Mem KohlerA
Mem KohlerA
Mem KohlerA
LE PROBLEME DE LA PREDESTINATION
A LA VERTU DANS LE STOÏCISME.
&
INTRODUCTION
En observant le monde autour d’eux, nombreux sont ceux qui – une fois
au moins – arrêtent le cours de leurs activités pour se demander si tout ce
qui leur arrive est déjà déterminé par avance, ou dépend encore de leurs
choix. Evidemment, cet instant de questionnement, parfois très bref, n’est
pas suivi d’une réponse qui nous débarrasserait aussitôt de cette
inquiétude. Et si l’on s’engage dans ce problème plus à fond, les questions
surgissent en grand nombre et risquent bien de nous entraîner sur des
sentiers éloignés de notre toute première interrogation. C’est pourquoi il
convient, dans cette étude, de définir plus précisément l’inquiétude
initiale, et de se tenir par la suite à cette définition.
La problématique
LA POSITION STOÏCIENNE
Il y a eu chez les anciens philosophes deux opinions : les uns pensaient que
tout arrive par le destin, si bien que ce destin introduisait la nécessité ; de cette
opinion ont été Démocrite, Héraclite, Empédocle et Aristote ; les autres
croyaient que les mouvements volontaires des âmes échappent au destin ;
entre eux, me paraît-il, Chrysippe, comme un arbitre à l’amiable, a voulu
atteindre une moyenne, mais il se rapproche davantage de ceux qui admettent
des mouvements libres des âmes. (Cicéron, Du Destin, 39)
1 J’utilise ici ce terme de « liberté » pour éviter d’entrer dans des détails inopportuns
pour une introduction, mais son sens et son emploi seront traités avec beaucoup de
précaution tout au long du travail.
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Mémoire de philosophie Alaric Kohler
D’une part, nous trouvons bel et bien dans l’ancien stoïcisme la thèse
que tout arrive selon le destin :
Eux aussi [Zénon et Chrysippe] affirmaient que tout est soumis au destin.
(Hippolyte, Réfutation des hérésies I, 21 ; LS 62A ; SVF II, 875)
(…) Il dit, et ce sont ses propres termes : « C’est pourquoi les Pythagoriciens
ont raison de dire ``apprend que les hommes ont choisi leurs propres
troubles´´, entendant par là que le dommage qu’ils subissent est entre les
mains de chacun, et que c’est en suivant leur impulsion, leur propre état
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Les sources
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1 SB, p.3.
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ABREVIATIONS
Chaque fois que j’ai pu, j’ai choisi la traduction de LS par Brunschwig &
Pellegrin ; si j’ai modifié parfois une traduction, je le mentionne, et les
passages modifiés sont en italique.
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LA CONCEPTION DU MONDE
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Le destin
Dieu, l’Intelligence, le Destin, Zeus sont un seul être, et il est encore nommé de
plusieurs autres noms. (DL 135)
Dans ces quelques lignes issues du traité de Zénon « Sur l’Univers », Dieu
(y°ow) est apparenté au destin, à l’intelligence, et à Zeus. Le fondateur du
Portique nous dit qu’ils sont le même être. Nous obtiendrons ainsi une
compréhension suffisamment vaste de la notion de destin en examinant
chacun de ces termes et les rapports particuliers qu’ils entretiennent entre
eux. Pour la suite de notre étude, il est important d’avoir à l’esprit la
conception stoïcienne du destin, particulière à bien des égards.
DIEU
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Les quatre éléments, pris ensemble, sont la substance sans qualité, la matière.
(DL 137)
Les éléments sont clairement distincts des principes :
Parmi les éléments, le feu – ou éther – reçoit la sphère des étoiles fixes
puis celle des planètes. Issu du feu apparaissent l’air, l’eau, et, tout au
centre, la terre. Ces précisions nous signalent que la matière n’est pas
seulement ce qui est visible, ou ce qui compose notre planète, mais
l’espace tout entier, qui s’étend bien au-delà. Le vide n’existe pas dans le
monde selon les Stoïciens, mais l’entoure, de telle sorte que l’appellation
« le tout » (tÚ pãn: tÚ ˜lon) 1 , fréquemment traduite par « l’univers »,
1SVF II ,167.
2« Au début, de lui-même il tourne la substance tout entière d’air en eau. De même
que la semence est enveloppée par le liquide séminal, de même Dieu, qui est le principe
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Les Stoïciens déclarent que Dieu est intelligent (noerÒn), feu artisan qui
procède 1 méthodiquement à la production du monde, embrassant tous les
principes séminaux (spermatikoÁw lÒgous) selon chacun desquels toute chose
se produit selon le destin, [et ils le déclarent] souffle qui parcourt le monde tout
entier, et qui prend différentes appellations selon les variations de la matière à
travers laquelle il se déploie. (Aétius I, 7, 33 ; LS 46A ; SVF II, 1027 ; traduction
modifiée)
LE MONDE
Ils [les Stoïciens] utilisent le mot « monde » de trois façons : pour désigner le
dieu même, l’individu qualifié de façon particulière2 fait de la totalité de la
séminal du monde, reste tel, toujours présent dans l’humide, tout en rendant la matière
aisée pour lui à travailler, en vue de la production des choses successives. » (DL 136, LS46B)
1 βαδιζον: procédant (participe présent), sens de base : marcher, aller pas à pas.
2 « l°gousi d¢ kÒsmon trix«w: aÈtÚn te tÚn yeÚn tÚn §k t∞w èpãshw oÈs¤aw fid¤vw poiÒn »
peut paraître ambiguë : Bréhier traduit « tÚn §k t∞w èpãshw oÈs¤aw fid¤vw poiÒn » par « qualité
propre » sans qu’il soit explicitement précisé de quoi, et LS propose « l’individu qualifié de
façon particulière » ; je propose de comprendre au vu de ce qui précède que Dieu est la
qualité propre du monde, qualité propre faite de la substance toute entière.
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Nous comprenons ainsi que le Dieu des Stoïciens est conçu selon le
même modèle qu’ils utilisent pour décrire l’homme, qui est l’être le plus
parfait de la création, hormis Dieu lui-même évidemment.
ZEUS
pour la formule « ce par quoi » (di' ˜n), référant à la cause, Zeus (Z∞na)
pour la cause de la vie (toË z∞n a‡tiow), Athéna (ÉAyhnçn) pour l’éther
Ils disent que Dieu (YeÒn) est un vivant immortel, rationnel ou intelligent,
jouissant d’un bonheur parfait, exempt de tout mal, providentiel à l’égard du
monde et de ce qu’il y a dans le monde, mais non anthropomorphique. Il est
l’artisan de l’ensemble des choses, et pour ainsi dire le père de toutes choses, à
la fois en général et, en particulier, cette partie de lui qui s’étend à travers
toutes choses, et que l’on désigne par plusieurs noms selon ses divers
1« Le lieu de l’âme du monde dépend des divers auteurs stoïciens, mais sa substance
est soit l’éther, soit la partie la plus pure de l’éther. Cette substance se trouve identifiée au
dieu premier, [qui] pénètre de façon quasi perceptible dans les êtres aériens, dans la
totalité des animaux et des plantes, et dans la terre elle-même sous forme d’habitus
(ßjiw). » (DL138-139 ; LS 47O)
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pouvoirs. De fait, ils l’appellent Zeus (D¤a)1 en tant qu’il est la cause de toutes
choses, Zeus (Z∞na) en tant qu’il est cause de la vie et la pénètre, Athéna parce
que sa partie directrice s’étend dans l’éther, Héra parce qu’elle s’étend dans
l’air (…). (LS 54A modifié ; DL 147 ; SVF II 1021)
(fid¤vw poiÒn). Il y a une raison universelle (ı toË kÒsmou lÒgow), et elle est
présente en chaque être sous une forme qualifiante, de telle sorte qu’elle
permet justement de distinguer une chose d’une autre : c’est la
qualification propre de la chose. Les Stoïciens peuvent parler ainsi car tant
l’intelligence que la raison ont pour vecteur matériel le pneuma, souffle
qui est lui-même le principe qualifiant et – ce qui est la même chose – le
principe créateur, que nous retrouvons sous l’appellation de « raisons
spermatiques » pour les particuliers.
