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Une Femme de Prière

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JULIETTE

BOLLE

UNE FEMME DE PRIÈRE

CÉCILE SANTSCHY

Préface du pasteur Eugène Porret


TROISIÈME ÉDITION


ÉDITIONS DE L'IMPRIMERIE NOUVELLE L.-A. MONNIER
NEUCHÂTEL

Juillet 2004
Copyright © 2008 - www.regard.eu.org / et (ou) Editions E.P.I.S
PRÉFACE

Il y a déjà un certain temps, dans les années 1940 à 1944, alors que j'étais pasteur
à Rochefort, ce charmant village neuchâtelois entre la montagne et le lac, je me
rendais volontiers sur les hauteurs de La Tourne pour y visiter la paroissienne la
plus extraordinaire qu'il m'ait été donné de rencontrer. C'était une humble
paysanne qui vivait, avec son mari, dans une ferme au grand toit typiquement
jurassien qu'on aperçoit facilement de la route. Je savais qu'en allant la voir, je
recevrais un puissant stimulant pour mon ministère, tant sa vie de prière était
agissante. Elle n'avait pourtant rien de la recluse toujours en oraison dans sa
cellule. Au contraire, elle passait la plupart de ses journées à travailler aux
champs, car il fallait bien assurer la subsistance à tout son petit monde, c'est-à-
dire aux vieillards et aux enfants qu'elle avait recueillis. Elle attendait tout de
Dieu, et le récit qu'on va lire en témoigne éloquemment, mais si elle joignait
souvent les mains, elle n'en était pas moins active, sans cesse sur la brèche, se
mettant à n'importe quelle besogne.

Je la revois, par un bel après-midi d'automne, en train de trier des pommes de


terre devant la grange; elle m'accueillit avec le sourire, et je ne pus faire
autrement que de m'asseoir à côté d'elle pour lui prêter mon aide inexperte. Son
exemple était contagieux en toutes choses. Rien d'étonnant que Dieu, par elle, ait
pu faire des miracles. Elle avait une foi si simple et si ardente. D'une belle
prestance, elle imposait le respect, et son langage plein de distinction et de
saveur révélait une âme d'élite. Une seule préoccupation la dominait: se
soumettre à son Seigneur jusque dans les moindres détails. « Oh! si je pouvais
convaincre tous ceux qui liront ces lignes, écrivait-elle un jour à ma femme qui
désirait parler d'elle dans un journal, que nous avons un Père qui s'occupe de
tous les détails de nos vies. Toutes nos difficultés, nos souffrances, nos péchés,
Christ les a vaincus sur la croix. Dieu nous offre, nous demande même de Lui
faire confiance en déposant tout au pied de la croix. » Cela, elle ne l'a pas
seulement dit, elle l'a vécu pendant toute sa vie consacrée aux « déshérités que le
Maître voulait bien lui envoyer », pour employer encore ses propres termes.

Il valait donc la peine non pas d'écrire la biographie de Cécile Santschy, comme
si c'était une sainte dont il conviendrait de célébrer les mérites, mais de recueillir
et de raconter, en toute honnêteté, les faits relatifs à l'action de Dieu dans sa vie,
pour bien montrer que le Seigneur est toujours puissant parmi nous, là où il
trouve un serviteur ou une servante prêts à faire sa volonté. Mme Juliette Bolle,
qui a bien connu Cécile Santschy, n'a pas voulu faire autre chose. Un écrivain s'y
serait pris différemment pour décrire cette vie rayonnante ; il aurait sans doute
essayé d'en brosser un portrait psychologique, et la matière ne lui aurait pas fait
défaut, tant est riche une pareille personnalité qui allie les traits de Marthe et de
Marie et dont l'esprit d'à-propos n'est pas la moindre caractéristique; il aurait fait
une fresque pittoresque de tous les hôtes de « La Confiance », et certains
rapprochements se seraient imposés à son esprit, il aurait vu en Cécile Santschy
une émule d'un Blumhardt, d'un John Bost et d'un George Muller. Mais n'est-ce
pas peut-être plus évangélique de laisser parler les faits, de s'effacer devant eux,
sans même en faire de la littérature pieuse, pour qu'ils témoignent mieux de la
gloire de Dieu ?

Si ce petit livre a un but, c'est de nous mettre nous-mêmes sur la voie royale de
la prière et de l'amour, car il n'a pas été écrit pour nous faire admirer une femme
exceptionnelle, mais pour nous livrer le secret de sa vie qui peut aussi être le
nôtre.

Eugène Porret.
CHAPITRE PREMIER

JEUNES ANNÉES

Il fait bon pouvoir dire par expérience que Dieu exauce quand
nous l'invoquons. Mais il faut que notre vie soit une vie de
prières régulières.
Si l'on ne crie à Dieu que rarement, pressé par une détresse plus
forte - alors qu'on se passe habituellement d'implorer son
secours et que l'on s'agite loin de sa pensée - il ne saurait être
question de semblable assurance.
Pour la posséder pleinement, il faut marcher chaque jour avec
Dieu et se nourrir de sa Parole.

Cécile Santschy.

« Le temps des miracles est passé... »

Cette affirmation qu'on entend parfois ne trouve-t-elle pas souvent un démenti


dans nos vies ? Nous le constaterons spécialement dans les expériences de cette
paysanne neuchâteloise, qui offrait asile et nourriture dans sa ferme à tous les
malheureux et, par là-même, donnait une éclatante preuve de l'action vivante de
Jésus-Christ dans une vie toute consacrée à son service.

Le Pasteur Jung, qui a passé douze ans à « La Confiance », devait, nous semble-
t-il, parler lui-même de ce qu'il a vu ; il a préféré nous laisser le soin d'écrire ce
qui fait l'objet de cette brochure. Il nous a fourni cependant une grande partie de
ce qui va suivre, comme aussi deux amies de Cécile Santschy, qui notaient au fur
et à mesure ce qu'elles voyaient et entendaient. Notre travail a donc simplement
consisté à ordonner ces authentiques récits, et nous Pavons fait avec une grande
joie ; car nous retrouvions de cette manière tout le bienfait que nous goûtions à
nos visites chez cette chrétienne exceptionnelle que des circonstances fortuites
nous avaient fait connaître. Que tous les amis de cette « femme de prière » soient
ici remerciés de l'aide précieuse qu'ils nous ont apportée.
« J'aurais voulu faire des études, mais ma mère était veuve ; je devins couturière.
Souvent dans la suite j'ai pensé que tout était bien ainsi, car je n'ai jamais pu
dépendre que de Dieu ; je ne pouvais pas compter sur ma culture ou mes forces
personnelles. Il fallait ainsi que Dieu seul fût glorifié. »

Après une course dans la forêt et à travers prés, nous écoutions Mme Santschy
nous dire à quel point Dieu montre Sa puissance quand on se confie totalement
en Lui.

Depuis cette première visite, nous sommes retournés auprès d'elle et nous
essayerons ici de transcrire ce que nous avons reçu, ce que d'autres nous ont
transmis, non pas pour faire l'éloge d'une femme, mais parce qu'il vaut la peine
de raconter ce qui se passa là-haut, dans cette ferme du Jura neuchâtelois, car il y
eut là plus qu'une oeuvre de charité, il y eut là un signe de Dieu.

Nous la laisserons parler le plus souvent possible, car son langage avait une
saveur particulière.

Aînée d'une famille de quatre enfants, Cécile Schacher est née le 24 juin 1887, à
la Roche des Crocs, ferme isolée sur le territoire de la commune de la Sagne. Ses
parents étaient d'honnêtes paysans, très pauvres. Son père, lucernois et
catholique, ne paraît pas avoir été très pratiquant. Il laissa sa femme élever ses
enfants dans la foi évangélique, mais quand la petite Cécile eut atteint l'âge de
onze ou douze ans, il lui promit une robe blanche si elle consentait à faire sa
première communion catholique. Pour avoir une robe blanche, la fillette était
toute disposée à obéir à son père ; mais la mère, une solide Oberlandaise,
veillait. L'enfant n'eut pas de robe blanche. En a-t-elle gardé une certaine
déception ? Peut-être, car elle avouait : « J'étais fière et je souffrais de ne pas
avoir de robe du dimanche. Aussi j'allais me cacher dans la forêt ; il m'est arrivé
même de rester tout un dimanche après-midi à plat ventre sous mon lit, lors
d'une visite inattendue. »

Elle aimait aller à l'école, mais, ainsi que ses frères, elle y subissait des affronts.
Il en fut de même à l'école du dimanche où ils ne pouvaient pas se rendre
régulièrement en hiver, la neige à la Roche étant abondante. Lors d'une fête de
Noël, seuls les enfants qui n'avaient pas manqué l'école recevaient un
magnifique homme de pâte recouvert d'un papier bariolé. « Pour nous, on nous
fit passer par derrière, puisque nous n'étions pas réguliers à l'école et nous
n'avons pas reçu d'homme de pâte... » La petite fille fut blessée au vif et en
souffrit longtemps. Heureusement que, rentrés chez eux, les enfants trouvèrent,
préparés par leur mère, de superbes pains d'épices!

Bien que sa mère n'eût rien d'une piétiste, elle avait la crainte de Dieu et inculqua
ses principes à ses enfants. Quand la petite Cécile allait vendre de maison en
maison, à La Chaux-de-Fonds, le beurre que sa mère avait fait avec le lait de
leurs vaches, elle ne manquait jamais, avant de sonner à une porte, de réciter le «
Notre Père ».

Cécile Schacher était petite, délicate, elle souffrait de terribles maux de tête. Un
jour, on apporta chez eux une corbeille de vêtements usagés, parmi lesquels la
petite découvrit un Nouveau Testament. Elle l'ouvrit et tomba sur ce verset : «
Tout ce que vous demanderez à mon Père, en mon nom, Il vous le donnera. »
Elle se dit: « je veux Lui demander de m'enlever mes maux de tête pour l'école. »
Elle ne savait pas prier; alors elle dit simplement le « Notre Père » en se passant
la main sur le front. Le soulagement fut immédiat. Spontanément naquit en elle
une confiance illimitée en ce Dieu que l'on pouvait implorer et qui répondait. Et
bientôt ses maux de tête disparurent complètement.

Sa mère était une femme de prière. Il lui arrivait d'aller soigner des malades et
elle disait à sa fille : « je n'ai jamais approché un être souffrant ou anxieux sans
prier. » En mourant, elle dit à ses enfants : « Priez tous, en toutes circonstances.
»

Cécile n'avait que quinze ans quand son père mourut. Elle avait trois frères dont
le cadet n'était encore qu'un petit enfant. Aussi dut-elle songer à aider au
ménage. Elle fit l'apprentissage de couturière, et dès qu'elle fut en état de gagner
quelque chose, elle donna tout son argent à sa mère, ne gardant pour elle-même
que 50 centimes par semaine. C'est ainsi qu'elle put mettre de côté la somme de
100 francs.

Hélas, ce précieux argent ne resta pas longtemps à la caisse d'épargne.

Le domaine de Mme Schacher touchait à une sapinière. Un jour, les bêtes,


gardées par un garçonnet nonchalant, avaient passé la barrière et brouté les
jeunes pousses vertes et odorantes. La propriétaire de la sapinière réclamait une
indemnité de 100 francs à la pauvre veuve bien incapable de payer une somme
aussi exorbitante. Voulant épargner à sa mère la honte d'être mise aux poursuites
par l'exigeante créancière, Cécile alla retirer ses économies à la banque, avec le
secret espoir que la riche propriétaire aurait pitié de ses pauvres voisins. il n'en
fut rien ; la somme fut encaissée et la quittance signée froidement, sans un mot.
En sortant, la jeune fille pleurait de toutes ses larmes.

Cécile Schacher fut monitrice à l'école du dimanche de la Sagne. Elle prenait sa


tâche à coeur, bien qu'encore peu éclairée elle-même dans la connaissance du
salut. Elle manifestait déjà cette force de volonté qui lui permit plus tard
d'exercer un ascendant extraordinaire sur ceux qui entraient en contact avec elle.
Un jour qu'elle insistait auprès d'un de ses petits élèves pour lui faire entrer un
verset biblique dans la tête, elle le regarda de telle manière que l'enfant
s'évanouit !

Comme couturière, elle allait souvent travailler chez des clients à La Chaux-de-
Fonds. Elle y avait rencontré un jeune homme qui ne lui déplaisait pas et qui lui
faisait même un brin de cour. Un soir, il lui demanda de l'accompagner à la
maison et, tout en cheminant, se crut autorisé à lui manquer de respect. Sans
hésiter, elle tira de son sac ses ciseaux et, brandissant la pointe sous le nez de
l'insolent, elle lui cria : « je vous tue. » L'autre s'enfuit épouvanté.

Alors qu'elle avait vingt-et-un ans, Cécile Schacher tomba gravement malade.
Elle travaillait comme maîtresse d'ouvrage dans un orphelinat, lorsqu'un soir elle
eut une terrible hémorragie pulmonaire. « Un seau plein de sang, disait-elle. je
croyais que j'allais mourir; j'ai fait de l'ordre dans mon armoire, puis je me suis
tournée contre le mur pour qu'on ne s'effraie pas trop en me voyant morte, qu'on
ait le temps de se ressaisir. Puis je fus tout à fait paisible. » Le lendemain, tout
étonnée de se trouver en vie, elle fit son travail. Mais la directrice, avertie de ce
qui s'était passé, l'envoya chez le médecin. Elle dut revenir en taxi, rentra chez sa
mère et fut soignée par elle au lieu d'être envoyée à Leysin. Le médecin ne
croyait pas qu'elle guérirait, elle était trop atteinte.

Et pourtant, elle guérit ; le bon air de la montagne, la senteur vivifiante des


sapins, le grand ciel bleu, tout ce qui lui avait manqué à la ville, les soins
dévoués de sa mère, les visites aussi d'un jeune paysan qui devait plus tard
devenir son mari, tout cela la remit sur pied.

Et puis, tandis que pendant de longues heures elle demeurait étendue, la lecture
de la Bible fortifia en elle l'assurance que Dieu est le Maître de nos vies.
« Toi seul peux me guérir, Dieu tout-puissant », disait-elle au fond d'elle-même.

Elle avait fait un voeu : Si Dieu la guérissait, elle ferait quelque chose pour Lui...
Peut-être donnerait-elle cinq francs pour la Mission !... Plus tard, Dieu lui
demanda un don autrement substantiel.

Cécile Schacher était jolie, grande, élégante ; elle aurait pu prétendre à un beau
mariage et la perspective de devenir peut-être une « dame de la ville » ne lui
déplaisait pas. Elle crut toucher un jour à ce bonheur-là, ayant été courtisée par
un commis de banque. Hélas, une cruelle désillusion devait l'atteindre. Plus tard,
elle disait : « Il valait mieux que je ne l'épouse pas, je lui aurais léché les
pantoufles ! »

Elle eut encore plusieurs amoureux et plusieurs déceptions. Mais pendant ce


temps, le jeune paysan qui l'avait visitée pendant sa maladie ne l'oubliait pas.
Elle le revit à une noce toute paysanne, dans la famille de son prétendant, et elle
dansa avec lui. Une photographie qu'on voyait dans sa chambre lui rappelait cet
événement et surtout une circonstance spécialement pittoresque qu'elle aimait à
raconter. « Avant le mariage, je fus appelée à travailler dans la famille de la
fiancée. C'est sans doute, me disais-je, pour confectionner la robe de noce de la
mariée. Erreur ! On ne me donna à coudre que des sacs. Ah ! C'est ainsi ? Eh
bien ! je vous prouverai que je sais faire mieux que des sacs. » Et elle
confectionna pour elle-même une très jolie robe blanche. C'est ainsi qu'on la voit
vêtue sur la photographie, et l'on s'étonne que ce ne soit pas la mariée elle-même
qui puisse être ainsi parée. Ce ne fut pas du goût de sa future belle-mère, qui
déclara qu'elle ne donnerait pas son fils à cette « pimbêche » sans le sou !

Mais tout finit bien. Le futur mari tint bon, autant que la combative élue de son
coeur et ils se marièrent bientôt, se passant de l'autorisation maternelle. Une
année ne s'était pas écoulée que la paix était faite et qu'une amitié se créait entre
belle-mère et belle-fille. « Ma belle-mère me pardonna mon intrusion dans son
riche entourage, dès qu'elle vit son enfant parfaitement heureux », ajoutait-elle.

Au début du mariage, le jeune ménage s'installa non loin de Tête-de-Ran, au


Mont-Dard; c'est là que Cécile Santschy apprit à travailler aux champs et à
l'étable. Elle comprit très vite que c'est en aimant qu'on peut arriver à conduire sa
maison, « hommes et bêtes ». Elle s'en aperçut en s'occupant du bétail. « Chaque
pièce d'un troupeau possède un caractère différent, disait-elle. Lorsque j'allais
pour les rassembler, je les appelais de loin. Elles connaissaient le signal et
s'approchaient sans tarder. Une génisse me suivait de loin comme un petit chien.
»

« La Confiance »

Les promeneurs s'arrêtaient à la ferme et pouvaient s'y réconforter, goûtant au


bon lait et à la crème fraîche. Une compagne d'école lui dit un jour : « Tu es
déraisonnable d'avoir épousé un paysan, toi qui as tant de goût pour les belles
toilettes ! »

Cette remarque l'amusa. « Personne ne savait, disait-elle, le chemin que j'avais


parcouru depuis, sauf le Maître dont je m'essayais à suivre les voies souvent si
ténébreuses pour nos regards humains. »

Cécile Santschy aurait vivement désiré avoir des enfants. Elle les voyait en
imagination, ces petits qu'elle chérirait et auxquels elle apprendrait à ne compter
que sur Celui qui sauve. Ce fut pour elle une douloureuse déception de voir les
années s'écouler sans qu'un seul enfant vienne enrichir son foyer.

