Histoire Des Idées Politiques Modernes
Histoire Des Idées Politiques Modernes
Histoire Des Idées Politiques Modernes
INTRODUCTION
● La méthode
Ce ne sera pas une approche essentialiste indifférente au contexte, pas une lecture purement internaliste des
textes, mais prise en compte du contexte. Il ne s’agit pas de chercher des éléments du passé pour mieux
comprendre et penser le présent, mais prendre les œuvres dans leur contexte pour répondre et proposer
des solutions à des problèmes existant à un instant T.
Cette approche ne sera pas non plus purement déterministe, qui considèrerait que les idées ne seraient que le
reflet passif d’une position sociale. Les idées ont une certaine autonomie.
L’approche sera contextualiste. Il y a une double ambition de comprendre ce que ces textes doivent au
contexte et aussi de saisir ce que ces textes ont fait au contexte. Les idées ont des conséquences.
● Le parcours
Il existe deux grandes manières de faire de l’histoire des idées politiques. Il y a des enseignements qui privilégie
les périodes et les contextes en faisant apparaître les auteurs de manière ponctuelle. Une autre manière consiste à
faire une histoire des grands penseurs indépendamment du contexte.
La position adoptée est intermédiaire : centrée sur les auteurs, mais insérés dans un contexte et confrontés à
leurs interlocuteurs de l’époque.
● Le corpus
Corpus non exhaustif, le choix des auteurs est guidé par divers soucis : présenter des auteurs canoniques,
volonté de couvrir une partie importante du monde occidentale (voyages en Italie, en Angleterre, en Ecosse, aux
Provinces-Unies, en Allemagne et aux Etats-Unis).
1. La période moderne
La période moderne commence à la fin du Moyen-Âge. 1450 et Gutenberg, 1453 et la chute de Constantinople
ou 1492 et la découverte des Amériques. Elle s’achève en 1789 avec la Révolution Française qui ouvre l’époque
contemporaine.
Cette manière de découper l’histoire est très française. Les autres pays occidentaux considèrent que la période
moderne ne se termine pas avec les Révolutions mais continue encore aujourd’hui.
Cette vaste période a connu plusieurs grandes mutations, liées les unes aux autres.
● Des mutations socio-économiques : le capitalisme marchand et l’urbanisation
À partir du 15ème siècle, on assiste à la prédominance des activités commerciales : marchandises, activités
bancaires, etc. Cela va conduire à une accumulation du capital et une forte période de croissance économique et
démographique. Cela va conduire à une forte urbanisation. On va voir apparaître une nouvelle classe sociale : la
bourgeoisie marchande qui va profiter de l’extension mondiale du commerce en prenant une place croissante.
● Des mutations intellectuelles : l’invention de l’imprimerie, la découverte de nouveau continent et
le détachement de la théologie.
De grandes révolutions culturelles vont avoir lieu.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
Pierre MANENT montre qu'il existe 3 grandes formes d'organisation, politique : la cité, l'empire et l'État
monarchique. Les deux premières sont alors bien connues.
MANENT fait remarquer que l’État moderne n’existait pas au Moyen-Âge. Il est différent de toutes les formes
politiques qui l’ont précédé : pouvoir rationnel, organisé, différencié de la société, dans un cadre géographique
limité par l’existence d’autres États de même nature. Ces particularités vont distinguer l’État de l’empire et de
la cité.
● L'empire
L’empire, effondré en Occident et qui a subsisté un temps en Orient, survit à la fin du moyen-âge dans le
Saint-Empire Romain Germanique, continuateur de l’empire d’occident des Carolingiens et également de
l’empire romain. L’empire rassemble tout le monde connu sous un pouvoir unique. C’est une entité politique
caste, composite, liée à une autorité centrale, intégrant souvent de manière inégale tous les citoyens. Cette idée
d’empire renvoie à la démesure conquérante de quelques individus (Alexandre le Grand, César, Charlemagne),
mais à côté de cette vision de l’empire s’est toujours trouvé une aspiration plus positive qui correspond à l’unité
des hommes, l’universalité de la nature humaine que l’on voulait reconnaître et réfléchir dans et par un pouvoir
unique. C’est la force politique qui tend à l’universel du genre humain comme l’avaient affirmé les stoïciens.
● La cité
À l’opposé de l’empire se trouve le modèle de la cité. Forme qui a peu à peu disparu avec l’empire romain, elle
va réapparaitre à partir du 13ème siècle avec le phénomène d’urbanisation, notamment en Italie du Nord, en
Allemagne et dans les Provinces-Unies. La cité renvoie à l’idée d’un espace public, où les hommes et les
citoyens délibèrent et décident de ce qui concerne les affaires communes.
● La monarchie
Ces formes politiques, à la fin du Moyen-Âge, se heurtent au même problème : l’Église. L’Église, qui a
revendiqué le pouvoir temporel, va poser différents problèmes. À la cité, elle va rendre instable leur organisation
en encourageant les luttes civiles, la constitution de factions et va souvent mener à l’autodestruction des cités,
faibles face aux prétentions de l’Église. Exemple : Dans toute l’Italie du Nord, il va y avoir des conflits entre les
Guelfes et les Gibelins. L’empire est lui aussi démuni face aux prétentions pontificales. Il ne parvient pas à
s’imposer car il revendique une dimension universelle qui est déjà occupée et préemptée par l’Église.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
Ni l’empire, ni la cité, ne sont des formes politiques qui peuvent tenir tête aux revendications de l’Église et du
pape. Il faut alors une forme politique moins particulière que la cité, trop faible, et moins universel que l’empire,
déjà revendiquée par le pape. Cette forme politique sera la monarchie absolue et nationale. La monarchie est
davantage capable de faire face aux revendications de l’Église. Le roi n’a pas à choisir son camp entre le pape et
l’empereur, il peut tenir tête à chacun des deux. Aussi, la vie politique dans une monarchie est plus modeste que
dans une cité, ce qui laisse les hommes libres de se consacrer aux choses de l’autre monde et ce qui rend les
sujets plus obéissants. Cela convient davantage que la cité à l’Église. La monarchie est donc plus compatible
avec l’Église que la cité. Si on compare la monarchie à l’empire, le roi ne prétend pas à la monarchie universelle
ce qui limite l’ampleur du conflit avec l’universalité de l’Église. L’État laisse une place à l’Église, contrairement
à l’empire.
L’ambition de la monarchie et de l’État moderne n’est pas une fin religieuse. Ce qui préoccupe les monarques
modernes, c’est de faire régner l’ordre sur leur territoire, c’est de garantir une sécurité aux personnes et à leurs
biens, c’est également d’asseoir leur puissance et leur souveraineté face aux autres États. En cela, ces
monarchies modernes se distinguent des empires qui ont eu et ont nourri un idéal religieux et ont rêvé d’un ordre
à la fois moral et universel. À cette ambition religieuse des empires, les rois vont substituer la notion d’intérêt
particulier du royaume dont le souverain doit simplement assurer la cohésion. Parallèlement, le peuple va
commencer à prendre conscience de son attachement au royaume et va pour la première fois comprendre que
son unité n’est plus simplement chrétienne mais qu’elle découle de l’appartenance des hommes à une
communauté de destins vivant sous l’autorité du roi. C’est pourquoi Manent conclut en disant que : « La fortune
historique de la monarchie dans le monde chrétien tient pour une part considérable au fait que cette forme
politique permet un large accueil à la présence de l’Église et, en même temps, détient un ressort d’une extrême
puissance – le monarque de droit divin – pour garantir l’indépendance du corps politique face à l’Église ».
Comment et pourquoi les quelques centaines de maisons princières ont-elles été progressivement réduites à
quelques dizaines d’États qui se sont institutionnalisés en Europe ?
L’État a lentement émergé en utilisant les cadres institutionnels de la féodalité. La construction de l’État
moderne ne résulte pas d’un dessein, d’un procès pensé et poursuivi par quelques monarques. La naissance de
l’État moderne est plutôt le résultat involontaire obtenu par des acteurs qui agissaient dans l’univers mental de
la féodalité. Il faut alors faire un pas en arrière pour comprendre son émergence. La société féodale se
caractérise par 3 caractéristiques :
- Faible institutionnalisation du pouvoir politique : relations guerrières, d’homme à homme.
Patrimonialisation du pouvoir, détenu et transmis comme un bien.
- Forte fragmentation : société morcelée entre seigneuries.
- Forte instabilité : fluidité du pouvoir, discontinuité dans le temps et dans l’espace de son exercice.
Or, ce qui définit l’État moderne c’est sa forte institutionnalisation, une certaine unité et une assez grande
stabilité. D’où la question : comment a pu se constituer une telle forme politique dans une société si peu
institutionnalisé, aussi divisée et aussi instable ?
● La dislocation de l’Empire carolingien
Avec le traité de Verdun en 843, l’empire carolingien va être divisé en 3 parties. Chacun des royaumes va
ensuite subir l’assaut des ducs, comtes et seigneurs qui vont s’émanciper et conduire à la formation de
principautés autonomes. Cette dislocation va être marquée par deux éléments importants:
- La patrimonialisation des fiefs : le démembrement de l’empire franc
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
Cela va créer la féodalité des bénéfices ; les carolingiens souhaitaient imposer un engagement personnel ;
obligation vassaliques, obligations militaires en retour d’une protection, d’un hébergement, d’un bénéfice. C'est
le contrat vassalique. Mais ce mécanisme, qui permet de s’assurer du loyalisme, va se retourner en son contraire
et va donner lieu à une féodalité de fief. Le terme bénéfice va disparaître et va être remplacé par celui de fief.
Derrière cette substitution émerge la patrimonialisation des fiefs : la terre va cesser d’être considéré comme le
salaire d’une fonction et va devenir un bien susceptible d’appropriation par le vassal. L’hérédité du fief va se
transmettre de génération en génération et cela va conduire à une autonomisation des vassaux.
- La patrimonialisation des pouvoirs : la décadence interne de l’autorité
De nombreuses fonctions politiques exercées par des fonctionnaires (marquis, ducs) vont passer aux mains
d’amateurs et on va assister à une patrimonialisation des droits qui vont devenir les possessions d’une personne.
Les prérogatives associées vont être considérées comme des biens : elles vont pouvoir être vendues,
hypothéquées, partagées par voie de succession. Cela va conduire à la disparition de l’autorité carolingien au
profit des seigneurs
On s’éloigne de l’État, mais paradoxalement cet émiettement va ouvrir une dynamique précipitant la féodalité
vers l’État moderne.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
Monopole de la violence physique légitime. Exclusivité pour le roi de l’emploi de la violence militaire. Au
niveau externe, ELIAS montre que la multiplication des conflits entre seigneurs locaux va obéir à ce qui pourrait
s’apparenter à une logique économique : les plus grandes unités sur un territoire donné vont absorber/éliminer
les plus petites.
À travers cette concurrence, il ne restera plus que quelques très grandes seigneuries au point d’en avoir qu’une
seule à la fin. La maison capétienne finira par assurer son hégémonie sur l’ancien royaume franc d’occident
Ce mécanisme n’était pas conscient, mais un effet émergent du comportement des seigneurs rivaux qui se sont
faits la guerre. « La guerre a fait l’État et l’État a fait la guerre » selon Charles TILLY.
Elias montre que cette monopolisation de la violence légitime ne suffit pas à caractériser un
Cette rivalité s’est traduite par une interdépendance fonctionnelle qui a fondé l’ordre social et qui a conduit au
renforcement paradoxal de l’État : la position du roi dépend de cette interdépendance entre les classes
bourgeoises et aristocrates. Pour conserver sa puissance, le roi a eu besoin d’une certaine cohésion sociale
et pour cela de maintenir des forces centrifuges, une forme de tensions entre les deux. « L’heure d’un pouvoir
central fort approche […] quand les centres de gravités se répartissent si également entre [les groupes
fonctionnels] qu’il ne peut y avoir ni compromis, ni combats, ni victoire décisive. »
- De la fiscalité
Ce monopole a permis de centraliser l’ensemble des taxes sociales permettant au souverain de rétribuer ses
fidèles et ses serviteurs non plus en terres mais en argent. ELIAS montre qu’au début du 13ème, la conception
dominante imposait au roi de financer ses dépenses sur ses revenus domaniaux. Puis il va prendre l’habitude de
faire payer ses expéditions sur ses vassaux. D’abord exceptionnel ils nécessiteront le consentement du vassal.
Mais la France étant toujours en guerre, une fiscalité permanente va émerger avec Philippe le Bel qui va
convoquer les trois états pour négocier avec eux l’impôt. Ce consentement se répétera jusqu’au 15ème siècle
lorsque Charles VII rompra avec cette pratique en décidant de fixer unilatéralement chaque année l’impôt
principal (la taille, pas pour la noblesse).
Une administration spécialisée va se former pour collecter et irriguer l’impôt. Cette expansion va peu à peu
donner naissance à l’État français en instaurant une véritable bureaucratie de plus en plus centralisée et de plus
en plus différenciée du reste de la société.
L’État moderne n’est donc pas né d’un idéal moral ou religieux, mais bien d’une démarche réaliste visant
à consolider l’ordre et la souveraineté. Dès l’origine, les grands royaumes n’avaient l’ambition de devenir une
monarchie chrétienne universelle (incarnée dans l’idée d’empire). Le roi entendait simplement défendre son
territoire contre les ambitions des autres rois ou des grands seigneurs voisins. Saint Louis est sans doute le
dernier monarque animé par l’idéal de la royauté chrétienne.
Cela aura une incidence sur la finalité du pouvoir politique : la fin de l’État ne sera plus l’éthique, le bien-vivre,
mais plus simplement la vie voire la survie. L’État doit d’abord et avant tout maintenir ses sujets en vie.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
CONCLUSION : à côté de ces deux monopoles, des éléments subjectifs peuvent être ajoutés.
En parallèle vont se former les États-nations. Les États vont devenir le cadre de vie collective des
peuples.
La stabilisation des frontières était impossible dans un premier temps : mariage, conflits, etc. les possessions
changeaient régulièrement de famille dès qu’un prince disposait de territoire disjoints et disséminés dans
plusieurs royaumes. Dans ce contexte, il y avait une nécessité d’allégeance. Mais à partir du 13ème siècle, les
règles de dévolution commencent à être remises en cause et la notion de frontière va gagner en importance dans
les relations entre les États qui deviennent de plus en plus homogène. Cela va faire naître un sentiment
patriotique qui va devenir très important après la guerre de 100 ans entre la France et l’Angleterre entre 1337 et
1453. Avant, il y avait une communauté de culture, que cette guerre aura complètement érodée. Cette guerre va
aussi établir la légitimité du sacrifice des hommes pour leur patrie. L’attachement à la patrie va naître là où la
pensée féodale ne connaissait que les communautés chrétiennes et les communautés locales. Rien ne forgera
mieux le sentiment national en France que Jeanne d’Arc, icône du sentiment patriotique. Les communautés vont
commencer à se penser historiques et distinctes, par leur destin, par leur territoire, par leur histoire et par leur
langue.
À cette période, l’histoire des royaumes est reconstruite par les clercs dans le but de magnifier le rôle des
anciens rois. Au bénéfice de la monarchie, l'histoire va être réinventée. L’historiographie officielle commandée
par la couronne va devenir une discipline à part entière, en donnant à l’État sa conscience.
Dans cette volonté, les États vont commencer à se distinguer plus nettement les uns des autres par leurs
confessions et par la langue de leurs élites politiques et sociales. Le français, l’anglais ou l’espagnol vont gagner
en importance au détriment du latin qui était la langue commune des européens civilisés. L’édit de
Villers-Cotterêts en 1539 va imposer le recours au français dans les actes publics et judiciaires, ses effets se
feront progressivement sentir et les langues nationales s’imposeront comme les langues de la culture et
déclasseront les parler locaux et les patois.
C’est ainsi que l’État national va véritablement émerger et naître dans sa forme achevée à la fin du 16ème et au
début du 17ème, avec une population qui partage le sentiment d’appartenir à une même communauté de destin
avec un territoire aux frontières stabilisées et un souverain qui détient le monopole de la violence physique
légitime.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
La modernité est présentée comme une rupture avec l’ordre ancien et comme un retour à la pensée antique. La
modernité se veut l’héritière de l’antiquité gréco-romaine. Ce qui renaît, c’est l’hellénisme dont les mille ans de
christianisme ont contribué à perdre la trace (cultivé par les moines et les savants arabes). La redécouverte des
anciens est née d’une fécondation des mondes grecs et chrétiens, ce que le Moyen-Âge n’a pas fait. C’est
pourquoi on considère que le Moyen-Âge est une période obscure malgré l’immense mérite de certains penseurs
médiévaux. Mais, le Moyen-Âge n’a été qu’une nuit étoilée, alors que la modernité peut être considérée comme
un nouveau jour, le dégagement d’un horizon inédit grâce à la redécouverte des penseurs de l’antiquité.
Mais la Renaissance n’est pas un simple retour. La modernité opère une rupture avec le monde ancien, médiéval
ou antique.
Pour saisir cette opposition, on peut distinguer 4 lignes de fractures entre les anciens et les modernes, en ayant
en tête que ce ne sont que des types idéaux – tous les anciens et tous les modernes ne se rangent pas toujours du
même côté de la barrière.
A. La finalité du politique : du bien-vivre au vivre
Les grecs de l’antiquité, les anciens, concevaient la politique sur le modèle d’une éthique. La politique était
considérée comme une doctrine enseignant la vie selon le bien ; il était impensable que la politique pu être
dissociée de la recherche de la vie bonne. La fin du politique est une fin proprement éthique. Toutes les
communautés qui composent la cité ont une fin biologique, alors que la communauté de ces communautés, la
cité, est la seule à avoir une fin éthique : le bien-vivre.
On retrouve la même chose chez les médiévaux au sens que la politique ne doit rien faire pour remettre en cause
le salut des individus.
Chez les modernes, en revanche, la politique sera détachée de la morale au sens où sa finalité ne sera plus la
réalité de la vertu civique, mais simplement l’organisation d’un cadre vie qui assure à chacun la possibilité de
poursuivre librement et en sécurité ses propres fins. On peut faire remonter à MACHIAVEL un tel détachement
de la politique par rapport à l’éthique : le politique n’a plus pour fin le bien-vivre, mais qu’une fin minimale et
primordiale : le vivre. Selon MACHIAVEL, « Il faut estimer comme un bien le moindre mal ». Cette évolution
est liée au passage d’une communauté éthique homogène à un cadre étatique de + en + pluraliste, travaillé par
des cultures et des religions différentes. Les individus d’une même société vont se faire des conceptions
différentes, parfois irréconciliables du bien et d’une vie bonne. Le meilleur moyen de faire vivre pacifiquement
ces conceptions, c’est de faire en sorte que l’État n’en privilégie aucune au détriment des autres, et que l’État ne
fasse plus la promotion d’une conception particulière de la vie bonne et qu’il soit neutre.
Cette évolution aura des implications sur le comportement et le caractère attendu des gouvernants. Pour les
anciens, les gouvernants devaient être vertueux, bons, charitables, généreux, incorruptibles. C’est le message du
songe de Scipion de CICÉRON. MACHIAVEL dira qu’il ne faut pas miser sur la vertu des gouvernants et qu’il
ne faut pas appliquer aux gouvernants les critères des gens ordinaires ; il faut plutôt miser sur la capacité des
institutions à limiter et conjurer les effets des vices nécessaires des gouvernants. Il faut donc bonifier ces vices,
que les institutions les rendent profitables au peuple. En étant utile à eux-mêmes et en suivant leurs intérêts
personnels, il faut qu’ils soient utiles à tous et satisfassent l’intérêt commun. En conservant le pouvoir, les
princes maintiennent la sécurité et la stabilité. Le politique ne doit pas viser le bonheur et l’épanouissement
vertueux, seulement la sécurité mais aussi il ne faut pas attendre des gouvernants qu’ils soient vertueux. La vie
politique n’est pas moralisable.
Les anciens présentaient la politique comme une praxis, action commune concertée dans le dialogue entre
citoyens se réunissant sur la place publique pour débattre des fins que devait poursuivre la cité. La politique
n’était pas conçue sur le modèle d’une technê ou d’une science (à l’exception notable de Platon). Il n’y avait pas
d’experts en politique, de savants ayant raison contre tous les autres. Il s’agit de discuter sur les fins de la cité et
de choisir les moyens destinés à réaliser une fin donnée pas problématisée. La politique est une science
délibérative. C’est une interrogation collective sur les fins que doit poursuivre la communauté, science
architectonique.
Les modernes vont quant à eux avoir une conception différente, qui va apparaître comme une technique, comme
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
un moyen de résoudre un problème : c’est un moyen de conserver la vie chez MACHIAVEL; pour HOBBES,
l’État moderne n’est qu’un moyen de mettre fin à la guerre de tous contre tous. La politique devient une
technique capable de résoudre les problèmes d’organisation de la vie collective. L’idée se fait qu’il existe des
experts en politique capables de diriger efficacement l’ensemble de la collectivité. Se faisant, les fins du
politique ne sont plus questionnées car elles ne poseraient plus de problèmes. L’État doit poursuivre des fins qui
font l’unanimité, qui n’admettent aucune délibération. Il y a d’abord dans ces fins celle qui mettra tout le monde
d’accord : la préservation de la vie. Pour tarir la source de conflit, il a été compris qu’il fallait faire en sorte que
le politique n’est comme fin que celle qui fait consensus : la sécurité, le maintien de la paix et la protection de la
propriété. Cette fin ne fait plus débat, tout le monde la veut. Seuls les moyens peuvent être discutés et seuls les
experts sont capables de déterminer les meilleurs moyens pour atteindre ces fins qui n’ont pas à être discutées.
La politique n’est plus qu’une technique employée par une minorité compétente et consistant à trouver les
meilleurs moyens de maintenir l’ordre en société.
C. Le fondement de l'ordre politique : du cosmocentrisme à l’anthropocentrisme
Chez les anciens, l’ordre politique était conçu sur le modèle d’un cosmos : ordre naturel, harmonieux, qu’aucun
dieu n’a créé et qui est le même pour tous. L’ordre politique juste était celui qui imitait au mieux l’ordre naturel.
L'ordre politique était pour tous. Il ne pouvait pas s’instituer par une création, ne pouvait pas être considéré
comme le résultat de la volonté humaine. La cité est naturelle. Ceux qui en sont en dehors sont soit dieux, soit
ne sont pas un homme.
Chez la tradition judéo-chrétienne, l’ordre politique est fondé sur la nature, mais une nature créée. L’ordre
politique est naturel, voulu par Dieu. La théologie judéo-chrétienne introduit l’idée d’une volonté créatrice
souveraine d’un dieu qui aurait créé le cosmos. L’ordre politique serait le fruit d’une volonté agissante, d’un
dieu créateur et donc le fruit d’une certaine volonté. Les modernes vont hériter de cette conception du monde
qui n’est plus cosmocentrique mais théocentrique.
Les modernes vont accepter l’idée que l’ordre politique aurait été créé par une volonté agissante, mais ce qui
caractérise la pensée politique moderne, c’est que dans l’ordre politique l’homme devient l’équivalent d’un dieu
créateur. Il devient souverain dans les affaires temporelles et est le propre artisan de son ordre politique. C’est
pourquoi HOBBES va se représenter l’ordre politique sur le modèle artificialiste, sur le modèle d’une volonté de
l’homme. Il n’y a de politique que lorsque les hommes ont décidé de passer ensemble un contrat social pour
quitter l’état de nature. Il n'y a pas de sociabilité naturelle.
Pour définir les anciens, CONSTANT fait référence aux communautés grecques notamment Athènes. Il
remarque que la vie individuelle n’y est pas séparée de la vie sociale. Les hommes n’avaient pas d’indépendance
privée, soumis à la volonté discrétionnaire de l’ensemble dont ils étaient une partie. Il n’y avait pas de libertés
individuelles. En contrepartie, les citoyens jouissaient d’une très grande liberté politique, entendue comme
participer à la vie politique de la cité. La conception de la liberté était donc très différente : est libre celui qui
participe à la définition des règles auxquelles il est soumis, exerçant un contrôle sur son existence et poursuivant
les fins transcendant les objectifs individuels.
Pour les modernes, l’individu devient une fin en soi, son existence individuelle prime sur son existence
collective. Par conséquent l’idée de liberté va être associée à l’autonomie individuelle vis-à-vis de la société et
de l’État. La liberté est appréhendée de manière négative : le champ d’action sur lequel l’individu n’est pas
empêché par la force étatique ou la violence de ses congénères ; indépendance des individus vis-à-vis de la
volonté coercitive des autres. En contrepartie, l’individu va perdre son pouvoir politique et sa capacité à définir
un destin collectif.
CONSTANT dit qu’il ne souhaite pas revenir à la liberté des anciens. Mais il ne se contente nullement de la
seule liberté des modernes, il faut lui associer davantage de liberté politique. On trouve beaucoup de modernes
qui défendent une conception de la liberté plus positive et plus proche de la conception des anciens que de celle
des modernes. C’est le cas des républicains, de MACHIAVEL (pour certain), de SPINOZA, de ROUSSEAU.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
Ce ne sont que des idéaux-types : on trouve des anciens ayant une conception moderne du politique (les
sophistes), ainsi que des modernes et même des contemporains attachés aux idéaux des anciens (ROUSSEAU).
Évidemment, cette rupture ne s’est pas faite du jour au lendemain. Cette transition vers la modernité est initiée
par SAINT THOMAS et achevée peu ou prou par MACHIAVEL (dernier des anciens ou premier des modernes)
et cette rupture sera consommée avec HOBBES.
ARISTOTE = anciens
HOBBES = modernes
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
I. Eléments de contexte
On voit deux visions opposées de la vie solitaire, soulignées par BARON. Ces travaux ont été critiqués et repris
notamment par John POCOCK et Quentin SKINNER. Ces historiens ont voulu aller plus loin en étirant le
modèle de validité de la notion même d’humanisme civique. Ils vont essayer d’ériger l’humanisme civique en
véritable structure intellectuelle, en véritable philosophie politique qui aurait animée la pensée politique de
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
langue anglaise jusqu’à constituer le fondement de la révolution américaine. Cette notion est également
remontée plus tôt : l’humanisme civique apparaît pour SKINNER dès le début du 13ème siècle, avec les
évolutions importantes soulignées par BARON présentes dans nombres de textes redécouvert. Dans cette
perspective, POCOCK a publié The Machiavellian moment, Florentine political thought and the Atlantic
republican tradition (1975). Il essaye de réévaluer le rôle joué par le modèle civique républicain dans l’histoire
politique moderne. Ce modèle républicain, qui valorise la participation civique aux affaires de la cité, aurait été
occulté par la domination du paradigme libéral. POCOCK va proposer de reconsidérer l’histoire de la modernité
à partir du conflit entre deux langages :
- Un langage libéral qui exalte l’individualisme marchand, la division du travail, l’essor de la
civilisation, la passivité politique, la dose de corruption nécessaire à la stabilité du gouvernement
- Un langage civique, républicain, qui insiste sur l’idée que la liberté ne peut subsister sans la vertu et la
participation des citoyens aux affaires de la cité. Il va voir dans la promotion du commerce, le
développement des richesses, une menace pour la liberté. Fidèle à la tradition aristotélicienne de
l’homme conçu comme animal politique, il considère l'ouverture de la dimension politique de
l’existence comme une remise en cause de fondements même de ce qui constitue la personnalité
humaine.
POCOCK constate que les historiens des idées auraient eu tendance à penser qu’on aurait abandonné le langage
civique en entrant dans la modernité. Elle n’aurait parlé que le langage libéral. Il conteste cette thèse en disant
qu’il y a une période où des auteurs ont parlé les deux langages : la Renaissance. Aussi, d’autres auteurs, que
l’on dit moderne, ont aussi parlé ces deux langages. Par « moment machiavélien », POCOCK veut dire deux
choses :
- Le moment où MACHIAVEL a développé sa pensée, la période l’humanisme civique
– période transitoire avant d’entrer dans la modernité « libérale » avec HOBBES.
- Le moment machiavélien est aussi le moment sans cesse continué dans le temps, et donc conceptualisé,
où le modèle républicain est confronté à une crise et où on réactive l’idéal civique des anciens pour
sauver la république.
Ce livre est construit sur ce double sens.
Ces études soulignent une certaine ambiguïté de MACHIAVEL. Il incarne une dimension de la modernité, au
sens où il est l’un des premiers sinon le premier à avoir pensé la séparation de la morale et du politique. Aussi, il
y a incontestablement une dimension de la pensée de MACHIAVEL qui le ramène à la pensée des anciens,
notamment dans la pratique d’une activité civique intense. Il est à la jonction du Moyen-Âge qui se termine et
de la modernité balbutiante qui se dessinent. Il est donc considéré comme le dernier des anciens et le premier
des modernes.
En 1512, la république tombe, les Médicis rentrent à Florence avec Laurent II de Médicis et MACHIAVEL perd
son poste. En 1512, on accuse MACHIAVEL d’avoir participé à une conspiration contre les Médicis, il est arrêté
et emprisonné puis invité à s’exiler dans sa maison de campagne. Il va alors se mettre à la lecture des grands
poètes italiens et des grands historiens et philosophiques. Ce purgatoire politique va faire naître l’écrivain : il va
rédiger Le Prince en 1513 qu’il envoie à Laurent II de Médicis pour revenir en grâce et que ce dernier lui offre
un poste de conseiller.
Le Prince n’est pas publié du vivant de MACHIAVEL et Laurent II de Médicis l’ignore. MACHIAVEL est vexé
et écrit alors une pièce de théâtre, La mandragore, qu’il dédie à nouveau à Laurent II de Médicis. Sans succès. Il
va poursuivre ses lectures et va écrire d’autres ouvrages : Les discours sur la première décade de Tite-Live où il
commente les institutions et les pratiques de la vie politique romaine, il affiche son adhésion au principe
républicain alors que le prince semblait faire l’éloge de la tyrannie. Il va ensuite revenir à Florence en 1526 et va
rédiger ses Histoires florentines, affichant à nouveau un certain républicanisme. À partir de cette date, il va
exercer certaines missions pour les Médicis et va enfin obtenir le rôle de conseiller qu’il convoitait.
Mais en 1527, une révolte républicaine se fait, MACHIAVEL perd les petits postes qu’il avait difficilement
obtenus. Il postule pour retrouver sa charge de secrétaire de Florence, mais on lui reproche sa compromission
avec les Médicis et meurt en juin 1527.
On peut considérer qu’il y a deux ouvrages majeurs chez MACHIAVEL : Le Prince (rédigé en 1513 et paru en
1530) dans lequel il semble faire la théorie des tyrannies et Les discours sur la première décade de Tite Live où
il fait l’éloge de la république. Il existe trois grandes familles de lecture de MACHIAVEL :
- Les lectures du Prince au premier degré : ne s’intéresse qu’au Prince occultant les autres œuvres et
considérant MACHIAVEL comme machiavélique.
Il y a dans ces lectures au premier degré :
Les adeptes praticiens qui se sont réclamés de MACHIAVEL : Charles Quint, Henri IV,
Richelieu, Napoléon, Mussolini, Maurras, Gramsci.
Les offusqués : Innocent Gentillet, Frédéric II, Voltaire ??
- Les lectures dissociant Le Prince et Les Discours
L’hypothèse d’une trahison de son propre républicanisme – Le Prince est un texte purement
utilitaire.
L’hypothèse d’une trahison des Médicis – il trompe les Médicis en leur donnant de mauvais
conseils et en livrant au peuple le secret de l’imposture des tyrans.
- Les lectures réconciliant Le Prince et Les Discours : ses livres ont plus en commun que de
contradiction, ces ouvrages exposent simplement un réalisme cru, un humanisme salvateur. Il dit ce
qu’il pense : il faut séparer la morale et la politique, seule condition d’un véritable humanisme.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
MACHIAVEL va affirmer le primat du politique sur l’éthique. Il faut donc écarter les lectures machiavéliennes
de MACHIAVEL.
Chez MACHIAVEL, il y a un renversement de la distinction aristotélicienne entre le vivre et le bien-vivre. Pour
MACHIAVEL, il est question de savoir comment conserver le pouvoir, et non savoir comment bien vivre. Pour
MACHIAVEL, le premier bien est celui de la vie et la fin sécuritaire est prioritaire, et non nécessairement
supérieure ; mais sans la conservation de la vie, rien n’est possible. La première tâche de l’homme est une tache
politique. Il va essayer de déterminer une nouvelle normativité, consistant en une sorte de relativisation politique
de la vertu reconnue aux princes. Le prince, s’il veut satisfaire cette fin, doit savoir ne pas être bon : il doit viser
la conservation et il doit savoir le faire parfois en renonçant à la morale pour laquelle on loue le commun des
mortels. Ainsi faisant, il va émanciper le politique de la tutelle de l’éthique. « Un esprit sage ne condamnera
jamais quelqu’un pour avoir usé d’un moyen hors des règles ordinaires pour régler une monarchie ou fonder
une république. […] Si le fait l’accuse, le résultat l’excuse. »
Il va aussi s’opposer à la recherche d’un juste milieu, qui ne peut être qu’une compromission. Pour lui, il y a une
promiscuité entre le bien et le mal. Le bien et le mal ne peuvent être pris absolument. Ils s’apprécient selon La
logique de la vérité effective de la chose : dans certaines circonstances, le bon usage de la cruauté en son
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
caractère prémédité, économe, cause bien moins de mal qu’une bonté permissive. D'où l'idée de l'exercice d'un
courage dans le mal. Il y a même un devoir d'entrer au mal si nécessaire, et ce devoir est précisément celui
attaché à la responsabilité politique. MACHIAVEL pense ainsi la promiscuité entre le bien et le mal.
« Le bien et le mal ont pour eux de l’attrait et de la ressemblance ». La vraie question est celle de la
discrimination entre le bon alliage et le mauvais alliage. Il veut penser la conjonction entre le bien et le mal sans
affirmer que dans le bon alliage, il y aurait une sorte de dépassement du mal en bien. Le bon mélange ne sublime
pas et ne transforme pas le mal qu’elle comporte en bien. Il s’arrête sur le seuil de cette coexistence et veut
simplement penser l’alliage préférable. Il pense une économie du moindre mal, avec l’idée qu’il peut y avoir
une fécondité d’un mal pour un bien, n’effaçant rien du mal comporté. La décision politique est le choix de la
juste promiscuité de l’absorption du mal dans le moindre mal.
Il n’y a pas la volonté d’aller par-delà le mal. En récusant l’alternative entre le bien et le mal il ne propose pas
un dépassement, mais se tient sur le seuil et ne le franchit jamais.
Cette nouvelle normativité dit : le prince doit paraître bon mais s’il ne peut pas l’être donc qu’il ne doit pas
l’être, il ne peut et ne doit l’être qu’en apparence pour savoir ne pas l’être quand il le faut. Il introduit une
distinction entre la morale privée et la morale politique au sens où le prince ne peut observer les choses pour
lesquelles un homme ordinaire est loué. Le régime normatif auquel MACHIAVEL soumet le prince ne peut être
celui du citoyen normal, car le prince doit entrer dans le mal. Il soustrait le politique à la morale pour que la
morale reste possible.
Si cela peut paraitre diabolique, il faut souligner une forme de ruse. La fin que doit poursuivre le prince est la
conservation du pouvoir, mais il suggère qu’en remplissant cette fin, le prince rempli indirectement la fin de la
cité, du politique. C’est seulement si le prince s’accroche à son trône comme une moule à son rocher que la
sécurité règnera. La fin du pouvoir, qui est une fin égoïste, vient conspirer et coïncider avec la fin de la cité.
