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L'amour Chez Vian

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L’AMOUR DANS DEUX ROMANS DE BORIS VIAN :

L’ÉCUME DES JOURS ET L’AUTOMNE À PÉKIN

PAR

M. ATICOM CHITKASEMSUK

CE MÉMOIRE FAIT PARTIE DES ÉTUDES SUPÉRIEURES


DU MASTER ÈS LETTRES,
SECTION DES ÉTUDES FRANÇAISES
FACULTÉ DES ARTS LIBÉRAUX
UNIVERSITÉ THAMMASAT
ANNÉE ACADÉMIQUE 2016
COPYRIGHT DE L’UNIVERSITÉ THAMMASAT

Ref. code: 25595506031011UFI


L’AMOUR DANS DEUX ROMANS DE BORIS VIAN :
L’ÉCUME DES JOURS ET L’AUTOMNE À PÉKIN

PAR

M. ATICOM CHITKASEMSUK

CE MÉMOIRE FAIT PARTIE DES ÉTUDES SUPÉRIEURES


DU MASTER ÈS LETTRES
SECTION DES ÉTUDES FRANÇAISES
FACULTÉ DES ARTS LIBÉRAUX
UNIVERSITÉ THAMMASAT
ANNÉE ACADÉMIQUE 2016
COPYRIGHT DE L’UNIVERSITÉ THAMMASAT

Ref. code: 25595506031011UFI


LOVE IN BORIS VIAN’S L’ÉCUME DES JOURS AND
L’AUTOMNE À PÉKIN

BY

M. ATICOM CHITKASEMSUK

A THESIS SUBMITTED IN PARTIAL FULFILLMENT


OF THE REQUIREMENTS FOR THE DEGREE OF
MASTER OF ARTS IN FRENCH STUDIES
FACULTY OF LIBERAL ARTS
THAMMASAT UNIVERSITY
ACADEMIC YEAR 2016
COPYRIGHT OF THAMMASAT UNIVERSITY

Ref. code: 25595506031011UFI


(1)

Sujet de mémoire L’AMOUR DANS DEUX ROMANS DE BORIS


VIAN : L’ÉCUME DES JOURS ET
L’AUTOMNE À PÉKIN
Auteur M. Aticom CHITKASEMSUK
Degré Master ès Lettres
Département/Faculté/Université Faculté des Arts Libéraux
Université Thammasat

Directrice de recherche Professeur associé Sirajit DEJAMONCHAI,


Ph.D.
Année académique 2016

RÉSUMÉ

L’objectif de la recherche est d’analyser deux romans de Boris Vian :


L’Écume des jours et L’Automne à Pékin. En général, tous les deux sont connus pour
l’emploi des éléments fantaisistes créés par l’imagination fabuleuse de l’auteur.
Pourtant, ils traitent, parmi tant d’autres, un thème commun : l’amour. Vian y en
explore les différents types à travers la relation entre les personnages principaux.

Notre travail met l’accent sur l’étude du thème de l’amour en basant sur
l’analyse textuelle. Dans le premier chapitre, nous abordons la naissance de l’amour
chez les personnages qui les pousse ultérieurement à la quête de l’amour. Nous
analysons également la relation de l’amour compliqué des protagonistes. Dans le
deuxième chapitre, il s’agit d’étudier le développement de l’amour dans chaque
couple de personnages. Nous tenons à suivre leur chemin vers les diverses fins de leur
relation amoureuse et ainsi à expliquer ce qui s’y cache.

Mots-clés : Boris Vian, Romans, Amour, Quête de l’amour

Ref. code: 25595506031011UFI


(2)

Thesis Title LOVE IN BORIS VIAN’S L’ÉCUME DES


JOURS AND L’AUTOMNE À PÉKIN

Author Mister Aticom CHITKASEMSUK


Degree Master of Arts in French
Department/Faculty/University Faculty of Liberal Arts
Thammasat University

Thesis Advisor Associate Professor Sirajit DEJAMONCHAI,


Ph.D.
Academic Years 2016

ABSTRACT

This research aims to study two novels of Boris Vian : L’Écume des jours
and L’Automne à Pékin. In general, these two novels are well known for the usage of
the fantastic elements created from the fabulous imagination of the writer himself.
However, the novels contain a theme in common: love. This theme was developed in
various aspects throughout the relation among the main characters.

We study mainly the theme of love with the help of the textual analysis. In
the first chapter, we analyze the beginning of love in the characters’ heart which
pushes them toward the quest for love. We also take the differences phases of love
into account. In the second chapter, we concentrate on the development of love
among the protagonists which eventually leads to various aspects of relationship
ending and on seeking it out.

Keywords: Boris Vian, Novels, Love, Quest for love

Ref. code: 25595506031011UFI


(3)

REMERCIEMENTS

Au seuil de mes études, je tiens à exprimer ma gratitude la plus profonde à


ma directrice de mémoire, Mademoiselle Sirajit DEJAMONCHAI et à mon
correcteur, Monsieur Thoranin MEPIAN, qui tout au long de mes études, ont su, par
leur bienveillance, leurs conseils éclairés, leurs encouragements constants ainsi que
leur patience qu’ils n’ont cessé de me témoigner, m’aider à mener à bien ce travail.

Je tiens également à exprimer mes remerciements les plus vifs et les plus
sincères à Madame Kanittha JARUPINTUSOPHON et à Mademoiselle Warunee
UDOMSILPA pour les précieux conseils et leur sympathie. Elles ont bien voulu
consacrer leur temps à lire complètement mon mémoire. Je remercie de la même
façon Monsieur Nicolas REVIRE pour la relecture et la correction linguistique.

Je voudrais de tout mon cœur remercier tous les professeurs du


département de français de la faculté des Arts Libéraux de l’université Thammasat
pour leur encouragement chaleureux et leurs soutiens nécessaires.

Mes remerciements vont également à mes camarades des Études


françaises de Thammasat qui m’ont soutenu tout au long de ma vie universitaire. Je ne
saurais ainsi oublier la qualité des moments qu’on a passés ensemble.

Enfin, je voudrais adresser ma gratitude la plus sincère à mes chers


parents, ma famille et mes amis intimes de m’avoir remonté le moral et de ne jamais
m’avoir abandonné.

Aticom CHITKASEMSUK

Ref. code: 25595506031011UFI


(4)

SOMMAIRE

RÉSUMÉ (1)

ABSTRACT (2)

REMERCIEMENTS (3)

SOMMAIRE (4)

INTRODUCTION 1

CHAPITRE 1 : LES PERSONNAGES EN QUÊTE D’AMOUR 4


1.1 Les amours dans l’Écume des jours : Chick, Alise et Colin 4
1.1.1 Colin et l’affection illusoire pour Alise 5
1.1.2 La relation amoureuse entre Chick et Alise 7
1.1.3 Le concours d’amour 11
1.2 Les amours dans l’Automne à Pékin : Anne, Rochelle et Angel 14
1.2.1 La relation amoureuse entre Anne et Rochelle 15
1.2.2 Angel : l’homme qui n’écoute pas son cœur 17
1.2.3 Le concours d’amour 19

CHAPITRE 2 : LES DIVERSES FACETTES DE L’AMOUR


VIANESQUE 23
2.1 L’amour tragique : Colin et Chloé 23
2.1.1 Vers le mariage 23
2.1.2 Le temps de nénuphar 27
2.1.3 De la mort de Chloé à la disparition de Colin 33

Ref. code: 25595506031011UFI


(5)

2.2 L’amour destructeur : Chick et Alise 36


2.2.1 L’amitié sauveteuse 37
2.2.2 L’ascendant de Jean-Sol Partre 38
2.2.3 De la mort d’Alise à la fin de Chick 42
2.3 L’amour usant : Anne et Rochelle 45
2.3.1 Le sentiment partagé ? 46
2.3.2 La fascination du corps 47
2.3.3 De l’usure de Rochelle au déclin de l’amour chez Anne 51
2.4 L’amour obsessionnel : Angel et Rochelle 53
2.4.1 La chasse à l’amour 53
2.4.2 La communion impossible 56
2.4.3 Du crime passionnel d’Angel à l’éternel sommeil de Rochelle 57

CONCLUSION 62

BIBLIOGRAPHIE 65

BIOGRAPHIE 68

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1

INTRODUCTION

L’amour est un des sentiments les plus violents qui pousse les êtres
humains à s’exprimer à travers les formes diverses, de l’amitié à l’affection du couple.
L’amour est un des besoins fondamentaux comme a expliqué la pyramide de
Maslow1, reflète bien la forte émotion qu’a un individu pour un(e) autre. Ce thème
universel a été différemment exploré par les littéraires de chaque époque, qui ont
cherché à trouver leur propre façon à exprimer leur sentiment amoureux.

Boris Vian, un écrivain français du XXe siècle, a hérité l’influence du


surréalisme. L’imagination du surréel lui permet à créer des œuvres littéraires
décorées d’une façon fantaisiste et burlesque. Ses œuvres portent éminemment sur
divers thèmes : l’adolescence, la famille, la critique sociale, la guerre, ou le jazz. Mais
ce sont ses traitements du thème de l’amour qui ont pris le devant. Même Raymond
Queneau a confirmé dans la préface de L’Arrache-Cœur que Boris Vian avait toutes
les qualités à écrire le roman « le plus poignant des romans d’amour
contemporains. »2 Dans L’Herbe Rouge, le roman en tournure didactique écrit en
1950, le personnage Wolf semble expliquer à la place de son créateur ce que c’est
pour lui l’amour :

- L’amour est une activité physique aussi négligée que les autres, dit Wolf.
- Possible, répondit Monsieur Brul, mais on lui consacre en général un
chapitre spécial.3

Parmi ses romans d’amour, nous allons en analyser deux : L’Écume des
jours et L’Automne à Pékin. Ces romans ont vu le jour en 1946 avec l’écart de trois
mois. Toutefois, le critère de notre corpus ne porte pas sur la date de parution, mais
sur ce qui est en commun entre ces deux ouvrages : la focalisation sur l’amour. Dans
L’Écume des jours, l’histoire d’amour de Colin est indéniablement la seule intrigue
1
Cf. « La pyramide des besoins Maslow »,
http://www.psychologuedutravail.com/psychologie-du-travail/la-pyramide-des-
besoins-de-maslow.
2
Boris Vian, L’Arrache-Cœur, (Paris : Livre de Poche, 2009), 25.
3
Boris Vian, L’Herbe Rouge, (Paris : Livre de Poche, 2013), 108-109.

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2

principale du roman comme a dit Vian : « Je voudrais écrire un roman dont le sujet
puisse tenir en une seule ligne : un homme aime une femme, elle tombe malade, elle
meurt. »4 L’Automne à Pékin se compose véritablement de petites intrigues : la quête
alchimique, la construction de chemin de fer, l’expérimentation scientifique du
professeur Mangemanche et l’amour. Malgré la complexité du récit, la trame de
l’amour se distingue parmi les autres. Les personnages principaux des deux romans
ont significativement la même résolution d’entamer la relation amoureuse et ce fait
justifie ainsi notre choix.

Parmi les recherches sur les œuvres littéraires de Boris Vian, le travail de
Madame Surachanee Khattiyasuwong nous donne spécialement un aperçu sur
L’Écume des jours, un de nos corpus. Son mémoire de maîtrise a été soutenu en 1989,
sous le titre La mort au cœur de la vie chez Boris Vian dans L’Écume des jours. Elle
consacre un chapitre entier au thème de l’amour. Selon elle, l’amour dans ce roman
est « comme une fatalité contre laquelle la bonne volonté de l’homme est
impuissante »5 et c’est une force qui met en évidence « la souveraineté de la mort »6
dans la vie des personnages. La manière dont elle a évoqué le thème de l’amour n’est
pas loin de ce que nous avons découvert dans les premières lectures. Son exploration
nous fournit ainsi un outil à mieux comprendre l’intention de l’auteur et un point de
repère lorsque nous élargissons le champ de recherche à un autre corpus pour arriver à
constituer notre propre version de l’interprétation des œuvres vianesques.

Ce mémoire se compose de deux chapitres. Dans le premier, il s’agit de


retracer le chemin des personnages principaux en portant le focus sur la naissance de
leur sentiment amoureux. Nous y présenterons le groupement des personnages des
deux romans selon le positionnement dans leur relation triangulaire. Nous
examinerons les facteurs dominants qui ont l’influence sur la quête de l’amour de
chaque personnage.

4
Jacques Bens, Boris Vian, (Paris : Bordas : Paris), 30.
5
Surachanee Khattiyasuwong, La mort au cœur de la vie chez Boris Vian dans
L’Écume des jours, 4.
6
Ibid.

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3

Dans le deuxième chapitre, nous mettons l’accent sur l’évolution dans la


quête de l’amour. Nous trouvons que leur relation se développe et les couples
prennent forme. Nous diviserons les études en quatre parties et nous intéresserons
particulièrement dans la fin de chaque relation amoureuse qui pourra nous donner des
explications à la vision de l’auteur sur l’amour.

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4

CHAPITRE 1
LES PERSONNAGES EN QUÊTE D’AMOUR

Stendhal, romancier et père de la psychologie de l’amour1, a écrit dans Vie


de Henry Brulard : « L’amour a toujours été pour moi la plus grande des affaires, ou
plutôt la seule. »2 La définition stendhalienne paraît plus ou moins semblable au point
de vue qu’a donné Boris Vian dans l’avant-propos de son célèbre roman L’Écume des
jours :

Dans la vie, (…) est de porter sur tout des jugements a priori. Il
apparaît en effet que les masses ont tort, et les individus ont toujours raison. Il
faut se garder d’en déduire des règles de conduite : elles ne doivent pas avoir
besoin d’être formulées pour qu’on les suive. Il y a seulement deux choses :
c’est l’amour, de toutes les façons, avec des jolies filles, et la musique de la
Nouvelle-Orléans ou de Duke Ellington (…)3

Pour Vian, l’amour lui paraît important et fait donc partie des valeurs qu’il
chérit le plus. Souvent, ces notions se transmettent à ses personnages et certains
d’entre eux en font l’objet de leur quête. Nous allons étudier dans ce chapitre
comment le sentiment amoureux prend forme chez les personnages de L’Écume des
jours et de L’Automne à Pékin et comment il les pousse à mener une véritable quête.

1.1 Les amours dans L’Écume des jours : Chick, Alise et Colin

L’histoire de L’Écume des jours est fondée sur une simple intrigue de la
quête de l’amour du protagoniste Colin. Au fil du roman, il s’avère qu’il désire la
même jeune femme que son camarade Chick. La situation, pour Colin, n’est rien

1
Cf. « Stendhal et l’amour »,
https://www.armance.com/Stendhal%20et%20l%27amour.pdf.
2
Cité dans Xavier Bourdenet, De l’amour (Paris : Flammarion, 2014), 9.
3
Boris Vian, L’Écume des jours (Paris : Livre de poche, 2012), 19.

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5

d’autre qu’une impasse lorsque le triangle est formé. Nous allons étudier comment est
né son amour et comment il se débrouille dans cette situation difficile.

1.1.1 Colin et l’affection illusoire pour Alise

Dès le début de L’Écume des jours, le narrateur nous présente Colin


comme un jeune dandy à l’âge de vingt-deux ans avec « un sourire de bébé »4. Il est
beau et riche : il « possédait une fortune suffisante pour vivre convenablement sans
travailler pour les autres. »5 Sa vie est facile et oisive : le jeune homme évolue dans le
monde des fêtes où le festin et le jazz dominent la vie quotidienne. Colin passe la
plupart du temps à s’amuser : « Il était presque toujours de bonne humeur, le reste du
temps il dormait. »6 Il semble heureux mais, malheureusement, il lui manque l’amour.
Colin exprime tout le temps son envie d’être aimé : « (…) j’ai tant envie d’être
amoureux… », « Je voudrais qu’une jeune fille m’écrivît ! » et « je voudrais être
amoureux… . » Quand il rencontre Alise, la nièce de son cuisinier Nicolas, il croit que
son rêve d’être amoureux est désormais réalisé.

