Riaa 2 2018 Dec
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Riaa 2 2018 Dec
SOMMAIRE
Présentation du numéro 2 (français) .............................................................................................. 3
Preview of Issue #2 (english) ............................................................................................................ 6
I - ARTICLES DE FOND
1. Pierre Brunel : Célébrer la Beauté .......................................................................................... 9
2. Gabrielle Thierry : Les Nymphéas, une inépuisable inspiration … .................................... 24
3. Yvon Quiniou : L’œuvre d’art et l’intime .............................................................................. 32
4. Marie-Pierre Lassus : La musique ou la joie ........................................................................ 39
5. Daniel De Thomaz : Eu sei que vou te amar ......................................................................... 56
6. Jean Ehret : Pourquoi l’œuvre d’art ne fait pas seulement sens ......................................... 68
7. Edith Weber : Hymnologie protestante et émotions spirituelles ......................................... 79
II - ENTRETIENS
1. Avec Belinda Cannone ............................................................................................................. 86
2. Avec Gérard Rouzier ............................................................................................................... 99
III - RENCONTRES
1. Avec Vol d’oiseaux de Gabrielle Thierry ............................................................................. 109
2. Avec May B de Maguy Marin ............................................................................................... 123
3. Avec Connaissance par les larmes de Michèle Finck ........................................................... 150
IV - COMPTES RENDUS
1. Françoise Nicol : Yves Picquet. Du paysage à l’atelier ......................................................... 152
2. Geoffroy Drouin : Émergence et dialectique en musique. Une approche transdisciplinaire de
l’écriture musicale ......................................................................................................................... 153
3. Francois Jullien : Cette étrange idée du beau ...................................................................... 154
4. Yves Landerouin : La Critique créative Une autre façon de commenter les œuvres .......... 163
V - COMITÉ SCIENTIFIQUE ................................................................................................... 168
VI - INDEX DES AUTEURS ....................................................................................................... 172
Marc-Mathieu Münch
Here comes successfully the second issue of our young magazine Revue
internationale d’art et d’artologie. May it speak of the vitality of a new research on
the nature and working of Art as an ability both specific and linked to the whole of
human!
Therefore we have retained the policy of the first issue: to place the point of
Art’s beauty at the centre of the various but converging viewpoints of the creator, of
the interpret, of the research worker, of the work of art itself.
The first heading consists in feature articles. It begins with a reflection, due to
Pierre Brunel’s pen, on the celebration of beauty. He reminds us very opportunely
that beauty must be celebrated above all whatever aspect it takes. At the same time he
suggests us not to forget the links uniting the beauty of nature and the beauty of art.
A similar theme is found in the article by Gabrielle Thierry who, as a painter,
has spent hundreds of hours to fathom the secrets of Claude Monet’s Nymphéas, to
listen to their music and in a perfect example of creative review to translate them on
canvas in "colourful musical scores". Hence an invaluable sketch on the history of the
close relationship between music and painting in the twentieth century.
The concept of relationship is then exposed by the philosopher Yvon Quiniou
from an entirely different viewpoint. He shows (opposing Kant’s) how the critical
conscience is both personal and universal, thus meeting our own distinction between
the plural of beauty and the singular of art, which he understands as a support for
transmission that marks us through our senses.
A mark that can cause a tumult of feeling. Marie-Pierre Lassus’ contribution on
music and delight imparts us, as to friends, the account of the total emotion she felt
during a concert of Tibetan singing bowls at the Musée Guimet in Paris. So true it is
that nowadays it is no longer possible to sever an art object from a receiver engrossed
in it!
This is nevertheless the attempt made by Daniel de Thomaz in his paper about
the song Eu Seu Que Vou Te Amar from the poet Vinícius de Moraes and the
composer Tom Jobim. Not proofless he seeks and finds "analogies" between the text
and the music, yet without examining the receiver’s emotion.
Then Jean Ehret’s article wonders "Why art is not just meaning". He answers by
comparing our theory of the effect-of-life to Hans Ulrich Gumbrecht’s better known
theory of the "presence" and the production of "presence". Based at once on modern
philosophy, on the wants of hermeneutics and on comparative literature, his
Celebrating beauty
Abstract : Using this precept, Pierre Brunel wanted to show how François Cheng
in his Five Meditations on Beauty extended to all humans the mission that Rilke
assigned to the poet. Following the order of these five meditations, he reiterates
the rapprochement between the beauty of Nature and the beauty of woman,
Baudelaire’s hesitation between fascination and doubt inspired by this apparent
beauty, pushes the paradox of beauty in the bizarre towards a question about the
beauty of ugliness and of the devil, and then comes back to a new rapprochement
between Rilke and Cheng under the sign of the Open and "This magic thing that is
art" when it promotes such openness. A stay on the Normandy coast during the
summer of 2018 allowed Pierre Brunel, whilst visiting exhibitions and reading
and rereading François Cheng, to replenish enthusiasm in the experience of
beauty.
Fugitive beauté ?
Plus sourde est l’angoisse de Rilke, surtout au cours de son long séjour parisien.
On comprend qu’il ait pu écrire à Lou-Andrea Salomé, le 18 juillet 1902, qu’il se
7Die Sonette an Orpheus, I, 3. éd. cit., p. 145-147. La traduction de Jean-François Angelloz pour « Gesang ist Dasein »
est « le chant est existence ».
8 Lettre à une amie vénitienne, Gallimard, coll. Arcades, 1985, p. 9.
9 Ibid., p. 16.
10
Le long d’un amour, Arfungen, 2003, repris dans l’anthologie de la collection Poésie / Gallimard, A l’orient de tout. –
Œuvres poétiques, Gallimard, 2005, p. 167, 173.
11 Edition originale, Bruxelles, Alliance typographique, 1873, p. 22.
Mais, s’il est vrai, selon l’adage baudelairien, que « le Beau est toujours
bizarre », cette bizarrerie introduit le doute, laisse deviner le mensonge dans cette
apparente beauté. Et c’est sur un pari que s’achève le poème :
La beauté du bizarre
« Bizarre », c’est le mot qu’emploie Rilke, en allemand, dans la lettre que de
Paris il écrit à son épouse Clara (le 31 août 1902), après avoir visité le musée du
Luxembourg et vu en particulier l’Olympia de Manet15, avant de rendre visite le
lendemain à Auguste Rodin.
12 « Rainer-Maria Rilke / Lou Andreas -Salomé, Briefwechsel, éd. Ernst Pfeiffer, 2e éd., Francfort, 1975, p. 65-66.
13 « A une Passante », poème XCIII dans l’édition de 1861 des Fleurs du Mal. Repris dans l’édition moderne de John.
E. Jackson, Librairie Générale Française, Classiques de poche n°677, 1999, p. 145.
14 Pièce XCVIII des Fleurs du Mal dans l’édition citée, p. 152-153.
15 Briefe, 1892-1901, éd. Ruth Sieber-Rilke et Carl Sieber, 1938-1939, 4 volumes, tome II, p. 244-245.
Beauté du laid ?
En allant plus loin encore, on peut se demander si, paradoxalement, ne peut pas
exister une beauté du laid, dont l’art dit réaliste et peut-être plus largement l’art
moderne ont donné maints exemples.
« Qu’est-ce que la beauté du laid ? ». Jacques Chessex a posé la question dans
son livre de 1999 Figures de la métamorphose17 et son point de départ est
L’Enterrement à Ornans, le tableau de Gustave Courbet qui fit scandale au Salon de
1850. Et l’écrivain suisse répond ainsi à cette question :
16Voir Gaëtan Picon, Naissance de la peinture moderne, Skira, 1974, nouvelle édition avec une préface d’Yves
Bonnefoy, Gallimard, 1988, p. 184.
17 Lausanne, Bibliothèque des arts, p. 23.
De même que toute sélection est interdite, de même il n’est pas permis au
créateur de se détourner d’aucune forme d’existence20.
Beauté du diable ?
Si la beauté est inséparable de la bonté, comme le démontre François Cheng
dans sa troisième méditation, et si par conséquent il ne peut y avoir de « beauté du
diable », puisque celle-ci, « fondée sur la tromperie, jouant sur le jeu de la destruction
et de la mort, est la laideur même » (p. 75), on est amené à s’interroger sur Baudelaire
et Les Fleurs du mal.
Or, précisément, Baudelaire est au cœur de la quatrième méditation de François
Cheng, - Baudelaire « qui a inauguré selon nous l’ère moderne, a introduit dans son
œuvre l’angoisse de l’homme déraciné perdu dans la Grande Ville, hanté qu’il est par
la conscience de la laideur et la fascination du mal » (p. 88).
Baudelaire n’hésite pas à célébrer la beauté du Diable quand dans « Les Litanies
de Satan » il l’invoque comme « le plus savant et le plus beau des Anges ». Mais un
tel retournement, systématique dans la section « Révolte » des Fleurs du Mal,
21 Rilke, Die Aufzeichnungen Malte Laurids Brigge, trad. de Claude Porcell, Les Carnets de Malte Laurids Brigge, G.
F. Flammarion, 1995, p. 81.
L’Ouvert
« L’Ouvert » : voici encore un mot-clef tant pour Rilke que pour François
Cheng. Ce dernier, persuadé comme Henri Maldiney, qu’il cite, que « de chaque
visage humain rayonne une transcendance impossible qui nous enveloppe et nous
traverse », voit avec lui dans l’interrogation qu’elle suscite « la dimension
exclamative de l’Ouvert »25 . Et cette transcendance, « la vraie transcendance »,
François Cheng la situe, à la fin de sa première méditation, « dans l’entre, dans ce qui
jaillit de plus haut quand a lieu le décisif échange entre les êtres et l’Être » (p. 28).
22Les Fleurs du Mal, éd. cit., commentaire, p. 326. C’est le poème XCII dans l’édition condamnée de 1857, CXX en
1861, CXXXX en 1868.
23 Pièce XXI dans l’édition de 1861, où elle a été ajoutée à l’édition de 1857.
24Le Poète et le Monstre. – L’image de la beauté dans Les Fleurs du Mal, dans Saggi e ricerche di letteratura francese,
n° VIII, Pise, 1967, p. 125-142.
25 Henri Maldiney, Ouvrir le rien. L’art nu, La Versanne, Encre marine, 2000. Cité dans Cinq méditations sur la beauté,
p. 27.
D’où ce très beau commentaire de François Cheng, rappelant que « la beauté
peut être un don durable, […] une promesse tenue dès l’origine » :
« L’Ouvert » est encore le concept vers lequel François Cheng oriente le lecteur
quand, au début de la troisième méditation, il rassemble les idées concernant la
beauté dans les deux premières : « celle qui relève de l’Être, qui jaillit de l’intérieur
de l’Être comme élan vers la beauté, vers la plénitude de sa présence, cela dans le
sens de la vie ouverte » (p. 56). Et il ajoute plus loin : « Nous sommes là pour vivre,
en tendant vers une vie toujours plus élevée, plus ouverte » (p. 59). La Beauté n’est
plus seulement une valeur esthétique. Elle devient une valeur morale et même
spirituelle.
Le monde de l’art
Mais c’est le poète des « Phares » qui retient principalement l’attention de
François Cheng dans la cinquième méditation (p. 122-123), où il fait largement place
à l’art occidental, en particulier à la peinture. De l’hommage rendu par Baudelaire
26 Traduction de Paul Gallimard dans John Keats, Poèmes et poésies, Mercure de France, 1910, p. 203.
Il y a, bien sûr, la beauté des monuments, des œuvres d’art. Mais Venise n’est
pour Rilke qu’un « merveilleux décor » que transcende la beauté physique et morale
de son amie vénitienne. Pour François Cheng, la découverte de « cette chose
magique qu’est l’art », plus tardive que celle qu’il avait faite dans le paysage du mont
Lu, a produit en lui un « nouveau choc devant le corps nu des femmes si
charnellement et si idéalement montré : Vénus grecques, modèles de Botticelli, du
Titien, et surtout, plus proche de nous, de Chassériau, d’Ingres ». En particulier, « La
Source d’Ingres, emblématique, pénètre l’imaginaire de l’enfant, lui tire des larmes,
lui remue le sang » (Première méditation, p. 18).
Mais un an après, en 1937, l’enfant de huit ans qu’il est alors se trouve confronté
au mal, donc à ce qui, dès cette première méditation, est présenté comme l’opposé de
la beauté, l’autre mystère, situé à l’autre extrémité de l’univers vivant. C’est l’année
de l’invasion de la Chine par l’armée japonaise, du terrible massacre de Nankin, des
viols de femmes suivis maintes fois de mutilations, de meurtres : « à l’image de la
beauté idéale dans La Source d’Ingres, vient s’ajouter, en surimpression, celle de la
femme souillée, meurtrie en son plus intime » (p. 19).
De Rome, le 29 octobre 1903, Rilke écrivait à Franz Xaver Kappus, ce jeune
homme de vingt ans qui lui avait envoyé ses premiers essais poétiques, qu’il y
souffrait de « l’atmosphère de musée, sans vie, opaque, qu’elle exhale ». Les restes
du passé, les ruines, ne seraient que des « choses défigurées et pourries qui pourtant
ne sont au fond rien de plus que les restes fortuits d’un autre temps et d’une vie qui
n’est pas la nôtre ». Il est tenté de se dire « qu’il n’y a pas ici plus de beauté
27 Poème VI dans toutes les éditions des Fleurs du Mal. Ed. cit., p. 57-59.
28Lettres à un jeune poète, traduction de Claude Mouchard et de Hans Hartje, Librairie Générale Française, 1989, Le
Livre de poche n° 836, p. 59-60.
29Ralph Freedman, Life of a Poet : Rainer Maria Rilke, New York, Farrar, Strauss and Giroux, Toronto, Harper Collins,
1996. Traduction de Pierre Furlan, Rilke, la vie d’un poète, Actes Sud, 1998, p. 234.
30 Dictionnaire des Beaux-arts d’Eugène Delacroix, reconstitution et édition par Anne Larue, Hermann, collection
Savoir sur l’art, 1996, p. 28.
31Maurice Denis et Eugène Delacroix, de l’atelier au musée, sous la direction de Dominique de Font-Réaulx, Louvre
éditions, Le Passage, p. 112-114, avec la reproduction de l’aquarelle de Delacroix et du tableau qu’elle a inspiré à
Cézanne.
Sans doute Baudelaire a-t-il choisi ce titre, après avoir hésité entre plusieurs
autres, pour illustrer un paradoxe. Mais le lecteur aurait tort de s’en tenir au versant
sombre. Et je suis de ceux qui ne résistent pas à tenter le renversement, comme l’a
fait Eugène Guillevic dans un poème que je viens de découvrir, longtemps après avoir
fréquenté son auteur.
Baudelaire
Baudelaire,
S’il y a des fleurs du mal
C’est qu’il y a des fleurs du bien
Et tes poèmes
En sont la preuve.
Dans un royaume
Que tu t’acharnais à maudire
Et qui te poursuivait33.
Ainsi célèbre-t-il ce que François Cheng de nouveau appelle « la vraie vie » et
« ce principe de vie, seul capable en réalité de triompher de tout » (p. 41). Et la leçon
du « Grand Vivant », celle que nous donne à son tour le nouveau François, est une
suprême leçon de beauté.
Pierre Brunel
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques
34 François Cheng, Assise. – Une rencontre inattendue, Albin Michel, 2014, p. 11.
BAUDELAIRE Charles, Les Fleurs du Mal, éd. de John E. Jackson, Librairie Générale Française,
Paris, 1999.
CHENG François, A l’Orient de tout. – Œuvres poétiques, Gallimard, Paris, 2005
Assise. – Une rencontre inattendue, Albin Michel, Paris, 2006, nouvelle édition 2008.
Cinq méditations sur la beauté, Albin Michel, Paris, 2006, nouvelle éd. 2008.
CHESSEX Jacques, Figures de la métamorphose, Bibliothèque des arts, Lausanne, 1999.
KEATS John, Poèmes et poésies, trad. Paul Gallimard, Mercure de France, Paris 1910.
MALDINEY Henri, Ouvrir le rien. L’art nu, Encre marine, La Versanne, 2000.
MÜNCH Marc-Mathieu, Le Pluriel du beau. Genèse du relativisme esthétique en littérature, Centre
de Recherche Littérature et spiritualité, Metz, 1991.
PICON Gaëtan, Naissance de la peinture moderne, Skira, Genèse, 1974 ; nouvelle éd. Gallimard,
Paris, 1988.
PLOTIN, Du Beau (Ennéades I, 6 et V, 8), trad. Paul Mathias, Presses Pocket, Paris, 1996.
RILKE Rainer Maria, Briefe, 4 volumes, Insel Verlag, Leipzig, 1938-1939.
Les Carnets de Malte Laurids Brigge (Die Aufzeichnungen Malte Laurids Brigge, 1911), trad.
Claude Porcell, Flammarion, Paris 1915, Correspondance (Œuvres 3), éd. de Philippe Jaccottet,
Seuil, Paris, 1976.
Duineser Elegien (Elégies de Duino), Die Sonette an Orpheus (Les Sonnets à Orphée), trad. Jean-
François Angelloz, Aubier, éditions Montaigne, Paris, 1943.
Lettres à une amie vénitienne, Gallimard, Paris, 1985.
Lettres à un jeune poète, trad. C. Mouchard et H. Hartje, Librairie générale française, Paris, 1989.
Œuvres en prose, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1993.
RIMBAUD Arthur, Une saison en enfer, Alliance typographique, Bruxelles, 1873.
RODIN Auguste, L’art, entretiens réunis par Paul Gsell, Grasset, 1911, nouvelle éd., 1967.
Monet’s Nympheas
Abstract : Monet’s Nympheas might not have revealed all its secret. One century ago,
one day after the armistice day, Claude Monet offered France the Nympheas to participate
in the victory. This article tries to better understand how this masterpiece, painted when
the soldiers were dying at the front, and then decried, criticized, forgotten for decades,
could have inspired afterwards so many artists throughout the century.
How Clemenceau’s eye was essential for the discovery and preservation of these varied
compositions of a symphony of light. The latest exhibitions in Paris and United States
allow to approach the abstraction born from the music and these landscapes of water.
Gabrielle Thierry had the privilege of painting in front of these creations to extract the
musical emotion, to make it visible. She tackles here the question of the inexhaustible
inspiration of Monet's waterscapes, through this great hunt for painters, aesthetic
researches and universal sensibilities.
Et si les Nymphéas n'avaient par révélé tous leurs secrets ? Il y a cent ans,
Claude Monet offrait à la France deux de ses Nymphéas, compositions
impressionnistes réalisées à l'époque de la naissance de la modernité. Décrié, refusé
par les critiques et le tout Paris, boudé par le public, ils sont devenus seulement sur le
tard un trésor national, sacralisé à tel point qu'il est difficile aujourd'hui d'en offrir une
nouvelle lecture.
Si mon regard d'artiste s'est porté
presque par hasard - il y a 8 ans - sur les
Nymphéas de Claude Monet du musée de
l’Orangerie, j'ai eu la chance inouïe de
venir 100 fois y peindre et les interpréter
en « Partitions Colorées », recourant à un
nouveau langage musical et coloré dans la
continuité des maîtres de l'abstraction
Devant "Nuages" au Musée de l'Orangerie, 2011
géométrique. Mais cette chance inouïe n'a
pas pu déboucher sur une exposition un temps prévue au Musée de l'Orangerie en
2012.
Partition Colorée de "Matin Clair aux Saules" sur La Vallée d'Obermann de F. Liszt, Huile sur toile, 50x320cm
Cent ans plus tard, j'ai passé 300 heures dans le Musée de l'Orangerie, à scruter
ces toiles, à les écouter, et 10 fois plus en atelier pour les traduire dans mon
expression picturale. Les Nymphéas me sont apparues comme très construits, pas
seulement dans leur verticalité mais aussi
dans les mouvements des reflets. Sur cette
structure, ma composition musicale peut se
dérouler : je positionne les notes, les
accords selon la dynamique qui se joue sur
le plan de l’eau. Les ondes sur l’eau
s’associant aux ondes acoustiques, la
propagation du son s’étendant à la surface Devant "Matin Clair aux saules"
de la toile. Mes toiles sont alors comme au Musée de l'Orangerie, 2011
autant de partitions colorées. Les partitions
colorées des huit Nymphéas de Claude Monet du musée ont été réalisées à l’échelle ¼
(entre 1,50m et 4,20m chacune). Plus de 20 mètres de toile linéaire, des dizaines de
gouaches et croquis sont le fruit de ce long travail.
J'ai été naïve de croire que ma série allait être exposée rapidement en France.
Malgré mes efforts et toute mon énergie à rencontrer des critiques, administrateurs et
conservateurs peu curieux, les portes sont restées closes.
Exposition "The musicality of the Water Lilies" - Iris and B. Gerald Cantor Art Gallery, 2017
Gabrielle Thierry
***
Clemenceau : « Puisque ces tableaux qui passent à tous moments devant
nos yeux sont la source vive de nos sensations du monde, et de nous-
mêmes en retour, nous ne cessons d’y puiser les émotions subtiles d’une
harmonie universelle qui couronne notre connaissance d’une auréole de
beauté. »
L’art est, avec l’amour, l’une des expériences privilégiées de l’intime. Mais
parler d’intime à son propos implique que l’on s’oppose d’emblée à la manière dont
nous vivons consciemment notre rapport à une œuvre d’art et que Kant a
magnifiquement décrite dans la première partie de sa Critique du jugement.