Toute l’habileté de la cité consiste à faire en sorte que le prince, en étant utile à lui-même, est en fait le plus utile
à la société. Les fins de la société coïncident avec les ambitions du prince. Il s’oppose donc radicalement à la
thèse de Cicéron dans le songe de Scipion : il est dangereux de faire reposer la légitimité d’un régime sur la
vertu espérée, illusoire des gouvernants ; un régime est bon lorsqu’il sait profiter des vices égoïstes des
gouvernants.
MACHIAVEL est d’une certaine manière le premier des maîtres du soupçon. Il porte ce soupçon sur le point
stratégique de la vie des hommes : la vie politique. L’un des traits de notre modernité est ce doute du bien, qui
commence avec MACHIAVEL. Il désenchante le monde politique. Cela ouvre la possibilité de plusieurs lectures
républicaines :
- ROUSSEAU : « En feignant de donner des leçons aux rois, il en a donné de grandes aux peuples. Le
Prince de Machiavel est le livre des républicains »
- STRAUSS dit que la philosophie politique a pour fonction de dévoiler une vérité relative au
fonctionnement des gouvernements. Mais cela est paradoxal car cette vérité doit rester cachée, voilée,
pour que ce gouvernement puisse fonctionner. Il est nécessaire au pouvoir que le principe de son
fonctionnement reste caché alors que la tâche de la philosophie serait de le dévoiler. En écrivant Le
Prince, sous couvert de conseiller le prince, MACHIAVEL dévoile les secrets de la ruse politique et
rend ainsi le pouvoir politique inefficace.
- MERLEAU-PONTY dira ainsi que MACHIAVEL vend la mèche. Il dit également qu’on trouve chez
Machiavel les conditions d’un vrai humanisme notamment dans le changement qu’il fait subir au statut
politique du bien. Il a le mérite de rappeler que le mal est inévitable et que ce n’est pas le combattre
que de le nier.
C. MACHIAVEL et la religion
Pour François GUICHARDIN, contemporain de Machiavel, « S’en remettre à Machiavel pour le choix d’un
prédicateur à l’occasion d’un carême, c’est demander à un homosexuel de choisir une belle et jeune épouse. »
On trouve chez MACHIAVEL une critique très forte de l’église de son époque, notamment des papes qu’il juge
trop temporels, belliqueux, dénonçant les mœurs très relâchées.
Il va aussi critiquer le christianisme et son incapacité à lire l’histoire véritablement. Il lit l’histoire sans
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
providence et rejette l’idée d’une transcendance. Aussi, il reproche à la religion chrétienne de glorifier
l’humilité en préférant la contemplation à l’action, en indiquant un paradis ouvert aux vaincus plutôt qu’aux
vainqueurs. Il va proposer une autre vertu, faite de grandeur d’âme et de courage que ne valoriserait pas le
christianisme.
Il reproche aussi à la religion chrétienne de corrompre l’esprit civique et de décourager la vertu citoyenne du
peuple, et donc d’affaiblir les cités. C’est pourquoi il oppose la religion romaine, ordonnée à l’amour de la
patrie, au respect de la loi et au désir de gloire. Le christianisme affaiblit le sentiment patriotique en enrôlant les
chrétiens dans une autre patrie.
Mais il faut aussi rappeler que MACHIAVEL a un sens très aigu de l’utilité de la religion. Il montre que les
romains ont su tirer parti de la crédulité religieuse du peuple pour mieux faire accepter des décisions politiques.
La « religion des Romains » « était utile pour commander aux armées, réconforter le peuple, maintenir les gens
de bien et faire rougir les méchants ».
MACHIAVEL dit qu’il faut que les princes cultivent une certaine religion, chrétienne ou une autre. Il y a l’idée
que la religion favorise l’obéissance, et un prince aura du mal à gouverner sans s’y référer. MACHIAVEL a une
vision utilitariste de la religion : elle doit servir pour obtenir l’obéissance.
Il n’était d’ailleurs pas hostile à la religion, mais plus à ses excès et à ses corruptions.
Il n’y a pas de liberté sans courage, mais il n’y a pas de courage sans liberté. C’est un cercle vicieux, mais qui
peut se transformer en cercle vertueux : « De même que les bonnes mœurs ont besoin de lois pour se maintenir,
de même les lois ont besoin de bonnes mœurs pour être observées ». Il va montrer que des puissances ont eu du
mal à se doter d’institutions libres, car elles ont perdu l’habitude d’être libres après avoir été trop longtemps
soumises au gouvernement d’autrui. C’est le cas de Florence.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
On voit à nouveau que la conservation de la patrie n’est pas qu’une fin en soi, mais aussi un moyen pour le
peuple de vivre libre, de jouir de certaines libertés. MACHIAVEL, dans Les Discours, va évoquer ce qu’il
appelle « l’utilité commune qu’apporte le fait de vivre libre » : « Jouir librement et sans aucune crainte de ses
biens, ne craindre ni pour l’honneur de sa femme et de ses enfants, ni pour soi-même. ». Le bien commun ne se
réduit pas au salut de l’État, mais comporte une dimension privée dans laquelle coïncide l’intérêt de la cité et
celui de ses membres : les grands veulent conserver le pouvoir, et le peuple veut conserver sa liberté ; c’est en
permettant à chacun d’eux d’obtenir ce qu’ils visent que la patrie sera conservée.
Il va insister sur la nécessité de cette discorde, et va souligner les bienfaits en soulignant que
le politique doit être vu comme le lieu d’expression du conflit.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
le vice et la désunion.
Les trois découvertes (méthodologique, normative et sociologique) vont préparer le terrain sur lequel Hobbes
fondera sa théorie. L’œuvre de Machiavel est une œuvre qui, sinon sur des airs sulfureux, a introduit des
innovations majeures qui ont préparé notre modernité.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
I . Eléments de contexte
Les origines de la réforme sont diverses. Les historiens essaient de les résumer en distinguant les causes
profondes et les causes immédiates ayant déclenchées la réforme.
● Les causes les plus profondes : un monde en pleine mutation.
Les causes profondes ont déjà été évoquées : le monde est en pleine mutation, de grands
bouleversements ont lieu lors de cette période.
➢ Déclin de la féodalité et de la montée du nationalisme
On assiste à un déclin de la féodalité, montée des nationalismes, défiance de plus en plus grande face à l’Église
romaine. La France par exemple va connaître une première centralisation sous Louis XI, amplifiée sous François
1er et atteignant son apogée avec Louis
XIV. Dans le Saint-Empire Germanique, les princes allemands voient d’un mauvais œil la souveraineté du
pape et contestent de plus en plus les impôts ecclésiastiques (la dime, etc.) et le bas-clergé qui vit dans des
conditions misérables va s’offenser de la richesse des grands prélats allemands.
➢ Invention de l’imprimerie et la diffusion des idées nouvelles
Aussi avec l’invention de l’imprimerie vont se transmettre de nouvelles connaissances parmi les érudits, les
commerçants et les artisans. Grâce en partie à l’imprimerie, la Bible va être plus largement lue et traduite dans
les langues vernaculaires (en allemand par Luther en 1534, en français en 1535). On va alors constater des
dérives catholiques, autour de l’adoration de la sainte vierge ou des saints. Les premiers protestants vont prendre
la mesure des décalages entre les écritures saintes et le pouvoir pontifical. Ils vont vouloir revenir aux
fondamentaux, à ce que dit le texte. Ils vont avoir l’impression d’avoir été dupés. Ils vont vouloir un rapport plus
direct avec Dieu et vont refuser à l’Église le rôle d’intermédiaire qu’elle occupait jusqu’alors.
● Les causes immédiates : les excès de l’Eglise
Des causes immédiates s’ajoutent, constituant l’élément déclencheur.
➢ Les mœurs relâches du clergé
L’Église romaine va multiplier les excès, s’éloigner des attentes des fidèles (le pape est devenu un souverain),
certains évêques et abbés vivent dans le luxe et oublient les commandements qu’ils prêchent, et de plus en plus
de croyants reprochent aux ecclésiastiques de ne plus être digne de la charge confiée par Dieu. Avant les
protestants, des penseurs avaient déjà mis en évidence ces faits comme les humanismes ou Érasme.
➢ Le commerce des indulgences
Parmi ces excès, le commerce des indulgences va être la goutte faisant déborder le vase. Rome est en mutation,
les papes commencent des travaux d’embellissement, qui coûtent cher. La dîme prélevée sur tous les sujets
chrétiens ne va pas suffire. On va généraliser la pratique de vente des indulgences.
À l’origine, c’est un droit du fidèle d’obtenir de Dieu la remise d’un certain nombre d’années du purgatoire, en
échange d’actions méritoires. L’avidité de certains ecclésiastiques fait que l’achat direct de cette indulgence va
être introduit. L’Église Romaine va s’enrichir, mais cela va déclencher un scandale, point de départ de la
réforme protestante. Cela pose le problème du salut de l’âme : doit-il l’obtenir par les œuvres ? ou par la foi,
indépendamment des œuvres ?
Face à ce problème, Martin LUTHER va jouer un rôle important.
- Le pape va condamner toutes les publications de LUTHER, qui se retrouveront sur le bûcher. Il va
réagir en brûlant publiquement la bulle du pape qui le condamnait. Cet acte signifiait la rupture avec
l’Église catholique. Il fut excommunié en 1521.
- Il fera suite une rupture avec les pouvoirs temporels : Martin LUTHER a dû aussi faire face à
l’empereur catholique de l’époque, Charles Quint, qui convoque en 1521 la Diète de Worms et devant
laquelle LUTHER a dû défendre ses positions. Il les a maintenus, et à l’issu de cette diète il fut mis au
ban de l’empire. MAIS lors de cette Diète, il a su convaincre une partie de cette noblesse qui
nourrissait une rancune envers le pape et le haut clergé. Il va trouver des appuis parmi ces princes
allemands, une certaine protection. Ils vont envoyer à l’empereur une protestation de sa décision. C’est
de là que naît le terme de « protestant ». Il trouve refuge, entreprend de traduire la Bible en allemand,
et la Réforme va se lancer dans les principautés allemandes. Il va également contribuer ses écrits
définissant le dogme protestant.
L’Église catholique va réagir en initiant une contre-réforme, avec comme élément moteur le Concile de Trente
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
(1545 – 1563). Il marque le début des guerres de religion qui vont animer le 16ème siècle, culminant avec le
massacre de la Saint Barthélémy en 1572. L’Église catholique devra condamner toutes les doctrines protestantes,
réaffirmer certains dogmes, mieux former ses prêtres. Également de nouveaux ordres vont voir le jour comme la
compagnie de Jésus (ordre des jésuites) caractérisée par sa fidélité au pape mais également par de grandes
missions, prêchant dans tous les continents et ouvrant des collèges.
Les conséquences politiques furent importantes. L’Espagne catholique va perdre son hégémonie face aux
Provinces Unies et l’Angleterre, qui avec l’avènement de Guillaume d’Orange va régner sur l’Europe.
II . La Réforme luthérienne
LUTHER (1483 – 1546) va d’abord faire des études de droit dans l’Empire Romain-Germanique et va entrer
dans l’ordre des moines Augustiniens pour devenir docteur en théologie à Wittenberg. Il se fait connaître en
publiant des commentaires des Épitres de Saint Paul avançant le salut par la foi, mais devient célèbre en 1517 en
publiant ses 95 thèses sur les portes du château de Wittenberg.
Il publiera ensuite des grands écrits réformateurs lui vaudront d’être condamné par une bulle papale puis étant
mis au ban après une diète impériale. Il trouve refuge chez des princes allemands, notamment Frédéric de Saxe,
où il peut écrire et commencer sa traduction de la Bible en allemand. Luther reviendra au milieu des années
1520 à Wittenberg et fit de cette ville le centre intellectuel de la nouvelle religion dont il formulera le dogme, le
catéchisme et la discipline. Jusqu’à sa mort, en 1546, il restera le chef incontesté de cette nouvelle Église.
Il y a 3 principales thèses.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
raison de sa bonne conduite morale que le pécheur sera sauvé s’il doit l’être. « Dans la vie de l’homme de foi,
les bonnes œuvres ne sont pas les nôtres mais celles que l’énergie divine accomplit à travers nous ». En disant
cela, LUTHER veut libérer le chrétien du souci de faire son propre salut (et se libère aussi).
Il faut que le croyant cesse de vouloir plaire aux hommes d’Églises, qu’il se contente de croire et dieu lui
viendra en aide.
● La double nature du chrétien
Il y a en réponse à cette double nature de Dieu une double nature du chrétien.
« Tout chrétien est d’une double nature, spirituelle et corporelle. Son âme lui vaut le nom d’homme spirituel,
nouveau, intérieur ; la chaire et le sang lui valent celui d’homme corporel, de vieil homme et d’homme extérieur
»
LUTHER prend l’homme spirituel et s’interroge sur ce qu’il faut pour mériter le nom de chrétien ; il répond : «
Il est évident qu’aucune chose extérieure, quelque nom qu’on lui donne, ne peut le rendre libre ni juste, car sa
justice et sa liberté, et inversement sa méchanceté et sa prison, ne sont ni corporelles ni extérieures ».
Il en tire pour cinglante conclusion : « Aussi cela n’apporte-t-il rien à l’âme que le corps revête des vêtements
consacrés, comme le font prêtres et clercs, non plus qu’il soit dans des églises ou des lieux saints, manipule des
objets sacrés, ou que physiquement il prie, jeûne, parte en pèlerinage et fasse toutes les bonnes œuvres qui
pourront éternellement se produire par et dans le corps. […] Tout ce qui vient d’être mentionné en effet, toutes
ces œuvres et ces usages peuvent aussi bien être adoptés et exercés par un méchant homme, un hypocrite et un
imposteur. De tels procédés, il ne sort même rien d’autre qu’un peuple de purs hypocrites. »
« C’est la foi seule, en l’absence de toute œuvre, qui rend juste, libre et qui sauve. »
Il faut ne pas se préoccuper de toutes ces prétendues bonnes œuvres, et la nouvelle religion que LUTHER va
élaborer va aussi générer une nouvelle culture, une nouvelle éthique (notamment sexuelle : la virginité et le
célibat ne sont plus privilégiées, il défend le mariage des prêtres, ridiculise l’idéal monastique du célibat (dieu a
béni l’état du mariage plus que tout autre) et il critique cet idéal en défendant, plus évident chez Calvin, une
nouvelle éthique du travail. La besogne est considérée comme l’expression de l’amour du prochain).
● Les conséquences politiques de cette nouvelle théologie : la critique de l’Eglise papale
On voit paraître une critique très virulente de l’Église papale.
➢ La critique du trafic des indulgences
Il critique évidement le trafic des indulgences : ou bien le pécheur à la foi et il sera sauvé sans l’aide de l’Église,
ou bien le pécheur n’a pas la foi et il n’est rien que l’Église ne puisse faire pour lui. Les prétentions de l’Église
sont grotesques : « Contre de l’argent ils commettent iniquité sur iniquité, et ils dissolvent les serments, les
vœux et les conventions, détruisant ainsi et nous apprenant à détruire la foi et la fidélité qui ont été engagées. Ils
prétendent que le pape en a l’autorité. C’est le Démon qui leur dicte de dire ces choses. Ils nous vendent une
doctrine à ce point satanique, en se la faisant payer, qu’ils nous enseignent le péché et nous guident vers l’enfer.
»
➢ La Défense du sacerdoce universel
Aussi, l’idée de l’Église comme médiatrice du salut disparaît. L’Église n’est que l’assemblée des croyants,
peuple de dieu. Il ne doit pas exister de clergé séparé du peuple. Tous les croyants sont des prêtres : sacerdoce
universel. Il revendique l’égalité de tous les baptisés dans la mission évangélique.
« On a inventé que le pape, les évêques, les prêtres, les gens des monastères seraient appelés "état
ecclésiastique" et que les princes, les seigneurs, les artisans et les paysans seraient appelés "état laïc", ce qui
est, certes, une fine subtilité et une belle hypocrisie. Personne ne doit se laisser intimider par cette distinction
pour cette bonne raison que tous les chrétiens appartiennent vraiment à l'état ecclésiastique; il n'existe entre
eux aucune différence, si ce n'est celle de la fonction... nous avons un même baptême, un même évangile, une
même foi et sommes de la même manière chrétiens, car ce sont le baptême, l'évangile et la foi qui seuls forment
l'état ecclésiastique. Ce que fait le pape ou l'évêque, à savoir l'onction, la tonsure, l'ordination, la
consécration... peuvent transformer un homme en cagot ou en idole barbouillée d'huile, mais ils ne font pas le
moins du monde un membre du sacerdoce ou un chrétien. En conséquence, nous sommes absolument tous
consacrés prêtres par le baptême».Il en revient que l’Église papale est considérée comme une imposture. Elle
ne peut pas réclamer de l’argent pour distribuer quelle que chose qu’elle n’a pas (l’accès au salut), mais aussi
elle ne peut pas avoir de pouvoir juridictionnel propre qui s’ajouterait à ceux de l’État. Il va critiquer le droit
canon et va même dire que le pouvoir juridictionnel au sein même de l’Église doit être exercé par les autorités
temporelles (nomination des clercs, gestion des propriétés ecclésiastiques). En revanche, le pouvoir temporel ne
peut se comporter comme un prêtre et décider en matière de dogme. Il tranche la question des deux glaives : il
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
n’y en a qu’un seul, confié à l’État.
La doctrine de la prédestination renferme une critique très forte de l’Église catholique et est le signe d’une
doctrine politique.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
A. La primauté du pouvoir civil et l’obligation d’obéissance au roi
● La reconnaissance de la nécessité de l’Etat
CALVIN reconnaît la nécessité de l’État et refuse aux croyants le droit de porter un jugement sur cet État au
nom de leur foi. On retrouve la théorie des deux règnes. « Nous avons à noter qu’il y a deux régimes en
l’homme. L’un est spirituel, par lequel la conscience est instruite et enseignée des choses de Dieu, et de ce qui
appartient à piété. L’autre est politique ou civil, par lequel l’homme est appris des offices d’humanité et civilité,
qu’il faut garder entre les hommes ».
« Le but de ce régime temporel est de nous faire conformer à la compagnie des hommes pour le temps qu’avons
à vivre entre les hommes ; d’instituer nos mœurs à une justice civile
; de nous accorder les uns avec les autres ; d’entretenir et conserver une paix et tranquillité commune ».
On commettrait une grave erreur si au nom de la perfection spirituelle on rejetait ces institutions temporelles.
Ceux qui veulent les séparer de l’homme lui ôtent sa nature humaine. Rejeter la cité ne nous rapproche pas de
Dieu, mais constitue une barbarie humaine. Il faut obéir aux lois, à ceux qui les défendent, parce que les
hommes sont mauvais et ont besoin d’un gouvernement temporel « qui les protège et assure leur tranquillité,
leur honnêteté, leur innocence et leur modestie publique ». Le rôle de ces magistrats temporel est employé « à
maintenir le salut et la paix commune à tous ». On retrouve l’idée que le pouvoir ne doit pas viser à rendre
l’homme meilleur mais simplement faire en sorte que la méchanceté des hommes ne les conduise pas à se nuire.
Il établit une fin terrestre à la cité terrestre et rompt avec la tradition catholique d’une immixtion dans le
temporel et d’autres qui considéraient que les Évangiles donnaient le droit de réformer par la violence la vie
civile. La réforme n'est pas un appel au désordre, elle ne donne pas l'autorisation de contester le pouvoir des
magistrats. Il en découle un devoir d'obéissance. On retrouve une référence à Saint Paul dans le texte Épitre au
roi en 1535.
● L’affirmation d’un devoir d’obéissance
CALVIN vient de fuir la France par peur des persécutions, et il cherche à défendre les réformateurs sans
remettre en cause le pouvoir monarchique. Il critique seulement les conseillers du roi et il reconnaît que le
prince est un ministre légitime de Dieu, et qu’il a une légitimité. « Ceux qui veulent les séparer de l’homme lui
ôtent sa nature humaine ».
Derrière la puissance de l’autorité civile se profile la puissance de l’autorité divine et on ne peut se proclamer de
la foi pour renverser cette autorité.
Il rappelle également l’obéissance prioritaire à Dieu. L’obéissance au souverain ne peut pas conduire à désobéir
à Dieu. « S’il plaît au Seigneur de gouverner ainsi le monde, quiconqueméprise et rejette la puissance, s’efforce
de renverser l’ordre de Dieu, voire il résiste à Dieu même, puisque mépriser la providence de celui qui est
l’auteur de la puissance politique, c’est entreprendre la guerre contre lui ».
Comme chez LUTHER, ce n’est pas un véritable appel à la révolte. Il fait plutôt une incitation au martyr,
résistance passive (comme le préconisait LUTHER). Il ne faut pas désobéir activement, mais il faut plutôt
s’exiler ou accepter de monter sur le buché. Il évoque une seule situation où la résistance pourrait être possible :
c’est lorsqu’elle émanerait des magistrats constitués pour défendre le peuple. Obéir à Dieu c’est obéir au
gouvernement.
CALVIN va très loin dans cette conception. Il va, après avoir exposé la théorie des régimes, dire qu’il n’y a pas
de meilleur régime. « La raison pour laquelle nous devons être sujets aux magistrats, c’est parce qu’ils sont
institués par l’ordonnance de Dieu ». La diversité des régimes tient à la diversité des circonstances. C’est la
providence divine qui donne à chaque pays le régime qui lui convient. Il n’y a pas de bon ou de mauvais régime.
Le changement le plus important est que CALVIN va attacher à la vie sociale, à la vie ici-bas, une importance
plus grande que celle qui lui accordait LUTHER.
L’église va devenir responsable de la conduite de chacun. Aussi, il défend une ecclésiologie à travers la «
doctrine des ministères ». L’Église doit être engagée doit le temporel, plus que chez Luther. Il voit différents
ministères :
- Ministères de la parole : confiés aux pasteurs (administrer les sacrements) et aux docteurs (exposer les
écritures)
- Les diacres (doivent s’occuper des pauvres, doivent gérer les biens de la communauté et assister les
plus mal lotis – offices de charité essentiels à la vie collective) et les anciens (contrôler moralement la
population à travers cette arme redoutable que les pouvoirs temporels doivent laisser à l’Église,
l’excommunication :
« Si les Églises sont bien réglées, elles ne nourriront point en leur sein les méchants, quand elles les
connaîtront être tellement enivrés de leurs vices qu’ils s’y complairont. Car le Seigneur a obvié d’un
bon remède à ce que tels membres pourris n’épandent leur corruption sur tout le corps de l’Église. À
cet usage sont ordonnées les excommunications »).
L’Église doit contrôler les conduites des fidèles. Il ajoute qu’elle doit parfois demander aux pouvoirs civils de
l’assister pour mieux gérer sa tache ; par exemple elle doit demander aux pouvoirs de rendre civiles toutes les
condamnations qu’elle porte. CALVIN considère qu’il est souhaitable que l’État prenne le relai de l’Église en
punissant, chassant ou en obligeant ceux que l’Église estime devoir être punis, chassés ou obligés.
Est réintroduite la difficulté du rapport entre l’Église et l’État. L’Église est réengagée dans le temporel,
réengagement moral. L’Église se réinvestit dans le temporel non pas en reprenant le glaive mais en manifestant
de la piété dans le tissu des relations entre les hommes. Le rôle temporel de l’Église n’est pas de gouverner
(comme dans les versions catholiques dans la plénitude de la puissance) mais d’exercer des pressions pour que
l’État l’assiste dans ses œuvres de charité et de contrôle moral des fidèles.
Cela pose plusieurs problèmes et engendre des frictions entre les deux pouvoirs et cela va conduire au paradoxe
qui est que CALVIN va en venir, sans le dire, à justifier la théocratie qu’il prétendait initialement rejetée.
ZWEIG en relate dans Conscience contre violence (1936). Il met en scène le combat de Castellion contre Calvin
et se présente comme une critique contre toutes les formes d’intolérance. Calvin avait établi à Genève une sorte
de régime théocratique, les Genévois ne pouvaient porter des chapelets, austérité imposée, Servet avait été brûlé
vif en place publique pour avoir été en désaccord. ZWEIG met en scène un autre opposant de Calvin, Sébastien
Castellion, protestant modéré : cette « mouche qui combattit un éléphant ». Il montre : « Il ne cessera de penser
qu’on ne travaille au bien des hommes qu’en leur enlevant impitoyablement toute liberté individuelle ». ZWEIG
considère que ce que CALVIN a instauré est une dictature, une théocratie : « Il faut toujours un certain temps
avant qu’un peuple remarque que les avantages momentanés d’une dictature, que sa discipline plus stricte et sa
vigueur renforcée sont payées par le sacrifice des droits de l’individu, et que, inévitablement chaque nouvelle loi
coûte une vieille liberté ».
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
« C’est la tragédie de tous les despotes, qu’ils craignent encore les esprits indépendants même quand ils les ont
réduits à l’impuissance. Il ne leur suffit pas qu’ils se taisent, le seul fait qu’ils ne les approuvent pas et ne se
joignent pas à la troupe de leurs courtisans donne à leur simple existence le caractère d’un scandale terrible ».
L’idée d’un protestantisme qui aboutit à une théocratie se retrouve chez Weber : les protestants ont voulu
substituer une nouvelle domination à l’ancienne : « La Réforme ne signifiait certes pas l’élimination de la
domination de l’Église dans la vie de tous les jours, elle constituait plutôt la substitution d’une nouvelle forme
de domination à l’ancienne. Elle signifiait le remplacement d’une autorité extrêmement relâchée, pratiquement
inexistante à l’époque, par une autre qui pénétrait tous les domaines de la vie publique ou privée, imposant une
réglementation de la conduite infiniment pesante et sévère. […] Ce dont les réformateurs se plaignaient […], ce
n’était pas que la domination religieuse sur l’individu fût trop forte, mais au contraire qu’elle fût trop faible »
(Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1905). On peut considérer que Calvin ne fait que
pousser jusqu'à son terme la logique déjà contenue implicitement dans la pensée de Luther. Cette inflexion vers
une forme de théocratie va aussi conduire Calvin à rejeter l'idée qu'on ne peut pas résister au tyran infidèle et à
rejeter la légitimité accordée au pouvoir absolu.
C - La justification d’un droit de résistance et le rejet du principe de la monarchie absolue
Peu à peu CALVIN va reconnaître un droit de résister aux magistrats impies. Il évolue en grande partie à cause
du contexte. Il s'installe définitivement à Genève en 1541. Il garde des liens avec la France et les réfugiés
français et constate l'intensification de la répression qui conduit à de nombreuses exécutions. Il sent à partir du
début des années 1550 que la réforme est compromise un peu partout en Europe, elle est même contestée à
Genève.
● Vers la reconnaissance d’un droit de résister aux magistrats impies
On note une inflexion dans ses textes qui vont rompre sur la question de l'obéissance avec les idées de
LUTHER. En 1552 on lit : « Quand ils [les princes] voudront desroguer [rabaisser] à sa majesté, qu’ils
entreprendront plus qu’il ne leur est permis, si les princes s’élèvent jusque-là, fi, fi, ce n’est qu’ordure d’eux
[…]. Mais quand ils s’élèveront contre Dieu, il faut qu’ils soient mis en bas, et qu’on ne tienne plus compte
d’eux non plus que de savates […]. Quand ils commanderont qu’on se pollue en idolâtrie, qu’ils voudront qu’on
consente à toutes les abominations qui sont contraires au service de Dieu, et qu’on y communique, ô, ils ne sont
pas dignes d’être réputés princes, ni qu’on leur attribue aucune autorité ».
On n’est plus tellement dans la résistance passive mais plutôt dans une révolte active.
Dès 1552 il renonce à l'idée que les tyrans auraient une quelconque utilité. En 1554 il va jusqu'à évoquer l'idée
que l'on pourrait renverser un magistrat illégitime. « Si la religion nous contraint de résister quelquefois à
quelques édits tyranniques, lesquels défendent de rendre au Seigneur Jésus l’honneur qui lui appartient, et le
service que nous devons à Dieu : lors nous pouvons à bon droit protester que nous ne violons point la puissance
des rois. Car ils ne sont pas ainsi élevés en dignités hautes, afin qu’à la façon des géants ils tâchent de tirer
Dieu hors de son trône ».
Il est ici très clairement question de résistance aux magistrats infidèles et l'idée est que puisque le roi infidèle
s'oppose à la loi de Dieu, il n'est plus vraiment un roi mais un citoyen privé auquel le vrai chrétien peut résister.
● Vers un rejet de la monarchie absolue
Parallèlement à cette reconnaissance d'un droit de résistance active, on trouve une seconde évolution : Calvin va
peu à peu rejeter le principe d'une monarchie absolue. Il disait que finalement tous les régimes étaient bons
parce que nécessairement voulus par Dieu. Il reconnaissait la légitimité de la monarchie absolue à laquelle il
s'adressait. Mais dans les différentes versions de l'Institution de la religion chrétienne des différences notables :
- Ajout en 1545 : « Si on fait comparaison des trois espèces de gouvernements […], la prééminence de
ceux qui gouverneront en tenant le peuple en liberté, sera plus à priser »
- Calvin affiche sa préférence pour la démocratie (c'est ce qui lui vaudra d'être parfois présenté comme
défenseur de la démocratie, ce qui est tout de même erroné)
- Ajoute en 1560 : « Il n’advient pas souvent et est quasi-miracle que les rois se modèrent si bien que
leur volonté ne se fourvoie jamais d’équité et droiture. D’autre part, c’est chose fort rare qu’ils soient
munis de telle prudence et vivacité d’esprit, que chacun voie ce qui est bon et utile. C’est pourquoi le
vice, ou le défaut des hommes, est cause que l’espèce de supériorité la plus passable, et la plus sûre,
est que plusieurs gouvernent, s’aidant les uns les autres, et s’avertissant de leur office ; et si quelqu’un
s’élève trop haut, que les autres lui soient comme censeurs et maîtres»
27
HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
- CALVIN semble encore changer d'avis en se disant favorable à une forme d'aristocratie ou un régime
mixte.
- Il décrit ici finalement le système genevois qui lui semblait être le meilleur.
D'un point de vue historique, ce sont moins les pensées des réformateurs que les conséquences de la guerre
entre catholiques et protestants qui permettent d'expliquer l'amorce de la séparation du religieux et du politique
en France. On peut observer que face à la montée des conflits religieux il y a eu en Europe deux attitudes
différentes :
- Pays germaniques et Suisse : la conception classique des liens entre État et religion est restée la même :
l'unité politique du royaume était inconcevable sans unité religieuse, la religion du prince détermine
celle de son royaume « cuius regio, eius religio ». On a donc chaque état princier avec une seule
religion et confessionnellement homogène. Mais pluri-confession au niveau du Saint-Empire Romain
Germanique. Explique la mainmise du pouvoir princier sur l'Église réformée.
Les protestants exilés n'avaient aucuns intérêts à se révolter contre des princes réformés les accueillant
et les protégeant
Dans ces pays de la réforme la vie politique est restée marquée par la fusion du politique et du religieux
sous la forme d'une subordination volontaire de l'Église protestante au pouvoir du prince. Les États ont
pu s'appuyer sur des communautés religieuses indépendantes de Rome qui joueront plus tard un rôle
important dans l'unification nationale. Ainsi il existe encore aujourd'hui dans ces pays une coopération
étroite entre l'État et l'Église dans beaucoup de domaines.
- France, Hollande : on a estimé que la religion ne pouvait plus être le fondement de l'ordre politique et
de l'unité nationale. On a découvert que l'unité du royaume était possible alors même que plusieurs
confessions cohabitaient. Jusqu'alors on ne tolérait dans ces pays qu'une seule religion ; celle du roi qui
était aussi celle des sujets (christianisme principal ciment du lien social). Mais avec l'édit de Nantes en
1598 qui garantit les droits des deux communautés religieuses le royaume de France devient
biconfessionnel. Il en va de même dans les Provinces Unies. Dans ces deux pays la pacification
religieuse a été une étape importante dans le long mouvement de sécularisation de la politique.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
I. Eléments de contexte
A. Le XVIe français
On note deux éléments importants qui ont une influence sur la pensée de BODIN.
On assiste à un renforcement de la monarchie. Ce siècle est paradoxal. Au début du 16ème, la France est
gouvernée par François 1er, vient de remporter plusieurs victoires et est imposée comme une puissance
importante entre le Saint-Empire et l’Espagne. À la fin du 16ème siècle, Henri IV gouverne la France et laisse à la
France une administration très stable (armée renforcée, impôt généralisé) et va commencer une centralisation de
l’organisation administrative. Le français devient la langue de l’administration depuis l’ordonnance
Villers-Cotterêts de 1539. La France assure également son autonomie vis-à-vis de l’Église romaine (concordat
1516, nomination évêques).
Mais entre ces rois, d’autres ont été plus faibles, sous la régence de Catherine de Médicis. Ces rois vont être
confrontés aux guerres de religion. Dès le règne de François 1er, des français vont se convertir au protestantisme,
notamment chez les nobles proches du roi. Cette conversion va conduire à partir de 1562 à de véritables guerres
entre les Huguenots et les catholiques (ligue du duc de guise). Il y a de nombreuses guerres, état de guerre civile
(l’épisode de la Saint Barthélemy étant le plus connu) et elles vont se poursuivre jusqu’en 1598 et l’édit de
Nantes, octroyé par Henri IV. Ces guerres de religions ont contribué à affermir la toute-puissance du roi et va
permettre de développer un nouveau concept : l’absolutisme ; qui ne serait en rien divin. Dans ce contexte, Jean
BODIN va accompagner et encourager cette marche vers l’absolutisme.
B. Vie et œuvre de Bodin (1529-1596)
Jean Bodin est angevin, fils d’un négociant fortuné. Il se destine d’abord à une carrière religieuse puis il
abandonne cette vocation pour étudier et enseigner le droit, il devient aussi avocat au Parlement de Paris et il va
après diverses publications se rendre célèbre et va devenir une sorte de conseiller des rois. On ne connaît pas
trop les idées religieuses de Bodin : accusé d’être juif, hérétique, protestant (échappe de peu à la mort lors de la
saint Barthélemy). Il serait en fait resté catholique en prônant la tolérance religieuse.
Il meurt en 1596, de la peste, en laissant un héritage important. Il est connu pour son Methodus, mais surtout
pour Les six livres de la république. Ce livre publié en 1576 va connaître un fort succès. Il répond aux guerres de
religions. Il est aussi l’auteur d’un traité de la démonomanie des sorciers. Bodin était un précurseur avec des
idées modernes et novatrices, mais aussi des idées de son temps.
Dans ses écrits, il a plaidé pour une monarchie modérée. C’est le massacre de la saint Barthélemy qui va
changer sa position, tournant absolutiste : la monarchie est à cette époque menacée par tous les extrémistes, et il
est vital de la renforcer, de la légitimer et de formuler clairement qu’elles doivent être les prérogatives du
souverain, alors qu’il n’y a plus de consensus religieux. L’un des intérêts de BODIN est de fonder la
souveraineté du roi non pas sur le droit divin et de faire ainsi du roi non pas un chef religieux mais une sorte
d’arbitre.
Les six livres de la république est construit de façon rigoureuse.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
constitue l’État, la république.
A - Une souveraineté indivisible, perpétuelle et absolue
La souveraineté ne doit être limitée ni en puissance, ni en charge, ni en certains temps.
