Cherif Ep Gaillard
Cherif Ep Gaillard
Cherif Ep Gaillard
LE RETOUR DU RECIT
DANS LES ANNEES 1980
Membres du jury :
Mmes Camille LACOSTE-DUJARDIN (présidente) et Beïda CHIKHI
MM. Charles BONN, Dominique COMBE et Abdallah MDARHRI ALAOUI
OCTOBRE 1993
à la mémoire de Lilia et Sahbi
à Olivier
à mes parents
LE RETOUR DU RECIT
DANS LES ANNEES 1980
pour ses conseils amicaux et avisés, ainsi que pour sa sollicitude qui m'a été précieuse dans les moments de doute;
critiquer et M. Jean DEJEUX pour tous les documents qu'il a bien voulu me confier.
Je remercie tous ceux qui ont bien voulu m'accorder des entretiens, en particulier M. Jamel Eddine
Sobhi HABCHI.
Je remercie également pour leur aide Mme COEZ, Virginie, Ghazi, Samir, Amel et Jalel.
Enfin, je n'oublie pas tout ce que je dois à mon mari pour la réalisation de ce travail.
INTRODUCTION GENERALE
8
Parler de retour au récit suppose qu'il y a déjà eu abandon ou rupture avec ce même récit. Où et quand ? Dans quel
espace et dans quel temps ? C'est ce qu'il faut sans doute préciser avant de présenter l'étude à la fois narratologique et
Le divorce avec le récit classique ou "prémoderniste"6 (XIXe siècle) - avec tout ce qu'il suppose : "la linéarité, la
rationalité, la conscience, la causalité, l'illusionnisme naïf, le langage transparent, l'anecdote innocente et les conventions
morales des classes moyennes"7 - remonte en effet aux grands modernistes du début du XXe siècle, autrement dit à Eliot,
Joyce, Kafka pour ne citer que ceux-ci; mais aussi en France à Proust d'abord, Robbe-Grillet, Butor et Sarraute plus tard.
Dans ce qu'on appelle sans conteste aujourd'hui la littérature maghrébine de langue française, les premiers signes de ce
refus de la représentation et de la linéarité classiques remontent à 1956, puisqu'ils sont déjà perceptibles dans un "texte
fondateur"8 de cette littérature, à savoir Nedjma9 de Kateb Yacine. Lequel - pour reprendre les termes de Charles Bonn - se
situe "d'emblée dans l'avant-garde du roman international"10. Ici, "la perception du temps, qui n'est plus le temps linéaire de
Mais Kateb, certes précurseur de ce point de vue, n'est pas le seul à avoir disloqué le temps et brouillé la représentation.
D'autres romanciers l'ont fait après lui, non pas par simple mimétisme mais parce que dans les années 1960 le roman réaliste
faisait déjà figure en France de "vulgaire recette"12, de "formule morte", bref "de forme poncive"13. Parmi ces écrivains,
citons pour illustration Mohammed Dib, Mohammed Khaïr-Eddine, mais aussi plus tard Abdelwahab Meddeb dont le roman
Depuis les années 1980, on assiste pourtant à une résurgence du récit en roman malgré la persistance de quelques
éléments de recherche dans les textes narratifs. Les écrivains "se font [alors] moins "narratologues" et plus volontiers
"narrateurs" "15. Tahar Ben Jelloun, Rachid Mimouni, Fawzi Mellah, Vénus Khoury-Ghata font partie du deuxième groupe.
Leurs textes qu'on étudie ici s'inscrivent dans ce qu'on propose d'appeler la tendance "néo-narrative", c'est-à-dire une mouvance
nettement marquée par la réconciliation avec la narration et un retour en force du récit dans les textes, non plus classique
(balzacien) mais traditionnel tel qu'en témoignent les traditions orale et écrite arabo-berbères.
La présence dialectale en leurs romans, la convocation des maîtres de l'art de conter, la citation même de ces maîtres de
la parole dans leurs textes, bref leur imitation (sérieuse) par ces écrivains les érigent du coup en modèles d'écriture.
Ces modèles on propose de les regrouper sous le terme générique de "modèle ancestral". Il recouvre à la fois les genres
narratifs oraux tels le conte, la fable et la légende, et des textes sacrés ou profanes tels Le Coran et Les Mille et Une Nuits.
A l'exception d'Albert Cossery parodiant dans Une ambition dans le désert un modèle exogène cette fois - le roman
policier, T. Ben Jelloun, R. Mimouni, F. Mellah, V. Khoury-Ghata pastichent (en régime sérieux) Le Coran, Les Nuits, les
S'agit-il d'une simple coïncidence ou bien d'une nouvelle tendance dans le roman arabe de langue française ?
10 Cf., Charles Bonn, Kateb Yacine. Nedjma, Paris, PUF, 1990, coll. "Etudes littéraires", page 23.
11 Cf., Charles Bonn, idem, page 24.
12 Cf., Alain Robbe-Grillet cité par Beïda Chikhi, Problématique de l'écriture dans l'oeuvre romanesque de Mohammed Dib, Alger, Office des
1980 - 1990 : 1. Maghreb - Afrique noire, Notre librairie, n° 103, octobre - décembre 1990, page 18.
16 Cela risque de paraître paradoxal si l'on s'appuie sur la définition génettienne du pastiche (Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au
second degré, Seuil, Paris, 1982, coll. "Poétique") mais on le justifiera dans l'introduction à la troisième partie en s'appuyant précisément
sur les textes ici étudiés.
10
Pourquoi le pastiche au dépens de la parodie précisément, dans le cas des quatre écrivains cités plus haut ?
En d'autres termes, peut-on voir à travers la réécriture plus ou moins fidèle de ces modèles endogènes d'autrefois, les
Pourquoi maintenant ces cinq textes et ces cinq écrivains précisément et non pas d'autres ?
11
1 ) Choix du corpus
Si le choix a porté sur ces cinq romans, c'est parce qu'ils ont plus d'un point commun, outre la langue française élue ici
a ) D'abord ils font partie de la tranche chronologique sur laquelle - dès le début de la recherche - on a choisi de
On dira en ce sens que ce travail se veut une approche synchronique de la littérature arabe de langue française.
b ) Le deuxième point commun est le genre narratif dans lequel ces textes s'inscrivent : roman ou récit; mais
aussi cette tendance "néo-narrative" qu'ils partagent, à l'exception d'Une ambition dans le désert dont l'auteur n'a jamais
Rappelons qu'avant d'écrire des romans17 A. Cossery a écrit des recueils de contes dont le plus connu est Les hommes
oubliés de Dieu18.
c ) La présence d'une écriture mimétique dont la portée s'avère avoir un lien avec la problématique de l'identité,
d ) Enfin, les cinq romans font partie des deux aires culturelles sur lesquelles on a également choisi de
s'intéresser dès le début de ce parcours; à savoir le Maghreb et le Machrek qui ont bien des points communs aussi.
- Une pluralité de cultures : berbère (Maghreb), phénicienne, arabe, juive, turque, française, etc.
- Une pluralité de religions : judéo-chrétienne et islamique, mais aussi une pluralité d'expériences autres du
- Une Histoire qui a connu presque les mêmes rebondissements et les mêmes incursions étrangères : les
- Enfin, un patrimoine, un corpus ancien, une mémoire et un imaginaire sinon identiques du moins très
voisins.
17 Albert Cossery a également écrit dans sa jeunesse un premier recueil de poèmes Les morsures (Le Caire, Imprimerie Karouth & Cie) où il
Voyons maintenant pourquoi T. Ben Jelloun, R. Mimouni, F. Mellah, V. Khoury-Ghata et A. Cossery précisément et
a ) Leur représentativité
Dire seulement que c'est parce qu'ils sont respectivement représentatifs de la littérature de leur pays n'est certes pas
suffisant - en dépit de leur relative notoriété; car du côté maghrébin par exemple, Kateb Yacine, Edmond Amran El Maleh ou
encore Albert Memmi, pour la Tunisie, sont encore plus représentatifs que se soit en France ou de l'autre côté de la
Méditerranée. Et pourtant aujourd'hui les écrivains choisis ici sont devenus représentatifs de cette littérature. On pense surtout
à Ben Jelloun mais aussi à Mimouni, jeune romancier algérien devenu très "en vogue" depuis quelques années pour plus d'une
raison : son écriture très recherchée malgré sa transparence et surtout son goût pour la dénonciation des exactions politiques.
En dépit d'une production romanesque très sporadique, Albert Cossery demeure quant à lui, très représentatif
également de la littérature égyptienne de langue française; même si Andrée Chédid bénéficie pour sa part d'une notoriété
De même pour Vénus Khoury-Ghata, laquelle malgré une notoriété assez relative - qu'elle doit surtout à sa poésie - est
devenue aujourd'hui, en France du moins, synonyme du roman libanais de langue française de la "troisième génération"19.
Si le choix a porté sur ces deux écrivains du Machrek, c'est aussi parce que malgré leur notoriété partielle, ils
demeurent d'abord très peu étudiés20. Ce choix répond par conséquent à une lacune, on dira même à une injustice à l'égard de
ces deux écrivains dont les textes étudiés ici attestent la qualité littéraire, mais aussi - dans le cas de Khoury-Ghata -
19 Cf., Georges Labaki, "Un siècle de littérature libanaise d'expression française", Aspects de la francophonie en Méditerranée, IMCOM, n°7,
interviews et un chapitre dans une thèse (Ghazi Ghazayel) sur Vénus Khoury-Ghata; du moins en France. Cf., bibliographie de ce travail
13
Si enfin, le choix a porté d'autre part sur Fawzi Mellah c'est parce qu'à son tour il demeure assez peu étudié à ce jour21
malgré une qualité littéraire indéniable (recherche au plan de la forme, mélange des genres) et une thématique universelle.
Outre leur représentativité et le manque d'études parues sur eux, V. Khoury-Ghata et A. Cossery ont été choisis ici en
écho à la volonté, qu'on avait dès le début, de comparer les littératures de langue française du Maghreb et du Machrek. "Sortir
les études sur la littérature maghrébine de l'enfermement où elles sont souvent tenues"22 est aussi ce qui a animé ce choix.
Certes on n'a jamais assez dit sur Kateb Yacine, Mohammed Dib, Abdelkébir Khatibi et Abdelwahab Meddeb; il faut
cependant ouvrir de temps à autre ne serait-ce qu'une petite brèche, à travers laquelle on pourrait faire dialoguer entre eux ou
du moins comparer les textes de ces deux aires culturelles. Parfois, il suffit de parcourir rapidement la liste des travaux en cours
(bulletin de liaison ou répertoire des chercheurs), pour constater, avec beaucoup de dépit, un véritable "enfermement" du côté
Ce cloisonnement23 on le trouve inversement du côté du Machrek. Hormis quelques mentions de noms d'auteurs
célèbres comme Khatibi24 ou Ben Jelloun, les centres d'intérêt des chercheurs libanais par exemple demeurent des noms
d'auteurs libanais et pas toujours parmi les moins étudiés, encore moins parmi les plus intéressants.
C ) Méthodologies utilisées
Comparative, cette étude est en même temps et d'abord une approche narratologique de cinq textes narratifs où le récit
reste plus ou moins linéaire - en dépit de quelques anachronies25 - et l'histoire parfaitement lisible.
21 Voir à son sujet comme à celui de Rachid Mimouni d'ailleurs, la base de données Limag - mise en place par Charles Bonn à l'Université
Paris-Nord - qui témoigne de la présence de quelques articles et notes de lecture seulement portant sur leurs romans.
22 Cf., Charles Bonn, Kateb Yacine. Nedjma, op. cit., page 22.
23 Contre ce cloisonnement dénoncé par Charles Bonn, dépassé par Marc Gontard dans ses travaux, on peut mentionner aussi l'article de
Dominique Combe ("Orients francophones. Androgynie et métissage", Orients. Détours d'écriture, n°8, Paris, Noël Blandin, 1991) où il ne se
contente pas d'évoquer seulement les noms de Driss Chraïbi et de Rachid Boudjedra parallèlement à celui de Cossery, il approche
quelques textes du Machrek - Une ambition dans le désert entre autres - à la lumière du concept khatibien d'"Androgynie" : "De culture
arabe - sinon musulmane, puisque sa famille est de confession grecque orthodoxe - et de langue française, Cossery incarne bien cette
"Androgynie" analysée par le Marocain Abdelkébir Khatibi, qui fait la contradiction majeure des roman maghrébins, mais aussi du Libanais
Farjallah Haïk, l'auteur de L'Envers de Caïn", page 293.
24 Cf., Ghazi Ghazayel, Les problèmes de l'identité culturelle dans la littérature libanaise d'expression française (1955 - 1987), Paris, juin 1990,
thèse de nouveau doctorat ès-lettres modernes sous la direction de Robert Jouanny, présentée à l'Université de Paris-Sorbonne, Paris IV,
Centre international d'études francophones.
25 Gérard Genette appelle anachronies narratives : "les différentes formes de discordance entre l'ordre de l'histoire et celui du récit". Cf.,
Instance, point de vue et schéma narratifs sont les trois axes qui orienteront l'étude du récit ici. Pour étudier la question
du point de vue dans le corpus, l'analyse s'appuiera au plan théorique sur les études narratologiques de Gérard Genette (Figures
III)26, de Jaap Lintvelt (Essai de typologie narrative. Le "Point de vue". Théorie et analyse)27, de Wolfgang Kayser ("Qui
La pluralité des points de vue narratifs au sein d'un même texte débouchant sur la tension idéologique entre eux
justifiera par ailleurs le recours aux notions bakhtiniennes de dialogisme et de plurilinguisme (Esthétique et théorie du
roman)30.
L'examen de la ligne narrative dans le corpus, quant à lui, ne se fondera pas seulement sur la notion génettienne
d'ordre (Figures III), il s'inspirera également du schéma générateur de Jamel Eddine Bencheikh; modèle que le chercheur
algérien a élaboré - il y a quelques années - à partir d'une lecture "particulière" d'un conte des Mille et Une Nuits31. Ce modèle
sera utilisé ici pour décrire la structure précisément "contique" - le terme est de Jamel Eddine Bencheikh - de La nuit sacrée de
Ben Jelloun; mais également pour dégager le processus de génération ou de production du récit dans le texte.
Enfin pour aborder l'aspect cette fois mimétique du corpus, on s'appuiera là encore sur une notion génettienne :
l'hypertextualité (Palimpsestes. La littérature au second degré)32. Présentant quelques écueils pour l'analyse, ses définitions de
pastiche et de parodie - parfois trop rigides - seront discutées à partir des textes ici étudiés.
Après cette présentation du corpus, des auteurs étudiés et des méthodologies utilisées, il est temps à présent d'annoncer
On dira d'abord que ce travail se compose de trois parties - s'articulant en deux volets chacune - où une problématique
Outre les questions Qui parle ? et Qui voit ? dans le récit, suivre son cheminement dans le texte (ligne narrative) sera
le centre d'intérêt de l'approche narratologique qu'on fera dans le volet A de la première partie. Le volet B (oralité) servira
seulement de transition à la partie suivante où c'est précisément le rapport entre oralité et écriture qui sera considéré. L'oralité
ne féconde pas seulement le texte écrit, la langue d'écriture autre; elle représente aussi la source dans laquelle quelques uns
D'autres comme Vénus Khoury-Ghata, puisent dans une tradition aussi populaire, mais livresque cette fois - Le livre
des Mille et Une Nuits - et l'érigent comme modèle d'écriture à l'instar de ceux qui se ressourcent dans la tradition orale.
Le pastiche sérieux - comme la parodie (A. Cossery) - sont alors ce moyen avec lequel on dialogue avec l'hypotexte
mais surtout avec l'Autre. Cette problématique sera développée dans la troisième partie en deux volets également.
Sans vouloir anticiper sur les questionnements qu'une telle problématique peut faire surgir, rentrons à présent dans le
vif du sujet.
PREMIERE PARTIE
Narration et oralité
17
INTRODUCTION
""Longtemps je me suis couché de bonne heure" : de toute évidence, un tel énoncé ne se laisse pas
déchiffrer - comme, disons, "L'eau bout à cent degrés" ou "La somme des angles d'un triangle est
égale à deux droits" - sans égard à celui qui l'énonce, et pour la situation dans laquelle il l'énonce"1.
C'est en ces termes que G. Genette pose la question de savoir qui est l'instance productrice du discours narratif,
instance qu'il désigne de façon plus concise par le terme d'"instance narrative". Peut-on l'identifier à l'instance d'"écriture", c'est
à dire à l'auteur comme on a souvent tendance à le faire ? C'est contre cette confusion que G. Genette nous met en garde :
"Confusion peut-être légitime dans le cas d'un récit historique ou d'une autobiographie réelle, mais non
lorsqu'il s'agit d'un récit de fiction, où le narrateur est lui-même un rôle fictif, fut-il directement assumé
par l'auteur, et où la situation narrative supposée peut être fort différente de l'acte d'écriture (ou de
dictée) qui s'y réfère; [...], le narrateur du Père Goriot n'"est" pas Balzac, même s'il exprime ça ou là
les opinions de celui-ci, car ce narrateur-auteur est quelqu'un qui "connaît" la pension Vauquer, sa
tenancière et ses pensionnaires, alors que Balzac, lui, ne fait que les imaginer : et en ce sens, bien sûr,
Bien entendu G. Genette n'est pas le seul à avoir souligné qu'il est indispensable de distinguer le narrateur fictif de
l'auteur concret. Dans "Qui raconte le roman ?"3, Wolfgang Kayser nous apprend que le narrateur est un élément de l'univers
poétique4 et que "dans l'art du récit, le narrateur n'est jamais l'auteur, déjà connu ou encore inconnu, mais un rôle inventé et
adopté par l'auteur."5 et conclut donc que "le narrateur est un personnage de fiction en qui l'auteur s'est métamorphosé."6.
Dans le même sens, Roland Barthes nous propose dans son "Introduction à l'analyse structurale des récits" une
formule très séduisante : "narrateur et personnages sont essentiellement des "êtres de papier"; l'auteur (matériel) d'un récit ne
Ayant abouti à ce résultat négatif : le narrateur n'est pas l'auteur, essayons de voir à présent qui raconte dans chacun
Mais avant de développer ce point précis, il y a peut-être une deuxième distinction capitale à faire entre acteur et
narrateur ou pour reprendre G. Genette entre ce qu'il appelle "mode et voix, c'est-à-dire entre la question quel est le personnage
dont le point de vue oriente la perspective narrative ? et cette question tout autre : qui est le narrateur ? - ou, pour parler plus
vite, entre la question qui voit ? et la question qui parle ?"8. L'étude de l'instance narrative dans le corpus va donc s'appuyer sur
ce distinguo théorique entre l'acteur et le narrateur et va s'articuler selon les deux axes : qui parle ? / qui voit ?
- Qui parle ?
Nombreux sont les théoriciens ayant souligné la nature médiate de la représentation dans le monde romanesque, à
commencer par Stanzel9 mais aussi Füger selon qui ce qui ferait la différence ontologique entre le texte narratif littéraire et le
reportage journalistique par exemple, c'est la présence d'un narrateur comme instance intermédiaire entre l'auteur et l'histoire
romanesque dans le premier type de texte et la présence au contraire d'un rapport immédiat entre l'auteur et le fait divers
Cette médiation de la représentation romanesque, Wolfgang Kayser l'appelle métaphoriquement "tierce personne",
quelqu'un dit-il qui "s'intercale [...] entre le personnage et nous même."11, c'est-à-dire entre l'acteur et le lecteur.
Gérard Genette également a bien souligné la présence presque naturelle de ce médiateur dans la situation narrative,
puisque dit-il "de toute évidence un [...] énoncé ne se laisse pas déchiffrer [...] sans égard à celui qui l'énonce"12. En effet ce
tiers n'a pas besoin d'apostrophes du type "Je vais vous raconter mon histoire" (La nuit sacrée) ou bien "Tout ce que j'ai pu
retrouver de l'histoire du pauvre Werther, je l'ai réuni avec le plus grand soin..."13, pour nous signifier sa présence comme
instance intermédiaire chargée de nous communiquer le monde narré. Il peut rester dans l'ombre comme dans la plupart des
récits à la troisième personne, discret et anonyme, nous savons quand même qu'il est là présent derrière ce masque lui
conférant un rôle dans l'univers romanesque; c'est-à-dire raconter une histoire. Ce rôle est tellement évident qu'il peut "sembler
étrange, à première vue, d'attribuer à quelque narrateur que ce soit un autre rôle que la narration proprement dite, c'est-à-dire le
fait de raconter l'histoire, mais [dit G. Genette] nous savons bien que le discours du narrateur, romanesque ou autre, peut
Aussi lui assigne-t-il cinq fonctions théoriques qu'il distribue selon les divers aspects du récit auxquels ces fonctions se
rapportent :
- "Le premier de ces aspects est l'histoire, et la fonction qui s'y rapporte est la fonction proprement narrative, dont aucun
- "Le second est le texte narratif, auquel le narrateur peut se référer dans un discours en quelque sorte métalinguistique
(métanarratif...) pour en marquer les articulations, les connexions, les inter-relations, bref l'organisation interne". La fonction se
- "Le troisième aspect, c'est la situation narrative elle-même, dont les deux protagonistes sont le narrataire, présent, absent ou
virtuel, et le narrateur lui-même. A l'orientation vers le narrataire, au souci d'établir ou de maintenir avec lui un contact, voire
un dialogue" (réel ou fictif), correspond la fonction de communication, fonction homologue à celle de Jakobson17
- L'orientation du narrateur vers lui-même, détermine la fonction testimoniale ou d'attestation : celle qui rend compte du
rapport que le narrateur entretient avec l'histoire qu'il raconte : rapport moral ou intellectuel, "qui peut prendre la forme d'un
simple témoignage, comme lorsque le narrateur indique la source d'où il tient son information, ou le degré de précision de ses
- Enfin une cinquième fonction qui se rapporte aux interventions, directes ou indirectes, du narrateur à l'égard de l'histoire. Ce
qu'il nomme la fonction idéologique du narrateur, qui n'est pas nécessairement celle de l'auteur.
Jaap Lintvelt affine encore plus dans Essai de typologie narrative19, les fonctions du narrateur énoncées plus haut par
G. Genette; cela en distinguant toutefois parmi elles les fonctions obligatoires et les fonctions optionnelles20. En revanche il
"La tâche obligatoire constitutive du narrateur est celle d'assumer la fonction narrative [...]. Cette
fonction se combine toujours avec la [...] fonction de régie, car le narrateur contrôle la structure
textuelle en ce sens qu'il est capable de citer le discours des acteurs (signalé par des signes graphiques
tels que les guillemets ou les deux points) à l'intérieur de son propre discours. C'est ainsi qu'il peut
introduire le discours des acteurs par des verba dicendi et sentiendi ou bien il peut en signaler
du langage définies par Roman Jakobson. Cf., Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, 2ème volume, 1973..
18 Cf., Genette, idem, page 262.
19 Cf., J. Lintvelt, Essai de typologie narrative. Le "Point de vue". Théorie et analyse, op. cit.
20 Il s'inspire du modèle fonctionnel, mis en place par le structuraliste tchèque Lubomir Dolezel dans Narrative Modes in Czech Litterature,
l'intonation par des indications scéniques, alors que l'inverse est impossible. A côté de ces fonctions
Cela dit, qui est précisément ce narrateur à fonctions multiples, quand on sait que l'acte narratif peut être assumé par
une instance narrative qui ne participe pas à l'action romanesque (le narrateur dans Le Père Goriot de Balzac) ou par un
personnage dont le rôle essentiel est de participer comme dramatis personna à l'action romanesque (Shahrazâd dans Les
Pour lever l'ambiguïté planant sur la notion de personnage, remplissant tantôt uniquement sa fonction obligatoire
d'action (jouer un rôle dans le monde narré, le père Goriot par exemple), tantôt par contre une double fonction (Shahrazâd) : la
fonction d'action comme personnage-acteur (objet de l'acte narratif; je-narré) et la fonction narrative comme personnage-
narrateur (sujet de l'acte narratif; je-narrant), Jaap Lintvelt préfère "qualifier le personnage agissant de héros ou d'acteur."22.
L'autre personnage exerçant la seule fonction narrative, il lui réserve le terme de narrateur. Il confirme ainsi la dichotomie
fonctionnelle entre le narrateur et l'acteur et conclut par ceci, pour éviter désormais toute confusion entre les deux instances :
"nous considérons la dichotomie entre le narrateur et l'acteur comme permanente. Le narrateur assume
jamais remplir la fonction d'action, tandis que l'acteur se trouve toujours doté de la fonction d'action et
Par ailleurs, si Lintvelt insiste tant dans son essai sur l'opposition fonctionnelle entre l'acteur et le narrateur, c'est parce
que sa typologie narrative en sera déduite25 (on reviendra plus loin à cette typologie d'après laquelle les cinq récits faisant
l'objet de cette étude seront définis), mais aussi parce qu'on a souvent assimilé les deux fonctions d'action et de représentation
dans un même personnage26. Wayne C. Booth, pour sa part, assimile volontairement27, le personnage focal28 et l'instance
narrative.
21 Cf., Lintvelt, Essai de typologie narrative. Le "Point de vue". Théorie et analyse, op. cit., pages 24 - 25.
22 Cf., Lintvelt, idem, page 28.
23 Cf., Dolezel, Narrative Modes in Czech Litterature, op. cit., page 6.
24 Cf., Lintvelt, Essai de typologie narrative. Le "Point de vue". Théorie et analyse, op. cit., pages 28 - 29.
25 Cf., Lintvelt, idem, page 37.
26 Lubomir Dolezel par exemple selon lequel "l'opposition fonctionnelle serait au contraire neutralisée dans le roman à la troisième personne,
lorsque le narrateur s'identifie à un personnage, tel que Emma Bovary, qui remplirait conjointement les fonctions d'actions et de
représentation". Cf., J. Lintvelt, idem, page 29.
27 Cf., G. Genette, Figures III, op. cit., page 205.
28 Cf., Genette, idem.
21
Dans "Distance et point de vue" (essai consacré davantage aux problèmes de voix : auteur implicite, narrateur
représenté / non représenté, digne / indigne de confiance), l'auteur affirme que "tout point de vue intérieur soutenu, et quelle
que soit sa "profondeur", transforme momentanément en narrateur le personnage dont la conscience est dévoilée."29. Cette
citation de bonne compagnie est précieuse, car elle me permet de préciser la question qui raconte dans Une ambition dans le
désert, roman d'Albert Cossery, où l'auteur semble avoir choisi une "conscience focale à la troisième personne"30 pour nous
filtrer à travers elle le récit. Qui parle ici, le narrateur anonyme (non représenté) relatant l'action du personnage (Samantar), ou
ce même personnage focal dont le point de vue oriente la perspective narrative ? C'est ce qu'on examinera dans ce qui suit;
mais avant voyons ce que recouvre au plan théorique la question qui voit ?
29 Cf., Wayne C. Booth, "Distance et point de vue", op. cit., page 110.
30 Cf., Wayne C. Booth, idem, page 95.
22
- Qui voit ?
Nous savons à présent que l'identité du narrateur se rapporte à la question qui parle ?, relevant d'après Genette de la
catégorie de "voix". En revanche, le point de vue narratif se rapporte quant à lui à la question qui voit ? et relève de la catégorie
de "mode". Du mode de régulation de l'information narrative31 plus précisément, laquelle a selon Genette ses degrés, car dit-
il :
"le récit peut fournir au lecteur plus ou moins de détails, et de façon plus ou moins directe, et sembler
ainsi (...) se tenir à plus ou moins grande distance de ce qu'il raconte; il peut aussi choisir de régler
l'information qu'il livre, non plus par cette sorte de filtrage uniforme, mais selon les capacités de
connaissance de telle ou telle partie prenante de l'histoire (personnage ou groupe de personnages), dont
il adoptera ou feindra d'adopter ce que l'on nomme couramment la "vision" ou "le point de vue",
Cette perspective peut être si l'on en croit les classifications de la critique, celle d'un narrateur "omniscient", "à la
première personne", ou "objectif". Ce qui donne le jour à une typologie narrative à trois termes revenant tour à tour chez Jean
Pouillon, Tzvetan Todorov et Gérard Genette, sous des termes parfois différents, dont voici l'exposé :
La vision "par derrière", que la critique anglo-saxonne nomme le récit à narrateur omniscient. A titre
La vision "avec", où le centre du récit est un seul personnage avec qui nous voyons les autres protagonistes
La vision "du dehors", c'est celle qu'on a par exemple dans le roman "objectif", où la vision se limite à un
- Todorov, s'inspirant de la théorie de J. Pouillon, reprend les notions de vision "par derrière", "avec" et "du dehors"
- Enfin, pour éviter ce que les termes de vision et de point de vue ont de trop spécifiquement visuel, Genette propose le
terme plus abstrait de focalisation d'après lequel il va rebaptiser les trois types de récit distingués plus haut par
Le récit non-focalisé ou à focalisation zéro, représenté généralement par le récit classique, correspond à la
Le récit à focalisation interne, qu'elle soit fixe (point de vue d'un seul et même personnage), variable (où le
personnage focal est tantôt un personnage, tantôt un autre : Charles, Emma, Charles dans Mme Bovary), ou multiple
(comme dans le roman épistolaire, où le même événement peut être évoqué plusieurs fois selon le point de vue de
Le récit à focalisation externe, "où le héros agit devant nous sans que nous soyons jamais admis à connaître
ses pensées ou sentiments"33. Ce dernier type de récit correspond à la vision "du dehors".
A son tour J. Lintvelt s'inspirant des travaux de G. Genette et se fondant sur la dichotomie fonctionnelle entre le
narrateur et l'acteur arrive par un détour théorique à distinguer trois types narratifs. L'opposition narrateur / acteur lui permet
d'abord d'établir deux formes narratives de base : la narration hétérodiégétique et la narration homodiégétique, lesquelles
correspondent aux deux types de récits du même nom, distingués par Genette34. La narration est alors hétérodiégétique, si le
narrateur est absent de l'histoire qu'il raconte en tant qu'acteur (narrateur / acteur). Elle est en revanche homodiégétique, si le
"récit à la troisième personne", locutions que Genette jugent inadéquates, le choix du romancier n'étant pas "entre deux formes
grammaticales, mais entre deux attitudes narratives (dont les formes grammaticales ne sont qu'une conséquence mécanique) : faire
raconter l'histoire par l'un de ses "personnages", ou par un narrateur étranger à cette histoire.". Cf., G. Genette, idem, page 252.
24
narrateur est présent comme acteur dans l'histoire qu'il raconte35. Dans cette forme narrative, un même personnage remplit
une double fonction en tant que narrateur (je-narrant), et en tant qu'acteur (je-narré).
Mais la dichotomie entre le narrateur et l'acteur lui sert ensuite à établir le centre d'orientation du lecteur, c'est-à-dire le
sujet par l'esprit duquel la perception du monde romanesque se trouve filtrée; sujet-percepteur comme il l'appelle, dont le
psychisme influence la perspective narrative. Or il arrive que l'action romanesque ne soit pas filtrée par la conscience subjective
du narrateur ou d'un acteur, mais par l'"objectif" d'une caméra. Ce qui lui permet de distinguer à l'intérieur des deux formes
35 Cf., Genette, idem, page 252 et Lintvelt, Essai de typologie narrative. Le "Point de vue". Théorie et analyse, op. cit., page 38.
25
- Le type narratif est auctoriel, quand le centre d'orientation se situe dans le narrateur et non dans l'un
des acteurs. "Le lecteur s'oriente alors dans le monde romanesque, guidé par le narrateur comme organisateur
("auctor") du récit."36.
- Le type narratif est actoriel, si à l'inverse le centre d'orientation n'est plus le narrateur mais un acteur
("actor").
- Enfin, le type narratif est neutre, si ni le narrateur ni un acteur ne fonctionnent dans le récit comme
centre d'orientation. "Dans ce cas-là il n'y a plus aucun centre d'orientation individualisé. Abdiquant sa fonction
optionnelle d'interprétation, le narrateur remplit uniquement la fonction narrative, qui lui incombe obligatoirement.
L'action romanesque n'est donc plus filtrée par la conscience subjective du narrateur ou d'un acteur, mais semble
2 - Dans la narration homodiégétique, la perception ne pouvant être qu'individuelle, il n'y aura donc que deux
type narratif actoriel. Le type narratif neutre n'a pas de place ici, car le je-narrant remplit obligatoirement une fonction
Pour conclure, on pourra dire après cela que le sujet-percepteur n'est pas l'instance narrative "Qui parle ?" mais celle
"Qui voit", ou pour parler plus justement peut-être, l'instance à travers laquelle on voit / perçoit le monde romanesque que le
récit nous donne à lire. Ce percepteur ou centre d'orientation peut être soit le narrateur ou un acteur dans le récit
hétérodiégétique, soit le personnage-narrateur ou le personnage-acteur dans le récit homodiégétique; parfois l'objectif d'une
C'est avec la notion de perception subjective qu'on va à présent approcher le corpus de textes narratifs où la perception
n'est jamais objective car elle est tantôt auctorielle, tantôt actorielle, jamais neutre. Le problème cependant, est que dans
certains romans, la narration est traitée tantôt dans la perspective du narrateur tantôt dans celle d'un acteur, tantôt encore dans
celle d'autres acteurs; situation qui met en jeu la notion de point de vue ou de vision non au sens narratologique mais
bakhtinien du terme, c'est-à-dire comme un point de vue idéologique que telle ou telle instance littéraire a sur le monde. Le
roman se mue alors en lieu dialogique pour ces différentes voix, là encore au sens bakhtinien du terme. C'est pourquoi
désormais et pour éviter toute équivoque sur la notion de point de vue, on utilisera les termes de perception et de centre
d'intérêt pour ce qui relève de la perspective narrative; en revanche on emploiera les concepts de vision et de point de vue
quand il s'agira de traiter le dialogisme découlant de la concomitance des perceptions subjectives tantôt auctorielle, tantôt
Dans l'ordre, on va donc aborder les questions "Qui parle ?" et "Qui voit ?" dans chaque roman, ainsi que la
problématique du dialogue implicite s'établissant entre narrateur et acteur(s) dans les textes où cela est vraiment le cas.
27
1 - Qui parle ?
Un narrateur anonyme assume l'acte narratif dans ce roman d'Albert Cossery. Il parle à la troisième personne d'un
jeune aristocrate du désert, lequel tracassé par de mystérieux attentats à la bombe venus perturber sa vie tranquille, essaye d'en
dévoiler l'auteur ou les auteurs : "C'est pendant qu'il faisait l'amour à Gawhara - [...] - que Samantar jugea opportun d'éclaircir
le mystère de ces attentats à la bombe qui se succédaient depuis quelque temps dans la ville"38.
On peut dire à priori que la narration est hétérodiégétique dans ce roman, le narrateur étant étranger à l'histoire qu'il
raconte. Toutefois ce narrateur extradiégétique - hétérodiégétique39, qui comme Homère raconte au premier degré une
histoire d'où il est absent, semble nous filtrer le récit à travers la conscience de l'acteur principal, à savoir Samantar. C'est
d'autant plus vrai qu'on est tenté de décrire l'histoire dans Une ambition dans le désert comme une "histoire racontée par un
personnage, mais à la troisième personne", formule proposée par Norman Friedman pour ce type de récit, jugée cependant
maladroite par G. Genette, pour qui elle "désigne évidemment le récit focalisé, raconté par un narrateur qui n'est pas l'un des
2 - Qui voit ?
a - Samantar
Pour reprendre la terminologie de Genette, on peut dire que même si la narration s'avère hétérodiégétique dans Une
ambition dans le désert, le récit lui, est traité en focalisation interne, le personnage focal étant d'entrée un acteur, Samantar, qui
joue par surcroît un rôle important dans la diégèse (histoire). Du coup l'événement romanesque, filtré à travers sa conscience,
nous est présenté disphoriquement comme insignifiant et dérisoire. Etant donné son "indolence naturelle et son dégoût de
s'occuper des affaires de ce monde" (page 10), Samantar perçoit alors le bruit des attentats à la bombe comme des "pétarades
saugrenues" (page 9) et leurs éventuels auteurs comme les instigateurs "impudents" (page 10) d'une "parodie révolutionnaire"
(page 9).
Placés de prime abord dans sa logique d'homme "jouissant de constants loisirs" (pages 10 - 11) dans un royaume au
"calme édénique" (page 11), l'irruption de cette violence soudaine nous paraît "stupide" (page 10) et comme injustifiée. Il
s'étonne en effet que l'on puisse "promouvoir une insurrection sur un territoire exsangue et désertique, d'une pauvreté globale
Phrase qui dit explicitement que le récit - du moins le début, nous verrons cela plus loin - nous est filtré à travers sa
"ce terrorisme de pacotille n'était nullement l'expression outrée d'une revendication sociale, mais une
manoeuvre inscrite dans la trame d'un étrange et nébuleux complot." (page 10).
Ces quelques mots résument en effet la perception négative et tendue de l'événement romanesque par un être marginal
qui semble avoir érigé en dogme la paix "qu'il vénérait comme la seule richesse inaliénable à laquelle un homme pourrait
aspirer sans déchoir." (page 73). Raison pour laquelle il décide de démasquer les ennemis de cette "paix souveraine" (page 11)
dont jouit l'émirat. Nous découvrons alors tour à tour et de façon très subjective les présumés coupables, à commencer par ce
que l'acteur perçoit comme "une bande de provocateurs locaux" (page 11). Lesquels revendiquent les attentats sous le nom de
"Force de Libération du Golfe" (page 12) dont le héros remet en cause jusqu'à l'existence41. Une force "totalement inconnue
41 "Le plus stupéfiant dans cette affaire c'était que ces attentats étaient revendiqués par une soi-disant "Force de Libération du Golfe", ...". Cf.,
de réputation et dont les tracts, mal imprimés et rédigés semblait-il par des ignares, se targuaient d'un vocabulaire
révolutionnaire depuis longtemps dépassé et sentant à l'évidence l'ardeur laborieuse de néophytes surpayés pour cette besogne."
(page 12).
Perçus ainsi par un esprit très cultivé42 et très raffiné, les auteurs présumés de ces tracts sont présentés dans le texte
comme des "maniaques présomptueux et par surcroît illettrés" (page 12); perception caricaturale qui semble trouver sa
justification dans l'acteur-rédacteur de cette littérature subversive; à savoir Moumtaz "un vieillard de quatre-vingts ans, presque
aveugle" (page 87) et sénile43. Son nom dont la racine (môm) contient le sème de l'enfance, vient corroborer la perception des
révolutionnaires comme des "êtres inconscients [et] parfaitement puérils" (page 133).
Cette perception satirique est en effet dictée par le psychisme d'un dandy floué dans ses aspirations au calme et à la
paix :
"Samantar leur en voulait surtout de l'obligation où ils le mettaient d'agir dans une voie contraire à ses
habitudes et à ses plus nobles aspirations. Comment se contenter de faire l'amour pendant qu'une
Qualifiée au départ de simples "pétarades saugrenues", voire de "terrorisme de pacotille", cette violence insolite
secouant brusquement l'émirat, devient une véritable tragédie aux yeux de l'acteur. Evidemment une telle gradation verbale
traduit l'évolution psychologique du sujet-percepteur par rapport à l'événement; sujet irrité qui interprète l'action des
révolutionnaires comme une offense à sa tranquillité (voir page 95), d'où son affolement presque à l'idée que ce désert "au
calme édénique", "pouvait d'un jour à l'autre devenir un enfer" (page 10).
C'est ainsi que son doigt accusateur se dirige vers un deuxième suspect, à savoir une puissance étrangère présente dans
la région; puissance qu'il soupçonne d'appuyer matériellement ces révolutionnaires dans leur "funeste projet", lesquels lui
garantiraient des intérêts considérables dans l'éventualité d'un accès au pouvoir. Cette hypothèse, Samantar se hâte de
l'abandonner tant elle évoque "un schéma classique trop souvent décrit" (page 11). En revanche, il ne se fait pas d'illusion sur
le retour possible et inopiné, malgré leur déconvenue, "des sociétés pétrolières sur le territoire de l'émirat" (page 16); échec dû à
l'aridité de son sous-sol, dépourvu de toutes richesses naturelles. Comme elles menacent encore potentiellement de troubler le
calme de cette terre immaculée, les sociétés pétrolières sont traitées tantôt de "chacals [...] toujours à l'affût de rapines
planétaires" (page 10), tantôt d'"engeance malfaisante qui ne renonçait jamais à une proie - fût-ce un rat mort - si elle avait
l'assurance d'en tirer un avantage quelconque" (page 16), tantôt d'"âmes mercantiles" (page 12), tantôt encore d'"ennemi
Le texte pullule ainsi des occurrences de cette haine de l'Occident associé dans l'esprit de Samantar à "la grande
puissance impérialiste, porteuse de toutes les ignominies" (page 15). Perçus de la sorte comme des "exploiteurs sans vergogne"
(page 17), dénués "de tous scrupules et guidés par leurs intérêts sordides" (page 17), les prospecteurs occidentaux sont accusés
- toujours par Samantar - d'avoir "avili et transformé une race de seigneurs en lamentables ouvriers couverts de crasse à l'image
de leur prolétariat gémissant dans les sombres cités industrielles." (page 17).
Ces seigneurs sont en revanche les habitants du désert dont la perception euphorique s'oppose diamétralement à celle
disphorique des occidentaux; perception qui en dit long, d'autre part, sur l'idéologie laxiste de l'acteur et sur son mépris avoué
Samantar est en effet un seigneur issu d'une famille aristocratique (il a un lien de parenté avec le Premier ministre de
l'émirat) qui vit de ses rentes. Sa philosophie se résume à trois termes : paix, luxure et dérision. Pour lui "la conquête de tout un
empire ne valait pas une heure passée à caresser la croupe d'une jolie fille assoupie sous la tente dans l'immobile désert."
(page 212). C'est pourquoi il s'indigne à l'idée que "ces fiers nomades" (page 17) acceptent de troquer leur noblesse et leur
liberté contre "un salaire infâme" (page 17) qui les réduit "au rang d'esclaves d'une puissance étrangère sans âme, la plus
La diabolisation de l'Occident mercantile, c'est ce que ce dandy du désert a en commun avec d'autres acteurs, Hicham,
Shaat, Ben Kadem, etc., quoique pour des raisons plus ou moins différentes.
Il n'est pas non plus le seul à servir dans le récit de centre d'orientation pour le lecteur; d'autres acteurs nous guident
dans l'univers romanesque et nous font part indirectement, l'acte narratif étant fait à la troisième personne, de leur perception
de l'événement :
b - Hicham
en l'occurrence que l'on voit en page 100 remettre en cause son pacifisme et se demander si l'éclosion de cette violence
inaccoutumée dans l'émirat, n'était pas positive au contraire. Du coup on change de perspective narrative; l'événement
romanesque n'est plus perçu comme une "mascarade" ou encore comme "une opération criminelle" (page 194), mais
curieusement comme "un cataclysme nécessaire et inéluctable" (page 100). Ce qui paraît paradoxal de la part d'un homme
pacifique préconisant à travers ses chansons "une morale de paresse et d'amour" (page 100). Abdiquant son pacifisme, il
trouve à cette violence certaines vertus. C'était pour lui la "révolution" (page 101) "des pauvres et des humiliés" (page 100)
contre les oppresseurs. Dans sa logique révolutionnaire, la "bande de provocateurs locaux", se transforme en une "poignée
"Il admirait la bravoure de ces insurgés qui refusaient d'accepter la fatalité de leur condition d'éternels
offensés, et qui, comme d'autres avant eux, sauvaient par leur action l'honneur d'une humanité dont la
veulerie était le trait le plus marquant. Il eût voulu les étreindre et les embrasser comme des frères
L'humanisme de Hicham est tel qu'il retentit sur sa perception de l'événement romanesque, c'est-à-dire les attentats.
Peu importe si "cette révolution fût fictive ou non" (page 101), l'essentiel c'est qu'elle prétende secouer de l'intérieur l'ordre non
implacable de la société. Le combat de "son peuple [...] lui paraissait justifier [en effet] tous les remous préjudiciables à la
tranquille beauté du paysage." (page 101). C'est pourquoi il ne pouvait se résoudre à traiter "ses frères" rebelles en "fantoches"
Toutefois si la perception de l'événement paraît ici bien moins catastrophique que pour l'acteur précédent, la vision de
l'Occident abhorré n'en est pas moins disphorique; elle reste entachée du même mépris et de la même rancune. Hicham
considère en effet que cet Occident là représente une puissance tentaculaire dont le délit majeur est de vouloir envahir les
"La pénétration de l'idéal réactionnaire par une pléthore d'objets manufacturés est une sorte de
colonialisme pire que la conquête d'un pays par les armes. La grande puissance impérialiste ne possède
en fait de culture que son commerce. C'est par ce moyen qu'elle arrive à abrutir les peuples même les
plus évolués. N'oublie pas que les hommes sont comme les enfants qui s'émerveillent devant
Ce pamphlet du mercantilisme rejoint le procès qu'en fait Samantar en page 16. Il trahit en revanche l'idéologie de
deux êtres marginaux se plaçant au dessus du reste de l'humanité au contraire infantilisée. La phrase "N'oublie pas que les
hommes sont comme les enfants qui s'émerveillent devant ...", rime avec le discours narrativisé de Samantar en page 16 :
"Il avait eu un moment la naïveté de croire que ces pourvoyeurs des pires instincts et leur panoplie de
produits frelatés (juste bons pour appâter des enfants attardés) étaient repartis pour toujours. C'était
Les deux acteurs se rejoignent donc de ce point de vue, même si d'autre part leurs perceptions de l'événement
romanesque s'écartent.
Un autre acteur rejoint ce camp hostile à l'impérialisme occidental; c'est Ben Kadem, l'auteur de ce que Samantar
perçoit comme "un étrange et nébuleux complot" (page 10) et Hicham comme une bienheureuse "insurrection" (page 100).
Ce troisième acteur, animé du profond désir de "chasser l'ignoble puissance impérialiste" de l'émirat (page 122), ne
nous sert pas en revanche de centre d'orientation dans le récit, comme les précédents. Ayant un rapport immédiat avec
l'événement - les attentats à la bombe - son action se trouve curieusement filtrée par l'esprit du narrateur lui-même. Ce qui
permet d'avancer ici que le type narratif dans Une ambition dans le désert n'est pas uniquement actoriel, mais un mélange des
types narratifs actoriel et auctoriel défini par Lintvelt dans sa typologie narrative45; le sujet-percepteur de l'événement
romanesque étant tantôt un acteur, tantôt le narrateur extradiégétique. C'est le cas précisément lorsque l'acte narratif concerne
c - le narrateur
Ce qui justifie la présence du narrateur comme centre d'orientation, c'est la manifestation par moments, comme en
page 60, d'un savoir diégétique dépassant celui d'aucun autre acteur dans le récit. Il nous dit par exemple que Ben Kadem est
l'instigateur du "complot" se tramant dans l'émirat; chose que Samantar ignore totalement puisque jusqu'à ce moment de la
narration46, l'acteur principal s'interroge encore avec Hicham sur l'identité de l'auteur du "complot" qui le tracasse. On le voit
en effet jusqu'en page 53 à 59 soumettre à un véritable interrogatoire47, un autre acteur - son ami d'enfance Shaat - qu'il
soupçonne de complicité dans cette affaire. Brusquement à la page suivante (page 60), la perspective narrative change de
centre d'orientation, lequel s'avère être donc le narrateur faisant montre d'un savoir diégétique supérieur à celui de l'acteur-
enquêteur :
"Ce qui tourmentait le cheikh Ben Kadem, le Premier ministre de l'émirat, c'était une abstraction, une
vue de l'esprit, une espérance immodérée. Il rêvait de soumettre à sa domination l'ensemble des émirats
du golfe. La conscience aiguë de son intelligence le poussait vers ce but, mais que valait l'intelligence
dans un désert ? Cette ambition révélatrice de son caractère d'autocrate et qui l'avait porté à son rang
actuel ne se contentait plus de ce rôle de Premier ministre à Dofa, presque un rôle de figuration sur
45 Cf., Lintvelt, Essai de typologie narrative. Le "Point de vue". Théorie et analyse, op. cit., page 38.
46 Cf., Une ambition dans le désert, op. cit., page 60.
47 Idem, page 58.
33
l'échiquier politique de la péninsule. Quant à la renommée internationale, il était aussi inconnu hors
des frontières que le grain de sable enlisé au fond de l'océan. C'était vrai que sur cette bande de terre
aride qui constituait le royaume il était le maître incontesté, car le vieil émir régnant, asservi à son
harem et satisfait du faste étriqué de son palais, ne prenait plus la peine de lui donner des ordres,
comme s'il avait deviné en lui cette ambition démesurée et qu'il redoutait à l'égale d'une maladie
contagieuse capable d'empoisonner son bonheur sénile. Sa passion pour le pouvoir, Ben Kadem l'avait
ressentie depuis son enfance et, maintenant, à l'âge de quarante-deux ans, elle le dévorait avec encore
plus d'intensité; mais, malheureusement, le monde n'était pas aussi simple que son rêve d'enfant."
(pages 60 - 61).
Comme on peut le remarquer, le passage cité plus haut est riche en informations sur Ben Kadem, premier ministre,
intelligent, puissant et ambitieux, âgé de quarante-deux ans et par surcroît le "coupable" que Samantar n'a toujours pas
démasqué (et ne démasquera pas non plus, nous verrons cela plus loin). On peut le symboliser à l'instar de Todorov par la
formule :
Cela dit, ce narrateur "omniscient" ne se borne pas à l'exercice de sa fonction narrative obligatoire, il se saisit de sa
fonction optionnelle d'interprétation et nous livre indirectement son opinion sur l'acte de Ben Kadem à travers une perception
là encore disphorique. Cette perception se dégage à travers de nombreux commentaires dévoilant la position idéologique du
narrateur par rapport à l'acteur, comme en page 122 où l'on voit le projet politique de Ben Kadem nettement filtré à travers la
"Dans cette phase cruciale de son mirifique projet, Ben Kadem, le Premier ministre de l'émirat, se
sentait en proie à une solitude particulièrement éprouvante. Les éléments qu'il avait mis en branle pour
susciter cette violence tentatrice qui devait enflammer toute la péninsule lui semblaient trop lents à se
concrétiser, [...]. Il n'arrivait pas à maîtriser son impatience, sachant que la moindre indiscrétion sur
son rôle occulte dans cette violence froidement préméditée pouvait tout anéantir et briser pour toujours
son rêve de domination. Longtemps, son désir d'abattre les régimes abâtardis de ses voisins et de
chasser l'ignoble puissance impérialiste incrustée dans cette terre arabe grâce à des potentats avilis par
l'argent était resté un souhait insensé et matériellement irréalisable. [...] Puis, un jour, l'idée géniale,
celle qui sauve parfois un homme du déshonneur, lui était venue; une idée très simple et cependant
issue d'un raisonnement pervers. A force de discuter pendant des nuits entières avec son jeune parent
Samantar [...], il avait fini par admettre que seule une révolution populaire, par l'impact qu'elle aurait
34
dans les autres Etats du golfe, parviendrait à remuer ces masses amorphes et ferait éclater cet ordre
granitique qui s'opposait à son ambition. [...] C'était lui qui avait imaginé ces attentats fictifs qui depuis
quelques semaines faisaient résonner dans l'air limpide de Dofa le signal d'une ère nouvelle. Selon sa
croyance, ces actes de vandalisme n'allaient pas tarder de propager le venin révolutionnaire dans le
sang de tous les peuples de la région. [...] Pour commanditer une entreprise aussi hasardeuse, il avait
Avec ces interventions directes dans le récit (commentaires soulignés plus haut), le narrateur exprime magistralement
sa distance à l'égard de l'acteur. Son raisonnement n'est pas seulement condamné, il est taxé explicitement de perversité. Quant
à son rêve, il est ouvertement qualifié de délirant ("selon sa croyance"); parfois même de chimérique comme en page 128 :
"Ce n'est que plusieurs années plus tard, devenu Premier ministre, et toujours obsédé par le même
mirage, ...".
Ce commentaire qui en dit long sur l'omniscience / omniprésence du narrateur - capable de prévoir jusqu'à la défaite de
Ben Kadem à la fin du récit - est aussi révélateur de sa position interprétative à l'égard des révolutionnaires, dont le Premier
A son tour donc, le narrateur rejoint la position politique de Samantar à l'égard des révolutionnaires. Comme ceux-ci,
Ben Kadem, présenté à travers la conscience du narrateur, paraît aussi dogmatique, mais également aussi simpliste. L'instance
narrative insinue en effet que la réalité est en fait beaucoup plus complexe qu'elle ne paraît aux yeux du cheikh Ben Kadem;
Bien qu'étranger à l'histoire, le narrateur dans Une ambition dans le désert, intervient par conséquent au plan
énonciatif comme sujet-percepteur de l'action romanesque. Il lui arrive, comme on vient de le voir, de profiter de sa fonction
facultative d'interprétation pour entrer en dialogue avec une autre instance fictive, l'acteur, ici le Premier ministre de l'émirat de
Dofa.
Mais ce narrateur bavard ne s'arrête pas là, il fait subir à Ben Kadem un sort doublement tragique : l'avortement de son
projet ainsi que la mort de son fils (Mohi), semblent être la preuve que la révolution, même quand elle n'est que simulacre, est
vouée à l'échec. Leçon qu'on trouvait déjà à la fin de La violence et la dérision48, mais qui trahit ici indubitablement
l'intransigeance de l'instance narrative à l'égard des révolutionnaires, dont Ben Kadem sert de bouc émissaire.
48 "Selon la leçon même de La Violence et la dérision, cette violence est vouée à l'échec : Dérisoirement Taher assassine le gouverneur alors
même que celui-ci, ridiculisé par l'éloge outrancier que fait de lui Heykal par une campagne d'affichage, vient d'être destitué.". Cf.,
Dominique Combe, "Orients francophones. Androgynie et métissage", op. cit., page 297.
35
Hormis ce chef politique ambitieux, le narrateur semble avoir un point de vue sur tout et sur tous, même lorsque l'acte
narratif se trouve filtré par l'esprit d'un acteur, Samantar en l'occurrence, avec lequel il paraissait jusqu'à présent sympathiser
C'est ce qu'on va examiner à présent sous le titre de Dialogue implicite, où le dialogisme ne se borne pas au seul couple
narrateur / Samantar, mais concerne également d'autres instances littéraires telles l'auteur abstrait et pourquoi pas l'auteur réel
lui-même !
3 - Dialogue implicite
Le lecteur non averti mélangeant souvent ces différentes instances littéraires (fictives ou réelles) : acteur, narrateur,
auteur abstrait, auteur réel49 peut en effet tomber dans le piège d'une fâcheuse confusion entre le point de vue des uns et des
autres. C'est par exemple le risque que le discours narrativisé50 de l'acteur engendre dans Une ambition dans le désert.
Ici le discours actoriel (celui de Samantar) que nous donne à lire indirectement le récit, peut être parfois imputé au
narrateur lui-même, tant le texte abonde (surtout dans les premières pages) en termes et adjectifs à connotation péjorative, dès
Le silence du narrateur face à cette abondance / redondance d'injures auxquelles semble se réduire la perception de
Samantar - "l'outrecuidance des marchands" (page 15), "horde de brigands imbus de leur fausse supériorité" (page 18),
"racaille arrogante et fière de sa technologie" (page 18), "leur incurable mégalomanie" (page 19), etc. - peut être le signe d'une
approbation non avouée. Excepté quelques commentaires glissés ici et là dans le discours narrativisé de l'acteur, le narrateur
donne en effet l'impression d'adhérer au procès que Samantar fait de l'Occident mercantile. Mais lorsqu'on y regarde de plus
près, l'on s'aperçoit que cette approbation tacite n'en est peut-être pas une.
Dans un passage descriptif du roman, le désert se trouve à son tour décrit à travers la conscience de Samantar meurtri à
l'idée que "la grande puissance impérialiste" ait pu défigurer la beauté infinie de cet espace. Le spectacle est alors désolant à
49 Cf., J. Lintvelt, Essai de typologie narrative. Le "Point de vue". Théorie et analyse, op. cit.
50 Cf., G. Genette, Figures III, op. cit., page 189.
36
"partout ailleurs ce calme prestigieux et cette douceur immuable n'étaient plus qu'un souvenir. Partout
ailleurs le despotisme industriel avait dégradé les espaces émouvants de la nature, et il s'en était fallu de
peu pour que ce paysage lui-même ne devînt à son tour une aire méphitique renommée." (page 15).
La vision cauchemardesque de ce désert ayant perdu à jamais sa sérénité séculaire, est telle qu'on a l'impression que
c'est le narrateur lui-même qui nous expose sa vision dans toute sa laideur; si ce n'est la présence au fil de l'énonciation de
commentaires discrètement glissés (mis entre des tirets), venant dévoiler un point de vue autre que celui de Samantar :
"Pour s'en convaincre, il lui suffisait de tourner la tête pour distinguer à travers la brume de chaleur -
plantée dans le désert comme une statue de la dérision - l'armature métallique d'un derrick pourrissant
au soleil. Dans les vibrations de l'air surchauffé, il ondoyait à la façon d'une danseuse aux
déhanchements lascifs, sortie des sables par la grâce d'un magicien. Ce vestige d'anciennes
prospections pétrolières qui s'étaient soldées par un échec servait à présent de point de rencontre aux
enfants de la ville, lesquels s'y livraient à des jeux passionnants et dangereux. personne ne songeait à
l'enlever, car sa présence entretenait dans les hautes sphères gouvernementales la superstition que l'or
noir jaillirait un jour en force, attiré par cet emblème des champs pétrolifères. Quelques-uns de ces
dignitaires, optimistes invétérés, venaient parfois contempler cet idole païenne, murmuraient avec
ferveur les prières appropriées, puis s'en allaient confiants dans l'avenir." (page 15).
Bien qu'il rejoigne celui de l'acteur, le point de vue du narrateur relève ici d'un ordre différent, celui de la dérision et du
sarcasme. Et quoique feutrés, ses commentaires (soulignés dans la citation) trahissent son recul par rapport à Samantar qui
reste en revanche prisonnier de son ressentiment à l'égard des "âmes mercantiles". Ils expriment en tout cas un point de vue
moins bilieux. Au lieu d'être fustigé, l'Occident cupide est alors tourné en dérision, l'association entre le derrick, symbole de cet
Occident là, et l'image de la danseuse du ventre, ne sont que l'expression d'un point de vue sarcastique.
A la différence de l'acteur, lequel part quasiment en guerre contre l'Occident dont il est question - il refuse jusqu'à
monter dans une voiture - le narrateur lui, se contente de subvertir ces symboles ainsi que ces clichés. L'adhésion au point de
vue de Samantar n'est donc que partielle, car au lieu de condamner les "marchands", le narrateur et à travers lui l'auteur
implicite, se contentent de les tourner en ridicule; ce qui est probablement mais d'une autre manière aussi féroce.
Paradoxalement la férocité du narrateur semble tourner contre le personnage lui-même, cela lorsqu'il s'efface devant le
point de vue "magistralement" exposé de Samantar. Le silence du narrateur est alors non plus le signe d'une approbation, mais
Nous le savons, Samantar n'est pas le seul à abhorrer "la grande puissance impérialiste", les autres acteurs aussi,
Ben Kadem en l'occurrence. Mais la redondance avec laquelle son procès de l'Occident mercantile revient dans le texte, devient
37
à force rébarbative. Tout se passe, en effet, comme si cette répétition est délibérément rebutante, d'autant plus que le discours
Le silence du narrateur, excepté quelques commentaires, devant ce discours bilieux, devient paradoxalement éloquent.
L'effet recherché à travers cette redondance, semble être d'une part l'exagération (Le point de vue de Samantar devient par
conséquent une caricature de lui-même), d'autre part l'agacement du narrataire et a fortiori du lecteur réel; lesquels risquent de
En insistant sur le procès de l'Occident, le narrateur et à travers lui l'auteur implicite, semblent par conséquent tourner
en dérision un discours dominant - faisant souvent il faut le dire l'amalgame entre mercantilisme et Occident - lequel ne
manque pas d'être reçu par le lecteur comme un discours limité, se résumant pour l'essentiel à quelques schémas simplistes et
insultes vénéneuses.
C'est ainsi que le silence du narrateur tourne au détriment de l'acteur dont le discours exposé à outrance paraît on ne
Ce discours de Samantar ne diffère pas beaucoup de celui de Ben Kadem, dont l'idéologie filtrée par l'esprit du
narrateur, fait de lui une caricature du chef politique hégémoniste et ennemi juré de l'Occident.
La dérision est par conséquent ambivalente, elle vise aussi bien l'Occident mercantile que le discours le fustigeant.
La dérision, on le sait également, c'est ce que la critique retient souvent de l'oeuvre romanesque d'Albert Cossery, l'idée
aussi que semblent accréditer ses héros, aussi bien dans Une ambition dans le désert que dans les romans précédents51; l'idée
enfin qu'un lecteur innocent garde de l'auteur réel, c'est-à-dire Albert Cossery en personne.
Ce dernier affichant un sourire éternellement ironique, n'hésite pas, il faut le dire, à cautionner cette impression
candide. Faut-il pour autant en déduire que ses personnages sont ses doubles et leur discours, le sien ? La réponse est non si
l'on tient compte évidement de la distinction que Wayne C. Booth et Jaap Lintvelt nous apprennent à faire entre narrateur et
auteur, auteur abstrait et auteur concret. Voyons rapidement où s'arrête la frontière entre ces trois instances, ensuite essayons
de vérifier si le point de vue sur les révolutionnaires et l'Occident mercantile dans le roman, équivaut en dernière instance à
L'auteur concret, comme le lecteur concret d'ailleurs, "est une personnalité historique et biographique, qui
n'appartien[t] pas à l'oeuvre littéraire, mais se situe [...] dans le monde réel où il mène [...], indépendamment du texte littéraire
une vie autonome"52. En composant son oeuvre littéraire, l'auteur concret produit une "version supérieure de lui-même [...]
que l'on interprète comme une sorte de "second moi". Ce second moi présente le plus souvent une version de l'homme
extrêmement raffinée et purifiée, plus avisée, plus sensible, plus réceptive que la réalité."53.
Cette projection littéraire de l'auteur concret, Booth la nomme auteur implicite, et Jaap Lintvelt, auteur abstrait, lequel
est d'après la définition de ce dernier "le producteur du monde romanesque qu'il transmet à son destinataire / récepteur, le
lecteur abstrait"54.
Mais ajoute-t-il, pendant que l'auteur concret mène une vie extra-littéraire, l'auteur abstrait est inclus dans l'oeuvre
littéraire, sans qu'il y soit pourtant représenté directement ou explicitement.55. En cela il se distingue du narrateur - instance
fictive - qui peut énoncer ouvertement sa position interprétative ou idéologique comme c'est le cas dans Une ambition dans le
désert lorsque le sujet parlant (le narrateur anonyme) qualifie magistralement le projet de Ben Kadem de "mirifique" et son
"ne peut être déduite qu'indirectement du choix d'un monde romanesque spécifique, de la sélection
thématique et stylistique, ainsi que des positions idéologiques représentées par les instances fictives
Pouvons-nous dire par conséquent que le "second moi" d'Albert Cossery se dérobe derrière Samantar, Hicham,
Ben Kadem, etc., faisant le procès de la grande puissance impérialiste associée par surcroît à l'Occident ?
Non, on l'a vu, même le narrateur arrive à railler leur discours primaire ainsi que leur vision simpliste de la réalité
politique. Toutefois, c'est derrière cette dérision du point de vue des acteurs, que semble se cacher la position interprétative de
"... l'auteur implicite ne peut pas intervenir de façon directe et explicite dans son oeuvre littéraire
narrateur fictif, mais dans ce cas-là c'est le narrateur qui s'énonce et point l'auteur implicite."57.
52 Cf., J. Lintvelt, Essai de typologie narrative. Le "Point de vue". Théorie et analyse, op. cit., page 16.
53 Cf., Wayne C. Booth, "Distance et point de vue", op. cit., page 93.
54 Cf., J. Lintvelt, Essai de typologie narrative. Le "Point de vue". Théorie et analyse, op. cit., page 17.
55 Cf., J. Lintvelt, idem, page 17.
56 Cf., J. Lintvelt, idem, pages 17 - 18.
39
Dès lors on pourra dire que le "second moi" de Cossery semble épouser le point de vue du narrateur, hostile à un
Enfin combien même cette position idéologique pourrait flatter le lecteur occidental, harassé d'entendre proférer ce
discours bilieux, même dans la réalité extra-littéraire, il ne peut l'imputer à Albert Cossery le créateur concret du roman; car
"l'auteur implicite est toujours différent de "l'homme réel" - quoi que l'on imagine de lui - "58, et malgré ce sourire moqueur
Nous verrons plus loin59, en revanche, que l'implication de l'auteur concret dans le discours est beaucoup plus
évidente, lorsqu'il s'agit du choix hypertextuel qu'il fait. Dans le cas d'Une ambition dans le désert, l'option pour la parodie
comme pratique hypertextuelle se rapporte davantage à "l'homme réel" qu'à son "second moi".
Restons-en pour l'instant au dialogue implicite s'établissant entre les différentes instances littéraires, lequel réémerge
dès lors qu'on tient compte de la limite statutaire entre chacune d'elles.
Il est vrai qu'un dialogue se met en place entre acteur, narrateur, auteur abstrait et auteur concret. Dans Une ambition
dans le désert, ce conflit idéologique ou dialogisme (Bakhtine) s'instaure de façon plus tendue entre les acteurs eux-mêmes;
c'est-à-dire entre Samantar, Hicham, Ben Kadem, Higazi, Shaat, "la grande puissance impérialiste" et les révolutionnaires.
En effet, dans ce roman de Cossery, chaque personnage ou acteur a une idée sur le monde dans lequel il évolue;
l'univers romanesque est comme celui de Dostoïevsky hanté par les idées, et tous les personnages directement ou indirectement
parlent.
D'entrée, c'est le point de vue de Samantar sur l'impérialisme et ses ennemis, les révolutionnaires, qui est étalé au grand
jour. En page 100, c'est le point de vue de Hicham qui se trouve à son tour exposé : "Dans un univers dominé exclusivement
par d'affreux salopards, être pacifique n'était-ce pas synonyme de lâcheté ?" Interrogation politique qui fait écho à la thèse
formellement exprimée dans les romans précédents de Cossery, à savoir que "le monde où nous vivons est régi par la plus
A sa manière Hicham combat ce monde "sordide" non par le dédain comme Samantar, mais par la chanson à travers
laquelle il véhicule "une morale de paresse et d'amour" (page 100). En cela il rejoint le discours de Samantar mais aussi celui
des héros d'autres romans de l'auteur. Le problème cependant est que Hicham fait preuve de candeur. Il va croire un moment à
l'efficacité de la révolution et de la violence, et sa solidarité envers les rebelles contre la tyrannie le laisse voir en eux des
"compatriotes entrés en dissidence" (page 101). Terme qui semble n'avoir pas de sens pour Samantar, lequel au contraire se
désolidarise de ces militants, ne croyant pas - comme on l'a vu auparavant - à la révolution ni à aucune autre forme d'action.
La seule valeur à laquelle il croit, c'est en effet la tranquillité d'une vie paisible :
"J'ai toujours pensé que tu étais au dessus de tout ça et que les mobiles et les actions de cette humanité
Cette réplique de Shaat, un autre acteur, confirme l'indifférence de Samantar et son dédain de l'humanité. Il ne faut pas
perdre de vue d'un autre côté que ce "prince indifférent" - comme le nomme Tareq en page 32 - est issu de la famille régnante,
qu'il n'a pas eu par surcroît le regret de renier61. Son appartenance sociale ne peut par conséquent que l'opposer à son ami
Hicham, une sorte d'ascète62 qui a "sacrifié sa carrière de chanteur pour ne pas se séparer du peuple." (page 104).
Cette compassion envers les "déshérités" (page 104) jure en effet à côté de l'indifférence avouée de Samantar :
60 Cf., La violence et la dérision, Paris, Jean Cyrille Godefroy, 1981, page 68.
61 Cf., Une ambition dans le désert, op. cit., page 62.
62 Idem, page 33.
41
"C'est parce que l'humanité me dégoûte que je veux sauvegarder la tranquillité de l'émirat et en même
temps la mienne. Ce qui se passe actuellement vise à détruire cette tranquillité." (page 95).
Ce discours, nous pouvons évidemment l'interpréter comme une démission de la part du personnage ou comme l'aveu
de son refus de changer le monde63. Attitude politique qui ne semble, par ailleurs, étonner aucunement son ami d'enfance
Shaat :
"Qu'importe à un homme comme toi ces minables qui veulent réformer le monde. Ces malheureuses
On peut dire par conséquent qu'en dépit de leur aspiration commune à la joie de vivre - faire l'amour et se délecter des
vertus hallucinogènes du hachisch64 - Samantar et Hicham n'ont pas la même vision du monde, chacun appartenant à une
Enfin, ce dialogisme entre les deux protagonistes est porté à son paroxysme dans le passage éloquent de ce point de
" - Il est assez malin pour discerner tes intentions sans que tu lui en parles. Il connaît ton amour pour la
paix.
Cela ressemblait vaguement à un reproche, mais Samantar eut la délicatesse de ne pas s'en offusquer.
Soudain il sut que Hicham n'avait pas encore assimilé le sens de sa démarche et qu'il était malgré lui
conquis par la séduisante perspective d'un soulèvement populaire. Hicham compatissait à la misère des
masses et il avait sacrifié sa carrière de chanteur pour ne pas se séparer du peuple. Ce sentiment le
portait naturellement à défendre la cause des déshérités. Il ne pouvait s'opposer sans douleur à un
comprenait le déchirement qu'éprouvait Hicham à dénier à cette forme suprême de la lutte contre
l'oppression le droit à la violence. Il le comprenait si bien qu'il était lui-même capable d'anéantir avec
joie toute la paix du monde, si cela devait procurer un morceau de pain à un affamé. Mais dans ce
désert sans ressources, ce genre d'action ne ferait qu'ajouter à la pauvreté endémique d'un peuple les
destructions et les balles perdues que sèment sur leur passage les ouragans indisciplinés de la révolte.
Cette pensée était malheureusement intolérable à Hicham qui devait la ressentir dans son âme comme
une fuite honteuse devant le seul combat véritable. Tant il est vrai que dans tout homme qui n'est pas
une crapule subsiste toujours la nostalgie d'une révolution triomphante." (pages 103 - 104).
Ben Kadem a également son point de vue sur le monde; en page 122 c'est sa position à l'égard de la puissance
étrangère qui nous est dévoilée, quoique filtrée par l'esprit du narrateur.
Son désir de "chasser l'ignoble puissance impérialiste incrustée dans cette terre arabe grâce à des potentats avilis par
l'argent" (page 122), le situe d'emblée dans le camp de Samantar et de Hicham, à la fois hostiles au mercantilisme et
indifférents à l'argent65. En revanche, son statut politique creuse le fossé entre l'épicurisme de Samantar précisément et lui-
même. Son idéal révolutionnaire signifie tout le contraire du "s'abstenir pour jouir ..."66 auquel semble se résumer la
"la conquête de tout un empire ne valait pas une heure passée à caresser la croupe d'une jolie fille
Une telle affirmation est en soi, sinon une satire, du moins une remise en cause du patriotisme outrancier de
Ben Kadem; lequel irrité presque67 ne manque pas de l'interpréter comme un "manque absolu d'ambition chez son jeune
cousin" (page 67). A tel point qu'il abandonne son espoir de le rallier "à l'idéal grandiose qu'il s'était assigné" (page 67);
abandon qui symboliquement constitue une rupture entre les deux hommes, l'un démesurément ambitieux, l'autre épicurien
Inversement Samantar semble reprocher au Premier ministre son nationalisme exacerbé, mot qu'il semble non
seulement exclure de son vocabulaire, mais qu'il arrive à retourner contre Ben Kadem lui-même comme étant une ruse au
" - Est-ce que par hasard, Excellence, tu me prendrais pour un enfant ? C'est l'excuse de toute ambition
politique que de prétendre se sacrifier pour le bonheur du peuple. Mais le peuple ne t'a rien demandé.
Cela dit, Samantar ne met pas en doute l'intégrité morale de Ben Kadem, car l'homme nous dit-on est "désintéressé"
(page 68). Ses mobiles ne sont ni l'argent ni les plaisirs, mais le recouvrement de l'indépendance et de la fierté des habitants de
la péninsule68. Toutefois, éliminer la domination étrangère de la région et régler son compte avec "ses valets" parmi les
émirats voisins, risque selon Samantar de mettre en péril ce "calme édénique" régnant sur l'émirat. Calme qui fait d'un autre
65 "Indifférent à l'argent et au succès, Hicham chantait pour son plaisir et celui de ses amis, négligeant une carrière qui s'annonçait
prestigieuse.", Idem, page 35. En page 17 Samantar semble faire l'éloge de la pauvreté et de la paresse, lesquelles auraient l'avantage, de
son point de vue, de garantir sa dignité au peuple : "Mais tandis que se dévoyaient ces foules soumises aux normes d'une éthique barbare,
ici, à Dofa, la pauvreté du pays avait laissé la vie s'écouler paresseusement et le peuple se consacrer sans efforts dégradants à des
occupations bénéfiques, telles que la pêche, les cultures maraîchères, un artisanat façonné dans l'indolence et la dignité".
66 Jean-Jacques Rousseau cité dans Le Petit Robert, dictionnaire de la langue française. Nouvelle édition revue, corrigée et mise à jour pour
côté son bonheur d'épicurien. C'est sans doute pourquoi réclame-t-il à Ben Kadem, et au nom du peuple, le droit à cette paix
intacte.
D'autre part "avec sa foi inébranlable dans le combat libérateur et son entêtement de prophète, ennemi de l'oisiveté et
de la fornication, Ben Kadem était un personnage dangereux" (page 68) du point de vue de Samantar. Pire que "la grande
puissance impérialiste", Ben Kadem à la fois ambitieux et censeur, devient le véritable ennemi de Samantar; il porte préjudice à
Deux logiques s'opposent en effet dans ce texte, le patriotisme philanthropique d'une part, l'épicurisme personnel de
l'autre. On peut dire enfin que les deux acteurs symbolisent le conflit ou dialogisme entre deux visions du monde ne pouvant
que s'entrechoquer parce que diamétralement opposées. Le plurilinguisme dans Une ambition dans le désert n'est pas
seulement social comme le dit Bakhtine (Samantar / Hicham), il est aussi politique (Samantar / Ben Kadem).
Nous venons de voir plus haut l'expression d'un conflit tendu entre deux points de vue politiques, ayant pourtant un
point commun : "le bonheur du peuple". Nous allons voir dans le roman suivant, Le conclave des pleureuses, que le
1 - Qui parle ?
"Le choix du romancier n'est pas entre deux formes grammaticales, mais entre deux attitudes
narratives [...] : faire raconter l'histoire par l'un de ses "personnages", ou par un narrateur étranger à
cette histoire."69.
A la différence de Cossery, F. Mellah a opté dans ce roman pour la première formule. Un personnage nous raconte (à
la première personne) son parcours de journaliste chargé de mener à bien une enquête sur une série de viols commis dans une
ville. Il remplit ainsi une double fonction : il est à la fois je-narrant et je-narré, personnage-narrateur et personnage-acteur. La
narration est alors homodiégétique contrairement à ce qu'elle est dans Une ambition dans le désert, c'est-à-dire
hétérodiégétique.
"distinguer à l'intérieur du type homodiégétique deux variétés : l'une où le narrateur est le héros de son
récit (Gil Blas), et l'autre où il ne joue qu'un rôle secondaire, qui se trouve être, pour ainsi dire
C'est le cas dans Le conclave des pleureuses, ce journaliste-narrateur ne fait qu'écouter les autres personnages censés
lui apporter des témoignages l'aidant à rédiger son rapport sur les viols. Lesquels cumulent à leur tour les fonctions d'action et
de narration. Ces personnages à la fois acteurs et narrateurs font partie de la diégèse, c'est-à-dire du récit premier dont l'auteur
est le journaliste. On les qualifiera de diégétiques ou d'intradiégétiques71. Ce qu'ils racontent constitue en revanche ce que
Genette appelle la métadiégèse72 ou récit au second degré; c'est-à-dire un récit qui vient s'insérer dans le récit premier. Soit
pour expliquer (fonction explicative)73, soit pour convaincre (fonction persuasive)74, soit enfin pour distraire (fonction de
distraction)75.
Dans Le conclave des pleureuses, le récit second semble plutôt apporter une explication, voire un éclairage au
Plusieurs personnages racontent au second degré, à commencer par le saint-de-la-parole à qui l'on impute ces viols en
première instance; Aïcha-Dinar sa mère; Fatma-la-Lampe sa soeur; l'OEil-de-Moscou ... Tous répondent par une analepse
explicative76 à la question "Qui est le saint-de-la-parole, un véritable saint ou un imposteur ?" Cette analepse qui prend la
forme d'un récit rétrospectif est censée éclairer l'enquêteur dans sa recherche et par là même le lecteur sur les antécédents de
l'accusé. C'est ainsi qu'en guise de récit métadiégétique, nous avons plusieurs versions de la même histoire et différents
éclairages du même personnage; l'instance narrative du récit second nous servant à chaque fois de centre d'orientation dans sa
propre narration.
2 - Qui voit ?
a - Le saint-de-la-parole
"Ecris :
écris que je suis né à l'age inaugurateur, d'un père saint et d'une mère pleureuse."77.
D'entrée de jeu, le roman s'ouvre sur cette injonction, énoncée à la première personne - certes accompagnée de
guillemets - mais qui nous induit à penser qu'il s'agit d'un récit autobiographique au premier degré. Or quelques pages plus loin
cet autre énoncé fait irruption dans le texte : "Je l'interromps enfin" (page 32), et on comprend que le récit autobiographique
enchâssé est à un niveau diégétique immédiatement supérieur à celui où se situe l'acte narratif le produisant 78.
En effet, le je-narrant du récit autobiographique n'est pas ce journaliste assumant la narration au premier degré, mais
l'un des héros de ce récit premier; à savoir le saint-de-la-parole racontant sa propre histoire, mais à un niveau diégétique second.