L’expérience esthétique semble nous arracher à nous-même et nous mettre en
présence d’un objet beau en soi, qui nous plait par sa forme. Certes, il s’agit bien
pour Kant d’un jugement de goût, lié à une réaction de plaisir de notre sensibilité, et
non d’un jugement de connaissance formulé par notre intelligence. Mais tourné vers
l’extérieur, fondé sur la prise en compte de la représentation de l’objet, qui met entre
parenthèses son existence, il est selon lui paradoxalement désintéressé, lié à un jeu de
facultés propres à tous les hommes, et il n’engage en rien nos intérêts de vie, fussent-
ils intimes ou subjectifs. C’est ainsi qu’à la question de savoir si un palais nous plaît
esthétiquement, nous n’avons pas à répondre en évoquant le plaisir concret que nous
aurions à l’habiter vu son espace, son silence, etc., : nous avons seulement à nous
demander s’il nous plaît en lui-même, si nous le trouvons formellement beau. C’est
pourquoi, en particulier, ce jugement prétend et à l’objectivité et à l’universalité, il en
a en quelque sorte le droit, sans pouvoir pourtant le démontrer conceptuellement. Il
paraîtrait alors assurer sa communicabilité du fait d’un « sens commun esthétique »
universel, propre à l’esprit humain et éveillé par l’objet beau. Si l’on en restait là, la
question de l’art et de l’intime serait d’emblée réglée par la négative, par sa
disparition même.
1 Pour des analyses plus approfondies, voir mon ouvrage L’art et la vie, Le Temps des cerises, 2014.
Freud
Celui-ci reprend en partie l’approche de Nietzsche, mais il la renouvelle par de
nouveaux concepts et schémas explicatifs, en même temps qu’il radicalise la part
d’intimité que comporte l’art du fait de sa découverte de l’inconscient psychique et
du rôle qu’il lui fait jouer pour expliquer les phénomènes culturels. Il insiste ainsi et
avant tout sur l’enracinement de l’art dans la psychologie inconsciente du sujet –
qu’il s’agisse là aussi du créateur ou de l’amateur, les deux points de vue étant
réversibles –, mais d’une psychologie liée à la sexualité, spécialement infantile, avec
ses désirs, ses fixations et complexes comme celui d’Œdipe, et qui est refoulée par le
surmoi moral ou encore frustrée par la vie d’adulte. L’œuvre d’art fonctionne alors
comme le rêve, les concepts qui permettent d’expliquer celui-ci s’appliquent à lui,
sauf qu’il s’agit d’un rêve éveillé : l’expérience esthétique offre une compensation à
nos désirs insatisfaits, elle en est une réalisation imaginaire mais sublimée et donc
déguisée à travers des images, des symboles, des déplacements, etc., qu’il faut savoir
interpréter, en l’occurrence décoder, pour les mettre au jour 9. Freud ajoute que la
beauté liée à la technique artistique – dont il ne nie pas la spécificité, mais sur
laquelle il ne se sent pas capable de se prononcer – n’est qu’une « prime de plaisir »
qui, ajoutée à la sublimation, nous autorise à satisfaire ce qui nous choquerait si sa
satisfaction était transparente. La conscience que l’art a de lui-même est donc une
conscience mystifiée, y compris chez les artistes, qu’il faut savoir dépasser, son sens
apparent étant rarement son sens réel. Il nous en donne de multiples exemples, à
commencer par celui de la pièce Œdipe roi dans son Introduction à la psychanalyse :
là où nous croyons être émerveillés par la technique dramatique de Sophocle, là où
l’espèce de terreur que provoque le drame d’Œdipe nous semble imposée simplement
de l’extérieur et provenir d’une situation terrible mais qui nous serait étrangère,
Freud montre que cette émotion ne fait que traduire la terreur devant nos propres
désirs œdipiens, que nous refoulons mais dont nous devinons malgré tout la présence
dans la pièce : l’esthétique est bien une psychologie appliquée, mais transfigurée.
Mais ce qui est le plus étonnant, ici, c’est que la part de l’intime contenue dans l’art
est poussée à son maximum, puisqu’il s’agit de nos désirs ou sentiments les plus
profonds tels que notre biographie singulière les a déterminés ou en a fixé le degré,
qui peuvent contredire totalement l’image que nous nous faisons de nous-même et
8 On pourrait aussi faire intervenir la « volonté de puissance » qui s’exprime dans l’art ou dans une certaine forme
d’art. Mais la volonté de puissance n’est pas ce qu’il y a de plus intime en nous puisqu’elle est universelle : nous
sommes tous animés par elle selon Nietzsche, quoique à des degrés divers.
9 « Le “sublime’’ n’est que du “sublimé’’ » dit justement Sarah Kofman dans L’enfance de l’art, Petite bibliothèque
Payot, 1975, p. 220.
10 Je fais allusion à la formule de Kant selon laquelle « l’art n’est pas la représentation d’une belle chose, mais la belle
représentation d’une chose ». En faisant de la représentation la cause ou le motif de l’émotion esthétique, il la déréalise
et la coupe de nos intérêts vitaux dans lesquels c’est bien l’existence des choses qui est réellement en jeu.
11 La Dispute, 2005.
12 Voir, dans le champ du cinéma, les disputes homériques des débatteurs de l’émission Le masque et la plume.
13Voir la détestation d’Ingres par Cézanne telle qu’elle est évoquée dans le film de J.-M. Straub, La visite au Louvre, ou
les rejets violents des films de la Nouvelle vague quand celle-ci est apparue.
Yvon Quiniou
Dans les différents ouvrages qu’il a consacrés à la question, M-M Münch définit
l’effet de vie comme le fruit d’une interaction entre une œuvre d’art et son récepteur
provoquant chez celui-ci une saisie de tout l’être (corps-esprit-cerveau), un
débordement de joie intense par le fait de ressentir en soi la vie en abondance et d’en
être submergé.
En cette époque tragique de crise civilisationnelle, l’idée que l’expérience
artistique, en tant que perception bienheureuse de l’être et du monde, mènerait à une
expérience de bonheur ou de joie1, par l’effet d’accroissement de vie qu’elle procure
au contact d’une œuvre ou d’un être humain, est à creuser (ou mieux, à vivre) car elle
peut être à l’origine d’une vie sociale meilleure, et conduire à un bien-vivre (buen
vivir) dont beaucoup se préoccupent aujourd’hui.
1 Le bonheur n’est pas la joie, selon Lytta Basset qui le définit comme un état, alors que la joie serait plutôt un rythme
(cf La joie imprenable, Albin Michel, 1996, p. 23). La joie serait par ailleurs « inclusive » selon l’auteure, c’est-à-dire
qu’elle engloberait la négativité de l’être (le non-être) qui menace son existence depuis sa naissance au monde après
l’expérience de non-séparation et d’unité vécue dans sa vie prénatale.
Or, s’il est une condition sine qua non pour que l’effet de vie se produise c’est
bien que le sujet ne soit pas séparé de l’objet, attitude poétique s’il en est.
Contrairement à l’attitude scientifique de celui qui veut et croit savoir et cherche
davantage à conquérir et à posséder des connaissances, le chercheur de l’effet de vie
se laisse surprendre au contact de l’inconnu du monde et de l’être pour découvrir la
réalité, autre manière de connaître, attribuée aux poètes. Mais si c’est de la
« poésie » ce n’est donc pas sérieux ? M.-M. Münch a tenté depuis sa découverte de
l’effet de vie de fonder une théorie qui puisse expliquer ce phénomène, en faisant
référence à l’art (la poésie, la musique, la peinture.) pour éclairer brièvement la
réalité qui de toute façon demeure voilée6 comme l’a démontré la physique
quantique. Celle-ci a entériné la validité de l’approche poétique du réel en
démontrant qu’il est non seulement incertain de prévoir les résultats d’une opération
scientifique dans l’infiniment petit (cf. Le Principe d’incertitude de Heisenberg) mais
que cela s’avère impossible. Le changement capital introduit par cette découverte
dans l’image de la science et la révolution méthodologique que cela entraîne n’a pas
encore été apprécié à sa juste mesure. Elle fut bien souvent ignorée à cause du vertige
produit par la découverte d’un autre ordre, a-causal, à l’origine de la division de
l’énergie dans un monde régi par la discontinuité des phénomènes, et non plus par la
succession (cause-effet). Cela met fin à l’ordre ancien de la causalité fondateur de la
science à l’époque de la modernité et suggère qu’il existe « d’autres formes de
connaissance déposées par l’évolution de la vie, qui se rapportent directement à la
réalité »7, comme l’avait pressenti Henri Bergson (1859-1941) : dès 1934, il affirmait
que « L’intelligence n’est pas la seule forme de la pensée… » et que l’intuition, en est
une, tout aussi valable à ses yeux : « Nous appelons intuition, la sympathie par
laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a
L’expérience fondamentale
Le 8 mars 2008 vers 15h, alors que je participai à un concert-lecture de haïkus
(Jean-Loup Philippe) et de bols tibétains japonais, gongs et cloches joués par Alain
Kremski au musée Guimet, a eu lieu à Paris l’expérience fondamentale que je
considère aujourd’hui comme ma véritable naissance.
Ne connaissant à l’époque ni le musicien ni le comédien, je fus attirée dans ce
lieu par la thématique, « L’éloge de l’autre » proposée dans le cadre de la dixième
édition du Printemps des poètes. J’étais également curieuse d’entendre le résultat
Dès mon entrée dans le musée, je me sentis « accueillie » par les statues de
Bouddha dont les visages et les corps jalonnaient le parcours jusqu’au seuil de la salle
de concert, répandant une impression de recueillement à laquelle je fus sensible. Mais
ce n’était rien comparé à celle du musicien, placé à l’écart du public dont je
remarquai immédiatement l’expression grave et concentrée du visage comme de tout
son être, si absorbé dans son introspection qu’il semblait absent du monde12.
Une fois ce premier choc passé, j’entrais dans la salle et me plaçais au milieu car
je voulais pouvoir entendre les riches harmoniques que devaient sans doute dégager
ces instruments aux résonances infinies, requérant, de la part du musicien, une oreille
fine pour pouvoir les accorder ensemble.
12 J’appris par la suite qu’il venait d’apprendre la mort d’un proche, très proche juste avant de jouer et je ne peux
m’empêcher de faire la relation avec l’intensité et la beauté exceptionnelle de son jeu qui semblait venir d’une source
profonde et cet événement qui l’avait visiblement ébranlé.
13 C’est ce qu’a montré le biologiste Jakob Von Uexkhüll 1864-1944) sur lequel s’appuie la mésologie d’Augustin
Berque pour rendre compte de ce dynamisme, de cette vie en relation et en réciprocité entre tous les vivants (Mondes
animaux et monde humain, Rowölt, Hambourg, 1965), transposant dans le domaine musical les rapports entre les êtres.
Le musicien m’expliqua par la suite que les bols tibétains étaient fabriqués dans
des matérieux spéciaux qu’il choisissait avec soin. Certains étaient composés de
météorites. Le matériau était donc visiblement l’un des facteurs déclencheurs de
l’effet sur le corps. L’autre était l’ouverture, soit deux corollaires de l’effet de vie
selon M-M Münch. Il ajouta que certains sons ont des pouvoirs sur les corps comme
le savent certaines médecines qui les utilisent pour guérir des maladies physiques et
mentales. L’ouverture extraordinaire qu’ils provoquèrent en moi, toucha
effectivement le centre de mon corps qui semblait à la fois se dissoudre et s’étendre à
l’infini, comme les harmoniques de ces instruments (bols, gongs, cloches). Il me
semble pourtant qu’il ne s’agissait pas de cela ; ici l’élément essentiel est la
participation de l’auditeur dont le corps peut parvenir à une dissolution jusqu’au
cœur de l’être, effet d’un recueillement et d’une écoute corporelle intense, conduisant
à un débordement ou un excès de joie. Mais comment expliquer cela ? De quel
« cœur » s’agit-il ?
15 Toru Takemitsu, cité par A. Poirier dans Toru Takemitsu, Michel de Maule, 1996, p. 63-64. Je souligne.
16Repris au XVIIIe siècle et mis en valeur par Motoori Norinaga (1730-1801) qui en a été le penseur nous dit A.
Berque dans Postface à Josui Oshikawa et Hazel H. Gorham, Manual of Japanese flower arrangement, Paris, éditions
B2, 2015 (1936).
17 A. Berque, Poétique de la terre, Belin, 2014, pp. 104 et 107.
18 E. Guillevic, Art Poétique, Paris, Gallimard, 1989. p. 179.
19« Esthétique » doit ici s’entendre non pas seulement comme « ce qui a trait au Beau », mais bien plus largement
comme « ce qui touche à la faculté de sentir » c’est-à-dire à ce que les Grecs appelaient aisthêsis, et qui correspond au
sentiment dans le vocabulaire de Descartes, c’est-à-dire au principe même du vivant, Augustin Berque dans Postface à
Josui Oshikawa op. cit.
20 Cité par F. Jullien, Procès ou création. Une introduction à la pensée des lettrés chinois, Le Seuil, 1989.
La théorie esthétique chinoise insiste sur le fait que l’acte créateur n’est pas
le résultat d’une volonté mais de l’état de cœur de l’artiste. En d’autres
termes, il est très rarement question de technique. Celle-ci s’apprend auprès
d’un maître qui transmet en priorité non ce qu’il fait mais ce qu’il est, non
une pratique mais un esprit. C’est pourquoi, dans la tradition chinoise, l’acte
artistique correspond à l’accomplissement de soi, et sa pratique à une
expérience de vie24.
Cette idée que la pratique artistique n’est pas seulement le résultat d’une
technique mais dépend, pour l’essentiel, d’un travail sur soi et d’une disposition
d’ouverture au monde et à autrui, transforme l’art en une véritable éthique et
philosophie de vie. On peut qualifier ce travail de « poétique » dans la mesure où il
consiste à (s’) ouvrir les yeux du cœur pour s’émerveiller de tout ce que le monde
⾳樂 yīn yuè signifient musique. ⾳ est le caractère pour le son, tandis que
樂 se réfère à la musique elle-même ainsi qu’aux concepts de bonheur, de
plaisir et de joie. Les deux caractères combinés signifient littéralement « le
son du bonheur »26.
Cela signifie que la joie ne peut résulter que d’un rapport, un couplage entre
deux éléments qui sont de connivence: le son et la musique d’un côté, le plaisir et le
bonheur, de l’autre. Autrement dit, la joie émerge du lien et elle demeure
« imprenable » selon Lytta Basset parce qu’elle est inclusive et capable d’intégrer
tout le négatif de l’existence (ce en quoi elle se différencie du bonheur). C’est
pourquoi, à ce niveau, elle ne peut être que débordante, « chant d’ivresse » comme le
pensait Nietzsche pour qui la joie est plus profonde que la douleur ou la peine27 : sa
capacité d’intégration du négatif décuple le sentiment de plénitude et de vie, donnant
par là-même le courage d’exister.
De cette vitalité propre à la musique plus qu’à tout autre art, découle une
perception nouvelle d’un monde en mouvement que l’on commence alors à percevoir,
en soi et autour de soi quand on la pratique au quotidien : à force d’écouter en
imagination ou réellement ses mouvements que l’on mime à l’intérieur de soi pour
pouvoir les jouer au-dehors, le musicien se sent habité par un dynamisme qu’il
projette au-dehors. Dans l’expérience fondamentale que j’ai pu vivre, il me semblait
avoir été plongée jusqu’ici dans une sorte de théâtre, celui de l’existence où tout est
faux. Une fois accomplie l’épreuve de la dissolution du corps, une lumière nouvelle
éclairait le monde, comme si je renaissais à celui-ci après une mort nécessaire qui
m’ouvrait les portes de la Joie.
Si l’on admet avec Lytta Basset que l’expérience fondatrice de tout être humain,
loin d’être celle de la joie, est celle d’une inadéquation de soi à l’existence qui
commence dès la naissance (où après avoir vécu pendant neuf mois dans le corps
vivant d’un autre être humain, le fœtus doit apprendre à vivre sans et en-dehors de
25Cette attitude « éthique » (au sens où elle permet de ne pas projeter de préjugés sur les êtres) a été partagée par
d’autres artistes en Occident, comme Albert Camus, Francis Ponge ou Eugène Guillevic, sensibles au point de vue des
choses les plus infimes et insignifiantes.et attentif à leur vie spirituelle.
26 Cf J.-D. Javary 100 mots pour comprendre le chinois, Albin Michel, 2008.
27Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Quatrième Partie, « Le chant d’ivresse », H. Albert, Œuvres Complètes,
Mercure de France, 1903, 459-476.
Il lui semblait que le cours du monde venait de s’arrêter…En tous lieux, la vie
était suspendue, sauf dans son cœur où, au même moment, quelqu’un pleurait de joie
et d’émerveillement »34.
Résonances
C’est cette capacité à participer et à s’émerveiller qui fait la saveur de nos vies et
nous donne le « sentiment d’exister » au centuple. En ce sens, je dois mon sentiment
d’exister à la musique dont la beauté parfois écrasante m’a permis de sur-vivre (vivre
plus) et de (re)naître. Vivre, nous apprend François Jullien, implique non seulement
33 Cf. l’expérience d’écoute de l’ouverture de Tannhaüser de Wagner par Baudelaire : « Aucun musicien n’excelle,
comme Wagner, à peindre l’espace et la profondeur, matériels et spirituels [… ] je conçus pleinement l’idée d’une âme
se mouvant dans un milieu lumineux, d’une extase faite de volupté et de connaissance, et planant au-dessus et bien loin
du monde naturel […]J’avais subi (du moins cela m’apparaissait ainsi) une opération spirituelle, une révélation. Ma
volupté avait été si forte et si terrible, que je ne pouvais m’empêcher d’y vouloir retourner sans cesse… » dans Ch.
Baudelaire, L’Art romantique, Calmann Lévy, 1885, O.C, tome III, p, 207-265.
34 A. Camus, La Femme adultère dans L’Exil et le Royaume, 1957, La Pléiade, IV, pp. 1567-1568.
Se borner à jeter un regard utilitaire sur le monde, c’est ne pas voir qu’un arbre
est plus qu’un arbre. Qu’une lampe ou une table est plus que cela, qu’un tableau est
plus qu’un tableau :
Sentez-vous encore les caresses de la lumière ? Les songes qui hantent les
eaux, les avez-vous évacués ? Entendez-vous le langage des arbres ?...Avez-
35 F. Jullien, « Vivre en chinois se dit sheng …aussi bien naître et croître, mettre au monde, enfanter » dans Vivre en
existant, Paris Gallimard, 2016, p. 220.
36 C’est en sortant d’un concert à Munich en 1952 où elle entend Le Messie de Haendel qu’elle a l’intuition de l’idée de
natalité. L’intensité de la musique la lui fait soudain comprendre : « Quelle œuvre ! L’Alléluia me résonne encore dans
les oreilles et dans le corps. Pour la première fois j’ai compris combien c’était formidable : un enfant nous est né. Le
christianisme, c’est quand même quelque chose ! » écrit-elle dans sa Lettre à Heinrich Blücher où elle souligne le
motif : « For into us a Child is born », B. Levet, Le musée imaginaire de Hannah Arendt, Les Essais, Stock, 2011, p. 9.
37H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy pocket, 1981 et 1983, p. 314 : « Le miracle qui sauve le
monde, nle domaine des affaires humaines de la ruine normale, « naturelle », c’est finalement le fait de la natalité. En
d’autres termes, c’est la naissane d’hommes nouveaux »
38 P. Valéry, Dialogue de l’arbre t. II, La Pléiade, p. 185
39G. Bachelard, La poétique de l’espace, op. cit. p. 2 : « La poésie est un émerveillement… Il nous faut écouter les
poèmes comme des mots pour la première fois entendus écrit Bachelard dans La Flamme d’une chandelle, op. cit. p. 77.
40 G. Bachelard, Poétique de l’espace, PUF, 1957, p.164.
41 J-L Evard, Métaphonies. Essai sur la rumeur, Editions de la revue Conférence, 2013, p.139. D’un point de vue
acoustique, chaque son peut être décomposé en un son fondamental accompagné de sons harmoniques dont la fréquence
peut être simple, double triple etc…du son fondamental. Ils sont utilisés notamment dans la musique spectrale (Gérard
Grisey et Tristan Murail).
42 G. Bachelard, La poétique de l’espace, op. cit. p. 2.
En adoptant un autre regard, nous pourrions entrer dans un paysage peint pour
nous sauver de la réalité qui est la nôtre aujourd’hui, celle d’une décosmisation
généralisée et voir enfin « les arbres, les fleurs, en vie, en pleine vie, en vie
poétique… »44 comme Wang-Fô, le peintre de la Nouvelle de Marguerite
Yourcenar45. C’est pourquoi, il est urgent de réapprendre à sentir en entrant en
« sympathie » avec le monde.
Notre culture rend le cosmos inerte, muet ; plus de signes, plus de
messages, rien à déchiffrer : les choses sont claires et tout de suite
éprouvées. Il en résulte une réalité globalement absurde, et, dans le détail,
insignifiante.46
Tel est selon Jung, le problème de l’âme moderne, dont « chaque pas l’éloigne
de la participation »47. Dans ce monde inhumain où Il n’y a rien au-delà, pas de place
pour la rêverie selon lui, cette absence de participation fausse nos rapports avec la
réalité à laquelle nous ne savons plus prêter attention. Or, c’est à cette tâche que s’est
voué C.-G. Jung, prenant en compte des phénomènes qui, étant étrangers l’un à
l’autre et non reliés de manière causale, le sont cependant du point de vue du sens
comme dans la synchronicité48 aux effets numineux : « Ce qui m'intéresse avant tout
dans mon travail, confie-t-il dans sa correspondance, n'est pas de traiter les névroses
mais de me rapprocher du numineux... l'accès au numineux est la seule véritable
thérapie »49.
