Anlyse Urbaine
Anlyse Urbaine
Anlyse Urbaine
Connaître une ville n'est pas simple, surtout quand elle est vaste et
que chaque époque est venue déposer sans trop de précaution sa marque sur
celle des générations précédentes.
Il faut alors d'abord reconnaître des différences. Ici, un lotissement
qui efface tout l'état antérieur, là l'inscription dans le parcellaire d'une enceinte
disparue ; ailleurs, la persistance des chemins antiques sur lesquels sont venus
s'implanter des faubourgs, ou la marque d'une occupation rurale: village
englobé, maisons de campagne, terroirs de vignoble ou de potager. Sur ces
tracés qui s'additionnent, se superposent, entrent en conflit, s'interrompent et
resurgissent, le bâti se renouvelle et s'étend au gré d'une lente densification qui
procède par excroissance, surélévation, découpage des jardins et comblement
des cours ; ou par substitutions mineures, parcelle par parcelle selon une
spéculation encore modeste ; ou encore par vastes opérations quand un pouvoir
fort ou un profit important en fournit l'occasion, jusqu'à ce que l'histoire de
quelques générations d'habitants en transformant à son tour ce qui était nouveau
vienne une fois de plus brouiller les cartes.
L'urbanisation de cette seconde moitié de siècle change encore plus
radicalement le paysage ; le volume des constructions, leur mode
d'implantation, les techniques utilisées marquent une rupture. Les urbanisations
récentes semblent échapper à la logique des villes traditionnelles, et par là
même défier les moyens d'analyse qui permettaient d'en rendre compte.
Face à cette complexité, un premier but que pourrait s'assigner
l'analyse urbaine serait d'aider à comprendre, pour le simple plaisir d'une
découverte, d'une comparaison, d'un dessin, d'une promenade.
Mais à ce premier objectif indispensable - pour comprendre les villes
il faut les considérer avec plaisir -, se mêle vite une autre ambition : participer
modestement à l'élaboration d'une connaissance en mêlant, de manière impure,
l'approche historique, la géographie, le travail cartographique, l'analyse
architecturale> l'observation constructive et celle des modes de vie. En affirmant
l'importance du dessin comme un moyen de comprendre et de rendre sensible.
En insistant sur la nécessité d'une accumulation.
Ces quelques considérations peuvent justifier l'entreprise de
poursuivre un travail engagé il y a vingt ans.
En vingt ans bien des choses ont changé. La crise économique s'est
installée de manière durable et la crise urbaine a changé de
nature. Alors que l'expansion à tous crins menaçait les centres anciens, que
les rénovations urbaines rasaient des quartiers entiers, ce sont maintenant,
parce qu'elles sont le plus directement touchées par la récession, les
banlieues qui s'embrasent et les périphéries qui inquiètent. Mais si la
question de la ville s'est déplacée, elle n'a rien perdu de son actualité et la
mise à jour des outils qui permettent de la comprendre reste une priorité.
Connaître la forme des villes, reconstituer leur histoire, c'est aussi orienter
une manière de projeter. Si ce travail n'établit pas directement une relation
au projet, il n'échappe pas aux interrogations qui depuis dix ans ont
accompagné la réflexion et l'expérience du projet urbain, et il participe d'un
point de vue polémique : dénoncer avec autant de vigueur l'ignorance de la
« table rase » que celle du mimétisme à bon compte.
L'ouvrage a été réorganisé afin de correspondre davantage à son objet :
fournir quelques éléments et méthodes pour saisir la ville actuelle. Les deux
premiers chapitres introduisent la notion des
« Territoires » (Marcelle Demorgon) sur lesquels la ville s'établit et se
développe et des « Paysages urbains » qui en résultent. Ils insistent sur
l'importance du travail de terrain et des visions à grande échelle. Un
chapitre consacré aux phénomènes de « Croissances » fait plus directement
intervenir l'analyse des états successifs de la forme urbaine et s'apparente à
l'étude de la morphogenèse. Les éléments constitutifs sont ensuite appré-
hendés à partir de deux points de vue : les « Tissus urbains », échelle inter-
médiaire où se mêlent voies, parcellaires et bâtiments, les « Typologies »
où se noue le débat entre savoir architectural et savoir urbain. Deux
chapitres enfin tentent chacun à leur manière une conclusion. C« Espace de
la ville, tracés et hiérarchies » constitue un essai de synthèse où les
éléments précédents sont replacés dans un cadre plus global qui dépasse les
seuls aspects morphologiques tandis que la « pratique de l'espace urbain »
(jean-Charles Depaule) apporte une ouverture sur l'usage de la ville par ses
habitants.
Chapitre 1 Territoires
Analyse séquentielle
Changement de structure
et modification de la barrière
Nous avons déjà noté le rôle de pôle que pouvait prendre une
ancienne borne. Cette transformation locale peut entraîner une modification de
la structure globale de l'agglomération : passage d'une structure à pôle unique à
une structure à plusieurs pôles ; modification qui a parfois des conséquences
importantes sur le vécu : éclatement de la notion de centre, identité des
quartiers ou antagonisme des parties.
Mais le plus important est le phénomène de la modification de la
barrière parce qu'il pose le problème des relations entre les tissus situés de part
et d'autre, dont nous avons vu qu'ils étaient généralement différents. Plusieurs
cas peuvent se présenter lors de son franchissement :
- L'extension de l'agglomération s'effectue sans destruction.
Murs, fossé, canal ou voie ferrée, la barrière subsiste et introduit une coupure
dans le tissu ; la partie la plus récente s'organise de façon autonome à partir des
tracés antérieurs ou sous la forme d'un lotissement qui ne se raccorde au centre
ancien que par quelques voies. Ceci entraîne parfois une dégradation du tissu au
voisinage de la barrière : voirie faible, îlots non irrigués, impasses, grandes
parcelles, comme si une zone de dépression s'établissait au revers de l'obstacle
dans les parties qui ne sont pas directement liées aux points de franchissement.
- Des modifications existent, mais se limitent à des opérations
ponctuelles autour des points de franchissement (portes, ponts, carrefours). La
coupure subsiste ; les relations entre les deux parties ne s'effectuent qu'à
certains niveaux: les voies principales par exemple, tandis que les rues
secondaires ne traversent pas.
- La barrière est transformée dans son ensemble et devient un
nouvel élément structurant de l'agglomération, consacrant la différence entre les
deux côtés, mais les mettant en relation. L'exemple le plus net de ce phénomène
est le remplacement de l'enceinte par le boulevard ou le « tour de ville » qui
fonctionne comme coupure/suture 6 et articule le noyau initial et les faubourgs
dans une unité d'ordre supérieur. Raymond Unwin notait l'intérêt du boulevard,
inconnu dans la culture urbaine anglaise, qui « dans les villes européennes
remplace les anciennes fortifications et conserve la délimitation que formait
l'ancienne muraille 7 ». La couverture d'une voie ferrée ou d'un canal, la
requalification d'une voie rapide notamment en rétablissant par des
franchissements les anciennes continuités jouent le même rôle : il s'agit dans
tous les cas de mettre en relation deux territoires.
- Le franchissement de la barrière et sa transformation
s'accompagnent d'une organisation volontaire de l'extension qui en accentue les
caractéristiques urbaines et l'association au centre ancien par la création de
places, d'axes monumentaux et d'équipements, ou par le réaménagement des
polarités existantes, afin de réaliser des nouveaux quartiers plus ambitieux que
de simples lotissements. Telles ont été les politiques d'embellissement en usage
en France depuis la fin du XVIII siècle et dont la création des boulevards et des
systèmes d'avenues et de promenades de Toulouse constitue un exemple
accompli.
- Dans certains cas, ces transformations suscitent un effet en
retour vers le noyau ancien avec le percement de rues ou d'avenues, la création
de places, jardins et promenades qui « modernisent » le centre, mettent en
valeur ses monuments et le rendent plus accessible.
- Parfois, l'extension de l'agglomération ne se fait pas de manière
continue, mais à partir de pôles extérieurs, qu'il s'agisse du développement de
noyaux existants : hameaux, villages, édifices ; ou de la création de nouveaux
noyaux. La barrière est éventuellement conservée dans un ensemble de jardins,
de parkways, de greens qui maintiennent l'image de la nature à la porte de la
ville.
Ces modifications concernent la structure physique de la ville. Elles
supposent qu'à chaque étape du développement économique et démographique
d'une agglomération corresponde une adaptation morphologique. Adaptation
qui a pu se faire autrefois progressivement avec ou sans intervention autoritaire
mais qui, depuis l'industrialisation, ne s'est réalisée qu'au prix d'un contrôle
rigoureux de l'urbanisation. Ce contrôle se traduit soit par des interventions
avant l'extension : Cerda à Barcelone, Berlage à Amsterdam établissent
véritablement des « plans d'extensions » sur des terrains jusque-là non
urbanisés, soit par des actions après coup qui sont, en fait, des réajustements :
c'est le concours pour l'aménagement du Ring de Vienne et les travaux qui
s'ensuivent ; c'est l'action d'Haussmann sur Paris, réorganisant le centre, mais
agissant à peine sur les quartiers périphériques. C'étaient déjà les plans
d'embellissement classicobaroques où le réaménagement des centres, procèdent
par création de places et de cours qui articulent l'ancien et l'extension. Outre la
maîtrise indispensable des problèmes fonciers, ce contrôle suppose une autorité
administrative qui puisse englober l'ensemble de l'agglomération. C'est ce que
souligne justement J. Beaujeu-Garnier en introduction d'un chapitre consacré
aux problèmes spatiaux de la croissance urbaine: « Pour une ville qui grandit, la
première difficulté est d'ajuster ses limites administratives à l'ampleur de sa
croissance économique et spatiale 8 ». On saisit là les limites de l'analyse de la
croissance en termes morphologiques, et la nécessité d'articuler l'étude des
phénomènes physiques avec celle des données économiques, politiques et
historiques.
La question du centre
La comparaison d'un guide du début du siècle, comme le
Baedecker ou le Joanne, d'un guide des années cinquante, bleu, vert ou rouge et
d'un guide actuel est riche d'enseignements sur la manière dont se sont
transformées les représentations de la ville à l'usage des non-initiés. Le guide en
effet constitue une tentative non savante (même si certains sont réalisés sous la
direction de spécialistes éminents) de représenter les villes. Tenu par un format
de poche, de voyage ou de voiture il doit décrire de manière efficace en utilisant
des plans schématiques l'essentiel de la ville et permettre de s'y repérer. Dans la
sélection des informations qu'il opère se dessine une hiérarchie qui à sa façon
témoigne d'une « lecture » de la ville par le corps social même si le point de vue
touristique lui imprime une marque particulière.