Je-narrant, le saint-de-la-parole nous sert en même temps de personnage focal de l'histoire qu'il nous raconte. Sa
version de l'histoire forcément subjective prend du coup l'allure d'une plaidoirie. Il ne réaffirme pas seulement son innocence
par rapport à ces viols dont il est accusé; il prétend en être la première victime, à commencer par sa vocation de saint. Il ne l'a
pas choisie, elle lui a été imposée, par sa propre mère en l'occurrence :
""Accomplira-t-il les miracles ?" se disait-on tous les jours. Le commerce mystique et familial ne
A cinq ans, on m'apprit Le Coran, [...] et les transes des pleureuses. Un soir, on attacha une corde
autour de ma taille, on me replongea dans le puits de Sarah et d'Agar et on attendit le miracle. [...] On
Quant aux viols dont on l'accuse, ce sont dit-il, les femmes "quêteuses de sens" (page 24) qui les commettaient sur son
corps. "Engorgées de questions et assoiffées de prédictions" (page 22), celles-ci allaient le voir; mais sa nudité provoquait en
"lorsque ma famille m'eut cloué au sol et lié aux chaînes, les femmes furieuses et excitées se mirent à
déchirer mes vêtements. Elles dépecèrent tous les tissus qui me couvraient et tentèrent même de
m'arracher les testicules. Le lendemain, le surlendemain et les jours qui suivirent, l'on prit l'habitude
(surtout les jeunes femmes) de m'arracher les vêtements et d'en emporter les morceaux chez soi."
(pages 23 - 24).
Plutôt que des viols, ces gestes de violence féminine sont ressentis par le saint-de-la-parole comme des
jetteraient sur moi, [...], mordraient mes lèvres, me grifferaient le visage, ..." (page 24).
Ces viols consentis, c'était dit-il : "le tribut que je devais verser à la sainteté" (page 25), la voie d'accès à l'univers des
saints : "leurs douleurs et leurs plaisirs, leurs attouchements secrets et leur incandescence" (page 25). Univers où les proximités
les plus suspectes sont admises, toutes les quêtes et complaintes accueillies. Raison pour laquelle, pense-t-il, effarouchée "par
notre bruit, nos gémissements et nos grognements la république nous a contraints à la liquidation honteuse de notre fonds de
D'après lui son crime n'est pas d'avoir commis des viols sur ces femmes en quête de prédictions, mais de les avoir
accueillies dans son cercle, consenti et donné libre cours à leur révolte contre l'ordre établi :
"Certes on m'y violait; j'y subissais tant de violences, mais c'était une mutinerie grandiose et commune.
L'ordre féminin que je subissais n'était rien d'autre qu'un ordre mutin" (page 34).
En d'autres termes son délit majeur, c'est d'avoir fait de l'impasse de la Patience - où il exerce ses fonctions de saint - le
lieu d'expression d'un ras-le-bol collectif, "le lieu ouvert des mutineries" (page 34).
Ces violences dont on le dit l'instigateur, sont paradoxalement commises avec ses femmes courroucées contre la
L'impasse de la Patience est enfin pour lui le royaume des femmes contre les hommes, la ligue des opprimé(e)s contre
l'ordre des oppresseurs, le lieu d'expression des violé(e)s contre le parti des violeurs.
C'est à cela que se résume le plaidoyer du saint-de-la-parole; son viol en définitive c'est d'avoir remis en cause le viol de
b - Le narrateur-enquêteur
47
Toutefois le symbolisme contenu dans ce récit du saint-de-la-parole, le jeune journaliste n'y entend rien. C'est pourquoi
perçoit-il sa version des viols comme un véritable délire : "je ne comprends pas un traître mot aux délires de ce saint. J'ai fait
Au contraire son rédacteur en chef, l'OEil-de-Moscou79, en a décelé le message éminemment mutin. Ce qui explique
c - L'OEil-de-Moscou
La haine de celui-ci à l'égard des marabouts est en effet incommensurable; car à l'instar de son ennemi (le saint-de-la-
parole) ils dénoncent "l'âge inaugurateur" (page 32); "ère nouvelle" qu'il est chargé pourtant d'accréditer, à coup de louanges,
Quant à sa version des viols, elle est tout autre. Filtrée à travers sa conscience de moderniste acharné contre les saints
et les marabouts, elle devient comme le procès de son ennemi juré, à savoir le saint-de-la-parole.
Non seulement il l'accuse de fabuler81 mais aussi d'abuser le jeune enquêteur au sujet des viols :
"Ce singe hurleur que vous appelez "saint-de-la-parole" vous a trompé; c'est lui qui inspire ces viols
abominables; je le sais. Il veut démontrer ainsi par la violence l'utilité de son ancien commerce. [...].
Aujourd'hui, des étudiantes, des fonctionnaires, des avocates, des employées, des domestiques
subissent ces tristes outrages; pourrions-nous le tolérer ? Elles sont la moitié du ciel; nous ne pouvons
les abandonner aux grognements insensés de ce fou hurleur; il faudra élever entre lui et nos femmes le
fête des Femmes. Nous devons bien cela à nos mères, nos soeurs, nos cousines, nos épouses; elles
tiennent la clé du paradis. Dieu les aime, ce fou les déteste. Nous ne sommes pas de simples
journalistes, mon cher, mais [...] des soldats ! [...] Qu'on enferme ce soi-disant saint et la ville
retrouvera sa quiétude. C'est à cela que doit tendre votre enquête." (pages 69 - 70).
Comme on peut le remarquer, il s'agit là encore d'enquête et de rétablissement de la paix dans une ville secouée par le
bruissement d'une violence inaccoutumée. Le discours du sujet-percepteur, exposé là aussi à outrance, se laisse entendre
comme de la "langue de bois". Pour preuve le commentaire dont nous fait part, juste après, le narrateur apparemment en
79 Il tient ce sobriquet à la fois de son passé de communiste, de ses liens avec les autorités et de sa vigilance de lecteur prompt à traquer la
moindre coquille. Cf., Le conclave des pleureuses, op. cit., page 60.
80 Idem, page 39.
81 Idem, page 63.
48
"Je n'en attendais pas moins de l'OEil-de-Moscou. Sa conception de l'information s'est élevée au fur et
à mesure de son ascension au journal : devenu rédacteur en chef, il a décidé de transformer son
C'est précisément sa vénération de la modernité82 qui lui dicte ce pamphlet contre le saint-de-la-parole accusé d'autre
part de s'opposer à tout changement. Elle détermine aussi sa perception du saint, se résumant à une cascade d'insultes : "Ce
démon" (page 63), "Ce singe hurleur", "cet imposteur" (page 64), etc., dont la version est par ailleurs remise en cause jusque
"Ce démon vous a raconté n'importe quoi ! Il vous a menti du début à la fin. Qui pourrait croire à ces
histoires rocambolesques ? Voler par-dessus les femmes... Passer des jours et des nuits dans un puits
"Ce singe hurleur n'est pas né d'un père saint et d'une mère pleureuse comme il se plaît à le répéter. Il
est issu comme vous et moi d'une famille de cette ville; une famille de collaborateurs et de serviteurs
des Français. Son père était interprète à la sous-préfecture; il est mort d'une crise de hoquet pendant
l'interrogatoire d'un patriote. [...] Voilà la véritable et lamentable histoire de ce dément. Il a toujours
d - Aïcha-Dinar
Contre ce pamphlet s'élève la voix d'Aïcha-Dinar, la mère de l'accusé, dont la version ressemble plus à une plaidoirie, à
"Mon fils béni n'est pas de ce monde; vos chroniques ne le concernent guère. Je sais qu'ils veulent
l'enfermer. Mais ils ne trouveront pas de murs assez sûrs pour le contenir. Les femmes retourneront
vers lui; elles ont besoin de son regard et de ses visions. Vos viols se passent ailleurs, dans de
C'est ainsi qu'elle renvoie la balle dans le camp des artisans de la nouvelle république, "république de rumeurs et de
promesses grandiloquentes" ajoute-t-elle (page 81). Et comme pour reprendre les versions de l'OEil-de-Moscou et de son fils
lui-même, elle relate devant son jeune interlocuteur (le journaliste), et dans ses moindres détails, l'histoire du saint-de-la-parole
"Trente années de méditations et de prédictions ont plongé mon fils dans une autre vie. Il s'est fabriqué
un monde à son seul usage, l'univers des saints où le vulgaire ne s'entend guère [...]. Nous ne l'avons
jamais plongé dans un puits comme il se plaît à l'imaginer. Il n'a jamais perdu la vue. La vérité est que
mon fils n'a jamais accepté le monde des hommes et leurs palabres indigentes; il a toujours préféré
celui des femmes et leurs danses prometteuses. A quinze ans il venait encore avec moi au bain maure
et refusait absolument de sortir avec son père, un théologien connu et respecté dans le quartier. Nous
crûmes qu'après la circoncision les choses iraient mieux entre les hommes et lui... Mais, le soir de la
cérémonie, il se cacha dans un puits et pleura si fort que nous décidâmes d'annuler la fête." (pages 83 -
84).
Notons que les mêmes séquences apparaissent là encore dans cette version autre d'Aïcha-Dinar, mais dans des tours
narratifs totalement différents. Chargée du même symbolisme, oscillant entre la plaidoirie en faveur du saint et la reprise de son
récit autobiographique, cette version d'Aïcha-Dinar est en même temps donc une réponse aux accusations de l'OEil-de-Moscou;
"Mon fils fut opéré de force et nous déménageâmes dans un autre quartier de la ville, au sept, impasse
de la patience. [...]. Peu à peu, nos affaires florissaient et je découvrais en même temps que nos
clientes les multiples dons de mon fils. Je dus, néanmoins, l'enchaîner car je ne pouvais tolérer un seul
incident violent entre les femmes et le saint. voilà l'authentique et belle histoire du saint-de-la-parole.
Quels viols pourriez-vous y déceler ? Mon fils accomplissait une tâche nécessaire, urgente [...]. Mon
fils faisait la communauté car il aidait à transformer la douleur qui se pensait unique en destinée
commune. [...] Ces viols sont venus plus tard; ils sont venus lorsque votre république a décidé d'en
finir avec les marabouts et d'exiler leurs familles; inventant ainsi l'homme nouveau : l'être seul.
Aujourd'hui mon fils est seul; et je suis pleureuse et laveuse de morts." (pages 85 - 86).
Ce triste sort serait par conséquent l'oeuvre des nouveaux chefs "alphabétisés" mais autoritaires, dont l'OEil-de-Moscou
sert de représentant dans le texte. Se joignant à la position interprétative de son fils, elle semble dire à son tour que le mutisme
et l'exil qu'ils imposent au saint83 et à sa famille équivalent à la table rase qu'ils entendent faire du passé ainsi qu'à la
marginalisation des adeptes de la tradition. Les saints, les marabouts et les leurs font partie de ceux-là. Les violés ce sont eux, y
compris son fils, et non l'inverse, car ils sont condamnés au silence et à la claustration. Leur parole est en soi contestation,
remise en cause de l'édifice nouveau : cette république nouvelle tirant - d'après elle - sa légitimité de son autorité. Ainsi la
Cela dit, elle n'est pas la seule à stigmatiser les "chefs extralucides" et les "alphabétisés" du quartier neuf, citadelle des
partisans du modernisme. D'autres acteurs volent à son secours pour retourner l'accusation des viols contre eux.
Lampe, habitants de la "Montagne Rouge" (titre du chapitre III), espace se situant aux antipodes du premier et servant
symboliquement de "réserve" aux exclus de la république nouvelle : chômeurs, souteneurs, contrebandiers, chiromanciennes,
femmes mécontentes, marabouts et saint confondus. Tawfik-Grain-de-Sel, Mustapha-Canari, Fatma-la-Lampe... font partie des
laissés pour compte de la république moderne, du fait de leur lien de parenté symbolique avec le saint-de-la-parole. Aussi leurs
Pour éviter que l'analyse devienne fastidieuse, limitons-nous à la seule version de Fatma-la-Lampe, acteur qui a le
privilège d'avoir un pied dans les deux espaces du fait de sa fonction : domestique dans le quartier neuf.
e - Fatma-la-Lampe
Cette dernière livre à son interlocuteur (l'enquêteur), sa version personnelle de l'histoire du saint; version où elle prend
à son tour la défense de son frère, mais où les mêmes détails narratifs, évoqués dans les trois récits précédents, changent encore
une fois de perspective. Un élément nouveau apparaît cependant dans la biographie qu'elle fait de son frère : Elissa, un symbole
de rébellion contre la tyrannie des hommes; autrement dit contre Pygmalion. Si l'on en croit la narratrice, ce symbole de
mutinerie féminine aurait exercé une grande fascination sur le saint-de-la-parole, lequel "lisait beaucoup de livres sur Elissa la
fondatrice de Carthage et sur les guerres puniques." (page 118). Aussi d'après elle voulait-il même "devenir historien comme
notre père" (page 118). Autre élément généalogique qui change là encore de version; le père tantôt saint, tantôt interprète,
tantôt théologien dans les versions antécédentes, s'avère historien dans celle-ci.
Quant aux femmes, d'abord quêteuses de sens (version du saint-de-la-parole), ensuite violées (version de l'OEil-de-
Moscou), enfin simples clientes (version d'Aïcha-Dinar), elles se transforment dans la perspective de Fatma-la-Lampe en "filles
du quartier" (page 118) attirées par le calme et la tendresse de son frère ainsi que par les chants phéniciens qu'il connaissait par
coeur" (page 118). Attirance, ajoute-t-elle, qui lui a valu la haine des "garçons" naturellement. Si bien qu'un jour,
"ils se liguèrent contre lui et le poussèrent dans un puits peu profond. Il y resta quelques heures et en
sortit avec une pneumonie et un bégaiement qui ne le quittèrent plus. Il dut abandonner son espoir de
devenir professeur d'histoire et s'enferma encore plus dans le silence et dans les livres." (page 118).
51
On peut remarquer que la séquence de la chute dans le puits change là aussi de point de vue narratif. Le saint-de-la-
parole n'a pas été plongé de force dans le puits de Sarah et d'Agar dans l'espoir qu'un miracle s'y produisît; il n'a pas glissé dans
la salle chaude d'un bain maure, chute qui lui aurait valu "un violent traumatisme crânien" (page 64), d'après l'OEil-de-Moscou;
il ne s'est pas non plus caché dans un puits comme le prétend sa mère, pour éviter l'épreuve douloureuse de la circoncision; il a
De même les viols dont on accuse son frère, deviennent dans sa perspective narrative "des grognements et
attouchements innocents" (page 118); signes par le biais desquels son frère répondait aux mille et une questions des femmes
quêteuses, qui allaient le voir à l'impasse de la Patience. Bref, d'après elle tout le monde trouvait son compte dans "ses
miracles", "sauf quelques théologiens frileux et des historiens envieux" (page 119). Enoncé qui semble viser l'OEil-de-Moscou
notamment, à cause de son désir avoué de remettre à zéro les pendules de l'Histoire; mais aussi constituer une réplique à ce
qu'il dit à propos de sa philosophie de l'information : "Nous ne sommes pas de simples journalistes, mon cher, mais de
3 - Dialogue implicite
Ainsi le récit de Fatma-la-Lampe engage une polémique avec le discours de l'OEil-de-Moscou, jugé implicitement
discutable. D'où la portée dialogique de son discours narratif. Ce qui semble étayer ce propos unanimement admis, par ailleurs,
de Mikhaïl Bakhtine :
"dans la composition de presque chaque énoncé de l'homme social, depuis la courte réplique du
dialogue familier jusqu'aux grandes oeuvres verbales idéologiques (littéraires, scientifiques et autres), il
existe, sous une forme avouée ou cachée, une part notable de paroles notoirement "étrangères",
transmises par tel ou tel procédé. Dans le champ de quasiment chaque énoncé a lieu une interaction
tendue, un conflit entre sa parole à soi et celle de "l'autre", un processus de délimitation ou d'éclairage
dialogique mutuel."84.
C'est le cas des trois récits antérieurs à celui de Fatma-la-Lampe, où les "paroles d'autrui" sont non seulement discutées,
dénoncées, mais aussi démenties. A titre d'exemples, souvenons-nous, les coups de colère de l'OEil-de-Moscou : "Ce démon
[...] vous a menti du début à la fin" (page 63); ou encore la formule avec laquelle chaque récitant conclut la fable qu'il vient de
raconter; du type : "voilà la véritable et lamentable histoire de ce dément" (page 64); "Voilà l'authentique et belle histoire du
saint-de-la-parole" (page 86); enfin "Voilà la simple et innocente histoire de mon frère et de sa solitude." (page 119). En
clôturant son récit par cette dernière formule, Fatma-la-Lampe trahit à son tour sa position interprétative à l'égard de l'objet de
sa narration. Elle s'institue enfin, comme eux, en qualité de personnage focal, le seul "digne de confiance"85 du destinataire de
son récit. Ce que fait par ailleurs la narratrice de La nuit sacrée lorsqu'elle énonce d'entrée explicitement son projet de rétablir la
vérité sur son histoire, prise à son tour86 dans un véritable tourbillon narratif.
Mais poursuivons avec Le conclave des pleureuses où la pluralité des récits et versions devient synonyme de
dialogisme, voire même de polémique narrative autour d'un même fait - les viols, d'un même objet, le saint-de-la-parole. Un
dialogisme mettant à chaque fois deux voix en situation de conflit comme l'illustrent bien les quatre versions des viols : le saint-
Moscou / le saint-de-la-parole.
Dans chaque récit deux voix donc, deux points de vue idéologiques se confrontent; c'est ce qui donne à chacun d'eux
"le mélange de langages sociaux à l'intérieur d'un seul énoncé, [...] la rencontre dans l'arène de cet
énoncé de deux consciences linguistiques séparées par une époque une différence sociale, ou par les
deux."87.
C'est tout à fait le cas entre l'OEil-de-Moscou d'une part, bourgeois "alphabétisé" du quartier neuf et partisan d'un âge
nouveau, et le saint-de-la-parole et sa famille, habitant dans un "taudis" (page 76) de la Montagne Rouge et défendant l'époque
A chaque fois, les deux voix représentée et représentante, reflètent non seulement deux consciences individuelles,
deux "accents", mais deux consciences socio-linguistiques, deux époques "qui se sont rencontrées consciemment et se
combattent sur le territoire"88 du même énoncé. C'est le propre de ce que M. Bakhtine appelle l'hybride littéraire intentionnel
et conscient89, un énoncé renfermant volontairement deux points de vue sur le monde; lesquels se trouvent non seulement
85 Formule empruntée à Wayne C. Booth quoiqu'il l'utilise dans un autre sens, c'est-à-dire lorsqu'il parle du narrateur à la première ou à la
troisième personne digne ou indigne de confiance (reliable / unreliable), selon que sa vision est conforme ou non aux normes de l'auteur
implicite. Cf., "Distance et point de vue", op. cit., page 105.
86 Dans L'enfant de sable, Paris, Seuil, 1985
87 Cf., M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., pages 175 - 176.
88 Cf., M. Bakhtine, idem, page 177.
89 Cf., M. Bakhtine, idem, page 177.
53
dramatisés ici sur la scène romanesque, à travers le conflit entre le saint-de-la-parole et l'OEil-de-Moscou, mais aussi incarnés
par les deux statues de la ville c'est-à-dire celles d'Ibn Khaldoun et du chef de l'état.
Toutefois, ce dialogisme caractérisant la narration dans Le conclave des pleureuses peut aller jusqu'au plurilinguisme,
par exemple lorsque l'une des récitantes, Fatma-la-Lampe, rapporte à son jeune interlocuteur, entre autres, l'histoire de l'oncle
de sa maîtresse. Elle fait résonner au sein de son récit des voix multiples à côté de la sienne, si bien qu'on a l'impression de lire
"La propre maison de l'oncle était peinte en vert et son jardin ne comprenait pas moins de douze
palmiers : cela contribua à alourdir les charges retenues contre lui lorsqu'il fut accusé de détournement
des fonds consacrés aux logements sociaux. Dans le quartier, les voisins s'émurent et insultèrent "la
populace qui se nourrit de ragots". "C'est ça la lutte des classes !" ajouta même un cousin qui avait fait
quelques études. A son fameux "les gens sont tellement méchants", Madame ajouta une sentence
aussi mystérieuse : "Quelle idée d'aller peindre sa maison en vert et de ne planter que des palmiers
Comme on peut le remarquer, plusieurs langages résonnent dans ce fragment narratif de Fatma-la-Lampe; celui des
bourgeois du quartier neuf qu'on voit désigner le peuple par le terme péjoratif de "populace" trahissant leur mépris à son égard;
le langage ou jargon de l'intellectuel de gauche lorsqu'il reconduit la formule marxiste de "lutte des classe"; enfin le langage de
la femme "instruite" et de "bonne famille" n'ayant d'autre culture que ces formules obsolètes de "bonne femme" reproduites
souvent machinalement. Plurivocalisme auquel vient s'ajouter la voix de la narratrice issue du peuple et méprisant à son tour ce
qu'elle appelle autrement les "alphabétisés"; mépris que laissent entendre les deux énoncés métanarratifs cités plus haut : "un
cousin qui avait fait quelques études" et "A son fameux " ... ", Madame ...". Mépris qu'on trouve par ailleurs dans la bouche de
Mustapha-Canari lorsqu'il s'adresse à l'enquêteur par la formule : "homme de la sakhafa" (page 94); c'est-à-dire par un jeu de
mots où il remplace à dessein le mot arabe "sahâfa" (presse) par "sakhâfa" désignant au contraire la mesquinerie. Déformation
qui en dit long sur le mépris que le peuple voue en général au journalisme et à l'instruction. En effet si l'on poursuit ce jeu
d'associations homophoniques, on arriverait à lire derrière "sahâfa" et "sakhâfa", celui de "thaqâfa", c'est-à-dire culture.
Plusieurs consciences socio-linguistiques dialoguent par conséquent ici. Le plurilinguisme c'est ce qui caractérise en
effet la narration dans Le conclave des pleureuses. Le caractère plurivocal indéniable de l'extrait cité plus haut en est la parfaite
illustration. Cela dit, ce que le lecteur retient par dessus tout de l'écriture de ce roman, c'est moins le foisonnement des voix que
Au contraire le plurivocalisme sert même de "fond musical" à la polémique entre les voix du saint-de-la-parole et de
l'OEil-de-Moscou; l'un s'élevant contre l'évanescence de la mémoire90, l'autre moderniste hégémonique cherche en revanche à
gommer le passé fondateur de la mémoire présente. Autour de ces deux voix, les autres gravitent comme pour appuyer l'une ou
au contraire démentir l'autre. Autour du saint-de-la-parole se rassemblent les voix de sa mère, sa soeur, ses frères, les
pleureuses professionnelles (qui en pages 148 - 150 dénoncent solennellement les ennemis du saint), Monsieur le seul habitant
du quartier neuf à se dresser contre "l'absence de mémoire" (page 152); enfin, symboliquement, Elissa fondatrice d'un empire
enseveli. Inversement, ce sont les "chefs extralucides", Jules Ferry, les géographes, etc. qui se regroupent autour de l'OEil-de-
Moscou.
Ces deux voix trouvent enfin leur représentation symbolique dans deux grandes figures de l'histoire de la Tunisie91, à
savoir Ibn Khaldoun d'une part, historien intègre et rebelle et d'autre part Bourguiba, chef de l'état nouveau dont il est question
dans ce roman.
Toutefois que pense le narrateur de ce conflit dramatisé par le saint-de-la-parole et l'OEil-de-Moscou ? Pour qui prend-
il parti ?
b - Position de l'enquêteur
Malgré sa réticence à l'afficher clairement, une foule d'indices tendent à prouver qu'il prend davantage position en
faveur du saint-de-la-parole. Son refuge d'abord sous la statue d'Ibn Khaldoun dans une émeute92 opposant les défenseurs de
la mémoire passée aux partisans de la modernité; le situe symboliquement dans le camp des premiers. L'abandon ensuite de
l'enquête, que lui a confiée son rédacteur en chef, "à ses désordres originels" (page 185) est tout aussi significatif. De même
pour sa compassion envers Aïcha-Dinar subissant "aujourd'hui les affres de l'expulsion" (page 186), malgré un ressentiment
datant de son enfance. Enfin, son refus de livrer à son "maître"93, en guise d'enquête, "l'ultime pièce à conviction dans le
procès moderne contre les réticences de la mémoire et les mutineries de la parole" (page 187), le fait rallier la position de
Monsieur94; lequel a refusé auparavant d'être "le compagnon de croisades" de l'OEil-de-Moscou contre le saint-de-la-parole.
pour en chasser quelques démons frondeurs. Maintenant les deux statues semblent reliées par la foule étalée à leur pied formant comme
un étrange et paradoxal cordon ombilical. Mais elles font mine de se repousser et de se disputer le contrôle de l'avenue.". Idem, page 184.
93 Idem, page 53.
94 Neveu de l'OEil-de-Moscou.
55
Tous ces indices semblent par conséquent aller dans le sens d'une prise de position du narrateur au profit de celui qu'on
accuse de perturber "l'âge inaugurateur". Enfin, il est temps de se demander si derrière ce point de vue mitigé se dissimule celui
de l'auteur implicite.
Dans une lettre qu'il adresse à son rédacteur en chef, le narrateur n'affirme pas seulement n'avoir pas "découvert la
moindre trace de ces viols" (page 188); il lui déclare que les "divaguantes histoires" (page 189) qu'il a pu recueillir ne peuvent
pas faire l'objet d'un "article sérieux" (page 190). "Tout au plus un roman sans portée ni cohérence" (page 190), c'est-à-dire
insiste-t-il une "littérature sans véritables personnages ni trame vraisemblable" (page 190). Son acharnement à tout voiler, les
mutineries féminines, la colère95 du saint-de-la-parole, sa sympathie pour ce dernier96 et jusqu'à l'historicité des acteurs et la
vraisemblance de l'histoire; tout cela tend à trahir paradoxalement l'effort de l'auteur implicite à se dérober derrière le voile de la
"Le conteur de bonne foi et son auditeur devraient s'en contenter et ne pas en chercher l'authenticité
ou l'intérêt. Si le conteur le faisait et que son auditeur le suivait, ils mentiraient tous les deux car on ne
peut trouver de sens à des signes qui n'en n'ont guère." (page 190).
En dépit de toutes ces précautions de langage, peut-on par conséquent dire que Fawzi Mellah prend le parti du saint-
de-la-parole comme le fait son narrateur ? Chercherait-il, quoique de façon feutrée, à dénoncer à son tour l'évanescence de la
mémoire ? Enfin sont-ce les foudres de la censure et le risque de l'expulsion qu'il cherche à éviter en masquant un point de vue
C'est ce à quoi on essaiera de répondre dans la troisième partie de ce travail. En attendant, essayons de voir si le même
débat est posé dans L'honneur de la tribu, entre passé et présent, modernisme et tradition, "historiens" et "géographes" ?
1 - Qui parle ?
A l'inverse du roman précédent où l'instance narrative fait partie de la diégèse, dans L'honneur de la tribu le "support
discursif, subjectif [se trouve] pris en charge par un personnage impliqué qui du dehors raconte ce qu'il a vu et vécu."97. La
subjectivité du narrateur, c'est en effet ce que l'on retient de l'énonciation dans ce roman. C'est également ce qui fait son
originalité par rapport au reste du corpus. Subjectivité qui ne manque pas de susciter quelque réaction chez le lecteur.
Ce narrateur impliqué parle donc à la première personne (nous) au nom des anciens habitants de Zitouna qui, comme
lui, ont vu un jour leurs honneur et dignité floués, bafoués : "Nous sommes aujourd'hui abandonnés sur la rive du fleuve
D'où le "nous inclusif"98 qu'il utilise, le hissant en même temps au rang de porte-parole des siens. Raison pour
laquelle, l'énonciation prend d'entrée l'allure d'une plaidoirie prononcée devant un juge impartial, mais aussi de complainte
"Mais je ne peux commencer cette histoire que par l'évocation du nom du Très-Haut, l'Omniscient, le
Créateur de toute créature, l'Ordonnateur de tout événement et le maître de tous les destins."
(page 11).
Complainte qui nous permet de lever le voile sur ce narrateur anonyme qui nous présente l'histoire comme une fatalité
et dont l'énonciation de type ancestral trahit à la fois l'âge99 et la vision passéiste et nostalgique du monde narré :
"Ainsi s'engloutira notre passé et le souvenir des pères de nos pères. Plus personne ne saura ce qu'aura
été, depuis plus d'un siècle et demi, l'existence des habitants de ce village." (page 11).
C'est ainsi que l'ancêtre narrateur nous retrace, avec des accents quelques fois bibliques100, la genèse de Zitouna
depuis l'éviction des ancêtres de leur paradis perdu (la vallée heureuse) jusqu'à l'apocalypse; déclenchée par la réapparition
d'Omar El Mabrouk. Le lecteur s'oriente alors dans le monde romanesque guidé par le seul narrateur comme organisateur
(auctor) du récit.
97 Cf., Beïda Chikhi, Conflit des codes et position du sujet dans les nouveaux textes littéraires maghrébins de langue française (1970-1990),
thèse d'état Es-Lettres, soutenue à Paris VIII, le 14 décembre 1991, page 405.
98 Cf., Beïda Chikhi, idem, page 407.
99 "Pourtant, le carré des fidèles que nous étions lui assura que la distance qui nous séparait de la nouvelle mosquée fatiguait nos vieux
A la différence du jeune narrateur dans Le conclave des pleureuses, déléguant la parole à d'autres personnages
intradiégétiques, le narrateur exerce ici une "hégémonie narrative" visant non pas à démentir un récit antérieur, mais à sauver
de l'oubli une langue101, une éthique, bref une histoire; celle des ancêtres fondateurs de Zitouna menacée d'absorption.
Dès l'incipit, le narrateur invite son narrataire à mettre par écrit le récit oral qu'il fait : "Laisse donc tourner ta machine"
(page 12). Une façon de consigner la mémoire et la généalogie là encore présagées d'évanescence.
Toutefois, à cette hégémonie énonciative, s'ajoute celle du point de vue unique (auctoriel) cherchant paradoxalement à
apitoyer le destinataire immédiat du récit, à savoir le juge venu mettre fin au despotisme d'Omar El Mabrouk; mais également à
sensibiliser le lecteur à une cause bafouée, celle dont le roman porte le titre.
2 - Qui voit ?
Ce titre annonce bien la teneur du sujet. Il nous plonge dès l'abord dans la logique traditionaliste du narrateur,
l'honneur étant une valeur ancestrale que la tribu sacralisait jadis. Mais plus que l'honneur d'une vierge, c'est celui de l'Ancêtre
fondateur qui se trouve bafoué et son savoir bradé en échange de valeurs "oiseuses" venues d'ailleurs. Plus précisément du côté
de chez les "frigorifages" (page 132); ceux-là même qui ont envahi autrefois l'espace tribal, vivant sa langue et sa foi comme
Le Grand Livre "renfermant la somme de tous les savoirs" et se fermant à tous les "commentaires hérétiques"
(page 69) s'expose à son tour à une nouvelle hérésie nommée la science, venue discuter avec "arrogance" (page 201) la vérité
Mais le plus difficile à souffrir c'est lorsque les enfants de la tribu deviennent aussi outrecuidants que les anciens
colonisateurs. Ils ne les ont évincés que pour mieux les remplacer102, notamment Omar El Mabrouk, emblème d'une
administration tyrannique, poussant le défi jusqu'à s'ériger comme le seul maître de ses administrés :
"Je serai désormais l'unique saint que vous révérerez." (page 183).
D'où l'amertume103 du vieux conteur dont le discours "émaillé de modalisations émotionnelles"104 retentit sur notre
101 "Notre langue est tombée en désuétude, et nous ne sommes plus que quelques survivants à en user. Elle disparaîtra avec nous.", idem,
page 11.
102 Idem, page 213.
103 Idem, page 207.
58
Comme l'OEil-de-Moscou, le nouvel administrateur vient donc signer la mise à mort d'"un autre âge" (page 183), avec
cette différence que dans L'honneur de la tribu le discours du moderniste est filtré par l'esprit du narrateur, même lorsqu'il
" - Ici, en ce lieu, je construirai une école [...]. Vous ne pourrez pas ne pas y mener vos enfants, [...].
De vos propres mains, vous les pousserez vers le chemin du reniement au bout duquel, oubliant leurs
ancêtres, ils seront devenus nos alliés. Ils apprendront la langue des roumis et les mathématiques qui
permettent de compter sans le secours des doigts. Sur la carte du monde, ils sauront situer les villes les
plus célèbres. Ils pourront préciser les noms des différents nuages et déduiront que ce ne sont pas les
prières ou les incantations qui font tomber la pluie. Ils s'exerceront à la musique et au chant, pour vous
si hérétiques [...]. Tout comme ceux de la ville, ils fêteront leur anniversaire, danseront avec les filles,
[...] et fumeront de petits joints. Tout à côté s'élèvera un supermarché dont les rayons vous
proposeront des marchandises à profusion. [...]; vos femmes se doteront de machines à nettoyer le
linge et vous-mêmes paierez au prix fort ces appareils qui font rire et pleurer et qui peu à peu se
substitueront à vos conteurs. [...] Juste en face, un hôpital recevra vos femmes enceintes, [...] fournira
gratuitement les nouvelles mariées en cachets qui rendent stériles..." (pages 183 - 184).
Poussé à la limite de l'invraisemblable, le discours politique moderniste ressemble davantage à l'interprétation qu'en fait
le narrateur. On a l'impression qu'Omar El Mabrouk parle avec les termes que mettrait sur son discours le narrateur lui-même.
Le point de vue unique envahit ainsi l'énonciation même lorsqu'elle arrive à être confisquée par l'un des acteurs105.
L'hégémonie énonciative, c'est ce qui fait l'originalité de l'instance narrative dans ce roman. A la différence des autres
textes jusqu'ici étudiés, où dans un cas le narrateur se limite presque à véhiculer la seule perception actorielle (Une ambition
dans le désert); dans l'autre à distribuer la narration entre plusieurs récitants (Le conclave des pleureuses), ici les interventions
du narrateur dans le récit, plus directes, plus fréquentes, confirment son autorité énonciative, et laissent voir outre sa
douleur106, son désarroi107, parfois même son mépris108, une vision passéiste du monde.
Indignation et aphorismes se chargent de la rendre. Particulièrement lorsqu'il est question des adeptes de la
104 Cf., Beïda Chikhi, Conflit des codes et position du sujet dans les nouveaux textes littéraires maghrébins de langue française (1970-1990), op.
Ce fut à ce moment-là qu'ils appréhendèrent réellement les déchirantes nécessités de la reconversion.". L'honneur de la tribu, op. cit., page
46.
107 "Frustrés d'ennemis, nous étions devenus vifs à retourner nos fusils contre nous-mêmes. Un simple affront pouvait générer une
d'enseignes lumineuses alors que nous continuions à nous éclairer à la lampe à carbure ou à huile.", idem, page 32.
59
"Les plus âgés des lépreux se montrèrent dignes de notre confiance et tentèrent de s'adapter à leur
nouveau mode de vie. Mais nous nous rendîmes compte que l'esprit de leurs adolescents avaient été
profondément perverti. Ils avaient tout oublié de nos coutumes et traditions, et leur comportement
nous choquait. Ils refusèrent de [...] travailler la terre. [...]. Ce sont des fainéants. Ils répugnent à la
tâche et sont toujours prêts à se laisser glisser vers les pentes les plus dangereuses. Nous décourageons
systématiquement ces penchants chez nos jeunes, pour les orienter vers la psalmodie du Coran. Mais
les fils des lépreux semblaient s'y complaire. Ils avaient des attitudes vraiment scandaleuses. Ils
A leur tour les citadines réprimandées nous donnent à voir une conception surannée de la femme, associée depuis la
"Nous sommes pudiques, mais tolérants. Nos plus vieux ne manquaient pas d'être offusqués par les
accoutrements des femmes des civilisés qui laissaient découverts leurs bras jusqu'aux aisselles, leurs
Nous avons retenu les enseignements de l'Apôtre concernant les femmes. Nous savons qu'elles n'ont
pas de piété. Leur esprit est plus souvent impur que leur sexe.[...]
Omar El Mabrouk, aux accents libidineux109, fait partie de la même engeance. Sa diabolisation le situe par ailleurs
dans le camp de l'OEil-de-Moscou (Le conclave des pleureuses), c'est-à-dire dans celui des maîtres.
Plus souverain, plus impliqué que le jeune enquêteur dans ce dernier roman, le narrateur de Mimouni condamne
ouvertement son nouveau "maître". Il n'écrit pas en son nom ("Ecris au nom de ton maître")110; il prononce un réquisitoire
contre lui. Réquisitoire où la diabolisation du despote atteint son comble lorsqu'on le voit autoriser les bulldozers - symboles
d'un modernisme ravageur - à raser la tombe du saint fondateur pour élever à sa place le siège de la préfecture111 :
"Sur un signe d'Omar El Mabrouk, les bulldozers se mirent à gronder, dégageant des jets de fumée
noire, puis avancèrent lentement. Effaré, l'imam recula et s'en fut en se répandant en imprécations.
"Maudits" soient aussi les étrangers venus coopérer le temps d'un "contrat" (page 171) à l'éviction du passé et à la
profanation des morts, semble dire le vieux conteur. Avant le mausolée du saint protecteur, ce sont tour à tour les ossements
des ancêtres112, les eucalyptus "gratifiant [...] les exilés d'un espoir d'ombre et de survie" (page 165); enfin les oliviers - arbres
sacrés, auxquels s'attaquent "les mécréants", sous le regard approbateur d'Omar El Mabrouk.
A leur tour les "civilisés" s'ingéniant à leur "ressembler en tous points" (page 171) sont vilipendés (page 173),
Les "lépreux" acceptant de travailler sur leurs chantiers, sont blâmés et dits "porteurs d'un mal bien plus grave"
(page 187) que celui dont ils sont affligés. Ce mal est l'argent, la cupidité synonymes de progrès, dont Georgeaud, l'épicier,
"L'arrogance de Georgeaud croissait à hauteur de son chiffre d'affaire et nous découvrîmes à quel
point son exil étranger lui avait perverti l'âme." (page 175).
Enfin le pouvoir (Omar El Mabrouk) laissant sévir les "coopérants" - à la modernisation de la tribu - est accusé de
pactiser avec le diable. La modernisation sauvage perçue ainsi comme un acte sacrilège lui vaut un double châtiment, d'abord
le défi du juge venu mettre un terme à sa tyrannie, ensuite la découverte que ce même juge est le fruit de sa relation
Comme toute fable113, L'honneur de la tribu se clôt sur un enseignement dont on trouve curieusement un écho dans
"Nul n'a détruit Tyr que sa propre cupidité. Nul n'a détruit Carthage que son propre mensonge. Les
Romains n'étaient que le glaive et les Numides leur appui; la malédiction les a précédés
cependant."114.
Mais la malédiction, du point de vue du conteur, c'est d'abord Omar El Mabrouk lui-même dont la "fantastique
réapparition", "l'incroyable résurrection" (page 50) est vécue comme telle par les habitants du village :
"Je crois que c'est à partir de ce jour que nous commençâmes à prendre conscience des ravages causés
Ce qui est paradoxal lorsqu'on sait que "Mabrouk" signifie en arabe : ce qui est béni ou la bénédiction même. Or ce
que subit la population de Zitouna depuis son irruption surnaturelle n'est que tragédie; naturellement du point de vue du
narrateur.
Le choix onomastique engageant davantage l'auteur, on se demande si Mimouni adhère au discours fataliste de son
personnage. A l'instar du vieux conteur condamne-t-il la "nouvelle souveraineté [qui] fait vaciller l'ancienne, celle du
livre"115 ? Rejette-t-il à son tour "l'idéologie "moderniste" de l'étranger et de l'étrangeté bouffonne, grotesque, sans aucune
spiritualité"116 ?
3 - Dialogue implicite
A cette question, on est tenté de répondre par l'affirmative car la modernité terrifiante telle qu'elle est incarnée par le
préfet menace là encore d'évanescence la mémoire des ancêtres. Elle peut également, sous couvert de science infaillible et
incontournable, asseoir son autorité117 et par là même réprimer la parole mutine d'où qu'elle émerge. La souveraineté sans
limites visée par l'auteur dans ce roman, c'est celle des anciens maquisards reconvertis en tyrans. Usurpée par eux, la modernité
est devenue par conséquent l'idéologie justifiant l'autoritarisme des "analphabètes" (page 105). Omar El Mabrouk en est à la
"Je vais pouvoir me comporter en satrape, édicter des lois conçues à mon exacte pointure pour me
donner le plaisir de les transgresser le lendemain, obliger les paysans à porter des chaussures pour
marcher dans les rues ou modifier le nombre et l'heure des prières quotidiennes." (page 196).
Discours cynique du maquisard d'hier converti en tyran d'aujourd'hui, dont on trouve d'autres occurrences aux
Donnant la parole au vieux narrateur, allégorie de l'ancêtre bafoué, humilié, "violé" - dira l'auteur du Conclave des
pleureuses - Mimouni se place par conséquent en position de défenseur de "toutes les causes perdues" (page 138), y compris la
mémoire ancestrale. Sans doute l'avocat s'obstinant "à défendre les faibles, les démunis, les proscrits, les malheureux"
(page 160) est là pour étayer l'idée de plaidoyer à laquelle on reviendra en troisième partie.
On dira enfin que, sans adhérer à l'idéologie passéiste du narrateur118, l'auteur implicite lui accorde - l'espace d'un
roman - le droit à la parole et l'occasion d'exprimer sa rage contre le pouvoir des maquisards. Le narrateur ne représente plus
alors les seuls ancêtres, il représente tous ceux que le pouvoir opprime et cherche à étouffer.
115 Cf., Beïda Chikhi, Conflit des codes et position du sujet dans les nouveaux textes littéraires maghrébins de langue française (1970-1990), op.
1 - Qui parle ?
- Récit-cadre / métarécit
Pendant que l'instance narrative demeure presque unique dans L'honneur de la tribu, elle s'avère multiple dans
Bayarmine, aussi bien dans le récit premier que dans le récit second.
Dans le premier ou récit-cadre, la narration homodiégétique est prise en charge pour l'essentiel par la frangi, venue de
Paris découvrir à Bayarmine119 le passé de son mari décédé. A côté de cette première récitante, d'autres personnages assument
la double fonction d'action et de représentation (f. narrative) : la hanum, sa fille, ses deux petites filles (Murchidé et Mufidé),
Tous viennent éclaircir ou compléter l'histoire narrée dans le récit second par Chirmazar, favorite de l'avant-dernier
sultan ottoman. Mais là aussi d'autres personnages racontent, parfois même des histoires autres que celle de la vie de la Kadin
déchue.
Cela dit, la narration plurielle et complexe dans ce roman, devient intéressante lorsque les personnages du récit premier
relatent, chacun dans sa perspective, un fragment de l'histoire enfouie dans le métarécit120. Nous quittons alors la
problématique de l'instance narrative pour nous pencher sur celle du point de vue narratif.
2 - Qui voit ?
- La frangi
La frangi (personnage du récit premier) raconte deux histoires, celle vécue dans sa belle-famille détestée, l'autre que lui
dicte la photographie de Chirmazar, extraite de sa cachette. La perception très différente des deux univers romanesques trahit
119 Bayarmine fait référence à une ville turque du nom de Beylerbey située sur la rive asiatique du Bosphore en Anatolie.
120 Cf., G. Genette, Figures III, op. cit., page 241.
63
"J'ai détesté Bayarmine lors de mon premier séjour, détesté ma belle-famille qui parlait, riait et priait
dans une langue que j'ignorais. Jour après jour, ces gens me dépossédaient de mon mari. Il réintégrait
Les acteurs du récit premier sont en effet grotesques, parfois même grossiers; ceux qu'elle découvre dans le manuscrit
de la Kadin morte sont en revanche sublimes, raffinés, dignes. Chirmazar en premier - l'auteur du manuscrit - est perçue
comme une grande dame, "une géante". Sa photographie découverte dans un tiroir à Paris constitue à elle seule une histoire
que la frangi perçoit comme "témoin de son époque faste dans un palais qui tremblait sous ses pas" (page 9). Avant même de
parcourir le journal de la défunte, l'histoire de la Kadin Chirmazar lui avait déjà été relatée comme une véritable légende :
"Il fit une seule fois allusion à la parente enlevée à l'âge de douze ans par les sbires du Sultan et qui
retourna au village un demi-siècle plus tard épuisée par les intrigues du palais puis par l'exil et
Et son admiration pour elle est telle que sa vie se confond avec la sienne121.
A côté de cette femme-légende122, les acteurs du récit premier se réduisent dans sa perspective à une poignée
d'histrions. Entre les "deux soeurs [qui] mangent et se disputent avec le même appétit" (page 14), leurs "questions sorties droit
du guide touristique" (page 15), le mariage non consommé123 de Mufidé avec Réchid, le grotesque et immonde124 Baba
dépeint comme "une masse poilue, plus proche de l'ours que de l'homme" (page 66); il ne lui reste plus qu'à se plonger dans la
lecture du manuscrit laissé il y a un demi-siècle par la Kadin. Mais des histoires aussi rocambolesques que celle de la fille du
boulanger engrossée par le livreur de farine, relatée avec beaucoup de mépris125 d'ailleurs, viennent parfois la détourner de
Enfin, seule la hanum - la digne soeur de la Kadin morte - échappe à cette représentation caricaturale. Or à son tour,
celle-ci trahit une perception aussi disphorique de l'univers romanesque du récit-cadre. Particulièrement lorsqu'il est question
121 "Je suis Chirmazar [...]. Nous attendons toutes les deux un homme qui ne reviendra pas. La mort a emporté le mien, l'Anatolie a dévoré le
que raviver son souvenir et tisser une légende autour de sa personne. Pour la première fois depuis Roxelane, enterrée dans la mosquée al-
Soulaymanieh auprès de Soliman le Magnifique, un sultan s'était épris d'une concubine au point de négliger le reste de son harem.". Idem,
page 119.
123 Idem, pages 90 à 91.
124 Idem, pages 71 et 73.
125 "L'idée de quitter la maison ne m'effleure pas. Pourtant je me sens à l'étroit entre leurs murs, leurs visages et leurs discussions. Les
réunions à l'ombre du caroubier s'apparentent de plus en plus à des séances de cirque. Celle d'hier fut particulièrement pathétique. Elle
commença avec l'arrivée de l'imam. Il criait au scandale. La fille du boulanger était enceinte de deux semaines.". Idem, pages 123 à 125.
64
- La hanum
De son point de vue narratif Mufidé et Murchidé sont des "analphabètes" : "Aucune des deux n'a été capable de
poursuivre des études à Istanbul. Des cousettes, voilà ce qu'elles sont devenues." (pages 24 - 25). A la différence de leur demi-
frère (le mari décédé) qui, lui, "était un enfant surdoué" (page 25).
Selon elle leur méchanceté est telle que leurs "aiguilles piquent avec la même agilité que leur langue. Ma fille est
consciente de leur médiocrité." (page 25). Elles ressemblent à Baba leur père; Murchidé a son nez : "un vrai éteignoir pour
cierge !" (page 69) et Mufidé son teint : "De l'olive macérée dans la suie" (page 69).
A l'avarice celui-ci allie la perfidie; il négligeait sa femme pour une autre qu'il qualifie néanmoins de "pauvre souillon,
Tout autre est la représentation de Chirmazar, sa soeur "arrachée à Bayarmine à l'âge de douze ans et retournée à ce
même Bayarmine après trente ans de grandeur et de décadence." (page 25). "Majestueuse et en même temps pitoyable dans sa
robe jadis d'apparat" (page 22), sa soeur dit-elle "fit dans sa maison une entrée de sultane. La traîne de sa robe balaya le gravier
du jardin, le marbre du diwan et l'escalier qui mène aux étages." (page 20).
De son point de vue narratif, Mahria126 était également une femme fatale : "Elle allumait le feu sans se soucier de
l'éteindre" (page 24). Naguère, elle "poussa au suicide un consul de France qui la harcelait avec ses sonnets brûlants, et
précipita dans la folie un représentant de la cours du Kaiser." (page 23) "Son coeur battit pour un seul homme, le plus perfide
des êtres humains, le moins digne de son amour : un esclave venu d'Abyssinie." (page 24). Enfin, malgré sa déchéance, elle
demeure supérieure à ses deux petites-nièces dont "l'amour a frôlé [les] vies sans s'y installer" (page 23).
Telle n'est pourtant pas la représentation de celles-ci. Le mystère que la hanum entretient autour de la contenance du
coffre hérité de Mahria est à l'origine de leur ressentiment à l'égard de leur grand-tante. Lequel rejaillit à son tour sur leur
perception de sa légende.
Mufidé vient par exemple rectifier le portrait que la hanum a brossé de Chirmazar : "On a oublié de te dire que la
grande Kadin, celle qui a perturbé la vie d'un des derniers sultans, était un modèle réduit de femme, une presque naine."
(page 116). Et va jusqu'à remettre en cause l'authenticité des deux inscriptions gravées sur la tombe creusée sous le caroubier;
car selon elle celle-ci renferme "un pauvre squelette, un seul [...] pas plus haut que trois pommes" (page 116). Quant à
l'Abyssin, il doit être inhumé "quelque part sous le sol d'Anatolie, probablement recouvert de broussailles. Personne n'a dû
Quoique déconcertante, cette version de Mufidé reçoit presque la confirmation de sa mère qui confie à la frangi - sa
belle-fille - que "l'étranger, contrairement aux voeux de la Kadin ne l'avait jamais rejointe à Bayarmine" (page 117) et que la
"Kadin déchue avait passé sa vie à attendre un fantôme" (page 121) dont elle ignorait tout sauf le "terme d'Abyssin [qui] lui
Le plus étonnant c'est lorsque la fabuleuse histoire de Chirmazar et de l'Abyssin se mue en sujet de scandale entre les
deux soeurs. La scène qui se déploie sous les yeux de la frangi, à l'ombre du caroubier, résume à elle seule sa perception
disphorique du monde narré dans le récit-cadre, ainsi que l'éclairage grotesque qu'une partie de cet univers donne du récit
enchâssé :
"- Il faut être folle pour aimer un type de ce genre. Un bohémien sans famille, d'origine inconnue. Il n'a
- Tu oublies qu'il était goûteur ? Il gagnait sa vie à la sueur de sa langue alors que ton Réchid la gagne
- Quel mal y a-t-il à élever des vers à soie ? riposte Mufidé ébahie.
- Aucun, si ce pauvre garçon ne singeait ses bêtes. Il rampe au lieu de marcher. Dommage qu'il ne soit
J'attends la réponse qui ne doit pas tarder. La main de Mufidé parle pour elle. Elle s'abat lourdement
sur la joue de son aînée. Les deux soeurs s'empoignent sur la tombe, leurs pieds exécutent une danse
- Tu mérites d'être enfermée sous cette pierre, à côté de l'autre pute, vocifère Murchidé.
- Qu'attendez-vous pour vous assassiner, les encourage leur grand-mère de la fenêtre du premier étage.
Eloignez-vous de cette tombe, espèces de mécréantes. Vous profanez la sépulture d'un ange."
(page 122).
Ainsi déformée, l'histoire de Chirmazar "aimée, exilée puis emprisonnée" (page 119), nous éloigne de sa représentation
- Mahria et Rouhia
Mahria d'abord nous la conte dans sa perspective autobiographique sous forme de journal adressé au sultan et entamé
trois ans après son enlèvement127. Le mage arménien ensuite, la prédit sous forme de prolepse embrassant les moindres
péripéties et annonçant l'arrivée même de l'étrangère, un demi-siècle plus tard à Bayarmine128. Enfin, Rouhia, une autre
concubine rapporte dans sa perspective narrative des faits que le savoir diégétique limité de Chirmazar l'empêche de relater
elle-même. Ainsi du passé et de l'identité de "Naouar" alias l'Abyssin, son demi-frère dit-elle, "fils aîné du chef des chameliers
de Djerba"129 et d'une mère abyssine (page 134). Ou encore du motif ayant poussé le sultan à préférer son goûteur à sa
favorite :
" - "Tu parles de cette fille venue de Bayarmine m'a-t-il dit en cherchant dans ses souvenirs. Elle est la
lune, si l'Abyssin est un voilier. Uniquement utile pour la traversée de la nuit. Elle ne m'est plus
nécessaire depuis que j'ai atteint le jour. Mon jour porte le nom de Naouar [...]. Pour la première fois
dans l'Empire ottoman, une concubine rejette un sultan et lui préfère le grain qu'il a involontairement
Cela dit, le récit distribué entre plusieurs instances narratives ne se borne pas à la seule triade : Chirmazar, le sultan et
son goûteur; une foule d'histoires autres vient souligner la densité diégétique du métarécit. Et pourtant, une seule retient
l'attention du lecteur, car relatée du point de vue narratif de Mahria, la fille du Tartare130.
Cette histoire évoque le génocide du peuple arménien, mais aussi celui de toutes les minorités vivant alors sous le joug
ottoman. A commencer par les concubines arrachées à leurs familles, comme Mahria, qui font partie de ces minorités
opprimées. "Cadeaux de gouverneurs de provinces ou de pays ottomanisés, les blondes hongroises, les rousses roumaines et
les brunes somaliennes" (page 38) étaient traitées comme du bétail par leurs gardiennes et subissaient l'assaut des soldats si par
malheur il leur arrivait de se révolter. La scène de la répression de toutes ces furies négligées par le sultan alors accaparé par le
seul amour de Chirmazar, est sinon une dénonciation des exactions ottomanes, du moins un éclairage déconcertant que nous
"Les soldats lancés à l'assaut des portes butèrent contre les corps agrippés aux barreaux. [...] Celles
qui osaient résister étaient assommées, puis enfermées dans des sacs aussitôt lancés dans le
Cette vision du dedans est précieuse pour le lecteur car elle vient balayer une foule de stéréotypes concernant le harem,
Il est vrai que de prime abord Bayarmine semble participer de cette littérature "ethnographique" où la dimension
"la saison d'amour d'une concubine [...] n'excède jamais plus de cinq tours du soleil autour de la
ou que :
"certaines concubines n'échangeraient pas leur condition contre celle d'épouse légitime d'un homme
ordinaire. [Que] les mécontentes sont réparties parmi les soldats qui les épousent, puis les installent
dans leur famille. [Qu'] on les appelle des "saraylis". [Qu'] elles inspirent le respect et se font obéir
des autres épouses. [Enfin qu'] avoir passé ne serait-ce qu'une nuit sous le toit du sultan leur donne du
Pourtant, dès lors qu'on examine la question "Qui voit ?", on s'aperçoit que l'exotisme recèle ici, et contre toute attente,
une grande part de subversion. Particulièrement lorsque le récit est fait des points de vue narratifs de Chirmazar et de Rouhia.
L'une décrivant avec mépris la promenade bien gardée du harem "se pressant en troupeau vers le minuscule jardin à [son]
usage" (page 99). L'autre, animée de la même rancoeur, déclarant que les femmes du sultan étaient traitées en bétail et qu'elles
Ainsi représenté, le harem ne déconcerte pas seulement, il dénonce; toutes sortes de faits et d'abus : l'esclavage132, la
répression des concubines, les "luttes fratricides contre les Tartares" (page 182), la peste et la famine133, les nettoyages
classiques entre sultans134, leurs moeurs cachées135, leur train de vie trop coûteux; enfin et surtout leurs despotisme et
barbarie.
A ce sujet, Mahria nous rapporte dans un récit analeptique comment son grand-père, "un Tartare, un vendeur de
chevaux, [...] paya de sa vie son refus de s'incliner devant le sultan de l'époque, l'oncle de l'actuel, qui effectuait une visite sur
131 "Ils nous traitent en bétail. Nous troquons notre chair contre de la nourriture.", Cf., Bayarmine, op. cit. page 134.
132 Idem, page 182.
133 Idem, page 164.
134 Idem, page 145.
135 Cf., le révélation qui a coûté la vie à une autre concubine, Hind la soudanaise, idem, page 82.
68
la rive d'Asie." (page 30). Effarouché par le comportement de l'effronté, celui-ci l'avait "décapité à moitié" (page 169) sous les
yeux de l'épouse, une "osmalli" pourtant, et "empêché la foule de secourir celui qui se contorsionnait de douleur sur la place
de Bayarmine." (page 169). Deux générations après, Mahria sa petite fille vengeait symboliquement sa "lignée amputée"
"J'ai attendu la nuit pour me faufiler dans la galerie des portraits. Douze sultans se suivent dans un
ordre parfait. Seul l'oncle assassiné répond aux descriptions du vieillard [...]. Dans un état proche de
la folie, j'ai poignardé le portrait, à la base du cou, là où le sabre de l'assassin avait sectionné la vie
L'exécution symbolique du despote a été plus ou moins recommandée par le mage arménien dont le peuple a été à son
tour longtemps persécuté par l'Empire ottoman. A ce sujet, les témoignages vraisemblables de Chirmazar136 dans le récit
second et de la hanum137 dans le récit premier lèvent le voile sur un pan tabou de l'histoire de cet empire et nous font glisser
C'est en ce sens que l'on peut parler d'une influence postmoderne sur l'écriture de Bayarmine; la fantaisie et le baroque,
la synthèse entre réalisme et fantastique, le mélange entre Histoire et légende - fait que d'aucuns reprochent à Vénus Khoury-
Ghata, sont autant de traits caractéristiques de l'esthétique postmoderne, souvent synonyme de kitsch aux yeux de ses
détracteurs138. Il est en effet "étonnant" - surtout pour ceux qui ne connaissent pas la liberté du roman - de voir emmêlés la
guerre de 14 - 18, l'écroulement de l'Empire ottoman, la Russie tsariste, etc. et la déchéance de cette favorite fictive d'un sultan
imaginaire139. Ces esprits habitués aux frontières entre les genres, au clivage entre fiction et récit historique ignorent par
exemple que le "roman historique postmoderne [...] opte délibérément pour le mélange du passé et du présent" et que certains
"romanciers inventent de toutes pièces leur sujet qu'il est impossible de distinguer de "vrais" romans historiques, tant le
vocabulaire du genre est bien imité et les allusions à des événements historiques connus sont nombreuses."140.
Et pourtant le récit historique que nous donne à lire Chirmazar en page 180 est moins l'illustration d'une influence
nettement postmoderne sur l'écrivain, que celle d'une vision du dedans de l'Histoire. En mettant l'accent sur la violence des
136 "- Exécutez ces deux traîtres, fait-il écumant de rage. Ils ont tué ma descendance et jeté un sort. Cette femme reçoit un mage dans sa
chambre, son esclave le déguise en imam. Ligotez les mains de ce diable [...]. C'est lui qui a semé la peste dans le ventre de mon ami abyssin
et étranglé mon héritier dans les entrailles de sa mère. Arrêtez tous les mages arméniens, tous les aveugles, tous les habitants du quartier de
Kouroukschémé avant qu'ils n'exterminent le peuple ottoman dans sa totalité.". Idem, pages 170 - 171.
137 "- J'ai bien connu le mage, me dit la hanum. Il s'était réfugié à Bayarmine pour fuir les massacres qui visaient les arméniens de la capitale.
[...] Nous étions passibles de confiscation de nos biens et d'emprisonnement; les autorités interdisaient l'hébergement des Arméniens.".
Idem, pages 172 - 173.
138 Cf., Antoine Compagnon. Les cinq paradoxes de la modernité. Ed. du Seuil, 1990, page 166.
139 Cf., Bayarmine, op. cit., page 180.
140 Cf., A. Kibédi Varga. "Le récit postmoderne", Littérature, n° 77. Larousse, février 1990, page 19.
69
Ottomans, la cupidité des Russes et des Britanniques, elle dénonce à l'instar de toutes les minorités opprimées la tyrannie des
uns et la menace hégémonique des autres. C'est de cette manière que l'étude de la perspective narrative devient intéressante
dans ce roman; elle part de la légende pour nous livrer en fin de compte, et de l'intérieur, un témoignage troublant sur un sujet
tabou de l'histoire ottomane, à savoir le génocide du peuple arménien que les autorités de l'époque et turques aujourd'hui ne
Aussi troublant, le témoignage de l'héroïne de La nuit sacrée porte pour sa part sur la tyrannie des hommes dans une
société patriarcale, où seule la loi du père a droit de cité. Mais plus rebelle que Mahria, Zahra femme à l'identité masquée,
prend en main son destin et part en guerre contre la sentence paternelle. C'est ce drame que la narratrice nous raconte, de façon
1 - Qui parle ?
En dépit de l'incertitude141 entretenue autour de l'instance narrative, reproduisant en quelque sorte l'ambiguïté
sexuelle du personnage principal, on peut dire que la narration est assumée en premier lieu par ce personnage cumulant à son
tour les fonctions narratives et d'action. Un peu à l'instar de la Kadin Chirmazar dans Bayarmine; avec cette différence qu'ici,
Zahra raconte au premier degré une histoire encore plus terrible. Du moins de son point de vue narratif que nous ne quittons
presque jamais, sauf lorsque d'autres personnages racontent à leur tour, mais sous un autre jour, cette même histoire.
2 - Qui voit ?
a - Le Consul et l'Assise
141 Un certain flou entoure en effet le profil du conteur dans La nuit sacrée. Dès le préambule le lecteur non averti est plongé dans la brume.
Le [je] surgissant dès les premières lignes et pouvant être attribué à Ben Jelloun en tant que narrateur démiurge et extradiégétique, renvoie
en réalité à une instance intradiégétique, celle de Zahra l'héroïne : "Ce qui importe c'est la vérité. A présent que je suis vieille, j'ai toute la
sérénité pour vivre. Je vais parler, déposer les mots et le temps." (page 5). Curieusement dès lors qu'on passe au premier chapitre "Etat
des lieux", le doute s'installe à nouveau, à la lecture notamment de cet énoncé : "Après sa confession, le conteur avait de nouveau
disparu." (page 9). Désormais le lecteur ne sait plus à qui attribuer la confession que renferme le préambule et qui semblait être pourtant
celle de Zahra : "On vous a raconté des histoires. Elles ne sont pas vraiment les miennes. Même enfermée et isolée, les nouvelles me
parvenaient [...]. Mais comme ma vie n'est pas un conte, j'ai tenu à rétablir le secret ..." (pages 6 et 7). Cf., Approche narratologique de La
nuit sacrée de T. Ben Jelloun, Sarra Gaillard, mémoire de DEA, octobre 89, page 29.
70
Pendant que le premier résume le drame que vient de lui relater Zahra à un "conte infini" (page 169), la seconde - sa
"- C'est une usurpatrice, un mensonge, un danger. Elle nous a menti. J'ai des preuves. Elle est plus
forte que tu ne crois. Cette femme transporte avec elle une vie où elle a trompé tout le monde. Il paraît
qu'elle a tué ses parents. Sa mère est morte folle et son père n'a pas eu le temps de tomber malade.
C'est un assassin que nous abritons dans cette maison, une voleuse." (page 131).
C'est ainsi qu'on peut parler d'élaboration variable polyscopique142 de la narration homodiégétique dans ce roman.
Une situation qui rappelle l'énonciation dans Le conclave des pleureuses, où de la même manière "un même événement est
Cela dit, c'est d'abord Zahra qui nous raconte rétrospectivement comment elle fut dépossédée de son identité de femme
par un père privé de descendance masculine et par quelles épreuves elle dut passer pour redécouvrir ensuite progressivement
b - Zahra
Le plus souvent il s'agit d'une narration homodiégétique par un je-narrant-témoin qui raconte avec un grand
"Rappelez-vous ! J'ai été une enfant à l'identité trouble et vacillante. J'ai été une fille masquée par la
volonté d'un père qui se sentait diminué, humilié parce qu'il n'avait pas eu de fils." (page 6).
Un drame perçu de son point de vue rétrospectif comme une véritable "mascarade", un peu à l'instar de Meursault-
narrateur145 relatant a posteriori et avec sérénité le décès de sa mère, ainsi que le meurtre insensé de l'Arabe. De la même
manière, la narration ultérieure fait ressortir ici non pas l'absurde de l'existence, mais le ridicule d'une situation; favorise non pas
une peinture satirique de la justice, mais un pamphlet contre une société phallocrate, basée sur l'injustice et le simulacre :
"Je n'étais plus cet être de vent dont toute la peau n'était qu'un masque, une illusion faite pour tromper
une société sans vergogne, basée sur l'hypocrisie, les mythes d'une religion détournée, vidée de sa
spiritualité, un leurre fabriqué par un père obsédé par la honte qu'agite l'entourage." (page 138).
142 Cf., J. Lintvelt, Essai de typologie narrative. Le "Point de vue". Théorie et analyse, op. cit., page 81. A ce sujet G. Genette parle, pour sa
part, de focalisation interne multiple de la narration. Cf., Figures III, op. cit., page 207.
143 Cf., J. Lintvelt, idem, page 81.
144 "Il m'avait fallu l'oubli, l'errance et la grâce distillée par l'amour, pour renaître et vivre.". Cf., La nuit sacrée, op. cit., page 138.
145 Cf., Albert Camus, L'étranger, Paris, Gallimard, 1957, coll. "Folio".
71
L'imposture paternelle, la cupidité des oncles, la cérémonie de la circoncision, les larmes "de la troupe féminine de la
maison" (page 51), "le bois du paradis [qui] n'était en fait qu'un bois quelconque mélangé à des parfums de mauvais augure"
(page 35), les tractations entre les trois laveurs et l'oncle, etc., tout cela n'était que "simulacre" et "mascarade". C'est en ces
termes qu'elle résume sa vie jusqu'à la rencontre essentielle avec l'aveugle; lequel a su lui recomposer une image plus
authentique146 d'elle-même; ainsi qu'à la débarrasser définitivement "de toute une vie, une époque de mensonges et de faux-
A certains endroits pourtant, c'est par un je-narrant-protagoniste, cette fois, que la narratrice raconte à la première
personne les vicissitudes de son je-narré. La prise de distance temporelle et psychologique est alors moindre et le témoignage
sur la société et ses moeurs, en revanche plus cruel. Ainsi lorsqu'elle nous décrit comme personnage-acteur la violence avec
"Pendant qu'elle parlait, deux de ses compagnes me ligotèrent les mains sur la table glacée. Elles me
déchirèrent mon saroual et levèrent mes jambes en l'air. La gardienne, habituée des lieux, leur indiqua
deux crochets au plafond. Elle leur fournit les cordes. Mes jambes écartées étaient par les cordes de
chaque côté. L'aînée me mit un chiffon mouillé dans la bouche. Elle posa sa main gantée sur mon bas-
Cette illustration de la cruauté avec laquelle la narratrice a été châtiée au "nom de Dieu [...] le Juste et le Très-Puissant"
(page 159) pour usurpation et vol a sans doute valeur de document sociologique. Cela dit, quand bien même ce témoignage
réapparaît nuancé plus loin, dans une narration affichant l'évolution psychologique du je-narrant-témoin, il garde sa valeur
documentaire :
"Ma mutilation était l'expression d'une vengeance. Mais d'où était venue à mes soeurs cette idée
barbare ? J'appris plus tard que la torture qui me fut infligée est une opération pratiquée couramment
en Afrique noire, dans certaine régions d'Egypte et du Soudan. Son effet est d'annuler chez les jeunes
filles qui s'éveillent à la vie toute possibilité de désir et de plaisir. J'appris aussi que jamais l'islam ni
C'est précisément cette dimension ethnographique de l'écriture que l'on a souvent déplorée chez T. Ben Jelloun,
notamment au sujet des images-phantasmes qu'on lui reproche de cultiver quelques fois à outrance dans ses textes. Sans
146 "Le miracle avait le visage et les yeux du Consul. Il m'avait sculptée en statue de chair, désirée et désirante.", La nuit sacrée, op. cit., pages
137 - 138.
72
tomber dans la dérive de ces accusations, on peut se demander si un certain voyeurisme occidental trouve satisfaction dans ce
passage précisément, et un certain regard déformé sur l'Autre - perçu justement comme un "barbare" - sa justification.
Enfin, l'excision pratique de "barbares" utilisée comme supplice par "une secte de soeurs musulmanes, fanatiques et
brutales" (page 157); c'est ce type d'association d'images qu'une médiatisation parfois tendancieuse, utilise à dessein pour
conforter le Même dans son à priori culturel sur l'Autre. Lorsque la littérature se met à faire le même assemblage, c'est ce qu'on
On vient de voir comment dans La nuit sacrée, l'auteur fait un emploi particulier des deux formes homodiégétiques
auctorielle et actorielle, dont le résultat est de nous livrer le témoignage d'un je-narrant, plus ou moins impliqué, sur une
société qui semble avoir érigé le simulacre en dogme et la brutalité en éthique. Enfin comment sur un plan idéologique ce
même témoignage s'expose au risque de réfléchir à son insu le regard lourd de préjugés du destinataire.
Voyons à présent quel cheminement suit la narration dans La nuit sacrée, roman dont la composition en 22 chapitres
précédés d'un prologue lui confère, à la différence du reste du corpus, une structure assez proche de celle du conte.
Le Consul a sans doute raison de résumer le récit qu'il vient d'entendre à un "conte infini", car en dépit des précautions
de langage qu'elle prend au début du texte : "Comme ma vie n'est pas un conte" (pages 6 - 7), Zahra donne à son récit une
structure contique où tout l'ensemble narratif est par surcroît mis au service d'une "signification privilégiée"147 : la Délivrance,
enfouie dans le texte et même dans l'avant-texte et fonctionnant comme source génératrice de ce récit.
a - Analyse du prologue
147 L'idée de signification privilégiée fonctionnant dans le conte comme source génératrice du récit est empruntée à Jamel Eddine Bencheikh
dont le modèle d'analyse narrative - ce qu'il appelle "le schéma générateur" - inspire ici l'approche de la ligne narrative dans La nuit sacrée.
Selon l'auteur de ce modèle théorique, l'ensemble du texte narratif doit tendre à la réalisation, l'accomplissement du "dessein profond" du
conte. C'est ainsi que le récit se génère de lui-même pour réaliser ce qu'il appelle autrement "le programme du conte". Cf., J. E.
Bencheikh, Les Mille et Une Nuits, ou la parole prisonnière, op. cit.
73
Si La nuit sacrée est un texte qui mêle les genres - roman, conte, poésie, ... - c'est du côté du conte que le choix
scripturaire semble pencher. Raison pour laquelle on est tenté de le qualifier de "conte romancé" commençant par un prologue,
où un projet est énoncé dès le préambule : "Ce qui importe c'est la vérité. Je vais parler, déposer les mots et le temps" (page 5).
Il s'agit pour Zahra de rétablir la vérité trahie dans des contes "extravagants" (page 6), fruits de la fabulation d'autres
conteurs et de livrer à son public le secret, c'est-à-dire sa propre version des faits. Or ce préambule constitue à lui seul un conte;
en fait une large anaphore à L'enfant de sable. La voix nous résume en deux pages toute l'histoire passée, retracée dans ce
texte :
"Rappelez-vous ! J'ai été une enfant à l'identité trouble et vacillante. J'ai été une fille masquée par la
volonté d'un père qui se sentait humilié parce qu'il n'avait pas eu de fils. Comme vous le savez, j'ai été
Si l'on se place dans l'optique d'un procédé mécanique de production du récit, les trois premières pages anaphoriques
du texte serviraient de prologue, de conte-cadre ou encore de conte-prétexte à la narration comme il est d'usage de le désigner
ainsi148.
Le projet d'énonciation formulé au tout début, équivaudrait alors à un simple prétexte à mise en scène, Zahra proposant
de rétablir la vérité masquée pour raconter une nouvelle histoire. Et le prologue "instrumentalisé" ainsi, deviendrait "un mode
de production du conte"149, "plus ou moins artificiel permettant à une conteuse de débiter une série" 150 d'aventures et de
péripéties nouvelles.
Toutefois, le préambule ici ne sert pas de prétexte au conte; il constitue plutôt une sorte de "pré-texte" à La nuit sacrée,
car il nous place d'entrée dans l'amont du texte : "Rappelez-vous", "Comme vous le savez" (page 6). Il assure ainsi la transition
entre l'histoire passée et le récit à venir, bref il constitue la charnière entre L'enfant de sable et La nuit sacrée; il ne marque pas
148 "En 1980, Paul Sebag [par exemple] présente une nouvelle édition des Mille et un jours de Petis de la Croix. Comparant cette collection à
celle des Mille et Une Nuits, il écrit : "Les deux recueils n'ont pas seulement des titres qui semblent se donner la réplique; ils ont la même
structure, s'ouvrant sur un premier conte qui fournit la raison et le cadre de multiples contes égrenés au fil des nuits par une même
conteuse !" ". Cf., la critique de Jamel Eddine Bencheikh à ce propos dans son essai sur Les Mille et Une Nuits, idem, page 24.
149 Cf., Jamel Eddine Bencheikh, Idem, page 27.
150 Cf., Jamel Eddine Bencheikh, Idem, page 25.
74
Le sens est en effet tapi dans l'avant-texte, L'enfant de sable, où règne un sens déjà consacré : la loi du père, riche
commerçant fier et intrépide, allant jusqu'à braver la volonté divine pour avoir un héritier. Afin d'échapper à la raillerie et à la
La fin de l'anecdote dans ce texte151 ne prononce pourtant pas la clôture du sens, car les dernières pages contiennent
"Lorsque le livre fut vidé de ses écritures par la pleine lune, j'eus peur au début, mais ce fut là les
premiers signes de ma délivrance (...). Si quelqu'un parmi vous tient à connaître la suite de cette
"Né du surgissement d'un sens" - pour reprendre l'expression de J. E. Bencheikh - le conte de La nuit sacrée
accueillera la renaissance de cette parole : "ma délivrance", où elle sera exprimée symboliquement par la renaissance de Zahra
en cette nuit du destin. La loi du père est alors bafouée et le désir de s'affranchir se fait entendre : " ... je savais qu'après la mort
De ce point de vue, le père et la fille loin d'être "des personnages engagés dans un récit" deviennent "des formes toutes
entières coulées dans le sens"153. Les discours de la loi paternelle et du désir rebelle ont trouvé dans le conte le lieu par
excellence pour y livrer bataille. "Le couple moteur qui génère le récit est là"154.
Les deux significations conflictuelles dans La nuit sacrée : la Loi et la Délivrance, sont ce couple générateur du texte.
Voyons dès lors comment se génère et se structure le récit dans La nuit sacrée, à la lumière de ce que Jamel Eddine
"Nous appelons schéma générateur le système qui assemble, dispose et coordonne tous les éléments
du texte narratif.
opérationnelles, opérateurs agissant exclusivement pour le compte d'un projet anecdotique et dans les
limites assignées, structures d'accueils, modes de fonctionnement et de cheminement, sont pris dans
Sans vouloir confiner La nuit sacrée dans la catégorie des contes à "schéma générateur"156, disons seulement que la
structure narrative qu'il affiche peut être décrite à la lumière de cet instrument théorique. D'autant plus que l'ensemble narratif,
du préambule au dénouement, est structuré et déterminé par une fonction unifiante que J. E. Bencheikh résume par ailleurs,
- Prologue d'exposition
Comme on l'a précédemment avancé une structure contique caractérise le texte narratif dans La nuit sacrée. Une sorte
de "prologue d'exposition"157, le préambule, inaugure en effet le texte : une histoire révolue y est rappelée et un projet
La formule anecdotique de ce projet158 n'apparaît clairement que quatre chapitres après le préambule. Zahra ne décide
de se délivrer réellement de la loi implacable de son père qu'après sa mort : "Tout devenait clair en moi [...]. Je savais qu'après
Pourtant la "délivrance" est une signification qui a surgi dès la fin de L'enfant de sable159, mais aussi au début du
texte suivant : "Vous êtes ma délivrance" (page 5), ainsi que par la bouche du père : "Tu es libre à présent" (page 32).
Ainsi, le projet de libération contenu en puissance dès l'avant-texte, ne se manifeste que tardivement dans La nuit
sacrée.
Une fois mis en route son projet de délivrance se heurte pourtant à des obstacles. Lesquels correspondent au niveau
structurel à ce que J. E. Bencheikh appelle des opérations de "rupture d'une situation d'équilibre".
prologue.
159 Nous avons déjà démontré cela plus haut, Cf. "Conflit des significations".
76
Ces opérations ponctuent le schéma narratif de La nuit sacrée. En effet, loin de suivre un itinéraire stable allant d'un
point A à un point B, la quête de Zahra évolue en dents de scie. Dans son cheminement, elle va se heurter à des éléments
perturbateurs dont la fonction n'est pas de freiner le récit, mais au contraire de le relancer.
C'est le cas, lorsque Zahra, égarée au début de son aventure est recueillie par l'Assise, gardienne du hammam, qui la
conduit jusqu'au Consul, l'homme avec qui elle apprendra à vivre véritablement sa nature de femme, pendant quelque temps.
Brusquement, cette situation d'harmonie entre les deux amants va être rompue un matin, lorsque la soeur de l'aveugle et l'oncle
rancunier de "l'Invitée" viennent tenter de démasquer celle-ci, accusée d'avoir usurpé l'héritage de son père après avoir tué toute
sa famille.
L'équilibre de la situation entre Zahra et son amant susceptible de causer "l'immobilisation du récit"160, il fallait
De même lorsqu'en prison, Zahra parvient à vivre en parfaite communion avec le Consul. L'épreuve mystique est alors
couronnée par la paix de l'âme, jusqu'à l'irruption de ses cinq soeurs venues lui faire payer son usurpation de l'héritage paternel.
Leur arrivée inopinée161, grâce à la gardienne de la prison, répond à la nécessité de rompre une phase de stabilité du
récit, pendant laquelle l'Androgyne a repris forme. Là encore, pour remettre en route le processus de génération du récit,
Paradoxalement lorsque le projet initial de Zahra devient trop menacé dans son cours, celle-ci bénéficie de
l'intervention d'un autre personnage pour l'aider à l'accomplir. C'est le cas lorsque Zahra, immobilisée, réduite à une loque
humaine après sa mutilation en prison, un autre personnage, le médecin fait irruption pour la prendre en charge et la transférer
à l'hôpital. Le processus de production du récit débloqué, le conte continue de se générer normalement et Zahra parvient enfin
à accomplir son projet de délivrance totale du passé. C'est alors qu'elle accède à la dernière phase de son itinéraire : la
reconnaissance.
