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Planète N° 27

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A V IS

Eros est un dieu vivant.


L’humour est une arme.
Rire est un bienfait.
Pas de culture totale sans cela.
Nous sommes pour le gay sçavoir.
Tout assumer.
Ne renoncer à rien.
Mais ne forcer personne.
Des lecteurs voudraient un
Planète dégagé de ces aspects.
D'autres aimeraient
L ’espace dans lequel
se développe
un complément-choc de détente.
l ’être spirituel
de l ’homme d ’aujourd’hui
Une de nos équipes fonde
possède d ’autres dimensions
que celui dans lequel
une nouvelle revue : Plexus.
il s ’est déployé
au cours
des siècles derniers.
Heisenberg.
Un mois Planète.
Pour la seconde fo is , Un mois Plexus.
notre couverture est
l ’œuvre d ’un jeune
sculpteur moderne,
Boulogne
( voir l’article page 188).
Et vive la liberté!
7 Positions Planète 91 Littérature différente
La philosophie de Planète Le diable dans le beffroi
par Louis Pauwels d'Edgar Allan Poe
Celui qui déchire les voiles
19 Dossier Planète de J. Ramsey Campbell
La contraception
105 Vie spirituelle
par Michel Friedmann
Les derviches tourneurs
par Jacques Mousseau
35 M ouvem ent des connaissances
L'année où l'hom m e a marché dans l'espace 119 Histoire invisible
par A rthur C. Clarke La course au trésor d'H itler
par le groupe xxx
4 3 Nostalgie
M a douloureuse et prophétique enfance 127 Chronique de notre civilisation
par Aim é Michel L'Église et la franc-maçonnerie
par Pierre Grandhoux

59 Chronique de notre civilisation 137 Personnages extraordinaires


L'espionnage industriel Les mémoires du voyant soviétique
par Jacques Bergier W o lf Messing

69 Notre cahier couleur 145 Grands contemporains

Mystères du monde animal


S R I A U R O B IN D O
NOS ANCÊTRES sa vie, son œuvre, sa pensée
avec des articles de Raymond de Becker
LES D IN O S A U R E S Satprem et Jacques Masui
par Henri Prat et Michel Galen un inédit de Sri Aurobindo

Arthur C. Clarke / Henri Prat / Claude Rostand


Président de la Société Professeur à la Faculté
britannique d’astronautique. des Sciences de Marseille.
PLANETE
LA PREM IÈRE REVUE DE B IB LIO TH ÈQ U E

LE JO U R N A L DE PLANÈTE DIRECTEUR
LOUIS PAUWELS
163 La vie et les idées / Les savants contre la
COMITÉ DE DIRECTION
science LO UIS PAUW ELS
A LIRE JACQUES BERGIER
FRANÇOIS R IC HA U DEA U
167 Librairie / La critique de Bernard Gros
170 Sociologie / Manuel du parfait technocrate RÉDACTEUR EN CHEF
JACQUES M OUSSEAU
Littérature / Un écrivain fantastique: Dino
Buzzati DIRECTEUR ARTISTIQUE
PIERRE CHAPELOT
171 Histoire / La vieille Chine est-elle morte?
SECRÉTAIRE DE RÉDACTION
A SAVOIR ARLETTE PELTANT
173 Religion / Vatican II commence demain
É D ITIO N S PLANÈTE
176 Philosophie / Teilhard et Einstein à
l'UNESCO ADMINISTRATION
42 RUE DE BERRI, PARIS 8
177 Biologie / Guérir le mal des radiations
RÉDACTION
178 Sociologie / L'industrie des monstres en ET RENSEIGNEMENTS
Amérique 114 CHAMPS-ÉLYSÉES. PARIS 3

A ENTENDRE DIFFUSION DENOÉL - N.M.P.P.


180 Musique / Un prophète : Varèse ABONNEMENTS. VOIR PAGE 193

A VOIR PLANÈTE INTERNATIONAL


183 Cinéma / Les recettes du miracle anglais
Directeur: Louis Pauwels
184 Peinture / L’avant-garde se remet en Rédacteurs en chef:
marche / Un peintre vagabond France : Jacques Mousseau
187 Télévision / Le Service de la recherche Italie : Giuseppe Selvaggi
183 Les expositions Argentine : Francesco Porrua
190 Théâtre / La bouffonnerie fa it mouche Hollande : J.P . Klautz
191 Architecture / Un séminaire prospectif Les titres, les sous-titres, les inter­
titres et les éléments de présentation
ACTIVITÉS PLANÈTE et d'illustration des articles sont
192 Nos échos / Courrier des lecteurs établis par la rédaction de Planète.

Aimé Michel / Raymond de Becker / André Amar


Professeur à l'in stitu t
d'études politiques de Paris.
LA PHILOSOPHIE DE PLANETE

Dans cette troisième étude, le direc­


3 teur de Planète change provisoirement
de ton. Il médite sur la place et le rôle de
l’homme qui se veut engagé, sur la fo i de
nos grands-pères et les succès souhai­
tables de l’esprit froid. Il ne poursuit pas
LO U IS P A U W E L S
cette méditation dans un poêle, mais dans
un Boeing en route pour New York.

Ce n’est pas Le progrès général, en O ccident, des connaissances, des techniques, des
m oyens, des avoirs, des libertés, est une réalité. C hez les clercs, il est de bon
la civilisation ton de nier la réalité: c’est un certificat d ’âm e sensible. M ais je ne puis jo u e r
à ce je u sans, du m êm e coup, me d ém ettre de mes fonctions de tém oin et de
de la machine, critique. Je dois anno n cer que rien de ce que je dirai n’au ra p artie liée avec
le réel. Je ne vois pas ta n t d ’ho n n êteté. Je vois au co n traire le clerc p réten d re
c'est ma to u t à la fois au droit de nier le réel et de p arler com m e hom m e engagé.
La réalité nous ap p arten an t, il d épend de nous, de notre intelligence, de notre
civilisation volonté, de notre am our, q u ’elle soit bonne ou m auvaise, agrandissante ou
contraignante. T el est le co n stat sim ple, viril, hors duquel il n’est pas
d’activité publique positive. Je pense que l’on peu t ju g e r là-dessus de la
sincérité ou non de to u t engagem ent.
P our moi, je suis fier d ’être un hom m e de mon tem ps. C haque fois que je
décolle en Boeing, je rem ercie les dieux de m’avoir fait naître en ce siècle
et j ’éprouve pour l’hum anité du respect et de l’affection. Je ne suis pas naïf.
Je vois la fragilité de cette civilisation naissante, et ses périls. M ais, en me
calant dans m on fauteuil, en a ttac h an t m a cein tu re, je me dis que ce n’est pas
une civilisation m ythique qui m ’arrach e du sol: c’est la m ienne. Ce n’est pas,
com m e on dit, « la civilisation de la m achine »; c ’est la civilisation des hom m es
capables de fabriquer la m achine. C ’est ma civilisation. Ce qui est mien me
ressem ble. C ’est ma ressem blance que je dois d’abord ch e rch er en elle: ce
qui exprim e l’hom m e éternel, ce qui annonce l’hom m e futur. Ce qui est mien
est mon miroir. D ans le passager que je suis, sous ce réseau de lum ières dans
Projet de dôme la nuit, dans le ronflem ent des énergies, isolé dans l’espace et cep en d an t
géodésique
couvrant New York,
par l’architecte
Buckminster Fuller.
Positions Planète
relié à q uantité d ’intelligences au travail, je reconnais en moi des dispositions
de l’âm e, des figurés de l’esprit, des rem u em en ts de l’inconscient, qui me font
un autre hom m e que le voyageur des diligences. O n ne m e fera pas réciter les
leçons de l’hum anism e classiq u e1. F o n çan t sous les étoiles peuplées, à
quelque distance de la T erre en activité accélérée, v ibrante d ’efforts, enve­
loppée de radiations nouvelles, je suis pareil à u ne corde ten d u e entre
l’hom m e m agique et le surhom m e à venir. J ’en tends la houle p rofonde du
passé. J ’entends aussi le ressac du futur. S urvolant les peuples agités, to u t
ce m onde en changem ent, je me dis encore que ce qui est m ien est l’épreuve
de m a liberté, se tie n t à la disposition de m a volonté. C e tte civilisation
d épend du sens que je lui donne. Un hom m e n’a pas de destin, il n’a que des
accidents, s’il n ’a pas donné d ’abord un sens à sa vie. D e m êm e, il d épend
de moi que ce tte civilisation ait un destin. Il n ’est pas vrai qu e je ne puisse
pas agir sur elle et en elle. N ous som m es liés. N ous som m es ensem ble de
l’hom m e. N ous som m es ensem ble de l’âm e. R ien ne nous sépare, rien ne
paralyse nos échanges, que mes propres peurs, mes faiblesses, m es ignorances,
et l’habitude an cestrale de cré er des m ythes de séparation. L ’action seule
nous sauve, q u ’elle s’exerce au-dedans de nous-m êm es ou au-dehors. L’action
seule nous justifie, ca r nous som m es l’énergie m êm e de ce m onde. R ien
d’autre que nous-m êm es ne précipite ce m onde dans sa c o u rs e 2. T o u t hom m e
qui cesse de croire cela provoque une chute, change le destin en accident.
Si les q uatres réacteu rs cessent de croire en eux-m êm es, nous to m b ero n s
dans l’océan.

Je refuse C ertes, il est difficile de se sentir solidaire d ’un m onde qui, sem ble-t-il, se
fait, change, se développe, s’accélère com m e à n o tre insu. C e que nous
ce sentiment appelions hier les grandes questions, où nos idées, nos sentim ents, nos
convictions étaien t engagés, ne sont plus, en réalité, que des superstructures,
paralysant des écrans décoratifs derrière lesquels l’élan tech n iq u e travaille et modifie
les sociétés. E t cet élan technique, je crois, a p artie liée avec un co u ran t
de fatalité évolutif accéléré, p arti des origines, d o n t nous ne percev o n s pas le sens. N ous
avons, com m e citoyens, le sentim ent p aralysant que le m ouvem ent qui nous
entraîne ne passe pas p ar nous. P o u r saisir ce qui se passe, tro u v er une foi
1. N o u s p e n so n s g é n é ra le m e n t q u e les g ran d s c h a n g em e n ts du m o n d e, su rv en u s à l’o c c asio n d u d é v e ­
lo p p em e n t ex p lo sif d es sc ie n c e s e t d es te c h n iq u e s, n e so n t q u e d es ch a n g em e n ts e x té rie u rs à l’h o m m e.
A u tre m e n t d it, q u ’il y a m o d ificatio n d es c o n d itio n s d e vie, m ais p e rm a n e n c e d e la n a tu re h u m ain e in ch an g ée,
in ch a n g e a b le . L à-d essu s se fo n d e la réflexion h u m an iste tra d itio n n e lle , celle d e C a m u s co m p rise.
C ’e st faux, m e sem b le-t-il. A u niv eau d e l’ê tre d e l’h o m m e, c o m m e au n iv eau d e l’ê tre d e l’h u m an ité. E t
c e la a p p e lle u n e m o d ificatio n d e la p lu p a rt d e nos c o n c e p ts p h ilo so p h iq u e s, m éta p h y siq u e s, p o litiq u es.
J e re v ie n d ra i lo n g u em e n t là-d essu s: c ’e st l’esse n tie l d e ce q u e j ’ai à d ire . Je ren v o ie p o u r l’in sta n t le le c te u r
a u ssi b ie n à T e ilh a rd d e C h a rd in q u ’à A u ro b in d o G h o se , p o u r c ite r d es « s p ir itu e ls » . M ais du c ô té des
p h ilo so p h e s m o d ern e s, c e tte m êm e réflexion a p p a ra ît c o m m e c ru c ia le . A rn o ld G e lh e n : « L ’a c tio n ré c i­
p ro q u e d e la p o p u la tio n et d e la te c h n iq u e a in tro d u it un p ro ce ssu s m éta b io lo g iq u e p ro fo n d é m e n t nou v eau
qu i exige u n e n o uvelle c o n c e p tu a lis a tio n » (d an s l'A ven ir de la culture). H e in sen b e rg , rap p e lle E d g a r M o rin
(o u v ra g e cité), d é c la ra it en 1955: « L a te c h n iq u e n ’est p a s ta n t le ré s u lta t d es e ffo rts d e l’h o m m e p o u r
é te n d re sa p u issa n c e m a té rie lle q u ’un p ro ce ssu s b io lo g iq u e au c o u rs d u q u e l les s tru c tu re s d e l’o rg an ism e
h u m ain so n t p eu à p e u tra n s fé ré e s d a n s le m ilieu en v iro n n a n t, p ro ce ssu s b io lo g iq u e q u i, en ta n t q u e tel,
é c h ap p e a u c o n trô le h u m ain . » « Ici, é c rit M o rin , s'e x p rim e la g ra n d e m o d ificatio n d ’an g le d e vue, p o u r ne
p as d ire d e rév o lu tio n c o p e rn ic ie n n e , d e p u is M arx . M a rx c o n c e v a it la te c h n iq u e co m m e l’in stru m e n t de
l’h o m m e m a rc h a n t v ers la m aîtrise d u m o n d e. H e isen b e rg , H e id e g g er, s e n te n t au c o n tra ire q u e l’h o m m e
est q u a si l’in stru m e n t d ’u n p ro ce ssu s q u i s 'ex p rim e à tra v e rs le d é v e lo p p e m en t tec h n iq u e . » O n tro u v e ra ,

La philosophie de Planète
et une conduite adap tées au m ouvem ent, voir en celui-ci s’esquisser une
grande figure hum aine, éprou v er q u ’il est une force d o n t la d irectio n n ’est
indépendante ni des aiguillages de m a conscience ni de mes actes sociaux,
je dois sans doute o p ére r une véritable conversion. Je dois changer. C ’est p ar
une conversion radicale que je peux déjo u er l’alién an t sentim ent de fatalité,
fût-elle une fatalité de l’opulence. Il nous est b eau co u p donné. N ous croyons
q u ’il nous est peu dem andé, sinon de ren o n c er à quelques vieilles habitudes.
E ncore se passera-t-on de notre co n sentem ent. M ais je crois q u ’en réalité il
nous est dem andé infinim ent. Et d ’abord de nous ap ercev o ir q u ’il nous est
beau co u p dem andé. Je pense que cette conversion est com p arab le au difficile
passage à l’âge adulte, que m anquent d ’ailleurs ta n t d’hom m es.

La déchirante N é du peuple, instituteur, élevé p ar un ouvrier jauressiste, un e d éch iran te


petite m usique m onte en moi, dans cet avion où je lis l’ouvrage de G aston
petite musique B onheur sur la foi républicaine. Je co n state en co re que la révolution qui
se fait n’est pas celle que faisaient nos grands-pères. Ce m onde est révolu­
qui nous tionné. M ais p ar qui, p ar quoi? N os grands-pères se sen taien t ch au d em en t
concernés, participants, m issionnaires. Jusque sous la suspension fam iliale,
vient des ils se voulaient responsables de la destinée du genre hum ain, com ptables de
la conscience universelle. L’idée biblique d ’un œil vigilant au-dessus de
grands-pères chaque citoyen nourrissait leur religion athée, progressiste, u n iv ersaliste3.
La civilisation passait p ar eux, ils en étaie n t sûrs. La politique, au sens
villageois com m e au sens le plus vaste du m ot, se d éro u lait au niveau de
com préhension, de volonté, de sentim ent de l’hom m e ordinaire. L a révolution
tech n iq u e et scientifique n’avait pas en co re pris en tièrem en t le relais de la
révolution to u t court. Les grands principes étaie n t m oteurs. L’am our, la
confiance soulevaient nos grands-pères, qui avaient leurs textes sacrés,
leurs prêtres (M onsieur l’institu teu r), leurs objets de culte (M arian n e et
l’urne), leurs ancêtres géants, leurs prophètes, leurs apôtres, leur liturgie.
Sur des som m ets de PH istoire, ils allaient ch erch er le désir de changer le
m onde et la vie, la volonté de faire des hom m es.
D ans ce long-courrier, aucun des passagers ne ressem ble sans doute, au fond
de son coeur et de son âm e, à ces gens chauds d ’autrefois. A u cu n n’éprouve,
sous fo rm e ly riq u e, le m êm e o rd re d e réflex io n s c h ez E rn st Ju n g e r, d an s son livre le M u r du Tem ps (éd.
G a llim ard , 1963).
2. J e veux d ire : rie n d ’a u tre q u e n o u s-m ê m e s et la co n scie n c e q u e n o u s p re n o n s d es fo rc e s év o lu tiv es qui,
à tra v e rs l’h u m a n ité , e x e rc e n t leu r p u issan ce. M ais sans c e tte prise d e c o n sc ie n c e , n o u s ne so m m es pas
nou s-m êm es. Si n o u s n e c o n c ev o n s p as q u e n o tre tem p s, qu i é c h a p p e , d an s u n e c e rta in e m esu re , à P H isto ire , est
u n tem p s m éta -h isto riq u e, n o u s ne so m m es p as en m esu re d 'a g ir s u r l'H isto ire .
J u n g e r situ e ainsi c e tte n o tio n d e tem p s m éta -h is to riq u e :
« L ’im age d e n o tre p la n è te est d ’o res et d é jà assez é tra n g e . E lle a a cq u is u n e n o u v elle p e a u , u n e a u ra , qu i
est tissé e d ’im ages e t d e p e n sée s, d e m élo d ies, d e signaux e t d e m essages. C e la re p ré s e n te , in d é p e n d a m m e n t
m êm e d es c o n te n u s, u n e é ta p e d e la s p iritu a lisa tio n d e la T e rre - o u i, en d é p it m êm e d es c o n te n u s. C ela
p asse a u -d e là d es n a tio n s et d e leu rs lan g u es, a u -d e là du m o t e t d u signe, au -d e là d e g u e rre et paix. L ’é ton-
n e m e n t q u e n o u s im p o se à p rése n t c e t a stre , d e v en u si p e tit et c e p e n d a n t si b rilla n t d ’u n e n o u v elle lu m iè re ,
n ’a rien à voir avec l’o p tim ism e d u p ro g rè s, non plus q u ’a vec le p essim ism e qu i P o b o m b re . Il est m éta-
h isto riq u e , il o u v re d e s p e rsp e c tiv e s su r u n m o n d e situ é p a r-d e là P H isto ire . »
3. « L a relig io n laïq u e rep o se s u r l’id ée d ’u n D ie u in té rie u r, e x ig e a n t, vig ilan t, n e fe rm a n t ja m a is l’œ il: la
c o n scie n c e. » E t . « L ’id ée a n tiq u e d 'u n e P h ry g ie h e u re u s e , Vidée b ib liq u e d ’u n œ il in té rie u r d o n t se ra it d o té
c h a q u e cito y en , in sp irère n t le siècle d es lu m ières. >> G a s to n B o n h e u r: la République nous appelle (éd. R o b e rt
L a ffo n t, 1965).

Po sitio ns Planète 9
dans ce vol entre deux continents, à l’idée d ’hum anité, de civilisation, de
progrès, ce feu naïf mais puissant. Q uelques tech n o crates, p eu t-être, font
des rêves froids d ’am énagem ent. D es ingénieurs ou des co m m erçan ts
calculent. La plupart songent à leurs biens, à leurs am ours, à des fêtes à
l’écart, à des projets de tranquille jouissance de la vie. En chacun de nous
l’absence de foi a creusé un puits obscur. Un vaste m ouvem ent nous em porte.
M ais dans le siècle com m e dans ce t avion, nous ne som m es que des personnes
en déplacem ent. Et, p ar la m étam orphose explosive, com m e en déco llan t
to u t à l’heure, c ’est à peine si nous nous som m es sentis soulevés.

Le m onde a changé, et si rapidem ent, q u ’il n’est déjà plus celui q u ’a connu
Je n'ai pas m on père. L ’être de l’hum anité a changé aussi, mais nous n’en avons pas
beaucoup conscience. Le changem ent s’est produit avec une rapidité telle que sa
m esure m’échappe, que sa natu re m êm e me dem eure invisible. Ainsi, les
roues ont à peine quitté la piste que les grands ensem bles sont déjà pareils
d'ancêtres qui à des boîtes d ’allum ettes posées sur des billards. Si j ’en trep ren d s de calculer,
ont su lire la stupéfaction me saisit. Je dois avoir d errière moi, com m e homo sapiens,
quelque cinquante mille années. D eux mille générations, à peu près, m ’ont
formé. M ille huit cen t quatre-vingts ont vécu avant l’âge du fer. Six ou huit
ont su lir e 4. Et je suis dans le m onde des applications de la physique einstei-
nienne et de la biologie m oléculaire. Sur mes deux mille ancêtres, mille
neuf cen t soixante ont adoré un em p ereu r divin, une cité, une ch o u ette, un
b œ u f ou la Lune, et les autres un dieu ou une idée. N ous n’avons pas encore
pris l’habitude de penser que les créations hum aines sont à l’image et au
service des hom m es. N ous n’avons pas m êm e encore l’idée que l’am our de la
vie sert la vie: la plupart de nos progrès viennent des guerres; c’est dans les
vertiges de la m ort que nous cherchons nos biens 5.

Nous croyons N ous n’avons pas encore renoncé aux m ythes de séparation. N ous rep o rto n s
sur la science et la technique l’idée ancestrale d ’une loi extérieure im placable,
que la servie par des prêtres sacrificateurs. Ainsi n’est-il pas éto n n an t q u ’un siècle
d ’éclatantes réussites visibles s’accom pagne, au niveau du non-responsable,
bombe atomique d ’une m orale et d ’une philosophie de l’abandon et de l’échec. N ous faisons
offrande à la m achine de nos ignorances, de nos craintes, de nos dém issions.
tue N ous perpétuons la notion prim itive de sacrifice. N ous faisons des m achines,
qui sont nos créations et nos aides, des m ythes de l’inhum ain. N ous avons

4. A ndré Fourastié (ouvrage cité, Planète 26, p. 13).


5. L’am élioration de nos conditions d’existence est d’abord un dérivé de la technologie mise au point pour
les besoins de la Prem ière G uerre mondiale, de l’avancem ent formidable de cette technologie au cours de
la Seconde G uerre et des guerres froides qui ont suivi. En 1927, je décidai de me rendre com pte de ce qui
se passerait si nous com mencions à appliquer directem ent la technologie aux besoins du succès de l’homme
sur la Terre. Après avoir servi dans les cadres de la technologie supérieure de la marine, des nouveaux avions,
des nouveaux sous-marins, de l’électronique, je me rendis com pte du fait que les arts domestiques n’étaient
perfectionnés qu’en tant que dérivés de la course aux arm ements. Je com m ence à m’aviser qu’aucun groupe
d’homm es de science n’avait jam ais été engagé à prendre mesure de l’homme et de to u t ce que le poten­
tiel scientifique et technique de la civilisation pouvait lui apporter. »
Discours, en 1965, de l’architecte Buckm inster Fuller.

La philosophie de Planète
nos T rônes et nos D om inations. N ous croyons que la bom be atom ique tue,
com m e la foudre au poing de Jupiter. M ais ce n’est pas le poing de Ju p iter,
c’est le nôtre. L’hum anité com m ence d ’avoir des pouvoirs adultes. M ais la
conscience de nos pouvoirs ne l’est pas. D e sorte que to u te prise de conscience
insuffisante ne nous ouvre que les portes de la nostalgie.

Une conception Il est vrai qu ’il y a des nostalgies. Je suis un hom m e qui se réjouit p ro fo n ­
dém ent de revoir N ew York. M ais la d o u ceu r du village m’ém eut. Je p o rte en
positive de la moi le sentim ent de paradis perdus. Le m onde, tel q u ’il se dessine, m ’est
un environnem ent à la fois plus dense et moins chaud. Je vis parm i des m éca­
nostalgie niques et des abstractions. D ans l’univers des te ch n o c ra tes et des scientistes
livrés à eux-mêmes, je sais bien que le T o u t de l’hom m e n’est pas à l’aise. N os
sources instinctives risquent de geler, notre goût du rituel de s’éteindre,
notre besoin de com m union de s’affadir, nos facultés ém otionnelles de
dégénérer. O r, cela aussi, c’est l’hom m e. Ce n’est pas seulem ent le vieil
hom m e. C ’est dans le bagage de l’hom m e futur. Je ne m ’en convaincrai jam ais
assez. M ais la nostalgie, qui est un des sentim ents vifs de notre tem ps, ne
doit pas me conduire au regret du passé, elle doit m ’inviter au réveil et à la
co nstruction de l’avenir. Je dois travailler à un m onde où le te ch n o c ra te et
le scientiste ne sont ju stem e n t pas livrés à eux-m êm es. Je dois travailler à
faire, avec la m odernité tech n iq u e et scientifique, un m onde dans lequel
s’intégrent et s’épanouissent ces élém ents ap p arem m en t m enacés du T o u t de
l’hom m e. M ais ce m onde éta n t dans un autre état, sans d oute faut-il que ces
élém ents, p o u r s’y intégrer, soient portés à un autre degré. Je ne les p o rterai
à un autre degré q u ’en élevant le niveau d ’inform ation sur le réel p résen t et
le niveau de réflexion sur la direction générale. « Les choses basses, dit
P laton, se retro u v en t dans les choses hautes, mais dans un au tre état. » De
m êm e, la n ature de l’hom m e ancien doit se retro u v er dans la n atu re de
l’hom m e futur, mais dans un au tre état.
H ors d ’une telle conception positive de la nostalgie, les vers de Goethe
sonnent le glas de l’intelligence et de la volonté :

Quand nous parvenons au bien de ce monde


Le meilleur nous paraît erreur et folie.

Non, le monde Il d épend d ’une conscience adulte que des pouvoirs adultes nous m èn en t au
bien de ce m onde. C ’est, p ar exem ple, une conscience adolescente, plus
ne s'uniformise prom pte à se pro jeter dans la révolte q u ’à se définir elle-m êm e, qui nous fait
rép é ter que le m onde s’uniform ise. Or, je co n state bien p lu tô t que notre
pas ignorance du m onde se réduit, que nos co n tacts avec la diversité se m ul­
tiplient. Voici cinquante ans, la distance m oyenne p arco u ru e p ar un O cci­
dental était de cinq mille kilom ètres. Elle est au jo u rd ’hui de cinq ce n t mille.
Je dois dire que la diversité du m onde, en chaque conscience, est au jo u rd ’hui
plus sensible. A insi chaque ju g em en t de frustration, porté sur la m odernité,
peut-il se transform er, dans une conscience adulte, en ju g em en t d ’enrichis-

Po sitio ns Planète
Une seule fois réunis: ceux
E. SCHROEDINGER E. VERSCHAFFELT W. PAULI W. HEISENBERG R. H. FOWLER L. 8RILLOUIN

A. H. COMPTON U. V. DE BROGLIE M. BORN N. BOHR

A. EINSTEIN P. LANGEVIN C H . E. GUYE C. T. R. W ILSON O. W. RICHARDSON

Cette photo a été prise

qui changèrent le monde à Bruxelles en 1927


au 5e Congrès Solvay.
sem ent. C ’est en élim inant des illusions de frustration que nous découvrirons
les frustrations véritables qui nous éloignent réellem ent des biens de ce
monde.

A utre exem ple: il me sem ble que le problèm e de l’indifférence politique


Dans une croissante des masses est mal posé. S’il est vrai que les événem ents à venir
p ro jetten t leur om bre en avant, l’hom m e ordinaire, dans n o tre O ccid en t
certaine évolué, sent déjà que les conflits idéologiques se m ain tien n en t artificiel­
le m e n t6. Les vrais élém ents tran sfo rm ateu rs sont de l’ordre de la technique,
mesure, de la rech erch e scientifique et opérationnelle. Les options d éterm in an tes ne
sont pas contenues dans les idéologies vieillies. A vrai dire, les m orales et les
l'indifférence philosophies reçues agissent p lu tô t com m e freins de cette transform ation.
Les doctrines en p résence ne v éhiculent plus une inform ation suffisante. Les
politique est program m es m asquent les objectifs et les choix d ’une histoire du dévelop­
pem ent général plus authentiq u e que l’histoire politique ap p aren te. Sur ces
un progrès objectifs et ces choix, si l’hom m e ordinaire pouvait être consulté, l’infor­
m ation éta n t devenue libre, étan t enfin considérée com m e une des activités
créatrices de la civilisation, et p eu t-être com m e l’activité m ajeure, il est
évident qu ’il cesserait d ’être indifférent. En atten d an t, on se refuse à p ren d re
conscience de ceci: que l’indifférence est un progrès de la to léran ce, quand
il s’agit de l’abandon de principes qui se révèlent sans im portance et en
po rte à faux avec le réel. D ans une certain e m esure, il est bon que nos faux
problèm es s’évanouissent dans l’indifférence. D ans l’espoir de réanim er les
esprits, on ne saurait guère revivifier ces problèm es sans verser dans une
dém agogie qui ap p araîtrait de plus en plus com m e l’art de faire passer des
fausses questions pour de vrais dilemmes.

Le rêve des N ous vivons dans un m onde où le « d ém o n du faire», que j ’ai p récéd em m en t
essayé de décrire, se développe de plus en plus rapidem ent et librem ent, à
architectes de l’abri des observations et des opinions de l’hom m e ordinaire qui. n’est consulté
que sur des principes, des idées, des program m es sans relation réelle avec
l'humanité les puissances m odificatrices de la société, d ont la nature est essentiellem ent
technique. U ne dém ocratie sans consultation sur l’essentiel, ou une aris­
to cratie des plus capables, appuyée sur un parti, ne sont jam ais que des
cryptocraties. D ans un rap p o rt de plusieurs volum es envoyé au président des

6. L’augm entation du confort ne peut m anquer d’am ener la Russie à un niveau si proche de celui des
nations occidentales qu’on ne les distinguera plus les unes des autres — à part, peut-être, cette petite dif­
férence, qu’on verra le dim anche, au pays des Soviets, une plus grande affluence au cours de marxisme-
léninisme qu’à la messe. A ce m om ent, ce qui nous divise actuellem ent se sera évanoui dans l’indifférence.
L’indifférence et le temps sont les grandes panacées.
«E n 1648, la guerre de T rente Ans prit fin par pur épuisement des adversaires. Lorsqu’elle com mença, il
paraissait évident qu’une Europe à moitié catholique et à moitié protestante ne pouvait exister. Quand
elle se termina, il fut non moins évident que l’Europe allait rester divisée ainsi. C ependant, il n’y eut plus
de guerre de Religion en Europe, bien qu’il fallût attendre plus de trois cents ans avant que le chef d ’une
Église protestante eût un entretien amical avec le pape. La tolérance, ou, pour em ployer un mot plus
modeste, l’indifférence, a depuis longtemps abaissé les passions religieuses au-dessous du niveau des hosti­
lités arm ées. »
Dennis G abor: Inventons le futur (éd. Pion, 1964), ouvrage déjà cité, Planète 26, p. 13.

La philosophie de Planète
États-U nis, l’U niversité de C arbondale ten te de con sid érer la civilisation
m oderne com m e une usine à fabriquer des richesses, des facilités d ’existence
et des lo isirs'. Elle dresse le bilan des ressources m ondiales actuelles. Elle
étudie la possibilité d ’une conversion de to u tes ces ressources au profit
exclusif d ’un m ieux-être de l’hum anité. Elle expose ainsi, d ’une m anière
claire, com plète et généreuse, un rêve technique réalisable. D ans ce rap p o rt
que je n’ai pas en ce m om ent sous les yeux, une phrase m’a p articu lièrem en t
frappé: « L a politique a été très ju stem en t définie com m e l’art du possible.

L'homme C ’est une définition dépassée. Mille im possibilités d ’hier sont des possibilités
d ’aujo u rd ’hui. La politique est désorm ais l’art de choisir parm i to u tes les
ordinaire possibilités nouvelles, celles d ont nous nous servirons pour bâtir le m onde de
dem ain.» Il s’agit de bâtir un m onde du plus grand b o n h eu r m atériel co n ce­
n'est pas vable. A lire un tel rapport, on a l’idée de ce q u ’une intelligence froide,
solide, p o u rrait obtenir de l’organisation et de la distribution des ressources
consulté sur actuellem ent mises au jour, des moyens adultes de la science et de la technique,
pour dépasser dans la réalisation les m eilleures utopies sociales. On voit alors
les choix que to u t ce qui em pêche cette intelligence de fonctionner, c ’est le co n stan t
recours des hom m es à des idéologies, des doctrines, des religions, ou sim­
à faire plem ent des habitudes héritées d ’une au tre ère de l’histoire hum aine. On se
prend à im aginer une révolution des m entalités, dans laquelle la passion se
convertirait en une volonté passionnée de réduire les obstacles qui s’opposent
au succès de cette intelligence objective, où la chaleur des hom m es s’em ­
ploierait à faire triom pher l’esprit froid. Je ne crois pas q u ’une telle révolution
soit impossible. M ais dans l’état actuel de l’inform ation et de l’éducation, le
tech n o c ra te supérieur, ou p lu tô t « l’arch itecte en hum anité », qui est un
nouveau type d ’hom m e à l’œ uvre d errière les pouvoirs apparents, ne saurait
consulter l’hom m e ordinaire sur les choix à faire. Telle est, à mon sens, une
prem ière vraie question politique. La politique de la tech n iq u e déjà, plus
agissante que toute autre, se fait sans consultation. Il ne saurait en être
au trem en t sans risque de régression. M ais, en m êm e tem ps, ses m eilleures
intentions ne sont pas perçues. Ses dangers non plus. C ette prem ière question
m et en évidence un élém ent de fragilité de notre civilisation: la g ran d eu r et
les potentialités de celle-ci ne sont sensibles q u ’à une faible m inorité. En ce
sens, il est plus urgent de produire des êtres hum ains inform és que de nou­
velles inventions m atérielles. C ’est pourquoi je crois profo n d ém en t que notre
sort se jo u e sur les m éthodes d ’enseignem ent, l’éd ucation et l’inform ation;

7. Projet de «révolution géosociale» élaboré à la Southern Illinois University, Carbondale, sous la direction
de l’ingénieur et architecte R. Buckm inster Fuller, l’inventeur des dômes géodésiques, et du professeur
John M cH ale. Le rapport, qui nous a été com muniqué par notre ém inent ami Boris Prégel, l’un des patrons
de l’industrie atomique am éricaine, com porte quatre volumes. En quoi consiste la « révolution géoso­
ciale»? A reconnaître d’abord que la révolution industrielle est finie et que nous disposons désormais de
toutes les ressources perm ettant de donner à tous les êtres du globe le niveau de vie le plus riche des
Américains. Seulement, ces ressources ne sont pas utilisées de façon rationnelle. Et la civilisation globale
fonctionne comme une machine à frustrer les hom m es de ce a quoi ils ont droit.
Le rapport fait l’inventaire des ressources de l’humanité, en énergie, en m atière, en information.
Exemple: Un porte-avions vaut 12 000 écoles - Une usine à torpilles 26 hôpitaux et 160 lits - Une base de
fusées balistiques vaut un barrage de un million 743 mille kW h par an — Un des bom bardiers nouveaux que
les USA s’apprêtent à lancer correspond, soit à 250 000 salaires d’instituteurs, soit à 30 universités de mille
étudiants, à 50 000 tracteurs ou à 15 000 moissonneuses.

Po sitio ns Planète
que le destin de notre civilisation repose sur la philosophie, les arts et les
industries de com m unication de l’esprit.

Il nous faut Je parle du succès de l’intelligence froide, organisatrice p o u r le bien. Je le


crois en p artie souhaitable. Seul l’esprit froid, anim é p a r le g oût de la réussite
vouloir de l’entreprise hum aine, p eu t o b ten ir que l’usine p lan étaire travaille p o u r les
hom m es, non p o u r la m ort et des chim ères. Ce b u t est noble. Il p eu t être
avec chaleur com pris du plus grand nom bre. Le plus grand nom bre est nécessaire pour
déplacer les obstacles, réduire les faux problèm es. C ela suppose, non seu­
le succès de lem ent plus d ’inform ations, mais une conversion philosophique et m orale à
l’idée de richesse, d ’effort qui aboutit, d ’action récom pensée, à l’idée que ce
l'intelligence qui p eu t nous sauver, c ’est nous-m êm es. Je pense donc q u ’une politique
technicienne, vivifiée p ar une com préhension et un assentim ent généraux, est
froide un bienfait de l’âge adulte où nous entrons. N ous en som m es en co re assez
loin. N ous allons vers un m ieux possible com m e en d ép o rtatio n , vers un
possible paradis m atériel en w agons plom bés. C ela ne ressem ble évidem m ent
pas à une croisade. « En vérité, je vous le dis, il fait plus clair que vous ne
pensez. N e regardez pas derrière vous com m e un hom m e en co lère, ni d ev an t
vous com m e un hom m e qui a peur, mais au to u r de vous com m e un hom m e
éveillé » H.

Mais il nous Si nous regardions au to u r de nous com m e des hom m es éveillés, nous
com prendrions que cette politique de la tech n iq u e, qui se substitue à la
faut savoir politique to u t court, et déjà nous introduit en des tem ps post-historiques,
est une condition nécessaire de cet âge adulte. M ais nous com prendrions aussi
aussi que ce que ce n’est p eu t-être pas une condition suffisante. Elle postule en effet des
options, des directions, qui ne sont pas de son ressort, mais de celui d ’une
n'est pas politique de l’hom m e non enco re esquissée. L’U niversité de C arb o n d ale nous
m ontre que le m eilleur des m ondes terrestres est possible, que nous pouvons
suffisant en tre p re n d re m ain ten an t la révolution géosociale. C e serait d éjà un e im m ense
révolution, et qui m érite tous nos efforts. M ais elle n ’est pas forcém ent
gagnante, m êm e si l’effort aboutit. L’organisation et la ju ste rép artitio n des
avoirs est une chose. L a vision de l’être de l’hom m e, de sa natu re, d e sa
diversité, de ses besoins fondam entaux et de sa destinée, est un e au tre chose.
O n p eu t échouer à la dégager. O n p eu t aussi ra te r l’ajustage. C ’est ici que
nous retrouvons, sur un autre plan, la nécessité d ’une inform ation et d ’une
consultation qui rem e tte n t en cause, une nouvelle fois, nos philosophies, nos
m orales, et sans do u te nos m étaphysiques. N orm an C azan, m athém aticien
new yorkais, vient de publier une nouvelle d ’anticipation. C ela se passe dans
vingt ans. L a révolution tech n icien n e est faite. C ’est une sorte d ’âge d ’or.
C hacun profite largem ent de l’organisation parfaite. L’usine hum aine fonc­
tionne pour l’hum anité. D es m achines et une m inorité à fo rt q u o tien t
intellectuel travaillent pour u n e m ajorité d ’oisifs. Il s’agit d e ren o u v eler le

8. Ja m e s T h u rb e r, « L a n tern s a n d L a n c e s ». P en g u in B ooks.

La philosophie de Planète
gouvernem ent. O n inform e com m e il convient, sur les vrais problèm es, sur les
options entre divers plans. V oulez-vous le grand a c cé lé ra teu r de p articules à
construire sur un satellite de Jupiter? Vous en tirerez tel et tel avantage.
P référez-vous que l’économ ie s’oriente vers des supercerveaux électroniques?
Vous en bénéficierez com m e ceci et com m e cela. L a m ajorité rép o n d : on s’en
fout, on vote p o u r K afka, on ne veut rien, on veut du rêve, de l’am our et de
la fête, un sens à la destinée, un m ystère à adm irer, un supplém ent d’âm e,
de la foi, de la ch a le u r au cœ ur.

Ce mouvement Je crois que nous traverserons q u an tité de crises, m oins nettes que celle de
c ette fable, avant de prendre un e co nscience positive de la réalité double
se développe du m ouvem ent qui nous em porte. C ’est une réalité d o u b lem en t exigeante:
sur le plan horizontal du dév eloppem ent des avoirs, sur le plan vertical de
sur deux plans l’élévation de l’être. C ’est la croix, som m e to u te, et l’hom m e au cen tre, en
transform ation.
Je viens d ’aller voir l’équipage au travail, dans le poste traversé p ar q u antité
de voix lointaines. Je poursuis ce tte m éditation. On étein t les plafonniers.
N ous allons nous endorm ir à l’in térieu r de cette croix co u ch ée, brillante et
bruyante, qui vogue entre la m er et les astres.
LOUIS PAUWELS.

à suivre

L a première partie de la philosophie de Planète


a été publiée dans les numéros 25 et 26.
Louis Pauwels poursuivra sa réflexion
dans tous les numéros de l ’année 1966.

Positions Planète 17
Le dossfa'de la
contraception
Michel Friedman

Les Nobel français : il fau t contrôler les naissances

D es trois F rançais lauréats du d ern ier prix N obel de m édecine, seul


Sans com ple xes le professeur A ndré Lw off n ’a pas d ’enfant; M. Jacq u es M onod en a
trois, d ont deux grands fils - deux ju m eau x ; q u an t à M. F rançois
Jaco b , il en a q u atre — d ont deux jum eaux égalem ent.
P ourtant, d ’un com m un accord, le trio de ch erch eu rs n’avait pas
Sans co nf o rm ism e hésité à ad o p ter (avant de p artir p o u r Stockholm ) un en fan t auquel
a longtem ps m anqué l’au torité et le prestige d ’un p ère: Le « M ou­
vem ent français p o u r le planning fam ilial», qui vient d ’avoir dix ans.
En éliminant T rès naturellem ent, les ved ettes de son dixièm e anniversaire, célébré
le 26 février dernier au M usée de l’H om m e (en présen ce de
les faux p r o b lè m e s nom breux m édecins et chefs d ’entreprise), dev aien t ê tre les trois
savants de l’in stitu t Pasteur.
L orsqu’ils ont accepté la charge de ce tte présid en ce d ’h o n n eu r en
Les faits novem bre dernier, les trois prix N obel ne m ettaien t nullem ent en
avant leur indéniable co m p éten ce génétique. Leurs d éclarations
fracassantes et peu conform istes avaient déjà suscité de nom breux
reproches. M ais M M . M onod, Jaco b et Lw off ne co n cev aien t pas
Les nécessités leur titre de N obel au trem en t: utiliser l’audience que confère ce
grand prix in ternatio n al pour faire trio m p h er des points de vue qui
relèvent du simple bon sens.
Les possibilités Et c’est bien en tan t q u ’hom m es, plus encore q u ’en savants, q u ’ils
ont tenu à répondre à la docto resse L agroua W eill H allé, fondatrice
du M .L .P .F ., lorsqu’elle les a sollicités: «N ous avons suivi l’action
de votre m ouvem ent avec beau co u p d ’in térêt et de sym pathie et

Ce photom ontage japonais date de 1885.


Il est extrait de l’ouvrage de M ichel Braive.
« L’âge de la photographie »,
Éditions de la Connaissance, Bruxelles.

D o ssie r Planète
l’approuvons entièrem ent, ta n t dans ses buts que
dans ses m oyens, écrivaient-ils. L orsque le m ou­
v em ent que vous présidez et que vous anim ez L'ordre des médecins :
au ra attein t ses objectifs, b ea u co u p de fem m es et ce problème ne nous regarde pas
b eau co u p d’hom m es co n n a îtro n t une existence
plus harm onieuse et plus équilibrée, beau co u p de
tragédies seront évitées et, en particulier, ces
milliers d ’avortem ents clandestins do n t l’exis­
ten ce m ôme condam ne une société. M ais ce n’est pas M. M ichel D eb ré qui était visé.
« C eux qui vous com battent, en feignant d ’ignorer C’est au très au stère et tro p co n serv ateu r
la d ure réalité, les dram es, les m utilations et les C onseil national de l’O rd re des m édecins que
m orts, p o rte n t une lourde responsabilité. N ul ne s’en p ren a ien t im plicitem ent les prix N obel de
devrait avoir le droit de sacrifier le bonheur, la m édecine. C elui-ci v enait d ’adresser à ses
santé et la vie d ’êtres hum ains à des principes m em bres un e longue et confuse circulaire
personnels, aussi sincères et nobles soient-ils, à co n d am n an t l’activité des cen tres de planning
des convictions respectables, certes, m ais que fam ilial et rep ren a n t la thèse publiée en 1962
tous ne p arta g en t pas, ou à des im pératifs éco­ dans son bulletin: « L e m édecin n’a aucun
nom iques ou dém ographiques, en l’espèce m ons­ rôle à jo u e r et aucune responsabilité à assum er
trueux et, de plus, dépourvus de fondem ent. » dans l’application des moyens anticonceptionnels,
Ce d ern ier p aragraphe aurait ce rtain e m e n t fourni dans les conseils au public ou les dém onstrations
un sujet de conversation anim ée au cours des relatives à l’em ploi de ces moyens. »
déjeuners protocolaires des lauréats, invités à U ne prise de position bien rigoriste qui ne
l’Élysée et à l’hôtel M atignon. Il a dû sonner m asque, m alheureusem ent, q ue la to tale igno­
d u rem en t aux oreilles du nouveau m inistre de ran ce en la m atière d ’un e large fraction du corps
l’É conom ie, M. M ichel D ebré, qui —dans le style m édical. Igno ran ce qui s’explique aisém ent,
coléreux et to n n a n t qui lui est fam ilier — s’est fait puisque — ju sq u ’en 1964 — il n’existait pas de
l’avocat des thèses natalistes. cours sur la co n tracep tio n , m êm e au program m e
« N ous avons connu une baisse de la natalité qui des certificats de gynécologie; m ais une ignorance
est à l’origine des dram es nationaux que nous qui ne s’excuse pas.
avons vécus et do n t nous supportons encore les
conséquences: m althusianism e économ ique, insuf­ P our ce dixièm e anniversaire, le cadeau q u ’a tte n ­
fisance des équipem ents collectifs, invasions alle­ dait le « M o uvem ent français p o u r le planning
m andes», déclarait-il, il y a quelques mois, à un fam ilial» et ses trois illustres parrains, c’était
hebdom adaire. E t d ’ajo u ter: «N ous n’existerions l’abrogation d ’un e loi. U ne vieille loi étriq u ée,
m êm e plus en ta n t que nation si l’im m igration usée et poussiéreuse, qui m ériterait to u t ju ste
étran g ère n’avait partiellem ent corrigé le plus d ’être laissée au vestiaire du M usée de l’H om m e:
m alsain des individualism es: celui qui sacrifie, la loi de 1920.
p o u r le plaisir du présent, l’essentiel de l’avenir. » C ’est un texte bleu horizon. D u bleu des vareuses
A ffirm ations reprises le 5 novem bre devant du C hem in des D am es; co u leu r du ciel au-dessus
l’A ssem blée nationale, assez curieusem ent, de la ligne bleue des Vosges; de la te in te des
lorsque l’on sait que le contrôle des naissances lay ettes des petits garçons dans lesquels on voyait
est p rôné dans ce d ép artem en t (français) d ’ou tre­ déjà de futurs guerriers. L a F ra n ce s’était mal
m er d o n t il était lui-m êm e d ép u té: l’île de La rem ise de la brèch e sanglante o u v erte p ar la
Réunion. E t cela avec l’appro b atio n et les encou­ P rem ière G u erre m ondiale dans sa population.
ragem ents prodigués l’an d ernier, au cours d ’une U n seul souci: q ue l’on p ro crée. A u socialiste
nouvelle nuit du 4 août, p ar M. Louis Jacquinot... M oricci, qui suggère tim idem ent que « l’É ta t doit
alors m inistre d ’É tat. p ré p a re r le b erceau avant de réclam er l’enfant»,

20 La contraception
ne fero nt écho que les approbations du pro ­ co m m ettre le crim e d ’avortem ent, alors m êm e
fesseur Pinard, inventeur du « q u art de rouge » que cet av o rtem en t n’au rait été ni consom m é ni
des soldats. E t il se trouve des hom m es pour tenté et alors m êm e que ces rem èdes, substances,
rép é ter l’incroyable réplique d ’un député du instrum ents ou objets q u elconques proposés
R hône: « Ceux qui ne veulent pas réc o lter n ’ont com m e m oyens d ’av o rtem en t efficaces seraient
qu’à ne point sem er. » en réalité inaptes à le réaliser.
E t l’on adopte, sur proposition de M M . Ignace de « S era puni d’un mois à six mois de prison et d ’une
M oro-G iafferi et R o b ert Schum an, m algré am ende de 100 à 5 000 francs, quiconque, dans
l’opposition de M M . V incent A uriol, L éon Blum un b u t d e pro p ag an d e antico n cep tio n n elle, au ra
et Paul V aillant-C outurier, p a r 521 voix contre p a r l’un des m oyens spécifiés aux articles I et II,
55, un certain 23 juillet, m arqué à to u t jam ais d écrit et divulgué, ou offert de révéler des p ro ­
d ’un e p ierre blanche dans les annales de la cédés pro p res à prévenir la grossesse, ou encore
bêtise, des form ules reprises intégralem ent dans facilité l’usage de ces procédés. Les m êm es
le d éc ret du 5 octo b re 1953. peines seront applicables à quiconque, p ar l’un
des m oyens énoncés à l’article 23 de la loi du
29 ju illet 1881, se sera livré à une propagande
an ticonceptionnelle ou co n tre la natalité.
On se bat autour d'une vieille loi « S eront punis des m êm es peines les infractions
aux articles 32 et 36 de la loi du 21 G erm inal
datant de 1881 A n II, lorsque les rem èd es secrets sont désignés
p ar les étiq u ettes, les annonces ou to u t autre
m oyen com m e puissant spécifique-préventif de
la grossesse, alors m êm e que l’indication de ces
Laissons p arle r ce style juridique qui exprim e vertus ne serait que m ensongère. »
si bien ses propres lim ites:
« Sera puni d ’un em prisonnem ent de six m ois à
trois ans et d ’une am ende de 100 à 3 000 francs
quiconque, soit p ar des discours proférés dans des On entretient la confusion
lieux publics ou réunions publiques; soit p a r la
vente, la mise en vente ou l’offre même, en public, entre contraception et avortem ent
ou p ar l’exposition, l’affichage ou la distribution
sur la voie publique ou dans les lieux publics, ou
par la distribution à dom icile, la rem ise sous
bandes ou sous enveloppes ferm ées ou non Singulier m orceau d ’anthologie pénale, l’un des
ferm ées, à la poste ou à to u t agent de distri­ rares à stipuler un délit d ’intention, et qui
bution ou de tran sp o rt, de livres, d ’écrits, condam ne l’escroquerie com m e m oyen d e p ro p a­
d’im prim és, d ’annonces, d ’affiches, dessins, gande. D éjà, la juxtaposition des deux prem iers
images et em blèm es; soit p ar la publicité de articles sur l’av o rtem en t avec les deux derniers
cabinets m édicaux ou soi-disant m édicaux; aura sur la co n tracep tio n crée ce tte confusion qui n’a
provoqué le crim e d ’avortem ent, alors m êm e pas disparu près d ’un dem i-siècle plus tard. U ne
que cette provocation n ’aura pas été suivie équivoque, un clim at d ’om bre que l’on a to u t fait,
d’effet. au co n traire, p o u r en treten ir; qui évoque l’am al­
« S era puni des m êm es peines quiconque aura gam e te n té plus tard en tre les pilules contra-
vendu, mis en vente ou fait vendre, distribué ou ceptives et les au tres m éthodes de co n trô le des
fait distribuer de quelque m anière que ce soit, naissances.
des rem èdes, substances, instrum ents ou objets Son éch ec condam ne ce tte loi plus que to u t
q uelconques, sach an t q u ’ils é ta ie n t destinés à désaveu: de 22,3 naissances p o u r 1 000 h abitants

D o ssie r Planète 21
lors de son vote, la natalité devait to m b er à 19,9
en 1930 et 14,2 à la veille de la S econde G u erre
m ondiale. Le point de vue des amis de M oricci
allait se tro u v er confirm é, au b out d ’un q u art de
siècle, de façon éclatan te: c’est l’o rd o n n an ce
du 4 m ars 1945 (réorganisant le systèm e des allo­
cations familiales) qui réussira le redressem ent
de l’expansion dém ographique auquel la « poli­
tique du gros bâton» avait piteusem ent éch o u é:
nous som m es rem ontés à 18 naissances p o u r
1 000 habitants actu ellem en t — co n tre 22 aux
États-U nis, où la p ropagande an ticonceptionnelle
ne fait l’objet d ’aucune répression.
Ce texte p eu t néanm oins servir à ju g er illégale
la p arution de l’article que vous êtes en train de
Aucun commencement lire. Son au teu r et ses éditeurs en co u ren t les
peines énoncées. Aussi a-t-il fallu b eau co u p de
de preuve n'est venu étayer courage aux prem iers journalistes qui — tel
Jacques D erogy, dès 1955 - ont pris position
l'hypothèse d'une action en faveur du contrôle des naissances. L eu r
argum ent, ju ridiquem ent, était très m ince: il
cancérigène de la pilule. s’agit d ’inform ation et non de propagande. La
m arge, on le sait, est étroite, en tre les deux. Il a
Au d irec te u r de l’in stitu t national d ’études néanm oins fait jurisp ru d en ce. E t c ’est à sa faveur
dém ographiques, M. Raym ond M arcellin (alors
m inistre de la Santé publique et de la Population)
que les centres d ’inform ation du planning familial
avait posé deux questions: «Q u elles m esures ont pu se développer.
législatives p o u rraie n t favoriser le dévelop­
p em en t de la natalité? Q uel serait l’effet sur
la n atalité d ’une politique plus libérale en
m atière de contrôle des naissances? Le docteur Lagroua W eill Hallé
C eci p o u r la doctrine. C ôté exam en des
m oyens, le m inistre avait fait appel à un socio­
part en guerre contre l'hypocrisie
logue, M. C ho m b art de L auw e, et à douze
m édecins. L a p résidence de la com m ission
é ta it confiée à un gynécologue, M. M aurice
L ac o m m e . P arm i les a u tre s m em b res, La loi n’est pas, p o u r autant, tom bée en désué­
M. É tienne B eaulieu est spécialiste des m éta­ tude. Ses deux prem iers articles ont été appliqués
bolism es; M. Jea n -P ierre B enham ou, expert quelque qu atre cents fois, dans la seule année
en physiologie du foie; M. Paul L echat, p h a r­ dernière, au cours de procès d ’assises. Elle fait
m acologue; M . G eorges M athé, spécialiste des partie d ’un arsenal répressif dirigé co n tre les
m aladies du sang et du cancer; M . P ierre prévenus les plus lam entables, que la loi ait
D enoix, c ancérologue; M. Jean F rézat, p é ­
à faire co m p araître . L am en tab le. C o m m en t
diatre; M. H u b e rt T uchm ann-D uplessis, biolo­
giste; M . R aym ond T urpin, p éd iatre; M. R ené désigner au trem en t ce couple Bac qui, en 1953,
M oricard, gynécologue; M . A lbert N e tte r, était à la b arre p o u r avoir laissé m ourir faute de
endocrinologue-gynécologue; et M. H enry soins son quatrièm e bébé? La jeune mère, infirme
Ey, psychiatre. d ’une main, com m e folle, n ’avait pu sup p o rter
l’app ro ch e de la naissance du cinquièm e en cinq
ans.

La contraception
Sept ans de réclusion, décidèrent les juges. Mais année, il s’est trouvé de nouveaux locaux: si la
ce procès n’était pas tout à fait com m e les autres. F éd ératio n nationale d em eure au 2, rue des
C ar dans la salle se tro u v ait une doctoresse, C olonnes, le centre de consultation s’est installé
m ère de trois enfants, M m e L agroua W eill H allé, to u t près de là au 10, rue Vivienne (2' arrondis­
qui fit, de ce banal fait divers, le thèm e d ’une sem ent), égalem ent à côté de la place de la
com m unication passionném ent discutée à l’aca­ B ourse à Paris.
dém ie des Sciences m orales et politiques. La F au te de l’abrogation de la loi de 1920, le « M o u ­
presse s’em para de l’affaire. T rois ans plus tard, v em ent français p o u r le planning familial»
une poignée d ’am ies fondait une institution très pouvait bénéficier de la publicité assurée, d éb u t
discrète: « L a M atern ité heureuse». D epuis, une mars, au rap p o rt sur la pilule co n tracep tiv e,
volonté te n ace a fait, insidieusem ent, progresser déposé p ar la com m ission M arcellin. Ce rap p o rt
la cause. En 1961, G renoble, ville-pilote, accueil­ m arque en effet la fin d ’une longue période de
lait le p rem ier centre de planning familial. Paris silence en F rance, et in tro d u it un peu de lum ière,
eut le sien en o cto b re de la m êm e année. L’année à la surprise générale, dans le problèm e du
suivante, ce fut le to u r de Lyon, puis de Lens... contrôle des naissances.
La F ran ce com porte aujourd’hui plus de 70 centres, Les cinq jo u rs qui éb ra n lèren t la F ran ce étaie n t
perm anences ou correspondants. D e quatre, ses cinq jo u rs de cam pagne électorale. Plusieurs fois
m édecins, proscrits et prescripteurs, sont devenus pressé p ar ses amis de p ren d re publiquem ent
quatre cents. E t près de 80 000, les consultantes. position sur la question, M. F ran ço is M itteran d
P ourtant, faute d ’agir au grand jo u r, le « M ou­ se récriait: « Je suis un ad ep te convaincu du
vem ent français p o u r le planning familial» planning, mais c’est sûrem ent un très m auvais
échouait à p én é trer dans les m asses populaires. argum ent électoral. » U ne p etite p hrase lâchée,
Soixante-dix assistantes sociales étaie n t form ées presque p ar hasard, et dans le feu d ’un discours à
dans ce b u t en 1964, près de six cents l’année ses m andants de N evers, le 24 octo b re, allait lui
dernière. M ais cela ne suffit pas pour quelque p ro u v er le contraire.
dix millions de femmes. «V ous devez avoir le droit, si bon vous sem ble,
« Ce qui nous fait le plus de tort, expliquait d ’avoir un, deux, trois, qu atre, cinq enfants ou
l’autre jo u r, à un industriel invité au M usée de de ne pas en avoir du tout! » avait-il proclam é aux
l’H om m e, l’une des créatrices de l’organisation, électrices; son co u rrier dou b la de volum e en
c’est cet é tat de sem i-clandestinité. N ous som m es q u aran te-h u it heures. E t ses adversaires red o u ­
un peu dans la m êm e situation que, p en d a n t la b lèren t de zèle. D ès le lendem ain, M. Jean-L ouis
guerre d ’A lgérie, les réseaux de soutien. » D u T ixier-V ignancour est le p rem ier à réagir: « Les
moins, le m ouvem ent aura-t-il, désorm ais, son vieilles interdictions de la loi de 1922 o n t fait
m anifeste des 121: la pétition d ’ém inents signa­ leur tem ps», dit-il, se p osant ainsi en cham pion
taires en sa faveur que vous trouverez ci-contre, de l’abrogation d’une loi d o n t il ignore ju sq u ’à la
réunis p ar Planète. véritable date.
Soucieux de ne pas s’aliéner l’élec to ra t c a th o ­
lique, le can d id at s’em presse d ’ailleurs de
rap p eler la récen te d éclaratio n de Paul VI devant
La récente campagne électorale l’O .N .U .: «N ul ne p eu t in terd ire l’accès au
b an q u et de la vie. » D éclaratio n qui n’em p êch era
a fait avancer le problème pas, dès le lendem ain, M. L ecan u et d ’affirm er:
« Je ne verrai aucun inconvénient à ce q u ’une
m ajorité p arlem en taire modifie la loi de 1920. »
Le 27, c ’est M. Paul A n tier qui ne p eu t plus taire
Ainsi, 1966 m arq u era une d ate charnière dans ses positions: «B ien sûr, je suis partisan du
l’histoire du m ouvem ent. A vec la nouvelle planning fam ilial», déclare-t-il. M. M arcilhacy

D o ssier Planète 23
assure que la question retien t to u te son attention.
M. B arbu, père de douze enfants, n’est pas
défavorable.
1
i
R estait à passer aux actes. Ce sera le fait de
quelques jo u rn ées d ’octobre. En bonne logique,
M m e Jacqueline T h o m e-P aten o tre, dép u té de
Paul VI Seine-et-O ise, donne le signal; M . F rançois
M itteran d , sur sa lancée, dépose une proposition
a écarté le problème de loi qui rep ren d l’esprit et presque la lettre
des textes déposés en 1956, puis en décem bre
« T o u t ce qui co n cern e la m orale sexuelle du 1964 par M. D éjean - au nom du groupe socia­
couple date du xvc ou du x v r siècle», faisait liste; le M .L .P .F . adresse aux différents groupes
rem arq u er l’abbé M arc O raison aux d ern ières son pro p re projet, d éb u t novem bre; et les
« Jo u rn ées de la Santé m entale », à Paris. com m unistes, encore hostiles, fourbissent le leur.
« Saint T hom as d ’A quin ignorait com p lètem en t
que la fem m e ait une p a rt active dans la
conception. Pour lui et p o u r ses co n te m ­
! porains, la sem ence m asculine é ta it une liqueur
sacrée co n te n an t l’enfant to u t entier. On
Une commission de « sages »
com prend alors p ourquoi co n tra ce p tio n et a été chargée d'étudier la question
av o rtem en t o n t été considérés com m e éga­
lem ent graves. »
A ctuellem ent, la position de l’Église se fonde
sur l’encyclique « C asti C onnubli » prom ulguée M ais, dans ce tte période électorale, le gouver­
en 1930 p a r le pape Pie X I. C elle-ci d éclare n em en t n’en ten d ait pas rester inactif. D ès le
notam m ent: « T o u t usage du m ariage, quel
27 octobre, M. Raym ond M arcellin, alors m inistre
q u ’il soit, dans l’exercice duquel l’acte est
privé, p a r l’artifice des hom m es, de sa puis­ de la Santé publique et de la Population, déclare:
sance naturelle de p ro c ré e r la vie, offense la « L ’affaire est ex trêm em ent délicate. Le m inis­
loi de D ieu et la loi naturelle, et... ceux qui tère de la Justice et le m ien l’étu d ien t avec le
a u ro n t com m is q u elque chose de pareil se sont souci, non de l’éluder, mais de le régler posém ent.
souillés d ’une fau te grave. » Les problèm es sanitaires posés p ar la pilule nous
P o u rtan t, Pie XI p re n ait soin de distinguer le préo ccu p en t grandem ent... »
c a ra ctè re d ’union m ystique de l’acte sexuel, E t il an n o n çait ensuite la création d ’une com m is­
de sa fonction de reproduction. E t Pie X II
sion de «sages» chargée d ’étu d ier la question,
p récisera, en 1951, dans son « D isc o u rs aux
sages-fem m es», les cas de dispense. C ’est im itant en cela la position du pape, qui avait
à c ette occasion que sero n t e n térin ées les disjoint ce d éb at des travaux du concile. Les
m éthodes de continence p ériodique, à savoir spécialistes de la dém ographie seraient consultés
la m éthode O gino-K naus et celles des tem p é ­ par ailleurs.
ra tu re s — qui sem blent so u m ettre les conjoints L ’affaire parasssait mal engagée: les reproches
aux rythm es naturels. faits à la pilule co n tracep tiv e sont, nous le
Les progrès de la c o n tra ce p tio n , et en p a rti­ verrons, déjà nom breux; or, une d épêche de la
culier ceux de la pilule, posent encore, en très sérieuse agence britannique « R eu ter» venait
revanche, un p roblèm e aux théologiens.
Paul VI a é ca rté ce p roblèm e du schém a X III
de publier une mise en garde de la non moins
examiné par le C oncile et créé, en m ars dernier, sérieuse « F o o d and D rug adm inistration» am é­
une com m ission d’étude laïque et religieuse ricaine.
— qui n’a pu ab o u tir à une conclusion nette. Un rap p o rt publié dans les « A rchives d ’ophtal­
I m ologie» p ar le d o cteu r F ran k B. W alsh,
im portant professeur à l’école m édicale de

24 La contraception
l’hôpital John H opkins, avait p rovoqué ce tte mise n’était venu étay er l’hypothèse d ’une action
en garde: il avait relevé 61 cas de troubles can cérig èn e de ces substances chez les hum ains.
oculaires, plus ou m oins graves, parm i celles de Le professeur N e tte r lui-m êm e, si réservé lors de
ses p atien tes faisant usage de la pilule. L a respon­ son exposé à la télévision, m ontrait que les effets
sabilité de cette dern ière n ’était nullem ent secondaires (hém orragies, prise de poids, gonfle­
dém ontrée, mais la « F o o d and D rug» jugeait m ent des seins) observés, après absorption, chez à
néanm oins plus p ru d en t d ’en inform er les peu près un cinquièm e des fem m es, ne m ettaien t
m édecins. celles-ci nullem ent en danger.
En F rance, d’intéressants et im portants travaux A ux doses m inim es nécessaires, le professeur
sont en cours sur les pilules; m ais on ne dispose T uchm ann-D uplessis ne co n statait aucun effet
pas en core du m atériel ni du recul nécessaire sensible sur d ’éventuels em bryons. E t le p ro ­
pour tra n c h e r la d élicate question de leur fesseur L ech at pouvait s’appuyer sur un e statis­
nocivité. Les A m éricains, en revanche, expé­ tique b ritannique (p o rtan t sur q u atre c e n t mille
rim en tent depuis une dizaine d ’années, avec près patientes), p o u r prouver que l’on n’assistait à
de huit millions de fem m es; la rigueur des déci­ aucune recru d escen ce de ces throm boses coro­
sions de la « F o o d and D rug» é ta n t p lu tô t supé­ naires évoquées p ar le m inistre de la Santé.
rieure à celle des organism es français corres­ Ce rap p o rt doit donc co n stitu er un véritable
pondants, on voit mal com m ent les sages de verdict d ’acq u ittem en t. Bien sûr, il faudra
M. M arcellin au raien t pu faire au tre m en t que de a tten d re des années p o u r être certain de l’inno­
se ranger à son avis. cuité à très longue éch éan ce; mais on sait déjà
H eureusem ent, dès le 24 novem bre, la presse que la fécondité redevient norm ale après arrêt
am éricaine reproduisait un nouveau com m u­ des traitem en ts et que quelques-unes des
niqué de l’organisation am éricaine. A yant soumis horm ones de synthèse incrim inées o nt m êm e un
à l’analyse électronique 15 000 cas de troubles de effet régressif sur certains types du cancer. On ne
tous ordres observés parm i les utilisatrices de dispose certain em en t pas d ’au tan t de p ré ­
pilules, ses spécialistes y avaient retrouvé som ptions favorables p o u r la p lu p art des m édi­
exactem ent les m êm es p ourcentages de m aux cam ents com m ercialisés depuis peu.
que chez des sujets ne les ayant pas expéri­ D e to u tes façons, un v erdict en sens contraire
m entées. C onclusion: rien ne s’opposait à la n ’au rait pas sonné le glas du « planning familial ».
com m ercialisation des pilules contraceptives. La sensibilité très prim itive, presque m agique
du public (et m êm e d ’une p artie des spécialistes)
à ces questions, aurait perm is de cré er une
confusion en tre la condam nation de la pilule
La commission de savants français et celle des au tres anticonceptionnels, voire du
vient d'acquitter la pilule co n trô le des naissances en général. M ais cette
position n’au rait pas résisté à un exam en objectif.
Si les pilules sont parm i les plus efficaces de ces
m oyens, elles ne sont ni le p rem ier ni le seul.
L orsque la com m ission M arcellin se réunit, un A ucun d ’en tre eux n’est absolum ent p arfait; le
mois plus tard, elle ne pouvait que s’aligner choix d épend des individus com m e des circons­
sur ce point de vue. B eaucoup de ses m em bres, tances.
d’ailleurs — et con trairem en t à ce q u ’avait laissé Le d ern ier en date (on p o u rrait p resque dire: en
en ten d re une partie de la presse — ne sont vogue) des m oyens an ticonceptionnels, c’est le
nullem ent, en privé, des adversaires de la stérilet. Il fait p artie de la catégorie des
con traception. co n tracep tifs intra-utérins (C.I.U .) inventés, vers
A ussi les professeurs D enoix et A m iel allaient-ils 1920, p ar le gynécologue allem and E rnst
indiquer q u ’aucun com m encem ent de preuve G ràfenberg. Les petits anneaux d ’arg en t q u ’il

D ossier Planète 25
posait à ses patientes do n n aien t des résultats
satisfaisants; mais le m étal était mal toléré, et
d o nnait lieu à d ’innom brables inflam m ations,
hém orragies et accidents gynécologiques. Aussi
ce tte m éth o d e contribua-t-elle puissam m ent au
Les communistes discrédit je té sur les an ticonceptionnels; les
m édecins l’ab an d o n n èren t ju sq u ’à une ép o q u e
et la contraception très récente.
Le progrès des m atières plastiques devait to u t
L ’hostilité c o n tre l’économ iste anglais du changer. M ieux supportées p ar l’utérus, certaines
X IX ' siècle T hom as R o b e rt M althus a long­ d’en tre elles o nt la p ro p riété de rester rigides
tem ps pesé sur l’a ttitu d e du p a rti com m uniste quelques instants avant de rep ren d re leur form e
français à l’égard du c o n trô le des naissances. d ’origine. Le m odèle expérim enté en F ra n ce
M arx et Engels avaient vigoureusem ent com ­ perm et d ’introduire dans le col de l’u téru s
b a ttu les thèses de l’a u te u r de l’« Essai sur les (p en d an t une très brève anesthésie générale) une
principes de la p o pulation». Ils l’accusaient m ince tige qui se referm e en spirale une fois
de « d é to u rn e r le peuple de sa lutte co n tre
le capitalism e et ses tares».
posée à l’in térieu r.
C ’est sous ce prétex te, et avec force citations Le m ode d ’action en est encore mal connu.
tirées de L énine, que M aurice T horez c ondam ­ On discute toujours pour savoir si ce corps
nait, en m ai 1956, « D es enfants m algré nous», étran g er em pêche réellem ent la fécondation ou
l’excellent livre que Ja cq u es D erogy venait de s’il la perm et, mais interdit ensuite la nidification
c o n sa cre r à ce problèm e. Q u a n t à M m e Je a n ­ de l’ovule fécondé. Ce fait, difficile à établir,
n e tte T horez-V erm eersch (m ère de trois im porte peu aux m édecins; mais il p eu t to u t
enfants), c’est au nom du « d ro it à la m ater­ changer p o u r les patientes. D ans le p rem ier cas,
nité» q u ’elle c ondam nait un p ro jet de loi
socialiste déposé à l’assem blée, en ces term es:
en effet, l’Église catholique n’y verrait sans doute
« D epuis quand les fem m es travailleuses récla­ aucun inconvénient; dans le second, elle l’assi­
m eraient le d ro it d ’a cc éd e r aux vices de la m ilerait à un av o rtem en t - et le proscrirait sans
bourgeoisie? » équivoque possible.
P o u rta n t, l’a vortem ent légal é ta it devenu p rati­ D e to u tes façons, les C.I.U ., instrum ents adaptés
q u e m e n t libre dans la plu p art des pays de l’E st aux problèm es des pays sous-développés, ne sont
depuis 1955. La H ongrie en en registrait m êm e prescrits en F ran ce que dans des cas très rares,
un nom bre record, et la P ologne d evenait le à titre expérim ental.
but d ’un certain n om bre de .« circuits touris­
Parm i leurs avantages, le p rem ier est, en effet,
tiques m édicaux». En U nion soviétique m êm e,
cette m esure, considérée com m e exception­ de dispenser d ’installations d’hygiène et de ne
nelle et provisoire, d oit ê tre supprim ée dès d em an d er aucun effort intellectuel à la p atiente.
que les p rogrès de la c o n tra ce p tio n le P our les nom breux pays qui p ratiq u en t la stéri­
p e rm e ttro n t. lisation chirurgicale, ils co n stitu en t donc un
A ussi le p a rti com m uniste français s’est-il progrès indéniable. Ils sont gén éralem en t très
décidé, à la fin de l’année dern ière, à déposer bien accep tés p ar l’organism e, qui les reçoit de la
à son to u r un p ro jet d ’abrogation de la loi de m êm e façon que des tro n ço n s d ’artères ou valves
1920, distinct de celui de M. François M itterand.
Ce projet prévoit l’autorisation de la vente de
cardiaques en plastique (aujourd’hui couram m ent
produits a nticonceptionnels sous con trô le mis en place). A utres avantages: ne dem an d an t
m édical, m ais in terd it to u te publicité. Il léga­ aucune p rép aratio n avant les rapports, ils sont
lise en ou tre l’av ortem ent dans certains cas aussi absolum ent insensibles.
sociaux reconnus. G ran d inconvénient: b ea u co u p de fem m es les
rejetten t. U ne petite m inorité ne peu t jam ais les
su p p o rter; un beau co u p plus grand nom bre doit

La contraception
changer une ou deux fois de m odèle. In terv en an t norm alem ent, une fois l’ovulation term inée.
le plus souvent en m êm e tem ps que les règles, L’organism e, abusé p ar leu r p résence, fait ainsi
l’expulsion risque fort de passer inaperçue et de l’économ ie d ’u ne ovulation com plète.
laisser à la fem m e une fausse im pression de secu­ Si les pilules bicolores sont en co re relativem ent
rité. Aussi certains types sont-ils m unis désorm ais rares, les autres substances, délivrées sur simple
de m inces cordons de contrôle. D ans un certain ordonnance, sont prescrites p ar de nom breux
nom bre de cas — très rares — le stérilet peut, au m édecins. Le « M o uvem ent français p o u r le
contraire, chem iner vers l’in térieur de l’utérus planning familial », assez réservé à leu r égard, ne
et créer des com plications gynécologiques. les conseille que dans les cas où d ’autres
m éthodes éch o u en t — en p articu lier chez les
jeu n es fem m es vierges.
Les avantages de ce tte m éthode, p u rem en t
Ce qu'est la pilule chim ique, sont ex actem en t les m êm es que ceux
et com m ent elle fonctionne des C .I.U . Aussi le choix des fem m es se fait-il
su rto u t p o u r des raisons affectives — en co re que
la sécurité soit, p eu t-être, légèrem ent plus grande
qu ’avec un stérilet. L’Église au ra en to u t cas fort
C’est pourquoi la plu p art des m édecins p réfèren t à faire p o u r d ém o n trer que la m odification du
actu ellem ent s’en ten ir aux pilules d ’horm ones de cycle de féco n d atio n est plus « an tin atu relle »
synthèse. Un grand nom bre de celles-ci sont déjà que celle ap p o rtée à l’organism e p ar n ’im porte
en vente, sous des nom s divers, dans toutes les quel m édicam ent.
pharm acies. Elles sont, en effet, essentiellem ent Si to u t risque p o u r la santé — en p articu lier p o u r
utilisées dans la lutte contre la stérilité. la fécondité — sem ble, p o u r le m om ent, devoir
Le pouvoir d ’une horm one naturelle, la proges­ être éc arté , les pilules p résen ten t, p o u r certaines
térone, sur la régulation de l’ovulation avait de leurs utilisatrices, un inconvénient m ajeur:
été d ém ontré, dès 1927, p ar le biologiste cré an t un é ta t de grossesse artificielle, elles
M akeplace. M ais il n’y a q u ’une dizaine d ’années pro v o q u en t parfois des nausées et des h ém o r­
que l’on a mis au point des substances de synthèse ragies qui disparaissent plus ou m oins vite. Elles
possédant (à plus faible dose, et m êm e p ar voie resten t to ta le m en t insupportables p o u r une
buccale) le pouvoir de bloquer le cycle m enstruel, infime m inorité de fem m es — encore que les
et qui ont été essayées aux É tats-U nis p ar les pilules bicolores de la m éthode séquentielle
d octeurs R ock, Pincus et G arcia. sem blent créer m oins de com plications.

