Location via proxy:   [ UP ]  
[Report a bug]   [Manage cookies]                

Article 1017415

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 8

Directeur de la publication : Edwy Plenel

www.mediapart.fr
1

pandémie (le PIB français a reculé de 8% en 2020).


Or, on constate que cet effondrement du PIB n’a pas,
L’économie russe dans la tourmente
PAR ROMARIC GODIN
dans le cas du Covid-19, conduit à l’effondrement
ARTICLE PUBLIÉ LE VENDREDI 11 MARS 2022 de l’économie. Il faut donc être prudent et ne pas se
limiter à de simples chiffres de croissance.
Les économies de pandémie et de guerre sont
différentes. La politique économique de 2020 visait
à sauvegarder l’existant, alors que l’économie de
guerre induit une transformation profonde du modèle
économique, temporaire ou non. Mais dans les deux
cas, la demande est volontairement comprimée ou
Les taux de change de l'euro et du dollar américain par rapport au redirigée vers certains domaines et l’État compense
rouble russe, à Moscou, le 10 mars 2022 © Photo Ramil Sitdikov / AFP
L’économie russe, soumise aux sanctions, va connaître en grande partie les pertes économiques «classiques».
un choc profond. Mais quel sera l’ampleur de Cela n’est cependant possible qu’avec l’accord
l’effondrement? Et quel sera son impact sur la implicite des populations.
situation sociale?
Une économie de guerre est toujours une
économie particulière où les règles «habituelles»
sont entièrement modifiées. En attaquant l’Ukraine
le 24février dernier et en s’exposant à des
sanctions vigoureuses d’une partie de la communauté
internationale, la Russie est clairement entrée dans une
Effet négatif sur la croissance prévue en 2023. © Oxford Economics
logique d’économie de guerre.
Dans le cas pandémique, l’espoir du retour au statu
Évaluer l’impact à moyen et long terme d’un tel
quo ante, la peur de la maladie et la sauvegarde des
passage est très difficile, tout dépend de l’évolution
revenus peuvent assurer l’acceptation de cette baisse
du conflit, de celle des sanctions, de l’effort militaire
volontaire du PIB. Dans le cas d’un conflit, le ressort
et du moral de la population. Toutes les projections
nationaliste et la répression politique jouent un rôle
«classiques» en termes de PIB ne peuvent prendre
similaire qui rend «acceptables» l’appauvrissement du
en compte ces éléments et doivent donc être prises
pays et les restrictions. Ces considérations sont des
avec beaucoup de précaution quant à leur signification
éléments cruciaux pour qu’un pays puisse soutenir le
réelle.
choc d’un effondrement économique.
L’économie de guerre et l’effondrement
Un des cas les plus intéressants de cette économie
économique
de guerre est l’Allemagne de la Première Guerre
Ces projections restent cependant toutes négatives. mondiale. Le pays a soutenu un effort de guerre massif
Oxford Economics prévoit un effet négatif de 7 points dans le cadre d’un blocus très efficace des alliés.
de PIB sur la croissance jusqu’en 2023. La banque Avant la guerre, l’économie de l’Empire allemand
étasunienne JP Morgan table sur un recul de 7% de était centrée sur les exportations. L’arrêt brutal du
l’économie russe en 2022, avec une chute de 35% commerce mondial et des approvisionnements d’un
au deuxième trimestre. C’est plus que l’impact direct pays industriel majeur ne pouvait conduire qu’à un
de la pandémie en Russie (le PIB avait reculé de effondrement de l’économie allemande et les alliés
3,6% en 2020), mais c’est un chiffre proche de ce comptaient largement sur ce scénario.
que de nombreux pays ont connu pendant cette même

