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L'Appel Du Sang

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Dieudonné

Muamba Kasongo

L'Appel du sang

Roman

1
2
Pour vous, mes filles bien-aimées,
Elphège Karaj Muamba,
Daniella Yav Muamba,
Christelle Mapendo Muamba,
Blessing Mbuyu Muamba.

3
4
Chapitre premier
L’incident

Par une aube limpide annonciatrice d’une belle journée


remplie de soleil et de rires, je me réveillai, pleine de bonne
humeur, l’organisme pétillant d’une santé splendide. Après la
salle de bains et une toilette sobre, je croquai un sandwich au
jambon, puis je l’arrosai d’un large verre de lait au chocolat.
Au moment de me rendre à la Banque du Commerce
Extérieur où j’exerçais la fonction de caissière principale, je
pris à part ma cuisinière, une femme épanouie flottant entre
deux âges et qui, d’une ponctualité de monarque, arrivait sur
le lieu de son travail toujours à 6 heures, un peu après mon
réveil. En quatre mots, je lui traçai le menu culinaire de la
journée, sans toutefois oublier de lui énumérer les tâches de
sa corvée quotidienne. En réalité, ma cuisinière méritait
mieux que d’être mon cordon-bleu : en bonne gouvernante,
elle s’occupait non seulement de mes casseroles et de mes
victuailles, mais aussi de tous les travaux domestiques.
Arrivée à la Grand-Place du marché central de ma
commune où stationnaient les autobus de transport en
commun, je me buttai à une foule bigarrée, fort compacte,

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en train de s’agiter : depuis une demi-heure, aucun autobus,
aucun taxi n’était en vue, au risque de se demander s’il y
avait pénurie de carburants ou un sit-in de transporteurs
pour protester contre les innombrables taxes de l’hôtel de
ville ou contre les multiples tracasseries de la police de
circulation routière.
Subitement, dans cette attente fébrile, une voiture à
taximètre se pointa devant la cohue de passagers à l’affût
d’un moyen de transport improbable. Quelle ruée, quelle
bousculade : on se donnait des coups de poing et d’épaule,
on se tirait par la ceinture, on s’accrochait aux jupes, on se
retroussait les pagnes ! Il fallait jouir des quintaux de biceps
pour s’engager dans cette empoignade des titans. Un
moment, je crus que la voiture se retrouverait en pièces
détachées : à chaque portière, des malabars se disputaient la
poignée avec l’énergie du désespoir et, une fois enfoncés
dans des sièges râpés, ils claquaient les portières dans un
tintamarre infernal ! Mais à la fin, six passagers seulement,
semblables à des armoires à glace, se casèrent à bord du taxi
qui s’ébranla dans un bruit de ferrailles cabossées et dans un
nuage de fumée suffocante. A côté du conducteur se
serraient deux passagers comme des sardines dans une
boîte. Et que dire de quatre autres coincés à l’arrière de cette
petite marque japonaise ?
Je ne pus que sourire : partout dans mon pays, c’était
une scène banale et les agents de la police de circulation
routière, fort complaisants en la matière, ne se faisaient
aucune mauvaise conscience. Ils fermaient l’œil sur de tels
délits, au mépris de toutes les réglementations en matière de
circulation routière, du moment qu’entraient en jeu de bons
billets de banque. La pratique consistait pour le conducteur
récalcitrant de fourrer, par une vitre baissée, des billets de

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banque froissés dans la main d’un agent en uniforme, et le
bon agent enfouissait le tout dans sa poche sans avoir vérifié
au préalable s’il s’agissait en réalité de vrais billets de banque
ou des quarts de papier de cahier froissés ! Et comme pour
défier la morale collective en attestant le degré d’impunité
des agents de l’ordre, la scène se déroulait sous l’œil blasé
des passagers ; mais, des fois, le plus courageux d’entre eux
ne manquait pas toujours de condamner cette forme de
corruption éhontée en s’écriant : « Ya madeso ya bana ! »1
Et, le soir, comme l’agent constituait seulement un maillon
dans une véritable chaîne de transmission, il verserait la
moitié de son « butin » à son officier traitant qui, à son tour,
verserait une dîme à sa hiérarchie. Mais en cas d’une
entourloupe manifeste, le subalterne incriminé perdait tout
privilège de « réglementer » la circulation à des carrefours
de grande affluence aux heures de pointe et, pour l’aider à
rectifier son tir, sa hiérarchie le laisserait frôler le bas-fond
de la dèche en le reléguant sur un chemin vicinal !
Aussitôt après le départ du taxi, un minibus fit
irruption et freina dans un crissement de pneus chuintants,
et, sans que personne ne s’étonnât, il s’observa entre les
éventuels passagers la même ruée barbare, la même
bousculade sauvage, sur fond d’invectives innommables,
pour occuper une de dix-huit places assises. De là où je
suivais la scène, je me prélassais comme devant un écran de
télévision géant. Aucun détail ne se dérobait à ma rétine.
Dans leur précipitation, certains passagers se faisaient
délester non seulement de leur téléphone portable, mais

1
Littéralement pour dire en lingala : « Pour les haricots des enfants ! » Et
toute la connotation se dégage pour faire ressortir l’insuffisance de la
solde du policier qui se rabat sur la population pour nouer les deux bouts
du mois.

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aussi et surtout de leur porte-monnaie. J’essayais de
m’imaginer la suite quand il s’agirait de payer le prix du
parcours. L’infortuné aurait beau fouiller dans ses poches, le
porte-monnaie resterait, lui, introuvable.
En réalité, la moitié de cette foule compacte matinale se
constituait de voleurs à la tire, de pickpockets et d’autres
malfrats peu recommandables pour vos poches et vos
bagages… Quand bien même un agent, commis à la
protection des citoyens et de leurs biens, serait le témoin
oculaire d’un vol, il n’interviendrait pas : qu’avait-il à frayer
avec du menu fretin du moment que la pitance quotidienne
de sa famille dépendait de son « efficacité » sur terrain ? Que
gagnerait-il en arrêtant un voleur à la tire ? Après vingt-
quatre heures de détention, le délinquant serait remis en
liberté et reviendrait écumer les stations de taxis et
d’autobus ! Autant mieux s’occuper des choses sérieuses,
comme une bagarre rangée entre deux familles vivant à
couteaux tirés pour une querelle d’Allemand, comme le
prétendu viol par un richissime homme d’affaires d’une
mineure bénéficiaire d’une expérience sexuelle de plus de
deux ans, comme la réaction de la femme légitime qui vint
de mettre au beurre noir l’œil de sa rivale…
Heureuse, je l’étais, car j’étais brodée d’un fil spécial :
jamais, vous ne me verriez au milieu de la masse en train de
jouer des coudes ; jamais, vous ne me verriez m’engager sur
la voie publique pour contempler une rixe ou prêter mon
oreille à une engueulade. Si, pour des raisons de rivalité, des
demoiselles de petite vertu s’écorchaient la peau jusqu’à se
dépouiller de toute lingerie, les hommes écervelés, quant à
eux, se lançaient des coups fulgurants, et le curieux accouru
pouvait toujours recevoir une avalanche de horions
mémorables sur une arcade sourcilière…

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Cette attitude de détachement vis-à-vis des événements
fut toujours payante pour moi. Fruit de la patience, elle
m’avait toujours épargnée de plusieurs désagréments, en me
valant toujours un gain de cause. Et une fois de plus, elle
s’envola à mon secours : comme dans un film vu au ralenti,
un minibus s’arrêta juste à côté de moi et la portière
coulissante s’ouvrit. Pendant que l’aide du conducteur se mit
à crier à tue-tête, de façon machinale, pour ameuter de
probables passagers, je pus monter à bord comme une
princesse qui accède au trône de ses ancêtres ! Mais quinze
secondes suffirent pour revivre la scène de notre vécu
quotidien. De l’intérieur, cette fois-là ! Ce n’était pas beau à
voir. Surtout pour la gent féminine. Des mouvements
brusques, involontaires, retroussaient jupes et pagnes jusqu’à
la limite de la pudeur, laissant à découvert toutes sortes de
galbe et toutes sortes de sous-vêtements. Et une fois assises,
les propriétaires de toutes ces grâces dévoilées se rajustaient
et prenaient un maintien pudique, en promenant un regard à
l’entour pour épier éventuellement un œil indiscret. D’autres
poussaient leur outrecuidance jusqu’à sortir de leur sac à
main un poudrier et un petit miroir rond pour se refaire un
brin de beauté. Mais d’aucuns n’auraient songé à s’acheter un
pantalon jugé plus laxiste et, pour les femmes de bonne
extraction, le pantalon, surtout dans sa version moulante,
était perçu comme un signe de séduction, voire de racolage,
dans un pays où la tenue officielle féminine consistait en deux
pagnes et un corsage décolleté assorti, appelée
communément ribaya sous cette latitude. Mais, personne ne
se demandait, inconsciemment peut-être, pourquoi les
pouvoirs publics n’organisaient pas un transport en commun
public où régneraient l’ordre et la discipline. Toutes les têtes
couronnées du régime préféraient investir dans un puits sans

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fond pour préparer la fin de leur règne…
Quand, dans un démarrage brutal comme à
l’accoutumée, le minibus prit, après avoir laissé un peu de
caoutchouc sur la chaussée, la route du centre commercial
de la ville, je me rendis compte que je partageais la même
banquette avec trois hommes d’âge mûr, chacun fixant un
point devant lui. En jetant un coup d’œil de travers à celui
assis à ma gauche, je fus un peu confuse, me sentant dans la
peau d’une jeune épouse coincée amoureusement par la
carrure imposante de son mari contre la paroi du minibus.
Vite, je chassai de ma tête cette pensée saugrenue, juste pour
voir l’aide du conducteur se mettre à faire payer le prix du
parcours et je fus la première personne à qui il s’adressa :
– Madame, le prix de votre course, s’il vous plaît !
A l’instar d’un automate, j’ouvris mon sac à main et le
farfouillai. Le dernier coup d’œil me renseigna qu’il était
désespérément vide, hormis un mouchoir, mon badge, ma
carte d’identité et quelques paperasses ! Me serais-je laissé
dépouiller de mon argent par les voleurs à la tire fort
nombreux à la station des autobus ? Impensable, car je ne
m’étais pas mêlée à la foule pour envisager une telle
probabilité. Mais alors ? Oh ! Oui, la mémoire me revint :
avant de sortir de ma chambre à coucher, je n’avais pas
ramassé la liasse de billets de banque que j’avais jetée sur
l’oreiller !
Je me sentis vidée de toute ma force et la sensation d’un
malaise indéfinissable envahit tout mon corps. Que ferais-
je ? Que dirais-je à l’aide du conducteur ? Croirait-il à mes
explications ? Ne me rangerait-il pas sur la longue liste de
ces vendeuses à la sauvette qui abusaient souvent de leur
crédulité ? (En réalité, avant de prendre place à bord de ces
minibus de transport, ces malicieuses femmes étaient

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certaines, elles, de n’avoir noué aucun traître sou au bout de
leur pagne.) Ou me traiterait-il de ces femmes-vampires qui
descendaient souvent d’un minibus pour en monter dans
un autre, dans la quête, en jouant des yeux, d’arracher à
l’aide du conducteur un rendez-vous vespéral, juste après
les heures de service ?
– Payez votre course, Madame !
Je sursautai. Ce fut la voix rauque de l’aide du
conducteur qui me fit sortir de mes cogitations. Du fond de
ma confusion, je balbutiai :
– Je… je crois que j’ai oublié mon argent à la maison !
Le tonnerre tant redouté éclata dans une déflagration
infernale, me prenant au dépourvu dans la mesure où je ne
m’attendais pas à une telle réaction. D’une voix chevrotante,
l’aide du conducteur épancha sa bile, après m’avoir
considérée avec beaucoup de dédain :
– Que veux-tu que je fasse, moi ? Ou tu paies le prix du
parcours ou tu sentiras de quel bois je me chauffe !
Pour me donner de la contenance, je m’efforçai de
sourire, mais mon sourire sonnait faux devant la peur de
l’esclandre. J’écumais de rage d’avoir oublié mon argent de
transport, je me reprochais amèrement ma maladresse.
Toutefois, enhardie par l’instinct de survie, je revins à la
charge, pensant amadouer cette furie d’aide du conducteur
d’une voix implorante :
– De grâce, monsieur, j’ai tout simplement oublié mon
argent.
– Oublier de l’argent, c’est du neuf, ça, mon cul ! Et
pourquoi n’as-tu pas tout bonnement oublié d’enfiler ton
slip ?
Derechef, l’orage éclata, et à sa suite, l’aide du
conducteur débita des inepties innommables. Par

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bienséance, je m’abstins de les reproduire, au risque même
de gratter mon vernis de femme aux mœurs policées. A bout
de souffle, le malotru put seulement épiloguer en ces termes
incendiaires :
– Si, à la descente, tu n’as pas payé le prix du parcours,
je t’arracherais ou tes escarpins ou… ton soutien-gorge !
Piqué sur le vif, le passager qui me coinçait contre la paroi
du minibus ne put longtemps contenir son indignation :
– Monsieur, tu es un homme comme moi ; mais là, tu
exagères. Que veux-tu que cette dame te dise de plus pour le
prix de son parcours ?
– Toi, mêle-toi de tes oignons ! Mais si tu veux jouer au
cow-boy, tu n’as qu’à payer pour la bonne dame, et après, tu
la fermes !
– Du respect, fiston ! gronda l’autre d’une voix furibonde.
– Du respect, mon petit père ? bougonna-t-il. Est-ce du
respect que tu manifestes à mon endroit quand tu prends la
défense d’une femme-vampire, vieille baderne ?
– Vas-tu la boucler à la fin, petit connard ?
L’ordre sec, proféré d’un ton qui n’admettait point de
réplique, venait de la cabine. C’était la voix gutturale du
conducteur, exaspérée par les pantalonnades du « petit
connard ». Mais son coéquipier, habitué à être dorloté dans
une certaine vie, fulmina de rage, à la stupéfaction générale ;
car, tout le monde reconnaissait le droit de préséance au
conducteur souvent d’un certain âge et d’une bonne moralité.
Sûrement, entre les deux coéquipiers, le torchon brûlait :
par son attitude désinvolte à l’égard des passagers, l’aide du
conducteur se vengerait de l’arrogance de son conducteur qui
se prenait pour un « intellectuel » comme il tenait le volant.
Pourtant, le minibus, au volant duquel se pavanait ce faux
intellectuel, appartenait à son oncle maternel à lui. Alors,

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pourquoi un ouvrier de son oncle pouvait-il se permettre de
lui adresser des propos insolents devant les passagers ? Aussi,
irrité, vociféra-t-il en ces termes :
– Si tu tiens à te faire congédier sans préavis…
– Petit, arrête ton cinéma, ou j’informerai ton oncle de
ton attitude indécente envers les clients. N’oublie pas que tu
es en période d’observation. De plus, ta façon d’agir ne
m’honore pas. J’ai une femme et des enfants, moi. Tout ce que
je te demande, c’est d’être plus compréhensif à l’égard des
clients quand ils posent un problème. Faut-il que tu débordes
pour prouver que tu es un fumeur de chanvre ou attester ta
filiation avec le propriétaire du véhicule ? Du respect, mon
petit ! Nous n’avons aucune idée des gens que nous
transportons. La sagesse de la vie nous apprend à observer
plus de condescendance à l’égard de notre prochain. Surtout
pour nous transporteurs ! Qui sait si, parmi nos passagers
présents ici, un se rend au poste frontalier dédouaner un
autobus, avant de se mettre à chercher un conducteur et son
aide ? Et si cette aubaine tombait sur nous, ce serait une belle
occasion pour nous débarrasser de ce tas de ferrailles juchées
sur des pneus usés !
Le sermon ne plut pas à l’aide du conducteur. Il fouilla
dans les archives de son insolence pour exhumer une parade :
– Cela m’importe peu, mon vieux ! Que ce soit à bord
de ce tas de ferrailles juchées sur des pneus usés ou à bord
d’un minibus pimpant neuf, cette bonne dame doit payer le
prix de sa course. Et vous, occupez-vous du volant : les
finances, c’est mon affaire. J’en suis le directeur général !
Dans tous les moyens de transport en commun gérés
par des privés, l’altercation qui éclaboussait de boue ma
robe blanche était monnaie courante et, sur ses ondes, la
chaîne nationale de radiodiffusion ne ménageait aucun

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effort pour dénoncer cette dérive sociale, sans que les
pouvoirs publics ne pussent bouger le petit doigt pour
procéder à l’éducation civique de leurs administrés.
Quand bien même la vérité serait simple à
appréhender, tous les aides du conducteur se comportaient
en délinquants, étant donné que tous, ils venaient de la rue
et que tous, par une sorte de fatalité, retourneraient à la rue
à la fin de leur carrière. Et la déliquescence des mœurs dans
ma ville natale semblait enfoncer le clou, sans que cette fuite
en avant pût constituer un alibi à une classe de prédateurs
soucieux de renflouer leurs poches avant l’arrivée de
prochains putschistes.
Et moi d’égrener un véritable chapelet de regrets : une
jeep tout-terrain rouillait dans mon garage et, par une forme
de paresse inavouée, je n’avais jamais songé à réparer la
panne. Et à l’instant, après un bref calcul, je restai
stupéfaite : les frais de réparation me coûteraient moins que
l’humiliation dont j’étais présentement victime, et je me
prenais en horreur comme je me comportais en victime
résignée face à cet écervelé sadique.
Devant l’obstination farouche de l’aide du conducteur
à m’humilier davantage, celui qui fut traité de « cow-boy »
revint à la charge :
– Eh ! Monsieur, plus un mot de plus ou on va tous se
fâcher. Prends cet argent, je paie pour la dame que tu as
couverte d’injures et d’opprobre. Encore que je t’épargne de
t’écraser le nez avec mon coup de poing. Mais, sache que
toutes nos actions, bonnes ou mauvaises, sont toujours
rétribuées dans cette vallée de larmes !
Une forme de confusion, mêlée d’un plaisir malicieux
dissimilé, se peignit sur le visage de l’aide du conducteur qui,
simultanément, perçut de nouveau la voix de son « vieux » :

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– Maintenant que tu as ton argent, tu la boucles !
L’aide du conducteur émit une moue de désapprobation,
tout de même satisfait de l’issue de l’altercation. Souvent,
quand celui-ci appartenait au cercle familial ou amical du
propriétaire du véhicule, il donnait du torticolis au
conducteur, l’espionnait à tout moment et transmettait sur
lui des rapports fallacieux, dans l’attente de son heure pour le
remplacer au volant au cas où il aurait réussi à noircir
irrémédiablement la fiche de cotation de son coéquipier.
Peu de temps après, nous arrivâmes à destination dans
un silence de nécropole. Une fine oreille eût pu percevoir le
bourdonnement d’un moustique ! Pendant que tout le monde
avait l’esprit concentré sur le programme de sa journée, seul
l’aide du conducteur, sans se départir de son air de triomphe,
se contentait d’arranger sa recette en manipulant
soigneusement les vieux billets de banque que d’aucuns ne
cessaient de qualifier ironiquement de « blessés de guerre »,
tellement qu’à force d’être collés et recollés, ils arboraient sur
toutes les deux faces des centimètres de scotch et de sparadrap,
tel un soldat rescapé d’une hécatombe nucléaire !
En descendant du minibus, je m’empressai de rejoindre,
au bord de la route, l’homme charitable qui m’avait tiré
l’épine du pied pour lui exprimer ma gratitude. Puis intervint
un bref entretien où l’un se présenta à l’autre avec beaucoup
de cordialité. Alors, j’appris que mon don Quichotte
répondait au nom de Jean Ilunga Sinanduku, sociétaire d’une
entreprise commerciale d’import-export où il exerçait une
fonction en vue et, apparemment, bien rétribuée.
Et sur ces entrefaites, nous nous séparâmes. Je me
rendis à mon travail situé à une dizaine de minutes de la
station des bus. La Banque du Commerce Extérieur était
l’une des plus prestigieuses institutions financières de la

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ville, avec des succursales éparpillées aux quatre coins au
pays et sur le continent ; j’y exerçais la fonction de caissière
principale depuis belle lurette. Là, une fois assise devant
mon ordinateur placé sur un luxueux bureau en acajou, je
me replongeai dans ma routine quotidienne jusqu’à l’heure
de sortie, travaillant avec acharnement pour mériter de plus
en plus la confiance de ma hiérarchie.
De retour à la maison, j’appelai ma cuisinière et mon
jardinier et leur racontai en deux volets ma mésaventure de
la matinée. A la fin de mon récit, d’une voix monocorde
fondée sur une complicité tacite, ils éclatèrent d’un rire
goguenard en apprenant comment, par mégarde, j’avais
oublié, sur mon lit, l’argent de mon transport et comment
je m’étais fait sermonner par l’aide du conducteur. Quand
ils redevinrent sereins après leur hilarité, je profitais de
l’occasion pour enchaîner avec le second volet de ma
déconvenue. En ressassant les idioties proférées contre moi
par l’aide du conducteur, ils s’attristèrent, comme si c’était
leur propre mère ou sœur qui avait été offensée et, vu mon
rang social, ils ne pouvaient pas s’imaginer qu’un va-nu-
pieds pût m’humilier ainsi en public. Et ma cuisinière de
conclure avec un simulacre de philosophie :
– En compagnie d’un homme, une femme garde
toujours la tête sur les épaules !

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Chapitre II
La rencontre

Quatre jours s’étaient écoulés depuis la dernière


déconvenue qui m’avait mis les idées sens dessus sens
dessous. Je revenais de mon travail. C’était vers le
crépuscule et je me précipitai vers la Grand-Place de la poste
pour dénicher un moyen de transport. Pour cette fois-là,
aucune inquiétude ne m’oppressait le cœur : l’argent destiné
à mon transport était bien enserré dans mon sac à main. Je
ne pouvais pas retomber dans la même erreur en l’oubliant
sur… mon bureau. De plus, le soir, quand la circulation se
décongestionnait, le transport en commun ne posait pas de
problème : les minibus et les taxis s’alignaient à la queue leu-
leu dans l’attente d’éventuels passagers. Sur ce point et tant
d’autres, l’étranger en villégiature s’accordait toujours à
déclarer que mon pays était une terre de contrastes.
Ainsi, j’étais sur le point d’ouvrir la portière d’un taxi
en maraude quand quelqu’un m’interpela par mon nom :
– Madame Yana, Madame Yana !
Je me retournai juste pour faire face à un visage de ma
connaissance et de ses lèvres s’irradiait un sourire enjoué

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comme pour me mettre en confiance. C’était un homme,
vêtu avec élégance. Il se dirigeait avec hâte vers moi en
exécutant un geste large de sa main droite pour attirer mon
attention. Quand il m’eut rejointe, je lui tendis un coup de
poignet chaleureux tout en le gratifiant d’un sourire
charmeur dépourvu de tout caractère circonstanciel.
– Bonjour, M. Sinanduku ! m’entendis-je m’exclamer
d’une voix suave comme une actrice dans un rôle de
séductrice.
– Bonjour, Madame Yana, répondit celui que je venais
d’appeler Sinanduku. Vous revenez du boulot ?
– Naturellement, oui ! Et c’est le même horaire pour
vous, je présume.
Monsieur Sinanduku acquiesça du chef. Je le vis sortir
un calepin d’une poche de son blouson, prêt à prendre des
notes. Je lui trouvais un air galant non affecté. Il agissait avec
spontanéité et, apparemment, il attendait avec impatience
cette seconde rencontre depuis la première, tout à fait
fortuite, due à mon télescopage avec l’aide du conducteur
d’un minibus de transport en commun. Aussi, je ne pus me
dérober à aucune de ses questions quand il se fut agi de
décliner ma carte de visite.
Après nous être ainsi renseignés respectivement sur la
charge horaire professionnelle de l’un et de l’autre, nous
nous oubliâmes dans un échange des banalités sur les
conditions atmosphériques, avant que Jean Ilunga
Sinanduku ne refît surface pour prendre les devants :
– Pourriez-vous accepter un verre de limonade si je
vous l’offrais, Madame Yana ?
Je pouvais bien rentrer à la maison. Mais à cette heure,
aucune corvée ne m’y attendait, et quelle corvée devrais-je y
exécuter ? Ma cuisinière s’occupait de tout et si elle pouvait

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aussi s’occuper de ma toilette, j’eusse vécu en pure oisiveté
sous mon propre toit.
Alors, siroter un verre de limonade en compagnie de
Jean Ilunga Sinanduku pouvait m’aider à meubler la soirée
avant le souper. De plus, l’homme semblait un cavalier de
bonne société, loin de s’apparenter à ce drôle de zigoto qui
vous propose un verre de limonade, alors que son intention
réelle est de vous peloter la gorge ! Aussi acquiesçai-je de la
tête en lâchant ces mots d’une voix de rossignole :
– Avec plaisir, M. Sinanduku.
En outre, fallait-il refuser un verre de limonade
gracieusement offert par celui-là qui vous avait épargné
d’une humiliation publique quelques jours plus tôt ? Lui
prêter un agenda caché signifierait que j’en dissimulerais un
aussi. La sagesse ne nous conseille-t-elle pas d’empoigner
avec chaleur une main amicalement tendue vers nous, et
d’esquiver un coup de poing décoché vers notre nez ? De
plus, célibataire âgée de trente-cinq ans, j’étais à la recherche
de mon premier amour vrai, si je devrais mettre de côté mes
folles amourettes de l’adolescence tissées à l’ombre des
euphorbes ou celles, communément appelées « amour
académique », plus vulgaires et sans lendemain certain,
nourries à l’université entre deux cours, tout en grignotant
un morceau de sandwich au lard.
Et l’homme en face de moi, bâti en armoire à glace,
promenait un visage d’adonis et le sourire espiègle sur ses
lèvres lui donnait l’allure d’une éternelle jeunesse, comme
s’il s’était baigné dans l’eau de jouvence. Avec son nez
aquilin et ses lèvres sensuelles, il paraissait mon aîné de cinq
ou six ans. Il me dépassait légèrement d’une tête et, du haut
de sa taille, il me dévorait amoureusement de ses yeux en
amande. L’ébène de ma peau et mes lèvres charnues

19
semblaient l’hypnotiser. Loin d’être grasse, j’exposais au
public un corps épanoui à la poitrine ferme et sans un seul
gramme de cellulite. Mon vis-à-vis se consumait
d’admiration pour mon corps de rêve.
De sa main gauche, il m’effleura l’épaule gauche dans
un geste plein d’attention. Revenue de mes rêveries, je
tressaillis et mitraillai mon compagnon d’une rafale de
sourires à étourdir un eunuque.
Non loin de la Grand-Place de la poste, un bar-
restaurant haut de gamme, régulièrement fréquenté par les
têtes couronnées de la ville, diffusait sa publicité au néon sur
fond d’une musique douce. Ce fut là que M. Sinanduku
m’emmena. A notre arrivée, le patio était bondé comme un
œuf. Nous nous faufilâmes à travers les tables et nous pûmes
nous asseoir dans un box inondé de Lumières bleu et rouge.
Dans un brouhaha agréable, certains consommateurs
étaient occupés à se gaver de plats délicieux et d’autres à se
remplir la panse avec des litres de bière. Cela me rassura sur
les rumeurs en vogue dans la ville : appelé à sortir de chez
lui à six heures pour rentrer à vingt heures, le citoyen moyen
de ma ville mangeait rarement à la maison.
Mon cavalier commanda deux bouteilles de limonade
et deux plats de nourriture, après s’être renseigné bien
entendu sur mon goût culinaire. Si lui était friand du bukari
au nsombe2 accompagné des poissons fumés grillés sur de la
braise, ma préférence gustative pencha pour un plat de riz
aux frites accommodées de rondelles de boudin noir
grillées. Pendant que nous nous mîmes à déguster chacun
son plat, M. Sinanduku se mit, tout en fixant le blanc de

2
Préférence culinaire nationale composée d’une pâte de farine de maïs et
des feuilles de manioc assaisonnées d’huile de palme et d’arachide moulue.

20
mon œil, à reparler de la météo et de ses prévisions. Comme
pour tout Britannique qui se respecte, c’était son sujet de
prédilection avant d’aborder de grands thèmes, comme je le
remarquerais plus tard. Effectivement, après cet entracte, il
s’engagea résolument sur cette pente abrupte sur laquelle je
l’attendais depuis le début :
– Etes-vous mariée, Madame Yana ? demanda-t-il en
me lorgnant du coin de l’œil.
Je souris intérieurement : les hommes resteront toujours
les mêmes jusqu’au jugement dernier. D’abord, ils
commencent par vous saluer chaleureusement ; ensuite, ils
vous proposent un verre de limonade et, enfin, pensant jouir
d’un ascendant sur vous à cause de ce verre de limonade, ils
s’arrogent le droit de vous interroger sur votre statut
matrimonial, sachant d’avance que la réponse leur sera
toujours favorable ; car, à la faveur de la dépravation des
mœurs actuelle, aucune femme n’accepte son statut de mariée
en public, allant jusqu’à dissimiler son alliance dans son sac à
main lorsqu’entrent en jeu des intérêts financiers juteux…
Quant à moi, j’étais sincère lorsque, après avoir vidé
mon verre de limonade et ne cherchant pas à me dérober à
ses regards inquisiteurs, je répondis à M. Sinanduku :
– Non, je ne suis pas mariée. Mais, pourquoi cette
question ? Je la juge trop maladroite du moment qu’elle est
adressée à une femme de mon âge.
Mes yeux étaient braqués sur ce bourreau des cœurs
pour étudier sa réaction à ma réponse. J’espérais déceler sur
son visage quelque chose de sardonique ou de goguenard
pour le situer sur mon échelle des valeurs. Mais, en vrai
gentilhomme, il ne laissa transpirer aucune réaction dans le
sens que je voulais. Par contre, il revint à la charge, sans
prendre de gants, comme s’il s’adressait à une vieille

21
connaissance rencontrée après un lustre :
– Qu’attends-tu pour régulariser ta situation devant Dieu
et devant les hommes, Yana, tendre Bernadette Yana Banze ?
Tous, toujours les mêmes, les hommes : au nom de leur
limonade que nous sirotons comme pour éviter de les
dépiter, ils ne se rendent pas compte à partir de quel
moment ils débarrassent notre patronyme de son titre de
« madame ». Et du « vous » au « tu », le pas est vite franchi
et, un quart d’heure plus tard, ils n’hésitent pas à s’octroyer
le luxe de poser leurs pattes velues sur nos genoux et de se
mettre à nous peloter.
Quand bien même je jouirais d’une bonne maîtrise de
mes nerfs, je ne pus empêcher le rouge de la confusion de
marquer mon visage. La question me laissa pantoise, d’autant
plus que je me l’étais posée plus d’une fois au cours de ma vie
de femme seule, pensant au harcèlement d’une malédiction
atavique. Aussi, m’entendis-je bredouiller en prenant le
temps de mâcher deux rondelles de boudin noir grillées :
– Ce que j’attends ? Mais, je suis une femme, moi. Ce
n’est pas à moi de… Bon, disons que l’heure n’a pas encore
sonné où un homme me déterminera à me passer un nœud
coulant au cou !
Dans une parfaite synchronie, nous pouffâmes de rire.
De la table voisine, un regard indiscret nous épiait se disant
que nous devrions être véritablement deux âmes sœurs. Et
il s’en convainquit lorsque la main droite de M. Sinanduku
claqua dans ma main gauche que je lui avais tendue
mécaniquement en m’écriant :
– Oh ! oui, les règles du jeu n’ont pas encore changé.
Mon cœur attend toujours son prince charmant.
Enhardie, remise en confiance, je me surpris en train
d’interroger M. Sinanduku sur son état-civil ; mais,

22
visiblement, lui était en train de ressasser ma réponse crachée
sur le vif. Ne m’avouant pas vaincue, je revins à la charge :
– Quelle heureuse femme a déjà réussi à vous
apprivoiser, vous ?
Alors que j’escomptais recevoir sa réponse après une
éternité, elle fut prompte, incisive, spontanée, prononcée
d’une voix monocorde, recoupant inconsciemment mon
vœu le plus secret à l’égard de cet homme qui commençait
aussi à me fasciner par son calme, son assurance et sa façon
de vous mettre dans votre assiette pour alimenter une
conversation avec lui :
– Aucune, je suis un chien en liberté, un chien sans
collier !
– C’est étonnant de la part d’un séducteur comme vous.
Alors, si je comprends bien, vous vous amusez à offrir des
limonades à des inconnues pour vérifier leur statut
matrimonial !
– Oh ! non, je n’ai pas encore non plus trouvé une
pointure à mon pied, quoique les règles du jeu soient restées
les mêmes.
– Voilà un mensonge innocent : me diriez-vous que les
beautés sauvages dont vous raffolez ne sont pas répertoriées
dans votre milieu de vie immédiat ?
M. Sinanduku prit le temps de vider la moitié de son plat
et de remplir son verre, avant de répondre à ma question :
– Il est vrai que notre ville regorge de toutes les beautés
et de toutes les grâces vénusiennes de la création. Mais, si je
dois m’arrêter aux attraits physiques, je risquerai de
construire le château de ma vie sur du sable mouvant.
Pourtant, mon ambition est d’édifier ma citadelle sur un
rocher inexpugnable. Autrement dit, ce qui importe pour
moi, c’est le cœur de la femme. Ses charmes constitueront la

23
parure pour rendre le décor plus agréable.
– N’êtes-vous pas en train d’atteler la charrue avant les
bœufs ?
Puis, dans une étincelle de sarcasme, je lâchai de façon
sentencieuse :
– Et à force d’être idéaliste, vous voilà vieux garçon !
– Idéaliste ? Vieux garçon ? Voilà un nouveau
vocabulaire auquel je dois m’habituer, s’esclaffa-t-il à son
tour en pointant un doigt arrogant sur sa poitrine. Non,
Yana, je ne pense pas que je sois un idéaliste ou un vieux
garçon : mon cheminement social suit paisiblement les
méandres du cours de ma vie. Sans développer trop
d’égoïsme, je voudrais rencontrer une femme qui se
soucierait de ma modeste personne même sur mon lit de
malade, une femme à qui je confierais ma vie en toute
insouciance sans risque de me voir cocufié, une femme qui
respirerait au même rythme que moi, une femme qui me
remettrait la direction de sa vie entre mes mains, une femme
qui ne douterait point de ma fidélité !
La réplique de Jean m’amusa et m’arracha des étincelles
de rire. A la fin, redevenue quelque peu philosophe, je lui
prodiguai ce conseil :
– Confiez-vous à l’Eternel, Il exaucera votre vœu pour
dénicher cette perle rare dans la faune féminine !
Une lueur de joie illumina son visage et lui arracha un
gai sourire. Apparemment, vu sa satisfaction, il venait de
recevoir, pour la première fois de sa vie, une réponse où il
lui était demandé de regarder à la croix du Christ pour
extraire des entrailles de la terre la solution à ses problèmes.
Alors qu’il semblait, au début de notre tête-à-tête,
afficher un complexe de supériorité et savourer un plaisir
sadique à me poser des questions embarrassantes sur ma

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condition de célibataire endurcie, M. Sinanduku se sentit
réduit à sa plus petite expression et, sûrement, il découvrit en
moi quelque-chose de neuf au-delà de ma féminité agressive.
Pour la première fois, il était confus, incapable d’accrocher
mon regard pour me subjuguer de son arrogance.
Ayant obtenu ce dont il avait besoin, il finit par changer
de conversation et, de fil en aiguille, nous nous remîmes,
comme un paisible couple britannique, à parler des
conditions atmosphériques ! Avec la brise vespérale qui
balayait la ville, il trouvait le temps idéal pour un
épanchement sentimental, en longeant une rue bordée de
flamboyants fleuris. Quant à moi, comme l’atmosphère
s’apprêtait au romantisme, j’eus préféré, en déshabillé et
allongée sur une natte, me blottir aux côtés de mon
amoureux, en train de lui rafraîchir la mémoire sur les
premiers instants de notre idylle.
Pour finir, comme apparemment je semblais meubler
toutes ses pensées, il me demanda mon numéro de
téléphone. Je le lui donnai sans nulle hésitation et,
machinalement, je me surpris en train d’enregistrer le sien
dans mon carnet d’adresses. Qui m’avait encore parlé des
âmes sœurs ? M. Sinanduku et moi agissions comme si, en
vieilles connaissances, nous finissions par nous rencontrer
après une longue éclipse. De plus, entre célibataires, on
s’échange les numéros de téléphone en toute liberté et en
toute franchise ; car, une fois de retour à la maison, aucun
enquiquineur de conjoint ne vous étourdira des questions
si, malencontreusement, sa main fouineuse découvre le pot
aux roses.
Après ces cordialités, nous sortîmes du bar-restaurant,
bien repus. Le soleil n’était plus qu’un gros disque
incandescent à l’horizon et une légère brise se mit à souffler

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comme pour annoncer le crépuscule. Mon cavalier héla un
taxi. Nous prîmes place à l’arrière, assis l’un à côté de l’autre
comme de vieux tourtereaux de retour d’une randonnée
champêtre. Profitant de cette promiscuité, M. Sinanduku
me demanda mon adresse domiciliaire.
Je vous l’avais dit : les hommes sont tous les mêmes ;
aussi procèdent-ils toujours de la même façon. Quand ils
vous auront réchauffé le cœur avec une salutation
chaleureuse et des propos mielleux, suivez la direction de
leurs regards et vous devinerez aisément ce qu’ils vous
demanderont en dernière position. Alors ne soyez pas
offusquée si, à la fin de leurs manœuvres d’approche, ils
vous supplient de vous envoler dans le cosmos pour cueillir
des roses sur la planète Venus !
En bonne femme qui s’accommodait difficilement avec
son statut de célibataire, je demandai aussi à mon
compagnon son adresse domiciliaire. Je ne pouvais pas
rester insensible à cet intérêt manifeste que me portait un
beau mâle à la quête de son âme sœur.
Quand nous arrivâmes au terminus, nous comprîmes,
l’un et l’autre, que le moment de nous séparer était arrivé. Si
un pincement m’étreignit d’émotion le cœur, M. Sinanduku
ne pouvait pas, sur le champ, prétendre le contraire. Nous
restâmes à nous dévisager comme si notre vœu secret était de
voir le temps s’arrêter et le monde cesser de tourner, afin de
nous permettre de savourer ce bref instant d’intense bonheur.
Quand je voulus me chatouiller une oreille, je réalisai que M.
Sinanduku continuait à empoigner ma main droite sans
aucune volonté de la lâcher. Cela dura longtemps. Je fus la
première à descendre sur terre et je pus lui dire :
– C’est un plaisir pour moi de t’avoir rencontré, Jean.
Que voulez-vous ? Le train de la familiarité avait déjà

26
pris sa vitesse de croisière. Il me fallait aussi régler mon
horloge sur l’heure du tutoiement pour évoluer sur le même
diapason que M. Sinanduku. Lui aussi remarqua ce virage à
cent quatre-vingt-dix degrés et put relever :
– Enfin, tu l’as compris : je ne suis pas un extra-terrestre.
A propos, Yana, n’oublie pas : nous devons nous téléphoner
souvent pour attiser le feu de notre amitié naissante.
En mon for intérieur, je saisis à portée une évidence :
ma vie pourrait basculer incessamment et l’identité de celui
qui la ferait basculer ne m’était point inconnue. Pour la
première fois depuis un lustre, quelqu’un se préparait à
prendre le siège de mon cœur. L’assaut était foudroyant et
mon système de défense semblait pactiser avec l’assaillant
pour lui faciliter l’occupation de mon no man’s land.
A défaut d’un baiser d’amoureux, mon don Juan et moi
nous séparâmes sur un clin d’œil complice qui ne put
m’abuser sur l’état présent de nos sentiments respectifs.

*
* *

Tard dans la nuit, la sonnerie de mon téléphone égrena


sa belle mélodie d’appel, me tirant de ma somnolence.
Quand, de ma main droite, je saisis mon téléphone, je me
rendis compte qu’il s’agissait de mon compagnon de la
soirée. Mue par une force irrésistible, je répondis
simultanément à l’appel en m’asseyant dans le lit pour
prendre une posture convenable :
– Allô ! Yana à l’appareil.
Une voix, qui était loin de ressembler à celle d’une
personne ensommeillée, retentit d’un son métallique :
– Bonne nuit, Yana !

27
Je m’attendais plus à une déclaration d’amour égrenée
sur toutes les notes de la galanterie qu’à ce souhait banal ;
mais, il fallait jouer le jeu jusqu’au bout. Aussi adoptai-je
pour une attitude de protestation sur le fond d’une vague
indignation lorsque je m’écriai, les yeux écarquillés comme
si mon correspondant pouvait me voir :
– A cette heure, Jean ?
Sûrement, il ne s’entendait pas à une telle repartie.
Aussi l’entendis-je balbutier pourtant d’une voix suave,
avant de recouvrer sa sérénité :
– Je… je… je voudrai me rassurer si vous étiez bien
arrivée !
Cette réponse maladroite m’arracha un sourire
désabusé. Nous serions-nous séparés à 18 heures, j’aurais
trouvé normal un appel de Sinanduku trente ou quarante
minutes plus tard. Mais à 22 heures 45, cela trahissait un
véritable coup de foudre et me renforçait dans le béguin que
je ressentais aussi pour lui. Une seule certitude tombait sous
les sens : ce bel homme, aux allures parfois maladroites, était
tombé amoureux de moi, il me voulait à lui et ce coup de
téléphone nocturne était lancé pour meubler le vide de son
cœur et… de son lit. Et pour lui montrer que je ne cachais
pas une bague de mariage dans mon sac à main, je lui
répondis doucereusement :
– Je suis bien arrivée, Jean, et toi ?
– Je suis sain et sauf, voilà pourquoi je te téléphone.
– Alors, dors tranquillement, nous nous reverrons
demain.
– Bon sommeil, ma belle.
Avant de plonger dans les limbes du sommeil, une
pensée me vint à l’esprit. Sinanduku pouvait aussi
téléphoner pour vérifier si je ne lui avais pas menti. Mais la

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spontanéité avec laquelle je lui avais répondu ne laissait
subsister l’ombre d’aucun doute. A cette heure avancée de
la nuit, une femme mariée normale garde son téléphone
fermé pour éviter à son mari une crise de jalousie à
l’audition d’une voix masculine. Et quand bien même son
téléphone sera ouvert, elle ne peut pas répondre de la façon
dont je l’avais fait. De deux choses : ou bien un infarctus du
myocarde emporte le mari soupçonneux ou bien la bonne
dame reçoit une bastonnade magistrale, avant d’intenter un
procès en divorce contre son mari pour coups et blessures
sur fond d’une jalousie morbide.
Tout en réfléchissant sur cette réalité du téléphone
cellulaire dans mon pays, je me plongeai insidieusement
dans un sommeil velouté qui, peu à peu, devint chaotique.
Dans un rêve horrible, je vis une sorte de paladin, caracolant
sur un pur-sang, se lancer à la poursuite d’une horde de
barbares qui pourchassaient une femme à bout de souffle.
Quand le premier barbare s’apprêtait à ceinturer la pauvre
fugitive, le paladin, qui avait réussi à rejoindre et à dépasser
la horde de barbares, la souleva par la taille. Dans un effort
herculéen, il la jucha sur la monture, la serra contre sa
poitrine, puis galopa à bride abattue. Et par la magie de
l’univers onirique, le décor changea : je vis mon visage se
cristalliser sous les traits de la femme et le paladin se
matérialisa à la ressemblance de Sinanduku ! Alors,
respirant profondément, je blottis ma tête contre son
épaule, pendant qu’il m’enveloppait de ses bras.