À ce moment-là, un événement marqua dans sa vie. « Mon redoutable moi,


disait-elle, prenait trop souvent le dessus. je pensais avec un orgueil insensé que,
puisque je voulais le servir, Dieu devait exaucer mes moindres désirs. »

C'était l'époque où une mauvaise grippe, conséquence de la guerre, faisait tant de


victimes en Suisse comme à l'étranger, dans la population civile aussi bien que
dans l'année. Cécile Santschy apprit que son second frère, sous les armes, se
mourait à l'autre bout de la Suisse, à Kreuzlingen. Elle accourut à son chevet.
Fatiguée de son long voyage, elle se présenta au lazaret militaire installé dans
une école. Dans le vestibule, elle se heurta à l'armée suisse, représentée par trois
soldats qui lui barraient le passage. La consigne est formelle : « Défense absolue
d'entrer. » Cécile Santschy n'essaya pas de parlementer. D'un coup de poing à
gauche, d'un coup de poing à droite, elle écarte deux soldats et, fonçant de la tête
dans la poitrine du troisième qui se tenait devant elle, en trois secondes, cette
Suissesse digne de celles des anciens âges fut maîtresse du champ de bataille !
Elle alla vers son frère qu'elle trouva au plus mal. Il délirait. Pour essayer de se
faire comprendre de lui, elle lui parla en oberlandais, dans la langue de leur
mère. Puis, se jetant à genoux au pied du lit, elle se mit à lutter avec Dieu dans la
prière. Elle ne voulait pas que son frère mourût. Elle pensait avec douleur au
vide que cela creuserait, se souvenant de la mort de son père ; elle revoyait leurs
repas assombris, sa mère pleurant quatre ans encore après la mort de son
compagnon.

Toute la nuit, elle cria à Dieu avec ardeur, avec larmes, pour lui arracher
l'exaucement.

Vers le matin, son frère lui toucha le bras. « Tu m'empêches de mourir. Laisse-
moi m'en aller vers Jésus. »

Son frère mourut. Dieu ne s'était pas laissé fléchir. Cécile Santschy n'était pas
encore très éclairée. Elle était de ce type de chrétiens incapables de situer, à un
moment précis, leur conversion. L'oeuvre de la grâce se fit en elle d'une manière
lente et progressive. Mais, bien qu'elle se trompât certainement en voulant
imposer à Dieu sa volonté, elle manifesta dans cette circonstance tragique la
force d'âme extraordinaire qui était un des traits distinctifs de son caractère.

Profondément blessée de n'avoir pu vaincre, Mme Santschy, pendant des mois,


ne pria plus. Elle boudait Dieu. Elle racontait que souvent, le soir, il lui semblait
que deux bras d'amour cherchaient à l'attirer et qu'une voix douce lui murmurait:

- Viens, mon enfant, viens.


- Non !
- Viens.
- Non !

Et elle ponctuait ce non d'un geste expressif qui en disait long sur sa farouche
résolution.

A quelques mois de là, elle fut invitée à un mariage avec son mari. Au dessert,
on la pria de chanter. Mine Santschy possédait une très belle voix, chaude,
émouvante, qui eût certainement donné quelque chose si elle avait été cultivée.
Cédant aux instances des convives, eue chanta une douce romance : « La
dernière rose. » Ses sentiments depuis si longtemps refoulés trouvant enfin un
exutoire, elle mit tant de passion dans son chant que, disait-elle, « ils pleuraient
tous comme des veaux ! » Elle aussi pleurait. Dès ce jour, Cécile Santschy put
prier de nouveau.

Les Santschy quittèrent bientôt le Mont-Dard pour aller habiter le domaine de


Combe-Villier, plus important, situé au-dessus de La Brévine, à la montagne de
Travers.
CHAPITRE II

PREMIÈRES EXPÉRIENCES

Voici comment Cécile Santschy fut amenée à recueillir chez elle des
malheureux. Un soir de Noël, invitée chez des amis, elle entendit parler d'une
personne infirme hospitalisée à l'Asile cantonal de Perreux et qui avait un vif
désir d'en sortir. Dans la nuit qui suivit, elle s'endormit avec la préoccupation de
ce qu'elle avait entendu. Elle rêva de cette malheureuse et quand, subitement,
elle se réveilla, il lui sembla entendre une voix de reproche qui lui disait : « Que
fais-tu de ta soeur ? »

Avec le consentement de son époux, elle se rendit à Perreux, mais on ne lui


permit pas d'approcher la malade. « J'avoue, disait-elle, que j'éprouvai un réel
soulagement, car je n'étais jamais entrée en contact avec des malades de ce genre
et cette perspective m'angoissait. Rentrée à la maison, je ne demeurai pas
longtemps tranquille. De nouveau, cette tâche s'imposait à moi. J'écrivis alors à
l'Asile et j'obtins la permission de l'emmener. » Cette personne vécut chez les
Santschy plus de vingt ans.

Mme Santschy souffrait toujours de ne pas avoir d'enfants ; elle s'efforçait de ne


pas y penser, mais elle sentait parfois; en elle une sourde jalousie lorsqu'elle
côtoyait des petits.

Un jour, la commune, sachant qu'elle était pauvre, lui offrit de prendre un enfant
d'une dizaine d'années. Ce fut le commencement ; il en vint plusieurs autres ;
enfants délaissés, souvent malades. Il fallait du temps parfois pour les rendre
confiants, il fallait beaucoup d'amour. C'est ainsi que la ferme se remplissait et
que Mme Santschy dut, à un certain moment, aller habiter au grenier avec son
mari. Elle écrivait de temps en temps ce qui lui venait à l'esprit ou ce qui se
passait à la ferme dans un petit carnet où nous lisons ces mots :

Un matin, oncle Louis, qui avait veillé un porc, vint dans notre grenier pour nom
réveiller; c'était le 15 février. Le thermomètre marquait 31 degrés sous zéro.
Notre duvet était gelé aux pieds ; sur la couverture devant mon nez, il y avait une
bonne couche de givre... J'entraîne mon pauvre mari dans une voie mystérieuse.
Il s'y engage à la lumière de mon bonheur, car je suis si heureuse que mon
Maître me donne un grenier quand Lui n'avait pas même un lieu pour reposer sa
tête. Je Lui ai demandé des chambres chauffées pour tous ! Je sais qu'Il m'a
entendue.

Ailleurs encore : Je puis remercier Dieu de m'avoir donné un si bon mari; on ne


peut pas dire que les bonnes femmes font les bons maris, ce n'est pas le cas chez
nous.
J'ai beaucoup de peine à marcher sans orgueil dans ma position simple et
pauvre. Que ferais-je si Dieu me mettait dans une belle position ? Quelles luttes
j'aurais à soutenir contre mon orgueil !

Un soir elle écrit : On vient de me confier un enfant. Je suis troublée. Comment


assumer une telle responsabilité ? Heureusement que je ne me sens aucune
aptitude à la tâche, que je puis m'effacer, pour laisser ainsi au Seigneur toute
liberté d'action.

Georges ne peut être sage. Je ne sais par quel moyen je pourrai conduire ce
turbulent mais aimant petit garçon. Je lui dis que les mamans qui ne savent pas
faire obéir leurs enfants devraient être mises en prison; alors j'écris une carte à
l'adresse du gendarme afin que, si Georges n'est pas sage, on la mette à la poste.
Enfin ce matin-là, l'enfant déclara qu'il avait demandé trois fois à Jésus de lui
aider à être sage à l'école. Il paraît que c'est allé comme un charme.

Un certain jour, le mari rencontre, à la foire, des amis et des parents ; on lui dit
que ce n'est pas ainsi qu'on conduit une ferme, qu'il se laisse dominer par sa
femme, qu'il doit une bonne fois prendre la bourse en mains et renvoyer tous ces
hôtes, qui ne paient rien ou si peu. M. Santschy est fortement ébranlé et explique
à sa femme en rentrant que, dorénavant, cela se passera autrement. Mme
Santschy avait justement une facture à payer pour un des enfants. Que faire ? «
Donne-moi au moins cinq francs, dit-elle à son mari, et j'irai à la ville. » Elle
comptait trouver de l'aide chez des amis.

Le mari ne lui refusera pas cela, il la conduira même en char. En cheminant, elle
a le coeur gros ; devra-t-elle vraiment se séparer de tous ses protégés ? On arrive
au prochain village ; le facteur l'interpelle : « Hé ! J'ai quelque chose pour vous
!... » C'est un mandat de cent francs ; le pasteur a reçu cette somme pour elle et
la lui envoie. Alors, la joie au coeur, elle revient vers son mari, lui rend sa pièce
de cinq francs en lui disant malicieusement :
« Tiens, mon Maître est encore plus généreux que toi ! »

On nous dit que M. Santschy aurait alors conclu :

« Bon, nous allons de nouveau « mêler » !

Comme beaucoup de paysans, les Santschy distillaient de la gentiane, liqueur


très renommée, excellente pour guérir les maux de ventre ; c'était une petite
source de gain qui venait souvent bien à propos apporter du secours. Car ils
restaient pauvres, et quand le gérant venait réclamer le fermage, il devait parfois
attendre, ce qui ne lui allait guère. Il s'ensuivait des discussions plus ou moins
aimables. On a vu ce qu'était l'esprit combatif de Mme Santschy. Le gérant avait
affaire à forte tête.

Un jour qu'il lui avait reproché entre autres d'être une empoisonneuse avec sa
gentiane, elle lui dit : « Vous savez, monsieur, Jésus est mort pour les gérants,
pour les distillateurs, pour les voleurs, pour les brigands, donc, nous pouvons
nous réjouir de nous retrouver au ciel ensemble ! »

Il lui reprochait aussi de manquer d'hygiène, à quoi elle avait répondu : « Ne


sommes-nous pas libres, vous, de mettre vos enfants dans le lysol et moi entre
les mains de Dieu ? »

Elle avait un certain mépris pour les découvertes scientifiques concernant la


médecine. À quelqu'un qui lui faisait remarquer que les enfants, tout en jouant
dans la terre, mettaient leurs doigts à la bouche, elle avait répliqué :

« Ah ! ces bons microbes ! »


« Nous ne sommes plus au temps des miracles, lui disait-on, nous sommes au
temps de la science ; Dieu a donné l'intelligence aux hommes pour s'en servir,
mais malheureusement, vous n'avez pas d'intelligence. » - « Vous savez, pour
avoir la foi, répliqua-t-elle, il n'est pas nécessaire d'être intelligent. »

Quand elle était ainsi accusée, elle disait: «J'ouvre mon parapluie divin et je dis à
Dieu : « Toi aussi, ramasse ! »

Mais elle pleurait parfois, car c'était dur.


Et pourtant, elle note un jour : Avant Noël, je n'ai dormi, quatre jours de suite,
que deux heures et demie, sans la moindre fatigue.
Je suis tout étonnée quand on me dit: « Comme vous avez à faire ! » Dieu ne me
donnerait-il pas l'intelligence de voir la grandeur de ma tâche ? Ou plutôt, je
suis si persuadée que Christ agit! Et moi, je n'ai qu'à rester calme en Lui, même
lorsque l'orage éclate, c'est-à-dire quand il y a manque d'argent, manque de
confort, jalousie... bringue... et encore lorsque Lina me casse une tasse qui avait
coûté deux francs !

Un homme que je savais gravement malade me fit part de sa mort prochaine. On


parlait avec crainte de cet homme qui vivait très haut dans la montagne, en
solitaire. Il n'avait pour tout compagnon qu'un énorme chien qui partageait, à
coup sûr, la misanthropie de son maître ; il ne laissait personne approcher, il
fallait l'assentiment du maître plusieurs fois répété pour qu'il cessât de montrer
des crocs aigus, prêts à déchirer. Il suivait d'un oeil méchant les moindres
mouvements du visiteur importun.

Le vieil homme m'avait connue petite fille ; pourquoi me faisait-il part de cet
événement à venir ? Je ne cherchai pas, Dieu m'envoyait à son chevet. Je partis
un soir, connaissant la direction de l'habitation, mais non le chemin exact. Je
profitai d'allonger le pas tant qu'il y eut de la clarté. Personne n'avait accepté de
m'accompagner et la peur me gagnait en escaladant les barrières de nombreux
pâturages. Satan me tentait, me disant à chacune d'elles: « Des taureaux sont là,
couchés dans l'ombre. »

Malgré mon origine paysanne, j'ai une peur invincible des ruminants. Je priai et
la tentation s'éloigna, mais, en approchant de la demeure, une nouvelle crainte
vint m'assaillir: qu'allait me faire le fameux gardien à quatre pattes ? Je
m'imaginais déjà cet animal bondissant sur moi, gueule ouverte. Aurais-je le
courage d'entrer ? Les jambes amollies de crainte, je m'approchai à pas furtifs
de la maisonnette. Le molosse possédait une ouïe d'une finesse extrême, il allait
bondir... « Dieu, secours-moi ! »

Les mains tendues en avant à la manière des aveugles, j'approchai du mur,


attendant, défaillante, l'assaut de la bête. Je trouvai l'entrée et pénétrai dans la
cuisine. Le bonhomme s'y trouvait seul, allongé sur un grabat. Il grogna une
sorte de bienvenue en m'apercevant, puis se redressant péniblement sur sa
couche, en même temps qu'un juron s'échappait de ses lèvres pâlies, il demanda,
farouche :
« Le chien, où est le chien, pourquoi ce cabot du diable n'aboie-t-il pas pour
m'annoncer les arrivants ? »

Furibond, d'un souffle exténué, il siffla en vain son gardien. Sa fureur était
extrême. Enfin, je lui dis d'un ton paisible:

« Mon cher voisin, je suis venue pour prier avec vous, le chien ne peut vous être
utile. »

Sarcastique, il répliqua :

« Tu sais que le vieux bonhomme va mourir; crois-tu faire bonne oeuvre en


priant ? »
« Dieu est près de ceux qui l'invoquent. »
« Allons-y », acquiesça-t-il, sans plus discuter.

J'ai récité gravement la confession des péchés, puis ai prié longuement avec
ardeur. Le vieux ne m'a pas interrompue une seule fois. À la fin, de lui-même, il a
prononcé « Amen » d'un ton respectueux, plein de foi.

Le solitaire ne paraissait pas souffrir, seule sa respiration se précipitait. Il


geignait de temps à autre sans ouvrir la bouche.

J'arrangeai un lit de fortune avec une vieille paillasse trouvée dans la pièce
voisine et m'endormis aux lueurs mourantes d'un feu qui dansait sur l'âtre. - Au
petit matin, je bondis hors de ma couche. Le vieux dormait paisiblement; il
s'éveilla cependant en m'entendant.

« Au revoir, mon cher voisin, je reviendrai vous voir dès que possible. »

Il articula avec bien des peines

« Ne te dérange plus, belle enfant. Mon fils va venir ce jour même et je n'ai plus
besoin de rien. Adieu ! »

Tout en cheminant d'un pas alerte vers ma demeure, je ne cessai de prier pour le
moribond. Je n'eus pas la sensation d'un parcours long et pénible, je voyageais
comme portée par les anges.
Le jour même, le solitaire rendit son âme à Dieu.

Un jour, elle appelle une jeune fille qui passait chez elle quelque temps et lui
était une aide précieuse. « Regarde mes armoires, lui dit-elle, elles sont vides, je
n'ai vraiment plus rien. Veux-tu prier avec moi ? » Toutes deux se mettent à
genoux et disent à Dieu leur détresse. Là-dessus on s'endort paisiblement et, le
lendemain matin, panier au bras, on s'en va pour prendre le train, sans argent.
Arrivées près de la petite gare du village, ces deux femmes voient arriver le
pasteur de l'endroit, courant au-devant d'elles : « Que je suis content de vous
voir, j'avais à vous remettre cinquante francs et je ne savais trop comment vous
les faire parvenir. »

« Avant qu'ils aient cessé de parler, j'exauce », dit Dieu.

Ma mère était morte chez nous en chrétienne véritable, écrit Mme Santschy. Je
souhaitais que sa tombe fût convenablement arrangée. Mon mari proposa de
faire poser une simple plaque et d'entourer la tombe d'une bordure de ciment. Il
nous serait ainsi facile de la fleurir. On demanda un devis qui se montra
modeste. Le tout fut mis en place et je pus y planter des rosiers nains que ma
mère affectionnait.

La facture parvenue peu après annonçait un montant exactement double de celui


du devis. Je n'ai cessé de répéter que notre ménage pauvre frisait souvent la
misère. Le rural rapportait juste de quoi payer l'indispensable. Et j'aurais désiré
payer de mon argent la sépulture de ma chère maman. - Bientôt, le négociant
écrivit qu'il allait me mettre aux poursuites, car je n'avais encore rien versé. Je
suppliai mon Père céleste, riche et plein de bonté.

Sur ces entrefaites, mon mari dut se rendre en ville pour affaires; je saisis
l'occasion pour faire une visite de remerciement à une vieille demoiselle qui
donnait chaque année pour le Noël des enfants et que je ne connaissais pas
encore. - Nous voici, mon époux et moi, installés sur le siège avant d'une légère
voiture. Mon mari parle peu, je reste livrée à mes seules pensées. Nous
traversons une forêt plantée de sapins et qui sous le ciel gris et bas prenait des
airs menaçants. Un brouillard ténu comme une écharpe de gaze voilait la
perspective, ou se déchirait par pans flottants. J'eus un frisson d'effroi et le
diable en profita pour me tenter.

