondateurs de la Constitution canadienne les principes
de la démocratie, du constitutionnalisme, du fédéralisme, de la primauté du droit ainsi
que celui du respect des minorités.

[587] Elle plaide que les principes de démocratie et du respect pour les droits des
minorités s’étendent au-delà des droits garantis par la Charte, car ils participent à la

425 Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 50.
426 Québec (Procureure générale) c. Canada (Procureure générale), 2011 QCCA 591, par. 124 à 132.
427 [1998] 2 R.C.S. 217 (ci-après « Sécession du Québec »).
500-17-108353-197 et Als PAGE : 132

structure même de la Constitution canadienne. Ainsi, en interférant unilatéralement


dans cet édifice par l’altération de certains droits qui participent à sa raison ontologique,
on se trouve à violer certains principes constitutionnels. À titre d’exemple, elle soumet
que même en l’absence d’une charte des droits, une province ne pourrait simplement

2021 QCCS 1466 (CanLII)


abroger le droit de vote pour les personnes pratiquant une religion sans altérer de façon
fondamentale la qualité de la démocratie dans cette province et, donc, de la fédération
canadienne.

[588] Elle soutient que tant la participation que la représentation de toute personne,
peu importe leurs caractéristiques personnelles, aux affaires de l’État, tant aux niveaux
électifs qu’administratifs, s’inscrit notamment dans la reconnaissance du
multiculturalisme et de l’égalité des hommes et des femmes prévues aux articles 27
et 28 de la Charte. Ainsi, en empêchant de façon précise la participation aux affaires de
l’État de personnes qui portent un signe religieux, la Loi 21 va délibérément exclure ces
minorités de toute participation aux organismes de l’État qui doivent la représenter et
les servir. Ce faisant, elle modifie de façon fondamentale la nature inclusive des
institutions politiques québécoises.

[589] Elle conclut au caractère inconstitutionnel de ce genre de modification, sans


même devoir recourir à la Charte, puisque cet exercice ne peut se faire aussi bien par
une province que par le gouvernement fédéral, unilatéralement, même dans un champ
de sa propre compétence, sans recourir à la formule d’amendement à la Constitution.

[590] Ainsi donc, selon Hak, la Loi 21 violerait l’architecture constitutionnelle


canadienne. En résumé, son argumentation repose sur les éléments suivants :

1. la Loi 21 contrevient à l’architecture de la Constitution;

2. la clause de dérogation ne peut sauver cette contravention;

3. cette architecture englobe le droit à un accès égal pour tous à la société


civile;

4. le principe de laïcité ne fait pas partie de l’architecture constitutionnelle


canadienne;

5. les articles 6 et 8 de la Loi 21 violent cette architecture.

La Loi 21 contrevient à l’architecture de la Constitution

[591] Pour Hak l’arrêt Sécession du Québec428 reconnaît que la Constitution possède
une « stature constitutionnelle fondamentale » faisant en sorte que chaque élément
individuel se trouve lié aux autres et doit s’interpréter en fonction de l’ensemble de sa

428 Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217.


500-17-108353-197 et Als PAGE : 133

structure. Par conséquent, la primauté du droit, le fédéralisme, la démocratie, le


constitutionnalisme et le respect des droits des minorités imprègnent la Constitution et
lui donnent vie429.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[592] Elle ajoute que la Constitution comprend des règles écrites et non écrites ainsi
que le système global des règles et principes régissant la répartition ou l’exercice des
pouvoirs constitutionnels dans l’ensemble et dans chaque partie de l’État canadien430.

[593] Elle en tire l’argument431, notamment en se basant sur l’arrêt SEFPO c. Ontario
(Procureur général)432, qu’aucune législature, tant fédérale que provinciale, ne peut
modifier la société d’une façon si fondamentale puisqu’elle s’en trouverait à altérer
l’architecture de la Constitution :

Je devrais peut-être ajouter qu'à l'avenir on sera normalement appelé à examiner


des questions comme la dernière, en fonction des droits politiques garantis par
la Charte canadienne des droits et libertés qui, il va sans dire, accorde à ces
droits et libertés une protection plus large que celle commandée par les
exigences structurelles de la Constitution. Toutefois, il reste qu'il est vrai que,
indépendamment des considérations fondées sur la Charte, les corps législatifs
dans notre pays doivent se conformer à ces impératifs structurels fondamentaux
et qu'ils ne doivent en aucun cas y passer outre. […]433

[594] Rappelons que SEFPO porte sur la contestation de l’interdiction faite aux
fonctionnaires ontariens d’exercer des activités politiques sur la scène fédérale et
repose sur une analyse d’arguments fondés sur le partage des pouvoirs législatifs et
l’application de l’arrêt Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction
publique434.

[595] Au soutien de sa position, elle invoque aussi l’arrêt Renvoi relatif à la


rémunération des juges de la Cour provinciale (I.-P.-É.)435 qui reconnaît que la
Constitution comprend certains principes non écrits. Cette reconnaissance se trouvant
plus amplement décrite dans Sécession du Québec comme comportant une force
normative puissante liant à la fois les tribunaux et les gouvernements. En d’autres
termes, ces principes donnent lieu à des obligations juridiques substantielles possédant
un plein effet juridique436.

La clause de dérogation ne peut sauver cette contravention

429 Id., par. 50.


430 Id., par. 32.
431 Plan d’argumentation de Hak, par. 78.
432 [1987] 2 R.C.S. 2.
433 Id., p. 57, ligne f à h.
434 [1985] 2 R.C.S. 455.
435 [1997] 3 R.C.S. 3, aux par. 102-103.
436 Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 54.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 134

[596] Selon Hak, la clause de dérogation n’entraîne aucun impact sur la question de
l’architecture constitutionnelle parce que celle-ci repose sur des principes
fondamentaux de notre société et qu’elle constitue la pierre d’assise de la Charte
canadienne, et donc, par conséquent, que l’architecture constitutionnelle préexiste la

2021 QCCS 1466 (CanLII)


Charte. Pour elle, la clause de dérogation ne peut servir d’outil pour modifier ces
principes fondamentaux de notre société simplement parce que ces derniers se
trouvent incorporés dans la Charte et les valeurs qu’elle enchâsse.

[597] Elle plaide qu’en arriver à une conclusion contraire ferait en sorte, par exemple,
qu’une simple majorité parlementaire pourrait à sa guise éliminer la protection contre la
détention arbitraire prévue à l’article 8 de la Charte, celle contre la torture consacrée à
l’article 12 ou celle contre des meurtres commis de façon aléatoire par des agents
gouvernementaux couverte par l’article 7.

[598] À l’égard de cette dernière illustration, Hak ajoute que l’utilisation de la clause de
dérogation ne pourrait permettre au pouvoir législatif de violer le droit à la vie et à la
sécurité en permettant qu'il accorde à l’État le droit de tuer « légalement », sans raison,
des citoyens dans la rue.

[599] Manifestement, de l’avis du Tribunal, il s’agit là d’un argument ad terrorem. Il


demeure facile de proposer des scénarios apocalyptiques pour tenter de démontrer une
violation des droits fondamentaux, mais, en ce faisant, cela ne permet pas de valider
l’argument juridique qu’on avance.

[600] Un autre exemple mis de l’avant par Hak repose sur l’existence d’une certaine
dichotomie entre, d’une part, la protection accordée au discours politique, qui entrerait
dans les valeurs se trouvant au cœur de l’architecture constitutionnelle et, d’autre part,
le discours de nature commerciale qui n’en ferait pas partie, bien que les deux se
trouvent protéger par l’article 2b) de la Charte. Ainsi, le législateur ne pourrait jamais
écarter la première, mais il pourrait le faire dans le cas de la seconde, vu sa moindre
importance sociétale.

[601] Pour elle, la clause de dérogation ne peut servir à de telles fins puisqu’il ne s’agit
pas uniquement d’invoquer « le mot magique », en l’occurrence le mot nonobstant, pour
jouir d’une carte blanche pour démanteler des protections démocratiques
fondamentales437.

[602] Elle soutient que l’architecture de la Constitution s’articule en trois couches :

1) le cœur de l’architecture constitutionnelle se composant des principes


fondamentaux de notre société qu’aucun acte gouvernemental unilatéral
ne peut modifier;

437 Plan d’argumentation de Hak, par. 89.


500-17-108353-197 et Als PAGE : 135

2) ensuite viennent les droits fondamentaux protégés par la Constitution se


trouvant à l’abri d’une stérilisation par l’utilisation de la clause de
dérogation;

2021 QCCS 1466 (CanLII)


3) puis se rattachent les droits protégés par la Constitution auxquels la
clause de dérogation peut s’appliquer.

[603] Pour ce faire, elle s’appuie sur les arrêts suivants de la Cour suprême :

- SEFPO438 où on lit :

151. Dans mon esprit, il ne fait aucun doute que la structure fondamentale de
notre Constitution établie par la Loi constitutionnelle de 1867 envisage l'existence
de certaines institutions politiques dont des corps législatifs librement élus aux
niveaux fédéral et provincial. Pour reprendre les termes du juge en chef
Duff dans Reference re Alberta Statutes, à la p. 133, [TRADUCTION] "l'efficacité
de ces institutions découle de la libre discussion publique des affaires...» et,
selon le juge Abbott dans Switzman v. Elbling, à la p. 328, ni une législature
provinciale ni le Parlement lui-même ne peuvent [TRADUCTION] "abroger ce
droit de discussion et de débat". De manière plus générale, je conclus que ni le
Parlement ni les législatures provinciales ne peuvent légiférer de façon à porter
atteinte sensiblement au fonctionnement de cette structure constitutionnelle
fondamentale. […] 439

- Sécession du Québec440;

- Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique c. Colombie-


Britannique441;

- Frank c. Canada (Procureur général)442;

- Sauvé c. Canada (Direction général des élections)443.

[604] Avec égards, ces trois derniers arrêts ne supportent par la position avancée par
Hak quant à l’existence du modèle d’architecture constitutionnelle qu’elle propose
puisqu’ils traitent, en substance, de la nécessité d’examiner de façon stricte toute
dérogation à un droit démocratique que le législateur soustrait à l’application de la
clause de dérogation de l’article 33 de la Charte.

438 SEFPO c. Ontario (Procureur Général), [1987] 2 R.C.S. 2, par. 40 et 41.


439 Id. par. 151.
440 Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 50.
441 2020 CSC 13, par. 148.
442 [2019] 1 R.C.S. 3, au par. 25.
443 [2002] 3 R.C.S. 519, aux par. 11 et 14.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 136

[605] Quant à l’affaire SEFPO, elle s’inscrit dans le cadre d’une analyse du rôle des
institutions démocratiques dans notre structure constitutionnelle et le rôle que doit jouer
la libre discussion de nature politique dans la légitimation de celles-ci. Pour le Tribunal,
cet arrêt ne possède pas la portée que veut lui donner Hak.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[606] Seule la décision dans Sécession du Québec peut s’inscrire dans un tel
raisonnement et le supporter.

[607] Voilà pourquoi elle plaide que le Tribunal doit décider, dans le cadre d’un débat
portant sur l’utilisation de la clause de dérogation, quels droits découlent des articles 2
et 7 à 15 de la Charte et quels droits en cause proviennent de l’architecture
constitutionnelle. Selon elle, le recours à la clause de dérogation n’immuniserait pas le
législateur contre l’application de ces derniers droits.

[608] Pour le Tribunal, si on suit ce raisonnement, il apparaît utile de qualifier ceux-ci,


pour les fins de l’analyse, de « droits ontologiques », en ce sens qu’ils participent à
l’essence même des droits fondamentaux en cause.

[609] Plus prosaïquement, Hak soutient que les droits de la troisième couche444, en
l’occurrence ceux protégés par la Charte, représentent des droits à « valeur ajoutée »
par leur inclusion dans la Charte et, comme la clause de dérogation ne s’applique
qu’aux articles 2 et 7 à 15 de la Charte, cela fait en sorte que les droits « vraiment »
fondamentaux existent nonobstant la Charte.

[610] Voilà pourquoi, selon elle, la raison de l’inclusion de l’article 26 de la Charte, qui
énonce :

26. Le fait que la présente charte garantit certains droits et libertés ne constitue
pas une négation des autres droits ou libertés qui existent au Canada.

[611] Au soutien de sa prétention l’arrêt Chaoulli c. Québec (Procureur général)445


illustrerait selon elle cette hiérarchisation constitutionnelle. Cependant, le Tribunal ne
peut retrouver aucun passage de cette décision soutenant cette proposition, car elle
porte uniquement sur une analyse de certaines dispositions de la Charte canadienne et
de la Charte québécoise pertinentes et elle ne réfère pas à un quelconque principe
d’ordre hiérarchique constitutionnel.

Cette architecture englobe le droit à un accès égal pour tous à la société


civile

[612] Selon Hak, l’assurance que l’on ne peut empêcher les individus de participer à la
société en fonction de leur religion transcende les droits prévus par les articles 2a) et 15

444 Supra, par. [602] du jugement.


445 [2005] 1 R.C.S. 791.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 137

de la Charte, car elle constitue un élément fondamental au cœur de l’architecture


constitutionnelle canadienne.

[613] Cette protection s’inscrirait dans la reconnaissance par la Cour suprême dans

2021 QCCS 1466 (CanLII)


l’arrêt Sécession du Québec446, du principe constitutionnel non écrit de la protection des
minorités dans lequel la Cour souligne l’existence autonome de cette protection qui
existe en tant que principe distinct sous-tendant notre ordre constitutionnel447. Celle-ci
participerait de façon essentielle à l’élaboration de notre structure constitutionnelle dès
la Confédération, tout en gardant à l’esprit que ce principe continue à influencer
l’application et l’interprétation de la Constitution448.

[614] Voilà pourquoi, selon Hak, entre autres, l’inclusion des articles 25 et 35 à la
Charte, qui ajoutent des garanties relatives aux droits des autochtones, reflète
l’importance de la valeur constitutionnelle sous-jacente du respect des minorités449.

[615] La FAE ajoute à ce titre que les articles 27 de la Charte canadienne et 43 de la


Charte québécoise imposent une interprétation des libertés et droits fondamentaux en
conformité avec la valorisation du patrimoine multiculturel du pays. En ce sens, puisque
la Loi 21 cible certaines minorités religieuses elle porte atteinte aux deux dispositions
interprétatives de deux chartes.

[616] Tant Hak que la FAE se réclament des enseignements suivants de l’arrêt
Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville)450 :

[75] J’ajouterai que, en plus de promouvoir la diversité et le multiculturalisme,


l’obligation de neutralité religieuse de l’État relève d’un impératif démocratique.
Les droits et libertés énumérés dans les chartes québécoise et canadienne
traduisent la poursuite d’un idéal : celui d’une société libre et démocratique. La
poursuite de cet idéal requiert de l’État qu’il encourage la libre participation de
tous à la vie publique, quelle que soit leur croyance (R. c. Oakes, 1986 CanLII 46
(CSC), [1986] 1 R.C.S. 103, p. 136; Big M, p. 346; Figueroa c. Canada
(Procureur général), 2003 CSC 37, [2003] 1 R.C.S. 912, par. 27; Renvoi : Circ.
électorales provinciales (Sask.), 1991 CanLII 61 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 158, p.
179 et 181-182; R. c. Lyons, 1987 CanLII 25 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 309, p.
326). L’État ne peut agir de façon à créer un espace public privilégié qui serait
favorable à certains groupes religieux, mais hostile à d’autres. Il s’ensuit que
l’État ne peut non plus favoriser, par l’expression de sa propre préférence
religieuse, la participation des croyants à l’exclusion des incroyants, et vice
versa.

446 Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217.


447 Id., par. 80.
448 Id., par. 81.
449 Id., par. 82.
450 [2015] 2 R.C.S. 3.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 138

[617] Pour elles, cet idéal se retrouve à l’évidence dans la Charte, mais il existait bien
avant, car il fait partie des valeurs qui se trouvent au cœur de l’architecture
constitutionnelle canadienne.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[618] Précisément à ce sujet, l’opinion du juge Rand dans l’arrêt Saumur451 énonce :

[…] From 1760, therefore, to the present moment religious freedom has, in our
legal system, been recognized as a principle of fundamental character; and
although we have nothing in the nature of an established church, that the
untrammelled affirmations of religious belief and its propagation, personal or
institutional, remain as of the greatest constitutional significance throughout the
Dominion is unquestionable.452

[619] À titre d’autre précédent à cet égard, il faut remarquer qu’en 1899, dans l’affaire
Johnson v. Sparrow et al453, la Cour supérieure affirmait que notre Constitution ne
permettait pas des distinctions fondées sur la race ou la classe sociale et que de le faire
s’avérait incompatible avec nos institutions démocratiques. Il s’agissait dans cette
affaire de déterminer les droits d’un homme noir face à ceux des propriétaires d’un
théâtre où, après l’acquisition de deux billets, on lui refusa l’accès pour des motifs
clairement et uniquement reliés à sa race.

[620] Cependant, il convient de noter que dans cette affaire la Cour d’appel refuse
d’endosser ces considérants quant à la portée de la Constitution, car elle confirme le
jugement d’instance pour des motifs reliés aux droits contractuels et non pour des
raisons de droit constitutionnel454.

[621] Dans Sécession du Québec, la Cour suprême rappelle que la protection des
droits des minorités constitue clairement un facteur essentiel dans l’élaboration de notre
structure constitutionnelle, existant même à l’époque de la Confédération et qu’il s’agit
d’un principe continuant à influencer l’application et l’interprétation de notre
Constitution455.

[622] De tout cela, Hak en conclut que l’architecture constitutionnelle accorde à tous
les membres de la société un niveau élémentaire d’accès et de participation à la vie
politique, sans considération pour leurs caractéristiques personnelles, incluant à
l’évidence les croyances religieuses, tout autant que la race, le sexe ou l’orientation
sexuelle par exemple. Par conséquent, elle postule que des lois abrogeant les droits de
certaines personnes basées sur ces caractéristiques constituent l’antithèse de notre
structure constitutionnelle et ce, peu importe l’existence des protections spécifiques
inscrites nommément à la Charte.

451 Saumur v. City of Quebec, [1953] 2 R.C.S. 299.


452 Id., p. 327.
453 (1899) 15 Que. S.C. 104.
454 Sparrow and al v. Johnson, (1899) 8 Que. Q.B. 379, par. 19.
455 Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 81.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 139

Le principe de laïcité ne fait pas partie de l’architecture constitutionnelle


canadienne

[623] Pour Hak, la laïcité ne fait pas originalement partie des principes centraux de la

2021 QCCS 1466 (CanLII)


société québécoise et elle en constitue encore moins un pilier fondateur de notre
Constitution. À cet égard, elle réfère aux débats de l’Assemblée nationale et notamment
aux propos du ministre Jolin-Barrette affirmant qu’actuellement la laïcité demeure
inachevée, tant en fait qu’en droit, ce à quoi vise à remédier la Loi 21 en lui donnant
corps afin de franchir une étape significative dans son accomplissement456.

[624] Ainsi, puisque la matérialisation concrète de la laïcité provient de lois récentes,


adoptées par une assemblée législative qui pourrait ultérieurement décider du contraire,
elle soutient que cela démontre l’absence du caractère constitutionnel fondamental de
ce concept. Pour ce faire, elle s’appuie sur un passage de l’arrêt Mouvement laïque
québécois457 énonçant que l’État, dans son devoir de neutralité, ne doit pas favoriser ou
défavoriser aucune croyance, pas plus du reste que l’incroyance, et qu’il doit s’abstenir
de prendre position458.

[625] Ainsi, selon elle, si un gouvernement peut favoriser la laïcité, un autre peut tout
autant favoriser une religion tels le catholicisme, l’hindouisme ou l’islam.

Les articles 6 et 8 de la Loi 21 violent cette architecture

[626] Pour Hak, la Loi 21 s’attaque au cœur de la vie publique du Québec en excluant
certaines personnes d’organismes publics à cause de considérations reliées aux
valeurs qu’entretiennent ces individus, ce qui entraîne une reconstruction de la sphère
publique québécoise qui modifie unilatéralement l’architecture constitutionnelle
canadienne.

[627] Pour le PGQ, l’architecture constitutionnelle constitue un concept, une


métaphore en fait, utilisé par la Cour suprême pour décrire le rôle de certaines
institutions fondamentales au Canada, mais ne elle ne peut, à elle seule, invalider une
loi en présence d’un texte clair. Par conséquent, la primauté du droit exige des
tribunaux qu’ils donnent effet au texte constitutionnel et qu’ils appliquent les lois s’y
conformant, peu importe leurs termes459.

456 Pièce P-17, p. 31-34, dossier Hak : QUÉBEC, ASSEMBLÉE NATIONALE, Journal des débats de
l’Assemblée nationale, 1re sess., 42e légis., 29 mai 2019, « Adoption du principe du projet de loi n° 21
– Loi sur la laïcité de l’État », 17h01 (M. Jolin-Barrette).
457 Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), [2015] 2 RCS 3.
458 Id., par. 72.
459 Colombie‑Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, [2005] 2 R.C.S. 473, par. 66 et 67.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 140

9.1.2 L’analyse

[628] Le PGQ invoque l’arrêt Westmount (Ville de) c. Québec (Procureur général)460
où la Cour d’appel énonce que les quatre principes constitutionnels directeurs

2021 QCCS 1466 (CanLII)


fondamentaux énoncés dans l’arrêt Sécession du Québec ne s’appliquent que dans un
contexte constitutionnel très particulier461, notamment lorsqu’il s’agit de combler les
lacunes des termes exprès du texte constitutionnel462. La Cour d’appel y rappelle que la
Cour suprême insistait dans Sécession du Québec sur la primauté de la Constitution
écrite463.

[629] À ce sujet, il importe de noter l’énoncé de l’arrêt Colombie-Britannique c. Imperial


Tobacco Canada Ltée464 à propos de Sécession du Québec :

65 […] Ces difficultés expliquent la prudence recommandée par notre Cour à ce


propos dans le Renvoi sur la sécession du Québec, par. 53 :

Étant donné l’existence de ces principes constitutionnels sous-jacents, de


quelle façon notre Cour peut-elle les utiliser? Dans le [Renvoi relatif aux
juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard], aux par. 93 et 104,
nous avons apporté la réserve que la reconnaissance de ces principes
constitutionnels [. . .] n’est pas une invitation à négliger le texte écrit de la
Constitution. Bien au contraire, nous avons réaffirmé qu’il existe des raisons
impératives d’insister sur la primauté de notre Constitution écrite. Une
constitution écrite favorise la certitude et la prévisibilité juridiques, et fournit
les fondements et la pierre de touche du contrôle judiciaire en matière
constitutionnelle. 465

(Le souligné se trouve dans l’original.)

[630] Ce faisant, la Cour suprême affirme qu’il ne faut pas compromettre la légitimité
du contrôle judiciaire fondé sur la Constitution en reconnaissant des conceptions de la
primauté du droit analogues à celles défendues par les compagnies de tabac dans cette
affaire466. Cette même conception selon le Tribunal, s’apparente en partie à celles
défendues par Hak en l’espèce. La Cour suprême ajoute que la démocratie et le
constitutionnalisme militent très fortement en faveur de la confirmation de la validité des
lois qui respectent les termes exprès de la Constitution467.

[631] L’arrêt Impérial Tobacco conclut ainsi l’analyse :

460 2001 CanLII 13655 (QC CA).


461 Id., par. 82.
462 Id., par. 87.
463 Id., par. 84; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 53.
464 [2005] 2 R.C.S. 473.
465 Id., par. 65.
466 Id., par. 64.
467 Id., par. 66.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 141

66 […] Autrement dit, les arguments soulevés par les appelants ne reconnaissent
pas que, dans une démocratie constitutionnelle telle que la nôtre, la protection
contre une loi que certains pourraient considérer injuste ou inéquitable ne réside
pas dans les principes amorphes qui sous-tendent notre Constitution, mais dans

2021 QCCS 1466 (CanLII)


son texte et dans l’urne électorale. Voir Bacon c. Saskatchewan Crop Insurance
Corp. (1999), 1999 CanLII 12234 (SK CA), 180 Sask. R. 20 (C.A.), par. 30; Elliot,
p. 141-142; Hogg et Zwibel, p. 718; et Newman, p. 187.

67 La primauté du droit n’est pas une invitation à banaliser ou à remplacer les


termes écrits de la Constitution. Il ne s’agit pas non plus d’un instrument
permettant à celui qui s’oppose à certaines mesures législatives de s’y
soustraire. Au contraire, elle exige des tribunaux qu’ils donnent effet au texte
constitutionnel, et qu’ils appliquent, quels qu’en soient les termes, les lois qui s’y
conforment.468

(Le Tribunal souligne)

[632] Dans ce contexte, enseigne l’arrêt Westmount, il faut éviter de réécrire la


Constitution et maintenir une distinction claire entre « faire » et « interpréter » la
Constitution469. Ainsi, ces principes non écrits ne peuvent s’opposer à un texte
constitutionnel écrit pour le contredire ou le vider complètement de sa substance470.

[633] Le Tribunal, en vertu de la règle du stare decisis, se trouve lié par ces énoncés
de la Cour d’appel et de la Cour suprême. Cet argument de Hak doit échouer.

[634] En effet, tant la Cour d’appel que la Cour suprême nous enseignent la primauté
de la Constitution écrite. Avec égard, l’argument qui repose sur l’architecture
constitutionnelle, dans l’état actuel du droit ne vaut que pour des situations que cette
même Constitution ne prévoit pas déjà expressément.

[635] Or, à l’évidence, il ne s’agit pas d’un tel cas en l’espèce. Voilà pourquoi le
Tribunal rejette ce motif de contestation de la Loi 21.

[636] Quant à l’atteinte aux articles 27 de la Charte canadienne et 43 de la Charte


québécoise invoquée par la FAE il convient de les reproduire ci-dessous.

[637] L’article 27 de la Charte canadienne énonce :

27. Toute interprétation de la présente charte doit concorder avec l'objectif


de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des
Canadiens.

468 Id., par. 66 et 67.


469 Westmount (Ville de) c. Québec (Procureur général), 2001 CanLII 13655, par. 88 (QC CA).
470 Id., par. 93.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 142

alors que l’article 43 de la Charte québécoise se lit :

43. Les personnes appartenant à des minorités ethniques ont le droit de


maintenir et de faire progresser leur propre vie culturelle avec les autres

2021 QCCS 1466 (CanLII)


membres de leur groupe.

[638] De par son libellé même, et comme l’affirme la FAE d’ailleurs, il ne fait aucun
doute que l’article 27 de la Charte ne peut servir que de façon interprétative à l’égard
des autres droits et libertés qu’elle garantit et non pour faire invalider une loi.

[639] Quant à l’article 43 de la Charte québécoise, le Tribunal ne peut voir comment il


peut trouver application en l’espèce pour permettre une telle finalité puisqu’il ne s’agit
pas là d’une disposition prépondérante.

[640] Cela permet de clore le débat à ce sujet.

9.2 Le principe de la primauté du droit

[641] Les demanderesses plaident le non-respect de la Loi 21 des exigences du


principe de la primauté du droit. Leurs arguments portent sur le caractère imprécis et
l’incohérence de la loi contestée, tout cela menant à son application non uniforme,
discrétionnaire et donc arbitraire. De plus, selon Lord Reading, certaines dispositions de
la Loi 21 comporteraient une application rétroactive.

9.2.1 Le caractère imprécis et incohérent de la Loi 21

[642] Pour Hak, le caractère intelligible d’une loi constitue un des principes fondateurs
de la primauté du droit, notamment en ce que cela le permet de traiter tous les acteurs
de la société, tant l’État que le citoyen, en fonction de la même règle objective, alors
que la Loi 21 transgresserait cette obligation en favorisant une application arbitraire de
ses dispositions. Ainsi, selon elle, la définition de signes religieux de l’article 6 apparaît
vague et intrinsèquement contradictoire entraînant du même coup une application
arbitraire.

[643] Bien que le ministre Jolin-Barrette déclare que cette définition appelle une
interprétation fondée sur « le sens commun des choses », il n’en demeure pas moins,
selon elle, que certains individus peuvent porter certains objets ou vêtements pour
différents motifs : religieux pour certains, laïques pour d’autres. À titre d’exemple, elle
énumère les cas de figure suivants :

- les personnes qui portent un foulard sur la tête pour des motifs religieux, alors
que d’autres les portent en raison de leur état de santé ou simplement parce
qu’elles aiment cela;
500-17-108353-197 et Als PAGE : 143

- le fait qu’une bague, un anneau ou un jonc porté à l’annulaire peut comporter


une certaine signification pour une personne religieuse et n’en comporter aucune
pour d’autres;

2021 QCCS 1466 (CanLII)


- le port du chapeau peut constituer un symbole religieux pour un homme de
confession juive, mais à l’évidence pas pour tous les hommes;

- les femmes de confession sikhe qui portent le turban et des bracelets alors que
ces objets peuvent constituer des éléments purement décoratifs pour de
nombreuses autres femmes qui portent l’un et/ou l’autre;

- le simple fait de s’habiller de façon modeste peut constituer une expression


confessionnelle pour des femmes de religion musulmane, juive, mormone ou
chrétienne.

[644] Considérant que selon Statistiques Canada471, le Canada compte 108 religions
qui chacune possède ses propres signes et symboles religieux, Hak soutient que la
détermination de ce qui constitue « objectivement » un signe religieux devient, en
réalité, un exercice subjectif qui dépend des connaissances personnelles de ce qui peut
raisonnablement constituer un signe religieux et les raisons pour lesquelles la personne
porte cet objet. Ainsi, en laissant chaque responsable de chaque organisme public
décider individuellement ce qui constitue un signe religieux et pourquoi il.elle le
considère ainsi, cela mènera inévitablement à un certain chaos alimenté par des
interprétations divergentes et potentiellement changeantes, ce qui entraînera une
application asymétrique de la Loi 21 et démontrera ainsi son caractère imprévisible.

[645] Quant à la question de déterminer les raisons pour lesquelles une personne
porte un objet ou un vêtement qui rencontre, à priori, la définition d’un signe religieux, il
faudra que l’autorité administrative chargée de l’application de la Loi 21 s’enquière de la
possible existence des motifs subjectifs qui animent la personne qui les porte, de façon
visible ou non, ce qui empiète sur le droit à la vie privée notamment prévue aux
articles 33 et suivants du Code civil du Québec tout comme à l’article 5 de la Charte
québécoise et les articles 7 et 8 de la Charte canadienne.

[646] Pour elle, cela risque d’entraîner une application arbitraire de la Loi 21 parce que
certaines organisations pourraient refuser de poser de tels gestes. De plus, en
l’absence de paramètres clairs quant à ce qui constituerait une contrainte conforme à la
Loi 21 ainsi que quant à la nature des mesures disciplinaires envisageables, elle plaide
qu’il s’avère presque certain que ces interdits feront l’objet d’une application arbitraire
par des centaines d’organismes auxquels la Loi 21 s’applique.

[647] Ce faisant, ces différentes interprétations et applications convergent pour rendre


les articles 6 et 8 vagues au point de les rendre inintelligibles, car elles ne permettent
pas à un tribunal de les interpréter avec suffisamment de clarté pour déterminer ce qui
471 Pièce P-20, dossier Hak.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 144

constitue un signe religieux et comment les autorités doivent appliquer les interdits. À
ce sujet, Hak conclut que la primauté du droit requiert que les justiciables puissent
déterminer à l’avance le caractère prohibé d’un geste qu’ils désirent poser ainsi que les
conséquences qui en découlent.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[648] Hak postule que le principe de la primauté du droit fournit aux justiciables un
rempart contre l’arbitraire de l’État puisqu’il s’agit de l’un des postulats fondamentaux de
notre structure constitutionnelle472. Voilà pourquoi, selon elle, la Cour suprême
reconnaît que les principes constitutionnels non écrits peuvent limiter les actes du
gouvernement473.

[649] Pour le Tribunal, il ne fait aucun doute que la primauté du droit vise à protéger
les citoyen.e.s contre l’arbitraire de l’État. Les arrêts Roncarelli et Saumur en donnent
une illustration claire. Il s’agit plutôt de savoir quelle portée le Tribunal peut, d’une part,
lui donner et, d’autre part, ce qu’englobe cette règle.

[650] Hak soutient que la Loi 21 s’avère si vague quant à certains de ses aspects,
notamment quant à la définition des « symboles religieux » et qu’elle ne fournit pas
d’indications sur la façon d’en arriver à des décisions uniformes, ce qui entraîne
l’exercice d’une discrétion illimitée et donc l’implantation d’un certain arbitraire, violant
ainsi le principe de la primauté du droit474.

[651] Selon elle, le Tribunal devrait se montrer encore plus exigeant à l’égard du
législateur dans le cadre d’une contestation judiciaire reposant sur le caractère imprécis
d’une loi lorsque celui-ci utilise la clause de dérogation pour soustraire cette loi au test
des chartes, notamment en s’appuyant sur l’arrêt R. c. Levkovic475.

[652] Avec égard, cette dernière proposition ne comporte aucun mérite puisque cet
arrêt ne permet aucunement d’en tirer un tel enseignement.

[653] Lauzon affirme que la définition de signes religieux établie au 2e alinéa de


l’article 6 comporte deux critères non cumulatifs, l’un subjectif, l’autre objectif. Le
premier fait en sorte d’interdire tout vêtement ou autre signe si le porteur considère
subjectivement qu’il le porte en lien avec une croyance ou une conviction religieuse.
Ainsi, une personne peut porter un signe religieux interdit semblable à celui d’une autre
personne tant qu’elle ne considère pas subjectivement qu’elle le porte en lien avec une
conviction ou une croyance religieuse. Le second interdit tout signe qui peut
vraisemblablement se voir considéré comme référant à une appartenance religieuse, et
ce, même si la personne le porte pour des motifs ne possédant aucun lien avec une

472 Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217.


473 Babcock c. Canada (Procureur général), [2002] 3 R.C.S. 3, par. 54.
474 R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606, p. 642; Roncarelli v. Duplessis,
[1959] S.C.R. 121, p. 140.
475 [2013] 2 R.C.S. 204, par. 32 et 36 à 41.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 145

croyance religieuse. Elle soutient que cette définition s’étend tout à fait à des signes
invisibles, par exemple dissimulés sous des vêtements, qu’à des signes portés de façon
visible.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[654] Lauzon plaide que le législateur choisit de définir à l’article 2 la laïcité par
référence à quatre principes fondamentaux en l’occurrence : 1) la séparation de l’État et
des religions, 2) la neutralité religieuse de l’État, 3) l’égalité de tous et 4) les libertés de
conscience et de religion en notant que les trois derniers se trouvent déjà établis et
compris en droit constitutionnel canadien alors que le premier ne s’y trouve pas et que
la Loi 21 ne le définit pas.

[655] Selon elle, ces quatre principes fondamentaux, interprétés conformément avec la
Constitution s’avèrent incompatibles avec l’interdiction de porter des signes religieux
édictée à l’article 6 de la Loi 21. Pour elle, il devient impossible pour les institutions de
l’État d’appliquer l’interdiction prévue à l’article 6 de porter des signes religieux tout en
respectant les principes fondamentaux, car toute application de l’interdiction de porter
des signes religieux viole également la dernière exigence de la laïcité prévue
spécifiquement par la Loi 21. Ce faisant, la Loi 21 impose le devoir de respecter
simultanément deux obligations contradictoires, ce qui ne peut constituer une règle de
droit.

[656] Elle ajoute que l’article 4 de la Loi favorisant le respect de la neutralité religieuse
de l’État et visant notamment à encadrer les demandes d’accommodements pour un
motif religieux dans certains organismes476 (Loi 62), qui ne se trouve pas visé par les
clauses de dérogation de la Loi 21, montre une incompatibilité manifeste avec la mise
en œuvre d’une interdiction absolue pour les personnes croyantes de porter un signe
religieux, ainsi qu’avec le devoir de respecter une telle interdiction. Il convient de
reproduire cette disposition de la Loi 62 :

4. Le respect du principe de la neutralité religieuse de l’État comprend


notamment le devoir pour les membres du personnel des organismes publics
d’agir, dans l’exercice de leurs fonctions, de façon à ne pas favoriser ni
défavoriser une personne en raison de l’appartenance ou non de cette dernière à
une religion, ni en raison de leurs propres convictions ou croyances religieuses
ou de celles d’une personne en autorité.

[657] Selon Lauzon, il existe une contradiction fondamentale entre, d’une part,
l’interdiction de porter des signes religieux et « l’exigence » de respecter celle-ci et,
d’autre part, les principes fondamentaux, le principe de la laïcité et les trois autres
« exigences » de la laïcité prévues aux articles 3 et 4 de la Loi 21. Pour elle, il apparaît
impossible de respecter et d’appliquer ces deux ordres de normes et d’obligations
simultanément tel que la Loi 21 le requiert, ce qui viole la primauté du droit.