A ctuellem ent, les spécialistes expérim entent


surtout la m éthode dite «séquentielle». La
pseudo-progestérone n ’est adm inistrée que Le planning fam ilial recommande
p en d an t les derniers jo u rs du cycle; une seule d'abord" les moyens mécaniques
de ses com posantes, active à des doses infimes,
est utilisée au déb u t: l’œ strogène. P our plus de
sécurité, la p résentation est faite sous des em bal­
lages différents et souvent dans des couleurs A u tre risque: l’erreu r ou l’omission. D e trop
variées. O n reconstitue ainsi de très près l’activité ardents zélateurs de cette m éthode, prom pts à
horm onale naturelle. d o rer et ad o rer la pilule, o n t répandu le m ythe
Ces pilules agissent en effet d irec tem en t sur le selon lequel les pseudo-progestérones seraient
cycle biologique de la fem m e. Les horm ones de puissants stim ulants de la fécondité. En
qu’elles distillent dans l’organism e dès le déb u t conséquence, la féco n d atio n interviendrait
du cycle sont celles-là m êm e qui se m anifestent, im m édiatem ent dès cessation du traitem en t — ce

D ossier Planète 27
qui sem ble inexact; d ’autre part, l’ovulation se Les plus grands risques de fécondation accid en ­
pro d u irait instantaném ent en cas d ’oubli d ’une telle vien n en t d ’un m auvais em ploi: utilisation
seule pilule — ce qui n’est partiellem ent vrai d ’un appareil de taille inadéquate, om ission de
(sans que ce soit autom atique, et p o u r des oublis gelée, m auvaise mise en place, retrait p rém atu ré
plus prolongés) que dans la période de fécondité (avant expiration du délai de huit heures). Ils ont
du cycle norm al. Ni avant, ni après. p o u r origine, le plus souvent, de m auvaises
connaissances anatom iques ou physiologiques.
A ux fem m es q u ’inquiètent ces dangers ou que D e nom breux utilisateurs de préservatifs ne s’en
reb u te l’ingestion de produits chim iques, le m unissent q u ’après le d éb u t du coït, ou le
M .L .P .F . suggère, le plus souvent, un recours à négligent lorsqu’ils o nt des rap p o rts plusieurs fois
un m oyen strictem ent m écanique: les p réser­ de suite — persuadés, p o u r des raisons aussi peu
vatifs. C o n trairem en t aux pilules vendues com m e scientifiques que possible, que les sperm atozoïdes
traitem en t contre la stérilité — co n trairem en t à ne sont actifs q u ’au m om ent de l’éjaculation —
leurs hom ologues m asculins, les condom s (en voire lors de la p rem ière éjaculation seulem ent.
vente libre sous p réte x te de prophylaxie des
m aladies vénériennes), les pessaires (diaphragm es
ou capes fém inins) n’ont pas trouvé d ’usage
m édical reconnu. Aussi est-il p ratiq u em en t La méthode des tem pératures
impossible de les trouver en F rance. O n se les rem plit les pouponnières
p rocure à l’étra n g er ou on en dem ande l’expé­
dition p ar poste à l’« International P aren th o o d
planning A ssociation» de L ondres — d o n t le
«planning» français est devenu une section M êm e en l’absence de telles naïvetés, des féco n ­
nationale. Les gelées et suppositoires vaginaux dations exceptionnelles reste n t possibles. D es
sperm icides (qui d ésactivent le sem en m asculin) sperm atozoïdes p articu lièrem en t vigoureux
com m andés en com plém ent et p a r la m êm e peu v en t être épargnés p ar les sperm icides
occasion, se trouvent, en revanche, dans toutes et réussir à co n to u rn e r les diaphragm es. Aussi
les pharm acies —vendus com m e antiseptiques. certains m édecins conseillent-ils, p ar surcroît de
D e m êm e que les préservatifs masculins, les p récaution, une co n tinence périodique p en d an t
pessaires se b o rn en t à em p êch er la ren co n tre du la p ério d e de fécondité maximum.
sperm e m asculin avec les glaires sexuelles fém i­ L a m éth o d e des tem p ératu res, accep tée p ar
nines. Le sperm atozoïde se h eurte à une m em ­ l’Église et expliquée p ar certains organism es
bran e de cao u th co u c sur son passage dans sa confessionnels com m e le C .L .E .R ., p erm et de
quête de l’ovule. L a gêne physique est néanm oins rep é re r cette période. A condition de p ren d re sa
nettem ent m oindre q u ’avec les condom s — encore tem p ératu re rectale tous les m atins, une fem m e
que, chez certains couples, un singulier souci p eu t présum er q u ’elle en tre dans la phase stérile,
d’égalité pousse les conjoints à « prendre leurs le cycle de repos que la p rogestérone naturelle
p récautions» chacu n à to u r de rôle. lui m énage, lorsque sa te n p ératu re s’élève de 1 à
Les inconvénients de ces m éthodes sont évidents. 2 degrés.
Elles req u ièren t des installations d ’hygiène suffi­
santes. Elles nécessitent u ne certain e interruption Elle p eu t présum er, mais p résu m er seulem ent.
dans les rapports, au détrim en t de leur harm onie, Ses patien ts calculs sont à la m erci d ’une fatigue
ce qui explique que b eaucoup de fem m es (m algré passagère, d ’un accès de grippe, com m e d ’une
une gêne légère) p réfèren t conserver leurs p réser­ fantaisie de la nature. C a r l’organism e p eu t
vatifs en place en perm an en ce. La présence du d éclen ch er une ovulation-surprise sous l’effet
d iaphragm e est en ou tre sensible p en d a n t les d’un choc psychologique, du seul hasard, ou
rapports. d’une étrein te particulièrem ent passionnée. O utre

28 La contraception
les inconvénients que rep rése n te l’exam en quoti­ qu’il ne serait plus n écessaire d e p ren d re q u ’une
dien, la fem m e n ’a d onc m êm e pas de certitude. fois p ar cycle, voire moins. O n travaille sur la mise
Au moins, dans ce cas, apprend-elle à connaître au po in t de substances q u ’il ne serait indis­
avec précision son p ro p re cycle m enstruel bio­ pensable d ’in g érer q u ’après avoir eu des rapports.
logique. C ar la m éthode très schém atique et On songe à stériliser provisoirem ent les hom m es
approxim ative des docteu rs O gino et K nauss n ’a par des inhibiteurs chimiques. Si réticents soient-ils
a son ac tif que la bénédiction de l’Église: son à laisser p o rter attein te à leu r intégrité, ceux-ci ne
calendrier, basé sur des chiffres m oyens, ne tie n t sont pas, au moins, tributaires d’un cycle com plexe.
aucun com pte des différences individuelles, L’arm e absolue so rtira un jo u r des laboratoires.
p o u rtan t considérables. C e sera sans do u te un vaccin. U n vaccin capable
d ’im m uniser l’ovule co n tre la p én étratio n du
Un hom m e de lettres connu aim ait à p résen ter sperm atozoïde. O u réciproquem ent.
ses enfants aux amis en visite en leur disant: M ais, en atten d an t, un énorm e travail d ’infor­
« Voici O gino I, O gino II, O gino III. E t voici m ation et d ’éd u catio n reste à faire. B eaucoup de
m ain tenant m a p e tite fille-tem pérature. » C e n’est fem m es fuient en co re, dans le co n trô le des nais­
pas to u t à fait une boutade. E t de tels déboires sances, la prise de responsabilité dans l’acte
ne se co m p ten t m êm e plus. am oureux q u ’il rep résen te p o u r elles; d ’autres
N ’ayant d ’autre efficacité que statistique — ce qui craignent de p erd re leu r époux en « d ép o étisan t »
convient mal aux individus m alchanceux — ces leurs rap p o rts; d ’au tres « sab o ten t» incons­
m éthodes o n t au m oins l’avantage de n ’être pas ciem m ent les m éthodes q u ’on leu r a expliquées,
dangereuses. O n ne p eu t en dire au tan t des pro ­ dans un désir secret d ’avoir des enfants.
cédés traditionnels: coït in terrom pu ou étrein te L’éd u catio n des m aris, elle aussi, reste à faire.
réservée. P rônées p ar les F rançais qui aim ent à E t en F ra n ce plus que p a rto u t ailleurs. C ar le
passer p o u r gens avertis des « techniques am ou­ F ran çais est, plus que to u t autre, vaniteux et
reuses », elles ont réussi à faire déclin er la natalité convaincu de son génie dans ce dom aine.
entre les deux guerres. M ais à quel prix ! Un m ythe qui s’effondre d ev an t les trois cen t
Les savants ont dém ontré que des sperm ato­ cin quante mille à un million d ’avo rtem en ts clan­
zoïdes particu lièrem en t résistants sont ém is par destins présum és en F ran ce ch aq u e année.
l’hom m e dès avant l’éjaculation. O n im agine les D ev an t dix mille avortées m ortes — plus d e m orts
dram es provoqués dans les foyers où l’hom m e, que n’en a jam ais fait la gu erre d ’A lgérie.
convaincu de son habileté, ne p eu t expliquer E t au-delà de to u te technique, c’est une affaire
une brusque grossesse que p a r une infidélité de m orale. C ertain s anim aux possèdent déjà des
de son épouse. E t ceci alors m êm e que ces m éthodes de régulation de leu r fécondité — en
m éthodes b arbares sont fréquem m ent généra­ fonction de la population de l’espèce et de la
trices de frigidité et de troubles nerveux qui, eux, n o u rritu re disponible. L a fécondité p ay an te et
n’ép argnent pas les hommes. obligatoire ira b ie n tô t rejoindre dans les sottisiers
D ’innom brables autres m éthodes de rem pla­ le fam eux: « T u enfanteras dans la souffrance. »
cem ent ont été inventées au cours des siècles. C ar l’hom m e n’est pas un animal, il est bon de
Les m oins ridicules sont les douches vaginales p ro clam er l’évidence. Il n’est pas soumis aux
et les tam pons intravaginaux. A ucune n ’est réel­ m êm es rythm es, aux m êm es ruts. E t la survie de
lem ent efficace, com pte tenu du fait q u ’aucune son espèce ne s’assurera pas p ar une explosion
des m éthodes — m êm e les plus sûres — ne dém ographique sans p récéd en t, mais p a r un
réussit à 100 %. ren fo rcem en t des liens du couple.
La seule arm e absolue est irréversible: la stérili­
M ICH EL FRIEDM AN.
sation. D u m oins les chercheurs travaillent-ils à
m ettre au point des techniques chirurgicales
réversibles. O n expérim ente aussi des pilules

D o ssier Planète 29
naissance
de l'homme
à la
naissance
de l'homme
cosmique
Voir page 35
l'étude de
A.C. Clarke
« L'année
où l'homme
a marché
dans l'espace »

Photo Lennart-Nilsson.
Photo Usis.
Photo Usis.
Photo Usis.
L'année où l'homme
a marché dans l'espace
Arthur C. Clarke, président de la Société britannique d'Astronautique

Notre monde ne sera plus jam ais ce qu'il était

Dix ans D ans l’exploration de l’espace, l’année 1965 a constitué un to u rn an t.


En effet, grâce à la télévision, la réalité m êm e de l’incursion dans le
d’astronautique cosm os a été ressentie dans tous les foyers: des millions d ’yeux ont
observé les im ages des ravins et des m ontagnes lunaires renvoyées
Bilan par Ranger 9, avant q u ’il ne s’écrase dans le cratère A lphonsus.
des résultats Le plus vaste public de tous les tem ps a contem plé YEarly Bird
(«O iseau du m atin»), « com sat» ou satellite de com m unication,
Signification sorte de carton à chap eau farci d’appareils électroniques, p lan an t à
35 800 km 700 au-dessus de l’éq u ateu r, tran sm ettan t par-dessus fron­
des prouesses tières et océans des instantanés télévisés et inaugurant ainsi le
règne de la m ondiovision. A quelques sem aines de sa mise sur orbite,
Perspectives Early Bird, par-delà l’A tlantique, diffusait le «cliché» de l’ann ée:
l’im age extraordinairem en t insolite de l’astro n au te E dw ard W hite,
prochaines prem ier hom m e « au to n o m e» de l’espace, q u ittan t la p ro tectio n de
sa capsule et évoluant avec aisance dans le vide sans p esan teu r du
Une étude cosmos.
de fond C ette prouesse historique fut co m plétée p ar Mariner I V qui, après un
vol interplanétaire de huit mois, atteignit puis dépassa la p lanète
par l’un M ars, nous tran sm ettan t ses photographies à 217 215 000 km de
des meilleurs distance.
G râ ce à la radio, le m onde entier, avait vécu la m inute angoissante
spécialistes. des prem iers pas dans l’espace de l’astro n au te am éricain et com pris,
souffle coupé, que l’hom m e s’était enfin arraché à sa p ro p re planète.
A la vue des im ages de M ariner IV, chacun réalise que, désorm ais,
A près le Russe Léonov, l'Américain
Roger White, le 3 juin 1965,
est le deuxième homme à marcher dans l ’espace.

M ouvem ent des connaissances


l’hom m e visait encore plus loin que la Lune, et nom es un cen tre d ’intérêt passionnant. G ên és et
que les tem ps nouveaux de l’exploration inter­ furieux, les radio-astronom es russes firent une
p lan étaire étaie n t venus ! co n féren ce de presse, dans le b u t sans p réc éd en t
de co n tred ire l’A gence Tass, et l’on n ’en ten d it
Examinons d'abord l'effort russe plus p arler des hypothétiques h abitants de l’objet
céleste CTA 102.
T o u t avait com m encé avant. M ais 1965 m arque P o u rtan t, cet incident a mis l’ac cen t sur les
vraim ent le tournant. C ette année-là, chacun a m odifications qui, au cours des vingt dern ières
com pris intim em ent que nous nous étions années, o n t bouleversé les perspectives scien­
délivrés du m onde et que, p ar conséquent, le tifiques. D e nom breux astronom es cro ien t m ain­
m onde ne serait plus jam ais le m êm e. te n a n t que des signaux peuvent réellem ent être
Exam inons d ’abord l’effort spatial des Russes. lancés p ar une civilisation lointaine, d o n t nous
1965 voit la fin de la légende (jam ais prise au som m es tro p arriérés p o u r saisir le sens. Q u an d le
sérieux dans les milieux inform és) d ’une U .R.S.S. prem ier message stellaire sera d étec té sans am bi­
indifférente au voyage dans la Lune. Le rythm e guïté, ils n’en seront nullem ent étonnés!
soviétique des lancem ents s’est non seulem ent
m aintenu, mais il n’a cessé de s’accro ître avec Le 18 m ars 1965, Voskhod II, a donné à l’hom m e
rapidité. L’insistance à réaliser des expériences le b ap têm e de l’espace. Et, avec leurs satellites
spatiales hum aines ne p erm et plus de se leurrer. inhabités, les Russes co n tin u en t à am éliorer un
Le vol de Voskhod / . l e 12 octo b re 1964, avait im pressionnant reco rd : il ne se passe guère de
couronné plusieurs précéd en ts im portants et mis, sem aine sans l’annonce (toujours faite b riè­
de nouveau, en évidence le curieux m élange de vem ent) d ’un nouveau lan cem en t dans la série
précau tions et d ’audace, caractéristiq u e, dès des Cosmos. Ceux-ci sont co u ram m ent décrits
l’origine, du program m e russe (ce m élange s’est com m e des engins de rech erch e scientifique.
d’ailleurs avéré ju sq u ’à ce jo u r parfaitem en t Parfois, on les récu p ère; mais l’un d ’eux au
justifié: contrairem ent aux rum eurs, aucun cos­ moins, Cosmos 57, lancé le 22 février 1965, n’a
m onaute russe ne s’est p erdu dans l’espace). jam ais fait reto u r à ses expéditeurs, puisqu’il a
D ans Voskhod /, trois hom m es sont, p o u r la p re­ explosé en plus de deux cents m orceaux. Il est
mière fois, placés ensem ble sur orbite. P our la curieux de n o te r qu e tous ces fragm ents satellisés
prem ière fois aussi, ils p o rten t des vêtem ents (certain s sont à peine plus gros q u ’u ne ca n ette de
ordinaires et non d ’encom brantes com binaisons bière) o nt été dénom brés p ar le réseau am éricain
spatiales. Les co nstructeurs avaient une telle de d étectio n des satellites. H eu reu sem en t, au
confiance dans leur vaisseau q u ’ils pouvaient b o u t de quelques sem aines, ils s’étaie n t tous
certifier une am biance « m anche de chem ise» désintégrés p ar leu r retom bée dans l’atm osphère.
à l’intérieur. Plus encore, l’engin a atterri sans Ils o nt certain em en t provoqué des pluies de
dom m age, avec ses passagers enco re à l’intérieur. m étéo res sur une bonne p artie de la T erre. Et
Ils n’euren t pas à s’é jec ter pour faire un a tte r­ tous les cerveaux réunis d e la to talité des
rissage en p arach u te individuel, com m e avaient m athém aticiens de tous les tem ps an térieu rs à
dû le faire leurs prédécesseurs. l’ère des o rdinateurs électroniques à grande
A près Voskhod I et II, survient l’épisode com ico- puissance n’au raien t pu p arvenir à nous éclairer
cosm ique de la super-civilisation sidérale... sur leu r sort. E n co re a-t-il sûrem ent fallu
inexistante! Un journaliste russe en mal de copie a c cé lé re r les calculatrices d o n t le rythm e attein t
(p ro b ablem ent exilé depuis com m e chroniqueur p o u rtan t plusieurs milliards d’opérations/seconde,
aux fins fonds de la M ongolie extérieure!) annonce po u r en ten ir le com pte à jo u r. C om m ent ne pas
la d étec tio n de signaux m odulés en provenance s’in terro g er sur le nom bre de Cosmos 57 qui
de l’une de ces m ystérieuses radio-sources dites seraient nécessaires p o u r prov o q u er la satu ratio n
«quasars» qui sont actuellem ent p o u r les astro­ com plète des installations am éricaines de défense?

36 L'année où l'homme a marché dans l'espace


C’est en 1965 que l’U .R .S.S., p lu tô t en retard en mais il a cessé d ’ém ettre avant m êm e le d éb u t
ce dom aine, p rend place dans la course aux positif de son voyage. Lunik V, salué com m e
satellites de com m unication avec son Molniya I « alunisseur», a, sans nul d o u te, attein t son
(Éclair), qui assure le relais des program m es objectif, mais ses rétro-fusées n’o nt pas fonc­
télévisés entre M oscou et Vladivostok. C om pte tionné et il s’est écrasé. Le sort de Lunick VI est
tenu de leurs allusions, souvent appuyées, au en co re plus ignom inieux: il refusa d ’obéir à un
sujet des com m unications m ondiales, incluant la ordre de correction de sa trajectoire et d’actionner
propagande soviétique d o n t le rayonnem ent ses rétro-fusées, et m anqua donc la L une de
s’exercerait d irectem en t dans chaque foyer au 160 900 km!
lieu d ’être relayée p ar des stations au sol, le Ce n’est q u ’en ao û t 1965, après plus de vingt
m anque d ’in térêt tém oigné p ar les Russes envers échecs, que la p atien ce et l’obstination des
les satellites de com m unication p eu t sem bler savants russes fu ren t enfin co u ro n n ées de succès:
louche. Ils ont, sans aucun doute, les m oyens de Z ond 3 fournit la deuxièm e série de clichés de la
lancer des satellites capables de faire entendre face cach ée de la Lune. Ils étaie n t d ’un e excel­
la voix de M oscou aux q u atre coins du m onde, à lente qualité. C ollationnés avec ceux déjà pris par
toute heure du jo u r ou de la nuit, sans craindre L unik III, ils ne laissent inconnue q u ’un e faible
la m oindre interférence naturelle ou provoquée, p ortion de la surface lunaire.
ce qui n ’était pas enco re possible ju sq u ’à La révélation détaillée de leurs derniers échecs
m aintenant. faite p ar les Russes constitue, espérons-le, un
indice de relâch em en t dans la tension in ter­
Examinons ensuite l'effort am éricain nationale.
D evenus b eau co u p m oins cachottiers, les Russes
D ans les annuels « Jeux O lym piques» de l’espace font d o rén av an t grand étalage de leur m atériel
livrés à propos des tonnages à a rrae h er au sol, les spatial. T outefois, sur un point particu lièrem en t
Russes tie n n en t toujours la tête. M ais la lutte im portant, ils co n tin u en t à décevoir la com m u­
s’est faite plus ouverte et, p o u r nom bre de nauté scientifique in tern atio n ale: ju sq u ’ici, ils
raisons, leu r position a cessé d ’être capitale. n’o n t pas respecté le p acte d ’échanges passé avec
Avec le lancem ent de la fusée géante Titan 3 C les U.S.A. co n cern an t les inform ations données
(un noyau de com bustible liquide, plus deux p ar les satellites m étéorologiques. On en est
élém ents balistiques solides), les É tats-U nis ont encore au stade unilatéral W ashington-M oscou,
placé sur orbite une charge utile de plus de dix et certains fonctionnaires de la N ASA com ­
tonnes; quelques sem aines après, le Proton I de m en cen t à se lasser quelque peu de leu r p art de
l’U nion soviétique en enlevait treize. P ourtant, « m arché », surtout au m om ent où les É tats-U nis
cette avance de quelques tonnes ne signifie plus sont en position de force p o u r traiter.
grand-chose à l’heure actuelle; la dim ension d ’un Le vol de G rissom et Y oung en m ars 1965, dans
vaisseau spatial n’est plus, p o u r les deux pays, leu r capsule Gemini 3, a perm is de franchir une
une condition lim itative. O n simplifie à peine en étap e capitale p o u r o ccu p er cette position. Il a
disant que le rythm e de l’exploration du cosm os fait plus que com bler un hiatus de deux ans dans
est désorm ais fixé p ar des im pératifs économ iques le program m e spatial am éricain de cabines
et non balistiques. C e rythm e est déterm iné aussi, habitées: il m arque les débuts p articu lièrem en t
dans u ne certain e m esure, p ar le hasard; to u t au réussis d ’un nouveau vaisseau et d ’une nouvelle
long de 1965, les expériences russes à longue fusée balistique, le Titan II, qui fo n ctio n n en t tous
p o rtée ont continué à subir des échecs do n t la deux presque parfaitem ent. D eux mois plus tard,
série d urait depuis 1959, année où Lunik III on eu t la preuve que ce n’est pas un effet du
ph o to graphia la face cachée de la Lune. Z ond 2, hasard, q uand W hite et M cD ivitt, avec Gemini-
lancé en direction de M ars deux jours après Titan IV, se livrèrent à leur exploit historique
M ariner IV, a dû frôler de plus près la planète, hors de leur véhicule spatial.

M ouvem ent des co nnaissances 37


Pourquoi tout est changé désormais qui to u rn e actu ellem en t au to u r de la T erre, et la
plu p art d ’en tre eux sont en train de changer
L’im portance de cette « m arche dans l’espace » paisiblem ent le m onde.
n’est pas surestim ée. Si brèves soient-elles, de Le p rincipe de la liberté de l’espace est m ain­
telles incursions m arquent un nouveau progrès te n an t accep té. D e façon p arfaitem en t légale, les
dans la co nquête p ar l’hom m e du milieu qui véhicules de reconnaissance am éricains survolent
l’en to u re et an n o n cen t réellem ent l’ère de les territo ires russes et inversem ent. Q uelques-
l’exploration du cosmos. En raison de ces jalons, uns de leurs clichés sont radio-télévisés vers la
l’hom m e est désorm ais assuré de pouvoir opérer T erre; d ’au tres lâch en t des capsules co n ten an t
en to u te liberté dans l’espace, de pouvoir s’y des d o cu m en ts photographiques de grande
déplacer, utiliser des instrum ents, diriger des qualité. Peut-être ont-ils déjà exercé une influence
constructions et en tre ten ir ou rép a re r des engins apaisante sur la situation politique internationale,
spatiaux en détresse. (Par exem ple, les satellites puisque les grandes puissances ne peu v en t plus se
m orts to u rn an t au to u r de la T erre représen ten t su rp ren d re m utuellem ent ni cach e r des p rép a­
plusieurs millions de dollars. A vec sim plem ent un ratifs m ilitaires de grande envergure. D ans des
tournevis et un fer à souder, beau co u p d ’entre pro portions à peine concevables à l’époque, la
eux p o u rraien t être remis en état. Un simple proposition ap p arem m en t utopique faite p ar le
contrôle à vue suffirait m êm e à d éceler la cause p résid en t E isenhow er du «ciel ouvert» s’est
de la panne et pourrait prévenir, p ar la suite, concrétisée. L a situation doit irriter singu­
des erreurs onéreuses.) lièrem en t les C hinois qui, inventeurs de la fusée
N ous savons m aintenant que, d ’ici peu d ’années, il y a presque mille ans, voient m ain ten an t leurs
nous assurerons l’en tretien et les réparatio n s en installations nucléaires rép érées et leurs expé­
orbite, d ’où dim inution sensible du prix de riences connues p ar avance p ar le d ép a rtem e n t
revient de tous les types d ’engins de l’espace. d’É ta t am éricain.
P resque to u t ce travail sera accom pli p ar des
hom m es en ten u e spatiale, transportés p ar les L'intérêt des expériences spatiales
d escen d antes de la capsule prim itive de l’astro­
nau te W hite et capables de passer d’une orbite à Si les satellites m ilitaires de reconnaissance ont
une autre, dans des vaisseaux à faible puissance pu aid er à sauvegarder la paix, leurs hom ologues
qui n’au raien t pas à en tre r dans l’atm osphère civils ont, sans nul doute, préservé des vies et
terrestre. des richesses. L eu r action ne cessera de
En outre, la construction de vastes stations spa­ s’accroître.
tiales et d ’im m enses navires cosm iques, clé Le to u t p rem ier satellite, Tiros, lancé p ar les
probable d ’explorations à longue distance du sys­ États-U nis le 1" avril 1960, avait déjà fourni
tèm e solaire, exigera la réunion et l’alim entation des clichés de nuages qui, selon un m étéorologue,
en orbite d ’élém ents séparés. Les « réparateu rs de avaient du jo u r au lendem ain, transform és les
chem inées d ’usine» des générations futures m aigres acquis de cette science en véritables
p o u rro n t exercer leur activité à plusieurs cen­ trésors. D ans cette série aux réussites ininter­
taines de kilom ètres de la surface de la T erre rom pues, la neuvièm e fusée Tiros, mise sur orbite
(et m algré les nom breux dangers q u ’ils devront le 22 jan v ier 1965, donna, p o u r la p rem ière fois,
affronter, ils ne cou rro n t plus celui de la chute!). un tab leau com plet de la T erre, d’un pôle à
L’in térêt du fac teu r hum ain dans tous les vols l’autre.
spatiaux «habités» ten d à reléguer au second
plan les satellites scientifiques et utilitaires, sauf Les ouragans qui se form ent dans les espaces
qu and ils sont aussi spectaculaires q u ’Early Bird. déserts du Pacifique, ne p o u rro n t plus désorm ais
Mais, une fois p ar sem aine au moins, de nouveaux pren d re au dépourvu les m étéorologues. En effet,
satellites rejoignent la véritable « quincaillerie » les derniers satellites m étéorologiques, m êm e

L'année où l'homme a marché dans l'espace


quand ils survolent les océans en pleine obscurité, « co m sats» : mais le m iracle est d evenu un
p ar une nuit sans lune, peuvent, grâce à leurs article co u ran t sur le m arché.
émissions d ’infrarouges, observer à 1 600 km au- B ien plus im p o rtan te encore, l’unification du
dessous d ’eux les form ations nuageuses. m onde est en trée dans sa phase finale. Les poli­
ticiens p eu v en t en co re je te r feux et flam mes
Des centaines d ’existences et des millions de ch acu n de leu r bord, l’histoire les a distancés.
dollars ont été sauvés p ar les Tiros. Ils feront G râ ce aux techniciens et aux savants, les p ro ­
encore mieux quand les m étéorologues auront blèm es de frontières sont dépassés.
appris à déchiffrer tous leurs messages. Il y a
bien d ’autres justifications à un program m e Quels sont les grands événem ents 65?
spatial, mais celle-ci est suffisante à elle seule.
D ans le dom aine social et peu t-être d ’une façon Les « com sats», tels Early Bird, et les « m etsats»
plus im portante dans le dom aine économ ique, (satellites m étéorologiques) du type Tiros, p ré­
l’intérêt des expériences spatiales a été aussi sen ten t un côté p ratiq u e et m êm e com m ercial
dém ontré en 1965 lors du lancem ent du satellite sensiblem ent appréciable. P eu t-être faudra-t-il
de télécom m unication Early Bird. Si les Telstars atten d re encore quelq u e dix ans p o u r p arvenir à
et Relays p récéd en ts avaient m ontré les possi­ la co n q u ête de la L une et de M ars. Les succès
bilités des « com sats », ils étaie n t toutefois inca­ des vaisseaux Ranger e t M ariner ne p eu v en t
pables de couvrir de façon continue une surface m anquer de faire frém ir to u t être hum ain évolué.
du globe située entre deux points quelconques. A près l’échec des dix prem iers, les trois derniers
L eur altitude relativem ent faible et leur tra je c ­ Rangers o nt to u ch é la L une avec une précision
toire située dans le cham p gravitationnel de la m athém atique, et fonctionné sans anicroche
T erre exigeaient une vitesse énorm e p o u r les ju sq u ’à l’in stan t de l’im pact. D ’un seul coup, nous
m aintenir en vol. Ils accom plissaient une rotation avons eu de notre satellite des images 2 000 fois
com plète en quelques m inutes et d onnaient ainsi m eilleures que celles q ue les télescopes terrestres
des inform ations in term ittentes et limitées. avaient jam ais fournies aux astronom es: on ne dis­
La réponse à ce problèm e, on le savait depuis tinguait pas ju sq u ’alors de détails inférieurs à
des années, serait le satellite synchrone ou 804, 5 m ètres. Les p h o tographies perfectio n n ées
flottant, dont l’orbite resterait rigoureusem ent de Ranger o nt perm is d ’en d iscern er de 30 cen ti­
dans le plan de l’é q u a te u r et do n t l’altitude serait m ètres de diam ètre.
telle q u ’il accom plirait sa révolution en 24 heures; L’étu d e et l’analyse des résultats de ces trois
il resterait donc en p erm anence au-dessus du vols exigera plusieurs années, et certaines
m ême point terrestre. Trois de ces satellites, énigm es d ev ro n t atten d re, p o u r être résolues, les
égalem ent répartis de la sorte au to u r de la T erre, prem iers alunissages. Plus encore, les prem ières
p o u rraient assurer une couverture globale de photos de M ars envoyées p ar Mariner I V alim en­
radio-télévision, ou to u t autre genre de liaison te ro n t les controverses enragées des générations
électronique. à venir; les astronom es o nt n atu rellem en t été
Les retransm issions télévisées des Jeux Olym­ stupéfaits de d écouvrir le territo ire m artien
piques de T okyo, aux im ages v raim ent peu truffé de cratères sem blables à ceux de la Lune.
déform ées, p ar Syncom 3, lancé en août 1964, ont L a question capitale de la vie sur M ars devra
prouvé que le systèm e é tait praticable. Puis, en atten d re ju sq u ’en 1970 (ou p eu t-être avant) une
mai 1965, Early Bird a perm is à des im ages de exploration plus poussée p ar des véhicules encore
franchir l’A tlantique (un siècle après que le plus perfectionnés. M ais nul n ’atten d a it de
« G re a t E astern» eu t posé avec succès le prem ier M ariner I V la d éco u v erte de M artiens; après tout,
câble télégraphique entre l’E urope et l’A m é­ sur les milliers de ph o to s prises p ar les Tiros,
rique). P en d an t quelque tem ps, les réseaux de aucun indice précis ne m ontre q u ’il y a u ne vie
télévision discu tèren t sur la rentabilité des intelligente sur la T erre.

M ouvem ent des co nnaissances 39


Si les grands ballets de l’espace font, en 1965, Il y a une idée de départ dans l'air
l’objet d ’une publicité tapageuse, les événem ents
réellem ent im portants et significatifs n’ont peut- T outes les prouesses des astro n au tes ou les
être pas été discernés. N ous les connaîtrons seu­ d éco u v ertes des savants de l’espace d ép en d en t,
lem ent quand on éc rira l’histoire de notre en définitive, des inventeurs, des ingénieurs et
époque. (C om bien de journaux de 1938 signa­ des co n stru cteu rs et co u ro n n en t de nom breuses
lèrent q u ’une couple de savants allem ands années, parfois m êm e plusieurs décennies, de
avaient découvert la scission de l’atom e rech erch es et de travaux. Si elles ne sont pas aussi
d ’uranium ?) spectacu laires que les tirs sur la L une ou la
T ous les jours, s’entassent dans les caves du « m arche dans l’espace », d ’au tres réalisations
C en tre spatial G o d d ard à G reen b elt, M aryland, techniques m ajeures enregistrées ce tte année
des m ontagnes de rubans électroniques ras­ d éterm in ero n t la cadence du progrès p o u r les
sem blant le to rre n t d’inform ations déversées p ar années à venir.
les satellites scientifiques mis sur orbite entre La plus im portante a p eu t-être été l’essai au sol
la T erre et la L une et m êm e au-delà. L’obser­ du p rem ier étage de la fusée Saturne com plète
vatoire de géophysique orbitale (O G O ), la plate­ — le m onstrueux survolteur d ’une poussée de
form e interp lan étaire d ’inform ations (IM P), 7 millions 1/2 de livres (3 millions 400 000 kg) qui
l’O bservatoire du systèm e solaire (OSO), pour lan cera vers 1970 les astro n au tes d 'Apollon p o u r
en nom m er seulem ent quelques-uns, sont inconnus leur historique vol lunaire. L a poussée uniform e
de la p lupart des gens. M ais ils s’affairent à boule­ la plus forte et le b ru it le plus assourdissant
verser notre science de l’espace proche. D e cette jam ais créés p ar l’hom m e, o n t secoué le C en tre
accum ulation d ’élém ents divers p eu t naître, à de vols spatiaux M arshall à H untsville, A labam a,
to u t m om ent, un nouveau to u rn an t: de nouvelles quand, le 5 ao û t 1965, l’équipe du D r von B raun a
industries s’établiraient, de nouveaux cham ps de mis le m onstre sur ses pieds. Les prem iers vols
connaissances s’ouvriraient à la science ou — et réels sont prévus p o u r 1967.
c’est, en définitive, de beau co u p le plus im por­ C e tte m êm e équipe a égalem ent m ené à b onne
ta n t — l’hom m e au rait une notion plus précise fin le program m e p articu lièrem en t rem arquable
de sa place dans l’univers. de Saturne I, avec un score de 10 sur 10 p o u r ce
Il n’en faut pas croire p o u r au tan t que cette ruée véhicule spatial le plus vaste et le plus com plet
vers des horizons nouveaux et plus vastes soit à jam ais construit.
inscrire au com pte exclusif des États-U nis et de O u tre la mise sur orbite de trois Pegases, d é te c ­
l’U nion soviétique. L’année a m arqué égalem ent teurs géants de m étéores, équipés d ’« ailes» larges
le troisièm e succès (sur trois essais) de Blue de 87,36 m ètres p o u r balayer les épaves flottantes
Streak, appareil anglais destiné à co n stituer le de l’espace, ces Saturnes ont aussi essayé le
prem ier étage d ’une fusée de lan cem en t de satel­ m atériel et les étages supérieurs du p ro jet
lite, en cours de co nstruction p ar le groupe des Apollon.
7 nations appelé E L D O (O rganisation E u ro ­ R écem m en t encore, tous les principaux véhicules
p éen n e de L ancem ent). L a F rance, l’Italie et le interstellaires am éricains étaie n t à propulsion
Jap o n o n t aussi des program m es im portants et, en liquide. M ais 1965 a vu les essais et le vol de
août, l’Indonésie elle-m êm e a annoncé la mise à fusées à ca rb u ra n t solide à très forte puissance.
feu d ’une fusée capable de dépasser 320 kilo- L a mise sur orbite d 'Early Bird s’est effectuée par
m ètres-seconde. carb u ran t solide; c ’est ainsi égalem ent que
N éanm oins, l’a c cen t mis dans la presse sur la Titan 3C a lancé en ju in la charge utile inouïe
« p o rtée » ou l’altitude p erm et de penser que ce de 9 525,39 kg. Ce vaisseau a dû subir la plus
program m e, com m e celui de l’Égypte, n ’est pas énorm e poussée sans do u te jam ais attein te par
un iq u em ent orienté vers la rech erch e scientifique une fusée — plus de 1 000 tonnes au total. A la
désintéressée. stupéfaction de ceux qui n’au raien t jam ais rêvé

L'année où l'homme a marché dans l'espace


sem blable mise au goût du jo u r des antiques feux p o u r la propulsion de charges utiles dans l’es­
d’artifice du 14 juillet, on co n stru it m aintenant pace. L ’av ènem ent de la fusée atom ique nous
des m oteurs à ca rb u ra n t solide d ’un diam ètre de rap p ro ch e du tem ps des tran sp o rts peu coûteux
plus de 18,28 m ètres. et pratiq u és sur une grande échelle en tre toutes
M ais le com b u ran t chim ique, q u ’il soit solide ou les p lanètes du systèm e solaire — ces m ondes
liquide, ne sera plus utilisé p o u r les fusées de q u e nos d escendants ap p ellero n t les leurs.
l’avenir, celles qui em p o rtero n t les hom m es à la L a chronologie com plète d ’un e seule année spa­
conquête de M ars, de Vénus ou des planètes plus tiale suffit à rem plir un gros volum e; celle de 1965
éloignées: elles seront propulsées p ar l’énergie constitue le plus épais de tous; cet article n’a
atom ique. pu en d o n n er q u ’un b ref aperçu. M ais il souligne,
La mise au point d ’une fusée atom ique a exigé un sans discussion possible, l’idée exprim ée récem ­
travail ardu et onéreux. M ais, au b o u t de dix m ent sur l’astro n au tiq u e p ar un écrivain: « Il y a
années d ’efforts, l’A E C -N A SA (Office de p ro ­ une idée de d ép a rt dans l’air! »
pulsion nucléaire) a pu com m uniquer les résultats U ne idée de d ép a rt: voilà qui résum e parfai­
de ses expérim entations en puissance et en durée. tem en t no tre époque. A vant 1970, nous serons en
Plusieurs années s’éc o u le ro n t sans doute avant b o nne voie!
son exploitation réelle et avant son utilisation A R T H U R C. CLARKE.
(traduction française de F. Péan).

Gemini 6 et 7 : la prem ière « prem ière » am éricaine

Les U .S.A. ont term iné 1965 par un exploit qui ciser que l’exploit a eu lieu alors que la vitesse
fait plus que jam ais de l’année qui vient de des capsules é ta ien t de 20 000 kilom ètres à l’heure,
s’éco u ler un to u rn an t dans l’histoire de l’astro­ soit 7 800 m ètres à la seconde. D ans une prem ière
nautique: le rendez-vous spatial G em ini 6-G em ini 7. phase, to u tes les indications ont été fournies par
Jusqu’à présent, depuis le lancem ent du prem ier calcu lateu rs électro n iq u es restés à te rre (cinq
Spoutnik en 1957, les A m éricains avaient laissé IB M 7094) sur des program m ations que les A m é­
bien m algré eux la prem ière place aux Russes à ricains ju g en t les m eilleures du m onde 3. D ans une
chacune des grandes étapes de la course à l’espace: deuxièm e phase, quand les deux capsules n ’étaient
la revanche q u ’ils viennent de p re n d re , ou tre plus q u ’à quelques centaines de kilom ètres l’une
qu’elle servira d ’in contestable doping psycholo­ de l’au tre (exactem ent 370), c ’est le radar, installé
gique, constitue l’événem ent que l’on a tte n d ait à b ord m êm e des G em ini, qui p rit le relais des
pour confirm er l’espoir des hom m es en une véri­ ord in ateu rs terre stres et a ctio n n a d irec te m en t un
table « a stro n au tiq u e» , soit au sens p ro p re du o rd in ateu r em barqué à bord. Les pilotes n ’avaient
term e une navigation intersidérale. O n a pu écrire ' toujours q u ’à suivre ce qui leur é ta it dicté, mais
que, « en tre G agarine et Schirra, il y a a u ta n t de il est arrivé un m om ent où o rd in ateu rs et rad ar
différence q u ’en tre un obus et un avion ». é ta ie n t im puissants: p o u r les ultim es m anœ uvres,
C ’est le m ercredi 15 décem bre, à 20 heures 34 place à l’hom m e, enfin chez lui dans l’espace.
heure française, à 270 kilom ètres au-dessus de la
T erre, à la v erticale des îles M ariannes dans le 1. G é r a rd B o n n o t, d an s l’E x p ress, n u 757, 20-26 d é c e m b re 1965.
2. L e « ren d ez-v o u s sp atial » so v ié tiq u e d e ju in 63, e n tre V aléry
Pacifique, que les capsules G em ini 6 (F ran ck B ykow ski e t V a le n tin a T e re c h k o v a , n ’é ta it en ré a lité q u ’un ex p lo it
B orm an et Jam es L ovell) et G em ini 7 (W alter p u re m e n t b a listiq u e , les d eu x o rb ite s a y a n t é té p ré a la b le m e n t
c a lcu lées p o u r se tro u v e r ra p p ro c h é e s à u n c e rta in m o m e n t à
Schirra et T hom as Staffort), propulsées par la 4 800 m è tre s l’u n e d e l’a u tre.
F usée T itan 2, se sont ap p ro ch ées l’une de l’autre 3. L es R usses c o n serv e n t leu r a v a n ce en m atière b alistiq u e. Ce
à 1 m ètre 80 de distance, après des m anœ uvres n’e st p as l’in cid e n t su rv en u lo rs d u la n c e m e n t d e G e m in i 7, d o n t
la p re m iè re m ise à feu a é c h o u é , qu i a p u l’infirm er.
effectuées p a r les pilotes e u x -m ê m e s2.
C ’est là le point crucial de l’affaire. Il faut p ré ­ ARLETTE PELTANT

M ouvem ent des co nnaissances 41


L'enfant est un somnambule. Le rêve qu’il vit, il n ’en découvre le merveilleux qu’en s ’éveillant.
M ary Millais photographiée partLewis Carroll, l’auteur d’« Alice au pays des merveilles » (docum ent confié par A ndré Bay).
Ma doubuveuse et
prophétique enfance

Frappé Il me suffit de ferm er les yeux et de faire silence


à cinq ans pour retrouver le petit garçon que j ’étais cette
brûlante après-midi de juillet, il y a quarante
par
années. Qu est-ce que le temps? Et les minutes
la poliomyélite, qui passent, où vont-elles? Cétaient mes pre­
un poète, miers jours d’école. Une joie sans bornes m ’ha­
qui est aussi bitait. Je revois mes petits camarades, je veux
dire mes grands camarades, car c’est tels encore
un chercheur, qu’ils m ’apparaissent, solides dans leurs gros
interroge souliers à clous, le crâne ras, leur visage couleur
les mystères de brique empreint d ’une mystérieuse sagesse,
leurs grosses mains calleuses qui, s ’il le fallait,
de l’âme
me prêtaient leur force pour franchir un ruisseau
enfantine. ou escalader un rocher.
Mais c’est moi surtout que je vois, avec cette
allégresse toute neuve semblable à la chaleur
d’un pain sortant du fo u r; tous les instants de

N ostalgie 43
ma vie, depuis le réveil matinal mort abolit la mémoire. Est-ce
jusqu’à la chute du soir dans le d ’ailleurs de mémoire qu’il s ’agit?
puits des songes, n ’étaient que J ’avais cinq ans. J ’étais un enfant
promesses furieuses et espérances débordant d ’énergie. Le maître
comblées, et cela depuis un temps parlait, et je l’écoutais en regar­
infini, cinq ans, me disait-on. dant l’ombre des feuilles sur ma
Et puis il y eut cette brûlante main. Et soudain quelque chose en
après-midi d’été. Pour la dernière moi s ’est effondré. Je n ’ai plus vu
fois de ma vie, je jouai. Pour la le soleil, ni le gazon, ni l’ombre
dernière fois, j ’eus conscience des feuilles sur ma main, ni ma
d’appartenir aux choses, et que les main. Je n’ai plus été que douleur,
choses m ’appartenaient. Le maître et le son de cette voix, lointain,
ayant décidé de faire la classe en comme la fenêtre éclairée au fond
plein air, nous avions monté quatre du bois du Petit Poucet.
à quatre les marches de la rue en Quand le lendemain je retrouvai la
pente jusqu’aux cerisiers du cime­ lumière, ce fu t pour découvrir la
tière, au pied du rocher, et là, solitude. Je voulus bouger la main
sagement assis en rond, dans le et ne pus pas. Ni la main, ni le
gazon de la petite prairie om­ bras, ni les jambes, ni la tête, ni
bragée, nous écoutions notre leçon rien. Je n ’avais plus rien de tout
en silence. Oui, où sont-elles, les cela. Ce qui la veille était un corps,
minutes qui passent? Car cette maintenant n ’était plus que dou­
leçon-là, je n ’aurai pas assez de leur. Une douleur compacte énorme
l’éternité pour l’entendre. Je ne et immobile, comme un fauve en
sais ce que nous disait le maître, digestion. Un fauve noir, d ’une
et sans doute étais-je trop petit patience et d ’un poids infinis,
pour comprendre. Mais le son de s ’était couché sur moi et dormait.
sa voix n ’a jamais depuis lors Je pouvais hurler: je hurlai. Tout
cessé de résonner à mon oreille. Il ce qu’il en résulta fu t le visage de
faudra, pour que sa leçon prenne ma mère penché sur moi, boule­
fin, que je meure, si toutefois la versé.

Ma douloureuse et prophétique enfance


— Il s ’est éveillé, dit-elle. plus je ne partagerai les jeux de
Et mon père aussi fu t là. Tous les mes petits copains. Jamais plus...
miens étaient là, mes frères, ma
sœur, ma vieille chatte même. Je ne raconte pas cela pour api­
Mais le fauve noir, lui, n ’avait pas toyer: en fait, j ’ai de nouveau
bougé: mon corps m ’avait aban­ grimpé aux arbres, et même dans
donné à lui. Ceux qui m ’aimaient les montagnes, et, s ’il est vrai que
ne pouvaient que se pencher sur je n ’ai plus jamais partagé les jeux
moi, me plaindre, me dire qu’ils de mes petits copains ni plus tard
m ’aimaient: j ’étais seul, irrémé­ ceux des hommes de mon âge, j ’en
diablement, livré à mon épouvante ai, ma foi, inventé de plus drôles et
et à ma douleur. Quand ma mère je ne regrette rien. Que ceux chez
me prenait la main, je ne sentais qui ces lignes ont éveillé la pitié
pas son contact. Je ne sentais plus s ’en aillent visiter l’hôpital des
rien nulle part, excepté une dou­ Enfants malades ou n ’importe
leur, qui était partout, toujours quel centre d ’accueil de l’Assis­
égale à elle-même. tance publique: ils y trouveront
Cela dura des mois, puis des pire. Pour moi, cette expérience
années pendant lesquelles la dou­ atroce (elle le fu t, c’est vrai) eut
leur changea quelque peu de na­ un résultat dont mon âme resta
ture, abandonnant mon corps pour plus que mon corps marquée et qui
s ’installer plus au fond de moi valait d’être payée: c’est que f a i
comme ma propre substance, me traversé les yeux ouverts, en pleine
révélant peu à peu le sens du conscience, le paradis perdu des
jamais plus qui, chez les autres vertes années. L ’enfant est un
hommes, accompagne après l’ac­ somnambule. Le rêve qu’il vit, il
complissement d ’une vie le déclin n ’en découvre le merveilleux qu’en
du vieillard. Jamais plus je ne s ’éveillant, quand tout ce qu’il en
monterai quatre à quatre les garde se réduit à un mirage qui
marches de la rue. Jamais plus je s ’éloigne. Il n’a ensuite pas assez
ne grimperai aux arbres. Jamais de sa vie pour épuiser un souvenir

N ostalgie 45
de plus en plus vague et déchirant se dérouler devant les yeux ouverts.
à mesure qu’il se mue en absence. Et c’est précisément là ce qui
Quel amour défunt n ’est pas une m ’advint à l’âge de cinq ans: je
image de l’enfance perdue? Quand m ’éveillai au fond du rêve par la
Rousseau vieillissant écrit ses grâce du virus de Salk. Immobilisé
Confessions, c’est avec son en­ dans mon lit, paralysé des pieds
fance qu’il nous touche. N ’est-ce jusqu’au cou, j ’ai vu se dérouler en
pas parce que l’écho quelle éveille pleine lumière devant moi et en
en nous, nous ne nous lassons pas moi la longue, l’interminable fa n ­
de l’entendre? tasmagorie de l’enfance.
De même qu’au fond de certains
songes nous ouvrons les yeux, à Je me suis levé de mon bureau et
travers je ne sais quelle porte j ’ai marché jusqu’à la fenêtre. Il
transparente, sur un envers inac­ est huit heures du matin. Derrière
cessible et sacré de nous-mêmes, la vitre, le vent hurlant emporte la
de la même façon notre enfance un neige en rafales. Il fa it moins
instant ressuscitée à l’âge adulte douze. De l’autre côté du vallon,
nous livre — trop tard — à l’émer­ cinq petites silhouettes noires pro­
veillement d ’avoir été. La plupart gressent lentement à travers la
des hommes confondent cela avec tempête dans le jour naissant. Ce
le bonheur et soupirent sottement sont les enfants du hameau qui
qu’alors ils étaient heureux, comme vont à l’école, petits devant, grands
s ’ils pouvaient le savoir. L ’enfance derrière. Les mains aux poches, le
est un songe: tout ce que l’on peut cache-nez claquant horizontale­
en dire n ’est que souvenir de réveil. ment comme un drapeau, la neige
Si le mécanisme du réveil efface jusqu’au ventre, un tourbillon plus
quelque chose d ’essentiel, nous épais les ensevelit parfois pendant
n ’en saurons jamais rien. A moins quelques secondes, mais je sais
qu’une péripétie particulière pro­ qu’ils ne ralentissent pas leur
voque l’éveil au fond même du marche. A huit heures trente, tous
songe, et que ce songe continue de seront là, ceux des hauts hameaux
J'a i traversé les yeu x ouverts, en pleine conscience,
le pays perdu des vertes années.
Ma douloureuse et prophétique enfance
Photo James Stamp.
Nostalgie
comme ceux du village, docilement les yeux de l’adolescence, elles
rangés devant la porte de l’école, auront été depuis longtemps vac­
attendant qu’on leur ouvre. Quel­ cinées de leur étrangeté par le lan­
ques-uns auront ramé près d ’une gage et toutes les idées implicites
heure dans l’épaisse couche blanche, que ce langage véhicule. Ainsi le
et parmi eux des bambins de six sommeil de l’enfance introduit-il
ans. Ils seraient bien étonnés d ’ap­ celui de l’âge mûr. Les «explica­
prendre que ce qu’ils font est extra­ tions» apprises en dormant entre­
ordinaire. Extraordinaire? Pour­ tiennent dans la conscience éveillée
quoi? Ne le font-ils pas matin, les mécanisme du sommeil. A l’âge
midi et soir, et pendant tout l’hiver? de mon fils, je savais bien, moi,
Mon fils fait partie de la petite que la neige n’était à personne, et
troupe. Quand, à midi et quart, il quelle est infime, la part des
rentrera pour déjeuner, les seuls choses dont on peut changer le
épisodes de la matinée dont il se cours. Allongé dans mon lit, ayant
souviendra concerneront la classe. retrouvé la sensibilité mais non le
— Et la neige? mouvement, j ’avais appris à en­
— La neige? Ah, oui, il y avait de durer la mouche qui vient marcher
la neige. sur votre visage et qui revient aus­
Mais comment aurait-on l’idée sitôt quand quelqu’un, appelé, la
d’en parler? Cela fa it partie du chasse. ■S ’il en était ainsi des
décor inanimé, c’est-à-dire, au mouches, que dire alors des étoiles
fond du songe, de ce qu’il y a de que je voyais, à travers ma fenêtre,
plus enfoui dans le sommeil ori­ lentement tourner au cours des
ginel. Derrière le père et la mère nuits, tandis qu’autour de moi,
tout-puissants et infaillibles, les tout, sauf moi, dormait? Seule ma
choses n ’ont pas encore révélé leur pensée n ’obéissait peut-être qu’à
présence propre, puisque toutes moi, sous la réserve cependant
elles obéissent à papa et maman, qu’il n ’était pas en mon pouvoir
y compris la neige, bien entendu. d ’en arrêter le cours. Cétait mon
Quand elles apparaîtront devant unique jouet, et le fa it que je n ’en

Ma douloureuse et prophétique enfance


connusse ni le secret ni le mode tourner les étoiles, ce que je re­
d’emploi, quoique j ’en eusse la trouve, c’est inexprimable. Les
pleine disposition, me paraît main­ mots de silence, de beauté, de
tenant, après coup, la définition recueillement, d ’amour et de dé­
même de la condition enfantine. sespoir ne sont que des trompe-
l’œil tout juste bons à recouvrir
L ’enfant fa it et pense ce qu’on lui d ’idées vraisemblables une cer­
apprend et ce que lui dicte son ins­ taine situation. Je n ’étais ni déses­
tinct. Mais de ce qu’il pense, péré ni recueilli; tout cela doit
qu’exprime-t-il? Rien. Parce qu’il s ’apprendre et je ne savais rien. Le
ne connaît pas encore l’emploi du mot le plus vrai sur ma situation
langage? C’est ce que s ’imagine d ’alors — celle d ’un enfant éveillé
volontiers notre paresse, oublieuse de son songe — m ’a été dit un jour
de ce que peut être une pensée par Cocteau: «Nous tombons tous
informulée, j ’entends: presque in­ de notre enfance; toi, tu t ’es brisé
tégralement informulée. Si, par en tombant. »
quelque improbable technique, on Ce qui, en effet, était brisé, c’était
parvenait à injecter un langage la mécanique protectrice qui retient
d ’adulte à un enfant de cinq ans, je le petit homme de s ’éveiller avant
dis en connaissance de cause que la fin de sa trajectoire. Sur cette
ce langage ne servirait à rien qu’à trajectoire, j ’avançais, moi, les
déclencher de vains mécanismes yeux ouverts. E t ce que je voyais
sans permettre d ’exprimer quoi est encore présent en moi. Je suis
que ce soit. C’est que la pensée entré dans l’adolescence, puis dans
enfantine est celle de l’espèce hu­ l’âge mûr sans jamais sortir de
maine, non celle d ’une culture, et l’enfance. L ’infirmité du langage,
que les cultures les plus avancées inventé par les adultes pour la
n ’ont qu’à peine entamé l’explo­ pensée adulte, ne permet certes
ration de l’homme. Quand je fais d ’exprimer que cette pensée-là:
le silence pour laisser resurgir en l’enfant en moi reste et restera à
moi le petit garçon qui regardait jamais muet. Mais parce qu’il est

N ostalgie 49
là, toujours conscient que ce qu’il de fièvre. De temps à autre, elle
exprime n ’est qu’un aspect des pousse un bref et presque imper­
choses et que le langage a été ceptible gémissement. Je ne l’en­
donné aux hommes pour dissi­ tendrais pas si je n ’avais pas
muler leurs pensées, j ’ose dire l’oreille exercée du père de fa ­
qu’une certaine attention vigilante mille. Je sais pourquoi elle gémit:
à l’inexprimable, à l’invisible, à c’est que la fièvre excite en elle des
l’improbable et au non-humain ne phantasmes et quelle se retourne
cessera jamais de m ’habiter. Quand dans son berceau pour les chasser.
on a une fois éprouvé que la pre­ Mais pourquoi suis-je si attentif à
mière inclination des mots est d ’in­ ses plaintes? Chaque fois que l’une
venter des cohérences superficielles, d ’elles me parvient, il me semble
on ne cesse plus de se méfier des que je l’attendais, l’oreille tendue,
mots et des faciles évidences qu’ils depuis une seconde ou deux. In­
servent à notre paresse. trigué, je laisse là une pointe Bic
Il est nuit, et tout le monde repose et dirige mon attention vers les
dans la grande maison. La chambre bruits du couloir. En vain. Je ne
où je veille en réfléchissant à tout remarque rien de particulier. Tout
cela est située entre la salle de est silencieux.
bains où dort le dernier-né, âgé de Et soudain je comprends: chaque
cinq mois, et un long couloir tor­ plainte de la petite fille est an­
tueux au bout duquel un ménage noncée, une seconde ou deux
ami s ’est installé pour quelques avant, par un soupir du bébé qui
jours. Les bruits, pour arriver chez dort là, derrière la porte de la
le bébé endormi, passent par chez salle de bains. Je retiens mon
moi. Il ne peut rien entendre que je souffle. Vingt fois peut-être en une
n ’entende. Autour de la maison, demi-heure, l’incroyable synchro­
c’est le grand silence de la neige nisme se déclenche. Un soupir der­
et de la forêt. rière la porte et, une seconde ou
Nos amis ont une petite fille d ’un deux plus tard, le gémissement de
an qu’agite en ce moment un peu la fillette. Comment expliquer cela?
« Nous tombons tous de notre enfance.
Toi, tu t'es brisé en tom bant », m e disait Cocteau.
Ma douloureuse et prophétique enfance
G ise lla », p h o to d e G iu se p p e A lario .
Nostalgie 51
Entendrait-elle le bébé dans son moi qui ne pouvais que regarder!
sommeil? Je sors dans le couloir et M ais je n’ai jam ais soupçonné que
referme la porte. Impossible; même la possibilité de réaliser ce vœu
l’oreille collée à la cloison, je dorm ait au fo n d de mon cerveau.
n’entends rien. E t de cette cloison J ’écoute le bébé dorm ir et m ’ém er­
jusqu’à la fillette, il y a un escalier, veille de savoir tout cela si simple,
quatorze m ètres de couloir et une quoique provisoirement hors de
lourde p o rte de chêne. Comment notre atteinte. Quand je l ’entends
un soupir de bébé pourrait-il a t­ soupirer, je lève le doigt, l’oreille
teindre son oreille à travers trois tendue vers le couloir. Et infailli­
portes closes? blement, la plainte douce, natu­
Pourtant le fa it est là: entre ces relle monte du fo n d de la maison
deux enfants qui dorment quelque silencieuse. Un jour, la science
chose de fantastique est en train de connaîtra et domestiquera cela.
se passer. Fantastique à notre La voie royale vers notre enfance
esprit d ’adulte, s ’entend — car eux ensevelie s ’ouvrira devant nous,
qui sont plongés dans le m ystère en libérant une surhumanité scellée
traversent la vague sans y prendre avant que d ’être découverte. Ne
garde. L e rêve fiévreux de la fil­ serait-ce point là, par hasard, ce
lette atteint et stimule, d ’une cer­ que voulait dire Jésus quand il exi­
taine façon que rien dans notre geait que l ’homme nouveau devînt
actuelle connaissance de l ’univers «sem blable à ces p etits enfants»?
ne nous perm et d ’imaginer, le cer­ L ’enfant qui ne sait pas, et pour
veau endormi du bébé de cinq mois. cause, séparer le cœur de la raison,
E t ce sont nos enfants. Et nous- ne serait-il pas, pa r hasard, la p ré­
mêm esfûm es ce qu’ils sont. J ’avais figuration de l’homme futur? E t le
cinq ans lorsque la conscience d ’être prochain seuil de la pensée, après
s ’éveilla en moi, et déjà tout cela le règne de la raison seule dont
était loin: de quel désir forcené j ’ai nous voyons maintenant le triom ­
parfois souhaité sentir pa r le corps phe, ne serait-il pas l ’intégration
des autres, jouer, remuer par lui, de la morale dans la science?

Ma douloureuse et prophétique enfance


L'enfant préfigure-t-il Les deux enfants éch an g eaien t leurs rêves, ou
bien, à deux, n’en faisaient qu’un. Est-ce possible?
ce que sera l'homme du futur?
A cette question, il n’existe q u ’une réponse: si
Je sais que l’on p eu t discuter. U ne thèse classique c’est vrai, c’est possible. E t le devoir de la science
veut que l’enfant récapitule le passé de l’hum a­ n’est pas de dire si c’est possible ou non — car au
nité, com m e le fœ tus récapitule l’évolution biolo­ nom de quoi rendrait-elle ce verdict? — mais bien
gique. On reco n n aîtrait dans les étapes psycho­ de rec h erch er si c’est vrai et, dans ce cas, de
logiques de l’enfance celles de l’espèce hum aine l’étu d ier. C ’est bien d ’ailleurs ce qu’elle fait,
depuis les cavernes jusqu’à nous. L’enfant n’aurait ca r elle est arrivée aux rêves conjugués p ar le
donc rien à nous apprendre, et to u t reto u r de biais in atten d u de l’électro -en cép h alo g rap h ie
l’adulte à ce q u ’il fut d ’abord serait p ar définition anim ale. A u lab o rato ire de P athologie générale
régressif. de la F acu lté de m édecine de Lyon, l’équipe du
E t cep en d an t les biologistes savent que le bébé- professeur M ichel Jo u v et a rem arq u é que les rats
singe est plus près de l’hom m e que le singe adulte. de lab o rato ire d ’u ne m êm e colonie o nt te n d an ce
C ’est un fait bien connu que, p ar rap p o rt au à synchroniser leurs rêves. Les aiguilles de
singe, l’hom m e présente un aspect nettem en t l’électro -en cép h alo g rap h e m arq u en t le d éclen ­
infantile: l’hom m e et le bébé-singe ont tous deux ch em en t sim ultané des ondes rapides de la phase
le crâne plus développé, p ar rap p o rt à la face, p aradoxale (le rêve) chez les rats de la colonie.
que le singe adulte; chez l’un et l’autre le rapport Il ne s’agit plus là d’un vague tém oignage, mais
de la masse encéphalique à la masse to tale du d ’un e e x p é rie n c e 3. Pourquoi, dès lors, ce qui
corps est plus élevé, le systèm e pileux est moins s’observe chez le ra t serait-il im possible chez
développé, etc. l’hom m e? Q ue si l’on m ’ob jecte q u ’il s’agit d ’une
L a psychologie du bébé-singe elle-m êm e est prouesse de rat, je répondrai que je serais bien
n ettem en t plus hum aine p a r son goût de l’acti­ aise de réaliser à volonté cette prouesse-là, et
vité gratuite et exploratrice, ou si l’on veut, du de vivre, parfois, le rêve d’un Shira ou d’un
j e u 1. Aussi a-t-on pu dire, p ar bou tad e, que L éonov dans l’espace, p ar exem ple.
l’hom m e est un singe néoténique2. M ais si, dans P eu t-être ce don de l’enfant de s’identifier à la
l’évolution des prim ates (dont nous somm es), pensée d ’un au tre explique-t-il l’irrésistible
l’enfant d’une espèce préfigure l’adulte de l’espèce confiance qu’il nous tém oigne: lui seul p erço it
suivante, nos enfants à nous nous do n n en t bien, d irectem en t la présen ce de l’am our. Les cinq
com m e je le disais à l’instant, une idée de ce silhouettes noires que je voyais to u t à l’heure
que sera l’hom m e de dem ain. E t cela ne contredit progresser dans la tem p ête, q u ’est-ce donc qui
en rien l’hypothèse qui rapproche l’histoire de les anim ait, sinon la confiance? A vant le d épart,
l’enfance de celle de l’hum anité prim itive: la m am an avait passé en revue les souliers, les
l’enfant, dans son assim ilation de notre culture boutons et les gants, serré les foulards, enfoncé
à nous, récapitule les cultures passées; il préfigure les toques, assuré l’économ ie des oreilles et des
l’avenir par ses possibilités non développées par nez dans les em m itouflages: donc, to u t était dit,
n o tre culture. Il est le passé en ta n t q u ’il tra ­ et il ne restait plus, com m e ils disent, q u ’à
vaille à nous rejoindre; il est l’avenir en ta n t q u ’il fo n c e r: ce q u ’ils fo n t sans arrière-p en sée.
éch ap p e à notre culture actuelle. L ’exercice de 1. V oir p a r e x em p le, d an s / ’Evolution biologique, d e C u é n o t e t T é try ,
notre logique a refoulé au fond de l’inaccessible les p a ra g ra p h e s c o n sac ré s à l’év o lu tio n d e s p rim a te s, ainsi q u e l’a rticle
néoténie. S u r le p assag e d u p rim a te te rtia ire à l’h o m m e, c o n s u lte r, d ans
inconscient nos pouvoirs paranorm aux innés. r tn c y c lo p é d i e P la n è te : D'où vient rhumanité?, ou, p o u r u n e é tu d e
P arce que son cerveau m alléable n’est pas encore a p p ro fo n d ie, les o u v rag es d e M . P iv e te a u : Traité de Paléontologie
humaine (M a sso n ) e t {'Origine de l’homme (H a c h e tte ).
passé au lam inoir, l’enfant nous donne parfois 2. Un singe néoténique. Néoténie: p e rs is ta n c e d e c a ra c tè re s in fan tiles
spon tan ém ent le spectacle de facultés qui seront à l’é ta t a d u lte . L a n é o té n ie s’o b se rv e p lu s fré q u e m m e n t chez les
e sp èc e s p e u év o lu ées.
p eu t-être les nôtres dans un prochain m illénaire, 3. M ic h e l, S tev en s e t M o u fa n g : le Mystère des Rêves (E n c y clo p é d ie
ou plus tard. P lan ète).

Nostalgie 53
L ’adulte ne cesse de se dem an d er s’il n’est pas te rrestre co m m en cen t de refuser de devenir des
dupe. D oit-il croire à cet am our qu’on lui m ontre? hom m es...
É ternelle sophistication, thèm e toujours renou­ M ais ai-je besoin de conclure? La fusée S aturne
velé de la littératu re universelle, objet m êm e de tém oigne à sa façon qu’un homme néoténique est
l’ultim e inquiétude sur le lit de m ort. La confiance en train de germ er parm i nous au sein de la
spontanée de l’enfant, sa certitude d’ê tre aim é, sélection la plus avancée de l’hum anité. « Si vous
c’est là notre paradis perdu. ne devenez sem blables à ces enfants, vous
Ah, D ieu! s’il était vrai que no tre enfance fût une n ’obtiendrez jamais le royaume des deux. » Voilà
prom esse, s’il é tait sûr que nous som m es ju sq u ’à un m ot que von B raun a p arfaitem en t com pris,
cinq ou six ans ce que nous serons dans quelques semble-t-il.
siècles ou quelques m illénaires, n’aurions-nous
pas là de quoi justifier tou tes les m arches dans L'enfance n'est pas un paradis
la tem pête? M ais p eu t-être notre lucidité d ’adulte
est-elle le prix q u ’il faut payer dans le grand froid perdu, mais à chercher
de la raison, notre seul guide.
Q ue, d’ailleurs, il existe chez l’enfant une ard eu r
à franchir to u te borne établie, qui le niera? Ce
que nous avons oublié, nous, les adultes, c ’est
T outes les grandes actions des hom m es ont ju sq u ’où p eu t aller cette ardeur, en nous plus ou
d’ab o rd été des rêves d ’enfant. Voyez la conquête m oins étein te. L’histoire nous rap p o rte des cas
de l’espace. Elle est condam née p ar les sages. de m ouvem ents collectifs d ’enfants d o n t il faut
Les prix N obel am éricains ont adressé au p ré­ reg retter que le m ystère n’ait pas été mieux
sident Johnson un appel affirm ant q u ’elle ne étudié. P ar exem ple, les deux croisades d ’enfants
présente q u ’un in térêt scientifique m ineur. Les au d éb u t du treizièm e siècle. En 1212, un jeu n e
économ istes la ju g e n t ruineuse. L a plu p art des b erger du nom d’É tienne se m et à p rêc h er la
astronom es (point tous, il est vrai) affirm ent que croisade. En quelques mois, il rallie environ
l’on ne tro u v era rien d ’intéressant dans le système tren te mille enfants qui d escen d en t à trav ers la
solaire et que le voyage ju sq u ’aux étoiles est F ra n ce ju sq u ’à M arseille où des arm ateu rs leur
impossible. A lors? A lors, il y a cette fureur p ro p o sen t de les tran sp o rter g ratu item en t en
secrète d ’y aller quand m êm e qui anim e des T erre sainte. Les trente mille enfants em barquent.
centaines de milliers d ’hom m es, en A m érique et Les arm ateu rs alors trav ersen t sim plem ent la
en Russie, parce q u ’ils lurent un jo u r De la Terre M éd iterran ée p o u r les vendre aux m archands
à la Lune. On aura com pris la fusée S aturne V d ’esclaves arabes. L a p lu p art périrent. Q uelques-
(108 m ètres de haut, poussée du p rem ier étage uns seulem ent ren trero n t longtem ps après. Mais
3 400 tonnes, quelques centaines de milliards au même moment où E tien n e rassem ble ses tren te
de francs), et l’on cessera, com m e le faisait mille com pagnons en F ran ce, un au tre enfant du
naguère encore G iono à la télévision, d ’en appeler nom de N icolas prêch e égalem ent la croisade en
au bon sens de ses prom oteurs, quand il sera A llem agne. Ils sont b ien tô t vingt mille de l’autre
adm is p a r tous q u ’elle n’est rien d’au tre q u ’un côté du Rhin, qui eux aussi descen d en t vers le
gigantesque joujou, et qu’on ne fait to u t cela que sud, franchissent les A lpes, trav ersen t l’Italie
p arce que c’est prodigieusem ent am usant. ju sq u ’à G ênes où ils ch erch en t à s’em barquer.
— M ais est-il raisonnable que la fine fleur des Plus heureux que leurs petits cam arades français,
techniciens de l’hum anité passent leur vie à ils n’y réussissent pas et se dispersent.
s’am user, p lutôt q u ’à faire œ uvre utile? Q ue se passa-t-il en cette année 1212 dans la
— L ’hom m e n’est peut-être apparu que p a r le cervelle des enfants? C om m ent expliquer ces
refus du bébé-singe de devenir adulte. Si donc les cin quante mille bam bins ro m p an t soudain irré­
esprits qui sont le fer de lance de la pensée sistiblem ent leurs attach es et d escen d an t com m e

J ’ai parfois souhaité sentir par le corps des autres,


jouer, remuer par lui, moi qui ne pouvais que regarder.
54 Ma douloureuse et prophétique enfance
L ’e n fa n t aux lu m ières, p h o to d e L o re lle (F ra n c e ).

Nostalgie 55
un to rre n t vers la m er? E t pense-t-on à la persé­ N icky L o u w eren s, assistan te à l’un iv ersité
vérance, à la somm e d ’héroïsm e, de sang et de d ’U trech t, Van Bussbach, in sp ecteu r hollandais
larm es que co û tèren t ces équipées? Sur les autres de l’E nseignem ent, m etten t au po in t une b atterie
croisades, les historiens p eu v en t gloser: il y a les de tests p o u r d éceler d’éventuelles com m uni­
intérêts économ iques, les raisons politiques, etc. cations télép ath iq u es de m aître à élèves dans les
M ais des enfants? écoles prim aires des Pays-Bas: ils font plus de
tren te mille expériences qui co n clu en t à la
constance de ces com m unications. Ces expé­
riences sont reprises aux États-U nis, en A ustralie
N ous écoutons leu r bavardage d’une oreille dis­ et dans d ’au tres pays avec des résultats iden­
traite, nous leur faisons parfois l’hon n eu r de p ar­ tiques: une part impossible à évaluer de l'ensei­
tag er leurs jeux, nous les prom enons le dim anche, gnement dispensé dans les écoles emprunte les voies
nous leur donnons des fessées, et c ’est ainsi paranormales du transfert télépathique.
depuis toujours. Les m ots enfantin, puéril, infantile E t ce n’est là q u ’un fait en tre cent autres. Je
o n t dans to u tes les langues u n e résonance péjo­ connais plusieurs personnes qui ont eu p en d an t
rative. Ils sous-entendent l’inachèvem ent: l’enfant to u te leu r enfance le don de visualisation inté­
n’est q u ’un hom m e incom plet, un hom m e sans rieure absolue. C ertains o nt pu le g ard er to u te
sérieux, sans volonté ni raison. N ous ne pensons leur vie. C ’é tait le cas du calcu lateu r prodige
jam ais que, ces qualités é ta n t celles que l’on L idoreau (et p ro b ab lem en t le secret de son don).
atten d d ’un adulte, la co n statatio n de leur C ’est le cas de m on am i G ervais B lanc, qui passa
absence chez l’enfant ne fait que traduire l’impuis­ son enfance à visiter des paysages im aginaires
sance de l’esprit à sortir de lui-m êm e et à juger d ont tous les détails lui étaien t aussi clairem ent
de rien autrem en t que p a r rap p o rt à soi. C ertes, visibles que s’il s’y était réellem en t prom ené.
il est vrai que l’oiseau n’a pas de bras: mais c ’est Ces paysages pouvaient s’éten d re indéfinim ent,
q u ’il a des ailes. E t que la m arche n’est pas son m ais restaien t indélébiles. Ils co m p o rtaien t des
fort. M ais il vole. Si nous consentons à nous personnages aussi nom breux que dans la vie
a tta rd e r un instant à ce que l’enfant a et que nous réelle, avec leurs attitudes, leurs gestes, leurs
n’avons plus, p lutôt que de ne voir toujours en com p o rtem en ts particuliers. Le p etit G ervais
lui que ce q u ’il n’a pas encore, eh bien! je crois pouvait passer une après-m idi à exam iner le cos­
que nous som m es obligés d’ad m ettre que ce petit tum e d ’un seul de ces personnages, ou-le feuillage
être qui nous tient, nous, les adultes, pour des d’un arbre. Q uoiqu’il m aîtrisât g én éralem en t to u t
dieux, représente ce que la T erre a fait de plus cela com m e s’il se fût agi d ’un jo u et, il lui arriva
h au t et de plus précieux dans l’ordre de l’esprit. cep en d an t u ne fois, p en d an t la fièvre d ’une
N ous som m es les adultes du X X ' siècle. M ais m aladie, d ’assister à l’hallucinante révolte de son
l’enfant du x x' siècle est déjà l’enfant de l’an 3000. univers im aginaire. É pilogue: G ervais B lanc est
L’ethnologue V ellard recueille dans la forêt am a­ m ain ten an t ingénieur photographe, et ses inven­
zonienne une petite Indienne abandonnée, enfant tions sont en train de tran sfo rm er l’industrie de
d ’une tribu de culture paléolithique. E m m enée la ca rte postale.
en E urope, la fillette préhistorique fait de bril­ C iterai-je d ’au tres exem ples? Ils rem pliraient un
lantes études et devient à son to u r ethnologue. livre. Un de m es amis, m usicien célèbre, am ène
L’en fant à qui vous tirez les oreilles se trouverait un jo u r ses enfants visiter le palais de Versailles.
sur-le-cham p de plain-pied avec l’hom m e de Le plus je u n e, un bam bin de q u atre ans, déclare
l’espace, votre arrière-petit-neveu, qui vous soudain très calm em ent:
tiendrait, vous, pour un irrécupérable sauvage. — J ’étais là avant, quand j ’étais grand.
Il n’est d’ailleurs que d’être un peu a tte n tif à ce E t le voilà qui com m ence à guider sa famille
qui s’agite dans l’âm e de l’enfant pour y voir le m édusée: on m onte p ar ici, on to u rn e p a r là,
prodige quotidien à la rech erch e de lui-m êm e. là-bas, derrière, il y a ceci et cela, etc. T out

56 Ma douloureuse et prophétique enfance


sem blait lui être fam ilier. D ’où tenait-il cette
connaissance de Versailles? L’avait-il visité en
rêve? Ou bien faut-il p ren d re cet enfant au m ot
et ad m ettre que nous n’avons pas encore
com m encé d ’entrevoir ne fût-ce que le com m en­
cem ent des choses?
A ces questions, l’enfant que je fus et que je porte
encore en moi ne sait pas répondre. Il ne le sait
pas parce que ce q u ’il voit en lui ne po rte de nom
dans aucune langue. S’il est vrai, com m e le disait
Piéron, que l’usage du cerveau se co n q u iert p ar le
long effort historique de la culture, la conquête
du cerveau de l’enfant n’a pas encore com m encé.
N otre système édu catif ne vise qu’à faire de
l’enfant un adulte; il est, com m e son nom l’indique,
une é-ducation, une conduite hors de l’enfance.
P eut-être l’éducation de dem ain sera-t-elle une
inducation.
C ’est ce qu’A rth u r C larke laissait en tendre dans
son adm irable rom an les Enfants d’Icare 4. M ais
C larke, pessim iste, n’im aginait cette révélation
de l’enfance à elle-m êm e, aboutissant à la transfi­
guration de l’hom m e, que p ar le tru ch em en t
d ’une intervention ex tra-terrestre: à p artir d’un
certain niveau, selon lui, la m étam orphose de
l’hum anité d evrait être assum ée p ar le psychism e
cosm ique, de to u te étern ité arrivée à son som m et
dans les im m ensités sidérales. On peut penser
aussi que l’hom m e défrich era peu à peu en lui-
mêm e, p ar le seul effort conjugué de sa science
à sa conscience enfin conjuguées, le chem in de
son propre dépassem ent. P eu t-être enfin, et c’est
là m on opinion personnelle, l’accès à la com m u­
nauté cosm ique devra-t-il être d ’abord intellec­
tu ellem ent et m oralem ent m érité p ar nous, puis
achevé p ar la pensée extra-terrestre.
Et, s’il en est ainsi, ce tte p a rt de nous-m êm es
qu e nous appelons notre enfance n’est pas un
paradis perdu, mais à chercher, prescience et non
nostalgie, lum ière devant nous et non derrière.
Si vous ne devenez sem blables à ces enfants...
AIMÉ M ICHEL.

4. A rth u r C . C la rk e : les Enfants d'Icare (L e R a y o n F a n ta stiq u e ).


Photo Holmès-Lebel.
La guerre se fait aussi au niveau des entreprises.
Les agents secrets changent de «patron».
L'accélération et le nombre des découvertes
ont donné naissance à l'espionnage industriel.

Un nouvel emploi lucratif pour James Bond


L’espionnage, ce monde parallèle où se tram e l’histoire contem ­
les industries poraine, suit de nombreuses voies qui sont loin d ’être toutes connues
doivent des profanes: ainsi l’espionnage industriel est-il peu populaire et
même pas encore accrédité auprès des auteurs de romans d ’espion­
se protéger nage, d ’ordinaire actifs prospecteurs dans ce domaine! C ’est que le
» contre phénom ène est récent. Mais il est en train de s’amplifier si rapi­
les « curieux». dem ent que la sonnette d ’alarme com m ence à être tirée par des
journalistes, des hommes politiques, de hauts fonctionnaires, des
intellectuels même. J ’ai pu rassembler des exemples frappants.
Une activité C ’est d ’abord une enquête faite par l’université de Harvard au début
moins coûteuse de 1965 auprès de 1 500 éminents businessmen américains. Près de
400 d ’entre eux, soit donc le quart, ont déclaré avoir rencontré, au
que la recherche. cours de leur activité, des cas d ’espionnage industriel1.
C ’est ensuite une interview accordée au « Sunday Times» du
Des bureaux 24 octobre 1965 par Mr. Leslie Owen, qui fait partie d ’un service de
sécurité du gouvernem ent anglais et qui affirme: « L’espionnage
spécialisés industriel devient un danger de plus en plus grave pour l’Angleterre.
vendent des Une douzaine de cas inquiétants se sont produits dans les dix d e r­
renseignements nières années. Jusq u’à présent, ce travail fut fait par des amateurs,
mais des gangs organisés sont en train de s’installer en Angleterre. »
techniques. C ’est aussi un com patriote de Mr. Owen, le professeur S.A. Tobias,
de l’université de Birmingham, qui, dans une interview accordée à
1. L es cas les p lus fré q u e m m e n t c ité s c o n c e rn a ie n t l’in d u strie a u to m o b ile , c elle d e s d é te rg e n ts
et c elle d es p ro d u its p h a rm a c eu tiq u es.

Chronique de notre civilisation


«Science Journal» de novem bre 65, déclare Q uoi q u ’il en soit, la ten tatio n est grande de
publiquem ent et avec cet hum our anglais toujours profiter des rech erch es d ’autrui, de lui voler,
m êlé aux plus graves questions: « J ’aim erais voir sinon le détail com plet de ses procédés, ce qui
l’espionnage industriel se d évelopper davantage. serait difficile, du m oins ses id é e s 3. Il y a des
Il faut que nous autres, Anglais, sachions ce que m illiards à gagner dans une telle activité et il ne
les A m éricains et les Japonais font derrière leurs faut pas s’éto n n er q u ’elle existe non seulem ent
p ortes ferm ées. » en tre pays ennem is, mais aussi en tre nations
C ’est, enfin, la D .S.T. française qui a publié dans am ies et m êm e à l’in térieu r des frontières de
le co u ran t de l’année d ernière une bro ch u re pour chaque É tat.
m ettre en garde les industriels français contre
l’espionnage industriel. Les espions deviennent polyvalents
M ais to u t cela, p o u rtan t déjà très significatif,
n’est que la surface d ’un iceberg: ce qui se N ous pouvons ainsi définir d ’ores et déjà l’espion­
passe au-dessous du niveau de la m er est au tre­ nage industriel et cern er son d o m aine: c ’est, en
m ent plus considérable — et plus inquiétant. gros, celui de l’économ ie privée, l’espionnage
classique co n cern an t les in térêts et les secrets
Qu'est-ce que l'espionnage industriel? nationaux. E ntre les deux existe évidem m ent une
m arge d ’in terféren ce assez large.
P our com prendre ce qui se passe, il faut tout Les m eilleures preuves de cette interféren ce
d ’abord réaliser la rapidité avec laquelle l’in­ en tre l’espionnage classique et l’espionnage
dustrie change sous l’influence du progrès industriel et du dév elo p p em en t considérable de
tech nique. Les grandes affaires de 1965 sont ce d ern ier nous sont fournies... p ar les espions
basées sur des produits qui n ’au raient pas pu eux-m êm es! Ceux d o n t on a parlé ces derniers
être désignés avec le vocabulaire existant en tem ps se révèlent en effet com m e « polyvalents».
1945. Les m ots: transistor, diode tu n n e l2, tranquil­ L’A m éricain H arry G old, arrêté p o u r espionnage
lisants, pilules anticonceptionnelles, antibiotiques atom ique, a avoué aux G -M en q u ’il avait com ­
n’existaient pas. C hacun de ces m ots correspond m encé p ar faire de l’espionnage p u rem en t indus­
à une industrie do n t les chiffres d ’affaires se triel et n o tam m en t q u ’il avait révélé aux
co m ptent p a r dizaines de m illiards de francs. Ce Soviétiques la technique secrète d ’un procédé
processus continue, et l’industrie est de plus en am éricain de d év eloppem ent des films en
plus basée sur la rech erch e. L’industrie am éri­ c o u le u r4.
caine à elle seule (entreprises privées unique­ Je veux aussi citer ici les fam eux docum ents
m ent, sans com pter les m ilitaires) dépense pour Penkovsky — le «jo u rn al» , édité chez Collins,
la rech erch e dix-huit m illiards de dollars p ar an. à L ondres, l’an d ern ier, d ’O leg Penkovsky, cet
Il y a aussi ce que l’on appelle le know how, officier soviétique fusillé p o u r espionnage au
c ’est-à-dire l’ensem ble d ’astuces, de détails profit de l’O ccident. Ce jo u rn al, il n ’y a plus à en
techniques, de « tru cs» qui p erm e tte n t effec­ d o u ter, est un faux. M ais il n’en d em eu re pas
tivem ent de réaliser une fabrication. Ce ne sont moins que ceux qui ont pris la peine de le faire ont
pas des découvertes p roprem ent dites, mais des
2. L a d io d e tu n n el est un d isp o sitif plus p e tit q u e le tra n s is to r et plus
« rec ette s» qui p ro cu ren t des gains de tem ps, de sen sib le. O n c o m m e n c e à faire avec d es d io d es tu n n e ls des ré c e p te u rs
qualité ou d ’argent, ce know-how é ta n t d ’ailleurs rad io en b ra c e le t-m o n tre e t d es p o ste s d e télév isio n d e p o ch e.
3. D issipons un m ale n te n d u en p a ssa n t: on ne p e u t p as, à p ro p re m e n t
parfois intransm issible. C ’est ainsi, p ar exem ple, p a rie r, v o ler un b rev e t. C a r un b rev e t est d éliv ré au nom d ’un in v en teu r,
que personne n ’est arrivé à fabriquer de la bière il est sa p ro p rié té et l’u tilisatio n sans son a c c o rd est im possible sous
p e in e de c o m p lica tio n s lég ales c o n sid é rab le s. M ais on p e u t v o ler une
danoise, m êm e avec le concours de techniciens fo rm u le, un é c h an tillo n , un m odèle.
danois, m êm e en utilisant les m êm es m atières 4. 11 s’ag issait d u m eille u r p ro c é d é co n n u à l’é p o q u e : il n e c o m p o rtait
pas m oins d e 58 b ain s d iffé re n ts (d o n t c e rta in s to x iq u es e t d 'a u tre s
prem ières. Q uelque chose m anque, et on ne sait explosifs!). 11 é ta it é v id e m m e n t im p o ssib le d e re tro u v e r c e tte fo rm u le
pas quoi. co m p lex e, sin o n p a r l'e sp io n n ag e in d u striel.

