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Idéologie: Le Mot, L'idée, La Chose (10) Littérature Et Idéologie

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Groupe d’études « La philosophie au sens large »

Animé par Pierre Macherey


10/01/2007

Idéologie : le mot, l’idée, la chose (10)


Littérature et idéologie :
À propos de Texte et Idéologie de Philippe Hamon (PUF, 1984)

La notion d’idéologie a été souvent critiquée en raison de sa « massivité », source de


perpétuelles confusions, qui amènent à imputer sans discernement cette catégorie à des ordres
de phénomènes très divers entre lesquels ne passe qu’un lien fort lâche. Elle n’est donc pas
seulement massive, elle est aussi inconsistante, et on ne voit pas quelle substance lui assigner :
elle ressemble à une nébuleuse aux contours mal définis, sur laquelle on n’a pas prise. De
quoi l’idéologie est-elle faite ?, on serait bien en peine de le préciser, sauf à dire qu’elle
correspond à une certaine occupation de l’esprit : l’esprit, mais quel esprit ?, l’esprit de qui ?,
l’esprit sous quelle forme nettement identifiable ? Pour y voir plus clair à ce sujet, il ne suffit
pas de dire que l’idéologie se compose de représentations, car si tous ses éléments sont
effectivement des représentations ou se rapportent à des représentations, il n’est pas permis,
ou du moins il ne va pas de soi d’affirmer que tout ce qui vient à l’esprit sous forme de
représentation soit de nature « idéologique », terme qui, pour accéder à quelque peu de
rigueur, devrait arriver à désigner des représentations d’un certain ordre, définissables en
fonction des caractères propres à cet ordre, alors que l’instabilité dont celui-ci est affecté rend
en réalité ces caractères pour une part insaisissables et indécidables.
Cette défectuosité est apparue très tôt, du moment où l’idéologie a été déchue du statut
qui lui avait été primitivement dévolu, donc du moment où le suffixe « -logie » qui, lorsque
celui-ci avait été mis en circulation dans les toutes dernières années du XVIIIe siècle, avait
servi à composer son nom a cessé d’exprimer la fonction scientifique attribuée à une
discipline s’occupant de faits régis par des lois, au sens où l’on parle par ailleurs des lois de la
nature, et ayant pour tâche d’énoncer à leur sujet des vérités positives susceptibles d’être
universellement reconnues : lorsqu’a été amorcé, tout d’abord sur l’initiative de Napoléon, le
processus de péjoratisation de l’idéologie, qui a conduit à ne voir en elle qu’un discours
factice et creux, dont le champ d’intervention est politique avant d’être scientifique, il est
devenu ipso facto problématique de la ranger dans la rubrique des démarches de pensée
susceptibles d’être réunies sous la qualification de connaissances en principe démontrables et
vérifiables, et la formule qui avait servi au départ à la nommer a été semble-t-il vidée de son
sens, l’idéologie étant devenue de fait une « idéodoxie », c’est-à-dire une manière de se
représenter les choses incertaine et molle, foncièrement inadéquate, prenant place dans un
espace mental aux limites essentiellement mouvantes. Cependant, il se pourrait qu’en dépit de
cette dénaturation de sa signification primitive, le terme idéologie, avec la référence au logos
qu’il comporte, ait conservé, au prix d’un déplacement de sa teneur sémantique, une certaine
validité : au lieu de représenter l’idéal abstrait d’une science des idées, il s’est mis à se
rapporter à la réalité concrète d’un langage des idées, langage d’idées ou langage en idées,
correspondant au fait qu’il n’y a pas de pensée qui ne soit arrimée à la substance de son
expression verbale, c’est-à-dire qui ne se dise avec des mots, ce qui l’astreint à s’ajuster à la
logique de leur formation et de leur évolution.
L’idéologie a en effet fondamentalement à faire avec le langage, comme Marx l’a lui-
même suggéré lorsque, vers le milieu du XIXe siècle, il a relancé l’usage de ce terme, en
assortissant cette reprise de la thèse : « Elle (l’idéologie) est le langage de la vie réelle. »
(L’idéologie allemande, trad. fr. G. Badia et alii, éd. Sociales, 1968, p. 50). Par là, il voulait
dire sans doute qu’elle est la manière dont nous formulons immédiatement, sans vraiment y
réfléchir, notre rapport à la réalité, manière qui épouse tous les aléas de ce rapport dont elle
donne la représentation, comme le ferait un langage instaurant les conditions d’une
communication entre ceux qui participent de ce même rapport et ont à le faire savoir, en usant
de mots et en parlant la langue de l’idéologie qui leur est commune et leur permet d’échanger
leurs vues à ce sujet. Toute la question est alors de savoir quelle est la langue de l’idéologie,
et même en premier lieu de savoir s’il est permis de traiter l’idéologie comme une langue à
part entière, dont les structures puissent être isolées et répertoriées, de manière à être étudiées
pour elles-mêmes, comme constituant un ordre d’expression soumis à des lois qui lui sont
propres, ce qui est loin d’être évident : il est en effet envisageable, et même tout à fait
probable, que l’idéologie donne lieu à des manifestations décentrées, non susceptibles d’être
ramenées dans une forme unique et homogène, et se diffusant sur plusieurs plans de
communication opérant de façon simultanée tout en restant décalés entre eux, ce qui interdit
d’en effectuer définitivement la synthèse. Plutôt qu’une langue, l’idéologie serait un jeu avec
le langage, voire même l’ouverture d’un jeu dans l’ordre supposé du langage, dont elle mine
les régularités en maintenant l’apparence de les épouser, donc d’en respecter la lettre tout en
en trahissant l’esprit. Les mots de l’idéologie sont ceux de la vie courante, dont ils restituent
les évidences avec une fidélité, une spontanéité et une force de conviction qui rendent très
difficile de prendre du recul par rapport à ces évidences : ils en viennent ainsi à faire obstacle
à une saisie exacte et lucide des difficultés et des problèmes qu’elles traduisent en en
effectuant le travestissement, à l’aide précisément de ces mots qui les évoquent sans les dire
vraiment, c’est-à-dire sans énoncer ce qu’elles représentent en réalité, telles que les ferait
apparaître un langage de vérité ou pouvant se prétendre tel de façon crédible, avec à l’appui
des arguments raisonnés.
Cependant, les choses commencent à se présenter autrement lorsque les mots et les
façons de parler de l’idéologie en viennent à se fixer dans des textes, où leurs incertitudes et
leurs équivoques sont enregistrés, ce qui ouvre la perspective de les aborder sous un nouvel
angle, non plus comme des manifestations évanescentes d’un insaisissable sens
commun, mais nouées à travers un tissu serré qui en retient les flux, ce qui permet d’en
soumettre les effets à une saisie objective et distanciée. Et au premier rang de ces textures qui
happent les manifestations de l’idéologie sans pour autant les figer, se trouvent les textes
connotés comme « littéraires », et de ce fait inscrits dans la lignée d’une tradition particulière
qui en perpétue la mémoire en leur conférant un degré d’intérêt, une « distinction »
particuliers : la littérature conserve, saisis au vol, des clichés ou des instantanés d’idéologie, à
la surface desquels ses marques provenant de sources diverses se sont fugacement
surimprimées suivant des procédures qui en préservent la complexité mouvante, le « bougé ».