ORDRE ET CAUSE
Quant au destin, il est l’ordre, respectant le logos divin, qui fait que ce
qui arrive arrive :
Dans son ouvrage De la providence, au livre IV, Chrysippe dit que le destin est
une certaine ordonnance naturelle et éternelle de la totalité des choses, les
unes suivant les autres et se remplaçant les unes les autres en un inviolable
entrelacement. (Aulu-Gelle VII, 2,3 ; LS 55K )
1 « ZeÊw, D¤a, Di¤, DiÒw » est la forme habituelle pour « Zeus », traduite « Dieu » par LS car
ensuite les Stoïciens présentent une seconde forme qui signifie aussi Zeus,
« ZÆn, Z∞na, ZhnÒw, Zhn¤ », et lui attribue une nuance au niveau du sens, en jouant sur la
similarité des formes à l’accusatif. Je réserve la traduction « Dieu » pour le mot grec « yeÒw ».
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Le destin est une cause unificatrice des êtres, ou bien la raison selon laquelle le
monde est dirigé. (DL 149 ; traduction modifiée1)
Par « destin », j’entends ce que les Grecs appellent eflmarm°nh : une ordonnance
et une série de causes, puisque c’est la connexion de cause à cause qui d’elle-
même produit toute chose ; c’est la vérité perpétuelle, qui s’écoule de toute
éternité. Et puisqu’il en est ainsi, rien n’est arrivé qui n’ait dû arriver, de
même que rien n’arrivera dont la nature [universelle] ne contienne les causes
qui oeuvrent précisément à sa réalisation. On comprend par là que le destin
dont il s’agit n’est pas celui de la superstition, mais celui de la physique, cause
éternelle des choses, pour laquelle les choses passées sont arrivées, les choses
présentes arrivent, les choses futures arriveront. (Cicéron, De la divination I,
125-126)
SYNTHÈSE
1 ¶sti d¢ eflmarm°nh afit¤a t«n ˆntvn efirom°nh µ lÒgow kay'˜n ı kÒsmow diejãgetai.
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sous forme de souffle (pneËma), et est active en tant que raison (lÒgow) du
Ainsi, le destin est pour le monde le garant de cet ordre, selon la raison
universelle, répandue dans chaque particulier sous la forme de raisons
spermatiques (spermatiko‹ lÒgoi), tout comme l’intelligence pénètre toute
lien intime entre le destin et la raison universelle, qui qualifie les êtres
particuliers au travers des raisons spermatiques, ne manque pas de nous
rappeler le principe actif de l’univers qui modèle la matière sans qualité.
Et s’estompe ainsi la différence entre événements, et choses créés, voire
création du monde, ou, selon la formule stoïcienne, déploiement du
monde.
La nécessité
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Il serait ainsi raisonnable de poser cette question : comment des gens qu’on dit
philosopher et rechercher la vérité des êtres (…) ont-ils pu s’abandonner à
l’opinion que tout se produit par 1 la nécessité (§j énãgkhw) et selon le destin
(kay'eflmarm°nhn), (…) opinion qui ne s’accorde pas avec les évidences, dont
aucune démonstration convaincante ne montre qu’il en est ainsi, et qui, en
outre, supprime qu’il y ait quelque chose qui dépende de nous (ti §f'≤m›n) (…) ?
(AA p.12, ll.3-14 ; traduction modifiée)
La critique ici porte précisément sur le fait que les Stoïciens doivent
renoncer à ce qu’il y ait quelque chose qui dépende de nous, dès lors
qu’ils affirment que tout se produit par la nécessité et selon le destin. Or le
compatibilisme stoïcien ne renonce évidemment ni à l’une, ni à l’autre de
ces thèses. Nous avons vu ce qu’il faut entendre par destin, et bien que le
destin puisse être considéré comme un synonyme de la nécessité pour les
Stoïciens, c’est en examinant en détail cette nécessité que nous pourrons
clairement exposer la position stoïcienne, et éventuellement la distinguer
de celle que critique Alexandre. Il s’agit de découvrir si la nécessité, selon
la définition stoïcienne, permet de maintenir dans le monde quelque
chose qui dépende de nous ; ce qui est de la plus haute importance pour
le problème de la responsabilité morale, sur lequel nous reviendrons
ultérieurement.
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Mémoire de philosophie Alaric Kohler
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Mémoire de philosophie Alaric Kohler
classe des incorporels : elle est un dicible (l°kta) complet. Elle est soit
vraie soit fausse, selon le principe de bivalence. Elle diffère surtout des
propositions au sens des auteurs modernes par le fait qu’elle n’est pas
totalement indépendante de son assertion : elle est localisée et
temporalisée selon la ou les références qu’elle contient : par exemple la
proposition « je viendrai ici demain » se rapporte au jour suivant celui de
l’énonciation, et au lieu de son énonciation. Les propositions héritent ainsi
de propriétés temporelles, ce qui donne lieu à une catégorie de
propositions dites « changeantes », car leur valeur de vérité change selon
le moment de leur énonciation. Elles sont cependant toujours soit vraies
soit fausses, relativement à un moment donné. Ainsi, malgré qu’il existe
des propositions changeantes pour les Stoïciens, toute proposition se
réfère en dernier lieu à un état du monde à un moment particulier. Une
proposition appartiendra à la catégorie des propositions changeantes en
vertu du fait qu’elle ne contient aucune référence explicite au temps, par
exemple : « Dion marche ». Dans notre problème, nous ne nous
intéresserons pas aux propositions changeantes, car le cas typique de
proposition utilisée dans les arguments au sujet de la nécessité concerne
des propositions portant sur des événements situés dans le futur, dont la
référence au temps y est soit explicite, soit sans importance quant à sa
vérité. Par exemple, « Scipion prendra Numance », ou « il y aura une
bataille navale tel jour », sont des propositions soit vraies soit fausses de
toute éternité.
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Mémoire de philosophie Alaric Kohler
pour les énoncer est presque nul, et celles portant sur des événements
futurs, où la problématique de la nécessité est le plus clairement mise en
évidence. Cette dernière catégorie, les propositions au sujet
d’événements futurs, correspond par ailleurs typiquement aux
propositions divinatoires. Plus précisément, pour notre problème, la
modalité stoïcienne devra mettre en évidence l’existence :
(1) des propositions au sujet de faits futurs, vraies et non nécessaires.
(2) des propositions au sujet de faits futurs, fausses et possibles.
1 S. Bobzien démontre au §3.4 combien les deux problèmes sont distincts, et comment
les objections aux stoïcisme se fondent sur leur confusion ; néanmoins, l’utilisation par
Chrysippe de preuves pour l’existence du destin venant du domaine de la logique montre
que pour un esprit antique les divers domaines de la philosophie ne sont pas aussi
radicalement hétérogènes les uns au autres qu’il soit interdit de tirer des liens entre eux
dans un même argument.
2 Pour une analyse complète de ces arguments, cf. S. Bobzien 1998, chap.2.
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principaux résultats, afin de pouvoir ensuite poursuivre mon sujet dans les
autres domaines de la philosophie stoïcienne.