« Tes enfants laissés sans surveillance suffisante pourraient tomber dans le creux
à purin. »
« Garde mes enfants, mon Dieu, je t'en supplie ardemment. »

Le diable poursuivit:

« La personne chez qui tu te rends a, de toi, une flatteuse opinion. Elle te croit
intelligente et bonne, mais en te voyant, elle sera déçue. »

Je répondis mentalement:

« Je ne resterai pas longtemps, elle n'aura pas le temps de s'en apercevoir. »

Le tentateur passa d'un sujet à l'autre, flattant mon orgueil indéracinable. Je


joignis les mains:

« Délivre-moi de Satan! »

Immédiatement, l'esprit mauvais s'enfuit; je fus délivrée et apaisée.

J'arrivai en humble visiteuse chez la charitable demoiselle que des propos


entendus au hasard dépeignaient comme originale. Son intérieur confortable
reluisait de propreté ; on s'y sentait à l'abri des angoissants problèmes de la
faim. Elle me dit d'emblée:

« Je vais vous paraître bizarre, sans doute, en vous avouant que je me laisse
guider par des impulsions. Hier soir, d'un mouvement brusque et surtout
involontaire, j'ai fait tomber mon poste de radio. Il a rebondi de telle façon,
accompagné d'un bruit de tintamarre, que j'étais persuadée qu'il ne
fonctionnerait plus. Ce matin, en le remettant à sa place avec l'aide de la petite
servante, j'ai constaté avec un réel plaisir qu'il n'a subi aucun dommage.
Incontinent, j'ai décidé de donner pour votre oeuvre le prix approximatif de la
réparation qui semble inutile. Vous tombez ainsi à point nommé. »

J'étais transportée de reconnaissance. Cette somme inattendue me permettait


non pas de régler le marbrier exigeant, mais d'amortir sensiblement ma dette
criarde. J'allais me retirer lorsque deux visiteuses pénétrèrent ait salon. Je
cherchais à m'esquiver pour éviter d'entendre les paroles élogieuses que notre
hôtesse décernait à la « Maison des exaucements ». Le résultat fut que deux
enveloppes contenant la somme qui parachevait, et au delà, le total de mon dû
me furent remises. Je pourrais en consacrer une partie pour les besoins de la
maisonnée. Gloire à Dieu !

La salubrité publique s'inquiétait parfois et venait à la ferme, pensant que les


enfants étaient trop nombreux pour la place qui leur était réservée. Mme
Santschy note : Dieu m'a aidée; les chambres que je devais présenter étaient en
ordre, merci à Lui.

Mais il vint un moment où le gérant posa un ultimatum : ou bien il fallait


renvoyer tous ceux qu'il jugeait être de trop, ou bien partir.

Comme réponse, Dieu m'a simplement permis de dire: « Nous ne pouvons, mon
mari et moi, servir qu'un Maître. »

Ce n'est pas sans douleur que Mme Santschy quittera Combe-Villier : L'avenir
ne m'effraie pas, écrit-elle, non, mais c'est le souvenir de toutes les joies, des
exaucements, des angoisses et des luttes. Ici j'ai appris à connaître, dans la
solitude, la voix de Dieu qui a voulu cet isolement pour pouvoir faire entendre
ses desseins d'amour. - La source du vrai bonheur: donner sa vie, son coeur à
Celui qui n'est que grâce, miséricorde et amour pour nous. - Toute ma vie n'a été
ici que bénédiction.
CHAPITRE III

LA TOURNE

Dans le petit carnet particulier de Mme Santschy, on trouve un feuillet de


calendrier : mercredi 25 septembre 1929 ; et au-dessus de cette date : Délivrance
des cautions. Le verset de ce jour : J'ai entendu, dit l'Éternel, la prière que tu
m'as adressée, (Esaïe 37, v. 21.)

Il s'était agi cette fois d'acheter un domaine ; une grande ferme était à vendre à
La Tourne. Mais il fallait tout risquer.

Dans l'angoisse du 5 mars, Dieu me dit : « Ils apprendront tout le bien que je
vais leur faire, tout le bonheur et toute la prospérité que je vais leur accorder. »
(Jérémie 33, v. 9.)

Mme Santschy écrit le 15 juin : Nous avons acheté La Tourne, le 16 au matin.


Angoissée, je demande une parole au Seigneur. Voici ce qu'il me donne: «
Accorde à ton serviteur un coeur intelligent, - Que ce que vous demandez de
Dieu ne soit pas peu de chose... » C'est parce que nous faisons Dieu à notre
mesure, que nous le limitons, que nous demandons et que nous recevons peu. «
Mettez-moi à l'épreuve et vous verrez si je n'ouvre pas sur vous les écluses des
cieux et si je ne répands pas sur vous la bénédiction et l'abondance. »
(Malachie.) Et lorsque Salomon, en montant sur le trône, demanda quelque
chose que Dieu seul peut donner, la sagesse, il fut exaucé au-delà de toute
attente. Non seulement la sagesse lui fut donnée, mais encore avec elle
d'innombrables bénédictions qui firent de lui l'un des plus glorieux souverains
de l'histoire.

Plus loin : Verset pour le jour où nous allons signer la promesse de vente: Toute
voie dans laquelle le Seigneur nous appelle à marcher a sa promesse
particulière. Il suffit que nous sachions que c'est Lui qui nous dirige et nous
n'avons point lieu de nous effrayer.

Et encore : Seigneur, dis-moi quelle caution nous aurons.


Mon mari me dit: « Nous avons acheté La Tourne comme des gamins!... » Eh
bien, j'aime cela, parce que c'est la position qu'il nous faut, qui est normale pour
des enfants de Dieu. Quand même nous aurions mal fait, Dieu sera toujours
notre Père, qui mesure nos difficultés avec un tel amour, que nous sentons sur
notre coeur comme une douce main de velours.

Dimanche 8 septembre, journée d'angoisse; réponse négative, démarches


inutiles. Enfin, le 25 septembre, jour de délivrance après de cruelles angoisses.
Que Dieu bénisse ceux qui ont eu confiance en Lui.

Il pouvait sembler que Dieu n'avait rien vu ni entendu, qu'Il était resté sourd à
l'appel; erreur, Il savait tout et Il se préparait à donner à son peuple la plus
éclatante des délivrances.

Cette grande ferme, située en pleins champs, un peu en dehors de la route


cantonale, s'appela bientôt « La Confiance ». Et certes, on n'eût pu lui donner un
nom qui répondît mieux à l'esprit qui, pendant vingt ans, ne cessa d'y régner. Les
débuts ne furent pas faciles. On n'achète pas un pareil domaine, grevé de si
lourdes charges, sans qu'il faille faire face à de grandes difficultés. On vivait très
simplement chez les Santschy. C'était forcé. Il faut dire aussi que des amis
fidèles n'ont cessé de se tenir à leurs côtés, par leurs prières, par leurs démarches,
par leur présence. Une amie de Mme Santschy nous disait qu'elle avait
recommencé peut-être vingt fois à faire du thé. On apportait des provisions à la
ferme ; on construisait de nouvelles chambres, on faisait et recommençait à faire
des lits ! Car Mme Santschy recevait comme des envoyés de Dieu les orphelins,
les infirmes, les misérables qui venaient demander un asile. Certains détenus
disaient : « Quand je sortirai de prison, j'irai chez Mme Santschy. »

Jugée humainement, cette oeuvre était impensable. Mais voilà, cette chrétienne
travaillait pour son Seigneur; elle avait certainement de grandes qualités de
coeur, mais surtout une foi absolue en Jésus-Christ à qui elle avait fait don de sa
vie ; de là une obéissance qui allait jusqu'au bout, que rien n'arrêtait, ni obstacle,
ni difficultés. Dieu lui demandait-Il quelque chose, Il lui donnerait les forces, les
moyens de le faire. Elle faisait tout cela avec un absolu désintéressement, ne
s'inquiétant pas de savoir si elle recevrait un quelconque prix de pension.

On était parfois en marge de la loi. Les autorités, tant administratives que


judiciaires, fermaient un peu les yeux. La commission scolaire de Rochefort,
comme la paroisse des Ponts-de-Martel, et bien d'autres ont senti ce qu'il y avait
de miraculeux dans l'oeuvre de Cécile Santschy.

Un jour, citée en tribunal au sujet d'un de ses protégés recherchés par la police,
on lui demanda si elle recevait souvent des gens de ce genre.

- Oui, cela arrive.


- Mais vous nous les signalerez, ces gens-là...
- Oh non, je ne vous les signalerai jamais; vous pourrez plutôt me mettre en
prison.
- Vous mériteriez d'être tuée par l'un d'eux.
- Entre amis on ne se tue pas !... Du reste, s'ils me faisaient quelque chose, je ne
viendrais pas me plaindre chez vous.

S'il y a un Dieu

Un vieillard, pour être rentré après l'heure réglementaire dans son hospice, est
conduit par son directeur au cachot. Avant d'y pénétrer, il y pousse son directeur
et ferme la porte à clef. Pour ce grave délit, le bonhomme est renvoyé de
l'hospice. « S'il y a un Dieu, dit-il, je trouverai encore un foyer où me réfugier. »
Il est accueilli à La Tourne et y vit encore dix belles années.

Tante Kathy

C'est une femme paralysée qui, après avoir vécu quelque temps chez Mme
Santschy, est transférée dans un hospice. Là, quoique parfaitement bien soignée,
elle veut à tout prix revenir à La Tourne. Excédé par ses jérémiades, le directeur
téléphone à la maîtresse de La Tourne pour lui demander de reprendre tante
Kathy. Ce n'est pas une petite affaire de transporter cette femme paralysée et très
lourde, jusque là-haut. On y arrive tout de même. La malade a de grandes plaies.
À l'hospice on les soignait matin et soir. Mme Santschy en a peur : « Seigneur, tu
vois ces terribles plaies, je ne puis rien y faire ; je ferai plutôt souffrir la malade,
viens à mon secours. » Une amie vient lui aider, mais Mme Santschy ne touche
pas aux plaies ; celles-ci, au bout de quelques jours, sèchent complètement.

Jésus est vainqueur

Une personne vient passer trois jours de vacances à la ferme. À la fin du


troisième jour, elle perd complètement la raison. Elle hurle dans sa chambre.
Mme Santschy veut téléphoner au mari de venir, mais elle ne peut l'atteindre.
Elle pense alors, comme le pasteur Blumhardt : « Jésus est vainqueur. » Elle
entre chez la démente et ferme la porte derrière elle. Pendant quatre heures, la
malade essaie de terrasser son hôtesse, mais chaque fois que leurs mains se
touchent, la démente retourne sur son fit, vaincue. Pour finir, elle saute par la
fenêtre du premier étage, sans se faire de mal, et part à la maison ; elle y arrive
un peu exaltée, mais se met pourtant à faire son ménage.

Une autre femme avait été internée dans un asile d'aliénés ; elle en gardait un
mauvais souvenir. Elle passe trois mois dans la ferme Santschy, au bout desquels
elle perd la raison. Le pasteur de la malade conseille de la remettre à l'asile tant
redouté. Celle qui a pris sa tâche à coeur ne se sent pas la liberté de le faire.
Seule dans la maison à connaître l'état de la démente, elle se voit devant une
responsabilité écrasante.

Tout dort, mais la malade étendue ne trouve pas le sommeil depuis 8 jours. Mme
Santschy ouvre sa Bible et lit à haute voix pour s'encourager elle-même, car elle
est angoissée au point de ne plus savoir que dire à Dieu. Au bout d'un moment,
elle lève les yeux. La malade dort. Le lendemain matin, elle est guérie. Il n'y a
pas eu de rechute dès lors.

J'avais envie d'une brioche

La maîtresse de La Tourne revenait avec l'autobus et avait très faim.

« J'avais, disait-elle, une envie folle d'une brioche je la voyais, je la sentais, je la


mangeais d'avance. Mais hélas, tous les magasins étaient fermés. je dis à Dieu : «
Tu feras bien en sorte que mon estomac ne crie pas trop famine jusqu'à La
Tourne. » je monte dans l'autobus et que vois-je sur le premier banc ? Une
superbe brioche, comme celle que j'aurais tant aimé avoir. J'eus un moment très
fort la tentation de la prendre... on penserait que c'est un gamin et voilà tout...
Mais non, j'avais assez de fautes sur la conscience sans me charger encore de
celle-là, et j'allai tout au fond du car pour être loin de la tentation. Le conducteur
arriva ; je le connaissais, il me dit : « Une femme qui vendait des brioches vient
de déposer celle-là pour moi. je ne les aime pas ; ne voudriez-vous pas la prendre
? » Comme elle me parut bonne, cette brioche ! je n'osai pas dire au chauffeur
que j'avais failli la voler. »

L'enfant de la zone
« Qui adopterait un bébé de trois mois, né dans la zone de Paris ? » Cette
annonce tombe sous les yeux de Cécile Santschy. « Oh ! le prendre chez moi,
pense-t-elle, en avoir une fois un tout petit à moi ! Mais est-ce la volonté de Dieu
? » Elle ne répond pas à l'annonce. Elle attend que la volonté de Dieu se
manifeste. Plus tard, l'enfant n'ayant été réclamé par personne, on lui demande si
elle veut bien le prendre. Transportée de joie, elle accueille le pauvre petiot. Cet
enfant, depuis sa naissance, était loué par sa mère à des mendiantes. Celles-ci
allaient de café en café portant le nourrisson, et les gens apitoyés donnaient de
plus fortes oboles à cause de sa pauvre petite figure. Il devint à La Tourne un
solide garçon qui, peu à peu, se sentit tout à fait chez lui dans cette campagne
jurassienne.

Un jour de février

Quarante personnes doivent dîner aujourd'hui. Il est midi moins un quart. La


maîtresse de maison, à genoux, demande à Dieu cinquante francs pour payer le
boulanger. Mais il paraît impossible que celui-ci arrive. Il fait une épouvantable
bourrasque de neige. Derrière la porte, des dames malveillantes ricanent : « On
n'aura pas de pain dans cette maison de foi! » Mme Santschy murmure : « Merci,
mon Dieu, parce que pour toi, toutes choses sont possibles. »

Le courrier arrive avec un don de cinquante francs et le boulanger en entrant


s'écrie : « je ne sais pas comment j'ai pu venir... » Il avait loué une auto pour
monter, ce qu'il ne faisait jamais.

Le Seigneur me dit sur tous les tons, écrit-elle dans son carnet, que mes oeuvres
ne me justifieront pas plus que mes efforts et mes décisions personnelles. Dieu
n'en a pas besoin; sa puissance est assez grande, et s'Il a voulu m'associer à son
oeuvre, c'est une grande grâce de sa part.

Il faut absolument que je comprenne qu'Il est le Maître absolu de notre vie; que
nous sommes libres d'accepter ou de ne pas accepter sa grâce, c'est-à-dire
l'abandon complet de son « soi-même ».

Cette femme qui n'avait point d'enfants en a reçu et élevé plus de vingt ;
plusieurs étaient placés chez elle par les communes, enlevés à des parents
indignes.

Elle écrit : Les défauts de mes enfants, j'ai le droit de les apporter à Christ. Je
n'ai le droit de parler aux hommes que des qualités de mes enfants.

Un enfant qui obéirait toujours ne serait pas intéressant ; on ne saurait pas si on


le conduit ou non. Il fait bon les voir déchaînés, puis rester calme. - Oui, c'est un
malheur pour toi, ai-je dit à l'un d'eux, de devoir vivre avec une si triste « mamy
» qui a de ces vieux principes faits exprès pour te contrarier. Mais console-toi, ta
vie n'est pas entre mes mains.

Heureusement que mes enfants ont une maman pauvre qui ne peut pas leur
donner tout ce qui leur plaît. Mon Georges avait commencé l'école; il était très
indiscipliné. Un jour, il revient avec une très vilaine note de conduite. J'étais
bien triste. Je lui dis: « Oh! mon pauvre Georges, comme tu me fais mal en étant
toujours méchant; il me semble que je vais mourir; alors si je meurs, qui
t'aimera ? » - « Oh ben, si tu meurs, moi me plante un couteau dans le ventre,
après moi n'es mort, après moi je viens au ciel vers toi! »

Exaucements

Les enfants sont tous sur le chemin du retour ; un orage se prépare, les
premières gouttes tombent. À genoux dans mon grenier, je demande au Seigneur
d'arrêter la pluie afin que mes chers. petits ne soient pas mouillés.

La pluie cesse ; Jésus m'a entendue. Ils rentrent sans pluie. Peu après, le ciel
déverse toutes ses trombes, une grêle suivie d'une pluie torrentielle.
Que de bonté malgré mon indignité!

Une petite fille, musicienne-née, aime à chanter. On entend son gazouillis


partout où elle se trouve. Elle désire ardemment un piano. À sa demande, je
réponds:

« Je n'ai pas le moyen d'acheter un instrument de luxe; il faut le demander à


Dieu. »
« Comment faut-il lui écrire ? »
« Inutile, Dieu nous entend. Je prierai avec toi tous les soirs à ce sujet. »

Les enfants n'ont pas été longs à remarquer notre colloque journalier. Un a
supposé:
« Je pense qu'elles font « la scie » au bon Dieu pour obtenir un cadeau. »
Croyez-vous que cette enfant a eu la persévérance d'implorer durant deux ans ?
Au bout de ce temps, très long pour une petite, on m'offrit un piano d'occasion,
en bon état, pour un prix dérisoire. Je l'ai acheté sans hésiter, il sert maintenant
pour nos cultes.

En faisant mes courses, j'entre chez une personne pieuse pour prendre de ses
nouvelles.

