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Fabre (Daniel), Vivre, Écrire, Archiver (Autobiographie)

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VIVRE, ÉCRIRE, ARCHIVER

Daniel Fabre
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Éditions de la Sorbonne | « Sociétés & Représentations »

2002/1 n° 13 | pages 17 à 42
ISSN 1262-2966
DOI 10.3917/sr.013.0017
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2002-1-page-17.htm
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Archives personnelles,
archives de soi
(1)
ÉTUDES
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VIVRE, ÉCRIRE, ARCHIVER1
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19
Daniel Fabre

Le tour d’Europe des archives autobiographiques révèle un paysage assez surprenant


car fait de nuances, de variétés, de contrastes. Si la tentation est très forte de présenter –
à des fins panégyriques – comme un mouvement unique la préoccupation, souvent née
d’une carence des institutions de l’État et en dehors d’elles, de thésauriser des vies, il
serait tout à fait factice de simplifier ce qui se présente comme un univers riche d’une
diversité qui est un défi à la compréhension. Pour dépasser le simple inventaire des aven-
tures particulières à chaque centre, la première voie interprétative qui s’offre est exacte-
ment « archéologique » (ou « généalogique ») au sens métaphorique où l’entendait
Michel Foucault. La volonté d’amasser en un lieu les écrits témoignant d’un parcours sin-
gulier, le choix de rendre plus ou moins public ce qui relève de la sphère privée, voire
intime, ne peuvent se comprendre que si l’on repère les couches historiques de l’expé-
rience sociale, politique et intellectuelle qui a fait de toutes ces vies, assemblées et monu-
mentalisées sous forme d’archives, un réceptacle de savoir et de valeur, le résultat d’une
entreprise collective, le produit exceptionnel d’un engagement. C’est, en effet, l’histoire
du XXe siècle qui projette assez précisément ses inflexions dans la variété de ces archives,
variété qui marque autant leurs objets, leurs méthodes de collecte, leurs règles de com-
munication, leurs traitements analytiques et, de façon plus générale et plus diffuse, les
discours souvent prolixes qui justifient et illustrent leur existence. Anna Iuso a repéré les
grandes inflexions de cette histoire institutionnelle en cernant les points d’émergence du
« désir d’archive autobiographique », soit d’abord, dans certains États d’Europe, la nation
en quête de ses chartes fondatrices, puis l’action militante pour que la parole soit rendue
aux acteurs anonymes et oubliés de l’histoire et, enfin, plus récemment, la revendication
de l’autonomie créatrice de chaque sujet. À y regarder de près, rares sont les foyers

1. Une première version de ce texte a paru en italien en conclusion du volume dirigé par Quinto Antonelli
et Anna Iuso, Vite di carta, Napoli, L'Ancora, 2000, qui rend compte du colloque de Rovereto sur les
archives autobiographiques en Europe.

Daniel Fabre, « Vivre, écrire, archiver », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 19-42.
d’émergence de l’archive autobiographique qui présentent l’une ou l’autre de ces postu-
lations « à l’état pur », chacun contient, au moins à l’état de trace, des éléments et des
arguments qui rappellent les deux autres, mais le repérage archéologique ne nous en offre
pas moins une très efficace clé de compréhension des émergences, des contradictions et
des débats qui animent, aujourd’hui, le monde toujours plus étendu des archives auto-
biographiques.
Je voudrais quant à moi, tenant pour assurés le repérage et la mise en contexte de
cette diversité, tenter de la présenter et de la comprendre d’un point de vue complé-
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mentaire, en soulignant à quel point elle met en relief les propriétés de la matière auto-
20 biographique elle-même, c’est à dire les tensions, les bifurcations, les renversements de
perspective dont témoignent sa délimitation, sa composition, sa réception et son inter-
prétation. En ce sens, les divers choix opérés par les archivistes de l’autobiographie
seraient en quelque façon homologues aux polarités distinctes, voire opposées, qui gou-
vernent le discours autobiographique, ses formes, ses lectures et les orientations du savoir
qui le prend pour objet. Comme on le sait, c’est à partir du XVIIIe siècle que naissent puis,
plus ou moins, s’imposent les périphrases et les mots composés désignant la catégorie de
discours qui nous retient ici. Vita scritta da lui medesimo, Selbsbiographie, Autobiography
– à l’anglaise dès 1800, à la française vers 1850 – prennent un peu partout en Europe
occidentale, entre 1730 et 1860, le relais des termes vie et mémoire(s) lorsqu’il s’agit de
désigner un nouveau type de récit personnel2. L’originalité dont l’innovation lexicale
porte trace n’est pas facile à définir, on admettra cependant qu’elle correspond à un texte
qui, sans nécessairement livrer tous les secrets d’une existence, va au-delà de la présenta-
tion du personnage social, des cercles auxquels il a été mêlé, des événements qu’il a tra-
versés et des personnages qu’il a connus. Tous les vocables que l’on éprouve alors le
besoin d’inventer ont pour objet commun une sorte d’approfondissement de la singula-
rité du moi, une accentuation de la spécificité du point de vue, de la vérité du témoignage
et de la sincérité de l’aveu dont le terme Confessions, retrouvé par Rousseau, désigne le
front le plus avancé même s’il est minoritaire3. Deux siècles plus tard, lorsque le terme
autobiographie a conquis sa place dans toutes les langues occidentales, à la fois chez les

2. Pour la naissance anglaise du mot et son adoption française, voir Jacques Lecarme et Éliane Lecarme-
Tabone, L’Autobiographie, Paris, Armand Colin, 1997, pp. 7-8 ; la préséance anglaise a été contestée par
Georges Gusdorf (Les Écritures du moi, Paris, Odile Jacob, 1991, pp. 63-67), qui a découvert un autobio-
grafen allemand dès 1779. Luc Weibel, « Vous avez dit “autobiographie” », La Faute à Rousseau, n° 12,
juin 1996, p. 65, a présenté plusieurs formes d'un terme composé équivalent forgé par un « savant gene-
vois » du XVIIIe siècle, ce qui confirme la nécessité d'un mot nouveau.
3. « Sincérité » est la valeur rousseauiste, affirmée dans le préambule des Confessions ; « vérité » est la valeur
gœthéenne contenue dans le titre de son autobiographie : Dichtung und Wahrheit ; Jean-Paul Sartre y ajou-
tera la valeur d’« authenticité ». Sur ces termes, voir Jean-Philippe Miraux, L’Autobiographie. Écriture de soi
et sincérité, Paris, Nathan, 1996, pp. 46-53.

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analystes et chez les auteurs – y compris chez ceux qui s’en défient4 –, son référent a ten-
dance à s’élargir puisqu’il englobe non seulement le récit rétrospectif de la vie (soit l’au-
tobiographie stricto sensu) mais toutes les formes de journal, de notes personnelles et de
correspondance privée, au point que l’on a pu récemment proposer le terme d’egodocu-
ment 5 pour désigner tous les écrits qui témoignent d’une existence : que celle-ci se racon-
te comme un récit, s’attache à témoigner sur soi et le monde ou produise, chemin fai-
sant, des traces lisibles d’elle-même. Ces évolutions du mot et de la chose ne brisent pas
le noyau que les dernières décennies de l’Ancien Régime ont constitué. Tout au contrai-
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re, elles renforcent la relation des trois notions que les néologismes inventés à cette
époque associent : une vie (vita, bios), un sujet (lui medesimo, selbst, auto) un écrit (scrit- 21
to, graphie). L’analyse de ces trois composantes irréductibles et de leurs réalisations
diverses devrait logiquement permettre d’amener au jour l’éventail des choix qui s’offrent
à l’archiviste dans la mesure où ce dernier est porteur d’une conception particulière de
l’objet dont il rassemble les réalisations en les choisissant selon des critères rarement
explicités jusqu’au détail. À l’intérieur de l’ensemble solidaire qu’ils forment toujours, les
trois pôles – vies, sujets et écrits – présentent chacun des variations et, parfois, une plus
ou moins nette prédominance de l’un ou l’autre. Ce sont aussi ces inflexions qui confè-
rent leur style propre aux diverses archives de l’autobiographie.

Des vies
Les premiers aventuriers de l’archive autobiographique postulent tous qu’un surcroît
de sens et de vérité émerge de l’ensemble de leur collecte. Chaque unité documentaire a
sans doute sa propre valeur, mais c’est le tout, c’est-à-dire parfois des centaines ou des
milliers de textes personnels, qui constitue le véritable trésor. Postulat qui explique pour-
quoi beaucoup de ces archives insistent d’emblée sur la quantité des autobiographies
qu’elles rassemblent avant de souligner l’exceptionnalité de quelques-unes d’entre elles.
L’archive est donc le moyen de faire naître à l’existence une communauté qui, sans elle,
serait restée improbable. Plus cette communauté est nombreuse, plus elle est fondée à
représenter la réalité d’une société : « les soldats de la Grande Guerre », « les survivants

4. On peut, en effet, considérer comme un indice du triomphe de l’autobiographie les remises en cause de
son projet et de ses procédés par des auteurs qui sont pourtant attachés à mettre au jour les mécanismes et
les pouvoirs de la mémoire. Voir à ce sujet Jacques Lecarme et Éliane Lecarme-Tabone, L'Autobiographie,
op. cit., pp. 9-17 et Philippe Lejeune, Pour l’autobiographie, Paris, Le Seuil, 1998, pp. 11-30.
5. Egodocument est proposé par l’historien catalan Francesc Espinet, Teoria dels egodocuments, Barcelona,
Els Llibres de l’Index, 1994 ; l'expression rejoint la formule « personal documents » utilisée dans les sciences
sociales américaines des années 1930-1950 ; pour une présentation fouillée de ce moment, voir Éric de
Dampierre, « Le sociologue et l’analyse des documents personnels », Annales. Économies, Sociétés,
Civilisations, n° 3, sept. 1957, pp. 442-454.