Au départ, Colin ne connaît pas Alise en personne ; ce sont Nicolas et


Chick qui lui parlent d’elle. Il se sent ainsi intrigué par la description de la jeune fille
faite par les intermédiaires :

- Bonjour, Nicolas, répondit Chick. Est-ce que vous n’avez pas une
nièce qui s’appelle Alise ?
- Si, Monsieur, dit Nicolas. Une jolie jeune fille, d’ailleurs, si j’ose
introduire ce commentaire.7

Le nom d’Alise apparaît pour la première fois chez Colin quand il


présente son ami Chick à Nicolas. Ce nom attire vraiment l’attention de Colin si bien
qu’il en reparle longtemps après. Et cet intérêt devient tellement fort que Colin ne
peut pas s’empêcher de demander à Chick davantage d’information sur la jeune fille

4
Ibid., 22.
5
Ibid., 24.
6
Ibid., 22.
7
Ibid., 30.

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6

en changeant d’un coup le cours de leur conversation : « Nicolas a mis de la pâte à la


framboise pour voir…, dit Colin. Mais dis-moi, cette Alise dont tu parlais… ? »8 Le
jeune homme est dès lors obsédé par le nom d’Alise. Plus Chick lui raconte son
histoire avec Alise, plus Colin devient intéressé par la jolie fille. Le protagoniste
cherche à trouver une fille du même calibre qu’Alise. Sa réponse à l’invitation de
Chick à la patinoire paraît tout dire : « J’irais…promit Colin. J’irai avec Nicolas. Il a
peut-être d’autres nièces. »9
Notons que les deux intermédiaires jouent un rôle important dans la
naissance du sentiment amoureux chez Colin. Ils suscitent son intérêt pour la jeune
fille par le son du prénom de celle-ci. On dirait que le sentiment de Colin envers Alise
est né du second degré, en passant par la perception et la description des deux
entremetteurs, Chick et Nicolas. Malheureusement, l’affection qu’a Colin pour Alise
finit mal, contrairement à celle qu’il a plus tard pour Chloé, la jeune fille avec qui
Colin fera connaissance en personne. Le contact direct semble, dans ce cas,
prépondérant. Finalement, Colin a la chance de rencontrer Alise en personne et cette
rencontre lui permet d’avoir une image précise de la jeune fille. Il apprécie
l’apparence d’Alise ; son attrait gagne énormément l’attention de Colin.
Son appréciation pour Alise augmente d’autant plus qu’il perçoit de ses
propres yeux la sensualité et la beauté de la jeune fille :

Colin regardait Alise. Elle portait, par un hasard étrange, un sweat-shirt


blanc et une jupe jaune. Elle avait des souliers blanc et jaune et des patins de
hockey. Elle avait des bas de soie fumée et des socquettes blanches repliées
sur le haut des chaussures à peine montantes et lacées de coton blanc, faisant
trois fois le tour de la cheville. Elle comportait en outre un foulard de soie
vert vif et des cheveux blonds extraordinairement touffus, encadrant son
visage d’une masse frisée serré. Elle regardait au moyen d’yeux bleus
ouverts et son volume était limité par une peau fraîche et dorée. Elle

8
Ibid., 36.
9
Ibid., 38.

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7

possédait des bras et des mollets ronds, une taille fine et un buste si bien
dessiné que l’on eût dit une photographie. 10

Le parfum des cheveux d’Alise fait partie de ses charmes que Colin
apprécie. À la patinoire, Colin a, pour la première fois, une expérience olfactive des
cheveux d’Alise : « Un parfum délicieux montait des clairs cheveux d’Alise. Colin
s’écarta un peu. »11 En rentrant chez lui, il sent le même parfum émanant d’une
orchidée qu’il trouve sur le chemin : « Il baissa pour cueillir une orchidée bleue et
rose que le gel avait fait sortir de terre. Elle sentait le parfum des cheveux d’Alise. »12
Soit l’odeur d’une fleur lui rappelle Alise. Soit la pensée de Colin s’accroche toujours
à Alise et l’associe automatiquement à la fleur. Toutes les deux interprétations nous
permettent de voir l’emploi du parfum pour mettre au clair l’intensité du sentiment
qu’a Colin pour Alise. Michel Rybalka a remarqué également l’importance de l’odeur
pour les personnages de Vian : « Pour lui [Vian], les odeurs ont quelque chose de
vital et contribue à rendre plus vivant ce à quoi elles sont associées (…). »13
Finalement, Colin se rend compte de son désir pour Alise lorsqu’il se dit:
« Je verrai Alise demain ! »14 Mais son désir n’est guère possible tant que Chick est
toujours là. La rivalité entre les deux amis se déclenche.

1.1.2 La relation amoureuse entre Chick et Alise

Chick, un des personnages principaux, a la chance de rencontrer une très


jolie femme nommée Alise. C’est un jeune célibataire âgé de vingt-deux ans exerçant
le métier d’ingénieur, ce qui ne rémunère pas tellement : « Chick devrait aller tous les
huit jours au ministère voir son oncle et lui emprunter de l’argent car son métier
d’ingénieur ne lui rapportait pas de quoi se maintenir au niveau des ouvriers qu’il
commandait (…). »15 Dans sa vie, ce qui compte le plus, c’est la vocation pour

10
Ibid., 43.
11
Ibid., 44.
12
Ibid., 50.
13
Michel Rybalka, Boris Vian : essai d’interprétation et de documentation (Paris :
Minard, 1984), 153.
14
Boris Vian, L’Écume des jours (Paris : Livre de poche, 2012), 50.
15
Ibid., 24.

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8

Jean-Sol Partre16, écrivain et auteur des livres philosophiques. Nous le voyons


clairement à travers la réponse de Chick à Colin quand ils déjeunent ensemble : « Oh,
tu sais, moi, en dehors de Jean-Sol Partre, je ne lis pas grand-chose. »17 Mais la
présence d’Alise semble bien exercer une aussi grande influence sur lui. Leur relation
amoureuse se renforce et se développe en suivant ces étapes.

D’abord, il n’y a qu’un petit effort à faire de la part de Chick pour aborder
Alise pendant une conférence de Jean-Sol Partre :

- Eh bien, je lui ai demandé si elle aimait Jean-Sol Partre, et elle m’a


dit qu’elle faisait collection de ses œuvres…Alors, j’ai dit : moi aussi…et,
chaque fois que je lui disais quelque chose, elle répondait : moi, aussi…, et
vice-versa… (…). 18

Ses efforts ne montrent pas qu’il prend la fille au sérieux : « Alors, à la


fin, juste pour faire une expérience existentialiste, je lui ai dit : je vous aime
beaucoup, et elle a dit : oh ! »19 Le mot « expérience » peut être interprété selon deux
sens. Le premier, c’est le fait d’avoir vécu un certain événement. Avec le deuxième, il
s’agit d’une expérimentation scientifique ; l’acte d’aborder Alise n’est qu’un essai
pour Chick pour voir s’il pourra la vaincre ou non. Chick commence les démarches
auprès de la jeune femme visée. Pourtant le résultat n’est pas très satisfaisant, d’où la
conclusion de Colin : « L’expérience avait raté (…) ».20 Vu les échecs du jeune
homme, Alise semble avoir une forte personnalité. Elle ne se laisse pas conquérir si
facilement : « Oui, mais elle n’est pas partie tout de même. Alors, j’ai dit : je vais par
là. Et elle a dit : moi…Et elle a ajouté : moi, je vais par là. »21 Le fait qu’elle ne quitte
pas Chick immédiatement pourrait indiquer qu’elle s’intéresse également à lui. En très
peu de temps, Chick s’attache de plus en plus à elle sans s’en rendre compte. C’est

16
Contrepèterie de Jean-Paul Sartre (1905-1980), l’une des plus grandes personnalités
du XXe siècle.
17
Boris Vian, L’Écume des jours (Paris : Livre de poche, 2012), 30.
18
Ibid., 37.
19
Ibid.
20
Ibid.
21
Ibid.

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9

bien lui, qui prend l’initiative et entame Alise, pour mieux la connaître : « J’ai dit :
moi, aussi !... et j’ai été partout où elle a été… ».22 Il court après la nièce de Nicolas :
« Je vais à la patinoire avec elle demain. » 23
Cependant, les efforts de Chick ne traduisent pas assez son vrai sentiment
envers Alise. Apparemment, Chick ne s’intéresse pas trop à l’apparence physique de
la jeune fille. Peut-être, ce n’est pas l’apparence physique qui l’attire vers Alise. Cela
se voit assez bien quand Colin lui exige de la décrire. Chick dit tout simplement : « Je
ne sais pas décrire, (…)…elle…elle est jolie. »24 Ce qui attire vraiment Chick vers
Alise, c’est leur intérêt partagé pour Partre. Chick et Alise se rencontrent pour la
première fois dans une conférence à laquelle Jean-Sol Partre préside. Celui-ci est en
effet le déclenchement pour leur relation et les enchaîne l’un à l’autre :

- Je vais à la patinoire avec elle demain…dit Chick. C’est dimanche.


Tu viens avec nous ? Nous choisissons le matin pour qu’il n’y ait pas trop de
monde. Ça m’ennuie un peu, remarqua-t-il, parce que je patine mal, mais nous
pourrons parler de Partre.25

Au fil du temps, l’affection d’Alise envers Chick devient de plus en plus


importante. Alise avoue de tout son cœur qu’elle aime Chick et son amour est
supérieur à celui qu’elle a pour Partre : « Je t’aime mieux que Partre ! »26 La situation
ne va pas dans le même sens chez le jeune homme. Comme nous venons de le
mentionner, Chick se voue à Partre et à tout ce qui lui appartient. La vocation
intellectuelle se transforme éventuellement en obsession comme il dit : « Ça me coûte
très cher, mais je ne peux pas m’en passer, (…) J’ai besoin de Partre. Je suis
collectionneur. Il me faut tout ce qu’il fait. »27 Chick emploie même cette obsession
comme prétexte pour ne pas aller plus loin avec Alise, pour ne pas l’épouser. Ce qui
nous permettrait de mieux le comprendre, c’est sa remarque sur son propre problème

22
Ibid.
23
Ibid., 38.
24
Ibid., 36.
25
Ibid., 38.
26
Ibid., 95.
27
Ibid., 78.

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10

financier : « Tu [Alise] es gentille, dit Chick. Je ne te mérite pas. Mais c’est mon vice,
collectionneur de Partre, et malheureusement un ingénieur ne peut pas se permettre
d’avoir tout. »28 En toute évidence, Chick se consacre à Partre. Il verse sa fortune dans
la collection des livres de ce dernier et non pour se marier avec Alise. Ce qui montre
qu’il aime plus Partre qu’Alise. Venant à l’aide, Colin propose à son ami une somme
d’argent mais l’attitude de Chick ne change pas. Ainsi, il n’envisage que des
obstacles :

- Écoute, Chick, dit-il, veux-tu de mon argent ?...


Alise regarda Colin avec tendresse. Il était si gentil qu’on voyait ses
pensées, bleues et mauves, s’agiter dans les veines de ses mains fines.
- Je ne crois pas que cela serve, dit Chick…
- Tu pourrais épouser Alise !...dit Colin.
- Ses parents ne veulent pas, répondit Chick, et je ne veux pas qu’elle
se fâche avec eux. Elle est trop jeune… (…).29

Les paroles de Chick sont marquées par la tournure négative. Au fond Chick
est vraiment contre le mariage. Même si Colin lui offre de l’argent, Chick n’a pas l’air
de croire que le problème sera résolu. Et quand il mentionne « les parents d’Alise »
comme un autre obstacle de leur mariage, il s’agit plutôt d’un autre prétexte de Chick
pour s’échapper à la vie conjugale.
Il est à remarquer que la naissance du sentiment amoureux chez Chick est
marquée par le goût pour la lecture partagée avec Alise ; ils ont la même idole. Tout
va bien jusqu’à ce qu’Alise laisse tomber Partre. Pour elle, Chick est la personne la
plus chère. Chick s’aperçoit que l’attachement d’Alise à Partre est ébranlé et il se le
reproche en déclarant : « C’est ma faute ! (…) Alise ne dépense plus rien pour Partre.
Elle ne s’en occupe presque plus depuis qu’elle vit avec moi. »30 C’est pour cela qu’il
s’attarde à épouser la jeune fille. L’histoire d’amour entre eux reste donc en suspens.

28
Ibid., 95.
29
Ibid., 97.
30
Ibid., 95.

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11

Il est intéressant de voir comment ces deux jeunes gens, avec Colin, et plus tard
Partre, arrivent à obtenir ce qu’ils désirent.

1.1.3 Le concours d’amour

Colin et Chick se ressemblent beaucoup : ils s’appartiennent à la même


génération. Ils partagent le même goût littéraire. Ils sont célibataires. Colin est
tellement généreux qu’il invite Chick à dîner chez lui tous les lundis soirs car il est au
courant de la situation financière de son ami. Tout paraît normal jusqu’au jour où le
nom d’Alise attire l’attention de Colin et il tombe amoureux d’elle tandis que Chick a
l’avantage. C’est lui qui fait connaissance avec Alise le premier. Comme les deux
amis désirent la même femme, leur relation se complique. Le lien entre Chick, Alise
et Colin forme un triangle d’amour.
La concurrence entre Colin et Chick devient évidente dès que Colin et
Alise se rencontrent à la patinoire. Chick présente Alise à son ami : « Chick présenta
Alise et Colin se mit à la gauche de celle-ci dont Chick occupait déjà le flanc
dextre. »31 Le positionnement des personnages est significatif : Colin à gauche, Alise
au milieu et Chick à droite. Deux garçons séparés par une fille. Et ces deux garçons
sont en plein combat pour gagner la main de la fille. Petit à petit, Chick apprend le
sentiment de Colin et il craint de perdre Alise à son concurrent. C’est pourquoi il
répond à l’invitation de Colin à dîner chez lui :

-Très bien, dit Chick, mais si tu crois que je vais accepter une
proposition comme ça, tu te forges une fausse conception de l’univers. Il faut
que tu te trouves une quatrième. Je ne vais pas laisser Alise aller chez toi, tu
la séduirais avec les harmonies de ton pianocktail et je ne veux pas de ça.32

Colin veut revoir Alise. L’invitation au dîner ne serait qu’un prétexte pour
mieux séduire Alise avec ses manigances. Mais Chick devine la ruse de son ami.
D’une part, il témoigne déjà le charme de l’invention de Colin, le pianocktail, et il

31
Ibid., 42.
32
Ibid., 45.

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12

croit qu’elle plaira sûrement à Alise. D’autre part, Chick est obsédé par l’idée de
possession ; c’était comme si Alise lui appartenait déjà. L’idée de la perdre le rend à
la fois douloureux et jaloux de Colin. Il s’oppose donc au désir de son ami. Notons
que Colin et Chick sont financièrement différents. Colin « possédait une fortune
suffisante pour vivre convenablement sans travailler pour les autres »33 tandis que
Chick est dans un état beaucoup plus inférieur. Qu’Alise soit au courant de ce fait ne
serait qu’un faux pas pour Chick.
Après avoir fait connaissance avec Alise, Colin est découragé par le fait
que son affection pour elle n’est pas réalisable. Ses pensées vont dans tous les sens. Il
ne peut cesser de penser à Alise même au moment où il rentre chez lui, bien que cette
jolie fille soit à son ami Chick. Colin songe désespérément, non sans une pointe de
jalousie, à Chick et à Alise qui, paraît-il, semblent inséparables :

- Est-ce qu’ils parlent vraiment de Jean-Sol lorsqu’ils sont tout


seuls ?...
Il valait peut-être mieux aussi ne pas penser à ce qu’ils faisaient
lorsqu’ils se trouvaient tout seuls.34

Selon le narrateur, Colin est face au dilemme classique : il oscille entre


son désir et sa fidélité envers son ami Chick, même si, dans ce cas, l’amitié ne pèse
pas autant que la passion. C’est enfin Nicolas qui lui montre l’issue du problème:
« Monsieur a tort de penser à ma nièce (…) puisqu’il apparaît des événements récents
que Monsieur Chick a fait son Choix le premier… ».35 La parole de Nicolas décrit
l’amour comme une compétition sportive. Qui arrive le premier gagne. Aussi, ce
propos peut être considéré comme un conseil à Colin d’accepter la vérité au cas où il
perdrait dans ce jeu d’amour. Enfin, Colin arrive à comprendre le point de vue de son
cuisinier. Il est prêt à accuser le coup. Il fait semblant d’oublier Alise :

33
Ibid., 24.
34
Ibid., 50.
35
Ibid., 62.

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13

- Nicolas, pourquoi Chick ne veut-il pas venir ici déjeuner avec votre
nièce à moins que je n’invite une autre jeune fille ?
- Monsieur m’excusera, dit Nicolas, mais j’en ferais autant. Monsieur
est certainement assez beau garçon.
- Nicolas, dit Colin, si ce soir je ne suis pas amoureux pour de vrai,
je…je collectionnerai les œuvres de la duchesse de Bovouard, pour faire
pièce à mon ami Chick.36

Colin, déçu par Alise, est en chemin vers la fête chez Isis avec un espoir
de trouver une jeune femme. Il rencontre Chloé. Ce n’est pas la première fois que
Colin entende mentionner le nom de Chloé. Nicolas lui en a déjà parlé, non en tant
que personne, mais comme le titre d’une chanson : « Je conseille à Monsieur un
tempo d’atmosphère, dans le style de Chloé, arrangé par Duke Ellington… ».37
Comme la chanson lui plaît bien, il n’est donc pas étonnant que Colin se sent attiré
par la jeune femme qui porte le même nom. Grâce à ce jeu de mot, l’amour de Colin
pour la musique de Duke Ellington se transfère sans difficulté en amour pour Chloé.
Et finalement, le jeune homme se décide de se faire présenter à Chloé :

Colin avala sa salive. Sa bouche lui faisait comme du gratouillis de


beignets brûlés.
- Bonjour ! dit Chloé…
- Bonj…êtes-vous arrangée par Duke Ellington ? demanda Colin…
Et puis il s’enfuit parce qu’il avait la conviction d’avoir dit une
connerie.38

Colin vient de dire une bêtise devant celle qui l’intéresse : il confond le
nom de la jeune fille avec le nom de la chanson de Duke Ellington. Il en est
embarrassé. Alise comprend tout de suite que Colin s’intéresse à Chloé. Elle
l’encourage en mettant l’accent sur la beauté de Chloé.
36
Boris Vian, L’Écume des jours (Paris : Livre de poche, 2012), 62.
37
Ibid., 55.
38
Ibid., 72

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- Zut ! Zut et Bran, Peste diable boufre. Vous voyez la fille là…
- Chloé ?...
- Vous la connaissez !...dit Colin. Je lui ai dit une stupidité. Et c’est
pour ça que je m’en allais.
Il n’ajoute pas qu’à l’intérieur du thorax, ça lui faisait comme une
musique militaire allemande, où on n’entend que la grosse caisse.
- N’est-ce pas qu’elle est jolie ? demanda Alise.
Chloé avait les lèvres rouges, les cheveux bruns, l’air heureux et sa
robe n’y était pour rien.
- J’oserai pas ! dit Colin.
Et puis il lâcha Alise et alla inviter Chloé.39

Dans une seule phrase, Colin « lâcha » Alise et « alla inviter » Chloé. Le
verbe « lâcher » ici dénote l’acte de quitter une personne qu’on est en train
d’entretenir. Mais, figurativement, il peut dire également « laisser tomber », comme si
Colin ne voulait plus d’Alise et qu’il avait trouvé une autre jeune fille qu’il
« inviterait » dans sa vie, Chloé. Et enfin, c’est celle-ci qu’il choisit et qui devient sa
raison de vivre et sa ruine également.