160 Cf., J. E. Bencheikh, Les Mille et Une Nuits, ou la parole prisonnière, op. cit., page 66.
161 Aucun indice textuel ne semble exprimer la moindre velléité de vengeance à son égard.
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Sortie de prison, Zahra pleure de joie parce que personne ne l'attendait. Enfin, elle était libre162 et totalement délivrée
de son passé d'homme déguisé. Le spectre du père est en même temps balayé. Il aurait pu réapparaître sous quelque autre
forme afin de retarder l'aboutissement du processus; mais "il est temps maintenant de clore le conte". Il faut accélérer le récit; le
C'est pourquoi ce n'est pas un hasard si à peine libérée, Zahra eut "une pensée pour le Consul" (page 186), pourtant
quelque temps oublié du fait de l'éclatement du couple. Cette pensée est en réalité un avant signe de la reconnaissance. La
nécessité de lancer l'action finale se traduit aussitôt chez Zahra par "une terrible envie de voir la mer" (page 186); un prétexte,
sans doute, pour mener à son terme l'opération. Elle part alors vers le Sud, là où le Consul était déjà parti. La rencontre, enfin, a
lieu dans une rêverie entraînée par le spectacle sublime de la mer : le Consul élu Saint vénéré de tous, reconnaît Zahra qui s'est
avancée vers lui déguisée en homme; " - Enfin, vous voilà" (page 189).
Cette reconnaissance prononce en même temps la victoire d'un discours sur l'autre, le triomphe d'une signification sur
l'autre : la Délivrance sur la Loi. Malgré son déguisement, Zahra est identifiée et son statut de femme définitivement reconquis.
Ainsi, la structure que se donne le conte dans La nuit sacrée, est indissociablement liée à sa finalité. Le projet
anecdotique qui n'en est que la forme, y prend naissance et tend à la réaliser.
Essayons à présent de retracer le cheminement que le texte narratif a suivi en écho à cette finalité qui a permis de
générer le conte.
Deux jours seulement après l'enterrement de son père, Zahra décide de fuir à la recherche de son identité de femme.
Elle recueille dans un sac tout ce qui peut lui rappeler "l'image du monstre [que son père avait] fabriqué." (page 55) et l'enfouit
dans la tombe. Elle n'attend même pas le lever du jour pour quitter la ville.
162 "Je pleurais parce que personne ne m'attendait. J'étais libre. J'étais seule", La nuit sacrée, op. cit., page 186.
163 Cf., J. E. Bencheikh, Les Mille et une Nuits, ou la parole prisonnière, op. cit., page 95.
78
- Première phase : la première rencontre que fait Zahra, a lieu dans une forêt avec un homme "sans visage", qui
- Deuxième phase : la rencontre avec l'Assise dans le bain maure, sert de relais à la rencontre suivante.
- Troisième phase : la rencontre décisive avec le Consul qui réussit à la délivrer de son masque d'homme et lui
recomposer, par le toucher, sa véritable image de femme "désirée et désirante" (page 138).
Cependant, sa féminité réhabilitée, Zahra n'est pas totalement libérée de son passé ni de sa
famille.
- 1er moment : l'irruption du passé à travers le surgissement d'un élément perturbateur de cette plénitude; l'oncle.
- 2ème moment : l'arrivée sur scène des cinq soeurs vengeresses, perturbe le travail de l'oubli auquel Zahra s'est
consacrée en prison. Simplement évoquées au début du récit, elles surgissent à leur tour pour
rappeler à l'héroïne que le passé n'est pas tout à fait révolu et que la Délivrance est une
- Cinquième phase : l'apparition "miraculeuse" du médecin pour l'aider à mener à terme son projet de délivrance.
- Dernière phase : Les retrouvailles de Zahra et du Consul après leur perte de vue.
Entre temps le récit est truffé de visions, de rêveries et de songes qui constituent de véritables "boucles du récit"164
Ainsi retracé, le parcours de Zahra permet de dégager un schéma narratif linéaire qui est celui des contes initiatiques de
la tradition orale.
Le schéma générateur fonde-t-il le récit de V. Khoury-Ghata comme il fonde celui de T. Ben Jelloun ? Non.
Pour deux raisons : d'abord parce que Bayarmine exhibe une architecture très différente de celle de La nuit sacrée. Il
n'y a pas de préambule ni de "prologue d'exposition" qui puisse nous conduire dans le sens de quelque structure contique du
récit.
164 "Nous appelons boucle [du récit] toute possibilité offerte au texte (par conséquent au conteur lui-même qui s'identifie à lui) de se
développer sur un point particulier. Ce développement peut accompagner le récit en l'étoffant, ou être chargé de fournir des informations et
de se constituer en émetteur de signes.". Cf., J. E. Bencheikh, idem, pages 84 - 85.
165 Voir les deux derniers chapitres.
79
Ensuite parce que la narration ici, moins linéaire, nous donne parfois du fil à retordre.
Contrairement au "conte romancé" de T. Ben Jelloun, nous avons dans Bayarmine deux récits parallèles mais bien
Le premier récit ou " récit actuel "166 est celui de l'événement proprement dit. Le second plus ancien, est celui d'un
temps révolu, la vie de Chirmazar favorite du sultan de Dolmabaché, avant, pendant et après sa déchéance.
Plus de cinquante ans de décalage séparent le premier du second167. La frontière entre les deux récits est soulignée
par une typographie nettement différente; le premier étant écrit en caractères d'imprimerie, l'autre en italiques. Distinction
d'autant plus justifiée que les récits émanent de deux voix séparées et non contemporaines. L'une est celle de la frangi, cette
jeune veuve parisienne venue découvrir à Bayarmine l'enfance de son mari turque, après sa mort; l'autre, celle de Mahria "la
Deux typographies différentes, deux voix distinctes mais aussi deux chronologies bien séparées. L'usage des temps
"Cinq silhouettes s'agitent à la vue du bateau qui s'approche du débarcadère. Cinq corbeaux femelles
C'est ainsi que s'ouvre le récit actuel par une description faite au présent. Le récit proprement dit ne commence qu'à la
page suivante (page 8), avec l'apparition pour la première fois d'un temps du passé :
"J'ai détesté Bayarmine lors de mon premier séjour, détesté ma belle-famille qui parlait, riait et priait
Quand il nous arrive d'y rencontrer un passé simple c'est de l'ancien temps qu'il s'agit : "Elle ne revint à Bayarmine que
A cela succède aussitôt dans le texte, le temps présent comme pour souligner davantage la démarcation entre les deux
"Je retourne à mon tour à Bayarmine, pose mes pieds dans ses pas sur la route jaune qui traverse le
village de bout en bout, enjambe le seuil de sa maison, occupe son lit et enfouis ma tête dans son
Dans le récit ancien en revanche, l'usage des temps grammaticaux se fait presque exclusivement au passé :
166 Cf., Charles Bonn, Lecture présente de Mohammed Dib, Alger, Entreprise Nationale du Livre, 1988, page 53.
167 "Il vous est simplement demandé de déchiffrer ces pages fermées depuis plus de cinquante ans.", Cf., Bayarmine, op. cit., page 75.
81
"Trois années se sont écoulées depuis que mes pieds ont franchi le grand portail du palais. J'en
C'est ainsi que s'ouvre le récit de Chirmazar après une brève entrée en matière où elle s'annonce comme étant
"Moi, Chirmazar, favorite du Sultan, prends la plume pour la première fois depuis mon arrivée à
Dolmabaché, pour lui confier ma vie loin des miens." (page 27).
Le temps présent ici situe l'énoncé au moment de son énonciation. Il n'a en revanche aucune valeur historique comme
c'est le cas pourtant, dans de nombreux passages narratifs du texte; par exemple : "Un déclic libère ma porte fermée de
l'extérieur. J'en profite pour courir vers l'infirmerie mais ne trouve qu'un endroit désert..." (page 132), où le présent associé au
Lorsque le présent recouvre sa valeur générale dans le texte, nous ne sommes plus dans la sphère narrative mais à
l'intérieur de séquences :
82
- discursives
"Sa voix ne fut plus qu'un murmure lorsqu'il dit, d'une pauvre voix cassée : "On m'enferme comme une
bête dangereuse. On me sépare de mon seul ami. Ils ont peur qu'il ne me contamine de sa passion..." "
(page 136).
- descriptives
"Des objets achetés par mon esclave arrivent dans mes mains et me parlent du contenu des vitrines :
des verres d'Alep peints à la main, des colliers d'Aden tissés de corail et d'argent, de lourdes parures
faisant ployer les têtes altières sous leur poids..." (page 28).
- ou dialogiques
Elle fuit ma question et mon regard, scrute le Bosphore visible de la fenêtre, puis dit lentement,
- Adil n'existe pas, je l'ai inventé de toutes pièces pour pouvoir rêver. Il est la fenêtre de ma vie."
(page 146).
Une autre divergence entre le récit ancien et le récit actuel, c'est enfin l'écriture.
Tandis que l'un est vécu au jour le jour par l'héroïne, l'autre est contenu dans les pages d'un manuscrit que celle-ci est
"Mes deux petites filles étant analphabètes, c'est à vous qu'échoit la lecture de ces pages. Elles vous
attendent depuis un demi siècle. Celle qui les a écrites vous aurait certainement choisie pour cette
D'où toute la complexité entre lecture et écriture dans ce roman, rapport sur lequel on reviendra plus loin.
Paradoxalement, ces deux récits bien circonscrits et bien distincts se complètent et vont jusqu'à se confondre169.
La frontière entre le récit au présent et celui de l'ancien temps n'est qu'apparente, typographique dira-t-on. En fait l'un
Dès la page 9, il est question dans le récit de la frangi, de l'enlèvement de la Kadin et aussitôt de son retour à
Bayarmine :
"Il fit une seule fois [en parlant de son mari] allusion à la parente enlevée à l'âge de douze ans par les
sbires du sultan et qui retourna au village un demi-siècle plus tard épuisée par les intrigues du palais
Ainsi dès les premières pages du récit actuel, nous rencontrons les traces du récit antérieur. Puis viennent des
informations préliminaires sur le personnage de la Kadin communiquées par sa petite nièce Mufidé :
"Elle parlait plusieurs langues. Le sultan exigeait sa présence à ses côtés au cours des audiences. Elle
était le porte-parole de son Altesse qui ne pouvait s'adresser à de simples mortels. Il se contentait
d'approuver du chef en tortillant sa moustache. Elle tint un journal lorsque le Sultan commença à
s'éloigner d'elle, elle lui confiait sa peur d'être répudiée de ses appartements et..." (page 13).
Le journal est ainsi présent dans le premier récit avant même que l'étrangère ne puisse le parcourir, avant même que la
voix de Chirmazar ne se fasse entendre quelques pages plus loin. La genèse du manuscrit d'autrefois nous est par conséquent
Inversement ce même récit est enfoui dans les pages du précédent, mais sous forme de vision ou de prolepse
temporelle170. Un demi siècle plus tôt un mage prédit à Chirmazar l'irruption d'une étrangère dans sa maison et les raisons de
"Je vois une étrangère, penchée sur un coffre ou sur une tombe, a-t-il dit, elle exhume un mort ou un
journal, déchiffre les lignes d'une main ou celles d'une page, ressuscite un être ou un manuscrit. Cette
femme traversera plusieurs terres et mers pour venir chez nous. Elle fera ce voyage pour découvrir
l'enfance d'un mari disparu. Elle l'oubliera dès que ses pieds toucherons la septième jetée, celle de la
rive d'Asie : une morte occupera sa place dans son coeur." (page 62).
Cette morte n'est autre que la Kadin. L'histoire de la frangi est de cette façon à son tour contenue dans le récit de la
défunte. C'est ainsi dans tout le roman. Un continuel va-et-vient entre les deux récits les articule l'un à l'autre et brise
La présence de l'un dans l'autre est telle qu'on ne perd presque jamais de vue l'un et l'autre où qu'on soit dans le premier
ou le second récit.
A la page 75, la hanum, personnage du récit actuel ordonne, en effet, à la frangi de lire le journal comme pour
" - la déchéance de ma soeur ne regarde qu'elle. Il vous est simplement demandé de déchiffrer ces
pages fermées depuis plus de cinquante ans. Ma soeur m'a appris à parler le français, non à l'écrire.".
L'un donc fait écho à l'autre. C'est là une façon de relier l'un à l'autre les deux récits et de donner une structure unique à
l'ensemble. On a en effet l'impression de traverser un seul et même récit, une seule et même histoire, les personnages étant ici
et là tour à tour.
D'autre part lorsque le récit actuel s'arrête momentanément aux pages 26, 76, 97, 131... etc., c'est pour introduire la
voix de Chirmazar171 qui à son tour ne tarde pas à céder la place à celle de la frangi quelques pages plus loin.
(pages 63, 88, 115, 151...); ou bien à celle d'un autre personnage, tel la hanum qui vient cautionner le récit de sa soeur morte il
" _ J'ai bien connu le mage, me dit la hanum. Il s'était réfugié à Bayarmine pour fuir les massacres qui
visaient les Arméniens de la capitale. n'était-ce pas lui qui avait conseillé à ma soeur de retourner chez
elle et de faire construire sa maison à l'ombre du caroubier ? Il n'eut qu'à suivre la couleur sombre du
En effet deux pages avant, la Kadin nous rapportait dans son journal la rumeur de la folie de son maître et de sa furie
"semé la peste dans le ventre de [son] ami Abyssin et étranglé [son] héritier dans les entrailles de sa
mère : Arrêtez tous les mages arméniens, tous les aveugles, tous les habitants du quartier de
Kouroukschémé avant qu'ils n'exterminent le peuple ottoman dans sa totalité." (page 171).
Ainsi la hanum vient confirmer l'existence de l'aveugle et de l'exécution de la sentence du sultan fou. Dès lors on peut
dire que le récit actuel vient accréditer ce qui peut sembler invraisemblable dans le manuscrit. La caution qu'offre la première
voix à la seconde est encore le signe d'une complémentarité entre les deux récits.
171 Par exemple en page 26 : "Un volet claque un étage plus haut, une rafale de vent s'infiltre sous la porte et entrouvre le manuscrit que me
tend la vieille dame.", ou bien en page 97 : "Chirmazar a glissé une feuille de saule entre deux pages. [...] Les yeux fermés, je pose mes lèvres
au coeur des nervures, là où les doigts de Chirmazar l'avaient immobilisées. C'est ma manière de demander à celle qui la cueillit, il y a plus de
soixante ans, la permission de poursuivre la lecture de son journal.".
85
Inversement lorsque la ligne narrative du récit de "l'ancien temps"172 se trouve rompue par l'irruption d'intrigues de
moindre importance en son sein, l'héroïne du récit actuel ne tarde pas à se poser des questions (pages 117, 153) sur la suite de
Il en est ainsi de l'histoire de l'Abyssin, personnage qui apparaît en page 56 et disparaît aussitôt en page 114, laissant
derrière lui un grand mystère dans la vie de Chirmazar mais également un grand point d'interrogation sur le récit.
Lorsqu'en page 132 le récit ancien reprend son cours, Chirmazar se demande encore : "Qu'est devenu l'Abyssin ? Où
l'a-t-on transporté ?". Mais elle n'a d'autre réponse que les affabulations de son amie Rouhia (page 134)173, la vision de son
mage (page 141) qui l'incite à dépêcher son esclave à sa poursuite (page 143) et des micro-récits venant se greffer sur le sien
(page 148) et mettre en sourdine l'histoire du "nègre aux yeux d'un bleu d'encre". (page 141).
Comme le lecteur, la frangi "enchaînée au journal, clouée par lui... " (page 152), est restée sur sa faim et se demande à
son tour : "Quelles nouvelles Aïshé va-t-elle lui apporter d'Anatolie ? A-t-elle trouvé l'Abyssin avant le bosquet de trembles,
Erzérum, Matlaya, le plan d'eau et le moulin ?" (page 153). Et aussitôt c'est la voix de l'autre qui resurgit comme pour répondre
Tout se passe comme si la Kadin épuisée par ses propres interrogations, dissuadée par les récits d'autres personnages,
laisse suspendue la suite de l'objet de sa focalisation. c'est là qu'intervient la frangi qui vient lui rappeler indirectement, que
l'histoire de l'Abyssin est restée dans l'ombre et qu'il faut la poursuivre. A travers ce "dialogisme"174 entre les deux voix, de
Chirmazar et de l'étrangère, il y a une complémentarité entre le récit de l'ancien temps et le récit au présent. Dès que la
première "oublie" ou "se lasse" de poursuivre son récit, la seconde ne tarde pas à le lui insinuer. C'est ainsi qu'elle le relance et
que le récit parvient à recouvrer sa linéarité brisée. En d'autres termes la continuité est moins matérielle que "dialogique" dans
ce texte. Elle résulte d'une complémentarité telle entre les deux voix récitantes, qu'elles se fondent en une seule.
172 Cf., Charles Bonn, Lecture présente de Mohammed Dib, op. cit., page 53.
173 "Rouhia invente pour m'étonner. Je joue le jeu et lui exprime mon admiration". Cf., Bayarmine, op. cit., page 135.
174 Le terme de dialogisme est employé ici dans le sens "d'échange de répliques entre deux interlocuteurs" que lui prête J. Kristéva. Cf. T.
Todorov, Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique, suivi des Ecrits du cercle de Bakhtine, Paris, Seuil, 1981, page 95).
Il se distingue en revanche du sémantisme dont l'investit M. Bakhtine, c'est à dire comme : "interaction exacerbée et tendue avec la parole
d'autrui". Cf. M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman. op. cit., page 167.
Dans Bayarmine, il s'agit moins de conflit que de complémentarité entre les deux voix, d'autant plus que ce sont les voix de deux
personnages et non celles de l'auteur d'une part et d'un personnage de l'autre, recouvrant des points de vue différents sur le monde.
86
On disait un peu plus haut qu'à la page 153 la frangi se posait des questions sur le devenir de l'Abyssin et qu'aussitôt
c'est la voix de la Kadin qui a résonné pour évoquer son esclave dans son périple à la quête de l'homme disparu.
Encore une fois on était sur le point de savoir la suite mais à nouveau le récit est rompu, englouti dans l'évocation (récit
analeptique) de l'origine d'Aïshé et de Zahria sa mère; une enfant de huit ans violée une nuit de neige par une sentinelle de
Dolmabaché. C'est ainsi qu'on perd encore une fois les traces de l'Abyssin et qu'on bascule dans le récit actuel devant une
" - Je ne sors pas de cette chambre avant qu'elle ait retrouvé son Abyssin, ai-je crié du haut de
l'escalier.
- Je t'ai demandé de lire le journal de la Kadin, non de te prendre pour elle. Par Allah ! Cette fille singe
Chirmazar.
- Je suis Chirmazar, proclamé-je d'une voix retentissante. Nous attendons toutes les deux un homme
qui ne reviendra pas. La mort a emporté le mien, l'Anatolie a dévoré le sien. Je n'ai pas besoin d'ouvrir
son journal pour lire le dernier passage. Je le connais par coeur." (page 158).
C'est là que s'arrête le journal de la Kadin et que commence la fiction de l'étrangère qui se lance dès lors dans un
Désormais elle change de statut, elle n'est plus lectrice mais "écrivain", étant devenue Chirmazar elle-même. C'est elle
Par conséquent, on ne parlera plus de deux voix étrangères et espacées par le temps mais d'une seule qui est l'une et
l'autre à la fois. Chirmazar parlera à travers la plume de la frangi et inversement celle-ci écrira à travers la voix de son double
On disait plus haut que le récit dans Bayarmine quoique brisé arrive à recouvrer une certaine continuité grâce au
"dialogisme" des voix et à la fusion des récits. Il n'en demeure pas moins que le schéma narratif reste l'exemple même d'une
linéarité hachée.
Comme on peut le remarquer, la ligne narrative dans le texte demeure discontinue. La rupture est souvent déterminée
On sait à présent que le roman contient deux récits, deux histoires bien séparées. Un récit premier se faisant au jour le
jour, l'autre plus ancien enfoui dans les pages d'un manuscrit. Le rapport entre les deux est un rapport de lecture. L'héroïne du
premier est chargée de parcourir le contenu du second. La réaction de la lectrice (d'avidité page 64, de choc page 116 ou de
vertige page 188, etc. ...) aux événements qu'elle rencontre dans le cahier ancien rompt le processus lectural et en même temps
le schéma narratif du journal qui s'en trouve brusquement suspendu. Du coup on bascule dans le récit de la frangi et dans
l'histoire actuelle :
Ce même récit n'échappe pas à son tour à la cassure. L'héroïne demeurant indifférente aux événements et aux
personnages qui gravitent autour d'elle, se focalise en revanche sur les héros du récit de l'ancien temps et sur l'intrigue
principale qu'il recèle, mais qui lui échappe d'un autre côté à cause de l'insertion de "boucles" dans le récit175.
Ces boucles renferment soit une description (pages 28 et 208) soit une vision (pages 60 et 62). Elles viennent étoffer
D'autre part l'irruption d'analepses, de prolepses et d'historiettes176 mises en abyme au fil du récit ancien lui-même,
Tout cela donne au schéma narratif de Bayarmine cet aspect haché qu'on a essayé de représenter plus haut.
Les traits inclinés délimitent la frontière entre le récit premier et le récit second, mais représentent également la cassure
se produisant à chaque fois entre deux récits qui se complètent par ailleurs. Les flèches orientées vers le passé représentent les
analepses (retours en arrière); les flèches tournées au contraire vers l'avenir représentent les prolepses (projections dans le
175 Cf., Jamel Eddine Bencheikh, Les Mille et Une Nuits, ou la parole prisonnière, op. cit., page 84.
176 Schématisées plus haut par les crochets.
88
futur). Les crochets correspondent, quant à eux, aux micro-récits enchâssés ici et là, mais parfois aussi aux passages
descriptifs177 dont la fonction est ici de rompre par moment la ligne narrative.
"Etudier l'ordre temporel d'un récit, c'est confronter l'ordre de disposition des événements ou segments temporels dans
le discours narratif à l'ordre de succession de ces mêmes événements ou segments temporels dans l'histoire, en tant qu'il est
explicitement indiqué par le récit lui-même, ou qu'on peut l'inférer de tel ou tel indice indirect.
Il est évident que cette reconstitution n'est pas toujours possible, et qu'elle devient oiseuse pour certaines oeuvres-limites
Ce n'est certainement pas le cas dans L'honneur de la tribu où les indices temporels foisonnants sont notre seul repère
pour réaliser ce travail de recomposition diégétique. Cela en dépit de l'impression d'anarchie narrative que l'on garde de la
lecture de ce roman. L'ordre narratif affiche en effet un certain désordre, voire une incohérence qu'il ne suffit pas de constater;
il faut aussi la décrire et dans un deuxième temps l'expliquer. Commençons par sa description.
Afin de dégager le schéma narratif dans ce roman, il faut considérer sa structure temporelle prise dans ses grandes
articulations (macro-structure). Comme le dit Gérard Genette179, une analyse à ce niveau procède bien entendu d'une
simplification des plus grossières; elle est cependant nécessaire pour vérifier de quel type d'énonciation relève la technique
S'agit-il d'une narration traditionnelle ou à l'inverse d'une narration plus moderne; c'est-à-dire moins respectueuse de la
Sans tarder on peut répondre que la narration "ancestrale"180 ici, ne cherche en aucun cas à pervertir la norme de la
linéarité; en revanche s'il y a altération de ce principe, c'est à l'insu du vieux narrateur. La discordance entre l'ordre de l'histoire
et l'ordre du récit n'est pas à interpréter comme le signe d'une écriture moderniste; elle tient à d'autres raisons sur lesquelles on
reviendra plus loin. De même, l'anachronie foisonnante dans ce roman ne témoigne en aucun cas d'une narration d'avant-
garde, car l'anachronie en tant que technique narrative n'est pas une rareté ou "une invention moderne : c'est au contraire l'une
des ressources traditionnelles de la narration littéraire."181. Le début in medias res suivi d'un retour en arrière explicatif
Sans plus tarder voyons à présent comment l'ordre narratif se joue de l'ordre diégétique dans un roman où le récit est
Le premier segment narratif, auquel est consacré le chapitre I (pages 11 à 24), met en scène l'apparition du postier
venant annoncer, au lendemain de l'indépendance, que le village devient chef-lieu de préfecture : "Tout commença par un mois
de juillet" (page 12). Or ce commencement n'en est pas un du point de vue chronologique; nous verrons qu'il y a bien d'autres
événements antérieurs à lui. C'est en revanche le début de la tragédie de Zitouna du point de vue du narrateur. L'une des
raisons expliquant à priori la différence entre les ordres narratif et diégétique, c'est donc la dimension subjective. L'ordre
narratif est ainsi tributaire de l'affectivité du narrateur. Ce premier temps n'étant pas le premier au plan de la diégèse, affectons-
Le deuxième segment (pages 25 à 29), c'est le récit fait par le narrateur d'un épisode remontant plus loin dans le temps
que le précédent. Il s'agit de l'élection de Mohammed au poste de conseiller municipal (page 29), narrée sous forme
d'analepse :
"Mais, quelques mois après l'indépendance, on vint de lointain lieu nous signifier que nous aurions
désormais à exercer notre toute nouvelle souveraineté acquise de haute lutte, et à voter pour élire un
Ainsi du point de vue chronologique, le deuxième segment se place avant le précédent. Mohammed était déjà élu
municipal lorsque le facteur est venu annoncer la nouvelle aux habitants du village. On le voit en page 25 demander
discrètement au fils d'Ali si cela signifiait que désormais il ne serait plus rattaché au maire du village voisin183. Cela étant, on
peut dire que l'élection de Mohammed occupe la position 5 dans l'ordre diégétique : P5.
Le troisième segment (pages 29 à 35) rapporte l'arrivée à Zitouna de l'instituteur vite renvoyé hors du village par
Le quatrième (pages 36 - 37) met en scène l'arrivée déjà annoncée du préfet (page 24). Succédant à la déclaration du
L'établissement des ancêtres naguère à Zitouna, constitue le cinquième segment narratif (pages 38 à 48) : "Il y avait
plus d'un siècle et demi que nos ancêtres..." (page 38). Se situant bien avant l'indépendance et l'arrivée au village du préfet, on
peut lui attribuer la position initiale dans la diégèse : P1. Encore une fois le "Tout commença" de la page 12 est un faux
commencement, car au plan chronologique la genèse de la tribu commence bien plus tôt, c'est-à-dire cent cinquante ans avant
la réapparition d'Omar El Mabrouk et l'arrivée du postier. Celle-ci n'étant que l'aube de la catastrophe aux yeux du narrateur
impliqué.
Le sixième segment (pages 69 à 82) nous fait à son tour reculer dans le temps pour nous relater en guise d'analepse
mémorielle184 l'ultime visite du saltimbanque juif au village185. Une visite qui a été fatale pour le père d'Omar El Mabrouk,
mort à la suite d'un combat herculéen mené contre l'ours de l'étrange personnage. Cette histoire inclue dans le sixième segment
narratif a cependant une importance structurelle, car elle annonce sous forme de prédiction186 (prolepse) l'arrivée a posteriori
du préfet. Contemporain de la vie de Slimane, père d'Omar, on peut supposer que l'épisode occupe la deuxième position : P2.
Le septième segment narratif (pages 109 à 117) nous ramène très brièvement sur la position 8; puisqu'on voit le
préfet annoncer aux habitants du village le retour des "lépreux" après une longue absence187. Succédant à l'arrivée
d'Omar El Mabrouk, celle des "lépreux" vient par conséquent en position 9 : P9.
Le huitième segment (pages 118 à 137), met en scène le débarquement des collaborateurs du préfet, annoncé par
celui-ci au terme du segment précédent en guise de prolepse : "- Des hommes viendront bientôt vous rendre visite. J'espère que
vous les recevrez avec la considération que méritent mes futurs collaborateurs." (page 117).
Notons ici que le passage d'un segment temporel à un autre est introduit soit par le narrateur soit par un acteur comme
c'est le cas au terme de S7. Enfin les étrangers succédant aux "lépreux", le huitième segment vient donc en position 10 : P10.
On peut dire que la chronologie est plus ou moins respectée entre S7 et S8; cela en dépit de l'analepse venant
expliquer au beau milieu de S7 (pages 111 - 113) le retour à Zitouna de ceux qui l'ont quittée jadis pour des horizons meilleurs.
- Vous devez savoir que vos malheurs viennent de commencer. Le fils a vu son père rouler dans la poussière sans qu'aucun d'entre vous
osât lui porter secours. Il ne l'oubliera pas.". Idem, page 82.
187 "- J'ai une bonne nouvelle à vous annoncer : vous allez bientôt retrouver les frères et cousins qui vous ont quittés. Ce sera une grande joie
Bien qu'elle constitue un retour en arrière, l'analepse explicative ne perturbe pas ici l'ordre diégétique; encore moins la
digression discursive lui succédant (pages 114 - 115) où l'on voit les enfants des "lépreux" pleurer dans un discours
Le neuvième segment temporel (pages 138 à 141) fait un bref retour à la position 8, qui sert encore de tremplin pour
une nouvelle analepse mémorielle consacrée à la première apparition du vieil avocat dans le village189, dont la position
diégétique est plus ancienne que la nomination du préfet. Elle remonte en effet "en ces temps troublés de la guerre" (page 138)
lorsque le pays était encore sous le joug des Français. Donc P3.
Le dixième segment (pages 150 à 158) évoque sous forme de scène190 l'indépendance et le retour des maquisards au
village. Ces deux événements se situent au plan diégétique après la première apparition de l'avocat dans l'espace de la tribu :
P4.
Sa réapparition quelques années191 après l'indépendance constitue le onzième segment narratif (pages 158 à 161);
elle survient cependant après l'installation des lépreux et des étrangers dans le village, arrivés quant à eux presque aussitôt après
Le douzième segment (pages 162 - 171) nous ramène à la position 10 pour nous relater les événements consécutifs
au débarquement des étrangers à Zitouna : "Dès le lendemain, les étrangers se mirent au travail avec leurs engins herculéens."
(page 162). L'ordre narratif fait fi encore une fois de l'ordre diégétique. "Logiquement", S12 devrait survenir immédiatement
après S8 puisqu'il en est le prolongement, or il n'apparaît que quatre segments plus loin. L'incohérence de l'ordre narratif
n'empêche pas toutefois de le positionner au même endroit que S8 sur l'axe diégétique. Donc : P10.
188 "- Où sont les rues où tout se vend et s'achète, les cinémas aux affiches aguicheuses, les pâtisseries opulentes... ?", idem, page 115.
189 "Cet impétueux défenseur de toutes les causes perdues fut à deux reprises assigné à l'exil en notre région.
La première fois, il y a bien longtemps de cela (c'était en ces temps troublés de la guerre), il débarqua d'un véhicule de gendarmerie pour
être confié à l'officier de la S.A.S. qui était venu s'installer chez nous.". Idem, pages 138 - 139.
190 La scène détaillée se distinguant du récit sommaire renvoie presque toujours à une opposition de contenu entre dramatique et non
dramatique. Cf., Gérard Genette, Figures III, op. cit., page 142.
Jaap Lintvelt définit à son tour la scène comme étant une présentation complète des événements romanesques dans tous leurs détails et
un rapport in extenso du discours des acteurs; mais aussi comme une présentation visualisée qui "crée l'illusion d'une représentation
directe, se déroulant, pour ainsi dire devant les yeux du lecteur". A l'opposé le sommaire est défini comme étant une présentation résumée
des événements et paroles des acteurs, "dont il ne dresse plus que le bilan"; mais aussi comme une présentation non visualisée, du fait de
"la forte condensation [entravant] la visualisation mentale de l'histoire". Cf., Jaap Lintvelt, Essai de typologie narrative. Le "Point de vue".
Théorie et analyse, op. cit., pages 50 - 51.
191 "Au cours des années qui suivirent, le fils d'Ali, promu facteur et seul lecteur du journal, nous montra à plusieurs reprises la photo du frêle
avocat.
- Il est sûrement devenu frigorifage.
Et puis un jour nous le vîmes de nouveau débarquer chez nous, encadré par deux gendarmes...". Cf., L'honneur de la tribu, op. cit., page
158.
92
Le treizième segment semble respecter davantage la chronologie des événements; la réapparition des civilisés
(pages 171 - 181) sitôt les étrangers repartis le place en position 12 : P12.
Notons ici la construction théâtrale du récit dans L'honneur de la tribu. Le départ d'un acteur lorsqu'un autre surgit "sur
scène" lui donne cette dimension que le genre romanesque ignore d'habitude. En effet la place aux figuiers semble fonctionner
ici comme une scène de théâtre qui voit défiler tour à tour différents personnages, dont l'entrée ou la sortie délimite la frontière
entre une scène et une autre. A l'image des oeuvres théâtrales - notamment classiques - l'apparition d'un acteur ou à l'inverse
son départ circonscrit la limite entre un segment narratif et le suivant. C'est le cas entre S12 et S13 dont les positions
"Sitôt leur travail achevé, rembarquant leur matériel, les étrangers disparurent aussi brusquement qu'ils
Attirés par les villas installées, les civilisés se mirent alors à réapparaître." (page 171).
De même pour les segments 10 et 11; l'avocat fait sa deuxième incursion dans le village (S11) presque aussitôt les
maquisards repartis "s'éparpiller dans la ville" (page 158). Leur retour du maquis192 au lendemain de l'indépendance (S10)
succède à son tour au départ de l'avocat193 pour la capitale, suite à sa nomination dans les rangs de la hiérarchie politique.
Le quatorzième segment (pages 182 - 194) nous ramène de nouveau à la position 8. On voit en effet
Omar El Mabrouk "débattre" avec les villageois de l'édification du siège de la préfecture à l'endroit qui abrite la tombe du saint
fondateur194.
A la suite du préfet s'installent toutes les instances de la nouvelle souveraineté (gendarmes, policiers, officiers du
secteur militaire, etc.)195. Leur affluence dans l'espace de la tribu constitue le quinzième segment narratif. On suppose du
fait du passé simple trop vague - "s'installèrent" - qu'elle succède au débarquement des étrangers suivis des civilisés. Donc :
P13.
Enfin, le dernier segment (S16, pages 205 à 216) raconte l'arrivée annoncée du juge. L'avocat de retour pour la
troisième fois, apprend aux villageois que son fils adoptif vient les soustraire au joug d'Omar El Mabrouk. Le segment mettant
ménage à l'annexe de la S.A.S. De nombreux harkis désertèrent sans que cela inquiétât le lieutenant. Puis nous vîmes venir vers nous le
petit avocat.
- On t'autorise à nouveau à nous fréquenter ?
- Non, je viens vous faire mes adieux.". Idem, page 150.
194 Idem, page 182.
195 Idem, pages 196 - 197.
93
en scène le duel qui oppose le magistrat au préfet - lequel tourne d'ailleurs au détriment de celui-ci - vient par conséquent en
Il est clair après ce travail de segmentation temporelle, que l'ordre narratif dans L'honneur de la tribu ne se conforme
pas à l'ordre diégétique. Essayons de les fixer sous forme d'axes temporels196 dont la différence matérielle suffira à témoigner
de leur discordance.
196 Voir les deux tableaux figurant sur les pages suivantes.
94
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96
Il reste à savoir pour quelles raisons cette discordance. Loin de nous raconter un conte197, le vieux narrateur ne fait
que tenter de rassembler des souvenirs qu'il a gardés d'une histoire "réellement"198 vécue, selon ses dires, celle de sa tribu.
Puisés dans sa mémoire éprouvée par l'âge, les fragments diégétiques épousent l'ordre décrit plus haut; un ordre autre que celui
de leur succession dans l'histoire; c'est-à-dire subordonné à la manière dont les événements viennent petit à petit à son esprit.
D'entrée la narrateur hésite entre le temps de l'histoire et le moment de l'énonciation. Il nous plonge de prime abord
"- Il faut que vous sachiez que la Révolution ne vous a pas oubliés, nous déclara-t-il à son arrivée.
Aussitôt après, il se rappelle que la coutume veut qu'il commence par l'évocation de Dieu; alors il quitte le temps de
"Mais je ne peux commencer cette histoire que par l'évocation du nom du Très Haut..." (page 11).
Quelques lignes plus loin (page 12), il revient au temps de l'histoire avec un passé simple ("Tout commença") qui
délimite bien la frontière avec le présent de l'énonciation. Or on a vu plus haut que le "Tout commença" est un faux début du
point de vue chronologique, puisque l'histoire de Zitouna remonte plus loin encore dans le temps, c'est-à-dire à l'établissement
L'exemple le plus éloquent de ce va-et-vient entre un temps et un autre, c'est lorsqu'il en vient à narrer l'histoire
d'Ourida, la soeur d'Omar El Mabrouk. Inclue dans un récit analeptique expliquant l'enfance du préfet (page 98), l'histoire de sa
soeur se trouve brusquement suspendue trois pages plus loin (page 101) au profit de celle des lépreux :
"Mais, aujourd'hui encore, nous en gardons la meurtrissure. Je t'en parlerai plus tard car il faut que je
Tout se passe comme si le vieux conteur prenait subitement conscience que la digression narrative199 commençait de
s'étaler - en débordant sur une nouvelle histoire200, celle d'Ourida sa soeur - au dépens de ce qu'il devait raconter
197 "Comme il ne s'agit pas d'un conte". Cf., L'honneur de la tribu, op. cit., page 11.
198 "Un jour fut placardée sur toutes les portes des nouvelles constructions une circulaire qui fixait officiellement le début du mois de
ramadan, en retard d'un jour par rapport au croissant de lune que nous avions tous observé, moi y compris, je peux te le confirmer en dépit
de ma vue basse.". Idem, page 200.
199 Concernant le passé du préfet. Idem, page 92.
200 Idem, page 98.
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immédiatement après l'arrivée d'Omar El Mabrouk, c'est-à-dire justement celle, une semaine après (le "vendredi suivant",
page 109), des lépreux. Cela conformément à la succession chronologique des événements dans l'histoire. Ainsi la fonction
métanarrative201 ("Il faut que je te raconte maintenant") vole au secours de la mémoire défaillante du narrateur, comme pour
Cela dit, l'histoire entamée d'Ourida ne fait surface que quarante pages plus loin, lorsque l'évocation de l'officier
français, dans un autre récit analeptique portant sur l'adolescence du préfet, engendre le souvenir de la villageoise :
"Quelques semaines plus tard, la plupart d'entre eux disparurent dans la nuit. Lorsque l'officier l'apprit,
il fut pris de fureur. L'avocat n'eut plus le droit d'approcher ni même de saluer aucun d'entre nous.
Oui, je vais te raconter maintenant ce qui est arrivé à Ourida, cette soeur qu'Omar El Mabrouk
semblait avoir complètement oubliée. Je dois te dire que le souvenir de ces événements réveille encore
Le récit se poursuit ainsi et on apprend qu'avant sa mort (page 150), Ourida a eu une relation très étroite avec le
lieutenant français (page 149). C'est là que son histoire s'arrête pour être remplacée à nouveau par le récit d'autres événements
(l'Indépendance, le retour des maquisards, le départ des étrangers, l'arrivée des civilisés etc.), jusqu'à la page 214 où
l'explication du mystère entre Ourida et l'officier est fournie, ainsi que les raisons de sa mort : la soeur du préfet est morte en
couches après avoir mis au monde le fruit de sa "forfaiture" (page 214) avec son frère. Le lieutenant, quant à lui, n'a fait que la
La même histoire, ainsi suspendue à deux reprises, traduit bien le désordre narratif signalé plus haut. Un désordre
"Maintenant, arrête ta machine, je dois me reposer un peu et surtout rassembler les souvenirs. L'âge a
La fonction métanarrative vient par conséquent justifier les failles du récit (les oublis), les digressions trop larges (voir
plus haut), le report d'un segment temporel : "Je te raconterai comment nos ancêtres sont venus s'établir à Zitouna" (page 35);
parfois même un retour en arrière susceptible de surprendre le narrataire ainsi que le lecteur, sans le recours à ce type de
commentaires :
201 Le discours métanarratif est ce discours "par lequel le narrateur se prononce dans le récit sur le récit". Cf., Jaap Lintvelt, Essai de typologie
"Nous nous souvenions tous de l'enfance d'Omar El Mabrouk, mais plus encore de sa tumultueuse
ascendance. C'est à la graine qu'il faut juger la récolte. Je vais te raconter l'histoire de son grand-père,
le terrible Hassan El Mabrouk dont les exactions semèrent le trouble dans notre région." (page 50).
Cela dit, la fonction essentielle de cette sorte d'énoncés métalinguistiques est de relancer le récit ("il faut que je te
raconte maintenant l'histoire...") tantôt suspendu, tantôt ralenti par quelque analepse ou histoire mise en abyme202, colmater
"Voilà, avec l'aide d'Allah, mon histoire se termine. Tu peux arrêter ta machine." (page 215).
Enfin on dira pour conclure, que la mémoire affaiblie du narrateur lui joue de mauvais tours; d'où la discordance entre
l'ordre de l'histoire et l'ordre du récit; d'où également l'altération du principe de continuité. La fonction métanarrative est là pour
la rétablir.
Bien moins anarchique, la narration dans Le conclave des pleureuses ne nécessite pas le travail de segmentation
temporelle entrepris plus haut. Le schéma narratif demeure en effet assez limpide et la linéarité de rigueur. Cela dans les trois
récits qu'on va étudier à présent, se situant pourtant à des niveaux diégétiques différents.
Dans le récit premier servant de cadre à ceux qu'il contient, le narrateur sert de vecteur à la narration. Chargé
d'enquêter sur des viols commis dans une ville arabe, il doit écouter tour à tour différents témoignages. Quatre récitants se
relayent pour lui relater - au second degré - chacun dans sa version la même histoire. Lorsque le saint-de-la-parole a fini de
"Si, comme tu me l'as dit, seuls les viols solitaires t'intéressent, fais-en parler ma mère, mes frères et
ma soeur : ils connaissent mieux que moi les choses de la ville. Peut-être trouveras-tu alors une
Toutefois avant de renvoyer le journaliste à sa famille, il lui a déjà insinué d'aller écouter la version de son
adversaire203. Ce que fait d'ailleurs l'enquêteur, obligé de rendre compte de ses premières recherches à son rédacteur en chef.
202 L'histoire de la tribu des Béni Hadjar (pages 53 à 57), ou encore la légende d'Ali Ibn Abdelmalek (pages 129 à 130), dont la fonction est de
ralentir la vitesse du récit et surtout de le dilater. Cf., Jamel Eddine Bencheikh, Les Mille et Une Nuits, ou la parole prisonnière, op. cit., page
84.
203 Cf., Le conclave des pleureuses, op. cit., page 34.
99
C'est ainsi que nous découvrons la version de l'OEil-de-Moscou, une version ressemblant davantage à un réquisitoire,
"Vos feuillets transpirent la nostalgie; ils ne nous apprennent rien des liens entre les émeutes, les viols
et les démences de ce soi-disant saint. [...] Il vous faut rencontrer la mère de ce fou." (page 71).
Laquelle raconte l'histoire des viols sous un autre jour et renvoie à son tour son narrataire chez Fatma-la-Lampe; cela
"Oui, il faudrait mettre fin à ces émeutes qui tantôt visent mon fils tantôt le réhabilitent. Il faudrait que
ton patron oublie ses haines et délaissent ses illusions. Il faudrait que l'on cesse de nous suspecter. Tu
as mal choisi ton quartier [...]. Tu t'es trompé. Mais il ne faut pas abandonner cette enquête; il te faut
aller ailleurs, écouter d'autres gens. Va interroger ma fille; elle connaît toute la ville, de la Montagne
En disant cela, Aïcha-Dinar relance à son tour le récit menacé ici de suspension. Le narrateur premier était en effet sur
le point de suspendre son enquête204 et par là même le récit. Ce qu'il a écouté jusque-là, n'était en fait qu'énigmes et récits
nostalgiques205. Raison pour laquelle il décide d'adresser une lettre206 à son rédacteur en chef pour lui faire part de sa
décision d'abandonner sa recherche. "Le courage et la raison" (page 111) lui faisant défaut, il poursuit alors son récit.
La récitante suivante (Fatma-la-Lampe) lui fait écouter une tout autre version de la même histoire207. Cependant pour
l'aider à avancer dans son enquête et à y voir plus clair, elle décide de faire parler "celles qui prétendent avoir été violées et ceux
Se passant ainsi le relais de l'énonciation, les personnages-narrateurs contribuent à relancer à chaque fois le récit. On a
en effet l'impression que la linéarité est le souci majeur de tous les récitants; elle l'est d'autant plus que l'aboutissement de
l'enquête en dépend étroitement. Mais Fatma-la-Lampe va encore plus loin dans ce souci avoué de l'ordre et de la cohérence
narrative; on la voit même faire le bilan de l'enquête à la place du journaliste, et lui dire expressément son intention d'écumer sa
narration de tout ce qui est susceptible de l'encombrer et de brouiller par là même l'ordre narratif :
"Tu as perdu quatre jours sans rien découvrir; je ne veux pas t'embrouiller l'esprit davantage. [...] Afin
de te faciliter la tâche, je te raconterai tout; mais je ne te plongerai pas dans la futilité des descriptions
inutiles et des phrases sans portée. Je te raconterai simplement quelques incidents que mes patrons ont
vécus et les malheurs qui en ont découlé; cela semble être lié aux viols." (page 120).
Commentant de façon aussi lucide le récit qu'elle annonce, la narratrice (Fatma-la-Lampe) devient presque l'antidote
du vieux conteur dans L'honneur de la tribu, dont la narration subordonnée à l'ordre mnésique nous donne à lire un récit très
désordonné; en tout cas non conforme à l'ordre diégétique. Un récit, rappelons-le, où la fonction métanarrative vient a
Dans Le conclave des pleureuses, cette fonction synonyme de lucidité, de maîtrise et auxiliaire de la linéarité n'est pas
en revanche du seul ressort de Fatma-la-Lampe. Le narrateur premier commente à son tour le discours narratif de la récitante
au second degré : "Fatma-la-Lampe raconte simplement. Elle soupire souvent. Elle parle lentement; elle n'est point pressée."
(page 121), comme pour dire que le récit qui s'annonce ne risque pas de porter préjudice à l'ordre diégétique par quelque
Cela dit, ce récit fait au style indirect libre (celui de Fatma-la-Lampe), donne la parole tour à tour à plusieurs
personnages : les pleureuses d'abord, profitant de leur présence dans la maison du défunt (père de Madame), accusent "pêle-
mêle oncles, cousins, beaux-frères, beaux-pères" (page 159) des viols du quartier neuf; les prétendues victimes ensuite
" "Pourquoi nous haïssent-elles tant ?" sanglotait Madame. "Cela est intolérable et faux !" s'écriait une
cousine. "Nous subissons les viols des voyous; a présent, devrons-nous subir les mensonges des
"Il se mit à faire le tour du salon en mimant un homme enchaîné et répétant : "Le viol, c'est moi ! Le
Au terme de sa narration (page 165), Fatma-la-Lampe apprend à l'enquêteur que Monsieur se trouvait depuis enfermé
dans un asile, et l'invite plus ou moins à poursuivre son enquête au pavillon des semi-agités. Le métarécit se refermant ainsi,
ouvre à nouveau la voie au récit-cadre. Lequel reprend son cours en page 169. Après une brève éclipse, le je-narrant du récit
premier réapparaît pour nous apprendre que le saint-de-la-parole a été à son tour interné. La cohérence entre un niveau
diégétique et un autre est on ne peut plus pertinente. Quelques pages plus loin (page 177), l'enquêteur écoute à nouveau le
récit enchâssé du saint-de-la-parole (pages 178 - 183). Celui-ci parlant de Monsieur reprend certaines séquences narratives du
101
récit des pleureuses208 et poursuit son réquisitoire contre l'OEil-de-Moscou. Au terme de ce récit, l'enquêteur n'a toujours pas
"Peu importe que les viols aient eu lieu ou non; leur réalité est dérisoire comparée à leur charge :
l'expulsion des tatouages, le détournement des mutineries, l'évacuation des mémoires encore plus à
C'est la seule conclusion qu'il a tirée de son enquête. Raison pour laquelle il décide à la fin du récit, d'envoyer l'ébauche
d'un roman au lieu de l'article devant constituer "l'ultime pièce à conviction dans le procès moderne" (page 187) contre le saint-
de-la-parole.
Ainsi retracée, le schéma narratif du récit-cadre laisse apparaître une grande régularité que les quelques analepses209
et histoire mises en abyme210 ne réussissent pas à perturber. Les personnages se relayant dans l'énonciation contribuent à la
renforcer. Ils fonctionnent en effet comme ces "enfants-guides" qu'on voit accompagner l'enquêteur jusqu'au taudis d'Aïcha-
Dinar en page 77. Celle-ci par exemple oriente le journaliste vers Fatma-la-Lampe au moment même où il menace
d'abandonner son enquête (voir plus haut). Juste avant l'intervention de ce personnage (page 107), l'enquêteur a eu une vision
Ce journaliste soucieux de l'aboutissement de son enquête métaphorise pour sa part le souci de linéarité dont
témoignent les autres récitants. Ses commentaires d'ordre métanarratif, marquant de bout en bout son récit, participent du
même souci.
En effet, de véritables "séquences-bilan" ponctuent la narration au premier degré, soit pour l'évaluer, soit pour la
relancer lorsque les rares histoires enchâssées menacent précisément d'en freiner le cours. On remarque par exemple que le
narrateur se dépêche de rassembler les premiers éléments de son enquête à peine le témoignage du saint fait :
"je reste dans ma chambre nue et tente de faire le bilan de ma première enquête. Je relis mes notes : il
est clair que mon saint homme a confondu enquête et requête; il a douté des viols et m'a raconté sa vie
208 "Contrairement à ce que disent mes amies les pleureuses et les folles rumeurs citadines, ce garçon n'a pas cherché à me tuer...". Idem,
page 178.
209 L'analepse expliquant par exemple le passé chargé de l'OEil-de-Moscou; voir pages 59 à 63. Ou encore le souvenir des "pas sensuels et
violents que des femmes en transes faisaient jadis" sur le même tapis retrouvé, par le narrateur premier, vingt ans après chez Aïcha-Dinar.
Idem, pages 79 à 80.
210 L'histoire du soldat allemand racontée au journaliste par Hamma-le-Rouge. Idem, pages 89 - 90.
102
Quelques pages plus loin, il tente de relancer le récit un moment suspendu par un retour en arrière où il relate son
"Je rumine ces considérations abstraites sans avancer davantage sur la voie de mon enquête."
(page 58).
Celle-ci est certes l'objet du récit premier; néanmoins elle en métaphorise le cours. L'enquêteur-narrateur en est à la fois
le vecteur et le régisseur.
Lorsqu'il a fini d'écouter les témoignages de Tawfik-Grain-de-Sel, Moha-le-Fou et Hamma-le-Rouge, il se rend compte
qu'il s'est éloigné du sujet de son enquête et le récit de son objet, à savoir les viols dont on accable le saint-de-la-parole :
"Je n'ai pas avancé d'un iota. Ni Tawfik-Grain-de-Sel ni Hamma-le-Rouge ne m'emmèneront au clair
de lune voir les violeurs déposer la graine des délires dans le ventre des citadines infécondes."
(page 91).
Hamma-le-Rouge venait en effet de lui conter une histoire sans liaison apparente avec le chef d'accusation de son frère : celle
d'un soldat allemand dont il serait le fils naturel aux dires des mauvaises langues212; Moha-le-Fou celle de l'origine de sa
cicatrice électrifiée213. Quant à Mustapha-Canari, il lui parle de sa trentaine d'oiseaux aux noms symboliques214 et lui conte
une histoire tout aussi énigmatique, celle "de ce roi contemporain et fou qui jura un jour d'éliminer le mauvais tiers de ses
Devant tant de digressions narratives, l'enquêteur dresse encore une fois le bilan de ses recherches :
"Me voici à la veille du quatrième jour de l'enquête et aucune trace de violeurs ni de violées"
(page 96).
Il résume même tout ce qui lui a été jusque-là relaté par les autres récitants :
"Mustapha-Canari a parlé de guerre et de royaume mutilé par la folie de son monarque. Son frère, le
saint, m'a parlé de mutineries, de trahisons, de faux sacrifices et de serments trahis. Cette coïncidence
211 "Sans que je lui parle moi-même de sa mère il a subodoré mon désir d'en finir avec elle et entrevu le procès que ma conscience de mâle
tenait à lui intenter, à elle, la matrone des expulsions, l'instigatrice des viols; celle qui a osé m'évacuer sans pitié ni tendresse du royaume
de la pitié et de la tendresse, celle qui m'a forcé à l'exil masculin : "Tu es un homme à présent, va-t'en avec les hommes !" ". Idem, page
56.
212 Idem, pages 89 - 90.
213 Idem, page 92.
214 Idem, page 93.
103
"J'en ai assez de ces énigmes insensées et de ces proverbes anachroniques !" (page 99).
Lorsque le relais de l'énonciation passe aux mains de Fatma-la-Lampe, il l'implore presque de lui épargner toutes sortes
de digressions narratives :
"De grâce Fatma-la-Lampe, plus d'énigmes ! Plus de récits nostalgiques ! Je ne cherche ni des croyants
ni même la foi, mais des faits ! Des faits simples et évidents." (page 119).
Ce à quoi elle répond215. Celle-ci ne se borne pas, en revanche, à introduire ou à commenter d'avance sa propre
énonciation : "Je te raconterai simplement quelques incidents .." (page 120); elle l'accompagne d'une foule de déictiques qui en
constituent les articulations : "à l'origine" (page 121); "Un jour de janvier" (page 122); "Quelques jours plus tard" (page 123);
"l'incident eut lieu à la fin de la deuxième année de mariage, dix-huit mois après mon entrée en service" (page 126); " "Le père
est mort !" C'était un matin d'avril" (page 134); "Lorsque la nuit tomba, la maison était bondée"; "Au matin"; "Cela faisait un
jour et une nuit que" (page 138); "Il y a quelques années encore" (page 141); "Aujourd'hui, on en trouve quelques-unes
Le foisonnement des indices temporels est tel que parfois il tourne presque à l'obsession, par exemple lorsque la
narratrice vérifie auprès de son narrataire si elle n'a pas omis de lui en citer un au passage : "C'est là que je me suis rendue avec
le guide des imams. Ai-je dit que c'était un vendredi ?" (page 142).
Cette préoccupation de la ligne narrative est matérialisée de la même façon dans le récit second assumé par le saint-de-
la-parole, au début du texte. Autant de déictiques en marquent l'ossature : "Je suis né à l'âge inaugurateur" (page 13); "A cinq
ans"; "A sept ans" (page 14); "Lorsque mon frère naquit, j'avais neuf ans"; "A quinze ans" (page 15); "A quarante ans"
Il est vrai qu'il s'agit là d'un récit autobiographique où les indices temporels (biographiques) sont indispensables,
compte tenu du genre. Ce qui est frappant en revanche, c'est de voir le narrateur au second degré accompagner son récit de
rappels redondants, destinés sinon à en renforcer la linéarité, du moins à vérifier la communication avec le narrataire (fonction
phatique)216 : "Or je te l'ai dit, on ne peut être un saint sans l'aval du besoin et du regard des autres" (page 18); "Lorsqu'on me
plongea dans le puits (souviens-toi j'avais à peine cinq ans), la rumeur ..." (page 21); "T'ai-je dit que dans l'exercice de mes
avec le destinataire du discours. Cf. aussi ce qu'en dit Gérard Genette dans Figures III lorsqu'il aborde les différentes fonctions du
narrateur, page 62.
104
fonctions je devais être nu ?" (page 23). Ainsi aux déictiques foisonnants s'ajoutent des anaphores multiples venant souligner,
On dira par conséquent que cette même linéarité est ce qui caractérise le récit dans Le conclave des pleureuses; cela
aux trois niveaux diégétiques. Elle n'est pas seulement réhabilitée; elle semble même fonctionner comme un dogme. L'enquête
devant nécessairement aboutir, n'en est que la justification voire même le prétexte.
Dans Une ambition dans le désert; en revanche, le souci est autre que la ligne narrative, le récit étant on ne peut plus
On le sait, les problèmes du signifiant ne sont pas au centre des préoccupations d'Albert Cossery, adepte d'une écriture
romanesque plutôt réaliste dont l'emblème est l'histoire lisible. Pourtant un jeu parodique se fait sentir dans ce roman; il vise à
"Le genre policier se caractérise par une structure narrative duelle : un récit qui en recherche un autre, le premier
découlant de la découverte (ou de l'anticipation) d'un crime, le second fournissant l'identité du criminel, ses motivations et les
Michel Butor est le premier à avoir nettement posé, dans L'Emploi du temps, cette structure narrative duelle comme
fondatrice du roman policier. Il fait dire à l'un de ses personnages, Georges Burton, que tout roman policier "superpose deux
séries temporelles : les jours de l'enquête qui commencent au crime, et les jours du drame qui mènent à lui"218.
Todorov reprend à son compte l'idée novatrice de dualité narrative et la théorise comme étant "celle de l'absence face à
la présence : le récit du crime est absent (puisqu'il est recherché), alors que celui de l'enquête s'impose comme la présence
Manifestement, c'est de cette dualité narrative - un récit en recherche un autre - que l'auteur semble se jouer dans Une
217 Cf., Uri Eisenzweig, "Présentation du genre", Littérature, numéro spécial sur le roman policier. Larousse. février 1983, page 9.
218 Cf., Michel Butor cité par Uri Eisenzweig, idem, page 9.
219 Cf., Uri Eisenzweig, idem, page 9.
105
Le récit du crime par définition absent, sans quoi il n'y a plus de mystère, est paradoxalement présent dans ce texte. Il
"Ce qui tourmentait le cheikh Ben Kadem, le Premier ministre de l'émirat, c'était une abstraction, une
vue de l'esprit, une espérance immodérée. Il rêvait de soumettre à sa domination l'ensemble des émirats
C'est alors qu'on apprend avant "l'enquêteur" que le cheikh Ben Kadem est en effet l'homme qu'il recherche,
l'instigateur de cette violence insolite qu'il cherche à expliquer depuis quelques jours. Dès lors le mystère - principe
fondamental du roman policier - n'a plus de sens pour le lecteur; sauf pour Samantar qui poursuit sa remontée épique aux
Cette complicité va en s'affirmant lorsque le lecteur apprend à l'insu de "l'enquêteur" que celui-ci va être manoeuvré
par le "criminel" :
"Il était pour lui d'une importance capitale de connaître l'opinion de Samantar sur les récents
Ainsi le récit du crime ne se montre pas seulement; il manipule et fait dévier le récit de la recherche. Samantar ne
soupçonnera en effet presque jamais Ben Kadem d'être l'auteur du "crime". Ses soupçons iront en revanche en d'autres
Du coup l'intérêt du lecteur n'est plus dans la découverte de la vérité en même temps que "l'enquêteur" - comme c'est le
cas dans le roman policier traditionnel - mais dans le spectacle que lui offre Samantar - perspicace et infaillible en principe -
Dans sa remontée aux origines du crime, ce personnage ressemble en effet à Sisyphe tentant vainement de maintenir
en haut d'une pente le rocher qu'il roule éternellement. Comme lui, il ne cesse d'escalader indéfiniment la pente conduisant à la
solution du problème qui se pose à lui, du fait de la manipulation incessante dont il est l'objet. Ben Kadem, l'auteur du "crime"
fait tout pour cacher son jeu; quant à Shaat, impliqué dans ce même "crime", il essaye tant bien que mal d'éloigner de lui les
"Ce sont eux qui vaincront l'impérialisme. Laissons-les faire et profitons des plaisirs de l'existence."
(page 93).
106
Ainsi le pervertissement de la dualité narrative - propre au roman policier - est tel que le récit du crime se mue en récit
de recherche, notamment lorsque Samantar essayant de dissimuler son jeu "d'enquêteur", éveille à son tour les soupçons de
"Pourtant, le soir de leur rencontre au café, il l'avait senti fortement ému par les attentats et surtout par
leur répercussions sur les structures internes de l'émirat. Il lui avait même demandé de se renseigner
sur les auteurs de ces attentats et de lui en rendre compte. Alors pourquoi se taisait-il comme si ce
problème lui était tout à coup devenu indifférent ? Avait-il déjà acquis une conviction qui le dispensait
d'avoir recours à ses services ? C'était maintenant à lui, Shaat, de chercher à savoir ce que lui cachait
Samantar et s'il le soupçonnait de tremper dans cette affaire. Cela devenait palpitant." (page 94).
Lorsqu'enfin Samantar arrive à dévoiler l'identité de l'auteur du crime, grâce à l'aveu de Shaat, un nouveau mystère
s'installe. Mystère qui n'en est pas un pour le lecteur puisqu'il s'agit de Mohi, ce personnage dont le narrateur nous a expliqué
auparavant le lien de parenté avec Ben Kadem. Ce Mohi, mort dans une tentative de parricide, était en effet le fils que le
"Le moment de se séparer était arrivé sans que Samantar ait pu saisir le sens de ce bizarre
contre l'ordre établi. Le secret de cette sentimentalité morbide le laissait encore perplexe." (page 213).
Ainsi le récit de l'enquête ne parvient pas à tout expliquer, à tout raconter comme c'est souvent le cas dans le roman
Ici ou contraire, le désir frustré de raconter est même poussé à l'absurde puisqu'on voit "l'enquêteur" - personnage doué
d'une grande intelligence pourtant - avouer au fou du village son impuissance à expliquer la décision de Ben Kadem
" Je n'ai pu démêler les motifs exacts qui l'on fait renoncer à ses visions grandioses." (page 221).
On dira par conséquent que seul l'enquêteur demeure dans l'ignorance et la frustration de raconter; le lecteur possédant
la vérité dès la page 60, échappe en revanche au principe voulant qu'il en soit privé jusqu'au moment où elle se dévoile à lui en
En laissant le récit du crime se déployer à l'insu du récit de la recherche, l'auteur d'Une ambition dans le désert remet
en cause la lucidité220 extrême de l'enquêteur policier, mais réhabilite par là même le droit du lecteur à un savoir diégétique
anticipé.
220 Point qu'on développera dans la troisième partie. Voir plan : III - B - 4.
108
L'étude du schéma narratif dans les cinq romans a permis de constater que la ligne narrative reste dans l'ensemble du
corpus, et malgré quelques anachronies, assez linéaire voire même traditionnelle. Ce qui représente sinon une rupture, du
moins une "palinodie" par rapport à l'ère du "renouveau" qui a marqué bon nombre de romanciers maghrébins dans les années
1960 - 70, notamment Mohammed Khaïr-Eddine (Agadir)221 et Nabile Farès (Le champ des oliviers222et Mémoire de
l'Absent223).
Tout se passe comme si, en effet, Ben Jelloun, Mimouni, Mellah, Khoury-Ghata se réconciliaient "avec la narration et
[faisaient] du roman conventionnel leur expression favorite."224 Ce qui n'est pas vrai en revanche pour A. Cossery, lequel n'a
jamais fait de la "trame brisée" son cheval de bataille. Palinodie par conséquent ou bien retour au récit traditionnel, c'est ce
qu'on peut conclure, dans un premier temps, de l'analyse du schéma narratif portée ici sur les cinq textes du corpus.
Cela est d'autant plus vrai que la narration traditionnelle est représentée symboliquement par un narrateur souvent âgé.
Zahra (La nuit sacrée) est vieille lorsqu'elle raconte sa vie antérieure; la Kadin Chirmazar (Bayarmine) fait partie d'un autre
siècle; le saint-de-la-parole (Le conclave des pleureuses) a soixante ans lorsqu'il raconte à son tour les vicissitudes de sa vie
passée; enfin le vieux conteur de L'honneur de la tribu symbolise à lui seul une narration ancestrale mêlée de didactisme dont
"Nécessité fait vertu. Les guerriers se retrouvèrent paysans. Ils se mirent donc à la tâche. Mais la
"Puis Hassan El Mabrouk disparut totalement. On n'entendit plus jamais parler de lui ni de ses
exactions. On assura qu'il avait fini par rejoindre les Beni Hadjar pour prendre femme chez eux et
vivre leur vie. Que Dieu ramène les égarés sur la voie droite !" (page 58)
"Nos aïeux nous avaient prévenus : une belle fille est une calamité. Nous en avons conclu que
l'honorabilité d'une vierge exigeait qu'elle cachât ses charmes jusqu'au jour de ses noces et qu'à partir
Cette narration traditionnelle l'est d'autant plus qu'elle puise dans la tradition orale sa matière. Le conte, la fable et la
légende sont par exemple les genres populaires que Tahar Ben Jelloun, Rachid Mimouni, Vénus Khoury-Ghata et Fawzi
Mellah ont élus pour nous raconter à chaque fois, par narrateur interposé, une histoire différente.
A la structure contique, décrite plus haut concernant La nuit sacrée, se superpose une structure initiatique du récit que
T. Ben Jelloun puise dans un fond populaire commun à tous les peuples africains. L'on sait par exemple que
"la nervure centrale de la culture traditionnelle s'articule autour des rites d'initiation conçus comme une
série d'épreuves redoutables que le héros doit franchir avant d'atteindre la maturité, avant de devenir
un "vrai homme", au terme d'un itinéraire périlleux, d'un voyage jalonné d'obstacles divers."225.
C'est ce "scénario initiatique"226 de la littérature orale que T. Ben Jelloun reprend précisément dans La nuit sacrée
pour nous raconter le périple de Zahra à la reconquête de son identité spoliée. Avant de disparaître le père-imposteur affranchit
"Tu es libre à présent. Va-t'en, quitte cette maison maudite, fais des voyages, Vis ! ... Vis ! Et ne te
A la suite de "l'homme sans visage"227croisé dans l'obscurité d'un bois c'est le Consul, un homme intelligent, cultivé et
raffiné, entendons "initié", qui lui apprend à être ce qu'elle est réellement, c'est-à-dire une femme.
Outre ce schéma initiatique du récit qui marque par ailleurs et de façon particulière le roman moderne du
Cameroun228, d'autres constantes esthétiques de la littérature orale fondent et fécondent l'écriture romanesque chez
Ben Jelloun, Mimouni, Mellah et Vénus Khoury-Ghata. Notons à titre d'exemple les procédés d'anthropomorphisation dans
La nuit sacrée229; de zoomorphisation dans L'honneur de la tribu : "Allah les punit en les affectant de cheveux flamboyants
afin que tout un chacun pût les reconnaître. Un grand nez leur donnait une tête d'oiseau de proie." (pages 53 - 54);
d'affabulation exploitée dans L'honneur de la tribu ainsi que dans Le conclave des pleureuses, deux romans débouchant
chacun sur une fin édifiante; de mythologisation dans Bayarmine230(Le rajeunissement miraculeux du vieillard chargé de
225 Cf. Jacques Fame Ndongo, "Les sources traditionnelles de la littérature écrite", Littérature camerounaise : L'éclosion de la parole. Notre
elles font partie de ces mêmes croyances. Le Coran les a consacrées en établissant une nette distinction entre ins wa jin.
230 Voir pages 263 à 265.
110
pourchasser l'Abyssin et la disparition surnaturelle de celui-ci ficelé pourtant à son matelas); d'hyperboles; enfin d'énumération
accumulative231, un trait qui donne toute sa particularité à l'énonciation chez F. Mellah notamment.
A côté de ces constantes esthétiques caractéristiques de l'épopée, de la fable, du conte, de la berceuse, de la chantefable
etc., ce sont le verbe et la sagesse populaires que la narration ancestrale chez Mimouni, Ben Jelloun, Mellah ... puise dans le
répertoire arabo-berbère.
Le vieux conteur de L'honneur de la tribu nous gratifie de temps à autre d'un aphorisme ou d'un dicton au travers
desquels cette même sagesse vient s'énoncer232. Zahra, elle, l'exprime à travers une panoplie de proverbes parsemant le texte.
Outre les proverbes, F. Mellah va jusqu'à mettre en bas d'une page - comme autrefois Mouloud Feraoun et Mouloud
Mammeri233 - le glossaire des noms arabes célèbres et termes dialectaux glissés de temps à autre au fil du récit234. Ce qui
donne à l'énonciation une portée ethnolinguistique / ethnographique qu'on pensait pourtant balayée de l'écriture depuis Agadir.
Aujourd'hui cette dimension semble être non seulement le point commun aux quatre textes du corpus (Cossery restant
en dehors de tout ethnographisme) mais aussi à la majorité des romans datant des années 1980; Med Dib, N. Farès, A. Meddeb
Dans Bayarmine en revanche, le souci du destinataire étranger, chez V. Khoury-Ghata, transparaît dans la narration
elle-même; l'auteur confie à l'un de ses personnages (le sultan) la tâche d'expliciter au lecteur le sens du nom de l'Abyssin :
"Mon jour porte le nom de Naouar, ou "lumière" dans la langue des peuples qui vivent plus au sud."
(page 136).
T. Ben Jelloun quant à lui, donne l'impression d'être entraîné par un flot d'oralité qui envahit de bout en bout le texte.
En lisant La nuit sacrée nous sommes d'emblée plongés dans une situation d'oralité à telle enseigne que nous nous figurons
faire partie du cercle qui se constitue très vite autour de la narratrice. Celle-ci entretient le jeu illusoire lorsqu'elle nous inclut
"J'ai mis du temps pour arriver jusqu'à vous. Amis du Bien ! La place est toujours ronde ..." (page 5).
Cela dit, la situation est presque identique dans L'honneur de la tribu; la place aux figuiers est cette place publique où
villageois, conteurs et saltimbanques ont coutume de se retrouver pour écouter ou raconter des fables, des légendes, le malheur
231 "Elles rendaient toujours plusieurs services à la fois : pleureuses sages-femmes masseuses aux bains publics marieuses défaiseuses de
mariages faiseuses de toilettes nuptiales et de toilettes funéraires diseuses de bonne aventure jeteuses de mauvais sorts inauguratrices de
puberté pour les deux sexes rouleuses de semoule ...", page 141.
232 Voir la partie II - A - 2 - c.
233 Dans La colline oubliée, M. Mammeri consacre une page au glossaire des mots étrangers figurant dans le texte.
234 Voir Le conclave des pleureuses, op. cit., pages 65, 78 et 94.
111
des uns et le bonheur des autres. Le vieux conteur anonyme, lui, raconte le malheur des siens; plus précisément
l'ensevelissement de sa tribu sous les décombres laissés par la vague moderniste. D'où sa hâte de témoigner et de voir
De la même manière le saint-de-la-parole accusé de tous les délits parce qu'il se réclame d'un autre siècle, voire d'une
autre origine, s'adresse à un lettré (le journaliste) pour mettre par écrit une parole vagabonde et mutine, menacée non
"Ecris :
En invoquant ainsi chacun son narrataire à l'acte d'écrire, les deux narrateurs aspirent à immortaliser une parole
profonde mais éphémère. Les deux récits menacés de double évanescence - celle du temps et celle de l'état, l'écrit devient un
C'est à ce rapport entre oralité et écriture que l'intérêt de l'analyse va porter dans les pages qui suivent.
Nous allons voir dans un premier temps comment l'oralité féconde l'écrit et vice-versa chez T. Ben Jelloun; dans un
deuxième temps comment chez R. Mimouni l'écrit vole au secours d'un verbe populaire fragile parce que volatile, mais en
Nous verrons dans un troisième temps que l'écriture chez Mellah vole à son tour au secours d'une "légende", celle
d'Elissa, présente dans tous les esprits, cependant combattue dans les mémoires et congédiée presque des manuels historiques
et scolaires.
Nous nous arrêterons dans un quatrième temps sur l'écriture ironisant sur un verbe populaire emphatique, chez
A. Cossery. Enfin, dans un cinquième temps, sur l'oralité sacrifiée au profit du conte écrit chez V. Khoury-Ghata.
112
CONCLUSION
L'étude de l'instance narrative dans le corpus vient de montrer que le point de vue narratif n'est pas toujours celui de
L'événement romanesque peut être en effet relaté dans la perspective d'autres instances - homodiégétiques; dont les
positions interprétatives s'entrechoquant, transforment en espace dialogique le discours narratif dans son ensemble.
C'est le cas par exemple dans Une ambition dans le désert, dans Le conclave des pleureuses et dans Bayarmine.
Dans La nuit sacrée la perception de l'événement, bien que parfois polyscopique, s'arrête presque à celle de l'héroïne -
Zahra - qui nous rapporte de façon à la fois détachée et impliquée une histoire qu'elle a vécue dans sa jeunesse.
De même dans L'honneur de la tribu, où une véritable "hégémonie énonciative" s'exerce sur la narration. Ici, tout
l'événement - sauf à quelques moments - est relaté dans la perspective d'un vieux personnage encore sous le choc de
l'apocalypse qui s'est abattue sur son espace tribal autrefois édénique.
Tributaire de sa mémoire défaillante, la ligne narrative dans ce roman reste très désordonnée. Malgré cela, malgré une
grande distorsion entre l'ordre narratif et l'ordre diégétique, l'histoire demeure lisible et le schéma narratif restituable. Il est vrai
que la narration chez Mimouni exige une certaine participation du lecteur; elle n'a pourtant pas beaucoup à voir avec l'effort
intellectuel que supposait de lui à une époque la lecture de textes d'avant-garde comme La Jalousie de Robbe-Grillet.
Dans Bayarmine la ligne narrative reste également brisée, mais la complémentarité des voix récitantes vient colmater
les brèches dans le récit et donne à lire une histoire tout aussi transparente.
Quant à La nuit sacrée où la génération du récit est tributaire de l'aboutissement nécessaire d'un projet initial de
délivrance, elle nous offre un schéma narratif assez linéaire malgré quelques anachronies.
A son tour Le conclave des pleureuses, nous présente un bel exemple de linéarité réhabilitée. Ici, les multiples voix
récitantes, se relayant, n'aident pas seulement l'enquête à aboutir; elles métaphorisent aussi le récit dans son cours.
Enfin le pervertissement, dans Une ambition dans le désert, visant davantage la dualité narrative propre au roman
policier, la ligne narrative reste assez linéaire; cela en dépit de quelques retours en arrière n'entravant en aucun cas le
cheminement du récit.
C'est ainsi qu'on peut parler de retour au récit chez ces écrivains de la "néo-narrativité", même si pour sa part Albert
Oralité et écriture
114
INTRODUCTION
Avant de rentrer dans le vif du sujet, essayons d'abord de définir la notion assez floue de l'oralité. Autrement dit voyons
ce qu'elle recouvre. Pour ce faire examinons, mais succinctement, en quels termes certains chercheurs l'ont définie.
Louis-Jean Calvet1 par exemple commence par nous mettre en garde contre l'association oralité-sociétés sans écriture
d'après laquelle l'oralité est synonyme d'illétrisme. Cette vision négative de l'oralité est celle communément admise en Occident,
c'est-à-dire par des sociétés à tradition écrite qui voient les autres types de sociétés non en tant que telles mais à travers un
prisme idéologique d'après lequel il n'y aurait point de connaissance sans écriture.
Le mépris des sociétés à tradition orale s'explique par conséquent par un narcissisme sinon aveugle du moins
paresseux.
"la notion de tradition orale venait de l'atmosphère intellectuelle du romantisme européen du début du
XIXe siècle, et cette origine, avec l'opposition qu'elle suppose entre l'art populaire et l'art raffiné,
Un mépris non fondé quand on sait que l'opposition art populaire / art raffiné est inhérente aux sociétés sans écriture
elles-mêmes, notamment dans la société kabyle où la culture populaire est liée à la culture maternelle, la culture savante liée en
"Comme toutes les cultures, la culture berbère a ses hiérarchies : savante, semi-savante, populaire.
Cette stratification culturelle est fondée sur des clivages sociaux : aux hommes, aux clercs et amusnaw,
la culture dominante, savante, officielle; aux jeunes, aux femmes, aux bergers la culture dominée,
populaire, officieuse."3.
Cela dit, on comprend bien à présent que l'opposition sur laquelle se fonde le mépris occidental des sociétés à tradition
Le problème cependant est que ce même mépris de la tradition orale revient en filigrane dans les mises au point
introduites par certains chercheurs issus eux-mêmes de sociétés "sans écriture"4. Cela lorsqu'ils opposent la tradition orale à la
"Pour certains africanistes, en effet, "littérature orale" serait synonyme de "tradition orale", comme si
tout ce qui est dit pouvait être considéré comme "de la littérature".
Nous pensons, quant à nous, que la littérature orale proprement dite n'est qu'une partie de la tradition,
et qu'on ne saurait confondre l'une et l'autre. La tradition orale, précieux fonds de sagesse hérité du
passé, se transmet par diverses formes d'expression dont les unes ressortissent plutôt à l'histoire,
"science qui étudie le passé de l'humanité, et les autres à l'art littéraire proprement dit."5.
C'est en opposant les deux notions sur la base de l'élaboration artistique comme critère, que le mépris latent ici fait
"Qui dit art littéraire dit techniques d'expression, recherches formelles, création de structures verbales
plus ou moins originales et, le plus souvent, d'un univers imaginaire. L'auteur d'une oeuvre littéraire
orale ou écrite vise à instaurer entre les mots des rapports d'ordre sémantique et esthétique à la fois,
afin de procurer le plaisir esthétique à l'auditeur ou au lecteur. Or tel ne semble pas être le souci de
tous les gardiens de la tradition. Les uns se préoccupent exclusivement, semble-t-il, de transmettre un
philosophiques, etc.) et de préceptes moraux, religieux et politiques. Les autres, les vrais "maîtres de la
parole", ne délivrent leur message qu'à travers un discours porté à un niveau très élevé d'élaboration et
En somme pendant que les "maîtres de la parole" se soucient de nous procurer quelque plaisir auditif à travers
l'élaboration artistique d'oeuvres littéraires telles que les contes, légendes, épopées, mythes, etc., les "gardiens de la tradition"
eux, se contentent de nous transmettre tel quel le savoir ancestral dont ils ont hérité, leur souci étant davantage pédagogique
qu'esthétique. Thèse qui semble discutable sur ce point précisément quand on sait que la seule psalmodie du Coran, texte au
départ oral, procure à ses auditeurs plus que du plaisir. Sans oublier que le texte lui-même étudié entre autres pour son i'jâz
(inimitabilité) avait jadis valu au Prophète des Arabes des "commentaires" du type : "Cela est de la magie, cela est de la
4 Ce qui est erroné quand on sait que l'oralité n'est pas dépourvue de picturalité dont l'écriture elle-même procède. Voir à ce sujet ce que
développe Louis-Jean Calvet sur la picturalité berbère s'inscrivant dans des formes très diverses : poteries, bijoux, tissages, tatouages,
etc., et qui serait en rapport avec les tifinagh, vieil alphabet berbère. Cf., L.-J. Calvet, La tradition orale, op. cit.