1/8
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
2

Pourtant, l’Allemagne a tenu quatre ans alors que La clé est toujours politique. Dans le cas allemand de
son revenu national s’est effondré de 25% sur la 1918 comme dans le cas russe de 1917, la révolution
même période, selon les calculs des historiens de émerge non pas directement de l’effondrement
l’économie. La population a été mise à rude épreuve, économique, mais comme le fruit de la défaite
avec un rationnement sévère et une compression militaire qui rend soudain les sacrifices économiques
de la consommation. Lénine avait pu croire que vains.
«l’étincelle» de la révolution bolchévique allait Ce détour permet de nuancer le scénario qui
conduire les Allemands excédés par la guerre au semble aujourd’hui central en Occident suivant lequel
soulèvement. Mais les grèves de janvier 1918 ont l’effondrement économique conduira nécessairement
été un échec et la population a soutenu globalement à l’arrêt des combats ou à la chute du régime russe. La
l’effort de guerre. C’est lorsque la défaite militaire est clé est toujours politique et réside dans l’acceptation
devenue évidente, fin octobre 1918, que la révolution a politique de ces sacrifices économiques.
éclaté, en partant non de la population mais de l’armée.
Une fois ces éléments posés, la question économique
Ce cas allemand montre combien le mélange de reste néanmoins majeure. Le lien entre économie et
ferveur nationaliste et de répression politique (le politique est complexe. La nature de l’effondrement
haut état-major allemand exerce à partir de 1917 joue un rôle majeur: s’il atteint la capacité du pays de
une dictature de fait) peut faire tenir une population poursuivre la lutte ou de maintenir un niveau de vie
assiégée pendant plusieurs années, en dépit de minimum pour la population, il conduit à un désastre
l’effondrement économique. politique. Pour tenir, il faut disposer des moyens
d’assurer l’effort de guerre et d’assurer un niveau
de vie minimum à la population. C’est d’ailleurs
l’inaptitude du régime tsariste à remplir ces deux
objectifs qui a conduit la Russie de 1917 au chaos.
Une économie centrée sur les exportations
d’hydrocarbures
Autrement dit, il est important de comprendre quelle
pourrait être l’économie politique de la Fédération de
Russie dans le contexte de la guerre en Ukraine et des
sanctions occidentales. Cette compréhension ne peut
cependant qu’être hypothétique.
Le point de départ est de saisir l’état de la Russie
d’avant-guerre. Pour résumer, on peut dire que la
Rudolf Havenstein, président de la Reichsbank
allemande de 1908 à 1923. © copie d'écran @Wikipedia Russie était une puissance économique moyenne au
Mais cela ne fonctionne pas toujours. À la même potentiel de croissance faible (la Banque mondiale
époque, la Russie tsariste disparaît en pleine guerre, estime son potentiel de croissance à long terme à
malgré un régime excessivement répressif. Mais ce 1,8%) centrée sur l’activité extractive et l’exportation
régime était politiquement affaibli depuis la révolution de matières premières.
de 1905 et les défaites s’accumulaient. Ce qui semble Le circuit économique russe est schématiquement le
donc se dégager, c’est qu’en période de guerre, suivant : le pays vend massivement ses ressources
l’effondrement du PIB ou de la consommation en soi naturelles pour pouvoir acheter ce dont il a besoin
n’est pas un indicateur d’effondrement politique et pour satisfaire sa demande intérieure. Comme cette
social. dernière est structurellement faible, le pays assure
un excédent commercial et courant important. Cette