● Définition de la souveraineté
« République est un droit gouvernement de plusieurs ménages et de ce qui leur est commun, avec puissance
souveraine ».
BODIN réfute le concept de constitution mixte en disant que la souveraineté est indivisible. La volonté du
souverain doit être manifeste à chaque instant, ce qui n’est pas possible si la souveraineté est divisée. Il va
rejeter toute la tradition politique qui défendait l’idée d’un régime mixte. Il est tout simplement faux de dire que
les régimes de l’Antiquité étaient des régimes mixtes, selon BODIN. Sparte était une aristocratie et Rome était
une démocratie, contrairement à ce que pensaient Polybe ou Aristote. Le régime mixte est une illusion qui n’a
jamais existé. Il est possible de voir à chaque fois quel organe détenait la souveraineté.
Il ajoute que l’État doit avoir nécessairement une autorité fondamentale, hiérarchique, de laquelle tous les autres
pouvoirs de l’État ne peuvent qu’émaner. Il n’y a pas quelque chose comme un régime mixte où des pouvoirs
qui seraient souverain se ferait équilibre. Cet équilibre est impossible, il ne peut que déboucher sur l’anarchie,
pire que la tyrannie.
Cette souveraineté doit aussi être perpétuelle, non limitée dans le temps. Les pouvoirs à durée déterminée ne
sont pas souverains. Cela pose la question de savoir ce qui se passe quand le roi meurt. Dès le livre I, il met
l’accent sur l’immédiateté de la succession royale, la souveraineté passe immédiatement au successeur, sans que
le sacre ajoute quoique ce soit. C’est l’intérêt de la monarchie héréditaire qu’il défend, la souveraineté ne cesse
jamais d’exister. Le déclin du sacre, progressif, va constituer une étape essentielle dans la constitution de l’État
moderne (abstrait, impersonnel et permanent). Cela permet de comprendre que le concept même de souveraineté
implique la désincarnation du pouvoir.
La dernière caractéristique est que cette souveraineté doit être absolue. Le souverain doit être délié des lois. Sa
seule volonté suffit à faire, à défaire ou à refaire la loi. « Ainsi voyons-nous à la fin des édits et ordonnances ces
mots : CAR TEL EST NOTRE PLAISIR, pour faire entendre que les lois du prince souverain, même lorsqu'elles
sont fondées en bonnes et vives raisons, ne dépendent néanmoins que de sa pure et franche volonté. »
Il n’est pas question de savoir si les lois sont légitimes ou justes, mais simplement qu’elles ont été voulues par le
roi. Cela implique que les lois antérieures, quelles qu’elles soient, ne peuvent pas faire obstacle à la loi voulue
par le souverain. C’est pourquoi il est nécessaire que quand un nouveau prince arrive au pouvoir, il doit
confirmer ce qui a été décidé par le prédécesseur. Il ne va nullement de soi que le nouveau souverain approuve
ce qui a été décidé avant. Le souverain n’a pas de contrat social avec le corps social. Un tel contrat annulerait la
souveraineté du souverain, en le liant au peuple.
On ne peut pas considérer ici que BODIN verse totalement dans l’absolutisme, si l’on entend par absolutisme la
défense d’un pouvoir despotique et arbitraire. Oui, il défend un souverain absolu. Mais cette souveraineté
défendue par BODIN n’est pas despotique et arbitraire, mais parfaite en son genre. Un pouvoir souverain est
absolu s’il ne comporte pas de défauts et s’il n’est pas empêché de donner à la communauté toutes les règles
dont il a besoin. Un pouvoir absolu doit être tel qu’il pourra rendre à la communauté les services que celle-ci
attend de lui. Un pouvoir que l’on partage, que l’on diviserait, qui ne serait pas absolu, auquel on pourrait
résister et opposer un droit supérieur, ne serait pas parfait parce qu’il ne serait pas capable d’établir les règles et
de rendre les services dont la communauté a besoin. Seule une souveraineté supérieure, sans partage, à laquelle
on ne peut résister – absolue – peut donner à la communauté ce qu’il lui faut. La souveraineté n’est jamais
considérée comme l’ennemi de la liberté et de la sécurité des personnes. L’adjectif absolu désigne
l’affranchissement de toutes les entraves qui empêcheraient le pouvoir de défendre efficacement les droits
qu’ont les sujets sur leur vie et sur leurs biens.
Ce concept va permettre à BODIN de parler de la souveraineté extérieure, et de définir l’État par rapport aux
autres États. Dans le livre I, il montre que les liens de vassalité, qui sont compliqués et déterritorialisés par les
alliances, ont fait de l’Europe féodale un vaste fouillis où disparaît l’indépendance. BODIN veut sortir de cette
situation et faire en sorte que pour un territoire donné, il n’y ait qu’une seule puissance souveraine. Il donne
l’exemple de royaumes indépendants de l’empire. Il considère aussi que ce qui va différencier les États n’est pas
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
la généalogie mais la géographie (annonce la conception des nations d’Ernest Renan).
● Les « marques » de la souveraineté
BODIN va ensuite essayer d’illustrer cela en énumérant les marques de la souveraineté (droits régaliens) :
- Il dit tout d’abord qu’il appartient au souverain de donner et de casser les lois. C’est le seul à vraiment
faire les lois. Il va distinguer le contenu des lois et leur forme. Le contenu peut avoir été élaboré par des
conseillers, même parfois par la tradition ou la coutume ; le contenu peut avoir été pensé par des
personnes autres que le souverain. Mais il ajoute que seul ce souverain peut donner aux lois leurs
formes même de lois, leur force obligatoire. Pour illustrer ce point, il donne l’exemple de la coutume :
« La coutume prend sa force peu à peu, et par longues années, d'un commun consentement de tous, ou
de la plupart. Mais la loi sort en un moment, et prend sa vigueur de celui qui a puissance de
commander à tous. La coutume se coule doucement et sans force. La loi est commandée et publiée par
puissance, et bien souvent contre le gré des sujets. […] Et, pour le faire court, la coutume n'a force que
par la souffrance, et tant qu'il plaît au prince souverain [ ...] Et ainsi, toute la force des lois civiles et
coutumes gît au pouvoir du prince souverain »
Il ajoute que ce pouvoir comprend aussi le pouvoir de promulguer les lois, de les corriger, et de les
interpréter. Il conteste fermement le droit à l’interprétation des juges : cela signifierait que les juges
font eux-mêmes la loi. La jurisprudence ne peut être une source légitime du droit.
- La deuxième marque de la souveraineté est de décider de la guerre et de la paix. C’est stratégique : la
rapidité des décisions est essentielle dans la conduite de la guerre et il faut confier à un ou quelques
hommes le pouvoir de se comporter dans la guerre comme des monarques. Mais lorsqu’il s’agit de
déclarer la guerre ou de consentir la paix ; seul le souverain peut décider. Les autres hommes ne sont
que des mandataires de la parole du souverain.
- Troisième marque, le souverain peut nommer tous les agents de l’État, tous les exécutants de la
politique de l’État.
- Quatrième marque, il juge en dernier ressort. À Rome, dans tous les procès où il en allait de la vie ou
de la mort, l’accusé pouvait faire appel au peuple, instance qui détenait la souveraineté selon BODIN.
Il veut déléguer ce principe à toutes les instances souveraines : le roi doit pouvoir juger en dernière
instance tous les jugés du royaume.
- Il exerce aussi le droit de grâce.
- De battre monnaie
- De régler les poids et les mesures
- De lever les impôts
Généralement, on oublie d’ajouter que BODIN dit qu’il existe des limites à cette souveraineté absolue.
B. Les limites de la souveraineté
Absolue ne veut pas dire illimitée, arbitraire. Dans la préface de la république, il reconnaît admettre trois limites
importantes à la souveraineté : le prince est tenu par la loi de Dieu et de la nature, le prince est tenu par les
contrats privés qu’il passe avec ses sujets, enfin il est tenu de ne pas imposer ses sujets sans leurs
consentements. On peut ajouter une 4ème limite : les lois fondamentales du royaume.
● Les « lois de Dieu et de nature »
BODIN sur ce point ne va pas jusqu’au cynisme machiavélien, et s’y oppose en disant que : « La puissance
absolue des princes et seigneuries souveraines ne s'étend nullement aux lois de Dieu et de nature ».
La définition de la souveraineté absolue est la puissance de déroger aux lois civiles, et non celle de déroger aux
lois de nature auxquelles le souverain demeure assujetti. Le souverain ne peut rien ordonner légitimement qui
aille à l’encontre des lois de Dieu et de nature. Il est délié de la loi positive mais est tenu par des principes
généraux de justice : ne pas s’en prendre sans raison à la vie, aux biens et à l’honneur de ses sujets, etc.
Cela va très fortement limiter l’exercice de la souveraineté. « Si la justice est la fin de la loi, la loi est œuvre du
prince, le prince est image de Dieu, il faut par même suite de raison que la loi du prince soit faite au modèle de
la loi de Dieu ».
Il dit par exemple que l’esclavage est contraire aux lois de la nature. D’où le paradoxe auquel abouti Bodin : un
souverain peut-être à la fois pleinement législateur et auteur des lois, et néanmoins soumis au droit, et par
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
conséquent soumis à la théorie qu’il produit lui-même dans la mesure où cette loi est juste et légitime. Le
souverain au-dessus des lois ne signifie pas qu’il peut agir de manière arbitraire, mais seulement qu’il peut aller
contre les lois existantes à chaque fois que celles-ci se révèlent arbitraires, dépourvues de fondements. La
souveraineté est conçue par BODIN pour lutter contre l’arbitraire, et non pour le promouvoir. Le souverain est
toujours assujetti aux droits naturels dont il n’est pas l’auteur.
Toutes les autres limites qu’évoque BODIN ne sont que des cas particuliers ou des extensions de cette première
limite.
● Les « contrats du Prince »
BODIN appelle aussi cela des conventions. Lorsque le souverain se lie lui-même avec autrui par une
convention, il doit aussi la respecter. Car s’il ne le faisait pas, cela reviendrait à nuire délibérément à autrui ce
qui est contraire au droit naturel, qui oblige le souverain.
D’où la différence entre convention et loi : « La loi dépend de celui qui a la souveraineté, qui peut obliger tous
ses sujets et ne s'y peut obliger soi-même; alors que la convention est mutuelle entre le Prince et ses sujets, qui
oblige les deux parties réciproquement ».
Le roi est tenu aux contrats qu’il passe avec des particuliers. Il ne peut violer sa promesse, il doit respecter ses
contrats.
● Le consentement à l’impôt et le problème des monnaies
BODIN dit que le roi ne peut décider des impôts dans le consentement des états. L’impôt est récent, et n’est pas
considéré comme pleinement légitime. Saint Louis est le premier à l’avoir fait et de manière exceptionnelle : «
Ne prends taille ni aides de tes sujets, si urgente nécessité et évidente utilité ne te le fait faire, et pour juste
cause, et non pas volontairement. Si tu fais autrement, tu ne seras pas réputé roi, mais tyran » (Testament de
saint Louis à son fils, cité par BODIN).
BODIN rappelle que les sujets doivent demeurer les maîtres de leurs biens. Il rappelle que la fonction de la
souveraineté est précisément de garantir à ses sujets la possession de leurs biens. BODIN va défendre le principe
de la propriété privée, qui est chez lui un droit naturel. BODIN présente ce droit de la manière suivante : « Mais
le plus grand inconvénient est qu’en ôtant ces deux mots TIEN et MIEN, on ruine les fondements de toutes
républiques, qui sont principalement établies pour rendre à chacun ce qui lui appartient et défendre le larcin,
comme il est porté par la loi de Dieu, qui a disertement voulu que la propriété des biens fût gardée à chacun ».
Le souverain a besoin de lever des impôts pour exister, mais puisqu’il existe une propriété privée il ne peut le
faire que si cela est nécessaire et juste ; le souverain doit s’engager à ne pas juger seul de la légitimité des
impôts, mais il doit s’en entretenir avec les représentants du peuple et se mettre d’accord avec eux. S’il n’y a pas
d’accords, le prince peut prélever des impôts contre le gré de ses sujets, mais il doit tenter de démontrer la
justesse de sa cause. Il ne peut le faire aussi que de manière exceptionnelle, en cas de nécessité publique
(lorsqu’une défaite rend la confiscation des biens des sujets nécessaires à la conclusion d’un traité de paix). «
Rien n’est plus contraire aux lois de Dieu que de dérober et dépouiller un autre homme ».
BODIN va également dire (le Bodin économiste) que personne ne doit pouvoir manipuler les monnaies, même
un roi ne peut manipuler son cours : « Il n'y a rien qui plus travaille le pauvre peuple que de falsifier les
monnaies, ou varier le cours d'icelles [...]. Car si la monnaie, qui doit régler le prix de toutes choses, est muable
et incertaine, il n'y a personne qui puisse faire état au vrai de ce qu'il a : les contrats seront incertains, les
charges, taxes, gages, pensions, rentes, intérêts et vacations incertaines; les peines pécuniaires et amendes
limitées par les coutumes et ordonnances seront aussi muables et incertaines. Bref, tout l'état des finances et de
plusieurs affaires publiques et particulières seront en suspens. Chose qui est encore plus à craindre si les
monnaies sont falsifiées par les Princes, qui sont garants et débiteurs de justice à leurs sujets».
● Les lois fondamentales du royaume
Cette limite est développée non pas dans la préface mais dès le livre I. Le roi ne peut pas matériellement
outrepasser certaines lois fondamentales. Il en cite deux principalement :
* Celles qui régissent la succession au trône : le souverain n’est pas libre de léguer son trône à qui il souhaite :
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
« Quant aux lois qui concernent l’état du royaume, et de l’établissement d’icelui, d’autant qu’elles sont annexées
et unies avec la couronne, le prince n’y peut déroger, comme est la loi salique ».
Cela signifie que le souverain ne peut régler ce qui se passe quand il a quitté la scène. La plénitude de sa
puissance ne s’étend pas au-delà du terme de sa vie. Il ne peut nommer son successeur, un tel acte n’oblige
personne.* Celle qui interdit l’aliénation du domaine royal : « Et comment pourraient les Empereurs
d’Allemagne, qui sont sujets aux états de l’Empire, aliéner le domaine et les droits de la souveraineté, vu que le
prince absolument souverain ne le peut faire ? Car les princes souverains, à bien parler, ne sont qu’usufruitiers,
ou pour mieux dire, usagers du domaine public ».
Le roi peut pendant la durée de sa vie confier à qui il souhaite une partie du domaine royale, mais cette délégation
prend nécessairement fin au moment de l’arrivée de son successeur ; ce ne peut être que provisoire.
CONCLUSION : Le pouvoir du souverain est absolu, mais limité. La question de savoir si on peut résister à
un pouvoir qui ne se tiendrait pas dans ces limites se pose.
C. La question de l’obéissance
La question de l’obéissance se pose. BODIN s’oppose aux théories huguenotes, qui en radicalisant CALVIN,
essayaient de justifier la résistance. Il s’oppose à ceux que l’on commence à appeler les monarchomaques, qui
appelaient à prendre les armes contre le souverain. La résistance ouvre « la porte à une licencieuse anarchie qui
est pire que la plus forte tyrannie du monde ». Il ne défend pas un droit de résistance. MAIS il dit aussi que si la
communauté ne peut résister, elle est autorisée à dire le droit, elle est autorisée à dire que certains actes sont en
contradiction avec le droit naturel. Elle peut juger les actes, même si elle est impuissante à faire exécuter ses
jugements.
BODIN devient plus ambigüe car il dit également que les magistrats peuvent juger la loi et juger les actes, mais
ils peuvent aussi dans certaines circonstances refuser d’obéir au souverain : il admet le droit et même le devoir
de non-obéissance du magistrat. « Comment serait tenu le magistrat d'obéir, ou d'exécuter les mandements du
Prince en choses injustes et déshonnêtes ? Car en ce cas le Prince franchit et brise les bornes sacrées de la loi
de Dieu et de nature. [ ... ] Il perd le titre et l'honneur de Prince, celui qui agit contre le devoir de Prince ». On
ne peut obéir à un prince qui obligerait de tuer des innocents, des enfants, de piller des pauvres gens. Il dit
clairement que le magistrat devra quitter l’État en démissionnant : « Souvent cette constance et fermeté des
magistrats a sauvé l'honneur des princes et retenu la République en sa grandeur ». Cette résistance est plutôt
passive. Il y a en effet plusieurs conditions :
- Elle n’est possible que si les commandements du prince sont contraires aux commandements de dieu et
de la nature.
- Il faut ensuite que l’injustice à laquelle le magistrat résiste soit patente, oculaire, évidente.
- Elle doit être discutée et faire l’objet d’un certain accord entre les magistrats.
- Il ajoute enfin qu’il vaut mieux être sûr de soi. Le scrupule doit se manier avec la plus grande prudence
: « Puisque le magistrat a recours à sa conscience sur la difficulté qu’il fait d’exécuter les mandements,
il fait sinistre jugement de la conscience de son prince ; il faut donc qu’il soit bien assuré de la vraie
connaissance du Dieu éternel et de la vraie adoration qui lui est due ».
BODIN va s’arrêter là, et condamner l’idée même du tyrannicide. Il étudie sérieusement cette question et se
demande s’il est licite d’attenter à la personne du tyran. Il répond : on ne peut tuer le tyran en exercice, même si
son illégitimité est reconnue par tous. Pour justifier ce point, il utilise un parallèle être un père et son fils : « Je
ne puis user de meilleur exemple que du fils envers le père : la loi de Dieu dit que celui qui aura médit au père
ou à la mère soit mis à mort. Et si le père est meurtrier, voleur, traître à la patrie, incestueux parricide,
blasphémateur, athéiste, qu’on y ajoute ce qu’on voudra ; je confesse que tous les supplices ne suffiront pas
pour le punir ; mais je dis que ce n’est pas au fils d’y mettre la main
». Il peut être avéré que le prince viole la loi de nature, mais il est tout aussi avéré que les sujets ne peuvent
châtier un prince devenu tyran parce que les sujets ne sont pas les exécuteurs de la loi. La population a le
pouvoir de dire le droit, mais pas celui de faire prévaloir ce droit.
Il y a aussi une ambition assez moderne de laisser la communauté juger la loi définie par le souverain. C’est un
puissant frein à l’action du souverain. Même s’il n’est pas contraint, il est souvent conduit à écouter le peuple et
à se conformer à ce qu’il désire.
➢ Démocratie
Sans y être très favorable, il commence par souligner ces avantages : meilleur régime possible parce que l'égalité
est conforme à la nature, naissance des plus grands talents, etc.
« La liberté naturelle, et la justice égale est toujours rendue à chacun, sans crainte de tyrannie, de cruauté,
d'exaction ; et la douceur de la vie sociale à tous semble réduire les hommes à la félicité que nature nous
montre ».
Il ne s’en tient pas à ses avantages et reprend les critiques : il s’inspire de PLATON et d’ARISTOTE et montre
que les arguments contre sont aussi nombreux :
- Régime instable, elle porte en elle le désordre : « Plus il y a de têtes, moins il y a de conseil et de
résolution ».
Le peuple est comparé à une bête sauvage, un enfant, un malade. Ces régimes sont si instables qu’on
ne peut les garder en norme qu’en déclenchant des guerres contre des ennemis extérieurs
- Les démocraties sont vicieuses : la fin des États populaires est de bannir la vertu, car le peuple déteste
les gens de bien, les plus vertueux, et se fait diriger par les plus méchants, les plus vicieux : « La
République populaire est la ressource et le refuge de tous les hommes turbulents, mutins, séditieux,
bannis, qui donnent conseil, confort et aide au menu peuple, pour ruiner les grands ».
Il ajoute que le système des magistratures temporaires en démocratie est très mauvais, parce que
quand les magistrats sont là pour peu de temps ils vont chercher à piller le peuple autant qu’ils le
peuvent, leurs successeurs en feront autant et le pillage est continu. Avec la rotation des charges, le
régime est ruiné. Les gouvernements assurés de durer sont moins avides parce qu’ils savent qu’ils
auront plus de temps pour s’enrichir, ou parce qu’ils se seront enrichis dès le début et seront rassasiés.
- Les démocraties sont trop égalitaristes, remettent en cause le principe de la propriété privée
➢ Aristocratie
Il reconnaît que le principe même semble excellent : « La puissance de commander ou souveraineté doit être
baillée, par raison naturelle, aux plus dignes. Or la dignité ne peut être qu'en vertu, ou en noblesse, ou en biens,
ou dans les trois ensembles. Si donc on veut choisir l'un des trois, ou conjoindre les trois ensembles, l'État sera
toujours aristocratique, car les nobles, les riches, les sages, les vaillants hommes, font toujours la moindre
partie des citoyens en quelque lieu que ce soit ».
Mais les arguments contre sont aussi nombreux et proches de ceux opposés à la démocratie : il reconnaît que
l’aristocratie peut être source de désordre parce que les aristocrates peuvent être suffisamment nombreux pour
ne pas parvenir à s’étendre. Plus l’aristocratie est grande, plus ce désordre est probable et encouragé : « Pour le
faire court, on a toujours vu que plus il y a de têtes en une seigneurie, plus il y a de disputes, et moins de
résolution ». Seuls sont viables les petites aristocraties, comme à Genève.
➢ Monarchie
Il commence par présenter les inconvénients. Il reprend certains arguments de Cicéron et de Saint Thomas :
tout repose sur la personnalité du monarque. Ce prince peut hasarder ses sujets et son État s’il est belliqueux.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
Rien ne garantit que le couronnement d’un sage fasse que ce sage le restera une fois au pouvoir, car : « La
souveraineté a cela de malheur, que le plus souvent les sages deviennent fols, les vaillants deviennent poltrons,
les bons deviennent méchants ».
Le pouvoir corrompt. Il ajoute qu’il existe des rivalités mortelles pour l’accès à la couronne. Mais il y a un
argument en faveur de la monarchie qui fait taire toutes les objections : la souveraineté est indivisible. La
monarchie permet d’assurer l’ordre par l’unité. Seule une telle souveraineté peut venir à bout de toutes les
grandes affaires.
Il multiplie les exemples : « Il y a mille exemples qui nous montrent évidemment la nécessité d'avoir un chef non
seulement en guerre, où le danger est plus grand, mais aussi d'obéir à un Prince souverain en une République.
Car tout ainsi que l'armée est mal conduite, et le plus souvent défaite, qui a plusieurs généraux; aussi est la
République qui a plusieurs seigneurs, soit pour la division, soit pour la diversité d'opinion, soit pour la
diminution de puissance donnée à plusieurs, soit pour la difficulté de s'accorder et résoudre, soit pour ce que les
sujets ne savent à qui obéir, soit pour éventer les choses qui doivent être secrètes, soit pour le tout ensemble. [...]
Ce n'est pas pour le plaisir du Prince qu'on tient cette opinion, mais pour la sûreté et vie heureuse des sujets.
[...] Ce qu'il faut bien peser, et ne s'arrêter pas aux beaux discours de ceux qui font croire aux sujets qu'il est
nécessaire d'assujettir les monarques au peuple, et faire que les sujets donnent loi à leur Prince, attendu que
c'est la ruine non seulement des monarchies, mais aussi des sujets [eux - mêmes] ».
Si le pouvoir est absolu, ce n’est pas pour le bien de celui qui l’exerce mais pour celui sur qui il s’exerce. La
monarchie est naturelle dans l’État comme la tête dans le corps, comme Dieu dans l’univers. C’est pourquoi
c’est le régime le plus étendu, le seul qui dure, approuvé par la quasi-unanimité des autorités à commencer par
la bible.
● Typologie selon la manière dont le régime est gouverné
Bodin va aussi distinguer les régimes selon d’autres critères, notamment par la manière dont le régime est
gouverné. Il fait une distinction entre l’État et le gouvernement : « Un État peut être monarchique,
aristocratique ou populaire, mais ne peut être mixte. En revanche, le gouvernement peut l'être [car] le
gouvernement est le mode selon lequel la souveraineté s'exerce ».
Bodin réintroduit au niveau du gouvernement la mixité qu’il a exclu au niveau des régimes. La souveraineté n’a
qu’un lieu, mais peut être exercée de plusieurs manières.
Il dit qu’il peut y avoir des monarchies à gouvernement aristocratique, des aristocraties à gouvernement
monarchique ou populaire, des démocraties à gouvernement monarchique, etc. Bodin reconnaît que la mixité
peut être quelque chose de bon et d’adapter à certaines circonstances. Il reconnaît que Rome avait une
souveraineté populaire et devait être considérée comme démocratie, mais qui avait un gouvernement mixte.
Bodin reconnaît que la monarchie qu’il observait (française) mêlait plusieurs types de gouvernements et pouvait
être considérée comme ayant un gouvernement mixte.
● Typologie selon le respect des lois
Il existe une troisième sorte de typologie qui admet que pour chaque combinaison de souveraineté et de
gouvernement, il y a des formes droites et des formes déviées (tyranniques).
Le régime tyrannique est un régime où le gouvernement s’exerce contre les lois de Dieu et de la nature. Les
formes droites se subdivisent selon que le souverain exerce sa souveraineté avec ou sans loi.
Il y a ainsi le régime seigneurial, gouvernement exercé sans loi mais de manière complètement juste (ce
souverain peut respecter les lois de Dieu et de la nature mais gouverner avec aucune loi. C’est l’exemple des
monarchies seigneuriales qu’il voit en Perse, en Turquie, en Moscovie).
Il y aurait aussi le régime légitime, qui s’exerce avec les lois positives, mais aussi dans le respect des lois de
Dieu et de la nature.
BODIN, après avoir opéré plusieurs typologies possibles, va préciser la nature du régime qui lui semble le
meilleur : la monarchie royale (ou la monarchie légitime).
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
pouvoir ainsi que des rivalités qui dureront voire survivront au règne : « On dit en ce Royaume que le
roi ne meurt jamais. Ce qui est un proverbe ancien, qui montre bien que le Royaume ne fut jamais
électif, et que [le roi] ne tient son sceptre ni du pape, ni de l'archevêque de Reims, ni du peuple, mais
de Dieu seul ».
- Elle doit être exercée avec les lois (il rejette les régimes seigneuriaux). Il doit gouverner avec des lois
même si c’est lui qui les fait. Il devra surtout respecter les lois naturelles et les libertés individuelles,
ainsi que les propriétés de ses sujets. Tout le monde obéit à une loi : les sujets à la loi positive, le
souverain à celle de Dieu : « Les sujets obéissent aux lois du Monarque et le Monarque aux lois de la
nature ».
- Elle doit être exercée de manière autoritaire. Cette sévérité est dans l’intérêt même du peuple. Il dit :
« La rigueur et sévérité d'un prince est plus utile que sa trop grande bonté ».
« Ceux-là s'abusent bien fort, qui vont louant et adorant la bonté d'un Prince doux, grâcieux, courtois
et simple: car telle simplicité sans prudence est très dangereuse et pernicieuse en un roi, et beaucoup
plus à craindre que la cruauté d'un Prince sévère, chagrin, revêche, avare et inaccessible. [...]
Par la souffrance [= la tolérance] et niaise simplicité d'un Prince trop bon, il advient que les flatteurs
[...] et les plus méchants emportent les offices, les charges, les bénéfices, les dons, épuisant les finances
d'un État. Et par ce moyen le pauvre peuple est rongé jusqu'aux os, et cruellement asservi aux plus
grands: de sorte que pour un tyran il y en a dix mille ».
Il faut tenir le pays d’une main de fer ; le souverain peut mentir au peuple, le prince peut même céder à
certaines passions du peuple quand celles-ci sont injustes si c’est le prix qu’il doit payer pour maintenir
l’ordre : « il faut amadouer le peuple et lui quitter quelque chose, même lui accorder chose illicite » si
ce peuple est « ému de sédition ». Il doit aussi garder jalousement le monopole de l’emploi de la force.
Le monarque royal doit aussi prohiber le port d’armes.
On a donc une monarchie hiérarchisée, homogène, incontestée et capable de trancher en derniers recours. Elle
est héréditaire, respectant les lois de nature, faisant respecter les lois positives aux sujets et qui sait se montrer
autoritaire.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
monopole de l’élaboration des lois, les magistrats ne peuvent pas juger de la loi (ils doivent demander au prince
l’interprétation et dans l’attente de réponse il doit s’en tenir à la lettre de la loi – « Il n’appartient pas au
magistrat de juger de la loi mais selon la loi […], et s’il fait autrement, il est infâme de droit commun »).
Encore en-dessous, on trouve des corps intermédiaires (« corps et collèges » - universités, clergé…). L’existence
de ces corps n’est pas contradictoire avec la conception unitaire de l’État. Pour BODIN, ces corps
intermédiaires sont importants parce que sans eux le roi serait encouragé à devenir un tyran. Seuls les tyrans
s’emploient à supprimer ces communautés intermédiaires, pour n’avoir plus en face d’eux que des individus
atomisés, isolés. Il souhaite maintenir ces corps et approuve l’institution des états généraux (auxquels il a
participé) : c’est le lieu où peuvent s’exprimer ces corps intermédiaires, et dans ces assemblés : Aux États
généraux, « on communique les affaires touchant le corps universel de la République, et des membres d'icelle:
là sont ouïes et entendues les justes plaintes et doléances des pauvres sujets qui jamais autrement ne viennent
aux oreilles des Princes; là sont découverts les larcins, concussions et voleries qu'on fait sous le nom de Princes
qui n'en savent rien ».
C’est une courroie de transmission entre le peuple et la couronne. Le roi n’est jamais mieux assuré de sa
puissance que lorsque ces états sont réunis autour de lui de manière uniforme.
Ce n’est pas un état jacobin, l’unité peut s’accommoder de parties différenciés, différentes, d’un certain degré de
pluralisme, pourvu que ces parties soient harmoniquement organisées. C’est ici qu’intervient la notion de «
justice harmonique », qui occupe le livre VI.
● Une « justice harmonique »
Dans ce livre, BODIN fait des références à l’astrologie, la numérologie, la théorie des climats.
Il y a l’idée du fameux naturel des peuples. Il dit qu’il faut « accommoder la forme de république à la diversité
des hommes et au naturel des voix ». Il faut évaluer les institutions en fonction de la société dans laquelle elle
s’insère et en prenant compte les caractéristiques de cette société. Une loi serait mauvaise si elle est contraire au
naturel d’un peuple. Personne n’a jamais pu imposer une loi par la force. Il en conclut qu’il est dangereux de
changer souvent de loi.
Il défend ensuite des thèses originales pour son époque. Cette nature des peuples est toujours liée à la place de
ces peuples occupée dans le cosmos. Chaque peuple vit à un certain lieu, certaine latitude, dans un certain
climat. Il conclut : « Il y a presque autant de variété au naturel des hommes, qu'il y a de pays, voire en mêmes
climats, il se trouve que le peuple oriental est fort différent à l'occidental; et en même latitude, et distance de
l'équateur, le peuple de Septentrion est différent du Méridional ».
Il s’amuse à diviser chaque hémisphère selon la latitude et distingue les peuples méridionaux, tempérés et
septentrionaux. Puis il resubdivise et attribue à chaque peuple un naturel : les athéniens ironiques, les romains
cruels, les peuples du nord fort, ceux du sud rusé. Heureusement, « Dieu n’a pas réuni la grande force et la
grande finesse dans les mêmes peuples ». Les peuples du nord sont grands et chaleureux mais buveurs, les
français sont plus vifs que les espagnols mais moins rusés. Seuls les peuples moyens (Asie mineure, Grèce Italie
et France) ont une proportion convenable de force et de finesse et seuls eux peuvent établir de grands empires.
On retrouvera cette théorie des climats chez MONTESQUIEU.
Il insiste aussi sur l’influence des astres : « Il n'y a personne de sain jugement qui ne confesse les merveilleux
effets des corps célestes en toute la nature ».
Il étudie les conjonctions des hautes planètes qui jouent un rôle : tous les grands événements ont lieu en
septembre (création du monde, « Les maladies les plus graves arrivent dans les années multiples de sept et de
neuf. De même, les transformations dans les républiques se produisent dans des années multiples de sept ou de
neuf, ou dans leurs carrés [...] si, en outre, une année multiple de sept coïncide avec une multiple de neuf, cela
donne une année extrêmement dangereuse, ainsi qu'on a pu le constater depuis l'antiquité »).
Cela a pour but de dégager un principe d’harmonie. Pour lui, pour que l’État soit stable, il faut qu’il soit
structuré d’une manière qui corresponde exactement avec ce qu’est la structure même de l’univers. Or cette
structure est une harmonie, et cette idée d’harmonie va lui permettre de dépasser les conceptions traditionnelles
de la justice. D’un côté la justice commutative (qui suppose l’égalité devant la loi, pratiquée dans les
démocraties et fondée sur l’arithmétique) et de l’autre côté la justice distributive (donne à chacun selon son
rang, sa réussite, pratiquée dans les aristocraties et fondée sur la géométrie). Pour tous les grands événements
ont lieu en septembre, aucune de ces justices n’est satisfaisantes. L’harmonie permet de dépasser les modes de
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
calculs.
La justice commutative permet « De mettre en fait que l'égalité est nourrice d'amitié, c'est abuser les ignorants :
car il est bien certain qu'il n'y a jamais haine plus grande, ni plus capitales inimitiés qu'entre ceux-là qui sont
égaux : et la jalousie entre égaux est la source des troubles, séditions et guerres civiles. Et au contraire, le
pauvre, le petit, le faible ploie et obéit volontiers au grand, au riche, au puissant, pour l'aide et profit qu'il en
espère ».
Quant à la justice distributive, « Il est nécessaire qu'il y ait quelques fols parmi les sages, quelques hommes
indignes de leur charge entre les hommes expérimentés, et quelques vicieux entre les bons pour leur donner
lustre, et faire connaître au doigt et à l'œil la différence du vice à la vertu, du savoir à l'ignorance ».
Il ne faut ni l’égalité arithmétique, ni géométrique mais la discord, accord des différences :
« Et tout ainsi que le discord donne grâce à l'harmonie, aussi Dieu a voulu que le mal fût entremêlé avec le
bien, et les vertus posées au milieu des vices, des monstres en nature, des éclipses aux lumières célestes, et des
raisons sourdes dans les démonstrations géométriques, afin qu'il en réussît un plus grand bien, et que la
puissance et beauté des œuvres de Dieu par ce moyen fût connue, qui autrement demeurait cachée et ensevelie
[...]. Or tout ainsi que par voix et sons contraires il se compose une douce et naturelle harmonie, aussi des vices
et vertus, de qualités différentes des éléments, des mouvements contraires, et des sympathies et antipathies liées
par moyens inviolables, se compose l'harmonie de ce monde et de ses parties.
Comme aussi la République est composée de bons et mauvais, de riches et de pauvres, de sages et de fols, de
forts et de faibles, alliés par ceux qui sont moyens entre les uns et les autres, étant toujours le bien plus puissant
que le mal, et les accords plus que les discords ».
Il montre différents exemples de discordances (par les cuisiniers, les musiciens).
Si l’on suit le raisonnement de BODIN, la justice commutative est revendiquée par la démocratie, la justice
distributive est aristocratique. La justice harmonique qu’il défend et qui dépasse les autres est la seule qui pourra
être mise en place par la monarchie. On retrouve un passage du Politique de Platon avec l’image du royal tison.
Il faut mélanger les riches et les pauvres, les paisibles et les querelleurs, et seule une monarchie peut se livrer à
une telle entreprise. Cette justice harmonique ne pourra jamais être mise en place en démocratie (ou l’on
donnera la même chose à tous) ni l’aristocratie (qui récompense ceux qui ont le plus de mérites). Ce dernier
livre est une autre manière de justifier la monarchie royale : « L'État royal gouverné harmoniquement est le plus
beau et le plus parfait ».
