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Théories et méthodes dans la comparaison des langues :

chemins vers la linguistique générale


Anna Sörés

To cite this version:


Anna Sörés. Théories et méthodes dans la comparaison des langues : chemins vers la linguistique
générale. Sciences de l’Homme et Société. Univerisité Paris X Nanterre, 2007. �tel-01081421�

HAL Id: tel-01081421


https://halshs.archives-ouvertes.fr/tel-01081421
Submitted on 7 Nov 2014

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abroad, or from public or private research centers. publics ou privés.
Anna Sőrés

Théories et méthodes dans la comparaison des


langues : chemins vers la linguistique générale

Document de synthèse pour l’HDR

Université Paris X Nanterre


2007

Date de soutenance : 08/11/2007


Directeur : Bernard Laks
Membres du jury : Denis Creissels
Christiane Marchello-Nizia
Bertrand Boiron

1
Table des matières

1. La diversité des langues dans la linguistique générale


1.1. La linguistique générale
1.2. Les linguistes sur la diversité des langues

2. Sur la comparaison des langues


2.1. Les différentes types de comparaisons
2.2. La terminologie

3. Avant les comparaisons, la description


3.1. Pourquoi le hongrois ?
3.3. L’ordre des mots
3.4. La structure informationnelle
3.5. L’agglutination
3.6. Le passif
3.7. La grammaticalisation de l’ESPACE

4. Comparaisons intragénétiques
4.1. Les langues romanes
4.1.1. Ordre des mots
4.1.2. Et où placer les créoles ?
4.2. Langues finno-ougriennes

5. Comparaisons intergénétiques. Approches typologiques


5.1. La place de l’adjectif épithète dans les langues
5.2. Les adpositions

6. Comparaisons intergénétiques. Approches contrastives


6.1. Méthodologie : les articles
6.2. Ordre des mots
6.3. Temps et aspect

7. Comparaisons en diachronie

8. L’évolution de la morphologie des langues romanes : flexionnelle et


analytique ?
8.1. Introduction
8.2. Analyse de la technique morphologique du français
8.3. De synthétique en analytique

2
8.4. Les articles
8.5. Disparition de la flexion nominale et emploi de prépositions
8.6. La gradation des adjectifs
8.7. Les pronoms personnels
8.8. Les auxiliaires
8.9. Synthèse et analyse dans le système verbal
8.10. D’analytique en synthétique: Les articles contractés
8.11. Conclusions

Conclusions et perspectives

3
Mémoire de synthèse de Anna Sőrés pour l’HDR

Introduction : Hommage à Joseph Herman (1924-2005)

A un moment donné de sa carrière de chercheur, non seulement on


fait un bilan de ses activités, mais on pense aussi à ceux qui l’ont guidé
pendant cette période. Plus la carrière est longue, plus la liste des personnes
à remercier est longue. Je souhaite dédier ces mémoires, en particulier
l’étude inédite, la comparaison synchronique des langues romanes, à
Monsieur Joseph Herman, spécialiste du latin vulgaire et de l’histoire du
français, qui fut mon directeur de thèse, qui a commencé à m’instruire sur le
raisonnement scientifique et à qui je n’ai plus l’occasion de demander des
conseils et de montrer mes travaux.

4
1. La diversité des langues dans la linguistique générale

1.1. La linguistique générale

En 1954, puis en 1963, Emile Benveniste1 a mené des réflexions sur


les tendances récentes en linguistique générale en soulignant l’importance
du développement de la linguistique pendant les décennies précédentes. En
ce moment, celui qui s’interrogerait sur notre discipline serait dans une
situation encore plus difficile si l’objectif était de faire un bref survol du
développement qui s’est effectué entre les années 1950 et de nous jours. Ce
n’est évidemment pas mon objectif sur ces pages ; je propose de saisir un
seul aspect dans les recherches en linguistique générale, à savoir la diversité
des langues et les différents moyens qui permettent de les décrire et de les
analyser. Dans un premier temps, je ferai un bref survol des réflexions des
linguistes que nous citons comme sources dans nos travaux sur les questions
fondamentales en linguistique générale. Le fil conducteur sera la question de
savoir quelle est la place que les grands théoriciens assignent à l’étude de la
diversité des langues. En effet, c’est dans cette perspective que s’inscrivent
mes propres recherches dont je fais la synthèse ici.
Il paraîtrait banal de définir la linguistique générale comme étant la
branche de la linguistique qui se pose les questions fondamentales et les
plus générales sur le fonctionnement du langage. Toutefois, en essayant de
mieux délimiter l’objet des réflexions, on arrive à des différenciations qui ne
sont pas évidentes à première vue. Rastier (2001) suggère une éventuelle
scission entre linguistique générale et linguistique universelle, dans la
mesure où la première prend pour objet les langues, alors que la seconde
traite du langage. Notons qu’une telle scission existe de fait dans les
recherches linguistiques en Hongrie où la plus grande faculté de lettres
connaît un département de Linguistique générale qui suit l’approche
traditionnelle, et un autre de Linguistique théorique dont les activités
s’inscrivent dans les différentes écoles des grammaires formelles.
Mais théoriquement, qu’est-ce qui pourrait justifier une telle
distinction ? L’intégration dans une discipline plus large, les sciences
cognitives, comme le prévoit Rastier, en est une raison. Une autre est la
différence des méthodes utilisées. La linguistique générale, dans laquelle je
propose d’intégrer la typologie, et la linguistique théorique – formelle ont
les mêmes objectifs : découvrir comment fonctionne le langage humain,
quels sont les invariants dans les langues et quelles sont les limites de la
variation. La différence fondamentale entre les deux approches réside dans

1
Problèmes de linguistique générale, tome I., 3-31.

5
l’opposition entre la méthode inductive de la typologie et la méthode
hypothético-déductive des approches formelles. Toutefois, depuis la théorie
des Principes et paramètres (Chomsky 1981) des approches formelles
acceptent, elles aussi, l’idée de la variation paramétrique. Et d’autre part,
certains de ces paramètres sont utilisés dans la description et dans la
comparaison des langues. Nous en trouvons un exemple intéressant dans
Shibatani et Bynon (1995) où Fukui fait une comparaison syntaxique de
l’anglais et du japonais selon l’approche Principes-et-Paramètres.

1.2. Les linguistes sur la diversité des langues

La comparaison des langues, dans une perspective diachronique, a


été particulièrement développée au XIXe siècle. L’établissement des
rapports génétiques et les tentatives d’une classification morphologique des
langues en sont les témoignages. En parcourant l’histoire de la linguistique
de ce point de vue, on observe que ce n’est qu’en 1921 avec Sapir que la
diversité des langues retrouve sa place dans les réflexions sur le langage.
Saussure est considéré comme le fondateur de la linguistique en tant que
science. La question que l’on peut se poser est de savoir si dans les écrits de
Saussure, aux endroits où il propose d’élaborer l’objet de la linguistique, il
désigne une place à la diversité des langues. Il paraît qu’il ne s’y réfère pas
explicitement quand il oppose la langue et la parole comme parties
constitutives du langage. Toutefois, au moment où il analyse un phénomène
linguistique concret, il propose une comparaison ou une confrontation entre
deux langues. C’est le cas lorsqu’il donne un exemple2 pour illustrer la
notion de la valeur des signes sous forme d’une comparaison entre mouton
du français et mutton de l’anglais, ce dernier s’opposant à sheep. De même,
on pourrait citer l’exemple de mieten et vermieten en allemand face à louer
en français. Même si cela n’apparaît pas explicitement, l’observation des
faits de langue passe nécessairement par l’observation simultanée de
différentes langues.
Il n’est peut-être pas exagéré d’attribuer à Sapir la relance des
réflexions sur la comparaison des langues. Nous ne développerons pas en
détail l’importance de la description des langues amérindiennes, il la
souligne en renvoyant aux travaux de Bloomfield sur l’algonquin et aux
siens sur l’athabasque. Nous notons seulement que l’analyse et la
description des concepts utilisés dans ces langues mènent à relancer la
réflexion sur les rapports qui relient la langue et la pensée, réflexions dont

2
CLG 2e partie, chap. 4. pp. 158-162.

6
nous connaissons l’importance dans les différentes approches cognitives
récentes.
Le fait que la typologie morphologique proposée par Sapir (1921,
142-143) n’a pas trouvé de suite directe n’en diminue pas les valeurs. La
reconnaissance du caractère souple du type morphologique et la clarification
des deux paramètres, celui du degré de synthèse (mesuré par le nombre de
morphèmes par mot) et le degré de fusion entre les morphèmes dans les cas
où il y en a plus d’un par mot a permis de développer le concept de type
linguistique, tel qu’il apparaît plus tard chez Greenberg (1954).
Mais Greenberg n’est pas le seul, à cette époque-là, à défendre
l’importance des études comparatives et à promouvoir les études
typologiques. Jakobson (1958), en mentionnant l’échec de la tentative de
Friedrich Schlegel de créer une typologie générale des langues, trouve
« naturel que Sapir, qui fut un des promoteurs de la linguistique descriptive,
se soit fait l’avocat des recherches sur les types de structures linguistiques ».
Pour ce qui est du rapport entre description de systèmes particuliers et
comparaisons, Jakobson considère que les deux tâches, à savoir la
description de systèmes isolés et l’élaboration de taxinomies s’impliquent
mutuellement3. Au même moment, Jakobson se déclare être en accord avec
Greenberg sur l’importance du développement d’une typologie
phonologique en élaborant en même temps une terminologie plus adéquate.
Ceci est une nécessité dans toute approche typologique. Mais l’une des
observations les plus importantes décrivant le rapport entre les faits de
langue et les lois universelles, notamment les observations qui permettent de
tirer des conclusions sur la méthodologie des études typologiques est, à mon
sens, la suivante4 :
« Le moment est venu de s’attaquer à la question des lois universelles du
langage, en particulier des lois phonologiques. Même la découverte, dans
une langue lointaine, nouvellement décrite, de particularités qui
contredisent ces lois ne dévaluerait pas les généralisations basées sur
l’étude antérieure d’un nombre imposant de langues. La régularité observée
deviendrait une régularité approximative, une règle d’une haute probabilité
statistique ».
Du point de vue du travail du typologue cela signifie qu’à la lumière
de nouvelles données « découvertes » dans les langues certaines
généralisations doivent être reformulées. Et c’est pour la même raison qu’il
faut défendre la pertinence de la description de langues individuelles en

3
C’est l’une des raisons pour lesquelles la présentation de mes travaux est articulée
également en descriptions et comparaisons.
4
Jakobson p. 72.

7
typologie, ainsi que la comparaison contrastive de deux ou d’un petit
nombre de langues. Un tel travail est évidemment bien différent de celui
d’un autre typologue qui travaillerait à l’aide de base de données
informatisées qui permettent d’observer des centaines de langues à la fois.
Pour revenir aux idées des linguistes sur l’étude de la diversité des
langues, nous nous arrêtons à celles d’André Martinet dont les travaux
s’inscrivent exactement dans ce que nous entendons par linguistique
générale. Sans parler explicitement de la diversité, il en tient compte dans
toutes ses réflexions, à commencer par sa définition de la langue5 :

« Une langue est un instrument de communication selon lequel


l’expérience humaine s’analyse, différemment dans chaque communauté,
en unités douées d’un contenu sémantique et d’une expression phonique
[…] ».

L’autre géant français de la réflexion linguistique, Emile Benveniste


est le plus souvent cité à propos de l’énonciation ou certains autres
problèmes concrets sur lesquels il a travaillé. Ici, je souhaite me référer à ses
écrits, mentionnés au début de ce chapitre, sur le développement des
disciplines linguistiques depuis le XIXe siècle jusqu’aux années 1950. Il
explique en effet très clairement l’importance qu’il faut attribuer à
l’observation des langues les plus diversifiées.
Benveniste voit l’évolution des tendances dans l’abandon de certains
problèmes, par exemple le refus6 « d’ériger en propriétés universelles du
langage les particularités d’une langue ou d’un type de langues ». Il constate
que « [l]oin de constituer une norme, le type indo-européen apparaît plutôt
exceptionnel ». C’est que l’horizon des linguistes s’est élargi « par l’analyse
des langues ‘primitives’ dans lesquelles se révèle une organisation
hautement différenciée et systématique ». D’où, plus loin, sa conclusion :
« Il faut attacher une grande importance à cette expérience toujours plus
large des variétés linguistiques du monde ».
On pourrait s’arrêter là, ne pouvant aller plus loin dans la
programmation des recherches linguistiques. Il est toutefois intéressant de
jeter un coup d’œil sur deux ouvrages importants qui nous ont guidés dans
nos études et que nous ne cessons de citer à l’intention des nos étudiants : il
s’agit des manuels de Robins (1964) et de Lyons (1968).
Robins (1964, 15) précise le propos de la linguistique générale :

5
Martinet 1970, 20.
6
Benveniste 1966, I. 5.

8
« […] le langage humain en tant que composante universelle du
comportement humain et des facultés humaines. […]. Il est bien évident
qu’il n’existe pas de ‘langage universel’, objet spécifique de la linguistique
générale, en dehors des nombreuses langues parlées dans le monde ».
Notons que c’est le premier manuel qui présente certaines manières
de comparer les langues (chap. 8). Il évoque la comparaison typologique
dans les domaines de la phonologie, de la phonétique et de la sémantique
ainsi que dans la grammaire, avec un intérêt particulier à ce qu’il appelle
« typologie grammaticale », à savoir la répartition des langues selon
« isolante », « agglutinante », etc.
L’ouvrage de Lyons, Introduction to theoretical linguistics (traduit
en français par Linguistique générale. Introduction à la linguistique
théorique) ne développe pas explicitement le problème de la diversité, mais,
comme le fait entre autres Martinet, chacune des analyses s’appuie sur
plusieurs langues, celles qui sont les plus pertinentes du point de vue du
phénomène en question. Il suffit de mentionner l’analyse de Lyons sur les
systèmes casuels, citée jusqu’à nos jours. Toutefois, c’est pour une autre
raison que nous avons cité son ouvrage original. En effet, le titre ne suggère
pas, comme le fait la traduction en français, de dissocier linguistique
générale et linguistique théorique.

9
2. Sur la comparaison des langues

2.1. Les différents types de comparaisons

La comparaison scientifique des langues peut être subdivisée en


deux types de travaux7, avec des méthodes et des objectifs différents. On
peut distinguer ainsi deux disciplines :
1. la linguistique comparative et historique et
2. la comparaison typologique.
Dans la première approche, les recherches, par définition
« intragénétiques » aboutissent à l’établissement de familles linguistiques,
alors que dans la deuxième on aboutit à des types ou schémas
translinguistiques. Ici, il faut préciser que le terme « translinguistique »
correspond au terme anglais cross-linguistic et se réfère au fait que les
approches sont censées représenter toutes les langues du monde, à travers un
échantillon représentatif. En ce sens, le terme est utilisé comme synonyme
de « typologique ».
Dans les approches typologiques, lorsqu’on travaille sur un certain
nombre de langues, on peut faire une distinction en fonction du rapport qui
existe entre les langues qui seront étudiées. Ainsi, dans la synthèse que je
propose, une distinction sera faite entre
1. comparaisons intragénétiques et
2. comparaisons intergénétiques.

Au sein des comparaisons typologiques on peut encore faire une


subdivision, du point de vue méthodologique, entre approches typologiques
proprement dites et études contrastives. La différence entre les deux se
trouve dans l’envergure des comparaisons. En effet, la typologie, à travers
d’échantillons représentatifs, s’intéresse en principe à toutes les langues du
monde et vise une description globale, afin d’établir ce que c’est qu’une
langue humaine, ce qui est possible et ce qui est nécessaire pour qu’un
système de communication soit considéré comme une langue humaine et
enfin quelles sont les limites de la variation entre les langues. En tant qu’une
définition possible de la typologie Croft (1995) propose que c’est « une
approche à la théorisation linguistique ou plus précisément une
méthodologie de l’analyse linguistique ». Il me semble qu’une précision
rendrait cette définition plus efficace. En disant que c’est une approche à la
théorisation moyennant une méthodologie spécifique il serait plus facile
d’opposer, comme on a l’habitude de le faire, les grammaires génératives –

7
Robins 1973, 272.

10
formelles et les approches typologiques – fonctionnelles. La première
caractéristique de cette méthodologie spécifique consiste à tenir compte de
l’ensemble des langues du monde. Une autre caractéristique est la recherche
constante des possibilités d’identification de deux phénomènes
grammaticaux dans deux ou de plusieurs langues différentes. L’une des plus
grandes difficultés en typologie reste la définition des concepts
grammaticaux.
Au sein des approches translinguistiques, les approches contrastives
se limitent à la comparaison de deux ou de quelques langues dont elles
étudient les microsystèmes, selon une approche qui prend comme point de
départ le concept pour arriver à l’identification du signe auquel il appartient.
C’est par conséquent une approche onomasiologique qui semble être le plus
approprié pour les travaux comparatifs, même si elle ne peut être exclusive.
A certains moments on est obligé de prendre un signe pour point de départ
(comme nous le faisons au sujet des articles, voir 8.4.).
Les distinctions qui viennent d’être proposées permettent de placer la
plupart de mes recherches dans un cadre plus large. Toutefois, certaines de
mes recherches portent sur la description d’une langue, le hongrois.