2/8
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
3

tendance s’est encore renforcée après les sanctions Pour l’instant, les États-Unis, le Canada et le
de 2014. La Russie est un créancier net vis-à-vis du Royaume-Uni ont banni les importations de pétrole
reste du monde. Elle gagne plus d’argent qu’elle n’en brut russe, mais ces trois pays ne représentent
dépense. En 2019, son excédent des comptes courants respectivement que 3%, 0,22% et 1,71% des
représentait 3,8% du PIB et en 2021, 7,1% du PIB. exportations russes. Le cœur du marché russe
Cette situation a donné l’impression que la Russie reste l’Union européenne (UE). L’ensemble des
avait une forme d’autonomie vis-à-vis du reste du exportations de pétrole brut vers l’UE en 2019
monde. Grâce à cet excédent, le pays aurait ainsi s’élevait à un peu moins de 50% du total des
pu accumuler des réserves de devises et d’or pour exportations russes, soit 62milliards de dollars.
assurer son indépendance financière. C’est l’idée de la La question est donc de savoir si les pays importateurs
«forteresse Russie» qui a beaucoup été développée au peuvent se passer du pétrole russe. Les États-Unis le
cours des dernières années. peuvent sans doute, mais rien n’est moins sûr pour
Mais cette vision a des limites. L’excédent courant l’UE. C’est la question de l’interdépendance: dans un
russe repose sur deux réalités : la compression de la échange, le besoin peut être aussi impérieux pour le
demande intérieure et donc une faiblesse structurelle vendeur que pour l’acheteur. Sur le papier, briser les
de son économie non extractive et, surtout, le maintien exportations russes, et donc le modèle économique
des exportations d’hydrocarbures. russe, semble chose aisée: il suffit de se passer de ces
matières premières.
Pour l’instant, on est donc loin d’une mesure de blocus
général comme l’a connu l’Allemagne de 1914 à 1918.
Les exportations russes, cœur du modèle économique
russe, semblent plutôt épargnées.
Mais le capitalisme contemporain est si dépendant de
Exportations russes par produit et destination en 2019. © OEC la consommation d’énergie et de matières premières
Le pays affiche en effet un déficit dans le domaine des que cette privation conduirait à un effondrement
services, dans le domaine financier et dans le domaine non seulement de l’économie russe, mais aussi
commercial en dehors du pétrole et du gaz. En 2019, du reste de l’économie mondiale. La baisse de
l’ensemble des exportations d’hydrocarbures et de la demande qu’induirait cette mesure en Europe
leurs produits distillés représentait près de 60% de toucherait inévitablement la Chine et les États-
l’ensemble des exportations russes, soit 241milliards Unis. Pour l’instant, donc, le pétrole russe continue
de dollars. C’est presque autant que l’ensemble des d’irriguer l’Europe. Les paiements liés à l’énergie
importations de l’économie russe (238milliards de sont même épargnés par le retrait de certaines
dollars). banques russes de Swift, la plateforme de transactions
bancaires internationales.
Sans ces produits, la balance commerciale russe de
2019 passait d’un excédent de 169milliards de dollars Au reste, plus globalement, il n’y a pas d’interdiction
à un déficit de 72milliards de dollars. Il n’est donc pas d’importations de matières premières russes qui
exagéré de dire que le pilier du modèle économique constituent aussi des éléments clés pour l’économie
russe repose sur les exportations de pétrole et de gaz, européenne et mondiale. La Russie est le premier
et principalement de pétrole brut (30,3% du total des producteur mondial de blé, le deuxième d’aluminium
exportations). On comprend alors que les sanctions ne et de platine, le troisième d’or et de nickel. Pour
peuvent mettre en péril sérieusement l’économie russe l’instant, on est donc loin d’une mesure de blocus
qu’en frappant ces exportations.