Ces effets ont été identifiés comme des « archétypes » c’est-à-dire des facteurs
d’ordre formel qui structurent les processus psychiques inconscients (des patterns of
behaviour) et possèdent une charge ou effet spécifique. Venant d’ailleurs, il saisissent
Conclusion
Les phénomènes que nous avons évoqués ici (l’intuition, la synchronicité entre
autres) ont en commun de se référer à un autre ordre que la causalité, de privilégier
la sympathie (au détriment de la séparation du sujet et de l’objet, de faire vivre une
expérience d’unité de l’être (unir toutes les facultés) provoquant parfois un
débordement ou un excès de joie intense qui accroît le potentiel de vie dans tout le
corps-esprit-cerveau…
L’expérience fondamentale que j’ai tenté de décrire plus haut a changé
radicalement ma conception de la musique et de l’écoute et a bouleversé ma vie : elle
lui a donné un supplément de vie, ou sur-vie (un plus-qu’être dirait Bachelard) et est
devenue une vérité au sens où l’entend M.-M. Münch : « Toute expérience fortement
vécue est une vérité, une vérité de fait.» et « En ce sens, la pratique de l’art est l’une
des stratégies de bonheur accessibles à l’être humain » 52.
50 C.-G. Jung, Synchronicité et Paracelsia, Paris, Albin Michel, 1988 [1961], p. 107.
51Depuis j’ai adopté ce mode d’écriture auquel j’assiste « en témoin » comme si quelqu’un (un autre moi ?) écrivait à
ma place, et j’attends toujours d’avoir une vision globale de ce que je veux faire ou créer en étant à l’écoute du moment
propice.
52 M.-M. Münch, « Toute expérience fortement vécue est une vérité, une vérité de fait. », op. cit. p. 49 note 1.
Bibliographie
Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy pocket, 1981 et 1983.
Gaston BACHELARD, La poétique de l’espace, PUF, 1957.
Gaston BACHELARD, La Flamme d’une chandelle, PUF, 1961.
Lytta BASSET, La joie imprenable, Albin Michel, 1996.
Charles BAUDELAIRE , L’Art romantique, Calmann Lévy, 1885, O.C., tome III, p, 207-265.
H. BERGSON, « L’intuition philosophique » (1911) dans La pensée et le mouvant, essais et
conférences, (1934) PUF, 2013.
Augustin BERQUE dans Postface à Josui OSHIKAWA et Hazel H. GORHAM, Manual of
Japanese flower arrangement, Paris, éditions B2, 2015 (1936).
Augustin BERQUE, Poétique de la terre, Belin, 2014.
Jean-François BILLETER, Leçons sur Thouang-Tseu, Ed. Allia, 2002.
53G. Bachelard, La poétique de l’espace, op. cit. p. 8 : « considérée dans la transmission d’une âme à une autre, …une
image poétique échappe aux recherches de la causalité. Les doctrines timidement causales comme la psychologie ou
fortement causales comme la psychanalyse ne peuvent guère déterminer l’ontologie du poétique
54E. Minkowski, chapitre 9 : « Retentir. l’Auditif », Vers une cosmologie, Aubier, 1967 [1936]. « Quand nous disons
que la forêt se remplit du son du cor, nous n’avons point en vue que le son émis par le cor se propage progressivement
dans la forêt pour se perdre ensuite dans le lointain…Ce qui se trouve au premier plan, nous dit-il, ce ne sont ni la
propagation du son ni son décroissement progressif au fur et à mesure qu’il s’éloigne de la source sonore, mais au
contraire, le fait que le son, abstraction faite du chasseur qui souffle du cor, en se reflétant et se répercutant de toutes
parts, remplit la forêt, en la faisant tressaillir et vibrer à l’unisson avec lui » p. 106.
1. Introdução
A Bossa Nova certamente ocupa um dos lugares de maior visibilidade na
trajetória da Música Popular Brasileira, tanto em âmbito nacional quanto
internacional. Porém, apesar de constituir um importante patrimônio cultural, não
podemos nos esquecer que esse gênero, ou estilo para alguns, foi fruto de uma
construção. Esse edifício que começa a se ergue no início do século XX, com a
urbanização das grandes cidades, enterra suas raízes no maxixe, no samba e nas suas
variações, como samba-canção, entre outros.
Nesse sentido, verificar as influências de estilos em outros se faz salutar no que
diz respeito à identidade musical de nosso país. Mesmo não tendo tanta sofisticação
harmônica ou melódica, movimentos musicais que precederam a Bossa Nova
influenciaram o gênero e contribuíram de forma significativa. Utilizar ferramentas de
análise do campo da teoria musical também é relevante para perceber essas sutilezas
presentes no campo formal, melódico e harmônico das canções.
Assim, podemos observar como determinadas tendências caracterizaram um
jeito de compor. Porém, por serem canções e possuírem letras na forma de poesia
cantada, muitas vezes essas análises se tornam puramente técnicas ou abrem caminho
para a necessidade de abordagem de outras de áreas do conhecimento.
Dentro desse espírito de abrangência, o objetivo desse artigo visa aprofundar a
compreensão do estilo do samba-canção, que precede o movimento da Bossa Nova, a
partir da análise da canção Eu sei que vou te amar, composta por Antônio Carlos
Jobim e Vinícius de Morais no Rio de Janeiro de 1959. Para isso, realizaremos um
1 Traduzido do original inglês por Fernanda Teixeira de Medeiros, abre a coletânea de artigos do “II Encontro de
Estudos Palavra Cantada”, realizado em maio de 2006 na Universidade Federal do Rio de Janeiro. Ver Referências.
Figura 02: Reprodução partitura de Eu sei que vou te amar com tonalidade em Fá Maior.
4. Análise da canção
As análises de Carlos Almada em importantes obras de Jobim como Chovendo
na Roseira (ALMADA, 2010) trazem contribuições importantes para esse artigo.
Assim como o autor, utilizaremos a abordagem schenkeriana, com adaptações
necessárias, buscando relações entre a melodia, harmonia e forma.
A peça estrutura-se como uma pequena forma ternária ABC, conhecida como
rondó pois, entre os temas B e C, temos a alternância com o A. Iniciada em um
compasso anacruse, que não se repete, a canção possui quadratura perfeita em 32
compassos com 17 versos divididos em 4 estrofes. Abaixo, resolvemos segmentar os
quatro períodos melódicos em quatro partes (A, B, C e D), estabelecendo, desde já
uma relação entre a estrutura formal e as estrofes da poesia:
Figura 05: Plano de fundo da canção, mantendo notas e baixos fundamentais da canção.
Figura 06: esquema do percurso poético entre Sujeito (S) e Objeto (O).
6. Considerações finais
Normalmente, autores, pesquisadores e acadêmicos de forma geral, por
desconhecimento ou por interesses diversos, ignoram determinadas áreas do
conhecimento que poderiam ser de grande valia para os resultados de suas pesquisas
e, por consequência, do público. É o que ocorre normalmente entre as áreas de Letras
e Música, que apesar de estarem debaixo do mesmo guarda-chuva das Humanidades,
são tratadas de forma estanque principalmente em análises de obras consagradas.
Entendendo também que muitas vezes essas escolhas são feitas para apenas
aprofundar os resultados de forma radical, o presente artigo procurou oferecer uma
abordagem transdisciplinar na análise de obras que, na visão do autor, não poderiam
ser consideradas dissociadas, como é o caso da canção popular.
Daniel De Thomaz
Referências
ALMADA, Carlos de L. Chovendo na Roseira de Tom Jobim: Uma abordagem schenkeriana. Per
Musi, Belo Horizonte, n.22, p. 99-106, 2010.
CASTRO, R. Chega de Saudade: a história e as histórias da Bossa Nova. São Paulo: Cia das Letras,
1990.
FRAGA, O. Progressão Linear: uma breve introdução à teoria de Schenker. Curitiba: Editora do
Autor, 2006.
LANGER, Susanne K. Filosofia em Nova Chave. São Paulo: Perspectiva, 2004.
MATOS, C., TRAVASSOS, E., MEDEIROS, F. (organizadores). Palavra Cantada: ensaios sobre
poesia, música e voz (diversos autores). Rio de Janeiro: 7Letras, 2008.
NESTROVISKI, A. Outras Notas Musicais – da Idade Média à Música Popular Brasileira. São
Paulo: Publifolha, 2009.
Dans son livre Diesseits der Hermeneutik. Über die Produktion von Präsenz1,
Hans Ulrich Gumbrecht se préoccupe du renouveau des sciences humaines – dont les
sciences de la littérature2 font partie – et, partant, de notre rapport aux choses de ce
monde. L’interprétation, conçue comme l’activité de l’esprit attribuant du sens, doit
être complétée par « une relation au monde fondée sur sa présence
[corporelle] » (DdH 12) sans nier, ou renoncer à l’interprétation elle-même. L’idée
d’un « rapport aux choses de ce monde oscillant entre le sens et la présence »,
pourrait apporter une première clarté à l’affirmation du titre que l’art ne fait « pas
seulement sens ». Si Gumbrecht écrit ensuite « que les effets de présence s’adressent
exclusivement aux sens », il remarque plus loin que ce n’est pas seulement la raison
et l’un des cinq sens, comme l’ouïe, mais tous les sens qui doivent être engagés dans
le rapport au monde. Ces réflexions nous conduisent vers l’esthétique littéraire de
1 Hans Ulrich Gumbrecht, Diesseits der Hermeneutik. Die Produktion von Präsenz, Francfort-sur-le-Main, 2004, DdH
pour la référence, avec le numéro de la page. Le titre du livre se traduirait par : « En-deçà de l’herméneutique. La
production de présence ». La traduction française a paru sous le titre Éloge de la présence. Ce qui échappe à la
signification, traduit de l’anglais (États-Unis) par Françoise Jaouën, Paris, 2010. Dans cet article, les citations ont été
traduites à partir de la version allemande. Je remercie Mme Éliane Münch de la traduction de la version allemande de
mon texte « Warum Kunst nicht nur Sinn macht. Zur Ästhetik von Hans Ulrich Gumbrecht und Marc-Mathieu Münch.
Friedhelm Brusniak zum 65. Geburtstag », in Damien Sagrillo (dir.), Musik, musikalische Bildung und musikalische
Überlieferung. Music, Music Education, and Musical Heritage. Festschrift zum 65. Geburtstag von Friedhelm
Brusniak, Weikersheim, 2017, pp. 8192.
2En allemand, on désigne la branche universitaire des « (études de) lettres » couramment comme Literaturwissenschaft
dont la traduction exacte est « sciences de la littérature », voire « science littéraire ».
3Cf. Marc-Mathieu Münch, L’Effet de vie ou le singulier de l’art littéraire, Paris, 2004, EV pour la référence avec le
numéro de la page.
4 Münch a esquissé le projet d’une esthétique générale des arts dans « Le Beau des arts. Projet pour une esthétique
générale », in Jean Ehret (dir.), L’Esthétique de l’effet de vie. Perspectives interdisciplinaires, Paris, 2012, pp. 13-66 et
dans Marc-Mathieu Münch, La Beauté artistique. L’impossible définition indispensable. Prolégomènes pour une
artologie future, Paris, 2014.
5À propos de l’idée de présence, cf. Sonja Fielitz (dir.) Präsenz interdisziplinär : Kritik und Entfaltung einer Intuition,
Heidelberg, 2012.
6Seule présentation de l’esthétique de Münch en allemand : Jean Ehret, « Der Lebenseffekt als allgemeines ästhetisches
Kriterium », in Literaturwissenschaftliches Jahrbuch 50 (2009), pp. 307-322.
II
7 Sur la réception internationale de l’esthétique de Münch, cf. Jean Ehret, « Art(s), beauté(s) et effet(s) de vie.
Introduction critique à l’œuvre de Marc-Mathieu Münch et à sa réception » in, Id. , L’Esthétique de l’effet de vie, pp.
67-111. Cf. également Julie Brock (dir.) Réception et créativité. Le cas Stendhal dans la littérature japonaise et
contemporaine, 2 vol., Bern, 2011 et 2013. Ces deux volumes témoignent d’un projet de recherche sur la créativité
littéraire fondé sur l’esthétique de Münch et tenant compte de la réception de Stendhal au Japon.
8 Voici un choix restreint parmi les centaines de publications de Gumbrecht concernant la thématique dont nous traitons
ici : Hans Ulrich Gumbrecht, Präsenz, Berlin, 2012 ; Stimmungen lesen. Über eine verdeckte Wirklichkeit der Literatur,
Munich, 2011 ; Unsere breite Gegenwart, trad. de l’anglais (États-Unis) par Georg Deggerich, Berlin, 2016 (2005) ; Die
Macht der Philologie : über einen verborgenen Impuls im Ungang mit Texten, trad. de l’anglais (États-Unis) par
Joachim Schulte, 2e éd., Francfort-sur-le-Main, 2013 (1re éd. 2003 ; 1re éd. américaine 1997). C’est dans ce dernier livre
qu’apparaît clairement la dimension esthétique lorsqu’il écrit (p. 8) : « Il s’agit de conjurer certains mondes de 1926 de
les représenter dans un esprit neuf plus tangible. Il s’agit d’y arriver avec la plus grande immédiateté ». Voir aussi p. 13
où revient l’adjectif « présent » : « Le livre pose la question de savoir dans quelle mesure et à quel prix il est possible de
rendre présents des mondes qui existaient déjà avant l’auteur […] ».
9Marc-Mathieu Münch, Le Pluriel du beau. Genèse du relativisme esthétique en littérature. Du singulier au pluriel,
Metz, 1991.
III
Gumbrecht et Münch ont publié leurs livres en 2004. Tous deux critiquent leur
discipline et cherchent à la renouveler (DdH 20, EV 22), mais ils critiquent aussi
globalement l’état de la culture10. Gumbrecht déplore le manque de contact concret
avec les œuvres et avec la culture qu’il situe dans l’histoire intellectuelle de l’Europe.
Münch s’élève contre un monde de l’art qui se défait lui-même du fait du manque
d’une définition à la fois limitée et ouverte de tout ce qui est art en général. Il regrette
aussi l’absence de relation avec l’œuvre vivante.
Dans le domaine des « humanities » ou sciences humaines dont l’histoire,
l’esthétique et la pédagogie font partie, Gumbrecht ne se tourne pas contre
l’herméneutique, mais souhaite rompre la pratique exclusive, « monolithique » de
l’interprétation. À son idée, la question de la recherche du sens est devenue de plus
en plus celle de l’origine du sens suite à la perte de la conscience historique moderne
et de la mise en cause de la métaphysique. Münch critique de même la façon dont les
sciences de la littérature s’intéressent aux textes. Cela le gêne que toutes les méthodes
utilisées en littérature aient été empruntées à d’autres disciplines et ne soient donc pas
adaptées à sa spécificité. Comme elles réduisent la littérature à autre chose –histoire,
structures, communication… – elles ne peuvent servir à définir l’objet propre d’une
science de la littérature, mais seulement à le dissoudre (cf. p. ex. EV 16 sq.). En ce
sens, la science de la littérature est son propre ennemi.
Les deux auteurs ont une intuition, une idée de base qui ne leur vient pas de leur
discipline respective mais les conduit à l’ouvrir, à procéder en quelque sorte par
effraction intérieure11 . Certes, ils se réfèrent aux discussions théoriques du dernier
siècle mais aussi à leur histoire personnelle. Le premier et le dernier chapitre du livre
de Gumbrecht comportent des passages autobiographiques. Le livre du neveu de feu
Charles Münch, l’ancien chef d’orchestre du Boston Symphony Orchestra, reprend
10Cf. aussi Hans Ulrich Gumbrecht, Die ewige Krise der Geisteswissenschaften – und wo ist ein Ende in Sicht ?,
Beiträge zur Hochschulpolitik 2015.4, Bonn, 2015. Id., Warum soll man die Geisteswissenschaften reformieren ?,
Osnabrücker Universitätsreden, Göttingen, 2010.
11Cf. Hans Ulrich Gumbrecht, Stimmungen lesen, op. cit., p. 29 : « Une pensée contre-intuitive, considérée comme une
pensée qui ne craint pas de s’éloigner des normes rationnelles et logiques dominant, pour de bonnes raisons, le
quotidien, profitera toujours de se laisser mettre en mouvement par les intuitions ».
12 Il faut indiquer ici, mais sans les développer, qu’une série de rapprochements possibles se présentent au théologien.
Ils peuvent le conduire à repenser sa propre discipline qui comporte un héritage venu des sciences humaines. Grâce aux
Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, l’application des sens est une démarche qui est familière au théologien. La
« présence » est une notion étroitement liée à la sacramentalité. La rencontre conduit d’un côté à la « contemplation » et
de l’autre au nécessaire discernement afin d’agir. Les événements considérés comme surnaturels sont toujours humains
et intègrent donc une configuration, une réception, une médiation humaine. Cela n’exclut pas la présence réelle de Dieu,
mais elle exige une décision de la part de l’homme telle qu’on peut la comprendre à partir d’une position postmoderne.
13 Cf. Marc-Mathieu Münch, « La dialectique de la forme et de la beauté » in Id. (dir.), Forme et réception. Rencontres
interartistiques de l’effet de vie, Paris, 2015, pp. 1328.
IV
14 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Grundlinien der Philosophie des Rechts, cité par Hans Ulrich Gumbrecht,
Stimmungen lesen, op. cit., p. 22.
15 Cf. Hans Ulrich Gumbrecht, op. cit., pp. 11 et 13.
16 Cf. Marc-Mathieu Münch, La Beauté artistique, op.cit.
Jean Ehret
17 Hans Ulrich Gumbrecht, Stimmungen lesen, op. cit., p. 23 ; cf. aussi l’affirmation (ibid.), qu’il s’agit « […] de laisser
se développer la chance [contenue dans le récit] pour le lecteur, d’habiter un monde de sentiments par son imagination –
un monde de sentiments qui ont le toucher d’environnements physiques ».
*
* *
1. Étymologie
Le mot hymnologie, du grec hymnos (ou humnos, poème en l'honneur des dieux
provenant de hymneô : chanter un chant religieux) et logos (science) est en fait,
étymologiquement et au sens premier, la science traitant des hymnes. Dans
l'Antiquité gréco-latine, l'hymnologos (hymnologue) est un professionnel. Une fois
doté des méthodes adéquates, il le redeviendra aux XIXe-XXe siècles, essentiellement
dans les pays germaniques. L'adjectif latin hymnologicus (hymnologique) est utilisé
vraisemblablement pour la première fois, en 1710, par Johann Joachim MŒLLER.
Un siècle plus tard, il figure dans le titre de l'édition d'Hymnes : Thesaurus
hymnologicus, éditée entre 1841 et 1846 en 5 volumes, à Halle ; puis à Leipzig, par le
philologue luthérien Hermann Adalbert DANIEL (1812-1871). L'adjectif hymnica se
2. Définition et objet
Compte-tenu de l'aspect étymologique, l'hymnologie, science rattachée à la
musicologie et à la théologie historiques et pratiques, concerne l'étude systématique
et comparative des chants religieux. D’un côté, l'hymnodie (catholique) désigne le
chant d'hymnes et leur interprétation et, sur le plan éditorial, un ensemble ou une
collection. De l’autre côté, l'hymnologie (protestante) est une science (logos)
historique, pratique, théologique, esthétique, philologique et sociologique, qui étudie
et analyse un corpus multiséculaire, constitué de mélodies véhiculant des textes
grecs, latins puis, à partir de la Réforme, en langues vernaculaires, pour les situer
dans leur époque. Les objectifs de l’hymnologie ont évolué au cours des siècles,
notamment depuis le XIXe siècle, ils ont été élargis et affinés dans le sens de la
3. Répertoire hymnologique
Le chant d’Église en langue vernaculaire (à la rigueur en dialecte) nécessite une
structure solide, une facture mélodique simple avec intervalles conjoints,
éventuellement disjoints (par exemple, la quarte juste), reposant sur des accords
parfaits, avec des silences (pour respirer et, le cas échéant, produire un effet éloquent)
Les Passions, les Sept paroles du Christ (Die Sieben Worte), l’Histoire de la
Résurrection (Geschichte der Auferstehung) et le Dialogo per la Pascua de Heinrich
SCHÜTZ : Weib, was weinest du ? (Femme, pourquoi pleures-tu ?), ou encore la
MarkusPassion de Reinhard KEISER (1674-1759) et l’Oratorio de l’Ascension
(Himmelfahrtsoratorium de J. S. BACH) comportent une finalité historique et
exégétique associée à une portée méditative par la dramatisation du récit, la réflexion,
la compassion, la diversité des climats affectifs et des enjeux spirituels, avec
l’introduction chorale et instrumentale invitant à l’écoute, les récits de l’Évangéliste,
les solos, duos, trios… et l’intervention de la turba (la foule) traduisant les états
d’âme vivement ressentis. Au répertoire hymnologique, figurent entre autres les
Passions de Leonhard LECHNER (v. 1553-1606, Jean), Joachim A. BURCK
(1546-1610, Jean), Christoph DEMANTIUS (1567-1643, Jean), Heinrich SCHÜTZ
(1585-1672, Matthäus-Passion), Dietrich BUXTEHUDE (avec son Cycle de
Cantates baroques (1680) : Membra Jesu nostri), Jean Sébastien BACH (Jean,
Matthieu et Marc — attribution), de Georg Philipp TELEMANN (1681-1767,
Brockes-Passion)…, Gottfried Heinrich STÖLZEL (1690-1749, Brockes-Passion),
Gottfried August HOMILIUS (1714-1785, Matthieu), jusqu’à l’Oratorio en 12
épisodes (1939-1946) de Georges MIGOT (1891-1976). À signaler dans ce
contexte également Un Requiem allemand (Ein deutsches Requiem) de Johannes
*
* *
Édith Weber
Éléments bibliographiques
Gilles CANTAGREL :
- Les Cantates de J. S. Bach, textes, traductions, commentaires. Paris, Fayard, 2010.