2.2. La terminologie

Lorsqu’on travaille sur la description d’une langue et qu’on publie


ses résultats dans une autre langue, on est souvent confronté aux difficultés
que peuvent poser les différences dans la terminologie. Les difficultés sont
évidemment encore plus grandes lorsqu’on travaille en linguistique
contrastive ou en typologie et que chacune des langues est décrite avec une
terminologie qui suit les traditions de la description grammaticale de la
langue donnée.
L’importance de la terminologie est développée dans l’un des
travaux récents de Gilbert Lazard, linguiste particulièrement sensible à la
transparence et à la définition adéquate des concepts linguistiques. Il
considère que (2006, 93-94) :
« La terminologie n’est qu’une boîte à outils, c’est vrai. Mais si les
outils sont mal adaptés, le travail est mal fait. Le premier soin du
bon artisan est de se procurer de bons outils ou de les fabriquer lui-
même ».
Il cite au même endroit Mounin qui souligne l’importance que
certains des plus grands linguistes, notamment Saussure et Meillet ont
attribuée à la terminologie. Selon Lazard, il faut d’abord bien définir les
termes, d’où (op. cit. 94), la première nécessité d’une description claire qui

11
est de bien distinguer entre signifiant et signifié. Ce devoir est beaucoup
plus compliqué si l’on travaille sur plusieurs langues à la fois, comme c’est
le cas en linguistique contrastive ou en typologie. La première tâche
consiste donc à harmoniser les terminologies et les traduire dans la langue
dans laquelle on publie ses recherches, dans notre cas en français. Et au
moment où on travaille dans un cadre théorique dont la langue est l’anglais,
il peut y avoir des problèmes qui ne peuvent pas être résolus aisément.
Dans mes travaux, j’ai été confrontée à ce problème à plusieurs
reprises. Les grammaires traditionnelles du hongrois et écrites en hongrois
ont l’habitude d’utiliser une terminologie spécifique : dans la mesure du
possible, tous les termes sont traduits en hongrois, les termes
« internationaux » sont soigneusement évités. Quelquefois, ces termes
hongrois correspondent à des concepts bien connus mais dont ils ne sont pas
de simples traductions, tels que szenvedő szerkezet ‘construction passive’ (le
verbe szenved peut être mis en rapport avec ‘souffrir, subir qc’), ou
szószerkezet ‘syntagme’ (litt. ‘construction de mots). Dans d’autres cas le
terme correspond à un phénomène connu dans la description d’autres
langues mais dans la description du hongrois il s’inscrit dans un autre
ensemble de concepts. A titre d’exemple, nous présenterons le problème des
jelzők ‘épithètes’. Les grammaires du hongrois en distinguent trois :
1. minőségjelző, litt. ‘épithète de qualité’, traduit par ‘adjectif
qualificatif’, à savoir adjectif en fonction d’épithète, belle maison,
2. mennyiségjelző, litt. épithète de quantité’, à savoir la fonction
que remplit un déterminant numéral, deux maisons et
3. birtokosjelző, litt, ‘épithète de possession’, à savoir la fonction
du possesseur dans une construction possessive, a gyerek könyve ‘le livre de
l’enfant’.
Les traductions littérales des trois termes montrent qu’en
hongrois la terminologie se repose sur la fonction, en partant de la fonction
épithète de l’adjectif qualificatif, alors qu’en français, il s’agit de
1. adjectif qualificatif
2. déterminant du nom
3. complément du nom.
Dans les trois cas, il s’agit des déterminants du nom dans le sens
large utilisé en typologie. Les symboles y correspondant qui décrivent le
groupe nominal en question sont AN, NumN, Gen N (ou l’ordre inverse). Il
paraît que la terminologie du hongrois soit plus transparente dans la mesure
où elle se réfère à chaque fois au fait que ce sont tous des déterminants du

12
nom. Lors d’un colloque organisé par le CIEH8, j’ai étudié l’emploi du
terme determináns ‘déterminant’ qui paraît relativement récent dans la
description du hongrois. Le problème ne vient pas des signifiants qui sont
transparents, ils peuvent être facilement mis en rapport les uns aux autres en
français et en anglais. Il s’agit d’un vrai un problème des signifiés. En effet,
le terme peut être utilisé dans deux sens :
1. comme « déterminants du nom », concept dont toutes les
grammaires du hongrois ne tiennent pas compte et
2. dans le sens où on l’utilise en typologie, à savoir pour décrire le
rapport qui existe entre déterminant et déterminé dans tout type
de syntagme ou de construction endocentrique.
Il faut admettre que l’on est plus à l’aise en consultant les
grammaires considérées comme « modernes », plus précisément les
grammaires formelles qui sont beaucoup plus tolérantes à l’égard des termes
qui sont le plus souvent directement empruntés à l’anglais. Cela permet leur
utilisation aussi bien dans un texte hongrois que dans un texte français, par
exemple operátor ‘opérateur’, deiktikus ‘déictique’, expletívum ‘explétif’,
etc.
On pourrait avoir l’impression que les difficultés sont moins grandes
et les transparences plus saillantes lors de la comparaison des langues
romanes, mais ce n’est malheureusement pas le cas. Il suffit de renvoyer à la
coexistence des termes « articles contractés » en français, « preposizioni
articolate » en italien ou « datif et génitif de l’article » en rhéto-roman.
Nous reviendrons sur ce problème plus loin, dans l’étude synchronique des
langues romanes.

8
« Temps, espaces, langages », Colloque international organisé par le Centre
Interuniversitaire des Études Hongroises, Paris 3, du 7 au 9 décembre 2006.

13
3. Avant les comparaisons, la description

3.1. Pourquoi le hongrois ?

J’ai choisi de travailler sur le hongrois non seulement parce que c’est
ma langue maternelle, ce qui me permet de mieux évaluer les données
linguistiques, mais parce qu’en lisant la littérature typologique j’ai remarqué
que cette langue est assez souvent citée pour illustrer différents
phénomènes, le plus souvent au sujet de la « conjugaison double » ou à
propos du morphème « lak ». Il y a pourtant d’autres phénomènes
intéressants qui peuvent enrichir la typologie des langues.
Mais avant tout, il se pose une question pratique : pourquoi faire une
nouvelle description d’une langue dont on a déjà plusieurs, notamment des
grammaires non seulement en hongrois mais aussi en anglais, en français et
en allemand9. La réponse paraît simple : parce que chaque ouvrage
représente une forme spécifique de la description : il y a des grammaires
traditionnelles traduites en différentes langues, mais elles risquent de poser
des problèmes de terminologie. D’autres, plus modernes, suivent les
grammaires formelles et posent moins de problèmes terminologiques.
Toutefois, on peut observer que si les typologues évoquent un point précis
de la grammaire du hongrois, le plus souvent ils ont recours aux grammaires
traditionnelles de Benkő et Imre (1972) ou de Tompa (1968). Néanmoins,
on trouve une description qui s’inscrit très exactement dans la perspective
typologique, celle de Kenesei et al. (1998), rédigée selon le questionnaire de
Comrie10, mais elle est moins souvent citée. C’est ce qui m’a amenée à
publier un ouvrage qui est différent de ceux qui viennent d’être mentionnés.
Il ne constitue pas une description complète de la langue, car il se concentre
sur quelques aspects typologiques, ceux qui sont les mieux développés dans
la littérature mais moins étudiés dans les grammaires du hongrois. L’objectif
est de trouver la place du hongrois parmi les langues par l’analyse d’un
phénomène donné en harmonisant la description d’une langue particulière
avec celles d’autres langues. Il s’agit des domaines suivants :
 la morphologie, en particulier l’appartenance ou non à
l’un des types classiques, dans le cas concret au type agglutinant,
 l’ordre des mots et la structure informationnelle de
l’énoncé,
 certains processus de grammaticalisation.

9
Voir les références dans Sőrés 2006, p.11.
10
Lingua 1977, vol. 42-1.

14
Ce sont des domaines les mieux développés ces derniers temps. En
revanche, le passif ne fait pas partie de ces domaines, c’est plutôt le moyen
dont l’étude a éveillé l’intérêt des linguistes. Si j’ai choisi de faire une étude
détaillée sur ce sujet, c’est pour proposer une perspective d’étude qui serait
plus large que les approches connues qui raisonnent en termes de
transformation « actif – passif » ou de paradigme verbal. Je propose de voir
dans le passif un phénomène énonciatif.

3.3. L’ordre des mots

La raison pour laquelle l’étude de l’ordre des mots en hongrois


occupe une place centrale dans mes recherches est que le hongrois semble
difficile à placer11 dans le modèle selon la place respective de S, V et O. En
fait, plusieurs observations ont été faites sur les difficultés que rencontrent
ceux qui essaient d’établir l’ordre de base12 dans une langue particulière.
Pour rendre plus précise et plus applicable la définition qui se fonde sur
celle proposée par Greenberg (1963), à savoir « l’ordre respectif du sujet, du
verbe et de l’objet dans des phrases déclaratives avec sujet et objet
nominaux », différents facteurs ont été mentionnés. On a observé entre
autres la basse fréquence des énoncés dans lesquels le sujet et l’objet
seraient exprimés avec des nominaux. Un autre facteur est la définitude :
dans certaines langues le sujet ne peut pas être indéfini, dans d’autres un
objet défini occupe une place différente de celle de la place d’un objet
indéfini. Pour ce qui est de l’aspect pragmatique, dès les premières
recherches on a observé que beaucoup de langues permettent plusieurs
ordres de S, V et O, il importe donc d’insister sur le fait que l’étude de
l’ordre de base doit s’effectuer sur des énoncés pragmatiquement neutres.
Cela peut se faire si l’on met de côté d’une part les phases interrogatives et
impératives et d’autre part tous les énoncés emphatiques.
Dans les développements du modèle de Greenberg13, la place du
sujet n’est pas prise en compte, puisque entre le sujet et le prédicat il n’y a
pas le même rapport tête dépendant que celui qui relie le nom tête à ses
dépendants. Toutefois, ce sont ces développements qui ont suscité des
réflexions sur les prévisions que peut faire la typologie. L’ordre SVO d’une
langue permettrait ainsi de prévoir la place respective des têtes (qui prennent
la place de V) et des dépendants qui accompagnent V. Ces prévisions
11
Dans les ouvrages cités, on trouve les références concernant la divergence des opinions
sur l’ordre des mots en hongrois qui va de SVO à libre, via SOV.
12
Sőrés 2004 a.
13
Bartsch, Vennemann, Lehmann, voir la Bibliographie de Sőrés (2006).

15
permettent de distinguer, théoriquement, deux types de langues « VO » et
« OV », mais à quelques exceptions près, les langues ne s’avèrent pas
« harmoniques » (ou, en anglais, consistent), c’est à-dire que les prévisions
ne se réalisent que rarement.
La variation possible de l’ordre respectif de S, V et O a été examinée
de deux manières. Dans un premier temps14, j’ai testé les six variations
possibles avec sujet et objet définis et indéfinis. Le corpus de 54 phrases
(variations de ‘L’étudiant lit un article’) permet de voir que les six
variations sont possibles et grammaticales, mais elles ont une interprétation
énonciative différente. Bien évidemment, les phrases qui commencent par V
ne peuvent pas correspondre aux conditions proposées pour l’ordre de base,
les phrases qui commencent par O représentent la topicalisation, par
conséquent, afin d’établir l’ordre de base, pragmatiquement neutre, il fallait
se concentrer sur les deux candidats potentiels, l’ordre SVO et SOV.
L’examen d’un autre corpus, construit15, cette fois, permet de voir
que c’est l’ordre SVO qui peut être considéré comme dominant et neutre.
Par neutre, en hongrois, on doit entendre les énoncés dont chaque
constituant est prononcé avec le même accent d’intensité. En effet, comme
cela sera montré plus loin, topicalisation et focalisation peuvent se faire
simplement par le changement de l’accentuation. On observe la corrélation
suivante entre la définitude de l’objet (et la double conjugaison en tant que
contrainte en rapport avec la définitude) et de l’aspect verbal. Tout en tenant
compte de ces facteurs, pour établir l’ordre des mots en hongrois, il faut
également intégrer l’aspect verbal qui a des répercussions sur l’ordre des
mots, en dehors du facteur le plus important, la définitude.
Après les observations, on peut affirmer que l’ordre SVO est l’ordre
de base ou ordre dominant, étant donné que cet ordre est non marqué, dans
la mesure où il est soumis à moins de contraintes que l’ordre SOV.
Notamment, il s’emploie avec un GN objet précédé d’un article (défini ou
indéfini), le verbe peut être perfectif ou imperfectif, à l’aspect accompli ou
non accompli.
On peut considérer cette observation comme un nouveau résultat
concernant l’ordre des mots en hongrois, dans la mesure où elle se fonde sur
une analyse systématique des données. Toutefois, si l’on affirme d’une
langue qu’elle a l’ordre dominant SVO, suivant les recherches typologiques
sur l’ordre des mots, on est amené à supposer qu’il s’agit en même temps
d’une langue VO, ou de « type VO », c’est-à-dire d’une langue dans

14
Dans Sőrés 1999a.
15
Dans Sőrés 1999b, 2004a et 2006, chap. III., des corpus différents à chaque fois.

16
laquelle les déterminants suivent les déterminés dans un syntagme ou dans
toute autre construction. Est-ce bien le cas du hongrois ?
Selon les prévisions typologiques des diachroniciens (voir note 1)
l’ordre de base des constituants permet de prévoir l’ordre respectif des
déterminants et des déterminés. Ainsi, dans une langue VO les déterminants
du nom, tels que : adjectif, construction génitive, relative, etc. suivent le
nom, tandis que les déterminants du verbe, comme l’auxiliaire, le précèdent.
L’étude d’une vingtaine de traits permet de vérifier cette hypothèse. Les
traits les plus importants sont : l’existence de postpositions, la place de
l’adjectif épithète, la relative et les déterminants par rapport au nom, la
place respectif des éléments dans une construction comparative de l’adjectif,
etc.
Les résultats montrent que, contrairement aux prévisions établies en
fonction de l’ordre SVO, dans l’ensemble des traits examinés il n’y a que
deux qui correspondent au type VO, à savoir la place de la relative (NRel) et
l’ordre respectif de l’adjectif, de l’élément de comparaison et du standard
(Adj – Comp – St).
Quant à la place de la relative, il y a deux explications. Soit on
accepte la statistique (Dryer 1992) selon laquelle même dans les langues OV
la relative a tendance à suivre le nom, soit on tient compte de la forme de la
relative également. Comme pour d’autres phénomènes, la place de l’adjectif
épithète par exemple, la complexité formelle du déterminant n’est pas
négligeable. C’est à dire que si la relative est une phrase subordonnée, alors
elle a tendance à suivre le nom, tandis que si la relative a la forme d’un
participe, ce qui est très fréquent en hongrois (comme en allemand, entre
autres), alors la relative précède le nom.
Concernant la place des éléments dans la comparaison de l’adjectif,
l’ordre représentant VO est l’ordre neutre actuellement, tandis qu’en cas
d’emphase, lorsque le locuteur veut mettre en relief le standard (‘par rapport
à/comparé à toi, je suis plus grand’), il est possible de produire un énoncé
dans lequel l’ordre correspond au type OV.
La conclusion que l’on peut tirer des observations sur le rapport qui
existe entre l’ordre de base et l’ordre respectif des déterminants déterminés
semble être un résultat important pour la typologie des langues. Le hongrois
est en effet une langue SVO concernant l’ordre des constituants
fondamentaux, mais une langue « de type OV » concernant l’ordre des
déterminants qui précèdent les déterminés. Une telle conclusion offre en
même temps une nouvelle perspective à la recherche. On peut en effet se
poser la question de savoir si l’ordre des constituants dans la phrase et celui
des constituants de syntagmes sont soumis aux mêmes influences ? On sait
que l’ordre dans les syntagmes change moins vite, il y a le témoignage des

17
langues germaniques modernes. Mais la question qui reste ouverte est de
savoir si ces deux niveaux sont sensibles dans la même mesure aux effets
pragmatiques. L’analyse diachronique que nous avons réalisée et qui
compare le français et le hongrois (voir 7. plus loin) suggère que les
éléments constitutifs des syntagmes sont moins susceptibles d’être affectés
par des effets pragmatiques. Cela est probablement vrai pour les
déterminants ou les subordonnées relatives, mais beaucoup moins pour les
adjectifs qualificatifs ou pour les adverbes modifiant un verbe. Ce sont
toutefois des impressions que l’on a en connaissance des langues romanes,
mais la problématique devrait être développée en observant d’autres langues
ou familles de langues également.
Les recherches sur l’ordre des mots aboutissent à des recherches
dans un autre domaine, encore pas suffisamment exploité dans les études
translinguistiques : la structure informationnelle de l’énoncé.