1.2 Les amours de L’Automne à Pékin : Anne, Rochelle et Angel

L’histoire de L’Automne à Pékin est beaucoup plus complexe que celle de


L’Écume des jours, avec une multitude de personnages hauts en couleur et leurs
aventures farfelues. Entre ces petits récits, l’histoire de l’amour triangulaire entre
Anne, Rochelle et Angel les relie ensemble. Elle figure comme le fil conducteur du
roman. C’est ainsi que nous allons fixer notre attention sur ces trois personnages et
étudier en quoi ils sont différents des héros de L’Écume des jours.

39
Ibid., 73.

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15

1.2.1 La relation amoureuse entre Anne et Rochelle

Anne est jeune. Même si son âge n’est pas précisé, nous devinons
facilement qu’il a une vingtaine d’années car il connaît Angel depuis cinq ans et qu’ils
faisaient les études dans « la même école. »40 Anne est du type « remarquable. »41 Il
est intelligent : il « réussissait sans difficulté aucune. »42 Il exerce le pouvoir séduisant
sur les filles, comme Angel l’avoue lui-même : « Eh bien oui. Il a toujours eu du
succès avec les filles. »43 Son charme est irrésistible même pour Rochelle. Anne et
Rochelle se connaissent pendant une période assez brève. Ils se rencontrent dans une
occasion spéciale :

- Où est-ce que vous avez rencontré Anne ? demanda Angel


- Il n’y a pas longtemps, répondit-elle.
- Un mois ou deux, je crois ?
- Oui, dit Rochelle. Dans une surprise-partie.44

Rochelle est présentée comme une jeune épicurienne et émancipée, qui


sait se débrouiller dans le monde : « Je danse souvent, dit Rochelle, j’ai appris le
secrétariat après mon bac…mais je ne travaille pas encore. Mes parents aiment mieux
que je sache me conduire dans le monde. »45 Elle s’intéresse à Anne grâce aux
qualités typiques des hommes, celles qui, normalement, plaisent aux jeunes filles. Il
paraît que les attraits masculins d’Anne constituent le centre d’intérêt de Rochelle.
C’est bien évident quand elle décrit à Angel les qualités de son copain : « Il est
costaud, (…). Il fait beaucoup de sport »46 et « [il] a des yeux épatants, et une belle
voiture. »47 Et cela se confirme encore plus tard quand la jeune fille observe Anne au
travail : « Anne venait d’arriver et posait sa valise dans le filet ; son visage était en

40
Boris Vian, L’Automne à Pékin (Paris : Éditions de Minuit, 1980), 37.
41
Ibid., 43.
42
Ibid.
43
Ibid., 41.
44
Ibid., 43.
45
Ibid., 44.
46
Ibid., 43.
47
Ibid.

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sueur, sa veste gisait déjà au-dessus de sa place et Rochelle admira ses biceps à
travers la popeline rayée de sa chemise de laine. »48
L’appréciation qu’a Rochelle pour Anne est tellement forte qu’elle est
prête à suivre un mode de vie quelconque, même si cela peut gâcher son avenir.
Voyons comment Anne ne danse jamais selon la musique. Il danse « à
contretemps.»49 Cela peut impliquer sa nature désinvolte, non-conformiste et il
n’hésite pas à inviter Rochelle à se comporter ainsi, celle-ci le suivant « sans se
troubler »50 comme elle l’avoue elle-même : « J’aime la façon dont il danse. »51 On
dirait qu’ils étaient faits l’un pour l’autre.
En plus, Anne est suffisamment séduisant pour que Rochelle accepte et
ferme l’œil sur son défaut :

- Il n’a qu’un défaut, dit Angel.


- Oui, dit Rochelle, mais ce n’est pas important.
- Il pourra s’en corriger, assura Angel.
- Il a besoin qu’on s’occupe de lui, et il a besoin d’avoir toujours
quelqu’un près de lui.
- Vous avez probablement raison. D’ailleurs, il y a quelqu’un toujours
près de lui. 52

Rochelle voudrait tout simplement restreindre la société de son copain.


Elle voudrait qu’Anne voie le moins de gens possible : « Je ne voudrais pas qu’il n’y
ait non plus trop de gens, dit Rochelle pensivement. Seulement des amis sûrs. Vous
par exemple. »53 Le sentiment amoureux de Rochelle est bien exprimé à travers ses
pensées pour Anne tandis que ce dernier ne les exprime pas aussi nettement. Mais on
peut percevoir le sentiment qu’il a pour elle à partir de la façon dont il parle de sa
copine avec Angel pendant la préparation pour le voyage en Exopotamie :

48
Ibid., 87.
49
Ibid., 41.
50
Ibid., 42.
51
Ibid., 43.
52
Ibid.
53
Ibid.

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17

- As-tu revu Cornélius ?


- Il m’a téléphoné. Je dois partir après-demain.
- Ça t’embête tant que ça ?
- Non, dit Anne. Ça me fera voir du pays, au fond.
- Tu ne peux pas le dire, dit Angel, mais c’est à cause de Rochelle que
ça t’ennuie.
Anne regarda Angel avec étonnement.
- Vraiment, je n’y songeais pas. Tu crois qu’elle m’en voudra si je
m’en vais ?
- Je ne sais pas, dit Angel.54

Angel ose dire ce qu’Anne, lui-même, n’ose pas accepter même quand
Angel le dit ; il insiste toujours sur son indifférence envers Rochelle : « Vraiment, je
n’y songeais pas. » Il fait comme si la jeune fille n’était rien pour lui. Mais c’est plus
fort que lui, parce qu’à la fin, Anne ne peut s’empêcher de demander à Angel si
Rochelle lui en voudra. À ce point, il est assez certain que, malgré l’apparence, Anne
s’attache toujours à sa copine. C’est vraiment elle, la véritable raison de la réticence
d’Anne de partir. Quant à Angel, il semble qu’il est en train de sonder le sentiment de
son ami pour un certain but indicible. Et c’est ce que nous allons analyser dans la
partie suivante.

1.2.2 Angel : l’homme qui n’écoute pas son cœur

Angel mène une vie simple et peu énergétique. Il sort de la même école
que son ami Anne mais n’obtient qu’un rang inférieur au travail car « il n’aimait pas
55
travailler. » Au début de L’Automne à Pékin, Angel passe un très long moment à
attendre Anne et Rochelle mais ses pensées ne restent pas sur eux : elles se dirigent de
temps à autre vers les travaux « des récupérateurs cylindriques »56 qui lui font penser
à la mousse de la mer, vers la sensualité d’ « une de ces filles qui tenait les pigeons à

54
Ibid., 48.
55
Ibid., 37.
56
Ibid.

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18

tondre »57, vers les femmes « qui cousaient des musettes en toile cirées. »58
Cependant, elles ne cessent de revenir constamment à Anne et Rochelle, qui tardent à
arriver. L’attente le fatigue et finalement il y renonce. Quand il va traverser la rue, une
idée étrange vient stupéfaire Angel : « l’idée qu’il ne connaissait pas encore la couleur
des yeux de Rochelle le retint au moment de traverser (…). »59 Il est frappant que
maintenant il ne reste plus que Rochelle dans sa pensée. Anne est supprimé de son
esprit. La question le perturbe. Peut-être, Angel se rend compte tout à coup qu’il ne
sait même pas la couleur des yeux de la jeune fille. Il semble qu’il ne la connaît pas
vraiment. Il ignore même les petits détails que, normalement, on peut donner
spontanément après la rencontre. C’est ainsi qu’Angel est étonné en se surprenant à
accorder soudainement l’attention au physique de Rochelle :

Anne conduisait habilement. (…) Par malheur, il vint à passer une


petite fille de neuf ou dix ans dont les étiquettes se trouvaient
extraordinairement décollées, et l’indicateur, frappant en plein lobe, se brisa
net. L’électricité se mit à perler en gouttes serrées au bout du fil arraché, et
l’ampèremètre baissait de façon inquiétante. Rochelle le tapota sans résultat.
La température de l’allumage diminua et le moteur ralentit. Quelques
mesures plus loin, Anne stoppa.
- Qu’est-ce qu’il y a ? dit Angel.
Il ne comprenait pas et se rendit compte qu’il était en train de
regarder les cheveux de Rochelle depuis déjà longtemps.60

Angel et Rochelle ne se connaissent pas très bien. Leur relation débute


depuis peu. Mais l’intérêt qu’il a pour elle suggère qu’il souhaite beaucoup plus. Au
début, Angel ne se rend compte pas de son vrai sentiment envers la jeune fille ; il ne
sait même pas la décrire : « Angel la connaissait très peu, mais il eut de la peine. Il

57
Ibid.
58
Ibid., 38.
59
Ibid.
60
Ibid., 39. C’est nous qui soulignons.

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aurait été embarrassé d’expliquer pourquoi. »61 Certes, il s’intéresse à Rochelle, mais
ce n’est pas encore l’amour. Tout va dans ce sens jusqu’au soir où Angel et Rochelle
ont l’occasion de se converser au club de danse. Là, il trouve que certains traits de la
fille lui plaisent, en particulier ses cheveux et sa voix. Mais il arrête tout de suite ses
pensées en se rappelant, en se répétant que Rochelle appartient à Anne : « Il ne voulait
surtout pas ennuyer Anne. C’est Anne qui connaissait Rochelle et ça le regardait (…)
pas une de ces filles ne l’intéressait. Sauf Rochelle. Mais Anne avait la priorité. »62 Il
semble ainsi qu’Angel essaie de supprimer, voire de refouler son émotion au nom de
son ami Anne. Malheureusement, il n’y arrive pas et cela mène à la compétition entre
les deux amis.

1.2.3 Le concours d’amour

La concurrence entre les deux amis, Angel et Anne, est explicitée dès le
début du roman. Pour être plus précis, c’est à partir de la présentation des deux
personnages :

Angel connaissait Anne depuis cinq ans et Rochelle depuis moins de


temps. Anne et lui sortaient de la même école, mais Angel n’avait obtenu
qu’un rang inférieur parce qu’il n’aimait pas travailler. Anne dirigeait une
branche de la Compagnie des Fabricants de Cailloux pour les Voies Ferrées
Lourdes, et Angel se contentait d’une situation moins lucrative chez un
tourneur de tubes de verres pour verres de lampes. Il assumait la direction
technique de l’entreprise tandis qu’Anne, dans sa Compagnie, était au service
commercial. 63

Le statut professionnel d’Angel est de nature inférieure à celui d’Anne,


malgré la même formation car il est moins bien payé. Les petits éléments lexicaux
nous donnent l’image précise de la comparaison : les « Cailloux » contre les
« Verres ». Pourtant, Anne, qui est censé supérieur à Angel car celui-ci « n’aimait pas

61
Ibid., 43.
62
Ibid., 44.
63
Ibid., 37.

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travailler » à l’école, s’occupe ironiquement des « cailloux » tandis que son ami
travaille avec des « verres ». Ces deux objets suggèrent deux natures contrastées des
deux personnages. Angel, c’est un homme fragile et sensible, contrairement à Anne
qui est de nature plus dure, plus aventureuse. Or, selon Rybalka, le nom de Rochelle
peut cacher quelque chose de significatif, car il s’agit peut-être de la combinaison de
64
« roc » et de « Michelle ».65 Il n’est donc pas étonnant que Rochelle se lie à Anne
plutôt qu’à Angel. Par conséquence, Angel est laissé à côté. Plus tard, Rochelle
montre que sa préférence est absolument accordée à Anne :

- Angel est là, Anne.


- Ah!...
Il est reparti chercher des choses à lire et à manger.
- Comment est-ce qu’il peut penser à manger alors que nous sommes là
tous les deux…murmura Rochelle.
- Ça ne lui fait pas le même effet.
- Je l’aime bien, dit Rochelle, mais il n’est pas poétique du tout.
- Il est un peu amoureux de vous.
- Il ne devrait pas penser aux choses à manger, alors.
- Je ne crois pas qu’il y pense pour lui, dit Anne. Peut-être que si, mais
je ne crois pas.
- Je ne peux pas penser à rien d’autre qu’à ce voyage…avec vous…
- Rochelle…dit Anne.66

Rochelle parle du défaut d’Angel, de ce qu’elle n’apprécie pas chez lui.


Certes, Angel est important mais la jeune fille ne l’aime pas autant qu’Anne. Cela se
confirme dès le moment où Angel essaie d’apprendre à Rochelle à danser : « Angel
essayait de la maîtriser, mais elle paraissait fermement décidée à danser à
contretemps. Il fut obligé de la tenir un peu moins serré et la laissa se démener toute

64
Michelle Léglise est la première épouse de Boris Vian.
65
Michel Rybalka, Boris Vian : essai d’interprétation et de documentation (Paris :
Minard, 1984), 142.
66
Boris Vian, L’Automne à Pékin (Paris : Éditions de Minuit, 1980), 88.

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seule. »67 Rochelle ne se laisse pas contrôler. Elle résiste à l’effort d’Angel de la faire
danser comme lui. Il est donc facile à comprendre pourquoi elle va mieux avec Anne
qu’avec Angel. Quand elle dit à Angel : « Vous êtes le type dont on a envie d’être
sœur. »68, elle ne veut pas que le jeune homme pense autrement. Pour elle, il ne peut
être que comme son frère et c’est à ce moment qu’Angel apprend que son rêve ne
serait pas réalisé.
Malgré cela, Angel garde toujours l’espoir de conquérir la copine de son
ami. Sa persévérance est remarquable. Le jeune homme cherche à profiter de
l’absence d’Anne, lorsque ce dernier doit se déplacer en Exopotamie à la place de
Cornélius Onte. Le commentaire du narrateur pourrait montrer l’idée sinistre
d’Angel : « il pensait que, si elle restait, il pourrait la voir de temps en temps. Ses
yeux étaient bleus. Anne serait parti. »69 Malheureusement, le dessein d’Angel est
supprimé à cause de la clairvoyance d’Anne. Il est au courant de l’intention de son
ami et il pose donc la bonne question : « Ce n’est pas Rochelle qui te retient tout de
même ? »70 Angel persiste et se lance à la poursuite de l’amour. Il accompagne Anne
et Rochelle et attend le moment propice.