- J.-S. Bach : Passions, messes et motets, Paris, Fayard, 2011.
Philippe CHARRU et Christophe THÉOBALD :
- Johann Sebastian Bach interprète des Évangiles de la Passion, Paris, Vrin, 2016.
Marc-Mathieu Münch. – Chère amie, chère Belinda, je suis très heureux et fier que tu
aies accepté cette interview pour notre nouvelle revue et je t’en remercie très
vivement. Voici la grande question que je voulais te poser. Il me semble que le
moment est venu de créer une nouvelle science humaine capable de définir ce que
l’art possède de vraiment spécifique. Qu’en penses-tu ?
Or à y regarder de plus près j’ai découvert qu’il y avait dans tous ces textes une
affirmation rare, cachée, mais constante, disant qu’une œuvre est réussie lorsqu’elle
est capable de créer dans le corps-esprit-cerveau d’un récepteur un effet de vie, c’est-
à-dire de mettre en éveil, en activité, toutes nos facultés. Et j’ai même découvert que
cette affirmation s’accompagnait de corollaires qui ne sont pas des règles mais qui
commencent cependant de montrer comment il faut procéder pour réussir l’effet de
vie et ce qu’il faut éviter.
B. C. – Et alors ?
M.-M. M. – Alors j’ai eu un moment époustouflant lorsque je me suis plongé dans les
poétiques de la Chine, de l’Inde et du Japon et que j’y ai trouvé la même affirmation :
il y a donc un invariant anthropologique. Je l’ai nommé l’effet de vie.
M.-M. M. – Pourtant l’esprit, quand il est mis en branle par les rythmes, crée des
actions embryonnaires dans le corps.
B. C. – Oui, dans la musique, ça marche très bien. Je crois que la musique est l’art par
excellence de la rencontre du corps-esprit, de la mise en branle du corps-esprit de
l’auditeur. Pour la littérature, il me semble plutôt que l’esprit domine.
M.-M. M. – En littérature, comme en musique, j’ai des frissons, des angoisses, des
sueurs froides, parfois même des malaises ou alors des sérénités, des
épanouissements qui me semblent aussi corporels. Mais, évidemment, le lecteur d’un
livre ne bouge pas alors que l’acteur, le musicien, le danseur, leurs muscles sont
actifs.
B. C. – Ce qui me frappe dans l’œuvre littéraire, et qui fait écho à ce que tu viens de
dire, c’est l’existence de ce que j’appelle les universaux de la fiction. Il me semble
que, dans toutes les fictions du monde – et tu es le seul à pouvoir me répondre à ce
propos – on trouve trois types de sujets liés à des vérités anthropologiques : l’amour,
et plus exactement le sentiment amoureux, la survie et quelque chose que je peine à
désigner, mais qui serait…
M.-M. M. – Je comprends. C’est un thème de ton œuvre. Mais n’est-ce pas l’élan
vital, la surprise de l’existence de l’élan vital et la crainte qu’il puisse s’effondrer ?
C’est l’un des grands étonnements de ma vie. Comment se fait-il que tout à coup,
quelque chose fuse au fond de moi, que je me lève et que j’agisse ?
M.-M. M. – Je ne le vis pas tout à fait comme cela, mais pourquoi pas ? Il y a des
universaux dans la condition humaine, l’élan vital, l’amour, la reproduction…
J’appellerais cela l’identité humaine. Tu le dis plusieurs fois dans ton œuvre : on est
quelque part entre soi et les autres.
M.-M. M. – Oui, c’est vrai, ce sont des invariants. Or nous avons vécu dans un
vingtième siècle qui ne voulait pas s’intéresser à la condition humaine. Le premier
qui y est revenu, c’est Edgar Morin que j’admire beaucoup pour cela. Nous n’avons
pas tous les mêmes choses à dire, mais nous avons tous le même socle et c’est la
condition humaine. Mais ce n’est pas le problème de la beauté.
B. C. – Oui, mais je ne parlais pas de la beauté. Pour ce qui est de la beauté, pendant
longtemps on s’est demandé « Qu’est-ce que l’art ? » Maintenant on se demande :
« Quand y a-t-il art ? » C’est la fameuse question de Nelson Goodman, je crois . Est-
ce que l’art est encore dans l’art ? C’est une question très actuelle, parce que la
beauté, comme tu le sais, n’est pas très bien… perçue.
M.-M. M. – Eh oui ! Parce que le mot est un piège. Qu’on le veuille ou non, la beauté,
dans nos esprits cultivés, reste quelque chose qui est proche de l’harmonie, de
l’équilibre, de la sérénité, du vrai et du bien. Or ce n’est pas du tout ce que disent
tous les artistes. Ils disent que c’est un « effet de vie ». Qu’ils soient réalistes ou
surréalistes anciens ou modernes, classiques ou romantiques, Indiens ou Chinois, au
bout du compte, ils sont d’accord. Mais c’est une idée qui n’est pas développée, qui
apparaît souvent rapidement et même au détour d’une phrase. Mais elle apparaît aussi
dans les mythes, par exemple dans celui de Pygmalion qui a si souvent été repris par
les créateurs. Ils disent que de même que la statue sculptée par Pygmalion est
devenue une vraie jeune femme, l’œuvre d’art, si réussie, fonctionne « comme si »
elle était vivante. Je pense aussi à ce beau texte de Yourcenar, Comment Wang-Fu fut
sauvé qui est une merveilleuse allégorie de l’art.
B. C. – Ta question, donc ?
M.-M. M. – Oui, c’est justement ton « faire » qui m’intéresse parce que moi je n’ai
pas d’inspiration, je ne suis que chercheur. Sinon, je serais devenu musicien.
B. C. – Oui, justement. Quand on écrit vers l’autre, c’est qu’on veut l’atteindre, le
toucher. S’il n’a pas cette visée du lecteur, celui qui écrit n’écrit rien. L’autre, je l’ai
dans mon viseur, je ne le perds jamais de vue. Cela ne veut pas du tout dire que
j’écris pour lui faire plaisir, non, cela veut dire que j’essaie de lui dire quelque chose
qui importe pour lui.
M.-M. M. – C’est un peu comme Borgès qui dit à peu près à son lecteur : « Excuse-
moi si, tout à fait par hasard, c’est moi qui ai trouvé la formule qui dit ce que tu
penses. »
B. C. – Il me semble que cette citation veut dire que cette douleur, créée
artificiellement par l’écrivain, le lecteur la reconnaît. Mais je te parle d’autre chose
encore, de la façon qu’a l’écrivain de faire éprouver à l’autre des émotions à partir
d’une histoire feinte. Si j’écris une histoire d’amour, mon lecteur va par exemple
jubiler à la lecture de ce déploiement de l’amour heureux, il sait que c’est une
histoire feinte et pourtant il jubile réellement.
M.-M. M. – C’est bien ce que dit la théorie de l’effet de vie ; tu es en plein dedans.
M.-M. M. – Lequel ?
B. C. – Le Don du passeur. C’est un livre sur mon père qui était vraiment un
personnage très… singulier. Je n’ai pas écrit ce livre parce que c’est mon père, mais
parce qu’il était tellement particulier – une sorte de prince Muichkine, tu vois, c’est-
> sommaire 90
à-dire un être entièrement empathique et bon, et en même temps absolument pas
équipé pour survivre dans le monde – pour le dire rapidement. Il est mort en 2006. Il
a beaucoup compté pour moi, il m’a façonnée… En écrivant ce livre, je me suis
demandé comment un être aussi inadapté avait pu avoir une influence aussi
considérable sur ses enfants – parce qu’on est tous faits sur le même moule. Il avait
des idées très en avance sur son temps : il était écologiste et féministe, par exemple,
ce qui n’était pas vraiment banal dans sa génération. Si ces conceptions nous ont
marqués au fer rouge, c’est parce qu’il les portait dans sa chair et avec toute son
émotion. Nous ne recevions pas l’idée comme matière intellectuelle pure, nous la
recevions avec tout son charroi d’émotions… Mon père nous communiquait des
« idées–affects », et d’« idées-affects », tu peux difficilement te défaire.
M.-M. M. – Les idées-affects, oui, c’est une expression qui me parle beaucoup.
B. C. – Et je crois que la fiction communique des idées-affects, ce qui leur donne une
grande puissance et une empreinte durable. Car tu les vis intimement et tu ne peux
pas t’en défaire si facilement. Je crois que si je suis devenue écrivain, c’est parce
qu’intuitivement j’ai compris que la seule manière de se transformer et de
transformer autrui, c’est en lui proposant de « sentir-penser ». Alors, tu vois, en cela
je rejoins l’effet de vie, même si moi j’en parle avec mon vocabulaire, mon outillage
conceptuel. Je relie chaque fois mon travail artistique, littéraire, à une charge
émotionnelle qui accompagne les idées. J’aurais pu être philosophe, ou chercheuse
pure, j’ai beaucoup d’estime pour ce type d’approche, mais il se trouve que je crois
profondément à la force des idées-affects et c’est pour cela que je suis devenue
écrivain.
B. C. – Ah oui, bien sûr, c’est une extension. Le désir sensuel, c’est l’acmé du désir
de vivre, mais ce qui me retient en premier lieu, et me fait écrire, c’est vraiment le
désir de vivre. À la limite, je pourrais me dire Vivons le désir sensuel, c’est bien
suffisant. Mais le désir de vivre est toujours à interroger. N’est-ce pas miraculeux
d’avoir envie de se lever le matin ? Pourquoi ne reste-t-on pas dans son lit, pétrifié
par la mélancolie ? Moi je ne sais pas pourquoi j’y échappe. Cela m’est donné.
M.-M. M. – Ce n’est pas toujours donné. Il y a aussi des moments sans envie de vivre.
B. C. – Bien sûr, et c’est d’autant plus miraculeux ; c’est une grâce au fond. Donc, je
travaille sur le désir. J’y pense, j’écris, je compose des romans, des essais qui sont
toujours traversés – entre autres – par cette question. Il se trouve que j’ai connu deux
hommes qui ont fait des jeûnes. Mon père a fait un très long jeûne, par désespoir,
mais j’ai aussi eu un ami anorexique, ce qui est rare chez les hommes.
Je me suis aperçue que, comme par hasard, c’étaient des hommes de très grand désir,
des hommes de feu. Le jour où j’ai réalisé ça, j’ai eu l’idée d’écrire un roman sur un
homme qui jeûnerait « pour rien ». Mon ami était anorexique, c’est une configuration
psychologique et, mon père, c’était par désespoir ; il y a toujours un motif. Mais mon
jeûneur veut juste dire non à la vie. Un matin il ne se lève pas. Il est ici même (j’ai
écrit ce roman dans ce bureau), et voit ce que tu vois – ces toits, ces fenêtres, le
moulin de la Galette. Il est là, il ne se lève pas, il ne mange pas. Tu sais qu’il y trois
besoins vitaux qui sont respirer, dormir et manger. Tu ne peux pas t’empêcher de
respirer et le sommeil finit toujours par te prendre, mais tu peux contrôler la
nourriture. C’est le seul besoin vital sur lequel tu as la pleine maîtrise. J’ai donc
voulu explorer le désir par son opposé, le non-désir de vivre, un principe que j’adopte
souvent d’ailleurs.
B. C. – Non, j’ai voulu explorer le désir par son envers. Je l’ai mis en scène sur son
lit, là, devant le moulin, quand il décide de ne plus manger. C’est un thème. Je
commence presque toujours par avoir envie d’explorer un thème. Là, c’était celui du
M.-M. M. – Beaucoup d’artistes disent ainsi qu’ils ne savent pas où ils vont.
M.-M. M. – Mais oui, ils le disent presque tous. Et nous on nous apprenait à faire
d’abord un plan.
M.-M. M. – Cela me rappelle, comme j’ai fait un peu de lycée, que je disais à mes
élèves qu’il fallait donner l’impression d’être parti d’un plan mais qu’au fond ce
n’était pas comme cela que ça marchait.
B. C. – Oui, mais là c’est différent parce que c’est un travail intellectuel. Moi aussi
j’oblige mes étudiants à faire un plan pour qu’ils aient conscience qu’ils doivent
argumenter. Mais avec le roman tu peux être surpris toi-même, tu veux être surpris.
Comme c’est l’occasion de répondre à une question, tant que tu n’es pas dedans tu ne
sais pas exactement quelle question tu es en train d’élaborer. En l’occurrence je
savais seulement que je travaillais sur le non-désir… Finalement, c’est un roman qui
se termine avec une danseuse parce que, la danseuse est celle qui est en paix avec le
corps-esprit alors que lui, le jeûneur… C’est mon personnage que je réprouve le plus.
Je réprouvais qu’il puisse infliger ça à son corps. Donc, finalement, ce roman se
terminera par la leçon de la danseuse.
B. C. – Oui, tant pis pour le suspens, mon jeûneur ne meurt pas. Il apprend quelque
chose. On peut dire que je ne raconte pas seulement des histoires, j’élabore des
questions. Au départ, mon point de vue est intellectuel. Une question se pose. C’est
par exemple la question du non-désir. Lent delta, c’est encore la question du désir.
J’avais 40 ans lorsque je l’ai écrit, et je me disais Aujourd’hui je ressens la force et la
puissance du désir de vivre. Mais si j’arrive à la vieillesse avec ce même désir, c’est
épouvantable. Que va-t-il se passer ? Qu’advient-il du désir à la fin ? A partir de cette
question intellectuelle ou plutôt philosophique, je me suis demandé quelle forme lui
donner. J’ai pris une vieille dame, je lui ai donné 104 ans, mais en bonne santé car il
fallait qu’elle meure simplement par extinction du désir de vivre… C’est ce qui m’est
> sommaire 93
apparu sous l’aspect d’un delta de l’existence, le ruissellement des forces de vie qui
se perdent dans le grand océan. J’avais par ailleurs d’autres enjeux, plus formels, je
voulais me débarrasser du narrateur et écrire un roman sans narrateur.
M.-M. M. – J’en ai connu beaucoup qui disaient que tout fout le camp.
B. C. – Moi aussi j’ai cette impression en ce moment… C’est suspect ! Bref, puisque
tu me posais la question de la forme, je pars d’une question philosophique et j’essaie
de la faire vivre avec de l’affect parce que je crois que la philosophie produit tous ses
effets quand elle s’incarne dans l’affect.
B. C. – Un autre exemple d’invention est mon roman Entre les bruits. Un jour, en
2008, ma sœur me dit qu’elle a trouvé quelque chose qui devrait m’intéresser : il
existe des personnes hyperacousiques, c’est-à-dire que chez eux quelque chose se
détraque dans le système auditif. Ils se mettent à entendre tout et trop et ils en
souffrent beaucoup. Certains sont obligés d’aller vivre au fond des forêts dans des
maisons calfeutrées. Elle avait vu un documentaire là-dessus et elle savait que j’avais
une ouïe très développée. Immédiatement je me suis dit que 1. c’est pour moi la
position de l’écrivain qui capte et traite la rumeur du monde et 2. c’est notre position
en général, dans ce monde hyperinformé où l’on est assis devant la télé pour entendre
la rumeur du monde qui nous fait violence. Que faire de cela ?
M.-M. M. – L’incarner.
B. C. –…qui incarne l’idée. Et donc j’ai inventé une petite fille hyperacousique, sans
trop savoir d’abord où j’allais. Là-dessus j’apprends qu’il y a des ingénieurs dans les
laboratoires de la police scientifique dont le métier consiste à déchiffrer les sons et
qui traitent toutes les informations sonores concernant une enquête. Il y avait alors à
la police scientifique, à Ecully, une femme dont j’ai récupéré une ou deux interviews
disant, en substance, que l’effroi vient par le son. Elle expliquait comme il est
extraordinairement éprouvant de traiter la matière sonore. Je crois en effet, comme
Nietzsche, que c’est par les oreilles que nous arrive l’effroi. J’ai donc inventé la
fiction que l’hyperacousie n’était pas une maladie mais au contraire une compétence
qu’il fallait travailler et j’ai fait de l’homme un ingénieur en physique des sons. Il
habite au fond d’une forêt et c’est là qu’il rencontre une petite fille qui est également
hyperacousique mais qui l’ignore et qu’il va former. Pourtant, comme j’ai aussi voulu
parler du son, j’en ai profité pour mettre en scène une musicienne, quelqu’un qui ne
subit pas le son mais qui en joue, qui compose, et à qui je prête des œuvres, que je
décris. Quand le roman est sorti, j’ai eu la chance qu’une productrice de France-
Musique, Corinne Schneider, m’invite à parler de mon roman, du son et du bruit, de
la musique et qui a fait cette chose extraordinaire, dont je lui serai reconnaissante
toute ma vie : elle a composé la musique de mon personnage.
M.-M. M. – Pour moi, l’art, c’est bien cela. Dans le domaine des arts plastiques, ce
sont surtout les formes et les couleurs, dans celui de la danse, ce sont les
mouvements, en musique, ce sont tous les éléments de la musique, le son, l’intensité,
la hauteur, le timbre, le rythme et, si je pense à mon ami Jean-Jacques Werner qui
vient de nous quitter, l’intervalle auquel il a si bien rendu justice. Bien sûr en
musique le rapport au référent est flou. C’est sans doute pour cela que la répétition et
B. C. – C’est très intéressant cela, très. Tu crées une attente, l’auditeur reconnaît ce
qu’il a déjà entendu, il est donc saisi dans l’œuvre. Il est engagé par ce qu’on lui
propose parce qu’il reconnaît quelque chose qui lui appartient qui est le souvenir de
ce qui a déjà été entendu.
M.-M. M. – Voilà. En même temps cela explique l’un des défauts de la musique
industrielle qui se fonde trop sur la répétition ou sur la variation. Du coup, on
n’écoute plus. Cette vérité de la musique se trouve même dans le nom des genres
comme le refrain, le canon, ou l’invention et la fantaisie qui indiquent très souvent
l’importance de la répétition et de la variation. Il faut un équilibre.
M.-M. M. – C’est le mystère de tous les arts. En somme, lorsque peu à peu toutes les
facettes de l’être sont touchées ensemble, tu ne peux pas avoir un autre sentiment que
celui du mystère parce que le phénomène est trop complexe pour être analysé. Le
sentiment du mystère se développe lorsqu’on n’arrive plus à suivre la multiplicité des
rapports qui s’établissent à l’intérieur du corps-esprit-cerveau. On me reproche cette
précision, on me dit que je reviens au temps où on se fondait sur les règles précises
des arts poétiques, mais ce n’est pas du tout le cas.
M.-M. M. – Oui, je décris et je pense que la condition humaine possède une aptitude à
l’art et que cette aptitude implique des règles. C’est comme au tennis. A l’intérieur du
court, toutes les trajectoires de la balle sont possibles, mais le jeu s’arrête dès que la
M.-M. M. – Pour finir, j’aimerais te demander pourquoi tu écris des romans et des
essais, comment les deux se nouent, s’adaptent, comment on passe de l’un à l’autre.
Cela m’intéresse personnellement parce que je suis un chercheur qui n’arrive pas à
passer de l’autre côté. Penser le monde et vivre dans le monde, ce sont deux choses
très différentes. Comment réagis-tu à cette complémentarité ?
B. C. – Mais justement, je dirais qu’il y a vraiment une continuité complète entre les
deux genres parce que mes romans pensent et que mes essais sont fictionnalisés. Dans
mes essais, on trouve souvent des personnages de fiction avec des noms, des attitudes
et des situations de fiction. Et pourtant ce sont des essais. J’ai écrit un essai sur le
conformisme, La bêtise s’améliore. On y voit deux personnages principaux qui sont
photocopistes, pour ne pas citer Flaubert, et qui sont amateurs de vin. Il y a une
troisième personne, l’amoureuse de l’un des deux, le narrateur, et mon propos, qui est
pourtant très précis à propos des mécanismes du conformisme, passe par de la fiction.
Je fictionnalise mes essais, et je leur cherche toujours une forme. Souvent mon
problème, ce ne sont pas les idées mais comment les agencer. Tant que je n’ai pas
trouvé la forme, je ne peux pas écrire. On me demande souvent comment je fais pour
choisir entre l’essai et le roman. Prenons l’exemple du non-désir. Comme je n’ai pas
de réponse argumentée à lui apporter, je pouvais juste déployer la question. Ce ne
pouvait donc être qu’un roman.
M.-M. M. – Il y a pourtant des romans qui mettent le lecteur au pied du mur en tant
qu’être humain. Si tu lis Les Misérables, tu es mis au pied du mur d’une question
morale ; tu es presque obligé de prendre position. Il en est de même pour les œuvres
traitant de la Shoah. C’est très important pour moi parce que le roman à thèse qui
impose des idées ne respecte pas l’une des grandes qualités de l’art qui est justement
de te faire vivre aussi en tant que personne morale.
M.-M. M. – J’ai lu récemment l’article d’un auteur qui disait que ce qui compte c’est
de faire vivre le méchant. Je pense à Néron par exemple.
M.-M. M. – Je pense que l’art a la vocation de faire vivre les choses et les gens, puis
de dire au récepteur que c’est à lui de choisir ses options morales.
B. C. – Oui, mais les œuvres sont généralement construites de manière à les inciter à
choisir le bien. Il me semble que c’est même le fondement anthropologique de l’art. Il
a vocation, dans toutes les cultures, à proposer une vision consolatrice, réparatrice,
juste. Même lorsqu’il parle du mal, c’est toujours pour le mettre en accusation.
Bellinda Cannone
Marc-Mathieu Münch
Marc-Mathieu Münch. – Cher ami, cher Gérard, je te suis extrêmement reconnaissant
d’avoir accepté l’invitation de la Revue d’art et d’artologie pour confronter ton
expérience et ta pratique d’acteur et de metteur en scène à nos recherches sur la
nature de l’art et plus précisément sur l’invariant de l’effet de vie.