3/8
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
4

général comme l’a connu l’Allemagne de 1914 à 1918. importations russes (mais l’énergie est largement
Les exportations russes, cœur du modèle économique épargnée). Rendre ces transactions plus complexes ne
russe, semblent plutôt épargnées. veut pas dire les rendre impossibles, mais cela signifie
Mais ce n’est pas, pour autant, la garantie les rendre plus lentes et plus chères.
que l’économie sera préservée. D'abord, parce
que la poursuite de la guerre peut conduire au
renforcement des sanctions. L'adaptation de certains
pays et l'ouverture potentielle de nouveaux marchés
d'approvisionnement peut conduire à une baisse des
exportations russes voire à des sanctions les touchant Évolution du rouble russe face à l'euro. © Copie d'écran XE
directement. Dans ce cas, les sources de devises russes
La question de Swift s’inscrit cependant dans une
seront taries, à moins que la Chine, qui pèse déjà pour
question plus large qui est celle des importations.
28 % des exportations prennent le relais. Mais elle ne
La chute du rouble russe qui a suivi l’invasion de
le fera pas à n'importe quelle condition.
l’Ukraine a été vertigineuse. Il fallait 75roubles pour
La pression sur le rouble un dollar le 10février et 150 le 7mars. Cette chute
Mais les sanctions actuelles touchent déjà fortement de 50% s’explique par une aversion des investisseurs
l'économie russe. L’essentiel des sanctions se pour le risque, mais aussi par une baisse logique
concentre dans trois domaines: le régime des de la demande de roubles, compte tenu de la baisse
«oligarques», le système financier et les exportations annoncée des échanges et du gel des avoirs des
de technologies. Comment ces mesures peuvent-elles oligarques.
affecter l’économie russe? Les pertes enregistrées Cette baisse vertigineuse du rouble est extrêmement
par les milliardaires russes seront sans doute rudes risquée. D’abord, elle renchérit le prix des
pour ces derniers et, indirectement, cela devrait importations dans un pays où la hausse annuelle
affecter en partie l’investissement. Mais le problème des prix était déjà de 9% en janvier. Ensuite,
principal de cette oligarchie est précisément qu’elle l’effondrement du rouble rend l’accès aux
préférait investir à l’étranger, ce qui l’a exposée importations plus difficile, alors même que les
aux confiscations occidentales. Les investissements se restrictions liées à Swift pèsent déjà sur les
sont toujours limités au maintien en état de l’outil importateurs. Enfin, la baisse du rouble limite
productif. la capacité des agents économiques russes de
Pour faire face à ces pertes, les oligarques n’auront rembourser leur dette en devises. Certes, depuis
pas d’autre choix que de maintenir leur activité en 2014, la dépendance vis-à-vis des marchés financiers
Russie et de continuer d’exporter, puisque les mêmes internationaux a reculé: la dette publique en devises
sont à la tête des entreprises extractives qui répondent n’est, selon la Banque mondiale, que de 4,7% du PIB et
à la demande occidentale et ne sont pas directement la dette privée de 26% du PIB. Mais lorsque les devises
touchées par les sanctions. Mais cela suppose de manquent, ces montants sont considérables.
demeurer dans le cadre actuel du régime, et même de Le problème, c’est que la Banque centrale russe (BCR)
faire preuve de légitimité pour éviter les réquisitions, a vu la plus grande partie de ses réserves gelée par
courantes en temps de guerre. Bref, ces mesures sont les pays occidentaux. Pour éviter de vider ce qui lui
sans doute symboliquement importantes mais n’auront reste, la BCR a dû limiter ses rachats de roubles sur
que peu d’effets sur l’économie russe. les marchés. Il ne lui restait plus alors qu’une option :
La question financière est plus sérieuse. L’exclusion relever les taux de façon vertigineuse, de 9,5% à 20%.
de 70% des banques russes de la plateforme Swift
va rendre plus complexes les exportations et les