476 RLRQ, c. R-26.2.01.


500-17-108353-197 et Als PAGE : 146

[658] Pour elle, les tribunaux, gardiens de la primauté du droit et de la suprématie de


la Constitution, ne peuvent donner un sens discriminatoire à l’un ou l’autre des principes
fondamentaux.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[659] Pour fins de commodité, le Tribunal reprend le texte de l’article 6 de la Loi 21 :

6. Le port d’un signe religieux est interdit dans l’exercice de leurs fonctions aux
personnes énumérées à l’annexe II. Au sens du présent article, est un signe
religieux tout objet, notamment un vêtement, un symbole, un bijou, une parure,
un accessoire ou un couvre-chef, qui est :

1° soit porté en lien avec une conviction ou une croyance religieuse;

2° soit raisonnablement considéré comme référant à une appartenance


religieuse.

[660] Hak plaide que confrontés à des questions sur la portée de la définition, les
officiers gouvernementaux, ainsi que le ministre Jolin-Barrette par exemple477, s’en
remettent au « sens commun des choses ». À l’évidence, la caractérisation de certains
symboles religieux tombe sous le sens. En effet, un crucifix, une kippa, un kirpan ne
peuvent se dissocier de leurs connotations religieuses.

[661] Cependant, il n’en va pas de même pour plusieurs autres objets ou apparences
physiques.

[662] Il n’apparaît pas inutile de rappeler que selon Statistiques Canada 478 il existerait
plus d’une centaine de religions au Canada, ce qui relativise de beaucoup l’application
du « sens commun » comme critère de détermination de ce que l’on doit entendre
comme faisant partie des symboles religieux, quand on sait que certains éléments
propres à une religion proviennent d’un historique particulier et de traditions spécifiques
à celle-ci.

[663] À titre d’exemple, on peut penser aux perruques portées par certaines femmes
juives pour des raisons religieuses dans certaines communautés. À l’évidence, à
l’intérieur de celles-ci, le port de ces perruques comporte une signification religieuse,
alors que pour d’autres personnes, cela peut tout simplement représenter autre chose,
variant possiblement d’un effet de la mode à des conséquences d’une certaine
condition médicale particulière.

[664] Cependant, on peut noter que le ministre Jolin-Barrette affirme que des cheveux
ne constituent pas un symbole religieux479, alors que l’on sait que pour certains
hommes de confession musulmane le fait d’afficher une pilosité particulière reflète leur

477 Pièce P-12, p. 7, dossier Hak.


478 Pièce P-20, dossier Hak.
479 Pièce P-12, p. 32, dossier Hak.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 147

foi. Également, celui-ci soutient que les anneaux de mariage ne font pas partie des
symboles religieux480. Le témoin Bellerose affirme la même chose481 en expliquant que
certaines personnes s’échangent des anneaux lors de cérémonie d’union civile, ce qui
rend donc ces symboles laïques.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[665] À cet égard, la preuve révèle une certaine disparité dans la façon dont différents
centres de services scolaires appliquent la Loi 21. Bien que Hak reconnaisse qu’il ne
s’agit pas d’un facteur déterminant, elle plaide que cela démontre que la Loi 21
n’apparaît pas suffisamment claire pour ceux qui doivent voir à son application.

[666] Ainsi, certains centres prohibent le port de tout symbole catholique 482, d’autres
permettent le port d’une petite croix et d’un anneau483, alors que d’autres ne permettent
que le port d’une alliance484. Également, plusieurs excluent les barbes, cheveux longs
et tatouages des symboles religieux485 bien qu’un certain nombre considèrent que les
tatouages en font partie486.

[667] En ce qui concerne l’application de la Loi 21 aux stagiaires, on relève trois


possibilités : a) aucune application487; b) une prohibition totale488 et c) une application
en fonction de statut d’emploi489.

[668] Quant à l’élément purement subjectif relié à l’application de l’article 6 de la Loi


21, le CSSM ne tente même pas de contrôler cet aspect de la question 490 tout comme
d’autres institutions491. Par contre, d’autres le font492.

[669] Voilà pourquoi Hak s’appuie sur l’arrêt Roncarelli493 pour conclure que cela
établit une application arbitraire et capricieuse de la Loi 21 puisque les institutions
publiques chargées de l’appliquer possèdent une discrétion absolue en fonction de ce
qui apparaît le mieux dans les circonstances.

480 Pièce P-16.


481 Interrogatoire hors cours du 25 août 2020, p. 56, l. 6 à 25.
482 Pièce 52-E, dossier Hak.
483 Pièce 52-C et 52-X, dossier Hak.
484 Pièces 52-H, 52-L, 52-L, 52-W et 52-EE, dossier Hak.
485 Pièces 52-O, 52-MM, 52-Q et 52-L, dossier Hak.
486 Pièces 52-H, 52-M et 52-Y, dossier Hak.
487 Pièce 52-G, dossier Hak.
488 Déclaration sous serment de WB.G.H, par. 1 à 10 et de G.M., par. 7 à 9.
489 Pièces P52-H et P-52-I, dossier Hak.
490 Interrogatoire hors Cour de Louis Bellerose, 25 août 2020, p. 59, l. 17 à p. 60, l. 23 et p. 62, l. 7 à 23.
491 Déclaration sous serment de Christina Smith, par. 4, 10 et 12; Julien Feldman, par. 10, 12 à 14; R.M.,
par. 20 à 22.
492 Déclaration sous serment de : N.P., par. 32 à 34; G.M., par. 9; Nafeesa Salar, par. 11 et 21-22; F.B.,
par. 12 et 18 à 21; Mariam Najdi, par. 6-7 et 15; M.G., par. 8 à 13; R.M., par. 11, 21-22 et 25; S.B.R.,
par. 12 et 14 à 16.
493 Roncarelli v. Duplessis, [1959] S.C.R. 121, p. 140. Voir aussi Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur
général), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 983.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 148

[670] Pour Hak, cette différence dans l’application de l’article 6 de la Loi 21 ne fait
qu’en exacerber le caractère arbitraire et donc contraire à la primauté du droit.

[671] Quant à la question de savoir si une loi peut s’avérer si imprécise qu’un tribunal

2021 QCCS 1466 (CanLII)


doive la déclarer inconstitutionnelle, l’arrêt R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society494
en établit le test, lequel se révèle, cela dit avec égard, presque une lapalissade :

La théorie de l’imprécision peut donc se résumer par la proposition suivante: une


loi sera jugée d'une imprécision inconstitutionnelle si elle manque de précision au
point de ne pas constituer un guide suffisant pour un débat judiciaire. Cet
énoncé de la théorie est le plus conforme aux préceptes de la primauté du droit
dans l'État moderne et il reflète l'économie actuelle du
système de l'administration de la justice, qui réside dans le débat
contradictoire.495

[672] En effet, le débat judiciaire ne requiert pas beaucoup plus que deux parties
possédant une vision différente du même objet, en l’espèce un objet législatif. De plus,
cet arrêt enseigne que dans le cadre de législation visant la réalisation d’objectifs
sociaux légitimes, on ne peut exiger que la loi atteigne un degré de précision qui ne
convient pas à son objet puisqu’une certaine généralité peut parfois favoriser davantage
le respect des droits fondamentaux qu’un texte précis496.

[673] En réalité, il s’agit d’établir si les justiciables peuvent raisonnablement


comprendre ce que la loi vise et ce qu’elle attend d’eux.

[674] À ce stade-ci, il apparaît téméraire pour le Tribunal de conclure que l’application


de la Loi 21 ne mènera, nécessairement et de façon systématique, qu’à des
interprétations incongrues ou illogiques. D’une part, comme nous l’enseigne le domaine
de contrôle judiciaire, il peut coexister deux ou plusieurs solutions raisonnables
découlant d’une même règle de droit. D’autre part, le fait que la Loi 21 cause et causera
assurément des préjudices à plusieurs personnes, ne constitue pas un critère juridique
utile pour déterminer la nature imprécise de la Loi 21.

[675] Ainsi, le Tribunal ne peut retenir les prétentions des demanderesses à ce sujet.

[676] Finalement, le Tribunal tient à préciser qu’il ne retient pas l’argument du PGQ
voulant que l’utilisation de la clause de dérogation, qui stérilise l’application de l’article 7
de la Charte, dispose de la question à ce sujet. En effet, tel que l’enseigne la Cour
suprême dans Nova Scotia Pharmaceutical, la théorie de l’imprécision repose sur le
principe de la primauté du droit, un principe qui subsume l’article 7 de la Charte.

494 [1992] 2 R.C.S. 606.


495 Id., p. 643, lignes b) à d).
496 Id., p. 642, lignes b) à d).
500-17-108353-197 et Als PAGE : 149

9.2.2 La discrétion conférée à l’article 13 de la Loi 21

[677] La FAE plaide que la définition d’un « signe religieux » contenue à l’article 6 et
les mécanismes d’application de la Loi 21 prévus aux articles 12 à 14 se révèlent

2021 QCCS 1466 (CanLII)


arbitraires tant dans leur définition que leur application, d’une part, parce que la
définition retenue crée une distinction artificielle entre les croyants, dont la foi s’exprime
par le port d’un signe religieux et ceux chez qui la foi ne comporte pas de telles
exigences, et ce, au détriment des premiers. D’autre part, cette définition crée une
distinction entre différentes manifestations de la croyance religieuse permettant donc le
port pour certains croyants de signes autres qu’un vêtement, un symbole, un bijou, une
parure, un accessoire, ou un couvre-chef, par exemple le port d’un tatouage, d’un bindi
ou de la barbe chez les hommes musulmans.

[678] Ainsi, selon elle, des enseignants de confession musulmane peuvent continuer
d’arborer la barbe rituelle, qui possède chez certains croyants une signification
religieuse, alors que les enseignantes musulmanes ne peuvent porter le voile, ce qui
désavantage ces dernières par rapport à leurs collègues coreligionnaires masculins.

[679] Pour étayer sa position, la FAE produit des lettres497 adressées à certains
employeurs des membres de ses syndicats affiliés qui visaient à obtenir des
clarifications notamment quant aux questions suivantes :

- L’existence des mesures mises en place par l’employeur pour veiller à


l’application de la Loi 21 incluant toute mesure de dénombrement des
enseignantes portant un signe religieux;

- La définition retenue par l’employeur d’un signe religieux notamment quant à


savoir si cette définition inclut les vêtements ou les accessoires portés pour un
motif culturel, médical ou autre;

- L’existence et la nature des sanctions en cas de non-respect du code


vestimentaire prescrit par la Loi 21;

- L’existence des mesures mises en place pour éviter la discrimination et préserver


l’harmonie du lieu de travail.

[680] Pour elle, la diversité et la nature discordantes des réponses reçues498


démontrent l’application arbitraire et discrétionnaire de la Loi 21, ce qui pourrait
s’expliquer par le grand nombre de personnes devant appliquer le code vestimentaire et
le fait que l’on puisse déléguer cette fonction. De plus, elle reproche l’excès de zèle de
plusieurs employeurs qui se sentiraient autorisés à discriminer à l’embauche499.

497 Pièce P-8 en liasse, dossier FAE.


498 Pièce P-9 en liasse, dossier FAE.
499 Pièce P-10 et P-11, dossier FAE.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 150

[681] L’article 13 de la Loi 21 prévoit :

13. Il appartient à la personne qui exerce la plus haute autorité administrative, le


cas échéant, sur les personnes visées à l’article 6 ou au premier alinéa de

2021 QCCS 1466 (CanLII)


l’article 8 de prendre les moyens nécessaires pour assurer le respect des
mesures qui y sont prévues. Cette fonction peut être déléguée à une personne
au sein de son organisation.

La personne visée à l’article 6 ou au premier alinéa de l’article 8 s’expose, en cas


de manquement aux mesures qui y sont prévues, à une mesure disciplinaire ou,
le cas échéant, à toute autre mesure découlant de l’application des règles
régissant l’exercice de ses fonctions.

[682] Le PGQ plaide que la plus haute autorité administrative ou son délégué doivent
exercer leur pouvoir en suivant les balises de l’article 13 en assurant le respect des
mesures prévues à l’article 6 et au premier alinéa de l’article 8.

[683] Il plaide que dans l’exercice de ses pouvoirs de gestion l’employeur dispose
d’une grande discrétion dans le choix des mesures disciplinaires à prendre, tout en
respectant les règles de proportionnalité et la gradation des sanctions, sachant qu’il ne
peut modifier la Loi 21 et ainsi exercer un pouvoir législatif.

[684] Le PGQ souligne que la plus haute autorité administrative se compose non pas
de personnes « inconnues, non-identifiées ou raisonnablement non-identifiables », mais
plutôt de personnes qui, habituellement, imposent des mesures disciplinaires pour
assurer l’application d’autres lois. Il ajoute que le recours à des mesures disciplinaires
se trouve balisé par les conventions collectives applicables. Quant aux employés non
syndiqués, leurs conditions de travail devraient normalement prévoir leurs recours à
l’encontre d’une mesure disciplinaire.

[685] Il en conclut que la discrétion conférée à la plus haute autorité administrative


n’équivaut pas à un transfert du pouvoir législatif.

[686] Il ne fait aucun doute que dans la mesure où le législateur respecte ses
obligations constitutionnelles, le législateur demeure maître de ses choix.

[687] La théorie de l’imprécision, tant en droit constitutionnel qu’en droit réglementaire,


se résume pour l’essentiel à l’exigence d’une norme juridique suffisante pour donner
lieu à un débat judiciaire500. Dans le cas d’une loi, le pouvoir d’intervention des
tribunaux se limite à en contrôler la constitutionnalité :

Dans notre tradition, les tribunaux judiciaires ont un pouvoir de contrôle sur la
légalité des actes de l'Administration. Cette réalité juridique bien reconnue est saine

500 Richard TREMBLAY, Éléments de légistique. Comment rédiger les lois et les règlements, Éditions
Yvon Blais, Montréal, 2010, p. 174 et 175.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 151

en démocratie, puisque ce pouvoir représente, pour le citoyen ordinaire, l'ultime


protection contre l'arbitraire politique ou administratif. Par contre, le rôle des
tribunaux reste limité. Ils n'ont pas pour mission de remplacer le pouvoir législatif,
exécutif ou l'Administration ou de s'y substituer. À l'endroit du pouvoir législatif, ils

2021 QCCS 1466 (CanLII)


peuvent seulement contrôler la constitutionnalité de la loi. À l'endroit du pouvoir
exécutif et administratif, leur tâche est de s'assurer que la loi, et donc la volonté du
Parlement, a bel et bien été suivie et respectée. Ils ne peuvent et ne doivent pas
s'ériger en arbitres de l'opportunité, de la rationalité, de la prudence ou de la
sagesse des décisions politiques ou administratives.501

[688] Comme indiqué plus haut, il semble tout autant prématuré qu’inopportun pour le
Tribunal de conclure que le pouvoir discrétionnaire conféré par la Loi 21 s’avère
détaché de toute règle de droit et impropre à remplir sa fonction « d’assurer l’adaptation
de celle-ci à la réalité des circonstances et du moment »502.

[689] Conséquemment, ce moyen doit échouer.

9.2.3 L’application rétroactive de la Loi 21

[690] Toujours au chapitre de l’incohérence de la loi contestée, Lord Reading


s’interroge sur la manière dont les dispositions de la Loi 21 se conjuguent avec l’article
2087 C.c.Q., qui prévoit l’obligation de tout employeur, y compris l’État, de protéger la
dignité de ses salariés. Puisque cette obligation de l’employeur fait partie du contenu
implicite de tout contrat de travail, l’article 16 de la Loi 21 viendrait l’annihiler, et ce,
même à l’égard des contrats en cours d’exécution lors de l’entrée en vigueur de cette
disposition. Cela équivaudrait à une application rétroactive de la Loi 21. Par
conséquent, son article 16 violerait les articles 2087 C.c.Q. et 46 de la Charte
québécoise.

[691] L’article 16 de la Loi 21prévoit :

16. Une disposition d’une convention collective, d’une entente collective ou de


tout autre contrat relatif à des conditions de travail qui est incompatible avec les
dispositions de la présente loi est nulle de nullité absolue.

[692] Le PGQ soutient à raison que la Loi 21 doit recevoir une application immédiate
et qu’elle ne possède qu’un effet rétrospectif et non rétroactif contrairement à ce que
prétend Lord Reading.

501 Bellefleur c. Québec (Procureur général), 1993 CanLII 4067 (QC CA).
502 Pierre-Claude LAFOND, Le recours collectif, le rôle du juge et sa conception de la justice: impact et
évolution, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2006, p. 151, référant à la note 537 à l’ouvrage de Jean-
Claude VENEZIA, Le pouvoir discrétionnaire, L.G.D.J., 1959, p. 157.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 152

[693] D’une part, il s’appuie sur la présomption qui veut que lorsque le législateur
désire donner un effet rétroactif à une législation il le mentionne expressément 503.
D’autre part, une loi possède des effets rétroactifs lorsqu’elle remet en question les
effets produits dans le passé, en l’occurrence à une date antérieure à son entrée en

2021 QCCS 1466 (CanLII)


vigueur504.

[694] Pour lui, comme la Loi 21 ne remet pas en cause des évènements ou des faits
existants avant l’entrée en vigueur de la Loi 21, elle ne possède pas d’effet rétroactif.
Elle doit cependant recevoir une application immédiate, car : « elle régit non seulement
les situations entièrement créés après son entrée en vigueur, mais aussi celles qui à ce
moment sont en cour de création, d’extinction ou d’existence505. »

[695] Le PGQ convient que la Loi 21 possède un effet rétrospectif. À cet égard,
Driedger enseigne :

« [TRADUCTION] Une loi rétroactive est une loi qui s’applique à une époque
antérieure à son adoption. Une loi rétrospective ne dispose qu’à l’égard de
l’avenir. Elle vise l’avenir, mais elle impose de nouvelles conséquences à l’égard
d’évènements passés. Une loi rétroactive agit à l’égard du passé. Une loi
rétrospective agit pour l’avenir, mais elle jette aussi un regard vers le passé en
ce sens qu’elle attache de nouvelles conséquences à l’avenir à l’égard d’un
évènement qui a eu lieu avant l’adoption de la loi. Une loi rétroactive modifie la
loi par rapport à ce qu’elle était; une loi rétroactive rend la loi différente de ce
qu’elle serait autrement à l’égard d’un évènement antérieur. »506

(En italique dans l’original.)

[696] Il en conclut, en s’appuyant sur le professeur Côté que :

[…] « la rétroactivité est exceptionnelle, tandis que l’application de la loi nouvelle


à l’égard de droits « existants » ou de situations juridiques en cours est chose
beaucoup plus courante ».507

[697] Ainsi, comme la Loi 21 prévoit expressément la portée rétrospective de l’article


16, l’argument quant à son effet rétroactif ne saurait tenir.

503 Pierre-André CÔTÉ avec la collab. de Stéphane BEAULAC et Mathieu DEVINAT, Interprétation des
lois, 4e éd. Montréal, Éditions Thémis, 2009, p. 144, 145 et 170.
504 Id., p. 126.
505 Richard TREMBLAY, Éléments de légistique. Comment rédiger les lois et les règlements, Cowansville,

Éditions Yvon Blais, 2010, p. 737.


506 Elmer A. DRIEDGER, « Statutes : Retroactive Retrospective Reflections », (1978) 56 R. du B. can.

264, p. 268 et 269.


507 Pierre-André CÔTÉ avec la collab. de Stéphane BEAULAC et Mathieu DEVINAT, Interprétation des

lois, 4e éd., Montréal, Éditions Thémis, 2009, no 442, p. 135.


500-17-108353-197 et Als PAGE : 153

[698] Le PGQ souligne, à bon droit, que l’article 2087 C.c.Q. ne possède aucune
portée constitutionnelle ou quasi constitutionnelle et qu’il ne peut servir à invalider une
loi. Il en va de même pour les instruments internationaux auxquels réfère entre autres
Amnistie tout comme l’article 46 de la Charte québécoise.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[699] Donc, point besoin d’épiloguer plus longuement pour disposer de ces moyens.

9.3 Le principe de l’indépendance judiciaire

[700] Hak prétend que les obligations contenues aux articles 5 et 6 de la Loi 21
enfreignent sur l’indépendance judiciaire, tant au niveau individuel qu’institutionnel.

[701] Quant au premier, il s’imposait indirectement des principes de comportements


aux juges de nomination provinciale, par le biais du Conseil de la Magistrature, ce qui
constituerait une menace à la sécurité de fonction. En imposant au Conseil de la
Magistrature d’édicter des règles normatives quant au comportement des juges,
l’Assemblée nationale se trouve à porter atteinte à la sécurité de la fonction des juges
de nomination provinciale puisqu’elle constitue une violation du principe de
l’indépendance judiciaire.

[702] Quant au second, l’empiètement découlerait de l’imposition de critères qui vont


nécessairement affecter l’embauche, la rétention ainsi que les conditions de travail des
personnes œuvrant dans ce secteur, tel que visé par le deuxième paragraphe de
l’annexe II de la Loi 21. Ainsi, selon elle, en interférant avec les conditions d’emplois de
ces personnes, la Loi 21 constitue une intrusion dans le pouvoir de direction et de
contrôle à leurs égards, ce qui viole la garantie d’indépendance administrative de ces
tribunaux.

[703] Se réclamant de l’arrêt Valente c. La Reine508, elle soutient que dans la mesure
où ces balises comportementales appelées à devenir des balises déontologiques
existent, elles deviennent susceptibles de compromettre la garantie d’inamovibilité des
juges.

[704] Le Tribunal ne peut avaliser cette prétention. Avec égard, elle ne comporte
aucun mérite dans l’état actuel des choses, car on ne peut présumer de ce que fera le
Conseil de la magistrature. En elle-même, cette disposition législative ne viole pas la
garantie d’inamovibilité des juges de nomination provinciale.

[705] Deuxièmement, quant à la violation de la composante institutionnelle de


l’indépendance judiciaire, elle avance que les articles 5 et 6 de la Loi 21 affecteront
nécessairement l’embauche de personnes essentielles au bon fonctionnement de la
justice, les greffiers, shérifs ou agents de la paix par exemple, ce qui causerait un
préjudice à l’exercice des fonctions judiciaires. Pour ce faire, elle se réclame des

508 [1985] 2 R.C.S. 673, par. 31.


500-17-108353-197 et Als PAGE : 154

passages suivants de l’arrêt Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour


provinciale (I.-P.-É.)509 :

117 Finalement, la Cour a défini l’indépendance administrative des cours

2021 QCCS 1466 (CanLII)


provinciales comme étant le pouvoir par le tribunal de prendre les «décisions
administratives qui portent directement et immédiatement sur l’exercice des
fonctions judiciaires» (p. 712). Ces décisions ont été définies de manière
limitative (à la p. 709) :

. . . l’assignation des juges aux causes, les séances de la cour, le rôle


de la cour, ainsi que les domaines connexes de l’allocation de salles
d’audience et de la direction du personnel administratif qui exerce ces
fonctions . . .[…]

[706] Également, elle invoque celui-ci de l’arrêt Ell :

28 Comme nous l’avons vu, l’indépendance judiciaire comporte à la fois un


aspect individuel et un aspect institutionnel. Le premier aspect concerne
l’indépendance du juge lui-même, et le deuxième, l’indépendance du tribunal
judiciaire où il siège. Chacun de ces aspects est tributaire de l’existence de
conditions ou garanties objectives destinées à soustraire le pouvoir judiciaire à
toute influence ou à toute intervention extérieure : voir Valente, précité, p. 685.
Les garanties nécessaires sont l’inamovibilité, la sécurité financière et
l’indépendance administrative : voir le Renvoi relatif aux juges de la Cour
provinciale, précité, par. 115.510

[707] Le PGQ reconnaît que le principe de l’indépendance judiciaire fait en sorte que
le contenu des règles de conduite applicables aux juges dans le cadre du régime
déontologique applicable aux membres de magistrature relève de la compétence
exclusive du pouvoir judiciaire511, mais plaide que l’article 5 de la Loi 21 préserve
l’autonomie du Conseil de la magistrature à l’égard du contenu des règles de conduite
des juges visés.

[708] À tout évènement, le PGQ plaide que si plusieurs interprétations de l’article 5


demeurent possibles, le principe de l’interprétation conciliatrice ou de conformité à la
Constitution permet de choisir celle qui assure leur conformité au principe de
l’indépendance judiciaire.

509[1997] 3 R.C.S. 3.
510Ell c. Alberta, [2003] 1 R.C.S. 857, par. 28.
511Québec (Conseil de la magistrature) c. Québec (Commission d'accès à l'information),
2000 CanLII 11305 (QC CA).
500-17-108353-197 et Als PAGE : 155

[709] Il ne fait aucun doute que l’indépendance judiciaire, un principe applicable à tous
les tribunaux judiciaires, constitue un pilier de la démocratie en garantissant au pouvoir
judiciaire une liberté d’agir sans ingérence de la part de quelque autre entité512.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[710] Voyons comment s’articule ce principe en fonction des énoncés de la Loi 21.
Pour ce faire, rappelons les articles pertinents pour cette étude :

3. La laïcité de l’État exige que, dans le cadre de leur mission, les institutions […]
judiciaires respectent l’ensemble des principes énoncés à l’article 2, en fait et en
apparence.

Pour l’application du présent chapitre, on entend par :

[…]

3° « institutions judiciaires » : la Cour d’appel, la Cour supérieure, la Cour du


Québec, le Tribunal des droits de la personne, le Tribunal des professions et les
cours municipales.

5. Il appartient au Conseil de la magistrature, à l’égard des juges de la Cour du


Québec, du Tribunal des droits de la personne, du Tribunal des professions et
des cours municipales ainsi qu’à l’égard des juges de paix magistrats, d’établir
des règles traduisant les exigences de la laïcité de l’État et d’assurer leur mise
en œuvre.

Malgré le paragraphe 3° du deuxième alinéa de l’article 3, l’exigence de


respecter les principes énoncés à l’article 2 ne s’applique aux juges que dans la
mesure prévue au présent article.

6. Le port d’un signe religieux est interdit dans l’exercice de leurs fonctions aux
personnes énumérées à l’annexe II.

Au sens du présent article, est un signe religieux tout objet, notamment un


vêtement, un symbole, un bijou, une parure, un accessoire ou un couvre-chef,
qui est :

1° soit porté en lien avec une conviction ou une croyance religieuse;

2° soit raisonnablement considéré comme référant à une appartenance


religieuse.

[711] Pour mémoire, le ministre Jolin-Barrette déclare s’attendre à ce que le Conseil


de la Magistrature voit à faire respecter l’article 5 de la Loi 21513.

512 Ell c. Alberta, [2003] 1 R.C.S. 857, par. 18-19.


513 Pièce P-55, p. 78 et 81, dossier Hak.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 156

[712] Quant à l’argument voulant que l’article 6 de la Loi 21 porte atteinte à


l’indépendance administrative de la magistrature, il ne possède aucun fondement.

[713] Selon le Tribunal, Hak fait fausse route puisqu’à moins d’une démonstration

2021 QCCS 1466 (CanLII)


convaincante que les mesures en place dans la Loi 21 quant au personnel administratif
des tribunaux font en sorte d’entraver de façon suffisante le fonctionnement des
tribunaux judiciaires, celle-ci ne peut porter atteinte à l’indépendance des tribunaux tels
que l’entend la jurisprudence.

[714] En effet dans la mesure où l’État fournit le personnel suffisant pour permettre un
fonctionnement adéquat des tribunaux visés, rien ne permet de conclure que l’article 6,
en lui-même, comporte des effets délétères sur l’autonomie administrative de la
magistrature. À priori, cet article ne comporte aucun effet nocif quant au contrôle
judiciaire sur l’assignation des juges aux causes, les séances de la cour, le rôle de la
cour ainsi que les domaines connexes reliés à l’allocation des salles d’audiences et la
direction du personnel administratif qui exerce ces fonctions, tous des éléments
généralement considérés comme faisant partie de ce que l’on doit entendre comme une
exigence minimale de l’indépendance institutionnelle ou collective 514.

10 LA MODIFICATION DE LA CHARTE QUÉBÉCOISE

[715] Au sujet des modifications apportées à la Charte québécoise à son préambule


ainsi qu’à l’article 9.1 par les articles 18 et 19 de la Loi 21, la FAE allègue que,
s’agissant de la première modification de ce texte quasi constitutionnel le fait que
celles-ci ne font pas l’objet d’une adoption unanime de voix exprimée par vote de
l’Assemblée nationale, qui l’adopte sous la présidence du bâillon parlementaire, s’avère
inusité.

[716] Selon elle, il existerait une pratique constitutionnelle selon laquelle seule une
décision unanime de l’Assemblée nationale peut mener à ce résultat. Ces modifications
violeraient l’article 2a) de la Charte ainsi que le préambule de la Loi constitutionnelle de
1867 tout comme les articles 1, 3, 4, 10, 10.1, 11, 12, 13, 16, 17, 18, 18.1, 20, 49, 52 et
54 de la Charte québécoise et les articles 2, 18, 19, 26 et 27 du Pacte international
relatif aux droits civils et politiques515.

[717] Lauzon soutient que la Loi 21 modifie la Charte québécoise et l’article premier de
la Loi 62 afin d’y introduire le principe de laïcité, tel que définie à l’article 2 de la Loi 21
et, puisque ceci ne peut référer qu’à la laïcité des institutions, ce principe se trouve
donc en conséquence incompatible avec une interdiction de porter des signes religieux
ou avec d’autres mesures qui pourraient porter atteinte à des droits et libertés
fondamentaux garantis par la Charte d’une manière qui ne peut se justifier aux termes
de l’article premier de cette Charte.

514 Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673, par. 49 et 52.


515 16 décembre 1966, [1976] R.T. Can. no 47 (entrée en vigueur au Canada le 19 mai 1976).
500-17-108353-197 et Als PAGE : 157

[718] Le PGQ plaide, à raison, que l’Assemblée nationale peut modifier la Charte
québécoise, comme toute autre loi, et que la procédure législative d’exception constitue
un exercice valide du pouvoir législatif qui ne peut servir à remettre en cause la validité
constitutionnelle des lois adoptées ou modifiées de cette façon.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[719] Avec égard, rien de tangible et convaincant ne supporte les prétentions des
demanderesses. À moins d’indication contraire dans la Charte québécoise elle-même, il
s’agit d’une loi « ordinaire » quant à la façon avec laquelle le constituant peut la
modifier. Il ne faut pas confondre sa valeur « quasi constitutionnelle » avec le
mécanisme de sa modification.

[720] Ce moyen ne peut réussir.

11 LA VIOLATION DES DROITS VISÉS PAR LES CLAUSES DE DÉROGATION

[721] Estimant qu’en adoptant les articles 33 et 34 de la Loi 21, le législateur recourt
aux clauses de dérogation de manière non conforme ni au droit interne ni au droit
international, les demanderesses recherchent une déclaration d’inconstitutionnalité tant
des dispositions comportant la dérogation aux chartes que de celles qui violeraient les
articles 2a), 2b), 2d) et 15 de la Charte canadienne et leurs pendants de la Charte
québécoise.

11.1 Les clauses de dérogation

[722] La FAE prétend pouvoir démontrer que le recours aux clauses de dérogations ne
peut se justifier par de simples conditions de forme. Elle soutient que le Tribunal devrait
revoir les précédents établis il y a plus de trente ans dans les arrêts Ford c. Québec
(Procureur général)516 et Devine c. Québec (Procureur général)517, notamment à la
lumière des engagements internationaux souscrits par le Québec et le Canada depuis
lors, ainsi qu’en tenant compte des développements de la jurisprudence du Comité des
droits de l’homme de l’ONU et de la Cour suprême du Canada. Elle propose donc que,
dans le contexte actuel, des conditions de fonds devraient s’ajouter aux conditions de
formes existantes avant de donner plein effet aux dispositions de dérogation des
chartes canadienne et québécoise.

[723] Pour elle, certaines décisions de la Cour suprême et les obligations


internationales du Canada justifient l’assujettissement de la portée de l’article 33 à des
conditions de fond, et non uniquement à des conditions de forme.

[724] La Cour suprême enseigne que l’article 33 établit des exigences de forme
seulement. Ainsi, dans Ford, on lit :

516 [1988] 2 R.C.S. 712.


517 [1988] 2 R.C.S. 790.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 158

Au cours des débats, différentes opinions ont été exprimées sur la perspective
constitutionnelle à adopter pour étudier la question du sens et de l'application de
l'art. 33 de la Charte canadienne des droits et libertés. Selon un point de vue, l'art.
33 traduit l'importance que continue de revêtir la souveraineté des législatures,

2021 QCCS 1466 (CanLII)


tandis que l'autre point de vue fait ressortir la gravité de la décision du législateur de
déroger à des droits et libertés garantis, décision qu'il est important de ne prendre
que dans le cadre d'un processus démocratique éclairé. Ces deux perspectives ne
sont pas particulièrement pertinentes ou utiles dans l'interprétation des exigences
posées par l'art. 33. L'article 33 établit des exigences de forme seulement et il n'y a
aucune raison d'y voir la justification d'un examen au fond de la politique législative
qui a donné lieu à l'exercice du pouvoir dérogatoire dans un cas donné. L'exigence
d'un lien ou d'un rapport apparent entre la loi dérogatoire et les droits ou libertés
garantis auxquels on veut déroger semble ouvrir la voie à un examen au fond, car il
semble exiger que le législateur précise les dispositions de la loi en question qui
pourraient par ailleurs porter atteinte à des droits ou à des libertés garantis
spécifiés. Ce serait exiger dans ce contexte une justification prima facie suffisante
de la décision d'exercer le pouvoir dérogatoire et non pas simplement une certaine
expression formelle de cette décision. Rien dans les termes de l'art. 33 ne permet
d'y voir une telle exigence. Il se peut en fait que le législateur ne soit pas en mesure
de déterminer avec certitude quelles dispositions de la Charte canadienne des
droits et libertés pourraient être invoquées avec succès contre divers aspects de la
loi en question. C'est pour cette raison qu'il doit être permis, dans un en cause
constitue un exercice valable du pouvoir conféré par l'art. 33 dans la mesure où elle
a pour effet de déroger à toutes les dispositions de l'art. 2 et des art. 7 à 15 de la
Charte. La principale condition de forme, imposée par l'art. 33, est donc que la
déclaration dérogatoire dise expressément qu'une loi ou une de ses dispositions a
effet indépendamment d'une disposition donnée de l'art. 2 ou des art. 7 à 15 de la
Charte. Avec égards pour le point de vue contraire, la Cour est d'avis qu'une
déclaration faite en vertu de l'art. 33 est suffisamment explicite si elle mentionne le
numéro de l'article, du paragraphe ou de l'alinéa de la Charte qui contient la
disposition ou les dispositions auxquelles on entend déroger. Bien entendu, si l'on
entend ne déroger qu'à une partie de la disposition ou des dispositions d'un article,
d'un paragraphe ou d'un alinéa, il faut que des mots indiquent clairement ce qui fait
l'objet de la dérogation. Pour autant que les exigences tenant au processus
démocratique soient pertinentes, telle est la méthode employée dans la rédaction
des lois pour renvoyer aux dispositions législatives à modifier ou à abroger. Il n'y a
aucune raison d'exiger davantage en vertu de l'art. 33. Un renvoi au numéro de
l'article, du paragraphe ou de l'alinéa contenant la disposition ou les dispositions
auxquelles il sera dérogé suffit pour informer les intéressés de la gravité relative de
ce qui est envisagé. Il n'est pas possible que par l'emploi du mot "expressément",
l'on ait voulu obliger le législateur à alourdir une déclaration faite en vertu de l'art. 33
en y reproduisant textuellement la disposition ou les dispositions de
la Charte auxquelles il entend déroger, ce qui, dans le cas de la disposition
dérogatoire type en cause, l'obligerait à être particulièrement prolixe.518

(Le Tribunal souligne)

518 Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712, p. 741-742.


500-17-108353-197 et Als PAGE : 159

[725] Lauzon soutient que le simple fait de reproduire fidèlement les mots figurants à
l’article 33(1) de la Charte, en l’occurrence par le biais de l’article 34 de la Loi 21, ne
constitue pas un blanc-seing qui permet tout et n’importe quoi. À ce sujet, elle affirme
que la Loi 21 ne remplit pas les exigences de clarté, de publicité et de respect du

2021 QCCS 1466 (CanLII)


processus démocratique découlant de l’article 33 de la Charte, car elle repose sur des
prétentions fondamentalement contradictoires. En effet, selon Lauzon, bien qu’elle
déclare produire ses effets indépendamment des articles 2 et 7 à 15 de la Charte, la Loi
21 affirme incarner ces mêmes droits en prétendant que la laïcité, qui repose sur ces
droits, exige le respect de l’interdiction discriminatoire prévue à son article 6.

[726] Pour elle, il s’agit d’une forme de novlangue qui ne saurait satisfaire aux
conditions minimales de l’article 33 de la Charte. À tout évènement, elle plaide que
l’utilisation de la clause de dérogation doit se justifier dans le cadre d’une société libre
et démocratique en vertu de l’article premier de la Charte.