On pourrait dans un premier temps s'intéresser au cadrage. Au
début du siècle, à l'exception des très grandes métropoles (Paris, Londres,
Berlin), le plan de la ville coïncide avec celui de l'agglomération, et un dessin
de format réduit mais soigné permet d'en rendre compte. La ville existe alors
dans une forme globale identifiable, mémorable. Le centre se confond avec la
partie la plus ancienne éventuellement augmentée de quelques faubourgs
importants du point de vue fonctionnel (les gares) ou symbolique (les
institutions nouvelles et certaines parties des beaux quartiers).
À la fin des années cinquante il est peu de grandes villes dont on
ne soit pas obligé de donner un extrait agrandi du centre ancien en même temps
qu'un plan d'ensemble. Le premier décrit encore la ville de manière précise, les
voies y ont leur importance relative, les monuments apparaissent. Le second
procède par sélection, il ne représente que les voies principales, insiste sur
celles qui jouent un rôle dans le trafic automobile, signale des édifices qui
forment des repères et les services à l'échelle de l'agglomération notamment les
garages. Celle-ci toutefois dépasse les limites du cadre et la forme de la ville ne
peut plus se décrire par son contour. Force est pour qui veut en garder une
image, de partir du centre et de la construire à partir de quelques éléments.
Aujourd'hui toutes les villes ont éclaté et les guides sont souvent
conduits à ajouter une carte schématique de l'agglomération où les grandes
données géographiques - rivières, forêts, montagnes - se combinent avec les
tracés d'autoroutes, les gares et l'aéroport pour permettre un repérage à l'échelle
territoriale dans lequel les détails de la ville n'ont plus d'importance.
La variation du cadrage met en relief une des caractéristiques
majeures de la ville moderne : l'inversion du rapport centre/périphérie,
conséquence d'une accélération sans précédent de la croissance urbaine au cours
du xx siècle. Au début du siècle le « tissu consolidé », parfois encore enserré
dans une enceinte, occupe l'essentiel du territoire urbanisé. Quelques faubourgs
le long des voies d'accès s'y ajoutent mais leur importance tant démographique
que spatiale est faible. Aujourd'hui la majeure partie de la population et la
quasi-totalité de la surface urbanisée sont en dehors du centre ancien et de la
ville mère. Les constructions déferlant sur des territoires peu ou pas préparés,
encerclent des villages et des domaines agricoles, des usines et des forêts.
Curieusement cette situation ne se limite pas aux pays ou aux
régions à forte expansion démographique ; elle se retrouve également dans des
agglomérations dont la population est stabilisée. Les changements de modes de
vie, les nouvelles exigences en matière de confort, les nouvelles formes de
consommation et de loisirs entraînent une extension de la surface urbanisée
alors même que souvent le centre ancien perd des habitants. Cette situation
touche aujourd'hui aussi bien les grandes villes que les petites, aussi bien les
villes anciennes que de plus récentes, aussi bien les pays pauvres que les pays
riches. Les centres historiques de Rio ou du Caire ne sont qu'un point par
rapport à l'aire métropolitaine, Paris intra-muros ne représente qu'une très faible
superficie dans l'ensemble de l'agglomération, l'agglomération d'Orléans a vu en
quinze ans sa superficie doubler alors que la population ne s'est accrue que de
15 % dans la même période.
Ce constat a deux conséquences : la notion de centre s'est
fortement modifiée en quelques décennies ; les grandes agglomérations ont
plusieurs pôles.
La modification de la notion de centre peut s'interpréter comme
un réajustement historique : ce qui était nouveau hier est devenu ancien. Mais le
double éclatement de la forme d'ensemble et du tissu urbain dans l'urbanisation
des trente dernières années ajoute à cette distinction chronologique une rupture
morphologique presque irréductible. Par rapport aux fragments isolés et séparés
des nouvelles périphéries, tout ensemble de tissus constitués qui présentent à la
fois un minimum de compacité et d'homogénéité, d'ordonnancement des
espaces publics et de mixité des fonctions fait figure de centre. Par rapport au
paysage dominant de l'agglomération, le centre est devenu une singularité,
presque l'exception. Ainsi le centre aujourd'hui a largement dépassé le centre
historique d'hier, et en même temps sa place dans l'agglomération se trouve
réduite par l'explosion de celle-ci.
Quel est ce centre, et comment est-il perçu, reconnu, vécu ? La
réponse ne peut pas être unique, et la question oblige à distinguer des catégories
non pas tant par aires culturelles ou par typologies de villes que selon le fait
que le processus de reconquête des centres anciens est plus ou moins
avancé.
Mais tout d'abord quel est ce centre ? S'agissant des grandes
villes, capitales ou métropoles, on peut avancer l'idée d'un agglomérat qui
rassemble le centre historique et les faubourgs anciens, les beaux quartiers
du XIX siècle, les extensions ordonnées de la première partie de ce siècle,
quelques secteurs de rénovation, une partie des nouveaux quartiers venus
remplacer d'anciennes zones industrielles ou portuaires...
Le tout est marqué par la présence d'un bâti où l'ancienneté, la
variété et la diversité coexistent, par une évidence des espaces publics et
une générosité de leur traitement, par la forte concentration d'équipements
publics et d'institutions, par la présence importante des activités
commerciales, par la complexité des fonctions. Enfin la concentration des
moyens de transport et la superposition de leurs différentes échelles, est un
indice sans équivoque de la centralité : chemins de fer et gares d'échelles
nationale et internationale voisinent avec les lignes de banlieues, les
terminaux des compagnies aériennes et des bus à longues distances, le
métro et l'autobus métropolitains. C'est aussi le cadre d'une consommation
mêlant tourisme et loisirs qui regroupe les salles de spectacles et les
musées, les monuments et les quartiers pittoresques, les cafés, bars,
restaurants et autres lieux de restauration rapide, les boutiques de souvenirs
et de produits locaux, les music-halls et les clubs (même si certains se
développent dans des quartiers excentriques).
Avec les ajustements que requiert la prise en compte des
conditions géographiques économiques et culturelles propres à chaque ville
ou à chaque pays, une telle définition peut convenir pour Paris ou Milan, Le
Caire ou Istanbul, Montréal ou Montevideo.
L'élargissement du centre peut utiliser plusieurs modes. Paris
avec sa structure radio concentrique maintient une hiérarchie qui conserve
au centre historique une position centrale. C'est autour de lui et à la faveur
des enceintes successives que la ville s'est constituée, l'élargissement du
centre à l'échelle de l'agglomération reflète la croissance progressive de la
ville. Aujourd'hui encore les caractères de la centralité ne couvrent pas
entièrement la couronne des faubourgs annexés par Haussmann et ne
dépasse guère l'ancienne enceinte de Thiers. Au-delà du périphérique, les
villes même anciennes comme Saint-Denis ou Argenteuil restent des
centres locaux. Et la décentralisation massive des équipements scientifiques
et universitaires engagée dès les années cinquante (Saclay, Orsay, Nanterre)
et poursuivie inexorablement depuis n'a pas créé les pôles attendus.
À Barcelone, le centre moderne formé autour du Paseo de Gracia
s'est juxtaposé au centre historique. L'ensemble forme un tout assez
compact à partir duquel les caractères de la centralité décroissent de
manière progressive dans le cadre homogène de l'Ensanche pour resurgir
sous forme de centres secondaires, dans les noyaux des anciens villages :
Gracia, Sarria, Clots, Sants. Certains faubourgs anciens comme Poble Nou
voient leur statut changer et participent à cet élargissement/dispersion de la
centralité.
À Vienne le maintien jusqu'au milieu du XIX siècle d'une enceinte
entourée d'un glacis inconstructible a isolé le centre historique des
faubourgs. Ceux-ci se sont développés avec leurs propres centralités comme
autant de quartiers autonomes fournissant un exemple avant la lettre du
trabantenprinzip, le développement éclaté cher aux tenants du mouvement
moderne. I'affaiblissement de l'Empire ottoman et le renforcement
économique et militaire de l'Europe ayant rendu caduque le maintien d'une
ligne de défense contre les Turcs, la construction du ring permet à partir de
1848 de réaliser un centre moderne doté de toutes les institutions de la Ville
et de l'Empire qui « s'enroule » autour du centre ancien et vient faire la
soudure avec les faubourgs.
Dans cet élargissement des centres apparaissent des com-
plémentarités et des modulations, des rivalités et des concurrences. La
coexistence de plusieurs centres dont la réunion forme LE centre à l'échelle
de l'agglomération peut s'accommoder du déclin de certains. Cela a été le cas
assez général des centres historiques ou d'une partie d'entre eux avant que la
redécouverte de leur valeur et des potentialités immobilières qui s'y attachent
n'en fasse l'objet d'une reconquête systématique. Cela reste le cas d'une ville
comme Londres où la mobilité des centres - ou du moins de certains d'entre
eux - est liée aux particularités du système foncier. A côté de centres fixes
fortement marqués par des activités spécifiques : les affaires dans la City, le
pouvoir politique à Westminster, le commerce à Mayfair, les variations de la
valeur immobilière qui est la conséquence des baux emphytéotiques favorise
l'émergence des lieux à la mode pour des durées éphémères. Carnaby Street
n'est plus qu'un souvenir de l'époque des Beatles, les pubs de Hampstead
rivalisent avec ceux de Chelsea, les Docklands tentent un rééquilibrage à
l'Est. Au-delà subsiste la nébuleuse des centres secondaires, vieux villages
ou nouveaux centres noyés dans les suburbs.
Mais devant l'étendue nouvelle des agglomérations, les quartiers
anciens même paupérisés conservent un caractère central.
Aussi dégradé qu'il soit, le centre historique du Caire, déserté par
la bourgeoisie depuis les années quarante, reste sur le plan du commerce
international (coton, épices, or et argent), de la vie intellectuelle (avec
l'université d'Al Azhar), de la consommation touristique (avec les boutiques
du Khan el Khalili), du tourisme populaire (avec les grandes fêtes de la
mosquée d'Al Hussein) et du patrimoine culturel (avec les monuments), une
composante importante de l'identité de la ville et de son rôle de métropole du
monde arabe. Même si une partie des fonctions liées au pouvoir politique,
aux affaires et au commerce, et aux formes modernes de la consommation et
de la culture se développent depuis plus de cent ans dans d'autres quartiers.
En d'autres termes, la désaffection du centre historique et la dégradation de
son cadre bâti ne remettent pas en cause son rôle dans la définition de la ville
et de son centre élargi dont il reste une des composantes essentielles. Mais
d'autres centres sont venus s'ajouter. D'abord le « centre ville » du XIX siècle
avec les institutions et les équipements modernes, suivi des beaux quartiers
sur les îles de Zamalek et de Rhoda. Puis de l'autre côté du Nil avec un
nouveau déplacement des institutions (l'université du Caire, certains
ministères, les ambassades) et la création des quartiers des années cinquante
autour des clubs et des grandes avenues où se concentrent les lieux de
consommation de la bourgeoisie aisée : importation d'automobiles,
habillement, ameublement aux « enseignes » occidentales.