« Je te bénirai », avais-je lu au culte du matin. On me menaçait à nouveau de


poursuites si je ne réglais tout de suite un compte en détresse.
« N'êtes-vous pas dans l'inquiétude au sujet d'une dette ? » demanda la bonne
vieille.
« J'ai toujours besoin d'argent », ai-je pensé sans que mes lèvres bougent.

Elle me tend une enveloppe en disant que Dieu lui a inspiré de m'offrir un
cadeau personnel. - Il y avait là ce dont j'avais besoin.

Un peu d'amertume

Les enfants m'ont crié à la face que je suis exclusive dans mon affection. Si
j'avais pour eux le vrai amour, je consentirais à être méconnue, oubliée,
sacrifiée; mais, hélas, j'ai pleuré amèrement.

Je suis si triste de savoir qu'il y en a trois qui partent. Je murmure en disant à


mon Maître: « Que penses-tu de me déshabiller ainsi ? Je n'aurai plus le
courage de recommencer à aimer quelqu'un d'autre. »

Quelle tristesse dans mon coeur lorsque j'ai fait une observation à Germaine et
qu'elle me répond: « Tu n'es déjà pas ma maman, »

Je puis me comparer au domestique de campagne qui serait assez bête pour


s'imaginer que ce sont les vaches qu'il soigne qui lui donneront son salaire.

Une tâche imprévue

Les samedis, je m'occupe de la toilette des hommes avant de passer à celle des
enfants. Je surveille en particulier leur linge, les oblige à préparer des vêtements
propres pour le jour du Seigneur.
Je rasais, dans la grange, un fort gaillard d'une cinquantaine d'années; je
désirais ardemment qu'il vînt au culte. Tandis que je le barbouillais de savon, il
me lança:

« Votre bon Dieu vous fait perdre beaucoup de temps en oraisons. Vous devriez
venir étriller les vaches, laver les queues ainsi qu'on doit le faire chaque
semaine. Après ça, vous n'auriez plus le temps de vous rendre au culte. Le bon
Dieu, je le possède, moi, quand j'ai ma bourse bien garnie... »

Je répondis sans doute d'une voix peu tendre:

« J'aime mon mari, je ne tolérerai pas que vous m'en disiez du mal, mais j'aime
encore davantage mon Dieu. Vous rendez-vous compte de la gravité de vos
paroles insensées ? »

Il faisait une mine si dédaigneuse que l'envie me prenait de ponctuer mon


discours; en vérité, la main me démangeait. Dieu me retint pour son honneur. Je
rentrai en moi-même et, apaisée, je conclus:

« C'est moi qui ferai demain votre travail à l'écurie, vous aurez ainsi le temps de
vous préparer pour venir au culte. »

Saurais-je nettoyer ce bétail que je n'osais approcher ? J'ai prié Dieu avec
abandon, lui demandant de m'éveiller à temps s'Il voulait que je me charge de
cette besogne.

Un quart d'heure avant cinq heures, je fus tirée d'un profond sommeil. Je me suis
habillée lestement tout en priant. L'écurie était encore plongée dans l'obscurité.
La porte ouverte, la chaude haleine des bêtes m'environna; je m'avançais avec
lenteur. Un peu d'angoisse me retenait.

Les hommes arrivaient, les mains aux poches, flânant autour de la maison. Ils
vinrent s'assembler pour me voir agir en ricanant. L'un d'eux, meilleur que les
autres, me donna un conseil:

« Prenez garde à la troisième vache, c'est une bête vicieuse et sournoise; elle
n'est pas patiente non plus. »

Passant à celle-là, j'ai encore prié plus ardemment. Elle fut réduite au rang
d'agneau, car elle ne broncha pas. Pourtant, on n'ignore pas que les bêtes
connaissent qui les soigne; elles ne s'aperçurent pas du changement de
personne.
CHAPITRE IV

ON A BESOIN D'UN INSTITUTEUR

Cécile Santschy était dans l'angoisse pour les enfants qu'elle avait recueillis et
qui étaient astreints à se rendre en classe à Rochefort, le hameau de La Tourne
n'ayant plus d'école. Elle ne pouvait accepter que ces petits, quelque peu chétifs,
fissent chaque jour une heure de marche pour se rendre à l'école. Que faire ?
L'autorité avait déjà bien patienté. Il fallait prendre une décision : ou bien se
séparer des enfants, ou bien les accompagner chaque jour à Rochefort. Elle en
était là, dans sa détresse, à se demander si Dieu l'avait abandonnée, lorsqu'on lui
annonce quelqu'un.

« Je suis le pasteur J., me dit en entrant un visiteur. J'ai entendu parler de votre
oeuvre de foi, je viens la voir. » - « Soyez le bienvenu, mais voyez ma malchance;
voilà des semaines que je prie pour avoir un instituteur et Dieu m'envoie... un
pasteur ! » - « Rassurez-vous, madame, dit le visiteur. Dieu répond peut-être à
vos prières; j'ai aussi mon diplôme d'instituteur, j'ai enseigné avant de prêcher !
»

Laissons ici parler ce nouveau venu :

« C'est au cours de l'été 1936 que j'appris à connaître Mme Santschy. Diverses
personnes m'avaient parlé d'elle. je désirais voir de près cette femme
extraordinaire. je montai à La Tourne un dimanche après-midi et fus reçu avec
cordialité. Il y avait là en vacances une institutrice qui me raconta comment,
atteinte d'une dépression nerveuse qui l'avait obligée à cesser toute activité
professionnelle, son état allant en empirant malgré les soins prodigués par les
médecins, Mme Santschy, qui avait entendu parler d'elle par sa cousine, vint à
Bienne la chercher, l'emmena à La Tourne avec son mari et sa fillette et les garda
pendant toute une année. En réponse aux prières de la foi, Mme L... fut
entièrement guérie de sa neurasthénie. Elle put reprendre normalement son
activité, qu'elle exerce encore actuellement. »

Ce ne fut pas facile pour le nouvel éducateur d'accepter cette tâche inattendue,
mais il vit là une direction de Dieu et il ne se repentit jamais d'avoir obéi de cette
manière au Maître qu'il servait. Et c'est ainsi que Mme Santschy put compter,
jusqu'à la fin de sa vie, sur l'aide de ce précieux collaborateur. Dès lors, tout fut
fait dans les règles, les enfants ne manquaient pas de passer chaque année leurs
examens à Rochefort sous la conduite du nouveau maître qui les préparait tout
aussi bien que s'ils avaient suivi l'enseignement officiel.

Avec un entier désintéressement, M. J... accepta de participer à la vie de foi de la


maison, ne demandant aucun salaire ; mais il avait été décidé que chacun
garderait sa personnalité.

Voici ce qu'il raconte :

« Il était inévitable qu'avec un caractère aussi entier que celui de Mme Santschy
des frottements et des conflits ne tarderaient pas à se produire. En voici un
exemple : La maîtresse de La Tourne devait rendre visite à une personne malade
aux Ponts-de-Martel. Elle comptait le faire après avoir assisté à une conférence
qui se donnait le soir.
C'était en hiver. Le temps fut trop limité ; elle décida de renvoyer sa visite au
lendemain soir. Mais, le lendemain matin, je constatai que le verglas rendait les
chemins impraticables. Immédiatement, j'avertis Mme Santschy qu'il lui était
impossible d'aller aux Ponts ce soir-là, et lui conseillai de remettre sa visite à un
moment plus favorable. Elle me répondit :

- J'irai ce soir.
- Mais, madame, soyez raisonnable. Votre visite n'est pas si pressante, votre amie
n'est pas à la mort. Peut-être que demain les conditions seront plus favorables.
- J'irai ce soir.
- Vous rendez-vous compte que vous exposez votre vie ? je parle en
connaissance de cause ; j'ai failli une fois me tuer sur le verglas.

- Le verglas ne m'arrêtera pas, j'irai.


- Dans ce cas, si votre résolution est irrévocable, laissez-moi vous accompagner,
je considérerais comme une lâcheté de ma part de laisser une femme s'aventurer
ainsi seule dans la nuit.
- Je ne veux pas de votre société. je prendrai Anna avec moi.

Anna était une petite idiote, orpheline de mère ; son père qui s'était remarié avait
placé sa fille à La Tourne, s'engageant à payer pour elle une mensualité de 25
francs. Il paya une seule fois et ne donna plus jamais signe de vie. Mme
Santschy garda Anna pendant de nombreuses années.

- Madame, ma conscience ne me permet pas de vous abandonner dans ce terrible


danger. Que vous le vouliez ou non, j'irai avec vous.
- Je vous ai dit que je ne voulais pas de vous. je trouverai bien moyen de vous
échapper. Vous savez, je suis Bernoise !
- Et moi, je suis Bernois aussi !
- Monsieur, vous êtes insupportable... Souvenez-vous que, quand vous êtes entré
chez moi, vous vous êtes engagé à respecter ma personnalité !
- Je ne me suis jamais engagé à respecter les caprices d'une insensée, car c'est
pure folie ce que vous voulez tenter ce soir.

Des deux têtes bernoises qui s'étaient entrechoquées, ce fut la mienne qui dut
céder. Cette femme partit avec Anna, dans une nuit d'encre pour une randonnée
de sept kilomètres et demi et autant pour le retour, sur une route où à chaque pas
on risquait de se casser le cou. Inquiet, je n'arrivais pas à m'endormir. Il était près
de minuit quand j'entendis s'ouvrir et se refermer la porte de la maison. je
compris que mes deux noctambules étaient rentrées et je pus enfin me livrer au
repos.

L'indisciplinée ne souffla mot de son exploit. je ne la questionnai pas non plus,


mais j'appris plus tard que leur escapade, tant au retour qu'à l'aller, s'était
accomplie au prix d'innombrables chutes, ce qui suscitait chez la petite idiote un
fou-rire inextinguible.

Autre incident. Quelques jours avant Noël, le gendarme d'une de nos communes
neuchâteloises amena un homme à La Tourne, demandant qu'on voulût bien
l'accueillir. « Vous pouvez être tout à fait rassurée sur son compte, dit-il, il est
propre, la commune l'a fait nettoyer. » Se fiant à ce qu'on lui disait, Cécile
Santschy installa son nouveau pensionnaire dans une grande chambre qu'il devait
partager avec six ou sept autres hommes. Le matin de Noël, je me préparais à
prendre mon petit-déjeuner dans la grande chambre du premier étage (Mme
Santschy avait désiré dès le début que je prisse mes repas seul et non pas au
réfectoire du rez-de-chaussée, craignant que je fusse effarouché par le peu de
raffinement de certains de ses protégés), quand elle entra l'air sombre et
préoccupé

- Comment, un matin de Noël, avoir une mine comme une porte de prison ?
- Oh, c'est qu'il m'arrive quelque chose de très désagréable. Cet homme a de la
vermine. Ses compagnons de chambre s'en sont aperçus ce matin, quand il a
découvert son lit. Ils sont en bas avec lui, en train de lui faire une scène affreuse.
- Madame, il n'y a qu'une chose à faire. Ordonnez qu'on attelle immédiatement et
qu'on conduise cet homme à l'hôpital de Neuchâtel. Ils ont là toutes les
installations nécessaires pour des cas de ce genre.
- Il faut que j'aille d'abord consulter le Seigneur.

Elle se retira dans sa chambre pour prier et revint un peu plus tard.

- Dieu me demande une chose difficile : c'est de procéder moi-même à


l'épouillement de cet homme. je le prendrai ce soir dans la cuisine du haut.
- je vous en prie, madame, ce serait si simple de l'envoyer à l'hôpital.
- Apprenez, monsieur, que je ne discute jamais les ordres de Dieu.

Je sentais que la partie était perdue. J'essayai encore de discuter. Mais c'était
inutile.

Cette affaire me rendit horriblement malheureux. Un instant plus tard, je


célébrais le culte de Noël devant la maisonnée réunie. Mais je pense que jamais
prédicateur n'eut à commenter l'ineffable mystère de la nativité avec une
conscience aussi chargée. Pendant tout le culte, une voix accusatrice ne cessait
de me tourmenter : « Tu n'es qu'un lâche, ce n'est pas à elle à faire cette »
besogne, c'est à toi. »
Aussi, le service terminé, j'allai vers notre hôtesse :

- Madame, c'est moi qui ferai ce travail. Veuillez seulement me dire comment je
dois m'y prendre.
- Rien du tout. Ne me prenez pas ma récompense.
- Oh ! s'il ne s'agit que de récompense, je n'ai nullement l'intention de vous la
ravir. je ne réclame que les poux.
- Pensez-vous que j'accepterai la récompense sans les poux ?
- Voyons, madame, acceptez que je fasse ce travail par procuration. C'est comme
si vous le faisiez vous-même.
- Je vous dis que je veux...
- Je vous dis que...

Elle trépignait. je trépignais. Le ton de la querelle montait de plus en plus. Nous


étions là à nous chamailler depuis dix bonnes minutes quand, tout à coup, la
porte s'ouvre, un des gamins paraît :
- Mamy, l'homme s'est sauvé.

Houspillé par les autres, le clochard avait pris la clef des champs. Le combat
cessait faute de combattants. je suis persuadé que Mme Santschy aura reçu de
Dieu sa récompense ; quant à moi, je ne tenais pas plus que ça aux poux! J'étais,
au fond, très content d'en être quitte à si bon compte.

Comment se fait-il que nous ayons pu continuer à travailler ensemble ? C'est que
nous n'étions pas à La Tourne pour nous servir nous-mêmes ou pour chercher
notre propre gloire. L'un et l'autre nous voulions faire la volonté de Dieu.

La règle d'or pour la réussite du travail en commun nous est donnée par saint
Paul dans son épître aux Ephésiens :

Je vous exhorte donc, moi le prisonnier dans le » Seigneur, à marcher d'une


manière digne de la vocation qui vous a été adressée, en toute humilité et
douceur, vous efforçant de conserver l'unité de l'esprit par le lien de la paix. »
(Eph. 4, 1-3.)

Dieu n'a pas affaire ici-bas à des anges, mais à des créatures pleines de défauts et
d'imperfections. Il se sert même de nos défauts et de nos chutes pour faire notre
éducation.

Cécile Santschy savait se mettre en colère ; elle avait la répartie prompte et


parfois mordante. Nature forte, faite pour le commandement, elle exerçait le
gouvernement de sa maison avec une autorité parfois un tantinet despotique.
Mais elle souffrait visiblement de son tempérament violent. Aussi considérait-
elle l'asthme dont elle était affligée depuis longtemps comme une discipline
imposée par Dieu. « C'est mon écharde dans la chair, avait-elle l'habitude de
dire. Dieu sait bien pourquoi Il me l'envoie. J'ai besoin de cette rude école pour
être mâtée. »

Dans son carnet, nous trouvons ceci :

Quel immense abîme il y a entre ce que je suis et ce que je voudrais être. Je


comprends que les autres aient des défauts, mais je suis humiliée des miens, car
j'ai l'impression que c'est moi qui reçois le plus de mon Père céleste et que je
devrais montrer ma reconnaissance par ma conduite, c'est-à-dire par une vie
d'amour... et mon emportement me met à un niveau plus bas que celui qui
manque, puisqu'il n'a pas reçu ce que j'ai reçu.

Un matin : Je demande à Dieu de toute la force de mon coeur qu'il m'aide à ne


pas me fâcher; il est 9 heures, j'ai risqué de le faire au moins vingt fois, mais
Dieu merci, j'ai vaincu. Quelle lutte, seulement pour un défaut ! Faire une
observation dans un moment d'aigreur, de colère, est une observation jetée au
vent. Prions avant de parler et Dieu nous inspirera de nous taire, ce qui vaut
encore mieux puisqu'il agira lui-même.

Cette femme de foi n'avait d'autre médecin que Dieu. Et elle fit, tant pour elle-
même que pour d'autres, des expériences remarquables de guérison par
l'intervention directe de Dieu. « J'ai un tellement bon médecin », disait-elle un
jour, lorsque nous nous informions de sa santé, après qu'elle eut été bien malade.
Mais elle n'est jamais tombée dans l'erreur de ceux qui s'imaginent qu'un
chrétien ne doit jamais être malade, parce que Jésus s'est chargé de nos maladies
comme de nos péchés. « L'âme d'abord, disait-elle. Il ne faut pas réclamer la
délivrance des maux physiques simplement pour être débarrassé de l'ennui de
souffrir ; c'est la gloire de Dieu qu'il faut chercher et non notre commodité. »

Mobs était malade

Il a fallu prendre le médecin, exigence de l'école pour savoir s'il ne s'agissait pas
des oreillons. Le docteur dit : « Ce sont des glandes tuberculeuses, il faut le
mettre à l'hôpital. »

« J'aimerais tant le garder et le soigner moi-même une semaine. »

Elle devait donner à l'enfant de l'iode dans un liquide, mais le petit ne voulait pas
le prendre et elle voulait laisser Dieu agir. Elle n'en donna qu'une cuillerée. Elle a
beaucoup prié et quand le médecin est revenu huit jours après, il a dit : « C'est
vraiment miraculeux, cette guérison. »

Je n'ai pas osé lui dire que je ne lui avais pas donné de médecine. J'ai été lâche,
car, disait-elle, il m'aurait peut-être dit comme une autre fois : « Faites votre
remède. »

C'est un collègue de ce médecin qui disait d'elle: « Elle est « toquée », mais du
bon côté. »
Le grand-père J. a une pneumonie

On s'attend à sa fin. Je dis à Dieu : « Tu viens de me reprendre Evodie, et


maintenant tu me reprendrais ce grand-papa ? Laisse-moi donc souffler!... » Le
docteur de R. fut extrêmement étonné de la guérison survenue dans l'intervalle.
Il s'écria: « Quand j'aurai des pneumonies, je vous les enverrai. »

Guérisons spirituelles

Ma « pouponnière de rouspéteurs » s'agrandit. Un vieux demande


l'hospitalisation avec timidité. J'apprends que, se trouvant à l'asile des vieillards,
il a presque assommé un autre vieux. Il est violent, ne mérite pas un morceau de
pain. Je lui transmets ce que je viens d'apprendre, il pleure et m'assure :

« Madame, je vous ferai plaisir. »

Cette bonne résolution dura peu. Un jour, poussé par le démon, il critiqua
âprement notre modeste train-train; il désirait un festin avec des libations
renouvelées ; il voulait « vivre »... Sans être aperçu, il saisit un sac, y jeta
quatorze lapins vivants qu'il alla vendre. Il rentra ivre, criant :

« J'assomme la patronne si elle ouvre la bouche. Elle nous embête avec son
Jésus; qu'elle parle et je lui fais le coup... »

Il repartit, fut absent deux jours et je le retrouvai inopinément au dortoir. Il se


leva à mon approche, disant, piteux :

« J'ai été partout; personne ne me veut, il n'y a que vous pour me supporter. Est-
ce que je puis rester dans la maison ? »
« Ce n'est pas notre maison. Si nous étions riches, vous ne seriez pas ici. Nous
serions, comme d'autres, attentifs à ne pas perdre d'argent et à ne pas nous
laisser voler... Vous pouvez donc rester dans la maison de mon Maître; Dieu ne
met personne dehors. »

Il me remercia avec chaleur et je me hasardai à lui demander :

« Puisque je vous autorise à rester, vous pourriez Lui donner une petite
récompense, par exemple, vous arrêter un peu dans la journée pour venir au
culte. »
« Pourquoi pas ? »

En général, il écoute le culte depuis le jardin. La tranquillité de l'air lui apporte


les paroles d'amour. Et nous sommes devenus bons amis.