Conclusion

Les analyses dans ce chapitre constituent l’ensemble des facteurs de la


naissance de l’amour chez des personnages. Les intermédiaires jouent le rôle
important dans la formation de l’amour mais le sentiment des personnages ne se
stabilise pas sans le contact direct avec un être aimé. Ce contact direct permet aux
personnages d’avoir des expériences visuelles, olfactives et concrétise leurs désirs.
Malheureusement, nous trouvons que le désir des personnages principaux s’avère la
même personne. Ces personnages entrent dans la compétition pour la gagner, d’où le
triangle d’amour, et celui qui vient le premier réussit à réaliser son désir. En
conclusion, les personnages ont plus ou moins réussi dans leur recherche de l’amour

67
Ibid., 43.
68
Ibid., 44.
69
Ibid., 48.
70
Ibid., 49.

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22

mais comme toute chose, l’amour doit passer par maintes étapes. Après la naissance
de l’amour, nous allons aborder, dans le chapitre suivant, à la fois, son développement
et son déclin.

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23

CHAPITRE 2
LES DIVERSES FACETTES DE L’AMOUR VIANESQUE

Dans ce chapitre, nous allons étudier comment les histoires amoureuses se


développent. Les relations amoureuses dans L’Écume des jours et L’Automne à Pékin
peuvent être catégorisées en quatre groupes selon la nature et le développement de
chaque couple :
- L’amour tragique : Colin et Chloé
- L’amour destructeur : Chick et Alise
- L’amour usant : Anne et Rochelle
- L’amour obsessionnel : Angel et Rochelle

2.1 L’amour tragique : Colin et Chloé

Il semble que l’amour entre ces deux personnages se termine mal à cause
de l’intervention de la malchance. Certes, l’amour entre Colin et Chloé est l’amour le
plus heureux des quatre groupes mais le destin leur joue de mauvais tours. Leur union
promet un beau futur parce qu’elle commence avec l’amour fou des deux jeunes
optimistes. Mais un seul élément important et imprévisible, le destin, vient tout
détruire.

2.1.1 Vers le mariage

La relation entre Colin et Chloé devient de plus en plus mûre après leur
première rencontre chez Isis. L’idée de revoir Chloé préoccupe Colin mais son
incapacité d’en trouver le moyen reste un obstacle majeur. Le jeune homme est obligé
de demander respectivement l’aide de Chick et de Nicolas. À travers la conversation
avec le premier, Colin se rend compte combien il aime Chloé. Il avoue qu’il la désire
énormément et étrangement :

- C’est terrible, dit Colin, je suis à la fois désespéré et horriblement


heureux. C’est très agréable d’avoir envie de quelque chose à ce point-là.

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- Je voudrais, continua-t-il, être couché dans de l’herbe un peu rôtie,


avec de la terre sèche et du soleil, tu sais, de l’herbe jaune comme de la
paille, et cassante, avec des tas de petites bêtes et de la mousse sèche aussi.
On se met à plat ventre et on regarde. Il faut une haie avec des pierres et des
arbres tout tordus, et des petites feuilles. Ça fait un bien considérable.
- Et Chloé, dit Chick.
- Et Chloé, naturellement, dit Colin. Chloé dans l’idée.1

La description de Colin nous donne une image étonnamment désagréable :


« l’herbe un peu rôtie », « la terre sèche », « l’herbe jaune comme la paille » et « des
arbres tout tordus ». Les images dans le discours de Colin renvoient plutôt à la
dégradation, voire la mort. Ce n’est pas du tout le beau paysage qui favorise la
croissance ou la vie. Il est donc insolite que Colin le trouve pittoresque. Ces images
n’évoquent pas le bonheur d’amour.
Quant à Nicolas, il conseille à Colin de se renseigner sur la fille de son
rêve pour mieux la connaître. Le jeune homme va ainsi l’emmener se promener. Le
jour du rendez-vous, Colin attend la jeune fille en rêvassant sur son projet. Il ne l’a
pas encore finalisé quand Chloé arrive. Ils décident alors pour la balade au Bois. Pour
y aller, il faut passer par un passage souterrain, humide et désagréable. Ils se hâtent et
en sortent pour finalement se retrouver sur un banc. Là, les deux se rapprochent
physiquement et émotionnellement. Colin déclare à Chloé son sentiment : « J’aime
être avec vous. »2 Chloé ne répond pas immédiatement. Cependant, ses gestes
montrent bien qu’elle a besoin de la chaleur du jeune homme. Il n’y a plus de distance
entre les deux amoureux :

Chloé ne dit rien. Elle respira un peu plus vite et se rapprocha


imperceptiblement. Colin lui parlait presque à l’oreille.
- Vous ne vous ennuyez pas ? demanda-t-il.
Elle fit non de la tête, et Colin put se rapprocher encore à la faveur du
mouvement.

1
Boris Vian, L’Écume des jours (Paris : Livre de poche, 2012), 79.
2
Ibid., 91.

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25

- Je…dit-il, tout contre son oreille, et à ce moment, comme par erreur,


elle tourna la tête et Colin lui embrassait les lèvres. Ça ne dura pas très
longtemps ; mais la fois d’après, c’était beaucoup mieux. Alors il fourra sa
figure dans les cheveux de Chloé et ils restaient là, sans rien dire.3

Colin décide de prendre leur relation au sérieux et de mener une vie


conjugale avec Chloé. Il annonce son mariage à Alise et à Chick : « Je vais épouser
Chloé dans un mois (…) Et je voudrais que ce soit demain. »4 À la veille du mariage,
Colin est dans la rue songeant à la cérémonie. Ses pensées sont complètement
dominées par Chloé :

- Chloé, vos lèvres sont douces. Vous avez un teint de fruit. Vos yeux
voient comme il faut voir et votre corps me fait chaud (…)
- Il me faudra des mois, des mois, pour que je me rassasie des baisers à
vous donner. Il faudra des ans de mois pour épuiser les baisers que je veux
poser sur vous, sur vos mains, sur vos cheveux, sur vos yeux, sur votre
cou…(…).
- Chloé, je voudrais sentir vos seins nus sur ma poitrine, mes deux
mains croisées sur vous, vos bras autour de mon cou, votre tête parfumée
dans le creux de mon épaule, et votre peau palpitante, et l’odeur qui vient de
vous.5

Selon ce monologue, nous pouvons constater que Colin accorde de la


valeur à la beauté du corps de Chloé en évoquant chaque partie corporelle : « vos
lèvres », « un teint de fruit », « vos mains », « vos yeux », « votre corps », « vos
mains », « vos cheveux », « votre cou », « vos seins nu », « vos bras », « votre tête »
et « votre peau ». La description se compose des images stéréotypées du corps
féminin. Elles sont trop banales pour susciter le sentiment érotique. Cet aspect

3
Ibid., 94.
4
Ibid., 96.
5
Ibid., 100-101.

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d’appréciation fait partie de la sensualité, et non pas de l’érotisme. Le sentiment de


Colin est plutôt idyllique, presque dépourvu de sexualité.
Le jour du mariage, Chick aide Colin à faire le nœud de la cravate mais
elle résiste et brise trois fois de suite :

Il [Chick] réalisa un ensemble de mouvements rapides étroitement


associés et tira les deux bouts avec force. La cravate se brisa par le milieu et
lui resta dans les doigts.
- C’est la troisième ! remarqua Colin, l’air absent.6

Colin, lui-même, fait une remarque que « c’est anormal »7. La cravate qui
ne se laisse pas nouer, c’est la préfiguration. Cette technique est souvent utilisée pour
suggérer les événements qui auront lieu ultérieurement et pour préparer les lecteurs à
la suite du roman. Ici, la préfiguration aide également à engendrer le suspense qui
suscitera le doute ou la curiosité chez les lecteurs, et les invite à suivre le cours de
l’histoire. Dans ce cas, la cravate qui brise peut être considérée comme négative. Cela
peut être interprété comme un mauvais signe pour l’avenir du couple. Comme c’est le
jour du mariage et que quelque chose se casse, les lecteurs ont droit d’anticiper que la
vie conjugale des personnages concernés se terminera par une malchance, voire une
tragédie.

Enfin, Chick réussit à faire le nœud avec la quatrième cravate :

Il prit une quatrième cravate et l’enroula négligemment autour du cou


de Colin, en suivant des yeux le vol d’un brouzillon, d’un air très intéressé. Il
passa le gros bout sous le petit, le fit revenir dans la boucle, un tour vers la
droite, le repassa dessous, et par malheur, à ce moment-là, ses yeux
tombèrent sur son ouvrage et la cravate se referma brutalement, lui écrasant
l’index. Il laissa échapper un gloussement de douleur.8

6
Ibid., 113.
7
Ibid.
8
Ibid.

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27

Bien que Chick arrive enfin à la nouer, la cravate trouve un autre moyen
de lui faire du mal. Elle écrase son doigt. Voilà ce qui apporte du malheur.

2.1.2 Le temps du nénuphar

La cérémonie du mariage est solennelle et joyeuse. L’église est finement


décorée par des fleurs variées. L’atmosphère est chauffée par Chloé de Duke
Ellington, la chanson éponyme de la mariée. À la fin de cette cérémonie merveilleuse,
les amis proches de Colin et Chloé sont prêts pour la réception de l’après-midi. En
sortant de l’église, Chloé se met à tousser :

Ils sortirent tous de l’église en jetant un dernier regard aux fleurs de


l’autel et sentirent l’air froid les frapper au visage en arrivant sur le perron.
Chloé se mit à tousser et descendit les marches très vite pour entrer dans la
voiture chaude.9

La toux de Chloé est un des signes qui impliquent le commencement de


la chute. Le couple subira le coup de changement. Celui-ci s’introduira graduellement
dans la vie des jeunes mariés. Il passe presque inaperçu par les protagonistes. Au
début, cela arrive sous la forme d’une petite altération dans l’éclairage du domicile.
L’appartement s’assombrit et la souris grise qui y habite en témoigne : « La souris les
suivit et s’arrêta dans le couloir. Elle voulait voir pourquoi les soleils n’entraient pas
aussi bien que d’habitude (…) ».10 Colin et Chloé se préparent pour leur voyage de
noce. Nicolas les accompagne. Sur la route, Chloé a l’air malheureuse. Dans la
description du paysage qui les entoure, il n’y a que les termes qui évoquent
l’atmosphère néfaste : le ciel est « bas » ; les oiseaux, « rouges » ; les cris, « aigres » ;
l’eau, « plombée ».11 Chloé pose alors une question sur le trajet et Colin lui répond
qu’il est obligatoire de prendre ce chemin-là. Elle laisse échapper une phrase sinistre :

9
Ibid., 126.
10
Ibid., 128.
11
Ibid., 132.

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28

- Pourquoi est-on passé par là ? demanda Chloé à Colin.


- C’est un raccourci, dit Colin. C’est obligatoire. La route ordinaire est
usée. Tout le monde a voulu y rouler parce qu’il faisait beau tout le temps, et
maintenant, il ne reste que celle-ci. Ne t’inquiète pas, Nicolas sait conduire.
- C’est cette lumière.12

À cette étape, la lumière semble devenir un élément qui dérange les


personnages. Il ne s’agit plus d’un changement dans l’éclairage mais c’est la lumière
nocive elle-même qui engendre le malaise. En plus, comme cette scène se déroule au
début de leur voyage de noce, il n’est pas difficile d’y voir un signe qui prépare le
futur malsain des jeunes mariés.
En outre, la justification de Colin pour le choix de chemin semble
problématique ; quand il insiste que c’est « un raccourci », ou un chemin alternatif qui
est beaucoup plus rapide, plus court et plus facile. Certes, le chemin n’est ni beau ni
agréable, mais Colin rassure Chloé de l’efficacité de Nicolas qui « sait conduire ».
Pour réconforter son épouse, Colin presse les boutons pour mettre des couleurs dans
la voiture et la ranimer un peu. C’est comme s’ils étaient dans un « arc-en-ciel ».13
L’intérieur est tout à fait contrasté avec l’extérieur : « Il y avait, des deux côtés de la
route, une mousse rase et maigre, d’un vert décoloré, et de temps à autre, un arbre
tordu et échevelé. Pas un souffle de vent ne ridait les nappes de boue qui giclaient
sous les roues de la voiture. »14 Les images rappellent la scène idéale de l’amour que
Colin a évoquée dans sa conversation avec Chick. Ce sont celles « d’une mousse » et
« d’un arbre tordu » qui reviennent. On dirait que l’auteur joue avec l’attente des
lecteurs et en même temps il semble avertir ceux-ci de la scène tragique à venir. Est-
ce normal de faire passer les jeunes mariés dans ce type de paysage ? Dans les romans
à l’eau de rose, ce type de scène se déroulera dans une contrée pleine de vivacité. Ici,
la vivacité est remplacée par l’hostilité du paysage.

12
Ibid., 132. C’est nous qui soulignons.
13
Ibid., 133.
14
Ibid., 133.

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29

Ensuite, Chloé voit « une bête écailleuse »15, qui est une pâle allusion aux
animaux sournois comme des reptiles. Nicolas révèle après que c’est l’homme
entretenant les lignes du poteau télégraphique. Il est à remarquer que Colin et Chloé
n’ont jamais su que ce métier existait. Cela suggère peut-être qu’ils sont vraiment hors
du contact avec le monde qui les entoure, avec les hommes que Chloé trouve
« très laids. »16 Le voyage de noce donne donc un aperçu de la réalité de la vie aux
protagonistes.
Les jeunes amoureux se logent dans un hôtel au bord de la route. Là,
Chloé joue avec un petit tas de neige malgré l’avertissement de son mari et elle se
remet à tousser :

- Regarde comme elle est jolie !...dit-elle à Colin.


Sous la neige, il y avait des primevères, des bluets et des coquelicots.
- Oui, dit Colin, mais tu as tort de toucher ça, tu vas avoir froid.
- Oh ! non ! dit Chloé, et elle se mit à tousser comme une étoffe de soie
qui se déchire.
- Ma Chloé…dit Colin en l’entourant de ses bras, ne tousse pas comme
ça…tu me fais mal…17

Ce qui est introduit dans ce passage est non seulement la réapparition du


signe de malheur, mais aussi le début de la dégradation de Chloé. Sa déchéance
physique est insinuée par la métaphore de la perte de valeur : « tousser comme une
étoffe de soie qui se déchire». Nicolas fait une remarque négative sur la neige : « Je
n’aime pas cette neige. »18 Il a probablement un mauvais pressentiment envers la
« neige ». Peut-être l’a-t-il trouvée néfaste ? Jusqu’ici, nous pouvons constater que le
froid est la source du mal chez la jeune fille (le vent devant l’église et la neige.) Il est
à remarquer aussi que Colin a cassé la fenêtre de la chambre d’hôtel et a donné ainsi
un passage à l’air froid pour entrer : « Colin retira un des souliers et le précipita à la

15
Ibid., 134.
16
Ibid.
17
Ibid., 143.
18
Ibid.

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30

figure de Nicolas qui se baissa pour gratter une petite tache à son pantalon, et se
releva au bruit du verre cassé. »19 Le lendemain, Chloé a mal dormi et sa poitrine est
remplie de neige. Sa conversation avec Nicolas paraît tout dire :

- Ce carreau m’a empêché de dormir…dit-elle.