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30
Chapitre III
La demande en mariage

Un vieil adage français nous rappelle souvent que les


désirs de l’homme rencontrent rarement l’assentiment de
Dieu. Alors qu’il était convenu entre mon nouvel ami et moi
de nous rencontrer le lendemain, nous dûmes passer trois
jours sans nous voir ni nous parler au téléphone ! Trois
jours de passage à vide, trois jours où je fus restée
morfondue, recroquevillée, seule dans mon lit comme une
épave échouée sur une grève hostile. Et des questions
existentielles harcelèrent ma conscience : l’apparition de M.
Sinanduku dans ma vie serait-elle une autosuggestion ou un
mirage de mon esprit ? Ce don Juan au charme irrésistible
avait-il réellement existé ? Ne serait-il pas un produit sorti
de mon imagination frileuse de vieille fille à la quête
inlassable d’un mari ou, tout au plus, d’un compagnon
fidèle doublé d’un amoureux alangui ? Sa route avait-elle
croisé le chemin de mon destin ? Ou, objet de mes propres
illusions, étais-je simplement plongée dans un rêve éveillé ?
Pourtant, encore fraîches en moi étaient les cicatrices de
cette humiliation à laquelle une âme charitable m’avait

31
soustraite et, quelques jours plus tard, j’avais hasardeusement
rencontré cette âme charitable. J’avais profité de cette
rencontre fortuite pour approfondir mes relations avec elle
et, nageant dans une mer d’allégresse, j’avais partagé un repas
avec elle, puis j’étais restée longtemps à ses côtés en train de
parler de la pluie et du beau temps, avant de nous voir tous
les deux nous appesantir sur le chapitre des épanchements
sentimentaux. Et cette âme charitable s’était présentée sous
les traits séduisants de celui que, désormais, j’appelais
affectueusement Jean Ilunga Sinanduku. Avant de nous
séparer ce soir-là, cet homme-là m’avait serré la main
pendant assez longtemps pour que cela fût un rêve !
Non, M. Sinanduku ne pouvait pas être une illusion…
Mais pourquoi ne se manifestait-il pas alors ? Une
déception de la dernière minute ? Cela ne pouvait pas être
possible ; sinon, comment m’expliquerais-je son appel de 22
heures 45 ? Par cet appel à une heure incongrue, Jean Ilunga
Sinanduku voulait vérifier si je vivais seule, si je ne
partageais pas mon lit avec un compagnon, fût-il
occasionnel même. Par mon empressement à lui répondre,
je lui en avais donné la preuve. Sans hésiter, j’avais répondu
à son appel avec promptitude et enthousiasme, comme s’il
s’était agi de mon propre mari, à supposer que j’en eusse
un ! Une femme qui dormirait à cette heure-là aux côtés de
son mari n’eût pas osé répondre à son appel. Elle
prétexterait une erreur de communication pour apaiser
éventuellement le courroux de son époux.
J’en étais là avec mes supputations lorsque mon
téléphone sonna. Je le pris fébrilement et un coup d’œil sur
l’écran me renseigna qu’il s’agissait de… Jean Ilunga
Sinanduku ! Dans un souffle bruyant, je m’entendis pousser
un long soupir de soulagement. Et quand j’eus régularisé

32
mon rythme cardiaque, je pus renouer contact avec la réalité :
– Allô ! méchant homme, mémoire rebelle. Est-ce
seulement aujourd’hui que tu te souviens de l’existence de
Yana ?
– Non, ma chère amie, toutes mes pensées étaient
focalisées sur toi, quoique, physiquement, nous fussions
éloignés l’un de l’autre. De plus, devrais-je vous parler au
téléphone ce que j’ai à te dévoiler ? Souvent, le téléphone
masque notre hypocrisie. Moi, je te parlerai en tête-à-tête,
en te regardant dans le blanc de l’œil, comme l’autre jour.
Alors, pouvons-nous nous rencontrer au même bar-
restaurant ce soir, après les heures de service ?
Mon cœur se mit à battre la chamade. Je ressemblais à
une jeune pucelle qui s’en allait répondre à son premier
rendez-vous amoureux à l’ombre d’un bosquet, après avoir
déjoué l’attention de ses parents : ce qui, tout à l’heure,
semblait m’attirer délicieusement, m’enfonçait subitement
dans un marais d’inquiétude. Quand j’eus récupéré mon
calme, je répondis :
– Et si je ne venais pas au rendez-vous ?
– Et pourquoi tu ne viendras pas, ma belle, quand mon
cœur bat pour toi et qu’en retour, mon visage ne t’est pas
désagréable ?
– Ne me prête pas tes intentions, Jean. Mais, je viendrai
quand même au rendez-vous, non pas pour admirer tes
beaux yeux, mais pour écouter ton message. Après tout, tu
es gentil. Tu ne ressembles pas à un ogre pour des jeunes
filles qui sortent sans chaperon.
Dès cet instant, mon destin était scellé ! En mon for
intérieur, j’avais compris que je venais de franchir le
Rubicon. Car, loin d’être un cerveau fêlé, j’avais pourtant agi
à la manière d’une jouvencelle éberluée par un fulgurant

33
coup de foudre. Et si dans la suite du programme, je devrais
me comporter de la sorte en face de M. Sinanduku, je
courrais le risque réel de me faire tourner en bourrique.
Mais, qu’avais-je à me nourrir d’inquiétude sur
l’avenir ? Un tel sentiment me révulsa d’abord : Jean lui-
même ne se comportait-il pas comme un débutant encore
au premier chapitre de L’Abc des Amoureux pour les Nuls ?
Alors, je pouvais aussi faire jaillir le ridicule sur lui en cas
d’une déconvenue sentimentale imprévisible. Et une voix
intérieure me chatouilla l’oreille :
– Cesse de te tordre les méninges pour rien ; occupe-toi
de ta beauté, aime ton prince charmant et tais-toi !
Quand l’heure de sortie retentit, je fonçai hors de mon
bureau, après l’avoir refermé à clef, et je me mis à longer avec
hâte l’avenue qui menait à notre bar-restaurant de
prédilection, témoin de mes premières amours véritables. Je
jouais des coudes et des épaules pour me frayer un passage
dans cette marée humaine crépusculaire et je me faufilais
entre les véhicules avec la souplesse d’une professionnelle de
danses classiques. Pour la première fois, depuis mes premiers
pas, il venait de m’arriver de marcher comme une forcenée !
Dix minutes me suffirent pour arriver au lieu du rendez-
vous alors que, généralement, je couvrais cette distance en
trente minutes ! L’amour, parfois, nous donne des ailes…
Vêtu d’un costume bleu anthracite d’une coupe
impériale, mon amoureux était attablé à côté d’un verre de
limonade. Le vermeil de sa cravate faisait ressortir son teint
bronzé qui rappelait un vague métissage. Je le rejoignis et il
fallut de peu que nous ne tombions l’un dans les bras de
l’autre. Une terrible attraction s’exerçait entre nous. Il
commanda une bouteille de limonade pour moi, avant de
nous remettre chacun à son plat de nourriture favori. Comme

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lors de notre dernière rencontre, nous commencions par un
échange sur les conditions climatiques : cet exorde était
devenu pour nous un cérémonial pour nous préparer à la
confrontation finale de nos deux cœurs en train de se
chercher. Et le chronogramme fut respecté lorsque Jean,
passant de coq à l’âne, en vint à l’objet de son invitation.
– Yana, ma chère amie, j’ai une demande à te
soumettre, et j’ose croire qu’elle ne t’irritera pas.
Tout en devinant avec certitude la demande de Jean
Ilunga Sinanduku, je brûlais d’impatience de l’entendre la
déclarer de sa propre bouche pour ne plus laisser subsister
l’ombre d’un seul doute sur ses sentiments à mon endroit.
Aussi, d’un air désintéressé, je laissai ces mots s’échapper du
bout de mes lèvres :
– Formule-la toujours : si elle n’est pas en contradiction
avec mes convictions, je te le ferai savoir. Le cas contraire,
nous remettrons la pendule à l’heure.
Plutôt que de déconcerter M. Sinanduku, mes propos
parurent lui plaire et, de toute évidence, ils semblèrent
donner des ailes à sa bouche et, lui, après s’être rengorgé, d’y
aller de son laïus apparemment bien concocté :
– Yana, j’ai pris trois jours de réflexion avant de me
décider de t’ouvrir mon cœur. Trois jours d’« absence
volontaire » pour vérifier si je pouvais me passer de ta
présence. Au bout du compte, j’ai réalisé que ces trois jours
ont duré trois semaines, trois mois… Je n’en pouvais plus et
il fallait à tout prix te revoir pour combler un vide, le vide
de mon cœur !
J’avais retenu mon souffle, suspendue aux lèvres de
Jean. Alors qu’à un moment de mes cogitations, je m’étais
reproché de trop penser à lui, voilà que lui-même se
torturait les méninges à mon sujet, voilà qu’il s’ennuyait

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souverainement de ne point me voir à l’horizon de ses yeux !
Comme pour un secret d’alcôve, Jean rapprocha sa tête
de la mienne jusqu’à la frôler et me souffla à l’oreille dans
un profond soupir :
– Je t’aime, Yana : je voudrais sceller mon destin au
tien. Veux-tu devenir la future mère de mes enfants, Yana ?
Bien que j’eusse su à quoi m’attendre, je demeurai coite,
contemplant Jean dans le blanc de l’œil, savourant la douce
mélodie de ses paroles qui remontaient dans ma trompe
d’Eustache jusqu’au cerveau dans une irrésistible farandole
d’amoureux. Lui aussi me couvrait d’un regard éperdument
amoureux et très possessif. Rien à cet instant ne l’eût
déterminé à se priver de ma présence enchanteresse et je
mentirais si j’affirmais souhaiter la sienne au diable vauvert.
Nous nous regardions sans aucune gêne comme si nous
nous appartenions déjà l’un à l’autre.
Alors que je n’avais souffert d’aucune forme de surdité
quand Jean parlait, je m’entendis lui demander comme pour
une meilleure audition :
– Qu’as-tu dit, Jean ?
Serait-ce un martyr auquel je le soumettais, Jean était
disposé à répéter autant de fois ses propos pour me donner
la réplique de son amour :
– Veux-tu m’épouser, Yana ? Veux-tu devenir la future
mère de mes enfants, Yana ? Je t’aime, je voudrai sceller
mon destin au sien, Yana !
J’avais bien perçu le sens de deux questions et à ces deux
questions correspondait une réponse d’un mot à trois lettres
et de cette réponse d’un mot à trois lettres dépendait
indifféremment le bonheur ou la rupture de deux cœurs l’un
à la recherche de l’autre.
Subitement, j’eus l’impression que la terre s’ouvrait

36
sous mes pieds, me précipitant dans un vide insondable.
Mon amour-propre se révolta, il se cabra d’indignation :
comment, en trois rencontres seulement, un inconnu
pouvait me proposer sa main ? Me prenait-il pour une
marie-couche-toi-là ? Quelle dignité de femme
m’accordait-il s’il ne pensait qu’à m’étreindre dans son lit ?
Non, je n’étais pas tombée de la dernière pluie pour me
laisser naïvement déplumer et, de plus, ma féminité n’était
pas à négocier au prix d’un amour de façade. De quel gage
d’amour Sinanduku m’avait-il gratifié pour que je lui
offrisse mon cœur sur un plateau d’argent ? Devrais-je
avaler ses doux propos comme les paroles de l’évangile ?
Non, je devrais soumettre mon amoureux à l’épreuve, non
seulement pour vérifier la constance et la consistance de son
amour, mais aussi pour sonder la profondeur de mes
sentiments pour ce spécimen rare de la gent masculine.
Il était vrai que j’avais accepté volontiers l’amitié de
mon nouveau compagnon. C’était sans danger d’ailleurs :
dans mes contacts avec le monde masculin, je n’avais jamais
relevé d’inconvénient contre une amitié mixte ; car, durant
mes cinq années d’études à l’université, j’avais expérimenté
avec succès la promiscuité masculine. Le plus important
consiste, pour la jeune fille, à savoir détecter les terrains
truffés de mines anti-personnel. A l’instant, je me souvins
de cette mésaventure vécue en troisième année à
l’université. Après m’avoir fait ingurgiter un verre de bière
de trop, un ami, que je gratifiais du sobriquet flatteur de
« compagnon de lutte », en avait profité pour me caresser la
gorge. Malheureusement pour lui, à travers les nuages de
mon ivresse, je gardais encore assez de lucidité pour
décourager ses doigts de se balader plus loin sur mon corps.
J’aurais souhaité que Jean se contentât tout simplement

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d’une amitié franche, plutôt platonique, comme
l’entretiendraient une sœur et un frère utérins. Nous
pouvions toujours nous rencontrer, partager ensemble une
même table et passer le reste du temps à nous nourrir des
illusions sur l’avenir et le devenir de vieux célibataires que
nous étions, tout en formulant des commentaires sur les
conditions atmosphériques. Mais de là à virer cap sur le
mariage, il fallait ouvrir l’œil, et surtout le bon, pour lire
derrière les pensées de ce consolateur des âmes abattues. Ma
feue mère ne cessait jamais de me rappeler son leitmotiv :
« Devant une fille sans chaperon, l’homme est un prédateur
redoutable. » Puis, diserte, elle continuait comme si elle
s’adressait à l’humanité entière : « De race féline, il transpire
la malice quand il se met à roder autour d’une femme. Quand
il vous propose un voyage sur Mars, son intention réelle est
de vous amener sur Venus. Gare aux coups de foudre, les
filles : il y en a qui foudroie jusqu’à vous dégoûter de toute vie
amoureuse après une déconvenue sentimentale. »
Personnellement, je me souviendrais, comme si cette
mésaventure s’était passée la veille, de la façon dont j’avais
perdu ma virginité. A peine avais-je décroché mon
baccalauréat qu’un séducteur, jouissant de la bénédiction de
l’oncle chez qui je résidais, m’avait entraînée dans une chute
vertigineuse, éternel piège des amours concoctées dans le dos
de la jeune fille. Sous la promesse d’un mariage ferme, il avait,
en compagnie d’un ami et d’un prétendu oncle maternel,
versé en gage de nos fiançailles certains biens de valeur en
espèce et en nature auprès de mon tuteur. Et comme, selon la
coutume ancestrale, je pouvais, à partir de ce moment-là,
« m’occuper » de mon prétendant, je n’avais pas hésité de lui
immoler mon hymen quand il avait exprimé le désir de
coucher avec moi au bout de deux semaines de fiançailles

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pour, selon lui, « consolider notre union en gestation ». Dans
ma candeur juvénile et surtout dans ma quête de découvrir le
beau sexe, j’avais enfoui sous le paillasson mon livret
d’éthique. Mais, la désillusion serait cruelle : il avait suffi de
renouveler l’expérience trois ou quatre fois pour que mon
tombeur disparût à la fois et de ma vue et de ma vie ! Je ne
vous donne pas à déviner ma désolation abyssale.
Finalement, je rencontrerais ce malotru deux ans plus tard
sur la route de l’université. Et que conclurait-il à la fin de mes
jérémiades ? Pince-sans-rire, il m’avait tenu ces propos d’une
rare cruauté et d’un cynisme anachronique :
– Je brûlais du désir ardent de déflorer une fille,
puisque celle que j’avais épousée ne l’était plus à quinze ans !
Si vous l’aviez bien compris comme moi, il s’était vengé
de son épouse en me déflorant, moi la pauvre ophéline, sous
le prétexte d’un mariage fallacieux, afin d’établir avec elle un
équilibre numérique au marquoir ! Toutefois, je n’avais pas
digéré cette macédoine infecte, certaine que cette façon de
déflorer des filles à peine nubiles constituait une pratique
régulière pour cette espèce de satyres modernes. Sûrement,
des centaines de filles ainsi abusées se dissimulaient de
honte dans ma ville…
Depuis cet épisode douloureux, je m’étais repliée sur
moi-même, déçue par le cynisme et l’hypocrisie des
hommes. Jusqu’à la fin de mes études universitaires, j’avais
mené une vie quasi monacale, sans toutefois renoncer à
fréquenter les hommes qui évoluaient nombreux dans mon
entourage immédiat. J’étais contrainte de nouer des amitiés
mixtes en fonction de la filière des études que j’avais optée.
De plus, je ne pouvais pas m’emmurer dans une tour de
cristal ; car, pour éviter d’autres déboires liés au sexe, je
devrais bien connaître la faune masculine. Une telle

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connaissance m’aiderait à savoir comment me comporter à
son égard en cas d’une confrontation directe.
Pour revenir à Jean, quelles étaient les visées de cet
amoureux entiché de mariage, au mépris de toute jouissance
sexuelle dans une communauté où les unions libres étaient
tolérées, où elles se tissaient le soir avant de se dissoudre le
lendemain matin sans aucun préjudice pour l’une des
parties ? Ne serait-il pas attiré par mon travail ? Ne serait-il
pas alléché par l’appât du gain dans une société où l’attrait
de l’oisiveté transformait en gigolos beaucoup de jeunes
gens soucieux de mener une vie de nabab ?
Cela se comprendrait aisément : une fois le mariage
célébré, il ferait vite de récupérer, dès le premier mois, tout
l’argent qu’il dilapidait pour m’offrir des limonades et des
repas.
Et si, éventuellement, il agissait par attraction sexuelle
pour ajouter un autre trophée sur son tableau de chasse, il
attendrait longtemps : j’avais déjà appris à discipliner mes
instincts sexuels pour que le physique d’un beau mâle
réveillât en moi les démons de la luxure. D’ailleurs, les
déboires de ma prime jeunesse m’avaient fort instruite pour
tomber dans les ornières des hommes.
Quand je me rendis compte qu’une éternité s’était
écoulée depuis la question de Jean, je m’empressai alors de
répondre, en prenant un air austère :
– Jean, écoute-moi bien : si c’est tout ce que tu avais à
me dire, je suis désolée. Ote-toi ces idées de la tête, et parlons
d’autres choses. Cela vaut mieux plutôt que gâcher notre
amitié.
L’air passablement stupéfait sans laisser planer l’ombre
d’un seul doute, Jean rétorqua, sans toutefois perdre le
nord :

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– Hormis ma demande en mariage, que pouvons-nous
encore nous dire de plus important, ma chère amie ? Non,
ma bien-aimée, apaise-toi, tranquillise-toi : ma demande en
mariage jaillit du plus profond de mon cœur. Ce n’est pas
un caprice, ce ne sont pas des paroles en l’air. Je suis libre de
tout engagement matrimonial, tu le sais bien, et toi, tu l’es
aussi et je le sais bien. Yana, j’ai appris à t’aimer dès le
premier jour de notre rencontre fortuite ; de grâce, ne ferme
pas à mes aspirations le chemin de ton cœur. Il était écrit
quelque part dans les étoiles que nos deux cœurs se
rencontreraient et que, contre vents et marées, ils finiraient
par fondre leurs destins dans un moule commun ! Aussi,
Yana, je te prierais de ne pas remonter à contre-courant le
cours de ton destin ! Surtout, ne pense pas que je t’aime
pour un intérêt sordide. Femme travailleuse, tu l’es ! Mais
cela importe peu pour moi. Ce qui m’attire en toi, c’est ton
cœur. Je te l’ai dit, et cela explique mon célibat prolongé :
j’étais à la recherche de mon âme sœur. Par nos brèves
rencontres, j’ai découvert en toi cette âme sœur, Yana. C’est
instinctif, c’est dans la peau. Je ne sais pas l’exprimer en
d’autres mots.
Après sa tirade, Jean s’interrompit, hors d’haleine,
comme un athlète qui vient d’effectuer un sprint sur les
vingt-cinq derniers mètres de la ligne d’arrivée. Sans risque
de m’abuser, je sentis qu’il respirait pour moi et qu’une
maladresse de ma part pourrait l’acculer à un infarctus du
myocarde. En outre, il avait levé l’équivoque sur les idées
que je lui avais taxées a priori : il n’en voulait pas à mon
travail, il n’en avait pas pour mon argent ! D’ailleurs, quand
il m’avait tiré l’épine du pied, il ne savait pas qui j’étais et ce
que je faisais dans la vie. Seul l’altruisme avait dicté son
geste. Et notre deuxième rencontre s’était produite de façon

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fortuite : en l’absence de tout symbole de reconnaissance, ni
l’un ni l’autre ne pouvait prédire que nos routes se
croiseraient un jour ! Sûrement, il était écrit qu’un jour,
Yana et Jean se rencontreraient…
Mais loin de m’avouer vaincue, je repartis à la charge
comme le silence semblait persister entre nous, avec la
ferme intention de cingler l’orgueil de Jean :
– N’as-tu rien d’autre à ajouter ?
Avec un air d’autorité comme s’il lisait dans le fond de
mes pensées, Jean répliqua sèchement en posant une main
pleine d’assurance sur mon poignet gauche :
– Et encore moins à retrancher à ce que je t’ai dit !
Mue comme par un ressort, je me levais, droite comme
un i, après avoir écarté la main de Jean sans beaucoup de
douceur. D’un geste large de la main, je lui lançai à la face :
– Dans ce cas, je te dis bien adieu ! Je m’en vais.
A son tour, Jean se leva, déployant sa haute taille
athlétique. Avec sa carrure de rugbyman, il me dominait
presque d’une tête et je paraissais toute petite devant lui. Et
posant une puissante main sur mon épaule gauche comme
si j’étais une pièce rare de sa collection, il soupira dans un
souffle soyeux comme s’il ne voulait pas se faire entendre
d’une oreille indiscrète :
– Mais, tu n’as pas répondu à ma demande, ma chère
Juliette.
D’une voix que je bourrais de plus en plus de mauvaise
humeur, je ne pus que lâcher de façon péremptoire :
– Il faut que je parte, mon cher Roméo !
Pour cette fois-là, le coup fit mouche, puisque je lis une
profonde stupéfaction sur les traits de Sinanduku et,
visiblement, mon amoureux refusait de saisir à portée la
réalité crue qui se dessinait devant ses yeux éblouis, encore

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que ma façon de prononcer « mon cher Roméo » semblait
ironique, légèrement teintée au vitriol.
– Mais, Yana…
Jean ne put achever sa phrase, car je l’interrompis net :
– Pour le moment, je n’ai aucune réponse à te donner,
Jean. La nuit porte conseil, dit-on. Maintenant, laisse-moi
partir.
Je tournai les talons, me faufilai entre les tables et sortis,
plantant Jean au même endroit : il demeura comme médusé,
pétrifié, incapable de profiter de la brèche que je venais
d’ouvrir pour lui. Le courroux souverain sous lequel il croulait
ne pouvait pas l’amener à comprendre ce que voulait dire :
« La nuit porte conseil ! ». Avec ses airs trop virils, pensait-il
que j’allais esquisser un pas de rumba pour encenser sa
demande en mariage ou allais-je sauter jusqu’au plafond pour
crier mon bonheur ? Je connaissais bien les rouages du
mariage : plus tard, quand j’oublierais des langes sales sur un
divan lors de la visite des personnalités de marque à la maison,
mon mari ne manquerait pas le soir, dans un accès de colère,
de me rappeler de quel ruisseau il m’avait tirée. C’était dans le
sang des hommes de ma communauté, encore fort
phallocratique et où la femme, parfois, était tenue à ne pas
regarder son mari en face quand il la sermonnait !

*
* *

Je rentrai à la maison, bouleversée, les idées dansant


une sarabande infernale dans ma tête. Je n’arrivais pas à me
concentrer sur une seule de façon à l’approfondir pour en
saisir les tenants et les aboutissants. Pour me remettre dans
mon assiette, je pris l’option de me doucher. Sous l’eau

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froide, j’éprouvai une sensation de bien-être. De retour au
salon, je donnai congé au jardinier et à la cuisinière.
Pourtant, j’aurais souhaité rester avec Maman Lucie pour
un bref entretien comme elle se montrait de plus en plus
curieuse et commençait à s’intéresser à mes traits tirés.
Ce soir, quand j’étais rentrée, pour me débarrasser des
questions impertinentes de Maman Lucie, j’avais prétexté un
maux de tête et lui avais demandé deux cachets d’aspirine.
Pendant que j’avalais les deux comprimés, elle m’observait
sous toutes les coutures. Mais peu rassurée sur mon maintient,
elle ne cesserait, pour le reste du temps de sa prestation, à
roder tout autour de moi pour dénicher une éventuelle faille
dans mon système de défense. Maîtresse de mes nerfs, je
n’avais pu rien trahir de mon état d’âme. Mais, comme
Maman Lucie savait s’entêter, elle m’avait proposé même de
passer la nuit au chevet de mon lit pour veiller sur ma santé et
me prêter secours en cas d’une éventuelle détérioration !
A dire vrai, elle était une mère-poule au sens strict du
terme et je me demandai si son mari pouvait disposer d’une
minute à lui pour siroter un verre de bière en compagnie des
amis. Par ailleurs, je soupçonnais l’existence d’un lien
tendre entre le jardinier et elle. Leur façon de se parler, de
rire et de se donner des coups de main sur les épaules n’était
pas innocente : elle m’avait renseignée sur l’état de leurs
relations. Et cette envolée de tourtereaux sous mon toit ne
pouvait pas manquer de cocufier un bon mari quelque part
dans un quartier populaire de la ville où de petites filles s’en
donnaient à cœur joie à la libido des quinquagénaires pour
se payer un gadget vestimentaire ou pour honorer la facture
d’un shampoing chez le coiffeur. Mais, un doute persistait
dans mon cœur, car le jardinier, sans trop se formaliser,
m’avait déclaré sur la foi du serment qu’il n’était pas encore

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marié, mais qu’il courtisait une jeune fille avec la ferme
volonté de l’épouser avant la prochaine tombée des pluies
quand les marchés seraient inondés de victuailles afin
d’éviter toute disette de… vivres dans le nouveau ménage !
Mais comme je ne disposais pas de preuves matérielles de
leur promiscuité sexuelle, je ne pouvais pas agir. Souvent, je
me contentais de vagues conseils relatifs à la fidélité
conjugale pour juger de leurs réactions. Sans aucune malice,
rien de négatif ne filtrait de leur comportement. Ils
semblaient n’avoir rien à se reprocher et, pour eux, leur
façon de se comporter ne froissait aucune moralité
conjugale. Il était vrai que tous les deux travaillaient à mon
service depuis de longues années et une telle promiscuité
leur avait permis, de toute évidence, de cultiver des
habitudes communes et une certaine forme d’amitié.
Bien sûr qu’il s’agissait des scènes quotidiennes dans
toutes les valetailles du monde entier. Mais dans le cas qui
me concernait, le bonheur affiché de ma cuisinière et de
mon jardinier, loin de me révolter comme un cas flagrant
d’adultère, me chagrinait et me poussait à m’interroger sur
mon statut de célibataire endurcie. Chaque fois qu’ils s’en
allaient après leur journée de travail, la maison restait
désespérément vide. Fini le roucoulement des tourtereaux,
fini le crissement de leurs va-et-vient, fini leur
chuchotement complice à la cuisine ou dans un coin du
jardin ! Quand j’avais voulu adopter une fillette, tous les
miens m’avaient déconseillée cette démarche : pour eux, je
devrais continuer à vivre seule pour garder intactes mes
chances de rencontrer un mari et d’engendrer des enfants…
Quelques minutes après leur départ, mon téléphone
grésilla. Après vérification, je me rendis compte qu’il
s’agissait de M. Sinanduku. Ballottée au creux de deux

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sentiments antinomiques, j’hésitai sur le parti à prendre ;
puis, sans trop réfléchir, je raccrochai, colérique je ne savais
pour quelle raison.
Au même moment, j’entendis grincer le double battant
de la clôture et, quelque fraction de seconde plus tard,
s’ouvrit en coup de vent la porte de la salle de séjour. Qui
est-ce que je vis s’encadrer dans le chambranle ? Ma
cuisinière qui, ayant trouvé une opportunité de me tancer
vertement, y alla de son monologue :
– Madame, vous n’êtes pas encore sexagénaire pour
oublier de fermer la porte à clef. Depuis un certain temps, il
y a un regain de banditisme, le cambriolage refait surface
dans le quartier. Voulez-vous vous faire dépouiller pour
nous mettre en congé technique, mon jardinier et moi ?
Quand ma cuisinière m’apostrophait par le titre de
« madame », loin de sa pensée était toute référence à une
femme mariée. Pour elle, « madame » désignait une femme
de grande distinction et pourvue de gros moyens financiers.
– D’ailleurs, poursuivit-elle, si je suis rentrée
précipitamment, c’est pour vérifier quelque chose,
Madame. A vous voir comme ça, Madame, vous n’êtes pas
dans votre assiette, Madame. Quelque chose de pas tout à
fait catholique trotte dans votre tête et tant que vous ne
m’auriez pas dit quoi, je resterai à vos côtés, Madame et, je
passerai la nuit au chevet de votre lit, Madame !
Ma cuisinière flottait entre deux âges et, par rapport à
moi, elle était mon aînée d’une bonne dizaine d’années, ce
qui, à la lumière de notre culture, me tenait à l’appeler
affectueusement « maman ». Et elle aussi ne se privait point
de la moindre opportunité pour me montrer qu’elle était
une mère pour moi. Elle jouait si bien son rôle de maman
qu’elle ne s’octroyait aucune libéralité d’empiéter sur les

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plates-bandes de sa patronne.
Quand l’ouragan eut passé, je pris le temps de déglutir
une gorgée de salive et de m’humecter les lèvres, avant de
répondre à Maman Lucie d’une voix calme :
– Maman Lucie, je n’ai aucun problème qui me
turlupine !
Mon interlocutrice égrena un rire aigrelet (ce à quoi je
m’attendais d’ailleurs) avant de m’adresser un discours
maintes fois rabâché chaque fois que je voulais arborer un
nouveau masque :
– Arrêtez, Madame, je vous connais assez bien pour
deviner la moindre pensée que vous cachez par derrière
votre cervelle, Madame. Allons, dites-moi la vérité,
Madame. Je pourrais vous assister de mes conseils,
Madame. D’ailleurs, vous savez bien que je suis votre
confidente, Madame. Vous ne m’avez jamais rien caché de
ce qui puisse perturber la paix de votre cœur, Madame !
Je ne savais pas comment résister à cet entêtement :
indécrottable, ma cuisinière savait s’obstiner jusqu’à obtenir
l’objet de son désir. Et son attitude protectrice m’avait, à
plusieurs reprises, épargnée divers désagréments. Je l’en
remerciais souvent par de petits cadeaux destinés à ses
enfants, sans le lui exprimer verbalement pour éviter de
m’empêtrer dans une posture de faiblesse. Alors, vaincue, je
finis par lui ouvrir mon cœur et Maman Lucie apprit
comment j’avais rencontré Jean à la faveur de cet incident
malencontreux survenu dans le minibus. Elle apprit aussi
comment, par un pur hasard, comme attirés par une force
magnétique mystérieuse, nous nous étions retrouvés autour
d’un verre de limonade en train de converser, et comment
aussi, après nous être mutuellement sondé le fond abyssal
de nos sentiments, nous avions commencé à nous aimer

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secrètement jusqu’à la formulation de cette demande en
mariage qui me laissait pantoise, tout en m’attirant
irrésistiblement cependant.
Au lieu de s’attendrir sur mon état d’âme, ma tête de
mule de cuisinière fut secouée d’une quinte de rire
goguenard. Je reconnus ce rire complice, une véritable
invite à la confiance, qu’elle égrenait chaque fois à la cuisine
ou dans un coin du jardin quand le jardinier lui donnait une
tape amicale sur une joue ou sur une hanche.
– Et c’est tout ce qui te rend si morose, ma fille ? finit-
elle par balbutier en se rapprochant plus près de moi.
Reprenant du poil de la bête, je hochai la tête en lâchant
ces mots d’une façon innocente.
– Et rien que ça, Maman Lucie !
En donnant mon approbation à mon interlocutrice, je
n’ignorais pas que je venais d’ouvrir les vannes de son écluse
verbale et, sans se laisser prier, elle y alla doctement de sa
mélodieuse voix de pie :
– Madame, je suis depuis longtemps à votre service et,
à ce titre, je suis à même de vous rendre ce témoignage :
votre cœur est dénué de tout problème de cœur ! Mais, dans
ma bouche, ce propos n’est pas un éloge ! Il est vrai que vous
traversez la splendeur de votre jeunesse, mais il est tout aussi
vrai que vous vous êtes toujours privée de savourer les
splendeurs de votre jeunesse. Vous menez une vie d’ermite
sur le plan sentimental ; or, la jeunesse ressemble à de l’eau
d’une rivière où l’on ne peut se baigner deux fois ! Je ne vous
soupçonne aucune liaison amoureuse, même clandestine !
C’est trop dangereux pour votre santé mentale et… sociale
même. Tôt ou tard, vous frôlerez la schizophrénie. Mais,
comme on n’en est pas encore là, laissez votre cœur suivre
les méandres de ses sentiments. Que valent l’or et l’argent

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pour une dame quand elle continue à porter son nom de
jeune fille ? Son aura sociale est nulle. A une femme, il faut
un homme si elle veut asseoir sa réputation. Sinon, la rue
peut facilement se mettre à jaser. Que ferez-vous si elle vous
prête des pertes blanches interminables…
Je souris in petto. Me voilà à l’école d’une femme dont
le niveau d’études le plus élevé correspondait au certificat
d’études primaires ! Fallait-il me révolter ? Non, sur le
chapitre des relations hétérosexuelles, aucune étude
scientifique n’équivaut les connaissances d’une femme
blanchie sous le harnais. Aussi, Maman Lucie était mieux
placée pour jouer au gourou auprès de moi. J’aurais beau
jouir de prestigieux titres académiques, ils ne me seraient
d’aucune utilité pour tirer mon épingle du jeu si,
éventuellement, je devrais partager ma vie entre deux
hommes, mon mari et mon amant, tout aussi amoureux de
moi l’un comme l’autre. Seule une femme d’expérience me
communiquerait ses astuces pour continuer à berner l’un de
deux hommes tout en protégeant l’autre dans l’ombre.
– Ecoutez, Madame, la vie a une finalité, enchaîna-t-elle,
à se demander si elle avait deviné mes pensées comme à
l’accoutumée. Quand nous naissons, nos parents s’occupent
de nous ; ils nous envoient à l’école et supportent nos études
à l’université pour notre formation intégrale. Entre
parenthèses, j’aurais dû faire l’université aussi si mon futur
mari ne m’avait pas séduite à quatorze ans pour me rendre
mère à quinze ans ! Et après, on décroche un bon boulot. Que
fera l’homme dans ce cas-là ? Il cherchera à rencontrer son
âme sœur en quadrillant le repaire de la faune féminine.
Pensez-vous que la femme restera les bras croisés ? Non ! si
elle est encore chaste, elle est prête à offrir sa virginité au
premier prétendant qui lui parlera d’amour et de mariage.

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Croyez-moi, ma fille, c’est la vérité pure ! Combien de
femmes universitaires ont renoncé à tout rayonnement sur
l’échelle sociale en convolant en justes noces avec du menu
fretin, rien que pour donner aux commères non seulement
l’illusion de coucher à côté d’un mari, mais aussi et surtout
d’arborer l’étiquette si ambigüe, mais tant enviée, de femme
mariée ? Et à la fin du mois, elle verse tout son salaire à son
fainéant de mari comme il lui sert de prête-nom, et le bon
bougre, sans aucune gêne, y prélèvera une « dîme » pour aller
s’offrir un pot avec des amis. Nous sommes sous les tropiques
où l’aura sociale du mariage piétine le diplôme universitaire,
une fois que vous avez coiffé sainte Catherine ! Chez nous, le
haut sommet de la hiérarchie intellectuelle de la femme
s’arrête au baccalauréat. Au delà, tout diplôme est sans
prestige social, car, souvent, on le perçoit comme un titre
académique issu des points sexuellement transmissibles ! C’est
pourquoi nos femmes universitaires finissent leur séjour
terrestre comme deuxième bureau ou tout simplement
comme célibataires avec deux ou trois enfants de pères
différents. Que voulez-vous ? L’humanité est gangrenée
d’hypocrisie. Elle finit par nous donner libre accès à ce qu’elle
nous interdisait pendant notre adolescence, une fois que nous
avons quitté le giron familial. Et si nous ne parvenons pas à
nous mettre la corde au cou, la même humanité est prête à
nous traiter de vieux garçon ou de vieille fille !
« Aujourd’hui, Madame, vous vous présentez devant
cette cruelle vérité. Vous êtes bardée de prestigieux
diplômes universitaires, vous exercez un prestigieux emploi
dans une prestigieuse banque, vous vous êtes acheté une
maison spacieuse, vous l’avez luxueusement meublée. Avec
un bon mécanicien, votre jeep pourrait reprendre la route.
Mais arrivée au bout du chemin, vous vous rendez compte

50
d’une bizarrerie : devant vous s’ouvre un autre chemin.
C’est le chemin de la femme appelée désormais à sortir sans
chaperon, le chemin qui soit le plus rocailleux, le plus
escarpé, plein d’aspérités, tout au long duquel il vous faudra
apprendre à vivre à côté d’un inconnu qui vous aime, mais
qui finira un jour par vous couvrir d’injures et d’avanies et
vous rouer des coups de poing, tout en vous donnant une
progéniture ! Paradoxal, n’est-ce pas, ma fille, que le
syndrome de Stockholm soit le gage sûr de tout mariage
sous les tropiques où, par la tradition, la femme est
implicitement contrainte de taire les sévices conjugaux pour
le pérenniser ? Et vous, tout en aimant ce compagnon
ingrat, vous vous arrangerez d’une certaine façon pour
partager l’intimité d’un amant secret, rien que pour assouvir
unn certain esprit vindicatif, rien que pour vous donner
l’illusion de votre pouvoir de séduction, rien que pour vous
procurer le goût de l’évasion, le goût de l’exotisme, le goût
du renouvellement…, quand bien même vous seriez
convaincue de céder aux attraits d’un miroir aux alouettes !
Elle s’interrompit, toussa légèrement comme pour me
donner le temps de placer un mot. Effectivement, je saisis
l’opportunité pour rétorquer en ces termes :
– Je ne voudrais pas engager de polémique avec vous,
Maman Lucie, ni développer de nouvelles considérations
philosophiques sur le mariage et sa signification sociale.
Mais je voudrais que vous sachiez qu’il est trop prématuré
pour moi de me mettre à parler de mariage. Je dois prendre
le temps de me préparer pour affronter cette fatalité, pour
justement éviter d’engager un boy-friend, pour justement
éviter de mener une vie parallèle dans le dos de mon mari.
De plus, ma tête est peuplée de mille et un projets et, de ces
mille et un projets, aucun ne cadre avec le mariage

51
cependant !
La réplique de Maman Lucie fut spontanée et s’inscrivit
dans la ligne droite de la conception populaire de la femme
sous les tropiques :
– Vous vous nourrissez de trop d’illusions, ma fille. Si
vous n’envisagez pas le mariage pour le moment, lancez-
vous dans les fiançailles, même pour deux ans, le temps
pour vous non seulement de connaître le cœur des hommes,
mais aussi et surtout de donner l’impression qu’un homme
vous côtoie dans la vie.
Loin de m’avouer vaincue, je procédai à une parade, si
maladroite fût-elle, pour donner l’impression à Maman
Lucie de ne pas capituler :
– J’oublierai d’exécuter mes projets !
Voilà l’opportunité que saisit Maman Lucie pour me
rappeler au sens des vérités élémentaires :
– C’est vous les universitaires qui nous parlez de la
complexité de la vie, alors que, pour nous les petites gens,
notre souhait est de mener une vie simple. Alors, comprenez
ceci, Madame : votre charge conjugale ne vous empêchera
pas de réaliser vos projets. Ou bien, vous me dites tout
bonnement que, sur le plan psychosomatique, vous n’êtes
pas une femme ! Ou bien, votre passé vous rend incapable
d’aimer ! En outre, la saison de ménopause ne s’annonce pas
avec l’arrivée des hirondelles !
Les propos de Maman Lucie me frappèrent comme une
torpille en pleine poitrine. Je sortis de mes gonds, griffes
dehors, au bord d’une crise de colère :
– Qu’est-ce que vous racontez là, Maman Lucie ?
– Ah ! bon, s’exclama-t-elle en ouvrant grandement les
yeux, voilà que vous réagissez maintenant comme une
femme féminine ! Le mystère de la maternité ! Mais sachez,

52
ma fille, qu’à l’instant où je te parle, des milliers de femmes
se prosternent devant la madone pour demander le mariage.
D’autres milliers encore gravissent des montagnes pour une
prière de demande en mariage. Que dire de ces autres
milliers qui sont dans des officines de charlatan à la quête
d’un charme pour conquérir le cœur rebelle d’un prince
charmant ? Et dans la plupart des cas, toutes ces inlassables
chercheuses de mari font choux blanc. On ne s’attrape pas
un mari, puisqu’on le veut.
« Mais, en ce qui vous concerne, c’est un homme qui est
venu à vous, presque à genoux. Formidable, ça, non, et
surtout quand on n’a plus ses dix-huit ans ! Au lieu de sauter
de joie jusqu’au firmament, vous voulez jouer aux mijaurées
pour retarder l’échéance. Madame, vous devez réfléchir par
deux fois avant de rejeter une main amoureusement tendue
vers vous. Aujourd’hui, vous êtes une femme épanouie,
vous ruisselez de jeunesse et de beauté. Et dans sept ou huit
ans… ? Ne nous fions pas trop au miroir, il ne nous
renseigne pas fidèlement sur l’état de nos rides au coin des
yeux. Mais vu votre vaste culture générale, ce n’est pas à moi
de développer pour vous la parabole de la rose.
J’étais déjà apaisée quand je répondis à Maman Lucie :
– Merci, Maman Lucie, pour toutes vos tentatives de
me faire comprendre l’utilité du mariage dans la vie d’une
femme. Mais, pour le moment, c’est le cadet de mes soucis.
Quand la sonnette du destin retentira, je vous ferai signe !
Sur ces paroles, je me levai, comme pour signifier à ma
cuisinière la fin de notre entretien. Point n’était besoin de lui
tracer un croquis pour le lui faire comprendre. Elle sortit en
me recommandant de fermer hermétiquement le double
battant de la clôture et la porte du salon. Elle avait raison d’y
tenir mordicus… pour éviter de se retrouver en congé

53
technique avec le risque réel de ne plus côtoyer son jardinier
à tout moment. En un tournemain, j’exécutai ses dernières
recommandations sécuritaires, puis je m’installai dans la salle
de séjour après avoir allumé un téléviseur. Je me mis à
regarder un film, sans y attacher trop d’attention. Les images
défilaient devant ma rétine sans susciter de réaction en moi.
Je dus zapper à trois ou quatre reprises sans tomber sur une
émission attrayante. A la fin, déçue, j’éteignis le téléviseur et
m’allongeai sur un divan, cherchant à faire le vide dans ma
tête, pour trouver vite le sommeil. En vain. Mes pensées
étaient perturbées par un seul nom et un seul visage. Etait-ce
pour une question d’amour ou de mariage que le nom et le
visage de Jean peuplaient ma tête jusqu’à me basculer dans
l’insomnie ? N’avais-je pas droit à une nuit sereine ?
Puisqu’il m’était difficile de me débarrasser de ce qui
était devenu une idée obsessionnelle pour moi, je devrais
donc en rêver tout éveillée ! Il était indubitable que Jean
m’aimait comme dans un poème romantique, que je l’aimais
également de la même passion dévorante, qu’avec beaucoup
de volonté, nous pourrions fonder un foyer heureux et nous
entourer d’une ribambelle d’enfants comme à la fin d’un
conte de fées. Mais que deviendrais-je au lendemain de notre
mariage ? Me contraindrait-il à renoncer à mon travail en se
parjurant, comme bon nombre de maris issus de ma culture ?
Je pourrais exiger le divorce, bien sûr. Mais ma volonté avait
toujours été de rester fidèle à un seul homme, d’engendrer
mes enfants avec un seul mari. Or, avec un bébé sur les bras,
je ne me déciderais plus à quitter mon mari… Voilà l’objet de
mon appréhension ! Orpheline de père et de mère à peine
âgée de douze ans, je n’avais ni frère ni sœur. Fille unique,
j’avais survécu à mes parents dans un accident de la
circulation. Une fois devenue adulte, ce qui me conférait

54
l’assurance d’une sécurité certaine, c’était mon travail. M’en
priver conviendrait à me rendre vulnérable. Jean le
comprendrait-il, lui ? Au nom de l’égoïsme masculin, ne
s’imposerait-il pas pour me réduire essentiellement au rôle de
femme de ménage ? A supposer qu’il souscrivît à mon
souhait de conserver mon travail comme il en avait déjà
manifesté l’intention, ne se développerait-il pas entre nous
des scènes de jalousie ? Tiendrait-il le coup de me voir hors
du toit conjugal toute la journée, pour nous revoir en tête à
tête le soir autour d’un repas froid ?
Et sur ces multiples interrogations, je me mis à chercher
un sommeil salvateur pour oublier toutes les émotions de la
journée, persuadée de la rectitude du raisonnement de
Maman Lucie. Mais, je ne devrais pas donner à ma femme
de ménage l’impression d’avoir cédé aux attraits du mariage
grâce à ses conseils. Le jour qu’elle me le rappellerait par
indiscrétion me vexerait.

