MAFFESOLI Revue Sociologie SOC - 105 - 0079
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MAFFESOLI Revue Sociologie SOC - 105 - 0079
Michel Maffesoli
Dans Sociétés 2009/3 (n° 105), pages 79 à 90
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 0765-3697
ISBN 9782804104368
DOI 10.3917/soc.105.0079
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Une nouvelle approche de la vie quotidienne nécessite que l’on sache pratiquer
l’écart épistémologique.
Il faut avec simplicité reconnaître la labilité, le « bougé », l’imperfection de la
dynamique sociétale, qui ont besoin pour s’exprimer d’instruments qui soient eux-
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1 CEAQ-Paris Descartes.
2. Habermas J., Erkenntnis und Interesse, Frankfurt, 1968.
1 La prééminence du tout
Ce que l’on a appelé le formalisme de certains auteurs a souvent été mal interprété.
Le terme même ne manque pas d’ambiguïté qui semble désigner une attitude abs-
traite, déconnectée du donné mondain. Ainsi, pour parler du cadrage qui permet
de faire ressortir les caractéristiques de la vie sociale sans trop les déformer, je pro-
poserai le terme de « formisme ». On le sait, la tradition globalement iconoclaste de
l’Occident judéo-chrétien s’est toujours méfiée du désordre de l’image, c’est-à-dire
de l’expression des sens. Souvent, elle n’a pu faire autrement que de s’en accom-
moder, mais avec maintes réserves. Ainsi, face au culte des saints et de leurs repré-
sentations, le catholicisme a précisé, l’air pincé, qu’il s’agissait d’un culte de dulie,
la latrie s’adressant, elle, à ce Dieu unique et invisible qui résume et parachève les
attributs dont on avait revêtu indûment les idoles antérieures. Avec la Réforme et
les Lumières, ce mouvement trouve sa conclusion logique, et le baroque de la Con-
tre-Réforme n’est finalement qu’une parenthèse que le catholicisme social à partir
du dix-neuvième siècle s’empressera de fermer.
C’est sur ce fondement que s’érige ensuite la critique « laïque » et théorique de
la forme, de l’apparence et du spectacle culturel ou politique dont nous sommes
les héritiers ou les protagonistes attardés. Il est dès lors compréhensible que les pen-
seurs qui s’attachent à observer le jeu des formes sociales paraissent paradoxaux
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les jours. Les rituels qui les constituent en tant que telles sont comme autant de
mises en scène collectives où s’exprime l’affrontement au destin. C’est là où la
banalité rejoint un projet épistémologique, ce que l’on peut savoir, c’est ce qui se
donne à voir, ce qui se gestualise, ce qui se théâtralise. Mais on est loin du mépris
dans lequel il est de bon ton de tenir l’apparence ! Il me semble que c’est en fonc-
tion de ces prémisses que l’on peut apprécier à sa juste mesure la pertinence du
« formisme » sociologique. Celui-ci est d’ailleurs fort éloigné d’une vision statique
du monde, les auteurs classiques qui d’une manière ou d’une autre l’ont utilisé, ont
su rendre compte des évolutions et des forces en présence dans la vie des sociétés.
Et contemporainement, toute l’œuvre de G. Balandier, tant sa sociologie de l’Afri-
que que son anthropologie sociale, a bien mis à jour la dimension « générative »
qui structure toute vie en société3. Pour ma part, je pense, ainsi que je l’indiquerai
plus loin, que le formisme et le vitalisme sont les pôles les plus sûrs autour desquels
se structure une sociologie compréhensive.
En effet, les « cadres » que l’on peut élaborer permettent de mieux faire ressor-
tir les diverses facettes de la vie en son développement. En quelque sorte, il s’agit,
pour reprendre une expression de O. Spengler, de mettre à jour les « physionomies »
historiques de quelques formes sociales que l’on retrouve avec constance dans le
devenir humain. Pour une telle mise en perspective, les modulations ou les dériva-
tions des institutions, des faits culturels, ou des rituels quotidiens tout en saisis dans
leur précarité peuvent être crédités, hic et nunc, d’une indéniable efficacité4. Les
mécanismes de la croyance et de l’illusion, fragiles et pourtant si enracinés, trou-
vent peut-être là leur explication.
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5. Sur le holisme de Durkheim, cf. Le Suicide, Paris, 1973, p. 137, ou encore De la divi-
sion du travail social, Paris, 1926, p. 342, note 3.
Non pas directement, ce qui serait encore bien prétentieux, mais transversalement
en posant des limites, des « déterminations ». Dès lors, pour reprendre une expres-
sion de Tönnies, il n’y aurait de véritables démarches sociologiques que dans la sai-
sie « des formes pures » et non dans celle de réalités singulières 6. Qu’est-ce à dire,
sinon qu’en se contentant d’appréhender des structures et leurs développements,
une telle démarche laisse les réalités singulières exister, être ce qu’elles sont. On ne
les juge pas comme étant conformes ou non conformes à ce que l’on croit « devoir-
être », à ce que l’on pense qu’il serait mieux qu’elles soient, on les accepte dans
leur incomplétude, dans leur aspect partiel et éphémère. Ainsi, paradoxalement,
l’attitude formiste est respectueuse de la banalité de l’existence, des représentations
populaires et des minuscules créations qui ponctuent la vie de tous les jours. Elle
ne donne pas sens, elle n’inscrit pas dans une finalité religieuse, politique ou éco-
nomique, elle ne formule pas des impératifs catégoriques, elle se contente, à sa
manière, de dire son temps, elle s’inscrit ainsi dans le discours polyphonique qu’une
société fait d’elle-même. Peut-être est-ce cela que l’on a appelé « l’intellectuel
organique ».