Un grand-père, buveur impénitent, tomba gravement malade. On le crut même


dans ses derniers moments et le coeur flanchait. Je le soignai de mon mieux et
cependant m'irritais d'entendre une phrase en ritournelle :

« J'aimerais avoir de la fine champagne, cela me remettrait. »

J'objectais qu'il en avait trop bu, à quoi il rétorqua d'un ton inusité, plein de
douceur:

« Ma pauv' dame, je suis au bout de mon rouleau, censément. C'est mon dernier
désir. Si j'avais de l'argent, je me serais procuré cet ultime plaisir, mais voilà, je
ne suis qu'un gueux et mourrai tel. »

Sa demande se renouvelant, j'en fis un sujet de prière. Je possédais peu d'argent,


comment faire ? Je dis à Dieu: « Montre la voie que je dois suivre. S'il y a vingt
francs dans le porte-monnaie du ménage, je lui en achèterai. Si je n'ai pas cette
somme, c'est que tu réprouves cette façon de le contenter. Donne-moi ta lumière.
»

Comme il continuait à jouer au grand malade, criant: « Je vais mourir, ranimez-


moi », cela m'émotionnait, quoique j'en aie. D'une main hésitante, je saisis mon
porte-monnaie qui contenait exactement la somme demandée. En réalité, je me
voyais déçue; j'aurais préféré que Dieu me refusât de dépenser ce précieux
argent pour satisfaire un homme empli de vices. J'obéis néanmoins.

Le bonhomme but avec avidité deux verres de suite, puis refusa de nouvelles
libations. Je l'invitais à boire afin de soutenir ses forces défaillantes quand il
observa avec une gravité inaccoutumée:

« Je crois qu'il est plutôt temps de penser à autre chose. »

Je frémis d'espoir, Dieu agissait manifestement. Ce vieux ne supportait pas ce


que j'appelais, par devers moi, une piqûre spirituelle, soit, en réalité, une prière
auprès de son lit de mourant. À portée de sa main se trouvait le vieux bâton
noueux qu'il avait emporté lors de folles randonnées. Dès que je prononçais le
doux nom de Jésus, Satan s'emparait de son esprit. Il saisissait son gourdin, le
dressait dans ma direction; je l'esquivais parfois de justesse, mais j'en ressentis
de nombreuses fois la dure résistance. Je lui faisais observer, sans même penser
à me frictionner l'échine meurtrie :

« Grand-papa, grand-papa, ce n'est pas vous qui me donnez des coups. Le


diable vous dicte cette conduite répréhensible. Dieu a placé tant d'amour pour
vous dans mon coeur que je vous gagnerai à sa joie. »

Il est mort dans la paix de son Sauveur, heureux d'être délivré des oeuvres du
Malin. Il me demanda pardon, ainsi qu'à ses compagnons rassemblés autour de
sa couche. Son départ pour le ciel fut une leçon spirituelle pour le voisinage.

Reconnaissance

Une femme de quatre-vingt ans est venue, demandant si je la prendrais comme


servante. Je l'ai engagée comme telle malgré sa faiblesse et une totale surdité. Je
l'ai gardée cinq ans, la laissant accomplir de légers travaux qui occupaient sa
pensée. Elle est morte en nous laissant un legs d'amour: une, pièce de cinquante
centimes, neuve et reluisante, enveloppée soigneusement dans un brin de papier
de soie.

Extrait d'une lettre à une amie

Huit jours avant Noël, un de nos petits se cassa la jambe en luge. J'avais
quelqu'un à ce moment et mon mari le porta très délicatement chez une de nos «
tantes » en lui disant: « Priez pour lui ». Elle dit tout simplement : « Guéris ce
petit, mon Dieu ». Quand je vis qu'il avait la jambe cassée, je demandai à Dieu
si je devais faire monter le docteur. Il répondit: « Non». Alors je lui demandai
simplement la force de supporter les opinions des gens. Jugez de l'une d'elles: «
Elle est une brigande de scientiste ». Je ne savais pas que j'étais scientiste.
L'instituteur seul était de mon bord. Je dis à Dieu: « Je vais voir comment tu vas
te débrouiller ». J'étais un peu inquiète de l'effort que l'enfant devrait faire
lorsqu'il se mettrait à marcher, mais trois semaines après l'accident, je trouve
mon gamin tout habillé, en train de marcher seul avec deux cannes que ses
camarades lui avaient apportées. J'en étais à me demander si je rêvais.
Pourtant, ce n'est pas plus extraordinaire pour Dieu de raccommoder une jambe
cassée que de créer le monde. C'est triste de Lui faire si peu confiance.

« Il ne faudrait pas croire, explique M. J., que la maîtresse de La Tourne fût une
« virago ». Elle était au contraire très féminine ; la fine écriture que nous
trouvons dans ses notes en est une preuve ; mais la délicatesse de ses sentiments
s'alliait à une volonté peu commune et à un indomptable courage. C'était un être
d'exception. Un de nos officiers supérieurs eut l'occasion de le constater. Quand
éclata la guerre de 1939, La Tourne, ayant une importance stratégique, fut
occupée par la troupe. L'autorité militaire fit évacuer de force à Perreux la
presque totalité des protégés de la maison et occupa jusqu'aux deux tiers de notre
ferme. Le colonel monta un jour à La Tourne pour passer les soldats en revue. Il
n'eut pas à converser longtemps avec la maîtresse de maison pour se rendre
compte de la qualité de la femme qu'il avait devant lui.

- Madame, dit-il, en s'inclinant respectueusement, s'il y avait beaucoup de


femmes comme vous dans le monde, les choses iraient autrement.

Elle avait le goût du risque. Plus une chose paraissait humainement impossible,
plus elle était tentée de l'entreprendre. Effrayé parfois de ses audaces, je
cherchais vainement à la retenir ; je lui criais casse-cou ! Allez retenir une
femme pareille ! Les premières années de mon séjour à La Tourne, j'ai beaucoup
discuté et disputé avec elle ; plus tard, je finis par abandonner la partie. Quelques
semaines avant sa mort, en présence de deux dames de Neuchâtel, venues pour
la visiter, nous parlions de sa fameuse escapade sur le verglas.

- Jusque devant le trône du jugement dernier, dis-je à la malade, je soutiendrai


que vous ne faisiez pas là la volonté de Dieu, mais bel et bien votre volonté
propre ne confondons point entêtement avec obéissance.
Je crois qu'elle avait fini par en convenir, sans l'avouer explicitement.

Ma tâche à La Tourne n'était pas facile. J'étais loin de posséder la force d'âme de
cette chrétienne vivante. Il m'arrivait de perdre courage. Un jour même, je me
laissai aller à me plaindre, à murmurer. Elle me lança un regard qui me guérit
radicalement de l'envie de murmurer... du moins en sa présence. Un jour, je
trouvai sur ma table, parmi mes papiers, un petit livre qu'elle y avait glissé.
C'était un de ces « pains quotidiens » avec texte biblique et une courte
méditation pour tous les jours de l'année. je découvris qu'elle avait souligné
certains passages, qu'elle avait même écrit des pensées personnelles.
A la date du 29 janvier : Pour sûr que si tu travailles pour Dieu, tu seras haïe et
persécutée; mais prends courage : Jésus le vainqueur marche devant toi et c'est
en ce nom qu'on peut affronter l'ennemi le plus redoutable.

A la date du 10 février, sous la méditation sur le texte « Toutes ces choses sont
contre moi » (Gen. 42, 36), elle avait écrit : Sachez que votre bonheur ne dépend
que d'une vie honnête, droite et pure. Vous êtes libres de marcher à votre
malheur.

À la Tourne, on continua à recevoir beaucoup d'enfants malheureux ; outre les 22


garçons que Cécile Santschy a élevés complètement, elle en reçut beaucoup
d'autres pour un temps plus ou moins long.

Un jour, un des enfants ayant posé ses souliers devant le four à pain, Jetty en
lança un dans le feu en même temps que le bois. L'enfant vint alors en disant:

« Mamy, je n'ai plus de souliers. » On lui en donna une autre paire, mais aussitôt
après un autre enfant s'écria : « C'est à moi que tu avais donné ces souliers ! »
Dispute entre les deux enfants. Aucun ne veut céder. Il est alors décidé que celui
qui céderait aurait des souliers neufs. Le petit Lulu céda. Le lendemain, Mme
Santschy reçoit une lettre : « L'année dernière, nous sommes venus à trois nous
mettre à l'abri dans votre maison ; elle m'a intéressée. Pourrais-je répondre à un
de vos désirs ? » Elle écrivit immédiatement : une paire de souliers pour un
enfant de 11 ans. Quinze jours après arrivaient de superbes souliers de sport avec
lacets blancs. On les mit dans la belle chambre, afin que tout le monde les
admire. Le petit qui avait cédé était rayonnant ; jamais Mme Santschy n'avait
acheté de si belles chaussures. »

Les petits X. avaient besoin de sandales

Je leur dis: « Vous allez venir près de moi et chacun dira au Seigneur Jésus qu'il
a besoin de sandales pour dimanche prochain. » Ils prièrent. Chacun demanda
des sandales pour dimanche. Moi-même je dis à Dieu que j'attendais un don
pour cela ; je ne prendrais pas l'argent des pensions. Deux jours après, je reçus
20 francs par la poste et fis venir de La Chaux-de-Fonds trois paires de
sandales. L'un des petits les embrassait, disant: « Comme elles sont belles, les
sandales que Jésus m'a données. »

« Un après-midi d'automne, reprend M. J., j'étais avec elle dans la grande


chambre du premier étage, quand une personne se présenta avec un bébé d'un
mois environ. C'était une fille-mère qui venait la prier d'accepter sa fillette pour
quelque temps. La mère des pauvres ne refusait jamais les enfants que Dieu lui
envoyait ; elle ne fixait jamais de prix de pension. Le dimanche entre Noël et
Nouvel-An, cette femme revint avec un homme. Elle expliqua que sa mère était
restée dans l'auto sur la route à 300 mètres de « La Confiance » et qu'elle
aimerait lui montrer sa petite fille en passant. On lui remit le bébé, mais elle
disparut avec lui et son compagnon. Mme Santschy se borna à lui écrire :
Souvenez-vous, madame, qu'il n'est pas possible de trouver le bonheur dans le
mensonge.

Un dimanche soir, aux environs de Noël, un groupe de jeunes hommes et de


jeunes femmes arriva chez nous. On servit à souper. Ces jeunes gens étaient très
joyeux ; ils chantaient gaîment. Une des jeunes femmes avait sa fille avec elle,
une mignonne enfant de trois ans. Elle demanda si elle pouvait la laisser. Ce fut
accepté, comme toujours. La joyeuse bande partit sans même s'informer si elle
devait quelque chose pour le repas qu'on lui avait servi. Quatre mois plus tard, la
jeune mère réclama sa fillette. Mme Santschy la lui conduisit. J'ignore si on lui
remboursa le prix de son billet de chemin de fer, mais on lui promit de payer
plus tard la pension de l'enfant. Ce plus tard ne vint jamais. À quelques mois de
là, dans un train bondé de voyageurs, cette jeune femme se mit tout à coup à
parler de cette « sale maison de La Tourne » et de « cette Mme Santschy qui
n'est qu'une exploiteuse ». Mais Dieu veillait. Parmi les voyageurs se trouvait
une amie de la maison. Indignée, elle cria plus fort que l'autre: « Madame, vous
n'êtes qu'une effrontée menteuse. je connais la femme dont vous parlez et sa
maison, il n'y a pas un mot de vrai dans ce que vous dites. »

Un jour, Cécile Santschy se rendit à Bienne, pour y recevoir un petit garçon


qu'on voulait lui confier. On lui en remit deux. Dans le train qui la ramenait à
Neuchâtel, elle était un peu inquiète : « Que va dire mon mari ? Nous avons déjà
la maison pleine. » Selon son habitude, elle eut recours à la prière. Arrivée à La
Tourne le coeur battant, dans l'incertitude de l'accueil qui lui serait réservé, elle
aborda timidement son mari, cherchant à cacher les deux petits garçons derrière
elle.

- Il y en a deux !
- Oh ! S'il y a du pain pour un, il y en aura pour deux, dit le mari.

Un jour, elle fut appelée au chevet d'un malade à La Chaux-de-Fonds. Au


moment où elle s'éloignait de la maison, son mari lui cria : « Surtout n'aie pas le
malheur de « ramener » un gamin ! » Elle « ramena » un gamin. Du plus loin
qu'il le vit, le cher homme s'écria

« Oh ! le bel enfant ! »

Un couple de bergers fribourgeois avait été engagé par le propriétaire d'un chalet
voisin pour la garde du bétail qui passe l'été à la montagne. Ces gens, très
pauvres, avaient trois fillettes en âge scolaire. Ils demandèrent à M. J. de les
accepter dans sa classe, ce qu'il fit avec plaisir. Avec ses élèves, il participa,
comme chaque année, à la course annuelle de Rochefort. Les petites
Fribourgeoises ne purent y aller parce qu'elles n'avaient ni habits ni chaussures
convenables. Celle qui devinait tout se rendit compte de leur déception. La
charité rend ingénieux. Le coeur compatissant de cette chère chrétienne trouva
moyen d'arranger les choses. En fouillant dans son « P. K. Z. », comme elle
appelait son grenier, elle dénicha quelques morceaux d'étoffe légère. Avec l'aide
bénévole d'une dame en séjour à « La Confiance», elle confectionna de jolies
petites robes, acheta des sandalettes et, un beau matin, partit avec les trois
fillettes et le plus petit des garçons pour une course à l'île de Saint-Pierre.
CHAPITRE V

«LA CONFIANCE» PORTE BIEN SON NOM

Mme Santschy devait 50 francs au docteur de R. et n'arrivait pas à les payer. Un


de ses hommes tombe malade et elle entend murmurer : « Ils ne font pas même
venir le médecin, ils nous laissent « crever » ! Pour finir, un de ces hommes va à
l'hôtel voisin et téléphone au médecin. La maîtresse de maison est indignée qu'on
agisse à son insu. Elle lui lave la tête : « C'est moi qui paie, ce n'est pas à vous à
faire venir le médecin. » Elle était contrariée, parce qu'elle n'avait pas pu payer
sa facture. Alors elle cria à Dieu : « Tu ne veux pourtant pas m'humilier ainsi ;
ou bien, si tu le veux, donne-moi la force d'accepter l'humiliation. » Ce jour-là,
un client qui lui avait commandé du bois vint enfin en prendre livraison par
250.- francs. Il avait fallu ce retard. À l'arrivée du médecin, elle avait l'argent en
main. Elle le reçut, la figure radieuse. Au moment de payer, il se trouva 5
centimes de trop. Mme Santschy dit au médecin : « Laissez-moi le plaisir de
vous donner pour une fois un pourboire ! »

Elle avait de nouveau prié

Un dimanche, on va se promener avec les enfants et le maître de la maison ;


mais les gosses ont envie d'en faire à leur tête ; ils prennent un autre chemin pour
rentrer. M. Santschy est très fâché et se promet de châtier les polissons à leur
retour. Les enfants rentrent. Cécile Santschy entend son mari qui monte l'escalier
pour les rejoindre. Elle prie, demandant que cet homme ne soit pas trop dur,
sinon les petits risquent de perdre la foi. Elle écoute et n'entend rien. Peu après,
son mari revient, lui disant : « je pense que tu as de nouveau prié, je n'ai rien pu
leur faire ! »

L'armoire aux pantalons

Je devais faire la revue de ce qui restait ; la réserve diminuait ; il n'y aurait


bientôt plus rien. Je dis à Dieu qu'il me faudrait des pantalons de coton pour
mes enfants ; je n'avais pas le temps de les confectionner. Le même jour arrive
un voyageur qui était un chrétien. Je priai et j'en commandai une certaine
quantité. « Bien, madame, je vous les enverrai, mais sans facture. Permettez-moi
de vous les offrir. » Cela aurait coûté 40 francs.