55
56
Chapitre IV
Le consentement

Le lendemain matin, au moment où je m’apprêtais à


ouvrir la porte de mon bureau, mon téléphone sonna. Je
savais déjà de qui pouvait émaner cet appel. Après les
caprices nocturnes de la veille, je n’hésitai point à me mettre
en contact avec mon correspondant pour lui éviter une crise
d’apoplexie. D’une voix que je voulais ferme, mais pleine de
mansuétude, je m’écriai presque :
– Bonjour, Jean !
Il s’agissait bien de Jean Ilunga Sinanduku et lorsque
j’entendis sa belle voix de contralto, les pulsations de mon
cœur redoublèrent d’intensité. J’étais sous l’emprise d’une
émotion indéfinissable, le cœur baignant dans un étang de
béatitude, et quand mon soupirant se mit à parler, je crus
que j’allais défaillir de liesse :
– Bonjour, ma chérie, tendre Yana de mon cœur !.
Pourrais-tu avoir, dans ta bonté infinie, l’amabilité de bien
vouloir m’accorder un autre rendez-vous ce soir ?
Sans pouvoir me retenir, j’éclatai de rire et, dans
l’écouteur, j’entendis Jean m’imiter en scandant mon nom.

57
– Jean, soyons sérieux : c’est quelle façon grandiloquente
de t’adresser à moi, me révoltai-je d’une voix que j’essayais de
maîtriser pour ne pas trahir mon émoi après que nous nous
fûmes apaisés. Malgré la scène d’hier, nous sommes encore
des amis ; c’est pourquoi nous en sommes à tu et à toi.
Une telle réponse me surprit moi-même et me donna
l’assurance que je gardais entre mes mains la barre de
commande des opérations. C’était un bon signe pour l’avenir.
– C’est bien dit, ma chère future moitié. Mais pour ce
soir, c’est moi qui viendrai te chercher à la sortie de ton
bureau.
– C’est de la galanterie, ça, Jean ! La leçon de la veille ne
t’a pas assagi, mon ami.
– De grâce, Yana, ne me déchire pas le cœur. La page
n’est pas encore tournée…
J’émis un rire égrillard et coupai aussitôt la
communication, pour éviter à Jean de placer une observation
maladroite. Qui disait que la nuit ne porte pas conseil ? Je
devinai Jean en train de jubiler, sur un air de tango, comme
un gamin à qui la mère vient de promettre une nouvelle paire
de chaussures pour le week-end prochain. L’ouverture que
j’avais pratiquée pour lui ne manquait pas d’éloquence : le
bail sur le mariage courait encore…

*
* *

Toute la journée, une gaieté ineffable m’habita. Mes


collègues de service s’en aperçurent même. Un jeune taquin
ne put s’empêcher de murmurer tout bas à mon oreille :
– Sans aucun doute, ma belle, vous attendez le prince
charmant ce soir.

58
S’il pouvait cerner la portée de ses propos, le pauvre…
Sa déduction n’était pas tout à fait erronée. Aussi, imaginez
ses cris de liesse quand, au moment où retentissait la
sonnette de sortie, il vit un monsieur élégant venir
m’accueillir sur les marches du perron ! Finalement, tous les
collègues de service entrèrent dans la danse, fredonnant un
cantique de mariage en vogue chez nous lors des cérémonies
nuptiales. Si Jean sut garder la tête sur les épaules en
savourant intérieurement une satisfaction évidente, je fus
plongée dans une profonde confusion. Dans le brouhaha
général, je m’entendis m’écrier :
– Vous n’allez tout de même pas marier une nièce à son
oncle !
Ils éclatèrent tous de rire et, sur ce fond hilare, Jean et
moi pûmes nous sauver en direction de notre lieu de
rencontre habituel. Après les formalités d’usage, il prit la
parole en me regardant tout droit dans les yeux :
– Pourquoi es-tu partie hier si courroucée, Yana ? De
plus, tu n’as pas osé décrocher ton téléphone à aucun de mes
appels. C’est à cause de ma proposition de mariage que tu as
piqué cette sainte colère de princesse outragée ? Non, Yana,
je ne voulais pas te vexer. Loin de moi l’idée de chambarder
ta quiétude. Mais, mon désir le plus ardent est de te
conquérir comme épouse, et non de me livrer avec toi à un
quelconque jeu d’amour sans lendemain, même si ma
demande semble prématurée, selon ton chronogramme
bien entendu. D’abord, le temps compte-t-il en amour ?
Pour moi, trois rencontres ont suffi amplement pour
connaître le fond de ton cœur. Comme tu ne marches pas
sur les sentiers communs de la gent féminine, tu réponds
largement aux critères de ma femme idéale. J’évolue à tes
côtés comme si nous étions de vieilles connaissances et, toi-

59
même, tu te comportes à côté de moi comme si tu m’as
toujours connu ! Tu es mon âme sœur, Yana. Pour l’amour
du ciel, reviens à de meilleurs sentiments.
Je pris d’abord le temps d’arroser ma gorge d’une large
rasade de limonade, puis d’ingurgiter deux bouchées de
bukari au nsombe. J’avais oublié de souligner
qu’expressément, pour procurer du plaisir à Jean ce soir-là,
j’avais opté de consommer le même plat que lui. Mais, dans
son émotion, il ne s’en était pas encore rendu compte jusque
là.
En étouffant une éructation, je regardai fixement mon
amoureux dans les yeux comme pour l’hypnotiser :
– Tu ne cesseras jamais de m’étonner, mon ami ! Si
j’avais rejeté ton amitié, je ne serais pas en face de toi ce soir
en train de tailler bavette avec toi et en train de consommer
le même plat que toi.
Alors, il écarquilla les yeux et s’en rendit compte. Un
sourire jovial jongla sur ses lèvres et, avant qu’il pût placer
un mot, j’enchaînai :
– Ce qui te met dans tous tes états, c’est le fait d’avoir
seulement un seul sujet de conversation. Ne pouvons-nous
pas traiter d’autres sujets, question d’aérer nos esprits ?
– Ma chère amie, jusqu’à ton consentement, nous
n’aurons pas d’autres choses à nous parler. Et après ton
consentement, nous ne parlerons que de cette rencontre
fortuite qui aura réussi à nous passer la corde autour du cou.
Et pour parler d’autres choses, il faudra attendre la venue au
monde de notre premier enfant. A ce moment-là, chacun de
nous verra son amour partagé entre son conjoint et son
bébé. Alors, tu comprends…
Je saisis de deux mains mon assiette de nsombe et la
lampai, avant de l’arroser d’un verre de limonade. Pendant

60
que Jean m’admirait manger avec appétit, je rétorquai du
bout des lèvres :
– Que dois-je comprendre, Jean ? Ta demande en
mariage est prématurée…
– J’ai trop attendu, Yana, et cela ne me rajeunit pas.
Maintenant, l’heure a sonné : je dois me marier, je dois me
donner une progéniture ! Si je dois quitter ce monde sans
enfants, qui pérennisera mon nom ? De mes parents, je suis
le seul rejeton, car mon père n’avait pas assez vécu pour
allonger la liste de ses enfants. La raison est bien simple : mon
père s’était infiltré dans la vie de ma mère pour abuser d’elle,
avant de l’abandonner et de trouver la mort trois ans plus tard
en compagnie d’une prostituée qui lui avait inoculé la
syphilis. Qu’il est triste de naître aveugle, Yana ! Ma mère
avait cru au grand amour d’un voyant, mais quelle avait été
sa désillusion quand elle lui annoncerait sa grossesse trois ans
plus tard ! Cet homme lâche de qui je tiens le jour a préféré
s’éclipser dans la nature, plutôt que de s’encombrer d’une
charge inutile en forme d’une aveugle ! Déçue par l’amour
des voyants, ma mère avait fermé les yeux sur le monde, elle
s’était enfoncée dans les ténèbres de son existence pour mieux
voir et ne voir mieux que moi qu’elle portait dans son sein.
Finalement, elle m’avait mis au monde : j’étais le portrait tout
craché de mon père. Cela détermina sa famille à me
reconnaître officiellement et à m’adopter ; mais le pauvre
homme, lui, me verrait au berceau trois fois seulement ! Cela
fit que je grandis entre ma mère et mes différents oncles et
tantes maternels et paternels. C’est d’ailleurs un oncle
paternel qui ajoutera à mon patronyme le surnom de
Sinanduku, pour dire sans famille dans ma langue
maternelle, le swahili. Devenu adulte à l’ombre de ma mère,
il est temps aujourd’hui pour moi de trouver une âme sœur

61
pour m’aider à m’occuper d’elle. Elle patauge déjà dans la
vieillesse et je ne sais comment m’occuper de certains de ses
besoins. Mais je reste persuadé que seule une femme qui
m’aimera comme je l’aimerai pourra m’aider à porter ma
croix. Or, une bonne et brave femme comme toi, tel que je
t’aime et tel que je me sens aimé de toi, Yana, peut se révéler
à la hauteur de la tâche !
J’avais laissé Jean soliloquer sans l’interrompre, car il
semblait se défouler et son récit m’empoigna le cœur. A le
voir avec son orgueil de beau mâle, je ne pouvais pas penser
qu’il avait eu à souffrir dans sa vie, qu’il était issu d’une
union si anonyme et si modeste. Il m’avait parlé de sa vie
avec une franchise tranchante. Là où un autre aurait cherché
à magnifier l’histoire de sa famille, il était demeuré humble,
simple, plus proche de la réalité la plus prosaïque. Mais cette
évidence ne put m’empêcher de lui demander :
– Est-ce que tu n’as pas mis trop d’épices dans ta sauce,
mon cher Sinanduku ?
– Pour te berner, pour te conquérir malicieusement ?
Non, Yana. La vraie histoire de ma vie est celle que je t’ai
racontée. Dans sa vie, ma mère n’a connu qu’un seul homme
et une seule fois ! C’est par dépit amoureux, m’affirme-t-elle,
qu’elle n’a plus refait le chemin parcouru. Pour elle, la fuite en
avant de mon père est un aveu irréversible : le monde des
voyants l’a rejetée en la considérant comme une quantité
encombrante et négligeable. Aujourd’hui, elle ressent un
besoin d’assistance permanente. Il ne faudra plus qu’elle se
sente rejetée une seconde fois à cause de son infirmité. Voilà
pourquoi je compte l’installer sous mon toit une fois que je
t’aurai… épousée ! Tu as beaucoup de charité, Yana, et tu
pourras devenir un troisième œil pour elle. Là où ma mère
réside, elle n’est pas heureuse. Bien sûr, c’est au sein de sa

62
famille ; bien sûr, je pourvois à ses besoins avec beaucoup de
libéralités ; bien sûr, je lui rends visite chaque soir. Mais, il lui
manque cette chaleur humaine que seuls les parents donnent
à leurs enfants ou que les enfants donnent à leurs parents, cette
chaleur humaine qui fait que l’aveugle voit par les siens ! Le
jour que ma mère habitera sous mon toit, un rayon de soleil
illuminera les ténèbres de son existence. Et de plus, il faudra
que je lui donne des petites-filles et des petits-fils, lesquels
seront à la fois mes enfants et ses enfants, mes amis et ses
amis ! N’oublie pas que je suis fils unique. Et si une aveugle
m’a donné la vie à moi et à moi seul, la meilleure récompense
que je lui dois est de l’entourer d’une marmaille égrillarde !
Au même moment se détachait en sourdine, du fond de
la vaste salle du bar-restaurant, « Maman » de Papa Wemba,
un tube en vogue chanté en lingala, une des quatre langues
nationales de la République Démocratique du Congo. Dans
ce morceau musical qui avait toujours remué mes entrailles,
la super star de la chanson congolaise, surnommée le « roi
de la rumba », fredonne un véritable hymne à la femme
universelle, génératrice et protectrice de la vie. Je fus
profondément émue à l’audition du couplet où le poète
sublime l’éducation reçue de sa mère par rapport aux
enseignements dispensés à l’école et à l’université :
Mateya ya mama
Ezanga bulletin pe minerval
Kasi eleki ba leçons
Ba maîtres ba professeurs bapesaka
Mama soki ozalaki kaka na bomoyi
Mbele nasengi
Batiya yo ministre ya éducation.3

3
Dépourvu de diplôme et sans frais

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Je vis aussi les yeux de Jean s’embuer de larmes ; mais en
sa qualité d’homme, il sut les freiner avant de les voir
dégouliner sur ses joues. Il était vrai que, par une pure
coïncidence, Jean Ilunga Sinanduku me parlait au superlatif
de sa maman pendant que la voix de rossignole de Papa
Wemba égrenait les éloges de sa « Maman » à lui. Mais,
certaines coïncidences ne se produisent que pour nous édifier.
J’avais beau chercher à conserver mon maintien
hiératique pour dissimiler mon trouble, mon cœur ne put
longtemps résister à ce déferlement de sensibilités.
Orpheline au moment où j’avais plus besoin de ma mère
pour affronter les bourrasques de la vie, je ne pus longtemps
résister au charme de « Maman » du roi de la rumba. Je
craquai. Des gouttes de larmes perlèrent de mes yeux et je
ne pus étouffer trois sanglots. Jean sortit un mouchoir de sa
poche et me tamponna les yeux pour les sécher.
D’un seul élan, nous nous levâmes de nos chaises et
sortîmes du bar-restaurant sans nous échanger un seul mot
de plus. Jean n’avait pas touché à sa nourriture
quoiqu’apparemment, une faim pantagruélique lui taraudât
les entrailles. Dehors, l’obscurité avait jeté son voile sur la
ville, que des phares de véhicules trouaient. Jean héla un taxi
en maraude. Nous nous y engouffrâmes et le conducteur
démarra. Dans mon émotion, je ne sus quand et comment
je lui communiquai mon adresse domiciliaire. Toujours est-
il qu’après une demi-heure de parcours, il nous conduisit à

L’éducation reçue de ma mère dépasse


En quintessence les enseignements
Dispensés par d’éminents professeurs
Maman, serais-tu encore en vie
Je demanderais avant tout
Que tu sois nommée ministre de l’éducation !

64
destination et je pus me retrouver, pour la première fois,
avec Jean chez moi, dans la salle de séjour ! Je fis venir mon
jardinier et ma cuisinière et procédai aux présentations. Il y
eut un échange des coups de main chaleureux et le clin d’œil
complice que s’échangèrent les deux présumés tourtereaux
ne m’échappa point : sûrement, Maman Lucie n’avait pas
gardé sa langue dans sa poche.
Après leur sortie, Jean s’étonna :
– A quelle heure libères-tu tes ouvriers ?
– Après qu’ils m’auront servi à manger et coulé mon
bain ! Mais, dès la fin de ce mois, Maman Lucie viendra
habiter ici avec sa famille. La maison est trop grande pour
moi et quand mes ouvriers s’en vont, il règne un silence de
nécropole. Ce n’est pas normal. Mariée et mère de plusieurs
enfants, Maman Lucie emménagera dans le pavillon qui
miroite là, au fond du jardin. Quant au jardinier, encore à la
recherche de sa moitié, je m’occuperai de lui quand il aura
régularisé sa situation matrimoniale.
– Tu es trop généreuse, ma chère amie.
– Comme je vis désespérément seule, je dois créer un
monde autour de moi, non pas par égoïsme, mais par
altruisme. J’aime l’humanité et ses faiblesses me poussent à
plus de générosité pour lui porter une attention particulière.
– Ne serait-ce pas de la charité d’un ange sans ailes ?
– Pour gagner un électorat ? Non, je déteste la
politique. C’est plein de gens pourris, et ces requins
s’engraissent à la sueur du petit peuple, d’une façon
impitoyable. Moi, je crois en l’humanité avec beaucoup de
conviction et sans un seul agenda caché.
Cette soirée-là, en mettant de côté le problème de
mariage qui semblait notre pomme de discorde, nous
discutâmes sans nous disputer, à la grande satisfaction de

65
l’un et de l’autre. A la fin, Jean se leva :
– Yana, je prends congé de toi !
– Mais il est trop tôt, Jean. Pourquoi es-tu si pressé ?
Attends au moins que tu prennes ton souper ici. Tu n’as rien
mangé au restaurant, tu dois avoir l’estomac creux.
– Ne te fais pas de bile, Yana. Prochainement, je dînerai
avec toi et chez toi. Que dis-je ? Chez toi ? Oh ! non, chez nous.
Que dire d’autre de plus après cette confession de foi
venant du cœur de deux amoureux à la recherche l’un de
l’autre ? Tout comme moi, Jean était assuré que nos deux
vies se mouleraient dans un destin commun. Rien ne
pressait donc d’anticiper sur les joies futures. Chaque chose
s’accomplirait à son temps.
Tout heureuse, je raccompagnai Jean jusqu’au double
battant et, même si le premier baiser d’amoureux tardait à
chuinter dans un bruit salivant, notre coup de main était si
chaleureux qu’il trahissait la volonté de deux êtres de rester
ensemble côte à côte toute la nuit. Je me souvins nous être
souhaité trois ou quatre fois des adieux sans toutefois
parvenir à nous tourner le dos comme deux pôles
magnétiques qui s’attirent.
De retour dans la salle de séjour, je fis venir ma
cuisinière. Elle se hâta pour répondre à mon appel. Dès
qu’elle s’installa en face de moi, je lui ouvris mon cœur :
– Maman Lucie, je t’ai parlé hier du siège de mon cœur
par un amoureux obstiné. Cet amoureux, tu l’as vu, c’est
l’homme à qui je t’ai présenté tout à l’heure.
– Quel bel homme, Madame ! Il a de la classe, il
transpire d’élégance. Je ne parle pas seulement de son
physique. Je vois même son cœur ! Une minute m’a suffi
pour le juger. Il semble respirer par vous et pour vous. Et
quand je l’ai vu sortir précipitamment comme quelqu’un

66
qui se sauve, j’ai compris qu’il ne voulait pas gâcher la fête.
Il attend le grand jour pour savourer toutes les délices du
mariage. Sous quel charme as-tu subjugué ce magnifique
homme, Madame ?
D’elle-même, elle éclata de rire. Je ne pus me contenir
pendant longtemps. Une étincelle de sarcasme vrilla de mes
lèvres et, sur cette note enjouée, Maman Lucie se retira pour
regagner son domicile. Mais, avant de me mettre au lit, je
téléphonai à Jean. Quel empressement mit-il pour me
répondre ! Pour lui, le miracle de l’amour opéra cette nuit-
là : vingt-quatre heures pus tôt, je dédaignais prendre ses
appels. Mais voilà : subitement consumée par les flammes
de l’amour, je l’appelai, à mon tour, juste après nous être
séparés une demi-heure plus tôt !
– Ne pourrons-nous pas demain, après les heures de
service, rendre visite à ta chère mère ?
– Tu voudrais rendre visite à ma mère, Yana ?
– C’est ce que je t’ai dit, non ?
– Ce sera avec un immense plaisir, Yana. Comme je l’ai
fait aujourd’hui, je viendrai te chercher à la sortie de ton
bureau.
– Pour que mes collègues de service fredonnent encore
un cantique de mariage, alors que tu es… mon oncle ?
Une fois la boutade lancée, je coupai la communication,
me disant que si, après ce coup de téléphone, Jean fermait
l’œil, il ferait un rêve en technicolor ! Mon coup de
téléphone et mon vœu de rendre visite à sa mère signifiaient
explicitement pour lui un consentement à sa demande en
mariage. De ma part, le fait pour lui d’exaucer mon vœu de
rendre visite à sa mère était un renouvellement de mon bail
sur le mariage. Il le fallait bien. Avant sa mort, ma défunte
mère ne me rappelait-elle pas souvent que l’amour est un

67
brasier à entretenir incessamment ? Le danger est de le voir
s’éteindre quand, à côté, se morfond quelqu’un capable de
l’attiser !
Et avant de s’engager dans l’aventure de la vie à deux, il
faut s’assurer des garde-fous. Le cas de ma future belle-mère
était assez édifiant pour l’enrober de silence et de mépris. Par
un coup de foudre, ce ne sont pas seulement les aveugles de
naissance qui tombent dans de telles ornières. Selon des
statistiques fiables, plus de la moitié des enfants de la rue de
ma ville sont issus de ces couples précaires où un adulte
irresponsable séduit une mineure pour ensuite l’abandonner
avec une grossesse indésirable sur le pavé. Après sa délivrance
et suite au manque de maturité et de ressources nécessaires
pour sa nouvelle configuration, la fille-mère, délaissée par ses
parents déçus, abandonne à son tour son rejeton après quatre
ou cinq ans de calvaire et s’en va en compagnie d’une amie
infortunée comme elle trouver refuge dans une maison de
tolérance où, louant par jour une chambre minable, elle se
met à monnayer ses charmes, au rythme de deux ou trois
avortements par an avant de s’en remettre à la pilule. Le plus
souvent, ce genre de filles abandonnent les fruits de leurs
égarements sexuels à proximité des lieux de négoce ou d’un
couvent de religieuses, après leur avoir fourré un cornet de
crème dans le creux d’une main. Et quand vous rencontrerez
ce genre de filles au bout de dix ans, des larmes de
compassion humidifieront vos yeux : transformées en épaves
humaines, elles auront vieilli de vingt ans, avec des chairs
flasques et un visage labouré de rides, exerçant, le long d’une
rue marchande, le métier par lequel elles devraient en
principe commencer avant de se lancer dans la bataille de la
vie : vente des légumes, des cacahuètes, des beignets, des
fagots de bois mort…

68
Chapitre V
Sans masque ni oripeaux

Une heure après le départ de Maman Lucie, j’essayai en


vain de creuser le vide dans ma tête pour dormir rapidement.
Je n’y arrivai point, l’esprit obnubilé par l’image de mon
fiancé. Subitement, comme si je flottais sur un nuage, je me
retrouvai avec lui sur la terrasse d’un bar-restaurant en train
de siroter un verre de mousseux. Il se rapprocha plus près de
moi et m’entoura la taille de son bras droit. Alors que
j’attendais une réponse à la question que je venais de lui
poser, il me colla un baiser salivant sur les lèvres.
Après, je le vis prendre tout son temps pour s’arroser
les amygdales d’une large rasade de mousseux, puis de
remplir son verre à ras bord, m’abandonnant sciemment
dans l’expectative. Quand, plus tard, je lui demanderais
pourquoi il adorait remplir son verre ainsi, il me répondrait
que c’était une vieille habitude contractée dans sa jeunesse
quand il buvait encore de la bière avec l’intention d’effacer
de sa mémoire les derniers mauvais souvenirs de ses
déboires sentimentaux. C’était une astuce sortie de son
imagination fertile : pour lui, s’il déversait une seule goutte

69
de bière sur ses genoux en portant le verre à ses lèvres, il se
rassurait vite de son état d’ivresse avancée. Alors, sans se
faire prier par ses compagnons de beuverie, il levait le camp
et regagnait son domicile ; car, selon toujours lui, la main
d’une personne non encore affectée par l’alcool doit rester
ferme, à moins de souffrir de la maladie de Parkinson !
J’avais souri, curieuse de connaître cette tranche de vie
pendant laquelle cet homme élégant, discret et d’une
conduite impeccable trouvait encore du plaisir à participer
à des bacchanales. De plus, je m’imaginais mal comment cet
homme austère eût pu céder aux mirages de la vie, avant de
renouer avec la réalité, juste au moment où, sur le liséré de
la débauche, il allait effectuer le dernier bond fatal. Pendant
que je le noyais dans un regard langoureux, je songeais à la
face B de sa vie, le seul mignon petit péché qui m’attirait
irrésistiblement dans la vie de mon prochain.
Mon Romeo semblait lire dans ma pensée et, lorsqu’il
se mit à tourner autour du pot, je compris qu’à l’issue de cet
exorde, il satisferait ma légitime curiosité :
– Ne renifles-tu pas les effluves de la pluie dans cette
brise vespérale rafraîchissante ?
Pour lui signifier que je l’écoutais placidement, j’inhalai
profondément une bouffée d’air, remplissant mes poumons
jusqu’à les faire éclater, et, le temps de vider le fond de mon
verre de mousseux, je répliquai :
– En effet, oui ! Cette saison, la pluie ne tardera pas à
tomber. D’ailleurs, tout à l’heure quand je suis allée jeter un
coup d’œil dehors, j’ai vu une volée d’hirondelles sillonner
le ciel.
– Avec nos pluies torrentielles qui tombent toujours
aux environs de vingt heures, nous deviendrons de bons
casaniers, contraints de nous river à l’écran pour suivre des

70
programmes ennuyeux !
– Moi, j’adore la pluie. Quand il pleut, j’aime bien me
prélasser, à côté d’un verre de gin sans glaçon, sur une
terrasse en train d’admirer, sur fond des tornades et d’une
débauche d’éclairs aveuglants, le déchaînement des forces
de la nature. Et dès que la pluie cesse, j’ôte mes escarpins et
je m’enfonce dans la flotte qui coule sur la chaussée, en
produisant des clapotis. Au mépris de la foudre ! Et je m’en
irai de ce pas jusqu’à la maison, qu’importe l’heure !
– Mais, à ton âge, tu risques d’attraper des rhumatismes !
– Puis-je me priver d’un plaisir saisonnier pour une
question de santé ?
Sans devoir répondre à ma remarque, Jean poursuivit
son raisonnement qui s’imposait à sa mémoire comme une
idée fixe :
– J’aime bien la pluie, mais le plus fastidieux avec cette
bonne vieille compagne est qu’elle dégénère un sale temps à
ne pas foutre dehors un noctambule. Pourtant, moi, j’aime
bien boire un verre de limonade ou de mousseux jusqu’à 22
heures…
– Avec moi, tout ira pour le mieux. Tu finiras par aimer
la pluie comme tu m’aimes ! A propos, quand tu
consommais de la bière à l’époque, ne t’arrivait-il pas de
regagner tes pénates tout mouillé, accroché aux jupons
d’une pouffiasse éméchée ?
– Te dirais-je non, je me tromperais naïvement à moi-
même. Il est vrai, Yana, que j’avais eu mes vingt ans. C’est
une page de ma vie remplie de fredaines, de folies et de rêves
fous. Mais, après avoir rectifié le tir de ma vie, j’y reviens en
pèlerinage de temps à autre, le cœur rempli de nostalgie,
pour contempler en rétrospective le chemin parcouru. C’est
une expérience à tenter, Yana. Aujourd’hui, mes turpitudes

71
juvéniles me donnent l’illusion non seulement d’avoir vécu,
mais aussi d’avoir enterré une certaine vie, afin de pouvoir
me ressourcer à une nouvelle vie en ta compagnie.
– En bonne traduction, tu voudrais me dire
qu’autrefois, tu avais aimé…, murmurai-je du bout des
lèvres, piquée par un aiguillon de jalousie.
– J’avais vingt ans, la tête dans les nuages, et,
aujourd’hui, une éternité s’est écoulée.
– Elle est encore en vie ? Mariée ? Mère de famille ? Tu
la rencontres encore ? suggérai-je sans mâcher mes mots.
Sinanduku observa une longue minute de silence, puis
il me décocha un sourire désabusé, avant de répondre d’un
ton sardonique :
– Ne sois pas jalouse d’une morte, Yana. Marguerite
Chola n’est plus de ce monde ; elle l’a quitté un peu trop tôt,
à mon avis, comme elle ne se gênait pas de manger à tous les
râteliers. Quand elle mourut en procédant à un avortement
clandestin, j’avais déjà cessé de la fréquenter depuis plus de
six mois.
– Aussi, ne serai-je pas tentée de te déclarer veuf,
insinuai-je en éclatant de rire.
Tout en pouffant de rire à son tour, Sinanduku ne
manqua point de protester :
– Si tu continues à m’interrompre à cette allure, c’est à
l’aube que je terminerais la narration du récit de mes vingt
ans ! Or, on n’est pas encore mariés pour passer la nuit
ensemble.
– Je t’en prie, chéri, continue. Comme aucun de nous
deux ne se rendra à son boulot demain, nous avons toute la
nuit devant nous.
– Qui gardera ma maison pendant que je veillerai ici !
– Qui parle de veiller ?

72
– D’accord, j’ai compris. Revenons à nos moutons, avant
qu’un loup ne passe par-là. Tiens ! Pendant les années
d’errance où j’étais éperdument tombé amoureux de Margot,
j’étais étudiant en dernière année en sciences économiques à
notre université. Je louais un deux-pièces dans un immeuble
appartenant à un magnat de l’immobilier. Comme je
partageais mes études avec l’exercice d’un petit métier fort
rentable, je gagnais suffisamment d’argent pour m’octroyer
n’importe quelle fantaisie.
– Ne te fâche pas, chéri : pour quelle raison avais-tu
déserté le toit paternel ?
– Le désir d’évoluer dans un cadre idéal pouvant m’aider
à désillusionner les démons de l’inceste ! Chez Tante
Véronique, nous vivions dans une promiscuité attentatoire
aux bonnes mœurs. Aussi, je ne pouvais pas, à 19 ans,
supporter de partager non seulement un même lit avec deux
cousins qui passaient tout leur temps à déambuler sous le
soleil et à fumer cigarette sur cigarette sans se baigner ni se
brosser les dents, mais aussi une même chambre avec trois
filles qui dormaient sur l’autre lit, à un mètre du mien, sans
aucune pudeur. Et le comble de cette promiscuité était
qu’entre nos deux lits, pour tout cloisonnement, seul un
rideau de mousseline flottait sans rien protéger de l’autre lit !
De plus, les trois cousines, toute honte bue, ne
s’embarrassaient pas, au milieu de la nuit, de se réveiller pour
utiliser leurs pots de chambre de façon intempestive. Elles
s’arrangeaient aussi à se mettre au lit les premières pour
prendre des postures lascives. Pendant que tu les croirais
endormies, elles te guettaient à travers leurs yeux mi-clos,
après avoir dévoilé hors du drap les parties les plus sensuelles
de leur corps. Parfois, c’était un sein rond qui pointait à
travers un large décolleté ; parfois, c’était une cuisse

73
découverte jusqu’à la naissance des fesses ! Et, dans le
quartier, mes trois cousines ne promenaient pas la réputation
de sainte nitouche. Certaines langues fourchues prétendaient
même que seul un Caterpillar n’était pas encore passé sur leur
ventre ! Alors, tu comprends, Yana, que, dans cette ambiance
délétère, j’étais à la merci de l’inceste. Aussi, devrais-je m’en
éloigner le plus tôt possible, avant que Tante Véronique ne
me mariât à l’une de ses filles. J’en étais, d’ailleurs, parti avec
la bénédiction de ma mère. Elle aussi commençait à
s’inquiéter de cette promiscuité, sachant aussi que, dans notre
tradition, le mariage entre cousin et cousine du premier degré
est admis ! A l’heure où je te parle, toutes ces cousines
résident sous le toit de leur mère, chacune au milieu d’une
marmaille où chaque enfant jouit du privilège de compter un
père à lui ! Je me suis toujours demandé ce qu’elles seraient
devenues avec leur nombreuse progéniture si je n’avais pas
acheté et aménagé une maison à l’intention de leur mère deux
décennies plus tôt.
Sinanduku prit le temps d’ingurgiter deux longues
rasades, avant de se racler la gorge pour s’éclaircir la voix. Je
remplis son verre, l’épiant d’un œil de travers. Qu’allait-il
encore me révéler sur sa vie antérieure à notre rencontre ? Il
toussa légèrement, puis reprit son soliloque ; car à l’entendre,
il prenait un plaisir malicieux dans sa démarche cathartique :
– Revenons à l’époque où j’avais 19 ans. Je dus d’abord
trouver refuge dans une bicoque exposée à toutes les
intempéries. Pendant la saison des pluies, la toiture suintait
comme une écumoire et quand le froid glacial des mois de
juin et de juillet soufflait, je dormais habillé de quatre
pantalons et cinq chemises pour me garder au chaud. Et
malheur à moi quand arrivait la saison des alizés. Tous les
jours, je devrais dépoussiérer mon petit mobilier et donner

74
un coup de mouchoir à mes vêtements avant de les enfiler !
Dire que j’avais vécu deux ans dans ces conditions précaires,
avant d’aménager dans ce deux-pièces qui consacra l’apogée
de mes vingt ans…
» Si la fille du magnat de l’immobilier dardait un regard
idyllique sur mes frusques et mes godasses, son élégance,
acquise à larges coups de produits cosmétiques et au moyen
des toilettes à falbalas, ne m’attirait guère. En outre, je
soupçonnais la bonne dame du pire dans ses relations
amoureuses. Avec sa puissance financière, elle m’aurait
transformé en esclave sexuel pour assouvir sa boulimie
libidineuse. Au premier coup d’œil, elle dégageait l’image
d’une bête assoiffée de sexe et, sûrement, les différents
cousins avec qui elle s’affichait en public étaient ses esclaves
sexuels. Comme je voulais demeurer moi, j’avais même
décliné sa proposition de devenir son « compagnon
d’études ». J’ai oublié de souligner que nous étions tous les
deux étudiants dans une même promotion à l’université.
» Alors, dans la solitude de mon deux-pièces revenaient à
mon esprit les images lascives de mes trois cousines allongées
sur leur lit de fortune ; car, jusqu’à vingt et un ans, je n’avais
jamais vu une femme nue, même à demi-nue, en dehors bien
entendu de mes trois fameuses cousines. Avec le temps, la
suggestion devint si obsessionnelle que je connus mon
premier cas de masturbation. Je te rassure, Yana : chaque fois
après cette évasion, je retombais, insatisfait, dans ma
prosaïque réalité. Mais quelques mois plus tard, je dus trouver
la clé à mon insatisfaction. Tu seras peut-être tentée de me
demander comment j’y suis parvenu ? Ce fut fort simple.
Dans les appartements contigus aux miens vivait une famille
composée d’une veuve, d’une fille et de cinq garçons. Leur vie
était l’expression de la misère personnalisée. La mère quittait

75
tôt la maison pour y rentrer tard. La pauvre ! Après avoir
perdu son mari à quarante-trois ans, elle gagnait le pain de sa
famille en vendant de la pacotille à la sauvette au centre
commercial de la ville et, le soir, après la fermeture de tous les
bureaux et de tous les lieux de négoce et après que le dernier
policier chargé de traquer les vendeurs à la sauvette aurait
regagné sa caserne, elle étalait un sac de raphia le long d’une
artère fréquentée et y exposait sa camelote. Tant qu’elle n’avait
pas encore réalisé un bénéfice substantiel pour offrir un
médianoche à sa maisonnée, elle continuerait à vendre en
criant à tue-tête pour attirer l’attention des passants
susceptibles de se transformer en éventuels clients. Pendant ce
temps, les cinq garçons, mués en automates capables de casser
le roc à la sueur de leur front, sillonnaient aussi la ville à la
recherche d’un petit métier lucratif. Le plus souvent, avec le
fruit de leurs efforts, ils suppléaient au manque à gagner de
leur mère et l’aider, par leur geste de générosité, à s’occuper de
ses casseroles. Pratiquement donc, Margot Chola restait seule
à la maison toute la journée et une bonne partie de la nuit.
Après avoir procédé à toutes les supputations, j’avais compris
que je morfondais oisivement à côté d’une proie facile, d’une
proie à la portée de mon coup de boulet ! Au début, je misais
sur une brève liaison pour assouvir ma libido. Mais, je n’avais
pas compté avec les engrenages des sentiments. Ce qui aurait
ressemblé à une aventure de jeunesse s’était transformé en une
passion dévorante tissée de jalousie, de disputes, d’adultère et
de rivalités. Quand je m’étais dépêtré de ce bourbier, je
gravissais presque le gouffre de la dépression, de l’hystérie. Et
à qui aurais-je dû me confier ? A ma mère ? Je ne pouvais pas,
car je lui avais formulé la promesse de lui présenter une
fiancée, et non une femme avec qui je vivais déjà en
concubinage. J’avais peur de passer pour un parjure.