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Même si cela ne nous dit rien du comment ce qui arrivera arrivera, tout
paraît déterminé dès aujourd’hui, et la connaissance de tout ce qui
arrivera est possible. D’ailleurs, il semble y avoir un consensus parmi les
écoles antiques sur la thèse que la prescience ne soit possible que si les
événements sont déterminés à tout jamais2. Les Stoïciens postulent une
telle prescience, qui leur paraît inévitable du moment qu’il existe un Dieu
dont l’intelligence pénètre tout, qui connaît tout ; nous retrouvons ce
présupposé dans la première prémisse, qui postule l’existence de
propositions vraies au sujet du futur. Les épicuriens, par exemple, pour
rejeter cet argument, ont soit établi que (au moins) certaines propositions
ne sont ni vraies ni fausses, dont celles qui portent sur le futur, soit refuser
aux énoncés portant sur le futur le statut de proposition3.
Cicéron : « Et si toute assertion est vraie ou fausse, il n’en suit pas immédiatement qu’il y a
des causes immuables qui, étant éternelles, empêchent que nulle chose ne doive arriver
autrement qu’elle n’arrivera. » Cicéron, De Fato, 28
2 Alexandre d’Aphrodise, p.58, contredit que la thèse que la prescience justifie que les
événements arrivent par la nécessité, mais sous sa plume cela signifie « qu’ils soient
nécessaires », ce que les Stoïciens ne cherchent pas non plus à prouver sur la base de la
prescience.
3 Cicéron, Du Destin, 36.
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NÉCESSITÉ ET NÉCESSAIREMENT
Ensuite, si connaître à l’avance les futurs c’est les connaître tels qu’ils sont
réellement (…), il est évident que qui connaît à l’avance les contingents les
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Mémoire de philosophie Alaric Kohler
connaît à l’avance comme tels. Car prescience n’est pas le fait de dire que le
contingent sera comme devant arriver nécessairement (énagka¤vw).
traduction de « §j énãgkhw »1. Dès lors, les Stoïciens en fait distinguent ces
1 AA p.58 l. 23.
2 SB 3.4.
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POSSIBLES CONTREFACTUELS
1 LS, pp.109-110.
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Mémoire de philosophie Alaric Kohler
j’allais y être ; sinon, cela ne serait même pas possible ; et qu’un enfant
devienne capable de lire et d’écrire serait possible si en tout cas il allait l’être.
(LS 38B)
[Les Stoïciens disent] que ne sont pas supprimés alors que toutes choses se
produisent selon le destin, le possible et le contingent, parce que est possible
de s’être produit cela même qui n’est empêché par rien de s’être produit,
même si cela ne se produit pas, et des choses qui se produisent selon le destin,
les contraires ne sont pas empêchés de se produire, c’est pourquoi bien que ne
se produisant pas ils sont cependant possibles (…) (AA p.19, ll. 4-12)
1 Il faut ajouter à cela, que P doit être intérieurement capable d’être vraie, c’est-à-dire
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Mémoire de philosophie Alaric Kohler
(…) et du fait que ceux-là [les possibles contrefactuels] n’ont pas été empêchés
de s’être produits en apporter pour preuve que pour nous cela-même qui les
empêche d’être serait inconnu, bien qu’il y ait absolument certains
empêchements – car ce qui est cause du fait que se produise leur contraire
selon le destin, cela même est aussi cause pour ceux-ci de ce qu’ils ne se
produisent pas-, car ce n’est pas, disent-ils, qu’il soit impossible, les
circonstances restant les mêmes, que les contraires se produisent, mais parce
que ce qu’elles sont ne nous est pas connaissable, pour cela ils disent que la
non-production de ces contraires est sans obstacle – certes, soutenir de tels
arguments, comment n’est-ce point le fait de gens qui plaisantent dans des
propos où il ne faudrait pas de plaisanterie ? (AA p.19, ll. 12-26)
Alexandre ajoute à cette description synthétique de la position
stoïcienne un de leurs arguments en faveur de cette position, qu’il tourne
ensuite en ridicule. Il y a plusieurs manières de retranscrire l’argumentation
de ce passage, j’en choisis une qui permette d’éclairer notre propos.
1 SB, p.133, note 86 : le verbe « kvlÊein » est utilisé de façon standard dans les textes
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Mémoire de philosophie Alaric Kohler
Cet argument doit néanmoins utiliser des prémisses non explicites, dont
« le contraire de P est vrai si P n’est pas vrai » (3), basé sur un principe
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Mémoire de philosophie Alaric Kohler
quelque chose (LS 34D), et il y a correspondance nécessaire entre une proposition vraie et
le fait qu’elle décrit (LS, p. 110).
2 L’effet un incorporel, mais relatif à un corps, et causé par un autre corps, de telle
produire, ne peuvent être l’objet d’assertions vraies (…) » Cicéron, De Fato, 26.
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Mémoire de philosophie Alaric Kohler
modal comme nous l’avions vu, mais signifie qu’il n’y a rien dans le
monde qui contredit la proposition au moment où elle est donnée. Le
concept d’empêchement par les circonstances extérieures permettrait
ainsi simplement de remplacer le principe qu’utilise Alexandre, que la
cause d’un événement est la cause que la proposition contradictoire
n’ait pas lieu, principe inconciliable avec l’ontologie stoïcienne.
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Mémoire de philosophie Alaric Kohler
VÉRITÉS CONTINGENTES
A présent, il faut montrer qu’il existe des événements qui ont lieu sans
être nécessaires. Peu après l’objection examinée au chapitre précédent,
Alexandre d’Aphrodise présente une critique de ce que les Stoïciens
puissent affirmer d’un même événement qu’il a lieu selon le destin et qu’il
soit en même temps contingent.
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Est non nécessaire ce qui est à la fois vrai et capable d’être faux, aucune
circonstance extérieure ne s’y opposant, par exemple « Dion marche ». (DL 75 ;
LS 38D)
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Mémoire de philosophie Alaric Kohler
être capable d’être faux comme synonyme de aucune circonstance extérieure ne s’y
opposant.
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Mémoire de philosophie Alaric Kohler
La causalité
DE LA LOGIQUE À LA PHYSIQUE
Nous avons vu que les conditions modales pour sauvegarder les choses
qui dépendent de nous sont respectées, car il existe en logique stoïcienne
des possibles contrefactuels et des vérités contingentes. Mais la même
difficulté, opposant d’une part qu’il y ait quelque chose qui dépend de
nous, et d’autre part que tout arrive selon le destin, doit être examinée à
présent dans le domaine de la physique, car les catégories modales
stoïciennes cruciales pour notre problème – possibles contrefactuels et
vérités contingentes – pourraient ne contenir que des entités fictives.
Car on ne conserve pas le fait que les choses arrivent par fortune si, ayant
enlevé à de tels événements leur nature, on donne semblablement pour nom
aux événements nécessaires la fortune elle-même, mais si on est capable de
montrer que ces choses mêmes peuvent être maintenues qu’on a l’habitude de
désigner du nom de « fortune ». (AA, p.12, ll.27-28, p.13 ll.1-4)
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Comme nous l’avons déjà mentionné, les objections faites aux Stoïciens
se placent volontiers dans la problématique de la responsabilité morale,
mais le plus souvent n’utilisent ce problème que comme levier d’appui
permettant de montrer que les Stoïciens se contredisent en affirmant à la
fois le destin, et en chargeant l’individu de la responsabilité de (certains
de) ses actes. La situation philosophique critique sera donc celle qui
articule la causalité avec d’une part le destin, qui doit au minimum
assurer aux événements d’arriver selon ce qui est prédestiné, par la
nécessité, et au moins parfois sous forme « d’événements non
nécessaires », ou de ne pas arriver au moins parfois sous forme de
« possibles contrefactuels », pour que l’individu dispose du minimum
nécessaire à la responsabilité morale.