Dieu avait entendu

La personne qui s'était portée caution pour la maison de La Tourne venait de


mourir. Mme Santschy aurait tant aimé, par reconnaissance, envoyer une
couronne; mais elle désirait la payer de son propre argent, non de celui qui était
destiné au ménage. Elle le dit à Dieu.

Avant l'enterrement, elle reçut de son frère une lettre contenant 20 francs avec
l'explication suivante : « Lorsque tu étais jeune fille, tu as travaillé comme
couturière chez une personne qui habite maintenant au Tessin. Cette personne ne
t'avait pas payé ton travail. Elle veut s'acquitter maintenant de sa dette et
m'envoie l'argent à moi, ne sachant pas si tu es mariée ni où tu habites. » Elle put
ainsi envoyer une couronne payée de son propre argent.

« Noël était, à La Tourne, le grand événement de l'année, écrit M. J. Il fallait


bien que ces Noëls eussent un pouvoir d'attraction extraordinaire, puisque des
gens du Locle et de La Chaux-de-Fonds louaient des autocars pour y accourir.
On était obligé de vider de tous ses meubles la grande chambre du haut pour
loger tout ce monde. On ne put une fois commencer la fête qu'à 22 heures, les
autocars ayant été arrêtés en route par la neige.

A « La Confiance », on savait donner à cette fête toute sa signification et sa


beauté. C'était d'une simplicité patriarcale. On chantait beaucoup ; les chers
vieux cantiques de Noël y passaient tous. Chaque enfant y allait de sa poésie ou
de son monologue ; parfois une saynète. Et il s'y trouvait toujours des amis
chrétiens pour proclamer le message de Noël pour les adultes. La fête était belle,
parce qu'elle était remplie de la présence invisible du Sauveur. Mme Santschy y
mettait le point final. Elle chantait de sa voix émouvante:

Toujours ta divine présence


Jette un rayon sur mon chemin
Et le coeur joyeux je m'avance.
Je n'ai pas peur du lendemain.
Où tu voudras, je veux te suivre,
Agneau de Dieu, conduis mes pas;
Vivre sans toi ce n'est pas vivre,
Je ne puis être où tu n'es pas.
C'était toute sa vie qu'elle mettait dans les paroles de ce chant. Puis venait la
distribution des étrennes. Aidée de ses amis, elle préparait des cadeaux pour
tous, grands et petits, vieux et jeunes. Et la fête se terminait par une joyeuse
agape autour d'une tasse de thé agrémentée de larges tranches de la fameuse
taillaule neuchâteloise confectionnée par la patronne elle-même. Et comme il
était de tradition à « La Confiance » de ne jamais laisser partir des visiteurs à
vide, les hôtes de Noël s'en retournaient chez eux, chacun avec un mystérieux
paquet sous le bras : celui des dames contenait une taillaule et celui des
messieurs une saucisse ; on avait tué un porc pour la circonstance.

Cette fête réservait parfois des surprises. Un certain Noël, la neige se mit à
tomber avec tant d'abondance pendant que nous étions à nous réjouir et à chanter
autour du sapin, qu'au moment de partir, seuls les plus valides osèrent s'aventurer
dans la nuit. Les autres, soit 18 personnes, durent coucher chez nous. « La
Confiance » était extensible comme un accordéon. Quand il n'y avait plus de
place, on en trouvait toujours encore. Et comme tout se faisait avec le sourire et
la bonne humeur, nos hôtes de passage n'avaient jamais l'impression de déranger
qui que ce soit. C'est ainsi que les Santschy entendaient l'hospitalité.

Cette femme charitable était toujours prête à voler au secours de son prochain. je
lui avais parlé d'une personne de très bonne famille, que j'avais connue dans son
enfance à Saint-Imier, et qui était si affectée par la mort de sa mère qu'elle était
inconsolable. Elle n'avait plus le courage de vivre ; elle était guettée par la
neurasthénie.

- Il faudrait pouvoir la sortir d'elle-même, dis-je à celle que nous consultions en


toutes circonstances, mais comment ?
- J'ai le remède pour elle. Si Mlle M. ne se laisse pas rebuter par notre rustique
simplicité, qu'elle vienne à La Tourne. J'ai ici un bébé de deux ans. J'en
abandonnerai complètement la responsabilité à cette personne et vous verrez
qu'elle ne tardera pas à reprendre goût à la vie.

Il en fut ainsi. Mlle M. se laissa persuader. Elle vint à La Tourne, prit


immédiatement sa tâche à coeur et passa plusieurs mois à « La Confiance ». Elle
s'était si bien attachée à sa petite Monique, qu'elle l'appelait « sa fille ». Elle
avait, par surcroît, trouvé en Mme Santschy une seconde mère et ne tarda pas à
retrouver la joie de vivre.

Rendre le bien pour le mal, pardonner les injures était le pain quotidien de cette
servante du Seigneur. Un certain jour, elle cousait à la machine dans la grande
chambre du premier étage. Par la porte entr'ouverte de la pièce contiguë, elle
entendit tout à coup que deux de ses pensionnaires parlaient d'elle. L'une disait :
« Oui, mamy est une voleuse. je devais recevoir de l'argent et elle l'a gardé pour
elle. »

Et l'autre de renchérir : « Oui, mamy est une femme d'inconduite. »

Ces propos la firent bouillonner. Son premier mouvement fut de faire irruption
dans la chambre pour administrer à ces deux mégères la juste correction qu'elles
méritaient. Elle se contint et continua paisiblement son travail.

Au milieu de la nuit suivante, on vint la réveiller. L'une de ces deux femmes,


celle qui l'avait accusée d'inconduite, était malade et se trouvait dans un état
qu'on préfère ne pas décrire. La noble femme la lava, la coiffa, changea son lit et,
quand elle l'eut installée confortablement dans du linge propre, déposa un baiser
sur son front. Elle a déclaré plus tard qu'elle s'était sentie après cela envahie
d'une joie surnaturelle. »

C'était une joie de rendre visite à Mme Santschy. Nous avions pris l'habitude d'y
aller chaque année, et lorsque je l'avertissais par téléphone de notre intention,
elle répondait : « Je considère les visites comme de petites vacances que Dieu
me donne. » Elle ne paraissait jamais surchargée, nous donnait plusieurs heures
de son temps avec une gaîté et une bienveillance qui m'ont toujours frappée. On
s'installait autour de la table, elle offrait le thé, du pain et du beurre et nous
l'écoutions nous raconter avec humour ce qui se passait dans sa maison.

Il lui est arrivé plusieurs fois de manquer de pain. Un certain jour, peu avant de
se mettre à table, elle était à genoux, demandant à Dieu le pain qui manquait. On
sonne. C'était « Albert », un pauvre homme qu'elle voyait souvent revenir avec
quelque angoisse, parce qu'il avait toujours un énorme appétit. Elle rentre dans
sa chambre et dit à Dieu. « je te demande du pain et tu m'envoies cet homme qui
en fait justement une grande consommation. Cette fois, Seigneur, je donne ma
démission. » Quelques instants ne s'étaient pas écoulés qu'un nouveau coup de
sonnette retentit. C'était une paysanne qui lui apportait, je ne sais plus pour
quelle raison, les dix-sept kilos de pain qu'il lui fallait.

Le jour de son anniversaire lui arrive un cadeau indésirable en la personne d'une


femme grossière, qui avait fait de la prison, qui jurait, qui était bruyante et dont
les enfants ne voulaient plus s'occuper. Mme Santschy en avait presque peur. Peu
de temps après, la femme s'était calmée, s'était mise au travail, et sa protectrice
disait : « C'est grâce à elle que mes raccommodages diminuent. »

Mais, un jour, Mme Santschy dut aller chez le dentiste à Neuchâtel où elle était
reçue à dîner comme une amie. Mais que faire de cette femme ? La maison était
alors pleine de soldats et on pouvait craindre que la femme ne soit trop familière
avec eux. « Tant pis, je dois la prendre avec moi ; j'avertirai ces bons amis ;
mais, ajouta-t-elle, je ne la regarderai pas manger ! » Elle ne partit pas sans prier
et, le repas terminé, on lui assura que sa protégée s'était comportée bien
correctement.

Elle avait chez elle deux enfants qu'elle aimait beaucoup, parce qu'ils avaient
perdu leur mère. Elle les garda trois mois, puis le père vint les chercher. Elle le
supplia de les lui laisser, connaissant le triste intérieur dans lequel ils rentraient.
Ce fut en vain. Le père partit mécontent. Quelques jours plus tard, Dieu demanda
à Cécile Santschy de prendre un nouvel enfant, très difficile. Elle s'entretint avec
Dieu pendant une semaine avant de dire oui. En finale, elle lui déclara: « je le
prendrai, mais alors tu me donneras une récompense, tu me rendras mes deux
petits qui n'ont plus de maman. » Humainement parlant, il n'y avait pas d'espoir.

Or, contre toute attente, le lendemain du jour où elle avait accepté de prendre
l'enfant difficile, le père, revenu à d'autres sentiments, écrivit pour demander si
elle reprendrait les deux enfants.

« N'êtes-vous pas fâchée, lui demandions-nous, contre ceux qui vous critiquent
et se plaignent d'une chose ou d'une autre ? » - « Non, dit-elle, je demande à
Dieu de m'enlever la rancoeur et elle s'en va. D'ailleurs, quand j'arriverai au ciel,
Dieu ne me demandera pas : « Qu'est-ce qu'ils t'ont fait ? » Il me dira : « As-tu
fait ce que je t'ai ordonné de faire ? »

Son jeune cuisinier était parti pendant un certain temps. « Dieu a pourvu, dit-
elle. Deux de mes enfants aident sans que je le leur demande. Tout va bien, je ne
pense pas au lendemain. Dieu me donne aussi la force de faire la lessive. J'aime
mieux que ce soit Lui qui m'aide, plutôt que trois femmes qui grognent. »
CHAPITRE VI

FOI PERSONNELLE ET OECUMÉNISME

Mme Santschy avait une foi très personnelle et farouchement indépendante. Un


pasteur lui avait dit un jour : « Heureusement que vous êtes de l'Église nationale,
on ne vous aurait pas acceptée ailleurs ! » Vivant loin d'un lieu de culte et,
d'autre part, étant si près de Dieu par la prière, elle était au-dessus de toute
étroitesse ecclésiastique. Comme l'atteste M. J., elle avait un coeur si chrétien
qu'elle réalisait pratiquement un véritable oecuménisme.

Elle avait eu, parmi ses pensionnaires, une petite infirme, très disgraciée de la
nature, catholique, et qui désira un dimanche assister à la messe. La patronne la
conduisit en voiture au Cerneux-Péquignot. Notre bonne protestante n'était
probablement jamais entrée dans une église catholique. On imagine qu'elle fut,
pour le moins, un peu mal à l'aise. « Mais, expliquait-elle, ma petite infirme avait
l'air si heureuse de se sentir dans son ambiance, d'entendre ce plain-chant qui lui
était familier, de respirer le parfum de l'encens, de contempler le déroulement de
la messe, que je sortis, moi-même, profondément édifiée de ce culte. »

« Avant mon arrivée à La Tourne, raconte M. J., on y avait eu, comme


pensionnaire, une chrétienne darbyste, d'un milieu social distingué, Mlle R., qu'il
avait fallu hospitaliser à cause d'infirmités dont elle avait été frappée
soudainement. Elle aussi manifesta le désir d'assister au culte de l'assemblée
darbyste de la ville voisine où elle était connue. La maîtresse de maison l'y
accompagna, car la malade n'aurait pu s'y rendre seule. Au moment de prendre la
cène, Mlle R. exigea qu'on permît aussi à Mme Santschy de communier.

Le lendemain, on vit une auto s'arrêter devant la maison et deux messieurs en


sortir.

- Madame, nous vous sommes reconnaissants de l'accueil si chrétien que vous


avez réservé dans votre maison à notre soeur Mlle R. ; elle l'apprécie à sa valeur.
Vous avez honoré hier notre assemblée de votre visite et nous sommes très
heureux de vous compter désormais comme une des nôtres puisque vous avez
rompu le pain avec nous. Vous devez comprendre que vous ne pouvez plus aller
prendre la cène du Seigneur dans la « Grande Babylone ».
- Qu'est-ce que c'est que ça, la « Grande Babylone » ?
- Eh ! mais... c'est l'Église mondanisée, remplie d'inconvertis.
- Écoutez, messieurs, quand je m'approche de la table du Seigneur, dans ma
paroisse de l'Église nationale ou ailleurs - car je me sens libre de communier
partout où l'on aime et adore le Christ Sauveur -, je ne m'inquiète nullement de
savoir si Pierre ou Paul, à côté de moi, sont dignes de participer à ce repas sacré.
je me demande seulement si moi-même je puis communier. Quant aux autres, à
Dieu de les juger. Et puis, à supposer que je me joigne à vous, êtes-vous disposés
à accepter tout mon monde avec moi ?... Non, n'est-ce pas?...

Là-dessus, les deux messieurs se levèrent et prirent congé poliment.


Cécile Santschy n'a jamais cherché à faire dans sa maison du prosélytisme
protestant. Certes, elle proclamait à qui voulait l'entendre qu'il n'y avait de salut
qu'en Jésus-Christ, que Son nom est le seul nom donné aux hommes par lequel
nous devions être sauvés. Mais elle laissait chacun entièrement libre d'aller à la
messe, d'assister au culte qui avait lieu dans la maison ou de s'en abstenir. Elle
était d'avis qu'une religion imposée n'est bonne qu'à faire des hypocrites.

Elle eut chez elle, pendant plusieurs années, une Tessinoise catholique qui,
frappée de paralysie infantile dans son enfance, ne pouvait se mouvoir qu'avec
difficulté. Le vicaire de la paroisse voisine montait à La Tourne deux ou trois
fois l'an pour lui faire accomplir ses devoirs religieux. De ses propres mains,
Mme Santschy préparait une table recouverte d'une nappe, et y mettait quelques
fleurs. Un jour, ce jeune prêtre, plein d'ardeur apostolique, lui dit : « je sais,
madame, quelle oeuvre charitable vous faites ici. Vous avez l'âme trop belle pour
n'être pas catholique. je vais prier pour votre conversion. »
La chère femme partit d'un joyeux éclat de rire :

« Oh ! Monsieur, il n'est pas né le vicaire, ni même le pape qui fera de moi une
catholique. Ne vous suffit-il pas que je sois chrétienne ? »

Si elle n'imposait sa foi à personne, en revanche, elle ne souffrait pas qu'on


diminuât en rien la divinité éternelle de Jésus-Christ. À un pasteur, qui l'avait
contestée, elle écrivit crûment : Monsieur, quand on ne connaît pas mieux le
Seigneur, il serait préférable de se faire ramoneur.

Elle entendit aussi parler de l'ouvrage d'un pasteur qui s'efforçait de démontrer à
grand renfort d'arguments scientifiques que Dieu n'agit que sur le plan spirituel,
mais non dans le domaine matériel. « Pauvre homme, dit-elle, avec un sourire
apitoyé. Il parle bien imprudemment de choses qui lui sont totalement
étrangères. Qu'il vienne à La Tourne. Moi qui ne vis que de miracles ! »

Je n'eus aucune peine, raconte M. J., à lui faire partager mon admiration pour
Karl Barth.

- J'aime Karl Barth, disait-elle, parce que, pour lui, Dieu est Dieu et qu'il met
l'homme à sa place, dans la poussière. je ne puis souffrir ces théologiens qui
rabaissent le Créateur au niveau de Sa créature et se fabriquent un Dieu à leur
propre image.

Et quand je descendais à Neuchâtel pour participer au Séminaire que le


professeur de Bâle venait y donner périodiquement, elle me disait : « Combien je
regrette de n'avoir plus mes forces d'antan ! J'aimerais aller l'entendre. Prenez
des notes et venez ce soir me raconter par le menu ce qu'il aura dit. »

Lorsque Mme Madeleine Chasles, cette catholique française évangélique, vint à


Neuchâtel donner une conférence sur la Bible qu'elle connaît admirablement -
mieux que beaucoup de protestants -, j'y conduisis celle qui avait une telle soif
des valeurs spirituelles. Elle voulut avoir chez elle cette Française hautement
cultivée. Avec l'aide de quelques amis, elle organisa à « La Confiance » une
charmante réception. On servit le thé avec des fraises à la crème. On se sentait
tout de suite à l'aise dans cette maison. Mme Chasles s'adressa d'abord aux
enfants, puis elle nous raconta comment elle était devenue une amie si fervente
de la Bible. Elle avait fait une partie de ses études dans une institution dirigée
par des religieuses. La Supérieure était une Anglaise convertie de l'anglicanisme
et qui avait gardé de son éducation protestante l'amour de la Bible ; elle
s'efforçait de l'inculquer à ses élèves et avait ainsi fait de Mme Chasles une
fervente lectrice de l'Écriture. Quand celle-ci prit congé de son hôtesse, avec la
plus grande cordialité, ces deux femmes étaient amies pour la vie.

Quelques années plus tard, Mme Chasles lui envoya un livre qu'elle venait de
publier: « Puissances du monde à venir. » À côté d'excellentes choses, l'auteur y
fait pourtant une place aux apparitions de Lourdes et de La Salette. Avec sa belle
franchise, Mme Santschy écrivit à son amie catholique :

Je considère comme attentatoire à la gloire unique de Jésus-Christ de placer, si


peu que ce soit, une créature à côté de Lui. Pour moi, je m'en tiens à la
déclaration formelle de l'Écriture : « Il y a un seul Dieu, et aussi un seul
médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme, qui s'est donné lui-
même en rançon pour tous. » (I Tim. 2, 5-6.)