76
» Comme je partageais seul mon deux-pièces, Margot
Chola me prenait pour un nabab, étant donné que sa famille
et elle se confinaient dans un périmètre similaire. Aussi ne
pouvait-elle point décliner mes avances : elle avait enfin son
prince charmant, et je n’avais pas trahi ses attentes. Tout en
subvenant aux besoins de ma mère, je pourvoyais à tous les
besoins de Margot, et j’avais réussi à transformer ma
compagne en une créature de rêve. Tout homme,
normalement charpenté, ne manquait pas de se retourner sur
son passage pour admirer ses cambrures érotiques voilées
sous un tailleur cousu par une main habile de Paris ou de
Rome. A ce moment-là, j’avais compris que la beauté et les
grâces des femmes s’équivalent, pourvu que des produits
cosmétiques et un habillement adéquat assurent la parure du
décor ; car, quand bien même j’eusse sorti Margot d’une
rivière, elle finit par ressembler à une véritable déesse de
contes des fées au bout de cinq mois d’une toilette
méticuleuse. Et entre nous deux, nos deux années de
différence d’âge paraissaient dérisoires, tellement que son
allure angélique semblait se ressourcer dans l’eau de jouvence.
» Mais, hélas ! je n’avais pas pris en considération les
regards envieux des hommes lubriques et le cœur
caméléonesque de cette catégorie de femmes tirées d’une
rivière. Pendant que je m’escrimais à rédiger mon mémoire
de licence et que mes finances s’étaient réduites comme
peau de chagrin, Margot en faisait des siennes dans mon
dos. Quand la vérité éclata au grand jour, j’appris, à mes
dépens, que Lisette Kashala œuvrait aussi dans mon dos
pour détruire mon château de cartes. Lily, (comme je
l’appelais fraternellement), était la fille du magnat de
l’immobilier, propriétaire de l’immeuble délabré où je
louais le deux-pièces. Mécontente de mon choix comme

77
j’avais repoussé ses avances, elle avait juré de me ruiner
jusqu’à la racine, cherchant à m’atteindre dans ce que j’avais
de plus cher à cette époque. Et elle trouva une porte bien
ouverte. Comme Margot avait un besoin d’argent incessant
pendant que je m’accrochais à la rédaction de mon
mémoire, Lily l’accrocha à un bel appât en balançant dans
ses bras un ancien gigolo à elle !
» Yana, la puissance de l’argent est destructrice quand
elle est dépouillée de toute considération morale. Pour ternir
mon image, Lily me présenta aux yeux de Margot comme son
gigolo et lui affirma, la main sur le cœur, qu’elle payait mon
loyer et mes études. Comme elle tenait beaucoup aux
prunelles de mes yeux et qu’un certain altruisme l’animait,
elle pria Margot de renoncer à moi et, en compensation, elle
lui recommanda d’accepter pour partenaire son ancien
gigolo avec option de mariage en cas de stricte nécessité !
Avec l’argent de Lily, le bon gigolo se montra plus que
généreux envers Margot et combla sa famille de certains biens
au dessus de mes moyens. Voilà un échantillon de la farce
humaine, Yana. N’est pas gigolo qui veut ! Par la suite, quand
l’amant imposé à Margot se montra radin comme Lily ne le
finançait plus estimant sa vengeance atteinte, un autre
quidam, parachuté comme un Martien et pourvu de gros
moyens, s’infiltra dans la vie de celle que je n’arrivais pas
encore à considérer comme mon ex. Mais, après vérification
comme je pinçais encore pour elle, j’appris amèrement que
son nouvel amant était aussi un ancien gigolo de Lily ! Pour
Margot, ce fut une nouvelle page de dolce vita. Pendant ce
temps, comme nous partagions des appartements contigus,
le climat s’était détérioré entre sa famille et moi. Ses frères me
menaçaient d’une belle bastonnade si je m’entêtais à
fréquenter leur sœur sur le point de conclure le meilleur

78
mariage de l’année ! Ils pensaient agir judicieusement : mon
roman d’amour avec Margot s’écrivait dans l’ombre quand
bien même une moindre indiscrétion pouvait dévoiler le pot
aux roses. Comme je venais de terminer mes études
universitaires et que j’étais à la recherche d’un emploi décent
répondant à ma spécialisation, je déménageai sans demander
mon reste. Je dus mon salut à mon premier salaire que j’avais
gagné deux mois plus tard, une fois embauché là où je preste
jusqu’à ce jour ! Et un mois ne s’était pas encore écoulé quand
Margot me téléphonerait pour m’apprendre qu’elle portait
une grossesse de deux mois et que, contre toute apparence,
j’en étais l’auteur ! Pour l’amour que je lui dévouais
nonobstant ses turpitudes, j’avais accepté d’endosser la
responsabilité. Avec le recul des temps, j’arrive à comprendre
aujourd’hui que, derrière ma décision, se dissimulait la
volonté machiavélique de me venger, à ma façon, de Lily et
de ses deux gigolos ! Devine la réaction de mes deux rivaux
quand ils apprendraient que Margot m’avait attribué la
paternité de sa grossesse ! Malheureusement, ce n’était pas la
bonne décision. La coquine, (daigne excuser le terme), avait
tenu les mêmes propos à ses deux autres amants. Mue par un
génie diabolique, la mécréante créature avait ménagé un
calendrier spécial pour nous recevoir tous les trois sans que
nous ne pussions entrer en collision entre nous. Mais, avant
de rendre visite à Margot, je me demandais comment ses
frères me recevraient, eux qui s’apprêtaient à célébrer pour
elle le meilleur mariage de l’année. A mon arrivée ce
dimanche-là, je fus désappointé : peut-être déçus par leur
sœur de leur avoir fait rater de célébrer le meilleur mariage de
l’année, ses garde-chiourmes m’accueillirent avec sourire.
Loin de penser qu’ils jouaient le jeu de leur sœur, je jugeais
cependant fort curieux de voir ces anciens bouledogues se

79
transformer subitement en chiens dociles. Mais, j’eus un
doute un jour : alors qu’à l’horaire, Margot m’avait
« programmé » avant le crépuscule, je me pointai au rendez-
vous à minuit, avec le désir farouche de la peloter. Malgré ses
protestations, j’avais insisté avec l’énergie du désespoir et,
dans la crainte d’un scandale si ses frères étaient alertés, elle
avait cédé. Devine la suite, Yana. Une seule excuse fut
alléguée : pour une infection vaginale, sa grossesse saignait !
Mais pour moi, quelqu’un était passé par-là avant moi et
Margot avait négligé de prendre un bain pensant avoir
clôturé sa soirée de travail ! Mais pour tromper les
apparences comme je manquais des preuves formelles, je dus
prendre en charge une facture onéreuse en soins de santé
fallacieux. Comme une grossesse va toujours de l’avant
comme nous dit une sagesse populaire, Margot accoucha !
Selon l’horaire établi à mon intention, je rendis visite au
nouveau-né. Une déception m’attendait au rendez-vous. Le
bébé ressemblait trait pour trait à sa mère ! Que pouvais-je
déduire pour incriminer les infidélités de celle que je
considérais à présent comme la mère de ma fillette ? Un test
d’ADN alors que je ne voyais aucun rivale se profiler à
l’horizon ? Je me résignai et, sûrement, les deux rivaux en
firent de même dans l’ombre, pendant que j’évoluais aussi
dans leur ombre.
» Mais comme, chez les Négro-africains, le lien de sang
est déterminant de génération en génération et à travers une
mystique difficile à appréhender, les mânes des ancêtres se
révolta contre l’attitude manichéenne de Margot Chola, et la
fillette mourut mystérieusement après avoir contracté une
petite fièvre ! Elle avait vécu l’espace de deux nuits. La
nouvelle se répandit. Informé, je me rendis à la maternité. Là,
une scène désagréable m’attendait. Mes deux rivaux étaient

80
déjà sur les lieux ; ils s’empoignaient, se disputant la paternité
de la défunte. Je m’étais défilé après avoir acquis à portée le
ridicule de la scène. Héros dans l’ombre, je partis sur la pointe
des pieds, sans nulle intention de rencontrer Margot pour lui
demander des comptes. Cinq mois après le décès de cette fille
que j’avais ondoyée de mon nom alors qu’elle arborait aussi
probablement le patronyme de mes deux rivaux, j’avais
rencontré Margot Chola. L’altière femme promenait une
grossesse de trois mois ! Devine ma déconvenue, ma chère
Yana ! Si, cinq mois après le décès de sa fillette, Margot
portait derechef une grossesse de trois mois, c’est qu’elle
connaissait l’origine de sa première grossesse. Et selon notre
tradition, un couple qui vient de perdre un nouveau-né est
tenu à le « remplacer » dans les douze mois à venir pour en
attester la paternité. Donc… Comprends mon émotion,
Yana. J’étais désillusionné. Mais, un regain d’espérance
renaquit en moi, sur fond d’une profonde blessure, quand
j’apprendrais la mort de Margot causée par une tentative
désespérée de se débarrasser de sa grossesse indésirable. Or,
selon le non-dit de notre cosmogonie, la réincarnation du
défunt doit nécessairement s’opérer avec ses véritables
parents biologiques et comme le troisième quidam s’était
désisté après avoir procédé à toutes les supputations sur la
paternité de la défunte, il reste donc à déduire que le père
biologique de la fillette morte, c’était moi ! Margot l’avait
compris : en voulant remettre la pendule à l’heure, elle
ignorait que son acte ignoble sanctionnerait son séjour sous
le soleil !
» Après la mort de Margot, je revins sur terre pour
réaliser une évidence cinglante : l’embarcation de ma vie
menacer de chavirer à chaque coup de pagaie et, comme si
cela ne suffisait pas, Lily réapparut dans ma vie pour me

81
relancer, convaincue d’explorer un terrain de chasse dévasté
par un feu de brousse. Elle vint au devant de moi, parfois
agressive, souvent trop câline. Mais elle ignorait une
nouvelle certitude : les infidélités de Margot, et surtout sa
mort horrible, m’avaient vacciné contre les mirages de
l’amour facile. Alors, je compris pour la première fois la
véracité de cet aphorisme : « Le sentiment le plus proche de
l’amour, c’est la haine ! » Par dépit amoureux, persuadée
que je ne lui appartiendrais jamais, elle me révéla le dessous
des cartes : l’instigatrice de tous mes déboires, c’était elle !
Elle avait joué au pyromane pour détruire l’œuvre de ma vie,
pensant s’envoler à ma rescousse au moment opportun
pour jouer au sapeur-pompier ! Mais le destin en avait jugé
autrement. Aussi l’amertume, secrétée par son
machiavélisme dans mon cœur, me détermina à la vouer à
toutes les gémonies. De son attitude vindicative, Lily ne
retira point de joie. Finalement, bourrelée de remords, elle
se suicida par une overdose de barbituriques. Son corps,
dans un état de décomposition avancée, avait été découvert,
une semaine plus tard, dans un pied-à-terre de son père
dans une banlieue populaire de la ville. Alertés par une
odeur de putréfaction, les voisins avaient cassé la serrure de
la porte d’un coup de marteau. A côté du cadavre traînait
une lettre où la victime révélait les raisons de son suicide.
Sinanduku s’interrompit un moment pour m’observer
dans le blanc de l’œil. Je ne lis aucune trace d’émotion sur
son visage : mon compagnon restait flegmatique, comme si
son histoire émouvante, vécue et narrée par lui-même,
concernait des Martiens ! En mon for intérieur, je jubilais :
ses déconvenues sentimentales semblaient n’avoir pas laissé
des stigmates purulentes dans son cœur. Jean était guéri et,
comme il l’avait si bien dit : après qu’il eut rédigé le roman

82
de sa vie de garçon à l’encre de ses yeux, le moment
s’annonçait propice pour lui pour s’atteler à la rédaction de
premières pages de sa vie d’homme avec les fibres de son
cœur, dans la mesure où sa chevauchée de la vie terrestre
exhalait l’âpre parfum d’une rare truculence sur fond de
l’éternel féminin : à chaque tournant de sa vie se signalait
l’apparition d’une femme à laquelle il tenait fort comme à la
prunelle de ses yeux.
Jean se rengorgea, puis il toussa légèrement avant de
reprendre la trame de son récit :
– Vu le désarroi dans lequel m’avait plongé ces
événements scabreux, j’avais pris un moment de recul pour
faire amande honorable. Je m’étais investi à restaurer la vie de
ma mère, à donner le sourire à mes oncles et tantes et à placer
sur orbite mes cousines et cousins. Si tout ce monde y trouvait
son compte et m’encourageait à m’esquinter dans cette œuvre
de charité d’un ange sans aile, seule ma mère s’inquiétait de
mon avenir et de mon devenir. Que deviendrais-je dans
quinze ou vingt ans quand je serais tout recru de fatigue ?
Ressentirais-je encore la nécessité de me marier ? Ou, tout au
plus, éprouverais-je le sentiment nécessaire de me rapprocher
d’une femme ? Ma mère dépérissait de me voir ne point lui
donner des petits-enfants, alors que je prenais aussi de l’âge.
J’avais eu des larmes aux yeux quand, un jour, elle m’avait
avoué que des petits-enfants, même issus d’une alliance
morganatique, la rempliraient de la joie d’être grand-mère !
Alors, j’avais pensé au bébé de Margot… Toutefois, pendant
qu’elle pleurnichait, j’explorais la faune féminine pour
dénicher la perle rare. Après Margot, j’avais, bien sûr, flirté
avec deux autres femmes. Si, avec la première, la liaison fut
brève pour incompatibilité des mœurs, la seconde avait
rempli mes jours avec sa présence enchanteresse pendant une

83
année avant de rompre sous une pluie d’avanies et de
horions ! De ces deux créatures, aucune ne m’aurait aidé à
édifier la tour de ma vie ; car, en chacune de ces prédatrices se
reflétait l’image insoumise de Margot. J’avais vainement
cherché à les redresser, à imprimer à leur vie une ligne de
conduite digne d’une femme d’intérieur. Bernique ! elles
demeuraient simplement de belles bécasses, plus soucieuses
de leur tablette de maquillage que de la spatule.
» Ce qui n’est pas le cas avec toi, Yana ! Tu es aux
antipodes de ces catins qui m’ont volé les belles années de
ma jeunesse. Je ne saurai point te peindre d’un coup de
pinceau. Tu es d’un sublime qui te situe au-delà du langage
commun. Tout ce dont je suis sûr est que tu es gravé dans
mon cœur !
J’éclatai de rire en posant un regard plein de
reconnaissance sur cet homme élégant qui, au-delà de son
flegme et de sa morgue, reflétait aussi une vie de douleur.
– J’ai l’impression que tu aimes à te peindre sous les
traits d’un martyr, pauvre chéri, m’entendis-je le plaindre.
– Si c’est pour attirer ta compassion, détrompe-toi. Ce
que je viens de te servir sur un plateau d’argent est la
véritable macédoine de ma vie. Je n’y ai point ajouté d’épices
pour l’assaisonner à ton goût. Il est de ces vies dont les
péripéties transcendent les frontières du réel et explorent le
domaine de l’imaginaire. La mienne est à cadrer sous cet
angle.
Sentant que mon fiancé ne recelait plus rien de
sensationnel à m’apprendre, je préférai jouer à la diversion
pour le détourner de ce sujet scabreux. Au regard de toutes
les apparences, cette histoire, où une nymphomane assoiffée
d’argent bernait trois hommes avec la complicité active
d’une rivale potentielle, venait de franchir de ses lèvres pour

84
la première fois. De tout ce temps, elle sommeillait dans un
coin de son cœur, dans l’attente d’une oreille compatissante.
– Et que sont devenues tes trois cousines ? demandai-
je, comme si je pouvais réellement me soucier du destin de
ces ordures humaines.
– Elles prennent des cheveux blancs sous le toit de leur
mère, réunissant à elles trois vingt-six enfants ! Elles ont mal
négocié leur embardée dans la vie active, non pas qu’elles y
furent mal préparées, mais une sorte de fatalité inéluctable
semblait les canaliser vers cette issue ignominieuse. Pendant
que nous partagions la même chambre, aucune d’elles n’était
plus vierge et chacune d’elles avait déjà partagé son intimité
avec une bonne poignée de mâles de tout acabit. Les garçons
les plus téméraires venaient leur conter fleurette en présence
de leur mère même, et la bonne mère semblait prendre un
plaisir sadique de voir ses filles papillonner autour des garçons
et agrandir sa basse-cour d’un nouveau moineau chaque
année. Rassure-toi, Yana, mes cousines ne chômaient pas :
nées pour les coucheries, elles idolâtraient la maternité. Aussi
avais-je juste fait de flairer l’insolite dans cette situation
ubuesque qui nous couvrait de ridicule. En posant des
questions insidieuses à gauche et à droite, j’avais découvert le
pot aux roses. Pour renforcer son souffle vital, Tante
Véronique a « vendu » le destin de ses trois filles au monde des
ténèbres et, lors de ses « voyages astraux », les démons qu’elle
sert la dotent d’une beauté de sirène après l’avoir trempée
dans l’eau de jouvence. En compensation, ses filles héritent de
sa sénilité, de ses disgrâces et de ses imperfections ! Tout en
restant en vie, elles mènent une vie tronquée, une vie privée
de sa substance moelleuse, et les enfants sans père reconnu
qu’elles engendrent chaque année sont plutôt issus des
démons et ces démons sont leurs véritables géniteurs. Va voir

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ces enfants jouer, Yana : c’est le décor des ténèbres. Toujours
des jeux violents, des coups et des blessures, des paroles
impudiques prononcées à qui mieux mieux. Il ne se passe pas
un mois sans que je n’aille au bureau de la municipalité
m’acquitter d’une amende transactionnelle, et le chef
d’accusation demeure toujours le même : un de ces neveux
impossibles aurait commis une infraction !
» Vraiment, ma tante est le suppôt du diable. Dans un
simulacre d’amour, elle feint de compatir même aux
infortunes de ses filles, allant jusqu’à choyer ses petits-
enfants. En réalité, elle est d’une cruauté démoniaque : elle
utilise ses filles comme des esclaves sexuels non seulement
dans le monde des ténèbres, mais aussi dans le nôtre où elles
doivent se prostituer pour lui assurer son pain quotidien.
Apparemment, ses filles sont privées de volonté et agissent
comme des zombies.
– C’est de la sorcellerie, ça ! m’écriai-je.
– Pire que cela, c’est de la magie noire ! C’est le maux qui
ronge l’aile maternelle de ma famille, c’est la gangrène qui
sclérose notre société, c’est le frein à notre élan vers des
lendemains enchanteurs ! Mes tantes et mes oncles maternels
recourent aux pratiques occultistes pour hypothéquer l’avenir
de leurs enfants. Que j’aie échappé à leurs manœuvres
infernales, je dois mon salut à l’Eternel à travers ma vie de
prière. Sinon, ils m’auraient métamorphosé en escargot pour
étouffer mon ascension sociale. Quand bien même je reste en
contact avec eux, c’est au prix de mille et une précautions. Ce
n’est pas comme le cas avec l’aile paternelle de ma famille. En
quinze ans de sacrifice, même l’idiot de la famille a appris un
métier et gagne sa vie à la sueur de son front.
– Et un jour, tu te réveilles et tu te dis : « Cette fois-ci,
je dois me marier pour du bon ! »

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– Tu l’as si bien dit, ma belle. Après de longues nuits de
prière et de méditation, j’étais convaincu de rencontrer la
perle rare. Il y eut d’abord cette prise de contact fortuite dans
le minibus. Alors que je ne savais où te rencontrer par la suite,
il y eut ensuite ce télescopage en plein centre de la ville. Enfin,
il y a cet entretien en tête à tête. Faut-il l’aide d’un croquis
pour comprendre que tu es l’âme sœur sur les traces de
laquelle je suis lancé depuis plus d’une vingtaine d’années ?
Dans le lointain, un coq éructa un puissant cocorico. Je
sursautai dans mon lit pour me rendre compte que toute ma
chambre à coucher était baignée de lumière. Par la large baie
vitrée protégée par un rideau translucide, des rayons de
soleil pleuvaient à foison. Je me levais du lit et m’approchai
d’un vaste miroir mural. Le reflet de mon visage m’arracha
un sourire radieux.
Après avoir passé en revue mon dernier entretien avec
Jean Ilunga Sinanduku dans un rêve agréable, j’avais une
seule certitude : il était écrit dans une étoile qu’un jour, le
chemin de son destin croiserait le mien. Chacun de nous
deux semblait avoir vécu ses déboires sentimentaux dans
l’attente probable de voir surgir à son horizon l’autre véritable
moitié de son cœur pour redonner le sourire à ses lèvres.

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88
Chapitre VI
La mère

Au coucher du soleil, après les heures de service, quand


nous arrivâmes à la résidence où habitait Madame Anjelani,
la mère de Jean, nous fûmes accueillis allégrement. On
aurait dit le retour de l’enfant prodigue sous le toit paternel.
Sûrement, pensai-je, mon cavalier n’était pas étranger à cet
accueil délirant. Juste un coup de téléphone, et il avait
annoncé aux siens sa venue vespérale au bras d’une visiteuse
de marque. Quoi de plus ingénieux alors pour mettre sur
pied un comité d’accueil à la dimension de l’événement ? Je
ne me rappelais plus le nombre des coups de main que
j’avais donnés à gauche ou le nombre des baisers sifflants
que j’avais reçus à droite. Des accolades, j’en avais donné,
j’en avais reçu jusqu’à pouvoir m’infliger un mémorable
torticolis. Dix minutes durant, je croulai sous une avalanche
de câlineries de toutes sortes. Après seulement, quand le
comité d’accueil s’égailla, une jolie demoiselle habillée d’un
tailleur de circonstance nous introduisit, Jean et moi, dans
un spacieux séjour meublé avec goût.
Du chambranle de la porte qui ouvrait sur un long

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couloir apparut aussitôt une femme d’un âge mûr vêtue
comme une lycéenne le jour de sa première communion.
D’une masse imposante, la nouvelle venue affichait un
visage adipeux ; mais, au-delà de toute cellulite, elle était
radieuse d’une beauté juvénile à vous couper le souffle et de
son tailleur rouge Bordeaux se dégageaient des cuisses
épaisses d’un galbe merveilleux. Elle s’avança vers nous d’un
pas encore alerte. Véloce, Jean se leva et prit les devants :
– Bonjour, ma chère tante ; je te présente ma fiancée
Bernadette Yana Banze, mieux connue sous son petit nom
de Yana ! (Se tournant vers moi, il enchaîna :) Yana, voici
ma chère tante Véronique Yumba. Ma mère réside ici chez
elle et, moi, je suis né et ai grandi ici.
La dénommée Véronique Yumba m’enserra dans ses
bras dans une étreinte à étouffer un boa constricteur, tout en
éructant un tremolo à vous ébranler les entrailles. C’était dans
la tradition et la tradition voulait qu’en accueillant un visiteur
de marque, on poussât une débauche de cris lancinants à vous
crever le tympan et on manifestât beaucoup de transport de
joie à même d’ameuter tout le voisinage.
Dehors, c’était le branle-bas de combat. Une nouvelle
information se répandit comme un feu de brousse et modifia
la donne. Toutes les cousines et tous les cousins de Jean se
ruèrent dans le séjour, des cris de liesse fusant de leurs
puissants torses. Pendant cinq minutes, ils semèrent un
boucan infernal. Juste retour de manivelle : de nouveau, ce
furent des coups de main, des embrassades, des accolades, des
baisers sur les lèvres cette fois-là. J’étais chouchoutée comme
un nouveau-né dans la famille. Chacun voulait me voir, me
toucher, m’embrasser ! Des commentaires fusaient déjà sur
ma beauté et sur mon âge. On ne tarissait pas d’éloges sur mes
attraits. Tout le monde s’accordait à reconnaître que la

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patience de Jean lui avait fait extraire des profondeurs de la
terre une précieuse pépite d’or.
Quand le calme revint, Jean demanda à une de ses
cousines :
– Où est Madame Anjelani ?
Jean avait évolué dans un giron familial où sa mère était
affectueusement appelée « Madame Anjelani ». En
grandissant, il n’avait pas un autre modèle à imiter, si bien
qu’il apprendrait, à son tour, à appeler sa mère « Madame
Anjelani ».
– Elle dort dans sa chambre, répondit une voix dans le
groupe.
– Serait-elle malade ?
– Oh ! non, à midi, elle a dîné avec nous.
– Ne pourriez-vous pas la faire venir pour qu’elle salue
sa future bru ?
Tante Véronique s’en chargea elle-même. Quelques
minutes plus tard, elle revint au salon, tenant par la main
une grande femme qui marchait d’un pas hésitant. Sa main
droite frôlait le mur comme pour compenser la faiblesse de
l’acuité visuelle de ses yeux révulsés. L’aveugle rayonnait
d’une beauté parfaite sur fond d’un teint bronzé rehaussé
par une abondante chevelure noire naturelle. A la
commissure gauche de ses lèvres se détachait un grain de
beauté noir qui ressemblait à un maquillage sophistiqué et
ce grain de beauté noir, l’un des rares héritages biologiques
de Madame Anjelani, ornait aussi la bouche de Jean. De
plus, Jean avait aussi hérité de sa mère son teint clair et son
abondante chevelure noire naturelle, bien que, pour le reste,
elle fût demeurée prodigue : elle ne lui avait légué ni son nez
aquilin ni ses traits fins qui trahissaient un indubitable

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croisement nilotique. Pour le reste, à quarante ans, Jean était
le sosie de son père dont le visage taillé à coups de serpe
réflétait la force brutale et la détermination.
Tante Véronique fit s’asseoir Madame Anjelani dans
un fauteuil moelleux et s’affala à ses côtés. Une nette
ressemblance physique se dégageait des deux sœurs que huit
années séparaient en termes d’âge. Mais, Madame Anjelani
gagnait en fraîcheur grâce à sa relative jeunesse et quelques
cheveux chenus ça et là ne déteignaient pas sur le panorama.
Se détendant comme un ressort, Jean se leva de toute sa
longueur et, avec beaucoup de suffisance, il procéda aux
présentations :
– Yana, voici Madame Anjelani, la matrice universelle
de qui je tiens le jour. Si elle ne m’avait pas porté dans son
sein, tu ne m’aurais jamais rencontré, ma chère Bernadette
Yana Banze !
En guise d’approbation à l’éloge de Jean Ilunga
Sinanduku pour sa mère, des tremolos assourdissants
ébranlèrent l’air autour de mes oreilles.
Puis, Jean embrassa sa mère dans une étreinte qui lui
rappelait ses cinq ans quand il se serrait contre elle pour se
protéger contre un ennemi invisible. Cette complicité entre
la mère et son fils m’arracha un sourire admiratif : mon
fiancé n’éprouvait aucune honte pour sa mère. Il en était
plutôt fier et se sentait heureux de s’afficher à côté d’elle.
Peut-être se disait-il être issu d’une conception
exceptionnelle et noble dans la mesure où la plupart d’entre
nous naissaient des parents voyants ? Le visage de Madame
Anjelani rayonnait aussi des mille feux, des couleurs vives
étincelaient sur ses joues. Grâce au fluide magique que le fils
communiquait à sa mère, celle-ci reprenait goût à la vie et
parvenait à oublier non seulement les conditions

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défavorables de sa venue au monde, mais aussi et surtout le
souvenir amer de son malicieux séducteur.
Jean toussa légèrement et reprit quand le calme fut
revenu :
– Madame Anjelani, il a plu à l’Eternel qu’en cette
soirée d’aujourd’hui, je puisse venir au devant de toi te
présenter ta future belle-fille.
Un sourire radieux illumina le visage de Madame
Anjelani. Qui aurait pensé qu’une aveugle pouvait se
donner une lignée à partir de sa propre progéniture ? Qui
aurait pensé qu’une aveugle jouirait de l’estime d’une bru
voyante ? Souvent, dans ma ville, les aveugles se mariaient
entre eux et, quand leur premier enfant atteignait l’âge de
six ans, il leur servait de guide. On les verrait, à la queue leu-
leu, guidés par un gamin, sillonner les grandes artères du
centre commercial à la quête d’une improbable aumône
dans une ville où le quart de la population vivait en dessous
du seuil de la pauvreté. Arrivé en âge de se marier, le pauvre
garçon épousait toujours une fille issue d’un couple
d’aveugles, non pour se conformer à une lignée de fatalité
héréditaire, mais pour éviter le ridicule de se faire traiter de
« fils de putain d’aveugle », en cas d’une scène de ménage
avec une conjointe née de parents voyants.
– Et comment se nomme ma fille ? demanda Madame
Anjelani, en déployant ses bras devant elle comme si elle
cherchait à embrasser quelqu’un.
Ayant compris, par cette question, que Madame
Anjelani approuvait son choix, Jean bomba la poitrine et,
dans un soupir de triomphe, il dit d’une voix fluette :
– Votre fille se nomme Yana, Bernadette Yana Banze,
mieux connue sous le nom de Yana, depuis qu’elle a rejeté
celui de Bébé Yana, jugé trop puéril, estime-t-elle

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aujourd’hui qu’elle ne marche plus à quatre pattes !
Sur fond d’une hilarité générale, Madame Anjelani
murmura :
– Viens au devant de moi, Yana, ma fille.
Mes pas me dirigèrent vers Madame Anjelani et ses bras
déployés me serrèrent contre sa poitrine dans une étreinte
chaleureuse. Je m’abandonnai dans ses bras et penchai ma
tête sur son épaule gauche : comme nous étions quasiment de
la même taille, l’étreinte fut parfaite. Puis, je sentis ses avant-
bras peser sur mes épaules. Je compris le sens du message : je
me laissai me prosterner à ses pieds, tout en percevant son
souffle saccadé me caresser les cheveux. Elle posa ses mains
sur ma tête, puis promena ses doigts graciles sur tout mon
visage, en cernant la forme de mon front, les lignes de mes
yeux, le contour de mon nez, le dessin de mes lèvres, les
rondeurs de mes joues, avant de s’attarder sur ma poitrine et
mon ventre. Et le verdict tomba :
– Tu es une jolie créature, Yana, et ton corps gracieux
est comme une liane tendue. Tu me donneras de jolis petits-
enfants et ta poitrine, fort généreuse, sera toujours laiteuse.
Cela est écrit dans les lignes de ton magnifique corps de
jeune femme épanouie, ma fille.
– Ainsi soit-il, maman, m’entendis-je susurrer.
– Yana…
– Oui, maman ?
– Yana, tu as judicieusement raisonné en venant
combler le vide dans la vie de mon fils. Sinanduku n’a pas
mis beaucoup d’années dans le célibat pour répondre à un
caprice de son cœur. Il a toujours souhaité rencontré un
alter ego capable de me considérer aussi comme sa propre
mère, en dépit de mon infirmité. Mais, rassure-toi, Yana, j’ai
toujours admonesté ton soupirant pour cette option. Mais,

94
que veux-tu ? Il y tenait mordicus, et voilà que son choix
d’aujourd’hui me ravit.
« Ma fille, ma condition de naissance m’a dotée d’un
langage direct. Pour m’exprimer, je ne tourne jamais autour
du pot. Aussi, sache déjà que dans les ténèbres où je suis née,
j’ai beaucoup souffert. Maintenant que je vieillis, je souffrirai
davantage si, à côté de moi, personne n’est disposé à me
prêter ses yeux chaque fois que j’en aurai besoin. En acceptant
de devenir l’épouse d’un fils dont la mère est aveugle, tu
acceptes par le même fait d’être la fille de cette aveugle. Alors,
à présent, sois mes yeux, Yana. Je ne peux plus compter sur
ma sœur aînée : elle a aussi besoin d’assistance pour ses vieux
jours, au risque de se retrouver dans un hospice de vieillards,
si, par malheur, sa progéniture la rejette pour une peccadille
de jeunesse. Sache, Yana, que la direction de ma vie est entre
tes mains. C’est toi qui veilleras sur moi, c’est toi qui
m’enterreras. Que Dieu te bénisse et t’accorde de jours
heureux. Qu’il t’entoure d’une ribambelle d’enfants pour
consoler ton mari sorti seul de mes entrailles !
Madame Anjelani ignorait encore que j’étais aussi
l’unique rejeton de mes parents et qu’à la différence d’avec son
fils, j’étais orpheline de père et de mère dès le plus bas âge !
Mais pendant qu’elle se multipliait en paroles
touchantes, deux faits se produisirent successivement.
Primo, mes yeux se remplirent de larmes de compassion ;
ébranlée dans ma fibre la plus sensible, je ne pus les contenir
pendant longtemps : elles déferlèrent de mes yeux et
baignèrent toutes mes joues. Secundo, à travers mes yeux
embués de larmes, je vis Tante Véronique renfrogner son
visage, puis crisper ses lèvres dans un rictus haineux et enfin
sortir de la salle de séjour sans un seul mot. Et à la queue
leu-leu, tous ses enfants l’imitèrent dans une indifférence

95
totale comme si, quelques minutes plus tôt, ils ne nous
baignaient pas dans une ambiance festive !
Je jugeai cet agissement fort insolite et me promis de
l’exploiter à fond le moment venu.
Au bout d’un laps de temps, qui parut une éternité et
pendant lequel Jean, sa mère et moi évoquions des
lendemains enchanteurs dans un cadre paradisiaque, ceux
qui étaient sortis précipitamment se mirent à rentrer l’un
après l’autre et chacun allait se pencher à l’oreille de Jean
dans une sorte de conciliabule secret. Une fois de plus,
l’insolite se manifesta.
Quand la dixième bouche eut terminé avec son manège
à l’oreille de Jean, celui-ci mit sur ses genoux un attaché-
case en cuir marron qu’il tenait à la main depuis son arrivée
à mon bureau. Il l’ouvrit de façon à dissimiler son contenu
des regards indiscrets de ses cousines et cousins. L’attaché-
case était bourré à craquer de billets de banque neufs. Puis,
tel un agent payeur dans un service étatique générateur de
recettes, Jean remit à chacun de ses cousins et cousines une
rondelette somme d’argent pour leur permettre, comme il
le déclarait lui-même, de résoudre, tant peu soit-il, les
difficultés financières auxquelles ils étaient buttés. A la fin,
une importante somme d’argent fut remise à Tante
Véronique accompagnée de ces paroles :
– Ça, c’est pour l’approvisionnement mensuel. Ravitaille
bien le magasin et procède à sa gestion rationnelle pour éviter
toute disette de vivres avant la fin du mois en cours. A partir
de maintenant, ce que je conservais jalousement dans un coin
de mon cœur n’est plus qu’un secret de polichinelle : dès le
mois prochain, je dois commencer à constituer la dot de mon
mariage et préparer un appartement confortable pour
accueillir ma future épouse. Aussi aurais-je à engager des

96
dépenses avec parcimonie pour honorer ma parole. A vous
aussi aurais-je à recommander de réinvestir, dans une petite
activité commerciale, le petit magot que je viens de vous
donner pour prévenir les jours maigres !
Quand le dossier financier fut clos à la satisfaction
sadique de Tante Véronique et de ses enfants comme je pus
le juger par leur sourire sardonique, nous plongeâmes dans
une conversation fade. Je n’y recueillis rien de nouveau qui
pût m’apporter une connaissance supplémentaire sur cette
famille élargie de Jean. Et, de prime à bord, cette famille
ressemblait à s’y méprendre à un antre de cobras.
Finalement, Jean comprit aussi que la conversation
commençait à rouler sur des banalités. Aussi dénicha-t-il la
sublime excuse, pour s’éclipser, d’évoquer l’heure tardive.
Chez nous, la tradition recommandait toujours de ramener
à temps la fiancée chez ses parents, surtout quand elle était
sortie sans chaperon.
En cours de route, Jean leva un coin de voile sur la scène
qui s’était déroulée chez sa tante :
– Ma chère Yana, tu viens de te rendre compte des
écueils auxquels je me butte dans ma famille. Chaque mois,
je dilapide des sommes d’argent faramineuses pour
subvenir aux besoins de mes cousines et cousins qui se
comportent sans vergogne en véritables parasites. Et c’est
leur propre mère qui les encourage à cette vie de mendicité !
Que pouvais-je répliquer à Jean sans le contrarier ?
Devrais-je lui faire une leçon de morale sur la nécessité
sociale du travail ? Devrais-je lui rappeler l’origine divine du
travail quand Dieu, sous les apparences d’une malédiction,
avait dit à Adam qu’il mangerait à la sueur de son front ? Il
était trop tôt de m’escrimer à le dresser contre les siens dans
une conduite où, apparemment, il s’était plu pendant de

97
longues années à jouer à la charité d’un ange sans aile,
pendant que ses prétendus nécessiteux, eux, pensaient les
ruiner en vivant à ses crochets ! Aussi, je pus lui confier :
– Ne baisse pas les bras, Jean : c’est ton sacerdoce. Aide
toujours ta famille, ta récompense viendra du ciel. Ce n’est
pas le moment d’y renoncer, sinon tes cousines et tes cousins
me traiteront de tous les noms vilains de notre langue !
– Bien dit, Yana. En m’acceptant comme ton époux,
endosse aussi mon actif et mon passif. Même quand nous
serons installés en ménage, tu verras, à la fin de chaque
mois, d’interminables files de gens se relayer devant notre
guichet pour m’extorquer de l’argent. Ce que je te
demanderai, Yana, c’est d’accueillir avec sourire tout ce
monde, de supporter les caprices des uns et les engueulades
des autres, et les jours s’écouleront paisiblement autour de
nous, autour de nos enfants, autour de nos petits-enfants, et
pourquoi pas autour de nos arrière-petits-enfants ? Du côté
maternel de ma descendance, chacun, oncle, tante, cousin,
et cousine, pense que les dispositions de ma naissance me
tiennent redevable à son égard. Que de fois j’ai entendu :
« C’est moi qui t’échangeais les langes ! », « C’est moi qui te
préparais la bouillie ! », « C’est moi qui me chargeais de ta
toilette ! », « C’est moi qui te conduisais à l’école ! », « C’est
moi qui t’aidais à résoudre tes devoirs ! », « C’est moi qui
t’expliquais les films au cinéma ! », « C’est moi… », « C’est
moi… » ? Trop d’égocentrisme comme pour me rappeler
que, par sa cécité, ma mère ne s’était point occupée de moi,
une fois qu’elle m’avait mis au monde ! Ignoble mensonge !
Car, quand je ferme les yeux, je me revois tout enfant, aux
bons soins de ma mère. La pauvre, que n’a-t-elle pas fait
pour moi ? Avec ce qu’elle avait appris en braille, elle
m’avait initié aux rudiments du calcul et de la lecture !

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« Quant à l’aile paternelle de mes origines, elle ne me
donne pas trop de torticolis et je lui dois beaucoup de
gratitude. Si elle ne m’avait pas reconnu officiellement, je
serais né d’un père inconnu ! Le gros de la famille est
domicilié au village, dans le nord de notre province. Mais
Dieu aidant, j’ai œuvré pendant plus de dix ans à récupérer
certains cousins et cousines en payant leurs études.
Aujourd’hui, je suis heureux de compter des universitaires
dans cette branche de ma famille, et, à leur tour, ils
commencent à subvenir aux besoins des leurs. Là, les gens
sont entreprenants et ont en horreur l’oisiveté.
« Mais, pour économiser un peu de sous, je récupérerai
Madame Anjelani et l’installerai chez nous, une fois que tu
auras rejoint le toit conjugal. Chez sa sœur aînée, je dilapide
toute une fortune pour assurer sa pitance quotidienne.
Parfois, il faut savoir lutter contre le parasitisme social.
Ce tableau à reliefs variables que Jean peignit avec
maestria faillit m’arracher des larmes. Je ne pouvais pas
m’imaginer que tout un clan, quelle que fût sa pauvreté, pût
prendre en otage tout un jeune homme et le désintéresser
du mariage par des exigences financières toujours accrues.
Mais, vu que mon souci majeur serait de délivrer mon futur
époux de cette forme de servitude, je ne pus que balbutier :
– Prions Dieu que tout se passe bien, le reste sera à
l’avenant !

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Chapitre VII
La romance

Depuis trois jours et trois nuits, j’étais clouée au lit,


terrassée par une violente attaque de paludisme. Chaque
jour, des accès de fièvre m’empêchaient de vaquer
paisiblement à mes tâches quotidiennes. Sûrement une
piqure d’anophèle la nuit où je n’avais pas utilisé ma
moustiquaire imprégnée d’insecticide. A la banque, j’avais
obtenu un congé de circonstance pour suivre des soins
médicaux appropriés. Aussi, j’avalais avec délectation des
cachets d’anti-malaria, tantôt allongée sur mon lit, tantôt
me prélassant dans un divan dans la salle de séjour.
Dès le premier jour de ma maladie, mon fiancé vint me
rendre une visite de consolation. Il resta à mes côtés du
matin jusqu’au soir, après avoir prétexté auprès de son
employeur un malaise quelconque pour ne pas se rendre à
son travail non plus. Comme, au troisième jour, j’avais
récupéré un peu de force, il me donna même un coup de
main dans de petites tâches ménagères, nonobstant les
protestations de Maman Lucie, quand bien même nous lui
avions laissé le gros de la corvée. Vers le crépuscule, il prit

101
congé de mon hospitalité. Pendant que je l’accompagnais à
la station des minibus, je lui demandai :
– Jean, m’interdiras-tu de travailler si, par la grâce de
Dieu, nous devenions mari et femme ?
Pour toute réponse, un sourire indéfinissable jongla sur
ses lèvres. Piquée sur le vif, je faillis m’énerver. Mais, me
souvenant que j’émergeais à peine d’une maladie
éprouvante, je me contins.
– Pourquoi me décoches-tu ton sourire au lieu de
répondre à ma question ? attaquai-je derechef d’une voix
plutôt sereine.
Dans le clair-obscur du crépuscule, Jean, tout à la fois
mi-figue, mi-raisin, me décocha un autre sourire
indéfinissable et hocha la tête comme pour exprimer un
vague regret. Puis, dans un souffle soyeux, il murmura :
– Ta question me fait sourire, Yana, car j’ai eu moi-
même à me la poser deux ou trois fois, non pas comme sujet
actif, mais comme un pion que toi, tu manipules sur un
damier. Alors, t’interdirai-je à travailler, Yana ? Je ne pense
pas du tout. C’est exclu, catégoriquement ! Je t’aime, Yana,
pour ce que tu es et non pour ce que tu as. Ce jour-là, dans
le minibus, je ne savais pas que tu travaillais. Et non plus à
notre deuxième rencontre qui a été déterminante pour ma
décision ! J’ai tout découvert après. Alors, dois-je amputer
mon amour d’une dimension de sa personnalité ? Je ne
pense pas. A supposer que tu fusses au chômage, n’aurais-je
pas contribué à parfaire ta personnalité en y additionnant la
dimension manquante ? Et si Dieu mène à bon port notre
projet matrimonial, tu continueras à travailler et ton salaire
sera d’un apport capital pour notre ménage. Nos enfants ne
manqueront de rien et nous vivrons tout heureux, en ayant
deux sources de revenus. De plus, n’as-tu pas aussi des frères

102
et des sœurs que tu assistes ?
Non seulement la réponse de Jean délesta mon cœur
d’une lourde charge, surtout elle me remplit d’une immense
joie et décupla mon admiration pour cet homme que j’étais
en train de découvrir sur le fond d’un amour pur et sincère.
Au début, je redoutais qu’au nom d’une phallocratie désuète
et anachronique, Jean ne me privât de tous mes droits pour
se prévaloir dans son rôle du bon mari qui pourvoit à tous
les besoins de son épouse. Je redoutais encore qu’au nom
d’une jalousie morbide, il ne fît de moi une femme de
ménage, un instrument de reproduction à son service, au
rythme d’un enfant toutes les deux années. Le monde
bouge, les idées évoluent, et la tradition doit « se
moderniser » ! Contrairement à l’opinion de beaucoup de
mâles, la femme travailleuse n’est pas de facto une marie-
couche-toi-là dont l’œil plein de convoitise est toujours rivé
à la poche de ses supérieurs hiérarchiques pour arrondir ses
fins de mois ou pour obtenir une promotion. Depuis que
notre loi fondamentale prônait la parité entre l’homme et la
femme dans le secteur socioprofessionnel, le statut du beau
sexe a fort évolué, y compris dans le domaine salarial.
Personnellement, je gagnais un revenu qui faisait pâlir
d’envie certains collègues de service.
Dans l’exubérance de ma joie, je me serrai trop près de
Jean comme si je voulais entrer dans son thorax pour en
compléter la côte manquante ! Il m’entoura les épaules de
son bras gauche et nous cheminâmes ainsi pendant un long
moment, pensant à des lendemains enchanteurs,
échafaudant des projets mirifiques pour asseoir notre
bonheur. Je percevais son souffle dans ma chevelure et sa
chaleur m’envahissait déjà tout le corps. J’aurais souhaité
rester ainsi collée à lui pour emmagasiner ses électrons,

103
lorsqu’il s’arrêta et pivota sur ses pieds pour m’embrasser…
de tout son regard ! Il allongea ses bras devant moi et
murmura dans un souffle câlin :
– Regarde bien mes bras, Yana. Celui de gauche
symbolise la haine, la querelle, la discorde et, à cet instant, il
me contraint à me chicaner avec toi de façon à nous brouiller
à jamais. Mais, celui de droite incarne l’amour, l’union, la
patience, et à cet instant, il m’implore de te raccompagner à
la maison pour te savoir en sécurité. Lequel choisis-tu ?
Pleine de bonne humeur, je m’esclaffai. Cette démarche
philosophique pour appréhender le caractère dualiste de la
vie me ramena à ma prime enfance quand, pour trancher un
problème insoluble, il fallait taper dans la main droite pour
donner son accord, ou dans la main gauche pour signifier sa
désapprobation. C’était notre manière de jouer à pile ou
face. Dans un bruit de claquement sec, j’écrasai ma main
droite dans sa main droite en m’exclamant :
– Tope-là !
Sceller un serment selon un tel cérémonial renforçait
une certaine forme de complicité, d’intimité, d’adhésion à
un projet communautaire. Jean exulta de joie et, sans mot
dire, nous rebroussâmes chemin, assurés d’émettre sur la
même longueur d’ondes. Une fois devant mon habitation,
celui qui ne se gênait pas de s’afficher dans son rôle de mon
nouvel amoureux décréta de façon péremptoire :
– Terminus, tout le monde descend ! Fais de beaux
rêves, ma chère dulcinée. On se revoit demain.
Pendant que j’ouvrais le double battant de l’entrée, Jean
se mit à marcher à reculons, attendant que je fusse à l’abri pour
tourner les talons et s’éloigner à grandes enjambées dans la
nuit naissante. Quand j’eus refermé le double battant sur moi,
j’entendis le claquement de ses mocassins aller decrescendo

104
dans le calme de la nuit. Mais à travers les interstices du double
battant, je voyais ses larges épaules d’haltérophile se dandiner
au rythme accéléré de sa démarche. Quand il se fut
suffisamment éloigné de moi, je rouvris le double battant et
me mis à courir derrière lui. Tout en gesticulant comme s’il
pouvait me voir à cette distance et dans cette pénombre, je
criai de toute la force de mes poumons :
– Eh ! Jean, reviens ! Tu as oublié quelque chose.
Plus que je ne le vis, je devinai comment il porta les
mains aux poches de son pantalon, sûrement à la recherche
de son téléphone cellulaire. Il se rassura vite : son téléphone
n’était pas égaré. Et les yeux certainement écarquillés, il se
lança à ma rencontre, se posant mille et une questions.
Une fois l’un en face de l’autre, j’allongeai, l’air sérieux,
mes deux bras devant lui et formulai cette observation :
– Jean, voici mes deux mains : celle de gauche
m’enjoint, pendant trois jours de ne plus nous voir ni encore
moins de nous communiquer par téléphone, et celle de
droite me conseille de te raccompagner jusqu’à l’endroit
habituel où chacun prend congé de l’autre.
Pris à son propre jeu, rassuré que le tout baignait dans
du miel, Jean ne put que donner un tendre baiser dans ma
main droite. Et bras dessus bras dessous, en vrais Roméo et
Juliette des tropiques, revoilà Jean Ilunga Sinanduku et
Bernadette Yana Banze en train de cheminer paisiblement,
déchirant la nuit de leurs rires aigrelets d’enfants espiègles !
Jean m’avait passé un bras autour de la taille et,
nonchalamment, j’appuyais ma tête sur son épaule gauche,
humant goulument tout le parfum de son corps. Tout bas,
dans mon cœur, mon petit ange gardien observa : « De tels
moments, ça compte dans la vie d’un couple ; c’est la
matière qui alimentera ses vieux jours après de longues

105
années de rixes et de joutes oratoires idoines à toute vie à
deux, et surtout quand des enfants viendront en rompre la
monotonie et l’harmonie ! »
Après vingt minutes d’une promenade rafraîchie par
une brise et sur le fond d’une romance imperceptible pour
ceux-là qui n’ont jamais aimé, nous nous arrêtâmes, l’un
lové contre l’autre, nous communiquant une chaleur
émotive qui aurait pu nous retenir ainsi toute une éternité
pour éviter de rompre le charme ! Finalement, dominant ses
émotions, en vrai chef d’équipe, Jean pivota sur ses pieds et
se retourna vers moi. Il posa ses mains sur mes hanches et
me souffla à l’oreille droite :
– La nuit est fort avancée, ma chérie, rentre
maintenant. Demain, tu reprends le service.