Gérard Rouzier. – Dans le contexte de notre rencontre, oui, je vais en parler par
rapport à l’effet de vie d’abord. Si tu veux bien, je voudrais commencer par en parler
dans le cadre de l’enseignement. Quand on fait travailler un élève, on le voit tâtonner,
être maladroit et puis tout à coup, de manière fulgurante, il trouve le ton « juste ».
Avant de te rencontrer, je n’avais jamais pensé à cette expression d’ « effet de vie »,
mais c’est très précisément ça. Parfois c’est une grâce, parfois le résultat du travail. Il
a répété longtemps, plus ou moins poussivement, il a cherché les éléments de son
personnage, sa psychologie, ses objectifs, ses émotions, et voici que tout à coup vient
le moment magique : c’est juste, c’est vrai, ça parle. C’est toujours un grand moment
de bonheur au cours du travail d’atelier. On sent d’abord qu’il joue bien, puis vient
une émotion, et ensuite, dans un troisième temps, ce qui est à mon sens le plus
intéressant, vient un au-delà de l’émotion. Cela nous ramène à nous-mêmes. Ainsi,
avec mes élèves, je redécouvre parfois des textes que je connais depuis des dizaines
d’années.
J’éprouve la même chose dans les ateliers où je fais travailler des textes bibliques. Il
arrive que des textes ressassés et ressassés deviennent, comment dire, de… l’art. Il y
a des moments de grâce, mais le plus souvent il faut travailler, défricher, élaguer, se
forcer, souffrir, se tromper, recommencer… et tout à coup c’est évident, « juste »,
c’est l’effet de vie. Mais il y a beaucoup plus d’échecs que de réussites.
G. R. – C’est peut-être surtout dans l’enseignement qu’on voit jaillir l’effet de vie.
M.-M. M. – Et on le voit même dans les petites classes en récitation ; c’est rare, mais
cela arrive. Maintenant tu as évoqué le mystère. Il fait aussi partie de la théorie de
l’effet de vie. Je sais qu’on n’arrivera jamais à expliquer complètement le
fonctionnement de l’art. Mais pourrais-tu développer davantage le travail par le
moyen d’un ou deux exemples ?
G. R. – Oui, parce que chaque cas est particulier. Quand je propose un axe de travail,
ce qui est le plus important pour un personnage, l’élève choisit ce qui lui semble
important en termes d’objectifs et d’émotion. Mais l’émotion ne peut pas se créer
comme cela ; il faut quand même d’abord la penser. Pour aider la pensée à créer
l’émotion, je dis à mes élèves de chercher le geste, l’attitude, la position la plus juste
par rapport à ce qu’ils souhaitent créer. C’est un peu difficile parce que souvent, ils
ressentent une gêne à s’exprimer sur le plan corporel, surtout les débutants. Je suis
toujours émerveillé de voir que même les gens qui viennent assister aux cours en
amateurs, même ceux qui n’ont pas de culture théâtrale, tout le monde voit quand
c’est « juste », quand c’est ça. Les Indiens ont une expression que j’aime beaucoup,
ils disent « neti, neti, neti, c’est pas ça, c’est pas ça, c’est pas ça ! » Bien sûr, en Inde,
le contexte est spirituel, mais je fais beaucoup de liens entre la démarche spirituelle et
la démarche artistique. Là aussi, tout d’un coup, tout le monde voit quand c’est
« juste ».
Il y a une expérience que j’aime beaucoup : faire jouer deux fois des comédiens
chevronnés devant les débutants. Je prends la tirade de Néron dans Britannicus,
« Narcisse, c’en est fait, Néron est amoureux. » et je dis à mon comédien chevronné :
« Tu t’assois sur ton trône, tu es immobile, tu ouvres les yeux et tu dis le texte en
voyant apparaître Junie, les flambeaux, tout ce que tu décris, toujours immobile et les
yeux ouverts. Ensuite tu le refais, dans la même position exactement, les yeux
ouverts, mais sans rien voir. » Ça ne rate jamais. Tout le monde sait toujours quand il
a vu et quand il n’a pas vu alors que l’acteur a été, les deux fois, dans la même
M.-M. M. – Oui, la présence, c’est pour moi aussi un synonyme de l’effet de vie. Je
l’utilise aussi pour la présence de l’œuvre devant le récepteur. Mais comment se fait-
il alors qu’il y ait, dans les arts plastiques, tant d’œuvres contemporaines qui ne
provoquent pas ce sentiment de présence et qui sont cependant portées aux nues par
la critique ?
G. R. – Je ne suis pas spécialiste de ce domaine, mais mes filles ont travaillé dans les
arts plastiques. Je les ai vues se cogner contre ce fait que beaucoup d’œuvres, par
exemple de sculpture, nécessitent une explication de la pensée et du cheminement de
l’artiste. L’œuvre n’est complète que par le discours qui l’accompagne.
J’ai encore une anecdote pour moi significative avec l’une de mes filles. En Suisse,
où nous étions, il y avait une exposition Van Gogh, mais nous n’avons pas pu y aller
ensemble. J’y suis allé le premier. Le soir, je lui dis que c’est une exposition
formidable et qu’il y a un tableau qui m’a vraiment arrêté. Je ne lui en dis pas plus.
Elle y va le lendemain, elle rentre et me dit : « Ton tableau, n’est-ce pas un petit
tableau, assez sombre, avec une femme de dos qui est dans une allée et qui marche
vers peut-être une église ou une maison avec des arbres de chaque côté ? ». C’était le
même tableau ! On dira tel père, telle fille, mais je ne suis pas sûr que ce soit
seulement ça.
M.-M. M. – Je pense que la façon dont on réagit à une œuvre d’art dépend aussi de ce
qu’on est, de ce qu’on a vécu, de ses caractéristiques psychologiques, de sa pensée et
de sa culture. Il est normal qu’il y ait des ressemblances dans une famille. Mais un
autre aspect du mystère de la difficulté de réussir une œuvre d’art vient du fait que
l’on s’adresse à des gens qui sont différents et qu’il faut parler à tout le monde. Je
prends un exemple dans un autre domaine. Dans un petit village de Suisse à la fois
paysan et de tourisme chic, il y avait un pasteur qui faisait des sermons qui touchaient
aussi bien les paysans peu cultivés que les riches banquiers venus faire du ski ou des
intellectuels. C’est la même chose pour une œuvre d’art. Il faut qu’il y ait dans le
système même de l’œuvre d’art, comme dans celui de l’interrogation sur la
transcendance, des moyens capables de toucher tous les humains. Je suis sûr que tu le
vis de la même manière au théâtre.
G. R. – Absolument, parce que les gens qui viennent dans la salle n’ont souvent
aucun rapport les uns avec les autres. Mais à partir du moment où on touche à
quelque chose de vrai, on peut toucher chacun, là où il se trouve.
M.-M. M. – Oui, et donc il faut que cela passe par plusieurs canaux… par la culture,
par la sensibilité, par les instincts, par le corps. La musique, tu la reçois par les
oreilles, certes, mais aussi par le ventre, par la poitrine, par le sexe parfois, bref par
tout le corps-esprit-cerveau. Les musicologues commencent à s’en rendre compte.
Revenons aux acteurs. Quand on fait de la direction d’acteurs, on dirige des acteurs
confirmés, qui savent jouer. Et parfois, il arrive, tout à coup que… Ahhh ! C’est là !
Je me rappelle qu’un soir, salle Richelieu, de l’avis général, Jean Piat avait été génial
dans Cyrano de Bergerac. Interrogé sur cette représentation exceptionnelle, il avait
dit : « Ce soir là, quelque chose m’est arrivé, je ne sais pas quoi, quelque chose que je
n’ai jamais pu retrouver ensuite. » En fait, j’ai tendance à penser que l’état de grâce
n’était pas venu « comme ça, par hasard », mais que c’est tout le travail fait
auparavant qui avait permis un moment… de grâce. C’est un peu comme dans le zen.
Ce n’est pas de l’art, mais il faut pratiquer pendant des années dans l’espoir –et même
il faut abandonner l’espoir – que ça marche, que se produise le Satori, le moment
d’éveil.
Je me souviens d’un article que tu avais écrit avec lequel je me suis senti très en
phase parce que je pratiquais beaucoup le zen à l’époque. Tu y racontais une visite à
une exposition en compagnie d’un ami japonais. À un moment donné, devant un
tableau, ton ami te dit un mot, pour dire que « c’est de l’art ». Tu expliquais que toi,
en bon Occidental, tu avais immédiatement éprouvé le besoin de comprendre ce qui
se passait. Mais le Japonais, lui, n’avait pas besoin d’analyser.
M.-M. M. – Il s’agit du yugen dont je parle sur ce même site (rubrique Articles de
fond : « À propos de la théorie. Hommage à Monsieur Masuda »). Les Japonais sont
beaucoup plus proches de la réalité artistique que nous, parce que nous avons
toujours besoin de pensées, de concepts et d’arguments alors qu’ils vivent les choses
spontanément. Ils font une expérience analogue dans les jardins. Il faut voir les
Japonais sortir des jardins ; c’est impressionnant ; ils ont une autre tête comme s’ils
sortaient d’une séance de zen, comme s’ils étaient passés par un ciel.
G. R. – Il faut les deux, mais c’est vrai que parfois on aimerait bien se couper la
tête…
G. R. – Oui, on tâtonne, on cherche. Un bon directeur d’acteur, il a son idée, bien sûr,
mais il est surtout à l’écoute de ce que propose le comédien afin de l’aider à être au
meilleur de lui-même.
G. R. – Il faut négocier et c’est très difficile. Pour moi, c’est impossible de parler de
ce sujet en général parce que le metteur en scène a sa personnalité, sa manière de
fonctionner et le comédien aussi. En général, j’ai plutôt tendance à donner la priorité
à l’acteur. A condition qu’il soit convaincant. Je ne lui demande que ça : me
convaincre. Lorsque j’ai une idée et que l’acteur n’y arrive pas, s’il propose autre
chose, eh bien, c’est lui qui joue, c’est lui qui sent, c’est donc de lui que vient l’effet
de vie. Un bon directeur d’acteur, pour moi, c’est quelqu’un qui sait être à l’écoute et
susciter les conditions pour que l’acteur touche le public…
M.-M. M. – C’est une grande leçon pour les professeurs que tu viens de donner. Dans
les classes, c’est souvent justement ce qu’on ne sait pas faire. Quand on y étudie une
pièce ou un poème, on ne sait pas assez tenir compte de l’intimité émotionnelle des
élèves qui est pourtant prévue, espérée par les plus grands auteurs.
G. R. – Oui, je crois que dès qu’on veut toucher à l’effet de vie, c’est l’interprète qui
a raison.
G. R. – Mais tu sais, cela n’empêche pas de s’imposer. Tout dépend de ce qu’on met
derrière ce mot. L’écoute du comédien n’empêche pas l’autorité. Elle va avec la
confiance, la complicité, le bonheur du travail. On a beaucoup parlé de Maurice Pialat
qui terrorisait ses acteurs pour les mettre dans des états épouvantables. Il voulait les
filmer à l’instant où ils explosaient. Pourquoi pas ? Il y a des gens qui aiment bien le
conflit, moi je préfère l’harmonie.
À propos de Pialat, as-tu vu le film Van Gogh dirigé par Pialat ? Pour moi, Jacques
Dutronc, qui jouait Van Gogh, n’était pas vraiment Van Gogh, mais il lui avait donné
quelque chose de très fort. Il y a une scène où Dutronc est dans le train, il est assis
dans un compartiment, il regarde par la fenêtre le paysage, le plan est très long et,
vraiment, cela vous prend, on ne sait pas comment, mais cela vous prend partout. Or
Pialat racontait qu’il avait écrit un texte à dire pendant cette séquence. Mais Dutronc
arrive au tournage et lui dit : « Bon, d’accord, si tu veux, mais je voudrais te proposer
quelque chose avant, je voudrais essayer quelque chose. » Et il s’appuie contre la
fenêtre, regarde le paysage, la caméra tourne, tourne. Et Pialat dit : « On ne change
M.-M. M. – Mais oui, parce que les acteurs sont des solistes, alors que dans le cas de
la musique symphonique, le musicien est un exécutant. Il incarne avec son instrument
l’émotion suscitée par le chef.
G. R. – C’est encore la même histoire dans un chœur, par exemple. Il faut que
quelqu’un dirige, sinon c’est la cacophonie.
M.-M. M. – Ma dernière question sera pour savoir comment tu relies l’œuvre d’art,
telle que nous la définissons, avec la foi, avec la religion.
M.-M. M. – Je la pose surtout à celui qui dit des textes sacrés en s’adressant à un
public qui s’y intéresse.
Quand on joue saint François d’Assise ou saint Bernard, là on a les deux aspects. Il
faut faire un travail de comédien parce que ce n’est pas toi qui es le saint et, en même
temps, tu dis des choses qui sont de l’ordre du sacré. J’ai tendance à penser que le
comédien-croyant va faire un travail de comédien pour jouer saint François d’Assise
ou Matthieu, mais qu’il va puiser dans sa foi personnelle où se trouve un écho de la
foi… comme une espèce d’alchimie. Quant au comédien non-croyant, il va trouver
des substituts.
M.-M. M. – Si je travaillais sur les religions comme je travaille sur les arts, je ferais
l’hypothèse que l’invariant de toutes les religions est l’intuition anthropologique
reconnue de l’existence d’une transcendance que notre petit cerveau ne peut [ pas
encore ? ] comprendre .
G. R. – Oui, je crois qu’on ne peut pas circonscrire avec des mots, avec des concepts.
J’ai envie de terminer cet entretien par le récit d’un travail que la phrase de Balzac
me remet en mémoire. J’avais fait à Versailles un stage destiné à des éducateurs
spécialisés qui n’avaient pas de culture théâtrale. Il y avait un jeune homme à qui j’ai,
va savoir pourquoi, fait travailler le rôle d’Harpagon. Il ne connaissait pas Molière,
mais il a lu le texte plusieurs fois pour se familiariser avec le personnage. Il n’y
arrivait pas parce qu’il n’était pas du tout concerné par l’argent ; il en était à des
années lumières. Alors je lui ai dit –par analogie- qu’Harpagon était un malade qui
avait été privé du sein de sa mère quand il était encore tout petit. Là-dessus nous
avons imaginé des exercices corporels - respiration et tout- pour se mettre dans la
situation d’un nourrisson qui n’a ni concepts, ni pensées, qui est comme un petit
animal. Et je dis à mon stagiaire : « Essaie de sentir le sein de ta mère dans ta bouche
et, tout à coup, il n’y a plus rien, il t’est arraché comme à Harpagon, sa cassette. Et tu
grandis, tu vis ta vie, il te manque toujours quelque chose, tu cherches désespérément
et, un jour, tu découvres l’argent, l’argent qui te rassure et qui te donne du pouvoir.
Nous avons fait l’expérience. Il a joué Harpagon avec des larmes « mon argent, mon
argent, on m’a volé mon argent… ». C’est un souvenir inoubliable pour moi.
Gérard Rouzier
Marc-Mathieu Münch
Précisons cela par une autre image. Vous est-il arrivé de voir en rêve, au-dessus
du plancher des vaches, des affaires et des guerres, un ciel d’azur ? Un ciel d’azur où
quelque énergie cosmique aurait rassemblé pour vous seul tous les éléments de la
peinture-monde, d’abord les couleurs, puis les lignes droites et les courbes, les
contrastes et les combinaisons, ensuite les formes, les dialogues, les pensées et enfin
les solutions et les réponses aux questions éternelles ? Si c’est le cas, vous êtes prêts à
rencontrer Vol d’oiseaux.
Ma vision globale fut donc d’abord comme une surprise d’où naquit l’effet
mystérieux de la rencontre d’une force bienfaisante venue d’ailleurs. Mais ensuite le
mouvement des yeux se mit en route et sembla ne plus devoir s’arrêter, tellement sont
nombreux et attirants les rapprochements qui s’imposent !
Ce n’était pas encore mon impression d’ensemble, mais, au moins, l’une de ses
facettes. À quoi l’on voit combien sont complexes les chefs-d’œuvre et combien il
faut prendre le temps de les regarder.
Vol d’oiseaux en est un bon exemple. Tout à coup l’œil voit au-delà du tableau
lui-même cette formidable interprétation du monde et de nos destins qui est suggérée
par un ordre aléatoire. Tout l’univers, toute l’histoire de la vie ou de l’humanité ne
sont-ils pas à la fois hasard et nécessité ?
Et si l’abstrait est une invention du XXe siècle, n’est-ce pas parce qu’il
correspond aux sciences modernes ayant justement la conscience de la combinatoire
complexe de l’ordre et du désordre dans l’univers ?
Cet ensemble a enfin repris vie en moi au moment où je l’ai vu dans le tout du
tableau. Et la lumière fut. Vol d’oiseaux combine deux principes. D’un côté la
suggestion de l’ordre dans le désordre qui anime merveilleusement le regard et de
l’autre un mouvement sobrement suggéré mais vaste qui, venant de la droite et du
haut, traverse toute la toile d’un souffle léger mais puissant. En somme tout se passe
comme si une force venue d’ailleurs réorganisait en mieux la variété d’un dés-ordre.
Du coup je voyais enfin pourquoi les trois grandes configurations n’apparaissaient
pas complétement dans le tableau. Elles fonctionnement aussi comme un langage qui
signifie qu’il y a, à l’extérieur, quelque chose qui vient à nous et provoque une
« heureuse rencontre », un bienfait.
Je n’en prendrai que deux exemples : celui de la petite section tricolore qui
remonte à gauche vers le haut du tableau et que j’avais d’abord vue comme solitaire.
Elle ne l’est pas vraiment car elle est un rappel nécessaire du grand mouvement qui
traverse tout le tableau de droite à gauche en descendant puis en remontant.
L’autre exemple concerne la figure centrale qui affronte deux cercles incomplets,
un brun et un bleu plus petit. Comme ils ne sont pas loin du centre de la toile et
comme ils sont comme entamés par deux rectangles, j’y vois une sorte de mise en
abyme de l’œuvre. Son rôle serait de montrer la quintessence de la force qui fait se
rencontrer le mouvement venu d’ailleurs et qui réorganise le joli désordre des
rectangles. Sa place centrale et sa coloration sombre semblent montrer clairement et
qu’il y a eu choc et que l’énergie de ce choc n’a pas empêché l’heureuse
réorganisation de la population des rectangles aux plumes si joyeusement colorées si,
du moins, je suis la suggestion du titre du tableau ! Tant il est vrai que les grands
chefs-d’œuvre portent souvent tout au fond d’eux-mêmes un lieu où ils se mettent en
question… pour s’affirmer davantage.
Or, donc, Vol d’oiseau a une sœur aînée, la Prédication de saint François aux
oiseaux de Liszt. Écoutons-la ici jouée par exemple, comme le suggère Gabrielle
Thierry, par Vladimir Feltsman. Et voyons si l’effet de vie né de cette partition
ressemble à celui créé par Vol d’oiseaux. La question est capitale puisqu’elle met en
jeu la fraternité de la musique et de la peinture, leur fondamentale aptitude à créer un
effet de vie et la méthode de lecture et de compréhension qui consiste à se fonder sur
le mouvement qui va des faits aux effets.
Aussi commence-t-elle par une imitation de leurs petits cris enchaînant dans
l’aigu des figures rapides, des trilles, des appogiatures et des trouvailles harmoniques
sur un la majeur officiel quoique très riche en altérations. Mais déjà apparaissent
comme des bribes de mélodies ajoutant à ce début léger comme un désir de
profondeur.
C’est alors, mesure 53 (3’06‘’), que résonne sans transition, en fa dièse mineur,
dans le milieu de la tessiture du piano, un thème d’une sublime douceur. Cette
sublime douceur vient du jeu chromatique du mode mineur, du rythme pointé et de la
pureté d’une phrase toute simple. Aussitôt les gazouillis se calment, semblent écouter,
puis se taisent tandis que la main gauche amorce un développement du thème qui,
pourtant, s’achève bien vite sur un point d’orgue (mesure 73 – 4’43’’).
Mesure 106, la violence revient aussi, mais comme si elle avait intégré quelque
chose de l’esprit de la mélodie sublime. Elle monte cependant jusqu’au marcatissimo
en rudes octaves à la main gauche puis s’amuit, mesure 129 (8’04’’), dans un point
d’orgue. Un long arpège montant entraîne une transition qui réintroduit enfin, mesure
142 (9’14’’), le thème sublime qui s’accorde idéalement à la grâce, aux oiseaux, au
silence et finalement à la paix que Liszt exprime dans les trois derniers accords
arpégés pianissimo de son chef-d’œuvre. Et cette paix résonne longtemps dans le
silence qu’ils ont créé.
Nous avons donc affaire à deux œuvres qui ont provoqué en moi deux effets de
vie forts et proches l’un de l’autre. Ils ont en commun une rencontre bienfaisante
apportant un mieux être, un meilleur équilibre. Il y a chaque fois un avant et un après
c’est-à-dire un trajet. Ils sont passionnants à étudier puisque la musique est un art du
son dans le temps et la peinture un art de la trace sur la toile.
Ceci dit, il serait bien sûr intéressant de comparer mon effet de vie à celui d’un
grand nombre de récepteurs parce que c’est le meilleur moyen d’explorer le
fonctionnement réel de l’art, mais en l’occurrence je dois à l’amité de Gabrielle
Thierry un Regard croisé qui va nous permettre de pénétrer un peu dans les mystères
de l’art. Le voici.