« Tout ainsi que l'unité sur les trois premiers nombres, l'intellect sur les trois parties de l'âme, le point
indivisible sur la ligne, superficie et le corps, ainsi peut-on dire que ce grand Roi éternel, unique, pur, simple,
indivisible, élevé par-dessus le monde élémentaire, céleste et intelligible, unit les trois ensemble, faisant reluire
la splendeur de sa majesté et la douceur de l'harmonie divine en tout ce monde, à l'exemple duquel le sage Roi
se doit conformer, et gouverner son royaume ».
BODIN aura une influence considérable. Ce livre est sans doute celui qui a été le plus lu par les autres auteurs, il
a notamment inspiré Hobbes, Montesquieu, mais aussi des pratiquants comme Richelieu qui se réclamera de
Bodin (tout en transformant ce que prônait Bodin).
Cet absolutisme se retrouve fortement radicalisé chez Hobbes qui n’envisage aucunes limites à l’exercice du
pouvoir du souverain.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
I. Eléments de contexte
A. Le XVIIe anglais
HOBBES (1588 – 1679) a traversé le 17ème siècle anglais. Ce siècle est très important pour l’Angleterre car elle
va durant ce siècle accomplir sa grande mutation. En 1603 à la mort d’Elisabeth 1er, l’Angleterre n’est qu’une
puissance secondaire sans empire colonial, économie réduite à l’élevage de moutons et la vente de drap, la
situation religieuse et politique est précaire. Au début du 18ème siècle, l’Angleterre sera la première puissance
européenne, avec de nombreuses colonies, ouvrant la voie du capitalisme moderne. Durant le 17ème, l’Angleterre
est dirigée par une lignée de souverain jugés médiocres par les historiens : les Stuarts.
● L’Angleterre travaillée par un double conflit
Tout d’abord religieux. L’Angleterre s’est ralliée au protestantisme sous la forme de l’anglicanisme à la suite de
la controverse liée à la validité du premier mariage d’Henri VIII avec Catherine d’Aragon. Les églises
anglicanes se disent à la fois catholiques et réformées. Elles se présentent comme catholiques, non romaines, et
se veulent en continuité avec la tradition apostolique. Elles se disent aussi réformées, en ayant adhéré à certains
principes. L’anglicanisme est à mi-chemin entre protestantisme et catholicisme. Cette position va faire que
l’anglicanisme va être fortement critiqué par les courants calvinistes les plus stricts, notamment les puritains, qui
vont trouver que l’anglicanisme ressemble trop au catholicisme, notamment un lien trop étroit entre l’État et
l’Église anglicane.
Ce conflit religieux va se greffer à un conflit politique entre la couronne et le parlement. La dynastie des Tudor
au 16ème avait fait évoluer la monarchie dans le sens de l’absolutisme. Elle tente de consacrer de plus en plus les
pouvoirs dans les mains du roi. Mais les Tudor ont su ménager le Parlement. Les Stuart vont gouverner sans les
parlements, et les deux conflits sont se superposer et s’articuler : les puritains, alliés aux presbytériens écossais,
vont se ranger du côté des parlements et vont former les têtes rondes tandis que les anglicans alliés aux
catholiques irlandais vont défendre la couronne en formant les cavaliers.
● Chronologie institutionnelle
Jacques 1er, premier Stuart, va être très autoritaire et va se montrer très hostile aux parlements et aux puritains.
En 1625 lui succède Charles 1er qui va alimenter un climat de guerre civile, qui va éclater en 1641. La guerre
civile s’ouvre entre les cavaliers et les têtes rondes, et elle va s’achever en 1649 avec l’exécution de Charles 1er.
Cette guerre est menée par Cromwell, qui va instaurer une république de 1649 à 1660, en expérimentant
plusieurs constitution républicaines (Cromwell occupant tout de même des fonctions similaires à celles d’un
monarque). Il meurt en 1658 et en 1660 la monarchie est restaurée avec Charles 2. Il parvient au début à
instaurer un compromis (germes d’une monarchie parlementaire), mais fragile d’autant qu’il est catholique.
En 1685, lui succède Jacques 2, pire de tous les Stuarts (violent, obstiné, bête). Il va gouverner sans le parlement
et va afficher de manière provocante son catholicisme. En 1688, il s’enfuit et abdique. C’est la 2nde révolution, la
Glorieuse Révolution (qui aurait eu le mérite de se dérouler sans effusion de sang) et qui voit Guillaume 3
d’Orange, marié à la fille de Jacques 2, Marie 2 d’Angleterre, débarquer et prendre le pouvoir. Avec l’adoption
du Bill of Rights, l’accès au trône est interdit aux catholiques, un système d’élection renouvelant le parlement
est mis en place et l’armée en temps de paix est rendue illégale.
Ce contexte va influencer l’œuvre de HOBBES.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
- Dans la bible, le Léviathan est présenté comme un monstre tout puissant : « Sur terre, il n’a point son
pareil, il a été fait intrépide » ; qui inspire la peur. HOBBES a ce sens en tête, le pouvoir de l’État fait
respecter la loi par la crainte qu’il inflige.
- Ce monstre provient de la mer. Il est représenté comme étant le chaos primitif : le pouvoir de l’État
émerge à partir d’un état de nature qui est un état de guerre,
- Ce Léviathan est « le roi des enfants de l’orgueil » : les individus ont besoin d’être gouverné parce
qu’ils sont mus par leur désir de puissance qui les conduit à se faire la guerre.
- Ce monstre est composé de multiples écailles : Léviathan vient de lavah, lien.
« Son dos, ce sont des rangées de boucliers, que ferme un sceau de pierre. Ils se touchent de si près
qu’un souffle ne peut s’y infiltrer. Ils adhèrent l’un à l’autre et font un bloc sans fissure »
« Les fanons de sa chair sont soudés ensemble : ils adhèrent à elle, inébranlables ». Le léviathan est
même composé de l’ensemble des individus qui se joignent en lui par un contrat.
- Donner un nom à cet État, nom de baptême, cela revient à le considérer comme un être qui a une
naissance. Et c’est de cette naissance que Hobbes va parler dans le Léviathan.
Ce terme est un concentré de la philosophie politique de HOBBES : le pouvoir naît des individus, il émerge de
l’état de nature dans lequel le désir de puissance de chacun conduit à un état de guerre. Pour faire sortir ces
hommes de l’état de nature, le pouvoir de l'État doit être absolu et il doit se faire respecter par la crainte.
Il y a un postulat de départ important : la volonté, la rationalité ne sont jamais autonome. La volonté est le
dernier appétit, et cela signifie que la raison ne fait rien elle-même. La raison ne fait que ce que lui demande de
faire les passions, ce que lui dictent les passions. La raison est à la remorque des passions.
Il y a une passion humaine, sans doute la plus forte de toutes celles qui existent : le conatus, le désir de
conservation. La première motivation de l’homme est son désir de se conserver, la volonté de vivre le plus
longtemps possible. Conatus peut être traduit par effort, il entend par là un effort de conservation. SPINOZA
emploiera ce terme dans un sens différent : actualisation maximale (vivre le plus intensément selon son effort).
B. Une anthropologie de la finitude
Il conçoit l’homme non pas comme une simple créature vouée à l’obéissance au divin. L’homme est un être fini
qui a échappé par sa faute à la législation divine. Il voit dans Adam celui qui en désobéissant à Dieu s’est passé
de Dieu. Il généralise en considérant que parce que les hommes s’arrogent pour eux-mêmes la puissance de
juger, ils ont congédié Dieu. Les hommes sont voués au mal. Ce pourquoi il s’est absenté et les a laissés dans
l’ignorance. Ils n’ont d’autres choix que de surmonter leur finitude parce que Dieu les a laissés. Pour le
remplacer, ils se donnent un Dieu mortel : le Léviathan.
C. La triplicité de l’homme
L’homme est triple : homme, citoyen et chrétien. Cela est source de conflits.
HOBBES considère que le Léviathan va exposer la procédure pour résoudre ces conflits, c’est-à-dire faire en
sorte qu’ils ne conduisent pas à la ruine de la vie humaine. Une manière est de ramener cette tripartition à
l’unité, qui sera artificielle. Par conséquent, le Léviathan est une œuvre d’art qui décrit une autre œuvre d’art,
celle par excellence : l’État souverain grâce auquel les hommes se donnent les moyens de mettre un terme à
leurs conflits, ou au moins de les pacifier.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
HOBBES inaugure la tradition du contrat social. Il est le premier à substituer clairement à la perspective
téléologique des anciens une perspective généalogique. L’État n’est plus légitimé par rapport à sa fin, mais par
rapport à son origine. Les règles sont justes parce qu’elles sont choisies, et non plus elles sont choisies parce
qu’elles sont justes.
Cet état de nature n’a pas de réalité, il ne cherche pas à décrire un état de nature antérieur. C’est une hypothèse
de travail.
Cet État de nature est d’abord un état contradictoire.
Cette contradiction nourrit un état de guerre. Elle oppose le désir que les individus ont de vivre et le risque
qu’ils encourent pourtant de mourir.
● Le droit de nature : le désir de vie
L’homme est déterminé par sa tendance à se maintenir dans l’existence. Il considère que ce désir de vie donne à
chacun un droit sur toute chose (Jus in omnia). Dans cet état de nature, rien n’est juste, rien n’est injuste, rien
n’est bon, rien n’est mal. Les pires actions ne peuvent être considérées comme des crimes ou des péchés, la vie
de chacun est perpétuellement en danger et tous les actes sont couverts par la légitime défense. Chacun dans
l’État de nature est le seul juge de la conduite nécessaire à sa conservation. Ces notions n’ont de sens que l’état
de nature surmonté.
Il compare la situation des hommes dans l’état de nature avec l’enfance. « Si vous ne donnez aux enfants tout ce
qu’ils désirent, ils pleurent, ils se fâchent, ils frappent leurs nourrices, et la nature les porte à en user de la
sorte. Cependant ils ne sont pas à blâmer, et on ne dit pas qu'ils sont mauvais, […] à cause qu'étant privés de
l'usage de la raison, ils sont exempts de tous les devoirs des autres hommes. Mais, s'ils continuent de faire la
même chose lorsqu'ils sont plus avancés en âge, et lorsque les forces leur sont venues avec lesquelles ils
peuvent nuire, c'est alors que l'on commence de les nommer, et qu'ils sont méchants en effet. De sorte que je
dirais volontiers, qu'un méchant homme est le même qu'un enfant robuste, ou qu'un homme qui a l'âme d'un
enfant »
« [Dans l’État de nature], rien ne peut être injuste. Les notions de légitime et d’illégitime, de justice et
d’injustice, n’ont pas ici leur place. Là où il n’est pas de pouvoir commun, il n’est pas de loi ; là où il n’est pas
de loi, il n’est pas d’injustice »
HOBBES formule le positivisme. Il est anti-jus naturalisme. Il n’a pas de droits naturels au sens où on l’entend
aujourd’hui.
● L’égalité des hommes : le risque des hommes
Ce qui cloche ici, c’est que le désir des hommes et ce droit sur toutes les choses qui l’accompagnent vont
conduire les hommes à se faire la guerre. Le désir de vivre entre en contradiction avec le risque de mort.
La nature n’est pas sociale, les hommes ne sont pas des animaux politiques conduits à s’associer. À l’état de
nature ils ne se veulent pas de bien. Ils se fréquentent parfois mais ne s’associent pas, ne collaborent pas, ne
s’aiment pas. Ils ne sont pas instinctivement conduits à vivre ensemble. Ils n’ont aucun plaisir tant qu’il n’y a
pas de pouvoir. Il dit que « la nature dissocie les hommes ». Si les hommes s’assemblent, ce n’est pas parce
qu’ils s’aiment mais d’abord parce qu’ils se craignent. HOBBES dit que les hommes à l’état de nature vont
convoiter le même objectif pour le désir de conservation. L’autre est considéré comme une menace. C’est
pourquoi l’homme est considéré comme un loup pour l’homme (phrase de Plaute, et cité par Hobbes seulement
une fois dans De Cive : « Il est également vrai de dire que l’homme est un Dieu pour l’homme et que l’homme
est un loup pour l’homme. La première formule vaut si nous comparons les citoyens d’une même cité, la
seconde si nous comparons les cités »). Les hommes ne sont pas égaux en dignité et en force, mais en faiblesse
et en vulnérabilité. Dans l’état de nature, les individus ont droit sur toutes choses. Il n’y a pas de pouvoir car les
hommes sont égaux. Ils sont égaux parce que le plus faible pour toujours tuer le plus fort. Tout homme est
vulnérable face aux autres. S’ils sont égaux, cela signifie que le pouvoir politique ne peut pas être naturel. Il n’y
a naturellement aucun pouvoir entre les hommes. Cela revient à dire que le pouvoir est artificiel, qu’il n’existe
pas dans l’état de nature et qu’il faut le fabriquer.
L’état de nature est insupportable : « Ce qui est pire que tout, la crainte et le risque continuel d’une mort
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
violente, la vie de l’homme est solitaire, besogneuse, pénible, quasi animale et brève ».
Les hommes sont naturellement jetés dans la guerre, ils sont ennemis. « Les hommes n'ont aucun plaisir (mais
au contraire, beaucoup de déplaisir) à être ensemble là où n'existe pas de pouvoir capable de les dominer tous
par la peur ».
« C’est donc une chose tout avérée, que l’origine des plus grandes et des plus durables sociétés, ne vient point
d’une réciproque bienveillance que les hommes se portent, mais d’une crainte mutuelle qu’ils ont les uns des
autres ».
« Il est manifeste que pendant le temps où les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les maintienne tous
dans la peur, ils sont dans cette condition qu'on appelle guerre, et cette guerre est telle qu'elle est celle de tout
homme contre homme ».
On retrouve cette idée chez d’autres penseurs : Blaise Pascal : « Tous les hommes se haïssent naturellement l’un
l’autre ». « Chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres ».
HOBBES formule la théorie réaliste des relations internationales. Les états vivent les uns par rapport aux autres
dans une forme d’état de nature.
La menace de la mort violente est partout présente dans l’état de nature alors que l’homme ne veut rien tant que
se conserver. Or c’est absurde pour HOBBES car la volonté de se conserver est en réalité autodestructrice. Il
considère que les hommes vont devenir intelligents pour résoudre cette contradiction logique. C’est cette
passion qui va les forcer à devenir intelligent : la peur de la mort.
● La sortie de l’état de nature : un acte rationnel
- acquisition (apparaît lorsque celui qui est le plus fort transforme sa force en droit)
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
- institution (pouvoir instituée par les individus à travers l’institution d’un contrat). Il va plaider pour un
pouvoir par institution, résultat d’un contrat social passé entre individus.
Cette théorie s’oppose aux théories monarchomaques. C’étaient des libellistes, essentiellement protestants, qui
s’élevaient contre l’absolutisme royal (Théodore de Bèze, Johannes Althusius). Ils ont défendu l’idée d’un droit
de résistance reconnu à chaque citoyen contre le roi. Pour le justifier, les monarchomaques avançaient deux
thèses :
- Un contrat entre le souverain et le peuple. Le peuple se donne un roi pour la satisfaction de ses besoins,
essentiellement de paix et de protection. Il n’y a pas de contrat tripartite entre Dieu, le roi et le peuple.
Dans l’esprit des monarchomaques, ce contrat conférait notamment au roi le pouvoir à la condition que
ce roi serve et conserve les intérêts du peuple. Dans cette perspective, le roi devient le ministre de la
communauté et non le ministre de Dieu. Lorsque le peuple résiste à un prince tyrannique, il défend ses
propres droits et non la foi.
- Le peuple est antérieur au souverain : « Le peuple existe avant le magistrat ; il est plus élevé en dignité
que ce dernier et il le constitue » (Althusius).
Le souverain n’existe pas sans le peuple. Il peut décider d’en changer.
Cela conduit HOBBES à soutenir une seconde thèse : l’auteur n’existe que s’il est représenté. Le peuple n’existe
pas sans souverain. Pour HOBBES, ce qui fait exister le peuple, le « corps politique », c’est son unité. Cette
unité se donne dans et par le représentant unique. Les individus ne constituent une unité que par leur rapport au
représentant, en tant qu’ils le reconnaissent comme leur représentant légitime, qu’ils lui obéissent. L’unité de ce
corps politique lui est rigoureusement extérieur. Les sujets sont comme des atomes, qui trouvent leur unité
politique hors d’eux-mêmes, dans leurs représentants qu’ils créent continuellement par leur consentement. Si les
individus cessaient de se représenter en lui, ils se redispersaient en une multitude, le peuple cesserait d’être un
peuple mais deviendrait une multitude éparpillée. Cette multitude ne peut détenir aucun droit.
Ces deux idées ruinent la possibilité d’un droit de résistance. Le souverain n’a pris aucun engagement, il n’a pas
signé le contrat et ainsi ne peut commettre aucune injustice envers les particuliers. L’injustice n’est que la
violation de ce à quoi on s’est engagé par contrat. Tout ce que fait le souverain est juste.
Aussi, les individus ne peuvent constituer un peuple que dans la personne du souverain qui les représente et les
assujettis. Le peuple ne peut résister au souverain car cela reviendrait à résister à lui-même et ainsi à se nier.
Lorsqu’il se soulève, il perd sa qualité de peuple.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
pouvoir absolu, ils stérilisent leurs propres forces et ne constituent plus une menace les uns pour les autres : «
Les esprits des hommes sont de cette nature, que s’ils ne sont retenus par la crainte de quelque commune
puissance, ils se craindront les uns les autres » (De Cive).
Pour ne pas se craindre les uns les autres, il faut que les hommes craignent le même pouvoir. Pour qu’il soit
craint par tous, il doit être absolu. Plus il est fort plus il est craint, plus il est craint moins les individus se
craindront les uns les autres.
Ainsi, HOBBES reprend plusieurs caractéristiques accordées à la souveraineté par BODIN : le souverain est le
seul législateur, délié des lois, qui disposait de faire toutes les lois qu’il souhaitait tout en pouvant les abroger.
HOBBES dit dans le De Cive : « La personne civile, homme ou assemblée — à la volonté de laquelle tous les
hommes ont soumis la leur — a la puissance souveraine, exerce l'empire et la suprême domination » (De Cive).
Il ajoute dans Le Léviathan : Le détenteur de la souveraineté « peut quand cela lui plaît se libérer de cette
sujétion [des lois] en repoussant les lois qui le dérangent et en en faisant de nouvelles » (Léviathan).
Toutes les lois qu’il pose sont justes : « Aucune loi ne peut être injuste » (Léviathan).
Il y a néanmoins des différences avec BODIN. L’absoluité de la souveraineté va plus loin que chez BODIN.
HOBBES ne considère pas que la puissance absolue du souverain puisse être limitée par une loi fondamentale
ou par un droit naturel. Contrairement à BODIN, il n’y a aucune limite à la souveraineté absolue envisagée par
HOBBES. Le souverain peut tout faire. Il donne l’exemple du Roi David, qui envoie Urie se faire tuer parce
qu’il veut sa femme Bethsabée. Il ne commet pas d’injustice parce que les sujets sont les auteurs de ce
qu’accomplit le souverain, pour Hobbes.
Il y a un pouvoir absolu, qui n’est pas de droit divin. Avant, cette notion se rattachait à Dieu, que le roi était le
lieutenant, le représentant de Dieu, il participait de la souveraineté de Dieu.
Chez Hobbes, le pouvoir est tout aussi absolu mais ce n’est plus un être tout-puissant qui donne sa dimension
absolue au pouvoir ; ce sont au contraire ces êtres impuissants qui le créent pour remédier à leurs faiblesses.
Ce pouvoir absolu défendu par Hobbes n'est plus le représentant de Dieu, mais le représentant des hommes. Sa
transcendance à son origine dans la faiblesse de l’homme.
Hobbes doit être considéré comme un moderne en donnant au pouvoir une logique non plus descendante (de
dieu au pouvoir), mais ascendante (des hommes au pouvoir). Il y a un fondement démocratique, même s’il
élimine toute idée de démocratie dans l’exercice de ce pouvoir absolu.
D. Le droit résiduel des individus
● L’abandon avantageux du jus in omnia
Dans l’état de nature, chacun dispose d’un jus in omnia, conduisant à la guerre de tous contre tous. Ce n’est
qu’en renonçant à ce droit que chacun pouvait tarir la source de la guerre. Et que ce renoncement ne pouvait
avoir de sens que si chacun des membres de l’état de nature faisait de même. On a vu que ce renoncement avait
un coût inférieur à celui que représentait les efforts et le temps consacrés à leur sécurité dans l’état de nature.
Pourquoi abandonner ce droit est-il aussi peu coûteux ? Pourquoi les individus vont-ils se dessaisir de ce
droit ?
Il fait remarquer que ce droit sur toute chose ne va jamais plus loin que le pouvoir. Il est théoriquement absolu,
illimité dans l’état de nature, mais en pratique très limité. Il cesse là où commence le pouvoir des autres et là où
cesse notre propre pouvoir. En se dessaisissant de ce droit sur toute chose, on gagne en liberté effective ce qu’on
perd en liberté potentielle. Il donne l’exemple de la propriété. La propriété n’existe pas à l’état de nature, qui ne
connaît que la possession (maîtrise de fait sur une chose « Cela seul dont il peut se saisir appartient à chaque
homme, et seulement pour aussi longtemps qu’il peut le garder »).
En revanche, la propriété, permise par l’existence d’un état, « est attachée à la souveraineté l’entier pouvoir de
prescrire les règles par lesquelles chacun saura de quels biens il peut jouir et quelles actions il peut accomplir
sans être molesté par les autres sujets ». La puissance de l’état ne sera pas une menace pour la propriété des
sujets, mais la condition même de son existence. Attention aux méprises vis-à-vis de la pensée de Hobbes. Il dit
que l’homme est au fond plus libre dans la cité où il obéit à la loi, que la nature où il n’obéit qu’à lui-même. Il
ne dira pas que la liberté réside dans l’obéissance à la loi (il dira dans ce que la loi n’interdit pas), mais il voit
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
que la liberté est purement théorique en l’absence de droit. La contrainte juridique libère au lieu d’opprimer
chez Hobbes.
Il ajoute qu’il restera toujours une part de ce droit sur toute chose qui est inaliénable, que le sujet ne peut
abandonner. Il dit que les individus n’auraient aucun intérêt à quitter l’état de nature s’ils devaient abandonner
tous leurs intérêts : « Il est inconcevable qu'un homme ait pu, par des paroles ou d'autres signes, abandonner ou
transmettre certains droits. D'abord, un homme ne peut pas se démettre du droit de résister à ceux qui
l'attaquent par la force pour lui ôter la vie, parce qu'il est inconcevable qu'il vise de cette façon quelque bien
pour lui-même ».
Il donne un deuxième argument : l’état de nature reste toujours là, il ne disparait jamais complètement.
L’homme ne cesse jamais d’être un animal qui cherche à se conserver. Le droit naturel de l’être humain à se
conserver est un droit inaliénable. Hobbes va donc justifier le droit de s’exiler, de déserter, de voler de la
nourriture en cas de famine. Il dira même qu’un homme condamné à mort à le droit de défendre sa vie et de
résister en tuant ses gardiens, le droit de tout faire pour ne pas mourir. L’homme doit obéir au droit et a le droit
de tout faire pour se conserver.
Cela s’explique par une distinction primordiale chez Hobbes entre le droit et la loi. Le droit correspond à la
liberté, tandis que la loi est située du côté de la contrainte. Il distingue le droit et la loi non seulement à l’état
de nature mais aussi à l’état civil. À l’état de nature, le droit (de nature) : « Le DROIT DE NATURE, que les
auteurs nomment couramment jus naturale, est la liberté que chaque homme a d'user de son propre pouvoir
pour la préservation de sa propre nature, c'est-à-dire de sa propre vie ». C’est le droit sur toute chose dont les
hommes disposent lorsqu’il n‘y a pas d’état.
La loi à un autre sens : « Une LOI DE NATURE (Lex naturalis) est un précepte, une règle générale, découverte
par la raison, par laquelle il est interdit à un homme de faire ce qui détruit sa vie, ou lui enlève les moyens de la
préserver, et d'omettre ce par quoi il pense qu'elle peut être le mieux préservé.».
La loi, c’est la traduction rationnelle de la peur de mourir, c’est l’obligation que l’homme se donne de faire
tout ce qu’il peut pour ne pas mourir. À l’état de nature, le droit de nature est illimité mais pratiquement non
appliqué, la loi naturelle est quant à elle inopérante car purement individuelle, elle relève du for intérieur et n’est
jamais sanctionnée.
À l’état civil, la loi va devenir la loi positive, publique, commune. Le droit sera simplement ce que cette loi
n’empêche pas, ce qui reste du droit de nature, ce qui reste de sa part inaliénable : « Le DROIT consiste en la
liberté de faire ou de s'abstenir, alors que la LOI détermine et contraint à l'un des deux. Si bien que la loi et le
droit diffèrent autant que l'obligation et la liberté qui, pour une seule et même chose, sont incompatibles ».
Il n’existe aucune continuité entre le droit naturel des individus et le droit des citoyens. Le droit naturel ne
comporte aucune dimension juridique, seule la loi positive définit et circonscrit le droit dans l’état civil. La
liberté est dès lors ce qui reste du droit naturel dans le champ civil. Ce droit reste naturel, il n’est jamais
transformé en droit positif. C’est la liberté qu’on a d’user de son pouvoir en l’absence de la loi. La loi quant à
elle ne peut pas détruire complètement le droit naturel, et donc la liberté. Elle en assure la part qu’elle
n’empêche pas.
En passant de l’état de nature à l’état civil, la loi s’est transformée d’une norme individuelle à une norme
publique, alors que le droit n’a pas été traduit et s’est réduit pour être plus effectif. D’où cette conception
particulière de la liberté : Les libertés « dépendent du silence de la loi. Dans les cas où le souverain n’a prescrit
aucune loi, c’est là que le sujet a la liberté de faire, ou de s’abstenir de faire conformément à sa propre
appréciation ».
Hobbes, s’il parle de droit de nature, est un positiviste pur et dur. Le droit de nature qui demeure à l’état civil
n’est pas vraiment du droit. Il n’a aucune connotation juridique.
Cette conception du pouvoir va conduire à un renversement radical de la perspective traditionnelle. La liberté
réside dans les silences de la loi, dans les choses que le souverain a passé sous silence : « En ce qui concerne
toutes les actions dont les lois ne s’occupent pas, les humains ont la liberté de faire ce que leur raison leur
montre en vue de ce qui leur est le plus profitable. […] La liberté des sujets réside donc uniquement en ces
choses que, dans le règlement de leurs actions, le souverain s’est abstenu de prendre en compte. Par exemple, il
s’agit de la liberté d’acheter et de vendre, ou de passer d’autres contrats les uns avec les autres de choisir leur
domicile, leur alimentation, leur métier, l’instruction de leurs enfants comme ils le jugent bon, et ainsi de suite
».
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
La liberté ne procède d’un droit que les sujets auraient soustrait à l’emprise de la société, c’est une sorte de
franchise accordée par le souverain lorsqu’il n’édicte pas de lois. Le domaine de cette liberté reste assez étendu,
il peut concerner plusieurs matières.
Il n’y a pas pour Hobbes de contradiction, car le droit du souverain et l’obligation des sujets sont autonomes.
Les individus ont abandonné la part aliénable de leur droit naturel et donc conserve la possibilité de résister à
ceux qui menace leur sécurité. Le souverain, parce qu’il n’a pas passé le contrat, peut user de son droit naturel
illimité. Les deux sont compatibles parce que le souverain reste en dehors de la société civile. Le droit naturel de
résister, de même que le droit illimité du souverain, ne sont jamais traduits en droits positifs. Il n’y a pas de
contradiction parce qu’ils ne sont pas mis sur le même plan. Les individus peuvent résister. Ce serait une
impossibilité logique et physique de renoncer à ce droit, tous les individus veulent et ont tendance à préserver
leur vie. Mais juridiquement il n’existe aucun droit. Si les individus résistent ils cessent d’être des citoyens, sont
des animaux qui se défendent et reviennent à l’état de nature. Il pense avoir justifié que le droit inaliénable de
rester en vie n’ôte rien au droit illimité du souverain à le sanctionner. Hobbes ne dit qu’aucune des parties n’est
en tort vis-à-vis de l’autre dans le cas de David et Urié.
« Toutefois, on ne doit pas comprendre que la souveraine puissance de vie et de mort est soit abolie, soit limitée
par une telle liberté. Car on a déjà vu qu’il n’est rien que le représentant souverain ne puisse faire à un sujet,
quel qu’en soit le prétexte, qui puisse au sens propre être appelé injustice ou préjudice, puisque chaque sujet est
l’auteur de chacun des actes accomplis par le souverain, en sorte que celui-ci n’est jamais privé d’aucun droit
à quoi que ce soit ».
« En vertu de cette institution d’un État, chaque individu particulier est l’auteur de ce que fait le souverain, et,
par conséquent, celui qui se plaint d’une injustice de la part de son souverain se plaint de cela même dont il est
l’auteur, et donc, il ne doit accuser d’injustice nul autre que lui-même, non! Même pas lui-même d’injustice, car
c’est impossible de commettre une injustice envers soi-même. Il est vrai que ceux qui possèdent la puissance
souveraine peuvent commettre une inéquité, mais pas une injustice, ou un préjudice au sens propre ».
« S’il nous est permis d’appeler libéralisme la doctrine politique pour laquelle le fait fondamental réside dans
les droits naturels de l’homme, par opposition à ses devoirs, et pour laquelle la mission de l’État consiste à
protéger ou à sauvegarder ces mêmes droits, il nous faut dire que le fondateur du libéralisme fut Hobbes » (Léo
Strauss).
Il y a une ambition libérale certaine dans la pensée de Hobbes. Les hommes ne doivent plus se guider sur le
bien, mais sur le droit. Le droit prend la place du bien, et cela conduit à dépersonnaliser le pouvoir. Cette idée
est bien le langage et la valeur du libéralisme : « Hobbes peut être dit le fondateur du libéralisme parce qu’il a
élaboré l’interprétation libérale de la loi : pure artifice humain, rigoureusement extérieure à chacun, elle ne
transforme pas, n’informe pas les atomes individuels dont elle se borne à garantir la coexistence pacifique.
Dans les silences de la loi, les individus peuvent faire ce que bon leur semble. La pensée de Hobbes fonde l’idée
libérale parce qu’elle élabore la notion de la loi comme artifice extérieur aux individus. Le rôle de l’État n’est
pas de créer ou de promouvoir en l’homme une vie vertueuse, mais de sauvegarder le droit naturel de chacun »
(Pierre Manent).
Il n’y a pas l’idée que la meilleure manière de vivre devrait faire l’objet d’une délibération collective. Il n’y a
pas l’idée de vertu, d’une idée du bien. Il définit simplement les conditions d’un vivre ensemble pacifique. Les
individus sont envisagés comme des particules élémentaires en mouvement perpétuel. Le politique se donne
simplement pour mission d’éviter être ces particules les chocs et les collisions. Le droit est comparable à un
code de la route. La société n’exigerait plus de ces membres que le respect de leur indifférence réciproque. Cela
est le langage du libéralisme.
L’État est extérieur à la société civile. Aussi, Hobbes ne propose pas une société aristocratique. Il ne parle que
du souverain et des sujets. La pensée de Hobbes est aussi égalitariste, il n’y a pas une politique aristocratique,
l’État ne doit pas enseigner la vertu. Il y a aussi une pensée économique, il défend la propriété et le
libre-échange. Il y a une ambition libérale qui consiste à donner à l’État une fin minimale : assurer seulement la
sécurité entre les hommes et les laisser se charger de leur bonheur personnel. Il revoit à la baisse les ambitions
de l’État et va restreindre son domaine d’intervention.
La question qui se pose est de savoir en revanche si les dispositifs politiques imaginer par Hobbes sont adaptés
pour satisfaire cette ambition libérale manifeste ?
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
Or, il apparaît que l’on doive répondre par non. Cette ambition libérale est gâchée par la perspective absolutiste
de Hobbes. La distinction qu’il fait entre l’État et la société civile est purement théorique et est très fragile dès
lors que l’État a la possibilité de franchir cette frontière. Dans la pensée de Hobbes, rien n’empêcherait le
souverain d’intervenir dans le choix des individus. Le champ d’exercice du pouvoir est restreint mais est plus
fort, et il ne donne aucune garantie pour qui ne déborde pas sur le domaine circonscrit : « Les contenus libéraux
sont sacrifiés à la forme absolutiste qui les sanctionne » (J. Habermas). Il escamote deux questions : où sont les
limites normatives du pouvoir ? la réponse viendra de Locke : dans les droits naturels : « S’en remettre à un
pouvoir absolu pour sa sécurité revient à se fier à des lions pour se protéger des renards et des putois » (J.
Locke).
La deuxième question porte sur le contrôle du souverain. Montesquieu y répondra avec l’équilibre des pouvoirs
: le pouvoir doit arrêter le pouvoir, ce que n’envisageait pas Hobbes.
Si le libéralisme est entendu dans sa forme la plus classique :
- Sens moral avec l’idée que le politique est séparé de l’éthique, le droit de la morale.
Alors oui Hobbes est libéral
- Mais il faut ajouter un sens économique (propriété). Oui Hobbes est libéral
- Mais il faut ajouter un sens politique, fixer des limites à l’état, imaginer un état de droit. Dans ce cas,
Hobbes n’est clairement pas un libéral. Il faudra attendre Locke voire Montesquieu pour avoir un
véritable libéralisme au sens politique.
Hobbes est peut-être un précurseur du libéralisme, mais il n’est pas le fondateur du libéralisme. Il n’a pas trouvé
les moyens institutionnels pour satisfaire ses ambitions économiques et morales.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
I. Eléments de contexte
Né en 1632 et mort en 1677, c’est un contemporain de Hobbes. Mais il va évoluer dans un contexte différent.
A. Les Provinces-Unies au XVIIe siècle
● Contexte des Provinces-Unies
Les Provinces-Unies n’existent que depuis 50 ans lors de la naissance de SPINOZA à Amsterdam. Ces
territoires faisaient partie du Saint-Empire et étaient sous domination espagnole. Dans le contexte des guerres de
religion, cette région va être gagnée par le Calvinisme et la domination espagnole catholique va être vécue
comme étant insupportable. Cela va donner lieu à la guerre de 80 ans (Révolte des gueux) qui va aller de 1568 à
1648, apparentée à une guerre d’indépendance et faisant naître en 1579 ou en 1581 les Provinces-Unies. Elles se
distinguent des provinces du sud qui vont former la Belgique. Cette guerre ne prendra fin qu’en 1648 avec le
traité de Munster (l’un des 3 traités de Westphalie) reconnaissant les Provinces-Unies indépendantes.
À cette époque, les Provinces-Unies constituent le centre intellectuel et économique de l’Europe. Elles sont la
première puissance économique mondiale, siècle d’or de la Hollande. Amsterdam est la plaque tournante du
commerce international, quasi-monopole sur le commerce maritime et elles fondent des comptoirs coloniaux
grâce à la Compagnie des Indes. C’est aussi le centre culturel. Le 17ème siècle est un siècle de persécutions
religieuses et les Provinces-Unies affichent une certaine tolérance religieuse. Elles vont constituer une terre
d’asile pour certains persécutés. Elles vont attirer des intellectuels, devant la librairie générale de l’Europe.