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des shtetls détruits par la Shoah », « les émigrés polonais en Amérique »…6 Ce qu’une
bibliographie ne rassemblera jamais que sous la forme d’une liste virtuelle – « les ouvriers
anglais », « les Indiens d’Amérique du Nord », pour citer deux exemples importants et
bien connus7 – prend corps ici même, dans le lieu de l’archive qui se présente comme
une société se racontant.
Le visiteur et le lecteur éprouvent donc ce que Jules Michelet ressentait lorsqu’il
entrait avec enthousiasme dans la « danse galvanique des archives » : le sentiment d’être
en contact avec un monde tissé d’existences qui s’entrecroisent, qui communiquent, qui
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attestent en chœur d’une histoire vécue. Les textes rassemblés ont, en effet, au moins une
22 communauté de langue, partagent souvent, au sens large, la même période chronolo-
gique et, surtout, dans les archives les plus cohérentes ou les mieux classées, témoignent
d’une série d’expériences communes. On ira à Orléans pour découvrir des adolescences
contemporaines, à Trento pour saisir la même guerre de différents points de vue et, dans
chaque catalogue d’archives autobiographiques – à Pieve Santo Stefano, Ambérieu,
Gênes, Vienne ou Varsovie – on retrouvera ceux que l’on cherche : des jeunes globe-trot-
ters, des amoureux, des malades du cancer et leurs proches, des déportés, des prison-
niers… Face à la masse possible des écrits personnels, le premier réflexe est, en effet, de
les ordonner en une sorte de typologie sociale qui choisit de souligner ou l’histoire par-
tagée (guerre, émigration, voyage…), ou l’appartenance à une catégorie professionnelle
(cordonniers, bergers, instituteurs, commerçants…8), ou la participation à la même
situation affective (amour, naissance, deuil…), ou encore l’expérience commune (divor-

6. Je fais ici allusion à quelques-unes des grandes entreprises de rassemblement des vies de témoins : les
journaux et les correspondances de guerre, collectés depuis une vingtaine d’années par les historiens ont
récemment été placés sous les feux des médias à l’occasion du dernier anniversaire de l’armistice (1998) ;
les « livres du souvenirs », recueils collectifs, établis village par village et quartier par quartier par des sur-
vivants de la Shoah forment, à New York, une très importante archive – voir à ce propos Annette
Wiewiorka, Les Livres du souvenir, Paris, Gallimard, 1982. Mais, dès le milieu des années 1930, l’univer-
sité de Harvard avait commencé à recueillir méthodiquement, contre rémunération, les vies des intellec-
tuels juifs chassés par le pouvoir nazi (voir à ce propos la présentation par Reinhart Koselleck du texte de
l’autobiographie de Karl Löwith, La mia vita in Germania prima e dopo 1933, préf. de Reinhart Koselleck,
Roma, Il Saggiatore, 1988) ; les émigrés polonais aux États-Unis font l’objet de l’œuvre pionnière de
William Thomas et Florian Znaniecki, Il contadino polacco in Europa e in America (1918), Milano,
Edizioni di Comunità, 1968, dont il est question plusieurs fois dans le volume cité note 1.
7. Voir les bibliographies analytiques désormais classiques de David Brumble, Les Autobiographies d’Indiens
d’Amérique (1988), Paris, PUF, 1993 (sur les autobiographies indiennes) et de John Burnett et alii, The
Autobiography of the Working Clas. An Annotated Critical Bibliography, New York, Harvester Wheatsheaf, 3
vol., 1984-1989, pour les ouvriers anglais.
8. Je fais ici allusion à deux des bibliographies, sur les commerçants et les instituteurs français du
XIXe siècle, établies par Philippe Lejeune ; s’agissant des cordonniers, à un travail universitaire de Jacques
Chauvin (DEA d’anthropologie sociale et historique de l’Europe), Toulouse, 1992 ; s’agissant des bergers,
à un travail sur l’émergence au sein de ce métier d’une écriture du moi (Daniel Fabre dir., 1993).

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ce, maladie, toxicomanie, chômage…), du point de vue féminin ou masculin. Ces dis-
tinctions sont d’autant plus fondées que, depuis le milieu du XIXe siècle et plus fré-
quemment encore au siècle suivant, elles correspondent à des conditions sociales et à des
moments critiques où surgit et s’intensifie, y compris dans des milieux éloignés de la pra-
tique courante de l’expression écrite de soi, la narration à la première personne9. Il faut,
enfin, y ajouter la dimension, très importante dans certains pays d’Europe, de l’apparte-
nance à la « communauté imaginée » de la nation (ou de la région) qui surgit dans les
sociétés dominées et dans les zones frontières dès que l’on prend la plume et que l’on
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choisit la langue dans laquelle écrire sa mémoire. Cette dimension, forte en Norvège et
en Grèce par exemple10, existe aussi en France où elle demeure, la plupart du temps, 23
ignorée. Sait-on que des autobiographes à succès comme Pierre Jakez Hélias, Marie
Rouanet ou Marcelle Delpastre ont d’abord rédigé leur vie en breton pour le premier, en
occitan pour les deux autres ?
Ainsi, à partir de textes uniques, en principe nés d’un exercice solitaire, l’archive auto-
biographique met en évidence des similitudes et opère des regroupements. D’ailleurs, des
traits récurrents dans tous ces récits de vie affirment avec éclat leur profonde affinité. De
plus, ces classements confirment pleinement l’opportunité d’élargir la définition cano-
nique de l’autobiographie : non plus seulement le récit qui embrasse rétrospectivement la
totalité d’une vie et lui découvre un sens du point de vue de son déroulement interne,
mais tout aussi bien le témoignage discontinu – un récit d’enfance, quelques années d’un
journal d’adolescent, une série de lettres à la famille – qui prend sens au regard d’un
contexte événementiel, d’une situation répertoriée et du voisinage des textes de même
type. En quelque façon, les notions de société et d’histoire collective s’éprouvent et se
vérifient dans l’émergence de cette relation entre vécus personnels et contenus de l’écrit.
Si « la société » ne se donne à connaître qu’à travers des individus, les vies écrites par
quelques-uns ont entre elles suffisamment d’échos et d’analogies pour que s’impose l’évi-
dence de destins similaires. De la pluralité buissonnante des histoires personnelles archi-
vées émergent donc des configurations qui les réunissent et aussi un répertoire restreint
d’identités collectives. C’est bien pour cela qu’à côté de la nouvelle exigence scientifique
des « cas » – qui a conduit la psychiatrie et la criminologie naissantes à solliciter et à col-
lectionner, dès les années 1870, des histoires de vie susceptibles de préciser et d’illustrer
une typologie des déviances11 –, ce sont les romanciers qui, les premiers, ont, plus ou
moins méthodiquement, suscité, recueilli et parfois archivé des autobiographies ordi-

9. Il faut noter que ces points communs sont aussi ceux que retiennent les sociologues qui travaillent en
suscitant des récits de vie (ou récits de pratiques) soit l’appartenance à des « mondes sociaux » spécifiques,
la participation à des « catégories de situations », l’expérience de « trajectoires sociales » (Daniel Bertaux,
Les Récits de vie, Paris, Nathan, 1998, pp. 13-16).
10. Voir les contributions de Marianne Gullestad et de Pietro Vereni au volume Vite di carta, op. cit.
11. Voir, à ce propos, Philippe Artières, Le Livre des vies coupables. Autobiographies de criminels (1896-
1909), Paris, Albin Michel, 2000.

Daniel Fabre, « Vivre, écrire, archiver », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 19-42.
naires. Flaubert et Zola en ont reçu à titre de documents, Soljenitsyne et Kempovski en
ont collecté de façon méthodique dans le but de raconter l’histoire du XXe siècle russe et
allemand en entretissant des vies12, et il n’est pas surprenant que de jeunes écrivains
soient à l’origine de la plus importante tentative de description interne d’une société : le
projet Mass Observation en Angleterre. À côté de l’utopie surréaliste d’une vie quoti-
dienne poétisée par ceux-là mêmes qui la vivent, cette entreprise d’auto-ethnographie,
proche des narrations de reportage que George Orwell écrivait alors13, se fonde sur la
conception contemporaine du roman-monde.
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Ce constat, inspiré par les modalités mêmes de l’archive – concours par catégories
24 socioprofessionnelles, tri sociologique élémentaire ou raffiné, discours justificatifs, utili-
sations « réalistes », qu’elles soient littéraires ou savantes – mérite d’être prolongé et
approfondi en pensant la relation entre ces pratiques taxinomiques et l’acte autobiogra-
phique lui-même. Les collecteurs-archivistes n’ont pas inventé de toutes pièces leurs
manières de catégoriser ; celles-ci, de façon implicite, font écho à des propriétés fonda-
mentales des textes. Ce qui nous confronte à un paradoxe très intrigant : une partie
importante, l’essentiel peut-être, des écritures autobiographiques ne vise pas à décrire ou
à produire des individualités, mais bien à manifester des similitudes entre les êtres,
conformément au premier régime de l’identité que Paul Ricoeur dénomme justement
« l’identité idem », c’est-à-dire la définition de soi fondée sur la ressemblance et l’appar-
tenance14. Les autobiographies sont, pour la plupart, des histoires de vie sociale, pour
reprendre l’expression forgée par Maurizio Catani15. Si l’on prend cette proposition au
pied de la lettre, avec le désir de poursuivre le plus loin possible la piste qu’elle ouvre, il
faut compléter les tris catégoriels spontanés en recherchant dans les textes à la première
personne d’autres dimensions collectives, moins évidentes, que des analyses récentes ou
en cours aident à repérer. J’en retiendrai deux. La première caractérise des textes qui nais-
sent du flux de l’échange (journaux adolescents, correspondances) : ils produisent, très
directement, non seulement du lien entre les personnes, mais encore une réelle conver-
gence de comportements et de valeurs. La seconde prend acte de la position du scripteur
aux prises avec le sens de son acte autobiographique qui se révèle comme une véritable

12. Sur le projet Kempovski, voir l’article de Charlotte Heinritz dans Vite di carta, op. cit. ; les archives
Soljenitsyne sur le goulag sont maintenant ouvertes à Moscou.
13. Par exemple The Road of Wigan Pier.
14. Le paradoxe est intrigant si l’on suit à la lettre la distinction de Paul Ricœur dans sa conclusion de
Temps et récit, Paris, Le Seuil, vol. 3, 1985, qui, en gros, voit dans l’identité idem l’effet d’une taxinomie
(moi inclus dans nous vs les autres) qu’il oppose à l’identité du soi-même qui, au-delà du patronyme, ne peut
être que narrative. En fait, dans la plupart des autobiographies, les appartenances apparaissent comme les
éléments qui composent la trajectoire, plus ou moins singularisée, du sujet.
15. Maurizio Catani et Suzanne Mazé, Tante Suzanne. Une histoire de vie sociale, Paris, Méridiens-
Klincksieck, 1982. Notons au passage que cette propriété, dans laquelle Maurizio Catani voit le résultat
d’une pratique spécifique de l’entretien oral, est considérée par nous comme liée à l’acte autobiographique
lui-même, fut-il le plus spontané et le plus solipsiste.