[727] Il apparaît incontestable que plusieurs dispositions de la Loi 21 violent non


seulement certains des droits garantis par les chartes canadienne et québécoise, donc
le droit interne, mais également le droit externe, en l’occurrence le Pacte international
relatif aux droits civils et politiques519, le Pacte international relatif aux droits
économiques, sociaux et culturels520 et la Déclaration universelle des droits de
l’homme521.

[728] Quant au droit interne, le recours aux clauses de dérogation prévues aux deux
chartes illustre cette situation de façon claire. En effet, pourquoi recourir à de telles
clauses, avant même une quelconque adjudication judiciaire sur la légalité des mesures
adoptées, si à priori, on ne suppute pas déjà le caractère attentatoire et injustifiable,
selon les chartes, de ces mêmes mesures?

[729] Le fait de vouloir prétendument éviter des débats juridiques inutiles relève du
faux-semblant. Les présentes instances le démontrent aisément, non quant à l’utilité, le
Tribunal tient à le préciser, mais plutôt quant à leur existence même.

[730] L’expert Pelletier soutient que l’un des principaux dangers qui guettent le
Québec, comme toutes les autres minorités nationales à travers le monde, réside dans
l’effet uniformisateur des décisions judiciaires522. Avec égard, il fait fausse route.

519 16 décembre 1966, [1976] R.T. Can. no 47 (entrée en vigueur au Canada le 19 mai 1976), art. 2, 3, 18
et 26 par exemple.
520 16 décembre 1966, [1976] R.T. Can. no 46 (entrée en vigueur au Canada le 19 août 1976), art. 2, 3, 6

et 7c).
521 Rés. 217 A (III), Doc. Off. A.G. N.U., 3 e sess., suppl. n° 13, p.17, Doc. N.U. A/810 (1948), art. 2, 7 et

18.
522 Pièce PGQ-10 : Rapport d’expertise de Benoît Pelletier, p. 69.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 160

[731] Les tribunaux appliquent le droit. Dans la mesure où de telles décisions ne


rencontrent pas l’assentiment du législateur, il peut légiférer à nouveau et possiblement,
utiliser les clauses de dérogation prévues aux chartes s’il considère que cet effet
uniformisateur existe et qu’il doit le contrer.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[732] Le contrepoids pour la société civile demeure le droit de voter pour ou contre une
telle démarche.

[733] En effet, il apparaît nécessaire de rappeler que le recours aux tribunaux


demeure, dans une société de droit, libre et démocratique, jouissant d’un appareil
judiciaire impartial et indépendant, le meilleur rempart contre les pouvoirs de l’État. La
quête de la justice, dans son sens le plus élémentaire et le plus noble, doit pouvoir faire
l’objet d’un recours en justice et un tribunal de droit commun, comme la Cour
supérieure du Québec, doit voir à préserver l’existence de cette possibilité.

11.1.1 L’application du droit international et du droit comparé

[734] Cela amène donc à voir en quoi le droit externe, ici le droit international, peut
influer ou modifier l’interprétation du droit interne. De façon directe, selon la FAE, il
s’agit de déterminer si la forme persuasive de la norme internationale doit l’emporter sur
la détermination de sa force contraignante en droit interne.

[735] Cette proposition repose sur l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté
et de l'Immigration)523 où la Cour suprême déclare que les tribunaux peuvent tenir
compte des valeurs exprimées dans le droit international des droits de la personne dans
l’approche contextuelle de l’interprétation des lois524.

[736] Le Tribunal ne possède aucune raison d’en disconvenir, d’autant plus que les
arrêts Hape525, Németh526 et Vavilov527 abondent dans le même sens.

[737] Ainsi, pour la FAE, l’interprétation de la clause de dérogation, telle qu’elle


subsiste à ce jour depuis l’arrêt Ford, ne constituera pas une interprétation acceptable
pour tout gouvernement qui s’engage à protéger et à respecter les droits fondamentaux
de la personne. Elle soutient que l’utilisation de la clause de dérogation doit posséder
un objectif réel et urgent et qu’une interprétation généreuse des droits et libertés
garantis par la Charte, visant à en assurer la pleine jouissance, milite en faveur d’une
interprétation conséquente de l’article 33 de la Charte.

523 [1999] 2 R.C.S. 817.


524 Id., par. 69 et 70.
525 R. c. Hape, [2007] 2 R.C.S. 292, par. 53.
526 Németh c. Canada (Justice), [2010] 3 R.C.S. 281, par. 34.
527 Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, par. 114 et 182.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 161

[738] À ce sujet, la FAE reconnaît que les normes édictées par le droit international ne
lient pas les tribunaux lorsqu’ils interprètent la Charte, bien que celui-ci constitue une
source pertinente et persuasive pour ce faire528.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[739] Elle soumet au Tribunal une analyse de la situation dans 38 pays quant à
l’existence d’une clause de dérogation, pour en conclure que celle-ci ne devrait s’utiliser
dans une société civile libre et démocratique qu’en présence d’une justification.

[740] L’argument apparaît à première vue séduisant. Cependant, il ne peut emporter


l’adhésion du Tribunal. Dans un contexte tel que le nôtre, hormis le contrôle de la stricte
légalité, la sanction pour l’utilisation de la clause de dérogation réside dans l’urne, donc
dans le choix de la population lors d’une élection.

[741] Quant à l’utilisation des clauses de dérogation, le PGQ plaide que leur usage ne
relève d’aucun critère de fond puisqu’en pratique, si les tribunaux pouvaient en
constater l’usage pour de tels motifs, cela ferait en sorte de réintroduire indirectement
au débat les critères applicables des chartes qu’elles visent à écarter.

[742] La FAE affirme, en s’appuyant sur la doctrine529, que les tribunaux retiennent
cinq principes d’interprétations de la Charte. Il s’agit de l’interprétation :

i) Non technique;

ii) Téléologique;

iii) Dynamique et évaluative;

iv) Exclusivement prétorienne;

v) Qui tient compte du droit international et du droit comparé.

[743] Le Tribunal reconnaît non seulement l’existence de ces principes, mais


également la nécessité d’y faire appel dans la mesure de leur applicabilité à la situation
contentieuse.

[744] Cependant, avec égard, le Tribunal ne peut avaliser la proposition de la FAE. En


effet, le nouveau test juridique qu’elle propose revient en substance à mettre en
application la première étape justificative qui existe en vertu de l’article premier de la
Charte. Ce faisant, la FAE propose un argument qui mène à un non-sens tant historique
que juridique.

528 Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, par. 57 à 59.
Plan d’argumentation de la FAE, par. 156.
529 Henri BRUN, Guy TREMBLAY et Eugénie BROUILLET, Droit constitutionnel, 6e éd., Cowansville,
Éditions Yvon Blais, 2014, p. 999-1002.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 162

[745] On voit mal comment le législateur, au moment de l’adoption de la Charte, après


les consultations constitutionnelles avec les provinces que cela impose, décidant d’y
inclure une clause de dérogation permettant d’exclure certains droits d’une protection
constitutionnelle, pourrait se voir imposer, de façon prétorienne, une obligation juridique

2021 QCCS 1466 (CanLII)


qui découlerait, en partie, de l’application substantive de l’équivalent analytique de cette
même disposition, en l’occurrence l’article premier, alors que cette même clause de
dérogation vise à exclure du débat judiciaire l’application de ces mêmes principes.

[746] Quant à l’utilisation des obligations internationales du Québec et du Canada pour


interpréter les clauses de dérogation, le PGQ fait valoir, à juste titre, que tant la
Déclaration universelle des droits de l’homme 530 que le Pacte international relatif aux
droits économiques et sociaux531 précèdent l’entrée en vigueur de ces clauses.

[747] Par conséquent, on ne peut raisonnablement soutenir qu’il s’agit là d’éléments


nouveaux dont ne disposait pas la Cour suprême lors du prononcé de Ford.

[748] De plus, l’arrêt Kazemi532 permet de disposer de cette question :

[60] L’état actuel du droit international sur les réparations destinées aux victimes
de torture ne modifie pas la loi et ne la rend pas ambiguë. On ne saurait utiliser
le droit international pour étayer une interprétation à laquelle fait obstacle le texte
de la loi. De même, la présomption de conformité ne permet pas d’écarter
l’intention claire du législateur (voir S. Beaulac, « “Texture ouverte”, droit
international et interprétation de la Charte canadienne », dans E. Mendes et S.
Beaulac, dir., Canadian Charter of Rights and Freedoms (5e éd. 2013), p. 231-
235). De fait, la présomption voulant que la loi respecte le droit international ne
demeure que cela — une simple présomption. Or, selon la Cour, celle-ci peut
être réfutée par les termes clairs de la loi en cause (Hape, par. 53-54). En
l’espèce, la LIÉ énumère toutes les exceptions à l’immunité des États. L’ordre
juridique interne du Canada, tel qu’instauré par le Parlement, prévaut.

[749] Ici, l’application du droit tel qu’il existe à ce jour et tel que l’exprime la Cour
suprême du Canada, ne permet pas au Tribunal d’accorder une portée autre
qu’interprétative aux instruments de droit international. Or ceux-ci ne trouvent aucune
utilité en l’espèce.

[750] De tout ceci, le Tribunal conclut que l’arrêt Ford dispose de cette question et que
la règle du stare decisis s’impose. L’instance ne pose pas plus une question juridique
nouvelle à ce sujet qu’il existe à l’heure actuelle un contexte factuel qui milite en faveur
d’une nouvelle détermination de cette question. De plus, l’arrêt récent Ontario
(Procureur général) c. G.533 souligne que l’article 33 permet au législateur de soustraire

530 Rés. 217 A (III), Doc. Off. A.G. N.U., 3e sess., suppl. n° 13, p.17, Doc. N.U. A/810 (1948).
531 16 décembre 1966, [1976] R.T. Can. no 46 (entrée en vigueur au Canada le 19 août 1976).
532 Kazemi (Succession) c. République islamique d’Iran, [2014] 3 R.C.S. 176.
533 2020 CSC 38.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 163

temporairement une loi à l’application des droits et libertés garantis par les articles 2 et
7 à 15 de la Charte, et ce, même pour des motifs purement politiques 534.

[751] Ainsi, on voit mal comment le Tribunal devrait assujettir l’utilisation des clauses

2021 QCCS 1466 (CanLII)


de dérogation aux conditions que réclament les opposants à la Loi 21, d’autant plus que
le Tribunal n’agit pas comme censeur de l’opportunité politique du législateur.

[752] La règle du stare decisis s’applique donc. Le Tribunal doit s’en remettre aux
enseignements de la Cour suprême à ce sujet.

11.1.2 Observations sur l’usage des clauses de dérogation par le


législateur en l’espèce

[753] Le Tribunal convient avec le PGQ que les parties demanderesses tentent de
contredire la Constitution écrite, en l’occurrence l’article 33 de la Charte, qui établit le
pouvoir de dérogation, pour y introduire des principes sous-jacents qui n’existent qu’à
titre interprétatif, car ceux-ci ne permettent pas de contrôler la constitutionnalité des lois,
à moins qu’il n’existe un silence à ce sujet dans la Constitution écrite.

[754] Cependant, par définition, dans une société soucieuse de respecter les droits
fondamentaux qu’elle accorde à ses membres, l’utilisation de la clause de dérogation
devrait se faire de façon parcimonieuse et circonspecte. D’aucuns peuvent penser que
l’utilisation faite dans le cas à l'étude par le législateur québécois la banalise d’autant
plus que la dérogation intervient avant tout débat judiciaire sur la validité
constitutionnelle des dispositions de la Loi 21.

[755] Voilà pourquoi dans le contexte de l’analyse des clauses de dérogation, le


Tribunal croit utile de mettre en lumière certaines observations, car il ne peut que
constater la portée à priori exorbitante de l’utilisation qu’en fait le législateur. En effet,
en ce qui concerne la Charte québécoise, on note que la Loi 21 stérilise sans restriction
l’application de ses articles 1 à 38, et qu’il en va de même avec les articles 2 et 7 à 15
de la Charte canadienne.

[756] Avec égard, bien qu’il s’agisse là d’une prérogative du législateur, que le Tribunal
ne remet aucunement en question, le Tribunal se voit néanmoins interpellé par
l’amplitude de l’exercice et l’indifférence qu’il affiche à l’égard de certains droits et
libertés touchés.

[757] À ce sujet, le Tribunal tient à faire preuve de clarté. À charge de redite, le


législateur peut, à sa guise et ce pour des motifs purement politiques, utiliser les
clauses de dérogation. Le Tribunal en convient et il ne remet pas en question la
légitimité de cette façon de faire. Mais, en contrepartie, puisqu’il s’agit de neutraliser
des droits et libertés fondamentaux, le simple respect de ceux-ci devrait militer en

534 Id., par. 137.


500-17-108353-197 et Als PAGE : 164

faveur d’une utilisation plus ciblée de ce pouvoir qui, après tout, doit demeurer
exceptionnel.

[758] Ainsi, bien qu’il apparaisse logique, qu’afin que la Loi 21 produise ses effets à

2021 QCCS 1466 (CanLII)


tout prix, que le législateur québécois neutralise les dispositions relatives aux libertés de
conscience, de religion et d’expression énoncés aux articles 3 de la Charte québécoise
et 2a) et 2b) de la Charte canadienne, tout comme celles prévoyant le droit à la
sauvegarde de la dignité (4) et au respect de la vie privée, et celles découlant des
articles 10 à 13 et 16 à 20 de la Charte québécoise traitant de discrimination ou de
l’article 15 de la Charte canadienne traitant du droit à l’égalité devant la loi et du
bénéfice et de la protection égale de la loi, il n’en va pas de même pour les autres
dérogations incluses dans les articles 33 et 34 de la Loi 21.

[759] En effet, comment expliquer la suspension des garanties juridiques relatives aux
fouilles, perquisitions ou saisies prévues à l’article 8 de la Charte canadienne? À celles
relatives à la détention ou l’emprisonnement de l’article 9? Aux droits découlant d’une
arrestation ou d’une détention de l’article 10? À ceux relatifs aux affaires criminelles et
pénales qui englobent, entre autres, le droit à un procès dans un délai raisonnable
(11b)), la présomption d’innocence (11d)), la non-contraignabilité de l’accusé (11c)),
ainsi que celui de pouvoir retrouver sa liberté (11e))? Au droit à l’interprète (14)?

[760] Quant à la Charte québécoise, on peut faire le même exercice à l’égard du droit
au secours d’une personne dont la vie se trouve en péril (2), à celui relatif à la
jouissance paisible des biens (6), à l’inviolabilité de la demeure (7) et au respect de la
propriété privée (8). On retrouve également la même suspension à l’égard des droits
judiciaires énumérés précédemment.

[761] Mais, ce qui apparaît le plus troublant réside dans la suspension de droits qui
participent de façon fondamentale à la règle de droit, telle qu’on la conçoit de nos jours.
Par exemple, comment expliquer la suspension du droit au secret professionnel prévu à
l’article 9 de la Charte québécoise? De celui prévoyant une audition impartiale par un
tribunal indépendant que prévoient à la fois l’article 23 de la Charte québécoise et
l’article 7 de la Charte canadienne? De l’assistance à un avocat énoncé à l’article 34 de
la Charte québécoise et 10b) de la Charte canadienne? Du recours à l’habeas corpus,
prévu à l’article 10c) de la Charte canadienne et 32 de la Charte québécoise, alors que
ce droit fait partie de notre système juridique depuis la Magna Carta de 1215?

[762] Ainsi, on peut se demander ce qu’entraîne la suspension du droit à la


représentation par avocat ainsi que du droit à une audition impartiale par un tribunal
indépendant dans le contexte où les personnes visées par la Loi 21 se trouveront
possiblement à devoir faire face à des mesures disciplinaires (alinéa 2 de l’article 13) ou
à des mesures de surveillance et d’accompagnement (alinéa 2 de l’article 12).
500-17-108353-197 et Als PAGE : 165

[763] Interrogé par le Tribunal quant aux raisons qui justifieraient un exercice
dérogatoire aussi large, le représentant du PGQ affirme qu’il fallait se prémunir contre
l’inventivité des personnes qui voudraient contester la Loi 21. Voilà une bien mince et
troublante explication.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[764] En effet, à l’évidence, tout en reconnaissant cette possibilité, il n’en demeure pas
moins que de nombreux droits auxquels le législateur applique les clauses de
dérogation ne peuvent servir de base à une contestation de la validité, constitutionnelle
ou autre, de la Loi 21.

[765] Le fait qu’il ne s’agit pas de la première fois que le législateur déroge à des droits
fondamentaux ne change rien à ce constat, bien au contraire. En effet, il ne fait que
renforcer l’importance pour les tribunaux, gardien de la Constitution, de souligner qu’en
semblable matière, la circonspection s’impose.

[766] D’ailleurs, l’utilisation des clauses de dérogation dans la Loi 21 rappelle l’époque
suivant l’entrée en vigueur de la Charte canadienne où le législateur, dans un geste de
nature politique tout à fait légitime, visait à souligner le fait que cette entrée en vigueur
se faisait sans l’accord formel du Québec. Ainsi toutes les lois provinciales adoptées
entre 1982535 et 1985536, indistinctement de leur objet, produisaient leurs effets
indépendamment des articles 2 et 7 à 15 de la Constitution. Cependant, à l’évidence, et
il s’agit là d’une différence fondamentale et très significative, les protections
correspondantes de la Charte québécoise demeuraient en vigueur.

[767] Avec la Loi 21, il s’agit en effet de la première législation adoptée par
l’Assemblée nationale depuis 1986 qui déroge à l’ensemble des articles susmentionnés.
Il faut noter que la Loi 21 et la Loi concernant la Loi constitutionnelle de 1982537, qui
pour nos fins ne possèdent pas d’objet, représentent les deux seules lois, présentement
en vigueur au Québec, qui prévoit une dérogation à l’égard des articles 2 et 7 à 15 de la
Charte canadienne.

[768] Cependant, de façon plus remarquable et pertinente pour notre propos, la Loi 21
constitue le premier texte législatif qui déroge simultanément aux articles 1 à 38 de la
Charte québécoise et 2 et 7 à 15 de la Charte canadienne538. Donc, on ne peut que
constater qu’en agissant ainsi le constituant suspend, à l’égard de la Loi 21, presque
l’ensemble des droits et libertés dans la province de Québec. Peu importe la
perspective que l’on entretient face à la Loi 21, il faut souligner qu’il ne s’agit pas là

535 La Charte canadienne est entrée en vigueur le 17 avril 1982.


536 La 5e session de la 32e législature de l’Assemblée nationale a pris fin le 10 octobre 1985.
537 RLRQ, c. L-4.2.
538 Pour un tableau des lois utilisant les clauses dérogatoires, voir Guillaume ROUSSEAU et François
CÔTÉ, « A distinctive Quebec Theory and Practice of the Notwithstanding Clause : When Collective
Interests Outweigh Individual Rights », (2017) 47 R.G.D. 343, p. 423.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 166

d’une mince affaire, bien au contraire. Voilà pourquoi le Tribunal évoquait plus haut une
certaine banalisation et indifférence quant à la portée réelle de l’exercice de dérogation.

[769] En tant que gardien de la primauté du droit, le Tribunal se doit de s’interroger

2021 QCCS 1466 (CanLII)


sérieusement sur un recours aussi large aux clauses de dérogation. Il doit également le
mettre en lumière.

[770] Évidemment, à charge de se répéter, le législateur peut utiliser les clauses de


dérogation que prévoient spécifiquement les chartes, le problème ne se situe pas à ce
niveau. Il relève plutôt d’un usage qui apparaît à la fois désinvolte et inconsidéré de
cette prérogative, en ce qu’il ratisse beaucoup trop large. À ce sujet, le Tribunal insiste
sur le fait que le jugement qu’il porte sur l’usage des clauses de dérogation s’applique
uniquement à l’égard de la dérogation relative aux droits et libertés qui ne possèdent
aucune apparente connexité avec l’objectif de laïcité poursuivi par le législateur, tel
qu’énoncé auparavant aux paragraphes [759] à [762].

[771] En ces matières, alors que l’on suspend des libertés fondamentales, il semble
que le moins que l’on puisse s’attendre du législateur, lui aussi normalement gardien de
l’intérêt public, réside dans un usage le plus circonscrit possible de ce pouvoir
d’exception. Pour faire image, le Tribunal considère qu’en semblable matière le « sur
mesure » l’emporte assurément sur le « prêt-à-porter ».

[772] L’historique législatif révèle qu’un tel exercice semble entièrement possible, et
ce, même en matière de relation entre la liberté de religion et l’éducation. À titre
d’illustration, le législateur choisit de déroger aux articles 3 et 10 de la Charte
québécoise et 2a) et 15 de la Charte canadienne afin de préciser qu’accorder des droits
et privilèges à une confession religieuse, dans le contexte de l’instruction publique, ne
constitue pas une atteinte à la liberté de religion ou au droit à l’égalité 539. Certes, ici la
Loi 21, en substance, retire plutôt qu’elle n’accorde des droits, mais, en tout respect,
cela devrait d’autant plus inciter le législateur à faire preuve de circonspection.

539 Adoptée entre 1982 et 1985, la Loi sur l’enseignement primaire et secondaire public, L.Q. 1984, c. 39,
art. 80 et 654 déroge aux articles 3 et 10 de la Charte québécoise et 2 et 7 à 15 de la Charte
canadienne. Adoptées après 1985, les lois suivantes dérogent aux articles 3 et 10 de la Charte
québécoise et 2a) et 15 de la Charte canadienne : Loi modifiant de nouveau la Loi sur l’instruction
publique et la Loi sur le Conseil supérieur de l’éducation et modifiant la Loi sur le ministère de
l’Éducation, L.Q. 1986, c. 101, art. 10-12; Loi sur l’instruction publique, L.Q., 1988, c. 84, art. 571 et
572; Loi sur les élections scolaires, L.Q. 1989, c. 36, art. 283 et 284; Loi sur l’enseignement privé,
L.Q. 1992, c. 68, art. 175 et 176; Loi concernant certaines dispositions dérogatoires des lois relatives
à l’éducation, L.Q. 1994, c. 11, art. 1; Loi concernant certaines dispositions dérogatoires dans les lois
relatives à l’éducation, L.Q. 1999, c. 28, art. 1; Loi modifiant diverses dispositions législatives dans le
secteur de l’éducation concernant la confessionnalité, L.Q. 2000, c. 24, art. 67 et 68; Loi modifiant
diverses dispositions législatives de nature confessionnelle dans le domaine de l’éducation, L.Q. 2005,
c. 20, art. 16 et 17.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 167

[773] À tout évènement, cela ne change pas la conclusion du Tribunal quant à la façon
dont le législateur peut invoquer les clauses de dérogation, entre autres au regard de la
règle du stare decisis. Mais en l’absence de ces précédents le liant, il demeure possible
que cette conclusion pourrait se voir moduler par la façon avec laquelle le législateur

2021 QCCS 1466 (CanLII)


inclut dans son exercice de dérogation des droits et libertés qui ne participent en rien à
la réalisation de son objectif législatif.

[774] En effet, encore une fois sans remettre en question le droit d’utiliser la clause de
dérogation, on peut penser qu’un usage abusif de celui-ci pourrait se voir limité à sa
portée la plus congrue, car, comme le plaide lui-même le PGQ, aucun droit n’existe et
ne s’exerce de façon absolue.

[775] Certains pourraient rétorquer que le législateur jouit du pouvoir absolu de rédiger
et d’adopter les lois. Cela demeure vrai. Mais dans la mesure où seul le recours à l’urne
constitue le remède approprié à l’égard de l’exercice de ce pouvoir, il convient que la
société civile connaisse, d’une part, la façon dont ce pouvoir s’exerce et, d’autre part,
les conséquences qu’entraîne un tel exercice, et ce, a fortiori, lorsque l’on traite de
droits et libertés fondamentaux.

[776] Ainsi, les Tribunaux, en tant que gardien de la primauté du droit et de la


Constitution se doivent d’éclairer cette connaissance des fruits de leurs expertises.

[777] En termes plus concrets, il faudrait possiblement que le législateur doive et


puisse expliquer en cas de contestation, à tout le moins prima facie, non pas la
légitimité politique ou juridique du recours aux clauses de dérogations, ou pour
reprendre les termes de l’arrêt Ford, exiger une justification prima facie suffisante de la
décision d’exercer le pouvoir dérogatoire, mais simplement l’existence d’une certaine
connexité entre la suspension des droits et libertés et les objectifs poursuivis par la
législation en question. Ainsi, cela permettrait au Tribunal, en cas de contentieux quant
à la portée de l’utilisation des clauses de dérogation, d’en apprécier le caractère
juridiquement nécessaire pour que le législateur puisse atteindre la finalité qu’il
recherche et ce, tout en respectant la très grande latitude dont il jouit.

[778] À titre d’exemple, le Tribunal ne peut voir comment la suspension du droit au


secret professionnel ou à celui du droit à l’avocat, pour ne citer que ceux-là, participe à
la réalisation de l’objectif législatif d’affirmation de la laïcité. Avec égard, cette
suspension apparaît à la fois exorbitante et inutile. On peut donc raisonnablement
soutenir qu’un justiciable devrait pouvoir contester cet usage du législateur de la clause
de dérogation dans une loi qui porte sur la laïcité.

[779] Cependant, il n’existe aucune telle demande spécifique en l’instance et,


évidemment, dans l’état actuel du droit, cette question relève d’une juridiction
supérieure et pourra possiblement faire partie de ce que certains auteurs qualifient de
500-17-108353-197 et Als PAGE : 168

dialogue entre les tribunaux et les législateurs. Pour l’instant, à ce niveau, elle relève de
lege ferenda.

[780] Fin des observations à ce sujet.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


11.2 L’atteinte à la liberté de conscience, de religion, d’expression et
d’association

[781] Malgré l’obstacle érigé par l’utilisation des clauses de dérogation, les
demanderesses plaident la violation de leurs droits visés par ces clauses, notamment
de la liberté de conscience et de religion.

[782] La FAE ajoute :

- Que l’article 16 de la Loi 21 viole la liberté d’association de ses membres,


protégée par l’article 2d) de la Charte ainsi que les articles 1, 3, 4, 10, 10.1, 11,
12, 13, 16, 17, 18, 18.1, 20, 49, 52 et 54 de la Charte québécoise et les articles
2, 18, 19, 26 et 27 du Pacte puisqu’il opère une rupture avec les clauses 9-1.09
et 14-3.00 à 14-3.04 de leur convention collective, dites « clauses anti-
discrimination » datée du 30 juin 2016540;

- Que l’article 31 de la Loi 21 qui impose des sévères contraintes de mobilité


géographiques et hiérarchiques se révèle en contravention des mêmes
dispositions des chartes et du Pacte.

[783] Le PGQ plaide que l’utilisation des clauses de dérogation empêche le Tribunal
d’appliquer les articles 2 de la Charte canadienne et 3 de la Charte québécoise et qu’il
ne peut donc exister une atteinte aux libertés fondamentales sur lesquelles le Tribunal
doit adjuger.

[784] Pour les motifs qui précèdent, à l’évidence les demanderesses ne peuvent
réussir puisque l’utilisation de l’article 33 stérilise le recours aux dispositions pertinentes
de la Charte.

11.3 Le jugement déclaratoire à titre de réparation

[785] La FAE cherche à obtenir un jugement déclaratoire voulant que les dispositions
de la Loi 21 portent atteinte aux articles 2 et 15 de la Charte canadienne et aux articles
3 et 10 de la Charte québécoise malgré le recours aux clauses dérogatoires par le
législateur. Selon elle, cette demande et le jugement qui en résulterait permettraient
d’attirer l’attention des membres de l’Assemblée nationale et de la population
québécoises sur la nature des droits et libertés violés afin que ceux-ci puissent réagir

540 Pièce P-14, dossier FAE.


500-17-108353-197 et Als PAGE : 169

en conséquence par voie du processus démocratique à la fin du délai de cinq ans prévu
à l’article 33(3) de la Charte canadienne.

[786] L’article 33 de la Charte énonce :

2021 QCCS 1466 (CanLII)


33. (1) Le Parlement ou la législature d’une province peut adopter une loi où il
est expressément déclaré que celle-ci ou une de ses dispositions a effet
indépendamment d’une disposition donnée de l’article 2 ou des articles 7 à 15 de
la présente charte.

(2) La loi ou la disposition qui fait l’objet d’une déclaration conforme au présent
article et en vigueur a l’effet qu’elle aurait sauf la disposition en cause de la
charte.

(3) La déclaration visée au paragraphe (1) cesse d’avoir effet à la date qui y est
précisée ou, au plus tard, cinq ans après son entrée en vigueur.

(4) Le Parlement ou une législature peut adopter de nouveau une déclaration


visée au paragraphe (1).

(5) Le paragraphe (3) s’applique à toute déclaration adoptée sous le régime du


paragraphe (4).

[787] Lauzon invite le Tribunal à déclarer que la Loi 21 porte atteinte à la liberté de
conscience et de religion, à la liberté d’expression et au droit à l’égalité garantis par les
chartes canadienne et québécoise d’une façon qui ne se justifie pas dans le cadre
d’une société libre et démocratique parce que l’utilisation des clauses dérogatoires
permet uniquement qu’on ne donne pas effet à une loi qui porte atteinte à un droit
protégé. Selon elle, le libellé des articles 33 de la Charte et 52 de la Charte québécoise,
tout comme la compétence inhérente des Cours supérieures et leurs devoirs
d’interpréter les lois, y compris celles qui font l’objet d’une clause de dérogation, ainsi
que l’article 24(1) de la Charte autorisent le Tribunal à accorder le jugement déclaratoire
recherché.

[788] Elle argue que ces déclarations constituent une intervention judiciaire nécessaire
dans les circonstances exceptionnelles qui sous-tendent la contestation judiciaire.
D’une part, elle postule que celles-ci serviraient à informer le débat public, ce qui
s’avèrera nécessaire dans l’éventualité où l’Assemblée nationale devrait débattre de
l’opportunité de renouveler l’utilisation de la clause de dérogation et, d’autre part, ces
déclarations prendraient effet sans délai dans l’éventualité d’un non-renouvellement de
l’application des clauses de dérogation. Finalement, à ce sujet, elle ajoute que ces
déclarations d’inconstitutionnalité informeraient l’analyse du Tribunal quant au bien-
fondé de la demande pour dommages-intérêts réclamés par les demanderesses.

[789] Pour le PGQ, comme le jugement déclaratoire repose sur une contestation d’une
violation des articles 2 et 15 de la Charte et que l’utilisation de la clause de dérogation
500-17-108353-197 et Als PAGE : 170

de l’article 34 de la Loi 21 soustrait ces droits garantis du pouvoir de révision du


Tribunal, il s’ensuit selon lui que le Tribunal ne peut donner suite à la demande de
jugement déclaratoire. Selon lui, comme une réparation convenable et juste au sens de
l’article 24 de la Charte doit découler de la violation d’un droit fondamental causée par

2021 QCCS 1466 (CanLII)


la conduite ou un acte commis par l’État pour la même raison qu’explicitée auparavant,
cette demande ne peut recevoir l’aval du Tribunal.

[790] La FAE se réclame, entre autres, de l’arrêt El-Alloul c. Procureure générale du


Québec541 pour demander au Tribunal de prononcer un jugement déclaratoire quant à
la conformité constitutionnelle de la Loi 21. Dans cet arrêt, la Cour d’appel note le
contexte factuel singulier devant lequel se retrouvait la requérante El-Alloul, ce qui
entraînait des difficultés réelles pour identifier la procédure judiciaire adéquate et
appropriée dans de telles circonstances542.

[791] Elle énonce que l’article 24(1) de la Charte peut assurément servir d’assise au
prononcé d’un jugement déclaratoire543. Ainsi, à l’évidence, dans la mesure où le
Tribunal reconnaît la violation de droits constitutionnels, normalement, il doit pouvoir
accorder une réparation544.

[792] La Cour d’appel affirme que les tribunaux peuvent rendre des jugements
déclaratoires sans cause d’action et peu importe si une mesure de redressement
consécutive peut suivre545. Cependant, il importe de souligner qu’en ce faisant, la Cour
d’appel rappelle le caractère discrétionnaire d’un tel remède546.

[793] Bien qu’il ne faille pas appliquer une démarche procédurière rigide 547, le Tribunal
ne donnera pas suite à la demande de jugement déclaratoire notamment parce que,
d’une part, contrairement à l’affaire El-Alloul, il existe bel et bien un débat de nature
constitutionnelle entre les parties en l’instance.

[794] D’autre part, avec l’utilisation des clauses de dérogation, le législateur place le
débat constitutionnel dans un contexte bien particulier. Le Tribunal ne se retrouve pas
dans une impasse procédurale comme dans El-Alloul. De plus, dans cette affaire, le
contexte factuel militait fortement pour l’émission d’un remède, alors qu’ici, à charge de
redite, l’utilisation des clauses de dérogation enlève toute effectivité réelle à cet égard.

[795] Le Tribunal doit se montrer soucieux de respecter la séparation des pouvoirs


entre ceux qu’exercent la branche législative et la branche judiciaire. Ainsi, le Tribunal

541 2018 QCCA 1611.


542 Id., par. 39 et 47.
543 Id., par. 40.
544 Id., par. 48.
545 Id., par. 53.
546 Id., par. 54.
547 Id., par. 63.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 171

doit éviter d’utiliser le pouvoir discrétionnaire qu’il possède en la matière pour émettre
ce qui s’apparente, à plusieurs égards, à une opinion judiciaire qui porte sur une
question purement théorique reposant de plus sur des considérations hypothétiques. En
effet, le substrat factuel repose sur la prémisse voulant que le législateur pourrait

2021 QCCS 1466 (CanLII)


décider de ne pas utiliser à nouveau l’article 33 de la Charte.

[796] Le Tribunal exerce sa discrétion judiciaire pour ne pas donner suite à une telle
demande.

[797] Premièrement, parce que la question posée s’avère théorique puisqu’elle vise à
contourner le contexte factuel existant à ce jour pour en suggérer un, hypothétique, qui
repose sur l’absence de l’utilisation des clauses de dérogation par le législateur.

[798] Deuxièmement, et de façon plus importante, parce que bien qu’en apparence, il
faut donner un sens aux mots utilisés à l’article 33 qui ne parle que de l’effet de
l’utilisation de la clause de dérogation, ce qui n’exclurait pas une demande de jugement
déclaratoire, il n’en demeure pas moins que de faire un tel débat constitue une façon
indirecte de faire quelque chose que l’on ne peut faire directement.

[799] Avec égard, bien que les droits et libertés constituent un sujet de la plus haute
importance, il faut éviter d’hypothéquer un système judiciaire déjà suffisamment occupé
avec des recours qui ne débouchent pas sur un résultat concret.

[800] Voilà pourquoi le Tribunal rejette cette demande.

12 LA VIOLATION DU DROIT À L’ÉGALITÉ DE GARANTIE DES DROITS POUR


LES DEUX SEXES PRÉVU À L’ARTICLE 28 DE LA CHARTE CANADIENNE

[801] Pour Lauzon, la Loi 21, tant par ses objets que ses effets, mine le droit
constitutionnel des femmes à la liberté de religion et d’expression et la garantie contre
la discrimination de manière disproportionnée par rapport aux hommes, ce qui violerait
l’article 28 de la Charte qui prévoit :

28. Indépendamment des autres dispositions de la présente charte, les droits et


libertés qui y sont mentionnés sont garantis également aux personnes des deux
sexes.

[802] Selon les statistiques colligées par le ministère du Travail, de l’Emploi et de la


Solidarité sociale, les femmes constituent 88 % du corps enseignant au niveau primaire
et préscolaire et 61 % au niveau secondaire. À l’évidence, les conséquences de
l’interdiction du port de symboles religieux pour le corps enseignant toucheront très
majoritairement des femmes.

[803] De plus, il ne fait aucun doute que le principe d’interdiction du port d’un signe
religieux découle du port de celui-ci par les femmes de confession musulmane. D’une
500-17-108353-197 et Als PAGE : 172

part, avant la présence plus marquée de cette pratique dans l’espace public, on ne
retrouve aucune préoccupation tangible à ce sujet dans le discours social. D’autre part,
le port de signes religieux par les femmes musulmanes constitue une des causes de
l’adoption de la Loi 21 notamment parce que certains les qualifient de symbole de

2021 QCCS 1466 (CanLII)


soumission de la femme envers l’homme548.

[804] À cet égard, d’ailleurs la focalisation de PDF et MLQ sur cet aspect de la
question démontre bien à quel point on peut voir dans la Loi 21 une volonté de faire
disparaître cette réalité, alors qu’on ne traite pas du port d’une croix, de la kippa ou
d’une médaille religieuse par exemple. De plus, le port de la barbe par les musulmans
ou les sikhs ne semble pas comporter la même signification pour les défenseurs de la
Loi 21, alors que nul ne peut ignorer qu’il s’agit là pour les hommes de ces convictions
religieuses, d’une orthopraxie révélant une forte religiosité.

