ThEv2006-2-Pour Pratique Lucide Priere
ThEv2006-2-Pour Pratique Lucide Priere
ThEv2006-2-Pour Pratique Lucide Priere
2, 2006
p. 103-116
Étienne Lhermenault
Au cœur du mystère :
pour une pratique lucide
de la prière1
THÉOLOGIE PRATIQUE
jeunes adultes dont j’avais la charge pendant mon stage, avait posé en introduc-
tion cette question : « Avez-vous vécu quelque chose d’extraordinaire cette
semaine ? » J’avoue que cette question nous a pris au dépourvu et, penauds,
nous avions dû constater que non, vraiment, nos vies n’avaient rien d’extraor-
dinaire, pas de conversions vécues, d’exaucements significatifs reçus ou de
miracles accomplis sous nos yeux. Alors ce collègue de dire avec une paisible
assurance qui reste dans ma mémoire seize ans après : « Moi j’ai vécu quelque
chose d’extraordinaire, ce matin-même j’ai parlé librement au Dieu Tout-
Puissant ! »
Parler librement au Dieu Tout-Puissant, voilà l’extraordinaire privilège qui
est nôtre et qui fait résolument partie du mystère de la prière. Mystère à la fois
profond et lumineux. Profond parce qu’au libre accès au Père, mystère de
l’amour, il convient d’ajouter l’étonnante intégration de nos demandes à la
réalisation de la volonté souveraine de Dieu, mystère du service, ainsi que le
secours de l’Esprit qui traduit pour le Seigneur nos balbutiements, mystère de
la grâce. Lumineux, le mystère de la prière l’est dans ses effets puisque, selon ce
que nous dit l’Écriture, nous avons la bienheureuse certitude d’être entendus de
Dieu : nos cris l’émeuvent, notre reconnaissance le réjouit et même notre inter-
cession peut l’amener à « regretter le malheur dont il avait dit qu’il frapperait
son peuple. » (Ex 32.14). Cette expression concentre à elle seule la profondeur
et la lumière du mystère qui nous occupe : la prière fait « changer » le Dieu
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marquée par une abondance de paroles qui n’a d’égale que la pauvreté de notre
écoute.
L’exemple le plus frappant, c’est le nombre croissant d’Églises où l’expres-
sion de la louange repousse l’écoute de ce que Dieu dit en fin de culte de sorte
qu’avec le temps se produit un décalage entre une louange qui s’appauvrit et une
Parole dont la richesse est trop peu mise en valeur. On retrouve cette tentation
du monologue dans bon nombre de réunions de prières où le partage a pris la
place − parfois toute la place − du dialogue avec Dieu. Centrés sur nous-mêmes,
nous nous retrouvons pour exposer nos préoccupations et nous ne faisons que
peu ou pas de place à celles de Dieu. Et ce travers rejaillit sur la qualité de nos
temps de prières publiques où nous nous révélons trop souvent incapables
d’unir nos cœurs et nos pensées pour nous adresser d’une même voix au
Seigneur ; les prières peuvent fuser, mais bien souvent dans toutes les directions,
et l’on se demande si l’on s’écoute mutuellement en disant « Notre Père » au
Dieu de Jésus-Christ.
Deux objections peuvent être faites à ce jugement sévère :
1) D’abord que l’Écriture n’est pas absente des temps de louange puisque la
louange utilise bien souvent des passages bibliques pour s’exprimer. Ce n’est pas
faux, mais ça me semble loin d’être suffisant d’une part parce que notre hymno-
logie même toute récente est loin de se réduire à la reprise des textes de l’Écriture
et d’autre part parce que répéter, en chantant dimanche après dimanche,
quelques rares versets d’une Écriture aussi variée et aussi riche, ce n’est pas
vraiment écouter Dieu parler.