L'inversion du rapport centre/périphérie se traduit, on le voit, par
des phénomènes contradictoires. Le centre s'agrandit en même temps que sa
part dans l'aire urbanisée s'amenuise. Le centre historique continue de jouer
un rôle non négligeable et connaît même souvent une revalorisation mais il
est concurrencé par d'autres. Des centres secondaires se confirment sans pour
autant que leur importance dépasse le niveau local.
Réseaux et polarités
Ainsi la ville moderne semble bien caractérisée par l'élargissement
de la notion de centre. Avec, selon les cas, une complémentarité ou une
concurrence des différents pôles qui le composent. Ce constat ou si l'on
préfère cette hypothèse suscite plusieurs remarques.
La diversité du centre n'est pas un phénomène nouveau. Le mythe
du centre unique regroupant l'autorité politique, le lieu du commerce, les
symboles de la religion et offrant un espace - généralement une place : agora
ou forum - à la réunion des habitants et au débat des affaires de la cité
appartient à une époque révolue. Depuis longtemps déjà, le centre est
multiple c'est-à-dire formé par la somme des centres correspondant aux
différents groupes sociaux, ou aux différents usages qui diffèrent dans le
temps d'un même groupe. Le centre des lycéens n'est pas le même que celui
des retraités, celui des cadres supérieurs n'est pas celui des employés
municipaux. Le jour n'a pas le même centre que la nuit. Les lieux du travail,
de la consommation et des loisirs, les dépendances administratives, les
appartenances religieuses et les préférences culturelles dessinent pour chaque
groupe un centre particulier.
Mais dans les villes du XIX siècle ces centres se composent sur un
territoire aux dimensions relativement limitées. La proximité des lieux
favorise la fusion des images ou des représentations de chacun dans une
identité partagée par tous. Qu'il habite la ville même où vienne des bourgs
voisins, chacun connaît, et reconnaît, même s'il ne les fréquente pas, le
théâtre ou le palais de justice, les grands magasins et la sous-préfecture.
Chaque quartier est marqué par une institution ou une activité dominante,
des chaînes s'établissent : instruments de musique et partitions près du
théâtre lyrique, librairies autour des facultés. Mais ces quartiers s'imbriquent
et le réseau des espaces publics les relie dans un tout évident. Les faubourgs
sont proches et les activités exclues du centre : tanneries, abattoirs, casernes,
prisons restent aisément accessibles.
La situation aujourd'hui n'est plus la même. Les éléments
constitutifs du centre ont essaimé mais leur éclatement souvent dicté par les
opportunités foncières ne s'est pas, ou presque, accompagné d'une réor-
ganisation du réseau. L'université décentralisée dans son « campus » est à la
rigueur desservie par une ligne de bus aux heures de pointe mais elle n'est pas
raccordée à la structure visible des espaces publics. L'hypermarché est placé
près d'un noeud routier pour drainer la plus vaste zone de chalandise mais il
reste inaccessible aux piétons. Les théâtres de banlieue ne suscitent pas un seul
café ou restaurant pour dîner après le spectacle, les cinémas se concentrent en
quelques points. Au centre constitué où les diverses fonctions s'organisent sur
un réseau d'espaces publics qui témoignent de la ville comme totalité s'est
ajoutée une somme de polarités mal raccordées qui révèlent les hiatus et les
ruptures d'échelle de l'agglomération actuelle.
Si le centre lui-même a changé de nature, il reste, même élargi,
relativement restreint à l'échelle de l'agglomération tandis que les périphéries ne
connaissent pour la plupart que des polarités inexploitées.
La reconnaissance de ces potentialités constitue l'un des enjeux
majeurs d'aujourd'hui. Elle suppose un déplacement, un changement de point de
vue : ne plus considérer l'agglomération à partir de son centre historique,
accepter les visions fragmentaires et partielles, lire la ville en train de se faire.
Et en même temps - pourquoi ne resterions nous pas capables de dialectique -
conserver une vision d'ensemble et affirmer la capacité de la ville à l'unité. Une
unité qui ne se confond pas avec l'homogénéisation du territoire urbanisée ni
avec un placage des images du centre ancien sur l'ensemble de l'agglomération.
Barcelone avec la théorie des nouvelles centralités (Arees de nova
centralitat) élaborée à la fin des années quatre-vingts constitue un des exemples
les plus éclairants d'une telle démarche : la réinterprétation en termes de projet
urbain de la capacité de la ville à apporter les caractères de la centralité dans les
périphéries jusque-là délaissées. Mais cette proposition qui a déjà connu un
début de mise en eeuvre ne peut pas être isolée d'un travail antérieur qui repose
à partir de l'examen des problèmes de voirie et de trafic, la question de
l'armature d'ensemble de la ville. Le séminaire « Les voies de Barcelone » tenu
en mai 1984 marque en effet un virage. C'est le moment où les architectes du
service d'urbanisme et les ingénieurs du service de la circulation dépassent leurs
visions sectorielles et les rivalités de corps qui les sous-tendent pour mener une
réflexion conjointe sur le rôle de la voirie dans la structure de la ville. Deux
conclusions ressortent de ce travail :
- la nécessité de rééquilibrer l'ensemble du réseau des voies à
l'échelle de la ville, ce qui a pour conséquence la réintégration des périphéries
dans le système urbain global ;
- la nécessité de requalifier les voies (profil en travers,
aménagement, plantations) en fonction de leur rôle urbain autant que des
besoins du trafic.
Différents projets aussi divers que la recomposition du front de
mer (Paseo Colon, Môll de la Fustat), la création de la Via Julia (Nou Barri) ou
l'achèvement de deuxième cinturon et le paseo du Val d'Helbron ne prennent
leur sens que dans cette vision globale.
Le cas de Barcelone est sans doute particulier. L'ampleur de
l'Ensanche d'Ildefonso Cerda qui a guidé la croissance de la ville pendant
presque un siècle a permis de créer un cadre à l'échelle d'une métropole que
beaucoup de villes de la même importance (160 0 0 o habitants en 1850) n'ont
pas connu. Le site marqué par le cirque des montagnes qui s'opposent à la mer
favorise l'identité. La réflexion urbanistique enfin, aiguisée par l'opposition au
franquisme y a été plus vive qu'ailleurs. Reste que l'extension de l'aire
métropolitaine et le développement de nouveaux pôles à l'extérieur du site
initial entraînent de nouveaux problèmes. Ceuxci sont révélateurs d'une
situation commune à toutes les grandes villes et la dimension, exceptionnelle
ici, du centre constitué ne les supprime pas.
Trois questions peuvent être mises en avant, leur portée dépasse
l'exemple de la capitale catalane :
- Quels sont les types de liaisons retenus pour relier les nouveaux
pôles à la ville centre ?
- Quels sont les modèles de forme urbaine retenus pour
l'organisation des nouveaux pôles et l'extension des villes et bourgs existants ?
- Quelle autorité politico-administrative a compétence pour gérer
l'ensemble ?
Les liaisons sont d'abord routières. Des chemins, des routes
anciennes existent, supports d'une urbanité confuse où se mêlent les vestiges
d'un monde rural, l'existence de banlieues anciennes résidentielles ou ouvrières
longtemps maintenues à l'écart, la présence d'activités nouvelles qui profitent de
la desserte et du trafic : dépôts et entrepôts, fabriques et hypermarchés.
L'urbanisation est rarement continue ou homogène mais modulée, scandée par
les centres-routes, interrompue par des parties agricoles, des enclos industriels
ou militaires, des zones boisées et des reliefs. Le site s'y révèle plus qu'en ville.
Vis-à-vis de ces voies l'aménagement contemporain semble osciller entre deux
attitudes : le statu quo avec comme conséquence l'engorgement de l'espace et la
saturation du trafic, ou la transformation des caractéristiques de la voie selon les
seuls critères de la circulation ce qui se traduit le plus souvent par la perte de
son identité. Quand ce n'est pas, car les compétences techniques et admi-
nistratives et les financements sont également morcelés, la succession des deux
qui cumule alors les deux sortes d'inconvénients. Le « massacre » de la RN 20
entre Paris et Longjumeau peut en fournir une illustration.
L'autoroute urbaine apparaît comme un recours. Elle décharge les
routes existantes qui peuvent continuer à jouer leur rôle de centre-route, assurer
les déplacements de proche en proche et structurer l'agglomération. Elle permet
de gagner de la vitesse et de relier plus efficacement les différents pôles. Selon
les villes et selon les contextes géographiques elle prend la forme d'un parkway
où un écran de verdure, même minimum, donne l'illusion de quitter la ville
avant de retomber quelque part (voir l'A 13 entre Paris et Orgeval). Ou elle
survole la banlieue dans une relative indifférence à la vie qui se déroule à ses
pieds (voir à Londres la m4 de Kensinghton à Slough, l'arrivée de la meridiana
à Barcelone, ou la nouvelle liaison rapide centre ville-aéroport à Rio de
Janeiro). Mais l'autoroute urbaine a des effets pervers. Moins par les nuisances
sonores qu'elle produit et qui ne dépassent guère en fait celles d'un boulevard
urbain un peu chargé, que parce qu'elle cisaille le territoire. L'économie en effet
incite à réduire le nombre d'ouvrages d'art et à rabattre la circulation locale sur
quelques points de passage ce qui a pour effet d'interrompre les itinéraires
anciens et contribue à la mise à l'écart des quartiers. Paradoxalement en même
temps qu'elle relie, elle isole.
De plus l'autoroute suscite des implantations. Hypermarchés et
ensembles de bureaux convoitent les échangeurs, les activités cherchent à se
donner une façade ou simplement une enseigne visible depuis cette nouvelle
voie (voir le grignotage des secteurs forestiers au long de l'a 86). Le paysage
chaotique qui en résulte tout chargé soit-il du dynamisme de la métropole
moderne, témoigne de notre impuissance à « inventer » le véritable statut de
l'autoroute urbaine, à assumer sa coexistence avec les tissus existants et à
construire à partir de quelques idées simples (redistribution parcellaire et
maillage des voies locales) sa riveraineté. Quelques exemples comme les
grandes radiales au sortir de Madrid, certaines parties de la RN io et des voies
rapides dans la ville nouvelle de Saint-Quentin-en-Yvelines, le départ de la
route Salah Salem au Caire laissent pourtant entrevoir une réconciliation
possible entre l'autoroute et la ville. Encore faudrait-il accepter cette réalité.