Ceci amène à s’interroger sur le rapport entre texte littéraire et idéologie : comment la
littérature parle-t-elle de l’idéologie, et comment la fait-elle parler, en participant activement à
la dynamique de sa production ? N’étant guère concevable que puisse exister une littérature
qui ne se détache sur fond d’idéologie, fût-ce au prix de l’effort par lequel elle s’arrache à ce
fond, que nous en fait-elle connaître, et jusqu’à quel point permet-elle de lever le voile
d’ignorance dont l’idéologie s’entoure pour mieux se dérober à l’examen de la conscience
claire ? Qu’est-ce que la littérature révèle de l’idéologie et de ses mécanismes secrets, qu’elle
fait fonctionner tout en créant, lorsqu’elle les étale au grand jour, les conditions qui rendent
possible de les démonter ? La littérature analyseur de l’idéologie ? Peut-être ceci ne suffirait-il
pas à en élaborer complètement la notion et à construire une théorie de la littérature, qui ne
fait pas que parler d’idéologie ou que la faire parler : mais ce n’est pas une raison suffisante
pour écarter cette suggestion, qui va dans le sens, non d’une élucidation de la littérature par
l’idéologie et à partir d’elle, démarche fatalement réductrice, mais, à l’inverse, d’une
approche des problèmes de l’idéologie par l’intermédiaire de la littérature et de ses textes,
dans lesquels l’idéologie est saisie, comme attrapée au vol et mise en situation d’être épinglée.

Texte et idéologie est le titre d’un ouvrage de Philippe Hamon publié en 1984 (éd. PUF,
coll. Ecriture), qui entreprend de reprendre à nouveaux frais le problème qui vient d’être
évoqué, conformément au programme indiqué dans la quatrième page de couverture :
« Cet essai est une contribution à la théorie des rapports entre le textuel et
l’idéologique, c’est-à-dire à l’élaboration de quelques concepts indispensables à
cette étude des rapports d’embrayage ou de désembrayage, de production ou de
reproduction, qui peuvent exister entre des objets sémiotiques (textes, œuvres, récits)
et des systèmes de valeurs plus ou moins diffus et institutionnalisés. Problème
pluridisciplinaire s’il en est, trop souvent bloqué d’une part par l’hypothèse du
fonctionnement autotélique des œuvres littéraires et par des approches parfois trop
systématiquement immanentes de celles-ci, et d’autre part par des définitions
souvent bien « massives » de l’idéologie. »
Est ainsi soulevée la question du rapport que la littérature entretient avec un « dehors »,
dont le statut reste à préciser, au croisement du matériel et du langagier, et qui est signifié à
travers la référence à des systèmes de valeurs codifiant des intérêts qui débordent le champ
imparti en propre au littéraire comme tel : ceci veut dire que les textes littéraires se
réapproprient des éléments qu’ils n’ont pas eux-mêmes créés, dont ils n’ont pas au départ la
maîtrise, mais dont ils ne peuvent se passer, et qu’ils doivent réincorporer à leur discours en
les apprivoisant, en les pliant aux règles de leur rhétorique, de manière à rendre possible leur
assimilation. Est avancée l’hypothèse selon laquelle ce « dehors » sur lequel la littérature doit
s’ouvrir, et qu’elle doit trouver les moyens d’accueillir ou de recueillir, est de nature
« idéologique », étant cependant écartée une interprétation « massive » de ce matériau
idéologique, qui ferait admettre dans sa constitution tout et son contraire, selon la perspective
réductrice d’un déterminisme social ou d’un causalisme unilatéral qui, sous prétexte
d’expliquer la littérature, la videraient de son contenu spécifique et substitueraient à ce
contenu une simple étiquette, comme le suggère la formule « littérature bourgeoise », dont,
par exemple, Sartre a usé et abusé, formule qui, si on y réfléchit bien, n’a guère plus de sens
que celle de « science bourgeoise », et exprime tout au plus l’intention de dénier à la
littérature son droit d’être « littéraire », c’est-à-dire d’obéir aux critères propres à son ordre.
Alors, que faut-il entendre au juste par idéologie, et comment caractériser son mode de
présence aux textes littéraires qui en récupèrent la substance en l’intégrant de manière
organique à leur composition, donc en faisant de la littérature avec quelque chose qui n’est
pas seulement de la littérature ?
En se demandant comment l’idéologie est présente aux textes littéraires, Philippe
Hamon se démarque d’une problématique qui, à l’inverse, s’énonce dans les termes de
l’absence, ce qui revient à rejeter à nouveau l’idéologique à l’arrière-plan des textes, et à en
faire un impensé ou un non-dit signalant l’irruption dans leur constitution de motivations ou
d’interventions venues en réalité d’ailleurs, et donc totalement hétérogènes à leur composition
telle qu’elle s’effectue selon les règles de l’art. Entre autres exemples de cette thématique de
l’absence, Philippe Hamon cite celui-ci :
« Connaître une œuvre littéraire… ce serait dire ce dont elle parle sans le dire. En
effet une analyse véritable… doit rencontrer un jamais dit, un non-dit initial… Elle
vise… l’absence d’œuvre qui est derrière toute œuvre, et la constitue. Si le terme
structure a un sens, c’est dans la mesure où il désigne cette absence… l’œuvre existe
surtout par ses absences déterminées, par ce qu’elle ne dit pas, par rapport à ce qui
n’est pas elle… C’est sur le fond de l’idéologie, langage originaire et tacite, que
l’œuvre se fait… Cette distance qui sépare l’œuvre de l’idéologie qu’elle transforme
se retrouve dans sa lettre même : elle la sépare d’elle-même, la défaisant en même
temps qu’elle la fait. On peut définir un nouveau type de nécessité : par l’absence,
par le manque. » (P. Macherey, Pour une théorie de la production littéraire, éd.
Maspéro, coll. Théorie, 1966, p. 174 et sq., cité dans Texte et idéologie p. 12)
Cette idée d’un déterminisme par le manque évoque le soupçon, - les lignes qui viennent
d’être citées ont été écrites, effectivement, en pleine ère du soupçon -, que les textes
littéraires, par incapacité ou par refus concerté, cachent quelque chose, et donc ne disent pas
tout ce qu’ils veulent dire, ce qui en fait les porteurs de significations qui se trouvent alors
rejetées à l’extérieur de ce que leur discours énonce directement : une telle manière de voir,
qui est à la base de la conception de la « lecture symptômale » d’Althusser, est manifestement
inspirée par la théorie psychanalytique du refoulement, qui conduit à rechercher dans tout
discours les traces de ce qu’il retient inconsciemment d’accéder à une représentation explicite,
et qui constitue en fait sa détermination essentielle, le secret qu’il faut à tout prix lui arracher.
Mais, c’est le sens de la réserve exprimée par Philippe Hamon, qui cite au passage cette
formule de Dumézil : « Il ne faut pas conclure des silences à des exclusions » (Apollon sonore
et autres essais. Esquisse de mythologie, éd. Gallimard, 1982, p. 20, cité dans Texte et
idéologie p. 16), cette application à la littérature d’un type de démarche qui conduit à ne voir
partout en celle-ci que des textes cryptés, dissimulant sous les apparences d’un discours
continu des contenus extra-textuels qu’il s’agit par tous les moyens, en levant le refoulement
dont ils sont frappés, de faire revenir au jour, ne conduit-elle pas inévitablement à une
surinterprétation de leur contenu, au bénéfice de valeurs qui leur sont définitivement
étrangères, extérieures dans leur substance à l’ordre de ce qu’ils énoncent en propres termes et
non seulement repoussées provisoirement hors de celui-ci ? Privilégier dans la lecture des
textes la considération de ce qui peut être diagnostiqué en eux comme des accidents, des
anomalies ou des indices de dysfonctionnement, signaux d’une nécessité latente qui les
possède à leur insu et dont ils ne constituent que la manifestation incomplète ou détournée,
n’est-ce pas en dernière instance, sous couleur de leur restituer un contexte dont ils ne seraient
plus alors que les émanations, leur refuser le statut de discours à part entière, disposant d’une
consistance suffisante pour que puisse leur être assignée une signification pleine,
communicable telle quelle, sans qu’il faille faire référence à une réserve de sens qui en creuse
indéfiniment la lettre ? Il est à noter d’ailleurs qu’une des phrases du texte cité, où sont
évoquées des « absences déterminées » (au moment de la publication de Pour une théorie de
la production littéraire, Althusser, maître d’oeuvre de la collection « Théorie » où le livre
était publié, avait rajouté un peu partout dans le manuscrit initial l’adjectif « déterminé », ce
qui avait d’ailleurs pour conséquence, en raison de l’effet de redondance ainsi produit, de
vider cette qualification de tout contenu… déterminé), tire en direction inverse de la tentation
d’une métaphysique généralisée de l’absence, au sens d’une ouverture indéterminée sur un
dehors sans limites, entraîné dans une dynamique de débordement, propre à une négativité qui
est à elle-même son objet et se condamne à n’être jamais résolue : si les « absences » du texte
sont « déterminées », c’est dans la mesure aussi où elles appartiennent à sa constitution, dont
elles ne peuvent être séparées ou isolées, à moins de prendre le risque de sombrer dans le vide
absolu d’un silence inexpiable, auquel, en s’en donnant la peine, on peut finalement faire dire
tout ce qu’on veut ; ce sont en quelque sorte des absences présentes, même si les marques de
leur présence sont indirectes. Ceci signifie qu’il n’y a d’absence qui ne requière les indices ou
les signes d’une présence, par laquelle elle n’est pas une pure absence, se rapportant à un
dehors qui ne serait pas aussi dedans, entendons au-dedans du texte, et y occupant une
certaine place, et non seulement entre ses lignes et au-delà de ce que celles-ci énoncent
expressément.