« La Confiance » était largement ouverte à tous les chrétiens. Quand les


officières salutistes du poste des Ponts-de-Martel parcouraient la montagne pour
y exercer leur apostolat, elles trouvaient l'accueil le plus chaud dans
l'hospitalière maison.

- Entrez vite, mes chères soeurs, ôtez vos chaussures et vos habits mouillés.
Mettez ces pantoufles chaudes et chauffez-vous sur le banc du poêle pendant que
je vous prépare le goûter.

Et quand elle les avait bien restaurées, elle ne manquait jamais de se mettre avec
elles à genoux pour prier.

Elle avait une grande sympathie pour les dames de la communauté évangélique
de Grandchamp. Plusieurs d'entre elles firent une fois un séjour à « La Confiance
», et celle qui les recevait jouissait beaucoup de s'entretenir avec elles.

Une dame allemande, Mme M., veuve d'un missionnaire de la Mission de Bâle
aux Indes, passa tout un hiver à La Tourne, avec ses deux petits enfants auxquels
j'appris le français. C'était une véritable chrétienne, une femme de prière. Sans
être hitlérienne, la nouvelle venue pensait que les journaux suisses exagéraient
sans doute lorsqu'ils parlaient des horreurs des camps de concentration. Et cette
opinion finissait par déteindre sur l'esprit de notre « patronne ». Après le départ
de cette pensionnaire, qu'elle avait beaucoup appréciée, Mme Santschy dit à une
visiteuse occasionnelle :

- Dieu m'a envoyé la plus délicieuse des Allemandes.


- Pour rétablir dans votre esprit l'équilibre compromis, lui dis-je, je prie le
Seigneur de vous envoyer, maintenant, la plus délicieuse des Françaises.

Ce voeu, que j'avais proféré plutôt comme une boutade, devait être exaucé avec
usure.

Fin, juillet 1947, rentrant d'une absence de trois mois, je trouvai à La Tourne tout
un groupe de Français, trois dames et deux messieurs, chrétiens militants dans le
protestantisme parisien. Nous jouissions beaucoup de la société de ces gens
cultivés. Pendant ce séjour, Mme M., qui était en Suisse, écrivit qu'elle viendrait
quelques jours à La Tourne.

- Ouf ! Il y aura du grabuge. Nos Parisiens, qui ont subi pendant toute la guerre
l'occupation nazie, ne doivent pas être animés de sentiments bien tendres pour
les Allemands. Ne pourriez-vous écrire à votre amie de différer sa visite ?
- Homme de peu de foi, vous êtes toujours le même raisonneur incorrigible. Que
faites-vous de la déclaration si claire de l'Écriture « Il n'y a plus ni Juif ni Grec, il
n'y a plus ni esclave ni libre, il n'y a plus ni homme ni femme ; car vous êtes tous
un en Jésus-Christ » ? (Gal. 3, 28). La chère Mme M. viendra et vous verrez que
tout ira bien.

Et, en effet, tout se passa au mieux. Ces Parisiens étaient de vrais chrétiens, la
dame allemande aussi, et grâce à la maîtresse de maison qui nous entraînait le
soir par la prière, nous réalisâmes une communion parfaite en Jésus-Christ.

Une grande dame monta un jour à La Tourne pour traiter avec la propriétaire de
la ferme je ne sais plus quelle affaire. Elle trouva la patronne devant sa maison,
dans son costume de tous les jours. La dame le prit de haut avec cette pauvresse,
mise comme une servante. Elle lui parla avec une condescendance dédaigneuse
et, jugeant sans doute au-dessous de sa dignité de franchir le seuil de cette
humble demeure, elle la convoqua à l'hôtel. Celle-ci résolut de donner à sa
visiteuse une petite leçon de savoir-vivre. Elle mit sur elle ce qu'elle avait de
mieux : ses bas et ses souliers les plus fins, sa plus belle robe, son plus joli
chapeau, sa fourrure, ses gants de peau. Puis elle alla s'annoncer à l'hôtel.

Quand elle vit s'avancer cette personne élégante - car elle pouvait être élégante -
qui se présentait avec une majesté de reine, et pour lui parler usait des
expressions les plus choisies, la grande dame fut sidérée ; elle perdit contenance
et se mit à bafouiller piteusement devant la petite paysanne bien décidée à traiter
avec elle d'égale à égale. »
CHAPITRE VII

PETITES ET GRANDES DÉLIVRANCES

La maîtresse de La Tourne était d'un désintéressement total. Quand de nouveaux


pensionnaires s'annonçaient, elle ne demandait pas : « Peuvent-ils payer ? » Elle
acceptait ce qu'on lui donnait, qu'on payât ou qu'on ne payât pas.

« Je n'étais pas chez elle depuis très longtemps, raconte M. J., quand je la vis
dans une situation très serrée. Il fallait payer une échéance à la banque. Pas
d'argent.

- Mme Z. vous doit de l'argent. Pourquoi ne pas réclamer ce qui vous est dû ?
- Si ces gens ne font pas leur devoir, ce n'est pas à moi, c'est à Dieu qu'ils ont
affaire ; c'est à Lui qu'ils répondront.

L'après-midi de ce jour, j'entends un galop dans l'escalier ; la porte s'ouvre avec


violence, notre madame paraît, brandissant un chèque et criant :

- Voyez mon banquier du ciel ! juste la somme qu'il me faut. J'ai le temps de
téléphoner à la banque. »
Il y a du bruit à l'écurie
M. Santschy va voir : Le cheval, à terre, se roule de douleur. On est très inquiet,
car les chevaux meurent fréquemment de coliques. Notre paysanne se sent
comme poussée : elle tient le cheval devant elle avec ses deux mains en criant à
Dieu pour cette bête. Elle sent comme une force qui entre en elle, qui passe par
ses bras et qui se communique à l'animal. Ses bras à elle sont comme paralysés.
Instantanément, le cheval se tient tranquille ; il se redresse, il est guéri.

Un samedi, elle dit à Dieu : « J'ai toujours tant de difficultés pour les lacets de
souliers. A chaque instant on vient m'en demander et il m'en manque. » Le lundi
elle reçoit, dans un paquet, un sac rempli de lacets. Il y en avait pour un an ! Ces
lacets avaient été expédiés avant sa demande.

Pendant dix jours, elle n'avait pas eu de viande à donner à son monde. Elle dit à
Dieu: « Tu pourrais bien me donner de la viande. » Le lendemain, un de ses
enfants revient des Ponts, avec le petit char de la ferme ; un homme jette un gros
lièvre dans le char. Des chasseurs, dans le voisinage, venaient de le tuer à moitié;
l'homme avait pris la bête blessée et lui avait coupé la gorge. Quel repas inusité
pour toute la colonie !

Un jour, elle devait aller à une réunion et n'avait pas de costume convenable.
Elle dit à Dieu: « Tu sais, Seigneur, la dignité de la maison est en jeu. » Elle
devait partir à deux heures. À midi, elle reçoit d'un grand magasin des robes un
peu défraîchies dont l'une lui allait parfaitement.

Extraits de ses lettres à une amie

Dieu est toujours si fidèle ! Il y a huit jours, je n'avais point de riz pour mon
rizotto habituel avec le bouilli, et point d'argent pour en acheter. À l'autobus de
neuf heures m'arrive un paquet avec deux kilos de riz et cinq francs pour acheter
le fromage. Pensez à ma joie et à ma reconnaissance.

Mon mari a vendu un boeuf au boucher. L'appareil frigorifique de ce dernier a


mal fonctionné et toute la viande qui y était s'est gâtée sauf le boeuf de La
Tourne. Le boucher a dit à mon mari : « Qu'est-ce que vous faites avec vos bêtes
pour qu'elles soient si fortes ? » J'ai dit
« C'est une bénédiction. »

À Noël, j'aurais aimé mettre une belle pomme dans les cornets; alors j'ai dit à
Dieu que je serais très reconnaissante s'Il voulait bien m'en donner. Un carton
de toutes belles pommes est arrivé, juste ce qu'il fallait ; je crois qu'il y en avait
cinq de trop.

Un jour, quelqu'un téléphone pour savoir si l'on pouvait me donner un piano ou


un harmonium; je répondis que j'avais tous les deux. Mais je me dis: « Si
seulement ce généreux ami me donnait plutôt deux cents francs pour mon
bétonnage. » Le soir, je demandai pardon à Dieu d'avoir fixé une somme et me
promis de ne plus y penser. Un certain temps plus tard, cette même personne
monte à La Tourne et me laisse un livre en me disant qu'elle y avait déposé une
petite enveloppe. C'étaient exactement deux cents francs.

Et les récits pourraient continuer. Il nous sera permis de citer encore quelques
exaucements que raconte M. J. :
« Un matin, vers onze heures, j'étais dans ma chambre. Mme Santschy entre et
me dit : « Voulez-vous prier avec moi ? Il y a à la porcherie une truie en train de
crever parce qu'elle ne peut mettre bas. Bubeli a passé toute la nuit avec elle dans
le boiton. La pauvre bête est à bout de forces. On pourrait essayer d'appeler le
vétérinaire de Colombier, mais je crains qu'il n'arrive trop tard. »

Nous nous mîmes à genoux; nous exposâmes très simplement à Dieu le cas de
cette bête, disant la perte considérable que sa mort représenterait pour nous.
Nous étions encore à prier quand deux ou trois de nos gamins arrivent en criant
joyeusement: « Mamy, mamy, la truie fait ses petits. » Quand je descendis à la
porcherie deux heures plus tard, je vis une douzaine de porcelets roses donnant
tous les signes d'une vitalité vigoureuse. On aurait pu annoncer cette naissance
mouvementée selon la formule consacrée : « La mère et les enfants se portent
bien. »

D'autre part, M. Santschy m'a raconté qu'en revenant un jour de La Chaux-de-


Fonds en voiture, son cheval fut pris tout à coup de coliques très dangereuses.
L'homme s'arrêta devant le Café du Reymond - hameau des environs de la ville -
et demanda à pouvoir téléphoner. Au milieu des rires moqueurs des
consommateurs attablés, il déclara qu'il téléphonerait à sa femme, que celle-ci
prierait et que le cheval guérirait. Cela arriva comme il avait dit. Un quart
d'heure plus tard, il pouvait reprendre sa route et arriva sans encombre à La
Tourne.

Qui a lu, dit encore M. J., la vie d'un George Muller ou d'un Auguste Hermann
Francke, ne s'étonnera point des interventions de Dieu dans la vie de cette
paysanne neuchâteloise. Mme Santschy connaissait et pratiquait
quotidiennement cette foi dont parle Adolphe Monod « qui se lance au sein du
vide sans autre appui qu'une parole sortie de la bouche de Dieu ».

Il semble que Dieu ait eu pour elle, en réponse à sa foi, des tendresses
particulières.

Un certain jour, avant Noël, elle avait envie d'aller à Neuchâtel où se célébrait
une fête qu'elle aimait; mais elle avait eu des visites jusqu'à cinq heures et elle ne
savait pas si elle osait quitter la maison, si rien n'arriverait en son absence.
C'était trop tard pour le train. Elle alla dans sa chambre et dit au Seigneur:
«J'aimerais tant y aller, mais seulement si tu le permets. je le saurai si tu
m'envoies une auto, sinon je n'arrive plus. Mais il faut que tu y consentes et
qu'alors tu veuilles bien faire l'infirmier ici pendant mon absence, pour que je ne
manque à personne. » Elle n'avait pas fini sa prière qu'elle entend une auto
ronfler à la porte. Cette auto allait à Neuchâtel. Cependant il fallait encore que
quelqu'un voulût bien aller la chercher à Chambrelien à dix heures du soir pour
la ramener à La Tourne. On téléphone et un monsieur qui devait venir chez elle
s'annonce pour le soir même. C'est lui qui pourra la ramener. Elle est allée à sa
fête, et lorsqu'elle est rentrée, elle a trouvé tout en ordre à la maison. La vieille
grand-mère avait dormi sans se réveiller et le petit garçon malade aussi.

On lui disait un jour que la manière dont elle abusait de sa santé était une folie ;
elle répondit : « Oui, mais Dieu nous a donné Sa vie. Nous osons aussi Lui
donner la nôtre. »

Elle devait aller à l'enterrement d'une belle-soeur. La nuit précédente, sa jambe


lui cause des douleurs : une varice a sauté. Elle perdit beaucoup de sang, puis
elle mit de l'huile et de l'ouate en disant : « Père, au nom de Jésus, fais cesser le
sang. » Le sang cessa de couler. Le lendemain, elle demanda à Dieu si elle
pouvait partir. Elle trouva cette parole : « Prends courage, enfant bien-aimée,
prends courage. » - « Tioup, j'ai sauté en bas mon fit, raconte-t-elle, et je suis
partie. » Chez son frère, elle fit le ménage, elle reçut la parenté toute la journée.
L'après-midi seulement, elle eut quelques sueurs de faiblesse.

Le jour de ses vingt-cinq ans de mariage, elle avait envie d'un peu de vin. Elle se
disait: « À cause d'un de mes buveurs, je n'ose pas ; n'y pensons plus. » Mais
voilà que le lendemain lui arrivent deux bouteilles de vin. Quelqu'un avait quasi
obligé M. J., abstinent, à les apporter à La Tourne.

On lui dit un jour: « Vous n'avez pas pu faire de coupe de bois l'année dernière.
Ce revenu ne vous manquera-t-il pas en ce temps de vie chère ? Cela ne vous
tourmente-t-il pas ? » - « Oh, pas du tout ! répondit-elle, mon Père n'est ni plus
riche, ni moins riche maintenant que tout renchérit. Il s'est toujours occupé de
nous. Il continuera à le faire. Sa fortune est toujours la même. »

Un jour d'été, Mme Santschy doit se rendre à La Chaux-de-Fonds, appelée


auprès d'un malade. Un terrible orage éclate au moment où il faut se mettre en
route pour ne pas manquer le train à Montmollin à une heure et demie de marche
de La Tourne. Que faire ? Notre femme a fait sienne la devise de Jeanne d'Arc: «
Messire Dieu premier servi ». Quand Dieu commande, rien ne l'arrête. Elle part
sous la grêle, les éclairs et le tonnerre. À peine engagée dans la descente de la
montagne, elle entend un camion qui s'arrête derrière elle.

- Eh madame ! crie le chauffeur, où allez-vous par ce temps de chien ?


- À Montmollin.
- Dépêchez-vous de monter, je passe par là.

Pour apprendre à marcher, écrivait-elle, il nous faut des appuis, des frères, des
soeurs qui prient, qui nous encouragent par leurs expériences; puis il arrive
qu'à un moment donné Dieu nous dit: « Maintenant, marche en t'appuyant sur
moi », et c'est Lui le sûr appui. Ce Dieu d'amour qui voit notre désir de Lui faire
plaisir et notre grande faiblesse pour y arriver, ne nous abandonne pas en
chemin.
CHAPITRE VIII

DERNIÈRES ANNÉES

Il est intéressant de noter que M. J., qui possédait parfaitement plusieurs


langues, avait été, deux ans après son arrivée à La Tourne, sérieusement sollicité
par le directeur d'une école de langues de Zurich de venir enseigner chez lui. Ce
directeur, qui connaissait les Santschy, les avait visités, et ses entretiens avec M.
J. l'avaient convaincu qu'il aurait en ce dernier un précieux collaborateur.

- Votre place est chez nous, lui disait-il. Vous aurez une belle situation, nous
pouvons vous loger, vous gagnerez largement votre vie.
- Il faut que je téléphone là-haut, dit M. J. en montrant le ciel.

Je pesai, écrit-il, tous les avantages qui m'étaient proposés, je mis aussi sur le
plateau de la balance les ressources intellectuelles et artistiques de la grande
ville... Puis je vis Mme Santschy au milieu de son petit peuple misérable :
vieillards en enfance, infirmes, idiots, hommes, femmes à relever, et puis les
enfants dont plusieurs étaient chargés de lourdes hérédités. Je me sentis ému de
compassion et décidai de rester. Dieu le voulait ainsi. Je ne regrettai jamais.

« Dès sa première jeunesse, la maîtresse de La Tourne avait dû travailler dur.


Elle n'avait guère lu que la Bible. Où aurait-elle pris le temps de lire, occupée
comme elle l'était ? je pris donc à coeur de lui faire connaître quelque peu les
femmes qui ont tracé dans l'histoire un sillon lumineux. Durant les soirées
d'hiver, alors que souvent la tempête faisait rage au dehors, je lui parlai
longuement de Monique, la mère de saint Augustin, de sainte Catherine de
Sienne, de Jeanne d'Arc, de sainte Thérèse d'Avila, des martyrs huguenots de la
Tour de Constance ; puis plus près de nous, d'Elisabeth Fry, de Joséphine Butler,
de Dorothée Trudel, de la Maréchale, d'Adèle Pélaz...

Assise sur le banc du poêle, elle écoutait avec une attention extrême. C'est
qu'elle était de la race de ces femmes illustres. Dans les dernières années de sa
vie, je lui parlai même de Pascal, de Vinet et des théologiens actuels. À défaut de
la culture de l'intelligence - cette femme n'avait fréquenté que l'école primaire de
La Sagne -, elle possédait à un si haut degré la culture de l'âme qu'elle pouvait
sans effort s'élever au niveau des plus grands esprits.