*
* *

Je passai une nuit douce en Technicolor. Le visage de


Jean, envahissant, auréolait tous mes rêves, leur conférant
une pointe idyllique indicible. Parfois, je me retrouvais en
compagnie de mon amoureux au bord d’une rivière en train
de jouer l’un courant derrière l’autre ; parfois, nous nous
promenions dans une savane verdoyante en train de cueillir
des roses rouges ; parfois, nous étions perchés sur la cime
d’un eucalyptus en train d’humer l’air pur de la campagne.
Et un cinglant cocorico me tira désagréablement des
limbes enchantés de mon rêve doré. Vite sur mes pieds, je
pris mon bain, fis ma toilette et avalai mon petit-déjeuner.
Alors que je ne m’y attendais pas le moins du monde, je fus
surprise de me heurter à Jean au moment où je m’apprêtais
à franchir le double battant de ma concession. Ce matin-là,

106
je compris la force de l’amour : tout en nous insufflant la
force de rêver tout éveillés, l’amour peut nous plonger dans
le sommeil sans toutefois dormir, de façon à nous réveiller
à temps pour cueillir notre alter ego au nid !
Nous nous donnâmes une accolade tout en nous
échangeant les salutations matinales usuelles. Puis, nous
nous rendîmes ensemble au travail, Jean prenant la
précaution de me laisser devant la porte de mon bureau,
comme si je pouvais m’égarer ! Ce qui arracha une boutade
à un collègue :
– Toujours accrochée au bras de son oncle ! Quel oncle
formidable ! Si j’avais aussi une tante pareille…
Même à Jean, la boutade arracha un sourire complice,
pendant qu’il se sauvait à grandes enjambées. Et, à l’heure
de sortie sur les coups de 16 heures 30, le même collègue, ne
manqua pas de reformuler la même remarque saugrenue et,
en aparté, je pus me dire :
– Le vrai amour est visible comme le nez sur le visage !
Fidèle comme un lycéen à son premier rendez-vous
idyllique, Jean m’attendait sur le seuil de mon bureau, et
seul un bouquet de camélias rouges manquait dans ses
mains pour célébrer la Saint-Valentin. Vêtu d’un costume
d’alpaga bleu ciel avec une cravate rouge bordeaux, il
paraissait comme un chevalier des temps modernes.
Après avoir posé un tendre baiser sur mes lèvres en me
tenant par les épaules, il me dévora d’un regard profond.
Comme je l’enserrais par les hanches, je l’attirai contre moi
et quand, à travers la soie de ma blouse, les pointes de mes
seins frôlèrent sa poitrine, un frisson délicieux me
parcourut des cheveux jusqu’aux orteils et je crus que j’étais
en train de planer. La dernière fois que j’avais étreint un
homme remontait au déluge. Comme Maman Lucie me le

107
reprochait, j’avais laissé hiberner ma féminité pour un idéal
incertain, alors que mon corps ressemblait à un volcan sur
le point d’entrer en irruption !
Ce fut encore Jean qui rompit le charme en me tirant de
mon extase. Il me pria de l’accompagner chez lui. En moins
d’une demi-heure, nous y arrivâmes à bord de la voiture d’un
particulier qui, après les heures de service dans une entreprise
minière, se muait en chauffeur de taxi pour arrondir ses fins
de mois. Pour une maison de célibataire endurci, son
intérieur, cossu et décoré avec goût, était bien tenu, à
l’exception de quelques grammes de poussière sur quelques
meubles : un mobilier de luxe, une literie impeccable et des
ustensiles de grande cérémonie. A côté d’une large commode
en ébène trônait une bibliothèque garnie de gros volumes.
Divers objets d’art et des bibelots étaient posés ça et là et les
murs se dissimilaient derrière des tableaux de grands peintres
nationaux. Les rideaux reflétaient une blancheur
irréprochable et l’épaisse moquette d’Orient, quasiment
neuve, attestait que le salon qu’il tapissait était peu fréquenté.
Et aucune odeur féminine ne s’exhalait d’aucun recoin,
preuve que Jean vivait chastement son célibat.
A l’issue de la visite de la maison, ce fut là au salon que
mon fiancé me pria de le rejoindre pour tailler bavette.
Comme à nos habitudes, nous parlâmes du beau temps et
des conditions météorologiques ; puis, nous en vînmes à
nous échanger des commentaires sur la tenue d’une maison
selon que l’on est célibataire ou marié, selon que la maison
est fréquentée ou non par des visiteurs. A la fin, Jean
changea brusquement de conversation et me regarda droit
dans les yeux :
– Quel jour sommes-nous aujourd’hui, Yana ?
– Voyons, Jean, c’est un mardi, non ?

108
– D’accord, ma belle. Et quel jour serons-nous dans
cinq jours ?
– Ça sera un dimanche, ce n’est pas si compliqué, Jean.
– D’accord, ma belle, tu disposes donc de cinq jours
pour informer les tiens que, ce dimanche-ci, ma famille et
moi viendrons pour l’officialisation de nos fiançailles.
A ma grande satisfaction, ma réponse fut prompte,
trahissant mon ardente volonté de côtoyer l’homme de ma
vie sans le quitter un seul instant :
– Chez nous, la porte est grandement ouverte. Vous y
serez toujours les bienvenus, ta famille et toi, Jean !
– Nous respecterons la tradition, soyez à la hauteur de
nos attentes !
Qu’avais-je encore à ajouter ? Les Romains n’avaient-
ils pas raison de dire : « Alea jacta est ! » ? Et comme nous
n’avions plus rien à nous dire, chacun retenant son souffle
pour la cérémonie du dimanche prochain, un silence à
couper au couteau s’établit entre nous, silence au cours
duquel nous nous regardions avec ravissement, songeant
seulement au jour où nous nous appartiendrions l’un à
l’autre dans une union heureuse. Alors, je compris la
rectitude de cette vérité connue même des lesbiennes : à tout
moment, la femme est prête de s’envoler sur une autre
planète avec l’homme de son cœur !
Pour rompre la glace au bout d’un long moment qui
nous parut durer juste une minute, je dis à Jean en me
levant :
– Je dois partir, Jean, il est tard. Nous n’avons plus vingt
ans !
– L’amour n’a pas d’âge, Yana. Même à quarante ans,
on peut revivre ses vingt ans en compagnie d’une femme
délicieuse comme toi !

109
*
* *

Une fois de retour chez moi, j’appelai ma cuisinière qui,


outre ses qualités de mère pour moi, jouait aussi le rôle de
ma confidente. Après l’avoir installée confortablement dans
un fauteuil douillet, je me décidai de lui ouvrir mon cœur,
non pas pour me ménager un exutoire, mais pour remettre
Maman Lucie dans de bonnes dispositions d’esprit après ma
dernière altercation injustifiée contre elle, alors quelle
m’aidait tout simplement à réorienter la locomotive de ma
conception du mariage sur les rails. En esquissant un
mouvement vers elle, je lui dis tout bas, quasiment sur un
ton d’alcôve :
– Maman Lucie, j’ai une nouvelle à te confier et j’ose
croire que tu ne resteras pas indifférente après.
La tête entre ses mains, le visage soucieux comme pour
me provoquer, ma cuisinière me fixait de ses grands yeux
noirs en amande, ne sachant pas à quel saint se vouer. Il était
vrai que, ces derniers jours, je traversai des moments
d’intenses émotions, avec comme conséquence la réduction
de ma sensibilité à fleur de peau. Aussi, Maman Lucie était
même en droit de s’interroger si l’objet de notre entretien ne
pouvait pas cadrer avec la résiliation de son contrat ou avec
l’émiettement de ses gages. Je fis durer le suspens avant de
délier ma langue :
– Le dimanche prochain, ma famille aura l’insigne
honneur de recevoir pour hôtes Jean et sa famille pour
l’officialisation de nos fiançailles !
Aussitôt dit, le visage de Maman Lucie s’illumina d’une
joie ineffable. Comme piquée par un taon, elle bondit plus
qu’elle ne se leva de son fauteuil pour se jeter sur moi. Avec

110
affection, elle m’embrassa tout en murmurant à mes oreilles
des propos qui me remplirent de joie :
– Enfin, le grand jour est là, ma fille, le grand jour que
j’attendais pour vous, ma fille ! Que Dieu soit loué : sur cette
terre des hommes, chacun de nous aura son grand jour ! Je
m’inquiétais déjà pour vous, ma fille. Seul rejeton de vos
parents, vous ne pourriez pas quitter ce monde sans laisser
une descendance.
Une goutte de larme de bonheur perla sur ma joue
gauche. Maman Lucie savait toujours toucher ma fibre la
plus sensible avec ses envolées lyriques. Les vérités simples,
qu’elle révélait de façon naïve parfois, recoupaient
généralement les grandes lignes de mon existence.
A maintes reprises, dans ma vie, j’avais cru que le
mariage représentait un luxe supérieur à mes capacités.
Dans mon jeune âge, beaucoup d’hommes m’avaient
courtisée, sans nulle garantie d’une promesse de mariage
ferme : tous semblaient seulement obnubilés par la quête
morbide de jouir de mon splendide corps taillé en amphore.
Horrifiée, je m’étais toujours défendue contre cette race de
prédateurs salaces, même si un petit malin plein de malices
s’était amusé à mes dépens pour inscrire un cas de
défloration sur son tableau de chasse. Pauvre orpheline,
j’avais été immolée par la cupidité de mon tuteur qui vivait
de petits expédients. Deux ans plus tard après avoir déserté
son toit, j’apprendrais qu’il avait donné en mariage sa fille
cadette à peine nubile à un polygame, vieux comme un
crapaud des marécages fétides, mais riche comme Crésus !
Et après mes études universitaires, j’étais devenue
intouchable pour la plupart des hommes, en allant des gens
de petite instruction minés par le complexe d’infériorité aux
grosses légumes de la bourgeoisie locale en passant par les

111
cadres moyens de l’industrie. Les uns me prenaient pour
une grosse dame au dessus de leur porte-monnaie, les autres
me considéraient comme une marie-couche-toi-là qui était
en train de réussir sa vie au prix de son c… Et la comète du
mariage s’était sensiblement éloignée de mon orbite le jour
que j’avais commencé à exercer un prestigieux emploi et à
toucher un salaire substantiel. Et le fait de m’installer à mon
propre compte n’était pas du tout de nature à arranger mes
projets matrimoniaux : les hommes éprouvent une horreur
incommensurable pour cette catégorie de femmes, car ils les
placent toujours au même diapason que les professionnelles
du sexe. Nous étions sous les tropiques et, sous les tropiques,
les conditions de servilité de la femme ne sont effectivement
abolies que sur papier. Dans la vie pratique, aucun progrès
notable n’était à signaler ! Si bien que, pour un homme qui
voudrait m’ériger au rang de son épouse et de la future mère
de ses enfants, je n’étais moins qu’une tête de bétail à évaluer
en numéraire et en nature !
D’une voix suave, je me surpris en train de répéter à la
suite de mon interlocutrice :
– Oui, Maman Lucie : ici-bas, chacun de nous aura son
grand jour !
Cinq ans plutôt, je n’eusse jamais concédé qu’un homme
partageât mon existence ou se frayât même une voie dans
l’intimité de ma vie, étant donné l’égoïsme et l’esprit
phallocratique que le genre auquel appartenait Jean Ilunga
Sinanduku développait à l’égard de la femme. Mais l’alchimie
des rapports sentimentaux par lequel cet homme
exceptionnel venait de me faire transiter m’avait dessillé les
yeux et aidée à rectifier le regard que je portais sur le mariage
et sur l’homme.
Alors que je nageais en plein nirvana, la voix de Maman

112
Lucie me rappela à la réalité :
– Mais, j’ai une inquiétude, Madame.
Je me révèlerais hypocrite si j’affirmais avoir répondu à
Maman Lucie sans un pincement d’amertume au cœur,
quoique ma voix ne trahît rien d’émotionnel :
– Soumets-la-moi, je t’écoute.
Maman Lucie prit le temps de se rengorger et de
s’humecter les lèvres d’un subtil coup de langue et, prenant
son courage entre ses mains, elle me demanda avec douceur
d’une voix traversée de tremolos :
– Après votre mariage, allez-vous nous garder à votre
service, le jardinier et moi ?
Ma réponse fut prompte pour rassurer Maman Lucie,
car une telle éventualité n’avait jamais figuré à l’ordre du
jour de mes soucis majeurs :
– Maman Lucie, je ne suis pas de ceux qui changent
d’humeur selon l’air du temps. Je tiens à mes habitudes pour
ne pas m’égarer dans cette société qui perd de plus en plus
ses panneaux de signalisation. Tu es à mon service depuis
huit ans, tu es devenue une partie de ma vie. Je ne te
considère plus comme une ouvrière, tu es un membre de ma
famille, tu es pour moi une mère. Voilà pourquoi je t’appelle
Maman Lucie. Tu as connu mes défunts parents, tu as vécu
avec eux. A ma naissance, tu m’as tenue dans tes bras et j’ai
grandi à l’ombre de ta bonté. Devenue adulte, j’ai replacé en
toi la même confiance que mes parents avaient investie en
toi. Aujourd’hui, tu incarnes pour moi la survivance de mes
parents. Dois-je me débarrasser d’une partie de ma vie ? Je
pense que non ! Et le jardinier restera aussi avec nous. Il est
dans la maison depuis cinq ans.
Dans un soupir de soulagement assez puissant pour
renverser un éléphanteau sur ses pattes, Maman Lucie

113
exprima laconiquement sa gratitude :
– Vous me redonnez de l’espoir, Madame.
Maman Lucie ne dissimila pas son contentement
comme je venais de garantir son avenir. Une joie ineffable
resplendit sur son visage et il manquait de peu que cette
femme, qui m’avait portée dans ses bras dans ma prime
enfance, ne se confondît en courbettes et salamalecs et ne
s’agenouillât à mes pieds pour les lécher. Grâce à son travail,
ses enfants étaient assurés de croquer leur pain quotidien et
de fréquenter l’école. Grâce à son travail, elle pouvait encore
marcher la tête haute dans une ville où la moitié de la
population vivait avec moins d’un dollar par jour. Grâce à
son travail, elle jouait pleinement le rôle du responsable
principal de la maison. Amputé d’une jambe après un ulcère
cancéreux, son mari s’était réduit, depuis dix ans, à un rôle
de pure mendicité auprès des frères et des amis charitables.
Avec l’amertume de la vie secrétée par son handicap, il se
saoulait jusqu’à perdre toute lucidité et ne s’occupait plus de
sa famille. Voilà pourquoi Maman Lucie tenait à son travail
comme à la prunelle de ses yeux, et je lui payais
conséquemment des gages substantiels pour subvenir aux
besoins de son ménage qui, le cas contraire, irait à vau-l’eau.
Après son départ, je donnai plusieurs coups de
téléphone pour informer les membres de ma famille de
l’événement du dimanche prochain. Tantes et oncles,
cousines et cousins, nièces et neveux, tous les miens
tombaient des nues comme si, lors d’une concertation
familiale secrète, ils s’étaient entendus que je mourrais
vieille fille, car chacun d’eux s’était exclamé de la même
manière : « Dieu soit loué, Yana ! Enfin, le grand jour est
là ! » Quant à mes amies, leur position restait inchangée :
« Je te le disais, Yana, tu es une femme délicieuse. En

114
gardant confiance dans ton étoile, ne la vois-tu pas briller
aujourd’hui de toute sa munificence ? »
Cette nuit-là, j’avais passé au moins trois heures au
téléphone à parler, à murmurer, parfois à crier, et à écouter,
tout en dominant mes sentiments, pour ne pas exploser de
colère devant les répliques de certains insolents. A bout de
souffle, je m’étais affalée sur un sofa, échafaudant d’autres
projets : pour le lendemain, après les heures de service, je
tâcherais de rendre une visite de courtoisie à mon ancien
tuteur pour lui annoncer de vive voix la nouvelle de mes
fiançailles. Bien évidemment, j’avais gardé contre lui une
rancune tenace à cause du mauvais tour qu’il m’avait joué.
Par un esprit vindicatif, je m’escrimerais à projeter une
lumière crue sur son passé afin de faire jaillir de l’opprobre
sur ses agissements machiavéliques. Pour l’occurrence,
comme le choix du fiancé relevait de mon initiative, le
mariage aurait bel et bien lieu, contrairement à ce qui s’était
déroulé dix-huit ans plus tôt quand mon tuteur m’avait
présentée à un fiancé de son choix après lui avoir soutiré de
l’argent en pourboires et en commissions comme si j’étais
une vulgaire camelote à vendre en l’absence de mes parents !
Ce serait pour moi une façon de me venger de ce vulgaire
proxénète, en lui remettant en mains propres les biens en
nature apportés par ma future belle-famille.

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Chapitre VIII
En l’espace d’une nuit

Réglés comme une pendule électronique, Jean Ilunga


Sinanduku et les notables de sa famille se présentèrent dans
ma famille un dimanche, sous un ciel grisâtre sillonné par
des volées d’hirondelles en vagues successives. C’était vers
le crépuscule, à l’approche d’une pénombre favorable à
toutes les confidences, quand les effluves annonciateurs de
l’hivernage local étaient charriés par la brise vespérale. Ils
étaient venus dans deux minibus avec dix casiers de bière,
trente casiers de limonade, un sac de sel, un bidon d’huile
de palme, un carton de maquereaux congelés et une
enveloppe bourrée de gros billets de banque, conformément
à la tradition. Les membres de ma famille accueillirent la
délégation de vingt-six personnes avec cette chaleur
humaine propre à deux groupes prêts à sceller leur destin
pour le pire et pour le meilleur par le biais du mariage de
leurs enfants. Des cris de liesse furent poussés, des tremolos
électrisèrent l’atmosphère, des pas de danse furent exécutés.
La cérémonie de l’officialisation de mes fiançailles avec Jean
Ilunga Sinanduku se déroula dans un climat festif détendu,

117
jusqu’au clou de la manifestation quand, après avoir reçu
des mains de Jean l’enveloppe d’argent déposée sur une
assiette en porcelaine blanche, je devais à mon tour la
remettre à mon tuteur, en guise de libre consentement !
Sous les applaudissements des convives, je vis mon oncle se
faire tout petit en recevant de mes mains l’assiette sur
laquelle miroitait cette enveloppe rembourée de gros billets
de banque. Le mécréant, il avait bien raison d’être confus :
père de trois filles splendides, mon oncle n’avait jamais
organisé une cérémonie de fiançailles sous son toit, pour la
simple raison que chacune de ces trois filles splendides
s’arrangeait toujours pour ramasser une grossesse dans la
rue, avant que le responsable de la grossesse ne se décidât de
l’héberger jusqu’à l’accouchement !
Que c’était admirable et sublime de voir deux
célibataires endurcis se fondre dans un même moule pour
devenir une seule chair ! Des larmes de félicité embuèrent
mes yeux, et je devinais celles de Jean abondantes et prêtes
à déborder de son cœur. Ne dit-on pas que les hommes ne
doivent pas trahir leurs émotions en public ? Et ne dit-on
pas non plus que l’intensité de leurs émotions se mesure par
le rougissement de leurs yeux ?
Comme à l’accoutumée, la bière coula à profusion,
égayant tout le monde dans cette ambiance vespérale
inénarrable. Mais, comme les bonnes choses demeurent les
plus éphémères, les adieux furent échangés deux heures plus
tard sous la ferme promesse, par ma belle-famille, de
procéder dans deux semaines au versement des biens en
nature et en espèce auprès de ma famille comme « primes
de consolation », non seulement pour avoir pris en charge
mon éducation et mon instruction, mais aussi pour son
consentement de voir une jeune femme bien nantie quitter

118
le berceau de ses parents pour l’aventure de la vie en
compagnie d’un étranger !
Et les deux semaines s’écoulèrent à la vitesse de l’éclair.
Jean reparut dans ma famille, toujours escorté de mêmes
figures, mais auxquelles s’étaient ajoutées d’autres pour
conférer à la cérémonie un caractère plus pompeux et plus
grandiose.
Outre une somme d’argent consistante exigée en rapport
avec mon niveau d’instruction, Jean habilla mon tuteur d’un
costume bleu nuit assorti d’un chapeau et d’une paire de
chaussures, et son épouse d’un ensemble constitué d’un
corsage et de deux pagnes de luxe par-dessus un mouchoir de
tête et une paire d’escarpins haut de gamme. Et d’autres biens
furent versés : un vélo, trois chèvres, une manchette, des
poulets… Mon mari, bien informé de la façon dont j’avais
perdu ma virginité et de l’état de chasteté où je m’étais gardée,
paya aussi la fameuse nzolo wa bakishi4. Ce fut le clou de la
manifestation : des cris de liesse furent poussés, des pas de
danse d’allégresse furent exécutés. Pendant que le visage de
ma belle-mère s’épanouissait d’une juste fierté, mon tuteur ne
savait pas comment dissimiler sa confusion et son épouse
semblait vibrer de joie comme pour jeter de l’opprobre sur
ses pratiques de proxénétisme. Tout en brandissant haut les
biens en nature reçus de mon mari, elle ne cessait de répéter :
– C’est d’une orpheline que je ressens la joie de la
maternité, alors que mon mari et moi avons marié à crédit
nos filles. Que Dieu te bénisse, Yana !
Au regard des biens en nature et des espèces sonnantes
et trébuchantes versés dans l’escarcelle de ma famille par ma

4
Il s’agit d’une poule faisane blanche que le fiancé remet à ses beaux-
parents pour symboliser la virginité et la chasteté de sa promise.

119
belle-famille, un étranger pouvait jaser et véhiculer une
image négative de ma culture. Loin de s’apparenter à un
marchandage éhonté, cette transaction matrimoniale
« revalorise » la femme non seulement auprès de son mari,
mais aussi et surtout à l’égard de toute la communauté. Elle
n’a point de rapport commun avec la dot dans la pratique
européenne.
Contrairement à l’option de ma famille de me voir
rejoindre le toit conjugal juste après la célébration de mon
mariage coutumier, ma belle-famille différa l’échéance, en
reportant l’événement dans un mois, pour nous donner le
temps d’organiser aussi le mariage religieux et civil ! Pour
elle, il fallait imprimer à l’événement un cachet solennel,
d’autant plus qu’il s’agissait de justes noces d’un vieux
garçon et d’une vieille fille !
Nous jugeâmes le délai raisonnable : il nous
permettrait, à mon mari et moi, de nous dénicher une
nouvelle habitation pour les nouveaux mariés que nous
étions devenus. Effectivement, la chance nous sourit au bout
de deux semaines de recherche. Nous trouvâmes une
maison confortable au quartier Bel-Air. Après des travaux
d’entretien et le rafraichissement des murs, nous installâmes
notre mobilier, notre literie, nos appareils électroménagers,
nos ustensiles. A la fin, nous admirions devant nous un
bijou de l’art décoratif et prêt à recevoir ses nouveaux
pensionnaires pour une nouvelle aventure de la vie.
Et l’échéance arriva. Je vous laisse à deviner le caractère
grandiose des cérémonies nuptiales. Le cortège de véhicules
qui nous escorta à l’hôtel de ville pour le mariage civil
n’avait d’égal que la haute sociabilité de mon mari qui
recrutait beaucoup d’amis dans la société huppée de notre
ville. En fait de véhicules, c’étaient de luxueuses marques

120
européennes de jeeps et de voitures, et non des jeeps et des
voitures japonaises achetées aux puces et qui roulaient sur
toutes les artères de la ville.
Et quelle affluence à l’église ! La moitié de nos invités
avait suivi la célébration nuptiale sur le parvis de la
cathédrale Saints Pierre et Paul de l’archevêché, et la soirée
dansante au cercle récréatif Nous-Deux avait duré jusqu’au
petit matin dans une réjouissance éthylique parfaite. Mais à
minuit, notre parrain et notre marraine nous avaient
dérobés à l’allégresse collective pour nous ramener chez
nous sous des cris euphoriques à faire crouler la toiture du
cercle récréatif Nous-Deux !
Déjà, aux premières lueurs de l’aube, avant notre réveil,
notre concession fut envahie par les membres de nos deux
familles qui, repus et passablement éméchés, rentraient par
vagues successives du cercle récréatif Nous-Deux. Et la
musique reprit de plus belle, et la bière coula comme à
l’assommoir, pendant que des voix d’ivrognes installaient
un vacarme d’enfer.
Malgré notre désir de nous réveiller après l’angélus de
midi, nous dûmes interrompre notre première nuit de noce.
Les yeux encore bouffis de sommeil, nous allâmes au devant
de nos invités et nous leur exprimâmes notre gratitude. A
l’issue d’un bref entretien, comme eux festoyaient dans la
grande cour de derrière la maison, mon mari et moi nous
installâmes dans la salle de séjour où, sur son ordre, un de ses
cousins vint entasser la montagne de cadeaux que nous avions
reçus, excepté les plus lourds, notamment un congélateur et
une cuisinière électrique. Quand le cadet de Tante Véronique
eut terminé sa besogne, il lança sur moi un tonitruant « Vive
la mariée ! » et s’en alla, en titubant, se saouler et danser à
notre honneur dans la grande cour de derrière notre maison.

121
Tout en supputant les innombrables cadeaux, Jean se
leva et se mit à tourner tout autour. Toute une fortune se
dressait devant nous. De quoi ouvrir un petit supermarché.
Mais tous ces cadeaux n’apportaient rien de neuf dans notre
ménage, si ce n’était que d’avoir un objet en double, car je
savais déjà qu’ils se dénombraient en ustensiles, en mobiliers,
en habits ou en appareils électroménagers, auxquels il fallait
adjoindre des jets de verres, de fourchettes ou de cuillers !
Personnellement, j’aurais souhaité des cadeaux en formes de
conseils ou de versets matrimoniaux sur des cartes postales.
Mais, que voulez-vous ? On n’exige pas de son convive le
choix de son cadeau ! Mais, en attendant, nous nous
mesurions devant une montagne de colis emballés avec un
soin méticuleux comme pour honorer notre rang social.
Dépitée par le spectacle, je blottis ma tête contre la
poitrine de Jean et lui souffla à l’oreille :
– Ne pouvons-nous pas rentrer au lit ? Je…, je…
Je ne pus achever ma phrase, préférant enserrer
fortement mon partenaire dans mes bras pour lui signifier
mon désir de rester allongée à ses côtés jusqu’au prochain
lever du soleil.
– Il fait déjà jour, Yana. Et la maison est envahie par des
étrangers.
– Mais, ces étrangers de luxe savent que nous sommes
désormais mariés, répliquai-je ironiquement. Ils ne nous
dérangeront pas !
Quand je devinai l’intention de Jean de manipuler les
cadeaux, je lui dis sèchement :
– Arrête de jouer avec ces babioles. Avant que nous en
prenions possession, un serviteur de Dieu doit les bénir.
– Non, je ne voudrais pas en faire usage, ma chérie,
murmura Jean à mon oreille droite avec beaucoup

122
d’assurance. C’est juste pour un petit jeu. Choisis un cadeau,
tu l’ouvres et tu me l’exhibes. Moi aussi, j’en ferai de même.
Après, nous jugerons la symbolique de chaque cadeau par
rapport au rôle de chacun de nous dans le ménage. Ce jeu te
convient-il ?
D’une voix striée de mécontentement, je grommelai :
– A quoi nous avancerait ce jeu idiot, alors que toutes
ces babioles ne sont pas encore bénites ?
– C’est juste un jeu innocent, Yana, et évite de
prononcer de gros mots, s’il te plaît !
Sans trop me formaliser, je me levai à mon tour du sofa
où je m’étais lovée tout à l’heure à ses côtés comme une
sangsue et tirai un cadeau emballé avec finesse. Sous forme
d’un carton rectangulaire, il ne pesait pas lourd. D’un geste
souple, j’enlevai l’emballage et découvris à l’intérieur le
motif du cadeau imprimé sur le carton : c’était un réchaud
de camping à deux plaquettes.
J’entendis mon mari s’écrier dans un rire goguenard :
– Chouette ! voilà le bon choix : ta place est à la cuisine,
ma chérie.
A mon tour, je pouffai de rire, très gaie, vu que le jeu
proposé par mon mari me parut tout aussi innocent au delà
de ma vague appréhension.
– Non, non, mauvaise interprétation, m’écriai-je, ce
choix veut dire tout simplement que moi seule, je
m’occuperai de ta cuisine, et non quelqu’un d’autre !
Avec un sourire plein de ravissement, Jean remarqua
en apothéose :
– Et de toi, ma chérie, j’espère toujours savourer des
plats délicieux !
– Rassure-toi, mon amour : ma cuisine sera plus
savoureuse que celle du cordon-bleu d’un palace cinq étoiles.

123
– Ce sera le suprême bonheur pour moi, mon chou !
– Maintenant, trêve de babillage, mon amour ! A ton
tour, vas-y !
Pendant une fraction de seconde, Jean contempla la
montagne de cadeaux. Tout d’un coup, il en choisit un, le
serra dans ses mains, le soupesa. Sur le point de l’ouvrir, il
hésita, puis le rejeta sur le tas, comme envahi par un doute
cardinal. Il en tria encore un autre, le soupesa de nouveau
dans ses mains, l’y retourna quatre ou cinq fois. Le même
doute cardinal persistait sur son visage sur lequel je vis deux
grosses gouttes de sueur perler. Pour moi, ce fut la cause
d’une hilarité inextinguible, surtout quand je m’aperçus que
Jean venait de se débarrasser de son deuxième choix.
– Pauvre chéri, tu as peur de tomber sur un cadeau qui
t’obligera de m’aider à faire la vaisselle et le nettoyage de la
maison, raillai-je en prenant goût au jeu.
Mais, je fus surprise de constater que mon mari
demeurait coi, comme s’il eût été frappé d’un mutisme
soudain. Son regard devenait fixe, intense ; le sourire s’était
figé sur ses lèvres. Cependant, sans se désemparer, il tria un
troisième cadeau, et le plus curieux fut qu’il agit comme
précédemment. Je m’efforçai de sourire, certaine que mon
mari s’acharnait à faire durer le suspens pour m’amuser
davantage. Au quatrième choix qu’il opéra, je sentis une
sueur froide couler le long de ma colonne vertébrale. Je
tressaillis de tout mon corps, sans savoir pourquoi.
Après son quatrième choix, Jean hésita non seulement
d’ouvrir le cadeau, mais aussi de le rejeter sur le tas !
Finalement, il se décida d’enlever l’emballage et défit le
carton. A la vue de ce qu’il contenait, je faillis ravaler ma
langue ! C’était une vieille casserole noircie par la fumée et
dont la paroi intérieure était garnie d’un repas ranci vieux

124
de plusieurs jours ! Le plus insolite encore était qu’à
l’intérieur de la vieille casserole pourrissaient une couche de
bébé maculée de selles en putréfaction et des sous-
vêtements féminins tâchés d’un liquide rouge noirâtre, que
je pus facilement assimiler à des menstrues !
Mon cœur se mit à battre la chamade, comme s’il
cherchait à s’échapper de ma cage thoracique : une
importante dose d’adrénaline envahit mes veines. De telles
scènes se voyaient seulement dans des films d’horreur issus
des studios nigérians de Nollywood ou dans des films
tanzaniens interdits aux émotifs et autres cardiaques.
De son côté, mon mari restait hébété, pétrifié de
stupeur, incapable du moindre mouvement. Je le regardai,
il me regarda, nous nous regardâmes : son regard semblait
vide, il me traversait de part en part sans me voir ! Aucun
son ne franchit de ses lèvres, alors qu’à quelques mètres de
nous, derrière la maison, c’était une débauche de musique
et de cris. Mais, chose insolite : quand Jean Ilunga
Sinanduku regarda pour la seconde fois dans la casserole,
ses cordes vocales vibrèrent à des milliards de décibels, me
rendant sourde pendant une fraction de seconde ! Son cri
n’avait de comparable que celui d’une chèvre égorgée après
le ramadan ! Aussitôt après, Sinanduku s’effondra comme
un pantin désarticulé. Dans sa lourde chute, il balbutia
quelque-chose d’une voix faible et à peine audible ; mais,
grâce à ma fine ouïe, je perçus distinctement ces mots :
– Adieu, Yana chérie ; adieu, ma petite colombe : veille
sur notre mère, elle n’a plus que toi au monde !
Quand le dernier mot expira sur ses lèvres, un sang noir
épais se mit à gicler de sa bouche et de ses narines dans une
sorte de ruissellement interminable. Tout son corps était
secoué de violents spasmes comme à l’approche de l’agonie.

125
Au comble de la panique, je secouai Jean pour le faire
sortir de sa torpeur. Tout ce que je lui arrachai, c’était un
hoquet étouffé. De lui-même, il ne pouvait plus remuer un
seul muscle ! J’essayai de le relever par les épaules. En vain !
Ses membres étaient flasques, comme privés de toute ossature.
Je n’arrivais pas à comprendre le drame qui se déroulait
devant moi avec une acuité cruelle. Je n’arrivais pas à
comprendre comment un jeu innocent pouvait se muer en
un jeu mortel. Je n’arrivais pas à comprendre comment, en
l’espace d’une minute, mon mari pouvait passer de vie à
trépas devant mes yeux médusés. Je n’arrivais pas à
comprendre comment, en l’espace de cinq heures seulement,
un couple pouvait passer de l’extase de sa première nuit de
noce aux affres de l’agonie de l’un des conjoints !
N’étais-je pas plongée dans un cauchemar ? N’étais-je
pas victime d’une hallucination ? Jouissais-je de toute ma
lucidité ? Pour me rassurer que je ne dormais pas, je secouai
violemment la tête, je me pinçai la peau. Tous mes sens
répondirent à l’excitation. Non, je ne dormais pas et la
personne allongée sur la moquette était bel et bien Jean
Ilunga Sinanduku, mon mari, l’homme de ma vie, l’homme
avec qui je venais de convoler en justes noces. Trois quarts
d’heure plus tôt, je dormais profondément à côté de lui
après nous être livrés à d’intenses ébats amoureux pour
calmer de vives tensions émotionnelles contenues pendant
la période de nos fiançailles. Pendant plus d’une demi-
heure, j’avais senti Jean à côté de moi. Sur moi. En moi.
J’éprouvais la nette impression de l’absorber ; je voulais
l’aspirer, l’engloutir en moi, pour ne plus constituer avec lui
qu’un seul corps dans une mystique ineffable. Nous
tournoyions dans un maelström de plaisir étourdissant
comme pour récupérer de longues années d’abstinence

126
sexuelle. Et subitement, voilà Jean inerte. Presqu’au bord de
l’évanouissement, je criai :
– Jean, Jean, relève-toi, réveille-toi !
Autant mieux m’adresser à une statue de marbre : Jean
ne manifesta aucune réaction qui pût le rattacher au monde
des vivants. Pourtant, ses yeux, sans expression, restaient
fixés sur moi. Ne sachant plus à quel saint me vouer dans ce
moment de panique, je sortis de la salle de séjour en coup
de vent et courus derrière la maison. Là, en toute
insouciance, les membres de ma famille et de ma belle-
famille continuaient à vider des bouteilles de bière en
dansant et en criant à tue-tête. Comme j’arborais un
déshabillé qui ne protégeait pas grand-chose de mon
anatomie, mon apparition impromptue sema le désarroi
dans les rangs. En un tournemain, un pagne fut ceint autour
de ma taille et on m’enfila un large polo. Une main invisible
arrêta la musique, ceux qui se trémoussaient sur la piste
improvisée au rythme d’une rumba endiablée
s’immobilisèrent net, ceux qui buvaient au goulot leur bière
déposèrent leur bouteille et ceux qui criaillaient se turent,
plongeant la cour dans un silence de nécropole.
Un ange passa, trainant un cercueil plein de mystères
non dévoilés !
Celui qui semblait jouer le rôle de superviseur de la
manifestation s’avança vers moi. Soutenue par deux femmes
légèrement éméchées, je l’entendis me demander :
– Dites, ma belle-sœur, qu’est-ce qu’il y a ?
Dans un souffle bruyant, je répondis, quasiment au
bord d’une crise d’apoplexie :
– Jean vient de s’effondrer et il ne parle plus !
Dehors, c’était le branle-bas de combat ! L’alarmante
nouvelle parvint à dessoûler même le plus éméché des

127
convives et chacun se rua dans la maison pour constater de
visu la réalité. Effectivement, vêtu d’une large culotte de
taffetas, torse nu, Jean gisait en travers de la salle de séjour.
De sa bouche et de ses narines ruisselait un sang noirâtre. Et
chose que je n’avais pas remarquée tout à l’heure, son ventre
ballonnait déjà, prenant des proportions incongrues pour
un homme, si obèse fût-il ! Tendant à l’écarlate, la peau de
son ventre strié de grosses veines verdâtres contrastait avec
le teint du reste du corps.
Le superviseur se tourna vers moi.
– Dites-nous, ma belle-sœur, que s’est-il passé ?
En cinq minutes, je finis par tout raconter à mon
auditoire qui, suspendu à mes lèvres, resta pantois, médusé.
J’entendis des « Oh ! mon Dieu », « Ce n’est pas possible ! »,
« Dieu de miséricorde ! », « C’est diabolique ! ». Je vis
s’exécuter des signes de croix, se lever des bras au ciel,
s’écarquiller des yeux. Cependant, de peur de subir un sort
identique à celui de mon mari, personne n’osa toucher à la
fameuse casserole, encore moins y jeter un coup d’œil. Sans
oser les premiers soins, tout le monde trépignait sur place,
crachant parfois des jurons incongrus.
S’étant ressaisi à temps, le superviseur pria deux de ses
cousins de l’accompagner chercher du secours. Comme les
premières lueurs du jour inondaient déjà la ville, la tâche ne
fut pas ardue. A moins d’un quart d’heure, nous prîmes place
à bord d’un taxi à destination d’un hôpital ultramoderne situé
à l’entrée de la ville, sur la route de l’aéroport.
Mais, c’était sans compter avec les aléas de la circulation
sur les routes les plus impraticables de la planète. Parsemée
de cruels nids-de-poule tous les cinq mètres, la chaussée
obligeait toujours le chauffeur à négocier des embardées,
parfois spectaculaires, mais le plus souvent périlleuses, et le

128
tableau de bord ne pouvait pas afficher quarante kilomètres à
l’heure. Et notre appréhension se matérialisa à deux cents
mètres de chez moi : un pneu se prit dans un nid-de-poule
duquel émergeait l’arête d’un cristal de quartz. Il s’ensuivit
une crevaison dans une déflagration à vous crever le tympan.
Le chauffeur arrêta la petite marque japonaise dans un
chuintement de pneus strident et nous fûmes ébranlés
comme des pantins désarticulés. Comme il était allongé sur
mes genoux, mon mari dut supporter le choc. Puis, un
claquement de portières se produisit, tout le monde mit pied
à terre, excepté mon mari et moi. Le chauffeur évalua vite
l’ampleur du sinistre. Comme il possédait une roue de
secours dans le coffre, il estima le temps de la réparation du
sinistre à une dizaine de minutes, dizaine de minutes pendant
lesquelles nous piafferions d’impatience, étant donné qu’à
l’entour ne se pointait aucun autre moyen de transport en
commun. Effectivement, au bout d’une dizaine de minutes,
le taxi reprit la route, roulant tant bien que mal, à la merci de
tout cahot. Au moment d’enfiler le Boulevard Triomphal qui
conduisait à notre destination, le chauffeur déclara une
panne sèche alors que la station d’essence la plus proche se
situait à plus de vingt minutes de marche à pied ! Mais,
comme je connaissais bien ce coin de la ville, je préférai plutôt
amener le chauffeur, à dix minutes de marche, auprès d’un
revendeur de carburants au détail communément appelé
Kadhafi dans notre jargon local. Là, il se procura dix litres de
mazout et nous pûmes reprendre la route.
Mais, nous ne pensions pas nous en sortir si facilement
du bourbier. En débouchant sur le Boulevard Triomphal,
nous nous butâmes sur un embouteillage monstre comme
cela se produisait sur cette principale artère de la ville
seulement le jour de la Saint-Sylvestre, alors que,