[805] De toutes les personnes visées, les femmes de confession musulmane


apparaissent particulièrement vulnérables. D’ailleurs au CSSM tous les dossiers de
demande de poste, en l’occurrence huit, fermés par suite de l’entrée en vigueur de la
Loi 21 concernent des femmes musulmanes portant le hijab549.

[806] Un recensement datant de 2011 établit le nombre de musulmans au Québec


à 243 400 personnes, en l’occurrence la deuxième confession religieuse en importance
de la province après les chrétiens550. Cette proportion représente deux fois et demie
celle des populations juives et sikhes combinées551.

[807] Le Tribunal souligne que la preuve révèle indubitablement que les effets de la
Loi 21 se répercuteront de façon négative sur les femmes musulmanes d’abord et avant
tout. D’une part, en violant leur liberté de religion et d’autre part, en faisant de même à
l’égard de leur liberté d’expression puisque la tenue vestimentaire constitue à la fois
une expression pure et simple, mais elle peut également constituer la manifestation
d’une croyance religieuse.

[808] La FAE plaide que comme l’égalité des deux sexes prévue à l’article 28 de la
Charte ne peut faire l’objet d’une dérogation, il en découle que lorsqu’un gouvernement
adopte une loi qui permet la violation des droits garantis, il ne peut le faire si des
personnes s’en trouvent disproportionnellement touchées en raison de leur sexe, tel
qu’en l’espèce.

[809] Dans cette perspective, il en découle que les articles 4, 6, 12, 13, 14 et le
paragraphe 10 de l’annexe II constituent une violation flagrante de la liberté de
conscience et de religion protégée par les chartes. L’application de ces articles se

548 Pièces EMSB-28-2 et EMSB-28-3; pièces P-6 et P-11, dossier Lauzon.


549 Interrogatoire de Louis Bellerose, 25 août 2020, p. 82.
550 Pièce EMSB 28-16 : Rapport d’expertise de Solange Lefebvre, par. 15.
551 Id., par. 10.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 173

révèle manifestement discriminatoire et donc contraire aux articles 15 et 28 de la Charte


puisque les femmes musulmanes constituent la très grande majorité, pour ne pas dire
la totalité, des personnes touchées. Pour la FAE, il n’existe aucun objectif réel et urgent
justifiant le législateur d’agir à cet égard.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[810] Selon Hak, les articles 6 et 8 de la Loi 21 violent les articles 15 et 28 parce qu’ils
entraînent de façon disproportionnée à l’égard des femmes de sévères restrictions à
leur droit de pratiquer leur religion, garanti à l’article 2a) de la Charte et à l’article 3 de la
Charte québécoise ainsi que leur droit à l’égalité prévue par les articles 15 et 10 de ces
mêmes chartes. Bien que le législateur affirme que la Loi 21 se veut neutre dans ses
effets à l’égard des hommes et des femmes qui portent des signes religieux, les
conséquences sur ces dernières se révèlent, selon elle, clairement disproportionnées
en leur défaveur.

[811] Comme les déclarations sous serment montrent clairement que l’application de
l’article 6 par les commissions scolaires à travers la province se fait quasi
exclusivement à l’égard des femmes musulmanes qui portent le hijab, Hak plaide que
l’impact réel de l’article 6 de la Loi 21 entraîne la négation de leur droit de pratiquer leur
religion, alors que cela n’entraîne pas les mêmes conséquences pour la très grande
majorité de la population.

[812] Quant à l’article 8, il vise selon elle uniquement les femmes musulmanes qui
portent le niqab, ce qui à l’évidence viole le droit à l’égalité de ces personnes prévu aux
articles 28 et 50.1 des Chartes canadienne et québécoise.

[813] Se pose cependant la question de la portée de ces dispositions ainsi que de


l’application éventuelle de l’article 1 suite à la démonstration d’une violation de ce droit.
À cet égard, elle plaide que le fait de singulariser de façon effective des femmes
musulmanes ne peut constituer une atteinte minimale puisque l’atteinte de l’objectif d’un
État laïque peut s’obtenir par d’autres moyens que la discrimination des femmes
musulmanes. Elle ajoute que les effets délétères sur l’égalité sociale, psychologique et
économique des femmes musulmanes n’entraînent aucun effet bénéfique
correspondant.

[814] EMSB plaide que le Tribunal doit donner une interprétation généreuse à l’article
28 de la Charte afin de lui donner une portée effective et non une simple valeur
interprétative. Ainsi, comme il prévoit le traitement égal entre les hommes et les
femmes et que la clause de dérogation ne s’applique pas à son égard, il s’ensuivrait
que la Loi 21 ne peut survivre pour ce simple motif.

[815] Comme la Cour suprême énonce que l’on doit donner une interprétation large et
libérale aux dispositions de la Charte tout en tenant compte du contexte historique et
500-17-108353-197 et Als PAGE : 174

philosophique de son adoption552, et ce, en distinguant les termes utilisés dans les
articles 25, 27 et 29 de la Charte, qui selon la EMSB traitent de la façon dont on doit
interpréter la Charte dans les cas des deux premiers articles et du fait que l’article 29
contient en réalité une prohibition, elle postule que l’article 28, contrairement aux autres

2021 QCCS 1466 (CanLII)


articles de la Charte, mentionne expressément qu’il s’agit d’une garantie et donc qu’il ne
peut s’agir d’une disposition purement interprétative, mais bien plutôt d’un droit
substantif.

[816] Elle s’appuie sur la décision Syndicat de la fonction publique du Québec inc. c.
Québec (Procureur général)553 qui affirme que l’article 28 accorde une protection
particulière contre la discrimination entre les sexes et qu’elle vise à renforcer l’égalité
des genres554.

[817] Le Tribunal en convient. Cependant, il ne peut faire abstraction du texte même


de l’article 28. À cet égard, le fait d’affirmer que l’article 28 devrait se lire à la fin de
chaque paragraphe de chaque article de la Charte, comme le suggère EMSB555
n’ajoute rien à l’analyse quant à la portée de cette disposition.

[818] De plus, le fait de tracer un parallèle avec l’article 10 de la Charte québécoise ne


bonifie pas son argument, car il ne fait aucun doute que cet article énonce des
garanties substantives, car il constitue la pierre d’assise de la Charte québécoise dans
la lutte contre la discrimination en y établissant à la fois les motifs discriminatoires et les
moyens pour les combattre.

[819] Pour le PGQ, de façon concrète, dans la mesure où le législateur décide de


soustraire certaines dispositions législatives à l’examen de la Charte, et plus
précisément d’empêcher les tribunaux d’utiliser les articles 2 ainsi que 7 à 15 de la
Charte pour procéder à cet exercice de validation constitutionnelle, il s’ensuit que
l’article 28 perd sa finalité puisqu’il permet uniquement de s’assurer que les droits et
libertés énumérés se trouvent garantis également aux deux sexes.

[820] Exprimés autrement, cela veut dire que dans la mesure où le législateur retire de
la protection constitutionnelle certains droits ou libertés en utilisant la clause de
dérogation de l’article 33, il ne subsiste plus de substrat de droit ou de liberté sur lequel
l’article 28 puisse ensuite s’appliquer pour garantir cette égalité entre les hommes et les
femmes.

[821] Pour le PGQ, on ne peut interpréter l’article 28 de la Charte comme conférant


une garantie analogue à celle de l’article 15 puisque cela entraînerait la réintroduction

552 R. c. Big M Drug Mart Ltd, [1985] 1 R.C.S. 295, p. 344; Andrews c. Law Society of British Colombia,
[1989] 1 R.C.S. 143.
553 2004 CanLII 76338 (QC SC).
554 Id. par. 927 et 1432.
555 Plan d’argumentation de EMSB, par. 40.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 175

du droit à l’égalité fondé sur le sexe aux termes de l’article 15, alors que la Loi 21 y
déroge spécifiquement.

[822] Son raisonnement s’appuie, par analogie, sur l’arrêt R. c. Cornell556 alors que la

2021 QCCS 1466 (CanLII)


Cour suprême refuse de permettre l’utilisation de l’article 7 de la Charte pour contrer la
discrimination dans l’attente de l’entrée en vigueur de l’article 15 557, qui comme on s’en
souvient, n’entre en vigueur que trois ans après les autres dispositions de la Charte.

[823] La division d’appel de la Cour supérieure de Nouvelle-Écosse faisant de même à


l’égard de l’article 28 de la Charte dans Re Boudreau and Lynch558 en 1984.

[824] Le PGQ plaide, avec raison, que les mots « indépendamment des autres
dispositions de la présente charte » ne signifient pas qu’aucune disposition de la Charte
ne peut restreindre l’application de l’article 28. À titre d’exemple on ne saurait prétendre
que l’article 28 s’applique au rapport de droits privés, parce qu’il jouirait d’une
autonomie propre, alors que l’article 32(1) de la Charte énonce clairement qu’elle
s’applique au Parlement fédéral et aux législatures des provinces.

[825] À ce sujet, le Tribunal conclut de la même façon à l’endroit de la portée de


l’article 50.1 de la Charte québécoise.

[826] Le MLQ plaide, entre autres, que puisque l’article 28 se situe dans la section de
la Charte canadienne intitulée « Dispositions générales », mais non dans celle intitulée
« Droits à l’égalité », cela confirme que cet article constitue une disposition
interprétative et non un droit autonome que l’on peut invoquer seul, sans le combiner
avec un autre droit applicable prévu à la Charte559.

[827] EMSB conteste cette position en se basant particulièrement sur les énoncés du
juge Bastarache dans R. c. Kapp560, notamment au paragraphe 88, qui énonce :

[88] Quoi qu’il en soit, j’estime, comme Wildsmith, que la différence dans le
libellé n’est pas décisive. Premièrement, l’art. 25 est très différent de l’art. 27, la
seule disposition générale de la Charte à porter clairement la marque d’une
simple disposition interprétative. Deuxièmement, il établit une primauté, ce qui
ne cadre pas avec l’idée d’une pondération des deux droits. Notre Cour a
examiné une disposition analogue de la Déclaration canadienne des droits,
L.R.C. 1985, app. III, art. 2, ainsi rédigée : « Toute loi du Canada [. . .] doit
s’interpréter et s’appliquer de manière à ne pas supprimer, restreindre ou
enfreindre l’un quelconque des droits ou des libertés reconnus et déclarés aux
présentes . . . ». Dans R. c. Drybones, 1969 CanLII 1 (CSC), [1970] R.C.S. 282,

556 [1988] 1 R.C.S. 461.


557 Id., par. 25.
558 1984 CanLII 3055, par. 12 (NS SC).
559 Plan d’argumentation du MLQ, par. 55.
560 [2008] 2 R.C.S. 483.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 176

le juge Ritchie a dit qu’il faut donner aux mots en cause un sens plus réaliste,
c’est-à-dire que si une loi ne peut être « raisonnablement interprétée et
appliquée » (p. 294) sans enfreindre le droit, elle doit être déclarée inopérante.
Ce principe a été réaffirmé dans Procureur général du Canada c. Lavell, 1973

2021 QCCS 1466 (CanLII)


CanLII 175 (CSC), [1974] R.C.S. 1349. La présente affaire ne présente pas de
différence fondamentale.

[828] Cependant, il faut noter que ses huit autres collègues affirment ceci :

[63] La première question est de savoir si le permis de pêche communautaire


dont il est question en l’espèce tombe sous le coup de l’art. 25. Selon nous, le
libellé de l’art. 25 et les exemples qu’on y trouve — droits ancestraux, droits
issus de traités et autres « droits ou libertés », tels les droits émanant de
la Proclamation royale ou d’accords sur des revendications territoriales —
indiquent que les droits des Autochtones ou les programmes destinés à ceux-ci
ne sont pas tous visés par cette disposition. Au contraire, seuls les droits de
nature constitutionnelle sont susceptibles de bénéficier de la protection de
l’art. 25. Si c’est le cas, nous nous demandons alors, sans pour autant trancher
la question, si le permis de pêche constitue un droit ou une liberté visé par
l’art. 25.

[64] Même dans l’hypothèse où le permis de pêche relèverait effectivement de


l’art. 25, la deuxième question est de savoir si la demande des appelants fondée
sur l’art. 15 serait totalement irrecevable, contrairement à ce qui se produirait
dans le cas d’une disposition servant à interpréter des droits garantis par
la Charte qui sont susceptibles d’entrer en conflit.561

pour remettre à une autre affaire la détermination effective de la portée de l’article 25 de


la Charte562.

[829] Si on porte l’analyse sur l’article 29 de la Charte qui se trouve dans le même
chapitre et qui énonce :

29. Les dispositions de la présente charte ne portent pas atteinte aux droits ou
privilèges garantis en vertu de la Constitution du Canada concernant les écoles
séparées et autres écoles confessionnelles.

On note que dans Renvoi relatif au projet de Loi 30, An Act to Amend the Education Act
(Ont.)563, la Cour suprême conclut :

62. Toutefois, cela ne signifie pas que ces droits ou privilèges peuvent être
contestés en vertu de l'al. 2a) et de l'art. 15 de la Charte. J'ai indiqué que les
droits ou privilèges garantis par le par. 93(1) ne peuvent faire l'objet d'un examen

561 Id., par. 63 et 64.


562 Id., par. 65.
563 [1987] 1 R.C.S. 1148.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 177

en vertu de l'art. 29 de la Charte. J'estime que cela est clair. Ce qui est moins
clair, c'est la question de savoir si l'art. 29 de la Charte était nécessaire pour
atteindre ce résultat. J'estime que la réponse est non. Je crois qu'on l'a placé là
simplement pour souligner que la Charte ne porte pas atteinte au traitement

2021 QCCS 1466 (CanLII)


spécial que la Constitution garantit aux écoles confessionnelles, séparées ou
dissidentes, même s'il s'accorde mal avec le concept de l'égalité enchâssé dans
la Charte du fait que les autres écoles ne peuvent en bénéficier. À mon avis, on
n'a jamais voulu que la Charte puisse servir à annuler d'autres dispositions de la
Constitution et, en particulier, une disposition comme l'art. 93 qui représente une
partie fondamentale du compromis confédéral. L'article 29 n'est, à mon sens,
présent dans la Charte que pour assurer une plus grande certitude, en ce qui
concerne tout au moins la province de l'Ontario.

63. En d'autres termes, l'art. 29 est là pour protéger contre tout examen en vertu
de la Charte les droits ou privilèges qui autrement, n'était-ce de cet article,
pourraient faire l'objet d'un tel examen. […]

[830] Pour EMSB, cela fait en sorte que l’article 29 constitue une disposition qui
possède plus qu’une simple portée interprétative puisqu’elle recèle une vertu
particulière. Pour le Tribunal cet argument possède un certain poids.

[831] Tout comme celui qui traite plus spécifiquement du texte même de l’article 28 de
la Charte. Pour fins de commodité, en voici le texte dans les deux langues officielles :

28. Indépendamment des autres dispositions de la présente charte, les droits et


libertés qui y sont mentionnés sont garantis également aux personnes des deux
sexes.

28. Notwithstanding anything in this Charter, the rights and freedoms referred to
in it are guaranteed equally to male and female persons.

[832] Les termes de l’article 28 peuvent certainement servir d’indice quant à sa portée.
À l’évidence, « garantir » un droit entraîne des conséquences. Ainsi, le texte de
l’article 1 utilise le même vocable pour enchaîner ensuite avec une énonciation d’un
processus juridique qui permet spécifiquement d’anéantir ou de limiter cette garantie,
alors que l’article 28 précise que cette garantie s’applique « indépendamment des
autres dispositions de la présente charte ».

[833] Il s’agit là d’une utilisation d’un langage particulièrement affirmatif. Cette Cour le
reconnaît dans l’affaire Syndicat de la fonction publique du Québec inc. c. Québec
(Procureur général)564. Il s’agit là d’un précédent qui met en jeu le stare decisis
horizontal. Le Tribunal ne possède aucune raison de ne pas suivre le raisonnement
d’autant plus que la preuve en l’instance concorde avec celle faite dans cette affaire.

564 2004 CanLII 76338 (QC SC).


500-17-108353-197 et Als PAGE : 178

[834] Bien que fastidieux, l’énumération des passages pertinents de cette décision à
ce sujet permet de comprendre les raisons qui entraîne la conclusion du Tribunal à
l’égard de la portée de l’article 28 :

2021 QCCS 1466 (CanLII)


2.3.1 Le contexte historique de l’article 28 de la Charte canadienne

[1408] Selon le Conseil consultatif canadien sur la situation de la femme, les


femmes ont insisté afin de faire valoir le droit à l’égalité des sexes dans le cadre
de l’avènement de la Charte canadienne565.

[1409] Elles ont obtenu la protection accordée par l’article 15. Toutefois elles
s’inquiétaient de la portée de l’article 1 interprété comme restreignant les droits
protégés par la Charte canadienne566 :

«art. 1 La Charte canadienne des droits et libertés garantit les


droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints
que par une règle de droit, dans les limites qui soient raisonnables
et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une
société libre et démocratique. »

[1410] Les groupes de femmes étaient d’avis que le libellé de l’article 1


s’éloignait de la norme internationale prévue au Pacte de 1966.

[1411] Les femmes désiraient obtenir une déclaration d’intention garantissant de


façon égale aux hommes et aux femmes les droits et libertés énoncés à la
Charte canadienne567.

[1412] Cette garantie n’a pas été incorporée à l’article 1. Elle est apparue sous
la forme de l’article 28, le 21 avril 1981. Il vise à assurer l’égalité des personnes
des deux sexes indépendamment des autres dispositions de la Charte
canadienne.

[1413] Plus tard, en novembre 1981, suite à une conférence fédérale –


provinciale, l’article 33 est introduit à la Charte canadienne. Cet article permet
aux gouvernements provinciaux d’outrepasser les droits inscrits à la Charte
canadienne, incluant le droit à l’égalité des sexes protégé par les articles 15 et
28568.

[1414] Les groupes de femmes se mobilisent à nouveau. Le 24 novembre 1981,


les gouvernements fédéral et provinciaux acceptent de soustraire la référence

565 Gwen BRODSKY et Shelagh DAY, La Charte canadienne et les droits des femmes: progrès ou recul?,
Ottawa, Conseil consultatif canadien sur la situation de la femme, 1989.
566 Id., p. 16 et 17.
567 Gwen BRODSKY et Shelagh DAY, op. cit., note 565, p. 16.
568 Id. p. 17; Peter W. HOGG, Constitutional Law of Canada, vol. 2, éd. feuilles mobiles, Toronto,

Carswell, 1997, p. 52-54; John B. LASKIN et al., The Canadian Charter of Rights Annotated, vol. 6,
Aurora, Canada Law Book, 1982 (mise à jour décembre 1998), par. 33:10000.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 179

expresse à l’article 28569 du libellé de l’article 33 qui se lira dorénavant comme


suit :

« art. 33 Le Parlement ou la législature d'une province peut

2021 QCCS 1466 (CanLII)


adopter une loi où il est expressément déclaré que celle-ci ou une
de ses dispositions a effet indépendamment d'une disposition
donnée de l'article 2 ou des articles 7 à 15 de la présente charte. »

[1415] Ainsi, le législateur québécois pourrait, par l’article 33, déroger


expressément à l’article 15. Cependant, le droit à l’égalité des sexes ferait-il
exception en raison de l’article 28 ?

2.3.2. L’interprétation doctrinale et jurisprudentielle de l’article 28 en regard


de l’article 33

[1416] De façon générale, les auteurs abondent dans le sens d’une primauté
accordée à la protection de l’égalité des sexes par l’article 28. Ainsi, bien que le
principe d’égalité prévu à l’article 15 puisse être écarté par le législateur en vertu
de l’article 33, aucune loi ne pourrait opérer, même expressément, une
distinction fondée sur le sexe sous peine d’invalidité.

[1417] L’auteur Me André Tremblay s’exprime ainsi :

«L'article 15 énonce un principe d'égalité en quatre volets et il le


fait de façon beaucoup plus large que ses concurrents. De plus,
les motifs de discrimination sont énumérés de façon indicative, à
cause du mot «notamment». … Le motif privilégié de
discrimination est le sexe, puisque l'article 28 assure l'égalité
absolue des deux sexes à l'égard des droits et libertés mentionnés
dans la Charte. En d'autres termes, l'article 28 crée une
présomption irréfragable d'invalidité des dérogations au principe
d'égalité des sexes, et cela ne peut être modifié ou atténué ni par
l'article 1 ni par l'article 33 de la Charte.» 570

(nos soulignements)

[1418] L’enseignement dispensé aux avocats en 1982 par le Service de la


formation permanente du Barreau du Québec allait dans ce sens :

«L'article 15 doit se lire en conjonction avec l'article 28 ….


Disons tout de suite que les droits à l'égalité sont sujets à
l'application possible de la clause nonobstant énoncée à l'article

569 John B. LASKIN et al., id.; William F. PENTNEY, «Les principes généraux d'interprétation de la
Charte» dans Gérald A. BEAUDOIN et Edward RATUSHNY, (dir.), Charte canadienne des droits et
libertés, 2e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 1989, p. 26 à la page 59.
570 André TREMBLAY, «Le principe d'égalité et les clauses anti-discriminatoires», (1984) 18 R.J.T. 329,

341.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 180

33. Cependant, l'égalité des deux sexes échappe à la clause


nonobstant vu que l'article 28 débute par les mots:
"Indépendamment des autres dispositions de la présente
charte…".»571

2021 QCCS 1466 (CanLII)


(nos soulignements)

[1419] Ce raisonnement fut adopté en 1989 au Traité sur la Charte canadienne :

«La présence du mot «indépendamment» à l'article 28 et son


histoire législative viennent renforcer la conclusion selon laquelle
l'article 33 ne permet pas de valider une loi qui violerait les
garanties en matière d'égalité des sexes.» 572

[1420] Cette position est suivie par Gérald A. Beaudoin :

«Cet article 28 fait en sorte que l'article 33, qui s'applique à l'article
15, ne peut, selon nous, s'appliquer au principe d'égalité des deux
sexes; aucun législateur ne peut, en recourant à la clause
«nonobstant», édicter une mesure violant l'égalité entre hommes
et femmes.» 573

(nos soulignements)

[1421] L’auteur William F. Pentney est particulièrement éloquent :

«Il en résulterait, pour l'égalité des sexes édictée par l'article 15,
un statut plus élevé que celui qui est accordé aux autres motifs de
discrimination et cela permettrait sans doute à l'article 28
d'atteindre son but, en rendant plus significative et plus effective
l'égalité garantie par l'article 15. Selon nous, c'est le rôle minimum
qui puisse être attribué à l'article 28. S'il n'a pas au moins pour
effet d'assurer la protection la plus forte possible à l'égalité des
sexes en vertu de l'article 15, il constituera une disposition
superflue et son insertion dans la Charte aura été une cruelle
imposture.»574

(nos soulignements)

[1422] Ainsi selon les auteurs, en raison du contexte historique de son adoption
et des objectifs visés, l’article 28 protégerait de façon particulière le droit à

571 Gérald A. BEAUDOIN, «Étude des différents secteurs de la Charte» dans Service de la formation
permanente, Barreau du Québec, La Charte canadienne des droits et libertés, Cowansville, Éditions
Yvon Blais, 1982-83, p. 72.
572 John B. LASKIN et al., op. cit., note 568, p. 672.
573 Gérald A. BEAUDOIN, Les droits et libertés au Canada, Montréal, Wilson & Lafleur, 2000, p. 715.
574 William F. PENTNEY, loc. cit., note 569, 58.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 181

l’égalité des sexes. Le législateur ne pourrait y déroger par application de l’article


33.

[1423] En 1984, la Cour d’appel de Nouvelle-Écosse a confirmé cette

2021 QCCS 1466 (CanLII)


interprétation dans l’affaire Boudreau c. Lynch. Selon le Tribunal, la
discrimination fondée sur le sexe serait, dans l’esprit de la Charte canadienne, la
plus odieuse :

«By doing so article 28 the legislators have treated sexual


discrimination as the most odious form of discrimination and
taken away from legislative bodies the right to perpetrate it in the
future. Other types of discrimination may without reasons being
given be carried on under the legislative override provisions of s.
33.»575

2.3.3 L’interprétation doctrinale et jurisprudentielle de l’article 28 en regard


des articles 1 et 32

[1424] La théorie de la primauté du droit à l’égalité entre les sexes est


controversée en regard des articles 1 et 32. Rappelons que l’article 32 retardait
l’effet de l’article 15 pour une période de trois ans :

« art. 32 (1) La présente charte s'applique :

a) au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les


domaines relevant du Parlement, y compris ceux qui concernent le
territoire du Yukon et les territoires du Nord-Ouest;

b) à la législature et au gouvernement de chaque province, pour


tous les domaines relevant de cette législature

2) Par dérogation au paragraphe (1), l'article 15 n'a d'effet que trois


ans après l'entrée en vigueur du présent article. »

[1425] Selon certains, l’article 28 n’aurait pas une existence autonome de


l’article 15 pour les fins de l’article 32576. Une opinion différente a été exprimée
en 1985577. Certains auteurs croyaient que l’article 28 permettait de contourner
l’article 32578. En regard de l’article 1, certaines décisions sont d’avis que l’article
28 a préséance579 et d’autres pas580. Les auteurs s’opposent sur cette
question581.

575 Re Boudreau c. Lynch, (1984), 16 D.L.R. (4th) 610 (N.S.S.C.(A.D.)).


576 Id. ; R. c. Lucas, [1986] A.O. (Quicklaw) No. 198 (C.A.Ont.).
577 R. c. Barrons, (1985) 70 A.R. 107 (A.Q.B.).
578 Gérald A. BEAUDOIN, loc. cit., note 571, p. 72. Peter W. HOGG, op. cit., note 568, p. 52-54.
579 R. c. Howell, (1986) 170 A.P.R. 198 (C.D.T.-N.); Weatherall c. Canada (P.G.), [1988] 1 C.F. 369 (C.F.

1ère inst.).
500-17-108353-197 et Als PAGE : 182

[1426] Les auteurs Brun et Tremblay proposent la solution suivante :

« L’article 28 veut que les droits de la Charte soient garantis


également aux personnes des deux sexes, et ceci

2021 QCCS 1466 (CanLII)


indépendamment des autres dispositions de la Charte. Par rapport
aux droits de la Charte, la discrimination en raison du sexe serait
donc interdite de façon absolue. Ainsi l’article 33, qui prévoit la
possibilité de déroger expressément aux droits, ne pourrait
s’appliquer à la discrimination en raison du sexe que prohibe le
paragraphe 15(1) : Boudreau c. Lynch (1985) 16 D.L.R. (4th) 610
(C.A.N.-É.). Il est difficile, en revanche, de tirer la conclusion que
l’article 28 empêche l’application de l’article 1 et du paragraphe
15(2) de la Charte dans le cas de la discrimination sexuelle : cela
signifierait que toute intervention positive en faveur des femmes,
ou éventuellement des hommes, serait impossible. À notre avis,
l’article 1 et le paragraphe 15(2) s’appliquent à la discrimination
sexuelle comme aux autres sortes de discrimination prohibées par
le paragraphe 15(1), malgré la formulation de l’article 28, parce
qu’ils constituent essentiellement des clauses destinées à la juste
compréhension de ce que signifie le droit à l’égalité qu’énonce le
paragraphe 15(1), et non des clauses visant à permettre d’écarter
ou de contourner l’article 15. L’article 28 vient donner à l’égalité
des sexes une primauté sur les autres droits de la Charte, tels que
ceux-ci découlent de l’ensemble des dispositions qui contribuent à
les énoncer. L’article 28 a par ailleurs aidé les tribunaux à conclure
qu’une certaine répression de l’expression pornographique
pouvait restreindre la liberté d’expression de 2b) conformément à
l’article 1. Voir en ce sens R. c. Red Hot Video, (1985) 18 C.C.C.
(3d) 1 (C.A. C.-B.). Voir également R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452.
Par contre l’article 28 ne peut obliger le gouvernement à financer
ou consulter un groupe féminin : Association des femmes
autochtones du Canada c. Canada, [1994] 3 R.C.S. 627.” 582

580 Shewchuk c. Ricard, (1986) 28 D.L.R. (4th) 429 (B.C.C.A.), autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée
(1987) 28 C.R.R. 192; Blainey c. Ontario Hockey Association, (1985) 21 D.L.R. (4th) 599 (Ont. H.C.J.).
581 André TREMBLAY, loc. cit., note 570; Gérald A. BEAUDOIN, op. cit., 573; Katherine J. DeJONG,

«Sexual Equality: Interpreting Section 28» dans Anne F. BAYEFSKY et Mary EBERTS, Equality
Rights and the Canadian Charter of Rights and Freedom, Toronto, Carswell, 1985, 493, 525; William.
BLACK et Lynn. SMITH, «Les droits à l'égalité» dans Gérald A. BEAUDOIN et Edward RATUSHNY,
(dir.), Charte canadienne des droits et libertés, 2e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 1989, p. 621, à la
page 668; Gil RÉMILLARD, «Les règles d'interprétation relatives à la Charte canadienne des droits et
libertés et à la Charte des droits et libertés de la personne du Québec» dans Institut canadien d'études
juridiques supérieures, Perspectives canadiennes et européennes des droits de la personne, Actes
des Journées strasbourgeoises, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1984, p. 205, 227; voir au même
effet Marc GOLD, «A Principled approach to Equality Rights: A Preliminary Inquiry» (1982) 4 Supreme
Court L.R. 131, 152.
582 Henri BRUN et Guy TREMBLAY, Droit constitutionnel, 4e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2002,

p. 934 et 935.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 183

(nos soulignements)

2.3.4 Conclusions sur la portée de l’article 28

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[1427] La portée de l’article 28 est une question controversée notamment en
regard des dispositions de la Charte canadienne qui permettrait de restreindre le
droit à l’égalité entre les sexes.

[1428] Cette controverse concerne plus particulièrement les articles 1 et 32. Le


Tribunal n’a pas à la résoudre dans le cadre du présent jugement. Les articles 1
et 32 comportent un objectif propre qui n’est pas mis en cause dans le contexte
du présent jugement.

[1429] Cela dit, l’opinion dominante est favorable à la primauté de l'article 28 sur
l’article 33.

[1430] Cet aspect est intéressant. Si le législateur ne peut, même expressément


par le recours à l’article 33, écarter par une loi le principe du droit à l’égalité entre
les sexes, encore moins peut-il le faire indirectement et implicitement par l’effet
d’une loi. Ce sera particulièrement le cas lorsque cette loi vise expressément le
contraire, c’est-à-dire la mise en œuvre du droit à l’égalité entre les sexes.

[1431] Ainsi, face à la nécessité d’interpréter la portée du droit à l’égalité entre


les sexes prévu à l’article 15, le Tribunal sera particulièrement prudent afin de
résoudre tout doute soulevé par les faits ou la Loi dans le sens de la protection
de ce droit. L’article 28, s’il le fallait, n’offre aucune alternative à moins de tenter
une justification en vertu de l'article 1. Une telle justification serait controversée
en raison de l’article 28, mais de toute façon aucun des intimés ou mis en cause
ne s’y essaie.

[1432] L’article 28 renforce la garantie de l’égalité entre les sexes et


marque l’interprétation de l’article 15.

[1433] Dans l’étude d’une allégation de discrimination fondée sur le sexe,


le Tribunal doit accorder une plus grande importance au droit à l’égalité
entre les sexes qu’aux coûts économiques associés à la réalisation de
l’équité salariale pour les employeurs ayant entrepris des efforts en ce
sens avant l'adoption de la Loi.

[1434] L’analyse doit s’effectuer sur la base du résultat obtenu dans la


protection du droit à l’égalité dont l’équité salariale constitue un aspect.583

(Les caractères gras et italiques, ainsi que le souligné se trouvent dans l’original.
Les références, intégrées au présent jugement, comportent des numéros de
notes infrapaginales différents dans l’original).

583 Syndicat de la fonction publique du Québec inc. c. Québec (Procureur général), 2004 CanLII 76338
(QC CS), par. 1408 à 1434.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 184

[835] De tout cela, le Tribunal doit cependant constater que l’affaire SFPQ ne conclut
pas, spécifiquement, au caractère autonome de l’article 28 de la Charte, mais plutôt
qu’il énonce que cet article renforce la garantie de l’égalité entre les sexes et marque
l’interprétation de l’article 15 tel que cité auparavant. Ainsi, dans son analyse d’une

2021 QCCS 1466 (CanLII)


allégation de discrimination fondée sur le sexe, le droit à l’égalité doit recevoir une
importance prépondérante584.

[836] Pour le Tribunal, le langage utilisé par le législateur : « les droits et libertés qui y
sont mentionnés / the rights and freedoms referred to in it » ne permet pas d’affirmer
qu’il crée, de facto, de façon générale et indépendante un droit à un traitement égal
entre les sexes.

[837] À ce sujet une courte digression s’impose, car il convient de traiter de l’énoncé
suivant que l’on retrouve à l’arrêt Commission scolaire St-Jean-sur-Richelieu c.
Commission des droits de la personne585 :

Contrairement à la Constitution américaine et à la Charte canadienne qui


reconnaissent le droit à l’égalité dans sa généralité (46), la Charte québécoise
ne le reconnaît qu’à l’égard des droits et libertés de la personne. L’égalité n’est
pas envisagée comme un droit autonome, mais comme une simple modalité de
particularisation d’un autre droit, en l’espèce, le droit à l’instruction publique
gratuite dans la mesure et suivant les normes prévues par la loi (article 40).

[838] Avec égard, le Tribunal ne peut y voir là une affirmation claire voulant que
l’article 28 de la Charte, s’il s’agit bien de la disposition à laquelle la Cour d’appel
semble référer sans la mentionner explicitement, constitue un principe substantif et non
interprétatif. D’une part, le texte de l’article 28 réfère aux « droits et libertés qui y sont
mentionnés » et, d’autre part, elle ne discute pas de la nature et de sa portée, ce qui
module substantiellement la portée de cet énoncé.

[839] D’ailleurs, l’ensemble de la jurisprudence à laquelle réfère EMSB quant à


l’application de l’article 28 traite de la question de savoir comment celui-ci s’articule au
regard d’autres dispositions de la Charte :

- Dans Native Women’s Association of Canada c. Canada586, la Cour d’appel


fédérale traitait de l’article 2b) de la Charte;

- Dans R. c. Hess; R. c. Nguyen587, il s’agit de l’article 7, tout comme dans R. c.


Morgentaler588;

584 Id., par. 1432 et 1433.


585 [1994] R.J.Q. 1227 (C.A.).
586 [1992] 3 C.F. 192, p. 212 (C.A.F.).
587 [1990] 2 R.C.S. 906, p. 933.
588 [1988] 1 R.C.S. 30, p. 171-172.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 185

- Dans Bruker c. Marcovitz589, la question de la liberté de religion de l’article 2a)


constituait le point focal de l’analyse bien que la Cour suprême ne réfère pas
spécifiquement à l’article 28.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[840] Également, la référence à l’article 15 de la Charte et le fait que le législateur
soustrait l’article 28 de l’application de l’article 33 n’ajoutent rien au débat quant à sa
portée, vu son libellé.

[841] L’arrêt Hak590, prononcé dans le cadre d’un appel portant sur l’opportunité de
surseoir à l’effet de la Loi 21, demeure, avec égard, une décision qui doit s’interpréter
en fonction de ce cadre de référence. Ainsi, en gardant à l’esprit qu’il décide
uniquement que l’interaction entre les articles 1, 28 et 33 de la Charte canadienne
constitue une question sérieuse à juger, une seule juge opinant que l’interdiction
contenue à l’article 6 de la Loi 21 entraîne, selon la preuve fournie alors, une
discrimination basée sur le sexe qui pourrait apparaître contraire à l’article 28, ce qui
militait en faveur du sursis de l’application de cet article de la Loi 21591 selon elle.

[842] En tout respect, le Tribunal en conclut qu’il s’agit là d’un arrêt avec une portée
contraignante limitée.

[843] L’arrêt McIvor592 de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique énonce ceci


quant à la portée de l’article 28 de la Charte :

[64] The plaintiffs assert that this section “buttresses” s. 15 of the Charter and
also that the Indian Act contravenes this section. I am unable accept either
argument. Section 28 is a provision dealing with the interpretation of the Charter.
It does not, by itself, purport to confer any rights, and therefore cannot be
“contravened”. Further, the equality rights set out in s. 15 explicitly encompass
discrimination on the basis of sex; they are incapable of being interpreted in any
manner which would be contrary to s. 28. In my opinion, s. 28 of the Charter is of
no particular importance to this case.