3.4. La structure informationnelle

Si pour étudier l’ordre des mots dans les langues ou dans une langue
donnée on dispose de certains cadres théoriques et d’études préalables qui
permettent de travailler avec un certain nombre de critères, ce n’est pas le
cas pour la structure informationnelle. La question de dépasser l’ordre dit de
base est pourtant extrêmement importante, puisque les langues peuvent
connaître des ordres alternatifs également d’une part, et d’autre part toutes
les théories n’acceptent pas l’idée d’un ordre neutre, ce qui correspondrait
justement à l’ordre de base.
On observe qu’il existe des domaines de recherches
translinguistiques qui n’ont pas encore donné lieu à une théorisation
suffisamment élaborée pour une éventuelle modélisation. Ainsi, si le rapport
qui existe entre l’ordre des mots (ou, plus précisément l’ordre des
constituants dans la phrase) et la structure informationnelle de l’énoncé
semble évident, ce dernier domaine ne connaît pas encore une théorie ou des
théories suffisamment générales. Plusieurs pistes ont été pourtant proposées.
Dès les débuts (voir Steele 1978) il a été observé que beaucoup de langues
connaissent, en dehors de l’ordre dominant, un ou des ordre(s) alternatifs.
Plus tard, la typologie de Li et Thompson (1981) a attiré l’attention sur le
fait que toutes les langues ne peuvent pas être décrites en termes de Sujet et
Prédicats, certaines se prêtent plutôt à une analyse en termes de Topique et
Commentaire. Quant à un arrière-plan théorique, c’est celui de Lambrecht
(1994) qui semble être le plus largement accepté. Lors du prochain congrès

18
de l’ALT16 un atelier sera organisé sur ce sujet. En attendant un cadre
théorique plus complet, on peut toutefois commencer à travailler sur la
description des langues particulières.
En ce qui concerne le hongrois, une description de la structure
informationnelle est particulièrement importante, car certains affirment que
le hongrois est une langue à « ordre des mots libre ». Du côté empirique, ce
n’est que l’étude détaillée de l’énoncé qui permet de vérifier cette
affirmation. D’un autre côté, mes travaux illustrent le fait qu’une analyse
approfondie de données a aussi l’avantage de pouvoir corroborer une
hypothèse. Il s’agit en effet de la proposition des grammaires formelles (É.
Kiss 2002) qui prévoient une structure unique de tout énoncé hongrois.
Contrairement aux propositions développées en typologie, les grammaires
formelles n’identifient pas d’ « énoncé neutre » dont les énoncés
« emphatiques », à savoir topicalisés ou focalisés seraient des variantes. On
suppose en revanche une structure informationnelle qui permet de décrire
l’énoncé en termes de Topique et Prédicat, étant donné que tout constituant
de la phrase hongroise peut être topique.
La première analyse que j’ai réalisée17 propose de trouver la place du
hongrois dans les études translinguistiques, en examinant simplement les
moyens que cette langue utilise, en les comparant à ceux qu’il est possible
d’identifier dans les études typologiques. On constate qu’en hongrois il
n’existe pas de morphème spécifique ni pour la thématisation, ni pour la
focalisation. A partir d’un corpus construit (54 énoncés, avec objet défini,
indéfini et indéfini sans article) il est possible d’affirmer que les six
variantes de S, V et O sont possibles et grammaticales, il faut les évaluer du
point de vue de leur valeur énonciative. L’ordre de base, déjà étudié, est
SVO. En revanche, les autres variantes illustrent les énoncés que nous
appelons simplement emphatiques, à savoir : OSV représente la
topicalisation de l’objet direct, SVO en dehors d’être l’ordre de base, c’est-
à-dire avec un accent d’intensité peut aussi être considéré comme
topicalisation du sujet (topique contrastif), l’ordre SOV peut correspondre
aussi à un objet focalisé, en fonction des courbes d’intonation et de l’accent.
L’analyse d’un corpus attesté18, de cent phrases, permet d’identifier
la forme et la fonction de ce qui peut être topique en hongrois. On peut
démontrer que tout constituant peut être topique, mais, étant donné que le
pronom sujet n’est exprimé qu’en forte emphase, le meilleur candidat à être
topique n’est pas le pronom personnel19. On observe en même temps que
16
Association of Linguistic Typology
17
Lors du Colloque de Caen sur « La thématisation dans les langues », en 1997.
18
Sőrés (2004).
19
Comme le prévoit Lambrecht (1994).

19
l’impression de « liberté » de l’ordre des mots vient d’une part du fait que
tous les constituants majeurs peuvent être topicalisés ou focalisés, et, d’autre
part, du fait qu’il y a aussi des énoncés sans topique.
Un autre problème important est de savoir si la structure
informationnelle s’analyse dans l’énoncé seulement ou bien au delà de
l’énoncé. En analysant un bref texte20 du même recueil, on peut montrer que
sans contexte il n’est pas possible d’analyser la structure informationnelle :
si le topique traduit un élément du contexte qui est soit connu, soit
identifiable pour les interlocuteurs, alors pour l’identifier, il faut connaître le
contexte.
A travers des analyses sur corpus construit et corpus écrit attesté il
est donc possible de soutenir l’hypothèse de la structure informationnelle
Topique – Prédicat de la phrase hongroise. Toutefois, un type de corpus est
complètement absent des recherches que j’ai menées : n’ayant pas accès à
des corpus oraux transcrits, un certain nombre de phénomènes ne peuvent
pas être examinés. En effet, on peut se poser la question de savoir si en
hongrois il existe un troisième constituant énonciatif, appelé mnémème ou
rappel21, en dehors du topique et du commentaire. Les corpus construits ou
attestés (écrits) ne contiennent aucun élément comparable. A un énoncé
français Il est déjà parti, Paul ne correspond aucune traduction exacte qui
rendrait compte du constituant Paul. En effet, comme l’expression du sujet
ne se réalise pas par un pronom personnel mais par la conjugaison, le
constituant Paul ne remplit pas le rôle de « rappel » comme c’est le cas en
français. Il n’est toutefois pas impossible que des textes enregistrés et
transcrits puissent témoigner de l’existence de ce constituant.

3.5. L’agglutination

Une description typologique du hongrois serait incomplète sans


l’étude du type morphologique. J’ai réalisé deux études sur ce sujet, Sőrés
2006 qui s’inspire des modèles typologiques proposés depuis celui de Sapir
(1921) et Sőrés (en préparation 2008) dans une perspective morphologique.
Cette approche a été récemment proposée22 avec l’objectif de décrire et de
comparer le procédé morphologique appelé « agglutination » sous ses
différentes manifestations dans les langues.

20
Sőrés (2006, chap. III.).
21
Respectivement par Fernandez-Vest (2005) et Perrot (1978).
22
D’abord pour une journée d’études, ensuite pour le no. 58. de la revue LINX, coordonné
par Didier Bottineau, à paraître en 2008.

20
Dans Sőrés 2006, j’adopte Greenberg 1954 qui propose une dizaine
d’indices (indice de synthèse, indice d’agglutination, indice de composition,
etc.) dont l’étude permet de chiffrer l’éloignement des langues les unes des
autres. L’étude d’un corpus de cent mots offre les résultats suivants.
L’indice de synthèse est 2.05, c’est à dire que le hongrois a en moyenne
deux morphèmes par mot. L’indice d’agglutination est 0.84, plus
exactement 83 agglutinations sur 99 jonctions. Le nombre des mots
composés est faible : 1.06. On trouve 52 éléments dérivationnels, 44
éléments flexionnels, 3 préfixes et 86 suffixes. Toutefois, en soi même un
tel comptage n’a pas de valeur, tandis que si l’on le place parmi d’autres
langues, on arrive à mieux caractériser la langue.
Ainsi, dans ce système, on trouve la place du hongrois au milieu de
l’échelle de synthèse, avec deux morphèmes par mot en moyenne, alors qu’à
l’autre extrémité de l’échelle, l’eskimo est proche de quatre morphèmes par
mot. Le nombre des agglutinations est élevé, ce qui permet de supposer que
les bases ne subissent que peu de changement lorsqu’elles sont en contact
avec des affixes. Enfin, la tendance générale des langues à la suffixation
semble également démontrée.
D’autres modèles plus récents23 tentent également de mieux définir
la distinction entre agglutination et flexion. Il s’agit de se concentrer non
seulement sur le caractère séparatif ou cumulatif des affixes grammaticaux,
mais aussi sur l’alternance que subissent les bases sous l’influence des
affixes. Et c’est le point où l’efficacité des critères semble mise en cause. En
effet, afin de déterminer la dominance de l’agglutination ou de la flexion en
tant que technique morphologique dans une langue, il faudrait faire des
analyses très précises sur chacun des sous systèmes : verbes, noms,
pronoms, etc. Aucune analyse (d’après mes connaissances) n’a été
entreprise dans de telles profondeurs. Les recherches sur la technique
morphologique des langues semblent offrir encore des perspectives.
C’est la raison pour laquelle une réflexion collective a été proposée.
La description que je propose pour le hongrois est différente de la
précédente, dans la mesure où le point de départ est un prototype d’une
langue agglutinante auquel on compare le hongrois. Une langue
agglutinante idéale ou prototypique aurait les traits suivants :
 séparation des morphèmes grammaticaux
 absence d’alternance des radicaux et des suffixes
 une forme correspond à une fonction et une fonction est
exprimée par une seule forme.

23
Ceux de Plank, Haspelmath ou Plungian (voir les références dans la Bibliographie).

21
Après l’observation et le classement des faits, on est amené à réfléchir sur la
pertinence de la typologie morphologique dans la description des langues.
Suite à l’échec des tentatives de classifications des comparaisons classiques,
on a accepté l’idée qu’il s’agit plus de caractérisation que de classification
et qu’il serait préférable d’élaborer des modèles qui permettrait de raisonner
en un continuum entre agglutination et fusion et de trouver la place d’une
langue sur une échelle. Toutefois, les auteurs de survols récents de la
morphologie24 sont un peu méfiants sur la valeur de ces regroupements.
Dans Sőrés (en préparation 2008) j’attire l’attention sur un aspect un peu
oublié de la typologie, à savoir sur l’importance que représentent les
typologies dites « complexes », telle que celle de Skalička, dont l’un des
mérites est la possibilité de prévision. En effet, ces typologies permettent de
mettre en rapport des phénomènes phonologiques ou phonétiques
(l’harmonie vocalique), morphologiques (agglutination) et syntaxiques
(ordre dominant SOV). C’est dans ce sens que je vois l’importance d’une
caractérisation ou même étiquetage d’une langue selon sa technique
morphologique dominante.

3.6. Le passif

La raison pour laquelle je propose de travailler sur le passif est que


ce sujet reste un domaine ouvert pour la recherche translinguistique. Même
si beaucoup de progrès ont été faits sur certains concepts y relatifs, il n’y a
pas d’ouvrage de synthèse sur les différents phénomènes convergents.
Le phénomène du passif, même s’il intéresse beaucoup de linguistes
et a suscité beaucoup de travaux, ne peut pas encore être décrit au sein d’une
théorie globale. Je considère comme une approche synthétisante l’article de
Shibatani 1985 qui m’a servi de point de départ pour mes recherches.
La raison pour laquelle j’ai entrepris l’étude du hongrois de ce point
de vue est que les manuels de hongrois, surtout ceux destinés aux étrangers,
affirment qu’en hongrois il n’y a pas de passif. Si l’on observe le paradigme
verbal, en effet, il n’y en a pas. Mais si l’on accepte que le passif ait
fondamentalement une fonction pragmatique, celle que Shibatani appelle
« défocalisation de l’agent », alors on pourrait se demander pourquoi une
langue ne connaîtrait pas de moyen pour exprimer cette fonction. Une autre
raison est que je ne suis pas d’accord avec une conception du passif25 qui a
été proposée dans le cadre des grammaires formelles.

24
Carstairs-McCarthy, Katamba, voir Bibliographie.
25
Alberti (1998)

22
Dans un premier travail26, pour démontrer l’absence ou la présence
du passif en hongrois, la perspective contrastive a été adoptée : j’ai
dépouillé un roman et deux numéros de revues françaises à la recherche de
constructions passives. J’ai traduit ces constructions que j’ai ensuite essayé
de classifier et analyser. Les exemples français se distinguent par la
présence ou l’absence de l’expression de l’agent, ainsi que par le caractère
nominal ou pronominal de l’agent, la forme verbale « être+participe passé »
étant identique. Dans l’établissement du corpus, j’ai également tenu compte
des constructions contenant un infinitif.
Les traductions en hongrois permettent de faire correspondre la
construction française à plusieurs constructions hongroises :
 le patient reste à l’accusatif et le prédicat est à la 3ème
personne du pluriel ;
 le patient devient sujet et le verbe entre dans la
construction « verbe d’existence+gérondif en vA » ;
 le patient devient sujet et le prédicat est un verbe
moyen.
Ce sont les solutions les plus fréquentes que l’on peut utiliser dans
les traductions. Il arrive également que ce soit l’ordre des constituants qui
change :

 le patient est à l’accusatif et il se met en tête de


phrase, représentant ainsi un ordre « marqué », OSV.

Lorsqu’en français il y a une construction passive représentée par le


participe seul, sans verbe être, la traduction peut se faire à l’aide d’une
relative ou par un participe passé utilisé comme adjectif.
Ces solutions concernent les cas de figure dans lesquels le hongrois
n’a pas recours à l’expression de l’agent autrement que par le nominatif ou
par l’accusatif. L’emploi de la postposition által, qui correspond à ‘par’
existe mais semble plus restreint.
Après cette première approche du passif, qui n’est qu’une simple
observation et regroupement des données, j’ai fait une analyse plus
développée27. Dans un premier temps, j’ai parcouru le sort qu’a subi la
« vraie » construction passive du hongrois, celle qui a disparu au 19ème
siècle. Il s’agit d’un suffixe composé du suffixe du factitif, tat/ tet, suivi
du suffixe ik qui sert, entre autres, à détransitiver un verbe. Ainsi, on
pouvait avoir une forme passive très productive, utilisable à tous les temps

26
Sőrés (2003).
27
Sőrés (2006).

23
et modes. A cette construction, il était également possible d’ajouter l’agent.
Cette forme deviendra plus rare vers le milieu du 19ème siècle, mais, à partir
du 18ème, elle est concurrencée par une autre, celle que la terminologie
grammaticale hongroise appelle « construction prédicative verbo
adjectivale qui se compose du verbe d’existence et d’un élément
comparable au gérondif.28.
Dans le présent cadre, je n’ai pas l’intention d’insister sur ces
évaluations normatives qui accompagnent toujours les analyses du passif. Il
est plus intéressant de voir comment les grammaires formelles proposent de
traiter ce problème. Alberti (1998) propose une analyse identique aux deux
phrases suivantes :

a) A szoba ki van adva


La chambre PREV est louer GER
‘La chambre est louée’

b) A Tisza be van fagyva


La Tisza PREV est geler GER
‘La Tisza est gelée’

Alberti considère les deux cas comme la formation du passif,


qui consiste en la « suppression d’un argument ». Cette explication est
plausible pour la phrase (a) qui contient un verbe transitif dont un argument
peut être supprimé. Toutefois, on ne peut pas l’accepter pour la phrase (b)
où le verbe est intransitif : la suppression de l’argument unique donnerait
comme résultat une phrase agrammaticale. Étant donné que le verbe
intransitif ne peut rester sans argument, l’explication proposée par Alberti
ne peut être acceptée. Toutefois, le hongrois connaît des verbes sans
argument29, mais ils appartiennent tous au groupe sémantique appelé
« verbes météorologiques ».
Pour terminer, on peut trouver la place des solutions que présente le
hongrois dans la théorie de Shibatani 1985. Nous pouvons accepter de dire
que la fonction fondamentale du passif est la « défocalisation de l’agent »,
sans entrer dans les différentes nuances (agent inconnu, non identifiable,
etc.) Or, en hongrois, actuellement, il n’y a pas une forme verbale spécifique
qui remplirait cette fonction et toutes ses variantes, mais il y a un ensemble
28
Le terme gérondif ne correspond pas entièrement à cet élément qui a en hongrois le nom
« participe adverbial », c’est pour simplifier les gloses que nous empruntons le terme au
français.
29
Voir Sőrés et Hevér en préparation.

24
de constructions qui le font. J’évalue ce phénomène, avec un terme peut être
trop anthropomorphe, en disant que la langue est actuellement à la recherche
d’un outil qui permet de remplir cette fonction pragmatique, puisque, un par
un, les outils actuellement disponibles ne le font que partiellement.
Quoiqu’il s’agisse de la description d’un phénomène grammatical
dans une langue particulière, une telle approche n’est pas sans importance
du point de vue typologique non plus. En effet, l’analyse est placée dans le
cadre d’un prototype et les prototypes font partie des outils les plus
importants en typologie. Selon Croft (1995) la notion de prototype a été
utilisée pour la première fois pour le lexique, dans les recherches portant sur
l’expression des couleurs. Depuis, on raisonne en prototype non seulement à
propos du passif, mais à propos du sujet également30.

3.7. La grammaticalisation de l’ESPACE

La problématique de la grammaticalisation s’inscrit dans plus d’un


domaine. C’est une approche diachronique dont l’étude est particulièrement
intéressante dans une langue dite « agglutinante ».
L’étude de l’apparition des éléments grammaticaux semble un sujet
évident dans un travail qui porte sur la présentation d’une langue dans une
perspective typologique. J’ai choisi l’étude d’un domaine précis, à savoir
l’expression de l’espace. Le hongrois offre de ce point de vue un matériel
important, puisque le concept ESPACE est représenté par quatre types
d’éléments (que nous appellerons grams, selon la terminologie courante des
études sur la grammaticalisation):

 adverbes
 postpositions
 suffixes casuels
 préverbes.

Après le rappel de quelques notions fondamentales, j’examine les


deux processus de métaphore et de métonymie en donnant des exemples du
hongrois. Il s’agit avant tout, au sujet de la métaphore, de l’usage que fait le
hongrois des parties du corps. Le point de départ est la liste d’Ungerer
Schmid (1996,114) que l’on peut adapter au hongrois. Il y a d’une part des
termes qui ont un emploi métaphorique dans les deux ou trois langues

30
Voir la proposition de Keenan (1976) intégrée dans notre étude sur l’impersonnel (Sőrés
et Hevér en prép.).

25
comparées (départ en anglais, correspondants en hongrois, traduction en
français), mais tous ne sont pas exploités, tandis que selon les langues,
d’autres doivent être ajoutés. En plus, les différences d’emploi sont grandes,
non seulement dans l’usage, mais dans le type de formation : étant donné le
caractère morphologique du hongrois, la composition est beaucoup plus
fréquente qu’en anglais ou en français. Les quelques exemples qui suivent
ne sont pas tous ceux qui figurent dans le livre. En effet, juste pour le plaisir
de la recherche, j’ai essayé de confronter ce phénomène dans les trois
langues. Certains emplois se trouvent dans chacune des trois, avec le même
sens, d’autres sont présents dans deux langues sur trois et encore d’autres
uniquement en anglais ou en hongrois :

head of government kormányfő chef du gouvernement


heart of town a város szíve au cœur de la ville
mouth of a tunnel az alagút szája la bouche du tunnel
neck of a dress ingnyak col de chemise
arm of the sea bras de mer
a föld gyomra les entrailles de la terre
nose of a boat hajóorr
hands of a glock ‘les
aiguilles [mains] d’une
montre’
csésze füle ‘anses
d’une tasse
[oreilles]

Le hongrois est toujours cité dans les ouvrages qui portent sur la
grammaticalisation, au sujet des suffixes casuels qui remontent au substantif
bél ‘intestin ‘. Il pourrait également figurer parmi les exemples ci dessus,
mais uniquement dans la colonne du hongrois, les deux autres langues
n’exploitent pas ce terme de la même manière.
C’est pourtant l’élément qui présente le plus clairement le
phénomène de grammaticalisation. Au début de l’analyse31 je présente un
tableau des quatre types d’éléments véhiculant le sens ESPACE. Si on utilise
le terme de « types d’éléments » c’est parce qu’il s’agit de deux catégories
lexicales et de deux affixes, les propriétés et l’autonomie de ces éléments
étant différentes. On observe que chaque contenu sémantique peut

31
Sőrés 2006, Chap. VI. 3.3. Les grams spatiaux

26
apparaître parmi l’un des types de morphèmes, ou dans deux ou trois, mais
aucun n’apparaît dans les quatre types possibles. A comparer


Dans l’analyse du processus de grammaticalisation, la première


étape consiste à identifier les concepts sources. Dans notre cas, ils peuvent
être :

 des parties du corps, notamment les noms qui désignent ‘intestin’,


‘dos’, ‘œil’ ou ‘poitrine’ ;
 des noms relationnels, comme ‘partie avant de’, ‘partie inférieur de’,
etc. ;
 des notions spatiales abstraites, ‘proximité’ ou ‘surface’.