« Lorsque MMM a souhaité écrire sur un de mes tableaux, il est venu dans
l'atelier pour en choisir un. Son choix s'est tourné vers « Vol d'Oiseaux ». Parmi les
quelques œuvres présentées, « La Fantaisie de Schubert », a été malheureusement
trouvée trop grande pour l'emporter. Dans la série « Le Monde Coloré des
musiciens », l’aquarelle « La Meije, portrait d'Organistes », l’inspirait également.
C’est « Vol d'oiseaux » qui a été accroché dans son appartement pendant trois
semaines. Puis, MMM a souhaité ne plus voir le tableau afin d'y réfléchir et garder
intact le souvenir des premiers instants pour mieux les décrire.
Lire MMM c’est pour moi mieux comprendre l’essence même de l’art. La
théorie de l'effet de vie donne sens à l'œuvre et, pour le peintre, un sens à l’acte de
peindre. Après son expérience en immersion dans la musique de Liszt, devant le
tableau, nous avons échangé nos points de vue : lui en tant que découvreur, récepteur
de l'œuvre, et moi en tant que créateur. Ce regard croisé est un enrichissement.
Chaque tableau est pour moi, une expérience, elle se concrétise sur la toile.
Immergée dans la musique de Liszt, très influencée par le thème de la musique, St.
François d'Assise : la prédication aux oiseaux, je peins les notes comme autant de
touches colorées, de très courtes durées impressionnelles. Les notes se traduisent par
> sommaire 115
des rectangles bien délimités, de couleurs différentes et pourtant dans les tonalités
voisines.
MMM perçoit en premier lieu les trois cercles colorés, et j'en suis bien étonnée.
Mon regard se noie dans l'espace des rectangles et seulement ensuite je perçois ces
formes plus sombres. Au moment voulu, elles m'offrent l’ancrage du regard qui
s'évade dans le ciel chromatique. J'explique que ces notes rondes sont ces temps
longs, et que les cercles dessinés sont le reflet des ondes de propagation. Ces cercles
sont les premières notes entendues à 3'06'' avant une phrase musicale plus lente
qu’elles annoncent.
Le choix des couleurs est un travail presque inconscient. Comme dans n’importe
quel paysage, figuratif ou abstrait, c’est bien la position des couleurs qui guide le
regard. Il s’agit ici d’un paysage de musique. L’équilibre et le tempo des couleurs
sont un travail très important qui me demande beaucoup de concentration et
d'énergie. C'est dans la recherche d’un équilibre que je passe le plus clair de mon
temps sur la toile. Généralement l’architecture du tableau vient rapidement, souvent
elle s’impose dans l’immédiateté comme les couleurs. Les couleurs définitives sont
alors appliquées en couches successives. J’y reviens 2, 3 et parfois 4 fois, la peinture
se chargeant d'huile à chaque couche successive. La teinte doit être non seulement en
harmonie avec les couleurs voisines, mais aussi créer l'harmonie générale du
tableau, le pendant de la spatialité de la musique.
Vous remarquerez que tous les verts, blancs, oranges, jaunes sont différents. Il y
a rarement plus de 2 ou 3 formes de couleurs identiques sur la toile.
La peinture à l'huile offre une extrême richesse des teintes qui joue sur les
transparences des couleurs. Les successions de couches entraînent des changements
Sur la toile vierge, les lignes diagonales ont été tracées en premier. Je veux
définir la trajectoire des vols d'oiseaux et diriger le regard verticalement, du haut
vers le bas et de gauche à droite.
C'est intéressant d'apprendre que MMM « lit » le tableau en partant d'en haut à
droite. Je n'y avais pas pensé pour ce tableau-ci. Pour ma part, mon regard se perd
dans l'immensité de l'espace créé par les rectangles innombrables. Je ne remarque
pas les verticales qui donnent pourtant de la hauteur, mes yeux tournés vers le ciel, et
les horizontales, l'horizon. Une fois cette charpente dessinée avant toute chose, je ne
vois plus que l'espace que j'affine et « colorie ». Un peu comme un compositeur ou un
musicien ne voit plus les lignes de sa partition, ni les barres de mesures, pourtant
indispensables à la lecture de la musique.
J'aime à lire MMM quand il décrit la « petite section tricolore qui remonte à
gauche vers le haut du tableau » Je n'avais pas compris qu'elle pouvait être autant
singularisée. Vêtue de ses couleurs pâles et solaires, elle peut être vue comme
solitaire. J'ai voulu présenter là un élément volant au gré du vent, comme les feuilles
que je peins parfois dans mes tableaux (La Valse de Ravel, La Fantaisie à 4 mains de
Schubert, L'Amandier sur les concertos de J. S. Bach etc...). Elle représente une
personne volant dans l'espace de la musique, feuille fragile dans l'immensité colorée
qui nous dépasse. La musique nous dépasse- t-elle ? Oui je le crois, c'est comme être
De plus le Regard croisé fait connaître à celui qui n’est pas peintre de nombreux
éléments techniques. Ils concernent, on l’a lu, les couches successives, la
transparence, le rôle de la térébenthine et le choix presque inconscient des couleurs.
Mais il nous offre aussi quelques confidences. Gabrielle Thierry « peint les notes
comme autant de touches colorées ». Elle « espère les donner à voir dans la
multiplicité des formes colorées ». La temporalité s’exprime par des plans, par les
couleurs mais « aussi par une architecture ». Et elle nous confie enfin que « les lignes
diagonales ont été tracées en premier ».
Les zones du corps-esprit qui s’associent ne sont peut être pas les mêmes mais
les associations se font sur un même schéma et me parlent autant que les notes, les
Il est vrai qu’après avoir été saisi par l’effet de vie global de Vol d’oiseaux qui
fut pour moi l’effet bienfaisant d’une rencontre heureuse, j’ai ensuite tenté de
surprendre comment cet effet s’était construit en moi. Pour comprendre nos deux
positions, il faut garder à l’esprit combien le rôle du créateur et celui du récepteur
sont différents. Le créateur doit « trouver » les bonnes combinaisons pour exprimer
ce qu’il a besoin d’exprimer. Le récepteur doit remonter les étapes et les causes de
Pourtant comme la théorie de l’effet de vie insiste sur ce qu’une œuvre réussie
doit être ouverte à l’interprétation des récepteurs, je ne serais pas étonné qu’il y ait
dans la question de la priorité ou non des « trois cercles coloriés » un cas d’ouverture
d’autant mieux trouvé qu’il est placé logiquement autant que plastiquement au cenre
du tableau. Ma lecture du tableau en partant d’en haut à droite pose au fond le même
problème. Il m’a semblé évident que, si les lignes verticales font et sont la structure
fondamentale du tableau, il y a en plus un mouvement peu visible mais puissant qui
organise le tout. Ce mouvement me semble d’autant plus important qu’il est en
résonance avec les spirales des cercles colorés. Gabrielle Thierry n’y avait pas pensé.
Son regard va, dit-elle, immédiatement à l’immensité de l’espace créé par les
rectangles. N’est-ce pas qu’il « saute » certains des éléments qui l’ont créé, tant il est
vrai que c’est l’effet final qui commande et qui doit commander.
Il reste à expliquer un dernier point. Gabrielle Thierry explique « que les notes
rondes sont [les] temps longs » et que « les cercles dessinés sont le reflet des ondes de
propagation ». Cela nous renvoie donc au thème sublime du saint. J’avoue qu’il y a
eu un moment, en revenant sur mon impression de voix sublime éliminant la violence
et approfondissant l’insouciance où j’ai vu moi aussi le thème du saint dans ces
cercles et dans leur puissance de rayonnement. Mais alors la violence si manifeste
Or, cette exaspération est instructive. Elle montre une fois de plus qu’il est
extrêmement difficile de parler d’art et que cela tient uniquement au fait révélé par
l’invariant de l’effet de vie que l’art EST par définition un régime du corps-esprit-
cerveau qui met en œuvre un si grand nombre de choses qu’aucun langage clair et
distinct ne s’y trouve à son aise. Vue d’un peu loin, l’œuvre d’art est un écheveau de
fils multicolores qui produit un effet simple, certes, mais dont la complexité dépasse
nos outils d’analyse. Il y a un iatus ontologique entre l’effet et les récits qu’on en tire.
Lorsque j’affirme que Vol d’Oiseaux a créé en moi l’effet bienfaisant d’une rencontre
venue d’ailleurs, je suis sincère, mais je crée en même temps, sans y prendre garde,
un récit, une interprétation qui m’est personnelle. Je puis d’ailleurs en retrouver les
causes dans le clair-obscur de mon forum intérieur.
Encore une fois, le régime de notre logos n’est pas adapté à l’art. S’il réussit
parfois, c’est en pédagogue lorsqu’il fait sentir à l’auditeur de bonne volonté le sens
artistique autour duquel il tourne.
Essayons tout de même, qui sait, de tirer sur tel ou tel fil de l’écheveau. Celui
pour commencer de l’unidiversité de la peinture et de la musique. Nous avons
éprouvé avec Liszt que la musique est un art du son dans le temps qui peut même
suggérer l’espace et, avec Thierry, que la peinture est un art de la trace qui sait
évoquer le temps qui passe. Ils ont des moyens techniques pour réveiller en nous le
sens de l’espace et celui du temps.
Les deux fils de la création et de la critique sont aussi accessibles. L’artiste n’a
pas besoin de méthode lorsqu’il sait trouver. S’il ne trouve pas, alors il lui faut une
méthode pour se mettre en attente de la trouvaille. C’est l’un des immenses
enseignements de Léonard de Vinci. Le critique, lui, a besoin d’une méthode. Il lui
faut attendre l’effet de vie, se défier du récit, se documenter sur l’artiste, ses
techniques et son temps et puis… plonger dans l’écheveau !
Puis-je aborder maintenant le fil de l’art contemporain ? Et dire que toutes les
œuvres incomplexes sont en marge du régime de l’art ? Comparez un carré blanc
dans un carré blanc (ou noir, je ne sais plus ?) et les rectangles de Thierry et vous
Je vais enfin tirer très fort sur le fil du style propre à Gabrielle Thierry. Voilà des
années que je le retrouve dans presque toutes ses œuvres. Avec le jeu des touches
colorées qui est né de son sens musical, elle crée des œuvres qui sont finalement
bienfaisantes. Ce sont des moments d’équilibre oublié, d’harmonie heureuse et
d’épanouissement dans l’espace. La condition humaine est à la fois terrible et
merveilleuse selon Edgar Morin. En un temps où les artistes sont surtout occupés,
comme Bacon, à montrer le terrible, Gabrielle Thierry s’est souvenue de l’autre côté
du monde, d’un autre côté où peut-être il n’y a pas de Mal.
Gabrielle Thierry
Marc-Mathieu Münch
On raconte que Woody Allen, enfant, était allé au cinéma voir Blanche Neige et
qu’elle lui avait paru si vraie qu’il s’était levé pour la toucher sur l’écran. Quel choc
quand ses doigts n’avaient saisi que la lumière ! Lee Chang-Dong, autre réalisateur,
qui nous rapporte cette anecdote, poursuit ainsi : «Je dis souvent qu’un film est un
oignon. Il revient au spectateur d’en éplucher les couches successives.»3
1« Und sein kleiner Teller Bleibt ihm immer leer. / Et sa pauvre écuellle Reste toujours vide. F. SCHUBERT.
Winterreise D911 Lied 24 « Der Leiermann »
2 Marc-Mathieu Münch, L’Effet-de-Vie ou le Singulier de l’Art Littéraire, p.126
3 LEE Chang-Dong, cinéaste et ancien Ministre de la Culture de Corée (2003-04). Interviewé par Pierre Murat,
Télérama 3581, 29 août 2018
D’autre part, par la nature même de ce ballet, lui-même discours sur l’œuvre de
Beckett, la chorégraphe avait déjà effectué un gros travail d’organisation, très
finement compris et mené.
Nous suivrons donc la progression / déconstruction / reconstruction proposée
par Maguy Marin elle-même. C’est celle qui va du groupe humain indifférencié à la
partition première des origines et aux relations hommes-femmes.
Puis nous parlerons de la naissance de l’individu avec l’apparition nominale de
certains personnages de Beckett, avant que, grâce à la notion de temps, ce ballet nous
fasse nous-mêmes entrer dans la chaîne existentielle infinie… ou disparaître ?...
« May be » !
*
* *
« L’art ne vient pas après autre chose, mais immédiatement comme réponse à la
condition humaine.4 » dit Marc-Mathieu Münch.
« Au commencement était donc…» certainement pas le verbe du théâtre
beckettien pour Maguy Marin, dramaturge du geste et non de la parole. Le
chorégraphe, avant toute présence et avant tout mouvement, a à définir l’espace et ce
sera plutôt le Néant de Molloy : « L’insistance de la nuit dans le roman retrouve
5 Marguerita Leoni-Figini. In Dossier pour l’exposition sur Beckett de 2007 (14 mars-25 juin)
6 Johann Mayrhofer, Souvenirs sur Franz Schubert, 1829
7 « Et je marche sans répit, sans halte, en cherchant le repos. » ( n°20 « Le Poteau Indicateur » )
8 « Il me faut donc toujours et toujours continuer, ô mon fidèle bâton de pèlerin ! » ( n°21 « L’Auberge » )
9 « J’ai vu trois soleils dressés dans le ciel… » ( n°23 « Les Soleils Fantômes » )
A ce stade du spectacle, nous pouvons donc dire que nous n’avons rien « vu »
mais déjà tout « ressenti » : la détresse d’un poète et d’un musicien romantiques, le
sentiment du vide d’un écrivain du XXe siècle et le choc existentiel d’une
chorégraphe qui non pas nous les « propose », mais nous les a « assénés » comme un
coup de poing dans l’estomac ! « Je pensais que ce serait marquant. Pour moi en tout
cas. J’étais dans quelque chose d’urgent. D’essentiel. »11 dit Maguy Marin à propos
de la création de son ballet. Car « au fond l’hiver que traverse l’amoureux déçu des
poèmes de Müller n’est jamais qu’une évocation de l’horreur ordinaire de notre
existence quotidienne. Et la lutte que nous devons mener ne consiste pas dans
l’héroïsme grandiloquent des certitudes toutes faites, mais dans l’effort qu’il nous
faut faire chaque jour pour vivre et pour accepter la vie telle qu’elle est sans toujours
savoir pourquoi. »12
Grâce à cette préparation sensorielle et psychologique, nous voilà prêts : nous
sommes nous aussi au bord du gouffre noir et nous savons que le monde qui en
émergera sera un monde toujours absurde et souvent violent.
On pourrait presque dire que « l’humain » n’est pas ce qui frappe tout d’abord
dans les personnages que nos yeux commencent à apercevoir quand la scène s’éclaire
à peine, d’un jour ocre.
Entités blanchâtres disséminées sur le plateau, nous ne distinguons pas leurs
traits, brouillés de craie : « L'infini du vide sera autour de toi, tous les morts de tous
Enfin, le troisième signe de la vie est le souffle, choix qui ne ressort pas du tout
du hasard : « Le temps de la profération d’un mot et le temps du souffle, c’est le
même. (…) Le souffle (…) est un moyen d’expression profond qui « parle » en même
temps que les mots. Il s’accorde aux émotions et, en même temps, il a pouvoir sur
eux. »16
Sans y voir forcément une lecture psychanalytique de Beckett, on pourrait quand
même constater que la marque même de la vie n’arrive qu’en troisième position,
comme en dépit de la vie elle-même. « Je sais qu’elle (sa mère) fit tout pour ne pas
Plus tard, vers 7’, le rythme d’un tambour accompagnera respirations et marches
cadencées, pour nous dire que vivre ne se peut pas en dehors du groupe. Et encore
plus tard il suffira que ce tambour batte pour qu’automatiquement les humains
resserrent leurs rangs, prennent la même direction et se conduisent en robots bien
dressés d’une humanité obéissante (à qui ?) pré-conditionnée.
Mais pour l’heure voici qu’après 6’30‘’ de spectacle tout s’arrête ! Il a fallu tout
ce temps pour qu’enfin les danseurs nous fassent face et nous regardent. Pour que de
glèbe ils deviennent humains. Pour qu’ils se sentent « danseurs » et pour que nous
nous sentions « public » : arrêt sur image et confrontation peu amène en 10 longues
secondes de silence et d’immobilité. « Le mot implique le silence. Il est la première
condition de sa vie ; il le rend possible (…) (L’artiste) qui est à la recherche de
formes sait bien qu’il peut jouer du silence comme les peintres jouent du vide, (et
que) le silence, comme le vide est concret. »18
C’est donc les yeux dans les yeux, poignards noirs seuls vivants dans la croûte
de maquillage blanchâtre, que les acteurs-danseurs, pétrifiés et pétrifiants nous
lancent : « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir ».
« Les deux grands contemporains irlandais, Beckett pour l’écriture et Bacon
pour la peinture, vont dans le même sens. Le psychanalyste Didier Anzieu écrit à ce
sujet : « Le lecteur reçoit les textes de Beckett de la manière dont le visiteur reçoit les
toiles de Francis Bacon (…) : comme un coup porté au creux de son âme. »24
Fin de Partie est une pièce trop connue pour qu’on en parle ici longuement.
Rappelons simplement le couple infernal de Hamm, aveugle tétraplégique et de Clov,
son factotum tyranisé, tandis que les parents de Hamm finissent leurs vies en arrière-
plan, dans des poubelles. C’est bien « finir » qui est le vrai sujet de la pièce, ou ce qui
nous intéresse ici : l’impossibilité de « finir » !
19 Le Temps, op cit
20 Id.
21 Bertha ROTH. In la revue de psychanalyse Topique. n°120, année 2012-13. Article « Beckett. Au creux des mots ».
https://www.cairn.info/revue-topique-2012-3-page-101.htm
22 Id.
23 Le Temps, op cit
24 Didier Anzieu, Beckett, Folio, Essais, 1998
*
* *
1) La conscience du corps
« All of Beckett’s language has a musical pulse and pattern, but the more
minimalist his works become, the closer they also veer towards choreography, to a
dance of words and silence. It’s that near-abstract Beckett which Marin evokes during
the opening section of May B. »26 écrivait dans The Guardian en 2015 Judith
Mackrell, à la sortie du spectacle.
Après cette longue introduction à l’humanité, qui est naissance du danseur et
conditionnement du spectateur, Maguy Marin nous embarque pour une demi-heure
de ballet sur les relations humaines et tout spécialement sur les relations hommes-
femmes.
« La modernité (du théâtre de Beckett) c’est que le corps met l’être en question
dans une brutale interrogation. Le corps apparaît, dans une angoissante circularité,
point de départ et d’aboutissement de toute métaphysique. La dimension
philosophique de l’œuvre beckettienne, c’est de situer l’aliénation au niveau le plus
archaïque, celui de l’image du corps, de la saisir dans le rapport que l’homme,
prisonnier des leurres de l’imaginaire, entretient avec son corps. »30 nous expliquait
Marie-Claude Hubert dans une communication de l’Université de Provence en juillet
1994.
Dans May B la découverte que l’autre est justement « autre » nous confirme
dans une certaine atmosphère de Génèse. C’est d’une femme que vient le geste de la
curiosité et c’est d’un homme que vient celui de la honte (9’25’’). Les tremblements
des corps montrent le choc de cette découverte du « Je » et du « Tu », entre joie et
angoisse.
A la minute 14’ les couples sont formés et découvrent l’acte sexuel lui-même,
dans un brouhaha parodique de carnaval. L’acte est mécanique, répétitif, chaque fois
suivi d’un long silence, comme la Chute après la Pomme et le bannissement du
Paradis. Il y a indéniablement une grande dimension tragique due à la parodie de
suicide répétée encore et encore : le poignard mimé que chacun s’enfonce dans le
ventre, est-il l’autre lui-même ?
Un mot pourtant sur l’innocence « possible ». C’est par le jeu qu’est introduit le
sexe dans ce ballet (13’20’’), jeu de mains des cours de récréation qui nous apporte
une parenthèse de fraîcheur et légèreté bienvenues.
C’est en position fœtale que termineront les protagonistes (23’30’’) après un
épuisant et délirant marathon sexuel.
Les dix minutes de scène orgiaque s’enchaînent donc comme autant de pulsions
irrépressibles. L’avantage des danseurs sur les acteurs est simple et évident : « Elle
(Maguy Marin) invente son propre langage scénique, sa matière, son vocabulaire, sa
30Marie-Claude Hubert In Cahiers de l’Association Internationale des Etudes Françaises, n°46,1994. 2e journée du 45e
Congrès de l’Association , 21 juillet 1993 : Le Théâtre en France depuis 1960, Article « Corps et Voix dans le Théâtre
de Beckett à partir des années soixante », p 203-212.
https://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1994_num_46_1_1842
Deux autres femmes se sont détachées du groupe et l’une provoque l’autre, dans
la plus pure tradition comique des films muets (coup de pied au derrière à la 27’).
Est-ce un hasard que pour la troisième fois ce soit une femme qui se démarque du
groupe et crée l’action ?
Arrêtons-nous un instant sur cette minute d’anthologie : le combat de deux
personnes, en ballet chronophotographié ! Tension : affrontements des visages, bras
tordu, empoignade à deux bras, yeux crevés, morsure / puis résolution : la soudaine
compassion dans le silence et l’immobilité retrouvés. Maguy Marin, qui participera
au festival « Mimos », créé en 1983 à Périgueux en l’honneur du mime Marceau,
n’aurait certainement pas renié les mots de l’acrice-mime Gwenola Lefeuvre : « Je
ressens mon corps, je le contrôle ; je l’ouvre et le donne au public. »35
Pendant la durée de ce conflit personnel, un « chœur » évoluait à l’arrière-plan
de la scène, nous suggérant curiosité, peur, moquerie, auto-défense, parti-pris, etc.