[844] Avec égard, l’étude de cette question dans cet arrêt repose sur ce seul énoncé.
Évidemment cela peut suffire pour emporter l’adhésion, mais cela apparaît un peu court
en termes d’analyse historique de l’existence de cette disposition, bien que cela puisse
s’expliquer par l’application à l’espèce de l’article 15 de la Charte.

[845] Ainsi, quant à l’arrêt McIvor, le Tribunal se doit de conclure qu’il ne comporte
qu’un énoncé de principe, sans que celui-ci ne dévoile les raisons qui militent en faveur
d’une telle détermination. On n’y retrouve aucune analyse du contexte historique de

589 [2007] 3 R.C.S. 607, par. 93.


590 Hak c. Procureure générale du Québec, 2019 QCCA 2145 (requête pour autorisation de pourvoi
rejetée, C.S.C., 09-04-2020, 39016).
591 Id., par. 46 à 84.
592 McIvor v. Canada (Registrar of Indian and Northern Affairs), 2009 BCCA 153.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 186

l’article 28, ni aucune référence à la doctrine ou à la jurisprudence, ce qui, avec égard,


en amoindrit assurément la force persuasive. Également, tel qu’expliqué auparavant,
les précédents des cours d’appel autres que celle de la juridiction concernée
comportent assurément une valeur interprétative importante, mais les tribunaux

2021 QCCS 1466 (CanLII)


inférieurs d’une autre province ne s’en trouvent pas formellement liés.

[846] Le MLQ affirme que la Cour suprême indique dans de nombreux jugements le
caractère non autonome de l’article 28 et que celui-ci doit se combiner à un autre article
de la Charte pour posséder un quelconque effet. Cependant, le passage pertinent de
l’arrêt R. c. Osolin593 dont il se réclame ne l’affirme pas, se contentant de citer les
articles 15 et 28 de la Charte dans une même phrase qui traite de la garantie à l’égalité
des hommes et des femmes. Les références aux arrêts R. c. Shearing594, Symes c.
Canada595, Assoc. des femmes autochtones du Canada c. Canada596, R. c. Hess; R. c.
Nguyen597 qu’il soumet ne supportent aucunement sa prétention. Quant à l’arrêt R. c.
Seaboyer; R. c. Gayme598, il s’agit, d’une part, de la citation d’un passage d’une opinion
dissidente et, d’autre part, le fait d’affirmer que l’article 28 de la Charte constitue un
appui additionnel en faveur d’une analyse plus large des droits invoqués dans cette
affaire, en l’occurrence ceux découlant des articles 7 et 11d), ne permet pas de
conclure tel que le propose le MLQ.

[847] Pas plus d’ailleurs que son interprétation de l’utilisation du singulier dans le
passage suivant de l’arrêt R. c. Darrach599 où la Cour suprême énonce qu’« en
imposant » des limites raisonnables au contre-interrogatoire de la plaignante, il y a lieu
de tenir compte du droit à l’égalité que garantissent à cette dernière les articles 15 et 28
de la Charte. En effet doit-on comprendre qu’il fallait référer aux droits à l’égalité si l’on
voulait pouvoir conclure à deux protections distinctes?

[848] Le Tribunal ne le croit pas. En tout respect, l’argument du MLQ à cet égard
relève d’un exercice d’interprétation déraisonnable et dénature le sens commun des
mots employés. Le fait que deux articles d’une loi traitent d’un même sujet ne permet
aucunement de conclure que parce qu’on réfère à ceux-ci en utilisant le singulier, il
s’ensuit logiquement que l’un d’eux, en l’occurrence l’article 28, ne constitue pas un
droit ou une garantie autonome600.

[849] Au niveau des principes interprétatifs, il ne fait aucun doute que l’utilisation par le
constituant d’un certain vocable, plutôt qu’un autre, peut entraîner des conséquences.

593 [1993] 4 R.C.S. 595, p. 669, lignes g à i.


594 [2002] 3 R.C.S. 33, par. 110.
595 [1993] 4 R.C.S. 695, p. 832.
596 [1994] 3 R.C.S. 627, p. 642 et 643.
597 [1990] 2 R.C.S. 906, p. 932-933.
598 [1991] 2 R.C.S. 577, p. 698-699.
599 [2000] 2 R.C.S. 443.
600 Plan d’argumentation du MLQ, par. 53.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 187

Également le fait de retrouver certaines dispositions dans une section particulière d’un
acte législatif peut entraîner des conclusions en fonction de cet élément.

[850] L’article 28 se trouve à la section des dispositions générales. Il s’agit là d’un

2021 QCCS 1466 (CanLII)


facteur à priori neutre puisqu’il ne permet pas de conclure que le fait de s’y trouver en
amoindrit ou en augmente la portée juridique.

[851] Cependant, l’article 27 qui le précède indique expressément qu’il s’agit d’une
clause qui vise l’interprétation de la Charte alors que l’article 28 parle de garantie des
droits et libertés égale aux personnes des deux sexes. On peut vraisemblablement en
conclure que l’affirmation d’une garantie emporte plus que celle traitant d’une
interprétation.

[852] À l’évidence, on peut soutenir que si le législateur voulait donner une portée
purement interprétative à l’article 28, il pouvait le faire. Ainsi, dans le cadre de son
analyse, le Tribunal doit aussi assurément accorder une valeur interprétative au
contexte de l’historique législatif qui mène à l’inclusion de l’article 28, avec son libellé
actuel, dans la Constitution.

[853] Ces méthodes d’interprétation comparative et contextuelle se complètent par


l’analyse téléologique de la disposition en cause. Il s’agit donc de voir quelle finalité le
législateur visait en adoptant l’article 28 de la Charte.

[854] À ce sujet, la preuve historique penche en faveur d’une reconnaissance d’une


valeur particulière pour l’article 28. Rappelons qu’initialement cet article prévoyait qu’il
s’appliquait « indépendamment des autres dispositions de la présente charte, exception
faite de l’article 33 » alors qu’en contrepartie l’article 33(1) prévoyait la possibilité d’une
dérogation non seulement aux articles 2 et 7 à 15 de la Charte, mais également à
l’article 28601.

[855] De plus, comment qualifier l’article 28 de superfétatoire au regard de


l’article 15 (1) de la Charte si le législateur persiste à soumettre l’article 15 à la clause
dérogatoire de l’article 33 alors qu’il soustrait à dessein l’article 28 de son application?
Une seule conclusion logique et raisonnable apparaît donc plus conséquente avec la
finalité de l’adoption de cette disposition : l’article 28 possèderait une portée autonome.

[856] À ce sujet, Lauzon plaide que l’article 28 comporte une reconnaissance de


l’intersectionnalité, une notion dont traite l’arrêt Turner c. Canada (Procureur général)602
bien que la Cour d’appel fédérale parle plutôt de motifs interreliés ou combinés de
discrimination603, et non d’intersectionnalité. Cette notion consiste en fait à voir s’il

601 Pièce P-5, dossier Lauzon : Extrait des débats de la Chambre des communes du 20 novembre 1981,
p. 12992-12993.
602 2012 CAF 159.
603 Id., par. 33.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 188

n’existe pas une discrimination plus sévère de par l’existence d’une surimposition de
plus d’une caractéristique discriminatoire604.

[857] Par exemple, le fait qu’une femme pratique une religion particulière peut

2021 QCCS 1466 (CanLII)


entraîner une discrimination plus grande de par les effets combinés de deux facteurs
discriminatoires, le genre et la religion, que par le simple fait d’analyser ces éléments
discriminant de façon séparée.

[858] Ainsi, Lauzon en tire l’argument que l’article 28 de la Charte vise justement à
s’assurer que les femmes ne subiront pas de façon disproportionnée les effets de la
violation de leurs autres droits garantis par la Charte. Pour elle, l’utilisation de la clause
de dérogation empêche, par exemple, les femmes musulmanes de jouir en toute égalité
des protections conférées par les articles 2 et 15 de la Charte, ce qui entraîne une
violation de l’article 28.

[859] Il s’agit là d’une prétention qui comporte un certain mérite.

[860] Bien que le Tribunal reconnaisse qu’il faille analyser le sens d’un droit ou d’une
liberté garanti.e par la Charte au moyen d’une analyse de son objet, pour que les
personnes puissent bénéficier pleinement de la protection accordée par la Charte605, il
ne s’ensuit pas nécessairement qu’il doit faire abstraction du texte clair de l’article 28 de
la Charte.

[861] Ainsi, en appliquant les principes interprétatifs suivants :

À mon avis, il faut faire cette analyse et l'objet du droit ou de la liberté en


question doit être déterminé en fonction de la nature et des objectifs plus
larges de la Charte elle-même, des termes choisis pour énoncer ce droit ou
cette liberté, des origines historiques des concepts enchâssés et, s'il y a lieu,
en fonction du sens et de l'objet des autres libertés et droits particuliers qui
s'y rattachent selon le texte de la Charte. Comme on le souligne dans l'arrêt
Southam, l'interprétation doit être libérale plutôt que formaliste et viser à
réaliser l'objet de la garantie et à assurer que les citoyens bénéficient
pleinement de la protection accordée par la Charte. 606

et en transportant à notre affaire le schéma d’analyse qu’utilise la Cour suprême pour


circonscrire la portée de l’article 7 de la Charte dans l’arrêt Motor Vehicle, le Tribunal en
vient à la conclusion que l’article 28 ne peut s’appliquer qu’en regard des autres droits
et libertés garantis par la Charte.

604 Voir Radek v. Henderson Development (Canada) and Securiguard Services (No. 3),
2005 BCHRT 302, par. 464-465; Brewers’ Distributor Ltd c. Kenworthy, 2015 BCSC 1670, par. 19.
605 Hunter et autres c. Santham inc., [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Big M Drug Mart Ltd, [1985] 1 R.C.S. 295,
p. 344; Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.-B.), [1985] 2 R.C.S. 486, p. 499-500.
606 Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.-B.), [1985] 2 R.C.S. 486, p. 500.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 189

[862] En effet, dans le cadre de l’analyse de l’article 7 de la Charte, il revenait à la


Cour suprême d’en déterminer la portée puisqu’à l’évidence les mots utilisés par le
législateur à cet article ne permettaient pas de ce faire. Pour mémoire, il convient de
reproduire le texte de cet article :

2021 QCCS 1466 (CanLII)


Art. 7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne
peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice
fondamentale.

[863] Voilà pourquoi, ce faisant, la Cour suprême conclut que les articles 8 à 14 de la
Charte qui en découlent ne pouvaient offrir un contenu plus considérable que le concept
général énoncé à l’article introductif de la section titrée « Garanties juridiques », en
l’occurrence l’article 7 de la Charte607.

[864] Or, l’utilisation des mots « les droits et libertés qui y sont mentionnés » vient
assurément en limiter la portée, sinon ces mots ne possèderaient aucun sens logique.

[865] En effet, le législateur à l’article 28 n’énonce pas ce qui suit :

Indépendamment des autres dispositions de la présente charte, les droits et


libertés (…) sont garantis également aux personnes des deux sexes.

[866] Ce texte ne comporte pas de restrictions intrinsèques, contrairement à l’article 28


tel qu’adopté qui ajoute les mots « qui y sont mentionnés ».

[867] Le Tribunal rappelle que les principes d’interprétation constitutionnelle énoncés


auparavant affirment clairement qu’il faut donner préséance au texte avant toute chose.

[868] À titre comparatif, l’article 7 de la Charte ne comporte pas une telle balise dans
son énoncé du droit à la vie, la liberté et la sécurité de la personne. Ainsi, en l’espèce,
contrairement à ce que requérait l’analyse de l’article 7 de la Charte, qui ne contenait
pas de limite intrinsèque dans sa formulation même, l’analyse de l’article 28 doit d’abord
et avant tout s’appuyer sur une étude des mots qui le composent.

[869] Voilà pourquoi, il apparaît logique de conclure que le texte même de l’article 28
en définit la portée et qu’il limite son application aux autres droits et libertés mentionnés
à la Charte. Conclure autrement ferait en sorte que tous les droits et toutes les libertés,
connus dans notre système de droit, qui ne se trouvent pas énoncés à la Charte, on
peut penser à certains droits économiques ou sociaux par exemple, se verraient
garantis également aux personnes des deux sexes.

[870] Or, bien que ce résultat puisse paraître aller de soi, une application aveugle
d’une telle détermination mènerait à un affaiblissement de la reconnaissance de

607 Id., p. 502, lignes b) à d).


500-17-108353-197 et Als PAGE : 190

l’égalité des femmes dans notre société, car plusieurs programmes mis en place par les
différents législateurs visent à pallier des carences systémiques dans cette même
reconnaissance de l’égalité des femmes.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[871] Dans cette perspective, on peut possiblement s’interroger sur le fait que les
articles 15(2) et 28 de la Charte semblent contradictoires en ce que le second déclare
l’égalité des deux sexes, tout en permettant que le premier puisse mettre en place,
entre autres, des programmes qui visent à améliorer le sort des femmes, sachant que
celles-ci constituent dans de nombreux domaines d’activité sociale un groupe de
personnes historiquement défavorisées.

[872] Cependant, il apparaît évident que la mécanique juridique que prévoit l’article 15
constitue une disposition d’exception permettant justement de prendre en considération
tous les facteurs entourant la discrimination basée sur le sexe afin de permettre
d’améliorer le sort des femmes, alors qu’une application « mécanique » ou rigide d’une
égalité homme-femme formelle ne permettrait pas d’atteindre ce but.

[873] Par conséquent, le Tribunal ne peut conclure que l’article 28 constitue une
disposition possédant une autonomie propre permettant d’invalider des dispositions
législatives.

[874] Donc, en utilisant l’article 33 de manière très large, le législateur fait en sorte qu’il
n’existe juridiquement plus de droits et libertés qui se trouvent visés par l’article 28 de la
Charte.

[875] Avec égard, dans la mesure où le législateur québécois décide de se prévaloir


de la clause dérogatoire, prévue à l’article 33 de la Charte, il se trouve ainsi à
suspendre le recours aux droits et libertés qu’il vise par cette utilisation. Ainsi, il ne
subsiste plus de droits ou de libertés à garantir également aux personnes des deux
sexes comme le prévoit l’article 28. Le fait que celui-ci ne se voit pas soumis à la clause
dérogatoire ne change rien à cette réalité juridique.

[876] Dit autrement, même en tenant pour acquis que la Loi 21 comporte des effets qui
empêchent les femmes, et surtout les femmes musulmanes, ce que le dossier permet
de conclure selon la prépondérance de la preuve, dans le domaine de l’enseignement
uniquement, d’exercer leur liberté de religion et viole l’article 15 de la Charte, l’usage de
la clause de dérogation empêche tout recours à l’article 28 pour contourner les effets de
son application contenu aux paragraphes 33 et 34 de la Loi 21.

[877] Demeurerait la question de savoir dans quelle mesure la reconnaissance du


caractère autonome de l’article 28 entraîne comme conséquence qu’il s’agirait d’un droit
absolu puisque l’utilisation des mots « indépendamment des autres dispositions de la
présente charte », au début de cette disposition, permettrait de contourner l’article 1 de
la Charte.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 191

[878] Il s’agit d’une lapalissade d’affirmer qu’il n’existe aucun droit absolu, tant en
matière de liberté de religion608, qu’en matière d’égalité des sexes, puisque le
législateur prévoit justement à l’article 15(2) de la Charte la possibilité d’implanter des
programmes de discrimination positive en faveur des femmes.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[879] Le Tribunal ne peut conclure que l’article 28 constitue un droit absolu,
notamment parce que les droits garantis par la Charte n’oblitèrent pas les autres droits
ou libertés qui existent au Canada tel que l’exprime ainsi l’article 26 de la Charte :

26. Le fait que la présente charte garantit certains droits et libertés ne constitue
pas une négation des autres droits ou libertés qui existent au Canada.

[880] Donc, dans l’éventualité d’un contentieux découlant de l’application de l’article 28


de la Charte, il reviendra au Tribunal compétent d’arbitrer le différend et d’en arriver à
une solution respectueuse de ces principes.

13 LA VIOLATION DES DROITS NON VISÉS PAR LA CLAUSE DE DÉROGATION


PRÉVUE À L’ARTICLE 33 DE LA CHARTE CANADIENNE

13.1 L’éligibilité aux élections législatives provinciales prévue à l’article 3


de la Charte

[881] L’application de l’article 8 de la Loi 21 porte-t-elle atteinte à l’article 3 de la


Charte canadienne?

[882] Le premier alinéa de l’article 8 énonce :

8. Un membre du personnel d’un organisme doit exercer ses fonctions à visage


découvert.

[…]

[883] L’article 3 de la Charte prévoit :

3. Tout citoyen canadien a le droit de vote et est éligible aux élections législatives
fédérales ou provinciales.

[884] La simple lecture de l’article 33 de la Charte convainc que l’on ne peut appliquer
une clause de dérogation à l’encontre de l’article 3. Comme le premier alinéa de
l’article 8 de la Loi 21 s’applique à l’égard de tous les membres de l’Assemblée
nationale en vertu du premier paragraphe de l’annexe III, il prive de façon effective toute
personne qui couvre son visage de la possibilité réelle de se présenter à une élection
provinciale.

608 S.L. c. Commission scolaire des Chênes, par. 25 et 31.


500-17-108353-197 et Als PAGE : 192

[885] Par l’effet conjugué du premier paragraphe de l’annexe III et du premier alinéa
de l’article 8 de la Loi 21, aucun député de l’Assemblée nationale ne peut siéger
autrement qu’à visage découvert. Également, le président et les vice-présidents de
l’Assemblée nationale, tout comme le ministre de la Justice et procureur général, ne

2021 QCCS 1466 (CanLII)


peuvent porter de signes religieux en vertu de la prohibition contenue à l’article 6 de la
Loi 21, lu en conjonction avec le premier et sixième paragraphe de l’annexe II.

[886] D’emblée, le Tribunal ne peut retenir la prétention du PGQ voulant qu’il ne faut
pas confondre le droit de siéger avec celui de se porter candidat à une élection.

[887] Selon le PGQ, le fait qu’une personne remporte le scrutin populaire ne la


dispense pas de respecter les règles de l’Assemblée nationale prévoyant des mesures
disciplinaires ou des balises quant à la tenue de ses débats ou travaux. Le Tribunal en
convient.

[888] Mais, la problématique soulevée par les prohibitions contenues à la Loi 21


s’avère d’une autre nature que les règles traitant de la discipline ou posant des balises
dans le cadre des débats ou des travaux parlementaires. En effet, l’exercice de ces
privilèges parlementaires, que le Tribunal ne remet pas en question, constitue la mise
en œuvre de règles particulières. Notamment, le règlement de l’Assemblée nationale en
traite.

[889] Cependant, celui-ci ne crée pas, de facto, une infraction qui empêche une
personne de siéger à l’Assemblée nationale du fait qu’elle porte un vêtement qui couvre
son visage comme le fait la Loi 21. La discipline des députés et l’encadrement de leur
travail relèvent en fait d’une analyse du comportement du député après son élection
pour savoir si on doit lui appliquer des mesures disciplinaires.

[890] Ici, l’effet de la Loi 21 entraîne inéluctablement que la personne élue portant un
vêtement lui couvrant le visage ne pourra jamais siéger. Il n’en va pas de même
directement pour tout député qui aspire à devenir président ou vice-président de
l’Assemblée nationale ou ministre de la Justice et procureur général. En effet, une
personne qui aspire à remplir ces fonctions doit recevoir l’aval d’une majorité de
membres de l’Assemblée nationale pour occuper les premières fonctions, alors que
l’autre relève du bon vouloir du premier ministre.

[891] On peut affirmer que le fait d’occuper ces fonctions relève d’un certain privilège
et non d’un droit. Certes, tous et toutes devraient pouvoir occuper ces fonctions, mais
cette prohibition ne relève pas, à strictement parler, de l’article 3 de la Charte et de la
possibilité même de siéger à l’Assemblée nationale. En effet l’article 8 ne prive pas une
personne de se porter candidat, mais une fois élue, cette personne ne pourra pas
occuper son siège si elle compte le faire à visage couvert.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 193

[892] Cependant, avec égard, le fait pour l’Assemblée nationale de pouvoir


sanctionner ses membres comme elle l’entend pour des questions disciplinaires met en
jeu d’autres prérogatives que celles qui découlent d’une interdiction créée par la Loi 21
qui exclut d’emblée une certaine catégorie de personne de la possibilité même de

2021 QCCS 1466 (CanLII)


pouvoir siéger à l’Assemblée nationale.

[893] Cela dit, il demeure vrai que le législateur québécois peut décider de codifier
dans une loi l’exercice de certains privilèges parlementaires. Cela relève de l’exercice
de l’article 45 de la L.C. 1982. Les articles 42 à 56 de la Loi sur l’Assemblée
nationale609, notamment l’article 55, le Règlement610 de l’Assemblée nationale et le
Code d’éthique et de déontologie des membres de l’Assemblée nationale611 relèvent de
cette prérogative.

[894] En conformité avec l’arrêt Canada (Chambre des communes) c. Vaid612, le


Tribunal se doit de constater qu’il s’agit là de véritables questions « internes relevant de
la Chambre »613, donc de l’Assemblée nationale, et qu’il doit respecter le rôle respectif
de chaque institution en s’abstenant de s’immiscer dans son fonctionnement. Ceci
permet d’assurer le respect du principe fondamental de la séparation constitutionnelle
des pouvoirs614.

[895] Cependant, tel que l’enseigne cet arrêt, ainsi que Chagnon c. Syndicat de la
fonction publique et parapublique du Québec615 qui traite spécifiquement des privilèges
de l’Assemblée nationale, pour exister, le privilège parlementaire doit se relier à
l’exercice fondamental de la fonction de l’assemblée ou de chacun de ses membres
individuellement616 :

[25] […] La nature inhérente du privilège parlementaire signifie que son existence
et sa portée doivent être fermement ancrées dans sa raison d’être. […]617

[…]

[27] En conséquence, au Canada, la portée du privilège parlementaire est


délimitée par les objectifs qu’il vise (voir p. ex. Vaid, par. 41-46). Celui-ci est
inhérent à la nature et aux fonctions des assemblées législatives en tant que
branche distincte du gouvernement. Le privilège inhérent ne s’appliquera que

609 RLRQ, c. A-23.1


610 ASSEMBLÉE NATIONALE DU QUÉBEC, Règlement et autres règles de procédure, novembre 2018,
en ligne :< http://www.assnat.qc.ca/fr/abc-assemblee/fondements-procedure-parlementaire/reglement-
assemblee.html>.
611 RLRQ, c. C-23.1
612 [2005] 1 R.C.S. 667.
613 Id., par. 20.
614 Id., par 21.
615 [2018] 2 R.C.S. 687.
616 Id., par. 19.
617 Id., par. 25.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 194

dans la mesure où cela est « indispensable pour protéger les législateurs dans
l’exécution de leurs fonctions législatives et délibératives et de la tâche de
l’Assemblée législative de demander des comptes au gouvernement relativement
à la conduite des affaires du pays » (Vaid, par. 41; voir aussi New Brunswick

2021 QCCS 1466 (CanLII)


Broadcasting, p. 381-385). Autrement, il empiéterait de façon injustifiée sur
d’autres parties de la Constitution.618

[896] De plus, dans la mesure où le privilège revendiqué pourrait porter atteinte à un


droit garanti par la Charte au bénéfice d’une personne externe à l’Assemblée
législative, il faut concilier le privilège parlementaire avec la Charte par le biais d’une
interprétation téléologique leur accordant le même statut et le même poids
constitutionnels619.

[897] Ainsi, le privilège parlementaire s’appliquera dans la mesure où il satisfait au


critère de la nécessité. Cela veut dire que la question en cause doit relever étroitement
et directement de l’exercice, par l’Assemblée ou son membre, de leurs fonctions
d’assemblée législative et délibérante et qu’une intervention externe saperait
l’autonomie qu’ils requièrent pour accomplir leur travail dignement et efficacement620.

[898] De plus, il faut que l’activité visée se trouve plus que simplement en lien avec les
fonctions de l’Assemblée législative, car elle doit s’avérer nécessaire au rôle
constitutionnel de l’assemblée621. À cet égard, la partie qui invoque le privilège et
l’immunité qu’il confère doit en établir l’existence622.

[899] Également, il appartient aux tribunaux d’établir si la catégorie de privilège


parlementaire revendiqué existe et d’en délimiter la portée, afin de s’assurer que ceux
qui revendiquent le privilège n’outrepassent pas la portée nécessaire de la catégorie de
privilège en cause. Cela fait, il relève alors de l’Assemblée législative de déterminer si
l’exercice de ce privilège s’avère nécessaire ou approprié dans un cas particulier 623. À
l’évidence, la distinction entre la définition de l’étendue d’un privilège et l’évaluation de
l’opportunité de son exercice peut se révéler difficile à tracer.

[900] Dans cet exercice, il importe donc de voir s’il existe certains indices qui militent
en faveur de l’une ou l’autre des possibilités. Tout d’abord, notons que dans Harvey c.
Nouveau-Brunswick (Procureur général)624, deux juges énoncent que l’article 3 de la
Charte garantit que les candidats à une élection ne peuvent se voir refuser une charge
d’élu pour un motif de discrimination fondée notamment sur la race, la classe sociale ou

618 Id., par 27.


619 Id., par. 28.
620 Id., par. 29; Canada (Chambre des communes) c. Vaid, [2005] 1 R.C.S. 667, par. 46.
621 Chagnon c. Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec, [2018] 2 R.C.S. 687, par. 30.
622 Canada (Chambre des communes) c. Vaid, [2005] 1 R.C.S. 667, par. 29, sous-par. 8.
623 Chagnon c. Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec, [2018] 2 R.C.S. 687, par. 32.
624 [1996] 2 R.C.S. 876.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 195

le sexe625. Sans faire preuve de témérité, on peut assurément étendre cette


énumération à l’instance pour englober un autre motif de discrimination reconnu, en
l’occurrence la pratique ou l’observance d’une religion.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[901] Notons que dans Chagnon, la majorité de la Cour suprême prend appui sur la
même démarche analytique de ces deux juges, sans cependant référer nommément à
ce passage626.

[902] Ensuite, il n’apparaît pas que le port d’un signe religieux, ou d’un vêtement qui
couvre en partie seulement le visage, fasse partie des privilèges historiques des
assemblées législatives puisque la preuve ne l’établit pas de manière directe ou
indirecte.

[903] De plus, le Code d’éthique et de déontologie des membres de l’Assemblée


nationale627 et le Règlement628 de l’Assemblée nationale ne prévoient rien à l’égard de
la tenue vestimentaire de ses membres.

[904] Pour paraphraser l’arrêt Chagnon en l’appliquant à notre affaire, la question à


résoudre se formule donc ainsi : l’Assemblée nationale doit-elle détenir un pouvoir non
susceptible de révision à l’égard de la gestion du port des signes religieux ou du
vêtement couvrant le visage afin d’assurer sa souveraineté en sa qualité d’assemblée
législative et délibérante629?

[905] Ici, le PGQ invite le Tribunal à la prudence arguant que l’Assemblée nationale ne
fait pas partie des procédures judiciaires et qu’il faut éviter de statuer sur ses privilèges
en son absence.

[906] À ce sujet, certaines constatations s’imposent. Premièrement, le moyen relié à


l’article 3 de la Charte se retrouve dans les procédures judiciaires depuis plusieurs mois
avant le début de l’audition. Deuxièmement, le PGQ ne soulève la question des
privilèges parlementaires qu’au moment des plaidoiries. Troisièmement, dans les
circonstances, on doit présumer que le PGQ devait informer en temps utile le président
de l’Assemblée nationale de son intention de soulever un tel moyen de défense.
Quatrièmement, le Tribunal doit constater que ce dernier ne lui fait parvenir aucune
demande à ce propos.

[907] Il s’ensuit donc que le Tribunal ne peut obvier à son devoir de trancher cette
question.

625 Id., par. 74.


626 Chagnon c. Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec, [2018] 2 R.C.S. 687, par. 28.
627 RLRQ, c. C-23.1.
628 ASSEMBLÉE NATIONALE DU QUÉBEC, Règlement et autres règles de procédure, novembre 2018,
en ligne :< http://www.assnat.qc.ca/fr/abc-assemblee/fondements-procedure-parlementaire/reglement-
assemblee.html>.
629 Chagnon c. Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec, [2018] 2 R.C.S. 687, par. 43.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 196

[908] De tout cela, il appert que le PGQ ne se décharge pas se son fardeau de
démontrer que l’Assemblée nationale doit détenir un pouvoir non susceptible de
révision à l’égard de la gestion du port des signes religieux ou de vêtement concernant
le visage afin d’assurer sa souveraineté en sa qualité d’assemblée législative

2021 QCCS 1466 (CanLII)


délibérante.

[909] Ainsi, l’effet combiné du premier paragraphe de l’annexe III et le premier alinéa
de l’article 8 de la Loi 21 violent l’article 3 de la Charte. Le Tribunal doit donc déclarer
cette conséquence invalide aux termes de l’article 52 de la Charte.

[910] Ainsi, le Tribunal conclut qu’il s’agit là d’une violation de l’article 3 de la Charte
puisque l’effet du premier alinéa de l’article 8 mène à une seule conclusion
raisonnable : une personne qui se voile le visage ne peut envisager siéger à
l’Assemblée nationale même après son éventuelle élection, ce qui manifestement fait
en sorte que bien qu’elle puisse, à strictement parler, se présenter à un poste électif,
elle ne pourra donner suite à un éventuel mandat reçu des électeurs.trices.

[911] Le PGQ parvient-il à en justifier le bien-fondé en vertu de l’article 1?

[912] Il ne fait aucun doute que l’article 3 de la Charte prévoit des droits qui s’inscrivent
au cœur même de la démocratie canadienne. En ce sens, toute violation devient plus
onéreuse à justifier. Hak soutient que dans la mesure où le Tribunal conclut que
l’objectif visé par cet article de la Loi 21 apparaît légitime, une telle disposition
législative, qui par son effet, constitue un empêchement dirimant à toute candidature
d’une personne qui se couvre le visage pour quelque motif qu’elle trouve approprié,
demeure une mesure extrême pour laquelle on peut difficilement imaginer une
justification raisonnable.

[913] Pour elle, il n’existe aucune preuve que cette disposition législative répond à un
problème ou un risque de problème qui subsisterait en l’absence de cette prohibition.
De plus, quand bien même le PGQ en ferait la preuve ou la démonstration, elle ne
constituerait pas une atteinte minimale aux droits des personnes visées et il existe
assurément des moyens moins attentatoires, bien sûr, dans la mesure où l’expression
d’une quelconque croyance par ce moyen empêcherait ou minerait l’objectif de
neutralité religieuse de l’État.

[914] Également, Hak doute sérieusement de l’existence d’un quelconque effet


salutaire dans le fait d’empêcher certaines personnes d’occuper un poste électif. À ce
sujet, elle s’interroge sur l’existence d’une quelconque indication qui permettrait
d’expliquer en quoi le fait d’empêcher les personnes qui se voilent le visage pour des
motifs religieux d’agir à titre de représentants dûment élus possède ou entraîne un effet
sur la qualité des débats à l’Assemblée nationale.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 197

[915] En substance, le PGQ plaide que la contestation qui repose sur l’article 3 de la
Charte repose sur un substrat factuel inexistant et que conséquemment, le Tribunal
devrait s’abstenir de se prononcer sur une situation théorique et hypothétique 630.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[916] Avec égard, selon le Tribunal, ces principes ne s’appliquent pas en l’espèce. En
effet, il demeure possible de contester constitutionnellement une disposition législative
en utilisant la logique et le bon sens dans la mesure où l’existence d’un contexte factuel
n’ajoutera rien de nécessaire au débat judiciaire. Il s’agit d’une telle situation en
l’espèce.

[917] En effet, on voit mal comment les droits en cause pourraient se moduler en
fonction d’une situation factuelle précise qui empêcherait une adjudication judiciaire,
car, par exemple, le simple fait de savoir qu’une personne se voilant le visage ne pourra
pas siéger à l’Assemblée nationale suffit pour établir le syllogisme nécessaire à la
détermination des droits prévus à l’article 3 de la Charte.

[918] Dans Frank c. Canada (Procureur général)631, la Cour suprême enseigne que
l’article 3 de la Charte canadienne doit recevoir une interprétation large et toute
dérogation à ce droit démocratique fondamental doit s’examiner en fonction d’une
norme stricte en matière de justification632.

[919] À l’évidence, il découle logiquement du fait que si une personne élue qui porte
un vêtement qui couvre le visage ne peut siéger à l’Assemblée nationale, le fait qu’elle
puisse pour autant demeurer éligible à une élection provinciale au Québec constitue en
réalité la reconnaissance d’une situation tout aussi absurde qu’intenable à l’égard de
l’article 3 de la Charte. En effet, il ne fait aucun doute que la conséquence logique de
l’interdiction comporte en elle-même la réalisation effective de la négation du but
recherché par l’article 3 de la Charte.

[920] Exprimé autrement, on peut dire qu’on voit mal comment le fait d’empêcher une
personne élue qui porte le niqab, par exemple, de siéger à l’Assemblée nationale ne
peut pas constituer, de facto, une violation du droit de se présenter à une élection
provinciale. En agissant ainsi, on se trouverait à obvier de façon patente à la finalité
recherchée par l’article 3 de la Charte canadienne.

[921] Comme le PGQ ne présente aucune preuve ou démonstration en vertu de


l’article 1 de la Charte canadienne, le Tribunal doit donc déclarer que l’effet conjugué du
premier alinéa de l’article 8 de la Loi 21 et du premier paragraphe de l’annexe III de la
Loi 21 viole l’article 3 de la Charte canadienne d’une façon injustifiable et il doit déclarer

630 Phillips c. Nouvelle-Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2
R.C.S. 97, par. 12; Danson c. Ontario (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1086, p. 1099 à 1102;
Mackay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357, p. 361 et 362.
631 [2019] 1 R.C.S. 3.
632 Id., par. 25.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 198

ce premier paragraphe de l’annexe III de la Loi 21 inopérant en fonction de l’article 52


de la Charte.

13.2 La liberté de circulation prévue à l’article 6 de la Charte

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[922] L’article 6 de la Charte canadienne énonce :

6. (1) Tout citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en
sortir.

(2) Tout citoyen canadien et toute personne ayant le statut de résident


permanent au Canada ont le droit :

a) de se déplacer dans tout le pays et d’établir leur résidence dans toute


province;

b) de gagner leur vie dans toute province.

(3) Les droits mentionnés au paragraphe (2) sont subordonnés :

a) aux lois et usages d’application générale en vigueur dans une province


donnée, s’ils n’établissent entre les personnes aucune distinction fondée
principalement sur la province de résidence antérieure ou actuelle;

b) aux lois prévoyant de justes conditions de résidence en vue de l’obtention des


services sociaux publics.

(4) Les paragraphes (2) et (3) n’ont pas pour objet d’interdire les lois,
programmes ou activités destinés à améliorer, dans une province, la situation
d’individus défavorisés socialement ou économiquement, si le taux d’emploi dans
la province est inférieur à la moyenne nationale.

[923] L’arrêt Richardson633 établit que la protection de l’article 6 se trouve axée sur
l’individu et vise à atteindre un objectif en matière de droits de la personne 634 afin de ne
pas entraver la liberté des individus de poursuivre leurs intérêts personnels et
économiques635 au moyen d’un traitement inégal fondé sur le lieu de résidence, par les
lois en vigueur dans le ressort où la personne visée gagne sa vie636.

633 Office canadien de commercialisation des œufs c. Richardson, [1998] 3 R.C.S. 157.
634 Id., par. 60.
635 Idil ATTAK, « L’article 6 de la Charte canadienne des droits et libertés : La liberté de circulation et
d’établissement » (2013) 61 S.C.L.R. (2 d) 607, par. 3 (Lexis Advance Quicklaw).
636 Id., par. 66.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 199

[924] Notons que dans le cadre de son analyse de l’article 6 de la Charte, qui doit
recevoir une interprétation libérale637, la Cour suprême réfère à divers instruments
juridiques internationaux pour en définir la teneur638.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[925] Évidemment, les provinces peuvent réglementer ces droits en exigeant certaines
conditions raisonnables et objectives relativement à certaines professions639.

[926] Richardson établit l’approche analytique ainsi :

74 En conséquence, pour décider si des lois «établissent entre les personnes


[une] distinction fondée principalement sur la province de résidence [. . .]
actuelle», il faut comparer les résidents de la province d’origine qui tentent de
gagner leur vie dans une province de destination, avec les résidents de la
province de destination qui gagnent également leur vie dans cette province.
Comme nous l’avons vu plus haut, on peut gagner sa vie au moyen de la
production, de la commercialisation ou de l’accomplissement de quelque chose.
Dans chaque cas, le groupe de référence approprié dépendra de la nature du
gagne-pain qui est assujetti à des restrictions. […] Bref, la province de
destination est la province dans laquelle est établie la classification
discriminatoire qui nuit à la capacité du requérant de gagner sa vie, et la province
d’origine est la province de résidence de ce dernier. 640

[927] Le paragraphe 3 de l’article 6 de la Charte précise que le droit à la mobilité


interprovinciale se trouve subordonné aux lois d’application générale en vigueur dans
une province donnée si elles n’établissent pas entre les personnes aucune distinction
fondée principalement sur la province de résidence. Ainsi, certaines lois qui, par
exemple, portent sur l’existence de certaines conditions pour exercer un emploi ne
portent pas atteinte à ce droit641.