Outre les liaisons routières se pose également la question des
différents réseaux techniques et surtout des transports en commun. Ceux-ci
peuvent utiliser le mode automobile : cars, bus et taxis collectifs, et se
confondre donc avec la circulation générale ou se voir attribuer des sites propres
qui matérialisent leur existence de façon permanente dans l'espace urbain. Dans
ce cas ils se rapprochent d'autres modes de transport comme le tramway ou le
chemin de fer métropolitain. Mais dans tous les cas le réseau des transports en
commun est significatif de l'organisation de la ville et de la valeur que l'on
accorde aux différents pôles. La localisation sur un centre principal : centre
historique ou hypercentre élargi se lit dans le plan des transports de nombreuses
villes, de même que la mise à l'écart de la périphérie qui en est la conséquence
directe. On pourrait en ce qui concerne la région parisienne repérer les
centralités et mesurer leur importance relative à partir du seul indicateur des
transports publics. Le centre historique sensiblement limité par la ligne des
grands boulevards se caractérise par l'entrecroisement des lignes (de métro et
d'autobus), la proximité des stations, la fréquence des trains ou des voitures,
l'étendue des horaires et la superposition des échelles (transports urbains et
suburbains voisinent avec les départs de grandes lignes vers la province ou
l'étranger). Il apparaît comme le lieu où se concentrent le maximum de choix
dans les directions et dans les distances et le minimum de rupture de charge. On
peut à partir de l'Opéra, de la République ou du Châtelet atteindre avec à peine
deux changements (correspondance ou changement de réseaux) n'importe quel
point de Paris même, une grande partie de la banlieue, plusieurs villes de
province ou capitales étrangères.
Moins dense dans les arrondissements périphériques le réseau se
dilue dès la première couronne pour s'étioler au-delà. Malgré le prolongement
de plusieurs lignes du métro au-delà de la limite de la ville, celui-ci ne dépasse
guère les communes de la première couronne. Un siècle
et demi après son édification et trois quart de siècle après son démantèlement,
l'enceinte de Thiers continue de marquer le territoire parisien d'une manière qui
n'est pas seulement symbolique. Le boulevard périphérique s'y est logé, les taxis
y changent leur tarif et les autobus de banlieue que leurs trois chiffres
distinguent de ceux de l'intérieur y ont leur terminus. La focalisation de réseaux
sur l'hypercentre n'est pas seulement le cas des villes anciennes à
développement radioconcentrique. Le plan des transports de Chicago où le loop
répond en écho au métro aérien parisien vient contredire l'apparente égalité de
la grille américaine. Même chose à Petrograd ou à Moscou où soixante-dix ans
de gestion socialiste n'ont pas décentralisé la structure de la ville.
Les périphéries pourtant connaissent de nouveaux pôles,
notamment en matière de transport où les aérogares, les gares des trains à
grande vitesse avec les interconnexions qui les accompagnent, les nouveaux
périphériques et leurs échangeurs créent des situations comparables à celles que
connurent les villes à l'arrivée du chemin de fer au siècle dernier. Mais ces
polarités envisagées d'abord d'un point de vue fonctionnel ne sont pas encore
parvenues à constituer des centres malgré les enjeux que révèlent les
implantations commerciales et les concentrations de bureaux. Outre sa relative
jeunesse, deux raisons peuvent expliquer ce phénomène.
On retiendra d'abord le fait que malgré quelques efforts de politique
volontariste pour inverser la tendance à la centralisation, l'implantation des
réseaux et leur gestion reste marquée par un objectif de rentabilité qui accentue
la situation existante. L'amélioration des lignes ou des routes existantes ne
remet guère en cause les grands flux et leur dépendance vis-à-vis du centre. Les
liaisons transversales restent d'autant plus faibles que l'absence d'une demande
formalisée dissuade d'y consacrer des investissements publics fortement
sollicités par ailleurs. Tout au plus réouvre-t-on quelques lignes anciennes
créées il y a un siècle pour des raisons techniques ou stratégiques, que l'on
reconvertit à l'usage des transports publics.
Mais la seconde raison pour laquelle les potentialités de la périphérie
deviennent rarement des centres tient aux modèles des formes urbaines choisis
pour organiser les nouveaux pôles ou développer ceux qui existent déjà. A la
lente sédimentation des centres anciens qui a favorisé l'intégration des formes et
la mixité des fonctions sur des territoires relativement restreints a succédé
l'éclatement des périphéries. Les opérations sont venues les unes après les
autres occuper un territoire ouvert. Chacune porte la marque de l'époque de sa
réalisation et ne renvoie souvent qu'à un seul usage. D'où une série de
juxtapositions parfois conflictuelles qui ne sont le plus souvent reliées que pour
les grands tracés préexistants marqués par les objectifs de circulation rapide.
Les articulations restent faibles et les fragments coexistent avec indifférence. Le
grand ensemble avoisine le vieux bourg, l'hypermarché se branche sur les voies
rapides, les activités sont dans des « zones ». Le débat sur la forme reste un
débat stylistique : toitures contre terrasses pour faire régional, mais la pensée
dominante réussit difficilement à sortir d'un fonctionnalisme étroit où
l'animation tant recherchée est interdite dans les faits par la mono-fonctionalité
des programmes, l'idéologie de la sécurité et la multiplication des distances.
La réflexion sur les périphéries enfin ne peut faire l'économie d'un
questionnement sur l'autorité qui en a la charge. Les villes même moyennes ont
largement dépassé leurs limites communales pour se fondre dans des
agglomérations où coexistent une multitude de pouvoirs, où se mêlent rivalités
politiques (et électorales) et superpositions de juridictions administratives. L'Ile-
de-France compte 1 300 communes dont plus du quart dans l'agglomération
parisienne où l'autorité se partage en 8 départements, le grand Caire intéresse
trois gouvernorats, Sâo Paulo rassemble 25 communes. La tutelle de l'État ou
de la Région apparaît souvent comme la seule solution pour gérer les grandes
agglomérations. Mais les découpages administratifs et politiques reflètent eux
aussi des hiérarchies. Le poids politique et les moyens dont dispose le maire de
la ville centre est sans commune mesure avec ceux dont disposent les élus des
autres localités, et les décisions en matière d'aménagement n'échappent guère à
cette prééminence qui conforte le centre principal. La complexité des problèmes
incite souvent à créer des structures technico-administratives particulières
cantonnées dans un rôle d'étude et de proposition (IAURIF pour Paris,
Corporacio Metropolitana à Barcelone) ou assumant de plus une part de la
gestion en matière de transport, d'éducation, de santé publique (Greater London
Council). Mais la réduction des dépenses publiques tend depuis quelques
années à en réduire les compétences voire à les supprimer.
L'intercommunalité s'exprime d'une manière plus démocratique dans
les organisations issues d'une volonté de coopération réunissant les collectivités
concernées. Communautés urbaines ou districts urbains en sont pour la France
la traduction politique. Ils marquent une tentative de dépasser l'émiettement des
responsabilités en matière d'urbanisme dans un pays où le découpage territorial
largement marqué par l'héritage d'un XIX siècle agricole ne répond plus à la
situation actuelle. L'extrême et ancienne centralisation française ne s'est pas ou
peu accompagnée d'un regroupement des communes qui restent en nombre
particulièrement élevé : plus de 30 000 pour une population totale qui ne
dépasse pas 6o millions d'habitants. Soit une moyenne de 2 000 habitants par
commune qui compte tenu de l'importance de quelques villes se traduit par un
grand nombre de communes de 500 habitants semblables aux « bourgs pourris »
de l'Angleterre géorgienne. Certaines de ces communes encore rurales mais
proches de la ville mère voient leur territoire progressivement occupé par des
activités ou des logements dont la logique leur échappe et qu'elles n'ont pas les
moyens de maîtriser ou de gérer. L'idée de district urbain permet alors de réunir
sous une même autorité ces territoires différents et de partager d'une manière
plus équilibrée responsabilités et moyens. Ainsi peuvent se constituer des pôles
urbains d'une importance supérieure à la ville mère susceptibles de dépasser la
masse-critique, d'atteindre un rayonnement régional ou national et de prendre
leur place dans le réseau des villes qui se recompose aujourd'hui.
Ainsi une ville comme Rodez a-t-elle pu en s'appuyant sur un district
urbain créé en 1963 former une entité regroupant 8 communes et doublant la
population de la ville mère. Elle accède avec 60 000 habitants au rang de ville
moyenne qui lui permet de peser dans les décisions d'aménagement à l'échelle
de la région et de quitter l'anonymat des villes de moindre importance. En
même temps ce regroupement évite que les transferts de population à l'intérieur
de l'agglomération ne se traduisent par des déséquilibres en matière de gestion
et d'investissements.
À une autre échelle, Toulouse, Strasbourg ou Grenoble ne peuvent
« exister » face aux grandes villes des pays voisins qu'en mobilisant l'ensemble
de l'aire métropolitaine. Mais le transfert des compétences reste délicat et lent, il
ne supprime pas les prérogatives locales ni les superpositions de juridiction, ni
la difficulté de rassembler un grand nombre d'élus dont la carrière politique
reste en grande partie attachée à leurs circonscriptions.
La ville comme structure stable
Une des conséquences les plus inattendues des mutations
accélérées qui sont à l'oeuvre aujourd'hui dans l'économie mondiale est d'avoir
révélé la force des villes. Contredisant les propos apocalyptiques des hérauts du
mouvement moderne - qu'on se rappelle le « Can our cities survive ? » de José
Luis Sert (1943), les villes et notamment les grandes villes s'affirment,
rivalisent ou dialoguent à l'échelle internationale en même temps que leur poids
compte davantage dans l'économie.
Plusieurs raisons peuvent être invoquées pour expliquer ce
phénomène. On retiendra d'abord la définition de plus en plus fréquente
aujourd'hui de la ville comme bassin d'emploi. C'est-à-dire comme réservoir de
main d'oeuvre de compétence et de qualification variées. Cette offre rencontre
la demande d'un libéralisme débridé qui se traduit par des délocalisations
massives faisant fi des politiques nationales et de leur planification. À
l'aspiration de la main d'oeuvre rurale vers les centres industriels et vers les
villes avec en contrepartie le souci de l'aménagement du territoire et,
notamment en France, l'idéologie de la décentralisation, succède aujourd'hui un
autre mouvement rendu possible par les progrès techniques et les nouvelles
formes du travail : rapprocher la production, la transformation et une partie de
la gestion des bassins d'emploi les plus rentables, au besoin en jouant la
concurrence.
Cette stratégie redonne aux villes des atouts. Les villes se
présentent comme des territoires équipés et desservis et le coût élevé du foncier
ou de l'immobilier est largement compensé par la réduction des investissements
initiaux. Implanter loin d'une ville un grand nombre d'emplois suppose en effet
de réaliser en même temps que les lieux de travail toute une infrastructure de
desserte et de logements pour le personnel. Toutes choses que l'implantation
dans une agglomération rend inutile. La question ne concerne pas seulement les
grands groupes industriels et les grosses unités de production. À l'échelle de
quelques dizaines d'emplois le tissu urbain traditionnel est redevenu compétitif
vis-à-vis de la zone d'activité isolée ou excentrée. La facilité de transport et la
présence d'équipements urbains évitent en effet la création d'un restaurant
d'entreprise, l'organisation d'un système de ramassage du personnel, etc.