5 Cf., Adrien Huannou. "Influence de la littérature orale sur les écrivains béninois". Itinéraires et contacts de cultures. Volume 1 : L'écrit et l'oral.
poésie !" ou encore "Ma foi son dire est toute grâce et beauté !"7. Cela pour dire que ce texte éminemment religieux,
foisonnant à la fois de préceptes moraux, d'interdits, de fiction, de récits et de figures de rhétorique (l'hyperbole, l'emphase, la
De même à ceux qui opposeront l'argument : Le Coran relève du miracle; on pourra évoquer d'autres exemples : les
hadiths, où il y a également une certaine recherche formelle mise au service de la remémoration, les proverbes, constituant
pourtant de véritables focus de l'éthique et sagesse populaires; mais aussi le verbe ancestral tel qu'il se déploie sur les lèvres de
nos grand-parents maghrébins par exemple. Ceux-ci ne s'expriment que par images, métaphores, dictons, comparaisons, dont
notre expression aujourd'hui est incontestablement écumée étant donné notre formation occidentale, autrement dit écrite.
Ainsi à ceux qui affirment que la tradition orale se limiterait à un ensemble de connaissances historiques, morales et
politiques, dépourvues de portée esthétique, il sera utile de rappeler que la transmission de la morale par exemple se fonde
précisément sur une recherche formelle sans laquelle il n'y a pas de foi ni de transmission. Ensuite qu'à côté des préceptes
moraux, des contes et légendes (littérature orale) il y a aussi la parole vive - et en même temps fleurie - de nos ancêtres
maghrébins qu'on rencontre parfois dans le discours de jeunes adeptes de cette même parole.
Aussi pour éviter ce type d'écueil auquel conduisent les précisions du genre discutées plus haut, mettra-t-on sous le
vocable d'oralité, les différentes réalités que certains essayent tant bien que mal de discerner, parfois en enfonçant des portes
Par oralité, on désignera tout à la fois tradition orale, littérature orale et verbe populaire; cet adjectif sera utilisé dans
Ce que font par ailleurs les écrivains dont les textes sont étudiés ici. La culture orale fécondant leur écriture ne procède
pas de quelque ethnographisme dépassé, encore moins de quelque exotisme malsain, elle répond à une volonté d'exprimer une
origine, une altérité à travers un genre - le roman - étranger à la culture dont ils sont issus.
C'est ainsi que l'écriture romanesque prévue - à en croire certains - pour exprimer une autre vision du monde
(bourgeoise et occidentale en l'occurrence) se laisse envahir par l'univers, l'imaginaire, les valeurs d'une société de tradition
orale. Au contraire, elle devient le support, le subterfuge par lequel on entre en dialogue avec une société de tradition écrite.
C'est ce que Rachid Mimouni parvient à faire dans L'honneur de la tribu, lorsque le roman y fait place au "récit
tribal"8, bref à la parole ancestrale. C'est ce que fait également Tahar Ben Jelloun dans La nuit sacrée, lorsque l'écriture s'y
trouve imprégnée par la parole "d'affect". Fawzi Mellah quant à lui, utilise l'oralité dans un roman s'inscrivant dans la veine
policière pour dénoncer une réalité dissimulée : le travail de sape opéré dans les mémoires et dans l'Histoire à l'encontre d'une
origine lointaine réduite de nos jours à une vague légende populaire. Chez Albert Cossery l'oralité réduite aux seuls
"égyptianismes" devient synonyme d'un verbe populaire emphatique avec lequel l'auteur devient parfois assez ironique. Enfin,
pour exprimer son altérité, son identité, Vénus Khoury-Ghata introduit dans la forme romanesque un imaginaire assez proche
de celui de Mimouni, Ben Jelloun et Mellah, mais cette fois puisé dans la tradition livresque9. C'est en ce sens qu'on parlera de
Ainsi l'écriture sera utilisée au sens de genre littéraire "libre"10 emprunté à une société de tradition écrite où l'oralité,
9 Les Mille et Une Nuits dont s'inspire V. Khoury-Ghata dans Bayarmine - même si elle s'en défend par ailleurs, ne relèvent pas de la tradition
orale mais bien de la tradition écrite : "On sait assez que les Nuits ne relèvent pas de la littérature savante, qui ne les a jamais jugées
qu'avec le plus profond dédain. Mais les Mille et Une Nuits ne sont pas non plus de simples échantillons de folklore oral, à la façon des
contes de Grimm ou de Perrault : qu'un compilateur ou traducteur, tel Galland, Burton ou Mardrus, insère dans son recueil des contes de
tradition orale [...]. Il s'agit en fait d'une littérature écrite de statut intermédiaire et variable, qui flotte comme un ludion entre les deux pôles
de la culture savante et de la culture populaire". Cf., C. Brémond, "Quelques uns des Mille et Un Problèmes des Mille et Une Nuits",
Langues et cultures populaires dans l'aire arabo-musulmane. Journées d'Etudes Arabes, octobre 1986, pages 130 - 131.
10 Cf., Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, Gallimard, 1981 et plus précisément le chapitre qu'elle consacre au
A la lecture de ce prix Goncourt du Maghreb (1987), tout laisse croire que loin de manier des artifices littéraires et
esthétiques empruntés au conte comme genre, l'auteur serait traversé malgré lui par l'oralité maghrébine; donc par sa propre
culture.
- "Qu'est-ce que t'as à cacher ? Ce que tu as, je l'ai, ...", (page 89)
- ou encore la mise en place d'un univers mythique peuplé de créatures juvéniles jouissant d'une vie éternelle et vivant
en communauté sous le règne du Cheikh - personnage prototype des contes de fées; tout cela nous induit à penser que l'auteur
de La nuit sacrée évoquant par ailleurs "la vingt-septième [nuit] du ramadan, nuit de la "descente" du Livre de la communauté
musulmane" (page 22), le chant du "muezzin", la valse des "anges", bref le "paradis", se serait laissé brusquement inonder par
cette oralité et cet imaginaire maghrébins quand il était question d'écrire La nuit sacrée mais également L'enfant de sable.
En parlant de la "mémoire d'enfance" par rapport à l'écriture dans une langue autre que sa langue maternelle, l'arabe
"Notre mémoire d'enfance tend la main à toutes ces langues11, les invite à s'installer dans des intimités
secrètes et énigmatiques. Elles repartent, heureuses et enrichies, parfumées, peut-être même enceintes
Or cela ne peut être vrai, car l'écriture "ensoleillée" n'est pas le propre de Ben Jelloun; tous les écrivains maghrébins
d'expression française prétendent être pétris de cette oralité; Mohammed Dib notamment dans Le Maître de chasse13, réitérant
le verbe "dire" : [qâla] à plusieurs reprises; ou encore Driss Chraïbi écrivant d'entrée dans Une enquête au pays : "Par Allah et
11 Juste avant cela Ben Jelloun dit à propos de l'écriture francophone qu'"on devrait parler des langues françaises et non pas de la langue
le Prophète, le dénommé Driss Chraïbi a perdu la boule !"14, comme s'il proférait ce serment dans une situation autre que celle
de l'écrit. Tous ces écrivains se caractérisent ainsi par une dualité de leur production littéraire : une écriture utilisant le français
Par conséquent, dire que La nuit sacrée est un imaginaire et une oralité qui se diraient un peu comme par la force des
choses dans un roman signé, situe l'auteur dans un rapport de force où sa part de création est quasi absente. Loin d'être l'artisan
d'un produit littéraire, l'écrivain devient dans ce sens, une sorte de "canal"15 - aux sens propre et figuré - permettant la
transmission d'"une parole vive"16. De ce point de vue, T. Ben Jelloun devient "la source d'une parole essentielle"17 et non un
nom collé sur la couverture d'un ouvrage; or cela est très discutable car l'auteur ici a moins le statut de "transmetteur"18 que
Autrement dit, quoique submergeant le texte, ce flot oral est maîtrisé par l'auteur. Cela par une sorte d'alchimie du
En parlant du surgissement de l'oral dans le texte écrit, Abdallah Bounfour remarque au terme de son analyse portant
"l'irruption du dialectal dans le classique, c'est l'irruption d'une langue passionnelle dans l'écriture
classique. Elle permet de rappeler qu'on travaille, qu'on est travaillé par l'interlangue [car] introduire
des mots dialectaux est une manière de perturber le rythme de la phrase classique. Cette perturbation
de l'auteur. Il définit alors la notion d'"auteur-narrateur" dans le récit arabe par rapport à celle de "transmetteur" dans le récit berbère, idem.
19 L'auteur de ces nouvelles est Driss Khouri. A. Bounfour précise que cet écrivain est bilingue (arabe marocain et arabe classique) et en
contact avec le français qu'il comprend sans le parler, de par son métier de journaliste. "Sur les traces du hors-la-langue", Du Bilinguisme,
Denoël, 1985.
20 Cf., A. Bounfour, idem.
120
Chez T. Ben Jelloun choisissant comme langue d'expression et de "loi"21 le français, ces "mots savourés"22 de la
langue maternelle émergent aussi dans ses textes et notamment dans La nuit sacrée; sans néanmoins prétendre violenter,
L'oralité surgit ici mais traduite, "tempérée" dira-t-on. Au contraire elle épouse, s'approprie le matériau linguistique
français, car aujourd'hui le but de Ben Jelloun n'est plus de déranger les normes scripturaires de la langue de l'autre23, mais d'y
insérer modérément la sienne en la traduisant. En effet aujourd'hui son rapport à la langue française n'est plus un rapport
"La question de la langue me parait secondaire. D'abord écrire. (...) Pour ce qui me concerne, non
seulement je ne doute pas une seconde de mon identité, arabe et maghrébine, et je n'ai pas la moindre
Déculpabilisé aussi est son rapport à une présence substantielle du dialecte dans La nuit sacrée; en voici quelques
exemples :
- "Je voudrais partir propre, lavé de cette honte que j'ai portée en moi durant une bonne partie de ma
- "Je confie ma cause à Dieu, Lui Seul saura me rendre justice, ici ou là-bas !" (page 31),
- "Je demande que ton pardon me soit accordé ... Après, Celui qui possède mon âme pourra l'emporter
Tous ces exemples sont les traductions presque littérales d'expressions populaires ou de proverbes maghrébins qu'un
lecteur arabophone, notamment, est susceptible de déceler sans trop de peine. En fait, Ben Jelloun traduit une oralité dépassant
le cadre du dialecte marocain, car un proverbe comme celui déjà cité plus haut et figurant en page 52 du texte, a son équivalent
[tkhûl-el-hammâm-mech-kîma-khrûjû].
Pour davantage de détails sur le rapport conflictuel de ces écrivains à la langue française, cf., Marc Gontard, La violence du texte, Paris,
L'Harmattan, 1981.
24 Cf., Tahar Ben Jelloun, "Les droits de l'auteur", op. cit.
121
Mais au delà du dialecte, ou de "la langue d'amour"25, l'auteur de La nuit sacrée traduit une essence : "la
maghrébinité"; il traduit une autre culture, celle d'"un continent d'analphabètes (...) qui ont été privés du droit élémentaire de
savoir lire et écrire"26. En traduisant leur dire, l'intention de Ben Jelloun, dans le texte, est d'exprimer par là même les valeurs
Cela dit, plus que la "saveur des mots"27, l'écrivain essaie de rendre également celle des images et des figures
mythiques gardées des contes merveilleux que sa mère ou sa grand-mère lui ont sûrement racontés pendant son enfance.
Des figures comme celles du "cavalier en gandoura bleue du Sud" traversant le pays sur sa jument (page 37), de
l'apparition humaine des Djnouns dans les hammams (page 64), ou encore celle du Saint ou de la Sainte guérissant les malades
avec de "l'huile d'argan" (page 181) ou seulement avec leur salive; sont très courantes dans l'imaginaire maghrébin et plus
Cette "parole originelle" que Ben Jelloun rend par écrit dans la langue de Molière, est une voix essentiellement
De même des métaphores comme celles de la mort, exprimée à travers l'extinction de la bougie par exemple29, ou de
l'unité contre le malheur ou contre quelqu'un traduite par la formule : "cinq doigts d'une main"; sont très fréquentes dans le
dialecte maghrébin. En les traduisant, Ben Jelloun essaie de les couler discrètement dans son écriture française.
Ainsi, la traduction de cette oralité n'est pas faite de façon mécanique, même si La nuit sacrée présente une expression
très proche de l'arabe dialectal. Il s'agit plutôt d'une transposition métaphorique et locutive, donc littéraire; exigeant de ce fait,
de la part de l'écrivain, un travail minutieux sur la langue, les mots et les images.
Cet effort de transposition de l'oral à l'écrit apparaît à plusieurs niveaux : le rythme de la phrase telle que Ben Jelloun
l'écrirait en arabe, les noms de personnages : l'Assise ou Zahra, enfin le titre : La nuit sacrée.
1 - Le rythme de la phrase
Dermengheim le confirment : "Les contes recueillis dans cet ouvrage (...) sont racontés en famille à la veillée, par des amateurs, presque
toujours des femmes ... ".
29 "La lumière de la bougie faiblissait"
"Je relevais le drap sur son visage et éteignis la bougie". Cf., La nuit sacrée, op. cit., pages 30 - 32.
122
"Nous sommes venues, cinq doigts d'une main, mettre fin à une situation d'usurpation et de vol"
(page 158).
Un écrivain français n'écrirait peut-être pas cette phrase pour exprimer ainsi l'idée de l'unité. Ben Jelloun, par contre,
s'est permis de l'écrire comme il l'aurait dit en arabe dialectal afin de jouer sur ce rapport qu'entretiennent l'oralité et l'écriture
chez lui.
Malgré cela l'auteur ne s'éloigne pas de la phrase française prête30 à embrasser cette métaphore puisée dans le dialecte
maghrébin. Il ne fait qu'exprimer en français une image présente dans les deux langues orale et écrite.
Dans ce cas précis, Ben Jelloun a donc emprunté à l'oralité une expression figée : [bhâl-sbâ'-el-yed] pour la rendre par
écrit en français. Même traduite, cette locution "cinq doigts d'une main" ne gêne pas le lecteur français, car aucune lourdeur ne
l'accompagne. L'oralité rentre par conséquent sans problème dans la langue d'écriture. Et si elle coule si bien, c'est parce qu'elle
épouse la syntaxe31 de la phrase française et ne perturbe pas son rythme. C'est ce qu'on peut constater en procédant à une
1) [sÊk-dwa-dyn-mÊ]
1- 2- 3- 4
30 On dit bien en français "Comme les cinq doigts d'une main" pour exprimer la même idée.
31 La structure syntaxique est la même dès lors que l'analyse porte sur la totalité des deux segments phrastiques en arabe et en français :
1) "Nous sommes venues, cinq doigts d'une main, mettre fin à une situation d'usurpation et de vol."
2) [jîna-bhâl-sbâ'-el-yed-ndîru-had-lhâd-es-ser-qa].
Dans les deux cas, nous avons un GN, un GV et un GP avec une apposition au milieu : "cinq doigts d'une main", apportant une précision
en plus à l'ensemble de la phrase.
123
2) [bhâl-sbâ'-el-yed]
1-2-3-4
Ainsi, le jeu de la transposition de l'oral à l'écrit est un jeu subtil chez Ben Jelloun.
a - L'Assise par exemple a comme équivalent en arabe dialectal32 : (el-gal-lâ-sa), ou celle qui "fait asseoir" les clientes;
bref qui les installe. A l'écrit, ce mot peut être rendu par le terme de "placeuse"; mais T. Ben Jelloun a préféré appeler son
personnage l'Assise, sans doute, du fait de sa corpulence : "Brune, forte, avec un fessier impressionnant - d'où son nom,
l'Assise -,..." (page 69). Ce portrait physique du personnage correspond tout à fait à l'expression populaire en français : "Une
femme bien assise", comparée au "cheval bien assis sur ses hanches"33.
Sachant, par ailleurs, que dans le texte, "cette femme bien assise" est la gardienne du hammam, on se demande si elle
ne devient pas le socle même sur lequel tient tout l'édifice. Curieusement c'est ce sens figuré du mot qui est donné dans Le
Petit Robert : "Assise, n.f - 2°sens (1823), fig. V Base, fondation, soubassement."34.
Par conséquent, peut-on dire que l'Assise sert de base pour le bain maure ? Et l'intention de l'écrivain est-elle de
confondre le personnage avec le bâtiment ? Si c'est le cas, on a alors affaire à une figure de rhétorique : la synecdoque, "qui
consiste à prendre le plus pour le moins, la matière pour l'objet, la partie pour le tout, ..."35.
En passant d'une langue à l'autre, Ben Jelloun ne se limite pas à rendre par écrit le seul sens oral du mot Assise, c'est à
dire "placeuse"; il va plus loin. Par un jeu d'alchimie stylistique, il confère au signifiant un autre signifié, littéraire : la fondation.
Et l'Assise devient par ce moyen synonyme du hammam, lieu par ailleurs, de purification et de refuge dans la représentation
générale des Maghrébins; mais aussi des Occidentaux, l'eau ayant un symbolisme purificateur universel.
b - Un autre nom de personnage, où cet effort de transposition de l'oral à l'écrit, apparaît, c'est celui de l'héroïne : Zahra.
En arabe dialectal (et classique), il connote la nature puisque il a comme signification la "rose" ou la "fleur". Mais ce mot
32 Marocain notamment.
33 C'est le sens figuré du mot Assise qu'on peut lire dans le Littré : Dictionnaire de la Langue Française - 1, Gallimard - Hachette, 1964.
34 Le Petit Robert 1 : Dictionnaire alphabétique et analogique de La Langue Française, Paris, Dictionnaires LE ROBERT, 1987, nouvelle édition,
connote un second sème, celui de l'éclatement; car il dérive du verbe arabe : (za-ha-ra) qui signifie au sens étymologique :
éclater, briller, étinceler. Le sens oral et le sens écrit se trouvent par conséquent entremêlés et Zahra devient, "la fleur
éclatante". Rappelons-nous, le portrait qui en est donné dans le texte, ainsi que son projet de se délivrer d'une identité masquée
Sachant par ailleurs que Zahra détient la parole, dans La nuit sacrée, un peu comme Shahrazâd dans Les Mille et Une
Nuits, on se demande si par un jeu sur l'homophonie au niveau du radical, (Zahra) ne donne pas la réplique à (Shahra), la
fameuse conteuse orientale, détentrice d'une parole vive et séculaire; du moins telle que Arabes et Occidentaux se la
représentent.
3 - Le titre
Devant le titre une question s'impose : Pourquoi La nuit sacrée plutôt que La nuit du destin, qui aurait été une bonne
Si T. Ben Jelloun a préféré donner le premier intitulé à son texte, c'est parce que le second aurait été effectivement la
traduction littérale de son équivalent en arabe36. Ainsi le travail de l'auteur ne consiste pas à rendre en français, telle quelle sa
langue maternelle; mais à créer un texte littéraire "beau et exigeant"37, à partir du rapport qu'elle peut avoir avec sa langue
d'écriture.
Cela dit, ce choix est lié à ce qui se passe dans La nuit sacrée, c'est à dire à l'histoire de Zahra dont la
naissance/renaissance correspond à la vingt septième nuit du Ramadan, sacrée pour l'héroïne car avec elle "une vie, une
Enfin, dire : La nuit sacrée plutôt que La nuit du destin, peut renvoyer au texte sacré, Le Coran, et par conséquent à
36 Out El Kouloub (Egypte) ne se pose pas ce type de question, elle intitule l'un de ses romans La nuit de la destinée (Paris, Gallimard, 1954)
précisément. Aucun travail de recherche n'est effectué à ce niveau, encore moins au plan énonciatif : une foule d'expressions dialectales
sont mécaniquement traduites de l'arabe au français, à la différence de T. Ben Jelloun, lequel travaille beaucoup plus ses phrases et bien
entendu l'intitulé de son roman.
37 Cf., T. Ben Jelloun, "Les droits de l'auteur", op. cit.
125
Grâce à ce travail sur l'oralité, l'auteur de La nuit sacrée transpose par écrit toute l'âme et la poésie de sa langue et
L'écrivain donne, en effet l'impression de faire passer d'une langue - l'arabe - à une autre - le français -, tout ce qu'elle
Ce travail de transposition est synonyme également d'une harmonisation au niveau de l'écrit, d'éléments épars puisés ici
Comme tout écrivain digne de ce nom, l'auteur de La nuit sacrée n'est donc pas un simple transmetteur-traducteur du
verbe populaire, ni seulement le reproducteur de schémas culturels bien précis; mais un artiste doté d'une imagination riche et
féconde.
Celui-ci, indubitablement marqué et infiltré par sa tradition orale maghrébine, a su s'emparer d'une parole vagabonde et
d'un imaginaire errant, propres à sa culture, les agencer aux niveaux esthétique et narratif pour enfin les exposer par écrit dans
sa langue d'emprunt.
La dialogisme de l'oral avec l'écrit se résout-il comme chez Ben Jelloun par une transposition au plan scripturaire d'une
oralité recouvrant une parole vagabonde et un imaginaire errant ? Autrement dit l'approche de l'oralité est-elle la même chez les
uns et les autres ? C'est ce que nous allons examiner à présent chez Rachid Mimouni.
A la différence de T. Ben Jelloun chez qui la transposition de l'oral par écrit reste très élaborée, ce même travail chez
Mimouni reste beaucoup plus spontané, naturel; l'alibi étant ce vieux conteur dont la parole imprègne l'écriture.
Quoique âgée, la narratrice de La nuit sacrée laisse percer derrière elle l'empreinte du créateur cherchant à rendre par
écrit la saveur d'une parole chérie. Au contraire l'auteur de L'honneur de la tribu se dérobe totalement derrière le verbe
ancestral et donne libre cours à une énonciation de type oral qu'à lui seul le vieux conteur allégorise.
38 Cf., A. Bounfour, "Oralité et écriture : l'exemple du Maghreb", Langues et cultures populaires dans l'aire arabo-musulmane, février - mars
1988.
126
- "Comme il n'avait jamais donné de ses nouvelles, nous le tenions pour mort en terre infidèle au cours
de cette formidable tourmente qui avait poussé les plus puissants des pays de la planète à
ou encore :
- "Mais un jour il débarqua sans crier gare d'un taxi chargé de valises emplies des objets les plus
bizarres : un appareil qui figeait des images sur papier en dépit de la barbe du Prophète, des fils de
cuivre capteurs de voix lointaines et que nous tous pûmes entendre, une lampe qui éclairait sans
ne sont pas le fruit d'un travail élaboré sur les mots, mais la traduction spontanée d'un mode d'énonciation propre à nos
aïeux. Un mode énonciatif où la métaphorisation d'autre part a une fonction d'ornementation du discours :
" - En notre source, nous avons l'eau chantante et minérale, plus joyeuse que vierge au jour de ses
En effet et contrairement à ce que d'aucuns prétendent39, le verbe populaire n'est pas antonyme d'élaboration
artistique, car s'il y a transmission de cette "parole vive", il y a nécessairement qualité artistique. Ainsi les "gardiens de la
tradition" ne transmettent pas seulement "un ensemble de connaissances historiques ([...], géographiques, botaniques,
sociologiques, etc.) et de préceptes moraux, religieux et politiques40"; ils transmettent aussi une parole ancestrale d'où la valeur
esthétique n'est nullement absente. C'est dire que les auteurs d'oeuvres littéraires orales41 ou écrites ne détiennent pas
l'exclusivité de la recherche formelle. Même les "illettrés" - cela dépend de ce que l'on entend par ce terme : des personnes
n'ayant pas reçu d'instruction scolaire, selon l'acception occidentale de la différence entre "lettrés" et "illettrés" - sont capables
par conséquent de nous procurer un certain plaisir esthétique si on leur prête l'oreille.
Mimouni, plus haut, ne fait que rendre en français une parole ancestrale souvent truffée de métaphores. En effet, il
suffit parfois d'écouter l'un de ces ancêtres pour découvrir en lui un gisement de figures de rhétorique telles la périphrase, la
métaphore, la comparaison, l'hyperbole, etc. que - il est vrai - ce même ancêtre ne fait que reproduire; mais enrichir parfois de
sa propre empreinte. C'est le cas du récit transmis d'une génération à une autre, d'un conteur (rawi ou griot) à un autre, mais
39 Cf., A. Huannou, "Influence de la littérature orale sur les écrivains béninois", op. cit.
40 Cf., A. Huannou, idem, page 82.
41 Ce point a déjà été abordé dans l'introduction à cette partie. Le distinguo théorique entre littérature orale et tradition orale qu'A. Huannou
partage avec d'autres intellectuels africains et maghrébins en l'occurrence, a déjà été discuté de ce point de vue.
127
toujours avec un détail en plus et une tournure plus ou moins originale; sans altération de la structure narrative de base du récit
initial.
C'est dire que le conteur garant de l'histoire n'est pas tenu de reproduire telle quelle la version qu'il a entendue de la
bouche d'un autre. Une marge de liberté (remplacer un substantif sujet par le pronom personnel correspondant, déplacer un
segment qui reste dans sa forme inchangé, ajouter une phrase, remplacer une métaphore par son équivalent plus
séduisant, etc.) reste en effet à sa disposition, à condition que sa mémoire demeure fidèle au "texte" originel et surtout à sa
trame. Cette marge devient plus grande et moins restrictive dès lors que l'écrivain se saisit d'une légende populaire.
Prenant comme alibi le vieux conteur, Rachid Mimouni prend davantage de liberté par rapport à la légende combien
Plutôt que de nous relater l'un des nombreux exploits militaires du gendre du Messager, l'auteur fait réciter, dans
L'honneur de la tribu, à son narrateur une histoire inventée de toutes pièces - celle d'un guerrier redoutable déterminé à
"combattre l'envahisseur d'où qu'il vienne" (page 130), où le seul point commun avec la légende du vaillant Ali est le cimeterre
du héros : Ibn Abdelmalek qui "avait tranché tant de cous infidèles que la légende le dit hérité de l'invincible compagnon du
Ainsi à la différence du rawi traditionnel dont la fidélité assure la pérennité du récit initial, l'écrivain - bien moins
orthodoxe - part de ce même récit pour nous en livrer un tout autre, dans lequel la seule référence à Ali Ibn Abi Tâlib est là
Sans le "garant de l'histoire", le travail de réécriture opéré par le romancier n'est donc pas possible. C'est dire
l'importance de la tradition orale pour la création littéraire et la complémentarité entre rawi et kateb.
Puisant toujours dans le répertoire arabo-berbère, R. Mimouni reprend les figures archétypales de la goule et de son
antonyme, l'ange, pour nous rendre à travers une fable, celle d'Ourida, la représentation populaire du Bien et du Mal.
Il se trouve que dans cette fable, la goule est pour la première fois une française : Suzanne la fille de Martial le colon;
42 "Du temps de Muhammad, 'Ali [cousin et gendre du Prophète] participa à presque toutes les expéditions, souvent en porte-drapeau [...].
Partout il fit preuve d'une bravoure qui devint ensuite légendaire : à Badr, il tua un grand nombre de Kurayshites; à Khaybar, il se servit
d'une porte très lourde comme d'un bouclier, et ce fut grâce à sa fougue que les Musulmans vainquirent les Juifs.". Cf., Encyclopédie de
l'Islam, Paris, Maisonneuve & Larose, 1975, tome I.
128
"Allah semblait avoir voulu réunir en cette fille toutes les disgrâces humaines. Elle était dotée d'un
corps épais et brut, plus lourd qu'une meule à grains. Elle avait l'allure pataude de sa mère et les yeux
torves et chassieux du trappeur. Ses paupières sans cils étaient infectées en permanence et restaient la
proie des mouches. Ses joues ternes ressemblaient aux feuilles mortes de l'automne. Ses cheveux rares
et filandreux laissaient briller au soleil le cuir gras de son crâne. Ses lèvres courtes découvraient un
bec-de-lièvre. Elle avait l'haleine fétide de tous ceux qui mangeaient du porc, et le teint bleu, c'est-à-
dire noir. Je le précise parce que nous trouvons malséant de prononcer ce mot.
Et pourtant Omar El Mabrouk s'installa chez eux et passa ses nuits avec la goule." (page 97 - 98).
Ce portrait répugnant de l'étrangère est à l'image de la souffrance d'un peuple qui a longtemps vécu sous le joug des
roumis - entendons les Français. Il est par conséquent lié à un pan de l'histoire algérienne que les Algériens n'arrivent pas, à ce
En faisant l'association entre goule, fornication et colonisation, Mimouni ne fait que traduire sous forme d'archétype la
A l'inverse de Suzanne la goule, Ourida - petite fleur - est l'incarnation du Bien et de la beauté de l'âme :
"A regarder Ourida, la jeune soeur du chenapan, on ne pouvait que croire à une négligence du
Redwan qui aurait oublié de fermer les portes du jardin du paradis et ainsi permis à un ange de
"plus blonde que l'épi de blé au jour de sa récolte, le visage rayonnant comme une lune en son plein.
Ses gestes de douceur et ses paroles de miel la rendait encore plus attirante. La fille semblait avoir reçu
en prime une serviabilité hors du commun et une exquise politesse." (page 98).
Sa détermination à sortir de "l'enfer" son frère en fait un modèle de chasteté mais aussi un symbole de lutte contre
l'envahisseur :
" - A-t-il à ce point perdu sa dignité pour accepter de se mettre au service d'un mécréant ? Est-il à ce
point obsédé par la chose pour accepter de partager la couche d'une répugnante goule qui jamais ne se
Ainsi à l'opposé de la goule, l'ange est une indigène, belle, altière et rebelle. Là encore Mimouni nous donne à voir à
travers le personnage d'Ourida la représentation maghrébine, voire arabe, du Bien. Une représentation d'après laquelle le Bien
est forcément local, intrinsèque à la communauté; le Mal, en revanche, par définition extrinsèque, étranger. Le vieux conteur
129
ne nous apprend-il pas quelque part, en guise de "moralité de la fable", que "c'est toujours par les étrangers que le malheur
Des enseignements semblables foisonnent dans le texte de Mimouni; pas seulement à la fin de quelque récit enchâssé
ici ou là, mais dans le corps même du discours narratif du vieux conteur.
C'est ainsi lorsqu'il en vient à faire la généalogie d'Omar El Mabrouk pour expliquer en quelque sorte ses exactions.
Son grand-père "le terrible Hassan El Mabrouk" était encore pire; sa force était légendaire et son défi à Dieu et à ses hommes,
sans limites :
"Tôt devenu expert dans l'art du maniement de la canne, il terrorisait tous les habitants solitaires de la
région, détroussait les paysans rencontrés en chemin, agressait les maquignons de retour du marché
Bref c'était un hors-la-loi. Moins belliqueux, son père - Slimane - était tout le contraire de son grand-père, Hassan
El Mabrouk :
"nous constatâmes avec soulagement qu'à l'inverse de son père, Slimane se révélait calme, posé,
progéniture. Il est bien connu que la cendre naît du feu." (page 59).
Ce dernier aphorisme en cache un autre couramment utilisé en dialecte maghrébin par les plus vieux d'entre nous,
souvent dans un sens péjoratif. Ici, au contraire, le proverbe bien connu n'est pas seulement employé dans un sens laudatif; il
est traduit de l'arabe au français dans le sens inverse. En voici le texte d'origine, transcrit en A.P.I. :
[e n â R - t k h a l - l i f - i R - R m â d]
C'est précisément à travers ce type d'énoncés - les proverbes - que la sagesse populaire choisit souvent de s'exprimer.
Pour nous communiquer cette même sagesse, le vieux narrateur semble avoir pourtant une préférence : les maximes. La
femme au centre de ces sentences reflète une éthique trop austère, s'appuyant sur les "enseignements de l'Apôtre" (page 176).
Mimouni, insistant sur le caractère un peu suranné de ces enseignements, semble les traiter avec beaucoup d'humour.
130
Particulièrement lorsqu'il fait résonner dans la bouche de son personnage, telles quelles, ces phrases non étrangères à nos
oreilles :
- "Tout commence par la femme, nous le savons depuis longtemps." (page 176)
- "Nous avons retenu les enseignements de l'Apôtre concernant les femmes. Nous savons qu'elles n'ont
pas de piété. Leur esprit est plus souvent impur que leur sexe." (page 176)
- "Notre Prophète et la sagesse tiennent à les contenir dans leurs rôles naturels : la procréation et la
- "Nos aïeux nous ont prévenus : une belle fille est une calamité." (page 176)
- "l'honorabilité d'une vierge exigeait qu'elle cachât ses charmes jusqu'au jour de ses noces et qu'à partir
- "Un homme qui succombe aux charmes de sa femme est perdu." (page 177)
- "Une épouse respectable ne doit pas user d'artifices pour exciter l'amour de son maître." (page 177).
Devant de telles sentences, on ne peut s'empêcher de sourire aujourd'hui. Cela dit, ces énoncés immuables continuent
de se transmettre au fil du temps, à l'instar des contes et légendes des temps anciens. Comme eux, ils font partie de la tradition
orale. Leur avantage, c'est de perpétuer une vision du monde que d'aucuns par ailleurs revendiquent, malheureusement, aux
L'humour avec lequel cette vision surannée du monde est traitée, choisit comme moyen d'expression les arabismes.
Ceux-ci émanant de la bouche du vieux conteur ne choquent aucunement le lecteur allergique à toute occurrence
Ainsi lorsqu'au beau milieu du discours narratif, le narrateur glisse, en guise d'apposition, l'énoncé mis en gras ci-
après :
"Il ordonna, du haut de son cheval, le dénombrement des mâles en âge de combattre (cinq dans ses
yeux), la confiscation d'une même quantité de coursiers, de tous les fusils, ..." (page 128).
Son apparition dans le corps du récit ne pêche par aucun artifice sachant que le je-narrant est un vieil homme qui croit
profondément au mauvais oeil. Au contraire ces "greffes dialectales" donnent au discours son charme, mais surtout sa
signature. Nous savons qu'un vieux conteur ne peut parler autrement, surtout si l'auteur tient à rendre dans sa langue d'écriture
la façon dont s'exprime oralement son je-narrant. N'oublions pas que le personnage-narrateur de Mimouni a vu bafouer
131
l'honneur de sa tribu et profaner les tombes de ses ancêtres, et qu'en lui déléguant la parole, l'auteur lui accorde l'opportunité de
plaider une cause, mais aussi de sauvegarder une éthique, un imaginaire, un dire, bref un passé sans cesse menacés par une
modernisation sauvage.
C'est en ce sens que s'exprime l'un des personnages évoqués par le vieux conteur :
" - Nous sommes ici dans le pays de nos pères et des pères de nos pères qui y vécurent bien avant le
Cela dit, tous les arabismes parsemant le texte n'ont pas en commun la portée militante de l'énoncé cité plus haut. Bien
d'autres encore confèrent au discours une note d'humour dont la fonction est manifestement de rapprocher de nous ce passé
" - Tu as la mine d'un homme qui vient de rencontrer Azraël." (page 146)
" - Tu ne connais pas Omar El Mabrouk, lui ai-je répondu. C'est un homme fort et puissant, et sa
colère est terrible alors que tu n'as même pas encore de moustache." (page 209).
Quand on connaît le dialecte maghrébin et qu'on mesure bien la portée humoristique des énoncés cités ci-dessus, la
tradition n'est plus à nos yeux synonyme de la seule austérité; elle est aussi synonyme de drôlerie populaire. Notons à ce sujet
que la tradition orale compte dans son répertoire les histoires comiques de Joha, un modèle d'espièglerie populaire, ainsi que
Par conséquent réduire la tradition orale à la seule transmission de connaissances historiques et de préceptes moraux
et religieux, n'est pas toujours justifié, car en affirmant cela on met en sourdine la grande place accordée à l'esprit populaire non
seulement dans les genres narratifs oraux (contes, histoires, anecdotes, etc.) mais aussi dans la parole vive quotidienne.
On dira pour conclure qu'à l'inverse de T. Ben Jelloun, R. Mimouni s'éclipse derrière ce verbe populaire, lequel en
s'exprimant par la bouche du vieux conteur déconcerte certaines définitions "scolaires" parfois trop hâtives et même injustes.
D'autre part que si T. Ben Jelloun s'escrime, par une sorte d'alchimie du verbe, à nous communiquer en français la beauté et la
saveur de sa langue maternelle, l'auteur de L'honneur de la tribu, lui, donne libre cours au verbe de ses ancêtres sans aucun
effort de le magnifier, de telle sorte qu'il nous arrive sous ses multiples facettes.
43 Voir à ce sujet "Le conte grivois à Laghouat", par Bertrand Millet. Journées d'Etudes Arabes, octobre 1986. Association Française des
a ) Périphrases
Les traces de cette oralité, dont on fait par ailleurs (nous le verrons plus loin) le chef d'accusation de Ben Jelloun, sont
pullulent dans Le conclave des pleureuses. Ils sont là pour nous placer dans l'un des quartiers les plus misérables de Tunis et
des plus légendaires : "la montagne rouge"44, une sorte de ghetto redoutable et en même temps infranchissable, autour duquel
"les honnêtes gens" façonnent les plus curieuses fables jusqu'à présent.
De même des énoncés directement traduits du parler tunisien, un peu comme chez Ben Jelloun et Mimouni, viennent
souligner la présence de cette culture non écrite. Voici, par exemple, en quels termes un personnage comme Aïcha-Dinar
"A l'époque du miel et de la confiance, nous n'avions pas besoin de cartes d'identité; le nom du père et
Lorsque Le Clézio prête ce type de discours à ses personnages dans Désert45, il est clair que le regard porté sur eux
ainsi que sur leurs dires vient de l'extérieur. Fawzi Mellah, en revanche, entend parfaitement ce que "L'époque du miel et de la
confiance" signifie : un temps mythique et révolu où les relations entre les membres d'une même communauté étaient encore
assez transparentes et pacifiques; par opposition aux temps modernes qui voient sévir la méfiance et la suspicion à telle
enseigne que les autorités en viennent à inscrire l'identité des gens sur du papier plastifié plutôt que sur leur peau46.
La périphrase - figure de rhétorique - caractérise en effet le dialecte maghrébin. C'est un moyen à la disposition du
peuple pour parler indirectement de quelque sujet délicat. Tel Aïcha-Dinar dissertant sur l'argent. Pour justifier son avarice,
celle-ci affirme que "l'argent est la saleté du monde, [... et qu'] il faut le cacher !" (page 77). En disant cela elle exprime à sa
manière une idée généralement admise, à savoir que l'argent n'a aucune valeur comparé au Bien qu'on a fait dans sa vie pour
44 Dont le nom sert de titre pour le troisième chapitre du roman. Cf., Le conclave des pleureuses, op. cit.
45 Paris, Gallimard, 1980.
46 "Ta ville et ta république ne sont que par hasard, me répond-elle; elles cherchent leurs racines et leurs origines. Pour nous, elles sont ici :
inscrites sur nos peaux.". Cf., Le conclave des pleureuses, op. cit., page 78.
133
mériter le Paradis. Autrement dit, l'argent représente les seules "épluchures" du monde d'ici-bas, l'essentiel étant ailleurs. Moins
ambivalent que sa mère, Tawfik-Grain-de-Sel exprime le même mépris pour l'argent lorsqu'il évoque à son tour "la saleté du
monde" (page 88) et "le besoin impérieux [de certains] d'en acquérir" (page 88).
Le sobriquet Tawfik-Grain-de-Sel est en soi une périphrase dont on trouve l'explication dans le texte :
"Lui-même en a conservé quelques cicatrices, une légende, un sens inouï de la clandestinité et son
surnom : Grain-de-Sel. A l'approche d'un uniforme, il fond dans le quartier comme du sel dans l'eau !"
(page 77).
C'est ainsi qu'on parle généralement d'un voleur disparu dans la nuit ou bien d'une personne dont on ne trouve plus la
trace.
Toutes ces périphrases sont sans conteste des arabismes47 par lesquels seuls Aïcha-Dinar, Tawfik-Grain-de-Sel,
Fatma-la-Lampe, etc. s'expriment; le narrateur - jeune lettré - n'en fait pas usage. Une façon peut-être d'exacerber la différence
Cela dit, s'il y a un trait caractéristique de l'oralité marquant l'énonciation du je-narrant, c'est bien l'énumération
accumulative : une constante esthétique, au même titre que l'itération, la redondance, l'emphase et l'hyperbole caractérisant les
oeuvres littéraires orales si l'on en croit Jacques Fame Ndongo48 parlant de la littérature orale du Cameroun.
47 D'autres formes d'arabismes existent bien entendu dans le texte, par exemple lorsque s'adressant de façon rancunière à Madame, les
pleureuses lui disent : " - Ma pauvre fille, tu entendras plus que ta part !" (page 148), mais le but ici n'est pas d'en faire l'inventaire.
48 Cf., J. Fame Ndongo, "Les sources traditionnelles de la littérature écrite", op. cit.
134
b ) Enumération accumulative
Dans Le conclave des pleureuses l'énumération accumulative est tellement présente, récurrente qu'il est permis de
parler de technique scripturaire obsédante chez l'auteur. Ce sont en effet tantôt des substantifs, tantôt des adjectifs, tantôt des
- "Des laveurs, des liseurs et, maintenant, des pleureuses." (page 141),
- "Elles vinrent, sept pleureuses suçant l'écorce des miracles, blanches dans leurs voiles tenus à la
taille, rousses dans leurs chevelures teintes, rouges aux paumes des mains et aux plantes des pieds.
Elles firent, majestueuses, le tour du salon, s'arrêtant devant chacun, fixant longuement les femmes
dans les yeux comme pour y lire des secrets, murmurant quelques mots énigmatiques. Puis elles
demandèrent une bassine d'eau mélangée à de l'huile d'olive, une poignée de sel, du charbon, de
l'encens concassé, des feuilles de laurier, quelques grains de riz, trois mains-de-Fatma, sept branches
L'énumération est tellement obsédante chez F. Mellah que par moments elle donne l'impression de jaillir de son
inconscient comme une coulée verbale faisant penser à l'écriture automatique des surréalistes. La longue diatribe du narrateur,
dépourvue de tout signe de ponctuation est à cet égard assez significative. Voici comment dans un mouvement de délire, le
narrateur s'adresse à celle qui l'a congédié, très jeune, du royaume des femmes :
"Non Aïcha-Dinar aucun hasard ne m'a remis sur ta piste il existe bel et bien une guerre entre nous oui
j'ai ma bataille personnelle et secrète à livrer [...] ne m'as-tu pas violé alors que je croyais encore aux
oracles à la féminité aux prodiges et aux gestes tendres ne m'as-tu pas rejeté alors que je
commençais à comprendre et à aimer les prédictions qui dira l'exil des mâles solitaires tu es un
homme vas-t'en avec les hommes parias exclus reclus revêtus de la seule illusion du pouvoir qui
craint de marcher seul vous couvertes d'oracles et de quêtes solidaires ou bien nous enveloppés de
silences haineux et de virilités solitaires qui a commencé cette guerre que je me dois de terminer
l'adolescent exclu l'homme perdu le vieillard aride ou les matrones au regard d'or oui vous vous
enfermiez en même temps que vous nous expulsiez vous vous appropriiez le geste tandis que nous
nous expropriions la parole vous vous dissimuliez alors que nous vous assimilions à nos malheurs..."
(page 105).
Ce très beau passage est construit comme un poème où les syllabes homonymes fonctionnent comme des rimes, les
structures analogues comme un refrain; enfin l'absence de ponctuation comme signe de verve poétique mais aussi d'oralité.
135
Dans un autre passage où l'énumération est encore écumée de tout signe de ponctuation, l'auteur semble davantage
"Restait à trouver les pleureuses. [...] Elles rendaient toujours plusieurs services à la fois : pleureuses
sages-femmes masseuses aux bains publics marieuses défaiseuses de mariages faiseuses de toilettes
inauguratrices de puberté pour les deux sexes rouleuses de semoule pâtissières de fêtes faiseuses et
de théologiens en fuite et de filles de paysans urbanisés ... Négresses aux pays de la blancheur,
illuminées au pays sombres, elles étaient filles, femmes et soeurs de tous les vertiges. Serveuses de vie,
servantes de mort, elles se tenaient droites au carrefour des mondes et attendaient. Leur attente était
alors plus patiente que la patience, plus riche que la richesse, plus tendre que la tendresse. Mémoires
secrète des amnésiques, mutismes des rêves sans souvenance, lendemains de veilles sans aube,
bouches et oreilles de sociétés sans récits connus, bibliothèques dorées de peuples au fabuleux passé
devant eux, cancer des histoires closes, gosiers d'où jaillissaient les chants nostalgiques.
Elles étaient.
ouvrières dans quelque filature somnolente ou serveuses de thé mielleux dans quelque marabout
Notons dans ce long passage la présence d'une cascade de substantifs au début, d'adjectifs, d'adjectifs substantivés, de
substantifs à nouveau, de comparatifs ensuite et enfin de substantifs; véritable logorhée verbale qui prend la forme d'une
violente cascade mais qui n'est pas sans nous faire penser à la force de la poésie orale.
L'absence de ponctuation sans doute délibérée au début est là pour traduire le rythme rapide du poème oral; son
apparition soudaine à la fin, une façon de permettre à l'auteur "essoufflé" de reprendre son souffle.
Ainsi, en tant que constante esthétique de la littérature orale, l'énumération accumulative dans Le conclave des
pleureuses n'est pas là pour "calligraphier" seulement l'écriture de l'auteur. Elle a sûrement une signification autre, littéraire
certes et à fortiori identitaire. Car en exploitant l'un des procédés esthétiques de l'oralité arabo-africano-berbère, F. Mellah met
en avant une culture non écrite trop souvent négligée, voire déconsidérée, dont apparemment il s'inspire et se réclame.
Un autre aspect de cette culture non reconnue et que F. Mellah met en exergue dans son roman, pour dénoncer les
ennemis d'un "passé glorieux", vite oublié, est la tradition du cérémonial funéraire49 dans lequel une assemblée de femmes
pleurent le mort à grands cris. Cette tradition qui a fait le tour du bassin méditerranéen en partant de la Grèce antique est
toujours vivace en Italie méridionale, en Corse et en Afrique du Nord. En Tunisie par exemple certaines familles font appel
aujourd'hui encore à des pleureuses professionnelles pour participer frénétiquement à leur douleur. Celles-ci sanglotent et se
Au grand dam de Madame50, le rituel se transforme en véritable réquisitoire, lorsque son père décédé, elle fait venir
sept pleureuses. Lesquelles abusant de leur pouvoir pervertissent la tradition qui veut qu'elles évoquent les qualités multiples
du cher disparu : un ancien fonctionnaire de l'Etat. Déchaînées, ces femmes s'acharnent conte le défunt et sa famille en les
accusant d'une multitude de "crimes" : Madame de "n'être qu'une image imparfaite de ce qu'elle ne parvenait pas à vivre, [...],
de ne point voir les brasiers qui figurent sur la fausse fresque [...], Monsieur de sacrifier sa parole à celle des chefs-extralucides
[...], de complot contre le quartier des Phéniciens [...], et surtout des viols du quartier neuf !" (page 150). Enfin le défunt de
La tradition voulant qu'on n'interrompe pas la récitation des pleureuses, celles-ci en profitent pour faire cette fois le
procès d'une République moderne qui se veut sans liens et sans attaches. Elles évoquent alors et "sans ménagement [...] les
cultes que l'on déforme, les mémoires que l'on détourne, les voix que l'on fige..." (page 162).
Ainsi en pervertissant une tradition antique, F. Mellah arrive à glisser un message on ne peut plus subversif où il
dénonce, fait-il dire, "l'éviction des origines" (page 162); autrement dit un mythe fondateur réduit, de nos jours, à une vague
La portée subversive du Conclave des pleureuses sera étudiée plus amplement dans la troisième partie. Poursuivons
pour l'heure avec Albert Cossery chez qui l'oralité, ni mutine ni savourée, est traitée avec beaucoup d'humour et d'ironie.
49 "Les pleureuses professionnelles jouèrent un grand rôle dans le cérémonial funéraire de l'Antiquité : elles chantaient des lamentations
rituelles lors des funérailles. L'institution des pleureuses s'est conservée dans la France médiévale, dans l'Italie méridionale, en Grèce,
dans les Balkans et en Corse". Cf., Grand Larousse Universel, Librairie Larousse, 1986.
50 L'un des personnages du Conclave des pleureuses, op. cit.
51 Idem, pages 155 - 157.
137
"[s']il est une caractéristique que les critiques n'ont pas su voir, c'est le caractère égyptien de la langue
de Cossery. [...] une langue que l'on pourrait presque tenir pour la traduction ou l'adaptation directe de
l'égyptien.".
En témoignent les nombreux dialogues essaimant ses premiers romans (La maison de la mort certaine53et Mendiants
Le langage strictement populaire - parfois même "ordurier"55 - et typiquement enraciné est en effet ce qui caractérise
les personnages de Cossery non seulement dans ses premiers romans mais aussi dans les suivants. Il suffit de parcourir La
violence et la dérision56 ou encore Un complot de saltimbanques57 pour lire à toutes les pages quasiment, des passages
- Moi ! S'exclama Rezk en portant la main à son coeur. Ma parole tu te trompes. Je vous aime tous, tu
- Je n'ai besoin de rien, répondit Heykal. Je dîne dehors, tu peux aller te coucher."60,
" - Que nous importe ! Serais-tu de ces types qui veulent réformer le monde ?
- Que Dieu m'en préserve ! Répondit Heykal. Je ne tiens pas à réformer quoi que ce soit. Il n'y a pas
52 Cf., I. Fénéglio-Abdel-Aal, Albert Cossery écrivain de langue française et d'expression égyptienne. Thèse de doctorat de troisième cycle
directement sur l'arabe du dialecte cairote qu'elle traduit littéralement.". Cf., Dominique Combe, "Orients francophones. Androgynie et
métissage", op. cit., page 294.
56 Paris, René Julliard, 1964; Paris, Jean Cyrille Godefroy, 1981, 2°édition.
57 Paris, Laffont, 1975; Paris, Jean Cyrille Godefroy, 1981, 2°édition.
58 Cf., Un complot de saltimbanques, Paris, Jean Cyrille Godefroy, 1981, 2°édition, page 52.
59 Idem, page 53.
60 Cf., La violence et la dérision, Paris, Jean Cyrille Godefroy, 1981, 2°édition, page 60.
61 Idem, page 69.
138
De part leurs noms même, les personnages de Cossery sont enracinés dans la société égyptienne : Zouzou
(La violence et la dérision), Felfel, Wataniya, Salma, Rezk, Medhat, Chawqui (Un complot de saltimbanques) sont des noms
populaires qui ne manquent pas de rappeler par ailleurs l'univers romanesque de N. Mahfouz, mais aussi les héros du cinéma
populaire égyptien. C'est pourtant moins le cas dans Une ambition dans le désert, où les noms des personnages (Ben Kadem,
Higazi, ...) nous entraînent pour la première fois ailleurs que dans les faubourgs du Caire, c'est-à-dire dans un émirat qu'on peut
situer dans le Golfe arabo-persique, bien que imaginaire. Notons au passage que Higazi signifie en arabe quelqu'un qui vient
A notre grande surprise, la part de dialogues, importante dans les romans précédents est réduite dans celui-ci; elle cède
La même Irène Fénéglio affirme par ailleurs que si A. Cossery privilégiait à une époque l'expression populaire de ses
personnages, c'était moins par manque de "recherche" - comme certains le lui ont déjà reproché63 - que par souci de les cerner
"il veut écrire "vrai", non pas pour dire une "vérité", mais pour que ses personnages non seulement
soient vraisemblables mais soient "vrais", vrais comme l'Egypte où la misère et la joie [...] se côtoient,
Cela est peut-être justifié; car en effet Cossery a ce mérite de nous déplacer de l'espace textuel vers l'espace réel,
précisément en privilégiant l'expression "authentique" de ses personnages. Ce qui est une façon de les ancrer davantage dans le
contexte culturel dans lequel ils évoluent et par conséquent de conférer au texte un "effet de réel"65. Toutefois dès lors qu'on
replace dans leur contexte les différents fragments dialogiques cités plus haut, l'on s'aperçoit au contraire qu'ils sont souvent
Un fragment particulièrement hilarant est le dialogue qui a lieu dans La violence et la dérision, entre le coiffeur, Karim
"Dans cette chaleur de fournaise, la boutique du coiffeur - bien qu'en plein air - semblait un jardin de
délices, un lieu de voluptueuses rêveries. [...]. Il en était à savourer cette détente exquise, lorsqu'il fut
tiré brutalement de sa torpeur par une charrette à âne venue s'arrêter à grand fracas au bord du trottoir.
Karim vit le charretier bondir à terre, dételer son âne et, le tenant par le coup, l'amener dans l'ombre de
- Maître Abdou, dit le charretier d'une voix gutturale, auras-tu bientôt fini ? Il a besoin d'être tondu, ce
fils de garce !
- Tout de suite, répondit le coiffeur en jetant un coup d'oeil sur ce nouveau client à quatre pattes.
L'âne, soit par coquetterie, soit parce qu'il comprenait qu'on parlait de lui, se mit à braire d'une façon
- Il a chaud, dit le charretier. C'est un vieil âne, mais il est brave. [...]
- Je n'en doute pas. Mais essaye quand même de le faire taire; c'est insupportable !
Le charretier tapota le dos de l'âne, le berça de paroles suaves comme s'il dorlotait sa maîtresse [...].
L'âne se calma peu à peu [...]. Pendant ce temps le coiffeur en avait terminé avec son client [...].
Maître Abdou saisit sa tondeuse et s'approcha de l'âne avec le regard névrosé de l'artiste s'attaquant
enfin à un sujet grandiose. Mais avant qu'il pût commencer sa besogne, Karim l'avait arrêté d'un geste
- Qu'est-ce que ça signifie, ô homme ! J'étais là avant lui. Je suis pressé, moi.
- Excuse moi, Effendi, dit le coiffeur. Mais c'est un vieil habitué, je ne peux pas le faire attendre.
- Cet âne est plus pressé que toi, jeune homme, dit le charretier.
- Nous n'avons pas le temps d'aller à des noces, répliqua le charretier sur un ton grandiloquent. Nous
travaillons, nous !
L'âne se mit à braire [...]. Le coiffeur lui passa la tondeuse le long du dos en lui chantant des
gentillesses d'une voix aphone. Karim [...] commençait à être vraiment agacé par tous ces soins qu'on
prodiguait à l'âne. Qu'était donc cette bête ? Un âne gouvernemental, un ministre peut-être, venu
incognito se rendre compte de l'état d'esprit de ses administrés ? [...] La situation paraissait à Karim
- tu te rends compte, ô homme ! J'ai rendez-vous avec le gouverneur. Et tu me fais passer après cet
âne ! [...]
- Attends, Effendi, dit le coiffeur, [...]. J'ai bientôt fini. Ca va être ton tour maintenant.
- Je ne passerai jamais après un âne, répondit fièrement Karim. Tu n'as pas l'air de savoir à qui tu
parles ! [...]
- Je ne vais pas perdre mon temps à te l'apprendre, lança Karim avec désinvolture. Occupe-toi de cet
- Est-ce que par hasard tu insulterais mon âne ! vociféra le charretier la mine sauvage. Qui donc es-tu
Cet échange de répliques est certes typiquement égyptien. Cela dit, il est indéniable que notre rire est suscité,
recherché. Les propos exagérés sont à la limite de la caricature. Ce qui dénote une approche ironique de l'éthnolinguisme en
écriture. En témoigne cet autre passage où l'échange redondant de civilités entre Samantar et Hicham, son ami
"Brusquement Hicham s'arrêta de chanter, dégagea la tabla d'entre ses genoux et se leva pour saluer
son visiteur. Ils se tinrent un moment embrassés, puis Samantar dit, d'une voix voilée par l'émotion67 :
- Je ne pourrai jamais te remercier assez pour tout le plaisir que je ressens à t'écouter. Tu seras toujours
- Et que fais-tu de ta présence ! Ta présence me paie au-delà de tout ce que tu me dois. Si mon chant
Naturellement, l'échange redondant de formules de politesse peut surprendre le lecteur occidental peu accoutumé à ce
type de conversations entre hommes particulièrement. Il peut y voir entre autres significations, une sorte d'hypocrisie tant les
formules paraissent exagérées. Et bien non, car on apprend dans le texte que l'amitié entre les deux protagonistes (Samantar et
Hicham) est on ne peut plus authentique. Ce qui n'est pas le cas d'un autre personnage Shaat, très ambigu lui, qui symbolise
dans le roman une forme de politesse sournoisement exacerbée avec laquelle l'auteur devient plus que mordant :
"Mais lorsqu'il aperçut le regard sévère qui le fixait, il comprit que ce masque d'urbanité mondaine
n'était pas suffisant et il eut une espèce de rire poignant, le rire d'un homme traqué et qui désespère;
puis, il se précipita vers Samantar, s'empara avec emportement de sa main et la baisa à plusieurs
reprises en murmurant :
- Fils de chien ! Le rabroua Samantar. Cesse de faire le pitre ! Je suis fâché contre toi. Alors, comme
- Pardonne-moi, répondit Shaat d'un ton lamentable, mais que Samantar savait être de la frime. Je suis
un misérable. On a été bienveillant envers moi, on m'a permis de revoir le monde et le beau visage de
Après cela il prit une chaise et s'assit humblement [...]. Puis très vite son attitude changea et, avec un
sourire enjôleur, il se tourna vers Hicham et le salua en inclinant le buste et en portant la main à sa
poitrine.
Cette manière grandiloquente de s'exprimer est assez caractéristique des gens du Moyen Orient. Devant elle les
maghrébins, notamment, restent parfois sidérés. C'est précisément cette exagération verbale que l'auteur d'Une ambition dans
le désert traite, entre autres, avec beaucoup de recul. Ainsi représentée, l'oralité n'est plus cette touche réaliste ajoutée à la
fresque, c'est un trait redondant dans la société égyptienne notamment que l'auteur cherche soit à grossir, soit à dénoncer.
N'oublions pas que la duplicité et l'imposture sont ces deux vices abhorrés, décriés par les créatures fictives de Cossery.
Celui-ci semble s'acharner de son côté sur une autre composante de l'oralité, à savoir le chant populaire allégorisé par
"Beaucoup de gens étaient déjà venus s'incliner devant Hicham et lui toucher la main, comme s'il
s'agissait d'un vénérable saint dont le simple attouchement pouvait les guérir de leurs maladies et peut-
Cette vénération du chanteur ne surprend pas quand on sait que la cantatrice égyptienne Oum Kalthoum est quasiment
déifiée dans le monde arabe, sa voix ayant un impact tel sur ses auditeurs que d'aucuns lui ont appliqué la célèbre formule :
"Oum Kalthoum, c'est l'opium du peuple". Cet impact de la voix qui s'élève et la sacralisation qui en résulte, Maurice Béjart a
très bien su les mettre en scène dans son ballet en cinq parties Pyramides69. Albert Cossery en revanche, semble vouloir les
tourner en ridicule; il va jusqu'à utiliser en page 44 du roman tout un champ sémantique de la dévotion, en parlant de Hicham,
"Ces pèlerins sédentaires, sans se départir de leur indomptable léthargie, se répandaient dans les
environs immédiats et attendaient avec des mimiques de dévots que Hicham commençât de chanter;
on eût dit une marmaille rassemblée autour d'un montreur de singe." (pages 44 - 45).
68 Cette formule, même si elle paraît inauthentique ici étant donné le contexte, revient souvent spontanément dans les conversations de tous
les jours, surtout lorsqu'on vient d'apprendre une bonne nouvelle ou de rencontrer un ami de longue date. On peut la traduire dans
différents dialectes arabes comme ceci :
[h â d h a - y û m - s a ' i d] (Egypte)
[h â d h a - n h â - R e s ' i d] (Tunisie)
[h â d h a - n h â R - m a b R u k] (Tunisie)
[s h u - s a ' i d - h a l - y u m] (Liban)
Evidemment ce n'est pas la seule; des formules analogues du genre : "La vie est belle quand je te vois.", ou bien " - Ah, que j'aime
t'entendre !" (page 93), nous en trouvons des occurrences multiples dans les dialogues quotidiens, mais aussi dans plusieurs films
égyptiens qui rendent bien à l'écran cette forme d'oralité.
69 Spectacle présenté du 25 février au 1er mars 1992 au Palais Des Congrès de Paris.
142
Ainsi l'oralité concentrée dans le chant et incarnée à travers Hicham se trouve malmenée; l'éthnolinguisme traduit tel
Moins acerbe avec sa langue maternelle, Vénus Khoury-Ghata n'en fait pas pour autant un objet de fascination70,
encore moins le seul objet de son dialogue avec l'Autre. En réalité l'oralité ("langue d'amour" et présence dialectale), chez elle,
est sacrifiée au profit du conte écrit. C'est ce sur quoi l'analyse va porter à présent.
En effet, hormis quelques termes étrangers, prénoms de personnages des fois mythiques, ou bien des tournures très
- " Une journée entière pour désherber les jambes, les aisselles et ce que tu sais71" (page 132),
ou bien :
l'oralité cède ici la place à l'écriture d'un conte merveilleux à la manière de ceux proférés jadis, par Shahrazâd72.
Les rares mots à résonance turque ou "mots fantasmes"73 qui traversent le texte sont : la Kadin pour dire la favorite du
Sultan, la frangi pour dire l'étrangère et le padishah pour dire le Sultan, par exemple.
Les prénoms de personnages ont souvent une consonance orientale : Mufidé, Réchid, Rouhia etc., et parfois une
dimension mythique : Chirmazar notamment, qui n'est pas sans évoquer en nous le souvenir de certaines héroïnes dont on a
entendu citer le nom dans les récits nocturnes faits autour d'un brasero.
Bien au contraire, le choix onomastique ici aide à créer un contexte propice à la mise en place d'un univers contique où
- Des scènes de concubines enfiévrées et révoltées contre un Sultan qui les néglige :
70 Quoiqu'elle dise par ailleurs que l'arabe est partie prenante de son être : "Je me sens Arabe même si je suis chrétienne. Je parle en
français, j'écris en français, les chrétiens du Liban prient en français... mais je suis arabe et mes romans sont des romans arabes.". Cf.,
"Chroniques de l'exil", propos recueillis par Leïla Sebbar, Sans frontière, n°87, 1988.
71 Il s'agit là d'une périphrase désignant le sexe féminin, sujet tabou dans le discours des arabes.
72 Vénus Khoury-Ghata s'en défend mais l'on comprend combien les écrivains arabes ont peur d'être taxés d'exotisme.
73 Expression qu'on emprunte à Daniel-Henri Pageaux, "De l'imagerie culturelle à l'imaginaire", Précis de Littérature Comparée, P.U.F, 1989.
143
"Le Sultan me voulait prête à toute heure du jour et de la nuit. Ignorait-il son harem qui grondait de
Deux cents langues frémirent en même temps et suscitèrent une clameur sauvage et monotone. Les
femmes se relayaient pour maintenir ce fond sonore pareil à celui d'une ruche d'abeilles. Les gardiens
qui tentèrent de les calmer se firent arracher leurs clés. Un eunuque fut étranglé par cent mains à la
fois. Son cadavre se transforma en barricade contre la garde. Les fenêtres hermétiquement fermées,
puis clouées sur ordre de l'intendant n'empêchaient pas le cri fait de mille cris de se faufiler jusqu'aux
- des personnages irréels tels l'Abyssin immortel s'avérant être l'incarnation de Satan :
" "Il s'est volatilisé." [...] Il parla de lui comme d'un esprit, d'un oiseau, d'un diable ailé. [...] Il
semblait résigné à son sort, seule le révoltait l'idée qu'il avait été induit en erreur. Pourquoi ne lui
avait-on pas dit que l'Abyssin était immortel ?" (page 265),
- enfin des revirements brusques de situations où un vieillard rajeunit par miracle pour tuer le démon :
"Le vieillard qui se battit contre le diable fut laissé une journée entière au soleil. Les passants
détournaient leur regard du visage brûlé dont les pores suintaient une eau glauque et brunâtre.
Excédé de buter éternellement sur le même corps, l'imam profita de la prière du soir pour demander
aux croyants de débarrasser la maison d'Allah de la chose nauséabonde qui en obstruait l'entrée. [...]
Voyant que sa fureur ne menait à rien, il se calma d'un coup et traîna le moribond, tel un sac de
pommes de terre, au pied du mihrab, puis s'en alla après avoir refermé la porte à double tour. [...]
L'imam, qui pensait trouver un cadavre pourrissant au pied du mihrab, resta ébahi devant l'homme
"Vous n'êtes pas celui que j'ai traîné au pied du mihrab, au risque de me casser le dos. Il était mort et
vous êtes vivant. A moins qu'il n'ait ressuscité. Mais en plus jeune", fit-il après réflexion." (pages 259 -
261).
Tout cela rajoute une touche d'étrange à la grande fresque que V. Khoury-Ghata nous donne à voir à travers
Bayarmine, si bien qu'on a l'impression de traverser, à certains endroits, l'univers contique des Mille et Une Nuits. Cette
proximité avec ce texte s'explique par un travail mimétique sur lequel on reviendra en troisième partie.
Enfin, contrairement à La nuit sacrée où "la langue d'affect" dans toutes ses manifestations l'emporte sur le
merveilleux; ici c'est l'inverse qui se produit : le verbe populaire s'éclipse devant : intense, magique et étrange.
On revient ainsi à ce qu'on disait plus haut : l'oralité est sacrifiée au profit du conte; en fait à l'écriture-création d'un
L'étude du rapport de l'oralité avec l'écriture dans le corpus permet de conclure que l'oralité a une place de choix dans
les textes maghrébins notamment. Ce qui n'est pas le cas du côté du Machrek; l'oralité tient en effet une place réduite dans les
textes de V. Khoury-Ghata et d'A. Cossery. Ce "déséquilibre" nous appelle à considérer de façon plus générale l'intérêt plus ou
moins grand ici et là pour la culture maternelle. Cela à partir des années 1950 chez des écrivains comme Mouloud Mammeri,
Kateb Yacine, Mohammed Khaïr-Eddine, Abdelkébir Khatibi, Chems Nadir et Tahar Djaout, du côté maghrébin;
Out El Kouloub, Farjallah Haïk, Evelyne El Akkad, Georges Shéhadé, Andrée Chédid et Amin Maalouf du côté du Machrek.
145
1 ) Au Maghreb
a ) Mouloud Mammeri
L'oralité marque de son sceau l'écriture romanesque au Maghreb depuis les années 1950 avec M. Mammeri
notamment, lequel a consacré sa vie et son oeuvre à la célébration de ses langue et culture maternelles. Le berbère doublement
minoré par le colonisateur (le Français) d'abord, ensuite par l'ancien colonisé (l'Arabe) a été à la base d'un souci chez Mammeri
"de donner une portée universelle à une culture jusque-là réduite au silence."74. Le roman et l'anthropologie ont été ces deux
astuces au moyen desquelles l'auteur de La colline oubliée75 a transformé le particulier en universel, la méconnaissance en
reconnaissance, le populaire en savant. Dire que la colline était oubliée était en effet "une façon plus efficace d'affirmer son
existence et, qui plus est, de participer à son inscription dans la mémoire universelle"76. De même collecter, traduire, analyser -
Mammeri dira "happer" - des documents divers77, était le seul moyen qui a pu échapper aux cultures dominantes et permis de
Ainsi pourra-t-on dire que l'oralité était au sens de Mammeri l'origine ou plus précisément la quête des origines dans un
univers hostile à cette même origine. L'écriture (l'anthropologie) en revanche, ce moyen savamment contourné (maîtrisé) pour
74 Cf., Tassadit Yacine, "De la Tamusni à l'anthropologie : histoire d'une symbiose", op. cit., page 23.
75 Paris, Plon, 1952.
76 Cf., Tassadit Yacine, "De la Tamusni à l'anthropologie : histoire d'une symbiose", op. cit., page 30.
77 En l'occurrence des poèmes kabyles anciens.
146
b ) Kateb Yacine
De la même manière, Kateb Yacine soucieux de faire parler la culture populaire maghrébine présentait et traduisait les
oeuvres d'aèdes anonymes ou célèbres comme Moulay Kerroum, Ben Smati ou Si Mohand "ce Baudelaire kabyle dont
l'inspiration est si proche de la sienne"78. Longtemps après, les poèmes de Kateb se souviennent encore des vers de certains de
ces aèdes, Jacqueline Arnaud nous apprend à ce sujet qu'on retrouve par exemple dans l'un de ses poèmes, Le vautour (1959),
presque mot pour mot, un distique de Haïziya, poème de Mohammed Guittoun, originaire du sud constantinois.
Cela dit, les souvenirs d'enfance, les récits recueillis en dialecte nourrissaient également son inspiration. Kateb se
voulait en effet "l'écrivain public, destiné à donner forme aux sentiments, aux aspirations du peuple analphabète, à ces êtres
spontanément doués qui ne pourront jamais s'exprimer, sinon par des auditoires fugaces."79. C'est ainsi qu'avec l'aide d'amis
ou de gens rencontrés dans le peuple, l'écrivain berbère s'employait "à se remémorer, à recueillir des traditions, des légendes, et
particulièrement celles qui concernent la tribu du Nadhor"80, autrement dit la tribu des Keblout, élément important de sa
mythologie personnelle dont on trouve des échos dans toute son oeuvre, y compris dans Nedjma.
Au nom de Keblout se rattache une légende utilisée par Kateb dans le théâtre et qui semble venir de source populaire si
l'on en croit J. Arnaud; c'est celle de "la corde tranchée". On en trouve un écho dans La femme sauvage (pièce de théâtre) :
pour échapper aux Turcs venus lever la dîme, Keblout et Keltoum son épouse favorite se retirent dans un puits. Le héros
tranche alors la corde pour plus de sûreté, et le tapis emporté par l'épouse les aide à surnager dans l'eau glacée, en attendant la
délivrance.
Une autre légende se rapportant cette fois à un Keblout plus récent, vivant encore sous le joug français, semble
davantage hanter Kateb en tant que thème littéraire. Elle revient à peine transposée aussi bien dans Nedjma, dans quelques uns
de ses poèmes (Le Fondateur, Déserteur, La gueule du loup) que dans la séquence de théâtre radiophonique de 196581.
Dans le roman bien connu, le Keblout légendaire82 dont la femme - Keltoum - a tranché la tête après sa mort naturelle
pour le sauver d'une éventuelle profanation de la part de son ennemi, le caïd soumis de la tribu voisine, réapparaît en rêve à
78 Cf., Jacqueline Arnaud, La littérature maghrébine de langue française, Tome II : Le cas de Kateb Yacine, Publisud, 1986, page 145.
79 Cf., J. Arnaud, idem, page 158.
80 Cf., J. Arnaud, idem, page 159.
81 Cf., J. Arnaud, idem, page 162.
82 D'après la légende "Keblout a résisté aux Turcs. Mais devant les Français il comprend que la tribu n'est plus de force. Il commande le repli
Rachid - dans sa cellule de déserteur - pour incarner l'ancêtre justicier revenu "une trique à la main" punir ses descendants
"déserteurs" de la tribu :
"Et le vieux Keblout légendaire apparut en rêve à Rachid; dans sa cellule de déserteur, Rachid songeait
à autre chose qu'à son procès. Le tribunal qu'il redoutait n'était ni celui de Dieu ni celui des Français; et
le vieux Keblout légendaire apparut une nuit dans sa cellule, avec des moustaches et des yeux de tigre,
une trique à la main [...] Lui, l'ancêtre au visage de bête féroce, aux yeux sombres et malins, il
racontait ironiquement par ce seul regard l'histoire de chacun, et il semblait à ses descendants que lui
seul s'était frayé un passage jusqu'au Nadhor où, subissant déjà la défaite, il n'en mourut pas moins à la
tête de sa tribu, sur la terre pour laquelle il avait probablement traversé les déserts d'Egypte et de
Tripolitaine, comme le fit plus tard son descendant Rachid qui lisait à présent sa propre histoire dans
l'oeil jaune et noir de Keblout, dans sa cellule de déserteur, dans la double nuit du crépuscule et de la
prison."83.
Sans vouloir mettre en sourdine l'importance d'autres légendes dans l'imaginaire katébien, évoquons au passage celles
relatives à ce que J. Arnaud appelle "l'inceste tribal"84. Ces légendes sont transposées par exemple dans Nedjma à travers les
amours incestueuses entre l'héroïne et ses quatre frères - cousins. D'autres légendes comme celles de la femme sauvage qui
vivait dans une grotte et attirait les hommes pour les faire tuer, de l'aigle qui transportait des pierres dans ses serres et en
bombardait les bergers85, apparaissent à leur tour transfigurées aussi bien dans Nedjma, Les ancêtres redoublent de férocité
que dans La femme sauvage; parfois même presque iconographiées comme dans un de ses poèmes publié en 1965 sous le titre
de Sidi M'Cid86. Ici, le terme Sidi M'Cid répété trois, voire six fois de suite en l'espace d'un même vers, allie la poésie à l'art
pictural et donne une grâce assez particulière et une griffe insolite au texte poétique. En voici un extrait déjà cité par J. Arnaud
dont la beauté sémantique et visuelle est synonyme à la fois de tradition et de modernité, mais aussi de fusion entre oralité et
écriture :
acte, elle perd la tête de Keblout, et l'ancêtre n'aura pas de repos tant que sa tête n'aura pas été retrouvée et enterrée : légende qui se
rattache aux récits tribaux sur la tête coupée des exécutés de Guelma, parlant encore après la décollation (...) mais qui, permettant tous les
récits de spectres, de réapparitions, de réincarnation, proche aussi de la tradition chi'ite de l'Imam caché, du Mahdi qui doit réapparaître à
la fin des temps.". Cf., J. Arnaud, "La tête de Keblout", idem, page 161.
83 Cf., Nedjma, op. cit., page 134.
84 Cf., J. Arnaud, La littérature maghrébine de langue française, Tome II : Le cas de Kateb Yacine, op. cit., page 166.
Parmi ces légendes foisonnantes dans le folklore maghrébin, mentionnons à titre d'exemple l'histoire de Drima, conte kabyle que rapporte
Emile Dermengheim (Contes Fasis, op. cit.) et l'histoire de la noce pétrifiée expliquant apparemment l'appellation donnée à un bain maure
en Algérie surnommé le bain des maudits ou Hammam Meskhoutine.
85 Cette légende évoquée dans Nedjma est manifestement en rapport avec la sourate 105 : L'Eléphant où il est question d'oiseaux "ababils" qui
écrasèrent sous le poids de leurs pierres les Ethiopiens marchant sur La Mecque.
86 Cf., Dialogues, n°23, juillet - août 1965, pages 24 - 26. Pour davantage de détails, voir l'étude déjà citée de J. Arnaud, pages 169 - 170.
148
Sidi M'Cid Sidi M'Cid Sidi M'Cid Sidi M'Cid Sidi M'Cid Sidi M'Cid
Chaque été en son nom, la fête des Vautours, les messagers des ancêtres. [...]
Tout autour du tombeau, batteurs et danseurs nègres : Sidi M'Cid en était un [...]
Les uns déchirent leurs habits, d'autres se frappent le front contre le sol [...]
Flots de parfums, par louches, sur les cheveux des femmes [...]
Les robes volent, les femmes hennissent, les musiciens redoublent d'ardeur [...]
Des flacons sont brisés, le sang et le parfum, la sueur et le sang coulent [...]
Evoquons également au passage le malin J'ha (Djeha ou Djoha) ce héros populaire maghrébin dont la ruse, l'absence
de scrupules, le non-conformisme et la dérision du pouvoir, ont semble-t-il plu à Kateb si bien qu'il s'en est inspiré pour forger
Cela dit, l'expérience la plus significative de l'intérêt que portait Kateb pour la culture populaire est certainement celle
du théâtre collectif écrit pour la première fois en arabe dialectal; expérience dont la visée était de conquérir l'audience du grand
public algérien, autrement dit celle des illettrés, ce qu'il désignait par ailleurs comme son "vrai public". Expérience enfin
subversive car elle se démarque de la conception officielle de l'arabisation : affirmer qu'il faut dialoguer avec le peuple dans sa
langue maternelle, arabe populaire ou langue berbère, en vue de l'amener à se poser des questions est un discours éminemment
dérangeant quand on sait que seules des pièces classiques étaient autorisées à être jouées en français ou bien en arabe littéraire.
Et pourtant Kateb avait eu gain de cause, la Direction de la formation professionnelle au Ministère du Travail lui avait
proposé d'écrire en arabe dialectal une pièce sur le thème de l'émigration qui a donné le jour à Mohammed prends ta
valise88(Mohammed erfed falijtek) laquelle sera le début d'un nouveau cycle théâtral89 (1968 - 1978) placé sous le signe de
87 Pour plus de détails se reporter à l'étude déjà citée de J. Arnaud où elle consacre un petit chapitre aux aventures de Nuage de Fumée.
de langue française, Tome II : Le cas de Kateb Yacine, op. cit., page 576.
89 Les pièces élaborées en arabe populaire depuis sont : La voix des femmes (sôt-en-nisâ), La Guerre de 2000 ans et Les pensées de Moh
Zitoun.
149
"la création collective" dont l'aboutissement a été la mise en cause de la conception même de l'écrivain mais surtout la
C'est ainsi que Kateb atteint sa visée. En puisant dans la tradition orale les éléments de sa mythologie, il ne fait que
renvoyer au peuple une image à peine retouchée de lui-même. Il lui permet aussi de s'exprimer au travers des planches que
c ) Mohammed Khaïr-Eddine
Mohammed Khaïr-Eddine (dans les années 1960 - 1970) quant à lui met en scène sa culture d'origine - chleuhe
précisément - en forgeant ses rêves, ses fantasmes sur le mode de la tradition. La vision du mal par exemple se confond tantôt
avec la crainte du mauvais oeil, tantôt avec la possession par les démons (Soleil arachnide)90. La vision de l'enfer, elle, avec
celle d'un puits sur les parois duquel grouillent les vipères et les scorpions : "l'image de l'enfer chez les chleuhs", nous assure
Jacqueline Arnaud91 (Moi l'aigre92, Une Odeur de mantèque93). Enfin le diable, "incarnation suprême des instincts violents,
est vu comme un incube sodomisateur, (dans Une Odeur de mantèque), à la façon de la légende du Baghrar sodomisateur,
Inversement certains aspects de la tradition sont exploités positivement, "pour nourrir [cette fois] les fantasmes de
puissance"95. Enfant, le narrateur d'Une Vie, un rêve, un peuple toujours errants96, a résisté aux fièvres (assimilées à une
forme de possession) grâce aux invocations magiques de la grand-mère. De même le héros d'Une Odeur de mantèque, lequel a
été exorcisé dans son enfance par un fiki, pour qu'il le libère de ses démons violents.