[928] À l’évidence l’article 31 de la Loi 21 ne crée pas de distinction entre une


personne qui quitte son emploi pour s’établir hors Québec et celle qui fait de même en
décidant d’y demeurer. Ainsi, il n’existe pas de distinction fondée sur la province de
résidence.

[929] De plus, dans Skapinker642 la Cour suprême enseigne que l’alinéa 6(2)b) de la
Charte ne crée pas un droit distinct au travail qui ne possède pas de lien avec les
dispositions relatives à la liberté de circulation et d’établissement643.

637 Black c. Law society of Alberta, [1989] 1 R.C.S. 591, p. 612, ligne i.
638 Office canadien de commercialisation des œufs c. Richardson, [1998] 3 R.C.S. 157, par. 58.
639 Id., par. 167; Black c. Law society of Alberta, [1989] 1 R.C.S. 591, p. 619.
640 Office canadien de commercialisation des œufs c. Richardson, [1998] 3 R.C.S. 157, par. 74.
641 Id., par. 52. Peter W. HOGG, Constitutional Law of Canada, vol. 2, 5e éd., feuilles mobiles, Toronto,

Carswell, 2007, par. 46.1(c) et (d).


642 Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357.
643 Id., p. 382, ligne i.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 200

[930] La FAE plaide que certaines enseignantes de confession musulmane qui portent
le hijab ne pourraient décider d’aller exercer leur profession ailleurs au Canada
puisqu’elles ne pourraient pas retourner au Québec et reprendre leur poste sans se
conformer à la Loi 21644. Elle plaide que celles-ci bénéficient de « droits acquis » aux

2021 QCCS 1466 (CanLII)


termes de l’article 31 de la Loi 21 et que cette situation les restreint sévèrement dans
l’exercice de leur profession en limitant, de facto, leur mobilité interprovinciale.

[931] Il en va de même, selon elle, pour les personnes des autres provinces
canadiennes portant des signes religieux et voulant venir travailler au Québec. À cet
égard, une analyse de la portée de l’article 27 de la Charte canadienne s’impose.

[932] La FAE reconnaît que l’article 27 de la Charte ne crée pas de droit645, mais elle
plaide que l’interprétation des droits et libertés énoncés à la Charte doit concorder avec
l’objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel du
Canada. Cet article prévoit :

27. Toute interprétation de la présente charte doit concorder avec l’objectif de


promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des
Canadiens.

[933] S’appuyant sur les arrêts Big M646, Oakes647 et Bruker c. Marcovitz648, la FAE
plaide que l’un des éléments déterminants du caractère national canadien provient du
droit de s’intégrer dans la société, avec et malgré les différences de chacun, puisque la
liberté de ce faire repose sur le respect de la dignité et des droits inviolables de l’être
humain qui existent en dehors même des droits enchâssés par la Charte.

[934] Toutefois, comme le rappelle l’arrêt Bruker, le droit à la protection des


différences ne signifie pas que celles-ci restent toujours prépondérantes. Dans la
détermination des circonstances dans lesquelles l’affirmation d’un droit fondé sur une
différence doit céder le pas à un intérêt public plus pressant, le Tribunal doit demeurer
conscient qu’il s’agit d’un exercice complexe et nuancé, tributaire des circonstances de
chaque espèce, s’articulant en fonction des valeurs canadiennes fondamentales 649.

[935] Pour la FAE, l’interdiction du port de signes religieux défavorise le respect et la


protection du caractère multiculturel de la société québécoise consacrés par les articles
27 de la Charte et 43 de la Charte québécoise.

644 Déclaration sous serment de Dalila Motaf, par. 18 et 21; Messaouda Driji, par. 10 et 19 et de Rana El-
Moussawi, par. 1, 6 et 10.
645 Plan d’argumentation de la FAE, par. 43.
646 R. c. Big M Drug Mart Ltd, [1985] 1 R.C.S. 295, p. 301-302.
647 R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, p. 138.
648 [2007] 3 R.C.S. 607, par. 1.
649 Id., par. 2.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 201

[936] Cependant, le Tribunal doute de la pertinence de l’application de l’article 43 de la


Charte québécoise à ce sujet. Celui-ci énonce :

43. Les personnes appartenant à des minorités ethniques ont le droit de

2021 QCCS 1466 (CanLII)


maintenir et de faire progresser leur propre vie culturelle avec les autres
membres de leur groupe.

[937] Le Tribunal voit mal comment cet article peut servir d’assise à la prétention de la
FAE à ce sujet. À tout évènement, il apparaît inutile d’en décider vu l’existence de
l’article 27 de la Charte canadienne.

[938] De tout cela, conséquemment, le Tribunal ne peut conclure à une violation de


l’article 6 de la Charte.

13.3 Les droits des minorités linguistiques prévus à l’article 23 de la


Charte

13.3.1 La portée de l’article 23

[939] EMSB plaide que l’article 23 de la Charte, qui accorde des droits constitutionnels
aux minorités linguistiques dans la gestion de leurs écoles doit recevoir une
interprétation généreuse pour lui donner une portée effective.

[940] Il s’agit donc de voir comment s’articule cette garantie au regard des principes
énoncés par la Cour suprême dans divers arrêts traitant, entre autres, de l’article 23 de
la Charte. Il faut noter tout d’abord que dans l’arrêt P.G.(Qué.) c. Quebec Protestant
School Boards650 elle souligne, en 1984, que cette disposition de la Charte constitue,
dans sa spécificité, un ensemble unique de dispositions constitutionnelles651.

[941] Puis en 1990, dans une décision fondatrice pour la compréhension de la portée
de l’article 23, Mahe c. Alberta652, elle en enseigne toute l’importance, notant le rôle
primordial que joue l’instruction dans le maintien et le développement de la vitalité
linguistique et culturelle653. En effet, puisque la langue fait partie intégrante de l’identité
et de la culture du peuple qui la parle, cette dernière se trouve véhiculée par la
première654. Ce disant, elle renvoie avec approbation aux travaux de la Commission
Laurendeau-Dunton quant à l’importance de dispenser un enseignement qui convienne
particulièrement à l’identité linguistique et culturelle655.

650 [1984] 2 R.C.S. 66.


651 Id., p. 79.
652 [1990] 1 R.C.S. 342 (ci-après « Mahe »).
653 Id., p. 350, lignes a et b.
654 Id., p. 362, lignes d à f.
655 Id., p. 362 ligne h à p. 363 ligne a.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 202

[942] La Cour y souligne aussi la fonction réparatrice de l’article 23656. Bien qu’à priori
il peut sembler que cet aspect de la portée de cette garantie apparaît moins pertinent
au présent débat, il n’en demeure pas moins que la bataille constante contre la
discrimination des minorités, peu importe leur nature, permet d’envisager un certain rôle

2021 QCCS 1466 (CanLII)


de réparation dans le contexte de l’instance.

[943] Rappelant que l’histoire canadienne montre que la majorité ne tient pas toujours
compte des préoccupations linguistiques et culturelles des minorités linguistiques 657, la
haute instance en conclut que ces dernières doivent détenir une certaine mesure de
contrôle sur leurs établissements d’instruction et le programme éducatif658 et plus
particulièrement :

[…]

(3) Les représentants de la minorité linguistique doivent avoir le pouvoir exclusif


de prendre des décisions concernant l'instruction dans sa langue et les
établissements où elle est dispensée s'y rapportant, notamment:

a) les dépenses de fonds prévus pour cette instruction et ces


établissements;

b) la nomination et la direction des personnes chargées de


l'administration de cette instruction et de ces établissements;

c) l'établissement de programmes scolaires;

d) le recrutement et l'affectation du personnel, notamment des


professeurs; et

e) la conclusion d'accords pour l'enseignement et les services


dispensés aux élèves de la minorité linguistique.659

(Le Tribunal souligne)

[944] À ce sujet, elle souligne qu’il s’agit là du niveau minimum de gestion et de


contrôle puisque les autorités provinciales et locales peuvent, bien sûr, en accorder
plus660. Autre conclusion importante pour l’instance, la Cour suprême affirme
qu’évidemment ce pouvoir de gestion et de contrôle n’exclut pas la règlementation

656 Id., p. 363, lignes c à j.


657 Id., p. 372, lignes d à i.
658 Id., p. 373, ligne a.
659 Id., p. 377, lignes g à j.
660 Id., p. 379, lignes b et c.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 203

provinciale, mais ce, uniquement dans la mesure où celle-ci ne s’avère pas


incompatible avec les préoccupations linguistiques et culturelles de la minorité661.

[945] Notons qu’en 1999, dans R. c. Beaulac662, elle enseigne que, dans tous les cas,

2021 QCCS 1466 (CanLII)


les droits linguistiques doivent recevoir une interprétation libérale en fonction de leur
objet, qui vise le maintien et l’épanouissement des collectivités de langue officielle au
Canada663.

[946] En 2000, dans Arsenault-Cameron c. Île-du-Prince Édouard664, elle réitère


spécifiquement cet enseignement665 dans le cadre de son analyse de l’article 23 de la
Charte, tout en affirmant que l’égalité réelle peut exiger un traitement différent des
minorités de langues officielles suivant leur situation et leurs besoins particuliers666. Elle
reprend667 l’énoncé de Mahe, cité précédemment, pour préciser que dans l’exercice de
cette gestion les décisions prises devront tenir compte de facteurs historiques, sociaux
et géographiques complexes668.

[947] En 2003, l’arrêt Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation)669


énonce que l’article 23 permet d’atteindre les objectifs de préservation de la langue et
de la culture670, ce qu’elle réitère, en citant Mahe, dans Gosselin (Tuteur de) c. Québec
(Procureur général)671 et dans Solski (Tuteur de) c. Québec (Procureur général)672
en 2005.

[948] L’ensemble des principes déjà énoncés, se voient tous réitérés dans Nguyen c.
Québec (Éducation, Loisir, Sport)673 en 2009.

[949] Plus récemment en 2015 dans l’affaire Association des parents de l’école Rose-
des-vents c. Colombie‑Britannique (Éducation)674, elle énonce que les changements
démographiques et l’évaluation du rôle des établissements religieux font des écoles
locales de la minorité linguistique des centres communautaires essentiels675. Puis
en 2020 dans Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique c. Colombie-

661 Id., p. 380, lignes b et c.


662 [1999] 1 R.C.S. 768.
663 Id., par. 25.
664 [2000] 1 R.C.S. 3.
665 Id., par. 27.
666 Id., par. 31.
667 Id., par. 45.
668 Id., par. 57.
669 [2003] 3 R.C.S.3.
670 Id., par. 26.
671 [2005] 1 R.C.S. 238, par. 28 et 29.
672 [2005] 1 R.C.S. 201, par. 5 et 7.
673 [2009] 3 R.C.S. 208, par. 26.
674 [2015] 2 R.C.S. 139.
675 Id., par. 27.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 204

Britannique676, elle actualise dans les termes suivants ses enseignements relativement
à l’importance de l’article 23 :

[13] L’importance de l’art. 23 ne s’explique toutefois pas uniquement par son rôle

2021 QCCS 1466 (CanLII)


dans la formation de l’identité du Canada en tant que pays. Son importance
s’explique également par le rôle qu’il joue sur l’identité des Canadiens et des
Canadiennes en tant qu’individus et en tant que collectivité linguistique.
L’article 23 vise à préserver la culture et la langue, deux éléments qui sont au
cœur des notions d’identité et de bien-être d’une personne et d’une communauté
(W. Kymlicka, Multicultural Citizenship : A Liberal Theory of Minority Rights
(1995), p. 89).

[950] Elle rappelle que dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba677
elle souligne le rôle essentiel que joue la langue dans l’existence, le développement et
la dignité de l’être humain et son importance en tant que pont entre l’isolement et la
collectivité puisque, bien qu’il n’existe pas d’adéquation entre la langue et la culture, la
première s’avère indispensable à la préservation de la seconde 678. Le Tribunal se
permet d’ajouter que la culture, au sens sociologique de ce qui inclut la manifestation
de croyances religieuses ou autres, joue assurément le même rôle que la langue quant
à ces finalités exposées précédemment.

[951] La Cour suprême précise aussi que l’article 23 vise non seulement la protection
de droits sur le plan individuel, mais également sur le plan collectif 679, en invitant les
tribunaux à leur donner plein effet de façon claire et transparente 680 pour favoriser
l’épanouissement des communautés linguistiques officielles681.

[952] Il ne fait aucun doute que ces énoncés lient le Tribunal.

[953] EMSB soumet, qu’à l’évidence ces énoncés s’appliquent à une commission
scolaire créée lorsque le nombre le justifie puisque celle-ci ne pourrait jouir de moins de
droits que ceux d’une minorité linguistique visée par les propos de la Cour suprême.
Pour elle, les minorités visées par l’article 23 doivent pouvoir jouir « du contrôle sur les
aspects de l’éducation qui concernent ou qui touche sa langue et sa culture »682.

[954] Dans l’arrêt Arsenault-Cameron c. Île-du-Prince-Édouard683, la haute instance


précise que les autorités provinciales peuvent imposer des normes et directives

676 2020 CSC 13.


677 [1985] 1 R.C.S. 721.
678 Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique c. Colombie-Britannique, 2020 CSC 13,

par. 14
679 Id., par. 17.
680 Id., par. 19.
681 Id., par. 18.
682 Mahe c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342, p. 375, lignes i à j.
683 [2000] 1 R.C.S. 3.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 205

objectives compatibles avec l’article 23684, notamment en fixant les paramètres


légitimes à l’exercice du droit de gestion de la commission scolaire, ce qui veut dire,
entre autres, appliquer des normes provinciales685.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[955] Le PGQ reconnaît que l’arrêt Mahe accorde aux parents ou à leurs
représentants un droit de gestion et de contrôle à l’égard des aspects de
l’enseignement qui concerne la langue et la culture de la minorité linguistique, ce qui
inclut, selon lui, un certain degré de gestion des ressources financières, humaines et
matérielles686.

[956] Cependant, il plaide que la Loi 21 ne porte pas atteinte au droit de gestion et de
contrôle des commissions scolaires puisque celui-ci comporte des balises et qu’on doit
l’interpréter en fonction de son objet et de la garantie qu’elle vise à mettre en œuvre, tel
que l’énonce l’arrêt R. c. Poulin687.

[957] Le Tribunal souscrit à l’évidence à cet énoncé, tout comme à celui qui veut que
les provinces peuvent, dans le cadre de l’article 23 de la Charte, réglementer le contenu
et la qualité des programmes d’enseignement, la taille des écoles, le transport et le
regroupement d’élèves688, ainsi qu’encadrer, dans une certaine mesure, l’exercice des
fonctions de directeur.trice ou d’enseignant.e.

[958] Pour le PGQ, les articles 6 et 8 de la Loi 21 prévoient simplement une


interdiction de porter des signes religieux dans l’exercice des fonctions d’employés de
l’État, de même qu’une obligation de les exercer à visage découvert.

[959] Selon le PGQ, la position de EMSB postule que le droit de gestion et de contrôle
qui découle de l’article 23 comprendrait un droit à l’embauche et à la promotion de
personnel reflétant l’idée qu’elle se ferait de la diversité confessionnelle qui comporterait
la possibilité de porter un signe religieux dans l’exercice de leurs fonctions.

[960] Ainsi, pour lui, la culture que l’article 23 cherche à promouvoir demeure
intrinsèquement liée à la langue de la minorité, sans plus689. Or, avec égard, la Cour
suprême dans Mahe, dont se réclame précisément le PGQ à ce sujet, souligne que
l’enseignement doit convenir particulièrement à l’identité linguistique et culturelle de la
minorité690.

684 Id., par. 54.


685 Id., par. 58.
686 Plan d’argumentation du PGQ, par. 265.
687 2019 CSC 47, par. 53 et 54.
688 Mahe c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342, p. 386; Arsenault-Cameron c. Île-du-Prince-Édouard, [2000] 1

R.C.S. 3, par. 53.


689 Plan d’argumentation du PGQ, par. 277.
690 Mahe c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342, p. 363, ligne a).
500-17-108353-197 et Als PAGE : 206

[961] En utilisant ces deux vocables, la Cour suprême n’enseigne pas que la langue
de la minorité subsume sa culture, mais bien plutôt qu’il s’agit là de deux concepts
distincts qui participent également et séparément à la même garantie juridique. Tel que
le montre la citation de l’arrêt Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique

2021 QCCS 1466 (CanLII)


que l’on retrouve au paragraphe [949] du jugement.

[962] Le PGQ argue qu’aucune décision judiciaire ne reconnaît que l’article 23 confère
une protection à l’idée que certains des membres d’une minorité se feraient de la
diversité confessionnelle ou du rapport entre les individus, les institutions scolaires et
les religions. Il ajoute que EMSB tente d’inclure à l’article 23 de la Charte une certaine
protection liée à la confessionnalité, alors qu’il n’enchâsse qu’une garantie linguistique.

[963] À ce sujet, le PGQ poursuit en affirmant que l’article 23 de la Charte ne confère


pas de protection constitutionnelle à l’ensemble des préoccupations des membres
d’une minorité à l’égard des questions politiques et sociales qui définissent
l’organisation d’une société parce que sur ces questions, on doit conclure que le
législateur reflète, dans ses choix, l’ensemble des points de vue des membres de la
société691.

[964] Il ajoute que EMSB tente de réintroduire des considérations confessionnelles


dans leur interprétation de l’article 23, alors que l’article 93 de la Loi constitutionnelle de
1867 ne s’applique plus au Québec.

[965] Pour le PGQ, il n’existe pas de différence marquée d’attitude entre la majorité
francophone et la minorité anglophone sur les questions de diversité, d’ouverture et de
tolérance, puisqu’elles se trouveraient présentes dans toutes les écoles du Québec tant
francophone qu’anglophone. Selon lui, les quelques déclarations sous serment
produites ne suffisent pas à accréditer la prétention qu’il existerait une telle fracture.

[966] Avec égard, une remarque s’impose. La reconnaissance des droits garantis par
l’article 23 de la Charte ne passe pas par l’existence d’une fracture sociale, comme le
plaide le PGQ. En effet, historiquement cet article vise à assurer la préservation de
certains droits pour les minorités linguistiques francophones et anglophones au
Canada.

[967] Ainsi, l’enchâssement de ces droits dans la Constitution en 1982 participe à la


reconnaissance de l’existence des minorités francophones à l’extérieur du Québec et
de la minorité anglophone dans cette province. Par conséquent, pour que l’une de ces
minorités puisse se prévaloir de ces garanties il s’agit qu’elle démontre qu’elle peut en
revendiquer l’application, sans pour autant qu’elle doive démontrer que la majorité
décide de faire les mêmes choix de société. En ce faisant, cette minorité n’enlève rien à

691 Plan d’argumentation du PGQ, par. 288.


500-17-108353-197 et Als PAGE : 207

la majorité, mais elle se trouve à demander la reconnaissance de sa propre spécificité


linguistique et culturelle.

[968] Donc, le fait pour la minorité anglophone du Québec de se réclamer de la

2021 QCCS 1466 (CanLII)


protection de l’article 23 de la Charte pour faire son choix quant à l’embauche de son
personnel enseignant par exemple, ne constitue pas une affirmation ou une
reconnaissance d’une attitude négative différente à l’égard des questions de laïcité, de
diversité, d’ouverture ou de tolérance que l’on retrouvent dans la majorité francophone,
mais simplement que la minorité anglophone décide de faire ce choix pour des raisons
qui lui appartiennent légitimement. En se réclamant de ce traitement distinct, elle ne fait
qu’utiliser le droit à un traitement différent que la Cour suprême reconnaît aux minorités
linguistiques, notamment dans l’arrêt Arsenault-Cameron.

[969] À tout évènement, le PGQ conclut que le choix démocratique du législateur, qui
découle d’un long débat sociétal, ne peut faire l’unanimité et que EMSB ne peut
prétendre à un droit de veto sur ce choix, d’autant plus qu’elle ne peut prétendre
représenter de façon exclusive l’opinion de toute la communauté anglophone du
Québec.

[970] Le Tribunal convient avec le PGQ qu’il doit respecter le choix du législateur, mais
quitte à le redire, il doit en vérifier la stricte légalité lorsqu’on lui demande de ce faire.
EMSB possède des droits, le fait qu’elle ne représente seulement que certains
anglophones ne change rien au devoir du Tribunal.

[971] Selon la Cour suprême, les droits prévus à l’article 23 de la Charte participent au
maintien et à la valorisation de l’instruction et de la culture de la minorité tout en
s’assurant que les besoins spécifiques de la communauté linguistique minoritaire
constituent la première considération dans toute décision touchant des questions
d’ordre linguistique ou culturel692.

[972] Pour EMSB, la Loi 21 stérilise le pouvoir de contrôle et de gestion de la minorité


anglophone de deux façons. Premièrement, en interférant avec la culture séculière
ouverte de la communauté anglophone et, deuxièmement, en la frustrant et
l’assujettissant dans sa prise de décision, notamment quant à son développement et la
préservation de sa vitalité693.

[973] Comme les minorités linguistiques doivent pouvoir contrôler tous les aspects de
leur éducation linguistique et culturelle694 et que le gouvernement ne peut affecter de
façon négative les préoccupations linguistiques et culturelles de la minorité 695, elle

692 Mahe c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342, p. 372; Arsenault-Cameron c. Île-du-Prince-Édouard, [2000] 1
R.C.S. 3, par. 45.
693 Plan d’argumentation de EMSB, par. 113.
694 Mahe c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342, p. 375-376.
695 Arsenault-Cameron c. Île-du-Prince-Édouard, [2000] 1 R.C.S. 3, par. 53.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 208

plaide que la Loi 21 empêche le recrutement de professeurs ou la promotion de


directeurs.trices d’écoles. Cette situation apparaît d’autant plus mal avisée alors qu’on
se trouve en pénurie d’enseignants.es.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[974] Quant à la portée de ce que l’on doit entendre par l’éducation linguistique et
culturelle, le rapport de la Commission Laurendeau-Dunton696 permet d’éclairer la
portée de l’article 23 de la Charte tel que le reconnaît la Cour suprême697. À l’évidence,
ici, la question de la langue ne pose pas de difficulté.

[975] Dans ce rapport, la culture reçoit la définition suivante :

38. […] Dans ce sens, que nous faisons nôtre, la culture est une manière globale
d’être, de penser, de sentir; c’est un ensemble de mœurs et d’habitudes, c’est
aussi une expérience commune; c’est enfin un dynamisme propre à un groupe
qu’unit une même langue. Chose certaine, les deux cultures désignées par notre
mandat sont celles qui sont associées à la langue anglaise et à la langue
française au Canada. Comme il y a deux langues dominantes, il y a deux
cultures principales, dont l’influence s’exerce, à des degrés très différents, dans
l’ensemble du pays.698

[976] Point besoin de disserter longuement pour comprendre que la langue et la


culture constituent deux concepts différents, la seconde englobant assurément la
première, alors que la langue participe à l’élaboration partielle de ce qui englobe les
caractéristiques culturelles d’un groupe en particulier.

[977] Dans Mahe, la Cour suprême enseigne :

[…] Cette gestion et ce contrôle sont vitaux pour assurer l’épanouissement de


leur langue et de leur culture. Ils sont nécessaires parce que plusieurs questions
de gestion en matière d’enseignement (programmes d’études, embauchage et
dépenses, par exemple) peuvent avoir des incidences sur les domaines
linguistique et culturel. Je tiens pour incontestable que la vigueur et la survie de
la langue et de la culture de la minorité peuvent être touchées de façons subtiles,
mais importantes par les décisions prises sur ces questions. […]699

[978] Dans le contexte actuel, il ne fait aucun doute que la religion participe à l’identité
culturelle d’une communauté. À titre d’exemple, personne ne saurait raisonnablement
soutenir qu’à tout le moins jusqu’au milieu des années soixante la religion catholique ne

696 Pièce BOA-EMSB-23.


697 Mahe c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342, p. 362-363 et 374-375; Association des parents de l’école
Rose‑des‑vents c. Colombie‑Britannique (Éducation), [2015] 2 R.C.S. 139, par. 26 et 27; Ford c.
Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712, p. 778 et 778; Nguyen c. Québec (Éducation, Loisir
et Sport), [2009] 3 R.C.S. 208, par. 38.
698 Pièce BOA-EMSB-23 : Rapport de la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le

biculturalisme.
699 Mahe c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342, p. 372, lignes a) à c).
500-17-108353-197 et Als PAGE : 209

participait pas de façon significative à définir un des traits culturels de la population


francophone québécoise, tout comme, de façon générale, le protestantisme pouvait le
faire pour la communauté anglophone.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[979] À ce sujet, rappelons ce que le préambule de la Loi 21 énonce :

Le Québec forme une nation qui a des caractéristiques propres et des valeurs
sociales distinctes, ce qui est particulièrement vrai en ce qui a trait aux enjeux en
lien avec la laïcité de l’État et le rapport aux religions. […]

Les différences du Québec, notamment sur le plan de la culture, de la langue et,


plus largement, sur le plan des politiques économiques et sociales, portent à des
conséquences juridiques.

Cette loi exprime un consensus social fort, s’inscrit dans le cheminement


historique du Québec et est en adéquation avec les valeurs et les aspirations des
Québécoises et Québécois.

[980] Cependant, quitte à le redire, le Tribunal ne remet pas en question l’opportunité


pour le législateur de ce faire. De plus, à moins de preuve à l’effet contraire, il doit
présumer que le législateur agit pour le bien commun de l’ensemble de la population
québécoise.

[981] Mais, le Tribunal se trouve tout autant lié par la règle du stare decisis quant à
l’application de l’article 33 qu’à l’égard de l’article 23 de la Charte. Ainsi, il ne peut
ignorer les enseignements clairs de la Cour suprême au sujet des raisons soutenant
l’existence de cette disposition constitutionnelle que ceux relatifs à sa finalité et sa mise
en œuvre.

[982] Contrairement à l’affaire Westmount700, il ne s’agit pas ici pour le Tribunal, en


reconnaissant de façon généreuse et compatible avec leur objet les droits linguistiques,
d’ajouter au compromis politique sur les droits linguistiques et de créer un nouveau droit
linguistique de façon prétorienne, mais bien plutôt de reconnaître la portée qu’accorde
la Cour suprême à l’article 23 de la Charte et de lui donner effet de manière concrète.

13.3.2 La preuve relative à l’article 23

[983] Sans nier ni diminuer le fait que la reconnaissance de la diversité culturelle et


religieuse existe et se trouve valorisée dans le système d’éducation public francophone,
le Tribunal doit constater que la preuve non contredite permet de conclure que les
commissions scolaires anglophones et leurs enseignants.es ou directeurs.trices

700 Westmount (Ville de) c. Québec (Procureur général), 2001 CanLII 13655, par. 88 (QC CA).
500-17-108353-197 et Als PAGE : 210

accordent une importance particulière à la reconnaissance et célébration de la diversité


ethnique et religieuse701.

[984] Ainsi, on doit constater l’existence de ce que l’on peut appeler, à défaut de

2021 QCCS 1466 (CanLII)


meilleurs termes, divers accommodements quant à des pratiques ou fêtes religieuses 702
dans ce milieu.

[985] En effet, la preuve révèle que plusieurs commissions scolaires anglophones,


telles qu’on les connaît encore sous ce vocable, possèdent des politiques qui
reconnaissent l’importance de la reconnaissance de la diversité, tant sociale, ethnique,
culturelle que religieuse.

[986] Par exemple, Eastern Townships School Board adopte le 24 novembre 2009 une
politique portant sur l’éducation multiculturelle et multisociale. On lit :

The Eastern Townships School Board recognizes the contribution of the various
cultural, racial, ethnic and religious communities within the Board, and is
committed to a multicultural/multiracial education, which would enable students,
parents, personnel and commissioners to learn to live together in a pluralistic
society.

[…]

1. The Eastern Townships School Board (ETSB) affirms and promotes the
dignity and fundamental worth of all human beings regardless of racial,
religious or socio-cultural background.

2. The ETSB is committed to the development of policies AND EDUCATIONAL


APPROACHES that foster acceptance and understanding of all students and
encourage an appreciation of human diversity.

3. The ETSB recognizes that ethnic and cultural diversity is a positive feature of
Quebec and Canadian societies. 703

[987] Celle de EMSB énonce :

4. The Board shall assist teachers in developing programs reflecting the reality
of a multicultural/multiracial Quebec society, giving emphasis to the

701 Déclarations sous serment de : Donna Marcos, pièce EMSB-23-11, par. 13; Caroline Beaulieu, pièce
EMSB-23-1, par. 7 à 9; Nick Katalifos, pièce EMSB-23-6, par. 8 et 10; Rosana Caplan, pièce EMSB-
23-3; Elisabeth Lagadich, pièce EMSB-23-7, par. 9; Thomas Rhymes, pièce EMSB-23-16, par. 8.
702 Déclarations sous serment de : Giuseppe Cacchione, pièce EMSB-23-2, par. 6, 8 et 9; Jim Daskalakis,

pièce EMSB-23-4, par. 4; Guanna Geneveros, pièce EMSB-23-5, par. 6 et 10; Sujata Saha, pièce
EMSB-23-17, par. 7; Sonia Marotta, pièce EMSB-23-13, par. 7; Nadia Sammarco, pièce EMSB-23-18,
par. 9; Caroline Beaulieu, pièce EMSB-23-1, par. 9, Roana Caplan, pièce EMSB-23-3, par. 5 et 7;
David Lee, pièce EMSB-23-9, par. 9; Coleen Lauzier, pièce EMSB-23-8, par. 6.
703 Pièce EMSB 23-22, p. 1.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 211

achievements of people of all racial and cultural backgrounds, and


emphasizing as well the participation and contribution of those same cultures
in all aspects of Quebec and Canadian life.704

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[988] La politique interculturelle du Lester B. Pearson School Board contient des
éléments pertinents :

The Lester B. Pearson School Board acknowledges a growing pluralism in


Quebec society and an ever changing pattern of ethnic diversity and that all
students should acquire the knowledge and aptitudes necessary to appreciate
the rich diversity of their local, national and global communities. The School
Board also believes that students should acquire the necessary tools and
education to better comprehend our society and its diversity, to interact positively
with persons of diverse backgrounds and to participate actively as global citizens.

The Lester B. Pearson believes that schools and centres should provide a
respectful environment for each student along with a commitment to work in
partnership with the students, parents and community groups to focus on building
a common culture that takes diversity into account. Schools and centres should
also have a commitment to actively pursue partnerships with organizations that
promote awareness of multiculturalism and cultural diversity to focus on building
common goals with combined resources.

1. Principles

1.1. The Lester B. Pearson School Board affirms and promotes the dignity,
equality and fundamental worth of all human beings regardless of
age, capabilities, ethnic origin, gender, language, race, religion, or
sexual orientation.

1.2. All Board policies shall foster acceptance and understanding of all
persons and encourage an appreciation of human diversity as a
positive feature of Quebec and Canadian societies.

1.3. The Board affirms and promotes equality of opportunity for all persons.705

 Promote effective communication and continuing contact with ethno-


cultural communities at the school or centre level.706

 Ensure that curriculum and learning resources are selected with


sensitivity, balance and objectivity regarding cultural, religious and moral

704 Pièce EMSB 23-23, p. 5.


705 Pièce EMSB 23-24, p. 2.
706 Id., p. 3.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 212

values. Students should be able to see themselves reflected throughout


the curriculum. 707

[989] Pour le Tribunal, il ne fait aucun doute que la diversité des appartenances

2021 QCCS 1466 (CanLII)


culturelles et religieuses participe à l’élaboration de programmes didactiques qui visent
à bonifier l’éducation interculturelle et que la participation réelle de personnes
représentant ces différentes appartenances constitue un atout, non seulement pour
l’élève, mais également pour le corps professoral.

[990] Pour certains, il pourra apparaître ironique de noter qu’en 1998, un mémoire
produit par le ministère de l’Éducation du Québec, alors dirigé par le ministre François
Legault, faisait ainsi la promotion de la diversité religieuse et ethnique :

La crédibilité du discours sur l’ouverture à la diversité ethnoculturelle et religieuse


s’appuie en bonne partie sur la visibilité de cette diversité parmi le personnel
scolaire. On constate toutefois que la plupart des établissements
d’enseignement, dans bon nombre de commissions scolaires, sont encore
caractérisés par l’homogénéité ethnoculturelle de leur personnel.

Par conséquent, il apparaît approprié de demander, d’une part, aux commissions


scolaires et aux collèges de s’assurer que leur système d’emploi ne comporte
aucune règle ou pratique qui pourrait avoir des effets discriminatoires et que la
diversité présente dans la société soit représentée dans les établissements,
même les plus homogènes, et, d’autre part, au milieu scolaire de faire la
promotion de la profession d’enseignante et d’enseignant auprès des jeunes
immigrants et immigrantes.708

[991] À l’évidence, les articles 13 et 14 de la Loi 21 entraînent la négation des


politiques d’embauche, de rétention et de promotion du personnel pour les minorités
linguistiques de certaines commissions scolaires. Il importe peu à cet égard que celles-
ci ne représentent pas l’ensemble des organismes semblables de la province, comme
le soutient le PGQ. D’une part, parce que la reconnaissance de leurs droits ne requiert
pas une quelconque unanimité, mais plutôt, d’autre part, la simple démonstration d’une
violation de ceux-ci.

[992] À tout évènement, l’expert Maclure conclut qu’une analyse des mémoires
déposés par les commissions scolaires anglophones, ainsi que les procès-verbaux de
leurs assemblées tenues préalablement aux travaux des commissions parlementaires
consacrées aux projets de la Loi 60 et 21, témoignent d’une opposition institutionnelle
unanime à l’interdiction du port de signes religieux visibles pour les enseignants des
écoles publiques709. Le Tribunal conclut de même à la suite de sa propre étude.

707 Id., p. 4.
708 Pièce EMSB 23-48 : Rapport Maclure, p. 7 et 8.
709 Id., par. 43.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 213

[993] Dans la mesure ou une ou plusieurs commissions scolaires anglophones


décident que leurs institutions d’enseignement désirent engager et promouvoir des
personnes portant des signes religieux parce qu’elles considèrent que cela participe à
promouvoir et à refléter la diversité culturelle de la population qu’elles desservent,

2021 QCCS 1466 (CanLII)


l’article 23 de la Charte empêche le législateur d’obvier directement ou indirectement à
un tel objectif.

[994] Sans crainte de se tromper, le Tribunal peut affirmer que le bon sens, qui fait
partie de l’attirail judiciaire, permet de conclure que l’absence systématique dans un
espace social de personnes auxquelles une autre, partageant les mêmes
caractéristiques, peut s’identifier constitue à la fois un obstacle dans la reconnaissance
sociale de la valeur de ces caractéristiques, tout autant qu’un facteur de marginalisation
pour tout individu qui visa à obtenir cette reconnaissance.

[995] L’opinion du professeur Thomas Dee quant aux effets des interdictions découlant
de la Loi 21, qui entraîneront inévitablement un effacement de cette réalité visuelle dans
le corps enseignant, va dans le même sens :

59. My summative conclusion based on this literature is that a ban on the


wearing of religious symbols among primary and secondary teachers is likely to
reduce teacher diversity and to have negative effects on multiple student
outcomes (e.g., engagement, motivation, achievement and, ultimately, longer-run
life outcomes), particularly among minority students whose personal, cultural and
religious representations within schools would be censored. Moreover, the
available research suggests that these effects will occur through multiple
reinforcing mechanisms.

[…]

62. The stigmatizing effect of the ban is also likely to increase some students’
uncertainty about their belongingness in school settings. Experimental studies
indicate that such "belongingness uncertainty" can degrade academic motivation
and achievement (e.g., Walton & Cohen, 2007).

[…]

67. […] a reduction in teacher diversity would decrease minority students’


exposure to teachers who are less likely to harbor harmful implicit biases that
result in lower expectations, lower assessments of their potential and
achievement, and increased referrals for special education and exclusionary
discipline (Dee & Gershenson, 2017; Kumar et al., 2015; Okonofua et al., 2016;
Okonofua & Eberhardt, 2015; Park et al., 2007; Staats, 2016; van den Bergh et
al., 2010; Warikoo et al., 2016; Whitford & Emerson, 2019).