- Il n’est pas fermé ? demanda Nicolas.
- Pas tout à fait, dit Chloé, la fontanelle est encore assez ouverte pour
laisser passer un fameux courant d’air. Ce matin, j’avais la poitrine toute
pleine de cette neige.20

Comme Chloé insiste à Colin de la prendre dans ses bras, il est possible
que quelque chose aille mal dans son corps. Elle a tellement froid que même la
chaleur du soleil ne peut la chauffer :

- (…) Prends-moi dans tes bras, j’ai froid, c’est cette neige.
Le soleil entrait en vagues dorées dans la pièce.
- Il ne fait pas froid, ici, dit Colin.
- Non, dit Chloé en se serrant contre lui ; mais j’ai froid. Après,
j’écrirai à Alise.21

Au retour du voyage, Chloé se sent mieux. Il en sera ainsi jusqu’au jour de


la sortie avec des amis. Colin apprend que sa femme est tombée malade. Il retourne
chez lui en toute vitesse. Son angoisse et sa peur pour Chloé sont manifestement
exprimées dans son monologue intérieur :

Mais Colin ne savait pas, il courait, il avait peur, pourquoi, ça ne suffit


pas, de toujours rester ensemble, il faut encore qu’on ait peur, peut-être est-
ce un accident, une auto l’a écrasée, elle serait sur son lit, je ne pourrais pas
la voir, ils m’empêcheraient d’entrer, mais vous croyez donc peut-être que

19
Ibid.
20
Ibid., 145.
21
Ibid., 146.

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31

j’ai peur de ma Chloé, je la verrai malgré vous, mais non, Colin, n’entre pas.
Elle est peut-être blessée, seulement, alors, il n’y aura rien du tout, demain,
nous irons ensemble au Bois, pour revoir le banc, j’avais sa main dans la
mienne et ses cheveux près des miens, son parfum sur l’oreiller. Je prends
toujours son oreiller, nous nous battrons encore le soir, le mien elle le trouve
bourré, il reste tout rond sous sa tête et moi je le reprends après, il sent
l’odeur de ses cheveux. Jamais plus je ne sentirai la douce odeur de ses
cheveux.22

La vie conjugale, selon lui, devient incertaine pour le moment. Sa pensée


divague entre les souvenirs qu’il partageait avec Chloé. Il se sent un peu soulagé
quand Nicolas lui dit : « Ce n’est pas grand-chose »23 et il voit Chloé sourire. La santé
de la jeune femme est fragile. Le mal à l’intérieur de son corps prend forme :

Chloé sentait une force opaque dans son corps, dans son thorax, une
présence opposée, elle ne savait comment lutter, elle toussait de temps en
temps pour déplacer l’adversaire, accroché à sa chair profonde. Il lui
paraissait qu’en respirant à fond, elle se fût livrée vive à la rage terne de
l’ennemi, à sa malignité insidieuse.24

Les termes qui représentent ce mal comme « une présence opposée »,


« l’adversaire » et « l’ennemi » suggèrent la gravité de la situation. Ce sont des termes
qui évoquent la malveillance avec laquelle Chloé est en plein combat.
Les jeunes amoureux appellent donc un docteur pour la soigner. À
première vue, le professeur Mangemanche trouve que le poumon droit de Chloé abrite
quelque chose d’aliéné. Il demande au couple de suivre son ordonnance et de se
rendre à son bureau pour un examen plus perfectionné. La déchéance physique
continue à ronger Chloé. Elle devient toute « flasque »25 et est touchée par une forme

22
Ibid., 172.
23
Ibid.
24
Ibid., 173.
25
Ibid., 200.

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32

de paralysie : « Je ne peux plus tenir debout. »26 L’examen chez le médecin révèle
l’existence du nénuphar dans le poumon droit de Chloé.
Comme mari et femme, le devoir de l’un envers l’autre est extrêmement
important pour la survie du couple. Colin est prêt à payer n’importe quel prix pour
l’autre moitié de sa vie. Une sorte de dégradation se voit déjà très bien auprès de la
richesse du jeune protagoniste.
Or, Colin est bien au courant de son état financier et essaie de contrôler
rigoureusement ses dépenses. Le jeune homme juge que cela vaut la peine de payer
pour Chloé : « Il resta debout pendant quelques instants, s’étonnant de l’énormité des
sommes qu’il avait dû engager pour donner à Chloé ce qu’il jugeait digne d’elle
(…)».27 Disons que le bonheur du couple dépend véritablement de cet argent.
Posséder moins d’argent dans cet univers romanesque met la vie conjugale des
personnages dans un état précaire. L’exemple le plus évident : la guérison de Chloé.
La dégradation physique de Chloé entraîne directement la faillite de
Colin. Pour sauver sa femme, Colin consacre tout son argent au traitement et aux
achats de fleurs en grande quantité, si bien qu’Alise en fait des blagues à Chloé :
« Quelles jolies fleurs ! (…) Colin est en train de se ruiner (…) »28 En réponse à la
plaisanterie d’Alise, Chloé dit « oui » pour montrer qu’elle se rend compte de la
difficulté de son mari, du fait qu’il n’a plus d’argent : « Il faut qu’il travaille, mon
pauvre Colin. Il n’a plus de doublezons. »29 Chloé part à la montagne tandis que Colin
reste pour chercher un emploi. Ce qui est important pour Colin, c’est de gagner de
l’argent et la vente du pianocktail pourrait nous dire que pour lui, c’est le moyen le
plus facile et il va continuer à le faire jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien à vendre :
« (…) si mes frais cessaient de croître, j’aurais assez, en vendant mes choses pour
vivre sans travailler. »30 La dégradation financière de Colin est contagieuse. Elle
affecte non seulement sa façon de vivre, mais aussi la vie de Nicolas. Elle le vieillit

26
Ibid.
27
Ibid., 161.
28
Ibid., 217.
29
Ibid, 218.
30
Ibid., 242.

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33

« de sept ans. »31 Colin décide de mettre Nicolas à la porte pour de bon mais ce
dernier persiste et tente de raisonner avec son patron :

- C’est pas un crime…dit Nicolas


- C’est un crime, dit Colin. Je ne peux pas te payer à ta valeur, mais
actuellement, ta valeur baisse et c’est un peu de ma faute.
- C’est pas vrai, dit Nicolas. C’est pas de ta faute si tu es embêté.
- Si, dit Colin, c’est parce que je me suis marié, et parce que… »32

Colin traite Nicolas comme si celui-ci était une propriété, dont la valeur
baisse, comme une chose ayant été affectée par l’usure. Colin ne peut pas supporter
cela. Il dit à son cuisinier que maintenant il y a déjà Chloé dans sa vie. Il devra
s’occuper d’elle. De ce fait, il n’est plus capable de le prendre en charge. La situation
du couple semble s’améliorer lorsque Chloé retourne. Elle « a meilleure mine » et
« elle n’a plus mal.»33 Malgré tout, l’autre poumon de Chloé attrapera la maladie du
nénuphar.

2.1.3 De la mort de Chloé à la disparition de Colin

Pour sauver Chloé, Colin n’a pas d’autre choix que travailler. Son premier
travail est à l’usine des armes. Là, Colin rencontre un homme, qui paraît plus âgé que
son vrai âge. Il n’a que vingt-neuf ans. Il emmène Colin à son poste.

Colin est chargé de faire pousser les canons de fusils de la terre avec la
chaleur humaine. Il faut s’étendre, déshabillé, sur le sol vingt-quatre heures sur vingt-
quatre sans se déplacer. Après, Colin doit se couvrir pour remonter la température afin
que les canons grandissent. Le travail est pénible comme l’homme a prévenu
Colin : « C’est un travail assez dur (…). » et « cela vous use (…). »34 Malgré la
condition misérable de son travail, Colin persiste, et tout cela pour un seul but : sauver
Chloé.
31
Ibid., 233.
32
Ibid., 250.
33
Ibid., 252.
34
Ibid., 274.

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34

- J’ai besoin d’argent, dit Colin.


(…)
- C’est pour soigner ma femme, dit Colin.
- Ah ? Oui ? dit l’homme.
- Elle est malade, expliqua Colin. Je n’aime pas le travail.
- Je regrette pour vous, dit l’homme. Quand une femme est malade,
elle n’est plus bonne à rien.
- Je l’aime, dit Colin.
- Sans doute, dit l’homme ; sans ça vous ne voudriez pas travailler
(…)35

La réponse de Colin est juste. La remarque du superviseur n’est pas moins


raisonnable. Avec la phrase « sans ça vous ne voudriez pas travailler », il met l’accent
sur l’influence de la femme dans la vie de Colin. C’est Chloé qui pousse Colin à sortir
de la zone de confort et à s’adapter véritablement à la réalité du monde. Le monde du
travail l’use. Colin continue à y travailler pour un certain temps. Malheureusement,
Colin devra changer de travail à cause de l’anomalie dans les produits fabriqués par
lui : « Sous le linge blanc, il y avait la production de Colin pour le dernier jour. Le
linge se soulevait à l’un des bouts. Cela n’aurait pas dû se produire avec des canons
bien cylindriques et Colin se sentit inquiet. »36 La parole du superviseur met fin au
statut de travailleur de Colin : « Ça ne sera donc pas la peine de reprendre votre
travail demain. »37
Le deuxième travail de Colin consiste à surveiller la cave de la Réserve
d’or et à sonner l’alarme contre l’arrivée des voleurs. Ce travail rapporte bien mais
cela se répercute avec le rabaissement de la santé de Colin. Les traits de sa déchéance
physique apparaissent petit à petit : « Colin ne se sentait pas en assez bonne forme
physique »38, « Colin souffrait du pied droit »39 et il a « des jambes douloureuses »40.

35
Ibid., 275.
36
Ibid., 281.
37
Ibid., 282.
38
Ibid., 314.
39
Ibid., 315.
40
Ibid.

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35

Tout cela entraîne encore un échec lorsque Colin, affaibli, laisse les hommes passer
pendant sa garde : « (…) il n’a plus de travail. Les hommes étaient passés trop
tôt… »41 Le protagoniste a fait son mieux pour combattre la crise mais son effort ne
suffit jamais à sauver sa bien-aimée, dont la santé s’affaiblit d’heure en heure :

Chloé parut plus tranquille, elle souriait presque, maintenant, et Colin


vint tout près d’elle, il l’aimait beaucoup trop pour les forces qu’elle avait,
maintenant, et l’effleurait à peine, de peur de la briser complètement, de ses
pauvres mains encore abîmées par le travail, il lissa les cheveux sombres. 42

Colin se lance dans le troisième travail. Cette fois-ci, il adopte le travail


d’annonceur du malheur aux gens de beaux quartiers. Comme c’est une tâche
abominable, Colin est très mal reçu par ces gens-là. Il devient de plus en plus abîmé
par le travail : « La fatigue le tenaillait, lui soudait les genoux, lui creusait la figure,
ses yeux ne voyaient plus que les laideurs des gens, sans cesse on le chassait, avec des
coups, des cris, des larmes, des injures. »43 Son malheur culmine quand il fouille dans
la liste et voit que son nom s’y trouve. Il s’agit de la nouvelle sur la mort de Chloé.
En constatant les trois tâches de Colin, nous dégageons trois étapes qui
reflètent la vie des hommes. Au début, il donne naissance aux armes. Puis, il surveille
l’objet précieux. Et il finit par le métier qui concerne la mort. C’est aussi un trajet vers
le bas comme s’il s’agissait du reflet de la vie de Colin et Chloé.
Le destin tragique de Colin se révèle à travers la conversation entre le chat
et la souris :

- Il est au bord de l’eau, dit la souris, il attend, et quand c’est l’heure, il


va sur la planche et il s’arrête au milieu. Il regarde dans l’eau. Il voit quelque
chose.
(…)
- (…) il attend qu’il remonte pour le tuer.

41
Ibid., 317.
42
Ibid., 318.
43
Ibid., 320.

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36

- Quand l’heure est passée, continua la souris, il revient sur le bord et il


regarde la photo.
- Il ne mange jamais ? demanda le chat.
- Non, dit la souris, et il devient très faible, et je ne peux pas supporter
ça. Un de ces jours, il va faire un faux pas en allant sur cette grande planche.
(…)
- Il n’est pas malheureux, dit la souris, il a de la peine. C’est ça que je
ne peux pas supporter. Et puis il va tomber dans l’eau, il se penche trop. »44

Nous ne saurons jamais ce qui arrive à Colin. Mais son état d’âme paraît
tout dire. Cette scène rappelle une scène dans l’histoire de Narcisse, où il se penche
sur l’eau pour regarder sa propre image. Mais le cas de Colin est différent. Il est au
bord de l’eau pour attendre l’arrivée de « quelque chose ». En utilisant ce mot, la
souris veut dire peut-être le nénuphar. Et Colin est là pour venger sa femme, non pour
admirer son image dans l’eau comme Narcisse. Ce qui est certain, c’est qu’il ne peut
pas se libérer de la perte de son amour. Il vit dans le désespoir et perd sa raison de
vivre.
Nous pouvons très bien constater que la fin de cette histoire amoureuse est
tragique et douloureuse. Les jeunes amoureux vivent une courte période de rose avant
que le ton ne prenne une tournure plus sombre. La maladie du nénuphar pèse
beaucoup sur leur vie conjugale et entraîne toutes les sortes de la dégradation. Malgré
leurs efforts, les jeunes amoureux ne sont pas capables d’échapper à l’ennemi à
l’instar des jeunes premiers de la tragédie classique : le coup du destin.

2.2 L’amour destructeur : Chick et Alise

L’amour de Chick et celui d’Alise sont nourris par la passion que l’un a
pour l’autre. Alise aime Chick mais ce dernier a également le cœur pour Partre. La
flamme de leur passion va tout incinérer, même l’amour.

44
Ibid., 334.

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37

2.2.1 L’amitié sauveteuse

Le sentiment entre Chick et Alise semble d’abord être partagé. Chick aime
Alise qui s’intéresse aussi à Partre. Alise, elle, s’ouvre totalement à son copain. Mais,
Chick reste attaché à son idole, à son admiration pour Partre plutôt qu’à Alise. Il
refuse de se marier avec elle. Par contre, cette dernière abandonne Partre pour tout
donner à son copain. Leur besoin est ainsi au conflit. Leurs buts ne se correspondent
pas. Leur relation est suspendue. Avant d’annoncer son mariage avec Chloé, Colin les
aide à se réconcilier. Il est heureux d’offrir le quart de sa fortune à Chick pour que ce
dernier puisse épouser Alise. Au début, Chick hésite en donnant toutes sortes de
prétextes mais à la fin, il accepte la générosité de son ami :

- Ce n’est pas cela qu’il veut dire…interrompit Colin. Écoute, Chick,


j’ai cent mille doublezons, je t’en donnerai le quart, et tu pourras vivre
tranquillement. Tu continueras à travailler, et comme ça, ça ira.
- Je ne pourrai jamais te remercier assez, dit Chick. 45

La consommation de Chick n’est pas moins coûteuse. Colin fait une


remarque sur la manie de son ami le jour de son mariage : « Je crois, dit-il, que les
vingt-cinq mille doublezons que je t’ai promis ne dureront pas longtemps. »46 Chick,
lui-même, en est embarrassé mais sa passion dépasse tout et le pousse à emprunter
l’argent de Colin :

Chick rougit, baissa le nez, mais tendit la main. Il prit l’argent et


s’élança dans la boutique. Colin attendait, soucieux. En voyant l’air hilare de
Chick, il secoua de nouveau la tête, compatissant cette fois, et un demi-
sourire se dessina sur ses lèvres. 47

La concurrence entre Colin et Chick disparaît et est remplacée par l’amitié


qui permet aux deux amis de prolonger leur relation. Celle-ci a risqué d’être détruite

45
Ibid., 97.
46
Ibid., 116.
47
Ibid.

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38

par la passion qu’ils avaient tous les deux pour Alise. Grâce à cette amitié, Chick peut
avancer vers ses rêves.

2.2.2 L’ascendant de Jean-Sol Partre

La passion de Chick devient de plus en plus illogique et maniaque. À la


conférence de Jean-Sol Partre, Chick achète un enregistreur pour seulement
enregistrer la conférence sans qu’il écoute le contenu du discours. Isis fait une
remarque sur le prix de cet outil : « Ça a dû vous coûter très cher… »48 La réponse de
Chick démontre son indifférence totale à la question de l’argent : « Oh ! (…) ça n’a
pas d’importance. »49 Cette mauvaise attitude blesse Alise dans un paragraphe bref
mais saisissant : « Alise soupira. Un soupir si léger qu’elle fût la seule à entendre…et
elle l’entendit à peine. »50 Ce court paragraphe exclut les deux interlocuteurs de la
conversation et focalise sur la réaction d’Alise. Celle-ci domine le paragraphe entier.
Il n’y a que les termes renvoyant à la jeune femme : « Alise », « elle » et « la seule »
tandis que Chick et Isis en sont totalement absents.
À partir de l’interrogation de Colin, on comprend bien que Chick a déçu
Alise. Et il ne lui reste pas beaucoup d’argent pour se marier :

- Combien est-ce qu’il te reste des vingt-cinq mille doublezons que je


t’avais donnés avant de partir en voyage ?
- Euh…répondit Chick.
- Il serait temps que tu te décides à épouser Alise. C’est tellement
vexant pour elle de continuer comme tu continues…
- Oui…répondit Chick.
- Enfin, il te reste bien vingt mille doublezons, tout de même. C’est
suffisant pour te marier… (…)
- Alors, dit Chick, il ne me reste que trois mille deux cents
doublezons. »51

48
Ibid., 152.
49
Ibid.
50
Ibid.
51
Ibid., 191.

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39

Chick a du mal à répondre aux questions de Colin. Chick avoue avoir


dépensé la plupart de l’argent pour Partre et montre à Colin une édition d’un livre. Ce
que voit Colin, ce n’est que la tristesse d’Alise :

- Mais qu’est-ce que tu en as fait ? demanda Colin.