Daniel Fabre, « Vivre, écrire, archiver », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 19-42.
sortie de soi : pour manifester la dimension englobante d’une société et d’une culture qui
n’existent plus que dans la mémoire ou bien pour identifier et méditer les canevas invi-
sibles et communs aux membres d’une société particulière à travers lesquels les indivi-
dualités se forment. J’examinerai successivement ces deux nouvelles variantes de la « mise
en communauté » des textes autobiographiques. Au lecteur de leur associer au passage les
centres d’archives qui se révèlent sensibles à ces dimensions, ou même qui se définissent
par rapport à elles.
S’identifier et être identifié en se faisant reconnaître comme semblable ; de façon très
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directe, cette question est placée au centre d’écrits personnels tels les actuels journaux
d’adolescentes. Le « Qui suis-je ? » qui revient avec insistance dans ces textes, l’autopor- 25
trait toujours recommencé qui soutient cette intense entreprise d’écriture sont souvent
gouvernés par le vœu d’incarnation d’un modèle explicitement désigné. Comme il a été
amplement démontré, ces textes intimes, loin d’être centrés de façon exclusive sur l’ab-
solu singularité d’un moi, inventorient sans répit des manières de se conduire, de parler,
de s’habiller, de consommer et de sentir qui participent d’un univers à la fois concret (le
groupe des proches du même âge) et imaginaire (les personnages de la culture de masse).
L’expression des aversions, des dégoûts et des jugements négatifs va avec celle des adhé-
sions enthousiastes et des déclarations passionnées. Le tout dessinant avec une précision
méticuleuse le cercle de l’élection qui se trouve coïncider avec celui d’une conformité que
l’on produit chaque jour en nourrissant l’illusion nécessaire de l’originalité et de l’au-
thenticité. De plus, ces journaux intimes sont construits en forme de dialogues ; l’autre,
l’interlocuteur, souvent une amie de classe, un amoureux idéalisé, un personnage de fic-
tion, est celui avec qui l’on partage un univers de goûts, de désirs et de valeurs. Autant
de traits qui fondent la conscience diffuse d’une communauté ou d’une culture adoles-
centes qui, contre l’ordre adulte, s’énonce dans le secret du journal. À la fois encouragé
et frappé de défiance, celui-ci est donc, simultanément, un instrument de distinction et
d’agrégation, ce qui permet de rendre compte de ses limites dans l’espace et le temps de
la vie et l’assimile très fortement à l’action rituelle, collective par définition16. Archiver
des journaux d’adolescents contemporains en se montrant fidèle aux règles de leur réali-
sation et aux principes de leur efficacité, n’est-ce pas se laisser prendre en toute conscien-
ce aux exigences de cet acte d’écriture et donc, forcément, prolonger sur un autre plan
dialogue identitaire et action rituelle17 ?
Les échanges de lettres entre femmes, surtout entre mère et fille et entre amies de

16. Pour un aperçu des travaux français sur cette écriture comme rite de passage, voir Agnès Fine,
« Scritture feminile come riti di passagio », in Scritture di donne, uno sguardo europeo, Anna Iuso dir., Siena,
Protagon editori toscani, 1999, pp. 53-74, et « Écritures féminines et rites de passage », Communications,
n° 70, pp. 121-142.
17. Ce qui n’est pas sans effet sur la réalité de l’archive : voir, à propos des journaux d’adolescents rassem-
blés à Orléans, Anna Iuso, « Les archives du moi ou la passion autobiographique », Terrain, n° 28, 1997,
pp. 125-138.

Daniel Fabre, « Vivre, écrire, archiver », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 19-42.
même génération, mettent en évidence une autre façon de situer la sphère de l’indivi-
dualité au sein des grands processus de changement civilisationnel. Ces correspondances
peu valorisées, sauf lorsqu’elles impliquent des écrivains reconnus, qui semblent vouées
à épeler la quotidienneté la plus banale – arranger la maison, veiller sur le linge, gérer le
ménage, élever les enfants – recèlent pourtant, dès le début du XIXe siècle dans les milieux
bourgeois et embourgeoisés, tout le scénario de construction des cercles emboîtés de l’in-
timité domestique. Ici la catégorie de l’intime, c’est-à-dire du « plus intérieur », ne sau-
rait se réduire à la révélation des replis cachés d’une existence, elle s’incarne très concrè-
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tement dans la façon de ménager des zones d’isolement et des moments de solitude au
26 sein de l’espace vécu, dans les soins donnés au corps, dans la place accordée à la lecture
et, surtout, à la correspondance qui autant qu’un reflet est un des instruments inaperçus
du travail féminin de transformation des cadres de l’existence domestique et de formu-
lation du système de valeur qui est désormais attaché à cette dernière. Entreprise appa-
remment mineure, et souvent disqualifiée pour son insignifiance et l’« aliénation » ména-
gère dont elle serait le plus évident symptôme, mais qui, en se projetant dans la régula-
rité d’un échange écrit, déploie et révèle ses vertus cosmogoniques18.
Journaux adolescents et correspondances féminines sont clairement engagés, si l’on
admet ce point de vue, dans la production d’identités collectives spécifiques. L’approche
pragmatique des discours, associée à une ethnographie des situations, met d’autant
mieux en relief leur efficacité qu’elle s’attache à la dimension dialogique de ce genre
d’écrit personnel. Mais l’évidence et la force de leur efficacité particulière nous incitent à
considérer plus généralement les positions de l’autobiographe quant à l’articulation de
son « moi » et des « autres », définis socialement. Il apparaît alors que l’entreprise auto-
biographique la plus personnelle et la plus canonique dans sa forme tourne fréquemment
autour de la question, devenue centrale dans la modernité occidentale, de la relation
entre le moi de l’écrivant et les différentes sphères de son entourage, familial, affectif,
vicinal, professionnel. C’est là le thème clé de l’œuvre de Rousseau, surtout si l’on veut
bien penser la cohérence entre ses écrits de mémorialiste, axés sur ses expériences répé-
tées de la séparation, de la désaffiliation, de ce qu’il nomme parfois la trahison, et sa phi-
losophie politique, hantée par l’instauration et la mise en forme institutionnelle des rap-
ports sociaux. Justement mise en cause par les analystes – sociologues et anthropologues
– cette opposition de l’individu et de la société, qui sert de matrice au débat interminable
du déterminisme et de la liberté, n’en demeure pas moins le ressort de beaucoup d’en-
treprises autobiographiques et, devrait-on ajouter, romanesques qui, pour les plus abou-

18. Je me permets de renvoyer à Daniel Fabre, « Corrispondenti : scritture di donne e cosmologia della
modernità » in Scritture di donne. Uno sguardo europeo, op. cit., pp. 79-102, et à ma postface au volume
préparé par Chantal Savreux, Clémentine Limperani. Une correspondance familiale corse au XIXe siècle,
Toulouse, Maxence Fabiani, pp. 203-220. J’essaie de montrer, en prélude au premier texte (pp. 80-83), à
quel point la notion communément utilisée de carteggio est, dans le cas précis de ces correspondances très
ordinaires, inadéquate.

Daniel Fabre, « Vivre, écrire, archiver », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 19-42.
ties d’entre elles, remettent en question fondamentalement la simplicité de cette dicho-
tomie, par exemple en montrant la multiplicité des « mondes » sociaux et la pluralité
homologue du « moi ». Étudier les autobiographies a priori les plus centrées sur la
construction d’une individualité du point de vue de leur mise en œuvre des liens sociaux
me semble donc une opération de décentrement très salutaire. On doit admettre, en
effet, que « la notion de personne, celle de moi », pour reprendre le titre d’un article
pionnier de Marcel Mauss19, doit l’originalité de sa re-formulation moderne au fait qu’el-
le se trouve toujours confrontée à cette autre abstraction ou, plutôt, à cette autre incon-
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nue qu’est « la société ». Le mémorialiste, pour conserver ce terme ancien, ne se pose plus
la question de son être propre par rapport à l’ordre divin, à la grâce et à la prédestination, 27
ou encore, ce qui n’est qu’une version laïcisée de la question précédente, dans sa relation
à la personne du roi et à la mondanité supérieure de la Cour. Il tente plutôt de saisir son
inscription dans le réseau des liens (de parenté, d’amour, de métier, d’action collective et
de hasard) qui le traversent et, pour une part (mais laquelle ?) le constituent. George Sand
consacre une belle page de son Histoire de ma vie à montrer que :

Toutes les existences sont solidaires les unes des autres, et tout être humain qui présenterait la sien-
ne isolément, sans la rattacher à celle de ses semblables, n’offrirait qu’une énigme à débrouiller.

L’individualité, pour elle comme pour beaucoup d’autobiographes, n’est jamais que
le foyer d’une expérience et d’une énonciation qui ne prennent « un sens quelconque
qu’en devenant une par-celle de la vie générale, en se fondant avec l’individualité de cha-
cun ». C’est par là, conclut-elle, que la vie « devient de l’histoire », c’est-à-dire un récit
tout à la fois articulé et collectif20. Cette conscience d’une relation aussi fondamentale
que mystérieuse entre soi et le monde social ne conduit pas au triomphe sans partage du
genre des « mémoires » ; limitées au portrait du personnage public campé en acteur his-
torique, celles-ci poursuivent aujourd’hui leur carrière en ignorant la question du rapport
fondateur entre moi et les autres, qui est au principe de tant d’autobiographies contem-
poraines. En revanche, une forme consciente, l’autoethnographie, et une recherche impli-
cite, celles de biographèmes communs à interpréter, permettent de démontrer la pré-
gnance de l’identité idem dans l’intention et dans la rédaction de la majorité des récits de
vie modernes.