Elle avait une conscience profonde et tragique du péché, non seulement de celui
des autres, de ceux qu'elle côtoyait journellement, mais d'abord de son péché à
elle. Aussi le mystère de la rédemption était-il pour elle l'élément central et
essentiel de la foi chrétienne. « Parler de la grâce de Dieu, en escamotant la
nécessité absolue de l'expiation sanglante du calvaire, disait-elle, c'est tourner
cette grâce en dissolution. »

« Quelques jours avant Noël 1947, je descendis à Neuchâtel, pensant me


procurer à la librairie Delachaux « Die kirchliche Dogmatik », de Karl Barth.
Hélas, c'était trop coûteux. je me contentai de faire l'achat d'un autre volume que
je posai sur la table devant mon interlocutrice. Ce livre broché portait sur la
couverture une superbe tête de tigre et avait pour titre : « Mes fauves », par le
dompteur Trubka.

Elle me regarda avec effarement comme si elle doutait de mon intégrité


intellectuelle.

- Mais, mais... je ne vois pas le rapport qu'il y a entre la dogmatique de Barth et


les mémoires d'un dompteur.
- Moi non plus. J'y vois un rapport avec vous, madame. J'aimerais que vous
lisiez ce livre. Voilà un homme à votre taille.
- Avez-vous envie de vous moquer de moi ?
- Mais je ne me moque pas. je parle sérieusement. Voyons, je vous ai vue si
souvent affronter des hommes, parfois des femmes, devant qui tous s'enfuyaient
de terreur. Et vous, sans un geste, sans une parole, par la seule puissance de votre
regard, vous les domptiez. Pensez-vous qu'il soit beaucoup plus difficile de
dompter des tigres ?

Elle resta songeuse quelques instants, puis, avec un sourire :

- Vous avez peut-être raison. Au fond, tout bien considéré, je pense comme vous
que les tigres à quatre pattes sont moins redoutables et moins méchants que les
tigres à deux pattes.

De temps à autre, j'étais placé dans une situation qui me faisait toucher du doigt
la distance qui séparait ma vie de la sienne. Un triste sire qui, à tous les vices,
ajoutait le venin d'une langue de serpent, l'avait odieusement calomniée dans des
lieux publics. La « mère des pauvres » le savait. Elle avait eu cet homme déjà
plusieurs fois chez elle. Il s'en allait toujours en faisant du scandale, pour revenir
quand il ne savait plus où aller.

Un matin, je le trouvai tout penaud en conversation avec Mme Santschy dans la


salle du premier étage. Il demandait à pouvoir rentrer à La Tourne.

- Madame, dis-je, vous n'allez pourtant pas reprendre cet individu ?

Elle me regarda d'un air sérieux.

- Où irait-il ? Vous savez bien que personne ne voudrait de lui. Dieu m'a placée
ici pour accueillir ceux que tout le monde repousse.

Je n'avais qu'à m'incliner.


Onze mois avant sa mort, je remarquai que la maîtresse de maison faisait
préparer une petite chambre à côté de celle où je donnais mes leçons au dernier
de mes garçons.
Qui donc va venir occuper cette chambre ?

- C'est un vieillard de La Chaux-de-Fonds qui nous connaît depuis de longues


années. Le malheureux a eu une attaque au cours de l'été dernier. Il doit être
transféré à Perreux et a exprimé le désir de venir respirer pendant quelques jours
l'air de La Tourne.

Le lendemain après-midi, une auto s'arrêta devant la maison. On en fit descendre


un homme paralysé qu'il fallait porter.

Me voici dans de beaux draps », pensai-je, car d'emblée je me rendis compte que
c'était sur moi que retomberait la responsabilité de ce malade. Mme Santschy
étant déjà très atteinte dans sa santé, je n'aurais pas supporté qu'elle eût encore
cette charge. Humainement c'était trop lourd pour moi, car je n'avais aucune
notion des soins qu'il faut donner à un malade, j'éprouvais même de la
répugnance pour ce travail.

Après m'être retiré dans ma chambre quelques instants, je sentis que Dieu me
viendrait en aide. « Toutes les fois que vous avez fait ces choses à l'un de ces
plus petits de mes frères, c'est à moi que vous les avez faites. » Cette parole qui
me vint à l'esprit me remplit le coeur de joie et chassa toutes mes craintes. Dès
lors je pus me mettre au travail. J'appris l'art de vêtir et de dévêtir un malade qui
n'a plus l'usage de ses membres. je l'installais pour la journée dans la chambre où
je faisais l'école. Il semblait prendre intérêt à l'explication des règles d'accord du
participe passé ou de la formule des intérêts composés. Pour la nuit, je
m'installais dans la pièce contiguë à sa chambre, attentif aux soins qu'il pouvait
réclamer. Tout cela ne me coûtait pas ; je faisais l'expérience bénie que le joug
du Seigneur est doux et son fardeau léger. Le soir, nous faisions le culte, nous lui
parlions du Sauveur, puis l'« amie des pauvres » savait par sa prière l'amener au
Dieu de toute miséricorde.

Le cinquième ou sixième jour, une auto vint chercher notre malade pour le
conduire à Perreux. Après qu'il fut parti, Mme Santschy me dit avec simplicité :
« Quand nous sommes venus de Combe-Villier à La Tourne, il y a dix-huit ans,
j'en avais deux comme ça. »

Quelques jours plus tard, notre malade nous envoya un message par sa fille : « je
suis bien ici ; j'ai un gentil infirmier, mais ça ne vaut pas La Tourne. »

Les dernières années de la vie de Mme Santschy furent marquées par


l'affaiblissement graduel, non pas de ses forces intellectuelles et morales, qui
restèrent intactes jusqu'à la fin, mais par le déclin toujours plus rapide de ses
forces physiques. Ce dut être très dur, pour une nature si forte et si énergique,
d'en arriver graduellement à un degré de faiblesse tel qu'elle ne pouvait plus
même coudre un bouton. Témoin constant de la lente ascension de cette âme
vers la lumière, je l'ai suivie pas à pas sur la voie douloureuse. jamais, ne fût-ce
qu'un instant, je n'ai vu fléchir son moral. jamais je n'ai entendu l'ombre d'une
plainte ou d'un murmure sortir de ses lèvres. Elle était toujours dans la louange.
Et avec cela, un sentiment poignant de sa misère et de son indignité personnelle.
Que de fois m'a-t-elle dit : « Où irais-je, que deviendrais-je, si je ne pouvais me
réfugier au pied de la croix. D'aucuns pensent pouvoir s'en passer, il me faut à
moi le sang rédempteur de Jésus-Christ pour apaiser ma conscience et couvrir
ma misère. »

Il était bien loin le temps où, durant toute une nuit, Mme Santschy s'épuisait dans
une lutte farouche pour imposer à Dieu sa volonté. Elle était entièrement livrée à
Dieu, pour la vie ou pour la mort. Ma dernière entrevue avec elle restera dans
mon souvenir comme un des moments lumineux de ma vie. Désirant passer le
Nouvel-An dans ma famille, j'entrai dans sa chambre au soir du jeudi 30
décembre 1948 pour prendre congé d'elle. je la trouvai assise sur son lit,
respirant avec la plus grande difficulté.

- J'ai tant de peine à vous voir souffrir ainsi, lui dis-je.

Son visage douloureux illuminé d'un divin sourire, elle dit :

- Tout est bien. Gloire à notre bien-aimé Sauveur.

Puis, me montrant du doigt, sur sa table de chevet, la biographie de Joséphine


Butler, qu'une amie lui avait envoyée pour Noël, elle murmura à plusieurs
reprises, avec, dans le regard, quelque chose de solennel qui me frappa :

- C'est beau, c'est beau.

Communier avec Joséphine Butler fut sa dernière joie sur la terre. Pensant
l'encourager, je lui parlai de ma mère, qui, jusque dans la mort, ne lâcha pas son
drapeau. Puis je priai. Elle pria aussi. Sa prière n'était qu'un cri d'adoration et de
louange pour célébrer la bonté de Dieu.

C'est sur cette note de triomphe que je lui serrai la main pour la quitter, ne me
doutant pas que je ne la retrouverais plus ici-bas qu'à l'état de cadavre.

Mon retour à La Tourne fut quelque peu retardé par le fait que, la première
semaine de janvier étant la semaine de prière de l'Alliance évangélique
universelle, j'avais l'habitude chaque année d'offrir mes services au pasteur de
Rochefort. Ce qui explique qu'au heu de rentrer le lundi soir, comme j'aurais pu
le faire, je ne le fis que le mercredi. Ce matin-là, avant de prendre l'autobus, le
pasteur me dit: « On vient de me téléphoner de La Tourne ; Mme Santschy est
morte hier soir. On vous demande de remonter immédiatement. » Quand j'arrivai
à « La Confiance », j'y trouvai Mme T., l'amie des bons et des mauvais jours, et
Mlle S., institutrice aux Ponts-de-Martel ; cette dernière, pendant des années,
sans y manquer une seule fois et par tous les temps, était montée le dimanche
après-midi faire l'école du dimanche à nos enfants. Appelée la veille par
téléphone, elle était accourue, après sa classe, au chevet de Mme Santschy. C'est
avec soulagement que j'appris que Dieu avait envoyé cette amie chrétienne
auprès de la malade pour l'assister dans le dernier combat. Mlle S. me raconta
que les derniers moments furent extrêmement pénibles. Ses souffrances étaient
intolérables. Elle qui ne s'était jamais plainte, disait : « je ne pense pas qu'il soit
possible de souffrir davantage. » Pour comble d'infortune, son ciel se couvrait
d'épais nuages, la présence de Dieu lui échappait, elle se sentait comme
abandonnée. Puis, se ressaisissant, elle pensait à tout ce qu'elle devait quitter.

- Mes pauvres hommes ! Personne ne saura les aimer comme je les aimais.

Ici Mlle S. intervint :

- Il faut les abandonner à Dieu. Dieu les aimera pour vous. Il faut tout lui
remettre, sans réserve : votre maison, votre mari, votre oeuvre ; tout, absolument
tout.

D'une voix qui sortait du plus profond d'elle-même, elle dit :

- De tout mon coeur !

Ayant triomphé de l'angoisse, elle parut s'intéresser de nouveau aux choses qui
l'entouraient. Avec une parfaite lucidité, elle donna ses instructions à l'homme
venu les chercher pour aller au courrier. Elle dit même d'un ton enjoué: « Nous
avons eu une bien belle fête de » Noël, n'est-ce pas, oncle Paul ? »

Un petit sourd-muet, qui était comme son valet de chambre dans sa longue
maladie, rentra tout transi de la forêt où il avait aidé à l'abattage des arbres. Ne
pouvant parler que par monosyllabes, il disait : « Froid, neige ! » C'est en
répétant plusieurs fois ces deux mots: « Froid, neige ! » que Mme Santschy entra
dans le coma. Une heure après, elle avait rendu son âme à Dieu.

Après avoir exprimé à Dieu dans une fervente prière notre reconnaissance de
savoir Son enfant pour toujours à l'abri, je restai seul dans la chambre où reposait
sa dépouille.

Cette femme, avec qui j'avais tant bataillé, était étendue sur une planche.
Longuement je contemplai ce visage ravagé par la souffrance et ces mains
jointes pour le suprême repos. je compris à ce moment-là, mieux que jamais, la
vérité profonde d'une pensée de sainte Catherine de Sienne - « Quand on a vu la
beauté d'une âme, on ne peut plus rien regarder. »

Une chère amie du Locle, quand elle la vit couchée sur son étroite civière, s'écria
: « C'était une pauvre »
Oh, oui! une pauvre qui en a enrichi beaucoup!

Cette pauvre eut les funérailles d'une reine. On avait arrangé avec des branches
de sapin le traîneau qui devait conduire sa dépouille à Rochefort. Les
nombreuses et superbes couronnes envoyées par ses amis lui faisaient comme un
diadème. Mais le plus beau, c'est Dieu qui le donna. Alors que ce vendredi 7
janvier 1949, durant toute la journée, le plateau suisse demeura enseveli sous un
épais brouillard, à la montagne un soleil éclatant inondait le ciel sans nuages. La
neige fraîchement tombée couvrait le sol. Les sapins blancs de frimas dressaient
leurs fûts vers l'azur comme autant de colonnes d'une somptueuse cathédrale.
jamais la montagne ne m'avait paru si belle. Il semblait qu'elle voulût tout entière
clamer son allégresse en l'honneur de celle qui l'avait sanctifiée par le miracle
quotidien de son amour. Et là-bas, fermant l'horizon, les cimes géantes des Alpes
bernoises profilaient avec une netteté aiguë sur le ciel les, contours grandioses de
leurs silhouettes. Au-devant de cette beauté, Mme Santschy descendait
lentement sous le soleil. Au-dessous du hameau des Grattes, nous entrâmes tout
à coup dans le brouillard. Mais la splendeur d'où nous sortions était comme le
gage certain de la victoire finale. Au village, sur la foule accourue de toutes
parts, les cloches égrenaient leurs notes joyeuses. Car elles n'étaient point tristes,
ces cloches. Ce n'étaient pas les cloches de la mort, c'étaient celles de la
résurrection. Quatre des garçons qu'elle avait élevés portèrent son cercueil dans
le temple. Un quatuor de voix exercées chanta deux hymnes magnifiques. Le
pasteur de la paroisse, un ami de Bienne et moi-même parlâmes du témoignage
de Mme Santschy à la gloire de Dieu « qui a choisi les choses folles du monde
pour confondre les fortes ; et Dieu a choisi les choses viles du monde et celles
qu'on méprise, celles qui ne sont point, pour réduire au néant celles qui sont, afin
que nulle chair ne se glorifie devant Dieu » (l Cor. 1, 27-29). Et sur la foule
recueillie passait une profonde émotion : une chrétienne avait quitté la terre.

Le faire-part de Mme Santschy portait ce verset de Daniel 12, 3 : « Ceux qui ont
enseigné la justice à la multitude brilleront, comme les étoiles, à toujours et à
perpétuité. »

Ce texte, choisi par une amie de Mme Santschy, s'appliquait admirablement à la


vie et au témoignage de cette vivante chrétienne. Mais quelle ne fut pas: ma
surprise, après l'enterrement, en ouvrant sa Bible, de lire ceci :

Verset pour ma carte mortuaire: « Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il
renonce à lui-même, qu'il se charge chaque jour de sa croix, et qu'il me suive. »
(Luc 9, 23.)

Cela c'était pour elle. Si jamais quelqu'un a pris au sérieux cette injonction du
Seigneur, c'est bien cette femme.
Suivaient diverses indications avec des dates, relatant des exaucements
particuliers.
Et enfin, tout au bas de la page:

Un seul acte de foi en Dieu a plus de valeur aux yeux de Dieu que tous les
sermons du monde. Je le crois. Rester à mon poste.

Nous pouvons nous demander quel fut le secret de cette vie d'abnégation et de
dévouement. Très peu de jours avant sa mort, elle déclara à une de ses amies : «
Si je ne pouvais prier à tout instant, je ne tiendrais pas un jour dans cette maison.
»

Sa sollicitude ne s'étendait pas seulement à son entourage immédiat, mais encore


à beaucoup d'âmes en peine qui réclamaient le secours de ses prières. Aussi les
premiers temps après sa mort, mon coeur était-il étrangement ému quand des
personnes totalement inconnues m'appelaient au téléphone pour me dire de quel
inappréciable secours Mme Santschy avait été pour elles dans leurs détresses
morales ou spirituelles.

Au début de janvier, je visitai une de ses amies du Locle. je trouvai là un


pensionnaire de l'asile des vieillards de cette ville, qui avait été plusieurs années
à La Tourne; cet homme terrible, un jour, avait brandi sur elle une hache « pour
la tuer avec son Jésus » comme il disait. En me voyant, il vint à moi, pleurant
comme un enfant: « Elle ne m'a pas oublié, elle m'a envoyé un paquet à Noël. » -
« Grand-père, lui dis-je en lui montrant le ciel, elle vous attend là-haut. Elle a
beaucoup prié pour vous, vous le savez. »

Dans l'autobus qui amenait à La Tourne des amis de La Chaux-de-Fonds, le


matin des funérailles, se trouvait un des garçons qu'elle avait élevés ; il était
alors en apprentissage dans cette ville. En pleurant, il disait : « C'était ma
maman. » J'ai parlé du sourd-muet qui lui tenait lieu de valet de chambre. Le
pauvre homme était si désolé qu'il s'échappait parfois de La Tourne pour aller à
Rochefort pleurer sur la tombe de sa bienfaitrice. Hospitalisé maintenant à l'asile
des vieillards de Neuchâtel, il m'envoie toujours à Noël un petit message tout
rempli du souvenir de sa chère « mamy ».

J'étais encore à La Tourne au mois de mars quand, un soir, un jeune homme se


présente à « La Confiance ». À ses explications confuses, je devine que j'ai
affaire à un échappé de pénitencier. Ce malheureux me fait pitié; il n'a pas l'air
d'un dévoyé; je lui offre à souper et je l'installe près du poêle.

Une demi-heure ne s'est pas écoulée qu'une auto s'arrête devant la maison : c'est
la police.

À mon grand étonnement, l'agent, en civil, loin d'accabler le jeune homme, se


met à lui prodiguer des encouragements. je fais de même et lui remets, avec une
pièce de vêtement dont il avait besoin, un Nouveau Testament. « Vous
rencontrerez dans ce livre le Sauveur.

La femme qui était ici vous aurait parlé de Lui et ne vous aurait pas laissé partir
à vide. »

J'étais ému en prenant congé de lui, car je sentais que ma poignée de main à ce
malheureux était comme le point final à l'oeuvre de Mme Santschy. »

Et maintenant, dans le petit cimetière de Rochefort que borde la route cantonale,


une simple dalle de marbre rappelle le souvenir de cette femme de prière. Au-
dessous de son nom, cette parole de Jésus : « Elle a beaucoup aimé. » (Luc 7,
47.)

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