Traditionnellement la littérature, de la poésie à la science-fiction, en passant
par le roman ou le théâtre, s’est donné pour fonction de transfigurer la banalité
quotidienne. Bien sûr il y a des exceptions, mais globalement c’est une exigence à
laquelle se sont pliés les hommes de lettres. La démarche théorique s’est calquée
sur ce modèle, en l’accentuant même car le concept ne supporte pas de l’à peu
près, n’a rien à voir avec la redondance. Dès lors, le réel ne peut être qu’une
matière vile qu’il faut vite dépasser, ou plus exactement qu’il faut guider en fonc-
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précise que « ce n’est que dans la forme que nous pouvons les éprouver à la fois » 7.
Cette remarque ne manque pas d’intérêt surtout lorsqu’on sait ce que Lukàcs doit
à Simmel qui eut également une grande influence sur Max Weber. Il est certaine-
ment possible d’extrapoler, et d’étendre à l’ensemble de la création sociale ce que
l’on accorde à la création artistique. La « Vie et la vie », l’essence de l’être-ensemble
et l’existence concrète sont un mixte inextricable, dont il est bon d’apprécier les
divers éléments. En tout cas, et c’est là son principal intérêt, le formisme est avant
tout une pensée de la globalité. Ce que la sociologie classique appelle le « holisme »,
et qui à l’encontre de toute vision totalitaire (et monovalente) ne privilégie jamais
un élément particulier. Face au développement scientifique et technologique, et
compte tenu de la diversification des moyens de connaissances, il est plus que
jamais nécessaire de montrer la complexité du monde qui échappe, toujours et à
nouveau, au fantasme de l’enclosure. Chaque époque a une période de scientisme
optimiste durant laquelle elle prétend avoir trouvé la clé universelle, l’explication
totalisante. L’histoire des idées nous montre à loisir qu’aucune civilisation ou
aucune culture n’échappe à cette prétention. Et dans notre tradition, la Renais-
sance, les Lumières, le Positivisme, etc., sont à cet égard instructifs. Il s’agit d’une
constante ou d’une pesanteur sociologique qu’il est inutile et vain de vouloir nier.
Peut-être même est-ce un mécanisme qui a son utilité. En effet, un tel opti-
misme, grâce à son simplisme même, permet un élan renouvelé, il conforte les
mythes mobilisateurs, il conditionne les découvertes ou les redécouvertes de tous
ordres qui structurent et déterminent toute vie en société. Mais il est dans le même
temps important de souligner le relativisme d’une telle vision du monde, sous
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11. E. Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future, Paris, 1968, p. 170, note 1, c’est
moi qui souligne.
12. On peut par exemple situer son apogée au XIXème, période durant laquelle la socialité
est canalisée, mise au travail, contrôlée, etc… Cf. sur ces définitions et leurs développe-
ments, M. Maffesoli, L’Ombre de Dionysos, contribution à une sociologie de l’orgie, Paris,
1982, p. 13.
13. M. Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, 1964, p. 45 sq. Cf.
encore p. 113 pour le « type idéal ».
14. La formule allemande souligne que quelque chose peut être « plein de sens » mais
« sans finalité ».
sociologie doit être attentive à cette éthique de l’instant qui imprègne profondé-
ment la vie dans nos sociétés dans toutes leurs activités communicationnelles ou
instrumentales. De plus, le « formisme », et c’est une conséquence de ce qui pré-
cède, insiste également sur l’apparaître, sur l’apparence, le spectacle, l’image, etc.,
autant de réalités que la tradition occidentale a quelque peu négligées. En effet,
tout en faisant ressortir la création minuscule, la forme lui donne expression. On
peut d’ailleurs signaler qu’une sociologie de l’imaginaire – dont Gilbert Durand éla-
bore les articulations essentielles – devrait certainement permettre de développer
les deux directions indiquées.
D’un point de vue épistémologique, elle pourra reprendre sociologiquement les
acquis de la phénoménologie. Ainsi la notion d’« imaginal » proposée par H. Corbin
et G. Durand devrait permettre d’observer dans l’actuel et le quotidien les manifes-
tations de l’intime liaison de l’intelligible et du sensible 15. Il est bon de rappeler de
telles banalités de base, la vie commence en se limitant, en étant déterminée (cf. la
« détermination » latine), de même l’existence sociale n’existe que lorsqu’elle se
donne à voir, quand elle prend forme. Le theatrum mundi n’est pas un vain mot,
son expression est multiforme (politique, économique, quotidienne…), c’est certai-
nement cela qui légitime notre réflexion sociologique sur le « formisme ».
De nombreux auteurs, chacun à sa manière, ont bien senti ce problème qui se
pose à notre époque. On ne peut plus comprendre le monde moderne à partir
d’une instrumentation, qui a eu sa validité, mais qui semble quelque peu désuète.
Ainsi, la logique du « tiers exclu », ainsi la distinction du sujet et de l’objet, fonde-
ments de nos sciences, sont de plus en plus soumises à la question. Pour ce qui
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