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Une cause, dans son sens général, est définie comme un corps agissant
sur un autre corps, relativement auquel il produit un effet, lui-même
incorporel.
Les Stoïciens disent que toute cause est un corps, qui devient pour un corps
cause de quelque chose d’incorporel. Par exemple, le scalpel est un corps, qui
devient pour la chair, autre corps, cause du prédicat incorporel « être coupé ».
De même, le feu est un corps, qui devient pour le bois, autre corps, cause du
prédicat incorporel « être brûlé ». (LS 55B, Sextus Empiricus, Contre les
professeurs IX, 211 ; SVF II 341)
Cette citation nous apprend encore que l’effet est un prédicat, c’est-
à-dire un dicible (l°kton) incomplet. C’est dire combien, dans la causalité,
(…) certaines [causes] sont causes de prédicats, par exemple de « est coupé »,
dont la forme déclinée est « <le fait d’> être coupé », alors que d’autres sont
causes de propositions, par exemple de « un navire est bâti », dont la forme
déclinée est cette fois « <le fait> qu’un navire soit bâti ». (LS 55D)
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Pour notre sujet, il s’agit à présent de voir quels sont les effets
nécessaires relativement à leurs causes, et aussi, comment le destin se
manifeste par un enchaînement de causes. Est-il lui-même les causes, ou
seulement l’ordre qui les arrange ? S’il est cause de chaque événement
en particulier, il faudra également voir comment il peut causer les actions
humaines sans que celles-ci ne puissent être comprises comme des
événements nécessaires.
Les Stoïciens disent que toutes les causes sont corporelles, parce qu’elles sont
des portions de souffle. (Aetius, I, 11, 5 ; LS 55G, SVF II 340)
1 C’est-à-dire le porteur du nom, dans « cette bûche brûle », la bûche est le corps
porteur du nom, le prédicat « brûle » est l’effet, prédicat qui est identique à la proposition
vraie, et signifie dans le monde un corps qui la cause (le feu) et un corps pour lequel
(prÚw ti) l’effet a lieu, la bûche.
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Normalement, la case en bas à droite devrait être vide, car il n’y a plus
de raison de nommer « cause » une cause n’ayant ni le pouvoir de
déclencher l’effet ni celui de déterminer sa nature. J’y ai néanmoins
placé les causes coopérantes, qui toutes seules effectivement ne peuvent
prétendre au statut de cause, mais qui constituent à plusieurs la cause
d’un effet. Ce cas limite met en évidence d’une part le flou qui règne
autour de la question de savoir ce qu’est une cause et ce qui ne l’est pas,
mais d’autre part la subtilité de la position stoïcienne, qui peut aussi être
une raison de la confusion qui entoure leur nomenclature des causes.
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Mémoire de philosophie Alaric Kohler
remplace par éktikã et le traduit ainsi « les autres efficaces », Long et Sedley supprime
simplement ce type de causes. Le motif des changements est toujours le même : ce terme
ne fait que répéter ce qui précède, et je préfère le garder pour montrer combien ces
distinctions stoïciennes des causes demeurent obscures à Alexandre, jusqu’au nombre
même de causes qu’ils acceptent.
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Zénon dit qu’une cause est « ce par le fait de quoi », ce dont elle est la cause
étant un attribut1 ; et que la cause est un corps, ce dont elle est la cause étant
un prédicat. Il dit qu’il est impossible que la cause soit présente sans que ce
dont elle est la cause soit le cas. (Stobée, I 138,14 ; LS 55A ; SVF I 89, II 336)
A présent que nous avons passé en revue les types de causes stoïciens,
il nous reste à savoir par quel type de cause le destin exerce son action.
Le témoignage le plus célèbre et sans doute le plus complet à ce sujet est
l’analogie du cylindre et du cône développée par Chrysippe pour
défendre son compatibilisme.
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« Par conséquent, dit [Chrysippe], de même que celui qui a poussé le cylindre
lui a donné le commencement de son mouvement, mais non sa capacité à
rouler, de même, bien que l’impression que l’on rencontre imprime et, pour
ainsi dire, grave son apparence dans l’esprit, l’assentiment sera en notre
pouvoir. Et l’assentiment, comme dans le cas du cylindre, bien que provoqué
du dehors, se mouvra par la suite selon sa propre force et sa propre nature. Si
quelque chose arrivait sans cause antécédente, il ne serait pas vrai de dire que
tout arrive par le destin. Mais s’il est plausible que tous les événements aient
une cause antécédente, quelle base a-t-on pour ne pas reconnaître que toutes
choses arrivent par le destin ? Il faut simplement comprendre quelles
différences et quelle distinction il y a entre les causes. » Cicéron, Du Destin, 43 ;
LS 62 C ; SVFII 974)
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1 Quant au cas intermédiaire d’un destin cause complète secondé d’une cause
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LA CONCEPTION DE L’HOMME
Responsabilité morale
Jusque là nous avons vu que les catégories modales introduites par les
Stoïciens, les possibles contrefactuels et les vérités contingentes,
correspondent dans le monde physique à des modes de production
causale différents, et qu’ils sont ainsi justifiés. Nous nous étions intéressé à
ces catégories modales ayant trait au possible et au contingent, parce
que dans notre débat elles constituent un fondement à ce qu’il y ait des
actes qui dépendent de l’homme. En effet, il semble contradictoire
d’affirmer que rien ne soit contingent, mais seulement nécessaire ou
impossible.
1 J’ai toujours traduit « tÚ §f' ≤m›n » par « ce qui dépend de nous » et non par « liberté ».
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Mais avant d’en arriver aux détails, ce qui est frappant, et qui apparaît
à plusieurs reprises dans les critiques des Stoïciens, c’est que ce souffle est
aussi le destin, et en ce sens la nature individuelle1 d’un homme est elle-
même définie selon le destin. Cela permet de se garder de tout danger
de trouver soudain dans le monde stoïcien quelque chose qui le mette en
échec, alors qu’il est tout puissant, mais par contre cela suscite la critique
suivante : puisque ce qui dépend de l’homme est aussi soumis au destin,
on peut soupçonner que la responsabilité morale de l’homme ne soit
qu’une farce.
Cette nature individuelle est, pour l’homme, son âme, qualifiée de telle ou telle
1
57
Mémoire de philosophie Alaric Kohler
vertus. Pour que l’homme soit légitimement blâmé ou loué pour ses
actions, il faut qu’il puisse être considéré comme responsable des actions
en question. Autrement dit, si la responsabilité ne peut pas être attribuée
à l’homme, alors le blâme et la louange sont arbitraires, et par
conséquent les vices et les vertus, causes des actes blâmés et loués, n’ont
plus guère de sens.
58
Mémoire de philosophie Alaric Kohler
Ainsi pour les Stoïciens ce qui dépend de nous est ce dont nous
sommes la cause, même si à travers nous c’est une fois encore le destin
qui règne pour maintenir l’ordre du monde.
Puisque, en fait, disent-ils, les natures des êtres et des événements sont
diverses et différentes (…), ce que chaque être produit est conforme à sa
nature propre : les effets d’une pierre sont conformes à la nature de la pierre,
les effets du feu à la nature du feu, ceux d’un animal, à la nature de l’animal ;
1 §jous¤a: pouvoir, faculté, liberté (Thillet). Je choisis de traduire par pouvoir, afin de ne
induire le lecteur à penser que §jousia est simplement le contraire du prédestiné, ou du
déterminé, et par soucis de clarté dans mes explications.