129
présentement, nous étions aux premières lueurs de l’aube et
au mois de d’octobre ! Nous dûmes rebrousser chemin et,
contraints d’éviter le Boulevard Triomphal, nous
contournâmes le tiers de la ville, multipliant notre parcours
par cinq. Et l’état du malade ne semblait pas s’améliorer. A
travers son regard où la lumière paraissait s’éteindre, je lisais
son désir ardent d’arriver à destination le plus vite possible
pour recevoir les premiers soins. Et dans la voiture, chacun
de nous jugeait insolites les incidents qui venaient de nous
survenir, mais tout le monde se sentait incapable de
formuler le moindre jugement verbal comme pour craindre
de réveiller le chat qui dormait. Tout paraissait concourir à
retarder notre arrivée à l’hôpital comme si l’objectif premier
était de gaspiller un temps précieux afin de nous retrouver
avec un cadavre sur les bras. Après deux heures de parcours
là où nous mettions facilement une demi-heure, notre vœu
fut exaucé !
Là, la prise en charge fut prompte. Jean fut admis aux
urgences, après qu’il fut diligemment traîné sur une civière.
Au bout d’une vingtaine de minutes, une infirmière en sortit
et demanda à un proche parent du malade de la suivre.
Désignée à l’unanimité, je m’exécutai. Je rejoignis l’infirmière
dans une salle mitoyenne où le médecin traitant de mon mari
s’affairait à la rédaction d’un rapport. A mon entrée, il arrêta
d’écrire et, à la suite de quelques formalités d’usage, il
s’enquit :
– De quoi souffre votre mari ?
Que devrais-je répondre au médecin, sans verser dans
un mensonge odieux ? Depuis que je connaissais Jean, il ne
s’était jamais plaint même d’un maux de tête bénin. Il
jouissait toujours d’une santé solide. Aussi, devant la
difficulté d’appréhender le mal dont il souffrait, j’optai pour

130
une réponse évasive :
– Mon mari a toujours été bien portant et sa santé a
toujours été robuste. D’ailleurs, notre mariage a été célébré
la veille et nous nous sommes endormis après minuit !
– Alors, à quand remonte le mal dont il souffre ?
Pour la seconde fois en moins d’une heure, je relatai au
docteur les péripéties par lesquelles mon mari avait transité
avant de tomber dans son état de morbidité présente.
Quand il m’entendit raconter l’épisode de la fameuse
casserole, il fronça les sourcils, mais se reprit vite. Après un
long silence, il conclut :
– Trop de facteurs métaphysiques interviennent dans le
malaise de votre mari, mais nous, dans un premier temps,
nous nous attaquerons aux causes physiques pour arrêter
d’abord cette hémorragie, et ensuite le ballonnement du
ventre. Quant aux causes paramédicales, vous êtes mieux
placée, avec votre famille, pour les traiter efficacement. C’est
le lot quotidien de notre vie en communauté quand on
procède auprès de ses tantes et de ses oncles à un partage jugé
inéquitable par les uns, alors que les autres sont aux anges, ou
quand on suscite trop d’envies morbides par son train de vie.
Et de façon sentencieuse, il ajouta :
– Mais, ce dont je suis sûr, Madame, votre mari guérira
à l’issue d’une thérapeutique de choc !
Ce propos maladroit m’embarrassa. Sous notre
latitude, quand un médecin vous prononçait un discours si
rassurant, il supposait toujours le contraire dans son
entendement. Il s’obstinerait à s’occuper de votre cas au lieu
même de vous transférer dans un centre médical plus
spécialisé pour une raison bien évidente : quand bien même
le cas serait désespéré, il chercherait à interner le malade
avec l’objectif de vous soutirer suffisamment d’argent avant

131
le coup de tocsin final et, dans l’attente de l’instant fatidique,
ses infirmiers et lui vous auraient déjà récité tout le chapelet
de consolations possibles et inimaginables. Et quand
viendrait le moment de recevoir une note salée pour
amorcer le service des pompes funèbres, vous auriez déjà
oublié, miné par le chagrin, que le brave médecin avait une
fois de plus enfreint le serment d’Hippocrate ! Aussi, je
fondis en larmes en sanglotant. La même infirmière me prit
par le bras gauche et m’isola dans un coin de la pièce. Tout
impavide, elle me chatouilla suavement les oreilles :
– Calmez-vous, Madame, votre mari guérira. Au
niveau de notre compétence, nous traiterons le côté
physique de sa maladie. Quant à ce qui relève du surnaturel,
vous saurez quoi faire en tant qu’une muntu. C’est le lot
quotidien du Négro-africain. Même pour un coup d’œil
maladroit, un sorcier est toujours capable de nous jeter un
mauvais sort. Reconnaissons-le, Madame, nous mourons
pour si peu en Afrique où le fait, involontaire bien entendu,
d’appartenir au groupe naturel de nos origines tribales,
nous subordonne à toutes les charges de la malédiction
collective. Nous sommes toujours à la portée du sortilège
d’un oncle mécontent ou d’une…
Désillusion ! En moins de cinq minutes, une civière sortit
de la salle des urgences, poussée par quatre blouses blanches :
deux par derrière et une de chaque côté. Quand elles
engagèrent la civière dans un long couloir, elles accélèrent leur
marche comme si elles avaient le diable à leurs trousses. Et ce
qui me fit bondir le cœur dans la poitrine était que le malade
allongé sur la civière était Jean Ilunga Sinanduku, mon mari !
Machinalement, je me détendis comme un ressort et me mis
à suivre les quatre infirmiers qui poussaient la civière.
Mais, l’infirmière de tout à l’heure, surgie de nulle part,

132
me barra le passage alors que mes sanglots avaient redoublé
d’intensité. Toujours avec son sourire de circonstance, elle
se voulut plus persuasive :
– Ne pleurez pas, Madame, votre mari guérira : nous
l’amenons à la salle de réanimation !
– Mais ne puis-je pas avoir accès à la salle de
réanimation ?
– Malheureusement non à cette heure, Madame : les
visites sont prévues à 6 heures, 12 heures et 17 heures.
(Consultant sa montre :) Encore cinq heures, et il sera midi.
Veuillez patienter, Madame.
J’acquiesçai de la tête, ayant compris que l’unique voie
de sortie était de morfondre dans la salle d’attente jusqu’à
midi. Aussi, j’y rejoignis ma famille et ma belle-famille pour
cinq interminables heures d’angoisse. Nous étions une
bonne vingtaine de personnes, chacune retenant ses larmes
dans un silence oppressant, la tête enfouie entre ses mains.
Apaisée après un long moment d’abstraction mentale,
je pus enfin remettre de l’ordre dans ma tête. J’étais
complètement lucide, ce qui me permit de me livrer à un
long monologue intérieur :
« Je n’arrive pas à saisir à portée les événements que je
vis présentement. Est-ce un rêve, un mauvais rêve ? Ou est-
ce tout simplement la réalité ? Est-ce un conte de fées ou un
film d’horreur ? Tout m’échappe, je n’ai aucun contrôle des
événements. Je suis entraînée dans un courant impétueux
comme un fétu de paille. Oh ! mon Dieu, assiste-moi dans
mon adversité, je n’en peux plus ! Je ne veux pas que cette
situation se concrétise, sinon elle m’ôtera les dernières
illusions qui me connectent encore à la réalité. Quelques
heures plus tôt, Jean me serrait dans ses bras, il m’écrasait
de sa poitrine velue, me suçant les lèvres goulûment, comme

133
s’il voulait les trancher d’un seul coup de dents. Il m’avait
embrassée jusqu’au précipice de l’euphorie, me rappelant
que je n’avais jamais cessé d’être une femme. Je l’avais senti
en moi, dans ma chair, dans un geyser de plaisirs indicibles.
Dans cette alchimie de corps entrelacés, j’avais nettement
senti que Jean me transvasait sa vie, que je recevais sa vie
dans ma chair, que nos deux vies se moulaient dans un
destin en airain ! »

*
* *

A 12 heures précises, une sentinelle, munie d’une liste,


ouvrit la porte qui défendait l’accès aux salles
d’internement. Trop accueillante, elle se servait de sa liste
pour guider chaque visiteur vers la salle où était interné le
malade à consoler. Quand notre tour vint, elle nous pria de
choisir un délégué pour représenter le groupe ; car, dans la
salle de réanimation, seule une personne était admise en
visite. Nous essayâmes de la convaincre du contraire, elle
resta ferme, se cramponnant à la déontologie de sa
profession. Nous lui proposâmes même un substantiel
matabiche, elle ne céda point, tenant mordicus à ses
principes. En un éclair, je me dis que cette sentinelle faisait
beaucoup de zèle pour rien, quand bien même elle
toucherait un salaire conséquent, dans un système
corrompu de la base au sommet et où les pots-de-vin
ravageaient les consciences comme un feu de brousse. Mais
si elle agissait par conviction, c’était de l’or dans un égout ;
car, dans mon pays, un ministre d’Etat ne s’embarrassait
jamais de ramasser des dessous-de-table pour pourvoir aux
besoins toujours croissants de ses multiples concubines avec

134
pignon sur rue.
Après concertation avec ma famille et ma belle-famille,
le choix échut de nouveau sur moi pour l’accès à la salle de
réanimation. Une fois au chevet de mon mari, le souffle me
manqua et des larmes embuèrent mes yeux : allongé sur son
lit, les yeux clos, Jean ne remuait pas. Je l’observai
minutieusement : à peine, je pus percevoir les pulsations de
son cœur, son pouls même semblait irrégulier. Aucun rictus
n’effleurait ses lèvres. J’avais l’impression de contempler un
masque tshokwe. Devant ce spectacle de désolation, je
fondis en larmes. Un infirmier qui se tenait non loin de moi
en m’épiant vint à ma rescousse et, tout en me dirigeant vers
la sortie, il se multiplia en minauderies de circonstance :
– Ne pleurez pas, Madame, votre mari se rétablira !
A peine que je fus hors de la salle de réanimation, toute
ma famille et toute ma belle-famille se ruèrent vers moi, le
regard interrogateur. Devant leur hébétude, je lâchai dans
un murmure à peine perceptible :
– Jean est très mal en point !
La nouvelle tomba avec la fulgurance de l’orage : tout le
monde resta tétanisé d’inquiétude. Et en pareille
occurrence, qui pouvait souhaiter rentrer chez soi se donner
un coup de brosse dans la bouche ? Nous tous, comme un
seul homme, décidâmes de patienter jusqu’à 17 heures pour
la troisième et dernière visite aux malades. De ma part, je
crus que les aiguilles de la grande horloge murale de la salle
d’attente n’avançaient plus. Toute une éternité s’écoula
avant les dix-sept coups de cinq heures. Prompte, je fus la
première visiteuse à me présenter devant le gardien.
M’ayant reconnue instantanément, il me dit :
– Madame, le docteur voudrait vous rencontrer aux
urgences pour un problème de donneur de sang. Il vient de

135
passer un coup de fil !
A la vitesse de l’éclair, mon cerveau saisit à portée le
tragique de la situation. S’il s’était posé un problème de
sang, le médecin traitant m’en aurait informée séance
tenante lors de la première visite. De plus, une telle
information ne devrait pas m’être communiquée par un
membre du corps paramédical. Cette démarche
m’interloquait. Sûrement, me dis-je, il y avait anguille sous
roche.
Sans souffler un mot aux miens, je me rendis à la salle
des urgences où je fus chaleureusement accueillie par trois
blouses blanches, comme si le tout allait pour le mieux dans
le meilleur des mondes. Elles m’introduisirent auprès du
médecin. Sur un ton câlin, il me salua et nous nous
échangeâmes les formules de civilité courantes. A la fin, il
ajouta :
– Ma sœur, comme le dit l’Ecclésiaste : « Il y a un temps
pour semer et un temps pour récolter, il y a un temps pour
rire et un temps pour pleurer. » Le monde est ainsi fait qu’il
repose son soubassement sur une opposition binaire. Et ne
dit-on pas que c’est Dieu qui donne et c’est Dieu qui
reprend ? Toujours le même dualisme existentiel ! Pour
vous dire tout simplement, ma sœur, que votre mari n’a pas
survécu à son mal mystérieux !
Un ange passa, tirant un cercueil.
Qui me disait encore que lorsqu’un médecin s’avouait
incapable de guérir les maux physiques, il se transformait en
spécialiste de cure d’âme maniant à souhait versets et
sourates ?
Le silence se fit lourd, écrasant. J’entendais seulement
le bruissement de ma respiration saccadée. Après seulement
un long moment, quelques mots franchirent mes lèvres :

136
– Qu’avez-vous dit, docteur ?
– Votre mari n’a pas su résister au mal mystérieux qui
le rongeait !
Je n’entendis pas les derniers mots ; déjà, j’éclatais en
sanglots. Pour la première fois, on me laissa me vider de mes
dernières larmes, car aucun flagorneur ne pouvait plus me
souffler à l’oreille l’espérance de la vie éternelle quand l’on
marche dans les sentiers du Très-Haut. Pendant dix
minutes, je pleurai comme une sirène déréglée ! Alertés par
mes mugissements déchirants, les miens accoururent me
prêter… voix forte. Puis, les trois infirmiers me prirent par
la main et m’escortèrent au funérarium pour l’identification
du mort. Allongé encore sur une civière, le corps était
recouvert d’un drap blanc de la tête aux pieds. Une
infirmière souleva de deux mains le drap jusqu’à la poitrine
et je pus me rendre compte de l’irrémédiable : la dépouille
mortelle exposée devant mes yeux était celle de mon époux !
Je venais de perdre mon mari, l’homme à qui j’avais
dédié ma vie, à moins de vingt-quatre heures de notre
mariage célébré avec pompe ! Cette douleur indicible
m’arracha ces lamentations du fond de mes entrailles :
– Quel coup de poignard au cœur, Jean ! Tu viens
d’éventrer mes espoirs, Jean ! J’avais pensé avoir épousé le
compagnon qui me tiendrait la main sur le sentier de la
vieillesse… Hélas ! mon Dieu, celui qui m’a passé l’alliance
à l’annulaire était un mort en sursis, un homme dont les
derniers jours étaient comptés sur les bouts de doigts.
Pourquoi mon Dieu as-tu placé Jean au confluent de mon
destin ? Voilà : maintenant, je suis condamnée à porter une
croix qui n’était pas la mienne ! Si j’avais su que mon
bonheur serait d’une nuit, j’aurais fermé mon cœur à
l’amour de Jean. Je paie aujourd’hui le prix de ma cécité.

137
Avais-je besoin de l’amour d’un homme pour voir, à
l’instant, la mélancolie prendre le siège de mon cœur ?
Avais-je besoin de l’amour d’un homme pour qu’en l’espace
d’une nuit, je fusse déclarée veuve ? Non, Jean, sache qu’en
t’en allant si brutalement, tu t’en vas avec une dette. Tu t’en
vas avec ma dette, tu t’en vas avec la dette de mon amour !
Reviendras-tu un jour t’en acquitter ? Pourtant, à ce que je
sache, dans la déontologie des amoureux, tout se paie au
comptant ! Mais, quelle absurdité ! Yana vient d’échouer,
elle, criblée d’une dette d’amour, sur une rive hostile !
A bout de souffle, je m’interrompis. Quand j’eus repris
mon souffle, ma voix monta, plus aigüe, plus stridente :
– Pourquoi avoir tué mon mari ? Quel crime a-t-il
commis pour être assassiné de cette façon lâche ? Mon Jean a
été ensorcelé par un cadeau maléfique ! Buloji jua kachi5 !
Faut-il utiliser ta science occulte pour nuire à ton prochain,
muloji6 ? Aujourd’hui, je comprends que, dans notre vallée de
larmes, seul l’homme, de toutes les créatures de Dieu, est le
plus pernicieux, car il tue par plaisir, il tue pour satisfaire un
caprice, il tue pour détruire méchamment des vies innocentes.
Et voilà que ce cruel homme, implacable prédateur, vient de
tuer mon mari à l’aube de notre mariage ! Oh ! si Jean avait
suivi mon conseil… Je lui avais suggéré, après notre départ de
la soirée de mariage, de ne point toucher aux cadeaux. Et
même à la maison, je l’en avais dissuadé. J’avais préféré qu’un
homme de Dieu pût les bénir avant d’en prendre possession.
Oh ! Jean, si tu m’avais écoutée…
» Jean, tu viens de me faire goûter à l’aigreur du
mariage ? Après toi, aimerais-je encore pour me retrouver

5
C’est de la sorcellerie manifeste !
6
Sorcier.

138
veuve au petit matin ? Souhaiterais-je encore le mariage
dans ma vie ? Quelle horreur d’être déclarée veuve à mon
âge ? A la fois veuve d’amour et veuve de mari !
Peu avant la fermeture du funérarium, quelques
membres de la famille de Jean emmenèrent celle que je
pouvais considérer dorénavant comme mon éphémère
belle-mère. Elle qui n’avait jamais vu Jean, mais qui l’avait
senti d’abord en elle, ensuite auprès d’elle et enfin autour
d’elle depuis sa naissance jusqu’à cet instant fatidique, me
relaya dans mes complaintes lugubres :
– Jean, unique manifestation de ma maternité, qu’as-tu
fait à ta pauvre mère aveugle ? Née aveugle, j’ai appris, dans
les ténèbres de mon existence, à ne mieux voir qu’un seul
visage, le tien, Jean ! Alors, pourquoi ce coup mortel à mon
cœur, Jean ? Ici, sur terre, seule une personne m’aimait
véritablement pour ce que je suis, et non pour ce que j’ai
obtenu à partir de ton travail, Jean, c’est toi, Jean ! Depuis ta
naissance, tu es devenu mes yeux, Jean ; voilà qu’avec ta mort,
une seconde cécité vient de me frapper ! Quelle cruelle
existence pour l’aveugle que je suis ! Apprendrai-je à mon âge
à sillonner les grandes artères de la ville pour quémander
l’aumône ? Comment apprendrai-je la culture de la main
tendue pour pourvoir à mes besoins ? Ai-je encore des
jambes pour me lancer à la quête d’une obole en avalant des
kilomètres de route par jour ? Dieu, tu m’avais donné un
homme ; il m’avait abandonné avec mon fils ; car, il ne voulait
pas s’encombrer d’une charge inutile. J’ai élevé cet enfant
dans la voie de ta sagesse, il est devenu un homme, un père
pour moi ! Voilà que, dès la première nuit de son mariage, tu
me le ravis. Ne laisserai-je donc aucune empreinte dans ce
monde des voyants, moi la pauvre aveugle qu’on nourrissait
par charité ? Je pensais que Jean pérenniserait mon nom, qu’il

139
m’entourerait d’une ribambelle de petits-enfants espiègles,
qu’il me donnerait une descendance jusqu’à la fin des
temps… Dieu, reçois la coupe de mes larmes, fasse que mon
nom ne périsse point, que le nom de Jean se transmette de
génération en génération. Sinon, ce sera injuste de ta part,
mon Dieu, car si j’ai pris de l’importance aux yeux de mes
semblables, c’est grâce à la sueur de Jean. Et grâce à sa
délicieuse sueur, des dizaines de gens ont restauré leur
physionomie à Ton image !
Pendant que Madame Anjelani psalmodiait sa
complainte d’une voix langoureuse, elle sentit un bras
vigoureux l’entraîner. Machinalement, elle se laissa guider
jusqu’à la dalle funéraire sur laquelle refroidissait la
dépouille mortelle de Jean. Par une approche tactile, elle se
rassura vite de l’identité du visage qu’elle palpait avec ses
doigts. Et un seul cri perça ses lèvres :
– Oui, mon fils est mort !

*
* *

Quand nous fûmes de retour à la maison, des yeux


curieux se braquèrent sur nous. Personne n’arrivait à
comprendre qu’un conjoint pût perdre la vie au lendemain
de son mariage, laissant sa bien-aimée dans l’abattement et
l’exposant à la vindicte de sa famille qui chercherait à la
charger de tous les maux d’Israël. Des dizaines de gens me
serrèrent la main, d’autres dizaines m’étreignirent contre
leur poitrine. Je ne pus distinguer aucun d’eux pour devoir
le reconnaître après : je pleurais et mes yeux étaient embués
de larmes !
Ma famille, mes amis et moi nous regroupâmes dans la

140
cour sise derrière la maison, un peu plus loin du groupe
formé par les amis et les membres de la famille de Jean. Au
bout d’un quart d’heure, Alexis Nkulu, le plus jeune des
oncles paternels de Jean, s’approcha de nous et nous adressa
ces propos :
– Toutes mes compassions, mes chers frères et sœurs.
Tout à l’heure, je viens de joindre au téléphone Tutu André,
l’aîné de la famille. Il quitte le village cet après-midi
accompagné de Tutu Paul Kitobo et de Madame Stéphanie
Mwanza, deux autres membres de la famille. Il m’a
communiqué le programme des obsèques : il n’y aura pas de
levée de corps avant leur arrivée, car ils tiennent, à défaut
d’une autopsie, de connaître les circonstances de la mort de
Jean. Ces circonstances, estime-t-il, le détermineront à
découvrir la main par laquelle Jean a péri !

141
142
Chapitre IX
Branle-bas de combat

Quand la nouvelle de la mort de Jean se répandit dans le


village natal de son père, elle provoqua une véritable levée de
boucliers, après avoir plongé d’abord tout le clan dans une
désolation incoercible. Tout le monde revêtit une tenue de
deuil de circonstance, avec comme couleur dominante le noir.
Chez les hommes, la désolation se remarqua aussi par l’incurie
capillaire et, chez les femmes, par toute absence de maquillage
et de toilette à falbalas ! Si les hommes pleuraient en rougissant
seulement les yeux pour signifier leur « maîtrise de la
situation », les femmes, quant à elles, se vautraient par terre, se
couvrant de latérite, comme à une compétition pour
déterminer qui d’entre elles avait aimé le plus le défunt. Toute
une équipe de pleureuses professionnelles s’étaient associées à
la famille du disparu pour porter leurs incantations jusqu’aux
confins de la terre, car la perte enregistrée était
incommensurable et aucune compensation ne pouvait la
combler.
Quant à Tutu André, l’aîné des oncles paternels de Jean, il
demeurait inconsolable et ne cessait de récriminer :

143
– De quoi est mort le fils de mon défunt frère ? Est-il mort
de maladie ? A-t-il été empoisonné ? A-t-il connu un accident
mortel ? Pourtant, trois jours plus tôt, je lui ai parlé au
téléphone ? Il m’a déclaré jouir d’une parfaite santé et, selon
son calendrier, il se mariait officiellement le week-end en
cours. Qui peut se marier aujourd’hui, sachant qu’il mourra
dans trois jours ? Non, mon Dieu, c’est cruel. Jean ne méritait
pas de mourir si jeune, si ambitieux. Il a été assassiné, et je
saurai par qui et pourquoi !
Madame Stéphanie Mwanza, qui s’était enduite de suie
tout le visage en signe de deuil, alternait ses pleurs avec des
incantations. Dans un accès de douleur aiguë, elle s’égosilla
presque pour ânonner le panégyrique du défunt :
– Sur le chemin de la vie terrestre, Jean était notre béquille,
il était notre second souffle. Il pourvoyait à tous nos besoins et,
grâce à son appui financier, nos enfants poursuivent leurs
études secondaires et universitaires en ville. Grâce à sa poche,
d’autres ont déjà terminé leurs études et volent de leurs propres
ailes tout en s’envolant à leur tour à notre rescousse. Comment
peut-on, dès lors, tuer un homme si généreux qu’autour des
siens, il a fait reculer les frontières de l’indigence ? Non, une
telle disparition n’est pas naturelle. Quelqu’un a tué Jean. Nous
devons savoir pourquoi. Nous devons savoir pourquoi on
vient de nous priver de notre soutient dans la vie. Nous devons
venger cette mort cruelle. Jean ne méritait pas de mourir si
jeune, si ambitieux, et surtout sans enfant, juste sur le seuil de
son mariage. Nous devons savoir pourquoi !
Pendant qu’elle poussait ses lamentations, toute
l’assistance se tenait coite pour percevoir le message qu’elle
véhiculait. Ainsi, l’étranger pouvait se faire une petite idée sur
le défunt et sur les causes de son décès. Quand elle eut terminé,
elle fut relayée par le premier intervenant :

144
– Chacun de nous sait que la conquête de notre place au
soleil est l’œuvre de Jean. Si ceux qui, autrefois, nous écrasaient
de leurs richesses arrogantes ont appris à nous respecter, c’est
grâce à la générosité de Jean. Jean a sacrifié de précieuses
années de sa vie pour nous dépêtrer du bourbier de la misère.
Ces années de sacrifice eussent constitué pour lui le temps de
se marier et de se donner une progéniture. Mais le voilà qui
s’en va sans laisser un seul bourgeon en terre comme s’il avait
vendu sa virilité aux puissances des ténèbres. Pour cela, nous
ne devons pas l’enterrer comme si nous nous débarrassions
d’un colis encombrant. Aussi, avant de nous rendre à son lieu
d’inhumation, nous devons savoir, à partir d’ici au village, la
terre de nos ancêtres, pourquoi notre pilier a été déboulonné si
impitoyablement. Nous devons savoir trois choses : primo, le
commanditaire de son assassinat ; secundo, la cause de son
immolation aux forces du mal ; et tertio, l’exécuteur de la sale
besogne ! Pour ce faire, nous n’avons qu’un seul recours, le
sorcier du village !
Des cris d’approbation fusèrent de toutes les gorges : au
moins, trente personnes étaient déterminées à élucider les
circonstances de la mort de Jean Ilunga Sinanduku. Aussi,
mues par une même énergie, elles s’ébranlèrent en direction de
l’autre bout du village où, dans un enclos isolé, vivotait le
sorcier du village au milieu des calebasses remplies de
décoction, des racines de plantes médicinales et d’un matériel
hétéroclite composé de peaux d’animaux, d’ossements de
diverses extractions et de plumes d’oiseaux allant de l’autruche
à la pintade en passant par celles de l’hirondelle et de la
chouette ! C’était un homme à l’allure d’un spectre,
squelettique comme un fakir anachronique, pourvu d’une
chevelure hirsute et d’une barbe en bataille ! A mieux le
dévisager, on ne se souviendrait plus du jour qu’il avait dégluti

145
son dernier repas. Seule la peau pendait sur ses os, et encore
une peau usée par les attaques du temps et dont on ne pouvait
plus se servir pour garnir un tam-tam. Quand on arrivait chez
lui, point n’était besoin de consulter Les Pratiques fétichistes
pour les Nuls pour déterminer le métier qu’il exerçait.
Il avait été écarté du village à cause justement de son
métier auquel beaucoup de villageois recouraient pour nuire à
leurs prochains. Pourtant, certains féticheurs, réputés plus
sorciers que guérisseurs, continuaient à œuvrer parmi les
villageois comme ils se servaient de leurs sciences occultes à des
fins thérapeutiques et… pacifiques ! Mais en dépit de son
bannissement, le sorcier du village jouissait d’un grand prestige
auprès de la population. La plupart des autochtones
recouraient à ses dons de visionnaire pour interpréter certains
phénomènes sociaux obscurs. Il n’avait pas la faculté d’un
chiromancien, mais il avait la connaissance parfaite des
événements qui se déroulaient autour de lui et autour des
villageois, quand bien même cela se produirait à vingt lieues à
la ronde et dans des sphères mystico-magiques invisibles.
Quand il vit une foule de villageois se diriger vers sa
concession surnommée « La Citadelle du Mal », il sut d’emblée
que c’était pour le consulter sur ses dons de visionnaire.
Chaque fois, après une séance médiumnique, il gagnait assez
d’argent pour réapprovisionner son bidon d’huile de palme, sa
réserve de sel et son sac de farine de maïs. Ainsi vivotait-il au
gré des circonstances métaphysiques qui frappaient les
villageois, et seulement à l’occasion de ces fréquentes séances
de consultation, il pouvait rencontrer ses congénères qui
l’avaient relégué au ban de la société.
Il reçut la délégation sous un manguier à large frondaison.
Des fûts d’arbre servaient de siège et, tout autour, crânaient les
inévitables racines de plantes médicinales et les

146
incontournables calebasses remplies de décoction. Lui-même,
en position de bouddha, s’assit sur une peau de léopard et,
après s’être enduit de kaolin tout le visage, il prit la parole en
poussant un tremolo pathétique :
– Avant que vous ne vous soyez assis, les forces de l’au-
delà m’ont déjà communiqué la raison qui a conduit vos pas
vers « La Citadelle du Mal », comme vous avez surnommé ma
concession maudite qui est pourtant un havre de paix. Vous
me détestez, mais je vous rends d’inestimables services. Je ne
viens jamais chez vous, mais c’est vous qui envahissez mes
terres. Ainsi va la vie ! Mes très chers ennemis intimes, ne soyez
pas offusqués si je vous annonce d’emblée que vous cherchez à
élucider les circonstances de la mort d’un des vôtres. C’était un
homme riche, généreux, social, et tout votre clan vivait à ses
crochets. Vrai ou faux ?
Toute la délégation, pantoise, acquiesça, reconnaissant
par-là la suprématie du sorcier du village sur leur bon sens
commun et regrettant ipso facto l’ostracisme dont il était
frappé depuis plus de trente-cinq ans !
Après qu’il eut placé sur la peau de léopard, devant ses
jambes croisées, une calebasse remplie d’une mixture
nauséabonde, il récita une prière ésotérique et, aussitôt, il entra
en transe. Une sorte d’ectoplasme s’éleva de la calebasse dans
une émanation vaporeuse translucide et auréola la tête du
sorcier du village qui, finalement, enchaîna :
– L’« assassin » de votre fils chéri ne vient pas de
l’extérieur. C’est un membre de famille, beaucoup plus proche
de la victime que vous ne pourriez le penser !
Dans la délégation, les uns et les autres se regardèrent, l’air
dubitatif. Se pouvait-il que l’« assassin » fût le voisin de gauche
ou celui de droite ? Des rumeurs circulaient aussi selon
lesquelles le sorcier du village se complaisait parfois, dans une

147
attitude vindicative, à jeter la zizanie parmi ses « patients » en
dressant les uns contre les autres. Mais, présentement, il ne
semblait pas s’amuser à leurs dépens. Sinon, il n’aurait pas
évoqué l’ectoplasme visible à l’œil de tout le monde.
Après s’être interrompu pour juger de la réaction de son
auditoire, il reprit de plus belle :
– Votre fils a été « mangé » par sa tante maternelle chez
qui réside sa mère ! N’est-il pas vrai que la mère du défunt est
née aveugle ?
Des « ouf ! » de soulagement furent perceptibles :
l’« assassin » appartenait à la famille maternelle de la victime et,
comme une seule personne, les trente membres de la
délégation dodelinèrent de la tête dans un geste
d’acquiescement, les yeux écarquillés d’étonnement, non pour
la révélation de l’identité du « meurtrier », mais pour la
clairvoyance du sorcier du village.
– Voulez-vous que je vous dise pour quelle raison votre
fils a été « tué » ? (Nouvel hochement des têtes de haut en bas.
Encouragé, le sorcier du village enchaîna :) Le destin de la
victime fut scellé le jour qu’elle avait présenté sa future ex-
épouse non seulement à sa mère, mais aussi à sa tante, à ses
cousines et à ses cousins. Reconnaissons que les deux
tourtereaux furent chaleureusement accueillis dans une
véritable ambiance familiale. Mais, au moment de
raccompagner sa fiancée, votre fils commit un impair, une
imprudence qui lui coûterait la vie. Dissimilée derrière un
rideau, sa tante maternelle l’entendit murmurer à l’oreille de sa
mère comme sous le sceau du secret : « Dès que j’aurai épousé
ma fiancée, tu habiteras avec nous. Ma femme s’occupera de
toi comme s’il s’agissait de sa propre mère et tu ne manqueras
de rien ! » Pour la tante maternelle aveuglée par la colère, c’était
un casus belli. Si le pauvre garçon récupérait à son compte sa

148
mère, il n’assurerait plus pour elle et sa maisonnée la pitance
quotidienne et, par conséquent, sa maisonnée et elle seraient
réduites à la mendicité ! Comme l’ingrat cherchait à les
humilier, le mieux serait de l’éliminer pour l’empêcher
d’assister à leur déchéance ! Voilà, c’est cela la logique du
sorcier. Borné dans son raisonnement, un sorcier ne voit pas
plus loin que le bout de son nez : il peut tuer sa poule aux œufs,
puis se mettre à déplorer son idiotie une fois le forfait perpétré.
Mais, moi, Kilakusho Kya Leza7, je ne suis pas ce genre de
sorciers qui œuvrent pour nuire. C’est à tort que vous m’avez
relégué au ban de la société, laissant œuvrer parmi vous des
esprits pernicieux. En d’autres circonstances, je vous citerai des
noms… Bon ! Passons. Ce n’est pas demain que je vivrai parmi
vous, même à la demande expresse de votre chef coutumier !
Il se tut et contempla les trente pairs d’yeux fixement
braqués sur lui, pendant que l’ectoplasme se livrait à une sorte
de sarabande infernale autour de sa tête. Il se sentait supérieur,
content de les écraser de sa morgue et de sa science.
– Maintenant que vous connaissez la cause de
l’« assassinat » de votre fils et l’identité de son « meurtrier »,
reprit-il doctement, que voulez-vous que je fasse pour essuyer
vos larmes ?
D’une seule voix, les trente bouches tonnèrent :
– Une seule chose : tuer cette perfide tante !
– Voilà une décision musclée, condescendit Kilakusho
Kya Leza. Le sang appelle le sang, le sang se venge par le sang.
C’est vous qui avez pris la décision de vous débarrasser de la
mécréante tante ; moi, je ne suis que l’instrument de votre
vengeance !
Il farfouilla dans une calebasse placée à sa droite et en

7
L’Oracle de Dieu

149
sortit un cauris. D’un pinçon, il le perça de part en part, puis
glissa une plume de corbeau dans le trou, avant de le remplir
d’une matière onctueuse nauséabonde puisée dans un flacon
ramassé sur la peau de léopard. Il prononça une formule
cabalistique, puis enfonça une aiguille dans le cauris à travers
la matière onctueuse.
– Tenez, dit-il en confiant le cauris à Tutu André, le chef
de la délégation. C’est l’arme fatale dont vous avez besoin pour
vous débarrasser de la mécréante tante maternelle. Dès
l’instant que vous l’avez en mains, personne d’entre vous ne
peut retourner à son domicile. Allez directement sur le lieu du
deuil. Quand vous y serez, personne ne doit verser une seule
goutte de larme ni pousser un seul cri de deuil ! Et n’osez point
vous asseoir quand on vous présentera des chaises par pure
civilité. Souvenez-vous que vous êtes un commando et un
commando n’a pas une seconde de repos avant d’avoir exécuté
sa mission. Ce que vous ferez plutôt, c’est réclamer l’« arme du
crime », une vieille casserole enduite de fumée et contenant des
choses innommables. Une fois que vous l’aurez en votre
possession, vous y jetterez le fétiche que je vous ai donné. Et
cette étape franchie, enfouissez le tout dans ce sac de raphia et
cachez-le derrière la maison. Alors, seulement, vous vous
mettrez à pleurer comme tout le monde. Mais dès que le défunt
sera placé en terre, récupérez votre « colis » et rentrez
rapidement au village. Une fois de retour ici, personne d’entre
vous ne regagnera ses pénates aussitôt : vous irez tous au
cimetière du village et vous y enterrerez votre « colis » ! Et tels
que vous êtes, vous irez alors, non au domicile de l’un d’entre
vous, mais quelque part dans la forêt, et vous pleurerez
pendant deux heures. Au cours de votre deuil, ne vous enfuyez
pas lorsque vous verrez sortir des entrailles de la terre une sorte
de gnome muni d’une manchette. C’est l’ange de destruction

150
chargé de réparer les torts et les préjudices. N’oubliez pas que
le sang appelle le sang, que le sang se venge par le sang ! Alors,
seulement après, chacun peut regagner son toit. Mais avant de
nous séparer, que je vous dise pourquoi vous devrez enterrer
cette fameuse casserole ici chez nous au village. Quand le
fétiche se mettra à opérer dans le corps du bourreau de votre
fils, rien ne sera tenté en sa faveur : aucun antidote ne viendra
à bout du mal qui le rongera mystérieusement. Seul celui qui
connaît là où a été ensevelie la casserole pourra lui sauver la
mise. Or, qui, parmi vous, est disposé à lui accorder son
pardon ?
Ce fut sur ces paroles, lourdes de menaces inavouées, que
Tutu André et les siens partirent de la Citadelle du Mal, plus
que déterminés à venger le sang par le sang. Le soleil était au
zénith dans un ciel limpide sous lequel une volée d’hirondelles
dessinaient des arabesques, et les conditions atmosphériques
étaient favorables pour une randonnée dans la forêt. Aussi tout
le groupe décida-t-il d’effectuer à pied les cinq kilomètres qui
le séparaient de la grand-route, avant de rejoindre la nationale
numéro un qui menait à notre destination située à plus de six
cents kilomètres au sud-est. Conformément aux exigences de
Kilakusho kya Leza, aucun membre du groupe ne rejoignit au
préalable son domicile pour adresser un dernier mot aux siens
et apprêter un trousseau de voyage. La sagesse populaire
renseignait qu’en cas de transgression, le contrevenant
s’exposait à un châtiment exemplaire : lors d’un sommeil, une
légion de démons le fouetterait à sang, au cas où elle ne lui
ravissait pas son âme. Alors, pour éviter le pire, chaque
membre du « commando » s’en alla au « front », comme s’il se
rendait au marché pour faire des emplettes et, connaissant les
exigences financières du sorcier du village, chacun, avant
d’aller le consulter, s’était muni d’une rondelette somme

151
d’argent, pour éviter d’être éventuellement pris au dépourvu
lorsqu’il s’agirait de donner sa quote-part pour payer la
« facture » de la consultation ? Et après avoir défalqué de cette
somme d’argent la quote-part exigée, chacun avait gardé de
quoi payer son transport jusqu’à la ville de destination et de
quoi s’assurer une croûte de pain dans un voyage de trois jours,
au cas où une panne ou une crevaison ne l’allongeait d’un ou
de deux jours supplémentaires, vu l’état à peine carrossable de
la route.
Ce fut vers dix-sept heures que le groupe trouva place à
bord de deux camions chargés de sacs de maïs en provenance
d’un gros village considéré comme le grenier agricole de la
région. Affrétés par un opérateur économique du grand centre
de consommation dans lequel se rendaient Tutu André et les
siens, les deux poids-lourds ne transportaient pas de
passagers ; aussi, les trente membres du « commando »
purent-ils se caser sans toutefois prétendre jouir d’une position
confortable, en s’agrippant à la carrosserie comme des raisins
sur leurs grappes.
Tout au long du voyage, ces passagers clandestins ne se
parlaient pas, plongés dans une sorte de méditation
transcendantale : tous étaient concentrés sur la mission qui les
éloignait du cadre somptueux de leurs habitations, et la
détermination se lisait sur leurs visages renfrognés. Chacun
pouvait se dire que la vengeance était son pardon, pour punir
le crime ignoble dont l’un des leurs fut la victime. Ajouter à leur
détermination l’ankylose de leurs corps inconfortablement
positionnés et le rhume provoqué par la poussière avalée à
volonté sur d’interminables kilomètres, tous les ingrédients
finissaient par constituer un puissant cocktail Molotov qui
attendait d’être largué pour dévaster le camp de l’ennemi.