Les réticences exprimées par Philippe Hamon au sujet de la thématique de l’absence le
conduisent à faire rentrer l’examen du rapport entre texte et idéologie dans le cadre d’une
« poétique », dont il délimite dans ces termes le projet :
« Une poétique (textuelle) de l’évaluatif ne saurait être confondue avec une
sociologie et une anthropologie, disciplines spécifiques manipulant des problèmes et
des entités spécifiques (classes sociales, appareils institutionnels, problème de
l’origine des normes, de leur enracinement historique, etc.), même si le texte
littéraire, bien évidemment, participe à sa place, comme encyclopédie de simulations
d’actions, au grand laboratoire permanent de fonte et de refonte des idéologies, à la
« distinction » (Bourdieu) générale des systèmes. » (Texte et idéologie, p. 219-220)
Cette poétique a donc pour objectif d’appréhender les textes tels qu’ils se présentent, au
sens fort de l’expression « se présenter », en déposant le souci de voir au-delà de ce qu’ils
disent en propres termes : elle est ainsi amenée à examiner
« l’« effet-idéologie » du texte comme effet-affect inscrit dans le texte et construit-
déconstruit par lui, ce qui correspond à un recentrement de la problématique en
termes textuels, et au maintien d’une certaine priorité (qui n’est pas primauté) au
point de vue textuel ». (Texte et idéologie, p. 9-10)
Autrement dit, il faut partir des textes et chercher en eux ou sur eux, à même leur
composition, les formes manifestes, explicites, prises par « l’effet-idéologie » qui, avec les
moyens qui sont ceux de la littérature, signale directement la présence ou l’occurrence de
l’idéologie à même certaines figures de ces textes, donc en certains points identifiables de leur
organisation à laquelle ces figures sont parties prenantes, dans le champ et non hors champ.
On ne peut évidemment que souscrire à cette exigence, qui est la condition d’un abord sérieux
de la question du rapport entre texte et idéologie, dont on ne voit pas comment il pourrait se
passer de prendre appui sur le texte et sur ses particularités.
L’effort en vue de resituer l’effet-idéologie dans le cadre du texte littéraire, et non dans
un ailleurs imprécis qui serait de l’ordre du non-textuel, donc d’identifier les moments où,
sans renoncer à sa littérarité, il parle le langage de l’idéologie ou du moins feint de le faire,
nécessite, selon Philippe Hamon, une redéfinition de cette notion, qui permette de cerner les
formes de son intervention et d’en repérer directement la présence sans avoir à effectuer le
détour par une rhétorique ou une dialectique de l’absence autorisant à faire parler, à tort et à
travers éventuellement, des silences. Voici comment le programme de travail exposé sur la
quatrième page de couverture de Texte et idéologie présente cette révision de la notion
d’idéologie :
« L’idéologie sera donc ici considérée comme un système de valeurs, système qui
possède une dimension paradigmatique (tout texte construit des hiérarchies, des
échelles, des taxinomies, des systèmes d’évaluation où du positif et opposé à du
négatif) et une dimension syntagmatique (toute texte manipule des scénarios
narratifs impliquant des actants-sujets qui évaluent des moyens en fonction de
finalités). La notion d’évaluation sera donc au centre de cet essai, ainsi que la notion
qu’elle présuppose, celle de norme. »
Plus précisément encore, ce programme prend la forme suivante :
« Il s’agit de voir dans quelle mesure (variable selon les écoles et les textes) les
textes eux-mêmes, narratifs ou non narratifs, construisent, manipulent, proposent au
lecteur, incorporent à leur organisation – ou sabotent – certains dispositifs
stylistiques destinés à signifier une échelle de valeurs, des rapports évaluatifs, une
« mesure », des axiologies, des systèmes de dominantes locales ou globales, des
ensembles de polarisation ou de focalisation, bref tout ce qui peut « mettre en
perspective », « mettre en échelle » ou « mettre en liste » les unités, niveaux,
fonctions, éléments, isotopies, etc., d’un même texte ou de plusieurs textes en
rapport d’intertextualité. Ce qui est à élaborer, c’est une « poétique de l’échelle », ou
des hiérarchies textuelles. » (Texte et idéologie, p. 54)
Ou encore, autre manière de présenter ce même programme :
« Il s’agirait d’étudier, dans un texte, la distribution, la fonction, et le
fonctionnement des multiples appareils évaluatifs qui s’y inscrivent, tous les
endroits où le texte se réfère implicitement ou explicitement à une norme, à une
mesure, c’est-à-dire les endroits où il compare un personnage à un autre personnage,
un état à un état, un programme à un programme, une chose à une autre. » (Texte et
idéologie, p. 59)
La tentative de redéfinition de l’idéologie sur laquelle s’appuie ce programme
d’une poétique du normatif renvoie à la sémiotique de Greimas, qui récupère la notion
d’idéologie en lui faisant subir un dégraissage et en en restreignant le champ d’application : il
y a idéologie là où intervient la référence à des systèmes de valeurs, régis non par des lois
mais par des normes, dont l’idéologie effectue l’actualisation en se plaçant au point de vue
d’un sujet, sujet de jugements axiologiques qui recomposent le champ du réel en fonction de
critères préférentiels, donc en perspective et selon des modalités biaisées par l’adoption de ce
point de vue, de manière analogue à celle qui commande l’ordonnancement de la perspective
picturale (c’est Philippe Hamon qui fait ce rapprochement, Texte et idéologie p. 56-57, en se
référant au passage au modèle de l’appareil optique de la camera oscura, mis au point par les
premiers théoriciens et praticiens de la perspective, modèle dont, dans L’idéologie allemande,
Marx s’est servi pour rendre compte de la nature du mécanisme idéologique). Prise en ce sens
restreint, l’idéologie est donc toujours en relation à une axiologie dont elle représente la mise
en pratique :
« Les valeurs participant à une axiologie sont virtuelles et résultent de l’articulation
sémiotique de l’univers sémantique collectif : elles appartiennent de ce fait au
niveau des structures sémiotiques profondes. En s’investissant dans le modèle
idéologique, elles s’actualisent et sont prises en charge par un sujet – individuel ou
collectif – qui est un sujet modalisé par le vouloir-être et, subséquemment, par le
vouloir-faire. C’est dire qu’une idéologie, relevant du niveau des structures
sémiotiques de surface peut se définir comme une structure actantielle qui actualise
les valeurs qu’elle sélectionne à l’intérieur des systèmes axiologiques.