19. « La notion de personne, celle de moi », réédité in Sociologie et anthropologie, Claude Lévi-Strauss dir.,
Paris, PUF, 1950, pp. 333-362.
20. George Sand, Histoire de ma vie (1854-1855), in Œuvres autobiographiques, vol. 1, Paris, Gallimard,
1970, p. 307. La même affirmation de la socialité du moi fait, dans La Règle du jeu, l’autobiographie de
Michel Leiris (Paris, 1966, p. 266), l’objet d’une sorte de découverte : c’est dans et par le langage que le
sujet, enfant puis poète, éprouve sa singularité, mais « le langage est à deux faces, l’une tournée vers le
dedans, l’autre vers le dehors ».

Daniel Fabre, « Vivre, écrire, archiver », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 19-42.
J’ai introduit plus haut le terme autoethnographie pour désigner le but que se sont
fixés à la fin des années Trente les créateurs de Mass-Observation. Je le reprends mainte-
nant dans un sens plus spécifique21. L’autoethnographe est celui qui entreprend, en com-
binant, éventuellement, sa mémoire et celles de ses contemporains, de décrire de son
propre point de vue le monde social et culturel auquel il a participé. Il ne s’agit pas d’une
évocation purement subjective, le texte – en général une succession de tableaux insérés
dans la trame chronologique de la vie du narrateur – vise, au contraire, à l’objectivité du
témoignage direct et, parfois, vérifié par recoupements. De même le récit n’est-il pas cen-
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tré sur la reconstruction des sentiments du narrateur, mais sur les realia – lieux, institu-
28 tions, figures, évènements emblématiques – de la vie commune, le plus souvent concré-
tisés sous l’espèce du personnage et de la scène. Placés côte à côte, dans les archives et par
la lecture, ces textes donnent un sentiment mêlé. D’une part l’impression de répétition
monotone domine : on assiste, par exemple, dans les autobiographies rurales depuis les
années Soixante-dix, à des dizaines de tuées du cochon et de grandes lessives, on lit des
dizaines de portraits du forgeron et du marchand de café itinérant… Mais, si l’autoeth-
nographe maintient son pacte initial, ces saynètes et ces figures se trouvent puissamment
animées du simple fait d’être particularisées et localisées, ne serait-ce que par la présence
des noms propres. Et, sur ce plan, ce sont souvent les autobiographies les plus malhabiles,
et les moins réécrites, qui prennent le pas sur celles qui ont trouvé place dans des collec-
tions d’éditeurs qui exploitent, depuis la fin des années Soixante, une certaine veine nos-
talgique. Le choix autoethnographique correspond à une situation particulière du scrip-
teur dont deux caractéristiques ont été soulignées sans être vraiment creusées. Dans sa
belle préface – jamais reprise en volume – à la traduction française de Sun Chief, la
fameuse autobiographie d’un indien hopi, Lévi-Strauss insiste justement sur le caractère
très particulier de la biographie de l’auteur, Don Talayesva. Celui-ci a longuement fré-
quenté l’école des Blancs avant de revenir dans sa tribu avec le souci de renouer explici-
tement avec sa culture, il se retrouve donc à la fois dedans et dehors22. Le rêve de l’an-
thropologue d’accéder à une culture à partir d’un de ses acteurs qui serait capable, en par-
ticulier, de dire comment se réalisent les apprentissages qui modèlent chacun de ses
membres, touche ici sa limite. Don Talayesva ne peut écrire sur le monde hopi « tradi-

21. La notion a été, en Italie, stimulée par les recherches de Pietro Clemente et de ses élèves, elle a été par-
ticulièrement mise en valeur à propos de la muséographie (voir Pietro Clemente et Emanuela Rossi, Il terzo
principio della museografia, Roma, Carrochia, 1999) mais aussi de l’ethnographie (Ferdinando Mirizzi,
« Antropologi nativi : Due esempi lucani », in La scrittura popolare, Fabrizio Mangiameli dir., Quaderni del
Dottorato, Università di Roma La Sapienza, 1994, pp. 39-53, et Giovanni Contini, « Antropologi nativi :
Autori toscani », ibid., pp. 55-63. Elle tend à faire aujourd’hui l’objet d’enquêtes spécifiques, dont le volu-
me dirigé et présenté par Deborah Reed-Danahay, Auto/ethnography. Rewriting the Self and the Social, New
York, Berg, 1997, donne un aperçu.
22. Claude Lévi-Strauss, « Préface » à Don Talayesva, Soleil Hopi, Paris, Plon, 1957. Lévi-Strauss avait
donné un compte rendu de l’édition originale de Sun Chief dès 1950 (Compte rendu de Leo W. Simmons

Daniel Fabre, « Vivre, écrire, archiver », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 19-42.
tionnel » que parce qu’il possède les moyens (l’écriture, le savoir, l’expérience de l’altéri-
té) d’objectiver sa propre culture, d’en produire par conséquent une représentation
ordonnée à laquelle aucun de ses compatriotes sédentaires n’aurait pu accéder. Son retour
dans la tribu est aussi un adieu mélancolique au « sens pratique », lequel implique, pour
que le vécu culturel existe chaque jour, une certaine méconnaissance de ses ressorts23.
L’acte d’écriture autobiographique nécessite donc, dans ce cas, une certaine désincorpo-
ration de l’ordre culturel, une prise de distance qui, par ailleurs, fonde la volonté du
retour militant à des valeurs d’antan, pourtant définitivement marquées du sceau de la
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perte. Cette trajectoire, qui fait de l’autoethnographe une personne divisée, est le plus sou-
vent renforcée, chez le scripteur, par la conscience d’être lui-même le « dernier », en ce 29
sens que sa mort d’individu marquera le complet effacement du monde social auquel il
a participé dans sa jeunesse. Cette prise de conscience, qui n’est pas un fait historique
récent, détermine, à l’époque contemporaine, une part importante de l’investigation
autoethnographique. Assez souvent, cette expérience aboutit à une autobiographie qui est,
de fait, une biographie collective, ou totale, puisqu’elle émane de celui que le hasard de
l’histoire a métamorphosé, à ses propres yeux et à ceux des médiateurs qui le sollicitent,
les ethnologues au premier chef, en individu-monde24.
Par ailleurs, et nous voici sur le second versant de la socialisation du récit de soi, la
recherche, par le scripteur, d’une articulation entre ses souvenirs les plus marquants et les
expériences communes de ses contemporains aboutit, de façon beaucoup moins délibé-
rée, à la découverte et à l’élucidation de biographèmes, autre phénomène qui dénote de
façon saisissante la présence structurante de l’identité idem, de l’identité comme appar-
tenance. Ces scénarios, récurrents mais très peu visibles, se révèlent, dans l’après-coup de
l’analyse, comme un des pôles les plus intrigants de l’autobiographie moderne. De quoi
s’agit-il ? D’épisodes et de motifs qui, tout particulièrement dans le récit d’enfance et
d’adolescence, engagent à la fois une participation affective intense chez le narrateur et
un désir de comprendre en quoi des expériences apparemment mineures et, surtout,
banales peuvent conquérir une place si considérable dès que l’on entreprend le récit de
sa propre vie25. J’ai tenté ailleurs de mettre en évidence quelques-unes de ces séquences

dir., Sun Chief, New York, 1948 et de L. Gottschalk, Cl. Kluckhohn et R. Angelll, The Use of Personal
Documents in History, Anthropology and Sociology, New York, 1945, L’Année sociologique, 3e série, 1950,
pp. 329-333).
23. La notion de «sens pratique» est au centre de l’anthropologie de Pierre Bourdieu, Le Sens pratique,
Paris, Minuit, 1980.
24. J’ai développé ce thème dans La Bibliothèque des îles (à paraître). Voir, dans le volume cité, l’article de
Fabrizio Mangiameli pour son application à la situation des Indiens d’Amérique, application d’autant plus
fondée que, dès 1826, le célèbre roman de Fenimore Cooper, The Last of the Mohicans, a proposé cette lec-
ture apocalyptique de l’histoire.
25. Les grands motifs du récit d’enfance ont fait l’objet d’une enquête comparative considérable de
Richard N. Coe, Reminiscences of Childhood. An Approach to a Comparative Mythology, Leeds, Leeds

Daniel Fabre, « Vivre, écrire, archiver », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 19-42.
que je nomme « biographèmes », terme forgé par Roland Barthes dans une acception
assez différente, pour bien marquer leur statut d’unités du discours biographique, mais
d’unités dont le sens ne se constitue que dans le rapport à un contexte plus vaste et géné-
ralement, méconnu car non encore objectivé en termes de « culture ». Tel est le cas de la
relation des garçons et des oiseaux dans le récit d’enfance depuis la fin du XVIIIe siècle. Il
traverse tous les types d’autobiographies, de la plus élaborée littérairement à la plus
modeste. Il met en jeu partout, mais avec des variantes singularisantes, le même scénario
d’accession très progressive à l’identité virile par le biais du dénichage, de l’apprentissage
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du langage des oiseaux, de la dénomination métaphorique des choses du sexe et de
30 l’amour en puisant dans le registre aviaire, de la conversion de ces pratiques en langage
amoureux au moment du « courtisement »26. Qu’une certaine conformité de la forma-
tion masculine passe par cette fréquentation, longue et découpée en étapes très précises,
au terme de laquelle le garçon est achevé, est démontré par la galerie des échecs, des
ratages qui s’énonce aussi dans des autobiographies : celle de l’assassin Pierre Rivière, par
exemple, qui se présente et se dit perçu dans son village comme celui qui n’a pas franchi
les stades qu’exige la voie des oiseaux27.
À côté de ce thème, dont tout porte à penser qu’il plonge dans le passé des sociétés
européennes des racines très profondes, un autre canevas biographique, beaucoup plus
récent, a suscité ma curiosité : c’est celui qui se fonde, chez les garçons surtout, sur la suc-
cession, qui fut pendant un demi-siècle impérative, des petites chirurgies de l’enfance.
Apparue dans les années Trente, cette insistance sur l’épreuve qu’était l’arrachage des
végétations et des amygdales ou l’ablation de l’appendice nous oriente vers une autre
dimension de ces biographèmes, dont beaucoup du même type restent sans doute à
découvrir. En effet, devant la violence subie, les autobiographes – qui, dans ce cas, sont
assez souvent des écrivains confirmés – cherchent à comprendre et donc à identifier le
principe général qui est à l’œuvre dans ces moments hautement socialisés. Leur réponse
commune est : initiation. Ils reconnaissent, en effet, dans ces blessures obligatoires la
marque qui, par la souffrance endurée, inscrit la loi sociale sur chaque corps. Ce n’est pas
tant le contenu précis que le choix de cette interprétation qui incite à la réflexion.
L’initiation, en effet, est le rite par excellence qui articule idéalement la production de
l’individu et la manifestation de la règle collective. Par elle la personne accède à la plei-
ne existence, mais dans un ordre déjà là, auquel elle se soumet avant de le reproduire. Or,
les sociétés occidentales modernes se sont reconnues, et pour cause, comme des sociétés
sans initiation. Rien, en effet, qui ressemble en Europe à ces grandes cérémonies par les-