Soit des gestes dansés nous montrant (et nous faisant éprouver à notre tour ?) des
émotions psychiques inspirées en amont de textes de théâtre. Contre toute attente, ce
« chœur » viendra communier avec les belligérantes apaisées : ce sera, en 40 minutes,
le seul court moment d’humanité sereine, avant que la guerre reprenne, cette fois sous
forme de conflit collectif.
*
* *
1) Les personnages
Nous avions donc vu la craie s’effriter peu à peu des visages et quelques
membres du groupe s’autonomiser. Cette sorte de « masque neutre » symbolique,
cher à l’Ecole de Théâtre et de Mime de Paris des années 60, est tombé.
Peu à peu nous commencions à connaître, c’est-à-dire « reconnaître » les
danseurs, grâce à une attitude (bras croisés, épaule de guingois, dos voûté) ou un
attribut (grand nez, bonnet) qui les déterminaient. La troupe était devenue « cette
troupe-là », un peu comme des voisins de paliers… Il était temps de leur rendre leur
nom, c’est-à-dire de rencontrer quelques-uns des personnages emblématiques du
théâtre de Beckett.
36 http://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Samuel_Beckett/108121
37 Marguerita Leoni-Figini, op cit
38 « Va-t'en ! Ah ! va-t'en !
Disparais, odieux squelette !
Je suis encore jeune, va-t-en !
Et ne me touche pas. »
39 Bertha Roth, op cit
40 Samuel Beckett, En Attendant Godot, p.28
41 Cité par Le Temps, op cit
2) L’Art
Toutes ces pistes seraient sans doute valables. Mais nous préférerons nous fier à
des signes scénographiques plus certains : un beau clair-obscur à la Georges de La
Tour, la légère et fraîche Variation du Quatuor de Schubert, les déplacements tissés
de sourires... Et si le gâteau d’anniversaire était une allégorie de l’Art, lumineux,
rassembleur, créateur d’émotions et de bonheur ? « par un court-circuitage de la
représentation, (qui va) au réel de la sensation. Une image proche de la sensation dont
Cézanne disait : Je vous dois la sensation en peinture et je vous la rendrai. »44
Pour rester dans l’ouverture vers le domaine pictural, au Congrès de l’AIEF de
1993, Marie-Claude Hubert avait suggéré un rapprochement entre les débris humains
que sont certains personnages du théâtre de Beckett, réduits à des troncs, têtes,
bouches seuls, et les corps déchiquetés qu’a peints Picasso pendant la guerre
d’Espagne. Or devant ce gâteau allumé, ne voit-on pas ENFIN (47’) les yeux briller,
les vieillards rajeunir, les invalides transfigurés, la paix revenue et chantée ? Ne se
Maguy Marin fait alors tomber lentement les corps au sol, en apnée, tandis que
la Mort schubertienne galope (1,2,3 / 1,2,3…) sur le violoncelle : tuer l’Art c’est
mourir deux fois ! - et nous savons déjà que Godot ne viendra pas.
Le retour des gestes réflexes répétitifs et des imprécations annonce le drame du
partage du gâteau (vers 52’) : ce sera une curée.
Laissé à ses instincts, l’homme se montre tragi-comiquement sous son vrai jour :
petit, égoïste, geignard, envieux, querelleur. Seuls les deux aveugles, l’un cruellement
lésé (c’était son anniversaire), l’autre repu, restent impassibles, didascalies vivantes
du théâtre de Beckett.
La Jeune Fille a accepté la Mort, mais les hommes n’acceptent pas le Destin. Un
groupe de trois, trois groupes de deux, et un individu sont tournés vers les spectateurs
pour s’en prendre à eux (54’30’’), en cris rageurs et réprimandes logorrhéiques. Le
malaise est palpable : pourquoi est-ce « notre » faute ?
Qu’est le public ? Un moment de responsabilité entre révolte et acceptation ?
Qui est le public ? La Conscience ?
Beckett le provocateur ne nous aidera pas ! A un comédien en difficulté lors
d’une répétition et qui lui demandait conseil, il aurait répondu : « Je ne sais rien
d’autre que ce qu’il y a sur la page, ne cherchez pas de symboles dans mes pièces. »47
*
* *
1) Péripéties personnelles
48 https://fr.wikipedia.org/wiki/Kontakthof
49 Marc-Mathieu Münch, La Beauté Artistique. L’impossible Définition Indispensable, p.131
Dans le même temps, une voix sans âge et tremblotante, fredonne en zézayant :
« Jesus' blood never failed me yet
Never failed me yet
Jesus' blood never failed me yet
There's one thing I know
For he loves me so »51
Nous sommes très loin des Lieder de Schubert et pourtant le pathétique est le
même : un écartèlement de sens entre le chant et la réalité. Comme Maguy Marin le
montre : si la vie était si douce et rassurante, pourquoi ces « petits vieux sans âge aux
peurs d’enfants qui se figent tels des oisillons au moindre craquement » ?52
Il s’agit d’une composition du musicien anglais Gavin Bryars. Mais c’est aussi
l’histoire d’un pur « effet-de-vie » tellement prenant qu’elle mérite d’être racontée in
extenso (selon le récit de Bryars lui-même).
Travaillant en 1971 à un film sur les sans-abri de Londres, il enregistrait certains
d’entre eux quand ils chantaient des airs populaires, des chansons à boire... L’un
d’eux chanta ce chant religieux ! L’enregistrement ne fut pas utilisé dans le film et
Bryars le récupéra avec d’autres pour en faire un collage expérimental dans la salle
audio de l’école Leicester Polytechnic, qui jouxtait un grand studio de peinture. Il
laissa la bande sonore se recopier et alla se chercher un café. Quand il revint à son
travail, il trouva les étudiants en peinture anormalement silencieux. « People were
moving about much more slowly than usual and a few were sitting alone, quietly
weeping. I was puzzled until I realised that the tape was still playing and that they
had been overcome by the old man's singing. This convinced me of the emotional
power of the music and of the possibilities offered by adding a simple, though
2) Perpetuum Mobile
A pas imperceptibles et un à un, sur une même courbe tout en haut de la scène,
les hommes et les femmes apparaissent, portant leurs bagages. Dans Fin de Partie
c’est justement Hamm, le paralytique, qui répétait souvent « ça avance ! ». Est-ce
eux qui avancent, ou la vie qui avance avec eux ? - malgré eux ? Ce mouvement
continu et inéluctable ne semble pas les rendre heureux. « Être vraiment enfin dans
l'impossibilité de bouger, disait avec gourmandise Moran dans Molloy, ça doit être
quelque chose ! J'ai l'esprit qui fond quand j'y pense. »56
Pour introduire la dimension du Temps, Maguy Marin réussit là, d’entrée de jeu
de cette troisième partie, un admirable effet de collision de pensées entre ce que le
spectateur voit sous ses yeux : des danseurs avançant en cadence mécanique sur une
ligne, et l’image ainsi créée dans son cerveau : les petits jacquemarts des vieilles
horloges mécaniques. « Vous n’avez pas fini de m’empoisonner avec vos histoires de
temps ? C’est insensé ! Quand ! Quand ! Un jour, ça ne vous suffit pas, un jour pareil
aux autres il est devenu muet, un jour je suis devenu aveugle, un jour nous
deviendrons sourds, un jour nous sommes nés, un jour nous mourrons, le même jour,
le même instant, ça ne vous suffit pas ? (...) » s’exclame, vers la fin de la pièce,
Pozzo. »57 La ronde automatique des « petits personnages » marquant l’heure
reparaîtra, presque identique quatre fois ! (56’25’’ / 1h2’ / 1h4’ / 1h10’)
Le temps ne fait pas que se compter, il se voit aussi : les êtres humains sont plus
voûtés, les vêtements défraîchis, les valises cabossées... Peu à peu il y a plus
d’hésitations et de ratages dans les pas qui « patinent », les imprécations se font plus
courtes, comme désillusionnées et d’avance inutiles.
Il ne faut pas oublier que pendant ce temps, soit en continu pendant près de 20
minutes, le mendiant continue de chanter en boucle sa litanie de 13 mesures (26
secondes). Bryars a utilisé là la technique du collage à la Andy Warhol : sur la voix
58
Adrian Searle, Article « Chaos Theory » in The Guardian, 11 mai 2001 : https://www.theguardian.com/culture/2001/
may/11/artsfeatures
« On a dit que sa musique se caractérisait aussi par sa lenteur. C’est ce que Bryars appelle « un déploiement à un
taux humain » et c’est dû aux mouvements relatifs des différentes parties d’une composition. Vous pouvez jouer très
vite, dit Bryars, et la mélodie du dessus paraîtra aller très lentement, ou même pas du tout. C’est comme cette
illusion Einsteinienne où les arbres à l’horizon semblent vous suivre, et les objets rapprochés foncent dans la
direction opposée, quand on les voit depuis un train à grande vitesse . »
59 Compagnie Maguy Marin. Cité sur la plateforme multimédia « Numeridanse »
Nous avions déjà évoqué cet homme (1h1’50’’) qui n’arrivait pas à se détacher
d’une amitié ou d’une affection sentimentale. Rare exception d’optimisme : le couple
finit par disparaître de conserve, en riant des rieurs. Evoqué aussi le dernier baiser
(1h14’). Peut-être Maguy Marin joue-t-elle sur le temps en nous montrant ce qui a
déjà eu lieu, que l’on aurait déjà quitté et dont on se souvient, comme le vieux Krapp
de La Dernière Bande, pièce créée par Beckett en 1960, qui écoute chaque année la
bande magnétique sur laquelle il dictait son bonheur désormais terminé depuis trente
ans ?… Comme dirait Martin Esslin : « Le but du théâtre de l'absurde n'est ni de
transmettre des informations, ni de présenter les problèmes ou destins de
personnages : il ne repose pas sur l'imitation de la réalité (la mimésis d'Aristote). Son
but est de présenter la situation fondamentale, particulière, d'un individu englué dans
l'absurdité du monde.. »61
Le groupe est réapparu, encore et encore, identique mais jamais semblable, puis
s’effilochant peu à peu, au fil d’accélérations ou de marches arrière – au fil de la vie.
A 1h15’30’’ il n’y aura pas de cinquième apparition mais juste un seul homme
pour revenir avec sa valise. Musique, lumière, gestes semblent à bout. Puis dans le
silence retrouvé, il scrute les coulisses noires ; personne ne viendra plus – d’ailleurs,
il n’y a personne. Alors, au ralenti, comme à l’extrême fin de course d’un ressort, il
nous dit, à nous, pour nous : « Fini, c’est fini…. »
« La fin est dans le commencement et cependant on continue » (Fin de Partie) et
si le public n’éprouve pas d’Effet-de-Vie c’est « que l’art ne veut plus rien dire. Et la
vie non plus, aussi terrifiante qu’elle soit… Quand on me demande pourquoi je filme,
(dit Lee)67 je réponds invariablement : « Pour vous. Je raconte vos histoires à votre
place ». »
*
* *
Maintenant que May B a été joué sur tous les continents plus de 750 fois, on
mesure moins le défi qu’à représenté sa création en 1981. Dans un studio précaire au-
dessus de l’église St Roch, à Paris, enceinte, une jeune femme sous le choc de
Nous avons cherché à montrer que cette œuvre avait valeur exemplaire de par
son sens de la plasticité, du mouvement et de l’utilisation de l’espace, mais aussi de
l’utilisation et l’expression de la personnalité des danseurs-acteurs, dans la meilleure
tradition de l’école du « Ballet du XXe Siècle » et du « Tanztheater », et que tout cela
créait « dans la psyché d’un récepteur un effet de vie (...) par la mise en mouvement
de toutes les facultés du cerveau-esprit. » 70
Mais nous avons aussi souligné la parfaite intelligence de l’œuvre de Beckett,
sans que ce ballet devienne « du Beckett dansé », ce qui n’aurait pas eu grand sens,
mais en travaillant sur l’esprit de l’œuvre écrite et en cherchant à le traduire en
langage corporel. « The tour de force is that Miss Marin does not exploit Beckett's
material but treats it ingeniously through another dimension - dance. This is dance
conveyed along new definitions but it is still dance. Only a choreographer could have
created May B and perhaps only Miss Marin could have realized that Beckett's
famous silences should be conveyed by sound. »71 lisait-on dans le New York Times
en 1986.
Dès l’origine, Maguy Marin avait pensé à La Jeune Fille et la Mort de Schubert
pour soutenir sa chorégraphie. Mais c’est Beckett lui-même qui lui a suggéré les
lieder du Winterreise.
68 https://www.kisskissbankbank.com/fr/projects/maguy-marin-l-urgence-d-agir/tabs/description
69 Entretien avec Maguy Marin sur https://www.theatreonline.com/Spectacle/Maguy-Marin-May-B/64409
70 Marc-Mathieu Münch, La Beauté Artistique. L’impossible Définition Indispensable, p.107
71 Anna Kisselgof, Article « The Dance - May B by Marin » in The New York Times 19 février 1986 ;
https://www.nytimes.com/1986/02/19/arts/the-dance-may-b-by-marin.html
« Le tour de force, c’est que mademoiselle Marin n’exploite pas le matériau de Beckett, mais le transforme
ingénieusement en une autre dimension - la danse. Il s’agit de danse transmise selon de nouvelles définitions, mais
c’est encore de la danse. Seul un chorégraphe pouvait créer ‘May B’ et peut-être seule mademoiselle Marin a pu
réaliser que les célèbres silences de Beckett devraient se traduire par des sons. »
Ces œuvres vivent de leur propre vie, mais aussi sont le terreau d’infinies
relectures, ou projets expérimentaux, comme de reprendre ce ballet avec des jeunes
des favelas (La Maré), ce que Lia Rodrigues, élève de la Compagnie Maguy Marin, a
magistralement accompli et présenté à Paris au printemps 2018.
Au cours de cette étude, nous avons essayé de donner le plus possible la parole
aux créateurs eux-mêmes, Beckett ou Maguy Marin en particulier. Laissons donc
cette dernière conclure sur May B : « C’est une pièce fondatrice pour moi. Je n’ai pas
arrêté depuis de travailler sur ce qu’elle mettait en jeu : la fragilité du corps, la
question du silence et de l’immobilité, celle du chœur aussi, cette somme
d’individualités qui agissent pourtant dans un espace commun. Quand je rencontre de
nouveaux interprètes, je leur demande souvent de travailler des scènes de May
B. C’est une pièce-établi : elle révèle la sensibilité d’un danseur.»73
Marie-Odile Barthélemy
Marie-Antoinette Bissay
Yves Picquet, peintre breton, a, depuis quelques années, mis en ligne « les
traces de son travail en mots et en images sur un site web scrupuleusement mis à
jour » (p. 15). Né en 1942 à Coutances, ses premières tentatives en peinture datent
déjà de 1953. L’année suivante, il découvre les peintres de paysages et, six ans plus
tard, participe à une exposition collective à Tours.
Ses réalisations sont très variées : Huiles sur toile, Acryliques sur toile, 14
grandes toiles (dimensions variant entre 200 à 240 cm de haut ; et 320 à 480 cm de
long ; fusain sur papier Ingres ; linographies, sérigraphies ; pliages ; maquettes de
vitraux ; marouflées de tissu peint ; structures en contreplaqué ; et même mises en
espace d’Agatha de Marguerite Duras. Il a aussi écrit 70 « livres de dialogues ». En
fait, pour lui, le peintre est « auteur au même titre et à égalité avec le poète ». Il est en
outre éditeur, illustrateur et plasticien. Que d’activités complémentaires… Créations
et expositions se succèdent. Son Catalogue élaboré par son frère Jean Picquet (né en
1939) est très imposant. Depuis 1980, Yves Picquet procède par « séries », par
exemple Prison(s) (1980-1982), Linceuils (1983-1985) jusqu’à Plis/Replis (2015). Il
ne travaille pas seulement au chevalet car — pour observer à distance les résultats de
la besogne accomplie — il s’assied dans son vieux fauteuil de cuir. Il lui arrive aussi
de devoir tendre les toiles à l’arrière d’un chassis. Il exploite ainsi une grande
diversité d’éléments : lignes (droites, courbes), formes géométriques (cercles,
losanges, carrés, triangles, ovales), procédés de création variés (collage et
déchirement). L’involontaire et l’instinct interviennent.
Spécialiste des relations entre littérature et arts visuels aux XXe et XXIe
siècles, Françoise Nicol, Maître de conférence à l’Université de Nantes, a le mérite de
faire découvrir, apprécier et mieux comprendre l’œuvre de ce peintre prolifique ainsi
que de préciser la genèse de ses œuvres et ses conditions de travail au fil des années.
Au final, elle fait part de l’ÉMOTION qui l’a saisie et que le créateur ressentira lors
de l’accrochage. Elle a signé un ouvrage méthodologiquement exemplaire. Les «
> sommaire 152
artologues » et les amateurs d’art et de peinture consulteront avec profit les
collections publiques (surtout en Bretagne) et, en annexe, Le parcours du peintre, de
la Biographie aux Expositions (p. 79-80). Ils apprécieront les nombreuses
Illustrations hors texte sur papier glacé et comprendront mieux le rôle du peintre, la
puissance de son geste, car Yves Picquet, évoquant son « geste de peintre » (p. 67), se
qualifie de « peintre gestuel », « peintre spontané » et parle davantage de « travail »
que de « création » (p. 67).
Edith Weber
Edith Weber
En ce siècle nouveau qui nous apporte tous les jours des connaissances et des
découvertes nouvelles et très argumentées sur l’univers et sur la vie, deux disciplines
peinent encore à se constituer en sciences ayant vraiment l’ambition de trouver des
résultats acceptables par tous les esprits de bonne volonté. Il s’agit de l’éthique et de
l’esthétique.
Selon lui, la pensée européenne classique aurait cherché avec une étonnante
constance l’essence, mieux, l’ontologie du Beau. Cela est si vrai, insiste l‘auteur, que
c’est là que se noue le destin de notre pensée dans la mesure où elle cherche à la fois
ET à distinguer ET à rapprocher le Là-Bas et l’ici bas au moyen du « tenon » de la
beauté. Mais dès qu’on a voulu préciser cette essence, on s’est heurté à des
impossibilités que voici révélées par les traités chinois.
La valence est proche de la variance du point de vue de son effet. Elle donne à
l’œuvre sa valeur sous la forme d’un supplément de présence dû à l’alternance de
pôles distincts et à des interactions dynamiques. Le peintre chinois veille à rendre à
toute chose « la capacité d’énergie qui l’actualise (p. 96) ». Dans des formules se
servant de constructions parallèles, un Shitao laisse entendre que la montagne peinte
est aussi de la spiritulaité, l’eau, du mouvement, les arbres, de la vie et les hommes,
du dépassement. « La pensée chinoise ni ne nie les différences, ni ne s’y attache et ne
les réifie : elle invite à remonter sous les différences à leur fond indifférencié qui les
fait « communiquer » entre elles ( p. 99) » et qui vise la réceptivité de l’amateur de
tableaux.
Mais quelle est la situation de celui qui se prépare à peindre quelque chose ? En
Europe, on pense d’une part re-présenter, c’est-à-dire donner beaucoup de présence à
la chose peinte et d’autre part (encore) re-présenter, c’est-à-dire présenter autrement,
par exemple avec du dessin, des couleurs et une surface. Les grains de raisin du
célèbre tableau de Zeuxis picorés par les oiseaux ne sont pas physiquement présents
sur le tableau, mais leur présence est réelle dans le tableau.
Les philosophes européens sont unanimes, selon l’auteur, pour affirmer qu’une
œuvre est belle lorsqu’elle génère du plaisir. Il cite Wolff, Diderot et surtout Kant qui
développe longuement ce concept. Mais, en Chine, l’amateur ne reçoit pas un plaisir,
il entre en dialogue avec le tableau, il lui répond, y cherche et y trouve un « rapport
d’accouplement et de connivence (p. 155) » dont il espère un épanchement de
l’esprit, en somme « un affinement et une décantation d’énergie qui, inerte, devient
plus alerte. »
Et pourquoi ? François Jullien nous donne ici une synthèse de tous les textes
qu’il a étudiés et il n’y va pas en douceur. L’Europe a échoué à cause de la
représentation car « représenter le spirituel est sans issue (p. 185) ». On s’est
fourvoyé en montrant des attitudes, voire des états d’âme ou, pire, en imaginant des
artifices comme le ridicule plumage des anges, mais on a manqué le spirituel. Car il
ne peut être ni un concept, ni un plaisir, ni une vérité, ni un idéal, ni même un
universel ou un absolu. Le beau européen est sans au-delà. Aussi est-il lié à la mort
(cf Adorno) et à l’indépassable (cf Hegel). Il s’avoue mortel.
Il me semble que la seule solution est de chercher à créer une science humaine
spécifique pour cela, c’est-à-dire une discipline nouvelle combinant dans un but
précis des méthodes et des documentations telles qu’elles fourniront des résultats
contraignants pour tous les esprits intellectuellement honnêtes et possédant
l’expérience de la « belle » Venise suggérée par François Jullien. Il faut donc, comme
cette image volontairement singulière le suggère admirablement, à la fois accepter le
fait que l’expérience de la beauté est singulière, unique, dépendant d’un ensemble de
circonstances complexes combinant le créateur, l’œuvre, le récepteur et le moment de
la réception et accepter le fait qu’il y a peut-être une donnée commune dans toutes
ces expériences différentes. Pour l’art, pour la beauté, il faut peut-être une science
comprenant la rencontre du singulier de l’art et du pluriel du beau autrement dit une
science de la complexité.