C’est l’évolution de la source bel32 ‘intestin’ qui permet le mieux


d’esquisser le processus qui s’est déroulé. La source nominale est pourvue
de désinences adverbiales primaires, notamment n ou t qui représentent
un sens locatif général, ensuite á ou é qui expriment le latif, et l qui
correspond à l’ablatif. Ces substantifs déclinés, par exemple bel+n
‘intestin+locatif’ peuvent être considérés comme des adverbes, au cas
échéant il s’agit d’un adverbe de sens ‘dedans, à l’intérieur’. Ensuite, le sens
primitif s’affaiblit et cet élément acquiert le sens ‘à l’intérieur’, et, s’ajoutant
à un nom, par exemple haz ‘maison’, prend un sens locatif (plus
précisément inessif), de haz belen ‘à l’intérieur de la maison’. A ce stade il
s’agit encore d’une postposition, mais ensuite elle peut se transformer en
suffixe casuel, ce qui donne, avec le même substantif, la forme actuelle
házban ‘dans la maison’.
Voici la récapitulation du processus :

bel+n > belen > haz belen > házban.

On peut observer en même temps, sans entrer dans les détails, l’effet
de l’harmonie vocalique. En effet, dans la langue actuelle ce suffixe casuel
connaît l’allomorphie : ban/ ben.
Un élément adverbial de ce type peut aboutir à un autre type de
gram, à savoir un préverbe. Ici, le point de départ peut également être le

32
bel est l’ancienne orthographe, aujourd’hui on écrit bél.

27
nom bel ‘intestin’, pourvu cette fois de l’affixe é, latif dont le résultat est :
belé. Selon sa distribution, cet élément donne naissance d’une part à un
suffixe casuel exprimant l’illatif, lorsqu’il suit un nom,

haz bele ‘dans la maison’ > hazba (illatif)

D’autre part, si bele précède un verbe, alors il devient préverbe :

bele megy > bemegy litt. ‘dedans va’ /’il entre’.

On remarque que le chemin que parcourt bele bifurque, le


phénomène peut donc être qualifié comme polygrammaticalisation :

bele > N + bele > suffixe casuel


bele > bele + V > préverbe
Les mêmes données peuvent également être évaluées du point de
vue du processus de changement conceptuel ESPACE > TEMPS/ASPECT.
En effet, le transfert métaphorique ESPACE>TEMPS se manifeste en
hongrois dans l’emploi temporel de certaines postpositions et suffixes
casuels, p. ex. előtt ‘devant/avant’, alatt ‘sous/pendant’, etc., alors que le
transfert ESPACE>ASPECT se manifeste dans certains emplois des
préverbes spatiaux, p. ex. ki ‘vers l’extérieur’, el ‘éloignement’, etc.

28
4. Comparaisons intragénétiques

4.1. Les langues romanes

Les langues romanes sont en général considérées comme un groupe


de langues homogène. L’objectif de mes premiers travaux était de tester
cette homogénéité supposée selon les traits étudiés dans la typologie de
l’ordre des mots. Il s’agit d’une application directe des traits qui figurent
dans la première esquisse de la typologie de l’ordre des mots de Greenberg
(1963) et dans ceux qui peuvent être considérés comme les développements,
par exemple dans les théories de Vennemann (1973) ou Lehmann (1973).
Les recherches portent sur une famille génétique dans laquelle les
rapports à la « langue-mère » et ceux entre les langues semblent faciliter la
décision sur le nombre des langues à décrire. Mais ce n’est qu’une illusion,
même dans le cas des langues romanes. Les difficultés concernant la
distinction entre langue et dialecte persistent. La décision de décrire les
cinq langues nationales sous leur forme standardisée est évidente : on
travaille sur le français, l’espagnol, le portugais, l’italien et le roumain.
Étant donné la situation du catalan, il peut être considéré comme la sixième
langue standardisée. Pour d’autres, c’est le choix du linguiste qui s’impose
mais on est également influencé par la disponibilité d’une des variantes, de
l’un des dialectes. Ainsi, pour l’occitan on a accès en particulier au
languedocien, pour le rhéto-roman au sursilvain et pour le sarde au dialecte
de Nuoro33. Mes travaux contiennent donc des données de neuf langues ou
dialectes actuellement parlés.

4.1.1. Ordre des mots

En ce qui concerne l’homogénéité supposée de la famille romane,


groupe, elle peut être confirmée si l’on tient compte des traits suivants :

SVO, Pr, N Gen, N A

Ce sont les traits sur lesquels se fonde la typologie de Greenberg et


c’est le type dans lequel toutes les langues romanes sont classées selon lui.
En développant les traits, l’homogénéité semble encore quasi–
absolu, concernant les traits suivants :

33
Voir Bibliographie.

29
Dem N, Num N, Adj–Comp–St, N Rel, V Adv, Adv
Adj.
Toutefois, si l’on inclut certaines autres traits morpho–syntaxiques,
par exemple l’ordre respectif de l’objet direct et de l’objet indirect, l’ordre
des constituants en cas d’objet pronominal ou d’autres, on observe que selon
ces traits les langues romanes offrent une image beaucoup plus hétérogène.
Plus on introduit de traits de comparaison, plus on s’aperçoit de
l’hétérogénéité du groupe, ce qui, évidemment, conduit à la description des
langues individuelles. Pour ce qui est de ce dernier ensemble de traits, celui
qui contient entre autres l’accusatif prépositionnel, on peut dire que
l’analyse perd de son homogénéité, du moment qu’on sort du cadre préétabli
de la typologie de l’ordre des mots. Mais, en effet, il s’agit en même temps
de vérifier l’homogénéité d’un groupe, ce qu’il n’est pas possible de faire
sans tenir compte de certaines caractéristiques spécifiques à cette famille de
langues.
Un trait spécifique des langues romanes semble être le fait que,
contrairement à la majorité des langues appartenant à d’autres familles, la
place de l’adjectif épithète n’est pas fixe. Cette observation, valable pour
l’italien dans son échantillon, a conduit Greenberg à formuler l’universal
1934. On peut démontrer35 que la plupart des langues romanes actuelles, à
l’exception du roumain et le sarde qui n’utilisent cette possibilité que très
rarement, un grand nombre d’adjectifs peuvent occuper les deux positions.
Nous avons également pu prouver que les langues romanes ont une
propriété spécifique : la double position des adjectifs (dans les langues qui
l’autorisent) est exploitée sémantiquement. Si l’on compare le sens dans
l’opposition un grand homme / un homme grand, et dans une maison propre
/ sa propre maison on se rend compte que la différence de sens qui peut être
formulée en termes de concret/abstrait peut aller jusqu’à la présence de deux
mots dont le sens est complètement différent. Ce trait semble être une
particularité romane qui ne se retrouve pas dans d’autres familles, mais pas
panromane puisqu’il n’est pas présent dans toutes les langues romanes.
Si l’on est à la recherche de l’homogénéité du groupe, il est
également intéressant de trouver la place de ce groupe dans le type
SVO/Pr/NGen/NA. C’est l’un des types les mieux représentés parmi les
langues du monde, y appartiennent par exemple l’albanais, les langues
bantou, le yorouba, le vietnamien, le thaï et d’autres. Dès l’introduction des
traits tels que l’ordre respectif des démonstratifs et des numéraux, on
observe que l’albanais suit ici la tendance observée dans les langues

34
Il prévoit que dans les langues NA certains adjectifs peuvent s’antéposer au nom.
35
Sőrés (2007).

30
romanes, à savoir l’antéposition de ces déterminants au nom (DemN,
NumN), alors que les autres langues appartenant au type ont l’ordre NDem,
NNum. Cela revient à dire que ce type n’est homogène que selon les quatre
traits initialement proposés. Il semble donc relativement facile d’établir
d’une part l’homogénéité des langues romanes, d’autre part le rapport qui
les lie à l’albanais.

4.1.2. Et où placer les créoles ?

Les recherches sur les créoles ont une place importante dans les
recherches typologiques de ces derniers temps36. Dans le cadre de la
typologie de l’ordre des mots nous avons fait une étude comparative entre le
français et un créole à base française, le haïtien37. L’évaluation des traits que
nous avons énumérés plus haut permet de conclure que le haïtien est plus
proche d’un « type VO » que le français, une langue plus « harmonique »
selon les tendances. En effet, en haïtien le déterminant suit le nom et l’objet
pronominal suit le verbe. Ce travail ayant été simplement une introduction,
nous avons projeté de poursuivre la comparaison typologique
ultérieurement.
Pour revenir à la question de départ, elle reste ouverte : dans la
présente synthèse, cette comparaison a été intégrée dans la partie « études
intragénétiques » parce que l’on considère le haïtien comme un créole à
base française. Mais est-ce un argument suffisant ?

4.2. Langues finno-ougriennes

Les langues que nous avons examinées dans Sőrés et Hevér (en
préparation), à savoir le hongrois, le finnois et le mordve erzya sont choisies
selon nos connaissances et représentent la branche finno-ougrienne des
langues ouraliennes. Dans cette famille, le choix des langues à étudier
semble plus problématique que dans le cas des langues romanes.
Lors d’un aperçu typologique des langues ouraliennes Hajdú (Hajdú
et Domokos 1980, 127) ne parle pas de la distinction langue et dialecte,
mais de langues sœurs qui sont plus étroitement liées du point de vue
génétique et aréal. Par exemple, pour représenter les langues balto-
fenniques, il choisit le finnois standard, pour les langues samoyèdes du

36
Linguistic Typology 2001, 5 – 2/3.
37
Fattier et Sőrés 1999.

31
nord, il choisit le nenets. Ainsi, sans être vraiment représentatif pour
l’ensemble de la famille, le corpus des trois langues que nous étudions
constitue une coupe intéressante, car il s’agit de trois langues relativement
éloignées géographiquement mais dont la parenté est incontestable. On a
choisi donc de travailler sur le finnois et sur le hongrois sous leur forme
standard, ainsi que sur le mordve38 (plus précisément sur la variante erzya)
dont les données nous ont été fournies pas un locuteur natif.

Notre travail comparatif porte sur l’impersonnel, sujet qui a été


proposée lors d’un colloque organisé par l’Université d’Angers en 2006. Ce
sujet a un intérêt particulier pour nous, puisque dans la description de ces
langues ce terme n’est pas utilisé pour décrire le même phénomène que dans
les langues indo-européennes. En effet, si dans ces dernières on définit
comme constructions verbales dites « impersonnelles » les verbes qui ne
s’emploient qu’aux 3èmes personnes, singulier ou pluriel, du type fr. il
pleut, des verbes sans sujet possible, comme le passif impersonnel de
l’allemand et des verbes qui ont un argument obligatoire à un cas autre que
le nominatif, comme all. mich friert, etc., une telle définition est
difficilement adaptable aux phénomènes que l’on rencontre dans les langues
finno-ougriennes. Déjà, le terme « impersonnel » apparaît très rarement
dans les grammaires et surtout pour décrire une forme du passif en finnois.
Ainsi, pour pouvoir examiner les trois langues finno-ougriennes, nous avons
proposé un critère unique, à savoir l’invariance en personne. Nous avons
observé la présence ou l’absence d’arguments, sachant que dans ces langues
il n’y a pas de « sujet postiche ». Pour le sujet, nous avons accepté de
raisonner en prototype : agent, topique, a un référent animé et est exprimé
par un cas non marqué.
Nous avons trouvé que les trois langues sont relativement
homogènes selon les critères proposés. Nous avons réussi à identifier trois
types de constructions avec sept sous-classes, dont une contient les verbes
météorologiques qui n’acceptent aucun argument. Parmi les six autres sous-
classes une autre, également de sens « météorologique » accepte un sujet,
facultativement. Dans cinq sous-classes un sujet explicite est présent, mais
nous ne trouvons pas de sujet prototypique. Il n’y a aucun agent et seuls les
expérients ont un référent animé. De cette manière on peut conclure que la
première propriété des verbes qui sont proches de ceux que l’on identifie
comme impersonnels est de ne pas avoir de sujet prototypique. Le dernier
type, exemplifié par un énoncé correspondant à La table est mise a suscité

38
Le mordve est parlé par environ 1,5 million de locuteurs dans le bassin de la Volga. Il fait
partie de la branche fennique, et est ainsi plus proche du finnois que du hongrois.

32
plusieurs remarques de la part des participants au colloque. En effet, pour
les locuteurs d’une langue indo-européenne, un tel énoncé ne représente pas
le phénomène de l’impersonnel mais celui du passif. En revanche, dans les
langues que nous avons étudiées, nous fondant sur le critère de l’invariance
en personne, il s’agit d’impersonnel, puisque par exemple en hongrois
l’expression de la table n’est pas obligatoire. Dans une situation de
communication donnée, l’énoncé Terítve van ‘Est mise’ ne peut être
interprété autrement que La table est mise. Il s’agit donc d’une construction
verbale sans argument explicite.
Nous pouvons dire que les réflexions menées sur l’impersonnel, dans
le cadre translinguistique proposé lors du colloque devraient être
poursuivies dans la direction du passif, en enrichissant les résultats par la
description de langues qui n’ont pas encore été suffisamment étudiées de ce
point de vue.

33
5. Comparaisons intergénétiques. Approches
typologiques

5.1. La place de l’adjectif épithète dans les langues

L’un des développements du domaine de l’ordre des mots est relatif


à la place de l’adjectif épithète. Parmi les universaux de Greenberg, le no.
19 dit que « lorsque selon la règle générale l’adjectif qualificatif suit le nom,
il peut y avoir un petit nombre d’adjectifs qui le précèdent normalement,
mais quand en règle générale l’adjectif précède le nom, il n’y a pas
d’exception ». Dans l’échantillon de Greenberg, sur les 30 langues étudiées,
ce sont l’italien et le gallois qui confirment cet universal39.
J’ai travaillé sur cet universal dans deux directions. Premièrement, il
semble évident de s’intéresser aux autres langues romanes, pour savoir si
c’est un trait qui caractérise seulement l’italien qui figure dans l’échantillon
de Greenberg ou bien si c’est un trait roman. Ensuite, on peut voir s’il y a
d’autres familles de langues en dehors des langues romanes et celtiques qui
ont les deux ordres possibles, et on peut également vérifier la validité de
l’universal concernant les langues AN.
D’après les grammaires usuelles des neuf langues (voir la
bibliographie de Sőrés 1995), on constate que le roumain et le sarde ne
permettent pas (ou au maximum pour deux adjectifs) l’antéposition de
l’adjectif. Dans les autres langues, ce sont grosso modo les mêmes adjectifs
qui ont ce comportement, tels que bon, grand, mal, beau, etc. Les
grammaires sont également d’accord sur les explications du phénomène qui
relèvent de la prosodie (les adjectifs brefs, monosyllabiques s’antéposent
plus facilement), de la sémantique (l’antéposition est la position marquée,
alors que la postposition est l’ordre neutre) ou de la sous-catégorisation (les
adjectifs relationnels ne s’antéposent pas).
Un problème que je laisse ouvert dans cet article est développé dans
Sőrés 2007 : il s’agit des adjectifs qui, dans les langues romanes, changent
de sens en fonction de leur position respective par rapport au nom qu’ils
qualifient.
La suite des réflexions sur l’universal 19 concerne la prévision selon
laquelle dans les langues AN il n’y a pas d’exception, la place de l’adjectif
dans ces langues est fixe. Pour valider cette observation, il faut étudier la
nature des adjectifs en général40. En effet, lorsque dans une langue AN,

39
Il faut faire un choix sur le singulier du terme « universaux ». C’est « universal » qui
semble être le plus accepté.
40
Sőrés 2004 b.

34
comme l’anglais ou le russe, l’adjectif est suivi d’un complément, la
construction devient plus complexe, plus longue qu’un simple adjectif et,
dans ce cas, le groupe adjectival dans son ensemble sera postposé au nom.
La deuxième partie de l’universal 19 ne peut donc être validée que si
l’adjectif antéposé est un simple élément lexical. Je propose donc de faire
une distinction entre « adjectifs » et « quasi-adjectifs » et ce selon le poids
de l’élément en question. Cet aspect est développé par Dryer (1992) qui
oppose « éléments lexicaux » et « éléments non-lexicaux » à savoir des
syntagmes entièrement récursifs. Une telle distinction, selon laquelle les
éléments non-lexicaux sont plus longs et plus complexes que les éléments
lexicaux permet, dans mon sens, d’expliquer la prédominance de l’ordre NA
dans les langues. En effet, s’il y a moins de langues AN, c’est que A est
représenté dans ce cas par un simple élément lexical qui a tendance à
s’antéposer, alors qu’un élément plus lourd, plus complexe a tendance à se
postposer au nom, ce qui expliquerait la prédominance de NA.