- J’ai acheté Partre…dit Chick.
Il fouilla dans sa poche.
- Regarde celui-là. Je l’ai trouvé hier. Ce n’est pas une merveille ?
C’était Renvoi de Fleur en maroquin pelé, avec des hors-texte de
Kierkegaard.
Colin prit le livre et le regarda, mais il ne voyait pas les pages. Il voyait
les yeux d’Alise, à son mariage, et le regard d’émerveillement triste qu’elle
jetait sur la robe de Chloé ; mais Chick ne pouvait pas comprendre. Les yeux
de Chick n’allaient jamais si haut.52

Le titre du livre est significatif si on pense qu’Alise n’a fait qu’à donner
les fleurs à Chick comme les signes de son amour, Chick est prêt à les lui renvoyer. Il
ne les veut pas.
Le fait que Chick répond à Colin sans difficulté et qu’il appelle ce livre
« une merveille » nous donne à voir que déjà il a fait son choix de vie. Le
commentaire de Colin va très bien dans la même direction pour justifier le point du
vue de Chick. Il ne pense qu’à lui-même. Selon Colin, Chick n’est même pas
conscient de la tristesse de sa petite amie. L’égoïsme de Chick est évident dans la
question qu’il pose en retour à Colin : « Pourquoi me demandes-tu ça ? (…) Ça lui est
égal, Alise, que je l’épouse. Elle est heureuse comme ça. Je l’aime beaucoup, tu sais.
Et puis elle aime énormément Partre aussi. »53 Son intérêt pour Alise dépend de la
passion de celle-ci pour Partre. Chick aime celle qui partage le même goût que lui. Il
présume ainsi qu’il est encore bon de mener une relation libre sans se marier et
qu’Alise serait d’accord.

52
Ibid., 192.
53
Ibid., 193.

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40

La manie de Chick devient de plus en plus forte. Il a acheté tout ce qui a la


moindre relation avec Partre : « un exemplaire de La Lettre et le Néon »54 sur lequel il
y a une empreinte digitale de son auteur, « un pantalon à Partre »55 et « une pipe sur le
tuyau de laquelle Chick reconnut aisément la marque des dents de Partre. »56 La
nature des achats est contrastée à la situation financière de Chick, qui est
progressivement en baisse. Il n’est pas très bien payé comme avant à cause de son
indifférence à l’égard de sa charge. Il est finalement remplacé : « Je me faisais
remplacer par un type (…) parce que j’avais beaucoup de choses à faire… »57 À
travers sa conversation avec Colin, on apprend la mort d’un oncle à Chick, qui est
considéré comme son véritable soutien de finance :

- Ton oncle ne peut plus te donner d’argent, dit Colin.


Il ne posait même pas la question. Cela lui paraissait évident.
- Je ne pourrai pas lui en demander, dit Chick. Il est mort.58

La bibliomanie patrienne rend Chick insensible et irresponsable :

Chick releva la tête, les tuyaux le suivaient toujours. Il arriva à la cage,


entra et referma la porte derrière lui. Il tira de sa poche un livre de Partre,
pressa le bouton de commande et se mit à lire en attendant d’atteindre le
sous-sol.
(…)
Il s’assit, rouvrit son livre et reprit sa lecture (…).59

Partre l’aveugle et attire son attention. Chick travaille d’une manière


imprudente et cela conduit à un accident mortel. Cet accident entraîne la baisse dans
la production qui coûte enfin son poste.

54
Ibid., 223.
55
Ibid., 224.
56
Ibid., 225.
57
Ibid., 229.
58
Ibid., 230.
59
Ibid, 259.

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41

La situation du couple ne va pas aussi bien que celle du travail. À travers


la conversation d’Alise avec Colin, on sait que Chick souffre de plus en plus de la
pauvreté, qu’il emploie encore comme prétexte pour pousser la jeune femme hors de
sa vie :

- Il m’a simplement dit qu’il n’avait plus que juste assez de doublezons pour
faire relier son dernier livre en peau de néant, dit Alise, et qu’il ne pouvait
plus supporter de me garder avec lui parce qu’il ne pouvait rien me donner,
et je deviendrais laide, avec les mains abîmées.60

La vraie intention de Chick est de quitter Alise. Il n’a plus envie de la


nièce de Nicolas alors qu’elle pense le contraire. Elle est prête à le sauver. Ses
dévouements sont clairement indiqués dans sa réponse à Colin : « Mais, j’aime Chick
(…) J’aurais travaillé pour lui. »61 Travailler est pour Alise un acte du véritable
sacrifice, démontre également ce que Chick vaut pour elle. Il est à constater que le
rôle de Partre dans la relation amoureuse entre Chick et Alise est visiblement changé.
D’abord, Partre prend le rôle d’adjuvant, mettant les deux amoureux en contact.
Maintenant, c’est tout à fait le contraire. Partre devient l’opposant ou l’obstacle à la
vie conjugale de Chick et d’Alise. Le couple a été formé à condition qu’Alise soit
d’accord de partager Chick avec Partre. Cela lui semble possible jusqu’à tel point que
le changement a eu lieu : « Il [Chick] m’aimait beaucoup (…) Il croyait que les livres
de Partre accepteraient de partager. Mais ça ne se peut pas. »62 La guerre entre Partre
et Alise éclate et en très peu de temps Alise est vaincue. Elle est littéralement écartée.
Cela commence depuis qu’elle ne vit plus avec Chick : « Non, (…) je dois rester
ailleurs. »63 Ensuite, elle n’a plus d’accès à l’espace de son petit ami :

- Il viendra, dit Colin. J’irai le voir.

60
Ibid., 285.
61
Ibid.
62
Ibid., 286.
63
Ibid., 284.

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42

- Non, dit Alise, on ne peut plus entrer chez lui, c’est toujours fermé à
clé.64

La présence des traces d’Alise chez Chick lui paraît gênante :

Chick soupira. Alise l’avait quitté le matin, il était forcé de lui dire de
partir, il lui restait un doublezon et un morceau de fromage et ses robes le
gênaient dans l’armoire pour accrocher les vieux habits de Partre que le
libraire lui procurait par miracle. Il ne se rappelait pas quel jour il
l’embrassait la dernière fois, il ne pouvait plus perdre son temps à
l’embrasser.65

L’espace d’Alise dans la vie de Chick, comme le cœur de ce jeune


homme, est complètement conquis par Partre. L’image de ce dernier prend le dessus
métaphoriquement :

Il [Chick] s’assit, sa main ramena la photo sous ses yeux, en la


regardant plus attentivement, elle ressemblait à Partre ; peu à peu, l’image de
Partre formait sur celle d’Alise et il sourit à Chick (…). 66

2.2.3 De la mort d’Alise à la fin de Chick

La séparation du couple ne marque pas encore la fin de l’histoire d’amour.


Chick, de son côté, se consacre maintenant corps et âme à la collection de Partre. Sa
vocation est tellement exagérée qu’il ne paye plus d’impôts afin de faire des
économies pour un futur achat. Sa décision n’est pas prometteuse, car il choisit de
payer pour sa passion au lieu de le faire pour sauver sa propre vie. Alise, abandonnée,
s’acharne encore et a l’intention de faire du bien à Chick. Elle le ferait malgré sa
langueur : « Tu es gentil (…) mais je suis très triste ; je crois que je vais pouvoir faire

64
Ibid., 287.
65
Ibid., 289.
66
Ibid., 306.

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43

quelque chose pour Chick tout de même. »67 C’est la passion qui conduit ces deux
personnages à trouver leur destin : Chick pour Alise et Partre pour Chick.

En prenant congé de Colin, Alise tient compte du fait que Chick va mourir
parce qu’il vit trop passionnément et en fonction de Partre. Elle ne peut donc pas
laisser publier Encyclopédie de Partre, car Chick sera capable de tout faire pour la
posséder : il peut aller jusqu’à voler. Il peut même tuer pour l’avoir. Cela mènera
Chick à son trépas. Alise se rend au débit pour rencontrer Partre en personne.
D’abord, elle demande à l’écrivain de retarder la publication pour que Chick puisse
économiser assez d’argent. Le refus de Partre avec un raisonnement philosophique
exige à Alise de prendre une mesure ultime : tuer Partre avec l’arrache-cœur :

- C’est son droit, dit Jean-Sol. Il a fait son choix.


- Il est trop engagé, je trouve, dit Alise. Moi, j’ai fait mon choix aussi,
mais je suis libre, parce qu’il ne veut plus que je vive avec lui, alors je vais
vous tuer, puisque vous ne voulez pas retarder la publication.68

La conversation entre Alise et Partre tourne en dérision l’existentialisme


de Sartre, avec les termes « choix » et « engagement ». Ici, le mot « choix » reflète
bien la situation du couple. Chick choisit Partre plutôt qu’Alise et son choix entraîne
une « responsabilité ». Le choix d’Alise traduit directement sa vengeance et en
même temps son effort de sauver Chick. La passion qu’elle a pour Chick l’engage à
commettre une série de crimes. Elle tue les libraires et incendie leurs lieux de travail :
« Les libraires étaient morts, tous ceux qui avaient vendus des livres à Chick allaient
mourir de la même façon et leur librairie brûlerait. »69 Elle a l’air de regretter :

Alise pleurait et se hâtait, elle se rappelait les yeux de Jean-Sol Partre


en voyant son cœur, elle ne voulait pas le tuer au début, seulement empêcher
son nouveau livre de paraître et sauver Chick de cette ruine qui montait
lentement autour de lui. Ils étaient tous ligués contre Chick, ils voulaient lui

67
Ibid., 286.
68
Ibid., 300.
69
Ibid., 302.

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44

prendre son argent, ils profitaient de sa passion pour Partre, ils lui vendaient
de vieux habits sans valeur, et des pipes avec des empreintes, ils méritaient le
sort qui les attendait.70

L’emploi répétitif des pronoms « ils » insinue la conception de la


responsabilité. Selon Alise, Partre et les libraires sont responsables de la chute de
Chick. Ce sont les autres qui l’ont forcée de commettre des crimes de passion et ils
devaient subir les conséquences. Sartre a déjà introduit cette conception :

Le choix d’un homme engage toute l’humanité, car il doit pouvoir


répondre de ce choix devant chacun et se demander sans cesse ce qui se
passerait si les autres hommes faisaient le même choix que lui. L’homme
crée des valeurs auxquelles il choisit d’obéir. Sa manière de vivre et sa façon
de penser l’engage face aux autres. Son choix libre est bien l’expression
d’une responsabilité totale : « Le propre de la réalité humaine, c’est qu’elle
est sans excuse. »71

C’est ainsi qu’Alise répond pour ses actions. Elle disparaît dans l’incendie
de la cinquième librairie. Seuls ses cheveux restent au milieu des cendres :

Il restait au milieu des cendres sales une brillante lueur, plus brillante
que les flammes.
(…)
Il n’y avait plus, près du sol, que cette lueur. Souillé de cendres, les
cheveux noircis (…) il [Nicolas] aperçut l’éblouissante toison blonde ; les
flammes n’avaient pu la dévorer car elle était plus éclatante qu’elles…
(…)
Nicolas suivait le trottoir, sa main droite, sur sa poitrine, caressait les
cheveux d’Alise… 72

70
Ibid., 302-303.
71
Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant (Paris : Gallimard), 613.
72
Boris Vian, L’Écume des jours (Paris : Livre de poche, 2012), 312-313.

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45

Chick choisit de ne pas payer d’impôts et emploie les doublezons que lui
a procurés Alise pour un exemplaire du Trou de Sainte Colombe de Partre. En
conséquence, les agents d’armes et le sénéchal lui rendent visite pour le
recouvrement. Chick n’a peut-être pas l’intention de les régler. Son approche du tiroir,
dans lequel ses armes de nature fantaisiste tels qu’ « un arrache-cœur » et « un tue-
fliques »73 sont gardés, exprime sa décision de se battre. Le sénéchal suit
rigoureusement l’ordre en ordonnant à ses hommes de violer le domicile de Chick et
de particulièrement endommager les livres que Chick chérit. Malheureusement, Chick
ne peut rien faire contre les agents d’armes. Il est gravement blessé. Le jeune homme
s’efforce jusqu’à ses dernières haleines de protéger ses biens précieux avant de
mourir : « La figure de Chick était toute noire. Sous son corps, la flaque de sang se
coagulait en étoile. »74
Alise et Chick meurent de leur passion pour un être aimé. L’amour qu’ils
portent a un caractère « destructeur » : Alise fait un acte de martyre, sacrifie même sa
vie dans le but de sauver sa moitié. Sa bienveillance prend le contrôle de sa volonté et
la conduit à aimer sans espoir. Chick a l’amour fou pour Partre. Il ne peut pas s’en
passer. Le jeune homme est prêt à éliminer tous les obstacles à sa vocation à
n’importe quel prix. Il se contente de vivre avec Partre jusqu’aux derniers moments de
sa vie. Dans les deux cas, l’amour leur coûte la vie.

2.3 L’amour usant : Anne et Rochelle

L’amour entre ces deux personnages est plus ou moins usant. Il cause des
dégâts, mais pas autant que celui entre Chick et Alise, surtout quand ces dégâts
apparaissent seulement sur le corps de la partie féminine. Ici, c’est Anne qui bénéficie
de la beauté corporelle de Rochelle plutôt que dans le sens contraire. Une fois que le
corps a perdu sa fraîcheur, Anne n’a plus besoin de Rochelle. Celle-ci est
physiquement usée. Et cela va dans le même sens avec leur amour qui est en déclin.

73
Ibid., 307.
74
Ibid., 310.

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46

2.3.1 Le sentiment partagé ?

Il semble que la relation entre Anne et Rochelle est « mutuelle » au


départ. L’esprit d’Anne est pleinement réveillé après qu’il a discuté avec Angel avant
le départ en Exopotamie. Donc, il montre encore plus son intérêt envers sa petite
amie. Le couple prend forme et constitue un espace privé, réservé à eux seuls : « Anne
restait toujours aussi gentil avec lui [Angel]. Le plus terrible, c’est que Rochelle
également. Mais tous deux dans une seule cabine. »75 Vue de l’extérieur, leur relation
est quasi réciproque et leurs ébats amoureux ne s’expriment pas d’une manière
discrète :

- Où ça. Demanda l’archéologue.


- Ailleurs, dit Angel. Ils font tant de bruits à l’hôtel.
- Qui ? demanda l’abbé. Vous savez, je suis d’une discrétion à toute
épreuve.
- Oh, je peux vous le dire, dit Angel. Ce n’est pas un secret. C’est
Rochelle et Anne.
- Ah ! dit l’abbé, ils sont en train de…
- Elle ne peut pas le faire sans crier, dit Angel. C’est terrible. Je suis
dans la chambre à côté. Je ne supportais plus de rester.76

Leur rapport sexuel paraît évident et suffisant à suggérer la force de leur


relation immuable. L’amour éclot temporairement en plein désert, car un peu plus
tard, on aperçoit quelques signes de changement auprès d’Anne. Il essaie de définir sa
conception de l’amour dans sa conversation avec Angel :

- Pourquoi tu [Anne] ne l’épouses pas ?


- Oh, dit Anne, parce qu’il y aura un moment où cela me sera égal.
J’attends ce moment-là
- Et si ça ne vient pas ?

75
Boris Vian, L’Automne à Pékin (Paris : Éditions de Minuit, 1980), 101.
76
Ibid., 136.

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47

- Ça pourrait ne pas venir, dit Anne, si elle était ma première femme.


Mais il y a toujours une espèce de dégradation. La première, tu l’aimeras très
fort, pendant deux ans, mettons. Tu t’apercevras, à ce moment-là, qu’elle ne
te fait plus le même effet.77

Anne s’attarde à l’idée de la dégradation dans la relation affective. Son


intention est évidente due à sa réponse à la question de son ami : « J’attends ce
moment-là ». Il n’a pas besoin de mener une relation sérieuse avec Rochelle. Il attend
le moment où il ne s’intéresse plus à Rochelle. Mais qu’est-ce qui le relie encore à
elle ? C’est bien indiqué dans la façon dont il répond à la demande d’Angel : « Je ne
peux pas encore. Je l’aime encore, j’aime coucher avec elle. » C’est bien le plaisir
sexuel ou corporel qui retarde son départ à la fin.