4/8
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
5

Le but de cette action du 26 février était d’attirer les le cœur de son économie. Surtout, la Chine n’irait
flux financiers vers le rouble pour freiner la baisse de pas investir dans les PME russes, peu rentables et aux
la devise. perspectives inexistantes.
Le problème est qu’alors, la BCR donne la priorité Dès lors, l’État russe va devoir faire des choix de
à la lutte contre l’inflation, au risque de tuer le tissu politique économique majeurs. La crise du Covid-19 a
économique russe. Car à un tel niveau de taux, la dette ouvert, de ce point de vue, de nouvelles perspectives.
devient de moins en moins soutenable. Les entreprises Les États sont venus soutenir directement l’économie
doivent renoncer à prendre des crédits et celles qui entière, y compris des secteurs non stratégiques
sont endettées voient le poids des remboursements comme la restauration. Dans la mesure où Moscou
exploser. dispose de la possibilité d’émettre des roubles sans
C’est là le canal principal qui, à court terme, peut limites, il pourrait mettre en place une forme de «quoi
conduire l’économie russe à la récession et frapper qu’il en coûte» massif pour sauvegarder les emplois et
durement la population par le chômage et les baisses réaliser les investissements publics nécessaires.
de revenu réel. Une politique de « keynésianisme de guerre »
La stratégie pourrait être d’assumer cette récession suppose plusieurs ruptures qui semblent difficilement
pour stabiliser le rouble le temps de reconstituer des acceptables pour le pouvoir russe.
réserves de change par le canal des exportations de L’idée serait alors de sauvegarder la demande des
matières premières, encore préservées. C’est pour ménages et donc les perspectives pour plusieurs
cette raison que Moscou a, parallèlement, obligé les secteurs d’activité qui pourraient, à leur tour, investir.
entreprises exportatrices à convertir leurs devises dès Dans un tel cadre, on maintiendrait les deux objectifs
les premiers jours de la guerre. Mais avec l’effet définis plus haut, de niveau de vie minimum et d’effort
Swift, cette reconstitution prendra du temps et sera de guerre, tout en prenant en compte la faiblesse
loin d’être suffisante pour compenser la fuite des structurelle de l’économie russe.
investisseurs vis-à-vis d’une monnaie paria dans un L’historien états-unien Adam Tooze souligne dans
pays où l’investissement sera risqué. un texte récent que certains conseillers économiques
Les choix de politique économique proches de Vladimir Poutine se sont intéressés, entre
La stratégie choisie semble donc hautement incertaine. 2018 et 2020, à la MMT, autrement dit à l’idée que
La baisse d’activité va frapper le marché de la l’État peut utiliser sa souveraineté monétaire pour
consommation et des services. Le chômage et les garantir un niveau de vie minimum afin d’assurer
faillites risquent de mettre en danger le système l’ordre social. C’est une voie classique en temps de
bancaire. Déjà, la BCR a injecté pas moins de
5,6milliards d’euros dans les banques russes le
26février. Mais dans un tel contexte, qui pourra
investir dans l’économie russe pour assurer le maintien
mais aussi le développement de l’outil productif ?
Sans accès aux marchés financiers et avec des taux
astronomiques, il n’existe que peu de possibilités. La
première option serait de compter sur la Chine. Pékin
a déjà fait savoir qu’elle était prête à investir dans les
entreprises russes d’extraction. Mais c’est une position
opportuniste: la Chine prendrait ce qui l’intéresse et,
en passant, vassaliserait en partie la Russie en tenant