A cela s'ajoutent pour les branches ou les entreprises à main
d'oeuvre hautement qualifiée d'autres facteurs qui jouent en faveur des villes.
hexistence d'un milieu scientifique mêlant écoles, universités et centres de
recherche favorise les synergies et les transferts. Le temps n'est plus où les
étudiants fauteurs de troubles et contestataires étaient admis à contre coeur et
exilés dans des campus isolés. Toute ville aujourd'hui rêve d'afficher une
population estudiantine et de la rendre visible. C'est à la fois offrir directement
aux employeurs potentiels un choix plus vaste parmi les techniciens et les
cadres qualifiés et plus largement créer un climat intellectuel et culturel propice.
De plus en plus la présence de l'université permet d'assurer la formation
continue et de répondre aux soucis des cadres désireux de travailler et d'habiter
dans des lieux où la scolarité, les loisirs et l'éveil culturel de leurs enfants
peuvent être assurés sans problème.
Mais l'attrait de la ville ne s'exerce pas seulement en direction des
entreprises et des cadres supérieurs. La grande ville et plus particulièrement le
tissu ancien sont aussi investis par des populations à faible revenu, notamment
immigrées. Le phénomène n'est pas propre à l'Europe et les immigrés ne sont
pas tous des étrangers. Sâo Paulo continue d'attirer les paysans pauvres du
Nordeste, le Caire concentre le quart de la population égyptienne, Barcelone
connaît des quartiers andalous... Quête du travail, espoir de profiter des
retombées des riches et de s'insérer dans la chaîne des petits emplois qui
permettent la survie.
Pour justes qu'elles soient, ces raisons fonctionnelles et
économistes ne suffisent pas à expliquer le regain de la ville et le retour vers les
tissus constitués. Il faut risquer quelques hypothèses pour saisir la part des
données morphologiques dans cette redécouverte des valeurs de la ville. Et
comprendre du même coup les conflits qui s'y déploient à la faveur des intérêts
antagonistes des différentes fractions de la société. Comprendre par exemple
pourquoi après les avoir désertés, une partie de la bourgeoisie aisée dont les
intellectuels et les artistes constituent en ce domaine l'avant-garde, récupère les
centres villes y compris les anciens quartiers ouvriers ou populaires qu'elle
transforme en expulsant inexorablement, même si l'on préfère parfois la
manière douce> les plus pauvres, les vieux et les étrangers.
Première hypothèse: le regain de valeur de la ville sous le double
aspect de la grande ville vis-à-vis des territoires faiblement urbanisés et des
centres anciens vis-à-vis des périphéries est lié aux qualités des tissus urbains
constitués. Le retour vers la ville constitue de fait une critique de la
planification de ces dernières décennies. Que ce soit à l'échelle de
l'aménagement du territoire ou à l'échelle urbaine, la planification et la
programmation semblent avoir atteint leurs limites. L'idée d'opposer une vision
prospective et volontariste et un contrôle de la part de la collectivité au simple
jeu des forces économiques ne saurait a priori constituer le plus mauvais moyen
de gérer l'évolution des villes et des territoires. Et l'on peut voir les désastres
sociaux et urbanistiques engendrés par les politiques du laisser-aller. Mais la
planification moderne reste largement fondée sur une logique fonctionnelle,
voire fonctionnaliste et quantitative. On déplace des emplois, on finance des
mètres carrés de logements ou d'équipements, on prévoit des flux de
circulation. Malgré le discours sur la ville devenu aujourd'hui officiel en
France, les catégories de la pensée, de la programmation, du financement et
de la réglementation sont encore fonctionnelles. Elles sont également
marquées par une volonté morale et hygiéniste datant d'un autre siècle. Ainsi
à l'heure où les drogues dures se vendent aux portes des lycées, on continue à
interdire l'implantation des cafés à proximité des écoles de même que l'on
continue à penser les voies de circulation comme une nuisance et la verdure
comme une nécessité. C'est-à-dire que nous prétendons faire la ville tout en
perpétuant un arsenal conceptuel et réglementaire qui a conduit précisément
à réaliser ce que nous voulons éviter.
Face à cette planification logique mais erronée les tissus
anciens constituent la seule alternative. Ils sont les seuls en effet à accueillir
le non programmé et à s'adapter de manière rapide. La qualité du tissu ancien
(qui devrait être en fait la qualité de tout tissu urbain pour peu qu'on l'y
autorise) tient à sa capacité d'assurer simultanément la stabilité et le
changement. D'un côté la permanence des tracés, l'existence de monuments -
on se rappellera que le monument est littéralement ce qui demeure, ce qui
perdure -, la convention qui régit l'espace public, la persistance des activités
et des symboles. De l'autre la malléabilité des constructions, le changement
des usages, la reconversion des bâtiments, la substitution de certains d'entre
eux.
La qualité du tissu urbain ancien tient d'abord à sa capacité à
accepter l'histoire, à en maintenir les traces. Albert Levy dans une recherche
consacrée à la qualité de la forme urbaine insiste sur « les conditions
d'historicité » absentes ou négligées dans la majeure partie des urbanisations
nouvelles :
« Nous postulons que le sentiment de chaos, l'impression de
désordre et d'illisibilité, et surtout, l'absence d'identité qui caractérisent les
villes nouvelles, découlent aussi, en bonne partie, de la non prise en compte,
dans le processus de planification urbaine et de conception de la ville, de
l'histoire du lieu d'implantation sinon en termes de mise à l'écart de certains
ensembles bâtis ou de certains espaces naturels à des fins de protection. La
conservation n'est jamais envisagée d'une manière active et dynamique, c'est-
à-dire dans une perspective de continuité urbaine, sinon pour quelques
édifices anciens, isolés, convertis et transformés dans des usages nouveaux.
L'absence de cette dimension historique active que traduit la
rupture de la continuité de la nouvelle urbanisation avec le territoire d'accueil
considéré comme une table rase serait ainsi, selon nous, pour une bonne part,
directement responsable du manque de qualité urbaine des villes nouvelles :
le caractère de non-lieu, d'a-topie qui s'en dégage, résulterait de l'absence de
tout ancrage spatio-temporel de la ville nouvelle dans l'histoire du lieu.
C'est donc la pratique urbanistique de la table rase, liée à la
doctrine du mouvement moderne et à son idéologie qui prônait une rupture
totale avec le passé et exaltait le culte de la nouveauté à tout prix, qui est ici
mise en cause. On n'a pas fini de dénoncer cette pratique et ses effets ravageurs,
qui poursuit toujours tranquillement sa carrière, faute d'alternatives crédibles . »
La dialectique entre la permanence des tracés, voire d'une partie
des bâtiments, et l'évolution des usages constitue dans les faits la meilleure
critique du fonctionnalisme. L'espace de la ville s'il répond à des fonctions n'est
pas fonctionnalisé. Sa logique est autre et c'est ce qui lui permet d'accueillir les
changements tout en restant lui-même. Ceci s'observe aux différentes échelles.
Celle des grands tracés et des espaces publics qui conçus ou organisés pour des
raisons diverses (l'agriculture, la défense, l'embellissement) se sont finalement
assez bien adaptés aux conditions nouvelles de la circulation automobile et de la
vie moderne. Celle des découpages parcellaires et du bâti qui prouvent à chaque
instant leur capacité à accueillir de nouveaux programmes et de nouvelles
pratiques. Mais cette non-fonctionnalisation de l'espace urbain ne se confond
pas avec la « polyvalence » tant prônée dans les années soixante-dix. La
capacité d'un espace à accueillir successivement plusieurs usages ne se traduit
pas par la disparition de ses qualités formelles. Contrairement à l'espace
polyvalent dont la forme se dilue généralement dans l'incertitude de son statut,
les espaces de la ville ont une forme précise qui les distingue des espaces
voisins et qui leur confère une identité. On peut utiliser une place pour y
installer un marché, s'en servir de parking ou y dresser le chapiteau d'une fête
foraine> elle reste une place ou plutôt elle reste cette place que personne ne
confond avec la rue qui y mène, le boulevard ou le jardin public. De même on
peut organiser un concert dans une église, un bal dans la salle des mariages de
la mairie ou un bureau de vote dans une école sans que les bâtiments perdent
leur caractère et cessent de témoigner de l'institution qu'ils représentent. Et
quand sa destination vient à changer de manière durable le monument continue
de jouer son rôle dans la hiérarchie des échelles qui composent la ville. Les
palais et les hôtels aristocratiques sont devenus ministères, préfectures ou hôtels
de ville, les couvents, collèges ou hôpitaux, les entrepôts ou les gares
deviennent des musées, les garages des écoles d'architectures ou le siège d'un
quotidien.
Les pratiques récentes de la reconversion ont permis de renouer avec
des habitudes anciennes et de mesurer la valeur d'un bâtiment autrement que
comme réponse à une seule fonction. C'est d'ailleurs et depuis longtemps ce que
les habitants avaient compris sans avoir besoin de le théoriser et
accomplissaient tranquillement dans la pratique du tissu courant. Comment
expliquer sinon la facilité avec laquelle les bureaux se sont installés dans des
appartements, la rapidité avec laquelle des commerces se transforment et
s'étendent, l'engouement pour les lofts...
Préalables
Espace et pratique
La première difficulté serait celle de l'archéologie : restituer le festin
à partir des miettes. Nous n'en sommes pas là. Celle que nous risquons de
rencontrer est une tentation : restituer le rite du festin, déduire du construit le
sens de la pratique ; faire une lecture sociale directe de l'organisation spatiale.
Certes, dans certains cas « favorables », l'espace est bien perçu
comme une cristallisation : l'habitat rural traditionnel, le village dogon, l'hôtel
aristocratique du XVIII siècle... Ce sont des types « consacrés ». Mais, même
pour les formations sociales, terrains privilégiés de l'ethnologie, où la division
du travail est moindre que dans la nôtre, ou différente, l'hypothèse qu'il
existerait une immédiateté, une transparence entre espace construit et pratique
n'est pas forcément fondée.
Ce qui advient au XIX siècle avec le logement social est éclairant.
D'une part, l'architecte spatialise et codifie, dans les traités d'architecture, le
mode de vie d'une classe à laquelle généralement il appartient : c'est, par
exemple, l'immeuble haussmannien. D'autre part, en même temps, s'instaure un
autre rapport entre le client et ce même architecte. Le client : la bourgeoisie qui
a des visées réformatrices sur la classe ouvrière à travers le logement social.
Elle envisage celui-ci comme une solution globale à la question sociale : par
l'accession de l'ouvrier à la propriété et la promotion de certaines valeurs (la vie
de famille...). Le projet social repose sur un projet spatial qui doit être l'agent de
sa réalisation. D'une part, l'espace tel qu'il est conçu ne reproduit pas, en lui
apportant, par un accroissement des superficies par exemple, quelques
améliorations, celui qui supporte la pratique traditionnelle de la population
ouvrière. Rien d'étonnant à cela, puisque cette pratique est jugée immorale et
dangereuse. D'autre part le projet ne reproduit pas non plus> en réduction,
l'espace de la bourgeoisie. Il est une espèce de bricolage intégrant des
références à des modèles ruraux, mythiques ou réels, des considérations portant
sur les conditions économiques de la production du bâtiment, divers éléments
d'une culture architecturale, etc.