Une idéologie se caractérise donc par le statut actualisé des valeurs qu’elle prend en
charge : la réalisation de ces valeurs (c’est-à-dire la conjonction du sujet avec l’objet
de valeur) abolit ipso facto l’idéologie en tant que telle. En d’autres termes,
l’idéologie est une quête permanente des valeurs, et la structure actantielle qui
l’informe doit être considérée comme récurrente dans tout discours idéologique. »
(A. J. Greimas et J. Courtès, Sémiotique – Dictionnaire raisonné de la théorie du
langage, éd. Hachette, 1993, p. 179, art. « Idéologie », points 3 et 4)
Les points forts de cette analyse, qui, en s’inspirant des procédures du discours
scientifique, s’efforce de soustraire la notion d’idéologie au vague qui l’accompagne
ordinairement, sont fournis par les couples virtuel/actuel, profondeur/surface, qui permettent
d’installer en vis-à-vis axiologie et idéologie sur le modèle du rapport installé par la
linguistique de Hjelmslev entre paradigme et syntagme, deux manières de disposer des
éléments dont l’articulation est à la base du système perspectif : ce que le paradigme présente
selon une disposition verticale où tous les points coexistent idéalement, donc de manière
virtuelle et en profondeur, le syntagme le déploie actuellement en surface sur une ligne
horizontale de succession, à partir de la position d’un sujet, sujet pratique qui entreprend de
réaliser partiellement dans le monde, ou plutôt dans la représentation qu’il en élabore, le
système de valeurs dont son action s’inspire, et qui, en conséquence, est à la fois un sujet
idéologique et un sujet praxéologique. Il en résulte que l’idéologique constitue dans tous les
cas un ordre subjectif, disposé en fonction d’un point perspectif de fuite d’où est restructuré
son système de référence qu’il met en espace en en soumettant les éléments à un régime de
choix modalisé, selon les exigences d’un vouloir-être et/ou d’un vouloir-faire. Cette manière
de concevoir l’idéologie peut être mise en parallèle avec celle proposée par Althusser, dont
elle représente en quelque sorte la forme réciproque : au lieu de poser que l’idéologie
interpelle l’individu et le constitue en sujet, elle semble vouloir dire que c’est le sujet, comme
principe pratique d’actualisation, qui, depuis la place singulière qu’il occupe, fait l’idéologie,
en soustrayant les valeurs dont elle se réclame au statut paradigmatique de valeurs virtuelles
et en entreprenant, par le biais de leur étalement syntagmatique, de leur assigner une place et
une fonction dans le monde réel tel qu’il se le représente. Quoi qu’il en soi, qu’on interprète la
relation passant entre idéologie et subjectivité dans le sens qui va de l’idéologie au sujet ou
dans celui qui va du sujet à l’idéologie, reste qu’est reconnu le caractère crucial de cette
relation, ce qui exclut que puisse être attribuée à l’idéologie une dimension théorique
d’objectivité, du type de celle reconnue à un savoir, indépendante en principe d’une position
pratique de sujet auquel soit imputée la responsabilité de mettre par son initiative en œuvre ou
d’assumer personnellement un système de valeurs dont l’affirmation coexiste à son
intervention et la soutient.
On voit tout de suite ce qui fait problème lorsqu’on tente d’appliquer au texte littéraire
cette définition de l’idéologie : qu’est-ce qui représente en celui-ci la position de sujet
indispensable pour qu’y soit repérée l’intervention de l’idéologie ? Trois possibilités s’offrent
à ce propos : cette position peut être celle de l’auteur ou du narrateur (dont les voix peuvent
d’ailleurs interférer), sous la responsabilité duquel ou desquels est placée la composition du
texte dont il(s) gère(nt) à son gré ou à leur gré le déroulement ; elle peut être également, dans
le cas d’un texte narratif, celle du personnage autour duquel s’organise le récit, dont il
constitue alors, comme on dit, le pivot ; et elle peut être enfin celle du lecteur qui, à ses frais,
effectue un déchiffrement du texte en projetant sur lui ses propres critères préférentiels et en
l’utilisant comme un moyen ou une occasion en vue de concrétiser ses choix personnels, de
manière attractive ou répulsive. Est-il obligatoire de choisir entre ces trois possibilités ? Ce
qui fait la complexité du texte littéraire, et amène à le considérer comme un témoin
idéologique d’un type tout à fait particulier, c’est-à-dire comme nous l’avons dit pour
commencer un analyseur de l’idéologie, c’est précisément qu’il donne lieu à la présence
d’effets idéologiques en référence simultanément à ces trois points d’ancrage, entre lesquels il
instaure les conditions d’une circulation ou d’un échange, voire éventuellement d’un
conflit dont l’issue demeure en suspens : l’idéologie est impliquée dans le texte littéraire sous
la triple forme de l’idéologie de l’auteur, de l’idéologie du personnage et de l’idéologie du
lecteur, qui y interviennent simultanément, de manière concordante ou discordante, sur
plusieurs plans décalés, qui reproduisent le système de valeurs légitimes auquel est adossée
l’idéologie en y introduisant du jeu, donc en le problématisant. C’est la raison pour laquelle il
n’est pas satisfaisant de dire, à propos du texte littéraire, qu’il « reflète » de l’idéologie ou
qu’il en projette un double conforme : car reste alors posée la question de savoir lequel des
trois types d’actualisation idéologique qui viennent d’être évoqués il reproduit en en
effectuant l’enregistrement, ce qu’il fait en réalité de façon plurielle et différenciée, donc
dissociée, étant ainsi exclu que ces modalités de l’effet-idéologie puissent être confondues ou
soumises à des critères unificateurs communs.
Sur les bases qui viennent d’être définies, Philippe Hamon se propose de dégager de
l’économie du texte littéraire les points d’affleurement du normatif qui y manifestent la
présence de l’idéologique et relèvent comme tels d’une poétique spécifique prenant pour
objet, non certains blancs ou lacunes de l’écriture, mais les formes expresses prises par l’effet-
idéologie qui sont incorporées à son organisation, ce qui, concrètement, conduit à étudier les
passages de celui-ci où il est procédé à des évaluations. Ces évaluations font appel à des
compétences qui peuvent être techniques, donc de l’ordre du savoir-faire, langagières, donc de
l’ordre du savoir-dire, esthétiques, donc de l’ordre du savoir-jouir, ou éthiques, donc de
l’ordre du savoir-vivre : ceci signifie qu’il y a place dans le texte littéraire pour de l’effet-
idéologie principalement lorsque celui-ci fait référence à des critères qui sont ceux de l’utilité
fonctionnelle, de la correction verbale, de la conformité à une exigence de beauté, ou de
l’adaptation à des règles de bonne conduite définies par l’usage, ces différents critères n’étant
pas exclusifs et pouvant intervenir simultanément, en croisant leur application en des endroits
privilégiés, en des noeuds de l’énoncé ou de l’énonciation que Philippe Hamon dénomme
« foyers normatifs » ou « carrefours normatifs ». Ceux-ci correspondent à des moments de
fixation, voire même de crispation, en lesquels sont ramassées les marques d’intervention
d’une subjectivité qui introduit dans l’espace du texte du sens, c’est-à-dire proprement, selon
la signification première du mot « sens », des vecteurs d’orientation, significatifs de choix qui
en scandent la rectitude apparente et impriment en celle-ci un relief, ce qui est le propre d’une
évaluation hiérarchisée et polarisée, relief inexplicable à partir d’un conditionnement objectif,
qui agirait seulement à plat, massivement, sans faire la différence. Et d’ailleurs, comme cela
vient d’être suggéré, il se pourrait que cette subjectivité soit sans sujet assignable, restant en
suspens la question de savoir au nom de qui, personnellement, ces évaluations sont
effectuées : ce qui conduit à se demander si l’idéologique ne consiste pas justement dans
l’intervention d’une subjectivité impersonnelle, où la position du sujet est brouillée, avec pour
conséquence d’affecter le texte littéraire d’un certain degré d’équivoque ou d’incertitude. La
poétique du normatif dont Philippe Hamon dessine la carte n’a pas pour objectif de lever cette
incertitude qu’elle se contente de révéler :
« Repérer dans un texte des points d’ancrage de systèmes de valeurs ne renseigne
pas d’emblée sur leur localisation et origine énonciative, sur leur attribution (qui les
profère, les parle), ni sur leur interprétation (qui les assume, lequel est assumé
préférentiellement). Tout ce que l’on saisit là, peut-être, c’est une « rumeur » diffuse
de l’idéologie (de l’Histoire). » (Texte et idéologie, p. 40)
Que l’effet-idéologie se traduise par une rumeur, et non par un silence ou par une
absence, c’est l’un des résultats principaux de l’abord « poétique » de la question proposé par
Philippe Hamon : mais il reste que cette rumeur, pour être palpable dans ses manifestations,
conserve, de par l’espèce d’anonymat dans lequel elle s’enferme, une dimension énigmatique,
ce qui lui confère le caractère inquiétant ou perturbant d’une question sans réponse ; elle
signale l’amorce d’un mouvement de pensée dont, ne sachant d’où il vient, on ne sait non plus
où il conduit, et que, bien qu’on soit tenté de le faire, il faut renoncer à faire parler au-delà de
ce qu’il énonce d’une manière qui est tout sauf claire et dont l’opacité, irréductible, ne peut
être levée.