5.2. Les adpositions

Les adpositions sont examinées dans Sőrés 2007. Dans cet ouvrage,
la plupart des analyses sont contrastives. La raison pour laquelle je
considère celle des adpositions comme typologique et non pas contrastive
est que la catégorie lexicale en question est étudiée selon un ensemble de
propriétés qui se dégagent des analyses précédentes relatives à cette
catégorie dans d’autres langues. Les observations que je fais ne portent pas
sur toutes les langues qui utilisent des adpositions, elles pourraient donc être
poursuivies dans l’avenir. Toutefois, elles tiennent compte de toutes les
propriétés évoquées dans les recherches, à savoir la forme, l’origine, le
gouvernement des adpositions, leur relation aux affixes casuels etc., ce qui
permet de tirer un certain nombre de conclusions. Deux questions semblent
rester ouvertes, à savoir leur appartenance à une catégorie majeure ou
mineure et celle de leur caractère de tête ou de dépendant. Tout récemment,
Creissels (2006, 242) prend position en acceptant leur appartenance aux
catégories majeures. Creissels travaille sur plus de langues que moi-même et
malgré cette plus grande envergure des recherches il est amené à admettre
certaines faiblesses d’une telle prise de position. On doit reconnaître que les
adpositions forment une classe dont la description pose beaucoup de
problèmes. Si tel est le cas, ce sont peut-être les critères de classification qui
devraient être révisés.

35
6. Comparaisons intergénétiques. Approches
contrastives

Les analyses réalisées dans Sőrés 2007 (Typologie et linguistique


contrastive) sont des analyses contrastives, même si on essaie de les intégrer
dans des théories typologiques. C’est un parcours de ces analyses qui
permettra de faire quelques observations en termes de méthodologie de la
comparaison, sans reprendre une à une les analyses effectuées.
Nous avons déjà signalé que les analyses contrastives portent sur un
nombre restreint de langues, par opposition aux travaux typologiques de
plus grande envergure qui portent sur des échantillons représentatifs. Les
langues que l’on choisit pour des analyses contrastives sont celles que l’on
connaît, à différents niveaux évidemment, celles dont on a de bonnes
grammaires à sa disposition ou pour lesquelles des locuteurs natifs peuvent
apporter leur contribution. Il n’y a donc pas les contraintes de
représentativité qui se présentent lors d’une analyse typologique. Étant
donné que les observations portent sur un microsystème ou sur un
phénomène bien délimité, sur un concept précis, les langues choisies seront
représentatives pour le phénomène donné. Par exemple, les articles ne sont
présents que dans un nombre relativement peu élevé des langues, dont les
langues européennes (du point de vue géographique) qui font le corpus de
l’analyse.

6.1. Méthodologie : les articles

Si l’on réfléchit sur la méthodologie des comparaisons contrastives,


la première question qui se pose est celle du corpus sur lequel on travaille.
Lors de la présentation précédente de quelques-uns de mes travaux qui
représentent une approche typologique, la question du matériel n’a pas été
soulevée. Dans la plupart des analyses typologiques on a recours, en dehors
des langues que l’on connaît, à des grammaires d’autres langues ou à des
manuels ou travaux typologiques connus et cités dans la littérature
typologique. Ce dernier type de données présente toutefois des
inconvénients : les données venant de deuxième ou de nième main sont
souvent très imprécises. C’est une observation que j’ai faite au sujet des
exemples cités du hongrois dans des ouvrages typologiques. Si à présent je
ne donne pas de références exactes sur quelques erreurs d’interprétation ou
de fautes c’est parce que ce n’est pas l’objectif du présent parcours. Il s’agit
simplement de souligner, par le contraste, l’importance des analyses

36
contrastives qui peuvent être plus précises car les données sont mieux
contrôlées par des locuteurs natifs.
Pour revenir aux analyses concrètes, on observera que le corpus
analysé au sujet de l’emploi des articles dans quelques langues européennes
prend comme point de départ un ensemble de onze phrases préparées par
Croft (1990, 7) qui les destine à une démonstration sur la différence entre la
description d’un phénomène dans une langue donnée et une analyse
comparative. Le fait qu’un corpus préparé à partir de l’anglais est insuffisant
a déjà été signalé par Croft. La réflexion par laquelle nous poursuivons ici
portera d’abord sur les avantages, ensuite sur un inconvénient d’une telle
comparaison. Dans un travail typologique on constaterait simplement,
comme cela figure aussi dans la première partie de l’analyse, que telle ou
telle langue connaît ou non l’article, défini et/ou indéfini. Or, une analyse
contrastive permet d’observer que dans les langues étudiées l’article n’est
pas grammaticalisé au même niveau, c’est-à-dire que l’emploi est plus ou
moins restreint : par exemple, en français et en italien dans neuf contextes
sur onze un article est présent, tandis qu’en anglais, allemand et en roumain
l’article n’est présent que dans quatre contextes sur onze. Cela revient à dire
qu’il est insuffisant de constater la présence d’un signe dans une langue sans
en avoir décrit l’emploi. Et quant aux emplois, en décrivant plusieurs
langues, on s’aperçoit que quelques autres contextes doivent compléter le
corpus, par exemple l’emploi des articles avec des noms propres, en
particulier des noms géographiques ou le rôle des articles dans l’expression
du distributif, etc. Toutefois, c’est davantage du côté théorique qu’une telle
approche peut encore être développée. En effet, ce que nous appelons ici les
différents « contextes » ou types d’emploi constitue un ensemble trop
hétérogène. Certains, comme « indéfini, spécifique » ou « non comptable,
générique », etc. se réfèrent à des contenus sémantiques, alors que si l’on
évoque « nom propre » on observe l’emploi de l’article avec une catégorie
lexicale précise, et si l’on prend un contexte intitulé « prédicat nominal » on
est au niveau syntaxique. Cela veut dire que l’analyse gagnerait en
profondeur si l’on la plaçait dans le cadre théorique de la détermination. Un
tel cadre correspondrait également à l’une des exigences de toute
comparaison translinguistique, à savoir ce serait une approche
onomasiologique, alors que dans l’analyse présentée on se place dans une
approche sémasiologique en comparant les différents signes. Ceci est
particulièrement clair au moment où on évoque les articles partitifs du
français et de l’italien auxquels ne correspond aucun signe dans les autres
langues. Seulement, on s’aperçoit que l’hétérogénéité des grammaires qui
sont à notre disposition représente un obstacle sérieux à la comparaison des
langues dans une perspective théorique. Avant de s’engager dans une telle

37
entreprise, on a besoin de grammaires dont les concepts grammaticaux et la
terminologie présentent plus d’harmonie afin qu’elles se prêtent plus
facilement à la comparaison.

6.2. Ordre des mots

Au sujet des travaux typologiques, il a été mentionné que l’ordre des


mots est l’un des domaines où un grand ensemble de critères est à la
disposition de celui qui décrit une langue ou qui en compare plusieurs. C’est
vrai pour les études contrastives également et le problème qui se pose reste
également le même : l’observation de l’ordre neutre, s’il existe, ou celle de
l’ordre des mots dans les syntagmes qui n’est pas susceptible de variation
« pragmatique » que l’énoncé est possible et facile à réaliser. Toutefois, une
comparaison approfondie de la structure informationnelle ne peut
s’effectuer que sur des corpus enregistrés, de préférence dans les mêmes
circonstances pour chaque langue comparée. Il semblerait que nous sommes
actuellement en attente de tels corpus.

6.3. Temps et aspect

Peut-on trouver un moyen plus efficace pour comparer l’expression


du temps et de l’aspect dans les langues que l’utilisation de traductions ?
Malgré les éventuelles libertés que se permettent parfois les traducteurs,
c’est, semble-t-il, la seule solution efficace depuis les années 1970, l’apogée
de la linguistique contrastive dans son sens classique. Il s’agit en effet de
textes attestés, où la compétence des traducteurs n’est jamais mise en cause,
même si à certains endroits un traducteur linguiste choisirait une autre
solution qu’un traducteur littéraire. L’objectif des analyses contrastives dans
Sőrés 2007 est, même si cela reste inavoué, d’attirer l’attention des futurs
enseignants à qui s’adresse l’ouvrage et aussi celle des grammairiens à
réviser les descriptions de l’emploi des « tiroirs verbaux » dans les langues
qui en connaissent, comme le français, plusieurs au passé. Les locuteurs et
apprenants de langues dans lesquelles il n’y en a qu’une forme unique (les
hungarophones ne sont pas les seuls) continuent à avoir des difficultés sur
ce point de grammaire.

38
7. Comparaisons en diachronie

C’est l’approche diachronique qui confère à deux études sur l’ordre


des mots (Sőrés et Marchello-Nizia 2005, Marchello-Nizia et Sőrés en
préparation) un statut distinct. En effet, il s’agit de comparaison
intergénétique ou tout simplement contrastive, puisqu’on compare le
français et le hongrois, mais les observations portent sur un processus
d’évolution, comparable dans deux familles de langues différentes.
Après avoir constaté le comportement « disharmonique » du
hongrois, à savoir l’ordre SVO dans la phrase, mais l’ordre OV dans la
détermination, il faut s’interroger sur les raisons qui l’expliquent. Pour ce
faire, nous nous situons dans une perspective comparative – diachronique.
Un parallélisme est observable entre les langues indo européennes et
les langues finno ougriennes concernant le fait qu’il y a un changement qui
conduit de l’ordre SOV de la proto langue à l’ordre SVO des langues
modernes. Le proto indo-européen et le proto finno-ougrien ont été
reconstruits comme des langues SOV, tandis que les langues modernes,
entre autres les langues romanes, les langues germaniques, le hongrois, le
finnois, l’estonien, etc. appartiennent déjà aux langues SVO.
Nous avons comparé, en français et en hongrois, d’une part le
changement de l’ordre des constituants, et d’autre part les traits qui relèvent
de l’ordre respectif du déterminant et du déterminé. Nous avons constaté
qu’en français la plupart des traits relatifs à la place respective des
déterminants et déterminés représentent le type VO, seuls cinq traits sont
restés de « type OV », à savoir

Adv Adj, Dém N, Num N, Titre Nom, Nég V.

En revanche, en hongrois la plupart des traits correspondent au


« type OV », seuls deux traits présentent le « type VO » :

N Rel, Adj Marqueur St.

La question est de savoir ce qui explique le fait que l’ordre des


constituants a évolué dans la même direction dans les deux langues, alors
que l’ordre des déterminants n’a pas changé en hongrois.
Au sujet du changement de l’ordre des constituants, nous avons
observé que, par opposition à ce qu’affirment les diachroniciens comme
Lehmann ou Vennemann, le facteur qui déclenche le changement n’est pas
le sujet, mais l’objet direct. Ainsi, en français, c’est d’abord l’objet nominal
dont la place se fixe à droite du verbe ; le sujet n’est pas exprimé au début

39
du développement et ce n’est qu’après la fixation de l’objet nominal que le
sujet se place devant le verbe (l’ordre devient alors SVO).
En hongrois, c’est également un changement concernant l’objet qui
déclenche le changement. Il s’agit du marquage de l’objet : au début, l’objet
indéfini n’est pas marqué, tandis que le sujet et l’objet définis sont affectés
d’une marque t. Au cours du changement, cette marque perd sa valeur
définie et elle est associée à l’objet, défini et indéfini. C’est donc
l’apparition de ce marquage qui rend possible le mouvement de l’objet : la
place préverbale (OV) reste celle de l’objet indéfini, la place postverbale
(VO) deviendra celle de l’objet défini. Et, selon mes statistiques (présentées
plus haut dans la présente synthèse), l’ordre dominant est devenu SVO.
En ce qui concerne le fait que l’ordre des déterminants et déterminés
ne suit pas le même chemin dans les deux langues, nous avons formulé
l’hypothèse suivante :
« Lorsque le changement de l’ordre des mots commence par
le niveau des syntagmes, il a tendance à aboutir à un changement
complet du type : « OV » > « VO ».
En revanche, lorsque le changement commence au niveau de
la phrase, il n’affecte que les constituants fondamentaux ; les
syntagmes peuvent rester inchangés, le changement SOV > SVO ne
concerne donc pas l’ensemble du syst

Nos analyses à travers l’histoire des deux langues soutiennent


l’hypothèse selon laquelle la chronologie des changements est différente :
en français, le changement commence par les syntagmes et le processus
aboutit, tandis qu’en hongrois le processus commence par l’ordre des
constituants mais les changements n’affectent pas les syntagmes.
On peut proposer comme hypothèse explicative qui reste à tester sur
d’autres langues que les constituants fondamentaux sont soumis à des effets
pragmatiques, tandis que les syntagmes sont moins sensibles à ces effets.

40
8. L’évolution de la morphologie des langues romanes :
flexionnelle et analytique ?

8.1. Introduction

La partie du document de synthèse qui suit est une recherche récente,


non publiée sur les langues romanes, dans laquelle je propose de mettre en
œuvre la méthodologie préconisée dans ce qui précède sur un domaine que
j’ai étudié sur le hongrois.

Les langues romanes sont en général considérées comme des langues


« flexionnelles, analytiques »41. C’est ce que l’on trouve tout récemment
(Fuchs Meleuc 2003) dans un ouvrage de linguistique française destiné à un
large public. Même si dans de tels manuels on utilise généralement ces
« étiquettes », les propriétés de ces deux techniques ne sont pas faciles à
saisir. Nous avons déjà abordé le problème de la distinction entre technique
agglutinante et fusionnelle. Pour ce qui est des langues romanes, c’est en
particulier le rapport entre flexionnel et analytique qui doit être étudié. En
effet, on ne trouve pas autant d’analyses sur ce problème ci que sur celui-là.
La morpho syntaxe des langues romanes peut être analysée dans
différents cadres théoriques. Tout récemment, Klausenburger (2000) a fait le
choix de ceux de la Morphologie Naturelle et de la grammaticalisation. En
citant Schwegler (1990), il soulève une question importante, la transition
entre synthétique et analytique que nous allons reprendre dans la suite. La
présente étude se propose d’enrichir les précédentes sur deux points: d’une
part, on présentera quelques phénomènes qui ne sont pas traités par
Klausenburger, par exemple l’amalgame des prépositions et des articles (ou,
articles contractés avec la terminologie française), d’autre part on
travaillera avec huit (ou quelquefois neuf) langues romanes, ce qui nous
permettra d’avoir une vue plus large sur les données que celle des ouvrages
cités qui ne travaillent qu’avec deux ou trois langues.
Pour commencer, nous jugeons utile de remonter jusqu’aux origines
des théories concernant les techniques « synthétique » et « analytique »,
même s’il faut aller loin dans le temps. Toutefois, il faut préciser dans un
premier temps que dans les approches modernes les termes « analytique » et
« synthétique » sont utilisés pour distinguer entre les langues dans lesquelles
il y a un morphème par mot et ceux qui en ont plus d’un. Or, dans

41
Sans vouloir critiquer dans les détails leur ouvrage, notons que Fuchs et Meleuc (2003)
caractérisent comme tel le français, toutefois sans suffisamment de clarté concernant les
deux techniques.

41
l’approche qui nous intéresse ici, les deux termes apparaissent en tant que
deux techniques possibles au sein des langues flexionnelles (que nous avons
proposé d’appeler fusionnelles). Dans un premier temps nous garderons
cette terminologie « classique » et nous y reviendrons après une analyse
détaillée.
La répartition des langues flexionnelles en synthétiques et
analytiques remonte à Schlegel (1818) qui affirme que les langues
flexionnelles se caractérisent par deux types : langues analytiques, langues
synthétiques. Les langues analytiques sont celles qui « sont obligées
d’utiliser un article devant le nom, un pronom personnel devant le verbe, qui
recourent à des auxiliaires dans la conjugaison et qui remplacent la
déclinaison par des prépositions, qui expriment la gradation de l’adjectif à
l’aide d’adverbes ». Plus tard, au sujet de la traduction de la Bible il ajoute
le « vrai passif » comme trait d’une langue synthétique.
Schleicher (1850) décrit l’évolution des langues comme une
dégradation du caractère flexionnel en technique analytique. Sans reprendre
ses considérations en termes de « dégradation » (il parle également de
« simplification » des formes linguistiques), nous pouvons passer en revue
les évolutions concernées qu’il mentionne à propos du processus qui s’est
déroulé au cours de l’évolution à partir du latin vers les langues romanes. Il
énumère les changements suivants :

1) Les désinences flexionnelles disparaissent souvent : les


désinences casuelles sont remplacées par des prépositions.
2) Les marques modales et temporelles « perdues » sont
remplacées par des auxiliaires.
3) Les verbes doivent être accompagnés de pronoms personnels,
puisque les marques personnelles disparaissent également.
4) Un dernier trait, lié également à la disparition de la flexion du
nom, est l’apparition de l’article défini à partir du démonstratif et celle de
l’article indéfini à partir du numéral.

Notons également que Gabelentz (1891) ajoute : « si nous voulons


classer les langues selon leur morphologie, alors il est insuffisant d’étudier
uniquement la forme du mot, puisque ce n’est pas le mot qui est l’unité
organique de la parole humaine, mais la phrase ». D’où l’importance qu’il
attribue à l’étude de l’ordre des mots.
En fonction de ces phénomènes, nous pouvons dire que les langues
romanes illustrent très bien le caractère cyclique des changements de

42
« technique morphologique »42. En fait, la flexion peut se décomposer, ce
qui confère à la langue quelques traits analytiques. Mais dans certains cas,
au cours de l’évolution, certains éléments qui font partie de la technique
analytique, peuvent d’abord s’agglutiner et s’amalgamer ultérieurement. Ce
caractère cyclique a déjà été décrit par Schleicher (op. cit.) et nous allons
pouvoir le démontrer au sujet des langues romanes. Cette transition ne
signifie toutefois pas un changement de tous les sous systèmes, mais elle
implique l’apparition de nouveaux éléments et le changement d’emploi
d’éléments existants.
Avec l’objectif de bien distinguer les deux techniques, Schwegler
(1990, 46 48) propose de définir le caractère « analytique » comme suit :
autonomie sémantique, syntaxique, morphologique et phonologique des
morphèmes dans une unité linguistique ; tandis que « synthétique »
correspondrait à l’interdépendance sémantique, syntaxique, etc. entre unités
linguistiques. Nous préférons étudier des données concrètes, mais nous
sommes parfaitement d’accord avec Schwegler qui souligne que si cette
distinction est quelquefois problématique, elle peut être maintenue, car elle
est utile dans les descriptions syntaxiques, mais ne peut pas être utilisée
pour l’ensemble de la langue. Dans cet esprit, nous allons séparer nos
observations sur le système nominal et sur le système verbal.
Ces questions sont en rapport avec les recherches sur les processus
de grammaticalisation. Mais dans un premier temps, je propose d’examiner
la question suivante : En quelle mesure les langues romanes sont elles
flexionnelles ?