59
Mémoire de philosophie Alaric Kohler
Mais que ce qui dépend de nous se dise de ce cas où nous avons le pouvoir de
choisir les contraires, cela se comprend de soi-même, et ce que nous venons de
dire le rappelle suffisamment. (AA p.26, ll. 3-6 ; traduction modifiée)
Selon Alexandre, pour que l’on puisse dire d’une action qu’elle
dépende de nous, il faut pouvoir choisir les contraires. Alexandre déclare
par ailleurs que les Stoïciens suppriment ce qui dépend de nous, justement
parce qu’il définit ce qui dépend de nous différemment des Stoïciens,
comme étant le pouvoir de choisir les contraires, et par conséquent il
déclare que les Stoïciens suppriment ce qui dépend de nous parce qu’ils
suppriment le pouvoir de choisir et de faire les contraires.
En effet, nous avons vu lors de notre examen des modalités que l’acte
contraire à celui que nous posons peut être considéré comme possible
dans de nombreux cas, en l’occurrence lorsque l’acte est contingent. Et
c’est parce que nous considérons un acte comme contingent, ou ce que
nous ne faisons pas comme néanmoins possible, que nous pensons
pouvoir choisir et faire les contraires. Pourtant, cette considération au sujet
de la modalité des événements ne prouve pas que nous ayons
réellement le pouvoir de faire les contraires, malgré l’argumentation
60
Mémoire de philosophie Alaric Kohler
Ainsi, pour les Stoïciens, certains actes sont certes possibles, mais
n’auront jamais lieu, d’autres sont contingents, mais auront lieu selon le
destin, et comme cela peut très bien se passer sans que nous le sachions,
ces actes peuvent très bien être contingents et prédestinés, ce qui signifie
que les Stoïciens ne supprimeraient pas que nous ayons le pouvoir de
choisir les contraires. Cependant, ce pouvoir ne serait employé que selon
le destin, puisque ce qui dépend de nous est accompli en même temps à
travers nous.
Mais Alexandre ne s’accorderait sans doute pas avec les Stoïciens sur
une telle compréhension de « choisir et faire les contraires », puisqu’il
refuse déjà qu’un acte puisse être à la fois accompli selon le destin et à
travers nous.
cette traduction-là du mot, que c’est un choix qui n’est pas prédestiné,
sans autre cause que celle que constitue la délibération, c’est-à-dire que
l’acte accompli, ou son contraire, est imprévisible. Naturellement, s’il faut
comprendre ainsi la formule « le pouvoir de choisir et de faire les
contraires », les Stoïciens nient une telle faculté, car il n’y a aucun
événement dans leur monde qui soit tel. Mais avec une telle
compréhension, l’argumentation d’Alexandre est radicalement affaiblie,
car en substance il ne fait plus rien d’autre que de répéter que les
61
Mémoire de philosophie Alaric Kohler
Le choix délibéré en effet est la tendance vers ce qui a été préféré à la suite de
la délibération accompagnée du désir rationnel. C’est pourquoi il n’y a choix
délibéré ni à l’égard des événements nécessaires, ni à l’égard de ceux qui, sans
être nécessaires, ne passent pas par nous, pas même dans tous les actes qui
passent par nous, mais seulement dans ceux des événements passant par
nous, que nous sommes maître de faire ou de ne pas faire. (AA p.24, ll. 24-32)
62
Mémoire de philosophie Alaric Kohler
Cause intérieure
« Parce que, dans le cas de même espèce, on agira tantôt d’une façon, tantôt
d’une autre, c’est introduire un mouvement sans cause, et par là même [ils
disent] qu’il est impossible à quelqu’un de faire le contraire de ce qu’il fera »
(AA p.32, ll. 30-34)
Alexandre ne s’accorde pas avec ce raisonnement, même si lui aussi
refuse d’introduire un seul mouvement sans cause. C’est qu’il ne
comprend pas de la même manière le processus causal dans le cas de
l’homme qui agit de lui-même :
Car ce n’est pas absolument toujours d’une cause extérieure que les
événements tiennent la cause de leur production. En fait, grâce à cette liberté
(§jous¤a), il y a quelque chose qui dépend de nous, parce que nous sommes
maîtres des actes qui s’effectuent ainsi, mais il n’y a pas de cause extérieure.
63
Mémoire de philosophie Alaric Kohler
C’est pourquoi les actes qui se produisent de cette façon se produisent sans
cause, puisqu’ils ont leur cause en nous.
Ainsi, pour Alexandre, ce qui dépend de nous ne doit pas être causé, ni
prédestiné, car nous en sommes nous-mêmes la cause ; pour les Stoïciens,
ce qui dépend de nous est ce qui est causé par nous, et prédestiné à
travers des causes intérieures à l’homme, qui ne sont pas considérées
comme des entraves à ce que l’action dépende de nous, puisque
justement cette action est de ce fait accomplie par nous. Mais ces
causes intérieures ne sont même pas considérées comme des causes par
Alexandre, alors nous pouvons nous demander une fois encore s’il soutient
réellement une position contraire sur ce point, et si oui quel est le détail de
leur opposition.
64
Mémoire de philosophie Alaric Kohler
PSYCHOLOGIE STOÏCIENNE
65
Mémoire de philosophie Alaric Kohler
1 « ırmÆ » est aussi souvent traduit par « tendance », j’utiliserai « impulsion » pour suivre la
traduction de LS par Brunschwig.
2 LS commentaire de la section 53, p. 355.
3 La question de savoir si l’animal non rationnel doit lui aussi donner un assentiment,
66
Mémoire de philosophie Alaric Kohler
en accepte certaines, pour que l’animal puisse être guidé en conformité avec
elles. Origène, Des Principes III, 1, 3 ; LS 53A ; SVF II, 988.
En outre on pourrait s’étonner de ceci de leur part : qu’ont-ils pensé pour dire
que ce qui dépend de nous consiste dans l’impulsion et l’assentiment, par suite de
quoi ils la maintiennent chez tous les êtres vivants ? (AA p.30, ll. 6-9 ; traduction
modifiée)
En effet, à proprement parler tout acte humain est rationnel pour les Stoïciens, et n’est
1
nommé irrationnel que dans la mesure où il est fait mauvais usage de l’assentiment.
67
Mémoire de philosophie Alaric Kohler
Toutefois il n’y a pas identité de l’acte spontané et de ce qui dépend de nous. Car
spontané est l’acte qui résulte d’un assentiment non contraint, tandis que
dépend de nous l’acte qui s’accompagne de l’assentiment conforme à une raison
et à un jugement. (AA p.30, ll. 15-19 ; traduction modifiée)
PRÉDESTINATION À LA VERTU
68
Mémoire de philosophie Alaric Kohler
« Ils entendent par Nature tantôt la force qui contient le monde, tantôt celle
qui fait pousser les êtres vivants sur la terre. La Nature est une force stable qui
se meut d’elle-même, qui produit suivant les raisons séminales, et contient ce
qui vient d’elle en des temps déterminés, faisant des êtres pareils à ceux dont
ils se sont détachés. La Nature vise l’utile et le plaisir, comme on le voit
d’après l’organisation de l’homme. » (DL 148-149)
69
Mémoire de philosophie Alaric Kohler
Quant à ceux qui affirment que nous sommes tels nécessairement, ou que
nous le devenons nécessairement, sans nous accorder la liberté (§jous¤a) de
faire ou de ne pas faire ce par quoi nous deviendrons tels – et par là-même il
ne serait possible, ni aux méchants de ne pas faire ce que précisément faisant
les rend tels, ni aux bons – comment donc ne conviendraient-ils point alors
que le plus méchant de tous les animaux par nature est l’homme, pour qui,
disent-ils, toutes les choses on été créées en vue de contribuer à son salut ?