152
Chapitre X
« Venge-toi, mon fils ! »

Quand, trois jours plus tard, Tutu André et sa suite


arrivèrent à destination, ils se conformèrent à la feuille de
route de Kilakusho kya Leza, sans transiger sur un seul
principe. Ils n’avaient même pas daigné se dépoussiérer ou
prendre un temps de répit pour se remettre de leur fatigue
et de leur insomnie. Quand ils débarquèrent de deux poids-
lourds, ils se mirent directement à l’œuvre avec diligence,
sans se soucier de divers points d’interrogation qu’ils
suscitaient chez les curieux. Dès que toutes les batteries
furent mises en marche, ils purent enfin s’asseoir et se
mêlèrent aux autres groupes de pleureurs, ne manquant pas
parfois de somnoler. Le deuil se raviva, il rouvrit les plaies
qui n’arrivaient pas à se cicatriser et, dans le quartier, le
commun des mortels sut que l’aile paternelle de la famille
de la victime venait d’arriver du village.
On pleura toute la journée et toute la nuit et, le
deuxième jour, tout le monde se rendit au funérarium pour
les derniers services des pompes funèbres. Quand la
dépouille mortelle de Jean Ilunga Sinanduku, conservée au

153
frigo mortuaire, fut allongée dans un cercueil de bronze
sous un hangar, Madame Anjelani, guidée par une main
charitable, se fraya un passage dans la cohue ; puis, elle
s’accroupit à côté du cercueil et, de ses mains calleuses, se
mit à palper le visage du mort tout en pleurant :
– Mon fils unique bien-aimé, celui qui t’a ravi à mon
affection vient de me réduire à une extrême pauvreté. Non
seulement, tu pourvoyais à tous mes besoins, mais aussi tu
voyais à ma place et tu prévoyais tout pour moi. Si, à cet
instant, Dieu peut me donner la vue, je contemplerai pour
la première fois cet être cher issu de ma chair qu’on
s’apprête à ensevelir pour toujours. Autrefois, tu incarnais
la fierté de ma féminité, Jean, je t’appelais mon fils ; à
présent, tu es devenu mon défunt fils. Faudra-t-il à une
vieille femme aveugle de jeter de la terre sur ta tombe ? De
qui attendrait-elle, elle, son inhumation ?
Personne ne put contenir ses larmes et ses cris de
douleur. Pendant dix minutes, un boucan de pleurs
abasourdit toutes les oreilles. Véritable tour de Babel, la
foule pleurait dans des langues aussi diverses que
diversifiées et les larmes versées, si elles furent canalisées
dans une rivière, pouvaient constituer un torrent capable
d’emporter un tronc de baobab !
Quand le calme fut revenu, on hissa le cercueil dans un
corbillard luxueux et le cortège funèbre s’ébranla en
direction de la cathédrale Saints Pierre et Paul où, quelques
jours plus tôt, le curé avait célébré mon union nuptiale avec
le défunt !
L’immense foule venue nous essuyer les larmes prit
place à bord d’au moins sept bonnes dizaines de véhicules
allant de la voiture particulière aux gros autobus de
transport en passant par des jeeps de luxe, des minibus et

154
des camions de gros tonnage. Une armada de mototaxis
précédait le convoi mortuaire dans un tintamarre de
klaxons infernal. C’était plus grandiose que l’accueil d’un
président de république en visite officielle dans la deuxième
ville de son pays ! Et si le faste de l’inhumation honorait le
mort, Jean Ilunga Sinanduku se serait levé de son cercueil
pour adresser un ultime remerciement aux centaines de
gens qui l’accompagnaient à sa dernière demeure.
A la cathédrale, le culte mortuaire se déroula sans
incident. L’officiant du jour, confronté au même auditoire
que lors de mon mariage quelques jours plutôt, mit, dans
son oraison funèbre, un accent pathétique sur la fragilité de
la vie et l’impérieuse nécessité de jouir du moment présent.
Quel homme, en effet, peut-il accepter, un jour après son
mariage, de descendre dans la tombe en se séparant de sa
bien-aimée ? Peut-on encore avoir foi en un Dieu incapable
de déjouer les manœuvres d’un destin jaloux contre ses
serviteurs fidèles ? Pour consoler la veuve que j’étais
devenue, le bon prêtre, qui récitait une leçon de mémoire
maintes fois rabâchée du haut de toutes les chaires du
monde, m’exhortait à plus d’abnégation et de lucidité ; car,
soutenait-il, des joies insondables m’attendaient au seuil du
paradis, « comme si tu y as déjà séjourné, toi ! », faillis-je
laisser éclater ma colère devant tant d’hypocrisie !
Des mots, des mots, rien que de mots, des mots qui ne
signifiaient absolument rien, qui ne disaient rien par
rapport aux cris de détresse proférés au funérarium par mon
éphémère belle-mère. Des mots insipides, inodores,
édulcorés, par rapport aux propos ânonnés par Tutu André
au moment des adieux :
– Mon fils, ton départ précipité laisse penauds tous les
siens. Personne n’arrive à saisir à portée que nous sommes en

155
train de procéder à ton ensevelissement ! Mon fils, je déclare
ceci devant tout le monde : si tu es mort d’une mort naturelle,
va en paix, ne te retourne pas sur le chemin de l’éternité sur
lequel tu viens de t’engager. Mais, si une personne, au corps
périssable comme le tien, a précipité ton départ pour l’au-delà
en trempant sa main dans ta mort, alors là, je te dis, mon fils,
retourne-toi, regarde derrière, identifie celui qui t’a ôté la vie
et ne le laisse pas en repos tant que son cœur respirera !
Tourmente-le, harcèle-le, rends-lui la vie intenable sur terre ;
fais en sorte qu’après ton départ, il te rejoigne le plus tôt
possible ! En un mot, venge-toi, mon fils !
Pendant que Tutu André prononçait son propos au
vitriol, je constatai que les proches parents de la victime se
mirent à se regarder à la dérobade, l’air soupçonneux. Il était
visible que le « meurtrier » de mon mari se cachait parmi
nous et assistait à l’enterrement. Je le sentis plus que je ne le
devinai. Mais ce que j’ignorai et que je n’arrivai pas à
comprendre, c’était le mobile de ce crime crapuleux.
Pouvait-on encore s’appeler Homme quand on doit tuer la
poule aux œufs d’or pour satisfaire un caprice mesquin ?
Quand Tutu André eut terminé à braver les forces des
ténèbres en leur lançant un défi, la parole fut donnée à
Madame Anjelani. C’était dans la tradition, la mère de la
victime devrait aussi lui adresser ses ultimes adieux et, selon
la même tradition, le parent le plus proche devrait, dans son
incantation, dire sur le défunt tout ce qui avait trait à sa
naissance, à sa croissance, à son éducation, à son
cheminement social et à sa mort, tout en dévoilant toutes les
zones d’ombre ignorées du commun des mortels, afin de
préparer son intégration dans le monde des ancêtres !
– Mon fils, débuta Madame Anjelani, avec ta disparition,
qui peut ressentir, jusqu’à l’aigreur, l’amertume de la vie si ce

156
n’est que moi, ta pauvre mère ! Je suis venue aveugle au
monde. J’avais cru rencontrer l’amour quand j’avais
rencontré celui qui porterait l’étiquette de ton père.
Bernique ! Il avait voulu juste s’amuser d’une pucelle, aveugle
fût-elle, pour mesurer son degré de séduction. Mais s’était-il
demandé si, de notre brève liaison, une grossesse pouvait
résulter ? Il nia tout, il s’en alla la conscience tranquille, tout
de même content d’avoir ajouté à son tableau de chasse une
pucelle de plus ! Et neuf mois plus tard, tu naissais, Jean ! Tu
étais le sosie de celui-là qui avait décliné la responsabilité de
ma grossesse, et cette insolente marque d’hypocrisie
détermina les frères et les sœurs de cet inconscient à te
reconnaître officiellement. Dès lors, je n’avais plus qu’à
mobiliser toutes mes énergies pour t’élever seule. Tu étais ma
raison de vivre. Mais voilà qu’au moment où je me mettais à
goûter aux suavités de ma maternité, tu prends le parti de te
dérober à mon affection. Et tu viens de partir sans laisser de
progéniture. Après ma mort, ton père, toi et moi n’aurions
rien laissé sur cette terre des hommes ! Mais comme tu n’es
pas mort d’une mort naturelle comme l’a souligné ton oncle
paternel, je n’ai qu’une seule instruction à te donner, mon fils.
Ne laisse pas en repos l’âme de celui qui t’a « mangé ». Rentre
le plus tôt possible lui faire payer son abominable crime. Que
ton implacable vengeance serve de leçon et à la famille de ton
père et à la famille de ta mère et aux familles de toutes les
personnes présentes à tes funérailles ! Qu’à partir de ta
vengeance posthume, chacun de nous sache qu’il ne faut
point convoiter la richesse de son prochain.
Pendant que Madame Anjelani parlait, on entendait
autour d’elle seulement le souffle des respirations et le
bourdonnement des mouches dans ce cimetière des sapins
tellement saturé qu’il était sur le point d’être désaffecté.

157
Silencieux, tout le monde restait accroché à ses lèvres. Cette
fois-là, les larmes qui perlèrent des yeux n’étaient pas pour
le défunt, mais pour cette aveugle qui, défavorisée de par
l’acte de sa naissance, avait tout perdu après un bref séjour
en pays de cocagne.
Et ce qu’elle ajouta fit éclater en sanglots tout le monde :
– Après ta vengeance, mon fils, après que tu auras
rencontré ton père, reviens m’arracher des griffes de cette
vie cruelle. Je n’y ai plus d’attache ! Comme, chez le bon
Dieu, il n’y a ni aveugle ni voyant, peut-être ton père
reviendra-t-il à la raison et pourrions-nous tous les trois
vivre ensemble dans un foyer heureux !
Quand le calme fut revenu, la parole me fut octroyée.
Pendant quelques minutes, l’émotion m’empoigna si
profondément qu’aucun son ne franchit de mes lèvres. Je
repris mon souffle, régulai mon rythme cardiaque pour
finalement m’entendre murmurer d’une voix faible :
– Adieu, mon amour ; adieu, mon ami ; adieu, mon
mari ! Le destin n’a pas voulu que nous partagions notre vie
l’un à côté de l’autre. Tu es mort pour l’autre ; mais, tu vis
en moi, je te sens en moi, je te sens dans ma chair. En une
seule nuit de mariage…
Je ne pus terminer ma phrase, j’éclatai en sanglots et
m’effondrai sur le cercueil de celui qui fut mon mari l’espace
d’une nuit. Je sentis des bras vigoureux me soulever par les
épaules et me diriger vers un véhicule. J’avais les yeux embués
de larmes. Je ne distinguais rien autour de moi, je planais sur
un nuage. En mon for intérieur, je me disais que cette retraite
précipitée valait beaucoup mieux que de rester voir comment
on allait descendre le cercueil dans la tombe et comment on
allait y jeter des pelletées de terre. Je fus ramenée à la maison.

158
Chapitre XI
Les adieux

Nous observâmes le deuil pendant quatre nuits et


quatre jours pendant lesquels un groupe folklorique et un
orchestre populaire animaient les veillées, en sus des
groupes de jeunes comédiens qui s’alternaient sur un large
podium pour égayer l’assistance. La bière pression coulait à
flots comme à l’alambic. On buvait même au goulot, on
chantait à tue-tête, on se trémoussait comme des guignols,
on riait aux éclats, comme si la finalité cadrait avec l’oubli
du mort ou avec l’oubli du jour de sa propre mort. On
mangeait avec voracité, puis on plongeait un doigt au fond
de la gorge et, quand on réussissait à vomir ce qu’on avait
déjà dégluti, on se remettait à manger comme un goinfre
comme si, au lendemain de cette ripaille, serait décrétée une
disette de vivres pendant trente jours.
En réalité, le manger débordait des assiettes et on
mangeait à se faire péter la sous-ventrière : la société
commerciale qui employait mon défunt époux avait offert
dix chèvres, quinze porcs et deux vaches pour les repas des
convives, sans compter vingt cartons de maquereaux

159
congelés et diverses sortes de boîtes de conserve. Des
dizaines de badauds avaient élu domicile chez moi : on les
voyait au petit-déjeuner, on les tolérait au dîner et on
couchait avec eux après le souper. Qui disait encore que le
malheur des uns faisait le bonheur des autres ?
Et au cinquième jour, nous levâmes le deuil dont la
facture s’était révélée fort onéreuse même si les frais étaient
au compte de la princesse : excepté les parents du défunt et
les miens, tout le monde se dispersa, parfois à regret, vu que
certaines personnes sans scrupules prenaient déjà de
l’embonpoint et d’autres voyaient déjà leurs joues creuses se
transformer en verre convexe.
Pendant toute la journée s’organisa un nettoyage
méticuleux pour remettre de l’ordre dans la maison et dans la
cour : il fallait évacuer des restes de nourritures, des centaines
d’assiettes en carton, des bouteilles en plastic vides, des
tessons de bouteilles et d’immenses braseros pleins de
cendres ; il fallait d’interminables heures pour faire la
vaisselle et la ranger, il fallait épousseter et replacer le
mobilier qu’on avait fait sortir pour accueillir les visiteurs, il
fallait laver une dizaine de rideaux que certains malotrus
avaient utilisés comme sacs de couchage pour dormir à la
belle étoile. Comme plusieurs bras s’affairaient à l’ouvrage, la
tâche ne fut pas plus ardue et je pus constater, à la fin, que le
décor redevint celui du premier jour de mon aménagement
avec mon regretté mari, même si à la fin j’eus à déplorer la
perte de plusieurs objets de valeur ! Je ne pus qu’encaisser le
coup, me rassurant de l’évidence qu’un deuil sous les
tropiques était une occasion propice pour ruiner la famille
éprouvée !
Et vint le soir, le moment tant redouté par une veuve
après la levée du deuil. Je mentirais si je n’avouais pas que,

160
malgré mon diplôme universitaire et mon prestigieux
emploi, j’avais peur de la suite des événements ; car, ces
événements devraient se dérouler loin de toutes les
conventions relatives aux droits de la femme et de la police de
la protection de la femme et de la jeune fille. Quand Tutu
André envoya quelqu’un pour me chercher, je faillis défaillir,
malgré le bouclier de protection constitué autour de moi par
les membres de ma famille. Devant ma passivité à réagir, les
miens m’exhortèrent à plus de courage, prêts à me défendre
contre vents et marées. Ce fut ainsi que, accompagnée de tous
les miens, je fus reçue par Tutu André à la tête d’une équipe
de sages de son clan. Contrairement à mon appréhension, il
m’accueillit avec beaucoup d’égards et de considérations
comme si j’étais la veuve de son propre fils biologique !
Le moment était solennel et de grandes décisions
allaient être prises. Mais, à contre-pied de la tradition, je
n’avais subi, jusque-là, ni vexation ni maltraitance de la part
de ma belle-famille. Je semblais plutôt vénérée. Au lieu
d’inspirer compassion et miséricorde, je dégageais une aura
de majesté bienveillante. On ne déblatérait pas contre moi ;
mais plutôt, on m’admirait comme la victime d’un destin
inique, comme le martyr d’une persécution injuste.
Quand nous eûmes pris place dans mon éphémère
vaste salle de séjour avec mon éphémère mari, Tutu André
entra de plain-pied dans le vif du sujet :
– Ma chère fille, je compatis à ta sincère douleur à
travers la mort inopinée de ton mari, qui est mon fils et que
nous venons de perdre tous. Après ton mariage, je
m’apprêtais à venir te congratuler et t’accorder ma
bénédiction. Mais, ironie du sort : me voici devant toi pour
t’essuyer les larmes des yeux. Une nuit de mariage a suffi
pour que tu deviennes veuve. Tu ne le mérites pas, ma fille ;

161
car, cela n’est pas la volonté de Dieu, crois-moi. Une main
maléfique invisible a trempé dans la mort de ton mari. Et
cette mort tire ses racines dans le cercle le plus restreint de
notre famille, car ce n’est pas toi qui aurais souhaité la mort
de ton mari quelques heures après ton mariage. Le cas
contraire, ce serait absurde. Tu n’as rien à voir dans ce
problème de sorcellerie. Quant à nous, nous nous remettons
entre les mains de l’Eternel Dieu. Lui seul saura sécher nos
larmes et, encore un peu de temps, Il nous révèlera la
véritable identité de certaines personnes qui se prennent
pour des anges parmi nous. A ce moment-là, tu
comprendras que le ver qui ronge le haricot se trouve
toujours dans le haricot. Mais, avant cet instant de vérité,
l’unique parole de consolation que j’ai à t’adresser se résume
en ces mots : même après mon retour, je me souviendrai
pendant longtemps de ton unique nuit de mariage…
A peine eût-il terminé à soliloquer que Madame
Stéphanie Mwanza se racla la gorge et, un seau plein d’eau à
la main, elle m’ordonna tout bas à l’oreille :
– Suis-moi, ma fille, et montre-moi le chemin de ta salle
de bains.
Quand nous nous immobilisâmes devant la porte de la
salle de bains, elle me tint par le poignet de la main gauche
et m’y fit entrer à sa suite. Sans mot dire, elle défit un bout
de son pagne et déversa dans le seau d’eau une quantité
importante de kaolin en poudre. Après avoir remué le
mélange en prononçant des paroles ésotériques, elle me
lava, à larges brassées, d’abord les pieds, ensuite les mains et
enfin le visage. Dès qu’elle eut terminé, elle épilogua :
– En principe, j’aurais dû seule procéder aux ablutions
de tout le corps, mais ce que je viens de faire constitue
l’essentiel de la cérémonie. Mais, comme il s’agit d’un bain,

162
pour le reste du corps, lave-toi toi-même avec seulement
l’eau de ce seau. A la fin, débarrasse-toi de tes habits sales et
porte du linge frais. Tu le mérites bien après ces derniers
jours de dure épreuve pour tes nerfs.
Quand elle fut sorti de la salle de bains, elle se planta
devant la porte et je pus prendre mon premier bain après
plus de dix jours d’une incurie corporelle imposée par la
coutume. Je sentis un bien-être ineffable quand l’eau tiède
coula sur mon corps. Tous mes pores s’ouvrirent en s’aérant
d’oxygène pur. Qu’il est inhumain de perdre un mari sous
les tropiques : toute femme que je fusse, je fus autorisée deux
fois seulement à procéder à ma toilette intime au bout de dix
jours de deuil et ce fut grâce à la bienveillance et à la haute
personnalité de Stéphanie Mwanza qui, en sa qualité de
tante paternelle du défunt, s’était fermement imposée, alors
que toutes mes belles-sœurs de l’aile maternelle de la famille
de mon mari voulaient assister à mon humiliation pour une
raison que j’ignorais encore. Certaines d’entre elles
entraient en collision avec les membres de ma famille
commis à ma « sécurité rapprochée » quand il s’agissait de
procéder à des soins corporels aussi ordinaires comme se
laver la bouche ou se donner un coup de peigne !
Dix minutes plus tard, je sortis des douches et j’enfilai
des vêtements assez modestes afin de porter le deuil de mon
mari pendant quarante jours, sans chercher à recourir à des
toilettes à falbalas. Le cas échéant, des langues de vipère
s’arrangeraient toujours pour vous mêler, de près ou de loin,
à la mort de votre époux, dans le dessein ferme de vous
débarrasser d’un colis encombrant pour convoler en justes
noces à la fin avec le nouvel élu de votre cœur ! Sous les
tropiques, la famille du défunt se met toujours aux aguets
des commérages pour dénicher une opportunité de

163
déshériter la veuve. Personnellement, je ne donnerais pas à
l’aile maternelle de la famille de mon mari de se gaver d’un
ragoût si appétissant.
A ma sortie de la douche, je fus littéralement cueillie
par tante Stéphanie qui m’attendait sur le seuil. Elle poussa
un long tremolo et se jeta sur moi en m’embrassant. De ses
mains enduites de kaolin, elle me malaxa les pieds, les mains
et le visage. Puis, elle émit derechef son long tremolo de
Sioux sur le sentier de la guerre, avant de me reconduire
dans la salle de séjour. J’avais compris que je venais de
passer par la cérémonie de purification. Coutumièrement
parlant, on me débarrassait de l’esprit de feu mon mari et,
par la même occasion, on me redonnait ma liberté.
Désormais veuve déclarée, j’avais repris mon statut de jeune
femme célibataire dont les oreilles seraient de nouveau
réceptives à tous les mots doux des hommes à la recherche
d’une âme sœur ou d’une partenaire occasionnelle.
Quand je me rendis compte que toutes les étapes
funéraires s’étaient conclues sans anicroche, je poussai un
« ouf ! » de soulagement et rendis gloire à Dieu pour
m’avoir assistée dans ce moment de dure épreuve où mes
nerfs menaçaient de craquer à chaque instant.
En effet, un conjoint qui se soustrairait à cette séance
de purification ou pour qui elle n’était pas organisée verrait,
par sorciers interposés, des apparitions cauchemardesques
du défunt et, par un fluide magique, celui-ci lui ferait porter
un masque de laideur ou de vieillesse qui le ferait prendre
en horreur par tout éventuel compagnon. Et si, par ailleurs,
le conjoint en vie s’était signalée par une pingrerie et un
égoïsme proverbiaux, sa belle-famille le couvrirait d’avanie,
le traînerait dans la boue, lui ferait cueillir la lune avec des
dents, avant de procéder, à contrecœur, à la cérémonie de sa

164
purification. Mais, moi, par ma bonté à l’égard de ma belle-
famille, je fus épargnée de cette humiliation, nonobstant
certaines embardées observées du côté de l’aile maternelle
de la famille de mon mari.
Et ce fut dans le même sens qu’abonda Tutu André
quand il reprit en apothéose la parole pour éteindre les
lampions sur les obsèques de mon mari :
– Du témoignage de tout le monde, tu as été une bonne
compagne pour mon fils, Yana, même si, conjugalement, tu
as vécu une seule nuit à côté de lui ! Voilà pourquoi nous
avons tenu à t’honorer en t’initiant à la séance de
purification sans sécher trop de salive. A partir de
maintenant, plus aucun engagement ne te lie à nous et
aucun membre de la famille de ton défunt mari ne te
demandera des comptes. Or, tu n’es pas encore vieille, Yana,
et ta beauté angélique rayonne de séduction et de charme.
Alors, si tu veux te remarier, n’hésite pas : tu es libre de tout
serment, tu es libre comme l’air. Mais, jamais, alors jamais,
n’oublie pas cette nuit qui avait consacré la durée de ton
mariage avec Jean ! Elle comptera toujours dans ta vie.
Après, ce fut au tour de Madame Anjelani de
m’apostropher d’une voix fluette :
– Ma fille, viens te prosterner devant moi.
Quand je me fus exécutée, elle prit mes bras, les
allongea sur ses cuisses, puis elle pencha son buste par-
dessus mon épaule gauche dans une étreinte affectueuse, à
la manière d’une poule couvrant ses poussins de ses ailes.
– Yana, tu es restée l’unique enfant sur qui je peux
compter au monde après le décès de ton mari. J’avais pensé
que tu me donneras une ribambelle de petits-enfants. Mais
voilà que ton mari tire sa révérence juste après la première
nuit de noces. Cela compte dans la vie d’un couple, Yana,

165
comme n’arrête de te le répéter ton oncle Tutu André. Oui,
cela compte, je le sens dans ma chair !
Quand elle m’autorisa de me relever, elle me demanda
de lui tendre ma main droite. Elle cracha dans la pomme et,
sa main droite guidant la mienne, elle me fit appliquer cette
salive sur le front et conclut :
– Que cette salive puisse laver les impuretés qui
auraient souillé ta vie ! Que la route de ton destin se rallonge
en ligne droite si elle était sinueuse ! Que les aspérités de la
route de ton destin s’aplanissent ! Je te donne le pouvoir de
réaliser dans ta vie ce que tu aurais pu réaliser avec Jean si la
mort ne te l’a pas ravi. Quant à moi, je te dis adieu, Yana. Je
rentre dans les ténèbres de ma vie d’aveugle !
Des larmes embuèrent mes yeux, je me mis à pleurer.
L’évocation de cette femme aveugle avait été déterminante
pour mon choix d’unir ma vie à celle de son fils. Sinon,
j’aurais dû faire traîner les choses en longueur, vu qu’un
certain doute m’animait sur la sincérité de Jean au regard de
sa hâtive demande en mariage. Et le peu de temps que j’avais
passé aux côtés de cette douce femme aveugle m’avait
amenée à l’aimer, à développer un véritable altruisme à son
endroit. Et même si Jean n’avait pas côtoyé le chemin de ma
vie, j’aurais pris en charge Madame Anjelani, car Dieu
aurait arrangé, d’une façon ou d’une autre, notre rencontre.
Aussi, sans trop élever la voix, je m’entendis susurrer :
– Tu n’iras nulle part, Madame Anjelani. Tu resteras ici
avec moi. C’est la maison de ton fils, c’est la maison de mon
mari : nous y vivrons toutes les deux. Que celle qui mourra
la première puisse enterrer sa compagne. D’ailleurs, telle a
été la dernière recommandation de Jean avant de tomber
dans le coma ! Nous resterons ensemble, Madame
Anjelani !

166
J’avais juste prononcé mes dernières paroles quand une
voix tonitruante éclata comme un coup de tonnerre :
– Non, elle viendra avec moi !
C’était Véronique Yumba : d’une voix pleine de défi et
d’agressivité, elle avait crié plus qu’elle n’avait parlé. Alors
qu’une antipathie incommensurable germait en moi contre
cette tante maternelle au regard de ses agissements louches,
je répliquai d’une voix sèche qui n’admettait pas de réplique :
– C’est ma belle-mère, la mère de feu mon mari ; en un
mot, c’est ma mère ; aussi, elle reste avec moi ! C’est
d’ailleurs la volonté de mon défunt mari !
D’une voix enjouée d’enfant rebelle, Madame Anjelani
renchérit, le visage rayonnant d’une joie ineffable :
– Je n’irai nulle part. Ici, je verrai à travers les yeux de
Yana !
– Mais, Madame Anjelani, tu ne vas pas rester vivre
avec une étrangère dont tu ne connais absolument rien !
– Yana est étrangère pour toi, dans la mesure où tes
enfants et toi considéraient mon fils comme une vache à lait
qu’il fallait traire jusqu’au sang. Mais, si vous l’aviez traité
comme un parent, vous auriez saisi à portée la place
qu’occupe dans mon cœur cette jeune femme qui l’a étreint
dans ses bras durant les derniers instants de sa vie !
La réplique était à la mesure de la provocation. Aussi,
la honte dans l’âme, la mécréante et méprisable femme
s’éclipsa sans demander son reste et, à sa suite s’engagea
toute la colonne de ses enfants et de ses petits-enfants, venus
en grand renfort non pour accompagner le défunt à sa
dernière demeure, mais pour s’empiffrer de la bonne cuisine
servie au deuil. Et de me souvenir de cet adage populaire :
« C’est dans le malheur que l’on reconnaît les vrais amis. »
Pendant que l’aile maternelle de la famille de Jean Ilunga

167
Sinanduku s’évertuait à me bouder pour une raison connue
d’elle seule, l’aile paternelle semblait tomber des nues, ne
comprenant rien à ce geste qui, pour elle, relevait de la pure
générosité. Personne ne pouvait appréhender le ressort de
mes agissements. Quelque chose de plus fort que ma volonté
m’astreignait au respect de la parole donnée et à exécuter la
dernière recommandation de mon mari.
Après ce moment de flottement, nous revînmes à la
dernière étape des cérémonies des funérailles organisées à
l’honneur de Jean.
A la demande de Tutu André, j’emmenai avec
promptitude au salon tous les biens personnels du défunt. Du
tas, il sélectionna seulement les vêtements, les ceintures et les
chaussures. Du gros chèque que je lui remis, il déduisit une
somme symbolique, préférant me laisser le tout sous un seul
prétexte : Jean Ilunga Sinanduku avait appris à l’aile
paternelle de sa famille à pêcher et non à demander
constamment du poisson. Bien sûr que sa prise de position
suscita un profond mécontentement de la part de l’aile
maternelle de la famille de mon défunt mari pour laquelle,
visiblement, l’ambition était de me dépouiller, non seulement
des biens hérités de Jean étant donné que nous nous étions
mariés sous le régime de la communauté universelle des
biens, mais aussi des miens propres, y compris ma trousse à
maquillage et ma brosse à dents ; car, dans leur
machiavélisme destructeur, ils supposaient que tous mes
biens provenaient de l’argent de leur frère ! Et Tutu André
n’avait pas eu à hausser la voix ou à brandir la menace de la
justice pour imposer son autorité. Sa personnalité semblait
subjuguer tout le monde. Pourtant, de tous les parents de
mon défunt mari, celui que je craignais le plus, c’était bien
lui ! Lorsque j’avais appris la nouvelle de son arrivée

168
imminente, j’avais pensé aux brimades, aux tracasseries, aux
humiliations sur fond des pratiques fétichistes pour me
réduire à ma plus petite expression. Car, dans l’imaginaire
populaire dont j’étais héritière sous les tropiques, évoquer les
milieux traditionnels revenait à tirer des entrailles de la terre
les gnomes, les sorciers, les ogres, les goules…
Et sous les auspices d’un destin redevenu clément pour
la pauvre veuve que j’étais devenue, arriva le jour du retour
au village. Après m’avoir prise sous sa protection durant
toute la période du deuil, Tutu André vida enfin le fond de
son sac, en m’interpelant pour la toute dernière fois :
– Yana, tout ce qui t’est arrivé en si peu de temps est
source d’une immense bénédiction pour toi. Dieu te
consolera et essuiera tes larmes. Comme tu le vois, nous
rentrons chez nous au village. Ne nous oublie pas, Yana. A
présent, un lien mystique nous lie. Souviens-toi toujours de
cette première et unique nuit de noces qui avait consacré la
durée de ton mariage ! Comme Jean, tu es à présent notre
fille. Pendant tes congés annuels, viens un jour nous rendre
visite au village. Tu connaîtras les autres membres de la
famille paternelle de ton mari.
J’en avais les larmes aux yeux.
Cet homme simple et naturel, par son approche
pragmatique de la vie, ne cesserait de m’étonner. A sa place,
la plupart des oncles paternels se seraient tailladé la peau
pour la succession testamentaire de mon mari. Quel que fût
le régime matrimonial sous lequel nous nous serions mariés,
ils auraient cherché même à me dépouiller de ma trousse à
maquillage ! Sous les tropiques, les intérêts de la veuve, et
même ceux des orphelins, n’étaient point assurés et un
éventuel testament constituerait un chiffon propre à essuyer

169
une pair de savates. Et quand la justice voudrait rétablir les
légataires universels dans leur droit, les oncles paternels
lésés recourraient à toute la panoplie de sortilèges de la
magie noire pour « s’approprier », d’une façon ou d’une
autre, les biens de leur défunt frère. En un laps de temps, des
morts insolites ou des cas de démences métaphysiques
décimeraient la famille du défunt… Quand les derniers
survivants saisiraient à portée la face réelle de la tragédie qui
les frappait, ils s’enfuiraient au diable vauvert pour sauver
leur peau, renonçant ipso facto à toute démarche
revendicatrice de la fortune de leur géniteur.
Le seul prétexte allégué par l’aile paternelle de la famille
de Jean pour laisser à ma charge les biens meubles,
immobiliers et financiers du défunt se résumait en ce
leitmotiv : « Souviens-toi toujours de cette première et
unique nuit de noces qui avait consacré la durée de ton
mariage ! »
Ce n’était pas de la raillerie pour me rappeler que j’avais
été la femme de Jean l’espace d’une nuit seulement. A
présent, j’entrevoyais la réalité sous un autre angle. Pour
Tutu André et sa délégation, en m’unissant cette nuit-là à
mon mari, un mystère apparemment indélébile s’était tissé
entre nous deux et que, par-delà la tombe, un cordon
ombilical me relierait à Jean. Briser ce cordon ombilical
conviendrait à un parjure, à une violation de serment ; ce
serait renier le mariage de Jean, mariage qu’il avait pourtant
consommé en bonne et due forme !
En signe de reconnaissance et sur un fond de sincérité
immaculée, j’amenai toutes les femmes de la délégation à
accepter le don de mes vêtements. Des pagnes, des blouses,
des robes, des jupes, des polos, des boubous, des tailleurs,
j’en avais des dizaines, bien parfumés et amidonnés, empilés

170
dans deux garde-robes et cinq malles métalliques. En retour,
je fus gratifiée d’une étincelle de sourires de gratitude.
Et quand, le soir, Tutu André et sa délégation s’en
allèrent, un pincement au cœur me fit comprendre que,
désormais, ces gens simples et naturels appartenaient à ma
famille, la nouvelle famille que je devais fonder avec Jean, et
que, dans un bref avenir, nous nous reverrions pour dresser
nos bilans !

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Chapitre XII
L’action du sortilège

A la fin de mon congé de circonstance obtenu suite au


décès de mon mari, je repris le service, m’efforçant à arborer
un sourire de commande jovial pour détendre l’atmosphère
autour de moi, cherchant inlassablement à m’adapter aux
nouvelles contingences de mon existence. Chaque jour, je
me réveillai au premier chant du coq et je prenais mon bain.
Une fois ma toilette terminée, je rejoignais Madame
Anjelani dans sa chambre et, là, assise de travers sur son lit,
je la réveillais à son tour. Après une prière fervente où nous
recommandions l’âme de notre cher disparu entre les mains
de l’Eternel des Armées, nous nous mettions à échafauder
des projets, colossaux certes, mais qu’un écervelé jugerait
parfois mirifiques, jusqu’à ce que Maman Lucie nous
interrompît pour le petit-déjeuner. Et tous les jours, avant
mon départ de la maison, je tenais, sur le pas de la porte, les
mêmes propos à ma nouvelle confidente :
– A tout à l’heure, Madame Anjelani. Je m’en vais
casser le roc !
Et tous les jours, elle me répondait en ces termes, me
fixant de ses grands yeux ronds sans vie :

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– Bon service, Yana. Quel petit cadeau me rapporteras-
tu à ton retour ?
Pendant qu’un sourire radieux illuminait mon visage,
je murmurai tout bas à son oreille d’une voix suave pour lui
faire savourer goulûment ce sourire qu’elle ne pouvait pas
voir :
– Tout ce qui pourra délecter ton cœur, Madame
Anjelani. Alors, reste prier pour moi pour que ma journée
soit fructueuse !
Je voyais son visage s’animer d’une joie ineffable.
Madame Anjelani se pelotonnait dans le velours de
l’allégresse, comme une fillette à qui l’on a promis une poupée
en peluche pour la fête de Pâques ! Qui disait encore que la
joie se décuple quand on donne à un nécessiteux, plutôt que
quand on reçoit d’un riche un présent magnifique ?
Et tous les jours, notre rituel se terminait par ces mots :
– Approche, ma fille, que je te bénisse !
J’allais au devant d’elle et, après que je me fus
agenouillée, elle posait une main sur ma tête et j’entendais
sa voix s’élever au ciel :
– Père céleste, j’avais un fils. Tu me l’as ravi pour me
donner une fille. Je confie en Tes saintes mains salvatrices ce
fruit de ma nouvelle maternité. Bénis-le, sanctifie-le. Fasse
qu’il ne manque de rien pour ta plus grande gloire. Amen.
– Amen, reprenais-je toujours en écho.
Au lieu de voir des larmes remplir mes yeux, c’étaient
mille sourires qui irradiaient mon visage. Pour la première
fois, je réalisais l’importance primordiale que j’incarnais
dans la vie de mon prochain. Avant, seuls des parasites
gravitaient autour de mon orbite et même si les critères
sociaux me classaient déjà vieille fille, les paroles de
Madame Anjelani me plongeaient dans un lac d’aisance et

174
faisaient éclater ma maternité en latence. Je me complaisais
bien dans la peau de cette maman qui reçoit le dernier désir
de son enfant avant de se rendre au supermarché faire des
emplettes. Le temps de fermer les yeux, et je me revoyais à
quatre ou cinq ans en train de m’égosiller pour me faire
entendre de ma mère qui s’éloignait dans la rue :
– Maman, tu achèteras pour moi des sucettes ! Et des
biscuits au chocolat ! Et une poupée, avec des cheveux longs
et de gros yeux noirs comme ça !
Ensuite, je me rendais au service. Au préalable, je
vérifiais si mon porte-monnaie était bien garni ; car, je
restais persuadée qu’un Jean Ilunga Sinanduku ne se faisait
pas rencontrer tous les jours pour vous défendre contre
l’insolence de l’aide du conducteur au cas où vous auriez
oublié votre argent de transport sur le lit en sortant
précipitamment de la maison !
Chaque jour, je m’adonnais à fond à mon travail, je me
cassais en mille morceaux pour donner le meilleur de moi-
même, non pas pour briguer une promotion, mais pour me
nourrir de l’illusion de vivre. A la fin, je pus me rendre
compte aussi que cette ardeur redoublée au travail
constituait pour moi le meilleur subterfuge pour occuper
toutes mes facultés, pour ne pas penser aux derniers
événements qui avaient ébranlé ma vie. Dans cette optique,
après les heures de travail, je dévalisais littéralement des
supermarchés pour justement éviter un temps mort qui
m’acculerait à des pensées moroses : après une ronde de
deux heures, mon sac de provisions craquait sous le poids
d’une boîte de lait, des oranges, des bananes, du chocolat en
poudre, des cubes de beurre, du pain et de toutes les
friandises dont raffolait Madame Anjelani.
Le soir, quand je déposais les fruits de ma promesse sur

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le sofa sur lequel Madame Anjelani aimait à s’allonger pour
attendre s’égrener d’interminables heures, ses cris de liesse
secouaient mes entrailles : tantôt, j’avais la certitude de
serrer contre ma poitrine ma propre fille ; tantôt, j’avais
l’assurance d’être serrée par ma mère dans ses bras
vigoureux de bonne ménagère. J’étais comblée et je ne
demandais pas plus. Et ma joie se ranimait davantage
chaque soir après un simulacre de dispute :
– Mais, pourquoi te prives-tu de nourriture, Madame
Anjelani ? Dois-tu toujours attendre mon retour pour te
mettre à table ?
– Y vois-tu un inconvénient, ma fille ? J’éprouve plus
de plaisir à manger en ta compagnie un morceau de pain
sec, que d’avaler un repas plantureux toute seule ! Vu mon
âge, je ne te considère plus comme une amie, ma fille : tu es
devenue ma mère à présent !
– C’est bien beau, ton discours. Mais, tu risques de
perdre du poids !
– Ce n’est pas évident, surtout quand je pense que le
soir, tu seras à mes côtes et nous partagerons ensemble notre
souper.
Si Madame Anjelani ne pouvait pas voir la joie se
peindre sur mon visage, elle le ressentait du moins dans son
cœur avec une vive intensité. Une sorte de fluide magique
se communiquait entre nous dans une osmose
insoupçonnée comme si, de tout temps, nous avions
toujours vécu l’une à côte de l’autre.
Au départ de notre cohabitation, d’aucuns ne prêtaient
long feu à notre vie commune. De mauvaises langues se
contentaient seulement de promener des commérages :
– Cet ange sans ailes se lassera de son fardeau en un
tournemain.

176
– Qu’elle arrête de nous jeter du piment aux yeux, cette
femelle à la quête de ses premières douleurs de l’enfantement !
– Quelle idiote ! Endosser la charge de celui qui l’a
rendue veuve après une nuit de mariage seulement !
– La pauvre, quel destin chaotique ! Elle implorait Dieu
pour goûter aux suavités de la maternité. Voilà qu’elle
donne naissance à une vieillotte et, qui pis est, une aveugle !
La médisance allait bon train, si bien qu’à la fin, je m’y
étais habituée et ce fut à ce moment-là qu’une avalanche
d’éloges se mit à déferler sur moi, juste deux semaines après
la célébration du quarantième jour de la mort de mon mari,
célébration que j’avais organisée de manière fort discrète
dans un cercle encore fort restreint pour éviter de réveiller
des jalousies envieuses :
– Quelle brave fille ! Elle vit en parfaite harmonie avec
son aveugle !
– Si nous avions une centaine de filles comme elle,
notre foutu pays serait transformé en un jardin de délices au
cœur de l’Afrique. Seul l’amour nous manque !
– Ce n’est pas facile de s’occuper d’une aveugle, mais
Yana y parvient à merveille. Il n’y en a pas deux comme elle.
– Sûrement, Dieu ouvrira pour elle toutes les écluses de
bénédictions du ciel !
– Il faut être Yana pour métamorphoser une aveugle en
une créature splendide.
– Yana est le symbole de l’amour et de la fidélité. De
même qu’elle avait exprimé son amour et sa fidélité à son
mari, de même elle reste constante dans ses sentiments à
l’égard de sa belle-mère. De plus, il avait fallu d’une seule
nuit de mariage pour sceller ce mystère.
– Si nos politiciens véreux étaient animés du même élan
que Yana, nous vivrions heureux dans ce chaudron du diable.