Tous les ouvrages interdits dans les autres pays vont être publiés à Amsterdam.
● Le système politique des Provinces-Unies
Les Provinces-Unies sont une fédération de 7 provinces qui disposent d’une large autonomie. Le pouvoir
s’exerce à plusieurs niveaux : conseils municipaux au niveau local (un peu comme les cités italiennes niveau
autonomie), assemblées provinciales et États généraux au niveau fédéral. À chaque niveau existe une assemblée
et un personnel politique constitué de hauts fonctionnaires. Et à la tête des 7 provinces se trouve un chef d’État,
Stadhouder, sorte de gouverneur.
Régime républicain avec un pouvoir à sa tête, mais organisation et forme de pouvoir qui contraste avec les
autres régimes monarchiques européens.
La vie politique était rythmée par une lutte entre deux grands « partis » politiques : les orangistes, formés par la
noblesse, propriétaire, armée avec la défense d’un État centralisé, de foi calviniste, et les régents, davantage
républicain, formés par la bourgeoisie urbaine, industrielle, économie plus libérale et une forme de
provincialisme et prônant la tolérance religieuse.
Jusqu’en 1650, ce sont les orangistes qui dominent. Mais en 1650, un conflit va émerger à la suite de la mort de
Guillaume d’Orange Stadhouder des 7 provinces. Jan de Witt, régent, va lui succéder en 1653. Mais le peuple
reste attaché à la maison d’Orange et en 1672 lorsque les troupes françaises envahissent la Hollande, De Witt se
démet et c’est la fin de la république. Guillaume III d’Orange va reprendre le pouvoir et en 1689 il deviendra roi
d’Angleterre. Les frères de Witt vont être massacrés.
● La question religieuse
À cette lutte politique va s’ajouter une question religieuse. Une tolérance est affichée vis-à-vis des minorités
mais cela n’empêche pas des controverses notamment entre deux partis : les arminiens (représentés par
Arminius) qui vont prôner une liberté religieuse, refuser la prédestination, défendre le libre-arbitre de l’homme
et qui vont être défendus par les régents. En face se trouvent les gomaristes (représentés par Gomarus) affichant
moins de tolérance et prônant un calvinisme strict.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
B. Vie et œuvre de SPINOZA (1632-1677)
La vie de Spinoza est courte. Né en 1632 d’une famille juive de commerçants riches d’origine espagnole,
réfugiée au Portugal puis aux Provinces-Unies. Il reçoit un enseignement hébraïque traditionnel (mathématique,
physique, philosophie cartésienne). Il se destine à devenir rabbin mais à 17 ans il doit travailler avec son père
dans la maison de commerce spécialisée dans l’import-export. Son père meurt en 1654 et il doit diriger avec son
beau-frère la maison de commerce.
À cette époque, il est suspecté de fanatisme juif, même poignardé. On raconte qu’il aurait gardé son manteau
percé. En 1656 il est excommunié et forcé de quitter la maison familiale. Il va alors devenir polisseur de
lunettes, les meilleures des Provinces-Unies. C’est pourquoi on l’appelle le lunetier.
Parallèlement, il poursuit ses études de philosophie et va publier des écrits. En 1651 il commence la rédaction
de l’Éthique et bâti sa réputation qui devient considérable. À cette époque, la république de DE WITT n’est pas
acceptée, le peuple préférant la monarchie de d’Orange-Nassau. C’est pourquoi il va interrompre l’écriture de
l’Éthique pour rédiger le Traité théologico-politique qu’il publie en 1670. Il y propose une interprétation
rationnelle des écritures, nie l’existence d’un créateur impersonnel, il défend une tolérance religieuse absolue,
une liberté d’expression totale ainsi qu’une défense de la démocratie. Publié anonymement, on reconnaît
rapidement que c’est de SPINOZA. Sa vie est menacée et DE WITT le protège. Mais en 1672 DE WITT est
assassiné. Sa situation devient précaire, son livre va susciter des anathèmes. Il va mener une vie solitaire,
continuant d’écrire. Il vit dans la peur. En 1672 on lui offre une chaire de philosophie qu’il refuse par craintes de
représailles sur son enseignement. En 1675 il tente de publier l’éthique, mais y renonce par peur de représailles.
À la fin de sa vie, il travaille sur le Traité politique qu’il n’achèvera pas puisqu’il meurt en 1677 de la
tuberculose.
C. L’œuvre de SPINOZA
Elle suit trois chronologies :
- L’éthique, rédigée entre 1661 et 1675 et publiée après sa mort. Il décrit une éthique individuelle
abordant quelques questions politiques.
- Le traité théologico-politique paru en 1670 essaie d’accorder la raison avec les textes sacrés, défend la
démocratie et la liberté d’expression la plus totale.
- Le traité politique, ouvrage inachevé qui va prolonger et corriger certaines thèses qu’il avait défendues
dans le Traité théologico-politique.
Ces 3 ouvrages représentent 3 moments théologiques autonomes, qui s’accordent assez mal. Sa pensée est
difficile à saisir.
A. Un réalisme méthodologique
(Texte 4 du recueil)
MACHIAVEL disait : « il faut considérer la vérité effective des choses ».
SPINOZA demande que tout examen philosophique se pose sur la situation ou la condition de la Cité : « Ils [les
philosophes] conçoivent les hommes en effet, non tels qu'ils sont, mais tels qu'eux-mêmes voudraient qu'ils
fussent : de là cette conséquence, que la plupart, au lieu d'une Éthique, ont écrit une Satire, et n'ont jamais eu
en Politique de vues qui puissent être mises en pratique, la Politique, telle qu'ils la conçoivent, devant être tenue
pour une Chimère, ou comme convenant soit au pays d'Utopie, soit à l'âge d'or, c'est-à-dire à un temps où nulle
institution n'était nécessaire » (Traité politique).
Il demande que l’on établisse ce qui « s’accorde le mieux avec la pratique » ; « M'appliquant à la Politique,
donc, je n'ai pas voulu approuver quoi que ce fût de nouveau ou d'inconnu, mais seulement établir par des
raisons certaines et indubitables ce qui s'accorde le mieux avec la pratique » (Traité politique). Il faut scruter
les particularités de chaque situation, il faut prendre les hommes comme il sont et non tel qu’on aurait aimé
51
HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
qu’ils fussent ; il faut tenir compte des circonstances, se soucier de la mise en pratique de tout projet théorique.
B. Un réalisme politique
SPINOZA est peut-être moins radical que MACHIAVEL. Il avance prétendre construire une philosophie
politique qui ne doit rien à une quelconque transcendance. Il ne veut pas critiquer la politique au nom d’une
morale qui lui serait extérieure. On a chez Machiavel, Spinoza, Hobbes, la volonté d’émanciper la politique de
la tutelle de l’éthique traditionnelle.
Il rappelle aussi que les fins de la politique sont la sécurité, la conservation de l’État, la stabilité. Il dit que la
politique est la science de la conservation des États.
Enfin, il refuse de faire reposer le politique sur la vertu illusoire des gouvernements. La vertu, la piété de
quelques-uns n’est en rien une garantie suffisante. La nature humaine n’est pas suffisamment stable pour que
l’on puisse tout miser sur les bonnes intentions de quelques-uns. Il faut même faire l’inverse : mettre en place
des institutions qui fonctionnent indépendamment des qualités ou des défauts des futurs gouvernants. On
croirait lire du Machiavel : « Un État dont le salut dépend de la loyauté de quelques personnes, et dont les
affaires, pour être bien dirigées, exigent que ceux qui les mènent veuillent agir loyalement, n'aura aucune
stabilité. Pour qu'il puisse subsister il faudra ordonner les choses de telle sorte que ceux qui administrent l'État,
qu'ils soient guidés par la raison ou mus par une affection, ne puissent être amenés à agir d'une façon déloyale
ou contraire à l'intérêt général. Et peu importe à la sécurité de l'État quel motif intérieur ont les hommes de
bien administrer les affaires, pourvu qu'en fait ils les administrent bien : la liberté de l'âme en effet, c'est-à-dire
le courage, est une vertu privée, la vertu nécessaire à l'État est la sécurité » (Traité politique).
On va essayer de trouver les institutions permettant de s’accommoder de gouvernants peu vertueux, faisant
même en sorte que les plus déloyaux et vicieux des gouvernants restent profitables à tous.
Spinoza n’est peut-être pas aussi réaliste que Machiavel sur ce point. Il dit que la politique ne doit pas viser
l’éthique comme une fin qui lui est extérieur, mais il dit aussi que la politique est une condition indispensable à
tout perfectionnement éthique : la sécurité, la paix qu’apporte la politique ne doivent pas être considérés comme
des fins en soi mais comme des moyens de se perfectionner. Il ne contredit pas Machiavel mais dit explicitement
ce qui n’était qu’implicitement suggéré par Machiavel. Il dit que l’éthique est inséparable de la politique car on
ne peut pas vivre heureux et vertueusement tout seul. Donc oui, le politique doit d’abord se soucier de la
sécurité, c’est donc un moderne, mais il ajoute comme les anciens qu’on ne peut pas être bon sans les autres. Il
n’abandonne pas la fin éthique donnée au politique par ARISTOTE. Il y a donc une certaine ambiguïté
C. Un réalisme sociologique
La vie sociale peut être le terrain d’une lutte entre individus. On retrouve ce que MACHIAVEL disait des
tumultes que traversent les cités les plus stables et les plus unies. Il considère que la politique est l’activité qui
réussit à faire vivre ensemble des hommes qui, spontanément, ne semblent pas fait pour ça. Il y a une
insociabilité fondamentale, et toute la question politique consiste à faire coexister des volontés différentes les
unes des autres et parfois opposées. L’un des grands problèmes politique consiste à faire vivre ensemble des
intérêts divergents sans les faire parler d’une seule voix, sans les assujettir à une forme de transcendance. Il faut
maintenir une forme de pluralisme. Il défend les vertus de la délibération, qui permet de faire surgir les conflits
et les oppositions qui mineraient le corps politique s’il restait silencieux. « Peu importe que, chaque ville
veillant à ses intérêts et jalousant les autres, il y ait assez souvent des discordes entre elles et qu’elles perdent
leur temps en discussions. Sans doute, tandis que Rome délibère, Sagonte périt, mais en revanche, lorsqu’un
petit nombre décide de tout en fonction de ses seules passions, c’est la liberté qui périt, et le bien commun. Car
les esprits humains n’ont pas assez d’acuité pour pouvoir tout pénétrer d’un coup. Mais ils s’aiguisent en
délibérant, en écoutant, en discutant ; c’est en examinant toutes les solutions qu’on finit par trouver celles que
l’on cherche, sur lesquelles se fait l’unanimité, et auxquelles nul n’avait songé auparavant ».
Sa pensée va beaucoup plus loin dans la systématisation philosophique.
SPINOZA traduit le conatus comme l’effort pour persévérer dans son être.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
● Remise en cause du libre-arbitre
Pour lui, les hommes ne sont pas déterminés par le libre-arbitre. L’homme n’est pas un empire dans un empire.
Inspiré par les stoïciens, il essaie de concilier déterminisme et liberté. Il va s’opposer à ceux qui croient dans le
libre-arbitre, car cette croyance ne repose que sur l’ignorance des causes qui nous déterminent.
« Les hommes se trompent en ce qu’ils pensent être libres, et cette opinion consiste en cela seul qu’ils sont
conscients de leurs actions, et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés » (L’Éthique).
Cette distinction entre action et passion est importante. L’action est ce qu’il appelle une connaissance adéquate,
elle augmente la puissance, c'est-à-dire mon pouvoir d’exister. La passion consiste elle en une connaissance
inadéquate qui peut aussi bien diminuer la puissance que l’augmenter. MAIS pour augmenter la puissance,
l’action est plus sûre que la passion. Et pour agir il faut prendre conscience de la nécessité. Il faut avoir une
connaissance adéquate des forces qui nous détermine. La liberté n’est pas le pouvoir de faire ce que l’on veut, la
liberté est la connaissance des causes qui nous détermine.
● Le conatus comme expression de la puissance
L’une des causes qui nous détermine, c’est le conatus : « Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de
persévérer dans son être » (L’Éthique).
L’essence de chaque chose est un effort de persévérer dans son être, de la même manière qu’une pierre persévère
dans son être, que chaque être vivant persévère dans la vie. L’homme a plus de puissance, de pouvoir d’exister
qu’une moule, mais dans l’eau froide la moule est plus puissante que l’homme. C’est en cela que l’homme peut
être défini comme étant un être de désir, le désir est l’essence de l’homme.
Chez HOBBES, le conatus correspond à une sorte d’instinct de conservation impersonnelle, commun à l’homme
et à l’animal, il a un certain sens péjoratif. Chez SPINOZA, le conatus est plutôt un principe de développement,
de réalisation de soi, d’optimisation singulière de chaque individu. Les hommes ont d’autres ambitions que de
simplement fuir la mort. C’est l’effort de se maintenir en vie mais aussi la tendance de chaque être d’augmenter
sa puissance. Il ajoute que toute joie est le sentiment qui accompagne l’accroissement de notre puissance et toute
souffrance est le sentiment qui accompagne son déclin. Il ajoute que les actions sont toujours joyeuses, alors que
les passions peuvent être ou bien joyeuses, ou bien tristes (la plupart) telles que la haine, la peur, l’anxiété, la
jalousie.
L’individu augmente sa puissance d’agir par tous les moyens. L’un des moyens les plus sûrs est la composition
des conatus. Chacun augmente sa puissance d’agir en s’associant étroitement aux autres ; il refuse d’enfermer
l’individu en lui-même ; il trouve en dehors de lui les choses qui lui sont utiles.
« Si, par exemple, deux individus entièrement de même nature se joignent l’un à l’autre, ils composent un
individu deux fois plus puissant que chacun séparément. Rien donc de plus utile à l’homme que l’homme ; les
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
hommes, dis-je, ne peuvent rien souhaiter qui vaille mieux pour la conservation de leur être, que de s’accorder
tous en toutes choses de façon que les âmes et les corps de tous composent en quelque sorte une seule âme et un
seul corps, de s’efforcer tous ensemble à conserver leur être et de chercher tous ensemble l’utilité commune à
tous » (L’Éthique).
L’accord des individus est un impératif rationnel. Pour persévérer dans leurs êtres, ils vont devoir s’unir avec les
autres. On a ainsi une légère différence avec HOBBES : chez HOBBES, à l’état de nature les hommes sont
séparés, sans pouvoir. Ils sont des ennemis irréconciliables et acceptant de vivre ensemble qu’à la condition
qu’un pouvoir très fort les rassure et les tiennent en respect les uns des autres. Chez SPINOZA, le conatus va
rapprocher les hommes. Spinoza contre Hobbes, contre Machiavel, va presque affirmer l’idée d’une quasi
sociabilité naturelle des hommes. Dans le Traité politique, il affirme que
« les hommes ont de l’état civil un appétit naturel ». Il admet qu’Aristote n’avait pas tout à fait tort en disant
que l’homme est un animal politique.
« La plupart agrée fort cette définition que l’homme est un animal sociable ; et en effet les choses sont
arrangées de telle sorte que de la société commune des hommes naissent beaucoup plus d’avantages que de
dommages, etc » (L’Éthique).
« L’homme qui est dirigé par la raison, est plus libre dans la cité où il vit selon le décret commun, que dans la
solitude où il n’obéit à personne » (L’Éthique).
Mais il y a une nuance : la nature ne se limite pas aux lois de la raison et ce sont les passions qui vont faire que
les hommes ne seront pas spontanément amenés à s’unir.
C. Le régime des passions contraires
La raison recommande aux hommes de s’unir. Certaines passions agissent en ce sens ; mais d’autres, plus fortes
et plus nombreuses, contribuent à séparer les hommes. Ces passions vont ainsi rendre le droit naturel purement
théorique. C’est pourquoi le droit naturel, la puissance des individus, est en fait très limité à l’état de nature.
Pour en étendre la surface effective il faut le politique parce que la raison est impuissante pour vaincre les
passions désorganisatrices. Il faut ériger un pouvoir capable de canaliser ces passions qui divisent, établir un
État et ne pas se contenter d’un simple accord spontané des passions.
D’où la passion politique de Spinoza.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
Dans une lettre de 1674, Spinoza dit clairement sa position par rapport à Hobbes, ou en tout cas fait
explicitement référence à Hobbes : « Vous me demandez quelle différence il y a entre Hobbes et moi quant à la
politique : cette différence consiste en ce que je maintiens toujours le droit de nature et que je n’accorde dans
une cité quelconque de droit au souverain sur les sujets que dans la mesure où, par la puissance, il l’emporte
sur eux ; c’est la continuation de l’état de nature » (Lettre 50 à Jarig Jelles, 1674).
C’est au sein de la vie sociale que se déploie l’état de nature. Pour lui, cet état de nature ne qualifie nullement
une situation pré-socialisée, antérieure à la vie sociale. Il renvoie plutôt à la situation dans laquelle se trouvent
les hommes lorsque leurs passions sont livrées à elles-mêmes. Il en conclura que les individus n’abandonnent
pas leur droit de nature lorsqu’ils entrent en société.
Lorsque Spinoza dit « qu’il n’accorde dans une cité quelque de droit au souverain sur les sujets que dans la
mesure où, par la puissance, il l’emporte sur eux », voici la principale différence. SPINOZA invalide toute
forme de pouvoir absolu, de dictature, de pouvoir délirant prétendant aller au-delà de sa puissance. Tout pouvoir
qui exigerait de ses sujets une obéissance qu’ils ne seraient pas capables de susciter. D’où l’idée d’une
continuation de l’état de nature : on n’a droit qu’à ce qu’on peut. La puissance précède le droit, le souverain ne
peut jamais exiger une obéissance qu’il est incapable d’obtenir par sa puissance. Le droit, le contrat, ne peut
donner au souverain une puissance qu’il n’aurait pas dans les faits. Il considère que le pouvoir absolu décrit par
Hobbes est une absurdité logique puisqu’aucun homme n’accepterait d’être assujetti à un pouvoir absolu. « La
nature humaine ne peut supporter d’être contrainte absolument ».
Les violences commises susciteraient des réactions qui affaibliraient le pouvoir et réduiraient à néant la
puissance et donc son droit à agir. De même que chaque être vivant cherche à persévérer dans son être, l’État
cherchera nécessairement à durer. L’État sait que pour durer, il devra gouverner dans l’intérêt des citoyens et
donc s’abstenir d’agir contre leurs libertés. Le pouvoir de l’État sera d’autant plus puissant qu’il ne sera pas
absolu. L’obéissance requise des citoyens n’apparaît plus comme l’effet d’une contrainte extérieure. Il annonce
WEBER et sa conception de la légitimité. Un pouvoir ne peut s’exercer que s’il est consenti. La puissance de
l’État doit être proportionnée au consentement des individus, un État sera d’autant plus puissant qu’il ne sera
pas absolu (le pouvoir absolu se condamne à l’impuissance).
« Jamais personne, en effet, ne pourra transférer à un autre sa puissance, et par conséquent son droit, au point
de cesser d’être un homme ; il n’y aura jamais un pouvoir souverain tel qu’il puisse accomplir tout ce qu’il veut
».
La question du contrat social se pose aussi. Des auteurs ont vu une évolution dans le rapport de Spinoza à
Hobbes et l’idée du contrat social.
● La reprise dans le TTP de la théorie hobbesienne
Dans le Traité théologico-politique il reprendrait mot pour mot sa théorie, pour la dépasser dans le Traité
politique. Dans le Traité théologico-politique notamment le chapitre 16, il reprend quasiment dans les mots de
Hobbes la manière de définir le contrat dans Le Léviathan : « Il faut que l’individu transfère à la société toute la
puissance qui lui appartient, de façon qu’elle soit seule à avoir sur toutes choses un droit souverain de nature,
c’est-à-dire une souveraineté de commandement à laquelle chacun sera tenu d’obéir, soit librement, soit par
crainte du dernier supplice ».
● Le dépassement dans le TP (mais déjà dans le TTP), de la théorie hobbesienne
Mais dans le Traité politique, mais aussi dans certains passages du Traité théologico-politique, Spinoza s’inscrit
en faux contre cette recommandation d’une adhésion inconditionnelle des citoyens au pacte. Il affirme qu’aucun
pacte n’est définitif. Le pacte d’association ne peut demeurer en vigueur que tant que dure son utilité. Il soutient
que le transfert de puissance n’est jamais intégral, il ne vaut qu’aussi longtemps que les individus y trouvent un
avantage : « Nul pacte ne peut avoir de force sinon pour la raison qu’il est utile, et que, levée l’utilité, le pacte
est levé du même coup ».
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
3. Les limites d’une gestion passionnelle du pouvoir
Aussi, Spinoza évoque la manière dont le pouvoir peut, ou non, s’appuyer sur les passions. Dans le Traité
théologico-politique, SPINOZA dit que le souverain doit savoir faire usage des passions tristes (remord,
repentir, crainte) pour tenir la foule en respect. Il dit que la religion peut avoir un rôle pratique, la peur et
l’espérance peuvent discipliner la multitude parfois indocile. Il peut être judicieux pour l’autorité d’utiliser ces
ressorts pour asseoir sa domination et obtenir obéissance.
MAIS dans le Traité politique il suggère qu’elle doit rester subordonnée aux progrès possibles et probable de la
connaissance humaine ; cette politique des passions n’est possible que tant que les hommes sont les esclaves de
leurs passions. Il suggère que cette gestion passionnelle du pouvoir ne peut être que provisoire. La crainte et la
violence sont incapable de gouverner de façon durable un état car la nature humaine s’en trouverait que trop
forcé.
En citant Sénèque il écrit : « Nul n’a longtemps exercé un pouvoir de violence, seul un pouvoir modéré dure »
(Sénèque, cité par Spinoza).
Il ne pense pas que la plèbe soit naturellement servile et gouvernée par ses passions. Machiavel confond les faits
et la cause. C’est parce que le peuple est écarté de l’exercice du pouvoir qu’il en perçoit que les apparences et
recours autant à la connaissance imaginative. Mais de façon générale, lorsque la sécurité est assurée et que la
peur diminue, l’imagination diminue et la connaissance rationnelle peut la supplanter. N’importe quel homme
peut dépasser ce qu’il est spontanément et peut devenir un véritable citoyen rationnel. Il considère qu’à un
moment donné, le pouvoir devra s’appuyer sur autre chose que les passions humaines, notamment la raison.
Enfin, la substitution de la multitude au peuple, ce qui a rendu célèbre Spinoza par rapport à Hobbes.
● La notion de multitude et de peuple
Chez Hobbes, la multitude est une masse informe, foule préconstituée civilement. Ce qui transforme la
multitude en peuple est le contrat. La multitude n’est pas un véritable sujet politique, seul le peuple en est un. Le
peuple n’a d’unité que par l’intermédiaire de son représentant.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
vis-à-vis de la cité et le citoyen n’a pas le droit de décider seul de la loi commune. L’obéissance de tous est
absolument requise, il n’y a pas de vie sociale sans consentement et obéissance.
MAIS Spinoza, contrairement à Hobbes, dit que ce consentement ne vaut pas une fois pour toutes. Le
consentement chez Spinoza est plutôt un accord effectué en fonction de la vigilance des citoyens à l’égard du
souverain. L’adhésion des citoyens à l’ordre civil est perpétuellement renégociable et cela revient à limiter
étroitement les prérogatives du souverain. On retrouvera cette idée chez Locke : les révolutions sont légitimes
aussi longtemps qu’elles ne s’accomplissement pas, elles maintiennent les régimes dans leurs justes limites. On
a droit qu'à ce que l'on peut et donc le souverain ne peut commander que pour autant qu'il en conserve le
pouvoir. La possibilité d'une révolution force le gouvernement à se maintenir dans une limite acceptable. Mais
les révolutionnaires rendent la vie impossible.
Il y a une ambiguïté chez S qu'il y avait déjà chez H dans leur définition de la liberté.
La liberté n’est pas l’absence de détermination pour Spinoza, elle n’est pas le libre-arbitre. C’est la connaissance
des causes qui nous déterminent. N’est pas libre celui qui suit ses passions mais celui qui vit sous la conduite de
sa raison. De la même manière, la liberté politique ne signifie pas l’absence de contrainte, elle ne consiste pas à
désobéir aux lois ni à faire ce que les lois n’interdisent pas. La liberté consiste à accepter l’ordre comme une
nécessité rationnelle. Politiquement, l’individu le plus libre est celui qui désire obéir aux lois parce qu’il se
représente adéquatement l’accord entre ses propres actions et la nécessité de ces lois. La liberté est l’obéissance
à la loi au nom de sa rationalité et il n’y a pas ainsi d’incompatibilité entre l’idée de la vraie liberté et l’idée de
l’obéissance aux lois.
« On pense que l’esclave est celui qui agit par commandement et l’homme libre celui qui agit selon son bon
plaisir. Cela cependant n’est pas absolument vrai, car en réalité être captif de son plaisir et incapable de rien
voir ni faire qui nous soit vraiment utile, c’est le pire esclavage et la liberté n’est qu’à celui qui, de son entier
consentement, vit sous la seule conduite de la Raison. Quant à l’action par commandement, c’est-à-dire
l’obéissance, elle ôte bien en quelque manière la liberté, elle ne fait pas cependant sur le champ un esclave,
c’est la raison déterminante de l’action qui le fait. Si la fin de l’action n’est pas l’utilité de l’agent lui-même,
mais de celui qui commande, alors l’agent est un esclave, inutile à lui-même; au contraire, dans un État et sous
un commandement pour lesquels la loi suprême est le salut de tout le peuple, non de celui qui commande, celui
qui obéit en tout au souverain ne doit pas être dit un esclave, inutile en tout à lui-même, mais un sujet. Ainsi, cet
État est le plus libre, dont les lois sont fondées en droite Raison, car dans cet État, chacun, dès qu’il le veut,
peut être libre, c’est-à-dire vivre de son entier consentement sous la conduite de la Raison ».
Chez Hobbes, la liberté politique, c’est la capacité d’obtenir la sécurité en contrepartie de la soumission. La
liberté individuelle est l’absence d’entrave (liberté négative dans les silences de loi). Dans cette perspective, on
obéit aux lois pour pouvoir mieux faire ce qu’elles n’interdisent pas. Cela est l’expression d’une conception
purement sécuritaire de la politique. Le conatus est négatif, fuir la mort. Chez Spinoza, c’est plus positif. Le
conatus vise une amélioration de soi. Ainsi les autres peuvent aider à accroître la puissance. La puissance du
souverain et la liberté des sujets ne sont pas opposées, ce qui est donné au souverain n’est pas pris aux individus.
Un État qui prive ses sujets de liberté courre à sa perte, il se saborde, il devient impuissant. Alors que l’État qui
favorise ses libertés maximise ses chances de prendre des décisions rationnelles, susceptibles d’être obéies. Il
augmente sa puissance par les libertés qu’il octroie, d’où l’expression de puissance de la multitude. On retrouve
Machiavel : pour se conserver les individus ont besoin de l’État, et pour se conserver l’État a besoin de
conserver les individus.
Il y a une pensée à double tranchant : l’État ne doit pas être trop liberticide (l’État ne doit pas tout et ne peut pas
tout), mais aussi le citoyen ne doit pas trop se rebeller car il risque de renverser les conditions de sa
conservation.
Cette pensée se rapproche d’un droit de résistance, éventualité qui doit maintenir le pouvoir dans de justes
limites.
● La monarchie
La monarchie, régime dominant en Europe, répond à la volonté de travailler des matériaux réels. Il dit d’abord
que la confiscation du pouvoir par un seul est mauvaise, tout simplement parce qu’elle affaiblit la puissance du
souverain et parce qu’elle empêche le plus grand nombre de développer sa raison par l’action collective. Il
critique le modèle absolutiste français qui commence à dominer la politique internationale européenne.
Il suggère qu’elle est très fragile, vouée à l’échec car le monarque se donne une puissance qu’il n’a pas. Il
promet la monarchie française à une révolution.
Il ajoute que la monarchie peut être acceptable si elle n’est pas absolue. Dès lors qu’un système monarchique
garantit les libertés des individus, qu’il restreint son pouvoir par des lois, il peut être un bon régime s’il permet à
un nombre suffisant de personnes de participer à la vie publique.
La monarchie absolutiste est une absurdité logique qui se condamne à l’impuissance. Une monarchie limitée,
constitutionnelle est viable même si elle n’est qu’une démocratie qui s’ignore.
● L’aristocratie
Ce modèle est théoriquement absolutiste car il n'accorde pas de droit aux non-nobles.
Elle présente des vertus. Elle a l’avantage selon lui d’être le plus stable, capable de se maintenir tout en
confisquant le pouvoir à la multitude.
Mais il n’est pas acceptable, il ne permet qu’à une minorité de s’élever à la raison grâce à la délibération.
● La démocratie
C’est à la fin du Traité politique, 4 pages seulement. Il commence par dire que la démocratie est le régime qui
correspond le mieux à la puissance de la multitude. Mais elle devient aussi le nom d’un problème. Les inimitiés
entre individus, les oppositions entre les factions, le manque d’éducation du peuple feront que ce régime sera un
système extrêmement instable. La démocratie lui pose aussi des problèmes.
Néanmoins, les plus grands spécialistes de Spinoza pensent qu’il aurait sans doute considéré qu’elle reste une
forme d’horizon indépassable. On peut rappeler le couple entre les lois et les mœurs : pas de bonnes mœurs sans
de bonnes lois, pas de bonnes lois sans bonnes mœurs. Dans la réalité historique, les mœurs peuvent varier et
s’incarner dans les lois de formes différentes et variées. On peut ainsi considérer que la typologie des régimes de
Spinoza dans le Traité politique peut être entendue de manière dynamique : si chaque régime possède sa
légitimité, si on prend en compte le mouvement de l’évolution des Lumières qui veut que les hommes accèdent
toujours davantage à la raison, la démocratie dans cette perspective est le régime voué à s’imposer dans
l’histoire. C’est un régime instable dès lors que les individus sont majoritairement irrationnels mais il est le seul
possible dès lors que les Lumières auront pénétrées la société. Plus les hommes sont sages et plus ils sont prêts à
vivre en démocratie. Plus le pouvoir est démocratique et plus les hommes deviennent sages. Là on retrouve ce
que Kant exprime quand il dit que le despotisme maintient le peuple dans un état de minorité qui en retour vient
justifier le despotisme mais dès lors que l'on donne de la liberté aux individus ils pensent de plus en plus par
eux-mêmes et n'acceptent d'obéir qu'à des commandements rationnels. Des individus de plus en plus sages
demandent un régime de plus en plus démocratique. Ainsi le régime qui tend à s'imposer dans l'histoire est le
régime démocratique.
C. Les rapports du politique au religieux
● Une critique des prétentions de la théologie a s’ériger en science
Tout le début du Traité théologico-politique consiste en une critique des prétentions de la théologie à s’ériger en
science.
Dans le début du Traité théologico-politique, il propose une nouvelle méthode de lecture de la bible. Il dit que le
texte sacré ne peut être expliqué que par lui-même sans que l’on lui substitue des interprétations, sans exégèse.
En cas de contradiction, il dit qu’il faut aller chercher dans le reste du texte d’autres passages permettant
d’expliquer celui que l’on cherche à comprendre. Toute interprétation est interdite. Il en tire une conclusion
radicale : on ne peut que démentir les prétentions de la théologie quand elle se fait passer pour une science. La
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
bible n’est nullement un livre savant contenant de hautes spéculations, mais contient au contraire des vérités très
simples aisément percevables à l’esprit du plus paresseux. Il est donc impossible de croire les théologiens
lorsqu’ils prétendent être détenteur d’une vérité supérieure à celle délivrée par le texte.
Pas besoin de grands discours théologique, il veut libérer la foi de la théologie.
Il ajoute que la foi ne peut ainsi brimer la philosophie que de façon illégitime. On ne peut pas soumettre la
raison, on ne peut soumettre l’enseignement de la raison au respect des écritures. Ce serait comme commettre
un crime contre l’esprit à l’aide de la lettre. Les théologiens ne peuvent contraindre la raison et censurer la
philosophie.
Il dit aussi qu’une Église prétendant imposer ses dogmes et ses rites deviendrait un ferment de désunion
inacceptable pour la stabilité de l’État. À ce titre, il rejette la solution préconisée par Hobbes de subordonner
l’Église à la puissance politique. « Je ne peux donc assez m’étonner que l’on veuille soumettre la raison, ce plus
grand des dons, cette lumière divine, à la lettre morte que la malice humaine a pu falsifier, que l’on puisse
croire qu’il n’y a pas crime à parler indignement contre la raison, cette charte attestant vraiment de la parole
de Dieu, à la prétendre, corrompue, aveugle et perdue, alors qu’ayant fait une idole de ce qui n’est que la lettre
et l’image de la parole divine, on tiendrait pour le pire des crimes une supposition semblable à son égard »
(Traité politique).
● Une critique de l’instrumentalisation politique du religieux
Il montre comment les politiques ont toujours utilisé la religion à des fins néfastes. Pourtant SPINOZA,
reconnaît que la religion peut jouer de façon pacificatrice sur les passions et donc être utilisée par les
gouvernants.
Il reconnaît que la croyance religieuse est le moyen le plus sûr, le plus aisé pour faire faire aux hommes ce qui
convient le mieux au pouvoir. Il ajoute aux arguments de Machiavel et de Hobbes que la religion peut jouer le
rôle de ciment pacificateur dans une société, notamment lorsqu’elle est pétrie par les passions et n’est gouvernée
que par l’imagination. Il est prêt à accepter cette instrumentalisation seulement lorsque le peuple n’est pas sorti
de son état de minorité.
Cela amène Spinoza à défendre un autre principe : la défense de la liberté de penser, et la défense de la liberté
d’expression. « Si chacun avait la liberté d’interpréter à sa guise les lois de l’État, la société ne pourrait
subsister, elle tomberait aussitôt en dissolution […]. Il en va tout autrement dans la religion. Puisqu’elle
consiste non dans des actions extérieures, mais dans la simplicité et la candeur de l’âme, elle n’est soumise à
aucun canon, à aucune autorité publique et nul absolument ne peut être contraint par la force ou par les lois à
posséder la béatitude […]. Puisque donc un droit souverain de penser librement, même en matière de religion,
appartient à chacun, et qu’on ne peut concevoir que qui que ce soit en soit déchu, chacun aura aussi un droit
souverain et une souveraine autorité pour juger de la religion et pour se l’expliquer à lui-même et pour
l’interpréter » (Traité théologico-politique).
« Dans une libre république chacun a toute latitude de penser et de s’exprimer » (Traité théologico-politique).
Cette liberté doit rester pleine et entière, il faut maintenir l’inévitable ; l’irréductible et la bénéfique diversité des
opinions. Avec un argument très réaliste, il dit que ne pas garantir ces libertés aurait ou aura pour effet d’irriter
la population et d’affaiblir l’ensemble du corps politique. Il est dans l’intérêt de l’État de garantir la liberté de
penser et de s’exprimer. Il répond au risque qui serait de voir ces opinions librement exprimées conduire à des
actions remettant en cause le fondement de l’État : pour devancer ces critiques, il introduit une distinction
importante entre les paroles et les actes. « Si la législation politique décrétait que seuls les actes peuvent être
poursuivis, sans que les paroles ne soient jamais sujettes à sanction, les troubles intérieurs ne se pareraient plus
d’une apparence de droit et les controverses ne se transformeraient plus en séditions. […] Non seulement cette
liberté ne menace aucune ferveur véritable, ni la paix au sein de la communauté publique, mais sa suppression,
au contraire, entraînerait la ruine et de la paix et de toute ferveur. Telle est bien la thèse centrale de mon traité
» (Traité théologico-politique).