Au même titre que les figures superstitieuses de la tradition, ce sont les figures mythiques de la tradition héroïque
berbère qui marquent par leur symbolisme les textes de Khaïr-Eddine : Youssef Ibn Tachfine97 - le premier roi almoravide -
apparaît par exemple dans Agadir où il vient condamner le roi régnant. La Kahina98 des Aurès, symbole de la résistance aux
foutouhât islamiques, apparaît tour à tour dans Agadir, Corps négatif99et dans Une Vie, un rêve, un peuple toujours errants,
pour incarner en somme la révolte populaire. En ressuscitant une figure emblématique de l'empire carthaginois (dans Le
conclave des pleureuses), F. Mellah appelle à son tour à se dresser contre toutes les foutouhât d'où qu'elles arrivent. En d'autres
termes à toutes les conquêtes, hégémonies, qu'elles soient romaines, byzantines, arabes, ottomanes, françaises ou
"modernistes".
Enfin pour affirmer sans doute son sudisme exacerbé, Khaïr-Eddine introduit dans ses romans quelques mots chleuhes
qu'il a pourtant coutume, comme Césaire, de remplacer par des transpositions lexicales savantes. C'est ainsi que "le torrent" se
voit congédié au profit de assif, "l'aigle" au profit d'iguidir, "la seconde mère" au profit de taba Ti'izza (Une Vie, un rêve,...);
enfin "le forficule" ou perce-oreille, insecte familier du bestiaire de Khaïr-Eddine, au profit de moussa n'tuzlin, Moïse aux
d ) Abdelkébir Khatibi
A la même époque (1971) Abdelkébir Khatibi choisit le style narratoire traditionnel pour nous conter sa vie dans La
mémoire tatouée101.
Sa naissance, sa circoncision, la mort de son père, son initiation précoce à l'amour; tout cela est narré sur le mode de la
tradition. Dès le prélude l'autobiographie tourne vite au conte. Khatibi ouvre en effet son récit à la manière du narrateur
populaire qui pénètre dans l'univers contique par des formules consacrées qui marquent la mémoire de tant d'enfants; formules
" De ma naissance je sauvegarde le rite sacré. On me mit un peu de miel sur la bouche, une goutte de
citron sur les yeux, le premier acte pour libérer mon regard sur l'univers et le second pour vivifier mon
Son nom "Abdelkébir" suggère, dit-il, un rite millénaire que la tradition populaire a perpétué en reproduisant
symboliquement le geste d'Abraham voulant sacrifier son fils et l'épargnant in extremis. Cette image-souvenir à la fois belle et
terrifiante, Khatibi la promène dans sa mémoire et en sa personne depuis le jour de sa naissance, c'est-à-dire le jour de
l'Aïd El Kébir.
A son tour, son accès au paradis des femmes est raconté dans le style narratoire traditionnel évoqué plus haut :
"Entouré d'un harem de sept fillettes berbères - paradis à perdre - , j'appris les débuts du jeu érotique."
(page 32).
Quant au mariage de sa tante, il est assimilé à un viol, plutôt à un rapt comme dans les fables anciennes :
"Un jour un farfelu géant aux oreilles de choux vint m'enlever ma tante maternelle qui fut, dans un
L'oncle "à la chair abrupte" devient ainsi l'ogre s'emparant toutes les nuits de la douce princesse qui entourait jadis de
"Avec son mariage, je devins, à quatre ans, le spectateur précoce d'une fille violée" (page 33).
Bien que volatile l'oralité s'empare par conséquent à son tour de l'écriture autobiographique pour y graver à jamais la
e ) Chems Nadir
Depuis les années 1980 on assiste à un intérêt croissant pour l'oralité, notamment dans les genres narratifs qui
intéressent cette étude. Dans un recueil de contes intitulé L'astrolabe de la mer102, la tradition orale offre à Chems Nadir
(Mohammed Aziza) la matière première de certains contes : "La montagne de l'araignée" et "Le thar".
Dans le premier, l'auteur utilise la structure cyclique des contes anciens pour dénoncer symboliquement la répétition
incessante de l'imposture politique sur laquelle repose tout pouvoir. Un jeune officier supérieur des armées du gouverneur part
en guerre contre "l'Araignée sacrée" - dieu exigent inventé par le gouverneur pour justifier ses grands besoins en liquidités.
Une fois arrivé à la Montagne Sacrée, lieu censé être le royaume de l'Araignée, Kadath (le héros) y trouve pour seuls habitants
un géant chauve et un vieil ermite. Celui-ci lui déclare que "L'Araignée est un songe, une émanation de l'imagination malade
de [ses] concitoyens, l'expression de leur aliénation et l'instrument de leur asservissement" (pages 49 - 50). Détenant le secret
sur lequel repose l'autorité du gouverneur, il va le déloger et occuper sa place. Très vite accoutumé aux plaisirs de la vie royale,
il oublie d'annoncer à son peuple la vérité qu'il était allé découvrir à la Montagne Sacrée. C'est ainsi qu'il choisit de garder le
Dans le second conte Chems Nadir semble vouloir davantage perpétuer un style narratoire traditionnel que d'investir
de sémantisme moderne quelque conte populaire. La loi du Talion (thâr) remontant à la Jâhiliyyah - époque pré-islamique -
semble encore une fois inspirer à l'auteur un récit de la trempe populaire la plus authentique.
f ) Tahar Djaout
A son tour Tahar Djaout fait appel à la fable pour nous conter dans Le chercheur d'os103(1984) le voyage initiatique
d'un adolescent qui aboutit à la déception et à la désillusion : "Le narrateur (quatorze ans) est envoyé par les habitants de son
village à la recherche des restes de son frère martyr de la guerre, tué au maquis. Ayant vécu jusque-là dans la sédentarité
absolue, l'adolescent va, dans sa randonnée, découvrir d'autres villages et des villes, et dé-couvrir "l'âme des humains, les
rapacités et les puanteurs". Désabusé, il se rend bien compte que la mort n'est pas du côté des ossements des martyrs, mais
bien dans le camp des vivants, dans son village, une prison, et les saints ne sont plus que "les gardiens d'une bienséance
oppressive." Le village (ou les gouvernants) ne récupèrent pas ces morts sans arrière-pensée : "on les exhume pour vérifier
qu'on ne peut leur soutirer quelque chose avant de les réenterrer plus profondément, là même où le souvenir ne pourra plus les
retrouver". Mais voilà ... le squelette ramené au prix d'un long harassement a les deux mâchoires entr'ouvertes : le squelette
rit ! ..."104. Fin on ne peut édifiante qui est le propre même de la fable.
g ) Khaïr-Eddine
Khaïr-Eddine, quant à lui va encore plus loin, il reprend la même année (1984) une légende berbère qui vient presque
signer sa réconciliation avec la terre natale : le sud, ce lieu par excellence de l'oralité éminemment marquée par la figure
maternelle.
Le thème obsédant de la mère malheureuse attendant le retour du fils réapparaît dans Légende et vie d'Agoun'chich105
précisément. Celui-ci abandonne mère, femme et fille pour entreprendre son voyage dans le Nord. Le Saint
Sidi Hmad Ou Moussa quant à lui, est "parti tout enfant avec une troupe de jongleurs et de saltimbanques [...] laissant seule [sa
mère aveugle] dans l'incertitude et le désarroi." (page 36) Lorsqu'enfin revenu de sa "longue errance", il lui redonne
miraculeusement la vue. En abandonnant à son tour la terre "sudique" pour le Nord, Khaïr-Eddine lui-même abandonne sa
mère. C'est pourquoi Légende et vie d'Agoun'chich devient le livre de la réconciliation alors que Agadir reste le livre de la
rupture106. La réconciliation avec "la parole mère"107 passe alors par l'épopée, genre oral par excellence au moyen duquel
Khaïr-Eddine chante - à l'instar du conteur de la tradition orale - la valeur guerrière. Autrement dit la capacité de résistance du
Sud au Nord. C'est ainsi que légende et histoire s'entremêlent dans ce récit hautement épique. "Un temps non temps, celui des
origines, de l'imaginaire et de l'oralité"108 est introduit par le rituel "il était une fois". En revanche l'histoire se laisse déchiffrer
à travers la présence coloniale. "Légende et vie d'Agoun'chich se donne à lire [en effet] comme récit d'une vie collective,
commune à Agoun'chich, au peuple du Sud et au conteur-écrivain, lequel insère dans la légende son propre retour au pays"109
Dans tous ces textes - ceux des années 1980 notamment - l'intérêt pour l'oralité est tel qu'elle devient presque un
"thème" privilégié en écriture, une "forme-thème" plus précisément cultivée par des écrivains comme T. Ben Jelloun,
F. Mellah et R. Mimouni dont les textes étudiés ici offrent une parfaite illustration.
Outre le fait que l'oralité symbolise "la langue d'affect" et la culture maternelle non reconnue comme chez Mammeri,
sa présence est aussi tributaire du regard valorisant que porte vers elle le lecteur occidental. Les recherches scientifiques
d'ordres ethnolinguistique et anthropologique (CNRS)110 aidant à faire advenir à l'universalité les cultures populaires sous-
estimées ainsi que l'intérêt qu'elles ont suscité auprès du public, ont beaucoup contribué pour leur part à l'émergence de l'oralité
C'est ainsi que l'oralité investissant la langue d'écriture (le français) est devenue une "forme-thème" cultivée à dessein
pour donner non une teinte folklorique au texte écrit, mais un "trait différentiel" à l'énonciation, voire une portée identitaire à
celle-ci. Dès lors on peut parler de stratégie de l'écriture au sujet de l'oralité. Une stratégie dont la finalité est le dialogue avec
Cela dit, il serait abusif de réduire toute la littérature maghrébine des années 1980 au seul "thème" de l'oralité, car des
thèmes autres émergent parallèlement sur la scène littéraire. A titre d'exemples : l'assujettissement de l'homme et de la femme
106 Voir à ce sujet l'article de Zohra Mezgueldi, "Légende et vie d'Agoun'chich de Mohammed Khaïr-Eddine. Oralité et stratégie scripturale",
Lacoste-Dujardin.
154
par une société traditionnelle sclérosée (La nuit sacrée); le clivage entre tradition et modernité (Hélé Béji, L'oeil du jour111);
l'attente déçue aux lendemains de la guerre d'indépendance en Algérie (Mimouni, Le fleuve détourné112); la dénonciation et la
dérision du pouvoir (F. Mellah, Le conclave des pleureuses; R. Mimouni, Une peine à vivre113; Habib Tengour, Le vieux de
la montagne114).
La dérision du pouvoir est par exemple un thème qui dépasse la frontière spatio-temporelle maghrébine, il traverse
l'oeuvre romanesque d'A. Cossery depuis 1948115. En tant que "forme-thème" l'oralité marque pourtant de son sceau l'écriture
romanesque maghrébine dans les années 1980. Dans L'honneur de la tribu R. Mimouni utilise la fable et le langage populaire
2 ) Au Machrek
Inversement du côté du Machrek, l'intérêt des romanciers pour l'oralité est bien moindre, ou dira-t-on moins intense. Il
se limite dans certains cas à une touche pittoresque que certains écrivains essayent d'ajouter à leurs textes. L'exemple
d'Out El Kouloub - l'un des romanciers égyptiens qui ont le plus écrit sur les harems - est à cet égard assez significatif.
a ) Out El Kouloub
Dans La nuit de la destinée (1954)116, l'auteur (Egypte) cède réellement au plaisir d'exhiber une langue, une
atmosphère, qui dans son esprit ne peuvent semble-t-il qu'ensorceler le lecteur français féru d'exotisme. En effet l'oralité
submerge au sens propre du terme La nuit de la destinée. Il n'y a pas une page où l'oralité ne vienne se loger, s'inscrire. Le
roman lui-même se trouve sous le signe de cette même oralité. D'entrée le texte s'ouvre sur une parole divine :
Laquelle essaimant le texte117 procède plus de la récitation (inchâd), voire de la psalmodie (tartîl) que de la citation.
Outre la parole sacrée, ce sont les faits et dits du Prophète qui sont relatés, transmis au lecteur - dans leur version
populaire - par les personnages. Quant au lecteur il fait partie du cercle qui se constitue autour du personnage narrant,
expliquant la fameuse Leilet el Qadr (page 37). Il est même apostrophé : "O lecteur" (page 37) guidé, convié à s'approcher des
récitants (page 21), interpellé : "Vous les entendez ?" (page 37); bref il fait partie de la halqa dont le noyau est tantôt Farag le
laitier (page 22), tantôt le Moallem Zelata (page 31), tantôt set Tafida (page 41) etc.; tous faisant des récits autour de
Leilet el Qadr et de l'incidence qu'elle a pu avoir sur leur destinée. Comme tous les autres (Yildiz, Cheich Sélim, etc.), ces
personnages ne bougent pas, n'agissent pas; ils parlent, racontent, reproduisent des récits déjà entendus : le pèlerinage d'adieu
du Prophète, le périple d'Agar "qui courait entre les collines éperdue lorsque son fils [Ismaël] mourait de soif" (page 91); bref
ils échangent leurs points de vue pour savoir si le voyage nocturne du Prophète était un songe ou une réalité (page 181).
Tout le roman est ainsi dénué de véritable intrigue, supplée celle-ci par une succession de récits à caractère religieux
transmis au lecteur-auditeur étranger dans un seul but : lui communiquer la beauté de l'âme des gens pieux que l'auteur a
réellement connus et par dessus tout "célébrer [...] la foi [...] de ce peuple d'Egypte si attaché aux traditions musulmanes et en
Cette ode à la religion n'est pourtant pas dénuée d'un certain ethnographisme qu'on peut aisément déceler à travers la
citation/récitation de l'âdhân (le chant du muezzin, page 61), la description de la prière dans ses moindres détails (page 62) et
surtout à travers ce glossaire119 de mots arabes à l'usage du lecteur français qu'on trouve par ailleurs chez Mouloud Feraoun
b ) Farjallah Haïk
Chez cet auteur libanais les proverbes, dictons et arabismes, très abondants dans ses romans (Abou Nassif120,
L'Envers de Caïn121, La fille d'Allah122, en l'occurrence), ne procèdent pas de cette fonction de parement évoquée plus haut
chez Out El Kouloub, mais d'un enracinement des personnages dans la terre libanaise. Le dialectal caractérise en effet les seuls
117 Nous avons des versets coraniques presque à toutes les pages : 56 à 61, 67, 72, 90, 115, etc. Cf., La nuit de la destinée, op. cit.
118 Cf., Out El Kouloub, "Au lecteur", idem, page 16.
119 Idem, pages 205 - 212.
120 Paris, Plon, 1948.
121 Paris, Plon, 1955, 1980.
122 Paris, Plon, 1949.
156
passages dialogiques. Le discours narratif les encadrant est en revanche écumé de ce "libanisme verbal" qui est celui des
protagonistes123.
Abou Nassif et L'Envers de Caïn sont en ce sens émaillés d'expressions et de dictons souvent calqués directement sur
- "D'ailleurs, se disait-il, il me faut peu pour vivre et qu'après mon âme il ne pousse plus d'herbe"124,
- "Tables [...] fendillées en tous sens, sur lesquelles le temps a bu et mangé, comme on dit par ici."126,
Mais aussi de jurons, voire même d'imprécations "entassées", celles-ci, dans un seul et même paragraphe :
- " - Brûlées soient les mains de la religion de ta religion ! murmura-t-il. Brisé l'âge de toute personne
qui t'a aimée ! Que Dieu détruise ta maison et fasse de toi une risée pour les gens ! ... Moi qui me suis
fendu à la tâche pour toi, moi qui ai arrosé ta terre et tes arbres de mon sang. Moi qui ai renoncé à tout
plaisir afin de te faire un domaine magnifique, qui t'ai respecté, aimé. Moi qui acceptais tout de toi, qui
te défendais, qui parlais tout le temps de ta générosité, de ta noblesse ! Que Dieu te fasse cuire sur le
feu de l'enfer ! Qu'il troue ton âme comme un tamis ! ... Tu m'as légué ta vieille carcasse, pour quoi
faire ?"129.
La redondance, l'emphase si bien rendues ici sont presque des lieux communs de l'expression populaire au Moyen
Orient, même si dans ce contexte précis F. Haïk veuille surtout mettre l'accent sur le parler paysan au Liban.
Enfin des tournures arabes - disons des arabismes tout court - contribuent à enraciner davantage les personnages de
F. Haïk dans la terre libanaise et par conséquent à mettre en valeur les différents niveaux de langue attestés dans la langue
123 "C'est surtout dans les dialogues que Haïk est trahi, le reste du roman [en parlant d'Abou Nassif] pouvant être attribué à un auteur français
confirmé", note de son côté Abdallah Naaman, Le français au Liban, Naaman, 1979, pages 149 - 150.
124 Cf., Abou Nassif, op. cit., page 6.
125 Idem, page 106.
126 Cf., L'envers de Caïn, op. cit., page 18.
127 Idem, page 175.
128 Cf., Abou Nassif, op. cit., page 31.
129 Idem, page 30.
157
- "Rachid aimait Abou Nassif pour sa droiture, sa vigilance et son esprit - la légèreté de son sang,
- "Onze ans de travail, de paresse, de haine et de jalousie. De quoi "enlever la religion" comme on dit
par là."131,
- " - Que prendront-ils avec eux une fois morts ? disait Alim"133,
- " - Nous avons un malade, dit-il. Donne-nous, que Dieu te donne !"134,
Notons rapidement que les cinq dernières phrases sont les traductions littérales d'expressions puisées directement dans
l'arabe dialectal (le libanais). Ce qui dénote de la part de l'auteur, encore une fois, d'un souci d'enraciner ses acteurs dans la terre
libanaise.
Cela dit, le dialectal synonyme d'enracinement dans la terre est parfois là encore mêlée d'ethnographisme, à peine
déguisé de la part de l'auteur. Celui-ci s'explique par moments sur la présence en texte de mots ou tournures arabes susceptibles
de surprendre le lecteur étranger137, ou encore sur l'emploi du "tu" à la place du "vous" en arabe :
"Ce ton familier qu'elle prenait soudain avec moi m'étonna. Dans notre langue, on ne fait pas de
ton."138.
Cela étant, nous sommes en effet loin de la récupération de l'oralité par l'écriture chez un Mammeri voulant transposer
le particulier en universel ou encore chez un Kateb forgeant ses propres mythes à partir de mythes collectifs.
c ) Evelyne El Akkad
Chez Evelyne El Akkad (Egypte), pourtant, l'oralité se manifeste à travers le chant et le poème venant insuffler à
Plusieurs fragments poétiques traversent le récit par exemple dans L'Excisée139(1982) comme pour secouer de
l'intérieur les piliers bien rigides du genre romanesque, mais aussi pour laisser transparaître la prégnance de la poésie - au
départ orale - chez les Arabes. Rappelons à ce sujet que l'origine de la poétique arabe, au temps de la Jâhiliyyah, est enracinée
dans l'oral et que la poésie - genre prédominant à cette époque là, "est née chant, autrement dit pour être écoutée et non pour
être lue. Elle fut voix avant d'être alphabet", nous dit Adonis140. En introduisant la poésie dans la prose, Evelyne El Akkad ne
mélange pas seulement les genres, elle fait résonner dans l'espace clos de l'écrit la musique de la voix, l'écho du "verbe-
chant"141 :
Chute du mythe
femme-faible, homme-fort
femme-terre, homme-charrue
Faiblesse, souffrance
Chagrin
Il la laboure. Elle se laisse faire. Elle se laisse aller comme un être totalement dénué de vision, comme
A son tour la construction inchoative de certaines phrases du récit dans L'Excisée, vient mettre l'accent sur la
redondance comme procédé stylistique de la tradition orale; mais aussi comme procédé épique dont la musicalité fait passer
une résonance politique qu'un message explicite ne saurait égaler142. C'est ainsi que le signifiant n'est plus "simple indication
"Et les déserts refleuriront à sa voix. Et les arbres pousseront de nouvelles branches. Et les écoles
palestiniennes enfoncées sous les sables recevront l'eau de la résurrection, qui les fera renaître, qui leur
donnera l'élan, qui les enverra vers l'espoir. [...] Et les promesses faites seront tenues. Et les prophéties
Dans des romans plus récents, Samarcande144 par exemple (Amin Maalouf, 1988), la tradition livresque semble
l'emporter en tant que source d'inspiration sur la tradition orale. C'est ce qu'on constatait avec Vénus Khoury-Ghata145 qui
semble trouver matière à création davantage dans le livre des Nuits que dans la tradition orale à proprement parler.
d ) Amin Maalouf
Amin Maalouf quant à lui puise dans les chroniques anciennes une légende146 autour de la rencontre - vers 1074 et
1075 - de trois figures célèbres de la Perse du XIe siècle : Omar El Khayyam, Hassan Sabbah147 et Nizam El Molk148; cela
pour nous donner dans Samarcande trois visions différentes du monde d'où se détache nettement celle du poète persan.
En dépit de ses prétentions historiques149, le roman lui-même semble être une ode à Omar El Khayyam, "ce poète de
la vie et du plaisir [...], ce philosophe de l'instant" nous dit par ailleurs Amin Maalouf150. La narration très traditionnelle ici et
le décor très pittoresque - contexte oblige : il s'agit de la Perse du XIe siècle - risquent en revanche d'être interprétés comme
procédant de quelque exotisme là encore délibéré. Ce qui n'est pas très défendable lorsqu'on voit que Samarcande s'impose
comme une ode à l'auteur des Robaïyat et même comme une redécouverte à travers la fiction, de ce personnage.
Plus tard (1991), c'est toujours à partir de documents écrits - par les disciples de Mani151, déterrés, déchiffrés et
traduits - qu'A. Maalouf essaie de restituer dans Le jardin des Lumières152 une grande figure du passé, sombrée celle-ci
pendant dix-sept siècles dans l'oubli, et non à partir d'une grossière "légende" - entendons interprétation - que le langage
Cela dit, il est difficile maintenant de conclure que l'oralité au Machrek se réduit à un ornement de l'écriture, à un
problème de diglossie, ou encore à une réminiscence culturelle s'expliquant par la prégnance de la poésie orale sur l'écriture
dans la littérature arabe. L'irruption de l'oralité dans les textes du Machrek participe de tout cela à la fois, chaque auteur ayant
sa propre approche de la culture orale. Pourtant à regarder de façon plus globale la littérature du Moyen Orient, on se rend
compte que l'oralité n'a pas la place dont elle jouit chez les écrivains maghrébins. On ira jusqu'à dire que l'oralité n'est pas un
centre d'intérêt pour les écrivains de langue française au Machrek qu'ils soient poètes, romanciers ou dramaturges.
Se considérant comme une minorité francophone chez eux - ce sont pour la plupart des chrétiens, maronites au Liban,
coptes en Egypte - ils se sentent plus proches des grands courants littéraires occidentaux. Notons à ce sujet l'attachement de la
plupart des romanciers libanais au roman balzacien ainsi que leur rejet de "l'idée de la mort du genre annoncée par les tenants
du "Nouveau Roman"153. Ce qui n'a pas été le cas au Maghreb où les romanciers (années 1960 - 1970) ont bien au contraire
contribué à cette même mort. Notons surtout l'influence à la fois faulknerienne (attachement des personnages à la terre) et
camusienne (révolte de Basile contre les valeurs sociales devenues des conventions factices dans L'Envers de Caïn) sur
l'écriture romanesque de Farjallah Haïk; surréaliste sur l'oeuvre poétique de Joyce Mansour, d'Edmond Jabès et bien entendu
e ) Georges Shéhadé
Enfin, notons la facture "avant-gardiste"155 du théâtre de Georges Shéhadé. Un théâtre "plein de fraîcheur dont
l'insolite et l'inattendu arrachent le lecteur du milieu du siècle au ronron des disciplines et allures traditionnelles"156. Un
théâtre également dont la thématique universelle (le jour, la nuit, l'amour, la mort, la pureté, l'innocence, l'homme pur, bref
l'homme universel) n'a rien à voir avec les thèmes éminemment maghrébins ou bien politiques chez Kateb dramaturge par
exemple (Mohammed prends ta valise !, Moh Zitoun, etc.)157. En témoignent ses multiples pièces (Monsieur Bob'le158, La
153 Cf., Saher Khalaf, Littérature libanaise de langue française, Ottawa, Naaman, 1974, page 120.
154 Voir à ce sujet l'étude de Sarane Alexandrian consacrée au poète égyptien. Georges Henein, coll. "Poètes d'aujourd'hui". Paris, Seghers,
1981.
155 Quoiqu'il la récuse comme les autres dramaturges faisant partie de ce qu'on a appelé "le nouveau théâtre" c'est à dire Beckett, Ionesco,
Genet et Adamov. A ce sujet Geneviève Serreau nous dit : "Il n'y a pas une école de nouveaux écrivains, il n'y a pas de règles, pas de
principes observés par un ou plusieurs d'entre eux. En fait, ce qui est peut-être le plus typique de ces écrivains, c'est leur refus de codifier
leur méthode, de régler leur inspiration. C'est, je pense, ce que Ionesco a voulu dire quand il a déclaré "il n'y a pas de théâtre d'avant-
garde"." G. Serreau citée par Saher Khalaf, Littérature libanaise de langue française, op. cit., page 99.
156 Cf., Saher Khalaf, idem, page 98.
157 Cf., Jacqueline Arnaud, La littérature maghrébine de langue française, Tome II : Le cas de Kateb Yacine, op. cit.
161
soirée des proverbes159, Histoire de Vasco160, L'émigré de Brisbane161, etc.) dont la force poétique résulte de "l'union
heureuse des mots et des images"162. Des mots qui acquièrent des significations inédites dès lors qu'ils sont associés à des
images nouvelles :
"La vérité est une science enfantine. Elle est à la portée de tout le monde; Arnold, la vérité est un
Dans un genre voisin - quoique les genres n'aient aucun sens dans sa conception absolue de l'art, Andrée Chédid a
choisi comme Georges Shéhadé la voie de l'universel. Cela pour dire que l'oralité, encore une fois, n'a pas au Machrek la portée
culturelle, politique et identitaire qu'elle a chez Kateb Yacine ou encore chez les auteurs du corpus étudié ici, représentatifs
d'une tendance qui s'est affirmée encore plus dans les années 1980.
f ) Andrée Chédid
Andrée Chédid cherche donc à atteindre l'universel. Elle a choisi de troquer le particulier (l'oralité) contre l'universel,
autrement dit les grands thèmes de l'Humanité : l'Amour, la Vie, la Mort, etc.
Sa poésie ainsi que sa prose (romans, récits, nouvelles, théâtre) traitent de concert ces thèmes - qu'elle partage en dépit
d'immenses divergences avec Jean Cocteau, René Char, Paul Claudel et Saint-John Perse - dans une ignorance totale des
"C'est assez dire que l'oeuvre, dans sa double nature de poème et de prose, est en son entier consacrée
à nommer la relation, la relation entre les êtres comme entre les êtres et les choses et l'émotion, celle
qui précisément résulte de cette rencontre. Le récit noue les fils entre les émotions portées par le
poème. [...] Le poème les arrête"164, en trouvant précisément les mots justes pour les dire.
En fait Andrée Chédid n'a pas un double langage; "elle n'en a qu'un, dont [seules] les modulations sont diverses"165.
Lorsque le vieux Simm (L'Autre, 1969)166 s'entête à sauver - entendons communiquer avec - le jeune occidental
"enseveli" sous les décombres d'un tremblement de terre, toutes les barrières de culture, de langue et d'âge sautent au profit
d'une seule urgence : la vie menacée à tout instant par son antonyme, la mort.
L'Egypte où elle est née, le Liban son pays d'origine, la France sa patrie d'élection sont focalisés dans ses romans et
nouvelles.
"Différents l'un de l'autre, sous le sceptre d'Andrée Chédid, les pays disparates deviennent un tout
cohésif. Les frontières, pour Chédid, qu'elles soient spirituelles, politiques, philosophiques, ou
littéraires sont artificielles : des barrières à la communication libre; des obstacles érigés par ceux dont la
vision s'étiole, la perception s'estompe, la myopie s'aggrave. [...] L'humanité, selon elle, possède un
terrain commun"167, un Dieu commun; bref une nature commune, à la fois multiple et unique.
Ne nous laissons donc pas duper par le fait que beaucoup de ses romans (les premiers surtout : Le sommeil délivré168,
Jonathan169, Le sixième jour170, Le survivant171) ont lieu au Proche-Orient ou dans un temps passé (Les marches de
sable172). Car :
"le noyau, la véritable vie de ses oeuvres, n'est pas situé dans le monde extérieur mais intérieur à
Cela étant, on ne s'étonne plus devant l'auteur de La Maison sans racines174(1985) affirmant un peu
"j'ai vécu un autre déracinement. Certains ont vécu des déracinements douloureux, un exil forcé, ce
qui n'est pas mon cas. Mon déracinement a été un choix libre. Je crois aux côtés très stimulants du
déracinement. Je trouve qu'il est important - et c'est justement un élément de liberté - de sortir de son
propre milieu et de ses propres racines pour vivre et les faire vivre ailleurs. [...] Dans mon roman La
Maison sans racines, je dis le côté positif d'une maison sans racines. Cela ne veut pas dire qu'on les
rejette : on les garde au fond de soi par l'amour qu'on leur porte. Mon Orient, je le porte en moi. Il fait
Est-ce à dire que ceux qui "l'exhibent" peut-être à leur insu, n'ont pas encore su résoudre le hiatus entre le Même et
l'Autre ?
Kateb Yacine dont les textes, l'imaginaire, sont pétris de tradition orale arabo-berbère est-il resté confiné dans les
frontières du Maghreb ?
Non bien sûr quand on sait qu'à l'instar d'A. Chédid il répugnait lui aussi à distinguer les genres qui lui apparaissaient
comme des catégories européennes, et que les sources maghrébines n'étaient pas les seules à enrichir son imaginaire. Kateb
recherchait en effet "dans la littérature du monde entier, sans frontières, des personnalités fraternelles, inspiratrices de procédés
susceptibles de l'aider à débrouiller son propre chaos."176. En ce sens trois écrivains ont eu pour lui une exceptionnelle
importance à côté de Si Mohand, Apollinaire, Eluard, les poètes antéislamiques, mystiques : Omar El Khayyam, Ibn Arabi; les
grands voyageurs : Ibn Battouta et Ibn Khaldoun. Ces trois écrivains avec qui il y a eu "rencontre"177 sur des thèmes
A leur tour, Ben Jelloun, Mimouni, Mellah, ces écrivains dont les romans sont nourris de légendes, tournures,
expressions, jurons directement ponctionnés sur les langage et tradition populaires, demeurent-ils prisonniers de leur propre
enfermement spatio-temporel ?
Et V. Khoury-Ghata affichant nettement dans Bayarmine l'Orient mythique de la tradition livresque vit-elle aussi dans
un monde clos où les autres univers, cultures et traditions n'ont plus d'existence ?
Non évidement quand on reste attentif à la manière dont chacun de ces écrivains vit son propre déracinement.
A. Chédid le reconnaît elle-même : "Certains ont vécu des déracinements douloureux, un exil forcé, ce qui n'est pas mon cas".
De fait, les écrivains maghrébins qui ont vécu l'acculturation, sont pour la plupart des berbères ou arabes qui vivent en
France après avoir fui les foudres de la censure et du pouvoir politique. Le français langue d'écriture souvent incontournable
car ils n'en maîtrisent pas d'autre, matérialise ce même déracinement culturel; il ne leur épargne pas - par ailleurs - les
ressentiments du pouvoir vilipendé dans cette même langue, ni même ceux des fondamentalistes gardiens farouches d'une
A l'inverse, A. Chédid et plus généralement les écrivains du Moyen Orient (Liban - Egypte) ont élu le français comme
seule langue d'expression, soit parce qu'ils sont issus d'un milieu aristocrate cosmopolite (Egypte), soit souvent par réaction à
176 Cf., Jacqueline Arnaud, La littérature maghrébine de langue française, Tome II : Le cas de Kateb Yacine, op. cit., pages 149 - 150.
177 Le terme est de J. Arnaud; elle le préfère à celui d'"influence".
164
l'arabe (Liban), cette "langue d'Asie" imposée par le "massacre et l'effroi", telle que l'a définit Charles Corm178 dans sa Revue
phénicienne. D'autres maronites comme lui pour des raisons d'ordre confessionnel; d'autres encore par fidélité ou par amour
pour la France :
Bien plus tard, V. Khoury-Ghata l'a élu, semble-t-il pour des raisons de permissivité : "La pudeur chez moi a éclaté au
contact du roman français permissif"180; mais aussi dit-elle parce que depuis quelques années elle est "en deuil de sa langue
Andrée Chédid, quant à elle, a choisi le français comme langue de création non pour des raisons confessionnelles, ni
par affection démesurée pour la France; mais par pur cosmopolitisme culturel :
"Plus nous nous libérons des chaînes du passé et nous nous éloignons des racines, plus nous nous
retrouvons nous mêmes (...). Je n'ai pas une idée claire de la "patrie". Je crois que la patrie est une
chose cachée dans mon fort intérieur. Elle est l'endroit que nous avons choisi pour y vivre. La terre
natale et la terre adoptive s'interfèrent et se marient entre elles pour donner une autre et nouvelle
patrie. Mais l'une n'annule pas l'autre. Enfin, le terme "patrie" est limité."182.
Le déracinement est tout aussi bien vécu par Abdelwahab Meddeb (Tunisie). Bien plus l'exil est revendiqué,
dédramatisé chez cet écrivain. D'après lui il faut presque quitter son pays natal pour aller à la recherche de son identité : sa
théorie autour de l'exil est celle d'une conscience qui vit une "double généalogie", orientale et occidentale, sans qu'elle n'en soit
"L'exil t'apprend à te maintenir humble et fier. [...] L'exil n'est pas un châtiment, mais une quête."183.
Mohammed Dib (Algérie) et Abdelkébir Khatibi (Maroc) à leur tour essaient par une traversée des cultures et des rives
d'atteindre à l'universel :
178 Cf., Ch. Corm cité par Auguste Viatte, Histoire comparée des littératures francophones. Paris, Nathan, 1980, page 94.
179 Cf., Hector Klatt, Le cèdre et les lys. Paris, 1935.
180 Propos recueillis par Ghazi Ghazayel le 18 février 1989 à Paris. Cf., Les problèmes de l'identité culturelle dans la littérature libanaise
"La traversée de territoires culturels multipliée à l'infini est bien ainsi devenue le moteur le plus
puissant d'une écriture romanesque maghrébine actuelle qui assume enfin l'ubiquité de son lieu
Depuis quelques années ces écrivains maghrébins aspirent en effet à une écriture plus universelle, plus
"contemporaine"185 dira Tahar Bekri. La trilogie nordique de Med Dib est écumée de tout particularisme formel, Un été à
Stockholm186 de Khatibi également. De la même manière Phantasia187 de Meddeb témoigne d'une écriture inclassable,
Ainsi l'oralité traversant le texte n'est pas une exclusivité maghrébine mais la caractéristique d'une tendance de l'écriture
dont les représentants sont dans les années 1980 : Khaïr-Eddine, Ben Jelloun, Mimouni, Mellah, T. Djaout, H. Tengour et
bien d'autres.
Chez tous ces romanciers l'oralité est utilisée, encore une fois, comme "forme-thème" non pas pour donner un cachet
folklorique à la narration - comme on a souvent tendance à l'affirmer dès qu'il s'agit de littérature maghrébine ou africaine188;
mais pour exprimer entre autres sa différence culturelle, en d'autres termes son altérité.
Il est vrai que les partisans de cette mouvance cherchent par cette écriture fortement colorée par l'oral à affirmer la
particularité de l'énonciation narrative. Toutefois, la coloration qu'ils visent à mettre en valeur ne procède pas de l'exotisme,
encore moins d'un mimétisme béat du "dire du lieu traditionnel"189; elle relève de l'expression identitaire. C'est précisément
parce qu'ils écrivent en lieu autre que le signifiant redevient fortement localisé; le but étant d'engager un débat, un dialogue
avec l'Autre. Autrement dit, investir l'écriture par divers aspects de l'oralité (éthnolinguisme, imagerie et sagesse populaires,
structure narrative du récit oral ...), c'est l'investir de sa culture originelle, c'est également lui assigner une portée identitaire
En effet, ce particularisme forcené s'explique par le contexte géopolitique dans lequel ces écrivains évoluent. En
brandissant l'étendard de "l'intégration" - associé par eux au terme d'assimilation, voire d'acculturation - la France les menace
184 Cf., Charles Bonn, "La traversée, arcane du roman maghrébin ?", Visions du Maghreb. Cultures et Peuples de la Méditerranée, Edisud, Aix-
Maghreb et du Machrek.
186 Paris, Flammarion, 1990.
187 Paris, Sindbad, 1986, coll. "La bibliothèque arabe".
188 Cf., Jean Derive : "La réécriture du conte populaire oral chez Birago Diop, d'après les Contes d'Amadou Koumba", L'Ecrit et l'Oral, Itinéraires
ainsi que leur communauté de dilution dans l'incolore : un magma de cultures dissoutes sous le terme de "communautés
intégrées".
De ce fait la coloration du texte écrit, par les facettes multiples de l'oral, devient une manière de refuser "l'intégration
littéraire"; une façon de se rebeller contre un type d'écriture "uniforme" que d'autres qualifient par ailleurs d'universel.
L'universel ces écrivains "rebelles" - d'autres les qualifieront d'"immatures" - essayent d'y accéder au plan thématique et non
"uniformel". L'exemple de Mimouni est à cet égard assez éloquent. Dénoncer le despotisme au moyen du dire traditionnel,
n'est-ce pas là la fusion même entre particulier et universel ? Quel écrivain n'a pas déjà dénoncé ou ne dénoncera pas, où qu'il
soit, d'où qu'il vienne, la tyrannie des hommes ? Ismaël Kadaré190 et Victor Hugo191 ne l'ont-il pas fait auparavant ?
Le coup de force de R. Mimouni c'est d'avoir su soulever une question on ne peut plus universelle en faisant parler un
vieillard du fin fond de l'Algérie (L'honneur de la tribu). De la même manière le saint mutin de F. Mellah ne dénonce pas
seulement l'hégémonie arabo-musulmane sur l'ancien empire d'Elissa; il dénonce toute hégémonie où qu'elle brandisse sa
menace.
A la différence de ces deux écrivains accédant à l'universel tout en cultivant un particularisme de forme, d'autres
écrivains moins habiles semblent profiter de ce "trait différentiel" bien vu de l'édition et bien reçu par le public français féru
d'étrange et de pittoresque. C'est cela le paradoxe des partisans de l'oralité en écriture. Leur volonté de se soustraire à la menace
de dilution dans l'uniforme les conduit à cultiver un certain particularisme de l'écriture narrative, lequel est récupéré par
l'édition ou bien la presse et fait par conséquent tomber sur eux les foudres d'une critique maghrébine trop susceptible et d'une
C'est le cas de Ben Jelloun notamment auquel le prix Goncourt décerné en 1987 pour La nuit sacrée, a totalement
190 Dans son dernier roman La pyramide (écrit entre 1988 et 1992), I. Kadaré dénonce tout pouvoir totalitaire à partir d'une fable égypto-
albanaise, dont le prétexte est la construction d'un "monument conçu pour écraser sous lui le peuple qui l'érige.". Cf., Nicole Zand, "Plus
près du ciel...". Le Monde des Livres. Vendredi 25 septembre 1992, page 32.
191 Les châtiments (1853) est un recueil satirique dirigé contre Napoléon III.
167
De l'étude portant sur le rapport oralité / écriture dans le corpus, on retient - entre autres - cette idée de flot d'oralité
"Statistiquement" parlant, l'oralité semble en effet avoir davantage de place dans La nuit sacrée que dans le reste du
corpus, hormis Le conclave des pleureuses et L'honneur de la tribu où verbe et légende populaires ont presque autant
Une telle constatation risque en revanche, de confirmer les griefs d'aucuns, sourdement exprimés et les accusations
d'autres hautement formulées comme par Mohamed Boughali, dans "Tahar Ben Jelloun, ou la plus basse des impostures"192
lequel, dans un mouvement de colère, accuse l'écrivain de n'être qu'un "amuseur exotique" (formule revenant inlassablement
comme un refrain dans le texte) "attiré de toute une horde d'intellectuels français"193, "épris de séquelles vivantes d'exotisme
Or ce critique marocain n'est pas le seul à avoir déploré chez Ben Jelloun "ce qui se dit du Maroc et des Arabes sous
les couverts fort commodes d'une écriture dite téméraire"195; "d'éminentes personnalités non arabes [...] sont profondément
indignées de voir Arabes et Marocains traînés dans la boue d'un exotisme à la commande et de l'irresponsabilité honteusement
D'autres décèlent dans le langage de connotation de Ben Jelloun une "volonté manifeste de faire dans l'exotisme et de
répondre ainsi à un horizon d'attente chez certains lecteurs français qui sont connotés dans ses textes, parallèlement au contenu
culturel."197.
D'autres encore comme Françoise Gaudin198, lui préfèrent A. Khatibi ou Med Khaïr-Eddine dans leur rapport à
l'oralité car la maniant avec plus de parcimonie et de subtilité dans leur écriture et échappent ainsi, contrairement à Ben Jelloun,
Recherche théorique et application à l'oeuvre de Tahar Ben Jelloun. Thèse de doctorat soutenue à Paris IV. octobre 1990, page 344.
168
Tous par conséquent lui reprochent presque la même réalité : trahir les siens et vendre le Maghreb à bas prix.
Un travail sur la réception critique de Ben Jelloun serait très intéressant à mener à ce sujet afin de vérifier à quel point
Toutefois, dénigrer, dénoncer et destituer, ne sont pas, pense-t-on, les voies rationnelles pour faire de la critique
littéraire. Celle-ci devrait se distinguer de la critique "syndicaliste" qui ne sait que dénoncer et revendiquer; or il est à craindre
que Boughali, notamment, ne fasse que cela dans son étude : dévoiler les prétendues visées malsaines de l'auteur et
Cela dit, T. Ben Jelloun est-il le seul à investir le texte des traces de sa culture arabo-berbère ? Peut-on dire que tout
écrivain puisant dans son terroir est un "amuseur exotique" ? N'est-il pas abusif de réduire un texte romanesque à une somme
de remontrances et d'insultes ?
Mimouni faisant parler un vieil homme fait-il à son tour de l'exotisme ? Et Mellah lorsqu'il reprend le chant201 de
Cheikh El Ifrit (chanteur juif tunisien), cacherait-il une intention du même type ? Non évidemment si la critique arrêtait de
juger et de dénigrer, et se bornait à commenter et à gloser202 comme cela est son rôle.
Dire qu'un écrivain brade sa culture d'origine en réponse à un horizon d'attente est non seulement abusif mais aussi
trop simpliste. Car il s'agit en réalité plus d'un travail de récupération de l'écriture par le marché de l'édition que d'une tractation
commerciale entre écrivain et éditeur. Cela dit, il serait candide de prétendre qu'aucun écrivain n'ait à ce jour signé de contrat
de cette nature avec une maison d'édition. Certaines vont jusqu'à passer une "commande" à l'écrivain de leur choix, lequel y
198 Cf., F. Gaudin, Le roman de Tahar Ben Jelloun : techniques et idéologie. Thèse de doctorat d'état soutenue à Paris III, 1989.
199 Jean Déjeux a déjà fait un travail dans ce sens à propos de La nuit sacrée notamment. Cf., "Réception critique de La nuit sacrée de Tahar
en font le succès d'amuseur exotique en France, qu'il me soit permis de rappeler qu'il est facile de relever chez lui un canevas de tromperie
pratiquement identique dans chacun des épisodes de l'amusante fresque qu'il compose dans l'ombre d'une histoire qu'il croit sourde et
aveugle. L'arabité authentique ne se laissera pas indéfiniment et impunément traîner dans la boue ...". Cf., Mohamed Boughali, Espaces
d'écriture au Maroc, op. cit., page 139.
201 "Après tout ce que j'ai enduré pour toi,
volonté de montrer le fonctionnement même du récit en exhibant ses mécanismes producteurs" dans L'enfant de sable et La nuit sacrée en
l'occurrence. "Tahar Ben Jelloun, le pourquoi du Goncourt", Al Asas, n° 83, février 1988.
169
De même, le travail de récupération n'est pas l'apanage du seul marché de l'édition; la presse également est capable de
récupérer un texte, voire un thème qui séduit ou qui interpelle les lecteurs. Cela a déjà été le cas avec Le fleuve détourné203 de
Mimouni qui fut exploité par la presse française à l'encontre du régime algérien de l'époque, pour une affaire de tarification du
gaz naturel204. Ainsi Mimouni dénonçant le fleuve de la révolution, détourné par le F.L.N., s'expose à son tour à une
récupération cette fois politique de la part d'une presse étrangère désireuse de régler ses comptes avec un pays avec lequel il
Cela étant, peut-on dire que l'auteur algérien porte sur le gouvernement de son pays le même regard critique que la
Si Mimouni dérange le pouvoir en place, c'est moins pour satisfaire l'opinion française que pour dénoncer une guerre
de libération trahie et pour traduire les espérances déçues d'un peuple qui a milité pourtant aux côtés de ceux qui tenaient les
De la même manière, si T. Ben Jelloun se laisse envahir par divers aspects de sa culture maternelle, c'est moins pour
amuser un public européen avide, il est vrai, d'insolite et de magique, que pour traduire au plan scripturaire son altérité.
L'enfant de sable écrit dans la même veine que sa suite n'a pas provoqué le même tollé205 au moment de sa parution.
Raison pour laquelle on tend à penser que le regard haineux, destructeur porté sur l'écriture de Ben Jelloun aujourd'hui
est en partie tributaire de ce "cadeau empoisonné" que l'Académie Goncourt lui a involontairement fait en 1987.
Enfin, pour éviter ce genre de discours critique - démonté plus haut et - relevant plus du réquisitoire que de "l'analyse
froide"206, trois lectures plus positives chercheraient à déceler dans le texte de l'auteur des latences autres que des intentions
l'ensemble de l'oeuvre de Ben Jelloun, justement en 1987. C'est probablement un hasard, toutefois la coïncidence est frappante.
206 Boughali prétend ou croit du moins le faire dans son étude. Cf., Espaces d'écriture au Maroc, op. cit., page 123.
170
susceptible de mettre à jour, sans parti pris, des richesses linguistiques207 plus tangibles du fait qu'elles sont puisées
dans la langue même de l'écrivain. Ces richesses (traits sémantiques minimaux, connotèmes, etc.), Ridha Bourkhis par
exemple va les chercher dans le langage de connotation renforçant celui de la dénotation chez Ben Jelloun et traduisant "cette
des textes de Ben Jelloun viendrait ensuite, s'interroger sur le sens de cette fixation graphique de l'imago et verbe
populaires.
En d'autres termes :
la transposition au plan scripturaire de cette oralité volatile, répond-elle réellement à une volonté de "fasciner" le public
étranger; laquelle "fascination" semble passer inévitablement - dans La nuit sacrée notamment, par le travestissement de l'oral
Ou encore l'oralité travestie (transposée) de la sorte par l'écriture en français, donne-t-elle sa couleur locale et son
charme à celle-ci ?
Du reste, qu'est ce qui fait le charme de Ben Jelloun - entendons de son écriture ? Les images, les stéréotypes ou bien
certains "mots fantasmes" scintillant comme dans Bayarmine à travers le tissu scriptural ?
207 "En termes strictement linguistiques, ce sont précisément des traits sémantiques minimaux, des connotèmes, éparpillés un peu partout
dans le langage de T. Ben Jelloun et se greffant soit sur des lexèmes précis soit sur des énoncés dont chacun agit en tant qu'un signe
ample et global, et qui concourent tous ensemble à l'installation de cette atmosphère arabe et à la suggestion d'une sensibilité autre que
celle que véhicule normalement la langue française.". Cf., Ridha Bourkhis, Le langage de connotation. Recherche théorique et application à
l'oeuvre de Tahar Ben Jelloun, op. cit., page 310.
208 D'après Bourkhis, la "connotation culturelle" ou "socio-géographique" transparaît en effet à travers des titres symptomatiques, les noms
propres, les noms de pays, les arabismes, les images propres à l'imaginaire arabe, etc. Idem, page 310.
209 Cet aspect a été étudié en II - A - 1. Cf., plan.
171
1 - L'image
En parlant d'image, on entend ici l'image de l'étranger qui "doit être étudiée comme la partie d'un ensemble vaste et
complexe : l'imaginaire. Plus précisément : l'imaginaire social (mot emprunté aux historiens) dans une de ses manifestations
En effet, la notion d'image, des plus vagues, pourrait être formulée ainsi dans les termes de Daniel-Henri Pageaux :
"toute image procède d'une prise de conscience, si minime soit-elle, d'un Je par rapport à l'Autre, d'un
Ici par rapport à un Ailleurs. L'image est donc l'expression, littéraire ou non, d'un écart significatif entre
deux ordres de réalité culturelle. Ou encore : l'image est la représentation d'une réalité culturelle au
travers de laquelle l'individu ou le groupe qui l'ont élaborée (ou qui la partagent ou qui la propagent)
Ce qui retient l'attention dans le texte de Ben Jelloun, ce sont précisément les images littéraires qui ne sauraient être
des analogons du réel à partir du moment où l'auteur se place dans un courant poétique autre que le réalisme à la Balzac. De
fait, le but de l'auteur ici ne semble pas être la production d'une illusion référentielle par le biais de ces images; mais la
Dès lors, la "fausseté" ou "le degré de fidélité" d'une image par rapport au pays "regardé" devient ici un faux problème,
car l'image littéraire, plus qu'une représentation collective, ou un "mélange de sentiments et d'idées dont il importe de saisir les
résonances affectives et idéologiques"212, est d'abord dans le cas de Ben Jelloun une image au sens plastique et artistique du
L'écrivain tel un peintre y apporte sa touche affective et artistique. Il faut donc la distinguer de la photographie où le
sujet est analogue au référent; quoique dans certains cas celle-ci s'assimile plus à une icône qu'à elle-même perçue dans le sens
courant du terme. Chez certains artistes - sinon la plupart, la photographie est le résultat d'un choix opéré dans le réel, d'une
La scène décrivant Le Consul tétant comme un nourrisson le sein de sa soeur aînée (L'Assise) dans les vapeurs du
hammam, n'est pas là pour insinuer que l'inceste, quoique prohibé dans la société arabo-musulmane, est une réalité; elle est là
pour souligner la relation mère-enfant entre l'Assise et son frère. Il s'agit par conséquent d'une image littéraire, une icône,
210 Cf., Daniel-Henri Pageaux, "De l'imagerie culturelle à l'imaginaire", op. cit., page 135.
211 Cf., Daniel-Henri Pageaux, idem, page 135.
212 Cf., Daniel-Henri Pageaux, idem, page 136. C'est la définition que Daniel-Henri Pageaux donne de l'image. C'est ce qui la distingue pense-
représentée par l'écrivain, non pas pour choquer, encore moins pour plaire, mais pour magnifier le lien assez fort entre les deux
personnages (cette scène nous rappelle certains tableaux représentant l'Enfant Jésus dans les bras de la Vierge Marie).
Evidement, à travers une lecture psychanalytique, on pourrait voir là un fantasme érotique remontant à la douce
Cela dit, et malgré les précisions apportées, l'image reste un mot passe-partout, un objet flou. Aussi est-il utile de
Y a-t-il vraiment des stéréotypes chez Ben Jelloun ? N'oublions pas ce que cela lui a valu comme accusations surtout
2 - Le stéréotype
Une image comme celle du "cavalier en gandoura bleue traversant le désert sur sa jument" peut en effet être
Il suffit de parcourir certains dépliants touristiques ou certains "romans de gare" pour rencontrer des images et clichés
semblables. Pourtant n'y a-t-il que cela dans La nuit sacrée ? N'y a-t-il pas une histoire bien tissée, une façon de la raconter et
Isolons ce "stéréotype" et voyons dans quel contexte il apparaît : dans une vision où Zahra se voit enlevée comme dans
les contes de fées par un homme étrange, "Le Cheikh", qui la conduira vers un univers de songes, un espace-temps mythique :
"le village", où les acteurs sont des enfants éternels. Ce "village n'a pas de nom, il n'existe pas." (page 49). Il est basé sur un
système parfait "sans hiérarchie, sans police ni armée. Pas de lois écrites. C'[est] une véritable petite république rêvée et vécue
Située structurellement dans son environnement (une rêverie), l'image du Cheikh parcourant le désert ne parait plus
gratuite. Elle a désormais sa justification. Dès lors, il ne s'agit plus d'un stéréotype visant l'éloignement, l'exotisation de la
dimension étrangère dans le texte; mais d'une image mythique puisée dans l'imaginaire commun aux arabes et en même temps
213 Cf., Daniel-Henri Pageaux, "De l'imagerie culturelle à l'imaginaire", op. cit., page 139.
173
"une sorte d'abrégé, de résumé, une expression emblématique d'une culture, d'un système idéologique
et culturel. Il établit un rapport de conformité entre une expression simplifiée et une société [...]
Porteur d'une définition de l'Autre, le stéréotype est l'énoncé d'un savoir dit collectif qui se veut valable,
Loin d'être polysémique, "le stéréotype est [en revanche] le figurable monomorphe et monosémique"215, ajoute D.-
H. Pageaux :
"Il est non seulement l'indice d'une culture bloquée; il dévoile une culture tautologique d'où toute
approche critique est désormais exclue, au profit de quelques affirmations de type essentialiste,
discriminatoire."216.
Cette définition du stéréotype conviendrait à son utilisation par un écrivain appartenant à la culture "regardante" qui
cherche à faire de l'exotisme littéraire au moyen de clichés pris dans l'imaginaire social. Cependant, T. Ben Jelloun fait partie de
Le stéréotype assimilé à la réitération inlassable d'une figure réductrice et sclérosée de l'Autre, devient naturellement
désobligeant pour lui, voire grave. Cela explique bien entendu, la colère et l'indignation de certains. En effet, dire que l'écrivain
ne fait que reproduire le discours du Même (Français) sur l'Autre (Arabe) risque de le situer idéologiquement dans le camp du
Mais T. Ben Jelloun est-il démuni de conscience politique au point de répéter servilement le message restrictif (un
exemple de ce message restrictif est l'énoncé suivant : "l'arabe est ...", message qu'on situerait plus du côté "mythagogique" que
Prétendre par ailleurs que T. Ben Jelloun "trahit" - au sens de déformer - l'Arabe et l'arabité pour un quelconque
dessein, parait synonyme de ces discours tiers-mondistes ô combien décalés par rapport à la réalité et conjoncture d'aujourd'hui.
Mais revenons à la question de départ : Qu'est ce qui fait le charme de T. Ben Jelloun ? Qu'est ce qui fait que son
Il est vrai qu'on rencontre dans La nuit sacrée comme dans L'enfant de sable des mots qui peuvent rentrer dans cette
catégorie. Ils se distinguent toutefois des stéréotypes. Ceux-ci "issus de la langue du pays regardant [...] servent à définir le pays
regardé"218. Cependant ceux-là sont des mots "pris à la langue du pays regardé et reversés, sans traduction, dans la langue,
dans l'espace culturel, dans les textes du pays regardant. Et aussi dans son imaginaire."219.
Pour illustrer le premier ensemble (mots fantasmes) et lever la confusion qu'on a tendance à faire entre les deux, citons
au hasard des mots tels que "hammam", "Cheikh", voire "désert" dont "les effets (appelés exotisme) concourent à l'élaboration
Ces mots fantasmes puisés dans l'oralité maghrébine et investis d'une forte charge onirique et libidinale, T. Ben Jelloun
les coule dans son écriture française afin de séduire un public désireux de les croiser de toute façon. Un jeu galant s'installe
Dès lors, plutôt que de parler d'écriture "exotique", par rapport à La nuit sacrée où T. Ben Jelloun passe pour utiliser
l'oralité et les stéréotypes d'un Maghreb ou d'un Orient mythiques pour ensorceler ce lecteur étranger, on parlera
métaphoriquement "d'écriture donjuanesque". Elle se définit comme telle par la transposition par écrit d'expressions et d'images
Pourtant, l'attrait de T. Ben Jelloun n'émane pas seulement de cette alchimie verbale déployée dans La nuit sacrée. Il
résulte aussi du recours de l'écrivain aux images retenues par la culture "regardante" qu'on a coutume d'appeler péjorativement
des stéréotypes.
Un exemple typique de ces images mirifiques utilisées par l'auteur dans La nuit sacrée, c'est encore celle "du cavalier
en gandoura bleue, traversant le désert ..."221, qu'on retrouve au cinéma dans des films comme "Laurence d'Arabie" et plus
218 Cf., Daniel-Henri Pageaux, idem, page 143. Dans l'étude de D.-H. Pageaux, ce sont les "mots clés" qui s'opposent aux "mots fantasmes" et
qui admettent cette définition. Mais comme "le mot, souvent, n'est pas éloigné, par sa nature et son fonctionnement du stéréotype" (idem,
page 144) la définition convient à celui-ci.
219 Cf., Daniel-Henri Pageaux, idem, page 143.
220 Cf., Daniel-Henri Pageaux, idem, page 145.
221 C'est une image ambivalente qui admet une double lecture. Elle peut être à la fois image mythique puisée par l'écrivain dans l'imaginaire
collectif, et "stéréotype" puisque c'est l'une des plus mémorisée dans la culture regardante, cela dépend donc de quel point de vue on se
place.
175
Cette image reflète donc le regard du Même porté sur l'Autre, le Français sur le Maghrébin en particulier et l'homme du
désert en général. Or, il ne s'agit là que d'un stratagème utilisé par l'auteur pour flatter et plaire au Même. Comment ? En
émaillant son propre texte de "stéréotypes" produits par ce Même sur l'Autre.
L'écriture de T. Ben Jelloun réfléchirait par conséquent le regard narcissique du Français sur l'Arabe. Dès lors, La nuit
sacrée devient une surface dans laquelle le lecteur français se reconnaît puisqu'il y retrouve sa représentation, son propre
langage sur l'Autre. C'est cela même qui, à ce qu'on pense, attire entre autres les lecteurs français vers T. Ben Jelloun.
Plutôt que de dénoncer ou détourner en le parodiant ce discours sclérosé sur l'étranger222, l'écrivain l'utilise en le
magnifiant pour plaire au narcissisme du public français. Certes il y a là, la trace de quelque manoeuvre douteuse. Du reste
qu'est ce que le donjuanisme sinon de la flatterie mensongère visant à chaque fois une nouvelle conquête ou davantage.
L'écriture de Ben Jelloun reflète non seulement le regard narcissique du public, elle répond à ses attentes sous-jacentes.
Cette remarque est cependant loin d'être une accusation mais simplement une conclusion qui découle de l'analyse. Et
pour éviter le sillage des dénonciations, voici un dernier type de lecture, narratologique cette fois.
Dans cette perspective, on chercherait à détecter dans le texte de l'auteur, d'autres latences que les seuls stéréotypes.
Cela en faisant le lien entre l'oralité privilégiée chez T. Ben Jelloun et un phénomène assez étendu, dépassant son seul exemple
puisqu'on le rencontre chez d'autres écrivains du Maghreb : Khaïr-Eddine (Légende et vie d'Agoun'chich), Chems Nadir
(L'astrolabe de la mer), F. Mellah (Le conclave des pleureuses), Mohammed Dib (Le sommeil d'Eve223, où il insère un conte
populaire on ne peut plus linéaire dans le corps d'un récit frappé par le desserrage des structures narratives) et du Machrek :
V. Khoury-Ghata (Bayarmine, une véritable fourmilière de petits récits grouillant à l'intérieur du récit principal), A. Maalouf et
bien d'autres.
Ce phénomène, c'est le retour au récit en roman, surtout dans les années 1980. Lequel situe T. Ben Jelloun dans une
tendance générale de l'écriture romanesque, souvent associée à un "déferlement de "vécu", d'autobiographies et de journaux
intimes"224.
222 On verra plus loin que c'est précisément le travail d'Albert Cossery dans Une ambition dans le désert. Voir plan : III - B - 4.
223 Paris, Sindbad, 1989, coll. "La bibliothèque arabe".
224 Cf., Eric Flamand, Abrégé de culture borgésienne, Noël Blandin, 1985, page 117.
Voir également deux articles publiés dans la rubrique "Débats" du Monde : "Identité et littérature : la France en mal de fiction" par Olivier
Mongin, Vendredi 3 juillet 1992 et "Fiction et autobiographie" par Danièle Sallenave, Vendredi 24 juillet 1992.
176
Ce retour au récit, avec comme corollaire le retour du sujet, d'aucuns l'attribuent pourtant à la mouvance postmoderne.
"Le retour du récit et du romanesque mis à part, la méditation fragmentée et érudite, semble
A. Kibédi Varga, dans un numéro de la revue Littérature parle, quant à lui, du "triple retour du sujet, de l'éthique et du
"Ce qui caractérise le plus profondément peut-être la nouvelle littérature postmoderne, c'est la
Car d'après lui, "on ne peut connaître le sujet que narrativisé"228. C'est pourquoi, dans sa perspective, la
postmodernité s'apparente à un effort complexe pour préparer les conditions d'un retour du sujet. Apparemment, c'est le cas
dans La nuit sacrée : l'histoire dissoute dans un flot de voix et de versions contradictoires réémerge à nouveau et le personnage
plutôt effacé devant la polyphonie qui submerge L'enfant de sable, refait surface et prend en charge l'énonciation.
Pour retrouver le personnage, longtemps évincé de la scène romanesque dans les textes modernistes, "il faut [...] lui
rendre ses récits, lui réinventer ses histoires"229, nous dit A. Kibédi Varga. En le présentant et son histoire dans une allure
contique, T. Ben Jelloun le "recontextualise" (le réinstalle au milieu des histoires). C'est ainsi que la renarrativisation se mue
chez lui en réécriture. L'écrivain, en effet, ne fait pas que pasticher par simple nostalgie les conteurs de la place publique, il
réécrit des histoires déjà existantes et en même temps une histoire à peine amorcée dans L'enfant de sable. Cette réécriture a
peut-être quelque rapport avec la réécriture postmoderne230 dont la finalité est la résurrection du sujet et la recontextualisation
de l'homme d'aujourd'hui231; cela dit elle semble pourtant être davantage la réhabilitation d'un modèle ancestral "boudé" ou
pathétiques et sombres d'un humanisme agonisant, si la littérature structuraliste affichait à l'égard de cette agonie, une belle et cruelle
indifférence, la littérature postmoderne retrouve un ton à la fois ironique et joyeux. Le triple retour du sujet, de l'éthique et du récit se fait
dans le désir et non pas sur la base d'aucun puissant méta-récit de légitimation". Cf., A. Kibédi Varga, idem, page 16.
228 Cf., A. Kibédi Varga, idem, page 17.
229 Cf., A. Kibédi Varga, idem, page 17.
230 En guise d'exemple "les réécritures plus légères des romans réalistes et des romans policiers chez Jean-Philippe Toussaint et Jean
Echenoz [sont] à la fois une déconstruction minutieuse [...] des genres populaires et une humilité quasi-méthaphysique pour repartir de
zéro, pour reconstruire avec une extrême prudence les intrigues du quotidien, et à travers ces intrigues, en filigrane, les premières traces
d'un sujet qui renaît.". Cf., A. Kibédi Varga, idem, page 18.
231 A ce sujet, le même critique nous apprend par exemple que "le roman historique postmoderne présente une option anthropologique et
ontologique plus vaste : faire revivre les histoires, c'est-à-dire les intrigues et leurs motivations, dans leur vertigineuse pluralité, c'est
177
Chez des auteurs comme T. Ben Jelloun, R. Mimouni ou F. Mellah, revenir au récit ancestral précisément, donne à
croire qu'il est vécu ou conçu comme un trait différentiel de l'écriture plus qu'un moyen de repartir à la recherche du sujet. La
profusion d'expressions dialectales, d'images de légende populaire et de citations coraniques dans leurs textes, n'ont peut-être
pas seulement la fonction esthétique ou picturale des arabesques sur un parchemin calligraphié; ce sont précisément, en termes
linguistiques, des connotèmes, des traits sémantiques minimaux disséminés à travers le tissu scriptural, convergeant vers un
T. Ben Jelloun par exemple, se réclame d'augustes ascendances : Le Coran, les mystiques arabes, Al Hallaj et
Ibn Arabi et d'autre part des grands de la culture européenne : Nietzsche, etc. ... Toute l'histoire du Maroc chez lui, nous dit
Françoise Gaudin dans sa thèse, est fondée sur l'arrivée de l'Islam; autrement dit sur la parole du Prophète à Fès. La
Le fait qu'il se réclame du Coran notamment, mais également de la tradition orale est par conséquent une façon
d'authentifier son écriture et de la situer du côté du passé qu'il oppose à la modernité. Dans La nuit sacrée les images les plus
récurrentes jaillissent d'un passé mythique : la place publique, le jardin parfumé, le hammam, le marabout etc. ... Le passé
devient alors une source d'intangibilité et de vérité s'opposant à la modernité source au contraire d'artifices. Pour remédier à
celle-ci, il rappelle celui-là où il puise ses héros légendaires, tels : Ahmed/Zahra, androgyne et Le Consul, "meddeb" aveugle et
Le retour au récit "linéaire"232 dans ce texte, venant de surcroît parachever une histoire entamée dans L'enfant de
sable, l'inscrit à son tour dans une tradition séculaire de la narration (celle des Mille et une Nuits). Cela semble connoter par
conséquent un parti pris littéraire chez l'écrivain : ce serait alors une façon de s'écarter du modèle avant-gardiste dans lequel le
Tissant son récit sur le modèle des anciens : "Amis du bien je vais vous raconter une histoire", pourrait signifier au
plan littéraire que l'auteur refuse désormais de "s'égarer" dans les artifices de la fragmentation dont l'allégorie au Maghreb
pourrait être Abdelwahab Meddeb (Talismano et Phantasia par exemple). Cette tendance se précise d'ailleurs dans Jour de
repartir, au delà du politique [par exemple l'Albanais Kadaré], à la recherche du sujet, c'est recontextualiser l'homme d'aujourd'hui". Cf., A.
Kibédi Varga, idem, pages 19-20.
232 La linéarité ici n'a rien à voir par ailleurs avec sa connotation chez A. Gide lorsqu'il dit : "Un récit tout linéaire. Je veux dire sans épaisseur."
Cf. Le Petit Robert 1. Ce qu'on entend par "linéarité", c'est la ligne narrative plus ou moins continue par opposition à la ligne narrative
carrément syncopée qui caractérise les écrits postmodernes des débuts. Cette antinomie entre histoire éclatée et histoire bien tissée sera
étudiée dans la troisième partie de ce travail.
233 On pourra opposer ici l'argument que Les Nuits sont le texte-fragment par excellence. On répondra qu'entre eux, les fragments cherchent à
forger pourtant une linéarité, une suite entre les différentes bribes diégétiques.
178
silence à Tanger; on y voit Ben Jelloun continuer de narrer dans la même veine : c'est un vieil homme qui raconte comme dans
Son écriture "néo-narrative"234 s'opposerait par conséquent à une écriture d'avant-garde conforme aux modèles
Le même propos peut évidement s'appliquer à F. Mellah qui non seulement semble écrire dans le même souffle que
Ben Jelloun, mais aussi s'affronter par personnage interposé à un modèle narratif d'avant-garde :
"je te raconterai tout; mais je ne te plongerai pas dans la futilité des descriptions inutiles et des phrases
Enfin, quelle que soit la place accordée à l'oral dans l'ensemble du corpus, le dénominateur commun entre les cinq
textes est ce retour au récit linéaire, même si A. Cossery pour sa part ne l'a jamais vraiment abandonné236.
On dira pour conclure que T. Ben Jelloun, F. Mellah et R. Mimouni réhabilitant le récit des anciens se rapprochent de
leurs homologues du Machrek : A. Cossery d'une part et V. Khoury-Ghata de l'autre. Les deux semblent, en effet, l'un
entretenir, l'autre recouvrer au récit sa linéarité, même si l'oralité n'a pas une place de choix dans leurs textes.
Pourquoi alors ce retour à l'histoire après une période où l'esthétique s'est caractérisée par sa fragmentation surtout
dans les années soixante dix237 ? Cette absence du récit linéaire chez Mohammed Dib, lui-même esthète de la "parole
morcelée", ne l'empêche pas de renouer, en 1989, avec le récit ancestral, lorsqu'il mime le baladin de leurs souks dans Le
sommeil d'Eve238.
Pourquoi donc ce retour à l'histoire bien tissée dans les années 1980, au dépens de l'histoire éclatée ?
"Ecoute un peu l'étonnante histoire que je vais te raconter. Quelle histoire mon amie! Une histoire fantastique, qui aurait pu mal finir. Mais
grâce au Ciel, il n'en a rien été.
Donc Didi était déjà un grand garçon, je dirais même plus, un très grand garçon. Et un jour d'entre les jours, ce qui devait arriver arriva
...".". Cf., Le sommeil d'Eve, op. cit., page 147.
179
CONCLUSION
Partant d'une réflexion sur la notion d'oralité, plutôt de la discussion d'une mise au point théorique portée sur cette
même notion, l'étude s'est focalisée dans cette partie sur le rapport de l'oralité avec l'écriture dans l'ensemble du corpus. Plus
Pendant que Tahar Ben Jelloun (La nuit sacrée) se laisse envahir - tout en les maîtrisant - par "la langue d'affect" et
l'imaginaire de sa culture d'origine, Rachid Mimouni (L'honneur de la tribu) donne libre cours à la parole ancestrale qu'il nous
dévoile telle quelle dans toute sa spontanéité à travers le verbe tantôt poétique, tantôt édifiant, tantôt humoristique du vieux
Fawzi Mellah quant à lui, donne l'impression d'être moins sous le charme de la langue maternelle, encore moins
attendri par le dire ancestral quoiqu'il puise dans ce verbe oral quelques modalités énonciatives telles l'énumération
accumulative; laquelle donne au texte (Le conclave des pleureuses) par moments des accents sinon d'écriture automatique, du
Albert Cossery toujours fidèle à son sourire narquois, porte sur le verbe populaire, parfois il est vrai risible tant il est
grandiloquent, un regard digne de Mona Lisa. En d'autres termes, l'auteur d'Une ambition dans le désert ne rate pas, encore
une fois, une occasion pour faire de l'humour sur l'expression populaire en Egypte. Si parfois il traduit presque telles quelles les
conversations quotidiennes, c'est moins pour ancrer ses personnages dans la société égyptienne - quoiqu'il y ait un peu de cela,
Enfin Vénus Khoury-Ghata (Bayarmine) moins acerbe avec les verbe et culture populaires, choisit pourtant de
s'inspirer davantage de la tradition livresque (Les Mille et Une Nuits) que de la tradition orale pour forger un conte sur ce même
modèle.
En termes plus comparatifs, on dira que pendant que chez Ben Jelloun la transposition de l'oralité par écrit demeure
presque un exercice de style, encore plus une façon de maîtriser l'oralité fugace par le biais de l'écrit et dans l'espace du texte;
chez Cossery le dialectal nous déplace du littéraire (l'écrit) vers le lieu de cette oralité (la rue, etc.), non pas pour montrer
béatement - comme certains - la beauté ou encore le charme de celui là, mais pour obtenir la complicité d'un lecteur aussi
De même pendant que Mimouni fait parler son narrateur selon les modalités énonciatives du verbe ancestral afin de
plaider une cause presque perdue, un dire, un imaginaire, une topique, tous menacés par la précarité de leur nature (orale) ainsi
180
que par les tenants d'une modernité bouffonne, F. Mellah utilise la tradition orale (le rite des pleureuses) pour dénoncer,
fustiger, vilipender cette même menace pesant sur une origine encore plus reculée dans le temps.
Enfin pendant que les trois écrivains maghrébins donnent l'impression de consacrer une grande place à l'oralité dans
leurs textes, A. Cossery et V. Khoury-Ghata placent leurs centres d'intérêt ailleurs que dans la tradition orale239. C'est ce que
nous constatons, par ailleurs, dès lors qu'on regarde de façon plus globale - et en remontant jusqu'aux années 1950, le
traitement de l'oralité au Maghreb et au Machrek. Comparaison à partir de laquelle on a pu conclure qu'à l'inverse de la
littérature du Machrek où l'approche de l'oralité est différente selon qu'il s'agit d'un écrivain ou d'un autre, elle a souvent été en
littérature maghrébine synonyme de culture populaire qu'on a essayée de porter aux nues, tantôt au rang du mythe, tantôt au
rang de l'universel. Une culture populaire qui devient dans les années 1980 non plus une fin en soi, encore moins une touche
pittoresque de l'écrit, mais un emblème de l'écriture de l'altérité au moyen duquel on entre en dialogue avec l'Autre et par là
Enfin, c'est précisément cette écriture de l'altérité qui a été interprétée à chaud comme une écriture "erronée",
"malhonnête" sur l'altérité. Le cas de Ben Jelloun suffit à montrer que l'Arabe, l'Arabité, le Même est un sujet assez délicat à
239 Nous verrons dans la troisième partie que l'intérêt portera chez le premier sur la parodie du roman policier, chez la seconde sur le
Ecriture et hypertextualité
182
INTRODUCTION
Avant de répondre à la question posée en fin de seconde partie, il faut sans doute préciser le parcours qui va être suivi
- D'abord le retour au récit au Maghreb notamment, après une période de divorce avec la chronologie indéfectible du
roman réaliste (Balzac) au profit d'une pratique nouvelle de l'écriture rappelant à bien des égards le nouveau roman et l'écriture
postmoderniste.
le retour en force du récit dans les textes est le point commun à ce qu'on appelle ici les écrivains de la "tendance néo-narrative"
dépassant le seul cadre du Maghreb puisqu'on l'atteste du côté du Machrek chez Amin Maalouf, Vénus Khoury-Ghata et
Quatre écrivains du corpus étudié ici représentent cette tendance : T. Ben Jelloun, R. Mimouni, F. Mellah et
V. Khoury-Ghata; A. Cossery représentant en quelque sorte une exception en raison de sa fidélité depuis toujours à la narration
classique.
Deux romans de T. Ben Jelloun illustrent bien le tracé de cette évolution de l'écriture romanesque : L'enfant de sable et
La nuit sacrée.
Le récit éclaté dans le premier est paradoxalement réhabilité dans le second et la narration retrouve son cours, comme
dans les autres textes, non plus en réconciliation avec le modèle balzacien mais en écho à une "parole originelle" élue comme
modèle d'écriture. Cette parole est ce qu'on peut appeler le texte ou récit ancestral, imité pas seulement dans sa linéarité mais en
- C'est là que l'aspect hypertextuel des textes sera abordé. L'hypertextualité étant selon Gérard Genette :
"toute relation unissant un texte B (hypertexte) à un texte antérieur A (hypotexte) sur lequel il se
mais par une opération transformative où la transformation peut être simple ou complexe :
1 Cf., Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, op. cit., pages 11 - 12.
183
"J'appelle [...] hypertexte tout texte dérivé d'un texte antérieur par transformation simple (nous dirons
[...] transformation tout court) ou par transformation indirecte : nous dirons imitation."2.
Ces deux modes de dérivation sont à la base d'une répartition à la fois binaire et structurale des quatre genres
(transformation) (imitation)
Comme on peut le voir cette répartition "sépare et rapproche les genres selon le critère du type de relation
Outre cette distinction essentielle entre transformation et imitation qu'on peut résumer comme étant deux modes
fondamentaux de dérivation, Genette distingue trois régimes hypertextuels : ludique, satirique et sérieux. Lesquels permettent
de distinguer entre les différentes pratiques hypertextuelles (appelées communément genres). Ainsi le pastiche (imitation en
régime ludique) se distingue de la charge (imitation en régime satirique) et de la forgerie (imitation en régime sérieux)4.
Le ludisme pouvant véhiculer entre autres sèmes le divertissement, la distraction (Raymond Queneau, Exercices de
style), la plaisanterie5 et a fortiori la moquerie (Marcel Proust, Affaire Lemoine), on optera pour le terme de pastiche sérieux,
entendu ici a contrario comme imitation sans fonction satirique ni même plaisante à l'égard du texte mimé (hypotexte).
C'est pourquoi la définition génettienne du pastiche comme étant "l'imitation en régime ludique, dont la fonction est le
pur divertissement"6 ne s'applique pas au pastiche tel qu'il est pratiqué dans les textes étudiés ici.
Dire que le pastiche du modèle ancestral dans Bayarmine, L'honneur de la tribu, Le conclave des pleureuses et La nuit
sacrée est fait en régime ludique risque en effet d'être interprété comme une relation légère à l'hypotexte, celui-ci étant selon les
textes tantôt Les Mille et Une Nuits, tantôt Le Coran, tantôt le conte oral, tantôt la fable ancestrale; or ce n'est pas du tout ce
type de relation que les différents hypertextes ici entretiennent avec leurs hypotextes respectifs.
Lorsque V. Khoury-Ghata par exemple pastiche Les Nuits dans Bayarmine, l'imitation qu'elle opère ne relève pas du
régime ludique, mais du régime sérieux et son dessein n'est pas le pur divertissement, encore moins la plaisanterie; son
intention est au contraire de dire que ce texte a un statut tutélaire sur son écriture. Le texte souche fonctionne en effet dans sa
: n.m (lat.) jocus, plaisanterie). 1. Activité d'ordre physique ou mentale, non imposée, ne visant à aucune fin utilitaire, et à laquelle on
s'adonne pour se divertir, en tirer un plaisir". Cf., Le Grand Larousse Universel, Paris, Larousse, 1986.