Cette nouvelle science ne pourra évidemment pas être une science dure pour la
très forte raison qu’elle portera en partie sur des désirs et sur des réactions
subjectives. Une telle affirmation peut évidemment choquer tous les esthéticiens,
voire tous les chercheurs qui rêvent d’arriver, dans les sciences humaines, à des
résultats aussi objectifs que ceux des sciences dures. Celui qui veut créer une science,
son premier devoir est d’y accepter tous les éléments qui en font partie. Pour définir
une éventuelle « beauté » il faut une pensée complexe capable de traiter en même
temps l’un et le multiple dans un cadre donné. Et lequel ? Celui de tous les cas où un
humain ne peut s’empêcher de crier le « c’est beau » de François Jullien à Venise.
Une telle science n’a rien d’absurde : elle ne fait que s’adapter à l’univers en qui
n’existent que des « choses » nées de situations diverses actualisant des lois
Mais après le but, il faut une méthode. Les sciences humaines ne peuvent pas
expérimenter comme les sciences dures qui savent, elles, varier les conditions de
leurs expérimentations et, par ce moyen, confirmer ou infirmer une hypothèse de
travail. Mais si les sciences humaines ne peuvent pas expérimenter dans le futur, elles
peuvent explorer le passé. Là où elles arrivent à repérer un corpus acceptable par
tous, elles peuvent tenter de savoir si un ingrédient est toujours présent ou seulement
occasionnellement présent dans le corpus. C’est la méthode des invariants. A partir du
moment où un anthropologue, quel qu’il soit, découvre, dans un corpus donné et
admis par tous, un invariant, il se trouve en face d’une donnée de valeur scientifique
qui fait partie de la définition de la chose qu’il cherche à comprendre. Qu’il ne pourra
pas manœuvrer, certes, comme on maneuvre une réaction chimique, mais qui sera
une donnée humaine !
C’est donc tout naturellement que nous suggérons aux anthropologues de moins
viser la spécialisation extrême qui fait de chacun d’eux LE connaisseur d’un domaine
mais de se réunir pour maîtriser l’immensité de la documentation existante. C’est ici
que le cas de l’art peut être considéré comme intéressant. Nous nous sommes
évidemment heurtés, en ce qui concerne la documentation, au fait que sur toute la
terre les goûts sont immensément différents et que beaucoup considèrent comme de
l’art ce que beaucoup d’autres ne considèrent justement pas comme de l’art. Mais
nous avons alors remarqué le fait suivant. Lorsqu’il s’agit d’art contemporain, d’art
récent, les goûts varient énormément, mais ils varient beaucoup moins lorsqu’il s’agit
du passé. En fait l’histoire montre que tous les groupes humains conservent un petit
nombre d’œuvres pour les faire entrer dans un patrimoine qui fait partie de leurs
C’est ici que se situe mon hypothèse de travail : il doit y avoir un invariant dans
toutes ces musiques et même plus généralement dans tous les « arts » humains. Pour
le prouver j’ai passé plus d’un demi-siècle à comparer tous ce qu’ont dit de leur
travail et de leurs œuvres tous les artistes (que j’ai pu lire) faisant partie du
patrimoine mondial en question. Et ce que j’ai trouvé, c’est une affirmation, une
certitude, une assurance générale affirmant que les œuvres réussies sont celles qui
créent un effet de vie dans le corps-esprit d’un récepteur.
Toute la thèse de l’essai de François Jullien est concentrée dans cette phrase. Là
où les grands peintres chinois disent « vivre » dans les œuvres réussies, les Européens
s’écrient « c’est beau » mais sans jamais arriver à définir leur beauté. Maintenant
comment est-il arrivé à cette conclusion sévère à l’égard de l’Europe, oui, comment
en est-il venu à fustiger l’incapacité européenne à dire la beauté alors que cette
civilisation a été, de toute évidence, capable de chefs-d’œuvre aussi grands que ceux
de la Chine ?
La question de la documentation est donc capitale pour nous. En fait les grands
philosophes de notre civilisation ne se préoccuppent pas tant de comprendre et de
théoriser l’art tel qu’il fonctionne vraiment, mais de faire entrer l’art dans leur vision
du monde. Et comme l’Europe en général a le logos pour point fort, logos qui a
besoin, pour bien fonctionner, de définir des concepts, elle s’est lancée dans
l’ontologie ce qui lui a rendu difficile la connaissance de tout ce qui n’est pas d’abord
essence, mais d’abord phénomène.
Mais toutes les civilisations forgent des conceptions du monde avec des
innstruments imparfaits. Là où nous rencontrons en Europe (surtout classique),
l’erreur de la réduction des phénomènes à des essences, nous voyons les Chinois
(classiques évidemment), bien placés pour décrire les phénomènes et l’art en
particulier, mais en difficulté dès lors que les phénomènes s’appuient sur des lois
immuables dont la nature (l’essence !) a besoin d’être connue. Ce n’est pas pour rien
que la Chine a été très intéressée, le moment venu, par l’esthétique philosophique
occidentale. Dans toute œuvre d’art comme dans toute vie les lois immuables du
cosmos et du microcosmos se combinent à l’infini avec le temps et l’espace qui les
mettent en œuvre. La pensée chinoise traditionnelle est bien placée pour saisir les
mouvements, les mutations, les changements qui sont le réel de ce qui advient ; la
pensée européenne est, elle, bien placée pour penser les lois immuables du monde qui
se rencontrent dans l’espace temps. Une simple feuille qui tombe d’un arbre, sa chute
combine des centaines de hasards incertains et quelques lois essentielles à l’univers !
Marc-Mathieu Münch
Comme la première nie que l’on puisse bâtir des chefs-d’œuvre sur des
poétiques différentes voire opposées et comme la seconde se méfie de toutes les
réactions émotives et subjectives créées depuis toujours par les grandes œuvres, la
question se pose évidemment d’une éventuelle troisième attitude. Elle consiste à
« s’intéresser à l’œuvre telle qu’elle suscite en moi, qui la contemple, des impressions
et des idées (p. 43) ».
On remarquera que cette typologie ne contient que trois catégories alors que la
mode contemporaine est plutôt de les multiplier. C’est qu’Yves Landerouin a raison
comme il le dit franchement de « faire fi » des compartimentages du « démon de la
typologie » (p. 77). Ce qui est difficile, en matière d’art, ce n’est pas de multiplier les
items, mais de définir l’art en tant que tel.
Il a préféré choisir, pour point de départ, Oscar Wilde et son The Critic as Artist
qui était un bon candidat. C’est un livre bien écrit, enthousiaste, légèrement
polémique ou sachant du moins s’amuser à exagérer ses thèses et plein d’idées
intéressantes, le tout rédigé dans un dialogue qui est de la main d’un maître. Wilde
s’y montre profondément persuadé que l’artiste a besoin d’esprit critique pour créer
et que la critique est une création dans la création, « a creation within a creation ».
Aussi le premier chapitre nous présente-t-il une analyse des idées de Wilde. Il va
même jusqu’à leur donner des numéros, ce qui est un procédé qui se défend malgré
un aspect arithmétique qui ne correspond pas au style de Wilde, mais qui aide à
clarifier un texte qui est parfois difficile. Au cours de cette analyse, il insiste sur le
rôle des impressions reçues, sur la subjectivité de la lecture, sur l’autonomie de
l’œuvre d’art et sur son mystère que le bon critique doit intensifier.
On peut s’interroger encore plus sur les interprétations qui jouent non pas à
combler les ouvertures prévues pour une co-création et cela dans le sens de l’œuvre,
mais à les sortir de leur sens, de leur tradition, ou de la mode en cours. Ici, tout peut
arriver. Le public peut être choqué de voir des adaptations où il ne retrouve pas une
œuvre aimée comme il peut aussi être séduit par un nouveau sens jugé « intéressant ».
L’auteur insiste sur ce point qui le conduit à défendre les audaces de certaines mises
en scène contemporaines, celle de Daniel Mesguich en particulier. Il affirme que la
critique créatrice peut aller jusqu’à faire revivre des œuvres devenues étrangères au
grand public.
Ceci dit, on ne peut que se réjouir de tous les nombreux textes cités par La
Critique créative. Qu’ils viennent de grands critiques, comme Walter Pater ou de
grands artistes comme Proust et Rilke, ils prouvent la vitalité et plus encore la
validité de la critique créative.
Elle va directement dans le sens de la théorie de l’effet de vie. Si l’on admet que
la vraie nature de l’art est de créer un effet de vie dans le corps-esprit-cerveau du
récepteur et surtout si l’on veut bien voir que c’est un invariant anthropologique, il
faut que toute critique tienne compte de la réception subjective des œuvres d’art car
elle en est la composante principale.
L’esthétique d’abord. La toute première chose à savoir, c’est si oui ou non une
œuvre est réussie parce que l’art n’existe que lorsqu’il est réussi. Il y bien entendu
d’innombrables œuvres qui se veulent réussies et d’autres, très nombreuses aussi qui
le sont pendant un certain temps, mais ne vivent et ne survivent vraiment que celles
qui sont retenues par la postérité, c’est-à-dire celles qui créent généralement et à long
terme un effet de vie chez le récepteur. Le rôle de la critique d’art est donc de donner
le récit de la réception des œuvres et ensuite, s’il est positif, de voir quelles sont les
qualités qui ont produit cette réussite à long terme. Il ne s’agit évidemment pas des
critères de telle ou telle esthétique réaliste ou surréaliste ou romantique ou classique
ou grecque ou égyptienne etc., etc., comme le veut l’ancienne critique esthétique,
mais des critères anthropologiques contenus dans les corollaires de l’effet de vie et
que l’on peut repérer dans l’histoire de la réception qui est une partie importante de la
critique pour peu qu’elle dépasse l’histoire en direction de l’art.
Comme les raisons de la réussite sont nombreuses et variées, car liées à des
contextes historiques de goût, de sujets ou de doctrines, la critique esthétique peut
aussi s’intéresser à ce que nous appelons ici les variants de l’art et voir ensuite
comment ces variants se combinent aux invariants dans une œuvre donnée. Si nous
prenons la règle classique des trois unités au théâtre, nous voyons bien qu’elle n’est
pas une condition universelle pour la réussite d’une pièce, mais elle joue quand même
un rôle important dans les grandes pièces du théâtre classique et il est important de se
demander comment elles se conjuguent avec les autres moyens et matériaux.
Marc-Mathieu Münch
Marie-Antoinette Bissay
Université de Pau et des Pays de l’Adour, Arts/Langages, Transitions et Relations (ALTER EA
7504)), docteur ès lettres, travaille sur la poésie moderne et contemporaine autour des questions de
poétique, du rapport science-poésie, de l’intertextualité, de la rencontre poésie et arts, de la
traduction. Elle a publié plusieurs articles sur différents poètes : Lorand Gaspar, Philippe Jaccottet,
Gustave Roud, Jacques Ancet, Pierre-Jean Jouve, Charles Juliet, Robert Marteau, Yves Bonnefoy,
Anne-Marie Albiach, Gérard Titus-Carmel…. Elle collabore à l’organisation du colloque Gérard
Titus-Carmel, 7-8-9 novembre 2018 (UPPA). En mars 2013 est paru, aux éditions L’Harmattan dans
la collection « Critiques littéraires », Lorand Gaspar ou la « force d’exister en tant que corps et
pensée » : l’écriture d’un cheminement de vie. En novembre 2013, elle a organisé un colloque
international sur l’œuvre de Lorand Gaspar à l’université de Tunis. Les Actes sont parus, en juin
2015, chez L’Harmattan, dans la collection « Espaces littéraires », Lorand Gaspar et la matière-
monde. Son essai sur Éloge des voyages insensés et Espace et labyrinthes de Vassili Golovanov
paraîtra prochainement. Elle travaille actuellement sur un essai autour de la question poésie/
peinture.
Julie Brock
Julie Brock est professeure à l’Institut de Technologie de Kyôto. Elle a dirigé au Réseau-Asie le
projet « Lire et traduire les poésies orientales » (2 vol., CNRS-Alpha, 2013) et à l'Institut
international des Hautes études de Kyôto le projet « Réception et créativité » (2 vol., Peter Lang,
2011, 2013). Elle coordonne actuellement, au sein de la Société française de Traductologie (SoFT),
une recherche franco-japonaise intitulée « La traduction en tant que trajection ». Elle a publié
notamment « Pour une esthétique de la littérature – Réflexion au sujet de l’Effet de vie (Marc
Mathieu Münch et Itô Sei) » (Compar(a)ison, Peter Lang, 2008).
Françoise Quillet,
Maître de conférences HDR en Arts du Spectacle, université de Franche-Comté. Directrice du
Centre International de Réflexion et de Recherche en Arts du Spectacle (CIRRAS). Chercheur
associé à la MSHE, Université de Franche-Comté (Maison des Sciences de l’Homme et de
l’Environnement). Chercheur au « GIS Asie » (Groupement d'Intérêt scientifique Études asiatiques),
Co-pilote du groupe de recherche LangArts (Langages artistiques Asie-Occident). Membre du
Labex Arts de l’Université Paris 8 (responsable : Katia Legeret). Membre du comité de pilotage du
DU Arts Danse et Performance, Université de Franche-Comté.
Gabrielle Thierry
Gabrielle Thierry se consacre à la peinture depuis plus de 10 ans. Son travail s'est rapidement
orienté sur la recherche et la représentation des rythmes du paysage (série des Rythmes). La
question de la musicalité des paysages et de sa traduction picturale s'est progressivement imposée.
Gabrielle Thierry fait évoluer ses recherches en tentant d’appréhender et de traduire les interactions
entres couleurs/formes et notes/composition musicale. Elle décide de peindre directement en
immersion dans la musique pour produire la série des Phrases Musicales. Ce travail de
recomposition ou interprétation picturale de la composition musicale est à la fois spontané et lié à
des mécanismes cognitifs, à une logique intuitive.
Depuis, avec ce nouveau langage, Gabrielle Thierry tente la recomposition du paysage avec sa
musique dans sa série des Variations. Une sélection de ses œuvres et écrits est visible sur le site web
dédié www.gabriellethierry.com.
Le choix de la musique et de la correspondance avec le paysage, ou encore la traduction picturale –
synesthésie – de la musique emprunte notamment aux œuvres de F. Schubert, J.-S. Bach, A.
Bruckner ou G. Gershwin par des musiciens contemporains (interprètes ou compositeurs). En effet,
Gabrielle Thierry s’est rapprochée des musiciens et musicologues.
L'artiste souhaite proposer au public de découvrir l’interprétation picturale de la musique. Ces
expositions sont le plus souvent associées à des concerts (Les Pianos Hanlet, Printemps de l'Orgue,
Paris).
À partir de son travail, proposant une expérience esthétique unique dans la convergence et la
correspondance des arts, Gabrielle Thierry renoue avec les visions initiales de l’abstraction et la
synesthésie théorisée notamment par W. Kandinsky dans le cadre du Blaue Reiter.
Elle est l’invitée de colloques et de rencontres autour du thème de la convergence des arts. En 2014,
elle participe au colloque international, La Fusion des sens – La Synesthésie dans le Texte et l'Image
à l'Université de Bourgogne, co-organisé avec le Collège de Holy Cross. Elle présente La valse de
Maurice Ravel comme expérience synesthésique.
L'artiste crée en 2017, avec la pianiste et architecte Sonia Ocello Monvoisin, l'association Espace-
Son-Couleur. Cette nouvelle association a pour objet d’approcher la musique d’autres formes d’art
liées à l’espace et au temps. La musique comme pensée abstraite se manifeste ici dans l’architecture
et la peinture. Les deux protagonistes souhaitent partager leurs perceptions et expertises des
Édith Weber
Née à Strasbourg en 1925, études à l’Université (Anglais et Musicologie) et au Conservatoire.
Docteur d’État ès-Lettres et Sciences humaines (1971) avec 2 thèses :
La musique mesurée à l’antique en Allemagne (1016 p.)
Le théâtre humaniste et scolaire dans les Pays Rhénans (372 p.), Paris, Klincksieck, 1974
Assistante à la Sorbonne (1958), seul poste existant dans l’Université française
Professeur émérite d’Histoire de la musique (Sorbonne) depuis 1994
Fondateur du Groupe de recherche Patrimoine Musical (1450-1750)
Directeur de l'UFR de Musicologie
Fondateur et directeur du DEA et de l'École doctorale Musique-musicologie
Hymnologue, critique musicale, nombreuses missions à l’étranger (cours, conférences, colloques)
Directeur des Collections ITINÉRAIRES DU CANTUS FIRMUS (PUPS, 10 vol.) et GUIDES
MUSICOLOGIQUES (Paris, Beauchesne)
Responsable de l’émission dominicale Images Bibliques (plus de 1000 h. d’antenne)
Très nombreuses publications (hymnologie, musique protestante, Réforme, Humanisme, musique
baroque, méthodologie).
Marie-Odile Barthélemy
Avec les livres pour fidèles compagnons depuis son plus jeune âge, la musique comme respiration,
le théâtre par tradition familiale et la photographie pour passion ; avec l’évidence de l’esprit
européen du « Pays des Trois Frontières » et plusieurs années vécues en Amérique du Nord ; ayant
étudié l’histoire et l’Art concomitamment à la littérature, Marie-Odile Albrecht-Barthélemy ne
pouvait qu’être comparatiste de cœur et d’esprit.
Avoir choisi Marc-Mathieu Münch pour diriger ses recherches à l’Université de Metz alla de soi en
son temps, mais reste un ancrage dans sa vie, comme la constante aiguille de la boussole du Beau
en ses multiples aspects.
Elle est persuadée que la théorie de l’ « effet-de-vie » est bien plus qu’un outil pour les penseurs :
elle doit se ressentir et se vivre au quotidien.
Pierre Brunel
Pierre Brunel, professeur émérite de littérature générale et comparée à l'Université de Paris-
Sorbonne, est membre de l'Institut (Académie des sciences morales et politiques). Très attiré par les
arts, en particulier par la musique, il a publié des livres sur Watteau ou sur Chopin, étant toujours à
la recherche de correspondances avec la littérature. Grand admirateur de François Cheng, il lui a
consacré plusieurs études, ainsi que la direction d’un colloque en Sorbonne en 2005.
Belinda Cannone
Romancière et essayiste, Belinda Cannone enseigne la littérature comparée à l’université de Caen.
Ses derniers romans, L’homme qui jeûne, Entre les bruits et Nu intérieur, ont été publiés aux
éditions de l’Olivier. Parmi ses essais régulièrement réédités on trouve L’Ecriture du désir (Prix de
l’Académie française 2001, « Folio ») ; Le Sentiment d’imposture (Prix de la Société des gens de
lettres 2005, « Folio »), Petit éloge du désir (« Folio 2 euros ») et La bêtise s’améliore (Pocket,
« Agora »). Son essai sur les femmes et les féminismes (La Tentation de Pénélope, Stock, 2010), a
été réédité chez Pocket en 2017 et 2019. Le dernier essai s’intitule S’émerveiller (Stock, 2017).
Jean Ehret
Jean Ehret – Docteur en langue et littérature françaises ; docteur en théologie ; professeur de
théologie et spiritualité. Directeur de la Luxembourg School of Religion & Society. Membre de
l’Institut grand-ducal.
Marc-Mathieu Münch
Marc-Mathieu Münch est professeur émérite de littérature comparée à l’université de Lorraine. La
mythographie romantique qui fut sa première spécialisation comparatiste l’a conduit, par
Yvon Quiniou
Yvon Quiniou, agrégé et docteur en philosophie, est l’auteur d’un œuvre abondante centrée sur le
matérialisme, la morale et la politique, mais aussi sur la religion et l’art. Il aborde celui-ci d’un
point de vue matérialiste dans L’art et la vie (La Ville brûle) où l’art apparaît comme entièrement
immanent à la vie. Il intervient par ailleurs dans le débat public (journaux, radio, télévision) où il
entend contribuer à une réflexion politique émancipatrice, sans céder aux modes ambiantes.
Gérard Rouzier
Gérard Rouzier est comédien, metteur en scène, auteur, compositeur, enseignant en art dramatique.
Il anime depuis plusieurs années des ateliers et stages de théâtre d’une part, et sur l’art de dire des
textes à caractère spirituel d’autre part.
Plusieurs de ses créations ont été données avec succès au Festival d’Avignon depuis plusieurs
années.
Il joue actuellement à Paris et en tournée :
Frère Henri Vergès, le 5ème évangile (mise en scène de Francesco Agnello)
Vincent van Gogh, la quête absolue (Création, interprétation et mise en scène)
Charles de Foucauld, le frère universel, (mise en scène de Francesco Agnello)
L'Évangile selon Saint Jean (mise en scène de Pierre Lefebvre)
Il anime l'atelier Dire les Éveilleurs (travail sur les auteurs spirituels) à l'Espace Bernanos à Paris,
ainsi que des ateliers-théâtre à Versailles.
Il a raconté son parcours dans De la scène à la Cène, paru aux éditions Empreinte.
Et puis quelques tournages pour la télévision, des doublages de films, des narrations de
documentaires…
Daniel De Thomaz
Doutor em Letras pela Universidade Presbiteriana Mackenzie (UPM), mestre em Comunicação e
Letras pela mesma universidade, graduado em Jornalismo pela Faculdade Cásper Líbero. Possui
Especialização em Processos Criativos em Música Popular pela Faculdade de Música Souza Lima-
Berklee College of Music. Professor em tempo integral do Curso de Jornalismo do Centro de
Comunicação e Letras da UPM. É assessor técnico do Comitê de Programação da TV Mackenzie e
membro do Conselho de Ensino, Pesquisa e Extensão da Universidade Presbiteriana Mackenzie. No
Canal Universitário de São Paulo (CNU) é diretor geral e apresentador do programa Conexão
Universitária. É membro do Conselho Consultivo da Associação Brasileira de Televisão
Universitária (ABTU) e do Conselho Editorial da Revista da ABTU. Tem experiência na área de
Comunicação, com ênfase em Jornalismo, Televisão e Música. Saxofonista, clarinetista e
arranjador.