[…]
500-17-108353-197 et Als PAGE : 214

70. […] a ban-induced reduction in teacher diversity is likely to harm the


academic engagement and performance of minority students by increasing the
stereotype threat they experience. Stereotype threat refers to the performance-
dampening anxiety minority students can experience in the highly evaluative

2021 QCCS 1466 (CanLII)


context of classrooms when they suspect they are being assessed through the
lens of a negative stereotype threat as explained above in paragraphs 32 through
38. Multiple experimental studies indicate that stereotype threat occurs among
immigrants in developed countries, including French-Arab students (Appel et al.,
2015; Chateignier et al., 2009).

71. Even if teachers were simply to remove their religious symbols as a result of
the ban and the teacher workforce otherwise did not change, the ban would still
be likely to harm the academic engagement and educational outcomes of
minority students. This could occur because the suppression of visible religious
symbols could both exacerbate students’ experience of stereotype threat and
attenuate the role-model effects created by the visible social identities of
underrepresented teachers.710

[996] Également l’opinion du professeur Éric Hehman permet de conclure à une


possible augmentation du préjudice social pour certaines minorités religieuses :

[21] Bill 21 bans the wearing of all religious symbols by certain public sector
employees and is therefore likely to be perceived as conveying a norm about
people who wear religious symbols. Moreover, to the extent that the Bill 21 ban is
particularly associated by the public with religious minorities, especially women
who wear a hijab, it would be expected to signal a norm concerning these social
groups specifically, and therefore to result in increased prejudice toward these
social groups and more negative outcomes for individuals belonging to these
groups.711

[997] Ainsi la preuve démontre clairement, d’une part, que les commissions scolaires
anglophones désirent intégrer les minorités culturelles qui portent des signes religieux
afin, d’autre part, faciliter cette même intégration et la réussite scolaire de ses élèves
issues de groupes religieux minoritaires qui portent des signes religieux, en assurant
une représentativité de ces minorités dans le corps enseignant et les dirigeants
d’établissement scolaire.

[998] À ce sujet, l’expert Hehman démontre712 que l’effet de la clause d’antériorité


qu’on retrouve à l’article 31(5) de la Loi 21 empêche la mobilité et la promotion de
professeurs portant un signe religieux, ce qui mènera inévitablement à une attrition de
personnel. De plus, le Tribunal ne voit aucune raison de rejeter les conclusions de
l’expert Dee quant à l’effet de l’exposition des élèves à la diversité culturelle et donc
religieuse.

710 Pièce EMSB 23-47 : Rapport d’expertise de Thomas Dee, par. 59, 62, 70 et 71.
711 Pièce EMSB 28-18 : Rapport d’expertise de Eric Hehman, par. 21.
712 Pièce EMSB 28-18 : Rapport d’expertise de Eric Hehman, p. 13.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 215

[999] En effet, les motifs soulevés par le PGQ ou le MLQ pour ce faire ne
convainquent pas puisqu’ils reposent, en substance, sur le fait que l’expert Dee tire ses
conclusions en basant son analyse sur des études faites dans le cadre des relations
entre la minorité noire américaine et la majorité blanche. Pour eux, vu le contexte social

2021 QCCS 1466 (CanLII)


différent, les conclusions s’en trouvent fatalement atteintes.

[1000] Le Tribunal ne peut avaliser une telle prétention. Il va de soi que le contexte
social joue un rôle certain dans la dynamique sociale, mais les mécanismes
psychologiques et émotifs de l’être humain, demeurent une composante qui permet une
transposition des phénomènes dont discute l’expert Dee.

[1001] Ainsi, le Tribunal retient de la preuve que la présence de la diversité culturelle, et


donc pour fins de précision la diversité religieuse entraîne une amélioration de la
performance académique, des perceptions et de l’engagement scolaire des élèves
issues de telles minorités tout comme de leur développement social et émotif713. Il
appert aussi que cette présence améliore la relation professeur-élève puisque ces
mécanismes se trouvent partagés par tous les groupes minoritaires et qu’à cet égard la
représentation visuelle de cette identité apparaît primordiale pour mettre en branle cette
mécanique714.

[1002] L’expert Dee opine que l’absence de diversité chez les professeurs, et
particulièrement l’absence de référent visuel marqueur d’une certaine identité
entraînera, en toute probabilité, une dynamique inverse715 à l’égard des élèves issues
de minorités, mais également que cela entraînera des conséquences néfastes à l’égard
des étudiants de la majorité. Il énonce :

65. […] reduced diversity is likely to increase prejudice among majority students
by reducing their "intergroup" contact with teachers wearing visible religious
symbols (Carver-Thomas, 2018). Both psychological and neuroscientific studies
(Chekroud et al., 2014; Cloutier et al., 2014; Devine et al., 2012; Pettigrew et al.,
2011; Pettigrew & Tropp, 2006; Telzer et al., 2013) present empirical findings
that such intergroup contact is highly effective in reducing prejudicial attitudes.716

[1003] Le Tribunal conclut donc qu’il ne fait aucun doute que le premier alinéa de
l’article 4, les articles 6, 7, 8, 10, le premier et le deuxième alinéa de l’article 12, les
articles 13, 14 et 16 lus en conjonction avec le paragraphe 7 de l’annexe I, le
paragraphe 10 de l’annexe II et le paragraphe 4 de l’annexe III de la Loi 21, violent
l’article 23 de la Charte.

713 Pièce EMSB 23-47 : Rapport d’expertise de Thomas Dee, par. 8 à 49.
714 Id., particulièrement par. 6, 33, 39 et 71.
715 Id., par. 66 à 69 et 71.
716 Id., par. 65.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 216

13.3.3 L’article premier de la Charte

[1004] Il s’agit donc maintenant de déterminer si l’article 1 de la Charte permet de


sauvegarder ces dispositions législatives d’une déclaration les rendant inopérantes en

2021 QCCS 1466 (CanLII)


vertu de l’article 52 de la L.C. 1982 au bénéfice de toute commission scolaire jouissant
de la protection de l’article 23 de la Charte.

[1005] Avant de ce faire, le Tribunal se doit de délimiter les paramètres qui le guident
dans cette démarche au regard des droits garantis par l’article 23 de la Charte, et ce,
avant d’entrer spécifiquement dans l’analyse en vertu de l’article 1 de la Charte,
puisque la jurisprudence enseigne que l’on doit entreprendre cet exercice justificatif
d’une manière particulière dans le cas d’une violation à l’article 23.

[1006] En effet, dans l’affaire Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique,


la Cour suprême réitère de façon claire que toute dérogation au droit prévu à l’article 23
doit s’examiner en fonction d’une norme sévère en matière de justification :

[148] Deuxièmement, l’art. 23 n’est pas visé par la clause de dérogation prévue
à l’art. 33 de la Charte. Cette décision témoigne de l’importance accordée à ce
droit par les rédacteurs de la Charte et de leur intention d’encadrer de façon
stricte les dérogations à celui-ci. Dans l’arrêt Frank c. Canada (Procureur
général), 2019 CSC 1, [2019] 1 R.C.S. 3, qui portait sur le droit de vote des
Canadiens et des Canadiennes résidant à l’étranger, j’ai réitéré les propos
formulés par la juge en chef McLachlin dans l’arrêt Sauvé c. Canada (Directeur
général des élections), 2002 CSC 68, [2002] 3 R.C.S. 519, selon lesquels en
excluant le droit de vote du champ d’application de la clause de dérogation, les
constituants ont souligné l’importance privilégiée de ce droit. J’ai ajouté qu’en
raison de cette exclusion, toute dérogation à ce droit doit être examinée en
fonction d’une norme sévère en matière de justification (Frank, par. 25; Sauvé,
par. 11 et 14). Ces propos s’appliquent également dans le contexte de l’art. 23.

[149] […] En écartant l’art. 23 du champ d’application de la clause de


dérogation, les rédacteurs de la Charte ont voulu éviter que la majorité puisse se
soustraire à ses obligations constitutionnelles et que renaisse ainsi l’époque où
la minorité ne pouvait s’épanouir dans sa langue et sa culture.717

[1007] Avant de débuter l’analyse proprement dite, il importe de faire quelques


remarques de nature générale sur la démarche qu’entend suivre le Tribunal quant à
l’analyse de l’article 1 de la Charte ainsi que sur ses constations et conclusions à cet
égard.

[1008] Premièrement, le PGQ ne produit aucune preuve ni ne fait-il aucune


démonstration spécifique à ce sujet. Cela emporte des conséquences. Il demeure vrai

717 Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique c. Colombie-Britannique, 2020 CSC 13,


par. 148 et 149.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 217

cependant que sa preuve d’expert, entre autres, par l’entremise des professeurs
Lamonde, Beauchemin, Gagné, Dufresne et du témoin Rocher, peut servir à expliquer
le choix législatif qui engendre la Loi 21, ce qui correspond, entre autres, au premier
critère justificatif en vertu de l’article 1.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[1009] Deuxièmement, le MLQ et PDF produisent à la fois des témoins profanes et des
experts pour tenter de justifier le bien-fondé de la Loi 21. Le Tribunal y reviendra plus
spécifiquement ultérieurement.

[1010] Dans ce cadre, il apparaît utile de rappeler le fardeau qui pèse normalement sur
l’État dans le cadre de l’analyse de l’article 1 de la Charte :

128 Deuxièmement, pour s'acquitter du fardeau que lui impose l'article premier
de la Charte, l'État doit établir que la violation comprise dans une loi se situe à
l'intérieur de limites «dont la justification puisse se démontrer». Le choix de
l'expression «puisse se démontrer» est important. Il ne s'agit pas de procéder
par simple intuition, ou d'affirmer qu'il faut avoir de l'égard pour le choix du
Parlement. Il s'agit d'un processus de démonstration. Cela renforce la notion
propre au terme «raisonnable» selon laquelle il faut tirer une inférence rationnelle
de la preuve ou des faits établis.

129 La démarche fondamentale est la suivante. Bien qu'ils doivent demeurer


conscients du contexte socio-politique de la loi attaquée et reconnaître les
difficultés qui y sont propres en matière de preuve, les tribunaux doivent
néanmoins insister pour que, avant qu'il ne supprime un droit protégé par la
Constitution, l'État fasse une démonstration raisonnée du bien visé par la loi par
rapport à la gravité de la violation. Les tribunaux doivent respecter cette
démarche fondamentale pour que les droits garantis par notre constitution soient
opérants. Ce n'est pas une tâche facile, et les tribunaux devront peut-être
affronter le courant d'opinion publique. Cependant, c'est depuis toujours le prix
du maintien des droits constitutionnels. Si important que puisse sembler l'objectif
du Parlement, si l'État n'a pas démontré que les moyens qu'il utilise pour
atteindre son objectif sont raisonnables et proportionnels à la violation des droits,
la loi doit alors par nécessité être déclarée non valide.718

[1011] Cependant, cela place le Tribunal devant une situation pour le moins inusitée en
ce que le législateur affirme ne pas vouloir défendre sa loi en vertu de l’article 1 de la
Charte, tout en produisant une preuve qui pourrait permettre de faire cet exercice, mais
en ne plaidant rien de spécifique à cet égard, affirmant même, dans ses défenses
écrites, qu’il n’entend pas faire de démonstration en vertu de cet article de la Charte.

[1012] De plus, il apparaît incongru que des tiers intervenants, en l’occurrence le MLQ
et PDF, s’attaquent seuls à cette tâche. À charge de faire erreur, cette situation apparaît
inédite. Usant de prudence, le Tribunal conclut que cela ne lui enlève cependant pas le

718 RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, par. 128-129.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 218

devoir de décider en fonction de la preuve et des arguments soumis par toutes les
parties aux débats judiciaires719.

[1013] Cette mise en contexte terminée, il convient de rappeler que l’analyse en vertu

2021 QCCS 1466 (CanLII)


de l’article premier repose sur une démarche en quatre temps. (1) Les défenseurs de la
loi doivent démontrer le caractère urgent et réel de l’objet de la loi et que les moyens
choisis s’avèrent proportionnel à cet objet. Pour ce faire, le législateur respectera le
critère de proportionnalité si (2) les moyens adoptés se trouvent rationnellement liés à
cet objet, (3) la loi porte atteinte de façon minimale au droit en question et, (4) il existe
une proportionnalité entre les effets préjudiciables et les effets bénéfiques de la loi720.

[1014] Dans Frank c. Canada (Procureur général)721, la Cour suprême précise que
l’examen de la proportionnalité se veut à la fois normatif et contextuel, ce qui oblige les
tribunaux à soupeser les intérêts de la société et ceux de particuliers et de groupes722.

[1015] Il ne fait pas de doute que dans cet exercice le Tribunal doit faire preuve de
déférence à l’égard du législateur lorsque celui-ci s’attaque à un problème social
complexe et qu’il vise à enrayer ce qu’il considère un mal qui nécessite la violation de
droits fondamentaux723. Dans le cadre de cette analyse, il importe de tenir compte du
fait que les principes inhérents à une société libre et démocratique modulent la
détermination de la gravité de la restriction au droit protégé et l’ampleur de l’atteinte 724.

[1016] Dans Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony725, la majorité de la Cour


suprême énonce que les tribunaux doivent accorder aux gouvernements une certaine
latitude lors de choix difficiles liés à la gouvernance de l’État et par conséquent la
déférence s’applique à chacune des étapes d’analyse du contrôle de la
constitutionnalité726.

[1017] Il s’agit donc de débuter cette analyse.

13.3.3.1 L’objectif réel et urgent

L’historique législatif

719 À cet égard, l’intervention amicale des LPA ne permet pas de faire cette même conclusion sur la
nature de son intervention.
720 Carter c. Canada (Procureur général), [2015] 1 R.C.S. 331, par. 94.
721 [2019] 1 R.C.S. 3.
722 Id., par. 38.
723 Canada (Procureur général) c. JTI-MacDonald Corp., [2007] 2 R.C.S. 610, par. 41 à 43.
724 Id., par. 87.
725 [2009] 2 R.C.S. 567.
726 Id., par. 37 et 53.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 219

[1018] Le PGQ soutient727 que la Loi 21 s’inscrit dans un contexte historique,


sociologique, juridique et culturel propre au Québec, précédé d’une longue réflexion
démocratique, échelonnée sur plus de 20 ans, tant dans la sphère publique, judiciaire,
académique qu’à l’Assemblée nationale et qui découle d’une trajectoire historique de

2021 QCCS 1466 (CanLII)


plus de deux siècles728.

[1019] Dans cet historique s’inscrit de façon contemporaine ce qu’il convient d’appeler
la Commission Bouchard-Taylor, de son vrai nom la Commission de consultation sur les
pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles. Son rapport intitulé
« Fonder l’avenir : le temps de la conciliation » fait suite à une vaste consultation
populaire à la grandeur de la province, à la réception de plus de 500 mémoires, ainsi
qu’à la tenue de 328 audiences et de 22 forums de citoyens.

[1020] Le rapport prône l’interculturalisme, une adaptation québécoise du


multiculturalisme, puisque ce dernier concept s’avèrerait non adapté à la réalité du
Québec, ainsi que l’interdiction du port de signes religieux pour certains agents de
l’État729.

[1021] Un avis du Conseil du statut de la femme, un organisme gouvernemental de


consultation et d’étude, s’exprime de même à ce dernier égard en précisant notamment,
qu’il s’oppose à ce qu’il convient d’appeler la laïcité « ouverte », puisqu’elle constituerait
une atteinte à l’égalité des femmes730.

[1022] Ces délibérations sociales se poursuivent à l’Assemblée nationale alors que l’on
recense sept projets de loi depuis 2010731 qui traite de la question des signes religieux,
émanant de formations politiques différentes. Le constituant n’en adopte que deux : le
projet de Loi 62 le 18 octobre 2017 et le projet de Loi 21 le 16 juin 2019.

[1023] Dans le cadre des débats parlementaires, la Commission des institutions de


l’Assemblée nationale tient de nombreuses consultations à ce sujet.

[1024] Ainsi, plaide le PGQ, le législateur s’inspire de tout ce bagage historique pour
présenter et adopter la Loi 21. Selon lui, il s’agit d’un compromis entre les différentes

727 À l’audience, le représentant du PGQ reconnaît que cette preuve ne possédait pas d’autre utilité que
celle d’occuper « une partie du terrain » afin de ne pas laisser aux adversaires de la Loi 21 tout
l’espace dans le débat judiciaire quant à la nature et la portée de la loi.
728 Pièce PGQ-8 : Rapport d’expertise de Yvan Lamonde, p. 1; Pièce PGQ-11 : Rapport d’expertise des
professeurs Dufresne et Gagné, p. 18 à 45; Déclaration sous serment de Guy Rocher.
729 COMMISSION DE CONSULTATION SUR LES PRATIQUES D’ACCOMODEMENT RELIÉES AUX
DIFFÉRENCES CULTURELLES, Fonder l’avenir : le temps de la conciliation, Rapport de Gérard
Bouchard et Charles Taylor, 2008, p. 122 et 260.
730 CONSEIL DU STATUT DE LA FEMME, Avis - Affirmer la laïcité, un pas de plus vers l’égalité réelle
entre les femmes et les hommes, 2011, p. 131, recommandations nos 2 et 6.
731 Projet de Loi no 94 (2010), projet de Loi no 60 (2013), projet de Loi no 398 (2013), projet de Loi 491
(2014), projet de Loi 492 (2013), projet de Loi no 62 (2015) et le projet de Loi 21 (2019).
500-17-108353-197 et Als PAGE : 220

propositions débattues et il s’appuie sur une vision largement partagée par la population
québécoise et sur le pluralisme religieux, tout en ne se démarquant pas
fondamentalement des solutions à ces questions retenues par d’autres États
démocratiques732.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[1025] À ce propos, le Tribunal croit nécessaire de réitérer une précision importante. Le
PGQ insiste sur le fait que plusieurs sondages d’opinion publique montrent un appui
massif à l’encadrement du port de signes religieux733. D’une part, bien que cela puisse
permettre de démontrer que l’action législative répond à une volonté populaire il
demeure incontournable, d’autre part, que le Tribunal ne décide pas de la stricte légalité
constitutionnelle d’une mesure législative en fonction de sondage ou de la volonté
populaire. Cet élément ne participe en rien à l’analyse juridique des droits en cause
hormis pour l’élément qu’il vient d’énoncer.

[1026] Pour clore l’analyse sur ce premier volet de l’objectif législatif, on peut ajouter
que selon le PGQ, le modèle de la Loi 21 s’inscrit dans la continuité de la Révolution
tranquille où le Québec passe d’une société où l’Église remplit un rôle de « quasi-État »,
notamment dans les domaines des services sociaux, de la santé de l’éducation et des
registres d’état civil734, à un État marqué par son irréligion.

[1027] Il faut dire qu’historiquement l’Église, comprise dans le sens institutionnel,


s’avère de plus en plus incapable, depuis la fin de la dernière guerre mondiale, à
supporter l’avènement de l’État providence et que cet effacement de la présence du
religieux dans la vie quotidienne s’accélèrera avec la Révolution tranquille. En ce sens,
le rapport Parent, la création d’un ministère de l’Éducation, l’avènement des cégeps et
d’une université non confessionnelle amorce la déconfessionnalisation du secteur de
l’enseignement.

[1028] Les autres mesures visant à atteindre la laïcisation de l’État, qu’il apparaît inutile
d’énumérer ici, s’inscrivent dans cette même tendance. Tout cela mène donc à une
conclusion qui s’impose d’emblée : le législateur québécois atteint assurément un
objectif législatif réel et urgent aux termes de la jurisprudence en adoptant la Loi 21.

[1029] Il s’agit maintenant de passer à la deuxième étape de l’analyse qui vise à


déterminer le caractère proportionnel des moyens choisis par le législateur en fonction
de l’objectif de la loi.

732 Plan d’argumentation du PGQ, par. 54 et 55.


733 Id., par. 73, 74, 77, 79, 80 et 82.
734 Pièce PGQ-11 : Rapport d’expertise des professeurs Dufresne et Gagné, p. 33 à 35 et 39; Pièce

PGQ-8 : Rapport d’expertise de Yvan Lamonde, p. 4 et 7; Déclaration sous serment de Guy Rocher.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 221

13.3.3.2 La proportionnalité

13.3.3.2.1 Le lien rationnel

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[1030] Le test du lien rationnel n’exige rien de plus qu’une démonstration que les
moyens retenus par le gouvernement favorisent logiquement la réalisation des objectifs
légitimes et importants du législateur. Ainsi, la logique et la raison, combinées à des
éléments de preuve, doivent permettre d’établir que les moyens poursuivis par le
législateur permettent d’atteindre ces objectifs.

[1031] Dans l’arrêt Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur


général)735, la Cour suprême formule ce principe comme suit :

[143] Le gouvernement doit démontrer qu’il existe un lien rationnel entre la


mesure attentatoire et son objectif. Ce critère « n’est pas particulièrement
exigeant » (Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la
Justice), 2000 CSC 69, [2000] 2 R.C.S. 1120, par. 228; Health Services, par.
148). Il n’est pas nécessaire d’établir que la mesure
permettra inévitablement d’atteindre l’objectif visé par le gouvernement. Une
inférence raisonnable que les moyens adoptés par ce dernier aideront à réaliser
l’objectif en question suffit (Canada (Procureur général) c. JTI-Macdonald
Corp., 2007 CSC 30, [2007] 2 R.C.S. 610, par. 40; Health Services, par. 149).
L’examen doit porter sur le lien causal.

[144] Les revendications de nature philosophique, politique et sociale ne se


prêtent pas toujours à une preuve empirique (Harper c. Canada (Procureur
général), 2004 CSC 33, [2004] 1 R.C.S. 827, par. 104; Sauvé, par. 18). Les
tribunaux n’ont donc pas toujours insisté sur la nécessité d’une preuve directe de
lien entre la mesure attentatoire et l’objet de la loi, et ont accepté des
conclusions fondées sur la logique et la raison (RJR-MacDonald (1995), par.
154; Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, 1996
CanLII 237 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 825, par. 101).

[1032] Puis, plus récemment, elle réitère ainsi ces principes dans Frank736 :

[59] Selon moi, les avocats de M. Bird et des intervenants soulèvent des
préoccupations réalistes à propos de l’accessibilité et de la rapidité du recours
devant la Cour fédérale. Lorsque la liberté d’un individu est en jeu, l’accessibilité
et la rapidité sont d’autant plus importantes. Or, il importe qu’il existe un
mécanisme qui procure un recours suffisamment accessible et rapide pour ceux
qui sont privés de leur liberté. À la lumière du dossier porté à notre
connaissance, je ne suis pas en mesure d’affirmer qu’un contrôle judiciaire aurait
constitué un tel recours pour M. Bird.737

735 [2015] 1 R.C.S. 3.


736 Frank c. Canada (Procureur général), [2019] 1 R.C.S. 3.
737 Id., par. 59.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 222

[1033] Il existe assurément une volonté du législateur de bannir d’un certain espace
public la manifestation d’une appartenance religieuse par le port de signes associés à
celle-ci. Il importe cependant de voir comment s’inscrit cette volonté, à la fois dans la
Loi 21 et dans la réalité.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[1034] Rappelons que le préambule de la Loi 21 énonce :

CONSIDÉRANT qu’il est important de consacrer le caractère prépondérant de la


laïcité de l’État dans l’ordre juridique québécois;

[…]

CONSIDÉRANT qu’il y a lieu d’établir un devoir de réserve plus strict en matière


religieuse à l’égard des personnes exerçant certaines fonctions, se traduisant par
l’interdiction pour ces personnes de porter un signe religieux dans l’exercice de
leurs fonctions;

[…]

[1035] Pour arriver à atteindre cet objectif, le législateur modifie même la Charte
québécoise pour y inscrire le préambule suivant :

Considérant l’importance fondamentale que la nation québécoise accorde à la


laïcité de l’État;

ainsi que pour y ajouter la laïcité de l’État comme l’un des critères d’évaluation
énumérés à la clause justificative que représente l’article 9.1.

[1036] Il s’agit là de gestes législatifs forts, visant à transmettre toute l’importance qu’on
doit, ou devrait accorder, au principe de la laïcité. Ainsi, on peut certainement en
conclure que puisse qu’il s’agit là d’un des fondements de la société québécoise, ce
principe devrait recevoir une application conséquente.

[1037] Bien que l’on puisse s’interroger sérieusement sur le fait qu’il existe des
exceptions notables à l’application de la Loi 21 qui vise à promouvoir un principe
sociétal fondamental, en l’occurrence, entre autres, celle prévue à l’article 31 de la Loi
21, on peut conclure que l’objectif visé par la Loi 21 favorise logiquement la réalisation
des objectifs légitimes et importants du législateur puisque ces lacunes n’obvient pas de
façon dirimante à ces objectifs.

13.3.3.2.2 L’atteinte minimale

[1038] On en arrive donc au prochain volet du test de l’article 1, à savoir celui qui vise à
déterminer si la Loi 21 porte atteinte de façon minimale au droit en question.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 223

[1039] Il convient de rappeler que le PGQ ne produit aucune preuve ou aucune


argumentation spécifique qui porte sur l’article premier de la Charte. Tel qu’explicité
auparavant seuls le MLQ et PDF font cet exercice. Ainsi, la preuve du PGQ sur les
objectifs de la Loi 21 et les raisons historiques qui mènent à son adoption ne s’avère

2021 QCCS 1466 (CanLII)


pas utile à l’analyse de l’atteinte minimale.

[1040] Quant à la preuve de PDF, elle focalise sa preuve et ses représentations sous
deux seuls thèmes : 1) toutes les religions entraînent un asservissement des femmes à
un régime patriarcal puisqu’il s’agit là d’une composante fondamentale des religions; 2)
le port du voile constitue un exemple clair de cette situation.

[1041] Le Tribunal n’entend pas épiloguer longuement sur cette prétention de PDF à
l’égard des religions et du sort qu’elle réserve aux femmes puisque cela apparaît inutile
de s’y étendre pour les fins du jugement. Il importe de noter cependant que le judaïsme
requiert que les hommes juifs orthodoxes ou qui suivent une tradition conservatrice
doivent se couvrir la tête pour faire preuve d’humilité envers leur Dieu738.

[1042] Avec égard, cette preuve et ces représentations présentent une portée très
limitée dans le contexte de la détermination de l’atteinte minimale sous l’article 1, car, à
l’évidence, le port de signes religieux par des personnes de sexe masculin ne se trouve
pas visé par ces représentations. De plus, il existe beaucoup d’autres manifestations de
religiosité par des femmes qu’uniquement le port du voile. On peut penser au port du
crucifix ou d’une médaille tel que le fait Lauzon par exemple. En tout respect, on voit
mal comment le port de ces symboles comporterait une signification d’asservissement
pour une femme, mais pas pour un homme. Voilà pourquoi le Tribunal conclut à la très
faible utilité de la preuve de PDF.

[1043] Le MLQ présente des arguments à priori plus pertinents pour cette analyse, bien
que sa preuve focalise très majoritairement son attention sur le port du hijab. À tout
évènement, le Tribunal considérera, pour les fins de son analyse, que son
argumentation porte sur l’ensemble des signes religieux.

[1044] Tout d’abord, le MLQ soutient que dans la mesure où on permet à des
enseignantes de porter le hijab, les élèves se verront privés du droit à des services
laïques et on bafouera le droit des parents d’élever leurs enfants dans les croyances ou
valeurs de leur choix739. Ce faisant, il s’appuie sur l’arrêt B. (R.) c. Children’s Aid
Society of Metropolitan Toronto740 qui énonce que jusqu’à un certain âge, en
l’occurrence celui qui permettra à l’enfant de prendre ses propres décisions sur ses

738 Déclaration sous serment de Alan W. Bright du 22 novembre 2019, par. 12 à 15.
739 Plan d’argumentation du MLQ, par. 175.
740 [1995] 1 R.C.S. 315.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 224

croyances religieuses, les parents peuvent décider de sa religion et l’élever en


conformité avec celle-ci741.

[1045] Or ici, le simple fait de voir un enfant en présence d’une éducatrice portant le

2021 QCCS 1466 (CanLII)


voile ne fait aucunement échec à ces principes. Pour conclure autrement, il faudrait que
le simple port d’un signe religieux constitue nécessairement du prosélytisme et que
celui-ci empêche les parents d’élever leur enfant selon leur foi.

[1046] Également, il ne faut pas banaliser le sens des mots. Le terme prosélytisme
comporte une notion « active », plutôt que « passive ». En effet, on en trouve les
définitions suivantes :

Larousse : Zèle ardent pour recruter des adeptes, pour tenter d’imposer ses
idées.

Le Grand Robert : Zèle déployé pour faire des prosélytes, recruter des adeptes.

[1047] Ainsi, on voit mal comment le Tribunal pourrait conclure que le simple port d’un
signe religieux bafoue le droit à des services laïques ou le droit des parents d’élever
leurs enfants selon les valeurs de leur choix. Ici nous ne nous trouvons pas en
présence d’un contexte semblable à celui de la récitation d’une prière comme dans
l’arrêt Saguenay742, puisqu’il s’agissait là d’un geste actif de la part d’un représentant de
l’État soutenant une religion en particulier.

[1048] Le simple port passif d’un signe religieux ne peut bafouer les droits dont se
réclame le MLQ et, indirectement le PGQ.

[1049] De plus, une lecture attentive de l’arrêt Children’s Aid mène le Tribunal à une
conclusion inverse de celle que propose le MLQ puisqu’on y lit ceci :

231 Les appelants ont agi en tenant pour acquis que Sheena est de la même
religion qu'eux et qu'elle ne saurait donc subir une transfusion sanguine.
Pourtant, Sheena n'a jamais adhéré à la foi des témoins de Jéhovah ni, quant à
cela, à aucune religion, en supposant qu'une telle adhésion serait valable. Il y a
donc une atteinte à la liberté de conscience de Sheena, qui, pourrait-on soutenir,
comprend le droit de vivre assez longtemps pour faire son propre choix raisonné
sur la religion à laquelle elle souhaite adhérer, de même que le droit de n'avoir
aucune croyance religieuse. En fait, refuser à une enfant en bas âge des soins
médicaux nécessaires pourrait empêcher cette enfant d'exercer ses droits
constitutionnels, puisqu'il se peut qu'en raison des croyances de ses parents elle
ne vive pas assez longtemps pour faire des choix sur les idées qu'elle aimerait
exprimer, la religion qu'elle souhaiterait professer, ou les associations auxquelles
elle souhaiterait adhérer. La «liberté de religion» ne devrait pas comprendre une

741 Id., par. 223.


742 Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), [2015] 2 RCS 3.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 225

activité qui nie aussi catégoriquement la «liberté de conscience» d'autrui. Le


passage suivant des motifs du juge Dickson dans l'arrêt Big M Drug Mart Ltd.,
précité, à la p. 346, vient renforcer notre conclusion:

2021 QCCS 1466 (CanLII)


Les valeurs qui sous-tendent nos traditions politiques et
philosophiques exigent que chacun soit libre d'avoir et de manifester
les croyances et les opinions que lui dicte sa conscience, à la
condition notamment que ces manifestations ne lèsent pas ses
semblables ou leur propre droit d'avoir et de manifester leurs
croyances et opinions personnelles. 743

(Le souligné dans l’original)

[1050] Il appert donc que la proposition du MLQ quant à la violation de la liberté de


conscience de l’enfant exprimée par les parents ne comporte aucune assise reconnue
par cet arrêt, bien au contraire.

[1051] De plus, dans S.L. c. Commission scolaire des Chênes744, la Cour suprême
énonce, dès le paragraphe introductif de son arrêt, que les changements sociaux,
depuis le milieu du siècle dernier, apportent une nouvelle philosophie sociale qui met de
l’avant la reconnaissance des droits des minorités745. Elle ajoute que de nombreux
États occidentaux perçoivent maintenant la neutralité religieuse comme une façon
légitime d’aménager un espace de liberté dans lequel les citoyens de diverses
croyances peuvent exercer leurs droits individuels746.

[1052] D’ailleurs, le contexte historique de la laïcisation des institutions publiques qu’elle


trace747 trouve application en l’espèce. Le Tribunal ne saurait mieux dire puisque la
preuve concorde parfaitement avec ces énoncés.

[1053] En traçant les principes applicables au regard du droit à la liberté de religion, elle
reprend748 les énoncés de l’arrêt Canadian Civil Liberties Association c. Ontario
(Minister of Education)749 voulant qu’un programme scolaire qui prodiguerait un
enseignement religieux et moral sans toutefois tendre à endoctriner dans une foi
particulière n’enfreindrait pas la Charte750.

[1054] Pour le Tribunal, on peut certainement inférer de cet énoncé que le simple port
d’un signe religieux ne peut constituer, en lui-même, une violation de la liberté de

743 B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, préc., [1995] 1 R.C.S. 315, par. 231.
744 [2012] 1 R.C.S. 235.
745 Id., par. 1.
746 Id., par. 10.
747 Id., par. 10 à 16.
748 Id., par. 20.
749 (1990) 71 O.R. (2d) 341.
750 Id., p. 344.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 226

conscience ou de religion d’une personne se trouvant en présence de ce signe religieux


porté par un.e enseignant.e.

[1055] Dans S.L., la Cour suprême énonce que la neutralité de l’État existe lorsque

2021 QCCS 1466 (CanLII)


celui-ci ne favorise ni ne défavorise aucune conviction religieuse, ce qui implique le
respect de toutes les positions à l’égard de la religion, en prenant compte des droits
constitutionnels concurrents des personnes affectées.

[1056] Il importe de reprendre, in extenso, les passages de cet arrêt qui traite de
l’impact sur les enfants à l’exposition à des croyances différentes des leurs :

[39] Dans l’arrêt Chamberlain c. Surrey School District No. 36, 2002 CSC 86,
[2002] 4 R.C.S. 710, la Cour a eu l’occasion de se prononcer sur les
dissonances cognitives que peuvent vivre les enfants qui grandissent dans une
société diversifiée. La Juge en chef y a fait les commentaires suivants (par. 65-
66) :

En tant que membres d’un corps scolaire hétérogène, les enfants y sont exposés
tous les jours [à certaines dissonances cognitives] dans le système
d’enseignement public. À l’heure des repas, ils voient leurs camarades de
classe, et peut-être aussi leurs professeurs, manger des aliments qui leur sont
interdits, que ce soit en raison des restrictions religieuses de leurs parents ou
d’autres croyances morales. Ils voient leurs camarades porter des vêtements
dont leurs parents désapprouvent les caractéristiques ou les marques. Et ils sont
également témoins, dans la cour d’école, de comportements que leurs parents
désapprouvent. La dissonance cognitive qui en résulte fait simplement partie de
la vie dans une société diversifiée. Elle est également inhérente au processus de
croissance. C’est à la faveur de telles expériences que les enfants se rendent
compte que tous ne partagent pas les mêmes valeurs.

On peut soutenir que l’exposition à certaines dissonances cognitives est


nécessaire pour que les enfants apprennent ce qu’est la tolérance.

[40] Les parents qui le désirent sont libres de transmettre à leurs enfants leurs
croyances personnelles. Cependant, l’exposition précoce des enfants
à des réalités autres que celles qu’ils vivent dans leur environnement familial
immédiat constitue un fait de la vie en société. Suggérer que le fait même
d’exposer des enfants à différents faits religieux porte atteinte à la liberté de
religion de ceux-ci ou de leurs parents revient à rejeter la réalité multiculturelle de
la société canadienne et méconnaître les obligations de l’État québécois en
matière d’éducation publique. Bien qu’une telle exposition puisse être source de
frictions, elle ne constitue pas en soi une atteinte à l’al. 2a) de la Charte
canadienne et à l’art. 3 de la Charte québécoise.751

(Le Tribunal souligne)

751 S.L. c. Commission scolaire des Chênes, [2012] 1 R.C.S. 235, par. 39 et 40.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 227

[1057] La règle du stare decisis s’applique à un tel énoncé. Ce prononcé lie le Tribunal.
Il s’ensuit qu’en le transposant à notre affaire, les parents d’élèves ne peuvent
juridiquement soutenir que l’exposition de leurs enfants à des signes religieux portés
par un.e enseignant.e à l’école porte atteinte à leurs libertés de conscience ou de

2021 QCCS 1466 (CanLII)


religion ou à celles de leurs enfants.

[1058] À tout évènement, si la règle du stare decisis ne s’appliquait pas formellement à


strictement parler, le Tribunal se devrait de conclure qu’il s’agit là d’un énoncé
comportant une valeur persuasive telle qu’il constitue un obstacle dirimant aux
prétentions des défenseurs de la loi à ce sujet.

[1059] Dans Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville)752, la Cour suprême trace
les contours de l’obligation de neutralité de l’État en matière de liberté de conscience et
de religion en rappelant que la Charte protège les minorités religieuses contre la
menace de la « tyrannie de la majorité »753. Elle rappelle que l’évolution de la société
canadienne engendre une conception de la neutralité suivant laquelle l’État ne doit pas
s’ingérer dans le domaine de la religion et des croyances et que ce devoir de neutralité
exige qu’il ne favorise ni ne défavorise aucune croyance pas plus que l’incroyance754.