5/8
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
6

guerre, c’est d’ailleurs celle qu’avait, en grande partie, En d’autres termes, la possibilité de recourir
choisie l’Allemagne de 1914, qui avait eu recours au financement monétaire dans une option
massivement au financement monétaire. «keynésienne» peut être une réponse à la crise pour
freiner l’effondrement ou du moins maintenir l’ordre
social. Mais sa mise en place concrète semble délicate.
On ne peut certes pas l’écarter entièrement, dans
la mesure où la guerre place l’urgence au-dessus
des convictions. Mais on ne peut non plus écarter
l’idée que le pouvoir russe tente de maintenir un
certain équilibre budgétaire et des taux élevés pour
Les taux de change de l'euro et du dollar américain par rapport au pouvoir reconstituer des réserves de devises, limitant
rouble russe, à Moscou, le 10 mars 2022 © Photo Ramil Sitdikov / AFP
les investissements publics aux secteurs stratégiques:
Mais une telle politique de « keynésianisme de guerre» défense et extraction pétrolière et minière.
suppose plusieurs ruptures qui semblent difficilement
Dans ce cas, la crise serait profonde et frapperait
acceptables pour le pouvoir russe. D’abord, l’abandon
durement la population. Le maintien de l’ordre social
d’une forme d’orthodoxie financière et budgétaire à
serait difficile à tenir. Sauf à se lancer dans une logique
laquelle Vladimir Poutine semble très attaché. Arrivé
de guerre totale où l’on mobiliserait les chômeurs
au pouvoir sur les ruines de la crise de 1998 et du chaos
pour intensifier le conflit et s’approprier les ressources
des années 1990, il fait de la lutte contre l’inflation une
ukrainiennes dans une logique de prédation.
obligation.
L’enjeu central des technologies
La BCR était déjà, avant la guerre, une des
banques centrales à la politique monétaire des Mais il y a davantage. Comme on l’a vu, le cœur de
plus restrictives. Or, une politique de financement l’économie russe, ce sont les industries extractives.
monétaire supposerait d’accepter un niveau élevé Après la fin de l’Union soviétique, la Russie n’a jamais
d’inflation. Si la Russie a réalisé une politique de pu reconstruire, à quelques rares exceptions près, une
soutien pendant la pandémie, c’était aussi parce qu’il industrie manufacturière réellement compétitive sur
n’y avait alors pas d’inflation. le plan international. L’industrie locale existe, certes,
et est tournée vers le marché intérieur, mais, pour
Ensuite, une telle politique ne peut s’appuyer que
les raisons que l’on a déjà présentées, notamment la
sur une orientation où le capital est contraint, au
faiblesse de la demande, elle n’investit pas et dépend
bénéfice d’un soutien du travail. Elle suppose en effet
très largement des technologies occidentales.
de maintenir les revenus du travail au détriment des
profits. C’est assez peu courant dans le contexte russe, Si, après les sanctions de 2014, il y a pu avoir des
où la priorité a toujours été donnée à la répression succès en termes de substitution aux importations
de la demande intérieure pour dégager un excédent dans les domaines agricole ou minier, la substitution
courant. Dans un contexte de confiscation des fortunes aux importations dans les domaines industriel et
des oligarques qui va les inciter à se reporter sur leurs technologique est quasiment inexistante. Dans un
profits en Russie, ce type de politique pourrait n’être récent fil Twitter, le chercheur Kamil Galeev, du
pas validé dans les cercles du pouvoir. Centre Wilson, aux États-Unis, évoquait l’exemple
des tracteurs «russes» lancés par la gouverneure de la
Enfin, le recours au financement monétaire suppose
province de Vladimir en 2017 et qui, en réalité, étaient
de définir des objectifs d’intérêt général qui, dans
des tracteurs tchèques achetés en kit et assemblés en
le contexte de corruption et de kleptocratie, pourrait
Russie.
déboucher sur des captations diverses au détriment
de la population. Et rendre ces politiques finalement
inopérantes.

6/8
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
7

Sous Vladimir Poutine, l’économie russe s’est pourrait alimenter le marché russe, mais ce ne sont pas
concentrée sur des activités « simples » comme des « chips » de haute technologie que les entreprises
l’extraction minière et s’est de plus en plus contentée russes auront besoin pour maintenir leur activité.
d’exporter les technologies nécessaires à ces activités. Très concrètement, des secteurs entiers, et pas des
Le fait est que, sous Vladimir Poutine, l’économie moindres, pourraient être affectés. Sans compter
russe a perdu en complexité. L’institut OEC calcule évidemment l’armée russe qui, elle aussi, dépend
un «indice de complexité économique» qui permet en partie de technologies «occidentales». C’est un
de mesurer la place des économies dans les chaînes élément crucial parce que les perturbations pourraient
technologiques mondiales. La Russie était 45e en être majeures pour le tissu de production et le mode de
2019, loin derrière la Chine (29e), la France (15e), les consommation russes.
États-Unis (10e), l’Allemagne (4e) et le Japon (1er). La Russie pourrait-elle alors réaliser cette politique
Mais surtout, en 2010, la Russie était encore 29e. de substitution aux importations ? Compte tenu de
la dégringolade récente en termes de complexité
Autrement dit, sous Vladimir Poutine, l’économie
de son économie, on peut en douter. Certes, l’État
russe s’est concentrée sur des activités «simples»
russe pouvant émettre des roubles pour financer
comme l’extraction minière et s’est de plus en plus
une production alternative, on peut imaginer un
contentée d’exporter les technologies nécessaires à
développement technologique étatisé pour pallier la
ces activités, notamment les machines-outils. Kamil
pénurie, surtout si l’enjeu est aussi militaire. On se
Galeev y voit un élément central du régime : les
souvient qu’en 1941, les États-Unis ont brusquement
oligarques proches du régime ne peuvent pas gérer
réorganisé leur production pour répondre aux besoins
des industries complexes et, pour maintenir leurs
de la guerre dans des proportions impensables.
positions, bloquent le développement des activités à
plus forte valeur ajoutée. Les ingénieurs ne manquent pas dans le pays, qui,
d’ailleurs, exportait beaucoup de services de ce type
Le fait est que les entreprises russes vont se
(pour 12,3milliards de dollars en 2019). Le problème,
retrouver face à un problème crucial afin d’assurer
c’est qu’il en importait encore davantage (20milliards
la maintenance et le niveau technologique de leur
de dollars) et que, si l’on en croit Kamil Goteev, la
production. Pour ne rien dire de leur développement.
structure du régime ne peut tolérer ce type d’activités.
Pour acheter des machines-outils japonaises ou
Au reste, la Chine, par exemple, peine à relever
allemandes, il faut des devises. La question est
le niveau de gamme général de son industrie, en
d’autant plus délicate que ces technologies ont souvent
dépit d’investissements massifs depuis des années et
aussi des usages militaires et, en tant que telles,
de certains succès technologiques. C’est d’ailleurs
tombent sous le coup des interdictions d’exportations
la raison pour laquelle le soutien chinois, ou plutôt
des pays hostiles.
l’opportunisme de Pékin dans cette crise, pourrait
C’est notamment le cas de certains semi-conducteurs. n’être pas une solution suffisante.
Taïwan ayant rejoint les sanctions occidentales, le
Le vrai talon d’Achille de l’économie russe pourrait
premier producteur de semi-conducteurs du monde,
donc bien se situer ici. Car l’accès à la technologie
TSMC, a annoncé la suspension de ses livraisons
induit un risque à terme sur le cœur du réacteur
à la Russie, suivant ainsi Intel et AMD. La seule
de l’économie russe: les industries extractives. Pour
alternative serait la Corée du Sud ou le Japon, mais
assurer la maintenance et la performance de ces
ces pays ont aussi pris les mêmes sanctions. La Chine
industries, la Russie pourrait manquer de machines
produit certes 12% des semi-conducteurs du monde et
et de technologies. L’économie russe pourrait ici