60 L'espionnage industriel
jugé nécessaire d ’y inclure un certain nom bre de La m iniaturisation p erm et de véritables exploits:
références à l’espionnage industriel — com m e si il p araît que des m icro p h o n es-ém etteu rs auraient
désorm ais on ne pouvait plus im aginer un espion été placés dans des olives lors d ’un cocktail. En
se désintéressant de ce dom aine possible d ’acti­ F rance, assez récem m ent, d ’honorables ingénieurs
vité. On apprend a in si5 que les agents soviétiques et hom m es d ’affaires japonais, à qui l’on faisait
au C anada rec h erch aien t des renseignem ents sur visiter une usine de m atériel électronique ultra-
les appareils ultrasoniques à couper, sur l’exploi­ m oderne, o nt été surpris en train de p ren d re
tation des dépôts de to u rb e souterrains et sur la des m icrophotographies de plans q u ’on leur
fabrication continue de la m argarine aux établis­ m ontrait.
sem ents Lever. Le reco rd d ’astuce ap p artien t n atu rellem en t aux
É tats-U nis: une firme am éricaine d ’électronique,
Un peu plus lo in 6, on voit Penkovsky lui-m êm e, m algré de m ultiples p récau tio n s, voyait ses
à Londres, s’o ccu p er d ’acq u érir des inform ations secrets filer chez un co n cu rren t. L ’en q u ête pié­
sur les instrum ents électroniques de m esure et tinait, ju sq u ’à ce que, com m e dans un rom an
de contrôle. E n fin 7, on révèle que les agents policier, l’affaire fut éclaircie p ar un d étective
soviétiques aux É tats-U nis ont rech erch é des privé: des agents du co n c u rre n t avaient branché
inform ations sur la fabrication p ar la société une d érivation sur la m achine à écrire électrique
am éricaine K atsell & C° de fourrures artificielles du p résid en t-d irecteu r général. A quelques cen ­
avec doublure en tissu: l’astuce du procédé taines de m ètres de là, dans un b ureau ap p a­
consiste dans l’em ploi d ’une colle spéciale. rem m ent vide, lettres et rap p o rts confidentiels
On se souvient aussi de l’affaire Pavlov: nom m é étaien t enregistrés sur bande p erforée. Ces
en 1963 directeu r de la com pagnie soviétique b andes com m andaient ensuite une m achine à
A eroflot. Serguei Pavlov fut vite soupçonné d ’es­ écrire identique à la prem ière.
pionnage p ar les services secrets français. Et c’est T oujours en A m érique, on m ’a cité une tentative
p arce q u ’il avait inclus l’espionnage industriel de p ren d re des photos à l’in térieu r d ’un bureau
dans ses activités que Pavlov put être dém asqué. p a r une fenêtre, du h au t d ’un hélico p tère — ce qui
En effet, il s’intéressait de très près au suppose un éq u ip em en t p h o tographique vraim ent
« C oncorde » et on acquit un jo u r la preuve q u ’il rem arquable et des dons de « rep o rter» non
avait ten té de se faire com m uniquer les plans du m oins considérables.
train d ’atterrissage du supersonique franco- H élico p tère encore, dans cette histoire survenue
anglais. Ce qui perm it au gouvernem ent français à la G en eral M otors: le jo u r m êm e où le grand
de l’expulser im m édiatem ent. p atro n de Pontiac, l’une des firm es du groupe,
E lliott Estes, visitait un cen tre tech n iq u e ja lo u ­
Comment les choses se passent sem ent gardé, un h élico p tère espion s’appro ch a
de si près de l’usine que l’on p ut distinguer les
C om m ent les choses se passent-elles? Le moins p erch es so u ten an t les cam éras télescopiques. Les
sim plem ent du m onde... On peut classer les nouveaux m odèles étaie n t rangés à l’air libre. On
m oyens em ployés en q uatre grandes catégories: y je ta rap id em en t des bâches. M ais le mal était
l’espionnage classique avec ses « tru cs » te c h ­ fait...; il est à peu près certain que c ’était au
niques, la trahison (spontanée ou provoquée), profit d ’un co n cu rren t am éricain.
l’ac h at d ’inform ations à des « agences» et enfin... L’in térêt de ce genre d ’o pérations est g én éra­
les revues spécialisées! lem ent tactiq u e: la firme qui espionne veut
La panoplie de l’espion industriel est le plus parfois s’ap p ro p rier un secret technique, mais,
souvent assez ahurissante d ’ingéniosité. Il serait plus souvent, le fait diffuser p a r tel ou tel journal.
p ratiq u em ent impossible de citer tous les m oyens Le résultat est im m édiat: en atten d a n t la sortie
em ployés. du nouveau m odèle, désorm ais connu, et avant
5. Page 101. - 6. Page 115. - 7. Page 116. que sa fabrication en série soit com plètem ent

Chronique de notre civilisation 61


lancée, les com m andes des anciens modèles con­ Certains industriels ne se contentent pas d ’at­
naissent une chute verticale, d ’où des pertes tendre de pied ferme le bon vouloir d ’un employé
considérables pour la firme. de la firme concurrente dont ils convoitent les
On com prendra dans ces conditions q u ’une école secrets. Ils provoquent ce genre de trahison.
d ’espionnage soit nécessaire. Elle existe: elle se L’argent, bien entendu, est le nerf de cette
trouve à San Francisco. guerre secrète. Mais il se pose toujours le pro­
blème de trouver la personne adéquate à qui
Une histoire de dentifrice l’offrir en échange d ’informations valables. Il y a
dans toutes les firmes des employés mécontents,
Mais on n ’a pas toujours sous la main un espion aigris ou ambitieux, et en possession de secrets
à envoyer découvrir les secrets du concurrent. professionnels. C om m ent les contacter?
H eureusem ent, il y a les traîtres! Le moyen le plus simple est d ’envoyer des agents
On rapporte aux États-Unis l’histoire arrivée à recruteurs, bourrés de dollars et de flair. Les
Colgate-Palmolive. Ces fabricants de dentifrice États-Unis pratiquent la chose sur une grande
(«D ents blanches, haleine fraîche...») et de échelle, aussi bien à l’intérieur de leurs propres
savons («Peau douce...») reçurent un jour un frontières q u ’à l’é t ra n g e r 8.
message anonyme leur dem anda nt un rendez- Mais les petites annonces sont plus maniables et
vous fort mystérieux. A ce rendez-vous, on leur plus neutres, car ceux qui les font insérer peuvent
proposa tous les détails sur le nouveau dentifrice toujours arguer mordicus de leur bonne foi. Qui
qui allait être lancé par leur concurrent Procter- n’a pas lu des petites annonces du genre: «O n
G am ble: échantillons, formule, projet de publi­ dem ande ingénieurs spécialisés dans la fabrication
cité, technique du lancement. Le tout pour des diodes tunnels. 4 ans d ’expérience au moins
20 000 $ . Cela en valait un million au bas prix. exigés. Connaissance de l’anglais et du suédois
L’échange de dollars contre les docum ents devait indispensable. S’adresser à la publicité X...
se faire aux lavabos de l’A éropo rt Kennedy. Discrétion assurée.»
Colgate, im m édiatement, prévint le F.B.I. et c ’est Il est possible de rédiger cette annonce de
un agent — un des fameux G -M en — qui alla au façon à n’attirer l’attention que d ’une seule p er­
rendez-vous. C onform ém ent aux instructions, il sonne, qui est justem ent le technicien à qui l’on
pénétra dans une cabine. Une voix lui parvint veut faire quitter la maison qui l’emploie.
de la cabine voisine. La nocivité de ces pratiques est telle qu ’elles
« Glissez sur la cloison votre pantalon avec viennent d ’être évoquées devant le parlem ent
20 000 $ dedans et je glisserai le mien avec les français et que certains voudraient interdire
plans. » l’anonym at de l’« offreur d ’emplois» dans la
Le vendeur de plans sortit avec 20 000 dollars en rédaction de ces annonces.
billets marqués dans sa poche et fut arrêté à la
porte du lavabo, par d ’autres G -M en. C ’était un Une «centrale» d'espionnage
jeune businessman plein de promesses de chez
Procter et G amble. Son avenir paraît être un peu Le «m a rc h é» des secrets industriels, au fur et
compromis. à mesure que la pratique s’en généralise, s’orga­
nise maintenant com m e n ’importe quel marché et
Entre les lignes des petites annonces com porte désormais ses «intermédiaires», ses
«grossistes». Il existe des bureaux pour la vente
On adm irera l’honnêteté de Colgate, mais notons de l’information. Entrez avec moi dans l’un d ’eux.
que, dans ce domaine, telle firme, parfaitement Une pittoresque rue de Lausanne, portant un
honnête en ce qui concerne ses compatriotes, a nom de fleur. Dans un immeuble tout neuf, un
beaucoup moins de scrupules quand il s’agit de beau bureau avec vue sur le lac. Sur la porte, une
concurrents étrangers. toute petite plaque en allemand: « X..., Conseil».

62 L'espionnage industriel
M. X... ne dit pas conseil en quoi. Si vous font que même les secrets les plus précieux et
dem andez des renseignements sur son activité, la les plus rares doivent bien être imprimés et
secrétaire vous dit que cela ne vous regarde pas; publiés. Mais, même à tirage limité et à diffusion
si vous insistez, elle appelle la police. Si vous confidentielle, une revue n’en reste pas moins une
avez la recom m andation idoine, vous pouvez voir revue: elle circule! Les services occidentaux de
M. Y... (M. X... n’existe que sur la plaque en contre-espionnage estiment officiellement que
cuivre). 90 % des informations considérées comme espion­
Vous pouvez alors lui d em and e r les plans d ’un nage industriel sont tirés de revues, de dépliants
avion, des échantillons d ’un catalyseur, le texte ou de notices.
d ’une dem ande de brevet déposée en secret, le La chose n’a pas échappé aux Russes: ils
plan d’une campagne de publicité... Ne demandez prennent des abonnem ents massifs à toutes les
pas de choses trop faciles; M. Y... haussera les revues techniques du m onde entier, q u ’ils
épaules et dira: « C h e r Monsieur, ces plans ont dépouillent ensuite systématiquement. Les A m é­
paru dans telle revue, tel numéro, telle page. ricains, en guise de riposte, en sont arrivés à
Achetez-en un exemplaire. » refuser de prendre des abonnem ents dem andés
Ne demandez pas non plus les plans d’une usine: par les Russes pour certaines revues. Précaution
M. Y... ne s’occupe que de renseignements te ch ­ illusoire: car rien n’em pêche de prendre cet
niques et ne tient absolument pas à être mêlé à abonnem ent au nom d ’un Français, d ’un Alle­
des affaires d ’espionnage ou de sabotage mand ou de tout autre. Les Russes, d ’autre part,
Au dem eurant, c’est le plus honnête hom m e de la sont souvent des participants scrupuleux et
terre. Il traitera avec vous en exclusivité totale studieux aux congrès internationaux: à un récent
et vous fournira les renseignements sous une congrès américain, deux des techniciens sovié­
forme qui ne risque pas de vous causer d ’ennuis. tiques présents auraient, paraît-il, emporté quelque
Vous recevrez, par exemple, un dossier complet 120 kilos de documents!
sur: « La voiture paraissant la mieux adaptée au On peut d ’ailleurs rendre aux Russes la monnaie
marché Scandinave.» Est-ce la faute de M. Y... de la pièce: eux, qui sont méfiants et qui, sous
si cette voiture est identique en tous points à celle Staline, K hrouchtchev et autres Brejnev, ont
que votre concurrent com pte sortir en 1967? Les toujours plus ou moins fait de l’« espionnite »
services de M. Y... vous co ûteront cher: 20% aiguë, publient abondam m ent. Il suffit de lire leur
environ de ce que l’étude originale a coûté à presse spécialisée pour y trouver des rensei­
votre concurrent. gnem ents que l’on paierait des centaines de
C om m ent fonctionne M. Y...? Com me tout sys­ milliers de dollars par ailleurs.
tème de renseignements, avec des agents, des Un seul exemple: un laboratoire am éricain avait
réseaux et un bon service de docum entation mis au point la fabrication du diamant artificiel
générale. Son information est toujours authen­ et dem andait 50 millions de dollars pour le
tique et souvent accom pagnée de suggestions s e c r e t 10. C ’est alors que les Russes, sachant que
pour l’amélioration du procédé q u ’il vous l’espionnage industriel faisait rage autour de
transmet. Il existe des agences de ce genre un l’affaire, en vain d ’ailleurs, révélèrent dans une
peu partout: Lausanne, Paris, Allemagne de b r o c h u r e 11 leur propre procédé mis au point
l’Ouest. 8. O n tro u v e ra la d e scrip tio n d e ces p ra tiq u e s d a n s le c h a p itre « Le
m arc h é d ’e scla v e s» d e l’ou v rag e d u p ro fe sse u r L e p rin c e -R in g u e t, Des
atomes et des hommes.
L'art de lire les revues techniques 9. J e p a rle ra i du sa b o ta g e in d u striel u n e a u tre fois.
10. C elu i-c i co n siste à tra v a iller d an s u n e c h a m b re à ré a c tio n en
b éryllium . C e m éta l, trè s d u r, est tra n s p a re n t aux ray o n s X et
Il semble étonnant à première vue que des revues p e rm e t d o n c d e su iv re e t d e rég le r l’o p é ra tio n , qui n é c essite d e h a u te s
puissent servir à l’espionnage industriel. Et te m p é ra tu re s e t d e h a u te s p ressio n s, en v é rifian t l’é ta t m o lé c u la ire du
n ick el em p lo y é c o m m e cata ly se u r.
pourtant rien de plus vrai. Les nécessités de 11. N ’im p o rte qui en F ra n c e a pu la lire : elle é ta it en v e n te au prix
l’information et du «recyclage» des techniciens d e 20 ce n tim e s!

Chronique de notre civilisation 63


à Leningrad. T o u t le m onde p ouvant se m ettre à d’ailleurs adhéré à la législation in tern atio n ale sur
fab riq uer du diam ant artificiel, le trust m ondial le b rev et d ’invention, p o u r pouvoir défendre
du diam ant s’ém ut vivem ent de la chose, com m e leurs droits dev an t les tribunaux. Ce qui ne les
on l’im agine. Finalem ent, un accord a été conclu em pêche pas de fusiller des espions industriels
po u r restreindre la p roduction du diam ant lorsqu’ils les trouvent. Aussi, l’atm osphère de
artificiel12. délation et de soupçon dans les usines soviétiques
M ais à ce je u de l’espionnage «o p en » les tient-elle du délire.
cham pions sont les O rientaux: les Chinois, dans En 1964, un A m éricain qui visitait une usine en
to u tes les m anifestations techniques ou com m er­ U.R.S.S. fut arrêté parce q u ’il m arch ait le long
ciales occidentales, ram assent absolum ent tous d’une pièce en m étal qui traîn ait p ar terre! On
les dépliants et prospectus qui leur tom b en t sous lui rep ro ch a ensuite d ’avoir voulu ainsi m esurer
la main. L eur retard dans tous les dom aines fait la longueur de l’objet... Il a fallu un an et l’in ter­
q u ’un nouveau tire-bouchon, un jo u e t astucieux vention personnelle du présid en t Johnson p o u r
et bon m arché ou une table pliante leur paraissent que le m alheureux sorte de prison. Q u an t à celui
presque aussi intéressants que des découvertes qui s’av en tu rerait dans une usine soviétique avec
électroniques ou nucléaires. une cam éra, il doit s’atten d re à vingt ans de
Q uant aux Japonais, ce sont des « copieurs »- prison au bas m ot. Ce qui n’em pêche pas les
nés. Ils c o n ta c te n t les firm es occidentales, Russes, com m e je le disais, de publier soigneu­
d em andent des échantillons sous p rétexte de sem ent m aints de ces secrets industriels si
com m andes à faire. On n’enten d plus p arle r de jalo u sem en t gardés par ailleurs.
rien, ju sq u ’au jo u r où ils so rten t un produit La m êm e in co h éren ce règne dans les pays satel­
« nouveau» qui ressem ble éto n n am m en t à tel ou lites: en R oum anie, on considère com m e secrets
tel échantillon. les plans d ’une usine construite p ar la F ran ce et
D om aine parallèle à celui des publications scien­ d ont les doubles doivent n écessairem ent exister
tifiques, les m anifestations qui d ép en d en t de ce chez les co n stru cteu rs français!
q u ’il est convenu d ’appeler les « échanges écono­ En dehors de l’U .R .S.S., les réseaux d ’espionnage
m iques» constituent une m ine d ’or pour l’espion­ industriel soviétiques sont contrôlés non pas à
nage industriel. L a F ran ce se m ontre très p artir de la Russie, mais de l’A llem agne de l’Est.
vulnérable à cet égard: les missions qui la C elle-ci a lancé en 1950 l’« O pératio n Bulle
visitent sont à peu près de dix fois supérieures d ’A ir», destinée à p erm ettre au gouv ern em en t de
en effectifs à celles q u ’elle envoie à l’étranger. Pankow de faire rattra p er au pays son retard
D ’au tre p art elle organise — généreusem ent ou industriel considérable en s’ap p ro p rian t sans
inconsidérém ent, com m e on voudra — des stages bourse délier les secrets tech n iq u es occidentaux.
pour techniciens étrangers, dans tous les dom aines, L’un de ses agents en F ran ce fut dém asqué: il
y com pris l’énergie nucléaire. P ropagande pour la s’agissait d ’H erb ert S teinbrecher, ingénieur, 32
tech n ique française, mais non sans danger! Q uant ans, arrêté en 1965 après plus de tren te missions
aux experts ou hom m es d ’affaires qui vont anim er réussies (n o tam m en t en ce qui co n cern e les ins­
des foires-expositions à l’étranger, il p eu t se trum ents de précision et l’industrie chim ique).
tro u v er que leur cham bre d ’hôtel soit équipée de On est m oins bien inform é sur les réseaux
micros! d ’espionnage industriel à l’in térieu r d e l’U.R.S.S.
On connaît des cas où un trust ou un institut de
L'espionnage industriel en U.R.S.S. rech erch es soviétique, s’é ta n t procuré les plans
12. U n e a u tre m en a c e pèse c e p e n d a n t su r le tru s t du d ia m a n t: des
On m anque d ’inform ations sur l’espionnage o b se rv a tio n s se m b le n t m o n tre r q u e la L une est litté ra le m e n t p av ée de
industriel en U .R.S.S. Ce que l’on sait de sûr, d iam an ts. Les raies lu m in eu ses qu i p a rte n t d es c ra tè re s se ra ien t
d e l’argile d iam a n tifère , co m m e en S ib é rie e t en A friq u e du Sud. Si
c’est que les Soviétiques sont im pitoyables pour les p re m ie rs e x p lo ra te u rs rev ie n n e n t avec q u e lq u e s to n n e s d e d iam a n ts
les espions industriels. T out récem m ent, ils ont d an s leu rs fu sées, le m arc h é s’effo n d rera.

64 L'espionnage industriel
d’un e m achine en usage dans un autre tru st ou et la co n v ertit en un m élange de lettres brouillées
dans un autre institut, a p réte n d u ensuite l’avoir qui ne p eu v en t ensuite être rem ises en p lace que
inventé de façon indépendante. On dit fré­ p ar un second dispositif D atag u ard . Les signaux
quem m ent q u ’il ne faut pas esp érer vendre plus de D atag u ard p eu v en t passer p a r n’im porte quel
d ’un m odèle ou plus d ’une installation indus­ circu it: télex, téléty p e ou m achine à écrire élec­
trielle en U .R.S.S. à cause de ce copiage constant trique. L’appareil est peu en co m b ran t. Il a
entre instituts, bien que ces pratiques y soient 500 000 variations qui ne p eu v en t être décodées
lourdem ent sanctionnées. que si on possède un au tre D atag u ard ou une
m achine à calcu ler électro n iq u e très com plexe.
Le contre-espionnage industriel est né Le D atag u ard n ’est pas vendu, m ais loué à 165
dollars p ar mois. On considère que cet appareil
A nouvel espionnage, nouveau contre-espionnage. est la réponse à l’espionnage industriel. »
On imagine bien, en effet, que les ripostes n’o n t U ne des réponses, ajouterons-nous. L’espionnage
pas tardé à cette offensive de l’espionnage indus­ industriel se renouvelle tous les jours. M ais, en
triel. Q uelles peuvent-elles être? E ssentiellem ent to u t cas, le « tru c » de la m achine à écrire est
de deux ordres: techniques et policières. m ain ten an t brûlé et q u iconque le rép é tera ne
Aux hélicoptères et aux téléobjectifs indiscrets tro u v era sur sa m achine-pirate q u ’un m essage
rép o n d ent les rideaux m étalliques qui s’abaissent D atag u ard to ta le m en t incom préhensible.
autom atiquem ent. A ux m icrophones-ém etteurs
m iniaturisés s’o pposent les dispositifs « A ntibug», M ais il n’y a pas que des «gadgets» techniques;
mis au point p ar la D ec tro n Industries C° en F ran ce, notam m en t, on utilise un ensem ble de
(Californie). précau tio n s pratiq u es — qui valent d ’ailleurs ce
A u fait q u ’il est pratiq u em en t im possible de q u ’elles valent! Un savant ém inent qui visitait les
rech erch er et de d éc eler la p résence de ces usines M ichelin fut d éco n certé de voir les th e r­
micros, il apparaît plus simple d ’en brouiller les m om ètres m arqués en degrés M ichelin. L a cor­
émissions et de rendre ces dern ières incom pré­ respondance en tre les degrés M ichelin et les
hensibles. C’est pourquoi la D ec tro n Industries a degrés centigrades est un secret soigneusem ent
réalisé des appareils portatifs, m iniatures et gardé de la m aison et doit (th éo riq u em en t) g êner
autonom es, du type « M ark ». Il suffit de m ettre le travail des espions industriels. O n utilise aussi
en service cet appareil lors de chaque entretien un codage de plans, ce qui fait que ce n’est pas
confidentiel p o u r être assuré du secret de ce la pièce m arquée n° 1 qui va avec la pièce n° 2,
dernier, et il n’en coûte que 200 dollars, hors mais, p ar exem ple, avec la pièce n° 107, et ainsi
taxes, pour le m odèle « M ark II ». de suite.
Aux visiteurs étrangers, co urtoisem ent reçus,
mais suspects de nature, sont réservés des dispo­ Portrait du contre-espion industriel
sitifs qui arrosent de rayons X to u te personne ne
faisant pas partie de la m aison. Les rayons D ’autre part, de m êm e q u ’il y a des agences
voilent les pellicules des cam éras photographiques d ’espionnage industriel, il y a m ain ten an t aussi
m iniatures qui p o u rraien t être transportées. Ils des agences de contre-espionnage industriel.
tuent égalem ent les globules rouges des visiteurs... L’une des plus célèbres est dirigée en G rande-
Aux astucieuses dérivations électriques, la défense B retagne p ar M r. Tim M attew s. Elle s’ap­
n’a pas été longue à être trouvée. Je cite m ot à pelle M an ag em en t Investigation Services Ltd.
m ot l’hebdom adaire am éricain «N ew sw eek», M r. M attew s donne égalem ent des conférences
de novem bre (page 68): « L a société D ata sur la défense co n tre l’espionnage industriel.
C om m unications, Inc., de M oorestow n, N.J., T ren te-cin q à q u aran te d irecteu rs ou présidents-
vient de m ettre en vente, sous la m arque Data- d irecteu rs généraux de l’industrie anglaise p arti­
guard, un dispositif qui em brouille l’inform ation cipent à chacune de ces conférences. M r. M attew s

Chronique de notre civilisation 65


est un personnage échappé de « Jam es Bond». Il Il en existe, bien entendu, aux États-U nis. La
fut p arach u té, déposé en sous-m arin, déguisé. plus con n u e est celle de N orm an Jaspan, qui
Il a suivi les cours p o u r agents secrets. Il a ap p ar­ co m p o rte un effectif de cinq cents personnes.
ten u au service personnel de sécurité du c h e f de Elle s’o ccupe plus p articu lièrem en t d ’espionnage
l’intelligence Service. T out récem m ent, à Chypre, intérieur et s’applique à co n stitu er des dossiers
il a com battu la redoutable organisation e o k a dans les litiges ou p rocès qui o pposent deux
com m e ch ef de la sécurité des troupes anglaises firm es en tre elles ou une firme à un ancien colla­
d’occupation. C ’est un hom m e m éthodique qui b o ra te u r passé à l’« ennem i»: l’espionnage indus­
com m ence d ’abord p ar étu d ier très soigneu­ triel étan t encore assez neuf, la ju risp ru d en ce
sem ent la situation de l’inform ation dans une est parfois hésitante.
société. Il s’ap erço it souvent alors que des gens
o ccu pant des situations très m odestes ont accès Une zone d'ombre du monde actuel
à de l’inform ation im portante. M attew s, en plus
de sa p ropre organisation, utilise des agents et P ar-delà ces anecdotes et ces aventures, que
détectives privés p o u r surveiller les suspects. Il peut-on p en ser de l’im portance politique de
installe des cam éras com m andées p ar infrarouge l’espionnage industriel à l’échelon national ou
et qui, autom atiquem ent, p h otographient un international?
voleur ou un espion sans que celui-ci se doute En ce qui co n cern e le second point, il est certain
de quelque chose. que l’im portance de cette nouvelle forme d ’espion­
M attew s recom m ande l’usage des coffres-forts nage ne doit pas être et n’est plus sous-estim ée.
fabriqués p ar R onéo. Ces coffres-forts s’ouvrent On a vu que, de plus en plus, les espions « trad i­
non pas avec une com binaison de lettres ni avec tionnels» se livraient égalem ent à l’espionnage
une clé, mais avec une carte m agnétique contenant industriel. La co n cu rren ce féroce que se livrent
des signaux invisibles à l’œil nu et que seule la les pays p ro d u cteu rs p o u r tro u v er des m archés et
tête lectrice dans le coffre-fort p eu t d étecter. des d ébouchés explique ce p h én o m èn e: pour
Un million de com binaisons sont possibles et la gagner cette bataille sans cesse recom m encée,
carte ne peut être copiée. V ingt-cinq coffres-forts qui n’est plus idéologique mais économ ique, il
de ce genre ont été déjà installés bien que l’inven­ faut avoir à vendre des produits toujours meilleurs
tion ne soit vieille que de deux mois. et toujours moins chers. Un exem ple, en co re q u ’il
M attew s a dém asqué quelques espions industriels soit un peu particulier, fera com p ren d re les
assez extraordinaires. Il cite un cas où ils avaient raisons de cette au tre « g u erre froide», pas
payé un laveur de vitres p o u r p lacer un ém etteur- b eau co u p m oins im portante que l’autre. A près la
radio derrière un rideau dans une salle de conseil chute de l’A llem agne, on a su pou rq u o i celle-ci
d ’adm inistration. C et ém etteur, pas plus gros absorbait d ’im m enses q u an tités d ’oxyde de
qu’un e boîte d ’allum ettes, était placé au som m et cérium , m étal rare, em ployé p o u r la fabrication
d ’une antenne haute de deux m ètres. Les espions des pierres à briquet. Ce m étal est le seul produit
qui éco u ta ien t étaie n t dans un cam ion à quelques d o n n an t une poudre d ’ém eri p erm e tta n t de polir
centaines de m ètres de là. les verres d ’optique. A ucun au tre polissage ne
D ’après M attew s, l’espionnage industriel est une p erm et de d o n n er la qualité m erveilleuse que
activité en plein développem ent. Selon lui, de l’on trouvait aux objectifs d ’appareils p h o to g ra­
plus en plus d ’industriels se trouvent obligés de phiques allem ands et jap o n ais et que l’on trouve
co m b attre le feu p ar le feu et de faire de ailleurs depuis que la défaite de l’A llem agne a
l’espionnage industriel puisqu’ils sont eux-m êm es conduit à la révélation de centaines de milliers
espionnés. Aussi, des agences com m e celle de de secrets. L’A llem agne ne s’en est jam ais bien
M attew s naissent-elles un peu partout, et on a rem ise, et cette p erte de secrets y est considérée
proposé à un de nos bons amis d ’en fonder une com m e la plus grave des conséquences de la
en F rance. défaite.

66 L'espionnage industriel
Sur le plan national, en ce qui co ncerne les inci­
dences de l’espionnage industriel sur la vie d ’un
pays et de ses habitants, regardons ce qui se passe Ce que coûte la panoplie
en France. d'un espion industriel
Il suffit de lire la presse quotidienne pour voir des
incidents se rap p o rtan t au contrôle de tel groupe Il est p eu t-être bon de citer le prix de
de m achines à calculer, de telle industrie tradi­ divers «joujoux» d ’un espion industriel.
tionnelle. Au niveau gouvernem ental français, Les chiffres sont donnés par la plus récente
les déclarations sur l’ingérence économ ique édition de l’ouvrage « T he N aked Society »,
étrangère et la nécessité d ’em p êch er l’im plan­ de V ance P ack ard . Ce sont des prix am é­
tation de capitaux extérieurs sont fréquentes. ricains trad u its en francs 1966: les prix
M ais il faut bien se dire que tous ces évé­ français, anglais ou allem ands ne doivent
nem ents 13 sont précédés et suivis d ’espionnage pas être très différents:
industriel sur une large échelle. C ’est parce que • B retelle (reliant un télép h o n e à un
l’on sait q u ’une société X... a un produit très enregistreur m agnétique): 20 F.
supérieur à la concu rren ce que les banques se • D ispositif avec en reg istreu r: 125 F.
d éto u rn en t de son co n cu rren t Y... C ’est parce • É m etteu r tran sm ettan t p ar radio des
que l’on sait q u ’Y... est à rep ren d re q u ’une com m unications téléphoniques captées:
bataille com m ence à se livrer. 1 000 F.
Q ue dire de to u t cela, quelle conclusion, quelle • C am éra dissim ulée tran sm ettan t des
leçon tire r de ces pratiques? Je ne sais trop. Il im ages: 1 100 F.
est sûr que l’espionnage industriel à l’in térieur • É m etteu r m iniature pouvant être dissi­
des États-U nis ou du M arché com m un ou de telle mulé sur soi: 750 à 1 100 F.
grande unité économ ique ou politique co n tre­ • D ispositif autom atique d éclen ch an t un
balance fâcheusem ent les proclam ations de m agnétophone lorsqu’on com m ence à
co opération ou d ’alliance. Il ne p eu t que contri­ p arler sur une ligne téléphonique et
b u er à accroître les frictions entre pays, ou leurs l’a rrêta n t q u and c’est term iné : 500 F.
m alaises intérieurs. P eut-être est-ce là une des • On p eu t disposer d ’une cam éra p h o to ­
rançons de la m étam orphose actuelle des sociétés graphique dans un b riq u et pour 2 000 F.
hum aines: notre m onde est en pleine croissance C ’est p eu t-être le jo u jo u le plus cher.
et, avec lui, sa zone d ’om bre. • Le film de 1 mm est ch er égalem ent et
JACQUES BERGIER. tout le m onde n ’est pas en m esure de le
développer.
F inalem ent p o u r 5 à 10 000 F, on devrait
pouvoir posséder une panoplie assez com ­
p lète d ’espion industriel. É videm m ent il
ne faut pas com p ren d re dans ces prix des
appareils réellem ent com pliqués et faits
sur m esure, tels que l’ém etteu r en form e
d ’olive et m unie d ’un cu re-d en t qui est en
réalité une antenne.
Q u an t au d étec teu r d ’appareils électro ­
niques de surveillance c ’est-à-dire la
panoplie d’un anti-espion industriel, le
moins ch er co û te: 1 500 F.
13. D ésignés suivant les cas co m m e « c o n c e n tr a tio n » , « r e p r is e en
m ain », « liq u idation d ’u ne e n tre p rise fam iliale fra n ç a ise au profit
d ’un tru s t é tra n g e r ». ,

C h ro n iq u e de n o tre c iv ilis a tio n 67


100 millions
d’années
d’esquisses

Un voyage
dans
le monde perdu.
Il y a 300 millions d ’années,
les reptiles, encore munis de nageoires
sont sortis des océans.
Pélycosaure ou reptile à crête.
Depuis 150 ans seulement l’humanité
a découvert ces seigneurs colossaux
qui régnèrent sur la terre 100 millions
d’années et disparurent mystérieusement.
Henri Prat, professeur à la faculté des Sciences de Marseille Photos Dorka

Un moment explosif de l'évolution


T oute incursion dans le lointain passé de la T erre constitue un
excellent exem ple de «réalism e fan tastiq u e» : tém oin les images
p résentées dans ces pages. Q uoi de plus fantastique que ces êtres,
Et leur appelés p ar Ow en en 1842 les « D inosauriens», ce qui veut dire
« terrib les reptiles»? T erribles, ils l’étaien t, certes; m ême d ’aussi
pacifiques herbivores que les D iplodocus qui atteignaient tren te
fantôme m ètres de long et pesaient plus de cinquante tonnes: ils nous
au raien t écrasés com m e des fourm is; infinim ent plus redoutables
encore les carnassiers géants, tels les T yrannosaures qui m esuraient
flotte vingt m ètres de long: s’ils s’étaien t prom enés dans nos rues, ils
au raien t pu cueillir leurs victim es au balcon d ’un troisièm e étage.
C ep en d an t ces anim aux fantastiques, les plus grands qui aient jam ais
dans la foulé le sol des continents, ont bel et bien existé. Il ne s’agit pas
d ’une fable. L eur reconstitution est le fruit de plus d ’un siècle de
travail p atient et consciencieux de la p art des paléontologistes. On
conscience en a m ême réalisé des films (tel le Monde perdu), p erm e tta n t de nous
faire une idée assez exacte de leur aspect et de leur allure, com m e
s’ils étaien t vivants.
humaine. Ces géants difform es sont réellem ent nos parents, et leurs images
(laborieusem ent reconstituées) rep résen ten t, en quelque sorte, des
portraits de famille. Pas ceux de nos grands-parents, sûrem ent, mais
ceux de nos grands-oncles: en effet ils ont dérivé des reptiles perm o-
carbonifères, dont certains, plus tard, o nt engendré les m am m ifères,
donc, finalem ent, les hom m es. Il faut reg ard er non com m e des

Ce monstre de 20 tonnes tentait déjà


la conquête de la verticalité
achevée par l'homme.
Iguanodon aux pieds d'oiseau :
ses m âchoires portaient 2 000 dents.
M y s tè re s du m o n d e a n im a l
étrangers, mais com m e des ancêtres lointains, ces grands-parents. Ceux-ci occupaient un espace
guerriers cuirassés qui ont dominé le monde géom étrique et statique à tr o is 2 dimensions, ce
pendant cent millions d ’années et se sont éteints qui leur permettait de cultiver l’« individualisme ».
depuis soixante-six. N ous ne pouvons pas renier Dans cet espace sans durée, chaque homme
la parenté: examinez leurs membres et vous cons­ pouvait se concevoir com me géom étriquem ent
taterez que la main délicate et les jambes séparé et indépendant des autres hommes et des
élégantes de la plus belle «star» de ciném a ou autres êtres vivants. La prise de conscience de
« cover girl» ont la même structure générale que la dimension «tem ps» et la découverte de l’évo­
les membres griffus des redoutables Tyran- lution ont constitué pour l’humanité un plongeon
nosaures. Que cela nous plaise ou non, c ’est dans un nouvel espace inconnu*: un «hyper-
ainsi. espace» (on appelle ainsi tout espace à plus de
trois dimensions). Une des conséquences les plus
Le monde a changé car nous avons étonnantes en a été de nous révéler q u ’à travers
la chaîne de nos ancêtres nous sommes reliés,
conscience de l'évolution dans le passé, à toutes les formes vivantes, jus­
q u ’aux plus humbles. La moindre bactérie est
L’existence m ême de ces colosses était tota­ notre cousine (parenté peu agréable lorsqu’elle
lement ignorée il y a seulement cent cinquante se traduit par une maladie). Cela vient d ’être
ans. En 1822, l’illustre Cuvier lui-même, recevant confirmé d ’une façon éclatante par la découverte
de Mantell la première dent d ’iguanodon, l’avait de la structure de la molécule d ’A D N (consti­
prise pour une dent de Rhinocéros fossile. Mais, tuant fondamental du noyau cellulaire), qui se
très vite ensuite, les découvertes se su c c é d è r e n t1 révèle être la même chez tous les êtres vivants,
et ce fut une véritable épopée qui se déroula en du virus à l’homme, ce qui implique une co m ­
Amérique et en Europe, pour aboutir à la résur­ munauté d ’origine. Nous pouvons donc dire que
rection scientifique de ces monstres terribles et les cellules qui constituent notre corps vivent
passionnants. Épopée humaine, avec ses grandeurs en réalité, à travers nos ancêtres, depuis au
et ses petitesses, m arquée par les intuitions moins trois milliards d ’années 4 - depuis le début
géniales de Mantell et d ’Owen, la guerre au de la vie sur le globe - et qu ’elles sont reliées
couteau de Cope et de Marsh, l’enthousiasme dans le passé à toutes les cellules qui vivent ou
plein de fantaisie d ’Hawkins qui, à Londres, en ont vécu. N ous ne sommes que d ’infimes consti­
1853, reconstitua un Iguanodon en grandeur natu­ tuants de la biosphère, organisme collectif géant
relle et invita vingt et une personnes à dîner à com prenant tous les êtres vivants présents et
l ’intérieur de la bête. A ujourd’hui, tous les grands passés. Notre am our-propre peut en souffrir,
musées de sciences naturelles du monde s’enor­ mais trouve cependant une compensation dans le
gueillissent de squelettes superbem ent montés, fait que nous en sommes des éléments conscients,
de dioramas saisissants, de statues en vraie ce qui nous donne une supériorité sur beaucoup
grandeur de ces grands reptiles. Des millions d ’autres.
de visiteurs viennent les admirer, mais bien peu
réfléchissent à la somme de labeur humain, de
ténacité, de moyens matériels, de conscience et
L'histoire de la vie, c'est une série
de science qu ’il a fallu mettre en œuvre, sur d'explosions biologiques
toute la face de la planète, pour aboutir à ces
brillantes reconstitutions. Bien peu aussi songent M aintenant que nous com prenons mieux les
à la signification profonde de cet effort. L’illu­ mécanismes évolutifs, nous constatons que tous
mination actuelle de l’intelligence humaine et la les groupes animaux ou végétaux se sont déve­
révélation soudaine du passé de la Terre signifient loppés selon le même schéma: d ’abord des
que nous n ’habitons plus le même espace que nos formes modestes par leur taille, peu spécialisées,

72 Nos ancêtres les dinosaures


peu nombreuses, très adaptables (ce que Teilhard formèrent les forêts carbonifères que nous
de Chardin appelle les pédoncules)-, puis une diver­ exploitons encore sous forme de houille.
sification d ’espèces de plus en plus nombreuses,
de plus en plus spécialisées, p éné trant dans les L'œuf fut la grande invention
divers milieux et souvent de plus en plus grandes
(ce que Teilhard appelle Yéventail)-, enfin, parfois, qui a tout changé
une extinction plus ou moins soudaine. On peut
com parer l’ensemble à un feu d ’artifice: le trait 3° Au Carbonifère et au Permien, une nouvelle
de feu de la fusée qui monte représente le p éd o n ­ explosion biologique se produisit, qui nous
cule; la gerbe de lumière qui explose, l’éventail; concerne personnellement puisqu’elle se trouve
puis tout retom be dans la nuit. Les Dinosauriens située sur la ligne directe de nos ancêtres: celle
en fournissent un exemple parfait; leur feu d ’arti­ des Reptiles. En apparen ce la différence n ’était
fice fut brillant et d ura un million de siècles: c ’est pas grande, car l’aspect des premiers d ’entre eux
peu sur l’échelle astronom ique des temps. Dans ressemblait beaucoup à celui des Batraciens:
l’histoire de l’évolution nous pouvons, avant eux, dans les deux cas, ils avaient la forme de croc o­
relever un certain nombre d ’autres explosions diles ou de gros lézards. En fait, le saut était
biologiques: considérable, un reptile ayant sur un batracien
un avantage de premier ordre: l’élimination du
1° Au Silurien (il y a 400 millions d ’années), celle stade « têtard», phase vulnérable du cycle vital
des premières plantes aériennes, envahissant les obligeant les batraciens à dem eu rer dans les lieux
surfaces continentales (jusque-là dépourvues de humides, au voisinage des eaux. Les reptiles se
vie) et y constituant les premiers solsh\ complexe sont libérés de cette servitude par la constitution
vivant comparable à un milieu aquatique très de leurs œufs. Sans doute les poissons et les
concentré, à une éponge humide où continuent à batraciens pondent-ils aussi des œufs, mais des
fonctionner les «biocycles» (cycles du carbone, œufs « aquatiques» qui ne peuvent se développer
de l’azote, du soufre, du phosphore, etc.) qui que dans l’eau. Les reptiles, eux, pondent des
s’étaient établis, de longue date, dans la masse œufs « aériens» pouvant se développer en milieu
des océans. Cette invasion des continents par les sec. Ceci est réalisé par l’apparition de deux
végétaux « pionniers» (lichens, mousses) repré­ annexes: Yamnios (véritable petit aquarium,
sentait le prélude indispensable à leur conquête grâce auquel l’embryon peut vivre dans l’humi­
par le règne animal. En effet, les animaux, étant dité nécessaire à la multiplication de ses cellules),
hétérotrophes6, ont absolument besoin des et Yallantoïde, appareil ingénieux perm ettant à
végétaux (autotrophes) pour prép arer leur nour­ l’em bryon de respirer à travers la coquille de
riture. La première vague des vertébrés aériens l’œuf. Ces deux dispositifs ont été conservés dans
qui profita du travail des pionniers fut constituée l’œ u f des Oiseaux, dans celui des Mammifères
par des batraciens, semblables à de grandes ovipares (M onotrèm es) et même chez les
salamandres. A ujourd’hui encore nous trouvons vivipares. A ce titre nous avons, tous, passé notre
leurs modestes descendants: grenouilles, crapauds, vie fœtale dans les eaux d ’un amnios et utilisé
associés aux mousses dans les lieux humides. une allantoïde (contribuant à former le placenta).
2° Au Dévonien et au Carbonifère (il y a environ
300 millions d ’années), l’occupation des conti­ 1. Cf. E .H . C o lb e rt, Dinosaures, their discovery and their world, 1962.
nents par la vie fut com plétée par le dévelop­ 2. O n p o u rra it m êm e d ire : deux et d e m ie s e u le m e n t, c a r la d im en sio n
hauteur d e m e u ra it e n c o re bien peu ex p lo ré e il y a d eu x siècles.
pement, lui aussi explosif, des Cryptogames vas­ 3. Cf. H . P ra t, le Champ unitaire en biologie (P .U .F ., 1964).
4. C f. A. d e C ay eu x , Trois milliards d'années de vie (E n c y clo p é d ie
culaires (fougères, prêles, lycopodes), c ’est-à-dire P la n ète , 1964).
pourvues des vaisseaux du bois et du liber, per­ 5. Cf. H . P ra t, l ’Homme et le Sol (G a llim a rd , 1949).
6. D é p o u rv u s d e ch lo ro p h y lle, ils ne p e u v e n t u tilise r les rad ia tio n s
m ettant à la sève de s’élever et aux plantes so la ire s p o u r d é c o m p o s e r le gaz ca rb o n iq u e et é la b o re r les m atière s
d ’atteindre de grandes dimensions. Ainsi se org an iq u es.

Mystères du monde animal 73


Ce sont là des «inventions» de nos lointains disparaissent d ’un seul coup, de m êm e que les
ancêtres reptiliens. grands reptiles m arins (Ichtyosauriens, Plésio-
4° Au Perm o-C arbonifère, l’explosion des R ep ­ sauriens) et aériens (Ptérosauriens). Pourquoi?
tiles fut synchronisée avec celle des prem ières C ela reste un des m ystères de la science.
plantes à graines, celles-ci é ta n t une condition de B eaucoup d ’hypothèses ont été avancées dont
celle-là puisque, com m e toujours, les végétaux aucune n ’est satisfaisante, car aucune ne rend
doivent p rép a re r la nourriture des anim aux. Dans com pte de la généralité et de la brusquerie du
le règne végétal, la graine était appelée à jo u e r p h énom ène. Nous pouvons seulem ent évoquer le
un rôle exactem ent parallèle à celui de l’œ uf ju g em en t de Lull: « Par leur m ajestueuse
reptilien: elle perm ettait à la plante de sa u ter le ascension, leur long apogée et leur chute d ram a­
stade « prothalle » des fougères, com m e l’œ u f des tique, les D inosaures sont com parables aux plus
reptiles perm ettait de sau ter le stade tê tard des grandes nations de l’antiquité. » Et cela nous
b atraciens. Plus exactem ent, la graine, com m e incline à acco rd er une pensée à la fois adm irative
l’œ u f reptilien, m ettait ces deux stades, vulné­ et m élancolique à ces grands-oncles, m aîtres de
rables et nécessairem ent hum ides, à l’abri d ’enve­ la T erre pendant un million de siècles, qui ont
loppes pro tectrices: tégum ents de la graine, vaillam m ent co m battu p o u r leur vie, mais ont
coquille de l’œ uf, leur p erm e tta n t d ’affronter les succom bé à une inexplicable fatalité. Il est
milieux les plus s e c s 7. Pas de m eilleure com pa­ parfois de bon ton de gloser sur la petitesse de
raison q u ’avec un astro n e f où les cosm onautes leur cerveau: un cent millième du poids du corps
jouissent d ’un milieu tem péré, à pression et chez le D iplodocus, co n tre un cinq millième pour
hygrom étrie norm ales, protégés des influences le crocodile, un millième p o u r l’élép h an t, un
externes, tout en traversant un espace vide d ’air, soixantièm e p o u r l’hom m e. Soit. Mais a-t-on
p ar des froids redoutables, et bom bardé de réfléchi que nos «anim aux artificiels», autos,
radiations m ortelles. G râce à la graine, les avions, navires, n’ont jam ais, pour les conduire,
plantes à fleurs ont pu faire la conquête des q u ’un p etit cerveau hum ain et que, dès lors, le
étendues sèches des continents; à leur suite, se rap p o rt de ce cerveau au poids de l’ensem ble de
nourrissant d ’e lle s8, sont venus les reptiles. C ’est la m achine est encore bien plus bas que chez les
donc à une double explosion, végétale et anim ale, D inosaures. Si ce fut là une des causes de leur
que nous assistons p endant les cent millions extinction, elle m enace aussi gravem ent l’homme
d ’années de l’ère secondaire (avec ses trois m oderne, alourdi p ar ses m achines com m e les
divisions: T rias, Jurassique, C rétacé). La « chaîne reptiles l’étaient par leur énorm e corps.
alim entaire » qui s’est établie alors à la surface 5° Et après l’explosion et la chute des Reptiles
des continents fut parallèle à celles qui, dès q u ’advint-il? Ce fut l’explosion des M am m ifères
l’origine de la vie, s’étaie n t constituées dans le et des O iseaux, qui se déploya pen d an t to u te l’ère
milieu aq uatique: végétaux -+ herbivores ■+ carni­ tertiaire (70 millions d ’années) avec la puissance
vores. M ais, ici, les résultats furent p articu ­ que l’on sait. De nouveau tous les milieux, laissés
lièrem ent spectaculaires en raison des dim ensions vides p ar la disparition préalable des grands
des protagonistes, les végétaux étan t devenus reptiles, furent colonisés en un tem ps reco rd : les
grandioses: C ycadées, B énnétitales, C onifères continents par les M am m ifères herbivores, puis
dont nous avons un souvenir dans les Séquoias carnivores (les uns d év o ran t les autres), les
géants actuels. Les anim aux ne le furent pas océans p ar les C étacés, les airs par les Oiseaux
moins: herbivores ta n tô t à statu re bipède com m e (qui sont, com m e on l’a dit, des « reptiles glo­
les Iguanodons, ta n tô t quadrupèdes com m e les rifiés») et un peu les chauves-souris (singeant, en
Sauropodes qui m esuraient trente m ètres de long plus petit, les défunts Ptérodactyles).
Puis, à la fin du C rétacé, il y a quelque 70 millions Q uel était le point de d ép art de cette explosion
d ’années, coup de th é â tre : tous ces D inosauriens tertiaire des anim aux à sang chaud? P endant la
si puissants, si form idables, ces m aîtres du monde, plus grande partie de l’ère secondaire, des m am ­

74 Nos ancêtres les dinosaures


mifères et des oiseaux existaient déjà, mais en satisfaisante p o u r expliquer cette survivance
sous-étage: des M onotrèm es (ovipares) et de virtuelle des « dragons» dans l’im agination popu­
petits M arsupiaux analogues à nos sarigues laire. On a supposé que certains de ces m onstres
(opossums), de la taille de rats, courant entre les au raien t pu survivre dans des grottes ou des
p attes des grands reptiles et, sans doute, se lieux retirés. Mais, alors, pourquoi n’en a-t-on
cach an t dans des terriers pour leur échapper. trouvé de vestige dans aucun des d ép ô ts te r­
Au C rétacé supérieur apparaissent en outre de tiaires " ? On p eu t aussi invoquer une prescience,
petits insectivores, analogues à nos m usaraignes, une double vue de la conscience populaire,
donc déjà des m am m ifères placentaires com m e ayant enjam bé le tem ps dans un sens ou dans
nous. C ’était le pédoncule de l’éventail m am m a- l’autre. N ous entrons dans le dom aine de la
lien, qui s’épanouit largem ent à l’ère suivante. parapsychologie. R este une autre explication
Com m e d ’habitude, une explosion végétale avait qui est «p resq u e natu relle» : une m ém oire biolo­
précédé et préparé l’explosion anim ale. D ès le gique im prim ée dans les plus profonds instincts
C rétacé, la flore devenait sem blable à celle des M am m ifères, une te rre u r des m onstres géants
d ’au jo u rd’hui, avec des forêts feuillues et des héritée des m inuscules insectivores du C rétacé,
savanes de grandes herbes. Jam ais n ’au raien t pu nos ancêtres, et transm ise confusém ent depuis
se co n stituer les im m enses troupeaux d ’herbi­ 70 millions d ’années? H ypothèse fantastique,
vores qui ont p arcouru la T erre dès l’aube peu t-être, mais pas plus, à tout pren d re, que la
du T ertiaire si, préalablem ent, de vastes for­ transm ission fidèle p ar la chrom atine héréditaire,
m ations de gram inées ne leur avaient réservé p en d an t cette m êm e d u rée, de m écanism es aussi
la possibilité de se nourrir. A travers to u te leur précis que l’am our m aternel, l’attractio n sexuelle,
évolution, la synchronisation des deux règnes est l’instinct de conservation (fuite et lutte), les
donc dem eurée rigoureuse: nécessité absolue pour appétits sélectifs (régim es herbivores, carnivores
le règne anim al (nourriture); partielle pour le ou om nivores), etc. Si un chien se trouvait brus­
végétal (effet du broutage sur les form ations h e r­ qu em en t nez à nez, dans la rue, avec un Tyranno-
beuses, dissém ination des sem ences, fécondation). saure, il ne ta rd e ra it sans doute pas à com prendre
T o u t était en place p our le d ern ier acte du de quoi il retourne (bien qu'il n’en ait jam ais vu) et
spectacle: l’apparition de l’hom m e, qui s’opéra d étale ra it à to u te la vitesse de ses pattes. N ous en
au Q u aternaire, il y a donc peu de tem ps à ferions autant! Un fantôm e de D inosaurien flotte
l’échelle géologique (un ou deux millions p eu t-être dans le subconscient non seulem ent de
d ’années). M ais le souvenir des tem ps très reculés tous les hom m es, mais de tous les M am m ifères,
n’a pas disparu, m êm e en nous-m êm es. Q uand et sept cen t mille siècles n’o nt pas été suffisants
l’hom m e apparaît, les D inosaures ont disparu po u r effacer co m p lètem en t le terrible souvenir
depuis 70 millions d ’années. E t p o u rtan t, depuis des anciens seigneurs disparus.
plusieurs milliers d ’années, dans les contes et HENRI PRAT.
légendes de tou tes les parties du m onde, on voit ( Voir biographie page 89).
se profiler des personnages qui leur ressem blent
7. Le sta d e tê ta rd ex iste d a n s le d é v e lo p p e m en t de l'e m b ry o n
com m e des frères: dragons, tarasques, guivres, re p tilie n c o m m e le s ta d e p ro th a lle d a n s celu i d e l’ov u le v é g étal, m ais
gargouilles, m onstres do n t nous trouvons les ils ne so n t p as m is en lib e rté .
8. L a g rain e, co m m e l’œ u f, re p ré s e n te u n e a c cu m u latio n d e réserv es
im ages peintes ou sculptées dans la pierre, le bois a lim en ta ire s d e stin é es à l’e m b ry o n , m ais so u v en t d é to u rn é e s d e c e tte
ou m ême le carton pâte (la T arasque de Tarascon). fin p a r la v o ra c ité d es p ré d a te u rs .
9. C o n c u rre n c e avec les a n im au x à sang c h a u d , avec les vivipares,
Q u ’est-ce que cela signifie? Simple coïncidence? c h a n g em e n t d e clim at ép iz o o tie s, ra d ia tio n s c o sm iq u es a c cru e s, etc.
Im agination pure? C ’est peu vraisem blable; la 10. D an s son é tu d e c i-c o n tre , c ’est leu r vie q u e M ic h e l G a le n
re tra c e en se b a san t s u r to u te s les c o n n a issa n ce s ac q u ise s p a r la scien ce
ressem blance est tro p parfaite et les auteurs ne d e p u is 150 ans.
connaissaient sûrem ent pas les fossiles. M ais 11. L’ex em p le du C o e la c a n th e , re tro u v é v iv an t d an s l’o c é an In d ien ,
alors? C om m e p o u r justifier leur disparition p rès d e s C o m o res, alo rs q u ’on le c ro y a it d isp aru , lui aussi, d e p u is le
d é b u t du T e rtia ire , n ’est p as v alab le. Les D in o sa u re s, c o n tin e n ta u x ,
physique, aucune des hypothèses avancées n’est n ’a u ra ie n t pu é c h a p p e r à l’a tte n tio n co m m e l’a fait un an im al m arin

M y s tè re s du m o n d e a n im a l 75
Celui-cifu t le dernier roi de la jungle
avant l’apparition des mammifères.
Tyrannosaure dévorant une proie : hauteur 5 mètres;
longueur 14 mètres, poids 10 tonnes.
Ce cuirassé pesait 10 tonnes
et était végétarien.
Stégosaure protégé
par des plaques dorsales.
I:• I;•
En Provence : des millions d'œufs de dinosaures
C ’est grâce à l’anticonform ism e du professeur des terrain s du C ré ta cé supérieur, époque g éolo­
Raym ond Dughi, conservateur du m usée d ’Histoire gique m arquant la fin de l’ère secondaire, rép o n ­
n aturelle d ’A ix-en-Provence, que le m ystère de dan t à d ’anciennes berges au pied de la m ontagne
l’extinction des dinosaures a été éclairci. Ne s’em ­ Sainte-V ictoire qui se dresse au nord du bassin
b arrassant pas de la d o ctrin e classique selon d ’Aix depuis le plissem ent jurassique. Au troisièm e
laquelle les restes de reptiles fossiles ne se tro u v en t coup de pioche, le prem ier œ u f é ta it dégagé.
que dans les grès, il ad o p tait une hypothèse de Les rech erch es visaient à e n richir deux lots de
travail personnelle et déco u v rait en 1950 un fragm ents de coquilles a p p arten a n t au m usée
gisem ent d ’œ ufs de dinosaures unique au m onde. d ’H istoire naturelle d ’Aix. A u jo u rd ’hui, ce m usée
D e l’avis des paléontologistes qui ont visité le site p eu t s’enorgueillir de la plus belle collection
de R oques-H autes, dans le bassin d ’Aix, les œ ufs d’œ ufs de dinosaures existant au m onde. Le p ro­
de dinosaures sont enfouis p a r m illions dans la fesseur R aym ond D ughi a distingué dix espèces
m asse des sédim ents. Bien que ces œ ufs soient certain es et ces espèces p ré sen te n t entre elles de
a u jo u rd ’hui m ieux connus que les bêtes qui les telles discontinuités q u ’il soupçonne, sur des
p ondaient, ils ont fourni les prem ières données indices plus restreints, l’existence d ’au m oins cinq
I positives sur l’hécato m b e de dinosaures, à autres espèces. C om m ent, après un règne étendu
l’extrêm e fin de l’ère secondaire. sur plus de cent m illions d ’années, à p a rtir du
M ésotrias, les dinosaures ont-ils pu disparaître
b rutalem ent, « com m e coupés au c o u te au » pour
rep ren d re l’expression de R ichard S. Lull?
T outes les hypothèses émises sur les facteurs im m é­
diats de la disparition des dinosaures en traîn en t
l’idée d ’un effacem ent progressif. O r c ’est p ré ci­
sém ent le c o n tra ire qui a été constaté dans le
bassin d ’A ix: la quantité des œ ufs fossiles va
augm entant ju sq u ’au som m ent du C ré ta cé pour
Les prem iers fragm ents de coquilles ont été
s’a rrê te r net, sans aucune transition. M ais com m e
trouvés en 1869 p a r le géologue Philippe M atheron
c ette q uantité va en augm entant, les coquilles
dans les grès de R ognac, en basse Provence.
p ré sen te n t des anom alies fréquentes.
P endant près d ’un siècle, c ette d éco u v erte servira
Ces anom alies sont constituées par des strates qui
de base à la doctrine classique. Il s’agissait pourtant
d ’un véritable défi à la logique, et le professeur p rouvent une in terruption de la sécrétion du ran t
D ughi s’a tta ch a à le dém o n trer. l’é laboration de la coquille. Ces in terru p tio n s sont jj
L ’œ u f des reptiles et des oiseaux se distingue des brèves, m ais la plupart des coquilles sont stratifiées
œ ufs des poissons et des batracien s p a r des annexes deux ou trois fois, certain es six et sept fois. Il
e m bryonnaires nouvelles: le chorion, l’am nios sem ble donc que l’explication la plus plausible
empli d ’un liquide dans lequel l’em bryon flotte, et repose sur des oscillations therm iques aggravées
l’allantoïde qui jo u e le rôle d ’un organe respi­ par un refroidissem ent lent du clim at. Les pointes
ratoire et d ’un organe d ’excrétion. Ainsi, l’œ u f des de froid suspendaient b ru talem en t le m étabolism e
reptiles est un organe aérien et terre stre, l’organe des m onstres. L’alerte passée, les dinosaures
m êm e de la c o n q u ête et de l’invasion des co n ­ rep ren aien t leur processus biochim ique et p o u r­
tinents. En vertu de la loi de l’irréversibilité de suivaient l’élaboration de la coquille. Parce que
D ollo, les dinosaures, com m e nos reptiles actuels le progrès organique d ’un groupe est lié à la p ro ­
ou nos to rtu e s de m er, é taien t obligés de pondre tectio n des germ es, le professeur D ughi est p e r­
à l’air libre, sur les berges, et non dans la vase sonnellem ent convaincu q u ’une ou plusieurs pointes
ou dans les sables entraînés p a r les courants. de froid plus rigoureux ont am ené dans un tem ps
géologiquem ent très b re f l’extinction des dino­
Les sables sont à l’origine des grès. Les lim ons
saures. Les conditions exceptionnelles du gisem ent
qui recouvraient les berges au m om ent des crues
d ’Aix p e rm e ttro n t, grâce à la sédim entologie et à
sont a u jo u rd ’hui transform és en m arnes. D onc le
professeur D ughi re ch e rch a les fossiles dans les la p a lé o tem p éra tu re , de p réciser cette thèse.
m arnes. M ais p our situ er les lieux de ponte avec
plus de précision, il devait en co re re p é re r les
ad rets les plus favorables p our l’incubation des
œufs par la chaleur solaire — les reptiles ne.: couvent
rorraaa»EÜ*92a«:î3îîîtîm«ft««a«l«B«imHHiBBI8«M08SHÏiRSS35EraaHïïHSIÎKa«flS{l5U.iU.H

pas — et retro u v er des fossiles végétaux, vestiges


Nos
ji des ancêtres
vieux m arécages. les dinosaures
C es fossiles, des rhizom es de cypéracées ou de
Quelques grammes de cerveau dans
dix tonnes de chair blindée,
huit mètres de long, quatre mètres
de haut, une centaine de dents.
Michel Galen

La vie sur Terre avant l'homme


Le 20 d écem b re 1965, dans les m onts du T urkestan, un groupe de
Le géant paléontologistes soviétiques m ettait au jo u r les restes pétrifiés
d ’un reptile préhistorique. U ne com m unication sera faite u ltérieu ­
des géants: rem ent à l’académ ie des Sciences de l’U .R .S.S., mais l’on sait déjà
q u ’il s’agit d ’un oiseau prim itif, un de ces reptiles volants qui
20 mètres, vivaient il y a 190 millions d ’années, au d éb u t de l’ère secondaire.
Près de 300 millions d ’ann ées se sont écoulées en tre la prem ière
200 ans pour tentative d ’occupatio n des continents p ar la vie so rtan t des eaux
et l’âge des m am m ifères. M alheureusem ent les vestiges sont rares
devenir adulte. qui tém oignent de cette époque essentielle de la vie sur T erre,
alors que la nature créait ces m onstres fantastiques et inégalés que
l’on nom m e dinosaures. L ’oiseau de L eninabad est un chaînon
p récieux qui s’ad a p te ra au puzzle de nos connaissances.
Ce qu’ils T o u t a com m encé grâce à un chasseur de la m er arm é de dents
aiguës. Son corps était m odelé com m e une torpille, p arfaitem en t
étaient. équilibré grâce à une longue queue à trois branches, deux nageoires
dorsales et trois paires de nageoires latérales. D es poum ons lui
p erm ettaien t de respirer, occasionnellem ent, à la surface. Il m esurait
Comment 70 centim ètres et les savants l’o nt appelé E usten o p tero n . Un jo u r,
l’E usten o p tero n se laissa ro u ler p ar les vagues côtières et ram pa
sur la plage. En cette épo q u e dévonienne, quatrièm e de l’ère pri­
ils vivaient. m aire, la conquête des con tin en ts était com m encée.
L a T erre n’était pas un désert. Elle n ’était o ccupée que p ar des
insectes et des végétaux, mais le clim at tro p ical et l’air, chaud et

M y s tè re s du m o n d e a n im a l 79
humide, étaient favorables à l’établissement des
animaux. Les forêts préfiguraient la future jungle
tropicale avec les lépidodendrons et les sigillaires
de 20 mètres de haut, largement ramifiés ou cou­
ronnés de feuilles étroites et longues. Au pied
de ces arbres croissaient mousses, hépatiques et
lycopes, ainsi que certaines fougères qui s’enro u­
laient, à la recherche du soleil, autour des troncs.
Bientôt, en quelques centaines de milliers
d ’années, les nageoires de l’E ustenopteron se
transform eront en membres terminés par des
doigts palmés. Les amphibiens ne retourneront
dans l’eau que p our y pondre leurs œufs.
Cent millions d ’années s’écoulent encore, pendant
lesquelles ils se développent parmi les fougères.
La progéniture de l’Eustenopteron s’est divisée
en espèces qui ont pour nom lézards, sala­
mandres, crocodiles et qui devront subir un
im portant changem ent de climat.
L’air chaud et humide s’asséche considéra­
blement, les continents sont envahis par le sable
et les amphibiens doivent se réfugier dans les
marécages et les oasis qui subsistent. Les moins
étroitement spécialisés de ces animaux se
recouvrent d ’un épiderme corné pour protéger
leur corps de l’évaporation et s’adaptent à la vie
en terrain sec. Ils cessent de déposer leurs œufs
dans l’eau et pondent des coquilles dures emplies
d ’un liquide amniotique où baigne l’embryon.
Ainsi naissent les reptiles du Permien, dernière
époque de l’ère paléozoïque ou primaire, il y a
215 millions d ’années.
La plupart des reptiles de l’époque permienne ont
la taille de nos chiens. Certains cependant
sont énorm es et gauches, avec une ossature très
forte des membres et de la queue. D ’autres sont
minces et rapides. Tous doivent vivre en com pé­
tition avec les amphibiens — dont l’Éryols, qui est
l’ancêtre du crocodile et mesure moins de deux
mètres. Leur paradis est le sud-est de l’Amérique
du Nord. Depuis la plaine du Texas jusqu’au
golfe du Mexique, la région est baignée par
des deltas humides et boisés. Les périodes sèches
et humides alternent, l’activité volcanique est
intense et la mer mord sur les continents,
influençant profondém ent l’évolution des orga­
nismes vivants.
Ce géant des géants pesait autant
que dix éléphants et
vivait dans les marécages.
Sauropode broutant dans l’eau.
■ j m m .
C ertains crocodiles, com m e, p ar exem ple, le proie facile p o u r les D im etrodons. Pour toujours,
M ystriosuchus, long de six m ètres, retransfor­ le problèm e est de m anger sans être dévoré.
m ent leurs m em bres en nageoires. L’Edapho- En q u ête de nourriture ou de lieux plus clém ents,
saurus, qui est apparu très tôt, est le m aître les dinosaures passent d ’un co n tin en t à l’autre.
resp ecté des lieux. C ’est un anim al étrange qui On peut suivre leur trace d ’Asie ou d ’A frique
vit au bord des grands m arécages. U ne crête ju sq u ’en A m érique. Ils sont couverts de parasites
énorm e, hérissée de pointes osseuses et bosselées et, dans leur sillage, vivent des petits m am m i­
co u rt to u t au long de son dos. C ette p ro tu b é­ fères — de la taille d ’une souris, mais qui ont
rance est due au développem ent extrêm e des l’avantage d ’une fourrure et d ’un sang chaud -
apophyses épineuses des vertèbres. C et herbivore capables de mieux faire que le plus agile des
inoffensif au corps de lézard a des dents très carnivores; de petits reptiles, qui se disputent
pointues et groupées qui poussent sur un palais leurs restes; de larges tortues. Alors apparaissent
dur, e t ses nageoires sont reco u v ertes d ’une les prem iers géants.
p eau épaisse. Le p rem ier est le Plateosaurus, long de 7 à
10 m ètres, aux form es rondes et à la peau
Les premiers dinosaures rugueuse. Il se tient sur ses p attes postérieures,
bien plus longues et plus m usclées que ses p attes
fuient d'un continent à l'autre,
antérieures, et son corps est équilibré p ar une
poursuivis par les carnassiers longue et puissante queue. Sa tête, étroite et
profonde, se to u rn e dans tous les sens à la
Son unique ennem i est le petit D im etrodon, à rech erch e de quelque victim e. C ertes, il est végé­
tê te d ’aligator, un carnassier qui piège les tarien et se nourrit gén éralem en t de plantes
anim aux au bord des m arais et attaq u e en aquatiques, mais ses m âchoires sont arm ées de
groupe. Lui aussi est pourvu d ’une crête osseuse deux mille dents qui b ro ien t les coquillages
qui le distingue des autres anim aux primitifs. accro ch és aux plantes et, à l’occasion, il ne
A insi les reptiles sont bien établis à la fin de l’ère dédaigne pas les petits dinosaures com m e le
prim aire et ils d o m ineront toute l’ère secondaire. Coelophysis, quand il p eu t en attrap er.
Les conditions clim atiques leur p erm e ttro n t de Ce qui est rare. Le Coelophysis est bâti pour
devenir les «lézards terribles» que sont les la course. Il repose sur de fines p attes bien
dinosaures. fuselées et m esure près de trois m ètres. Proche
cousin des sauriens et des oiseaux, ce reptile
L ’oiseau de L eninabad, retrouvé dans le Tur- carnivore est considéré com m e l’an cêtre général
kestan, vivait au d éb u t de l’époque triasique, la des géants puisqu’il est à l’origine des deux
p rem ière de l’ère secondaire, il y a 190 millions principales b ranches de dinosaures: les Orni-
d ’années. D es nuages de cendres, provoqués par tischiens et les Saurischiens.
les volcans, obscurcissent un ciel de plom b aux Les deux b ran ch es se distinguent aux os du
teintes rougeâtres. La m ajeure partie de l’E urope bassin, à la form e des hanches. Les O rnitischiens
est subm ergée et les continents sont recouverts ont des hanches com m e les oiseaux. L eur épine
d ’un e jungle épaisse et d ’une végétation luxu­ dorsale est solidem ent liée aux os des pattes
riante. Les prem iers dinosaures restent en postérieures, ce qui est la conséquence d ’une
com pétition avec les crocodiles et d ’autres station verticale et de l’utilisation rare des pattes
reptiles plus petits et plus délicats. La tem p é­ an térieu res. Ainsi les os des jam bes sont devenus
ratu re n’est pas extrêm em ent chaude, les vents ne de plus en plus forts et de plus en plus grands.
sont arrêtés p ar aucune b arrière m ontagneuse, P our gagner la force de su p p o rter le poids du
des trom bes d ’eau accom pagnées d ’éclairs noient corps, la colonne vertéb rale, à la h au teu r des
la n atu re et les Phytosaures, qui ressem blent hanches, repose sur le jo in t des p attes p o sté­
aux crocodiles, prostrés dans la boue, sont une rieures. Les Saurischiens o n t les hanches com m e

82 Nos ancêtres les dinosaures


les lézards. L eur épine dorsale repose au som m et Les m arais africains, ibériques, provençaux ou
des deux os de chaque patte pour que le poids allem ands ne sont pas occupés par des hippo­
soit équitablem ent supporté. Les Saurischiens potam es de deux tonnes, mais p ar les Saurolodes
sont quadrupèdes. géants de tren te à soixante tonnes: les Bronto-
Les tem pératures, les clim ats vont ac cé lé re r cette saures, les D iplodocus et les Brachiosaures.
différence. L’époque jurassique, qui est l’époque Le B rachiosaure est le géant des géants. Il pèse
m oyenne de l’ère secondaire, com m ence p ar un soixante tonnes. A u tan t q u ’une locom otive du
bref refroidissem ent de la tem p ératu re qui type B.B., au tan t que dix éléphants. C om m e ses
décim e pour un tem ps insectes et coraux. La deux cousins, il est obligé de rester dans l’eau
m er froide fait un reto u r offensif sur la Terre. la p lu p art du tem ps p o u r ne pas fatiguer ses os.
Les hautes plaines et les grandes m ontagnes Il s’agit aussi d ’une m esure de sécurité. Le
d ’au jo u rd’hui sont recouvertes d ’une eau tiède B rachiosaure est lent. Au b out de son long cou
com m e celle des m ers du Sud. Un plissem ent de flexible, sa p etite tête ne renferm e q u ’un cerveau
la croûte te rrestre provoque la form ation de de quelques gram m es, tellem en t insuffisant que,
m ontagnes m ineures. L’ouest des États-U nis est dans les vertèb res de la région sacrée un second
subm ergé, le nord de l’E urope form e un archipel cen tre nerveux — qui p eu t être dix fois plus volu­
tropical d ’îles et de péninsules, ce qui explique m ineux que le cerveau —, com m ande le corps. Ce
le peu de fossiles découverts dans ces régions. renflem ent de la m oelle épinière est sûrem ent en
La jungle est basse. Des rivières boueuses, des étro ite relation avec l’agrandissem ent consi­
to rren ts, des lacs, des m ares et des m arécages d érable des m em bres postérieurs et notam m ent
cou p en t la forêt dense et les vastes clairières. de la queue. Il m esure plus de 20 m ètres, ses
vertèb res sont creuses p o u r alléger la carcasse et,
Le géant des géants, le Brachiosaure s’il a de nom breuses p etites d en ts en form e de
cheville, sa bouche n ’est pas assez grande pour
pèse 60 tonnes — q u ’il s’arrête longtem ps de m anger les herbes
autant que 10 éléphants aquatiques. C ertes, com m e tous les reptiles, il
se nourrit de peu et m ange moins q u ’un éléphant
Les prem ières plantes à fleurs se sont propagées, au jo u rd ’hui. Il grandit ju sq u ’à la fin de ses jours
des M agnoliacées et des R enonculacées; la végé­ et m et bien 200 ans p o u r p arvenir à l’âge adulte.
tation est toujours verdoyante, les vastes forêts
sont parées de toutes les nuances du vert, les Un fossile trouvé au C olorado m esure 22,65 m de
fourrés sont épais et les prairies d ’herbe grasse long, 11,87 m de haut. Rien que l’hum érus
sont ém aillées des fleurs des plantes annuelles ou m esure 2 m ètres. Il lui arrive de se n o u rrir de
vivaces. Ces conditions préalables étaien t néces­ larves d ’insectes, de petits crustacés, de m ol­
saires au développem ent du règne anim al (surtout lusques. Son cou puissant repose sur des pattes
des oiseaux et des m am m ifères) et provoquent sem blables à des piliers, ses m em bres antérieurs
une explosion des dinosaures. sont plus grands que ses m em bres postérieurs ce
Il n’y a pas de différences clim atiques à cette qui lui fait un arrière-train surbaissé et trap u .
époque entre les diverses zones de la surface P our p aître sous l’eau, il lui suffit d ’aspirer l’air
te rrestre. On trouve des palm iers, des figuiers, de tem ps en tem ps et, au som m et du crâne, entre
des canneliers, des myrtes, des acacias, etc.; et les deux yeux, une cavité osseuse lui sert de
des m agnolias, des lauriers, des châtaigniers et narines et lui p erm et de resp irer presque entiè­
divers plantes aujourd’hui subtropicales au rem en t im m ergé.
G roenland, en Islande, au Spitzberg. Ces dinosaures ne vivaient que dans les régions
L’E urope occidentale est géographiquem ent hum ides, mais ils so rtaien t de l’eau pour pondre
différente. Ce ne sont q u ’îles basses et pénin­ leurs œ ufs ou p o u r changer de m arécage. L eur
sules baignées par une m er tropicale. cerveau n’est capable que de sélectionner les

M y s tè re s du m o n d e a n im a l 83
signes, les appels, les odeurs et de transm ettre
ces impressions au centre nerveux, lequel
s’occupe de chercher la nourriture, de marcher,
de rem uer la queue. Chaque pas lui fait parcourir
quatre mètres. Trop lents pour attaquer ou se
défendre, les doux Sauropodes qui offraient
50 tonnes de chair sans autre défense que celle
de l’eau ont permis aux carnivores de se déve­
lopper et d ’atteindre la taille des géants.
L’ennemi intime des Sauropodes est le fantas­
tique Allosaurus. L’Allosaurus est sans conteste
le tueur le plus brutal de la période jurassique.
Sa mâchoire est énorme. Ses dents aiguës ont
vingt centim ètres de long. Il marche sur des
pattes arrière, puissantes, rapidement. Il a
12 mètres de haut. Ses membres antérieurs,
atrophiés, sont armés de griffes, mais sa poigne
est d ’acier. Sa queue lui sert de balancier.
D ’un coup de dents il peut broyer la tête d ’un
Brachiosaure qu ’il dévore sur place.

Il y a 120 millions d'années


les premiers blindés faisaient leur
apparition : c'étaient les Diplodocus

Néanmoins leur poids est un handicap, les dino­


saures carnivores doivent se nourrir la plupart
du temps de charognes et disputer leurs proies
aux crocodiles, aux lézards, aux serpents, aux
petits mammifères, aux tortues et à ces étranges
sauriens volants, osseux, com me l’A rchéopteryx,
retrouvé en Allemagne, ou l’oiseau de Leninabad.
Les écailles de ces animaux sont devenues des
plumes et, s’ils sont incapables de voler réel­
lement, leurs griffes leur perm ettent de grimper
sur les troncs, les branches des arbres et ils
peuvent planer d ’une branche à l’autre ou bien
se laisser tom ber à terre en utilisant leurs
ailes à la manière d ’un parachute.
Ils ressemblent à de gros pigeons à la queue
reptilienne. Ce plumage provoque une tem pé­
rature constante du sang et perm ettra aux oiseaux
de résister aux révolutions géologiques. Comme
les os de dinosaures ont engendré la légende des
géants, les fossiles d ’oiseaux du Jurassique sont
à l’origine du mythe des dragons. Ces révolutions
Dans le monde d’avant la dernière glaciation
la lutte entre les espèces était déjà commencée.
Tyrannosaure (longueur 17 mètres) attaquant
des iguanodons à bec de canard.
géologiques ne se produisent q u ’au C rétacé, il y Il y a 100 millions d'années
a 120 millions d ’années.
Les D iplodocus do n n en t alors naissance à l’es­
l'Europe, arrachée aux océans,
pèce la plus fantastique que vit la natu re: les était le paradis des dinosaures
prem iers blindés font leur apparition sur T erre.
Le mieux connu est le Stégosaure, un saurien P o u rtan t le clim at chaud ne tard e pas à revenir,
cuirassé long de quatre à neu f m ètres. Son bassin com m e au Jurassique, et les figuiers, les canneliers
est couvert de plaques osseuses, plantées to u t le et les palm iers poussent aussi bien en A laska
long de la colonne vertébrale depuis la nuque q u ’en A frique du N ord. M ais les forêts ne sont
ju sq u ’à la queue vigoureuse arm ée de deux paires plus les jungles denses de jadis, une révolution a
d ’aiguillons osseux. Son arm ure de plaques poly­ bouleversé le m onde des plantes. Les fleurs sont
gonales cornées recouvre to u t le corps, mais là, en masse, qui ont succédé aux verdures m ono­
laisse le flanc dégarni. Aussi se cache-t-il dans tones et poussent en tre les rhododendrons, les
les forêts européennes qui brisent les attaques chênes, les érables, les peupliers, les sassafras,
des plus rapides carnivores. Son cerveau ne pèse les noyers, les saules, les cycadales.
que quelques gram m es dans une masse de dix Les cycadales sont parfois reco u v ertes de fleurs.
tonnes et c ’est un ganglion qui com m ande à ce Elles ressem blent à un p o t d ’osier p lanté de fou­
corps long de 8 m ètres 50, h au t de 4 m ètres. Ses gères et garni de fleurs. Souvent leur tro n c est
pattes postérieures sont puissantes et larges. Ses élancé et peu ramifié, com m e des plum es piquées
p attes avant, bien plus courtes. Sa tête, petite, se sur une tête d ’Indien, et leurs feuilles sont longues
term ine p ar une espèce de bec et, s’il possède et dures com m e celles des palm iers. Enfin les
une centaine de dents, com m e tous ses frères il prèles, très hautes, très m inces, o ccu p en t les
est végétarien. m arécages avec des touffes de p etites fougères.
Ses frères sont égalem ent des créatu res fantas­ Le paysage du m i-C rétacé, il y a cen t millions
tiques. C ’est l’A nkylosaurus, cuirassé de la tête d ’années, nous est presque fam ilier. C ’est l’âge
aux sabots et arm é, latéralem en t et ju sq u ’au bout d ’o r des dinosaures.
de la queue qui se term ine en m assue, de cornes L’E urope est toujours un vaste archipel battu
puissantes disposées en arêtes qui le rendent p ar la m er tropicale, mais la vue est plus p itto ­
p ratiq uem ent invincible. É galem ent le Scelido- resque puisque la te rre est couverte p a r une
saurus, aux quatre p attes d ’égale longueur, considérable variété d ’arbres et de fleurs. Les
p rem ier cousin des q u adrupèdes de l’ère tertiaire, S auropodes triom phent, m algré la présence du
reco u v ert d ’une masse de plaques osseuses et M egalosaurus, des Iguanodons et au tres Orni-
effilées. tischiens qui dev ien n en t de plus en plus
nom breux, de plus en plus forts, de plus en
La construction des m ontagnes se poursuit, mais plus dangereux.
les dépressions continentales p erm e tte n t aux En A m érique du N ord, les terres basses sont
m ers de s’étendre dans la région des m ontagnes baignées p a r des rivières et des lacs et occupées
Rocheuses, le M exique occidental, l’E urope en p artie p ar de vastes clairières peu verdoyantes
occidentale. A lors com m encent les séries de et p ar des forêts de conifères, de palm iers,
m ouvem ents te rrestres qui m arquent la naissance d ’arbustes fleuris. D ans ces forêts, les légers
des A ndes, des m ontagnes R ocheuses, des Alpes, C ochirosauriens se faufilent p o u r m anger les
de l’H im alaya. Les surfaces deviennent hautes lézards. Les vieux dinosaures ont tous disparu.
et variées, offrant de vastes th é âtres p o u r le Les oiseaux sont variés et spécialisés, pas très
d éveloppem ent des anim aux. Les clim ats se diffé­ différents de ceux d ’au jo u rd ’hui. A près une
ren cient, la tem p ératu re se rafraîchit au fur et tentative p o u r s’acclim ater sur terre, les C étacés
à m esure que les m ers s’éten d en t, et des glaciers ont regagné la m er où règne l’Élasm osaurus, au
se form ent en A ustralie. corps de to rtu e, aux m âchoires puissantes dans

Nos ancêtres les dinosaures


une tê te m inuscule qui se balance au bout d ’un un casque qui leur couvre tê te et nuque, sont
long cou flexible dans toutes les directions. En arm és au m oins d ’une corne et vivent com m e des
fait PÉlasm osaurus ressem ble à un dinosaure qui rhinocéros. P esan t douze tonnes, ils se b atten t
aurait des nageoires au lieu de pattes. entre eux. Le plus élaboré est le T riceratops.
C ’est la G orgosaurus qui a rem placé le prem ier Il vit en M ongolie. D ans le désert de G obi qui,
grand tu eur, l’A llosaurus, et les Sauropodes n’y à l’épo q u e, est un lieu de préd ilectio n p o u r les
gagnent pas au change. P ou rtan t les végétariens dinosaures. Il m esure six m ètres de long, deux
sont de mieux en mieux arm és. L’Iguanodon, aux m ètres soixante de h au t et pèse une dizaine
pieds d ’oiseau, possède un pouce qui lui perm et de tonnes. Il a l’asp ec t d ’un rhinocéros, mais
de d é te rre r les racines ou d ’a rrac h er l’œ il de une co llerette en form e de cim ier, de bon n et
n ’im porte quel agresseur. Sa m âchoire est arm ée phrygien, form ée p a r le p rolongem ent des os
de deux mille dents qui repoussent si par pariétaux, protège son cou. Ses cornes sont
m alheur il les brise. D ’autre p art il est capable p lacées sur le m useau et au-dessus des yeux.
de courir pour s’enfuir. C ’est le mieux connu des Son cerveau pèse un kilogram m e. Son cou est
dinosaures dits « à bec de ca n ard » : il habitait les très m usclé et les muscles des jam b es avant
m arécages d ’A ngleterre, de Belgique et de sont rattach é s à l’arm ure qui couvre la tê te et
F rance. Le rep rése n tan t typique de ce genre de le cou. Il pouvait la faire piv o ter très vite et
dinosauriens, au m useau bas et allongé qui m êm e le fam eux T yrannosaurus Rex, qui sera le
ressem ble au bec du can ard , est le T rachodon. dern ier roi de la jungle, év itera de l’affronter.
Le T rachodon pouvait m a rch er sur deux ou Les em preintes du T yrannosaurus R ex o nt la
qu atre pattes, bien que les m em bres antérieurs form e d ’une feuille d ’arb re, à trois branches,
soient plus courts que les m em bres postérieurs. mais larges de 79 cm et longue de 76. D ’un pas il
Il m esurait dix m ètres et pouvait vivre aussi fait 3,76 m. Il est h au t de 5 m, long de 14 m.
bien dans l’eau que sur te rre, com m e l’attesten t Son crâne, aplati au som m et, est com prim é sur
ses doigts reliés p ar une m em brane. M ieux, il est les côtés. Il pèse de 8 à 10 tonnes, ses genoux
le prem ier anim al capable de nager sous l’eau sont à 2 m du sol, ses dents ont 8 à 16 cm de long,
et de respirer en m êm e tem ps. 5 cm de large. Ses bras sont atrophiés, inuti­
lisables. Il effraie ju sq u ’au P térandon, cette
Seuls les petits, les sans grade chauve-souris de 5 m d ’envergure, au large bec
— les futurs mammifères — triangulaire, sans dents, et qui puise son énergie
dans les b attem en ts d ’un cœ u r au sang chaud.
survécurent à la dernière glaciation Le T yrannosaurus Rex est à la fois tro p fort et
tro p vulnérable. Il ne résistera pas aux pointes de
D u Jurassique au C rétacé, les O rnitischiens ont froid du C rétacé supérieur, il y a 90 millions
évolué cinq fois en l’espace de 110 millions d ’années, alors que les dinosaures végétariens
d ’années. L a p rem ière fois, on les trouve en vivront encore quelque tem ps.
forêt et il leur arrive de grim per aux arbres. A u P aléocène, prem ière époque de l’ère tertiaire,
C ’était pratiquem ent leur unique m oyen de des pointes de froid agiront sur le m étabolism e
défense. La seconde fois, ils sont mieux équipés, des dinosaures et p ro v o q u ero n t l’extinction de
grâce à une arm ure et aux aiguillons de leur leu r espèce. Ce sont alors les petits, les sans
queue. La troisièm e, ils vivent en m arais, dans grade, les souris d ’eau et les hérissons qui
l’eau douce ou salée, font de fréquents séjours garan tiro n t la présen ce anim ale et inau g u rero n t
sur te rre, mais peuvent se réfugier dans l’eau. l’ère des m am m ifères. Ils au ro n t résisté aux
Plus tard, ils vivront dans les m arais et sur la géants; ils au ro n t résisté au trop froid; ils
terre, mais leur m âchoire devient cornée et ils au ro n t résisté au tro p chaud du d ern ier des
retro u v ent leur arm ure. Enfin, dans les sous- grands cataclysm es.
bois, les deltas, les m arais du C rétacé, ils ont M ICH EL GALEN.