[1060] Elle conclut que la religion constitue le prisme à travers lequel une personne
perçoit et explique la réalité qui l’entoure, tout en définissant le cadre moral qui guide sa
conduite. Elle fait partie intégrante de l’identité de chaque croyant. Ainsi, en interférant
avec celle-ci, il hiérarchise les individus :

[73] Dans « Freedom of Religion Under the Charter of Rights : The Limits of
State Neutrality » (2012), 45 U.B.C. L. Rev. 497, p. 507, le professeur R. Moon
fait observer qu’une croyance religieuse est plus qu’une opinion. Elle est le
prisme à travers lequel une personne perçoit et explique la réalité qui l’entoure.
Elle définit le cadre moral qui guide sa conduite. La religion est partie intégrante
de l’identité de chacun. Lorsque l’État adhère à une croyance, il ne fait pas
qu’exprimer une opinion sur le sujet. Il hiérarchise les diverses croyances et
remet en cause la valeur de celles qu’il ne partage pas. Il hiérarchise aussi les
individus qui portent en eux ces croyances :

[TRADUCTION] Si la religion est un aspect de l’identité d’une personne, il


s’ensuit que, dans les cas où l’État traite les convictions ou les
pratiques religieuses de cette personne d’une manière qui leur accorde
une importance ou une vérité moins grandes qu’aux pratiques des
autres personnes, ou encore lorsqu’il marginalise de quelque façon le

752 [2015] 2 R.C.S. 3.


753 Id., par. 68, qui reprend R. c. Big M Drug Mart Ltd, [1985] 1 R.C.S. 295, p. 337. D’ailleurs, les chartes
existent pour la protection des minorités :« […] It is unpopular minorities whom charters and bills of
rights exist to protect. In almost any society, the majority (which usually includes the rich and powerful)
can look after itself. » (Tom BINGHAM, The Rule of Law, London, Penguin Books, 2011, p. 82).
754 Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), [2015] 2 RCS 3, par. 72.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 228

groupe religieux auquel elle appartient, il ne fait pas simplement que


rejeter les valeurs et les opinions de cette personne, il refuse de lui
reconnaître une valeur égale [en tant qu’être humain]. [Je souligne; p.
507.]755

2021 QCCS 1466 (CanLII)


(Le souligné se trouve dans l’original.)

[1061] Elle précise qu’un espace public neutre ne signifie pas l’homogénéisation des
acteurs privés qui s’y trouvent puisqu’il s’agit de neutralité des institutions de l’État et
non celle des individus. Cet espace public neutre, libre des contraintes étatiques tend
plutôt à préserver la liberté et la dignité de chacun. Ce faisant, cette neutralité favorise
la préservation et la promotion du caractère multiculturel de la société canadienne756.

[1062] Elle ajoute que la neutralité de l’État lui impose de ne pas encourager ni
décourager toute forme de conviction religieuse757.

[1063] Pour le Tribunal, le respect de la neutralité religieuse réelle au sein des


institutions d’enseignement préscolaire, primaire et secondaire n’entraîne pas
l’interdiction totale de toute référence vestimentaire à une appartenance religieuse
puisque la neutralité réelle s’inscrit dans une démarche où l’on empêche des gestes
actifs, et non pas en interdisant à des personnes de s’habiller en accord avec une
religion dont l’orthopraxie peut requérir le port de certains symboles religieux.

[1064] À cet égard, si l’objectif législatif réside dans la volonté de rendre l’enseignement
laïque, puisqu’il s’agit là d’un des fondements de la société québécoise, comment peut-
on rationaliser le fait que l’interdiction du port de signe religieux ne s’applique qu’aux
trois secteurs d’enseignement précités? Certes, il s’agit là d’une prérogative du
législateur. Certains peuvent même arguer qu’il s’agit là d’une mesure attentatoire qui
se trouve limitée et donc minimale. Mais rien dans la preuve ni dans l’argumentation
des parties qui défendent la Loi 21 ne vient supporter un tel choix en regard de l’objectif
d’obtenir la laïcité de l’État.

[1065] Le même raisonnement vaut pour toutes les autres personnes à qui l’on interdit
le port de signe religieux dans l’exercice de leurs fonctions.

[1066] En toute logique, si le principe de laïcité constitue une des bases fondamentales
de la société québécoise, on peut raisonnablement se demander en toutes
circonstances pourquoi il ne s’applique pas à tous.

[1067] Cela entraîne comme conséquence qu’il devient plus difficile pour les défenseurs
de la Loi 21 de se décharger de leurs fardeaux de démontrer le caractère justifiable

755 Id., par. 73.


756 Id., par. 74.
757 Id., par. 78.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 229

sous l’article 1 de l’atteinte à l’article 23 de la Charte qui, rappelons-le, requiert à l’État


de ce faire selon une démonstration convaincante qui peut découler d’une preuve
prépondérante, dans la mesure où il en existe une758.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


13.3.3.2.3 La proportionnalité des effets préjudiciables et des effets bénéfiques

[1068] Dans la poursuite de son analyse, le Tribunal doit déterminer si le bénéfice


qu’entraîne la prohibition totale de port de signe religieux qui, selon les défenseurs de la
Loi 21, participe à la reconnaissance et l’implantation d’une société réellement laïque,
l’emporte sur les effets néfastes sur les personnes qu’elle vise et qui se réclament,
d’abord et avant tout, de leur liberté de religion et de conscience.

[1069] Il ne fait aucun doute que les interdictions de porter de signes religieux et les
conséquences qui s’y attachent s’avèrent des plus graves pour les personnes qui en
portent en raison de leur foi. On peut même affirmer qu’il s’agit là pour elles d’une
certaine forme de négation de leur être dans ce qu’il recèle de plus intime et de plus
fondamental.

[1070] Vue d’une perspective opposée à celle du PGQ, du MLQ et de PDF, il apparaît
évident de conclure que pour toute personne qui se voit obligée de poser un geste
contraire à sa croyance fondamentale, il s’agit là d’une action qui porte gravement
atteinte à sa liberté de conscience.

[1071] Le Tribunal ne peut convenir, tel que le plaide le MLQ759, que la Loi 21 ne fait
que protéger la liberté de conscience et qu’elle ne porte pas atteinte à la liberté de
religion. Il s’agit là à la fois d’un retournement et d’un détournement de sens, non
seulement du texte de la Loi 21, mais également de ses effets.

[1072] À ce sujet, le MLQ se réclame du passage suivant de l’arrêt Saguenay :

[84] En premier lieu, l’État ne peut, en raison de l’obligation de neutralité


religieuse qui s’impose à lui, professer, adopter ou favoriser une croyance à
l’exclusion des autres. Il est évident que l’État lui-même ne peut se livrer à une
pratique religieuse; celle-ci doit donc être celle d’un ou plusieurs de ses
représentants, dans la mesure où ils agissent dans le cadre de leurs fonctions.
Quand, dans l’exercice de leurs fonctions, les représentants de l’État professent,
adoptent ou favorisent une croyance à l’exclusion des autres, les deux premiers
critères de la discrimination mentionnés plus haut, soit l’existence d’une
exclusion, distinction ou préférence fondée sur la religion, sont établis.760

(Le Tribunal souligne)

758 R. c. Katigbak, [2011] 3 R.C.S. 326, par. 102.


759 Plan d’argumentation du MLQ, par. 181.
760 Mouvement laïque québécois c. Saguenay, [2015] 2 RCS 3, par. 84.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 230

[1073] Il importe donc de s’en remettre précisément à ce qu’énonce ce passage. Cet


enseignement s’applique dans la mesure où les employés étatiques excluent une
croyance. À l’évidence, le simple port d’un signe religieux n’exclut en rien une autre
croyance. Le Tribunal ne peut donc donner à ce passage, la portée que le MLQ y voit

2021 QCCS 1466 (CanLII)


tout comme à celui-ci :

[64] À mon avis, la position des appelants doit prévaloir. Le parrainage par l’État
d’une tradition religieuse, en violation de son devoir de neutralité, constitue de la
discrimination à l’endroit de toutes les autres (S.L. c. Commission scolaire des
Chênes, 2012 CSC 7, [2012] 1 R.C.S. 235, par. 17). Si l’État favorise une religion
au détriment des autres, il crée en effet une inégalité destructrice de la liberté de
religion dans la société (R. c. Big M Drug Mart Ltd., 1985 CanLII 69
(CSC), [1985] 1 R.C.S. 295, p. 337). Dans un cas comme celui-ci, la pratique qui
consiste à réciter la prière et le Règlement qui l’encadre entraînent l’exclusion de
M. Simoneau sur la base d’un motif énuméré, soit la religion. Cette exclusion
compromet son droit à l’exercice, en pleine égalité, de sa liberté de conscience
et de religion. La discrimination dont il se plaint est directement tributaire, d’une
part, du caractère religieux de la prière, et d’autre part, du droit de la Ville de la
réciter comme elle le fait. […]761

[1074] Encore une fois, le simple fait de porter un signe religieux n’entraîne pas la
conclusion que l’État favorise une religion au détriment des autres ou qu’il obvie à son
devoir de neutralité, bien au contraire, car il ne compromet pas le droit de quiconque à
sa liberté de conscience.

[1075] Au niveau des conséquences de la Loi 21, le MLQ nie que celle-ci empêche
l’embauche des personnes qui portent un signe religieux, dont Hak à titre d’exemple,
puisque celle-ci ne doit que retirer ses signes religieux dans l’exercice de ses fonctions,
ce qui démontrerait que la Loi 21 ne constitue pas un obstacle à son embauche. Ainsi,
exprimé autrement, selon le MLQ, selon une lecture littérale de la Loi 21, rien
n’empêche que l’on puisse embaucher cette personne, mais il faudra qu’elle retire ses
signes religieux pour pouvoir enseigner.

[1076] Avec égard, cet argument relève d’un pur sophisme, car il occulte l’élément
fondamental de la personne utilisée à titre d’exemple : une personne dont la foi lui dicte
de porter en tout temps un signe religieux, en l’occurrence le hijab. Ainsi, il ne fait aucun
doute que l’effet de la Loi 21 entraîne, pour des personnes telles Hak, qu’elles ne
pourront jamais enseigner au niveau préscolaire, primaire ou secondaire publique.
Affirmer le contraire nie l’évidence. Ainsi, il s’ensuit logiquement que l’embauche d’une
telle personne mène à un cul-de-sac et que l’argument de texte du MLQ mène à un
non-sens. En effet, qui voudra engager une professeure qui ne peut enseigner?

761 Id., par. 64.


500-17-108353-197 et Als PAGE : 231

[1077] Également, le MLQ cite à l’appui de sa position l’enseignement suivant du même


arrêt :

[88] Un examen attentif des circonstances est donc primordial. Lorsqu’elles

2021 QCCS 1466 (CanLII)


dénotent une volonté de professer, d’adopter ou de favoriser une croyance à
l’exclusion des autres, et que la pratique en litige porte atteinte à la liberté de
conscience et de religion d’un ou plusieurs individus, on doit conclure que l’État
contrevient à son obligation de neutralité religieuse. Cette conclusion demeure
peu importe le caractère traditionnel de la pratique.762

[1078] Pourtant, le Tribunal y trouve là des énoncés clairs auxquels il faut attacher toute
l’importance requise quant au choix des mots utilisés et il doit constater que cela ne
supporte pas la position du MLQ. Ainsi, pour le Tribunal, on ne peut conclure que le
simple port d’un signe religieux par un enseignant démontre une volonté pour l’État, de
professer, d’adopter ou de favoriser une croyance à l’exclusion des autres et que cette
pratique viole la liberté de conscience ou de religion d’une personne.

[1079] En concluant ainsi, le Tribunal demeure conscient que l’on peut assimiler
l’enseignant à un représentant de l’État, mais cette qualification ne change pas le fait
que celui-ci doit poser des gestes positifs pour contrevenir à son devoir de neutralité,
car le simple fait de s’habiller en conformité avec les principes d’une religion ne
contrevient pas à ce devoir.

[1080] De plus, en reconnaissant aussi que les élèves peuvent se trouver en situation
de vulnérabilité face aux messages transmis par les enseignants763, le Tribunal ne peut
conclure que le simple fait pour un enseignant de porter un signe religieux place l’enfant
dans une telle situation. D’une part, aucune preuve n’étaye une telle proposition et,
d’autre part, cela revient à affirmer que ce simple geste viole la liberté de conscience de
l’élève, proposition dont les motifs qui précèdent disposent.

[1081] De plus, le Tribunal ne retient pas comme probante l’opinion du professeur


Georges A. Legault, spécialisé en éthique professionnelle, car elle apparaît soulever
des questions purement théoriques, tout en ne s’appuyant sur aucune étude empirique,
notamment quant à la possibilité qu’il existe une quelconque dissonance cognitive, une
diminution de la qualité de la relation éducative ou même un bris de confiance entre
l’élève et l’enseignant portant un signe religieux. À cet égard, le Tribunal retient plutôt
l’opinion de l’expert Dee, tel qu’énoncé plus haut.

[1082] Il importe d’expliciter davantage les raisons pour lesquelles le Tribunal ne retient
pas l’opinion de l’expert Legault. À l’audience, le Tribunal le reconnaît expert en éthique
professionnelle. Son rapport764 et son témoignage s’articulent autour de la prémisse

762 Id., par. 88.


763 Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825.
764 Pièce MLQ-50 : Rapport d’expertise de Georges A. Legault.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 232

que le raisonnement éthique repose sur l’évolution des différents impacts sur
l’ensemble des parties prenantes, ce qui implique donc un jugement de valeur765,
sachant que la relation enseignant.eélève constitue une relation de nature

2021 QCCS 1466 (CanLII)


professionnelle non égalitaire de par le fait que le détenteur du savoir détient un pouvoir
sur l’autre766.

[1083] Rappelant que la mission de l’école vise à instruire, socialiser et qualifier les
élèves767 et ce, dans un cadre où la relation de confiance s’avère primordiale768, il note
que le terme « socialiser » signifie apprendre à vivre avec les autres769. Ainsi, il faut
selon lui mettre en place à l’école un fonctionnement démocratique, ce qui veut dire
apprendre à construire et à utiliser les attributs et les comportements qui ne conduisent
pas à l’exclusion770.

[1084] Quant à la socialisation, il précise qu’il s’agit en réalité de voir à développer les
capacités des élèves à comprendre les différences et à trouver des façons de coopérer
et d’agir ensemble malgré les différences771.

[1085] Il note que le port d’un signe véhicule trois formes différentes de signification : la
subjective, l’objective et celle qu’on lui attribue dans l’espace public 772, tout en spécifiant
que n’importe qui peut imposer son éthique personnelle dans l’enseignement et que le
fait de porter un signe religieux n’équivaut pas à faire passer son éthique personnelle
au détriment de l’éthique professionnelle773.

[1086] Cependant, de l’avis du Tribunal, il se place en porte à faux avec ces énoncés
lorsqu’il affirme que le port du signe religieux crée une tension importante entre
l’éthique personnelle et l’éthique professionnelle et ce, en s’appuyant, notamment, sur
la déclaration d’une parente d’élève774.

[1087] Avec égard, en ce faisant, l’opinion de Legault perd substantiellement sa force


persuasive parce qu’elle s’appuie sur des considérations nullement appuyées par une
preuve concluante. Également, ses postulats reposent ensuite sur la simple affirmation
que le port de signes religieux dans l’espace public de l’école peut avoir un impact sur
la confiance que les élèves ou les parents peuvent entretenir envers l’enseignant.e, car

765 Id., p. 5.
766 Id., p. 6.
767 Id., p. 7.
768 Id., p. 9.
769 Id., p. 10.
770 Id., p. 13.
771 Id., p. 26, par. 2.
772 Id., p. 15.
773 Id., p. 19, par. 3.
774 Id., p. 20 par. 1.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 233

la méfiance peut alors s’installer et que l’on peut craindre un impact775 et que tout cela
peut soulever un doute sur la capacité de réaliser un dialogue.

[1088] Toute cette potentialité ne repose sur aucune information objective concluante,

2021 QCCS 1466 (CanLII)


ou sur des études empiriques découlant de recherches sur ces questions. Le Tribunal y
accorde très peu de poids.

[1089] Également, son affirmation voulant qu’au Québec, les visées pédagogiques
reposent sur le principe de la neutralité religieuse parce que celle-ci permet d’accomplir
le projet éducatif de la socialisation en ne limitant pas le dialogue avec les élèves, car il
favorise la compréhension plutôt que l’imposition de façon autoritaire d’une vision du
« bien »776, ne repose sur aucune démonstration convaincante, tant factuelle que
rhétorique.

[1090] Il en va de même quant à son affirmation que le port d’un signe religieux entraîne
des impacts directs sur la qualité de la relation éducative777. Pour le Tribunal, on peut
difficilement réconcilier cette affirmation avec l’énoncé de ce même témoin qui affirme
que la socialisation découle de l’apprentissage de l’autre et donc, inéluctablement de la
différence.

[1091] De plus, il faut se garder de présenter certains cas de prosélytisme, qui


proviendrait non pas d’enseignants.es, mais d’autres membres du personnel scolaire
que la Loi 21 ne vise pas, ou des cas de pression subie par des jeunes filles pour les
forcer à porter le voile, comme une conséquence possible du simple port de celui-ci par
une enseignante. Rien de concluant ne permet de tirer cette conclusion.

[1092] À ce sujet, le Tribunal ne peut accorder beaucoup de poids à l’expertise de


Yolande Geedah puisque celle-ci se repose d’abord et avant tout sur une analyse des
sociétés arabo-musulmanes qui véhiculent des valeurs politiques, sociales et
religieuses très différentes des valeurs québécoises et canadiennes.

[1093] Les défenseurs de la Loi 21 affirment que pour pouvoir bénéficier du privilège
d’agir comme enseignant, les personnes qui arborent des signes religieux doivent
laisser ceux-ci lors de leur entrée à la porte des écoles, pour les reprendre par la suite,
à la sortie. Cette prétention présuppose que ces signes religieux ne constituent qu’un
simple artifice qu’il convient de mettre de côté afin de respecter le principe de laïcité de
l’État.

[1094] Vu de la perspective d’une personne non croyante ou de celle qui pratique une
religion qui ne requiert aucune orthopraxie particulière, cette demande apparaît simple,
pratique et aucunement attentatoire aux droits d’autrui. Cependant, elle méconnaît de

775 Id., p. 20, par. 3.


776 Id., p. 26, par. 3.
777 Id., p. 28, par. 3.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 234

façon fondamentale la symbiose qui existe justement entre la croyance religieuse et


cette orthopraxie. L’une ne peut exister sans l’autre.

[1095] Que certains croient qu’il faille se soumettre uniquement à la loi édictée par des

2021 QCCS 1466 (CanLII)


humains et non à celle d’un Dieu, cela demeure leur prérogative, mais tant que notre
société reconnaît la liberté de religion, en l’occurrence à l’article 2a) de la Charte
canadienne et l’article 3 de la Charte québécoise, il s’ensuit qu’elle ne peut en faire
abstraction comme s’il s’agissait d’une simple matière accessoire.

[1096] Il ne fait aucun doute que la Loi 21 comporte des effets inhibiteurs importants et
qu’elle empiète lourdement sur les droits à la liberté de conscience et de religion. Dans
ce contexte, il n’apparaît pas incongru de transposer l’enseignement suivant de l’arrêt
Little Sisters778 quant à la façon dont le Tribunal doit aborder et apprécier la
démonstration que doit faire l’État pour bénéficier du plein effet de l’article 1 de la
Charte :

144 La liberté d’expression est au cœur de notre identité en tant qu’individus et


de notre bien-être collectif en tant que société. Tout doute quant à la justification
doit être résolu en faveur de la liberté d’expression.

[1097] Pour le Tribunal, il ne fait aucun doute que la liberté de religion et la liberté de
conscience participent, à tout le moins au même caractère fondamental de l’individualité
d’une personne et, par conséquent, cet énoncé et le principe juridique qu’il affirme se
transposent assurément à notre affaire.

[1098] À cet égard, on peut même affirmer que les libertés de conscience et de religion,
dans la mesure où celles-ci requièrent une certaine orthopraxie, comportent un aspect
plus fondamental que la liberté d’expression. À titre d’exemple, on peut comprendre, en
faisant un parallèle avec l’arrêt SEFPO, qu’en empêchant un fonctionnaire de porter un
signe politique on viole sa liberté d’expression. Cependant, cette violation n’atteint pas
l’âme ou l’essence même de cette personne, alors qu’en empêchant le port d’un signe
religieux pour des personnes dont l’exercice de leur religion requiert une certaine
orthopraxie, on se trouve à leur nier l’un de fondement même de leur être.

[1099] Évidemment, vu de la perspective d’une personne athée ou non croyante, cette


façon d’appréhender la vie apparaît possiblement exagérée ou même irrationnelle.
Cependant, chacun doit pouvoir agir selon ses convictions profondes, dans la mesure
où celles-ci ne comportent pas d’effets sociaux manifestement délétères.

[1100] Il importe de garder à l’esprit que l’exercice de justification vise à protéger les
valeurs et les principes essentiels d’une société libre et démocratique ce qui inclut :

778 Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 235

« le respect de la dignité inhérente de l’être humain, la promotion de la justice


et de l’égalité sociales, l’acceptation d’une grande diversité de croyances, le
respect de chaque culture et de chaque groupe et la foi dans les institutions
sociales et politiques qui favorisent la participation des particuliers et des

2021 QCCS 1466 (CanLII)


groupes dans la société ».779

tout en faisant une analyse contextuelle de la problématique en cause, incluant :

« la nature du préjudice visé, la vulnérabilité du groupe protégé, les mesures


d’amélioration envisagées pour remédier au préjudice, ainsi que la nature et
l’importance de l’activité protégée ».780

[1101] Au sujet de l’analyse des effets néfastes de la Loi 21 au regard de ses


avantages le législateur doit démontrer que l’atteinte à un droit garanti s’avère
proportionnelle aux avantages que procure la recherche des objectifs de l’effet, compte
tenu de l’incidence des dispositions législatives sur l’exercice des droits en cause et des
avantages d’intérêt public plus larges qu’elles visent à atteindre781.

[1102] Il ne fait aucun doute qu’en l’espèce la négation par la Loi 21 des droits garantis
par les Chartes entraîne des conséquences sévères sur les personnes visées. Non
seulement ces personnes se sentent ostracisées et partiellement mises à l’écart de la
fonction publique québécoise, mais en plus certaines voient leur rêve devenir
impossible alors que d’autres se trouvent coincées dans leur poste sans possibilité
d’avancement ou de mobilité. De plus, la Loi 21 envoie, en outre, le message aux
élèves issus des minorités portant des signes religieux qu’ils doivent occuper une place
différente dans la société et qu’à l’évidence la voie de l’enseignement public, au niveau
préscolaire, primaire et secondaire n’existe pas pour eux.

[1103] Il s’agit là d’effets délétères très importants.

[1104] De l’autre côté, les effets bénéfiques apparaissent pour le moins ténus. En effet,
bien qu’il puisse exister certaines tensions qui s’avèrent minimales au regard de la
preuve782, elles relèvent plutôt de l’épiphénomène783 que d’une problématique qui
mérite une solution législative aussi attentatoire aux droits fondamentaux.

[1105] À cet égard, la preuve du MLQ et de PDF relève, d’une part, du ouï-dire, qui bien
que cela ne la rende pas nécessairement irrecevable pour les fins de l’exercice, cela en
amoindrit néanmoins la force probante et, d’autre part, elle fait état de gestes

779 R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, p. 136.


780 Health Services and Support - Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, 2007
CSC 27, par. 139.
781 Québec (Procureur général) c. A., [2013] 1 R.C.S. 61, par. 448.
782 Pièces P-19 et P-23, dossier Lauzon; Pièce P-5, dossier Hak.
783 Déclaration sous serment de Bouchera Chelbi du 12 mars 2020, par. 13, de Hakima Dadouche du
12 mars 2020, par. 12.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 236

prétendument prosélytes posés par des personnes autres que des enseignants.es, en
l’occurrence certains membres du personnel de certaines écoles que la Loi 21 ne vise
pas784.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[1106] Ainsi, en regard des droits spécifiques garantis par l’article 23 de la Charte, le
Tribunal constate que la preuve ou la démonstration faite par les défenseurs de la Loi
21 s’avère lacunaire. D’une part, elle se focalise sur le port du voile, ce qui ne constitue
qu’une partie de la problématique visant le port des signes religieux par les
enseignants.

[1107] En effet, d’autre part, comment justifier cette interdiction à l’endroit des
directeurs.trices d’école qui n’entretiennent que des relations pour le moins
épisodiques, pour ne pas dire minimales, avec les élèves? Comment justifier
l’interdiction de mobilité professionnelle des personnes qui subissent les effets de
l’interdiction? Comment justifier l’anéantissement des dispositions d’une convention
collective de travail qui se trouvent en porte à faux avec les dispositions de la Loi 21?

[1108] Voilà quelques exemples de l’existence d’autres violations évidentes de


l’article 23 de la Charte pour lesquelles le Tribunal ne reçoit aucune démonstration
concluante aux termes de l’article premier de la Charte.

[1109] Le Tribunal conclut que les défenseurs de la Loi 21 ne se déchargent pas de leur
fardeau de démontrer par une démonstration convaincante, qui peut se fonder sur une
preuve prépondérante, que l’interdiction du port des signes religieux participe à la
neutralité de l’État dans son sens formel.

[1110] Donc, il s’ensuit que les effets préjudiciables de la Loi 21 contenus au premier
alinéa de l’article 4, aux articles 6, 7, 8, 10, au premier et au deuxième alinéa de l’article
12, aux articles 13, 14 et 16 lus en conjonction avec le paragraphe 7 de l’annexe I, le
paragraphe 10 de l’annexe II et le paragraphe 4 de l’annexe III ne s’avèrent pas
proportionnées et ainsi l’atteinte à l’article 23 de la Charte ne peut se justifier aux
termes de l’article premier.

[1111] Conséquemment, le Tribunal déclarera inopérantes ces dispositions législatives


en vertu de l’article 52 de la Charte en faveur de toute personne ou entité pouvant jouir
des droits accordés par l’article 23 de la Charte.

[1112] Subsiste potentiellement la question de la suspension d’une telle déclaration


d’invalidité.

[1113] Dans Ontario (Procureur général) c. G.785, la Cour suprême vient tout récemment
de décider dans quelles circonstances le tribunal peut suspendre l’effet d’une

784 Déclaration sous serment de Ines Hadj Kacem du 20 février 2020, par. 4; Ferroudja Si Hadj
Mohamed, du 21 février 2020, par. 8 et 9.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 237

déclaration prononcée en vertu de l’article 52(1) de la Charte. En substance, il s’agit de


déterminer si la déclaration d’invalidité avec effet immédiat risque de porter atteinte à un
intérêt qui revêt une importance si grande que les avantages de prononcer une
suspension de l’effet de cette déclaration l’emportent sur les inconvénients du maintien

2021 QCCS 1466 (CanLII)


d’une loi inconstitutionnelle qui viole des droits garantis par la Charte786.

[1114] Dans ce contexte, il incombe au gouvernement de démontrer qu’un intérêt public


impérieux justifie de prononcer la suspension787, car le respect du rôle du législateur ne
peut se faire au détriment des fonctions que la Constitution attribue aux tribunaux, en
l’occurrence celles de donner effet aux droits constitutionnels et de tirer des conclusions
de droit788.

[1115] Ainsi, la suspension d’une déclaration d’invalidité ne devrait survenir seulement


lorsque le gouvernement établit qu’une déclaration avec effet immédiat nuirait
considérablement à la capacité du législateur de remplir son rôle789.

[1116] Or, il importe de rappeler et souligner qu’en l’instance le gouvernement ne


réclame pas cette suspension notamment parce qu’il déclare ne pas faire de
démonstration du caractère justifiable en vertu de l’article premier de la Charte d’un
empiètement sur les droits et libertés garantis.

[1117] Cela suffit à sceller le sort de cette question. Mais, à tout événement, en
appliquant les enseignements de la Cour suprême, le tribunal ne pourrait émettre une
telle suspension. En effet, la violation de droits constitutionnels milite fortement en
faveur d’une déclaration d’invalidité avec effet immédiat, car compte tenu du libellé
impératif de l’article 52(1) de la Charte, seules des raisons impérieuses justifient une
telle suspension790.

[1118] Cet arrêt énonce qu’il appartient au gouvernement de démontrer l’importance de


cet autre intérêt impérieux fondé sur la Constitution pour que celui-ci l’emporte sur la
violation continue de droits constitutionnels. Il s’ensuit que la suspension d’effet d’une
déclaration d’invalidité demeure rare791.

[1119] Le Tribunal conclut qu’il ne s’agit manifestement pas d’un tel cas en l’instance.

785 2020 CSC 38.


786 Id., par. 117.
787 Id., par. 126.
788 Id., par. 128.
789 Id., par. 129.
790 Id., par. 132.
791 Id., par. 133.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 238

14 LES FRAIS DE JUSTICE

[1120] Normalement, la partie qui défaille doit supporter les frais de justice. Le Tribunal
fera exception à cette règle pour les raisons qui suivent.

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[1121] D’une part, les parties demanderesses font front commun dans leurs demandes
d’invalidité de la Loi 21 et il apparaît évident qu’elles coordonnaient leurs efforts afin de
se partager la tâche dans la présentation des arguments pour tenter d’éviter les
redondances, et ce, bien sûr, en fonction de leur intérêt juridique respectif à soulever
certains moyens à l’encontre de la Loi 21.

[1122] Ainsi, dans la mesure où le Tribunal donne raison à EMSB, on peut affirmer que
tant Hak, Kaur ainsi que plusieurs organisations intervenantes pourront bénéficier des
conséquences du jugement obtenues dans le dossier de EMSB. Il s’ensuit qu’il convient
de ne pas imposer des frais de justice à ces parties pour ces raisons, bien que le
Tribunal rejette leur recours.

[1123] Également, dans le dossier Hak, le Tribunal accueille en partie la demande


quant à la validité constitutionnelle du premier paragraphe de l’annexe III de la Loi 21, lu
en conjonction avec son premier alinéa de l’article 8 au regard de l’article 3 de la Charte
canadienne.

[1124] D’autre part, quant aux autres demanderesses ou intervenantes, le Tribunal


considère que le débat entrepris sert l’intérêt public puisqu’il soulève des questions
juridiques fondamentales. De plus, l’utilisation par le législateur des clauses de
dérogation entraîne des préoccupations légitimes de leur part quant à l’exercice de
leurs libertés fondamentales. Dans ces circonstances, il revient à l’État d’assumer les
frais de justice inhérents à la défense d’une loi qui leur porte atteinte.

15 LES CONCLUSIONS

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[1125] Quant aux requêtes en radiation du contenu de certaines expertises ou en rejet


de celles-ci, ainsi qu’au sujet de la requête en rejet de certains paragraphes de la
déclaration sous serment de Guy Rocher :

[1126] RADIE la partie qui suit la première phrase du paragraphe 27, le paragraphe 28
et le paragraphe 49 tout en permettant la production de la pièce GR-10;

[1127] REJETTE les autres demandes en rejet d’expertise et en radiation.

Dans le dossier 500-17-108353-197 (Le dossier Hak)

[1128] ACCUEILLE en partie la demande;


500-17-108353-197 et Als PAGE : 239

[1129] DÉCLARE que le premier paragraphe de l’Annexe III de la Loi sur la laïcité de
l’État, RLRQ c. L-0.3, lu en conjonction avec le premier alinéa de l’article 8 de cette
même loi, viole l’article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés;

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[1130] DÉCLARE que cette violation ne peut se justifier aux termes de l’article 1 de la
Charte canadienne des droits et libertés;

[1131] DÉCLARE inopérant le premier paragraphe de l’Annexe III de la Loi sur la laïcité
de l’État, RLRQ c. L-0.3, en vertu de l’article 52 de la Charte canadienne des droits et
libertés;

[1132] Avec les frais de justice incluant les frais d’experts;

[1133] REJETTE les autres demandes et interventions;

[1134] Sans frais de justice.

Dans le dossier 500-17-109731-193 (Le dossier Lauzon)

[1135] REJETTE la demande et l’intervention;

[1136] Sans frais de justice.

Dans le dossier 500-17-109983-190 (Le dossier English Montreal School Board)

[1137] ACCUEILLE en partie la demande;

[1138] DÉCLARE que le premier alinéa de l’article 4, les articles 6, 7, 8, 10, le premier
et le deuxième alinéa de l’article 12, les articles 13, 14 et 16, lus en conjonction avec le
paragraphe 7 de l’annexe I, le paragraphe 10 de l’annexe II et le paragraphe 4 de
l’annexe III de la Loi sur la laïcité de l’État, RLRQ c. L-0.3, violent l’article 23 de la
Charte canadienne des droits et libertés;

[1139] DÉCLARE que ces violations ne peuvent se justifier aux termes de l’article 1 de
la Charte canadienne des droits et libertés;

[1140] DÉCLARE inopérants le premier alinéa de l’article 4, les articles 6, 7, 8, 10, le


premier et le deuxième alinéa de l’article 12, les articles 13, 14 et 16, lus en conjonction
avec le paragraphe 7 de l’annexe I, le paragraphe 10 de l’annexe II et le paragraphe 4
de l’annexe III de la Loi sur la laïcité de l’État, RLRQ c. L-0.3, en vertu de l’article 52 de
la Charte canadienne des droits et libertés pour toute personne, tant physique que
morale, qui peut bénéficier des garanties prévues à l’article 23 de cette même Charte;

[1141] Avec les frais de justice, incluant les frais d’experts, au bénéfice des
demanderesses.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 240

Dans le dossier 500-17-107204-193 (Le dossier FAE)

[1142] REJETTE la demande et l’intervention;

2021 QCCS 1466 (CanLII)


[1143] Sans frais de justice.

__________________________________
MARC-ANDRÉ BLANCHARD, J.C.S.

Me David Grossman
Me Olga Redko
Me Léa Charbonneau
IMK S.E.N.C.R.L/IMK L.L.P.
Avocat.e.s des demanderesses dans le dossier 500-17-108353-197

Me Éric Cantin
Me Stéphanie Lisa Roberts
Me Isabelle Brunet
Me Laurence Saint-Pierre-Harvey
Me Charles-Étienne Bélanger
BERNARD, ROY (JUSTICE-QUÉBEC)
Avocat.e.s du Procureur général du Québec dans les quatre dossiers

Me Faiz M. Lalani
Me Léon H. Moubayed
Me Sarah L. I. Gorguos
DAVIS WARD PHILLIPS & VINEBERG
Avocat.e.s de World Sikh Organization of Canada et Amrit Kaur

Me Marie-Claude St-Amant
Me Sibel Ataogul
Me Gabriel Sévigny-Ferland
MELANÇON, MARCEAU, GRENIER & SCIORTINO
Avocat.e.s d’Amnistie internationale, section Canada francophone et
de l’Alliance de la Fonction publique du Canada (AFPC)

Me Julien Grey
Me Arielle Corobow
Me Geneviève Grey
Me Julia Atack
GREY & CASGRAIN, S.E.N.C.
500-17-108353-197 et Als PAGE : 241

Avocat.e.s de la Commission canadienne des droits de la personne


et de l’intervenante Québec Community Groups Network

Me Luc Alarie

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Me Guillaume Rousseau
ALARIE, LEGAULT, CABINET D’AVOCATS
Avocats de l’intervenant Mouvement Laïque Québécois

Me Christiane Pelchat
RÉSEAU-ENVIRONNEMENT
Avocate de l’intervenante Pour les Droits des Femmes du Québec  PDF Québec

Me Azim Hussain
Me Marie-Pier Caza
NOVALEX INC.
Me Jeremy Boulanger-Bonnelly
Avocat.e.s des demanderesses dans le dossier 500-17-109731-193

Me Théodore Goloff
Robinson Sheppard Shapiro
Avocat de l’Association de droit Lord Reading

Me Éric Mendelsohn
SERVICES JURIDIQUES ET DE CONSEIL MENDELSOHN INC.
Avocat du Comité juridique de la Coalition inclusion Québec

Me Perri Ravon
Me Mark Power
Me Giacomo Zucchi
Me Jennifer Klinck
JURISTES POWER LAW
Avocat.e.s des demanderesses dans le dossier 500-17-109983-190

Me Rémi Bourget
Me Nour El-Sabah Farhat
Me Frédéric Bérard
Mme Jessica Condemi, stagiaire
GATTUSO BOURGET MAZZONE
Avocat.e.s de la demanderesse dans le dossier 500-17-107204-193

Me Samuel Bachand
PRÉVOST FORTIN D’AOUST
Avocat de Libres Penseurs Athées
500-17-108353-197 et Als PAGE : 242

Dates d’audience : Du 2 au 6, 9 au 13, 16 au 20, 23 au 27 et 30 novembre, 1 au 4, 7 au


11 et 14 au 16 décembre 2020

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