2.3.2 La fascination du corps

La conversation d’Anne avec Angel nous révèle non seulement sa vision


sur la relation amoureuse, mais aussi ce qu’il pense des femmes. Au départ, le sujet de
la conversation est Rochelle mais au fur et à mesure, le pronom « elles » est inséré
pour représenter « les femmes » et Rochelle n’en est pas exclue :

- Pourquoi ?
- Pour qu’elle ne t’aime plus.
- Je ne suis pas comme toi, dit Angel.
- Elles n’ont pas d’imagination, dit Anne, et elles croient qu’il suffit
d’elles pour remplir une vie. Mais, il y a tellement d’autres choses.
- Non, dit Angel. Je disais ça aussi avant de connaître Rochelle.78

La critique des femmes ne va pas de ton léger. Anne accuse les femmes
d’être trop étroites dans leur vie, incapable de voir le monde comme il faut. Selon
Anne, la phrase « il y a tellement d’autre choses » reflète son idéologie de ne pas se

77
Ibid., 149.
78
Ibid., 150.

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48

borner trop à une femme et en même temps son accusation des femmes d’avoir limité
le monde des hommes à elles-mêmes. Cette formule revient de temps en temps dans
leur conversation : « Elles ne sont pas comme ça, dit Anne. Elles ne savent pas qu’il y
a autre chose. Du moins très peu le savent. Ce n’est pas leur faute. Elles n’osent pas.
Elles ne se rendent pas compte de ce qu’il y a à faire. »79 Enfin, Anne arrive à une
telle conclusion misogyne :

- Tu n’y peux rien, dit Anne. On est tous comme ça. En fait, on n’a
besoin d’aucune femme, spécialement.
- Physiquement, dit Angel, peut-être.
-Non, dit Anne. Pas seulement physiquement ; même
intellectuellement, aucune femme n’est indispensable. Elles sont trop
carrées.80

Le portrait d’Anne correspond aux traits des misogynes établis par Berit
Brogaard, philosophe américaine spécialisée en cognitive. Selon elle, les misogynes
sont grandioses, vaniteux, égocentriques et cherchent à contrôler les femmes. Les
misogynes ont le pouvoir total de dominer la relation sexuelle et, afin de défouler leur
haine des femmes, ils profitent de ce pouvoir pour abîmer les plus des femmes
possibles d’où leur promiscuité. À la fin de ces relations, la plupart des misogynes
disparaissent sans mot dire.81 Et c’est exactement ce qui arrive entre Anne et
Rochelle.
Michel Rybalka a constaté dans son étude : « Dans les romans de Vian,
les femmes sont toujours des obstacles et leur rôle est négatif ; elles ne comprennent
jamais les problèmes de l’homme et ne lui sont d’aucun secours pour résoudre ses
difficultés. »82 Malgré les défauts, pour Anne, ce sont la beauté féminine et la
fraîcheur du corps qui sont les plus importants. Malheureusement, c’est le corps qui

79
Ibid., 151.
80
Ibid., 149
81
Cf. « 12 Ways to spot a Misogynist », http://www.psychologytoday.com/blog/the-
mysteries-love/201502/12-ways-spot-misogynist.
82
Michel Rybalka, Boris Vian : essai d’interprétation et de documentation (Paris :
Minard, 1984), 143.

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49

s’use au service de l’amour. Angel accuse son ami d’avoir usé Rochelle par leur acte
sexuel mais Anne se défend en évoquant la volonté de Rochelle :

- Elle s’abîme elle-même, dit-il. Tu ne pourras pas l’empêcher. Après,


quand je l’aurai quitté, elle aura l’air très abîmée, mais si elle t’aime, cela
viendra très vite. Presque comme avant. Pourtant, elle s’abîmera de nouveau
deux fois plus vite, et tu ne pourras pas le supporter.
(…)
- Alors, je ne sais pas ce que tu feras, dit Anne. Et au fur et à mesure,
elle s’abîmera avec une rapidité qui augmentera en progression
géométrique.83

Or, Rochelle valorise pareillement l’aspect corporel de l’amour. Elle aime


Anne, couche avec lui et ne veut que lui. Elle l’avoue à Angel : « J’aime énormément
coucher avec lui. »84 Mais d’après Anne, Rochelle est beaucoup plus possessive. Elle
veut, selon Rybalka, « absorber la personnalité d’Anne et rompre équilibre sans doute
précaire qu’il a établi avec le monde et les autres. »85 Le désir de Rochelle ne
correspond pas éventuellement à la volonté d’Anne :

- Je l’aime, dit Anne. Mais je ne peux pas faire plus, ni que le reste
n’existe pas. Je te la laisse, si tu veux. Elle ne veut pas. Elle veut que je pense
tout le temps à elle, et que je vive en fonction d’elle.
- Encore, dit Angel. Dis-moi ce qu’elle veut.
- Elle veut que le reste du monde soit mort et desséché. Elle veut que
tout s’écroule et que nous restions seuls tous les deux. Elle veut que je
prenne la place d’Amadis Dudu. Alors, elle sera ma secrétaire.86

83
Boris Vian, L’Automne à Pékin (Paris : Éditions de Minuit, 1980), 151.
84
Ibid., 182.
85
Michel Rybalka, Boris Vian : essai d’interprétation et de documentation (Paris :
Minard, 1984), 142.
86
Boris Vian, L’Automne à Pékin (Paris : Éditions de Minuit, 1980), 150.

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50

Le corps longtemps fasciné est en voie de détérioration. La dégradation


qu’a subie Rochelle est minutieusement décrite dans un paragraphe entier :

Rochelle était une sale garce. De quelque façon qu’on la prenne. Et ses
seins…De plus en plus bas. Anne va la bousiller complètement. La distendre.
L’amollir. La presser. Une demi-peau de citron. Elle a toujours de belles
jambes. La première chose qu’on…
(…) Mais, sortie des mains d’Anne, il ne restera plus rien à faire. Déjà
tant abîmée, tant flétrie, cernes marbrures, muscles mous, rodée, salie,
relâchée.87

Cette description met l’accent sur le déclencheur de la déchéance


physique de Rochelle: Anne. Le champ lexical du dégât offre une image désagréable
et indésirable du corps de la jeune femme : « abîmée », « flétrie », « cernes
marbrures », « muscles mous », « rodée », « salie » et « relâchée ». Ultérieurement,
Angel fera ainsi une remarque presque identique à la description de Rochelle
mentionnée plus haut, avec des traits beaucoup plus répugnants. Voici le portrait
d’une Rochelle abîmée faite à travers le regard d’Angel :

- (…) ses bras ont pris la forme du corps de mon ami, et ses yeux ne
disent plus rien, et son menton s’en va, et ses cheveux sont gras. Elle est
molle, c’est vrai, elle est molle comme un fruit un peu pourri, et elle a la
même odeur de chair chaude qu’un fruit pourri, et elle attire autant.88

Le mot « pourri » est répété deux fois dans une phrase. L’auteur semble
vouloir renforcer par cette répétition l’image de la transformation d’un objet désirable
comme un « fruit » en quelque chose dont on n’a plus besoin. Ainsi à l’égard d’Anne,
Rochelle n’a plus de valeur et est propre à abandonner.

87
Ibid., 187.
88
Ibid., 204.

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51

2.3.3 De l’usure de Rochelle au déclin de l’amour chez Anne

Anne attend de son côté le jour où son sentiment pour Rochelle s’épuise.
Il se sent de moins en moins attaché à sa petite amie. Son entretien avec Amadis Dudu
au sujet du travail nous permet de voir son arrière-pensée. Le sentiment amoureux
qu’il a pour Rochelle est en déclin, remplacé par son envie de voir une autre femme :

- Vous vous prétendez normal, insista Amadis, et vous couchez avec


ma secrétaire jusqu’à être vaincu par cet abrutissement idiot.
- Je suis presque au bout, dit Anne. Je crois que ce sera bientôt fini
avec elle. J’ai envie d’aller voir la négresse.89

L’emploi du terme « au bout » dans ce passage renvoie à la conversation


d’Angel avec l’abbé Petitjean : « Anne est en train d’aller jusqu’au bout (…) Il ne
restera rien. Si on le laisse faire. »90 C’est un acte de réduire une femme à zéro ou de
l’abîmer. Et lorsque rien ne reste de Rochelle, il sera temps de la quitter pour toujours.
Il en finit avec la jeune femme au moment où il rejoint l’abbé Petitjean et son groupe
en chemin vers la location de la « négresse » :

- Mais non, dit Anne. C’est fini avec Rochelle.


- C’est fini ?
- C’est fini, tout à fait.
Petitjean réfléchit.
- Est-ce qu’elle le sait ? demanda-t-il.
Anne parut légèrement tourmenté.
- Je ne lui ai pas encore dit…
- C’est, à ce que je constate, dit l’abbé, une décision unilatérale et
soudaine.91

89
Ibid., 232.
90
Ibid., 225.
91
Ibid., 243.

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52

La déclaration d’Anne est faite d’un seul côté, sans consensus même de
Rochelle. Selon la remarque de l’abbé, Rochelle ne veut pas se passer d’Anne et le
remplacer par Angel : « Et, au fait, peut-être qu’elle n’a pas du tout envie de vous
remplacer par lui. »92 Cette idée est auparavant désapprouvée par Rochelle elle-
même. À travers sa conversation avec Amadis Dudu, il y a un changement dans le
sentiment de Rochelle :

- Anne ne m’importune pas, dit Rochelle. Je fais l’amour avec lui. Il


me touche. Il me malaxe.
- Angel vous importune ?
- Oui, dit Rochelle, parce que je veux bien. Il a l’air moins costaud que
son ami. Et puis, je préférais Anne, au début, parce qu’il est moins
compliqué.
- Angel est compliqué ? Je trouve qu’il est idiot et paresseux. Et,
pourtant, physiquement, il est mieux qu’Anne.
- Non, dit Rochelle, pas à mon goût. Mais, enfin, il n’est pas mal.
- Vous pourriez coucher avec lui ?
- Bien sûr ! dit Rochelle. Maintenant je peux. Je ne pourrai plus avoir
grand-chose d’Anne.93

Rochelle se rend compte qu’Anne lui échappe petit à petit. De ce fait, elle
avoue à Amadis Dudu qu’elle considère Angel comme un autre choix. La substitution
d’Anne est possible :

- Passons, dit Amadis. Vous dites qu’Angel vous importune ; est-ce


que cela vous ennuie ?
- Non, dit Rochelle. C’est une espèce de réserve de sécurité.94

92
Ibid., 246.
93
Ibid., 249-250.
94
Ibid.

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53

L’amour d’Anne et de Rochelle est éphémère lorsqu’il se fonde


essentiellement sur l’aspect corporel. Leur relation n’est pas complètement
réciproque, car leurs besoins ne sont pas compatibles : Anne cherche à profiter du
corps de Rochelle et la considère comme une femme de passage tandis que Rochelle
tombe amoureuse d’Anne et se contente de le posséder. Sa beauté féminine est
fréquemment exploitée et finalement perd son charme séducteur. Cela va dans le
même sens que le sentiment amoureux d’Anne. L’usure du corps féminin entraîne le
déclin de son affection et mettra fin à l’amour du couple.

2.4 L’amour obsessionnel : Angel et Rochelle

L’obsession joue un rôle décisif dans la formation de la relation entre


Angel et Rochelle. Le jeune homme au nom qui rappelle un ange s’accroche toujours
à son désir de conquérir la copine de son ami. L’effort d’Angel de la sauver ne donne
aucun fruit. Anne l’abandonne et la laisse libre. Et voilà le moment d’Angel pour
réaliser son obsession, qu’il attend depuis longtemps : celui de récupérer Rochelle.

2.4.1 La chasse à l’amour

Angel est éperdument amoureux de Rochelle, la petite amie de son ami


mais il n’ose pas le dire. À la suite d’un accident routier, ils se font embaucher tous
les trois par une société qui est chargée de construire un chemin de fer en Exopotamie.
Angel part désespérément en voyage pour sa chasse à l’amour. Dans les premiers
moments, il observe subrepticement Rochelle dans son coin et attend son moment. Il
trouve que Rochelle s’use à cause d’Anne : ils abusent du plaisir sexuel. Angel
mentionne son angoisse à Athanagore, l’homme chargé de l’accueillir au temps de
son arrivée au désert :

- (…) Rochelle aime mieux Anne que moi, et ça se voit.


- Comment ça se voit ? Ça ne se voit pas plus qu’autre chose. Elle
l’embrasse et c’est tout.

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54

- Non, dit Angel, ça n’est pas tout. Elle l’embrasse et puis il


l’embrasse, et partout où il la touche, sa peau n’est plus la même, après. On
ne le croit pas d’abord, parce qu’elle a l’air aussi fraîche quand elle sort des
bras d’Anne, et ses lèvres aussi gonflées et aussi rouges, et ses cheveux aussi
éclatantes, mais elle s’use. Chaque baiser qu’elle reçoit l’use un petit peu, et
c’est sa poitrine qui sera moins ferme, et sa peau moins lisse et moins fine, et
ses yeux moins clairs, et sa démarche plus lourde, et ce n’est plus la même
Rochelle de jour en jour.95

Les regards attentifs d’Angel nous fournissent une description détaillée de


l’usure de Rochelle. La structure des phrases accentue même le changement physique
chez la jeune femme : l’emploi répétitif des termes comparatifs comme « moins » et «
ne…plus » dénote la graduation. Le goût d’Angel est donc incontestablement le corps
féminin. Il semble partager ce goût avec Anne, sauf que sa nature sérieuse et
passionnée ne le laisse indifférent à l’égard de cette dégradation. La souffrance
d’Angel se constate dans sa réponse à la question d’Athanagore. Il répond avec
insistance que sa constatation est pertinente et que sa frustration est vraie :

- C’est une idée que vous vous faites, dit Athanagore.


- Non, ce n’est pas une idée. Vous savez bien que non. Maintenant, je
le vois, je peux le constater presque d’un jour à l’autre, et chaque fois que je
le regarde, elle est un peu plus abîmée. Elle s’use. Il l’use. Je ne peux rien y
faire. Vous non plus.
- Vous ne l’aimez plus, alors ?
- Si, dit Angel. Je l’aime autant. Mais cela me fait mal, et j’ai un peu de
haine, aussi, parce qu’elle s’use.96

Angel est mécontent de la situation, surtout quand il se sent incapable de


réagir et d’aider Rochelle. Angel souffre autant de l’amitié, de la fidélité, et, selon

95
Ibid., 118.
96
Ibid.

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55

Jacques Bens, de l’amour chevaleresque97. Angel est en train de revivre l’histoire de


l’amour médiéval, dans laquelle le héros a très peu de possibilité de réaliser son
amour. Angel n’ignore pas quelle est sa position dans cette relation : « Pendant tout le
voyage, il [Anne] est resté avec elle, et pourtant, je suis toujours son ami et, au début,
il plaisantait quand je lui disais qu’elle est jolie. »98 Angel est ici représenté par le
pronom personnel de la première personne alors qu’Anne et Rochelle sont à la
troisième personne, Angel reste significativement à l’écart, ce qui accentue son
exclusion du groupe.
L’amour d’Angel pour Rochelle s’exprime énormément à travers sa
plaidoirie contre l’usure de la femme aimée. La façon de l’exprimer est encore
pitoyable. Angel ne cesse jamais d’implorer. Il demande d’abord à Anne d’épargner
Rochelle mais ce dernier ne peut rien faire contre son propre désir : « Laisse-moi
Rochelle (…) Tu ne l’aimes pas »99 et « N’abîme pas Rochelle. »100 L’idée de
plaidoyer devient une obsession d’Angel et c’est tellement excessif qu’Anne conseille
à son ami de prendre une pause : « Va te balader (…) Va prendre l’air un peu. Et
pense à autre chose. »101 Ce qu’a toujours fait Angel, c’est seulement parler et
personne ne l’écoute. Angel n’ouvre pas le cœur à autrui, même à Cuivre, la femme
qui s’éprend vraiment de lui. Celle-ci est fascinée par Angel plus ou moins pour son
physique, et probablement pour un sentiment protecteur, car elle rencontre Angel au
moment où il est malheureux et déçu par Rochelle. Malgré la séduction des autres
femmes, il est impossible à Angel de remplacer Rochelle par elles. Angel avoue que
Cuivre ne lui apporte aucun soulagement à son manque d’amour : « Je veux bien
embrasser Cuivre (…) et la tenir dans mes bras, mais je ne serai pas moins
malheureux. »102 Les personnages protecteurs d’Angel comme Athanagore et l’abbé
Petitjean sont d’accord que pour Angel, il est vain de courir après Rochelle :

- Alors, je peux les marier, si vous voulez.

97
Jacques Bens, Boris Vian, (Paris : Bordas : Paris), 47.
98
Boris Vian, L’Automne à Pékin (Paris : Éditions de Minuit, 1980), 119.
99
Ibid., 150.
100
Ibid., 151.
101
Ibid., 152.
102
Ibid., 203.

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56

- Il ne pense qu’à Rochelle, dit l’archéologue.


(…)
- Peut-il continuer à l’aimer en la voyant coucher avec son ami ? dit
Petitjean.
(…)
- Je pense bien, dit Athanagore. Ne vous excusez pas. En fait, je crois
qu’il l’aime pour de bon. Je veux dire jusqu’à continuer à courir après sans
espoir. Et jusqu’à ne pas être intéressé par Cuivre qui ne demanderait que
ça.103

Jusqu’ici, on voit Angel qu’en tant qu’un être chassé, expulsé de la


relation souhaitée. Seuls son obsession et son extrémisme lui permettent de rester
dans la concurrence, dans la chasse impossible.