(AA p.54, ll. 27-36 & p.55, l.1)
D’ailleurs je crois avoir suffisamment fait ressortir comment on peut dire qu’il
dépend du sage d’être sage, bien qu’il ne soit plus capable de ne pas l’être ;
car, ce n’est pas maintenant, alors qu’il est sage, qu’il dépend de lui d’être tel
(car alors il serait aussi bien maître de n’être pas actuellement sage), mais
avant de devenir tel il avait aussi bien la liberté (§jous¤a) de devenir que de ne
pas devenir tel ; pour la raison que nous avons dite antérieurement, il a
travaillé lui-même à devenir tel. Quant aux dieux il ne dépendait pas d’eux de
d’être tels (…), puisqu’en fait il appartient à leur nature d’être de tel caractère,
et rien de ce qui appartient à la nature d’un être ne dépend de lui. (AA p.62 ll.
33-36 & p.63, ll. 1-11 ; traduction modifiée)
70
Mémoire de philosophie Alaric Kohler
La vertu s’enseigne […] ; qu’elle s’enseigne, cela apparaît avec évidence par le
fait que les mauvais deviennent bons. (DL 91 ; LS 61K ; SVF I, 566)
Demande-toi seulement à quel prix tu vends ta liberté ; en tout cas, mon ami,
ne la vends pas bon marché. – Mais une attitude si exceptionnelle convient
peut-être à d’autres, à Socrate et à ses pareils. – Pourquoi, si la nature nous y
porte, ne devenons-nous pas tous, ou du moins en grand nombre, ses pareils ?
(Epictète, Entretiens I, II 33)
Indifférent parce que selon le cours des choses imposé par le destin, comme le
1
montre l’exemple du jeu d’acteur, dont il ne nous appartient que de le jouer bien ou non.
71
Mémoire de philosophie Alaric Kohler
Ariston de Chios […] disait que la fin est de vivre en état d’indifférence envers
les choses intermédiaires entre vertu et vice, en n’admettant aucune différence
entre elles mais en étant à l’égard de toutes dans une disposition égale. Car le
sage est semblable au bon acteur, lequel, qu’il prenne le masque de Thersite
ou celui d’Agamemnon, joue chacun des deux rôles comme il faut. (DL, 160 ;
LS 58G ; SVF I, 131)
Nous prenons également soin de la vertu si nous sommes persuadés que nous
sommes maîtres de devenir meilleurs ou pires. (AA p.76, ll. 3-6)
En lisant cela, nous pouvons encore penser qu’il s’agit d’une version de
l’argument paresseux, et par conséquent que ce n’est pas une critique
de très grande valeur. En effet, l’argument paresseux consiste à dire que
(1) si tout est prédestiné alors (2) il ne sert plus à rien de faire des efforts, ici
par exemple pour acquérir la vertu. Mais les Stoïciens ont très simplement
réfuté cet argument en déclarant les efforts eux-mêmes parmi les choses
prédestinées, de telle sorte que son résultat ne peut advenir sans eux.
72
Mémoire de philosophie Alaric Kohler
Si en effet, d’après eux, seule la vertu est un bien, seul le vice est le mal, et si
aucun des autres animaux n’est capable ni de l’une ni de l’autre, si d’autre
part la plupart des hommes sont méchants, ou plutôt, à vrai dire, devenus
bons il y en a un ou deux, à ce qu’ils racontent, comme quelque animal
extraordinaire ou surnaturel, plus rare que le phénix chez les Ethiopiens, si
donc tous sont méchants et tellement égaux en méchanceté qu’ils ne diffèrent
en rien les uns des autres, et que sont tous également insensés tous ceux qui
ne sont pas des sages, comment l’homme ne serait-il pas, de tous les animaux,
le plus misérable, puisqu’il posséderait en lui de manière innée le vice et
l’insipience, comme assignés par le sort ? (AA p.55, ll. 1-15)
La vertu est bel et bien une finalité de la vie humaine pour les Stoïciens :
C’est pourquoi Zénon fut le premier à dire, dans son ouvrage De la nature de
l’homme, que vivre en accord avec la nature est la fin, ce qui est vivre en accord
avec la vertu. (DL 87 ; LS 63 C)
73
Mémoire de philosophie Alaric Kohler
que la finalité de l’homme, qui est d’acquérir la vertu, ne soit pas une
grossière farce, ou un jeu truqué où les gagnants sont tirés au sort avant
de commencer l’épreuve.
Par ailleurs, nous verrons ainsi si les réponses stoïciennes repoussent une
fois encore le problème dans un autre domaine, mais cela ne devrait pas
avoir lieu, car j’entre dans le troisième et dernier champ de la philosophie
stoïcienne : l’éthique.
La vertu
Le bonheur consiste dans la vertu, puisque la vertu est une âme qui a été faite
en vue de la cohérence de la vie tout entière. (DL VII ; LS 61A ; SVF II, 39)
La vertu est une âme faite d’une certaine manière. Ailleurs, la définition
de la vertu nous donne une disposition de l’âme, ce qui revient au même.
En effet, nous avons vu que l’âme, psyché, est une sorte de hexis, une
partie de souffle qualifiant la matière en lui donnant existence et qualités.
Ainsi, la vertu est une modification des qualités de ce souffle, autrement
dit elle est un certain état de l’âme humaine1, état décrit ici comme en
vue de la cohérence de la vie tout entière.
74
Mémoire de philosophie Alaric Kohler
« Si, disent-ils, ce qui dépend de nous consiste à pouvoir faire aussi l’opposé, et si
c’est à des actions faites dans ces conditions que s’adressent louanges et
blâmes, conseils et défense, punitions et honneurs, la sagesse et la possession
des vertus ne dépend pas de ceux qui les possèdent, parce qu’ils ne sont plus
capables des vices opposés aux vertus, et les vices ne dépendront pas davantage
des méchants, car il ne dépend plus d’eux de n’être plus méchants. » (AA p.50,
ll.30-36 & p.-51, ll. 1-2 ; traduction modifiée)
La vertu ne semble donc pas consister à faire une chose plutôt qu’une
autre, mais à une disposition de l’âme particulière, dont une des
conséquences est de commettre des actes vertueux. C’est pourquoi nous
trouvons dans les écrits de Chrysippe des propos paraissant étranges au
premier abord, comme ceux-ci relevés par Plutarque :
« Cette doctrine retire l’homme du souci de toutes les autres choses, les
considérant comme n’étant rien pour nous et ne servant en rien au bonheur. »
(…) Sa doctrine [à Chrysippe] nous ôte le souci de la vie, de la santé, de
l’absence de douleur, de l’intégrité des sens, en affirmant que toutes ces
choses, que nous demandons aux dieux, ne sont rien pour nous. (Plutarque,
Des Contradictions des Stoïciens, XVII)
C’est que la vertu, pour les Stoïciens, n’a pas besoin de l’acte, au sens
où le généreux aurait besoin d’argent pour exercer la vertu de la
générosité, comme le concède Aristote. La vertu est disposition de l’âme,
et apporte par elle-même le bonheur, peu importe dès lors le cours de la
vie.
1Nous retrouvons cette définition aussi ailleurs : « La vertu n’est rien d’autre que l’esprit
(animus) disposé d’une certaine manière ». (Sénèque, Lettres 113, 2 ; LS 29B ; SVF III, 307).