Philosophical and Literary Society, 1984 ; Anna Iuso (à paraître) a dégagé le scénario biographique et textuel
de l’enfance et de sa sortie chez les autobiographes italiens nés au XIXe siècle.
26. Voir, entre autres, Daniel Fabre, « La voie des oiseaux. Sur quelques récits d’apprentissage », L’Homme,
juill.-sept., 1986, pp. 7-40, et « Le maître et les oiseleurs », in Antonin Perbosc, Le Langage des bêtes,
Carcassonne, Garae-Hésiode, 1992, pp. 1-50.
27. Voir Daniel Fabre, « La folie de Pierre Rivière », Le Débat, n° 66, sept.-oct. 1991, pp. 107-122.

Daniel Fabre, « Vivre, écrire, archiver », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 19-42.
quelles on produit d’un coup la différence des sexes, des âges et des statuts. En réalité le
canevas initiatique, même s’il est présent depuis le XVIIIe siècle comme une référence
lourdement explicite dans certaines institutions (église, armée, école, métier), est la
manière commune de penser la relation d’un moi largement indéterminé et d’un monde
social aux règles floues et contradictoires. Ce biographème « initiatique », que l’on
découvre en écrivant sa vie, possède donc un exceptionnel pouvoir d’éclaircissement,
puisqu’il rend lisible toute une zone obscure des expériences formatrices dont le parcours
est bien moins net et bien moins culturellement gouverné que celui qui fait les personnes
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dans les sociétés à initiation28. Ces deux exemples, la voie des oiseaux et les chirurgies
infantiles, illustrent donc bien les deux faces du biographème : il est, d’une part, une 31
trame largement implicite d’expériences partagées et, de l’autre, un topos narratif et inter-
prétatif qui ordonne et éclaire le fouillis insaisissable du vécu mémorisé. Mais en lui, tou-
jours, le narrateur se retrouve et se reconnaît comme un « semblable ».
Les catégories que les archives autobiographiques adoptent et entérinent en appellent
donc à cette activité de mise en situation et en relation du moi que tout récit de vie sus-
cite et exalte. Aussi pourrait-on proposer que les archivistes incluent, à côté des catégo-
ries les plus explicites (soldats, émigrés, jeunes, femmes, instituteurs, criminels, détenus,
ouvriers, homosexuels, etc.), dont nous avons dit à quel point elles étaient effectivement
déterminantes dans la mesure où le scripteur y reconnaît son identité, celles qui relèvent
plus subtilement de l’acte de se raconter en construisant le sens de sa vie. Les genres dialo-
giques à effets sociaux forts (journaux d’adolescents, correspondances « intimes » entre
femmes…), les autoethnographies et, à l’intérieur des récits de formation, les bio-gra-
phèmes que l’analyse repère au fur et à mesure de ses progrès, me semblent des points de
repères utiles, même s’ils demandent à être toujours affinés et enrichis. Nous avons vu
que le projet même d’archives autobiographiques affirme et crée des « communautés tex-
tuelles » fondées sur l’histoire et l’expérience commune, sur la classe socioprofessionnel-
le, sur la culture partagée. Ne doit-on pas admettre aussi que ce qui entretient le dialogue
entre ces récits assemblés est le fait qu’ils sont tous aux prises avec l’énigme du biogra-
phique, c’est-à-dire de la forme de vie, non exceptionnelle mais modale et relationnelle ?
Ce qui explique peut-être que tout lecteur d’autobiographies peut, pour une part, se
reconnaître dans ce qui est narré, comme si le récit de la vie des autres illuminait sa
propre vie.

Des sujets
Deuxième élément essentiel de la définition du genre : la vie archivée est écrite par
celui qui l’a vécue. Les poéticiens contemporains ont, les premiers, explicité toutes les

28. Je résume ici une analyse qui fait l’objet du volume Invisible initiation (à paraître).

Daniel Fabre, « Vivre, écrire, archiver », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 19-42.
conséquences linguistiques et discursives de cette règle. L’autobiographie est, pour
reprendre les catégories de Gérard Genette telles que Philippe Lejeune les a explicitées
dans un article fondateur, un récit homodiégétique dans lequel l’auteur, le narrateur et le
personnage central sont une seule et même personne, un seul « moi » qui s’affiche sous
le pronom personnel « je »29. Il y a là une évidence qui permet d’éliminer tous les genres
hétérodiégétiques : aussi bien les biographies qui, par définition, racontent la vie d’un
autre, que les romans à la troisième ou à la première personne, puisque le rapport entre
scripteur et personnage y est, par définition, posé comme factice, fictif ; le premier étant
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seulement l’auteur du second. Par conséquent, les archives autobiographiques seraient
32 une galerie d’individus qui assument pleinement le récit de leur propre vie ; le caractère
volontaire du dépôt de leur texte unique dans une institution publique venant traduire
en termes de choix pratique cette affirmation du sujet dans l’écriture.
Comme on le sait, cet aspect de la définition canonique a été récemment remis en
cause à partir de certains récits littéraires contemporains qui, tout en relevant d’une pra-
tique générale de l’autobiographie, brouillent les cartes en recourrant à des procédés nar-
ratifs, à un pacte de lecture, voire à des jeux sur l’identité du narrateur qui font explici-
tement référence à la fiction romanesque. Serge Doubrovsky a proposé en 1977 le terme
autofiction pour désigner ce régime ambigu de la narration de soi30. Le mot et la notion
ont été depuis lors adoptés et enrichis au point de constituer aujourd’hui un sous-genre
bien repéré et très pratiqué. A priori, nous sommes alors confrontés à un besoin de
« dépasser » l’autobiographie dont témoignent des écrivains importants qui réagissent
par-là contre la banalisation du genre : l’époque rousseauiste de la légitimité supérieure
de l’aveu se serait éloignée, serait venu le temps du soupçon et de la quête de formes nou-
velles. Ce débat n’intéresse cependant qu’une fraction de la littérature, il reste étranger au
vaste monde des autobiographes qui demeurent fidèles à la narration homodiégétique
classique. Les archives autobiographiques n’auraient, par conséquent, rien à voir avec
cette sophistication récente du récit de vie.
La surprise vient du fait qu’il n’en est rien, puisque toutes les stratégies narratives que
l’autofiction a inventées sont bien présentes chez les autobiographes sans qualités. Cette
affirmation nécessiterait une longue démonstration que j’ai proposée ailleurs31, on peut
se contenter ici de quelques remarques. Elles visent toutes à repérer et à évaluer la pré-
sence, au sein des textes les moins « littéraires », du second régime de l’identité selon Paul
Ricœur, soit l’identité ipse, celle que traduit la conscience d’une continuité du sujet par-

29. Voir Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Le Seuil, 1975, et Gérard Genette, Fiction et
diction, Paris, Le Seuil, 1991.
30. Voir Serge Doubrovsky, Autobiographiques, Paris, PUF, 1988 et le colloque publié par Serge
Doubrovsky, Jacques Lecarme et Philippe Lejeune, Autofictions et Cie, Nanterre, Publidix, 1992.
31. Au cours d’un séminaire d’une année (EHESS, 1998-1999), on peut en lire le résumé détaillé dans
l’Annuaire de l’EHESS correspondant.

Daniel Fabre, « Vivre, écrire, archiver », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 19-42.
ticulier, du « soi-même », à travers le temps. Thème récurrent dans la définition de la
modernité autobiographique, pensée comme un effet de la découverte, puis de la démo-
cratisation du « for intérieur » et de la mémoire comme « âme » de la personne. Cette
dimension de l’identité à laquelle le texte – à la fois récit et autoportrait – donnerait
corps, est présentée comme allant de soi et référée aux grands textes initiateurs du genre.
C’est elle qui impose l’évidence de la notion actuelle d’archives du moi, fondées non plus
sur une catégorisation historique ou sociale, mais sur la pratique désormais diffuse d’une
activité de connaissance et d’expression de l’individualité. En fait, tout comme il a sem-
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blé enrichissant de mettre au jour les formes et les effets de l’identité idem, ne faudrait-
il pas entreprendre une opération symétrique sur l’identité ipse afin de saisir dans le détail 33
ce que le fameux « je » autobiographique met en jeu ?
Affrontons d’abord une idée reçue bien ancrée : le discours autobiographique n’est
pas la chose du monde la mieux partagée. Ce sont des ethnologues qui, dans diverses
régions du monde, en ont fait l’expérience inattendue. Partis avec l’intention d’utiliser la
technique du récit de vie (pour collecter des informations contextualisées plus spontané-
ment, pour mieux accéder au « point de vue indigène »), certains ont non seulement
« avoué » leur échec, mais en ont tiré des constatations importantes. Carlo Severi, par
exemple, admet que chez les indiens Cunas du Panama, le récit autobiographique n’exis-
te pas comme genre oral ; d’autres mettent en évidence que dans la vie quotidienne, les
récits d’expérience à la première personne, même très courts, ne sont jamais pratiqués par
certains membres du groupe et que, de toute façon, les circonstances de pareilles narra-
tions sont très précisément réglées : on ne raconte jamais certains faits personnels en pré-
sence de certains auditeurs. La prétention de l’ethnologue à se faire raconter des vies
entières est donc parfois apparue comme exorbitante, déplacée et souvent même incom-
préhensible. Cela ne signifie pas que le récit de vie ne soit pas une technique sûre de col-
lecte d’informations, mais il faudrait s’interroger précisément sur cet exercice. Est-il uni-
quement défini et construit sur la demande de l’ethnologue qui, en quelque façon, fait
entrer son interlocuteur dans le moule de l’autobiographie dont il lui propose et, peu à
peu, leur dialogue avançant, lui impose le modèle occidental implicite ? Qu’en est-il de
la pratique locale, endémique, des diverses formes de récit personnel ? Si le « bon infor-
mateur » est le meilleur autobiographe, ne faudrait-il pas aussi s’interroger sur sa dispo-
sition à objectiver pour une écoute étrangère, fut-elle amicale, sa propre vie32 ?
Ces questions renvoient au premier chef aux conditions d’émergence de l’acte auto-
biographique. Pour qui travaille sur les sociétés occidentales, elles appellent en particu-
lier l’attention sur les premières phases historiques de mise en œuvre de la pratique :
s’agit-il, comme dans le cas des journaux spirituels ou des journaux de jeunes filles, d’une
incitation initialement pédagogique et disciplinaire ? Ou bien, comme dans les autobio-

32. Plusieurs de ces problèmes affleurent dans les essais réunis par Judith Okely et Helen Galaway,
Anthropology and Autobiography, London & New York, Routledge (ASA Monographs 29), 1992.