2.4.2 La communion impossible

La situation d’Angel dans sa quête de l’amour s’aggrave. Ce à quoi il doit


faire face est non seulement sa concurrence désespérée avec Anne mais aussi la
réaction de Rochelle. Après avoir échoué dans le raisonnement avec son ami, Angel
se permet d’approcher Rochelle et essaie probablement de lui faire réviser sa relation
avec Anne :

- Vous l’aimez beaucoup ? demanda Angel.


- Oui, dit Rochelle, il est très propre, et très bien bâti et très sain.
J’aime énormément coucher avec lui.
(…)
- Il est idiot.
- Il connaît son métier, en tout cas, dit Rochelle. Et je vous jure que,
pour le travail, c’est un homme à qui on ne la fait pas.
- C’est un sale type.
- Ils sont très gentils avec les femmes.

103
Ibid., 196.

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57

- Il me dégoûte.104

L’argumentation d’Angel commence par l’introduction des commentaires


négatifs sur Anne : « il est idiot », « c’est un sale type » et « il me dégoûte ». Par cette
stratégie, Angel espère que Rochelle comprendra son arrière-pensée, qu’il est en train
de lui avouer subtilement son propre désir. La jeune fille l’interrompt :

- Vous ne pensez qu’au physique.


- Ce n’est pas vrai, dit Angel. Avec vous, oui.
- Vous m’ennuyez, dit Rochelle. J’aime bien parler avec vous ; j’aime
bien coucher avec Anne et j’aime bien travailler avec Dudu ; mais je ne peux
pas imaginer que je coucherais avec vous. Cela me paraît obscène.105

Angel s’efforce de la persuader mais Rochelle ferme presque


immédiatement la porte à la possibilité de continuer. Angel s’obstine dans son idée,
finit par lui adresser d’une manière frustrée son amour : « Mais je vous aime !... » 106
La réponse de Rochelle semble lancer un ultimatum à Angel et le laisse avec une
énigme : « (…) Quand Anne en aura assez de moi, je vous ferai signe. »107 Pour
Angel, tant qu’Anne est encore là, il ne peut aller plus loin. Quant à Rochelle, il paraît
qu’elle sait au fond que sa relation avec Anne ne durera pas. L’emploi du verbe
« faire » au futur de l’indicatif implique la certitude de sa prévoyance.

2.4.3 Du crime passionnel d’Angel à l’éternel sommeil de Rochelle

Dans une conversation récente avec Rochelle, Angel fait quand même
l’effort de sonder la profondeur du sentiment que Rochelle a pour Anne. Angel pose
donc des questions pièges :

- Je voudrais pas que vous…

104
Ibid., 183.
105
Ibid.
106
Ibid., 184.
107
Ibid.

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58

Il s'arrêta.
- Que je quoi ?
- Rien…Si Anne s’en allait, est-ce que vous iriez avec lui ?
- Pourquoi voulez-vous qu’Anne s’en aille ? Les travaux sont loin
d’être terminés.
- Oh, dit Angel, je ne veux pas qu’Anne s’en aille. Mais s’il ne vous
aimait plus ? 108

Les questions hypothétiques : « Si Anne s’en allait, est-ce que vous iriez
avec lui ? » et « Mais s’il ne vous aimait plus ? » nous donnent à croire qu’Angel est
déjà au courant que son ami va quitter Rochelle dans très peu de temps. Il est prévenu
que la situation tournera en sa faveur. Il ne lui reste qu’à attendre. Pourtant, l’usure
corporelle de Rochelle devient la raison la plus forte pour Angel de réagir
éventuellement. L’inquiétude d’Angel se voit dans son entretien avec l’abbé
Petitjean :

- Anne est en train d’aller jusqu’au bout, dit Angel. Il ne s’arrêtera pas.
Il ne restera rien. Si on le laisse faire.
- Si on ne le laisse pas faire, dit l’abbé, est-ce qu’il en restera assez ?109

D’abord, la signification de la phrase « il ne restera rien » convient à l’état


de Rochelle comme si son corps était complètement détruit. Ensuite, cela en ira de
même pour Angel. Car il ne lui restera rien à profiter. Le jeune protagoniste rejoint le
groupe de l’abbé Petitjean en chemin vers la fouille archéologique. Là, il commet le
crime en poussant Anne au fin fond du puits :

- On ne voit pas grand-chose, dit-il [Anne], Petitjean doit être arrivé.


C’est le moment.
- Pas encore…dit Angel avec désespoir.
(…)

108
Ibid., 184.
109
Ibid., 225.

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59

Sa main toucha le dos de son ami, et, brusquement il le poussa dans le


vide.110
La chute d’Anne est parallèle avec celle d’Angel, sauf que cette dernière
fait rappel à une histoire biblique dans laquelle les anges disgraciés tombent du ciel
pour avoir perdu la foi en Dieu. La vraie raison de cet acte meurtrier reste encore
énigmatique. Est-ce pour sauver Rochelle ? N’est-ce pas trop tard ? Car il se pourrait
qu’Angel croire qu’Anne a déjà abandonné Rochelle avant même de pousser son ami.
Angel est-il encore amoureux de Rochelle ? Cette dernière question suscite
véritablement l’ambiguïté dans la décision d’Angel. Celui-ci prend du temps à se
repentir avant d’aller faire part à Rochelle de la mort d’Anne. L’amour dans le cœur
de Rochelle est ravivé lorsqu’elle croit avoir encore de l’espoir de rejoindre Anne :
« Ce n’est pas quand les gens sont morts qu’on y change quelque chose en se
lamentant. »111 Elle réconforte Angel en rappelant qu’ils « sont vivants tous les deux,
après tout »112 et l’invite à avoir un sommeil partagé en buvant le somnifère de l’abbé
Petitjean. Ce sommeil pour Rochelle, c’est la prolongation de son beau rêve où il y a
les « deux hommes amoureux d’elle, qui se battaient pour elle ».113 La scène renvoie
sans doute à la fin de Roméo et Juliette de William Shakespeare :

- Comme dans les romans, dit Angel. Mourir ensemble. L’un après
l’autre
(…)
- Ce serait comme un film que j’ai vu, dit Rochelle. Ils mouraient
d’amour l’un à côté de l’autre. Est-ce que vous pourriez mourir d’amour pour
moi ?114

Du côté d’Angel, le sommeil de Rochelle n’a pas l’air de le tenter. Il n’a


pas envie de suivre l’exemple de la femme et refuse son invitation : « Je crois que

110
Ibid., 254-255.
111
Ibid., 265.
112
Ibid., 266.
113
Ibid.
114
Ibid., 268.

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j’aurais pu (…) »115 On considère que l’éternel sommeil de Rochelle est une
métaphore de sa mort: « Il se dégagea avec effort et l’allongea sur le lit. Les yeux de
Rochelle étaient fermés. »116 Finalement, Angel réussit à laisser tomber Rochelle.
Cependant, il lui reste toujours l’idée de dormir parce que pour lui, c’est une évasion à
la réalité abominable et honteuse. Il tient à boire du flacon. L’abbé Petitjean vient à
l’aide, élucide l’esprit d’Angel :

- Que comptiez-vous faire ? dit Petitjean.


- Vous allez m’expliquer…dit Angel.
- C’est à vous de trouver, dit Petitjean. Je veux bien confirmer ce que
vous aurez trouvé, mais vous devez le trouver tout seul.
- Je ne peux pas le trouver en dormant, dit Angel. Maintenant, je dors.
Comme Rochelle. »117

Angel reprend enfin sa conscience. Et il n’a plus besoin du sommeil.


L’abbé Petitjean jouant le rôle d’un père protecteur raisonne avec Angel que Rochelle
s’en va pour de bon:

- Rochelle.., murmura Angel.


- Vous avez l’air malin, dit Petitjean, à dire des noms de femme avec
le nez qui pisse du sang. Rochelle, il n’y en a plus. C’est marre. Pourquoi est-
118
ce que vous croyez que je lui ai donné le flacon ?

Revenons au choix d’Angel. Si le protagoniste avait choisi de partager le


sommeil avec Rochelle, le résultat aurait été autrement. Selon Akiko Fukagawa,
Angel hérite d’Anne ses désillusions sur l’amour : « La femme n’est pour lui qu’un
plaisir parmi tant de chose. »119 Voilà son « réveil » ! Il arrive à réfléchir et à redéfinir

115
Ibid.
116
Ibid., 270.
117
Ibid., 271.
118
Ibid., 273.
119
Akiko Fukagawa, « Les jeux dans L’Automne à Pékin ». 2002,
http://www.let.osaka-u.ac.jp/france/gallia/texte/43/43fukagawa.pdf.

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61

sa vie en commençant par l’acte de voir : « Je vois des tas de choses (…) Il y a
tellement de choses à voir… ».120
L’amour obsessionnel domine le parcours d’Angel. Il est comme une
force le poussant à persister au milieu des conditions misérables que sont la présence
d’Anne et l’indifférence de Rochelle. Au nom de l’amour, Angel tue Anne en croyant
sauver la femme aimée. Sur ce point, il a tort parce que Rochelle n’a pas besoin de
son aide ; elle est trop enfoncée dans son rêve. Il ne peut rien pour elle. Pourtant, il
reçoit une très bonne leçon : il se réveille et réussit à choisir le chemin qui lui
convient le plus. Et c’est ainsi qu’il survit l’Exopotamie.

Conclusion

Les analyses du développement de l’amour dans ce chapitre nous


permettent de voir que, pour la plupart des personnages étudiés, il n’y a pas de fin
heureuse. La cause du malheur chez les personnages est évidemment l’excès de leur
passion. La fixation sur leurs propres sentiments entraîne éventuellement la fermeture,
l’isolement, voire le refus de la vérité du monde, comme le cas de Colin qui s’acharne
à soigner Chloé. C’est beaucoup plus violent quand la passion déclenche l’ignorance
totale face à autrui comme font Chick et Angel. Cette même passion peut démoraliser
Alise et l’incite à causer des morts fortuites. En conclusion, la passion stimule les
personnages à s’acharner dans la voie de leur désir sans tenir compte de ce qu’ils ont
vraiment dans leur vie. Seul Angel est sauvé et sa survie nous donne à croire que
l’amour vianesque n’est pas entièrement pessimiste.

120
Boris Vian, L’Automne à Pékin (Paris : Éditions de Minuit, 1980), 275.

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62

CONCLUSION

Dans le premier chapitre, nous avons tracé le chemin des personnages et


trouvé que l’amour est un point commun qui les lie ensemble et qui déclenche leur
aventure. Nous avons regroupé les personnages principaux de chaque roman afin
d’étudier leur relation amoureuse. Le classement des personnages en groupes nous a
permis d’établir la problématique ; c’est que leurs liaisons formaient le triangle
d’amour. Nous avons également découvert que les protagonistes des deux romans se
sont trouvés face à la difficulté de la même nature. Ils ont été tous exclus de la relation
souhaitée et sont considérés comme un tiers. Ils tombent amoureux de la petite amie
de leur ami. L’amour dans ce chapitre est plutôt en formation et incomplet. Le fait que
les personnages sont naïfs et ne connaissent leurs sentiments en totalité les aide à
garder leur attitude positive. Ils se sont lancés ainsi avec ardeur dans leur quête et
l’attente du moment propice leur semblerait inutile comme a avoué Chick :
« L’attente (…) est un prélude sur le mode mineur ».1

Le deuxième chapitre nous permet à mieux connaître les personnages


vianesques et dévoile diverses facettes de l’amour que l’auteur introduit dans ces deux
romans. Ce sont plutôt ses mauvaises facettes qui n’apportent aucun bonheur aux
personnages.

Et le message de Vian ?

L’amour dans cet univers est éphémère et instable. La suggestion nous


paraît claire dès les premiers aperçus sur le titre du roman L’Écume des jours.
D’abord, le terme « écume ». Il serait raisonnable d’associer ce mot à la mer, à la
vague et à son agitation, lorsque la mer est calme, on ne voit pas d’écume. Cet
élément aquatique est de nature fragile et inconstante. Dans le titre, le sens de
l’instabilité est doublé car l’image des jours qui passent est comparée à celle de
l’écoulement de l’eau. Les jours qui s’en vont peuvent être liés à l’idée d’un court
bonheur d’amour. Il ne serait pas hasardeux de conclure que le titre évoque les jours
heureux, où les personnages vivent l’amour intégral, qui est fragile et susceptible de
sombrer.
1
Boris Vian, L’Écume des jours (Paris : Livre de poche, 2012), 81.

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63

Pourtant, ce qu’a voulu Vian, n’est absolument pas de condamner


l’amour. Sa vision n’est pas tout à fait pessimiste. Il nous donne à croire que pour lui,
il n’y a pas d’amour heureux comme dit Louis Aragon dans un de ses poème les plus
célèbres. Nous ne relevons des deux romans que des exemples de l’amour déroutant,
qui est en fait dérouté du chemin convenable et prospère. S’il y a une chose que notre
auteur condamne, ce sera sans doute l’excès de passion auprès des personnages
principaux. Vian n’exalte pas de caractère extrémiste. Cela se manifeste dans
l’obsession de ses personnages en amour. Ce caractère limite considérablement leur
horizon, voire leur monde, à un seul centre d’intérêt qui n’est éventuellement pas de
salut. Jusqu’ici, l’amour n’est pas parfaitement négatif car, pour Vian, c’est un
sentiment que l’on devrait prendre avec modération.

D’ailleurs, Vian nous laisse à réfléchir sur le destin d’Angel à la fin de


L’Automne à Pékin. Sa survie nous apporte beaucoup de sens lorsqu’il s’agit ainsi de
la redéfinition de la morale dans une vie. Notons que ce personnage a fait partie des
jusqu’au-boutistes mentionnés précédemment. Il a cherché passionnément à
poursuivre sa chasse de Rochelle en ignorant le monde extérieur et cela l’a tourmenté
énormément car finalement elle l’a déçu. La fin de cette histoire amoureuse met en
relief l’absurdité de la quête de l’amour. La signification se voit notamment dans le
titre bizarre et énigmatique du roman. Il ne s’agit vraiment pas d’ « un automne » ou
de « Pékin » car cette histoire d’amour a eu lieu pleinement au désert se disant
Exopotamie, l’endroit qui ne se réfère pas vraiment à la réalité géographique. Il est
suggéré ainsi que pour trouver éventuellement « un automne à Pékin », il nous
faudrait aller chercher ailleurs. Cette sorte de vérité va de même pour Angel dans sa
quête. Tout au long du récit, il s’acharne trop sur une seule femme et l’échec dans sa
réalisation de l’amour paraît en fin du compte un absurde total. Vian nous propose
l’importance de la conscience et la chance à redéfinir la vie. L’auteur accorde cette
même opportunité à Angel et ce dernier arrive à adopter la doctrine : « Je vois des tas
de choses (…) Il y a tellement des choses à voir… ».2

Vian n’offre pas si facilement son interprétation du terme « choses ». Il


nous invite à donner, nous-mêmes, la définition propre à cette conception
2
Boris Vian, L’Automne à Pékin (Paris : Éditions de Minuit, 1980), 275.

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énigmatique. En effet, il a suggéré dans le dernier passage de L’Automne à Pékin :


« La complexité de l’ensemble fait que tout ce qui peut leur arriver est vraiment,
malgré l’expérience acquise, impossible à prévoir, encore plus à imaginer. Il est
inutile de tenter de le décrire, car on peut concevoir n’importe quelle solution. »3

En conclusion, en passant par la tournure narquoise, Vian nous invite à


revivre les histoires amoureuses des personnages, à entrer dans leur peau ainsi qu’à
plonger dans leur sentiment pour prendre connaissance avec ses diverses facettes et à
réfléchir sur l’essentiel de la vie dont l’amour.

3
Boris Vian, L’Automne à Pékin (Paris : Éditions de Minuit, 1980), 282.

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BIBLIOGRAPHIE

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Vian, Boris, Je voudrais pas crever. Paris : Livre de Poche, 2013.


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http://www.let.osaka- u.ac.jp/france/gallia/texte/43/43fukagawa.pdf. (Consulté
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https://www.armance.com/Stendhal%20et%20l%27amour.pdf.

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Stivale, Charles J. “Desire, Duplicity and Narratology: Boris Vian 's L'Ecume des
jours”, dans la revue Studies in 20th Century Literature, Volume 17, 1993,
http://newprairiepress.org/cgi/viewcontent.cgi?article=1328&context=sttcl.
(Consulté le 8 juin 2017).

Ref. code: 25595506031011UFI


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BIOGRAPHIE

Nom et Prénom M. Aticom CHITKASEMSUK

Date de naissance Le 23 février 1990


Formation Année académique 2011 : Licence ès Lettres,
Faculté des Arts Libéraux,
Université Thammasat

Année académique 2016 : Master ès Lettres,


Faculté des Arts Libéraux,
Université Thammasat

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