L'espace ainsi projeté est donc une sorte d'invention expé-
rimentale. Et l'on est en droit de supposer - et on les vérifie - des décalages entre
le nouvel espace défini dans ces conditions, les effets qui en sont escomptés, et
la pratique réelle des bâtiments, L'existence même d'appareils extra-spatiaux :
contrôle, surveillance, institution scolaire, tendrait à prouver que l'espace aux
yeux de la classe dominante elle-même ne suffit pas aux transformations
sociales projetées. En fait, il est vraisemblable que, plus que les expériences du
logement patronal ou philanthropique, relayées ensuite par l'État, c'est, avec la
petite et moyenne spéculation promotrice d'immeubles de rapport, la
construction individuelle de pavillons qui a joué un rôle moteur. Dans un va-et-
vient entre la demande sociale et les solutions conçues par les architectes, une
typification des logements s'est élaborée, ainsi qu'une codification des usages,
qui a été progressivement intériorisée par des habitants appartenant à de plus
larges couches sociales .
Il arrive aussi que l'on considère l'espace construit non
seulement comme une cristallisation, mais comme une « condensation »
agissante (au sens où l'avant-garde soviétique des années vingt parlait de
l'architecture, « condensateur social »). Qu'on le juge répressif, autoritaire
ou libérateur, selon la finalité qui lui est assignée, l'espace aurait pour fonc-
tion d'être inducteur de modes de vie, de relations sociales, voire de
rapports sociaux nouveaux. Héritier de l'architecture panoptique d'un
Bentham, il s'agit d'un discours sur les effets de l'espace construit, considéré
comme orthopédique et transformateur. Il relève de la même logique que la
politique spatiale du logement social à ses origines, même lorsqu'il la
récuse.
Cristallisation et condensation sont les avatars d'une même
idée analogique. Qu'on pense à ce que Le Corbusier dit de l'ordre et du
désordre ou, plus récemment, aux considérations fréquentes sur l'ouverture
et la flexibilité l'espace et la pratique y sont constamment amalgamés. Il
nous semble que le mouvement moderne de l'architecture est traversé par
une même obsession : au nom d'une mise en forme de l'espace qui soit à la
mesure du « machinisme », de la « modernité », du « développement des
forces productives » - c'est-à-dire du capitalisme triomphant (ou encore à
l'écoute, voire au coeur des forces motrices du socialisme à construire) -
créer, en anticipant sur une demande qu'on réinvente, des « situations »
spatiales qui agissent sur les sujets sociaux (et les assujettissent). Et à son
tour la critique, qui impute au seul béton la responsabilité des malheurs de
la vie quotidienne, fonctionne selon la même logique, qui fait l'économie
d'une véritable évaluation de l'espace comme produit, comme médiation, de
ce qui détermine la pratique sociale-spatiale dans sa complexité. Et elle ne
s'interroge pas sur la capacité que possède l'espace construit à être identifié,
vécu par ses habitants, car pour être « efficace » il faut que des pratiques>
un sens, aient la possibilité de s'y inscrire pratiques, ce qui suppose qu'il
trouve un écho dans des pratiques existantes .
Considérer l'espace comme produit requiert aussi qu'on tienne
compte de sa nature de marchandise et donc des contradictions qui peuvent
exister avec les besoins qu'il est censé satisfaire et de celles qui sont
propres à sa production, en particulier celles qui se manifestent entre les
divers savoir-faire et compétences, architecturaux et techniques, que celle-
ci implique. C'est donc en termes de contraintes et de contradictions qu'il
faut envisager la relation entre espace physique et espace de la pratique.
L'espace dans la pratique
On le sait, pas plus que dans sa régularité la pratique sociale ne
peut être identifiée aux seules règles, normes ou institutions qui contribuent à la
reproduire, notamment par l'éducation (comme Bourdieu le rappelle, régularité
ne veut pas dire règle), une configuration spatiale ne fait pas toute la pratique
spatiale qui se structure ailleurs, même si elle concourt aussi à lui donner forme.
Considérer l'interaction entre une situation et un système de dispositions, c'est,
on l'a vu, parler deux fois de l'espace, à des registres différents, et jamais de lui
seul : a) une fois en tant qu'élément d'une situation concrète ; b) une autre en
tant qu'un des facteurs possibles de la structuration des dispositions.
a) Un immeuble, un ensemble d'immeubles, des ensembles
urbains appartiennent à une situation dans laquelle la vie quotidienne se
développe. Leurs propriétés morphologiques> les orientations par rapport aux
voies notamment, ne sont pas indifférentes à la pratique. Elles ne font pas toute
la situation : un bâtiment (ou une rue ou une place ou un quartier) est une partie
de l'espace social, il remplit une ou des fonctions (logement, travail, etc. ) ; il
entretient des relations avec d'autres fonctions urbaines ; il se trouve à une
certaine distance du centre; ses usagers appartiennent à tel ou tel groupe, ils
forment une population homogène ou non. D'où l'intérêt de mettre en relation
ces caractéristiques spatiales avec d'autres éléments. Et aussi de le resituer dans
une durée - dans une histoire - plus longue que le moment de l'observation. À
cet égard, les travaux comme ceux de Richard Hoggart, de P Wilmott et M.
Young et d'Henri Coing sont précieux, qui étudient sur plusieurs années, ou
même plusieurs décennies, l'évolution d'une même communauté et de son
territoire.
b) Les habitus, comme la langue> préexistent, l'apprentissage
quotidien et l'éducation les intériorisent. L'espace physique dans sa forme, par la
pratique qu'on en a, par le corps d'abord qui le mémorise, contribue à leur
transmission. Il intervient aussi dans leur lente transformation : nous avons
évoqué les questions que suscite la façon dont l'apparition de types nouveaux de
logements a pu contribuer en même temps que celle de modes de vie nouveaux
à former une pratique de l'espace. A la nature des plans des villes (radio-
concentriques, en grille...) correspondent des systèmes mnémotechniques
d'orientation plus ou moins capables de s'adapter à des situations nouvelles. Il
faut donc appréhender l'espace dans un développement historique, cerner la
rapidité relative selon laquelle il intervient, repérer les survivances. D'autre part,
ne pas oublier une question : s'agit-il de l'espace tel qu'il a été défini
précédemment ou de la matérialisation de lieux désignés comme devant être
ceux de telle ou telle pratique, c'est-à-dire de l'objet d'une symbolisation, d'une
appropriation, de l'affectation d'un sens par l'usager ? Un champ quasi inexploré
s'ouvre à la recherche.
[...] Aussi longtemps que l'espace mythico-rituel est appréhendé comme [...] espace
géographique ou géométrique susceptible d'être représenté sous forme de cartes ou de schémas
permettant de saisir uno intuitu en tant qu'ordre des choses coexistantes, ce qui ne peut être
parcouru que successivement, donc dans le temps> il n'est jamais qu'un espace théorique,
balisé par les points de repère que sont les termes des relations d'opposition (haut/bas,
est/ouest, etc.) et où ne peuvent s'effectuer que des opérations théoriques, c'est-à-dire des
déplacements et des transformations logiques, dont nul ne contestera qu'elles sont à des
mouvements et des transformations réellement accomplis, comme une chute ou une ascension,
ce que le chien animal céleste est au chien animal aboyant. Ayant établi que chacune des
régions de l'espace intérieur de la maison kabyle reçoit une signification symétrique et inverse
lorsqu'on la replace dans l'espace total, on n'est fondé à dire, comme on l'a fait ci-dessus, que
chacun des deux espaces peut être défini comme la classe des mouvements effectuant un
même déplacement, c'est-à-dire une demi-rotation, par rapport à l'autre, qu'à condition de
rapatrier le langage dans lequel la mathématique exprime ses opérations sur le sol originaire de
la pratique en donnant à des termes comme mouvement, déplacement et rotation, leur sens
pratique de mouvements du corps, tels qu'aller vers l'avant ou vers l'arrière, ou faire demi-tour,
Pierre Bourdieu, Esquisse d'une théorie de la pratique, Paris-Genève, Droz, 1972
Espaces, pratiques
Le travail d'architecture opère dans et sur un espace qui a des
caractéristiques propres. On parle ainsi d'un espace architectural, qu'on
différencie de l'espace de la pratique. De même que, selon la formule de
Baçhelard, le monde où l'on pense n'est pas celui où l'on vit, l'espace où et que
l'on conçoit n'est pas celui que l'on vit: Celui-là, qui suppose le plus souvent-la
notion d'espace en général a priori, prend consistance dans les opérations de
représentation, de figuration (le projet), dans une relation « spectaculaire », au
moyen d'instruments qu'il est possible de décrire, d'inventorier et de situer dans
l'histoire des techniques. Ce n'est pas la même relation qui est à l'oeuvre dans la
pratique. Celle-ci n'est pas une opération abstraite, d'ordre géométrique. Elle
n'est pas non plus la perception « pure » (au sens où une psychologie prétendrait
isoler des phénomènes purement physio-psychologiques), et rarement d'abord la
contemplation esthétique. W. Benjamin écrit : « Il y a deux manières
d'accueillir un édifice : on peut l'utiliser ou on peut le regarder. En termes plus
précis, l'accueil peut être tactile ou visuel. On méconnaît du tout au tout le sens
de cet accueil si l'on n'envisage que l'attitude recueillie qu'adoptent, par
exemple, la plupart des voyageurs lorsqu'ils visitent des monuments célèbres.
Dans l'ordre tactile, il n'existe, en effet, aucun correspondant à ce qu'est la
contemplation dans le domaine visuel. L'accueil tactile se fait moins par voie
d'attention que par voie d'accoutumance. En ce qui concerne l'architecture, cette
accoutumance détermine également, dans une large mesure, l'accueil visuel. Ce
dernier consiste beaucoup moins, d'entrée en général, dans un effort d'attention
que dans une prise de conscience accessoire. »
Si elle n'est donc pas essentiellement un rapport « spectaculaire »,
« extérieur », la pratique n'est pas non plus un simple contenu qui viendrait
remplir avec un bonheur variable un réceptacle. Elle investit, socialise, qualifie,
localise l'espace matériel : elle en fait, ou non, des lieux qui ne sont pas
forcément, répétons-le, ceux qui ont été projetés et désignés.
C'est risquer de manquer l'articulation des deux espaces que de
passer de l'un à l'autre en utilisant les instruments de l'architectural pour décrire
celui de la pratique ou de les faire manipuler par l'usager, par exemple en lui
demandant de dessiner, pour qu'il nous renseigne sur son usage (ce que tente K.