Daniel Fabre, « Vivre, écrire, archiver », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 19-42.
graphies de déviants sollicitées au XIXe siècle, d’une volonté de savoir émanant de l’insti-
tution et prédéfinie par elle ? Existe-il, au contraire, des conquêtes hors normes pour des
individus a priori exclus du savoir-faire littéraire, de la connaissance directe d’éventuels
modèles et, bien sûr, à l’écart de toute incitation ? Ce dernier cas m’a plus particulière-
ment retenu par le côté radical des problèmes qu’il pose. Je ne m’arrêterai ici que sur l’as-
pect qui me semble le plus révélateur : un certain nombre d’autobiographes ordinaires,
démunies de tout gabarit précis, sont amenées à inventer des modalités d’expression qui
concernent au premier chef le sujet de l’écriture.
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Tout laisse à penser que ces « mémorialistes » isolés se heurtent d’emblée à la diffi-
34 culté d’assumer la première personne, le « je » direct de l’autobiographe. Le choix qui
s’impose alors est celui du « il » ou du « elle », de la troisième personne en laquelle Emile
Benveniste voyait précisément une possible « non-personne », le pur support de l’évène-
ment verbal33. Il n’est pas indifférent, par exemple, que la première autobiographie d’un
ouvrier français, celle du typographe Nicolas Contat, écrite dans les années 1760, l’ait été
à la troisième personne, de même que la très belle autobiographie d’enfance de l’écrivain
italienne Ada Negri34. Je m’arrête là faute d’un inventaire systématique. Assez fréquem-
ment le récit à la troisième personne s’accompagne d’un travestissement du patronyme,
qui introduit dans l’autobiographie ordinaire les masques, très utilisés dans la haute lit-
térature et dans la littérature de masse, de la pseudonymie35. Mais ici, le travestissement
du nom a pour effet, en général, non de créer de toutes pièces un autre sujet de l’écritu-
re mais, au contraire, d’effacer sa présence. Cette volonté de camouflage peut aller très
loin dans l’invention discursive : Pierre Prion, un paysan du Rouergue devenu scribe,
rédige, en 1744, des mémoires dans lesquels il use soit de la troisième personne, soit de
l’infinitif. Mieux encore, il monte une fiction complexe qui lui permet de raconter sa vie
au futur : il imagine, en effet, qu’un astrologue, au moment de sa naissance, a déroulé, à
partir de l’horoscope, tous les événements à venir de l’existence de Pierre Prion36. Peut-

33. Voir Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966. Une recherche
méthodique sur l’énonciation du récit de vie (oral et écrit) est conduite par Marie-Françoise Chanfrault-
Duchet, « L’énonciation et les ruses du sujet », Revue des Sciences Humaines, n° 192, Récits de vie : écritures,
oct.-déc. 1983, pp. 99-107 ; « Lettres d’adolescents en détresse : énonciation du moi et représentations
sociales », in Mireille Bossis (dir.), La Lettre à la croisée de l’individuel et du social, Mireille Bossis dir., Paris,
Kimé, 1994, pp. 186-193 ; « The ego and the group in autobiographies of young people of the french sub-
urbs », in Plurality and individuality : autobiographical cultures in Europe, Christa Hämmerle dir., IFK-
Materialen, Internationales Forschungzentrum Kulturwissentschaften, Wien, 1995, pp. 95-100.
34. Voir, pour le texte de Nicolas Contat, d’abord découvert par Gilles Barber, l’ouvrage de Philippe
Minard, Typographes des Lumières, Seyssel, Champ Vallon, 1989 qui le reproduit ; l’autobiographie d’Ada
Negri est longuement citée dans Patrizia Zambon, Letteratura e stampa nel secondo Ottocento, Alessandria,
Edizione del-l’Orso, 1993, pp. 138-139.
35. Voir Maurice Laugaa, La Pensée du pseudonyme, Paris, PUF, 1986.
36. Voir l’ouvrage qui présente, partiellement, les écrits de Prion : Emmanuel Le Roy Ladurie et Orest
Ranum, Pierre Prion, scribe, Paris, Gallimard, 1981.

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on rêver d’un désir plus têtu de ne pas apparaître comme l’auteur de sa propre vie ? Ces
petits faits me semblent de la plus haute importance, qu’ils soient motivés par la diffi-
culté de conquérir une première personne que l’écrit subalterne a très longtemps ignoré
ou par la volonté de brouiller l’identité de l’auteur et narrateur, ils dénotent que cette
écriture-là est un acte transgressif. Ainsi, les procédés que les praticiens et les théoriciens
de l’autofiction ont élaborés depuis vingt-cinq ans sont-il présents chez certains auto-
biographes ordinaires depuis deux siècles et demi, et présents avec une audace inégalée
Existe-il, en littérature, une autobiographie au futur ?
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Toutes les formes possibles de la dépersonnalisation (ou de la distanciation énoncia-
tive) me semblent donc contribuer à la connaissance du processus d’entrée en autobio- 35
graphie. On peut en énumérer quelques-unes. L’autobiographe sans qualité s’appuie
beaucoup plus souvent qu’il n’y parait sur des formes orales ou écrites de récits fiction-
nels à la troisième ou, plus rarement, à la première personne : conte populaire, chanson,
récit épique de colportage. Parfois, il substitue à l’auto-biographie avouée une biographie
dont il semble pourtant avoir maîtrisé le contenu : les curieux Mémoires de Madame
Ludovica, manuscrit trouvé dans les papiers de Flaubert et qu’il a évidemment utilisé
pour Madame Bovary, sont de la main malhabile d’une femme de chambre de Louise
Pradier, l’épouse très dévergondée d’un sculpteur en vogue37. La plupart des biographies
de « bandits sociaux » obéissent à ce schéma quand elles ne sont pas une sorte de réfec-
tion de la biographie personnelle de l’auteur dans un rôle valorisé de brigand ; tel est le
cas de la vie de l’Antougnou que nous avons étudiée naguère38. Il faudrait être également
très attentif aux textes qui se présentent comme des biographies « familiales » : consacrées
à un proche, elles peuvent se révéler comme une façon indirecte d’écrire de soi.
Autrement dit, toutes les marges de l’autobiographie qui établissent des points de contact
et de métissage, avec la fiction et la troisième personne (c’est-à-dire l’impersonnel) sont
bien présentes. On peut y ajouter la poésie, que la première définition de Philippe
Lejeune excluait pour des raisons très précises de théorie poétique : le « je » autobiogra-
phique doit être distingué du « je » lyrique. Or, ce procédé est également présent dans les
pays où la maîtrise de l’improvisation et de l’écriture en vers s’est depuis longtemps popu-
larisée. Dans le cas des textes autobiographiques rédigés en ottava rima (et dont il fau-
drait entreprendre un recensement méthodique), plus que le déplacement de l’énoncia-

37. L’édition la plus accessible de ce texte est italienne Memorie di Madame Ludovica, manoscritto anoni-
mo fra le carte di Gustave Flaubert, a cura di Alberto Capatti, Milano, Il Saggiatore, 1981.
38. Voir Dominique Blanc et Daniel Fabre, Le Brigand de Cavanac. Le fait divers, le roman, l’histoire,
Lagrasse, Verdier, 1982 ; la question de l’écriture – homodiégétique ou hétérodiégétique – des brigands est
importante en Italie, elle attend une approche d’ensemble voir, pour l’instant, Nicola De Biasi, « “Col mio
debole e rozzo scritto”. Che cosa e come scrivevano i briganti della Basilicata » in Storia dell’italiano e forme
dell’italianizzazione, Roma, Bulzoni, 1990, pp. 373-398 ; et Attilio Bartoli Langeli, La Scrittura dell’italia-
no, Bologna, Il Mulino, 2000, pp. 147-156.

