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Riaa 2 2018 Dec

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REVUE INTERNATIONALE D’ART ET D’ARTOLOGIE

NUMÉRO 2. DÉCEMBRE 2018

> sommaire     1


La Revue internationale d’art et d’artologie est une revue en ligne qui est hébergée par le site « effet-de-vie.org ».
Son ambition est la quête d’une définition mondiale de l’art.
Elle publie ses articles en langue originale avec des résumés en anglais ou en français.
Publication annuelle. ISSN 2491-6366

Revue fondée par


Marc-Mathieu Münch, professeur émérite à l’Université de Lorraine (France),
Helena Bonito Couto Pereira, professeure à l’Université Presbytérienne Mackenzie (Brésil),
François Guiyoba, professeur à l’ENS de Yaoundé (Cameroun),
Tayeb Bouderbala, professeur à l’Université de Batna (Algérie).

Le comité scientifique comprend


des chercheurs, des créateurs et des interpètes de toutes les disciplines. 

SOMMAIRE
Présentation du numéro 2 (français) .............................................................................................. 3
Preview of Issue #2 (english) ............................................................................................................ 6
I - ARTICLES DE FOND
1. Pierre Brunel : Célébrer la Beauté .......................................................................................... 9
2. Gabrielle Thierry : Les Nymphéas, une inépuisable inspiration … .................................... 24
3. Yvon Quiniou : L’œuvre d’art et l’intime .............................................................................. 32
4. Marie-Pierre Lassus : La musique ou la joie ........................................................................ 39
5. Daniel De Thomaz : Eu sei que vou te amar ......................................................................... 56
6. Jean Ehret : Pourquoi l’œuvre d’art ne fait pas seulement sens ......................................... 68
7. Edith Weber : Hymnologie protestante et émotions spirituelles ......................................... 79
II - ENTRETIENS
1. Avec Belinda Cannone ............................................................................................................. 86
2. Avec Gérard Rouzier ............................................................................................................... 99
III - RENCONTRES  
1. Avec Vol d’oiseaux de Gabrielle Thierry ............................................................................. 109
2. Avec May B de Maguy Marin ............................................................................................... 123
3. Avec Connaissance par les larmes de Michèle Finck ........................................................... 150
IV - COMPTES RENDUS
1. Françoise Nicol : Yves Picquet. Du paysage à l’atelier ......................................................... 152
2. Geoffroy Drouin : Émergence et dialectique en musique. Une approche transdisciplinaire de
l’écriture musicale ......................................................................................................................... 153
3. Francois Jullien : Cette étrange idée du beau ...................................................................... 154
4. Yves Landerouin : La Critique créative Une autre façon de commenter les œuvres .......... 163
V - COMITÉ SCIENTIFIQUE ................................................................................................... 168
VI - INDEX DES AUTEURS ....................................................................................................... 172

> sommaire     2


Présentation du n° 2

Voici donc, heureusement, le deuxième numéro de notre jeune Revue


internationale d’art et d’artologie. Qu’il témoigne de la vitalité d’une recherche
nouvelle sur la nature et le fonctionnement de l’art en tant qu’aptitude spécifique
mais liée à tout l’humain !
Aussi y avons-nous gardé le principe du premier numéro qui était de mettre la
question de la beauté de l’art au centre des points de vue divers mais convergeants du
créateur, de l’interpète, du chercheur et de l’œuvre elle-même.
La première rubrique, celle des articles de fond, propose d’abord une réflexion
sur la célébration de la beauté due à la plume de Pierre Brunel. Il nous rappelle, très
opportunément, que la beauté doit avant tout être célébrée dans ses différents
aspects. Il nous suggère, en même temps, de ne pas oublier les rapports qui unissent
la beauté de la nature à celle de l’art.
C’est un thème que l’on retrouve dans l’article de Gabrielle Thierry qui a passé
des centaines d’heures à pénétrer en peintre les secrets des Nymphéas de Claude
Monet, à en entendre la musique et, parfait exemple de critique créative, à les traduire
sur la toile en « partitions colorées ». D’où une précieuse esquisse de l’histoire des
rapports intimes de la musique et de la peinture au XXe siècle.
L’idée d’intimité est alors développée d’un tout autre point de vue par le
philosophe Yvon Quiniou. Il montre, en s’opposant à Kant, que la conscience critique
est à la fois intime et universelle, ce qui rejoint notre distinction entre le pluriel du
beau et le singulier de l’art qu’il voit comme un support de transmission qui fait signe
par le sensible.
Signe qui peut être bouleversant. La contribution de Marie-Pierre Lassus sur la
musique et la joie, nous confie, comme à des amis, le récit de l’émotion totale qu’elle
a ressentie au Musée Guimet, à Paris, lors d’un concert de bols tibétains. Tant il est
vrai qu’il n’est plus possible, aujourd’hui de séparer l’objet d’art de celui qui le
reçoit !
C’est pourtant ce que tente, non sans arguments, la communication de Daniel de
Thomaz à propos de la chanson Eu seu que vou te amar du poète Vinícius De
Moraes et du compositeur Tom Jobim. Il cherche et trouve des « analogies » entre le
texte et la musique sans s’interroger sur l’émotion du récepteur.
L’article de Jean Ehret se demande ensuite «   Pourquoi l’art ne fait pas
seulement sens ». Il y répond en comparant notre théorie de l’effet de vie à la théorie
plus connue de la « présence » et de la production de « présence » de Hans Ulrich

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Gumbrecht. Fondée à la fois sur la philosophie moderne, sur les manques de
l’herméneutique et sur la littérature comparée, son argumentation arrive à des
conclusions très proches de celle, pourtant complètement différente, de la théorie de
l’effet de vie.
Enfin Edith Weber nous donne la synthèse d’une discipline, l’hymnologie
protestante, que l’on a tendance à oublier. Elle nous rappelle quelques-unes des
grandes figures qui, depuis l’Antiquité, ont attiré l’attention sur les vertus spirituelles
et pédagogiques de la musique. Elle nous montre aussi combien l’hymnologie a
compris l’importance de la pluridisciplinarité dans les sciences humaines.
La deuxième rubrique comporte deux entretiens avec des artistes créateurs.
Belinda Cannone, la romancière bien connue, répond à nos questions sur le travail
créateur tel qu’elle le vit en écrivant ses romans et ses essais. Elle s’y montre très
sensible à l’importance du tressage des thèmes, des formes et des effets.
Quant à Gérard Rouzier, c’est en acteur, en metteur en scène et en pédagogue
qu’il met sa grande expérience au service d’une meilleure compréhension de l’effet
de vie. Et comme il a raison, ce faisant, d’affirmer qu’il restera toujours une grande
part de mystère dans le fonctionnement de l’œuvre d’art !
Ce mystère apparaît tout particulièrement dans la troisième rubrique consacrée à
la rencontre avec l’œuvre. C’est une expérience originale et osée que nous avons
réalisée ensemble, Gabrielle Thierry et moi sur Vol d’oiseaux, c’est-à-dire sur celui de
ses tableaux qui est en couverture de ce numéro. Elle a pris la forme d’une
expérience puis d’un dialogue. À moi de remonter par introspection depuis l’effet de
vie que j’avais fortement ressenti devant le tableau jusqu’aux faits qui le constituent.
À elle de confronter son propre regard de peintre à ma tentative. Eh bien, le résultat
est édifiant ! Tout se passe comme si le peintre et le récepteur arrivaient à la même
intensité d’effet de vie par deux chemins différents comme deux voyageurs d’une
même ville qui se retrouveraient à Rome après avoir suivi deux chemins différents. Il
faudra y revenir plus tard parce qu’une telle expérience confirme ce que j’ai souvent
expérimenté en explication de texte avec mes étudiants, à savoir que l’œuvre
fonctionne comme un labyrinthe comprenant autant de chemins que de voyageurs !
C’est ensuite avec Marie-Odile Barthélemy que nous découvrons, vivons et
comprenons le chef-d’œuvre qu’est le ballet May B de Maguy Marin. Marie-Odile
Barthélemy sait réunir, dans son étude, la clarté de l’intellectuel, la sensibilité de
l’amateur d’art et les connaissances de l’historien pour entrer dans une œuve
complexe. Aussi le ballet de Maguy Marin pénètre-t-il profondément le langage
désespéré, angoissant, minimal de Beckett. Il recrée le monde aliéné de l’absurde. Et
il le fait paradoxalement dans le langage d’un art, la danse, qui connote
traditionnellement la grâce, l’élégance, la beauté et le dépassement de la pesanteur du
corps. Mais Maguy Marin a trouvé les formes dansées capables d’exprimer l’angoisse

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du monde. Quant à l’idée d’ « art en abyme », n’est-elle pas une expression qui
répond en trois mots à l’éternelle question de savoir comment une œuvre abordant le
pire du monde, nous apporte quand même du sublime ?
La rubrique des rencontres se termine par le récit de l’effet de vie de Marie-
Pierre Bissay lisant et relisant Connaissance par les larmes de Michèle Finck. Elle
nous donne envie de découvrir la densité, la limpidité de ce recueil varié de prose et
de vers qui habitent, soutiennent, aident le lecteur à cheminer. On devine que le
thème des larmes se dépasse lui-même comme une phrase musicale se réverbérant,
sinon jusqu’au fond de l’univers, du moins jusqu’à une poétique implicite.
Enfin la quatrième partie de ce numéro est consacrée à des comptes rendus
d’œuvres récentes qui sont examinées du point de vue de ce qu’elles apportent à la
définition de la beauté.
En somme, si l’on tient compte de la fréquente mise en cause des recherches
réduisant l’art à l’un de ses aspects, des travaux qui revalorisent l’émotion, l’intimité,
la création et la présence, on en déduira que la pensée moderne est enfin prête à
accepter la contribution de l’effet de vie qui est celle, depuis toujours, des plus grands
créateurs d’art.

Marc-Mathieu Münch

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Preview of Issue #2

Here comes successfully the second issue of our young magazine Revue
internationale d’art et d’artologie. May it speak of the vitality of a new research on
the nature and working of Art as an ability both specific and linked to the whole of
human!
Therefore we have retained the policy of the first issue: to place the point of
Art’s beauty at the centre of the various but converging viewpoints of the creator, of
the interpret, of the research worker, of the work of art itself.
The first heading consists in feature articles. It begins with a reflection, due to
Pierre Brunel’s pen, on the celebration of beauty. He reminds us very opportunely
that beauty must be celebrated above all whatever aspect it takes. At the same time he
suggests us not to forget the links uniting the beauty of nature and the beauty of art.
A similar theme is found in the article by Gabrielle Thierry who, as a painter,
has spent hundreds of hours to fathom the secrets of Claude Monet’s Nymphéas, to
listen to their music and in a perfect example of creative review to translate them on
canvas in "colourful musical scores". Hence an invaluable sketch on the history of the
close relationship between music and painting in the twentieth century.
The concept of relationship is then exposed by the philosopher Yvon Quiniou
from an entirely different viewpoint. He shows (opposing Kant’s) how the critical
conscience is both personal and universal, thus meeting our own distinction between
the plural of beauty and the singular of art, which he understands as a support for
transmission that marks us through our senses.
A mark that can cause a tumult of feeling. Marie-Pierre Lassus’ contribution on
music and delight imparts us, as to friends, the account of the total emotion she felt
during a concert of Tibetan singing bowls at the Musée Guimet in Paris. So true it is
that nowadays it is no longer possible to sever an art object from a receiver engrossed
in it!
This is nevertheless the attempt made by Daniel de Thomaz in his paper about
the song Eu Seu Que Vou Te Amar from the poet Vinícius de Moraes and the
composer Tom Jobim. Not proofless he seeks and finds "analogies" between the text
and the music, yet without examining the receiver’s emotion.
Then Jean Ehret’s article wonders "Why art is not just meaning". He answers by
comparing our theory of the effect-of-life to Hans Ulrich Gumbrecht’s better known
theory of the "presence" and the production of "presence". Based at once on modern
philosophy, on the wants of hermeneutics and on comparative literature, his

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argumentation reaches conclusions that are very close yet completely different from
the theory of the effect-of-life’s.
Lastly Edith Weber gives us the synthesis of a field of study that we tend to
forget: Protestant hymnology. She reminds us of some of the great characters who
since Antiquity have been drawing attention to the spiritual and pedagogical virtues
of music. She also shows us how much it is understood in hymnology that
multidisciplinary approaches are of importance in the human sciences.
The second heading is composed of two interviews with artists/creators. The
well-known writer Belinda Cannone answers our questions on her creative work and
how she lives through it while she writes her novels and her essays. She turns out to
be very concerned by the importance of the braiding of themes, forms and effects.
As for Gérard Rouzier, he uses his wide experience as an actor, director and
pedagogue to better understand the effect-of-life. When doing so, how right he is to
assert that there will always remain a large part of mystery in the process of an
artwork!
This mystery appears particularly in the third heading, dedicated to the meeting
with a work of art. Together Gabrielle Thierry and myself made an original and
daring experiment on Vol d’oiseaux, the painting of hers shown on the cover of this
issue. It took shape as an experiment then as a dialogue. For my part, starting from
the effect-of-life I had felt so strongly looking at the painting, I used introspection to
trace back to the facts that compose this artwork. On her part she confronted her own
perception as a painter with my attempt. The result is certainly edifying! Everything
happens as if the painter and the receiver were reaching the same intensity of effect-
of-life by making a different progress each, just the same as two travellers from one
town who would meet in Rome after each one took a different road. It could be worth
re-examining this matter another time because such an experiment confirms what I
used to feel while analysing a text with my students: a work of art is like a labyrinth
that has as many ways as explorers!
Next, we explore with Marie-Odile Barthélemy the ballet May B, Maguy
Marin’s masterpiece; we are living through it and we make sense of it. Marie-Odile
Barthélemy unites in her paper the intellectual’s clearness, the art devotee’s
sensitiveness and the historian’s knowledge to see into a complex work. The ballet
created by Maguy Marin is thus penetrating Beckett’s desperate, distressing, minimal
langage. It is creating anew the alienated world of absurdity – and this happens
paradoxically in the langage of an art, ballet, that tradition associated with grace,
elegance, beauty, with going beyond the lumpishness of the body. But Maguy Marin
has found the dance forms that enable to express the agony of the world. As for the
concept of an art "en abyme", isn’t it a phrase that with just three words gives an

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answer to the perpetual question, how an artwork that tackles the worst of the world
were still to bring us the sublime?
This heading ends with Marie-Pierre Bissay’s account of the effect-of-life she
felt while reading over and over again Connaissance par les larmes by Michèle
Finck. She induces us to discover the density, the limpidity of this miscellany of
prose and poetry that haunt the reader, that support and help one to read through. One
feels that the theme, the tears, exceeds itself juste like a musical phrase echoes if not
till the end of universe, at least to absolute poetics.
Last of all, the fourth part of this issue is dedicated to reviews of recent works
that will be examined from the point of what they bring to the definition of beauty.
To summarize, if we take into account on one side the frequent questioning of
the research that reduce art to only one of its aspects, on the other side the works
which put forwards emotion, closeness, creation and presence, then we can infer that
modern thinking is finally ready to accept the contribution of the effect-of-life: the
same which always was the main creators’.

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CÉLÉBRER LA BEAUTÉ

Celebrating beauty
Abstract : Using this precept, Pierre Brunel wanted to show how François Cheng
in his Five Meditations on Beauty extended to all humans the mission that Rilke
assigned to the poet. Following the order of these five meditations, he reiterates
the rapprochement between the beauty of Nature and the beauty of woman,
Baudelaire’s hesitation between fascination and doubt inspired by this apparent
beauty, pushes the paradox of beauty in the bizarre towards a question about the
beauty of ugliness and of the devil, and then comes back to a new rapprochement
between Rilke and Cheng under the sign of the Open and "This magic thing that is
art" when it promotes such openness. A stay on the Normandy coast during the
summer of 2018 allowed Pierre Brunel, whilst visiting exhibitions and reading
and rereading François Cheng, to replenish enthusiasm in the experience of
beauty.

Sous le signe d’Orphée


« Célébrer, c’est cela. Il faut bien que les humains fassent quelque chose de cette
beauté que la Nature leur offre ».
En relisant la première des Cinq méditations sur la beauté de François Cheng1,
je pense immédiatement à Rainer Maria Rilke, et d’autant plus qu’au point de départ
de ce livre se trouve placé celui-là même du septième des Sonnets à Orphée   :
« Rühmen, das ists ! »2. Telle était la volonté d’Orphée, telle est la mission que Rilke
assignait au poète, telle est celle que François Cheng élargit à l’ensemble des
humains. Pour Rilke, cette beauté pouvait « surgi[r], tel un minerai, du silence de la
pierre », mais en cette année 1922, il ne pensait plus seulement au grand sculpteur
qu’il avait servi et auquel il avait consacré un essai, Auguste Rodin. Elle pouvait
naître du moindre caillou rencontré sur la route, comme ceux que, dans Les
Métamorphoses d’Ovide, Deucalion et Pyrrha, les deux seuls survivants du Déluge,
ont jetés derrière eux, et dont renaquirent les nouveaux hommes et les nouvelles
femmes. La Beauté est là, partout présente dans la nature, et jamais, même devant la
poussière, la voix ne manque au poète pour la célébrer.
De peu antérieure à ce sonnet, la septième des Elégies de Duino invitait déjà à
une telle célébration de la Beauté, inséparable du monde dans lequel nous vivons.

1 2006, Nouvelle édition, Albin Michel, 2008, p. 17.


2 Rainer Maria Rilke, Duineser Elegien, Die Sonette an Orpheus, édition bilingue avec la traduction de Jean-François
Angelloz, Aubier, éditions Montaigne, 1943, p. 154-155. Rilke a lui-même daté les Sonnets à Orphée de février 1922.

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« Hiersein ist herrlich », « être ici est une splendeur »3. Rilke y associait, comme
indispensable, l’aimante au sens le plus large du terme, « die Liebende », et on ne
saurait oublier que la jeune fille est inséparable de la mission orphique dans les
Sonnets à Orphée. Bien plus, elle est cet Orphée même à qui ils sont destinés,
puisqu’elle n’est autre qu’une jeune fille prématurément disparue, Wera Ouckama
Knoop, dont le nom est gravé dans la pierre du titre, sur ces deux livres de sonnets
« écrits comme monument funéraire » pour elle4.
La jeune disparue, l’« élue de la mort précoce », était bien « la belle enfant »
dont Rilke parlait dans une lettre à la comtesse Sizzo-Noris-Crouy5. Elle était bien la
prêtresse de la Beauté puisqu’après avoir dû renoncer à l’art de la danse qu’elle
pratiquait au début de sa maladie, elle avait consacré le temps qui lui restait encore à
la musique et au dessin, et surtout elle avait eu l’intuition de la beauté d’un « tout,
dans un monde qui est beaucoup plus que celui d’ici »6. C’est de ce tout qu’elle était
l’aimante, c’est de cette Beauté totale qu’elle était la prêtresse, l’Orphée au féminin.

Beauté de la Nature, beauté de la femme


La Beauté de la Nature est inséparable de la beauté de la femme, et en particulier
en poésie. François Cheng, dans la troisième de ses Cinq méditations sur la beauté,
se fonde d’abord et essentiellement, pour avancer cette idée, sur la poésie chinoise
qui lui est chère depuis son plus jeune âge, et qui, « par une pratique ininterrompue
durant trois millénaires, a littéralement transformé tous les beaux éléments de la
nature en métaphores ». Ainsi, « aux yeux des poètes chinois, la femme apparaît
comme un miracle de la Nature », « ils ont vu en elle une sorte de ‘concentré’ des
beaux éléments de la Nature, et bien des métaphores peuvent être, tout naturellement,
appliquées à son corps. Lune, étoile, brise, nuage, source, onde, colline, vallée, perle,
jade, fruit, rossignol, colombe, gazelle, panthère, telle courbe, tel méandre, telle
sinuosité, telle anfractuosité, autant de signes d’un mystère sans fond » (p. 62).
Passant de la poésie chinoise ancienne à l’art de la Renaissance, François Cheng
propose un admirable commentaire de La Joconde, sans séparer Léonard de Vinci de
son prétendu adversaire, Michel-Ange, le peintre-sculpteur et le poète qui, dans l’un
de ses Sonnets, avait réuni dans l’amour l’âme et le corps. L’être humain et la Nature
sont également unis dans la beauté de la femme, « miraculeuse manifestation de cette
beauté virtuelle que promet l’univers dès son origine » (p. 70). Beauté qui est celle du
chant, de la poésie, de cette célébration pour laquelle François Cheng (p. 71) reprend

3 Ed. et trad. cit., p. 78-79.


4 Le titre complet est Die Sonette an Orpheus, geschrieben als ein Grab-mal für Wera Ouckama Knoop, éd. cit., p. 141.
5Lettre du 12 avril 1923, n°208 dans le tome 3 des Œuvres de Rilke, éd. de Philippe Jaccottet, éd. du Seuil, 1976, p.
544-548.
6 Lettre de Rilke à la mère de Wera, Mme Gertrude Ouckama Knoop, début janvier 1922, ibid., lettre 189, p. 495-496.

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la formule de Rilke dans le troisième des Sonnets à Orphée : « Gesang ist Dasein »,
« Chanter, c’est être »7.
C’est être pleinement et Rilke fait ces réserves : « un dieu le peut », mais qu’en
est-il de l’homme, même s’il joue sur une lyre comme Apollon ? qu’en est-il pour le
jeune homme, quand il aime une jeune fille ? Il n’est pas encore, si le son n’est que
son, si le chant n’est pas « un vol en Dieu ».
La beauté, nous la cherchons donc sur le visage et le corps de la femme, et ni
Rilke ni François Cheng n’y est insensible. « J’apprends votre beauté comme un
enfant à qui on raconte une belle histoire », écrivait Rilke à son amie vénitienne le 26
novembre 1907 vers minuit, et à Venise même, alors que les monuments étaient
entrés dans l’ombre8 . Beauté du corps et de l’âme, beauté « en tout », mais beauté
dont « ne donne qu’un souvenir restreint » le portrait peint qu’il a près de lui le 7
décembre suivant quand il se trouve en Allemagne à Oberneuland près de Brême9 .
François Cheng se rappelle quelle fut pour lui en Chine la révélation de la
Beauté alors qu’il était encore enfant et qu’il découvrait le mont Lu, dans la province
de Jiangxi, « considéré comme un des plus beaux endroits de la Chine ». Il ne sépare
pas de la beauté de la Nature la beauté du corps féminin, celle de « jeunes filles
occidentales en maillot de bain » qu’il lui arrivait de croiser : « la vue des épaules
nues, des jambes nues, dans la lumière de l’été, quel choc ! Et les rires de joie de ces
jeunes filles qui répondent au bruissement des cascades ! ll semble que la Nature a
trouvé là un langage spécifique, capable de célébrer » (p. 17). Et il appartient au poète
de la célébrer à son tour, comme il l’a fait par exemple dans son recueil de 2003, Le
Long d’un amour, célébration de la femme aimée, de ce visage « désormais unique »
qui donne à l’univers son sens, du mystère de ces yeux « D’où infiniment advient la
beauté », d’où coule la source du songe « Chantant les instants / de la vraie vie
offerte »10. Car pour François Cheng, la vraie vie n’est pas absente, comme pour
Arthur Rimbaud ou pour Paul Verlaine, s’il est du moins le « compagnon d’enfer »
dans la section « Délires I » d’Une saison en enfer11.

Fugitive beauté ?
Plus sourde est l’angoisse de Rilke, surtout au cours de son long séjour parisien.
On comprend qu’il ait pu écrire à Lou-Andrea Salomé, le 18 juillet 1902, qu’il se

7Die Sonette an Orpheus, I, 3. éd. cit., p. 145-147. La traduction de Jean-François Angelloz pour « Gesang ist Dasein »
est « le chant est existence ».
8 Lettre à une amie vénitienne, Gallimard, coll. Arcades, 1985, p. 9.
9 Ibid., p. 16.
10
Le long d’un amour, Arfungen, 2003, repris dans l’anthologie de la collection Poésie / Gallimard, A l’orient de tout. –
Œuvres poétiques, Gallimard, 2005, p. 167, 173.
11 Edition originale, Bruxelles, Alliance typographique, 1873, p. 22.

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levait la nuit pour lire Baudelaire et trouver dans ses poèmes un reflet de sa propre
angoisse12. Dans Les Fleurs du Mal, « La rue assourdissante autour de [lui] hurlait »
quand «   Une femme passa   », «   Agile et noble, avec sa jambe de statue   », une
« beauté » qui n’était que « fugitive » et « Dont le regard [l’]a fait soudainement
renaître » avant de l’abandonner peut-être à jamais13.
Est-ce la même ? Est-ce une autre ? Voici encore une passante invoquée, et
toujours par Baudelaire, dans « L’Amour du mensonge » :

Quand je te vois passer, ô ma chère indolente,


Au chant des instruments qui se brise au plafond
Suspendant ton allure harmonieuse et lente,
Et promenant l’ennui de ton regard profond ;

Quand je contemple, aux feux du gaz qui le colore,


Ton front pâle, embelli par un morbide attrait,
Où les torches du soir allument une aurore,
Et tes yeux attirants comme ceux d’un portrait,

Je me dis. Qu’elle est belle ! et bizarrement fraîche ! […]

Mais, s’il est vrai, selon l’adage baudelairien, que «   le Beau est toujours
bizarre », cette bizarrerie introduit le doute, laisse deviner le mensonge dans cette
apparente beauté. Et c’est sur un pari que s’achève le poème :

Masque ou décor, salut ! J’adore ta beauté14.

La beauté du bizarre
« Bizarre », c’est le mot qu’emploie Rilke, en allemand, dans la lettre que de
Paris il écrit à son épouse Clara (le 31 août 1902), après avoir visité le musée du
Luxembourg et vu en particulier l’Olympia de Manet15, avant de rendre visite le
lendemain à Auguste Rodin.

12 « Rainer-Maria Rilke / Lou Andreas -Salomé, Briefwechsel, éd. Ernst Pfeiffer, 2e éd., Francfort, 1975, p. 65-66.
13 « A une Passante », poème XCIII dans l’édition de 1861 des Fleurs du Mal. Repris dans l’édition moderne de John.
E. Jackson, Librairie Générale Française, Classiques de poche n°677, 1999, p. 145.
14 Pièce XCVIII des Fleurs du Mal dans l’édition citée, p. 152-153.
15 Briefe, 1892-1901, éd. Ruth Sieber-Rilke et Carl Sieber, 1938-1939, 4 volumes, tome II, p. 244-245.

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On sait combien ce tableau a choqué les contemporains, alors que le nom même
d’Olympia devrait avoir quelque chose de l’olympien. On lui a reproché un défaut qui
serait proche de l’inachèvement, et Emile Zola a cru devoir y répondre, dans sa
grande étude de 1867, en invitant le passant trop pressé à s’attarder, à regarder
plusieurs fois le tableau et en se plaçant à des distances variables. Alors, dit-il, « tout
se simplifie, et si vous voulez reconstruire la réalité, il faut que vous reculiez de
quelques pas. Alors il arrive une étrange histoire : chaque objet se met en plan, la tête
de l’Olympia se détache du fond avec un relief saisissant, le bouquet devient une
merveille d’éclat et de fraîcheur »16.

Beauté du laid ?
En allant plus loin encore, on peut se demander si, paradoxalement, ne peut pas
exister une beauté du laid, dont l’art dit réaliste et peut-être plus largement l’art
moderne ont donné maints exemples.
« Qu’est-ce que la beauté du laid ? ». Jacques Chessex a posé la question dans
son livre de 1999 Figures de la métamorphose17 et son point de départ est
L’Enterrement à Ornans, le tableau de Gustave Courbet qui fit scandale au Salon de
1850. Et l’écrivain suisse répond ainsi à cette question :

  A vrai dire, c’est tout un mouvement qui produit la métamorphose


fondamentale où la hiérarchie de sujets (en haut la scène historique et le
portrait, puis, en descendant, la scène de genre, le paysage, en bas la nature
morte ou les leçons de choses) est bouleversée par un certain nombre
d’aventuriers qui cassent l’ordre des règnes, rétablissent au sommet des
sujets simples ou quotidiens.

Pour rester fidèle à l’expérience de Rilke, il convient de se tourner une fois


encore vers Auguste Rodin, qui s’est exprimé très clairement sur ce point lors d’un
entretien avec Paul Gsell. Répondant aux critiques qui avaient bien pu lui être faites à
propos de Celle qui fut la belle Heaulmière, la statuette « si magnifique de laideur »
qui lui avait été inspirée par la Ballade des dames du temps jadis de François Villon,
il disait :

16Voir Gaëtan Picon, Naissance de la peinture moderne, Skira, 1974, nouvelle édition avec une préface d’Yves
Bonnefoy, Gallimard, 1988, p. 184.
17 Lausanne, Bibliothèque des arts, p. 23.

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Le vulgaire s’imagine volontiers que ce qu’il juge laid dans la réalité n’est pas
matière artistique. Il voudrait lui interdire de représenter ce qui lui déplaît et
l’offense dans la Nature.
C’est une profonde erreur de sa part.
Ce qu’on nomme communément laideur dans la Nature peut dans l’art
devenir d’une grande beauté.
[…]
qu’un grand artiste ou un grand écrivain s’empare de l’une ou de l’autre de
ces laideurs, instantanément il la transfigure… d’un coup de baguette
magique, il en fait de la beauté : c’est de l’alchimie, de la féerie !

Parallèlement à l’alchimie du verbe d’Arthur Rimbaud, qui n’était d’ailleurs pas


essentiellement une alchimie de la laideur, mais qui répondait à une quête de la
Beauté avant d’y renoncer du début à la fin d’Une saison en enfer, il peut exister une
alchimie en sculpture ou une alchimie en peinture, dont un mode de déclaration cité
par Rodin : le regard si émouvant que Velasquez a prêté à Sebastian, le nain de
Philippe IV, « où nous lisons tout de suite le douloureux secret de cet infirme forcé,
[…] le martyre de la conscience logée dans ce corps monstrueux » ; le « pauvre
rustre » que François Millet a représenté « souffl[ant] un moment en s’appuyant sur le
manche de sa houe » une « créature de cauchemar » qui devient « un magnifique
symbole de l’Humanité tout entière »18.
Dans ce même entretien, Rodin en venait immédiatement après à l’exemple
littéraire le plus attendu, « Une charogne » de Baudelaire19 , ce poème que Rilke
commentait en l’appliquant à Paul Cézanne quand il écrivait à son épouse Clara une
lettre sur ce peintre, le 19 octobre 1907, où on lit cette phrase :

De même que toute sélection est interdite, de même il n’est pas permis au
créateur de se détourner d’aucune forme d’existence20.

On retrouve ce poème dans Les Carnets de Malte Laurids Brigge et également à


la faveur d’une lettre adressée par le jeune Danois à l’absente :

Te souviens-tu de l’incroyable poème de Baudelaire, « Une charogne » ? Il


est possible que maintenant, je le comprenne. A l’exception de la dernière
18Auguste Rodin, L’art, entretiens réunis par Paul Gsell, texte publié pour la première fois en 1911 par les éditions
Bernard Grasset. Nouvelle édition, 1967, avec illustrations, p. 26-27.
19Les Fleurs du Mal, pièce XXVII dans l’édition de 1857, XXIX dans l’édition de 1861, XXX dans l’édition de 1868.
Ed.cit., p. 77-79.
20 Correspondance, lettre 46, p. 115-116.

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strophe, il avait raison. Que devait-il faire devant ce qui lui arrivait  ? Sa
mission était de voir dans cette horreur, dans ce qui n’était en apparence
que répugnant, ce qui est, ce qui reste essentiel parmi tout ce qui est21.

La dernière strophe, celle qu’abandonne Malte, était destinée par Baudelaire à


celle qu’il appelait « ma beauté », sans aller jusqu’à donner un nom à la charogne
elle-même qu’elle deviendrait un jour après sa mort :

« Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine


Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !»

On peut y déceler je ne sais quel résidu de platonisme, mais l’idéalisme est


insuffisant pour rendre compte du beau de la circonstance (v. 2 « Ce beau matin d’été
si doux »), de l’ordonnatrice (v. 11 « la grande Nature »), de la métamorphose (v.
13-14 « Et le ciel regardait la caresse superbe / Comme une fleur s’épanouir »), de la
vie multipliée (v. 24), jusqu’à l’achèvement par l’artiste d’« Une ébauche lente à
venir » (v. 29-32).
Sainte-Beuve, à propos de ce poème, a reproché à Baudelaire d’avoir pétrarquisé
sur l’horrible. Je parlerais plutôt de certitudes et incertitudes sur la Beauté.

Beauté du diable ?
Si la beauté est inséparable de la bonté, comme le démontre François Cheng
dans sa troisième méditation, et si par conséquent il ne peut y avoir de « beauté du
diable », puisque celle-ci, « fondée sur la tromperie, jouant sur le jeu de la destruction
et de la mort, est la laideur même » (p. 75), on est amené à s’interroger sur Baudelaire
et Les Fleurs du mal.
Or, précisément, Baudelaire est au cœur de la quatrième méditation de François
Cheng, - Baudelaire « qui a inauguré selon nous l’ère moderne, a introduit dans son
œuvre l’angoisse de l’homme déraciné perdu dans la Grande Ville, hanté qu’il est par
la conscience de la laideur et la fascination du mal » (p. 88).
Baudelaire n’hésite pas à célébrer la beauté du Diable quand dans « Les Litanies
de Satan » il l’invoque comme « le plus savant et le plus beau des Anges ». Mais un
tel retournement, systématique dans la section «   Révolte   » des Fleurs du Mal,

21 Rilke, Die Aufzeichnungen Malte Laurids Brigge, trad. de Claude Porcell, Les Carnets de Malte Laurids Brigge, G.
F. Flammarion, 1995, p. 81.

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convainc d’autant moins que, comme l’a noté John E. Jackson, « le poème pose la
question du statut à accorder à ce Révolté qui semble s’approprier, sinon usurper, les
attributs réservés d’habitude au Sauveur »22.

Le Diable de Baudelaire est un alchimiste (le « Satan Trismégiste » du prologue


« Au Lecteur »), qui use de maint travestissement, de mainte métamorphose et qui
nous trompe en nous faisant trouver « des appas » aux « objets répugnants » (vers
14), donc en prêtant une fausse beauté à ce qui est laid et dangereux comme un
poison.
Baudelaire est beaucoup plus sur ses gardes qu’on ne l’a dit en ce qui concerne
ce Diable faussement séduisant et sa prétendue beauté. Et lui-même pose la question
dès les premiers vers de son « Hymne à la Beauté »  23:

Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme, Ô Beauté ? […]

Il sait d’expérience combien peut être démoniaque la beauté de la femme, et la


forme sculpturale qu’adopte « la Beauté » dans le poème qui porte ce simple titre ne
doit pas plus nous tromper qu’elle ne l’a trompé lui-même   : elle peut être aussi
maléfique que la Sphinx de Thèbes, elle a un sein de pierre et un cœur de neige, elle
allie le Beau et le Monstrueux, comme l’a démontré Léon Cellier24. Mais il est vrai
qu’elle peut donner aux poètes, ses « dociles amants », l’espoir, mais aussi l’illusion
de l’Ouvert, et à Baudelaire lui-même, celle de l’ouverture de « [s]es larges yeux aux
clartés éternelles ».

L’Ouvert
«   L’Ouvert   »   : voici encore un mot-clef tant pour Rilke que pour François
Cheng. Ce dernier, persuadé comme Henri Maldiney, qu’il cite, que « de chaque
visage humain rayonne une transcendance impossible qui nous enveloppe et nous
traverse   », voit avec lui dans l’interrogation qu’elle suscite «   la dimension
exclamative de l’Ouvert   »25 . Et cette transcendance, «   la vraie transcendance   »,
François Cheng la situe, à la fin de sa première méditation, « dans l’entre, dans ce qui
jaillit de plus haut quand a lieu le décisif échange entre les êtres et l’Être » (p. 28).

22Les Fleurs du Mal, éd. cit., commentaire, p. 326. C’est le poème XCII dans l’édition condamnée de 1857, CXX en
1861, CXXXX en 1868.
23 Pièce XXI dans l’édition de 1861, où elle a été ajoutée à l’édition de 1857.
24Le Poète et le Monstre. – L’image de la beauté dans Les Fleurs du Mal, dans Saggi e ricerche di letteratura francese,
n° VIII, Pise, 1967, p. 125-142.
25 Henri Maldiney, Ouvrir le rien. L’art nu, La Versanne, Encre marine, 2000. Cité dans Cinq méditations sur la beauté,
p. 27.

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Je retrouve «   l’Ouvert   » dans la deuxième méditation de François Cheng,
méditation sur la beauté, mais à la faveur cette fois d’une méditation sur le passage de
la vie à la mort. L’éternité, de même essence que notre durée humaine, pourrait être
faite également d’instants saillants où la vie s’élance vers l’Ouvert   » (p. 50).
Repensant le mot « durée » au sens bergsonien du terme, et la concevant « à l’image
d’une mélodie » qui « opère aussi à l’intérieur d’elle-même », il retrouve le « thème
de la beauté », Beauté située « dans la durée qui habite une conscience ». Alors « la
beauté attire la beauté, en ce sens qu’une expérience de beauté rappelle d’autres
expériences de beauté précisément vécues, et dans le même temps, appelle aussi
d’autres expériences de beauté à venir ». Et c’est à la lumière de cette conception
qu’il éclaire le vers célèbre de John Keats, le premier d’Endymion, A Poetic
Romance, long poème en quatre Livres et plus de quatre mille vers publié en 1818 :

A thing of beauty is a joy for ever


- Une chose de beauté est une joie éternelle26.

D’où ce très beau commentaire de François Cheng, rappelant que « la beauté
peut être un don durable, […] une promesse tenue dès l’origine » :

C’est pourquoi le désir de beauté ne se limite plus à un objet de beauté ; il


aspire à rejoindre le désir originel de beauté qui a présidé à l’avènement de
l’univers, à l’aventure de la vie. Chaque expérience de beauté, si brève dans
le temps, nous restitue chaque fois la fraîcheur du matin du monde (p. 52).

« L’Ouvert » est encore le concept vers lequel François Cheng oriente le lecteur
quand, au début de la troisième méditation, il rassemble les idées concernant la
beauté dans les deux premières : « celle qui relève de l’Être, qui jaillit de l’intérieur
de l’Être comme élan vers la beauté, vers la plénitude de sa présence, cela dans le
sens de la vie ouverte » (p. 56). Et il ajoute plus loin : « Nous sommes là pour vivre,
en tendant vers une vie toujours plus élevée, plus ouverte » (p. 59). La Beauté n’est
plus seulement une valeur esthétique. Elle devient une valeur morale et même
spirituelle.

Le monde de l’art
Mais c’est le poète des «   Phares   » qui retient principalement l’attention de
François Cheng dans la cinquième méditation (p. 122-123), où il fait largement place
à l’art occidental, en particulier à la peinture. De l’hommage rendu par Baudelaire

26 Traduction de Paul Gallimard dans John Keats, Poèmes et poésies, Mercure de France, 1910, p. 203.

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« aux grands peintres qui ont fait la gloire de l’art pictural occidental » (mais aussi,
parmi eux, Michel Ange, qui fut aussi sculpteur, et un sculpteur français du XVIIIe
siècle, Puget, qui prit des forçats comme modèles des Atlantes), il retient les deux
dernières strophes :

C’est un cri répété par mille sentinelles,


Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;
C’est un phare allumé sur mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !

Et c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage


Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !27

Il y a, bien sûr, la beauté des monuments, des œuvres d’art. Mais Venise n’est
pour Rilke qu’un « merveilleux décor » que transcende la beauté physique et morale
de son amie vénitienne. Pour François Cheng, la découverte de «   cette chose
magique qu’est l’art », plus tardive que celle qu’il avait faite dans le paysage du mont
Lu, a produit en lui un «   nouveau choc devant le corps nu des femmes si
charnellement et si idéalement montré : Vénus grecques, modèles de Botticelli, du
Titien, et surtout, plus proche de nous, de Chassériau, d’Ingres ». En particulier, « La
Source d’Ingres, emblématique, pénètre l’imaginaire de l’enfant, lui tire des larmes,
lui remue le sang » (Première méditation, p. 18).
Mais un an après, en 1937, l’enfant de huit ans qu’il est alors se trouve confronté
au mal, donc à ce qui, dès cette première méditation, est présenté comme l’opposé de
la beauté, l’autre mystère, situé à l’autre extrémité de l’univers vivant. C’est l’année
de l’invasion de la Chine par l’armée japonaise, du terrible massacre de Nankin, des
viols de femmes suivis maintes fois de mutilations, de meurtres : « à l’image de la
beauté idéale dans La Source d’Ingres, vient s’ajouter, en surimpression, celle de la
femme souillée, meurtrie en son plus intime » (p. 19).
De Rome, le 29 octobre 1903, Rilke écrivait à Franz Xaver Kappus, ce jeune
homme de vingt ans qui lui avait envoyé ses premiers essais poétiques, qu’il y
souffrait de « l’atmosphère de musée, sans vie, opaque, qu’elle exhale ». Les restes
du passé, les ruines, ne seraient que des « choses défigurées et pourries qui pourtant
ne sont au fond rien de plus que les restes fortuits d’un autre temps et d’une vie qui
n’est pas la nôtre   ». Il est tenté de se dire «   qu’il n’y a pas ici plus de beauté

27 Poème VI dans toutes les éditions des Fleurs du Mal. Ed. cit., p. 57-59.

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qu’ailleurs ». Mais cela n’empêche pas qu’« il y [ait] beaucoup de beauté ici, car il y
a partout beaucoup de beauté » : les eaux qui dansent, les jardins, et – mais il revient
à l’art -, les escaliers que Michel-Ange a conçus, « des escaliers bâtis sur le modèle
d’eaux qui descendent en glissant – largement, dans la pente, une marche engendre
une marche comme une vague engendre une vague »28 . Et Rilke poète évoquera les
fontaines romaines, tant dans les Nouveaux Poèmes que dans les Sonnets à Orphée
(II, 15).
L’expérience plus longue qu’il a eue de Paris, où il a débarqué pour la première
fois le 28 août 1902, renouvelle en la multipliant l’expérience qui s’insère dans sa vie
avec en 1903 un séjour de cinq semaines en Italie et se prolonge bien au-delà,
jusqu’aux longs séjours à Duino à partir de 1912. Cette expérience se trouve
transposée dans les Carnets de Malte Laurids Brigge, publiés en 1911. Comme l’a
écrit Ralph Freedman son biographe, «   dans la cité, les rues noires de monde,
bruyantes et sales, l’agressaient comme des nuées de sauterelles. Leurs passions
souterraines lui rappelaient Les Fleurs du Mal de Baudelaire et plus encore Le Spleen
de Paris, deux œuvres [qu’il] avaient lues avec avidité. C’était comme si les traits
acérés de cette existence urbaine convergeaient vers lui. Les rues déferlaient
littéralement sur lui en vagues gluantes de gens dont les lèvres laissaient dégouliner
un rire semblable au pus sortant d’abcès crevés   »29. La métaphore des vagues
s’applique tant aux hordes de piétons parisiens qu’aux escaliers romains de Michel-
Ange, et les rues parisiennes, dangereuses sans être mortifères, finissaient par faire
partie de ce qui était bel et bien sa vie.
Pour jouir de la beauté peut-être faut-il faire abstraction de l’environnement
urbain. Certes je suis conscient, en cet été 2018 au cours duquel j’écris ces lignes,
que la visite de l’immense exposition Delacroix au Musée du Louvre est un rendez-
vous à ne pas manquer avec la Beauté dont, pour lui, «   l’harmonie [serait]
l’expression la plus large »30 . Mais la découverte inattendue que je viens de faire de
ses Falaises de Dieppe, dans la belle exposition de Deauville, une modeste aquarelle
datant de 1834, m’a donné comme une neuve impression de beauté.
C’est la seule œuvre de lui exposée ici, mais elle n’est nullement solitaire dans
cette collection de peintures inspirées par la côte normande. C’est cette côte aussi que
je retrouve avec bonheur à Trouville, dans l’exposition consacrée au peintre local
Charles Mozin (1806-1862), dont on voit encore la maison et dont une rue porte le
nom.

28Lettres à un jeune poète, traduction de Claude Mouchard et de Hans Hartje, Librairie Générale Française, 1989, Le
Livre de poche n° 836, p. 59-60.
29Ralph Freedman, Life of a Poet : Rainer Maria Rilke, New York, Farrar, Strauss and Giroux, Toronto, Harper Collins,
1996. Traduction de Pierre Furlan, Rilke, la vie d’un poète, Actes Sud, 1998, p. 234.
30 Dictionnaire des Beaux-arts d’Eugène Delacroix, reconstitution et édition par Anne Larue, Hermann, collection
Savoir sur l’art, 1996, p. 28.

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Lors de ma visite à l’exposition qui lui est consacrée à la villa Montebello, j’ai
été moins sensible à ce qu’il y a de grandiose, de mouvementé, de menaçant pour
l’homme dans les tableaux de ce peintre de Trouville et des environs, qu’à ses œuvres
où il parvient à un accord, et presque à une harmonie.
Dans la première catégorie je rangerai Falaise, mer agitée, huile sur toile de
1853 où, sur fond d’un ciel de plus en plus lourd qui pèse comme un couvercle,
tombent les rochers gigantesques et abrupts sur une mer déchaînée qui inquiète les
oiseaux et entraîne dans l’abîme un vaisseau oblique en perdition. Même si sa mer est
calmée et si des animaux et des enfants semblent paisibles sur la butte, près de la
maison au toit de chaume croulant, Les Roches noires (sur lesquelles n’avait encore
été construite la grande résidence où Marcel Proust vint trois fois et où séjourna de
1963 à 1996 longtemps et longuement Marguerite Duras) semblent lugubres sous un
ciel toujours chargé.
En revanche tout semble plus harmonieux dans l’huile sur bois, Marine et villas
sur la plage : voiles déployées, gens paisibles, et au fond une falaise rosée sous un
ciel d’où s’échappe le bleu. Le bleu du ciel et celui de l’eau s’accordent sur une autre
huile sur bois, Passage du gué de la Touques, tandis qu’à côté tout est sombre dans
Coteau de Deauville, embouchure de la Touques par temps d’orage.
Le jeu des couleurs est d’une harmonie extrême sur l’aquarelle de Kees van
Dongen qui est exposée dans le même musée, Deauville, Jeu de plage : les trois
couleurs nationales auxquelles viennent s’ajouter la blondeur d’une chevelure et le
bronzage des jambes, - ce jaune qui était absent des « Voyelles » de Rimbaud.

Le langage des fleurs


Ici et là, maintes peintures de fleurs. Au musée du Louvre l’aquarelle peinte par
Delacroix vers 1840, Bouquet de fleurs, à laquelle Paul Cézanne, son admirateur, était
passionnément attaché et dont il s’inspira vers 1902 pour un tableau aujourd’hui
exposé au musée Pouchkine de Moscou. Dominique de Font-Réaulx, l’actuelle
directrice du musée Delacroix à Paris, considère que « cette grande œuvre sur papier
offre l’illustration parfaite [d’une] litanie colorée », une liste de fleurs copiée par le
peintre sur son «   Carnet héliotrope   ». Et elle ajoute que «   par la diversité des
couleurs, la puissance de la touche, la subtilité du dessin du moindre élément, chaque
pétale, chaque feuille forment un éclat de couleur juste posé. Cet éclatant bouquet est
une sorte de palette vivante de Delacroix 31.
Dans la deuxième méditation, François Cheng, célébrant la beauté de la Nature,
et tout particulièrement celle de la rose, cite le « Cantique de la rose » de Claudel,

31Maurice Denis et Eugène Delacroix, de l’atelier au musée, sous la direction de Dominique de Font-Réaulx, Louvre
éditions, Le Passage, p. 112-114, avec la reproduction de l’aquarelle de Delacroix et du tableau qu’elle a inspiré à
Cézanne.

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mais en reconnaissant qu’il aurait pu citer  Ronsard, Marceline Desbordes-Valmore et
surtout Rilke (p. 45). Et après s’être émerveillé, avec Claudel, de « la transmutation
de la rose en onde, en chant, dans la sphère de l’infini », lui viennent à l’esprit les
vers de Baudelaire dans « Elévation », le troisième poème de « Spleen et Idéal » dans
Les Fleurs du Mal :

Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse


S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;

Celui dont les pensers, comme les alouettes,


Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
- Qui plane sur la vie et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !32

Sans doute Baudelaire a-t-il choisi ce titre, après avoir hésité entre plusieurs
autres, pour illustrer un paradoxe. Mais le lecteur aurait tort de s’en tenir au versant
sombre. Et je suis de ceux qui ne résistent pas à tenter le renversement, comme l’a
fait Eugène Guillevic dans un poème que je viens de découvrir, longtemps après avoir
fréquenté son auteur.

Baudelaire

Baudelaire,
S’il y a des fleurs du mal
C’est qu’il y a des fleurs du bien

Et tes poèmes
En sont la preuve.

On les aime ces fleurs,


On t’aime en elles

Comme tu les composais,


Bannissant les fleurs de Satan

Dans un royaume
Que tu t’acharnais à maudire

Et qui te poursuivait33.

32 Ed. cit., p. 54-55.


33Poème écrit à l’occasion de la parution du numéro spécial Baudelaire, Europe, n°760-761, août/septembre 1992.
Repris dans Guillevic, Ouvrir, poèmes et proses 1929-1996, éd. de Lucie Albertine-Guillevic, Gallimard, 2017.

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Rilke était, comme François Cheng, un grand lecteur des Fioretti de saint
François d’Assise. Il confie à son amie vénitienne qu’il les lit tous les jours et qu’il
les associe à son culte de la Beauté.
Ce n’était pas l’enfant du mont Lu, mais un jeune homme venu de Chine en
France et se considérant après coup comme « en perdition » qui arrivait à Assise au
cours de l’été 1961 sans savoir encore qu’il se donnerait le prénom de François dix
ans plus tard, au moment de sa naturalisation française. Il était attiré par « la clarté
d’été » et allait découvrir « cette blanche cité perchée à flanc de colline, suspendue
entre ciel et terre, étendant largement ses bras dans un geste d’accueil »34. Il ne savait
pas encore non plus qu’à partir du XVIIIe siècle de nombreux grands écrivains
étaient passés par là, de Goethe à Simone Weil, sans oublier Rilke nommé p. 31. Et
tous, longtemps après Dante, avaient vu comme lui surgir du monde un soleil, celui
du « Cantique des créatures » dont saint François est l’auteur et dont François Cheng
nous apporte une nouvelle traduction (p. 47-51).
Ce poème date de 1225, un an avant la disparition de François d’Assise qui était
rentré épuisé, malade, mal voyant d’un voyage en Orient, « isolé dans une cabane et
vivant intensément dans sa chair les souffrances du Christ sur la croix » (p. 32).
Ce presque aveugle a vu les fleurs du jardin de Claire entourant l’église et le
couvent des sœurs Clarisses. Claire y a planté de modestes fleurs des champs. C’est là
que ce mal voyant voit et comprend qu’il faut louer tout ce qu’il voit et qui est la
véritable beauté (p. 34). Et en particulier qu’il faut louer les fleurs :

Loué sois-tu, mon Seigneur,


pour notre sœur et mère la Terre,
qui nous porte et nous nourrit,
qui produit la diversité des fruits
avec les fleurs diaprées
et les herbes (strophe 6, p. 51)

Ainsi célèbre-t-il ce que François Cheng de nouveau appelle « la vraie vie » et
« ce principe de vie, seul capable en réalité de triompher de tout » (p. 41). Et la leçon
du « Grand Vivant », celle que nous donne à son tour le nouveau François, est une
suprême leçon de beauté.

Pierre Brunel
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques

34 François Cheng, Assise. – Une rencontre inattendue, Albin Michel, 2014, p. 11.

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Bibliographie

BAUDELAIRE Charles, Les Fleurs du Mal, éd. de John E. Jackson, Librairie Générale Française,
Paris, 1999.
CHENG François, A l’Orient de tout. – Œuvres poétiques, Gallimard, Paris, 2005
Assise. – Une rencontre inattendue, Albin Michel, Paris, 2006, nouvelle édition 2008.
Cinq méditations sur la beauté, Albin Michel, Paris, 2006, nouvelle éd. 2008.
CHESSEX Jacques, Figures de la métamorphose, Bibliothèque des arts, Lausanne, 1999.
KEATS John, Poèmes et poésies, trad. Paul Gallimard, Mercure de France, Paris 1910.
MALDINEY Henri, Ouvrir le rien. L’art nu, Encre marine, La Versanne, 2000.
MÜNCH Marc-Mathieu, Le Pluriel du beau. Genèse du relativisme esthétique en littérature, Centre
de Recherche Littérature et spiritualité, Metz, 1991.
PICON Gaëtan, Naissance de la peinture moderne, Skira, Genèse, 1974 ; nouvelle éd. Gallimard,
Paris, 1988.
PLOTIN, Du Beau (Ennéades I, 6 et V, 8), trad. Paul Mathias, Presses Pocket, Paris, 1996.
RILKE Rainer Maria, Briefe, 4 volumes, Insel Verlag, Leipzig, 1938-1939.
Les Carnets de Malte Laurids Brigge (Die Aufzeichnungen Malte Laurids Brigge, 1911), trad.
Claude Porcell, Flammarion, Paris 1915, Correspondance (Œuvres 3), éd. de Philippe Jaccottet,
Seuil, Paris, 1976.
Duineser Elegien (Elégies de Duino), Die Sonette an Orpheus (Les Sonnets à Orphée), trad. Jean-
François Angelloz, Aubier, éditions Montaigne, Paris, 1943.
Lettres à une amie vénitienne, Gallimard, Paris, 1985.
Lettres à un jeune poète, trad. C.  Mouchard et H. Hartje, Librairie générale française, Paris, 1989.
Œuvres en prose, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1993.
RIMBAUD Arthur, Une saison en enfer, Alliance typographique, Bruxelles, 1873.
RODIN Auguste, L’art, entretiens réunis par Paul Gsell, Grasset, 1911, nouvelle éd., 1967.

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"Les 2 Saules", Claude Monet

LES NYMPHÉAS, UNE INÉPUISABLE INSPIRATION

Centenaire du Don de Claude Monet

Monet’s Nympheas
Abstract : Monet’s Nympheas might not have revealed all its secret. One century ago,
one day after the armistice day, Claude Monet offered France the Nympheas to participate
in the victory. This article tries to better understand how this masterpiece, painted when
the soldiers were dying at the front, and then decried, criticized, forgotten for decades,
could have inspired afterwards so many artists throughout the century.
How Clemenceau’s eye was essential for the discovery and preservation of these varied
compositions of a symphony of light. The latest exhibitions in Paris and United States
allow to approach the abstraction born from the music and these landscapes of water.
Gabrielle Thierry had the privilege of painting in front of these creations to extract the
musical emotion, to make it visible. She tackles here the question of the inexhaustible
inspiration of Monet's waterscapes, through this great hunt for painters, aesthetic
researches and universal sensibilities.