M y s tè re s du m o n d e a n im a l 87
Henri Prat. professeur de botanique
à la Faculté des Sciences de M ar­
seille. Né le 20 août 1902 à Saint-
Germain - en - Laye. Agrégé de
sciences naturelles et docteur ès
sciences. Carrière : professeur à
Oran, Montréal, Marseille. Publi­
cations: L'homme et le sol (Gal­
limard, 1949). Microcalorim étrie
(Masson, 1956). Métam orphose
explosive de l'humanité (SEDES
1961, Encyclopédie Planète 1966).
Le champ unitaire en biologie (PUF
1964). Plus 130 mémoires ou
articles divers.

Le nouveau volume de
L 'B H C V C L O M O I E
*»I.A il Ê f m,

LA MÉTAMORPHOSE
EXPLOSIVE
DE L'HUMANITÉ
p a r H e n ri P ra t,
professeur à la Faculté des Sciences de Marseille.

P ré fa c e d e A n d ré d e C a y eu x
professeur à la Sorbonne.

L ’évolution et l ’histoire,
une formidable accélération.
LE V O L U M E : 17 F T .L .I.

Pour ne pas fatiguer ses os,


trop fragiles pour son poids de muscles,
le Brachiosaure devait vivre dans l ’eau.
<r

\
i
Le diable dans le beffroi
Edgar Allan Poe Traduction de Charles Baudelaire

Une mémoire qui ne fonctionne que dans un seul sens


est de mauvaise qualité. Alice au Pays des Merveilles.

Nous jurons fidélité éternelle à nos horloges


Chacun sait d ’une manière vague que le plus bel endroit du monde
est - ou était, hélas! - le bourg hollandais de Vondervotteimittiss.
Un conte: Cependant, com m e il est à quelque distance de toutes les grandes
routes, dans une situation pour ainsi dire extraordinaire, il n ’y a
à midi, peut-être q u ’un petit nombre de mes lecteurs qui lui aient rendu
visite. Pour l’agrém ent de ceux qui n’ont pu le faire, je juge donc
ils gémirent: à propos d ’entrer dans quelques détails à son sujet. Et c ’est en vérité
d ’autant plus nécessaire que, si je me propose de donner un récit
« Draisse ! des événem ents calamiteux qui ont fondu tout récem m ent sur son
territoire, c ’est avec l’espoir de conquérir à ses habitants la sym­
pathie publique. A ucun de ceux qui me connaissent ne doutera que
Draisse ! le devoir que je m ’impose ne soit exécuté avec tout ce que j ’y peux
mettre d ’habileté, avec cette impartialité rigoureuse, cette scrupu­
Mein Gott, leuse vérification des faits et cette laborieuse collation des autorités
qui doivent toujours distinguer celui qui aspire au titre d ’historien.
il aître P a r le secours réuni des médailles, manuscrits et inscriptions, je suis
autorisé à affirmer positivement que le bourg de Vondervotteimittiss
draisse a toujours existé, dès son origine, précisém ent dans la même condi­
tion où on le voit encore aujourd’hui. Mais, quant à la date de cette
heires!» origine, il m ’est pénible de n’en pouvoir parler qu’avec cette pré­
cision indéfinie dont les mathém aticiens sont quelques fois obligés de
s’accom m oder dans certaines formules algébriques. La date, s’il m’est
permis de m ’exprim er ainsi eu égard à sa prodigieuse antiquité, ne
peut pas être moindre q u ’une quantité déterminable quelconque.

Illustration de Kley.
Littérature différente
v-'> : ' /. - V;
R elativem ent à l’étym ologie du nom V onder- plates) s’éten d un rang continu de to u tes p etites
votteim ittiss, je me confesse, non sans peine, maisons. Elles sont appuyées p ar d errière sur les
égalem ent en défaut. Parm i une m ultitude collines, et n atu rellem en t elles reg ard en t toutes
d ’opinions sur ce point délicat — quelques-unes le cen tre de la plaine, qui est ju ste à soixante
très subtiles, quelques-unes très érudites, yards de la po rte de face de chaque habitation.
quelques-unes suffisam m ent inverses —, je n’en C haque m aison a devant elle un p etit jard in , avec
trouve aucune qui puisse être considérée com m e une allée circulaire, un cad ran solaire et vingt-
satisfaisante. P eut-être l’idée de Grogswigg q u atre choux. Les constructions elles-m êm es
— qui coïncide presque avec celle de K routa- sont si p arfaitem en t sem blables, q u ’il est im pos­
plenttey — doit-elle être prud em m en t préférée. sible de distinguer l’une de l’autre. A cause de
Elle est ainsi conçue: Vondervotteimittiss - Vonder, son extrêm e antiquité, le style de l’arch itectu re
lege Donder, - Votteimittiss, quasi und Bleitziz, est quelque peu bizarre; mais, p o u r cette raison
- Bleitziz, obsoletum pro Blitzen. C ette étym ologie, m êm e, il n’est que plus rem arq u ab lem en t p itto ­
p o u r dire la vérité, se trouve assez bien con­ resque. Elles sont faites de p etites briques bien
firm ée p ar quelques traces de fluide électrique, durcies au feu, rouges avec des coins noirs, de
qui sont encore visibles au som m et du clocher sorte que les murs ressem blent à un échiquier
de la M aison-de-Ville. T outefois, je ne me soucie dans de vastes proportions. Les pignons sont
pas de me com prom ettre dans une thèse d ’une to u rn és du côté de la façade, et il y a des cor­
pareille im portance, et je prierai le lecteur niches, aussi grosses que le reste de la maison,
curieux d ’inform ations d ’en référer aux Oratiun- aux reb o rd s des toits et aux p o rtes principales.
culae de Rebus praeter Veteris, de D undergutz. Les fen êtres sont étro ites et profondes, avec de
Voyez aussi B lunderbuzzard, De Derivationibus, to u t petits carreau x et force châssis. Le to it est
de la page 27 à la page 5 010, in-folio, édition reco u v ert d ’une m ultitude de tuiles à oreillettes
gothique, ca ractères rouges et noirs, avec roulées. La ch arp en te est p arto u t d ’un e couleur
réclam es et sans signatures; consultez aussi dans som bre, très ouvragée, mais avec peu de variété
cet ouvrage les notes m arginales autographes de dans les dessins; car, de tem ps im m ém orial, les
Stuffundpuff, avec les sous-com m entaires de sculpteurs en bois de V ondervotteim ittiss n’ont
G runtundguzzell. jam ais su tailler plus de deux objets — une horloge
M algré l’obscurité qui enveloppe ainsi la date de et un chou. M ais il les font adm irablem ent bien,
la fondation de V ondervotteim ittiss et l’étym o- et ils les prodiguent avec une singulière ingé­
logie de son nom, on ne p eu t dou ter, com m e je niosité, p arto u t où ils tro u v en t une place pour
l’ai déjà dit, q u ’il n’ait toujours existé tel que nous le ciseau.
le voyons p résentem ent. L’hom m e le plus vieux
du bourg ne se rappelle pas la plus légère diffé­ Les h abitations se ressem blent au tan t à l’intérieur
rence dans l’aspect d ’une partie quelconque de sa q u ’au dehors, et l’am eublem ent est façonné
patrie, et en vérité la simple suggestion d ’une d ’après un seul m odèle. Le sol est pavé de tuiles
telle possibilité y serait considérée com m e une carrées, les chaises et les tables sont en bois noir,
insulte. Le village est situé dans une vallée p ar­ avec des pieds tors, grêles et am incis par le bas.
faitem ent circulaire, dont la circonférence est Les chem inées sont larges et hautes, et n’ont pas
d ’un q u art de mille à peu près, et com plètem ent seulem ent des horloges et des choux sculptés
environnée p ar de jolies collines do n t les habi­ sur la face de leurs cham branles, mais elles sup­
tan ts ne se sont jam ais avisés de franchir les p o rten t au milieu de la ta b lette une véritable
som m ets. Ils d onnent d ’ailleurs une excellente horloge qui fait un prodigieux tic-tac, avec deux
raison de leur conduite, c ’est qu’ils ne croient pots à fleurs co n ten an t ch acu n un chou, qui se
pas q u ’il y ait quoi que ce soit de l’autre côté. tient ainsi à chaque b o u t en m anière de chasseur
A u to u r de la lisière de la vallée (qui est tout à fait ou de piqueur. E ntre chaque chou et l’horloge,
unie et pavée dans toute son éten d u e de tuiles il y a en co re un p etit m agot chinois à grosse

92 Le diable dans le beffroi


panse avec un grand trou au milieu, à travers vieux propriétaire de la maison lui-même. C ’est
lequel apparaît le cadran d ’une montre. un vieux petit monsieur excessivement bouffi,
Les foyers sont vastes et profonds, avec des avec de gros yeux ronds et un vaste menton
chenets farouches et contournés. Il y a cons­ double. Sa tenue ressemble à celle des petits
tam m ent un grand feu et une énorm e marmite garçons — et je n’ai pas besoin d ’en dire davan­
dessus, pleine de choucroute et de porc, que la tage. Toute la différence est que sa pipe est
bonne femme de la maison surveille inces­ quelque peu plus grosse que les leurs, et q u ’il
samment. C ’est une grosse et vieille petite dame, p eut faire plus de fumée. Com me eux, il a une
aux yeux bleus et à la face rouge, qui porte un montre, mais il porte sa montre dans sa poche.
immense bonnet, semblable à un pain de sucre, Pour dire la vérité, il a quelque chose de plus
agrémenté de rubans de couleur pourpre et jaune. im portant à faire qu ’une m ontre à surveiller — et,
Sa robe est de tiretaine orangée, très ample par ce que c’est, je vais l’expliquer. Il est assis, la
derrière et très courte de taille — et fort courte jam be droite sur le genou gauche, la physio­
en vérité sous d ’autres rapports, car elle ne nomie grave, et tient toujours au moins un de
descend pas à mi-jambe. Ces jam bes sont quelque ses yeux résolument braqué sur un certain objet
peu épaisses, ainsi que les chevilles, mais elles fort intéressant au centre de la plaine.
sont revêtues d ’une belle paire de bas verts. Ses Cet objet est situé dans le clocher de la Maison-
souliers — de cuir rose — sont attachés par des de-Ville. Les membres du conseil sont tous des
rubans jaunes épanouis et fripés en forme de hommes très petits, très ronds, très adipeux, très
chou. Dans sa main gauche, elle tient une lourde intelligents, avec des yeux gros com m e des sau­
petite montre hollandaise; de la droite, elle cières et de vastes mentons doubles, et ils ont
manie une grande cuiller pour la chou croute et des habits beaucoup plus longs et des boucles
le porc. A côté d ’elle se tient un gros chat mou­ de souliers beaucoup plus grosses que les vul­
cheté, qui porte à sa queue une grosse montre- gaires habitants de Vondervotteimittiss. Depuis
joujou en cuivre doré, à répétition, que les garçons que j ’habite le bourg, ils ont tenu plusieurs
lui ont ainsi attachée en manière de farce. séances extraordinaires, et ont adopté ces trois
Q uant aux garçons eux-mêmes, ils sont trois dans importantes décisions:
le jardin, et veillent au cochon. Ils ont chacun I
deux pieds de haut. Ils portent des chapeaux à C’est un crime de changer le bon vieux train des
trois cornes, des gilets pourpres qui leur tom bent choses.
presque sur les cuisses, des culottes en peau de II
daim, des bas rouges drapés, de lourds souliers Il n ’existe rien de tolérable en dehors de Vonder­
avec de grosses boucles d ’argent, et de longues votteimittiss.
vestes avec de larges boutons de nacre. Chacun III
porte aussi une pipe à la bouche, et une petite Nous jurons fidélité éternelle à nos horloges et à
montre ventrue dans la main droite. Une bouffée nos choux.
de fumée, un coup d ’œil à la montre — un coup
d ’œil à la montre, une bouffée de fumée — ils Au-dessus de la cham bre des séances est le
vont ainsi. Le cochon — qui est corpulent et clocher, et dans le clocher ou beffroi est et a été
fainéant — s’occupe tantô t à glaner les feuilles de temps immémorial l’orgueil et la merveille du
épaves qui sont tom bées des choux, tantôt à ruer village — la grande horloge du bourg de Vonder­
contre la montre dorée que ces petits polissons votteimittiss. Et c ’est là l’objet vers lequel sont
ont aussi attachée à la queue de ce personnage, tournés les yeux des vieux messieurs qui sont
dans le but de le faire aussi beau que le chat. assis dans les fauteuils à fond de cuir.
Juste devant la porte d ’entrée, dans un fauteuil La grande horloge a sept cadrans — un sur chacun
à grand dossier, à fond de cuir, aux pieds tors des sept pans du clocher — de sorte qu’on peut
et grêles com me ceux des tables, est installé le l’apercevoir aisément de tous les quartiers. Les

Littérature différente 93
cadrans sont vastes et blancs, les aiguilles lourdes de ses yeux, avec l’ébahissem ent de l’effroi, sur
et noires. Au beffroi est attac h é un hom m e dont le phén o m èn e, g ard an t toujours l’au tre œil fixé
l’unique fonction est d ’en avoir soin; mais cette sur l’horloge du clocher.
fonction est la plus parfaire des sinécures — car, Il était midi m oins trois m inutes, q uand on
de m ém oire d ’hom m e, l’horloge de V ondervottei­ s’ap e rçu t que le singulier objet en question était
mittiss n’avait jam ais réclam é son secours. Jusqu’à un jeu n e hom m e to u t p etit, et qui avait l’air
ces derniers jours, la simple supposition d ’une étranger. Il descendait la colline avec une très
pareille chose était considérée com m e une hérésie. grande rapidité, de sorte que ch acu n p ut bientôt
D epuis l’époque la plus ancienne do n t fassent le voir to u t à son aise. C ’était bien le plus précieux
m ention les archives, les h eures avaient été régu­ p etit personnage qui se fût jam ais fait voir dans
lièrem ent sonnées p a r la grosse cloche. Et, en V ondervotteim ittiss. Il avait la face d ’un noir de
vérité, il en était de m êm e pour toutes les autres tab ac, un long nez crochu, des yeux com m e des
horloges et m ontres du bourg. Jam ais il n ’y eut pois, une grande bouche et une magnifique
pareil endroit pour bien m arquer l’heure, et en rangée de dents q u ’il sem blait jaloux de m ontrer
m esure. Q uand le gros b a tta n t ju g eait le m om ent en rican an t d ’une oreille à l’au tre. A joutez à cela
venu de dire: « M idi!» tous les obéissants servi­ des favoris et des m oustaches, il n’y avait, je
teurs ouvraient sim ultaném ent leurs gosiers et crois, plus rien à voir de sa figure. Il avait la tête
rép o n daient com m e un m êm e écho. Bref, les nue, et sa chevelure avait été soigneusem ent
bons bourgeois raffolaient de leur choucroute, arrangée avec des papillotes. Sa to ilette se co m ­
mais ils étaient fiers de leurs horloges. posait d ’un habit noir collant term iné en queue
Tous les gens qui tien n en t des sinécures sont d ’hirondelle, laissant pendiller p ar une de ses
tenus en plus ou m oins grande vénération; et, poches un long b out de m ouchoir blanc — de
com m e l’hom m e du beffroi de V ondervottei­ culottes de casim ir noir, de bas noirs et d ’escarpins
m ittiss a la plus parfaite des sinécures, il est le qui ressem blaient à des m oitiés de souliers, avec
plus p arfaitem ent respecté de tous les m ortels. d ’énorm es bouffettes de ruban de satin noir pour
Il est le principal dignitaire du bourg, et les cordons. Sous l’un de ses bras, il p o rtait un vaste
cochons eux-m êm es le considèrent avec un sen­ claque et, sous l’au tre, un violon presque cinq
tim en t de révérence. La queue de son habit est fois gros com m e lui. D ans sa main gauche était
beaucoup plus longue, sa pipe, ses boucles de une tab atière en or, où il puisait incessam m ent
souliers, ses yeux et son estom ac sont beaucoup du tabac de l’air le plus glorieux du m onde,
plus gros que ceux d ’aucun autre vieux m onsieur p en d an t q u ’il cabriolait en d escen d an t la colline,
du village; et, quant à son m enton, il n’est pas et dessinait to u tes sortes de pas fantastiques.
seulem ent double, il est triple. Bonté divine! C ’était là un spectacle p o u r les
J ’ai peint l’é tat heureux de V ondervotteim ittiss; ho n n êtes bourgeois de V ondervotteim ittiss!
hélas! quelle grande pitié q u ’un si ravissant P our p arle r n ettem en t, le gredin avait, en dépit
tableau fût condam né à subir un jo u r un cruel de son ricanem ent, un audacieux et sinistre
changem ent! caractère dans la physionom ie; et, p en d an t q u ’il
C ’est depuis bien longtem ps un dicton accrédité galopait to u t droit vers le village, l’asp ect bizar­
parm i les plus sages habitants, que rien de bon ne rem ent tro n q u é de ses escarpins suffit pour
peut venir d’au-delà des collines, et vraim ent il faut éveiller m aints soupçons; et plus d ’un bourgeois
croire que ces m ots conten aien t en eux quelque qui le contem pla ce jo u r-là aurait donné quelque
chose de prophétique. Il était midi moins cinq, chose p o u r je te r un coup d ’œil sous le m ouchoir
— avant-hier — quand apparut un objet d’un de batiste blanche qui p endait d ’une façon si irri­
aspect bizarre au som m et de la crête, du côté tan te de la poche de son habit à queue d ’hiron­
de l’est. Un tel événem ent devait attirer l’a tte n ­ delle. M ais ce qui occasio n n a prin cip alem en t une
tion universelle, et chaque vieux petit m onsieur ju ste indignation fut que ce m isérable freluquet,
assis dans son fauteuil à fond de cuir to u rn a l’un to u t en b ro d an t ta n tô t un fandango, ta n tô t une

94 Le diable dans le beffroi


p iro u ette, n’était nullem ent réglé dans sa danse, — Trois! Q uatre! Cinq! Six! Sept! H uit! Neuf!
et ne possédait pas la plus vague notion de ce Dix! dit la cloche.
q u ’on appelle aller en m esure ‘. — D roisse! G âdre! Z ingue! Zisse! Z ed ee! Vitte!
C ependant, le bon peuple du bourg n ’avait pas N eff ! Tisse ! rép o n d iren t les autres.
encore eu le tem ps d ’ouvrir ses yeux to u t grands, — Onze ! dit la grosse.
quand, juste une dem i-m inute avant midi, le — H onse! approuva to u t le p etit personnel de
gueux s’élança, com m e je vous le dis, droit au l’horlogerie inférieure.
milieu de ces braves gens, fit ici un chassé, là un — D ouze! dit la cloche.
balancé; puis, après une piro u ette et un pas de — T ousse! répondirent-ils, tous parfaitem en t
zéphyr, partit com m e à pigeon-voie vers le beffroi édifiés et laissant to m b er leur voix en cadence.
de la M aison-de-Ville, où le gardien de l’horloge — Et il aître miti, tonc! — d iren t tous les vieux
stupéfait fum ait dans une attitu d e de dignité et petits m essieurs, rem p o ch an t leurs m ontres. M ais
d ’effroi. M ais le petit garnem ent l’em poigna tout la grosse cloche n’en avait pas encore fini avec
d ’abord p ar le nez, le lui secoua et le lui tira, lui eux.
flanqua son gros claque sur la tête, le lui enfonça — T r e i z e ! dit-elle.
par-dessus les yeux et la b ouche; puis, levant son — T arteifle! an h élèren t tous les vieux petits
gros violon le b attit avec, si longtem ps et si vigou­ m essieurs, dev en an t pâles et laissant to m b er leurs
reusem ent que — vu que le gardien était si bal­ pipes de leurs b ouches et leurs jam b es droites de
lonné, et le violon si vaste et si creux — vous dessus leurs genoux gauches.
auriez ju ré que to u t un régim ent de grosses — Tarteifle! gém irent-ils. Draisse! D raisseü Mein
caisses b attait le rantam plan du diable dans le G o tt, il aître draisse heires! ! !
beffroi du clocher de V ondervotteim ittiss. Dois-je essayer de d écrire la terrib le scène qui
s’ensuivit? T out V ondervotteim ittis éclata d ’un
On ne sait pas à quel acte désespéré de ven­ seul coup en un lam entable tum ulte.
geance cette attaque révoltante aurait pu pousser — Q u ’arrife-d-il tonc à mon phandre? — glapirent
les habitants, n’était ce fait très im portant q u ’il tous les petits garçons — ch ’ai vaim tébouis hine
m anquait une dem i-seconde p o u r q u ’il fût midi. heire.
La cloche allait sonner, et c ’était une affaire — Q u ’arrife-d-il tonc à mes joux, crièren t toutes
d ’absolue et supérieure nécessité que chacun les phâmes; ils toiffent aître en pouillie tébouis
eût l’œil à sa m ontre. Il était évident toutefois hine heire!
que, ju ste en ce m om ent, le gaillard fourré dans — Q u’arrife-d-il tonc à mon bibe? — ju rè re n t
le clocher en avait à la cloche, et se m êlait de ce tous les vieux petits m essieurs — d o n n erre et
qui ne le regardait pas. M ais com m e elle com ­ églairs! il toit aître édeint tébouis hine heire!
m ençait à sonner, personne n’avait le tem ps de E t ils reb o u rrèren t leurs pipes en grande rage,
surveiller les m anœ uvres du traître car chacun et, s’enfonçant dans leurs fauteuils, ils soufflèrent
était to u t oreilles p o u r co m p ter les coups. si vite et si féro cem en t, que to u te la vallée fut
— Un! dit la cloche. im m édiatem ent en co m b rée d ’un im pénétrable
— H ine! répliqua chaque vieux petit m onsieur de nuage.
V ondervotteim ittiss dans chaque fauteuil à fond
de cuir. - H ine! dit sa m ontre. H ine! dit la C ep en d an t, les choux to u rn aien t tous au rouge
m ontre de sa phâme, et - H ine! d irent les pourpre et il sem blait que le vieux D iable lui-
m ontres des garçons et les petits bijoux dorés m êm e avait pris possession de to u t ce qui avait
pendus aux queues du chat et du cochon. form e d ’horloge. Les pendules sculptées sur les
— Deux ! continua la grosse cloche ; et m eubles se p ren aien t à danser com m e si elles
— Teusse! rép é tèren t tous les échos m écaniques. étaient ensorcelées, pendant que celles qui étaient
1. La m êm e expression signifie être à l'heure el aller en mesure. Il n'> a
d o n c q u 'u n m o t, e t ce m o t ex p liq u e l'in d ig n atio n d e V o n d e rv o tte i­
sur les chem inées pouvaient à peine se contenir
m ittiss - pays où l'o n est to u jo u rs à l'h e u re . C.B . dans leur fureur, et s’ach arn aien t dans une si

Littérature différente 95
opiniâtre sonnerie de « D raisse! Draisse! D raisse! »
et dans un tel trém oussem ent et rem uem ent de
leurs balanciers, que c ’était réellem ent épouvan­
table à voir.
Mais, pire que tout, les chats et les cochons ne
pouvaient plus en d u rer l’inconduite des petites
m ontres à répétition attach ées à leurs queues,
et ils le faisaient bien voir en d étala n t tous vers
la place, égratignant et farfouillant, criant et
hurlant — affreux sabbat de m iaulem ents et de
grognem ents! — et s’élan çan t à la figure des gens,
et se fourrant sous les cotillons, et créan t le plus
ép ouvantable charivari et la plus hideuse confu­
sion q u ’il soit possible à une personne raison­
nable d ’im aginer. Et le m isérable p etit vaurien R am sey C am pbell, est né en 1946
installé dans le clo ch er faisait évidem m ent tout à Liverpool. Il est un fanatique de
son possible pour rendre les choses encore plus L ovecraft depuis l’âge de dix ans.
navrantes. On a pu de tem ps à autre apercevoir L’univers du grand écrivain fantas­
tique a excercé une fascination sur
le scélérat à travers la fum ée. Il était toujours
un grand nom bre d ’autres auteurs,
là, dans le beffroi, assis sur l’hom m e du beffroi, et le plus extraordinaire des dis­
qui gisait à plat sur le dos. D ans ses dents, l’in­ ciples est ce jeu n e A nglais de vingt
fâme tenait la corde de la cloche, qu ’il secouait ans. Planète présente le prem ier
incessam m ent, de droite et de gauche avec sa conte de cet a u te u r à ê tre trad u it
tête, faisant un tel vacarm e que mes oreilles en
tin ten t encore, rien que d ’y penser. Sur ses
genoux reposait l’énorm e violon q u ’il raclait sans en français.
accord ni m esure, avec les deux mains, faisant N icole Claveloux qui l’a illustré a
affreusem ent sem blant — l’infâm e paillasse — 25 ans. Elle est née le 23 juin
de jo u e r l’air de Judy O ’F lannagan et Paddy 1940 à S aint-É tienne où elle a suivi
O ’Rafferty! les cours des beaux-arts. Seules,
Les affaires étant dans ce m isérable état, de deux ou trois de ses cam arades
dégoût je quittai la place, et m aintenant je fais a vaient vu ses dessins avant que
un appel à tous les am ants de l’heure exacte et nous les découvrions.
de la fine choucroute. M archons en masse sur le
bourg, et restaurons l’ancien ordre des choses à
V ondervotteim ittiss en p récip itan t ce petit drôle
du clocher.
ED G A R ALLAN POE.

Le diable dans le beffroi


Celui qui déchire les voiles
" • * J. Ramsey Campbell Illustrations originales de Nicole Claveloux

Il est des sacrements du mal autour de nous.


ARTH U R MA CH EN.

C'est Daoloth; mais qui est Daoloth?


Le d ernier autobus pour B richester était parti à minuit. Il pleuvait
à torrents. Kevin Gillson pensa am èrem en t que le mieux serait
peut-être encore de se m ettre à l’abri dans le ciném a voisin ju sq u ’au
m atin, mais le vent en traîn ait la pluie. Il descendit lentem ent la
colline et croisa un taxi. Le co n d u c te u r rentrait, mais il consentit
à le prendre. Au m om ent où il m ontait en voiture, un hom m e arriva
en courant.
«A rrêtez! cria-t-il, perm ettez que je partage ce taxi avec vous.
Sinon je ne sais pas co m m ent j ’arriverai à rentrer.
— Où habitez-vous? » d em anda prud em m en t Gillson.
L’hom m e répondit:
« J ’habite T udor Drive.
— C ’est mon chem in », répondit Gillson.
D ans le taxi, G illson, qui était peu bavard, ouvrit un volum e q u ’il
avait acheté le m atin: la Sorcellerie d ’aujourd’hui.
A vec une certaine im politesse, son voisin l’interrogea.
« Vous y croyez?
— D ’une certaine façon, répondit Gillson avec résignation. Je
pense q u ’il y a eu des gens qui croyaient que d anser to u t nu et
c ra ch er sur des crucifix leur ferait du bien. C ’était plutôt enfantin.
Ils étaien t tous des psychopathes. »
Un silence tom ba. Puis l’hom m e dit:
« M ais savez-vous ce q u ’il y avait d errière ce culte des sorciers?
— Q ue voulez-vous dire? d em anda Gillson.

Littérature différente 97
— A vez-vous entendu p arle r des vrais cultes? tableaux de Bosch, C lark A shton Smith et Dali,
poursuivit la voix. Non pas les serviteurs m oyenâ­ et des œ uvres ésotériques. Et d ’au tres objets plus
geux de Satan, mais ceux qui adorent les dieux difficiles à définir. Au cen tre de la pièce, un
qui existent. objet ovoïde qui ém ettait un sifflem ent de tem ps
— C ela dépend de ce que vous voulez dire par en tem ps. Q uelque chose d ’étran g e recouvert
« les dieux qui existent », répondit Gillson. d ’une toile, sur un piédestal, dans un coin.
L’hom m e ne sem bla pas entendre sa rem arque. « A sseyez-vous p en d an t que je fais du café, dit
« Ils fondèrent ce culte p arce q u ’ils cherch aien t Fisher. Je vais vous expliquer et, si vous p er­
quelque chose. Peut-être avez-vous lu certains m ettez, je b ran ch e un m agnétophone. »
de leurs livres: pas ceux que vous trouvez dans
les kiosques? Il disparut dans la cuisine et co n tin u a à parler:
— Il m ’est arrivé en effet de je te r un coup d ’œil « J ’étais un gosse bizarre. Je préten d ais que les
sur certains ouvrages au British M uséum . gargouilles des églises me p o urchassaient en rêve.
— Le Necronomicon, je présum e? dit l’autre d ’une Les m édecins me tro u v aien t m orbide. A l’école,
voix presque am usée. Et q u ’en pensez-vous? j ’eus m a grande idée. En classe de physique. On
— J ’ai été assez pertu rb é, avoua Gillson. Je n ’ai étudiait la stru ctu re de l’œil et je me suis mis à
pas to u t com pris. réfléchir. Il me sem bla que ce que nous voyions
— C ’est un peu trop vague, dit l’autre. Mais à travers un systèm e aussi com pliqué: la cornée,
perm ettez-m oi de me présenter. M on nom est le cristallin et les hum eurs, devait certain em en t
H enry F isher et vous pouvez m’appeler être déform é. C ’est très joli de dire que ce qui
« occultiste ». se form e sur la rétine est sim plem ent une image
— Vous m ’intéressez, dit Gillson. com m e dans un télescope fait de m atière inerte,
— Pourquoi? Vous cherchez quelque chose? mais personne ne l’a vérifié et cette affirm ation
— Plus ou moins. M ais, depuis m a jeunesse, j ’ai ne me convainc pas. Je n ’ai pas osé en p arler
été convaincu que rien ne correspond aux ap p a­ au professeur qui se serait m oqué de moi. Je me
rences. S’il y avait un m oyen de voir les choses suis confié, quand je fus à l’université, à un
sans utiliser les yeux, to u t serait différent. » étu d ian t appelé Taylor. Celui-ci m’a fait en trer
Fisher dit, d ’une voix où la surprise et un certain dans une secte de sorciers. Pas vos d égénérés
triom phe se m êlaient: to u t nus, mais ceux qui avaient appris à se
« Il est étrange que vous disiez cela. J ’ai eu la b ran c h er sur les forces prim aires. J ’ai appris un
m êm e idée pendant pas mal de tem ps et j ’ai certain nom bre de choses: p ar exem ple à quoi
trouvé un moyen de voir les choses sans utiliser servent les parties non utilisées du cerveau, et
les yeux, mais c’est un m oyen dangereux et qui ce qui est en terré dans un cim etière pas loin
exige deux personnes pour obtenir le relief... d ’ici...
M ais, pardonnez-m oi, c ’est là que je descends. » » Là-dessus la secte s’est fait rep érer, et tous
Ils étaien t arrivés devant un im m euble. ceux qui o nt été pris fu ren t expulsés de l’uni­
« C ’est là que j ’habite, dit Fisher, et il com m ença versité. H eureusem ent pour moi, je n’étais pas
à régler le taxi. présent à cette réunion-là. Fait en co re plus
heureux, un des étudiants expulsés ab an d o n n a
— A ttendez une m inute! dit Gillson. Votre la sorcellerie et me céd a tous ses livres. Parm i
rem arq ue sur certaines expériences p erm ettan t eux, il y avait les Révélations de Glaaki, et c’est
de voir les choses com m e elles sont réellem ent, là que j ’ai d éco u v ert la m éthode que nous allons
est-ce sérieux? em ployer. »
— Sérieux, m ais dangereux, dit Fisher.
— C ela m ’est égal», dit Gillson. Là-dessus Fisher ren tra dans la pièce, p o rtan t
Et il le suivit. F isher habitait au rez-de-chaussée. deux tasses et une cafetière sur un plateau. Les
Un studio m oderne, avec des reproductions de ayant déposés sur la table, il enleva la toile qui

L'objet était tellement complexe qu’aucune


forme familière n ’y était reconnaissable.
Celui qui déchire les voiles
recouvrait l’objet placé dans un coin sur un vous propulse dans les autres dim ensions. Je suis
piédestal. allé très loin ainsi et j ’aurais voulu vous tran s­
Kevin G illson regarda fixem ent. L’objet était m ettre les sensations que l’on a, lorsqu’on arrive
tellem ent com plexe qu ’aucune form e fam ilière à ce d ern ier espace, à cette ultim e continu où
n’y était reconnaissable. 11 y avait des hém i­ l’espace seul existe, mais pas la m atière. N e me
sphères en m étal étincelant et des tubes en plas­ dem andez pas où j ’ai obtenu ce cristallisateur
tique se m élangeant et aboutissant à une masse de rêves: il est dangereux d ’en trop p arler car
com posée de cylindres. Il sentit que c’était l’image son gardien p o u rrait ainsi être mis sur la piste.
de quelque chose de vivant. Il lui sem bla que la M ais passons...
chose s’était dilatée et avait rem pli to u te la
pièce. Mais, en regardant de plus près, elle était » A yant lu dans les Révélations de Glaaki que mon
revenue à sa dim ension originale. idée pouvait éventuellem ent être prouvée, je
Fisher rem arqua: cherch ai et trouvai un m oyen d ’arriver à un
« Ainsi, vous avez aussi des illusions sur son certain en d ro it; et finalem ent, je me suis trouvé
volum e? C ’est parce que ce n’est que la pro­ parm i des m urailles et des colonnes tellem ent
jectio n à trois dim ensions de l’objet véritable hautes que je ne pouvais pas voir où elles se
qui, dans son propre systèm e dim entionnel, ne term inaient. Une grande crevasse coupait le sol
ressem ble à rien. en deux com m e celles causées p ar les tre m ­
— M ais q u ’est-ce donc?» dem anda G illson avec blem ents de terre. C ette crevasse sem bla soudain
une certaine im patience. se brouiller d evant mes yeux et quelque chose
Et Fisher de répondre: en sortit, le terrible original de ce que vous avez
« C eci est une image de D aoloth, Celui qui vu. J ’ai pris la fuite et je fus in tercep té p ar un
D échire les Voiles. » p etit groupe d ’hom m es en robe et en cagoule
de m étal souple. Ils p o rtaien t des p etites images
Il passa à Gillson une tasse de café, et celui-ci de ce que j ’avais vu, et ainsi je crom pris q u ’ils
rem arqua: étaient ses prêtres. Ils me d em andèrent pourquoi
«Il faudra que vous m ’expliquiez cela. M ais j ’ai j ’étais venu dans leur m onde et je leur ai répondu
une objection. Si cette table n’est pas une surface que j ’étais venu supplier D aoloth de d éc h irer les
plate rectangulaire, com m ent se fait-il que ce Voiles p o u r moi. L’un d ’eux me dit: « Vous aurez
soit une surface plate rectangulaire que je touche besoin de ceci, c ’est le lien que vous ne trouvez
si je ferm e les yeux? pas dans votre m onde.» Puis l’image disparut.
— H allucination tactile, répliqua Fisher, mais je Je me suis réveillé dans mon lit, tenant à la main
pense que si l’esprit m et en route ce systèm e l’objet que vous voyez là.
com pliqué d’hallucinations, c ’est que la réalité — M ais qui est D aoloth? dem anda Gillson.
cachée est sans doute terriblem ent dangereuse — Il fut le dieu des astrologues dans l’A tlan­
à percevoir. tide. Si on essaie de le regarder, on devient
— N ’essayez pas de me faire peur, dit G illson, fou. Il faut l’invoquer dans l’obscurité totale,
car vous n ’y arriverez pas; cela devient au com m e nous le ferons to u t à l’heure. Sur les
co n traire intéressant. » planètes Yuggoth et T ond, ses p rêtres le
F isher dit, sur un ton con ten an t des excuses: connaissent com m e Celui qui D échire les Voiles.
« Il faut d ’abord que je parte un peu p ar la ta n ­ N on seulem ent il p erm et de voir le passé et le
gente. Je vous ai surpris à je te r des coups d ’œil futur, mais il p erm et de voir le prolongem ent des
furtifs sur cette chose jaune et sifflante, sur la objets dans les autres dim ensions. Si vous en
table, en form e d ’œ uf, depuis que vous êtes entré avez le courage, nous allons l’invoquer.
dans la pièce. Vous en avez entendu parler dans — Je l’ai, dit G illson.
le Necronomicon: les cristallisateurs de rêves. — Alors, donnez-m oi un coup de m ain», dit
C’est un de ces objets qui, quand vous dorm ez, Fisher.

Viens, ô Toi qui déchires les voiles,


et montres l’ultime réalité.
Celui qui déchire les voiles
Il passa à Gillson un certain nom bre d ’objets D ’après ce que je sais de la question, les illusions
sortis d ’un placard, des objets en plastique q u ’ils tactiles ne se m anifestent plus p o u r quiconque a
assem blèrent de façon à form er un pentagone. vu une fois. Pensez-vous pouvoir survivre?
D eux chandelles noires de form e étrange, un — Allez-y!
objet m étallique se term inant p ar une petite idole — Cinq, q u atre, trois, deux, un, j ’allum e ! »
ne ressem blant à rien, et un crâne. Le crâne
inquiéta Gillson. D eux trous y avaient été percés Un voisin hystérique appela Police-Secours. En
po u r fixer les bougies, mais, m êm e en te n an t arrivant à l’ap p artem en t de T u d o r D rive, les
com pte de ces trous, il était visible que ce policiers tro u v èren t K evin G illson poignardé et
crâne n’avait pas été hum ain. H enry F isher la gorge coupée avec un fragm ent
de vitre. Le m agnétophone avait continué à
Com m e F isher plaçait les bougies dans le crâne, m arch er et la d ernière section de l’enregis­
Gillson fit une objection: trem en t d éco n ce rta la police et les experts:
« Je croyais que nous ne devions avoir aucune « M on D ieu, où suis-je? E t où êtes-vous, G illson?
source de lum ière dans la pièce? G illson, ceci ne p eu t être vous! R em uez votre
— Elles s’étein d ro n t quand D aoloth sera là, dit bras. M ais si, c ’est vous, cet être sans nom.
Fisher. M ais elles facilitent l’ouverture de la N ’ap p ro ch ez pas! N e me to u ch ez pas, je vous
porte qui sépare les espaces. Il ap p araîtra dans le tu erai si... »
p entagone et il p ren d ra un peu de sang à chacun Et on en ten d ait des sons inarticulés. O n ne co m ­
de nous. p ren ait pas pourquoi ces deux hom m es s’étaien t
— M ais vous ne m ’aviez pas dit cela! en tre-tu és; l’exam en de leurs corps ne m o n tra
— Ce n ’est pas grave, dit Fisher, il n’en p ren d ra aucun changem ent. U ne d ernière anom alie:
pas b eaucoup. » après les cris étranglés des victim es, le m agné­
to p h o n e avait enregistré un bruit sem blable à
Et il éteignit les lum ières. A p art les deux ch an ­ celui d ’un p ap ier q u ’on froisse. Les experts
delles noires, l’obscurité était totale. p en sen t q u ’il s’agit d ’un d éfau t de la bande.
F isher ch anta:
RAM SE Y CAM PBELL.
« Viens, ô Toi qui D échires les Voiles et m ontres Traduction française de Jacques Bergier.
l’ultim e réalité. » (C o p y rig h t A rk h a m H o u se).
Les chandelles s’éteignirent, puis brillèrent d ’une
flam me noire, une sorte de feu négatif. Et F isher
et G illson surent q u ’ils n ’étaie n t pas seuls dans la
pièce. Q uelque chose les to u ch a, quelque chose
qui faisait un bruit de papier que l’on froisse.
La voix de F isher rete n tit dans les ténèbres:
« Tu as goûté notre sang et tu connais nos inten­
tions. D échire les Voiles, m ontre-nous la véri­
table réalité, nous t ’en supplions. »

L’im m euble trem bla, puis ils surent que l’o ccu ­
p an t du pentagone était parti. F isher dit:
« Lorsque je vais allum er la lum ière, nous verrons
les objets tels qu’ils sont. Il est encore tem ps
d ’y ren o n cer: j ’ai là du scotch noir que vous
pouvez vous coller sur les yeux.
— Vous ne m ’effrayez pas, dit Gillson.
— Prenez garde une d ernière fois, dit Fisher.

Il fu t le dieu des astrologues dans l’A tlantide.


Si on essaie de le regarder, on devient fou.
102 Celui qui déchire les voiles
Après 40 ans de clandestinité,
les initiés du Soufismé
ont reçu notre rédacteur en chef
dans leur ville sainte.

Ils viendront spécialement pour vous


à Paris du 30 mars au 12 avril.
Une danse qui est une technique de l'extase
De notre envoyé spécial en Turquie. Jacques Mousseau

D ans la voiture qui nous ram enait vers A nkara, to u rn an t de la politique in térieu re tu rq u e. Il
nous gardions le silence. Sans cloute mes com ­ m anifestait un revirem ent to tal p ar rap p o rt à la
pagnons de voyage étaient-ils encore, com m e vision politique im posée depuis plus de q u aran te
moi, hypnotisés p ar le to u rn o iem en t des d er­ ans p ar K em al P ach a A tatu rk - d o n t l’effigie
viches. N ous quittions K onya, la ville sainte du trô n e en co re p a rto u t en T u rq u ie — et ses
soufisme, avec le sentim ent d’étran g eté que crée successeurs im m édiats.
le fait à la fois d ’avoir déco u v ert un m onde dif­ D epuis 1923, année de l’accession d ’A tatu rk à la
féren t et d’y avoir séjourné tro p peu de tem ps présidence de la R épublique, la T urquie a connu
p o u r que sa com préhension soit totale. D ans nos une p ersécution religieuse larvée. A tatu rk regar­
esprits, les im pressions et les inform ations se d ait vers l’O ccid en t d o n t les progrès scientifiques
classaient, ch erch an t leur place définitive. A et techniques faisaient à ses yeux l’h éritier histo­
l’extérieur, il faisait froid et nuit: les phares rique des grandes civilisations disparues. La
n’éclairaient que l’épaisse couche de neige. E ntre T urquie lui paraissait tro p to u rn ée vers l’O rien t et
K onya et A n k ara le décor, p en d a n t deux cent son passé. O bsédé p ar son rêve de tran sfo rm er
cin quante kilom ètres, est form é — nous le savions rapidem ent le pays d o n t il avait pris la tête en
p ar le voyage aller — d ’une succession de m onts un é ta t m oderne, c’est-à-dire occidental, il a
arrondis, arides et nus. N ous ne rencontrerions œ uvré de to u tes ses forces p o u r d éb arrasser le
pas une ville, pas un village, seulem ent quelques peuple de ses nostalgies. A vant le Brésil, il a
m asures isolées. Le plateau d ’A natolie, du m oins voulu, p o u r m anifester sa foi en une m utation
en cette partie que nous avions traversée, est sans nécessaire, créer une nouvelle capitale politique
vie et sans âm e. presque to talem en t artificielle, sans lien avec le
Les cinq heures de route dans le cham p de neige passé. A n k ara s’est développé ainsi par la volonté
d ésert avaient form é pour nous, quelques jours d ’un hom m e qui avait décidé de to u rn er le dos à
plus tôt, une heureuse transition en tre les villes l’E m pire ottom an et à Istanbul, la ville aux huit
de tum ulte et d ’appétits m atérialistes d ’où nous cen ts m oquées, qui en était le symbole. A tatu rk
venions et la m ystique islam ique à laquelle des rangeait l’élan religieux parm i les élém ents qui
amis turcs devaient nous initier. Le trajet du freinaient sa mission rénovatrice, et su rto u t les
reto u r constituait m aintenant une seconde et chefs religieux dans lesquels il voyait des adver­
utile transition dans le sens inverse. saires attach és à la tradition.
Soudain une longue file de voitures noires jaillit Le so u fism e1, qui p eu t être défini com m e
de l’obscurité. Les carrosseries im peccablem ent l’excroissance m ystique de l’islam, subit ainsi
en treten u es se d étac h aie n t sur le fond de neige. toutes sortes d’oppressions et de vexations des­
C hacune p o rtait à l’avant un fanion officiel. Ce tinées à d ém an teler son organisation et à saper
défilé dans la nuit confirm ait l’inform ation son influence. E x altan t la vie intérieure, le d é ta ­
q u ’avait donnée la presse du m atin. Le P rem ier ch em en t des biens m atériels, la rech erch e de
m inistre turc, six des m em bres de son cabinet et l’extase, il pouvait d ’au tan t plus irriter le m oder-
cen t d éputés se ren d aien t à K onya p o u r assister nisateur de la T urquie q u ’il n’était pas un foyer
aux cérém onies de clôture de la sem aine sainte clos de vie m ystique, mais m aintenait et déve­
du soufisme. Le p hén om ène politique rejoignait loppait un co n tact étro it avec les couches p o p u ­
le phénom ène religieux. Nul ne l’a m entionné laires dans to u t le pays.
dans le m onde, et p o u rtan t ce déplacem en t P our je te r le peuple tu rc bon gré mal gré dans
m assif de dignitaires du régim e m arquait un l’avenir, A tatu rk avait interdit aux fem m es de se

Les derviches tourneurs


voiler, aux hom m es de p o rter le fez. P our des de cen t d ép u tés aux cérém onies de K onya pour
raisons voisines, sinon identiques, il ferm a les le 962' anniversaire de la m ort de M evlana".
«tékés» des derviches — qui p eu v en t être En 1927, 25 000 personnes v in ren t dans cette
com parés, puisque des com paraisons m êm e gros­ ville se recueillir sur la tom be du grand m ystique
sières sont utiles, aux m onastères du catholicism e. turc; en 1929, au plus fo rt de l’oppression reli­
Il in terd it aux initiés soufis de se réunir pour gieuse, 5 600 seulem ent. En 1964, 339 000 m usul­
quelque m otif que ce fût. Le po rt du vêtem ent m ans o nt défilé d ev an t le to m b eau de M evlana;
trad itio n nel des derviches - le m anteau noir, en 1965, 750 000. C es chiffres officiels m o n tren t
symbole du m onde m atériel, la robe blanche que le soufisme n’était pas une secte secrète ras­
évasée, symbole du m onde spirituel, le h aut sem blant quelques dizaines ou centaines d ’initiés,
couvre-chef de feutre brun rap p elan t la pierre mais un ordre religieux pro ch e du peuple. J ’ai vu
tom bale des m usulm ans — fut égalem ent interdit, d’hum bles fem m es pleu rer en p rian t le sage
m ême en privé. Ces interdictions furent assorties en terré à K onya depuis près d ’un m illénaire; des
de peines sévères: am ende, prison et m êm e la hom m es à l’allure m odeste reste r de longs
m ort. m om ents en co n tem p latio n face à son tom beau.
M ais les persécutions ne sont-elles pas toujours C es pèlerins p o u rraien t évoquer les chrétiens qui
l’occasion pour les religions de se purifier et de vont se recueillir sur la tom be de saint B enoît de
s’afferm ir? Les courants m ystiques surtout n’en N ursie ou de saint F rançois d ’Assise, sans être
sont-ils pas toujours exaltés? Le soufisme, do n t le p o u r au tan t b énédictins ou franciscains, si, ju s­
m artyrologe était déjà riche, s’accom m oda de tem en t - nous avons déjà insisté sur ce po in t —,
l’om bre auquel il était contraint. P en d an t q u a­ la com paraison en tre deux com p o rtem en ts reli­
rante ans, les chefs de la secte m aintinrent l’ensei­ gieux ne m asquait pas souvent la réalité plus
gnem ent spirituel — basé sur l’interprétation du q u ’elle ne l’éclaire. La réalité est que ces hom m es
C oran et les écrits du grand m ystique turc et ces fem m es sont, à nos yeux d ’étrangers,
M evlana Cellaledin Rûm i ( 1207-1273)2 —, le apparus plus soufis que m usulm ans. Ils citen t plus
recru tem en t de jeunes derviches et leur initiation volontiers les paroles du sage qui a vécu à K onya
aux cérém onies sym boliques, surtout à cette que les versets du C oran.
danse fascinante p ar laquelle l’initié soufi connaît
l’extase. Ils surent, p ar une diplom atie habile Le m essage laissé par M evlana C ellaledin Rûm i,
auprès du pouvoir to u rn er la rigueur des interdits. les p ratiq u es q u ’il a codifiées dom inent la vie
R ien d ’essentiel ne fut cédé. Il sem ble que, dans religieuse de nom breux Turcs. Le soufisme n’est
l’om bre, le soufisme turc parvint non seulem ent pas un p hénom ène m ystique d ’origine ottom ane,
à défendre son existence, mais aussi à préserver mais il fait partie de son essence même d’adm ettre
son influence. l’ap p a rten a n ce à différentes « voies » (ou tariqà).
La voie du soufisme tu rc ouverte p ar M evlana,
Pour tourner la loi, les lieux saints do n t l’œ u v re essentielle, le Mesnevi, com posé de
25 000 vers, est considérée com m e le texte le
ont été transformés en musée plus beau et le plus fondam ental de l’islam après
le C oran et le H adis, est l’une des plus im por­
Il est sans doute tro p tô t pour p o rter un jug em en t tantes. Elle a d ’ailleurs d éb o rd é les frontières de
définitif. M ais certains signes co n stitu en t au tan t la T urquie p o u r essaim er ju sq u ’en Iran, au
d ’indications en ce sens. Le parti de la Justice qui, 1. Planète a c o n sac ré le c a h ie r c o u le u r d u n u m éro 18 à u n e exégèse
aux élections d ’o cto b re dern ier, enleva 60 % des du soufism e. N o u s co n seillo n s au le c te u r d e se re p o r te r aux a rticles
sièges à la C ham bre des d éputés contre le vieux de J e a n C h e v a lie r e t d e M m e É v a M e y ero v itc h , ainsi q u 'a u x d iffé re n ts
tex tes soufis orig in au x qu i fig u raien t d an s c e t en sem b le.
parti d ’A taturk, p araît avoir des liens étroits avec 2. O n p e u t ég a le m en t o rth o g ra p h ie r son nom Ja h al-o d -D in R ûm i,
les chefs soufis - d ’où la présence spectaculaire co m m e le fait M m e É v a M e y ero v itc h d an s son é tu d e d u n° 18.
3. C e s c é ré m o n ie s, à l’o c c asio n d e sq u elles nous so m m es allés en
du P rem ier m inistre, de six de ses m inistres et T u rq u ie , o n t eu lieu du 12 au 19 d é c e m b re d e rn ie r.

La vie spirituelle 107


L ’accolade du maître au disciple, Les mystiques gardent captives les forces
c’est l’adieu au monde temporel. avec lesquelles ils ont établi le contact.

108 Les derviches tou rne urs


mm

En tournant inlassablement,
les derviches arrachent leur âme à la matière.

La vie spirituelle 109


Le chanteur aveugle psalmodie La flûte symbolise l’homme parfait
les louanges du prophète. qu’anime le souffle divin.

110 Les derviches tourneurs


Pakistan, en Jordanie, et à Vienne, en Autriche.
Dans tous ces pays, des derviches ont fondé des
couvents ou tékés, où ils approfondissent la
parole du sage enterré à Konya.
Cette ville vers laquelle se tourne la pensée de
nombreux derviches sort peu à peu de la clandes­
tinité religieuse à laquelle elle était condam née
depuis quarante ans. Après l’interdiction
d’Ataturk, les grands maîtres du soufisme avaient
obtenu des pouvoirs publics que le tom beau de
Mevlana, la mosquée et le téké attenants soient
transformés en musée, en raison de leur richesse
en œ uvres d ’art. Ils avaient imaginé de battre la
loi en brèche de cette façon.
A ujourd’hui encore, les pèlerinages à Konya
se font dans des m onuments qui sont officiel­
lement des musées, et les cérémonies des der­
viches sont organisées au nom du folklore. Mais
imagine-t-on un musée où les visiteurs laissent
leurs chaussures à la porte selon la tradition
musulmane? Où nul ne parle? Où les femmes
versent des pleurs devant le tom beau d ’un saint?
Où les hommes prient longuement en silence?
Où règne une lumière diffuse propre au recueil­
lement? Où les visites sont plus nombreuses à
l’heure des prières rituelles? Où une musique reli­
gieuse, celle des cérémonies soufies, est diffusée
en perm anence? Imagine-t-on aussi une fête
folklorique dont le public n’applaudit jamais?
D o nt le spectacle reproduit exactem ent les rites
traditionnels d ’une secte mystique? Sur laquelle,
enfin, tombe peu à peu une ferveur religieuse?

Dans une salle de sports,


j'ai vu tourner les derviches

Nous avons assisté à Konya à l’une de ces céré­


monies auxquelles le folklore sert de prétexte.
Le cadre était le moins propice à la com pré­
hension d ’un p hénom ène mystique, étranger de
plus à notre civilisation. C ’était celui d ’une salle
de sports. Pourtant nous n’avons pas échappé
à un réel envoûtement, peut-être parce que le
mysticisme authentique se crée à lui-même son
propre décor. Des tentures tendues sur les murs
et au plafond masquaient tant bien que mal la
Le bruit sourd des tambours
symbolise le rythme du cœur humain.

La vie spirituelle 111


grossièreté du cadre. L’assistance était assise, à côte du maître et de l’élève symbolise la règle
silencieuse, dans la pénom bre. Trois mille per­ soufie selon laquelle le véritable enseignement ne
sonnes environ, de toutes conditions, étaient se puise pas dans les livres, il se transmet d ’être
réunies. Certaines avaient traversé la Turquie humain à être humain, il ne participe pas seule­
pour assister à toutes les cérémonies de la semaine ment d ’une pensée mais d ’un influx divin (baraka)
anniversaire et les hôtels affichaient «com plet». que seul peut conférer un représentant d’une
Il était 22 heures. Le rite pouvait com m encer. chaîne. Et la succession des maillons doit être
Une flûte invisible (le nay) nous enveloppa d ’une ininterrompue des disciples vivants au prophète.
musique tantôt caressante, tantôt stridente. Cette
flûte est le symbole de l’homme parfait. Com me En tournant, le derviche arrache
le roseau, l’homme est creux et blessé à la poi­
trine lorsqu’il est seul sur la Terre. En revanche, son âme à la matière et la rend à Dieu
lorsque le souffle divin l’anime, il exprime la
beauté, le b on heur et l’amour. L’instrument au Le shaïkh et le disciple s’installèrent, assis sur
son très pur semblait nous inciter à la paix de leurs talons, sur un tapis de prière. Les derviches
l’âme, au d étac h em e nt du monde. Il insuffla en prirent la même position, à même le sol, sur une
nous son message, au sens physique du mot, nous ligne perpendiculaire. Un peu en arrière, un
transformant, nous absorbant p enda nt quinze ou ensemble de musiciens, composé de flûtes (nay)
vingt minutes, puis se tut. Un derviche vêtu d ’un de tambours (kudum) et d ’une espèce de m ando­
manteau de bure noire — la çuf arabe, d ’où est line à trois cordes (rebab), avait silencieusement
venu le mot soufi — entonna alors une mélopée. pris place. Les derviches écoutèrent, les yeux
Il était aveugle et, tout le corps étrangem ent termés, la tête allant parfois de droite à gauche,
immobile, il chanta les louanges de M ah o m et la musique qui, s’amplifiant peu à peu, les invitait
et de M evlana pendant quinze minutes éga­ à se détacher des apparences matérielles, des
lement. Q uand il eut fini son chant, les derviches vaines inspirations et des imaginations trom­
tourneurs entrèrent à leur tour, lents et silencieux. peuses. Ces injonctions rythmées durèrent un
Ils marchaient en glissant les pieds sur le parquet. long moment. Q uand les instruments se turent,
Tous étaient vêtus du manteau noir et avaient la les derviches se levèrent en se dépouillant du
tête couverte du haut bonnet de feutre brun. Sur manteau noir. Ils apparurent vêtus d ’une longue
une seule file, ils firent plusieurs fois le tour de robe plissée dont la blancheur signifiait q u ’ils
la salle. Dans le calme qui figeait l’assistance, on quittaient la terre com me au dernier jour.
entendait seulement le frou-frou de leur long L entement, la file se mit en marche. C haque der­
manteau de laine. A leur tête marchait le maître viche vint recevoir l’accolade du shaïkh, se
de tous les Mewlevi — de tous les derviches dis­ tourna vers le derviche qui le suivait immédia­
ciples de Mevlana. L’actuel mürchid a quatre- tem ent dans la file, puis, après lui avoir adressé
vingt-douze ans. Il avait donc près de cinquante une grande révérence, partit dans un tourbillon
ans et était déjà un haut dignitaire soufi lorsque rapide. Com me chacun des gestes exécutés au
Kemal A taturk décida sa politique d ’oppression cours de cette cérémonie, ce rituel est une sym­
religieuse. Je contemplais ce vieillard qui voit bolique. Le shaïkh représente la frontière entre le
resurgir au grand jo u r une foi à laquelle il a voué temporel et l’intemporel. L orsqu’il a reçu l’acco­
sa vie. P endant quarante ans, il a traversé le lade et qu’il se tourne vers son suivant, le derviche
désert; son persécuteur a disparu, et il continue dit adieu au monde matériel, puis il s’élance dans
sa mission avec la certitude acquise que le temps l’univers spirituel. Peu à peu, par la danse, il va
n’a pas d ’existence réelle parce q u ’il n’a pas de arrac h er son âme à la matière et la rendre à Dieu.
valeur réelle. En quelques minutes, les derviches — ils étaient
Selon la tradition, le vieux mürchid était suivi une trentaine —tournaient tous au même rythme,
de son disciple, le mürid. C ette présence côte dans le même sens. Leurs jupes blanches, qui

12 Les derviches tou rne urs


dissimulaient les mouvements de leurs pieds et
de leurs jambes, formaient des corolles inversées.
Ils ressemblaient à des toupies lancées par un
magicien en un m ouvement perpétuel.
La musique s’était tue. Les derviches virevoltaient
en gardant les yeux clos, les bras tendus en croix.
La paume de la main droite tournée vers le haut
recevait les bienfaits du ciel; la paum e de la main
gauche tournée vers le sol signifiait que le d er­
viche ne conservait aucune parcelle en lui de
l’am our divin, mais le redistribuait aux humains.
Il tournait com me la T erre a utour du Soleil,
comme les astres dans le ciel, com me les atomes
dans la matière. Il aspirait par ce mouvem ent
étourdissant à se fondre dans le jeu des forces
possibles. C e tourbillon in soutenab le allait
conduire les plus exaltés à l’extase mystique.
Selon la tradition soufie, M evlana aurait lui-
même inventé cette pratique dans un m om ent
d’exaltation. Il pleurait le départ de* K onya de
son propre maître, un derviche venu de Perse et
nommé Sems Tebrizi, lorsqu’il s’appuya contre
un petit arbre. Toujours absorbé par ses regrets Du prophète Mevlana au
et son chagrin, il com m enç a à tourner sur place chef actuel des Mewlevi, Mithat Bahari, ( 92 ans),
et soudain il sentit quelque chose se passer en une chaîne ininterrompue d'initiés.
lui. Il eut l’impression que son inspirateur n’était
plus aussi loin de lui, que sa pensée et celle de
Sems Tebrizi fusionnaient par-delà le temps et
l’espace. Cet incident le frappa com me une révé­
lation et, au souvenir de l’impression q u ’il avait
éprouvée d ’entrer en contact avec son maître, il
baptisa sema le rite qu ’il codifia et compliqua
peu à peu et qui doit aider l’initié à se fondre en
Dieu. Depuis un millénaire, ce rite n’a pas varié.

Peu à peu, la fascination de la danse


nous transformait à notre tour

Sous nos regards fascinés, les trente derviches


tournèrent pendant une dizaine de minutes, puis
ils s’arrêtèrent brutalem ent ram enant les bras
sur la poitrine, les bras croisés sur leurs propres
épaules, pour garder captives les forces avec
lesquelles ils avaient établi le contact, tandis que
la musique reprenait son lancinant leitmotiv.
Les tourneurs se rassemblèrent par rang de trois

La vie spirituelle 11 3
ou qu atre à l’endroit où la fin de la danse les avait qui brillait dans les yeux de ce vieillard de quatre-
immobilisés. Q uand les nays, les kudum s et les vingt-douze ans, la ferm eté de sa main et de son
rebabs se tu ren t à nouveau, le m êm e rituel recom ­ m aintien, la vivacité de son esprit et la sûreté
m ença: la m arche en file indienne, l’accolade du de sa m ém oire m’o nt im pressionné. J ’étais en
m ürchid, la révérence au suivant im m édiat, et mêm e tem ps ém u par la profonde sagesse et
l’éch appée souple et allègre en un tourbillon. l’extrêm e hum ilité qui se d égageaient de lui. A
Le cérém onial se rép éta ainsi trois fois, d u ran t au to u te question, il rép o n d ait p ar une parole, un
total plus d ’une heure. La croyance en la vertu aphorism e ou une an ecd o te de M evlana. Et l’on
de la répétition est inhérente à la religion isla­ sentait que ce grand m ystique avait ainsi attein t
mique. C haque musulm an, dans ses prières, répète le b u t d e sa vie: s’identifier à la pensée d e son
inlassablem ent le nom d ’Allah. M evlana lui- M aître, se d étac h er de sa p ro p re p ersonne p o u r
m ême donnait à ses disciples ce conseil qui est se noyer dans un co u ran t spirituel le dépassant.
inscrit dans son m ausolée: « Dis le nom d ’Allah Q uand la cérém onie fut term inée, le flot hum ain
jusqu’à ce que tu deviennes fou. » C hacune des trois s’écoula silencieusem ent com m e hors d’un tem ple
périodes giratoires, cepen d an t, m arque une pro ­ ou d ’une cathédrale. Peu avant, le ch a n te u r
gression et a un sens particulier : la prem ière sym ­ aveugle avait repris sa m élopée et les to u rn eu rs
bolise la quête de D ieu p ar le savoir, la seconde avaient revêtu leur m an teau n o ir: ce geste
sa vision intuitive, la troisièm e la fusion en lui. indiquait que la fin de l’évasion était p ro ch e et
Peu à peu, la fascination de la danse nous tran s­ q u ’ils réendossaient leur personnalité terrestre
form ait à notre tour. Le silence paraissait avoir avec ses tares et ses soucis.
attein t un autre degré, une autre qualité, com m e P en d an t une sem aine, les derviches qu’une poli­
si to u te l’assistance participait, spirituellem ent tique avait voulu b annir attirèren t ch aq u e nuit
du moins, à la giration et avait épousé son une foule fervente. Il sem blait que les uns et les
rythm e. Le d éc o r était to talem en t oublié, et, pour autres n’avaient, à aucun m om ent, cessé de se
nous O ccidentaux, le m otif de tout ceci. Sans fréquenter. Jam ais, depuis q u aran te ans, le
doute le m ouvem ent sur lequel nos yeux dem eu­ soufisme ne s’était m anifesté avec au tan t d ’éclat.
raien t fixés devait-il, à la longue, nous hypnotiser A l’évidence, il ren co n tre une adhésion p o p u ­
et nous m odeler. M ais il faut aussi poser des laire massive. N ous ne pouvons que co n stater le
questions à la science sur ces hom m es, les uns phénom ène et à son propos nous poser des
très jeunes, les autres très âgés, qui se livraient, questions. Q uelle p art faut-il lui réserver dans
ap p arem m ent sans lassitude, à c e t exercice. l’avenir de la T u rq u ie d o n t les problèm es poli­
C om m ent pouvaient-ils virevolter aussi long­ tiques sont nom breux et les difficultés éco n o ­
tem ps sans trouble physique? C om m ent parve- m iques perm anentes? Faut-il rap p ro ch er cette
naient-ils à s’a rrê te r brusquem ent et à retrouver résurgence d ’un puissant co u ran t m ystique de
une attitu d e norm ale, p arfaitem e n t m aîtres de l’aspiration à un renouveau spirituel qui se
leur équilibre? Q ue signifiaient leurs yeux clos, m anifeste un peu p arto u t?
les visages extatiques de certains d ’entre eux? N ous reconnaissons cette aspiration aussi bien
Ces hom m es étaie n t devenus derviches tourneurs dans l’influence exercée par la pensée du Père
p ar choix et vocation; ils avaient répondu à un T eilhard de C hardin ju sq u ’en U .R .S.S., dans la
appel in térieur au mysticisme. C ertains étaie n t de ten tatio n de l’O rien t com m e foyer de vie spiri­
simples artisans, d ’autres d ’ém inents professeurs tuelle, éprouvée p ar nom bre de nos co n tem ­
d’université. Sous la bure, sem blables aux m oines porains, dans la renaissance des croyances afri­
de nos m onastères, ils ne se différenciaient pas. caines que dans l’in térêt suscité par les travaux
Et celui auquel le tourn o iem en t p ro cu rait l’extase du C oncile. Il faut sans doute analyser le dévelop­
la plus forte n’était pas le plus savant, mais celui p em en t des m ouvem ents religieux en T urquie
dont l’élan vers l’absolu était le plus généreux. dans le cadre de cette poussée plus générale.
J ’ai, par la suite, ren co n tré le shaïkh: la flamme JACQUES MOUSSEAU.

114 Les derviches tourneurs


Cinq 1événements11 qui constituent

UN ÉVÉNEMENT
dans les habitudes culturelles

ARC
COMITÉ LO U IS P AU W E LS

N A D J-O U D -D IN E BAM M ATE


D irecteur des Etudes C LA U D E P LA N SO N
Culturelles de l'Unesco
MAURICE BÉJART
D irecteur du Ballet
du xxc Siècle
JACK BORNOFF
Secrétaire Exécutif du Conseil
International de la M usique à l'UNESCO VOUS VCippCllCVlt
GIANFRANCO DE BOSIO
Directeur du Teatro
Stabile de Turin
Il vous reste quelques jours pour vous inscrire avant le
prem ier « Événem ent ».
JEAN DARCANTE
Secrétaire Général de l'in s titu t
International du Théâtre Sept mille places ont été souscrites dans les quinze
JEAN DUVIGNAUD prem iers jours de la location.
Sociologue, Maître
de Conférences à la Faculté
des Lettres d'Orléans Un « Événem ent » = une exposition + une conférence + une
GEORGES ELGOZY table ronde + une projection de films + un repas typique + un
Président du Comité Européen de spectacle jam ais vu.
Coopération Economique et Culturelle
JAN KOTT
Professeur à l'U niversité C haque «Événem ent» se déroulera de dix-huit heures à
de Varsovie m inuit dans un lieu spécialem ent choisi afin de lui assurer le
EDGAR MORIN maximum d’efficacité.
Sociologue, Maître
de Recherches au C.N.R.S.
JEAN VILAR
Dans notre prochain num éro, M aurice B éjart vous annon­
M etteur en Scène, Directeur cera lui-même son grand projet qui constituera notre sixième
du Festival d'A vignon, événem ent.
Fondateur du T.N.P. _______ ___________________________________________________________________
faites avec nous
la révolution
du spectacle 1. le flamenco
L’É vénem ent n° l vous fera déco u v rir la culture de synthèse
qui est née sur la te rre d ’A ndalousie et vous re stitu e ra les
Nous voudrions prouver que conditions m êm e d ’une a u th en tiq u e « Ju e rg a» , com m e si vous
le public lui-même, par son organisation vous trouviez à Séville, p en d an t la feria.
18 h Les différents apports culturels en Andalousie.
spontanée et son dynamisme propre
18 h 30 Conférence : les origines du flam enco.
et en toute liberté, 19 h 15 Projection de film s : les hauts lieux du flam enco.
est capable de provoquer 20 h D îner: Gaspacho (soupe froide). Arroz con mariscas '
des réalisations d ’im portance, pescado (riz aux fru its de mer et au poisson). Sangria
Manzanilla.
réellem ent contem poraines. 21 h Fiesta Flamenca avec: Manuela Vargas, Enrique el Cojo
Je crois que nous sommes nom breux Fosforito. Habichuela, Bernarda et Fernanda de Utrera.
à vouloir, par ce chemin ou d ’autres,
hâter la prise de conscience
chaque jour. M 15, M 16. J 17. V 18, S 19,
des possibilités spirituelles de notre temps.
du 1 5 au 28 mars D 20, L 21, M 22, M 23. J 24, V 25, S 26,
Louis Pauwels. inclus D 27. L 28.

Découpez ou recopiez ce bulletin et adressez le à ARC


114 Champs-Élysées Paris 8
NOM
ABONNEM ENT UN
P R IX D E S « É V É N E M E N T S » AUX 5 « ÉVÉN EM EN T
Prénom ................... ............... .............. « ÉVÉNEM ENTS » A U C H O IX

Adresse ................ ................................. _____ _________________ ______ - Prix de ba se.................. 180 F 40 F


Abonnés Planète . . . 90 F 20 F
-------------------- ----------------------- — Lecteurs Planète . . . 110 F 25 F

J e réserve □ a b o n n e m e n t (s) c o m p le t (s) aux 5 « événem en ts »


e t j'in d iq u e ci-dessous les dates choisies p a r m o i
Il est entendu que,
s i vous désirez vous
faire accom pagner
Ne pouvant 1 <
0/>
) Evénement n° 1 dates de d'une personne,
assister à £ remplacement.
2 § Événement n° 2 celle-ci bénéficiera
l'ensemble au cas ou des m êm es avantages
3 «0 Événement n° 3
de ce cycle, les salles qu i vous sont consentis.
je choisis le (s) 4 Événement n° 4 S i vous désirez vous
seraient
« événement (s) 5 § faire accom pagner
C
& Événement n° 5 complètes
pa r des personnes
cochez la case correspondant aux « événements » choisis supplém entaires celles-ci
devront, évidemment,
Je vous po ur m oi-m em e DATE ........ payer le p rix de base.
7rc personne m 'accom pagnant
verse S IG N A T U R E :
autres personnes
ce jour, soit au total
2. le soufisme 3. le vaudou
C ’est un siècle après la m ort de M ahom et q u ’ap p araît le Le culte du V audou est le culte des esprits. Au cours d ’une
term e «Soufi» s’appliquant aux M usulm ans s’a donnant aux cérém onie V audou, interviennent des crises de possession
p ratiq u es scholastiques. Au xm e siècle M ew lana fondait à p e n d an t lesquelles les esprits d esc en d e n t dans le corps des
K onya la secte M ewlewi qui se ré p an d it ensuite sur to u t initiés et se m anifestent p a r leur bouche.
l’em pire O ttom an.
18 h Exposition : l'a rt islamique. 18 h Exposition : l'a rt populaire haïtien.
18 h 30 Conférence : qu'est-ce que le soufisme? 18 h 30 Conférence : qu'est-ce que le vaudou?
19 h 15 Projection de film s : les hauts lieux du soufisme. 19 h 15 Projection de film s : les hauts lieux du vaudou.
20 h Dîner : Dügün Çorbasé (soupe de mariage), Lokma Pilavé 20 h Dîner : Griyo (porc grillé), Duri ac'c diondion (riz aux
(Pilaf), Irm ik Helvasi (blé moulu au lait sucré). champignons noirs), Mango (mangues), Clairin (rhum blanc).
21 h Sama (danse des derviches) avec la participation de 21 h Service loa (cérémonie vaudou), avec les houngan, mambo
membres de la confrérie venus d'Istanbul et de Konya. et hounssi de la région des Cayes et de l'Artibonite.

chaque jour. M 30. J 31, V 1. S 2. chaque jour J 14, V 15, S 16,


du 3 0 mars au 12 avril D 3, L 4, M 5, M 6, J 7, V 8, S 9, du 14 au 26 avril D 17, L 18. M 19, M 20, J 21, V 22, S 23,
inclus D 10. L 11, M 12. inclus D 24, L 25, M 26.

4. la recherche en Europe 5. l'art noir aux u.s.a.


C ôte à côte avec les vieux cultes, la R echerche en E urope 20 m illions de N oirs aux E tats-U nis p our une population de
vous p e rm e ttra de d écouvrir les travaux des plus rem arquables 192 m illions d ’habitants. C ette m inorité jo u e c ep en d an t un
m etteurs en scène et c h orégraphes m odernes parm i lesquels rôle essentiel dans le d év eloppem ent de la culture am éricaine
M aurice B éjart. et, par voie de conséquence, de la culture m ondiale.
18 h Exposition : les peintres du surréalism e fantastique. 18 h Exposition : l'art noir aux U.S.A.
18 h 3 0 Conférence : rôle du théâtre dans la société moderne. 18 h 3 0 Conférence : contribution des Noirs américains à l'art
Théâtre distancié et théâtre de participation. Moyen d'agir moderne. S ituation des Noirs aux Etats-Unis.
sur l'évolution de la société et psychanalyse collective. 19 h 15 Projection de film s : le m onde noir aux U.S.A.
19 h 15 Projection de film s : où en est la recherche? 20 h D îner: Maïs grillé. Hamburger, Bourbon.
20 h Dîner: repas établi par une équipe de diététiciens. 21 h Gospel, Spiritual, Harlem Church meeting, Negro Church
21 h Spectacle expérim ental dram atique et chorégraphique avec M usic avec le groupe « The Voices ».
Maurice Béjart.

chaque jour, M 27, J 28 , V 29, S 30, chaque jour. V 13. S 14.


du 27 avril au 10 mai D 1, L 2 , M 3, M 4. J 5, V 6, S 7, du 13 au 26 mai D 15, L 16, M 17, M 18, J 19. V 20, S 21,
inclus D 8, L 9 . M 10. inclus D 22, L 23 , M 24, M 25, J 26.
Les mythes s'envolent l'appétit reste
P h o to e x tra ite de la rev u e a lle m a n d e T w en.
Depuis vingt ans, des aventuriers, des espions,
des gouvernements cherchent, mais de nou­
velles précisions affluent en ce moment sur
LA COURSE AU TRÉSOR D'HITLER.
G roupe X X X

C'est la fin de la conspiration du silence


H itler est m ort en em p o rtan t, parm i d’au tres secrets, celui de son
Des milliards fabuleux trésor. D epuis 1945, le m ystère a reçu peu d ’éclaircis­
sem ents et il dem eure, inextricablem ent et à jam ais sans d o u te, mêlé
en circulation. de légende: la survivance des crim inels de guerre nazis qui p ar­
vinrent à éch ap p er aux A lliés et ne co m p aru ren t donc pas à
D ’autres N urem berg. Q ui a survécu? O ù? E t su rto u t avec quoi? Le pillage
systém atique et gigantesque entrepris en E u ro p e perm it à H itler et
milliards aux dirigeants du III' R eich d ’am asser un butin p h énom énal qui
n’eu t probablem ent jam ais d ’équivalent: des milliers de tableaux
enlevés dans les m usées, des tonnes d ’o r et des dizaines de kilos de
gelés dans pierres précieuses, des reliques sacrées inestim ables, de l’argent
liquide transféré dans des com ptes bancaires, la fausse m onnaie
les banques. —dollars et livres — fabriquée p ar H itler. A u to tal non des millions,
m ais des m illiards de dollars!
La clef O n est loin d ’avoir to u t retrouvé. Q u ’est devenu le reste? Enfoui
dans de m ystérieuses cach ettes d ont plus p ersonne ne sait le secret
des secrets ou récupéré et utilisé par leurs très illégitimes p ro p riétaires dans un
but de revanche? Les deux hypothèses o nt un fond de vérité à condi­
au fond d ’un tion de les dépouiller de leu r halo de fascination m orbide: dans un
tel dom aine, d ’ailleurs, la réalité est tellem en t plus extraordinaire
que la fiction! On s’im agine à ce propos, bien à to rt, que le sujet est
lac autrichien. tabou, que seuls quelques rares privilégiés, d éten teu rs de secrets
effrayants, savent des choses q u ’ils ne v eulent pas dire, q u ’il y a une
conspiration du silence: ce n’est vrai que dans la m esure où ce tabou

Histoire invisible 119


existe dans l’esprit de la masse des contem porains la fausse monnaie, qui a donné lieu aux hypo­
chez lesquels survit, m ême si ce n’est q u ’incons­ thèses les plus audacieuses et parfois les plus
ciemment, la terreur superstitieuse du phénomène délirantes.
hitlérien.
Mais on peut partir à la chasse au trésor d ’Hitler
—fictivement parlant... D es faits sont connus, des Des milliards sont cachés
articles paraissent, des livres s’impriment. Le dans les montagnes autrichiennes
dernier en date, le plus à jour, sort ce mois-ci
en Allemagne de l’Est. Il s’appelle Der Banditen En février 1945, aucun chef nazi, sauf Hitler, ne
Schatz (c’est-à-dire: «L e trésor des bandits»). Il pouvait plus guère se leurrer sur l’issue de la
est de Julius M ader, journaliste et détective, guerre. Alors les rats com m enc èren t à quitter le
qu’on a baptisé « le roi des chasseurs de mystères». bateau, leur m orceau de fromage entre les dents.
C ’est un des grands spécialistes mondiaux de la Une partie du butin était propriété d ’État. Dans
« longue chasse ». la caisse principale de la Reichsbank, on retrouva
ainsi des millions d ’alliances en or, des dizaines
de milliers de montres, des milliers de boucles
Le trésor fait partie de la longue chasse d’oreilles en diamants, des perles et des diamants
qui dure depuis 20 ans en vrac, des dizaines de milliers de dentiers en
or — tous objets « récupérés» dans les camps de
C ette expression, la« longue chasse», a été créée concentration. Les archives d ’Auschwitz par
par Simon Wiesenthal, l’un des rares rescapés exemple, où cette récupération est comptabilisée
du génocide des douze cent mille juifs (il était avec cette minutie administrative que l’on s’ac­
déporté à M authausen) et qui a permis, entre corde à prêter aux Allemands, sont à ce propos
autres, la découverte et l’arrestation d ’Eichmann. véritablement hallucinantes.
Wiesenthal a fait longtemps partie de la War Inutile de dire que les « récupérateurs» nazis pré­
Crimes Commission, dont l’activité est m aintenant levaient au passage et d ’autorité leur propre
bien ralentie, des événem ents toujours nouveaux rémunération. Q uand le désastre fut imminent,
et toujours plus brûlants sollicitant les divers leur premier soin fut de mettre leur trésor à l’abri.
services secrets officiels. Mais il y a toujours des On put croire d ’abord que ce fut dans cette
francs-tireurs, souvent journalistes, comme M ader région des Alpes autrichiennes comprises entre
cité plus haut. Et il y a surtout, malgré les réti­ l’Allemagne, la Suisse et l’Italie, au sud-ouest de
cences officielles du gouvernem ent israélien, le Berchtesgaden où, dès 1944, le III' Reich avait
réseau Daled, qui agit en marge du service officiel prévu son repli et décidé d ’établir son dernier
de contre-espionnage israélien, le Shin Beth. réduit. Bien que des ingénieurs y aient été envoyés
Ce sont donc surtout les pays de l’Est et l’État pour établir les plans des installations souter­
d’Israël qui continuent cette « longue chasse » au raines, rien ne put être fait. Seule la G estapo
trésor d ’Hitler et aux criminels de guerre nazis effectua en partie ce plan de retraite. Julius
survivants, p our des raisons évidentes, les M a d er a pu dresser un inventaire de ce qui y est
premières de propagande anti-occidentale, les caché et peut-être à jamais perdu.
secondes de vengeance. Il n’en dem eure pas Quelques exemples m ontreront que le « trésor
moins que les uns et les autres ont rassemblé sur d ’Hitler» n ’a pas été surestimé: en mai 1945,
le trésor une docum entation éto nnan te qui O tto S k o rz en y 2 a immergé dans le lac de Tôplitz
soulève un coin du voile du mystère. Ce mystère vingt-deux caisses contenan t chacune 48 kilos
com porte trois volets distincts: le «trésor», au d’or en 20 barres de 2,4 kilos chacune. Le général
sens fabuleux du te rm e (or, diamants, œuvres
1. V oir n o ta m m e n t à c e p ro p o s le v o lu m e p a ru d an s la co llectio n
d ’art, etc.), les comptes bancaires « chiffrés» dans « A rch iv es », c h ez Ju llia rd .
les banques de Suisse et du Liechtenstein; enfin 2. C é lè b re p o u r son e n lè v e m en t d e M ussolini.