6 Cf., Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, op. cit., page 22.
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perspective comme modèle d'écriture - qui plus est - est synonyme d'origine. Ainsi l'imitation perceptible dans Bayarmine se
distingue à la fois de la forgerie (imitation imperceptible7 en régime sérieux; la Suite d'Homère par exemple) et du pastiche
(imitation perceptible8 en régime ludique). Ici comme dans les autres textes - à l'exception d'Une ambition dans le désert -
l'imitation perceptible en tant que telle est au contraire on ne peut plus sérieuse. C'est pourquoi désormais le terme de pastiche
A la différence de V. Khoury-Ghata, T. Ben Jelloun, R. Mimouni et F. Mellah, le choix hypertextuel d'A. Cossery est
comme on le verra plus loin de nature parodique, et la relation au texte préexistant est ici précisément légère, moqueuse même.
Le roman policier servant de modèle d'écriture dans Une ambition dans le désert devient paradoxalement synonyme
d'une culture contre laquelle on s'inscrit, sur laquelle on ironise même. Ce genre narratif fondé sur l'infaillibilité du syllogisme
devient au plan symbolique la caricature d'une civilisation rationaliste mais également mercantile et hégémonique.
- C'est là qu'on en viendra au troisième point essentiel de cette partie, à savoir le rapport entre les différents choix
Sans vouloir anticiper sur le développement de ce troisième volet, répondons pour l'heure à la question laissée en
pourquoi le retour à l'histoire "bien tissée" dans les années 1980 au dépens de l'histoire "brisée" ?
7 Genette définit la forgerie comme "un texte aussi ressemblant que possible à ceux du corpus imité, sans rien qui attire, d'une manière ou
d'une autre, l'attention sur l'opération mimétique elle-même ou sur le texte mimétique, dont la ressemblance doit être aussi transparente
que possible, sans aucunement se signaler elle-même comme ressemblance, c'est-à-dire comme imitation.". Cf., G. Genette, idem, page
94.
8 Cf., Genette, idem, pages 94 - 95.
185
Avant de répondre à cette interrogation, arrêtons nous un instant d'abord sur le nouveau roman, ensuite sur le courant
postmoderne, lesquels ont fait, chacun dans son contexte, de l'"histoire brisée" sa devise, entre autres.
Le nouveau roman, né au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, est une réaction violente9 à un genre littéraire :
le roman traditionnel du XIXe siècle, et plus particulièrement au roman réaliste, à la manière de Balzac, qu'Alain Robbe-Grillet
A la chronologie canonique de ce roman, l'école du refus11 (celui du roman balzacien), oppose une déchronologie
affichée visant à mettre en péril la linéarité du récit et la transparence de l'histoire. Plusieurs aspects de la narration concourent,
en effet, à perturber la temporalité de ce récit. Rappelons à cet égard les effets d'enlisement12 causés par la répétition -
métaphore de l'éternel retour -, la description et le transit. "Ce dernier remplace [...] l'ordre chronologique par un autre, fondé
La destruction de la chronologie parfaite et l'agencement retors des événements, rendent vaine toute tentative de
restitution de la temporalité dans le roman; car d'après Gérard Genette "ces restitutions résultent d'une opération étrangère à la
texture interne du récit, qui ne connaît en réalité qu'un seul temps le présent, ..."14. Le recours au présent de l'indicatif chez les
nouveaux romanciers est dû à la simultanéité des événements qui, selon eux, ne peut être mise en évidence par l'ordre
9 Il ne s'est pas borné à changer quelques aspects du genre romanesque; "au contraire, il a voulu ébranler les constituants de base du roman
réaliste, en privilégiant le travail sur la forme romanesque, en essayant d'éliminer et de vider ce genre de tout contenu, en détruisant
l'intrigue et l'anecdote. C'est ce qui le distingue des autres courants littéraires qui se sont attachés à renouveler le genre romanesque et qui
se sont limités au changement d'aspects qui ne détruit pas le propre même du roman traditionnel ...". Cf., la thèse d'Aoula Drissia El Bekri,
Techniques narratives comparées : nouveau roman - roman maghrébin, Université Paris Nord, juin 1989, page 40. C'est dans ce sens que la
tentative du nouveau roman est qualifiée d'agressive.
10 Cf., Aoula Drissia El Bekri, idem, page 31.
11 Alain Robbe-Grillet affirme en ce sens que : "si un certain nombre de romanciers peuvent être considérés comme formant un groupe, c'est
beaucoup plus par les éléments négatifs ou par le refus qu'ils ont en commun en face du roman traditionnel.". Cité par A. Drissia El Bekri,
idem, page 31.
12 Pour davantage de détails, voir la thèse d'Aoula Drissia El Bekri, idem.
13 Cf., Aoula Drissia El Bekri, idem, page 289.
14 Cf., G. Genette, cité par A. Drissia El Bekri, idem, page 290.
186
chronologique. Claude Simon, revendiquant cette même simultanéité, insiste sur l'apparition simultanée des images. Il rejoint
par là la conception d'A. Robbe-Grillet pour qui : "une imagination, si elle est assez vive, est toujours au présent"15.
La déchronologie et la valorisation du présent de l'indicatif sont en fait les signes d'une conception nouvelle du temps;
laquelle élimine le passé simple - "expression d'un ordre, et par conséquent d'une euphorie"16 selon Roland Barthes - et s'en
prend "aux bases mêmes du récit traditionnel : l'accompli par lequel les événements se constituent; la durée, par laquelle, l'un
L'évacuation de la durée, c'est ce qui résume probablement "le programme de ce futur roman achronique dont La
Jalousie, ultérieurement offrira l'un des plus purs exemples."18. Ce procédé qui vise à tuer le temps, à effacer la durée, Roland
"l'on retrouve, dans le Roman, cet appareil à la fois destructif et résurrectionnel propre à tout l'art
moderne. Ce qu'il s'agit de détruire, c'est la durée, c'est-à-dire la liaison ineffable de l'existence."19.
Enfin, l'évacuation de la durée, la prédominance du présent et l'instauration de la déchronologie sous toutes ces formes,
aboutissent à créer une sorte de chaos dans le roman, lequel déconcerte et donne "le vertige" au lecteur habitué à la continuité
trop sécurisante du récit classique. Ce désordre temporel, dans le nouveau roman, a comme métaphore la spirale. Il s'explique
par :
"la complexité du monde du 20° siècle qui s'oppose à l'organisation de l'univers du 19° siècle. La
déchronologie serait alors plus ou moins dictée par la nature du monde ambiant : "les méthodes
sens d'un univers organisé et compréhensible, que le romancier est en droit d'espérer rendre. Mais le
jeune roman ne compte plus sur cette compréhension, n'étant même pas sûr qu'elle existe."20.
Rappelons aussi que le nouveau roman survient après la deuxième guerre mondiale, conflit qui a désaxé plus d'une
Cela dit, la guerre déclarée au roman classique ne s'arrête pas à la déchronologie du récit; outre les notions de
temporalité et de durée romanesque, les nouveaux romanciers détruisent d'autres constituants de base du roman réaliste, à
15 Cf., Alain Robbe-Grillet cité par A. Drissia El Bekri, idem, page 292.
16 Cf., R. Barthes, Le degré zéro de l'écriture, Paris, Seuil, 1972, coll. "Points", page 26.
17 Cf., Jean Ricardou, Le nouveau roman, Paris, Seuil, 1973, page 37.
18 Cf., Jean Ricardou, idem, page 37.
19 Cf., Roland Barthes, Le degré zéro de l'écriture, op. cit., page 31.
20 Cf., J. H. Mattehews cité par Aoula Drissia El Bekri, Techniques narratives comparées : nouveau roman - roman maghrébin, op. cit., page
296.
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savoir les notions de personnage et d'intrigue. "Ils cherchent ainsi à détruire surtout toute possibilité de représentation et de
Mais, en s'opposant au roman balzacien, en voulant le détruire, le nouveau roman se définit aussi et sans doute
essentiellement comme une "aventure de l'écriture", en d'autres termes comme pratique "terroriste" de l'écriture, laquelle se lit
Cette aventure de l'écriture, nous en trouvons sinon des traces du moins des échos dans les romans maghrébins à partir
de 1956 - dans Nedjma notamment23; mais aussi plus tard dans Qui se souvient de la mer24 de Mohammed Dib dont la
"difficulté de lecture la plus immédiate est un temps labyrinthique"25, défini par Naget Khadda comme une "entreprise de
récupération du temps perdu autant que de prospection du temps à venir [qui] compense les ruptures syntagmatiques par des
"la dialectique de l'avant et de l'après qui organisait l'écoulement du temps dans l'Incendie sur un axe
orienté, irréversible, se substitue une imbrication du passé dans le présent et le futur qui fait de la quête
du narrateur une aventure essentiellement noologique [suscitant] une lecture active, une lecture-
écriture qui sollicite le lecteur à s'engager dans une quête du sens parallèle à celle du héros à la
des règles de l'écriture du roman réaliste. Ainsi, dans une lecture globale des différents textes du nouveau roman, J. Ricardou évoque
même une gradation dans la transgression de ces règles. Il définit deux stades, chacun correspondant à un type particulier d'écriture :
"Premier Nouveau Roman, opère une division tendancielle de l'unité diégétique et ouvre de la sorte une période contestataire. Le récit est
contesté, soit par l'excès de constructions, trop savantes, soit par l'abondance des enlisements descriptifs, soit par la scissiparité des
mises en abymes (...) L'autre stade (...) met en scène l'assemblage impossible d'un pluriel diégétique et ouvre, de la sorte, une période
subversive." ", pages 34 - 35.
23 Beaucoup de critiques, Olivier de Magny, Marc Gontard pour ne citer que ceux-ci, ont souligné par divers rapprochements la parenté ou la
"rencontre" de ce texte novateur avec les thèses inouïes du nouveau roman en matière de narration. Charles Bonn salue même ce type de
lectures comparatives, celle de M. Gontard notamment, qui veulent "sortir les études sur la littérature maghrébine de l'enfermement où
elles sont souvent tenues" et affirme à son tour que "là où les autres romans algériens de l'époque pratiquent encore une écriture
relativement traditionnelle, Nedjma se situe d'emblée dans l'avant-garde du roman international, et [...] en tire incontestablement une
grande partie de sa force.". Charles Bonn, Kateb Yacine. Nedjma, op. cit., pages 22 et 23. Pour un relevé succinct de ces convergences
entre Nedjma et le nouveau roman, se reporter à la même source (page 23). Pour un relevé plus complet et plus détaillé de ces mêmes
convergences, se reporter à M. Gontard, Nedjma de Kateb Yacine. Essai sur la structure formelle du roman, Rabat, Imprimerie de L'Agdal,
1975, rééd., Paris, L'harmattan, 1985.
24 Paris, Seuil, 1962.
25 Cf., Naget Khadda, L'oeuvre romanesque de Mohammed Dib. Propositions pour l'analyse de deux romans, Alger, Office des Publications
Par cette pratique nouvelle de l'écriture romanesque, les écrivains maghrébins ne cherchaient pas seulement à se
distinguer de ce qu'on appelle traditionnellement la "littérature du Centre", mais d'une écriture classique trop évocatrice du
roman colonial dont celui-ci "reprend en charge les procédés conventionnels de la représentation"28.
Cela dit, à l'époque où ces autres adeptes de l'aventure scripturaire commençaient à écrire - Mohammed Dib
notamment, "le réalisme [faisait] figure en France de forme poncive et les surréalistes [avaient] déjà fait appel à la faculté
suprême, l'imagination"29. Le temps était en effet au langage de création, non plus à celui de l'expression30.
Le divorce avec "l'illusion référentielle"31 et l'émancipation par rapport aux contraintes du genre classique - celle du
temps irréversible notamment, bref la séduction mais surtout la nécessité d'un accès à la modernité de l'écriture, avaient appelé
les écrivains maghrébins à l'expérimentation de nouvelles formes romanesques, qu'ils ont trouvées entre autres dans le
nouveau roman, lequel était en vogue dans ces années là et lui aussi - comme on vient de le dire - fondé sur une révolte contre
le carcan du roman traditionnel. Les textes qui affichent cet empirisme littéraire sont - outre les romans cités plus haut de
Kateb et de Dib, Le démantèlement de R. Boudjedra32 et Le champ des oliviers33 de Nabile Farès pour ne citer que ceux-ci.
Entre temps les thèses du nouveau roman ont fait leur chemin dans les esprits et l'écriture romanesque maghrébine
s'est profondément modifiée, notamment au plan narratif. A un point tel que la discontinuité narrative est devenue presque
synonyme de certains noms d'auteurs, Meddeb en l'occurrence depuis la publication de Talismano, bien qu'il renie34
"Talismano [dit-il] est un texte qui fonctionne sur le double mode du discontinu et du digressif. S'il
réussit à déployer un continuum dramatique, d'autres formes discursives interviennent pour rompre tel
28 Cf., Beïda Chikhi, Problématique de l'écriture dans l'oeuvre romanesque de Mohammed Dib, op. cit., page 22.
29 Cf., Beïda Chikhi, idem, page 23.
30 "Avec Qui se souvient de la mer Dib s'inscrit dans ce courant moderne de la littérature et son oeuvre fait figure de création.". Cf., Beïda
d'ascendant sur lui : "Je pense que l'on ne peut s'engager dans la littérature romanesque sans tenir compte des grandes expériences du
siècle. Comme celles de Proust, de Joyce, de Pound, de Burroughs Cependant, je me méfie de l'expérience exclusivement formaliste...
C'est ce qui me paraît dérisoire et éreintant dans ce qu'on appelle le "nouveau" roman". Cf., "A. Meddeb. Le chantre de l'entre-deux des
cultures", propos recueillis par Mohammed Jibril, Lamalif, n°107, juin - juillet 1979, page 50.
35 Cf., A. Meddeb interviewé par Mohammed Jibril, idem, page 48.
189
A partir des années 1980, "la trace de l'intertexte"36 laisse apparaître au plan du signifiant un autre texte étranger au
roman maghrébin, l'écriture postmoderne37. Celle-ci se caractérise par la fragmentation de l'énonciation, le goût prononcé de
ses représentants pour le montage, lequel affleure chez A. Meddeb (Talismano et Phantasia), Khatibi, Ben Jelloun et Laâbi
"L'esthétique du fragment"39, le morcellement de la narration en l'occurrence et la pluralité des voix, à l'honneur dans
les textes maghrébins des années 1980, sont les techniques que se partagent A. Khatibi, A. Meddeb, T. Ben Jelloun etc., pour
exprimer - entre autres - et à l'instar de John Barth, Burroughs, etc., leur égarement dans cette confusion des langages qui était
Né aux Etats-Unis d'une rupture entre le discours structurant de l'état américain et le sujet, aux alentours de 1960, le
postmodernisme va parodier le discours savant et en premier lieu le discours historique, à travers un énoncé "farfelu" et une
"A travers ces récits où l'histoire officielle se mêle à des péripéties picaresques, où les personnages dits
"réels" (mais existant seulement dans le discours), n'ont pas plus de substance que les personnages
fictifs, les auteurs postmodernes dénoncent et soulignent les strates de symboles qui structurent
l'histoire et le sujet. Ils ne proposent rien, ils se contentent d'illustrer le fait que le réel n'est qu'un tissu
de mots; ..."40.
Aucune époque de l'histoire américaine n'est alors épargnée; la Deuxième Guerre mondiale et la guerre froide,
particulièrement, deviennent la cible préférée des auteurs41 de ces parodies historico-politiques des années 1960, où les
"la loi de cette narration, c'est l'absurde et l'arbitraire. La mécanique tourne dans le vide. Au bout de la
36 Expression empruntée à Michael Riffaterre et qui porte le titre de son article paru dans La Pensée, n° 125, octobre 1981, pages 4 à 18.
37 Cf. Marc Gontard, "La littérature marocaine depuis les années 80 et le courant post-moderne", Al Asas, n° 93, 1989.
38 Paris, Messidor, 1989.
39 Cf., Beïda Chikhi, Conflit des codes et position du sujet dans les nouveaux textes littéraires maghrébins de langue française (1970-1990), op.
Mais une écriture plus expérimentale émerge vers 1968, celle des "dreck-arrangers". Des écrivains comme Burroughs,
John Barth, Jass, Jerzy Kosinski et d'autres, voulant désamorcer le langage de son pouvoir mystificateur et sémiotique, se
livrent à une panoplie de pratiques esthétiques telles : "le cut-up, le fold-in, le découpage du texte-énoncé pour dénoncer
l'énonciation, l'éclatement de la syntaxe, la fragmentation qui contourne la représentation ..."43, tout cela pour abandonner
l'Histoire et le Sujet. Le texte devient alors, un arrangement de discours-"dreck" ("dreck" voulant dire "merde" en yiddish et
désignant le discours vidé de son sens), à l'image de ce qui reste du langage, c'est-à-dire des fragments sans cohérence.
Leur refus d'écrire des romans fondés sur la métonymie narrative a franchi les portes du "Nouveau monde" et continué
à marquer la production des postmodernes en France jusque dans les années 1970 - 198044; et bien entendu les écrivains
maghrébins et arabes vivant ici : A. Khatibi, Med Dib, A. Meddeb, Vénus Khoury-Ghata probablement45 etc.
L'influence de ce courant romanesque est d'autant plus importante que leur situation d'"exilés" les y expose tout
particulièrement. Tiraillés entre deux cultures, deux systèmes de valeurs au moins; égarés entre deux langages, deux discours
officiels auxquels ils n'adhèrent pas forcément, on les voit à leur tour produire des romans difficiles d'accès dus à leur "refus de
la linéarité, [à] leur aversion pour un art fondé sur une causalité et une psychologie conventionnelles, [à] leur glorification de
l'expérience intérieure, privée, contre l'expérience publique, [à] leur prédilection générale pour les figures "métaphoriques"
Le champ des oliviers de Nabile Farès (1972) ainsi que Talismano de A. Meddeb (1979) en offrent de bonnes
illustrations. "Le desserrage des structures romanesques"47 dans les deux textes en dit long sur la vision du monde chez l'un et
l'autre des deux écrivains et participe d'une transgression délibérée des normes scripturaires et génériques, qui n'est pas à mettre
en rapport avec le seul nouveau roman; mais avec toute la littérature moderniste (Joyce, Proust) et postmoderniste (Burroughs,
Pynchon) qu'elle soit européenne ou américaine. L'obstination à se dérober au récit dans Talismano et Phantasia par exemple,
est telle qu'elle donne naissance à un "nouveau genre" dans la littérature maghrébine - on dira plus largement arabe - de langue
française : un texte hybride entre le roman et l'essai, mettant en état de somnolence le continuum dramatique au profit d'une
Minuit, 1979. En revanche les représentants les plus connus du postmodernisme en France sont John Barth et Thomas Pynchon.
45 C'est ce qu'on cherche à savoir en III - A - 5.
46 Cf., John Barth cité par Marc Gontard dans "La littérature marocaine depuis les années 80 et le courant post-moderne", op. cit.
47 Titre de l'article d'Anne Roche où elle se penche sur ces deux romans, op. cit.
191
pratique inédite de l'écriture; proche "du collage, en sa fonction d'intégrer, dans le flux ininterrompu, des signes et des
Ainsi malgré les déclarations de l'auteur à savoir que "ce genre de texte pluriel "itinérant" existait déjà dans la littérature
arabe classique [...], L'épître du pardon [en l'occurrence] écrite par l'aveugle de M'arra"49, il paraît incontestable de le situer
par ailleurs dans la mouvance postmoderniste connue pour le goût de ses tenants pour les techniques de cut up, de collage, de
Ressemblant plus à une mosaïque de signes qu'à un roman classique, Talismano et Phantasia relèvent moins du
"lisible" que du "scriptible"51. De ce point de vue, l'auteur de Phantasia est le romancier maghrébin le plus à l'avant-garde
surtout par rapport à un Ben Jelloun plus enclin aux lois du genre même si à sa manière il se situe dans le même courant
littéraire, à en croire l'analyse qu'en fait Marc Gontard dans son article intitulé : "La littérature marocaine depuis les années 80
et le courant post-moderne".
Contrairement à Phantasia où le récit demeure éminemment brisé et servant presque uniquement de prétexte au
déploiement du discours spéculatif, le texte de Ben Jelloun, donne l'impression que le récit cherche à y reconquérir sa linéarité.
Ce qui risque de former un paradoxe avec l'affirmation de Marc Gontard : "la non-linéarité caractérise la plupart des
productions de Ben Jelloun", notamment L'enfant de sable, où le récit noyé dans une foule de voix contradictoires s'avère
impossible. Ce refus du récit est exprimé à travers une figure textuelle, celle "du "cahier bleu", perdu, brûlé, retrouvé, effacé et,
Ce parcours labyrinthique qu'emprunte le récit dans L'enfant de sable comme pour se soustraire à une lisibilité trop
canonique, se trouve paradoxalement renversé dans le roman suivant par l'émergence d'une seule voix, celle de Zahra :
"Je savais qu'en disparaissant, je laissais derrière moi de quoi alimenter les contes les plus
extravagants. Mais comme ma vie n'est pas un conte, j'ai tenu à rétablir les faits et à vous livrer le
secret gardé sous une pierre noire dans une maison aux murs hauts au fond d'une ruelle fermée par
Comme nous pouvons le remarquer, La nuit sacrée vient en quelque sorte s'inscrire en faux contre la thèse qui semble
déployée dans le roman précédent. Elle vient affirmer le contraire; à savoir que le récit est possible dès lors qu'une seule
récitante l'assume. Morcelée dans le premier roman, la trame est reconstituée dans le second. Elle est prise en charge par la
voix unique de Zahra qui en fait de surcroît un récit de vie linéaire53, la continuité étant la condition sine qua non à la
transparence de l'intrigue.
Toutefois, cette condition est à nouveau menacée d'éclatement, comme pour dire que le récit est toujours impossible.
Entre le préambule et le récit proprement dit de Zahra, vient se profiler l'espace d'un chapitre, "Etats des lieux", la menace de sa
brisure. Cela à travers l'apparition tour à tour de trois personnages-conteurs (le conteur Bouchaïb, un jeune homme, et une
jeune femme) tous condamnés à suspendre leur histoire à cause de trous de mémoire (page 10), d'absence d'auditoire
(page 13), ou au contraire à cause des réactions de celle-ci (page 18). Mais très vite, le je-énonciateur du prologue revient sur
scène pour reprendre la parole et remettre en route le récit (page 19) annoncé dans les premières pages du roman.
Plus qu'un passage de la discontinuité à son opposé, il s'agit dans La nuit sacrée d'un retour en force du récit, qu'on
peut par ailleurs interpréter comme la réhabilitation d'un modèle ancestral "boudé" ou abandonné pendant au moins une
Que veut dire alors Marc Gontard lorsqu'il affirme que "les textes [de Ben Jelloun, en l'occurrence,] semblent de plus
53 Malgré la persistance de quelques distorsions narratives (analepses), malgré l'incursion de fragments autres que narratifs dans le texte, la
continuité dramatique reste tangible dans La nuit sacrée. Contrairement à Meddeb chez qui "l'esthétique du fragment" vise la rupture même
du récit; chez Ben Jelloun la fragmentation, l'exhibition des mécanismes même de la narration n'ont aucune incidence sur la ligne narrative
et sur notre perception de l'histoire. Celle-ci est là, présente en texte, les multiples indices temporels aidant à la reconstituer. Le coup de
force de Ben Jelloun c'est précisément de revenir à un nouveau type de linéarité tout en affichant les mécanismes de production du récit.
Modernité et tradition sont ainsi conciliées dans La nuit sacrée.
54 Cf., Marc Gontard, "La littérature marocaine depuis les années 80 et le courant post-moderne", op. cit., page 3.
193
Avant de répondre à cette interrogation, "une nette distinction doit cependant être faite entre le postmodernisme
américain des années 1960 et le postmodernisme généralisé des années 1980", nous précise A. Compagnon dans son essai sur
"L'art postmoderne des débuts - Rauschenberg et Jasper Johns en peinture, Jack Kerouac et William
Burroughs en littérature, etc. -, en réaction contre le modernisme désormais intégré, enseigné dans les
universités et installé dans les musées, représentait encore un mouvement d'avant-garde. [...] Le désir
critique enfin, tout cela était conforme à la tradition avant-gardiste européenne. [...]
"Le postmodernisme généralisé d'après 1970 est tout différent. Il est clairement "post-avant-gardiste",
estime représentatif.
différence non programmée, et le nomadisme, comme traversée sans engagement de tous les
territoires, dans toutes les directions, y compris vers le passé, sans plus de sens du futur56. Tous les
technologique sont absents ainsi que la critique des médias. La tradition moderne est pillée de ses
idées et de ses formes, qui sont juxtaposées avec des motifs venus d'ailleurs, comme de l'art populaire,
le tout ayant été entreposé dans une immense banque de données où le choix est aléatoire."57.
En littérature, cela se traduit par ce que John Barth appelle "la synthèse postmoderniste" en contraste avec l'antithèse
moderniste, c'est-à-dire un dépassement de "la querelle entre le réalisme et l'irréalisme, les partisans de la forme et ceux du
contenu, la littérature pure et la littérature engagée, la fiction de l'élite et le roman de gare."58. De cette synthèse
postmoderniste, Italo Calvino (Cosmicomics, 1965) et Gabriel Garcia Marquez (Cent ans de solitude, 1968) nous offrent les
est Cosmicomics [...], des fables de l'ère spatiale merveilleusement écrites, terriblement séduisantes [...], dont la matière est aussi moderne
que la nouvelle cosmologie et aussi ancienne que les contes folkloriques, [...]. Comme tout grand imaginatif, Calvino prend son envol à
partir de faits ponctuels et tangibles : outre les nébuleuses, les trous noirs et le lyrisme, on y trouve une bonne provision de pasta, de
bambini et de femmes séduisantes entrevues un instant et disparues à jamais. En postmoderniste authentique, Calvino garde toujours un
pied dans la narration traditionnelle - en général, la narration traditionnelle italienne, Boccace, Marco Polo ou les contes de fées italiens - et
l'autre [...] dans le présent structuraliste parisien; un pied dans l'imagination et l'autre dans la réalité objective.". Cf., J. Barth, idem, pages
403 - 404.
194
Cela dit, à quel moment du postmodernisme M. Gontard pensait-il alors, lorsqu'il évoquait la rencontre des écrivains
Pensait-il au postmodernisme des années 1960 qui "représentait encore un mouvement d'avant-garde" de part le projet
critique qu'il affichait à travers le refus de l'histoire60 entre autres, ou bien au postmodernisme éclectique d'après 1970 qui "à
l'encontre des dogmes de cohérence, d'équilibre et de pureté sur lesquels, le modernisme s'était fondé, [...] réévalue l'ambiguïté,
La thèse du récit impossible dans L'enfant de sable, que développe M. Gontard dans son article déjà cité, semble aller
plutôt dans le sens d'une rencontre de T. Ben Jelloun avec le postmodernisme des débuts, la non-linéarité étant l'un des
En revanche, l'étude que fait le même critique littéraire de "la modalisation de l'événement dans La nuit sacrée"62,
semble elle, aller dans le sens d'une rencontre avec le postmodernisme généralisé d'après 1970 et plus encore avec la "synthèse
postmoderniste" prônée par J. Barth, dont Cent ans de solitude63 (Gabriel Garcia Marquez), offre encore une parfaite
illustration.
Pour rester fidèle à l'analyse judicieuse que fait le critique de la modalisation de l'événement chez Ben Jelloun, on
préférera le citer presque intégralement tout en contractant au maximum son texte. Cela pour éviter de trahir sa pensée et son
propos.
L'acte narratif de ce roman, nous affirme M. Gontard "s'inscrit explicitement dans une tradition orale qui est celle de la halqa à
travers laquelle le récit exhibe sa nature fictive; [en revanche] une partie des événements peut se lire sur le mode réaliste. [...]
Dès la première phrase, le narrateur nous introduit dans un mode d'énonciation de type réaliste : "Ce qui importe c'est
la réalité" (page 5) et tout le préambule n'a d'autres buts que d'ancrer le récit dans cette perspective : la temporalité adoptée (le
présent et le passé) mais surtout la visée même de l'acte narratif "j'ai tenu à rétablir les faits" (page 7), cherchent à inscrire le
60 Cf., A. Compagnon, Les cinq paradoxes de la modernité, op. cit., page 164.
61 Cf., A. Compagnon, idem, page 151.
62 Cf., Marc Gontard, "L'événement et sa mise en récit dans La nuit sacrée de Tahar Ben Jelloun", Revue de la Faculté des Lettres et Sciences
Pris dans cette perspective un certain nombre d'événements se rangent dans la catégorie réaliste du vraisemblable : la
mort du père, au matin de la "Nuit du Destin"64 [...] se situe au printemps, [mais surtout l'emprisonnement de Zahra,
conséquence fonctionnelle du meurtre de son oncle et son excision par ses soeurs]. En effet, bien que cette séquence puisse
relever du fantasme par son invraisemblance même, le narrateur l'authentifie par un commentaire de type explicatif qui joue le
"La mutilation était l'expression d'une vengeance. Mais d'où était venu à mes soeurs cette idée barbare ? J'appris plus
tard que la torture qui me fut infligée est une opération pratiquée couramment en Afrique noire (...) J'appris aussi que jamais
D'autres événements échappent à la logique du vraisemblable et n'appartiennent qu'à l'ordre du paraître. Il s'agit
d'événements qui relèvent du merveilleux comme l'enlèvement du Zahra par le cavalier voilé et son séjour dans le village des
enfants [; mais aussi] des séquences comme l'agression de Zahra au Hammam, par deux créatures d'outre-tombe [qu'il faut
Pour résumer, M. Gontard conclut que] la distinction entre les différentes logiques modales n'est pas évidence et [qu']
il est parfois difficile d'affirmer que tel événement relève du réalisme et tel autre du fantastique. La raison de cette ambiguïté
réside dans la manière très particulière dont Ben Jelloun pratique le transit modal. (...)
[En effet,] certains événements qui relèvent de l'imaginaire du narrateur Zahra sont explicitement modalisés. [...]
D'autres [toutefois] ne [le] sont qu'implicitement. C'est le cas de la séquence de l'enlèvement qui débute d'une manière réaliste,
"Je fus enlevée comme dans les contes anciens". (page 38)
[...]
Autre modalisation incertaine, celle de la séquence fantastique où les cinq soeurs de Zahra viennent la tourmenter avec
tout un bestiaire de l'effroi : un rat mort, un scorpion prêt à piquer, une vipère menaçante :
"Je suis incapable de vous dire si c'est une vision, un cauchemar, une hallucination ou une réalité; ..." (page 155)
Tel est donc le fonctionnement du transit modal chez Ben Jelloun. Parfois explicite, parfois implicite, il est souvent
incertain et contradictoire, ce qui détermine, dans un récit à plusieurs logiques narratives, un véritable "désordre modal" qui
64 Pour plus de détails, se reporter à l'article de M. Gontard, "L'événement et sa mise en récit dans La nuit sacrée de Tahar Ben Jelloun", op.
cit..
65 Cf., Marc Gontard, idem, pages 27 - 32.
196
Le transit modal incertain et ambigu chez Ben Jelloun, fait partie de cet éclectisme postmoderne d'après 1970 dont
nous parle plus haut A. Compagnon et dont le programme66 barthien veut être la mise en théorie mais aussi l'illustration. La
juxtaposition de deux logiques narratives - le vraisemblable et le fantastique - au sein du même récit, participe, elle, du
syncrétisme tous azimuts cultivé par la même esthétique "trans-avant-gardiste". Enfin, "le désordre modal" qui sied si bien à la
nature même de Zahra, "être de l'obscur" et de l'étrange, va de pair avec l'ambiguïté prônée par les tenants du postmodernisme
Cela dit, on ne peut pas affirmer de façon tranchée et définitive que T. Ben Jelloun est un écrivain postmoderne et que
son texte réunit tous les traits le plus souvent mentionnés du roman postmoderne, autant que Le Bavard (1964) de Louis-
René des Forêts68; à savoir : "l'indétermination du sens, la mise en cause de la narration, l'exhibition de l'envers du décor, la
rétractation de l'auteur, l'interpellation du lecteur [...] l'intégration de la lecture"69 et l'incertitude du fonctionnement du transit
modal si bien décrit par Marc Gontard dans son article cité plus haut. Il y a certes un peu de tout cela dans La nuit sacrée et
dans L'enfant de sable, pourtant on a le sentiment que la juxtaposition des logiques narratives et la concomitance des modèles
en particulier ne se font pas d'après un choix aléatoire répondant à la seule subjectivité de l'auteur et au plaisir du lecteur,
Le choix chez T. Ben Jelloun est au contraire motivé et par conséquent significatif car il se trouve articulé à l'Histoire
En élisant le récit traditionnel71 précisément comme modèle d'écriture, l'auteur de La nuit sacrée s'inscrit dans une
perspective de généalogie de l'écriture où le dire ancestral en tant que tel devient synonyme d'origine. Il s'écarte par conséquent
du nomadisme tous azimut du postmodernisme généralisé des années 1980, mouvement qui représente au contraire "un
regard blasé et sceptique sur le passé entièrement étalé, sans histoire ni hiérarchie"72.
66 Le programme pour le postmodernisme plus précisément que J. Barth désigne par la formule "synthèse postmoderniste".
67 Ou "post-avant-gardisme" encore une fois. Cf., A. Compagnon, Les cinq paradoxes de la modernité, op. cit.
68 Donné en exemple par A. Compagnon, idem, page 161.
69 Cf., A. Compagnon, idem, page 161.
70 A. Compagnon nous apprend que dans le travail de collage trans-avant-gardiste, seule la subjectivité de l'artiste et le plaisir du spectateur
maghrébines.
72 Cf., A. Compagnon, Les cinq paradoxes de la modernité, op. cit., page 152. "Renonçant à faire l'histoire, à changer le monde, parce que cela
n'a jamais conduit qu'à des fiascos", (idem, page 152), le postmodernisme est un "mouvement qui se veut hors de l'histoire et après
l'historicité", (idem, page 167). Contrairement au modernisme, "il suggère le contraire d'un projet ou d'un idéal placé dans l'avenir", (idem,
page 152). De même "en l'absence de foi futuriste, le passé perd aussi son historicité et se réduit à un répertoire de formes.", idem, page
152.
197
Ce regard n'est certainement pas celui que posent T. Ben Jelloun en l'occurrence, V. Khoury-Ghata, R. Mimouni et
F. Mellah sur leur passé, celui de la culture dont ils sont originaires.
Déjà dans les années 1960-1970, des écrivains comme Khatibi (La mémoire tatouée), Boudjedra (Le démantèlement,
La répudiation73) et Khaïr-Eddine (Moi l'aigre) essayant de passer outre le "Père" et son emblème le Grand code, n'affichaient
pas une telle indifférence à l'égard du passé. Bien au contraire, ils signifiaient leur relation brûlante à ce passé à travers des
pratiques hypertextuelles de type parodique visant le pervertissement de son synonyme, Le Coran74. C'était en effet l'époque
où il fallait terrasser le Père au prix de le ridiculiser pour renaître à la vie et accéder à une modernité moins castratrice en
adoptant précisément de nouveaux codes exogènes. Ainsi, la relation au Père était d'ordre conflictuel et en aucun cas indolente.
Aujourd'hui, dans les années 1980, le regard posé sur le passé est moins empli de haine, encore moins d'insouciance;
les écrivains ne rejettent plus les anciens modèles locaux pour en embrasser d'autres nouveaux, tels le nouveau roman; au
contraire ils semblent revenir aux modèles d'antan répudiés et renouer avec le passé tant désavoué. Les cinq textes du corpus
en offrent de belles illustrations, ils montrent en tout cas que la paix est enfin rétablie avec le Père et que le "modèle ancestral"
(ne s'arrêtant pas au seul Grand code) est mis sur un piédestal. Le Coran, l'une des composantes de ce modèle d'ensemble est
cité avec respect dans La nuit sacrée et se trouve pastiché en régime sérieux dans Le conclave des pleureuses; nous verrons en
Dans une communication faite à l'Institut du Monde Arabe75 autour de la question "Qu'est ce qu'une révolution
religieuse ?", Hélé Béji disait : "L'Islamisme survient à la détérioration de l'Occident et de ses modes de pensée. Il est devenu
un succédané de lui-même, une caricature". Et le retour à L'Islam, "loin d'être arbitraire est à mettre en rapport avec l'époque
moderne" et avec la répugnance que suscite depuis une quinzaine d'années le modèle culturel occidental, pourtant tant admiré
Désenchantés, parfois même offensés, la plupart des Arabes se réfugient de nos jours - il est vrai - dans l'éthique
prônée par Allah et son Prophète. C'est ainsi qu'on voit rejaillir celui-ci dans tous les aspects du comportement quotidien des
gens (aspect vestimentaire, registre linguistique etc. ...) comme modèle de vie77 à suivre, au point de former une "contre-
73 Cf., Charles Bonn, Le roman algérien de langue française. Vers un espace de communication littéraire décolonisé ?, Paris, L'Harmattan, 1985,
page 260.
74 Cf., Habib Salha, Poétique maghrébine et intertextualité, thèse pour le doctorat d'état soutenue à l'Université Paris-Nord (Paris XIII) en 1990.
75 Le 14 février 1991.
76 Cf., Robert Solé, "Un entretien avec M. Maxime Rodinson", Le Monde, Vendredi 15 février 1991.
77 Cf., La Sunna.
78 Cf., Gilles Kepel, "Impasses arabes", Le Monde daté du Jeudi 07 mars 1991.
198
Ce retour au bercail est par conséquent "une recherche de l'authentique comme substitut à la culture occidentale
productrice de l'inauthentique."79.
Parallèlement en littérature, le retour au récit linéaire et la réécriture des modèles endogènes d'antan répondent à la
En puisant des modèles d'écriture dans Le Coran, Les Nuits ou la tradition orale, T. Ben Jelloun, R. Mimouni,
F. Mellah et V. Khoury-Ghata n'expriment pas seulement la détresse des leurs, leur déception à l'égard des utopies
séculières80, ainsi que leur élan vers l'origine souvent associée au sacré; ils renouent avec une tradition orale et un corpus
ancien à partir desquels ils instaurent un dialogue parfois virulent avec la modernité.
Comme Tahar Ben Jelloun, Rachid Mimouni semble également tenté par le vertige de la tradition. L'histoire de la tribu
de Zitouna, confiée à un vieux récitant est à cet égard assez significative; d'autant plus que nous avons déjà vu81 ce que
Nous avons vu plus haut comment l'héroïne de T. Ben Jelloun, lassée et comme révoltée, vient réanimer le livre perdu
dans L'enfant de sable et en proposer une version univoque et "authentique"82 dans le roman suivant, laquelle inscrit le texte
A l'instar de T. Ben Jelloun, Rachid Mimouni semble avoir choisi ici encore le sillage de ses ancêtres; ce n'est donc pas
par hasard s'il fait raconter l'histoire par un vieil homme (le narrateur premier). Autrement dit, il met la narration, à son tour,
sous le signe de la tradition séculaire du conte. De la fable plus précisément car telle qu'elle est narrée, l'histoire du village de
Zitouna ressemble davantage à une fable classique, les constituants de ce genre narratif étant présents en grand nombre dans le
texte : le lieu presque irréel où se situe l'action d'abord, les personnages fantastiques participant à cette même action ensuite;
79 Cf., Hélé Béji, "Qu'est ce qu'une révolution religieuse ?", op. cit.
80 Le face à face des statues d'Ibn Khaldoun et de Bourguiba dans Le conclave des pleureuses métaphorise ce rapport antithétique de
désenchantement / enchantement entre le passé et la modernité. N'oublions pas que Bourguiba reste dans la mémoire collective le
représentant par excellence de la laïcité et de la culture occidentale. Le libérateur des femmes qu'on cherche à revoiler en cette fin de
siècle.
81 Voir plan : II - A - 2 - a.
82 "Ce qui importe c'est la vérité" annonce d'entrée de jeu Zahra. Cf., La nuit sacrée, op. cit., page 5.
199
a ) Le lieu de l'action
Tel qu'il est présenté, Zitouna est un village hors du temps et hors de l'espace réels; disons plutôt un village qui se veut
"Nous avions jusque-là vécu dans la sérénité, ignorants et ignorés du monde, ayant su faire notre
profit des expériences de nos sages et des enseignements de nos saints pour les traduire en lois et
coutumes que se chargeait d'appliquer une assemblée dont on avait désigné les membres à raison de
Une communauté vivant donc en autarcie depuis sa retraite en "cette contrée de la désolation" (page 39) avec comme
seul code social et seule certitude83 le Grand Livre du monde : Le Coran; mais avec cette recommandation du saint fondateur
"Vos meilleurs remparts seront votre solidarité et votre foi. Vous n'admettrez ni n'agresserez les
étrangers, vous contentant de les laisser glisser sur la carapace de votre indifférence." (page 41).
Cette indifférence, c'est ce qui les situe hors du temps et hors de l'Histoire depuis leur éviction de "la vallée heureuse"
(page 45), lieu édénique par excellence devenu depuis, synonyme du temps mythique perdu à jamais, dont la seule survivance
"Ce qui avait si fort excité le fils d'Ali ne put tirer de leur amorphe indifférence les réfugiés de la place
Quand il arrive à ces réfugiés de "considérer" l'Histoire c'est toujours à travers ou à partir du temps / hors temps de la
"vallée de la grenade" (page 39). Le récit du vieux narrateur écumé de tout indice historique (dates,...) est en effet l'expression
- "Cela se passait au cours de cette longue retraite qui devait mener les rangs clairsemés de notre tribu
- "Dans leur retraite, ils avaient emporté toutes variétés de plantes et de grains, et bien d'autres
- " - Bien avant les premiers affrontements, bien avant les premières défaites, ..." (page 40),
l'informer le plus brièvement possible des événements qui tourmentaient le monde" (page 23).
Et pourtant la retraite dans le souvenir et la sérénité du lieu ne va pas durer éternellement, un élément perturbateur issu
pourtant de leur sein va les obliger à une douloureuse "reconversion" : l'entrée forcée dans l'Histoire et la reconnaissance de
nouvelles topiques venues cette fois d'ailleurs. C'est ainsi que le début de la transformation va être rapporté avec des accents
apocalyptiques :
Désormais la tribu est dans l'Histoire et va subir les revirements de cette même Histoire. Raison pour laquelle les
Omar El Mabrouk d'abord que nous avons vu plus haut84 diabolisé - parce que pactisant avec les descendants de
Lucifer, ces "mécréants" qui moyennant la machine ont non seulement transformé l'espace de la tribu, mais aussi profané les
tombes des ancêtres - ne fait pas partie du ins mais du jin. Sa naissance surnaturelle en fait un être fantastique allié du mal :
"Fantastique réapparition. Incroyable résurrection. Il était face à nous, le visage renfrogné et suant à
grosses gouttes, Omar El Mabrouk que nous tenions pour mort." (page 50).
Un revenant donc mais surtout un ogre (ghûl) - étant donné sa stature et son pouvoir, qui fait peur aux plus
vulnérables :
"Et l'immense stature d'Omar El Mabrouk s'offrit à nos regards" (pages 49 - 50).
Le second personnage diabolisé, zoomorphisé plus précisément est Mohammed, le maire du village. Sa résignation
devant le préfet en fait non seulement son valet mais aussi son allié. Si Omar El Mabrouk est le roi de la jungle (le lion),
Mohammed, lui, fait office de renard car derrière son "masque de soumission" (page 103), ce sont "les scorpions de l'ambition
[qui] grouillaient dans le coeur de cet homme" (page 28). Pour se débarrasser de la tutelle du "rusé maire de Sidi Bounemeur"
(page 29) - autre renard - et devenir maire à part entière de Zitouna, il a fallu à ce personnage "sournois [et] retors" (page 103)
84 Voir plan : I - A - 1 - c.
201
Les brebis galeuses, ce sont les plus vieux qui se mettent à trembler dès que l'ogre ou le méchant loup - Omar
Dans cette fable initiatique débouchant sur une fin édifiante - on y viendra plus loin - les personnages sont en effet
regroupés en deux, voire trois grands ensembles : les bons d'un côté, les méchants de l'autre; enfin les égarés au milieu.
1 - Omar El Mabrouk, Mohammed, Georgeaud "le traître", les Béni Hadjar, Martial le colon, Suzanne et les
"frigorifages" - entendons les occidentaux - font partie du premier ensemble, celui des "méchants".
2 - L'ancêtre fondateur, les habitants de Zitouna, Slimane, Ourida, le lieutenant français, le fils de Djelloul, l'avocat et le
3 - Le clan des égarés comprend Hassan El Mabrouk le grand-père du préfet, les "lépreux"; enfin les "civilisés" qui ont
troqué - pour paraphraser le vieux narrateur - les topiques du "merveilleux message" contre les valeurs oiseuses et sans
Un dernier petit ensemble pourrait être constitué par le saltimbanque juif, intrus au savoir "immense et éclectique"
(page 69), venant régulièrement - en compagnie de son ours - réveiller la communauté de Zitouna de sa léthargie et lui
annoncer - au terme de sa dernière incursion - en guise de mauvais présage, l'ère à venir du changement :
" - Vous devez savoir que vos malheurs viennent de commencer. Le fils a vu son père rouler dans la
poussière sans qu'aucun d'entre vous osât lui porter secours. Il ne l'oubliera pas." (page 82).
Mais revenons rapidement sur Hassan El Mabrouk, les Béni Hadjar, Georgeaud et Ourida. Chacun de ces personnages
est le héros d'une fable qui se clôt sur une fin édifiante.
Comme son petit fils, Hassan El Mabrouk est représenté à l'image d'un ogre terrifiant, à cause de ses exactions, de sa
"On disait le gigantesque Hassan pourvu d'un sexe si phénoménal qu'il transperçait les entrailles de
Ne craignant ni Dieu, ni les adultes, le géant hors-la-loi, enleva la seule vierge qu'on lui interdit pour vivre avec elle
dans une "grotte" (page 52) en marge de la communauté. Mais le jour où la "géante" (page 52) lui donna un enfant chétif,
202
"l'Hercule" (page 53) "le titan cria au scandale" (page 58) et abandonna femme et enfant pour en prendre une chez les
Béni Hadjar "et vivre leur vie. Que Dieu ramène les égarés sur la voie droite !" (page 58). C'est sur cet énoncé éminemment
moralisateur que débouche l'idylle entre Hassan El Mabrouk et la soeur aînée d'Aïssa le boiteux. Ces deux égarés unis sans
avoir reçu la Fatiha ont été châtiés par la venue au monde d'un enfant malingre qui paiera plus tard de mépris, d'exclusion et
L'histoire des Béni Hadjar est encore plus édifiante. La cruauté de cette tribu était "légendaire" (page 54). Comme
Hassan El Mabrouk "jamais ils n'épargnaient leurs victimes. Quand ils apparaissaient brusquement, barrant le chemin d'un
paysan [...], l'homme se savait condamné." (page 54). Ces êtres surnaturels étaient en effet "dotés d'un grand nez leur donnant
une tête d'oiseau de proie." (pages 53 - 54). Pratiquant "sans vergogne l'adultère et l'inceste" (page 57), ces "hommes sans
religion" (page 55) "n'enterraient pas leurs morts" (page 56) et vendaient les charmes de leurs femmes85. Un mot résume bien
cette représentation démoniaque des Béni Hadjar : ce sont des monstres, des "fils du diable" (page 55). Outre qu'ils sont
"promis à l'enfer" (page 57), "Allah les punit en les affectant de cheveux flamboyants afin que tout un chacun pût les
reconnaître" (page 57) - entendons : afin que chacun pût tirer de leur métamorphose quelque moralité.
Georgeaud l'exilé de retour à Zitouna, a non seulement introduit dans la tribu "l'éthique" du profit, mais en plus
Ourida quant à elle - bien que faisant partie des "bons"86 - vacillera dans une aventure incestueuse avec son frère
(Omar El Mabrouk) dont le fruit sera un être né presque du néant puisque son apparition surnaturelle surprendra son père qui
en ignorait jusqu'à l'existence. Cet enfant - le juge - né des entrailles d'Ourida morte en couches - entendons châtiée pour cela,
surviendra à la fin de la fable tel l'ange justicier pour juger la "forfaiture" (page 214) de son "père"; lequel la mort dans l'âme va
Ainsi l'histoire d'Ourida et d'Omar El Mabrouk, inspirée d'une légende algérienne autour de l'inceste88, débouche-t-elle
sur la mort de l'une et le suicide de l'autre, doublement châtié celui-ci pour sa faute, mais surtout pour un acte encore plus
environs de Guelma : Hammam Meskhoutine ou Bain des Maudits. Jacqueline Arnaud nous apprend que la légende en question se trouve
transcrite sur "une carte postale Real-Photo 1519, représentant l'endroit : "Le mariage arabe : un riche et puissant arabe, Ali ou Kassem,
résolut d'épouser sa soeur Ourida, d'une beauté incomparable, malgré l'interdiction de la loi musulmane, mais au moment où le marabout allait
les unir, le soleil se voila et la nature se révolta. Le lendemain, à l'horizon, Ali, sa soeur Ourida, le marabout et les gens de la noce étaient
pétrifiés.". Cf., J. Arnaud, La littérature maghrébine de langue française, Tome II : Le cas de Kateb Yacine, op. cit., page 176.
203
Cela dit, on pourra conclure que Rachid Mimouni ne fait pas que reprendre dans son roman quelques procédés de
narration empruntés à la fable; il pastiche au sens propre du terme ce genre, le vieux conteur89 servant là encore de prétexte ou
d'alibi à ce type d'énonciation traditionnelle. A travers cette fable ancestrale, l'auteur veut à son tour faire passer un message :
halte à la table rase de la tradition, elle peut se venger, elle peut également ressusciter :
"Les racines sont toujours vivaces. Vois les jeunes pousses qui prennent. Survivront-elles ?"
(page 216).
C'est cela la moralité de la fable qu'il fait énoncer par son je-narrant dans L'honneur de la tribu; laquelle est en même
la modernité est-elle par définition la négation de la tradition, son acte de décès ? Et la tradition par essence une
Non, la modernité doit tenir compte de la tradition, le présent du passé, le monde du Grand Livre du monde et
inversement, semble dire l'auteur. La modernité doit être plus précisément conçue "comme préservation des valeurs
authentiques et ouverture "co-naissante" vers la technique."90. Autrement dit, la modernité doit être sinon éclectique du moins
ambivalente. Cela dit, le saltimbanque juif est un bon exemple à suivre car son savoir immense, il le doit à ses multiples
pérégrinations, à son errance. Celle-ci étant synonyme d'ouverture, le juif errant devient l'opposé d'Omar El Mabrouk,
représentant d'une modernité grotesque; mais aussi du saint fondateur farouche défenseur d'une topique ancestrale.
L'errance devient ainsi le contraire des fermetures de tous bords. En elle survivent toutes les racines, toutes les
époques, tous les savoirs. L'errance est au delà du temps et de l'espace; elle est traversée des temps et des espaces. C'est en ce
sens que L'honneur de la tribu devient une fable initiatique. Ainsi "Mimouni n'échappe pas [à son tour] à l'attrait kabbalistique
Chez Fawzi Mellah l'un des narrateurs (le saint-de-la-parole) va encore plus loin dans la réhabilitation du récit
traditionnel. Il ne récite pas une fable à la manière des anciens, il nous donne une leçon - par personnage interposé - en matière
89 Parfois également le saltimbanque juif mais cette fois pour le récit de voyage.
90 Cf., Beïda Chikhi, Conflit des codes et position du sujet dans les nouveaux textes littéraires maghrébins de langue française (1970-1990), op.
de narration linéaire; comme pour dire que le temps est à l'histoire transparente d'autant plus qu'une histoire brouillée est à la
Les anaphores récurrentes, les rappels systématiques (en pages 18, 21, 22, 25, 27, 32, ...) de ce qui a déjà été conté,
Bien que agaçants, les rappels du saint-de-la-parole donnent l'impression que derrière ce personnage-narrateur
interpellant sans arrêt son narrataire92 (le journaliste) et vérifiant sans cesse auprès de lui la continuité de son acte narratif
(fonction phatique93); c'est l'auteur lui-même qui somme le lecteur réel à un exercice de réapprentissage du récit :
"Je devenais alors disponible : sans quête, sans attente, sans véritable désir [...]. Et tout cela, il faut t'en
souvenir, sans grand effort, sans travail préalable, sans véritable exercice" (page 27).
De ce point de vue, Fawzi Mellah semble aller beaucoup loin que les autres auteurs dans la réhabilitation du récit
linéaire et de l'histoire lisible. Il ne se contente pas d'écrire un roman où la ligne narrative reste indemne; il rappelle, il résume
ce qui a déjà été raconté comme pour réapprendre au lecteur ce qu'est vraiment un récit linéaire. Le lecteur réel déconcerté par
"l'histoire brisée" est représenté dans le texte à travers le narrataire interpellé, voire harcelé sans cesse par les rappels
didactiques du narrateur. Il y a là une dimension pédagogique indéniable qu'on ne trouve pas dans les autres textes du corpus,
sauf de façon patente dans La nuit sacrée, lorsque reprenant à zéro l'histoire de sa vie, Zahra lui donne une certaine lisibilité
A son tour, le pastiche de la structure de la sourate "Ecris : écris que je suis né à l'âge inaugurateur, ..." (page 13) vient
appuyer la dimension didactique que revêt l'acte narratif dans le texte. La comparaison est d'autant plus permise que le
Le lecteur censé avoir oublié ce qu'est un récit linéaire après une période où il a vu ce même récit malmené
(modernisme, nouveau roman, ...) fragmenté, s'assimile à ce prophète analphabète qui doit apprendre à lire. Derrière l'exercice
de réapprentissage auquel F. Mellah soumet son lecteur dans Le conclave des pleureuses, il y a d'autre part comme un
"dialogue", ou une réaction, à son tour, aux enseignements de l'école du refus; celui du récit bien entendu.
92 "Lorsqu'on me plongea dans le puits (souviens-toi, j'avais cinq ans), la rumeur était assourdissante". Cf., Le conclave des pleureuses, op.
Avec le nouveau roman, on le sait95, la trame est délibérément perturbée, brisée, l'histoire demeurant fugace et le
lecteur à force d'essayer de recomposer les morceaux du puzzle (Butor : La modification) a une sensation de vertige. D'où
l'illisibilité du texte. L'histoire reste évanescente tant la ligne narrative est malmenée. Le moindre effort en vue de sa restitution
donne au lecteur le vertige, comme pour décourager le lecteur classique a en trouver les bribes. A sa manière, le nouveau
roman était aussi une entreprise pédagogique visant la rééducation du lecteur balzacien passif. A celui-ci les représentants de ce
courant préféraient, exigeaient même son opposé, le lecteur actif. Rappelons que le nouveau roman se définit d'abord comme
Avec F. Mellah, le lecteur ne risque pas l'étourdissement, mais plutôt l'épuisement tant sa mémoire est sollicitée et
interpellée. Il frôle cependant et par moments la révolte, les anaphores récurrentes devenant agaçantes. C'est là le point faible
de cette entreprise de réapprentissage du récit à laquelle nous soumet le narrateur dans Le conclave des pleureuses. Le message
en revanche, passe bien car il s'inscrit dans une tendance néo-narrative dont la volonté est de rompre les ponts avec
Contrairement au Conclave des pleureuses dont la linéarité plus que reconquise en fait un modèle de texte néo-
narratif, le récit dans Bayarmine offre l'exemple même d'une linéarité brisée97.
Une question en découle par conséquent : peut-on situer ce texte dans la mouvance postmoderne ?
Le récit rendu apparemment impossible par les différentes ruptures qui brisent sa continuité est justement l'un des
fondements de l'écriture postmoderne des débuts98. Celle-ci bâtie, entre autres, sur l'idée de l'incohérence du langage a donné
Mais Bayarmine n'est pas de ces textes hermétiques qui ont marqué ce courant littéraire. La syntaxe et l'énonciation ici
sont on ne peut plus normatives. Seul le récit demeure éclaté, probablement - si l'on veut extrapoler - pour mimer la déchirure
langue française (1970-1990), op. cit..), mais pour désigner toute la littérature narrative ayant fragmenté et l'énonciation et la représentation,
c'est-à-dire le modernisme, le nouveau roman et le postmodernisme. Chez Meddeb, sur qui entre autres porte ce travail, la fragmentation
vise certes à briser le continuum dramatique dans le texte, mais cherche aussi à exprimer le différent dans le même, l'hétérogène dans ce
qu'on pense être identique.
97 Cet aspect a déjà été étudié en I - A - 2 - b - 4.
98 Voir plan : III - A - 1 - b.
206
qui frappe son pays depuis des années et sa propre difficulté à trouver une harmonie entre la paix en France et la guerre au
Liban. De ce point de vue, le récit éparpillé dans Bayarmine devient la métaphore de la dispersion d'un peuple et de
On l'a déjà vu, V. Khoury-Ghata y distribue la narration entre plusieurs récitants : La frangi et la Kadin principalement
et accessoirement la hanum, ses deux petites filles, le grotesque Baba, la couturière, Emer ... etc.
Devant cette plurivocité, nous avons une impression d'émiettement et par conséquent d'évanescence du récit; mais très
vite elle s'estompe car les versions se croisent et se complètent. Elles constituent en fait, les petits bouts d'une même histoire,
A sa manière donc, V. Khoury-Ghata morcelle le récit et s'approche ainsi des partisans de la fragmentation,
T. Ben Jelloun notamment dans L'enfant de sable du point de vue de M. Gontard. Mais elle reste en même temps dans le
sillage des Mille et Une Nuits, puisque la narration au pluriel est une technique attestée dans ce recueil de contes. Quoiqu'on en
dise, l'histoire reste limpide dans Bayarmine et l'auteur rejoint paradoxalement les tenants du récit linéaire, T. Ben Jelloun
encore une fois, mais tel qu'on le découvre dans La nuit sacrée.
Notons enfin, que la non-linéarité n'est pas une invention postmoderne, elle ne date pas seulement des années soixante.
On la trouve dès le XIXe siècle chez Balzac et Zola, qui contre toute attente, se révèlent "hantés par le lacunaire et le
discontinu", si l'on en croit Lucien Dällenbach99. Mais aussi au XIIIe siècle dans Les Mille et Une Nuits, texte-fragment par
excellence, principalement fondé sur la rupture du récit au moment où l'auditeur-lecteur commence à en jouir vraiment. La
narration dans Bayarmine repose, en effet, sur cette technique séculaire à laquelle le nom de Shahrazâd reste associé. Enfin s'il
y a discontinuité ici, c'est du côté des Mille et Une Nuits qu'il faut chercher à l'expliquer, leur influence étant indéniable sur
l'écriture romanesque de Bayarmine, comme souvent la littérature arabe classique sur les écrivains arabes de langue française
(Machrek).
Certes Bayarmine n'est donc pas un récit postmoderne, la discontinuité caractérisant sa trame rappelant davantage la
structure narrative des Nuits que celle des premiers textes postmodernes. En revanche, un "désordre modal" aussi évident que
celui dans La nuit sacrée nous fait penser naturellement à Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez mélangeant à son
99 Cf., Lucien Dällenbach : "Du fragment au cosmos", Poétique, n°40, novembre 1979.
207
Contrairement à La nuit sacrée où l'acte narratif est saisi par un personnage dominant - Zahra, le récit dans Bayarmine
La première narratrice, "la bru venue de Paris" (page 7), acquiert, quant à elle un statut plus ou moins vraisemblable
grâce à la découverte d'une photographie dans un des tiroirs de son mari décédé; ce qui n'est pas le cas de Chirmazar figurant
sur cette même photographie. On ignore en effet, si elle a bel et bien existé. Le support photographique lui confère une
certaine réalité, toutefois le doute de la frangi venue "vérifier si la grand-tante [de son époux] a réellement existé" (page 8), lui
Et pourtant dès la page 27, lorsque la Kadin prend la parole pour la première fois, elle n'hésite pas à nous introduire
"Moi, Chirmazar, favorite du sultan, prends la plume pour la première fois depuis mon arrivée à
La temporalité adoptée, le présent qui est celui de la narration et le passé dénotant la dimension rétrospective de
l'histoire, "Trois années se sont écoulées depuis que mes pieds ont franchi le grand portail du palais." (page 27), visent à
Outre les personnages, la modalisation de l'événement à proprement parler dans Bayarmine, est plus qu'ambivalente.
Certains événements sont explicitement modalisés et se rangent d'entrée de jeu dans la catégorie du vraisemblable, par
exemple l'arrivée à Bayarmine de la veuve française après le décès de son mari turc. La description vestimentaire de la famille
du défunt, "cinq silhouettes noires s'agitent à la vue du bateau [...]. Elles arborent la même robe de deuil; le même fichu noir
enserre leurs petites têtes d'oiseaux frileux." (page 7), apportent la preuve que le décès a eu lieu, le noir couleur de deuil servant
On peut classer également dans la même catégorie modale réaliste, la persécution du mage qui "s'était réfugié à
Bayarmine pour fuir les massacres qui visaient les Arméniens de la capitale." (page 172). La sentence du sultan était en effet
d'arrêter "tous les mages arméniens, tous les aveugles, tous les habitants du quartier de Kouroukschémé avant qu'ils
n'exterminent le peuple ottoman dans sa totalité" (page 171); la référence historique à la persécution du peuple arménien par
100 L'étude du transit modal dans Bayarmine s'inspire de l'étude déjà citée de Marc Gontard portant sur la modalisation de l'événement chez
En ce sens, un autre personnage, la hanum, vient confirmer l'escapade du vieil homme pourchassé par les gardes du
padishah (sultan) :
"J'ai bien connu le mage, [...]. Le vieillard traqué n'avait pas hésité sur la direction à prendre. Ma soeur
rentrait de ses trois années de captivité dans une forteresse de la mer Noire. Elle reçut son vieil ami
avec effusion et voulut le loger dans la chambre la plus haut du yali, celle qui domine le Bosphore,
et l'authentifie par un commentaire de type explicatif qui joue le rôle de justification historique :
"Nous étions passibles de confiscation de nos biens et d'emprisonnement; les autorités interdisaient
fiction. Il s'agit de séquences comme l'accouplement de Chirmazar avec la lune, de sexe masculin dans l'imaginaire oriental :
"Je m'allongeai sur le sol, indifférente aux égratignures de la pierre, et cessai de m'appartenir. Je me
livrai aux rayons qui s'allongeaient en direction de ma chair. Ils s'emparèrent de mes seins, en firent
trembler les pointes, pénétrèrent dans ma fente après avoir pesé sur ma toison. [...] Etendue sous
l'astre de la nuit, écrasée par son poids, j'ai gémi doucement, puis l'ai imploré de me pénétrer."
(page 60).
Cette séquence à forte tonalité érotique est de l'ordre du fantasme et la lune personnifiée est un élément incontestable
de la sphère du merveilleux.
Une autre séquence appartenant explicitement à la logique de la fable, est celle qui succède à la première défaite de
l'envoyé du sultan - chargé malgré son âge avancé d'immoler l'Abyssin, face à ce même homme dont on attribue l'invention aux
djinns101. Réduit à un corps inerte au visage brûlé, le vieillard fut ramassé par l'imam du village, qui l'enferma à double tour
derrière la porte de la mosquée dont il obstruait l'entrée. Mais un miracle allait se produire, l'imam de retour resta médusé
devant le jeune homme qui l'attendait derrière la porte, alors qu'il "pensait trouver un cadavre pourrissant au pied du mihrab."
(page 260). L'ex-moribond ressuscité en homme plus jeune et plus fort devait, en effet, reprendre sa route pour un autre village
afin d'accomplir sa mission : retrouver l'Abyssin "incarnation du mal" (page 243) et l'achever. Cette transformation
miraculeuse échappe totalement à l'ordre du crédible et ne peut appartenir qu'à la catégorie modale du fantastique.
Toutes les séquences commentées plus haut s'insèrent dans le récit par l'intermédiaire d'un "transit modal" qui en
Cependant, la distinction entre les différents modes de narration n'est pas toujours facile à faire et le lecteur a du mal à
avancer que tel événement relève du mode réaliste et tel autre de l'invraisemblable. Comme chez T. Ben Jelloun, l'ambiguïté là
aussi plane sur la pratique du transit modal et instaure la perplexité chez le lecteur. Nous avons alors affaire à des séquences
implicitement modalisées.
C'est le cas de toutes les visions de Chirmazar liées tantôt au souvenir de son grand-père injustement supplicié :
"Je détourne mon regard quand je passe devant le portrait du sultan assassin. Cette toile, accrochée
sur un mur de la galerie, se teinte de rouge à chaque fin de jour, lorsque le soleil prend la forme d'une
"Je me réveille toujours hagarde de ces visions qui mélangent réel et imaginaire. Tout pas qui
s'approche de mon pavillon est celui du sultan, toute odeur est la sienne. La main que je lance dans
Enfin, l'enlèvement de Mahria par le maître de Dolmabaché reçoit le même type de modalisation incertaine et
contradictoire que celui de Zahra dans La nuit sacrée102. La séquence débute en effet d'une manière réaliste :
"Je m'agrippai à mon ravisseur lorsque la calèche et ses chevaux, chose jamais vue auparavant, furent
hissés sur un bateau aux couleurs des sultans ottomans. Aïshé, qui guettait mon arrivée, m'attendait
sur le quai. Elle enveloppa mes épaules avec son châle, car je tremblais d'appréhension et de froid. Il
mais un commentaire méta-narratif du personnage vient plonger l'événement dans l'irréel et contredire le caractère
"la rive d'Asie que je venais de quitter semblait prise dans un bloc de brouillard. Je me retournai une
dernière fois avant de franchir le grand portail du palais. De l'autre côté de l'eau, Bayarmine rampait
La concomitance, au sein du même passage, d'indices spatio-temporels ("un bateau au couleurs des sultans ottomans"
/ "en cette journée de fin d'automne") et de termes comme "brouillard" et "fumée" est en soi un paradoxe. Ce qui met en cause
Des situations analogues, nous en trouvons en quantité dans Cent ans de solitude, ce roman se caractérisant à son tour
par un "désordre modal" qu'on a souvent associé à son caractère baroque103; par exemple lorsque sortant boire un peu d'eau
dans le patio, Ursula aperçoit dans l'obscurité de la nuit Prudentio Aguilar près de la grande cruche, alors qu'elle est sûre que
son mari (Arcadio Buendia) l'a tué quelques jours auparavant (Dimanche précisément) devant témoins104. Le même type de
modalisation incertaine et contradictoire caractérise en effet ici un événement qui oscille entre le crédible et le fantastique.
Enfin même si l'hypotexte dans Bayarmine pourrait être par endroits le roman baroque de Gabriel Garcia Marquez du
point de vue de la modalisation de l'événement, l'emprise des Nuits sur Bayarmine en tant que texte tutélaire est encore plus
nette; à tel point qu'on peut y voir un hypertexte de ce recueil de contes. En effet, la narration différée, l'emboîtement des récits
et l'érotisme sont autant de techniques énonciatives et de thèmes évocateurs des Nuits en tant que texte sous-jacent à
Bayarmine. C'est ce que nous allons voir dans le deuxième volet de cette troisième partie.
103 Cf., John Barth, "La littérature du renouvellement", op. cit., page 404.
104 Cf., Gabriel Garcia Marquez, Cent ans de solitude, op. cit., pages 25 et 26.
211
Sans vouloir basculer dans un exposé théorique, rappelons quand même la définition génettienne de l'hypertextualité
qu'il range dans la transtextualité105 au même titre que l'intertextualité106, la paratextualité107, la métatextualité108 et
l'architextualité109.
L'hypertextualité est donc une "opération transformative" où la transformation d'un texte A (hypotexte) par un texte B
(hypertexte) peut être simple ou complexe. Si l'opération est complexe, il s'agit alors d'imitation et non plus de transformation.
"La transformation qui conduit de [...] l'Odyssée à l'Enéide est [...] complexe et [...] indirecte [...], car
Virgile ne transpose pas, d'Ogygie à Carthage et d'Ithaque au Latium, l'action de l'Odyssée : il raconte
une tout autre histoire (les aventures d'Enée, et non plus d'Ulysse), mais en s'inspirant pour le faire du
type (générique, c'est-à-dire à la fois formelle et thématique) établi par Homère dans l'Odyssée"110.
L'opération transformative dans Bayarmine est précisément de cette nature, la transformation y est en effet à la fois
complexe et indirecte. Vénus Khoury-Ghata ne se contente pas de transposer l'action des Mille et Une Nuits dans une ville
turque du XXe siècle; elle crée une nouvelle histoire qui emprunte au "texte souche" (Les Nuits) en tant que genre, ses
procédés de narration suspendue, de mise en abyme, ainsi que ses thèmes favoris : le despotisme outrancier du sultan et un
érotisme à la fois violent, "hors-norme" et subversif, comme nous allons le voir maintenant.
105 La transtextualité est synonyme de transcendance textuelle du texte que Genette définit comme "tout ce qui met [le texte] en relation
manifeste ou secrète avec d'autres textes". Cf., G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, op. cit., page 7.
106 L'intertextualité est définie par Genette d'une manière restrictive comme "une relation de co-présence entre deux ou plusieurs textes, [...]
et le plus souvent [comme] la présence effective d'un texte dans un autre". Cf., G. Genette, idem, page 8.
107 La paratextualité est la relation d'un texte à son entourage éditorial (titre, couverture, préfaces, épigraphes, notes, etc.). Cf., G. Genette,
idem, page 9.
108 La métatextualité, c'est la relation de commentaire qui unit un texte à un autre. Cf., G. Genette, idem, page 10.
109 L'architextualité, c'est la relation d'un texte au genre littéraire auquel il appartient. Cf., G. Genette, idem, page 11.
110 Cf., G. Genette, idem, pages 12 et 13.
212
Le modèle ici est clairement le texte des Nuits. Outre l'irréalisme de certains personnages111 et l'étrange de certaines
séquences, l'auteur emprunte à la fille du vizir que nous connaissons tous la technique du récit suspendu et du plaisir différé.
A la manière de Shahrazâd suspendant son récit au lever du jour pour le poursuivre la nuit suivante, Chirmazar laisse
s'installer le flou au fil du sien pour susciter chez le lecteur des questionnements sur la suite qui ne réapparaît qu'une ou deux
pages après. Le récit de la frangi (récit au premier degré) vient en effet se greffer sur celui de la Kadin (récit au second degré)
l'espace de deux pages (152 - 153) comme pour retarder la suite des événements narrés par celle-ci, mais aussi pour traduire
"Je referme mes volets à la face du jour, et lui interdis de pénétrer entre mes murs, tant que je n'ai pas
Je suis enchaînée au journal, clouée par lui devant la même table. [...]
Je puise mon équilibre dans son délire et mon calme dans ses angoisses. Quelles nouvelles Aïshé va-t-
elle lui apporter d'Anatolie ? A-t-elle trouvé l'Abyssin avant le bosquet trembles, Erzérum, Matlaya, le
"Mon esclave doit être sur le chemin du retour, entre Aksaray et Kayséri, [...]. Je m'en veux de l'avoir
lancée sur ces routes dangereuses, à la recherche d'un homme qui est peut-être mort" (page 154)
Telle Shahrazâd, la Kadin Chirmazar en vient à interrompre de temps en temps, par personnage interposé, la lecture de
"La vieille hanum, [...] tenait le manuscrit sous mes yeux. Elle suivait mon regard qui serpentait d'une
ligne à l'autre, tournait les pages mais le referma après le passage qui parle du coeur oublieux du
- Vous lirez la suite un autre jour. C'est ma soeur qui décidera de la date. Aïshé nous la
Le rapport écriture / lecture ici vient, en effet, mimer le rapport narration / audition qui fonde la relation entre
Shahrazâd et Shahriyâr.
La perversité d'un tel type de narration est incontestablement puisée dans Les Mille et Une Nuits.
D'autre part, des micro-récits faits par des personnages secondaires peuvent surgir au beau milieu du récit de la Kadin
soit pour éloigner la fin de l'intrigue principale entre Chirmazar et l'Abyssin, soit au contraire pour apporter des réponses aux
interrogations incessantes de la lectrice lorsque le flou tend à s'installer trop longtemps sur l'histoire.
Cette technique de l'enchâssement des récits trouve aussi son origine dans Les Mille et Une Nuits et procède de la
Toutefois et contre toute attente, le destinataire du récit à la première personne (récit de la Kadin) dans ce roman n'est
pas le Sultan de Dolmabaché, mais ce même lecteur dont l'allégorie est la frangi, venue soit disant de Paris découvrir l'enfance
de son mari décédé. Son arrivée à Bayarmine laisse vite la place au journal de la Kadin qu'elle va découvrir dans un manuscrit
précieusement rangé dans un coffre. Le récit de la belle fille ne sert en fait que de prétexte au déploiement de la voix de l'autre :
Cela dit, le surgissement des Mille et Une Nuits comme hypotexte dans ce roman de V. Khoury-Ghata ne se limite pas
au seuls procédés de narration différée et de mise en abyme. Il y a aussi toutes sortes de thèmes et d'éléments empruntés à cette
même référence comme l'adultère, l'homosexualité, le nègre : symbole de grande force sexuelle, les orgies et les étreintes
brutales, conférant tous à Bayarmine une très grande tonalité érotique qui est la principale caractéristique des contes de
La sensualité qui se dégage de certains passages est telle qu'on a par moments l'impression de parcourir un recueil de
- "Il me sépara rapidement du reste du harem et m'installa dans un appartement contigu au sien. Il en
détenait l'unique clé. J'étais sa prisonnière d'amour, son otage heureuse. Je découvrais avec
ravissement la volupté d'appartenir à un homme et de lui céder chaque fois qu'il me désirait.
Je m'ouvrais toujours à lui avec une plainte. Mes gémissements de plaisir gonflaient les plis des
rideaux et faisaient frissonner les cristaux du lustre. Il se balançait, pris du même vertige que mon
- "Les passions que cette fille insaisissable déchaîne semblent glisser sur elle. Seules les morsures de
ses compagnes laissent des traces sur sa peau mordorée. Elle exhibe ses "arcs-en-ciel" avec une sorte
- "Mes vêtements s'entassent des deux cotés du lit et atteignent le plafond. Un silence ouaté règne dans
le reste de la pièce. Deux mains pâles caressent la pointe de mes seins, deux autres entrouvrent mes
cuisses pour faciliter l'accès de ma fente. Celui qui me pénètre avec son sexe ou son sabre a le visage
- "Nous avions retrouvé les gestes oubliés et les chemins des caresses. Le sol s'échauffait sous nos
corps. Le Sultan me clouait avec tant de violence sous son poids que je pouvais laisser l'empreinte de
[...]
Une fièvre démente nous rivait l'un à l'autre. Nous nous séparions le temps de faire lever notre désir.
Nos mains fébriles rampaient vers nos points de plaisir telles bouches assoiffées vers la source. Nos
haleines se nouaient à l'intérieur de nos gorges, un goût de plomb annonçait la houle qui devait nous
"Le langage du corps"112 a quelque chose de subversif chez V. Khoury-Ghata. En cela il se rapproche encore plus de
son hypotexte, Les Mille et Une Nuits. Il correspond à un élan de liberté et de libertinage de la part de l'auteur que l'expression
en arabe ne lui aurait certainement pas permis, sachant que cette langue est celle du Père.
C'est d'autant plus subversif qu'un membre du harem expose ici en toute "sérénité" l'intimité du monde clos dont il est
le symbole. Après la critique politique113 et la dénonciation des exactions sultaniques, masculines, le harem s'attaque ici au
dogme pudique. La Kadin Chirmazar doublement assujettie par la loi du silence, du fait de sa position privilégiée au sein du
harem lui-même (favorite du sultan), transgresse l'interdit et dévoile la scène cachée des ébats amoureux. Ainsi grâce à la
langue étrangère, l'autre féminin parvient à exprimer sans inhibition le langage de son corps et à passer outre l'interdit du Père.
C'est là toute la force et la perversité du pastiche sérieux des Nuits dans Bayarmine. Il permet de froisser dans la langue de
Comme on l'a évoqué plus haut114, l'élection du français comme langue d'écriture s'explique chez l'auteur, entre
autres, par sa "permissivité", laquelle fait fi de la loi paternelle. Par conséquent écrire en français pour V. Khoury-Ghata est un
moyen d'échapper à la censure et au Surmoi qui, paradoxalement, frappent l'idée de s'exprimer en arabe. Le français devient
ainsi une langue de substitution et en même temps de subversion. Cela car elle transgresse le voile de pudeur posé depuis des
112 Titre du mémoire de D.E.A. de Mehdi Aït Ahmed : Le langage du corps dans La nuit sacrée de T. Ben Jelloun, soutenu à Paris IV en juin
1989.
113 Voir plan : I - A -1 - d.
114 Voir plan : II - B - 2 - f.
215
Cette pudeur ou (hayâ) comme on dit souvent en arabe, sont complètement balayés du langage érotique de l'auteur.
Les extraits cités plus haut sont on ne peut plus osés, si nous restons dans la sphère littéraire arabe. Certes, il y a eu dans
l'histoire de cette littérature une prose et une poésie galantes et subversives tel le texte des Nuits classé dans la culture
profane115 à cause de "l'insolence" de son contenu et de son énoncé, ainsi que les vers d'Abou Nawas réputés surtout pour
leur force bachique. Mais la situation aujourd'hui est beaucoup plus originale, il s'agit d'une femme et d'un nouvel outil utilisé
Cet érotisme souvent violent, nous le trouvons également dans La nuit sacrée de Ben Jelloun. On pense ici au sixième
chapitre de ce texte : "Un poignard caressant le dos" ou encore aux longues scènes décrivant les ébats amoureux de Zahra et
du Consul. Il doit probablement quelque chose aux Mille et Une Nuits, sans toutefois les pasticher presque intégralement
115 Cf., Cl. Brémond, "Quelques uns des Mille et Un Problèmes des Mille et Une Nuits", op. cit.
216
Contrairement à Bayarmine qui est une sorte d'hypertexte des Nuits aux plans narratif et thématique, T. Ben Jelloun se
- le nom de ce même personnage qui par un jeu d'homophonie au niveau du radical Zahra / Shahra, semble donner
Tout cela constitue une sorte de micro-système référentiel aux Mille et Une Nuits.