Plus précisément, Philippe Hamon tourne son attention vers les marques imputables à
l’effet-idéologie qui affectent la présentation du personnage dans le cadre du texte narratif
dont il impulse le déroulement en occupant dans celui-ci la position du « sujet », position
indispensable, on vient de le voir, à la mise en perspective idéologique ; on ne peut en effet
concevoir une intrigue romanesque qui ne fasse pas du tout appel à un personnage ou à des
personnages dont elle effectue la valorisation ou la dévalorisation, en les mettant au premier
plan ou au contraire en les rejetant à l’arrière-plan du récit, et éventuellement en les faisant
passer de l’une de ces positions à l’autre :
« Dans un texte, c’est certainement le personnage-sujet en tant qu’actant et patient,
en tant que support anthropomorphe d’un certain nombre d’« effets » sémantiques,
qui sera le lieu privilégié de l’affleurement des idéologies et de leurs systèmes
normatifs : il ne peut y avoir norme que là où un « sujet » est mis en scène.
Ces systèmes normatifs, qui pourront venir frapper n’importe quel personnage,
apparaîtront sur la scène du texte, notamment à travers la manifestation d’un lexique
et d’oppositions spécialisées : positif-négatif, bon-mauvais, convenable-inconvenant,
correct-incorrect, méchant-gentil, heureux-malheureux, bien-mal, beau-laid,
efficace-inefficace, en excès-en défaut, normal-anormal, légal-illégal, sain-
corrompu, réussi-raté, etc. » (Texte et idéologie, p. 104-105)
Qu’est-ce qui fait de l’acteur d’un récit plus qu’un personnage, un « héros », donc un
sujet pas comme les autres, un sujet superlatif sur lequel l’intérêt est momentanément ou
durablement focalisé parce qu’il est censé incarner des valeurs dont sa personne et ses
comportements effectuent la cristallisation, ce qui lui confère le rôle de tirer l’action dans un
certain sens, en référence à un système avéré de préférences dont il ne faut cependant pas
oublier qu’elles sont susceptibles à tout moment d’être remises en cause ? Est d’ailleurs
envisageable un régime narratif, c’est celui qui tend à prévaloir dans la littérature moderne, et
constitue même un indice fort de sa modernité, qui ne fasse aucune place à cette élévation du
personnage au rang de héros, et cultive uniquement la représentation d’«hommes sans
qualités » dépossédés de la capacité d’émerger et d’être propulsés au premier plan, comme les
récits de Beckett en fournissent l’exemple privilégié : cependant, une telle déqualification
reste une figure d’évaluation, donc encore et toujours la manifestation d’un effet-idéologie,
même si cette manifestation procède négativement et s’exprime en termes de privation, en
référence à un système où les valeurs prennent la forme de non-valeurs, qui sont en réalité des
valeurs inversées, des contre-valeurs. N’oublions pas, d’autre part qu’un héros négatif, du fait
même de l’accumulation sur sa personne de marques d’opprobre qui le distinguent, reste à sa
manière un héros, ce dont le Don Juan de Molière offre une frappante illustration.
Un même texte peut également faire référence simultanément à plusieurs systèmes de
valeurs, dont les effets tendent alors à se compenser ou à s’annuler, ce qui constitue encore le
témoignage d’un effort d’orientation, même si celui-ci échoue, et ne peut être pris pour un
indice d’absolue neutralité idéologique. Dans ce sens, Philippe Hamon repère chez Zola,
auquel il emprunte une grande partie de ses exemples, un double mécanisme de qualification
et de déqualification du personnage, au terme duquel il apparaît, soit que le héros n’en est pas
un, soit que les marques qui l’élèvent au rang de héros sont en réalité dérisoires :
« La « littérarisation » du « héros » par l’utilisation même d’un vocabulaire de
présentation emprunté au langage de la littérature, le soulignement de son côté
« fictif », son « exhaussement » théâtral implique alors la « fausseté » ou l’ambiguïté
du personnage, dont le texte notera par ailleurs de nombreux points faibles. » (Texte
et idéologie, p. 97)
« Ce que quelqu’un comme Zola construit autour du personnage, c’est une
mosaïque, un « patchwork » d’espaces évaluatifs juxtaposés, voire une hypertrophie
d’univers évaluatifs, plutôt qu’un monologue univoque au service d’un système de
valeurs privilégié. » (Texte et idéologie, p. 115-116)
En cumulant signes positifs et signes négatifs, le personnage, qui cesse d’apparaître
comme une marionnette manipulée par des schèmes idéels exclusifs et convergents, acquiert
du même coup une profondeur : le texte produit alors un effet de réalité qui est inséparable du
jeu idéologique ou du jeu avec l’idéologie auquel il offre un champ privilégié. Ceci démontre
qu’on peut faire de la littérature avec de l’idéologie sans que cela nécessite que le texte soit
ramené sur une ligne idéologique univoque, ce qui, en sens inverse, en appauvrirait le
contenu.