Et si les Nymphéas n'avaient par révélé tous leurs secrets ? Il y a cent ans,
Claude Monet offrait à la France deux de ses Nymphéas, compositions
impressionnistes réalisées à l'époque de la naissance de la modernité. Décrié, refusé
par les critiques et le tout Paris, boudé par le public, ils sont devenus seulement sur le
tard un trésor national, sacralisé à tel point qu'il est difficile aujourd'hui d'en offrir une
nouvelle lecture.
Si mon regard d'artiste s'est porté
presque par hasard - il y a 8 ans - sur les
Nymphéas de Claude Monet du musée de
l’Orangerie, j'ai eu la chance inouïe de
venir 100 fois y peindre et les interpréter
en « Partitions Colorées », recourant à un
nouveau langage musical et coloré dans la
continuité des maîtres de l'abstraction
Devant "Nuages" au Musée de l'Orangerie, 2011
géométrique. Mais cette chance inouïe n'a
pas pu déboucher sur une exposition un temps prévue au Musée de l'Orangerie en
2012.

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Alors qu'est-ce qui peut bien lier les Nymphéas, l'abstraction, la musique, et... la
Grande Guerre ?
Entre 1895 et l'année de sa disparition en 1926, Claude Monet a peint plus de
250 Nymphéas. Les Nymphéas du Musée de l’Orangerie ont été offerts à la France
lors de l’armistice du 11 novembre 1918. « Je suis à la veille de terminer 2 panneaux
décoratifs que je veux signer du jour de la victoire, et je viens vous demander de les
offrir à l'État par votre intermédiaire. C'est peu de chose mais c'est la seule manière
que j'ai de prendre part à la victoire   », écrit-il à Georges Clémenceau le 12
novembre. Ce dernier commandera six autres panneaux à l'artiste et décidera de
réserver à cette œuvre une place particulière au Musée de l’Orangerie du Jardin des
Tuileries. Claude Monet va dessiner lui-même les salles ovales qui accueilleront ses
paysages d'eau à partir de 1926. Le peintre ne sera pas là pour les y contempler,
n'ayant permis à l'Etat de venir chercher ses toiles qu'après sa mort.
Ce don fait à la France va être très contesté par les critiques de l'époque: 
encombrant cadeau fait à l'Etat, le plus vilain, autoparodie, œuvre froide trop jolie,
sans forme, sans accroche, etc... un son tonitruant qui masquait les quelques critiques
favorables. Je vous invite à lire l'ouvrage de Romy Golan, «   Muralnomad   » qui
présente de façon très claire cette période critique du legs de Monet au moment de
l'armistice.
Georges Clémenceau va se battre pour défendre les Nymphéas face à la
condamnation presque unanime des critiques et l'indifférence du public. Il veut un
monument public pour les accueillir. Son livre sur les Nymphéas sera rédigé « en
parlant avec sincérité de ce que j'ai senti, de ce que j'ai vu, de ce que j'ai aimé, d'une
grande figure qui n'est plus » (Ed. Plon, 1928) et, pour pallier le manque de catalogue
lors de l'inauguration, il y décrit ces «   portiques féériques » comme des
« compositions variées de symphonie lumineuse ». Il y cite le critique d'art Georges
Grappe : « Claude Monet traite les ondes lumineuses comme le musicien les ondes
sonores. Les deux sortes de vibrations se correspondent. Leurs harmonies
correspondent aux mêmes lois inéluctables, et deux tons se juxtaposent en peinture
suivant des nécessités aussi rigoureuses que deux notes en harmonie. Mieux même :
les différents épisodes d’une série s’enchaînent comme les différentes parties d’une
symphonie. Le drame pictural se développe suivant les mêmes principes que le drame
musical. ». Je ne connaissais pas cette citation de Georges Grappe avant d'écrire ces
lignes, mais voilà bien plus qu'une coïncidence, c'est une réelle émotion musicale qui
nous transporte donc. La musique des Nymphéas traverse le siècle discrètement.
En 1910, aux Etats-Unis – terre d'accueil de la peinture française – c'est le
Worcester Art Museum (WAM) à Worcester près de Boston qui fut le premier à
acheter et exposer une toile de Monet : un Nymphéas de 1908 acheté à la Galerie
Durand-Ruel lors d'une exposition des premiers Nymphéas 1909. J'ai eu le privilège

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d'y emmener des étudiants pour une conférence sur la synesthésie, la sonorité des
couleurs et d'y tenir un atelier sur la musique du premier Nymphéas américain.
Nombreux sont les artistes qui se sont
inspirés des paysages d'eau de Monet. Cette
année, l'exposition du Musée de l'Orangerie nous
a justement présenté les peintres abstraits
américains inspirés par un Monet. Jackson
Pollock, Mark Rothko, Barnett Newman, Joan
Mitchell, et tant d'autres ont puisé leur
inspiration dans le dernier Nymphéas de Claude
Monet. Ce nymphéa aux couleurs exacerbées,
fauves, a été réalisé alors que le vieux peintre
devenait aveugle, dans un état de demi-vision.
Sous les pinceaux de ces artistes américains, il
Philip Guston, 1954, Huile sur toile, 160x
devient abstraction lyrique, impressionniste ou 152
expressionniste. Tout est dans la gestuelle. La
couleur compte pour certains. Quant aux formes, elles ne semblent plus exister.
En remontant la Seine vers le
Trocadéro, au Musée d’Art Moderne de la
ville de Paris, nous pouvons toujours
admirer un triptyque de Zao Wou Ki, une
autre interprétation d'un Nymphéas de
Monet (l'exposition se termine en janvier Zao Woo Ki - Hommage à Claude Monet, 1991,
194×484 cm
2019). Comme moi, il est passé devant ces
œuvres au Musée de l'Orangerie et a été ému par ces paysages d'eau. Il décide d'en
réaliser ici une interprétation aux résonances personnelles. On y retrouve un saule
dans l'ombre, pour ancrer le regard, et un grand espace d'une lumière qu'il évoque
silencieux. ...
Pour ma part, j'y entends les mouvements de Schubert, la structure de Bach, les
couleurs de Beethoven et les sombres pensées de Chostakovitch. Ces Nymphéas ne
sont pas imposants uniquement par leur taille, mais par les musiques fortes et
puissantes parfois qui émanent de ces lourdes couches de peinture si colorées.
Aux interprétations gestuelles des peintres américains modernes et aux critiques
de l'époque qui les ont parfois qualifié de vides et informels, sans accroche, j'ai envie
de leur répondre qu'il y a dans la peinture de Monet, une construction complexe faite
de formes multiples, agencées tel un espace musical - géométrique, abstrait et coloré
par essence.

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L'épaisseur de la peinture de Claude Monet n'est pas évidente au premier coup
d'œil. À y regarder de plus près, c'est une surface sèche, irrégulière, faite d'ajouts de
peintures, posées là sans sensiblerie, mais avec une puissance effrayante.
Claude Monet peint dans son
atelier, la guerre fait rage sur le
front. Lui se bat sur la toile, ça se
voit. Que peindre d'autre que les
reflets de son étang ? Il ne peut
rien faire de plus que de continuer
sa série commencée 15 ans plus
tôt. Pour ces panneaux immenses,
Monet se fait construire un grand
atelier en 1916. Pourquoi
commencer quelque chose de
nouveau alors que la guerre a déjà
éclaté ! que l'âge et la menace de la cécité obturent l'avenir! Monet veut témoigner de
la vie, et il le fait avec puissance, il se lance à corps perdu dans ces panneaux alliant
l'esprit et le beau, avec une émotion qu'il sait universelle face à la nature. Il est seul
face à la beauté du Monde, dans l'infini des reflets de son étang, dans l'enclos de son
jardin. «   Je n’ai fait que regarder ce que m’a montré l’univers, pour en rendre
témoignage par mon pinceau. N’est-ce donc rien ? Votre faute est de vouloir réduire
le monde à votre mesure, tandis que, croissant votre connaissance des choses, accrue
se trouvera votre connaissance de vous-mêmes. Votre main dans la mienne, et aidons-
nous les uns les autres à toujours mieux regarder » dit-il à Clémenceau.
Si je peux ressentir l'état psychologique de l'artiste alors que le conflit assaille de
toute part, c'est que depuis plus de 10 ans, je me mets dans la peau de l'artiste Renefer
dont le témoignage de guerre, lui, est réalisé au front. Si le crayon ou la pointe sèche
de Renefer nous parvient fluide et libre, son dessin témoigne de la vie des hommes et
sa correspondance, promesses de vérité. Il en est de même pour Monet, ses Nymphéas
sont un Hymne à la vie, à la couleur : luminosité, somptuosité, richesse, intensité des
couleurs, la paysage comme une inépuisable source des plus hautes émotions de
beauté. Comment peut-on expliquer que de ces témoignages réalisés dans les pires
moments, il se dégage une émotion forte, positive lumineuse, un « effet de vie »
comme le dit si bien M.-M. Münch, pour qui l'art est une science vivante. L'effet de
vie est un critère de l'œuvre, c'est-à-dire de sa beauté. L'œuvre d'art dépasse de
beaucoup la beauté classique conçue comme harmonie, équilibre, vérité ou imitation
de la nature.
Ces deux artistes ressentent-ils les mêmes inquiétudes et les mêmes
questionnements face à la toile ou la page blanche ? Que peut-on dire, exprimer du

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conflits des hommes quand on est artiste ? Que peut-on laisser derrière soi à la vue du
monde en destruction ? Des milliers d'entre eux se sont questionnés et ont tenté d'y
répondre. Les deux hommes côtoient les mêmes inquiétudes mais aussi les mêmes
lieux. Hasard de l'histoire, Renefer se rendra à Giverny et Vernon lors de ses
permissions pendant la Grande Guerre pour y voir sa fille Belle Petite Monde
scolarisée dans le village. Mais c'est une toute autre histoire.
Revenons à Paris, en 2018. Au delà de la Place de la Concorde se trouvait cet été
au Grand Palais, la grande restrospective de F. Kupka. Elle nous éclaire sur un point
particulier   : grâce à la musique, l'artiste est passé de la figuration à l'abstraction
géométrique. Il faut lire ses écrits sur sa perception formelle et colorée de la musique,
intitulés « La création dans les arts plastiques » pour comprendre le lien intime qu’il
établit entre musique et peinture.
Le tableau intitulé Les Touches de
piano - Le lac de 1909 est révélateur.
Kupka nous prouve combien les liens entre
la musique et le paysage sont réels et
puissants. Il semble bien à la naissance de
l’abstraction en peinture. Dans ce tableau
de Kupka, la musique se propage dans le
paysage par des ondes colorées, les reflets
se combinent avec les ondes de l’eau et la
verticalité, si chère à Kupka, domine le
rythme coloré du tableau. J’ai découvert ce
tableau très tardivement, et alors que je
réalisais le troisième tableau de ma série sur
la musique des Nymphéas. J’y ai retrouvé
les reflets de Monet, et une similitude forte Les touches de piano - Le lac, F.Kupka, 1909
avec le traitement de l’espace sonore de mes
plans d’eau. Pour ma part, la musique dans le paysage s’est révélée en 2006 dans un
premier tableau peint sur les bords de la Seine à Andrésy, entre Paris et Giverny. Les
reflets étaient déjà un sujet à part entière. Il l’est encore aujourd'hui avec « Last
Reflection of Ophelia » réalisée en 2017 pour le Collège de Holy Cross aux États-
Unis.
Si la représentation des espaces colorées de la musique conduit à l’abstraction,
c'est pour mieux en saisir la temporalité. Le temps fait partie intégrante de la
musique, sa représentation sur la toile est liée à l’espace créé par la construction de
formes agencées. Il est aussi lié au temps du regard sur la toile, le temps passé par
celui qui regarde pour assimiler la composition, s’imprégner de la dynamique et
percevoir les vibrations colorées.

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Le temps de perception d'une peinture est un sujet à part entière. Quelques
décénnies ont été nécessaires pour découvrir les Nymphéas de Monet. Le peintre a
demandé à ce que ses toiles soient marouflées, collées aux parois courbées du musée.
De plus, aucun autre artiste ne devra être exposé dans ces mêmes salles. Il souhaitait
donner au public le temps de se les approprier.

Partition Colorée de "Matin Clair aux Saules" sur La Vallée d'Obermann de F. Liszt, Huile sur toile, 50x320cm

Cent ans plus tard, j'ai passé 300 heures dans le Musée de l'Orangerie, à scruter
ces toiles, à les écouter, et 10 fois plus en atelier pour les traduire dans mon
expression picturale. Les Nymphéas me sont apparues comme très construits, pas
seulement dans leur verticalité mais aussi
dans les mouvements des reflets. Sur cette
structure, ma composition musicale peut se
dérouler : je positionne les notes, les
accords selon la dynamique qui se joue sur
le plan de l’eau. Les ondes sur l’eau
s’associant aux ondes acoustiques, la
propagation du son s’étendant à la surface Devant "Matin Clair aux saules"
de la toile. Mes toiles sont alors comme au Musée de l'Orangerie, 2011
autant de partitions colorées. Les partitions
colorées des huit Nymphéas de Claude Monet du musée ont été réalisées à l’échelle ¼
(entre 1,50m et 4,20m chacune). Plus de 20 mètres de toile linéaire, des dizaines de
gouaches et croquis sont le fruit de ce long travail.
J'ai été naïve de croire que ma série allait être exposée rapidement en France.
Malgré mes efforts et toute mon énergie à rencontrer des critiques, administrateurs et
conservateurs peu curieux, les portes sont restées closes.

Exposition "The musicality of the Water Lilies" - Iris and B. Gerald Cantor Art Gallery, 2017

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C'est aux États-Unis, en 2017, à Worcester (heureux hasard et véritable clin
d'œil) que seront exposés pour le première fois ma série des Nymphéas. La Galerie
Iris & B. Gerald Cantor du Collège de Holy Cross a orchestré l'exposition de mes
partitions colorées de Nymphéas, sous forme de festival de la synesthésie. Iris & B.
Gerald Cantor sont de grands collectionneurs de Rodin et leur attachement à l'art
français est indéfectible. Conférences, Ateliers et Concerts ont été organisés pour
immerger le public dans la musique des Nymphéas. Avec ma série, le public a pu
découvrir les Nymphéas sous un nouvel angle, toucher la musique de ses paysages
d'eau, écouter les couleurs, voir la musique et comprendre la puissance évocatrice de
la synesthésie, comprendre la puissance de l'abstraction, et de l'interaction des sens.
La musique comme pensée abstraite et liée au paysage a intéressé les artistes
américains dès le début du 20ème siècle. Le mouvement appelé le Synchromisme est
né peu après la création des « Touches de Piano – Le Lac » de Kupka, et en même
temps que ses fugues et disques de Newton en 1912. Kandinsky, subjugué, lui, par
les Meules de Monet, écrit au même moment Du Spirituel dans l’art en 1910. Il y
décrit un vocabulaire pictural de la musique, fait les compositions colorées et
participe à la naissance du Blue Rider, l'année suivante.
Le Synchromisme, première/avant-garde
du mouvement abstrait américain est donc
fondé en 1912 par S. Macdonald-Wright et M.
Russell. Ils proposaient les premières analogies
musique-couleur et ont peint les premiers
tableaux abstraits dès 1912. Russel et
Macdonald-Wright travaillèrent à Paris dès
1910 pour sortir la peinture de la figuration et
créer des espaces colorés intimement liés à la
musique.
Les premières peintures américaines
musicalistes seront exposées à la Galerie
Bernheim-Jeune en 1912-13 à quelques pas de
la Galerie Durand-Ruel qui expose Monet.
Similitude de lieux, de temps! Russel côtoie les Cosmic Synchromy, Morgan Russel 1913-14
Delaunay, et se confrontera avec leur Orphisme
en y découvrant des similitudes. Russell vivra en France pendant 40 ans. Le
Synchromisme ne sera redécouvert que très tardivement aux États-Unis. En France,
le mouvement musicaliste sera créé 20 ans plus tard, en 1932, puis abandonné et
oublié rapidement.
La question de l’abstraction et des rapports entre peinture et musique peut être
posée avec les Nymphéas. Tant de similitudes de lieux, de temps. C'est le grand

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chassé-croisé des regards de peintres, des recherches esthétiques sur la
compréhension du monde et de nos sensibilités universelles, qui prend racine juste
avant la Grande Guerre.
Un siècle de peinture, un siècle de Nymphéas, et tout le temps qu'il faut pour
intégrer ce qui se passe sur la toile. Les réflexions des artistes et leurs réalisations sur
la toile, leur désarroi, leur bataille semblent invisibles. Ici «   Monet embellit le
champs de nos sensations du monde et de nous-mêmes »  écrit Clémenceau, et c'est
ce qui les rend mystérieusement incompréhensibles.
Cent ans de Nymphéas et Monet continue d'inspirer.

Gabrielle Thierry

***
Clemenceau  : «  Puisque ces tableaux qui passent à tous moments devant
nos yeux sont la source vive de nos sensations du monde, et de nous-
mêmes en retour, nous ne cessons d’y puiser les émotions subtiles d’une
harmonie universelle qui couronne notre connaissance d’une auréole de
beauté. »

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L’ŒUVRE D’ART ET L’INTIME

Artwork and Intimacy


Abstract : Unlike the Kantian analysis claiming that a work of art, although it
appeals to our sensitivity, creates in us a disinterested opinion thus having an
impersonal and universal value, it aims to show that art appeals to our most
intimate and vital interests, even in a hidden way, both for the creator’s and the
lover’s point of view. Whether it appeals to biological (Nietzsche), psychological,
infantile or sexual (Freud) drives, art enables the artist’s deepest personality to
express itself and to meet ours. This means that, while it reveals our intimacy , it
does not confine us but opens us up to the creator’s own intimacy. It also means
that art is a language and not the field of an objective and expressionless form,
expecting a purely aesthetic appreciation. Any work of art has therefore, if not A
meaning, in any case SOME meaning linked with life but which cannot be
conceptualizable : we grasp it in the quiet intimacy of the aesthetic experience,
emotionaly and intuitively.

L’art est, avec l’amour, l’une des expériences privilégiées de l’intime. Mais
parler d’intime à son propos implique que l’on s’oppose d’emblée à la manière dont
nous vivons consciemment notre rapport à une œuvre d’art et que Kant a
magnifiquement décrite dans la première partie de sa Critique du jugement.
L’expérience esthétique semble nous arracher à nous-même et nous mettre en
présence d’un objet beau en soi, qui nous plait par sa forme. Certes, il s’agit bien
pour Kant d’un jugement de goût, lié à une réaction de plaisir de notre sensibilité, et
non d’un jugement de connaissance formulé par notre intelligence. Mais tourné vers
l’extérieur, fondé sur la prise en compte de la représentation de l’objet, qui met entre
parenthèses son existence, il est selon lui paradoxalement désintéressé, lié à un jeu de
facultés propres à tous les hommes, et il n’engage en rien nos intérêts de vie, fussent-
ils intimes ou subjectifs. C’est ainsi qu’à la question de savoir si un palais nous plaît
esthétiquement, nous n’avons pas à répondre en évoquant le plaisir concret que nous
aurions à l’habiter vu son espace, son silence, etc., : nous avons seulement à nous
demander s’il nous plaît en lui-même, si nous le trouvons formellement beau. C’est
pourquoi, en particulier, ce jugement prétend et à l’objectivité et à l’universalité, il en
a en quelque sorte le droit, sans pouvoir pourtant le démontrer conceptuellement. Il
paraîtrait alors assurer sa communicabilité du fait d’un « sens commun esthétique »
universel, propre à l’esprit humain et éveillé par l’objet beau. Si l’on en restait là, la
question de l’art et de l’intime serait d’emblée réglée par la négative, par sa
disparition même.

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L’art, une expérience subjective
Or je voudrais contredire radicalement cette perspective (bien qu’elle semble
rejoindre notre expérience consciente), la réfuter en la déconstruisant théoriquement à
l’aide de quelques auteurs qui ont su démontrer que la jouissance esthétique met en
jeu notre subjectivité concrète la plus intime, d’une manière généralement
inconsciente, et qui montrent que sans l’art, c’est une part de nous-même qui ne
trouverait pas à s’exprimer. D’abord, il est clair que l’émotion artistique, si elle est
bien provoquée par un objet quasi transcendant et nous est apportée de l’extérieur par
son auteur (tableau, musique, poème, etc.), a lieu en nous, au sein de notre intériorité,
pouvant nous isoler des autres, y compris quand nous l’éprouvons au milieu d’une
foule de spectateurs ou d’auditeurs. C’est pourquoi je préfère souvent contempler
seul des tableaux, pour ne pas être perturbé par la présence des autres et leurs
réactions, et j’entends ensuite m’abandonner, seul, aux échos que leur vision a
suscités en moi. Et surtout, sous l’apparence de nous mettre en présence d’une réalité
étrangère et objective, cette émotion, quand elle se produit, nous renvoie à nous-
même : comme nous allons le voir, l’objet esthétique est largement une projection
imaginaire de notre « moi » le plus profond, mais d’une manière déguisée par le jeu
de la forme esthétique qui paraît nous plaire par elle-même et pour elle-même. D’où
cette impression de mystère qui accompagne cette expérience et que nous essayons
de dissoudre en tentant de la rationaliser, de la justifier par tout un argumentaire
esthétique, savant ou érudit, qui en réalité nous fait passer à côté de l’expérience
artistique vivante. POURQUOI ? Comment donc expliquer cette nouvelle perspective
dans laquelle l’intime est fortement impliqué et qui révèle que la conscience
purement esthétique est en partie illusoire ? Je pourrais déjà citer Bergson, malgré
son idéalisme philosophique, car dans Le rire, opposant le moi social (non intime,
donc) et le moi profond (intime, lui), il marque bien que ce dernier est inconscient,
réprimé par le premier du fait des exigences de l’action, et que l’art véritable a la
capacité de nous le révéler et, par exemple, de nous mettre en présence de nuances de
sentiments qui sont en nous, mais inconnues de nous en temps normal. Pourtant, je
voudrais aller bien au-delà de ce qu’il dit et m’appuyer sur des auteurs qui inaugurent
les sciences humaines dans ce domaine, ignorés par Bergson, et dont l’approche est
autrement profonde et explicative, parce que matérialiste : Nietzsche et Freud. Leur
point commun est l’idée que l’art, que ce soit du côté de l’artiste qui le produit ou de
l’amateur qui en jouit, ne transcende pas la vie, lui est au contraire entièrement
immanent, mais ce qui les distingue, c’est la conception qu’ils se font de cette vie1 .

1 Pour des analyses plus approfondies, voir mon ouvrage L’art et la vie, Le Temps des cerises, 2014.

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Nietzsche
Pour Nietzsche, l’art prend sa source dans la vie intime de l’artiste, qu’elle soit
biologique ou psychologique, celle qu’on ne connaîtrait pas si elle ne trouvait pas à
s’y exprimer. Le point de vue de la biologie explique que l’art, quand il atteint le
beau, ait un effet tonifiant, alors que le laid, dit-il, déprime. Le sentiment d’ivresse
qu’il produit, par exemple, « correspond de fait à une augmentation de force »2 et,
plus généralement, le beau est « tonique », « bienfaisant » : il participe de « ce qui
augmente la vie » à la manière d’un médicament ou d’un fortifiant3. De même, et
anticipant ici Freud, la sexualité de l’artiste joue aussi un rôle moteur : « Sans un
certain sur-chauffement de son système sexuel, on ne saurait imaginer un Raphaël »
affirme-t-il d’une manière provocante mais lucide4. L’art est donc « une physiologie
appliquée » soutient-il, ce qui ne saurait nous surprendre de la part d’un penseur qui
refuse le spiritualisme et soutient vigoureusement que «   le pur esprit est pure
sottise »5  !  On est à l’opposé de la conception kantienne d’un « jeu de facultés »
coupées de notre corps et n’engageant aucun intérêt vital ; et, effectivement, nous
expérimentons tous à quel point une émotion esthétique forte, spécialement dans le
domaine de la musique, peut nous toucher à un niveau de profondeur et d’intensité
corporelles que nous ne soupçonnions pas : il n’y a pas de plaisir esthétique « pur »,
c’est l’impureté qui l’emporte ici. Mais il y a tout autant, pour Nietzsche, la
psychologie, dont on sait qu’il voulait l’introniser « reine des sciences », capable de
conduire à la résolution des «   problèmes fondamentaux   »6. L’art est donc aussi
l’expression des sentiments, des affects, des passions du créateur, mais sous une
forme sublimée (idée pré-freudienne, à nouveau) et transformée grâce à la forme,
précisément, ce qui fait qu’on ne les y décèle pas d’emblée. Et ce sont ces mêmes
sentiments, affects, etc., qui nous touchent dans l’œuvre : ils provoquent ou réveillent
les nôtres et c’est l’absence de cet effet intime qui, au contraire, explique notre
indifférence face à certaines œuvres. C’est ainsi que, contre une approche formaliste
et impersonnelle de la musique, il affirme magnifiquement qu’elle «   offre aux
passions le moyen de jouir d’elles-mêmes »7, à l’écart de la société… même quand

2 La volonté de puissance, Le livre de poche, § 361.


3 Ib., § 356.
4 Ib., § 359.
5 Dans L’antéchrist, Idées/Gallimard, § 14.
6 Par-delà le bien et le mal, 10/18, § 23.
7 Ib., § 106.

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c’est en public   ! L’art devient alors tout autant une psychologie appliquée dans
laquelle l’intime est profondément impliqué, comme chez Freud on va le voir8.

Freud
Celui-ci reprend en partie l’approche de Nietzsche, mais il la renouvelle par de
nouveaux concepts et schémas explicatifs, en même temps qu’il radicalise la part
d’intimité que comporte l’art du fait de sa découverte de l’inconscient psychique et
du rôle qu’il lui fait jouer pour expliquer les phénomènes culturels. Il insiste ainsi et
avant tout sur l’enracinement de l’art dans la psychologie inconsciente du sujet –
qu’il s’agisse là aussi du créateur ou de l’amateur, les deux points de vue étant
réversibles –, mais d’une psychologie liée à la sexualité, spécialement infantile, avec
ses désirs, ses fixations et complexes comme celui d’Œdipe, et qui est refoulée par le
surmoi moral ou encore frustrée par la vie d’adulte. L’œuvre d’art fonctionne alors
comme le rêve, les concepts qui permettent d’expliquer celui-ci s’appliquent à lui,
sauf qu’il s’agit d’un rêve éveillé : l’expérience esthétique offre une compensation à
nos désirs insatisfaits, elle en est une réalisation imaginaire mais sublimée et donc
déguisée à travers des images, des symboles, des déplacements, etc., qu’il faut savoir
interpréter, en l’occurrence décoder, pour les mettre au jour 9. Freud ajoute que la
beauté liée à la technique artistique – dont il ne nie pas la spécificité, mais sur
laquelle il ne se sent pas capable de se prononcer – n’est qu’une « prime de plaisir »
qui, ajoutée à la sublimation, nous autorise à satisfaire ce qui nous choquerait si sa
satisfaction était transparente. La conscience que l’art a de lui-même est donc une
conscience mystifiée, y compris chez les artistes, qu’il faut savoir dépasser, son sens
apparent étant rarement son sens réel. Il nous en donne de multiples exemples, à
commencer par celui de la pièce Œdipe roi  dans son Introduction à la psychanalyse :
là où nous croyons être émerveillés par la technique dramatique de Sophocle, là où
l’espèce de terreur que provoque le drame d’Œdipe nous semble imposée simplement
de l’extérieur et provenir d’une situation terrible mais qui nous serait étrangère,
Freud montre que cette émotion ne fait que traduire la terreur devant nos propres
désirs œdipiens, que nous refoulons mais dont nous devinons malgré tout la présence
dans la pièce : l’esthétique est bien une psychologie appliquée, mais transfigurée.
Mais ce qui est le plus étonnant, ici, c’est que la part de l’intime contenue dans l’art
est poussée à son maximum, puisqu’il s’agit de nos désirs ou sentiments les plus
profonds tels que notre biographie singulière les a déterminés ou en a fixé le degré,
qui peuvent contredire totalement l’image que nous nous faisons de nous-même et

8 On pourrait aussi faire intervenir la « volonté de puissance » qui s’exprime dans l’art ou dans une certaine forme
d’art. Mais la volonté de puissance n’est pas ce qu’il y a de plus intime en nous puisqu’elle est universelle : nous
sommes tous animés par elle selon Nietzsche, quoique à des degrés divers.
9 « Le “sublime’’ n’est que du “sublimé’’ » dit justement Sarah Kofman dans L’enfance de l’art, Petite bibliothèque
Payot, 1975, p. 220.

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que nous offrons à la société et, enfin, que nous refuserions d’admettre consciemment
dans un premier temps, si on nous les révélait. L’art nous en propose un miroir
déformé, mais un miroir pourtant, qui nous renvoie à nos intérêts affectifs de vie les
plus forts, ceux qui nous font exister depuis la plus lointaine enfance à travers
l’amour, la haine, l’idéal de soi, etc. : on n’a jamais été plus loin dans l’opposition à
Kant, à son idée d’un jugement esthétique désintéressé et objectif, dont l’intime serait
exclu. Et l’on voit à quel point le formalisme est rejeté : ce n’est pas la représentation
de la chose qui nous émeut d’abord (je dis bien   : d’abord), mais son contenu
existentiel, donc la chose elle-même10.

Vygotski et la psychologie de l’art


J’ajouterai brièvement une autre référence à cette approche, disons réductrice
sur le plan anthropologique : celle du grand psychologue russe, Vygotski, dans son
livre trop ignoré en France, Psychologie de l’art11. En résumant, par rapport à mon
propos : pour lui l’art est « une technique sociale du sentiment » et je fais mienne
cette formule. Cela veut dire deux choses : que l’art s’enracine dans les sentiments et
non dans une perception strictement esthétique de la forme ; mais que, par cette
forme indispensable, il réussit à nous transmettre les sentiments de l’artiste et à nous
toucher. Le rôle de la forme est donc aussi décisif, mais ici en tant que médium qui
permet aux sentiments intimes d’un individu, qui risquaient de rester enfermés dans
le silence d’une subjectivité, d’être connus par d’autres, qui pourront (ou non) s’y
retrouver : on est à nouveau éloigné de tout formalisme impersonnel et c’est là le
secret prosaïque de la communicabilité esthétique. Mais tout autant, Vygotski montre
bien que c’est cette mise en forme des sentiments ou des affects qui permet à la
catharsis affective d’avoir lieu : elle les met à distance dans un objet imaginaire,
voire elle déréalise ceux-ci et nous offre ainsi la possibilité de jouir du contenu de
l’œuvre, à travers un processus d’identification distanciée, et de le supporter quand sa
présentation directe risquerait de nous effrayer.

L’explication d’une difficulté apparente


On peut alors comprendre une difficulté sur laquelle buttent toutes les théories
objectivistes du beau   : la diversité réelle des jugements esthétiques, comme leur
convergence aussi dans de nombreux cas. Cette diversité effective s’explique par sa
base affective intime, celle de l’artiste et de l’amateur : l’émotion tient à ce que nous
nous projetons dans l’œuvre, nous nous identifions à son contenu et il y a plaisir

10 Je fais allusion à la formule de Kant selon laquelle « l’art n’est pas la représentation d’une belle chose, mais la belle
représentation d’une chose ». En faisant de la représentation la cause ou le motif de l’émotion esthétique, il la déréalise
et la coupe de nos intérêts vitaux dans lesquels c’est bien l’existence des choses qui est réellement en jeu.
11 La Dispute, 2005.

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quand les sentiments ou les inconscients convergent. Or, nos personnalités par
définition diffèrent et cela suffit à expliquer nos divergences d’appréciation, qui
peuvent être énormes, aller jusqu’à la polémique violente ou la dispute. On le
constate régulièrement, non seulement chez les critiques d’art dont les jugement
esthétiques peuvent s’opposer diamétralement12, mais, tout autant chez les artistes
dont les esthétiques divergentes peuvent donner lieu à des haines… dont ne peut
comprendre qu’elles soient purement formelles ou d’écoles !13 Il n’y a donc pas un
goût universel comme le prétend Kant sur une base idéaliste, mais des goûts
singuliers dans lesquels l’intime vital de chacun est en jeu (sans compter d’autres
variables comme l’histoire et la société). Mais ce point explique aussi,
paradoxalement, la convergence de ces jugements   : elle se produit quand les
personnalités convergent entre elles et avec celle de l’artiste ou, même, quand une
œuvre véhicule des invariants affectifs (comme le complexe d’Œdipe) qui nous
unissent par-delà le temps de l’histoire et la relativité de ses effets sur nous. On est
alors non plus dans une intimité individuelle, mais, si j’ose dire, dans une intimité
concrètement universelle parce que réellement vécue, dans l’intime justement. On
peut dire dans ce cas que le grand artiste est celui qui, en puisant dans sa vie la plus
singulière, rejoint celle de tous. Pourtant, si l’on reste dans la première hypothèse de
la divergence des intérêts esthétiques, incontestable pour une part, un paradoxe
surgit : l’art n’est-il pas aussi ce qui nous ouvre aux autres, contribuant à sa manière à
ce que Kant appelait une « pensée élargie », disons une expérience mentale du monde
élargie ? Car nous nous intéressons à l’art aussi pour sortir de nous et communiquer
avec autrui. La réponse n’est pas difficile à trouver. D’une part, et comme le suggère
Vygotski, ce médium qu’est l’art est, par sa forme, un média, c'est-à-dire un support
de transmission des sentiments subjectifs et donc de communication. Du coup, il nous
ouvre à la subjectivité des autres, à leur manière à eux de regarder et de vivre le
monde, au sens singulier qu’ils leur donnent. Car il n’y a pas un sens univoque du
monde ou de l’existence humaine, mais des sens vécus conférés à eux par les
hommes et l’art est là aussi pour nous faire entrer dans cette intimité étrangère. Ce
n’est pas un viol de celle-ci puisque c’est l’artiste lui-même qui nous offre cette
possibilité, comme une espèce de don. Mais ce don ne peut nous parler et nous
émouvoir que s’il trouve un écho réel en nous et en son absence nous restons froids et
indifférents, attentifs seulement à la beauté éventuelle de la forme. N’a-t-on pas vu
des spectateurs du cinéma d’Antonioni le trouver vide de sens et ennuyeux, tout
simplement parce que le registre raffiné de sa sensibilité et donc de celle de ses
personnages leur échappait, ne correspondant pas à la leur ? A l’inverse, si cet écho
est là, il peut durer indéfiniment. C’est ainsi que le début de A la recherche du temps

12 Voir, dans le champ du cinéma, les disputes homériques des débatteurs de l’émission Le masque et la plume.
13Voir la détestation d’Ingres par Cézanne telle qu’elle est évoquée dans le film de J.-M. Straub, La visite au Louvre, ou
les rejets violents des films de la Nouvelle vague quand celle-ci est apparue.

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perdu, « Longtemps je me suis couché de bonne heure… », reste gravé dans ma
mémoire par-delà son anecdote précise (j’ai, au contraire, longtemps eu l’habitude de
me coucher tard !) : j’y trouve, sans trop savoir pourquoi, le double de ma sensibilité
et un climat affectif d’intimité toute intérieure (la nuit, la chambre, le lit, les échos
lointains du monde extérieur, la rêverie, etc.) dans lequel Proust réussit magiquement
à me plonger et grâce auquel j’adviens ou renais, en quelque sorte, à moi-même.

L’intimité silencieuse du sens


D’où un dernier point : conçue comme je l’ai dit, il est clair qu’une œuvre d’art
est un langage, elle nous parle, elle a sinon un sens, en tout cas du sens puisqu’elle
fait signe vers la vie qui l’a produite et s’adresse à notre propre vie. Et l’idée que l’art
serait inexpressif, sans rapport avec notre intériorité affective, comme on l’a soutenu
radicalement à propos de la musique14, est rigoureusement infondée Mais peut-on
expliciter théoriquement ce sens au point de le dépersonnaliser ? Cela peut varier
selon les arts en degré, mais pas en nature : le sens vécu du monde ou de l’existence
constitue une vérité vécue, non une vérité rationnelle, et sa saisie sollicite notre
sensibilité. Ainsi de ce vers admirable que Rilke avait mis dans l’épigraphe qui est
sur sa tombe : « Rose, ô pure contradiction, volupté de n’être le sommeil de personne
sous tant de paupières ». Comment dire autrement ce qui se dit-là ? C’est pourquoi on
doit affirmer que ce sens n’existe que dans la forme même, sensible, que l’artiste lui
a donnée : mots d’un poème donc, mais aussi sons d’une musique, couleurs d’un
tableau, tonalité unique d’un style d’écriture. Il ne peut donc être saisi
qu’intuitivement, j’ose à peine dire silencieusement, dans l’intimité, justement, de
l’expérience esthétique, à travers les intérêts affectifs qu’elle engage.

Yvon Quiniou

14 Voir le livre de Santiago Espinosa, L’inexpressif musical, Encre marine, 2013.

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LA MUSIQUE OU LA JOIE :
L’effet de vie comme figure du bonheur

Music or delight: The effect-of-life as a figure for happiness


Abstract : Music here is to be understood as a figure for happiness thanks to the
effect-of-life through which delight and vitality are brought to the humans (as
shown in the Chinese characters that associate music and happiness for this
purpose). The author is trying to understand the repercussions of this process in
our time, through an experiment of fundamental listening studied at first
according to three corollaries (material, opening, coherence) from the six defined
by M-M Munch in his theory, then compared to those of other thinkers and artists
interested in this dimension of existence frequently felt in everyday life yet not
recognised by the sciences (that are based on the subject/object dualism and on
the principle of causality). The aim here is to show all the fecundity of the life
paradigm which supports the effect-of-life aesthetics in the current world turned
towards a robotic humanity, always more deprived of the ability to feel, that is to
say to listen with all their body-mind-brain.

Dans les différents ouvrages qu’il a consacrés à la question, M-M Münch définit
l’effet de vie comme le fruit d’une interaction entre une œuvre d’art et son récepteur
provoquant chez celui-ci une saisie de tout l’être (corps-esprit-cerveau), un
débordement de joie intense par le fait de ressentir en soi la vie en abondance et d’en
être submergé.
En cette époque tragique de crise civilisationnelle, l’idée que l’expérience
artistique, en tant que perception bienheureuse de l’être et du monde, mènerait à une
expérience de bonheur ou de joie1, par l’effet d’accroissement de vie qu’elle procure
au contact d’une œuvre ou d’un être humain, est à creuser (ou mieux, à vivre) car elle
peut être à l’origine d’une vie sociale meilleure, et conduire à un bien-vivre (buen
vivir) dont beaucoup se préoccupent aujourd’hui.

J’aimerais apporter ici ma contribution au paradigme de l’effet de vie que je


considère comme essentiel pour approcher le phénomène artistique même si celui-ci
est et doit rester à mes yeux, un mystère ; car il touche au mystère des choses (« On
n’explique absolument rien, dit le poète, mais une perfection est donnée qui dépasse

1 Le bonheur n’est pas la joie, selon Lytta Basset qui le définit comme un état, alors que la joie serait plutôt un rythme
(cf La joie imprenable, Albin Michel, 1996, p. 23). La joie serait par ailleurs « inclusive » selon l’auteure, c’est-à-dire
qu’elle engloberait la négativité de l’être (le non-être) qui menace son existence depuis sa naissance au monde après
l’expérience de non-séparation et d’unité vécue dans sa vie prénatale.

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toute possibilité d’explication »)2 et au mystère de la personne,3 déchirée entre l’être
et le non-être mais habitée par une force de vie qui sommeille et qui peut à tout
moment être réveillée au contact de la beauté (d’une œuvre d’art, d’un paysage, d’un
être humain…). J’entends ici par ce mot de « beauté » une expérience qui va bien au-
delà du simple plaisir esthétique et qui peut toucher chaque être humain. Et c’est bien
là tout le propos de M-M Münch, que d’indiquer, avec ce paradigme, qu’il y a dans
cette expérience de la beauté, quelque chose de plus, qui donne accès aux
profondeurs de l’être et ouvre les portes d’une autre monde (transcendant   ?)
accessible à tous. Venant soudain à notre rencontre, de manière inattendue, cela nous
surprend et peut allumer en nous un véritable incendie de joie, si intense que toute
notre vie s’en trouve bouleversée. Je tiens à préciser que l’« excès » ou débordement
de joie ressenti n’a rien à voir avec un sentiment religieux ou moral et que si
« transcendance » il y a, cela se fait en dehors de toute référence à une religion.
Dans l’exposé qui va suivre, je cherche à me déprendre des discours et de mes
lectures philosophiques pour revenir à la source première (la vie) en faisant le récit
d’une expérience fondamentale qui a changé ma perception du monde et de la
musique que je pratique depuis mon enfance.
L’événement décisif a fait retentir en moi une autre expérience plus ancienne,
faite à l’âge de douze ans, et qui a délenché ma vocation de musicienne par la forte
émotion cathartique ressentie à l’écoute du Requiem de Mozart que j’écoutais pour la
première fois. Je comprends aujourd’hui que ces deux événements sont liés et
répondent, à mon insu, à une question intime que je porte depuis toujours. Celle-ci
s’est révélée à l’épreuve de mon travail dans les prisons avec l’orchestre participatif
créé en 2011 à l’université de Lille 3 et dont j’ai pu observer les effets concrets sur
des personnes en situation de grande précarité et fragilité sociales, vivant dans des
conditions extrêmes4 et sans aucune instruction pour la plupart d’entre eux.

Les raisons que j’ai de m’intéresser à la théorie de l’effet de vie ne sont


donc pas seulement scientifiques mais également, humaines et je remercie M-M
Münch de me donner l’occasion aujourd’hui d’en témoigner ; car ces expériences ne
sont pas reconnues par le monde universitaire ou celui de la critique d’art ; encore
moins par la musicologie traditionnelle qui préfère les méthodes d’analyse
descriptives à l’expérience singulière de la musique ; en tant que langage du corps,

2 Ph. Jaccottet, Semaison, Paris, Gallimard, 1984, p. 16.


3J.-F. Billeter, Un Paradigme, Allia, 2012, p. 50 : « C’est le propre de l’homme …à des degrés divers, de produire du
nouveau, qui l’étonne lui-même et qu’il s’y forme des phénomènes d’intégration dont il ne connaît que très
partiellement (ou pas du tout) les sources. Et c’est pour cette raison qu’il est et restera toujours pour lui-même une
énigme. Cette énigme est insondable. mais… pour que le nouveau émerge, il doit laisser faire le corps ».
4Ce travail a été décrit dans un livre, (sous la dir. de Marie-Pierre Lassus,) Le Jeu d’Orchestre. Recherche-action en art
dans les lieux de privation de liberté, Lille PUS, 2015.

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celle-ci ne présente à ses yeux, aucun intérêt d’un point de vue scientifique comme le
confirme cette définition récente de la musique par un musicologue partant du
principe que dans ce monde « il n’y a que des objets isolés qui n’entretiennent entre
eux aucune relation de réciprocité » :

La musique est d’abord un ob-jet, quelque chose qui existe en dehors de


nous, indépendant de nous. Cet objet ne peut être mis en rapport ni avec
d’autres objets ni avec l’infinité de perceptions dont il est, précisément,
l’objet (…)5.

Or, s’il est une condition sine qua non pour que l’effet de vie se produise c’est
bien que le sujet ne soit pas séparé de l’objet, attitude poétique s’il en est.
Contrairement à l’attitude scientifique de celui qui veut et croit savoir et cherche
davantage à conquérir et à posséder des connaissances, le chercheur de l’effet de vie
se laisse surprendre au contact de l’inconnu du monde et de l’être pour découvrir la
réalité,   autre manière de connaître, attribuée aux poètes. Mais si c’est de la
« poésie » ce n’est donc pas sérieux ? M.-M. Münch a tenté depuis sa découverte de
l’effet de vie de fonder une théorie qui puisse expliquer ce phénomène, en faisant
référence à l’art (la poésie, la musique, la peinture.) pour éclairer brièvement la
réalité qui de toute façon demeure voilée6 comme l’a démontré la physique
quantique. Celle-ci a entériné la validité de l’approche poétique du réel en
démontrant qu’il est non seulement incertain de prévoir les résultats d’une opération
scientifique dans l’infiniment petit (cf. Le Principe d’incertitude de Heisenberg) mais
que cela s’avère impossible. Le changement capital introduit par cette découverte
dans l’image de la science et la révolution méthodologique que cela entraîne n’a pas
encore été apprécié à sa juste mesure. Elle fut bien souvent ignorée à cause du vertige
produit par la découverte d’un autre ordre, a-causal, à l’origine de la division de
l’énergie dans un monde régi par la discontinuité des phénomènes, et non plus par la
succession (cause-effet). Cela met fin à l’ordre ancien de la causalité fondateur de la
science à l’époque de la modernité et suggère qu’il existe «   d’autres formes de
connaissance déposées par l’évolution de la vie, qui se rapportent directement à la
réalité »7, comme l’avait pressenti Henri Bergson (1859-1941) : dès 1934, il affirmait
que « L’intelligence n’est pas la seule forme de la pensée… » et que l’intuition, en est
une, tout aussi valable à ses yeux   : «   Nous appelons intuition, la sympathie par
laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a

5 S. Espinosa, L’inexpressif musical, Encre marine, 2013, p. 117.


6 B. d’Espagnat, Le réel voilé. Analyse des concepts quantiques, Fayard, 1994.
7H. Bergson, « L’intuition philosophique » (1911) dans La pensée et le mouvant, essais et conférences, (1934) PUF,
2013, p. 181.

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d’unique   »8 . Ainsi, non seulement il existerait d’autres modes de quête que la
recherche scientifique mais la thèse traditionnelle (rappelée par le musicologue cité
précédemment) selon laquelle il n’y a dans le monde que des objets séparés, consitue
selon le physicien Bernard d’Espagnat «   un dévoiement grave de la pensée qui
débouche sur un véritable appauvrissement de la mentalité générale et de la
culture »9.

Malgré cela, les sciences «   dures   » continuent d’imposer leurs modèles et


méthodes «   objectives   » (qui séparent le sujet de l’objet) aux sciences humaines
auxquelles l’art est rattaché à l’université en faisant de la connaissance de la réalité et
de la vérité, l’unique but de la recherche. Or, on oublie trop souvent qu’avant d’être
des sujets connaissants, nous sommes des êtres vivants et que lorsqu’il s’agit de
l’humain et de l’art, on ne peut pas en « mesurer » les effets de la même manière.

C’est donc sur un changement de paradigme que repose la théorie de l’effet de


vie de M-M Münch qui suggère une autre méthode (l’introspection) que nous allons à
présent appliquer pour rendre compte de cette manière qu’a l’effet de vie de « faire
vivre toutes les facultés du corps-esprit-cerveau »10, critère déterminant selon lui pour
apprécier la beauté (au sens où nous l’avons définie plus haut) d’une œuvre d’art,
dont la réussite serait conditionnée par l’engagement total du récepteur prêt à entrer
en sympathie avec son objet 11 pour découvrir un monde nouveau, matériel ou
immatériel.
Nous étudierons les conséquences de cette théorie en résonance avec d’autres
artistes et penseurs qui ont exploré ces chemins, non reconnus par la science.

L’expérience fondamentale
Le 8 mars 2008 vers 15h, alors que je participai à un concert-lecture de haïkus
(Jean-Loup Philippe) et de bols tibétains japonais, gongs et cloches joués par Alain
Kremski au musée Guimet, a eu lieu à Paris l’expérience fondamentale que je
considère aujourd’hui comme ma véritable naissance.
Ne connaissant à l’époque ni le musicien ni le comédien, je fus attirée dans ce
lieu par la thématique, « L’éloge de l’autre » proposée dans le cadre de la dixième
édition du Printemps des poètes. J’étais également curieuse d’entendre le résultat

8 H. Bergson, op. cit. p. 119-120.


9 B. d’Espagnat, Traité de physique et de philosophie, Paris, Fayard, 2002.
10 M.-M. Münch, “L’objet esthétique et la création”, dans Cahiers de sociologie économique et culturelle n° 62,
décembre 2017, p. 44.
11 M.-M. Münch, op. cit. p. 45: “L”effet de vie crée dans le corps- esprit un monde nouveau dans lequel nous entrons,
s’il est réussi, comme dans un monde réel, tout en sachant qu’il ne l’est pas »

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sonore de cet ensemble de musique méditative ainsi que le fruit de l’association haïku
+ musique qui me semblait devoir être vouée à l’échec. Car le vide suggéré dans ces
poèmes (comme dans la peinture de paysage d’Extrême-Orient) exclut à mon sens
toute présence concrète de la musique afin que quelque chose se révèle justement par
ce vide laissé à l’auditeur-spectateur qui a besoin pour cela de faire silence…
C’est donc avec une certaine réticence que je me rendis au concert, persuadée de
n’être pas convaincue, mais avec l’esprit curieux.

Dès mon entrée dans le musée, je me sentis « accueillie » par les statues de
Bouddha dont les visages et les corps jalonnaient le parcours jusqu’au seuil de la salle
de concert, répandant une impression de recueillement à laquelle je fus sensible. Mais
ce n’était rien comparé à celle du musicien, placé à l’écart du public dont je
remarquai immédiatement l’expression grave et concentrée du visage comme de tout
son être, si absorbé dans son introspection qu’il semblait absent du monde12.
Une fois ce premier choc passé, j’entrais dans la salle et me plaçais au milieu car
je voulais pouvoir entendre les riches harmoniques que devaient sans doute dégager
ces instruments aux résonances infinies, requérant, de la part du musicien, une oreille
fine pour pouvoir les accorder ensemble.

Quand je repense à ce qui s’est produit ensuite je ne peux qu’évoquer une


expérience de «   mort à soi-même   » qui m’a fait complètement me dissoudre
corporellement pour entrer dans un monde en mouvement et en expansion, baigné
d’une lumière spéciale. Peu à peu, je me changeai en son, en onde sonore à partir de
ce point (que j’étais) s’élargissant de plus en plus dans l’espace illimité pour entrer
dans une multiplicité de cercles se rejoignant à l’infini. Je me sentais reliée par ce
point à un immense univers devenu à lui seul un orchestre auquel une intense
participation me livrait son secret : tous les êtres vivants sont reliés entre eux comme
dans la partition de la nature où se joue un immense contrepoint dont chaque pupitre
est tenu par chacun   ; et je me sentais accordée à cette symphonie «   supra-
temporelle et extra-spatiale »13 à laquelle j’étais accordée par une sorte de sonorité
d’être.
Une joie intense m’a alors submergée. Cela provoqua à nouveau en moi une
dissolution de tout mon être devenu eau car un flot de larmes jaillit sans que je puisse
en arrêter le cours, qui semblait provenir d’une source profonde, inconnue du corps, à

12 J’appris par la suite qu’il venait d’apprendre la mort d’un proche, très proche juste avant de jouer et je ne peux
m’empêcher de faire la relation avec l’intensité et la beauté exceptionnelle de son jeu qui semblait venir d’une source
profonde et cet événement qui l’avait visiblement ébranlé.
13 C’est ce qu’a montré le biologiste Jakob Von Uexkhüll 1864-1944) sur lequel s’appuie la mésologie d’Augustin
Berque pour rendre compte de ce dynamisme, de cette vie en relation et en réciprocité entre tous les vivants (Mondes
animaux et monde humain, Rowölt, Hambourg, 1965), transposant dans le domaine musical les rapports entre les êtres.

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laquelle je me sentis soudain reliée. Je restai là, clouée à ma chaise, paralysée par
l’émotion, dans un corps que je ne sentais plus et auquel je ne pouvais plus
commander. Tandis que j’assistais, impuissante, au départ des spectateurs-auditeurs,
le musicien vint à ma rencontre pour me demander de quitter les lieux car un autre
public s’apprêtait à entrer pour la deuxième séance ; mais il m’était non seulement
impossible de le faire mais encore moins de lui en expliquer la raison. Et je
demeurais ainsi, entièrement livrée à l’émotion qui avait provoqué en moi un
accroissement de vie de tout mon être, me faisant voir et percevoir le monde « en
nouveauté » (Baudelaire), dans une lumière spéciale que la présence de ces Bouddhas
alimentait encore.

Finalement, le musicien m’aida à me lever de ma chaise et à sortir de la salle en


m’accompagnant jusqu’à un autre lieu du musée, proche, pour que je puisse
récupérer. Il me conseilla d’attendre là en m’expliquant qu’il avait déjà assisté à ce
type de réaction. Alors que je tentai de bredouiller une phrase, il m’écouta avec
attention et semblait comprendre ce qui m’arrivait… Cet état d’émotion a duré
longtemps après la fin du concert. Lorsque je pus enfin sortir du musée et rejoindre le
métro, tout autour de moi me semblait faux, comparé à ce monde de lumière et de
mouvement auquel j’avais pu avoir accès pendant un moment et qui avait provoqué
une sensation à la fois de terreur et de joie, qui m’apparut proche de la sensation du
sacré décrite par Otto Rank et C.-G. Jung : un sentiment de présence absolue qui
aboutit à la dissolution du moi au profit d’une transcendance devenue l’unique réalité.
Selon ces auteurs, l’art serait un mode d’expression privilégié de ce « mysterium
tremendum » désigné par le terme de « numineux », ses éléments (un objet, une
musique ou autre…) n’étant là que pour nous faire faire ce chemin vers
l’introspection de l’âme et du corps. Pour cela, aucun savoir n’est requis. Il s’agit
essentiellement de ressentir la force qui se dégage de l’objet et qui vient réveiller
celles qui sont en nous ; aucune définition rationnelle ne peut être donnée à ce
phénomène qui se vit davantage qu’il ne se laisse analyser ou comprendre. En
sollicitant l’engagement et la « sympathie » de tout l’être, il nous fait découvrir en
nous des ressources inconnues. Or telle est la définition du corps que propose Jean-
François Billeter après avoir vécu lui-même une expérience cathartique : « la totalité
des facultés, des ressources et des forces connues et inconnues de nous »14.

Ecouter : se changer soi-même en son


« J’appelle « corps » toute l’activité non consciente, qui porte mon activité
consciente… l’ensemble des énergies qui nourriront et soutiendront mon action »
précise Jean-François Billeter en soulignant cette dimension d’inconnu qu’il a lui-

14 J.-F. Billeter, Leçons sur Thouang-Tseu, Ed. Allia, 2002, p. 50

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même expérimentée. L’art, sa pratique comme son écoute, sollicite tout
particuilèrement ce corps-là qui n’est qu’activité selon lui et qui, par cet engagement
de tout l’être, peut répondre à l’appel de la beauté : car pour pouvoir écrire, jouer,
peindre, ou simplement écouter, il faut s’y mettre tout entier, devenir soi-même
l’objet de sa contemplation. C’est ce que suggère le compositeur japonais Toru
Takemitsu (1930-1996) en expliquant ce que c’est qu’ « écouter » :

« Ecouter signifie probablement se changer soi-même en son en existant en


lui »15

Ce compositeur, dont toute la musique témoigne d’une oreille particulièrement


fine comme l’était celle de Debussy, son maître spirituel, a exprimé ici en une seule
phrase tout le travail du musicien, compositeur ou interprète, qui consiste à entendre
moins les sons que les seuils et les silences, «   emplis de sonorités   »   (comme
l’expriment les concepts de ma et d’aida en japonais) qui à la fois les séparent et les
unit.
Cette définition vient confirmer ce que je venais de découvrir en en prenant toute
la mesure : que la musique est avant tout une expérience corporelle et un langage du
corps.

Longtemps après (jusqu’au lendemain) j’en éprouvais le retentissement et me


mis en recherche pour essayer de comprendre l’effet de la force et de l’intensité
qu’avait eu sur moi cette musique alors que je n’y étais pas préparée.