La course au trésor d'H itler


Fabiunke a enterré dans les Balkans 20 caisses Com m e on explore la m er des Antilles pour
d ’or et de devises en monnaie d ’or (valeur: retrouver de fabuleux galions de flibustiers, de
environ 9 millions et demi de nouveaux francs). m ême les Alpes autrichiennes ont, depuis la fin
Le colonel SS Joseph Spacil a jeté, dans le lac de la guerre, leurs chercheurs de trésors. Mais
d ’Altan, trois camions pleins d ’or. Adolf Eichmann les requins y sont humains.
a enterré, dans les Alpes, p our 8 millions de Le lac de Toplitz est l’endroit où l’on « brûle » — à
dollars de trésors personnels. Sept caisses de reli­ tous les sens du terme, hélas! Dix-sept cadavres,
quaires, monstrances et autres objets d ’art ca tho­ à peu près un par an, ont jalonné ju sq u ’à présent
lique sont dans une mine de sel en A utriche (leur cette chasse au trésor. Les premières années, la
valeur n’est même pas expertisable: elle est presse réservait de larges colonnes à ces
p roprem ent sans prix). T re n te millions de livres «incidents». L eur répétition a fini par lasser...
sterling ont été jetés dans le lac de Toplitz. Deux Ils n’en constituent pas moins un mystère
caisses (très lourdes), représentant le trésor profond. Pourquoi ces cadavres? Qui tue qui?
personnel de M artin Bormann, sont quelque part Des recherches officielles ont été entreprises
dans ces montagnes. Le F û h re r des SS hongrois, dans le lac de Toplitz. Une grande opération de
Ferencz Skalasi, a enterré quelque- part en draguage a été réalisée du 23 octobre au
Hongrie le trésor de la couronne de saint Étienne 7 décem b re 1963, qui a permis de fouiller environ
et le stock d ’or de la b anque de Hongrie — le tout 16% du lac: on a ressorti 18 caisses de faux
dans des bidons d ’essence. Le président du billets anglais, 34 planches à imprimer ces billets,
Conseil de la Bulgarie nazie, Tankoff, a enterré des appareils pour la direction et le contrôle des
un énorme stock d ’or qui lui avait été confié. Le fusées. On a également utilisé de l’appareillage
représentant com mercial et financier d ’Hitler en électronique moderne. Mais l’or réagit comme
Hongrie, K urt Becher, a mis de côté quelques tout autre métal bon conducteur, com me le
wagons contenant la plus grande partie des biens bronze, l’aluminium, les alliages légers, le
juifs volés (on p eu t faire des calculs en se repré­ cuivre, l’argent. Il n ’y a pas de détec teu r spéci­
sentant ce q u ’on peut mettre d ’or et de bijoux fique pour l’or, et une caisse de pièces détachées
dans un wagon...).. Le chef de la G estapo, Kalten- pour les fusées réagit sensiblement com m e une
brunner, a enterré dans les Alpes: 5 caisses de caisse d ’or. On a m ême fait appel à des radies­
diamants et de pierres précieuses, 50 kilos d ’or en thésistes!
barres garanties par la Banque d ’Angleterre, Mais ces fouilles, onéreuses on s’en doute, entre­
2 tonnes d ’or travaillé réparti en 50 caisses, et prises sous certaines pressions ou au su de certains
5 millions de dollars en timbres-poste. renseignements, ces crimes laissent penser q u ’il
n’y a pas seulem ent de l’or et des billets de
banque au fond du lac de Toplitz. On pense de
Les aventuriers tournent plus en plus qu ’il y aurait là, dans une caisse
autour du lac maudit de Toplitz étanche, les états complets du trésor com ptable
nazi. On com prendrait alors bien mieux la lutte
Il y a quelque chose de d ém ent dans une telle sanglante et mystérieuse qui se livre autour du
énum ération — bien loin d ’être limitative, lac maudit de Toplitz.
puisqu’il s’agit seulem ent des quelques faits sûrs
qui ont pu être reconstitués: elle entraîne
irrésistiblement à penser que le m oteur essentiel L'Eldorado nazi se trouve sans doute
du nazisme, recherché souvent dans une mystique dans des banques
« noire» (comme on dit magie noire) ou dans une
barbarie résurgente héritée des premiers âges de Car, en fait, il est sûr que le «trésor» du lac de
l’humanité, fut tout simplement l’argent —et l’hitlé­ Toplitz et des environs n’est que le résidu du vrai
risme un monumental racket, un chicago planétaire. trésor nazi — une fausse piste, peut-être, pour

Histoire invisible 121


dérouter d’autres rech erches - , une partie Mais peut-être la plus im portante partie du
sacrifiée presque au vu et au su de tous, destinée « trésor d ’Hitler» est-il en Suisse — non dans des
à faire croire que tou t était là. M anœ uvre naïve, grottes ou au fond des lacs, mais dans les coffres-
en ce cas. Les services secrets parfois, les forts de banques. D ans son livre, Julius M a d er
spécialistes de la « longue chasse » toujours n’ont d onne les chiffres suivants: les com ptes per­
pas été longs à découvrir ce q u ’était réellement sonnels des responsables hitlériens, établis dans
devenu le «trésor d’Hitler »*. Son évacuation des banques neutres, totalisent quelque chose
co m m ença au printem ps 1944, voulue et dirigée com m e 14 millions 883 162 dollars, 465 000 livres
par Martin B orm ann lui-même, véritable « fondé sterling et 600 000 livres sterling d ’actions.
de pouvoir» du Führer. Les premières opérations La Suisse a toujours refusé de livrer le moindre
consistèrent en des placem ents considérables renseignem ent à ce sujet. Aussitôt après la fin de
dans des banques suisses ou sud-américaines: la guerre, les rapports furent très tendus de ce
en avril 1944, des hommes d’Himmler convoyèrent fait entre le gouvernem ent helvétique et les
à travers la France des files de camions chargés à Alliés. Mais la Suisse, mêm e en ce cas, a appliqué
ras bord de lingots d ’or, de titres, de liasses de rigoureusem ent le secret professionnel. On sait
dollars, d’œ uvres d ’art. Ces valeurs furent ensuite néanmoins que ces com ptes sont «chiffrés»,
transportées par bateaux ou sous-marins en c’est-à-dire non nominatifs, et que p our se faire
Argentine ou aux Baléares. Il semble q u ’ensuite délivrer l’argent il faut connaître le code. Il est
Hitler ait arrêté ces mouvements de fonds qui lui bien enten d u que cet argent ne « dort» pas et q u ’il
paraissaient anticiper déplorablem ent sur l’avenir. produit au mêm e titre que n’importe quel argent
Mais, un an après, cette évacuation du t se faire déposé en banque ou transformé en actions. Il
dans des conditions précipitées. D ans le désordre n’en dem eure pas moins q u ’il s’agit là d ’un p ro ­
effroyable qui régnait dans l’Allemagne de la blème d ’éthique économ ique et politique qui
défaite, malgré les services de renseignements peut être la rgem ent débattu.
alliés sur place, cette évacuation eut incontes­ Mais tous ces com ptes sont-ils utilisés? D ans un
tablem ent lieu: les « passeurs de trésors» sévirent éditorial paru le 28 octobre 1963, la «P ravda»
pendan t toute l’année 1945 et un «E ld orado» estimait — on peut penser que ses informations
provenant du butin nazi put ainsi être recons­ étaient bonnes — que les codes de ces comptes
titué en A m érique du Sud. On connaît même chiffrés, la comptabilité générale, l’origine des
parfois le nom des banques où furent déposés les m ouvem ents de fonds, etc., n’ont pu être évacués
trésors. à temps et que ces papiers ultra-précieux ont
Il semble que cette évacuation ait été organisée finalement échoué au fond du lac de Tôplitz.
par les mêmes réseaux qui assurèrent la fuite de Com m e l’ensemble porte sur quelque chose
quelque deux cents chefs nazis et de maints cri­ com m e 5 milliards de dollars, on com prend alors
minels de guerre de moindre envergure: la Stille q u ’il y ait des cadavres autour du lac: lutte
Hilfe (Aide silencieuse) et la Helfende Hànde entre factions ex-nazies rivales, services secrets
(Mains qui aident). Q uan d ces réseaux furent politiques ou économiques... Q ue ne peut-on
démasqués, il était trop tard. L eur a succédé imaginer?
un organisme extraordinaire: l ’Organisation der
ehemaligen S S Angehôrigen, quelque chose
com me le Syndicat des anciens SS, connu sous le Hitler, peintre manqué,
nom d ’« Odessa». On a écrit que la trésorerie de était un amateur de tableaux
cet organisme provenait d ’un holding situé en
pays neutre, dont le com pte chiffré fut réguliè­ O r enfoui, com ptes secrets, on est loin d ’avoir fait
rem ent alimenté jusq u ’en 1958 par une société encore le tour du trésor nazi.
tangeroise domiciliée auprès d ’une banque privée U ne grande partie en était constituée par les
espagnole ravitaillée par un trust sud-américain. œ uvres d ’art raflées aux quatre coins de l’E urope :

122 La course au trésor d'Hitler


c’est le plus grand pillage q u ’on ait jamais connu Hitler fut aussi le plus grand
en ce domaine. U ne grande partie put certes être
récupérée à la fin de la guerre. Mais les œ uvres
faux-monnayeur de l'Histoire
non encore retrouvées représentent des centaines Troisième volet du trésor nazi: la fausse monnaie!
de millions de dollars. En novem bre 1964, le Ce fut, et c’est toujours une incroyable histoire
«N ew York Times» fit une grande enquête en que celle-là. La fameuse « o pération Bernhard»
Europe pour faire le point de cette « longue fut lancée par le S.D., le Sicherheitsdienst (Service
chasse » d ’un genre particulier. de sécurité), une des nombreuses organisations
Pour nous en tenir à la France, il existe toujours secrètes du nazisme: il s’agissait d ’intoxiquer et
un organisme qui s’appelle « Service de la pro­ de désorganiser l’économie anglaise en y intro­
tection des œ uvres d ’art»: il ne figure pas à duisant et en la subm ergeant de faux billets, ce
l’annuaire, et Rose Volland qui le dirige n’a qui provoquerait l’effondrem ent de la livre.
jamais fait de confidences à un journaliste. Sans L’opération co m m en ç a en 1944. Dans le livre4,
doute parce que la récupération des chefs-d’œuvre réc em m e n t paru en France, du journaliste
disparus ou la découverte de leur périple ne peut autrichien G u n te r Peis, Naujocks, personnage
se faire q u ’en pren ant les chemins de l’ensemble curieux et peut-être mégalomane, mais qui en
du trésor d ’Hitler et des chefs nazis enfuis. La tout cas fit partie du S.D., fait de passionnantes
G rande-B retagne a un organisme similaire qui révélations sur l’affaire. Ce qui la fit échouer,
s’appelle le Comité MacM illan. Le ministère de c’est q u ’une fois les planches prêtes et le papier
la Culture d ’Union soviétique a égalem ent un mis au point — cela prit du temps — la fabri­
service consacré à cette recherche. cation en fut confiée aux prisonniers des camps
R echerche longue et difficile: le hasard perm et de M authausen et Sachsenhausen! Inutile de dire
de tom ber sur certaines pistes. Des tableaux que le zèle des faux-monnayeurs malgré eux
négociés au m om ent de la défaite à des prix déri­ n’était pas exemplaire. N éanmoins, fin 1944,
soires se retrouvent dans les endroits les plus quelque 10 millions de fausses livres sterling
inattendus: un M on e t chez un fermier allemand étaient prêts. La fabrication des dollars devait
qui l’avait eu p o u r une livre de beurre en 1946, suivre. Mais, grâce à l’organisation de résistance
deux œ uvres d’un peintre italien du x v i siècle de ces deux camps, des renseignements purent
chez des émigrés allemands installés en Cali­ parvenir en Angleterre. D e toute façon, l’opé­
fornie... Hitler, G œ ring et Ribbentrop étaient les ration d ’intoxication ne pouvait co m m enc er
principaux « am ateurs d ’art». Il existait d ’ailleurs q u ’au printemps 1945. Il était alors trop tard. Les
un service spécial chargé de cette récupération: faux billets prirent le chemin non de la M anche,
l’E.R.R. (Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg fur mais du lac de Toplitz.
die besetzten Gebiete), qui était composé d’experts,
de restaurateurs d ’œ uvres d ’art, etc. On connaît L’histoire ne s’arrête pas là. La suite appartient
le chiffre exact de leur activité en F rance au domaine des hypothèses les plus audacieuses.
jusq u ’en juin 1944: 29 903 objets d ’art enlevés! Il y a trois ans, on faillit retrouver Kruger,
Il ne faut jamais oublier à ce propos q u ’Hitler le chef des faux-monnayeurs. Il éc h ap p a plus ou
avait com mencé dans la vie com m e peintre et moins m iraculeusem ent à ses poursuivants. Mais,
que c’est l’échec dans ses tentatives artistiques sur sa piste, on trouva, à Vienne, en mars 1964,
qui le poussa vers le nazisme. Mais il continua des faux billets de 20 livres neufs.
toujours à se piquer d ’art: toujours est-il q u ’il
réussit mieux, financièrement parlant, comme
3. U n c e rta in n o m b re d es in fo rm a tio n s qu i su iv e n t so n t e m p ru n té e s à
écrivain que com m e peintre. Les droits d ’auteur l’a rticle de V icto r A le x a n d ro v , jo u rn a lis te e t sp é cia liste d e l’h isto ire
de Mein Kampf, ajoutés au pourcentage perçu sur s e c rè te c o n te m p o ra in e , p a ru d an s « H isto ire p o u r to u s » d e ja n v ie r 1963 :
« M es a v e n tu re s v écu es. D a n s les neiges d e l’A rlb erg , je d é p is te les
les cartes postales à son effigie, lui permirent tré so rs c a c h é s d es a n cien s ch efs nazis. »
d’acheter u necentainede propriétés en Allemagne ! 4. É d itio n s « J ’ai lu », P aris, 1965.

Histoire invisible 123


L'usine à faux billets leur identité —des hommes d ’affaires d ’envergure
internationale (les capitaux ne leur m anquent
fonctionne-t-elle toujours? pas!) ou qui se cachent encore — comme peut-être
Pour M ader, il n ’y a pas de doute: l’usine à Borm ann dont le nom vient de réapparaître dans
faux billets fonctionne toujours quelque part dans la presse.
le monde. Un d o cum ent officiel du Service secret
américain (à ne pas confondre avec le F.B.I. ni
avec le Bureau d ’espionnage, le Service secret Une mafia germanique
s’occupant de la chasse aux faux-monnayeurs et est-elle en train de se constituer?
de la protection du président des États-Unis)
établit que, dans les années 1963-1964, on a Les sommes fabuleuses entassées par les dirigeants
trouvé aux États-Unis 7 200 000 dollars en faux de l’Allemagne nazie, l’appétit féroce d ’or et de
billets de fabrication « allem ande » 5. On en trouve richesses q u ’ils manifestèrent, leur em pressem ent
d ’ailleurs un peu partout. M a d er a fait une an a­ à sauver leur fortune bien plutôt que le régime
lyse portant sur les endroits d ’Europe où on a auquel ils manifestaient p o urtant publiquem ent
trouvé ces faux billets de 1946 à 1963. Voici ses un attac h em en t à la vie à la mort, tout cela donc,
chiffres: F ra n ce : 33 %; Hollande, 13 %; Suisse et com m e nous le disions tout à l’heure, perm et de
Belgique: 11 %; T urquie: 8 %; G rèce, 4 %; autres se poser des questions sur les moteurs profonds
pays: 29 %. du nazisme et de s’interroger sur les buts pour­
Cette question soulève d’ailleurs certaines contro­ suivis par les anciens chefs nazis actuellem ent
verses: d ’une part, s’il est bien vrai que les faux vivants : plutôt que d ’une organisation de revanche,
billets en question soient de type «allem and», on serait tenté de penser q u ’ils sont groupés, en
il semble que l’on pourrait essayer de rem onter la fait, en une sorte de mafia d ’origine germanique...
filière. Dans un tel cas, et en supposant une dif­ et quan d on sait que la mafia naquit pou r des
fusion mondiale, je pense que l’on pourrait ten ter raisons historiques dramatiques et a m aintenant
de débrouiller la question grâce à des ordinateurs. des siècles d ’existence, cela laisse songeur pour
Cela supposerait une programmation extrêmement
complexe, mais ne paraît pas hors des possibilités
humaines... et électroniques!

D ’autre part, des doutes se sont élevés sur la


qualification d ’« allemande » appliquée à cette
fausse monnaie: le matériel de faux-monnayeur
s’étant beaucoup amélioré depuis une vingtaine
d ’années, on ne voit pas l’intérêt d ’utiliser de
vieilles machines. Et pour des clandestins com me
les anciens nazis, fort bien pourvus par ailleurs
de liquidités, il semble que la fabrication de
fausse monnaie multiplierait terriblem ent les
risques, pour une rentabilité finalement douteuse.
En tous cas, la discussion peut être ouverte sur ce
sujet, passionnant com m e tout ce qui touche
au « trésor d ’Hitler».
On voit, en tout cas, que cette chasse au trésor
nazi conduit inévitablement à la piste des cri­
5. P ré ciso n s q u ’aux U .S.A . to u te s les c o u p u re s an c ie n n e s sont ten u e s
minels deguerrenazis qui purent éviter Nuremberg, p o u r b o n n e s e t p e u v e n t ê tre u tilisées, sa u f les d o llars sud istes d a ta n t de
qui sont devenus — quand ils ont pu camoufler la g u e rre de S écessio n , q u i sont c o n sid é rés c o m m e illégaux.

124 La co u rse au trésor d 'H itle r


Le premier roman
PLANETE

LES GENS DU BLAME


par Yves etMarie Camicas
En cinq ans Planète a suscité un style de pensée, de sensibilité,
d ’imagination. Dans la revue d ’abord, puis dans les domaines de la
philosophie, du docum ent, de l’histoire (avec la grande collection:
Les M étam orphoses de l’Humanité), de l’expérience religieuse (Le
Trésor Spirituel de l’Humanité). Paradoxalement, la forme littéraire
aujourd’hui la plus im portante, le roman, avait été en apparence
négligée.
C ’est q u ’il fallait trouver une véritable littérature différente: par le
sujet, par le ton, par les prolongements, par la joie de lecture. Les
gens du blâme, premier livre d ’Yves et Claude Camicas, répond à ces
exigences. Il raconte l’aventure à la fois intense et extravagante
d ’une secte. Celle de Gurdjieff est la plus connue; mais il y a des
milliers de groupes qui, sous la direction d ’un « maître» plus ou
moins initié, cherchent la «vérité», la «voie», bref ce que nous
sommes censés faire sur cette planète. A leur suite, nous entrons
dans l’arrière-boutique de cette recherche, dans les servitudes bien
humaines de l’orgueil, de l’argent, de la sexualité.
Les gens du blâme ouvrent un chapitre nouveau du romanesque.
C ’est profond, terrible et drôle.

Dans toutes les librairies à partir de ce mois.


Prix: 18,50 F T .L .I.

La dmmque dune secte


Photos Keystone.
L'Eglise et la franc-maçonnerie
pourraient-elles se réconcilier?
Pierre Grandhoux

A la recherche d'un dialogue loyal


En déc em bre 1962, à Vatican II, alors que les pères conciliaires
Un évêque étudiaient le schém a relatif à l’œ cuménism e, M gr Sergio Mendez-
A rceo, évêque de C u e r n a v a c a 1, émit l’hypothèse d ’une possible
réconciliation entre l’Église catholique et la franc-maçonnerie
au Concile: universelle. Parlant des francs-maçons, il déclara: « Sunt qui dési-
derant verba Ecclesiae», ce q u ’on peut traduire par: «Certains
(francs-maçons) attendent que l’Église parle. »
« Certains Les évêques ne s’enfuirent pas épouvantés. Les voûtes de Saint-
Pierre ne s’écroulèrent point. C et appel — prononcé com m e en
passant — fut accueilli p a r un silence attentif. Il éveilla de subtils
francs-maçons échos qui se rép e rc utèrent dans les couloirs du concile, qui fran­
chirent même les portes capitonnées de la Curie et préparent, sans
doute, des prises de position qui paraîtront surprenantes à beaucoup.
Le 29 octobre dernier, au cours d ’une déclaration à la Presse,
attendent M gr M endez-A rceo précisa: «Les esprits doivent mûrir aussi bien
au sein de l’Église que de la franc-maçonnerie. D e p art et d ’autre,
nous devons être plus généreux et aller à la rencontre l’une de
que l’Église l’autre avec la com préhension et la détermination ferme et constante
de d onn er des preuves de loyauté dans la recherche du dialogue.
Je ne doute pas q u ’on arrivera, dans un avenir pas trop éloigné,
parle.» à un accord sur ce point aussi. »
1. M g r M e n d ez -A rc e o , to u t en re s ta n t fils soum is de l’É glise, n 'h é site pas à p re n d re des
po sitio n s d ’a v an t-g ard e. C ’est lui qu i a so u m is to u te u n e ab b ay e b é n é d ic tin e à des analyses
psy c h an a ly tiq u e s afin d ’é lo ig n e r du c lo ître les p o stu la n ts qu i se se ra ie n t leu rrés su r l'a u th e n tic ité
d e leu r v o catio n .

Chaque partie, en ses assemblées


plènières, se consulte...
Chronique de notre civilisation 127
Dans les « milieux bien informes», on rapproche tive, si généreuse q u ’elle soit, n’en paraît pas
ces déclarations d ’un alinéa de la récente ency­ moins vouée à un échec. Il s’étonne que les
clique pontificale: « D an s le dialogue |entre chapelles et les loges échangent autre chose que
l’Église romaine et les autres croyancesl, on des invectives.
découvre combien sont divers les chemins qui C ’est q u ’il juge toute la franc-maçonnerie sur le
conduisent à la lumière de la Foi et com m ent co m portem ent d ’une seule obédience française,
il est possible de les faire converger à cette fin. le G ra n d -O r ie n t2. Il ignore q u ’au regard de la
Mêm e s’ils sont divergents, ils peuvent devenir quasi-unanimité des membres de la franc-
complémentaires, si nous poussons notre entre­ maçonnerie universelle, les «frères trois-points»
tien hors des sentiers battus, si nous lui imposons de la rue Cadet, siège du Grand-O rient, ne sont
d’approfondir ses recherches et de renouveler pas d ’authentiques francs-maçons.
ses expressions. » Les loges traditionnelles répandues dans les six
Appel lourd de sens qui s’adressait, selon certains, continents et qui groupent plus de quatre millions
non seulement aux Églises séparées, mais à des d ’Enfants de la Veuve, sont apolitiques, déistes,
courants spiritualistes comme la franc-maçonnerie spiritualistes, alors que, depuis 1877, le G rand-
authentique. Les intégristes l’ont si bien compris Orient de France proclame son athéisme militant.
qu ’ils se sont montrés fort inquiets et ont repris Il a entraîné dans son sillage des obédiences de
les vieilles accusations dressées, depuis un siècle, Belgique, d’Italie, de Suisse et groupe environ
contre les «carnivores du Vendredi saint». On cent vingt mille membres.
peut d ’ailleurs les rassurer. Les choses iront len­ On ne peut p énétrer l’authentique esprit m açon­
tement. Des années passeront avant que l’archi­ nique que si l’on se réfère aux origines de l’ordre.
diacre et le vénérable se saluent en se croisant Rappelons donc que la franc-maçonnerie est
sur le Mail. issue des corporations de maîtres d ’œuvre,
Cependant, depuis des mois, voire des années, ceux-là mêmes qui ont établi les proportions,
des théologiens et des représentants de la franc- dressé les plans et conduit les chantiers des c a th é­
maçonnerie poursuivent des entretiens en terrain drales ogivales. Ces corporations étaient régies
neutre. Les uns et les autres sont prudents, par des statuts (old charges) qui, sans équivoque,
habiles, et n’ignorent point que, selon l’expression sont non seulement chrétiens, mais catholiques
même de Paul VI, « divers sont les chemins qui romains. Au début du x v i i p siècle, l’évolution
conduisent à la lumière de la Foi». D ’ailleurs, politique et sociale de l’E urope — spécialement
bien avant le concile, et même avant la G uerre de l’Angleterre — transm ua la maçonnerie opéra-
mondiale, des religieux tels le père Berteloot, tive en maçonnerie spéculative : peu à peu, les
s.j., et le franc-maçon Albert Lantoine avaient «bâtisseurs» furent remplacés par des « intel­
esquissé, sinon les termes d ’un accord, au moins lectuels «, com me nous disons à présent. Cette
les approches d ’une mutuelle estime. transformation fut codifiée à Londres en 1717,
sur l’initiative d ’un Français exilé lors de la
Le Grand-Orient offre une image révocation de l’édit de Nantes, le pasteur Jean-
déformée de la véritable Théophile Désaguliers.
franc-maçonnerie Q uatre loges de Londres, jusque-là in dépen­
dantes, se fédérèrent en une Grande Loge qui,
Il est évident que la réalisation de cette forme dès 1723, se donna une constitution, dite
inattendue d ’œ cum énism e poserait des pro­ d ’Anderson. Bientôt, de nombreuses loges se
blèmes d ’une extrême complexité. Mais l’Église placèrent de plein gré sous l’autorité de la Grand
com m e la franc-maçonnerie se savent ou se Lodge de Londres, et la majorité des historiens
croient éternelles et ne se risqueront pas à tout affirment que la première loge française fut
gâter par la hâte. Pour le Français moyen (le consacrée à Paris en 1726. A partir de 1813, la
« profane», selon les «initiés»), une telle te n ta­ G rande Loge de Londres fut reconnue mother

128 L 'É g lis e et la fran c-m açonn erie


lodge par toutes les loges répandues à la surface l’autel du Vénérable. Ce Livre est une des trois
de la Terre, et cette préém inence spirituelle n’est Lumières de la Loge. Sans lui, « elle reste dans les
mise en question que par les dissidents français. té nèbres» et les ouvriers n ’y peuvent donc pas
Or, les Constitutions d ’A nderson d ébutent par travailler.
une déclaration solennelle: « U n franc-maçon — Les travaux sont placés sous l’invocation du
est obligé, de par son t i t r e 3, d ’obéir à la loi Grand Architecte de l’Univers, c ’est-à-dire d ’un
morale et, s’il com prend bien l’Art, il ne sera Dieu cré ate ur et providentiel qui, selon la for­
jamais stupide athée, ni libertin' antireligieux.» mule paulinienne, s’exprime « par longueur,
Texte qui ne perm et aucune équivoque et qui se largeur, hauteur et profondeur». C ’est en rendant
trouve confirmé, renforcé par la notion toute facultative cette invocation que le G ra nd Orient
maçonnique de landmarks. de France, en 1877, a rompu tous liens avec la
«Tous les rites de la M açonnerie, dit Jerphanion franc-maçonnerie mondiale.
dans les Hommes de Bonne Volonté, tournent Lors de son implantation en France, la franc-
autour de l’idée de Construction. Voilà. Si vous m açonnerie était si incontestablement chrétienne
avez compris ça, vous avez tout compris.» Or, que le R.P. Berteloot précise: « A la veille de la
de toute nécessité, que faut-il faire avant de cons­ Révolution, on trouve des prêtres dans presque
truire un édifice? Délimiter le terrain sur lequel toutes les loges. Ils appartiennent à presque
seront creusées les fondations. Délimitation toutes les catégories religieuses: chanoines, bén é­
marquée par des bornes: landmark, justement, dictins, minimes, capucins, dominicains, cor-
signifie borne. Com m e le précise un ouvrage deliers, augustins, carmes, franciscains, prieurs
m açonnique récem m ent paru: «... Landmark, et supérieurs de couvents, sans com pter les curés
term e choisi par nos lointains devanciers anglais, et les vicaires.» L’énum ération de séculiers et
parce q u ’il cam pe adm irablem ent le problème. réguliers affiliés à l’ordre m açonnique occupe
Les auteurs n’ont peut-être pas assez insisté sur sept pages de l’ouvrage de Berteloot, les Francs-
son accep tion « b o r n e de territoire», ou, Maçons devant {'Histoire. Et cette liste est loin
pourrait-on dire, « clôture», un peu dans l’inten­ d ’être complète.
tion qui édicté les règles monastiques, mais en En ses débuts, la franc-maçonnerie spéculative
l’appliquant aux écarts de doctrine. Il ne s’agit — reprenant la tradition des bâtisseurs - limita sa
pas d ’affirmer un dogme, une règle, mais de situer hiérarchie initiatique à trois degrés ou grades:
une pensée entre des limites infranchissables. Qui apprenti, compagnon, maître. Mais bientôt (vers
les déborde [...] renonce à sa participation spiri­ 1740), la franc-maçonnerie se découvrit — ou
tuelle et charnelle à la vie com mune. » s’attribua — des origines chevaleresques, voire
templières, ce qui entraîna la création de la
La franc-maçonnerie originelle M açonnerie écossaise, ou des «hauts grades».
est un mouvement spiritualiste Ainsi, le Rite écossais ancien et accepté reconnaît
trente-trois grades dont les principaux sont:
et incontestablement chrétien Rose-Croix, Kadosch, Prince du Royal Secret et
Ainsi la franc-maçonnerie se définissant par ses Souverain G rand Inspecteur Général.
landmarks, qui les rejette ou les ignore n’est pas A l’origine de l’Écossisme, que trouve-t-on? Un
franc-maçon. Il ne correspond pas à la définition, docum ent presque aussi important que les Consti-
com me disent les mathématiciens. Il est « autre
2. Cf. infra.
chose»... Or, voici les trois landmarks fonda­ 3. Le m o t anglais est lenure. q u i est un te rm e de d ro it féo d al. Il s’agit,
mentaux, tels q u ’ils ont été définis par Anderson p réc ise A le c M ello r, de l’instrument um juris du m aço n , de l’a c te
s o len n el p a r lequel il s ’e st obligé.
et confirmés par tous les convents de la franc- 4. A u sens e x a ct du m o t. L ittré : « L ib e rtin : qui ne s ’a ssu je ttit ni aux
maçonnerie traditionnelle: c ro y a n c e s ni aux p ra tiq u e s de la religion. »
5. D an s la m ajo rité d es cas, le V olum e d e la Loi S a c ré e est la B ible.
- Croyance en l’existence de Dieu. M ais, en pays m u su lm an , c ’est le C o ra n ; les V édas, d an s l’In d e ; le
— Présence d’un Volume de la Loi S a c r é e 5 sur D h a m m a p a d a , en pays b o u d d h iste , etc.

Chronique de notre civilisation 129


tutions d ’A nderson: le Discours de Michel de gistrée par le P arlem ent de Paris. Com me l’écrit
Ramsay. Or, anglican converti au catholicisme, M aurice Colinon: « Les Français, imbus de galli­
Ramsay était filleul et exécuteur testam entaire de canisme, s’empressent de répéter: lex non pro­
Fénelon. Il avait été préc ep te u r du fils du Pré­ m ulgua non obligat, et catholiques et membres
te ndant Stuart, à une époque où les Stuarts du clergé continuent de fréquenter les loges. »
incarnaient le catholicisme anglais par opposition Louis XV charge son am bassadeur auprès du
au protestantisme de la dynastie hanovrienne. Saint-Siège de transm ettre au secrétariat d ’État
cette réponse... désinvolte : « La bulle que le pape
Au X V I I e siècle, l'Église a condamné a donnée contre les francs-maçons ne suffira
les loges à cause de l'œcuménisme peut-être pas à abolir cette confrérie, s’il n’y a
d ’autre moyen que la crainte de l’excom m uni­
Ces diverses références au catholicisme n’em p ê­ cation. La C our de Rome applique si souvent
chèrent pas le pape C lém ent XII de promulguer, cette peine q u ’elle est aujourd’hui peu capable de
le 4 mai 1738, la bulle In eminenti qui condam nait retenir. »
les francs-maçons. C om m en t expliquer cette Le 17 juin 1751, Benoît XIV renouvelle, p a r la
excommunication? Les causes en sont subtiles, bulle Providas Romanorum Pontificum les inter­
multiples et ne peuvent se com prendre q u ’en les dictions de son prédécesseur. Et il précise: « Dans
replaçant dans le contexte historique. ces sortes de sociétés, on associe indistinctement
Depuis des siècles, le M agister voyait d ’un très les hom m es de toute secte et de toute religion,
mauvais œil les corporations de métier. Ainsi, le d’où il est évident q u ’il doit résulter un grand
14 mars 1645, la faculté de Théologie de Paris dom m age p our la pureté de la religion ca th o ­
avait sévèrem ent condam né les «com pagnons», lique. »
leur reprochant particulièrem ent de prêter le Ces deux constitutions furent reprises et co n ­
serment « q u ’ils font de ne pas révéler leurs firmées par la bulle Ecclesiam in Jesu Christo, du
secrets, mêm e dans la confession». Même 13 septem bre 1821, et, surtout, par l’encyclique
reproche fut adressé aux «spéculatifs» par Humanum genus de Léon XIII (20 avril 1884).
Clément XII, l’Église ne pouvant adm ettre « un Mais, à cette époque, la franc-m açonnerie ita­
serment inconditionnel liant à une autorité lienne avait pris une attitude belliqueuse envers
impersonnelle et pour des buts inconnus ». Rome. L’invasion et l’annexion des États ponti­
ficaux avaient été l’œ uvre du franc-maçon
Ensuite, se situant à l’opposé des directives œ c u ­ G aribaldi; et Crispi, 33% avait proclam é: «L e
méniques actuelles, Rom e s’indignait que p ro­ catholicisme, voilà l’ennemi.» La guerre entre
testants et catholiques se retrouvent dans les l’Église et la loge avait pris un ca ractère essen­
loges et se qualifient de frères, donc d ’égaux. Puis tiellement politique où, d ’un côté com me de
les hauts grades se référaient aux Templiers qui l’autre, les valeurs métaphysiques étaient oubliées,
avaient été condam nés par Clém ent V en 1309... au profit d ’intérêts nationaux, temporels.
Enfin, les Constitutions d ’Anderson étaient, tout
en restant chrétiennes, imprégnées d ’un esprit de Les francs-maçons n'ont pas
tolérance, d ’un adogmatisme qui allait à r e n ­ préparé la Révolution de 1789
contre du dogmatisme de l’Église du xviii1 siècle
encore im prégnée d ’un « subconscient inquisi­ Revenons en France, dans les dernières années
torial» et qui abominait la moindre tendance à de l’Ancien Régime. Parmi les plus illustres
l’hérésie, allant jusqu’à d éno nc er l’hérétique au francs-maçons, on découvre... le champion de
bras séculier. l’infaillibilité pontificale, le théoricien de l’abso­
Si virulente que fût cette excommunication, elle lutisme monarchique, le comte Joseph de Maistre,
n’atteignit pas les francs-maçons catholiques de l’auteur du Pape et des Soirées de Saint-Pétersbourg,
France. En effet, In eminenti ne fut jamais enre­ in ordinem Eques a floribus.

130 L'Église et la franc-maçonnerie


En 1782, avant un convent qui allait se tenir à L ’au teu r catholique M aurice C olinon écrit:
Wilhelmsbad, Joseph de Maistre rédigea un « C ’est p eu t-être le m anque d ’esprit chrétien qui
docum ent qui est parvenu ju sq u ’à nous: Mémoire régnait dans l’Église de F ran ce qui poussa tan t
au duc Ferdinand de Brunswick-Lunebourg, grand de catholiques, et avec eux ta n t de religieux et
maître de la maçonnerie écossaise de la Stricte de curés, à ch e rch er dans la fran c-m aço n n erie un
Observance templière. L ’Eques a floribus y définit clim at plus généreux et plus pur. »
la mission de la franc-maçonnerie, qui est, essen­
tiellement, de prépa re r « la réunion des diffé­ Le Très Illustre Frère Charles X,
rentes sectes chrétiennes». roi de France
P récurseur des papes Jean X X III et Paul VI en
matière d’œcuménism e, il propose: «... Il faut Il n’em pêche que, dès 1738, en théorie les francs-
que chaque com munion travaille p a r elle-même m açons avaient été exclus de la com m unauté
et travaille à se ra pproch e r des autres. Il faut catholique. En fait, les sacrem ents, la sépulture
établir des comités de correspondance" composés chrétien n e, les honneurs liturgiques n ’o n t jam ais
surtout de prêtres des différentes com munions été refusés p ar le clergé français aux m aréchaux
que nous avons agrégés et initiés. Nous travail­ et grands dignitaires du P rem ier Em pire qui
leront lentement, mais sûrement... Il n’est pas avaient « reç u la L um ière» et ne s’en cach aien t
douteux que l’ouvrage devrait co m m en c er par les pas. Les frères - cham arrés d ’ornem ents m açon­
catholiques et les luthériens dont les symboles niques — assistaient aux Te Deum q u ’ils faisaient
ne diffèrent pas p rodigieu sem ent7. » céléb rer à chaque nouvelle victoire des aigles ".
Ce programme ne souleva aucune protestation
dant les loges. Au contraire, il fut étudié dans La R estau ratio n co n tin u a les m êm es pratiques.
de nombreux «ateliers» et il aurait sans doute C om m e l’écrit l’historien G asto n -M artin , to u t
pris un caractère pratique si l’ouragan révolu­ acquis à l’idéologie actuelle du G ran d -O rien t:
tionnaire n ’avait ébranlé sim ultanément les « D u ran t la R estauration, la franc-m açonnerie ne
fondements de l’Église et de la maçonnerie. cesse pas de d em eu rer dans l’om bre de l’autorité.
O n accuse souvent la m açonnerie d’avoir préparé Les rois, qui fu ren t eux-m êm es initiés avant la
et dirigé la Révolution. C ’est une de ces légendes R évolution, la su p p o rten t volontiers, sauf une
d ’autant plus tenaces q u ’elles ne reposent sur très co u rte période de réaction p en d an t la
aucune base historique. Au contraire, la C o n­ « C h am b re introuvable». Le G ran d -O rien t se
vention interdit les réunions maçonniques, sup­ m ontre, en la personne de ses dirigeants, tout
prima le Grand-O rient, guillotina non seulement disposé à tranquilliser le pouvoir. » Ainsi, en 1824,
l’ancien grand maître Philippe-Égalité, mais des
6. N o u s d iso n s m ain te n a n t d es « c o m m issio n s ».
centaines de m a ç o n s8. Parmi ces victimes, citons 7. P e n d a n t son s é jo u r en R ussie, Jo sep h de M a istre p ro p o sa un rap p ro ­
Jacques Cazotte qui, sur l’échafaud, se réjouit c h e m e n t e n tre R o m e e t l’o rth o d o x ie.
8. C e p ro b lè m e h isto riq u e a é té lo n g u em e n t d é b a ttu p a r R o g er P rio u re t
« de mourir p our son Dieu et p o ur son Roi». d ans so n livre la Franc-maçonnerie sous les lys qui rap p e lle en
Au reste, ces martyrs m archaient sur les traces con clu sio n : « Le p o uvoir royal ne s'y tro m p a pas. 11 com prit p arfaitem en t
la d istin c tio n qu i se ra négligée p a r les h isto rien s. En a o û t 1787, B reteu il,
glorieuses et sanglantes du prem ier grand maître qu i a la resp o n sa b ilité d e l'o rd re p u b lic et la v o lo n té de le m ain ten ir,
de la franc-m açonnerie d ’Angleterre, Charles ferm e les clu b s, « r e p a ire s d es m éc o n te n ts e t d es f ra u d e u rs» . Il ne
to u c h e pas aux loges. N ’est-ce p as la p reu v e q u ’il ne les re d o u te p as et
Radclyffe, duc de D erw entw ater. Le 8 décem bre q u ’elles re s te n t n e u tre s d an s la lu tte p o litiq u e? Q u e lq u e s m ois plus
1746, il avait été décapité par le bourreau de tard , p o u r é v ite r to u te m ép rise, le G ra n d -O rie n t fait d éfe n se aux ate lie rs
d e se ré u n ir d an s les locaux où siè g e n t d es « so c ié tés p ro fa n e s ». »
Londres en exécution d ’un jugem ent qui l’avait 9. P arm i les n o to ire s fra n c s-m a ç o n s fra n ç a is in itiés vers 1800, c ito n s: les
convaincu de fidélité à la dynastie des Stuarts et p rin ces J o sep h et J é rô m e B o n a p a rte ; les rois M u râ t d e N ap les et Louis
de H o lla n d e ; les m aré c h au x M a ssé n a , A u g e re a u , K e lle rm a n n , M ag n an ,
au catholicisme. Son testam ent débute ainsi: «Je S e ru rie r, M o rtie r, M o n c ey , Soult, O u d in o t; les g én é ra u x L efeb v re,
meurs en fils véritable, obéissant et humble de la S e b astian i, M a cd o n a ld , M e llin e t; l’a rc h i-c h a n c e lie r C a m b a c é rè s; les
sav an ts d e L alan d e, L a c e p èd e , V olney, les d ucs d e C h o iseu l-P raslin ,
sainte Église catholique et apostolique, en par­ D e c a z e s, d e B lacas, d e L u x em b o u rg , d e B erg ; les a c ad é m ic ie n s V iennet,
faite charité avec l’hum anité tout entière... » C a d e t-G a s s ic o u rt, L a F a y e tte .

Chronique de notre civilisation 131


l’o rateu r de la loge Emeth salua en ces term es p én étratio n insidieuse dans la m açonnerie m onar­
l’avènem ent du Très Illustre F rère C harles X !ü: chiste et loyaliste d ’élém ents révolutionnaires qui
« Charles X autrefois a pénétré dans le sanctuaire peu à peu faussa l’orientation traditionnelle. »
de nos tem ples! La lum ière de l’initiation a brillé La m onarchie de Juillet fut l’époque d ’élection
à ses yeux! Le grand et noble but qui nous ras­ des sociétés secrètes politiques: rappelons la
semble s’est déroulé à son esprit: com m ent Marianne, les Saisons, les Droits de ïHomme, etc.
pourrait-il donc ne pas nous protéger? » «C om m e ces groupes, reprend G aston-M artin,
co m p ren n en t une proportion im portante de
Sous Louis-Philippe, la politique m açons réguliers, ceux-ci en profitent pour
diffuser leurs idées dans les loges... »
devient la passion numéro un des loges Jusque-là, les francs-m açons s’étaien t su rto u t
M ais le clim at change sous le Roi des Français. recru tés parm i les grands bourgeois, les officiers
La politique s’insinue dans de nom breuses loges généraux, les hauts fonctionnaires, en un m ot
et, avec elle, un anticléricalism e agressif qui parm i les électeurs, puisque le droit de vote
entraîne une vigoureuse contre-offensive de n’était attrib u é q u ’aux « censitaires». A p artir de
l’épiscopat. Voici com m ent se produisit ce noyau­ de 1848, les publicistes, les petits fonctionnaires,
tage. Il a été décelé par Simon D uplay, qui, de les artisans, les m em bres de l’enseignem ent
protégé de R obespierre, devint, sous la R estau­ « reço iv en t la L um ière». B ientôt (surtout au
ration, un des plus zélés policiers de la Sûreté G rand-O rient), ils sont en m ajorité et s’em p aren t
générale. D ans un long et substantiel rapport sur des leviers de com m ande 11.
les sociétés occultes politiques rédigé en 1822, il
précise que les dem i-solde se g roupèrent, après C ’est à dessein que, ju sq u ’à m aintenant, nous
W aterloo, en un certain nom bre d ’associations n’avons parlé que du G rand-O rient. En fait, dès
secrètes et subversives, d ont les plus connues ses débuts, celui-ci eut à co m p ter avec une puis­
étaien t / ’Épingle noire, les Carbonari, les Chevaliers sance m açonnique dissidente qui, après bien des
de la Liberté et surtout le Lion Dormant, ou avatars, est devenue la Grande Loge de France.
lOrdre du Lion « qui s’était form é parm i les Les frères de la G .L. (com m e on dit en tre initiés)
F ran çais prisonniers en A ngleterre et qui choi­ ne sont jam ais tom bés dans le piège de l’action
sirent le général B onaparte p o u r grand m aître, politique et n ’ont jam ais supprim é l’invocation au
prenant, pour échapper aux curiosités indiscrètes, G ran d A rch itecte de l’Univers.
une ap parence m açonnique...»
Le Grand-Orient, à la fois
T ous ces affiliés rentrés en F ran ce à la paix furent
reçus sans m éfiance dans les loges où ils te n tè re n t
secours mutuel et foyer du radicalisme
de d o n ner aux travaux une orientation politique Au d éb u t de la IIIe R épublique, au G rand-O rient,
et non plus initiatique. Le pouvoir, prévenu par les vieux m açons ou bien m eu ren t ou bien se
ses agents secrets, s’en ém ut. Les francs-m açons désintéressent de « travaux» où les pom pes ritué-
légitim istes chassèrent les perturbateurs. A lors
ceux-ci se reg ro u p èren t dans la Maçonnerie égyp­ 10. Selo n l’histo rie n A m iab le , les tro is frè re s, le D a u p h in (L o u is X V I),
le c o m te de P ro v e n c e (L o u is X V III), le c o m te d ’A rto is (C h a rle s X)
tienne de Misraïm et dans les « ventes » de carbo­ fu re n t in itiés, a v an t 1789, à u n e loge d e V ersailles, la Militaire des
nari, créées par des ém igrés du royaum e de Trois Frères Unis. L a p rin c e sse de L am b alle fut g ran d e m aître sse des
loges d ’a d o p tio n (fém inines).
N aples. Ainsi se constitua une m açonnerie athée, 11. Le g o u v e rn e m e n t de 1848, souligne G e o rg e s D u v e a u , co m p re n a it
anticléricale, républicaine ou bonapartiste, et un g ran d n o m b re de fra n c s-m a ç o n s: D u p o n t de l’E u re, C ré m ie u x ,
L e d ru -R o llin , M arie, G a m ie r-P a g è s , L o u is B lan c e t aussi C a v aig n ac.
même socialisante, ou com m e on disait alors Le d o c te u r B û ch ez, a n c ie n sain t-sim o n ie n , fut un d es fo n d a te u rs du
« m utuelliste». C ette m açonnerie politique reprit c a rb o n a rism e. F ra n c -m a ç o n , il se c o n v e rtit enfin au c a th o lic ism e
« p r é f é r a n t en e x em p le le sa n s-c u lo tte J é su s » . A n cien fra n c -m a ç o n
son action de noyautage... et la m ena à bien. e t c a rb o n a ro , R o u x -L av erg n e, c o lla b o ra te u r de B û ch ez, se fit p rê tre
Com m e l’écrit G aston-M artin: « Il y eut ainsi une c a th o liq u e .

132 L 'É g lis e et la franc-m açonnerie


liques sont rem placées p ar des « planches» socio- m açons sym pathiques en les persécu tan t. Francs-
logiques ou politiques. D ’initiatique, le G rand- m açons et catholiques, unis dans le m êm e p atrio ­
O rient devient une fédération de clubs où les tisme, p ériren t dans les cam ps de co n cen tratio n
traditions ne sont plus respectées. On fume sur ou furent fusillés côte à côte. D ’autres co m b at­
les colonnes, on rem place le tablier par un tirent, frères d ’arm es, dans les m aquis ou sous
sautoir, on réduit les cérém onies à quelques les m êm es drapeaux.
sim ulacres vite expédiés. M êm e, à un convent,
est déposée une motion dem andant la suppression Le courant spiritualiste est vivant
des « vestiges d ’un autre âge » et la transform ation à la Grande Loge de France
du G rand-O rient en une association philoso­
phique et de secours m utuel. M otion qui n’est D ès 1913, un certain nom bre de m açons du
rejetée qu’à une faible m ajorité. C ’est ainsi que G ran d -O rien t revinrent aux sources. Ils rom ­
le G ran d-O rient de F ran ce est entraîné dans un p irent avec la rue C ad et et fo n d èren t une o bé­
co u ran t qui en fait le cham pion de l’athéism e, dience strictem en t conform e aux landmarks.
de l’anticléricalism e, de la politique radicale C ette o b édience, après quelques tem pêtes, est
ou socialiste. devenue la Grande Loge nationale française, seule
D ans le tem ps où la franc-m açonnerie française puissance m açonnique française qui soit reconnue
reniait ses traditions spiritualistes, l’Église de par la m açonnerie universelle.
F rance, durant le Second Em pire, s’inclinait La Grande Loge nationale française n ’a, co m p ara­
devant le césarism e et sem blait oublier ses élans tivem ent au G rand-O rient, que de faibles effectifs,
généreux de 1848. Au d ébut de la IIIe R épu­ mais leu r nom bre s’accroît régulièrem ent. Elle
blique, la hiérarchie s’inféoda à l’ordre moral devient un pôle d ’attractio n p o u r les francs-
du duc de Broglie et du président M ac M ahon. m açons spiritualistes p o u r qui le «com bism e»
Les dévots p rirent o uvertem ent parti pour le est largem ent dépassé, et la Grande Loge de
com te de C ham bord, calom nièrent la république, France serait p ro b ab lem en t reconnue par la
s’allièrent aux antisém ites, aux nantis, aux bien- fran c-m aço n n erie de tradition si elle rom pait
pensants. Le krach de l’Union générale, l’affaire avec le G rand-O rient.
D reyfus, la loi de séparation creu sèren t un abîm e Si des relations doivent s’am orcer entre la ca th o ­
toujours plus profond entre l’Église et la « syna­ licité et la franc-m açonnerie, il est im pensable
gogue de Satan», com m e M gr D escham ps qualifia que le G ran d -O rien t de F ran ce s’y trouve engagé.
la m açonnerie. D es conversations, en to u t état de cause, ne
En quelques années, on en revint aux fureurs p o u rraien t se p réciser q u ’avec la Grande Loge
de la Ligue. M ais les adversaires n’avaient pas nationale française et, éventuellem ent, avec la
le talent des auteurs de la Satire Ménippée. L’anti­ Grande Loge. Le pape et la C urie ne peuvent
cléricalism e et l’antim açonnism e assurèrent le d’ailleurs pas ignorer longtem ps le discret appel
pain quotidien d ’un certain nom bre de polém istes de M gr M endez-A rceo. D ’abord p o u r des raisons
à gages com m e Léo Taxil ou M artial d ’Estoc qui politiques. L’im m ense m ajo rité des p rélats
rédigeaient avec un égal succès ta n tô t des libelles anglicans, les dignitaires de l’Eglise vieille-
contre les jésuites, ta n tô t des «révélations» catholique, des évêques orthodoxes et de
contre les loges. nom breux pasteurs p ro testan ts sont francs-
La G ran d e G u erre assainit l’atm osphère. En se maçons. La C urie rom aine (ou ses ém issaires)
faisant tu e r côte à côte, le C uré et le V énérable ne saurait engager de dialogue œ cum énique avec
ap prirent à se connaître, donc à s’apprécier. Au des personnes q u ’elle co n tin u erait d ’autre part
retour, les cam pagnes odieuses, m utuellem ent de v ouer aux flam mes de l’enfer.
déshonorantes, cessèrent. A près le 6 février 1934, D epuis W ashington, tous les présidents des États-
une cam pagne antim açonnique fit long feu. Puis Unis sont fra n cs-m aço n s1J. Q uand Paul VI lut
vint l’o ccupation: les nazis rendirent les francs- son m essage à l’O .N .U ., il n’ignorait pas que son

Chronique de notre civilisation 133


auditoire (pour les deux tiers) é tait com posé de constitutions antim açonniques, le p ap e actuel
francs-m açons. O n p eu t presque dire q u ’il parla déjugerait ses prédécesseurs. M ais la diplom atie
d ev an t un cornent m ondial. L’œ cum énism e, au vaticane est subtile. Q uand elle le v oudra
sens large, ne p eu t donc se concevoir sans un vraim ent, elle tro u v era un biais qui an n u lera ou
acco rd (exprim é ou tacite) avec la m açonnerie qui in te rp ré tera les articles 2335 et 2336 du
universelle. Codex juris canonici. Ces articles « interdisent aux
fidèles d ’ad h érer à une secte m açonnique ou
L'œcuménisme ne peut se concevoir autre se livrant à des m achinations co n tre 1 Église
sans un accord ou les pouvoirs civils légitimes ». Or, la vraie franc-
m açonnerie éch ap p e à cette définition. D onc...
avec la maçonnerie L’é ta t d ’esprit de nom breux catholiques est fort
M ais d ’autres raisons, plus secrètes et plus pro ­ bien exprim é p ar M au rice C olinon: «Si les
fondes, m ilitent en faveur d’une trêve et m êm e francs-m açons sont condam nés, ils ne sont pas
d’une paix durable. Ses voyages, ses appels le encore dam nés. » Le devoir des catholiques est
prouvent: le Saint P ère sait, p a r l’inform ation, de les am en er à une m eilleure com préhension de
par le raisonnem ent, p ar la prière, que la chré­ la religion et de l’Église. Il est de leu r m ontrer,
tienté est m enacée. P ar un m atérialism e de fait p ar leu r attitu d e d ’abord, un e im age du cath o li­
et de com portem ent, p ar le com m unism e et, plus cisme qui leur inspire confiance et respect. Le
encore, p ar l’indifférence croissante des masses. reste, c’est la p a rt de D ieu... »
D evant un « mal » si profond et si répandu, Rom e PIERR E GRA N D H O U X .
souhaite l’union de tous les hom m es de bonne
volonté dans un m êm e idéal simple, direct, qui
s’exprim era p ar le re to u r au sens du sacré. On
p eu t concevoir la fin de l’hum anité com m e étan t
la conséquence d ’une destruction physique b ru ­ P O U R A P P R O F O N D I R L A Q U E S T IO N

tale, m ais aussi com m e la substitution, à Yhomo


Dossier français de la franc-maçonnerie
sapiens, du robot biologique décrit dans le Meilleur régulière, par J e a n B a y lo t (L 'h o riz o n
des Mondes d’A ldous H uxley. Les responsables de international, 1 9 6 5 ).
la franc-m açonnerie p ressentent ce danger, to u t La franc-maçonnerie à l'heure du
com m e l’église intérieure (dont Rom e n ’est q u ’un choix, par A le c M e llo r (M a rn e , 1 9 6 3 ).
aspect form el), quand ils rappellent: « La franc- La charte inconnue de la franc-
m açonnerie exprim e en term es actuels des valeurs maçonnerie chrétienne, par A le c
spirituelles toujours vivantes m algré (ou à cause) M e llo r (M a rne , 1 9 6 5 ).
La franc-maçonnerie et le divin, par
de leu r très antique passé, et d’autant plus effi­
Paul N a u d o n (D ervy, 1 9 6 0 ).
caces q u ’elles ont plus longtem ps résisté à Les francs-maçons devant /'Histoire,
l’épreuve du tem ps. » par J. Berteloot, s.j. (Paris, 1 9 4 9 ).
C ep en dant, il ne faudrait pas, au m oins p endant Histoire de la franc-maçonnerie fran­
cette génération, s’atten d re à des prises de çaise, par G a s to n - M a rt in (P.U.F.,
position publiques. M ais, d ’un côté com m e de *1934).
l’au tre, on se rapproche à « pas de colom be». L'Église en face de la franc-maçonnerie,
D éjà, sinon des progrès, au m oins des sym ptôm es par M a u ric e C o lin o n (Flam m arion ,
1 9 5 4 ).
sont enregistrés. D es francs-m açons d ’origine
Les authentiques Fils de la Lumière,
catholique au raient été relevés de l’excom m uni­ par X .X .X . (La C olom b e , 1 9 6 2 ).
cation sans, pour autant, devoir je te r leur tablier Rituels des Sociétés secrètes, par
aux orties. Sur le plan form el, en annulant les Pierre M a rie l (La C olom b e , 1 9 6 2 ).
12. S au f Jo h n K e n n e d y qui n 'e n p r ê ta p as m oins le s e rm e n t c o n sti­ Catholicisme et franc-maçonnerie, par
tu tio n n e l sur la B ible m aç o n n iq u e du R.-. F.-. G e o rg e W ash in g to n . J e a n T o u rn ia c (Dervy, 1 9 6 5 ).

134 L'Église et la franc-maçonnerie


Les mémoires d'un voyant soviétique.
Staline me fit venir: «Nous
allons vérifier tes pouvoirs», me dit-il.
Les confidences de W o lf Messing, traduites par Jacques Bergier

Le plusgrandtélépathe publie ses mémoires en U.R.S.S.

Ce récit L e document dont nous donnons ci-après des extraits a paru dans
la revue soviétique « Science et Religion » (juillet-août-septem bre
1965), organe de la Société soviétique pour la lutte contre la
extraordinaire religion. Elle se présente comme « revue mensuelle athéiste». Elle est
éditée depuis six ans. «Science et Religion» n ’est pas l’équivalent
soviétique de «A bas la calotte». A u contraire, cette revue attaque
a p a ru d a n s violemment tous ceux qui se m ontrent grossiers dans leur lutte
contre la religion. Cette lutte, les dirigeants de « Science et Religion »
la revue russe la considèrent comme nécessaire, mais ils entendent la mener avec
courtoisie et modération. Bien entendu, c ’est une revue super­
rationaliste; aussi, peut-on adm ettre que les fa its extraordinaires
« Science décrits par W olf M essing sont exacts.
W olf M essing est télépathe. Il lit les pensées. Il possède également
des dons de clairvoyance. Il se produit sur la scène d ’un music-
et religion » hall et procède aussi à des expériences scientifiques sous le contrôle
de spécialistes en psychologie. Il ne prétend pas expliquer les
phénom ènes q u ’il produit. Il pense seulem ent que l ’explication
est d ’ordre énergétique et que ces phénomènes sont transportés
par un agent traversant tous les obstacles et déjà connu par les
physiciens, peut-être le champ gravitationnel.

Les p h o to g ra p h ie s d e W o lf M essing,
n ous o n t é té c o m m u n iq u ée s p a r
le B ureau S o v iétique d ’in fo rm a tio n .

Personnages extraordinaires 1 37
L orsque les blindés hitlériens franchirent la fron­ j ’eus l’idée d e m ’inscrire au S yndicat des artistes
tière polonaise le 1" septem bre 1939, je me et de d em an d er du travail com m e télép ath e dans
trouvais en Pologne. M a tê te avait été mise à les music-halls. C ela ne me fut pas facile, ca r il
prix p ar les nazis: 200 000 m arks. Ils avaient y avait un scepticism e général en m atière de té lé­
d ’excellentes raisons pour cela: en 1937, devant p athie en U.R.S.S. M ais j ’ai to u t de m êm e réussi
des milliers de sp ectateurs d ’un th é âtre de V ar­ à me faire engager et j ’ai d onné un certain
sovie, j ’avais annoncé une m ort désastreuse pour nom bre de dém onstrations co ncluantes à Brest,
le F ührer. N on pas que je puisse prédire l’avenir à M insk, à G om el. C ’est à G om el que l’aventure
en quelque façon que ce soit, mais je savais à la plus extrao rd in aire de m a vie m’arriva: un soir,
quel point H itler était superstitieux et je pensais deux hom m es en casq u ette v erte in terro m p iren t
faire œ uvre utile. m a dém onstration et me d em an d èren t de les
J ’ai bien connu le «m ystique» favori d ’H itler, suivre. Ils p o rtaien t le red o u tab le uniform e de la
H anussen. Bien que ju if (son oncle était diacre police politique, mais j ’ai senti q u ’ils ne me
dans une synagogue), il avait gagné la confiance v o ulaient pas de mal. Ils me d iren t:
d’H itler. Ceux qui dirigeaient H itler s’en servaient — Suivez-vous, nous avons payé votre h ô tel et
p o u r lui do n n er des conseils sous la form e de récu p éré votre valise.
révélations prétendues surnaturelles. Il fut ensuite On me tran sp o rta d’abord dans une cham bre
supprim é. H anussen était un curieux m élange d ’hôtel, puis nous repartîm es p o u r une desti­
d’escroc et de véritable télépathe. Il avait réel­ nation in co n n u e: une cham bre te rn e dans un
lem ent des dons télépathiques, mais il com m ençait b âtim en t officiel. Un hom m e à m oustaches en tra
toujours ses dém onstrations avec deux com pères, et m e salua cordialem ent. C ’était Staline. Troublé
après quoi, ayant pris confiance en lui-m êm e, p ar sa p résence, j ’ai dit la prem ière bêtise qui me
il donnait sans truquage des résultats authentiques. passa p a r la tê te:
M ais revenons-en à mes aventures en Pologne. — Je viens de vous p o rter dans m es bras.
J ’ai d’abord réussi à me cach er à Varsovie, mais — Q uoi? dit Staline.
j ’ai fini p ar être arrêté. J ’avais laissé pousser mes — Le prem ier mai, à la dém o n stratio n du Parti,
cheveux et m e faisais passer pour un peintre assez à G om el, je portais votre p o rtrait dans m es bras.
excentrique. Q uand je fus confronté avec l’affiche A près quoi Staline m’in terro g ea sur la situation
me rep résentant, l’officier qui m’in terrogeait dit: en Pologne, sur les ren co n tres qu e j ’avais eues
— T u es W olf M essing. C ’est toi qui a annoncé avec les dirigeants polonais, sur la situation géné­
la m ort de notre F ührer. rale, et il me dit ensuite,:
Et il me d onna un coup de poing, le plus beau que — T u peux p artir, nous allons vérifier.
j ’aie jam ais reçu. Je crachai six dents d ’un seul On co m m ença alors à vérifier soigneusem ent mes
coup en un flot de sang. U ne fois en cellule, je capacités anorm ales, hypnotiques et télépathiques.
ten tai l’effort suprêm e de m a carrière. P ar
co n cen tratio n de m a volonté, je fis en tre r la senti­
nelle dans m a cellule, je l’ai hypnotisée et je lui
On fit systématiquement vérifier
ai ordonné de rester im m obile, puis je suis sorti mes pouvoirs paranormaux
dans la rue. L a R ésistance polonaise me fit
ensuite sortir de Varsovie, dans une ch arrette L a prem ière expérience fut tragique. O n me
pleine de foin. d em an d a de to u ch er cen t mille roubles à la
B anque d ’É ta t p ar suggestion hypnotique. En
Q uelques mois après, en novem bre 1939, j ’ai tra ­ présen ce de tém oins, je me suis approché du
versé la rivière Bug pour atteindre l’U nion sovié­ caissier et je lui ai ten d u une feuille de papier
tique. H eureusem ent, j ’avais em porté pas mal blanc en m êm e tem ps q ue je co n cen trai sur lui
d ’arg ent sur moi. Je couchai la prem ière nuit m a pensée. Il me ten d it cen t liasses d e mille
dans une synagogue avec d ’autres réfugiés, puis roubles. Je les ai enfournées dans un e valise.

138 Un voyant soviétique : W olf Messing


Les tém oins achevèrent leur procès-verbal, puis En 1944,
nous allâm es trouver le caissier. Celui-ci ouvrit la
j'ai offert
valise, vérifia la présence de l’argent puis retrouva,
au milieu des chèques annulés, une feuille de à mes frais
papier blanc. Il poussa alors un cri qui m ’épou­ un avion
v anta et s’écroula: infarctus. Je n ’avais pas prévu
de chasse
cela; je n’ai pas le don de précognition. H eu reu ­
sem ent, le caissier guérit assez vite. à mon pays
On me posa d ’autres problèm es. Le plus difficile
consistait à sortir sans laissez-passer du cabinet
strictem ent gardé d ’un personnage ém inent.
Trois contrôles de police séparaient ce cabinet de
la rue. Les policiers avaient été prévenus d ’être
exceptionnellem ent vigilants. M ais, en co ncen­
tra n t ma pensée, je réussis à passer inaperçu.
U ne fois les vérifications finies, j ’ai pu exercer J ’aim e beau co u p les êtres hum ains. Il n’y a jam ais
mon m étier de télép ath e un peu partout. J ’ai de place vide à mes dém onstrations, et je me lie
essayé de m’engager après le 22 juin 1941, date de facilem ent. Il est une catégorie cep en d an t avec
l’agression allem ande con tre la Russie. On ne me laquelle mes co n tacts sont difficiles: ce sont les
trouva pas en assez bon é tat physique. Je conti­ savants. B eaucoup viennent à mes dém ons­
nuai mon m étier avec un tel succès et en gagnant trations, b ea u co u p veulent bien p articip er à des
tellem ent d ’argent que j ’ai pu, au d ébut de 1944, com m issions de contrôle. M ais ils sont em b ar­
offrir à mes frais un avion au pays. C et avion rassés — et à ju ste titre! — lorsqu’il s’agit
eut une destinée glorieuse, ce qui me valut une d ’expliquer les phénom ènes que je produis. De
d écoration, absolum ent im m éritée, mais qui est son tem ps, avec son obstination coutum ière,
un de mes biens les plus chers. D ans le même Staline insista p o u r que l’in stitu t de philosophie
dossier que cette décoration, j ’ai le N° du 22 mai de l’académ ie des Sciences de l’U .R.S.S. explique
1944 de la revue « l’A viateur de la B altique». Le le phén o m èn e W olf Messing. A près de m ultiples
célèbre aviateur K. Kovalev, héros de l’U nion cogitations, un licencié en psychologie, M. G.
soviétique, y raco n te com m ent il a abattu Y aroshevsky, rédigea un texte qui fut approuvé
six appareils allem ands avec m on avion. La revue par le d irecteu r de la section de psychologie de
rapporte aussi la cérém onie de la rem ise de cet Institut, le professeur P etrouchevsky.
l’avion, cérém onie où on m’a traité (titre que Il ressort de ce texte que mes facultés n ’o nt rien
je ne m érite absolum ent pas) de professeur. de surnaturel. Selon l’in stitu t de philosophie,
je d étec te des im pressions très petites produites
Ce fut là le som m et de ma vie. J ’ai connu d ’autres par des m ouvem ents inconscients du visage et du
m om ents sensationnels et notam m ent, à partir corps des gens d ont j ’ai lu la pensée. Ainsi, ajoute
de 1942, des rencontres à T ac h k en t avec Alexis ce texte, la superstition se dissipe-t-elle devant
T o lsto ï1. La m aison d ’Alexis T olstoï était un lieu l’étin celan te lum ière du m atérialism e dialectique.
de réunions et un haut lieu de la culture. N ous Les ém in en ts pro fesseu rs n ’ex p liq u en t pas
n’étions jam ais moins de quinze. F réquem m ent com m ent je peux lire la pensée à travers les murs,
on voyait parm i nous la fem m e de M axim e G orki, ni co m m ent je peux im poser ma volonté aux gens
ainsi que de nom breux écrivains. sans p ro n o n cer une parole. C ’est pourquoi il est
p eu t-être tem ps de dire ce que je pense, moi.
1. N e v e u du g ran d L éon T o lsto ï, c e t éc riv a in est co n n u aussi bien Je com m encerai par dire que je suis ath ée et que
p o u r sa trilo g ie , la Marche dans la souffrance, q u e p o u r son ro m an
d e sc ience-fiction Aelita et l'Hyperboloïde de l ’ingénieur Carine: ce je suis absolum ent persuadé que rien dans ce
d e rn ie r ré c it a p réd it le laser. m onde n ’est incom préhensible, que rien n’est

Personnages extraordinaires 139


inaccessible à l’esprit scientifique, que to u t T oujours poussé p ar le dém on qui m ’h abitait, je
est possible à l’esprit et à la volonté de l’hom m e. lui tendis un fragm ent de jo u rn al q u ’il poinçonna!
Je suis persuadé que to u t le m onde possède mes C’était la prem ière m anifestation de mes pouvoirs.
dons, mais que la plupart des gens ne les ex ercent « Bien, je u n e hom m e, dit le contrôleur, dans deux
pas, et je suis certain q u ’il s’agit d ’un ensem ble heures nous serons à Berlin. »
de forces d ’origine te rrestre et m atérielle. Ce Berlin... ville som bre, ville brutale, ville que
qu’il faut étudier, c ’est la façon d ont je suis arrivé j ’aim e tan t! J ’y travaillai com m e garçon de
au point où j ’en suis. courses et comme cireur de bottes. Je ne mangeais
pas souvent et, un jo u r, je me suis écroulé, to ta ­
Et il est nécessaire de raco n ter un peu ce que fut lem ent évanoui. On me ram assa: pas de b a t­
m a vie. Je suis né dans une famille juive, dans un tem ents de cœ ur, pas de respiration et un corps
petit village près de Varsovie, le 10 septem bre to talem en t froid. Je fus tran sp o rté à la m orgue.
1899. D e grands écrivains ont décrit ce petit Et c’est là q u ’un étu d ian t en m édecine s’est
village de juifs, avec leur pauvreté et leur mysti­ aperçu que mon cœ u r b attait encore de tem ps en
cisme, et je ne ch ercherai pas à les im iter. M a tem ps, lentem ent, faiblem ent, mais il b attait. Je
famille a été exterm inée tout entière par les nazis fus alors étudié de près par deux psychiatres,
au cam p de M aïdanek. Il ne me reste m êm e pas le professeur A bel et le professeur Smith. Ils me
une photo. révélèrent mes dons et je découvris alors un
moyen de gagner un peu mieux ma vie: je faisais
le m ort dans un cercueil de verre dans une fête
A Gam, je tendis au contrôleur du train foraine. Il y faisait abom inablem ent froid, mais je
un journal qu'il poinçonna gagnais 5 m arks par séance.

N ous étions d ’un mysticisme dém ent. C om m e J'ai rencontré Einstein,


j ’ai une m ém oire pathologique et com m e je
retiens to u t autom atiquem ent, je suis devenu Freud et Gandhi
célèbre dès m on enfance p ar de longues citations
d u T alm u d . M on père décida alors de m ’envoyer En 1915, on me vendit au célèbre cirque Busch.
au sém inaire ju if pour y étudier la religion et Je me suis mis alors à gagner b eau co u p d ’argent.
devenir d o cteu r en théologie, puis rabbin. Je n’en Suffisam m ent pour prendre des leçons et pour me
avais pas la m oindre envie; c’est alors q u ’une cultiver. Suffisam m ent p o u r être attiré vers les
apparition se produisit: une gigantesque figure grands esprits. J ’ai ren co n tré Einstein qui m’ins­
noire m’ap p aru t au crépuscule et me dit: « M on pira intuitivem ent une adm iration sans bornes.
fils, va à l’école rabbinique. » J ’y suis donc allé: J ’ai ren co n tré F reud et fis avec lui quelques expé­
ju sq u ’au jo u r où, allant en perm ission à l’impro- riences de télépathie. En 1921, les Polonais me
viste dans ma famille, j ’y ai vu l’apparition en m obilisèrent pour un an. C ela ne d u ra pas: je
train de prendre le thé! Le tout avait été une suis le plus m auvais soldat q u ’on puisse imaginer.
o pération m ontée p ar mon père pour me p er­ Puis ce fut ma période de voyages. A Riga, j ’ai
suader. La secousse fut terrible pour moi. Je conduit une autom obile les yeux bandés. Je ne
décidai alors q u ’on me m entait, j ’ai cessé de sais pas conduire, d ’ailleurs; à côté de moi, le
croire à la religion et à D ieu. Et je n’y crois véritable co n d u cteu r me donnait des ordres par
toujours pas. C ’est alors que je com m is un crim e. télépathie. D es milliers de tém oins étaien t
Je brisai le tronc où les juifs sionistes a c cu ­ présents et des photos ont été prises. Puis,
m ulaient de l’argent pour aller en Israël. J ’avais atteig n an t la célébrité m ondiale, j ’ai voyagé.
onze ans. Le tronc con ten ait neuf kopecks. J ’ai Parm i les images d ont je me souvient le plus, il
ach eté des provisions et je me suis em barqué, y a ma ren co n tre avec G andhi. Celui-ci était un
filant vers Berlin. Je fus réveillé par un contrôleur. ém etteu r télép ath e ex trêm em en t puissant. A

140 U n vo yan t soviétique : W o lf M e s s in g


notre prem ière rencontre, il me donna m enta­ Gandhi
lem ent l’ordre de prendre une flûte sur une table
et de la rem ettre à une troisièm e personne qui
m'a donné
était présente. C’est ce que je fis. Personne ne des ordres
fut étonné. mentalement.
Je profitai de ce voyage aux Indes pour étudier à
fond les yoguis; ce sont des m aîtres prodigieux
dans l’art de contrôler to ta le m en t le corps. J ’ai
fait mon possible pour les im iter sans jam ais y
parvenir totalem ent. Ils arrivent à se m ettre
en catalepsie p endant des sem aines entières.
Jam ais je n’ai réussi à le faire p endant plus de
trois jours. Ils s’en traîn en t constam m ent et
arrivent à des résultats véritablem ent ex tra­
ordinaires. Il ne s’agit ce rtain em en t pas de tru ­ Je décidai de te n te r une expérience. Je l’ai invité
quage ni de charlatanism e, ni d ’ailleurs de dans ma cham bre et me suis mis, m aladroitem ent,
surnaturel. M ais il s’agit d ’études qui exigent à faire des croquis le rep résen tan t, sur mon bloc-
beaucoup de persévérance et beaucoup d ’énergie. notes; je tirai alors de ma poche une m ontre en
or et je la plaçai sur la table, puis je sortis.
Il m'arriva de jouer Le je u n e garçon agita la m ontre, la suça et s’en
alla avec. Je le suivis. A rrivé dans le grand hall,
les détectives privés il m onta avec une agilité extraordinaire le long
d ’une énorm e carcasse d ’ours em paillé. Je vis
Puis je suis retourné en Pologne où je me suis mis, étin celer ma m ontre en or quand il la glissa dans
pour la prem ière fois, à faire de la clientèle la gueule de l’animal. On ouvrit le ventre de ce
privée. On me posait des problèm es, le plus receleu r involontaire. Parm i les cuillères d ’argent
souvent strictem ent personnels, mais je puis-' en et les bouchons de carafe, on y retrouva, avec
raco n ter un. Une très noble famille, les C zarto- ma m ontre, le bijou du com te. Celui-ci m’offrit
ryski, m’a chargé d ’en q u êter sur un vol. Une une som m e astronom ique: le q u art de la valeur
broche sertie de diam ants, propriété de la famille du bijou. J ’ai refusé, mais je lui dem andai en
depuis des siècles, avait disparu. Ce bijou avait échange d ’intervenir auprès du gouvernem ent
une valeur fantastique : de l’ordre de 800 000 francs pour relâch er un peu la législation antijuive
français 1965. Le chef de la famille, le com te Czar- en Pologne. Ce qui fut obtenu en quinze jours.
toryski, envoya son avion personnel me prendre. J ’ai étudié à fond l’hypnotism e. M es m aîtres
La police officielle avait échoué. J ’étais son n’ont pas été les scientifiques ni les yoguis. C ’est
dern ier espoir. surtout auprès des sorciers de village et des sor­
J ’avais à l’époque mon aspect le plus artistique: cières que j ’ai pris des leçons. Je sais com m e eux
cheveux noirs d escendant sur les épaules, visage faire passer la douleur. Les sorciers p ro n o n cen t
pâle, costum e noir. Le com te me présenta com m e po u r cela des phrases cabalistiques qui ne
un p eintre venu faire son portrait. Je fis connais­ signifient probablem ent rien. Moi, je dis n’im porte
sance de to u t le m onde, famille et dom estiques. quoi, de p référence en langue étran g ère; c ’est
Je n’ai rien senti qui éveillât en moi le m oindre un sport que je ne recom m ande pas: la douleur
soupçon, qui me d onnât la m oindre im pression de est une sonnette d ’alarm e utile.
culpabilité. M ais il y avait parm i eux un être dont Je sais égalem ent faire tréb u ch er qu elq u ’un à
aucun signal ne me parvenait, un garçon de distance, à une distance de l’ordre de vingt
onze ans, faible d ’esprit. m ètres, par un effort de pensée. N ’im porte quel

Personnages extraordinaires 141


sorcier local p eu t en faire au tan t et il pouvait C ’est ainsi que j ’ai un procès-verbal où un des
le faire avant que qui que ce soit ait entendu sp ectateu rs me suggère ceci: «V enir le chercher,
p arler de Pavlov. Le phénom ène est à étudier. On sortir de sa poch e un m ouchoir, sortir de ce
ne se sert pas suffisam m ent, à m on avis, de m ouchoir des chiffres en carton et com poser avec
l’hypnotism e en psychiatrie. J ’avoue q u ’il m ’est ces chiffres la date 1917 de la grande R évo­
arrivé ainsi d ’exercer illégalem ent la m édecine, lution.» Je reçus ce signal m ental et je l’ai
une fois au m oins tellem ent le cas m ’a am usé. exécuté. L’hom m e n’était pas m on com père. Le
La scène se passait en Pologne, il y a une trentaine rap p o rt scientifique me dit que j ’ai d éd u it ce
d’années. Le patient, un noble polonais, le com te message d’une grande com plexité de m ouvem ents
de Y..., était persuadé que des pigeons s’étaien t im perceptibles du corps et du visage du sujet.
installés dans sa tête! Les psychiatres avaient Cela, dit le rap p o rteu r, n ’a rien de surn atu rel
échoué et le patient refusait de se laisser enferm er, et de m ystique. M oi, je veux bien. M ais il me
ca r il avait peu r q u ’on lui ouvre le crâne. sem ble to u t de m êm e extraordinaire de pouvoir
A la d em ande de la famille, je suis venu le voir d éd u ire de très p etites actions un m essage; je
avec un télescope. L’ayant observé avec soin, je préfère réellem ent croire que j ’ai lu les pensées.
lui ai dit: «E n effet vous avez des pigeons qui J ’ai d ev an t les yeux des extraits de la revue « la
sont installés dans votre tê te, mais je les chas­ S anté», N° 3, 1963. Le professeur G .I. K osytski
serai. » E t je les ai chassés. C harlatanism e? y parle des «ex p érien ces de W olf M essing».
D ’accord, mais aussi exercice de l’hypnotism e. C ’est le titre de l’article. Le professeur conclut
Le p atien t est resté guéri p en d an t des années... qu e j ’ai développé à un p o in t extrao rd in aire les
ju sq u ’à ce q u ’un rationaliste lui eu t expliqué q u ’il facultés d ’observation, de déd u ctio n et de
n’avait jam ais eu de pigeons dans la tête. A près m ém oire et que je suis un cas aussi extraordinaire
quoi les pigeons sont revenus et ils y sont encore... q u ’un grand violoniste com m e D avid O straïkh ou
si le personnage en question a survécu à la guerre. q u ’un g rand pianiste com m e von L iebern. E t de
Ce fut m on seul exercice illégal de la m édecine. co n clu re: M essing n’est nullem ent télép ath e;
M ais il m’arrive quelquefois, à leur dem ande et le to u t est assaisonné de nom breuses citations
sous leur contrôle, d ’aider les m édecins dans le de Pavlov.
traitem e n t d ’alcooliques ou de fum eurs invétérés.
Je n’aim e pas b eaucoup ce travail, car il se produit J ’ai le plus grand resp ect p o u r l’estim able p ro ­
un effet curieux que j ’appelle l’induction: je me fesseur. Q u ’il m’explique seulem ent co m m ent je
p ersuade m oi-m êm e. L orsque je guéris un alcoo­ peux recevoir, p ar simple observation, un nom bre
lique, j ’ai du mal à boire p en d a n t des mois. de plusieurs chiffres, et je me rangerai à son
Lorsque je guéris un fum eur, je ne peux plus po in t de vue. Q u ’il m’explique aussi com m ent je
fum er p endant des sem aines. M ais m on trai­ fais p o u r me sentir assoiffé si un sujet, que
tem en t m arche. J ’en suis venu à conseiller é n e r­ j ’observe, a soif, et pourquoi j ’ai l’im pression de
giquem ent à mes patients de faire un effort de caresser quelque chose de soyeux si ce sujet
volonté ou de suivre un traitem e n t basé sur des pense q u ’il caresse un chat. C ’est p o u r cela q u e
m édicam ents. j ’hésite à p arler de voix télép ath iq u es où à dire
que j ’entends. Tous les sens y sont mêlés. Je reçois
J ’ai continué de travailler ainsi: télép ath e de in discutablem ent des messages. Il est d ’ailleurs
music-hall, détective privé, ch e rch eu r parallèle, possible de m’en em pêcher, et plusieurs p er­
ju sq u ’à la catastrophe de 1939 et mon d ép a rt en sonnes ém ettan t des m essages co n trad icto ires
U .R.S.S. D epuis, j ’ai aussi continué à chercher. p eu v en t me faire rater m on num éro. J ’ai fait
Les rapports scientifiques sur moi s’accum ulent i’expérience. Je pense d’ailleurs qu’en co ncentrant
dans mes dossiers et je dois dire que les savants ne suffisam m ent sa volonté, en étan t suffisam m ent
me paraissent pas ê tre fo rtem en t doués de hostile, on ferait rater son exécution à un grand
curiosité. pianiste et à un grand violoniste.