8.2. Analyse de la technique morphologique du français

Comme il a été signalé, la plupart des recherches typologiques


récentes en morphologie portent sur la distinction agglutination flexion.
Pour une méthode d’analyse concrète, qui permet de voir le caractère
scalaire des techniques, on peut avoir recours à la typologie statistique de
Greenberg 1954.
Dans ce qui suit, je propose une analyse du français, d’après un
corpus de 100 mots, selon sept indices strictement morphologiques43.

42
Les descriptions les plus détaillées concernent le futur, dans Fleischmann 1983 et Bybee
1988.
43
La même analyse a été faite pour le hongrois dans (Sőrés 2006, chap. II.). Dans le livre,
je signale les résultats d’une telle analyse concernant le français, sans présenter l’analyse en
détail.

43
Corpus :

Malgré l’existence, consacrée par la critique, de successives


« renaissances » sous le règne de tel ou tel roi, il serait peut-être plus
recommandé de parler tout simplement de naissance pour le Moyen Age :
avant le XIIe siècle, la littérature en langue vulgaire, c’est-à-dire écrite dans
la ou les langues qui deviendront le français, n’existe pratiquement pas.
Les XIIe et XIIIe siècles correspondent à une période d’expansion,
d’enthousiasme et d’expériences qui ne se retrouvera à aucun moment par
la suite avec la même intensité : tout est à inventer. (…) Les romans, en
vers puis en prose explorent toute la gamme [des situations amoureuses.]

Anne Berthelot – François Cornilliat : De l’amour courtois à


l’humanisme. Littérature. Textes et documents. Moyen Age, XVIe siècle,
Editions Nathan, Paris 1988, page 6.

Rappelons qu’il s’agit des traits suivants :

1. indice de synthèse : morphème par mot (abrégé en SYNTH)


2. indice d’agglutination : nombre d’agglutinations par jointure
(AGGL)
3. indice de composition : morphèmes lexicaux par mot (LEX)
4. indice de dérivation : nombre de morphèmes dérivationnels
par mot (DER)
5. indice de flexion : nombre de morphèmes flexionnels par mot
(FLEX)
6. indice de préfixation : nombre de préfixes par mot (PREF)
7. indice de suffixation : nombre de suffixes par mot (SUFF)

synth aggl lex der flex préf suff


malgré 1 1
l’ 1
exist|ence 2 1/1 1 1 1
consacr|é|e 3 2/2 1 2 2
par 1 1
la 1 1
critique, 1 1
de 1

44
success|ive s 3 ½ 1 1 1 1
re|naiss|ance|s 4 2/3 1 2 1 1 2
sous 1 1 1
le 1 1
règne 1 1
de 1 1
tel 1 1
ou 1 1
tel 1 1
roi, 1 1
il 1 1
ser|ait 2 0/1 1 1 1
peut être 1 1
plus 1 1
recommand|é 2 1/1 1 1 1
de 1 1
parl|er 2 1/1 1 1 1
tout 1 1
simple|ment 2 1/1 1 1 1
de 1 1
naiss|ance 2 0/1 1 1 1
pour 1 1
le 1 1
moyen ge : 1 1
avant 1 1
le 1 1
douz|ième 2 1 1 1
siècle, 1 1
la 1 1
littér|ature 2 1 1 1
en 1 1
langue 1 1
vulgaire, 1 1
c’est à dire 1 1
écri|t|e 3 1/2 1 2 2
dans 1 1
la 1 1
ou 1 1
les 1 1

45
langue|s 2 1/1 1 1 1
qui 1 1
deviend|r|ont 3 1/2 1 2 2
le 1 1
français 1 1
n’ 1 1
exist|e 3 1/1 1 1 1
pratique|ment 3 1/1 1 1 1
pas 1 1
les 1 1
douz|ième 2 1 1 1
et 1 1
treiz|ième 2 1 1 1
siècle|s 2 1/1 1 1 1
correspond|ent 2 1/1 1 1 1
A 1 1
une 1 1
période 1 1
D’ 1 1
expans|ion 2 1/1 1 1 1
D’ 1 1
enthousia|sme 2 1/1 1 1 1
et 1 1
D’ 1 1
expérience|s 2 1/1 1 1 1
qui 1 1
ne 1 1
se 1 1
re|trouv|er|a 4 3/3 1 1 2 1 2
A 1 1
aucun 1 1
moment 1 1
par 1 1
la 1 1
suite 1 1
avec 1 1
la 1 1
même 1 1
intens|ité : 2 1/1 1 1 1

46
tout 1 1
est 1 1
à 1 1
invent|er. 2 1/1 1 1 1
les 1 1
roman|s 2 1/1 1 1 1
en 1 1
vers 1 1
puis 1 1
en 1 1
prose 1 1
explor|ent 2 1/1 1 1 1
tout|e 2 0/1 1 1 1
la 1 1
1.35 0.81 1 0.16 0.23 0.02 0.36

L’analyse appelle quelques remarques, d’une part au niveau du


découpage en morphèmes, d’autre part dans l’évaluation des agglutinations.
Les unités peut être, c’est-à dire, Moyen Âge sont considérés ici comme
non segmentables selon les critères proposés. Les formes écrite et toute sont
analysées comme des cas de non agglutination, d’après leur forme orale,
quoique leur forme écrite permettrait leur caractérisation en termes
d’agglutination. En effet, la distinction écrit/oral ne figure pas parmi les
préoccupations de Greenberg ; probablement, les langues qu’il étudie ne
posent pas ce problème.
Pour comparaison, voici les langues analysées par Greenberg,
auxquelles nous avons ajouté le hongrois et le français.

Langue SYNTH AGGL COMP DER FLEX. PREF SUFF


Vietnamien 1.06 … 1.07 .00 .00 .00 .00
Français 1.35 .81 1. .16 .23 .02 .36
Persan 1.52 .34 1.03 .10 .39 .01 .49
Anglais 1.68 .30 1. .15 .53 .04 .64
Hongrois 2.05 .84 1.06 .52 .44 .03 .86
Souahéli 2.55 .67 1.00 .07 .80 1.16 .41
Sanskrit 2.59 .09 1.13 .62 .84 .16 1.18
Eskimo 3.72 .03 1.00 1.25 1.75 .00 2.72

47
Le premier indice permet de voir le caractère scalaire de la propriété
en question : l’importance de l’analyse consiste à reconnaître que les écarts
sont chiffrables. On observe que même le vietnamien n’obtient pas l’indice
1 et que dans une langue qui se trouve à l’autre extrémité de l’échelle, il y a
en moyenne moins de quatre morphèmes.
Le deuxième indice ne peut être évalué sans être mis en rapport avec
l’indice de synthèse. En effet, si l’on ne considère que l’indice de
l’agglutination, le français moderne pourrait apparaître comme une langue
agglutinante, alors qu’en tenant compte de l’indice mot par morphème, on
voit que le français est plutôt analytique. En mettant en rapport les deux
indices, nous pouvons affirmer que, dans les cas, peu nombreux, où il y a
plus d’un morphème par mot (37 jointures dans les 100 mots), la jointure se
fait sans alternance (30 agglutinations sur 37 jointures). Pour la
comparaison : en hongrois on trouve 99 jointures dans le corpus de 100
mots, plus précisément, dans les 58 mots segmentables, et 83 agglutinations
sur les 99 jointures. Il s’agit donc de proportions, et en aucun cas
d’étiquetage d’une langue comme agglutinante, simplement sur la base de
cet indice. Il faut également ajouter que dans cette analyse on traite
ensemble la dérivation et la flexion, ce qui diminue également le nombre
des changements de radicaux en français.
De même, l’indice de flexion ne peut être évalué isolément. On
observe que cet indice est plus élevé en hongrois qu’en français. Cela
semble dû au fait qu’en hongrois, au niveau du système nominal, à part
l’expression du nombre, il y a une catégorie de plus qu’en français qui est
exprimée par affixation, à savoir le cas et les deux catégories sont exprimées
par l’agglutination. Etant donné l’absence de genre en hongrois, on constate
qu’en français, le nombre des catégories exprimées est identique : nombre et
genre, mais la technique de fusion ne permet pas de les identifier clairement.
Il serait intéressant de faire la même analyse sur toutes les langues
romanes. Concernant l’espagnol, nous avons l’évaluation de Green (1988)
qui dit que l’indice de synthèse en espagnol est entre 1.9 et 2.2, et ce selon
la complexité du registre. Il trouve également que beaucoup de substantifs
sont fléchis pour le nombre et le genre et le système verbal reste aussi
flexionnel. Comme exemple il donne une forme verbale comme

se escribían
REFL écrire IMP

48
En l’absence d’analyses précises, nous fondant uniquement sur nos
connaissances générales, il semble que le roumain, l’italien et le portugais
seraient « plus flexionnels » que le français : dans les deux premières
langues c’est la flexion nominale, dans la dernière ce sont les pronoms
clitiques amalgamés dont la prise en compte permettrait sans doute d’avoir
des résultats bien différents de ceux du français. Mais cela ne reste qu’une
hypothèse et une perspective de recherche.
Toutefois, une telle analyse permet de placer une langue sur une
échelle chiffrable, lorsque l’objectif est une comparaison translinguistique,
mais elle ne permet pas encore de dire en quelle mesure la langue est
flexionnelle. Pour ce faire, une analyse de tous les sous systèmes serait
nécessaire : il semblerait qu’en français par exemple le système verbal est
« plus flexionnel » que le système nominal ; encore faut il distinguer entre
système nominal et pronominal. Le travail en perspective est énorme : sauf
erreur de ma part, aucune analyse de telle envergure n’a encore été faite sur
les langues romanes.

8.3. De synthétique en analytique

En ce moment où il y a tant de nouvelles théories explicatives des


phénomènes linguistiques, retourner jusqu’aux auteurs classiques, comme
cela a été fait, peut étonner. Mais dans la présente analyse l’objectif reste de
tester l’homogénéité d’une famille linguistique et non pas de corroborer ou
infirmer les théories. En effet, par exemple à travers l’ouvrage cité de
Klausenburger (2000) on observe avec intérêt de combien de manières
différentes un phénomène linguistique peut être évalué en fonction des
différentes théories.
Notre cadre étant la typologie des langues, nous allons tenter d’y
placer les phénomènes morphologiques également. On a observé un rapport
étroit44 entre l’ordre des mots et le type morphologique. Ainsi, si l’ordre OV
a tendance à changer en VO, le changement sera souvent accompagné d’une
innovation qui consiste à coder de manière périphrastique ce qui avait été
codé auparavant par la flexion. C’est dans cette optique que travaille
Bauer45, mais elle souligne que le changement principal en morphologie n’a
pas été la tendance vers les formes analytiques mais l’ordre des éléments.
Ainsi, au sujet des formes fléchies elle observe qu’en latin les éléments
comme la marque de la gradation de l’adjectif, la désinence casuelle, les

44
Hopper Traugott (2003,52).
45
P. 25 26, cité par Klausenburger (2000,29).

49
marques personnelles etc. ont suivi les catégories modifiées, tandis qu’en
français, entre autres, on a affaire à des marques de degré antéposées à
l’élément modifié : il s’agit des prépositions, des auxiliaires et des pronoms
personnels. C’est effectivement une évaluation possible des faits. Mais on
peut faire cette évaluation d’un point de vue différent, à savoir la transition
synthétique > analytique, ce qui permet également de faire des réflexions en
termes de grammaticalisation.
Un problème théorique qui se pose est de tenir compte du fait que
tous les changements linguistiques ne sont pas des processus de
grammaticalisation.
Par grammaticalisation nous entendons l’ensemble de processus de
changements (sémantique, phonologique, morpho-syntaxique) qui, à partir
d’un élément lexical autonome, aboutit à un morphème grammatical ou,
d’un élément moins grammaticalisé aboutit à un autre, plus grammaticalisé.
Nous supposons que le changement est progressif et unidirectionnel. Cette
conception correspond au consensus qui se dégage des ouvrages tels que
Heine Claudi et Hünnemeyer 1991, Bybee Perkins et Pagliuca 1994,
Lehmann 1985/1995, Heine et Reh 1984, Heine Kuteva 2002, Marchello-
Nizia 2006) et des travaux des prédécesseurs (Meillet 1948, Kurylowicz
1965).
Désormais, nous pouvons procéder à l’examen de la nature du
comportement des éléments analytiques apparus au cours de l’évolution des
langues romanes. Par rapport à l’énumération de traits de Schleicher, un
regroupement selon les catégories affectées nous paraît plus logique. Ainsi,
les changements concernant le groupe nominal sont :

 l’apparition de l’article défini et indéfini


 le développement de nouvelles prépositions,
 marques de gradation des adjectifs.

Quant au groupe verbal, on observe


 la généralisation des pronoms personnels sujet ; le
comportement de deux clitiques obliques,
 le développement des auxiliaires, y compris ceux du passif.

Nous pouvons nous apercevoir qu’il ne s’agit pas seulement


d’apparition de nouveaux éléments, mais aussi de changements d’emploi ou,
dans un sens plus large, de l’évolution d’un élément moins grammatical en
plus grammatical.
Notons avant de commencer que nous n’allons pas insister sur la
description précise de phénomènes bien connues en linguistique romane,

50
mais plutôt on choisira des éléments moins bien décrits ou moins bien
expliqués dans la littérature.

8.4. Les articles

L’apparition d’articles définis à partir de démonstratifs (type élément


moins grammatical>élément plus grammatical) est un phénomène bien
connu, mais il est considéré comme un « européisme »46. Selon Dryer
(1989), il n’y a que 8 pour cent environ des langues du monde qui ont un
article. Mais, parmi les langues de l’Europe géographique, il n’y a que les
langues slaves, ainsi que l’estonien et le finnois qui n’en connaissent pas,
mais en finnois on est en train d’en observer l’apparition.
Il est notoire que toutes les langues romanes ont développé un article
défini dont la forme actuelle remonte à deux sources (ille et ipse, ce dernier
étant représenté en sarde). Etant donné notre intérêt pour l’ordre des mots,
nous allons nous tourner maintenant vers la place de l’article défini : il est
antéposé au nom, sauf en roumain. Il semble intéressant de réexaminer cette
divergence au sein de la famille, pour voir si les nouvelles théories arrivent
à enrichir l’étude du phénomène.
Bourciez (1967, 247 248) signale que, pendant un certain temps en
latin, ille+N alterne avec N+ille. En Occident, c’est le premier cas qui
l’emporte, tandis qu’en Orient, c’est le type homo ille qui gagne du terrain.
Selon lui, cela peut « s’expliquer par des habitudes latines, peut être
renforcées par des influences albanaises et bulgares : il s’ensuit que l’article
y devient enclitique » et forme avec le nom des groupes très étroits, par
exemple, au masculin :

(1) roum.
*lupu lle, lupu llu>lupu lu>lupul ‘le loup’

Selon Klausenburger (2000,112), en dehors de l’explication tenant


compte du substrat ou adstrat balkanique, on peut considérer cela comme
une option pour la solution du latin. On peut également ajouter que, du point
de vue de la typologie de l’ordre des mots, c’est bien la solution dite
« harmonique » de la part d’une langue VO, type vers lequel tendent
d’ailleurs les langues romanes. Et en dépit de ce fait, la plupart choisissent

46
Haspelmath (2001).

51
l’antéposition de l’article et des autres déterminants, en particulier du
démonstratif et du numéral. Ce comportement correspond donc au type OV.
Dans un cadre typologique « européen », on observe que cette
division existe aussi au sein des langues germaniques47 où l’article peut être
postposé et enclitique (sauf en présence d’adjectif épithète).
Hopper et Traugott (2003, 8 9) étudient ce phénomène du point de
vue du marquage de la définitude et notent qu’en danois p. ex. ces éléments
remontent à un démonstratif postposé : vieux norois : *úlfr hinn ‘loup
DEM’. Toutefois, à l’heure actuelle je n’ai pas trouvé d’autre explication au
fait qu’il y a ces divergences au sein d’une famille de langues. Cela reste
une perspective de recherche intéressante.
Dans le cadre roman, parmi les phénomènes qui montrent une
certaine hétérogénéité de la famille, notons la présence d’un article dit
« partitif » en français, occitan et italien. Cet élément apparaît sous la forme
de « morphème zéro » (au cas où l’on accepte le terme) dans les autres
langues.