Le musicien m’expliqua par la suite que les bols tibétains étaient fabriqués dans
des matérieux spéciaux qu’il choisissait avec soin. Certains étaient composés de
météorites. Le matériau était donc visiblement l’un des facteurs déclencheurs de
l’effet sur le corps. L’autre était l’ouverture, soit  deux corollaires de l’effet de vie
selon M-M Münch. Il ajouta que certains sons ont des pouvoirs sur les corps comme
le savent certaines médecines qui les utilisent pour guérir des maladies physiques et
mentales. L’ouverture extraordinaire qu’ils provoquèrent en moi, toucha
effectivement le centre de mon corps qui semblait à la fois se dissoudre et s’étendre à
l’infini, comme les harmoniques de ces instruments (bols, gongs, cloches). Il me
semble pourtant qu’il ne s’agissait pas de cela ; ici l’élément essentiel est la
participation de l’auditeur dont le corps peut parvenir à une dissolution jusqu’au
cœur de l’être, effet d’un recueillement et d’une écoute corporelle intense, conduisant
à un débordement ou un excès de joie. Mais comment expliquer cela   ? De quel
« cœur » s’agit-il ?

15 Toru Takemitsu, cité par A. Poirier dans Toru Takemitsu, Michel de Maule, 1996, p. 63-64. Je souligne.

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La musique ou la Joie
Le concept d’« émouvance des choses »16 et la notion de « cœur » qui gouverne
encore aujourd’hui l’esthétique japonaise, m’ont donné des éléments de réponse. Que
signifie ce concept ? « Confier aux choses le soin de dire ce qu’on éprouve », ce par
quoi les choses parleront au cœur et le cœur aux choses. De ce point de vue, «  les
choses de notre milieu sont notre corps »17. Mais pour que cela se produise il faut un
langage commun, un entrelien qu’exprime ce concept, et qui agit dans l’acte
d’écouter. Cet être avec, inhérent au phénomène poétique opère pour que le subjectif
(ce que l’on éprouve) et l’objectif (ce que les choses éprouvent) se confondent,
produisant un unique sentiment, plus profond : celui de la vie même qui anime la
nature (dans laquelle l’homme est compris) et qu’il s’agit de sentir : cet engagement
dans les choses (ou participation) par le sentiment humain est le fil rouge de
l’esthétique japonaise dans laquelle ce sont les relations qui priment sur les objets et
les sujets, comme en poésie :

Tu ne seras pas la rose


Elle ne sera pas toi,

Mais entre vous il y a


Ce qui vous est commun

Ce que vous savez vivre


Et faire partager18.

Cela conduit au paradigme de la vie qui est au fondement de cette


esthétique19 (au sens de « faculté de sentir »).
Et l’on comprend ainsi pourquoi le Livre de la Musique (Yue-Jing) a mis au
centre de son enseignement cette notion, décrite comme un « ébranlement » du cœur
qui s’incarne dans les sons. On peut lire par exemple au début de l’ouvrage que « le
surgissement de tout air de musique tire son origine du cœur de l’homme »20. Il ne

16Repris au XVIIIe siècle et mis en valeur par Motoori Norinaga (1730-1801) qui en a été le penseur nous dit A.
Berque dans Postface à Josui Oshikawa et Hazel H. Gorham, Manual of Japanese flower arrangement, Paris, éditions
B2, 2015 (1936).
17 A. Berque, Poétique de la terre, Belin, 2014, pp. 104 et 107.
18 E. Guillevic, Art Poétique, Paris, Gallimard, 1989. p. 179.
19« Esthétique » doit ici s’entendre non pas seulement comme « ce qui a trait au Beau », mais bien plus largement
comme « ce qui touche à la faculté de sentir » c’est-à-dire à ce que les Grecs appelaient aisthêsis, et qui correspond au
sentiment dans le vocabulaire de Descartes, c’est-à-dire au principe même du vivant, Augustin Berque dans Postface à
Josui Oshikawa op. cit.
20 Cité par F. Jullien, Procès ou création. Une introduction à la pensée des lettrés chinois, Le Seuil, 1989.

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s’agit pas toutefois des sentiments de la vie intérieure. Il faut comprendre que
« l’ébranlement (dong) du cœur est produit par les existants ; cet ébranlement ressenti
en présence des existants, prend forme dans les sons » 21.
En ce sens, le cœur est le lieu où se manifeste l’émouvance ou l’émotion au
contact des choses et des êtres :
Yolaine Escande, sinologue et calligraphe, spécialiste de l’art pictural chinois, a
retracé dans ses livres l’expérience spirituelle liée à la pratique artistique en Chine où
la notion d’art ne recouvre pas la création d’un seul artiste-créateur mais est pensée
comme une co-création : issu étymologiquement du mot YI 22 qui signifie « le son du
cœur » ou intention (ce qui n’a rien à voir avec la volonté), l’art exige la participation
active du spectateur à l’œuvre, toujours considérée comme inachevée.
En tant que manifestation du cœur au contact du monde, l’intention   est à
l’origine de la création et correspond au sens de la vie23. L’essentiel de la peinture
n’est pas dans la forme représentée mais dans le souffle qui est recherché en tant que
principe interne de l’univers, ou sens de la vie qui a pour fonction d’agir sur le corps-
esprit-cerveau du récepteur. C’est pourquoi les vrais peintres ne peignent pas ce
qu’ils voient. Ils se soucient plutôt de ce sens de la vie :

La théorie esthétique chinoise insiste sur le fait que l’acte créateur n’est pas
le résultat d’une volonté mais de l’état de cœur de l’artiste. En d’autres
termes, il est très rarement question de technique. Celle-ci s’apprend auprès
d’un maître qui transmet en priorité non ce qu’il fait mais ce qu’il est, non
une pratique mais un esprit. C’est pourquoi, dans la tradition chinoise, l’acte
artistique correspond à l’accomplissement de soi, et sa pratique à une
expérience de vie24.

Cette idée que la pratique artistique n’est pas seulement le résultat d’une
technique mais dépend, pour l’essentiel, d’un travail sur soi et d’une disposition
d’ouverture au monde et à autrui, transforme l’art en une véritable éthique et
philosophie de vie. On peut qualifier ce travail de « poétique » dans la mesure où il
consiste à (s’) ouvrir les yeux du cœur pour s’émerveiller de tout ce que le monde

21 Y. Escande, L’art en Chine, Hermann, 2001, p. 101.


22« L’étymologie du caractère YI est : en haut l’herbe. A droite, la boulette. A gauche, « modeler », pétrir, ce qui signifie
pétrir une boulette. Son sens premier est planter, cultiver (…) YI fut rapidement entendu dans le sens de développement
personnel, culture de soi, dérivés de cultiver » dans Y. Escande, L’art en Chine,op. cit. p. 13.
23 Y. Escande, L’art en Chine, op. cit., p. 111.
24 Y. Escande, L’art de la Chine traditionnelle, collection Savoir: sur l’art 2000, p. 2.

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nous offre à chaque instant de nouveau25 en percevant le dynamisme de la réalité : or,
tel est le privilège de la musique qui, par sa vitalité est capable de ranimer en nous
des forces vives et à voir le monde « en nouveauté ». Sans doute est-ce la raison pour
laquelle les caractères chinois pour dire la musique sont directement associés à la joie
et au plaisir :

⾳樂 yīn yuè signifient musique. ⾳ est le caractère pour le son, tandis que
樂 se réfère à la musique elle-même ainsi qu’aux concepts de bonheur, de
plaisir et de joie. Les deux caractères combinés signifient littéralement « le
son du bonheur »26.

Cela signifie que la joie ne peut résulter que d’un rapport, un couplage entre
deux éléments qui sont de connivence: le son et la musique d’un côté, le plaisir et le
bonheur, de l’autre. Autrement dit, la joie émerge du lien et elle demeure
« imprenable » selon Lytta Basset parce qu’elle est inclusive et capable d’intégrer
tout le négatif de l’existence (ce en quoi elle se différencie du bonheur). C’est
pourquoi, à ce niveau, elle ne peut être que débordante, « chant d’ivresse » comme le
pensait Nietzsche pour qui la joie est plus profonde que la douleur ou la peine27  : sa
capacité d’intégration du négatif décuple le sentiment de plénitude et de vie, donnant
par là-même le courage d’exister.
De cette vitalité propre à la musique plus qu’à tout autre art, découle une
perception nouvelle d’un monde en mouvement que l’on commence alors à percevoir,
en soi et autour de soi quand on la pratique au quotidien   : à force d’écouter en
imagination ou réellement ses mouvements que l’on mime à l’intérieur de soi pour
pouvoir les jouer au-dehors, le musicien se sent habité par un dynamisme qu’il
projette au-dehors. Dans l’expérience fondamentale que j’ai pu vivre, il me semblait
avoir été plongée jusqu’ici dans une sorte de théâtre, celui de l’existence où tout est
faux. Une fois accomplie l’épreuve de la dissolution du corps, une lumière nouvelle
éclairait le monde, comme si je renaissais à celui-ci après une mort nécessaire qui
m’ouvrait les portes de la Joie.
Si l’on admet avec Lytta Basset que l’expérience fondatrice de tout être humain,
loin d’être celle de la joie, est celle d’une inadéquation de soi à l’existence qui
commence dès la naissance (où après avoir vécu pendant neuf mois dans le corps
vivant d’un autre être humain, le fœtus doit apprendre à vivre sans et en-dehors de

25Cette attitude « éthique » (au sens où elle permet de ne pas projeter de préjugés sur les êtres) a été partagée par
d’autres artistes en Occident, comme Albert Camus, Francis Ponge ou Eugène Guillevic, sensibles au point de vue des
choses les plus infimes et insignifiantes.et attentif à leur vie spirituelle.
26 Cf J.-D. Javary 100 mots pour comprendre le chinois, Albin Michel, 2008.
27Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Quatrième Partie, « Le chant d’ivresse », H. Albert, Œuvres Complètes,
Mercure de France, 1903, 459-476.

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lui), cette expérience d’unité vécue dans l’écoute corporelle intensive, est un moyen
efficace de (re)trouver la joie d’être comme j’ai pu moi-même le constater dans mon
travail dans les prisons avec l’orchestre participatif28 auprès de personnes qui avaient
perdu tout espoir de vivre.

L’émerveillement : s’ouvrir comme une fleur


Pour les poètes et artistes, la beauté est bien plus qu’une jouissance esthétique.
Elle est un chemin qui entr’ouvre une porte vers l’inconnu qu’il nous faut accueillir
comme une grâce. Il s’agit avant tout d’une expérience relationelle pouvant
concerner tout autre chose qu’une œuvre d’art   : un être humain (l’amour), un
élément, un paysage….
Ainsi, A. Camus n’hésitait pas à mettre l’art au second plan pour valoriser un
certain sens de la vie que les œuvres n’atteignent pas selon lui : « le sens vrai de la
vie : les œuvres n’y suffiront jamais »29 affirme-t-il : « Je ne puis vivre sans mon art.
Mais je n’ai jamais placé cet art au-dessus de tout… »30 et aussi : L’art n’est pas
tout pour moi »31. Car il n’était pour lui qu’un moyen d’éprouver cette « vie en
croissance » cette jouissance de vivre qui donne le sentiment d’exister au centuple.
Le sens vrai de la vie, c’était pour Camus la lumière et le bonheur d’être dans
les lieux où il a grandi, sous le soleil de Tipasa, une ville baignée de la lumière de
l’Algérie où il est né. Avec A. Camus, je pense que la grande force de l’art est de nous
mettre en contact avec une source inconnue en nous («   le cœur   »   ?) grâce à
l’expérience de la beauté qui est liée à un certain sens de l’humanité, partageant avec
la douleur cette universalité ; ainsi, dans l’art comme dans la vie qui nous met à
l’épreuve de la douleur comme de la beauté, ce qui compte c’est d’être humain »32.
Si l’art vient toujours après chez Camus il s’agit toujours de la même chose :
l’art de sentir et d’écouter la vie sensible en soi et autour de soi et demeurer attentif
aux autres comme à soi grâce à une expérience de beauté ou de poésie, qui nous met
au monde. Telle est l’attitude intérieure de l’artiste qui est une éthique placée ii au
sommet de l’art  et qui est accessible à tout un chacun. Pour l’éprouver il n’est besoin
d’aucun savoir comme en témoigne l’expérience de cette femme adultère qui
découvre pour la première fois le désert dans une de ses Nouvelles extraite du recueil
L’Exil ou le Royaume.

28 Marie-Pierre Lassus (sous la dir. de) Le Jeu d’Orchestre. op. cit.


29 A. Camus, Œuvres Complètes, II, Paris, Gallimard, 2006-2008, p. 795.
30A. Camus, Discours de réception du prix Nobel de littérature, 10 décembre 1957, Stockholm, dans Conférences et
discours, Gallimard, 2017, 1936-1958, pp 334.
31 A. Camus, Œuvres Complètes, II, op. cit. p. 795.
32 A. Camus, Œuvres Complètes, II, op. cit., p. 799.

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L’émerveillement de cette femme ordinaire, usée par les tâches quotidiennes,
dont la vie monotone est un jour illuminée par l’extase cosmique éprouvée au contact
d’un paysage, est proche de ce que j’ai pu vivre   : un élargissement de l’espace
soudain illimité et baigné d’une lumière nouvelle, l’existence d’un temps vibré
menant à la dissolution d’un corps devenu onde et laissant la place à un être neuf,
ébranlé du cœur, pleurant de joie   : je retrouve ici tous les éléments décrits
précédemment, preuve que cette expérience n’est pas rare33 mais que l’on n’ose en
parler car elle demeure mystérieuse jusqu’à ce que l’on rencontre un autre être avec
qui la partager :

A mesure qu’ils montaient, l’espace s’élargissait,…


L’air illuminé semblait vibrer autour d’eux, d’une vibration de plus en plus longue,
comme si leur passage faisait naître sur le cristal de la lumière, une onde qui
allait en s’élargissant …le ciel entier retentissait d’une seule note éclatante et brève
dont les échos peu à peu remplirent l’espace au-dessus d’elle, puis se turent
subitement pour la laisser silencieuse devant l’étendue sans limite…incapable
de s’arracher au vide qui s’ouvrait devant elle, …elle ne pouvait détacher ses
regards de l’horizon…dans l’après-midi qui avançait, la lumière se
détendait…de cristalline elle devint liquide…En même temps, au cœur
d’une femme que le hasard seul amenait là, …que l’habitude et l’ennui
avaient serré, se dénouait lentement…

Il lui semblait que le cours du monde venait de s’arrêter…En tous lieux, la vie
était suspendue, sauf dans son cœur où, au même moment, quelqu’un pleurait de joie
et d’émerveillement »34.

Résonances 
C’est cette capacité à participer et à s’émerveiller qui fait la saveur de nos vies et
nous donne le « sentiment d’exister » au centuple. En ce sens, je dois mon sentiment
d’exister à la musique dont la beauté parfois écrasante m’a permis de sur-vivre (vivre
plus) et de (re)naître. Vivre, nous apprend François Jullien, implique non seulement

33 Cf. l’expérience d’écoute de l’ouverture de Tannhaüser de Wagner par Baudelaire : « Aucun musicien n’excelle,
comme Wagner, à peindre l’espace et la profondeur, matériels et spirituels [… ] je conçus pleinement l’idée d’une âme
se mouvant dans un milieu lumineux, d’une extase faite de volupté et de connaissance, et planant au-dessus et bien loin
du monde naturel […]J’avais subi (du moins cela m’apparaissait ainsi) une opération spirituelle, une révélation. Ma
volupté avait été si forte et si terrible, que je ne pouvais m’empêcher d’y vouloir retourner sans cesse… » dans Ch.
Baudelaire, L’Art romantique, Calmann Lévy, 1885, O.C, tome III, p, 207-265.
34 A. Camus, La Femme adultère dans L’Exil et le Royaume, 1957, La Pléiade, IV, pp. 1567-1568.

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de (re) naître mais de croître35. Rappelons que c’est aussi grâce à l’intensité de la
musique que Hannah Arendt a eu soudain la révélation du concept de natalité,
principe essentiel de sa « philosophie de la naissance »36  selon lequel chaque être
humain étant en soi un pur commencement, il peut, en tant qu’un être unique et
singulier, renouveler le monde et y faire des miracles car il est en lui-même « un
miracle qui sauve le monde »37 à condition qu’on le laisse accomplir sa tâche.

Ces expériences fondamentales ne nous enseignent rien sur le plan du savoir.


Elle nous apprennent à nous ouvrir, comme une fleur, à entrer dans la profondeur des
choses et à « devenir ce que l’on voit ou entend » dans une attitude poétique ancrée
dans la réalité qui aide à mieux supporter l’existence : Car rendre aux choses leur
valeur harmonique, telle est la tâche des poètes. « L’être qui s’émerveille est beau
comme une fleur » affirme P. Valéry 38.
De même, l’émerveillement que décrivent Bachelard39 ou Camus, implique une
« sur-écoute »40 nous révélant qu’« au-delà de l’apparaître, nous habitons déjà des
harmoniques »41 qui nous permettent d’entendre les sonorités d’être42 des humains et
des choses.

Se borner à jeter un regard utilitaire sur le monde, c’est ne pas voir qu’un arbre
est plus qu’un arbre. Qu’une lampe ou une table est plus que cela, qu’un tableau est
plus qu’un tableau :

Sentez-vous encore les caresses de la lumière ? Les songes qui hantent les
eaux, les avez-vous évacués ? Entendez-vous le langage des arbres ?...Avez-

35 F. Jullien, « Vivre en chinois se dit sheng …aussi bien naître et croître, mettre au monde, enfanter » dans Vivre en
existant, Paris Gallimard, 2016, p. 220.
36 C’est en sortant d’un concert à Munich en 1952 où elle entend Le Messie de Haendel qu’elle a l’intuition de l’idée de
natalité. L’intensité de la musique la lui fait soudain comprendre : « Quelle œuvre ! L’Alléluia me résonne encore dans
les oreilles et dans le corps. Pour la première fois j’ai compris combien c’était formidable : un enfant nous est né. Le
christianisme, c’est quand même quelque chose ! » écrit-elle dans sa Lettre à Heinrich Blücher où elle souligne le
motif : « For into us a Child is born », B. Levet, Le musée imaginaire de Hannah Arendt, Les Essais, Stock, 2011, p. 9.
37H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy pocket, 1981 et 1983, p. 314 : « Le miracle qui sauve le
monde, nle domaine des affaires humaines de la ruine normale, « naturelle », c’est finalement le fait de la natalité. En
d’autres termes, c’est la naissane d’hommes nouveaux »
38 P. Valéry, Dialogue de l’arbre t. II, La Pléiade, p. 185
39G. Bachelard, La poétique de l’espace, op. cit. p. 2 : « La poésie est un émerveillement… Il nous faut écouter les
poèmes comme des mots pour la première fois entendus écrit Bachelard dans La Flamme d’une chandelle, op. cit. p. 77.
40 G. Bachelard, Poétique de l’espace, PUF, 1957, p.164.
41 J-L Evard, Métaphonies. Essai sur la rumeur, Editions de la revue Conférence, 2013, p.139. D’un point de vue
acoustique, chaque son peut être décomposé en un son fondamental accompagné de sons harmoniques dont la fréquence
peut être simple, double triple etc…du son fondamental. Ils sont utilisés notamment dans la musique spectrale (Gérard
Grisey et Tristan Murail).
42 G. Bachelard, La poétique de l’espace, op. cit. p. 2.

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vous conscience de la nourriture qu’un accueil ouvert et attentif au monde
peut fournir à votre sensibilité, à votre imagination, à votre bonheur de
vivre ?43

En adoptant un autre regard, nous pourrions entrer dans un paysage peint pour
nous sauver de la réalité qui est la nôtre aujourd’hui, celle d’une décosmisation
généralisée et voir enfin «   les arbres, les fleurs, en vie, en pleine vie, en vie
poétique…   »44 comme Wang-Fô, le peintre de la Nouvelle de Marguerite
Yourcenar45. C’est pourquoi, il est urgent de réapprendre à sentir en entrant en
« sympathie » avec le monde.
 
Notre culture rend le cosmos inerte, muet  ; plus de signes, plus de
messages, rien à déchiffrer  : les choses sont claires et tout de suite
éprouvées. Il en résulte une réalité globalement absurde, et, dans le détail,
insignifiante.46

Tel est selon Jung, le problème de l’âme moderne, dont « chaque pas l’éloigne
de la participation »47. Dans ce monde inhumain où Il n’y a rien au-delà, pas de place
pour la rêverie selon lui, cette absence de participation fausse nos rapports avec la
réalité à laquelle nous ne savons plus prêter attention. Or, c’est à cette tâche que s’est
voué C.-G. Jung, prenant en compte des phénomènes qui, étant étrangers l’un à
l’autre et non reliés de manière causale, le sont cependant du point de vue du sens
comme dans la synchronicité48 aux effets numineux  : « Ce qui m'intéresse avant tout
dans mon travail, confie-t-il dans sa correspondance, n'est pas de traiter les névroses
mais de me rapprocher du numineux... l'accès au numineux est la seule véritable
thérapie »49.

Ces effets ont été identifiés comme des « archétypes » c’est-à-dire des facteurs
d’ordre formel qui structurent les processus psychiques inconscients (des patterns of
behaviour) et possèdent une charge ou effet spécifique. Venant d’ailleurs, il saisissent

43 J. Onimus, Essais sur l’émerveillement, PUF, 1990, p.15.


44 G. Bachelard, La flamme d’une chandelle, PUF, 1961, p.15.
45 M. Yourcenar, « Comment Wang-Fô fut sauvé », dans Nouvelles Orientales, Gallimard, 1963 [1936].
46 J. Onimus, op. it. p. 15.
47 C.-G. Jung, Problèmes de l’âme moderne, Buchet Chastel, 1960, p. 166.
48C.-G. Jung, «   J’emploie ici le concept général de synchronicité dans le sens particulier de deux ou plusieurs
événements sans lien causal et chargés d’un sens identique ou analogue » dans Synchronicité et Paracelsia, Paris, Albin
Michel, 1988 [1961], p. 43 .
49 C.-G. Jung, Correspondance, 2:1941-1949, 1993, p. 114.

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l'individu, et provoquent un abaissement partiel de son niveau mental au profit de
l’émotionnel : une baisse de contrôle en découle provoquant un lâcher prise dans le
corps qui se met à agir et à penser, dans cet état de relâchement. Dans tous les cas, Il
s’agit d’un savoir prééxistant, inexplicable par la causalité, concernant des faits qui
ne peuvent pas encore être sus par la conscience. Il en conclut : La synchronicité
n’est pas plus énigmatique ou mystérieuse que les discontinuités de la physique, car
Ce qui provoque des difficultés de compréhension et fait paraître
impensable qu’il puisse se produire des événements sans cause, c’est
seulement la croyance invétérée en la toute-puissance de la causalité50.
Selon Jung, il faut considérer ces phénomènes comme des actes de création
d’un ordre qui existe et se perpétue depuis toujours en se renouvelant.
Quand je repense à mon expérience fondamentale, je peux témoigner de ce
phénomène qui a déclenché entre autres, une forme d’écriture-lecture que j’ai
ressentie comme une conséquence directe : celle-ci avait ouvert en moi les vannes
d’une source profonde et inconnue auparavant : ainsi reliée à l’activité profonde,
intime, du corps, je me mis à écrire d’un seul trait un livre entier sous la dictée du
dedans et sans pouvoir m’arrêter51.

Conclusion 
Les phénomènes que nous avons évoqués ici (l’intuition, la synchronicité entre
autres) ont en commun de se référer à un autre ordre que la causalité, de privilégier
la sympathie (au détriment de la séparation du sujet et de l’objet, de faire vivre une
expérience d’unité de l’être (unir toutes les facultés) provoquant parfois un
débordement ou un excès de joie intense qui accroît le potentiel de vie dans tout le
corps-esprit-cerveau…
L’expérience fondamentale que j’ai tenté de décrire plus haut a changé
radicalement ma conception de la musique et de l’écoute et a bouleversé ma vie : elle
lui a donné un supplément de vie, ou sur-vie (un plus-qu’être dirait Bachelard) et est
devenue une vérité au sens où l’entend M.-M. Münch : « Toute expérience fortement
vécue est une vérité, une vérité de fait.» et « En ce sens, la pratique de l’art est l’une
des stratégies de bonheur accessibles à l’être humain » 52.

50 C.-G. Jung, Synchronicité et Paracelsia, Paris, Albin Michel, 1988 [1961], p. 107.
51Depuis j’ai adopté ce mode d’écriture auquel j’assiste « en témoin » comme si quelqu’un (un autre moi ?) écrivait à
ma place, et j’attends toujours d’avoir une vision globale de ce que je veux faire ou créer en étant à l’écoute du moment
propice.
52 M.-M. Münch, « Toute expérience fortement vécue est une vérité, une vérité de fait. », op. cit. p. 49 note 1.

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Rappelons que le mot bonheur, du grec eu-daimonia, désigne une sorte d’ange
gardien ou daimon, qui nous accompagne pendant notre existence sur terre, chaque
jour, et en chaque lieu, personnifiant notre destinée (ou Tychée). Autrement dit, il est
une « bonne puissance divine », un « démon » de vie ou de joie qui nous pousse à
nous mettre en marche dans l’existence en demeurant à l’écoute des sonorités d’être
du monde et d’autrui. La beauté est ce chemin qui nous fait éprouver des
retentissements au seuil de l’être   et n’a pas besoin d’un savoir   ; comme l’image
poétique, « rien ne la prépare, surtout pas la culture, …surtout pas la perception… »
affirme G. Bachelard qui a révélé dans ses livres cette ontologie du poétique53
échappant à la causalité à partir de la notion de phénomène de « retentissement »
qu’il emprunte à E. Minkowski54 . Dans un chapitre de son livre, « L’Auditif » celui-
ci explique la différence entre la résonance (qui relève de la causalité) et le
retentissement, fondamentalement a-causal, qui est pour Bachelard à l’origine de
l’ontologie du poétique : « C’est… à l’inverse de la causalité, … que nous croyons
trouver les vraies mesures de l’être poétique » nous dit-il. Ici, le son ne se manifeste
plus en tant que phénomène, mais en tant que possibilité, comme l’être poétique à
venir faisant cette expérience de bonheur et de joie que procure à l’être humain l’effet
de vie.
Marie-Pierre Lassus

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H. BERGSON, «   L’intuition philosophique   » (1911) dans La pensée et le mouvant, essais et
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Japanese flower arrangement, Paris, éditions B2, 2015 (1936).
Augustin BERQUE, Poétique de la terre, Belin, 2014.
Jean-François BILLETER, Leçons sur Thouang-Tseu, Ed. Allia, 2002.

53G. Bachelard, La poétique de l’espace, op. cit. p. 8 : « considérée dans la transmission d’une âme à une autre, …une
image poétique échappe aux recherches de la causalité. Les doctrines timidement causales comme la psychologie ou
fortement causales comme la psychanalyse ne peuvent guère déterminer l’ontologie du poétique
54E. Minkowski, chapitre 9 : « Retentir. l’Auditif », Vers une cosmologie, Aubier, 1967 [1936]. « Quand nous disons
que la forêt se remplit du son du cor, nous n’avons point en vue que le son émis par le cor se propage progressivement
dans la forêt pour se perdre ensuite dans le lointain…Ce qui se trouve au premier plan, nous dit-il, ce ne sont ni la
propagation du son ni son décroissement progressif au fur et à mesure qu’il s’éloigne de la source sonore, mais au
contraire, le fait que le son, abstraction faite du chasseur qui souffle du cor, en se reflétant et se répercutant de toutes
parts, remplit la forêt, en la faisant tressaillir et vibrer à l’unisson avec lui » p. 106.

> sommaire     54


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Conférences et discours, Gallimard, 2017, 1936-1958, pp. 333 – 339.
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Jean-Luc EVARD, Métaphonies. Essai sur la rumeur, Editions de la revue Conférence, 2013.
Eugène GUILLEVIC Art Poétique, Paris, Gallimard, 1989.
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François JULLIEN, Procès ou création. Une introduction à la pensée des lettrés chinois, Le Seuil,
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Carl Gustav Jung, Correspondance, 2 : 1941-1949, 1993.
Marie-Pierre LASSUS (sous la dir. de) Le Jeu d’Orchestre. Recherche-action en art dans les lieux
de privation de liberté, Lille PUS, 2015.
Béatrice LEVET, Le musée imaginaire de Hannah ARENDT, Les Essais, Stock, 2011.
Eugène MINKOWSKI, chapitre 9   : «   Retentir. l’Auditif   », Vers une cosmologie, Aubier, 1967
[1936].
Marc-Mathieu MUNCH, “L’objet esthétique et la création”, dans Cahiers de sociologie économique
et culturelle n° 62, décembre 2017.
Friedrich NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, Quatrième Partie, « Le chant d’ivresse », trad.
H. Albert, Œuvres Complètes, Mercure de France, 1903, 459-476.
Jean ONIMUS, Essais sur l’émerveillement, PUF, 1990
Alain POIRIER, Toru Takemitsu, Michel de Maule, 1996.
Jakob Von UEXKHÜLL, Mondes animaux et monde humain, Rowölt Hambourg, 1965.
Paul VALERY, Dialogue de l’arbre t. II, La Pléiade.
Marguerite YOURCENAR, «   Comment Wang-Fô fut sauvé   », dans Nouvelles Orientales,
Gallimard, 1963 [1936].

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“Eu sei que vou te amar”:
uma análise transdisciplinar
da estrutura musical e poética da canção

Eu sei que vou te amar: a transdisciplinary analysis between the musical and


poetic structure of the song.
Abstract : the present work seeks to establish relations between the formal
structure, melodic and harmonic music Eu sei que vou te amar, by Tom Jobim and
Vinícius de Moraes with the lyrical structure present in the lyrics of the popular
song. For this, Schenker analysis was used to establish patterns that can be
compared with the romantic theme of poetry. The results point to an analogous
constitution between the protagonist's journey towards his beloved object and the
melodic and harmonic contours of the music.
Keywords : Eu Sei que Vou Te Amar; Schenkerian analysis; poetic analysis...

1. Introdução
A Bossa Nova certamente ocupa um dos lugares de maior visibilidade na
trajetória da Música Popular Brasileira, tanto em âmbito nacional quanto
internacional. Porém, apesar de constituir um importante patrimônio cultural, não
podemos nos esquecer que esse gênero, ou estilo para alguns, foi fruto de uma
construção. Esse edifício que começa a se ergue no início do século XX, com a
urbanização das grandes cidades, enterra suas raízes no maxixe, no samba e nas suas
variações, como samba-canção, entre outros.
Nesse sentido, verificar as influências de estilos em outros se faz salutar no que
diz respeito à identidade musical de nosso país. Mesmo não tendo tanta sofisticação
harmônica ou melódica, movimentos musicais que precederam a Bossa Nova
influenciaram o gênero e contribuíram de forma significativa. Utilizar ferramentas de
análise do campo da teoria musical também é relevante para perceber essas sutilezas
presentes no campo formal, melódico e harmônico das canções.
Assim, podemos observar como determinadas tendências caracterizaram um
jeito de compor. Porém, por serem canções e possuírem letras na forma de poesia
cantada, muitas vezes essas análises se tornam puramente técnicas ou abrem caminho
para a necessidade de abordagem de outras de áreas do conhecimento.
Dentro desse espírito de abrangência, o objetivo desse artigo visa aprofundar a
compreensão do estilo do samba-canção, que precede o movimento da Bossa Nova, a
partir da análise da canção Eu sei que vou te amar, composta por Antônio Carlos
Jobim e Vinícius de Morais no Rio de Janeiro de 1959. Para isso, realizaremos um

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percurso que inclui considerações a respeito da significação musical e, em seguida, ao
contexto de criação da obra. Em uma segunda investida, adaptamos a análise
schenkeriana ao universo dessa canção popular para verificar os padrões recorrentes
em sua estrutura formal, melódica e harmônica.
Nesse momento, nossa intenção é levantar elementos constituintes da música
que possam estabelecer relações análogas com a poesia empregada em letra, na
performance da canção, conforme aconselha Fraga em relação às diversas
possibilidades de utilização da abordagem schenkeriana, em análises, a saber:
“Havendo letra, tentar entender seu significado em buscar relações mais explícitas
entre o texto e música, tais como imagens musicais” (FRAGA, 2006: 66).
E, quando nos debruçamos sobre o universo das canções populares, são
justamente essas imagens musicais que saltam aos olhos. Os resultados dessas
análises transdisciplinares tornam-se significativos e demostram como matrizes de
linguagens aparentemente apartadas se complementam e podem auxiliar tanto
ouvintes como letristas, poetas e músicos a uma maior fruição da obra musical.
Assim, como resultado final, conseguimos estabelecer uma correlação entre o
contorno melódico e o percurso do eu lírico que protagoniza a poesia. Uma vez na
forma simbiótica da canção, ou texto cantado em forma de melodia, essa união se
consuma e se torna indissociável. E, mais do que em muitas canções, essas
qualidades podem ser observadas no minimalismo das canções dessa fundamental
dupla de compositores brasileiros, como analisa Arthur Nestrovski:
Tom Jobim é o grande mestre moderno da composição de canções do
Brasil. Melhor do que qualquer outro, ele tem o gênio capaz de extrair o
mínimo do máximo. (...) Que a modernidade musical, essa importante arte
de potencializar elementos mínimos, servisse de inspiração e suporte para a
arte dos poetas foi uma felicidade, que em boa mediada se deve ao milagre
Vinícius de Moraes. (NESTROVSKI, 2009: 507)

2. Forma significante: música, texto e performance na canção.


Inicialmente, teceremos algumas considerações a respeito da significação
musical e suas possíveis relações de sentido. O objetivo nessa etapa é discutirmos as
relações da música com outras linguagens a fim de que, na análise futura, tenhamos
condições de avaliar melhor os limites e potenciais das diferentes matrizes, notas
musicais e poesia cantada. Para isso, escolhemos as ponderações de Suzanne Langer
em sua principal obra Filosofia em Nova Chave, livro publicado nos Estados Unidos
na década de 60 e extremamente relevante nos estudos sobre estética musical.
A questão central que se coloca na obra é a possibilidade de subordinação do
sentido da música a outros sentidos que podemos dar a ela, sejam do campo subjetivo
ou por meio de outras linguagens artísticas consagradas tais como poesia, teatro,
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dança ou artes plásticas. A autora parte do conceito de que a música é
preeminentemente não-representativa, ou seja, sua forma possui significação
intrínseca em si mesma. Sua essência é sua própria lógica interna e independe de
quaisquer outras possibilidades de associação. Sendo assim, a autora cita Bach e
Beethoven dizendo que:
Na música alemã, desde Bach a Beethoven, diante de nós, praticamente
nada temos exceto estruturas tonais: nenhuma cena, nenhum objeto,
nenhum fato. (LANGER, 2004: 210).
Embora Langer atribua demasiada independência à essência da música, ainda
assim, sua preocupação não se limita a uma defesa de estética autônoma musical, mas
sim, sua aberta simbolização. Nesse processo, a percepção passa por um filtro
subjetivo e provoca reações. A reação mais comum ao ouvirmos música está ligada
ao campo das emoções. Langer recorre à época de Platão lembrando que em seu
Estado ideal, defendido na sua obra “República”, ele chega a censurar determinadas
melodias para livrar seus cidadãos das “tentações voluptuosas e emoções
desmoralizantes”. Talvez a reação exacerbada do filósofo grego fosse explicada, em
parte, pelo desconhecimento das reações biológicas provocadas pelos sons e ruídos.
A ciência moderna nos responde algumas questões a respeito desse assunto.
Independente de questões coletivas ou políticas, no aspecto individual e biológico,
somos “alterados” pela música sem que necessariamente possamos evitar, como
pontua Langer:
Sabe-se que a música, na verdade, afeta o ritmo da pulsação e da respiração,
facilita ou perturba, excita ou relaxa o organismo enquanto dura o estímulo,
mas além de provocar impulsos de cantar, tamborilar, ajustar o passo ao
ritmo musical e, talvez, de filtrar, prender o fôlego ou assumir uma postura
tensa, a música comumente não influencia o comportamento. (LANGER,
2004: 212).
Desta forma, mesmo que tenhamos reações provocadas pela música, segundo a
autora, elas não são duradouras ao ponto de alterar os rumos de uma sociedade.
Seriam, sim, uma espécie de fôrma, moldes nos quais nos encaixaríamos
temporariamente e nos quais teríamos a possibilidade de experimentar emoções que
não são necessariamente as nossas. Seguindo esse raciocínio no qual a música não
possui algo pré-determinado originalmente, Langer nos aponto para o caráter
semântico, cuja simbolização é intrínseca ao conteúdo da música. Sendo assim,
Se a música tem qualquer significação, é semântica, não sintomática. Seu
significado é evidentemente não o de um estímulo para provocar emoções,
não o de um sinal para anuncia-las; se tem um conteúdo emocional ela
“tem” no mesmo sentido que a linguagem “tem” seu conteúdo conceitual –
simbolicamente. Não é comumente derivada de afetos nem tencionada para

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eles; mas cabe dizer, com certas reservas, que é a respeito deles. (LANGER,
2004: 217).
Verificamos a partir da citação acima uma janela aberta para a relação da música
com outras expressões, pelo menos no campo simbólico e conceitual. A partir do
criterioso estudo de diversos autores como Hanslick, Pirro e Huber, a filósofa lembra
que não é possível estabelecer uma analogia direta entre a música e uma linguagem
apenas pela função semântica. A música não possui as mesmas características da
linguagem tais como regras sintáticas para derivar conotações complexas sem
qualquer perda para seus elementos constituintes, por exemplo. À parte alguns
exemplos onomatopaicos, “a música não possui significado literal” (LANGER, 2004,
p. 230). Sendo assim, questionamos se realmente seria possível estabelecer uma ou
várias relações da música com uma língua escrita e falada, como no objetivo desse
artigo? Na questão prosódica e rítmica, certamente. Mas quais seriam as formas de
atrelarmos a simbolização de uma à outra? Talvez a própria filósofa nos aponte um
caminho para isso:
O que é verdadeiro quanto à linguagem, é essencial na música: a música que
é inventada enquanto a mente do compositor está fixada no que deve ser
expresso tende a não ser música. É um idioma limitado, qual uma
linguagem artificial, mas até menos bem-sucedida; pois a música no seu
ápice, embora seja claramente uma forma simbólica, é um símbolo não-
consumado. A articulação é sua vida, mas não a asserção, a expressividade,
não a expressão. (LANGER, 2004: 238).
Esse “símbolo não-consumado” parece ser o canal de relação com outras
matrizes da linguagem. Pois, se assim não fosse, a música não teria a extrema
capacidade de adaptação e transmutação conforme vem acontecendo em nossa
cultura. Afinal, sendo uma espécie de amálgama, a música vem exercendo um grande
poder transformador na sociedade. E isso, certamente se deve a essa múltipla
possibilidade de interação simbólica que ela permite na relação com outras matrizes
de linguagem. Isso nos remete a verificar a potencialidade da palavra. Teríamos
também a mesma possibilidade intrínseca no texto falado e escrito? Para isso é
necessário adentrarmos no campo de um tipo de composição musical quase tão antigo
quanto a própria humanidade, a canção.
Há algo especial nas palavras cantadas. Elas se diferenciam das palavras que
utilizamos no cotidiano. Elas são estruturas complexas que envolvem música, texto e
performance vocal. Isso pode ser percebido pelo crescente e sistemático estudo sobre
teorias literárias, linguísticas e sociológicas voltadas para análises que não levam em
consideração apenas o texto, mas sim toda uma gama de tradições orais delimitando
uma área de estudos chamada de “literatura oral”.

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A canção é frequentemente entendida como a combinação de música e poesia
(ou literatura) ambas em geral tomadas como duas artes distintas e analisadas em
termos de comparação e contraste. Foram muitas as análises a respeito dessas
matrizes, porém, as mais recentes consideram a canção e a poesia oral não como um
texto, mas como performance.
O artigo de Ruth Finnegan1 nos parece uma boa reflexão a respeito dessa forma
mais atual de analisar o texto cantado. Por muito tempo, a análise do texto somente
escrito foi e predominante das instâncias acadêmicas. Muito disso porque se via uma
grande dificuldade de assimilar códigos não-verbais. Com isso, muito conhecimento
“não-registrável”, na visão do pesquisador, ficou de fora. Essa impossibilidade de
registro de aspectos supostamente incontroláveis da natureza humana, sempre afastou
os estudiosos da Língua da música. No entanto, a música erudita, com sua
codificação baseada em registros escritos de sons, por meio de notações musicais,
parece ter aberto um campo nesse sentido. A partir de um movimento transdisciplinar,
aliada às tecnologias de captação, reprodução e análise de sons e notas, o modelo
central da análise escrita não chegou a desaparecer, mas foi suplementado por outras
formas de investigação. Nesse contexto, observar a substância da performance
tornou-se uma abordagem cada vez mais reconhecida para análise das criações
humanas “especialmente daquelas artes que assim como a musical e a verbal, são
realizadas de forma temporal e sequencial” (FINNEGAN, 2006, p. 23).
Para a análise aqui proposta, é especialmente interessante levar em conta o
conceito de performance, se considerarmos a indissociabilidade entre música e poesia
proporcionada pela canção popular interpretada pela voz. Seria quase impossível,
hoje, separarmos a poesia da música em “Eu sei que vou te amar”. Composta há mais
de 60 anos, tocada milhares de vezes nas mais diferentes vozes e mídias, ela já faz
parte do inconsciente coletivo da população brasileira como um “par perfeito”,
inseparável, algo que se fundiu no imaginário nacional. A forma significante da
música, na acepção de Langer, associa-se à performance do canto, formando um
terceiro ente indissolúvel, como na poesia da letra, “por toda vida”.

3. Uma parceria marcante para a Música Popular Brasileira


A histórica relação entre Antônio Carlos Jobim e Vinícius de Moraes
aparentemente surgiu por acaso. Conforme relata CASTRO (1990), o encontro entre
os dois ocorreu no Bar Villarino, região central do Rio de Janeiro, em 1956. Recém-
chegado de Paris, o diplomata brasileiro procurava um compositor “moderno” para
fazer canções para sua peça Orfeu da Conceição, uma adaptação da mitológica lenda
de Orfeu ambientada no carnaval carioca dos anos 50 do século XX. Lucio Rangel

1 Traduzido do original inglês por Fernanda Teixeira de Medeiros, abre a coletânea de artigos do “II Encontro de
Estudos Palavra Cantada”, realizado em maio de 2006 na Universidade Federal do Rio de Janeiro. Ver Referências.

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foi quem teria aproximado Tom e Vinícius, iniciando assim, a partir das composições
para a peça (e mais tarde, o filme Orfeu Negro) uma parceria que se estenderia até a
morte do poeta, em 1980. Porém, fontes afirmam que o encontro não foi tão por acaso
assim. Na verdade, Vinícius já havia ouvido Tom Jobim tocar em outras ocasiões,
como relata Castro:
Deve ter sido fascinante presenciar a cena em que o querido Lúcio
apresentou Tom ao Vinícius no Villarino. (...) “Eu falava e os dois ouviam.
Tudo o que eu dizia, parecia profundo”, contou Vinícius muitos anos
depois à repórter Beatriz Horta, numa das raras vezes que admitiu que já
conhecia Tom antes de ser apresentado a ele no Villarino. (CASTRO, 1990:
118).
Eu sei que vou te amar faz parte dessa primeira fase de parcerias entre Tom e
Vinícius. Quatro anos após a estreia da peça, no Teatro Municipal do Rio de Janeiro,
era lançada, em 1959, a canção em disco. Aliás, entre 1958 e 1959, considerada a
época de nascimento da Bossa Nova, a parceria Tom / Vinícius produziu alguns dos
maiores clássicos da Música Popular Brasileira até hoje. Além de Chega de Saudade,
álbum homônimo que lançou João Gilberto como grande intérprete do gênero, e Eu
sei que vou te amar, são desse período as canções Por toda minha Vida, É preciso
dizer Adeus, A Felicidade, Canta, Canta mais e Brigas Nunca Mais. Considerada
ainda samba-canção, estilo anterior à aclamada Bossa Nova, obteve um grande
sucesso de público sendo objeto de vinte e oito gravações por diferentes intérpretes,
entre eles Agostinho dos Santos e Maysa. A primeira gravação foi de Lenita Bruno,
no álbum Por Toda Minha Vida, de 1959. A
partitura para piano foi registrada no ano
seguinte, em três editoras diferentes, conforme
informa o Instituto Antônio Carlos Jobim em
arquivo disponibilizado em seu acervo digital,
o qual reproduzimos a seguir:

Figura 01: Capa com iconografia romântica e


gravações remetendo ao sucesso da obra.

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A partitura original possuía a tonalidade da música em F, e versão em castelhano
de Rafaelmo, conforme podemos observar a seguir:

Figura 02: Reprodução partitura de Eu sei que vou te amar com tonalidade em Fá Maior.

Para efeito de análise, a seguir, utilizaremos a versão de Paulo Jobim, na


tonalidade de Dó Maior, também disponível no site do Instituto.

4. Análise da canção
As análises de Carlos Almada em importantes obras de Jobim como Chovendo
na Roseira (ALMADA, 2010) trazem contribuições importantes para esse artigo.
Assim como o autor, utilizaremos a abordagem schenkeriana, com adaptações
necessárias, buscando relações entre a melodia, harmonia e forma.
A peça estrutura-se como uma pequena forma ternária ABC, conhecida como
rondó pois, entre os temas B e C, temos a alternância com o A. Iniciada em um
compasso anacruse, que não se repete, a canção possui quadratura perfeita em 32
compassos com 17 versos divididos em 4 estrofes. Abaixo, resolvemos segmentar os
quatro períodos melódicos em quatro partes (A, B, C e D), estabelecendo, desde já
uma relação entre a estrutura formal e as estrofes da poesia:

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Quadro Formal
Parte A Parte B Parte C Parte D
A (c. 1-8) B (c. 9-16) A (c.17-24) C (c. 25-32)
Quadro Poético
Eu sei que vou te amar E cada verso meu Eu sei que vou chorar Eu sei que vou sofrer
Por toda a minha vida, eu Será pra te dizer A cada ausência tua eu vou A eterna desventura de viver
vou te amar Que sei que vou te amar chorar À espera de viver ao lado
Em cada despedida, eu vou Por toda minha vida Mas cada volta tua há de teu
te amar apagar Por toda minha vida.
Desesperadamente O que esta sua ausência me
Eu sei que vou te amar causou

A Parte A, assim como todas, é estável harmonicamente e tem a função de


estabelecer a tonalidade de Dó maior (Fig. 3). Partindo do primeiro grau (I), a
cadência vai progredindo cromaticamente (C, Eb dim, Dm, D# dim, Em7, F) com o
apoio de acordes diminutos interligando o IIm (Eb dim7) e o IIIm (D# dim7) até
chegar à Subdominante IV, para, em seguida, ser transformada em IVm a fim de
estabilizar o contorno melódico ascendente desenvolvido até então.
Melodicamente, podemos notar uma progressão linear da tensão da sétima
maior, que acompanha a progressão cromática harmônica, onde a melodia de
superfície é sustentada com o apoio de apogiaturas (AP) até a terça nota, sétima
maior do acorde de Fá maior, onde a melodia repousa e encerra a Parte A.

Figura 03: Parte A de Eu sei que vou te amar.

A seguir, a partir de uma Nota de Passagem (NP), em tempo fraco, inicia-se a


Parte B da canção que conta com uma cadência simples, também a partir da
tonalidade de Dó maior. No arranjo de Paulo Jobim, podemos notar a utilização dos

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acordes de Si maior com baixo em Ré sustenido visando manter a condução
cromática e progressiva dos baixos desenvolvida na Parte A. O arranjador também
substitui o IIIm pelo I no início a fim de manter esse recurso, porém em sentido
inverso. Após uma preparação do acorde Dominante e Subdominate do IIIm (Ré
menor), surge um empréstimo modal em Ré maior, sendo essa uma Dominante de Sol
Maior, acorde que novamente prepara o recomeço do ciclo para a Parte C, que é
idêntica à Parte A, porém com estrofe diferente (Fig. 4).

Figura 04: Partes B, C e D de Eu sei que vou te amar.

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Melodicamente, verificamos que o recurso da progressão linear escalar da Parte
A é interrompido por intervalos de distâncias irregulares, que variam,
descendentemente, de quinta justa e segunda maior, estabelecendo um contorno
melódico em sentido contrário em relação à Parte A. Tal recurso é interrompido nos
compassos 15 e 16, esse último enfatizando a tensão da quinta aumentada da
Dominante de Dó Maior (G7 5#), como que, por meio dessa dissonância, intencionar
o retorno do contorno melódico ascendente para a retomada da Parte C, ou repetição
do A.
Finalmente na Parte D, a cadência de Dó maior é retomada quase que
exatamente igual às anteriores, mantendo o empréstimo modal (Ré menor para Ré
maior), com o objetivo de valorizar a Dominante de Dó maior (G7 #5) e finalizar a
canção na tonalidade de partida. Melodicamente, verificamos a volta da progressão,
em sentido descendente, da sétima maior do I, uma oitava acima da nota inicial da
canção, o mesmo Si. Ela também mantem a mesma proporção da Parte A, ou seja, a
relação de equidistância das sétimas maiores nos acordes da cadência, tanto maiores
como menores. Também apoiada por apogiaturas (AP), a melodia de superfície
decresce gradualmente até ser encerrada na nota fundamental Dó, conforme a seguir:

Finalmente, por meio da análise schenkeriana, retirando as notas repetidas e


aquelas que possuem função de apoiar as notas fundamentais da escala que constitui
a melodia, chegamos ao Plano de Fundo da canção, dividida em quatro períodos
principais, conforme nossa análise permitiu chegar. Cada uma das notas está
associada a um baixo fundamental da harmonia utilizada:

Figura 05: Plano de fundo da canção, mantendo notas e baixos fundamentais da canção.

5. Relações entre elementos musicais e poesia


Considerando haver uma abertura de interpretação na forma significante da
música, não podemos descartar a possibilidade de uma relação possível entre melodia

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e poesia, conforme conceituado no início desse artigo. A performance retira o aspecto
puramente textual da letra da canção e traduz a força intencional do Eu Lírico.
Como podemos constatar, em vez de celebrar o futuro encontro com o ser
amado, como nas canções românticas tradicionais, a letra traduz a esperança de um
relacionamento definitivo. Sendo assim, podemos concluir que o protagonismo está
direcionado em uma rota rumo a um fim idealmente desejado: por toda minha vida.
Dessa ideia central, que permeia as quatro partes da música movimentado Sujeito em
direção ao Objeto, podemos inferir a imagem de um percurso na melodia. Sendo
assim, conforme podemos observar na Fig. 05, o contorno ascendente melódico, em
intervalos de segundas maiores, simboliza uma trajetória, assim como nessa primeira
estrofe, uma escalada gradual, sem grandes saltos, suave inclusive. Mesmo contendo
a palavra “desesperadamente”, no último verso da primeira estrofe, a melodia escalar
contrapõe essa ideia mantendo uma nota que se harmoniza perfeitamente com a
escala de Dó maior, ou seja, sua terça maior.
Na Parte B, o mesmo movimento é mantido, conforme Fig. 05, mantendo
simetria idêntica à da Parte A, porém com contorno melódico descendente. Porém, na
letra, a força prosódica da canção se projeta por meio dos intervalos de quintas e
segundas maiores, representando uma certa interrupção do movimento escalar
anterior. Essa nova trajetória irregular poderia estar associada ao sofrimento do eu
lírico, sua ansiedade, conotando as turbulências de uma paixão avassaladora que o
protagonista deixa escapar, mas que de certa forma desestabiliza o percurso realizado
até então.
Na Parte C, no entanto, a constituição melódica volta a ser escalar, novamente
na mesma progressão linear da Parte A, como uma espécie de reforço das promessas
de amor futuro. Nesta terceira sequência, porém, podemos notar os efeitos da
ausência do outro, como se a união estivesse ameaçada. A gradação volta de forma
antagônica, criando uma espécie de paradoxo entre a Parte A e a Parte C, conduzindo,
na Parte final D, o desfecho.
Nesse último período, a melodia é levada ao pico da tessitura, no intervalo de
uma oitava em relação à nota inicial da canção, traduzindo o ímpeto do protagonista
em chegar logo, e com toda intensidade, ao seu ente amado. Essa força que deseja
intensamente, se contrapõe na performance da poesia cantada, toda ideia do percurso
gradual realizado até então. A verticalidade desse trecho melódico adapta-se muito
bem aos momentos em que as canções românticas conotam a impossibilidade de
concretização de um relacionamento amoroso, a união plena entre Sujeito e Objeto.
Porém logo após esse ápice, o contorno melódico escalar descendente volta como que
reforçando a consistência do caminho percorrido até então. Desta forma, podemos
representar esse percurso entre o Sujeito (S) e o Objeto (O) como uma linha que

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simboliza o contorno melódico de forma análoga e paralela, conforme Figura 06, a
seguir:

Figura 06: esquema do percurso poético entre Sujeito (S) e Objeto (O).

6. Considerações finais
Normalmente, autores, pesquisadores e acadêmicos de forma geral, por
desconhecimento ou por interesses diversos, ignoram determinadas áreas do
conhecimento que poderiam ser de grande valia para os resultados de suas pesquisas
e, por consequência, do público. É o que ocorre normalmente entre as áreas de Letras
e Música, que apesar de estarem debaixo do mesmo guarda-chuva das Humanidades,
são tratadas de forma estanque principalmente em análises de obras consagradas.
Entendendo também que muitas vezes essas escolhas são feitas para apenas
aprofundar os resultados de forma radical, o presente artigo procurou oferecer uma
abordagem transdisciplinar na análise de obras que, na visão do autor, não poderiam
ser consideradas dissociadas, como é o caso da canção popular.
Daniel De Thomaz

Referências
ALMADA, Carlos de L. Chovendo na Roseira de Tom Jobim: Uma abordagem schenkeriana. Per
Musi, Belo Horizonte, n.22, p. 99-106, 2010.
CASTRO, R. Chega de Saudade: a história e as histórias da Bossa Nova. São Paulo: Cia das Letras,
1990.
FRAGA, O. Progressão Linear: uma breve introdução à teoria de Schenker. Curitiba: Editora do
Autor, 2006.
LANGER, Susanne K. Filosofia em Nova Chave. São Paulo: Perspectiva, 2004.
MATOS, C., TRAVASSOS, E., MEDEIROS, F. (organizadores). Palavra Cantada: ensaios sobre
poesia, música e voz (diversos autores). Rio de Janeiro: 7Letras, 2008.
NESTROVISKI, A. Outras Notas Musicais – da Idade Média à Música Popular Brasileira. São
Paulo: Publifolha, 2009.

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POURQUOI L’ART NE FAIT PAS SEULEMENT SENS.
Hans Ulrich Gumbrecht et Marc-Mathieu Münch

Why Meaning is not all that Art provides


Hans Ulrich Gumbrecht and Marc-Mathieu Münch
Abstract : In this article I present and compare two ways of overcoming the
dominance of hermeneutics as the quest for meaning: On one hand I study
Gumbrecht’s Production of Presence. What meaning cannot convey, on the other
hand Münch’s L’Effet de vie ou le singulier de l’art. While Gumbrecht works out
a way of taking into account the material “presence” of objects for our
relationship to them, Münch’s work consists in presenting the aesthetic invariants
that enable a work of art to develop an “effect of life,” thus a fictional “presence”
in the reader’s mind. The joined efforts of both authors not to focus only on
meaning show a way to produce a different, a more holistic encounter with art and
the world that can be fruitful for education, too.