142 Un voyant soviétique ; W olf Messing


Messieurs les savants, pourquoi Ils disent
n'étudiez-vous pas sérieusement que ça
ces phénomènes? n'a rien de
surnaturel.
Q ue puis-je dire encore? La sym pathie m’aide,
Moi,
bien entendu. Les m eilleurs ém etteu rs me
paraissent être les sourds-m uets, probablem ent je veux bien.
parce q u ’ils im aginent sans pouvoir parler.
Et m aintenant, quelques exem ples de messages
que j ’ai effectivem ent reçus:

— D escendez dans la salle et approchez-vous de


moi. Sortez de ma poche droite le calendrier 1964.
O uvrez-le au mois de novem bre. B arrez le mois
de novem bre au crayon. B arrez le 19 novem bre. j ’avais d ’ailleurs un ban d eau étudié p ar des
C ela s’est passé à Irkoutsk. experts et qui ne p erm e tta it pas de tricher. Le
jo u e u r d ’échecs, ém etteu r de signaux, me tenait
— Veuillez m onter au g renier de ce club sim plem ent la main. T élépathie? Transm ission
d’ouvriers, vous y trouverez un pigeonnier. de signaux ex trêm em ent faibles? Pulsations ou
A pportez-m oi un pigeon blanc. vibrations de to u t le corps du jo u e u r d ’échecs
C ela s’est passé à A ngarsa, le 21 mai 1964. qui me servait d ’ém etteu r, d ’in d u cteu r selon
l’expression que j ’em ploie? Les deux hypothèses
— D escendez dans la salle. A la sixième place sont possibles. Et après tout, q u ’est-ce que la
du onzièm e rang se trouve une je u n e fille. D ans télép ath ie? Il n ’y a pas de surnaturel. L orsque
son sac, vous trouverez un A tlas m ondial. E ntre je reçois un signal, il est porté par une énergie
la d ernière page et la couverture, vous trouverez quelconque. Énergie d’un type acoustique lorsque
une carte de bonne année. Veuillez présen ter l’on me tient p ar la main. Énergie d ’un au tre type,
cette carte au public. gravitationnel p eu t-être, lorsque j ’opère à dis­
Ceci se passait en Sibérie, le 11 décem bre 1963. tance. C ’est à la physique d ’étu d ier m on cas.
Bien entendu, j ’ai lu tous les livres sur le sujet
— A pprochez-vous de l’extincteur. E ntre l’extinc­ et je suis saturé de discussions. On m’a dém ontré
te u r et le mur, vous trouverez une casquette de que la télépathie était un atavism e en voie de
soldat. D ans cette casquette il y a ma m ontre. disparition. On m’a égalem ent dém ontré que la
A pportez-la-m oi. télép ath ie était un sens de l’hom m e du futur.
C ela s’est passé à K oustanaï, le 5 décem bre 1963. F inalem ent, toutes ces discussions me lassent.
Il est une chose que je sais: to u t hom m e et toute
Tous ces ordres reçus par télépathie, je les ai fem m e de bonne foi peuvent citer au moins un
exécutés avec précision. Ces gens-là n’étaien t exem ple de télépathie spontané dans leur propre
pas com plices. vie. A lors pourquoi n’étudie-t-on pas ces ph én o ­
m ènes? En quoi sont-ils contradictoires avec la
Les yeux bandés, j ’ai gagné une partie d ’échecs notion m atérialiste du m onde? P ourquoi la radio
con tre un jo u e u r assez fort. C ’était la prem ière et la télévision ne contredisent-elles pas la notion
fois que je jouais aux échecs et je ne connais m atérialiste, et la télép ath ie la contredit-elle?
toujours pas la règle du jeu... Q ue s’est-il passé? M essieurs les savants, répondez, je vous en prie!
Il y avait à côté de moi un autre très bon joueur. W OLF MESSING.
Celui-ci ne disait rien, ne faisait aucun geste: ( traduction de Jacques Bergier).

Personnages extraordinaires 14 3
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D o c u m e n t co m m u n iq u é p a r M . S a in t-H ila ire , se c ré ta ire g é n é ra l d e l’A sh ra m d e P o n d ic h éry .

.
Le Teilhard de Chardin de l'Orient
La vie
foeuvre
la pensée
de
SRI AUROBINDO
Voici quinze ans disparaissait, dans l’A shram m oderne qu’il avait
fondé à Pondichéry, le plus grand penseur m oderne de l’Inde.
La revue Synthèses vient de publier un num éro spécial sur Sri Auro-
bindo (num éro 235 de D écem b re 1965) et nous a aim ablem ent
com m uniqué plusieurs éléments de l’étude que vous allez lire.
Raym ond de Becker, qui prépare pour l’Encyclopédie Planète le
volume sur l’hindouisme, présente notre cahier spécial.

Grands contemporains 145


L'aventure spirituelle de Sri Aurobindo
1 R a y m o n d de Becker

Il a tenté la synthèse de l'Orient de son lit, revolver au poing. Un m agistrat b rita n ­


et de l'Occident nique a été victim e d’un a tte n ta t à la bom be.
C elle-ci a été fabriquée dans le jard in où
Un soir de février 1910, alors q u ’il se trouve dans s’en tra în en t les «disciples» de B arin, frère
les bureaux de son jou rn al, le Karmayogin, d ’A urobindo. Si, après un an de prison, on a
Sri A urobindo est averti que les B ritanniques acq u itté celui-ci, c’est q u ’un étran g e incident l’a
veulent l’a rrê te r une deuxièm e fois et le d ép o rte r protégé. Le seul tém oin qui eû t pu fournir les
aux îles A ndam an. Il entend une Voix qui lui dit: preuves de sa culpabilité et en traîn er sa condam ­
Va à Chandernagor. Il y obéit, prend la prem ière nation à m ort a été ab attu d ’un coup de revolver
barq u e franchissant le G ange et quitte pour dans une des cellules voisines de celle où il a été
toujours A lipore où il se trouvait. Il a tren te-h u it enferm é. M ais son frère, placé dans la m êm e
ans. U ne des plus grandes aventures de l’âm e et cage que lui p o u r le plaisir des juges, se voit
de l’esprit com m ence. condam né à la potence. Il en réch ap p era toutefois.
Q ui donc alors est A urobindo? P ourquoi cette
fuite? P ourquoi cette obéissance à des « voix »
que les sceptiques assim ileront à celles de Jeanne Adversaire de la non-violence,
d’A rc? Q ue lui veulent les B ritanniques? Q uatre il s'oppose à Gandhi
ans plus tôt, ce natif de C alcu tta s’est plongé dans
le m ouvem ent nationaliste du Bengale. Il a fondé Faut-il s’éto n n er de pareille action terroriste
un quotidien de langue anglaise, le Bandé au pays de G an d h i en qui certains v eulent voir
Mataram, qui est le prem ier à réclam er l’indé­ l’ap ô tre de la non-violence? A cette époque,
pen d ance de l’Inde. Il a fondé un parti extrém iste G an d h i n’a pas encore fait son apparition à
d ont les objectifs sont le b oycott des denrées, des l’horizon de la politique indienne. Le m ouvem ent
tribunaux, des écoles et des universités b ritan­ p o u r l’in dépendance n’en est pas m oins déjà en
niques. C ependant, dans un discours prononcé à pleine efflorescence. Son p rem ier grand leader
B om bay, il déclare déjà aux m ilitants natio­ a été G okhale qui répugne à la violence, croit
nalistes: « Ce n’est pas vous, c ’est quelque chose en co re aux com prom is et à la possibilité d’une
en vous qui agit. Q ue p euvent tous ces tribunaux, action constitutionnelle. Tilak, lui, n’y croit plus.
tous les pouvoirs du m onde contre C ela qui est en O u, to u t au moins, se trouve à la limite. Il ne
vous, c e t Im m ortel, ce N on-N é, cet Im périssable préconise pas la violence, mais la to lère. C ’est
que l’épée ne p eu t p erc er et que le feu ne brûle un esprit religieux, une sorte de saint. Il a
point? L a prison ne p eu t l’enferm er ni la poten ce rech erch é dans la Bhagavat Gîtâ, la plus populaire
le détruire. D e quoi auriez-vous peur, si vous des É critures sacrées de l’Inde, les fondem ents
êtes conscients de Lui qui est en vous? » Ce m étaphysiques d ’une action violente et désin­
m ilitant nationaliste a com m encé, il est vrai, son téressée. Ë t qu’a fait la Bhagavat Gîtâ, sinon
yoga. M ais si nous, O ccidentaux, serions tentés co m m en ter de m anière p oétique les propos te r­
de l’appeler un m ystique, lui vient de l’athéism e ribles de la Katha Upanishad: « Si le tu e u r croit
et n’est pas encore sûr — le sera-t-il jam ais? — de q u ’il tue, si le tué croit q u ’il est tué, ni l’un ni
croire en un D ieu tel que l’im agine la tradition l’au tre n’o nt la vraie connaissance: celui-ci n’est
ju d éo -ch rétien n e. Le 4 mai 1908, la police l’a tiré pas tué, (l’au tre) ne tue pas. »

146 Sri Aurobindo : sa vie, son œuvre, sa pensée


T o u t au long de sa carrière, A urobindo confir­ prénom anglais, il passera dans l’île treize ans
m era d’ailleurs son opposition à une non-violence de sa vie, n’ap p ren an t q u ’à vingt ans sa propre
q u ’il juge l’expression de « m oralistes im puissants langue, le bengali. A ssim ilant le français, le grec,
et de pacifistes débiles». L orsqu’en 1920 le fils de le latin, l’italien et l’allem and au point de lire
G andhi vient l’en tre ten ir des techniques d’action D an te et G œ th e dans le texte, il s’affilie à
de son père, il lui réplique par cette question C am bridge à une société secrète indienne et,
pro p h étique: «Q ue feriez-vous si, dem ain, les m anque le célèbre concours de YIndian Civil Ser­
frontières du N ord (séparant de la C hine) étaien t vice pour ne pas s’être présenté à l’épreuve d ’équi-
m enacées?» Et, en 1940, alors que sous les tation. On finit p ar le tro u v er dangereux sujet.
bom bardem ents de la Luftw affe, G andhi adresse Ce n ’est néanm oins ni en beatnik ni en ascète
au peuple anglais un m essage l’adjurant de ne chevelu que Sri A urobindo aborde la lutte n atio ­
pas résister par la violence aux attaques alle­ naliste. C ’est en gentlem an distingué. L orsqu’à
m andes, il prend position aux côtés des Alliés. vingt ans il retrouve l’Inde, il s’y sent perdu,
« La guerre et la destruction, dit-il alors, sont indigné : « N otre prolétariat, s’écrie-t-il, est enfoncé
un principe universel qui gouverne non seu­ dans l’ignorance et écrasé de détresse. » A près
lem ent notre vie p u rem en t m atérielle ici-bas, les treize années d’O ccident, il va en consacrer
mais même notre existence m entale et m orale l...j. treize au tres à retro u v er sa p ropre tradition.
L’hom m e ne p eu t faire un pas en avant sans une C ep en d an t, dès son arrivée à Bom bay en 1892,
bataille [...]. Il ne suffit pas d’avoir les mains il est saisi p ar un calm e imm ense. Il a beau
pro p res et des âm es sans tach e pour que la loi devenir professeur de français auprès du maha-
de la bataille et de la destruction disparaisse du radja de B aroda, puis son secrétaire particulier,
m onde; il faut d’abord que ce qui est à leur base c’est là un prem ier co n tact spirituel que prend
disparaisse de l’h u m an ité. » L ’assassinat de avec son pays un garçon qui, à l’époque, se croit
G andhi, les m assacres ayant m arqué la partition agnostique, sinon athée. Et, tandis q u ’il se lance
de l’Inde lors de la proclam ation de son indé­ dans l’activité révolutionnaire, il apprend le
pendance, les transferts de millions de personnes sanscrit, redéco u v re les textes sacrés, les Védas,
qu’elle exigea, la guerre m êm e dont le C achem ire les IJpanishads. Mais, bientôt, cette gym nastique
fut récem m ent l’occasion tém oignent de l’am bi­ intellectuelle le lasse. Il s’ap erço it que l’intellect
guïté d’une attitude qui, m algré sa noblesse, p eu t justifier le blanc et le noir et q u ’à toute
dem eu ra à la surface des choses, ne parvint à vérité dite intellectuelle p eu t être opposée une
m esurer la puissance exacte des forces d’om bre vérité co n traire, aussi justifiable p ar la raison.
et dem eure, malgré son succès apparent, une des C ’est son p rem ier choc. Un autre, plus hum ble,
entreprises les plus discutables du x x e siècle. se pro d u it: alors que son frère est tom bé m alade,
en proie à une m auvaise fièvre, surgit un de ces
m oines errants, au corps à dem i-nu cou v ert de
Un ascète ressuscite cendres, d ont l’Inde possède ta n t d ’exem plaires.
l'image de l'Inde traditionnelle Le m oine dem ande un verre d’eau, trace un
signe, psalm odie une form ule sacrée, donne à
Sri A urobindo, plus que G andhi, avait été boire au m alade. Q uelques m inutes plus tard,
cep en d an t p rép aré au m oralism e religieux dont celui-ci est guéri. L ’ascète a disparu. Le scep­
ce d ern ier fit le fondem ent de sa politique. C ’est tique a vu. Il est intrigué. Il veut en savoir plus.
que ce m oralism e est m oins indien q u ’occidental Il ne cessera plus désorm ais de chercher.
et c’est d ’A ngleterre q u ’il se répandit dans les Ce p rem ier co n tact avec le yoga trad itio n n el n’a
couches dirigeantes de l’Inde. O r, A urobindo, qui cep en d an t rien à voir avec une conversion, au
se gaussait des puritains en les appelant les sens occidental. Ce qui a frappé A urobindo, c’est
pruritains, avait été envoyé en G rande-B retagne un pouvoir ne p o rtan t pas seulem ent à l’évasion
faire ses études. D oté d ’une gouvernante et d ’un mais à l’aide d ’autrui. O r, tout à ses objectifs p o u r

Grands contemporains 147


l’in d épendance de l’Inde, il est en quête aussi de la force et l’inspiration de son œ u v re: ce qui lui
pouvoir. Il a constaté un fait tro u b lan t: il entend perm it de passer chaque jo u r douze heures à
le p én étrer, au besoin le répéter. E st-ce D ieu écrire, de six heures du soir à six heures du
qui en est l’auteur? Il n’en sait rien. Il form ule m atin, puis de déam buler dans sa cham bre d u ran t
seulem ent ce tte p rière: «Si T u existes, T u huit heures « p o u r le yoga ».
connais m on cœ ur; T u sais que je ne dem ande En prison, il passe de ce ciném a du m onde à
pas la libération [...] mais seulem ent la force de l’illusion de son individualité et, p ar là, à une
soulever cette nation. » C et élan va m arquer de conscience de l’identité universelle.
m anière indélébile la vie et l’oeuvre du futur
m aître spirituel de l’Inde. U ne attitu d e de
rech erche expérim entale, un goût d ’utiliser le
Aurobindo est un yogi qui s'est mis
yoga, non pour quelque salut individuel q u ’il ira au service de l'humanité
ju sq u ’à tro u v er «d ég o û tan t» , mais p o u r les
autres, pour l’hum anité. « Un yoga qui exige que L’ac q u ittem en t et la libération de Sri A urobindo,
j’ab an donne le m onde n’est pas fait pour moi. » ses prem ières approches du yoga ne lui font pas
q u itter pour au tan t l’action politique. Il fonde
Le yoga est la source où un quotidien bengali, puis un jo u rn al de langue
anglaise, dont nous avons déjà parlé: le Kar-
il puise force et inspiration mayogin. Il le place sous la devise de la Bhagavat
Gîtâ: « L e yoga est l’habileté dans les œ uvres.»
C ’est donc en pleine action qu ’il en trep ren d ses Et qu o iq u ’il y poursuive ses objectifs de non-
prem ières approches spirituelles. Il y trouve une co o p ératio n et d ’indépendance, son regard y
paix qui l’aide à s’accom plir. Peu avant son arres­ déb o rd e déjà l’Inde et se po rte sur l’hum anité.
tation, il a renco n tré un prem ier yogi, Vishnou Il arrive à pousser ce cri: « Il ne s’agit pas de se
B haskar Lélé, avec qui il a passé trois jours. révolter co n tre le gouv ern em en t britannique
Celui-ci déclen ch a en lui des expériences qui lui — n ’im porte qui p eu t faire cela aisém ent —, mais
« firent voir le m onde avec une prodigieuse inten­ de se révolter co n tre la N atu re universelle to u t
sité, com m e un jeu ciném atographique de form es entière. »
vacan tes dans l’universalité intem porelle de
l’A bsolu». C ette sorte de prem ière perception Q ue p eu t signifier pareille révolte? En m êm e
de l’illusion du m onde, si contraire apparem m ent tem ps que son reto u r en Inde et ses prem ières
à ses convictions, le laisse quelque peu désem ­ ap p ro ch es du yoga ont fait craq u er en A urobindo
paré. Loin de vouloir trouver en pareil « nirvâna» la conscience qui aurait pu se satisfaire de
la seule réalisation possible ou m êm e la culm i­ quelque carrière politique et o n t éveillé des
nation finale, il ne veut y voir que le com m en­ exigences plus larges mais toujours confuses, la
cem ent de sa réalisation. C ep en d an t, il dem eure prison, les persécutions, les dép o rtatio n s ont
des mois en cet état, ce qui ne l’em pêche ni o uvert d evant lui to u t un enfer de to rtu res et de
d’éd iter un quotidien ni de courir les réunions souffrances. C et enfer, il ne croit pas — on l’a
secrètes ou de p ro n o n cer des discours. Lorsqu’à déjà vu à propos de la non-violence — q u ’il puisse
B om bay il doit prendre pour la prem ière fois la être exorcisé p ar quelque attitu d e m oralisante.
parole en cet état et avoue à Lélé ne savoir Il ne croit pas davantage que les religions se
co m m ent s’y prendre, celui-ci lui conseille de proposent sérieusem ent de d étruire l’enfer de
ne rien p réparer, mais de s’ouvrir seulem ent à la l’hom m e ou en possèdent les capacités. Elles ne
force du B rahm an, afin que l’inspiration lui co rresp o n d en t pour lui q u ’à «un vieux fiasco»
vienne d ’une au tre source que le m ental. Elle lui auquel il ne se trouve guère disposé à do n n er sa
en vient. Et, toute sa vie, A urobindo chercha caution. Il y a plus. Il soupçonne en ces enfers
depuis à cette source qui n’est pas intellectuelle des vérités étouffées. Fidèle à la grande tradition

148 Sri A u ro b in d o : sa vie, so n œuvre, sa pensée


indienne, il place le diable au cœ u r de D ieu, car, D eux mois ne se sont pas écoulés q u ’elle l’invite
si le Divin est tout et origine de tout, com m ent à se rendre à Pondichéry. N e b ougeant que
le situer ailleurs qu ’en lui? Ce que notre vertu, com m e s’il était bougé p ar le Divin, ainsi q u ’il
« cette prétentieuse im pureté », considère com m e l’écrira, A urobindo s’em barque aussitôt sur le
les Puissances de T énèbres, celles-là sont, avant Dupleix. Ce n’est pas q u ’un adieu définitif à l’Inde
tout, les forces adverses que l’âm e s’est elle- du N ord. C ’est aussi un adieu à la politique que
m êm e choisies pour lui servir de pierre de touche. les d ém arch es ultérieu res faites auprès de lui
«Il faut regarder en face la réalité, courageu­ po u r lui offrir la présidence du C ongrès ne lui
sem ent, et voir que c ’est D ieu, et nul autre, qui feront plus jam ais rep ren d re. A ceux qui
a fait ce m onde dans son Ê tre et q u ’il l’a fait tel po u rraien t être surpris de ce phénom ène de la
qu’il est [...]. Il faut voir que D ieu, le créateu r Voix, on peu t dire q u ’il est fréq u en t à quiconque
prodigue et bienfaisant, D ieu qui garde et qui en trep ren d quelque vaste expérience intérieure
sauve, la m iséricorde puissante, est aussi D ieu ou, à son insu, se trouve déjà dans l’atten te d ’elle.
qui dévore et D ieu qui détruit. » Jung en a entrepris l’étu d e psychologique. Chez
Est-ce à dire qu ’A urobindo va se placer, tel un A urobindo, ce phén o m èn e sem ble avoir jo u é un
co m m entateur simpliste de N ietzsche, par-delà rôle capital. D u ran t son séjour en prison, nous
le Bien et le M al? Q ue non. Il voit p lutôt dans savons, par exem ple, q u ’il en ten d it constam m ent
l’erreu r une porte p ar où la V érité p eut entrer, dans sa m éditation la voix de V ivekananda. Il
dans « les divinités violentes et obscures qui semble d ’ailleurs q u ’A urobindo ait considéré ce
q u ittèrent les bras de l’Un », des voleurs de soleil, ph énom ène en rap p o rt avec un m ode de révé­
des forces dont la rage fut de découvrir ce que lation directe. C ontrairem ent à l’habitude indienne,
les dieux blancs n’avaient pas vu. D éjà, ces forces le père du yoga intégral ne fut jam ais en co n tact
sont sauves en raison de ce q u ’on ne peu t rien avec quelque «guru» ou m aître spirituel. Il
retran c h er du m onde et de D ieu, mais seulem ent dem eu ra à peine trois jo u rs avec B haskar Lélé,
éveiller, transfigurer, ensoleiller, rendre conscient. on l’a vu. Il ne sera plus jam ais disciple. Il préci­
Et, com m e la pensée aurobindienne n’est jam ais sera plus tard que même les Védas ne lui servirent
que le fruit d ’une expérience, ses grandes jam ais de guide et ne firent que confirm er ses
intuitions sur l’utilité des ténèbres s’appuient expériences déjà acquises. Le voilà dès lors
sur la description de ce qui se passe dans son quelque peu en m arge de la tradition indienne,
yoga. Il d écrit ainsi dans la vie de chacun « un tel un m oderniste plus p roche de F reu d ou de
double m auvais» qui, sous les aspects d’un être Jung, d ’ailleurs, que de T eilhard de C hardin. Si
aim é, représente souvent la contradiction de ce ce dernier, en effet, pense et spécule, ou ten te
p o u r quoi l’on est doué. D e sorte que la lum ière une réconciliation de la pensée religieuse et de la
q u ’on voulait atteindre ne peut plus l’être sans pensée scientifique, il d em eure sur le plan de
que soit assum ée l’om bre qui la contredit. D e là la pensée, mais ne propose nulle m anière nouvelle
que la boue à d rainer n’est pas seulem ent la d ’a c cé d er au Divin, nul chem in nouveau d ’explo­
sienne, mais celle du m onde. « Vous ne faites plus ration ou d ’expérience spirituelles. C ’est p ar quoi
votre yoga pour vous seul, dira-t-il plus tard, vous com m ence A urobindo. T o u t en reconnaissant
faites le yoga pour to u t le m onde, sans le vouloir, l’im portance que p u t avoir dans le passé et au ra
autom atiquem ent. » encore dans l’avenir l’institution indienne du
guru, il s’en passe p o u r lui-m êm e et proclam e
l’existence du guru interne, siégeant au fond du
Il s'est passé du « guru » traditionnel cœ u r de l’hom m e.
pour écouter la Voix intérieure Le m odernism e de Sri A urobindo ne résulte pas
cep en d an t d ’une occidentalisation de l’âm e et de
La Voix qui lui avait enjoint de se rendre à la pensée, ou de quelque mépris pour les prodi­
C han d ernagor ne reste pas longtem ps silencieuse. gieuses richesses spirituelles de son pays. Vis-à-

Grands contemporains 149


vis de la pensée occidentale, il conservera toujours A urobindo d em eu ra seul. En 1914, toutefois, on
une distanciation critique. l’a vu, Paul R ich ard vint à P ondichéry. Il était
accom pagné de sa fem m e, F rançaise d ’origine
juive, et qui s’y fera b ien tô t co nnaître sous le
En six ans, il écrit une œ uvre nom de M ira Alfassa. Q uand R ichard, appelé
im m ense et profonde de penseur sous les arm es lors de la P rem ière G u erre
m ondiale, q u itta P ondichéry, il ne devait plus y
L orsqu’il arrive à P ondichéry, d ’abord m isérable, revenir. Sa fem m e y revint seule en 1920 et s’y
en proie aux provocations des autorités britan ­ installa p o u r toujours. En 1926, A urobindo lui
niques qui te n ten t d’o btenir son extradition, il se confia la d irection to tale de Yashram d o n t elle
lance ju stem e n t dans l’étude des É critures devint la M ère. A gée aujo u rd ’hui de quatre-
hindoues, q u ’il n ’avait connues jusque-là que par vingt-sept ans, M ira A lfassa poursuit l’œ uvre
des traductions anglaises et qu’il aborde cette entam ée par A urobindo.
fois dans le texte sanscrit. C ’est une révélation.
M ais alors surgit l’incident qui va perm ettre son
œ uvre. A rrive à P ondichéry un écrivain français
L'ashram de Pondichéry
du nom de Paul R ichard qui, im pressionné p ar sa perpétue la pensée de Sri Aurobindo
pensée, fonde avec lui une revue bilingue, Arya,
et l’invite à y exprim er sa philosophie. Voilà que A quoi put corresp o n d re pareille liaison? En
de 1914 à 1920 sort une œ uvre gigantesque: la Inde, la présen ce dans les ashram s d ’une femm e
Vie divine, son ouvrage philosophique fonda­ appelée la M ère n’a rien d’exceptionnel ni d ’inso­
m ental, la Synthèse des yogas, les Essais sur la lite. Elle correspond p o u r une p art aux doctrines
Gîtâ, le Secret du Véda, l Idéal de l'Unité humaine, tan triq u es qui personnifièrent toujours l’énergie
le Cycle humain, enfin, qui envisagent l’évolution divine —la Shakti — sous les aspects d ’une déesse
dans ses aspects sociologique et psychologique. ou bien d’une fem m e réelle. D ans la perspective
Et cette œ uvre imm ense, son auteur assure n’avoir tan triq u e, la réalisation spirituelle s’accom plit
fait nul effort p o u r l’écrire: « J ’ai laissé le Pouvoir au travers de la conjonction des opposés m asculin
supérieur travailler et, q uand il ne travaillait pas, et fém inin. Sri A urobindo tin t à in tég rer dans son
je ne m’efforçais pas du tout [...]. C ’est dans le yoga intégral cette p art de l’enseignem ent ta n ­
silence m ental que j ’écris, et ce que j ’écris me triq u e qui veut utiliser ju sq u ’aux joies du corps
vient d ’en haut, to u t form é.» En six ans, l’Inde et de la te rre p o u r faire éclore le Divin. Il consi­
voit surgir un philosophe, un historien, un socio­ d éra dès lors la M ère com m e une p artie de son
logue, un psychologue, un yogi: l’œ uvre est si âm e, sa p artie m anifestée et dynam ique. Polarité
vaste q u ’on a pu la com parer à celle de S ankara, de l’E sprit et de la N atu re ou, plus exactem ent,
le fo n d ateu r de YAdvaita, ou à celle de Platon. de l’E sprit et de l’énergie consciente qui serait
En 1920, la veine paraît tarie. En dehors des l’âm e de la N atu re, voilà à n’en point d o u te r ce
lettres adressées à ses disciples et d ’une œ uvre qui fut l’essence de cette liaison. A urobindo
poétique, Savitri, à laquelle il travaillera ju sq u ’à devait d ’ailleurs préciser que, si sa discipline
ses derniers jours, A urobindo n’éc rira plus. En spirituelle lui avait été d ictée du dedans lors de
1926, il se retire m êm e dans une solitude com plète son arrivée à Pondichéry, si elle l’avait fait p ro ­
et, d u ran t vingt-quatre ans, dem eure dans sa gresser p o u r sa part, elle l’avait laissé quasi
cham bre, n’en sortant que p o u r des circonstances im puissant q u an t à l’aide q u ’il souhaitait ap p o rte r
solennelles. Q ue s’est-il donc passé? à autrui. A vec l’appui de la M ère, il tro u v a la
En 1901, alors q u ’il avait vingt-neuf ans, A u ro ­ m éthode nécessaire. C ’est avec elle qu e la
bindo s’était marié. Sa femm e s’appelait M rinalini com m unauté née à Pondichéry p rit un dévelop­
D evi, et lorsqu’il s’engagea dans les voies de son p em en t extraordinaire. Près de quinze cents
yoga il voulut l’y entraîner. Elle refusa, et personnes, hom m es et fem m es de to u te natio­

150 Sri Aurobindo : sa vie, son œuvre, sa pensée


nalité et de to u t âge, do n t cinq cents enfants P arm i ces vérifications, citons quelques faits jugés
environ, s’y g roupent aujourd’hui dans cette sur­ sym boliques p a r S atprem dans son livre l'Aventure
p ren an te entreprise. de la conscience. L’un d ’eux est un je û n e de
R ien ne ressem ble m oins que cet ashram à l’idée vingt-trois jours, au cours duquel A urobindo
que P O ccidental se fait le plus souvent des s’ap e rçu t q u ’il pouvait m arch er huit h eures p ar
retraites de sages indiens. M algré la proxim ité jour, poursuivre son travail et sa discipline et, à
de la mer, il possède sa piscine olym pique; on y son term e, ne pas être plus faible q u ’au début. Un
trouve des terrains de basket et de volley bail, un autre serait une lévitation volontaire. Un troisièm e,
gym nase, une salle de judo, un ring. On p eu t y l’absorption sans inconvénient d ’un e quantité
faire du ciném a ou du th é âtre et on y a couvert d ’opium suffisante p o u r tu e r plusieurs personnes.
des ateliers de m enuiserie, de ch arp en terie, de A urobindo n’attrib u ait cep en d an t à ces p erfo r­
m écanique, une forge, une boulangerie, une blan­ m ances aucune valeur en soi, pas plus q u ’aux
chisserie, une ferm e et une im prim erie. Un autres «pouvoirs» conférés p a r la p ratiq u e du
C entre international d ’éducation y fonctionne, et yoga: th érap eu tiq u e ou de com m unication avec
le bâtim ent central, dû à l’arch itecte A ntonin autru i p ar la pensée, etc. Ils ne l’intéressaient
R aym ond, est en tièrem en t construit en béton q u ’à titre de vérification de sa d ém arche, de
vibré. Il ne possède ni vitre, ni fenêtre, ni m ur tém oignage de la capacité transform ative et évo­
sur ses deux plus longues façades. Ce sont donc lutive de l’hom m e. C ar tel était l’o b jectif d ’une
des persiennes à lam es de fibro-cim ent d ’un discipline non plus to u rn ée vers le ciel, l’au-delà
m ètre de longueur qui le constituent et, pouvant ou l’évasion, mais vers l’apparition d ’une hu m a­
prendre n’im porte quelle inclinaison, en règlent nité supram entale. M ais le Surhom m e entrevu
aussi l’éclairage et l’aération. D ans cet ensem ble par A urobindo n’a rien à voir — il a ten u à le
m oderne, et à y voir défiler garçons et filles en préciser — avec quelque « b ru te blonde » ou
o rdre militaire, on pourrait songer à quelque quelque « b ru te noire » dévorée de cette volonté
caserne de K om som ols, de jeunesses hitlériennes de puissance que certains o nt cru tire r de
ou de boy-scouts si une liberté pratiquem ent N ietzsche. Il s’agit p lu tô t d ’un être ch e rch an t à
totale n’était accordée à chacun. On m ange ouvrir cette volonté de puissance au D ivin et à la
ensem ble ou l’on fait la cuisine en famille, selon m ettre à son service p o u r la transfiguration des
le goût; certains vivent retirés, d ’autres font des couches les plus archaïques de l’hom m e et du
affaires. Les m usiciens y disposent d ’instrum ents, m onde. D e là des techniques différentes des
les peintres, de couleurs, les pédagogues, d’enfants. yogas traditionnels, ceux-ci ch e rch an t à éveiller
La loi n’est autre que d ’y vouloir réaliser son être, l’énergie subtile assoupie au bas de la colonne
sous n’im porte quelle, form e et p a r n’im porte v ertéb rale p o u r la faire m o n ter au travers des
quel chem in. P our A urobindo, l’ashram était à fam eux cen tres de conscience — ou chakras — de
la fois un cen tre sym bolique et un laboratoire la tradition hindoue ju sq u ’à ce qu e s’ouvre le
à p artir duquel il en ten d ait en trep ren d re la cen tre situé au som m et du crâne. A urobindo,
transform ation de l’hom m e et de l’hum anité. au co n traire, p art de cette o uverture du dessus
de la tête p o u r faire descen d re l’énergie divine
au trav ers de ces m êm es cen tres ju sq u ’à ceux
Dans le laboratoire qu'est l'ashram, régissant la sexualité et la vie physique.
Aurobindo a vérifié ses expériences D ans cette nouvelle perspective, l’hom m e de la
pro ch ain e étap e évolutive ne doit pas seulem ent
C ’est là que, d u ran t des années, se d éro u le n t les avoir dépassé les stru ctu res m entales et ratio-
expériences p ar lesquelles A urobindo et la M ère nelles qui sont les siennes au jo u rd ’hui, il ne doit
en tendire « vérifier» leur yoga jo u r et nuit, « plus pas seulem ent disposer d ’une conscience et d’un
scrupuleusem ent q u ’un savant ne vérifie sa pouvoir désorm ais ouverts à ces plans d’existence
th éo rie ou sa m éthode sur le plan physique». qu ’il appelle le « surm ental» et le « supram ental»,

G r a n d s c o n t e m p o r a in s 151
il faut que ceux-ci saisissent ju sq u ’à sa nature et se fractu re le fém ur. Le 5 d écem b re 1950, il
physique et sexuelle. Ce saisissem ent correspond-il succom be à une crise d ’urém ie. A la surprise des
à la « sublim ation » envisagée p a r ta n t de saints m édecins, il sort toutefois à plusieurs reprises du
traditionnels, sinon p ar quelques psychanalystes? profond com a où il était tom bé, au po in t que ses
On en p eu t douter. C ’est que la croyance d ’A u ro ­ disciples p arlen t d ’un retrait yoguique conscient
bindo en la transform ation possible du corps se hors d ’un in stru m en t co rp o rel tro p endom m agé.
trouve dans la logique de sa d ém arch e: si, com m e D eux jo u rs et dem i après q u ’eû t été délivré le
il le pense, la m atière n ’est q u ’une solidification perm is d ’inhum er et alors qu’en des circons­
de l’énergie et celle-ci une densification de tan ces analogues et dans les conditions clim a­
l’Esprit, si la stru ctu re atom ique fondam entale de tiques de l’O rient le corps noircit rap id em en t
to u t existant perm et d ’envisager des différences avant de se décom poser, le sien conserve cette
d ’arrangem ent dans ses com posants et si, plus belle co u leu r d ’or blanc qui l’avait caractérisé
encore, ainsi que beau co u p de savants finissent d u ran t sa vie. L a M ère parle d’une « co n cen ­
pas le croire, il existe une conscience étouffée tratio n de lum ière supram entale » et fait reta rd e r
jusque dans nos cellules et dans l’atom e, il est l’en terrem en t. C elui-ci n’au ra lieu que le 9, après
norm al que la C onscience centrale de l’être que cette lum ière y ait intégralem ent subsisté
puisse com m uniquer avec ce que nous appelons p en d an t quatre-vingt-dix heures. D ans une lettre
en co re l’inconscience physique et o p érer sa trans­ à France-Asie, Philippe Saint-H ilaire, secrétaire
form ation. D ans un de ses écrits, A urobindo a général français de l’ashram et l’un des plus
fait allusion à une tradition secrète d ’après proches co llab o rateu rs de Sri A urobindo et de la
laquelle, au d éb u t des cycles cosm iques, la p ro ­ M ère, explique que « l’effort de transform ation
création ne se serait point faite au m oyen des exigé p a r le yoga intégral de Sri A u robindo avait
organes génitaux tels que nous les connaissons, a tte in t les c o u c h es les plus p ro fo n d e s de
mais p ar une sorte de caresse énergétique et l’in co n scien t» . « C ’est un dom aine, ajoutait-il,
lum ineuse entre êtres com plém entaires. Est-ce qui n’avait jam ais été to u ch é p ar la L um ière
à une transform ation physique p roche de celle-ci supram entale. O bscur et rebelle, sa tran sfo r­
q u ’aboutit la conception aurobindienne du m ation n’avait jam ais été envisagée, m êm e p ar les
S urhom m e et faut-il im aginer ce d ern ier en ce yogis les plus hardis. » É chec donc? N on, car,
« corps de gloire » et de lum ière placé p ar la au dire de la M ère, la lutte continue et la vie
T rad ition chrétien n e en de lointains paradis, mais terrestre d ’A urobindo ne serait que le p o in t de
que le p ro p h ète de P ondichéry entrevoit sur cette d ép a rt d ’une aventure im m ense en laquelle
T erre m êm e? Il p araît légitim e de le penser. l’hum anité entière s’engagera b ientôt.
Q uoi q u ’on pense de pareille vie et de pareille
M êm e mort, ce sage a continué œ uvre, on ne p eu t d o u te r q u ’elles se tro u v en t
a poser des énigmes parm i les plus vastes et les plus toniques de
no tre tem ps. Loin du pessimisme des gourm ands
U topie? D élire narcissique? Science-fiction? On d ’apocalypse, elles tém oignent de cette « poussée
im agine q u ’à ce point un dialogue avec la psycho­ do rée» , de ce lum ineux enthousiasm e propres
logie des profondeurs serait utile. Il n’a pas été aux grands bâtisseurs. « L ’A ge de F e r est fini»,
entrepris. A urobindo a jugé avec h au teu r l’œ uvre an nonçait A urobindo dans son grand poèm e,
de F reud. Il sem ble avoir mal connu celle de Savitri. P our cette seule prom esse d ’une conscience
Jung. C ’est sur ce plan de la transform ation ayant pressenti les réconciliations d ont nous avons
physique et de l’inconscient q u ’il buta. besoin, les noces de la Science et de la Foi, de
D éjà, l’idéal form el de la réalisation spirituelle l’O rient et de l’O ccident, de la T erre et du Ciel, du
dans les Védas se trouvait être la conq u ête de la Passé et du F utur, le sage de P ondichéry m érite
vieillesse et de la m ort. Mais, dès 1938, A urobindo notre attention.
traverse une p rem ière crise physique: il tom be RA YM O N D DE BECKER.

152 Sri Aurobindo : sa vie, son œ uvre, sa pensée


Pourquoi j'ai rejoint Aurobindo
Un m atin de décem bre, sur les quais de la vision qui change tout. C ar nous n ’avons rien
gare du N ord, il y a presque vingt ans, un changé dans le m onde, ta n t que nous n’avons
adolescent s’ap p rê tait à s’em barquer pour... pas changé dedans.
n’im porte où, pourvu que ce soit aussi loin C ’est pourquoi les m ystiques nous renvoient
que possible et aventureux — provisoirem ent, au paradis et les réalistes, aux calendes
c’était l’A m érique du Sud. E t sous cette grecques de la société p arfaite et des loisirs
énorm e pendule de quelques tonnes, qui lui autom atiques.
sem blait aussi lourde que le tem ps occidental, Sri A urobindo ouvre une p o rte dans ce
cet adolescent rép était un curieux m antra m onde étouffé p ar ses excès de m atière ou ses
dans son cœ u r: Sri A urobindo-M authausen. Il excès célestes. Il nous dit, d ’abord, q u ’il y a
ne restait plus rien que ces deux m ots pour quelque chose à découvrir et que nous sommes
vivre et m archer. D errière, c ’é tait un m onde riches, plus riches que to u t ce q ue nous
écroulé une fois p o u r toutes sous les m iradors pouvons en penser avec notre tête — nous
autrichiens. D ’ailleurs, les m iradors auraient som m es com m e des m endiants assis sur la
pu être boulevard M ontparnasse aussi bien, m ine d ’or. M ais il faut d escendre dans la
c ’était pareil; un au tre phare avait percé le mine. E t il nous dit que nous en avons le
décor, parfaitem ent. E t il y avait dans ce m ot pouvoir, si seulem ent nous som m es assez purs
toute la force d’un hom m e qui est sorti des pour le prendre. Le pouvoir sur la M o rt et
morts. Puis ce nom, qui n’avait pas de sens sur la Vie et sur la M atière, car l’Esprit est
très précis, Sri A urobindo, mais il est bien en nous et c’est ici-bas q u ’il veut vaincre:
en tendu que les Sésam e n’ont jam ais parlé à la Le ciel n’annule pas la terre, il l’accomplit \
tê te — ils ouvrent la porte. Et il y avait Et il nous dit que nous n’en avons pas fini
là-dedans toute la force d ’un hom m e qui a d ’être hom m es parce que nous avons inventé
besoin d ’une seule chose vraie pour vivre. quelques fusées et cultivé quelques pyram ides
Parce que nous pouvons am user notre esprit cérébrales. U ne aventure plus g rande encore
ta n t que nous voulons, les bibliothèques sont nous atten d , divine et surhum aine, si seu­
pleines; nous pouvons am asser toutes les lem ent nous avons le courage de nous m ettre
explications du m onde possibles, mais nous en route.
n’aurons rien fait, pas avancé d ’un pas, si E t il nous en donne les moyens.
nous n’avons pas touché le ressort secret C ar Sri A urobindo ne « rep résen te pas un
d errière les fioritures de l’esprit. C ar la enseignem ent ni m êm e une révélation dans
Vérité n’est pas ce qui fait penser, mais ce qui l’histoire du m onde — c ’est une a c tio n 2». Sri
fait m archer. A urobindo n’est pas un p en seu r ou un sage, ni
P our aller où? N ous savons tous où nous un m ystique ni un rêveur. C ’est une force du
allons, en définitive. Ce n ’est pas plus grand futur qui em poigne le p résen t et nous conduit
que deux m ètres sur deux m ètres, après avoir vers le miracle pour lequel cette viefu t fa ite \
fait une certain e progéniture, qui fera ce que SATPREM .
nous faisons et les pères de nos pères, avec ( Copyright revue Synthèses).
quelques am éliorations techniques et même 1. Savitri, 808.
b eau coup de télévision — mais pas la seule 2. L a M è re ( The Mother on Sri A urobindo).

%
Grands contemporains 153
La vie spirituelle et son but
2
L a société norm ale considère essentiellem ent
S ri A u r o b in d o

vitalité, et la N atu re refuse d ’appuyer plus


l’hom m e com m e un être physique, vital et longtem ps to u te m arche prolongée dans cette
m ental. L a vie, le m ental et le corps sont, en direction. A près avoir dérangé l’équilibre du sys­
effet, les trois term es de l’existence q u ’elle tèm e hum ain p o u r son plus grand profit, notre
sait m anier avec quelque com pétence. Elle orga­ m entalité civilisée s’ap erço it finalem ent q u ’elle
nise un système de croissance m entale et de a épuisé et d étru it ce qui la nourrissait et q u ’elle
ren d em ent m ental, une culture intellectuelle, p erd son pouvoir de saine productivité et de saine
esthétique et m orale. Elle développe le côté vital activité. On p eu t constater, en effet, que la civi­
de la vie hum aine et crée un systèm e grandissant lisation a créé b eau co u p plus de problèm es
de ren dem ent économ ique et de jouissance vitale, q u ’elle ne p eu t en résoudre, et m ultiplié des
et ce système devient de plus en plus riche, besoins et des désirs excessifs que sa force vitale
com plexe et enco m b ran t à m esure que la civili­ ne suffit pas à satisfaire; elle a fait cro ître une
sation avance. A yant affaibli p ar l’excès de sa jungle de revendications et d ’instinct artificiels où
croissance m entale et vitale la vigueur naturelle la vie s’égare et p erd to u te vision de son but.
de l’hom m e physique et anim al, elle essaie de Les esprits « avancés» se m etten t à d éc la re r que
rétablir l’équilibre p ar des systèm es de culture la civilisation est en faillite, et la société com ­
physique, p ar une science com pliquée faite m ence à s’ap ercev o ir q u ’ils o nt raison. M ais, pour
d ’habitudes et de rem èdes destinés à guérir les to u t rem ède, on propose soit un e halte, ou m êm e
maux q u ’elle a créés, et p a r tou tes les am élio­ un re to u r en arrière — ce qui en traîn erait fina­
rations q u ’elle p eu t ap p o rte r aux form es arti­ lem ent une confusion plus grande, la stagnation
ficielles d ’existence nécessaires à son système et la d éc ad en ce —, soit un « reto u r à la N atu re »,
social. C ependant, l’expérience prouve finalem ent reto u r impossible ou qui ne p eu t se produire que
que la société tend à m ourir p ar son propre p ar un cataclysm e et p ar la désintégration de la
d éveloppem ent; et c’est le signe certain q u ’il y a société. Ou m êm e, on ch erch e à guérir en déve­
q uelque défaut radical dans son systèm e, la loppant au m axim um les rem èdes artificiels, par
preuve certain e aussi que sa co nception de une science toujours plus poussée, des expédients
l’hom m e et ses m éthodes de d éveloppem ent ne plus m écaniques, un e organisation toujours plus
co rrespondent pas à la réalité intégrale de l’être scientifique de la vie; ce qui suppose que le
hum ain ni au b u t de la vie tel que cette réalité m o teu r rem p lacera la vie, que la raison logique
l’impose. et arb itraire se substituera à la com plexité de la
N atu re et que l’hom m e sera sauvé p ar la m achine.
A u tan t dire que la m eilleure m anière d e guérir
La civilisation a créé plus de problèmes une m aladie est de la pousser à son paroxysm e.
qu'elle n'en résoud
On p o u rrait suggérer, au co n traire, et avec
Il y a donc quelque p art un défau t radical dans le q uelque chance de frap p er à la bonne p o rte, que
d év eloppem ent de la civilisation hum aine; mais le d éfau t rad ical de tous nos systèm es est d’avoir
où se trouve-t-il? P ar quelle voie sortirons-nous insuffisam m ent développé ce que la société a
de ce cycle de faillite sans fin? Le développem ent p récisém en t le plus négligé: l’élém ent spirituel,
civilisé de notre vie aboutit à un épuisem ent de la l’âm e dans l’hom m e, qui est son être véritable.

154 Sri Aurobindo : sa vie, son œ uvre, sa pensée


C ar m êm e si l’hom m e possède un corps sain, une elles n’éc h ap p e n t pas au cycle de la naissance, de
forte vitalité, un m ental ac tif et clair, un cadre qui la croissance, de la d écrép itu d e et de la m ort;
convient à l’action et au plaisir de son m ental, de elles ne d éco u v ren t pas le vrai secret de la durée
son vital et de son corps, cela ne le conduit pas p ar un co n stan t renouvellem ent, principe de
bien loin; vient un m om ent où il se relâche et se l’im m ortalité; elles sem blent seulem ent, p en d an t
fatigue, faute de s’être réellem ent trouvé lui- un m om ent, d écouvrir ce secret dans l’illusion
m êm e et d ’avoir d écouvert un b u t satisfaisant à d ’u ne série d ’expériences, m ais ch acu n e se te r­
son action et à son progrès. Ces trois élém ents m ine p ar une désillusion. T elle a été ju sq u ’à
— physique, vital et m ental — ne font pas la p résen t la n atu re de ce progrès m oderne. Seule,
somm e de l’hom m e intégral; ce sont des m oyens une nouvelle o rien tatio n vers le dedans, vers une
qui conduisent à un b u t plus lointain et qui ne subjectivité plus grande — qui com m ence à peine
peu v en t étern ellem en t servir de fin en eux- à poindre —p eu t ap p o rter plus d ’espoir; ca r cette
m êmes. M êm e si l’on ajoute une vie ém otive o rien tatio n nous fera p eu t-être d éco u v rir que la
fertile gouvernée p ar un ordre m oral bien réglé, vérité réelle de l’hom m e se tro u v e dans son âm e.
il n’en reste pas m oins com m e un goût de quelque Il n’est pas du to u t certain q u ’un âge subjectif
chose qui m anque, la saveur de quelque bien nous conduise jusque-là, mais il nous en donne la
suprêm e que ces m oyens an noncent, mais q u ’ils possibilité; il peut, s’il l’utilise co rrectem en t,
ne peu v ent pas atteindre p ar eux-m êm es et q u ’ils o rien ter dans ce sens le m ouvem ent vers une
ne déco uvriront pas ta n t q u ’ils ne seront pas réalité plus intérieure.
passés au-delà d ’eux-m êm es. A joutez encore à O n ne m an q u era pas de dire que c’est u ne vieille
to u t cela yn systèm e religieux et un esprit de d éco u v erte et que, déjà, elle gouvernait les
croyance et de piété général, et vous n’aurez sociétés anciennes sous le nom de religion. M ais
to u t de m êm e pas trouvé la rec ette du salut ce n’est q u ’une apparence. L a d éco u v erte était
social. T outes ces choses, les sociétés hum aines bien là, mais elle ne co n cern ait que la vie de
les ont développées — aucune n’a pu les sauver l’individu — et encore ne regardait-elle pas la
de la désillusion, de la lassitude e t de la T erre p o u r tro u v er l’accom plissem ent de l’indi­
décom position. Les anciennes cultures intel­ vidu, mais l’A u-D elà, la T erre n’é ta n t q u ’un lieu
lectuelles de l’E urope ont fini dans un doute de p rép aratio n à un salut solitaire ou à une déli­
destru cteu r et un scepticism e im puissant; les vrance du fardeau d e la vie. L a société hum aine
piétés d ’Asie, dans la stagnation et le déclin. elle-m êm e ne s’est jam ais saisie de la d écouverte
de l’âm e com m e d ’un m oyen de d écouvrir la loi
de son être; elle ne s’est jam ais servi de la
La société moderne connaissance de la n atu re véritable de l’âm e, de
cherche encore un but à son progrès ses besoins réels et de son accom plissem ent,
com m e du vrai chem in de la p erfectio n terrestre.
La société m oderne a d écouvert un nouveau Si nous considérons les anciennes religions sous
principe de survie: le progrès; m ais le b u t de ce leur aspect social et non sous l’aspect individuel,
progrès, elle ne l’a jam ais d écouvert — à moins nous voyons que la société n’a utilisé que leurs
que ce ne soit toujours plus de connaissance, élém ents les plus dépourvus de spiritualité, ou en
toujours plus d ’oütillage, plus de com m odités et to u t cas les m oins spirituels. E lle s’est servie de
de confort, plus de jouissance, une économ ie la religion p o u r d o n n er une sanction auguste et
sociale de plus en plus com pliquée, une vie de redoutable, et soi-disant éternelle, à la masse de
plus en plus lourdem ent opulente. M ais ces ses coutum es et de ses institutions; elle en a fait
choses doivent finalem ent conduire là où condui­ un voile de m ystère pour se d érober aux questions
sirent les anciennes, car ce sont toujours les des hom m es et un rem p art d ’obscurité co n tre les
mêm es, m ais à une échelle plus grande; elles innovateurs. P o u r au tan t q u ’elle ait vu dans la
to u rn en t en rond et ne conduisent nulle part; religion un m oyen de salut et de perfection

G r a n d s c o n t e m p o r a in s 155
De l’Ashram de Pondichéry, qui est ville dans la ville, aux installations
les plus modernes, nous avons reçu cette dernière photo de Sri Aurobindo.

"L'homme a besoin
156 Sri Aurobindo : sa vie, son œuvre, sa pensée
Chaque jour, les disciples de l’Ashram se réunissent
autour du tombeau du sage, mort le 5 décembre 1950.

d'un supplément d'âme


G ra n d s co n tem p ora in s 157
hum aine, la société s’en est im m édiatem ent véritable, sera de se spiritualiser afin de devenir
em parée p o u r la m écaniser, p o u r m useler l’âm e les m em bres visibles de l’Esprit, les instrum ents
hum aine et la ligoter aux roues d ’une m achine lucides de sa m anifestation, eux-m êm es spirituels,
socio-religieuse, p o u r lui im poser un joug illum inés, de plus en plus conscients et parfaits.
im périeux et une prison de fer en lieu et place C ar, puisqu’elle reco n n aît p o u r vrai que l’âm e de
de liberté spirituelle. Sur la vie religieuse de l’hom m e est en tièrem en t divine en son essence,
l’hom m e, elle a mis le harnais d ’une Église, d ’un elle reco n n aîtra aussi que son être to u t entier
clergé et d ’une masse de cérém onies, et l’a p eu t devenir divin, en d ép it des prem ières co n tra­
flanquée d ’une m eute de chiens de garde sous le dictions flagrantes que la N atu re oppose à cette
nom de credo et de dogm es — dogm es que l’on possibilité et des dém entis obscurs qui confrontent
devait a c ce p te r et auxquels il fallait obéir sous cette ultim e certitu d e, et elle ac ce p te ra m ême
peine d ’être condam né à un enfer étern el p a r un ces dém entis et ces contradictions com m e un
ju g er éternel dans l’A u-D elà, exactem en t com m e p o in t de d ép art te rrestre nécessaire. Et cette
l’on devait a c ce p te r les lois de la société et y spiritualité, de m êm e, con sid érera l’hom m e
obéir sous peine d ’être condam né à un em pri­ collectif com m e elle considère l’hom m e indi­
sonnem ent tem porel, ou à m ort, p ar un juge viduel, com m e un e form e d ’âm e de l’infini, une
m ortel ici-bas. C ette fausse socialisation de la âm e collective innom brablem ent in carnée sur la
religion a toujours été la cause principale de sa T erre p o u r s’accom plir divinem ent dans la diver­
faillite à régénérer le genre hum ain. sité de ses relations et la m ultitude de ses
activités. Elle tien d ra donc p o u r sacrées to u tes
les parties de la vie hum aine co rresp o n d an t aux
L'hom m e a besoin différentes parties de l’être hum ain, to u te son
d'un supplém ent d'âm e évolution physique, vitale, dynam ique, ém otive,
esthétique, éthique, intellectuelle et psychique, et
U ne spiritualité véritable et com plète dans la elle v erra en elles les instrum ents d ’une crois­
société ne considérera pas l’hom m e sim plem ent sance vers un e existence plus divine. Elle consi­
com m e un être m ental, vital et corporel, mais d érera chaque société hum aine, ch aq u e nation,
com m e une âm e qui s’est incarnée pour s’ac­ chaque peuple et tous les autres agrégats orga­
com plir sur la T erre, et pas seulem ent A u-delà, niques, de ce m êm e po in t de vue, com m e des
dans un ciel q u ’après to u t elle n’avait pas besoin sous-âm es, si l’on p eu t dire, com m e les m oyens
de q u itter si elle n’avait aucune tâ ch e divine à d ’une m anifestation et d ’un accom plissem ent
rem plir ici-bas dans le m onde de la nature phy­ com plexes de l’E sprit — la R éalité divine, l’infini
sique, vitale et m entale. La spiritualité ne p ren d ra conscient — sur cette T erre et dans l’hom m e.
donc pas la vie, le m ental et le corps com m e une Son credo unique, son dogm e solitaire, sera que
fin en soi, suffisant à leur p ropre satisfaction, ni l’hom m e p eu t devenir divin, p arce que, inté­
com m e des m em bres m ortels chargés de m aux et rieu rem en t, son être est un avec D ieu.
qui doivent être sim plem ent abandonnés pour S R I A U R O B IN D O .
que l’E sprit rescapé s’enfuie vers ses hauteurs ( Copyright revue Synthèses).
im m aculées. Elle les considérera com m e les
prem iers outils de l’âm e, les instrum ents im par­
faits d ’un dessein plus divin et encore incom pris.
Elle au ra foi en leur destinée et les aidera à L ’Ashram de Pondichéry édite le
avoir foi en eux-m êm es; mais, p o u r cette raison « Bulletin du Centre International
m êm e, elle aura foi en leurs possibilités les plus d ’éducation Sri Aurobindo ».
hautes et pas seulem ent en leurs possibilités infé­ Vous pouvez écrire de la part de Planète:
rieures ou les plus basses. La destinée du m ental, Sri Aurobindo Ashram, Pondichéry 2, Inde.
du corps et de la vie, dans cette spiritualité

158 Sri Aurobindo : sa vie, son œuvre, sa pensée


3 Un héraut et un réconciliateur

D e quel m essage fut chargé celui que l’on appelle


Jacques Masui

conscience beau co u p plus précise de ce q u ’il


au jo u rd ’hui le m aître de P ondichéry? P ourquoi rep résen te dans ses fondem ents. A cet égard,
attire-t-il tellem ent le regard? D ’ailleurs, en Sri A urobindo nous au ra puissam m ent aidés, bien
général, pourquoi de plus en plus l’O rient est-il q u ’il n’ap p artien n e pas à la trad itio n orthodoxe.
« à la m ode »? N e l’est-il pas déjà depuis long­ Pour ju g e r la pensée orientale, deux points de
tem ps, attiran t am ateurs d ’exotism e et d ’occul­ vue peu v en t prévaloir: celui de la critique occi­
tisme (ce m ot tellem ent m alheureux que rem place dentale à l’école de laquelle se m etten t certains
aujourd’hui celui de mystique, qui deviendra tout philosophes orientaux, ou celui de l’« honnête
aussi suspect que le prem ier...)? hom m e cultivé » (com m e on disait jadis), en qu ête
L’influence de l’O rient sur la pensée occidentale de solutions définitives aux problèm es m éta­
ne date pas d’hier. En rem ontant dans le temps, physiques essentiels ou à la rech erch e d’une sorte
on pourrait la retrouver chez Platon, chez les de réalisation spirituelle renouvelant son sens de
Alexandrins, chez Plotin surtout. On la retro u ­ la vie. 11 est m anifeste que le nom bre de ceux
verait aussi dans les form es et les pratiques reli­ q u ’attire l’O rient suivant le second p o in t de vue
gieuses: la vie m onastique est probablem ent une augm ente sans cesse et q u ’ils se rec ru te n t dans
invention bouddhique qui a pu exercer une to u tes les couches intellectuelles du vieux et du
influence sur les prem ières com m unautés juives, nouveau m onde. D ’où p ro cèd e cet engouem ent?
com m e celles des Esséniens et des T hérapeutes. Les causes sont m ultiples, mais la principale
Sans faire appel à des archétypes universels, ses réside dans la co n statatio n d ’un e certain e faillite
traces sont égalem ent perceptibles dans le de la pensée o ccidentale en dépit de ses adm i­
christianism e et, plus près de nous, dans les rables conquêtes. T ous ceux qui se to u rn en t vers
systèm es m étaphysiques de H egel, de Leibniz, l’O rien t en ad o p tan t le second point de vue sont
de S chopenhauer et de bien d ’autres. M ais, jadis, indubitablem ent en q u ête de quelque chose qui leur
cette influence se confina à des cercles restreints, manque, com m e si, dans son d éveloppem ent
à quelques curieux, à quelques élus. D e nos jours, depuis les G recs, le génie de l’O ccid en t avait
et bien avant le rapetissem ent de n o tre planète, p erd u en cours de ro u te un tréso r qu’il fait un
des cercles de plus en plus larges sont touchés effort désespéré p o u r retrouver. M ais lequel?
p ar l’influence orientale. M alheureusem ent, au Il arrive m ême souvent que b eau co u p ignorent ce
siècle dernier, la « société théosophique » et q u ’ils essayent de recouvrer...
quelques autres sectes qui s’étaie n t posées en
cham pions de la pensée indienne firent un tort
considérable et parvin rent m ême à discréditer Pourquoi l'Occident est-il fasciné
cette d ernière en l’exposant de la façon la plus par l'Orient?
fantaisiste... H eureusem ent, ces tem ps sont
révolus et, en dépit d ’un nom bre im portant de Q u ’est-ce que l’O rient, q u ’est-ce que l’O ccident?
notions fausses qui circu len t encore sur le génie C e tte double question ne recev ra de réponse p ré­
oriental, nous pouvons avoir aujourd’hui un accès cise que le jo u r où nous aurons enfin com pris
direct à ses sources. C ela ne signifie pas, que nous les portons en nous.
cep en d ant, que nous le com prenions mieux... L’O ccident, c ’est la p artie virile de notre être;
mais nous nous achem inons vers une prise de celle qui veut conquérir, dom iner, s’affirm er;

G r a n d s c o n t e m p o r a in s 159
celle qui va de l’avant et qui fait l’H istoire, en C ep en d an t, une nostalgie l’habite et, quoique
hom m e détach é de toutes les traditions contrai­ conquérant, il se sent vieillir... Sa propre tradition,
gnantes d ’un passé révolu. gréco-latine et chrétien n e, ne paraît plus ali­
L’O rient, c’est la partie fém inine de notre être; m en ter son âm e, et sa sensibilité exige un sti­
celle qui veut vivre en harm onie avec elle-m êm e m ulant et un renouveau (l’Église catholique l’a
et avec l’ensem ble des choses. Elle ne désire pas com pris en voulant se m ettre à « l’ordre du
faire l’H istoire. Elle est l’approche intuitive de la jo u r» ...). Son instinct l’oriente vers l’A sie, vers
vie, celle qui veut voir les choses par l’intérieur la co n trep artie fém inine de Yanimus masculin.
et avant toute dichotom ie intellectuelle. C onser­ Vers cette Asie qui a continué très longtem ps à
vatrice p ar essence, elle tien t à p réserver — tout explorer les chem ins qui m ènent vers l’A bsolu '.
en la renouvelant régulièrem ent — une « révé­ En ce tem ps de transition et de remise en question
lation» qui fut faite à l’hom m e à l’origine, in illo du destin m êm e de l’hom m e, en ce tem ps de
tempore, révélation transfiguratrice qui lui p erm et désespoir et parfois de dégoût pour des form es de
de s’insérer parfaitem en t dans le cosm os et de vie qui se rapprochent avec une rapidité effrayante
participer à une économ ie divine qui fonde sa vie de la term itière, deux questions s’élèvent avec
et celle de l’univers. une force accru e en tous ceux qui n’ont pas
C et élém ent fém inin qui rech erch e le co n tac t abdiqué co m p lètem en t d evant le déferlem ent
et l’harm onie correspond, dans une grande d ’un m atérialism e et d ’une collectivisation im pla­
m esure, à la pensée «prim itive» ou archaïque. cables. Ces deux questions réapparaissent toujours
C ’est, en effet, le privilège de l’hom m e archaïque aux époques de grandes crises et de passage: quel
d ’avoir une conscience im m édiate de l’ensem ble sens faut-il d o n n er à notre vie sociale, à l’His-
ou totalité, avec laquelle il dem eure sans cesse toire? Q uel est la nature exacte de notre être
relié (religion, ne l’oublions pas, vient de religare). et son destin?
Le yoga, catégorie to u t à fait particulière à En O ccid en t, b eaucoup, depuis S chubart,
l’Inde, que beaucoup d ’orientalistes considèrent Spengler, B erdiaeff, T oynbee et bien d ’autres,
com m e un exercice de ré-intégration, n’est rien se sont efforcés de saisir l’o rien tatio n secrète
d ’autre que la « religion » à l’é ta t pur ou naturel. du d év eloppem ent hum ain. T o u t près de nous, le
T oute l’aventure orientale de l’hom m e se situe P. T eilhard de C hardin, sen tan t com bien nous
dans cette perspective. On peut donc dire que som m es en cosm ogenèse, nous a fait p art de ses
l’O rient c’est, avant tout, la pensée archaïque intuitions sur cette orientation. A p art quelques
poussée à sa plus grande perfection, une pensée exceptions, aucune de ces tentatives ne nous
qui dem eure en co n tac t étroit avec l’originel, satisfait pleinem ent, car nulle d ’entre elles ne
c’est-à-dire avec ce qui est an térieu r à la culture s’est em parée de Yhomme intégral, nulle d ’entre
et aux conquêtes d ’une intelligence qui n’est plus elles n’a considéré notre aventure sous tous ses
« reliée». D ’où le désintérêt — ju sq u ’hier — de aspects depuis l’apparition de la pensée. Pour le
l’O rient pour l’H istoire. faire avec to u te l’am pleur voulue, il fallait non
seulem ent reco n sid érer soigneusem ent les mul­
Au contraire, l’aventure de l’hom m e blanc, tiples solutions proposées, et quelques-unes
fondée sur la pensée spéculative des G recs, est vécues avec plus ou moins de bonheur, mais aussi
incom préhensible sans un m ouvem ent en avant, les revivre, les éprouver à nouveau, avant de
sans la recherche, et sans la pensée eschatologique suggérer les voies où p o u rrait s’engager l’hom m e
au jo u rd ’hui m uée dans ce que l’on appelle le p lanétaire (et non plus, cette fois, occidental ou
progrès. Q ue l’hom m e blanc se soit séparé depuis oriental) pour poursuivre sa route... Sri A urobindo
longtem ps du prim ordial, en affirm ant toujours sem ble bien avoir été l’un de ces êtres très rares
davantage une liberté autonom e, est une évi­ qui v écu ren t avec une intensité extraordinaire la
d ence qui crève les yeux. Aussi est-il entièrem ent 1. E x tra it d e le Cycle humain (ch ap . 21) q u i fu t é c rit e n tre 1914 e t 1918
m aître de son destin et tout lui est permis. p o u r la rev u e Arya. Il n’a p as e n c o re é té tra d u it en fra n ç a is.

160 Sri Aurobindo : sa vie, son œuvre, sa pensée


coïncidence de l’H istoire et de la vie cosm ique com plète que tout, D ieu, cosm os et hom m e, y
et divine. N ous devons é c o u te r sa voix si nous sont intégrés. N ous y trouvons réconciliés et non
voulons com prendre le sens de l’aventure et ce hâtiv em en t ou artificiellem ent synthétisés, les
q u ’il nous reste à faire p o u r la m ener à son term e. m ultiples voies suivies p ar l’hom m e dans sa quête
insatiable p o u r se com p ren d re et d o n n er un sens
à son existence. C ette réconciliation ne pouvait
Un enseignement se faire q u ’au niveau le plus élevé et en em bras­
qui déborde la tradition hindoue sant l’horizon le plus vaste. La pensée de Sri
A urobindo n’est donc en rien systém atique, mais
Sri A urobindo est incontestablem ent le prem ier elle le dev ien d ra p eu t-être dans l’avenir aux
grand philosophe c ré a te u r de l’Inde depuis le mains de ses com m entateurs. Il s’est toujours
xii' siècle. Q uoique considéré com m e hétérodoxe défendu d’être un philosophe. Il se considérait
p ar beaucoup de représentants de la tradition, il av an t to u t com m e un po ète au sens védique de
s’inscrit néanm oins dans cette dernière com m e voyant (kavi) et l’œ uvre qui reçu t tous ses soins
un advaitin réaliste, suivant sa p ropre expres­ ju sq u ’à sa m ort fut Savitri, sorte de Divine
sion. T outefois, son enseignem ent déb o rd e Comédie orientale d ont il disait q u ’il s’éco u lerait
largem ent la tradition hindoue bien que son inspi­ de nom breuses g énérations avant q u ’on puisse la
ration plonge dans ses racines les plus lointaines. com prendre.
La rebrassant, il prend conscience de sa faiblesse Sans grand risque de se trom per, on pourrait
e t de sa g randeur p o u r n otre tem ps. soutenir qu e Sri A urobindo récap itu le et clôt une
Il sait que l’hom m e, pour être com plet, doit phase de l’antique tradition indienne. Il l’univer­
m aîtriser et équilibrer en lui tous les plans de salise et la pro jette à la face du m onde, enrichie
son être et avant to u t les plans actifs et passifs et recréée. N ous ne saurions p réjuger des suites,
de la création (le yang et le yin, diraient les mais il a je té une sem ence cap ab le de produire
Chinois). Il sait aussi — lui dont la form ation des m oissons abondantes. Il n ’a rien renié de ce
prem ière a été occidentale et classique: ses qui devait être préservé du passé et il s’est réso­
prem iers m aîtres furen t les G recs, les p ré ­ lum ent tourné vers le fu tu r afin que la tradition
socratiques surtout et Plotin) —que les deux dénis dans laquelle il est né puisse resurgir, mais à un
q u ’il a placés en tête de la Vie divine: le déni du degré plus élevé dans l’échelle de la réalité, à
m atérialiste qui rejette l’esprit et le déni du un degré englobant la race hum aine dans son
spiritualiste qui fuit la m atière e t la m anifestation, ensem ble. D ès lors, il doit intéresser to u t hom m e,
sont des solutions caduques, incom plètes. Seule quel que soit le co n tex te culturel, social ou
une approche absolum ent intégrale p eu t rendre religieux auquel il ap p artien t. Sri A urobindo
com pte des choses telles q u ’elles sont. Il s’y est agira sur lui com m e une catharsis, en le d éb ar­
em ployé dans une œ uvre im m ense, élaborée rassant d ’une accum ulation insensée de cons­
entre 1914 et 1920. Elle aborde to u tes les tru ctio n s m entales, de préventions, de systèm es
solutions p erm e tta n t de com prendre le sens de artificiels, etc., qui nous b arren t le chem in,
l’évolution et de travailler à l’avènem ent d’un pour considérer avec un œ il frais et atten tif sa
hom m e nouveau. biographie spirituelle que la Vie divine, le Cycle du
L’œ uvre de Sri A urobindo nous fournit la meilleure Développement humain; l’idée d ’Unité humaine et
clef qui nous ait été donnée depuis longtem ps quelques au tres œ uvres o nt si bien dépeinte.
p o u r saisir dans son ensem ble la biographie spi­ Seul, je crois q u ’un hom m e form é p ar les disci­
rituelle de l’hom m e et la d irection de son plines yoguiques pouvait l’écrire jusque dans ses
d éveloppem ent futur. Elle n’est en rien un syn­ m oindres détails, car l’attitu d e de Sri A urobindo
crétism e (dans lequel l’Inde m oderne verse fut celle d ’un hom m e de science, d ’un observateur2
parfois). C ’est p lu tô t une sorte de « voyance » ou, 2. L’e x tra o rd in a ire a v e n tu re sp iritu e lle d e Sri A u ro b in d o a é té re tra c é e
mieux, une expérience intérieure si vaste et si d an s l’o u v rag e d e S atp rem .

G r a n d s c o n t e m p o r a in s 161
et non d ’un glossateur. Aussi a-t-il rejeté catégo­ p ar infraction, les hom m es rares auxquels nous
riquem ent ce qui ne p eut passer p ar le creuset de devons les livres révélés, les prophéties, les
l’expérience, par ce qui se vit et dont on peut grandes «idées-forces».
faire la preuve. O ui, je sais bien, certains me T outefois, p o u r p arvenir à son parfait dévelop­
d iront que cette preuve ne s’apparen te pas à la pem en t et éclairer co m p lètem en t la connaissance
preuve scientifique dite objective, c’est-à-dire dans l’ig n o ran ce, qui est la nôtre, la m atière ne
extérieure à l’hom m e, mais si notre culture, notre peu t plus faire obstacle. N on seulem ent elle ne
religion et notre société sont agonisantes n’est-ce peu t plus être opposée à l’esprit, mais elle doit se
point pas excès d ’objectivation? E t de quoi tran sm u er en esprit, afin de nous libérer de son
s’agit-il si ce n ’est de l’hom m e s’éprouvant inertie qui correspond à l’in c o n sc ie n t3. T o u t
com m e sujet de l’hom m e qui, de tou tes ses forces, doit être réconcilié au m oyen d ’un pouvoir de
veut retro u v er son essence et la vivre? conscience plus vaste, plus enveloppant. Il existe
A vec Sri A urobindo, nous nous purgeons de de to u te étern ité, mais il ne s’est pas en co re plei­
to u tes les constructions factices qui se sont nem en t m anifesté, ca r il n’existait pas de créatu re
érigées sur les intuitions qui perm irent aux capable de le contenir. C e tte créatu re, c’est
grandes traditions de naître. Si elles m eurent l’hom m e non tel que nous le connaissons, mais un
d ’épuisem ent, cela ne signifie pas que ces intui­ hom m e en quelque sorte agrandi, plus vaste et
tions furent fallacieuses, mais sim plem ent, comme plus équilibré qui en sera le réceptacle.
to u t organism e vivant, q u ’elles doivent naître à U topie, dira-t-on p eut-être, mais l’im possibilité
nouveau. U ne grande partie de la jeunesse est d’au jo u rd ’hui n’est-elle pas la possibilité de
au jo u rd ’hui éprise d’authentique au point de tout dem ain? Jam ais Sri A urobindo n’a été plus ca té­
rejeter afin de ne se leu rrer sur rien. C ’est à elle gorique que lorsqu’il a affirmé sa certitu d e que le
que parle Sri A urobindo, c’est elle qui doit faire m om ent était venu où les règles du je u allaient
le point et poursuivre la navigation. C ’est à nous changer: l’hom m e voit sa conscience p rendre
aussi, écrasés sous le poids de la culture, qu’il plus de cham p, elle saisit mieux ce qui se passe
s’adresse. N ous devons to u t revoir, absolument à un niveau universel et, du m ême coup, cela
tout, de fond en com ble. p erm et à l’espèce hum aine de s’unifier psychi­
q u em en t et physiquem ent.
Il annonce la réconciliation N e l’oublions pas: après avoir com pris ce qui se
de la raison et de l'intuition passe, la tâch e est double. T ravail personnel et
travail de l’invisible (p o u r lui d o n n er un nom),
Où allons-nous et que faire? disais-je en com ­ chacun œ u v ran t p o u r re c ré e r une unanim ité
m ençant. P our Sri A urobindo, l’option est claire: entre l’individu et le groupe, entre l’hom m e et
l’homme ne pourra poursuivre sa route et dom iner la société. L’unanim ité existait à l’origine, avant
les conquêtes de la science et de la technique l’avèn em en t de l’hom m e historique; elle sera
que si un pouvoir plus grand que celui de la rétablie lorsque l’hom m e se sera co m p lètem en t
pensée réfléchie dirige celle-ci dans l’avenir. En réalisé dans l’H istoire qui, à l’instant mêm e,
effet, si les capacités m entales ont perm is ces cessera d’exister. Et alors, suivant les anciennes
conquêtes, il n’est pas dans leur nature d'instru­ traditions, s’étab lira un nouvel âge de Vérité où
ments de m aîtriser les forces mises à leur dispo­ to u t rep ren d ra sa place, où to u t redeviendra
sition, forces qui nous conditionnent et nous sacré. P eu t-être est-ce là le règne de la troisièm e
en serrent de toute part. P our poursuivre et personne, le Saint-Esprit, annoncé p ar Joachim
achever l’évolution s’il en est une, l’hom m e doit de Fiore?
JA C Q U E S M A SU I.
faire descendre en lui et éten d re à un groupe de ( Copyright revue Synthèses).
plus en plus large la couche supérieure de l’esprit,
3. In u tile d e d ire q u e l'in c o n s c ie n t d e Sri A u ro b in d o n’e st pas
celle que Sri A urobindo a appelée supramentale, e x a cte m e n t celu i d e la psy ch o lo g ie c o n te m p o ra in e , c e tte scien ce
couche où a c cè d en t par interm ittence et com m e « b é g a y an te » co m m e il aim ait la qualifier.

162 Sri Aurobindo : sa vie, son œuvre, sa pensée


LE G U ID E DE L 'A C T U A L IT É C U LTU R E LLE
Planète n° 2 en hollandais Planète n° 9 en italien

LA VIE ET LES ID É E S, PA R JA C Q U E S M O U SSEA U


Rédaction
T ous les deux mois, le Journal
de Planète fait le bilan de la vie
culturelle et scientifique. N ous
Les savants contre la science
En science désormais, toute information nouvelle arrachée à l’in­
avons réuni une équipe de spé­
cialistes qui sont constam m ent
connu, alors q u ’elle est souvent minime, implique des investis­
inform és de ce qui se passe sements considérables.
dans leur dom aine respectif. C et accroissem ent accéléré des La science vit-elle seulement de
dépenses en hom m es, en m atériel découvertes faites avant 1930?
LA VIE CULTURELLE: et en argent a conduit depuis
Philosophie : A ndré A m ar, pro­ quelque tem ps un certain nom bre Le plus virulent, en revanche, est
fesseur à l’in stitu t d ’E tudes de savants ém inents à s’interroger ju sq u ’à p résen t l’A nglais F red
politiques de Paris; sur le présent et l’avenir de la H oyle, professeur à C am bridge et
Religion: Jean C hevalier, d o c­ science. C es dépenses sont-elles au teu r d’une audacieuse th éo rie de
teu r en théologie; justifiées? La science n’est-elle pas l’univers, qui n’hésite pas à parler
Littérature: G abriel Veraldi, close, ou sur le point de l’être? Au de déclin de la science '. Selon lui,
B ernard G ros; m om ent où, dans l’esprit du public, l’âge d ’or de la science se serait
Histoire: A ndré Brissaud, Guy la recherche scientifique com m ence situé entre 1890 et 1930: à c ette
B reton; à m ériter la priorité, ce sont les époque les grandes idées furent
Humour: Jacques Sternberg. hom m es de science eux-m êm es qui lancées, les grandes découvertes
Alex G rall. paraissent re m e ttre en cause cette qui ont révolutionné la physique
LA VIE SCIENTIFIQUE: priorité. furent réalisées. D epuis, la science
Sciences physiques: Jacques Il est frappant que c ette orien­ vit de l’exploitation de ces richesses
B ergier, François D errey; tation im prévue de la réflexion ne accum ulées p a r Planck, B ohr,
Sciences naturelles: Aimé M ichel, soit pas le fait d ’un hom m e m ais de R utherford, Pauli, de Broglie,
Louis K ervran, M ichel G au- plusieurs. Il s’agit toujours de p ro ­ H eisenberg, D irac, Pierre et M arie
quelin, C laude G iraudy; fesseurs ou de chercheurs éminents, Curie. Elle a développé ses labo­
Sciences humaines: Jacques nous allons le voir. On a l’im pres­ ratoires, les d o tan t de gigantesques
M énétrier, A lain Vernay. sion que les esprits é taien t p réoc­ m oyens; elle a m ultiplié les com ités
cupés depuis quelque tem ps déjà. et les congrès; elle s’est tran s­
LA VIE ARTISTIQUE: L ’un d ’eux a osé d éclarer à haute form ée en une adm inistration tatil­
Peinture: P ierre R estany; voix que l’idole n’é ta it p eu t-être lonne, m ais n’a plus eu d ’idées.
Architecture: M ichel Ragon; pas parfaite, et d ’autres, qui ont F red H oyle lui reproche avec véhé­
Musique: C laude R ostand, reconnu en p a rtie ou en totalité m ence c ette évolution. Jam ais,
Odile B aron-Supervielle; leur pensée dans sa pensée, ont à estim e-t-il, le gigantism e des labo­
Cinéma: F rédéric Rossif; leur to u r délivré leur conscience ratoires et des appareillages ne
Théâtre: Roger Iglésis, M aurice N ous ne saurons sans doute jam ais 1. F re d H o y le fait ce p ro cè s d e la scien ce
d an s u n p e tit livre q u i vien t de p a ra ître :
Clavel. qui fut ce prem ier inquisiteur et le « O f m en a n d g alaxies » (U n iv ersity o f
fait im porte d ’ailleurs peu. W ash in g to n P ress, S e a ttle, USA).