75
Mémoire de philosophie Alaric Kohler
Qu’est-ce que la nature pour les Stoïciens ? Et quel est le rapport entre
la vertu et la nature pour eux ? Nous trouvons la réponse à ces deux
questions dans un passage de Diogène :
par ailleurs, est également une espèce de hexis, au sens où la psyché est
également une espèce de hexis. En ce sens, notre nature peut être
assimilée à notre âme, et pour le vertueux elle correspond à la droite
raison, parce que la raison gouverne l’âme entière, et c’est pourquoi les
Stoïciens généralement associent la nature de l’homme à son logos, car
c’est la meilleure partie de l’âme et celle à laquelle revient le
gouvernement. Mais quand nous avons parlé jusqu’ici « d’agir selon sa
nature propre », il s’agissait des dispositions de l’âme propre à l’individu,
autrement dit de l’état de son âme, déterminé par la qualité individuelle
du souffle qui la compose. Et comme nous le verrons, l’insensé, l’homme
ordinaire, est loin d’avoir une âme dans un état conforme à la raison.
Mais pourquoi alors utiliser le mot de « nature » dans les deux cas ?
Alexandre reproche justement aux Stoïciens de parler de nature, mais en
omettant la contre-nature, son pendant existentiel.
Puisqu’il y a dans les faits naturels du contre-nature, comme aussi dans les
produits des techniques, il doit également y avoir place, dans les événements
produits par le destin, pour le contre-destin, de sorte que s’il y a place pour le
76
Mémoire de philosophie Alaric Kohler
[Les Stoïciens] disent que la passion est une impulsion excessive et qui
désobéit aux ordres de la raison, ou un mouvement de l’âme irrationnel et
contraire à la nature. (Stobée II, 88, 8 ; LS 65 A ; SVF III, 378)
D’où la formule « agir selon sa nature », prend deux sens distincts selon
que l’on parle du sage, où la nature est de fait conforme à la raison, ou
que l’on parle de l’homme ordinaire, insensé, pour qui nous devrions dire
qu’il agit selon sa « contre-nature », puisque sa nature individuelle, la
qualité de son âme, ne se conforme justement pas à la raison. Mais vu
que verbalement cela paraîtrait bizarre, nous pouvons comprendre
l’emploi malheureusement ambigu de « sa nature » fait par les Stoïciens.
Ainsi, il y a pour l’homme un changement à opérer, qui va du contre-
nature à la conformité avec la nature, qui est la vertu elle-même. Et c’est
dans ce sens, par le découragement de la souffrance et l’attrait pour le
bonheur, que le destin et la nature nous conduisent à la vertu :
Pour acquérir la vertu, il faut donc changer son âme selon sa nature,
qui est le logos, la raison. Et le destin exerce en nous son pouvoir sans
transformer notre âme, qui semble échapper au destin. Mais le destin
77
Mémoire de philosophie Alaric Kohler
exerce son effet sur elle comme une cause antécédente qui déclenche
un effet, dont l’âme détermine la nature de l’effet, selon son état. En ce
sens l’âme est soumise au destin, et l’acte qui résulte du processus
psychologique aussi, au moins dans le cas de l’homme insensé, qui n’a
pas de pouvoir sur sa propre âme, puisque sa raison la laisse se pervertir
au gré des causes préliminaires envoyées par le destin.
L’être vivant raisonnable est perverti tantôt par la vraisemblance des thèses
extérieures, tantôt à cause de l’instruction donnée par l’entourage, car la
nature lui donne des penchants qui ne sont pas pervertis. (DL 89)
La sagesse est la science des biens, des maux et de ce qui n’est ni l’un ni
l’autre, le courage est la science de ce qui est à vouloir, de ce qui est à éviter et
de ce qui n’est ni à vouloir ni à éviter ; la justice … (DL 92)
78
Mémoire de philosophie Alaric Kohler
Diogène dit en propres termes que la fin consiste à bien réfléchir dans le choix
des choses conformes à la nature. (DL 87-88)
De deux biens, l’un qui est la fin, l’autre qui tend vers la fin, le premier est le
meilleur et le plus parfait, personne ne l’ignore. Chrysippe, lui aussi, connaît
cette distinction, comme on le voit au troisième livre du traité Des biens ; car il
s’accorde avec ceux qui pensent que la fin est le savoir. (Plutarque, Des Notions
Communes, XXV)
Et, en général, il est sûrement absurde [pour les Stoïciens] de dire que la vertu
ne s’applique qu’au fait de sélectionner. (Alexandre d’Aphrodise, De l’âme II, 164,
3-9 ; LS 64 B)
Nous avons vu que l’insensé ne gouvernant pas son âme ne peut pas
être considéré comme échappant au destin, puisque ses impulsions
découlent, selon la disposition de son âme, des causes antécédentes du
destin. Qu’en est-il du sage ? Celui-ci en effet gouverne son âme, et cela
constitue même une telle différence pour les Stoïciens, qu’ils distinguent
les deux états par des termes différents : en effet, l’âme est une forme de
hexis, un habitus, comme nous l’avions vu, or la vertu est une diathesis1, un
caractère.
En effet, ils disent que les habitus peuvent s’intensifier et se relâcher, alors que
les caractères ne peuvent ni s’intensifier ni se relâcher. C’est pourquoi ils
disent que la rectitude d’un bâton, même si elle se transforme aisément en ce
sens qu’on peut le courber, est un caractère ; car on ne saurait relâcher ou
intensifier la rectitude elle-même, et elle n’est pas susceptible de plus ou de
moins ; c’est pourquoi elle est un caractère. Pour la même raison, les vertus
sont des caractères, non à cause de leur stabilité particulière, mais parce
qu’elles ne peuvent s’intensifier ni s’accroître. (Simplicius, Sur les Catégories
d’Aristote ; LS 47 S ; SVF II, 393)
1 DL 89.
79
Mémoire de philosophie Alaric Kohler
LA LIBERTÉ DU SAGE
(…) qu’il est seul libre, puisqu’il n’est sous la domination de personnes et
n’est pas esclave de ses désirs ; qu’il est invaincu, puisque son corps serait-il
enserré dans des liens, on ne pourrait cependant charger son âme de chaînes.
Cicéron Des Biens et des Maux 75
80
Mémoire de philosophie Alaric Kohler
met le destin en échec, pour ainsi dire, mais uniquement pour faire son
travail à sa place, exactement comme il l’aurait fait.
Pourtant, cela suppose que les Stoïciens aient deux concepts distincts
de la « liberté » de l’homme : l’un justifiant la responsabilité morale, « ce
qui dépend de nous » (§f' ≤m›n), mais qui demeure sous l’influence du
Seul il [à savoir le sage] est libre (§leÊyeron), alors que les mauvais sont
esclaves ; car la liberté (§leuyer¤a), c’est la possibilité (§jous¤a) d’être maître
de ses actes, l’esclavage une privation de cette maîtrise. (DL 121 ; LS 67 M ;
SVF III 355)
Il est réellement remarquable de voir que Diogène ici nous livre même
une définition de la liberté (§leuyer¤a) identique à celle d’Alexandre, avec
actes. Il semble dès lors que les Stoïciens aient deux concepts différents,
l’un pour ce qui dépend de nous (§f' ≤m›n), l’autre pour la liberté du
81
Mémoire de philosophie Alaric Kohler
lorsqu’il parle de ce qui dépend de nous (§f' ≤m›n). Et c’est parce qu’il n’a
C’est ainsi, en effet, que dans tous leurs propos ils conservent le « libre »
(§leÊyerÒn) et « l’autonome » (aÈtejoÊsion), comme des gens qui n’auraient
jamais entendu formuler par autrui une telle doctrine ; tantôt ils cherchent à
exhorter certains, dans la pensée qu’ils ont eux-mêmes la liberté de le faire ou
de ne pas le faire, et comme si ceux qu’ils exhortent par leurs discours étaient
capables de faire quelque choix, ils agiraient à l’opposé de ceux qui gardent le
silence ; tantôt ils font reproches et réprimandes à des gens, sous le prétexte
qu’ils ne font pas ce qu’il convient. Bien plus, ils laissent de nombreux
ouvrages et en composent, par lesquels ils prétendent instruire les jeunes gens,
non point parce qu’il leur est échu de les écrire, en raison de telles
circonstances qui s’imposaient à eux, mais bien parce qu’il dépend d’eux
d’écrire ou non, aussi choisissent-ils d’écrire par amour pour le genre humain.