Dans son livre Diesseits der Hermeneutik. Über die Produktion von Präsenz1,
Hans Ulrich Gumbrecht se préoccupe du renouveau des sciences humaines – dont les
sciences de la littérature2 font partie – et, partant, de notre rapport aux choses de ce
monde. L’interprétation, conçue comme l’activité de l’esprit attribuant du sens, doit
être complétée par « une relation au monde fondée sur sa présence
[corporelle] » (DdH 12) sans nier, ou renoncer à l’interprétation elle-même. L’idée
d’un « rapport aux choses de ce monde oscillant entre le sens et la présence »,
pourrait apporter une première clarté à l’affirmation du titre que l’art ne fait « pas
seulement sens ». Si Gumbrecht écrit ensuite « que les effets de présence s’adressent
exclusivement aux sens », il remarque plus loin que ce n’est pas seulement la raison
et l’un des cinq sens, comme l’ouïe, mais tous les sens qui doivent être engagés dans
le rapport au monde. Ces réflexions nous conduisent vers l’esthétique littéraire de

1 Hans Ulrich Gumbrecht, Diesseits der Hermeneutik. Die Produktion von Präsenz, Francfort-sur-le-Main, 2004, DdH
pour la référence, avec le numéro de la page. Le titre du livre se traduirait par : « En-deçà de l’herméneutique. La
production de présence ». La traduction française a paru sous le titre Éloge de la présence. Ce qui échappe à la
signification, traduit de l’anglais (États-Unis) par Françoise Jaouën, Paris, 2010. Dans cet article, les citations ont été
traduites à partir de la version allemande. Je remercie Mme Éliane Münch de la traduction de la version allemande de
mon texte « Warum Kunst nicht nur Sinn macht. Zur Ästhetik von Hans Ulrich Gumbrecht und Marc-Mathieu Münch.
Friedhelm Brusniak zum 65. Geburtstag », in Damien Sagrillo (dir.), Musik, musikalische Bildung und musikalische
Überlieferung. Music, Music Education, and Musical Heritage. Festschrift zum 65. Geburtstag von Friedhelm
Brusniak, Weikersheim, 2017, pp. 8192.
2En allemand, on désigne la branche universitaire des « (études de) lettres » couramment comme Literaturwissenschaft
dont la traduction exacte est « sciences de la littérature », voire « science littéraire ».

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Marc-Mathieu Münch. Il ne s’intéresse pas uniquement à ce que l’art fait (au
récepteur, dans le monde etc.), mais à ce (qui fait) qu’il est.
Dans son œuvre L’Effet de vie ou le singulier de l’art littéraire3, Münch cherche
aussi à renouveler la science de la littérature. Pour que d’autres sciences, mal
adaptées à la spécificité de la littérature, et leurs méthodes ne réduisent plus celle-ci à
leur propre domaine, il la définit comme un art à partir d’une méthode spécifique4. Il
écrit qu’un texte littéraire transmet plus que du sens. Appartiennent ainsi à la
littérature les textes qui passent la double frontière des temps et des cultures et qui
créent dans l’esprit du récepteur un « effet de vie » (EV 38) par le jeu cohérent des
formes et des mots. Münch introduit la notion d’effet de vie en tant que métaphore
qui rend compte du monde virtuel que la littérature crée dans l’esprit du lecteur, une
présence capable de l’investir au point de se superposer à la vraie vie. Cet effet se
produit à la lecture lorsque le texte ne touche pas seulement une, mais toutes les
facultés de l’âme.
L’idée que l’art est capable de produire non seulement du sens mais un effet de
vie ou un effet de présence rapproche les deux auteurs. Pour Gumbrecht ce n’est pas
seulement l’art qui en est capable ; chez Münch se trouve l’explication comment cela
se produit. Alors que Gumbrecht et son œuvre ont suscité, au-delà du domaine des
spécialistes, un grand intérêt dans les pays de langue allemande5, l’œuvre de Münch a
eu peu de comptes rendus et n’est pas connue en Allemagne6 . Le mérite de Friedhelm
Brusniak en est d’autant plus grand d’avoir accepté, en 2010, l’organisation d’une
table ronde « Musik(er)leben » (« vie[s] musicales ») sur l’esthétique de Münch à
l’Université de Wurtzbourg. Marc-Mathieu Münch y participa. Ce titre rapprochait la
vie de la musique, sa vie dans l’histoire, mais aussi sa « vie intérieure », l’expérience
de la musique (das Erleben, une notion fondamentale chez Gumbrecht) ainsi que la
vie des musiciens sans oublier celle des compositeurs et des chefs d’orchestre. Ainsi
se créa un cadre concret dans lequel les notes, le son, les instruments, le corps,
l’esprit, la société, les fonctions et le sens se relièrent les uns aux autres. Les
participants de cette table ronde étaient, à côté de Münch, le professeur de pédagogie
musicale Friedhelm Brusniak, un musicologue, un théologien, un philosophe, ainsi
qu’un théologien également chercheur en littérature. Le compte rendu de la rencontre

3Cf. Marc-Mathieu Münch, L’Effet de vie ou le singulier de l’art littéraire, Paris, 2004, EV pour la référence avec le
numéro de la page.
4 Münch a esquissé le projet d’une esthétique générale des arts dans « Le Beau des arts. Projet pour une esthétique
générale », in Jean Ehret (dir.), L’Esthétique de l’effet de vie. Perspectives interdisciplinaires, Paris, 2012, pp. 13-66 et
dans Marc-Mathieu Münch, La Beauté artistique. L’impossible définition indispensable. Prolégomènes pour une
artologie future, Paris, 2014.
5À propos de l’idée de présence, cf. Sonja Fielitz (dir.) Präsenz interdisziplinär : Kritik und Entfaltung einer Intuition,
Heidelberg, 2012.
6Seule présentation de l’esthétique de Münch en allemand : Jean Ehret, « Der Lebenseffekt als allgemeines ästhetisches
Kriterium », in Literaturwissenschaftliches Jahrbuch 50 (2009), pp. 307-322.

> sommaire     69


fut résumé dans un article, mais sans autre conséquence pour la recherche et
l’enseignement 7.
Par cet article, je souhaiterais contribuer à éveiller un intérêt plus poussé pour
ces interactions. Je vais donc présenter d’abord les deux œuvres, Éloge de la
présence et L’Effet de vie ou le singulier de l’art littéraire, ensuite je les comparerai
pour montrer comment la discussion entre Gumbrecht et Münch contribue à
l’expérience, à la compréhension, à l’interprétation de l’art et du monde, voire à leur
donner forme. Peut-être pourra-t-on ainsi non seulement répondre différemment (que
ne le font d’ordinaire les spécialistes) aux questions comment définir la littérature,
l’art et la musique, comment les vivre, les commenter et, par conséquent, les
enseigner et les transmettre, mais aussi dire ce que leur potentiel de « mise en
présence » nous fait gagner du point de vue de notre situation dans le monde et de
notre responsabilité pour le monde.

II

Éloge de la présence comprend cinq chapitres. Les deux premiers exposent la


genèse de l’idée centrale dans une double perspective. Sous le titre « Matérialités / le
non-herméneutique / présence – anecdotes de glissements épistémologiques », le
premier chapitre, qui porte une empreinte autobiographique, relate, sur une période
de vingt-cinq ans, la création du livre et la genèse de son idée centrale. Que la
« matérialité de la communication » doive être intégrée comme « effets de présence »
dans la compréhension « d’objets » est une idée qui a été suggérée à l’auteur par un
étudiant (DdH 32 sqq.). Cette approche accorde au corps une place dans la relation
entre l’homme et le monde. On surmonte ainsi le paradigme cartésien sujet/objet
désincarné sur lequel reposent les sciences humaines qui voient, à la suite de Dilthey,
leur rôle exclusivement dans l’interprétation. Une possibilité surgit de relier
l’expérience, l’interprétation et la perception. Le deuxième chapitre, « Métaphysique.
Ce qui change maintenant » complète le premier plus autobiographique, le situe dans
l’histoire de la philosophie et le rattache à Heidegger.
Dans le troisième chapitre, « Au-delà du sens. Points de vue et notions en
mouvement », le livre commence « à développer sur différents niveaux le motif d’une
tension productive intellectuelle et esthétique entre les effets de sens et les effets de
présence » (DdH 35). La distinction typologique entre cultures de sens et cultures de
présence permet à Gumbrecht de formuler dix paires de notions dont chaque paire a

7 Sur la réception internationale de l’esthétique de Münch, cf. Jean Ehret, « Art(s), beauté(s) et effet(s) de vie.
Introduction critique à l’œuvre de Marc-Mathieu Münch et à sa réception » in, Id. , L’Esthétique de l’effet de vie, pp.
67-111. Cf. également Julie Brock (dir.) Réception et créativité. Le cas Stendhal dans la littérature japonaise et
contemporaine, 2 vol., Bern, 2011 et 2013. Ces deux volumes témoignent d’un projet de recherche sur la créativité
littéraire fondé sur l’esthétique de Münch et tenant compte de la réception de Stendhal au Japon.

> sommaire     70


une composante de l’une et de l’autre des cultures : esprit/corps, excentrique/
appartenant au monde, interprétation/révélation, signifiant/ signifié, forme/matière,
transformation/inscription, temps/lieu, cacher/reconnaître la violence, innovation/
événement sans discontinuité. A la neuvième place, Gumbrecht met les notions de jeu
et de fiction qui n’ont pas d’équivalent dans la culture du sens. La dernière paire de
notions, débat parlementaire/Cène, clarifie encore une fois les grandes lignes du
développement qui conduisent à la coexistence des deux cultures et en donne les
objectifs fondamentaux. Par la suite, Gumbrecht présente quatre modèles
d’appropriation culturelle : dévorer, pénétrer, mystique, interprétation. Il développe
des notions qui permettent de s’exprimer et de travailler de façon à ce que l’horizon
métaphysique ne soit ni exclus ni dominant dans l’appropriation des notions. « Les
deux typologies doivent montrer comment on pourrait enrichir les travaux
analytiques dans le cadre des sciences humaines en se concentrant davantage sur la
composante présence » (DdH 36).
Dans le quatrième chapitre « Épiphanie / présentification / deixis. Les avenirs
des sciences humaines », Gumbrecht commente en premier lieu les trois notions du
titre. Elles désignent des éléments qui transforment la théorie, l’écriture scientifique,
la recherche si l’on tient compte de la composante présence. Alors ce n’est pas la
propagation institutionnelle de normes éthiques qui est mise en avant, mais
l’expérience de l’intensité qui peut conduire à se demander pourquoi et comment l’on
recherche ces normes. Gumbrecht illustre cette question partiellement par un projet
d’enseignement qu’il a mené avec un collègue. Plus autobiographique, le cinquième
et dernier chapitre « Un instant de silence. De la rédemption » resitue la question
d’où vient l’intérêt pour les effets de présence et ce que cela peut nous apporter. La
réponse existentielle de Gumbrecht range son travail scientifique parmi les champs
médiatiques et culturels de notre époque sur-médiatisée qui a entièrement dissous la
présence. La nostalgie d’une relation concrète aux choses de ce monde et d’un instant
de calme reste entière, même si elle ne peut être satisfaite que très partiellement.
Éloge de la présence est un livre relativement court, mais précédé de toute une
série de publications qui le préparent et dans lequel elles se cristallisent8. L’œuvre de
Münch L’effet de vie ou le singulier de l’art est nettement plus volumineuse avec ses
huit chapitres9 ; mais, lors de sa publication, elle était une œuvre isolée à côté de sa

8 Voici un choix restreint parmi les centaines de publications de Gumbrecht concernant la thématique dont nous traitons
ici : Hans Ulrich Gumbrecht, Präsenz, Berlin, 2012 ; Stimmungen lesen. Über eine verdeckte Wirklichkeit der Literatur,
Munich, 2011 ; Unsere breite Gegenwart, trad. de l’anglais (États-Unis) par Georg Deggerich, Berlin, 2016 (2005) ; Die
Macht der Philologie : über einen verborgenen Impuls im Ungang mit Texten, trad. de l’anglais (États-Unis) par
Joachim Schulte, 2e éd., Francfort-sur-le-Main, 2013 (1re éd. 2003 ; 1re éd. américaine 1997). C’est dans ce dernier livre
qu’apparaît clairement la dimension esthétique lorsqu’il écrit (p. 8) : « Il s’agit de conjurer certains mondes de 1926 de
les représenter dans un esprit neuf plus tangible. Il s’agit d’y arriver avec la plus grande immédiateté ». Voir aussi p. 13
où revient l’adjectif « présent » : « Le livre pose la question de savoir dans quelle mesure et à quel prix il est possible de
rendre présents des mondes qui existaient déjà avant l’auteur […] ».
9Marc-Mathieu Münch, Le Pluriel du beau. Genèse du relativisme esthétique en littérature. Du singulier au pluriel,
Metz, 1991.

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thèse d’État qui traite, elle, du relativisme esthétique. Le premier chapitre expose, à
l’aide de l’analyse de citations d’écrits esthétiques d’écrivains de traditions
occidentale, chinoise, africaine et indienne, et en se référant aux expériences des
enfants, que la littérature (et l’art en général) ne donne pas seulement un sens mais
développe un effet de vie. Le deuxième chapitre se consacre à des questions
théoriques ; Münch y traite du concept de « présence » (EV 101-102), distingue les
domaines de la littérature, du rêve, du jeu, des autres arts et de la fiction, se penche
sur la lecture et aborde rapidement les techniques favorisant l’effet de vie.
L’essentiel du livre est consacré aux trois invariants et à leurs corollaires qui
caractérisent le texte littéraire et rendent l’effet de vie possible. Au troisième chapitre,
Münch étudie les éléments contribuant à l’éveil de l’effet de vie. Le premier invariant
est la matérialité des mots. Contre la conception saussurienne du signifiant abstrait,
les écrivains rendent justice à l’aspect concret des mots, c’est-à-dire au silence, au
souffle, à la voix, au rythme et, en Asie, à l’écriture. Ce sont d’importants éléments
du texte. Les écrivains n’ont pas la même conception des mots que les philosophes
(EV 144 sqq. 152 sqq.). Le quatrième chapitre développe l’idée de la « plurivalence »
du texte littéraire qui ne véhicule pas qu’une signification qu’il s’agirait de dégager
mais qui peut créer un effet de vie. Le cinquième chapitre est ensuite consacré à
l’ « ouverture » du texte. Ces deux invariants sont des phénomènes qui se passent
dans le cerveau et dans l’esprit du lecteur. Ils sont la condition de l’expérimentation
d’une vie virtuelle, mentale et artistique voulue par l’assemblage des mots. Pourtant il
ne suffit pas de valoriser la coopération subjective valorisant l’aspect concret des
mots et de la langue pour qu’un texte devienne littéraire. Il faut encore l’invariant de
la cohérence pour qu’un texte ne se perde pas dans le chaos. Au sixième chapitre
Münch compare la notion de cohérence développée par les écrivains à celle des
chercheurs en littérature (EV 261 sqq. ; 266 sqq.). Il développe une typologie des
codes de cohérence qu’un auteur peut choisir par exemple dans les choses, dans le
regard porté sur le monde, dans les grilles de lecture culturelles, dans le traitement du
temps ou encore dans les mots et dans les genres. Les genres sont, selon lui, des
ensembles cohérents qui ont particulièrement bien réussi dans l’histoire qui ont duré
ou qui ont disparu. Le septième chapitre est consacré au « jeu des mots ». L’auteur
doit choisir certains mots en tenant compte de leurs facettes concrètes et les arranger
de telle sorte que le récepteur y découvre des formes reconnaissables, analysables et
capables de créer l’effet de vie. La création des formes appartient en même temps à
l’auteur et au lecteur, bien que le lecteur puisse voir dans un texte des formes que
l’auteur n’a pas vues lui-même. Ce jeu des formes est le dernier des invariants.
Le huitième et dernier chapitre est consacré aux fonctions de la littérature.
Münch développe une typologie des fonctions. Il les classe en trois groupes de
doctrines, celles du bonheur collectif, celles du bonheur individuel, celles, enfin, des
doctrines de synthèse. Il n’y a pas d’invariant au niveau des fonctions de la littérature.
> sommaire     72
Elles ne sont pas immanentes à l’œuvre. Cette dernière cherche à créer un effet de vie
et non pas un effet moral. Elle parle à tous les sens du récepteur pour lui faire vivre
une expérience. À lui de savoir ce qu’il en fera. Étant donné que la littérature touche
toutes les puissances de l’âme et donc aussi le sens moral, le lecteur est responsable
de sa réaction. La littérature s’adresse à sa liberté ; son utilité est donc à la fois
gratuite et engageable.

III

Gumbrecht et Münch ont publié leurs livres en 2004. Tous deux critiquent leur
discipline et cherchent à la renouveler (DdH 20, EV 22), mais ils critiquent aussi
globalement l’état de la culture10. Gumbrecht déplore le manque de contact concret
avec les œuvres et avec la culture qu’il situe dans l’histoire intellectuelle de l’Europe.
Münch s’élève contre un monde de l’art qui se défait lui-même du fait du manque
d’une définition à la fois limitée et ouverte de tout ce qui est art en général. Il regrette
aussi l’absence de relation avec l’œuvre vivante.
Dans le domaine des « humanities » ou sciences humaines dont l’histoire,
l’esthétique et la pédagogie font partie, Gumbrecht ne se tourne pas contre
l’herméneutique, mais souhaite rompre la pratique exclusive, « monolithique » de
l’interprétation. À son idée, la question de la recherche du sens est devenue de plus
en plus celle de l’origine du sens suite à la perte de la conscience historique moderne
et de la mise en cause de la métaphysique. Münch critique de même la façon dont les
sciences de la littérature s’intéressent aux textes. Cela le gêne que toutes les méthodes
utilisées en littérature aient été empruntées à d’autres disciplines et ne soient donc pas
adaptées à sa spécificité. Comme elles réduisent la littérature à autre chose –histoire,
structures, communication… – elles ne peuvent servir à définir l’objet propre d’une
science de la littérature, mais seulement à le dissoudre (cf. p. ex. EV 16 sq.). En ce
sens, la science de la littérature est son propre ennemi.
Les deux auteurs ont une intuition, une idée de base qui ne leur vient pas de leur
discipline respective mais les conduit à l’ouvrir, à procéder en quelque sorte par
effraction intérieure11 . Certes, ils se réfèrent aux discussions théoriques du dernier
siècle mais aussi à leur histoire personnelle. Le premier et le dernier chapitre du livre
de Gumbrecht comportent des passages autobiographiques. Le livre du neveu de feu
Charles Münch, l’ancien chef d’orchestre du Boston Symphony Orchestra, reprend

10Cf. aussi Hans Ulrich Gumbrecht, Die ewige Krise der Geisteswissenschaften – und wo ist ein Ende in Sicht ?,
Beiträge zur Hochschulpolitik 2015.4, Bonn, 2015. Id., Warum soll man die Geisteswissenschaften reformieren ?,
Osnabrücker Universitätsreden, Göttingen, 2010.
11Cf. Hans Ulrich Gumbrecht, Stimmungen lesen, op. cit., p. 29 : « Une pensée contre-intuitive, considérée comme une
pensée qui ne craint pas de s’éloigner des normes rationnelles et logiques dominant, pour de bonnes raisons, le
quotidien, profitera toujours de se laisser mettre en mouvement par les intuitions ».

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des souvenirs et des expériences musicales ayant contribué à former sa
compréhension de l’art. Nos deux auteurs montrent que la science ne progresse pas
indépendamment de la vie et que des événements peuvent guider la pensée.
Toutefois, leurs références sont différentes. Alors que Gumbrecht reprend
Heidegger et épuise son « mécontentement par rapport à la théorie » (DdH 17) en
dialoguant avec W. Benjamin, J.-F. Lyotard, J. Derrida, M. Foucault, N. Luhmann et
S. Sonntag, Münch accepte son aversion à l’égard de la théorie et se tourne
résolument vers les poétiques des écrivains qu’il considère comme les vrais
spécialistes quand il s’agit de comprendre la littérature. Pour établir la spécificité de
la littérature, il part donc de leurs écrits. Alors que Gumbrecht fait partie de ceux
« qui avaient renoncé à espérer que les efforts séculaires en vue d’un concept
métaphysique, transculturel et efficace de la littérature arrivent jamais à un résultat
satisfaisant » (DdH 23), Münch dépasse ce moment grâce à une méthode qui, inspirée
d’Étiemble et d’A. Marino, cherche des invariants dans les poétiques des écrivains
(EV 3034).
Cette méthode donne une place nouvelle à la « matérialité de la
communication ». Celle-ci, en effet, ne fonde pas le sens mais crée, à la réception,
une « présence » à laquelle il convient de rendre justice. Contre la réduction
cartésienne de l’homme à son esprit et donc au primat du sens, contre cette
métaphysique (DdH 11), Gumbrecht donne un droit de parole épistémologique à la
corporéité en général et en particulier au corps humain qui relie l’homme au monde.
De même la matérialité, celle de la littérature, joue un rôle fondamental chez Münch.
Il s’élève souvent avec ironie contre la mise entre parenthèse du signifiant par
Saussure (EV 152 sqq.). Il souhaite classer les arts en fonction de leurs matériaux
(EV 105). À la peinture, la couleur ; à la musique, le son ; à la littérature, le mot. Il
parle de sa majesté le mot (EV 36) ; il en analyse les aspects concrets : le silence, le
souffle, le ton, le rythme et la graphie sont des données physiques. Leur actualisation
suppose le corps, la voix, la respiration (cf. aussi EV 128). Parmi d’autres auteurs,
Münch cite Dante classant les mots selon leurs caractéristiques corporelles (EV 148)
et il élargit sa pensée aux aspects matériels des mots. Ils font du mot un objet
complexe chargé en outre de valeurs, de souvenirs et d’idées morales, culturelles,
voire purement subjectives qui touchent le conscient et l’inconscient (EV 125-144).
Ainsi la matière n’est-elle pas seule à agir. Elle « oscille » – pour reprendre
l’expression de Gumbrecht – entre des effets de présence et de sens si l’on entend par
sens tous les rapports de sens qui ne sont pas matériels (DdH 121 sq., 125). De plus,
la matérialité englobe la cohérence du jeu formel. Elle crée aussi un effet de vie chez
le récepteur du moins lorsqu’il ne réduit pas le texte à une simple communication
(donc à du sens). Telle est la réponse de Münch à ce qui est, selon Gumbrecht, le
déficit d’une science de la littérature tournée uniquement vers le sens :

> sommaire     74


Les poèmes sont peut-être l’exemple le plus prenant de la simultanéité des effets
de présence et de sens, car même la plus puissante hégémonie institutionnelle du
domaine de l’herméneutique n’a jamais réussi à étouffer complètement l’effet de
présence de la rime et de l’allitération, du vers et de la strophe. Il est pourtant
significatif que la science de la littérature n’a jamais été capable de réagir à
l’importance que la poésie donne à ces valeurs (DdH 134).
L’œuvre de Münch discute ces éléments matériels : ils génèrent l’effet de vie
chez le lecteur qui s’ouvre à leur action.
Dès le début de son livre Gumbrecht définit ce qu’il entend par la « présence »
et par sa « production » : « Ce qui est présent, doit pouvoir être saisi par des mains,
ce qui implique une action immédiate sur le corps humain (DdH 11). Sont donc
présentes les choses qui peuvent affecter le corps. Les ambiances en sont un exemple.
Gumbrecht les compare au temps ou à la musique qui touchent le corps. Cela
n’exclut pas un effet mental. Gumbrecht parle aussi des sentiments suscités, de la
joie, de l’abattement (DdH 118). Ils sont toujours liés à une prise en compte
physique, c’est-à-dire sensible de l’événement, à l’expérience (Erleben), que
Gumbrecht distingue de la connaissance ou expérience mentale (Erfahrung) qu’il
considère comme l’appropriation du monde au moyen de concepts (DdH 57). Il ne
revient pas qu’aux arts, à la littérature, à la musique, à la sculpture, à la peinture de
susciter une présence : « Il n’y a peut-être pas de meilleure image de l’épiphanie de
l’expérience esthétique que celle du beau jeu d’une équipe sportive » (DdH 134).
Finalement, il lui importe d’évoquer la présence des mondes disparus. Il devrait
s’agir de moments « d’intensité » (DdH 118 et 146) qui ne sont pas déjà interprétés
mais invitent à se situer par rapport à eux et par rapport à leur complexité. De plus,
Gumbrecht qualifie d’« épiphanie » l’expérience de la présence, ce qui est une notion
comprenant à la fois le fait que l’expérience ne se laisse pas forcer, qu’elle est
éphémère et qu’elle intègre une oscillation entre l’effet de sens et l’effet de présence.
Münch développe la métaphore de l’effet de vie afin de disposer d’une notion
générale, c’est-à-dire transculturelle, décrivant l’aptitude de la littérature à aller au-
delà de la communication et ce que vivent (et font vivre) les auteurs qu’il cite. La
notion d’effet de vie ne désigne pas la fonction de la littérature dans la vie du
récepteur mais une expérience subjective par rapport à laquelle celui qui en fait
l’expérience peut, voire doit se situer. C’est une expérience que connaissent bien les
lecteurs qui oublient le temps et le lieu pendant qu’ils lisent car ils sont alors saisis
par le monde de l’œuvre et conservent l’empreinte des personnages, des lieux et des
événements de leur lecture. C’est l’expérience d’une plénitude, d’une seconde, d’une
nouvelle vie qui se joue entièrement dans la psyché du récepteur comme, enfin, une
expérience de beauté. Cette présence psychique est dynamique, complexe et
subjectivement réelle et, de plus, bien qu’il s’agisse d’une présence fictive, elle peut
être plus intense que la vraie vie. Il appartient à l’éveil de cette vie fictive que l’esprit
> sommaire     75
se déconnecte de la vraie vie pendant le temps où il s’offre à l’influence d’une œuvre.
Pourtant Münch distingue l’effet de vie de l’art des effets créés par le rêve, la nature
ou le sport (EV102-105). Plus précisément, il relie les faits qui sont dans le texte aux
effets stimulés dans l’esprit de récepteur :
Dire que la vérité fondamentale de la littérature est l’effet de vie, c’est affirmer
qu’elle ne vise pas l’imagination, ou la sensibilité ou la raison etc., mais et
l’imagination et la sensibilité et la raison etc., sans oublier le plaisir et ceci quelle que
soit la grille de lecture des facultés que l’on utilise (EV 35).
En ce sens, la littérature, l’art produisent une expérience synesthésique. En se
référant aux travaux de Jean-Pierre Changeux, il cherche à adosser sa définition
anthropologique à la recherche en neurosciences. Ce type d’explication favorise la
genèse de l’effet de vie parce qu’il pousse les récepteurs à ouvrir tous leurs sens,
voire à les bien disposer, ou, le cas échéant, à les exercer à rendre l’« épiphanie »
possible. Ainsi son œuvre développe-t-elle aussi une école esthétique, une école de la
« production de présence » (DdH 11)12.
Münch approfondit aussi sa compréhension et les tâches des « sciences de la
littérature » en tant qu’esthétique (EV 24 et 106110) : elles ne peuvent se passer de
l’effet de vie comme point de départ. Contrairement à Gumbrecht, Münch ne
développe pas de vocabulaire spécifique technique mais discute intensément la
question des conditions de possibilité d’une discipline littéraire et d’une définition de
la littérature. Le style de L’Effet de vie et les nombreuses allusions esquissent les
linéaments d’une science de la littérature qui ne prend pas seulement l’auteur, le texte
avec son contexte et le récepteur en compte, mais montre comment ils se conjuguent
ensemble. Malheureusement on ne trouve à côté d’analyses de détail dans cette
œuvre majeure qu’une seule interprétation complète, celle du Petit Prince d’Antoine
de Saint Exupéry13 . Münch ne dit pas comment concevoir des cours, des
commentaires, des travaux de recherche qui placeraient sa définition de la littérature
dans un contexte académique. Mais sa situation de comparatiste transculturelle donne
une large base, une base anthropologique, à l’effet de vie (EV 75-77 : La question de
l’interculturalité) qui concrétise le concept de « présence ». L’analyse systématique
des éléments créant l’effet de vie prévient en outre ce que Hegel reprochait à ceux qui
« loin du développement de la pensée et des concepts voulaient construire la science

12 Il faut indiquer ici, mais sans les développer, qu’une série de rapprochements possibles se présentent au théologien.
Ils peuvent le conduire à repenser sa propre discipline qui comporte un héritage venu des sciences humaines. Grâce aux
Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, l’application des sens est une démarche qui est familière au théologien. La
« présence » est une notion étroitement liée à la sacramentalité. La rencontre conduit d’un côté à la « contemplation » et
de l’autre au nécessaire discernement afin d’agir. Les événements considérés comme surnaturels sont toujours humains
et intègrent donc une configuration, une réception, une médiation humaine. Cela n’exclut pas la présence réelle de Dieu,
mais elle exige une décision de la part de l’homme telle qu’on peut la comprendre à partir d’une position postmoderne.
13 Cf. Marc-Mathieu Münch, « La dialectique de la forme et de la beauté » in Id. (dir.), Forme et réception. Rencontres
interartistiques de l’effet de vie, Paris, 2015, pp. 1328.

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sur l’évidence immédiate et sur les hasards de l’imagination […] »14, à savoir qu’ils
« laissaient se confondre cette construction érudite dans une bouillie du cœur, de
l’amitié et de l’enthousiasme ». Ainsi Münch contribue de façon significative au
projet plus grand de Hans Ulrich Gumbrecht.
Gumbrecht s’intéresse à une discipline scientifique étudiant les textes et d’autres
artéfacts mais aussi plus généralement à notre façon de saisir et de comprendre le
monde. Il voit bien combien l’enseignement est biaisé par la « métaphysique », se
fonde sur des présupposés qui ne sont aujourd’hui plus acceptables et se borne à la
critique de ces présupposés ou tente de les défendre. Ses efforts pour que
l’enseignement intègre les phénomènes de « présence », ses nombreuses publications
sur tel ou tel thème de sa philosophie de la présence sont sa contribution pour
dépasser les débats académiques cherchant à conserver des positions modernes ou
encore pour surmonter le scepticisme improductif 15. En somme, il s’agit « de
reconsidérer et finalement de reconfigurer certaines conditions de la production des
savoirs dans les sciences humaines » (DdH 18) pour y faire entrer la « présence ».
Cette préoccupation d’une « épistémologie esthétique » dépasse, d’une part, le projet
de Münch ; d’autre part, il me semble que le travail de Münch peut lui venir en aide
dans le domaine des arts parce qu’il apporte les bases d’une future « artologie »,
c’est-à-dire d’une science humaine des arts 16. Sur cet arrière-plan on peut donc
justifier la définition de la littérature par Münch et même la dépasser. Il retrouve en
effet une esthétique qui implique tous les sens et met l’humain face à une épiphanie.
Ce ne sont pas seulement les arts qui produisent cet effet : si Münch le retrouve chez
les écrivains, c’est sans doute que face à la différenciation des différents domaines de
la vie caractérisant la modernité, la littérature est restée le refuge d’une
communication synesthésique et partant capable de présence. En ce sens il est tout à
fait juste de « donner à la science de l’art un rôle plus grand que celui d’un simple
élément traditionnel caractérisant un groupe de disciplines » (DdH 116). Car, dit
Gumbrecht, on admettra bien « combien certaines de nos activités scientifiques sont
proches de la vraie pratique artistique » (ibid.). C’est ainsi qu’il indique la direction
d’un autre style scientifique dont sa propre écriture et celle de Münch témoignent
déjà.

IV

14 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Grundlinien der Philosophie des Rechts, cité par Hans Ulrich Gumbrecht,
Stimmungen lesen, op. cit., p. 22.
15 Cf. Hans Ulrich Gumbrecht, op. cit., pp. 11 et 13.
16 Cf. Marc-Mathieu Münch, La Beauté artistique, op.cit.

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Cet article est dédié à Friedhelm Brusniak. L’ambition de notre collègue est
d’intégrer la vie de la musique dans l’enseignement et dans la recherche. Non pas de
reconstruire ce que le compositeur a vécu, mais d’intégrer ce que vivent actuellement
les auditrices et les auditeurs, les étudiantes et les étudiants. Or la musique n’a pas été
le sujet explicite des pages précédentes. Le sujet a été choisi et développé pour tenir
compte, d’un côté, de la discipline de l’auteur et, de l’autre côté, de ce que F.
Brusniak avait organisé la journée consacrée à l’étude de l’esthétique de Münch.
L’ambition de ce professeur de pédagogie musicale de laisser vivre la musique est
comme un devoir pour Münch et Gumbrecht : « La présence, dit Gumbrecht,
dominera toujours, j’en suis certain, quand on écoutera de la musique, ce qui
n’empêche pas certaines structures musicales d’évoquer certaines connotations
sémantiques […] » (DdH 130).
Terminons cet article sur la présence, l’art et la vie par un souvenir qui les
actualisent et les concrétisent encore une fois. Dans une des salles de l’institut de
pédagogie musicale, je m’entretins avec Friedhelm Brusniak. Il fut au piano et joua
de courts passages pendant notre conversation. Il donnait l’impression de porter la
musique en lui, avec lui. Lorsque je le lui fis remarquer, il fit sonner un accord dont il
dit qu’il le portait toujours en lui-même. Cet accord était pour ainsi dire son « accord
fondamental », toujours présent, une vie, une expérience intérieure qui constitue
l’espace ou la présence en laquelle se jouait et résonnait tout le reste de sa vie. Dans
cet état d’expérimenter un « accord fondamental », il y a, pour moi, une des raisons
pour laquelle l’esthétique de Münch a trouvé un écho chez Brusniak. Dans la
rencontre avec Gumbrecht, elle montre sa plus grande portée du point de vue des
sciences humaines et d’une éducation holistique. Les travaux de Münch et de
Gumbrecht soutiennent les travaux scientifiques et pédagogiques de Brusniak. Ils
pourraient aussi intéresser le musicien, le pédagogue et le chrétien Brusniak puisque
l’éducation esthétique et partant l’éducation musicale dépassant l’analyse des formes
et l’histoire musicale, promeut la vie de la musique exposant les étudiants à « une
expérience de l’altérité particulièrement intense »17. S’exercer à vivre cette
expérience et la thématiser permet alors de développer et promouvoir un être au
monde sensible, tout ouïe et créatif.

Jean Ehret

17 Hans Ulrich Gumbrecht, Stimmungen lesen, op. cit., p. 23 ; cf. aussi l’affirmation (ibid.), qu’il s’agit « […] de laisser
se développer la chance [contenue dans le récit] pour le lecteur, d’habiter un monde de sentiments par son imagination –
un monde de sentiments qui ont le toucher d’environnements physiques ».

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HYMNOLOGIE PROTESTANTE
ET ÉMOTIONS SPIRITUELLES

Protestant Hymnology and spiritual emotions


Protestant (lutheran and reformed) Hymnology is a recent disciplin in France.
This article provides the etymology and its objectives   associated with both
theology and musicology and the church singing practice in the vernacular
(whereas Hymnody   concerns catholic latin music such as gregorian chant,
masses…).
The repertory involves different aspects of protestant Liturgy and typical forms
such as Passions, History of the Resurrection, Cantatas, Magnificat, Chorals and
Psalms.
In conclusion : the psychological and religious effects of singing are indicated, for
instance : faith renewal, prayer, joy, contemplation, confidence, serenity.
Hymnology is in fact an interdisciplinary science (see Synoptic table).

Les définitions de l’hymnologie et du métier d’hymnologue sont très


approximatives dans les dictionnaires généraux. En fait, si cette discipline est cultivée
dans les pays anglo-saxons, elle n’a été introduite dans l’Université française qu’au
cours du XXe siècle, notamment dans les Facultés des Lettres et de Théologie
protestante de Strasbourg et, plus tardivement, à la Sorbonne. Le vaste répertoire
hymnologique peut susciter des riches émotions spirituelles. La musique,
complément de la parole, permet d’accéder à l’émotion.

*
* *
1. Étymologie
Le mot hymnologie, du grec hymnos (ou humnos, poème en l'honneur des dieux
provenant de hymneô : chanter un chant religieux) et logos (science) est en fait,
étymologiquement et au sens premier, la science traitant des hymnes. Dans
l'Antiquité gréco-latine, l'hymnologos (hymnologue) est un professionnel. Une fois
doté des méthodes adéquates, il le redeviendra aux XIXe-XXe siècles, essentiellement
dans les pays germaniques. L'adjectif latin hymnologicus (hymnologique) est utilisé
vraisemblablement pour la première fois, en 1710, par Johann Joachim MŒLLER.
Un siècle plus tard, il figure dans le titre de l'édition d'Hymnes   : Thesaurus
hymnologicus, éditée entre 1841 et 1846 en 5 volumes, à Halle ; puis à Leipzig, par le
philologue luthérien Hermann Adalbert DANIEL (1812-1871). L'adjectif hymnica se

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trouve en 1886 dans l'Anthologie   : Analecta hymnica medii aevi publiée en 55
volumes par Guido Maria DREVES, Clemens BLUME, Henry Mariott BANNISTER
(Leipzig, 1886-1922). Le terme latin hymnologia (hymnologie), apparaît, semble-t-il
pour la première fois en 1718, chez Christian Ernst KLEUN. Par la suite, Christian
PALMER publie à Stuttgart, un ouvrage intitulé   : Die Evangelische Hymnologie
(L’hymnologie protestante/évangélique, 1865). Un siècle après, le regretté Markus
JENNY intitule son article paru, en 1966, dans Reformation, n°9 : Hymnologie als
theologische Disziplin (L’Hymnologie  : discipline théologique), suivi en 1973, par
l'Einführung in die Hymnologie (Introduction à l’Hymnologie) lancée par Christoph
ALBRECHT. En 1995, nous avons procédé à une mise au point intitulée :
Hymnologie, Hymnodie et Sciences auxiliaires, parue dans Requirentes Modos
Musicos. (cf. Éléments bibliographiques).

2. Définition et objet
Compte-tenu de l'aspect étymologique, l'hymnologie, science rattachée à la
musicologie et à la théologie historiques et pratiques, concerne l'étude systématique
et comparative des chants religieux. D’un côté, l'hymnodie (catholique) désigne le

chant d'hymnes et leur interprétation et, sur le plan éditorial, un ensemble ou une
collection. De l’autre côté, l'hymnologie (protestante) est une science (logos)
historique, pratique, théologique, esthétique, philologique et sociologique, qui étudie
et analyse un corpus multiséculaire, constitué de mélodies véhiculant des textes
grecs, latins puis, à partir de la Réforme, en langues vernaculaires, pour les situer
dans leur époque. Les objectifs de l’hymnologie ont évolué au cours des siècles,
notamment depuis le XIXe siècle, ils ont été élargis et affinés dans le sens de la

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pluridisciplinarité, de l’interdisciplinarité ou de la transdisciplinarité. C'est ainsi que
l’hymnologue suisse, Markus JENNY (1924-2001), considère cette discipline comme
une « science située entre les disciplines » et « une science théologique qui relève de
la théologie pratique », comme déjà signalé. En fait, elle est aussi tributaire de la
codicologie, science historique récente, de la paléographie (non musicale et musicale)
permettant de décrypter et de dater les manuscrits anciens et de transcrire en notation
moderne celles en usage au cours des siècles   : lettres, neumes (signes), notes,
tablatures, partitions… ; de la philologie et de l'histoire du langage ; enfin, de
l'histoire des sensibilités et des mentalités religieuses et théologiques. Son objectif
consiste à détecter des documents hymnologiques de première main, à les restituer
«   sur le papier   », éventuellement à les traduire, pour les rendre accessibles aux
musicologues et aux musiciens qui les interprèteront vocalement ou
instrumentalement, à faire connaître et à jauger les productions récentes (Gospel
Songs, Negro spirituals, Cantiques, Rock, Rap…). L'hymnologue — en publiant et
situant les œuvres dans leurs divers cadres — contribue ainsi à la « Défense et à
l'illustration   » du patrimoine chrétien avec, pour effet essentiel, de susciter des
émotions spirituelles.
Depuis la Réforme lancée par Martin LUTHER, Jean CALVIN, Martin BUCER,
Ulrich ZWINGLI et Pierre VIRET…, le chant d’Église en langue vernaculaire (donc
accessible à tous) est pratiqué au culte par les fidèles, hommes et femmes, notamment
à Strasbourg, selon le constat d’un réfugié anversois : « Ici, tout le monde chante,
tous ensemble chantent, tant homme que femme, et chacun a un livre en sa main. »
Pour Martin LUTHER, la musique est la «   servante de la théologie   » (ancilla
theologiae) ; antérieurement, dans l’Antiquité gréco-latine, PLATON l’avait reconnue
comme «   art éducateur entre tous   », puis ARISTOTE, CICÉRON et SAINT
AUGUSTIN ont attiré l’attention sur ses vertus ; ensuite le théoricien Johannes
TINCTORIS (v. 1435-1511), dans son Complexus effectuum musices (Liste des effets
de la musique, v. 1474), constate qu’elle chasse la tristesse, rend l’âme heureuse et
réjouit les hommes   ; Jean Sébastien BACH abonde dans le même sens   : «   zur
Ergötzung des Gemüts » (pour les joies de l’âme) ; plus récemment, l’Académicien
Georges DUHAMEL (1884-1966) l’a qualifiée de « consolatrice » et le Professeur
Marc-Mathieu MÜNCH découvre son « effet de vie » et relève son pouvoir créateur
d’émotions.

3. Répertoire hymnologique
Le chant d’Église en langue vernaculaire (à la rigueur en dialecte) nécessite une
structure solide, une facture mélodique simple avec intervalles conjoints,
éventuellement disjoints (par exemple, la quarte juste), reposant sur des accords
parfaits, avec des silences (pour respirer et, le cas échéant, produire un effet éloquent)

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et quelques dissonances à finalité expressive (effet de choc). La forme strophique
permet le chant responsorial et la pratique alternée (Alternatim Praxis)  — pasteur ou
cantor/fidèles, orgue/fidèles, chœur/fidèles — ; la structure répétitive A B / A’ B’ ou
encore A B C / A’ B’ C’ facilite la mémorisation. Il s’agit donc d’une finalité
fonctionnelle.
La liturgie, par ses différentes composantes, provoque une prise de conscience.
Le Kyrie (Seigneur, prends pitié) est une invocation insistante remontant au IVe
siècle. Le Gloria (Gloire à Dieu au plus haut des cieux) est une puissante affirmation,
de même que la confession de foi du Credo (Je crois ou, au pluriel, Nous croyons).
L’acclamation du Sanctus (avec sa triple invocation) suivie du Benedictus et de
l’Hosanna exalte l’incomparable majesté divine. L’Agnus Dei se terminant par Dona
nobis pacem est particulièrement chargé d’émotion. Enfin, les prières (par exemple le
Notre Père ou Oraison dominicale) traduisent la reconnaissance et l’adoration
collectives. Comme l’a rappelé le regretté pasteur René CHÂTEAU, « l’émotion et la
force du chant » dépendent de la « participation personnelle et active de tous les
croyants rassemblés dans le sanctuaire   », notamment par le chant des Psaumes
calvinistes (Cl. MAROT / Th. de BÈZE) et des Chorals luthériens. Paroles et
mélodies ayant résonné dans les âmes d’enfants y resteront incrustées pour toute leur
vie.

Les Passions, les Sept paroles du Christ (Die Sieben Worte), l’Histoire de la
Résurrection (Geschichte der Auferstehung) et le Dialogo per la Pascua de Heinrich
SCHÜTZ : Weib, was weinest du ? (Femme, pourquoi pleures-tu ?), ou encore la
MarkusPassion de Reinhard KEISER (1674-1759) et l’Oratorio de l’Ascension
(Himmelfahrtsoratorium de J. S. BACH) comportent une finalité historique et
exégétique associée à une portée méditative par la dramatisation du récit, la réflexion,
la compassion, la diversité des climats affectifs et des enjeux spirituels, avec
l’introduction chorale et instrumentale invitant à l’écoute, les récits de l’Évangéliste,
les solos, duos, trios… et l’intervention de la turba (la foule) traduisant les états
d’âme vivement ressentis. Au répertoire hymnologique, figurent entre autres les
Passions de Leonhard LECHNER (v. 1553-1606, Jean), Joachim A. BURCK
(1546-1610, Jean), Christoph DEMANTIUS (1567-1643, Jean), Heinrich SCHÜTZ
(1585-1672, Matthäus-Passion), Dietrich BUXTEHUDE (avec son Cycle de
Cantates baroques (1680)   : Membra Jesu nostri), Jean Sébastien BACH (Jean,
Matthieu et Marc — attribution), de Georg Philipp TELEMANN (1681-1767,
Brockes-Passion)…, Gottfried Heinrich STÖLZEL (1690-1749, Brockes-Passion),
Gottfried August HOMILIUS (1714-1785, Matthieu), jusqu’à l’Oratorio en 12
épisodes (1939-1946) de Georges MIGOT (1891-1976). À signaler dans ce
contexte   également Un Requiem allemand (Ein deutsches Requiem) de Johannes

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BRAHMS (1833-1896), si intense et reposant sur des citations bibliques
judicieusement sélectionnées.
Les Cantates, entre autres, de Dietrich BUXTEHUDE (1637-1707), J. S.
BACH… jusqu’à Frank MARTIN (Cantate pour le temps de Noël, 1929-30) et
Arthur HONEGGER (Une Cantate de Noël, 1953)   sont autant de rappels de
l’histoire biblique suscitant de nombreuses émotions spirituelles, de même que le
Magnificat (Meine Seele erhebt den Herrn, chant du cygne de H. Schütz ou le
Magnificat latin de J. S. BACH). Les Oratorios historiques composés notamment
par Georg Friedrich HAENDEL (1685-1759) : Le Messie (The Messiah), reposant
uniquement sur une sélection de versets bibliques ; Joseph HAYDN (1732-1809), La
Création (Die Schöpfung), Felix MENDELSSOHN (1809-1847) avec ses 3
Oratorios : Paulus (1834/36), Elias (1845/46) et Christus (inachevé, 1847), sont dotés
d’une finalité descriptive, historique et expressive. Les interjections conclusives
Hallelujah (Alleluia) — transcription grecque de l’hébreu (Louez Dieu) — et Amen
(Ainsi soit-il) figurant déjà dans la liturgie juive procurent un temps de distanciation
récapitulative.
Les contextes historiques — par exemple, les affres de la Guerre de Trente Ans
(1618-1648) ayant inspiré des motets de la Geistliche Chormusik (1648) de Heinrich
SCHÜTZ, ou encore l’Orthodoxie luthérienne, le Piétisme (poésie à la première
personne, Ich-Dichtung, Unio mystica) ; le chant des Psaumes huguenots à la Tour de
Constance, sur les galères… marqué par la terreur des dragonnades (1681-1685) et,
après la Révocation de l’Édit de Nantes (1685), au «   Désert   » — influent
considérablement sur le degré d’investissement émotionnel dans le chant.
Les casuels : baptême, confirmation, mariage, service funèbre et circonstances
particulières restent des souvenirs d’une expérience personnelle pris sur le vif
permettent de retrouver un état d’âme, une émotion très souvent associés à
l’environnement, à une parole marquante, une prédication ou une mélodie. De plus, le
cadre — maison natale de Bach à Eisenach (orgue, clavecin, atmosphère), Église
Saint Thomas de Leipzig (Orgues, Chœurs, Cantates), Église Saint-Guillaume à
Strasbourg, avec sa tradition du Vendredi Saint (deux Passions de J. S. BACH en
alternance) lancée en 1885 par Ernest MÜNCH (1859-1928) et prolongée par son fils,
Fritz MÜNCH (1890-1970)… — renforce le processus d’association d’idées, comme
déjà, au XIXe siècle, les puissants chœurs de masse le réalisaient ou encore,
actuellement, le chant fervent des Psaumes lors du grand rassemblement protestant à
côté du Musée du Désert au Mas Soubeyran (près de Mialet, Gard), chaque premier
dimanche de septembre.

*
* *

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Les effets psychologiques et spirituels du répertoire hymnologique sont donc
nombreux : affirmation, certitude, confiance, sérénité, contemplation, introspection,
contrition, élévation voire éblouissement ; musicothérapeutiques : apaisement, calme
ou énergie, variables selon les personnes et leur état psychique du moment. Dans ses
Confessions (X, chapitre 33), SAINT AUGUSTIN (354-430), Docteur et Père de
l’Église, constatait déjà qu’on peut être « plus ému par le chant que par les paroles
qu’il accompagne   ». Dans ses Tischreden (Propos de table), Martin LUTHER
(1483-1546) précise que : Die Noten machen den Text lebendig (La musique rend le
texte vivant) et, en ce sens, rejoint l’assertion du poète Théodore AGRIPPA
D’AUBIGNÉ (1552-1630) : « Tels vers de peu de grâce, à les lire et les prononcer, en
ont beaucoup à être chantés.   » Le réformateur strasbourgeois Martin BUCER
(1491-1551) constate que « comme c'est offenser Dieu que de ne pas chanter ou prier
de cœur, de plein gré » lors du culte dominical, et préconise le chant de deux ou trois
Psaumes, chants les plus appropriés et propices au « développement spirituel ». Pour
Jean CALVIN (1509-1564), le chant des psaumes doit être exécuté par toute
l'assemblée (et non par le pasteur ou le chantre seul)   ; il assume un rôle
« fonctionnel » et doit « inciter les cœurs et les enflamber à plus grande ardeur de
prier », grâce à sa grande « force d'émouvoir ».
La motivation de la Hymn Society in the United States and Canada résumerait à
elle seule les mérites du chant collectif, en ces termes : « We believe that the holy act
of singing together shapes faith, heals brockenness, transforms lives and renews
faith. » (Nous croyons que le saint acte de chanter ensemble façonne la foi, guérit
l’abattement, transforme les vies et renouvelle la foi). Les émotions spirituelles
engendrées par l’hymnologie, discipline porteuse, et la musique sont considérables.
Plus que tout autre, le répertoire hymnologique permet d’accéder à l’émotion
spirituelle. Complément de la parole, la musique est en résonance avec la foi.

Édith Weber

Éléments bibliographiques

Gilles CANTAGREL :
- Les Cantates de J. S. Bach, textes, traductions, commentaires. Paris, Fayard, 2010.
- J.-S. Bach : Passions, messes et motets, Paris, Fayard, 2011.
Philippe CHARRU et Christophe THÉOBALD :
- Johann Sebastian Bach interprète des Évangiles de la Passion, Paris, Vrin, 2016.

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Alain JOLY :
- Bach, maître spirituel, Paris, Tallandier, 2018.
Marcel PFENDER :
- Jean Sébastien Bach, chantre de Dieu. Paris, éd. Je sers, 1943.
Albert SCHWEITZER :
- J. S. Bach, le musicien poète. Paris, Plon, 1905.
Édith WEBER :
- « Hymnologie, hymnodie et sciences auxiliaires », in : Requirentes modos musicos :
Mélanges offerts à Dom Jean Claire, Maître de Chœur, Solesmes, 1995 (p. 137-144).
- La recherche hymnologique, Paris, Beauchesne, Coll. Guides musicologiques n°5, 2001.

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ENTRETIEN AVEC BELINDA CANNONE

Marc-Mathieu Münch. – Chère amie, chère Belinda, je suis très heureux et fier que tu
aies accepté cette interview pour notre nouvelle revue et je t’en remercie très
vivement. Voici la grande question que je voulais te poser. Il me semble que le
moment est venu de créer une nouvelle science humaine capable de définir ce que
l’art possède de vraiment spécifique. Qu’en penses-tu ?

Belinda Cannone. – Pourrais-tu préciser un peu cette question ?

M.-M. M. – Le métier de lecteur et de professeur de lettres qui a été le mien m’a


conduit à me faire une idée assez claire de l’histoire de la poétique par l’étude
attentive des préfaces, des traités, des pamphlets, des journaux des grands écrivains
depuis les Grecs jusqu’au vingtième siècle. Cela m’a appris que le beau n’est jamais
le même parce qu’il doit toujours évoluer. C’est ainsi que j’ai écrit ma thèse sur le
pluriel du beau. Je ne pouvais cependant m’empêcher de me demander s’il n’y avait
pas sous le pluriel du beau un singulier de l’art, c’est-à-dire une aptitude spécifique à
l’art.

Or à y regarder de plus près j’ai découvert qu’il y avait dans tous ces textes une
affirmation rare, cachée, mais constante, disant qu’une œuvre est réussie lorsqu’elle
est capable de créer dans le corps-esprit-cerveau d’un récepteur un effet de vie, c’est-
à-dire de mettre en éveil, en activité, toutes nos facultés. Et j’ai même découvert que
cette affirmation s’accompagnait de corollaires qui ne sont pas des règles mais qui
commencent cependant de montrer comment il faut procéder pour réussir l’effet de
vie et ce qu’il faut éviter.

B. C. – Et alors ?

M.-M. M. – Alors j’ai eu un moment époustouflant lorsque je me suis plongé dans les
poétiques de la Chine, de l’Inde et du Japon et que j’y ai trouvé la même affirmation :
il y a donc un invariant anthropologique. Je l’ai nommé l’effet de vie.

B. C. – C’est ce que dit Diderot. Il développe, dans sa critique d’art notamment,


l’idée que la grande œuvre d’art atteint l’être dans toutes ses dimensions. La

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littérature, elle, met en branle l’esprit, l’imagination, la sensibilité, l’intellect, oui,
mais pas le corps.

M.-M. M. – Pourtant l’esprit, quand il est mis en branle par les rythmes, crée des
actions embryonnaires dans le corps.

B. C. – Est-ce bien le corps ? Le rythme est une notion intellectuelle…

M.-M. M. – Peut-être ; moi je suis venu à la littérature par la musique, alors…

B. C. – Oui, dans la musique, ça marche très bien. Je crois que la musique est l’art par
excellence de la rencontre du corps-esprit, de la mise en branle du corps-esprit de
l’auditeur. Pour la littérature, il me semble plutôt que l’esprit domine.

M.-M. M. – En littérature, comme en musique, j’ai des frissons, des angoisses, des
sueurs froides, parfois même des malaises ou alors des sérénités, des
épanouissements qui me semblent aussi corporels. Mais, évidemment, le lecteur d’un
livre ne bouge pas alors que l’acteur, le musicien, le danseur, leurs muscles sont
actifs.

B. C. – Ce qui me frappe dans l’œuvre littéraire, et qui fait écho à ce que tu viens de
dire, c’est l’existence de ce que j’appelle les universaux de la fiction. Il me semble
que, dans toutes les fictions du monde – et tu es le seul à pouvoir me répondre à ce
propos – on trouve trois types de sujets liés à des vérités anthropologiques : l’amour,
et plus exactement le sentiment amoureux, la survie et quelque chose que je peine à
désigner, mais qui serait…

M.-M. M. – La condition humaine ?

B. C. – Non, plus précis : le faible, d’abord maltraité ou déconsidéré, puis accédant à


la puissance, celui qui était d’abord diminué et dont la fragilité se renverse en gloire.
Chez nous, le Christ en est le paradigme. C’est Causette, l’enfant battue et exploitée à
qui on rend enfin justice, qu’on sauve et qui acquiert de la force.