Il en résulte, c’est sans doute le résultat le plus intéressant de la démarche suivie par
Philippe Hamon, que l’effet-idéologie tel qu’il peut être appréhendé à même le texte littéraire
est le plus souvent surdéterminé. En superposant dans la présentation d’un personnage des
marquages d’origines diverses, et éventuellement antagoniques, le texte devient, par
l’intermédiaire de cette plurivocité, l’indice d’une polyphonie des valeurs, selon une
perspective qui fait penser au dialogisme de Bakhtine :
« « Cassage » de l’intrigue et de ses thèmes et points forts stratégiques, introduction
dans la fiction d’un métalangage évaluatif (le terme de « héros ») souvent délégué à
des évaluateurs pluriels (narrateur et personnages) ou partiellement incompétents et
disqualifiés, tous ces procédés visent bien à « inquiéter » la compétence idéologique
du lecteur, et à rendre impossible la « mise en hiérarchie » (la « pyramide ») d’un
système de valeurs, quel qu’il soit, dans l’énoncé, donc la « projection » du lecteur
en des lieux et places privilégiés. On passe ainsi d’une esthétique de l’intensité, de la
concentration, de la focalisation idéologique sur un point unique, à une esthétique de
la neutralisation normative, à une esthétique de la ponctuation dissonante, d’une
écriture monologique à une écriture dialogique (Bakhtine) caractéristique
certainement d’une certaine « modernité » littéraire, d’une certaine « ère du soupçon
idéologique ». » (Texte et idéologie, p. 102)
On peut accorder que la modernité littéraire a accentué cet effet de flou et d’incertitude
résultant de la référence simultanée à des systèmes de valeurs concurrents, et même qu’elle a
fait fond sur lui de manière à le constituer comme sa matière propre. Mais on peut se
demander si, moderne ou non, la littérature a jamais pu se passer d’une « esthétique de la
ponctuation dissonante » : une littérature strictement monologique, pratiquant la « focalisation
idéologique sur un point unique », serait-elle encore, au sens propre, de la littérature ? L’un
des traits distinctifs de la « littérarité », dont la modernité représente la prise de conscience
aigue, n’est-il pas dans tous les cas l’exploitation de la mise en perspective idéologique dans
le sens d’une intervention sur les valeurs qui en fait éclater la cohérence déclarée, ce qui
provoque chez le lecteur une « inquiétude » à l’égard du système unique et consistant dont
elles se réclament ? Prise en ce sens, la littérature, davantage qu’un reflet ou un double de
l’idéologie, qui ne ferait que la reproduire telle quelle en la parant d’un habillage formel en
vue de la rendre plus aisément consommable, serait un véritable travail sur l’idéologie, qui en
met à l’épreuve la légitimité, en suspend ou en falsifie les évidences, la « distancie » par
rapport à elle-même, en l’inscrivant dans un espace de confrontation à l’intérieur duquel est
révélé son caractère problématique : en même temps qu’elle transmet de l’idéologie, la
littérature opère sur l’idéologie une activité de transformation au terme de laquelle elle n’est
plus tout à fait à l’arrivée ce qu’elle était au départ, ce qui fait de la littérature, comme on l’a
dit, un analyseur ou un séparateur de l’idéologie, et non seulement un vecteur passif de sa
communication. Ce caractère est frappant, par exemple, dans les romans « nationaux » de
Barrès, qui, à force de souligner, en vue de les exalter, certaines valeurs conservatrices
droitières, produisent à leur égard, à la manière d’une satire, un effet ironique de redondance
et permettent d’en effectuer une reprise critique, en les relisant à l’envers de ce qu’ils
semblent dire à première vue ; de même, autre cas d’une littérature des extrêmes, - et selon la
formule bien connue les extrêmes se touchent -, le populisme de Céline, grossi jusqu’à
l’absurde par les moyens du style, cesse de pouvoir être appréhendé au premier degré, et
bascule, par ses excès mêmes qui confinent au délire, dans une incertitude qui imprime sur lui
la marque répulsive de l’inquiétante étrangeté. Et si une littérature de consommation courante,
comme celle dont le genre du roman-feuilleton fournit l’illustration, continue, en dépit de sa
facilité apparente et de l’esprit de connivence qui l’inspire, à présenter un intérêt « littéraire »
qui interdit de la rejeter complètement hors du champ de la « vraie » littérature dont elle
occupe les marges, c’est parce que l’inflation qu’elle fait subir à certains thèmes convenus
contribue à les faire exploser, et, opposant un démenti implicite à leurs certitudes déclarées,
du même coup les installe dans un régime de contestation ou du moins de désabusement
faisant obstacle aux velléités spontanées d’adhésion qu’on pourrait leur consentir : c’est dans
cet esprit que Marx a esquissé, dans La Sainte Famille, une relecture décapante des Mystères
de Paris d’Eugène Sue. Plus généralement, une littérature d’adhésion, produite par des
écrivants et non par des écrivains, qui ne serait que de pure propagande idéologique et
requerrait un acquiescement sans faille à des valeurs préétablies, non seulement serait rejetée
aux marges de la littérature mais serait expulsée hors des limites qui définissent en propre son
espace.
On a vu que Philippe Hamon repère les interventions du normatif, donc de l’idéologie,
dans le texte littéraire en fonction de quatre grilles d’évaluation, celle du savoir-faire, en
rapport avec les modalités du travail, celle du savoir-dire, en rapport avec les formes de
l’expression langagière, celle du savoir-vivre, en rapport avec des exigences éthiques, et enfin
celle du savoir-jouir, en rapport avec des critères esthétiques. Sont particulièrement
significatives les études qu’il consacre au second type d’intervention, celui qui passe par la
parole des personnages ou éventuellement par celle de l’auteur ou du narrateur (confondus ou
distincts), qui s’arroge(nt) le droit de parler à leur place : ces prises de parole, qui offrent à la
production de l’effet-idéologie un site particulièrement favorable, sont aussi, en raison des
écarts de langage dont elles sont l’occasion, les lieux où la référence à des systèmes de valeurs
avérés est le plus exposée à vaciller. La parole du personnage, qui est aussi celle que l’auteur
lui prête, et qui peut devenir celle du lecteur qui se l’approprie en prenant position par rapport
à elle, est toujours mise potentiellement entre guillemets, ce qui, en suspendant son contenu
ou en le rendant problématique, installe en elle une distance à soi, ou du moins une opacité
qui oppose un démenti flagrant à sa transparence manifeste. Chez Zola, qui exploite
régulièrement à cet effet la procédure stylistique du discours indirect, particulièrement
efficace en vue d’affecter les propos tenus d’une dimension hallucinatoire d’impersonnalité et
ainsi de semer le doute quant à leur validité, et même en premier lieu quant à leur réelle
signification, Philippe Hamon repère la construction d’une
« situation de parole dont le rôle est de pouvoir multiplier et disperser au maximum
les commentaires évaluatifs sur le savoir-dire du personnage » (Texte et idéologie, p.
136)
Cette dispersion est telle qu’à la limite on ne sait plus qui parle, de quoi « il » parle, ni
surtout ce qu’il faut penser de la parole ainsi exhibée, et en même temps mise entre
parenthèses, au fil du texte :
« Le fait de faire assumer le rendu du réel par la parole des personnages permettra à
l’auteur, tout d’abord de ne pas paraître l’assumer directement, donc également de
mettre à une certaine « distance esthétique » la parole même de ses personnages,
indépendamment des contenus visés et véhiculés, de se mettre par conséquent soi-
même à une certaine « distance » (celle de « l’observateur », de
« l’expérimentateur ») de ses personnages et de leur langage, qu’il présente alors
comme déjà globalement organisé a priori comme « genre » littéraire ou comme
résidu de « lectures », comme « discours », comme « lettre » ou comme « article de
journal », comme « théorie » ou comme « tirade », comme « bon mot » ou comme
« formule », comme « boutade », comme « rapport » ou comme « préférence
artistique », etc. Ainsi la caractérisation de la parole est renvoyée à un super- ou à un
méta-commentateur plus ou moins collectif et anonyme doué d’une sorte de
compétence littéraire, culturelle et stylistique générale, qui coiffe et dépasse le
commentateur lui-même, comme le parleur, et donc dépossède en quelque sorte ce
dernier de sa parole. Le narrateur, ainsi, se dissout comme instance évaluante
unique ; donc l’évaluation elle-même devient problématique. » (Texte et idéologie,
p. 140)
Inséré dans le cadre propre au texte littéraire, l’effet-idéologie produit par la parole, qui
biaise le rapport au monde réel en le faisant dépendre d’un point de vue subjectif, se trouve
lui-même biaisé, et perturbé, dans la mesure où il est en proie à cette entreprise de
dépossession et de dissolution, qui le fait littéralement éclater en en projetant les
manifestations sur des niveaux différents, décalés les uns par rapport aux autres, et
éventuellement discordants, comme dans le cas d’une anamorphose picturale. L’ambiguïté
ainsi produite, loin d’être un défaut du texte littéraire, qu’un supplément d’attention et de
rigueur aurait permis de corriger, constitue sa qualité spécifique : elle dote le discours d’une
épaisseur complexe, tout à l’opposé de la linéarité propre à une énonciation ne faisant pas
problème et pouvant être directement consommée telle quelle. L’art de l’écrivain consiste à
faire proliférer les plans d’énonciation et à en affiner les agencements, de manière,
éventuellement, à brouiller les repères qui permettraient de les départager.