Il est dans l’intérêt du pouvoir d’accorder à chacun la liberté de penser, de s’exprimer.
On retrouve l’opuscule de Kant : raisonnez autant que vous voulez et sur tout ce que vous voulez, mais
obéissant (Frédéric II).
Il va penser les limites de l’État : un État est d’autant plus puissant qu’il n’est pas absolu. Il sera d’autant plus
accepté et respecté en accordant au peuple des libertés.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
I. Eléments de contexte
Le contexte de LOCKE est à peu près le même que celui de HOBBES. Né en 1632 et mort en 1704, il assiste à
la Glorieuse Révolution.
B. Vie et œuvre de LOCKE (1632-1704)
LOCKE est le fils d’un capitaine au service de l’armée du Parlement ruiné par la guerre civile. Néanmoins il fait
des études littéraires et de médecine à Oxford.
À la mort de Cromwell, durant la période instable qui s’ensuit, il accueille bien la Restauration. Il publie ses
premiers textes, conservateurs, qui rappellent la pensée absolutiste de HOBBES.
Il donne des cours à l’université, puis en 1666 il rencontre le comte de Shaftesbury. Il va devenir son médecin
personnel, le sauvant une fois. Shaftesbury va convertir Locke à une pensée plus libérale et tolérante. Durant
cette période, il va écrire son premier écrit libéral : Un cour essai sur la tolérance. Proche de Shaftesbury, il va
occuper des fonctions administratives, ainsi que des fonctions auprès des colons américains. Il participe à
l’élaboration de la nouvelle constitution de la colonie de Caroline, il va travailler pour le marché des plantations,
va participer au commerce de la traite des noirs et va s’enrichir.
À partir de 1675, il rejoint la France et reprend ses recherches philosophiques. Lors de son retour en 1679,
l’Angleterre connaît une période de crise liée à la succession du roi. Beaucoup d’hommes politiques ne veulent
pas que Jacques II accède au trône. C’est ainsi que se crée le parti Whig, qui dominera le 18ème, emmené par le
comte de Shaftesbury. Il devra d’ailleurs s’exiler à la suite d’une radicalisation. Après une tentative d’assassinat
de Charles II, Locke est inquiété et il s’exile en Hollande où il restera jusqu’en 1689. Il publiera sa Lettre sur la
tolérance et commencera la rédaction de ses Deux traités du gouvernement civil.
Après la glorieuse révolution il rentre, il publie ses traités et est nommé au commerce aux colonies, qu’il
quittera rapidement. Il mourra en 1704, très populaire et reconnu.
On peut distinguer deux volets de l’œuvre de Locke :
* Une philosophie empirique de la connaissance avec Essai sur l’entendement humain. L’expérience est à
l’origine de la connaissance, il n’y a pas d’idées innées.
* Une théorie politique libérale avec Deux traités de gouvernement civil, qui apparaissent comme la
justification théorique de 1689 (parus après mais qui ont circulé avant)
Le premier est une réponse à Robert Filmer, qui prétendait démontrer le droit des princes au gouvernement
absolu. La souveraineté est assimilée à la souveraineté primitive d’Adam sur le monde, transmise au monarque.
LOCKE démonte cette hypothèse.
Dans le deuxième, il tente d’établir l’origine et les limites du pouvoir civil.
LOCKE va d’abord décrire un état de nature, puis il va présenter l’état civil mettant fin à l’État de nature. C’est
un contractualiste.
« Un état dans lequel les hommes se trouvent en tant qu’hommes et non pas en tant que membres d’une société
».
Ce qui distingue l’état de nature de LOCKE à celui de Hobbes est qu’il est tout à fait clément, paisible et
agréable à vivre. Pour LOCKE, s’il n’y avait pas de pouvoir politique, la vie des hommes serait caractérisée par
plusieurs traits.
A. Un état (social) de liberté et d’égalité
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
Dans la nature où il n’y a pas de subordination entre les hommes, car les hommes sont d’une même espèce et
d’un même ordre et ont les mêmes facultés : ils ne dépendent d'aucune loi supérieure à eux-mêmes et
choisissent comme ils l'entendent leurs propres règles d'existence. Les individus ont déjà beaucoup de droits à
l'état de nature : disposer de leur vie, discuter, manger, chasser...
Chacun peut se faire justice lui-même, il peut punir comme il le juge bon ceux qui lui nuisent. Chaque homme
est son propre législateur et son propre exécutant. Les hommes ont à l’état de nature des droits naturels : ils
peuvent conserver leur vie, leur corps, les fruits de leur travail et le fruit de leurs échanges avec les autres. Ils
ont une property, un domaine propre que LOCKE résumé par cette triade : les hommes sont propriétaires de leur
vie, de leur liberté, de leurs biens. C’est un tout indissociable. Les individus sont propriétaires d’eux-mêmes, à
l’état de nature.
Néanmoins il va préciser que cette liberté n’est pas licence. Il dit que chacun reste soumis à l’impossibilité de se
détruire lui-même. Ils ont le devoir de se conserver, en vertu de ce principe il est impossible qu’ils deviennent
esclave des autres.
Une loi de nature limite la liberté, c’est du HOBBES. Mais cet état de nature est un état déjà social. Ce que je ne
peux m’infliger à moi-même, je ne peux l’infliger aux autres. Contrairement à Hobbes, la loi de nature règle non
seulement les rapports à moi-même, mais aussi mes rapports aux autres. Il dit clairement que La raison «
enseigne à tous les hommes qu’étant tous égaux et indépendants, nul ne doit nuire à un autre quant à sa vie, sa
santé, sa liberté, son bien ».
Contrairement à HOBBES, les hommes n’ont pas attendu l’État et la loi positive pour fixer des limites
réciproques à leur liberté. L’état de nature n’est pas un état civique, politique ; mais c’est déjà un état social. Les
hommes ont des relations, ils ont consenti à se donner des limites à ce qu’ils peuvent se faire les uns aux autres.
Ils sont obligés de ne pas se faire certaines choses les uns aux autres, alors même qu’ils n’ont passé aucune
convention expresse.
B. La justification d’un droit naturel de propriété
Ainsi, à l’état de nature il y a déjà un droit naturel de propriété. Il y a quelque chose à l’état de nature que
HOBBES ne pensait possible qu’en présence d’un pouvoir institué par un contrat : la propriété privée. C’est sans
doute la plus grande contribution de LOCKE à la constitution du libéralisme moderne.
Cette justification s’inscrit dans le mouvement des enclosures. Depuis le 16ème, en Angleterre, on observe le
passage d’une agriculture traditionnelle (coopérative, communautaire) à un système de propriété privée. C’est
une période où l’on sépare les champs, on leur reconnaît des propriétaires privés. LOCKE va apporter la plus
grande justification théorique à ce mouvement qui aura engagé la voie du capitalisme.
LOCKE se pose cette question : quand apparaît la propriété ? Pour y répondre, il pose deux principes :
- Le premier lui est donné par la Révélation. Dans la genèse, Dieu soumet la nature à l’homme. Cela
signifie que la terre appartient à tous. Dieu est le propriétaire de toute chose, il donne la terre aux
hommes pour qu’ils en tirent de quoi subsister. La terre est donc une propriété indivise, qui
n’appartient à personne. Mais il faut bien que les hommes puissent jouir exclusivement d’une propriété
pour survivre.
- LOCKE expose donc un deuxième principe : les hommes doivent avoir de quoi subsister pour vivre
conformément aux besoins de leur nature. On est obligé de reconnaître à chacun un droit de propriété
de lui-même. Et l’on doit admettre qu’un homme puisse cueillir. Or il fait remarquer qu’une fois
digérés, personne ne songerait à les lui redemander. Ce serait contraire aux droits de nature, car ils
seraient devenus une partie de son corps, qui lui appartient et dont il est en droit de protéger l’intégrité.
Ainsi il se demande quand est-ce que ces choses commencent à appartenir à l’homme en propre ? la réponse est
célèbre : dès qu’il commence à prendre du soin et de la peine pour tirer ces choses de la nature par son travail. «
Son travail distingue et sépare alors ces fruits des autres biens qui sont communs ; il y ajoute quelque chose de
plus que la nature, la mère commune de tous, n'y a mis ; et, par ce moyen, ils deviennent son bien particulier ».
Le travail est comme le prolongement du corps, et la propriété sur les choses est un prolongement de la propriété
sur soi. L’homme à l’état de nature acquiert un droit de propriété sur les choses auquel il a mêlé son travail. «
Tout ce qu’il a tiré de l’état de nature, par sa peine et son industrie, appartient à lui seul ».
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
La nature reste propriété indivise, mais dans la société moderne il n’y a pas 1/100ème des biens utilisés qui ne
viennent que directement de la nature. 99 % des biens sont le fruit du travail, et donc 99 % des biens doivent
appartenir à des propriétaires privés. Cela est vrai des biens manufacturés, mais aussi des produits agricoles, et
des produits de la terre. « Les effets du travail font la plus grande partie de la valeur de ce qui provient des
terres ».
Il est normal que la terre fasse l’objet d’une appropriation privée. L’un des exemples frappants, c’est le cas des
amérindiens. Ils ont plus de terres qu’ils ne pourront jamais cultivés, et qui sont pourtant plus pauvres que les
colons. C’est parce qu’ils travaillent peu la terre qu’ils ont, alors que les colons travaillent beaucoup le peu de
terres dont ils disposent. Une terre non cultivée est un désert qui ne produit rien, pour LOCKE.
L’originalité de LOCKE est qu’il va faire figurer dans l’état de nature un droit de propriété que quasiment tous
les contractualistes ne voient exister que dans un pouvoir institutionnalisé. Dire que le droit de propriété apparaît
dans le travail, c’est dire qu’il ne dépend du consentement de personne, qu’il ne résulte d’aucune convention.
Même les autres contrats sont antérieurs à l’établissement du pouvoir civil, cela signifie que l’homme est un
propriétaire avant d’être un citoyen, la propriété n’est pas le résultat d’une convention, mais c’est un droit
naturel. Cela permet de justifier l’accaparement des terres américaines par les colons, car les indiens ne
travaillent pas les terres et ne respectent pas les commandements de Dieu.
Le droit de propriété est antérieur à l’émergence de l’État. Il y a donc un primat logique de la propriété, que
l’État ne pourra jamais remettre en cause au contraire il se doit de la protéger. La propriété est illimitée, elle ne
peut être entravée par aucun devoir social.
Il va poser deux clauses initiales conditionnant l’appropriation. Tout d’abord, on peut s’approprier si on ne
gaspille pas. « Tout ce qu’un homme peut utiliser de manière à en retirer quelque avantage quelconque pour son
existence sans gaspiller, voilà ce que son travail peut marquer du sceau de la propriété. Tout ce qui va au-delà
excède sa part et appartient à d’autres». Je ne peux m’approprier des objets que dans les limites de ma capacité
à les consommer. Cela vaut aussi pour le troc. La deuxième clause veut que l’on ne lèse pas les autres. On peut
s’approprier des richesses naturelles que si la part prélevée en laisse autant aux autres, d’aussi bonne qualité. «
S’il reste aux autres assez de semblables et d’aussi bonnes choses communes ».
LOCKE sans le dire va les faire sauter une à une pourtant. La levée des deux clauses :
- La première est levée par l'introduction de la monnaie.
D'abord il déplore la cupidité humaine que la monnaie encourage mais il ajoute qu'elle a l’avantage de
permettre à chacun de s'approprier sans gaspiller car la monnaie est un bien inaltérable. Parce qu'elle
est un bien inaltérable elle permet de différer la consommation des choses échangées.
« Si l’homme dont nous parlons a pris, à la vérité, plus de fruits et de provisions qu’il ne pouvait en
utiliser, mais qu’il en ait donné une partie à quelque autre personne, en sorte que cette partie ne se soit
pas pourrie en sa possession, elle aura aussi été utilisée. Aussi […] il ne fait nul tort à qui que ce soit
[…], l’excès d’une propriété ne consistant point dans l’étendue d’une possession, mais dans la
pourriture et dans l’inutilité des fruits qui en proviennent ». Les inégalités pour Locke sont pleinement
justifiées car n'importe quelle répartition des richesses peut être juste pourvue qu'aucun droit n'ait été
violé pour y parvenir.
- La deuxième saute dans l'une des dernières versions des révisions du traité. Elle est levée par les
avantages de la propriété privée.
« Quiconque s’approprie des terres par son travail ne diminue pas les ressources communes de
l’humanité, mais les accroît ». À chaque fois que quelqu'un s'approprie quelque chose, il accroît le
montant total de ce qui reste aux autres. C'est pourquoi la deuxième clause au fond ne contraint
aucunement l'appropriation car l'appropriation par certains profite toujours à tous.
Dans l'esprit de Locke et des contemporains on pensait qu'un homme qui se voyait refuser l'accès à une terre
pouvait toujours aller plus loin. On ne pensait pas qu'il pourrait ne plus y avoir de terres. Cette exaltation de la
propriété va conduire Locke à se montrer très méfiant vis à vis des pauvres. C'est aussi là un trait de la
modernité. Au Moyen-Âge on avait une certaine admiration pour le pauvre qui rappelait le Christ souffrant.
Alors que le pauvre pour Locke est l'ennemi qui risque de remettre en cause l'équilibre de la société des
propriétaires. Il est l'auteur d'un rapport sur la pauvreté, très dur, où il dit qu'il faut écarter le pauvre de la vie
publique par le biais du système censitaire. Il envisage d'instaurer des maisons du travail pour les vagabonds et
s'ils récidivent, de les envoyer dans les colonies pénitentiaires. Locke est l'un des premiers à faire cette
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
distinction entre deux types de pauvres :
- Les pauvres méritants
- Les mendiants professionnels
Il imagine que pour les fils et les enfants de la seconde catégorie on instaure des écoles du travail pour les
habituer à travailler.
Alors pourquoi les individus ne resteraient-ils pas dans cet état de nature
Les hommes ne sont pas isolés, ne sont pas naturellement repliés sur eux-mêmes, il y a des relations de
sociabilité. Les hommes sont des animaux sociaux, ils ne se fuient pas. LOCKE dit même en parlant de l'état de
nature que « Nous aurions à faire à un état de paix, à un état de bonne volonté et peut être même à un état
d'amitié ».
Mais cette situation n'est pas sans risque car « Il se trouve une minorité d’êtres chicaniers et querelleurs qui
cherchent à s’approprier les biens libres, et mêmes les biens d’autrui ».
Ainsi, si l'homme a beaucoup de droits à l'état de nature, il n'en a qu'une jouissance précaire. Comment réparer
les atteintes à la propriété dans l'état de nature ? Ils peuvent se faire justice eux-mêmes mais cela pose des
difficultés car on est mauvais juge de sa propre cause et on s'expose à une suite ininterrompue de violences. Il
faut alors créer un gouvernement qui punira les offenses et les atteintes à la propriété. « Il est aisé de répondre,
qu’encore que, dans l’état de nature, l’homme ait un droit, tel que nous avons posé, la jouissance de ce droit est
pourtant fort incertaine et exposée sans cesse à l’invasion d’autrui
».
Ainsi les hommes vont s'accorder sur une définition commune des transgressions et déléguer au pouvoir le soin
de punir les violations. Importante différence avec HOBBES car l'état de nature lockéen constitue un
environnement plutôt clément et non mortel. Ce qui pousse les hommes à s'unir n'est pas ce qui motive les
individus dans l'état de nature chez HOBBES. Chez LOCKE les hommes sont mus par la faim tandis qu'ils sont
mus par la peur chez Hobbes. Chez Hobbes on était prêt à sacrifier sa liberté pour sauver sa vie. Mais chez
Locke comme il n'en va pas de sauver sa vie on n'est pas prêt à payer le même prix pour rejoindre un État
politique. On ne peut adopter un remède qui serait pire que le mal. Et ce mal n'en est pas vraiment un car l'état
de nature n'est pas impossible à vivre.
« On ne saurait prêter à une créature raisonnable l’intention de changer d’état pour être plus mal ». Alors on
ne changera d'État qu'à la condition de conserver au moins ce qu'on a dans l'état de nature. L’entrée dans l'État
politique ne pourra pas être irréversible. On pourra, le cas échéant, dénouer des liens qui ont été noués et revenir
à l'État de nature car on sait qu'il est vivable au moins le temps nécessaire pour rebâtir une société civile plus
satisfaisante. Il y a un droit de dissidence et de résistance à l’oppression pour les peuples, ce qui était
impensable pour Hobbes pour qui remettre en cause l'État c'était se livrer à la mort.
La manière dont Locke envisage l'État de nature influence sa conception de la société civile.
Pour mettre fin à la précarité de l'état de nature les hommes vont s'associer les uns aux autres et renoncer à
exercer eux-mêmes le droit de punir les offenses qui leur sont adressées. Ils vont aliéner ce droit à la collectivité.
Finalement, dans ses grandes lignes, l'idée est comparable à celle de HOBBES et montre qu'à l'état naturel les
hommes ne vivent pas sous la domination d'un pouvoir politique et ils ont donc besoin de l'inventer, de le créer
artificiellement par un contrat. Jusqu'alors on pensait que le pouvoir venait nécessairement de Dieu. Mais la
logique de la légitimité politique n'est plus descendante avec HOBBES et LOCKE : le pouvoir vient désormais
des hommes qui instaurent pour eux-mêmes un pouvoir souverain. « Le pouvoir vient des hommes et
uniquement d’eux, bien que sous le regard lointain de Dieu ».
Ce qui change par rapport à HOBBES au niveau de la théorie du contrat est que chez LOCKE le souverain est
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
contractant contrairement au contrat de stipulation pour un tiers chez Hobbes, alors le souverain est lié. L'erreur
de Hobbes selon LOCKE est qu'il n'a pas vu qu'en excluant le souverain du contrat social il le laissait dans l'état
de nature. Cela apparaît dans le portrait que HOBBES dresse du tyran. En faisant du souverain un contractant
LOCKE va essayer de civiliser le pouvoir, dans les deux sens du terme :
- Rapatrier le souverain à l'état civil.
- Le sortir de l'animalité, le rendre plus doux, plus supportable et plus proche des citoyens.
Ainsi LOCKE milite pour un pouvoir limité. HOBBES en voulant fabriquer un protecteur a armé un ennemi du
peuple et LOCKE va donc reciviliser le souverain.
L'autre différence est que ce pouvoir politique procède d'un contrat finalisé. LOCKE va être très explicite : « La
fin capitale et principale, en vue de laquelle les hommes s’associent dans des républiques et se soumettent à des
gouvernements, c’est la conservation de leur propriété ». Cette finalité va très fortement limiter les prérogatives
de l'État : l'État devra simplement protéger la propriété des hommes, il ne doit avoir aucune finalité éthique,
religieuse...
LOCKE est un des premiers voire le premier à distinguer plusieurs types de pouvoirs, mais il ne faut pas y voir
une séparation des pouvoirs. Il est le premier à distinguer un pouvoir exécutif, un pouvoir fédératif et un pouvoir
législatif :
- Le pouvoir législatif est le pouvoir qu'avait chacun à l'état de nature de faire ce qu'il jugeait bon
pour sa conservation. Ce pouvoir va être partiellement abandonné dans la société civile et remis à une
assemblée de propriétaires élus au suffrage censitaire et chargée de faire les lois. Le peuple doit confier
le pouvoir à des êtres plus raisonnables que lui car il faut des compétences pour définir la loi et parce
que l'activité politique ne doit pas être une activité primordiale dans la vie des hommes, ils doivent
plutôt se réserver à la vie économique par le travail. Il faut déléguer le politique à une petite partie de la
société.
- Le pouvoir exécutif se substitue au pouvoir qu'avait chacun à l'état de nature de punir les
offenses qui lui étaient faites. Ce pouvoir, exercé par un gouvernement et qui consiste à exécuter ce
que vote l'assemblée est et doit être totalement abandonné par les individus au bénéfice du
gouvernement.
- Le pouvoir fédératif est chargé de mener les opérations extérieures de guerre et de maintien de l'ordre.
Il n'y a pas de séparation des pouvoirs car les pouvoirs exécutif et fédératif doivent être soumis au pouvoir
législatif qui est le pouvoir suprême de la république. C'est peu élaboré, Montesquieu ira bien plus loin, mais
c'est une distinction déjà précoce pour l'époque.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
gouvernement ». Les individus qui profitent de la protection de l'État consentent tacitement à son autorité. Un
individu dont la propriété n'est pas protégée par l'État est un individu qui est en droit de lui refuser son
allégeance.
Cette théorie du consentement tacite a été critiquée, notamment par David HUME qui considère que Affirmer
qu’un « pauvre paysan, qu’un artisan qui ne connaît ni les langues ni les mœurs des pays étrangers, et qui vit
au jour le jour de ce qu’il gagne par son travail […] soit libre de quitter son pays natal » revient à « dire qu’un
homme que l’on a embarqué pendant qu’il dormait, reconnaît volontairement l’autorité du capitaine du
vaisseau ; [et qu’il a] la liberté de sauter dans la mer et de se noyer ».
Hume feint de ne pas avoir lu ce que dit LOCKE car il avait anticipé cette critique : s'il était vrai que l'on ne
peut se déprendre des liens où l'on s'est trouvé en naissant, alors aucun des États existants n'aurait jamais pu
s'établir. Si Hume disait vrai, il n'y aurait qu'une seule monarchie dans le monde, celle qui aurait continué celle
d'Adam. Or il existe une multiplicité de monarchies et c'est bien la preuve que ces États ont été établis, donc les
hommes ont été capables de se donner volontairement des liens et des nouveaux gouvernements. L'histoire
montre beaucoup d'exemples d’hommes ayant rompu les liens politiques où ils étaient pour en contracter de
nouveaux. On a vu des petites sociétés en former de plus grandes, des empires s'émietter... Chaque fois ces
pouvoirs politiques défaits et refaits prouvent que la volonté des hommes joue toujours un rôle patent. Locke dit
même qu'un homme qui se lie à une société politique par adhésion explicite ou implicite ne peut pas lier ses
enfants ou sa postérité. Une fois majeurs les enfants sont libres de revenir à l'État de nature ou de créer de
nouveaux liens. Mais par cet acte de dissidence ces enfants perdent quelque chose
: leur droit à l'héritage, parce que le patrimoine de leurs ancêtres a été protégé par la société civile qu'ils
souhaitent quitter : si on s'en va on s'en va nu. Il vaut mieux donc ne pas s'en aller et il donne en partie ici sans
s'en rendre compte raison à Hume. L'allégeance se donne par la résidence pour Locke. C'est pourquoi les États
sont bien constitués par un contrat social volontaire même s'il est implicite et le fait d'une succession
d'adhésions individuelles.
● Le droit de résistance
Le pouvoir ayant été institué, le pouvoir étant reconnu, il est normal que la société lui obéisse. Mais chez
LOCKE cette obligation d'obéissance n'est jamais totale. LOCKE va ainsi beaucoup plus clairement que ses
prédécesseurs justifier un droit de résistance.
Le pouvoir est le produit d'un contrat finalisé. Cela veut dire pour LOCKE que les gouvernés peuvent très bien
destituer les gouvernants lorsque ceux-ci ne respectent pas les finalités pour lesquelles on les a établis. Il dépasse
le schéma de HOBBES pour qui on pouvait résister individuellement quand le droit à la vie est remis en cause.
Mais LOCKE dit qu'on peut se mobiliser par la résistance collective insurrectionnelle face à un pouvoir qui
remettrait en cause par exemple la libre parole, la liberté religieuse, la propriété... Les sujets peuvent rompre le
pacte qui les unie au souverain tout en restant unis entre eux.
Locke est très clair contrairement à Hobbes : « S’il y a […] incertitude et que le pouvoir peut enlever
arbitrairement sa propriété à quelqu’un, l’état politique devient pire que l’état de nature – puisque, au moins,
dans celui-ci, chacun peut défendre sa propriété les armes à la main ».
Cela signifie que le peuple chez LOCKE contrôle continuellement l'État. Bien sûr son silence sera la règle, sa
résistance l'exception, mais cela n'empêche pas le contrôle d'être permanent. Ce n’est pas parce que le souverain
est souvent le seul à parler que l'on peut en déduire qu'il fait seul la loi. Le souverain ne se maintient au pouvoir,
n'est reconnu comme légitime, que parce que et aussi longtemps que la loi qu'il promulgue est acceptée par le
peuple.S'il ne promulgue que des lois que le peuple reconnaît comme juste le peuple n'éprouvera pas le besoin
de se révolter. Mais si l’État politique devient intenable par ses injustices, le peuple peut se révolter et renverser
le pouvoir. « Quand un individu ou plusieurs prennent sur eux de légiférer sans que le peuple les en ait chargés,
ils font des lois sans autorité et le peuple n’est pas tenu d’obéir ; par suite, le peuple se retrouve en dehors des
liens de toute sujétion et il peut mettre à sa tête un nouveau pouvoir législatif, comme bon lui semble, car il est
libre de résister aux individus qui emploient la force pour lui imposer quoi que ce soit sans autorité ».
« Si ceux qui suppriment le pouvoir législatif par la force sont des rebelles, nous avons montré que les
législateurs eux-mêmes ne méritent pas moins ce nom, lorsqu'au lieu de protéger, comme leur charge les y
obligeait, le peuple, ses libertés et ses biens, ils usent de la force pour leur porter atteinte et les détruire; comme
ils se placent ainsi dans l’état de guerre vis-à-vis de ceux qui les avaient choisis comme protecteurs et comme
gardiens de leur repos, ils sont, au sens propre, et avec la plus terrible des circonstances aggravantes, des
rebelles ».
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
LOCKE élabore donc une véritable théorie de la révolution qui justifie rétrospectivement la révolution de 1689
mais aussi à l'avance les révolutions futures. LOCKE n'est pas une référence des révolutionnaires français mais
la principale référence des pères fondateurs américains.
Cette théorie de LOCKE, de loin, ne fait que reprendre les vieux arguments des monarchomaques qui disaient
qu'on pouvait résister par la force à un pouvoir politique tyrannique. Mais LOCKE va plus loin car il présente le
droit de résistance à l'oppression comme un principe constitutionnel, organiquement intégré à la constitution
elle-même. Et toute la subtilité de LOCKE consiste à montrer que la valeur de ce principe est moins de justifier
une révolution effective que de rendre la révolution inutile en obligeant le gouvernement à se tenir dans de justes
limites. L'intérêt du droit de résistance est plutôt de forcer ceux qui gouvernent à ne rien faire qui puisse
provoquer ces révolutions légitimes. C'est la plus belle et subtile justification au droit de résistance. « Cette
doctrine du pouvoir qu’a le peuple de restaurer sa sécurité en instaurant une autre législature quand ses
détracteurs portent atteinte à sa propriété, contrairement à sa mission, constitue le meilleur rempart contre la
révolte et le moyen le plus efficace de l’empêcher […] Le meilleur moyen de prévenir le mal, c’est d’en montrer
le péril et l’injustice à ceux qui sont le plus exposés à s’y laisser entraîner ».
Sur ce point Locke rejoint Spinoza.
La pensée de HOBBES consiste à vouloir faire que l’État soit un gouvernement de lois et non d'hommes.
Similairement, LOCKE a voulu faire un gouvernement de loi (Rule of law) selon lequel la liberté ne peut exister
que sous le règne de la loi.
Pour LOCKE la liberté n'est pas le pouvoir de tout faire mais plutôt une situation où l'on n'est pas soumis au
pouvoir arbitraire d'autrui. « La liberté naturelle de l’homme consiste à n’être soumis à aucun pouvoir sur terre
[…]. La liberté de l’homme, dans la société, consiste à ne pas être soumis à la domination de quelque volonté ».
/ « Car qui peut être libre lorsque l’humeur fâcheuse de quelque autre pourra dominer sur lui et le maîtriser ?
Mais on jouit d’une véritable liberté quand on peut disposer librement, et comme on veut, de sa personne, de ses
actions, de ses possessions, de toute sa property ».
Ainsi la liberté n'est pas un pouvoir mais un rapport social et le contraire de la liberté n'est pas la nécessité mais
la coercition. On a là une position originale qui n'est ni celle de HOBBES ni celle de SPINOZA. La liberté chez
LOCKE comme chez HOBBES est négative : l'absence de quelque chose, mais ce n'est pas du tout comme chez
HOBBES l'absence de loi. LOCKE voit la liberté comme l'absence de coercition. Comme la loi, si elle est bien
faite, n'est pas coercitive, on peut être libre en obéissant à la loi. Contrairement à SPINOZA, LOCKE n'identifie
pas la liberté et la loi mais va considérer qu'elle ne peut exister que sous le règne de la loi.
Si la loi peut jouer ce rôle émancipateur c'est parce qu'elle a essentiellement une fonction cognitive. La loi est la
connaissance de ce que nous devons faire ou non si nous ne voulons pas empiéter sur la propriété d'autrui. C'est
ce qui nous donne le moyen intellectuel d'éviter tout litige avec autrui. Et c'est aussi ce qui va donner à autrui le
même moyen par rapport à nous. C'est donc très différent de l'école absolutiste qui ne voit la loi que sous son
aspect impératif, par la crainte qu'elle inspire. Alors que pour LOCKE la loi peut être une force mais elle ne l'est
qu'exceptionnellement, que contre les délinquants qui sont par définition marginaux. Les autres citoyens
observent la loi spontanément et ont avec elle une relation rationnelle (dimension de raison plutôt que de
crainte). Ainsi conçue, la loi rend possible la liberté. « Là où il n’y a pas de loi, il n’y a pas de liberté ». Sous le
règne de la loi notre pouvoir d'agir est certes limité mais notre liberté peut être illimitée car sous le règne de la
bonne loi nous ne sommes exposés à rien de ce qui limite les libertés.
Si nous agissons conformément à la loi, personne ne sera fondé à venir contrarier nos plans. Cela ne veut pas
dire que tous nos plans seront réalisés mais cela veut au moins dire que s'ils doivent échouer ce sera du fait
d'obstacles, d'impossibilités, et non parce que la volonté arbitraire d'un autre s'y sera opposé. « On jouit d’une
véritable liberté quand on peut disposer librement, et comme on veut, de sa personne, de ses actions, de ses
possessions, de tout son bien propre, suivant les lois sous lesquelles on vit, et qui font qu’on n’est point sujet à
la volonté arbitraire des autres, mais qu’on peut librement suivre la sienne propre ».
Par conséquent on est assez éloigné de HOBBES. La liberté n'est pas le contraire de la loi, elle ne se loge pas
dans les silences de loi, et il serait idiot de dire que notre liberté serait d'autant plus grande que l'État se tairait.
On peut considérer que le citoyen est totalement libre tant qu'il n'est pas soumis à une coercition. Cela est vrai
mais cela n'est vrai que si la loi possède certains attributs ; si la loi est bien la loi.
67
HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
Les attributs de la loi :
- Pour que la loi puisse jouer le rôle que LOCKE lui assigne il faut qu'il n'y ait aucune incertitude sur ce
qu'elle prescrit. « Qui que ce soit qui a le pouvoir législatif ou souverain d’une communauté est obligé
de gouverner suivant les lois établies et stables, publiées et connues du peuple, non par des décrets
arbitraires et formés sur-le-champ ».
- La stabilité : LOCKE écrit également qu'il faut des règles stables et non des lois muables et variables
suivant les cas particuliers. Cela oblige à ne faire évoluer la législation qu'avec une certaine lenteur.
Une législation qui change continuellement n'a pas le temps de devenir publique et ne peut pas ainsi
constituer un socle pour la coopération des citoyens entre eux. Il faut donc changer qu'avec parcimonie
les lois.
- La loi ne doit pas seulement être connue elle doit être publique : est publique une chose connue dont
tout le monde sait que tout le monde la connaît. Cela signifie que je sais les obligations que j'ai à l'égard
d'autrui mais aussi qu'autrui sache celles qu'il a à mon égard, et il faut qu'il sache que je le sais et que je
sache qu'il le sait. C'est seulement à cette condition que la loi constitue entre tous les citoyens un
moyen de communication qui leur permet d'adapter mutuellement leur comportement. La loi permet
l’ajustement mutuel des anticipations. Le citoyen peut ainsi prévoir ses propres comportements mais
aussi faire des plans rationnels qui impliquent d'interagir avec plusieurs autres personnes car leur
liberté ne s'exercera que dans le cadre connu des lois.
- La loi facilite ainsi l'économie, les échanges : elle simplifie la réalité. La loi rend la société plus
transparente et permet aux individus d'avoir des comportements plus rationnels.
- Il y a aussi l'idée d'égalité devant la loi. L'isonomia existe depuis des siècles mais Locke la justifie de
manière originale car pour lui la raison de l'égalité des lois pour tous est cognitive plutôt que morale.
S'il faut que les lois soient égales pour tous c'est parce que c'est le seul moyen pour que chacun sache à
quoi s'en tenir quelle que soit la personne avec laquelle il interagit. Le risque de conflit serait élevé et
cela aurait pour effet de réduire les relations. L’égalité devant la loi est une base essentielle de la vie
sociale mais aussi et surtout de la vie économique d'une nation.
LOCKE ajoute que la loi, de même que toutes les règles posées par les gouvernants, doivent être impersonnelles
et ne jamais traduire la volonté de ceux qui les énoncent.
« Celui-là, quelque titre qu’on lui donne, et quelques belles raisons qu’on allègue, est véritablement tyran, qui
propose, non des lois, mais sa volonté pour règle ».
« Partout où les lois cessent ou sont violées au préjudice d’autrui, la tyrannie commence ».
D. La question de la tolérance
Il y a trois groupes d'écrits importants dans l’œuvre de Locke sur la question et ils se contredisent :
- Deux tracts de 1660 non publiés : Locke est très jeune et favorable à la monarchie absolue. Il considère
que le gouvernement peut imposer une uniformité du culte si cela est nécessaire à la paix → il rejette
toute forme de tolérance dans ces tracts.
- Il va aussi accepter l'idée d'une tolérance sous l'influence du comte de Shaftesbury et son Essai de 1667
propose une position radicalement différente : Il propose un accord de vie commune entre les
différentes sectes protestantes = moyen de lutter contre les athées et les catholiques → tolérance avec
des limites quand même. Il prône un pouvoir politique indifférent au culte même s'il ne publie jamais
cet essai écrit au moment de la restauration et qui lui aurait certainement valu des ennuis
- Essai de 1689, publié après la grande révolution. Il va plus loin dans la défense du principe de tolérance
mais encore limité au protestantisme. Il considère que le gouvernant ne doit s'occuper que du temporel,
ce pour quoi il avance trois arguments :
* Dieu n'a donné à aucun homme la mission de veiller au Salut des autres et donc personne ne peut confier à un
autre le soin de s'occuper de son âme et donc le magistrat n'a pas à s'occuper de religion → l'autorité politique n'a
pas à réglementer la conduite des individus et à cette occasion Locke distingue très clairement la société civile
dont le but est la paix civile et la prospérité et la société religieuse dont l'objet est de permettre aux individus
d'atteindre le bonheur dans l'autre monde. Le pouvoir politique n'a pas de fin spirituelle, il doit se contenter de
garantir la propriété des sujets.
« Il n’y a personne qui puisse, quand il le voudrait, régler sa foi sur les préceptes d’un autre ».