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teur vers le lyrisme ou l’épique, c’est la forme rimée, assonancée et formulaire du discours
qui, en quelque façon, introduit une distance protectrice entre le narrateur et son sujet,
entre le moi et sa vie39.
Si l’on admet que ces procédés nous ouvrent des aperçus inédits sur la lente domes-
tication de l’acte autobiographique de la part de ceux qui n’ont pas eu d’emblée la légi-
timité sociale de l’exercer, on comprend l’extrême soin qui doit présider à l’archivage de
ces textes que l’on aurait tendance à maintenir en lisière. Devant ces cas, une définition
générique trop rigide n’est plus de mise ; la sincérité du narrateur, la véridicité de son
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récit, loin de se traduire par les traits formels de l’autobiographie (et singulièrement par
36 le fait que l’énonciateur y avance à visage découvert) donnent au contraire naissance à
des procédés qui esquivent l’identification pour mieux autoriser l’expression authentique
du sujet. L’archive du moi se doit d’être respectueuse de tous ces masques qui balisent le
cours du mouvement profond auquel elle doit son existence, soit la conquête sociale du
discours autobiographique.
L’identité ipse est donc un acquis incertain, dont les marques formelles ne se
déploient véritablement que lorsque la possibilité d’écrire librement de soi est concédée
à chacun, voire encouragée et sollicitée. Mais, en outre, cette identité se présente aussi-
tôt comme paradoxale. L’individu qui déroule, dans un récit rétrospectif, un journal ou
une correspondance, la vie qui lui est propre au sein d’un monde qu’il décrit, qu’il juge
et qu’il modèle, n’est pas monolithique mais, bien au contraire, se révèle multiple et
mobile au fil de l’écrit. Autrement dit, sous l’identité officielle de chaque autobiographe
reconnu et archivé se cache la pluralité en mouvement que son texte découvre ou cana-
lise, choisissant, plus ou moins délibérément, de souligner le parcours de son auteur en
tant que sujet. Il ne s’agit donc plus de l’identité sociale reçue, acceptée ou conquise, et
qu’un seul terme condense (« J’ai été ce soldat dans la guerre, cet émigrant aux États-
Unis, ce cordonnier de village… ») mais bien du noyau mouvant que le récit cristallise
et qui énonce la singularité imprévisible de quelqu’un. Celui que, dans sa pointe autoeth-
nographique extrême, l’identité idem consacrait comme individu-monde devient donc,
au pôle opposé de l’identité ipse, un sujet en procès. On peut, comme le propose
Marianne Gullestad, faire de cette dimension fondamentale du discours autobiogra-
phique l’argument central d’une critique des sciences sociales dont les théories domi-
nantes ignoreraient non seulement l’acteur particulier mais les capacités réflexives des

39. Des textes autobiographiques en ottava rima sont publiés dans Maria Bendinelli Predelli, Piccone e poe-
sia ; La cultura dell’ottava nel poema d’emigrazione di un contadino lucchese, Lucca, San Marco Litotipo,
1997 et dans les travaux sur Francesco Giuliani, berger poète et sculpteur des Abruzzes découvert par
Anabella Rossi et dont Patrizia Ciambelli (que je remercie chaleureusement) m’a révélé les œuvres. Il fau-
drait également analyser la réécriture en vers de ses Mémoires par un des premiers autobiographes popu-
laires français, le vitrier Ménétra ; son découvreur et éditeur, Daniel Roche, a mis à ma disposition ses
transcriptions du manuscrit versifié, je lui en sais infiniment gré.

Daniel Fabre, « Vivre, écrire, archiver », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 19-42.
sujets engagés dans le quotidien de leur vie40. En restant dans le cadre des textes auto-
biographiques historiquement situés, on doit d’abord remarquer la présence modelante
des expériences qui, depuis trois siècles en Europe, emblématisent le surgissement
moderne de l’individu. Il suffira d’en désigner rapidement quelques-unes, parmi d’autres
sans doute, qui pourraient très aisément entrer dans le lexique explicite des archivistes de
l’autobiographie comme outils de classement. En effet, l’identité ipse sollicitant affecti-
vement le lecteur, et donc un discours de la participation ou de la réprobation, aboutit à
masquer les récurrences de l’identité narrative. Or, sans nier le moins du monde l’unici-
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té de l’expérience écrite, celles-ci sont susceptibles de la situer plus précisément et donc
d’aider à mieux la comprendre. 37
Il n’est pas indifférent que la plupart des mémoires écrits par des juifs azkhénazes issus
des shtetl soient, depuis la fin du XVIIIe siècle, des récits de conversion : à une autre langue,
à une autre écriture, à une autre religion ou, du moins, à une autre pensée. Ce modèle
du changement spirituel volontaire est certainement une des matrices qui relie l’auto-
biographie moderne au modèle antérieur de l’autobiographie religieuse. Il est, par
exemple, remarquablement actif dans les autobiographies des militants communistes en
rupture de parti qui décrivent leur trajectoire comme une conquête de leur autonomie
de sujets41. Dans un autre registre, l’idée même d’une autoproduction du moi trouve
dans un des canevas les plus puissants de l’héroïsme démocratique, celui du self made
man, un support cohérent. D’où la présence de l’entrepreneur, défini comme une figure
centrale de la modernité par Max Weber et ses héritiers, dans la galerie des autobio-
graphes depuis, au moins, Benjamin Franklin. Sans doute la fascination qu’a exercé le
récit de vie de Mileo, primé en 1991 à Pieve Santo Stefano, tient-elle au fait que, en
racontant l’histoire d’une petite entreprise artisanale et son échec, l’auteur est conduit à
mettre au jour son rapport personnel à l’existence. Son texte rayonne donc avec la puis-
sance sémantique d’une parabole dont il est toujours difficile d’exprimer l’effet tant elle
nous englobe en tant que lecteurs contemporains42. Une autre variation sur la recons-
truction de soi est présente dans les autobiographies qui, au-delà du moment dramatique
qui en constitue le ressort (maladie, deuil, guerre…), illustrent le processus de rétablis-
sement du sujet et du monde transformé dans lequel il a désormais choisi de vivre. Les
travaux récents sur la maladie comme construction biographique mettent bien en évi-
dence ce scénario qui aboutit à un récit, oral ou écrit, de ré-engendrement. Je citerai
enfin comme ultime figure du sujet, susceptible cependant de les féconder toutes, celle

40. Marianne Gullestad, Everyday Life Philosophers. Morality, Modernity and Autobiography in Norway,
Oslo, Scandinavian University Press, 1997.
41. J’ai présenté une réflexion sur l’émergence des autobiographies juives en Europe orientale au colloque
d’Ascona (nov. 1996) ; sur les autobiographies des militants communistes, voir Patrizia Gabrielli, « Il filo
di Camilla, la tela di Giovanna » in Scritture di donne. Uno sguardo europeo, Anna Iuso dir., op. cit.,
pp. 121-154.
42. Sur l’autobiographie d’Egidio Mileo, voir l’ensemble réuni par Fabrizio Mangiamelli, op. cit.

Daniel Fabre, « Vivre, écrire, archiver », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 19-42.
de l’autobiographe comme auteur du texte qu’il donne à lire et, par un effet rétroactif, de
sa propre vie. En effet, ce ne sont pas seulement les journaux ou les mémoires d’écrivains
qui placent peu à peu en leur centre l’avènement de l’écriture comme moment véritable
de saisie du moi par lui-même, l’autobiographe sans qualité peut lui aussi donner à son
acte, dont on a vu plus haut la dimension transgressive, une portée fondatrice. Notons
d’ailleurs que, dès lors, toutes les formes de reconnaissance (prix, publication ou même
le simple archivage qui implique une lecture sans jugement) viennent accentuer cette
conviction en contribuant à l’inscrire dans le réel.
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38
Des écrits
On a longtemps oublié le dernier pôle de la définition : le fait qu’une autobiographie
est écrite, qu’elle se fonde sur les potentialités cognitives et communicatives que l’écritu-
re détient. Le récit écrit, parce qu’il met en texte le vécu, est un puissant instrument de
mise en ordre et de production du sens. De plus, en se fiant à l’écriture, l’autobiographe
se donne la certitude de laisser une trace, d’œuvrer aussi pour la mémoire. Et les archives
de l’autobiographie, qui sont comme des bibliothèques d’inédits, entérinent ces proprié-
tés. Tout serait donc clair et il n’y aurait guère de commentaire à faire. Pourtant, l’expé-
rience des archives autobiographiques, entre autres, a contribué à mettre en évidence,
fut-ce à contrecœur, que rien n’était aussi simple, que la relation de l’autobiographie et
de l’écriture était de plus en plus problématique et ce pour trois raisons au moins.
D’abord notre conception de l’articulation entre la vie et l’écrit est trop étroitement
liée à la production de l’œuvre littéraire. L’autobiographe ferait de sa vie, ou d’un
moment de celle-ci, un texte, il stabiliserait dans une forme le contenu de sa mémoire.
Or, le journal intime, par exemple, nous place devant une situation assez différente :
l’écriture n’est pas là seulement pour transcrire et ordonner après coup ce qui a été vécu,
elle vient prendre place dans ce vécu même, elle en devient une part, essentielle parfois43.
À côté de l’écriture du texte clos sur lui-même, il y a donc place pour quantité d’autres
écritures qui, au sein de la vie, écrivent la vie. Je les ai dénommées, par fidélité à Georges
Perec et à Michel de Certeau, Écritures ordinaires. Leur rapport à l’autobiographie est
complexe, il vient en tout cas troubler les catégories en faisant apparaître l’écrit autobio-
graphique canonique comme porté et environné par le flux beaucoup plus ample de
l’écrit personnel, quotidien ou exceptionnel44.
Ensuite notre conception de l’écriture et du texte a, ces toutes dernières années,
connu des transformations dont nous n’arrivons pas à prendre encore toute la mesure.
On ne peut plus parler de « graphie » au singulier. De plus en plus de messages écrits uti-
lisent des moyens de communication (fax, mail, internet) qui les multiplient, les accélè-

43. Voir sur ce point Philippe Lejeune, Les Brouillons de soi, Paris, Le Seuil, 1998.
44. Voir les études réunies dans Écritures ordinaires, Paris, POL-BPI, 1993, et Par écrit, Paris, 1997.