M.-M. M. – Je comprends. C’est un thème de ton œuvre. Mais n’est-ce pas l’élan
vital, la surprise de l’existence de l’élan vital et la crainte qu’il puisse s’effondrer ?
C’est l’un des grands étonnements de ma vie. Comment se fait-il que tout à coup,
quelque chose fuse au fond de moi, que je me lève et que j’agisse ?

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B. C. – Oui, c’est là mon grand sujet – ce que je nomme désir. Ce n’est pas un sujet,
d’ailleurs, je dirai plutôt que c’est la trame de fond de ma vision du monde. Tandis
que l’amour, la survie et l’assomption du faible sont des sujets qui ont produit une
infinie variété des romans, car ce sont selon moi des universaux, ils concernent tous
les humains.

M.-M. M. – Je ne le vis pas tout à fait comme cela, mais pourquoi pas ? Il y a des
universaux dans la condition humaine, l’élan vital, l’amour, la reproduction…
J’appellerais cela l’identité humaine. Tu le dis plusieurs fois dans ton œuvre : on est
quelque part entre soi et les autres.

B. C. – C’est ça, à mi-chemin, à équidistance entre soi et les autres.

M.-M. M. – Oui, c’est vrai, ce sont des invariants. Or nous avons vécu dans un
vingtième siècle qui ne voulait pas s’intéresser à la condition humaine. Le premier
qui y est revenu, c’est Edgar Morin que j’admire beaucoup pour cela. Nous n’avons
pas tous les mêmes choses à dire, mais nous avons tous le même socle et c’est la
condition humaine. Mais ce n’est pas le problème de la beauté.

B. C. – Oui, mais je ne parlais pas de la beauté. Pour ce qui est de la beauté, pendant
longtemps on s’est demandé « Qu’est-ce que l’art ? » Maintenant on se demande :
« Quand y a-t-il art ? » C’est la fameuse question de Nelson Goodman, je crois . Est-
ce que l’art est encore dans l’art ? C’est une question très actuelle, parce que la
beauté, comme tu le sais, n’est pas très bien… perçue.

M.-M. M. – Eh oui ! Parce que le mot est un piège. Qu’on le veuille ou non, la beauté,
dans nos esprits cultivés, reste quelque chose qui est proche de l’harmonie, de
l’équilibre, de la sérénité, du vrai et du bien. Or ce n’est pas du tout ce que disent
tous les artistes. Ils disent que c’est un « effet de vie ». Qu’ils soient réalistes ou
surréalistes anciens ou modernes, classiques ou romantiques, Indiens ou Chinois, au
bout du compte, ils sont d’accord. Mais c’est une idée qui n’est pas développée, qui
apparaît souvent rapidement et même au détour d’une phrase. Mais elle apparaît aussi
dans les mythes, par exemple dans celui de Pygmalion qui a si souvent été repris par
les créateurs. Ils disent que de même que la statue sculptée par Pygmalion est
devenue une vraie jeune femme, l’œuvre d’art, si réussie, fonctionne « comme si »
elle était vivante. Je pense aussi à ce beau texte de Yourcenar, Comment Wang-Fu fut
sauvé qui est une merveilleuse allégorie de l’art.

B. C. – Ta question, donc ?

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M.-M. M. – La voici. Maintenant que l’on commence à s’interroger de nouveau sur la
nature de l’espèce humaine et donc aussi sur la nature de l’art, comment est-ce que
toi, la romancière, tu attends, tu prépares les moments d’inspiration, comment
ressens-tu que tel mot, telle notation, tel choix est le bon plutôt qu’un autre, celui qui
va rendre l’œuvre vivante ?

B. C. – Nous passons donc du côté du « faire » et moins du côté de la réflexion sur la


littérature ou sur les arts.

M.-M. M. – Oui, c’est justement ton « faire » qui m’intéresse parce que moi je n’ai
pas d’inspiration, je ne suis que chercheur. Sinon, je serais devenu musicien.

B. C. – Je te réponds un peu dans le désordre. Ce que je cherche à faire dans la


fiction, c’est créer un terrain d’entente avec autrui, un espace dans lequel je parle vers
lui, pour lui et avec lui. Ces temps-ci j’ai tendance à dire que je suis un « écrivain
public ». Je ne cherche pas à m’exprimer, car pour cela j’ai mes amis ou mon journal.
Je cherche plutôt à parler pour l’autre, à capter ce que j’appelle la rumeur du monde
et à lui donner forme. Par exemple, quand j’ai écrit Le Sentiment d’imposture, que je
connais parfaitement pour l’avoir beaucoup éprouvé, c’était parce que je savais que
d’autres en souffraient mais en secret. De plus, la notion n’en était pas encore
élaborée. Donc, un beau jour, je me suis dit que je devais écrire sur le sentiment
d’imposture, le définir, l’explorer pour le donner à autrui, pour lui dire Voilà ce dont
tu souffres, toi mon voisin, mon proche et je le nomme comme ça, je le décris comme
ça, j’en trouve là les racines… Donc j’essaie de donner forme aux secrets communs,
c’est-à-dire aux choses qui ne sont pas de moi pour moi mais de nous pour nous. En
ce sens, je suis un écrivain public.

M.-M. M. – Là tu es proche de l’effet de vie, parce que, dans l’effet de vie, il y a


forcément un écrivain qui vise un lecteur et qui vise, pour ce lecteur, un effet fort.

B. C. – Oui, justement. Quand on écrit vers l’autre, c’est qu’on veut l’atteindre, le
toucher. S’il n’a pas cette visée du lecteur, celui qui écrit n’écrit rien. L’autre, je l’ai
dans mon viseur, je ne le perds jamais de vue. Cela ne veut pas du tout dire que
j’écris pour lui faire plaisir, non, cela veut dire que j’essaie de lui dire quelque chose
qui importe pour lui.

M.-M. M. – C’est un peu comme Borgès qui dit à peu près à son lecteur : « Excuse-
moi si, tout à fait par hasard, c’est moi qui ai trouvé la formule qui dit ce que tu
penses. »

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B. C. – C’est tout à fait cela. J’écris, je cherche le mot, vous auriez pu le trouver vous,
mais il se trouve que moi, je passe mon temps à le chercher – alors je le trouve. Ce
qui me passionne, dans la littérature, c’est ce rapport entre la fiction, la feintise,
l’artifice d’une part, et d’autre part l’effet qui, lui, est réel. Quand on lit un livre, on
s’émeut, on pleure, on rit, on est engagé affectivement, intellectuellement et c’est
curieux que le mensonge produise et vise un effet vrai. Pour moi, c’est cela le
prestige de la fiction.

M.-M. M. – Oui, si tu ouvres la première page du numéro un de notre Revue d’art et


d’artologie, il y a une citation de Pessoa qui dit que  « le poète est celui qui feint et
qui feint si parfaitement que la douleur feinte est la douleur que tu auras ressentie ».

B. C. – Il me semble que cette citation veut dire que cette douleur, créée
artificiellement par l’écrivain, le lecteur la reconnaît. Mais je te parle d’autre chose
encore, de la façon qu’a l’écrivain de faire éprouver à l’autre des émotions à partir
d’une histoire feinte. Si j’écris une histoire d’amour, mon lecteur va par exemple
jubiler à la lecture de ce déploiement de l’amour heureux, il sait que c’est une
histoire feinte et pourtant il jubile réellement.

M.-M. M. – C’est bien ce que dit la théorie de l’effet de vie ; tu es en plein dedans.

B. C. – C’est ce que plus globalement je nomme parfois les « idées-affects ». Une


idée ne marche, n’a un effet sur l’autre que si elle est portée, accompagnée, enrobée
d’affect.

M.-M. M. – Mais oui, c’est l’erreur de Descartes.

B. C. – Oui, et c’est ça le roman. Un outil de connaissance, de savoir. Je place très


haut la fiction dans l’ordre du savoir car elle n’est pas un divertissement, c’est une
connaissance, mais qui ne produit ses effets que parce qu’elle est portée par des
affects et qu’elle sollicite ainsi les affects du lecteur. Je l’avais découvert en
réfléchissant à mon père   ; j’ai écrit un livre sur mon père parce que c’est un
personnage très bizarre.

M.-M. M. – Lequel ?

B. C. – Le Don du passeur. C’est un livre sur mon père qui était vraiment un
personnage très… singulier. Je n’ai pas écrit ce livre parce que c’est mon père, mais
parce qu’il était tellement particulier – une sorte de prince Muichkine, tu vois, c’est-
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à-dire un être entièrement empathique et bon, et en même temps absolument pas
équipé pour survivre dans le monde – pour le dire rapidement. Il est mort en 2006. Il
a beaucoup compté pour moi, il m’a façonnée… En écrivant ce livre, je me suis
demandé comment un être aussi inadapté avait pu avoir une influence aussi
considérable sur ses enfants – parce qu’on est tous faits sur le même moule. Il avait
des idées très en avance sur son temps : il était écologiste et féministe, par exemple,
ce qui n’était pas vraiment banal dans sa génération. Si ces conceptions nous ont
marqués au fer rouge, c’est parce qu’il les portait dans sa chair et avec toute son
émotion. Nous ne recevions pas l’idée comme matière intellectuelle pure, nous la
recevions avec tout son charroi d’émotions… Mon père nous communiquait des
« idées–affects », et d’« idées-affects », tu peux difficilement te défaire.

M.-M. M. – Les idées-affects, oui, c’est une expression qui me parle beaucoup.

B. C. – Et je crois que la fiction communique des idées-affects, ce qui leur donne une
grande puissance et une empreinte durable. Car tu les vis intimement et tu ne peux
pas t’en défaire si facilement. Je crois que si je suis devenue écrivain, c’est parce
qu’intuitivement j’ai compris que la seule manière de se transformer et de
transformer autrui, c’est en lui proposant de « sentir-penser ». Alors, tu vois, en cela
je rejoins l’effet de vie, même si moi j’en parle avec mon vocabulaire, mon outillage
conceptuel. Je relie chaque fois mon travail artistique, littéraire, à une charge
émotionnelle qui accompagne les idées. J’aurais pu être philosophe, ou chercheuse
pure, j’ai beaucoup d’estime pour ce type d’approche, mais il se trouve que je crois
profondément à la force des idées-affects et c’est pour cela que je suis devenue
écrivain.

M.-M. M. – Oui, mais il faut ensuite trouver les formes.

B. C. – Je ne sais pas si je peux répondre à ça.

M.-M. M. – Tu peux raconter des moments.

B. C. – Volontiers. Depuis le début de mon travail, comme tu le sais, je réfléchis au


désir, je le considère sous tous les aspects possibles et imaginables.

M.-M. M. – Et c’est merveilleux ; c’est l’un des grands sujets d’aujourd’hui.

B. C. – Pourquoi ? Spinoza ne parle pas d’autre chose.

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M.-M. M. – A cause de la libération de la femme.

B. C. – Ah ! Mais je parle du désir de vivre, pas seulement du désir sensuel.

M.-M. M. – Mais… ils se touchent.

B. C. – Ah oui, bien sûr, c’est une extension. Le désir sensuel, c’est l’acmé du désir
de vivre, mais ce qui me retient en premier lieu, et me fait écrire, c’est vraiment le
désir de vivre. À la limite, je pourrais me dire Vivons le désir sensuel, c’est bien
suffisant. Mais le désir de vivre est toujours à interroger. N’est-ce pas miraculeux
d’avoir envie de se lever le matin ? Pourquoi ne reste-t-on pas dans son lit, pétrifié
par la mélancolie ? Moi je ne sais pas pourquoi j’y échappe. Cela m’est donné.

M.-M. M. – Ce n’est pas toujours donné. Il y a aussi des moments sans envie de vivre.

B. C. – Bien sûr, et c’est d’autant plus miraculeux ; c’est une grâce au fond. Donc, je
travaille sur le désir. J’y pense, j’écris, je compose des romans, des essais qui sont
toujours traversés – entre autres – par cette question. Il se trouve que j’ai connu deux
hommes qui ont fait des jeûnes. Mon père a fait un très long jeûne, par désespoir,
mais j’ai aussi eu un ami anorexique, ce qui est rare chez les hommes.
Je me suis aperçue que, comme par hasard, c’étaient des hommes de très grand désir,
des hommes de feu. Le jour où j’ai réalisé ça, j’ai eu l’idée d’écrire un roman sur un
homme qui jeûnerait « pour rien ». Mon ami était anorexique, c’est une configuration
psychologique et, mon père, c’était par désespoir ; il y a toujours un motif. Mais mon
jeûneur veut juste dire non à la vie. Un matin il ne se lève pas. Il est ici même (j’ai
écrit ce roman dans ce bureau), et voit ce que tu vois – ces toits, ces fenêtres, le
moulin de la Galette. Il est là, il ne se lève pas, il ne mange pas. Tu sais qu’il y trois
besoins vitaux qui sont respirer, dormir et manger. Tu ne peux pas t’empêcher de
respirer et le sommeil finit toujours par te prendre, mais tu peux contrôler la
nourriture. C’est le seul besoin vital sur lequel tu as la pleine maîtrise. J’ai donc
voulu explorer le désir par son opposé, le non-désir de vivre, un principe que j’adopte
souvent d’ailleurs.

M.-M. M. – Ce n’était donc pas une grève de la faim ?

B. C. – Non, j’ai voulu explorer le désir par son envers. Je l’ai mis en scène sur son
lit, là, devant le moulin, quand il décide de ne plus manger. C’est un thème. Je
commence presque toujours par avoir envie d’explorer un thème. Là, c’était celui du

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désir par sa négativité, en partant de cet homme qui ne se lève plus. Mais au début je
ne savais pas où j’allais. J’ai construit l’histoire jour après jour.

M.-M. M. – Beaucoup d’artistes disent ainsi qu’ils ne savent pas où ils vont.

B. C. – Chez moi, cela peut durer jusqu’aux pages 60, 80.

M.-M. M. – Mais oui, ils le disent presque tous. Et nous on nous apprenait à faire
d’abord un plan.

B. C. – C’est pas vrai !

M.-M. M. – Cela me rappelle, comme j’ai fait un peu de lycée, que je disais à mes
élèves qu’il fallait donner l’impression d’être parti d’un plan mais qu’au fond ce
n’était pas comme cela que ça marchait.

B. C. – Oui, mais là c’est différent parce que c’est un travail intellectuel. Moi aussi
j’oblige mes étudiants à faire un plan pour qu’ils aient conscience qu’ils doivent
argumenter. Mais avec le roman tu peux être surpris toi-même, tu veux être surpris.
Comme c’est l’occasion de répondre à une question, tant que tu n’es pas dedans tu ne
sais pas exactement quelle question tu es en train d’élaborer. En l’occurrence je
savais seulement que je travaillais sur le non-désir… Finalement, c’est un roman qui
se termine avec une danseuse parce que, la danseuse est celle qui est en paix avec le
corps-esprit alors que lui, le jeûneur… C’est mon personnage que je réprouve le plus.
Je réprouvais qu’il puisse infliger ça à son corps. Donc, finalement, ce roman se
terminera par la leçon de la danseuse.

M.-M. M. – Il y a donc un happy end ?

B. C. – Oui, tant pis pour le suspens, mon jeûneur ne meurt pas. Il apprend quelque
chose. On peut dire que je ne raconte pas seulement des histoires, j’élabore des
questions. Au départ, mon point de vue est intellectuel. Une question se pose. C’est
par exemple la question du non-désir. Lent delta, c’est encore la question du désir.
J’avais 40 ans lorsque je l’ai écrit, et je me disais Aujourd’hui je ressens la force et la
puissance du désir de vivre. Mais si j’arrive à la vieillesse avec ce même désir, c’est
épouvantable. Que va-t-il se passer ? Qu’advient-il du désir à la fin ? A partir de cette
question intellectuelle ou plutôt philosophique, je me suis demandé quelle forme lui
donner. J’ai pris une vieille dame, je lui ai donné 104 ans, mais en bonne santé car il
fallait qu’elle meure simplement par extinction du désir de vivre… C’est ce qui m’est
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apparu sous l’aspect d’un delta de l’existence, le ruissellement des forces de vie qui
se perdent dans le grand océan. J’avais par ailleurs d’autres enjeux, plus formels, je
voulais me débarrasser du narrateur et écrire un roman sans narrateur.

M.-M. M. – Mais pourquoi l’anticipation ?

B. C. – Probablement parce que je faisais l’hypothèse de mon propre vieillissement –


j’anticipais – et aussi parce que j’aime beaucoup l’anticipation, l’imaginaire pur de la
science-fiction. J’en lis très peu parce qu’elle est rarement bonne, mais il y a de
grands auteurs de science-fiction. Je voulais aussi mettre en scène un monde en péril.
Quand on vieillit, on a l’impression que tout fout le camp. J’ai donc créé le monde
qui fout le camp pour aller avec le vieillissement de mon personnage.

M.-M. M. – J’en ai connu beaucoup qui disaient que tout fout le camp.

B. C. – Moi aussi j’ai cette impression en ce moment… C’est suspect ! Bref, puisque
tu me posais la question de la forme, je pars d’une question philosophique et j’essaie
de la faire vivre avec de l’affect parce que je crois que la philosophie produit tous ses
effets quand elle s’incarne dans l’affect.

M.-M. M. – Ce qu’elle fait parfois aussi chez un Montaigne, un Rousseau, un


Nietzsche, mais c’est rare surtout chez les philosophes contemporains.

B. C. – Un autre exemple d’invention est mon roman Entre les bruits. Un jour, en
2008, ma sœur me dit qu’elle a trouvé quelque chose qui devrait m’intéresser : il
existe des personnes hyperacousiques, c’est-à-dire que chez eux quelque chose se
détraque dans le système auditif. Ils se mettent à entendre tout et trop et ils en
souffrent beaucoup. Certains sont obligés d’aller vivre au fond des forêts dans des
maisons calfeutrées. Elle avait vu un documentaire là-dessus et elle savait que j’avais
une ouïe très développée. Immédiatement je me suis dit que 1. c’est pour moi la
position de l’écrivain qui capte et traite la rumeur du monde et 2. c’est notre position
en général, dans ce monde hyperinformé où l’on est assis devant la télé pour entendre
la rumeur du monde qui nous fait violence. Que faire de cela ?

M.-M. M. – L’incarner.

B. C. – Oui, je l’ai incarné dans deux personnages hyperacousiques.

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M.-M. M. – Excellent ; c’est ce que font les vrais romanciers ; ils trouvent la forme…

B. C. –…qui incarne l’idée. Et donc j’ai inventé une petite fille hyperacousique, sans
trop savoir d’abord où j’allais. Là-dessus j’apprends qu’il y a des ingénieurs dans les
laboratoires de la police scientifique dont le métier consiste à déchiffrer les sons et
qui traitent toutes les informations sonores concernant une enquête. Il y avait alors à
la police scientifique, à Ecully, une femme dont j’ai récupéré une ou deux interviews
disant, en substance, que l’effroi vient par le son. Elle expliquait comme il est
extraordinairement éprouvant de traiter la matière sonore. Je crois en effet, comme
Nietzsche, que c’est par les oreilles que nous arrive l’effroi. J’ai donc inventé la
fiction que l’hyperacousie n’était pas une maladie mais au contraire une compétence
qu’il fallait travailler et j’ai fait de l’homme un ingénieur en physique des sons. Il
habite au fond d’une forêt et c’est là qu’il rencontre une petite fille qui est également
hyperacousique mais qui l’ignore et qu’il va former. Pourtant, comme j’ai aussi voulu
parler du son, j’en ai profité pour mettre en scène une musicienne, quelqu’un qui ne
subit pas le son mais qui en joue, qui compose, et à qui je prête des œuvres, que je
décris. Quand le roman est sorti, j’ai eu la chance qu’une productrice de France-
Musique, Corinne Schneider, m’invite à parler de mon roman, du son et du bruit, de
la musique et qui a fait cette chose extraordinaire, dont je lui serai reconnaissante
toute ma vie : elle a composé la musique de mon personnage.

M.-M. M. – Ah, oui, c’est génial !

B. C. – J’avais décrit la musique assez précisément, les instruments, le type de


sonorité, le type de voix ; elle est allée chercher des tas d’éléments et elle a fabriqué
un morceau de musique contemporaine à partir de ces indications. Tu vois, j’essaie de
te restituer à nouveau un processus d’invention à partir d’une anecdote qui me
renvoyait à une problématique ancienne chez moi, celle de la rumeur du monde qui
nous agresse. À partir de là, j’ai essayé, j’essaie pour chaque roman, de trouver toutes
sortes de situations, mais qui sont incarnées, qui sont vivantes et qui ont une teneur
émotionnelle que j’espère puissante.

M.-M. M. – Pour moi, l’art, c’est bien cela. Dans le domaine des arts plastiques, ce
sont surtout les formes et les couleurs, dans celui de la danse, ce sont les
mouvements, en musique, ce sont tous les éléments de la musique, le son, l’intensité,
la hauteur, le timbre, le rythme et, si je pense à mon ami Jean-Jacques Werner qui
vient de nous quitter, l’intervalle auquel il a si bien rendu justice. Bien sûr en
musique le rapport au référent est flou. C’est sans doute pour cela que la répétition et

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la variation y jouent un si grand rôle   : en suivant les variations, en repérant les
répétitions, l’auditeur finit par s’investir.

B. C. – C’est très intéressant cela, très. Tu crées une attente, l’auditeur reconnaît ce
qu’il a déjà entendu, il est donc saisi dans l’œuvre. Il est engagé par ce qu’on lui
propose parce qu’il reconnaît quelque chose qui lui appartient qui est le souvenir de
ce qui a déjà été entendu.

M.-M. M. – Voilà. En même temps cela explique l’un des défauts de la musique
industrielle qui se fonde trop sur la répétition ou sur la variation. Du coup, on
n’écoute plus. Cette vérité de la musique se trouve même dans le nom des genres
comme le refrain, le canon, ou l’invention et la fantaisie qui indiquent très souvent
l’importance de la répétition et de la variation. Il faut un équilibre.

B. C. – Intéressant. Comment on attrape l’auditeur.

M.-M. M. – Oui, dans ma théorie il y a tout un ensemble de techniques qui sont


inventées pour que, quand un élément du cerveau-esprit est touché, il y ait un écho
dans un autre élément. J’ai longuement développé le fait que les figures de style en
littérature ont toutes ce rôle de relier un domaine à un autre pour toucher tout l’être.
C’est ce que j’appelle la plurivalence. Elle existe aussi en musique simplement
souvent par l’usage d’un texte, d’un rituel ou d’une danse.

B. C. – Cela fait partie de son mystère.

M.-M. M. – C’est le mystère de tous les arts. En somme, lorsque peu à peu toutes les
facettes de l’être sont touchées ensemble, tu ne peux pas avoir un autre sentiment que
celui du mystère parce que le phénomène est trop complexe pour être analysé. Le
sentiment du mystère se développe lorsqu’on n’arrive plus à suivre la multiplicité des
rapports qui s’établissent à l’intérieur du corps-esprit-cerveau. On me reproche cette
précision, on me dit que je reviens au temps où on se fondait sur les règles précises
des arts poétiques, mais ce n’est pas du tout le cas.

B. C. – Non, tu n’es pas du tout normatif, tu veux décrire.

M.-M. M. – Oui, je décris et je pense que la condition humaine possède une aptitude à
l’art et que cette aptitude implique des règles. C’est comme au tennis. A l’intérieur du
court, toutes les trajectoires de la balle sont possibles, mais le jeu s’arrête dès que la

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balle sort du court. Pourtant aujourd’hui on s’imagine que le nec plus ultra c’est de
sortir du terrain de jeu. Et cela dure depuis Marcel Duchamp, depuis tout un siècle.

B. C. – J’ai pourtant l’impression que c’est en train de changer.

M.-M. M. – Pour finir, j’aimerais te demander pourquoi tu écris des romans et des
essais, comment les deux se nouent, s’adaptent, comment on passe de l’un à l’autre.
Cela m’intéresse personnellement parce que je suis un chercheur qui n’arrive pas à
passer de l’autre côté. Penser le monde et vivre dans le monde, ce sont deux choses
très différentes. Comment réagis-tu à cette complémentarité ?

B. C. – Mais justement, je dirais qu’il y a vraiment une continuité complète entre les
deux genres parce que mes romans pensent et que mes essais sont fictionnalisés. Dans
mes essais, on trouve souvent des personnages de fiction avec des noms, des attitudes
et des situations de fiction. Et pourtant ce sont des essais. J’ai écrit un essai sur le
conformisme, La bêtise s’améliore. On y voit deux personnages principaux qui sont
photocopistes, pour ne pas citer Flaubert, et qui sont amateurs de vin. Il y a une
troisième personne, l’amoureuse de l’un des deux, le narrateur, et mon propos, qui est
pourtant très précis à propos des mécanismes du conformisme, passe par de la fiction.
Je fictionnalise mes essais, et je leur cherche toujours une forme. Souvent mon
problème, ce ne sont pas les idées mais comment les agencer. Tant que je n’ai pas
trouvé la forme, je ne peux pas écrire. On me demande souvent comment je fais pour
choisir entre l’essai et le roman. Prenons l’exemple du non-désir. Comme je n’ai pas
de réponse argumentée à lui apporter, je pouvais juste déployer la question. Ce ne
pouvait donc être qu’un roman.

M.-M. M. – Il y a pourtant des romans qui mettent le lecteur au pied du mur en tant
qu’être humain. Si tu lis Les Misérables, tu es mis au pied du mur d’une question
morale ; tu es presque obligé de prendre position. Il en est de même pour les œuvres
traitant de la Shoah. C’est très important pour moi parce que le roman à thèse qui
impose des idées ne respecte pas l’une des grandes qualités de l’art qui est justement
de te faire vivre aussi en tant que personne morale.

B. C. – J’anime un atelier d’écriture dans un journal. C’est intéressant parce que ce


sont des adultes assez construits, contrairement à mes jeunes étudiants. Mais ils ne
savent pas ce que c’est que la narration, ce que c’est qu’un point de vue. Alors je leur
apprends quelques outils techniques et puis je les oblige à écrire. A partir de ce qu’ils
écrivent, j’exprime pour eux des idées, des principes, des règles. Hier, un des
hommes qui étaient là, un homme très fin, me demandait pourquoi on ne peut pas

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envisager un roman qui verrait le triomphe du méchant. C’est un de mes sujets. Oui,
pourquoi n’écrit-on jamais de roman qui se conclut par l’approbation du méchant ?

M.-M. M. – J’ai lu récemment l’article d’un auteur qui disait que ce qui compte c’est
de faire vivre le méchant. Je pense à Néron par exemple.

B. C. – Mais le spectateur ne sort pas de Britannicus avec le sentiment que le


méchant a gagné et que c’est bien. Il n’y a pas de roman qui dise : « Regardez, c’est
formidable, il est rusé, il est méchant, il a gagné et on est content. »

M.-M. M. – Je pense que l’art a la vocation de faire vivre les choses et les gens, puis
de dire au récepteur que c’est à lui de choisir ses options morales.

B. C. – Oui, mais les œuvres sont généralement construites de manière à les inciter à
choisir le bien. Il me semble que c’est même le fondement anthropologique de l’art. Il
a vocation, dans toutes les cultures, à proposer une vision consolatrice, réparatrice,
juste. Même lorsqu’il parle du mal, c’est toujours pour le mettre en accusation.

M.-M. M. – Quelle belle parole de conclusion, chère artiste   ! J’y adhère


complètement et je te remercie au nom de toute la jeune école de l’effet de vie
d’avoir si spontanément accepté ma proposition d’entretien sur l’art.

Bellinda Cannone
Marc-Mathieu Münch

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ENTRETIEN AVEC GÉRARD ROUZIER.
SUR L’ART DRAMATIQUE


Marc-Mathieu Münch. – Cher ami, cher Gérard, je te suis extrêmement reconnaissant
d’avoir accepté l’invitation de la Revue d’art et d’artologie pour confronter ton
expérience et ta pratique d’acteur et de metteur en scène à nos recherches sur la
nature de l’art et plus précisément sur l’invariant de l’effet de vie.

Gérard Rouzier. – Dans le contexte de notre rencontre, oui, je vais en parler par
rapport à l’effet de vie d’abord. Si tu veux bien, je voudrais commencer par en parler
dans le cadre de l’enseignement. Quand on fait travailler un élève, on le voit tâtonner,
être maladroit et puis tout à coup, de manière fulgurante, il trouve le ton « juste ».
Avant de te rencontrer, je n’avais jamais pensé à cette expression d’ « effet de vie »,
mais c’est très précisément ça. Parfois c’est une grâce, parfois le résultat du travail. Il
a répété longtemps, plus ou moins poussivement, il a cherché les éléments de son
personnage, sa psychologie, ses objectifs, ses émotions, et voici que tout à coup vient
le moment magique : c’est juste, c’est vrai, ça parle. C’est toujours un grand moment
de bonheur au cours du travail d’atelier. On sent d’abord qu’il joue bien, puis vient
une émotion, et ensuite, dans un troisième temps, ce qui est à mon sens le plus
intéressant, vient un au-delà de l’émotion. Cela nous ramène à nous-mêmes. Ainsi,
avec mes élèves, je redécouvre parfois des textes que je connais depuis des dizaines
d’années.

J’éprouve la même chose dans les ateliers où je fais travailler des textes bibliques. Il
arrive que des textes ressassés et ressassés deviennent, comment dire, de… l’art. Il y
a des moments de grâce, mais le plus souvent il faut travailler, défricher, élaguer, se
forcer, souffrir, se tromper, recommencer… et tout à coup c’est évident, « juste »,
c’est l’effet de vie. Mais il y a beaucoup plus d’échecs que de réussites.

M.-M. M. – Oui, dans ma famille de musiciens on disait la même chose. Il y a des


moments de grâce et ils se présentent parfois pendant les répétitions.

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G. R. – L’effet de vie, pour reprendre cette expression, est quelque chose qu’on ne
maîtrise pas, c’est mystérieux. On fait tout pour qu’il advienne, oui, mais on ne peut
le contrôler. C’est ce que je voulais dire à propos de l’enseignement pour commencer.

M.-M. M. – C’est une bonne, une excellente entame.

G. R. – C’est peut-être surtout dans l’enseignement qu’on voit jaillir l’effet de vie.

M.-M. M. – Et on le voit même dans les petites classes en récitation ; c’est rare, mais
cela arrive. Maintenant tu as évoqué le mystère. Il fait aussi partie de la théorie de
l’effet de vie. Je sais qu’on n’arrivera jamais à expliquer complètement le
fonctionnement de l’art. Mais pourrais-tu développer davantage le travail par le
moyen d’un ou deux exemples ?

G. R. – Oui, parce que chaque cas est particulier. Quand je propose un axe de travail,
ce qui est le plus important pour un personnage, l’élève choisit ce qui lui semble
important en termes d’objectifs et d’émotion. Mais l’émotion ne peut pas se créer
comme cela ; il faut quand même d’abord la penser. Pour aider la pensée à créer
l’émotion, je dis à mes élèves de chercher le geste, l’attitude, la position la plus juste
par rapport à ce qu’ils souhaitent créer. C’est un peu difficile parce que souvent, ils
ressentent une gêne à s’exprimer sur le plan corporel, surtout les débutants. Je suis
toujours émerveillé de voir que même les gens qui viennent assister aux cours en
amateurs, même ceux qui n’ont pas de culture théâtrale, tout le monde voit quand
c’est « juste », quand c’est ça. Les Indiens ont une expression que j’aime beaucoup,
ils disent « neti, neti, neti, c’est pas ça, c’est pas ça, c’est pas ça ! » Bien sûr, en Inde,
le contexte est spirituel, mais je fais beaucoup de liens entre la démarche spirituelle et
la démarche artistique. Là aussi, tout d’un coup, tout le monde voit quand c’est
« juste ».

Il y a une expérience que j’aime beaucoup : faire jouer deux fois des comédiens
chevronnés devant les débutants. Je prends la tirade de Néron dans Britannicus,
« Narcisse, c’en est fait, Néron est amoureux. » et je dis à mon comédien chevronné :
« Tu t’assois sur ton trône, tu es immobile, tu ouvres les yeux et tu dis le texte en
voyant apparaître Junie, les flambeaux, tout ce que tu décris, toujours immobile et les
yeux ouverts. Ensuite tu le refais, dans la même position exactement, les yeux
ouverts, mais sans rien voir. » Ça ne rate jamais. Tout le monde sait toujours quand il
a vu et quand il n’a pas vu alors que l’acteur a été, les deux fois, dans la même

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position et qu’il n’a pas eu d’expresson particulière sur le visage. Il ne fait que dire
les mots, le regard fixé sur la ligne bleue des Vosges….

M.-M. M. – Qu’elle admirable preuve pour la théorie de l’effet de vie !

G. R. – Et j’en ai une deuxième que j’aime énormément. Tu te rappelles Philippe


Avron. Il a joué notamment L’Idiot d’après Dostoïevski. L’histoire m’a été rapportée
par un de ses amis. Lorsqu’il était jeune, Philippe Avron faisait de la figuration. Un
jour, dans un spectacle musical monté par Jean Vilar, une scène se passait dans une
gare, et les figurants faisaient les voyageurs. Ils devaient traverser la scène avec une
valise. Philippe Avron était au milieu de tous les autres. Et tout à coup Jean Vilar
demande « qui est le jeune homme là-bas ? » Il devait monter Hamlet et il cherchait
« son » Hamlet. L’ami qui nous racontait ça nous disait que ce n’était pas seulement
physique, qu’il y avait une grande différence entre Avron et les autres. Quand on est
figurant, je sais ce que c’est, on enfile son costume, on traverse le plateau et puis on
s’en va. Mais Philippe Avron, sans que personne lui ait rien demandé, c’était juste sa
conscience d’artiste. Il savait où il allait, quel train il prenait et pourquoi, il savait ce
qu’il y avait dans sa valise, il était vraiment un voyageur. Vilar a vu qu’il y avait un
voyageur sur scène au milieu des figurants. Il était habité, vrai, juste. Il y a des
acteurs qui entrent sur scène, même si ce n’est pas eux qui parlent, on les voit, on les
regarde. C’est toujours le même phénomène, c’est la présence. Pour moi, c’est un
autre mot pour l’effet de vie.

M.-M. M. – Oui, la présence, c’est pour moi aussi un synonyme de l’effet de vie. Je
l’utilise aussi pour la présence de l’œuvre devant le récepteur. Mais comment se fait-
il alors qu’il y ait, dans les arts plastiques, tant d’œuvres contemporaines qui ne
provoquent pas ce sentiment de présence et qui sont cependant portées aux nues par
la critique ?

G. R. – Je ne suis pas spécialiste de ce domaine, mais mes filles ont travaillé dans les
arts plastiques. Je les ai vues se cogner contre ce fait que beaucoup d’œuvres, par
exemple de sculpture, nécessitent une explication de la pensée et du cheminement de
l’artiste. L’œuvre n’est complète que par le discours qui l’accompagne.

M.-M. M. – Oui, c’est la grande erreur d’aujourd’hui. La théorie de l’effet de vie


essaie justement d’ouvrir les yeux des gens là-dessus.

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G. R. – Personnellement ces œuvres m’ennuient terriblement ; c’est la porte ouverte
à l’imposture, au snobisme, au mensonge. À partir du moment où une œuvre
nécessite un discours exposant le cheminement de l’artiste, pour moi, ce n’est pas de
l’art. C’est pour cela que j’étais tellement heureux lorsque j’ai lu tes écrits, enfin ce
que je connais de toi.

J’ai encore une anecdote pour moi significative avec l’une de mes filles. En Suisse,
où nous étions, il y avait une exposition Van Gogh, mais nous n’avons pas pu y aller
ensemble. J’y suis allé le premier. Le soir, je lui dis que c’est une exposition
formidable et qu’il y a un tableau qui m’a vraiment arrêté. Je ne lui en dis pas plus.
Elle y va le lendemain, elle rentre et me dit : « Ton tableau, n’est-ce pas un petit
tableau, assez sombre, avec une femme de dos qui est dans une allée et qui marche
vers peut-être une église ou une maison avec des arbres de chaque côté ? ». C’était le
même tableau   ! On dira tel père, telle fille, mais je ne suis pas sûr que ce soit
seulement ça.

M.-M. M. – Je pense que la façon dont on réagit à une œuvre d’art dépend aussi de ce
qu’on est, de ce qu’on a vécu, de ses caractéristiques psychologiques, de sa pensée et
de sa culture. Il est normal qu’il y ait des ressemblances dans une famille. Mais un
autre aspect du mystère de la difficulté de réussir une œuvre d’art vient du fait que
l’on s’adresse à des gens qui sont différents et qu’il faut parler à tout le monde. Je
prends un exemple dans un autre domaine. Dans un petit village de Suisse à la fois
paysan et de tourisme chic, il y avait un pasteur qui faisait des sermons qui touchaient
aussi bien les paysans peu cultivés que les riches banquiers venus faire du ski ou des
intellectuels. C’est la même chose pour une œuvre d’art. Il faut qu’il y ait dans le
système même de l’œuvre d’art, comme dans celui de l’interrogation sur la
transcendance, des moyens capables de toucher tous les humains. Je suis sûr que tu le
vis de la même manière au théâtre.

G. R. – Absolument, parce que les gens qui viennent dans la salle n’ont souvent
aucun rapport les uns avec les autres. Mais à partir du moment où on touche à
quelque chose de vrai, on peut toucher chacun, là où il se trouve.

M.-M. M. – Oui, et donc il faut que cela passe par plusieurs canaux… par la culture,
par la sensibilité, par les instincts, par le corps. La musique, tu la reçois par les
oreilles, certes, mais aussi par le ventre, par la poitrine, par le sexe parfois, bref par
tout le corps-esprit-cerveau. Les musicologues commencent à s’en rendre compte.

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G. R. – Nous sommes bien en phase tous les deux. Pour parler de publics très
différents, quand j’ai donné l’ Évangile selon saint Jean au Lucernaire, il y a bien
longtemps maintenant, j’avais dans la salle le sabre et le goupillon. Je me rappelle un
jour où j’avais une rangée de militaires et, devant, des religieuses en cornettes. Il y
avait dans la même salle des gens qui n’étaient pas croyants, qui venaient pour des
raisons culturelles ou artistiques. Eh bien, ce qui est extraordinaire c’est que, ayant
joué six mois au Lucernaire et donc ayant bien eu l’occasion de faire une synthèse
des commentaires reçus, ce qui ressortait, c’était: « Ça m’a lavé ». Ils employaient
tous des expressions de l’ordre d’un nettoyage intérieur, comme   une douche
intérieure. « J’ai eu l’impression que je prenais un bain de quelque chose, disaient-
ils ».

Revenons aux acteurs. Quand on fait de la direction d’acteurs, on dirige des acteurs
confirmés, qui savent jouer. Et parfois, il arrive, tout à coup que… Ahhh ! C’est là !
Je me rappelle qu’un soir, salle Richelieu, de l’avis général, Jean Piat avait été génial
dans Cyrano de Bergerac. Interrogé sur cette représentation exceptionnelle, il avait
dit : « Ce soir là, quelque chose m’est arrivé, je ne sais pas quoi, quelque chose que je
n’ai jamais pu retrouver ensuite. » En fait, j’ai tendance à penser que l’état de grâce
n’était pas venu «   comme ça, par hasard   », mais que c’est tout le travail fait
auparavant qui avait permis un moment… de grâce. C’est un peu comme dans le zen.
Ce n’est pas de l’art, mais il faut pratiquer pendant des années dans l’espoir –et même
il faut abandonner l’espoir – que ça marche, que se produise le Satori, le moment
d’éveil.

Je me souviens d’un article que tu avais écrit avec lequel je me suis senti très en
phase parce que je pratiquais beaucoup le zen à l’époque. Tu y racontais une visite à
une exposition en compagnie d’un ami japonais. À un moment donné, devant un
tableau, ton ami te dit un mot, pour dire que « c’est de l’art ». Tu expliquais que toi,
en bon Occidental, tu avais immédiatement éprouvé le besoin de comprendre ce qui
se passait. Mais le Japonais, lui, n’avait pas besoin d’analyser.

M.-M. M. – Il s’agit du  yugen  dont je parle sur ce même site (rubrique Articles de
fond : « À propos de la théorie. Hommage à Monsieur Masuda »). Les Japonais sont
beaucoup plus proches de la réalité artistique que nous, parce que nous avons
toujours besoin de pensées, de concepts et d’arguments alors qu’ils vivent les choses
spontanément. Ils font une expérience analogue dans les jardins. Il faut voir les
Japonais sortir des jardins ; c’est impressionnant ; ils ont une autre tête comme s’ils
sortaient d’une séance de zen, comme s’ils étaient passés par un ciel.

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G. R. – Oui, c’est bien la « présence ». On tourne toujours autour des mêmes notions
et c’est vrai que les Japonais en sont plus proches que nous. Van Gogh parlait de la
simplicité des Japonais. Il aimait «  l’extrême netteté qu’ont toutes choses chez eux ».
Mais ceci dit, il est aussi heureux qu’il y ait la pensée occidentale qui décortique.

M.-M. M. – Oui, il faut les deux.

G. R. – Il faut les deux, mais c’est vrai que parfois on aimerait bien se couper la
tête…

M.-M. M. – Et alors justement, pour revenir à la direction d’artiste, n’a-t-on pas


parfois le sentiment de faire un faux pas quand on donne un conseil très précis du
genre, mets-toi là, tourne la tête, lève le bras ?

G. R. – Oui, on tâtonne, on cherche. Un bon directeur d’acteur, il a son idée, bien sûr,
mais il est surtout à l’écoute de ce que propose le comédien afin de l’aider à être au
meilleur de lui-même.

M.-M. M. – Ici surgit le cas de la différence d’interprétation. Il arrive par exemple au


concert qu’un soliste n’ait pas la même interprétation que le chef d’orchestre et que le
tout soit mauvais. La question est d’autant plus délicate que l’œuvre d’art de qualité
permet plusieurs interprétations. L’un des meilleurs exemples est le personnage de
Don Juan qui peut être expliqué par plus d’une dizaine de causes, jusqu’à celle d’une
homosexualité refoulée. Comment fais-tu quand tu es metteur en scène et que tu
rencontres ce problème ?

G. R. – Il faut négocier et c’est très difficile. Pour moi, c’est impossible de parler de
ce sujet en général parce que le metteur en scène a sa personnalité, sa manière de
fonctionner et le comédien aussi. En général, j’ai plutôt tendance à donner la priorité
à l’acteur. A condition qu’il soit convaincant. Je ne lui demande que ça   : me
convaincre. Lorsque j’ai une idée et que l’acteur n’y arrive pas, s’il propose autre
chose, eh bien, c’est lui qui joue, c’est lui qui sent, c’est donc de lui que vient l’effet
de vie. Un bon directeur d’acteur, pour moi, c’est quelqu’un qui sait être à l’écoute et
susciter les conditions pour que l’acteur touche le public…

M.-M. M. – Ce que fait le chef d’orchestre.

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G. R. – Oui, et essentiellement, je crois, par sa qualité de présence. Il y a des chefs
d’orchestre qui ne bougent presque pas et qui ont une présence extraordinaire. Pour
ce qui est de la direction des acteurs, il arrive que cela se passe mal. Ça m’est arrivé.
Il arrive que le metteur en scène ne sache pas rejoindre le comédien. C’est alors qu’il
faut se rappeler que le comédien est un enfant. Il veut aussi plaire, donner, être
sublime. Il y a les deux dimensions chez le comédien. Bien sûr, on peut dire qu’à la
base le bon comédien peut tout, mais quand un comédien essaie de faire ce qu’on lui
demande et que cela ne lui correspond pas, il n’est pas heureux. C’est pour cela que
je donne toujours la priorité aux comédiens, et même dans les cours je donne toujours
la priorité à l’élève. Je leur dis : « O.K., je ne suis pas d’accord avec toi, mais si tu me
convaincs, alors, c’est toi qui a raison, j’achète ta proposition. »

M.-M. M. – C’est une grande leçon pour les professeurs que tu viens de donner. Dans
les classes, c’est souvent justement ce qu’on ne sait pas faire. Quand on y étudie une
pièce ou un poème, on ne sait pas assez tenir compte de l’intimité émotionnelle des
élèves qui est pourtant prévue, espérée par les plus grands auteurs.

G. R. – Oui, je crois que dès qu’on veut toucher à l’effet de vie, c’est l’interprète qui
a raison.

M.-M. M. – J’ai un ami metteur en scène. Il a son interprétation et il l’impose.

G. R. – Mais tu sais, cela n’empêche pas de s’imposer. Tout dépend de ce qu’on met
derrière ce mot. L’écoute du comédien n’empêche pas l’autorité. Elle va avec la
confiance, la complicité, le bonheur du travail. On a beaucoup parlé de Maurice Pialat
qui terrorisait ses acteurs pour les mettre dans des états épouvantables. Il voulait les
filmer à l’instant où ils explosaient. Pourquoi pas ? Il y a des gens qui aiment bien le
conflit, moi je préfère l’harmonie.

À propos de Pialat, as-tu vu le film Van Gogh dirigé par Pialat ? Pour moi, Jacques
Dutronc, qui jouait Van Gogh, n’était pas vraiment Van Gogh, mais il lui avait donné
quelque chose de très fort. Il y a une scène où Dutronc est dans le train, il est assis
dans un compartiment, il regarde par la fenêtre le paysage, le plan est très long et,
vraiment, cela vous prend, on ne sait pas comment, mais cela vous prend partout. Or
Pialat racontait qu’il avait écrit un texte à dire pendant cette séquence. Mais Dutronc
arrive au tournage et lui dit : « Bon, d’accord, si tu veux, mais je voudrais te proposer
quelque chose avant, je voudrais essayer quelque chose. » Et il s’appuie contre la
fenêtre, regarde le paysage, la caméra tourne, tourne. Et Pialat dit : « On ne change

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rien, c’est génial, on ne touche à rien ». Je te raconte cette scène parce que même
Pialat, qui est dictatorial, odieux, violent, provocateur et tout, il cherche aussi l’effet
de vie, bien que d’une autre manière. Il n’est pas de ces chefaillons qui satisfont leur
ego en torturant et en humiliant les autres. Il provoque, il fait craquer les comédiens
et ils craquent de colère, de larmes, de… et au final ils sont très heureux, les
comédiens, ils ont fait quelque chose, ils sont allés loin. D’ailleurs les comédiens qui
avaient tourné avec Pialat, revenaient tourner avec lui.

M.-M. M. – Mais oui, parce que les acteurs sont des solistes, alors que dans le cas de
la musique symphonique, le musicien est un exécutant. Il incarne avec son instrument
l’émotion suscitée par le chef.

G. R. – C’est encore la même histoire dans un chœur, par exemple. Il faut que
quelqu’un dirige, sinon c’est la cacophonie.

M.-M. M. – Ma dernière question sera pour savoir comment tu relies l’œuvre d’art,
telle que nous la définissons, avec la foi, avec la religion.

G. R. – Est-ce au spectateur que tu la poses ou bien à l’acteur ?

M.-M. M. – Je la pose surtout à celui qui dit des textes sacrés en s’adressant à un
public qui s’y intéresse.

G. R. – Dans un travail de théâtre, tu vas composer un personnage, jouer quelqu’un


d’autre que toi et y arriver par des cheminements divers mais destinés à te mettre
dans un certain état, qui est le résultat et d’un instinct et d’un travail. Au fond, tu vas
« respirer le texte ».

M.-M. M. – Peut-on être saint Matthieu ou saint François d’Assise ?

G. R. – Pour l’instant, je te parle du comédien, ce qui est différent de la démarche


d’ordre sacré et encore différent de Matthieu ou de saint François d’Assise. Quand on
dit des textes sacrés comme la Bible, la Bhagavad Gita ou le Coran, qui sont des
textes révélés, tu n’es pas un comédien, tu ne te prends pas pour un autre, tu prends
un texte qui te touche et tu le donnes dans sa nudité. Et, dans la mesure du possible,
dans ta nudité. Quand je dis l’Évangile selon saint Jean, c’est moi qui me suis
approprié le texte, avec mon histoire, ma sensibilité, ma foi. J’essaie d’atteindre ma

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part la plus authentique comme un horizon jamais atteint, je ne sais pas si je suis
clair?

M.-M. M. – Oui, je comprends très bien.

G. R. – Il s’agit toujours d’être le plus « juste » possible, d’avoir le geste le plus


« juste ». Je suis touché par le texte, je le donne de la manière la plus nue possible.

Quand on joue saint François d’Assise ou saint Bernard, là on a les deux aspects. Il
faut faire un travail de comédien parce que ce n’est pas toi qui es le saint et, en même
temps, tu dis des choses qui sont de l’ordre du sacré. J’ai tendance à penser que le
comédien-croyant va faire un travail de comédien pour jouer saint François d’Assise
ou Matthieu, mais qu’il va puiser dans sa foi personnelle où se trouve un écho de la
foi… comme une espèce d’alchimie. Quant au comédien non-croyant, il va trouver
des substituts.

M.-M. M. – « Inventer le vrai par analogie », disait Balzac.

G. R. – C’est magnifique. Il faut que je le note, « Inventer le vrai par analogie ».


Encore une anecdote. Dans mon bouquin, je commence par l’histoire d’une élève à
qui j’avais donné à travailler L’Annonce faite à Marie de Claudel. Elle travaillait le
rôle de Violaine. Non seulement elle n’avait pas la foi, mais elle se revendiquait
fièrement comme une athée militante. Elle disait ne pas pouvoir jouer Violaine,
seulement faire semblant, faire de grands yeux et prendre un air. Nous nous sommes
accordés pour faire une expérience.
« D’accord, lui dis-je, à l’intérieur de toi, il n’y a aucun écho pour jouer
Violaine. Claudel, lui, avait la foi. Mais de quoi dispose-t-il pour nous transmettre en
même temps la foi qui l’habite, lui, et celle qu’il donne à Violaine ? Il n’a que les
mots. Alors toi tu vas te servir de ces mots pour faire une expérience. Essayer de faire
le vide en toi, te détacher de ton mental. Ne pas essayer de jouer, mais seulement
prononcer les mots et porter ton attention sur les échos qu’ils éveillent en toi et peu
importe si c’est de la révolte, de l’opacité, de l’adhérence… ». Elle a joué Violaine, et
très bien. Et lorsqu’elle a commenté cette expérience, elle a dit qu’elle n’était pas
devenue croyante, mais qu’en procédant de cette manière elle avait atteint une
dimension d’elle-même qu’elle ne connaissait pas, qu’elle n’avait jamais explorée.
Evidemment, cela n’a été possible que parce que Claudel est un vrai écrivain, un vrai
croyant sachant trouver des mots capables de faire atteindre une dimension que moi

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je dis transcendante et qu’elle disait au-delà de son connu, au-delà de sa zone de
confort comme on dit maintenant.

M.-M. M. – Si je travaillais sur les religions comme je travaille sur les arts, je ferais
l’hypothèse que l’invariant de toutes les religions est l’intuition anthropologique
reconnue de l’existence d’une transcendance que notre petit cerveau ne peut [ pas
encore ? ] comprendre .

G. R. – Oui, je crois qu’on ne peut pas circonscrire avec des mots, avec des concepts.

J’ai envie de terminer cet entretien par le récit d’un travail que la phrase de Balzac
me remet en mémoire. J’avais fait à Versailles un stage destiné à des éducateurs
spécialisés qui n’avaient pas de culture théâtrale. Il y avait un jeune homme à qui j’ai,
va savoir pourquoi, fait travailler le rôle d’Harpagon. Il ne connaissait pas Molière,
mais il a lu le texte plusieurs fois pour se familiariser avec le personnage. Il n’y
arrivait pas parce qu’il n’était pas du tout concerné par l’argent ; il en était à des
années lumières. Alors je lui ai dit –par analogie- qu’Harpagon était un malade qui
avait été privé du sein de sa mère quand il était encore tout petit. Là-dessus nous
avons imaginé des exercices corporels - respiration et tout- pour se mettre dans la
situation d’un nourrisson qui n’a ni concepts, ni pensées, qui est comme un petit
animal. Et je dis à mon stagiaire : «  Essaie de sentir le sein de ta mère dans ta bouche
et, tout à coup, il n’y a plus rien, il t’est arraché comme à Harpagon, sa cassette. Et tu
grandis, tu vis ta vie, il te manque toujours quelque chose, tu cherches désespérément
et, un jour, tu découvres l’argent, l’argent qui te rassure et qui te donne du pouvoir.
Nous avons fait l’expérience. Il a joué Harpagon avec des larmes «  mon argent, mon
argent, on m’a volé mon argent… ». C’est un souvenir inoubliable pour moi.

M.-M. M. – Je découvre en toi un sens merveilleux de la pédagogie. J’ai été


professeur et je ne connais que trop bien tous les manques de la pédagogie officielle
dans la découverte de la littérature. Tu as des solutions géniales. Merci infiniment.
Nous sommes en plein dans l’effet de vie.

Gérard Rouzier
Marc-Mathieu Münch

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Rencontre avec
VOL D’OISEAUX DE GABRIELLE THIERRY

Les artistes étant des créateurs désireux d’exprimer et de transmettre avec la


force de l’évidence les vécus vrais qui les habitent, c’est le devoir de la critique de
chercher à suivre comment les moyens choisis et rassemblés agissent ensuite sur les
récepteurs. Tentons l’expérience avec l’huile sur toile intitulée Vol d’Oiseaux de
Gabrielle Thierry (2016) reproduite sur la première page de ce numéro de la Revue
d’art et d’artologie. Ce tableau est l’une de ces réussites artistiques rares qui
s’imposent dès le premier regard. Je m’en suis imprégné. Il m’a comblé le corps-
esprit d’un effet semblable à la rencontre bienfaisante d’une force venue d’ailleurs.

Comme dans un ballet où plus de trente corps dansant combinent mouvements


et gestes, élans et lumières, entrechats et pointes, ici, ce sont les éléments de la
peinture « en un certain ordre assemblés » qui créent l’effet de rencontre bienfaisante.

Précisons cela par une autre image. Vous est-il arrivé de voir en rêve, au-dessus
du plancher des vaches, des affaires et des guerres, un ciel d’azur ? Un ciel d’azur où
quelque énergie cosmique aurait rassemblé pour vous seul tous les éléments de la
peinture-monde, d’abord les couleurs, puis les lignes droites et les courbes, les
contrastes et les combinaisons, ensuite les formes, les dialogues, les pensées et enfin
les solutions et les réponses aux questions éternelles ? Si c’est le cas, vous êtes prêts à
rencontrer Vol d’oiseaux.

Certes, en art, lorsque l’effet a lieu, il n’est pas nécessaire de l’expliquer. La


critique en a conscience et n’a pas manqué de se moquer du démon de la théorie.
Mais homo sapiens ne peut s’empêcher de chercher à comprendre même les choses
qui fonctionnent spontanément en lui. Et puis, aux Beaux Arts et dans les
conservatoires, beaucoup de jeunes artistes, qui cherchent leur style, espèrent
progresser en découvrant comment leurs aînés ont tenté de penser leur pratique.

Ma vision globale fut donc d’abord comme une surprise d’où naquit l’effet
mystérieux de la rencontre d’une force bienfaisante venue d’ailleurs. Mais ensuite le
mouvement des yeux se mit en route et sembla ne plus devoir s’arrêter, tellement sont
nombreux et attirants les rapprochements qui s’imposent !