Les mêmes conclusions peuvent être tirées de l’examen des autres grilles d’évaluation,
comme par exemple celle faisant référence à des critères éthiques. Pour que le texte littéraire
offre à ceux-ci un champ d’application, il faut qu’il leur fasse subir la même opération de
démultiplication et de mise en suspens qui vient d’être repérée à propos de la façon dont est
exposée, à tous les sens du terme, la compétence langagière des personnages :
« Puisqu’il faut inscrire dans le roman les codes, normes, étiquettes diverses qui
régissent le comportement social des personnages, comment le faire sans avoir l’air,
pour le narrateur, de prendre des partis ou des partis pris trop visibles, de
s’introduire trop évidemment dans son œuvre ?... La morale va devenir à la fois un
objet d’écriture, un projet des personnages, comme si (hypocritement) elle ne faisait
plus partie du sujet écrivant, le narrateur, par cette délégation et mise à distance,
tendant même, tout en s’effaçant lui-même comme sujet moral à constituer le lecteur
en (seul) juge de la moralité des personnages, donc en sujet, source et origine de la
morale. Mélange et dissociation d’univers moraux antagonistes étant sans doute les
solutions que l’auteur emploiera avec le plus de prédilection pour « neutraliser » un
système évaluatif trop discriminant, trop focalisant. » (Texte et idéologie, p. 187-
188)
Le texte littéraire constitue donc un lieu d’accueil pour des énoncés à caractère normatif,
que cependant il ne se contente pas de reproduire tels qu’ils se présentent au premier degré :
par l’intermédiaire des formes de son organisation stylistique ou narrative, il fait d’eux les
éléments d’un jeu, par lequel ils entrent en résonance, ce qui rend très difficile, voire même
impossible, de les rapporter à une instance de jugement ou d’action nettement identifiable. De
ce fait, les systèmes normatifs se mettent à vaciller : ils sont soumis à un mode de
fonctionnement étranger à leur logique propre, qui sape leurs certitudes de base, rend leurs
enchaînements problématiques, ôte à leurs conclusions tout caractère définitif. Plutôt qu’elle
n’est saisie ou transie par elle, la littérature s’empare de l’idéologie qu’elle incorpore à ses
réseaux, faisant ainsi d’elle un matériau qu’elle refaçonne à sa manière : l’idéologie ne sort
pas indemne de cette opération, de laquelle elle ressort transformée, métamorphosée,
méconnaissable, et par là susceptible d’entrer dans un nouveau régime de connaissance dont
les critères ne sont pas les siens propres. Dans un langage proche de celui de Derrida, on
pourrait dire que la littérature, en même temps qu’elle construit, déconstruit : elle déconstruit
ce qu’elle construit, en le faisant entrer dans un système d’écriture où il cesse de parler le
langage rassurant et convaincant de la présence phallogocentriste.
Qu’est-ce que la littérature fait connaître de l’idéologie ? Son objectif n’est certainement
pas d’en reconstituer les mécanismes comme pourrait prétendre le faire une étude scientifique
dont le propos serait d’expliquer l’idéologie, de remonter à ses causes profondes, et en dernier
recours de donner les moyens d’en rectifier les fausses évidences. L’enseignement qu’elle
délivre à son égard semble principalement négatif :
« Le texte romanesque suggère d’abord, par divers procédés cumulés, que le réel
n’est pas relevable d’une norme unique, qu’il est fondamentalement carrefour de
normes, carrefour d’univers de valeurs dont les frontières et les compétences ne sont
pas forcément, toujours, parfaitement ajustées, complémentaires ou distinctes. Ces
univers de valeurs se chevauchent, se transforment, se surdéterminent, se
transposent, le travail du romancier étant justement de décomposer ces intrications
normatives en leurs éléments fondamentaux. » (Texte et idéologie, p. 220)
La littérature remplit à l’égard de l’idéologie un rôle critique en en décomposant les
ajustements : c’est pourquoi elle peut être tenue, reprenons une fois encore cette formule,
comme un analyseur de l’idéologie, dont elle filtre les certitudes, semant ainsi le doute à
l’égard de leur caractère de certitude qu’elle falsifie, ou que du moins elle déstabilise
ironiquement, ouvrant ainsi la voie à leur réexamen, et éventuellement à leur révision, sur de
nouvelles bases. En réhabillant les schèmes idéologiques de manière à leur donner la forme
propre à l’effet-idéologie, elle procède à un déshabillage de l’idéologie qui a fourni leur
matière initiale.
Cette critique n’a-t-elle qu’une portée de contestation, ou bien nous apprend-elle
positivement quelque chose sur l’idéologie, sur sa nature ? À la fin de son livre, Philippe
Hamon suggère que ce pourrait être le cas :
« Par tous ces procédés cumulés de neutralisation, le romancier explore en fin de
compte, et aussi, une définition peut-être fondamentale de l’idéologie, son statut
fondamentalement utopique et atopique, non localisable, de « milieu » à la fois
diffus et totalitaire, de discours à la fois sans source et sans propriétaire, réajustable
et récupérateur, « assujettissant » quoique supprimant le « sujet » de l’énoncé (de
quoi parle le texte polyphonique ?) et le sujet de l’énonciation (qui parle dans le
texte polyphonique ?). » (Texte et idéologie, par. 226)
Si, comme on l’a avancé pour commencer, l’idéologie a besoin pour fonctionner de
s’appuyer sur une position de sujet dont elle exploite toutes les potentialités en redistribuant
autour d’elle, sinon le monde, du moins les représentations qu’on peut en former, la littérature
révèle la fragilité de cette position, minant ainsi la capacité de l’idéologie à interpeller les
individus en sujets, donc à remplir son rôle d’assujettissement : et par là, elle libère de
l’idéologie, ou du moins elle incite à s’en libérer, en suscitant par rapport à elle l’exigence
d’une prise de distance, dans la forme suspensive d’une véritable « époché ».
On doit cependant se demander si, en prenant ainsi position par rapport à l’idéologie, la
littérature n’institue pas les conditions, au niveau qui est le sien, d’une nouvelle position de
sujet, si elle ne fait pas que substituer une nouvelle forme d’interpellation à la première, si elle
n’installe pas le système d’une méta-idéologie qui n’est au fond qu’une idéologie de second
degré, une idéologie à la puissance, à l’égard de laquelle il faut aussi trouver les moyens de
prendre distance, ce qui est tout sauf aisé tant ses manifestations sont insidieuses. C’est ce que
semblent indiquer les toutes dernières lignes de Texte et idéologie :
« La ruse suprême consistant sans doute, en présentant au lecteur un univers
normatif contradictoire, sans sujet, à mettre celui-ci en position de juge ultime, donc
en position même de « sujet », c’est-à-dire dans la position d’un juge au tribunal qui,
après avoir écouté les interventions contradictoires de la défense et de l’accusation,
va « trancher ». Par là, par cette mise en scène des univers de valeurs, le texte
littéraire affiche bien son hérédité rhétorique, sa naissance dans le prétoire, donc son
respect de la loi. » (Texte et idéologie, p. 226-227)
Ceci semble vouloir dire qu’il y a aussi une idéologie spécifique de la littérature, qui
tend à la faire apparaître comme le théâtre d’un jugement pouvant prétendre à la vérité, et
dont le lecteur, appelé à venir remplir en dernière instance la place laissée vacante du sujet de
l’énonciation, serait le maître. Mais il ne faut se faire à ce propos aucune illusion : la « voix »
du lecteur ne plane pas au-dessus du texte comme celle d’un juge tout puissant qui serait en
mesure de décider laquelle de ses interprétations possibles est définitivement la bonne, la plus
« conforme », en un sens qui réintroduit la référence à une norme ultime de vérité ; mais elle
n’est qu’une des voix parmi les autres auxquelles, dans l’espace qu’il fabrique, le texte
littéraire offre la possibilité de se croiser, sans qu’elles finissent jamais par se rejoindre pour
de bon. Le meilleur usage de la littérature est celui qui conduit à renoncer à croire qu’existe
un sujet maîtrisant tous les fils de son interprétation, que ce sujet soit l’auteur, le personnage
ou le lecteur : si la littérature expose des significations, ou dirait-on dans un autre langage des
idées, qui peuvent être des schèmes axiologiques, c’est d’une manière qui détache ces
significations de tout arrimage fixe, et les fait flotter librement dans son espace artificiel, qui
existe à part du monde réel et ne saurait être confondu avec lui. C’est pourquoi il faut se
garder de sacraliser la littérature, donc de croire qu’elle apporterait, en même temps que les
problèmes qu’elle soulève, les solutions à ces problèmes, c’est-à-dire en fin de compte de
considérer que tout n’est que littérature, et que le dernier mot sur le monde et sur les
différentes formes de rapports au monde qu’expriment les idéologies reviendrait à la
littérature. La littérature ne dispose pas miraculeusement du pouvoir de résoudre l’idéologie,
c’est-à-dire d’en résorber les énigmes et d’en dissiper la présence : elle ne dit pas le dernier
mot de l’idéologie, mais, et c’est déjà beaucoup, elle la ramène à son premier mot, en
l’obligeant à s’énoncer comme idéologie, c’est-à-dire à s’objectiver en prenant une forme
visible ou lisible à l’égard de laquelle il devient possible d’adopter une attitude détachée, libre
de toute velléité d’adhésion. Autrement dit, l’effet-idéologie que la littérature produit et insère
dans son ordre, se présente à travers elle comme séparé du support idéologique dont il paraît
émané, et du même coup se situe en rupture par rapport au fonctionnement spontané de
l’idéologie dont il bloque, au moins provisoirement, les mécanismes d’assujettissement.