Daniel Fabre, « Vivre, écrire, archiver », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 19-42.
rent et semblent les vouer à l’éphémère45. Toutes les propriétés cardinales de l’écriture
semblent ici retournées : le relatif apparat de sa mise en œuvre, la lenteur de sa circula-
tion dialogique, la matérialité de ses produits, la durée de ses traces… Or l’acte autobio-
graphique, depuis la plus élémentaire présentation de soi jusqu’au journal-fleuve, a
immédiatement colonisé ces façons d’écrire en inventant des modalités nouvelles ou en
poussant à l’extrême des potentialités peu exploitées46.
Enfin, le privilège de l’écriture pour représenter la singularité d’une vie est en train
de s’effacer ou plutôt des concurrents très puissants - l’enregistrement sonore, la photo-
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graphie, la vidéo, la transmission on line d’images, les objets - sont en train de s’affirmer
comme les supports préférés du discours sur soi. Cette modification est l’aboutissement 39
d’un processus de longue durée. S’il s’agit, en effet, de fixer des éclats de mémoire et de
les organiser en récit, le langage peut avantageusement s’appuyer sur la figuration sché-
matique (que l’on songe à la Vie de Henri Brulard de Stendhal et à l’importance récem-
ment reconnue de ses croquis) et sur la photographie, reportons-nous aux œuvres vou-
lues comme autobiographiques d’André Breton (Nadja, L’Amour fou), nous y voyons la
description explicitement remplacée par l’image. Là encore, ce que Philippe Lejeune a
appelé le journal-herbier d’une adolescente mettait sur la voie : les documents et les petits
objets témoignant d’instants de son existence, les images réalisées ou prélevées faisaient
partie intégrante de son écrit47. Et les archivistes nous ont appris à reconnaître l’impor-
tance de la présentation matérielle du texte autobiographique, dimension qu’une concep-
tion étroitement livresque et textuelle avait fait oublier.
L’immersion dans l’écrit ordinaire, la diversification des façons d’écrire, la part gran-
dissante des moyens d’expression non-verbaux, tout concourt à briser la domination trop
exclusive du modèle de l’autobiographie comme œuvre textuelle. Cette prise de
conscience souvent née dans les parages des archives autobiographiques n’en a pas enco-
re modifié la définition et le fonctionnement. Presque partout, pour des raisons qui
furent longtemps liées à la spécialisation des techniques et des instruments de conserva-
tion, le texte écrit rejette dans l’ombre d’institutions différentes le son, l’image et l’objet.
Et l’on se trouve alors confronté à une possible contradiction : si les archives autobiogra-
phiques se donnent pour objet idéal toutes les formes contemporaines de l’identité nar-
rative, formes qu’elles se trouvent plus ou moins forcées d’accueillir, elles ne peuvent
continuer à justifier techniquement l’exclusion des pans les plus vivants de l’expression
autobiographique. On sait qu’il existe de passionnantes autobiographies parlées, photo-
graphiées ou filmées hors de la sollicitation de l’historien et de l’ethnologue. La pratique
du journal personnel sur internet nous met sous les yeux des écrits du plus haut intérêt

45. Voir, pour une première étude sur le mail, Josiane Bru, Messages éphémères in Écritures ordinaires, op.
cit., pp. 315-350.
46. Philippe Lejeune, Cher Écran, Paris, Le Seuil, 2000.
47. Philippe Lejeune, « Le journal herbier », in Les Brouillons de soi, op. cit., pp. 367-386.

Daniel Fabre, « Vivre, écrire, archiver », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 19-42.
qui témoignent en direct d’une pratique et modifient les conditions de sa connaissance.
Le lien entre certaines créations muséographiques personnelles et le discours sur soi est
d’autant mieux redécouvert que l’on admet aujourd’hui le muséographe comme auteur.
Souligner ces attentes ne contribue pas à les satisfaire, mais ce qui fait la puissante origi-
nalité de beaucoup d’archives autobiographiques, soit le fait qu’elles esquivent le filtre de
la sélection administrative de l’archivable pour accompagner au plus près le désir d’ar-
chive des auteurs au point d’apparaître comme de paradoxales « archives immédiates »,
doit inciter à ouvrir le débat.
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Comme on l’aura compris, en m’arrêtant volontiers sur les évidences oubliées, les
40 marges et les angles morts, je plaide pour une fécondation réciproque entre les quatre
mondes que les archives autobiographiques articulent : celui des auteurs, celui des archi-
vistes, celui des lecteurs et celui des chercheurs. Cependant, même s’il est indispensable
que chacun ait une certaine expérience ou une idée précise des trois autres, il est bon que
chaque activité, voire chaque métier, parcoure sa propre voie dans le souci de l’échange.
C’est donc le chercheur qui a souligné ici les avancées d’une réflexion qui doit revenir
vers les archives. En effet, nous sommes réunis par notre intérêt non seulement pour l’au-
tobiographie comme genre littéraire ou comme source documentaire, mais pour l’acte
autobiographique en ce qu’il exprime un désir moderne de représentation et d’élucidation
de l’identité à deux faces – sociale et personnelle – du sujet. Aussi, voudrais-je pour finir
saluer un des actes autobiographiques les plus surprenants qu’il m’ait été donné de
connaître48. Parce qu’il échappe à toutes les catégories a priori, il n’a été rendu public ni
par un centre de recherches, ni par des archives, ni par une bibliothèque, ni par un
musée. Et c’est en cela qu’il nous intéresse. Se mettre à l’écoute de cette entreprise, sin-
gulière mais certainement pas unique, suffira pour revenir sur quelques-unes des ques-
tions que nous venons d’entrevoir.
Au printemps de 1992, sont parvenus à la galerie d’art Dina Vierny, à Paris, deux
ensembles de documents envoyés de Moscou et enfermés dans des cartons abîmés. Le
premier était composé d’un bric-à-brac d’objets les plus divers : une « vieille montre à
cadran enfoncé », « une cuiller à thé en bois », « une blouse sale, tachée, bleue », « un
petit lambeau de papier peint ». En tout cent vingt-sept pièces toutes accompagnées de
légendes très précises que nous découvrirons bientôt. Le second était une série de cent
quatorze affichettes, la plupart manuscrites, qui introduisaient très directement dans
l’univers social dont elles émanaient, soit la cuisine des appartements communautaires
dans lesquels vécut, jusqu’aux début des années Soixante-dix, la majorité de la popula-
tion urbaine d’URSS. Règlements de la vie quotidienne, avis de réunions, annonces de
fêtes, dénonciations de voisins bruyants ou voleurs, invectives personnelles… autant de
miettes d’écriture dont le rassemblement suffit à nous rendre présente l’atmosphère par-

48. On trouvera les données sur cette expérience et le catalogue complet de la collecte dans Ilya Kabakov,
Dans la cuisine communautaire. In the Communal Kitchen, Paris, Galerie Dina Vierny, 1993.

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ticulièrement tendue de ces cuisines que partageaient une dizaine de ménages. La lectu-
re de ces écrits publics permet de situer exactement le lot hétéroclite des objets et éclaire
les légendes qui leur confèrent un sens. Par exemple : « Cuillère et fourchette de soldat.
Cette cuillère avait appartenu à un type bizarre qui n’entrait jamais dans la cuisine, un
géologue, il me semble ; quand il partait, il ne fermait même pas sa porte à clé, il devait
croire que de toute façon on y entrerait. Pourtant, il n’y avait rien chez lui, même pas de
meubles, à part un lit par terre. Ensuite il n’est plus revenu et la famille Joukov a occu-
pé sa chambre ». Ou bien : « Vieux mètre ruban ciré. La grand-mère de Valia Zoubareva
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était couturière, elle faisait de la couture pour toute la famille, elle acceptait même des
commandes d’autres locataires. Ainsi, elle a fait un costume pour Volodia Borch pour 41
l’école. Après sa mort j’ai demandé son centimètre. 12. VI. 65 ». Ou encore : « Ouvre-
boîte à manche de bois ; Grouzenkova et Boulavina, de la chambre du coin, sont les pires
ennemis et ne manquent pas une occasion de se faire des crasses. Le soir, lorsque
Boulavina a mis sur le feu une casserole d’eau pour faire la vaisselle, Valentina a fermé le
gaz exprès, pour l’empêcher de réchauffer l’eau. Matrochina était là, elle a tout rapporté
à Boulavina, et celle-ci a balancé l’ouvre-boîte dans la soupe de Valia Grouzenkova ; Son
mari, en goûtant la soupe, l’a retrouvé au fond. 14 février 1965 ».
Donc quelqu’un, resté anonyme, a, pendant quelques années, tenu cette étrange
chronique du petit monde dans lequel il était forcé de vivre. Il l’a fait en croisant deux
sortes de textes : d’une part les écritures ordinaires de la vie collective affichées sur un
panneau dans la cuisine, de l’autre ses propres micro-récits qui accompagnent et font par-
ler les choses prélevées dans le flux des évènements quotidiens. Là il met tout en quelques
lignes : les dates, les noms, les gestes, les mots, les scènes qu’il capte autour de lui.
Apparemment rien sur lui-même, comme s’il s’effaçait derrière ce journal objectif du
dehors. Et pourtant, la lecture de toutes ses légendes minutieusement rédigées et qui ren-
dent une sorte de révérence pieuse à l’objet témoin de ce qui est advenu entre des
hommes, nous place de façon saisissante devant la singularité d’un regard. Le chroni-
queur sans nom et sans visage impose une présence rarement atteinte à ce degré, ses
constats énoncent à la fois sa distance et sa participation face à cet univers social insup-
portable mais voué à disparaître, face à ses compagnons réduits à des mesquineries pri-
maires et pourtant existant chacun dans leur irréductible individualité. Un vrai journal
ou une chronique autobiographique n’étaient sans doute guère possibles dans ses lieux
régulièrement fouillés ; il a donc fallu imaginer cette quête furtive des papiers et des
choses. Peu visibles dans l’inimaginable fouillis d’objets et d’affaires que les familles
entassaient le plus souvent le long des couloirs, ils furent choisis comme les seuls capables
de témoigner du fait que des êtres ont vécu cela. La galerie Dina Vierny a organisé, au
mois de mai 1992, une exposition intitulée « Dans la cuisine communautaire. Nouveaux
documents et matériaux ». Les objets étiquetés, dénommés les « Annales », prirent place
sous huit grandes vitrines de bois, à l’ancienne, chacune d’elles était surmontée d’un pan-
neau sur lequel étaient présentées des affichettes sous-verre, dénommées les
« Annonces ». Les deux salles étaient dans le noir, l’éclairage faisant ressortir les seuls pan-

Daniel Fabre, « Vivre, écrire, archiver », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 19-42.
neaux et vitrines, « l’exposition visait à susciter une ambiance spécifique concourant à
une lecture recueillie et à une étude attentive des objets exposés ». Des visiteurs sont
effectivement venus patiemment déchiffrer dans le silence ces miettes d’un monde. Sans
doute ont-ils éprouvé ce que ressentent les lecteurs qui, à Ambérieu, à Trento ou à
Varsovie, ouvrent le carton où est contenue une vie écrite. Ces mots et ces choses valaient
moins par leur intérêt documentaire brut que comme une archive du présent portée par
le désir de tout dire du réel qui s’abolit, et, surtout, comme le seul geste – délibéré, obs-
tiné, maniaque presque – apte à restituer chaque jour la puissance de ressentir, de juger
et d’écrire d’un sujet. I
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