177
*
* *

Tout allait pour le mieux et une profonde complicité


s’était tissée entre Madame Anjelani et moi. Nous nous
entendions parfaitement bien et l’une s’était érigée en
confidente pour l’autre et vice versa. Pendant le week-end,
je n’organisais plus, comme autrefois quand je vivais seule,
de sorties récréatives pour me relaxer et je demeurais de
granit quand bien même j’entendrais mes tourtereaux
roucouler dans un coin du jardin, se déclarant les feux de
leur amour sur toutes les notes de la galanterie. La scène
m’arrachait plutôt un sourire désabusé et me recadrait la
réalité des choses. Je n’y pouvais rien, c’était l’autre face de
la farce humaine : Maman Lucie n’était pas disposée à
renoncer à son amoureux de jardinier qui, de toute
évidence, songeait de moins à moins à sa fiancée. Le pauvre
garçon avait-il succombé au charme de ce tube qui faisait la
fortune des bistrots en exaltant les vertus de la femme
d’expérience dont la promiscuité ne coûtait à l’heureux élu
rien en bijoux, rien en habillement, rien en produits
cosmétiques, si ce n’était qu’en énergie pour assouvir le
tempéremment lascif d’une sexagénaire ?
Personnellement, j’avais de quoi me sentir heureuse : je
jouissais d’une compagnie agréable qui m’épargnait de
m’abîmer les nerfs dans la solitude. Quand s’annonçait la
nuit qu’autrefois je craignais le plus, j’étais disposée de
m’envelopper de son manteau : avec Madame Anjelani, je
ne pataugeais pas dans l’oisiveté. Diverses conversations
meublaient d’interminables heures creuses et, chaque fois,
un nouveau sujet de conversation nous épargnait de la
routine. Madame Anjelani était devenue une partie

178
intégrante de ma vie. Aussi reçus-je, comme un boulet de
canon trois semaines après le quarantième jour de la mort
de Jean, cette nouvelle de la bouche de Maman Lucie que
j’avais trouvée prostrée à côté de la porte du salon :
– Depuis le matin, Madame Anjelani n’a touché à
aucun repas. Elle n’a même pas quitté sa chambre pour
venir se prélasser sur le divan comme elle le fait d’habitude
après votre départ. De plus, elle pleure !
J’écarquillais les yeux d’étonnement, abasourdie par
l’information qui venait d’écorcher mon tympan. D’une
voix grave comme si je culpabilisais Maman Lucie, je
tonnais, les mains appuyées sur les hanches :
– Que s’est-il passé pendant mon absence, Maman
Lucie ?
Maman Lucie sentait l’orage planer dans l’air. Telle
qu’elle me dévisageait, elle me pressentait au bord d’une
crise d’apoplexie. Elle ne me reconnaissait plus sous les
traits de cette sainte colère qui défigurait mon visage. Aussi
s’empressa-t-elle à répondre en balbutiant :
– Après votre départ, Madame Anjelani a reçu la visite
d’un homme accompagné de trois dames d’un certain âge.
Ils se sont parlé au salon pendant au moins une bonne
dizaine de minutes, puis les visiteurs sont repartis sans
même me lancer un coup d’œil d’au-revoir. J’ai vite compris
que quelque chose d’insolite s’est produit. Je suis rentrée
dans la maison. Madame Anjelani n’était pas au salon :
sûrement, elle avait rasé le mur pour regagner sa chambre,
comme elle le fait à ses habitudes. Effectivement, c’est là que
je l’ai trouvée. Elle est inconsolable…
Je n’avais même pas entendu les derniers mots que
j’entrai en coup de vent dans la maison et me précipitai dans
la chambre de Madame Anjelani. Elle était là, assise sur son

179
séant, impassible derrière ses yeux vitreux. Quand elle
m’entendit entrer, elle se tourna vers moi et dit :
– C’est toi, ma fille ? Viens auprès de moi.
– Qu’est-ce qui ne colle pas, maman ? m’enquis-je en
m’agenouillant à côte d’elle. La cuisinière m’apprend que tu
t’es réfugiée dans ta chambre toute la journée, que tu n’as
daigné toucher à aucun repas. En outre, tu as passé toute la
journée à te lamenter. Dis-moi, Madame Anjelani, qu’est-ce
qui ne colle pas ?
Ma respiration était oppressée. Suspendue aux lèvres de
Madame Anjelani, j’attendais sa réponse avec une
impatience fébrile. De ce qu’elle révélerait dépendrait la
suite des événements. Et je fus loin d’être apaisée quand elle
déclara de façon énigmatique :
– Yana, aujourd’hui, mille et une pensée ont harcelé ma
conscience.
Pour moi, elle n’avait rien dit. Le mystère de sa
métamorphose subite subsistait. Aussi, adoptais-je un ton
de supplication pour la déterminer à dévoiler le dessous des
cartes :
– Mais, maman, tu me rappelles souvent que tu n’as
qu’une seule confidente : moi ! Eh ! bien, je suis là ? Ton
fardeau est le mien, t’ai-je toujours aussi rappelé. N’as-tu
pas remarqué que ta santé se détériore ? Tu dois manger
convenablement pour récupérer le poids perdu. A propos,
Maman Lucie m’apprend que tu as reçu de la visite. Quels
hôtes as-tu reçus ?
Un silence s’établit entre nous et je ne pouvais plus
percevoir que le bruit de nos respirations. Je devinais
Madame Anjelani en train de se débattre contre une fatalité
incoercible avant de se décider de franchir le Rubicon.
Finalement, au nom de notre amitié fondée sur une

180
complicité indissoluble, elle se décida d’ouvrir son cœur :
– Yana, j’ai reçu la visite de quelques proches parents,
trois tantes et un oncle maternels de Jean !
« Oh ! ce n’était que cela, Madame Anjelani ! », faillis-
je m’exclamer dans un profond soupir de soulagement,
alors que je m’attendais au pire, comme son départ inopiné
de la maison de son défunt fils, par exemple.
D’une voix crâneuse, je me remis dans mon assiette,
comme si l’arrivée chez moi des membres de sa famille
constituait un fait anodin :
– Et pourquoi ne m’ont-ils pas attendue ?
– Ils étaient venus plutôt me voir, moi, pour me
transmettre un message !
– Et quel est ce message ?
En mon for intérieur, je pensais que Madame Anjelani
allait évoquer des apparitions oniriques oppressantes dont
serait victime l’un des quatre visiteurs. Mais une telle
éventualité ne pouvait pas se matérialiser étant donné que,
dans la cosmogonie des Bantous, ne devrait être victime
d’une apparition onirique oppressante, seule la personne
mêlée de loin ou de près à la mort du défunt immolé. Or,
quel membre de l’aile maternelle de la famille de Jean se
serait immiscé à sa mort ?
Quoi alors ?
Après un temps de flottement où l’on pouvait entendre
bourdonner un moustique, Madame Anjelani lâcha,
comme une bombe incendiaire, cette évidence crue :
– Tante Véronique Yumba prétend voir ton mari
lorsqu’elle vaque à ses occupations !
J’écarquillai les yeux, l’air passablement abasourdi. Je
n’arrivais pas à comprendre le sens de ces mots qui
cinglèrent mes oreilles avec l’acuité de cent millions de

181
décibels. Etais-je endormie ou planais-je dans des sphères
éthérées libérées de toutes les contingences de l’attraction
terrestre ? Etais-je plongée dans un conte de fées où je tirais
la mauvaise ficelle ?
Pour me rassurer que je foulais encore le sol de mes
jambes, je secouai violemment la tête : rien ne changea.
J’étais accroupie à côté de Madame Anjelani et je percevais
le sifflement de sa respiration saccadée. Je m’entendis
vociférer d’une voix chevrotante :
– Comment cette tante peut-elle prétendre une telle
absurdité ? Peut-on encore voir, en chair et en os, un
homme mort depuis presque deux mois ? C’est dingue,
complètement absurde ! Ou bien cette tante aurait été
victime d’une hallucination.
La réponse fut tranchante comme un couperet :
– Non, elle soutient mordicus qu’elle a vu Jean, qu’elle
voit Jean. En personne ! En chair et en os !
D’une voix que je voulais gouailleuse pour détendre la
situation, j’essayai de me hasarder dans ce no man’s land où
tous les panneaux indicateurs étaient rédigés en hébreux :
– Admettons cette supposition, Madame Anjelani.
Mais, pour plus d’assurance, tante Véronique et Jean se
sont-ils parlé ?
– Oui, ils se sont parlé à chaque… rencontre, ou dirai-
je mieux : à chaque apparition ! Mais tante Véronique
soutient qu’en chair et en os, elle seule voit et entend Jean,
alors que, pour les autres personnes autour d’elle, il reste
invisible ! Cette révélation est la preuve que, quelque part
dans l’aile paternelle de la famille de Jean, des parents
proches ont « réveillé » l’esprit du défunt pour traquer,
harceler, houspiller son bourreau ! C’est de bonne guerre
pour venger l’innocence.

182
Sans prêter une attention soutenue aux dernières
paroles de Madame Anjelani, je repartis à la charge :
– Et qu’est-ce que Jean aurait « dit » à tante
Véronique ?
Un lourd silence s’ensuivit et, pendant une fraction de
seconde, je vis, à travers la bouche entrouverte de Madame
Anjelani, sa luette s’agiter à une vitesse supersonique, au
rythme de sa respiration saccadée. Je compris que l’heure de
grandes révélations allait sonner.
– Lors de sa première apparition sous forme
ectoplasmique, débuta Madame Anjelani, il lui a dit ceci :
« Comme tu as interrompu sans raison aucune le chemin de
ma vie terrestre, je reviens à mon tour t’arracher
cruellement à cette putain de vie que tu adores tant ! Allons,
viens, suis-moi au-delà du mur de ce monde visible ! »
– Et lors des autres rencontres ? demandai-je sans
désemparer, l’air un peu sceptique.
– Là, Jean est resté laconique : « C’est bien fini pour toi,
partons ! »
Je fermai les yeux pendant une minute et quand je les
rouvris, ce fut, en apparence, pour étaler mon ignorance :
– C’est trop métaphysique pour moi, Madame Anjelani.
– Pourtant, c’est bien simple, ma fille. Nous sommes des
Bantoues, nous devons croire aux mystères de notre
cosmogonie. Jean a été « mangé » par ma sœur aînée.
Maintenant, son esprit revient pour réclamer le prix du sang.
Seul le sang lave le sang, nous enseigne la sagesse ancestrale !
Par le doute méthodique que je développais, j’éclairai
de façon munificente mon esprit nourri de cartésianisme
sur fond de philosophie bantoue. Je restais convaincue que
le jour où je me départirais de ma dualité existentielle, je
mènerais une vie artificielle, une vie non conventionnelle et

183
je perdrais tout point de repère.
Ancrée dans ma logique, je demandai à Madame
Anjelani :
– Quel est le souhait de cette mécréante tante quand
elle est venue te voir ?
– Apaiser le courroux vindicatif de l’esprit de Jean !
Mais, personnellement, que puis-je faire pour cette
innommable créature qui m’a privée du fruit de mes
entrailles ? C’est ici, ma fille, le lieu de saisir à portée le
caractère irrationnel et méphistophélique de la sorcellerie.
Quand, à son tour, on lui réclame son sang, le sorcier se
tourne vers les parents de ses anciennes victimes pour
quémander du secours ! C’est complètement absurde.
Pourquoi alors s’engager dans cette voix de perdition qui
mène tout droit à une impasse ? Aussi, je t’exhorte, ma fille,
de rester en dehors de ce combat dans l’ombre. D’ailleurs,
moi-même, je n’y tremperai pas mon petit doigt ! Mais
devant mon refus de tenter quoi que ce soit dans la
campagne d’exorcisation de tante Véronique, je suis
persuadée que je serai encore ardemment sollicitée.
Rassure-toi, Yana, je resterai en dehors de ce problème,
comme je te le recommande à toi aussi. Qu’ils osent
t’aborder même en cours de route, dis-leur avec aménité :
« Contactez la mère de Jean, elle est encore en vie ! » De
grâce, ne prends jamais langue avec ce nœud de vipères.
» Yana, la cruauté de ce monde dépasse mon
entendement. Pourquoi avoir tué un pauvre innocent qui
réfléchissait par deux fois avant d’écraser même un cafard ?
Jean évitait la discorde ; aussi, ne se querellait-il point. Le
pauvre garçon, il ne savait que donner aux pauvres, il ne
savait que porter secours aux nécessiteux. Fallait-il alors
l’arracher à la vie quand son cœur fait pour donner et porter

184
secours a finalement rencontré le cœur qui pouvait combler
le tien de toutes les délices de la terre et dans lequel il pouvait
déverser le trop-plein de sa libéralité ? Non, Yana, reste en
dehors de ce mélodrame !
Au lieu que l’avertissement de Madame Anjelani pût
me plonger dans une sorte d’abattement, il me fortifia, il me
revigora et, comme je me dressais devant elle avec
détermination, Madame Anjelani put deviner le sourire
radieux qui illuminait mon visage. De mon côté, je n’avais
pas l’impression de me mouvoir en présence d’une femme,
d’une aveugle, d’une personne de troisième âge. Dans sa
sainte colère, mon interlocutrice tenait son envolée superbe
d’un aigle royal qui, me couvrant de ses ailes protectrices,
était prêt à me défendre contre d’éventuels agresseurs à
coups de bec et de serres.
Remise en confiance, je me rapprochais plus près de
Madame Anjelani. De mon bras gauche, je lui entourai les
épaules, pendant que ma main droite serrait la sienne de la
gauche. Nous restâmes collées ainsi l’une à l’autre pendant
un moment qui me parut une éternité. Les battements de
mon cœur avaient redoublé d’intensité et, dans ce cœur, je
dissimulais un secret et, tout lourd qu’il fût, ce secret
empoignait mon cœur depuis bientôt deux mois, depuis que
j’avais éprouvé les premiers signes prémonitoires de mon
malaise actuel. Comme l’heure s’annonçait aux confidences
avec Madame Anjelani, je devrais saisir l’opportunité pour
me délester de ma charge. J’avais trop attendu, le temps
pour moi d’acquérir une certitude à l’épreuve de tout
scepticisme. Auparavant, je pouvais me tromper, vu mon
inexpérience dans le domaine, même si, pour le besoin de la
cause, j’avais dû consulter une encyclopédie et naviguer sur
internet pour combler mes insuffisances dans la matière.

185
Tous les signes que je ressentais ne pouvaient pas m’induire
en erreur et détruire toutes mes espérances nourries à
l’ombre de ma douleur. Dans un reflexe de survie, je
m’emparai de tout mon courage et murmurai tout bas à
l’oreille de Madame Anjelani :
– Maman, je ne me sens pas bien dans ma peau !
Madame Anjelani défit mon étreinte et, à son tour, elle
me serra contre sa poitrine comme si elle devinait sur mes
lèvres les paroles que j’allais prononcer. D’une voix de
fausset traversée d’émotion, elle m’interrogea :
– Que ressens-tu dans ton corps, Yana ?
La réponse tomba ex abrupto :
– Un malaise indéfinissable. Ces trois derniers jours, je
ne fais que somnoler au bureau. Parfois, la nausée me pousse
au bord du vomissement. J’ai demandé un repos médical.
Contre ma poitrine, je pouvais sentir le cœur de
Madame Anjelani battre la chamade comme s’il cherchait à
s’échapper de sa cage thoracique ! Quand elle eut régulé son
rythme cardiaque, elle remarqua :
– Et tu manques même d’appétit, ma fille ! Ces trois
derniers jours, tu t’efforces en vain de manger pour me faire
du plaisir ! Mais c’est depuis belle lurette que tu t’efforces à
mener une vie normale, alors que, physiologiquement
parlant, ton organisme se refuse à tout effort
supplémentaire ! Et quand je te serre dans mes bras, je sens
que tu n’es pas la même personne que j’ai rencontrée quatre
mois plus tôt.
Une chose était certaine : depuis un mois, j’enfilai
d’amples boubous sans toutefois parvenir à leurrer les regards
indiscrets de Maman Lucie. Chaque fois, au retour de mon
travail, elle ne cessait de répéter tout bas à mon oreille :
« Madame prend du poids, Madame devient de plus en plus

186
en belle. Quel est ton secret, Madame ? » Sans toutefois me
montrer désagréable à cette pie, je la repoussais et lui
montrais la direction de la cuisine en ajoutant ces mots : « Va
faire la vaisselle, au lieu de t’intéresser à ma personne ! »
Dans une colère feinte, je répliquai à Madame Anjelani :
– Et pourquoi tu ne m’as pas fait de reproches,
mauvaise confidente ?
L’air sournois, Madame Anjelani me tint par les épaules
et me dévora de ses yeux creux comme si elle me voyait par-
delà les ténèbres de ses regards :
– Un jour, tu comprendras que certains phénomènes
sont faits pour être observés avant toute déclaration orale.
Ne dit-on pas parfois que le silence est d’or ?
– Que veux-tu dire par-là, Madame Anjelani ?
– Que tu n’es pas tout simplement dans ton assiette, ma
fille !
– Mais si, c’est un malaise passager. Après-demain, ça
ira beaucoup mieux.
– Evidemment, oui ; mais depuis que je vis avec toi, tu
ne m’as jamais parlé de tes menstrues, comme si tu as déjà
atteint l’âge de la ménopause comme moi. Ce n’est pas
correct entre confidentes, Yana !
– Oh ! Madame Anjelani…
– Il n’y a pas de « Oh ! Madame Anjelani… » As-tu
oublié ce leitmotiv de Tutu André : « Souviens-toi toujours
de cette première et unique nuit de noces qui avait consacré
la durée de ton mariage ! »
– Tu veux dire que…
– Je ne dis rien, j’observe.
Instinctivement, je resserrai mon étreinte contre la
poitrine de Madame Anjelani et ma bouche effleura son
oreille gauche pour lâcher ces mots dans un souffle soyeux :

187
– Madame Anjelani, si je ne me sens pas bien dans ma
peau, c’est puisque je me souviens très bien de cette
première et unique nuit de noces qui avait consacré la durée
de mon mariage. Cette nuit-là, que je n’oublierai jamais,
j’avais ressenti, après mon union avec Jean, quelque-chose
d’inhabituel, d’indéfinissable ébranler tout mon être ! Cette
nuit-là, il s’était passé quelque-chose entre Jean et moi.
C’était comme si Jean libérait sa vie dans mon corps. Oui,
sans pouvoir me tromper, je sentais, dans chacune de mes
fibres nerveuses, que tout mon corps subissait un processus
métabolique profond. Et de plus, la date de mes menstrues
est largement dépassée. Avant toute consultation médicale,
je te certifie, Madame Anjelani, que je porte l’enfant de Jean
dans mon ventre !
– Yekelekeleeeee !8
Le cri strident de Madame Anjelani déchira mes
tympans, vrilla dans la trompe d’Eustache et martela mon
cerveau à plusieurs millions de décibels. Déjà, ses doigts très
agiles malgré des callosités palpaient mon ventre et
malaxaient mes seins comme pour en soupeser la valeur
nutritive en lait !
– Mon instinct ne pouvait pas me tromper, Yana. Au-
delà de tous mes moments de doute, je savais, en acceptant
de vivre avec toi, que je protégeais une vie en toi. Une vie
commune à nos deux existences. Dieu est merveilleux dans
ses calculs : dans son infinie bonté, il a répondu à notre
requête. Le nom de Jean ne disparaîtra pas, il passera à la
postérité.

8
Cri de réjouissances propre aux femmes.

188
*
* *

Des jours, puis des semaines et enfin des mois


s’écoulèrent dans la quiétude. Mon ventre ballonnait, visible
à tout le monde. Pendant que je me réjouissais de porter
l’enfant de Jean Ilunga Sinanduku dans mon ventre, des
langues fourchues ne manquaient pas à dire : certaines
traitaient ma grossesse d’un fruit par procuration, d’autres
taxaient déjà mon futur bébé d’orphelin de naissance. Je ne
m’arrêtais pas à ces futilités, j’avais bouché mes oreilles à
tous ces quolibets ; car, ragaillardie, je baignais dans une
piscine de béatitude, pleine de gratitude pour mon défunt
mari qui, finalement, venait de me donner la preuve qu’en
amour, toute dette se paie rubis sur l’ongle ! Je reçus de Tutu
André une poule et un coq tout rouges et une lettre
reprenant seulement son leitmotiv : « Souviens-toi toujours
de cette première et unique nuit qui avait consacré la durée
de ton mariage ! »
A présent, je comprenais le caractère prophétique de ce
propos. Il avait suffi d’une nuit d’intimité avec mon mari
pour que je conçusse. Alors, si nous nous étions unis avant
la bénédiction nuptiale, je ne me fusse pas enveloppée du
voile de mariée, car je serais déjà grosse à ce moment-là !
Et les jours s’égrenèrent, inexorables.
Par un dimanche pluvieux, Madame Anjelani et moi
tirions des jours paisibles lorsque nous reçûmes la visite de
Gabriel Kizito, un oncle maternel de Jean. Pendant que
Madame Anjelani se faisait tresser les cheveux dans un coin
de la salle de séjour, je compulsais des dossiers que j’avais
ramenés du travail avant d’y mettre la dernière main. Toute
affaire cessante, je fis installer le visiteur dans un fauteuil

189
douillet et pendant qu’il échangeait des banalités avec sa
sœur, je lui apprêtai un verre et deux bouteilles de bière
fraîche ! Pour un visiteur, il était muet comme une carpe.
Comme Madame Anjelani ne daignait pas lui adresser la
parole, je me contentais de brèves allusions à la situation
politique du pays et aux contreperformances de notre
équipe nationale de football, sans toutefois parvenir à le
dérider. Pourtant, c’étaient ses sujets de prédilection sur
lesquels il ne tarissait pas d’arguments. Mais, là où je
m’écorchai la peau pour engager la conversation, la magie
de l’alcool opéra avec succès. Quatre bouteilles plus tard,
j’entendis oncle Gabriel Kizito tousser légèrement après
avoir vidé le fond de son verre :
– Madame Anjelani, j’ai à te parler !
Apparemment, depuis trois quarts d’heure, Madame
Anjelani s’attendait à cette réaction de son frère. Aussi,
d’une voix paresseuse, elle balbutia du bout des lèvres :
– Vas-y, je suis tout oreilles, vide ton sac.
Comme pour dominer sa timidité, Kizito arrosa ses
amygdales avec une longue rasade. Puis, il remplit son verre
en prenant tout son temps avant de se décider à se jeter à
l’eau, l’haleine avinée :
– Hier, Véro a fait une mauvaise chute. Quand nous
l’avions amenée pour traitement dans un petit dispensaire
du quartier, c’était juste pour apprendre qu’elle était frappée
d’une paralysie partielle !
D’une voix impavide, Madame Anjelani demanda, la
tête levée au plafond comme si elle regardait fixement un
insecte invisible :
– A quoi est due sa chute ?
– Après qu’elle s’est écroulée non loin de chez elle, Véro
a envoyé quelqu’un me chercher. Une fois arrivé sur le lieu

190
du sinistre, je lui ai posé la même question. Elle m’a rassuré
qu’elle ne souffrait d’aucune maladie, qu’en partant de chez
elle, elle se portait comme un petit charme. A mon
insistance, elle s’est souvenue de ce qu’il lui est arrivé aux
premières lueurs de l’aube. Alors qu’elle allait au robinet
puiser de l’eau dans un seau, elle a vu Jean, armé d’un
gourdin, se matérialiser devant elle. Elle a poussé un cri
d’horreur et, au moment de rebrousser chemin pour
s’enfuir, Jean lui a assené à la tête un violent coup de
gourdin. Elle s’est effondrée. Puis, en sursaut, elle s’est…
réveillée ! Ce n’était qu’un cauchemar. Mais là où le rêve
rejoint la réalité, c’est lorsque qu’elle avoue que, comme
dans son cauchemar, elle a senti qu’on lui assenait un coup
fulgurant à la tête ! Et la voilà paralysée, internée dans un
minable centre de santé par faute d’argent !
Madame Anjelani l’avait laissé débiter sa tirade sans
l’interrompre et quand elle comprit qu’il n’avait plus un seul
mot à ajouter, elle l’interrogea d’une voix boudeuse :
– A la fin, que veux-tu que je fasse ?
Gabriel Kizito demeura mi-figue mi-raisin, incapable
de proférer un seul mot. Devant son mutisme prolongé,
Madame Anjelani enchaîna :
– Tenez-moi en dehors de ce mélimélo de mauvais
goût, et, surtout, respectez la mémoire de mon défunt fils en
ne l’y mêlant point. Dorénavant, que plus personne ne m’en
tienne un seul mot ! Si, éventuellement, vous vous obstinez
à évoquer le nom de Jean, une seule adresse vous suffit :
rendez-vous au village natal de la famille paternelle de Jean,
vous y trouverez des interlocuteurs valables ! Pour moi, Jean
est mort, laissons les morts se reposer en paix !
Et se tournant vers moi, elle ajouta :
– Yana, tu es le témoin auriculaire des propos que je

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tiens à ton oncle Gabriel Kizito. A ton tour, tiens-toi à
carreau : ne te mêle point de ce mélimélo. Que je n’apprenne
point qu’on t’ait demandé une assistance financière ou
qu’on t’ait ordonné d’aller consoler tante Véronique à
l’hôpital. De cette affaire crapuleuse, lave-t’en les mains avec
de l’eau pure comme Ponce Pilate ; ainsi, tu n’auras aucune
souillure sur tes mains. Toi et moi avions mieux à faire
plutôt que de gaspiller notre énergie à des idioties.
» Mon frère, l’heure du châtiment a sonné, c’est le début
des tourments pour ceux qui ont « mangé » Jean. La colère
de Dieu sera implacable. Si Jean est mort sans trop souffrir,
ses tortionnaires seront rongés à petit feu par les affres d’une
mort atroce. Ils imploreront la miséricorde divine, seules les
portes de l’enfer s’ouvriront devant eux. Avant d’expirer, ils
finiront par comprendre que la véritable sorcellerie
demeure dans la crainte de l’Eternel de qui dépendent notre
souffle et notre place sous le soleil. Que la mort de Jean serve
de leçon à tous ceux qui se prennent pour des demi-dieux
dans notre vallée de larmes.
Quand Madame Anjelani eut fini sa péroraison, son
frère était profondément bouleversée et, l’ivresse aidant, il se
leva de son fauteuil ; puis, sans mot dire, il s’en alla en
titubant. Comme il avait éveillé ma curiosité, je me demandai
ce qu’il attendait de Madame Anjelani. Quel secours
escomptait-il obtenir d’elle ? Sûrement, il croyait dur comme
fer que Madame Anjelani était mêlée de près ou de loin dans
la détérioration de l’état sanitaire de tante Véronique. Mais,
que pouvait-elle, la pauvre femme ? Sans vue, où pouvait-elle
aller solliciter un sortilège ? Depuis l’inhumation de Jean, elle
vit avec moi et son champ de manœuvre demeurait les quatre
murs de notre maison. Pendant mes absences de la maison,
Maman Lucie lui prêtait ses yeux pour certaines tâches.

192
Un long silence s’installa après le départ de tonton
Gabriel. Finalement, je remarquai à haute voix dans
l’intention d’attiser le feu de la conversation :
– Quelle façon cavalière de prendre congé de ses
hôtesses !
– Encore un peu de temps, ma fille, reprit Madame
Anjelani, Dieu les confondra tous pour leur machiavélisme.
Rien ne reste impuni sous le soleil. Ne dit-on pas que tout
se paie ici-bas ? A partir de maintenant, Yana, ne reçois,
dans ta maison, aucun membre de ma famille. Qu’un seul
s’amène, donne-lui une chaise, installe-le sous l’avocatier et
rentre dans la maison vaquer à ton ouvrage. Qu’il te
demande un verre d’eau, donne-l’en toute une carafe, et
tourne lui le dos. Il se fatiguera, il s’en ira et ce sera un
enquiquineur de moins. En cours de route, n’ose jamais
remettre un seul sou à un membre de cet antre de crotales.
Un sorcier peut se servir de l’argent que tu lui as remis pour
t’envouter. Souviens-toi toujours qu’un sorcier commence
à réfléchir après avoir cassé la cruche ! Ce n’est pas de
l’égoïsme que je t’apprends, mais un principe de vie issu de
l’expérience. Tout autour de toi vivotent de véritables
nécessiteux qui ont besoin de ton secours. Si tu tends ta
main à ceux-là, Dieu alimente, par la même occasion, ton
compte bancaire au ciel. Ne dit-on pas que l’on récolte
seulement ce que l’on a semé ? Sème le bien, tu récolteras le
bien. Ma sœur aînée a semé la mort, elle récoltera la mort.
C’est un principe immuable depuis l’aube de l’humanité !

*
* *

Deux mois s’écoulèrent depuis la visite de l’oncle

193
Gabriel Kizito. Ma grossesse entra dans son septième mois,
prenant des proportions « olympiques » pour une
primipare. Je pétillais de santé et en cours de route ou au
service, des taquins prenaient un plaisir malicieux de
m’appeler « Mère Double » et, en cas d’absence de réaction
de ma part, ils me bombardaient d’un cinglant Mwa-Mbuyi9
comme s’ils s’étaient renseignés sur mes examens
échographiques ou comme si mon gynécologue avait trahi
son serment d’Hippocrate ! Il était vrai que j’étais
« chargée » comme un camion rempli de marchandises
jusqu’à la carrosserie. Parfois, j’éprouvais des difficultés à
marcher sur de longues distances. Mais comme un
mécanicien de génie avait remis en état de rouler ma jeep, je
ne me déplaçais plus guère à pied. Un cousin me servait de
chauffeur. Comme la place à côté du chauffeur ne présentait
aucun confort pour ma grossesse, je préférais m’allonger sur
le fauteuil arrière, m’interrogeant sur la vie en formation
dans mon ventre. Serait-ce des jumeaux qui s’y mouvaient ?
De quel sexe ? Je n’en savais rien. Mais tout ce que je savais
était qu’à sept mois, ma grossesse pourrait paraître à terme
pour certaines femmes. Dieu aidant, durant tous ces sept
mois, je n’avais souffert d’aucune maladie ou d’aucune
complication qui pût justifier une intervention
gynécologique. Le cas échéant, un médecin m’aurait
renseignée sur le statut de ma grossesse. Mais cela ne saurait
attendre trop longtemps ; car, dans une semaine, suite à
l’insistance expresse de Madame Anjelani, j’entamais les
premières consultations prénatales. Personnellement, je

9
Littéralement, la mère de Mbuyi : c’est une étiquette sociale
affectueusement collée à une femme qui a accouché des jumeaux dont
l’aîné porte toujours le nom de Mbuyi et le cadet celui de Kabanga.

194
préférais accoucher par la grâce de Dieu, comme ma
grossesse se développait sans un seul câlin masculin.

*
* *

Trois mois plus tard après son hospitalisation, tante


Véronique ne décela aucune amélioration dans l’évolution de
sa maladie. Tout était stationnaire, si bien que son médecin
traitant, impuissant devant cette maladie qui frôlait des
causes métaphysiques, décida de sa sortie. Mais, une fois que
la malade rentra chez elle, son mal mystérieux s’empira.
Réfléchissant à la vitesse de l’éclair, le conseil de famille
prit la résolution de consulter un féticheur. Une fois de plus,
la malade fut internée chez un féticheur dont les vertus de
guérison des maux incurables avaient franchi les confins de
notre ville. A coups de petites incisions pratiquées sur tout le
corps avec une lame de rasoir, à coups de nauséabondes
décoctions de plantes médicinales avalées à larges rasades et
à coups des ablutions méphitiques appliquées matin, midi et
soir, la maladie ne s’améliora d’aucun iota et, comme la
malade restait allongée sur le dos sur une natte qui datait de
l’autre époque, le conseil de famille constata que sa peau virait
au rouge verdâtre et, de cette large éruption cutanée,
s’exhalait une odeur pestilentielle pareille à celle d’une
matière organique en putréfaction. Tout le conseil de famille
argua que la malade, tout en étant en vie, était en train de
pourrir et quand chacun y regarda de plus près, il releva des
vermines évoluer sur la large éruption cutanée ! En se pinçant
le nez avec deux doigts, il pouvait entendre ce que la malade
murmurait, car ses lèvres bougeaient incessamment :
– Relâche-moi, Jean, je veux vivre. Relâche-moi.

195
Pardonne-moi, Jean, je ne veux pas mourir !
Un jour, un membre du conseil de famille lui avait posé
cette question :
– Pourquoi, depuis le début de ta maladie, tu cites
seulement le nom de Jean ? Jean n’est plus de ce monde !
Et elle de répondre évasivement, le visage labouré par
une douleur indicible :
– Je ne fais que voir Jean, il veut que je le rejoigne !
Quand le féticheur se rendit compte que sa « patiente »
ne différait en rien d’un cadavre en sursis, il « signa » à son
tour un « billet de sortie » en bonne et due forme ; car,
pensait-il in petto, il courait le risque réel d’être inculpé
d’homicide involontaire quand la police se mêlerait
éventuellement au problème lors d’une enquête.
Une fois de plus, la malade se retrouva sur son lit
conjugal, prononçant des formules incantatoires pour
éloigner l’échéance de sa mort. Pour éviter d’alerter les
voisins et les passants, elle fut évacuée après minuit, pendant
que tout le monde dormait, y compris les noctambules ; car,
quand un vent léger soufflait, le convoi semi-funèbre laissait
planer une odeur à vous couper le souffle ! La chambre qui
reçut son corps vit toutes ses ouvertures vers l’air libre être
bouchées pour empêcher l’odeur de se répandre dans les
environs. Malheureusement, comme c’était difficile de
contenir l’air libre avec des moyens rudimentaires, l’odeur
alerta tous les voisins et tous les voisins s’en plaignirent en
grognant, se demandant si, au pays, fonctionnaient le
ministère de la santé et celui de l’environnement et de la
conservation de la nature. Mais avant que l’autorité politico-
administrative ne fût saisie, le corps, déjà purulent, fut
évacué dans un grand hôpital.

196
*
* *

Une semaine plus tard, pendant que Madame Anjelani


et moi prenions notre petit-déjeuner, nous reçûmes la visite
de Twite Junior, le fils aîné de tante Véronique. L’air éploré,
il se mit à balbutier sans avoir pris le temps de nous saluer :
– Madame Anjelani, maman m’envoie auprès de vous
pour vous dire qu’elle souffre atrocement. Elle requiert
votre pardon et voudrait que vous puissiez le lui accorder en
âme et conscience !
D’une seule traite, Madame Anjelani répliqua :
– Junior, ne me déçois pas : tu me voies toute tombée des
nues. Ta mère et moi ne nous sommes jamais disputées, pour
que l’une puisse avoir quelque chose à reprocher à l’autre.
Dès lors, que dois-je pardonner à ta mère ? Je ne reconnais
aucune faute qu’elle ait commise contre moi. De plus, ai-je la
capacité d’aller la consoler à l’hôpital ? Tu sais bien que je suis
aveugle, et Yana, en dépit de sa grossesse fort avancée, quitte
la maison trop tôt le matin pour y rentrer tard le soir. C’est
elle mes yeux. Et après les heures de service, elle a besoin de
repos pour se reconstituer. Elle doit protéger la vie qu’elle
porte en elle. Aussi, je ne dois pas la faire travailler au-delà de
ses forces. Qu’elle perde son travail, je me retrouverai à l’angle
des avenues en train de quémander l’aumône. Or, en me
créant aveugle, Dieu m’a épargnée de cette humiliation de
trimballer la sébile pour demander la charité !
Pendant que Madame Anjelani parlait, les yeux de
Twite Junior se remplissaient des larmes, puis quelques
gouttes perlèrent sur ses joues creuses. (Pauvre garçon, il
avait fondu comme un quartier de margarine au soleil
depuis la mort de Jean, de ce Jean qui le prenait en charge

197
avec toute sa maisonnée !)
Madame Anjelani avait réussi à le toucher au plus
profond de ses fibres sentimentales. Pourriez-vous
reprocher à un aveugle de ne vous avoir pas rendu visite
quand vous étiez sur votre lit d’hôpital ? Même avec sa
canne blanche, l’aveugle dépend toujours d’une âme
charitable. Selon les propres dires de Madame Anjelani,
quand elle avait terminé ses années de formation à l’Institut
Nuru10 pour enfants aveugles, elle avait entamé des études
littéraires dans une école de la place où une fille voyante lui
dictait bas à l’oreille ce que le professeur transcrivait au
tableau. Malheureusement, elle avait interrompu ses études
deux ans plus tard après la mort de son père et aucune âme
charitable ne s’était envolée à son secours, car tout le monde
se moquait d’elle en lui demandant ce qu’elle pourrait bien
faire plus tard une fois son baccalauréat en poche !
Quand j’émergeai de mes réminiscences, je demandai à
Twite Junior :
– Pourquoi pleures-tu, mon frère ?
La réponse fut incise :
– C’est ma mère qui a « mangé » Jean !
La brutalité de la réponse, ajoutée au vide de ma vie
causé par la mort de Jean et aux soupçons que je nourrissais
sur la mort du premier homme que j’eusse aimé jusqu’à
sceller mon destin au sien, m’arracha un torrent de larmes.
C’était du pili-pili qu’on aspergeait sur mes blessures encore
fraîches. Ainsi, mon mari avait été « mangé » par Tante
Véronique Yumba. Aussitôt après, ce fut comme un voile
qu’on ôtait de mes yeux et je me revis chez Tante Véronique
Yumba le premier jour où Jean m’avait présentée à elle, à sa

10
Lumière, en swahili.

198
mère et à ses cousines et cousins. Trop de choses insolites
s’étaient déroulées en l’espace d’un quart d’heure sur fond
des conciliabules d’alcôve et cela m’avait persuadée sur-le-
champ qu’un coup de Jarnac était en train d’être ourdi
contre mon fiancé. En toute honnêteté, je reconnaissais que
l’annonce de mes fiançailles avait constitué l’une des causes
immédiates de la mort de Jean et je ne pouvais pas en écarter
non plus le désir du défunt de prendre à sa charge sa mère,
une fois que nous nous serions mariés ! Eu égard à ce qui
précède, j’inférais que la mort de Jean était déjà
programmée et la sentence de son exécution devrait être
prononcée le jour où il allait affirmer son indépendance vis-
à-vis de Tante Véronique Yumba. Je comprenais alors le
sens des allusions de Madame Anjelani : « Le sorcier n’a pas
de cœur, il exprime ses regrets seulement après avoir tué la
poule aux œufs d’or ! »
– Yana, cesse de pleurer. N’ouvre pas de brèche au
diable. Tu as une vie à protéger.
Comme piquée par un taon, je sursautai et émergeai de
mes cogitations à regret, convaincue que je tenais le bon fil.
C’était la voix de Madame Anjelani : tranchante, elle
n’admettait pas de réplique. Après quelques sanglots
étouffés, je redevins sereine et séchai mes larmes. Puis, je me
souvins de ces paroles maintes fois rabâchées par ma propre
mère dans les années qui avaient précédé son trépas : « Ma
fille, tu grandiras réellement quand tu auras versé de vraies
larmes de douleur. A partir de ce moment-là, tu te frayeras
un chemin dans cette jungle humaine où l’on peut t’ôter la
vie pour une poignée d’espèces sonnantes et
trébuchantes ! »
Et à l’intention du fils aîné de sa moribonde sœur,
Madame Anjelani ajouta d’une voix sereine :

199
– Junior, va dire à ta mère que je n’ai aucune dent
contre elle et que c’est avec beaucoup de plaisir que j’ai reçu
son message ! Seul Dieu reste le Maître des Temps et des
Circonstance.

*
* *

Deux heures après le départ de Twite Junior, mon


téléphone portable sonna. Après vérification, je réalisai que
l’appel provenait de Gabriel Kizito. Je pris la communication.
– Bonsoir, tonton !
Manquant à tous les principes élémentaires de la
courtoisie, il opta de brailler dans l’écouteur :
– Es-tu à la maison ou au boulot ?
– Mais, tonton, c’est dimanche aujourd’hui…
– Dis à ta mère que Véro, sa sœur, a tiré sa révérence !
Et c’était la fin de la communication. Chouette !
– De quel oncle s’est-il agi ?
– De Tonton Gaby !
– Que t’a-t-il dit ?
– Que ta sœur aînée a rendu l’âme.
– Dieu soit loué, ma fille ! Ne dit-on pas que le salaire
du péché, c’est la mort ? Quand on sème du maïs, on récolte
seulement du maïs. C’est pourquoi on ne peut pas récolter
la vie éternelle quand on a semé la mort. Yana, ma fille, mon
cœur est délesté d’une lourde charge, et mon estomac
accuse un creux. Dis à Maman Lucie de préparer pour moi
du bukari au nsombe agrémenté de poissons frais. Enfin,
depuis la mort de Jean, je pourrai manger jusqu’à satiété.
D’une voix enjouée, je criai à Maman Lucie par la porte
du salon :

200
– Prépare du bukari au nsombe agrémenté de poissons
frais pour Madame Anjelani ! Et à moi, apporte une bière
bien fraîche ! Je voudrais me saouler comme je ne l’ai jamais
fait depuis belle lurette !

201
202
Epilogue

Pendant que Madame Anjelani dorlotait Donciel en


fredonnant une berceuse qui me remplissait de nostalgie,
Grâce-Divine me triturait les seins comme si elle voulait en
sucer la dernière goutte de lait. Elle passait plus de temps à
sucer et ne s’avouait pas vaincue tant qu’elle n’avait pas
encore serré l’autre sein. De deux, elle était la plus exigeante
et chaque fois qu’elle faisait hululer sa sirène de voix, son
frère, calme et posé, cherchait à l’imiter dans un duo strident
à vous crever le tympan. Mais une fois entre les mains de sa
grand-mère, il s’apaisait vite au rythme de quelques berceuses
et s’endormait profondément du sommeil du juste.
Trois mois plus tôt, j’avais accouché de jumeaux
dizygotes, l’aîné était un garçon et la cadette, une fille. Mon
gynécologue me l’avait attesté lors de ma première et unique
visite prénatale après qu’il m’eut vertement morigénée pour
le retard enregistré, me menaçant même de me congédier
pour haute négligence. Je n’en avais cure : autant mieux dire
que le brave médecin, dans sa sainte colère, s’adressait à une
oreille d’airain ! L’essentiel pour moi se résumait à vérifier
si, réellement, ma grossesse contenait des jumeaux. Mais

203
une fois éclairée par un avis de médecin sur base d’une
échographie, j’avais gardé secrète l’information pour en
réserver la primeur à tout le monde et, finalement après
avoir accouché de deux jumeaux, tous mes enquiquineurs
avaient savouré une joie légitime, se révélant chacun
prophète à sa façon et aucun d’eux ne m’avait fait de
reproches pour mes cachotteries.
Tout au long de ma grossesse qui prenait, de semaine
en semaine, des proportions impressionnantes, d’aucuns ne
cessaient de prédire des jumeaux et, avec beaucoup de
conviction, chacun prenait un réel plaisir de m’appeler
Mwa-Mbuyi et se complaisait dans son rôle de prophète. Et
pour tout l’or du monde, je n’étais pas disposée à le
désabuser quand bien même je porterais une grossesse
normale ; je voulais que chacun de mes « prophètes » pût
jouir du fruit de sa prophétie ; car, au fur et à mesure que se
multipliaient leurs prédictions, j’acquerrais la ferme
conviction que telle était la volonté de Dieu. Et au septième
mois de ma grossesse, toute équivoque avait été levée quand
une échographie révélerait la présence des jumeaux
dizygotes dans mon sein !
Soucieuse d’harmonie, la nature avait cristallisé tous les
traits de Jean Ilunga Sinanduku dans Donciel. Aîné des
jumeaux, il était le sosie de son père et, de lui, il avait hérité
le flegme et l’assurance. Quant à sa sœur jumelle, il fallait
être une chauve-souris pour ne pas déceler des traits de
ressemblance entre elle et moi ! Si elle tenait de son père des
lèvres minces pleines de sensualité, elle me ressemblait
comme une goutte d’eau, encore que l’ébène de sa peau
s’assortissait merveilleusement avec sa noire chevelure
calamistrée. Et chaque fois qu’elle mugissait, Maman Lucie,
tout en accourant à son berceau, s’écriait :

204
– Tout doux, tout doux, mon bébé ! Toi, tu n’es pas
différente de ta mère. A ton âge, elle ne faisait que pleurer,
pleurer, pleurer. Mais une fois sur la poitrine de sa maman,
elle s’endormait profondément jusqu’aux… prochains cris
après qu’elle aura réalisé qu’on l’avait encore placée dans
son berceau !
Quand la famille paternelle de Jean avait été informée de
la naissance des jumeaux, tout le village fut évacué en moins
d’une semaine et, tels les rois mages prosternés devant la
crèche de l’enfant Jésus, tout le monde s’était agglutiné autour
des berceaux des jumeaux, cumulant autour d’eux des
présents mirifiques. Je ne pouvais plus dénombrer les
chèvres, les poules, les canards, les dindons et les sacs de
cossettes de manioc que les jumeaux et moi reçûmes en
hommage. A cette occasion, aucune pensée ne me hantât
l’esprit de faire venir un homme de Dieu pour une prière de
purification de tous ces dons, d’autant qu’aucun membre de
la famille maternelle de feu mon mari n’était associé à la
manifestation. D’ailleurs, Madame Anjelani, qui veillait sur
les bébés non avec ses yeux, mais avec son instinct et son flair
maternels, avait murmuré à mon oreille :
– Voilà des cadeaux qui viennent du ciel, c’est un don
du ciel comme Donciel et une grâce de Dieu comme Grâce-
Divine !
La venue simultanée au monde de ces deux enfants
avait anéanti le dernier grain de chagrin dans mon cœur.
J’avais cru pendant longtemps que l’abc des amoureux ne
prévoyait pas de crédit et que, dans son univers, tout se
payait au comptant. Mais voilà qu’un démenti formel me
débarrassait de mes dernières illusions. Au-delà du rideau
de l’éternité, Jean venait de rembourser le crédit d’amour
qu’il avait contracté auprès de moi. Alors, qu’après son

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décès, j’avais juré de demeurer veuve à jamais et de tourner
définitivement le dos contre la maternité, j’ignorais qu’en
une nuit d’intimité après avoir observé l’abstinence sexuelle
pendant de longues années, on pouvait porter deux vies
dans son corps. Que pouvais-je encore souhaiter ? Jean
s’était révélé un véritable gentilhomme. A moi, de
pérenniser sa mémoire en extériorisant en ses jumeaux tout
l’amour que j’avais porté pour lui !

Lubumbashi, le 05 juin 2016

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ISBN epub : 978-2-414-18620-4
Dépôt légal : février 2018

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Imprimé en France, 2018

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