L'intertextualité avec ces contes arabes est fort évidente dans le roman de Ben Jelloun, mais cela ne va pas sans dire
que ce dernier se ressource également dans la tradition orale de ses ancêtres maghrébins. D'où une "ambivalence"116 des
modèles utilisés pour écrire ce récit : d'une part la littérature orientale, de l'autre le conte oral; écriture et oralité se croisant et
Le second modèle de Ben Jelloun sont donc les ruwat de son pays. En écrivant des romans ressemblant de plus en plus
à des contes117, il semble mimer, pasticher ces conteurs qu'on allait écouter autrefois sur les places publiques aussi bien à Fès,
Dès le prologue, Zahra nous plonge dans un contexte d'oralité : "Je vais parler, déposer les mots et le temps" (page 5),
nous dit-elle. Telle une conteuse professionnelle, elle s'adresse à ses auditeurs par la formule combien traditionnelle : "Amis du
bien" (page 5), "Amis du bien ! Ce que je vais vous confier ressemble à la vérité." (page 6).
Apostrophés ainsi, les lecteurs se trouvent inclus dans son cercle118. L'histoire elle-même, dans La nuit sacrée
ressemble à celles narrées jadis par les ruwat, qui plus que pastichés par Zahra, font partie du décor romanesque.
"Dites-moi, compagnons fidèles, devinez, amis du bien, qui était là devant moi, majestueux sur sa
116 Au sens de J. Kristéva. Cf., Semiotike. Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969.
117 L'enfant de sable et La nuit sacrée, op. cit.
118 Cf., La nuit sacrée, op. cit., page 5.
217
Le premier chapitre : "Etat des lieux" est une véritable fresque de la scène publique; on y voit défiler tour à tour "les
C'est cette dimension folklorique ou "carnavalesque", pour reprendre un terme de Mikhaïl Bakhtine119, qui est la
grande particularité de ce récit. Ce pullulement des acteurs et récitants correspond à un foisonnement des voix, donc à une
polyphonie120 qui est l'autre caractéristique de l'écriture de Ben Jelloun, dans La nuit sacrée.
Dans cette confusion des accents nous en avons deux extérieurs au texte de l'auteur; car ils jaillissent d'un passé
lointain. Ces deux voix fonctionnent comme modèles : un texte, Les Mille et Une Nuits et un discours, le conte oral. Tous deux
traversent le texte et "se joignent dans le récit"121. L'ambivalence est le résultat de leur rencontre. En ce sens, l'écriture de
Ben Jelloun est "la lecture d'un corpus littéraire antérieur" et absorption d'une parole ancestrale.
Ainsi, on assiste dans La nuit sacrée et Bayarmine à la présence plus ou moins prégnante de deux accents étrangers
aux textes : Les Mille et Une Nuits et la tradition orale promus au rang de modèles d'écriture.
Cette prégnance est à situer - comme on l'a déjà évoqué plus haut - dans un mouvement plus général : le retour dans
les deux aires géographiques aux sources du récit, doublé d'un travail mimétique mettant sur un piédestal le modèle ancestral.
Le même phénomène se produit chez Fawzi Mellah par exemple dans Le conclave des pleureuses où le modèle pluriel cette
Remontant à son tour aux sources du récit, F. Mellah y puise une foule de textes narratifs qui font figure d'hypotextes
dans ce roman. Au sommet de ces modèles d'écriture il y a d'abord Le Coran; les récits "orthodoxes" de l'Histoire,
Les Mille et Une Nuits, le modèle balzacien et le roman policier viennent ensuite.
Voyons d'abord comment et à quel titre fonctionne le modèle coranique dans Le conclave des pleureuses.
Autour du Coran il y a une histoire, devenue récit, celui de la Révélation de la parole divine au Prophète analphabète.
Ce récit, cette genèse de la "descente" sont contenus dans le texte coranique lui-même :
[iqRa-bismi-Rabbikal-ladhî-khalâq-
khalaqal-insâna-min-âlâq-
iqRa-wa-Rabbukal-akRamu-
alladhî-'allama-bilqalam-
Il apprit à l'homme ce que l'homme ne savait pas." (sourate XCVI, Le sang coagulé)122.
Cette genèse de la "descente" fonctionne chez F. Mellah comme hypotexte, comme modèle d'écriture; mais elle est
aussi au service d'un sémantisme nouveau, plus précisément d'une signification subversive.
Lorsque le lecteur candide, non averti s'aperçoit que le récit s'ouvre d'entrée dans Le conclave des pleureuses sur cet
énoncé :
"Ecris :
écris que je suis né à l'âge inaugurateur, d'un père saint et d'une mère pleureuse ..." (page 13),
lorsque par hasard ou par nécessité il y décèle quelque écho à la sourate bien connue; il ne peut s'empêcher d'y voir
une prégnance - pour utiliser un terme emphatique - de la parole divine sur l'écriture romanesque de F. Mellah.
C'est d'autant plus vrai que la sourate en question se trouve citée quelques pages plus loin quasiment telle que ce
122 Cf., Le Coran, traduit de l'arabe par Kasimirski, Paris, Garnier-Flammarion, 1970.
219
C'est d'autant plus vrai également que l'inscription de ces même versets, érigés en devise123 des plus précieuses,
métaphorise d'un autre côté l'importance du texte coranique comme modèle d'écriture sur F. Mellah. Ce n'est donc pas par
hasard si l'auteur a choisi d'ouvrir son texte sur un pastiche scripturaire de l'injonction divine.
Notons cependant que la sourate en question, bien que conservée dans sa structure originelle, voit certains de ses
termes modifiés, remplacés par d'autres qui la chargent de significations tout à fait nouvelles.
Le mot Rabbika est en effet suppléé par celui de "Maître" chargé des mêmes sèmes de grandeur et d'autorité mais
accompagné d'une connotation péjorative cette fois, visant l'OEil-de-Moscou, rédacteur en chef du journaliste au profit duquel
l'enquête de celui-ci doit finalement aboutir; mais aussi les maîtres sacralisés de la nouvelle république désignés ironiquement
C'est ainsi que Le Coran pastiché devient un support utilisé contre ceux qui de façon autoritaire et illégitime veulent
Enfin même si indirectement la pratique hypertextuelle (le pastiche) ne ménage pas beaucoup124 l'injonction céleste
elle-même (l'hypotexte), elle ne ménage pas du tout ceux qui l'associent abusivement à l'injonction politique.
Bien que manifestement non satirique, le pastiche aux allures soi-disant "sérieuses" ici, devient source de subversion et
de critique historique. Critique d'autant plus autorisée que ces nouveaux maîtres de l'Histoire l'ont semble-t-il "révisée".
Le deuxième texte sous-jacent au Conclave des pleureuses n'est pas un texte religieux, encore moins littéraire, puisqu'il
s'agit cette fois de ces récits "orthodoxes" de l'histoire de Tunisie. Histoire autour de laquelle deux voix dialoguent avec
Pendant que le saint-de-la-parole remonte jusqu'à "la belle équipée d'Elissa" (page 181) pour ouvrir son récit
historique, l'OEil-de-Moscou prétend que "ce pays se cherche [...] et [qu'] il ne se retrouvera pas dans [ses] légendes et [...]
tristes fables pleines de ressentiments." (page 170). En revanche "s'il nous faut des vérités [affirme-t-il] qu'elles soient
positives, productives" (page 170), constructives; autrement dit au service des historiens nouveaux, axés davantage sur le
présent. Les vérités dont se réclame le saint-de-la-parole ont l'inconvénient, laisse-t-il entendre, d'être portées sur le passé et la
mémoire, or que faire de celles-ci quand une nouvelle république a besoin de nouveaux acteurs, de nouveaux héros, de
nouveaux "artisans" :
"L'histoire ne retient ni les vérités ni les nostalgies, mon ami; elle n'imprime que la puissance et la
L'histoire est en somme telle que la fait consigner le dernier régnant, son objet ne consiste pas à reconnaître les empires
précédents; au contraire elle doit ériger, confirmer la dernière puissance comme la seule origine :
"Allons, allons, soyez moderne; prêtez l'oreille aux rumeurs qui nous propulsent et soyez sourds aux
Etre d'Orient, d'Occident ou de Perse125, peu importe puisque "Ces temps sont de nulle part; ils appartiennent aux
apatrides." (page 172). Etre moderne selon l'OEil-de-Moscou, c'est renoncer à la nostalgie du passé, aux "Chants puniques"
(page 172), aux "songes inutiles" (page 174); bref c'est remettre à zéro les pendules de l'Histoire. Les vérités, la mémoire sont
"Nous vivons l'ère du mensonge de masse; et votre nostalgie devra s'y faire" (page 172).
Histoire et vérité sont en définitive antonymes. Ceux qui tentent de les unir comme le saint-de-la-parole ne sont pas des
historiens mais des "conteurs" (page 173), juste bons pour nous débiter "des contes et des légendes abjectes" (page 174) car
"Je ne partageais plus ces façons incongrues de nous rappeler les antiques serments trahis et la valeur
des tatouages. Ces colères intempestives contre la nouvelle république ne me convenaient plus."
(page 172)
"Depuis lors, je hais les voyants [...], les diseurs de bonne aventure, les femmes voilées et les
Avec le saint-de-la-parole et les "historiens pointilleux" (page 176) qui ont tous fini au pavillon des "semi-agités"
(page 176), ils dérangent, ils "violent" le discours dominant amnésique et menacent de briser l'édifice nouveau.
En traitant le saint-de-la-parole et ses semblables de conteurs, en les taxant de folie, l'OEil-de-Moscou délégitime une
lecture autre que la sienne de l'Histoire et en fait un discours non officiel à la limite du pathologique. C'est cela aussi le revers
de l'Histoire officielle.
Marginalisé de la sorte, le saint-de-la-parole redouble de férocité; l'origine diluée dans une "géographie imaginaire"
(page 172) par son ennemi, se fixe alors dans sa mémoire du côté de Tyr et de Carthage :
"Elissa [...] régissait la colline des parfums et construisait des temples. La Sicile nous était soumise.
Nous ouvrîmes Syracuse. Et Syracuse regarda vers le sud. Nous dominions les mers, fréquentions les
Egyptiens, et nos dieux aimaient les enfants. Nous connûmes quelques guerres. Amilcar, le superbe
soldat de Sicile, et Hannibal, son fils glorieux, nous en délivrèrent. Cinq fois, dix fois, vingt fois, ils
nous en délivrèrent.
Baal Hammon, le saturnien, habitué à voir sacrifiés les meilleurs enfants de Carthage à sa gloire, vit un jour les
serments trahis et le pacte rompu. Les riches négociants, parents de ceux-ci, immolèrent à leur place des enfants achetés aux
pauvres Numides :
"Ainsi allait la trahison; ainsi naissait la malédiction : d'année en année, [...] nos riches marchands
raillaient l'ignorance de nos divinités. Celles-ci se turent ... avant de disparaître dans la mer avec
"Une malédiction frappe les Phéniciens et leurs descendants : Tyr a été engloutie, Carthage a été
Tour à tour, Romains, Byzantins, Arabes, Ottomans et Français les ont assujettis et remplacés par leurs enfants :
"Phéniciens d'Orient ou d'Occident, puniques ou numides, nous portons la malédiction des temps"
(page 44).
"L'ancien ordre des étrangers [n'est] que le juste châtiment de nos délits passés" (page 173).
"Nous nous sommes moqués des Dieux. Nous avons bradé notre serment." (page 44).
Aujourd'hui les Numides arabisés ont rebaptisé les rues "de noms de poètes arabes et persans" (page 123) par référence
à "une grande civilisation" (page 123), et remplacé un emblème par un autre : l'olivier par le palmier127 "alors que notre
nation est née dans une magnifique oliveraie !" (page 165).
Aujourd'hui encore des "hommes oublieux" (page 160) appelant à la perte d'une "mémoire figée" (page 161), à la
renaissance, prétendent avoir besoin de "nouveau-nés sans liens, sans attaches, sans poids des paroles ni chaînes des récits ..."
(page 161). Le quartier des Phéniciens trop tourné vers le passé, trop fidèle à Elissa bâtisseuse d'empire "ne mérite plus son
nom ! Ni l'impasse de la Patience ! [affirme l'OEil-de-Moscou.] Dès que ce saint furieux aura été enfermé, je suggérerai que
l'on change cette nomenclature d'un autre âge." (page 63). Ainsi va la revanche des dieux bafoués, raillés, "violés". L'OEil-de-
Moscou et son amnésie avouée, assumée n'est qu'une manifestation entre autres, de la vengeance de Baal Hammon :
"Nul n'a détruit Tyr que sa propre cupidité. Nul n'a détruit Carthage que son propre mensonge. Les
Romains n'étaient que le glaive et les Numides leur appui, la malédiction les a précédés cependant."
(page 45).
C'est sur ces termes hautement tragiques que se clôt le récit historique de ce dernier survivant d'un empire et d'une
origine ensevelis délibérément dans les mémoires. Histoire ou fable ? Vérités historiques et vengeance des divinités, placent ce
De l'Histoire, le saint-de-la-parole a tiré un enseignement digne de la fable. L'OEil-de-Moscou "sourd" à ces vérités, à
cette moralité jette cette version dérangeante aux confins de la fable et de la légende sans fondement historique. F. Mellah
quant à lui jette le voile de la fable et de la fiction sur la vérité brûlante criée haut et fort par le saint-de-la-parole :
"Cela ne peut faire l'objet d'un article sérieux; j'en conviens volontiers. Tout au plus un roman sans
A quoi bon remuer les mémoires lorsque les hégémonies successives n'ont songé qu'à les endormir, lorsque invasion
après invasion, l'Histoire a constamment été remaniée, revisitée, révisée. "L'âge inaugurateur" dernier en date, est au plus fort
de sa puissance et de sa censure. A quoi bon par conséquent remuer les mémoires ? Ce ne sont là que des "histoires pour rien".
Ce discours manifestement pessimiste, à la limite de la démission, en cache pourtant un autre on ne peut plus remuant,
perturbateur. Les langages de la fable et de l'allégorie sont en effet souvent plus pénétrants que le langage nu de l'Histoire.
"Appeler un chat un chat", un tyran un tyran, un imposteur un imposteur, n'est pas aussi efficace que de le désigner par une
périphrase ou encore par l'allégorie. Voilée, secrète, mystérieuse, celle-ci appelle autant de questionnements, d'interrogations
Enfin à l'instar du pastiche sérieux, la fable chez F. Mellah est une source de subversion, un support au travers duquel
Après Le Coran, les versions officielles de l'Histoire; Les Nuits viennent en troisième position de cette pyramide des
modèles sous-jacents à l'écriture du Conclave des pleureuses. Avec ce recueil de contes anonymes, le dialogue perd en
revanche de son acuité et prend la forme moins tendue, plus légère et plus ludique de la parodie; cela notamment au plan de
Comme dans Bayarmine, là encore l'hypotexte sont Les Mille et Une Nuits avec cette différence qu'ici, ce ne sont pas
l'univers fictionnel ni l'atmosphère érotique du livre qui sont pastichés; c'est sa structure qui est parodiée. F. Mellah donne
l'impression de jouer à ce que son texte ait l'architecture d'un recueil de contes. Cela grâce à la technique de l'enchâssement128
De fait, l'enquête n'est qu'un prétexte au défilement de courtes histoires se succédant les unes aux autres. S'ouvrant sur
l'histoire du saint-de-la-parole servant en quelque sorte de "conte-cadre", le récit s'articule sur l'histoire de l'OEil-de-Moscou,
laquelle ouvre l'histoire d'Aïcha-Dinar, laquelle contient une nouvelle version de la biographie du saint-de-la-parole et ainsi de
suite. Bref en traversant ce roman, on a en effet l'impression de feuilleter les pages d'un recueil de contes. Aussi est-on tenté de
128 Cf., Tzvetan Todorov, Poétique de la prose. Nouvelles recherches sur le récit, Paris, Seuil, 1980, coll. "Points".
129 Adjectif emprunté à Jamel Eddine Bencheikh. Cf., Les Mille et Une Nuits, ou la parole prisonnière, op. cit.
224
- histoire du saint-de-la-parole contée par l'OEil-de-Moscou, ou son procès (pages 172 - 174),
L'enchâssement des récits, procédé littéraire emprunté aux contes de Shahrazâd, apparaît ici rien qu'au plan de la
pagination. L'histoire du roi fou (page 95) surgit dans celle de Mustapha-Canari (pages 93 - 95). Les histoires du premier et du
second mari de Fatma-la-Lampe sont enchâssées dans celle de ce dernier personnage (pages 115 - 117). De même pour les
histoires de l'oncle de Madame (pages 128 - 130), du jeune cousin de Madame (pages 130 - 131), de la cousine violée de
Madame (pages 133 - 134) et de la cérémonie funèbre (pages 134 - 168); toutes sont incluses dans l'histoire de Madame et de
Monsieur rapportée par Fatma-la-Lampe. On peut même dire que l'histoire de ce couple va de la page 121 à la page 168. La
deuxième version de l'histoire de la cousine mystique (page 175) apparaissant, comme on peut le constater, au milieu de
l'histoire précédente (histoire du neveu de l'OEil-de-Moscou, pages 174 - 177), reprend l'histoire de la cousine violée de
130 Le refus du journaliste de livrer à son "maître" la preuve que le saint-de-la-parole est l'auteur des viols peut constituer une histoire.
225
Madame (page 133 - 134)131. Enfin les deux versions contradictoires de l'histoire d'Elissa (pages 175 et 176) sont mise en
abyme à leur tour dans l'histoire du neveu de l'OEil-de-Moscou (pages 174 - 177).
D'un point de vue technique, l'agencement complexe à la limite du labyrinthe de tous les "contes" dégagés plus haut,
nous rappelle sans doute la construction livresque des Mille et Une Nuits. Il nous induit à penser pourtant que le jeu
hypertextuel ici procède davantage de la parodie que du pastiche sérieux. La pratique hypertextuelle ici ressemble à un exercice
de style, trop conscient et trop révélateur de son hypotexte, dont la fonction est le pur divertissement.
Enfin, l'autre point commun avec Les Mille et Une Nuits, c'est le rapport vertical qui s'établit entre l'enquêteur-
narrateur et son rédacteur en chef, lequel risque à tout moment de le muter à "la sociale"132 en cas de non satisfaction. Jadis,
Shahrazâd également risquait chaque nuit de se voir décapitée par Shahriyâr si elle ne reportait pas à la nuit d'après la suite du
récit de la veille. A travers ce rapport de dépendance du subalterne à son supérieur, on peut voir de fait comme un clin d'oeil
aux Nuits.
Après Le Coran, les récits "orthodoxes" de l'Histoire et les Nuits; Le Père Goriot fonctionne comme hypotexte dans Le
conclave des pleureuses. Il vient en quatrième position dans cette hiérarchie de modèles tantôt pastichés, tantôt parodiés.
d ) Influence balzacienne
Pour décrire et dénoncer la société du Paraître que constituent les "rupins" des quartiers neufs, F. Mellah ne s'inspire
pas seulement du modèle balzacien, il le pastiche. L'ironie sur certains comportements de ces parvenus133, la focalisation sur
l'éthique du Paraître chez eux, enfin le maniement d'un code social sont autant de thèmes qu'on trouvait déjà développés et
dénoncés dans Le Père Goriot. La duchesse de Langeais et Rastignac en sont les représentants; la vicomtesse de Beauséant en
A son tour donc, F. Mellah s'en prend à cette société de l'occultation et en confie la peinture à un personnage issu
paradoxalement du peuple mais également relié à un autre pan de l'Histoire; ce personnage est Fatma-la-Lampe, habitante du
131 Version racontée par Fatma-la-Lampe, la seconde étant racontée par l'OEil-de-Moscou.
132 Autrement dit la section sociale du journal. Cf., Le conclave des pleureuses, op. cit.
133 Idem, page 123.
226
"Mes employeurs n'étaient ni riches ni pauvres. Ils ne provenaient ni d'une grande famille ni d'une
famille stratégique. Un jeu fort bien dosé d'alliances - par mariage et par affaires - leur permettait de
maintenir une apparence d'aisance qui leur tenait lieu de statut et de refuge." (page 124).
Dans cette "société du spectacle"134, régie par tant de convenances, les acteurs sont tantôt spectateurs, tantôt
"Ici, les familles sont les gens du code. Et il en est ainsi à chaque occasion (circoncision, fiançailles,
mariage, deuil) : le public originel d'abord, le public plus large ensuite, sont sollicités non point pour un
simple partage d'émotions mais pour une répartition codée des convenances. Tous seront spectateurs.
Chacun sera comédien à son tour. Toutefois, ce n'est pas la famille elle-même qui crée le code des
convenances, c'est le quartier; chaque quartier ayant sa propre façon d'organiser les émotions et
Etre et Paraître restent dissociés dans une communauté du mensonge portant l'image au rang de seule valeur :
"l'image est le fondement essentiel sur lequel semble reposer la vie de l'individu, celle du couple, celle
Une image souvent truquée, erronée, mensongère dont la pierre trahit l'imposture :
"Certains se mirent à décorer leur salon de gros volumes de poésie arabe et persane, le choix des
auteurs se faisant alors selon le nom de la rue. [...] On s'ingénia aussi à décorer l'extérieur des villas :
fer forgé, bois sculpté, fresques et mosaïques furent abondamment utilisées." (page 123);
"Madame s'est même trouvé (ou inventé ?) un saint parmi ses ancêtres paternels et s'arrangeait
souvent pour qu'on le sût. Aux visiteurs sceptiques, elle assurait qu'une tombe - et même un marabout
- découverts par hasard au nord du pays pouvaient garantir la véracité du fait. Souvent les doutes de
ses interlocuteurs ne portaient pas sur l'authenticité de cette ascendance mais sur la validité d'un tel
argument [...]. Madame continuait tout de même d'exhiber les traces de cette sainte ascendance"
(page 124).
Cette ascendance mythique fonctionne comme un masque social derrière lequel se dissimule un être certes en mal
"Distinguer dans les comportements de Madame ce qui lui appartenait en propre et ce qui relevait des
images qu'elle avait d'elle-même n'était pas une tâche facile. Toutefois, certains traits lui semblaient
134 Expression utilisée ici par référence à l'essai de Guy Debord du même nom, réédité chez Gallimard en 1992.
227
liés; j'en retiens trois ou quatre : la pâleur de sa peau ("Ma pauvre fille, disait souvent son père, sans
maquillage tu as vraiment l'air malade !"); elle même tirait quelque orgueil de cette pâleur : "Dans un
pays où tout le monde est brun, cela me distingue", disait-elle. La forme de son nez qui lui donnait un
air triste et comique à la fois; elle affirmait cependant que c'était là le signe indiscutable d'une forte
personnalité :"De Gaule aussi avait un long nez !" disait-elle sans rire. Sa façon de marcher en frappant
le sol des pieds "signe d'une solide origine", assurait-elle." (pages 124 - 125).
Plus que hideux ce portrait physique contient en filigrane le portrait dysphorique que faisait déjà Balzac de Madame
Vauquer dans Le Père Goriot. Le long nez de Madame est à coup sûr une réminiscence du "nez à bec de perroquet"135 de la
vieille propriétaire de la pension Vauquer. Sa face moins "vieillotte" et moins "grassouillette"136, sa démarche moins
fatiguée137, sont des détails déjà présents dans la caricature que faisait Balzac de son personnage. En les intégrant à la
Plus qu'un clin d'oeil, les trois détails repris ici et fortement intertextuels redoublent d'animosité et deviennent par
conséquent, les emblèmes de la laideur morale de ceux qui ont troqué l'Etre contre le Paraître, l'authenticité contre l'artifice,
Certes la distorsion entre l'Etre et le Paraître ne relève pas, chez Madame Vauquer, de l'origine et de l'identité, mais de
l'argent et du lucre. Celle-ci s'escrimant à faire de sa pension un lieu affable139 essaye tant bien que mal d'occulter la réalité à
savoir que c'est d'abord un lieu destiné à l'exploitation. Madame de son côté s'attribuant des ascendances nobles, cherche à
dissimuler une réalité tout autre : "de n'être qu'une image imparfaite de ce qu'elle ne parvenait pas à" (page 150) être.
L'image trompeuse, la duplicité, la simulation des passions sont en effet cet art où Madame excelle à son tour :
"Madame était encore au lit lorsque son mari prononça la phrase : "Le père est mort" [...]. N'attendant
[...]
Le coeur de Madame était-il trop éduqué ? L'a-t-on élevé à l'artifice de choisir parmi ses émotions celle
qu'il convenait d'exposer à telle occasion, de camoufler à telle autre ? Le fait est qu'elle garda le silence.
Elle alla de sa chambre à la cuisine, de la cuisine au salon, comme si une opération complexe et
délicate exigeait d'elle une forte concentration. [...] Elle retourna à sa chambre. Etait-elle en train de
côté pictural caractérise en effet le portrait physique de Madame Vauquer. Idem, pages 28 et 29.
139 Idem, pages 22 à 25.
228
sélectionner le sentiment, l'émotion qu'il convenait d'exposer ? Un sanglot convoqua Monsieur dans la
Décrite de la sorte dans une grande activité cérébrale, Madame semble avoir en écho la consigne de la vicomtesse de
"si vous avez un sentiment vrai, cachez-le comme un trésor; ne le laissez jamais soupçonner, vous
seriez perdu."140.
Ainsi tels Madame de Beauséant, Madame de Langeais, Madame Vauquer et Rastignac, Madame est non seulement
une réminiscence de tous ces personnages machiavéliques, mais aussi un personnage archétypal de toute "société du spectacle"
et de l'exhibition. En la fustigeant de la sorte, F. Mellah à son tour dresse un réquisitoire contre tous les imposteurs de son
genre qui par ailleurs s'inventent des origines nouvelles en oubliant que d'une manière ou d'une autre ils restent liés au
"numéro sept de l'impasse de la Patience"141. Ces "nouveaux nés" comme l'OEil-de-Moscou ont élu domicile dans un quartier
Universels, les personnages de Balzac restent d'actualité encore aujourd'hui, puisque par le jeu hypertextuel ils
permettent d'en forger des doubles portant en eux les mêmes tares, les mêmes vices.
Au même titre que Le Coran, les récits officiels de l'Histoire, Les Mille et Une Nuits et le modèle balzacien; le genre
policier est présent dans cet hypertexte du Père Goriot, mais seulement en filigrane; à la différence d'Une ambition dans le
Nous avons en effet rien qu'au plan lexical une foule de termes appartenant au registre policier à commencer par celui
"Mais que l'on tente de brouiller toutes les pistes par des énigmes imbéciles et des légendes stupides, je
ne devrais pas l'admettre ! Mon enquête a commencé par un constat clair et deux questions simples; il
Cela dit, en dépit de cette présence "lexicale" de la littérature policière, l'enquête dans Le conclave des pleureuses
relève davantage de l'initiation que de la "détection"142 au sens policier du terme. La manière dont un autre écrivain, Albert
Cossery s'en prend à ce modèle narratif est encore plus intéressante, car cette fois elle s'attaque à une logique positiviste dont le
détective "produit occidental" sert de prototype. Dans Une ambition dans le désert, l'auteur s'en prend au roman policier
Quand on a lu la nouvelle d'Honoré de Balzac : Une passion dans le désert143, on ne peut s'empêcher d'entendre au
travers d'Une ambition dans le désert l'écho d'une parodie. Celle-ci ne vise que le titre et s'attarde sur le terme de "désert" qui
Chez Balzac cet ailleurs édénique sert de berceau à la naissance d'une passion insolite entre un soldat provençal et une
panthère du désert. Paradoxalement chez Cossery, ce même espace sert de toile de fond à une intrigue quelque peu
mystérieuse qui contribue à bousculer cette même image trop irréelle et trop exotique dans laquelle se complaît l'Occident
depuis le XVIIIe siècle. Pour faire plaisir aux ennemis de Ben Jelloun qu'ils accusent à tort ou à raison de cultiver à forte dose
l'exotisme dans ses textes, on dira qu'A. Cossery est le contraire de l'écrivain qui se sert de cette dimension pour plaire à l'Autre,
c'est à dire au public étranger auquel il destine son écriture. Bien au contraire Cossery s'amuse à parodier Balzac et à travers lui
tous les écrivains et poètes occidentaux que l'Orient féerique a tant inspirés et éblouis :
"Il voyait un océan sans bornes. Les sables noirâtres du désert s'étendaient à perte de vue dans toutes
les directions, et ils étincelaient comme une lame d'acier frappée par une vive lumière. [...] Le ciel avait
un éclat oriental d'une pureté désespérante, car il ne laisse alors rien à désirer à l'imagination. Le ciel et
la terre étaient alors en feu. Le silence effrayait par sa majesté sauvage et terrible. L'infini, l'immensité,
Comme Balzac, A. Cossery ne peut résister à la beauté du désert et nous en offre une description faisant écho à celle
"Tout le paysage semblait pétrifié sous l'ardent soleil d'après-midi, d'une beauté statique et
invulnérable, comme indifférent à la lente marche séculaire du temps. [...] A chaque fois qu'il regardait
142 Terme emprunté à Annie Combes, Agatha Christie. L'écriture du crime, Paris, Les impressions nouvelles, 1989.
143 La Comédie humaine, VII, Paris, Gallimard, 1955.
144 Cf., Honoré de Balzac, Une passion dans le désert, op. cit., page 1073.
230
ce paysage, il était envahi d'une félicité intense, comme si un destin sagace, lui avait octroyé ce
Curieusement et paradoxalement, le narrateur de Cossery vient aussitôt nous avouer que "ce calme prestigieux et cette
douceur immuable [ne sont] plus que souvenir" aujourd'hui; car "le despotisme industriel [a] dégradé les espaces émouvants de
la nature." (page 15). Et pour enlaidir davantage le paysage mythique balzacien, l'auteur va jusqu'à planter au coeur de ce
même désert, "comme une statue de la dérision, l'armature métallique d'un derrick pourrissant au soleil" (page 15); image tout
à fait surprenante quand on a l'habitude de lire des passages descriptifs s'attardant plutôt sur la pureté du désert.
On se demande alors pourquoi Cossery s'amuse à défigurer la belle image qu'on a de cet ailleurs fascinant ? Est-ce par
réalisme exacerbé ou bien par simple provocation ? La réponse est non. Ni l'un ni l'autre n'expliquent suffisamment l'image
Si on revient au texte (page 14), on se rend compte qu'au fond l'auteur défend l'idée que le désert est un espace
débordant de beauté et de sérénité exactement comme se le représentent les Occidentaux. En même temps, il joue à le rendre
répugnant par la fâcheuse présence de ce vestige d'anciennes prospections pétrolières, symbole de l'outrecuidance de "la grande
puissance impérialiste"; insinuant ainsi à l'Occident que si "l'éden oriental" n'est plus ce qu'il était c'est à cause de lui et que son
regard exotique est en même temps trop sécurisant pour lui. En d'autres termes, il serait temps de secouer le stéréotype planant
depuis des siècles sur le désert, car il servirait de voile opaque derrière lequel l'Occident se dérobe pour faire oublier que d'un
autre côté il a tout fait - des décennies durant, pour ravir à cet espace toute sa virginité, sa beauté, bref sa noblesse; cela en
essayant d'y implanter son infrastructure moderne et d'y répandre sa "science néfaste" (page 18).
Ce n'est pas par hasard si la bien aimée de Samantar, le personnage principal, s'appelle Gawhara qui veut dire en arabe
perle ou pierre précieuse de façon générale; Gawhara demeurant en effet, pour son amant le symbole du désert précieux et
indestructible :
"Tu ne seras jamais vieille pour moi, dit-il. Tu resteras toujours comme ce paysage indestructible."
(page 24).
Cependant et contre son gré, l'espace féerique se mue en espace du crime et devient le théâtre de mystérieux attentats à
la bombe, qui" par leurs bruyants éclats" (page 9) viennent rompre la tranquillité de cet aristocrate du désert et le plonger
malgré lui dans une "détestable besogne" (page 20) qui prend d'entrée l'allure d'une enquête policière. Ainsi Cossery joue à
démythifier le désert, à bousculer les stéréotypes, bref à dissiper le mirage; cela aux niveaux de la toile de fond et de l'intrigue.
231
Dans son étude Le roman policier145, Josée Dupuy nous apprend que :
"[le] succès considérable des diverses catégories de romans policiers a favorisé la parodie. Frédéric
Dard, sous le nom de sa créature le commissaire San-Antonio, publie aux éditions du Fleuve Noir, des
romans policiers et des romans d'espionnage parodiques qui atteignent un public considérable
populaire et intellectuel. Cette réussite sans précédent d'un genre très sophistiqué se développe sur
trois plans : le langage, l'agression du lecteur par l'auteur, la création d'un groupe de personnages
calembours, les créations de mots ("tac-au tacé-je") les coqs-à-l'âne, les lapsus délibérés constituent un
délire verbal violemment vulgaire mais hilarant, qui tourne en dérision les obligations du récit et fait
oublier l'enquête. Le narrateur y agresse le lecteur ("Bande de déphosphorés, vous ne devinez pas ? -
Non ?"), lui reproche sa paresse et brise le récit dont il dénonce l'invraisemblance : "les noms, les lieux,
les circonstances sont fictifs. Mais les personnages ? Hmm ? Faut voir !"."146.
D'autres auteurs se sont essayés au même jeu parodique. Charles Williams par exemple, dans Fantasia chez les
ploucs :
"[il] fait décrire le "milieu" par un enfant qui ne comprend pas qu'il participe à une aventure de
truands. Hubert Monteilhet (Les Pavés du Diable, Le Retour des Cendres) choisit au contraire une
langue précieuse, archaïsante, pour décrire des personnages cruels et distingués : à la manière de
Thomas De Quincey, il fait du roman policier une fable vénéneuse, satirique et insolente, où les jeux
Evidemment, Genette verrait ici au lieu d'une parodie, un pastiche satirique ou bien un travestissement burlesque148.
Même Jorge Luis Borges s'est essayé à ce jeu hypertextuel avec cette différence qu'il pousse le roman-problème vers le
fantastique :
"Dans Six problèmes pour don Isidro Parodi, le détective, emprisonné depuis quatorze ans pour un
crime qu'il n'a pas commis, officie - enquête - de sa cellule, consulté à domicile avec l'approbation du
directeur de la prison. Les énigmes ne sont que prétextes à un défilé de personnages incroyables,
victimes d'une machination, qui racontent leur histoire dans un langage obscur, symbole de leur
emprisonnement, de leur impossibilité à communiquer. Chaque être se perd dans le labyrinthe de ses
propres énigmes."149.
Alain Robbe-Grillet ainsi que Michel Butor se sont également "attaqués" à ce genre trop fermé en substituant -
A. Robbe-Grillet notamment - à ses structures narratives "closes" des structures "lacunaires", au travers desquelles le sens est
censé fuir, se volatiliser. Ces tentatives de "secousses" du roman policier traditionnel rejoignent bien entendu le projet
"terroriste" du nouveau roman à l'égard du roman réaliste dont l'idéologie marque aussi le roman policier150.
Doté de la même veine parodique, Albert Cossery écrit un "roman-problème"151 dont il situe l'action au coeur du
désert, espace qui en règle générale n'a - comme on le disait plus haut - aucun rapport avec le crime dans la représentation
qu'on s'en fait d'habitude. C'est là tout le charme du pervertissement des codes chez Albert Cossery.
D'emblée, Une ambition dans le désert prend l'allure d'un roman de détection :
"C'est pendant qu'il faisait l'amour à Gawhara [...] que Samantar jugea opportun d'éclaircir le mystère
de ces attentats à la bombe qui se succédaient depuis quelque temps dans la ville, ..." (page 9).
Paradoxalement et à la même ligne, le narrateur se dépêche de déjouer l'attente du lecteur en affirmant que "ces
pétarades saugrenues" ne font que provoquer "les sarcasmes d'une populace avide de festivités fussent-elles meurtrières."
(page 9). Première surprise, les explosions de bombes ne sèment pas la panique parmi la population de l'émirat; elles suscitent
plutôt son rire et sa dérision. La distanciation parodique est tapie dans l'effet comique que suscite en nous l'étonnement.
Deuxième surprise, l'enquête est contre toute attente assumée par un dandy du désert, Samantar, qui n'a de foi - comme tous
les héros d'A. Cossery - qu'en la dérision que suscitent en nous la vie et les hommes.
Orgueilleux et sarcastique, il s'oppose au modèle classique que nous offrent Sherlock Holmes et Hercule Poirot d'un
détective consciencieux et vertueux qui travaille pour le bien de la société et pour l'amour de la vérité. Contrairement au héros
d'Agatha Christie chargé de faire la lumière sur les crimes les plus mystérieux dans un but éminemment moral, Samantar est
un aristocrate marginal qui mène son enquête dans un but purement personnel. En s'efforçant de parvenir aux "instigateurs de
cette parodie révolutionnaire" (page 9), il cherche à préserver sa tranquillité et sa joie de vivre des causes qui menacent de les
perturber :
149 Cf., Josée Dupuy, Le roman policier, op. cit., pages 47 - 48.
150 Cf., Alain Robbe-Grillet, "Entretien" avec Uri Eisenzweig, Le roman policier, Littérature, n°49, Paris, Larousse, février 1983.
151 Cf., Thomas Narcejac, Une machine à lire : Le roman policier, Paris, Denoël/Gonthier, 1975.
233
"Samantar songea avec amertume qu'il lui faudrait dilapider une énergie destinée au seul plaisir, briser
le rythme délectable d'une réflexion pacifique et soumettre sa clairvoyance à une rude épreuve, s'il
voulait épargner à cette parcelle immaculée du désert les multiples dévastations dont souffraient
Tout se passe comme si le personnage est condamné à mener l'enquête autour de cette nébuleuse qui se présente à lui;
or personne ne lui en confie la tâche, seul son amour féroce pour le calme, la paix et le plaisir l'y acculent. Samantar est en
effet, tout à fait à l'opposé du détective traditionnel tel qu'il a été institué par Edgar Allan Poe, Conan Doyle et plus tard par
A. Christie; c'est à dire un homme d'ordre, scrupuleux, vertueux et justicier par dessus tout :
"Jamais dans le juste univers du roman policier, l'assassin n'échappe à l'enquêteur; jamais la justice
n'échoue, si aimable que soit le coupable, si justifié que paraisse le crime; il n'y a pas moyen d'échapper
à l'implacable Némésis symbolisée par notre détective moderne, qui est à la fois Furie et Destin (...)
Notre science et notre théologie, notre éthique et notre métaphysique sont basées sur la foi en une
justice implacable (...) dans un univers gouverné par l'ordre, fondé sur une loi éternelle et
immuable."152.
Le héros de Cossery est tout sauf ce garant de l'ordre social et moral. C'est au contraire "l'anarchiste, le hors-la-loi"
(page 65) dont "aucune force ne fera [... l'esclave] d'un régime quel qu'il soit." (page 148). C'est même le marginal qui va
jusqu'à "désavouer son appartenance à la famille régnante pour vivre une existence de liberté, de loisirs et de réflexion."
(page 62). De ce point de vue, il ne remplit aucunement le contrat policier et il échappe totalement au modèle de référence.
Une ressemblance cependant avec celui-ci, c'est son désoeuvrement; sa "vie simplifiée à l'extrême, [inspire en effet]
En ce sens il perpétue "une tradition de l'oisiveté, du raffinement et de l'excentricité", jadis instituée par Dupin et
La qualité qui le rapproche pourtant le plus de l'acteur principal du roman de détection, c'est son extrême clairvoyance
et sa "probité" intellectuelle" (page 62). Le texte est en ce sens parsemé des occurrences de cette lucidité (pages 62, 66, 71
etc. ...). Rien ne peut en effet brouiller sa vue ni ébranler son intelligence. "L'abus du haschisch au lieu d'engourdir [sa]
conscience avait au contraire accru sa lucidité" (page 66). De même le plaisir sexuel, plutôt que de baisser ses facultés
intellectuelles, attise son envie "d'éclaircir le mystère de ces attentats à la bombe qui se succédaient depuis quelques temps dans
152 Cf., Marjorie Nicholson citée par Thomas Narcejac, Une machine à lire : le roman policier, op. cit., page 173.
153 Cf., Annie Combes, Agatha Christie. L'écriture du crime, op. cit., page 88.
234
la ville" (page 9). Comme par miracle tout s'accorde pour faire de lui une véritable "machine[s] à résoudre les mystères"154; et
pourtant il échoue dans sa fonction de "détective" infaillible : il n'arrivera pas à dévoiler, par lui-même, l'identité du vrai
coupable, Ben Kadem, pourtant toujours à proximité de lui. Autrement dit, il n'arrivera jamais à résoudre le problème qui se
pose à lui et sur lequel se fonde toute enquête "policière". Au contraire, il se laisse manipuler par Ben Kadem qui l'utilise à son
insu comme conseiller pour le bon fonctionnement de son plan visant à mettre la main sur toute la péninsule arabique. C'est là
C'est vrai que Samantar a compris d'entrée de jeu que "ces attentats ne sont qu'une grossière provocation" (page 22) et
que derrière "ce terrorisme de pacotille" (page 10), se cache "une parodie révolutionnaire" (page 9). Jusque là il reste conforme
au contrat policier; mais dès lors que le pourquoi de cette révolution simulée lui échappe, il s'éloigne à son tour du modèle du
détective "suffisamment génial pour embrasser d'un coup d'oeil tous les éléments d'une affaire criminelle et les organiser dans
une explication exhaustive, ..."155. Sa grande "faille" c'est d'avoir mis au dessus de tout soupçon le premier ministre de
l'émirat, alors qu'il est le véritable instigateur de cette entreprise de démolition. Ce qui l'a empêché de comprendre pour quelle
raison entreprendre une révolution dans ce désert pauvre et anémié, et d'en déduire que seule l'ambition démesurée de son
En d'autres termes le paradoxe de l'enquêteur ici c'est d'avoir soupçonné tout le monde, tous azimut jusqu'à son ami
Hicham - une sorte d'ascète de l'amour pourtant, sauf le véritable coupable : le Cheikh Ben Kadem. Cette erreur fait de
Samantar l'antithèse de Dupin et autres exemples de détectives traditionnels. C'est là aussi que la parodie fonctionne au plan
textuel. En choisissant comme cible "le détective" - personnage central et allégorique du genre policier, A. Cossery s'amuse à
secouer de l'intérieur un pilier de "la forteresse"157 construite autour du roman policier, dont le but est non seulement de le
préserver de l'intrusion dans le texte de l'émotion et du thriller (le fantastique), mais aussi des risques de secousses que
représentent les tentatives parodiques du type Alain Robbe-Grillet158 et A. Cossery dans le cas présent.
Lorsqu'il fait dire la vérité par un autre personnage - Shaat le suspect majeur par surcroît - plutôt que d'y conduire
immanquablement Samantar, l'auteur semble par là ironiser sur le modèle de l'automate extralucide et inéluctablement
infaillible; Dupin et H. Poirot par exemple. En fait il fait comme A. Robbe-Grillet, il "entretient des rapports pervers"159 avec
le genre policier très fermé. La distanciation effectuée par le biais de la perversion du contrat ici montre que "l'extrême
contractualisation" du texte policier l'agace autant que l'auteur des Gommes. Cossery s'éloigne ainsi de Simenon et d'Agatha
Christie notamment qui par leur respect profond du contrat policier sont restés "dans la lignée de ces écrivains pour qui
Le portrait que nous brosse Cossery d'un enquêteur incapable de rétablir la vérité par ses propres moyens malgré son
extrême intelligence, est une manière de tourner en dérision l'idéologie positiviste véhiculée par le roman policier "se donnant
pour un récit conduit selon toutes les règles du raisonnement scientifique"161 et se fondant sur les vertus du syllogisme dans
sa quête de la vérité162.
En effet, pendant que "Claude Bernard nous apprend que le chercheur est faillible et doit sans cesse se prémunir
contre l'erreur [,l]e chevalier Dupin nous enseigne, au contraire à être infaillible"163; cela en se livrant parfois à une véritable
A. Cossery à son tour, n'a pas de leçon à nous inculquer; il préfère en revanche railler le caractère trop "scientifique" de
la méthode logique que certains théoriciens du genre policier ont cherché à ériger en véritable dogme; Austin Freeman165 et
En laissant son héros s'enliser dans une foule d'hypothèses erronées (la présence derrière ces attentats de
révolutionnaires immatures, par exemple) sans jamais réussir à en déduire l'identité du véritable coupable, il fait d'une pierre
deux coups. D'abord il fait de Samantar en quelque sorte l'antihéros du roman policier classique; ensuite il vide de sa substance
l'outil logique majeur en possession du détective, à savoir la déduction. Ainsi, il dénonce le scientisme outré du roman policier
qui semble ne plus fonctionner dès lors qu'on lui "sabote" l'un de ses accessoires scientifiques.
Cette dénonciation est d'autant plus intéressante qu'elle trouve son écho dans le texte lui-même. Nous avons en effet
dans Une ambition dans le désert, la résonance d'un véritable procès de la science moderne, importée par l'Occident dans ce
160 Cf., Annie Combes, Agatha Christie. L'écriture du crime, op. cit., page 89.
161 Cf., Th. Narcejac, Une machine à lire : Le roman policier, op. cit., page 23.
162 Roman dont le concepteur fut Edgar Allan Poe à l'origine.
163 Cf., Th. Narcejac, Une machine à lire : Le roman policier, op. cit., page 24.
164 Cf., l'extrait reproduit par Th. Narcejac au travers duquel on voit Dupin expliquer à un ami à lui sa façon de raisonner. Idem, pages 24, 25
et 26.
165 En 1924 dans un célèbre essai intitulé : L'art du roman policier. Cf., Th. Narcejac, idem, page 47.
236
D'un point de vue narratif, nous assistons dans le texte à un procédé de mise en abyme qui permet au narrateur
d'insérer dans le récit de "détection", un deuxième récit; celui de la déconvenue de "la grande puissance impérialiste", infatuée
Dès la page 11, le narrateur nous fait un récit anaphorique de l'épopée "des sociétés pétrolières sur le territoire de
l'émirat" (page 16), à la recherche de l'or noir (récit fait évidemment à travers un personnage focal, Samantar). Cette quête s'est
non seulement soldée par un échec, nous dit-il, mais a laissé dans "cette oasis [...] misérable" (page 11) l'empreinte de son
Curieusement "ce vestige d'anciennes prospections pétrolières" (page 15) se transforme "dans les vibrations de l'air
surchauffé [en] danseuse aux déhanchements lascifs, sortie des sables par la grâce d'un magicien." (page 15) Image ô combien
sarcastique puisque là encore elle s'attaque au stéréotype. Il y a dans l'évocation de cet air surchauffé - qui on le sait est source
de mirages - une allusion évidente au mirage au travers duquel l'Occident a toujours perçu l'Orient, son espace, bref sa culture.
Cette évocation prend très vite l'allure de la dérision dès lors que "l'image élémentaire et caricaturale"166 de la danseuse
orientale fait irruption dans le texte. En reproduisant ce stéréotype, Cossery s'attaque en le raillant au savoir "d'une culture
bloquée; [...] tautologique d'où toute approche critique est désormais exclue, au profit de quelques affirmations de type
essentialiste, ..."167.
Nous avons vu au début de ce chapitre comment A. Cossery s'amuse à malmener l'image séculaire et figée du désert
comme espace pur et serein en implantant au coeur de ce même désert l'armature de ce derrick dont on parle plus haut.
Nous avons vu également comment l'auteur laisse entendre à l'Occident qu'il est à l'origine de cette image certes
Cette fois et pour le désarçonner davantage il cultive le paradoxe, figure de rhétorique à l'honneur dans cette page
notamment, qui lui permet de métamorphoser la tour de forage, symbole d'un Occident industrieux, en danseuse orientale
Ainsi l'auteur s'amuse encore une fois à harceler le regard figé du Même (l'Occidental ici) sur l'Autre et à charrier
l'Occident mercantile; cela en manipulant l'objet qui lui sert d'emblème. C'est de cette manière qu'il exprime son identité, c'est à
166 "..., l'étude du stéréotype, tenu pour une forme élémentaire, caricaturale même de l'image, est obscurcie par la question de sa fausseté et
de ses effets pernicieux au plan culturel.". Cf., Daniel-Henri Pageaux, "De l'imagerie culturelle à l'imaginaire", op. cit., page 139.
167 Cf., Daniel-Henri Pageaux, idem, page 140.
237
dire en refusant de reproduire le "message unique" enfoui dans "le figurable monomorphe et monosémique" qu'est le
A l'inverse de certains écrivains farouches qui rejettent d'un bloc les indices "d'une expression culturelle simplifiée"169
(les stéréotypes) ou qui s'en défendent, l'auteur d'Une ambition dans le désert joue un autre jeu, celui de la dérision. Il n'hésite
pas à émailler son texte de ces images élémentaires; mais en même temps il ne s'empêche pas de les traiter au second degré et
de les retourner contre la culture qui en est la source. L'expression de son identité passe donc forcément, chez Cossery, par la
Enfin, à la différence de certains écrivains arabes de langue française "gavant" leurs lecteurs français d'images
"exotiques" pour mieux les conquérir, on peut dire qu'A. Cossery utilise des images analogues mais au second degré pour
mieux déjouer les attentes de son public et le déconcerter. Il s'agit là évidement d'un important travail de subversion. Ce qui
l'oppose à la stratégie donjuanesque170 que semble adopter T. Ben Jelloun par exemple dans son rapport au public occidental.
L'écrivain marocain puise en effet dans l'imaginaire maghrébin notamment, des figurables qu'il magnifie davantage pour mieux
captiver et par conséquent gagner "le coeur" d'un lecteur facilement vulnérable et trop souvent narcissique. Au contraire,
A. Cossery semble dédaigner la stratégie de la séduction au profit de celle de la déconcertation qui lui permet au passage
Autrement dit, pendant que l'écriture de l'auteur de La nuit sacrée s'assimile à une vaste entreprise de charme, celle de
Cossery ressemble davantage à un considérable projet subversif, lequel projet trouve son allégorie textuelle dans le personnage
Tareq est "un simple d'esprit, fils d'un riche négociant" (page 31). Il inspire aux habitants de la ville "un respect
superstitieux." (page 31). Quant aux enfants, il leur inspire certes l'obscénité mais surtout beaucoup d'amitié. Dans ses
déambulations à travers les rues de Dofa, on le voit (à deux reprises, pages 31 et 109) accompagné d'une horde de petits
diables dont les cris et rires créent un "tumulte joyeux" (page 109); lequel tumulte nous fait penser aux vieilles réjouissances de
type carnavalesque "qui occupaient une très large place dans la vie des populations du Moyen Age"171. A la page 109, nous
avons un écho à l'une de ces réjouissances publiques, "la fête des sots" (festa stultorum), puisque l'on voit au milieu de cette
foule de bambins en liesse, Tareq l'idiot du village haranguer "dans un langage truculent [...] un auditoire invisible, constitué
par les gouvernements et les autorités de pays non situés, devenus mystérieusement la cible de son humeur véhémente."
(page 109). N'est-ce pas là l'essence même de la fête des fous, c'est à dire dénoncer et railler le pouvoir ?
En regardant de près le texte, l'on s'aperçoit très vite que les diatribes de Tareq visent en fait Higazi, le chef de police de
Ben Kadem, qui était malheureusement pour lui, installé sur la terrasse de la place, à ce moment là. Il se trouvait en effet, au
milieu d'une foule de clients oisifs, toujours prêts à ricaner devant l'expression de "la vérité burlesque, celle du monde à
l'envers"172.
Lorsque le bouffon s'arrête "devant l'homme au complet semi-militaire et se fige[...] dans une posture exagérément
humble, parodiant le respect le plus absolu" (page 111), l'assistance demeure un instant perplexe, ne sachant comment
interpréter ce geste équivoque. Mais dès qu'elle en saisit la portée subversive, elle ressent "avec une acuité particulière la
victoire sur la peur dans le rire"; victoire sur "la peur du pouvoir [...] humain, des commandements et interdits autoritaires"173,
qui se traduit dans le texte par des applaudissements et des rires terriblement obscènes174.
Dans son essai consacré à l'oeuvre de François Rabelais, Mikhaïl Bakhtine nous apprend précisément qu'au
Moyen Age "la vérité du rire a rabaissé le pouvoir, [qu'] elle s'est accompagnée d'injures et de blasphèmes, et [que] le bouffon
en a été le porte-parole."175
Dans Une ambition dans le désert, l'idiot du village ne profère pas d'invectives ni d'outrages contre sa victime (Higazi);
il préfère à l'acidité du verbe l'ironie du geste. En se prosternant devant Higazi, son intention n'était pas de rendre hommage au
représentant du pouvoir qu'il est, mais de retourner à l'envers sa "majestueuse présence." (page 111). En même temps il voulait
insinuer à Samantar, qui était là, que ce "royal visiteur venu incognito dans la ville" (page 111) avait un rapport certain avec le
171 Cf., Mikhaïl Bakhtine. L'oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Paris, Gallimard. Coll.
Evidemment Samantar "avait saisi la signification de ce ridicule acte d'allégeance. Par son intervention cocasse, Tareq
avait voulu lui signaler un individu détenteur d'une autorité incontestable et dont il aurait intérêt dorénavant à surveiller les
agissements. Mais quelle était l'essence de cette autorité et sur quoi se fondait-elle ?" (page 112)
Justement, c'est sur cette dernière interrogation que va buter la réflexion du jeune enquêteur; la seule réponse qu'il y
trouve c'est "qu'elle se rattache à cette fiction d'un "Front de Libération du Golfe" dont il pourrait être l'un des chefs."
(page 114). C'est là précisément que le raisonnement de Samantar dérape totalement. Il fait effectivement une fixation sur cette
organisation révolutionnaire imaginaire et passe à côté de la vérité, à savoir que Higazi est l'homme de main du Premier
Nous avons vu plus haut comment Albert Cossery met en boîte le roman policier "scientifique" en s'attaquant à son
Cette mise en boîte atteint son paroxysme lorsqu'on s'aperçoit à la fin du récit que la folie l'emporte sur la clairvoyance.
Tareq, l'idiot du village triomphe en effet de Samantar, l'aristocrate intellectuel, lorsqu'il réussit d'emblée à comprendre qu'"il y
a dans cette ville un noble personnage qui a projeté d'atteindre certains buts glorieux en se livrant à un simulacre de
révolution." (page 217). Triste vérité à laquelle le héros extralucide (Samantar) n'est jamais parvenu par ses propres moyens; ce
qui le laisse médusé quand il l'apprend de la bouche d'un sot : "comment as-tu deviné l'identité de ce personnage ?" (page 217).
C'est là en effet le comble du paradoxe; l'idiot du village s'avère curieusement plus pénétrant que l'enquêteur dans ce roman de
"détection". Dès lors la définition du détective "suffisamment génial pour embrasser d'un coup d'oeil tous les éléments d'une
affaire criminelle et les organiser dans une explication exhaustive,"176 devient problématique puisqu'elle s'applique mieux
dans le cas présent à Tareq le simple d'esprit qu'à Samantar l'enquêteur doté, pourtant, d'une intelligence aiguë. Du coup on
peut dire que l'auteur oppose l'irrationnel au rationnel. En effet, dans la logique parodique régissant Une ambition dans le
désert, les choses sont présentées à l'envers et c'est la déraison qui semble l'emporter ici sur la raison. En d'autres termes celle-ci
Délibérément donc, Cossery cherche encore une fois à bousculer les définitions trop cartésiennes et trop orthodoxes.
Pour lui un détective rationnel (Samantar a beau mépriser les valeurs de l'Occident, il a quand même fait des études en Europe
et acquis une pensée quelque peu cartésienne) n'arrive pas toujours à rétablir la vérité; il a besoin des autres pour l'aider. Tout
176 Cf., Th. Narcejac, Une machine à lire : le roman policier, op. cit., page 29.
240
"peut aller partout, il entend tout et personne ne se méfie de lui. Mon état de fou me donne une liberté
totale de mouvements et de paroles. Je suis au courant d'un tas de choses qui échappent aux
investigations de la police et aux espions inféodés aux émirats voisins, eux-mêmes vendus à l'étranger.
C'est ainsi que j'ai réussi à percer l'énigme de ces minables attentats [...]. Je savais que toi aussi tu
manifestais de l'inquiétude à ce propos et que tu avais entrepris des sondages auprès de ton ami Shaat,
lui-même impliqué dans cette affaire, sans arriver à la moindre conclusion." (page 217).
N'est-ce pas là un double défi lancé par la folie d'abord à la raison, ensuite par l'auteur à la thèse de l'infaillibilité du
détective extralucide ?
En choisissant la parodie comme mode d'expression, A. Cossery joue le rôle du bouffon qui tourne en dérision le
système dans lequel il se trouve, ici le genre policier. Son goût pour la farce semble en ce sens lui dicter un choix onomastique
"Samantar", le prénom que donne Cossery à son héros principal, a une résonance quelque peu burlesque, sinon
"bizarroïde" surtout quand on sait que ce personnage est jeune, beau et lucide par surcroît. Au contraire "Tareq" - qui signifie
en arabe : celui "qui frappe (à la porte). Qui voyage ou rôde pendant la nuit"177 et par extension celui qui pénètre dans le
mystère d'une affaire, si l'on se réfère au sens du verbe tatarraqâ dont il dérive; ce nom donc - s'avère invraisemblable pour un
fou. Or dans la logique "à l'envers" qui régit l'écriture d'Une ambition dans le désert, c'est "Samantar", le prénom cocasse
attribué au jeune aristocrate, qui suscite sinon le rire, du moins le sourire. Tout autrement, "Tareq" n'a rien de biscornu et le
personnage, plutôt grave, appelle davantage le respect (celui de Samantar : "A mon avis ce Tareq jouit d'un esprit bien plus
aiguisé que celui de la plupart de nos concitoyens." (page 114)) et l'admiration (celle des enfants qui le suivent partout et qui
Normalement "Tareq" conviendrait mieux à Samantar et vice versa; mais comme A. Cossery préfère la parodie à la
convention, il intervertit les prénoms. Il pervertit ainsi la norme classique gouvernant le choix onomastique traditionnel de
certains écrivains égyptiens notamment, dont Naguib Mahfouz178. Cela dit, on pourra objecter que pareillement A. Christie a
177 Cf., J. Chahine, Les mille et un noms arabes, Paris, Asfar, 1987, coll. "Bilingue", page 69.
178 Dans l'univers romanesque de Mahfouz, le nom des personnages est presque toujours à l'image de leurs actions. Il a souvent une valeur
symbolique, exemple : Arafa (Le fils de la médina) dont le nom "inaugure l'ère de la science qui marque la fin du divin". Cf., Valérie Marion,
Arabies, n°64, avril 1992, rubrique "parutions récentes".
241
donné un curieux nom à Hercule Poirot, alors qu'elle représente le roman policier classique autant que ses prédécesseurs
(Edgar Allan Poe, Conan Doyle ...); cela malgré les innovations179 qu'elle a apportées à ce genre très austère.
Oui A. Christie a voulu d'un personnage ridicule, bavard etc., mais en aucun cas faillible. Bien au contraire H. Poirot
Inversement le personnage de Cossery est risible car malgré tous les atouts dont il jouit (extrême clairvoyance, indices
éloquents dont celui fourni délibérément par Tareq), il ne réussit pas à élucider l'énigme des attentats à la bombe qui le
préoccupe; bref il n'accède pas à la vérité sur laquelle se fonde tout roman de "détection". En dépit de son ingéniosité, il se
heurte à une certaine myopie politique qui l'empêche de voir que Ben Kadem, l'homme à l'ambition démesurée, est l'auteur de
ce simulacre. Cela car il fait une fixation sur la présence chimérique d'un "Front de libération du Golfe" (page 114) derrière
cette pseudo révolution. Lucidité et myopie intellectuelle ne vont pas de pair naturellement. C'est ce qui crée le paradoxe et
suscite la dérision.
La parodie est par conséquent chez Cossery, non seulement un moyen intéressant pour exprimer son identité, mais
aussi une bonne pratique hypertextuelle pour s'attaquer délicatement à un genre littéraire qui peut paraître un peu trop
doctrinaire. Autrement dit le rire devient chez lui une forme de dialogisme qui s'instaure entre un texte (Une ambition dans le
Conclusion qui confirme le rapprochement que fait Gérard Genette entre l'hypertextualité et le dialogisme, en ces
termes :
"Et l'hypertextualité ? Elle aussi est évidemment un aspect universel (au degré près) de la littérarité : il
n'est pas d'oeuvre littéraire qui, à quelque degré et selon les lectures, n'en évoque quelque autre et, en
Cela dit Une ambition dans le désert résiste par ailleurs à la définition que donne G. Genette du travestissement
burlesque et de la parodie plus particulièrement, dans Palimpsestes. Raison pour laquelle on se permet d'ouvrir ici une petite
parenthèse "dialogique".
179 Parmi ces innovations il y a l'introduction de la psychologie dans le roman policier. Cf., Th. Narcejac, Une machine à lire : le roman policier,
op. cit.
180 Cf., Th. Narcejac, idem.
181 Cf., Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, op. cit., page 16.
242
Voici d'abord comment G. Genette présente la parodie en page 40 de son essai sur La littérature au second degré :
par exemple à des proverbes, des titres d'oeuvres etc., mais jamais à un genre; idée qu'il confirme en pages 91 - 92 de la même
étude lorsqu'il en vient à opposer le pastiche à la parodie particulièrement, ainsi qu'au travestissement burlesque :
"Voilà pourquoi il n'y a de pastiche que de genre, et pourquoi imiter une oeuvre singulière, un auteur
particulier, une école, un genre, sont des opérations structurellement identiques - et pourquoi la
parodie et le travestissement, qui ne passent en aucun cas par ce relais, ne peuvent en aucun cas être
définis comme des imitations; mais bien comme des transformations, ponctuelles ou systématiques,
imposées à des textes. Une parodie ou un travestissement s'en prennent toujours à un (ou plusieurs)
texte(s) singulier(s), jamais à un genre. La notion si répandue de "parodie de genre" est une pure
ne peut parodier que des textes singuliers; on ne peut imiter qu'un genre (un corpus traité, si mince
soit-il, comme un genre) - tout simplement, et comme chacun le savait d'avance, parce qu'imiter, c'est
généraliser."183.
Certes Une ambition dans le désert parodie le titre d'une nouvelle de Balzac : Une passion dans le désert; mais plus
qu'une parodie de "texte bref", il s'agit ici de la parodie d'une "classe de textes" pour reprendre l'expression de G. Genette lui-
même; autrement dit d'un genre. L'hypotexte dans Une ambition dans le désert n'est pas un texte singulier par exemple :
Double assassinat dans la rue Morgue d'Edgar Allan Poe184, Le Meurtre de Roger Ackroyd d'Agatha Christie, ou encore Pietr
le Letton de Georges Simenon; mais un ensemble de textes classés tous dans le genre policier, car ayant en commun le même
type d'intrigues, de héros, de lexique, etc. . C'est pourquoi Une ambition dans le désert est une parodie du genre policier en tant
que tel.
C'est là que Gérard Genette prétendant qu'il n'y a de parodie que de texte singulier reste peu convaincant. Car en
s'appuyant sur le roman d'A. Cossery on ne peut y voir malheureusement qu'un contre-exemple. De fait, Une ambition dans le
désert ne parodie pas un seul texte, mais tout le genre policier en tant que tel.
Cela dit, et sans atteindre la dimension satirique que porte en lui le travestissement burlesque, la parodie - qu'on peut
définir comme une simple plaisanterie185 - renferme elle aussi une part de polémisme qui n'est pas aussi patente que dans le
travestissement burlesque, mais qui est pourtant présente dans la parodie. C'est pourquoi celle-ci ne peut être définie comme
un simple jeu, "un pur amusement ou exercice distractif sans intention"186 aucune.
Contrairement à la définition qu'en donne G. Genette ici, la pratique de la parodie ne peut être purement ludique. Le
fait qu'elle ne soit pas satirique au point du travestissement burlesque ou du pastiche satirique, n'exclut pas qu'elle comporte
une part de critique, de polémisme; par conséquent de dialogisme avec le texte parodié.
La parodie ne contient peut-être pas une intention "agressive ou moqueuse"187, mais on ne peut prétendre qu'elle n'en
contienne pas du tout. Il y a forcément une intention, une "arrière pensée" derrière le jeu parodique; cette intention est
De la sorte, la parodie apparemment inoffensive parce que "ludique" devient paradoxalement tendancieuse au même
titre que le travestissement burlesque (transformation) ou encore le pastiche satirique (imitation)188. C'est pourquoi la parodie
du genre policier chez A. Cossery devient intéressante dès lors qu'elle s'associe à l'expression de l'identité.
Dans le jeu parodique au second degré - non écumé d'intentions, contrairement à ce qu'avance Genette - il y a autant
de polémisme que dans la satire. La seule différence c'est que dans le premier le polémisme prend une forme inoffensive alors
Celle-ci peut-elle être perçue comme une polémique, "Une interaction exacerbée et tendue avec la parole
d'autrui"189 ? Et le pastiche (sérieux) comme, au contraire, le synonyme d'une apologie, voire d'un soutien au genre dans
185 Cf., Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, op. cit., page 23.
186 Cf., Gérard Genette, idem, page 36.
187 Cf., Gérard Genette, idem, page 36.
188 Que G. Genette par ailleurs associe à la charge définie comme étant une pratique hypertextuelle "au service d'une "pensée" qui [...] illustre
assez bien l'idéologie dominante du genre". Cf., G. Genette, idem, page 102.
189 Cf., M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., page 167.
244
Avant de répondre à cette interrogation, on dira au passage qu'en utilisant les termes de polémique et d'apologie ici, l'on
s'inspire de M. Bakhtine lorsqu'il aborde le thème du locuteur dans le roman et plus précisément, le problème de la
représentation littéraire de la parole d'autrui dans ce genre. En effet, il nous apprend dans Esthétique et théorie du roman qu'à
"le romancier ne connaît pas de langage seul et unique, naïvement (ou conventionnellement)
incontestable et péremptoire. [Qu'il] le reçoit déjà stratifié et divisé en langages divers. [Et que] même
si l'auteur se présente avec un seul langage, totalement fixé (sans distanciation, ni réfutation, ni
réserves), il sait que ce langage n'est pas signifiant pour tous ou incontestable, qu'il résonne au milieu
du plurilinguisme, qu'il doit être sauvegardé, purifié, défendu, motivé. Aussi, même ce langage-là,
plurilinguisme."190.
On se demande alors si, à l'instar du romancier de Bakhtine, les auteurs du corpus étudié ici, pastichant ou bien
parodiant, ne défendent pas, ou ne discutent pas à leur tour les modèles narratifs qu'ils réécrivent. Se livrant à ces deux
pratiques hypertextuelles, ils se transformeraient en apologètes, ou bien en polémistes et par conséquent en idéologues de
l'esthétisme191. Le texte "étranger" tantôt pastiché, tantôt parodié représenterait alors le point de vue d'autrui, contre lequel on
se dresse, ou bien du côté duquel on se place, au point de s'en réclamer au titre de référence.
Revenons un instant à V. Khoury-Ghata et au pastiche qu'elle fait de ce recueil de contes dans Bayarmine.
Nous l'avons vu, le modèle est nettement le grand texte des Nuits, dans ce roman. Si toutefois, on y trouve quelque
rapport avec les contes populaires du Liban, c'est surtout au plan de la formulation, par moments : "Il se contentait [en parlant
mais dans le fait que ce roman représente un locuteur, qui est un idéologue de l'esthétisme, révélant sa profession de foi [sa vision du
monde ou bien son point de vue sur le monde], mise à l'épreuve dans le roman." (idem, page 153). Ben Jelloun, Mimouni, Mellah, Khoury-
Ghata et Cossery offrent un précieux contre-exemple à ce que dit M. Bakhtine au début de son affirmation plus haut; à savoir que
l'esthétisme du romancier "ne se manifeste point dans la structure formelle". Au contraire, l'esthétisme dans leurs textes apparaît au plan
de la forme, le pastiche et la parodie étant des pratiques formelles. Le dialogisme, la discussion ou au contraire la défense de la parole
d'autrui (le texte d'autrui), se manifestant ici au plan hypertextuel, permet dès lors de placer l'esthétisme (purement formel) du côté de
l'idéologie.
245
du Sultan] d'approuver du chef en tortillant sa moustache"192; formulation dont on trouve un écho chez René Khawam qui
utilise la même métaphore de la virilité dans ses Contes du Liban193 : "Les valeureux guerriers partaient dans la rue, le sabre
Par ailleurs, l'histoire se situant en Turquie dans Bayarmine, est le seul lien avec les contes de René Khawam parmi
lesquels hormis "Le sultan et le philosophe"195, aucun autre conte ne fait référence à l'espace culturel turque élu pourtant
comme le théâtre des intrigues enchâssées dans le roman de Vénus Khoury-Ghata. Celles-ci nous rappelant plus celles
évoquées dans les récits de Shahrazâd, que celles qu'on peut lire dans Contes du Liban.
Par conséquent, si Bayarmine entre en dialogue avec un texte précédent ayant porté sur le même objet que lui, c'est
bien avec Les Nuits; l'objet des deux textes étant les intrigues amoureuses se tissant entre les membres de la même cour royale.
Cependant, le problème n'est pas de savoir s'il y a lieu ici de parler d'intertextualité, étant donné qu'"au niveau le plus
élémentaire, est intertextuel tout rapport entre deux textes"196; mais de comprendre si cette intertextualité, ce dialogisme197
est polémique ou bien apologétique. En d'autres termes il s'agit de voir - disons de vérifier - si le dialogisme dans Bayarmine,
Dire que le roman de V. Khoury-Ghata peut être une parodie des contes de Shahrazâd, aux plans de l'univers
représenté ou de l'énonciation, n'est pas possible puisque à aucun moment du texte nous n'assistons à un phénomène de
distanciation par rapport aux Nuits. Bien au contraire, l'univers fictif dans Bayarmine devient encore plus irréel, l'Orient
beaucoup plus féerique (le palais de Dolmabaché est souvent enveloppé par les brumes du Bosphore) et les personnages
hautement valorisés accédant à une sorte de mythification. Ainsi, le nègre dépassant le seul symbole d'une grande vigueur
sexuelle, où semblent le confiner Les Mille et Une Nuits, atteint le rang d'une grande figure mythique bien antérieure aux
Nuits, celle de l'Androgyne; laquelle est ici l'incarnation de l'être ambivalent à la fois homme et femme, ange et démon.
"réservant l'appellation dialogique pour certains cas particuliers de l'intertextualité tels l'échange de répliques entre deux interlocuteurs ou la
conception élaborée par Bakhtine de la personnalité humaine". Cf., Tzvetan Todorov, idem, page 95.
246
1 - En magnifiant de la sorte son hypotexte, l'intention de l'auteur est-elle de reprendre le modèle ancestral pour le
défendre, le préserver de la déperdition ou encore de l'éventualité d'un "dérapage" dans l'écriture d'avant-garde souvent
2 - De même en pastichant les contes de Shahrazâd, le dessein de l'auteur serait-il de rendre hommage à une écriture
arabe (une manière arabe d'écrire, séculaire) et de la protéger du risque de sa dissolution totale dans le matériau linguistique
français, au point de s'en réclamer en tant que référence ontologique ? Sa manière d'écrire serait alors celle de la différence, et
la signataire de Bayarmine rejoindrait ainsi, à son tour, les partisans du modèle ancestral, Tahar Ben Jelloun, Rachid Mimouni
Le pastiche comme choix scripturaire serait par conséquent, une attitude apologétique et donc intimement liée à la
problématique de l'identité. Ce qui explique l'emploi ici du terme de pastiche accompagné de l'adjectif "sérieux" évacuant toute
connotation ludique, comique ou satirique que "pastiche" tout court laisserait entendre.
Gérard Genette définit, en effet, le pastiche comme "l'imitation en régime ludique, dont la fonction dominante est le
pur divertissement"198 et l'effet, parfois comique199. Pour illustration, Proust imitant les style de Balzac, Flaubert, Sainte-
Beuve ... dans l'Affaire Lemoine (1908). V. Khoury-Ghata, T. Ben Jelloun, R. Mimouni, F. Mellah imitant leurs hypotextes
respectifs (modèles endogènes) ne le font aucunement dans le sens décrit ici par Genette. Bien au contraire. C'est pourquoi, et
comme on l'a déjà précisé en introduction, on emploie ici le terme de pastiche au sens de pastiche sérieux, entendu comme
imitation sans fonction satirique; s'opposant par conséquent, au pastiche satirique défini par Genette comme "une imitation
stylistique à fonction critique ("auteurs peu approuvés") ou ridiculisante" qu'on peut classer "parmi les espèces de la
parodie"200.
Pour revenir à notre sujet, on signale que du côté maghrébin, la parodie et le pastiche satirique201, servaient dans les
années 1970 à exprimer sinon le rejet du moins la distance à l'égard de la tradition, du passé; bref du Père. Bien entendu la
satire du Coran (R. Boudjedra) et la transgression du père (A. Khatibi, M. Khaïr-Eddine) participaient du rejet moderniste du
passé et avaient quelque rapport ou quelque écho avec l'épopée du nouveau roman contre le roman classique, aux structures
198 Cf. G. Genette, Palimpsestes : La littérature au second degré, op. cit., page 92.
199 Cf. G. Genette, idem, page 96.
200 Cf. G. Genette, idem, page 27.
201 Cf., Habib Salha, Poétique maghrébine et intertextualité, op. cit.
247
Ce qu'on trouve curieux, en revanche, et toujours en ce qui concerne les auteurs du corpus étudié ici, c'est que le
pastiche satirique très pratiqué dans les années 1970 (R. Boudjedra, M. Khaïr-Eddine, etc.), perd de son animosité à l'égard du
passé dans les années 1980, au point de se transformer chez T. Ben Jelloun, R. Mimouni, F. Mellah, V. Khoury-Ghata en
pastiche sérieux de l'Ancêtre. Du coup on se demande pourquoi ce revirement hypertextuel d'une décennie à l'autre (Le
pastiche parodique ou parodie devenu pastiche sérieux) ? Correspond-il à une palinodie chez les écrivains maghrébins à l'égard
En d'autres termes, ces mêmes écrivains se seraient-ils réconciliés avec le "Père", ou l'Ancêtre au point de vouloir lui
Ou bien s'agit-il d'un problème plus général lié à leur présence dans un espace-temps pluriculturel forcément
globalisant ?
Pour répondre à ces deux interrogations, on dira en empruntant un terme cher à la sociologie, que c'est précisément
leur statut de "minorité" ethnique sans cesse menacée par l'idéal assimilationniste qui les fait renouer - peut-être malgré eux -
Au plan narratologique, cela se traduit par une remontée aux sources du récit qui passe inéluctablement par le pastiche
Plus bassement, on pourrait mettre en rapport le pastiche des Nuits dans Bayarmine par exemple avec l'exotisation tant
déplorée chez Ben Jelloun, notamment au sujet de La nuit sacrée qui, "par malheur" pour l'auteur, a réussi par surcroît à
Mais, on ne souhaite pas s'attarder davantage sur cette question, tant elle a été au coeur des critiques et griefs adressés
à l'écrivain marocain.
En revanche, on pourrait tenter d'expliquer pourquoi en termes courants "ça marche" ? Cela en mettant en rapport la
"réussite" du livre et la volonté cachée de séduire le public français. Pour cela il suffira de demander aux deux maisons
d'édition (Flammarion et Seuil) le nombre d'exemplaires tirés et vendus. Mais cela ne présente guère d'intérêt pour la recherche.
Cela dit, est-ce par hasard que les deux romans soient parus à peu près à la même époque (La nuit sacrée : 1987;
Bayarmine : 1988) ? Vénus Khoury-Ghata aurait-elle cherché délibérément à écrire dans la même veine que T. Ben Jelloun,
Ou bien cela est-il au contraire le signe d'une tendance qui se profilait au sein du roman arabe de langue française dans
les années 1980 ? Une tendance néo-narrative, érigeant le modèle ancestral au rang de modèle d'écriture, qu'on décèle
également chez F. Mellah avec Le conclave des pleureuses paru en Février 1987, c'est-à-dire huit mois avant la parution du
roman de Ben Jelloun202 la même année. De même chez Rachid Mimouni dont le roman, L'honneur de la tribu, est paru
Cette orientation de l'écriture romanesque dans les années 1980 est naturellement à mettre en rapport avec "l'exil". Les
quatre écrivains, V. Khoury-Ghata, T. Ben Jelloun, R. Mimouni et F. Mellah, écrivent en effet, dans un espace culturel autre
que celui dont ils sont originaires. Ils sont à Paris ou à Genève203. Perdus dans la mosaïque culturelle qu'est notamment la
France de ces années là - mais d'aujourd'hui également, ils cherchent à dire leur différence, leur identité au plan scripturaire.
L'expression de l'identité choisit alors - outre l'oralité - l'hypertextualité comme voie, le modèle ancestral dans le cas du pastiche
Deux textes illustrent bien ici l'utilisation de la pratique hypertextuelle au service de l'expression de l'identité : La nuit
sacrée pour ce qui est du pastiche et Une ambition dans le désert en ce qui concerne la parodie. On reviendra sur les autres
plus loin.
a ) La nuit sacrée
En faisant prendre en charge le récit par une seule voix dans La nuit sacrée, Ben Jelloun ne fait pas que remonter aux
sources du récit; il voudrait dire que le temps de l'égarement, métaphorisé dans L'enfant de sable par le foisonnement des voix
récitantes et le parcours labyrinthique que prend le récit au début, est désormais révolu. En même temps le pastiche du schéma
initiatique du conte populaire (arabo-africano-berbère) lui permet de décrire son personnage dans son "odyssée" vers une
identité non trouble. Au plan symbolique, ce personnage allégorise l'être, le sujet minoritaire - féminin ou pas - se posant plus
d'une question sur son identité précisément problématique. Enfin à l'instar de Zahra qui recouvre son identité de femme,
bafouée et masquée, grâce à ce parcours initiatique qu'elle emprunte, le sujet maghrébin égaré au carrefour des civilisations,
des cultures, mais aussi des discours (l'appel des racines d'un côté, l'urgence de "l'intégration" de l'autre) est appelé à prendre la
même voie.
"Je n'étais plus un être de sable et de poussière à l'identité incertaine, s'effritant au moindre coup de
vent. Je sentais se solidifier, se consolider, chacun de mes membres. Je n'étais plus cet être de vent
dont toute la peau n'était qu'un masque, une illusion.." (page 138)
La forme néo-narrative exploitée par Ben Jelloun dans La nuit sacrée est par conséquent directement liée à la
problématique identitaire. Le modèle ancestral sert quant à lui de repère à "un être de sable et de poussière" évoluant dans un
lieu autre où son identité est à chaque instant menacée d'incertitude et d'effacement.