7/8
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
8

réellement s’effondrer, sapant la capacité militaire et


l’acceptabilité sociale de la guerre, mais ouvrant aussi
la voie à une dangereuse instabilité.

Directeur de la publication : Edwy Plenel Rédaction et administration : 8 passage Brulon 75012 Paris
Direction éditoriale : Carine Fouteau et Stéphane Alliès Courriel : contact@mediapart.fr
Le journal MEDIAPART est édité par la Société Editrice de Mediapart (SAS). Téléphone : + 33 (0) 1 44 68 99 08
Durée de la société : quatre-vingt-dix-neuf ans à compter du 24 octobre 2007. Télécopie : + 33 (0) 1 44 68 01 90
Capital social : 24 864,88€. Propriétaire, éditeur, imprimeur : la Société Editrice de Mediapart, Société par actions
Immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS PARIS. Numéro de Commission paritaire des simplifiée au capital de 24 864,88€, immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS PARIS,
publications et agences de presse : 1214Y90071 et 1219Y90071. dont le siège social est situé au 8 passage Brulon, 75012 Paris.
Conseil d'administration : François Bonnet, Michel Broué, Laurent Mauduit, Edwy Plenel Abonnement : pour toute information, question ou conseil, le service abonné de Mediapart
(Président), Sébastien Sassolas, Marie-Hélène Smiéjan, François Vitrani. Actionnaires directs peut être contacté par courriel à l’adresse : serviceabonnement@mediapart.fr. ou par courrier
et indirects : Godefroy Beauvallet, François Bonnet, Laurent Mauduit, Edwy Plenel, Marie- à l'adresse : Service abonnés Mediapart, 4, rue Saint Hilaire 86000 Poitiers. Vous pouvez
Hélène Smiéjan ; Laurent Chemla, F. Vitrani ; Société Ecofinance, Société Doxa, Société des également adresser vos courriers à Société Editrice de Mediapart, 8 passage Brulon, 75012
Amis de Mediapart, Société des salariés de Mediapart. Paris.

8/8

Vous aimerez peut-être aussi