8.5. Disparition de la flexion nominale et emploi de prépositions

Dans un premier temps, il faut préciser ce que nous entendons par


« disparition de la flexion ». En latin, on tient compte de la flexion selon le
genre, le nombre et le cas, dans les langues romanes il faut donc examiner le
sort que subissent les trois catégories.
Le marquage du nombre et du genre sur le nom n’a pas disparu.
Evidemment, les réalisations sont différentes selon les langues : en français
il importe de distinguer le code oral et le code écrit, en espagnol, portugais,
etc. le nom est marqué à l’oral et à l’écrit par le s final, le nom en roumain
et en italien connaît la flexion selon le nombre, combiné avec celui de la
catégorie du genre. Le roumain et certains dialectes rhéto romans ont
maintenu le neutre.
Ce qui paraît beaucoup plus intéressant c’est la généralisation selon
laquelle, par rapport aux langues synthétiques, dans les langues analytiques
les désinences casuelles ont été remplacées par de prépositions. Ici encore, il
y a des précisions à faire.
Etant donné comme point de départ le système casuel flexionnel du
latin, il n’en reste des traces qu’en roumain:

47
Hutterer (1986).

52
latin : nominatif, accusatif, génitif, datif, ablatif, vocatif (+ l’ancien
locatif)
roumain : nominatif=accusatif, génitif=datif, vocatif

Si l’on raisonne en termes de disparition de la flexion casuelle


synthétique et emploi de prépositions qui expriment la fonction syntaxique,
on a quelques observations à faire. Les cas où les prépositions prennent
effectivement la fonction d’une désinence casuelle sont : le très ancien
locatif (Romae), remplacé par différentes prépositions à sens spatial, le
génitif avec la préposition de, le datif avec la préposition à/a et l’accusatif
dans certaines langues et sous certaines conditions.
Il s’agit du fait que l’occitan, l’espagnol et le roumain48 utilisent une
préposition (respectivement a, a et pe) pour marquer l’objet direct si son
référent est humain :

(2) esp. amo a Pedro


‘j’aime Pierre’

Toutefois, on ne peut absolument pas affirmer que l’existence des


prépositions serait une innovation romane. Le latin était riche en
prépositions49, qui avaient la propriété de régir des cas :

(3) latin :
avec ACC : ante, apud, ad, etc.
avec ABL : a, ab, cum, sine, etc.
ACC si répond à « Où ? » directionnel et
ABL si répond à « Où ? » statique : in, sub, subter, super.

En roumain également, les prépositions régissent des cas :

(4) roumain
ACC : de, din, la, pe, prin, etc.
DAT : mulţumită, graţie, etc.
GEN : contra, deasupra, etc.

Donc, à l’exception du roumain, on peut dire que dans les langues


romanes modernes, les prépositions signalent certaines fonctions

48
Pour les références et exemples, voir Sőrés (1995a) ainsi que Harris Vincent (1988).
49
Pendant la période du latin vulgaire en tout cas, avant, on suppose, comme dans l’indo
européen, des postpositions, dont il reste quelques unes : causa, gratia.

53
syntaxiques des constituants nominaux50, notamment le datif, le génitif et
dans quelques cas l’accusatif.
Toujours au sujet de la flexion en général, n’oublions pas une
particularité du portugais, mais qui existe aussi en sarde51, à savoir l’infinitif
fléchi selon la personne et le nombre :

(5) po. dei lhes livros para lerem


donner.1SG.PA leur livres pour lire 3PL
‘je leur ai donné des livres pour lire’.

Notons qu’au niveau translinguistique le phénomène n’est pas


exceptionnel, il existe aussi en hongrois, entre autres, mais parmi les
langues romanes il l’est.

8.6. La gradation des adjectifs

Les langues romanes n’ont gardé la gradation synthétique que dans


le cas certains adjectifs, comme p. ex.

(7)

fr. meilleur, pire, supérieur, etc.


occ. melhor, mejor, major, menor, etc.
esp. mejor, peor, payor, menor, etc.
po. melhor, pior, maior, menor, superior, etc.
it. maggiore, minor, miglior, peggiore, etc.
rh. meglier, mender, pir, meglier, etc.

En latin certains adjectifs, se terminant en eus, ius, uus sont


également mis en comparaison de manière périphrastique, à l’aide de magis
et minus.
L’apparition des éléments correspondant au français plus, moins ne
signifie pas de nouveaux éléments. Il est possible de dire qu’il s’agit ici de
grammaticalisation du type « élément moins grammatical>élément plus
grammatical ».

50
Une telle analyse a été réalisée dans Sőrés (2007).
51
Parkinson (1988).

54
8.7. Les pronoms personnels

L’apparition des pronoms personnels qui ont pour tâche d’exprimer


les catégories disparues de la conjugaison est une généralisation à laquelle il
faut ajouter des précisions.
Premièrement, le pronom sujet n’est obligatoire qu’en français où il
y a beaucoup de neutralisations des désinences à l’oral. En revanche, en
italien ou en espagnol la « richesse » de la conjugaison ne rend pas
nécessaire l’emploi du pronom sujet.
Ce qui est encore plus intéressant pour nous ici, c’est le sort que
subissent les pronoms compléments. En effet, la présence simultanée d’un
pronom objet direct et d’un pronom objet indirect52 se présente
différemment selon les langues et selon l’environnement syntaxique.
Comme tendance générale on observe que les clitiques précèdent les formes
finies de l’indicatif et ils suivent les formes non finies (infinitif, gérondif),
ainsi que l’impératif.
En français, à l’indicatif, les deux clitiques se présentent séparément,
antéposés :

(8) fr. (je) te le donne


(nous) les leur offrons
De même en espagnol :

(9) esp. te lo digo


‘(je) te le dis’

En roumain, le fait que les deux pronoms sont liés est signalé dans
l’orthographe par un trait d’union :

(10) roum.
le-o dă
leur-la donne
‘(il) la leur donne

v o dă
vous la donne
‘(il) vous la donne’

52
Nous ne traitons pas ici le problème de la place respectif des deux pronoms, voir Sőrés
(1995).

55
En revanche, en italien, le pronom objet indirect gli ‘lui’ et le
pronom objet direct qui le suit s’amalgament :

(11) it.
glielo darò
lui-le donnerai
‘je le lui donnerai’

gliene parlerò
lui en parlerai
‘je lui en parlerai’

En portugais, les pronoms obliques sont postposés au verbe et


subissent une fusion, et ce à toutes les personnes et tous les nombres, par
ex. :

(12) po. mos


1SG.DAT.3PL.ACC
‘me les’

lha
3SG.DAT.3SG.ACC
‘lui la’

En catalan53, le paradigme est aussi riche et présente une autre


particularité. Dans la plupart des variétés, les formes de li (3SG objet
indirect) suivies d’une autre forme clitique symbolisée par X sont
remplacées par X+i ou X+l s’il n’y a pas d’autre consonne. Par exemple :

(13) cat. li+les > els hi [∂lzi] [∂lzi]


3SG.Oi+3PL.Od
‘les lui’

Dans ces exemples, les gloses montrent bien le caractère fusionnel


de ces éléments. Il s’agit donc d’un développement analytique>fusionnel,
même si le phénomène ne caractérise pas toutes les langues ou pas toutes de
la même manière.

53
Parkinson (1988).

56
Après un impératif, un gérondif ou un infinitif, les pronoms ont
tendance à se postposer au verbe. Dans les langues dans lesquelles on a
observé une certaine fusion à l’indicatif, le phénomène est identique à celui
qui caractérise les autres formes verbales. Même en français, le lien est
signalé à l’orthographe par un trait d’union :

(15) fr. donne le moi

(16) it. diteglilo


dites lui le
‘dites le lui’

per dirti
pour dire 2SG
‘pour te dire’

(17) esp. diciendotelo


disant te le
‘en te le disant’

dímelo
dis me le
‘dis le moi’

(18) rou. daţi mi o


donnez me la
‘donnez la moi’

(19) po. ofereço lhas


offrir lui les
‘(je) les (FEM) lui offre’

57
Ces quelques exemples permettent de faire certaines observations sur
la transition analytique>fusionnelle. Quoiqu’inégalement réparti, le
phénomène de la fusion des pronoms obliques est bien représenté et illustre
le fait que les langues continuent leur chemin d’évolution individuellement.
En effet, dans certaines langues les formes ne s’amalgament pas : dans (17),
en espagnol une segmentation est possible, dans d’autres cas ce n’est que
l’orthographe qui signale leur lien, tandis que dans d’autres les deux
pronoms apparaissent sous la forme d’un élément fusionnel. C’est le
portugais qui semble avoir le système le plus riche54.

54
Le seul exemple du sarde est celui de Jones (1988) : narrabilu ‘dis.lui.le’, opposé à bi lu
dao ‘(je) le lui donne), ou bi ‘y’ est une forme supplétive pour le pronom datif li.

58
8.8. Les auxiliaires

Un cas de grammaticalisation incontestable, du type


« lexème>élément grammatical » est le développement des auxiliaires à
partir de verbes pleins. Dans les langues romanes nous pouvons bien
observer ce phénomène à propos de plusieurs auxiliaires. Dans un premier
temps, on entend par auxiliaires ceux qui participent à la formation des
temps composés, notamment les descendants de habere et esse. Le
processus d’évolution est bien connu, il n’est pas nécessaire de répéter ce
qui a été dit. Toutefois, au sujet de l’homogénéité supposée des langues
romanes, notons que sur les neuf langues étudiées, on observe une division
importante :

 habere et esse sont utilisés en français, en occitan, en italien,


en sarde et en rhéto roman ;
 seul habere est utilisé en catalan, en espagnol, et en roumain.
En portugais, c’est actuellement le verbe ter qui tient lieu d’auxiliaire.

Les auxiliaires qui ont participé à la formation du futur ne sont pas


les mêmes non plus55 :

(20)
fr. habeo+inf
po. habeo de +inf
it. du Sud habeo ad+inf
rou. volo/habeo ad+inf
rh. venio ad+inf
sa. habeo ad/debeo+inf.

Les auxiliaires du futur proche et du passé récent sont plus


homogènes dans les langues qui les utilisent, par exemple aller en français,
anar en occitan, andare a en italien, ir a en espagnol, et venir de en français
et en occitan, venire di en italien, respectivement.
La formation du passif analytique est également considérée comme
un phénomène panroman, mais il y a quelques différences. En général, c’est
une construction esse+participe passé qui a pris la place de la forme
synthétique du passif. Mais on doit tenir compte des deux verbes
d’existence en espagnol, avec des différences d’emploi. En simplifiant un

55
Klinkenberg (1994 ,158).

59
peu56, on dit que ser dénote l’action ou le procès, tandis que estar dénote le
résultat. Les premières formes sont toujours utilisées dans les écrits
journalistiques ou techniques, mais dans l’usage quotidien c’est la formation
avec le clitique se qui se répand.
En italien, à part la forme avec esse, on utilise également l’auxiliaire
venire pour exprimer un procès, et andare, avec une nuance d’obligation :

(21) it. questo libro va restituito


‘ce livre doit être rendu’

En portugais, en dehors de ser et estar, on mentionne aussi57 les


auxiliaires ficar, ir, vir pour exprimer un passif statif.
En roumain58, on considère que c’est sous l’influence du français, au
19ème siècle, que la construction analytique est née.
Nous observons que dans certaines langues d’autres auxiliaires
viennent concurrencer esse dans la construction analytique. Ce qui est
toutefois généralisé dans toutes les langues romanes modernes, c’est le
passif exprimé avec le pronom réfléchi se ; c’est l’un des points les plus
communs du système verbal roman.

8.9. Synthèse et analyse dans le système verbal

Nous avons regroupé la formation des « tiroirs verbaux » dans neuf


langues romanes dans un tableau de synthèse (sans donner les tableaux de
conjugaison détaillés) qui montre la distribution des formes analytiques et
synthétiques selon les tiroirs verbaux dans les neuf langues. Nous utilisons
les abréviations suivantes ici, en prenant comme base la terminologie
française, y compris le terme « aoriste » :

I=indicatif, S=subjonctif, C=conditionnel, prés=présent,


imp=imparfait, aor=aoriste, fut=futur, pa=passé, paC=passé composé,
plqp=plus que parfait, ant=antérieur. Sur l’axe horizontal, S=Synthétique,
A=Analytique, =forme absente de la langue.

Le tableau ne tient pas compte des formes surcomposées, qui


existent par exemple en français et qui sont très importantes en rhéto
56
Green (1988).
57
Parkinson (1988).
58
Selon Mallinson (1988). Notons que Cazacu (1981) n’en tient pas du tout compte, la
conjugaison passive se présente uniquement avec le pronom réfléchi se.

60
roman. Dans cette langue, il y a encore deux formes de futur, inconnues des
autres langues.

Fr Occ Cat Esp Po It Rou Sa Rh


Prés/I S S S S S S S S S
Imp/I S S S S S S S S S
Aor/I S S S S S S S
Fut/I S S S S S S A
Prés/S S S S S S S S
Imp/S S S S S S S
Fut/S S S
Prés/C S S
PaC/I A A
PaAnt/I A
PlqP/I A
FutAnt/I A
Pa/S A
Pl P/S A
Pa/C A
2 Fut spécif.
Nbre tiroirs 15
Analyt/tiroir 7

Une fois de plus, on observe que l’homogénéité n’est que relative


dans la famille romane. Le français, l’occitan, le catalan et l’italien semblent
identiques, pour le reste des langues les écarts sont plus importants.
C’est le roumain qui semble « le plus analytique », dans la mesure
où plus de la moitié de ses tiroirs, qui sont moins nombreux que dans les
autres langues, sont analytiques. Ce caractère est encore renforcé par le fait
qu’en roumain il y a plusieurs particules qui participent à la formation des
temps composés, par oppositions aux auxiliaires conjugués d’autres langues.
De telles particules sont : să dans la formation du subjonctif, o dans
celle du futur et fi dans celle du subjonctif passé.

61
8.10. D’analytique en synthétique: Les articles contractés

Tout en acceptant que les prépositions ne sont pas des éléments


nouveaux alors que les articles définis le sont, il est intéressant de voir un
développement morphologique dont le résultat est appelé dans la
terminologie française « article contracté », au sujet de du et au. Il s’agit en
effet d’un morphème « amalgame » qui se compose d’une préposition et
d’un article défini. Dans les grammaires traditionnelles, les prépositions sont
classées parmi les « mots invariables », et les « formes contractées »
figurent parmi les articles. Mais si l’on considère l’ensemble des deux
morphèmes, rien ne nous autorise à mettre en avant l’un des deux éléments.
La terminologie adoptée par les grammaires des langues romanes est
particulièrement hétérogène : on peut rencontrer le terme « articles
contractés », ou « preposizioni articolate » en italien ou « datif et génitif de
l’article » pour le rhéto-roman. Nous reviendrons sur la terminologie plus
loin.
En examinant de plus près le phénomène, l’homogénéité de la
famille romane semble encore une fois compromise. Toujours à l’exception
du roumain, où, à cause de l’article postposé cela n’est pas possible, toutes
les langues romanes connaissent le phénomène. Les différences concernent
le nombre des prépositions concernées,
les articles qui sont affectés : seuls les définis ou les indéfinis aussi,
le degré de fusion des deux éléments,
certaines neutralisations.
Ainsi, en français, la fusion ne s’effectue pas au féminin, tandis que
dans d’autres langues c’est bien le cas.

La présentation suivante procède selon la « richesse » des langues en


« articles contractés ». Les données représentent les prépositions et les
articles concernées. Dans certaines langues, les articles indéfinis sont
également fléchis, dans d’autres il y a des cas spéciaux.

esp.

Pr M.SG.
A Al
de Del
+ aussi avec les pronoms personnels : conmigo, contigo etc.

62
fr.
Pr M. SG M. PL
A au aux
De du des

cat.
Pr M.SG. M.PL.
A al als
De del dels
Per pel pels

occ.
Pr M.SG. M.PL.
A al, au als
De del, dau dels
Per pel Pels
Sus sur Suls
Jos jol Jols

port.
Pr M.SG. M.PL. F. SG. F.PL.
A ao aos a as
De do dos da das
Em no nos na nas
Por pelo pelos pel pelas
+ aussi avec l’article indéfini : numa (em+uma), dum (de+um), etc.
ital.
Pr M.SG. M.PL. F. SG. F.PL.
A al allo ai agli alla alle
Da dal dallo dai dagli dalla dalle
Di del dello dei degli della delle
In nel nello nei negli nella nelle
Su sul sullo sui sugli sulla sulle
Con col collo coi cogli colla colle
+ la série avec l’ (M et F) : all’, dall’, dell’, nell’, sull’, coll’.

63
rh.
Pr M.SG. M.PL. F.SG. f.pl.
A ‘à’ al agl als alla allas
da ‘de’ dil digl dils dalla dallas
cun ‘avec’ cul cugl culs culla cullas
en ‘dans’ el egl els ella ellas
sin ‘sur’ sil sigl sils silla sillas
per ‘pour’ pil pigl pils pella pellas
sper ‘à côté’ spel spegl spels spella spellas
sur ‘au-dessus’ sul sugl suls sulla sullas
tier ‘chez’ tiel tiegl tiels tiella tiellas

Du point de vue de l’évolution de la morphologie, on pourrait


comparer le déroulement du processus dans chaque langue, comme on le
fait dans les histoires du français, en décrivant le changement qui se produit
lorsqu’une [l] préconsonantique se transforme en [u]. Comme on le voit des
exemples ci dessus, ce n’est pas le cas dans toutes les langues.
Mais du point de vue de la cyclicité des techniques morphologiques,
on assiste à un phénomène dont on peut mesurer la rapidité : l’émergence de
l’article défini, phénomène roman, s’accompagne rapidement de cette
« contraction ». Le phénomène peut, à ce stade synchronique et dans
plusieurs langues, être évalué comme synthétique (fusionnel), étant donné
que chacun des deux éléments subit un changement et on est certainement
passé par un stade agglutinant. L’observation exacte du déroulement de ce
processus dans chacune des langues et la comparaison des résultats offre un
bon sujet de recherche.
Au sujet de la rapidité du phénomène, on peut ajouter les exemples
que présente le français où on a connu des articles contractés avec une
préposition, au cours de l’histoire de la langue, mais ils ont disparus avant le
17ème siècle : el, ou, es.

Au sujet de la terminologie, nous avons déjà constaté qu’elle est très


hétérogène. En français on appelle ces éléments « articles contractés », en
italien « preposizioni articolate », traduit en anglais par « inflected
prepositions »59, pour le rhéto-roman on parle du « datif et génitif de
l’article », et on pourrait continuer l’énumération. La question est de savoir
quel terme est plus adéquat, celui qui insiste sur le fait que ce sont des
articles (français, catalan) ou celui qui les considère comme des prépositions

59
Napoli et Nevis, in Phonology Yearbook 1987, 4, 1, 195-209). Je n’ai pas eu accès à
l’article même, ce n’est malheureusement que la référence que je connais.