De façon un peu plus originale, A. Cossery fait résonner sa différence culturelle en parodiant le genre policier
occidental tel qu'on le connaît chez Agatha Christie. La parodie est en effet, une stratégie scripturaire qu'il adopte dans Une
ambition dans le désert. Plutôt que de pasticher ses ancêtres pour dire son origine comme le font les quatre écrivains cités plus
haut, il secoue - comme on l'a vu précédemment - un modèle occidental, le roman policier, en le parodiant pour exprimer toute
son altérité.
Cela dit, on se demande pourquoi il ne pastiche pas les ancêtres comme le font les autres écrivains. Les trouve-t-il
Et son exil, en est-il réellement un ? Certes non, il n'en est pas un car il s'agit plus d'une retraite volontaire que d'un
exil. Cossery est en France depuis 1947 non pour des raisons politiques mais de son propre gré. Contrairement aux autres
écrivains, lesquels vivent ici contraints et forcés; à commencer par V. Khoury-Ghata fuyant la guerre civile au Liban ou encore
R. Mimouni pour s'épargner la pression et la censure - aujourd'hui la menace physique même204 - qui pèsent sur les
Quant à savoir si A. Cossery trouve ses ancêtres en dehors de la culture arabe pour expliquer le choix hypertextuel de
l'auteur, on pourra répondre que bien que copte (les Coptes étant les premiers Chrétiens d'Egypte), il se sente profondément
"arabe" ou plutôt oriental. Le triomphe du fou (Tareq) sur le représentant de la raison (Samantar) est à cet égard significatif.
C'est même le triomphe de l'irrationnel sur le rationnel, de l'Orient sur l'Occident en somme, si l'on veut schématiser.
204 Rappelons à ce sujet la vague de terrorisme dirigée, dans l'année 1992, contre plusieurs personnalités algériennes dont Tahar Djaout
Cela dit le Père, l'Ancêtre est un thème quasi absent de l'univers romanesque de Cossery. La filiation et la généalogie
n'ont pas d'importance comparées à la dérision comme regard porté sur le monde dans son ensemble - en dehors de toute
frontière et de toute nationalité. C'est ce qui explique sa prédilection encore une fois pour la parodie. Pourquoi pasticher
(imiter) le Père lorsqu'on n'en a pas, lorsqu'on refuse surtout d'en avoir un. Comparé aux autres écrivains A. Cossery représente
"l'éternel enfant rebelle" qui ne cherche sa voie que dans l'hédonisme détaché de toute paternité. Le paternalisme est
précisément ce qu'il combat avec la même arme - la dérision - que l'arrogance. Ben Kadem, en l'occurrence, figure
emblématique du père autoritaire est doublement tourné en ridicule, d'abord pour son paternalisme encombrant - il a deux fils
dont un spirituel, Samantar, qui refuse de suivre son sillage politique; mais aussi pour son projet hégémonique sur toute la
péninsule arabique. Projet dans lequel il n'y a pas de place pour toutes les minorités qu'elles soient coptes ou bien épicuriennes.
Comme son héros, A. Cossery est donc menacé dans son être par le Père ou celui qui s'érige comme tel. C'est pourquoi il n'y a
pas de pastiche de l'Ancêtre. Tout tend à dire que derrière ce silence il y a une non reconnaissance du Père. Bref, encore une
La deuxième figure paternelle dans Une ambition dans le désert est exogène. Elle est non seulement encombrante
mais en plus arrogante, d'où son rejet. Cette figure est celle de la grande puissance impérialiste qui par ses élans hégémoniques
menace à son tour "le paradis incestueux" où vit paisiblement le fils rebelle avec la terre-mère. Elle ne vise pas seulement à
assujettir le fils pour l'aider à extirper les richesses de la mère, elle risque de remettre en question sa paresse érigée en
philosophie. Là encore l'épicurien n'a pas de place ni droit de cité dans un univers où seul le labeur compte.
Enfin, l'hégémonie étrangère n'étant pas uniquement économique mais aussi intellectuelle, la parodie s'impose par
c ) Bayarmine
Contrairement à Cossery gardant le silence sur un "ancêtre" en qui implicitement il ne se reconnaît pas, Vénus
Khoury-Ghata dit haut et fort sa filiation à l'ancêtre arabe mais non sans le froisser par moments. Chez elle le pastiche des
"Je me sens Arabe, même si je suis chrétienne. Je parle en français, j'écris en français, les chrétiens du
Liban prient en français [...] mais je suis arabe, et mes romans sont des romans arabes"205.
S'exprimant de la sorte, l'auteur dit manifestement sa généalogie arabe. L'Orient mythique tel qu'il se présente dans
Bayarmine n'a pourtant rien à voir avec l'exotisme. S'il en est, il s'avère en tout cas déconcertant, à la fois violent et impudique.
S'il est fabuleux, c'est parce que l'exil le rend comme tel. La nostalgie, la distance par rapport au pays le rendent aussi fascinant
que pour un étranger; mais aussi plus curieux encore, plus inconnu. La frangi découvrant l'Orient contenu dans le manuscrit
de la Kadin, symbolise le regard nouveau, lavé, étonné que porte sur lui-même celui qui est en exil, sur son groupe, sur son
époque :
"Quand je lis le journal, je me jette sur la page Proche-Orient, Liban..., toute ma famille est restée au
Liban, chaque jour on téléphone là-bas... Je suis capable de rester une nuit entière près du téléphone
pour mes fils qui sont là-bas, jusqu'à ce que j'aie la ligne... Je ne me coucherai pas avant. Si Yasmine
était plus grande, j'irais vivre dans ma maison du Midi au bord de la mer. A Paris je suis en exil. Ce
village sur un rocher m'a servi de Liban... C'est la même mer, le même terrain, les mêmes arbres. Dans
cette maison je suis bien. J'écris et je bois du café turc... Je lis les nouvelles. Je traîne mon Orient avec
moi..."206.
C'est là le discours de l'exilé dans toute sa nudité mais aussi dans toute sa profondeur. Ainsi elle traîne son Orient avec
elle, même dans l'acte d'écrire, même dans le choix des modèles narratifs. C'est la nostalgie de l'Orient qui commande le choix
d'un modèle puisé dans le patrimoine oriental, les réminiscences culturelles évidemment aussi.
Cela dit, si l'exil intérieur est source de souffrance207, l'exil géographique est source de fascination et de narcissisme.
Mais l'exil de l'auteur de Bayarmine n'est pas seulement géographique, il est également conjoncturel. Une guerre civile a
jamais eu à se déplacer. On naît étranger. On assume son étrangeté par rapport à l'espace et au temps, par rapport au lieu et à l'époque.
L'étranger c'est celui qui est habité par une incommensurable nostalgie.". Cf., "Un exil intérieur", Le Matin du Sahara Magazine,
Casablanca, 1-8 février 1987, conversation avec Hakim Bakrin.
252
tourmenté le Liban pendant plus de dix sept ans et obligé les Libanais à quitter contre leur gré une terre natale déchiquetée,
ensanglantée par un conflit confessionnel. Comme tous les écrivains libanais, V. Khoury-Ghata vit par conséquent en France
un exil forcé qui ne peut que faire redoubler son attachement à son pays, à sa culture, bref à son origine. Dire par ailleurs que
le pastiche des Nuits est une fuite devant l'atrocité du réel, une retraite dans le merveilleux, n'est pas justifié car quelque irréel
qu'il soit l'Orient dans Bayarmine fait écho à la guerre civile (entre Ottomans et Tartares), à la violence et au sang.
Les Mille et Une Nuits sont enfin l'alibi pour exprimer en toute liberté la révolte contre le dogme masculin imposé à
l'autre féminin. La femme arabe enfermée derrière le "verrou" de la pudeur ancestrale est depuis des siècles un objet de
mystère, de "respect" diront d'autres; les théologiens en l'occurrence. Pasticher ce texte proscrit, marginalisé par les gardiens du
dogme revient à "violer", à enfreindre la loi paternelle hostile à tout écart par rapport à la norme.
Pasticher dans une langue autre un texte déjà "mutin", est par conséquent doublement sacrilège. Le modèle n'est plus
un texte savant (sacré) mais populaire (profane), et le corps féminin s'expose non seulement devant l'Autre mais en plus
De son côté, pasticher dans la langue de Sade un texte arabe - oriental plus précisément, son origine étant triple : à la
fois hindoue, persane et arabe - est pour V. Khoury-Ghata une manière de faire advenir à l'universalité un discours
Bien qu'"insolente" à l'égard d'une éthique millénaire et inhibitrice, V. Khoury-Ghata demeure fidèle à sa filiation et à
sa généalogie arabe rien qu'en choisissant comme modèle d'écriture les contes de Shahrazâd. A l'inverse, F. Mellah représente
l'enfant rebelle par excellence, il cherche son origine ailleurs que dans le passé arabe ou plus précisément arabo-musulman. Il
remonte plus loin dans le passé pour arriver à Carthage. Ses origines il semble les trouver davantage dans le passé phénicien
enseveli sous les décombres, à l'image du saint-de-la-parole enseveli, lui, dans son marabout sis "impasse de la Patience"
(page 34).
Comme pour son personnage, Hannibal et Elissa sont pour l'auteur les grandes figures de cette origine lointaine. Son
point de départ n'est pas Le Coran ni Les Mille et Une Nuits - même s'ils exercent quelque ascendant sur lui - mais Carthage la
cité perchée sur la colline parfumée. L'Eden c'est cette "cité nouvelle" - Kart Hadath - des Phéniciens transformée aujourd'hui
En effet, tout tend à dire dans Le conclave des pleureuses que le paradis perdu de l'auteur est moins celui promis dans
Le Coran, que celui dont Carthage nous a laissé les vestiges. En ce sens les sept femmes ne pleurent pas seulement
l'évanescence de la mémoire, l'imposture des nouveaux "historiens" (modernistes); elles pleurent aussi une civilisation morte,
"Les anciens mythes étaient ainsi congédiés des mémoires; on s'en fabriquait de nouveaux."
(page 124).
Ceci est évidemment le point de vue d'une autre "pleureuse" : Fatma-la-Lampe; et pourtant on a l'impression que c'est
aussi celui de l'auteur qui va consacrer à la "légende" carthaginoise le roman suivant, c'est-à-dire : Elissa la reine vagabonde,
où c'est Elissa et non Didon - comme le prétendait Virgile208 - qui va nous raconter son errance de son point de vue de
bâtisseuse d'empire. Ce qui est de la part de l'auteur là encore une manière de réanimer une grande figure fondatrice et même
de refaire l'Histoire; même si par ailleurs il prétend lui-même que ce roman "n'est pas un roman historique [mais] l'histoire
d'une amnésie... Celle de [ses] compatriotes... C'est l'histoire d'une toponymie défaillante..."209. Ce qui est aussi le propos du
Ainsi donc l'origine pour Mellah est phénicienne non pas arabo-musulmane, féminine non pas masculine. Conclusion
"Rien ne rappelle la grande dame. Comment expliquer cette négligence ? Comment comprendre cet
oubli ? Comment accepter cette onomastique indigne ? Est-ce parce qu'Elissa était une femme que,
dans la pure tradition sémite, les Tunisiens ont fini par effacer jusqu'à son nom ?"210 comme le firent
208 Le souffle polémique traverse Le conclave des pleureuses. F. Mellah entre en dialogue avec Virgile auteur de l'Enéide à ce sujet
notamment prenant comme prétexte les "délires" de Monsieur : "Un autre soir, indigné et rageur, il se querella avec un dénommé Virgile
auquel il reprochait de défigurer la reine Elissa en l'appelant Didon et en lui prêtant des amours ridicules avec un marin grec : "Il faut
appeler les reines par leur nom et s'abstenir de les vieillir de trois siècles ! répétait-il. Qui est cet Enée sinon un vagabond indigne de notre
Elissa qui, elle, savait d'où elle venait...".". Cf., Le conclave des pleureuses, op. cit., page 154.
209 Cf., Fawzi Mellah, "Le T.G.M.", Villes dans l'Imaginaire : Marrakech, Tunis, Alger, Cahier d'études maghrébines, n°4, Cologne, janvier 1992,
page 76.
210 Cf., Fawzi Mellah, idem, page 76.
254
e ) L'honneur de la tribu
Si Mellah choisit le pastiche du Coran pour fustiger ces mêmes sémites déguisés aujourd'hui en modernistes afin de
justifier leur volonté de gommer la trace phénicienne, Rachid Mimouni, lui, choisit la fable (modèle ancestral) pour dresser un
réquisitoire contre ceux - totalement amnésiques, qui visent l'éradication de tout un passé tribal fondé sur le respect de
L'expression de l'identité est en effet portée à son paroxysme dans ce roman. L'honneur de la tribu est un pastiche des
fables traditionnelles211 qui véhicule en plus d'une forme ancestrale, une morale, une idéologie passéiste.
Est-ce à dire que l'auteur participe de cette même idéologie ? Non puisqu'on l'a vu, il la traite par moments avec
beaucoup d'humour212. Cela dit, la forme traditionnelle sert manifestement de plaidoyer à l'honneur bafoué de la tribu, à sa
topique renversée par un savoir exogène ravageur et une technique trop asservissante. Ce plaidoyer auquel les figures de
l'avocat et du juge servent d'arguments, est en même temps l'éloge d'un passé humain et le procès d'un modernisme aussi bien
En pastichant le modèle ancestral (la fable populaire) l'auteur laisse ainsi s'exprimer dans ses propres formes l'identité
de ses ancêtres, bafouée, violée, pervertie même. Le savoir, la sagesse, l'innocence tribales exposent ainsi dans leur mode
Le plaidoyer rédigé en français - dans la langue des Roumis, dira le vieux conteur - s'adresse à ces mêmes Roumis
(public français) pour leur faire prendre conscience du drame que leurs semblables causent à la population indigène de
Zitouna213; mais aussi pour faire advenir là encore à l'universalité l'histoire d'une origine marginalisée et la tragédie d'un
ancêtre profané.
Ainsi le pastiche n'est plus seulement le signe d'une réconciliation avec l'Ancêtre, il devient le prétexte pour plaider une
cause bafouée, le support pour pousser un cri de colère; enfin une mise en garde contre l'éviction du passé et des racines dans
Ainsi les cinq textes se recoupent. Quel que soit le moyen choisi ici et là pour dialoguer avec les textes précédents,
pastiche ou parodie, le rapport à la problématique de l'identité est plus ou moins le même chez les uns et les autres. Ils
expriment tous, chacun à sa manière, leur identité. Ils soulèvent tous également, chacun à sa façon, une grande question : celle
de la généalogie.
C'est précisément l'interrogation à laquelle nous conduit inéluctablement cette conclusion : pastiche, parodie et
expression de l'identité. Oui mais de quelle identité ? En effet de quelle identité tous ces écrivains se réclament-ils ?
L'identité une, ou bien l'identité multiple ? L'identité imposée par les discours autoritaires des "tenants du site
historique"214 ou bien l'identité hétérogène, plurielle dont se réclament A. Khatibi ou encore Meddeb ?
Enfin, l'identité arabe où les "range" l'Occident par ignorance d'une hétérogénéité qui lui est inhérente, ou bien une
"Ce qui fait qu'une chose est la même qu'une autre, que deux ou différentes choses ne sont qu'un et
C'est précisément le type de définition académique contre lequel les écrivains de l'altérité216 se dressent. Le type de
définition qui ne correspond aucunement à leur conception de l'identité; car d'un côté pareille définition "arrange" certains -
ceux notamment animés par quelque dessein unificateur - de l'autre parce qu'elle reflète d'une certaine manière la réalité arabe
"Nous vivons, nous sommes [disait déjà en 1977 un autre écrivain de l'altérité, un autre théoricien de
la "pensée-autre" dira-t-on plus précisément] écrasés par ce qu'on peut appeler le discours idéologique
de l'identité sauvage [laquelle] se fonde sur une idée naïve de l'être et de l'identité, à savoir qu'il y a moi
et qu'il y a l'autre, c'est à dire l'Occident. C'est là une position simple. Or la question de l'identité est
infiniment plus complexe. Il n'y a pas une si simple opposition entre le moi, comme moi national, et
214 Cf., Abdelwahab Meddeb, "Abdelwahab Meddeb par lui-même", Maghreb et modernité, Cahier d'études maghrébines, n°1, Cologne, 1989,
page 15.
215 Cf., Dupré P., Encyclopédie du bon français dans l'usage contemporain, Paris, Trévise, 1972.
216 Tenue pour l'antonyme d'identité par Le Petit Robert (op. cit.), définie celle-ci comme étant le "caractère de ce qui est un".
V. Communauté.
256
l'autre comme étranger, occident, etc. Mais l'autre est inscrit en moi, d'abord en tant que passé, que
mort, nos ancêtres arabes ou non que nous avons oubliés. [...] Prenons ce qu'on peut appeler l'être
marocain, il est profondément habité par son passé pré-islamique, par l'Islam, par l'arabité, par la
berbérité, par l'occidentalité. L'essentiel c'est d'une part, de ne pas oublier cette multiple identité qui
compose notre être et, d'autre part, il s'agirait de penser l'unité possible de toutes ces composantes,
mais une unité non théologique qui laisse à chaque part, sa part et à l'unité la plasticité d'inspirer
l'ensemble des éléments. J'appelle identité aveugle, l'illusion d'un moi absolu et la différence sauvage
Dire que les quatre écrivains du corpus - à l'exception d'A. Cossery - cherchent ici par le moyen du pastiche sérieux à
se réclamer de l'Ancêtre, risque en effet de prêter à confusion. De quel Ancêtre s'agit-il ? L'ancêtre arabe tel que cherchent à
l'inculquer - parfois par la force - les partisans d'une "idéologie de l'authenticité" ou bien l'ancêtre pluriel dont on ne peut
ignorer l'existence ?
Qui est en effet cet ancêtre dont se réclament les tenants du récit ancestral ? Où commence l'origine, au calendrier de
Rappelons à ce sujet ce que dit ou fait dire Fawzi Mellah : "Tu es phénicien. Souviens-toi : nous sommes
phéniciens."218. On a rebaptisé les rues par des noms de poètes arabes ou persans. On a planté le palmier à la place de l'olivier
Le vieux conteur de Mimouni, quant à lui, bien que bien assis dans la certitude du Grand Livre du monde s'avère
sensible aux "singulières exégèses" de "l'étrange bohémien, mi-camelot, mi-saltimbanque [dotant] de sens nouveau le message
divin"220.
Tahar Ben Jelloun nous cite avec respect non seulement Le Coran, Les Nuits et les ruwats mais Ibn Arabi et
Al Hallaj221 pour dire semble-t-il qu'au sein du Même (l'Arabe), il y a l'autre mystique récupéré222 ou à défaut marginalisé,
217 Cf., "A. Khatibi : pour une véritable pensée de la différence", propos recueillis par Zakya Daoud, Lamalif, n°85, janvier 1977, pages 29 et
30.
218 Cf., Le conclave des pleureuses, op. cit., page 44.
219 Idem, page 129.
220 Cf., L'honneur de la tribu, op. cit., page 69.
221 "Moi j'ai renoncé, je suis une renoncée dans le sens mystique, un peu comme Al Hallaj. [...] Je suis en rupture avec le monde, [...] je suis
une errance qu'aucune religion ne retient. Je vais et traverse les mythes indifférente". Cf., La nuit sacrée, op. cit., page 83. Le Consul à son
tour cite la philosophie du Zen : "Vous me rappelez cette phrase du Zen : "A l'origine, l'homme n'a rien.", idem, page 84. Ce qui témoigne
d'autre part de l'éclectisme de Ben Jelloun.
222 Abdelwahab Meddeb nous dit que le soufisme a parfois été récupéré et assagi par le pouvoir théologique et que la règle a bien été gardée
sous les prestiges mystiques de ce même pouvoir. Cf., "Lieux / Dits", Temps Modernes, Du Maghreb, n°375bis, octobre 1977, page 26.
257
L'autre féminin assujetti, infantilisé, parle pour une fois dans Bayarmine et donne de lui-même une représentation
déconcertante, bouleversante, "inouïe" dira Meddeb. Non seulement il lève le voile du mystère posé sur lui depuis des siècles,
mais il dit en toute liberté et sans pudeur les épanchements de son corps. L'autre tartare, arménien, prend la parole et dénonce
Enfin, Albert Cossery crie haut et fort le droit à l'eucuménisme grec tant combattu par les farouches défenseurs de la
chasteté et de la vertu musulmane. En fustigeant Ben Kadem, représentant plus ou moins de cette idéologie puritaine, hostile à
toute trace paganique, il fustige ceux qui remettent en question l'existence de l'autre païen inhérent au Même. Mais à travers
lui, il vilipende aussi le partisan d'une hégémonie panarabe ne laissant pas de place à l'autre ethnique, religieux, à savoir le
Copte; au contraire prévoyant son absorption sous l'égide de l'arabité, sort que celui-là réserve à toutes les minorités.
Qu'est-ce donc l'Ancêtre, qu'est-ce donc l'identité, où est donc l'origine pour tous ces écrivains de l'altérité ?
L'Ancêtre est-il le Prophète Mohammed ? L'identité est-elle uniquement arabo-musulmane pour eux ? Et l'origine, le
commencement, le point de départ de cette généalogie la fixent-ils à l'an 622 (date de l'Hégire et du commencement de la
chronologie musulmane) ?
Non, à la différence des traditionalistes, salafistes, réformistes, nationalistes, intégristes; bref à la différence des
partisans223 d'une hégémonie arabo-musulmane, ils disent que l'identité n'est pas une, homogène, arabe; elle est plurielle,
hétérogène. "Or quiconque feint qu'origine est une collabore à étouffer [non seulement] la séquelle hiérologique, qui est
populaire, féminine, montagnarde, archaïque, désertique"224, mais aussi toute présence minoritaire gênante ou encore
dérangeante.
Le dialogue que Ben Jelloun, Mimouni, Mellah, Khoury-Ghata et Cossery cherchent à établir avec l'Occident procède
précisément de cela.
La trace dialectale dans leurs textes, berbère225 ou turque, le phénicien226, les philosophies mystique (La nuit sacrée)
et oecuménique (Une ambition dans le désert), le corps féminin et son dire (Bayarmine), le paganisme dans ses élans
223 Pour A. Meddeb "L'autorité théologique triomphe de nos jours en d'autre costumes [...]. La parole à pouvoir universitaire et critique
reproduit la structure du savoir théologique, que ce soit dans l'enceinte de nos alma mater ou hors d'elles. Et tant de discours continuent à
perpétuer les mythes de la vérité, de la science, du savoir absolu. [...] Par secret d'analogie, modernistes et traditionalistes sont frères à
confondre dans un lieu de parole archéologiquement identique : les systèmes de pensée occidentaux y fonctionnent comme des ersatz
mettant davantage à nu ce qui constitue leur doxa tandis que la référence au passé prestigieux, à l'âge d'or, agite identité aussi folle que
vaine. Et d'un bord comme de l'autre, on légitime, par concordisme systématique, l'accès à la science." Mais Meddeb va encore plus loin. Il
affirme que réformistes, salafistes, nationalistes sont tous les "descendants, avoués ou pas, de l'institution théologique. Cf., A. Meddeb,
idem, pages 27 et 33.
224 Cf., A. Meddeb, idem, page 25.
225 Cf., Le conclave des pleureuses, op. cit., page 160.
226 Idem, page 142.
258
incestueux (les Béni Hadjar dans L'honneur de la tribu), quelques réminiscences platoniciennes (l'androgynie, la communion
entre Zahra et Le Consul dans La nuit sacrée); tout cela tend à dire à ce même Occident que l'Autre n'est pas qu'arabe, il est
tout cela à la fois. Et que l'Arabe, l'identité arabe ne se limitent pas aux seuls Coran, Mille et Une Nuits et fondamentalistes
(nous sommes là encore dans le champ des stéréotypes entretenus par des médias à la fois simplistes et arrogants), que derrière
Cette démarche a bien entendu été celle de Khatibi, Farès et Meddeb; mais celui-ci l'a poussée à son paroxysme.
En écrivant Talismano, son projet a été d'exacerber l'hétérogène, de produire une "écriture de l'étrangeté", bref de
secouer les attentes d'un public faisant l'association incomplète et erronée, évoquée plus haut :
"Mon premier roman, Talismano, illustre les inconciliables entre les nations, les cultures, les sexes, les
peuples. [...] Dans toute identité, cohabitent le différent et le même. Les inconciliables puisent leur
énergie dans le différent. Talismano réveillait le différent qui loge à l'intérieur même de l'identité
maghrébine. Il s'agissait de restaurer la scène de l'excès telle qu'elle est fréquentée par le peuple. Ce
culte du différent allait jusqu'à faire l'éloge de ceux qui peuplent la strate ethnologique, vernaculaire
que les tenants du site historique cherchent à circonscrire pour mieux procéder à son éradication. Mais
le dépassement de tel inconciliable était déjà perceptible, notamment à travers la jonction entre la
mystique et du religieux, de l'arabe et du non-arabe, existe également dans les textes de nos écrivains de l'altérité.
T. Ben Jelloun, R. Mimouni, F. Mellah, V. Khoury-Ghata ont semble-t-il retenu la leçon et l'originalité de la démarche
meddebienne. On a pourtant l'impression qu'ils lui reprochent sa violence et sa démesure. L'étrangeté aux allures talismaniques
(talsam), phantasiques risquent en effet de ne pas être saisie à cause de son opacité - disons plutôt à cause de son caractère
inouï - par le grand public français, et le dialogue par conséquent entravé, rompu. Seule une élite participant de ce que
A. Khatibi appelle la "pensée de la différence"228 pouvait saisir le message de Meddeb, d'où sa "difficulté". Notons que le
discours critique a souvent relevé l'aspect hermétique de Talismano, et l'insolite explique sa "difficulté" consensuellement
soulignée. Les esprits étroits et retenus dans l'étroitesse de leurs vues ne pouvaient voir dans l'écriture de l'hétérogène qu'une
signification voisine de l'étrangeté : la bizarrerie et a fortiori l'artifice, le dandysme229, le pédantisme. Or ce n'est pas du tout le
227 Cf., Abdelwahab Meddeb, "Abdelwahab Meddeb par lui-même", op. cit., pages 15 et 16.
228 "Celle qui essaie de dépasser la métaphysique et la théologie", mais aussi par extension toute pensée s'inscrivant en faux contre la
pensée traditionnelle et orthodoxe. Cf., Zakya Daoud, "A. Khatibi : pour une véritable pensée de la différence", op. cit., page 30.
229 Cf., A. Meddeb interviewé par Tahar Djaout, "Surprise de l'hybridation", op. cit.
259
sens230 de cette écriture de l'étrangeté laquelle bien qu'ayant quelque chose de l'ordre de "l'archéologie"231 cherche avant tout
A la différence de cet écrivain de "l'étrangeté exacerbée", les écrivains de l'altérité (T. Ben Jelloun, F. Mellah,
R. Mimouni, V. Khoury-Ghata) visent un public beaucoup plus large que la seule élite capable de saisir l'hétérogène, l'inouï,
Bien qu'ils accèdent à leur tour à la modernité en leur façon "de mêler les genres, de brouiller les pistes [et] de les
excéder"232 - poésie, essai, fiction et narration coexistent dans leurs textes, le roman étant le genre libre par excellence233,
leur souci n'est pas de secouer, d'ébranler les esprits étroits trop habitués à l'homogène; mais d'entrer en dialogue avec cet
Occident plus large cantonné, maintenu dans sa représentation unitaire de l'identité maghrébine et arabe en général. Ils disent à
leur tour quoique délicatement, "modérément", implicitement que l'Arabe encore une fois n'est pas seulement la triade évoquée
plus haut : Le Coran, Les Nuits et l'intégrisme. C'est aussi un fond arabo-berbère, africain, soufi, phénicien, juif, féminin,
paganique, etc. Bien plus Le Coran, Les Nuits la doctrine fondamentaliste font partie d'un ensemble composite, d'une
mosaïque. Bref ils mettent tout cela sur le même pied d'égalité, sur la même fresque identitaire. Ils cherchent à faire saisir que
dans le Même (l'Arabe) il y a l'autre, les autres dans toute leur diversité; mais que les tenants du lieu de l'Histoire veulent mettre
L'un des plus rebelles va jusqu'à dire explicitement que le palmier emblème de l'hégémonie arabo-musulmane - sous
quelque déguisement qu'elle se manifeste - essaime les nouveaux quartiers et que le quartier des Phéniciens est accusé de viols
imaginaires. Comme Meddeb, ils disent tous la même vérité : la supercherie de l'homogène et la réalité du multiple, la seule
différence étant dans la manière. A la violence, à l'exubérance du dire, à l'effet de bombe, succède la souplesse du procédé, le
didactisme même. A l'étrangeté provoquante et mécomprise, succède l'altérité plus accessible et pédagogue.
230 "Je voulais une fois pour toutes liquider la question de l'identité, de l'appartenance, l'appropriation du nous, toutes ces entraves, je voulais
les briser pour passer enfin à l'espace littéraire dans sa pureté et m'y mouvoir jusqu'à m'y perdre.". Cf., A. Meddeb interviewé par Tahar
Djaout, idem.
231 C'est à dire en rapport avec la littérature classique arabe fonctionnant comme littérature tutélaire sur Meddeb et se caractérisant elle-
même par une structure qui mêle les genres. Par exemple L'épître du pardon d'Abou Al Alâ Al Ma'arri où fable, rhétorique, grammaire,
théologie, poésie voisinent dans le même espace textuel. A ce sujet Meddeb avoue : "Ce qui pour moi était une fiction polyphonique que je
recevais avec jubilation en sa fonction d'orchestrer tant de procédés d'écriture, était pour eux [des écrivains français] l'étrangeté même. Cf.,
A. Meddeb interviewé par Tahar Djaout, idem.
232 Cf., A. Meddeb interviewé par Tahar Djaout, idem.
233 Cf., Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, op. cit.; ainsi que A. Meddeb interviewé par Tahar Djaout, idem.
260
CONCLUSION
Que peut-on conclure de ce qui a été développé dans cette troisième partie ? Que le retour au récit survient dans les
années 1980 précisément avec T. Ben Jelloun, R. Mimouni, F. Mellah et V. Khoury-Ghata, par réaction à une écriture trop
Oui en quelque sorte mais pas seulement, car le retour au récit n'est pas un phénomène spécifiquement maghrébin ou
arabe, c'est un phénomène beaucoup plus général, européen et américain en l'occurrence. Il marque toute la littérature, la
pensée postmoderniste à partir des années 1970 ("trans-avant-gardiste" plus précisément) représentant une réaction vive à un
certain terrorisme d'avant-garde, une "rupture avec la rupture" pour reprendre une expression d'Antoine Compagnon234.
Le nouveau roman français qui est une écriture d'avant-garde s'est fondé non seulement sur l'éviction du sujet de la
scène romanesque, mais aussi sur la discontinuité du récit ou plus précisément sur la déchronologie comme antonyme d'une
Après une décennie ou deux (1960-1970), de dédain de la tradition narrative et même de son rejet, après une période
qui a été sous le signe d'un certain empirisme scripturaire (Kateb, Dib, Farès, etc.) survenu à l'influence de cette nouvelle
poétique romanesque, les écrivains maghrébins notamment reviennent au récit "linéaire" et à l'autobiographie comme genre.
C'est dans cette mouvance "néo-narrative" que s'inscrivent les textes des quatre premiers auteurs du corpus étudié ici,
A. Cossery comme on l'a signalé auparavant n'ayant jamais troqué le lisible contre le scriptible.
Bien entendu ce retour au récit peut être interprété comme une réaction à un formalisme outrancier et générateur d'une
écriture trop élitiste car difficile d'accès - comme cela a été le cas autrefois des postmodernistes de la deuxième génération (les
trans-avant-gardistes) à l'égard des littératures modernistes et d'avant-garde nécessitant aux dires de John Barth une "industrie
[de] glossateurs, [d'] exégètes et [de] chasseurs d'allusions qui servent de médiateurs entre le texte et le lecteur."235.
On pense pourtant que ce regain de narrativité, ce réinvestissement de la lisibilité textuelle - du côté maghrébin surtout
- est moins une entreprise démocratique que la volonté d'accéder à la transparence de l'être évoluant dans un tourbillon d'êtres
différents.
Le nouveau roman, la "poétique de la fragmentation" en général, ne pouvaient pas offrir à ces écrivains de la néo-
narrativité la possibilité de collecter les bribes éparses d'une identité brisée, mais aussi menacée de dilution dans l'incolore. Seul
le retour au récit traditionnel, en tant que dire et modèle ancestraux permettait de retrouver ses racines et de signifier son
C'est ainsi que le pastiche sérieux des modèles narratifs anciens (Les Mille et Une Nuits, les conteurs populaires,
Le Coran, etc.) traduit une réconciliation avec l'Ancêtre (boudé autrefois), consécutive à l'effondrement de l'édifice occidental
devant les sujets arabes en général et maghrébins en particulier (attentes déçues, xénophobie pesante, athéisme gratuit, laïcisme
intolérant, marxisme détourné puis déboulonné, etc.); effondrement que d'autres comme A. Cossery traduisent par la parodie
d'un modèle occidental révélateur d'un mode de pensée aussi décevant que le reste.
Nous avons vu à ce sujet comment pendant que T. Ben Jelloun, R. Mimouni, F. Mellah et V. Khoury-Ghata
pastichent en régime sérieux les ruwats, Le Coran, Les Nuits et la fable ancestrale, A. Cossery parodie, malmène, raille même
le roman policier traditionnel présenté comme la caricature d'une vision trop rationaliste du monde, mais aussi trop arrogante.
Les choses n'étant pas si simples, le jeu hypertextuel s'avère plus dérangeant qu'il n'y paraît pour l'Ancêtre. Il débouche
Qui est cet ancêtre dont on se réclame et avec lequel on a signé un acte de réconciliation dont le pastiche sérieux offre
la manifestation ? L'ancêtre arabe, unique qui se prétend comme tel au détriment de ceux qui l'ont précédé dans l'Histoire ou
qui vivent silencieusement sous sa tutelle, ou bien un ancêtre pluriel, hétérogène plus conforme à la réalité et à la mémoire ?
C'est l'interrogation sur laquelle l'analyse a débouché au vu de la perversité du pastiche sérieux dans la plupart des
textes : V. Khoury-Ghata utilisant le pastiche des Nuits pour transgresser le tabou masculin, F. Mellah imitant en régime
sérieux Le Coran pour dénoncer l'arrogance de ceux qui veulent recommencer indéfiniment la genèse de la Révélation,
R. Mimouni pour dire la nécessité de l'éclectisme de la pensée contre sa clôture, enfin T. Ben Jelloun pour signifier l'existence
d'une "pensée-autre", mystique cette fois. C'est également l'interrogation à laquelle l'étude aboutit au risque de froisser certaines
En guise de conclusion, on voudra d'abord revenir sur un point essentiel resté insoluble malgré les différentes lectures
qu'on a faites autour du postmodernisme. Cela avant de résumer les trois grandes problématiques abordées dans le présent
travail.
Rappelons d'abord les articles et ouvrages étudiés de très près, et traitant du postmodernisme : "La littérature marocaine
depuis les années 80 et le courant post-moderne" (M. Gontard), "Le récit postmoderne" (A. Kibédi Varga), "Le post-
modernisme américain" (Harry Blake) pour ce qui est des articles; Les cinq paradoxes de la modernité (A. Compagnon) et
Au sortir de ces lectures, avouons être restée perplexe, voire tiraillée entre deux versions contradictoires du
postmodernisme, comme refus de la linéarité et en même temps comme retour au récit. On voit là, en effet, un paradoxe qu'il
M. Gontard, citant d'emblée John Barth, fait des postmodernistes les héritiers directs des grands modernistes, Eliot,
Joyce, Kafka etc. ..., dont la difficulté d'accès est "fonction de leur refus de la linéarité, de leur aversion pour un art fondé sur
une causalité et une psychologie conventionnelles, de leur glorification de l'expérience intérieure, privée, contre l'expérience
publique, de leur prédilection générale pour les figures "métaphoriques" plutôt que "métonymiques", ..."1.
Dans le même sens, A. Compagnon résumant les traits le plus souvent mentionnés du roman postmoderne, évoque
Paradoxalement, A. Kibédi Varga et E. Flamand parlent, quant à eux, d'un retour spectaculaire au vieil art du récit
(perceptible à travers une pléthore d'autobiographies, de journaux et de carnets), et de la nécessaire renarrativisation du texte3
Qu'est-ce que le postmodernisme par conséquent ? Un prolongement ou au contraire une rupture avec l'esthétique
1 Cf., John Barth, "La littérature du renouvellement", op. cit., page 401.
2 "Si l'on me mettait en demeure de citer un roman postmoderne, réunissant tous les traits le plus souvent mentionnés : l'indétermination du
sens, la mise en cause de la narration, l'exhibition de l'envers du décor, la rétractation de l'auteur, l'interpellation du lecteur et l'intégration
de la lecture, je penserais au beau livre de Louis-René des Forêts, Le Bavard (1946) ...". Cf., Antoine Compagnon, Les cinq paradoxes de la
modernité, op. cit., page 161.
3 Paul Ricoeur et MacIntyre insistent beaucoup sur la fonction quotidienne du récit, parce qu'ils estiment que le récit se trouve, à l'heure
actuelle, menacé sous toutes ses formes. Cf., A. Kibédi Varga, "Le récit postmoderne", op. cit., page 15.
264
C'est sans doute son prolongement, à en croire John Barth soulignant qu'à l'instar de leurs précurseurs ou "parents",
"les écrivains postmodernistes, avec des résultats variés, créent des oeuvres qui s'occupent de plus en plus d'elles-mêmes et de
leur processus internes, et de moins en moins de la réalité objective et de la vie dans le monde."4.
Peut-être pensait-il à l'émergence vers 1968 de l'écriture expérimentale des "dreck-arrangers", sur laquelle a débouché
le "roman-parodie" des années 1960. Le langage y est, en effet, travaillé et les techniques littéraires audacieuses. "Le post-
modernisme [passait alors] de la mise en cause du langage-piège à la conceptualisation, pas encore achevée, d'un nouveau type
Mais le postmodernisme est aussi une rupture avec le modernisme, lorsqu'on apprend dans Les cinq paradoxes de la
modernité que "l'un des griefs constants des postmodernes contre les modernes est l'ascèse qu'exige la réception de leurs
oeuvres"7.
Le retour au récit après de longues années d'abandon et de mauvais traitements (les "dreck-arrangers"), a-t-il par
Certes oui, "austère et ambitieuse, dit-on, [les oeuvres modernistes] sont d'accès difficile et ne donnent pas de plaisir.
[...] Les oeuvres postmodernes se soucient en revanche du bien-être de leurs lecteurs, comme les bâtiments postmodernes ont
soin de leurs habitants ..."8. Cosmicomics d'Italo Calvino et Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez, "caractérisés par
la fantaisie et le baroque, auraient donné un peu d'air frais après le dessèchement du modernisme jusqu'au Nouveau Roman."9.
Le retour au récit devient alors l'expression d'un "ras-le-bol" devant "l'hyperintellectualisme" - le terme est d'Antoine
Compagnon - du modernisme et une mise en avant du plaisir de lire. Mais aussi, pense-t-on, la quête d'une lisibilité et d'une
transparence perdues au milieu de l'hermétisme poussé à l'extrême dans les textes modernistes.
Si la non-linéarité préconisée par Joyce, Eliot, etc., a abouti à une littérature austère et illisible, le retour au récit serait
par conséquent une réaction à tout cela, une revanche démocratique sur l'aristocratie10 de l'art d'élite. Cela n'est pas sans
4 Cf., John Barth, "La littérature du renouvellement", op. cit., page 400.
5 Cf., Harry Blake, "Le post-modernisme américain", op. cit., page 175.
6 "Face à l'échec de l'expérience américaine, les "dreck-arrangers" avancent une idée neuve : la civilisation est morte, vive le jeu. Jouons avec
ce qu'il en reste, des fragments sans cohérence. Il est essentiel que le langage perde son pouvoir sémiotique : sinon le "mot incarné" tue
en construisant des structures historico-subjectives irréductibles. Et la chair redevient malade. Pour les post-modernes, la culture et le
discours sur lequel elle est fondée n'est qu'une série de ruines : et le texte à construire une série de jeux insensés à partir des signes du
temps révolu où le sens est évacué, ...". Cf., Harry Blake, idem, page 175.
7 Cf., Antoine Compagnon, Les cinq paradoxes de la modernité, op. cit., page 158.
8 Cf., Antoine Compagnon, idem, page 158.
9 Cf., Antoine Compagnon, idem, page 159.
10 Cf., Hassan cité par John Barth, "La littérature du renouvellement", op. cit., page 401.
265
rapport avec une définition du postmodernisme comme "synonyme de la contre-culture, se voulant populaire après un
modernisme élitiste"11.
Cependant, le retour au récit comme quête d'une lisibilité et d'une transparence évanouies, ressemble également, croit-
on, à une palinodie au sein du postmodernisme lui-même, à l'égard de ses thèses du début (1960). La renarrativisation du texte
dans les années 1980, ne serait pas seulement une "rupture avec la rupture" (le modernisme a déjà rompu avec le réalisme
bourgeois du XIXe siècle); elle serait une récusation et donc une rétractation du postmodernisme, vers 1980, par rapport à sa
rhétorique initiale; celle-ci le rapprochait, en effet, malgré lui du modernisme, l'expérience des "dreck-arrangers" ayant donné le
jour à des textes probablement aussi illisibles que ceux de leurs précurseurs.
Le synchrétisme en revanche, et la coexistence des styles dans les textes postmodernes d'après 1970, comme le retour
au récit, seraient une réaction au dessèchement et à l'endurcissement auxquels le travail sur le langage les a conduits à leur
C'est pourquoi les romans d'Italo Calvino et de G. Garcia Marquez, souvent cités et loués, marquent, encore une fois,
un tournant dans l'esthétique postmoderne. Ils n'ont, en effet, aucun rapport avec les premiers romans-parodies, entre 1960 et
1968, où la loi de la narration n'est qu'absurde et arbitraire12, ni avec les textes-fragments sans cohérence des "dreck-
arrangers", ni même avec le nouveau roman français, où l'influence moderniste reste nettement présente et la déchronologie
Revenons à présent à la résurgence du récit dans les cinq romans étudiés plus haut et récapitulons ce qu'on peut retenir
de leur analyse.
L'approche narratologique s'est fondée ici sur trois notions capitales : le narrateur, le point de vue narratif et le schéma
narratif. L'étude de cette notion a montré que la ligne narrative dans l'ensemble du corpus reste plus ou moins respectée et
l'histoire parfaitement perceptible malgré quelques anachronies et digressions narratives. Ce qui permet de situer les cinq textes
dans une tendance "néo-narrative" marquée dans les années 1980 par un net retour au romanesque, après une période (1960 -
1970) où l'on a vu les écrivains - maghrébins notamment - abandonner, sous "l'influence" du nouveau roman et du courant
11 Cf., Matei Calinescu cité par Antoine Compagnon, Les cinq paradoxes de la modernité, op. cit., page 162.
12 Gile's Goat Boy (J. Barth, 1960), Catch-22 (J. Heller, 1961), The Painted Bird (J. Kosinski, 1966). Cf., Harry Blake, "Le post-modernisme
Chez Ben Jelloun par exemple (La nuit sacrée), le mélange des genres et l'exhibition des mécanismes même de
production du récit ne sont pas incompatibles avec la résurgence en texte du récit traditionnel. Il revient à une linéarité d'un
"nouveau type" puisée paradoxalement dans le "récit tribal" où la fonction métanarrative existait déjà. Il se rapproche ainsi -
malgré quelques divergences - de Meddeb dans sa manière de puiser dans un dire ancien, archaïque, matière à innover.
Chez cet auteur - contesté par ailleurs - comme chez les autres (Mimouni, Mellah), ce retour au récit s'accompagne en
même temps d'un ressourcement dans la tradition orale. Conte, légende et verbe populaires investissent le texte et le fécondent.
Inversement l'écrit, la langue française ainsi que le genre romanesque permettent à cette parole à la fois vive et éphémère de
résonner au plan de l'universel. En faisant parler dans son mode d'énonciation un vieil homme allégorisant cette même oralité,
Mimouni fait advenir à l'universalité un dire, une topique, une mémoire, menacés d'évanescence.
Parallèlement à la tradition orale, la tradition écrite ou corpus ancien offre à ces écrivains de la "néo-narrativité" une
gamme de modèles d'écriture dont Le Coran et Le Livre des Mille et Une Nuits sont les plus imités ici. C'est ainsi que la
réhabilitation du récit s'accompagne d'un travail de pastiche sérieux de ces mêmes hypotextes. En pastichant Le Grand Code,
Fawzi Mellah par exemple ne vise pas à pervertir le texte sacré, au contraire il l'utilise pour dresser un réquisitoire contre ceux
qui veulent renouveler indéfiniment sa genèse. Vénus Khoury-Ghata, quant à elle, ne pastiche pas Les Nuits pour se divertir ou
insinuer quelque distanciation à leur égard, elle les pastiche en régime sérieux pour investir son texte (hypertexte) de
Tissant leurs récits sur le modèle des anciens, les tenants de la tendance "néo-narrative" expriment ainsi leur
réconciliation avec l'Ancêtre. Cette réconciliation se traduisant au plan hypertextuel par l'imitation respectueuse est à mettre en
rapport avec l'exil. Tahar Ben Jelloun, Rachid Mimouni, Fawzi Mellah et Vénus Khoury-Ghata écrivent en effet en lieu autre
que celui dont ils sont originaires. Perdus dans la mosaïque culturelle qu'est la France, ils cherchent par le pastiche sérieux des
codes endogènes à exprimer leur différence, leur altérité, bref leur identité au plan de l'écriture. Parallèlement, cultiver un
certain particularisme formel (l'oralité) est à interpréter au plan idéologique, existentiel comme la volonté de traduire le malaise
du sujet maghrébin en particulier et arabe en général, face à "l'intégration" que celui-ci associe au contraire à une véritable
A la différence de Ben Jelloun, Mimouni, Mellah et Khoury-Ghata, Albert Cossery choisit pour sa part la parodie pour
exprimer son altérité. Plutôt que de pasticher ses ancêtres, il met à mal un genre occidental fondé sur les vertus du syllogisme,
et synonyme d'une civilisation "arrogante" et férue de "sa science néfaste". Le fou triomphant du logicien dans Une ambition
267
dans le désert, concentre en lui le discours éminemment polémique, provocateur même dressé contre le rationalisme de
Ainsi donc pastiche et parodie sont ces moyens à travers lesquels hypertextes entrent en dialogue avec hypotextes. Ce
sont également ces pratiques littéraires au moyen desquelles on signifie à l'Autre son identité et son origine. C'est là que les
Qui est l'Ancêtre dont se réclament tous ces écrivains ? Est-il unique, homogène, arabe comme se le représente
précisément l'Autre occidental, et comme veulent surtout le faire croire les idéologies de "l'authenticité" ?
Contre toute attente ces écrivains pastichant avec respect le modèle ancestral, se réclament d'un ancêtre pluriel,
hétérogène, bref composite tel que notre mémoire - pourtant parfois défaillante - en a le souvenir. Albert Cossery observant un
silence éloquent sur l'ancêtre homogène dit paradoxalement son désaccord avec lui et sa non reconnaissance en lui. Etre copte
et eucuménique à la fois sont précisément les traces détestables que l'ancêtre hégémonique veut élaguer de sa définition de
"Je ne saurai me référer à une supranationalité chancelante. Je ne connais que des Marocains, Syriens
ou Libanais, des Egyptiens, Algériens ou Irakiens, des Yéménites, Palestiniens ou Tunisiens. Ils
vivront peut-être ensemble le jour où chacun d'eux aura construit sa propre liberté. Sans elle pas de
culture, pas d'indépendance ni de raison, de conscience ou de foi. Je déclare n'être engagé en moi-
même que par mon algérianité. Elle est historiquement berbère, arabe, andalouse, turque, musulmane,
imaginaire peuplé de représentations d'ailleurs contradictoires. Je ne suis arabe que dans ma solidarité
totale avec des peuples doublement agressés de l'intérieur et de l'extérieur; dans mes références à une
meurtrier. [...] Je dirai non irréductiblement à ceux qui exercent sur elle [...] leur pouvoir usurpé et
n'illustrent leur présence que par leurs faillites successives et leurs impostures. Non à tous ceux qui se
Ainsi seule l'approche thématique ne conduit pas à la question combien essentielle de l'identité; l'approche du signifiant
littéraire, narratologique et hypertextuel, peut nous amener à poser la même problématique. C'est là une perspective de
recherche qu'on pourrait désormais explorer en complément ou en rupture avec l'approche citée plus haut. Enfin l'approche
13 Cf., Jamel Eddine Bencheikh, "Avoir vingt ans et être arabe", Etre arabe, regards croisés, Dossier spécial, Quantara, n°7, mai - juin 1993,
page 21 - 22.
268
hypertextuelle des textes littéraires peut également déboucher sur la discussion de définitions parfois trop rigides et
sophistiquées des pratiques mimétiques. Les textes littéraires ne se pliant pas toujours à ces mêmes définitions académiques,
Cette bibliographie thématique n'est pas exhaustive. Les travaux mentionnés concernent les centres d'intérêt de cette
recherche. Elle se présente en deux parties : liste des références bibliographiques et bibliographie. Les textes des auteurs
étudiés seront classés par ordre chronologique. Le plan général sera pour chaque rubrique celui présenté ci-dessous.
I - Etudes générales
I - 1 - Linguistique et poétique
I - 2 - Narratologie
I - 3 - Intertextualité et hypertextualité
I - 4 - Modernisme et postmodernisme
I - 6 - Sur la folie
III - 1 - Ouvrages
III - 4 - Articles
III - 5 - Entretiens
VI - 1 - Oeuvres
VI - 2 - Articles
IX - Dictionnaires et encyclopédies
X - Divers
271
I - Etudes générales
I - 1 - Linguistique et poétique
ADONIS, Introduction à la poétique arabe, traduit de l'arabe par Bassam Tahhan et Anne Wade Minkovski, Paris, Sindbad,
1985.
BAKHTINE, Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, traduit du russe par Daria Olivier, Moscou, 1975, Paris, Gallimard,
1978, coll. "Tel", pour la traduction française.
- L'oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, traduit
du russe par Andrée Robel, Paris, Gallimard, 1970, coll. "Tel", pour la traduction française.
BARTHES, Roland, Le degré zéro de l'écriture suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Seuil, 1953 et 1972, coll. "Points".
JAKOBSON, Roman, Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, 2ème volume, 1973.
ROBERT, Marthe, Roman des origines et origines du roman, Paris, Gallimard, 1981.
SALLENAVE, Danièle, "Fiction et autobiographie", rubrique "Débats" du Monde, Vendredi 24 juillet 1992.
TODOROV, Tzvetan, Poétique de la prose, choix suivi de Nouvelles recherches sur le récit, Paris, Seuil, 1980, coll. "Points".
I - 2 - Narratologie
BARTHES, Roland, "Introduction à l'analyse structurale des récits", L'analyse structurale du récit, Communication 8, Seuil,
coll. "Points", 1981.
- "Introduction à l'analyse structurale des récits", Poétique du récit, Paris, Seuil, 1977, coll. "Points".
BENCHEIKH, Jamel Eddine, Les mille et Une Nuits, ou la parole prisonnière, Paris, Gallimard, 1988.
BOOTH, Wayne C., "Distance et point de vue", Poétique du récit, Paris, Seuil, 1977, coll. "Points".
BREMOND, Claude, "Quelques uns des Mille et Un Problèmes des Mille et Une Nuits", Langues et cultures populaires dans
l'aire arabo-musulmane, Journées d'Etudes Arabes, octobre 1986, Paris, Association Française des
Arabisants, 1987.
DÄLLENBACH, Lucien, "Du fragment au cosmos (La Comédie humaine et l'opération de lecture I)", Poétique, n°40, Paris,
Seuil, novembre 1979.
KAYSER, Wolfgang, "Qui raconte le roman ?", Poétique du récit, Paris, Seuil, 1977, coll. "Points".
LINTVELT, Jaap, Essai de typologie narrative. Le "Point de vue". Théorie et analyse, Paris, José Corti, 1981.
I - 3 - Intertextualité et hypertextualité
GENETTE, Gérard, Palimpsestes. La littérature au second degré, Seuil, Paris, 1982, coll. "Poétique".
KRISTÉVA, Julia, Semiotike. Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969, coll. "Points".
TODOROV, Tzvetan, Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique, suivi des Ecrits du cercle de Bakhtine, Paris, Seuil, 1981.
I - 4 - Modernisme et postmodernisme
272
BARTH, John, "La littérature du renouvellement", Poétique, Paris, Seuil, n° 48, novembre 1981.
BLAKE, Harry, "Le post-modernisme américain", Tel-Quel, Etats Unis, n°71-73, 1977.
COMPAGNON, Antoine, Les cinq paradoxes de la modernité, Paris, Seuil, février 1990.
FLAMAND, Eric, Abrégé de culture borgésienne, Paris, Noël Blandin éditeur, 1985.
KIBÉDI VARGA, A., "Le récit postmoderne", Situation de la fiction, Littérature, n° 77, février 1990, Paris, Larousse, 1990.
COMBES, Annie, Agatha Christie. L'écriture du crime, Paris, Les impressions nouvelles, 1989.
EISENZWEIG, Uri, "Entretien", Le roman policier, Littérature, n°49, Paris, Larousse, février 1983, entretien accordé par
Alain Robbe-Grillet.
- "Présentation du genre", Le roman policier, Littérature, n°49, Paris, Larousse, février 1983.
NARCEJAC, Thomas, Une machine à lire : le roman policier, Paris, Denoël/Gonthier, 1975.
HAROUN, Abdessalam, Tahdhîb Sîrat Ibn Hicham, Beyrouth, Dar El Qalam, 1972, texte en arabe.
SOLE, Robert, "Un entretien avec M. Maxime Rodinson", Le Monde, Vendredi 15 février 1991, entretien accordé par
Maxime Rodinson.
III - 1 - Ouvrages
ALEXANDRIAN, Sarane, Georges Henein, Paris, Seghers, 1981, coll. "Poètes d'aujourd'hui".
ARNAUD, Jacqueline, La littérature maghrébine de langue française, Tome II : Le cas de Kateb Yacine, Paris, Publisud,
1986.
BONN, Charles, Kateb Yacine. Nedjma, Paris, PUF, 1990, coll. "Etudes littéraires".
- Le roman maghrébin de langue française : vers un espace de communication littéraire décolonnisé
?, Paris, L'harmattan, 1985.
- Lecture présente de Mohammed Dib, Alger, Entreprise Nationale du Livre, 1988.
CHIKHI, Beïda, Problématique de l'écriture dans l'oeuvre romanesque de Mohammed Dib, Alger, Office des publications
universitaires, janvier 1989.
GONTARD, Marc, La violence du texte, études sur la littérature marocaine de langue française, Paris, L'Harmattan, 1981.
- Nedjma de Kateb Yacine. Essai sur la structure formelle du roman, Rabbat, Imprimerie de L'Agdal,
1975, rééd., Paris, L'harmattan, 1985.
273
KHADDA, Naget, L'oeuvre romanesque de Mohammed Dib. Propositions pour l'analyse de deux romans, Alger, Office des
Publications Universitaires, 1983.
NAAMAN, Abdallah, Le français au Liban. Essai socio-linguistique, Paris - Beyrouth, Naaman, 1979.
VIATTE, Auguste, Histoire comparée des littératures francophones, Paris, Nathan, 1980.
ALTHEN, Gabrielle, "Comme un acte de parole", Andrée Chédid Voix multiple, Sud, Marseille, Sud, 1991.
KNAPP, Bettina L., "Chédid : poétique de terre et d'espace", Andrée Chédid Voix multiple.
OLIVIA, Astrid, "Au travers du vivant", Andrée Chédid Voix multiple, Sud, 1991.
AIT AHMED, Mehdi, Le langage du corps dans La nuit sacrée de T. Ben Jelloun, Paris, juin 1989, mémoire de D.E.A. sous
la direction de Charles Bonn, présentée à l'Université de Paris-Nord, Paris XIII.
ARNAUD, Jacqueline, Recherches sur la littérature maghrébine de langue française. Le cas de Kateb Yacine. Tome II , Paris,
L'Harmattan, 1982, thèse présentée devant l'Université de Paris III, 7 décembre 1978.
274
BOURKHIS, Ridha, Le langage de connotation. Recherche théorique et application à l'oeuvre de Tahar Ben Jelloun, Paris,
octobre 1990, thèse de nouveau doctorat ès-lettres modernes sous la direction de Robert Martin,
présentée à l'Université de Paris-Sorbonne, Paris IV.
CHIKHI, Beïda, Conflit des codes et position du sujet dans les nouveaux textes littéraires maghrébins de langue française
(1970-1990), Paris, 14 décembre 1991, thèse de doctorat d'Etat Es-Lettres, sous la direction de Claude
Duchet, Paris VIII.
DRISSIA EL BEKRI, Aoula, Techniques narratives comparées : nouveau roman - roman maghrébin, Université Paris Nord,
juin 1989.
FENEGLIO ABDEL AAL, Irène, Albert Cossery. Ecrivain de langue française et d'expression égyptienne, Paris,
octobre 1984, thèse de doctorat de III cycle de littérature comparée sous la direction de Jeanne-Lydie
Gore, présentée à l'Université de Paris IV - Sorbonne.
GAILLARD, Sarra, Approche narratologique de La nuit sacrée de T. Ben Jelloun, Paris, octobre 89, mémoire de DEA
présenté à l'Université de Paris Sorbonne.
GAUDIN, Françoise, Le roman de Tahar Ben Jelloun : techniques et idéologie, Thèse de doctorat d'état soutenue à Paris III,
1989.
GHAZAYEL, Ghazi, Les problèmes de l'identité culturelle dans la littérature libanaise d'expression française (1955 - 1987),
Paris, juin 1990, thèse de nouveau doctorat ès-lettres modernes sous la direction de Robert Jouanny,
présentée à l'Université de Paris-Sorbonne, Paris IV, Centre international d'études francophones.
SALHA, Habib, Poétique maghrébine et intertextualité, thèse pour le doctorat d'état soutenue à l'Université Paris-Nord (Paris
XIII) en 1990.
III - 4 - Articles
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Abdelkébir Khatibi.
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JIBRIL, Mohammed, "A. Meddeb. Le chantre de l'entre-deux des cultures", Lamalif, n°107, juin - juillet 1979, entretien
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NACCACHE, Amal, "Andrée Chedid : Mon Orient, je le porte en moi", Arabies, n°23, Paris, novembre 1988, entretien
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entretien accordé par Amin Maalouf.
SEBBAR, Leïla, "Chroniques de l'exil", Sans frontière, n°87, 1988, entretien accordé par Vénus Khoury-Ghata.
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MONGIN, Olivier, "Identité et littérature : la France en mal de fiction", rubrique "Débats" du Monde, Vendredi 3 juillet 1992.
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VI - 1 - Oeuvres
BEN JELLOUN, Tahar, L'enfant de sable, roman, Paris, Seuil, septembre 1985.
- La nuit sacrée, roman, Paris, Seuil, 1987.
- Jour de silence à Tanger, roman, Paris, Seuil, janvier 1990.
COSSERY, Albert, Les morsures, poèmes, Le Caire, Imprimerie Karouth & Cie, 1931.
- Les hommes oubliés de Dieu, contes, Le Caire, La Semaine Egyptienne, 1941; Paris, Charlot, 1946,
2° édition; Paris, Le Terrain Vague, 1990, 5°édition.
- La maison de la mort certaine, roman, Le Caire, Masses, 1944; Paris, Charlot, 1947, 2° édition;
Paris, René Julliard, 1964, 3°édition.
- Mendiants et orgueilleux, roman, Paris, René Julliard, 1955.
- La violence et la dérision, roman, Paris, René Julliard, 1964; Paris, Jean Cyrille Godefroy, 1981,
2°édition.
- Un complot de saltimbanques, roman, Paris, Laffont, 1975; Paris, Jean Cyrille Godefroy, 1981,
2°édition.
- Une ambition dans le désert, roman, Paris, Gallimard, 1984.
VI - 2 - Articles
BEN JELLOUN, Tahar, "Les droits de l'auteur", Ecrivains arabes d'aujourd'hui, Magazine Littéraire, Paris, n°251, mars
1988.
PAGEAUX, Daniel-Henri, "De l'imagerie culturelle à l'imaginaire", Précis de littérature comparée, Paris, PUF, 1989.
IX - Dictionnaires et encyclopédies
DUPRE, P., Encyclopédie du bon français dans l'usage contemporain, Paris, Trévise, 1972.
Le Petit Robert 1 : Dictionnaire alphabétique et analogique de La Langue Française, Paris, Dictionnaires LE ROBERT, 1987,
nouvelle édition, revue, corrigée et mise à jour pour 1988.
Le Petit Robert 2 : Dictionnaire universel des noms propres, alphabétique et analogique, Paris, Dictionnaires LE ROBERT,
1990, nouvelle édition, revue, corrigée et mise à jour pour 1990.
Nouveau Larousse Universel. Dictionnaire encyclopédique en deux volumes, Paris, Larousse, 1949.
X - Divers
BAUDELAIRE, Charles, Les fleurs du mal, Paris, Librairie Générale Française, 1972.
CHAHINE, J., Les mille et un noms arabes, Paris, Asfar, 1987, coll. "Bilingue".
FARES, Nabile, Le champ des oliviers, Paris, Seuil, 1972, Livre I, coll. "La découverte du nouveau monde".
- Mémoire de l'Absent, Paris, Seuil, 1974, Livre II, coll. "La découverte du nouveau monde".
GARCIA MARQUEZ, Gabriel, Cent Ans de Solitude, Paris, Seuil, 1967, pour la traduction française.
HOMÈRE, Odyssée, traduit par Victor Bérard, Paris, Armand Colin, 1931, Librairie Générale Française, 1972, coll. "Le livre
de poche", pour la préface et les notes.
Le Livre des Mille et Une Nuits I & II, Paris, Robert Laffont, novembre 1986, coll. "Bouquins"; Eugène Fasquelle, 1899 à
1904, traduit par le Dr. J.C. Mardrus.
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- "Le rôle de l'écrivain dans le tiers-monde", Le Monde des Livres, Vendredi 18 décembre 1992.
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- "Rachid Mimouni et la fable de l'Algérie d'aujourd'hui : L'honneur de la tribu", Le Monde, 28 juillet
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NB : Les numéros de pages en caractères droits correspondent aux citations dans le texte; ceux en italiques correspondent aux
citations dans les notes.
301
A
Abou Nawas, 274
Adamov, 201
Adonis, 198
Introduction à la poétique arabe, 198; 199
Alexandrian, Sarane
Georges Henein, 201
Althen, Gabrielle
"Comme un acte de parole", 203
B
Bakhtine, Mikhaïl, 15; 28; 45; 50; 61; 62; 63; 105; 276; 305; 313; 315
Esthétique et théorie du roman, 15; 61; 63; 105; 276; 311; 313
L'oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, 304; 305
Bakrin, Hakim
"Un exil intérieur", 323
Balzac, Honoré de, 9; 18; 22; 24; 201; 215; 230; 234; 236; 261; 263; 277; 287; 289; 291; 292; 293; 310; 316; 335
Le Père Goriot, 18; 22; 24; 287; 289; 290; 291
Une passion dans le désert, 292; 293; 310
Barth, John, 239; 240; 241; 245; 246; 248; 339; 340
"La littérature du renouvellement", 8; 245; 267; 336; 339; 340; 341
Ben Jelloun, Tahar, 8; 9; 10; 12; 14; 15; 85; 89; 98; 133; 134; 135; 136; 137; 146; 147; 148; 149; 150; 151; 152; 153; 154;
156; 164; 165; 192; 205; 208; 209; 210; 211; 213; 214; 215; 216; 218; 219; 220; 221; 222; 223; 224; 225; 226;
227; 228; 230; 233; 239; 242; 244; 246; 248; 249; 250; 251; 252; 262; 263; 266; 274; 275; 276; 292; 303; 316;
317; 318; 319; 329; 331; 332; 333; 335; 337; 343; 344
"Les droits de l'auteur", 147; 148; 150; 155
Jour de silence à Tanger, 224
L'enfant de sable, 90; 91; 94; 147; 213; 219; 222; 224; 230; 243; 246; 249; 252; 262; 319
La nuit sacrée, 8; 15; 20; 62; 85; 89; 90; 91; 92; 93; 94; 96; 98; 133; 134; 135; 136; 139; 140; 146; 147; 148; 149;
150; 151; 154; 155; 156; 180; 192; 209; 210; 214; 216; 217; 219; 220; 222; 223; 226; 230; 232; 242; 243; 244;
246; 249; 251; 260; 263; 267; 274; 275; 276; 303; 317; 318; 319; 331; 343
Brémond, Claude
"Quelques uns des Mille et Un Problèmes des Mille et Une Nuits", 274
C
303
Camus, Albert
L'étranger, 87
Chahine, J.
Les mille et un noms arabes, 307
Chikhi, Beïda
Conflit des codes et position du sujet dans les nouveaux textes littéraires maghrébins de langue française (1970-1990),
67; 68; 70; 71; 74; 239; 258; 259; 261
Problématique de l'écriture dans l'oeuvre romanesque de Mohammed Dib, 9; 237; 238
Combe, Dominique
"Orients francophones. Androgynie et métissage", 14; 39; 171; 173
Combes, Annie
Agatha Christie. L'écriture du crime, 292; 298; 300
Cossery, Albert, 8; 10; 11; 12; 13; 14; 16; 23; 29; 43; 44; 45; 46; 51; 129; 133; 136; 138; 140; 146; 170; 171; 172; 173;
176; 177; 180; 193; 225; 226; 227; 230; 233; 292; 293; 294; 296; 297; 298; 299; 300; 302; 303; 306; 307; 308;
309; 310; 311; 318; 320; 321; 322; 329; 330; 331; 335; 336; 337; 344; 345
La maison de la mort certaine, 171
La violence et la dérision, 39; 171; 172; 173
Les hommes oubliés de Dieu, 11
Les morsures, 11
Mendiants et orgueilleux, 171
304
D
Dällenbach, Lucien, 263
"Du fragment au cosmos", 263
Daoud, Zakya
"A. Khatibi : pour une véritable pensée de la différence", 328; 332
Debord, Guy
La Socièté du spectacle, 288
Déjeux, Jean
"Réception critique de La nuit sacrée de T. Ben Jelloun dans la presse européenne", 211
Derive, Jean
"La réécriture du conte populaire oral chez Birago Diop, d'après les Contes d'Amadou Koumba", 208
Dermenghem, Emile
Contes Fasis, recueillis d'après la tradition orale, 151; 184
Dib, Mohammed, 9; 14; 136; 148; 207; 221; 225; 237; 238; 241; 335
Le Maître de chasse, 148
Le sommeil d'Eve, 221; 225
Qui se souvient de la mer, 237; 238
Dolezel, Lubomir, 23
Narrative Modes in Czech Litterature, 21; 22
Dostoïevsky, 46
Dupré, P.
Encyclopédie du bon français dans l'usage contemporain, 328
E
Echenoz, Jean, 223
Eisenzweig, Uri
"Entretien", 296; 299; 300
"Présentation du genre", 129; 310
El Fasi, Mohammed
305
Eluard, 205
Eshyle, 205
F
Fame Ndongo, Jacques, 134; 166
"Les sources traditionnelles de la littérature écrite", 134; 135; 166
Friedman, Norman, 29
Füger, 19
G
Gafaiti, Hafid
"Rachid Mimouni entre la critique algérienne et la critique française", 212
Gaillard, Sarra
Approche narratologique de La nuit sacrée de T. Ben Jelloun, 85
Genette, Gérard, 14; 15; 18; 19; 20; 21; 24; 25; 26; 29; 30; 51; 230; 231; 232; 235; 269; 295; 309; 310; 311; 316
Figures III, 14; 15; 18; 19; 20; 21; 23; 24; 26; 29; 40; 51; 52; 53; 76; 86; 102; 109; 110; 111; 113; 119; 128
306
Palimpsestes. La littérature au second degré, 10; 15; 231; 232; 269; 309; 310; 311; 316
Ghazayel, Ghazi, 13
Les problèmes de l'identité culturelle dans la littérature libanaise d'expression française (1955 - 1987), 14; 206
Gontard, Marc, 14; 237; 242; 244; 246; 247; 248; 249; 262; 339
"L'événement et sa mise en récit dans La nuit sacrée de Tahar Ben Jelloun", 246; 247; 248; 263
"La littérature marocaine depuis les années 80 et le courant post-moderne", 239; 241; 242; 243; 244; 339
"Tahar Ben Jelloun, le pourquoi du Goncourt", 212
La violence du texte, 149
Nedjma de Kateb Yacine. Essai sur la structure formelle du roman, 237
H
Haïk, Farjallah, 14; 180; 195; 196; 201
Abou Nassif, 195
L'Envers de Caïn, 14; 195; 201
La fille d'Allah, 195
Haroun, Abdessalam
Tahdhîb Sîrat Ibn Hicham, 144
Heller, 240
I
Ibn Abi Tâlib, Ali, 158; 159
Ionesco, 201
J
Jabès, Edmond, 201
Jakobson, Roman, 21
Essais de linguistique générale, 119; 128; 260
Jass, 240
307
Jibril, Mohammed
"A. Meddeb. Le chantre de l'entre-deux des cultures", 238; 239
K
Kadaré, Ismaël, 209
La pyramide, 209
Kafka, 8; 339
308
Kateb, Yacine, 9; 12; 14; 180; 182; 183; 185; 186; 197; 201; 202; 204; 238; 335
Déserteur, 183
La femme sauvage, 182; 184
La Guerre de 2000 ans, 186
La gueule du loup, 183
La poudre d'intelligence, 185
La voix des femmes, 186
Le Fondateur, 183
Le vautour, 182
Les ancêtres redoublent de férocité, 184
Les pensées de Moh Zitoun, 186; 202
Mohammed prends ta valise, 186; 202
Nedjma, 9; 182; 183; 184; 237
Sidi M'Cid, 184
Kepel, Gilles
"Impasses arabes", 251
Khaïr-Eddine, Mohammed, 9; 133; 180; 186; 187; 191; 208; 211; 221; 250; 316; 317
Agadir, 133; 136; 187; 191
Corps négatif, 187
Le Déterreur, 187
Légende et vie d'Agoun'chich, 191; 221
Moi l'aigre, 186; 250
Soleil arachnide, 186
Une Odeur de mantèque, 186; 187
Une Vie, un rêve, un peuple toujours errants, 187
Khalaf, Saher
Littérature libanaise de langue française, 201; 202
Khatibi, Abdelkébir, 14; 136; 180; 188; 207; 211; 239; 241; 250; 316; 327; 331; 332
La mémoire tatouée, 188; 250
Un été à Stockholm, 207
Khoury-Ghata, Vénus, 8; 9; 10; 12; 13; 16; 75; 98; 133; 134; 135; 136; 138; 146; 177; 180; 199; 205; 206; 221; 225; 226;
227; 230; 232; 233; 241; 250; 251; 262; 269; 272; 273; 274; 314; 315; 316; 317; 318; 320; 322; 323; 324; 331;
332; 333; 335; 337; 343; 344
Bayarmine, 8; 75; 82; 84; 86; 98; 107; 108; 133; 135; 136; 139; 146; 178; 180; 205; 215; 221; 226; 232; 261; 262;
263; 264; 268; 269; 272; 273; 274; 275; 276; 284; 314; 315; 317; 318; 322; 323; 329; 331
Klatt, Hector
Le cèdre et les lys, 206
Knapp, Bettina L.
"Chédid : poétique de terre et d'espace", 203
309
L
Laâbi, Abdellatif, 239
Les rides du lion, 239
Labaki, Georges
"Un siècle de littérature libanaise d'expression française", 13
Le Clézio, 165
Désert, 165
Le Coran, 10; 53; 71; 144; 155; 184; 223; 232; 250; 251; 253; 277; 278; 279; 284; 287; 291; 316; 324; 326; 329; 331; 333;
336; 337; 343
Le Livre des Mille et Une Nuits, 10; 15; 16; 22; 91; 154; 180; 199; 224; 226; 232; 251; 262; 263; 268; 269; 270; 271; 272;
273; 274; 275; 276; 277; 284; 286; 287; 291; 312; 314; 315; 317; 322; 323; 324; 329; 331; 333; 336; 337; 343
M
Maalouf, Amin, 180; 199; 200; 221; 230
Le jardin des Lumières, 200
Samarcande, 199; 200
MacIntyre, 340
Mani, 200
Meddeb, Abdelwahab, 9; 14; 136; 207; 224; 238; 239; 241; 242; 323; 327; 329; 331; 332; 333; 343
"Abdelwahab Meddeb par lui-même", 327; 332
"Lieux / Dits", 329; 330; 331
Phantasia, 207; 224; 239; 241; 242
Talismano, 9; 224; 225; 238; 239; 241; 242; 331; 332
Mellah, Fawzi, 8; 9; 10; 12; 13; 50; 51; 67; 133; 134; 135; 136; 137; 146; 164; 165; 167; 169; 170; 187; 192; 193; 205;
208; 209; 212; 221; 223; 225; 226; 227; 230; 233; 250; 251; 259; 260; 261; 277; 278; 283; 284; 287; 289; 291;
316; 317; 318; 324; 325; 326; 329; 331; 332; 333; 335; 337; 343; 344
"Le T.G.M.", 325
Elissa la reine vagabonde, 325
Le conclave des pleureuses, 8; 50; 51; 52; 62; 63; 64; 68; 71; 72; 73; 75; 86; 121; 123; 128; 133; 135; 139; 140;
164; 165; 167; 169; 170; 187; 193; 210; 221; 226; 232; 251; 259; 260; 261; 277; 278; 279; 284; 287; 291; 318;
324; 325
Memmi, Albert, 12
Mezgueldi, Zohra
"Légende et vie d'Agoun'chich de Mohammed Khaïr-Eddine. Oralité et stratégie scripturale", 191
Millet, Bernard
"Le conte grivois à Laghouat", 164
Mimouni, Rachid, 8; 9; 10; 12; 13; 67; 75; 109; 133; 134; 135; 137; 139; 146; 156; 157; 158; 159; 160; 161; 163; 164; 165;
192; 193; 205; 208; 209; 212; 213; 223; 224; 225; 226; 227; 230; 233; 250; 251; 252; 258; 259; 316; 317; 318;
320; 326; 329; 331; 332; 333; 335; 337; 343; 344
L'honneur de la tribu, 8; 67; 70; 73; 75; 109; 114; 115; 123; 133; 135; 136; 139; 146; 156; 158; 164; 193; 209; 210;
224; 226; 232; 252; 258; 259; 318; 326; 331
Le fleuve détourné, 192; 212
Une peine à vivre, 193
Mongin, Olivier
"Identité et littérature : la France en mal de fiction", 221
N
Naaman, Abdallah
Le français au Liban, 195
Naccache, Amal
"Andrée Chédid : Mon Orient, je le porte en moi", 204
"Khayyam est le poète du plaisir, le philosophe de l'instant ...", 199; 200
Narcejac, Thomas
Une machine à lire : le roman policier, 296; 298; 299; 300; 301; 306; 308
Nietzsche, 223
O
311
Olivia, Astrid
"Au travers du vivant", 204
P
Pageaux, Daniel-Henri, 215; 218; 303
"De l'imagerie culturelle à l'imaginaire", 178; 215; 216; 217; 218; 219; 302; 303
Petis de la Croix
Mille et un jours, 91
Q
Queneau, Raymond, 231
Exercices de style, 231
R
Rabelais, 305
Rauschenberg, 244
Riffaterre, Michael
"L'illusion référentielle", 238
"La trace de l'intertexte", 239
Robert, Marthe
Roman des origines et origines du roman, 146; 333
Roche, Anne
"Le desserrage des structures romanesques dans Le champ des oliviers de Nabile Farès et Talismano d'Abdelwahab
Meddeb", 238; 241; 242
Rousseau, Jean-Jacques, 49
Roy, Claude, 9
S
312
Sainte-Beuve, 316
Salha, Habib
Poétique maghrébine et intertextualité, 250; 316
Sallenave, Danièle
"Fiction et autobiographie", 221
Sebag, Paul, 91
Sebbar, Leïla
"Chroniques de l'exil", 177; 322
Stanzel, 19
T
Tengour, Habib, 193; 208
Le vieux de la montagne, 193
V
Van Dine, 301
Viatte, Auguste
Histoire comparée des littératures francophones, 206
Vonnegut, 240
W
Williams, Charles, 295
313
Y
Yacine, Tassadit
"De la Tamusni à l'anthropologie : histoire d'une symbiose", 143; 181
Z
Zand, Nicole
"Plus près du ciel...", 209
INTRODUCTION GENERALE................................................................................................................................................7
INTRODUCTION .......................................................................................................................................................17
CONCLUSION......................................................................................................................................................... 112
1 ) Au Maghreb................................................................................................................................................... 145
a ) Mouloud Mammeri ................................................................................................................................. 145
b ) Kateb Yacine........................................................................................................................................... 146
c ) Mohammed Khaïr-Eddine ...................................................................................................................... 149
d ) Abdelkébir Khatibi .................................................................................................................................. 150
e ) Chems Nadir ........................................................................................................................................... 151
f ) Tahar Djaout............................................................................................................................................ 152
g ) Khaïr-Eddine........................................................................................................................................... 152
2 ) Au Machrek................................................................................................................................................... 154
a ) Out El Kouloub ....................................................................................................................................... 154
b ) Farjallah Haïk .......................................................................................................................................... 155
c ) Evelyne El Akkad.................................................................................................................................... 157
d ) Amin Maalouf......................................................................................................................................... 159
e ) Georges Shéhadé..................................................................................................................................... 160
f ) Andrée Chédid......................................................................................................................................... 161
CONCLUSION......................................................................................................................................................... 179
3 ) Pastiche, parodie et expression de l'identité. Oui, mais de quelle identité ?.................................................. 255
CONCLUSION......................................................................................................................................................... 260