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En effet, l’œil ne se borne pas à repérer les principaux éléments du tableau que
sont les lignes, les rectangles, les cercles, les courbes, les rythmes, les volumes, les
couleurs, les brillances et quelques rares diagonales auxquelles on ne s’attendait pas,
il veut se mettre à l’unisson du principe qui a guidé la main de l’artiste. Pourquoi
cette ligne-ci, pourquoi ce bleu-là ? Sont-ils nécessaires à la réussite du tableau ?
Comment les faits du tableau deviennent-ils des effets ?

Ainsi, lorsque le regard rapproche le cercle rouge presque complet du cercle


bleu de la même taille, il les voit sur une ligne droite mais qui n’est manifestement
pas une ligne majeure pour l’œuvre et il va ailleurs. Quand l’œil voit d’un même
regard les trois grandes configurations circulaires de couleurs sombres ou soutenues
qui se trouvent respectivement à 12 heures, à 4 heures et à 6 h. 30 (pour me servir de
cette localisation un peu facile, mais efficace), il trouve un triangle dont les sommets
sortent du tableau et il peut être tenté d’aller ailleurs. S’il voit, à 9 heures, la petite
section tricolore dessinée entre deux cercles qui montent vers le haut du tableau, il se
demande pourquoi elle est si solitaire…

L’impression partielle de diversité qui se dégage de ces lignes se retrouve dans


les couleurs. Il y a par-ci par-là des teintes complémentaires, des camaïeux, des
contrastes, des reprises, mais le principe esthétique du tableau n’y réside pas. On
passe de l’un à l’autre, on revient, on recommence. C’est vivant, mais ce n’est pas
encore le secret de l’œuvre.

Or au moment où mon regard semblait définitivement piégé dans un va-et-vient


irrégulier, voire fantaisiste, je me suis mis à voir -et tout à coup je ne pouvais plus ne
pas voir- la rigueur géométrique des dix verticales et des vingt horizontales qui
forment à peu de chose près cent dix rectangles semblables.

En la rapprochant de la diversité, en sentant qu’elles sont nécessaires l’une à


l’autre, je suis arrivé à l’idée que Vol d’oiseaux réalisait picturalement un principe
d’ordre dans le désordre ou, pour le dire de manière plus classique, d’harmonie du
divers. Sur un fond de lignes géométriques, il montre une disposition apparemment
fantaisiste de couleurs et de lignes courbes.

Ce n’était pas encore mon impression d’ensemble, mais, au moins, l’une de ses
facettes. À quoi l’on voit combien sont complexes les chefs-d’œuvre et combien il
faut prendre le temps de les regarder.

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Or ce premier résultat mérite une digression sur l’art abstrait. Comme il ne se
réfère pas au réel tel que nous le voyons dans le quotidien, comme il ne montre pas
les objets qui nous entourent, ni les légendes, les sagesses et les mythes que nous
avons créés, il ne dispose, comme la musique pure, que de ses propres éléments. Mais
une œuvre qui ne nous donne que ses éléments propres n’est pas encore une œuvre
réussie. Il faut pour cela qu’elle cache en elle le coup de génie qui fait que nous y
trouvons autre chose que des couleurs, des lignes et des formes.

Vol d’oiseaux en est un bon exemple. Tout à coup l’œil voit au-delà du tableau
lui-même cette formidable interprétation du monde et de nos destins qui est suggérée
par un ordre aléatoire. Tout l’univers, toute l’histoire de la vie ou de l’humanité ne
sont-ils pas à la fois hasard et nécessité ?

Et si l’abstrait est une invention du XXe siècle, n’est-ce pas parce qu’il
correspond aux sciences modernes ayant justement la conscience de la combinatoire
complexe de l’ordre et du désordre dans l’univers ?

Pourtant, je n’ai pas eu le temps de poursuivre cette réflexion. Un nouveau


regard s’est imposé. Il témoigne de la puissance de vie du tableau. À mesure que mon
regard voyageait, j’ai eu subitement besoin de revenir aux trois grandes
configurations circulaires et sombres. Je les avais vues trop vite comme au sommet
d’un triangle débordant de l’ensemble de la toile. Je les voyais maintenant en accord
avec les quatre lignes courbes qui ne sont pas peintes mais suggérées par la
disposition diagonale des couleurs de certains rectangles. Elles partent
respectivement à peu près à 1 heure, à 2 heures, à 3 heures et à 4 heures. La première
descend jusqu’au milieu du tableau, mais les trois autres s’arrêtent assez vite. Le
rapprochement de ces lignes avec les grandes configurations circulaires s’impose du
fait que l’une d’elles, la quatrième, traverse la troisième et que la première n’est pas
loin de longer le bas du cercle extérieur de la configuration qui est à 12 heures. Tout
cela est difficile à transcrire, mais l’œil le voit spontanément lorsqu’il se laisse guider
par le tableau lui-même. Et c’est parce que je n’avais pas d’abord vu les trois grandes
configurations colorées dans l’ensemble du tableau que je les avais mal vues.

Bien davantage, je voyais maintenant que le triangle allongé vers la gauche


formé par ces trois configurations était en accord avec un autre triangle de même
allongé sur la gauche. Il réunit les deux cercles centraux, le rouge et le bleu à la figure
centrale faite de deux cercles imbriqués, un bleu et un noir. Ces deux triangles sont
manifestement en cohérence l’un avec l’autre.

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Il reste à dire pourquoi l’œil donne à ces lignes un mouvement descendant. Il
m’a fallu un très long moment d’introspection rétrospective pour comprendre. Ce
mouvement est doublement suggéré par la configuration du haut qui est en fait une
spirale et qu’on lit évidemment selon le mouvement naturel de toute spirale dans le
sens des aiguilles d’une montre et par le fait que les deux triangles du tableau sont
allongés vers la gauche ce qui leur donne le même mouvement.

Cet ensemble a enfin repris vie en moi au moment où je l’ai vu dans le tout du
tableau. Et la lumière fut. Vol d’oiseaux combine deux principes. D’un côté la
suggestion de l’ordre dans le désordre qui anime merveilleusement le regard et de
l’autre un mouvement sobrement suggéré mais vaste qui, venant de la droite et du
haut, traverse toute la toile d’un souffle léger mais puissant. En somme tout se passe
comme si une force venue d’ailleurs réorganisait en mieux la variété d’un dés-ordre.
Du coup je voyais enfin pourquoi les trois grandes configurations n’apparaissaient
pas complétement dans le tableau. Elles fonctionnement aussi comme un langage qui
signifie qu’il y a, à l’extérieur, quelque chose qui vient à nous et provoque une
« heureuse rencontre », un bienfait.

En ce moment débuta ce que j’appelle l’effet de perfection. Ce n’est qu’une


expression, mais elle résume bien le seuil à partir duquel les moindres détails gagnent
un supplément d’être. C’est qu’ils se chargent d’une énergie qui leur vient de tous les
rapports les reliant à tous les autres. Ils entrent dans un concert.

Je n’en prendrai que deux exemples : celui de la petite section tricolore qui
remonte à gauche vers le haut du tableau et que j’avais d’abord vue comme solitaire.
Elle ne l’est pas vraiment car elle est un rappel nécessaire du grand mouvement qui
traverse tout le tableau de droite à gauche en descendant puis en remontant.

L’autre exemple concerne la figure centrale qui affronte deux cercles incomplets,
un brun et un bleu plus petit. Comme ils ne sont pas loin du centre de la toile et
comme ils sont comme entamés par deux rectangles, j’y vois une sorte de mise en
abyme de l’œuvre. Son rôle serait de montrer la quintessence de la force qui fait se
rencontrer le mouvement venu d’ailleurs et qui réorganise le joli désordre des
rectangles. Sa place centrale et sa coloration sombre semblent montrer clairement et
qu’il y a eu choc et que l’énergie de ce choc n’a pas empêché l’heureuse
réorganisation de la population des rectangles aux plumes si joyeusement colorées si,
du moins, je suis la suggestion du titre du tableau ! Tant il est vrai que les grands
chefs-d’œuvre portent souvent tout au fond d’eux-mêmes un lieu où ils se mettent en
question… pour s’affirmer davantage.

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Mais nous ne sommes pas au bout de nos surprises car c’est le propre d’un
chef-d’œuvre de prendre le spectateur par les yeux et de le mener de découverte en
découverte jusqu’à ce que toutes ses facultés soient éveillées. Gabrielle Thierry n‘est
pas seulement peintre, elle est aussi musicienne. Elle peint en musique, elle peint des
musiques, elle peint même les musiques, audibles pour elle seule, que certains
tableaux lui inspirent. C’est le cas de ses admirables Nymphéas qui ont été exposées
récemment aux USA.

Or, donc, Vol d’oiseau a une sœur aînée, la Prédication de saint François aux
oiseaux de Liszt. Écoutons-la ici jouée par exemple, comme le suggère Gabrielle
Thierry, par Vladimir Feltsman. Et voyons si l’effet de vie né de cette partition
ressemble à celui créé par Vol d’oiseaux. La question est capitale puisqu’elle met en
jeu la fraternité de la musique et de la peinture, leur fondamentale aptitude à créer un
effet de vie et la méthode de lecture et de compréhension qui consiste à se fonder sur
le mouvement qui va des faits aux effets.

La pièce de Liszt, écoutée seule, sans la présence du tableau de Gabrielle


Thierry, mais en tenant compte de ce que son titre suggère, raconte pour moi
l’histoire de la douceur d’une voix sublime qui élimine la violence du monde et
apporte de la profondeur à l’insouciante gaieté du gazouillis des petits oiseaux.

Aussi commence-t-elle par une imitation de leurs petits cris enchaînant dans
l’aigu des figures rapides, des trilles, des appogiatures et des trouvailles harmoniques
sur un la majeur officiel quoique très riche en altérations. Mais déjà apparaissent
comme des bribes de mélodies ajoutant à ce début léger comme un désir de
profondeur.

C’est alors, mesure 53 (3’06‘’), que résonne sans transition, en fa dièse mineur,
dans le milieu de la tessiture du piano, un thème d’une sublime douceur. Cette
sublime douceur vient du jeu chromatique du mode mineur, du rythme pointé et de la
pureté d’une phrase toute simple. Aussitôt les gazouillis se calment, semblent écouter,
puis se taisent tandis que la main gauche amorce un développement du thème qui,
pourtant, s’achève bien vite sur un point d’orgue (mesure 73 – 4’43’’).

La partie suivante, en opposition totale avec la douceur du thème sublime est


faite d’une série d’accords montants crescendo puis fortissimo qui aboutissent à des
triolets joués marcato. Le tout introduit une violence que l’on n’attendait pas, mais
qui, curieusement, n’est pas non plus développée.

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C’est que le thème principal revient, (mesure 87 – 5’38’’) et trouve alors le
temps de se développer tandis que les oiseaux, toujours présents, lui répondent par
des figures légères et discrètes ce qui lui donne comme un écrin de grâce.

Mesure 106, la violence revient aussi, mais comme si elle avait intégré quelque
chose de l’esprit de la mélodie sublime. Elle monte cependant jusqu’au marcatissimo
en rudes octaves à la main gauche puis s’amuit, mesure 129 (8’04’’), dans un point
d’orgue. Un long arpège montant entraîne une transition qui réintroduit enfin, mesure
142 (9’14’’), le thème sublime qui s’accorde idéalement à la grâce, aux oiseaux, au
silence et finalement à la paix que Liszt exprime dans les trois derniers accords
arpégés pianissimo de son chef-d’œuvre. Et cette paix résonne longtemps dans le
silence qu’ils ont créé.

Nous avons donc affaire à deux œuvres qui ont provoqué en moi deux effets de
vie forts et proches l’un de l’autre. Ils ont en commun une rencontre bienfaisante
apportant un mieux être, un meilleur équilibre. Il y a chaque fois un avant et un après
c’est-à-dire un trajet. Ils sont passionnants à étudier puisque la musique est un art du
son dans le temps et la peinture un art de la trace sur la toile.

Ceci dit, il serait bien sûr intéressant de comparer mon effet de vie à celui d’un
grand nombre de récepteurs parce que c’est le meilleur moyen d’explorer le
fonctionnement réel de l’art, mais en l’occurrence je dois à l’amité de Gabrielle
Thierry un Regard croisé qui va nous permettre de pénétrer un peu dans les mystères
de l’art. Le voici.

« Lorsque MMM a souhaité écrire sur un de mes tableaux, il est venu dans
l'atelier pour en choisir un. Son choix s'est tourné vers « Vol d'Oiseaux ». Parmi les
quelques œuvres présentées, « La Fantaisie de Schubert », a été malheureusement
trouvée trop grande pour l'emporter. Dans la série «   Le Monde Coloré des
musiciens », l’aquarelle « La Meije, portrait d'Organistes », l’inspirait également.
C’est «   Vol d'oiseaux   » qui a été accroché dans son appartement pendant trois
semaines. Puis, MMM a souhaité ne plus voir le tableau afin d'y réfléchir et garder
intact le souvenir des premiers instants pour mieux les décrire.

Inventeur de la théorie de l'effet de vie d'une œuvre, MMM cherche à démontrer


qu'il existe un invariant dans l'art, en accord avec la multiplicité des esthétiques et du
beau. Il serait donc intéressant de pouvoir donner une définition assez précise de
l'art. Il ne s'agit pas là de catégoriser les arts, mais de donner une base solide à toute
critique, faisant le constat que, par manque de fondation, tout est devenu et devient
art. C’est sans doute le cas aujourd’hui quand l’art est un marché absorbé par le

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luxe. Toute concrétisation d'une pensée ou d'une idée, quel que soit le support,
d’ailleurs facultatif, est donc de l’art. Il est sujet à toute déformation spectaculaire,
alliant le gigantisme aux effets spéciaux, offrant du divertissement, de l'amusement.
Le danger est justement la disparition de l'art. Le définir, lui donner des contours,
n’est pas le limiter dans son évolution constante. Il s’agit de mieux le connaître pour
mieux le reconnaître et le comprendre. Considérer l’art comme vecteur de
connaissance du monde, de soi, de nos expressions et sensations devrait permettre
aux critiques de gagner en acuité.

J'ai été honorée de la proposition de MMM, littéraire et musicien, violoncelliste.

Lire MMM c’est pour moi mieux comprendre l’essence même de l’art. La
théorie de l'effet de vie donne sens à l'œuvre et, pour le peintre, un sens à l’acte de
peindre. Après son expérience en immersion dans la musique de Liszt, devant le
tableau, nous avons échangé nos points de vue : lui en tant que découvreur, récepteur
de l'œuvre, et moi en tant que créateur. Ce regard croisé est un enrichissement.

La connaissance d'une œuvre dépend du temps passé à sa contemplation et de


l'intimité qui s’installe avec elle. Tout amateur d'art connait bien ce sentiment,
puisque vivant entouré par sa collection d'œuvres comme autant d'effets de vie. La
lumière toujours changeante agit sur l'harmonie du tableau et sur l'état émotionnel
de celui qui le regarde. Cela me rappelle une amie, qui, lorsqu'elle acquit deux de
mes toiles, me dit après quelque temps qu'elle comprenait enfin la puissance de la
présence intime de la peinture. Elle m'a expliqué ne pas avoir vécu cette expérience
auparavant, même lors de visites de musées. Ou cette autre qui m’a dit avec émotion
qu'à chaque heure du jour, elle découvre à nouveau mes tableaux tant les couleurs et
les effets sont changeants.

MMM parle d'expérience face au  « Vol d’oiseaux », en décrivant les éléments


de cette peinture-monde. La question des couleurs est importante lorsque l'on parle
de musique. Les sons étant colorés, la couleur est fondamentale dans la
représentation de la musique. Il y a autant de couleurs que de notes et d'accords, leur
nombre évolue de manière exponentielle si l'on tient compte de l'instrumentation.
Pour moi, l'instrument donne le ton, les vibrations de la musique influencent
majoritairement sa couleur.

Chaque tableau est pour moi, une expérience, elle se concrétise sur la toile.
Immergée dans la musique de Liszt, très influencée par le thème de la musique, St.
François d'Assise : la prédication aux oiseaux, je peins les notes comme autant de
touches colorées, de très courtes durées impressionnelles. Les notes se traduisent par
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des rectangles bien délimités, de couleurs différentes et pourtant dans les tonalités
voisines.

Les premières phrases musicales jouées par Vladimir Feltsman offrent un


espace dynamique, clair et d'une harmonie scintillante. Les touches de piano se
jouent distinctement. J'espère les donner à voir dans la multiplicité des formes
colorées du tableau. Les oranges, puis les bleus, et enfin les blancs constituent une
matrice spatiale que j’associe aux accords de la main gauche. L'emplacement de ces
couleurs automnales sur la toile crée un espace tridimensionnel. Et la temporalité est
pour moi exprimée par des plans. Espace et Temps sont donc représentés par des
couleurs mais aussi par une architecture particulière faite de lignes, de colonnes, de
diagonales. C'est sans doute pour cette raison que MMM écrit : « le mouvement de
mes yeux semblait ne plus pouvoir s'arrêter, tellement sont si nombreux les
rapprochements qui s'imposent».

MMM perçoit en premier lieu les trois cercles colorés, et j'en suis bien étonnée.
Mon regard se noie dans l'espace des rectangles et seulement ensuite je perçois ces
formes plus sombres. Au moment voulu, elles m'offrent l’ancrage du regard qui
s'évade dans le ciel chromatique. J'explique que ces notes rondes sont ces temps
longs, et que les cercles dessinés sont le reflet des ondes de propagation. Ces cercles
sont les premières notes entendues à 3'06'' avant une phrase musicale plus lente
qu’elles annoncent.

Le choix des couleurs est un travail presque inconscient. Comme dans n’importe
quel paysage, figuratif ou abstrait, c’est bien la position des couleurs qui guide le
regard. Il s’agit ici d’un paysage de musique. L’équilibre et le tempo des couleurs
sont un travail très important qui me demande beaucoup de concentration et
d'énergie. C'est dans la recherche d’un équilibre que je passe le plus clair de mon
temps sur la toile. Généralement l’architecture du tableau vient rapidement, souvent
elle s’impose dans l’immédiateté comme les couleurs. Les couleurs définitives sont
alors appliquées en couches successives. J’y reviens 2, 3 et parfois 4 fois, la peinture
se chargeant d'huile à chaque couche successive. La teinte doit être non seulement en
harmonie avec les couleurs voisines, mais aussi créer l'harmonie générale du
tableau, le pendant de la spatialité de la musique.

Vous remarquerez que tous les verts, blancs, oranges, jaunes sont différents. Il y
a rarement plus de 2 ou 3 formes de couleurs identiques sur la toile.

La peinture à l'huile offre une extrême richesse des teintes qui joue sur les
transparences des couleurs. Les successions de couches entraînent des changements

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de teinte et de tonalité, de transparence et… de résonance. C'est parce que l'huile
permet toutes ces qualités sensibles que j'ai choisi de peindre dans ce médium. Huile
et essence de térébenthine sont mes alliées. Le principe esthétique du tableau
résiderait-t-il dans ces harmonies de couleurs ? MMM semble vouloir aller plus loin
pour découvrir le secret du tableau. Je comprends tout à fait le questionnement que
pose un tableau. Il m'arrive souvent de chercher devant certains tableaux leur sens
même et ce qu'ils me disent.

Mon interlocureur écrit à plusieurs reprises la dualité ordre/désordre … Je ne


me retrouve pas là dans ces notions, je me sens plus pragmatique, et au plus proche
des effets de la musique sur mes émotions et sur ma palette.

Je construis un monde, une peinture-monde pour reprendre l'expression de


MMM, celui que m'offre la musique qui me remplit et me coupe de tout autre monde.
Je suis littéralement immergée dans son espace. Cet espace est-il en ordre dispersé ?
Je peux néanmoins comprendre qu'il soit découvert ou ressenti en premier abord,
comme ordre et désordre, comme un chamboulement.

Sur la toile vierge, les lignes diagonales ont été tracées en premier. Je veux
définir la trajectoire des vols d'oiseaux et diriger le regard verticalement, du haut
vers le bas et de gauche à droite.

C'est intéressant d'apprendre que MMM « lit » le tableau en partant d'en haut à
droite. Je n'y avais pas pensé pour ce tableau-ci. Pour ma part, mon regard se perd
dans l'immensité de l'espace créé par les rectangles innombrables. Je ne remarque
pas les verticales qui donnent pourtant de la hauteur, mes yeux tournés vers le ciel, et
les horizontales, l'horizon. Une fois cette charpente dessinée avant toute chose, je ne
vois plus que l'espace que j'affine et « colorie ». Un peu comme un compositeur ou un
musicien ne voit plus les lignes de sa partition, ni les barres de mesures, pourtant
indispensables à la lecture de la musique.

J'aime à lire MMM quand il décrit la « petite section tricolore qui remonte à
gauche vers le haut du tableau » Je n'avais pas compris qu'elle pouvait être autant
singularisée. Vêtue de ses couleurs pâles et solaires, elle peut être vue comme
solitaire. J'ai voulu présenter là un élément volant au gré du vent, comme les feuilles
que je peins parfois dans mes tableaux (La Valse de Ravel, La Fantaisie à 4 mains de
Schubert, L'Amandier sur les concertos de J. S. Bach etc...). Elle représente une
personne volant dans l'espace de la musique, feuille fragile dans l'immensité colorée
qui nous dépasse. La musique nous dépasse- t-elle ? Oui je le crois, c'est comme être

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dans les Alpes majestueuses, dans les tempêtes qui nous effraient, ou simplement le
regard absorbé par les reflets miroitant sur les eaux ? »

Il faut maintenant profiter de ce regard croisé pour tenter de mieux comprendre


le fonctionnement de l’art. Sur plusieurs points essentiels nous sommes en accord.
Nous le sommes sur la question de la critique qui doit inventer des outils lui
permettant d’échapper à la dictature de l’industrie de l’art et à ses poncifs, sur la
question du temps nécessaire à bien rencontrer une œuvre et, plus généralement, sur
l’effet de vie que j’aime aussi définir comme un « tout monde ».

De plus le Regard croisé fait connaître à celui qui n’est pas peintre de nombreux
éléments techniques. Ils concernent, on l’a lu, les couches successives, la
transparence, le rôle de la térébenthine et le choix presque inconscient des couleurs.

Mais il nous offre aussi quelques confidences. Gabrielle Thierry « peint les notes
comme autant de touches colorées   ». Elle «   espère les donner à voir   dans la
multiplicité des formes colorées ». La temporalité s’exprime par des plans, par les
couleurs mais « aussi par une architecture ». Et elle nous confie enfin que « les lignes
diagonales ont été tracées en premier ».

Pourtant nos deux textes présentent de nombreuses différences qui semblent


inquiétantes au premier regard. La première est celle de la synesthésie. Comme mon
cerveau n’associe pas spontanément les sons et les couleurs, ma lecture de Vol
d’Oiseaux a été muette. Je comprends très bien que Gabrielle Thierry puisse écrire
«   qu’il y a autant de couleurs que de notes et d’accords   » et que la couleur est
majoritairement influencée par l’instrument, ma lecture reste muette. Comment
expliquer qu’une œuvre d’art reposant sur une intense association entre les sons et les
couleurs puisse réussir auprès d’un récepteur à qui manque en général cette aptitude ?
Oui, comment un récepteur qui ne connaît pas la langue synesthésique peut-il
comprendre un texte écrit en synesthésique ? La théorie de l’effet de vie répond à
cette difficile question en montrant que l’œuvre d’art ne propose pas un seul type
d’association mais plusieurs.

En revenant sur mon émotion, je me rends compte que les formes-couleurs du


tableau qui sont en association dans la toile ont créé en moi un espace-temps de
rapports, de constrastes, d’analogies et de reprises aussi vivant que si j’avais l’œil
synesthésique.

Les zones du corps-esprit qui s’associent ne sont peut être pas les mêmes mais
les associations se font sur un même schéma et me parlent autant que les notes, les

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accords et les timbres du piano dans l’écoute de la pièce de Liszt. L’œuvre est un
chef-d’orchestre qui fait jouer ensemble les différents neurones de différents
récepteurs. On voit d’ailleurs dans les deux œuvres combien sont raffinés les schémas
d’associations.

En effet, ma première analyse de la partition de Liszt n’a pas eu le temps de


montrer le détail des admirables inventions du compositeur pour distinguer,
confronter, unir et rapprocher à la fois les trois grands éléments de sa pièce. C’est un
travail de précision que l’on ne peut faire qu’au piano ou sur la partition, tant il va
dans le détail. Il montrerait qu’il y a, en plus des énormes contrastes qui font
s’affronter brusquement le gazouillis des oiseaux, les passages violents et le thème
sublime du saint, une foule de petits détails qui les rapprochent aussi. Prenons un
exemple dans la deuxième partie. Pendant que se développe le chant sublime, les
oiseaux ne se taisent pas tout de suite ; ils se bornent d’abord à affirmer leur présence
pianissimo. Mais tout à coup (mesures 67/68 – 3’53’’) ils reprennent, avant de se
taire, le triolet qui est l’un des éléments du chant sublime et c’est comme un indice du
phénomène de l’accord qui va prendre de l’ampleur et mener à la conclusion. On ne
le constate qu’à la deuxième ou troisième écoute mais on le sent dès la première fois.

Chez Gabrielle Thierry, on peut voir un processus semblable. Nous avons, en


effet, des constrastes nets entre les droites et les rectangles d’un côté et les lignes
courbes de l’autre mais ils se touchent directement sans qu’aucune bordure les
sépare. De plus aucun des trois petits cercles qui sont au centre n’est complet. Ils sont
tous les trois nettement en association avec leur environnement. Ce sont des choix
discrets, des choix de détail, mais d’une grande efficacité. Plus on passe de temps à
regarder cette toile horizontalement et verticalement et plus on sent naître au fond de
soi l’image presque miraculeuse d’un espace-temps complexe mais finalement
harmonieux. Et c’est bien ce que l’artiste voulait obtenir.

Le regard de Gabrielle Thierry se distingue aussi du mien lorsqu’elle dit ne pas


se retrouver dans ma notion d’ordre/désordre, mais passer directement à son émotion
et à sa palette pour construire une «   peinture-monde   ». Elle venait d’ailleurs de
rappeler clairement que son but essentiel était « dans la recherche de l’équilibre ».

Il est vrai qu’après avoir été saisi par l’effet de vie global de Vol d’oiseaux qui
fut pour moi l’effet bienfaisant d’une rencontre heureuse, j’ai ensuite tenté de
surprendre comment cet effet s’était construit en moi. Pour comprendre nos deux
positions, il faut garder à l’esprit combien le rôle du créateur et celui du récepteur
sont différents. Le créateur doit « trouver » les bonnes combinaisons pour exprimer
ce qu’il a besoin d’exprimer. Le récepteur doit remonter les étapes et les causes de

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sa mise en effet de vie. Le créateur est l’inventeur d’un effet. Le récepteur est
le chercheur de son fonctionnement, du moins lorsqu’il ne reçoit pas simplement
l’effet de vie.

La troisième différence entre nous apparaissant dans le Regard croisé ressortit


sans doute à un cas de figure semblable. Gabrielle Thierry s’est étonnée que j’aie pu
« voir en premier lieu les trois cercles coloriés de son tableau » alors que son propre
regard « se noie dans l’espace des rectangles » et ne perçoit qu’ensuite les formes
plus sombres lui apportant «   l’ancrage du regard qui s’évade dans le ciel
chromatique ». Chez moi, une fois que l’effet global est venu et s’est affirmé, mon
regard se met à analyser les faits qui ont produit l’effet. Comme l’effet est toujours
produit par des détails précis qui agissent ensemble et comme l’effet est une
combinatoire de choses dont certaines sont inconscientes et qui n’ont très souvent pas
vraiment d’équivalent dans notre langage clair et distinct, il est fatal que le récepteur
donne à certains éléments une importance qu’ils n’ont pas pour le créateur. C’est ce
qui m’est arrivé et j’en ai tiré cette histoire de force bienfaisante venue d’un ailleurs
qui me semblait d’autant plus juste qu’elle me renvoyait au prêche sublime de saint
François d’Assise. Tant il est vrai, une fois de plus, qu’en art l’effet réel de vie,
l’impression vécue d’un tout monde est infiniment plus vrai et plus mystérieux que le
récit personnel qu’on en peut tirer.

Pourtant comme la théorie de l’effet de vie insiste sur ce qu’une œuvre réussie
doit être ouverte à l’interprétation des récepteurs, je ne serais pas étonné qu’il y ait
dans la question de la priorité ou non des « trois cercles coloriés » un cas d’ouverture
d’autant mieux trouvé qu’il est placé logiquement autant que plastiquement au cenre
du tableau. Ma lecture du tableau en partant d’en haut à droite pose au fond le même
problème. Il m’a semblé évident que, si les lignes verticales font et sont la structure
fondamentale du tableau, il y a en plus un mouvement peu visible mais puissant qui
organise le tout. Ce mouvement me semble d’autant plus important qu’il est en
résonance avec les spirales des cercles colorés. Gabrielle Thierry n’y avait pas pensé.
Son regard va, dit-elle, immédiatement à l’immensité de l’espace créé par les
rectangles. N’est-ce pas qu’il « saute » certains des éléments qui l’ont créé, tant il est
vrai que c’est l’effet final qui commande et qui doit commander.

Il reste à expliquer un dernier point. Gabrielle Thierry explique « que les notes
rondes sont [les] temps longs » et que « les cercles dessinés sont le reflet des ondes de
propagation ». Cela nous renvoie donc au thème sublime du saint. J’avoue qu’il y a
eu un moment, en revenant sur mon impression de voix sublime éliminant la violence
et approfondissant l’insouciance où j’ai vu moi aussi le thème du saint dans ces
cercles et dans leur puissance de rayonnement. Mais alors la violence si manifeste

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exprimée par Liszt dans sa pièce disparaissait du tableau. J’ai donc derechef associé
cette violence aux cercles colorés.

Au moment de conclure, je me rends compte, à nous relire, que le grand nombre


de faits et d’effets rassemblés dans nos textes peut troubler et même exaspérer le
lecteur surtout s’il n’a pas la musique dans l’oreille et le tableau sous les yeux.

Or, cette exaspération est instructive. Elle montre une fois de plus qu’il est
extrêmement difficile de parler d’art et que cela tient uniquement au fait révélé par
l’invariant de l’effet de vie que l’art EST par définition un régime du corps-esprit-
cerveau qui met en œuvre un si grand nombre de choses qu’aucun langage clair et
distinct ne s’y trouve à son aise. Vue d’un peu loin, l’œuvre d’art est un écheveau de
fils multicolores qui produit un effet simple, certes, mais dont la complexité dépasse
nos outils d’analyse. Il y a un iatus ontologique entre l’effet et les récits qu’on en tire.
Lorsque j’affirme que Vol d’Oiseaux a créé en moi l’effet bienfaisant d’une rencontre
venue d’ailleurs, je suis sincère, mais je crée en même temps, sans y prendre garde,
un récit, une interprétation qui m’est personnelle. Je puis d’ailleurs en retrouver les
causes dans le clair-obscur de mon forum intérieur.

Encore une fois, le régime de notre logos n’est pas adapté à l’art. S’il réussit
parfois, c’est en pédagogue lorsqu’il fait sentir à l’auditeur de bonne volonté le sens
artistique autour duquel il tourne.

Essayons tout de même, qui sait, de tirer sur tel ou tel fil de l’écheveau. Celui
pour commencer de l’unidiversité de la peinture et de la musique. Nous avons
éprouvé avec Liszt que la musique est un art du son dans le temps qui peut même
suggérer l’espace et, avec Thierry, que la peinture est un art de la trace qui sait
évoquer le temps qui passe. Ils ont des moyens techniques pour réveiller en nous le
sens de l’espace et celui du temps.

Les deux fils de la création et de la critique sont aussi accessibles. L’artiste n’a
pas besoin de méthode lorsqu’il sait trouver. S’il ne trouve pas, alors il lui faut une
méthode pour se mettre en attente de la trouvaille. C’est l’un des immenses
enseignements de Léonard de Vinci. Le critique, lui, a besoin d’une méthode. Il lui
faut attendre l’effet de vie, se défier du récit, se documenter sur l’artiste, ses
techniques et son temps et puis… plonger dans l’écheveau !

Puis-je aborder maintenant le fil de l’art contemporain ? Et dire que toutes les
œuvres incomplexes sont en marge du régime de l’art ? Comparez un carré blanc
dans un carré blanc (ou noir, je ne sais plus ?) et les rectangles de Thierry et vous

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verrez où est l’artiste. Le premier ne renvoie qu’à un discours. L’autre nous met dans
un certain ciel.

Je vais enfin tirer très fort sur le fil du style propre à Gabrielle Thierry. Voilà des
années que je le retrouve dans presque toutes ses œuvres. Avec le jeu des touches
colorées qui est né de son sens musical, elle crée des œuvres qui sont finalement
bienfaisantes. Ce sont des moments d’équilibre oublié, d’harmonie heureuse et
d’épanouissement dans l’espace. La condition humaine est à la fois terrible et
merveilleuse selon Edgar Morin. En un temps où les artistes sont surtout occupés,
comme Bacon, à montrer le terrible, Gabrielle Thierry s’est souvenue de l’autre côté
du monde, d’un autre côté où peut-être il n’y a pas de Mal.

Gabrielle Thierry
Marc-Mathieu Münch

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Rencontre avec
MAY B OU L’ART EN ABYME

Le rideau ne s’ouvrira pas. Il n’y aura pas de décors, ni d’éclairages sophistiqués


tombant des cintres.
Un ballet ? Mais nous sommes dans le noir, seuls avec la musique de Schubert,
maigre ritournelle du vielleux par laquelle se clôt le cycle du Winterreise. Début ou
fin ?
Quand la musique s’arrête, emblématiquement sur le mot « vide » (« Bleibt ihm
immer leer »1), on devine dans une aube sale qui est davantage un crépuscule, une
humanité éparse, anonyme, en loques. Il n’y aura pas de héros, pas de costumes
rutilants. Pas d’histoire ?
Ainsi commence May B, la «   pièce-dansée   » culte inspirée de l’œuvre de
Samuel Beckett, que Maguy Marin créa il y a exactement 37 ans ce novembre 2018,
mettant en déroute tous les codes de genres et d’esthétiques.

Comment fonctionne la théorie de « l’Effet-de-Vie » de Marc-Mathieu Münch


appliquée à une œuvre si tentaculaire et déroutante ? En jouant sur l’ouverture, le
singulier-pluriel et surtout sur la plurivalence, « le langage du sens s’enrichit d’un
langage des sens, qui, habilement réalisé, crée un effet de dispersion dans la psyché.
Au sens abstrait, elle associe le monde des sons, des caractères de l’écriture et plus
généralement du corps. L’association réalisée ne fonctionne pas sur le modèle du
signe qui renvoie un signifiant à un signifié, mais sur celui de la polyphonie qui fait
entrer simultanément deux ou plusieurs voix dans l’esprit. » 2

On raconte que Woody Allen, enfant, était allé au cinéma voir Blanche Neige et
qu’elle lui avait paru si vraie qu’il s’était levé pour la toucher sur l’écran. Quel choc
quand ses doigts n’avaient saisi que la lumière ! Lee Chang-Dong, autre réalisateur,
qui nous rapporte cette anecdote, poursuit ainsi : «Je dis souvent qu’un film est un
oignon. Il revient au spectateur d’en éplucher les couches successives.»3

1« Und sein kleiner Teller Bleibt ihm immer leer. / Et sa pauvre écuellle Reste toujours vide. F. SCHUBERT.
Winterreise D911 Lied 24 « Der Leiermann »
2 Marc-Mathieu Münch, L’Effet-de-Vie ou le Singulier de l’Art Littéraire, p.126
3 LEE Chang-Dong, cinéaste et ancien Ministre de la Culture de Corée (2003-04). Interviewé par Pierre Murat,
Télérama 3581, 29 août 2018

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« Eplucher les couches » est bien la façon dont nous nous proposons d’analyser
le ballet de Maguy Marin, en ses multiples « peaux » : Beckett, bien sûr, mais aussi
Schubert et Bryars.

Quand on étudie un texte, on s’appuie sur ses citations ; quand on étudie un


morceau de musique, sur sa partition, mais il se pose un problème pratique évident
quand on étudie un ballet. Notre référence sera le « timing » du ballet, et nous nous
excusons par avance si c’était aussi un peu une gageure de décrire en étudiant, pour
des raisons de compréhension.

D’autre part, par la nature même de ce ballet, lui-même discours sur l’œuvre de
Beckett, la chorégraphe avait déjà effectué un gros travail d’organisation, très
finement compris et mené.
Nous suivrons donc la progression / déconstruction / reconstruction proposée
par Maguy Marin elle-même. C’est celle qui va du groupe humain indifférencié à la
partition première des origines et aux relations hommes-femmes.
Puis nous parlerons de la naissance de l’individu avec l’apparition nominale de
certains personnages de Beckett, avant que, grâce à la notion de temps, ce ballet nous
fasse nous-mêmes entrer dans la chaîne existentielle infinie… ou disparaître ?...
« May be » !

*
* *

I - GENÈSE D’UNE HUMANITÉ

1) Obscurité et musique : le « lieu » des origines

« L’art ne vient pas après autre chose, mais immédiatement comme réponse à la
condition humaine.4 » dit Marc-Mathieu Münch.
«   Au commencement était donc…» certainement pas le verbe du théâtre
beckettien pour Maguy Marin, dramaturge du geste et non de la parole. Le
chorégraphe, avant toute présence et avant tout mouvement, a à définir l’espace et ce
sera plutôt le Néant de Molloy : « L’insistance de la nuit dans le roman retrouve

4 Marc-Mathieu Münch, La Beauté Artistique. L’impossible Définition Indispensable, p.97

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encore une caractéristique infernale par excellence, l’obscurité. La nuit de Beckett est
ici une nuit sans lumières, toute en ténèbres profondes : « Qu’on ne vienne pas me
parler de la lune, il n’y a pas de lune dans ma nuit, et si cela m’arrive de parler des
étoiles c’est par mégarde.5 »
Scénographiquement parlant, le « noir » absolu, sans contours, sans dimensions,
place le spectateur dans un état de latence inconfortable. Malgré lui, son regard
fouille l’espace. Mais celui-ci, nous l’avons dit, n’est rempli d’emblée que de
musique   ! Comme celle-ci prend alors une importance démesurée, due à notre
frustration visuelle, il convient de s’y arrêter un instant.
Il s’agit du lied «   Der Leierman   », dernier de la double série des douze
« stations » du Voyage d’Hiver de Schubert, composé fin 1827. Malade, déprimé,
Schubert découvre par hasard chez son ami Schobert les poèmes de Wilhelm Müller,
seulement de deux ans son aîné, qui mourra cette même année 1827, et avec lequel il
entre immédiatement en totale osmose : « L'ironie du poète, prenant ses racines dans
le désespoir, trouva en lui un écho et lui donna une expression musicale mordante.
J'en fus douloureusement ému.6 » se souvint un autre de ses amis.
Si la première partie du cycle évoque le « Chemin de Croix » d’un amoureux
trahi abandonné à ses souvenirs et rêves de bonheur, la seconde moitié n’est qu’une
longue errance :
«  Und ich wandre sonder Massen
Ohne Ruh and suche Ruh. »7 (20 « Der Wegweiser »)
« Nun weiter denn, nur weiter,
Mein treuer Wanderstab ! »8 (21 « Das Wirtshaus »)
au bord de la folie :
« Drei Sonnen sah ich am Himmel stehn... »9 (23 « Die Nebensonnen »)
Il conviendra de s’en souvenir quand apparaîtront enfin sur scène les figures
humaines des danseurs…

5 Marguerita Leoni-Figini. In Dossier pour l’exposition sur Beckett de 2007 (14 mars-25 juin)
6 Johann Mayrhofer, Souvenirs sur Franz Schubert, 1829
7 « Et je marche sans répit, sans halte, en cherchant le repos. » ( n°20 « Le Poteau Indicateur » )
8 « Il me faut donc toujours et toujours continuer, ô mon fidèle bâton de pèlerin ! » ( n°21 « L’Auberge » )
9 « J’ai vu trois soleils dressés dans le ciel… » ( n°23 « Les Soleils Fantômes » )

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Originalement en tonalité de si mineur, la chanson du vielleur est lugubre, le
piano contrefaisant une vielle tournée par des doigts engourdis de froid, où sur
chaque note tombe une syllabe dure, en une mélodie hésitante et improbable. Qui est
ce mendiant ?
« … Dreht er, was er kann.
Barfuss auf dem Eise
Wankt er hin und her »10

A ce stade du spectacle, nous pouvons donc dire que nous n’avons rien « vu »
mais déjà tout « ressenti » : la détresse d’un poète et d’un musicien romantiques, le
sentiment du vide d’un écrivain du XXe siècle et le choc existentiel d’une
chorégraphe qui non pas nous les « propose », mais nous les a « assénés » comme un
coup de poing dans l’estomac ! « Je pensais que ce serait marquant. Pour moi en tout
cas. J’étais dans quelque chose d’urgent. D’essentiel. »11 dit Maguy Marin à propos
de la création de son ballet. Car « au fond l’hiver que traverse l’amoureux déçu des
poèmes de Müller n’est jamais qu’une évocation de l’horreur ordinaire de notre
existence quotidienne. Et la lutte que nous devons mener ne consiste pas dans
l’héroïsme grandiloquent des certitudes toutes faites, mais dans l’effort qu’il nous
faut faire chaque jour pour vivre et pour accepter la vie telle qu’elle est sans toujours
savoir pourquoi. »12
Grâce à cette préparation sensorielle et psychologique, nous voilà prêts : nous
sommes nous aussi au bord du gouffre noir et nous savons que le monde qui en
émergera sera un monde toujours absurde et souvent violent.

2) Apparition de l’Humain : mouvement / cri / souffle

On pourrait presque dire que « l’humain » n’est pas ce qui frappe tout d’abord
dans les personnages que nos yeux commencent à apercevoir quand la scène s’éclaire
à peine, d’un jour ocre.
Entités blanchâtres disséminées sur le plateau, nous ne distinguons pas leurs
traits, brouillés de craie : « L'infini du vide sera autour de toi, tous les morts de tous

10 « … il joue ce qu’il peut. / Pieds nus sur la glace / il va, chancelant, ça et là »


11in le quotidien suisse Le Temps, 28 mars 2014. Article « Maguy Marin raconte May B » : https://www.letemps.ch/
culture/maguy-marin-raconte-may-b-chefdoeuvre-voit-jour-1981-tourne-toujours
12 Nicolas Class. In la revue artistique et littéraire en ligne Temporel 22 septembre 2013 :
http://temporel.fr/Le-voyage-d-hiver-de-Wilhelm

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les temps ressuscités ne le combleraient pas, tu y seras comme un petit gravier au
milieu de la steppe. »13 dit Hamm dans Fin de Partie.
Qu’a donc d’humain cette humanité de glaise ? Le mouvement, répond Marin,
un mouvement synchronisé et primal de flagelles, pas encore organisé.
Là encore l’expérience est totale : c’est un mouvement que l’on entend ! Car les
charentaises et les godillots informes qui servent de chaussons de danse frottent le sol
pas à pas : 1,2 – 1,2,3 – 1,2,3,4 – 1,2,3,4,5,6,7 - 1 - et recommencent. Dans notre
inconscient un pont se crée avec le noir des origines et le chant triste du vielleur, qui
lui aussi claudiquait sur le même rythme de 1,2 – 1,2,3,4 / 1,2 - 1,2,3 (4 + 3 =7).
La séquence se reproduira trois fois, chaque fois un peu plus rapide, un peu plus
« huilée », élaborée et concertée : nous assistons à une Genèse. « Les dix clowns
enfarinés forment une masse mouvante, assemblée grimaçante et loqueteuse. Ils
errent, en rythme, ils tanguent, avancent par chocs ou ralentis. Sous les conseils et le
regard de Beckett qu’elle rencontrait en 1980, la chorégraphe a dirigé un magma de
figures d’humanité absolue. Ils n’ont fait vœu que d’être là, sans l’avoir décidé, entre
ce moment où l’on naît, où l’on meurt »14.

Après le mouvement (déplacements, grattages du pied droit, formation de


ronde), le deuxième signe de « vie » n’est en effet qu’un « son du corps ». Comme
les déplacements, lui aussi pourrait sembler involontaire s’il ne suivait la même
cadence (1-2-3-4--7) concertée. Gémissement organique ou ébauche de langage ? Il
semble coûter un effort important qui mobilise tout le corps. Sorte de « stade anal »
de l’humanité ? Cri primitif ? « Beckett lui-même ne paraît pas pouvoir s’approcher
davantage du murmure originel, ce point qui dans son œuvre instaure
le désœuvrement sans fin » 15. 

Enfin, le troisième signe de la vie est le souffle, choix qui ne ressort pas du tout
du hasard : « Le temps de la profération d’un mot et le temps du souffle, c’est le
même. (…) Le souffle (…) est un moyen d’expression profond qui « parle » en même
temps que les mots. Il s’accorde aux émotions et, en même temps, il a pouvoir sur
eux. »16
Sans y voir forcément une lecture psychanalytique de Beckett, on pourrait quand
même constater que la marque même de la vie n’arrive qu’en troisième position,
comme en dépit de la vie elle-même. « Je sais qu’elle (sa mère) fit tout pour ne pas

13 Hamm in Fin de Partie, de Samuel Beckett, p.54


14 Pierre Notte sur TheatreOnline. https://www.theatreonline.com/Spectacle/Maguy-Marin-May-B/64409
15 Maurice Blanchot, Le Livre à Venir, 1959
16 Marc-Mathieu Münch, L’Effet-de-Vie ou le Singulier de l’Art Littéraire, p.127

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m’avoir, sauf évidemment le principal, et si elle ne réussit jamais à me décrocher,
c’est que le destin me réservait une autre fosse que celle d’aisance. Mais l’intention
était bonne et cela me suffit »17. On sait le traumatisme qu’a laissé en Beckett sa
naissance, et les mots cyniques et amers de Molloy sonnent de façon trop personnelle
pour qu’on les ignore.
Mais le halètement du groupe est aussi naissance d’une pseudo-société et bientôt
conscience d’appartenir à ce groupe, si peu « humain », mais déjà si « groupe »
serions-nous tentés de dire. Sitôt qu’ils auront « respiré » ensemble, les humains vont
aussi « marcher » ensemble, conquérant l’espace aux quatre points cardinaux. Le
souffle deviendra rapidement vociférations incompréhensibles, ricanements, pas
militaire, puis pulsion sexuelle !

Plus tard, vers 7’, le rythme d’un tambour accompagnera respirations et marches
cadencées, pour nous dire que vivre ne se peut pas en dehors du groupe. Et encore
plus tard il suffira que ce tambour batte pour qu’automatiquement les humains
resserrent leurs rangs, prennent la même direction et se conduisent en robots bien
dressés d’une humanité obéissante (à qui ?) pré-conditionnée.

3) « Fini, c’est fini…  »

Mais pour l’heure voici qu’après 6’30‘’ de spectacle tout s’arrête ! Il a fallu tout
ce temps pour qu’enfin les danseurs nous fassent face et nous regardent. Pour que de
glèbe ils deviennent humains. Pour qu’ils se sentent « danseurs » et pour que nous
nous sentions « public » : arrêt sur image et confrontation peu amène en 10 longues
secondes de silence et d’immobilité. « Le mot implique le silence. Il est la première
condition de sa vie ; il le rend possible (…) (L’artiste) qui est à la recherche de
formes sait bien qu’il peut jouer du silence comme les peintres jouent du vide, (et
que) le silence, comme le vide est concret. »18

Cela nous donne l’occasion de mieux apercevoir les sous-vêtements détendus et


salis qui leur servent de costumes, de voir cinq hommes et cinq femmes qui ne sont
pas jeunes ni beaux. Ancienne élève de l’Ecole « Mudra » de Bruxelles, Maguy
Marin nous confie : « Chez Maurice Béjart, le corps était magnifié. La jeunesse, la
virtuosité, tout était éclatant. J’avais un problème avec ça. Je me demandais ce qu’on
faisait des autres corps, ceux qui sont entravés, empêtrés, ces corps malhabiles qui

17 In Samuel Beckett, Molloy, 1951


18 Marc-Mathieu Münch, op cit p.126

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tiennent debout quand même. »19 Elle trouve des réponses dans les textes de Beckett,
où les personnages « ne se lamentent pas, ils saisissent le ridicule d’une posture, ils
cristallisent un silence, ils sont des chambres d’échos. »20 Dix visages barbouillés de
craie nous fixent donc, et leur volontaire inexpressivité est une arme terrible.
En 1964, Beckett s’était essayé avec Film au court-métrage. Il avait voulu des
maquillages bien particuliers pour des « visages sans âge, à peine différenciés des
jarres à l’intérieur desquelles ils sont. »21 Est-ce ce qui a inspiré Maguy Marin ? « À
propos de ce maquillage ( celui de Film ) , un des acteurs racontait que les effets de
vieillissement, produit par l’enduit grenu, étaient comme des débris informes qui
sortaient de leurs bouches, comme s’ils étaient en train de se désintégrer devant le
public . »22
En 1981, jeune chorégraphe, Maguy Marin est sous le choc de la découverte de
Beckett. Fièvreusement, elle conçoit son ballet May B et demande à en parler avec le
dramaturge. « Je me souviens, nous étions au printemps et j’ai vu arriver Beckett
dans le café parisien où nous avions rendez-vous. Il avait lu le projet. J’avais inclus
des extraits de textes pour que son écriture ait sa place dans la pièce. Il m’a dit de ne
pas me soucier de cela, de m’intéresser aux corps. »23 dit-elle. Des fragments de texte
qu’elle cherchait à articuler dans le ballet, elle n’en garde alors qu’un seul   :
l’emblématique début ( et fin ! ) de la pièce de théâtre Fin de Partie.

C’est donc les yeux dans les yeux, poignards noirs seuls vivants dans la croûte
de maquillage blanchâtre, que les acteurs-danseurs, pétrifiés et pétrifiants nous
lancent :  « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir ».
« Les deux grands contemporains irlandais, Beckett pour l’écriture et Bacon
pour la peinture, vont dans le même sens. Le psychanalyste Didier Anzieu écrit à ce
sujet : « Le lecteur reçoit les textes de Beckett de la manière dont le visiteur reçoit les
toiles de Francis Bacon (…) : comme un coup porté au creux de son âme. »24
Fin de Partie est une pièce trop connue pour qu’on en parle ici longuement.
Rappelons simplement le couple infernal de Hamm, aveugle tétraplégique et de Clov,
son factotum tyranisé, tandis que les parents de Hamm finissent leurs vies en arrière-
plan, dans des poubelles. C’est bien « finir » qui est le vrai sujet de la pièce, ou ce qui
nous intéresse ici : l’impossibilité de « finir » !

19 Le Temps, op cit
20 Id.
21 Bertha ROTH. In la revue de psychanalyse Topique. n°120, année 2012-13. Article « Beckett. Au creux des mots ».
https://www.cairn.info/revue-topique-2012-3-page-101.htm
22 Id.
23 Le Temps, op cit
24 Didier Anzieu, Beckett, Folio, Essais, 1998

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Alors pourquoi pas aussi bien commencer par la fin ? Dans la revue Topique
Bertha Roth nous présente l’univers de Beckett comme « un monde inachevé. Un
monde qu’on ne peut pas embrasser du regard. Un monde où début et fin manquent
de sens. Un monde dont le vide ne pourra être comblé par aucun imaginaire. Un
monde à l’intérieur duquel on sera obligé, sans combattre, d’engloutir ou d’être
englouti par ce qu’on entend-voit : cette chose qui ressemble à du néant tout en ne
l’étant pas. »25

*
* *

II - DES HOMMES ET DES FEMMES

1) La conscience du corps

«   All of Beckett’s language has a musical pulse and pattern, but the more
minimalist his works become, the closer they also veer towards choreography, to a
dance of words and silence. It’s that near-abstract Beckett which Marin evokes during
the opening section of May B.   »26 écrivait dans The Guardian en 2015 Judith
Mackrell, à la sortie du spectacle.
Après cette longue introduction à l’humanité, qui est naissance du danseur et
conditionnement du spectateur, Maguy Marin nous embarque pour une demi-heure
de ballet sur les relations humaines et tout spécialement sur les relations hommes-
femmes.

Le moteur en sera le rythme diabolique, vertigineux et hypnotique des tambours


qui accompagnent les Gilles de Binche, lors de leurs sorties pré-carnavalesques : les
«   soumonces en batterie   ». Ce choix opère ici aussi à plusieurs niveaux   : outre
l’intérêt évident pour un chorégraphe de la pulsation purement rythmique, il rattache
l’homme à ses plus profondes racines culturelles et crée un lien dramatique évident.

25 Bertha Roth, op cit


26Judith Mackrell. In le quotidien britannique The Guardian, 18 juillet 2015. Article « Maguy Marin’s Review –
Beckett’s derelicts go searching for cakes and sex ». https://www.theguardian.com/stage/2015/jul/28/maguy-marin-
may-b-review-beckett
« Tout le langage de Beckett a une rythmique et une base musicales, mais plus son travail devient minimaliste, plus il
tend à la chorégraphie, à une danse de mots et de silences. C’est ce Beckett presque abstrait qu’évoque Marin
durant la section qui ouvre May B. »

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Comme si les baguettes des caisses claires reliaient par des fils invisibles les
danseurs, ceux-ci commencent à agiter en cadence leurs membres de pantins. Sous
nos yeux, le Pinocchio de bois devient petit garçon : le regard, la jambe droite puis le
bras droit bougent ; un tour sur lui-même, puis c’est le pied droit, les poings.
On pourrait s’en émerveiller, mais la tristesse du geste, brusque, purement
mécanique et compulsif, est là pour illustrer le pessimisme beckettien. D’ailleurs la
mécanique se grippe et se dérègle rapidement : la démarche se fait de plus en plus
raide ou est entravée, quelque chose entre dans les oreilles, dans les yeux, on se
gratte… « Ce travail sur l'œuvre de Samuel Beckett, dont la gestuelle et l'atmosphère
théâtrale sont en contradiction avec la performance physique et esthétique du danseur,
a été pour nous la base d'un déchiffrage secret de nos gestes les plus intimes, les plus
cachés, les plus ignorés. »27
La naissance de la conscience de son corps n’est pour l’humain ni une
expérience autonome, ni une expérience gratifiante.

2) Pulsion sexuelle : le JE – le TU / le jeu – le sexe

Reste la toute première des consciences, celle de la pulsion sexuelle. Si le


théâtre de Beckett met en scène des individus clairement définis sexuellement, il
n’aborde ce thème que pour nous démontrer l’impossibilité quasi organique de
l’amour, qui tient toute entière dans le terrible échange de Fin de Partie : « HAMM. - 
Cette nuit j'ai vu dans ma poitrine [...] CLOV. - Tu as vu ton cœur. HAMM. - Non,
c'était vivant. »28
Dénués de tout sentiment – mais pas de toute émotion, nous y reviendrons, les
relations hommes/femmes se bornent en fait aux primitives et violentes relations
mâles/femelles. Dans le théâtre ou les romans de Beckett, elles s’expriment en
quelques paroles triviales et désabusées, comme le pitoyable et ridicule premier
dialogue des parents de Hamm, Nagg et Nell, coincés dans leurs poubelles
respectives : « NELL.- Qu’est-ce que c’est mon gros ?… C’est pour la bagatelle ?
NAGG.- Tu dormais ? NELL.- Oh non ! NAGG.- Embrasse ! NELL.- On ne peut
pas. NAGG .- Essayons ! (Ils essaient mais n’y arrivent pas) NELL.- Pourquoi cette
comédie tous les jours ?.. »29
Maguy Marin, en chorégraphe, possède plus de moyens techniques que
l’écrivain : elle est dans la réalité du geste, plus concret que la parole. Aussi peut-elle

27 Compagnie Maguy Marin. Cité sur la plateforme multimédia « Numeridanse »


28 Samuel Beckett, Fin de Partie, p.47
29 Id.

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insister sur une lecture psychologique à deux niveaux   : une sexualité animale,
« primale », de défoulement mais tout d’abord, une sexualité de la différenciation et
de l’interrogation.