De ce point de vue, la présence de l’effet-idéologie dans le texte littéraire correspond,
sans jeu de mot, à une certaine absence de l’idéologie, entendons par là la manière dont
l’idéologie s’absente par rapport à elle-même en jouant sur le nouveau plan que lui offre la
littérature. C’est en gros ce que voulait dire, dans un langage sur certains points dépassé sans
doute, l’ouvrage en contrepoint duquel Philippe Hamon formulait l’exigence d’aborder la
question du rapport entre texte et idéologie dans les termes, non d’une dialectique de
l’absence, mais d’une poétique de la présence, au prix d’un resserrement drastique de la
notion d’idéologie, ouvrage dans lequel on pouvait en particulier lire ceci :
« Entre l’idéologie et le livre qui l’exprime, il s’est passé quelque chose : leur
distance n’est pas de pure convenance. Alors qu’une idéologie, en elle-même, sonne
toujours plein, dérisoire et abondante, par sa présence dans le roman, elle se met à
parler de ses absences. Elle reçoit sa mesure en même temps qu’une forme visible. A
travers le livre, en passant par le livre, il devient possible de sortir du domaine de
l’idéologie spontanée, d’une fausse conscience de soi, de l’histoire et du temps. Le
livre donne de cette idéologie une certaine image : il lui donne des contours qu’elle
n’avait pas, il la construit. Et ainsi, il la rencontre implicitement comme un objet, au
lieu de la vivre de l’intérieur, comme si c’était dans l’intimité d’une conscience ; il
l’explore (ainsi que Balzac explore le Paris de La Comédie Humaine par exemple), il
la met à l’épreuve de la parole écrite, de ce regard aux aguets où toute subjectivité se
prend, cristallise dans l’avènement d’une situation objective. L’idéologie spontanée
(elle n’est pas spontanée dans sa production, mais en ce que les hommes croient y
accéder spontanément), dans laquelle vivent les hommes n’est pas seulement reflétée
par le miroir du livre ; par lui elle est brisée, retournée, mise à l’envers d’elle-même,
dans la mesure où la mise en œuvre lui donne un autre statut que celui d’état de
conscience. Dédaignant par nature le point de vue naïf sur le monde, l’art, ou, au
moins la littérature, installent le mythe et l’illusion dans leur rôle d’objets visibles. »
(P. Macherey, Pour une théorie de la production littéraire, éd. Maspéro, coll.
Théorie, 2966, p. 155)
On peut considérer comme malheureuse ou peu heureuse la formule selon laquelle le
texte littéraire « exprime » l’idéologie, qui paraît signifier qu’il en fournit une transposition ou
une traduction la faisant passer du dehors, où elle existe sous sa forme spontanée, au dedans,
c’est-à-dire à l’intérieur de l’ordre textuel tel qu’il est pris en charge par les moyens de
l’écriture littéraire. Cette représentation d’un déplacement de l’idéologie, par lequel elle
s’introduit dans le texte en se traduisant dans son langage, ce qui évoque un mouvement
d’intrusion, au terme duquel sa forme est modifiée son contenu étant laissé intact, n’est pas
satisfaisante. Son inconvénient principal est qu’elle laisse supposer que l’idéologie figure
dans le texte à la manière d’un corps étranger, sur le modèle d’un météorite venu se poser à sa
surface, sur le fond de laquelle elle ressort du seul fait d’avoir reçu des contours qui la rendent
repérable, identifiable. Or l’idéologie, lorsqu’elle se présente à l’intérieur du texte comme
effet-idéologie, n’est pas seulement déplacée, elle est transformée, dans la mesure où elle est,
à travers ce mode de présentation, objectivée, c’est-à-dire désubjectivée, donc pour une part
désidéologisée, par le biais de « ce regard aux aguets où toute subjectivité se prend, cristallise
dans l’avènement d’une situation objective », situation qui permet d’en effectuer « la
rencontre implicitement comme un objet au lieu de la vivre de l’intérieur, comme si c’était
dans l’intimité d’une conscience », ce qui « lui donne un autre statut que celui d’état de
conscience ». L’idéologie étant une certaine manière de voir le monde, en ramenant tout à son
point de vue qu’elle incite à partager, la littérature donne elle-même le moyen de voir
l’idéologie, non en ce sens qu’elle la reproduirait en se plaçant à un nouveau point de vue,
qui serait encore un point de vue relevant d’une nouvelle sphère idéologique, mais parce
qu’elle institue les moyens, ou du moins suscite l’exigence d’appréhender un contenu
objectivement, non seulement en changeant de point de vue, mais en se délivrant de
l’obligation de privilégier un point de vue, ce qu’elle arrive à faire en multipliant les points de
vue, avec pour conséquence de supprimer les conditions de l’identification à un point de vue
exclusif, identification qui est la forme normale, spontanée, de fonctionnement de l’idéologie.
La littérature désoriente, déboussole l’idéologie, c’est-à-dire la façon admise comme normale
de voir le monde ; elle en brouille les repères ordinaires, comme le fait l’anamorphose
picturale à l’égard du mode de représentation perspectif : elle révèle ainsi ce qu’elle comporte
d’incroyable, donc de non crédible, en ce sens qu’elle la conduit à « parler de ses absences » ,
et ainsi à résonner tout autrement, non avec l’assurance d’une parole pleine, habitée par une
signification sans faille dont rien ne la sépare, mais flottant dans le vide d’un espace qui
n’obéit plus à un principe de centration défini, et où il n’y a plus de place que pour du relatif,
étant évacuée la prétention d’atteindre un absolu.
S’il y une philosophie littéraire, c’est-à-dire une modalité de la réflexion philosophique
produite spécifiquement par la littérature, cette philosophie est foncièrement sceptique : elle
ne construit positivement aucun savoir, mais elle déblaie le terrain, opération préalable à
toute construction de savoir, et c’est en ce sens qu’il est permis de dire qu’elle obéit à régime
de l’absence, absence non par défaut mais par nécessité, c’est-à-dire produite en règle dans
certaines formes qui, elles, sont indiscutablement présentes, telles que les configure et les
découpe, sur le fond blanc de la page, la noire dentelle de l’écriture.

© Pierre Macherey

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