(AA p.38, ll. 10-26)
Eux aussi [Zénon et Chrysippe] affirmaient que tout est soumis au destin, avec
l’exemple suivant. Quand un chien est attaché à une charrette, s’il veut la
suivre, il est tiré et il la suit, faisant coïncider son acte spontané avec la
nécessité ; mais s’il ne veut pas la suivre, il y sera contraint dans tous les cas.
De même en est-il avec les hommes : même s’ils ne le veulent pas, ils seront
dans tous les cas contraints de suivre leur destin. (Hippolyte, Réfutation des
hérésies I, 21 ; LS 62A ; SVF II 875)
82
Mémoire de philosophie Alaric Kohler
Ainsi devrions-nous dire que dès que l’homme devient vertueux, il est
lui-même la cause de sa vertu, et le destin n’exerce plus d’influence sur lui
stricto sensu.
RETOUR A L’UNITE
« Cela signifie vivre selon un principe unique et harmonieux, parce que les
âmes déchirées sont malheureuses. » (Stobée, SVF I, 179)
Ce qui a trait à la vertu se passe en nos âmes, dès lors, et c’est
pourquoi le pouvoir d’acquérir la vertu pourrait ne pas contrecarrer le
destin, puisqu’il ne s’applique qu’à l’intérieur de nous. De plus, cette
acquisition de la vertu semble le but même de l’ordre du monde, en ce
que son accomplissement est notre état de nature, par conséquent notre
bonheur, et en accord avec l’univers entier. Il s’agit bien de se changer
soi-même, mais pas tant nos actions, bien plutôt nos âmes, en ce qu’elles
doivent prendre conscience et s’accorder à la raison divine qui s’y trouve.
Zénon donnait la fin comme « vivre en accord ». C’est là vivre en accord avec
une raison consonante, puisque ceux qui vivent en état de conflit sont
malheureux. (Stobée II, 75, 11 ; LS 63B, 1).
83
Mémoire de philosophie Alaric Kohler
que nous ayons les moyens d’attaquer ces questions de front : de quelle
libertés parle-t-on, quelle est la liberté que les Stoïciens accordent à
l’homme, quelle liberté faut-il pour acquérir la vertu et devenir sage ?
Pour Alexandre il faut pouvoir faire une chose et son contraire pour
acquérir la vertu, et se hisser à un état meilleur que de nature. Pour les
Stoïciens, la nature de l’homme est sa raison, et acquérir la vertu signifie
réaliser cette nature, en retrouvant l’unité dans son âme et la conformité
avec le cosmos tout entier. Il n’est nul besoin pour cela de pouvoir faire
une chose ou son contraire, et ainsi le destin ne se retrouve pas diminué
par la possibilité d’acquérir la vertu, mais il est plutôt le garant, la
puissance et la loi, assurant la possibilité à l’homme d’obtenir cette vie
conforme à sa nature propre et à la nature entière.
84
Mémoire de philosophie Alaric Kohler
(…) et rien de ce qui appartient à la nature d’un être ne dépend de lui. (AA p.63,
ll. 10-11 ; traduction modifiée)
Je ne développerai pas davantage ici le point de vue d’Alexandre et
des Péripatéticiens, pour ne pas me disperser.
Eh bien, toi aussi, sache donc tout cela, vois les forces que tu possèdes et dis
alors : « Mets-moi en présence, Zeus, de la circonstance que tu veux ; je
85
Mémoire de philosophie Alaric Kohler
possède en moi les dispositions dont tu m’as fait don et les ressources qu’il
faut pour que l’événement me fasse honneur ». (Epictète, Entretiens, I, VI, 37)
Il est libre celui à qui tout advient en accord avec son choix. (Epictète, I,12, 9)
« S’il n’y avait pas ce destin, il n’y aurait pas de fatalité ; s’il n’y avait pas de
fatalité, il n’y aurait pas de destinée ; s’il n’y avait pas de destinée, il n’y aurait
pas de justice distributive ; s’il n’y avait pas de justice distributive, il n’y aurait
pas de loi ; s’il n’y avait pas de loi, il n’y aurait pas de droite raison
commandant d’une part ce qu’il faut faire, interdisant d’autre part ce qu’il ne
fait pas faire. (…) Si donc il n’y avait pas ce destin, il n’y aurait pas non plus
de fautes ni d’actions correctes. AA §15 p.67-68
86
Mémoire de philosophie Alaric Kohler
87
Mémoire de philosophie Alaric Kohler
1 D’où les reproches de Plutarque et Alexandre quant à ce que les Stoïciens, tout en
ayant cette doctrine du destin, se comportent comme si le cours de leur vie dépendait
d’eux : certes il dépend d’eux causalement, mais qu’il soit déjà déterminé ils ne peuvent
rien en faire dans la façon de mener leur vie au quotidien, puisqu’ils ont déjoué l’argument
paresseux.
88
Mémoire de philosophie Alaric Kohler
C’est pourquoi Chrysippe a raison de dire : « Tant que les choses à venir me
restent cachées, je m’attache toujours aux choses qui ont plutôt tendance à
procurer ce qui est conforme à la nature. Car c’est Dieu lui-même qui m’a fait
tel que je sélectionne ces choses. Mais si je savais que c’était mon destin d’être
maintenant malade, j’aurais même une impulsion à l’être. Car le pied lui aussi,
s’il avait de l’intelligence, aurait une impulsion à se laisser couvrir de boue. »
(Epictète, Entretiens II, 6, 9 ; LS 58 J ; SVF III, 191)
CONCLUSION
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Introduction __________________________________________________________________________________3
La problématique__________________________________________________________________________4
La position stoïcienne ____________________________________________________________________4
L’objet de mon etude ___________________________________________________________________6
Les sources ________________________________________________________________________________9
Abréviations ___________________________________________________________________________12
La conception du monde ____________________________________________________________________13
Le destin _________________________________________________________________________________14
Dieu ___________________________________________________________________________________14
Le monde______________________________________________________________________________16
Intelligence divine (noËs) et raison du monde (lÒgos) ____________________________________17
Zeus ___________________________________________________________________________________19
Ordre et cause _________________________________________________________________________20
Synthèse _______________________________________________________________________________21
La nécessité ______________________________________________________________________________22
Logique des propositions________________________________________________________________24
Les propositions divinatoires _____________________________________________________________27
Nécessité et nécessairement____________________________________________________________31
Possibles contrefactuels_________________________________________________________________33
Vérités contingentes ____________________________________________________________________39
La causalité ______________________________________________________________________________42
De la logique à la physique _____________________________________________________________42
L’enchainement des causes ____________________________________________________________43
Les causes stoïciennes __________________________________________________________________45
Alexandre et les objections _____________________________________________________________50
La fameuse réplique de Chrysippe : l’analogie du cylindre________________________________51
La conception de l’homme __________________________________________________________________56
Responsabilité morale_____________________________________________________________________56
Ce qui dépend de nous - tÚ §f' ≤m›n ____________________________________________________56
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Bibliographie
TEXTES ET TRADUCTIONS
LITTERATURE SECONDAIRE
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