« La modernité (du théâtre de Beckett) c’est que le corps met l’être en question
dans une brutale interrogation. Le corps apparaît, dans une angoissante circularité,
point de départ et d’aboutissement de toute métaphysique. La dimension
philosophique de l’œuvre beckettienne, c’est de situer l’aliénation au niveau le plus
archaïque, celui de l’image du corps, de la saisir dans le rapport que l’homme,
prisonnier des leurres de l’imaginaire, entretient avec son corps. »30 nous expliquait
Marie-Claude Hubert dans une communication de l’Université de Provence en juillet
1994.
Dans May B la découverte que l’autre est justement « autre » nous confirme
dans une certaine atmosphère de Génèse. C’est d’une femme que vient le geste de la
curiosité et c’est d’un homme que vient celui de la honte (9’25’’). Les tremblements
des corps montrent le choc de cette découverte du « Je » et du « Tu », entre joie et
angoisse.
A la minute 14’ les couples sont formés et découvrent l’acte sexuel lui-même,
dans un brouhaha parodique de carnaval. L’acte est mécanique, répétitif, chaque fois
suivi d’un long silence, comme la Chute après la Pomme et le bannissement du
Paradis. Il y a indéniablement une grande dimension tragique due à la parodie de
suicide répétée encore et encore : le poignard mimé que chacun s’enfonce dans le
ventre, est-il l’autre  lui-même ?

Un mot pourtant sur l’innocence « possible ». C’est par le jeu qu’est introduit le
sexe dans ce ballet (13’20’’), jeu de mains des cours de récréation qui nous apporte
une parenthèse de fraîcheur et légèreté bienvenues.
C’est en position fœtale que termineront les protagonistes (23’30’’) après un
épuisant et délirant marathon sexuel.

Les dix minutes de scène orgiaque s’enchaînent donc comme autant de pulsions
irrépressibles. L’avantage des danseurs sur les acteurs est simple et évident : « Elle
(Maguy Marin) invente son propre langage scénique, sa matière, son vocabulaire, sa

30Marie-Claude Hubert In Cahiers de l’Association Internationale des Etudes Françaises, n°46,1994. 2e journée du 45e
Congrès de l’Association , 21 juillet 1993 : Le Théâtre en France depuis 1960, Article « Corps et Voix dans le Théâtre
de Beckett à partir des années soixante », p 203-212.
https://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1994_num_46_1_1842

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grammaire et sa syntaxe. »31 A peu près toutes les postures, tous les choix de
partenaires et tous les rythmes se succèdent en boucle, tandis que le tambour, acmé
du souffle haletant du début du ballet, énerve danseurs et spectateurs en battant
l’espace comme le sang dans les veines, accompagné du son vulgaire de trompettes
discordantes et de clochettes. En tournoiements au sol sur soi-même et culbutes
anarchiques, les corps torturés rampent, grimacent, se masturbent et halètent sans
pouvoir s’arrêter, soulevant des nuages de poussière blanche : Maguy Marin nous
montre de vraies scènes de possession !

Si la danse transcende de très loin les représentations théâtrales de Beckett, elle


ne fait pourtant qu’en montrer les racines plus ou moins inconscientes. « Entre vingt
et trente ans, Beckett fréquente les grands musées d’Europe et annote des impressions
sur certains tableaux. (Cf. ses biographes James Knowlson, Damned to Fame, The
life of Samuel Beckett, London, Bloomsbury, 1996, et Deirdre Baire,   Samuel
Beckett) ».32 La fête sexuelle grotesque à laquelle nous assistons aurait pu, connotée
par les Gilles, ressortir de la kermesse flamande d’un Brueghel l’Ancien ; elle nous
semble plus proche (humanoïdes à multiples pattes ou à membres se dépliant en
élytres…) du grouillement extravagant et cauchemardesque des peintures de Jérôme
Bosch, dont on sait que Beckett s’était inspiré pour d’autres textes (Watt 1942-44 par
ex.).
La gêne du spectateur se fait palpable : cette danse-mime-pantomine, par sa
force extrême et en ses multiples échos, brise nos codes de genres, (de morale ?) , de
« bon-ton » et d’esthétique. « On lui (à Maguy Marin) demande où elle se tient les
soirs de représentation. Elle répond qu’elle s’installe près de la régie, qu’elle regarde
le « vivant de ça », qu’il lui arrive de quitter la salle avant la fin, quand la vie n’est
pas là. »33

3) La violence : guerres individuelle et collective

Mais, dans le dernier volet de ce tryptique plus spécialement consacré aux


relations humaines, « la vie » c’est la guerre !
Une femme a chanté, un peu maladroitement mais avec beaucoup d’âme : voilà
l’inadmissible. «   Pour   Film par exemple, pendant la répétition, alors que la
31 Article « Le Laboratoire Chorégraphique de Maguy Marin et Mathilde Monnier » In Pariscope http://
www.pariscope.fr/base/danse-contemporaine-les-choregraphes-qui-la-font/le-laboratoire-choregraphique-de-maguy-
marin-e
32 Marguerita Leoni-Figini, op cit
33 Le Temps, op cit

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comédienne Nancy Illig s’acharne à insuffler de l’émotion aux mots, Beckett
déclare : Maintenant nous allons faire mourir tout ça. »34   Le groupe rit, car en
chantant, la femme s’est individualisée, pour la première fois détachée du groupe :
non-incluse, c’est-à-dire exclue ?
Le continuum sonore s’opère par le retour du tambour, leitmotiv chez Maguy
Marin de notre aliénation, de nos instincts les plus bas, de notre agressivité. Le
spectateur anxieux ne s’y trompe pas : les cris silencieux de la foule sont devenus
mime de morsures.

Deux autres femmes se sont détachées du groupe et l’une provoque l’autre, dans
la plus pure tradition comique des films muets (coup de pied au derrière à la 27’).
Est-ce un hasard que pour la troisième fois ce soit une femme qui se démarque du
groupe et crée l’action ?
Arrêtons-nous un instant sur cette minute d’anthologie   : le combat de deux
personnes, en ballet chronophotographié ! Tension : affrontements des visages, bras
tordu, empoignade à deux bras, yeux crevés, morsure / puis résolution : la soudaine
compassion dans le silence et l’immobilité retrouvés. Maguy Marin, qui participera
au festival « Mimos », créé en 1983 à Périgueux en l’honneur du mime Marceau,
n’aurait certainement pas renié les mots de l’acrice-mime Gwenola Lefeuvre : « Je
ressens mon corps, je le contrôle ; je l’ouvre et le donne au public. »35
Pendant la durée de ce conflit personnel, un « chœur » évoluait à l’arrière-plan
de la scène, nous suggérant curiosité, peur, moquerie, auto-défense, parti-pris, etc.
Soit des gestes dansés nous montrant (et nous faisant éprouver à notre tour ?) des
émotions psychiques inspirées en amont de textes de théâtre. Contre toute attente, ce
« chœur » viendra communier avec les belligérantes apaisées : ce sera, en 40 minutes,
le seul court moment d’humanité sereine, avant que la guerre reprenne, cette fois sous
forme de conflit collectif.

C’est un coup de tonnerre, le tutti d’orchestre qui ouvre la 4e Symphonie de


Schubert (D417), qui semble réveiller les danseurs-acteurs et réactiver la haine
générale, qui nous paraît d’autant plus indigne de la condition humaine que la
musique nous tient dans le même temps un large discours contradictoirement solennel
en ut mineur.
Toute la chorégraphie montre le ratage fondamental de la communication
humaine   : l’Homme selon Beckett est irrémédiablement impuissant et mauvais.
«   Tandis que   Sartre et   Camus prônent l'engagement politique ou la révolte

34 Cité par Bertha Roth, op cit


35 Compagnie de mime « Le Théâtre du Silence »

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personnelle, Beckett oscille entre scepticisme et nihilisme. Avec lui, la ruine et la
décomposition constituent l'horizon ordinaire du monde.   »36 Derrière les deux
protagonistes initiales, des groupes s’affrontent 2 par 2 ou 3 par 3, entrecoupés de
provocations pitoyables et de récriminations muettes (vers un ciel vide ?). Le doute
tord les corps comme en un enfer.
Nous avions déjà vu l’opposition statique/dynamique, où le mouvement
symbolisait le Mal. Cette première grande partie du ballet se clôt par une variation de
ce thème   : le groupe, extrêmement mobile et coordonné est toujours agressif   ;
l’individu, laissé à son hésitation, semblerait avoir une chance de se mettre à
réfléchir…
… Mais l’absurde de leur situation vient mettre fin à toute tentative fructueuse
d’ « exister ». C’est dans un long éclat de rire collectif et dérangeant que le groupe
finit sa danse, bien moins « rire jaune mais toujours stimulant des premiers textes de
Beckett »37 que ricanement grossier et désabusé des personnages mutilés et cyniques
des tableaux d’Otto Dix. (Beckett, qui participera à la Seconde Guerre mondiale, a
poursuivi son engagement auprès des blessés à l’hôpital de St Lô ).

*
* *

III - LE THÉÂTRE BECKETTIEN

1) Les personnages

Nous avions donc vu la craie s’effriter peu à peu des visages et quelques
membres du groupe s’autonomiser. Cette sorte de « masque neutre » symbolique,
cher à l’Ecole de Théâtre et de Mime de Paris des années 60, est tombé.
Peu à peu nous commencions à connaître, c’est-à-dire «   reconnaître   » les
danseurs, grâce à une attitude (bras croisés, épaule de guingois, dos voûté) ou un
attribut (grand nez, bonnet) qui les déterminaient. La troupe était devenue « cette
troupe-là », un peu comme des voisins de paliers… Il était temps de leur rendre leur
nom, c’est-à-dire de rencontrer quelques-uns des personnages emblématiques du
théâtre de Beckett.

36 http://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Samuel_Beckett/108121
37 Marguerita Leoni-Figini, op cit

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Sociologiquement parlant, est-ce que tout groupe forme une société   ?
« Beckettement » parlant, est-ce même qu’une « société » est possible, ou n’est-ce
jamais que la somme d’individualités un peu là par hasard ? Ce sont les questions qui
se posent au début de cette deuxième partie.
La réponse scénographique est multiple : la lumière se colore pour la première
fois (en violet), la voix de la jeune fille du lied Der Tod und das Mädchen D531 de
Schubert s’affole :
« Vorüber! Ach, vorüber!
Geh, wilder Knochenmann!
Ich bin noch jung, geh Lieber!
Und rühre mich nicht an. »38
Répondant à la musique par le geste, un homme quitte le groupe pour cueillir
une fleur virtuelle…

Le leurre de la Mort rassurante (« Donne-moi la main (…), je viens en ami »)


trouve les personnages éparpillés, indifférents ou dubitatifs, selon l’univers de
Beckett   qui «   renvoie le spectateur vers des images insoupçonnées. Il laisse le
spectateur seul et désappointé dans ce voir sans comprendre. »39
C’est alors (41’50’’) que par la droite, et comme par inadvertance, entrent les
Lucky et Pozzo d’ En Attendant Godot, respectant scrupuleusement la mise en scène
de Beckett : « Celui-là (Pozzo) dirige celui-ci (Lucky) au moyen d’une corde passée
autour du cou, de sorte qu’on ne voit d’abord que Lucky suivi de la corde, assez
longue pour qu’il puisse arriver au milieu du plateau avant que Pozzo débouche de la
coulisse. »40
Pour la minute 44’, quatre groupes sont reconstitués   : Pozzo assis et Lucky
chargé de bagages, Hamm en fauteuil roulant poussé par Clov, l’Aveugle et sa
femme, et un public-chœur de trois femmes, assises près de la rampe, soit à mi-
chemin des personnages (fictifs) et des spectateurs (réels).
Alors que le discours monocorde (ré) de la Mort du lied, est repris par l’Andante
du Quatuor (D810) avec un pathétique impressionnant, tous, immobiles, nous font
face. « Mon métier consiste à soulever des forces. »41 dit Maguy Marin.

38 « Va-t'en ! Ah ! va-t'en !
Disparais, odieux squelette !
Je suis encore jeune, va-t-en !
Et ne me touche pas. »
39 Bertha Roth, op cit
40 Samuel Beckett, En Attendant Godot, p.28
41 Cité par Le Temps, op cit

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Que nous « disent » ces personnages par les mots ? Rien de ce que les mots sont
censés véhiculer. Ils articulent des silences, jacassent dans une pseudo langue, rient
méchamment. « J’emploie les mots que tu m’as appris. S’ils ne veulent plus rien dire
apprends-m’en d’autres. Ou laisse-moi me taire.»42 dit Clov dans Fin de partie.
Ce sont plus par leurs attitudes qu’ils nous «   parlent   », maigres essais de
communication amicale ou hostile : la femme arrange le col de l’aveugle, les trois
harpies nous apostrophent, Clov brandit un réveil-matin. « Comme si la véritable
nature des mots était leur disparition. Comme s’il s’agissait d’une organisation faite
de la même nature que l’existence humaine en tant qu’elle est pour ne plus être. »43
dit Bertha Roth.

2) L’Art

Pourquoi l’épisode de la fête d’anniversaire, si le monde est d’une telle


désespérance ? Par contraste ironique pour nous montrer ce qu’il aurait pu être ? Par
dérision pour tous ces êtres (eux, nous ?…) qui sont tous des infirmes conscients ou
inconscients ? À qui il manque, qui la parole, qui la vue, qui les jambes, qui la liberté,
qui l’amour…
Qu’est-ce qu’un gâteau d’anniversaire, si ce n’est un temps personnel partagé
par une communauté ?

Toutes ces pistes seraient sans doute valables. Mais nous préférerons nous fier à
des signes scénographiques plus certains : un beau clair-obscur à la Georges de La
Tour, la légère et fraîche Variation du Quatuor de Schubert, les déplacements tissés
de sourires... Et si le gâteau d’anniversaire était une allégorie de l’Art, lumineux,
rassembleur, créateur d’émotions et de bonheur   ?   «   par un court-circuitage de la
représentation, (qui va) au réel de la sensation. Une image proche de la sensation dont
Cézanne disait : Je vous dois la sensation en peinture et je vous la rendrai. »44
Pour rester dans l’ouverture vers le domaine pictural, au Congrès de l’AIEF de
1993, Marie-Claude Hubert avait suggéré un rapprochement entre les débris humains
que sont certains personnages du théâtre de Beckett, réduits à des troncs, têtes,
bouches seuls, et les corps déchiquetés qu’a peints Picasso pendant la guerre
d’Espagne. Or devant ce gâteau allumé, ne voit-on pas ENFIN (47’) les yeux briller,
les vieillards rajeunir, les invalides transfigurés, la paix revenue et chantée ? Ne se

42 Samuel Beckett, Fin de Partie


43 Bertha Roth, op cit
44 Cité par Marguerita Leoni-Figini, op cit

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prend-on pas à espérer ? « Par l’ouverture, l’œuvre permet la rencontre entre un moi
et un auteur jusqu’à produire cet effet de plénitude qui caractérise l’œuvre réussie. La
solitude, la séparation, l’aliénation et toutes les douloureuses rétractions d’un moi
face à un monde hostile ou face à une société qui n’a pas de place pour lui sont
abolies par l’œuvre d’art qui sait accueillir l’individu grâce au phénomène de
l’ouverture. »45
Seuls les deux aveugles restent amorphes, « non-voyants » au figuré comme au
propre. C’est d’ailleurs le vieil aveugle qui mettra brusquement fin à la fête (48’40’’)
en soufflant ses bougies ; « quand Hamm montre au fou toute cette beauté, il ne voit,
lui, que des cendres »46.

Maguy Marin fait alors tomber lentement les corps au sol, en apnée, tandis que
la Mort schubertienne galope (1,2,3 / 1,2,3…) sur le violoncelle : tuer l’Art c’est
mourir deux fois ! - et nous savons déjà que Godot ne viendra pas.
Le retour des gestes réflexes répétitifs et des imprécations annonce le drame du
partage du gâteau (vers 52’) : ce sera une curée.
Laissé à ses instincts, l’homme se montre tragi-comiquement sous son vrai jour :
petit, égoïste, geignard, envieux, querelleur. Seuls les deux aveugles, l’un cruellement
lésé (c’était son anniversaire), l’autre repu, restent impassibles, didascalies vivantes
du théâtre de Beckett.
La Jeune Fille a accepté la Mort, mais les hommes n’acceptent pas le Destin. Un
groupe de trois, trois groupes de deux, et un individu sont tournés vers les spectateurs
pour s’en prendre à eux (54’30’’), en cris rageurs et réprimandes logorrhéiques. Le
malaise est palpable : pourquoi est-ce « notre » faute ?
Qu’est le public ? Un moment de responsabilité entre révolte et acceptation ?
Qui est le public ? La Conscience ?
Beckett le provocateur ne nous aidera pas ! A un comédien en difficulté lors
d’une répétition et qui lui demandait conseil, il aurait répondu : « Je ne sais rien
d’autre que ce qu’il y a sur la page, ne cherchez pas de symboles dans mes pièces. »47

*
* *

45 Marc-Mathieu Münch, L’Effet-de-Vie ou le Singulier de l’Art Littéraire, p.223


46In Fin de Partie , p.61, cité par Guillaune Gardet – Dominique Caron . Cours de littérature : « Beckett, Fin de Partie,
échec et mat », 9 juin 2010. http://museclio.over-blog.com/article-cours-de-litterature-beckett-fin-de-partie-echec-et-
mat-51977468.html
47 Cité par Bertha Roth, op cit

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IV - LE DESTIN

1) Péripéties personnelles

Complet changement d’atmosphère pour le troisième tableau du ballet   : la


couleur, même brunâtre, même « usée » est partout et nous frappe d’autant plus, dans
un pinceau de lumière chaude, que nos yeux ont pratiquement vécu « en noir et
blanc » pendant toute l’heure qui précède.
Atmosphère de quais de gare. Atmosphère de migrations. Le décor est toujours
absent, mais on remarque des accessoires : vêtements différenciés, sacs et valises
nombreux. Par-dessus les hardes du premier tableau, les femmes arborent quelques
éléments de coquetterie pathétiques : escarpins éculés, jupe longue, serre-tête, tandis
que le rouge a bavé sur leurs lèvres… Il ne s’agit plus d’une humanité, ni de
personnages, il s’agit de « vrais » hommes et femmes, bien que démodés, dans notre
temps, et notre réalité quotidienne.

Il serait peut-être temps ici de rappeler un autre ballet fondateur : Kontakthof,


que la chorégraphe allemande Pina Bausch avait créé trois ans avant le May B de
Maguy Marin. Si le thème en est plus principalement centré sur les rapports entre
hommes et femmes, « le spectacle s’achève sur une « ronde à la Pina », où chaque
danseur effectue une suite de petits gestes tirés de la vie quotidienne, mettant en
évidence la gêne ou la séduction. » 48 Le décor en était une salle de bal désuète, les
hommes portaient des costumes sombres et les femmes des robes de bal colorées.
Outre le fait qu’une telle mise en scène n’aurait pas cadré avec le théâtre de
Beckett, le choix à la fois plus dépouillé et plus onirique de Maguy Marin s’avère
aussi plus efficace : le message et la force de May B se sont perpétués intacts, même
si différents danseurs se sont succédé pour l’interpréter au cours des ans.
Par contraste et pour atteindre le même résultat, il aura fallu au final trois
versions de Kontakthof créées à Wuppertal   depuis 1978 ; en 2000, le ballet est
performé par des quidams de plus de 65 ans et en 2008, intitulé Rêves Dansants par
des adolescents de 14-17 ans. Mais dans tous les cas « le geste créateur (se définirait)
comme un jeu de l’artiste avec le ou les matériaux choisis pour créer une forme
originale capable d’un effet de vie. Il ne s’agit pas d’un jeu-divertissement, mais de
manipuler, de disposer, de combiner des matériaux jusqu’à la trouvaille d’une forme
efficace. » 49

48 https://fr.wikipedia.org/wiki/Kontakthof
49 Marc-Mathieu Münch, La Beauté Artistique. L’impossible Définition Indispensable, p.131

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Sortent donc lentement des pendrillons les figures maintenant si bien connues
que l’on pourrait presque leur donner un nom : « La Méchante », « La Grincheuse »,
« L’Homme Fort », « L’Inquiet », « L’Egoïste », « La Joie » etc., non pour ce que l’on
nous dit d’eux, mais pour ce que nous, personnellement, avons compris d’eux. Le
réalisateur de films Lee Chang-Dong dit qu’il existe trois sortes de films (de ballet, de
théâtre, de peinture, etc, pourrions-nous également dire)   : «   Ceux qui posent un
regard sur le monde. Ceux qui invitent le spectateur à voir ce qu’il a envie de voir. Et
ceux qui l’empêchent de voir quoi que ce soit. Lui s’est toujours efforcé de mettre le
public au travail. »50 De toute évidence Maguy Marin aussi.

Dans le même temps, une voix sans âge et tremblotante, fredonne en zézayant :
« Jesus' blood never failed me yet
Never failed me yet
Jesus' blood never failed me yet
There's one thing I know
For he loves me so »51
Nous sommes très loin des Lieder de Schubert et pourtant le pathétique est le
même : un écartèlement de sens entre le chant et la réalité. Comme Maguy Marin le
montre : si la vie était si douce et rassurante, pourquoi ces « petits vieux sans âge aux
peurs d’enfants qui se figent tels des oisillons au moindre craquement » ?52

Il s’agit d’une composition du musicien anglais Gavin Bryars. Mais c’est aussi
l’histoire d’un pur « effet-de-vie » tellement prenant qu’elle mérite d’être racontée in
extenso (selon le récit de Bryars lui-même).
Travaillant en 1971 à un film sur les sans-abri de Londres, il enregistrait certains
d’entre eux quand ils chantaient des airs populaires, des chansons à boire... L’un
d’eux chanta ce chant religieux ! L’enregistrement ne fut pas utilisé dans le film et
Bryars le récupéra avec d’autres pour en faire un collage expérimental dans la salle
audio de l’école Leicester Polytechnic, qui jouxtait un grand studio de peinture. Il
laissa la bande sonore se recopier et alla se chercher un café. Quand il revint à son
travail, il trouva les étudiants en peinture anormalement silencieux. « People were
moving about much more slowly than usual and a few were sitting alone, quietly
weeping. I was puzzled until I realised that the tape was still playing and that they
had been overcome by the old man's singing. This convinced me of the emotional
power of the music and of the possibilities offered by adding a simple, though

50 LEE Chang-Dong, in op cit


51 «Le sang de Jésus ne m’a encore jamais failli. S’il y a une chose dont je suis certain, c’est de son amour. »
52Thomas Flagel. Article « Fin de Partie » 9 janvier 2018 dans le magazine du Grand Est Poly.
http://www.poly.fr/may-b-maguy-marin/

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gradually evolving, orchestral accompaniment that respected the tramp's nobility and
simple faith. »53

Cette voix «   émouvante   » n’empêchera pas sur le plateau le retour de la


méchanceté, des imprécations, des frottements de pieds, etc, qui sont autant de
leitmotivs à travers tout le ballet. La différence viendra de quelques objets
déclencheurs de récits.
Il y a tout d’abord l’épisode du gilet (1h) : une femme (« L’Egoïste ») cristallise
l’attention en mettant 1’30 à chercher puis soigneusement enfiler son gilet, forçant
ainsi le groupe à la regarder et l’attendre. Que représente-t-il pour elle ? Pour les
autres ? Il n’y a pas d’explication, mais un surcroît de présence. « Le personnage de
théâtre est en scène, c’est sa première qualité : il est là. »  dit Robbe-Grillet54
A 1h4’ le groupe apparaît toujours marchant, en mangeant   des fruits et des
légumes, c’est à-dire affichant de la réalité concrète. Et puis il y a ( 1h1’9’’) tous ces
bagages que l’on porte (comme le Lucky d’En Attendant Godot ), que l’on pose, qui
passent de mains en mains, que l’on perd et retrouve… métaphores visuelles du poids
des ans, de l’expérience, de tout ce que les hommes accumulent dans leurs vies, de
tout ce qui leur arrive à leur corps défendant. Car « ce « raconter » n’est pas narratif,
il ne décrit que des intuitions, des inductions, il saisit la multiplication des gestes - les
uns après les autres - du passage et de la reconnaissance d’un non-tout à fait humain
vers la constitution de l’homme »55

A 1h1’50’’ un homme semble avoir du mal à quitter sa compagne pour suivre le


groupe   : il se retourne, hésite, revient sur ses pas - dans les sarcasmes et la
désapprobation générale. Pourquoi la «   société   » ne pouvait-elle pas l’accepter   ?
Parce que l’aventure individuelle la ralentissait toute – et donc la mettait en danger.
Il y a enfin l’inattendu baiser ! (1h1’14’’) car le premier (vers 46’), celui de
l’aveugle du vieux couple, arrivait comme par hasard, en tournant simplement la tête,
et semblait se surprendre lui-même. Celui-ci est tout différent : impulsif, joyeux et
déterminé – mais non partagé.

53 Gavin Bryars sur http://www.gavinbryars.com/splash :


« Les gens se déplaçaient beaucoup plus lentement que d’habitude, et quelques-uns se tenaient assis à part, pleurant
doucement.
J’étais désemparé, jusqu’à ce que je comprenne que la bande magnétique était toujours en train de jouer et qu’ils
étaient sous la coupe de la chanson du vieil homme. Cela me convainquit du pouvoir émotionnel de la musique et
des possibilités qu’offrait un simple, bien qu’évoluant graduellement, accompagnement d’orchestre qui respectait la
noblesse d’âme du clochard et sa foi simple. »
54Alain Robbe-Grillet, « Samuel Beckett ou la présence sur la scène », 1953-1957, repris en 1963 dans Pour un
nouveau roman.
55 Jean-Paul Manganaro (Compagnie Maguy Marin). 22 mars 2018, sur ramdamcda.org.

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Décidément l’Homme beckettien, s’il est en échec permanent de vraies relations
humaines, n’arrive pas non plus à y renoncer. A seulement quatre minutes de la fin du
ballet, cette ultime tentative d’optimisme prend une importance toute symbolique : si
l’Homme n’arrive pas à trouver du sens, et encore moins à en créer, il sait cependant
que le sens existe.

2) Perpetuum Mobile

A pas imperceptibles et un à un, sur une même courbe tout en haut de la scène,
les hommes et les femmes apparaissent, portant leurs bagages. Dans Fin de Partie
c’est justement Hamm, le paralytique, qui répétait souvent « ça avance ! ». Est-ce
eux qui avancent, ou la vie qui avance avec eux ? - malgré eux ? Ce mouvement
continu et inéluctable ne semble pas les rendre heureux. « Être vraiment enfin dans
l'impossibilité de bouger, disait avec gourmandise Moran dans Molloy, ça doit être
quelque chose ! J'ai l'esprit qui fond quand j'y pense. »56

Pour introduire la dimension du Temps, Maguy Marin réussit là, d’entrée de jeu
de cette troisième partie, un admirable effet de collision de pensées entre ce que le
spectateur voit sous ses yeux : des danseurs avançant en cadence mécanique sur une
ligne, et l’image ainsi créée dans son cerveau : les petits jacquemarts des vieilles
horloges mécaniques. « Vous n’avez pas fini de m’empoisonner avec vos histoires de
temps ? C’est insensé ! Quand ! Quand ! Un jour, ça ne vous suffit pas, un jour pareil
aux autres il est devenu muet, un jour je suis devenu aveugle, un jour nous
deviendrons sourds, un jour nous sommes nés, un jour nous mourrons, le même jour,
le même instant, ça ne vous suffit pas ? (...) » s’exclame, vers la fin de la pièce,
Pozzo.   »57 La ronde automatique des «   petits personnages   » marquant l’heure
reparaîtra, presque identique quatre fois ! (56’25’’ / 1h2’ / 1h4’ / 1h10’)
Le temps ne fait pas que se compter, il se voit aussi : les êtres humains sont plus
voûtés, les vêtements défraîchis, les valises cabossées... Peu à peu il y a plus
d’hésitations et de ratages dans les pas qui « patinent », les imprécations se font plus
courtes, comme désillusionnées et d’avance inutiles.

Il ne faut pas oublier que pendant ce temps, soit en continu pendant près de 20
minutes, le mendiant continue de chanter en boucle sa litanie de 13 mesures (26
secondes). Bryars a utilisé là la technique du collage à la Andy Warhol : sur la voix

56 Cité par http://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Samuel_Beckett/108121


57 Cité par Marguerita Leoni-Figini, op cit

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du clochard, identique car clonée à l’infini, il applique chaque fois une « couleur »
sonore harmonique différente, comme le peintre, en 1962, colorait différemment
trente-deux fois la même boîte de soupe Campbell’s.
Il en résulte une sorte d’ « immobilisme dynamique » en parfaite adéquation
avec ce qui se passe sur scène en même temps.
Peut-être Gavin Bryars joue-t-il également d’un autre procédé qu’il exploitera
davantage plus tard   dans sa carrière : «   It has been said that his music is also
characterised by its slowness. This is what Bryars calls an « unfolding at a human
rate   », and it is consequent on the relative movements of different parts of the
composition. You can play very fast, Bryars says, and the melody over the top will
appear to be travelling very slowly, or not at all. This is like that Einsteinian illusion,
where trees in the distance seem to follow you, and things close whip along in the
opposite direction when seen from a high-speed train. »58

Travailler les variations sur la statique ne pouvait qu’intéresser une


chorégraphe : « Arriver à déceler ces gestes minuscules ou grandioses, de multitudes
de vies à peine perceptibles, banales, où l’attente et l’immobilité « pas tout à fait »
immobile laissent un vide, un rien immense, une plage   de silences pleins
d’hésitations. Quand les personnages de Beckett n’aspirent qu’à l’immobilité, ils ne
peuvent s’empêcher de bouger, peu ou beaucoup, mais ils bougent. Dans ce travail, a
priori théâtral, l’intérêt pour nous a été de développer non pas le mot ou la parole,
mais le geste dans sa forme éclatée, cherchant ainsi le point de rencontre entre, d’une
part la gestuelle rétrécie théâtrale et, d’autre part,   la danse et le langage
chorégraphique. »59 (Maguy Marin)

Voyons donc concrètement quelle est l’idée qui a permis à la chorégraphe, à la


fois elle aussi de « coloriser » la vie de son groupe humain en représentation, et de
coller au plus près au sens du tragique et de l’absurde du théâtre de Beckett : c’est par
le rituel des départs. « On l’a dit, dans l’esthétique Beckettienne le « moins » fait
règle, et le processus de disparition est au centre de sa préoccupation. À l’intérieur de
cette problématique Beckett se débat car, paradoxalement, il lui faut que la scène

58
Adrian Searle, Article « Chaos Theory » in The Guardian, 11 mai 2001 : https://www.theguardian.com/culture/2001/
may/11/artsfeatures
« On a dit que sa musique se caractérisait aussi par sa lenteur. C’est ce que Bryars appelle « un déploiement à un
taux humain » et c’est dû aux mouvements relatifs des différentes parties d’une composition. Vous pouvez jouer très
vite, dit Bryars, et la mélodie du dessus paraîtra aller très lentement, ou même pas du tout. C’est comme cette
illusion Einsteinienne où les arbres à l’horizon semblent vous suivre, et les objets rapprochés foncent dans la
direction opposée, quand on les voit depuis un train à grande vitesse . »
59 Compagnie Maguy Marin. Cité sur la plateforme multimédia « Numeridanse »

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théâtrale existe à part entière et non seulement pour survivre. Il a besoin que ses
personnages soient tout à fait présents à leur processus de disparition. »60

Nous avions déjà évoqué cet homme (1h1’50’’) qui n’arrivait pas à se détacher
d’une amitié ou d’une affection sentimentale. Rare exception d’optimisme : le couple
finit par disparaître de conserve, en riant des rieurs. Evoqué aussi le dernier baiser
(1h14’). Peut-être Maguy Marin joue-t-elle sur le temps en nous montrant ce qui a
déjà eu lieu, que l’on aurait déjà quitté et dont on se souvient, comme le vieux Krapp
de La Dernière Bande, pièce créée par Beckett en 1960, qui écoute chaque année la
bande magnétique sur laquelle il dictait son bonheur désormais terminé depuis trente
ans ?… Comme dirait Martin Esslin : « Le but du théâtre de l'absurde n'est ni de
transmettre des informations, ni de présenter les problèmes ou destins de
personnages : il ne repose pas sur l'imitation de la réalité (la mimésis d'Aristote). Son
but est de présenter la situation fondamentale, particulière, d'un individu englué dans
l'absurdité du monde.. »61

Il y a le départ inquiet (1h10’20’’)   dont le couple est incapable sans le


« confort » du groupe, le départ grégaire, presque automatique (1h10’50’’) où l’on
suit le plus fort et le départ du plus fort lui-même (1h1’15’’) raide dans son égoïsme.
Mais il y a surtout tous ces « faux-départs » récurrents où le groupe n’arrive pas
à s’en aller, tourbillonne sur lui-même avant de s’abattre par terre (1h1’12’’), court
pour s’arrêter subitement, fait demi-tour, et semble tester toutes les lignes de fuite (au
propre comme au figuré) de l’espace scénique – jusqu’à faire face au public
(1h6’49’’ ) : suprême impasse ? « En ce sens, et malgré ce qui ressemble à un état
dépressif, le refus du suicide est présent. Comme un magicien, il (Beckett) s’exerce
seulement à conduire ses personnages vers l’inachèvement. » 62
Il y a cette grande scène de migration collective (1h7’20’’), exode, épidémie ou
guerre ? où la compassion arrondit les gestes (1h7’). Un homme aide tous les autres à
un passage d’obstacle difficile : grillage ? fossé ? On ne sait trop. Le premier homme
à être porté, descendu dans la salle, les bras en croix, amène inévitablement des
connotations de «   mises au tombeau   » du Tintoret ou du Caravage, peintres que
Beckett avait vus à la National Gallery et dont il évoque des détails précis dans la
version anglaise de Murphy… Le pathétique s’installe, vite contrebalancé par le
grotesque des poses de ces gens « transbordés » ou le soulagement des porteurs après
le passage de « La Grosse Dame » (1h8’20’’). On notera l’astuce de théâtre ou de

60 Bertha Roth, op cit


61Martin Esslin, Le Théâtre de l’Absurde, 1971. Cité sur :
https://fresques.ina.fr/en-scenes/parcours/0022/le-theatre-de-l-absurde.html#anchor9
62 Bertha Roth, op cit

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cinéma de la chorégraphe pour assurer l’effet-de-vie   : les spectateurs, eux aussi,
seront soulagés, après une mise en scène de tangage et de déséquilibre soigneusement
pointée par un « arrêt sur image ». « C’est alors la fiction artistique, celle qui met du
plein en lieu et place du flou de la communication. Certes, ce plein n’est pas le vrai, il
en est le rêve, l’imagination, le reflet ou même le grotesque. Mais peu importe
puisqu’on sait maintenant que l’esprit n’a pas seulement besoin d’une image fidèle du
vrai, d’une image scientifique, rationnelle, expérimentale, mais aussi de
modélisations subjectives qui le comblent dans un premier temps de leur plénitude et
lui offrent, dans un second, un effet de vie qui l’aide à se créer. »63 expliquait M.-M.
Münch.

Il convient finalement de parler de la charge émotionnelle tragique de May B à


travers deux séquences extrêmement fortes. « Je ne me préoccupe pas outre mesure
de l’intelligibilité. J’espère que la pièce touchera les nerfs du public et non son
intellect. »64 dit Beckett.
À la troisième réapparition du groupe de voyageurs (1h4’) une femme se
détache et remonte la file à la recherche de quelqu’un, scrutant les visages… En
empathie, la tristesse monte chez le spectateur tandis que la femme ne trouve pas ce
qu’elle cherche. Elle disparaît. Quand elle réapparaît sur scène 2 minutes plus tard, le
groupe, à distance s’arrête et se découvre respectueusement. Qui est cette femme ?
Est-elle morte entre-temps et n’est-ce que son image que nous voyons à son retour ?
Est-elle, en écho au Quatuor de Schubert, la Mort elle-même qui n’a pas trouvé qui
prendre du premier coup et qui revient   ? «   Je crois, moi, que nos vies sont des
énigmes que le temps n’éclaircit jamais vraiment. Ce qu’on croit avoir vu, parfois,
n’existe pas. Et ce que l’on sait absolument impossible, arrive, parfois. (…) (L’Art)
est sans égal pour préserver mirages et mystères. »65 dirait le cinéaste Lee.
Le deuxième exemple est à titre personnel le plus poignant de tous : c’est celui
d’une femme (interprétée dans notre version de référence par Maguy Marin elle-
même) que le groupe dont c’est la deuxième apparition, dépasse (1h2’52’’) et
abandonne en arrière. Quatre fois son cri sera un appel, de plus en plus angoissé,
tandis que le mendiant de Bryars continue de répéter son «   never failed me   »
désormais dérisoire et amer. Le cinquième cri est de l’angoisse pure devant le vide de
la scène qui est un vide existentiel : le Cri du tableau d’Edvard Munch ! Désorientée,
elle erre quelques instants sur un plateau crépusculaire avant de se fondre dans
l’obcurité.

63 Marc-Mathieu Münch, L’Effet-de-Vie ou le Singulier de l’Art Littéraire, p.371


64 Cité par Marguerita Leoni-Figini, op cit . (Cf. Stanley Gontarski, dans «Samuel Beckett » in Arts Press, n°51.)
65 LEE Chang-Dong, in op cit

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«   En travaillant avec Feldman sur la musique de   Film, Beckett dit au
compositeur que sa vie n’(avait) qu’un seul thème : Un aller et retour de l’ombre du
dehors à l’ombre du dedans, entre le moi inaccessible et le non-moi également
inaccessible. »66

Le groupe est réapparu, encore et encore, identique mais jamais semblable, puis
s’effilochant peu à peu, au fil d’accélérations ou de marches arrière – au fil de la vie.
A 1h15’30’’ il n’y aura pas de cinquième apparition mais juste un seul homme
pour revenir avec sa valise. Musique, lumière, gestes semblent à bout. Puis dans le
silence retrouvé, il scrute les coulisses noires ; personne ne viendra plus – d’ailleurs,
il n’y a personne. Alors, au ralenti, comme à l’extrême fin de course d’un ressort, il
nous dit, à nous, pour nous : « Fini, c’est fini…. »
« La fin est dans le commencement et cependant on continue » (Fin de Partie) et
si le public n’éprouve pas d’Effet-de-Vie c’est « que l’art ne veut plus rien dire. Et la
vie non plus, aussi terrifiante qu’elle soit… Quand on me demande pourquoi je filme,
(dit Lee)67 je réponds invariablement : « Pour vous. Je raconte vos histoires à votre
place ». »

A travers le danseur en partance mais immobile (1h17’), figé en une


chronophotographie sépia à la Muybridge, c’est soudain la ressemblance avec
Beckett lui-même qui nous frappe : un grand homme maigre, cheveux durs, visage
émacié, grand nez, regard aigu. Ses «   personnages   » sont partis. Lui reste
(éternellement?) en scène.
Le chant premier du vielleux recommence alors… Le « Leiermann » serait-il
Godot ?
Une nuit « universelle » tombe lentement.

*
* *

Maintenant que May B a été joué sur tous les continents plus de 750 fois, on
mesure moins le défi qu’à représenté sa création en 1981. Dans un studio précaire au-
dessus de l’église St Roch, à Paris, enceinte, une jeune femme sous le choc de

66 Bertha Roth, op cit


67 LEE Chang-Dong, id

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l’écriture de Beckett, crée à toute allure une pièce chorégraphique pour « chœur de
vieillards grotesques, aux corps contrariés, aux visages célestes.»68
Evidemment, c’est le choc ! Quand on lui demande comment elle l’explique,
Maguy Marin répond : « Le rapport à la théâtralité de la pièce a été assez mal perçu.
Quant au public, la pièce le repoussait parce qu’elle remettait en question les critères
habituels recherchés dans la danse - la beauté, la jeunesse, l’harmonie - en mettant en
scène des danseurs avilis, sales, des êtres en proie à toutes sortes de pulsions. (…)
Aujourd’hui, rien n’a changé pour nous, mais je suis à la fois heureuse, surprise et
assez amusée de l’accueil que le public lui réserve. Cela relativise le succès ou
l’échec qui suit immédiatement la présentation d’un nouveau travail. »69

Nous avons cherché à montrer que cette œuvre avait valeur exemplaire de par
son sens de la plasticité, du mouvement et de l’utilisation de l’espace, mais aussi de
l’utilisation et l’expression de la personnalité des danseurs-acteurs, dans la meilleure
tradition de l’école du « Ballet du XXe Siècle » et du « Tanztheater », et que tout cela
créait « dans la psyché d’un récepteur un effet de vie (...) par la mise en mouvement
de toutes les facultés du cerveau-esprit. » 70
Mais nous avons aussi souligné la parfaite intelligence de l’œuvre de Beckett,
sans que ce ballet devienne « du Beckett dansé », ce qui n’aurait pas eu grand sens,
mais en travaillant sur l’esprit de l’œuvre écrite et en cherchant à le traduire en
langage corporel. « The tour de force is that Miss Marin does not exploit Beckett's
material but treats it ingeniously through another dimension - dance. This is dance
conveyed along new definitions but it is still dance. Only a choreographer could have
created May B and perhaps only Miss Marin could have realized that Beckett's
famous silences should be conveyed by sound. »71 lisait-on dans le New York Times
en 1986.

Dès l’origine, Maguy Marin avait pensé à La Jeune Fille et la Mort de Schubert
pour soutenir sa chorégraphie. Mais c’est Beckett lui-même qui lui a suggéré les
lieder du Winterreise.

68 https://www.kisskissbankbank.com/fr/projects/maguy-marin-l-urgence-d-agir/tabs/description
69 Entretien avec Maguy Marin sur https://www.theatreonline.com/Spectacle/Maguy-Marin-May-B/64409
70 Marc-Mathieu Münch, La Beauté Artistique. L’impossible Définition Indispensable, p.107
71 Anna Kisselgof, Article « The Dance - May B by Marin » in The New York Times 19 février 1986 ;
https://www.nytimes.com/1986/02/19/arts/the-dance-may-b-by-marin.html
« Le tour de force, c’est que mademoiselle Marin n’exploite pas le matériau de Beckett, mais le transforme
ingénieusement en une autre dimension - la danse. Il s’agit de danse transmise selon de nouvelles définitions, mais
c’est encore de la danse. Seul un chorégraphe pouvait créer ‘May B’ et peut-être seule mademoiselle Marin a pu
réaliser que les célèbres silences de Beckett devraient se traduire par des sons. »

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On pourra remarquer que dans les multiples représentations du ballet, c’est
parfois «   Der Doppelgänger   », le treizième lied du Chant du Cygne (D957) de
Schubert qui est utilisé pour l’introduction. Avec ce poème de Heine c’est donc sur le
cauchemar angoissant du double que le scénographe peut insister («   Du
Doppelgänger, du Bleicher Geselle ! Was äffst du nach mein Liebesleid… / O toi
mon double, mon pâle compagnon ! Qu’as-tu donc à singer le chagrin d’amour... »)
alors que reprendre le même lied du Leiermann renforce évidemment l’effet cyclique
de toute l’œuvre, exactement comme le fait, par un autre procédé la chanson de
Bryars.

Danse, mime, théâtre, musique, poésie, métaphysique ou pourquoi pas


psychanalyse s’entrecroisent sur de multiples niveaux, en abyme, dans l’art ainsi
produit, aussi bien que dans notre perception consciente et inconsciente. « La fiction
offerte par l’œuvre dans un objet incarné, incarnant, prolonge, complète, corrige,
transcende la vie quotidienne. L’espace d’un moment, le corps, l’esprit, le passé, le
futur, le réel et le possible fusionnent dans une expérience spéciale, l’émotion
esthétique, pour laquelle il n’y a pas de meilleurs mots que ceux de présence et de
plénitude. L’émotion est alors dans la vie réelle et la vie réelle semble dans
l’émotion. »72
D’ailleurs, les commentaires de ce ballet utilisent souvent des termes de l’art
plastique ou musical, tant les différences de genres n’ont à ce stade plus de sens.

Ces œuvres vivent de leur propre vie, mais aussi sont le terreau d’infinies
relectures, ou projets expérimentaux, comme de reprendre ce ballet avec des jeunes
des favelas (La Maré), ce que Lia Rodrigues, élève de la Compagnie Maguy Marin, a
magistralement accompli et présenté à Paris au printemps 2018.
Au cours de cette étude, nous avons essayé de donner le plus possible la parole
aux créateurs eux-mêmes, Beckett ou Maguy Marin en particulier. Laissons donc
cette dernière conclure sur May B : « C’est une pièce fondatrice pour moi. Je n’ai pas
arrêté depuis de travailler sur ce qu’elle mettait en jeu : la fragilité du corps, la
question du silence et de l’immobilité, celle du chœur aussi, cette somme
d’individualités qui agissent pourtant dans un espace commun. Quand je rencontre de
nouveaux interprètes, je leur demande souvent de travailler des scènes de   May
B. C’est une pièce-établi : elle révèle la sensibilité d’un danseur.»73

72 Marc-Mathieu Münch, id p.107


73 In Le Temps, op cit

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Si nous avons fait de nombreuses allusions à la peinture, nous aurions pu
également souligner la remarquable plasticité des groupes de danseurs créés dans ce
ballet, par exemple vers 36’ lors des conflits, ou le bel effet sculptural de « couples
infernaux » beckettiens de la deuxième partie.
Il en va de même de la valeur expressive de certains visages, qui appelleraient
tout naturellement l’art photographique.
S’il fallait une dernière preuve de la formidable vivacité de cette ouverture
naturelle qu’est l’œuvre de Maguy Marin, ce serait le projet de film autour de May B
sur lequel travaille actuellement (2018) son fils, David Mambouch   «   dans la
proximité des interprètes qui l’ont rendu possible (…) (pour) laisser suinter les mots
et la parole propre de ceux,(…) qui (…) ont fait ressurgir à chaque reprise, à chaque
représentation et pour chaque public de génération en génération, la part de vie
inscrite, et subtilement mêlée à leur propre humanité, dans les figures de Beckett, et
par là suggérer que la création est transpirante et pleine des vies de ceux qui s’y
attellent. »74

Marie-Odile Barthélemy

74 Compagnie Maguy Marin, sur https://www.kisskissbankbank.com/fr/projects/maguy-marin-l-urgence-d-agir/tabs/


description

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Rencontre avec
CONNAISSANCE PAR LES LARMES, MICHÈLE FINCK
(Arfuyen, 2017)

Au début du recueil – ou presque –, nous lisons ce vers bref, à la fois dense et


limpide : « Poésie : encre hantée » (16). Les poèmes qui suivent renforcent cette
densité. Ils la comblent avec des mots, avec le Verbe poétique en créant, en agissant,
en écrivant à partir – mais également à chaque fois sur et avec – des notes, mélodies,
rythmes, instruments de musique (Musique des larmes) ; des couleurs et formes de
différentes toiles de peinture (Musée des larmes) ; des plans, vues, visages d’acteurs
de films (Cinémathèque des larmes) ; des textes lus, retrouvés, aimés d’autres poètes.
Mais avant tout les poèmes écrivent sur, avec, à partir de la voix poétique. L’« encre
hantée   » trouve ainsi toute sa force, toute sa sensibilité, toute son humanité
auxquelles se mêle, avec discrétion et avec pudeur, une intimité vivante et toute
personnelle. L’« encre hantée » est limpide par sa référence explicite à la larme, aux
larmes : celles qui coulent, transparentes, sur le visage ; celles qui coulent de la mer
et qui proviennent de «   l’alphabet des vagues   » (47)   ; celles qui coulent,
transparentes, sur le papier mais riches de mots, avec eux et à partir d’eux aussi
divers et pluriels soient-ils dans leur origine artistique, humaine et vivante. Avant
d’accéder à cette limpidité naturelle voire de retrouver la limpidité originelle comme
la mer qui « ramène, soudain plus vivants, à l’origine des sons et des larmes » (68),
les larmes doivent être soumises à connaissance : découvertes, écoutées, observées,
apprivoisées, recherchées, élucidées. La larme connue, repérée, examinée, interrogée
s’impose comme un moteur dynamique à la connaissance de soi, à celle de l’Être et à
celle de l’acte d’écriture. En cela, le recueil peut se lire comme une forme originale et
tellement belle d’Art poétique : le topos des larmes qui a traversé plusieurs siècles
d’histoire littéraire et artistique devient une source d’inspiration à la fois – et ce peut-
être paradoxalement – personnelle et universelle, personnelle à la voix poétique et
universelle, à tout lecteur, à toute époque. La force originale et la puissance de ce
recueil figurent également dans la forme même des poèmes : l’écriture propose en
effet une alternance de poèmes en vers et de poèmes en prose, de textes longs et de
textes courts. La page blanche est celle qui accueille les larmes du poème, cette encre
transparente qui se répand soit sur sa totalité soit de manière partielle en utilisant le
blanc typographique comme espace à l’écoulement de la larme, des mots, à leur
venue, à leur recherche mimant la suffocation et la palpitation du corps et de l’esprit

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agités par les larmes. Les poèmes reprennent des éléments au genre de l’ekphrasis ;
les poèmes sont des écrits sur la musique ou à partir d’elle, avec elle – fait qui n’est
pas sans nous rappeler l’autre recueil de Michèle Finck, La Troisième Main (Arfuyen,
2015) – ; les poèmes relatent des scènes de film ; les poèmes s’inspirent des grands
temps de la tragédie antique notamment avec la présence fréquente du Chœur ; les
poèmes évoquent, avec discrétion, des souvenirs faisant ainsi être le poudroiement de
la mémoire ; les poèmes peuvent être également aphorismes, conte ou mythes. Les
larmes naissent du poème mais le font, par la même occasion, advenir aux mots. Ce
recueil de Michèle Finck, Connaissance par les larmes, habite, soutient, aide, permet
le cheminement de chacun. Il a la puissance simple et naturelle de réveiller les larmes
enfouies de blessures faussement cicatrisées ; il a la force émouvante de faire couler
celles retenues, non exprimées, non ressenties également ; il a le pouvoir enchanteur
et émerveillant d’ébranler le lecteur dans la totalité de son corps-esprit-cerveau, de
créer en lui des vibrations particulières qui le portent et qui le transportent à chaque
relecture des poèmes, à chaque poème murmuré ou récité dans le silence de la nuit ou
dans le calme de l’aube. Connaissance par les larmes apaise, illumine, évite le
pourrissement et la disparition, l’oubli et la mort, enseigne une « leçon de vie : se
tourner vers le large » (43). Bref, Connaissance par les larmes réveille la Vie et
l’Amour, fait être et « refleurir en poème » (155).

Marie-Antoinette Bissay

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COMPTES RENDUS

1. Françoise Nicol : Yves PICQUET. Du paysage à l’atelier, Sampzon,


DELATOUR France, BDT0138, 2017. 95   p. + Illustrations hors texte
(format 21x29).

Yves Picquet, peintre breton, a, depuis quelques années, mis en ligne « les
traces de son travail en mots et en images sur un site web scrupuleusement mis à
jour » (p. 15). Né en 1942 à Coutances, ses premières tentatives en peinture datent
déjà de 1953. L’année suivante, il découvre les peintres de paysages et, six ans plus
tard, participe à une exposition collective à Tours.

Ses réalisations sont très variées : Huiles sur toile, Acryliques sur toile, 14
grandes toiles (dimensions variant entre 200 à 240 cm de haut ; et 320 à 480 cm de
long ; fusain sur papier Ingres ; linographies, sérigraphies ; pliages ; maquettes de
vitraux ; marouflées de tissu peint ; structures en contreplaqué ; et même mises en
espace d’Agatha de Marguerite Duras. Il a aussi écrit 70 «  livres de dialogues ». En
fait, pour lui, le peintre est « auteur au même titre et à égalité avec le poète ». Il est en
outre éditeur, illustrateur et plasticien. Que d’activités complémentaires… Créations
et expositions se succèdent. Son Catalogue élaboré par son frère Jean Picquet (né en
1939) est très imposant. Depuis 1980, Yves Picquet procède par «   séries   », par
exemple Prison(s) (1980-1982), Linceuils (1983-1985) jusqu’à Plis/Replis (2015). Il
ne travaille pas seulement au chevalet car — pour observer à distance les résultats de
la besogne accomplie — il s’assied dans son vieux fauteuil de cuir. Il lui arrive aussi
de devoir tendre les toiles à l’arrière d’un chassis. Il exploite ainsi une grande
diversité d’éléments : lignes (droites, courbes), formes géométriques (cercles,
losanges, carrés, triangles, ovales), procédés de création variés (collage et
déchirement). L’involontaire et l’instinct interviennent. 

Spécialiste des relations entre littérature et arts visuels aux XXe et XXIe
siècles, Françoise Nicol, Maître de conférence à l’Université de Nantes, a le mérite de
faire découvrir, apprécier et mieux comprendre l’œuvre de ce peintre prolifique ainsi
que de préciser la genèse de ses œuvres et ses conditions de travail au fil des années.
Au final, elle fait part de l’ÉMOTION qui l’a saisie et que le créateur ressentira lors
de l’accrochage. Elle a signé un ouvrage méthodologiquement exemplaire. Les «
> sommaire     152
artologues   » et les amateurs d’art et de peinture consulteront avec profit les
collections publiques (surtout en Bretagne) et, en annexe, Le parcours du peintre, de
la Biographie aux Expositions   (p. 79-80). Ils apprécieront les nombreuses
Illustrations hors texte sur papier glacé et comprendront mieux le rôle du peintre, la
puissance de son geste, car Yves Picquet, évoquant son « geste de peintre » (p. 67), se
qualifie de « peintre gestuel », « peintre spontané » et parle davantage de « travail »
que de « création » (p. 67). 

Ce livre révélateur d’un artiste polyvalent et d’une personnalité fort


attachante se termine sur l’assertion de l’auteur : « Le peintre Yves Picquet et sa
peinture à laquelle il consacre sa vie sont inséparables, dans ce rapport au temps
vivant et tranquille, dynamique et précaire, qui fait précisément leur force »  (p. 77).

Edith Weber

2. Geoffroy Drouin : Émergence et dialectique en musique. Une


approche transdisciplinaire de l’écriture musicale. Sampzon,
DELATOUR France (www.editions-delatour.com), BDT 0126. 2017,
451 p. - 23 €.