2) Ensuite que les milieux charismatiques peuvent à bon droit faire valoir
l’exercice du don de prophétie au cours des temps de prière communautaire pour
dire qu’il y a là une forme d’écoute de ce que l’Esprit a à dire à l’Église. J’aimerais
le croire, car je me sens en phase avec cette compréhension du don de prophétie,
mais je dois admettre que la réalité est moins belle qu’il n’y paraît. Entre les
prophéties insignifiantes qui témoignent plus du besoin irrépressible de parler du
prophète que de l’Esprit de Dieu et les délires parfois écrits qui ne font malheu-
reusement l’objet d’aucun correctif, il y a finalement trop peu de moments qui
s’apparentent à une écoute attentive de Dieu. L’un des problèmes tient d’ailleurs
au manque fréquent d’enracinement biblique de ceux qui exercent ce don.
Je crains que nous ne fassions fausse route au moins en partie quand,
exaltant la prière, nous oublions qu’une pratique lucide de la prière passe
d’abord par l’écoute patiente, attentive, je dirais même craintive, de la Parole de
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2. Larry CRABB, Bouleversement intérieur, traduit de l’anglais par Antoine Doriath, Marne-la-Vallée, Farel, 1993, p. 5
et 6. Le titre complet en couverture de l’édition française est Le changement véritable est possible si nous sommes prêts à
passer par un bouleversement intérieur.
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Seigneur » alors que le cœur est angoissé ou que le chagrin étreint notre
existence ;
− il s’agit aussi dans nos vies et nos Églises de créer les conditions de sécurité
et d’amour qui nous permettront d’exprimer une plus grande variété de senti-
ments et de préoccupations sans craindre le jugement de Dieu et… d’autrui.
L’arrivée d’un nouveau converti vient souvent à cet égard apporter un souffle de
fraîcheur dans nos assemblées par la candeur de ses prières… jusqu’à ce que de
bons esprits l’invitent à ne pas s’emballer et à laisser à la porte la flamme de son
premier amour ! L’histoire des missions nous rapporte une anecdote significa-
tive à ce propos : William Carey, considéré comme le « père des missions
modernes », s’est fait sèchement rabrouer par un certain John Ryland à ses
débuts : « Asseyez-vous, asseyez-vous jeune homme. Vous êtes un enthousiaste.
Quand il plaira à Dieu de convertir les païens, il le fera sans votre avis et sans le
mien. Il faudrait d’abord qu’il se produise un nouveau don de langues, comme
à la Pentecôte3. »
− Il s’agit enfin de renoncer à toute velléité de paraître qui pousse certains
chrétiens à prier longuement c’est-à-dire bien souvent à exhorter autrui et à se
justifier publiquement ; et qui en conduit d’autres à se taire par peur de ne pas
être à la hauteur. C’est Charles H. Spurgeon, dans un sermon sur la prière
intitulé Le trône de la grâce, qui dit avec raison : « Si dans la prière, je me présente
devant un trône de grâce, alors les défauts de ma prière ne sont pas pris en compte4. »
Une pratique lucide de la prière devrait permettre aux Psaumes, à la variété
des sentiments qu’ils expriment, de trouver leur place d’une façon ou d’une autre
dans nos Églises sans qu’immédiatement ils soient réprimés comme gênants ou
pire comme non bibliques ! En effet, il n’est pas sûr que nous communautés
accepteraient l’expression de déceptions, de colère, de souhaits de vengeance…
que l’on y trouve si elle ne prenait la forme bien repérée de citations bibliques ou
d’expressions liturgiques permettant d’en émousser l’intensité émotionnelle.
3. Rapportée par Jacques BLANDENIER, L’Essor des missions protestantes, Du XIXe siècle au milieu du XXe siècle (vol. II,
Précis d’histoire des missions), Nogent-sur-Marne/Saint Légier, Institut Biblique de Nogent/Emmaüs, 2003, p. 51.