Lynch) ; ou encore de tester les effets de l'espace physique sur une pratique
qu'on limiterait à la reconnaissance des formes ou à la lecture de systèmes de
signes
L'épreuve de l'interaction
L'état des connaissances : la pratique de
l'habitat
Que savons-nous de la pratique de l'espace, de ce qui con-
crètement l'informe ? Quels sont les acquis en ce domaine ? Nous disposons,
au moins à propos du logement, de repères et d'un corps d'hypothèses et de
résultats : il est possible de saisir la pratique dans le marquage, c'est-à-dire
dans les manifestations concrètes à travers lesquelles elle s'affirme et dépose
ses traces qui sont toujours significatives ; et d'autre part, dans la parole de
l'habitant qui révèle les différences pratiques et symboliques selon lesquelles
les lieux sont vécus, faisant apparaître comment l'espace sert à qualifier les
relations sociales et vice versa.
Le marquage, lui, comprend les activités, fréquentations,
gestes, rites (permanents, éphémères, périodiques) et leurs traces volontaires
ou non, programmées ou pas : celles de la saleté et du désordre et celles de la
propreté et du « bon entretien » (il y a des lieux dans la maison qui « doivent
» rester impeccables, et d'autres qui peuvent, au moins un temps, être «
négligés »), les ornements, les fleurs, rideaux, clôtures, le vide et la
saturation ; les aménagements, les destructions, les transformations...
Mais l'interprétation de ces phénomènes, qui méritent selon
chaque cas un inventaire minutieux, c'est-à-dire le sens dans lequel ils
prennent place, passe par le langage de l'habitant, moins à cause des besoins
ou aspirations qu'on croirait qu'il exprime que pour ce qu'il révèle de la
logique des lieux. Des analyses de type anthropologique comme celles que J.
E Vernant a faites de l'espace grec antique, ou l'étude de la maison kabyle
par P Bourdieu et celle des pavillons de banlieue par l'institut de Sociologie
urbaine 11 mettent en lumière les valeurs différentielles, comme le public et
le privé, ou le masculin et le féminin, qui organisent la pratique de l'espace,
selon les modèles culturels ou habitus que nous avons évoqués.
Un lieu diffère d'un autre, d'une façon constante ou cir-
constancielle, selon la valeur qui le qualifie : dans le système français des
années soixante et soixante-dix, une cuisine n'est pas une salle à manger, non
seulement parce qu'on n'y accomplit pas les mêmes tâches fonctionnelles,
préparer les repas d'un côté, manger de l'autre, mais parce qu'on ne les livre
pas également au regard des étrangers, parce qu'on mange dans l'une en
famille et dans l'autre avec des amis, que la première est (encore) féminine
tandis que la seconde est mixte et plus collective, l'une « sale », l'autre «
propre », donc pour des différences qui engagent le sexe et le type ou
l'échelle des relations avec autrui. La pratique ainsi structurée est contenue
dans le langage même.
Elle forme un système symbolique. Mais elle ne possède pas la
même structure selon les cultures, ou, dans le cas d'un même pays, selon les
périodes de son histoire. Et on n'est pas fondé à transférer les connaissances
dont on dispose sur la pratique du logement d'une culture à l'autre, même en
réordonnant certaines valeurs (par ex. : public/privé, propre/sale, etc. ). Ni
ces valeurs, ni leurs oppositions ne sont universelles et encore moins la
façon dont elles qualifient l'espace dans le temps (permanence, périodicité,
etc.). Nous avons, selon le cas, à véritablement reconstruire les jeux
d'oppositions et de différences qui émergent à travers une parole dans une
langue, c'est-à-dire une culture, qui constitue un système symbolique
particulier. Ce que reflètent bien les difficultés que l'on rencontre lorsqu'on
traduit des dénominations.
En France et en Europe, actuellement, l'espace de la pratique
du logement est différencié, et d'une façon à peu près constante, chaque lieu
ayant une valeur fixe : le « salon » s'il existe, est un salon au moment où on
l'utilise et à ceux où il reste inutilisé. D'autre part l'espace est hiérarchisé,
selon notamment une échelle qui va du public ou privé et que l'on peut
représenter par un axe spatio-symbolique : les pièces sont plus ou moins
publiques ou privées, il y a une gradation, qu'il est possible de figurer d'une
manière linéaire, les différences sont ordonnées. Enfin il est orienté, car
l'ensemble de celles-ci participe d'une opposition entre « devant » et «
derrière » qui s'articule à l'espace urbain extérieur et suppose que celui-ci
supporte une différenciation symbolique (cour/rue, etc. ), Telles sont, selon
nous, les trois grandes caractéristiques de cette pratique. Elles peuvent
constituer les hypothèses sur lesquelles appuyer l'observation de cas précis
dans des situations concrètes données. Par ailleurs l'observation de l'usage
de la maison dans les cultures arabes nous apprend qu'il est sous-tendu par
une différence permanente, homme/femme : extérieur/intérieur : espace
urbain/maison, tout en comprenant des valeurs et des fonctions qui se fixent
le temps d'une situation (présence ou non des hommes, par exemple) et se
recomposent avec d'autres à d'autres moments.
Retour à la France et au XIX siècle. Les pratiques du pro-
létariat des villes sont essentiellement urbaines (cela peut sembler un
pléonasme), collectives. L'échelle est plutôt le quartier, le faubourg, qui
sont des entités spatiales et sociales, où s'ancre une mémoire commune. Le
« chez-soi » y joue un rôle mineur, étant donné d'abord les conditions ma-
térielles. L'habitation de la bourgeoisie, d'autant plus « close » que celle-ci
est moyenne, est au contraire devenue, pour longtemps, le territoire privilé-
gié des intimités, de l'unité familiale, opposées, socialement et
spatialement, à la rue, au « dehors ». Elle est structurée par des différences
entre ce qui est du maître et ce qui est du serviteur, entre le domaine des
enfants et celui des parents, entre sexes, entre hôtes et famille, et entre
étrangers et familiers, différences qui s'inscrivent d'une façon stricte et
constante dans l'espace domestique. À partir de ce territoire se déploient les
relations avec le monde extérieur, qui reste limité au même horizon social,
tandis que, dans les siècles précédents, d'autres pratiques prédominent
(mais il faudrait nuancer, l'aristocratie maintient ses modèles, tandis que la
(...j les relations suivies s'établissent d'ordinaire dans un cercle restreint autour du logement. Les cafés jouent un
grand rôle dans la détermination de ces petites unités de voisinage. C'est pourquoi leur répartition diffère
sensiblement de celle des autres commerces : moins denses rue Nationale près du métro> ils se multiplient aux
abords des usines, mais surtout sont présents jusque dans les petites rues, partout où se créent les liens spontanés
entre proches voisins.
Nos interlocuteurs ont surtout insisté sur la façon dont chaque café cristallise les rapports entre individus, et crée
son propre réseau de relations ; ceux-là mêmes qui sont liés aux entreprises ou semblent n'avoir qu'une clientèle de
passage> jouent un rôle semblable : le crème bouillant avalé à 6 heures du matin en échangeant les paroles rituelles,
l'apéritif de midi, suscitent par leur quotidienne répétition une familiarité à laquelle on s'attache ; on devient f«
habitué » d'un bistrot ; le livreur qui s'arrête un instant pour boire un verre connaît tous les consommateurs présents
; les 20 ouvriers d'une imprimerie mangent tous les jours au même café, les livreurs des grands magasins se donnent
rendez-vous aux deux restaurants de la place Nationale> et la file de camions arrêtés témoigne de l'attraction
qu'exerce leur ambiance sympathique et la serveuse que tout le monde appelle par son prénom. Les célibataires y
trouvent une chaleur de vie que ne leur offre pas leur chambre d'hôtel ; l'un d'eux, aujourd'hui marié, y revient avec
grand plaisir tous les étés lorsque sa famille est en vacances.
Seuls lieux de réunion, les cafés du quartier voient siéger le comité des mal-logés, une cellule du PC, le Mouvement
de la Paix, certaines réunions syndicales. Lieux de rencontres informelles, ils rassemblent enfin la population du
quartier qui éprouve le besoin de sortir de logements trop étroits, on y boit de temps en temps l'apéritif « pour
entretenir l'amitié » ; lorsqu'on reçoit une visite, souvent on l'entraîne au café, étape intermédiaire entre la causette
dans la rue et l'intimité du foyer. La présence du téléphone enfin oblige chacun à y venir une fois ou l'autre,
Mais l'attirance n'est pas due seulement à la proximité résidentielle. D'autres types de regroupement semblent plus
fréquents encore : les jeunes ont élu deux salles pour leur rendez-vous. Les Algériens disposent de 14 cafés où ils se
retrouvent entre eux, jouent aux dames et aux dominos, et où les juke-boxes déversent une musique exclusivement
arabe ; les Italiens, les Bretons, les Nordistes, se retrouvent entre « pays » ; la personnalité du patron joue alors un
rôle essentiel ; c'est à lui qu'on est « habitué », plus qu'à la salle> c'est de lui que dépend l'animation, « cette
ambiance unique qu'il sait mettre : chez lui, on ne s'ennuie pas ». Alors le café devient vraiment le salon du pauvre,
sa salle de séjour où il vient quotidiennement, fait mettre les consommations sur son compte> et se trouve « comme
chez soi ».
H. Coing, Rénovation urbaine et changement social, Paris, Éditions ouvrières, 1966, pp. 64-65.
bourgeoisie pousse en avant les siens) : les lieux sont plus ouverts, moins fixés,
leur affectation varie selon les circonstances.
Ainsi les conclusions dont nous disposons à propos de la pratique de
l'espace du logement en France (et généralement, semble-t-il, en Europe) ne
sont-elles que le constat d'un processus historique, qui a tendu à une certaine
généralisation des modèles qui, dans des conjonctures précises, ont affecté
l'ensemble des classes et couches sociales.
La pratique de l'espace urbain : orientations
Ce qui est sûr, c'est que cette pratique du logement et le statut de
celui-ci par rapport aux divers moments et lieux de la vie quotidienne à l'heure
actuelle dans des formations sociales comparables à la France sont fortement
déterminés par des séparations, conséquences de la généralisation du salariat.