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
« Tout le pouvoir civil n’a rapport qu’aux intérêts civils. Il se borne aux choses de ce monde et n’a rien à voir
avec le monde à venir ».
*Le pouvoir du gouvernement ne peut reposer que sur la force alors que la vraie religion est du domaine de
l'esprit. Or, l'exercice de la force ne peut contraindre les âmes. Dans le corps politique les hommes suivent les lois
sous peine de sanction temporelle, alors que dans la société spirituelle on ne peut user que de la persuasion et non
de la force ou de la violence. Dans ces conditions, c'est l'idée que le magistrat civil n'a pas à punir les vices ou les
péchés, il doit s'occuper simplement des crimes.
« L'avarice, la dureté envers les pauvres, l'oisiveté et plusieurs autres défauts sont des péchés, de l'aveu de tout le
monde; mais qui ne s'est jamais avisé de dire que le magistrat a le droit de punir. Comme ces défauts ne portent
aucun préjudice aux biens des autres, et qu'ils ne troublent point le repos public, les lois civiles ne les punissent
pas dans les lieux mêmes où ils sont reconnus comme des péchés ».
*En oubliant même les deux premiers arguments et en supposant que les gouvernants puissent assurer le salut des
hommes, comment le feraient ils en présence de religions aussi opposées et aussi différentes que celles qui
existaient en Angleterre à ce moment ? Car même si on ne regarde que les sectes protestantes elles proposent des
voies différentes d'accès au salut, et laquelle de ces lois privilégier ? La diversité des religions ne permet pas aux
différents princes d'être dans le chemin de la vraie religion. Locke accepte le fait du pluralisme, et donc aucun
État ne peut privilégier une religion ou une conception car s'il le faisait il le ferait au détriment des autres
religions. La seule manière de traiter les individus comme des égaux est de ne pas privilégier une conception
particulière de la religion.
Cette tolérance reste donc limitée car elle ne s'applique pas aux athées. Locke est très favorable à la présence
d'un christianisme raisonnable. Il défend une tolérance envers toutes les sectes sauf l'athéisme. C'est un modèle
typiquement anglo-saxon qui s'oppose au modèle français car on considère que le pouvoir permet plusieurs
religions mais doit aussi favoriser leur expression sur la scène publique car ces religions permettent de civiliser,
de pacifier, de favoriser les mœurs.
Quant aux catholiques, Locke dit en gros que ce n'est pas en tant que croyant d'une autre religion qu'il faut ne
pas les tolérer mais plutôt parce qu'en obéissant au Pape ils se mettent sous les ordres d'un autre prince. Or le
Pape est bien pour Locke un souverain temporel et non spirituel.
« Ceux qui nient l'existence d'un Dieu, ne doivent pas être tolérés, parce que les promesses, les contrats, les
serments et la bonne foi, qui sont les principaux liens de la société civile, ne sauraient engager un athée à tenir
sa parole ».
Sa pensée influencera considérablement la pensée des révolutionnaires américains.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
I. Eléments de contexte
Montesquieu est né en 1689 à Bordeaux, issu d’une famille de la vieille noblesse d’Europe et d’important
parlementaires bordelais. Études de droit et devient avocat puis conseiller donc magistrat au parlement de
bordeaux. Il hérite d’un parent l’office de président du parlement de Bordeaux. Il écrit dès 1721 Les lettres
persanes, son premier texte, interdit mais succès. Il entre à l’académie de Bordeaux et se rend après cette
publication à Paris où il s’installe. Il y fréquente plusieurs salons et s’introduit dans la bonne société parisienne
jusqu’à se faire élire à l’académie française. À partir de 1728 il voyage : Hongrie, Autriche, Italie, Suisse,
Allemagne, hollande, Angleterre. Au retour, il entreprend un travail ambitieux qui deviendra L’esprit des lois
(1748). Interdit par la censure royale ça ne l’empêche d’être un succès. Il sera mis à l’index par Rome,
condamné par la Sorbonne. Il va être affecté, et à la fin de sa vie alors qu’il est presque aveugle, il écrit quelques
textes et meurt en 1755.
Il était également un riche propriétaire dur en affaire, qui cultivait notamment de la vigne et cultivait de grands
vins (le Roche Morin). Il dit que c’est le succès de l’esprit des lois qui lui avait permis de vendre ses vins
outre-manche.
B. Œuvre de Montesquieu
La pensée politique de Montesquieu est contenue dans L’esprit des lois. Ouvrage long et dense (770 pages dans
l’édition de la Pléiade). Il est très mal construit, il l’a rédigé en plus de 15 ans.
La méthode de Montesquieu est inédite. Il a lu les historiens anciens et modernes, les philosophes politiques, les
récits de voyages en Orient. Sa méthode est historique et comparative. Il se montre sensible à la diversité des
régimes. Il est aux antipodes de Hobbes, la philosophie ne doit pas exclure l’histoire et non tracer les contours
de ce qui devrait être. Il part de la réalité telle qu’elle est pour en tirer des observations plus générales. Il se
donne pour objet les sociétés réelles, telles qu’elles existent dans leur chaos et leur désordre apparent. Dans la
préface de L’esprit des lois, il écrit : « J'ai d'abord examiné les hommes, et j'ai cru que, dans cette infinie
diversité de lois et de mœurs, ils n'étaient pas uniquement conduits par leurs fantaisies. J'ai posé les principes,
et j'ai vu les cas particuliers s'y plier d'eux-mêmes, les histoires de toutes les nations n'en être que les suites, et
chaque loi particulière liée avec une autre loi, ou dépendre d'une autre plus générale. […] Je n'ai point tiré mes
principes de mes préjugés, mais de la nature des choses ».
Cette ambition rend la pensée de Montesquieu rétive aux résumés synthétique. Il n’est ainsi pas facile de savoir
ce que Montesquieu pense.
Montesquieu commence L’esprit des lois en s’interrogeant sur cette notion de loi. Il suggère que les lois sont
entre la nature et la culture. Il part d’une définition très large de ce qu’est une loi : « Les lois, dans la
signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses ; et, dans ce
sens, tous les êtres ont leurs lois, la divinité a ses lois, le monde matériel a ses lois, les intelligences supérieures
à l’homme ont leurs lois, les bêtes ont leurs lois, l’homme a ses lois ». Les lois ne sont qu’un cas particulier
d’un phénomène universel.
De même que les lois atomes et les animaux ont des lois qu’ils n’ont pas faits et qu’ils ne connaissent pas,
l’homme aussi : même s’il peut intervenir dans la confection de certaines lois, il est soumis à des lois qu’il n’a
pas faites, qu’il ne connaît pas toujours ou qu’il ne connaît qu’imparfaitement.
Il se positionne dans l’histoire de la philosophie du droit en s’opposant au positivisme juridique d’un Hobbes
par exemple. « Une chose n’est pas juste parce qu’elle est loi ; mais elle doit être loi parce qu’elle est juste ».
Hobbes dirait l’inverse. Néanmoins Montesquieu se distingue des jusnaturaliste en disant que même les lois
positives ne sont pas constituées selon le seul caprice des hommes. Plusieurs paramètres (climat, religion,
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
mœurs) vont déterminer le contenu des lois. Montesquieu va considérer que les lois « doivent être relatives au
physique du pays ; au climat glacé, brûlant ou tempéré ; à la qualité du terrain, à sa situation, à sa grandeur ;
au genre de vie des peuples, laboureurs, chasseurs ou pasteurs ; elles doivent se rapporter au degré de liberté
que la Constitution peut souffrir ; à la religion des habitants, à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur
nombre, à leur commerce, à leurs mœurs, à leurs manières ». À la différence des théoriciens des droits naturels,
il défend une forme de relativisme des lois. Tout se vaut certes, mais comme le dit Montesquieu, les lois doivent
être relatives à plusieurs paramètres qui diffèrent d’un pays à un autre. Il n’y a pas un corpus de lois simples
applicable de manière universelle. Chaque peuple à une histoire propre. Il doit y avoir autant de corps de lois
qu’il existe de peuples. « Il vaut mieux dire que le gouvernement le plus conforme à la nature est celui dont la
disposition particulière se rapporte mieux à la disposition du peuple pour lequel il est établi. […] [Les lois]
doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites que c’est un très grand hasard si celles
d’une nation peuvent convenir à une autre ».
Il n’est ni positiviste, ni jusnaturaliste. Il n’y a pas de doctrine des droits de l’homme universelle, de nature
universelle dont on pourrait déduire des normes en tout temps et en tout lieu. Il a une vision pluraliste de la
réalité. Il conçoit donc la notion d’esprit des lois.
Les lois d’un pays vont former ensemble un système qui a sa logique propre et que l’on ne peut créer ex nihilo.
On peut simplement constater un tel système. Pour le modifier, il faut le faire progressivement en tenant compte
des rapports que toutes les lois entretiennent les unes avec les autres. Si l’on souhaite modifier ou faire évoluer
un système juridique particulier, il faut en respecter l’esprit, la logique implicite. « Tous les rapports [des lois
avec la nature, et des lois entre elles] forment tous ensemble ce qu’on appelle l’esprit des lois ».
C’est la logique immanente que tout législateur devra respecter et que la science devra respecter.
B. La liberté sous la loi
Il ne propose pas de définition simple et univoque du concept de liberté.
Contre la tradition aristotélicienne, conception des Anciens, il adopte comme Hobbes et Locke une conception
négative de la liberté. Elle ne repose pas sur l’exercice collectif, sur la participation civique.
« Il est vrai que dans les démocraties le peuple paraît faire ce qu'il veut ; mais la liberté politique ne consiste
point à faire ce que l'on veut. Dans un État, c'est-à-dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut
consister qu'à vouloir faire ce que l'on doit vouloir, et à n'être pas contraint de faire ce que l'on ne doit pas
vouloir. La liberté ne consiste donc pas à faire ce qu’on veut ; elle est le droit de faire tout ce que les lois
permettent ».
Il distingue entre la liberté politique : « La liberté politique est dans un citoyen cette tranquillité d’esprit qui
provient de l’opinion que chacun a de sa sûreté », et la liberté philosophique qui consiste dans l’exercice de sa
volonté. Il considère que l’individu est en sureté lorsqu’il est protégé de la volonté arbitraire des autres. La
liberté est négative : est libre celui qui n’est pas soumis à la volonté arbitraire des autres. Il se distingue de la
conception de Hobbes et rejoint Locke en considérant que la liberté est négative, mais qu’elle n’est pas
l’absence de loi, le contraire de la loi.
Mais là où il se différencie de LOCKE, c’est qu’elle ne réside pas dans les silences de la loi. Elle n’est donc pas
à côté d’elle mais sous elle, comme chez Locke. La liberté n’est pas le droit de faire ce que les lois n’interdisent
pas, mais le pouvoir de faire ce qu’elles permettent. La liberté ne consiste pas à faire ce que l’on veut, mais à
faire ce que l’on doit. Il va ainsi conclure avec Locke que les citoyens sont « réellement libres » lorsqu’ils « ne
sont soumis qu’à la puissance de la loi ».
La différence avec Locke est qu’il insiste sur la dimension subjective de la liberté. En effet, il écrit notamment :
« Les hommes qui jouissent du gouvernement dont j’ai parlé sont comme les poissons qui nagent dans la mer
sans contrainte. Ceux qui vivent dans une monarchie ou aristocratie sage et modérée semblent être dans de
grands filets dans lesquels ils sont pris mais se croient libres : mais ceux qui vivent dans les États purement
despotiques sont dans des filets si serrés que d’abord ils se sentent pris ».
Montesquieu suggère que l’Homme serait l’ultime mesure de la liberté. Il y a liberté lorsque les individus ont le
sentiment d’être libre. Cela va le conduire à défendre une conception presque relative de la liberté, très élastique.
« Il n’y a point de mot qui ait reçu plus de différentes significations, et qui ait frappé les esprits de tant de
manières, que celui de liberté. Les uns l'ont pris pour la fatalité de déposer celui à qui ils avaient donné un
pouvoir tyrannique ; les autres, pour la faculté d'élire celui à qui ils devaient obéir ; d'autres pour le droit d'être
armés, et de pouvoir exercer la violence ; ceux-ci, pour le privilège de n'être gouvernés que par un homme de
leur nation, ou par leurs propres lois. […] Enfin chacun a appelé liberté le gouvernement qui était conforme à
ses coutumes ou à ses inclinations ».
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
On peut être libre de différentes manières, se sentir en sureté dans différentes situations. Il corrige ainsi sa
définition : « La liberté politique consiste dans la sureté, ou du moins dans l’opinion que l’on a de sa sureté ».
Ainsi on est libre de plusieurs manières, mais on ne peut l’être que sous la domination de la loi. C’est la seule
chose qui nous donne le sentiment et nous garantit de ne pas être soumis à la volonté arbitraire d’un autre
homme.
Il renoue avec la tradition ancienne, et rompt avec la perspective universaliste des théoriciens modernes.
Démarche comparatiste. Plutôt que de s’interroger sur les conditions universelles de légitimité du pouvoir, il
essaie de dégager la rationalité des lois et des mœurs propres à chaque régime. Il ne va pas énoncer clairement
sa préférence pour un régime particulier. Un régime est certainement le pire : le despotisme ; mais il ne dit pas
lequel à sa préférence.
Pour distinguer les régimes entre eux, il distingue d’abord leur nature puis leurs principes. Chez Montesquieu, le
principe n’est pas important.
« Il y a cette différence entre la nature du gouvernement et son principe, que sa nature est ce qui le fait être tel,
et son principe ce qui le fait agir. L'une est sa structure particulière, et l'autre les passions humaines qui le font
mouvoir ».
A. La nature des gouvernements : Républiques, monarchies et despotismes
Il va considérer que l’on peut distinguer 3 espèces de gouvernement : « Il y a trois espèces de gouvernement :
le républicain, le monarchique et le despotique ; pour en découvrir la nature, il suffit de l'idée qu'en ont les
hommes les moins instruits ; je suppose trois définitions ou plutôt trois faits : l'un que le gouvernement
républicain est celui où le peuple en corps, ou seulement une partie du peuple, a la souveraine puissance ; le
monarchique, celui où un seul gouverne, mais par des lois fixes et établies ; au lieu que, dans le despotique, un
seul, sans lois et sans règle, entraîne tout par sa volonté et par ses caprices ».
Il va bouleverser la manière habituelle de distinguer les régimes : il distingue 3 régimes et inclue dans la
république la démocratie et l’aristocratie.
● Les républiques
Régimes où le peuple encore, ou seulement une partie du peuple, à la souveraine puissance.
Les républiques sont ou bien des démocraties, ou bien des aristocraties. Ce régime n’est pas toujours compatible
avec la liberté.
« Lorsque dans la république le peuple en corps a la souveraine puissance », c’est une démocratie. Il dit que
cette démocratie pour fonctionner et ne pas se corrompre, doit introduire une dose d’aristocratie. Il y a
démocratie lorsqu’il y a tirage au sort, mais il faut qu’il y ait à côté de l’élection, mode de désignation plutôt
aristocratique. « Il faut que le petit peuple soit éclairé par les principaux, et contenu par la gravité de certains
personnages ». Il dit que la démocratie est plus adaptée aux communautés de petites tailles, et a du mal à se
maintenir dans un grand pays.
Le second modèle de république est l’aristocratie, qui ne fait qu’accentuer les traits aristocratiques de la
démocratie. Le pouvoir est entre les mains des nobles, réunis en corps, qui font les lois et qui les font exécuter.
De même que la démocratie a besoin d’une dose d’aristocratie pour fonctionner, l’aristocratie pour se maintenir
à besoin de s’injecter une dose de démocratie. « Les familles aristocratiques doivent donc être peuple autant
qu’il est possible. Plus une aristocratie approchera de la démocratie, plus elle sera parfaite ; et elle le
deviendra moins, à mesure qu’elle approchera de la monarchie ». Les démocraties qui fonctionnent le mieux
sont celles qui se rapprochent le plus de l’aristocratie, et inversement.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
● La monarchie
Un seul gouverne, mais ce n’est pas pour autant le pouvoir d’un seul. Pour fonctionner, la monarchie doit
s’appuyer sur ce que Montesquieu appelle les « pouvoirs intermédiaires, subordonnés et dépendants » :
- la noblesse : point de noblesse, point de monarque
- le clergé
- les villes et tout ce qu’on appellerait les corps intermédiaires.
Ces pouvoirs intermédiaires sont constitutifs de la nature de la monarchie. Sans eux, la monarchie serait un
despotisme, le pays serait soumis à la volonté capricieuse d’un seul homme. Ces pouvoirs intermédiaires
permettent de casser l’élan du pouvoir monarchique. Il va ainsi dénoncer la tendance à la centralisation de la
monarchie française, et il va plaider pour que ces corps intermédiaires ne soient pas remis en causes et
continuent d’exister. Il est accusé d’exprimer une nostalgie pour la société féodale et la défense des privilèges
aristocratique.
● Le despotisme
Un seul gouverne, sans règles et sans lois. Ce n’est pas tant une forme singulière de gouvernement que la
menace perpétuelle qui pèse sur toutes les autres formes de gouvernement. Lorsqu’il parle du despotisme, il
songe essentiellement aux régimes orientaux (empire ottoman, perse, Chine, Japon) dont il est renseigné par les
récits de certains voyageurs. (Le despote oriental « naturellement paresseux, ignorant, voluptueux »).
Ce despote fainéant ne s’occupe guère des affaires publiques, il nomme un ministre, le vizir, à qui il abandonne
le pouvoir. Il a droit de vie et de mort sur ses subordonnés et va déléguer le pouvoir à des subordonnés, etc. Il y
a une hiérarchie verticale des pouvoirs absolus sans qu’il y ait aucunes lois ou contre-pouvoirs.
Pour lui, « On ne peut parler sans frémir de ces gouvernements monstrueux ». Pour preuve, il en parle peu.
B. Le principe des gouvernements : Vertu, honneur et crainte
Ce qui l’intéresse plus, c’est le principe des gouvernements : les motifs passionnels qui vont les soutenir, les
agiter. Il dit également que la nature d’un gouvernement correspond à sa structure, mais cette structure est mue
par un ressort, un principe qui sera la cause de son fonctionnement. Le principe, c’est le mobile qui rend
possible l’obéissance au pouvoir et qui conduit les parties du corps social à participer à la conservation de
l’ensemble. C’est pourquoi il est important que les lois soient relatives à ce principe. Il va pour chaque type de
régime mettre en évidence un principe qui lui serait propre.
● La vertu en république
Le principe sur lequel repose la république, c’est la vertu. La difficulté spécifique de la démocratie tient au
rapport au citoyen à la loi. Le sujet est en même temps l’objet des lois. Et la république, précisément la
démocratie, est ce régime où l’auteur des lois et en même temps celui qui doit les faire exécuter. Seule la vertu
permet de surmonter ce problème de l’auto-contrainte. Seuls des citoyens vertueux, attachés aux lois et à leur
patrie, préfèrent l’intérêt général à leur intérêt particulier, et seule la vertu, civique, garantie que les citoyens se
soumettront à la loi. C’est un ressort indispensable, puisque personne n’est situé au-dessus des lois. Sans vertu,
la république ne peut fonctionner.
Il va expliquer la non-durée du Commonwealth ou la corruption d’Athènes après les conquêtes de Philippe de
Macédoine.
Il va aussi démocratiser la vertu : tout le peuple doit être vertueux, et pas seulement les meilleurs. Il insiste sur
l’importance décisive en démocratie de l’éducation. Pour qu’elle fonctionne et que le peuple soit vertueux, il
faut qu’il soit éduqué, qu’il soit comme une grande famille, que les citoyens puissent se surveiller les uns les
autres constamment, que la censure existe, que chaque citoyen préfère l’intérêt général à son intérêt personnel.
L’aristocratie quant à elle a besoin de vertu, mais moins que la démocratie. Le principe de l’aristocratie c’est
une demi-vertu qui correspond à la modération. Le peuple a moins besoin de vertu que dans la démocratie car il
a quelqu’un au-dessus de lui, mais puisque l’aristocratie n’a personne au-dessus d’elle est doit être tenue par
une forme de vertu : la modération.
Les vertus au principe de la république sont corruptibles, de deux manières selon Montesquieu :
- Elles peuvent être corrompus par défaut :
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
*Par l’extension territoriale. La vertu démocratique ne peut exister que dans un État de petite dimension,
l’amour de la patrie n’existe que si le bien commun est visible et proche de chaque citoyen, que si la tentation
individualiste est faible, et que les citoyens se surveillent les uns les autres : « Il est de la nature d’une république
qu’elle n’ait qu’un petit territoire : sans cela, elle ne peut guère subsister. Dans une grande république, il y a de
grandes fortunes, et par conséquent peu de modération dans les esprits […] ; les intérêts se particularisent […]
Dans une petite, le bien public est mieux senti, mieux connu, plus près de chaque citoyen ; les abus y sont moins
étendus et par conséquent moins protégés ».
*Par l’introduction du luxe. « À mesure que le luxe s’établit dans une république, l’esprit se tourne vers
l’intérêt particulier ». Cette corruption intervient lorsque l’éducation ne suffit plus à contrer les tendances
égoïstes de l’homme. Certaines républiques commerçantes sont parvenues malgré tout à entretenir cette vertu,
mais seulement en empêchant les hommes d’accumuler de trop grandes fortunes.
- Elles peuvent être corrompus par excès, excès d’égalité. Lorsque l’esprit d’égalité dégénère en excès,
quand les individus refusent toute hiérarchique et toute subordination. « Chacun veut être égal à ceux
qu’il choisit pour lui commander ». Personne n’accepte d’obéir à des lois faites par un autre, et il n’y a
plus de régime possible.
C’est pourquoi il suggère que la survie de la vertu républicaine est en réalité compromise dans les États
modernes, qui sont de grands États dans lesquels le luxe a été introduit. Mais heureusement il y a d’autres
régimes qui font l’économie de la vertu des citoyens, qui s’accommodent de la recherche du luxe et des intérêts.
Ce régime moderne par excellence est la monarchie, dont le principe est l’honneur.
● L’honneur de monarchie
Dans les monarchies, il n’est pas besoin de vertu pour animer la machine étatique.
« Dans les monarchies, la politique fait faire les grandes choses avec le moins de vertu qu’elle peut ; comme
dans les plus belles machines, l’art emploie aussi peu de mouvements, de forces et de roues qu’il est possible.
L’État subsiste indépendamment de l’amour pour la patrie, du désir de la vraie gloire, du renoncement à
soi-même, du sacrifice de ses plus chers intérêts, et de toutes ces vertus héroïques que nous trouvons dans les
anciens ».
Le monarque, pour organiser la vie collective, a besoin de relais efficaces. Il va ainsi placer des hommes
remarquables au-dessus des autres, à la mesure des mérites, talents, courage, en essayant d’utiliser du mieux
possible les forces et les capacités de chacun. En mettant en œuvre cette politique, le monarque ne peut et ne
doit pas viser l’égalité entre ses sujets, et ses sujets auront ainsi à cœur de se distinguer. Ils acceptent comme
une chose normale que certains occupent des rangs supérieurs aux autres. Chacun aura la passion des
distinctions, et chacun recherchera ce qu’il appelle l’honneur, le ressort du gouvernement monarchique. Ainsi
l’État dans les monarchies échappe à la morale, et il est naïf d’avoir des exigences morales excessives dans le
gouvernement d’une monarchie. Sur ce point, il rejoint Machiavel et Spinoza en disant qu’il ne faut pas miser
sur la vertu de ceux qui ont le plus de pouvoir. Ce qui fait le prix des actions et que certains sont distingués, ce
n’est pas le respect de la morale mais l’honneur. « On n’y juge pas les actions des hommes comme bonnes, mais
comme belles ; comme justes, mais comme grandes ; comme raisonnables, mais comme extraordinaires ».
L’apparence décide de tout. Cela inscrit Montesquieu dans la modernité. Il abandonne l’optique perfectionniste
d' Aristote et l’idée que la politique devrait éduquer les hommes à la vertu et réaliser leur excellence propre.
Il ajoute ensuite que l’honneur est ce qui constitue le ferment de résistance au pouvoir arbitraire des monarques.
Le principe de l’honneur permet d’éviter les révolutions qui menacent sans cesse de tomber dans le despotisme
(pouvoir par la crainte et jamais par l’adhésion). Dans une monarchie les pouvoirs sont répartis et les grands
bien traités, donc ils ne vont pas fomenter de révolution. Mais cela ne signifie pas qu’ils vont tout accepter. Les
sujets des monarchies ne vont pas accepter d’obéir à des ordres infâmes, à des commandements qui les
déshonoreraient. Les grands constituent un rempart à l’extension de l’autorité royale. Parce qu’ils vont vouloir
se montrer à la hauteur de leur rang, ils résisteront aux actes arbitraires et aux abus de pouvoir. « Cet honneur
nous dicte que le prince ne doit jamais nous prescrire une action qui nous déshonore, parce qu’elle nous
rendrait incapable de le servir ».
Il est normal que l’aristocrate se rebiffe lorsqu’il est déshonoré. Mais il admet, ou plutôt n’admettrait pas, que
des gens bas-lieu refusent l’autorité de la loi. Seuls les aristocrates ont la possibilité de désobéir. Pour le
commun des mortels, le pouvoir reste absolu, ce qui va animer les gens de bas-lieu ce ne sera pas l’honneur,
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
mais plutôt un autre type d’honneur : l’intérêt. C’est l’honneur du pauvre, du bourgeois. Au fond, l’honneur et
l’intérêt relèvent d’une même logique. La mécanique de l’intérêt dans la sphère économique sera aussi féconde
que celle de l’honneur dans la sphère politique. Ceux qui ne sont pas nobles ont aussi le souci de se distinguer.
De même que la recherche des honneurs permet à la monarchie de rester dans de justes mesures et qui permet
dans la sphère politique à contribuer au bien commun, et bien la recherche de l’intérêt dans la sphère
économique produit le bien général. Sur ce point, Montesquieu a anticipé la main invisible d’Adam Smith et
l’idée qu’il y aurait une harmonie spontanée des intérêts particuliers. Chaque individu, en poursuivant son
intérêt propre, va conspirer sans le vouloir à la réalisation du bien-être collectif. C’est parce qu’ils cherchent à
satisfaire leur intérêt égoïste qu’il y aura une prospérité économique. Il s’inspire sans doute de Mandeville : les
vices privés font le bien public.
Là où Montesquieu est habile, c’est que le luxe était funeste pour les républiques. L’avantage de la monarchie,
c’est qu’elle s’accommode des vices à tous les niveaux, des nobles et des bourgeois. Il maintient sa distinction
entre les honneurs et les intérêts : « Il y a un lot pour chaque profession. Le lot de ceux qui lèvent les tributs est
les richesses, et les récompenses de ces richesses sont les richesses mêmes. La gloire et l’honneur sont pour
cette noblesse qui ne connaît, qui ne voit, qui ne sent de vrai bien que l’honneur et la gloire ».
● La crainte sous le despotisme
Le principe du despotisme, c’est la crainte. La vertu n’est pas nécessaire. Quant à l’honneur, il y serait
dangereux, car le despote ne peut cesser un instant de lever le bras. D’un côté les sujets du despote le craignent
car il peut les détruire instantanément, mais de l’autre le despote craint son armée, les révolutions, les
usurpations. C’est pourquoi les grands ne doivent pas recevoir d’honneur, mais ils doivent être particulièrement
visés par les menaces du despote parce que ce sont eux qui fomentent les révolutions. La meilleure stratégie du
despotisme c’est de jouer le peuple contre les grands. « Il faut donc que la crainte abatte tous les courages et y
éteigne jusqu’au moindre sentiment d’ambition ».
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
si le législatif et l’exécutif sont réunis, il n’y a point de liberté. Le monarque pourra les faire et les exercer de
manière tyrannique. La loi ne limiterait plus l’action des gouvernements, on aurait à faire à un pouvoir
despotique. Si la puissance de juger est confondue à la puissance législative, il y aura oppression et arbitraire
puisque le juge fera les lois qu’il voudra. Si les trois pouvoirs sont réunis ensemble, nous aurions un affreux
despotisme. Il dit que c’est d’ailleurs le cas chez les turcs.
Puis, il analyse chacun de ces trois pouvoirs et essaie d’envisager leurs rapports.
Il commence avec le pouvoir législatif. Il est en Angleterre bicaméral : assemblée représentative élit par le
peuple et une assemblée aristocratique. Il est favorable à ce qu’il existe une chambre des communes élue par le
peuple. Il est peut-être incapable de gouverner et de légiférer, mais il est capable de choisir de bons législateur
(pas de bons gouvernants). « Le peuple n’est point du tout propre [à discuter les affaires] ; ce qui forme un des
grands inconvénients de la démocratie. […] Il ne doit entrer dans le gouvernement que pour choisir les
représentants ; ce qui est très à sa portée. Car, s’il y a peu de gens qui connaissent le degré précis de la capacité
des hommes, chacun est pourtant capable de savoir, en général, si celui qu’il choisit est plus éclairé que la
plupart des autres ».
Mais il est bon aussi que les nobles et les grands délibèrent à part, il faut une chambre haute héréditaire. « Il y a
toujours, dans un État, des gens distingués par la naissance, les richesses et les honneurs ; mais, s’ils étaient
confondus parmi le peuple, et s’ils n’y avaient qu’une voix comme les autres, la liberté commune serait leur
esclavage, et ils n’auraient aucun intérêt à la défendre, parce que la plupart des résolutions seraient contre eux.
La part qu’ils ont à la législation doit donc être proportionnée aux autres avantages qu’ils ont dans l’État ».
Le pouvoir exécutif doit lui être détenu par un monarque, car « cette partie du gouvernement, qui a presque
toujours besoin d’une action momentanée, est mieux administrée par un que par plusieurs ».
Le pouvoir judiciaire doit être « nul ». Le judiciaire n’a d’importance politique réelle que dans les régimes où
les deux premiers pouvoirs sont confondus. Si le législatif et l’exécutif ne sont pas entre les mêmes mains, le
pouvoir judiciaire est nul. « Des trois puissances dont nous avons parlé, celle de juger est en quelque façon
nulle. Il n’en reste que deux ». Les juges ne sont que « la bouche qui prononce les paroles de la loi ».
Cette distinction dit peu de choses de la théorie de Montesquieu, qui n’est pas une théorie de la séparation des
pouvoirs. Il n’emploie jamais cette expression. Ce qui l’intéresse est peut-être de distribuer le pouvoir, mais
surtout qu’il soit équilibré.
● La théorie de l’équilibre des pouvoirs
Pour Montesquieu, le pouvoir législatif présente le danger le plus fort quant à l’équilibre des pouvoirs car il est
le seul qui puisse se réclamer de la légitimité du peuple. « Si la puissance exécutrice n’a pas le droit d’arrêter
les entreprises du corps législatif, celui-ci sera despotique ; car, comme il pourra se donner tout le pouvoir qu’il
peut imaginer, il anéantira toutes les autres puissances. Mais il ne faut pas que la puissance législative ait
réciproquement la faculté d’arrêter la puissance exécutrice. Car, l’exécution ayant ses limites par sa nature, il
est inutile de la borner : outre que la puissance exécutrice s’exerce toujours sur des choses momentanées ». Le
pouvoir législatif est plus fort que le pouvoir exécutif. Il faut donc compenser ce déséquilibre naturel en donnant
au pouvoir exécutif la possibilité d’arrêter la puissance législative. Il ne faut pas donner au pouvoir exécutif le
pouvoir d’initiative des lois (« faculté de statuer ») mais il faut lui donner cette faculté d’arrêter, un droit de veto
au monarque sur les lois votées par la puissance législative. En retour, Montesquieu va donner un pouvoir à la
puissance législative sur le pouvoir exécutif. Non pas la faculté d’arrêter, mais la faculté d’examiner de quelle
manière les lois qu’elle a faites ont été exécutées.
Ce n’est pas une simple distribution organique du pouvoir, mais chacun de ces pouvoirs ont un moyen
d’intervention réciproque les uns sur les autres. Il y a une séparation organique des pouvoirs (indépendance),
mais il n’y a pas de séparation fonctionnelle. L’organe exécutif a un peu de pouvoir législatif avec le droit de
veto, et en retour l’organe législatif a une petite part du pouvoir exécutif parce qu’il a le pouvoir d’examiner la
manière dont la loi est appliquée. C’est pourquoi on peut difficilement parler d’une théorie de la séparation des
pouvoirs.
Pour Montesquieu, la nécessité conduit les pouvoirs à trouver un compromis et à aller de concert pour qu’ils ne
se marchent pas sur les pieds. « Le corps législatif y étant composé de deux parties, l’une enchaînera l’autre
par sa faculté mutuelle d’empêcher. Toutes les deux seront liées par la puissance exécutrice, qui le sera
elle-même par la législative. Ces trois puissances devraient former un repos ou une inertie. Mais comme, par le
mouvement nécessaire des choses, elles sont contraintes d’aller, elles seront forcées d’aller de concert ».
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
Le vrai souverain n’est ni le législatif ni l’exécutif, mais la nécessité. L’avantage d’une telle division du pouvoir
fait que la plupart des décisions prises n’ont été voulues telle quelle par aucun des deux pouvoirs. Il se demande
aussi si ces pouvoirs ne vont pas finir par s’accorder au détriment des citoyens, pour opprimer le peuple. Pour
Montesquieu, le compromis entre les deux pouvoirs se fera nécessairement au bénéfice de la liberté des
citoyens. Chacun des deux pouvoirs, parce qu’il doit faire face à un pouvoir approximativement aussi fort que
lui, va avoir besoin de partisans. Il imagine donc que de même que le pouvoir est divisé en deux, la société sera
elle-même divisée entre les partisans de l’un et les partisans de l’autre. Les citoyens vont se vouloir représenter
par l’un ou l’autre. Parce que la société est représentée par un pouvoir divisé, les citoyens vont être impuissants
à se faire du mal les uns aux autres. Aucun pouvoir ne sera soutenu par une large majorité et écrasant la
minorité.
C’est ce qu’il appelle l’effet de la liberté : si un des pouvoirs paraît trop l’emporter, les citoyens se porteront
spontanément au secours de l’autre. Montesquieu va parler de parti.
« Ces partis étant composés d’homme libres, si l’un prenait trop le dessus, l’effet de la liberté ferait que celui-ci
serait abaissé, tandis que les citoyens, comme les mains secourent le corps, viendraient relever l’autre ».
Cela produit une double impuissance : parce que le pouvoir est divisé, les citoyens sont impuissants à agir les
uns sur les autres. Et parce que les citoyens sont divisés et volatile, ils rendent le pouvoir impuissant. La liberté
vient de cette double impuissance, personne ne peut imposer sa volonté aux autres, aucun ne peut lui imposer sa
volonté. C’est pourquoi la liberté de tous les individus est protégée. C’est ainsi qu’on comprend mieux la
définition que Montesquieu donne de la liberté : « Dans un État, c’est-à-dire dans une société où il y a des lois,
la liberté ne peut consister qu’à pouvoir faire ce que l’on doit vouloir, et à n’être point contraint de faire ce que
l’on ne doit pas vouloir. […] La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent : et, si un citoyen
pouvait faire ce qu’elles défendent, il n’aurait plus de liberté, parce que les autres auraient tout de même ce
pouvoir ».
À la souveraineté absolue, Montesquieu substitue un mécanisme de décision qui rend inutile la souveraineté.