163

La vie et les idées


p ré p ara ie n t à m ettre un frein à leur L'accélération du progrès
frénésie spatiale. Les crédits engagés est-elle un m yth e dangereux?
dans les conflits du Sud-E st asia­
tique expliquaient en p a rtie ce D ans une longue étu d e, John
changem ent d ’attitude. M ais en R. P latt, biophysicien, cod irecteu r
p artie seulem ent, de l’avis m êm e de l’in stitu t de rech erch es sur la
des analystes a u to risé s2. Les diffi­ santé m entale à l’U niversité de
cultés ren co n trées par les Sovié­ M ichigan, U.S.A ., fait égalem ent le
tiques p our poser en d o u c eu r une procès de la science en s’appuyant
fusée sur la Lune, les photographies sur d’autres a rgum ents3. Il reproche
de M ars prises p a r M arin er IV qui aux responsables de la rech erch e
sem blent révéler une planète désolée scientifique, un peu p a rto u t dans le
et hostile, auraien t am ené les res­ m onde, d ’avoir fait depuis quelques
ponsables des crédits de la NA SA à années de la science p o u r la
s’in terro g er sur la valeur des science, en oubliant qu’elle devait
projets en cours. Au lieu de se pré­ d em e u rer au service de l’hom m e.
Fred Hoyle: l ’âge d'or c ipiter dans l’espace, ne vaut-il pas L’accélération du progrès, si souvent
de la science est passé. m ieux s’y avancer pru d em m en t et, avancée, lui p a raît un leurre. En
loin de vouloir dim inuer les tem ps fait, il y aurait distorsion entre diffé­
de réflexion en tre chaque étape de rentes branches du savoir et surtout
l’exploration cosm ique, ne faut-il en tre le développem ent tec h n o ­
rem p lacera le génie hum ain, l’im a­ pas les allonger? C ertains savants logique et les possibilités d ’adap­
gination, l’intuition et le rêve. Le ne con sid éreraien t plus, selon tatio n hum aine. Il é c rit: « Un
grand astronom e s’attaq u e spécia­ certains échos, le voyage vers la jeu n e garçon ne c ontinue pas à
lem ent à l’un des grands tabous de Lune que comm e un divertissem ent grandir indéfinim ent. Il finit par
la science c o n tem p o rain e: la p our le bon peuple. Q uelque chose a tte in d re l’âge d ’hom m e et sa
recherche spatiale. C e tte dévo­ com m e les jeux du cirque à R om e croissance cesse, alors que p our lui
reuse de crédits lui paraît mal ou les Jeux olym piques dans les com m ence l’épanouissem ent de sa
orientée. Il n’atten d rien des tem ps m odernes! 1966 sera peut- m atu rité.» Le professeur Platt,
voyages hum ains dans l’espace. Le être l’année où les A m éricains loin de se rallier à l’idée d ’une
simple voyage dans la Lune coûtera au ro n t décidé de m ettre un frein à a ccélération accrue dans l’avenir,
des m illiards de dollars. C ’est à son la science. pense que la science arrive à un
avis une exploration sans objet, une point de stabilisation. Il le faut
dépense absurde. Il s’agit d’exploits d’ailleurs, car le point critique,
destinés à am user le peuple et à où les m écanism es d ’a daptation
re n fo rc e r des idéologies; ces jo u tes p euvent encore jo u er, lui p a raît
politiques dans le cosm os lui p roche d’ê tre dépassé, s’il n’est
paraissent odieusem ent onéreuses. déjà dépassé. « L ’obligation où
N on pas que F red H oyle pense que nous som m es de réaliser la syn­
l’espace cosm ique soit vide de vie thèse philosophique de nos nou­
et d’intelligence. Ce savant, qui est velles connaissances sur la n ature
égalem ent l’un des écrivains de biologique, intellectuelle et sociale
science-fiction les plus im aginatifs, de l’hom m e revêt une grande
cro it au c o n traire à la pluralité des u rgence si l’on pense que là réside
m ondes intelligents. M ais il estim e la substructure sur laquelle s’édi­
que c’est par les télécom m uni­ fiera la philosophie sociale et
cations, beaucoup m oins coûteuses politique du m onde de nos petits-
que les fusées, que le T errien a des enfants... Le ralentissem ent de la
chances réelles, et à la m esure de croissance et nos prem iers ajuste­
ses m oyens, d’e n tre r en c o n tact m ents au progrès seront les phén o ­
avec eux. m ènes sociaux les plus im portants
des tren te prochaines années. »
Les U .S .A . ve u le n t-ils m ettre Élève de R utherford, c o llab o rateu r
un frein à la course à l'espace? de W atson-W att, l’inventeur du
radar, doyen de la F aculté des
Le pam phlet de F red H oyle venait enseignem ents techniques de M an­
à peine de p a raître que certains chester, lord Bow den conclut un
signes indiquaient que les U.S.A. se exposé qu’il faisait au d é b u t de

1 64
La vie et les idées
c o n tre le pouvoir excessif des faudra, pour envoyer un A m éricain
grands trusts qui exploitent le en E nfer. »
cosm os. L ord B ow den n’épargnait C ette brusque crise de conscience
pas l’A ngleterre dans ses critiques: des savants est-elle fondée? S’agit-il
les dépenses faites par la G rande- de cas isolés, de quelques pessi­
B retagne p our sa contrib u tio n au m istes com m e il en a toujours
C .E .R .N . ont dépouillé les univer­ existé? Ou s’agit-il de l’éclatem en t
sités anglaises de fonds d o n t elles au grand jo u r de courants sou­
avaient le plus urgent besoin, ce terrains chem inant depuis long­
qui a conduit à l’arrêt de recherches tem ps? Les prises de position sont
e xtrêm em ent intéressantes. Le trop récentes p our qu’il soit déjà
C .E .R .N ., déclarait-il, est l’équi­ possible de recueillir l’écho qu’elles
valent m oderne des Pyram ides, et ont rencontré. Il nous a paru néces­
les savants qui le dirigent croient saire de seulem ent les signaler sans
que nous som m es obligés de les les com m enter, car il s’agit, faut-il
aider. C om m e les bâtisseurs des le souligner, d ’indices im portants.
Pyram ides, ils ab so rb en t un p oten­ Mais nous garderons notre attention
tiel im portant. O r la science, qui to u rn ée vors ce brassage d’idées,
est m ain ten an t respectable, le sera- ces oppositions de principes qui
t-elle toujours? enflam m ent soudain les sphères les
plus élevées de la science.
l’autom ne dern ier à F on tain eb leau A u nom de la science, Jacques Mousseau.
à l’in stitu t e uropéen d ’Adm inis- ferait-on n 'im p o rte quoi?
tration en s’é crian t: «Se trouvera- 2. L ’analyse en q u e stio n a é té faite d an s un
é d ito ria l d e la sé rie u se rev u e anglaise
t-il un V oltaire du xx* siècle pour C ertain s savants, com m e le p ro ­ « S c ien c e R eview », n" 477, du 6 ja n v ie r 1966.
dire de l’adm inistration am éricaine fesseur P latt qui lui reproche 3. C e tte é tu d e , in titu lé e « A u jo u rd ’hui la
de l’espace: É crasez l’infâm e!» Un d ’oublier l’hom m e parfois, pa­ scien ce, d e m a in l’h o m m e », a p aru d an s « Le
autre savant ém inent venait de se raissent avoir quelques doutes à ce c o u rrier d e l’U N ESC O », n u m éro d e d écem b re
1965.
m uer en accu sateu r de la science sujet. Ou encore l’am iral R ickover, 4. L ’essen tiel d es p ro p o s d e c e tte leço n in au ­
c o n te m p o ra in e 1. L ord Bow den, le p ère du sous-m arin atom ique g u rale a é té p u b liée d an s « S cien ce R eview »,
qui était à l’époque m inistre de la Nautilus, qui provoqua récem ­ s e p te m b re 1965.
5. C es p ro p o s o n t é té p u b liés p a r le « N ew
Science de son pays, c o n statait m ent un scandale aux É ta ts-U n is5. Y o rk H e ra ld T rib u n e », du 27 o c to b re 1965.
d’abord que la science ne pouvait A son to u r, il a accusé la science
pas c o ntinuer à grandir com m e elle — en fait, la technique plus que la
le fait. Pour des raisons a rith m é­ science — de m épriser l’hom m e. Il
tiques d ’abord: une extrapolation a révélé qu’on lui avait dem andé de
sim ple de la courbe in d iq u erait réduire l’épaisseur du blindage
qu’en 1990 tous les A nglais seront an tiradiations dans les sous-m arins
des savants. M ais plus encore pour a tom iques am éricains. C e qui
des raisons psychologiques: les c o m p tait pour les m ilitaires et les
savants, estim e lord B ow den. sont ingénieurs qui ont fait cette
devenus une classe privilégiée. Or, dem ande, c’é ta it de faire m arch er
il faut se souvenir de l’histoire: un sous-m arin plus vite. L a sécurité
les am bitions de l’aristo cratie et du des êtres hum ains et leur santé
clergé étaient devenues tellem en t passaient au second plan. L ’am iral
exorbitantes que le p euple se Rickover, bien entendu, s’est opposé
révolta et les détruisît. à la dim inution de l’épaisseur des
blindages, m ais c ette discussion l’a
La science se ra -t-e lle plongé dans d ’am ères réflexions:
toujours respectable? « N ous som m es prêts à faire n’im­
p o rte quoi, sans réfléchir un instant,
L’adm inistration am éricaine de pour devancer les Russes. Q ue l’on
l’espace gaspille des ressources qui ap p ren n e dem ain m atin que les
auraien t pu p e rm e ttre de n o u rrir et R usses ont envoyé un hom m e en
de vêtir la m oitié de la population E nfer et je m e fais fort dans la
des pays en voie de développem ent. jo u rn ée de ré u n ir une com m ission
D éjà le président E isenhow er avait du S énat et le lendem ain d ’ap­
mis en garde ses co m p atrio tes p o rte r a u ta n t d ’argent q u ’il en
165
La vie et les idées
HUMOUR

• C ôté littératu re, peu de rem ous.


La saison des prix n’est guère celle
de l’hum our. Seul un écrivain dit
« sérieux » p eu t p ré te n d re à quelque
laurier. H um oristes s’abstenir. Ceux
qui se m éfient des confessions litté­
raires o n t in té rêt à se to u rn er du
côté du « T e rra in vague» (É ric
Losfeld), qui redécouvre et réédite
tous les rom ans ignorés de Boris
Vian, et d’ach eter sans h ésiter le
th éâ tre com plet de Vian qui a paru
chez Jean -Jacq u es Pauvert. D ans le
m êm e o rdre d’idées, on publie enfin,
et depuis un certain tem ps, l’œ uvre
com plète d ’A lphonse Allais à qui la
librairie « la P ochade», boulevard
Saint-G erm ain, a consacré une fort
passionnante exposition.

Les aventures de M . G raph U n e histoire de collage

• Le m onde réel, situé au-delà des • Q uant à la bande dessinée, que santés trouvailles. Ses dessins en
apparences, révélé p a r les physiciens l’on disait m audite en F rance, Eric pleine page et en couleurs surna-
et les m athém aticiens, inqu ièten t et Losfeld sem ble décidé à la sortir du turelles sont assez frappants,
inspirent les hum oristes. E lizabeth tom beau. A près le succès que connut
S artoris vient de publier « Le m onde - et que connaît en co re — l’agui- • A utre offensive im p o rtan te que
p lat de M onsieur G rap h » (éditions chante et im pudique B arbarella, m ènent les éditions D upuis avec la
de M inuit) avec en tête cet apho- foudroyée p a r une censure tatillonne, collection « G ag de Poche » qui
rism e d ’E luard: « Il y a un au tre le T erra in Vague a publié l’histoire tient non seulem ent ses prom esses,
m onde, mais il est dans celui-là», en collages de Saroka la Géante vue mais les dépasse parfois. En m arge
Son personnage, M onsieur G rap h , se par C arelm an et publie les Aven- des bandes dessinées publiées dans
déplace dans un m onde relativiste, tures de Jodelle qui feront, sinon cette collection, on retrouve au
abstrait, infini, avant de tro u v er le scandale, du m oins du rem ous. A ne m oins deux grands nom s de la cari-
paradis sur une bande de M oebius. pas m anquer. cature d ’ou tre-A tlan tiq u e: Tom
L ’ère scientifique est-elle en train de H enderson, grand spécialiste des
d o n n er naissance à une nouvelle • Si la revue Mad est en vente ennuis dom estiques, et surtout Virgil
form e d ’h um our — au troisièm e ou parto u t, il est m alheureusem ent plus P artch que l’on peu t considérer
q u atrièm e degré? difficile de se p ro c u re r le p re m ier com m e le dessinateur le plus délirant
recueil consacré à l’œ uvre géniale de ce siècle qui en a p o u rtan t vu des
du dessinateur am éricain G a h an vertes et des très m ûres. Le contre-
W ilson (A ce P ocket Books). Le livre poids andante à ce fortissim o de
m érite un d é to u r et quelques l’hum our déchaîné, on p eu t le
recherches. D epuis C harles A ddam s, tro u v er dans les dessins du doux et
qui en est arrivé à se plagier lui- acide Copi, publiés dans la collection
m êm e depuis cinq ans, personne « H um our secret». E st-ce à dire que
n’avait exploité avec plus de bonheur l’hum our graphique se porte bien?
et d’im agination les dom aines hantés Pas m al, c’est vrai. M ais les éditeurs
du fantastique, du m acabre, de la ne sem blent vraim ent pas très
te rre u r et de la science-fiction. Inu- pressés et de donner à voir l’œ uvre
tile de signaler le label G ahan W ilson com plète de dessinateurs aussi éton-
à tous les lecteurs de la revue Playboy. nants que Topor, G ourm elin, Folon,
D epuis longtem ps, ils ont rep éré ce Serre, p o u rn e cite r que quelques noms,
nom qui est synonym e d’éblouis- Jacques Sternberg.
166
Humour
hom m es de foi et d ’énergie qui, en
des tem ps barb ares, ont voulu p ré ­ H IS T O IR E L IT T É R A IR E
par B E R N A R D G R O S server dans sa pu reté — et une
indiscutable du reté — les grandes S ainte-B euve: Mes Poisons (U nion
leçons du christianism e, et qui g énérale d’É ditions, 10/18) 4,50 F.
fu ren t parfois, com m e C assiodore Le titre n’est pas de Sainte-B euve,
R E L IG IO N ET R E L IG IO N S et ses com pagnons, les prem iers mais il répond bien au c ontenu de
hum anistes. R appelons, sur ces ce recueil de boutades, d’aveux, de
tem ps lointains: R aym ond O ursel, jugem ents vengeurs ou jaloux, de
M ichel M o u rre: Histoire vivante des les Pèlerins du Moyen Age, A nselm e rosseries littéraires, qui jo u è re n t le
moines, tome I (le C enturion) D im ier, les Moines bâtisseurs, chez rôle de « soupape » p our un hom m e
18,60 F. Fayard, dans la collection « R ésur­ prisonnier de ses relations et pour
A p a rtir d’une com pilation de rection du Passé (1963 et 1964). et un critique ligoté par le lieu de ses
textes rares, en to u t cas rarem en t R. Philippe, la Barbarie (Planète). productions. Mes Poisons, c’est le
réunis dans une bibliothèque privée, c œ u r et l’esprit mis à nu. L a confé­
anciennes chroniques, vies de saints, C arlo F alconi: le Silence de Pie X II rence de ces textes avec le reste de
règles m onastiques, con féren ces ou (le R ocher) 26 F. l’œ uvre et avec la vie de Sainte-
lettres de direction, voici une très U ne nouvelle condam nation du si­ Beuve inspire au préfacier, H enri
précieuse histoire du m onachism e, lence du V atican devant les m ons­ G uillem in, des pages sévères.
des Pères du D ésert à Cluny. Voici truosités nazies, fondée cette fois sur
reco n stitu ée la m entalité des a n a ­ de nouveaux docum ents d ’archives G uillaum e H an o tea u : l’Age d ’Or de
chorètes, faite de vie intérieure, de polonaises et yougoslaves. Selon Saint-Germain-des-Prés (D enoël)
m acération volontaire et excessive, le chro n iq u eu r concilaire q u ’est 18 F.
m enacée par Vakedia et les rem ontées Falconi, Pie X II fut bien inform é Q uelque Balzac é crira bien un jo u r
de l’inconscient sous form e de des crim es de g uerre hitlériens. le rom an de ce q u a rtier de Paris
visions dém oniaques. Voici les p re ­ Pie X II devait parler. O r, son m es­ qui, entre 1945 et 1950, fut une
m ières com m unautés d’Egypte, puis sage de N oël 1942 d em eu ra trop pépinière de vedettes, et d o n t
l’aventure érém itique des station- général, non p a r lâcheté ou indif­ G. H an o teau a utilem ent entrepris
naires, des stylites et autres « brou- férence, mais par habileté diplom a­ d ’esquisser la « g éographie». Son
teurs». N ous som m es aux lim ites tique. C e livre est un com plém ent livre, largem ent illustré, co n tien t la
de la sainteté et de la frénésie, do cu m en taire au dossier rassem blé préhistoire du peuplem ent littéraire
voire de la pathologie m entale. naguère p a r Ja c q u es N o b é co u rt et artistique de Saint-G erm ain-des-
C ’est Basile qui to u rn e c ette p re ­ sous le titre le Vicaire de l ’Histoire Prés. Il d é crit la faune du Flore. Il
m ière page du m onachism e et ins­ (Le Seuil, 1964). Il perm et de résister rend à c ette zone bavarde et tap a ­
titue une véritable vie com m u­ à la plaidoirie d ’Alexis C urvers geuse une a u th en ticité que la lé­
n autaire fondée sur l’obéissance, dans Pie XII, le pape outragé (R obert gende avait gauchie. D ans ces lieux
l’h ospitalité et la bienfaisance. Laffont). Il confirm e le Pie X II et le où se côtoyaient tous les sexes, il
Puis saint B en o ît règle la vie m ona­ III c Reich, de Saül F rie d la n d er (Le m ontre que passèrent aussi tous les
cale p our des siècles, les Irlandais Seuil) et p erm et de n u an cer le p o r­ talents, tous les arts, avant que le
- C olom ban notam m ent — essaim ant tra it du S aint-P ère brossé par R olf com m erce ne s’en em pare. Il ja ­
le m onachism e celte, fait d ’ardeur, H occhuth dans le Vicaire (Le Seuil). lonne les ères de cette aire féconde.
d’héroïsm e, parfois de violence. T ous ces livres posent et reposent D es m ots y restent cu rieusem ent
Enfin, G uillaum e le F o rt et B ernon d ’ailleurs des problèm es de th éo ­ a ttach és: néant, angoisse, absurde,
fondent C luny qui va ray o n n er logie m orale qu’il est m alaisé de existentialism e, m ais ils trahissent
du ran t des siècles sur la F ran ce et résoudre p a r une form ule. Surtout la natu re d’un sol, d ’un clim at
l’E urope. Un beau livre, sur des pour qui n’est pas le pape! surtout, si favorables à la vie.
167
M ichel S anouillet: Dada à Paris H avelock Ellis: Études de psycho­
(J.-J. Pauvert) 49,50 F. L ’H O M M E IN T É R IE U R logie sexuelle (T chou).
S aint-G erm ain-des-P rés doit b e au ­ Si l’hom m e n’est pas que sa sexua­
coup au dadaïsm e et à ses suites, C arl-G ustav Jung: YHomme et ses lité, il ne s’en découvre pas m oins
mais «D ada» fait aujourd’hui partie symboles (Pont-R oyal) 57 F. largem ent par une prise de cons­
de ces « terres inconnues » dont on A vant sa m ort, en 1961, et cédant à cience de son érotique et de son
p arle le plus souvent par ouï-dire et d’am icales pressions, Jung a ccep ta érotism e. C ’est ce q u ’avait bien
à travers quelques m ythes com ­ de p ré sen te r ses théories au grand com pris H avelock Ellis, dont l’œ uvre
m odes. Un universitaire vient de lui public. Il é ta b lit le plan de cet p a ru t p our la prem ière fois en
co n sacrer une thèse très im por­ ouvrage, rédigea l’un des chapitres F ran ce en tre 1908 et 1938. R api­
tante. Le titre du livre m arque les et confia le reste — exposé des dem ent épuisée, elle est réim prim ée
lim ites de l’e n q u ête, m ais l’in tro ­ m ythes, du processus d’indivi- p a r le « Club du L ivre précieux »,
duction de M ichel Sanouillet résum e duation, é tude du véhicule artis­ et c’est heureux m êm e si elle n’est
fort brillam m ent la flam bée dadaïste tique ou onirique des sym boles — à qu’a pproche partielle de l’hom m e
dans le m onde, en Suisse, aux États- ses m eilleurs disciples, H enderson, intérieur, m êm e si elle est actu el­
Unis, en A llem agne, etc. A Paris Franz, Jaffé et Jacobi. A dm irable lem ent dépassée par la psycha­
m êm e, l’infiltration du m ouvem ent travail de vulgarisation, qui p erm et nalyse m oderne. C e tte nouvelle
com m ence dès 1917, m ais c’est le au lecteu r a tte n tif de descendre édition est enrichie de préfaces qui
« M anifeste D a d a 1918 » qui décide avec aisance dans la psychologie soulignent son ap p o rt à la science
l’adhésion de B reton et, com m e dit des profondeurs, d ’explorer l’in­ actuelle. Elle rep ren d la prem ière
S anouillet, « m arque le point de conscient collectif, grâce aux trad u ctio n intégrale d’A rnold Van
d é p art du dadaïsm e tel que nous « im ages prim ordiales », à ces G ennep. Ellis a puissam m ent con­
l’entendons a u jo u rd ’hui». R évolte, « résidus archaïques » que sont les tribué à la connaissance de l’im­
m odernism e agressif, processus de archétypes d ont est nourri notre pulsion sexuelle, de la sélection
libération esthétique et m orale, m onde intérieur. C e d ern ier se sexuelle, de l’érotism e considéré
goût du scandale et de l’aventure, peut a p p réh e n d er grâce aux rêves, dans ses m écanism es, ses sym boles
groupe soucieux de « l’im portance à ces rêves qui, selon la th éo rie et ses perversions. Dix volum es,
des g estes», parfois sorte d’auberge de Jung, travaillent à notre m atu­ d o n t l’in té rêt historique est indis­
espagnole où chacun tro u v ait ce ration psychique. Jung voulut cutable.
q u ’il y a pportait, D a d a est tout a p p o rte r au m onde un nouvel
cela. Le dadaïsm e est a u ta n t une hum anism e puisque sa psycha­
éthique qu’un m ouvem ent littéraire nalyse tend à aider l’hom m e à LIV RES D ’A R T
et artistique. s’ob ten ir lui-m êm e, à s’accom plir.
De son agonie sortit l’option surréa­ Son œ u v re vieillira sans doute
liste, dont les racines « plongent au rythm e des déco u v ertes de M arco Valsecchi: Londres, National
dans la m êm e glèbe, en l’o c cu r­ psychologie, m ais pro b ab lem en t Gallery (L arousse) 38 F.
rence le m êm e « esprit nouveau » m oins vite que celles de F reud. « Le m usée qui présente le pano­
qui, longtem ps dilué dans l’époque, ram a le plus étendu et le m ieux
finit p a r se cristalliser soudain en com posé de la pein tu re eu ro ­
1918 au to u r du vocable m agique péen n e» , dit l’a u te u r dans son
Dada». Presque to u t l’art m oderne introduction, qui est un résum é
est sorti de c ette flam bée an ar­ de l’histoire de la célèbre galerie
chique, ju sq u ’au Pop-A rt. londonienne. Les tableaux sont
M ais la preuve est faite que l’issue présentés p a r ordre chronologique,
de to u te révolte co n tre l’A rt est si bien que cet album de re p ro ­
fatalem ent l’A rt, que pour rejeter ductions est, à sa m anière, une
les m ots il faut encore des m ots, histoire de la peinture, des Siennois
que p o u r brû ler les livres il faut ju sq u ’à C ézanne. O uvrage im prim é
d’au tres livres. Le travail de Sa­ en Italie. C ouleurs à dom inante
nouillet dépasse ainsi l’histoire lit­ rouge. N oirs et blancs assez fins.
téraire, m êm e s’il rend com pte de C ollection soignée, fort agréable
m anière inouïe des innovations et fort utile.
typographiques de D ada, m êm e s’il
traite du « vitalism e » dadaïste, M anuel L o ren te: le Prado, 2 vol.
m êm e — ce qui est parfaitem en t (L arousse) 76 F.
neuf - s’il établit tout ce qui sépare M êm e collection des « M usées et
D ada de ses épigones surréalistes. m o n u m e n ts» . M êm e p rin c ip e :
Un livre de base. Jung: un nouvel humanisme. grouper en deux volum es les repro-
168
A lire
ductions des tableaux d ’un m êm e livre de référence couvre la période
haut lieu de l’art. C om m e on le de 1900 à nos jours. Ses notices
Ce qui se lit : sait, le Prado est particulièrem ent sont consacrées aux peintres, sculp­
riche en œ uvres de Bosch, le Titien, teurs, etc., m ais aussi aux m ou­
Cette rubrique est rédigée en collabo­
ration avec M. Paul Callens, directeur de V éronèse, R ubens, V élasquez, le vements, aux anim ateurs, aux écoles,
la librairie « le Furet du Nord », à Lille. G reco , G oya, etc. C om m e dans le à certain es œ uvres p articulièrem ent
volum e précéd en t, reproductions célèbres, aux critiques, aux his­
G râ c e aux statistiq u es de v en te
établies p a r « le F u re t du N o rd », il en co u leu r p a r l’Istitu to G eogra- toriens d ’art, au dessin anim é.
est aisé de c o n sta te r q u e les Prix fico de A gostini, N ovara. M êm es
littéraires on t co n serv é u n e g rande qualités, m êm es défauts. ROM AN
partie de leu r prestige. O n a a ch e té
l ’Adoration, de Jac q u e s B orel (G a l­ M. G auffreteau-Sévy: Jérôme Bosch
lim ard), la Confession mexicaine, (le T em ps) 10 F. G eorges P é re c: les Choses (Julliard,
d’Alain B osquet(G rasset), les Choses,
D ans la petite collection « l’Œil du Col. « L ettres N ouvelles») 9 F.
de G e o rg e s P érec (Julliard). Les
livres d o n t on p arle ou d o n t on é crit Tem ps», une tentative d’exploration Un rom an (ou, com m e le d it avec
se ven d en t bien aussi: les Nouvelles du fantastique pictural de Bosch équivoque l’au teu r lui-m êm e:
des Yeux, de Paul M o ran d (G a l­ p a r une analyse m inutieuse des « U ne histoire des années 60 »)
lim ard), les Deux Cavaliers de toiles. B onnes re p roductions en qui illustre un des traits cardinaux
l ’Orage, de G io n o (G allim ard ), le noir et blanc (plus huit planches en de notre époque: le g oût p our les
Palais d'Hiver, d e R o g er G re n ie r couleur). En appendice, précieuses objets, le m atériel, les biens de
(G allim ard) ou le Livre des Snobs,
notices sur les œ uvres de Bosch. consom m ation, pour to u tes ces
du duc de B edford (Stock). M ais, à
la b arb e des critiques, les lecteu rs choses qui com pensent l’angoisse
ont d ’a u tres c ritè re s de choix. tem porelle et la disparition des
Ils vont parfois à un nom co n n u et valeurs idéales. Mais le «chosism e»
aim é, à G e o rg e s B rassens, p ar de Pérec est à bonne distance du
exem ple, à YIntégrale de ses chansons- «nouveau rom an». L’au teu r ne
poèmes (Seghers-C lub). Ils v o n t à gom m e pas son histoire; il esquisse
l’utile : le Charme à votre portée, p ar
M ary Y oung (G a u tie r-L a n g u ere a u ), au m oins l’aventure d’un jeu n e
YA Imanach Hachette, 1 001 réponses à couple qui ten te de p réserver son
tout, 1966 (H a c h e tte ), Quid? 1966. anarchique liberté to u t en rêvant
de D om inique Frém y (Pion), /' Astro­ d ’une vie m atérielle m eilleure.
nomie moderne, de R obert T o cq u et Jérôm e et Sylvie céderont pourtant,
(P roductions de Paris), les Alpes que eux aussi, à la séduction des
j ’aime, p a r divers (éd. S.U .N .), la
choses. C ette analyse sociologique
Prostate, p a r le D r Valensin (Jeune
P arque). Ils vont au cu rieu x : la JKA.VMAHC CAMPAGNE
p a r le biais du rom an a la séche­
Cuisine exotique, insolite, érotique. resse et la précision d’un rapport.
de E.C. Izzo (R o b ert Laffont). Elle n’eût sans doute rien perdu de
A vant to u t, ils vont à l’histoire et sa vigueur si Pérec ne nous eût pas
à la politique. D ans le d ésordre, voici infligé ce puéril artifice q u ’est la
les gagnants des deux d ern iers m ois : Jean-M arc C am pagne: Clovis Trouille rédaction au futur.
Roland B acri, J. Lap, A. A y ach e: le (J.-J. Pauvert) 37 F.
Guide de Colombey (Jeune Parque);
Jean F ern io t: De Gaulle et le 13 mai E xcellente étude sur le p eintre du C laude N éro n : la Grande Marrade
(Pion); Jacques L au ren t: Année 40: fétichism e à sym bolisation érotique. (G rasset) 21 F 50.
Londres, De Gaulle, Vichy (la Table C om m entaires des tableaux donnés U ne rigoureuse mise en accusation
R onde); P ierre R o u an e t: Mendès- en reproduction. Biographie. Extraits de la société contem poraine. Un
France au pouvoir (R o b ert Laffont); des Propos de T rouille. A nalyse rom an dans lequel un hom m e a mis
Jean B o u rd ier: le Comte de Paris. Un graphologique p a r le D r Rivière toutes ses ran cœ u rs et son pessi­
cas politique (la T a b le R o n d e); On n’y a tte n d ait pas m oins sur ce misme. On pense à C éline, m ais il
B enoist-M échin: Histoire de iArm ée
allemande. T o m e V (A lbin M ichel);
pein tre surréaliste, p ro v o c ateu r et n’en est rien, m êm e si l’auteur
K onrad A d e n a u e r: Mémoires, 1945- naïf, visionnaire et obsédé. L’œ uvre é crit com m e parle un titi parisien.
1953 (H a c h e tte ); V. B ataille, Pierre de Clovis T rouille y apparaît comm e C ’est « triste, grotesque, tragique»,
P aul: Des mutineries à la victoire, une sorte de m usée G révin de la com m e il dit, m ais il m anque à ce
1917-1918 (R o b ert Laffont); Roland luxure. réquisitoire to u t le lyrism e célinien;
G a u c h e r: les Terroristes. De la en revanche, on n’y trouve pas
Russie tsariste à l ’O.A.S. (A lbin R aym ond C h a rm e t: Dictionnaire de l’étro itesse polém ique célinienne.
M ichel); P ierre D a rc o u rt: De Lattre
au Viêt-Nam. l ’Art contemporain ( L arousse) 14 F. C ’est l’histoire de cinq couples qui
P artant des artistes du xix° siècle sem blent bien, dans l’esprit de
qui ont influencé notre tem ps, ce N éron, représenter tous les échelons
169
Librairie
de l’hum anité. T out le m onde triche,
en affaires, en am ours, en idéo­ SOCIOLOGIE LITTÉRATURE
logies. T ous ces « pantins» (le m ot
revient plusieurs fois à la fin du
livre) sont des ratés, des m édiocres. Un petit manuel Un grand écrivain
C e n’est pas à C éline, en définitive, du parfait technocrate fantastique: Dino Buzzati
qu’on pense, m ais à P révert.
M arcel, V incent, le père M agloire, Sur le ton de l’hum our, G eorges D ino Buzzati nous ap p o rte dans
Paul ou Jacques sont des « tê te s» . Elgozy, dans son nouvel ouvrage son d e rn ie r ouvrage l’essentiel du
Ils défilent dans la respectabilité ou « Le paradoxe des tech n o cra tes » m erveilleux inséparable de sa p e r­
le cynism e avec leurs m ensonges, (D enoël), traite un sujet sérieux: sonne et de son œ uvre. A près le
leurs lâchetés et leurs filouteries. Il les o u tran ces du fonctionnarism e et Désert des Tartares (un des plus
y a de quoi se m arrer. D ’où le titre de la tec h n o cra tie . S’il a adopté ce beaux rom ans de la littéra tu re fan­
de ce rom an de dérision. ton, c ’est par tem p é ra m en t sans tastique), l’Écroulement de la Bali-
d o u te; c ’est aussi p our que ses verna, Barnabo des montagnes, l’Image
A lfred E lton Van Vogt: les Armu­ flèches p o rten t m ieux. C et hum our de pierre et Un Amour, En ce moment
reries d’isher. Les Fabricants d ’Armes. n’est pas du badinage; c ’est un précis (R o b e rt L affont) nous donne
(deuxièm e volum e du nouveau acide corrosif. L’a u te u r dénonce jo u r après jo u r, année après année,
« C lub du Livre d’A n ticipation », les indécences, les travers, les in­ le lent m ûrissem ent d ’un talent qui
Ed. O pta) 30 F. cohérences d’une technocratie saisie nous paraît sans équivalent dans
Le 3 ju in 4784 de Père d ’Isher, un par le pouvoir. Rien ne m anque à la littéra tu re d’au jo u rd ’hui.
hom m e en provenance de l’an ce « petit manuel du grand comm is »:
1973 p é n ètre dans une boutique ni les astuces p our m ériter les m eil­ U n e vo ix différente
d’a rm urerie de G reenw ay. C et leures places aux concours de
hom m e est dangereux. Il vient de l’É cole nationale d ’A dm inistra- Il s’agit, c ette fois, de notes, d ’im­
faire un saut de 7 000 ans dans le tion, ni les conseils p o u r choisir pressions, d ’ébauches, de rém i­
T em ps, et il est chargé d’une form i­ son parti, son épouse, sa m aîtresse, niscences, de réflexions qui, en
dable énergie tem porelle. M ais son ses am is, et m êm e ses convictions quelques lignes, acquièrent la gran­
po tentiel é n erg étiq u e peut devenir politiques le cas éch éan t. Ni les d eu r d’un conte, d’un rom an ou
l’arm e absolue pour la guilde des r e n s e ig n e m e n ts p r é c ie u x q u i d’une m éditation. Et ces an n o ­
A rm uriers dans sa guerre secrète s’adressent to u t spécialem ent aux tations s’avancent avec l’âge vers
c o n tre l’im périale M aison d ’Isher, apprentis-fonctionnaires. D ans ce une m élancolie souriante où le
qui gouverne alors to u t le systèm e catéchism e pour R astignac de la fantastique, l’étrange, l’inattendu
solaire. Le C onseil suprêm e décide politique et de l’adm inistration, effacent to u te rid ee tto u te am ertum e.
donc de le renvoyer dans son G eorges Elgozy brosse le p o rtrait Avec B uzzati, nous nous éloignons
Tem ps d’origine, gardant en réserve des re p résen tan ts les m oins sou­ de l’hum our grinçant des Anglo-
cette « apocalypse am bulante» riants d ’un m ilieu q u ’il connaît Saxons, du désespoir de K afka, de
q u ’il lib é rera en cas de besoin. La adm irablem ent puisque, pendant l’insolite intellectuel des su rré a ­
guerre est dure, en effet, en tre les une dizaine d ’années, il a participé listes. On a envie de connaître,
F ab rican ts d’A rm es et la reine à une dem i-douzaine de cabinets d’aim er cet hom m e sim ple qui nous
Innelda. On se dispute les agents. m inistériels. Il le fait dans le style en traîne dans son rêve, sans efforts
On utilise les arm es les plus extra­ qui lui est p ro p re: celui de la et sans arrière-pensées. Le tapis
ordinaires, y com pris les arm es phrase courte qui est presque un volant, le canari m élancolique, les
psychologiques et les « M aisons aphorism e. Ses form ules soigneu­ rem parts d’A nagoor. le ro ch er sus­
d’illusions». On fait beaucoup de sem ent polies se fixent dans la pendu, la ch ance d ’A dèle nous
politique à l’échelle galactique m ém oire com m e des leçons à ne ap p artien n en t au fur et à m esure
dans ces deux rom ans réim prim és jam ais oublier: « Un haut fonction­ que nous nous abandonnons à la
pour la plus grande joie des am ateurs naire a souvent besoin d ’un plus m agie de nos propres rêveries et
(prem ière édition française: G alli­ insignifiant que soi; rarem en t d ’un que nous accom pagnons un être
m ard, 1961). Van Vogt y jo u e plus qualifié » — « Un m andarin p ro ­ devenu ch er vers le déclin de sa
m agistralem ent de l’E space et du lixe est un m auvais m andarin; un vie. En ce siècle de « bruits et de
Tem ps. Il s’y révèle com m e le m inistre discret, un p iètre d é m o ­ fureur», il est bon d ’en ten d re une
rom ancier de la volonté a u tan t que c ra te » . « Le paradoxe des tech n o ­ voix qui nous tran sp o rte sans nous
com m e au te u r hum oristique. Le crates» est un des plus a u th e n ­ h a n te r ou nous hum ilier.
jo u r viendra où une thèse m o n trera tiques tém oignages sur les m œ urs Jacques Ménétrier.
que, sous le couvert de la fiction, de c ette aristocratie m oderne: la
l’illustre C anadien a b ourré son haute bureau cratie.
œ uvre d ’allusions politiques. J .M.
170
A lire
HISTOIRE
La vieille Chine est-elle morte?
La C hine a q u a tre mille ans, son tro p longues... les officiels chinois Q u a tre spécialistes
régim e actuel — th éo riq u em en t é ta ien t trop souriants et pas assez
com m uniste — en a seize. L a C hine bavards... M. Jules Roy n’a pas T out autres sont les q uatre ouvrages
de q u a tre m ille ans et la C hine supporté que les C hinois ne lui que j ’aborde à p ré sen t: Mao Tsé-
de seize ans ont-elles des points m anifestent pas la m êm e respec­ toung, par A ndré M igot, livre de
com m uns, l’une p ro cède-t-elle de tueuse d éféren ce que les garçons base p our « c om prendre » la C hine
l’autre? D epuis seize ans, une de café de Saint-G erm ain-des-Prés. p opulaire, son passé, son présent et
C hine nouvelle est née officiel­ Je n’ai pas eu plus de chance, pour son avenir; Marx, Mercure et Mars:
lem ent, m ais sa gestation a duré d ’autres raisons, avec les récits de l'Asie, aujourd’hui et demain, par
tren te ans, il ne faut jam ais voyage en C hine de Sven et C ecilia R ichard Lew insohn, é tu d e d ’un
l’oublier. D epuis 1949, deux cent L indqvist: la Chine familière; de spécialiste de l’Asie, sociologue,
cinquante m illions de C hinois sont M au rice L elong: Il est dangereux m édecin et économ iste, qui nous
nés et trois cents autres m illions de se pencher au-dehors; de C a th e ­ offre une source de d o cum entation
ont a tte in t l’âge de m aturité m en­ rine Van M oppès: A chacun sa à la fois agréable, succincte et
tale. D epuis 1964, la C hine p o p u ­ Chine. Les auteurs ont fait des com plète sur les problèm es que
laire possède l’arm e atom ique. Q ue m illiers de kilom ètres, mais ils ont posent et que poseront les É tats
se passe-t-il dans ce pays gigan­ raté leur voyage: ils n’ont rien vu, nouveaux de cet imm ense continent
tesque dom iné p a r le d rapeau ou si peu! C urieusem ent, ils ont et, en p articulier, l’im broglio du
rouge frappé de cinq étoiles tous rap p o rté les m êm es anecdotes, Sud-E st asiatique où la C hine
blanches? Q ue font, que veulent, a m usantes m ais sans intérêt. Ils com m uniste a une influence consi­
que peuvent les « fourm is bleues » sont d ’accord p our louer l’hospi­ dérab le; Dans trente ans, la Chine.
de M ao T sé-toung? Où en est la talité la plus g énéreuse et la par R o b ert G uillain, livre qui fera
C hine? E st-elle la R ussie sovié­ plus souriante, mais ils ne paraissent au to rité par l’h o n n ê te té de l’ana­
tique des années 20? Ou l’Allem agne pas avoir com pris q u ’ils avaient été lyse, la richesse de l’observation,
nazie des années 30? D ’où vient et aim ablem ent « co n d itio n n és» . Ils l’intelligence des problèm es posés
où va la C hine de M ao? Il d evrait n’ont rien com pris à la C hine nou­ et de leurs solutions possibles; la
être facile de rép o n d re à ces velle, p arce que la C hine nouvelle Chine surpeuplée, tiers monde
questions, car il est relativem ent ne fait aucun effort p o u r être affamé, p a r R ené D um ont, étude-
aisé de franchir a u jo u rd ’hui le com prise, parce q u ’elle se m oque reportage qui est un m odèle du
« rideau de bam bou ». M aints voya­ de la com préhension ou de l’incom ­ g enre et qui m et l’accent sur les
geurs occidentaux, reto u r de C hine, préhension occidentale. perspectives d ’avenir: e n tre le
écrivent le récit de leur périple.
Les devantures des librairies re­
gorgent de volum es de souvenirs de
voyages et d ’études sur la Chine.
E t pou rtan t...

Il n'est pas si facile de regarder

Parmi les livres récents, j ’ai cherché


les réponses. Le voyage en Chine,
par Jules Roy, n’a aucun intérêt.
L ’au teu r a écrit un gros livre p our
ne rien dire ou, plus exactem ent,
pour ra co n ter to u t ce q u ’il n’a pas
vu, ou pas voulu voir, to u t ce q u ’il
n’a pas entendu, ou pas voulu
entendre. M . Jules R oy s’est
laissé e m p o rter p a r sa m auvaise
hum eur p arce que... C hou En-lai
n’est pas venu l’accueillir à l’aé­
roport... M ao T sé-toung ne l’a pas
reçu... les visites des usines étaient Liou Chao-chi et Mao Tsé-toung: les maîtres de la Chine moderne, an xvi.
trop rapides... celles des m usées
171
Histoire
m arxism e-léninism e, revu et sérieu­ m ière puissance asiatique en échoué. D ans les années 1920 à
sem ent corrigé par M ao T sé-toung, passant du stade de l’exploitation 1950, p en d an t tren te ans, les Sovié­
et la d ém ographie hallucinante, coloniale à celui de puissance tiques, eux aussi, ont clam é leur
une course à la vie s’est engagée; industrielle indépendante. volonté de révolution m ondiale; ils
que se passera-t-il? sont presque parvenus à leur but,
... m ais le passé revient... m ais ils ont échoué et p rê ch e n t
M a o T s é -to u n g survivra... a u jo u rd ’hui la « coexistence paci­
Il n’est pas sans in té rêt de n oter fique» — à la grande colère de
Je ne puis analyser ici, en détail, à quel point la C hine nouvelle Pékin. A lors? Il y a to u t de m êm e
chacun de ces q u a tre livres im por­ revendique, à présent, son indé­ une m enace et m êm e un « progres­
tants, m ais je puis en tire r assez p en d an ce vis-à-vis de la révolution siste » très pro-m aoïste com m e
d’enseignem ent p our fixer à grands russe. 11 y a encore quelques R ené D um ont ne la dissim ule pas:
traits les lignes d’évolution histo­ années, le D r Sun Y at-sen, père de «T an d is q u ’on rêve de paradis, la
rique de la C hine populaire. la R évolution nationale chinoise, surpopulation im pose l’austérité.
G râ ce à A ndré M igot, on g ard era fo n d ateu r du K uo-M in-T ang, p ré ­ C om m unism e d ’abondance et
toujours p résen t à l’esprit l’im por­ curseur de T chang K aï-chek, était com m unism e de pénurie ne peuvent
tance capitale de M ao T sé-toung classé «révolutionnaire bourgeois». avoir le m êm e visage. C e tte C hine
dans la révolution chinoise, hier, Il est à p résen t réhabilité. Son en progrès donne au tiers m onde
au jo u rd ’hui et dem ain. La révo­ p o rtrait est exposé en public, à deux leçons: d ’abord ne co m p ter
lution chinoise a été, et sem ble côté de ceux de M arx et de Lénine. que sur soi-m êm e, et puis form er
toujours être ru p tu re to ta le avec Sa m aison natale et sa tom be sont des cadres. M ais son redressem ent
le passé, cassure b ru tale: le devenus lieux de pèlerinage. D ’autre est com prom is p a r l’orgueil de la
scepticism e traditionnel a vécu, il part, le dernier em pereur m andchou, puissance et le dogm atism e idéo­
a fait place à une autosatisfaction Pu I, d o n t les Jap o n ais avaient fait logique. D eux m illiards de C hinois
sans lim ite, stupéfiante, à une l’em p ereu r fantôm e du M and- étoufferaient la C hine. E ntre la
propagande incessante qui assène, choukouo, est devenu un néophyte croissance dém ographique, la
à coups de slogans, des vérités de la révolution et travaille tra n ­ bom be atom ique et la pén u rie
idéologiques. q u illem ent p o u r ses nouveaux alim entaire, une conjonction redou­
C om m e l’explique R o b ert G uillain, m aîtres aux archives historiques de table p o u rra it faire de l’horizon
la C hine de 1995 sera forte d’un Pékin. Enfin, Li Tsung-jen, ancien 1985 celui d’un désastre planétaire. »
m illiard q u a tre cents m illions de président du « régim e réactio n n aire A ndré Brissaud.
« M a o T sé-toung», sans M ao Tsé- du K uo-M in-T ang», est revenu de
toung, fidèles reflets de la pensée son exil aux U.S.A. et a été accueilli
m arxiste-léniniste sinisée p a r le com m e le fils prodigue. A quand la
vieux pionnier. P o u r la C hine de «conversion» et le « re p e n tir» de
Ouvrages récents:
dem ain et d ’après-dem ain, la m ort T chang-K aï-chek?
de M ao ne sera sûrem ent pas un Jules Roy: le Voyage en C hine
problèm e. C ’est que la révolution ... et la C h in e reste la C h in e (Julliard).
c om m uniste chinoise n’est pas une Sven et C ecilia Lindqvist: la
sim ple copie de la révolution Les perspectives chinoises sont- C hine fam ilière (Pion).
com m uniste russe. Elle a son c arac­ elles m enaçantes p o u r la paix du M aurice L elong: Il est dan­
tère propre, autonom e. Son m onde? Les dirigeants de Pékin, gereux de se p en ch er au-dehors
com m unism e a dépassé le m ou­ C hou En-lai en tête, d é clare n t que (Laffont).
vem ent de classe p o u r d evenir l’U .R .S.S. fait des concessions au C ath erin e Van M oppès: A
m ouvem ent national. C o n trai­ capitalism e, en politique intérieure chacun sa Chine (Albin Michel).
rem en t à ce qui s’est passé dans com m e en politique étrangère, A ndré M igot: M ao T sé-toung
d ’a u tres pays (T chécoslovaquie, mais que la C hine, elle, ne fera pas (B ibliothèque de culture histo­
H ongrie, A lbanie, etc.), le de concessions: « E lle persévérera, rique, C.A .L .).
com m unism e chinois a non seu­ si nécessaire, p en d an t cinq ou six R ichard L ew insohn: M arx,
lem ent bouleversé la stru c tu re des générations, ju sq u ’au jo u r où tous M ercu re et M ars: l’Asie,
classes, mais il a égalem ent restauré les peuples du m onde v erro n t se au jo u rd ’hui et dem ain (L ’A ir
l’indépendance n ationale et a doté lever l’aube du m illénaire m aoïste. » du tem ps, N .R .F .).
le pays d’une stru c tu re économ ique D oit-on p re n d re au sérieux ces R o b ert G uillain: D ans tren te
m oderne. C e tte révolution, qui a clam eurs en vue de la conquête ans, la C hine (Le Seuil).
copié en l’a d ap tan t le com m unism e m ondiale? C ertes, elles p ren n en t R ené D um ont: la C hine sur­
européen, a perm is à la C hine — au un aspect qui n’est pas sans rappeler peuplée, tiers m onde affam é
prix de beau co u p de sang et de les clam eurs de N urem berg dans (Le Seuil).
souffrances — de devenir la pre­ les années 1933-1939, m ais H itler a

172
A lire
R E L IG IO N
Vatican II commence demain
Jean XXIII pensait que le Concile durerait trois mois, le temps m unications seront am éliorées entre
d ’une session. Le pape est mort avant que son œuvre fût achevée. les divers degrés de la hiérarchie.
Vatican II aura duré, avec quatre sessions, plus de trois ans. Dès Les évêques, déjà rassem blés en
les premiers jours d ’octobre 1962, le plan de la Curie romaine, C om ités nationaux ou régionaux,
d ésigneront leurs délégués au
avec ses 16 volumes de documents, ses schémas, ses décrets, ses Synode épiscopal, qui sera l’organe
constitutions dogmatiques préparés d ’avance, s’est écroulé sous c o n su lta tif suprêm e du Saint-Siège
la poussée de l’épiscopat. et qui se réu n ira sur convocation
Avec V atican I (1869-1870), à un D e nom breux textes ont été votés à du pape. Les laïcs ne sero n t plus
siècle d ’intervalle, V atican II (1962- c ette fin. R etenons su rto u t la C ons­ seulem ent des ouailles dociles: ils
1965) form e un singulier diptyque. titu tio n dogm atique sur l’Église, au ro n t désorm ais sur les affaires
Le prem ier est sous le signe de prom ulguée le 21 novem bre 1964, de l’Église le d ro it d ’exprim er
l’« anti-m oderne », le second sous le et l’institution du Synode épiscopal, leur avis et une certaine liberté
signe de l’ouverture au m onde décidée p a r Paul VI en octo b re d ’action, dans le respect de la hié­
m oderne. Le prem ier définit et 1965. C ertains observateurs s’a tte n ­ rarchie. Le C oncile rappelle,
condam ne, le second affirm e et d aien t à une dém o cratisatio n des com m e aucun texte ne l’a jam ais
dialogue. C ’est un v éritable re n ­ stru ctu res ecclésiastiques et le m ot fait, la participation des laïcs au
versem ent d ’attitudes. Le pasteur de «collég ialité» a suscité long­ sacerdoce du C hrist, à sa fonction
l’em porte sur le d o c te u r, la do c­ tem ps bien des illusions. Si le p rophétique et à sa dignité royale.
trine devient m oins scolastique et prem ier C oncile du V atican, en C ’est le schém a sur les prêtres qui
plus apostolique. La m ain tendue 1870, qui a proclam é l’infaillibilité a soulevé le plus de difficultés et
rem place l’anathèm e. du Souverain Pontife dans l’exer­ donné le m oins de satisfaction; le
Ce C oncile est une p rojection de cice de son m inistère doctrinal, a C oncile des prê tre s est encore à
l’Église vers l’avenir. On ne peut en été appelé le C oncile de la P apauté, venir. Le pape a coupé co u rt aux
parler en term es de bilan. Il n’a V atican II devait être le C oncile discussions sur le célibat des prêtres
rien innové en d o c trin e; il annonce des Évêques. Il con sacrerait, et s’est réservé l’étude de la ques­
ce qui com pte p eu t-être le plus: un pensait-on, leur responsabilité col­ tion, non sans confirm er aussitôt
changem ent in té rieu r de l’Église. lective sur l’Église universelle, en avec énergie les positions tra d i­
D ans son discours d ’ou v ertu re, le tan t que corps constitué successeur tionnelles de l’Église d ’O ccident.
11 octo b re 1962, Jean X X III o bser­ des douze A pôtres. En réalité, rien
vait que « le m onde est en m ou­ n’a été changé dans les relations L 'œ c u m é n ism e à venir
vem ent vers un nouvel o rdre de qui unissent l’épiscopat au p o n ti­
rap p o rts en tre les hom m es». ficat rom ain. C om m e l’a déclaré Le second o b jec tif de V atican II
L’œ uvre de V atican II, pour la Paul VI dans son discours du 18 no­ é tait de ten d re à l’u nité des ch ré­
résum er brièvem ent, dev rait d é te r­ vem bre 1965, l’Église garde son tiens. Le d é cre t sur l’œ cum énism e,
m iner un nouvel o rdre de rapports « c ara c tè re m onarchique et h ié ra r­ prom ulgué le 21 novem bre 1964,
à l’in té rieu r de PÉglise, de m êm e ch iq u e» ; sa direction ne devient ni résum e les progrès officiels réalisés
q u ’en tre l’Église e t le m onde dém ocatique ni collégiale.' dans ce sens. Pour en a p p réc ie r la
extérieur. M ais si les stru ctu res d e m e u ren t p o rtée p ratique, il faut a tte n d re les
Com m e prem ier objectif, le Concile inchangées, quelle que soit la réactions de l’Église à certain es ini­
s’est proposé de « définir plus com ­ réform e de la C urie que décidera tiatives, et des m esures d ’appli­
p lètem en t et de vivifier l’É glise». seul le Souverain Pontife, les com ­ cation, com m e pour le cas des
173
Religion
P^T“ m ariages m ixtes. M ais un résultat n ’est pas une nouveauté d octrinale,
est acquis: on ne saurait plus con­ m ais un nouveau désaveu de c e r­
cevoir ni espérer un œ cum énism e taines p ratiques abusives du passé.
qui serait un re to u r à l’u nité du Elle réclam e enfin des É tats la
tem ps passé. L ’unité de tous les liberté religieuse, non seulem ent
chrétiens ne p re n d ra force et vie pour elle, m ais p our tous les cultes:
que dans l’avenir et sous une form e c ette innovation prouve que les
qui reste en co re à découvrir. Le m alheurs de l’H istoire font parfois
m ouvem ent est lancé. G râ ce à un a vancer les idées.
dialogue continu et à des actions
com m unes en tre les diverses c o n ­ U n e théologie doit précéder
fessions chrétiennes, certaines la pilule
convergences de cœ u r, de pensée,
d ’action p o u rraie n t se m atérialiser On a gén éralem en t éprouvé une
peu à peu dans une u nité ecclé­ très grande déception devant l’ab­
siale. V atican II, loin de s’en ten ir sence d ’une décision conciliaire sur
aux condam nations passées, a solen­ l’un des problèm es les plus débattus
n ellem ent d éclaré que certains de l’heure, le contrôle des nais­
schism es s’é taien t pro d u its « p a r la sances. V atican II s’est co n ten té
faute des personnes de l’une et de de m ettre l’a ccen t sur l’une des fins
l’autre p a rtie » ; il a confirm é la vali­ du m ariage, le perfectio n n em en t
dité de baptêm es reçus et l’effica­ m utuel des époux dans l’am our,
cité de m oyens de salut mis en alors que la doctrine traditionnelle
œ uvre en dehors de l’Église ro ­ m ettait p lu tô t en avant le devoir
m aine. Il est vrai que le C oncile de p ro créatio n . T oute relation
ajoute que leur « force dérive de sexuelle devant être sous un c er­
la p lénitude de grâce et de vérité tain contrôle de la raison p our
qui a été confiée à l’Église c ath o ­ re ster un acte hum ain et m oral, le
lique » raisons. En rejetan t légitim em ent con trô le des naissances est un prin­
des co nceptions de Dieu erronées, cipe indiscutable. M ais la valeur
Les valeurs de l'incroyance l’athéism e oblige les croyants à m orale de ce contrôle dépend des
purifier leurs p ropres idées. « Les raisons qui l’inspirent et des
Le troisièm e o b jec tif élargit les hérésies sont utiles», disait un Père m oyens q u ’il em ploie. C ’est ici que
visées de V atican II au m onde de l’Église, quand elles p e rm e tte n t le m onde a tte n d ait des décisions:
entier. L ’Église veut rép o n d re aux de corriger certains excès et elles ne sont pas venues. Le pape
besoins du m onde présen t. Il lui d ’a p profondir la d octrine. Une s’est réservé la question et il a
a p p artie n t de lever d ’abord c er­ com m ission a été instituée pour confié à une com m ission consul­
tains obstacles q u ’ont dressés entre re ch e rch e r les form es et les m oti­ tative le soin d ’en é tu d ie r tous les
elle et une vaste p artie du m onde vations de l’athéism e co n tem ­ aspects et to u tes les conséquences.
certaines attitu d es historiques. Le porain. Le problèm e des contraceptifs,
C oncile a « d éploré » to u tes les pilules ou autres m oyens, est su b o r­
m anifestations d ’antisém itism e. Il a Les éq uivoques de la liberté donné à une théologie. La m orale
reconnu officiellem ent certaines ch rétien n e n ’est pas un sim ple
valeurs authentiques contenues dans On in te rp ré te ra it de travers le code, réduit dans ce cas à une
les religions non ch rétien n es: le d é cre t sur « la liberté religieuse », an n o tatio n du Codex. C ’est une
« grand patrim oine com m un » des si l’on croyait que l’Église consi­ théologie revue, et p eu t-être cor­
juifs et des chrétiens, la libération dère désorm ais com m e légitim e rigée, de la sexualité, qui fera
des angoisses dans l’hindouism e, l’adhésion à n’im porte quelle reli­ co m p ren d re pourquoi la c o n tra ­
l’insuffisance radicale de ce m onde gion. Elle d énonce toujours, et ception est perm ise ou interdite.
changeant dans le bouddhism e, avec la m êm e force, l’indifférence Le fam eux schém a 13 sur « l’Église
l’ado ratio n du D ieu Un dans et le subjectivism e. D ans ce d écret et le m onde m oderne », a u tan t que
l’islam, l’inquiétude du cœ u r si discuté, le C oncile réaffirm e le l’insipide « D é cre t sur les M oyens
hum ain dans to u tes les religions. d evoir de chacun de re ch e rc h e r la de com m unication sociale», a déçu
Il éprouve to u te discrim ination. vérité e t de suivre sa conscience tous les espoirs. M ieux vaut le
V atican II tém oigne de discer­ d ûm en t éclairée. C ette lum ière dire avec franchise et avec respect
nem ent et de com préhension devant devrait n o rm alem ent conduire à que de s’extasier sur des lieux
le p h énom ène de l’athéism e aux l’Église. M ais celle-ci re je tte toute com m uns. Un savant balancem ent
m ultiples visages et aux m ultiples co ercition en la m atière : ce qui e n tre des form ules littéraires et de
17 4
A savoir
prudentes mises en garde n’arrivent nom bre de «dialogues», d ’« ouver­
pas à m asquer l’indécision de la tu res» , de m esures d ’aggiorna-
pensée. Pourtant, de nom breux mento. E ngager le dialogue, n’est-
groupes d ’études, à trav ers le ce pas, à certains veux, e n tre r
m onde, s’étaient penchés avec dans la voie de la « relativisation »?
ard eu r sur ces problèm es. L eur Jusqu’où aller? Le Souverain Pontife
Il ne suffit pas
message m anquait-il de perspi­ indique les deux d irections que de découvrir l'archéologie
cacité ou de m aturité, ou bien p o u rrait p re n d re la « mise à jo u r»
n ’est-il pas parvenu à R om e? Peut- de l’Église, p o u r interdire l’une et On reprend actuellem ent l’affaire
être les rapports de l’Église et du p our re co m m a n d e r l’a u tre : la p re ­ des m anuscrits de la m er M orte,
monde m oderne appellent-ils moins m ière est « selon la m entalité du non pas la série de 1945, mais
des d éclarations d octorales que des m onde», la seconde « selon l’esprit celle qui avait été proposée au
attitudes pastorales d ’éveil et du C oncile». R econnaissons q u ’il British M uséum en 1883. Le British
d ’attention, de confiance et de ne pouvait en aller au trem en t. M uséum avait évidem m ent refusé
com préhension de ces attitudes Nous som m es parfaitem en t avertis, avec la d ernière én ergie: n’était-il
qui ne prolongent pas indéfinim ent et je cite les paroles de Paul VI: pas absurde d ’im aginer que des
l’enfance du baptisé, m ais qui « Aggiornamento signifiera donc m anuscrits d a ta n t de bien avant
l’aident à m ûrir lui-m êm e ju s­ désorm ais p o u r nous p é n étratio n le tem ps du C hrist aient pu se co n ­
q u ’aux responsabilités de l’âge éclairée dans l’esprit du C oncile server dans une grotte ju sq u ’à nos
adulte. et fidèle mise en application des jours! Le vendeur s’est suicidé.
directives q u ’il a trac ée s d ’une Les m anuscrits fu ren t achetés p our
Préparer le ch a n g e m e n t m anière si heureuse et si sainte. » 10 livres sterling par un m archand
Le dialogue avec le m onde pren- de livres d ’occasion qui les a re ­
D ans l’a tte n te des d é cre ts d ’appli­ drait-il fin à la clôture du C oncile? vendus en 1887. Où sont les m anus­
cation, que conclure? D ans Eccle- L’Église entre-t-elle de nouveau crits en ce m om ent? On voudrait
siam suam déjà, Paul VI d é co u ­ dans une période de repliem ent sur bien le savoir. L’« O bserver » du
vrait la lutte ém ouvante que se sa pro p re réorganisation, en fonc­ 19.12.1965 raconte l’histoire.
livrent en lui-m êm e l’au dace et la tion d ’une ligne définitivem ent M orale: Il ne sert à rien de faire
p rudence. Avec ses discussions fixée? On ne voudrait pas le croire; des d écouvertes si la pression des
hardies et ses votes p ondérés, le mais il est probable que, p o u r un bonzes en place est trop forte.
C oncile a rendu le m êm e tém o i­ certain tem ps, la pru d en ce va l’em ­ C om m e le disait M ax Planck, « la
gnage. M ais ouvrir le dialogue p o rte r sur l’audace. vérité ne triom phe jam ais, mais
n’est-ce pas a cc ep te r des échanges? Jean Chevalier. ses adversaires finissent p a r m ourir».
N ’est-ce pas a cc ep te r de se tra n s­ 11 faut m alheureusem ent a jo u te r:
form er soi-m êm e, év entuellem ent, « Ses défenseurs aussi quelquefois. »
à la lum ière de l’au tre? Si Vaggior-
namento préconisé par Jean X X III
a un sens, c ’est bien d ’inviter à un Un monde inconnu
discernem ent en tre l’accessoire et
l’essentiel et de p ré p are r en consé­ Le Pérou se révèle décidém ent
quence un changem ent d ’attitude. com m e é ta n t la région du m onde
O r un m ot a été lancé p a r la voix la plus riche en civilisations dis­
la plus au torisée de l’Église c ath o ­ parues. On vient de d écouvrir
lique, qui sera certain e m e n t des dans la jungle trois villes ab an ­
plus em ployés dans les années à données. D ’après les légendes
venir p a r les adversaires infati­ locales, ces villes ont été cons­
gables du changem ent. Ce m ot tru ites par des hom m es blancs aux
servira de c o ntrepoids à Yaggior- yeux bleus, qui résistaient aux
numento. D ans son discours au Incas, m ais qui p riren t la fuite
C oncile du 18 novem bre 1965, lorsque les Espagnols débarquèrent.
Paul VI a mis en garde co n tre le Le p rofesseur Luis E. V alcarcel,
danger de « relativiser» les dogm es, l’ém inent archéologue péruvien, a
les lois, les stru ctu res el les tra ­ déclaré, ra p p o rte le « New H erald
ditions de l’Église. On voit d ’emblée T ribune» du 6 jan v ie r: « N ous
l’abus qui sera fait de ce m ot, si som m es au seuil d ’un m onde in­
p rofondém ent juste à certains connu. Les ruines sont partiel­
égards, p our frap p er de suspicion, lem ent recouvertes p a r la jungle
p o u r con d am n er et p o u r a rrê te r et on est en train de les dégager. »
175
Archéologie
PHILOSOPHIE
TeilhardetEinsteinàl'UNESCO
Le p rem ier m arqua fo rtem en t la Celui qui est Intelligence pure et
d ifférence en tre la visée de la E xistence absolue.
science du x v i i p siècle et celle de Et, sans d oute, les exposés du p ro ­
la science du xxc siècle. Il y a deux fesseur K edrov et du professeur
cents ans, les savants s’o ccu p aien t Piveteau ne se situent-ils pas sur le
de classer, de diviser, de circons­ m êm e plan. Celui-là ne q uitte pas
crire les différentes disciplines le dom aine expérim ental de l’his­
scientifiques. Il s’agissait, p o u r eux, toire des sciences, celui-ci nous
de dresser un véritable tableau des em porte dans une vision grandiose
connaissances et d ’affecter à chaque qui em brasse la natu re e t la sur­
case un o bjet et une m éthode. Les nature, la raison de l’hom m e et
cases é taien t nettem en t séparées: l’âm e de l’U nivers. Et p o u rtan t,
ici, les m athém atiques, là, la phy­ ces deux attitudes vont de pair,
sique, plus loin, la zoologie: ces toutes deux font é ta t d ’un m êm e
divisions ont servi à organiser nos m ouvem ent, d ’une m êm e m arche
universités et, au jo u rd ’hui encore, en avant. Les sciences intercalaires
to u t notre enseignem ent secon­ naissent, se développent et se
daire et une bonne partie de notre fortifient dans le sillage m êm e de
enseignem ent supérieur sont restés l’accélératio n scientifique, et la
Teilhard, témoin d ’une crise fidèles à c ette conception cad as­ vision de T eilhard de C hardin est
trale de la science. le term e d ern ier d ’une série qui
Mais voici qu’au cours du xxc siècle, s’accum ule dans le tem ps. La
sous la poussée du développem ent synthèse des sciences n’est pas un
Sur le th èm e de « Science et Syn­ scientifique, les frontières de chaque systèm e de relations, statique,
thèse, l’U N ESC O a organisé du dom aine se sont effacées, et des rigide, im m obile, m ais une fusion
13 au 15 décem bre 1965 un col­ sciences in tercalaires viennent vivante que nous créons nous-
loque auquel ont pris p art to u r à c om bler les interstices. Il n’est pas m êm es dans l’élan com m un à nos
to u r: M M . F erdinand G o n seth , de seulem ent question de je te r des recherches.
l’École polytechnique fédérale de ponts en tre la chim ie et la biologie
Z urich; R o b e rt O ppenheim er, ou en tre la physique et l’astro ­ A lle r par-delà les choses
directeur de PInstitute for A dvanced nom ie, m ais v éritablem ent d ’e n tre ­
Studies de P rinceton; sir Julian lacer et de fondre les disciplines A vec d ’autres m ots, m ais dans le
H uxley; le R.P. D u b arle; M M . fondam entales. La synthèse, alors, m êm e esprit, Planète a parlé du
G iorgio de Santillana, du M assa­ n’est pas le fruit d ’une générali­ Point de C onvergence, p oint lim ite
chusetts In stitute of T echnology; sation philosophique, d ’une vue de où viennent se rassem bler les
G erald H olton, de l’université de l’esprit, com m e on dit quelquefois, form es de pensée les plus diverses
H arvard; W ern er H eisenberg, mais d ’une nécessité objective qui en ap p aren ce, les m athém atiques
d irec te u r du M ax Planck Institut est engendrée p a r le progrès scien­ supérieures, la créatio n poétique,
de M unich; B. K edrov, de l’Aca- tifique lui-m êm e. l’archéologie des hautes époques,
dém ie des sciences de l’U .R .S.S.; M. Piveteau réussit en quelque la psychologie des profondeurs. Si
Jean Piveteau, de l’A cadém ie des trente m inutes à donner exactem ent nous le rappelons, ce n’est ni pour
sciences de Paris. C ette réunion a et clairem ent l’essentiel de la nous glorifier ni p our nous justifier,
été placée sous le signe de trois pensée de T eilhard de C hardin. Il mais p our souligner les buts p e r­
anniversaires: le dixièm e anniver­ exposa la ligne d irec tric e d ’une m anents de cette revue qui sont de
saire de la m ort d ’A lbert Einstein; évolution d o n t l’hom m e est devenu ten d re vers le « p a r-d e là» des
le cinquantièm e anniversaire de la le relais principal et dont le point choses. C om m e si chaque objet,
th éo rie de la R elativité généralisée; ultim e est un c en tre d ’énergie chaque être, chaque activité
le dixièm e anniversaire de la m ort d ’une puissance infinie. Il m ontra hum aine é taien t entourés d ’une
de T eilhard de C hardin. N ous com m ent la pensée de T eilhard de au ra qui fait q u ’ils sont plus que
voudrions a ttire r plus p a rticu liè ­ C hardin, dépassant les oppositions leurs apparences visibles, il est une
rem en t l’atten tio n des lecteurs de stériles de la science et de la foi, form e de recherche par imagination
Planète sur les deux d ern iers prend au c o n traire appui sur les qui vise un horizon de relations
exposés: celui du professeur Kedrov déco u v ertes scientifiques les plus tran scen d an tes qui seul confère un
et celui du professeur Piveteau. m odernes p o u r ouvrir la voie vers sens et une caution à ce que nous
176
A savoir
voyons, à ce que nous touchons, à Q uand M oseley com m ença ses tra ­
ce que nous faisons. Peu im porte le
BIOLOGIE vaux, les recherches anglaises et
nom que l’on donne à cet horizon. am éricaines m enées sur les bactéries
C ertains philosophes l’appellent avaient déjà donné quelques résultats.
l’E tre, tém oin Jean B eaufret qui Les biologistes La p artie de la cellule qui sem ble la
parle de « l’Ê tre qui se p orte envisagent plus m enacée par les radiations est
caution de to u t existant» (Hei­ l’A .D .N . des chrom osom es: in te r­
degger et le problème de la vérité, la guerre nucléaire versions de segm ents, cassures, hydra­
dans « F ontaine», N° 63, novem bre et cherchent à guérir tation des bases, les effets sont m ul­
1947, p. 765). Q u’il nous suffise de tiples et n ’ont pas en co re été tous
rappeler q u ’à l’heure présen te la le mal des radiations précisés. M ais, en 1962, R ichard et
pensée occidentale éprouve l’urgent Jan e Setlow , du lab o rato ire national
besoin non plus d ’accu m u ler des 11 y a vingt ans, à H iroshim a, une d ’O ak Ridge, ont précisé l’effet des
faits, mais de retro u v er une unité nouvelle m aladie terrifiante faisait rayons ultraviolets: ils p rovoquent la
perdue dans l’ém iettem ent de l’acti­ son apparition, une m aladie créée dim érisation, c’est-à-dire la soudure
vité scientifique. N ous faisons tout p a r l’hom m e: le « m al des rayons». de deux bases voisines. Et ce boule­
juste les prem iers pas dans cette D epuis, il cherche le m oyen de versem ent em pêche la réplication de
voie et, p o u r avancer, il faudra c o m b a ttre ce fléau q u ’il a libéré. Aux l’A .D .N .2, b loquant du m êm e coup
vaincre les résistances d ’un ra tio ­ U .S.A ., en A ngleterre, en U .R .S.S., la division cellulaire indispensable à
nalisme dém odé et d ’une objectivité en F ran ce, des drogues « anti­ la vie. M ais c ette sensibilité de
de courte vue. E t, sans doute, est- radiations » ont été découvertes. l’A .D .N . p a raît varier en fonction de
ce prendre un risque que d ’aller M ais to u te s ont un grave d éfaut: la p ro portion des q u a tre bases qui
ch erc h er le « par-delà» des choses, elles n ’agissent que préventivem ent, le com posent. Si le couple cytosine-
puisque jam ais on ne p o u rra p ré ­ et e n co re faut-il q u ’elles soient guanine dom ine, la résistance est
sen ter une chose qui soit une pièce absorbées très peu de tem ps avant plus faible, mais s’il ne rep résen te
à conviction. Et p o urtant l’O ccident l’irradiation. que 34% des bases (66% étan t
est au jo u rd ’hui en é ta t de crise: il rep résen tés par le couple thym ine-
doit dépasser une certain e c o n ce p ­ Les rayons s'attaquen t adénine), la résistance est élevée. Du
tion de la science sous peine d ’être aux gènes de l'hérédité m oins à l’égard des radiations ioni­
déchiré entre une su rproduction santes (rayons X, rayons gam m a),
technique et le vide des fins. U ne fois le m al fait, n ’y a-t-il aucun c ar c ’est l’inverse qui se produit vis-
L ’O ccident a to u t donné au m onde m oyen de le rép arer? C ’est ce que à-vis des rayons ultraviolets: une
m oderne, sauf une raison d ’être. Et c h erch e à d écouvrir un biologiste abondance de cytosine-guanine donne
c ’est pourquoi le colloque de anglais, Bevan E.B. M oseley, de une grande résistance à l’égard de
l’U N ESCO est le signe de cette C am bridge, en étudiant une bactérie ces rayons. C ’est dire que la résis­
prise de conscience et vient e n co u ­ p a rticu lièrem en t résistante aux ra ­ tance aux radiations ionisantes et la
rager ceux qui ch erch en t, dans et diations. Celle-ci, le Micrococcus résistance aux ultraviolets ne sau­
par la synthèse du savoir, le sens radiodurans, fut déco u v erte il y a raient coexister dans le m êm e
de l’existence hum aine. environ dix ans dans des conserves organism e.
A ndré A mar. de viande p o u rtan t irradiées à
3 000 k r a d s 1. C ’est dire q u ’elle U n e bactérie
supporte des doses p a rticu lière m en t qui récupère très vite
élevées, puisque la p lupart des
m am m ifères su ccom bent à 500 rads, A son grand éto n n em en t, M oseley
voire m oins. d écouvrit que le Micrococcus radio­
D epuis quelques années, plusieurs durans, très résistant aux radiations
re ch e rch e s ont été m enées sur les ionisantes, contenait 67 % de cyto­
b actéries. Celles-ci p ré sen te n t plu­ sine-guanine, ce qui contredisait les
sieurs avantages: organism es uni- résultats de ses prédécesseurs. F orce
cellulaires, elles p erm ettent d ’étudier
les effets des radiations au niveau le 1. L e rad est u n e u n ité d e do se u tilisée p a r les
plus sim ple, celui de la cellule. En biologistes. Il m esu re le m o n ta n t d ’én erg ie
outre, elles p e rm e tte n t d ’obtenir des a b so rb é e p a r l’org an ism e irra d ié p lu tô t q u e la
ra d ia tio n elle-m êm e. U n k rad = 1 000 rads.
résultats statistiq u em en t p robants: 2. L o rs d e la rép lica tio n , la m o lé c u le en d o u b le
un m illièm e de litre de bouillon de h élice de l’A .D .N . se scin d e en d eu x , e t c h a q u e
cu lture renferm e 1010 b actéries, soit m o itié rég é n è re celle qui lui m an q u e. C e p h é n o ­
m èn e d ’a u to -fa b ric a tio n , qui se p ro d u it lors de
beaucoup plus d ’individus que n ’en la division cellu la ire , p e rm e t à c h a c u n e d es deux
com pte la population m ondiale. n o u v elles cellu les d ’av o ir son c o m p te d ’A .D .N .