Séparation du temps du travail et de celui de l'existence hors du travail : de la
production et de la consommation, du travail et de la reproduction de la force de
travail, qui ne se superposent plus comme dans des sociétés précapitalistes,
mais se distinguent au point de devenir autonomes, engendrant des pratiques
elles-mêmes séparées ; séparation, par rapport à la famille large, de la famille
conjugale, unité de la reproduction, et de son territoire - d'où la formule des
sociologues anglais parlant de vie home centred, indiquant ainsi la façon dont
elle se « recentre » sur le foyer. Exclusion de la vie quotidienne de l'espace du
travail où ses plus longs moments se déroulent. Séparation qui a été mise en
relief par des études consacrées à l'attitude de « l'ouvrier de l'abondance » à
l'égard de son travail, discernant une instrumentalisation de celui-ci : il « sert »
à vivre, c'est un emploi qui ne se prête pas à l'investissement d'un métier, d'un
savoir-faire. Séparations que, dans tous les cas, la recomposition physique et
sociale de l'espace renforce et objective : pôles urbains, centres et périphéries ;
zones tendant à la spécialisation, logements en relation discontinue avec le reste
; espaces du travail repoussés hors des limites de la ville, concentrés - ici le
grand ensemble, là-bas la zone industrielle, ailleurs les commerces et le « loisir
». Et que tente de soutenir une idéologie opposant périodiquement la ville
(négative) à la résidence hors de la ville.
La maîtrise de cet espace divisé, son unification relative par
l'habitant apparaissent bien dans les formes et les buts de ses parcours dans
l'espace urbain. Ils dépendent de son appartenance sociale : de la bipolarité des
migrations alternantes entre résidence et travail qui fait l'essentiel des
déplacements d'un grand nombre des salariés dans les grosses agglomérations
(déplacements dont les contraintes sont exacerbées par l'allongement du temps
des transports et par leur inconfort) aux choix plus variés - objectifs (travail, et
déplacements non obligés : relations sociales, loisirs, consommations) et
localisation (l'agglomération, la région, le pays...) plus diversifiés - qui sont
le propre des couches supérieures de la bourgeoisie moyenne et de la
grande. On mesure en quoi la mobilité est en effet un indicateur du degré de
la maîtrise sociale de l'espace urbain.
Résumons : un mouvement centrifuge, un éclatement des
divers lieux de la vie de chaque jour, avec des effets inégaux sur les
groupes sociaux, qui va de pair avec un autre, centripète vers le logement.
Conséquences pour l'analyse : il ne serait pas légitime d'isoler celui-ci dans
n'importe quelle situation historique en l'érigeant en catégorie ou objet
universel. On n'est véritablement fondé à le faire que si, comme ici, l'on se
trouve devant un processus historique de séparation entre la pratique de
l'espace en général et celle du logement, au terme duquel elle se trouve
effectivement « isolée », au point que dans des situations extrêmes (mais
pas exceptionnelles) l'habitant dit : « mon logement c'est tout », à la fois ce
qui lui reste, et le « trésor » où s'investit son autonomie.
On comprendra mieux pourquoi la pratique spatiale - il s'agit
toujours de la France et plus largement de l'Europe des dernières décennies
- n'est pas identique à tous les niveaux urbains. Si l'on connaît bien celle de
l'habitation et les modèles culturels qu'elle engage, si l'on peut l'observer,
actualisée dans des phénomènes positifs ou négatifs de marquage, et la
saisir comme un système, il n'en est pas de même pour celle de l'espace
urbain où le marquage des usagers est fort peu présent. Et rien n'autorise à
déduire ce que l'on sait de la première à propos de celle-ci. L'habitus se
limiterait-il à la seule habitation et, dans les cas les plus favorables, à ses
abords ? S'agirait-il seulement d'une lacune, provisoire, de l'investigation ?
Il semble que cela tienne plutôt à la réalité elle-même. Et c'est sur le fond
de la rupture, de la séparation qui viennent d'être soulignées qu'il faut
comprendre cette lacune.
On ne supposera donc pas à propos de l'espace urbain des
différences et des oppositions identiques, par exemple public/privé. On ne
voit pas très bien a priori, comment la distinction entre les niveaux urbain,
quotidien et domestique, recouvrirait une hiérarchie de cet ordre. On ne
cherchera pas non plus des systèmes aussi « complets ». Mais cela ne
signifie pas pour autant que dans la pratique urbaine sont absentes
différences et oppositions.
Ces limites étant rappelées, on peut s'attacher à la possibilité
qu'offrent certains espaces urbains d'être habités. On comprendra la notion
d'habiter, qu'a mise en avant Henri Lefebvre, non pas dans l'acception du
seul usage du logement, mais comme la capacité que la pratique a plus ou
moins de produire des lieux, qui ne se résolvent pas dans quelques
fonctions simples (circuler, consommer, etc. ) et qui s'exprime par les
termes de localisation et d'appropriation. Ce qui conduira à distinguer,
comme le fait l'étude Équipements socioculturels et espace urbain 13, la
localisation d'un groupe par l'expulsion d'autres (telle bande de jeunes qui
conquiert l'espace en en éliminant une autre) dans des équipements
institutionnels, comme les foyers, les centres culturels, phénomène qui
dépend moins des propriétés physiques de l'espace que des caractéristiques
de l'institution, de la prétention sociale qu'elle investit dans un programme
architectural et des groupes qui se l'approprient, la rejettent ou en sont
exclus ; et d'autre part des manières d'habiter où, avec la proximité spatiale
d'autres éléments de la ville> ce que les lieux proposés à la pratique
prolongent et les relations sociales qu'ils sont susceptibles de relayer,
l'aménagement de l'espace lui-même joue un rôle appréciable par les
différences - entre extérieur et intérieur (et les possibilités qu'ils offrent
ainsi à la pratique différentielle : entrer, sortir, demeurer) - et par la
définition d'aires qui permettent la coexistence simultanée ou successive
d'âges et de groupes.
Une étude de l'institut de Sociologie urbaine 14 esquisse des
orientations qui confirment et complètent certaines des hypothèses que
nous avons déjà formulées. Nous les résumons. Les auteurs rappellent que
la vie sociale, la pratique ne s'inscrivent pas seulement dans l'espace urbain
mais engendrent des lieux en l'investissant, en se l'appropriant. On observe,
selon eux, dans la façon qu'ont les habitants d'appréhender, de construire le
schéma urbain, des espaces familiers constitutifs de la pratique urbaine
quotidienne : les espaces de familiarisation. Ils sont de trois types : les
alentours de l'habitat ; le centre ; certains « espaces verts ». L'image de «
l'espace de familiarisation » est formée par différences, comme ses
caractéristiques dont voici les principales : il est connu et limité, au moins
dans son image sociale, d'où le recours par les habitants à la notion de
quartier ; il peut être plus ou moins continu, s'organisant de proche en
proche à partir de repères sociaux comme les équipements. Cette définition
s'oppose à celles du « grand » espace urbain. L'espace familier est aussi le
lieu des possibles qui le ponctuent. Les caractéristiques qui viennent d'être
rappelées sont produites par des opérations (connaître, délimiter, choisir des
trajets) faites à travers la famille et le voisinage. Enfin, une remarque nous
semble tout à fait importante : la perception d'ensemble de la ville est sous-
tendue par l'opposition entre périphérie et centre « où la substance de
l'urbain semble se réfugier ».
La discontinuité de la pratique apparaît nettement dès qu'on
observe des phénomènes à l'échelle d'une grande agglomération : continuité
dans certaines limites, discontinuité ou continuité de fragments au-delà.
Soit le quartier est une unité stable socialement et fonctionnellement, se
suffisant à soi-même, pratiqué de proche en proche, le reste de l'espace
social de la ville étant perçu dans une opposition ou comme un terme vide,
ou/et marqué par une exclusion (et « on n'a rien à y faire »).
« En dehors de la partie, ils ne savaient absolument rien, ils
ignoraient même Paris. Pour eux, Paris était quelque chose d'étalée autour
de la rue Saint-Denis » (Balzac, Pierrette).
« Paris ? Oh vous savez, je ne voyage pas beaucoup ; j'ai travaillé toute ma
vie, le dimanche je faisais le ménage ; je ne sais pas ce que sont les vacances
; ma vie c'est mon quartier », déclare une habitante du XII arrondissement à
Henri Coing .
[...] Plus généralement: la portion de la ville dans laquelle on se déplace facilement à pied ou, pour dire la même
chose sous la forme d'une lapalissade, la partie de la ville dans laquelle on n'a pas besoin de se rendre, puisque
précisément on y est.
La vie de quartier
C'est un bien grand mot.
D'accord, il y a les voisins, il y a les gens du quartier, les commerçants, la crémerie> le tout pour le ménage, le tabac
qui reste ouvert le dimanche, la pharmacie, la poste, le café dont on est, sinon un habitué, du moins un client
régulier (on serre la main du patron ou de la serveuse).
Évidemment, on pourrait cultiver ces habitudes, aller toujours chez le même boucher, laisser ses paquets à
l'épicerie, se faire ouvrir un compte chez le droguiste> appeler la pharmacienne par son prénom> confier son chat à
la marchande de journaux, mais on aurait beau faire, ça ne ferait pas une vie, ça ne pourrait même pas donner
l'illusion d'être la vie : ça créerait un espace familier, ça susciterait un itinéraire (sortir de chez soi, aller acheter le
journal du soir, un paquet de cigarettes, un paquet de poudre à laver, un kilo de cerises, etc., prétexte a quelques
poignées de main molles, bonjour, madame Chamissac, bonjour, monsieur Fernand, bonjour. mademoiselle
Jeanne), mais ça ne sera jamais qu'un aménagement douceâtre de la nécessité, une manière d'enrober le mercantile.
Évidemment on pourrait fonder un orchestre, ou faire du théâtre dans la rue. Animer, comme on dit le quartier.
Souder ensemble les gens d'une rue ou d'un groupe de rues par autre chose qu'une simple connivence, mais une
exigence ou un combat.
Toutes les descriptions de la maison berbère, même les plus précises et les plus méthodiques
[...] ou les plus riches en notations sur l'organisation intérieure de l'espace [... ] présentent,
dans leur minutie extrême, des lacunes systématiques, en particulier en ce qui concerne la
localisation et l'orientation des choses et des activités, parce qu'elles n'appréhendent jamais les
objets et les actions comme parties d'un système symbolique. Seul le postulat que chacun des
phénomènes observés tient sa nécessité et son sens de sa relation avec tous les autres
pouvaient conduire à une observation et à une interrogation capables de susciter, par leur
intention systématique, les faits qui échappent à l'observation désarmée et que les observateurs
ne peuvent livrer spontanément parce qu'ils leur paraissent aller de soi. Ce postulat trouve sa
validation dans les résultats mêmes de la recherche qu'il fonde : la position particulière de la
maison à l'intérieur du système des représentations magiques et des pratiques rituelles justifie
l'abstraction initiale par laquelle on l'a arraché à ce système plus vaste pour le traiter comme
système.
Pierre Bourdieu, « La maison ou le monde renversé », in Esquisse d'une théorie de la pratique, Paris-Genève, Droa,
1972.
Avertissement 5
Introduction 7
Chapitre 1
Territoires 9
par Marcelle Demorgon
Chapitre 2
Paysages urbains 27
Chapitre 3
Croissances 51
Chapitre 4
Les tissus urbains 75
Chapitre 5
Typologies 105
Chapitre 6
L'espace de la ville : tracés et hiérarchies 133
Chapitre 7
La pratique de l'espace urbain 159