64
(italien) ? Du point de vue morphologique, il s’agit de la fusion de deux
éléments, une préposition et un article. Lequel a mieux gardé ses propriétés
catégorielles ? Celles de l’article sont les suivantes :
 est un déterminant
 s’antépose au nom
 varie selon le genre
 varie selon le nombre.

Les propriétés de la préposition sont les suivantes :


 est un mot de relation
 s’antépose au nom
 ne varie pas selon le genre ni le nombre.

Le morphème amalgame maintient la variation selon genre et nombre


(sauf quelques neutralisations) ainsi que sa place devant le nom. En
revanche, il semble qu’il subit un changement de catégorie lexicale, il n’est
pas un déterminant mais sa fonction est plus proche du « mot de relation ».
En effet, le syntagme qu’il forme avec le nom n’est pas un groupe nominal
mais un groupe prépositionnel et c’est sous cette forme-là qu’une fonction
de circonstant lui est attribuée dans la phrase :

Je vais [au marché] / il sort [du parc]

Vu la fonction syntaxique que l’élément amalgamé remplit dans la


phrase, il paraît que c’est celle de la préposition qui domine. Si
morphologiquement il y a fusion (non-segmentabilité), alors le terme qui en
résulte ne peut pas refléter le fait qu’il remonte à deux éléments autonomes.
Toutefois, la fonction syntaxique permet de voir dans ce type d’éléments
une « préposition fléchie » plutôt qu’un article. D’après les exemples que
l’on trouve dans plusieurs langues60 les adpositions ne sont pas toujours des
mots « invariables », comme le sont considérées les prépositions dans les
grammaires du français. Ainsi, je proposerai plutôt de les appeler
prépositions fléchies, à savoir selon le genre, le nombre et la définitude.

60
Voir Sőrés 2007 sur les adpositions.

65
8.11. Conclusions de l’analyse

Nous venons d’étudier les phénomènes suivants dans les langues


romanes modernes :

1. généralisation de l’article défini


2. disparition de la déclinaison casuelle
3. apparition de prépositions
4. article contracté
5. apparition d’auxiliaires
6. généralisation du pronom sujet
7. fusion des pronoms obliques.

Les sept phénomènes sont présents dans les neuf langues, mais leur
réalisation est différente, pratiquement chaque langue a des particularités.
Nous en rappelons quelques unes.
En français, le pronom sujet est obligatoire ; seuls deux articles sont
contractés et uniquement au masculin.
L’occitan est proche du français selon ces traits, à l’exception du
pronom sujet qui n’est pas obligatoire.
En espagnol, deux verbes d’existence se sont développés ; la langue a
maintenu le futur du subjonctif ; il y a l’accusatif prépositionnel.
En portugais, il y a des formes fléchies de l’infinitif ; on observe aussi la
forte fusion des pronoms obliques ; maintien de certains tiroirs verbaux
synthétiques.
En italien la flexion selon le nombre est très développée, au passif il n’y
a pas seulement esse qui est utilisé ; il y a fusion entre deux clitiques si
l’objet indirect est à la 3ème personne du singulier.
Le roumain a maintenu une déclinaison nominale et le genre neutre ; a
développé un article postposé ; a beaucoup plus de traits analytiques dans
son système verbal que les autres.
Le rhéto roman a développé des tiroirs verbaux qui n’existent pas dans
les autres langues et utilise pour un plus grand nombre de prépositions la
contraction avec l’article défini.
Notre première conclusion est plutôt banale, mais nous allons continuer
la réflexion : même si l’on ne considère que quelques traits grammaticaux
dans le processus de développement, les langues romanes semblent être
moins homogènes que l’on ne le supposerait.

66
Toutefois, les mêmes phénomènes peuvent aussi être évalués d’un autre
point de vue. S’agit il de grammaticalisation dans le cas de chacun des
développements ?
Selon ma conception, il y a grammaticalisation dans les trois cas
suivants :

1. le démonstratif devient article défini ;


2. certains verbes autonomes deviennent auxiliaires ;
3. un certain nombre d’éléments appartenant à différentes catégories
deviennent prépositions61.

Il se pose la question de savoir si l’on peut parler de grammaticalisation


lorsqu’il y a fusion de deux éléments grammaticaux existants, à savoir
préposition+article ou pronom objet direct+pronom objet indirect. La fusion
de la préposition et de l’article est un cas spécial. La fusion aboutit-elle à un
élément plus grammatical que ses composants ? Cela ne semble pas être le
cas.
Le problème de la disparition de la déclinaison casuelle semble plus
compliqué. La disparition des désinences pour des raisons phonétiques ne
peut pas être évaluée comme grammaticalisation ; l’apparition des
prépositions existantes qui seront chargées des mêmes fonctions que les cas
ne me semble pas non plus satisfaire aux critères ; tout au plus il s’agit d’un
changement d’emploi. C’est même le contraire : un élément de forme plus
importante remplace un élément de forme plus simple.
De même, la généralisation de l’emploi du pronom sujet, qui ne
caractérise que le français, ne peut pas être considérée comme l’apparition
d’un nouvel élément grammatical. Toutefois, il est plus grammaticalisé, si
l’on interprète sa présence (à l’oral en particulier) comme une marque
indispensable de la personne et du nombre. Tel est le cas en français.
Quelques questions restent toutefois ouvertes dans cette analyse.
Premièrement, la chronologie des changements, à savoir l’apparition des
articles et la période où ils ont commencé à se « contracter » avec des
prépositions pourrait être étudiée séparément dans chacune des langues.
Ensuite, on pourrait continuer la réflexion au sujet de l’importance à
attribuer à l’orthographe : la présence d’un trait d’union entre par exemple
les pronoms clitiques signale-t-elle une fusion, observable à l’oral ?
Quant à une évaluation théorique des phénomènes qui viennent d’être
étudiés, on observe que le caractère cyclique des changements

61
Voir Sőrés (2007).

67
morphologiques peut être bien suivi au cours de l’histoire des langues
romanes. Cette histoire est relativement brève. Une des perspectives de
recherches ultérieures pourrait être une comparaison des dates
approximatives des changements déroulés : l’apparition des articles
contractés peut certainement être suivie dans les histoires respectives des
langues. Ce que j’ai essayé de démontrer c’est que pendant une période
relativement courte, à savoir dès le latin vulgaire jusqu’aux langues
modernes certaines solutions analytiques, caractéristiques des
transformations survenues entre le latin classique et le latin vulgaire, sont
devenues fusionnelles. Cette observation ne nous permet toujours pas de
nous prononcer sur le type morphologique des langues romanes, la
précaution que nous avons proposée lors de l’étude du français moderne
s’impose.
Les dernières conclusions portent sur la classification des langues
romanes. Les manuels classiques (Vidos, Bourciez, Tagliavini, etc.) ont
l’habitude de présenter les tentatives de classification, et ce avec des
arguments pour et contre. Les traits les plus souvent impliqués dans les
regroupements, à savoir le traitement du s final et le sort des consonnes
intervocaliques sourdes permettent peut être de distinguer entre Romania
Occidentale et Romania Orientale. Mais chacun sait que la prise en compte
de l’ensemble des traits phonétiques, grammaticaux et lexicaux ne rendrait
pas possible un regroupement interne des langues de cette famille dont
l’histoire est pourtant bien documentée. La présente contribution, qui
souligne le fait que des phénomènes panromans se développent de manières
bien divergentes et aboutissent à des langues individuelles qui se
ressemblent de moins en moins, va également dans ce sens.

68
Conclusions et perspectives

Dans ces conclusions, on ne reprendra pas les acquis des analyses


grammaticales évoquées précédemment. Dans un premier temps, on se
concentrera sur le côté méthodologique des comparaisons pour arriver à des
conclusions du côté théorique également.
Pour ce qui est de la méthodologie des comparaisons synchroniques,
la première étape consiste dans le choix du domaine de la comparaison. Le
point de départ des analyses peut être un concept grammatical préétabli,
comme celui des classes de mots (p. ex. les adpositions), ou les catégories
grammaticales (passif, impersonnel). Le problème le plus important est le
fait que la plupart des concepts grammaticaux ont été élaborés d’après les
données fournies par les langues indo-européennes et qu’ils ne permettent
pas toujours de travailler sur d’autres langues. Le choix d’un concept pour
point de départ s’inscrit bien dans l’onomasiologie, approche préconisée
dans les analyses comparatives. Toutefois, pour qu’un concept grammatical
puisse rendre possible la description d’un grand nombre de langues (à la
rigueur, en typologie, de toutes les langues), le travail du linguiste devra
suivre ce qui a été suggéré par Jakobson : il importe de modifier ou de
nuancer la définition préliminaire d’un concept chaque fois quand intervient
une nouvelle donnée pour laquelle la définition proposée au début ne semble
pas adéquate. Néanmoins, les définitions continuent de poser des difficultés.
Au lieu de proposer des définitions, une autre possibilité consiste à établir
un prototype à partir des traits caractéristiques. Il faut reconnaître que le
raisonnement en prototypes, emprunté à la sémantique cognitive, est un
outil important en typologie. C’est ainsi qu’on arrive à mieux travailler sur
des concepts difficiles à définir, tels que « le passif » ou « le sujet » et à
assurer une description adéquate de phénomènes qui ne font que graviter
autour du prototype.
Notons encore que ce sont les concepts que Gilbert Lazard (1999)
appelle catégories interlangues, ou plutôt quasi-catégories, à cause
justement des difficultés de définition. Il semblerait que, entre autres, le
domaine des « constructions impersonnelles » se prête également à une
description en prototype, étant donné que ce concept repose, comme tant
d’autres, sur les phénomènes représentés par les langues indo-européennes.
La tentative d’analyse dans quelques langues finno-ougriennes, évoquée
plus haut, illustre bien la démarche qui consiste à développer une définition
au moment où les nouvelles données relevant de langues dans lesquelles le
concept en question n’a pas encore été analysé le nécessitent. Dans le cas
concret, il s’agit en plus de mettre en relation deux concepts problématiques,
à savoir l’impersonnel et le sujet. Il nous sera possible de revenir sur cette

69
question après avoir étudié la synthèse des articles qui seront bientôt
publiés.
Dans certains cas, on adopte malgré tout l’approche sémasiologique,
en particulier lorsque le point de départ est une analyse contrastive qui
insiste plus sur les différents types d’emploi d’un signe dans les langues que
sur le concept qui le défini. C’est le problème que nous avons évoqué lors
de l’analyse comparée des articles dans un certain nombre de langues
européennes. L’étape suivante qui s’impose et qui nous reste à faire consiste
à intégrer cette analyse dans celle du concept général qui est représenté dans
les signes en question ; au cas échéant la « définitude ». C’est une des
perspectives qu’offre l’analyse déjà effectuée. En même temps, on peut
réfléchir sur le rapport entre analyse contrastive et analyse typologique. La
différence fondamentale entre les deux n’est pas simplement celle du
nombre des langues confrontées, ni la nature du concept en question. Plus
loin, je propose une confrontation des deux types d’analyses.
Une autre possibilité de poser un problème consiste à choisir une
catégorie cognitive comme « espace » ou « possession et appartenance ».
C’est le niveau le plus abstrait d’où peut partir une analyse, dans la mesure
où l’on quitte le niveau des phénomènes de surface déjà lors de la
délimitation de l’objet à étudier. Après avoir décrit et analysé les éléments
linguistiques qui expriment le concept en question, on revient dans les
explications en termes de processus cognitifs.
Le second problème méthodologique qu’il convient d’évoquer est
celui des données observées. Elles sont hétérogènes, évidemment. Déjà
Greenberg a précisé que son échantillon se repose sur un ensemble de
langues dont certaines sont connues par le linguiste même, pour d’autres il y
a des grammaires, tandis que d’autres données sont fournies par des
locuteurs natifs. Comme mes travaux sont individuels ou réalisés avec un
co-auteur qui apporte ses propres connaissances sur d’autres langues, la
représentativité de l’échantillon ne peut être atteinte en aucune manière.
Toutefois, on peut espérer pouvoir élargir les échantillons si l’on arrive à
éveiller l’intérêt des jeunes chercheurs de MODYCO (qui maîtrisent la
méthodologie du travail avec les bases de données informatisées) pour les
analyses translinguistiques.
D’un autre point de vue se pose également la question de la/les
variante/s à choisir. Quand c’est possible, l’on choisit le standard, dans
d’autres cas un dialecte qui est mieux décrit que les autres et ainsi de suite.
Cela donne un ensemble de données hétérogène dans un sens, mais
représentatif dans la mesure où l’on s’interroge sur toutes les possibilités
qu’offrent les langues, quelle que soit la variété prise en compte dans les
analyses.

70
Si l’on accorde tant d’importance à la méthodologie c’est qu’elle
permet de définir la typologie des langues en tant que discipline allant vers
la linguistique générale. La typologie peut être envisagée comme une
discipline décrivant le domaine intermédiaire qui se situe entre la
description de langues particulières et les traits universels. Selon sa
définition courante qui inclut également la recherche des universaux, elle
propose d’établir les limites de la variation des structures linguistiques et de
définir ce qui est nécessaire et ce qui est possible pour qu’un système de
communication puisse être considéré comme une langue humaine.
Le schéma suivant met en rapport les branches de la linguistique qui
s’occupent de la description et de l’analyse des structures de superficie des
langues :

Description Linguistique Typologie des Linguistique


des langues contrastive langues générale

Après avoir évoqué quelques problèmes méthodologiques, il


convient de mettre en rapport les deux disciplines comparatives qui se
situent entre la description des langues particulières et l’approche aux
questions les plus générales. En comparant la linguistique contrastive et la
typologie des langues, on trouve des ressemblances et des différences. Ce
qui est commun, c’est évidemment l’idée de la comparaison. En outre, les
analyses peuvent porter dans les deux disciplines sur les mêmes
phénomènes, à savoir sur des micro-systèmes (par ex. le système vocalique
des langues), ou sur une catégorie lexicale donnée (par ex. les adpositions)
ou encore sur un concept grammatical ou cognitif, etc. En revanche, c’est
dans la méthodologie que l’on trouve des différences. Une analyse
contrastive peut travailler sur deux ou sur quelques langues, tandis qu’une
analyse typologique par excellence utilise un échantillon représentatif des
langues du monde. La deuxième différence importante consiste dans
l’utilisation des corpus construits ou attestés dans les analyses contrastives,
alors qu’en typologie on ne construit pas de corpus mais on se fie à des
données relevées dans les grammaires des langues étudiées. On peut
également confronter les deux approches selon leur caractère pratique ou
théorique. La linguistique contrastive est considérée comme une branche de
la linguistique appliquée, mais la méthode contrastive dont l’importance est
soulignée ici, qui sert à décrire les phénomènes linguistiques dans une
perspective comparative peut ne pas servir directement des objectifs

71
pratiques ou didactiques. En même temps, elle ne s’efforce pas de donner
une explication théorique des phénomènes examinés. Par opposition, une
analyse typologique peut s’inscrire dans une théorie partielle, comme c’est
le cas des travaux sur l’ordre des mots qui essaient d’établir un ordre de
base, ou bien lorsqu’on raisonne sur « tête et dépendant » dans un syntagme.
La typologie se propose en même temps de trouver des explications des
phénomènes, à l’aide de concepts (iconicité, économie, caractère marqué ou
non marqué) et d’outils (hiérarchies, prototypes) propres à cette discipline.
Toutefois, une étude typologique à grande échelle, ou plus précisément
portant sur un large échantillon permet seulement l’observation de la
présence ou de l’absence d’un phénomène donné, comme on l’a vu au sujet
des articles. Elle ne permet pas de comparer le niveau de grammaticalisation
dans les langues particulières et surtout pas les différences d’emploi. D’où
l’importance représentée par la démarche inductive choisie dans mes
travaux. Elle consiste à commencer l’analyse dans un nombre peu élevé de
langues et à placer ensuite le résultat de la comparaison dans un cadre ou
dans une théorie partielle offerte par la typologie.

Le schéma des disciplines que l’on vient de proposer doit toutefois


être mis en rapport avec celui qui représente la démarche typologique, à
savoir :

Observation Regroupement Généralisations Explications


des données (ou
classification)

Le rapprochement des schémas conduit à poser la question de savoir


si la typologie est une théorie linguistique ou non. Certains (Whaley 1997,
7) sont catégoriques : la typologie n’est pas une théorie grammaticale
comme celle du Gouvernement et du Liage, la grammaire relationnelle ou
autres qui modélisent comment fonctionne le langage. D’autres (Croft 1991,
1, 246) la considèrent comme une approche à la théorisation linguistique ou
plus précisément une méthodologie de l’analyse linguistique qui permet
l’accès à différentes théories, mieux que d’autres approches et elle aide la
compréhension de la nature de la grammaire et du langage.
Ma proposition consisterait de dire que la typologie des langues
deviendra une théorie globale au même titre que la grammaire générative au
moment où elle proposera une explication de tous les phénomènes observés.
Les explications proposées dès les débuts de la typologie évoquent

72
l’iconicité, la fréquence, le caractère marqué ou non marqué, etc. et, plus
récemment les phénomènes analysés par les sciences cognitives. Le meilleur
exemple en ce sens est l’étude des processus de grammaticalisation.
Pour ce qui est des perspectives qui s’offrent, il me paraît clair que,
étant donné la méthodologie proposée, c’est un travail en équipe qui
pourrait permettre non seulement d’élargir les domaines à étudier mais aussi
d’enrichir les résultats.

73
ABREVIATIONS

A(DJ) adjectif
ABL ablatif
ACC accusatif
ADV adverbe
COMP comparaison
DAT datif
DEM démonstratif
FEM féminin
GEN génitif
GER gérondif
IMP imperfectum
N nom
NEG negation
NUM déterminant numéral
O objet direct
Od objet direct
Oi objet indirect
PA passé
PL pluriel
Pr(ep) préposition
PREV préverbe
SG singulier
St standard (de comparaison)
V verbe

74
BIBLIOGRAPHIE

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