177
Biologie
!■*■* lui fut de conclure que la com position
de l’A .D .N . n’était pas déterm in an te
dans la résistance aux radiations. Il
■ESB Ü B & B l Les affaires
fallait envisager un a u tre facteu r: la
faculté d ’au to -reco n stru ctio n de D ollar pour dollar, on v endra en 1966 aux États-U nis au tan t de
l’A .D .N . endom m agé. M oseley m onstres que de réfrigérateurs. Au d éb u t de l’année, M onsieur
découvrit que ce qui donne au Jam es W arren, président d ’une Société d ’É dition qui vient de
Micrococcus radiodurans son excep­ m ettre sur le m arché un p etit m anuel: « F abriquez vous-m êm e votre
tionnelle résistance, ce n ’est pas une
quelconque p ro tec tio n , c ’est sa rapi­ m onstre», d éclarait au très sérieux «W all S treet Jou rn al» que
dité de « ré c u p é ra tio n » . En effet, ce m anuel qui est vendu 60 cents (3 francs) se vendait dix fois
après irradiation à 350 krads, la mieux q u ’il n ’avait prévu:
bactérie cesse de se diviser: elle est 500 000 exem plaires avaient été réservations p o u r le réveillon. Elle
donc bien lésée. M ais au bout de vendus la sem aine où il avait est équipée avec une installation de
cinq heures environ, la division acco rd é son interw iew au jo u rn a ­ m onstres qui a coûté 150 000 dollars.
reprend au m êm e rythm e q u ’avant liste R onald Buel, économ iste du Vous appuyez sur un bouton:
l’irradiation. Et si l’on irradie de « W all Street Journal ». le m onstre de F ran k en stein sort de
nouveau les m êm es b actéries, à la La société de M onsieur W arren sous la table. Vous appuyez sur un
m êm e dose, après une nouvelle publie déjà deux revues fortem ent au tre et la c ré a tu re du Lagon N oir
in terru p tio n de 5 heures, la division instructives: Les M onstres fam eux sort du plancher. F ondé en juillet
cellulaire red ém arre à nouveau. du Pays du Film : 50 cents l’exem ­ 1965, ce club eut un tel succès qu’en
C ’est dire que ce qui favorise cette plaire, et le M onde des M onstres: février 1966 il a ouvert une su ccu r­
b actérie, c ’est une rem arquable 45 cents. Elle vend égalem ent des sale à Las Vegas. A Los A ngeles,
faculté de récupération. bandes dessinées re p ré se n tan t des il s’est fondé une société vendant
m onstres. D es volum es reliés con­ des shakers p o u r secouer les
M a is l'h o m m e ten a n t des rep ro d u ctio n s de ces coktails, en form e de m onstre, ainsi
a -t-il le m êm e pouvoir? bandes dessinées sont vendus p a r que des cuillers en form e de
des éditeurs im portants tels que m onstre. 250 000 de ces charm ants
R estait à tro u v er à quoi elle la doit. B allantine Books à des m illions objets sont vendus chaque mois.
Les travaux am éricains sur la d im é­ d ’exem plaires. Ils p o rten t des titres Il faut égalem ent signaler com m e
risation de la thym ine d o n n e n t à réjouissants tels que: C ontes du objet d ’un goût parfait une b o u ­
pen ser que cette « récu p é ratio n » est C aveau, Le Caveau de l’H orreur, teille re p ré se n tan t le p résident
le fait de certaines enzym es: l’une etc. Au total ces bandes et ces K ennedy criblé de balles. Le
décrocherait de la m olécule d ’A.D.N. livres se vendent p o u r tren te m il­ whisky ou le gin coulent par les
les deux thym ines soudées, l’autre lions de dollars courant. trous des balles lo rsq u ’on secoue
a p p o rte rait deux thym ines de rem ­ M ais ce n’est là que le début. Des la bouteille. T rois cents restau ran ts
placem ent. Ces processus enzym a­ disques, des films d ’am ateurs, des servent des glaces spéciales à
tiques rép arateu rs, déco u v erts p our boîtes « F a ite s-le vous-m êm e», m anger avec la cuiller à m onstre,
la thym ine, sont-ils égalem ent ceux des portefeuilles, des chem ises re­ ces glaces étan t recouvertes d ’une
qui ré p are n t tous les dom m ages p ré sen te n t égalem ent des m onstres, crèm e à la fraise ressem blant à du
causés à l’A .D .N . p a r l’irradiation? et ainsi de suite. La publicité des sang. Un million de taille-crayons en
M oseley le pense. revues spécialisées dans le m onstre form e de têtes de m onstres ont été
Il reste à isoler p récisém en t ces recom m andent tout particuliè­ vendus. Plusieurs program m es de
enzymes. Il reste surtout à rechercher rem en t l’attirail du parfait vam pire, télévision spécialisés dans les
si des processus équivalents existent la grenade à fragm entations q u ’il m onstres o n t un très grand succès.
chez les m am m ifères et chez faut je te r parm i ses amis, les ballons Le phénom ène sem ble avoir d é­
l’hom m e. M ais une nouvelle voie est q u ’on peut gonfler à un m ètre de m arré il y a une dizaine d ’années
ouverte dans la rech erch e d ’une pro ­ diam ètre et sur lesquels les m onstres avec l’ascension du d essinateur
tection contre les radiations: non sont im prim és en encre lum ineuse C harles A ddam s d o n t les e x tra o r­
plus celle de drogues préventives, la nuit (la publicité précisant q u ’il dinaires dessins de m onstres ont
peu efficaces (car si la bom be devait faut p lac er cela dans la cham bre fait la fortune. D epuis, le phéno­
être utilisée un jo u r, il est peu d ’un ami et le réveiller) et fina­ m ène s’est amplifié dans des p ro ­
probable que ses victim es en lem ent le m asque d o u b le: vous portions inquiétantes à tel point que
seraient prévenues), m ais celle de venez à une réunion, vous enlevez les psychiatres, com m e Edith
substances curatives, des enzym es, votre m asque, il y en a un autre Baxbaum . s’en in quiètent sérieu ­
équivalentes à celles qui « guérissent» en-dessous sem ent su rto u t en ce qui co ncerne
les bactéries. A H ollyw ood, une boîte de nuit, les enfants. A vrai dire, les bandes
Claude Giraud. la M aison H antée, a refusé 5 000 dessinées les plus épouvantables
178
A savoir
vont monstrueusement bien
ont été interdites et celles qui sur­ m illion. Il a p p araît de plus en plus
vivent ne font que se parodier. II de bandes dessinées m ettan t en
est certain d ’autre p a rt que les scène des m onstres tolérés par la
véritables clients des m onstres sont censure. Q uant aux bandes des­
adultes: les jeu n e s se passionnent sinées qui ont paru avant q u ’une
plutôt p our la science-fiction, la censure volontaire ne s'établisse
fusée et l’é lectronique. On a essayé aux É tats-U nis, elles atteignent au
d’expliquer cette passion de l’adulte m arché noir des prix fantastiques,
am éricain p our les m onstres. difficiles à im aginer en F rance.
D ans « Play-Boy » de jan v ie r 1966,
U ne passion d'adulte le d essinateur co llectio n n eu r S.R.
Powell signale q u ’on lui a offert,
Parm i ces explications, la plus d’un volume relié contenant 52 exem ­
étrange et la plus inqu iétan te est plaires (une année) d ’une bande
celle proposée p a r l’écrivain de dessinée de m onstres non censurés,
science-fiction am éricain Fritz la fabuleuse som m e de 500 dollars:
L eiber. L eiber est su rto u t connu 2 500 F.!!
en F rance p a r son livre « A L’industrie des films dont le héros q u ’un gadget a tte in t la pointe du
l’A ube des T énèbres» (G allim ard, est un m onstre est certain em en t succès et que la courbe de vente
collection le Rayon fantastique) dans ce secteu r des m onstruosités se m et à d é cro ître , les fabricants
ainsi que p a r un c ertain nom bre celle qui fera le plus de chiffre m etten t en vente des objets de très
de nouvelles et de rom ans publiés d ’affaires en 1966: 100 m illions de m auvais goût le c o m p létan t: jeu de
dans les revues « Fiction » et dollars peu t-être. fausses dents p o u r avoir l’air d ’un
«G alax ie» . Il p a rt de l’idée d ’un Il y a, à vrai dire, dans ces films vam pire, ossem ents, etc.
inconscient collectif mis en avant des m onstres am éricains, quelques On retrouve dans to u t ce que je
par C .G . Jung. D ’après Jung, l’in­ classiques indiscutables com m e viens de dire les thèm es classiques
conscient co llectif peu t quelquefois « King K ong», « la C ré atu re du de la psychologie anorm ale, mais
a n ticiper sur l’avenir et il p e rm e t Lagon N oir» ou, plus récem m ent, dans des p roportions d ém esurées:
de découvrir l’im age et le relief quelques courts m étrages tirés de il ressort en effet de c et ensem ble
futurs d ’une société. C ’est ainsi que l’œ uvre d ’E dgar Poe où des nou­ de chiffres d ’affaires q u ’un A m éri­
le disciple de Jung, le psychologue velles de H .P. L ovecraft. M ais la cain sur qu atre est gravem ent
allem and Siegfried K rakauer, dans plu p art de ces films sont d ’une anorm al. Taux incroyable? On a
un ouvrage intitulé « D e C aligari stupidité absolum ent désarm ante. p o u rtan t appris assez récem m en t
à H itler» , a m ontré d’une façon Les program m es de télévision sont q u ’un conscrit sur cinq aux U.S.A.
assez co n vaincante que le ciném a le plus souvent m oins ignobles que était réform é po u r « débilité m en­
fantastique allem and de 1923 à les films, non en raison d ’une cen ­ tale » (au sens clinique du term e).
1933 a anticipé sur les h o rreurs sure, m ais parce que les dirigeants De grandes e nquêtes socio-psycho­
du régim e hitlérien. De m êm e, des firm es publicitaires, qui sont le logiques ont, d ’autre p art, mis en
pour L eiber, la vague de m onstres plus souvent des gens intelligents et évidence le m asochism e excessif du
est l’om bre pro jetée d ’un futur cultivés, ont leur m ot à dire. «m âle » am éricain. A priori donc,
sinistre, pro b ab lem en t un futur de L orsqu’un film ou un program m e à titre de prem ière hypothèse va­
m utations provoquée p a r l’abus de de télévision rem porte un succès, lable, on peut avancer que cette
l’énergie nucléaire. E spérons que la période du gadget en m atière « épidém ie » de m onstres trah it un
L eiber se trom pe! D es tentatives plastique com m ence et dure sou­ m asochism e qui se satisfait de
sont faites, non sans succès, pour vent plusieurs années après que le m anière p rim aire: l’industrie des
fabriquer des m onstres bienveillants film a disparu. Les gadgets les plus m onstres en A m érique ou l’art de
ou drôles. C ’est le cas de plusieurs fam eux p ré sen te n t F rankenstein, se faire peur quand on a une m en­
ém issions de télévision et de plu­ D racula ou la C ré atu re du Lagon talité débile... Q uant à c ette débi­
sieurs bandes dessinées. noir. O n en vend p o u r 50 m illions lité et à ce m asochism e, ce sont
En a tte n d an t, une nouvelle idée de dollars par an aux États-U nis, des faits psychologiques c ertai­
de m onstres naît chaque jo u r. Il non com pris l’e xportation sur le nem ent en relation avec la grande
paraît de plus en plus d ’a n th o ­ reste du m onde. Les É tats-U nis crise fém inine qui sévit aux U.S.A.
logies d ’h o rreu r ou d ’épouvante. im p o rten t en outre beaucoup de M ais ceci est une autre histoire...
Souvent, leur vente a tte in t le m onstres fabriqués au Japon. L ors­ Jérôme Cardan.
179
Sociologie
e n te n d re
...O s - _
<3—

M U S IQ U E
Un prophète: Edgar Varèse
La m ort récen te du com positeur Edgar Varèse, F rançais am éri­
canisé, ainsi que les concerts d ’hom m age qui ont suivi viennent A lbert Roussel à la grave Schola
d’attirer l’attention du grand public non seulem ent sur un hom m e cantorum, avait alors été soutenu
d o n t l’œ uvre prophétique avait été com plètem ent négligée, voire par M assenet et W idor, puis par
D ebussy lui-m êm e et p a r R om ain
ignorée de son vivant, mais encore, p ar contre-coup, sur un phé­
R olland qui l’avaient recom m andé
nom ène général de notre dem i-siècle, phénom ène que b eaucoup à R ichard Strauss et à G ustav
ont voulu m inim iser, nier ou entraver, mais qui a cep en d an t M ahler, lesquels l’avaient pré­
conquis sa place envers et co ntre tout. senté à F erru ccio Busoni avec
L ’a p p o rt p ro p h é tiq u e d ’E dgar consistant en une exploitation du qui Varèse travailla plusieurs années
V arèse et le phénom ène en ques­ son en soi p our une rech erch e de à Berlin.
tion consistent d ’une p art en un l’« inouï » au m oyen de l’écla­ Busoni é ta it un au tre p rophète de
culte du son en soi, d ’au tre part tem ent de la tonalité traditionnelle la révolution en m arche, et son
en l’introduction de sons nouveaux en m odalité, en polytonalité, ou en p etit livre Esquisse pour une nou­
dans le m atériau m usical, d ’où il a tonalité. Il convient d ’ailleurs velle esthétique de la musique (1907),
résulte une m odification profonde d’observer en passant que ce besoin considéré p a r les académ iques
et un enrichissem ent de la façon de ren ouvellem ent et d ’extension com m e « le signal d ’alarm e d’un
traditionnelle d ’entendre, de sentir a été si puissant et profond que péril futuriste», entrevoyait to u t
et de com poser la m usique. m êm e des com positeurs nullem ent ce qui s’est passé depuis dans le
É tant donné ces faits q u ’il est vain assoiffés de révolution et fonciè­ dom aine de l’atom isation du son
de contester aujourd’hui, une partie rem en t conservateurs ont m ani­ et de la syntaxe m usicale. Il encou­
du public fam ilier avec la m usique festé des velléités en ce dom aine: ragea V arèse qui se m it alors à la
traditionnelle, m ais non hostile par ainsi le bon G rabriel F auré, dont re ch e rch e « de la bom be qui ferait
principe à la nouveauté, est cep e n ­ le langage harm onique a sans cesse exploser le m onde m usical et y
dan t un peu déso rien tée et se évolué vers une équivoque tonale laisserait entrer tous les sons par la
dem ande parfois si l’on ne p orte poussée très loin vers la désinté­ brèche — sons qu’à l’époque on
pas la m usique au-delà de ses gration de la tonalité traditionnelle, appelait bruits ». M obilisé en 1914,
frontières. ce qui lui faisait dire, non sans puis réform é, V arèse s’installa en
une naïve fierté: « J ’ai été aussi 1916 aux É tats-U nis où il a vécu
U n besoin de ren ouvellem en t loin q u ’il est possible dans ce qui ju sq u ’à sa m ort, le 6 novem bre, et
est perm is p a r les règles conser- où il a com posé la presque totalité
Pour quiconque est de bonne foi, vatoriales. » de la douzaine d ’œ uvres consti­
la c aractéristiq u e la plus frappante T andis que Debussy, Stravinsky, tu a n t sa p roduction dont l’essentiel
du d é b u t du xxc siècle est, p o u r la Schônberg, puis leurs disciples, date des années 1925-34.
m usique com m e p our les arts plas­ accom plissaient leurs révolutions
tiques, le besoin généralisé d ’un p en d an t le prem ier q u art du De nouveaux instrum ents
renouvellem ent du vocabulaire et XX' siècle, E dgar V arèse subissait Les « T ro is G ra n d s» ont fait leurs
de la sensibilité. Ce besoin s’est une impulsion intérieure semblable, révolutions avec les instrum ents
essentiellem ent trad u it chez les mais plus radicale encore, p o u r la traditionnels et des langages m usi­
« T ro is G ra n d s» , D ebussy, Stra- co nquête d ’un univers sonore nou­ caux dérivant de la tradition bien
vinsky et Schônberg. Il s’est traduit veau. Il é ta it né à Paris en 1883, que souvent en rupture avec
chez eux selon différents procédés avait fait ses études m usicales clas­ celle-ci. V arèse, lui, a cherché une
ayant en com m un des buts voisins siques avec V incent d’Indy et rupture plus com plète, a bousculé

180
A entendre
plus rad icalem ent la sensibilité, a n é o -ro m a n tism e d o n t se sont
em ployé les instrum ents selon des am usés des m usiciens tels que
procédés rom pant avec les schém as le Soviétique M ossolov avec ses
de l’o rchestre alors connu, et a fini Fonderies d ’acier, ou H onegger
par faire appel à des sources avec sa locom otive de Pacific 231.
sonores nouvelles (m usique con­ Le propos de V arèse est to u t autre,
crète et m usique électronique). et en cela il est prop h étiq u e, qua­
« Les instrum ents traditionnels, rante ans à l’avance, de ce que
é c riv a it-il, s o n t-ils en m esure font au jo u rd ’hui nos jeu n e s com po­
d’exprim er ce que nous exigeons siteurs sériels et électroniciens.
d’eux aujourd’hui? Si perfectionnés Il faut to u t réviser et réinventer
soient-ils, je crois pouvoir affirm er à tous les échelons de l’esthétique,
que nos instrum ents sont faibles et de la sensibilité, de l’utilisation
lim ités, et que leur g roupem ent m atérielle et com positionnelle du
a rbitraire en orch estre est loin son. C ’est un peu com m e ce qui
de pouvoir ren d re ce que la sensi­ s’est passé en p e in tu re: on sait ce
bilité d’au jo u rd ’hui pressent et que Picasso faisait avant le cubism e
réclam e. L a richesse des sons in­ ou Kandinsky avant l’abstrait. C ’est
dustriels, les bruits de nos rues, ce que Jean C octeau résum ait de
de nos ports, les bruits dans l’air façon approxim ative mais imagée
ont certain em en t développé et D iscographie récente en disant à peu près: «A vant on
changé nos percep tio n s auditives. » — Choix d ’œuvres par l ’En- pren ait un objet et on en faisait
Ici, il faut ouvrir une p arenthèse semble d'instruments à vent de de la peinture, et a u jo u rd ’hui on
po u r éviter un m alentendu: ne pas New York et l ’Orchestre de prend de la p ein tu re et on en fait
confondre avec les expériences far­ percussion Juilliard, sous la un o bjet.» C ’est un peu le m êm e
felues des bruiteurs fu tu riste s direction de Frédéric Waldman phénom ène qui se pro d u it avec
italiens avant la guerre de 1914, (Intégrales, D ensité 21,5, Ioni­ V arèse et sa descendance chez les
tentatives plus in tellectuelles que sation, O ctan d re, enregistrés en jeu n es m usiciens actuels qui l’ont
m usicales et acoustiques. N e pas présence de l ’auteur en 1950): adopté p our l’un de leurs parrains.
croire non plus q u ’il s’agit d ’in­ 1 disque 30 cm, Boîte à musique, Varèse prend des sons, des couleurs
venter une m usique descriptive du BAM LD 024. sonores, des form es sonores au
clim at m écanisé et industriel de — Choix d ’œuvres par le Co­ bruit de no tre civilisation m oderne,
no tre époque, form e artificielle de lumbia Symphony Orchestra, m ais les com bine en des objets
sous la direction de Robert Craft sonores qui n’ont plus rien à voir
(D éserts, O ffrandes, A rcanes): avec la copie des sources initiales
1 disque 30 cm, C.B.S., 72.106. de ces sons et de ces form es. A jou­
— Choix d ’œuvres par l’En- tons que V arèse opère aussi parfois
semble de bois, cuivres et per­ dans l’esprit des « collages » où
cussion, sous la direction de l’élém ent collé devient com plè­
Robert Craft (Ionisation, D en­ tem e n t é tra n g er à son é ta t originel.
sité 21,5, O ctan d re, Intégrales, A vant de poursuivre, je citerai
H yperprism e): 1 disque 30 cm, d’abord les titres de quelques-unes
Philips, A 01.489 L. des principales œ uvres de V arèse,
— Poèm e électro n iq u e, créé titres qui c o m p o rten t déjà c er­
directement par le compositeur taines indications d’ordre esthétique
sur bande magnétique, en colla­ et expressif: Ionisation, Hyper-
boration avec Le Corbusier à prisme, A rcanes, Intégrales, Densité
l’intention du pavillon Philips 21,5, Octandre, etc.
de ïExposition internationale Q u ittan t l’échelon des principes
de Bruxelles en 1958. Inclus p o u r nous p lac er à celui de la
dans le disque précédent, Philips, consom m ation de l’auditeur, une
A 01.489 L. question se pose: q u ’est-ce que la
m usique? R éponse de L arousse:
Tous ces enregistrements, réa­
lisés avec l'approbation de l ’au­ « A rt de co m biner les sons d ’une
m an iè re a g réa b le à l’oreille. »
teur (quand ce n ’est pas avec sa
participation) sont également à R éponse de L ittré: «S cience ou
em ploi des sons de la gam m e. »
conseiller.
La réponse de L arousse serait

181
Musique
risible si elle n’é ta it dangereuse E t to u t ceci, dira-t-on, po u r quoi sa d ém arch e quelque chose de
du fait de sa présence dans un faire, po u r quoi dire? C ’est ici que rom antique - m ais non pas de
in strum ent de culture. L arousse est l’artiste rep ren d la parole au tec h ­ néo-rom antique: il n’illustre pas
exclusivem ent p o u r la m usique nicien. A cet égard, H enry M iller im itativem ent la clam eur de son
aim ablem ent digestive, ce qui n’a pas to rt de considérer Varèse tem ps, mais, com m e l’artiste rom an­
est m onstrueux, ce qui revient à à l’égal de ces « c o m b a tta n ts soli­ tique é ta it inspiré p a r un spectacle
re je te r la Messe de Notre-Dame de taires qui, avec des idées po u r de la nature, V arèse m étam o r­
M achault, les dernières sonates et to u te arm e et parfois m êm e une phose la réalité de notre tem ps
derniers quatuors de B eethoven, seule idée, font sau ter des époques à travers son art, avec ses angoisses
la Symphonie fantastique de Berlioz, entières où nous som m es enferm és et ses espoirs. L’audition de cette
ou le Sacre du printemps de Stra- com m e dans des cocons». C ’est m usique requiert, p o u r le m élo­
vinsky, d o n t je ne sache pas que ce ce que Pierre Schaeffer, le saint m ane non p ré p aré , une certaine
soient des œ uvres « agréables à Jean-B aptiste de la m usique con­ acco u tu m an ce d ’oreille (elle vient
l’oreille». C hez L ittré, cela va crète, com plète en disant: « Il a vite, com m e elle est venue relati­
m ieux, m ais c’est en co re un peu sauté à pieds jo in ts dans l’univers vem ent vite après les grands inven­
restrictif, c ar c ette référen ce aux des sons. Il a fait une m usique teurs de langages sonores nou­
« sons de la gam m e » revient à qui rom pt rad icalem en t avec l’atti­ veaux). E t il est vite inconstestable
exclure les instrum ents à percu s­ tude rom antique du com positeur p o u r lui q u ’il y a dans c et art une
sion lesquels, em ployés cep en d an t trad itio n n el, une m usique-décou- présence, et une volonté, et une
depuis plusieurs siècles, sont dits verte, une m usique-révélation, une générosité hum aine très puissantes
« à son indéterm iné ». m usique qui vient d ’ailleurs et que ainsi q u ’un jaillissem ent lyrique
le m usicien n’est là que p our tran s­ d ’une auth en ticité irrésistible.
U n e arm e révolutionnaire m ettre. C ’est lui qui, le prem ier,
a vécu et assum é la grande libé­ Varèse, tém oin de son tem ps
V arèse a en co re d éclaré: « J ’ai ration sonore de n otre siècle. »
toujours senti, dans m on travail S chaeffer a raison d ’a ttrib u er à Le phénom ène varésien a été p ra ­
personnel, le besoin de nouveaux l’im agination de V arèse une fonc­ tiq u em en t m éconnu ju sq u ’en 1950
m oyens d ’expression. Je refuse de tion en quelque sorte m édium nique. (sa m usique n’a pas été jo u ée en
ne m e soum ettre q u ’à des sono­ C eci recoupe les propos q u ’H enry F ran ce plus de deux ou trois fois
rités déjà entendues. Ce que je M iller a recueillis auprès du avant cette date). L a signification
rech erch e, ce sont de nouveaux m usicien: « Je veux ren d re la puis­ de cet a rt a été com p lètem en t
m oyens techniques qui puissent se sance de choc de notre époque, ignorée p a r les m usiciens cepen­
p rê te r à n ’im porte quelle expres­ dépouillée de tous ses m aniérism es dan t rem arquables qui fu ren t ses
sion de la pensée et la soutenir. » et de tous ses snobism es. Je p ro­ contem porains, qui avaient eu
En disant cela, il est d ’ailleurs pose d ’utiliser çà et là des bribes l’occasion de p arler avec lui (il est
injuste et peu clairvoyant envers de phrases em p ru n tées aux révo­ vrai que cette génération d ’entre-
lui-m êm e: d’une p a rt ses œ uvres lutions des étoiles filantes, et des deux-guerres com prit D ebussy to u t
les plus originales et les plus nou­ m ots qui tom bent comm e des coups de travers, considéra l’œ uvre de
velles — citées plus h au t — sont de m arteau-pilon. J ’aim erais un ton Schônberg com m e une im passe,
p our la p lupart écrites avec des exalté, pro p h étiq u e, incantatoire, et ignora W ebern). D epuis une
instrum ents figurant presque tous l’é critu re restan t toutefois sèche quinzaine d ’années, la m usique de
au traité d’orchestration de Berlioz, et dépouillée [...] Je voudrais V arèse prend sa revanche grâce
par conséquent instrum ents trad i­ em brasser to u t ce qui est hum ain, aux jeu n es com positeurs arrivés
tionnels, m ais q u ’il sait em ployer depuis ce q u ’il y a de plus prim itif à la m ajorité vers 1945, notam ­
de façon nullem ent trad itionnelle ju sq u ’aux plus lointaines frontières m ent Pierre B oulez, K arl-H einz
(y sont généralem ent utilisés les de la science [...] D es voix dans le Stockhausen, et Iannis X enakis.
instrum ents à vent et de très im­ ciel, com m e si des m ains m agiques Ceux-ci n’ont pas ignoré quelles
portan ts ensem bles de percussion et invisibles to u rn aien t les boutons sont les faiblesses de la production
qui, com m e dans Ionisation, vont de postes de radio fantastiques, varésienne. C eci leur a évité de
ju sq u ’à trente-six instrum ents à des voix em plissant to u t l’espace, ch erc h er à l’im iter. M ais ils ont
p ercussion de bois, de peau et de se croisant, se chevau chant, s’in te r­ su en faire fructifier l’esprit et en
m étal). D ’autre p art, quand, vers la pénétrant, se brisant, se superposant, tire r des conséquences techniques
fin de sa vie, il a pu disposer des se repoussant, s’écrasant, se broyant et esthétiques qui p e rm e tte n t au­
progrès accom plis p a r les sources les unes c o n tre les autres. » jo u rd ’hui au m essage fantastique
sonores électro-acoustiques, il n’a E t il ne l’a pas fait seulem ent en de V arèse de faire p artie de l’héri­
pas toujours su en tire r un ren o u ­ savant ou en ingénieux rêveur de tage général de la m usique.
vellem ent aussi original et convain­ science-fiction, m ais en artiste et Claude Rostand.
can t que le précédent. en hom m e. C ’est ce qui donne à

182
A enténdre
C IN É M A
Les recettes du miracle anglais
L’année ciném atographique 1965 aura été m arquée p ar l’ép a­ bagarre, Ben Jonson ivrogne, m en­
nouissem ent sur le plan artistique d ’abord, com m ercial ensuite, teur, em prisonné pour dettes, Daniel
d ’un «m iracle britannique». L’A ngleterre a ceci de con stan t D efoe, exposé au pilori et lord
Byron qui fut l’am ant de sa sœ ur.
que ces sursauts qui surviennent périodiquem ent dans son
histoire ou dans son art, tro u v en t leur source dans le fond de Paris à l'heure de Londres
« l’âm e nationale».
C ette année, l’école anglaise, ça a m atism e. Pas d’ivresse m étaphy­ D e to u t cela l’A n g leterre parfois se
été James Bond, c’est-à-dire un sique, m ais un sentim ent sûr de la souvient. On peut dire que to u t
pro d u cteu r H arry Saltzm an; the gravitation des m ondes. A p artir cela a créé une « m anière de vivre » :
Knack, Help, c’est-à-dire une école, de là, le m ode de vie anglais est un m anque de culture qu’un silence
le « free ciném a», re p ré se n tée aussi avant to u t une économ ie de m oyens: poli a de la peine à m asquer, une
bien par C arroll Reiss, Laurenstein, l’A nglais parle s’il a quelque chose brutalité contenue que l’éducation
Tony R ichardson, A lb e rt Finney à dire, il bouge s’il a quelque chose dissim ule. H arry Saltzm an, le p ro ­
et, « last but not least», R ichard à faire, il adopte face à la vie une ducteur des James Bond, a le m érite
L ester. C ette école avait déjà fait m orale critique. Il est pratiquem ent d ’avoir com pris que dans l’œ uvre
Samedi soir et Dimanche matin, the le seul peuple qui sache s’accuser de Ian Flem m ing il y avait sous une
Sporting Life, Un goût de miel, Tom de ses fautes et ne pas re p ro c h e r à form e caricaturale, m êlés pêle-
Jones. R ichard L ester y a ajouté l’adversaire ses p ropres défaites. m êle, tous ces sentim ents enfouis,
son style libre et le sel de l’anarchie M ais, de tem ps en tem ps, to u t toutes ces hantises cachées. Il ne
à travers les B eatles. explose. Les deux clefs de l’explo­ faut pas oublier que James Bond a
A nalyser ces films sans avoir cons­ sion anglaise sont la violence et été d’abord un succès anglo-saxon
tam m ent à l’esprit ce que sont la l’hum our. et, bien après seulem ent, un succès
nation et le style anglais serait une P arlons de la violence d’abord. Ce européen. Il y a dans les James
erreur. L ’A ngleterre se réveille tra ­ peuple qui fut longtem ps un peuple Bond le regret de l’E m pire colonial,
d itionnellem ent dans des orgies de pirates c o u ran t les m ers et le racism e sous-jacent des insu­
extraordinaires. La plus im portante, fondant son em pire m ondial sur la laires, le goût du m eurtre, du stupre,
celle du x v r siècle, a m arqué à to u t bru talité et la force, ce peuple est de la violence sexuelle et physique
jam ais les lim ites et la {orme des encore actuellem ent un peuple roya­ h érités du xvic siècle. M ais, hélas!
révoltes ultérieures. Elle fut l’épopée liste. O r la couronne d ’A n gleterre
de l’O ccident, et to u t A nglais doué a enfanté la plus sanglante des
d’esprit c ré a te u r et libre rêve par­ dynasties. Les m eurtres de fem m es,
fois de la réinventer. d ’enfants, les étranglem ents d’adver­
saires politiques dans les cachots
D eux clefs : de la to u r de L ondres y furent
violence et h u m o u r m onnaie co u ran te. C e tte couronne
fut p o rtée par le plus grand nom bre
N ietzsche écrivait: « L ’hom m e de fous sanglants et de b ourreaux
n’aspire pas au b onheur, il n’y a hallucinés que l’histoire du m onde
que PA nglais qui y aspire. » Il a ait connus. L a grande littéra tu re
peu t-être encore raison. T oute anglaise fut tém oin et actrice de
l’éd u catio n anglaise, to u te la vie ces violences. Il n’est que de se
anglaise sont basées sur le prag­ ra p p eler M arlow tué dans une
183
Cinéma
L'avant-garde se
ces films sont décolorés p a r le plus
som ptueux des technicolors et P E IN T U R E
c hâtrés par le plus hypocrite des
dialogues. Il est p eu t-être dans le
destin de notre tem ps de copier La saison artistique avait bien mal d éb u té: échec plastique de la
m aladroilem ent le passé. En tout
4r B iennale de Paris, o u tran ce des coups de b o u to ir individuels
cas, Jam es B ond répond parfai­
tem ent à une élém en taire psycha­ et collectifs portés par la N ouvelle Figuration, etc.
nalyse des m asses. Jam es Bond est Puis, au m om ent où l’on s’y attendait plus en plus intim e et directe au
parfaitem en t anglais, dans ses le m oins, Paris s’est ressaisi: à la réel, l’im pact du langage de la
m oindres défauts. Et p a r c ette charnière de l’année nouvelle, coup technologie au niveau de la création
auth en ticité il a tte in t le plus grand sur coup, plusieurs m anifestations artistique et sur les divers plans de
nom bre. N ul au tre pays, pas m êm e m ordent sur la m arge confusionniste la com m unication de masse, qu’elle
les É tats-U nis, n’au rait pu inventer et les séquelles c o n trad icto ires soit polém ique, critique ou essen­
ce p ro to ty p e dérisoire de pauvre nées de la crise de l’art abstrait. tiellem ent objective. Il ne suffit
et, au fond, ingénue obsession 1966 est à la rech erch e du tem ps pas de p ren d re conscience d’un
sexuelle. perdu en 1965: dédaignant les sens nouveau de la n ature m oderne
L’au tre clef de la révolte anglaise ten tatio n s nostalgiques du passé, la et de la m utation conséquente de la
est l’hum our. D epuis Shakespeare, jeu n e g énération entend tire r la sensibilité: encore faut-il m aîtriser
D an iel D efo e, Sw ift e t Lew is leçon d’un bilan trop longtem ps ces évidences et les o rd o n n er en un
C arroll, l’Anglais a l’habitude de retardé. processus logique de co m p o r­
m arch er sur les m ains p o u r se tem en t social, un langage effectif
donner une contenance. Il est clown U n S alo n enfin jeune et efficient de la com m unication et
p a r tim idité. Avec L ester, the de la participation.
Knack, Help, les Quatre Garçons Le 17e Salon de la Jeune P einture 1 C om m ent l’artiste, naguère exclu,
dans le Vent, avec les B eatles, le m arque avec éclat ce virage positif séparé, voué à la solitude in té ­
« free ciném a» a retrouvé la trad i­ de la tendance. C ette m anifestation rieure, va-t-il réin tég rer le corps
tion des grands p itres anglais (d’où, prend en 1966 son vrai c ara c tè re : social en pleine m utation? C ’est à
il ne faut pas l’oublier, descend une exposition-rencontre des ten ­ c ette interrogation capitale de
C harlie C haplin). A vec un m ot, un dances les plus vives de la recherche notre époque que ré p o n d en t les
geste, une m im ique, ren d re évi­ actuelle, un libre d é b at sur le réa­ gestes d ’a ppropriation d irec te du
dents, par le com ique, les rapports lisme contem porain. Les « assassins» N ouveau Réalism e. E t l’on a urait
entre les hom m es et les rapports de M arcel D ucham p, A illaud et aim é voir dans un Salon aussi
avec l’univers. Là où Jam es Bond Arroyo notam m ent, se sont c alm és2. « jeu n e » une représen tatio n plus
est une fin en soi, les B eatles sont Leur action personnelle a été d éter­ fournie de ce courant, un choix
une ouverture, et c’est p a r eux que m inante dans le changem ent d’orien­ significatif d ’œ uvres inspirées par
le m iracle b ritannique obtien t sa tation du Salon et, à ce titre, bien ce regard neuf sur le m onde: en un
victoire la plus concluante. des présom ptions négatives qui m ot, m oins de tableaux réalistes-
Le « B us Paladium » de L ondres p esaient sur eux tom b en t d’elles- expressionnistes et plus d’assem ­
exporte ses im itateurs à Paris, m êm es. Il ne s’agit pas bien sûr blages, d ’environnem ent, de sculp­
New York ou Berlin. Il y a quelques d ’avaliser en bloc l’ensem ble des tu res-h ab ita c le s, de propositions
années, on exportait de Paris, m ain­ œ uvres présen tées ni m êm e le d’espace.
ten an t on reçoit de L ondres. C ’est dosage interne p ratiqué en tre les N éanm oins l’esprit y est: c ’est tout
dans ce contexte londonien q u ’il diverses fam illes spirituelles du à l’honneur du Salon de la Jeune
faut ju g er les œ uvres du « free réalism e. Peinture d’avoir réussi là où la
ciném a». La « N ouvelle V ague» M ais il se dégage de ce parcours B iennale de Paris, prisonnière de
française se perd dans des m éandres orienté une impression de fraîcheur, l’officialité et du conform ism e, a
d ’introspection, dans des fum ées de recherche ardente, de renouveau échoué.
m étaphysiques. La « N ouvelle expressif. A ce niveau, la qualité
V ague» anglaise a tte in t la liberté im porte assez peu, face à la nette U n nouveau chapitre
p ar le sourire. Elle se libère en affirm ation des intentions. D es réa­ de l'aventure de l'objet
jo u a n t la tim idité to u ch a n te et, lisations plus tangibles suivront-
to u t en restan t originellem ent elles l’exposé du program m e? Le problèm e de l’expressivité intrin­
anglaise, elle a tte in t et com ble le L’avenir nous le dira. Pour l’ins­ sèque de l’o bjet de série, en tan t
désir du plus grand nom bre. L ’E m ­ tant, des problèm es cruciaux sont q u’élém ent de base d’un langage
pire anglais se re b âtit a ctuellem ent posés, et c’est ce qui im porte: la social de l’artiste, est de plus en
dans les salles obscures. p articipation sociale de l’artiste à plus à l’ordre du jo u r. C ertains
Frédéric Rossif. la vie actuelle, son intégration de esprits que l’on peut croire honnêtes
184
A voir
remet en marche
s’in quiètent de la prolifération des
recherches en ce sens. C ’est le cas
de la d irectrice d’une sym pathique
galerie de la rive gauche, D enise
B reteau, qui a ten té de « réh a­
biliter» l’objet, c’est-à-dire de le
rendre à sa destination fonction­
nelle prem ière, de la soustraire au
contexte esthétique de sa présen ­
tation. R ech e rch a n t des analogies
frappantes et faciles, avec Yves
K lein ou C ésar p a r exem ple,
M me B reteau a exposé dès éponges
bleues du B azar de l’H ôtel de
Ville et des com pressions de fer­
raille, factures à l’appui. Vaine
entreprise: a u tan t o p po ser un uri­
noir de la m aison Jacob-D elafon au
ready-made de D ucham p. A u-delà
du geste d’ap propriation, to u t
réside dans le langage de l’objet,
dans le langage que lui fait parler
son « in v en te u r» : c ’est à travers
ce traitem en t particu lier, à travers
l’am énagem ent d’une syntaxe
expressive originale que la pensée
créatrice rep ren d tous ses droits,
que jaillit la poésie. D ans ce
laboratoire m ental le voyeur devient
dém iurge.
C ’est ce propos q u ’A lain Jouffroy
a voulu illustrer, cinq ans après
moi, en pro p o san t sa version revue
et corrigée de l’aventure de l’objet:
cinq « o b jec teu rs» ré p o n d en t à
l’o bjection de M m e B reteau dans
trois galeries de Saint-G erm ain-
des-Prés. Aux côtés d ’A rm an et de scène sur un fond de panneaux piscine ou votre baignoire, ils sont
Spoerri, classiques du N ouveau laqués d’une éclata n te blancheur, lavables et pliables.
R éalism e, et du Japonais Kudo, p ercen t l’hygiénique sérénité de Mais la palm e revient sans contredit
p ro p h ète d ’une hum anité post­ l’espace de to u te la stridence de à C ésar qui a créé l’événem ent de
atom ique vouée à la survie larvaire, leur cruauté ambiguë. Divin m arquis l’année en présentant, lors d ’une
on enregistre deux « prem ières » de Prisunic, Jean -P ierre R aynaud brillante exposition de sculpteurs
officielles: celles de Daniel Pomme- s’inscrit brillam m ent au palm arès sur le thèm e de la M ain, le moulage
reulle et de Jea n -P ierre R aynaud. de nos m ythologies quotidiennes. de son pouce — agrandi à 40 cm de
Aux subtiles créations d ’am biance A u tre rebondissem ent de l’aven­ h au teu r et en plastique rose tran s­
du prem ier (couche vide discrè­ tu re de l’ob jet: A lain Ja c q u et, le parent. Il ne s’agit là que d’une
tem e n t éclairée; rideau vibrant peintre industriel, cham pion de la étape interm édiaire dans l’agran­
sous l’effet d ’un co u ran t d’air production en sé rie 3, fait à nouveau dissem ent, le stade final de la
invisible), s’opposent les cons­ parler de lui. Il a mis au point une sculpture devant attein d re 1,80 m.
tructions dialectiques du second. chaîne de production de tableaux-
1. M u sée m u n icip al d ’A rt m o d ern e.
Les psycho-objets de R aynaud, à gadgets, im pressions sur m atière 2. Cf. Planète 26 (Jo u rn al).
base d’élém ents tran c h an ts ou plastique avec bord gonflable. Ces 3. Cf. Planète 23, p. 181 : « Q u a n d la p e in tu re
conto n d an ts rouge vif et mis en « tableaux » flottent dans votre d e v ie n t in d u strielle ».

185
C ésar est en train de réaliser dans seul biais du choix et du con trô le Un peintre vagabond
les m êm es p roportions le m oulage des m oyens. ---------------------------- -------------
m onum ental de sa tête, qui sera
exposé à la galerie C laude B ernard Et les pessim istes? R ao u f Z arro u k , qui vient de p a rti­
en mai prochain. A près la « T ête ciper à la Biennale de Sào Paulo,
de C ésar» , le scu lp teu r m arseillais D é cid é m e n t Paris bouge, en proie puis à l’exposition française de Rio
envisage la « F em m e am éricaine », à l’exaltation d ’un hum anism e de Jan eiro et expose en ce m om ent
superm oulage c o u le u r chair, de neuf. Et les pessim istes, m e direz- à B eyrouth, au Liban, est un de ces
Jane F onda, allongé sur trois vous? Les pessim istes p a te n tés qui jeu n es p eintres vagabonds à qui
m ètres. Ainsi, un peu plus de cinq refusent le réel, les réfractaires au les définitions d ’école, les étiq u ettes
ans après ses fam euses voitures m onde des m utants, les spécia­ de p eintre abstrait ou figuratif ne
com pressées qui firent scandale au listes de « la navigation intérieure »? peuvent plus s’appliquer. C ’est un
Salon de M ai 1960, C ésar affronte- Eh bien! ils n’ont pas renoncé à solitaire, c h erc h an t, hors des cha­
t-il à nouveau les feux croisés de ten ir boutique d’absolu. Seulem ent pelles dites d ’avant-garde, un m oyen
l’actualité et de la controverse. leurs tours d ’ivoire d écaties ont d ’expression p o u r des réalités encore
A yant attein t dans ses com pres­ pris l’allure pauvre et digne des indicibles, mais qui, dans les p ro ­
sions d’autom obiles un stade tentes bédouines dans un désert fondeurs, rejoint le souci d ’un m onde
nouveau du m étal, il s’était refusé d’indifférence. U n triste Salon éca rte lé en tre un passé en ruines
à exploiter sa déco u v erte et à en (« S chèm es»...) a réuni les épigones et un avenir confinant à la science-
faire un style. A u jo u rd ’hui, en de la révolution non figurative de fiction.
passant ses p ropres em preintes à 1945 au M usée m unicipal d’A rt N é à C arthage le 14 m ai 1941 et
l’agrandisseur, il inaugure super­ m oderne. Les grands abstraits sont installé à Paris depuis 1959, R aouf
b em ent un second chap itre de la a b se n ts. Z arro u k n’est plus co m p lètem en t in­
sculpture m écanique. A vec quel A utres explorateurs professionnels connu en F rance puisqu’il y a déjà
sûr raffinem ent dans la précise du moi profond, les surréalistes présen té deux expositions, dont la
adéqu ation du form at et de la o rthodoxes nous ont gratifiés d ’un prem ière fut saluée par Jean C octeau,
m atière! Le polyester tran sp aren t festival idéologique et p oussiéreux4. et q u ’il p articip a à la IIP Biennale
donne la préciosité de l’onyx à L eu r riposte au vaste p anoram a de Paris. D éjà, en 1963, P ierre
c ette form e colossale to u t im pré­ historique du m ouvem ent brossé à Im bourg pouvait écrire q u ’« il se
gnée de la m agie narcissiste des la galerie C h a rp en tier en 1964 par m eut dans le fantastique avec une
rituels antiques. T el est le génie P atrick W aldberg s’est op érée sous sûreté stupéfiante», et M ax-Pol
des grands, qui est de viser le signe de « l’É ca rt absolu». Ils Fouchet décrire ses prem ières œ uvres
toujours à l’essentiel, à la qualité, l’illustrent bien mal. Les purs tel un « piranésism e en m ouvem ent».
libre de to u te sujétion ro u tin ière: p oètes du rêve ont cédé la place Ce qui frappe, en effet, chez ce jeune
dom iner le m étier au point de aux glossateurs-fonctionnaires. Ces peintre, c ’est une absence de « sta­
pouvoir n’y recourir que par le ennem is des « cabrioles spatiales » tism e » qui s’é tend ju sq u ’aux ruines
cultivent leurs jard in s de curé et ou aux univers de m ort dont les
re je tte n t au nom de leur Église les thèm es sont fréquents chez lui. Ces
im m enses ouvertures actuelles de ruines ou ces univers pétrifiés vibrent
la Science. A u cirque des illusions, d ’une vie secrète, sont brûlés d ’un
leur É cart absolu s’est transform é feu transfigurateur, qui en font déjà
en G ran d E ca rt: albatros res- des signaux du futur, la m atière en
sasseurs, leurs ailes paralytiques les fusion de l’avenir. Parfois, dans ses
m aintiennent à terre , dans la pos­ vallées infernales ou sous-m arines,
ture de l’autruche. Q ue de peine une brusque éclaircie, une d o u ceu r
p erdue! Il était grand tem ps que de lointaine, des ébauches squelettiques
jeu n e s artistes re m e tte n t le m onde de cités radieuses se dressent soudain.
sur pied et am énagent l’avenir. Z a rro u k utilise l’aquarelle et les
Pierre Restany. encres de C hine qu’il travaille grâce
à des techniques nouvelles et rapides.
4. L ’e x p o sitio n « le S u rréalism e, S o u rces,
H isto ire, A ffinités » (g alerie C h a rp e n tie r, Il com pte ab o rd er b ien tô t la gravure
1964) av ait eu lieu c o n tre l’avis d ’A n d ré et l’huile. S’il parvient à poursuivre
B reto n q u i é ta it allé ju s q u ’à ré c u s e r ex p re s­ ju sq u ’au bout la ro u te douloureuse
sé m e n t la q u alific a tio n d e l’o rg an isa te u r. La
XI* E x p o sitio n in te rn atio n ale du S u rréalism e, q u ’il a com m encé de p arcourir, la
« L ’É c a rt a b s o lu » (g alerie l’Œ il, d é c . 1965 m aîtrise et l’éclat d o n t il tém oigne
- j a n v . 1966), se p ré s e n te co m m e la rip o ste peuvent faire espérer dans quelques
officielle du g ro u p e à la m an ifesta tio n p ré c é ­
d e n te : un en sem b le id éo lo g iq u e, u n e ex p o ­ années un grand peintre.
sition de c o m b a t... R.D.B.
186
A voir
T É L É V IS IO N
Que cherche la recherche?
Si la Télévision française dem eure dans son ensem ble un sym bole de jeu n es réalisateurs ou de réali­
de l’usage inadéquat que peuvent faire d ’une invention nouvelle sateurs sur lesquels le Service de la
re ch erch e a parié.
des hom m es qui n’en saisissent ni la p o rtée ni les possibilités, il Le Banc d ’Essai est à n 'e n point
sem ble que ce soit de la R echerche qu’on doive atten d re les d o u ter la série qui a obtenu le
impulsions et les d écouvertes qui p erm e ttro n t de rem édier à ses m oins de succès auprès du public.
maux. Il faut dire to u t de suite que les
Il existe à la R .T .F . un Service de que, la T élévision se tro u v an t un films d o n t il en trep ren d la présen ­
la rech erch e qui, bien q u ’ayant sp ectacle, on conçoit m al que tation n’ont jam ais été conçus
débuté au profit de la radio, s’oc­ to u tes ces recherches, y com pris p our le p etit écran. Film s abstraits
cupe égalem ent au jo u rd ’hui de la « les essais et erreu rs » qui lui sont ou « d ’avant-garde », certains se
T élévision. C e service est peu liés, ne finissent point par ab o u tir sont proposés de purs exploits ou
connu du public. C ertain es de ses à quelque chose que le public de p ures singularités techniques,
productions p araissent c ep en d an t à puisse apprécier. tels les effets de lum ière diffractée
l’antenne, le plus souvent sur la p a r des éclats de verre sur écran
deuxièm e chaîne ou à des heures T ro is séries d'ém issions dans Les A chalanes de R ené Laloux
de faible éco u te, quoique certaines et Jacq u es B rissot, ou les images
d’e ntre elles aient re n co n tré une T rois types distincts d ’ém issions obtenues sur pap ier en y versant
audience plus large et un certain sont actu ellem en t p résentés par le des produits chim iques, dans Chimi-
succès. En to u te hypothèse, il n’en Service de la re ch e rch e : une série grammes de R ené B lanchard, etc.
est point qui, parm i elles, aient appelée Un certain Regard, sorte de Parm i ces productions, certaines
provoqué le choc, la surprise, m agazine centré le plus souvent o nt a tte in t un assez large public
l’enthousiasm e ou l’indignation que sur des expériences de télévision, com m e Féminin-Pluriel de Sylvain
suscitent gén éralem en t les nou­ de th é â tre ou de ciném a; Les D hom m e et Luc H anneaux, ou la
veautés absolues ou ce qui en Conteurs, s’efforçant de retro u v er Jetée de C hris M ark er, voire c er­
donne l’im pression. au p etit écran, grâce aux récits de taines réalisations de Jacques Brissot
Pour ê tre ju ste, il faut préciser personnages pittoresques, l’antique (Égypte, ô Égypte ou Les Pèlerins)
dès l’abord q u ’on ne p e u t ju g er un a tm osphère de la veillée au coin de R o b e rt L apoujade (Les Foules
service de rech erch e par ses p ro ­ du feu; Le Banc d’Essai où sont ou Prison), de Piotr K am ler, de
ductions à l’antenne. Il est naturel p résentés, au public, les œ uvres G érard Patris, etc. D ans l’ensemble,
et indispensable q u ’une grande
partie de l’activité d ’un service
de ce genre app artien n e au labo­
ratoire. U ne telle activité de labo­
rato ire d o it n écessairem ent se
poursuivre selon des critères é tra n ­
gers au succès im m édiat, d’après
aussi des m éthodes p ro ch es des
m éthodes scientifiques, c ’est-à-dire
p a r la tech n iq u e h abituelle des
« essais et erreurs ». Il faut ad m ettre
qu’en ce dom aine puissent ê tre mis
au p oint des appareils ou des
engins destinés à am éliorer l’im age
et le son et dont seuls les tec h n i­
ciens p o u rro n t m esurer la p ortée.
D e fait, le Service de la rech erch e
a mis au p oint certains appareils,
tel que l’anim ographe destiné à
révo lu tio n n er la tech n iq u e des
dessins anim és, et il aurait con­
tribué à l’étude de la Télévision
en couleur dont M. H enri de France
s’est fait le cham pion. Il dem eure
Les doubles images du sculpteur Boulogne

■J É f v N otre c ouverture rep résen te un


i détail d 'u n e œ uvre du sculpteur
i ■ français B oulogne, âgé de 38 ans.
f C et artiste, qui se définit com m m e
H le p rê tre de sa p ropre sculpture, a
été im pressionné par les m aîtres du
j fa n ta sl'Mue ' a R enaissance. Il
’JM fe est l'in v en teu r de la « d ouble
^ H im age», qui est la représentation
J I d 'u n sujet de form e figurative et
j\jr classique, d onnant sim ultaném ent
l’im pression d 'u n e autre image que
celle vue au prem ier instant, sans
aucune déform ation m atérielle de
r,■■■-'•' ''“i c h a c u n e des deux visions. Il ne
' -*> . ~ ' s agit pas des assemblages d'A rchim -
b o l d o , ce m a î t r e d u \ v i
_ .V ' de fruits, d e l é g u m e s o u d e p oi s s o n s .
La seconde im age de B oulogne
Annonciation de la Fête de la Pente- sem ble sortir de la prem ière lorsque
côte, montrant l ’ange portant le le regard s’arrête, sans cepen d an t
pigeon contenu dans la tête d ’un, rien lui em prunter.
apôtre. Pierre Chapelot.
Unefaucille coupant le blé ----------------------------------------------------
se transformant après les 4 changements de lumière de la journée en un pigeon portant un parchemin.

il s’agit néanm oins de films trop v érité» transform e l’ancien docu­ celle-ci com m e la clé absolue de la
« intellectu els» p our q u ’ils puissent m entaire qui proposait avant tout Télévision. C ette im pression se
attein d re le grand public. la b eau té des im ages en un confirm e lorsque Jeannesson avec
T out autre, bien enten d u , est la docum ent pris sur le vif, à la fois ses Comédiens sans personnages
série Un certain Regard. Le souci tém oin et provocateur. Le voilà qui atte in t d ’un coup une ém otion qui
s’y trouve m anifestem ent d’établir assem ble des extraits, non seu­ lui fait crever l’écran.
un dialogue avec ce grand public lem ent d ’ém issions telle que Faire
sur un m ode de respiration plus face, de L alou et B arrère, La Sociolo gie ou spectacle?
large, pouvant attein d re une heure Caméra invisible ou Cinq colonnes à
ou une heure et dem ie, et p a r une la Une, m ais de films com m e Joli Le c a ra ctè re exceptionnel de cette
m éditation sur certains des person­ Mai, de C hris M arker, ou Un cœur réussite m e p a raît poser des
nages ou des techniques qui ont le gros comme ça, de R eichenbach. questions im portantes. A vec Les
plus frappé les téléspectateurs. On voit bien qu’en cette série, le Sociologues, P ierre Schaeffer et
A insi E dgar M orin, en accord Service de la re ch erch e tourne A ndré Voisin avaient donné aux
avec Alexis K lem endieff, ch erch e à sans cesse au to u r de la technique productions du Service de la
m o n tre r co m m en t le « ciném a- de l’interview et sem ble considérer re ch erch e un ton qui est celui de
188
A voir
l’observateur, de l’hom m e de fut ce réveil — ou cette naissance.
science, de i’ingénieur de l’âm e. LES E X P O SIT IO N S La donation d’une collection p a rti­
M ais ce ton est nécessairem ent un culière à l’etat, sa non-dispersion,
ton « au dern ier degré » et qui est l’im p o rtan ce unique des œ uvres
incapable de to u ch e r le grand q u’elle com prend, tout cela fait de
Balthus c ette exposition l’un des grands
public: celui-ci exige plus de p a rti­
cipation et d’am our que d ’o bser­ M usée des A rts décoratifs, salles événem ents de l’année picturale.
vation et d ’expérim entation. Je Rivoli.
Le dadaïsm e
dirai que c’est p e u t-ê tre à une Il n’y a plus guère que le grand
difficulté de c et ordre que tien t public français pour ignorer l’œ uvre M usée d ’A rt m oderne.
égalem ent l’a p p o rt parfaitem en t de B althus. G râ ce aux grandes La « rév o lte de pap a» peut-elle
nul du Service de la re ch e rch e à collections am éricaines, le M usée apprendre quelque chose aux jeunes
la qualité visuelle des ém issions. des A rts décoratifs p ré sen te ra du peintres? C ’est toujours la m êm e
Les rares innovations a pportées en 22 avril à la fin du m ois de juin une question qui se repose p ériodi­
ce dom aine l’ont été p a r des rétro sp ectiv e des rech erch es e n tre ­ quem ent — et à quoi des rétros­
hom m es com m e A verty, c ’est-à- prises p a r le pein tre depuis 1930. pectives com m e celle-ci te n te n t de
dire en dehors du Service de la C e tte exposition sera de celles qui répondre.
recherche. D ans la série Les p e rm e tte n t d ’e n tre r en co n ta ct
Conteurs, d ’A ndré Voisin, la p ri­ avec une avant-garde irriguée de T ré so rs du M u sée de Bagdad
m auté est a cco rd ée d élibérém ent à sève. M usée du Louvre.
l’oreille, au récit, au langage. Le succès des expositions consa­
L’im age est négligée, a bandonnée à Dix siècles de peintures chinoises crées aux arts non occidentaux
elle-même, livrée aux seuls pouvoirs M usée Cernuschi. trah it une sorte de nouvelle sensi­
des yeux, des rides, du sourire ou C ette exposition com porte uni­ bilité du public, dont le regard
des tics du conteur. Nul m ontage, quem ent les œ uvres d’une collection tend à p erd re ses habitudes de p e r­
nulle intention artistique, ce qui, en particulière, celle de M. John ception esthétique conditionnée.
théorie, d evrait con férer le charm e M. Craw ford Jr, com posée avec un En outre, à c ette exposition des
de la vérité b ru te; de m anière goût, une érudition et une téné- T résors du M usée de B agdad, qui
paradoxale, c’est le co n traire qui, cité exem plaires. Elle perm et de d u re ra ju sq u ’à la fin du m ois de
souvent, surgit: une im pression de com prendre le message fondam ental mars, s’attache un halo rom anesque
faux naturel, de sophistiqué, de de l’artiste oriental de toutes les de M ille et U ne N uits qu’il serait
Parisien à la cam pagne. époques: la form e — la technique — absurde de dédaigner.
Je ne voudrais pas que de ces n’est pas seulem ent le moyen de
réactions très personnelles on tirâ t l’expression, elle en est d’une cer­
une condam nation du Service de la taine m anière l’essence. Seule la
recherche. A près tout, cette réaction m usique, de tous les arts occi­
n’est pas celle d ’un hom m e de dentaux ju sq u ’à présent, peu t se
recherche, m ais d ’un sp e c ta te u r ou définir de c ette façon. En ex tra­
d’un critique. 11 n’em pêche q u ’elle p olant à peine, on peu t dire qu’une
m e p a raît p oser des questions peinture chinoise se regarde comm e
utiles. Celle, p a r exem ple, de une sym phonie de M ozart s’écoute...
savoir si la prim auté a cco rd ée à
C o llectio n W a lte r-G u illa u m e
l’observation distante, de type
sociologique, ne d oit pas néces­ O rangerie
sairem ent m ener à l’im puissance L’O rangerie devient désorm ais, « Le poète et la mort »
créatrice et artistique; celle, encore, après des am énagem ents financés dessin de Michel Ciry.
de savoir s’il est ju ste que le souci p a r M adam e D om enica W alter
elle-m êm e, le m usée de la collec­ « Les Français »
du verbe doive passer avant celui
de l’im age; celle, enfin, de savoir tion W alter-G uillaum e, et ce à Au M usée G alliera, les « peintres
quels sont les critères e t les circons­ titre perm an en t. A u nom m êm e de tém oins de leur tem ps » présen ten t
tances de l’accès des collaborateurs c ette collection s’a tta ch e n t tan t leur quinzièm e exposition sur le
du Service à l’antenne, et de leur de rém iniscences sur la grande thèm e « Les Français». Les tableaux
e n tré e dans la G rande M aison. époque et les grands nom s de la (tous d ’un form at identique) sont
Ces questions m o n tren t que ces p ein tu re française des 19e et 20* signés: Alaux, Carzou, Ciry, Am bro-
notes ne doivent être prises q u ’à siècles que la confrontation désor­ giani, Brayer, C athelin,' Com m ère,
titre d ’introduction à un problèm e. m ais stru ctu rée des œ uvres les plus G eorgein, Hélène G irod de l’Ain,
Raymond de Becker. représentatives dira, com m e cela G rau-Sala, Hilaire, Joffrin, Le Colas,
n’avait pas encore été fait, ce que N akache, etc. Du figuratif cru 66.
THÉÂTRE
La bouffonnerie fait mouche
En dépit de toutes les m enaces qui pèsent sur le T h éâtre, cette et le charm e opère. T outefois, le
saison s’annonce active et diverse. N ous avons assisté à l’effon­ rideau tom bé, quel souvenir gardons-
d rem ent de la com édie m usicale im portée d ’outre-A tlan tiq u e 1 nous du récit et des personnages?
Une image floue car, à force de
et m esuré la distance qui sépare certains ouvrages, d atan t à peine réalism e, ce théâtre devient abstrait.
d ’une quinzaine d ’années, des dernières créations du th éâtre En ou tre, je ne me sens guère
d’au jourd’hui. concerne par cette m ère dévorante,
En quinze ans, il est vrai, n otre A la m êm e époque, on pouvait pas plus que ne me to u ch a it la
goût a subi les assauts d ’avant- en ten d re un langage to u t différent, bourgeoise étro ite de II faut passer
gardes à p résen t suivies p a r le et re n c o n tre r sur la scène une p ré ­ par les nuages3. Le cas de ces dam es
gros des troupes des écrivains d ra ­ sence singulière. Q uels que fussent m ûres retien t l’a ttention sans rien
m atiques. Ionesco, Beckett, Adam ov, les personnages, d’H e cto r de la enseigner, alors que l’enlisée de
G e n êt nous ont accoutum és à une Guerre de Troie au ja rd in ie r O les beaux jo u rs4, personnage
liberté d’expression qui fit d ’abord d 'Électre, tous portaient l’em preinte sym bolique, m ythique, ne cesse
scandale. G râ ce à eux, l’écrivain inim itable de Giraudoux. Son m anié­ d’exister dans nos m ém oires. D ès
qui ro m pt avec les règles établies risme agaçait autant que ses précio­ que je pense à M adeleine R enaud,
est a ccep té au jo u rd ’hui pourvu sités, m ais il était présent, incisif, c ’est la leçon de B eckett, transm ise
q u ’il fasse preuve de tem péram ent. agile. La Folle de Chaillot, reprise par elle un soir, que j ’attends de
Ja cq u es D eval, m aître-orfèvre en ou p lu tô t recréée par la tro u p e du sa bouche.
technique théâtrale, nous donna avec T .N .P., nous p erm et de retro u v er
Ce soir à Samarcande 2 une œ uvre intacts les charm es, la suggestion et D u neuf avec du vieux
parfaitem en t agencée, mais qui n ’a la vérité d ’une œ uvre dont la grâce
plus la séduction d’antan. L ’in térêt m asque trop souvent la ferm eté. Il Du vent dans les branches de sassa­
de l’action n’est pas m oindre, la suffit de se laisser attein d re p a r le fr a s 5, p erm et à O baldia de nous
science de la stru c tu re d ram atique merveilleux véhicule théâtral qu’est offrir un agréable divertissem ent.
toujours évidente, et p o u rtan t le la langue de G iraudoux pour que La cocasserie de c et auteur-poète,
co u ran t ne passe pas. C e qui frappe l’acuité de l’intelligence nous pé­ son sens de l’hum our noir, sa langue
c’est le m anque de style; l’au teu r nètre, et que nous frappe, dans qui sut être ailleurs plus frappante
est absent. A u co n tra ire P inter, cette œ uvre au moins, le ton m o­ qu’ici, sont des atouts de poids. Il
Shisgal, A lbee et chez nous D uras, derne de la pensée. La satire des trouve au T h éâ tre G ra m o n t une
O baldia, B illetdoux, D ubillard, tares de notre société est ici vigou­ audience plus vaste que sur les
V authier sont sans cesse présents reuse. G iraudoux, nous le savons petites scènes de ses débuts, au­
sur la scène. A ujourd’hui, le théâtre désorm ais, est l’un de nos clas­ dience que son talen t m érite. P our­
m et d irec te m en t en présence un siques, la Folle de Chaillot une de tant, la seconde p artie de la pièce
au teu r et son public, alors q u ’a u p a­ ses œ uvres clés. D ans ce beau fait trop souvent place au cab aret;
ravant c ette re n co n tre se produisait spectacle, m alheureusem ent mal la pochade en pâtit. M ais nous
par l’interm édiaire des personnages. déco ré, Edwige F euillère est exem ­ devons à O baldia to u te notre grati­
plaire. En face de cette réussite à tude, car il nous perm et de retrouver,
G ira u do u x s'affirm e c o m m e p o rter au crédit de G eorges Wilson, dans ce w estern p our rire, le m er­
un de nos classiques que peut-on reten ir des ouvrages veilleux M ichel Simon. A voir
proposés p a r nos contem porains? évoluer cet acteur, à rep ren d re
Q uand jad is l’a u te u r parlait en son M arguerite D uras réussit, avec Du co n ta ct avec sa force, à m esurer
nom , on lui tenait rigueur d’un vent dans les arbres, le long m ono­ sa présence, nous regrettons q u ’il
propos personnel. Le public exigeait logue d’une m ère âgée, abusive,
que le personnage parlât selon son envahissante. Le succès de la repré­ 1. Boy-friend, au T h é â tr e A n to in e; le Jour
tem p é ra m en t p ro p re qui n’était pas sentation doit beaucoup aux in te r­ de la Tortue, au T h é â tre M arigny.
2. R e p ré se n té au T h é â tre d e Paris.
forcém ent celui du créateu r. On prètes, tous rem arquables, et à la 3. D e F ra n ç o is B illetd o u x , re p ré s e n té au
appréciait le natu rel des person­ mise en scène de Jean-L ouis Bar- T h é â tr e d e F ra n c e . L a p ièc e la m ieux
nages de B ernstein, la justesse de rault. Le texte lui-m ême est, comm e a ccu eillie et la m oins p e rso n n e lle d e l’a u te u r
d e Comment va le monde... Im p re ssio n d e la
ton des héros de B ou rdet. Sacha à l’accoutum ée chez M arguerite re p ré s e n ta tio n : les Affaires sont les Affaires,
G uitry faisait exception, qui incar­ Duras, d’une sim plicité quotidienne m o n té p a r le B e rlin e r E nsem ble.
nait à lui seul to u t son th é â tre et désarm ante. Longtem ps je lui fus 4. O les beaux jours, d e S am uel B e c k e tt,
dont on aim ait à la scène l’exhibi­ hostile, m ais ici, p arce q u ’il a de dineteFrprarén ctée . p a r M a d ele in e R e n a u d au T h é â tre
tionnism e m ondain. tendu, de vrai, l’ém otion l’em porte 5. A u th é â tre G ra m o n t.

190
A voir
ait attach é son nom au trêle Clo- toire, un tém oignage to u t aussi
clo de Jean de la Lune et non pas précieux sur n otre tem ps. L a c ari­ ARCHITECTURE
à L ear ou à M acb eth auxquels il cature et la paro d ie habillent ici la
avait droit. P eut-on e sp érer le voir satire. L ’au te u r se m oque systé­ Un séminaire
un jo u r in te rp réte r Shakespeare? m atiquem ent de tous les poncifs du
Ce serait étonnant. th é â tre co ntem porain et de tous les
sur la recherche
H arold Pinter est à la m ode. J ’ai tics de l’époque. C e tte brillante Nous avions annoncé (Planète
entendu les deux pièces que re p ré ­ variation sur le thèm e éculé du trio N° 24) la création du G IA P (G roupe
sente le T h éâ tre H é b e r to t6 avec doit beaucoup à la vigueur du texte, International d’A rc h ite ctu re Pros­
intérêt, sans jam ais p a rticip e r p ro­ bien rendu p a r Éric K ahane. Les pective) et défini son program m e.
fondém ent à l’action. On fait du répliques fusent, im prévues, drôles, T out l’hiver, le G IA P a tenu une
neuf avec du vieux, c ar c ette tec h ­ les situations se renversent dans suite de co nférences au M usée des
nique, économ e de m ots, procédant l’instant. On assiste avec bonne A rts décoratifs à Paris, qui cons­
par flashes, utilisant l’ellipse cin é­ hum eur aux éclats d ’un esprit sar­ titu e n t un véritable «sém inaire»
m atographique, technique visuelle castique qui s’éb at sur la scène en de la rech erch e contem poraine.
qui redonne toute sa valeur au si­ to u te liberté. A lors que Pascale de C ’est ainsi q u ’en d écem b re 65
lence et à l’évolution des acteurs Boysson et L aurent T erzieff in­ Jacques B ardet, Biro et F ernier,
- date d’avant-hier. Charles Vildrac d iquent leurs personnages avec W alter Jonas et Y ona F riedm an
et Je a n -Jac q u e s B ern ard a tta ­ esprit sans toutefois les incarner, ont d’abord fait le p oint d ’un
chèrent leur nom à c ette form e B ernard N oël est vrai, hum ain, p ré ­ urbanism e évolutif et ch erché à
théâtrale. D euxièm e cara cté ris­ sent. M ais c’est l’auteur qui gagne com prendre « com m ent naissent
tique: to u te phrase p rononcée doit en nous donnant envie de l’entendre les villes». Puis l’accen t a été
être en tendue dans un sens dif­ à nouveau. mis sur les nouvelles technologies
férent. C e tte am biguïté n’est pas de l’arch ite c tu re , n otam m ent celles
sans a ttrait, le sp e c ta te u r y puise U n m onde fou, fou,fou des m atières plastiques. C hanéac,
la sensation ré co n fo rtan te d’avoir qui p oursuit à A ix-les-Bains des
l’esprit vif, puisqu’il ne perd pas le O n le voit, à l’heure du pop’A rt, le rech erch es solitaires d’h abitat cel­
fil et sait qui est qui, du m ari, de ton des spectacles change. Au lulaire en m atières plastiques, a
l’am ant, to u r à to u r se succédant. ciném a, G o d ard , Reisnais, T ruffaut com m enté ses œ uvres. En janvier,
e n te rren t R ené Clair. A u th éâtre, F riedm an et G uy R o ttie r ont parlé
La parodie habille la satire Obaldia, Shisgal rejoignent Ionesco, de l’arch ite c tu re m obile; Schoffer,
effacent Deval. Seuls dem eu ren t le D r M é n é trier et Jacques B ureau,
M ais où nous retrouvons-nous, au présents ceux qui inventèrent un de l’urbanism e et la cybernétique;
bout du conte? D evant le tableau langage: G iraudoux, Claudel, M on­ Patrix, G u itet, Vasarely, de l’u rb a ­
cen t fois brossé de l’absurde quoti­ therlant. Le th é â tre d’a ujourd’hui nism e coloré et de l’a rch itectu re
dien, de l’incom m unicabilité entre trouvera-t-il son poète? A udiberti sculpture. Le 10 février, U tudjian a
les êtres et les personnalités m ul­ laisse une place libre à laquelle consacré une soirée à l’urbanism e
tiples que chacun p orte en soi. Ce O baldia peut p ré te n d re. Le public souterrain et, le 24, Sarger a parlé
spectacle qui d oit son agrém ent à dem ande à l’écrivain dram atique des stru ctu res dynam iques.
un subtil jeu de chausse-trappes et une im age exacte de sa condition Les trois d ernières conférences, les
de m iroirs déform ants ap p o rte une dans un m onde fou, fou, fou, où 10, 17 et 24 m ars, toujours à
satisfaction cérébrale. T rès b ritan ­ il est de plus en plus urgent de 21 heures, au M usée des A rts
nique de ton et d’allure, il est fort rétablir le sens de l’éternité. Pour décoratifs, 109, rue de Rivoli,
bien réglé par C laude Régy. Jean balayer les tabous qui nous condi­ seront consacrées, la prem ière, aux
R ochefort le sert à m erveille auprès tio n n en t: le sexe, le dollar, la stru ctu res spatiales avec la p a rti­
d’une D elphine Seyrig douce et sen­ psychanalyse, la violence et la cipation de l’ingénieur S téphane du
suelle qui charm e à coup sûr to u te sottise, la bouffonnerie est efficace: C hateau et de M akovski; la seconde,
oreille sensible à sa voix chan tan te Shisgal en fournit la preuve. M ais, à l’in stitu t, de la Vie dans ses
et brisée. P in ter: un th éâ tre pour venue avant lui, la Folle de G ira u ­ rapports avec l’urbanism e, avec la
esthètes, acide, qui aiguise l’a tte n ­ doux a tte in t les m êm es cibles, à sa pa rticipation du professeur M arois
tion mais ne la satisfait. m anière et dans un style dont ne et de J. F ourastié; la dernière confé­
Bien plus riche, neuf, profond, se souviennent guère nos auteurs rence te n te ra de tire r les con clu ­
ap p araît M urray Shisgal dont la contem porains. sions de ce « sém inaire» sur le thèm e
com édie Love 7 nous a p p o rte le N ous som m es quelques-uns à penser « C om m ent vivrons-nous dem ain? »
rire, la m orgue et le sens aigu de qu’ils ont tort. Pour tous renseignem ents sur le
l’observation. Voilà aux antipodes Roger Iglésis. G IA P et le program m e des confé­
du th é â tre allem and, qui tran s­ 6. La collection et l ’Amant. rences, s’adresser à l’A telier Patrix,
posait sur scène des tranches d ’his­ 7. A u th é â tre M o n tp a rn a sse . 99, rue de Vaugirard, Paris-222.17.62.
191
C O U R R IE R
A C T IV IT E S P L A N E T E D ES L E C T E U R S
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Un débat organisé par L'Encyclopédie Planète A la suite de la parution dans notre


numéro 25 de l ’article de Jacques
Pianeta à Turin en italien Bergier, le C répuscule des m agi­
ciens et le m atin des ânes, nous
Sous l’égide de Pianeta, édition L ’E ncyclopédie Planète est d é so r­ avons reçu de M. Jean-Claude Pecker
italienne de Planète, un d é b at sur mais publiée en Italie. Deux la lettre suivante que nous nous
« L es physiciens», la pièce de volum es sont déjà parus. Ce sont: faisons un devoir d ’insérer... sans
D u rren m att, a eu lieu au G rand- « L’hom m e et l’anim al», de Jacques commentaire.
T héâtre de Turin, lors de la création G raven, et « Les m édecines diffé­
de l’œ uvre en Italie. Le directeur du ren tes» , ouvrage c ollectif réalisé
th éâ tre , le m etteu r en scène, les sous la direction d ’A ndré M ahé. M onsieur le D irecteur.
principaux acteurs p articipaient Les prochains volum es à p araître La dern ière livraison de Planète
à c ette discussion ainsi que le p ro ­ sont: « L a terre , cette inconnue», contient un article- de Jacques
fesseur Silvio C eccato , qui re p ré ­ de F rançois D errey, et « Profil du Bergier, d o n t on peut penser q u ’il
sentait le point de vue de la science. fu tu r» , d ’A rth u r C. C larke. exprim e à m on égard des opinions
injurieuses, voire diffam atoires. Je
dem ande donc à bénéficier dans
Q u'est-ce que Planète? Une conférence à Milan vos colonnes du droit de réponse.
Jacques B ergier m ’accuse d ’igno­
Un sém inaire sur « Q u ’est-ce que La fondation C arlo E rba, de M ilan, rance. Ignorant? Com m e c ’est vrai!
Planète?» doit avoir lieu des 26 et que préside le professeur Sirtoli, II se publie, bon an mal an, plus de
27 m ars p rochain en H ollande, au avait organisé une causerie sur le cinq mille m ém oires d ’astronom ie
A m ersfoortse Stem m en qui est une thèm e « Le futur com m e bien de ou de science spatiale. J ’en lis à
sorte de R oyaum ont hollandais. consom m ation». Louis Pauw els et peine un sur cent, com m e me le
Bres Planete, édition néerlandaise Jacques B ergier avaient été conviés fait rem arq u er Jacques Bergier.
de Planète, en est à son deuxièm e à re p ré se n ter le m ouvem ent Pla­ Lui, évidem m ent, les lit tous. Et
num éro et a déjà suscité de nom ­ n ète dans ce d ébat. L’écrivain non seulem ent il les lit, et dans le
breux com m entaires dans la presse D ino Buzzati, le sociologue texte, non seulem ent il est capable
et dans les m ilieux intellectuels. U m berto Eco (dont le livre de les citer sur le bout du doigt,
« L’œ uvre ouverte » vient de paraître m ais encore il en p én ètre avec
en F rance, aux éditions du Seuil) et aisance la m athém atique, et c ’est
le cybernéticien Silvio C eccato en se jo u a n t q u ’il en assimile
Jea n Charon l’essentiel... C ’est ainsi q u ’il est
p articip aien t égalem ent à cette
invité à N e w York aussi bon physiologiste q u ’astro- |

N o tre ami Jean C haron vient d ’être


invité à New York par la Fondation
R ockefeller. Il exposera sa théorie
unitaire à des physiciens am é­
ricains et s’e n tre tie n d ra avec un
grand nom bre d ’entre eux à l’A ca-
dém ie des sciences de New Y ork, à
l’université de Columbia, à l’institut
de H autes É tudes de Princeton et
dans d ’autres cen tres de recherche.
R appelons que Jean C haron a
publié récem m ent dans « Présence
Planète» la philosophie de ses
théories sous le titre l’Être et le
Verbe. L’ensem ble des derniers
travaux m athém atiques de Jean
C haron va p a raître très p ro c h ai­ A lafondation Carlo Erba. S. Ceccato. D. Buzzati, J. Bergier, II. Eco, L. Pauwels.
nem ent aux É ditions Kister.

192
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□ Je re n o u v e lle m o n a b o n n e m e n t à P L A N È T E
□ d u p ro c h a in n u m é ro à p a ra ître : N °
□ P o u r 12 n u m é r o s à 5,00 F. s o it 60 F.
□ P o u r 6 n u m é r o s à 5,50 F. s o it 33 F. Q d u n u m é ro ......................................................
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(1) SU ISSE: « C ulture, A rt, Loisirs» - S. A., 20, A venue G uillem in - 1009 Pully - C .C .P. II 20783
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(1) C A N A D A : Planète, 3 300, boulevard R osem ont - M ontréal, 36 - P.Q.
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nom e, aussi bon chim iste que phy­ B ergier ne co n ce rn en t en rien les N ous parlons sans doute des mêmes
siologiste, et com bien psychologue! com posants p e u t-ê tre organiques choses, m ais pas avec le m êm e
Quel hom m e en noir disait donc de ces m étéorites, et n’ont trait que langage. Vous vivez (c ’est une
q u ’une tête bien faite vaut m ieux de façon très générale au problèm e exploitation) de la curiosité du
q u ’une tête bien pleine? de leur com position. Les citer pêle- public, de son goût du m ystère et
D onc, je suis ignorant. Je l’adm ets, m êle, p o u r se d o n n e r de l’autorité, de l’inconnu: il se to u rn e vers les
et m êm e m ’en honore. Qui ignore a est un exem ple de fausse m éthode lectures scientifiques, où il cherche
beaucoup à apprendre. Q ue Jacques scientifique. (Je rem arq u e dans le une ou des explications de tous les
B ergier me p e rm e tte cependant même ordre d ’idées les cautions p hénom ènes inconnus ou mal
quelques rem arques. citées page 22 du n" 25 de Planète, connus. A c ette a tte n te , vous
Je dirai d ’abord m a fierté à cons­ cautions to u tes valables, m ais à qui répondez par une m ystification.
ta te r que, parm i les différents on fait cau tio n n er des textes dont Vous offrez une nouvelle religion
argum ents que soulevait m on a r­ je suis certain, connaissant p erso n ­ que vous baptisez science et qui
ticle, Une fo i qui rapporte, Jacques n ellem ent plusieurs d ’entre ces n’a rien à voir avec la science. La
B ergier ne relève que deux insuffi­ savants, q u ’ils les désapprouvent.) vérité, p our Jacques B ergier, est
sances. O r, m êm e dans ces deux Enfin, Jacques B ergier m ’accuse affaire de foi. Les « ignorants», eux,
cas, une lecture des textes tend à ironiquem ent de ferm er les yeux à se p e rm e tte n t des doutes, le scep­
p rouver que ce que disent les l’évidente existence des extra­ ticism e, une p erm an en te rem ise en
m eilleurs auteurs n ’a rien à voir terrestres. Je me p e rm e ttra i les question... N ’est-ce pas m êm e cela
avec ce que B ergier voudrait leur quelques citations suivantes. qu’ils appellent la recherche scienti­
faire dire. Les planètes p a r D ans l’une, l’au teu r affirm e q u ’« on fique? Jacques Bergier, lui. affirme.
exem ple... Jacques B ergier sait p rép are d éjà les écoutes du ciel». La science est chose bien ard u e; il
q u ’on connaît (je ne nie pas q u ’il y D ans l’autre, on dit que « le cham p n ’est pas drôle de travailler à la
en ait b eaucoup plus) au m axim um est ouvert à to u t un dom aine de faire et à la défaire, et je prétends,
une dem i-douzaine de systèm es rech erch es, théoriques aussi bien to u t habillé d ’un noir rationalism e,
planétaires dans l’U nivers; et p our q u ’expérim entales, car aux p ro ­ ê tre du côté des gens tristes et
ceux-ci, on connaît l’ordre de blèm es astronom iques viennent sérieux. Jacques B ergier, lui, po rte
g ran d eu r de la m asse des p lanètes... s’a jo u ter les problèm es biologiques à ravir le m aillot d ’A rlequin... Je
M ais les caractéristiq u es de leur qui déjà tourm entaient nos ancêtres. ne perdrai plus de tem ps à un dia­
ro tatio n ? L eu r m om ent angulaire? Q uelles sont les conditions néces­ logue inutile; nous ne parlons pas
A ucune m esure, ailleurs que dans saires à l’apparition de la vie sur la m êm e langue. Je le laisse m ettre
le systèm e solaire... D ans ce seul ces planètes qui peuplent l’Uni- un point final à cet échange, par
cas, on peut donc dire quelque vers?»... Voilà qui donne raison qu elq u ’un de ses ricanem ents
chose, on peut essayer de lier aux thèses de Bergier! Or, ces fam iliers. M oi, je re to u rn e à m on
m esure et théorie. Et alors, s’il y textes ont été publiés respective­ laboratoire.
a des liens q u antitatifs entre la m ent en 1960 et 1954 - bien a n té ­ Jean-Claude Pecker.
ro tatio n solaire et notre systèm e rieurs donc à la création de Planète.
plan étaire, c ’est dans le cadre L eur auteur? Jean-C laude P ecker!
d’une th éo rie sur l’origine du Et je citerai, du m êm e au teu r, ce»
système solaire. Et de telles théories texte, em prunté à l’article m êm e
(qui ont des exigences très précises) incrim iné p a r Jacques B ergier, et
ne sont encore q u ’ébauchées; il n ’y qui lui fait affirm er que « la pensée
a d ’ailleurs pas q u ’une seule des ex tra-terrestres relâche mes
th éo rie qui soit suggérée. Et quant entrailles» ... Je cite: « Q u ’on ne me
aux passionnantes généralisations à fasse pas dire ce que je n’ai pas dit:
d ’autres systèm es solaires, elles aucun scientifique ne refuse la pos­
relèvent de développem ents de la sibilité de vie, m êm e très évoluée,
th éo rie de la stru ctu re interne des dans l’U nivers... m ais en aucun cas,
étoiles (faisant intervenir par ils n’ad m e tte n t une suggestion
exem ple les éjections équatoriales com m e une d ém onstration... »
au-delà de la lim ite de R oche) et Il est donc clair que, quelques
n’ont pas ce c a ra ctè re de certitu d e années avant Planète, et encore
m ystique qui flotte dans la vision récem m en t, j ’ai affirm é, avec des
Planète de l’U nivers, et qui justifiait argum ents à l’appui, que la vie
m a critique... e x tra -te rrestre et m êm e la vie
En ce qui co n cern e la m étéorite ex tra -te rrestre intelligente étaient
d ’O rgueil, je me bornerai à n o ter possibles, étaient probables.
que plusieurs des articles cités par Pourquoi alors cette opposition?
1 94
Courrier des lecteurs
P lA N Ê T i
D I R E C T E U R L O U I S P A U W E L S

1. le flamenco
2. le soufisme
'événements 3. le vaudou
qui
constituent 4. la recherche en europe
un
"événement1 5. l’art noir aux u.s.a.
Ces « événements» auront lieu à Paris
du 15 mars au 26 mai.
Association pour la
Rencontre des
Pour vous inscrire,
Cultures voyez page 115 de ce numéro.
LOUIS PAUWELS / CLAUDE PLANSON
COMITÉ:
JEAN VILAR / MAURICE BÉJART / JEAN DARCANTE / JEAN DUVIGNAUD
EDGAR MORIN / GEORGES ELGOZY / BAMMATE / JACK BORNOFF / JAN KOTT

P a ra ît to u s les d e u x m o is A b o n n e m e n t 6 n u m é ro s 3 3 F. Le n u m é ro 6,50 F. / 8 6 F .B . / 7 ,1 5 F .S .

Mouvement des c o n naissances / Ecole permanente / Vie spirituelle


L ittératu re différente / A rt fa n ta s tiq u e / H u m o u r / M ystères du m o n d e a n i m a l

Imprimerie L. P.-F. L. Danel Loos-lez-Lille Nord im p r im é en Fr a n c e Diffusion Denoël / N.M.P.P,


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