4. Charles H. SPURGEON, Sermons sur la prière, traduit de l’anglais par Lydie Benquet-Mallet, Deerfield (Ill.), Vida,
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Christ. C’est exactement ce que j’ai trouvé dans une autre Église dont j’avais
aussi la charge. Marqués par le même enseignement dénoncé plus haut, une
bonne partie des membres avaient développé une foi qui ressemblait à un
négatif photographique : ils avaient plus peur du diable qu’ils n’avaient
confiance en Jésus et mettaient plus d’énergie à se protéger des ruses du diable
qu’à servir leur prochain. Cela « colorait » toute leur vie de prière plutôt angois-
sée où de façon quasi obsessionnelle ils se mettaient à l’abri des influences du
Malin en invoquant le sang de Jésus et ne sortaient de cette attitude que pour
juger durement ceux qui ne partageaient pas leur façon de voir.
3) Enfin cette hypertrophie d’une forme de combat spirituel détourne de ce qui,
selon ma compréhension de l’Écriture, en fait l’essentiel, à savoir la sanctification.
Nous savons tous comment cette référence constante au diable et à la puissance
des démons déresponsabilise dans la foi puisque les difficultés rencontrées ont
toujours des causes extérieures qui sont perçues comme très spirituelles puisque
par définition invisibles. J’ai même vu le phénomène – pathologique − de
« chrétiens » qui trouvaient dans cette forme de spiritualité une façon d’attirer
l’attention sur eux puisqu’ils étaient la proie d’influences démoniaques si
« prisées » dans l’Église qu’ils fréquentaient.
Or j’observe que, globalement, cette préoccupation, si elle n’est pas absente
chez Paul, est loin d’être majeure. L’apôtre me semble bien plus préoccupé par
le « sale caractère » des chrétiens, leur propension à la division, leur indulgence
à l’égard du péché… Je note que le texte d’Éphésiens 6 sur les armes de Dieu
s’inscrit d’ailleurs dans un contexte de résistance après la conquête et non
d’offensive pour la victoire dont nous savons qu’elle est déjà remportée par le
Seigneur. Et cela correspond bien au « Notre Père » où la demande que nous
sommes invités à formuler est celle de ne pas tomber en tentation, non de
chasser diable et démons de nos vies.
Ma responsabilité nationale ne fait que confirmer une observation locale, le
combat majeur que nous avons à livrer en tant qu’enfants de Dieu est bien celui
de la sanctification, celui contre les soubresauts de notre vieille nature. J’ai
l’intime conviction que ce qui handicape nos Églises locales, c’est moins
l’oppression spirituelle extérieure que le manque d’amour à l’intérieur. Et là,
oui, nous donnons prise au diable quand nous cultivons complaisamment
amertume, refus du pardon, jugements intransigeants…
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Pratiquer une prière lucide, c’est selon moi ne pas se tromper de combat et
faire de la sanctification, la formation du caractère de Jésus en nous, l’éclosion
du fruit de l’Esprit, une affaire prioritaire et quotidienne.
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n’hésite pas à envoyer celui-là même qui a prié. William Carey, père des
missions modernes, avait intégré cette réalité en assenant cette formule devenue
célèbre : « Attendez de grandes choses de Dieu » − voilà pour la prière de la foi
− « entreprenez de grandes choses pour Dieu » − voilà pour la foi mise en action
− et l’on sait l’œuvre décisive qu’il accomplit avec détermination aux Indes.
Je m’inquiète de constater que nous sommes à cet égard des chrétiens
souvent inconséquents. Je pense en particulier à deux situations précises. La
première est celle du changement pastoral en Église : combien de pasteurs et
d’Églises ont prié pour cette étape importante de leur existence, ont proclamé
leur confiance dans la providence divine… et le moment venu n’ont pas su
mettre leur foi en action. Leur besoin de sécurité a été si prédominant (« je ne
partirai pas tant que je n’aurai pas trouvé “le” remplaçant indispensable », « nous
ne pouvons pas laisser partir notre pasteur, nous avons trop besoin de lui »,
« nous ne trouverons jamais le berger dont nous avons besoin ») qu’il en a été
paralysant. Je me demande comment Dieu peut bénir un tel décalage entre nos
proclamations et nos actions effectives. La deuxième situation est liée au vécu du
pardon au sein de nos communautés. J’ai l’impression pénible − mais j’espère être
détrompé − que le pardon est une dimension bien peu expérimentée dans nos
relations mutuelles. Nous sommes nés à la vie nouvelle par le pardon de Dieu
expérimenté et reçu en Jésus-Christ ; nous nous savons graciés mais toujours
marqués par le péché et pourtant… il semble que nous puissions vivre et servir
ensemble sans avoir besoin d’exercer le pardon, l’offrir et le recevoir, au sein de
nos communautés.