Cet ouvrage très dense appartient à la Collection Musique et Philosophie. Il est


préfacé par Alain Poirier qui souligne la diversité au cours de la deuxième moitié du
XXe siècle et l’indispensable «   recours à divers domaines de la recherche   :
mathématiques, philosophie, linguistique et sémiologie ou approches scientifiques
selon les goûts et les appétences de chacun » (p. 9). Les critères de l’analyse musicale
évoluent dans le sens de la complexité, de telle sorte que les musicologues et
théoriciens forgent leur terminologie propre marquée par l’interdisciplinarité, la
pluridisciplinarité, la transdisciplinarité et la transversalité : d’où le sous-titre.
Geoffroy Drouin, né en 1970, a étudié la composition au Conservatoire National
Supérieur de Musique et suivi un cursus d’informatique musicale à l’IRCAM (Institut
de Recherche et Coordination Acoustique/Musique). Il est Docteur de l’EHESS
(École des Hautes Études en Sciences Sociales)   ; compositeur, il est lauréat de
l’Académie de France à Rome. L’auteur précise l’émergence en ces termes : « Notion
interdisciplinaire qui foisonne dans différents champs d’étude, l’émergence se
caractérise par ce saut qualitatif spontané et inattendu prolongeant cet effet de
surprise par sa résistance à toute compréhension analytique de sa réalisation » (p. 15).
Il s’agit, en fait, de « prendre toute la mesure de son enjeu dans la musique. » Sa

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motivation consiste à « mettre des mots sur la musique », à dégager le rôle de « la
note   » et de «   l’oreille   ». Sa démarche est triple   : musicale, philosophique et
épistémologique.
Le premier axe concerne la notion d’émergence dans le passé et le présent, en
allant du général au particulier (la musique), y compris l’émergence perceptive,
algorithmique ; elle est un « moment singulier de l’écriture ». Le deuxième axe,
baignant dans le paradoxe, concerne la «   dialectique et la contradiction   » dans
l’émergence par rapport à la science, à la physique moderne, à la logique entre autres.
Le troisième, au cœur du sujet — c’est-à-dire « l’écriture musicale », l’harmonie,
l’orchestration, l’organisation des « flots » auditifs — gravite autour de la forme.
L’analyse traditionnelle (une abstraction) est relayée par une proposition mettant en
jeu : symétrie et asymétrie, la dialectique comme réaffirmation de l’histoire et du
drame, la dialectique comme intégration contradictoire.
G. Drouin se réfère notamment à G. W. Fr. Hegel (Logique et métaphysique,
1804-5), Friedrich Engel (Dialectique de la nature, 1883), Henri Bergson
(L’évolution créatrice, 1907), Theodor Adorno (Philosophie de la nouvelle musique,
1948), Pierre Boulez (Penser la musique aujourd’hui, 1963), André Boucourechliev
(Dire la musique, 1995), François Nicolas… Il est enrichi par de significatifs
exemples musicaux, tableaux (modes d’Olivier Messiaen), séries d’intensités, figures
et analyses d’œuvres... Un modèle d’approches multiples, rigoureuses, globales et
comparatives de l’écriture et de l’expérience musicales où interviennent aussi le rôle
de la subjectivité, voire de l’émotion.

Edith Weber

3. François Jullien, Cette étrange idée du beau, Le Livre de Poche, Paris,


2010, 217 p.

En ce siècle nouveau qui nous apporte tous les jours des connaissances et des
découvertes nouvelles et très argumentées sur l’univers et sur la vie, deux disciplines
peinent encore à se constituer en sciences ayant vraiment l’ambition de trouver des
résultats acceptables par tous les esprits de bonne volonté. Il s’agit de l’éthique et de
l’esthétique.

Aussi, voit-on naître, par exemple en esthétique, des travaux nombreux


explorant soit des aspects particuliers de l’art soit aboutissant à des constats d’échecs
en ce qui concerne la définition de l’art et de sa beauté en général.

> sommaire     154


L’une des plus intéressantes parmi les publications récentes est un petit livre de
François Jullien intitulé Cette étrange idée du beau. Selon sa méthode habituelle, il y
montre comment le va-et-vient entre la pensée chinoise et la pensée européenne
permet de sonder en profondeur un sujet, de l’interroger à nouveau frais et d’en
observer les implicites à la fois de l’intérieur et de l’extérieur d’une culture donnée.

En l’occurrence il montre que les traités de peinture de la Chine font voir


clairement que la pensée européenne sur la beauté s’est fourvoyée dans un cul-de-sac
tel qu’il est impossible de croire en une Beauté dont on ne peut pourtant se passer.
Essayons à notre tour de sonder ce résultat qui va dans le sens de nos propres
recherches, en présentant d’abord une simple analyse du livre.

Selon lui, la pensée européenne classique aurait cherché avec une étonnante
constance l’essence, mieux, l’ontologie du Beau. Cela est si vrai, insiste l‘auteur, que
c’est là que se noue le destin de notre pensée dans la mesure où elle cherche à la fois
ET à distinguer ET à rapprocher le Là-Bas et l’ici bas au moyen du « tenon » de la
beauté. Mais dès qu’on a voulu préciser cette essence, on s’est heurté à des
impossibilités que voici révélées par les traités chinois.

Là où l’Europe pense la Beauté comme le « tenon » permettant de relier le Là-


bas céleste et l‘ici-bas concret, la Chine met le paysage possédant une matérialité
tendant au spirituel. Or ce spirituel est, en Chine, le but de celui qui cherche la Voie.
Pour y arriver, les Lettrés font jouer les polarités de telle sorte qu’elles suggèrent un
au-delà comme si, selon l’image de Wang Wei, elles s’enracinaient «   dans des
actualisations sensibles (cit. p. 57) ». La Chine, en effet, pense en termes de procès et
non d’Être, son ultime réalité étant le qi, l’énergie animante. François Jullien cite
aussi Shitao affirmant que la montagne peinte «   désobscurcit l’esprit par son
humanité (cit. p. 60)». Une vie s’en dégage.

L’Europe et la Chine ne pensent pas la forme de la même manière. En Europe la


forme belle est une idée dont l’existence est éternelle et à laquelle la forme des
œuvres doit se soumettre. Mais en Chine la forme est vue comme une actualisation
d’énergie. Or cette énergie se développe sans cesse, évolue heureusement entre ses
pôles grâce à leur cohérence et finit par créer de la vie. « Peindre, en Chine, ce sera
donc faire apparaître, à travers ce qui s’étale et se réifie, le procès intérieur qui le fait
advenir et muter, dégageant ainsi sa dimension d’esprit (p. 76) ».

> sommaire     155


Pourtant, en Chine, l’art véritable n’est pas dans la variété comme certains
théoriciens européens l’ont pensé mais dans la variance. La difficile notion de
variance implique, certes, une variété, mais une variété se vouant à la modification-
transformation (p. 85). Il s’agit, au fond, si j’ai bien compris, d’une série de notes
différentes, mais laissant résonner, si je me permets cette image, la cohérence des
différentes touches du « clavier » montagne. Se promener dans la montagne chinoise,
c’est entrer en contact avec des réalités irréductibles mais qui se peuvent ensuite
retrouver en cohérence, en variance, dans le tableau, du moins s’il est réussi.

La valence est proche de la variance du point de vue de son effet. Elle donne à
l’œuvre sa valeur sous la forme d’un supplément de présence dû à l’alternance de
pôles distincts et à des interactions dynamiques. Le peintre chinois veille à rendre à
toute chose « la capacité d’énergie qui l’actualise (p. 96) ». Dans des formules se
servant de constructions parallèles, un Shitao laisse entendre que la montagne peinte
est aussi de la spiritulaité, l’eau, du mouvement, les arbres, de la vie et les hommes,
du dépassement. « La pensée chinoise ni ne nie les différences, ni ne s’y attache et ne
les réifie : elle invite à remonter sous les différences à leur fond indifférencié qui les
fait « communiquer » entre elles ( p. 99) » et qui vise la réceptivité de l’amateur de
tableaux.

C’est que la peinture chinoise possède une notion précieuse, celle de la


«   résonance   » intérieure, qui est un écho, une répercussion prolongée du timbre
intérieur ». C’est, selon Mi Fu, un dynamisme faisant se dresser « les sommets dans
les brumes et se colorer les rochers ( cit. p. 107) ».

Enfin la « prégnance » est proche de la résonance : elle imprègne le paysage


comme s’il était « enceint de » quelque chose, par exemple de la pluie. A propos
justement de la pluie, que quelqu’un ne voyait pas dans son tableau, Fang Xun a
répondu : « La pluie est là où c’est peint et aussi là où ce n’est pas peint (cit. p.
115) ».

Mais quelle est la situation de celui qui se prépare à peindre quelque chose ? En
Europe, on pense d’une part re-présenter, c’est-à-dire donner beaucoup de présence à
la chose peinte et d’autre part (encore) re-présenter, c’est-à-dire présenter autrement,
par exemple avec du dessin, des couleurs et une surface. Les grains de raisin du
célèbre tableau de Zeuxis picorés par les oiseaux ne sont pas physiquement présents
sur le tableau, mais leur présence est réelle dans le tableau.

> sommaire     156


Parfois même, en Europe, en particulier dans la pensée de Kant, la re-
présentation va jusqu’à éliminer les états affectifs du peintre. Or la pensée chinoise ne
distingue pas ces états « du pouvoir de figuration (p.136) » de l’artiste. En effet, la
notion de yi «   dit inséparablement les deux   (p. 136) ». L’incitation à peindre et
l’image intérieure de ce qui va être peint sont une seule chose. François Jullien
renvoie aux trois (je simplifie pour la clarté) moments du peindre selon Guo Xi (pp.
136-137) : Il faut d’abord une disposition heureuse à peindre, ensuite une
« visualisation » dans l’esprit de l’artiste et enfin la « vitalité » créative.

Je conclus volontiers avec l’auteur   : «   C’est donc, non la faculté de


représentation, mais ; en amont, la disponibilité à laquelle sait accéder le peintre
laissant venir le vide en lui, disponibilité d’autant plus « difficile »  à acquérir que
cela ne se commande pas ni ne s’obtient par effort, que mettent en valeur à l’envi
[les] Arts de peindre (p. 138) ».

L’auteur en arrive alors à la question de la réception qu’il aborde à travers le


« jugement » européen, mais qui est d’abord le fait « d’être devant ». En Europe, on
juge les œuvres grâce à une faculté de jugement et aussi par rapport à la définition du
Beau. La critique d’art en est résultée. En Chine, au contraire, on part d’un vécu. On
dit par exemple comment on s’est promené dans un tableau, comment on a vécu dans
la fraîcheur d’une montagne-eau, quels sont les bruits qu’on y a rencontrés et
comment on s’y est régénéré. Aussi la critique (voyez le chapitre du Shishuo xinyu
traitant de l’appréciation artistique) est-elle logiquement composée de comparaisons
entre les œuvres, les artistes et les styles, comparaisons qui sont, au fond, à base de
récits d’expériences vécues devant les œuvres. Il s’agit donc, selon François Jullien
«   d’une typologie inventive et cependant seulement esquissée, jamais thématisée,
mais contenant en elle des dimensions d’existence (p. 147) ». Il note en outre que
cette critique va jusqu’à révéler la façon dont les modalités se compensent
mutuellement en ce sens, par exemple, que la modalité de l’« Énergie primordiale »
peut être compensée par l’«   Harmonisante fadeur   » pouvant être, elle-même,
corrigée, si trop fade, par la « charmante intensité (p. 149) ».

Les philosophes européens sont unanimes, selon l’auteur, pour affirmer qu’une
œuvre est belle lorsqu’elle génère du plaisir. Il cite Wolff, Diderot et surtout Kant qui
développe longuement ce concept. Mais, en Chine, l’amateur ne reçoit pas un plaisir,
il entre en dialogue avec le tableau, il lui répond, y cherche et y trouve un « rapport
d’accouplement et de connivence (p. 155)   » dont il espère un épanchement de
l’esprit, en somme «  un affinement et une décantation d’énergie qui, inerte, devient
plus alerte. »

> sommaire     157


Le chapitre suivant pose la question de l’égale accessibilité de tous à la Beauté.
En Europe, comme on le sait, la plupart des penseurs, à commencer par Kant,
affirment que le beau est universel et donc universellement accessible. Il y aurait chez
nous une « démocratie du beau ». Mais en Chine, de nombreux textes montrent que
la transmission se faisait dans l’intimité et dans la durée de personne à personne
cherchant ensemble « à s’élever à l’unisson (p. 168). » Il y a donc là une qualité
d’écoute, une finesse de sensibilité qui n’est pas le fait de tous les récepteurs.

Peu à peu l’analyse philologico-philosophique des textes européens et chinois


s’enrichit d’un bilan appréciatif, de jugements et de conseils. En somme, en Chine
l’art est « vie » c’est-à-dire  énergie, résonance, vie et mouvement selon la formule
indéfiniment commentée (qi yun sheng dong) qu’il faut laisser résonner en soi à partir
de l’énergie, de la vitalité et, bien entendu, de la Voie : « En somme, qu’on dise une
peinture «   vivante   » est une qualification aussi centrale en Chine que celle, en
Europe, de la Beauté. Ne pourrait-on même pas dire qu’elle en tient lieu, n’était
l’effet de concept propre au beau ( p. 180) ».

De nombreuses autres citations confirment ce texte. En Chine l’œuvre réussie


est celle qui est vivante et qui fait vivre. Tel est le fondemement même de la pensée
chinoise de la peinture et elle n’a pas à être modifiée d’autant plus qu’après avoir si
bien répondu à la question du quoi elle répond aussi, grâce aux polarités, à la
question du comment. En Europe, au contraire, nous n’avons pas réussi à penser le
beau, malgré notre grande aptitude à la philosophie et plus généralement au logos !

Et pourquoi ? François Jullien nous donne ici une synthèse de tous les textes
qu’il a étudiés et il n’y va pas en douceur. L’Europe a échoué à cause de la
représentation car «   représenter le spirituel est sans issue (p. 185)   ». On s’est
fourvoyé en montrant des attitudes, voire des états d’âme ou, pire, en imaginant des
artifices comme le ridicule plumage des anges, mais on a manqué le spirituel. Car il
ne peut être ni un concept, ni un plaisir, ni une vérité, ni un idéal, ni même un
universel ou un absolu. Le beau européen est sans au-delà. Aussi est-il lié à la mort
(cf Adorno) et à l’indépassable (cf Hegel). Il s’avoue mortel.

Et nous voici arrivés au dernier chapitre de cette étude passionnante. Il s’intitule


« Rendre le beau à son étrangeté   ». Il admet comme tant d’Occidentaux
contemporains que, finalement, il est impossible de croire encore au beau, mais qu’on
ne peut s’en passer. Il conseille donc premièrement de rendre au beau son étrangeté

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en le sortant de la catégorie de pensée où il est enfermé, deuxièmement de s’inspirer
du jeu des polarités pratiquée en Chine et troisièmement de se remplir de l’évidence
de la beauté d’une ville comme Venise.

François Jullien est donc arrivé, au sommet d’une érudition magistrale,


profondément ressentie et méditée, au thème de «   l’impossible définition
indispensable » de la beauté artistique qui est le sous-titre de mon dernier ouvrage.
Oui, tout le problème est là. Comment sortir de cette impasse ?

Il me semble que la seule solution est de chercher à créer une science humaine
spécifique pour cela, c’est-à-dire une discipline nouvelle combinant dans un but
précis des méthodes et des documentations telles qu’elles fourniront des résultats
contraignants pour tous les esprits intellectuellement honnêtes et possédant
l’expérience de la « belle » Venise suggérée par François Jullien. Il faut donc, comme
cette image volontairement singulière le suggère admirablement, à la fois accepter le
fait que l’expérience de la beauté est singulière, unique, dépendant d’un ensemble de
circonstances complexes combinant le créateur, l’œuvre, le récepteur et le moment de
la réception et accepter le fait qu’il y a peut-être une donnée commune dans toutes
ces expériences différentes. Pour l’art, pour la beauté, il faut peut-être une science
comprenant la rencontre du singulier de l’art et du pluriel du beau autrement dit une
science de la complexité.

Cette nouvelle science ne pourra évidemment pas être une science dure pour la
très forte raison qu’elle portera en partie sur des désirs et sur des réactions
subjectives. Une telle affirmation peut évidemment choquer tous les esthéticiens,
voire tous les chercheurs qui rêvent d’arriver, dans les sciences humaines, à des
résultats aussi objectifs que ceux des sciences dures. Celui qui veut créer une science,
son premier devoir est d’y accepter tous les éléments qui en font partie. Pour définir
une éventuelle « beauté » il faut une pensée complexe capable de traiter en même
temps l’un et le multiple dans un cadre donné. Et lequel ? Celui de tous les cas où un
humain ne peut s’empêcher de crier le « c’est beau » de François Jullien à Venise.

En esthétique, le multiple, c’est donc l’ensemble des cas où les humains ne


peuvent s’empêcher de crier « c’est beau » ; l’un, c’est la cause unique mais peut-être
complexe de ce cri, du moins si on la trouve et si elle est acceptée par tous.

Une telle science n’a rien d’absurde : elle ne fait que s’adapter à l’univers en qui
n’existent que des «   choses   » nées de situations diverses actualisant des lois

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nécessaires. Elle rend compte du hasard et de la nécessité. Bien qu’il n’y ait pas deux
zèbres exactement semblables sous le soleil, il n’empêche que tous les zèbres
appartiennent à une même espèce. Pourquoi n’y aurait-il pas une même espèce art
pour les humains et en même temps de nombreuses œuvres et d’innombrables
réceptions diverses ?

Mais après le but, il faut une méthode. Les sciences humaines ne peuvent pas
expérimenter comme les sciences dures qui savent, elles, varier les conditions de
leurs expérimentations et, par ce moyen, confirmer ou infirmer une hypothèse de
travail. Mais si les sciences humaines ne peuvent pas expérimenter dans le futur, elles
peuvent explorer le passé. Là où elles arrivent à repérer un corpus acceptable par
tous, elles peuvent tenter de savoir si un ingrédient est toujours présent ou seulement
occasionnellement présent dans le corpus. C’est la méthode des invariants. A partir du
moment où un anthropologue, quel qu’il soit, découvre, dans un corpus donné et
admis par tous, un invariant, il se trouve en face d’une donnée de valeur scientifique
qui fait partie de la définition de la chose qu’il cherche à comprendre. Qu’il ne pourra
pas manœuvrer, certes, comme on maneuvre une réaction chimique, mais qui sera
une donnée humaine !

Un invariant peut donc donner un point de départ irréfutable à une science


humaine… à condition que la documentation ne fasse pas problème. En effet, après le
but et la méthode, il faut une documentation. Or c’est ici qu’intervient l’immense
richesse que constitue ou plus exactement que commence de constituer la
mondialisation culturelle. Elle nous donne de plus en plus de documents sérieux sur
les différentes façons dont les groupes humains pensent, disent, font, espèrent et
prévoient le cosmos et le microcosmos. Les travaux de François Jullien font
d’ailleurs partie de cet ensemble.

C’est donc tout naturellement que nous suggérons aux anthropologues de moins
viser la spécialisation extrême qui fait de chacun d’eux LE connaisseur d’un domaine
mais de se réunir pour maîtriser l’immensité de la documentation existante. C’est ici
que le cas de l’art peut être considéré comme intéressant. Nous nous sommes
évidemment heurtés, en ce qui concerne la documentation, au fait que sur toute la
terre les goûts sont immensément différents et que beaucoup considèrent comme de
l’art ce que beaucoup d’autres ne considèrent justement pas comme de l’art. Mais
nous avons alors remarqué le fait suivant. Lorsqu’il s’agit d’art contemporain, d’art
récent, les goûts varient énormément, mais ils varient beaucoup moins lorsqu’il s’agit
du passé. En fait l’histoire montre que tous les groupes humains conservent un petit
nombre d’œuvres pour les faire entrer dans un patrimoine qui fait partie de leurs

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valeurs et dont ils soignent de leur mieux la survie. Mais l’histoire montre aussi,
chose que l’on n’a pas assez remarquée tellement elle paraît évidente, que
l’humanité mondialisée place spontanément et sans discussion sous le concept d’art
un certain nombre de ces richesses. Prenons l’exemple de la musique des Inouits.
Quand on la découvre pour la première fois grâce aux travaux des spécialistes, on a
vite fait de se dire qu’elle est complètement différente des musiques de l’Inde, de
l’Europe ou de l’Afrique. Mais on n’hésite pas à l’accepter comme un aspect
spécifique de la musique humaine. Pourquoi ? Oui, pourquoi cette intuition ?

C’est ici que se situe mon hypothèse de travail : il doit y avoir un invariant dans
toutes ces musiques et même plus généralement dans tous les « arts » humains. Pour
le prouver j’ai passé plus d’un demi-siècle à comparer tous ce qu’ont dit de leur
travail et de leurs œuvres tous les artistes (que j’ai pu lire) faisant partie du
patrimoine mondial en question. Et ce que j’ai trouvé, c’est une affirmation, une
certitude, une assurance générale affirmant que les œuvres réussies sont celles qui
créent un effet de vie dans le corps-esprit d’un récepteur.

Ce n’est pas ici le lieu de développer ni les nombreuses preuves données


ailleurs, ni le détail de ce que j’ai nommé la théorie de l’effet de vie, mais de me
réjouir de tous les documents que nous apporte le livre de François Jullien à propos
de la peinture de la Chine, documents qu’il tire des Arts de peindre les plus célèbres
de cette civilisation. Tout tourne en fait autour de l’idée de l’effet de vie, si bien que
l’auteur en arrive lui-même à écrire que «   en somme, qu’on dise une peinture
« vivante » est une qualification aussi centrale en Chine que celle, en Europe, de la
beauté. Ne pourrait-on même pas dire qu’elle en tient lieu, n’était l’effet de concept
propre au beau (p.180) ?»

Toute la thèse de l’essai de François Jullien est concentrée dans cette phrase. Là
où les grands peintres chinois disent « vivre » dans les œuvres réussies, les Européens
s’écrient « c’est beau » mais sans jamais arriver à définir leur beauté. Maintenant
comment est-il arrivé à cette conclusion sévère à l’égard de l’Europe, oui, comment
en est-il venu à fustiger l’incapacité européenne à dire la beauté alors que cette
civilisation a été, de toute évidence, capable de chefs-d’œuvre aussi grands que ceux
de la Chine ?

La solution de cette énigme est dans la documentation. Je n’ai pas recherché


l’invariant de l’art dans la pensée des philosophes européens comme François Jullien,
mais dans celle des grands artistes. Et j’ai trouvé en Europe, comme dans le monde
entier, d’innombrables textes disant clairement que les œuvres réussies sont celles qui
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sont vivantes. En voici un seul exemple, mais ils foisonnent dans mes écrits et j’en
trouve encore tous les jours. Delacroix, ayant lu Dante, écrit ceci : «  Le Dante est
vraiment le premier des poètes. On frissonne avec lui comme devant la chose. »

Bien entendu, on y devine l’influence de l’habitude occidentale classique de la


mimèsis et donc l’influence lointaine des philosophes, mais la petite phrase de
Delacroix ne représente qu’un des versants de la théorie de l’effet de vie. Celle-ci ne
montre pas, en effet, que la vie de l’œuvre est forcément due à la mimèsis, mais plus
généralement qu’elle est due à tout ce qui réussit à mettre en branle de manière
cohérente toutes les facultés du corps-esprit. Kandinsky le savait bien qui affirme que
« l’artiste est la main qui, par l’usage convenable de telle ou telle touche met l’âme
humaine en vibration ». Il ne s’agit plus du tout de jouer à rivaliser avec le réel mais
de jouer du clavier humain. Pourtant le résultat est le même : faire vibrer l’aptitude
des humains à tirer dans certaines conditions un effet de vie d’un objet fabriqué dans
ce but.

La question de la documentation est donc capitale pour nous. En fait les grands
philosophes de notre civilisation ne se préoccuppent pas tant de comprendre et de
théoriser l’art tel qu’il fonctionne vraiment, mais de faire entrer l’art dans leur vision
du monde. Et comme l’Europe en général a le logos pour point fort, logos qui a
besoin, pour bien fonctionner, de définir des concepts, elle s’est lancée dans
l’ontologie ce qui lui a rendu difficile la connaissance de tout ce qui n’est pas d’abord
essence, mais d’abord phénomène.

Mais toutes les civilisations forgent des conceptions du monde avec des
innstruments imparfaits. Là où nous rencontrons en Europe (surtout classique),
l’erreur de la réduction des phénomènes à des essences, nous voyons les Chinois
(classiques évidemment), bien placés pour décrire les phénomènes et l’art en
particulier, mais en difficulté dès lors que les phénomènes s’appuient sur des lois
immuables dont la nature (l’essence !) a besoin d’être connue. Ce n’est pas pour rien
que la Chine a été très intéressée, le moment venu, par l’esthétique philosophique
occidentale. Dans toute œuvre d’art comme dans toute vie les lois immuables du
cosmos et du microcosmos se combinent à l’infini avec le temps et l’espace qui les
mettent en œuvre. La pensée chinoise traditionnelle est bien placée pour saisir les
mouvements, les mutations, les changements qui sont le réel de ce qui advient ; la
pensée européenne est, elle, bien placée pour penser les lois immuables du monde qui
se rencontrent dans l’espace temps. Une simple feuille qui tombe d’un arbre, sa chute
combine des centaines de hasards incertains et quelques lois essentielles  à l’univers !

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Telle est la double réalité que la théorie du singulier de l’art et du pluriel du beau
cherche à comprendre. Elle vise moins le vocabulaire de l’art que la chose art dans sa
pratique vivante, mais elle ne peut que s’enrichir de travaux philologico-
philosophiques comme ceux de François Jullien.

Marc-Mathieu Münch

4. Yves Landerouin, La Critique créative. Une autre façon de


commenter les œuvres, Honoré Champion, Paris, 2016, 160 p.

Le but ultime de notre recherche étant une double compréhension du pluriel du


beau et du singulier de l’art, il nous faut suivre et intégrer toutes les contributions
nouvelles allant dans le sens de l’unité de l’art. Aussi est-ce un plaisir de rendre
compte de l’ouvrage d’Yves Landerouin, La Critique créative. Une autre façon de
commenter les œuvres publié récemment chez Champion. L’auteur y voit, en effet,
un « concept susceptible d’unifier différents types de relations entre les arts (p. 8). »

Il constate qu’il y a, en fait, trois approches différentes de l’œuvre d’art. La


première en détermine les qualités par rapport à un modèle servant de critère. La
seconde vise surtout à analyser l’œuvre le plus scientifiquement possible, comme le
font, chacune à sa manière, la critique déterministe d’un Taine ou d’un Lanson, et la
critique « structurelle » pratiquée par les structuralistes et, bien avant eux, par les
philologues.

Comme la première nie que l’on puisse bâtir des chefs-d’œuvre sur des
poétiques différentes voire opposées et comme la seconde se méfie de toutes les
réactions émotives et subjectives créées depuis toujours par les grandes œuvres, la
question se pose évidemment d’une éventuelle troisième attitude. Elle consiste à
« s’intéresser à l’œuvre telle qu’elle suscite en moi, qui la contemple, des impressions
et des idées (p. 43) ».

On remarquera que cette typologie ne contient que trois catégories alors que la
mode contemporaine est plutôt de les multiplier. C’est qu’Yves Landerouin a raison
comme il le dit franchement de « faire fi » des compartimentages du « démon de la
typologie » (p. 77). Ce qui est difficile, en matière d’art, ce n’est pas de multiplier les
items, mais de définir l’art en tant que tel.

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Comme le surgissement d’impressions de cette troisième catégorie est
évidemment de tous les temps et qu’on en trouve des preuves dans toutes les
civilisations, l’auteur pouvait partir, entre autres possibilités, ou de la Grèce antique
ou de la Chine antique ou de l’ancienne Inde. Il aurait pu partir aussi, s’il voulait se
limiter à l’Occident, du moment où notre civilisation, ayant perdu la notion d’un beau
absolu, a commencé, avec le Sturm und Drang et puis avec le romantisme européen à
douter de ce fameux to kalon dont Voltaire avait, déjà, si bien su se moquer.

Il a préféré choisir, pour point de départ, Oscar Wilde et son The Critic as Artist
qui était un bon candidat. C’est un livre bien écrit, enthousiaste, légèrement
polémique ou sachant du moins s’amuser à exagérer ses thèses et plein d’idées
intéressantes, le tout rédigé dans un dialogue qui est de la main d’un maître. Wilde
s’y montre profondément persuadé que l’artiste a besoin d’esprit critique pour créer
et que la critique est une création dans la création, « a creation within a creation ».

Tel est le contexte général de la critique créative.

Aussi le premier chapitre nous présente-t-il une analyse des idées de Wilde. Il va
même jusqu’à leur donner des numéros, ce qui est un procédé qui se défend malgré
un aspect arithmétique qui ne correspond pas au style de Wilde, mais qui aide à
clarifier un texte qui est parfois difficile. Au cours de cette analyse, il insiste sur le
rôle des impressions reçues, sur la subjectivité de la lecture, sur l’autonomie de
l’œuvre d’art et sur son mystère que le bon critique doit intensifier.

Ceci dit, il convenait ensuite de préciser les frontières de la critique créative en


étudiant de près les liens nécessaires entre les œuvres dont on parle et celles qui en
parlent ainsi que les différentes manière d’en parler. On nous donne ainsi un très riche
ensemble d’exemples. L’un de ceux qui nous a le plus frappé est l’admirable poème
de Rilke sur Le Torse du jeune homme de Millet. Ce poème fait sentir comment le
torse a suscité dans le corps-esprit du poète un transfert de perfection des parties
existantes aux parties manquantes imaginées et comment cette image spirituelle en
explosion lui a renvoyé, démultiplié, son propre regard et l’a mis au pied du mur en
tant qu’homme : « Il faut changer ta vie ». Il s’agit bien d’une critique créative
puisqu’elle décrit un effet de vie précis en lien direct avec une œuvre connue et que,
inversement, elle fait voir au lecteur le détail d’un torse qui n’est pas décrit mais vécu
comme présent. En quoi Rilke, en très grand poète, ne nous dit pas seulement ce
qu’est ce torse, mais ce qu’est une œuvre d’art, un effet de vie.

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La valeur artistique du poème de Rilke repose évidemment sur le torse tel qu’on
l’a retrouvé et sur le fait que Rilke n’a pu s’empêcher d’en faire un poème. Mais il y
a des cas où le lien entre la beauté de l’œuvre et sa valeur critique, c’est-à-dire son art
de la faire connaître peut ne pas sembler évidente. L’auteur les défend mais sans nier
qu’il y a des cas limites. Si, dans une œuvre qui doit être cohérente comme toute
œuvre d’art réussie, un auteur combine l’effet de vie reçu de tel ou tel tableau et la
progression de son récit, il se peut, vu la complexité de la formule, que le lecteur ne
voie pas combien le tableau fait avancer l’intrigue ou l’enrichit d’un symbole ou bien
qu’il oublie que le tableau possède une existence réelle.

On peut s’interroger encore plus sur les interprétations qui jouent non pas à
combler les ouvertures prévues pour une co-création et cela dans le sens de l’œuvre,
mais à les sortir de leur sens, de leur tradition, ou de la mode en cours. Ici, tout peut
arriver. Le public peut être choqué de voir des adaptations où il ne retrouve pas une
œuvre aimée comme il peut aussi être séduit par un nouveau sens jugé « intéressant ».
L’auteur insiste sur ce point qui le conduit à défendre les audaces de certaines mises
en scène contemporaines, celle de Daniel Mesguich en particulier. Il affirme que la
critique créatrice peut aller jusqu’à faire revivre des œuvres devenues étrangères au
grand public.

C’est qu’elle est finalement une «   pratique transgénérique   » qui manifeste


une tendance subjectiviste inhérente à la création artistique elle-même comme Oscar
Wilde l’a très bien vu. Si elle peut sembler floue à certains détracteurs, elle n’en n’est
pas moins en accord avec cette autre donnée capitale des chefs-d’œuvre,
leur mystère.

Ceci dit, on ne peut que se réjouir de tous les nombreux textes cités par La
Critique créative. Qu’ils viennent de grands critiques, comme Walter Pater ou de
grands artistes comme Proust et Rilke, ils prouvent la vitalité et plus encore la
validité de la critique créative.

Elle va directement dans le sens de la théorie de l’effet de vie. Si l’on admet que
la vraie nature de l’art est de créer un effet de vie dans le corps-esprit-cerveau du
récepteur et surtout si l’on veut bien voir que c’est un invariant anthropologique, il
faut que toute critique tienne compte de la réception subjective des œuvres d’art car
elle en est la composante principale.

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Cela nous mène à une dernière suggestion qui concerne l’unité de l’art, notre
point de départ. En somme la critique créative nous semble parfaitement bien placée
pour intégrer les deux autres critiques, la déterministe et l’esthétique.

L’esthétique d’abord. La toute première chose à savoir, c’est si oui ou non une
œuvre est réussie parce que l’art n’existe que lorsqu’il est réussi. Il y bien entendu
d’innombrables œuvres qui se veulent réussies et d’autres, très nombreuses aussi qui
le sont pendant un certain temps, mais ne vivent et ne survivent vraiment que celles
qui sont retenues par la postérité, c’est-à-dire celles qui créent généralement et à long
terme un effet de vie chez le récepteur. Le rôle de la critique d’art est donc de donner
le récit de la réception des œuvres et ensuite, s’il est positif, de voir quelles sont les
qualités qui ont produit cette réussite à long terme. Il ne s’agit évidemment pas des
critères de telle ou telle esthétique réaliste ou surréaliste ou romantique ou classique
ou grecque ou égyptienne etc., etc., comme le veut l’ancienne critique esthétique,
mais des critères anthropologiques contenus dans les corollaires de l’effet de vie et
que l’on peut repérer dans l’histoire de la réception qui est une partie importante de la
critique pour peu qu’elle dépasse l’histoire en direction de l’art.

Comme les raisons de la réussite sont nombreuses et variées, car liées à des
contextes historiques de goût, de sujets ou de doctrines, la critique esthétique peut
aussi s’intéresser à ce que nous appelons ici les variants de l’art et voir ensuite
comment ces variants se combinent aux invariants dans une œuvre donnée. Si nous
prenons la règle classique des trois unités au théâtre, nous voyons bien qu’elle n’est
pas une condition universelle pour la réussite d’une pièce, mais elle joue quand même
un rôle important dans les grandes pièces du théâtre classique et il est important de se
demander comment elles se conjuguent avec les autres moyens et matériaux.

La critique déterministe ensuite. Ce n’est certainement pas parce que l’on


connaît parfaitement les mots des sonnets de Shakespeare, leur syntaxe, leur
étymologie et les connotations qu’ils avaient à son époque que l’on comprend à quoi
tient leur extraordinaire réussite. Mais il est aussi évident que Shakespeare les a
utilisés en fonction du sens et des connotations qu’ils avaient. La philologie et la
linguistique sont nécessaires à l’esthétique à condition, encore une fois, qu’elles se
dépassent elles-mêmes. Enfin, comme une œuvre est faite d’éléments en un certain
ordre placés, il est important de repérer les structures que ces éléments construisent
pour montrer ensuite comment elles agissent sur les lecteurs.

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En somme la critique créative doit et peut intégrer toutes les sciences humaines
appliquées aux arts pour comprendre le fonctionnement de l’effet de vie par ailleurs
ressenti par un moi sensible et artiste. La façon dont on réunira les deux et donnera
plus ou moins d’importance à tel ou tel aspect de la science et de l’émotion donne un
clavier qui s’étend depuis la création d’une nouvelle œuvre réussie à partir de la
première, jusqu’à l’analyse, au niveau d’un groupe, du comment les faits agissent et
se transforment en effets dans le corps-esprit-cerveau des récepteurs. D’où, comme
Yves Landerouin l’a très bien vu, la valeur pédagogique de la critique… créative.

Marc-Mathieu Münch

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COMITÉ SCIENTIFIQUE

Aurora Gedra Ruiz Alvarez


Graduada em Letras Português-Inglês e Português-Alemão pela Universidade Presbiteriana
Mackenzie. Mestre e Doutora pela Universidade de São Paulo, na área de Literatura Portuguesa.
Tem emitido parecer para a FAPESP, na qualidade de assessora científica, é parecerista Pro-
Honoren do PIBIC Mackenzie/CNPq, membro do conselho editorial do livro/cd dos trabalhos
apresentados no Silel-2006, na qualidade de parecerista. Atualmente, é Professora da Universidade
Presbiteriana Mackenzie. Suas linhas de pesquisa desenvolvem o interesse pelo estudo do
Dialogismo no discurso literário e das Relações intertextuais entre textos verbais e não-
verbais.  
Aurora Gedra Ruiz Alvarez est professeure de littérature portugaise et comparée à l’université
presbytérienne Mackenzie de Sao Paulo, Brésil. Sa thèse de doctorat porte sur la littérature
portugaise contemporaine et plus particulièrement sur les relations intermédiales entre littérature et
peinture. Elle a effectué son stage post-doctoral à l’université d’Indiana (USA). Ses recherches
actuelles se concentrent sur deux questions   : la littérature contemporaine et l’intermédialité,
notamment dans la relation entre le verbal et le non-verbal.

Marie-Antoinette Bissay
Université de Pau et des Pays de l’Adour, Arts/Langages, Transitions et Relations (ALTER EA
7504)), docteur ès lettres, travaille sur la poésie moderne et contemporaine autour des questions de
poétique, du rapport science-poésie, de l’intertextualité, de la rencontre poésie et arts, de la
traduction. Elle a publié plusieurs articles sur différents poètes : Lorand Gaspar, Philippe Jaccottet,
Gustave Roud, Jacques Ancet, Pierre-Jean Jouve, Charles Juliet, Robert Marteau, Yves Bonnefoy,
Anne-Marie Albiach, Gérard Titus-Carmel…. Elle collabore à l’organisation du colloque Gérard
Titus-Carmel, 7-8-9 novembre 2018 (UPPA). En mars 2013 est paru, aux éditions L’Harmattan dans
la collection « Critiques littéraires », Lorand Gaspar ou la « force d’exister en tant que corps et
pensée » : l’écriture d’un cheminement de vie. En novembre 2013, elle a organisé un colloque
international sur l’œuvre de Lorand Gaspar à l’université de Tunis. Les Actes sont parus, en juin
2015, chez L’Harmattan, dans la collection « Espaces littéraires », Lorand Gaspar et la matière-
monde. Son essai sur Éloge des voyages insensés et Espace et labyrinthes de Vassili Golovanov
paraîtra prochainement. Elle travaille actuellement sur un essai autour de la question poésie/
peinture.

Julie Brock
Julie Brock est professeure à l’Institut de Technologie de Kyôto. Elle a dirigé au Réseau-Asie le
projet «   Lire et traduire les poésies orientales » (2 vol., CNRS-Alpha, 2013) et à l'Institut
international des Hautes études de Kyôto le projet « Réception et créativité » (2 vol., Peter Lang,
2011, 2013). Elle coordonne actuellement, au sein de la Société française de Traductologie (SoFT),
une recherche franco-japonaise intitulée « La traduction en tant que trajection ». Elle a publié
notamment « Pour une esthétique de la littérature – Réflexion au sujet de l’Effet de vie (Marc
Mathieu Münch et Itô Sei) » (Compar(a)ison, Peter Lang, 2008).  

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Marie-Pierre Lassus
Marie-Pierre Lassus est maître de conférences HDR en musicologie à l’Université Sciences
Humaines et Sociales de Lille 3. Ses recherches portent sur la fonction des arts (la musique en
particulier) dans la société et sur la relation entre le poétique et le politique (L’Harmattan, 2014).
Les notions d’   imagination (fonction par laquelle l’humain fait l’expérience de l’autre),
d’imaginaire (au sens bachelardien) et de milieu (cf. la mésologie et ses concepts) sont au
fondement de sa réflexion sur l’humain dans nos sociétés contemporaines y compris dans les lieux
de relégation (prisons, camps, hôpitaux psychiatriques). Comment l’art et la musique en tant que
milieu peuvent contribuer à améliorer les relations humaines, en particulier chez des êtres privés de
liberté ? Telle est la question de la recherche-action menée dans les onze établissements
pénitentiaires de la région du Nord (2011- 2014) avec une équipe de chercheurs, de citoyens et de
détenus, à travers la méthodologie de l’orchestre participatif (Le Jeu d’orchestre, Septentrion, 2015)
dans le cadre du programme Chercheurs-Citoyens du Conseil Régional. Cette recherche se poursuit
aujourd’hui au centre de détention de Bapaume, (2016) et à l’EPM de Quiévrechain (2017) en
partenariat avec la DISP (Direction Interrégionale des Services Pénitentiaires) et des associations
(Hors Cadre et Mitrajectoires).
Thèmes de recherche   : Musique, Arts et société / L’imaginaire et ses effets de vie/ Langages
sensoriels et milieux/ Formation musicale et formation humaine/ Du poétique au politique/ Art et
mésologie.

Godofredo de Oliveira Neto


Godofredo de Oliveira Neto (Blumenau, 22 mai 1951) est un écrivain et professeur d'université
brésilien, diplômé en Lettres et Hautes Etudes internationales de la Sorbonne. Il est professeur à
l'Université fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ) depuis 1980.
Il est l'auteur de romans comme O Bruxo do Contestado (1996), déclaré révélation de l'année par le
magazine Folha de Sao Paulo et le magazine Veja, ou comme Amores Exilados (2011), acclamé par
la critique comme un livre important sur les exilés politiques pendant la dictature militaire au
Brésil. Son livre pour enfants Ana e a Margem do Rio (2002) a reçu la mention «   vivement
recommandé » de la Fondation nationale du livre pour les enfants et la Jeunesse. Ses autres livres
importants sont Oleg e os Clones (1999), Menino Oculto (2005), classé second à la quarante-
huitième édition du Prix Jabuti, et Marcelino (2008). En 2013, il a publié un nouveau roman, A
Ficcionista.
Godofredo de Oliveira Neto est titulaire de la chaire « baron de Rio Branco » de l'Académie des
Arts de Carioca, membre du Pen club du Brésil, de l'Académie Européenne des Sciences, des
Lettres et des Arts (Ambassadeur pour l'Amérique latine) et du Conseil d'Etat de la Culture de Rio
de Janeiro.
Il a notamment reçu la Médaille Euclides da Cunha de l'Académie brésilienne des Lettres et la
Médaille Cruz e Sousa de l'État de Santa Catarina.
Il a également dirigé le Département de l'enseignement supérieur du Ministère de l'Éducation du
Brésil (MEC) entre 2002 et 2005 et a été le doyen de l'UFRJ de 1990 à 1994.

Françoise Quillet,
Maître de conférences HDR en Arts du Spectacle, université de Franche-Comté. Directrice du
Centre International de Réflexion et de Recherche en Arts du Spectacle (CIRRAS). Chercheur
associé à la MSHE, Université de Franche-Comté (Maison des Sciences de l’Homme et de
l’Environnement). Chercheur au « GIS Asie » (Groupement d'Intérêt scientifique Études asiatiques),
Co-pilote du groupe de recherche LangArts (Langages artistiques Asie-Occident). Membre du
Labex Arts de l’Université Paris 8 (responsable : Katia Legeret). Membre du comité de pilotage du
DU Arts Danse et Performance, Université de Franche-Comté.

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Principales publications :
Des Formations en Arts du Spectacle, Amériques- Asie- Europe, textes réunis par Françoise Quillet,
Annales Littéraires de l’Université de Franche-Comté, Presses universitaires de Franche-Comté,
novembre 2016.
Des Formations pour la Scène mondiale aujourd’hui, Actes du CIRRAS, textes réunis et présentés
par Françoise Quillet,  Editions L’Harmattan, juillet 2016.
Théâtre contemporain en Asie, textes réunis par Françoise Quillet, Annales Littéraires de
l’Université de Franche-Comté, Presses universitaires de Franche-Comté, février 2016.
La Scène mondiale aujourd’hui – Des formes en mouvement -, Actes du CIRRAS, textes réunis et
présentés par Françoise Quillet,  Editions L’Harmattan, février 2015.
L’Opéra chinois contemporain et le théâtre occidental Entretiens avec Wu Hsing-Kuo, Editions
L’Harmattan, mars 2013.
Le Théâtre s’écrit aussi en Asie- Inde (kathakali) – Chine (chuanqi) – Japon (nô), Editions
L’Harmattan, février 2011.
Arts du Spectacle : Identités métisses, Editions L’Harmattan, mars 2010.
Les Ecritures textuelles des théâtres d’Asie - Inde, Chine, Japon, Actes du colloque international de
décembre 2006, textes réunis par Françoise Quillet, Annales Littéraires de l’Université de Franche-
Comté, Presses universitaires de Franche-Comté ; décembre 2009.
L’Orient au Théâtre du Soleil, Editions L’Harmattan, novembre 1999.

Gabrielle Thierry
Gabrielle Thierry se consacre à la peinture depuis plus de 10 ans. Son travail s'est rapidement
orienté sur la recherche et la représentation des rythmes du paysage (série des Rythmes). La
question de la musicalité des paysages et de sa traduction picturale s'est progressivement imposée.
Gabrielle Thierry fait évoluer ses recherches en tentant d’appréhender et de traduire les interactions
entres couleurs/formes et notes/composition musicale. Elle décide de peindre directement en
immersion dans la musique pour produire la série des Phrases Musicales. Ce travail de
recomposition ou interprétation picturale de la composition musicale est à la fois spontané et lié à
des mécanismes cognitifs, à une logique intuitive.
Depuis, avec ce nouveau langage, Gabrielle Thierry tente la recomposition du paysage avec sa
musique dans sa série des Variations. Une sélection de ses œuvres et écrits est visible sur le site web
dédié www.gabriellethierry.com.
Le choix de la musique et de la correspondance avec le paysage, ou encore la traduction picturale –
synesthésie – de la musique emprunte notamment aux œuvres de F. Schubert, J.-S. Bach, A.
Bruckner ou G. Gershwin par des musiciens contemporains (interprètes ou compositeurs). En effet,
Gabrielle Thierry s’est rapprochée des musiciens et musicologues.
L'artiste souhaite proposer au public de découvrir l’interprétation picturale de la musique. Ces
expositions sont le plus souvent associées à des concerts (Les Pianos Hanlet, Printemps de l'Orgue,
Paris).
À partir de son travail, proposant une expérience esthétique unique dans la convergence et la
correspondance des arts, Gabrielle Thierry renoue avec les visions initiales de l’abstraction et la
synesthésie théorisée notamment par W. Kandinsky dans le cadre du Blaue Reiter.
Elle est l’invitée de colloques et de rencontres autour du thème de la convergence des arts. En 2014,
elle participe au colloque international, La Fusion des sens – La Synesthésie dans le Texte et l'Image
à l'Université de Bourgogne, co-organisé avec le Collège de Holy Cross. Elle présente La valse de
Maurice Ravel comme expérience synesthésique.
L'artiste crée en 2017, avec la pianiste et architecte Sonia Ocello Monvoisin, l'association Espace-
Son-Couleur. Cette nouvelle association a pour objet d’approcher la musique d’autres formes d’art
liées à l’espace et au temps. La musique comme pensée abstraite se manifeste ici dans l’architecture
et la peinture. Les deux protagonistes souhaitent partager leurs perceptions et expertises des

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interactions architecture-musique et peinture et participer au montage et la réalisation de projets
architecturaux et/ou culturels.
L'œuvre particulière, La Musicalité des Nymphéas est le fruit d’un travail de près de deux années
réalisée devant les panneaux originaux de Claude Monet exposés au Musée de l’Orangerie à Paris.
L’autorisation exceptionnelle accordée par le musée lui a permis de travailler sur le motif., devant
Les Nymphéas (2010-2012). La série Musicalité des Nymphéas est proposée pour interprétation à
des musiciens et pour un cycle d’expositions et de manifestations avec concerts en France et à
l’étranger. L'exposition de la Cantor Art Gallery de Worcester est la première qui expose
exclusivement et dans sa totalité les partitions colorées des Nymphéas du Musée de l'Orangerie.
Gabrielle Thierry a une formation d’ingénieur spécialisée en sciences cognitives et Intelligence
Artificielle.
Après une longue expérience professionnelle dans le domaine de la modélisation des connaissances,
notamment dans le domaine de la santé, elle décide de se consacrer exclusivement à la peinture en
2002.
Elle est par ailleurs l’auteur d’une étude sur la modélisation de l'expertise de tableaux réalisée dans
le cadre d’une formation Christie's Education (2003).

Édith Weber
Née à Strasbourg en 1925, études à l’Université (Anglais et Musicologie) et au Conservatoire. 
Docteur d’État ès-Lettres et Sciences humaines (1971) avec 2 thèses :
La musique mesurée à l’antique en Allemagne (1016 p.)
Le théâtre humaniste et scolaire dans les Pays Rhénans (372 p.), Paris, Klincksieck, 1974
Assistante à la Sorbonne (1958), seul poste existant dans l’Université française
Professeur émérite d’Histoire de la musique (Sorbonne) depuis 1994
Fondateur du Groupe de recherche Patrimoine Musical (1450-1750)
Directeur de l'UFR de Musicologie
Fondateur et directeur du DEA et de l'École doctorale Musique-musicologie
Hymnologue, critique musicale, nombreuses missions à l’étranger (cours, conférences, colloques)   
Directeur des Collections ITINÉRAIRES DU CANTUS FIRMUS (PUPS, 10 vol.) et GUIDES
MUSICOLOGIQUES (Paris, Beauchesne)
Responsable de l’émission dominicale Images Bibliques (plus de 1000 h. d’antenne)
Très nombreuses publications (hymnologie, musique protestante, Réforme, Humanisme, musique
baroque, méthodologie).

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INDEX DES AUTEURS

Marie-Odile Barthélemy
Avec les livres pour fidèles compagnons depuis son plus jeune âge, la musique comme respiration,
le théâtre par tradition familiale et la photographie pour passion   ; avec l’évidence de l’esprit
européen du « Pays des Trois Frontières » et plusieurs années vécues en Amérique du Nord ; ayant
étudié l’histoire et l’Art concomitamment à la littérature, Marie-Odile Albrecht-Barthélemy ne
pouvait qu’être comparatiste de cœur et d’esprit.
Avoir choisi Marc-Mathieu Münch pour diriger ses recherches à l’Université de Metz alla de soi en
son temps, mais reste un ancrage dans sa vie, comme la constante aiguille de la boussole du Beau
en ses multiples aspects.
Elle est persuadée que la théorie de l’ « effet-de-vie » est bien plus qu’un outil pour les penseurs :
elle doit se ressentir et se vivre au quotidien.

Marie-Antoinette Bissay, voyez le comité scientifique

Pierre Brunel
Pierre Brunel, professeur émérite de littérature générale et comparée à l'Université de Paris-
Sorbonne, est membre de l'Institut (Académie des sciences morales et politiques). Très attiré par les
arts, en particulier par la musique, il a publié des livres sur Watteau ou sur Chopin, étant toujours à
la recherche de correspondances avec la littérature. Grand admirateur de François Cheng, il lui a
consacré plusieurs études, ainsi que la direction d’un colloque en Sorbonne en 2005.

Belinda Cannone
Romancière et essayiste, Belinda Cannone enseigne la littérature comparée à l’université de Caen.
Ses derniers romans, L’homme qui jeûne, Entre les bruits et Nu intérieur, ont été publiés aux
éditions de l’Olivier. Parmi ses essais régulièrement réédités on trouve L’Ecriture du désir (Prix de
l’Académie française 2001, « Folio ») ; Le Sentiment d’imposture (Prix de la Société des gens de
lettres 2005, « Folio »), Petit éloge du désir (« Folio 2 euros ») et La bêtise s’améliore (Pocket,
« Agora »). Son essai sur les femmes et les féminismes (La Tentation de Pénélope, Stock, 2010), a
été réédité chez Pocket en 2017 et 2019. Le dernier essai s’intitule S’émerveiller (Stock, 2017).

Jean Ehret
Jean Ehret – Docteur en langue et littérature françaises   ; docteur en théologie   ; professeur de
théologie et spiritualité. Directeur de la Luxembourg School of Religion & Society. Membre de
l’Institut grand-ducal.

Marie-Pierre Lassus, voyez le comité scientifique

Marc-Mathieu Münch
Marc-Mathieu Münch est professeur émérite de littérature comparée à l’université de Lorraine. La
mythographie romantique qui fut sa première spécialisation comparatiste l’a conduit, par

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élargissements successifs, au mouvement romantique européen, au genre du théâtre, à l’histoire des
poétiques et, enfin, à la question fondamentale pour tout comparatiste, de la nature de l’art littéraire.
Il travaille actuellement avec des artistes et avec des chercheurs à la création d’une artologie
générale définissant la spécificité du phénomène art en tant que tel grâce à la notion d’effet de vie.

Yvon Quiniou
Yvon Quiniou, agrégé et docteur en philosophie, est l’auteur d’un œuvre abondante centrée sur le
matérialisme, la morale et la politique, mais aussi sur la religion et l’art. Il aborde celui-ci d’un
point de vue matérialiste dans L’art et la vie (La Ville brûle) où l’art apparaît comme entièrement
immanent à la vie. Il intervient par ailleurs dans le débat public (journaux, radio, télévision) où il
entend contribuer à une réflexion politique émancipatrice, sans céder aux modes ambiantes.

Gérard Rouzier
Gérard Rouzier est comédien, metteur en scène, auteur, compositeur, enseignant en art dramatique.
Il anime depuis plusieurs années des ateliers et stages de théâtre d’une part, et sur l’art de dire des
textes à caractère spirituel d’autre part.
Plusieurs de ses créations ont été données avec succès au Festival d’Avignon depuis plusieurs
années.
Il joue actuellement à Paris et en tournée :
Frère Henri Vergès, le 5ème évangile (mise en scène de Francesco Agnello)
Vincent van Gogh, la quête absolue (Création, interprétation et mise en scène)
Charles de Foucauld, le frère universel, (mise en scène de Francesco Agnello)
L'Évangile selon Saint Jean (mise en scène de Pierre Lefebvre)
Il anime l'atelier Dire les Éveilleurs (travail sur les auteurs spirituels) à l'Espace Bernanos à Paris,
ainsi que des ateliers-théâtre à Versailles.
Il a raconté son parcours dans De la scène à la Cène, paru aux éditions Empreinte.
Et puis quelques tournages pour la télévision, des doublages de films, des narrations de
documentaires…

Daniel De Thomaz
Doutor em Letras pela Universidade Presbiteriana Mackenzie (UPM), mestre em Comunicação e
Letras pela mesma universidade, graduado em Jornalismo pela Faculdade Cásper Líbero. Possui
Especialização em Processos Criativos em Música Popular pela Faculdade de Música Souza Lima-
Berklee College of Music. Professor em tempo integral do Curso de Jornalismo do Centro de
Comunicação e Letras da UPM. É assessor técnico do Comitê de Programação da TV Mackenzie e
membro do Conselho de Ensino, Pesquisa e Extensão da Universidade Presbiteriana Mackenzie. No
Canal Universitário de São Paulo (CNU) é diretor geral e apresentador do programa Conexão
Universitária. É membro do Conselho Consultivo da Associação Brasileira de Televisão
Universitária (ABTU) e do Conselho Editorial da Revista da ABTU. Tem experiência na área de
Comunicação, com ênfase em Jornalismo, Televisão e Música. Saxofonista, clarinetista e
arranjador.

Gabrielle Thierry, voyez le comité scientifique

Edith Weber, voyez le comité scientifique

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