Est-ce à dire que nous sommes à ce point sanctifiés que nos relations sont
en tout point sereines et harmonieuses ? Je n’en crois rien.
Peut-être est-ce alors la superficialité des relations au sein de nos Églises où
la moyenne hebdomadaire des rencontres entre membres doit varier entre deux
heures et trentes minutes en Région parisienne et quatre heures en Province qui
ne permet pas réellement d’exercer le pardon puisqu’on n’a même pas le temps
de se blesser ? J’y crois à peine car je sais que le manque de communication en
soi peut faire bien des torts aux relations et qu’en tous les cas se croiser seule-
ment ce n’est pas vraiment s’aimer.
Alors nos Églises seraient-elles des lieux où l’on a tellement appris à se
cacher la réalité, à enfouir dans nos mémoires personnelles et collectives les
blessures reçues et infligées, les divisions vécues ou subies, que nous ne savons
pas parler des choses qui fâchent ? J’y crois sans peine tant je découvre d’histoi-
res non réglées, d’amertumes ressassées et parfois de haines entretenues dans
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dans son plan pour le monde. Mais pas n’importe quelle prière, une prière
informée, une prière persévérante, une prière aimante pour les oubliés de la
terre ! Pouvons-nous, par exemple, nous satisfaire de ce qui a été dit et des
mesures prévues dans l’urgence pour les banlieues qui viennent de brûler ? Ne
devons-nous pas, maintenant que l’émotion retombe et que les médias passent
à autre chose, prendre le relais dans la prière et déjà réfléchir aux actions que
nous pouvions mener pour la « racaille » que Dieu aime et aussi pour tous ceux,
apeurés, à qui un bon coup de karcher suffirait ?
Et si, au lieu d’être les spectateurs désarmés et prêts à hurler avec la foule,
nous devenions par la prière et l’action des témoins du Christ en bénédiction
pour ces cités à la dérive ?
Je rêve ? Peut-être ! J’ai peur ? Sûrement, car je redoute d’y être envoyé
selon ce que j’ai dit plus haut. Mais une chose est certaine, je ne peux pas fermer
les yeux et prier le Seigneur comme si rien ne s’était passé.
Une pratique lucide de la prière ne peut consister à fermer les yeux sur les
drames de ce monde et les besoins de nos contemporains.
Conclusion
Écouter avant de parler, aller vers plus d’authenticité, renoncer aux attitu-
des païennes, ne pas négliger le combat pour la sanctification, ajouter l’action à
la prière et ouvrir les yeux sur le monde et ces besoins sont nécessaires à une vie
de prière personnelle et collective lucide. J’aurais pu ajouter (certains penseront
« dû ajouter ») la dimension de l’adoration, l’intercession pour Israël et les
nations… mais j’ai fait des choix selon les besoins les plus évidents et les plus
pressants de nos Églises évangéliques à mes yeux. J’aimerais conclure cet exposé
par une dernière proposition qui ne s’ajoute pas aux six développées, mais qui
gagnerait à les accompagner toutes : mesurer l’immense privilège de parler à
Dieu, le Tout Puissant ! Il y a, dans la prière non pas d’abord une obligation
pesante, ni une puissance attirante, mais une invitation aimante, celle d’un
Dieu qui, en Jésus-Christ, a comblé la fossé, toute la distance entre son ciel de
gloire et notre terre de misères et de corruption et qui nous presse de nous
confier à lui par la prière. Puissions-nous communiquer à nos familles, à nos
amis et à nos communautés l’envie d’user du beau privilège d’être enfants de
Dieu : parler au Père céleste librement au nom de Jésus-Christ !
Étienne LHERMENAULT
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