Aujourd’hui, la théorie de Montesquieu a été séparée par une division entre la majorité et l’opposition. L’effet
de la liberté de Montesquieu joue beaucoup dans cette opposition, et cela fonctionne encore mieux dans un
régime bipartisan.
Il y a incontestablement une tonalité libérale dans la pensée de Montesquieu, tonalité qui s’exprime à trois
niveaux :
● Idée d’une séparation du droit et de la morale.
Lorsqu’il présente sa typologie des gouvernements, il dissimule difficilement sa préférence pour la monarchie.
Certains y ont vu une thèse forte : en préférant la monarchie à la république, il renonce à l’idée des anciens qui
voyaient dans la politique une forme d’éducation à la vertu. Non, la vertu ne peut plus être le principe des
régimes modernes, le public et le privé ne peuvent plus s’articuler de la même manière et être confondus, les
intérêts particuliers ne peuvent plus être subordonnés au bien public, les individus ne peuvent plus être éduqués
à la vertu. Il reprend les intuitions de Mandeville. Il n’est plus besoin de contraindre les mœurs, d’éduquer
moralement les citoyens puisque l’on peut s’accommoder très bien de leurs vices, et la seule force de leur voix
suffit. Les monarchies peuvent s’adapter aux mœurs les plus impures. La loi doit savoir ne pas s’occuper des
choses qui sont indifférentes au bien public. Parmi ces choses, il y a tout ce qui concerne les mœurs et la vertu
des citoyens. « La loi n’est pas un pur acte de puissance ; les choses indifférentes par leur nature ne sont pas de
son ressort ». C’est pourquoi la législation ne doit pas créer les mœurs, mais les suivre. « C’est au législateur de
suivre l’esprit de la nation, lorsqu’il n’est pas contraire aux principes du gouvernement; car nous ne faisons
rien de mieux que ce que nous faisons librement, et en suivant notre génie naturel ».
● Une théorie économique du doux commerce.
Il voit dans le commerce et dans les valeurs associées (travail, richesse) le contenu de l’esprit général européen.
Il y a une passion de s’enrichir qui s’est imposée et substituer à l’idéal antique du guerrier pour qui la gloire
comptait plus que la vie. La mesure, le calcul rationnel ont remplacé les actions héroïques, et « La gloire, quand
elle est toute seule, n’entre que dans les calculs des sots ».
Il dit que c’est un avantage d’être bien né, mais ce n’est pas un inconvénient que d’être mal né. « Le mérite
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
console de tout ». Il va faire l’éloge du luxe, de la circulation des richesses et va rompre avec l’humanisme
civique. L’un des avantages du commerce, c’est qu’il décourage des inspirations belliqueuses, encourage la
tolérance entre les peuples et favorise la résistance au despotisme. Le développement du commerce est un moyen
d’empêcher les abus de pouvoir. « Un homme n’est pas pauvre parce qu’il n’a rien, mais parce qu’il ne travaille
pas ».
● Une théorie politique du pouvoir limité : Le seul pouvoir légitime est modéré
Mais il y a aussi chez Montesquieu des éléments illibéraux, conservateurs et républicains. Pour beaucoup, il ne
peut être considéré que comme un conservateur parce qu’il exprime une nostalgie de la société féodale,
favorable au maintien des ordres et des privilèges à laquelle il appartenait. La mobilité sociale n’est possible que
dans certaines limites, les ordres doivent rester stables. D’autres ont vu une dimension conservatrice dans sa
défense du respect des mœurs et des traditions dominantes du respect donné. Cette pensée est peu progressiste.
On trouve aussi une dimension républicaine. Montesquieu suggère à de nombreuses reprises qu’il ne faudrait
pas instaurer une république en France, et moins encore une démocratie. Mais il y a une ambivalence quant à la
liberté du citoyen, et il semble s’émouvoir des dangers que la modernité courre avec le désengagement des
citoyens. Montesquieu voit l’intérêt des individus à s’enfermer dans leur sphère privée, mais il est sensible aux
dangers de l’atomisation qui risque de favoriser le despotisme. L’honneur des nobles ne suffit pas toujours à
prévenir les abus de pouvoir et il faudrait parfois que les citoyens se soucient des affaires publiques. « Les
citoyens tenaient aux citoyens par toutes sortes de chaînes: on était lié avec ses amis, ses affranchis, ses
esclaves, ses enfants. Aujourd’hui, tout est aboli, jusqu’à la puissance paternelle : chaque homme est isolé. Il
semble que l’effet naturel de la puissance arbitraire soit de particulariser tous les intérêts. Cependant, ces liens
qui détachaient l’homme de lui-même pour l’attacher à autrui faisaient faire les grandes actions. Sans cela,
tout est vulgaire, et il ne reste qu’un intérêt bas, qui n’est proprement que l’intérêt animal de tous les hommes ».
Il suggère que la sûreté pourrait être mieux garantie si les citoyens participaient davantage au contrôle du
pouvoir. C’est un retour à la liberté des Anciens.
On peut faire dire tout ce qu’on veut à Montesquieu, puisqu’il n’affiche jamais clairement ses préférences et
affiche une certaine forme de relativisme en disant que tous les pouvoirs modérés sont justes s’ils sont adaptés à
l’esprit général d’un peuple.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
II. L’anthropologie rousseauiste : Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes (1755)
On trouve dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) le canevas de
la pensée politique de Rousseau. Rousseau s’inscrit dans la tradition contractualiste inaugurée par Thomas
Hobbes, mais présente l’originalité d’envisager deux états de nature, et deux états civils.
A. Le premier état de nature : L’homme originaire = État de nature entier, heureux
L’histoire des sociétés marque pour Rousseau une dégradation et un avilissement de l’homme. Pour le
démontrer, il part à la recherche de l’homme originaire, de l’homme antérieur à toute convention pour «
démêler ce qu’il y a d’original et d’artificiel dans la nature actuelle de l’homme ». Simple hypothèse. Il veut
décrire un fondement philosophique, et non une source historique. Il écrit : « Commençons par écarter tous les
faits. » Rousseau va ainsi se mettre en quête d’un homme sans histoire, « pur », « tel qu’il a dû sortir des mains
de la nature ».
Et que trouve Rousseau ? Des hommes libres et égaux dans l’état de nature. Comme tous les autres
contractualistes. Mais ROUSSEAU introduit plusieurs nouveautés.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
entraperçu, à savoir la « répugnance à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos
semblables» (la pitié).
L'homme naturel de Rousseau n'est pas un « loup » pour ses semblables. Ses désirs sont satisfaits par la nature.
Il ne veut et ne fait pas de mal à autrui.
● Un homme associable
Contre LOCKE, des hommes associables. Mais l’homme n’est pas non plus porté à s'unir aux autres par des
liens durables et à former avec eux des sociétés. Il n'en ressent pas le désir. Il n’y a pas cette sociabilité naturelle
chère à Aristote. La preuve de cette absence de sociabilité naturelle est pour Rousseau que l’homme ne possède
pas le langage (langage qui était le signe, chez Aristote, et aussi saint Thomas, de la sociabilité naturelle des
hommes). L’homme naturel ne pense même pas : « l’homme qui médite est un animal dépravé ».
● Un homme perfectible
L’homme originaire, à l’état de nature, est donc proche de l’animal. Il y a toutefois une différence. L’homme
possède en propre la liberté ainsi que ce que ROUSSEAU appelle la perfectibilité, que n’a pas l’animal, dont la
nature est fixe. La perfectibilité désigne ainsi la capacité à changer de nature. Ce néologisme ne désigne pas une
tendance vers la perfection, mais un processus de développement des facultés (aussi bien intellectuelles
qu’affectives), facultés qui peuvent conduire l’humanité au meilleur (la responsabilité morale, la conquête de
l’autonomie) comme au pire (la corruption du jugement, les délires de la vanité). Pour ROUSSEAU cette
perfectibilité est donc aussi une faillibilité qui expose l’homme à tous les malheurs. Mais il faut ici retenir que
l’homme, dans la mesure où il n’est pas réductible à une nature, doit être considéré comme un être libre, et donc
comme le principal responsable de la plupart des maux dont il se plaint : « La plupart de nos maux sont notre
propre ouvrage »
B. Le second état de nature : L’origine de l’inégalité
Des contingences, Rousseau parle de hasards ou de « causes étrangères » sont venues tout gâcher. Pas de
nécessité comme chez Hobbes. Pas de causes internes. Mais des causes extérieures et contingentes. L’état de
guerre de tous contre tous n’est pas premier, mais un accident de l’histoire. Plusieurs séries de contingences
liées les unes aux autres vont venir dégrader l’homme.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
sortir l’humanité du « véritable état de nature » et la fait entrer dans le régime de l’historicité. Les hommes se
comparent et sont malheureux. L’amour de soi (où l’individu n’a rapport qu’à lui-même) se transforme en
amour-propre (où l’on cherche dans le regard des autres l’estime que l’on se porte à soi-même).
Manent : « L’homme qui se compare, c’est l’homme qui, dans ses rapports avec les autres, ne pense qu’à
lui-même, et dans ses rapports avec lui-même, ne pense qu’aux autres. C’est l’homme divisé ».
Dès lors, passions et violences se développèrent, alors même qu’on n’avait pas encore fait d’États ni de villes.
L’homme devint alors ce que Machiavel ou Hobbes ont dit de lui, un être
« fourbe et artificieux avec les uns, impérieux et dur avec les autres ». D’où la guerre : « La société naissante fit
place au plus horrible état de guerre ». On se retrouve alors dans la situation qui était le point de départ de
Hobbes, et il ne reste plus qu’à reprendre le raisonnement de ce dernier : cette guerre de tous contre tous va
nécessairement conduire au contrat social.
● L’apparition de la propriété
Le coup de grâce est donné à l’État de nature par la propriété lorsqu’un beau jour, quelqu’un eu l’idée funeste
d’enclore sa propriété. « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des
gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile ». Vinrent alors la fin de l’égalité entre
les hommes et la dépravation de l’espèce humaine.
Le premier contrat social, qui consiste, comme l’a dit LOCKE, à permettre à certains de protéger leur propriété,
a été imaginé par les riches et réalisé à leur seul avantage. Les riches ont réussi à persuader les pauvres, trop «
grossiers » et « faciles à séduire ». En d’autres termes, contrairement à ce que pensent Hobbes et Locke, l’État
est le plus souvent non pas l’instrument de l’intérêt de tous, mais l’instrument de l’intérêt de quelques-uns au
détriment du plus grand nombre. Les riches ont su présenter comme égale pour tous une loi qui, en réalité, ne
profite qu’à eux : « Les lois donnèrent de nouvelles entraves au faible et de nouvelles forces au riche,
détruisirent sans retour la liberté naturelle, fixèrent pour jamais la loi de la propriété et de l’inégalité, d’une
adroite usurpation firent un droit irrévocable, et pour le profit de quelques ambitieux assujettirent désormais
tout le genre humain au travail, à la servitude et à la misère. ».
Ce premier contrat n’est autre que le droit du plus fort. « Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le
maître, s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir ».
Il est un « pacte de dupes ». Les pauvres « coururent au-devant de leurs fers, croyant assurer leur liberté. » Il
s’agit bien là d’une fraude : les riches ont fait passer la protection de leurs possessions particulières pour la
justice.
Mais d’un autre côté, les avantages de ce pacte sont pour ROUSSEAU incontestables : le pacte répond bien à
une nécessité vitale. Il est « le projet le plus réfléchi qui soit jamais entré dans l’esprit humain ». Il instaure à sa
manière la paix sociale, dont les pauvres jouiront aussi à leur façon. Même les sages (semblables aux habiles de
Pascal) le reconnaissent, sans être dupes : « Les sages même virent qu’il fallait se résoudre à sacrifier une partie
de leur liberté à la conservation de l’autre, comme un blessé se fait couper le bras pour sauver le reste du corps
». Le premier contrat n’est donc pas dépourvu de légitimité. Il apporte un gain réel de sûreté. La voix des sages
ratifie la convention. Il faudra donc en conserver la forme. Un contrat est bien utile.
Mais Rousseau n’est pas disciple de Locke. Il y a bien une usurpation primitive, un coup de force des riches.
L’analyse de Rousseau débouche alors sur une position révolutionnaire. Puisque l’état social actuel de l’homme,
où règne l’amour-propre, les passions et l’injustice, il faut en changer, et établir un nouveau contrat pleinement
légitime. Rousseau exclut la perspective d’un retour en arrière. L’État de nature est définitivement perdu. Que
sera ce nouveau « pacte fondamental» ? Rousseau diffère la réponse et renvoie à l’ouvrage qu’il projette, les
Institutions politiques, dont l’unique partie achevée paraîtra en 1762 sous le nom de Contrat social.
CS I, 1 : « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. Tel se croit le maître des autres, qui ne laisse pas
d’être plus esclave qu’eux. Comment ce changement s’est-il fait ? Je l’ignore. Qu’est-ce qui peut le rendre
légitime ? Je crois pouvoir résoudre cette question. » Le problème de Rousseau ne sera donc pas celui du
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
second discours, ici congédié (« je l’ignore »). En lieu et place de la question du commencement historique,
l’auteur pose celle, anhistorique, du fondement philosophique.
LE PROBLÈME.
- Retrouver l’homme naturel…
L’entrée des hommes en société a fait naître des conflits stériles, des inégalités de situation, des comportements
oisifs. L’homme moderne est devenu un bourgeois et un chrétien ; il a cessé d’être un citoyen. D’où projet
d’élaborer un nouveau contrat redonnant aux hommes, dans la société, la liberté, l’égalité et le bonheur dont ils
bénéficiaient dans l’état de nature. La société moderne rend l’homme méchant et malheureux, elle le divise ; or il
n’est pas naturel à l’homme d’être méchant et malheureux. Sa nature est d’être entier. Cette société est donc
contre-nature. La bonne société ne saurait être que celle qui est conforme à la nature de l’homme : qui le rend
heureux, et entier. Qui lui redonne son unité.
- … en dehors de l’État de nature.
Mais la difficulté vient du fait que Rousseau écarte la possibilité d’un retour à l’État de nature. Rousseau
considère que «la nature humaine ne rétrograde pas », et n’a jamais proposé de « retourner vivre dans les forêts
avec les ours ». Citation de Voltaire de mauvaise foi. Question : comment redonner à l’homme l’unité qui était la
sienne dans l’état de nature, sans le faire retourner dans l’état de nature ?
LA SOLUTION.
- Une unité artificielle...
En identifiant chaque individu au nouveau tout dont il va faire partie. Chacun ne distinguera plus son être de l’être
commun dont il fait partie. Il sera un parce qu’il ne fera qu’un avec le corps politique. Chacun aura pour sa cité «
ce sentiment exquis que tout homme isolé n’a que pour soi-même ». Les hommes ne retrouveront l’unité qui les
rendait heureux à l’état de nature qu’en devenant des citoyens. D’où volonté générale : lieu d’identification de
toutes les volontés particulières. Il faut que tous les individus acceptent de perdre leur « liberté naturelle ». Acte
d’association, ils remettent à la société, ce tout qu’ils font ensemble, leur puissance et leur droit. Ils forment par
cet acte un corps politique, distinct de la multitude dispersée des individus.
- ...conforme à la nature humaine.
Une telle cité est conforme à la nature de l’homme : elle est une comme l’individu naturel est un.
Mais elle est artificielle, elle « altère la constitution de l’homme pour la renforcer » (Rousseau).
Manent : « Parce que la société est contraire à la nature de l’homme, c’est dans la mesure où elle lui est le plus
contraire qu’elle lui est le plus conforme ».
Il est dans la nature de l’homme d’être contradictoire. Il est naturel à l’homme de se dénaturer car l’homme n’est
pas nature mais liberté. La nature de l’homme est de n’avoir pas de nature, mais d’être une liberté.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
mourir un peu, ou se déshumaniser un peu. » (Berlin, p. 70).
Pas de conflit, parce que liberté et autorité se confondent, elles coïncident. Faire que « chacun s’unissant à tous
n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant.
» Il y a une liberté qui est identique à l’autorité.
On peut considérer que le projet révolutionnaire, celui des Lumières et de Locke, exigeait qu’on réfute d’abord
l’idée de la souveraineté royale. Deux options :
- Faire tout simplement l’économie du concept de souveraineté. On oppose à la souveraineté du roi, non
pas une autre souveraineté, mais l’absence de souveraineté. C’est la théorie de Montesquieu.
- Ou bien on considère qu’à une souveraineté absolue, celle du roi, on ne peut opposer qu’une autre
souveraineté absolue, celle du peuple ou de la nation.
Cette deuxième option est celle de Rousseau.
Pareil pour Rousseau. Chaque volonté particulière diverge de façon infinitésimale du point de vue
immédiatement voisin. On peut considérer chaque volonté particulière, en tant qu’elle est différente de toute
autre volonté et exprime un point de vue absolument individuel, comme une quantité infiniment petite. Plus
exactement : c’est la différence entre les différents points de vue des volontés particulières qui est à chaque fois
infiniment petite. Ainsi, tandis que la volonté de tous ne saurait être, pour Rousseau, qu’une simple somme de
volontés particulières en tant qu’elles sont identiques, la volonté générale ; en revanche, ne peut être rien d’autre
qu’une sommation de ces différences infiniment petites, soit en terme mathématique, une intégrale. Quantité
primitive : le corps politique. Quantité auxiliaire : volonté individuelle. Si l’on considère l’assemblée législative
(tout le peuple pour Rousseau) comme semblable à l’univers monadologique de Leibniz, le problème de la
formation de la volonté générale est alors parfaitement analogue au problème posé par le fait que l’univers est
un, tout en paraissant infiniment multiple au regard des divers points de vue particuliers
: il s’agit d’intégrer ces différents points de vue de sorte que, chacun étant pris en compte, la résultant soit une
intégrale. Comparaison avec volonté de tous, volonté de la majorité. La volonté générale ne consiste pas en une
somme d’opinions communes, en une somme d’identités, mais bien en une intégration harmonieuse, une mise
en accord de points de vue par définition différents bien qu’ayant, dans le meilleur des cas, une visée identique.
La volonté générale ne pourra ainsi être obtenue que si plusieurs conditions sont respectées. La première sera
qu’il n’existe aucune faction. La volonté générale doit prendre en compte le point de vue de chacun, elle ne peut
souffrir ni partis, ni association politique. Pour que l’opération mathématique qui consiste à « intégrer » des
petites différences soit possible, il faut en effet, à l’évidence, que les quantités prises en compte soient bien des
quantités infinitésimales. « Mais quand il se fait des brigues… » ce n’est plus le point de vue particulier de
chacun qui est intégré dans la totalité sociale exprimée par la volonté générale. Votants nombreux et
indépendants. La deuxième condition sera qu’il n’existe pas de communication entre les volontés particulières.
Pas d’imitation qui rendrait les différences trop grandes et le calcul impossible. Les longs débats affaiblissent le
lien social. La délibération n’est pas un acte collectif de confrontation d’idées mais, comme le vote, un acte
individuel par lequel chaque citoyen se prononce après avoir entendu les divers arguments, selon le jugement de
sa conscience qui lui donne « le sceau de l’assentiment intérieur dans le silence des passions ». Solution très
différente de celle, on le verra, qui sera préconisée par Madison. Loi Le Chapelier de 1791 s'inspire du Contrat
social de Jean-Jacques Rousseau, dont elle reprend des passages entiers dans l'exposé des motifs.
Comment obtenir cette volonté générale ?
Première solution, la solution idéale, très exigeante, aux conditions redoutables :
- Démocratie directe, sans communication, sans faction réunissant tout le monde
- Les citoyens qui votent par un « un acte pur de l’entendement qui raisonne dans le silence des passions
» (Diderot). Le vote serait alors le révélateur de la volonté générale. Cette option suppose que le peuple
maîtrise ses passions privées afin qu’elles n’étouffent pas entièrement le souci de l’intérêt général.
Cette condition est la plus difficile à réaliser : elle relève non d’institutions juridiques formelles, mais
des mœurs, dont Rousseau a toujours souligné l’importance politique essentielle.
À cette seule condition, la « volonté de tous » – c’est-à-dire la somme des volontés individuelles – peut
permettre d’exprimer une « volonté générale », c’est-à-dire une volonté visant l’intérêt commun pour lui-même.
Mais Rousseau considère qu’une telle forme de gouvernement ne convient qu’à un « peuple de dieux ». Et c’est
pourquoi il est erroné de faire de Rousseau un défenseur de la démocratie directe. D’où l’existence d’autres
solutions envisagées par Rousseau lui-même qu’il s’agit maintenant de présenter à travers sa théorie du
législateur et du gouvernement.
● Théorie du législateur
Paradoxe, qui conduit à l’introduction du législateur, sur le modèle de Moïse, Lycurgue, Solon ou Numa : le
peuple peut unanimement consentir à l’association, mais il sera difficile, voire impossible, qu’il s’accorde pour
rédiger les lois. Concevoir les lois suppose un véritable savoir, à la différence du simple bon sens qui suffit à
souscrire au contrat originaire.
« Comment une multitude aveugle, qui souvent ne sait ce qu’elle veut, parce qu’elle sait rarement ce qui lui est
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
bon, exécuterait-elle d’elle-même une entreprise aussi grande, aussi difficile qu’un système de législation ? De
lui-même le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même il ne le voit pas toujours. La volonté générale est
toujours droite, mais le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé. Il faut lui faire voir les objets tels qu’ils
sont, quelquefois tels qu’ils doivent lui paraître, lui montrer le bon chemin qu’elle cherche, la garantir de la
séduction des volontés particulières, rapprocher à ses yeux les lieux et les temps, balancer l’attrait des
avantages présents et sensibles, par le danger des maux éloignés et cachés. Les particuliers voient le bien qu’ils
rejettent : le public veut le bien qu’il ne voit pas. Tous ont également besoin de guides : Il faut obliger les uns à
conformer leurs volontés à leur raison; il faut apprendre à l’autre à connaître ce qu’il veut ». Le peuple serait
dont un maître qui a besoin d’un maître. Dans cette perspective, il faut un Législateur assurant une double
fonction :
* Épistémique. Le législateur doit être l’instituteur du peuple. En allant au-delà des apparences, il doit pouvoir
l’éclairer. Le législateur doit déjouer l’illusion du proche et l’attrait du plaisir sensible qui priment dans la
multitude. Le législateur intervient ici surtout au moment de l’institution de la société, alors que le peuple est
insuffisamment éduqué. Ce qu’on appelle le pouvoir originaire en droit constitutionnel.
* Affective. Le législateur doit inciter le peuple à faire siennes les propositions de loi dont il ne voit pas
forcément l’utilité, en tournant les motivations des individus vers le bien commun. Doté de qualités
exceptionnelles, le législateur a pour mission de former « l’esprit social » qui doit présider à l’institution
politique. Pouvoir originaire, certes. Mais aussi dérivé dans la mesure où ce rôle est appelé à durer : afin de
conserver un peuple dans l’esprit de son institution, le législateur devra constamment travailler sur les mœurs et
sur l’opinion publique. Autrement dit, le législateur ne remplit pas seulement une fonction épistémique : il doit
aussi faire accepter et aimer les lois qu’il propose. C’est seulement ainsi qu’il transformera l’homme en citoyen.
Sur ce point, Rousseau se distingue de Montesquieu. Le législateur ne doit pas suivre l’esprit de la nation, lui
donner les lois qui lui conviennent en adéquation avec ses mœurs. Il doit dénaturer l’homme.
Passage célèbre : «Celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi
dire, la nature humaine ; de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en
partie d'un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être ; d'altérer la constitution
de l'homme pour la renforcer ; de substituer une existence partielle et morale à l'existence physique et
indépendante que nous avons tous reçue de la nature».
Autrement dit, Rousseau n’envisage pas la fin du politique comme conservation, mais comme conversion.
Contrairement à Hobbes et Locke, il ne considère pas que le pouvoir se contente de préserver des droits naturels
préexistants en donnant à l’individu les moyens de satisfaire ses intérêts, il affirme que l’État doit transformer en
profondeur la nature humaine, convertir la nature de ses intérêts, réorienter ses passions. Donc, il ne faut pas faire
craindre les lois mais les faire aimer, en ayant recours à l’institution des mœurs et à un travail pédagogique. La
tâche du pouvoir législatif n’est donc pas tant de faire des lois nouvelles, que de veiller au maintien de celles qui
existent et de bien surveiller en particulier à cette fin les titulaires du pouvoir exécutif « Le pouvoir législatif
consiste en deux choses inséparables : faire les lois et les maintenir ; c’est-à-dire avoir inspection sur le pouvoir
exécutif ». Car, en effet, Rousseau précise que le législateur, le concepteur des lois, ne pourra pas être le détenteur
du pouvoir : « extraordinaire dans l’État », le législateur ne peut être souverain, puisque par définition, la
souveraineté revient au peuple ; sa fonction ne se confond pas non plus avec celle du gouvernement ou du
magistrat, qui devra appliquer les lois aux cas particuliers au moyen de décrets. Le législateur procède en amont
du consentement aux lois, et donc en amont de la Souveraineté comme du gouvernement. Il ne saurait être doté
d’aucun pouvoir (sans quoi il deviendrait tyran et ses lois ne feraient que satisfaire ses passions).
● La question du gouvernement
Le ministre du souverain.
Le livre II du CS aborde la question du gouvernement. Rousseau y reconnaît que, au-delà de la volonté, il faut
une force pour que le corps politique se meuve. La fonction du gouvernement surgit alors de la nécessité
d’établir des actes particuliers qui ne sont pas du ressort des lois générales.
Dans l’État, désormais, il devint impossible « de savoir auquel du maître ou du prêtre on était obligé d’obéir ».
Il faut, d’urgence, mettre un terme à ce divorce. C’est ce qu’a proposé Hobbes qui, dit Rousseau, est « le seul
philosophe » à avoir bien vu le problème, lorsqu’il a exigé de « réunir les deux têtes de l’aigle et de tout
ramener à l’unité politique sans laquelle jamais État ni gouvernement ne sera bien constitué ». Rousseau prône à
son tour l’« unité politique », l’union de la religion et de l’État. On ne devra « avoir d’autre Pontife que le
Prince ni d’autres prêtres que les magistrats ».
Le contenu de la religion civile est sobre. On enseignera « l’existence de la Divinité puissante, intelligente,
bienfaisante, prévoyante et pourvoyant, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants », la «
sainteté » du Contrat social et des lois. La religion civile étant ainsi instaurée et imposée à tous, Rousseau peut
se montrer tolérant avec les religions proprement dites. Elles seront toutes autorisées dès lors qu’elles ne
remettent pas en cause la religion de l’État. L’État établira une religion qui fixera les devoirs civiques de chacun
(même s’il reste une religion intérieure libre).
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
Il y aura une « profession de foi purement civile » qui énoncera les « sentiments de sociabilité » sans lesquels il
est impossible d’être bon citoyen. « Sans pouvoir obliger personne à les croire », l’État pourra bannir le citoyen
qui ne les croira pas, « non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d’aimer sincèrement les
lois, la justice, et d’immoler au besoin sa vie à son devoir ». Et le relaps sera « puni de mort ». Rousseau revient
évidemment en arrière par rapport aux doctrines de la tolérance de Locke ou de Bayle et se démarque ici de
l’esprit des Lumières. L’État est selon lui fondé à forger l’esprit des citoyens, puisque ceux-ci ont vocation à lui
obéir ; il faut un gouvernement des esprits, dont les organes seront une Éducation nationale et une religion
d’État. Rousseau substitue purement et simplement une religion, la sienne, à toutes les autres.
Dans son article de l'Encyclopédie sur l'économie politique, publié après 1758 sous le titre de « Discours sur
l'économie politique », Rousseau prolonge plusieurs thèses déjà présentées dans le CS.
● Un État maître des esprits.
Pour donner de justes bornes au pouvoir du gouvernement, il ne faut pas confondre l’économie politique et
l’économie domestique. Rousseau critique la théorie du pouvoir paternel qui, pour bien des théologiens et des
juristes, permet d’expliquer l’origine des sociétés. Si on considère qu’un roi est à ses sujets ce qu’un père est à
ses enfants, le pouvoir du monarque apparaît comme une forme de pouvoir paternel, ayant un fondement
naturel, justifiant l’autorité absolue dont le roi peut user. Rousseau désarticule les termes de cette proportion, : le
pouvoir du père n’est naturel que durant le temps où l’enfant est incapable de subvenir à ses besoins ;
l’organisation de la famille et celle de l’État ne sont pas comparables. L’autorité absolue que les pères exercent
au 18ème ne peut donc être justifiée par une relation naturelle ; les rois qui se vantent d’aimer leur peuple et de
tout faire pour le rendre heureux masquent par cette bienveillance l’aliénation de leurs sujets. L’État doit
cependant rester maitre des esprits. L’État devra d’abord éduquer les citoyens. Si l’on veut avoir des citoyens
conformes au projet révolutionnaire, « il faut les instruire enfants ». On les habituera avant toutes choses à
mépriser leur « moi » et à se soumettre entièrement au Tout. Il faut « faire régner la vertu » qui se définit comme
la conformité des volontés particulières avec la volonté générale. Bref, il faut une éducation publique, un
dressage collectif. Les enfants seront « élevés en commun dans le sein de l’égalité ». On leur apprendra à « ne
vouloir jamais que ce que veut la société ».
● Les conclusions économiques des principes politiques.
C’est seulement dans la dernière partie de son texte que Rousseau s’intéresse aux questions économiques, au
sens strict du terme, qu’il analyse les richesses et la subsistance de l’État, et le bon fonctionnement des impôts.
Les thèses de Rousseau semblent ici rétrogrades : à une époque où la richesse des nations vient du commerce, il
vante les bienfaits de l’autarcie ; à l’aube de la révolution industrielle, il voit dans l’agriculture la principale
ressource d’un pays. Il imagine une société agricole fonctionnant en autarcie qui, par son austérité, se rapproche
de la pureté perdue. Il se pose en détracteur du commerce et de l'industrie, parce qu'ils rendent riche et
favorisent l'émergence des villes, où règnent luxe et corruption. Rousseau ajoute que le but de l’institution
publique n’est pas d’opérer un enrichissement de l’État qui ne profiterait qu’à quelques privilégiés, mais de
maintenir la liberté et la vertu. Rousseau dénonce ainsi une économie inique, mise au service d’une politique
inégalitaire, qui ajoute à la tyrannie des ordres sociaux, celle de la richesse, et qui fait de la pauvreté un moyen
d’asservissement. Rousseau prône une direction politique de l’économie qui visera à créer une certaine égalité
des conditions. « C’est une des plus importantes affaires du gouvernement de prévenir l’extrême inégalité des
fortunes, non en enlevant leurs trésors à leurs possesseurs, mais en ôtant à tous les moyens d’en accumuler ».
On ne spoliera donc pas directement les propriétaires, mais les lois devront être telles qu’elles aboutissent peu à
peu à une égalisation des propriétés. L’instrument privilégié de cette politique sera la fiscalité. Il y aura un impôt
progressif et non plus seulement proportionnel : « la première pistole est quelquefois plus difficile à gagner que
le second million ». Au travers de la fiscalité, "l'État, écrit Rousseau, enrichit des fainéants de la dépouille des
hommes utiles". Les seuls impôts acceptables sont ceux qui, perçus sur les riches, réduisent les inégalités.
● La perspective d’une représentation ?
89
HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
Les maximes de l’article Économie politique sont énoncés sous une forme générale ; leur application des
principes du Contrat Social est encore théorique. Même si on y trouve quelques concessions que l’on trouvera
explicitées dans les Considérations sur le Gouvernement de Pologne. Par exemple sur la nécessité de réunir le
peuple dans une seule assemblée pour lui faire approuver la loi.
« Comment, me dira-t-on, connaître la volonté générale dans le cas où elle ne s’est point expliquée ? Faudra-t-il
assembler toute la nation à chaque événement imprévu ? Il faudra d’autant moins l’assembler, qu’il n’est pas
sûr que sa décision fût l’expression de la volonté générale ; que ce moyen est impraticable dans un grand
peuple, et qu’il est rarement nécessaire quand le gouvernement est bien intentionné : car les chefs savent assez
que la volonté générale est toujours pour le parti le plus favorable à l’intérêt public, c’est-à-dire le plus
équitable ; de sorte qu’il ne faut qu’être juste pour s’assurer de suivre la volonté générale. »
B. Le Projet de constitution pour la Corse (1765)
Dans le CS, Rousseau avait écrit : « Il est encore en Europe un pays capable de législation : c'est l'île de Corse.
La valeur et la constance avec laquelle ce brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté, mériterait bien
que quelque homme sage lui apprît à la conserver. J'ai quelque pressentiment qu'un jour cette île étonnera
l'Europe ».
Ce texte séduisit Mathieu Buttafoco, capitaine au régime Royal-Corse, proche de Pascal Paoli, qui écrivit à
Rousseau, en août 1764, pour lui demander de tracer le plan d’un système politique pour la Corse. Rousseau
accepta aussitôt. Le texte, inachevé, contient beaucoup d’éléments fondamentaux de la pensée de Rousseau.
● Une vérification expérimentale des principes du CS.
La Corse offre au 18ème un exemple unique de résistance à l’oppression. Pendant des siècles, cette île a été sous
la dépendance de puissances étrangères : après avoir subi la domination des Papes et celle de Pise, elle est
passée au 14ème siècle entre les mains des Génois. En 1729, les Corses se sont révoltés contre Gênes. Un chef
remarquable, Paoli, a assumé l’organisation du mouvement.
Les revendications des Corses sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes sont totalement conformes aux
principes du Contrat social : souveraineté du peuple corse inaliénable et la domination de Gênes est illégitime.
Les Corses ont réussi à sortir du cercle de l’aliénation.
Mais pour que les divisions intestines de la population ne réapparaissent pas, il est nécessaire de canaliser la
révolte, et de transformer progressivement une volonté générale négative dressée contre l’oppression génoise, en
volonté générale positive constitutive d’une véritable souveraineté. Le législateur peut ici opérer un travail
fondamental. Le peuple corse a, de plus, une fort mauvaise réputation. Les Corses ont la réputation d’être des
rebelles et des bandits, animés par le gout de la vengeance et l’amour du sang, refusant toute loi, incapables de
la moindre organisation sociale. Rousseau a ici l’occasion de démontrer que cette soi-disant méchanceté
naturelle a une origine politique, et que le gouvernement génois en est entièrement responsable. Les rebelles et
les bandits qui se réfugient dans le maquis sont moins d’abominables criminels que des hommes qui cherchent à
échapper à une justice inique et qui voient dans la vendetta un moyen de remédier à la situation judiciaire de
l’île.
● Indépendance politique et économique.
Le choix d’un gouvernement doit résulter de la prise en compte de plusieurs paramètres : suivant la fertilité du
climat, la nature des productions, la consommation nécessaire aux habitants, un pays peut supporter un
gouvernement plus ou moins onéreux.
L’échange entre Rousseau et Buttafoco montre que Rousseau a demandé beaucoup de renseignements sur ces
points. Or, si la Corse était originellement un pays riche, elle a été épuisée par la domination génoise et par
quarante années de guerre. En conséquence, Rousseau veut établir une forme de gouvernement peu
dispendieuse et qui permette d’assurer l’indépendance économique de la Corse. Là encore l’économie est mise
au service de la politique : la richesse d’une nation n’est pas une fin en soi, la croissance n’est pas un signe de
prospérité politique. En poursuivant en Corse des objectifs strictement économiques, en favorisant le commerce
et en développant l’industrie, on inféoderait l’île aux grandes puissances de l’Europe. Développant l’agriculture
et limitant au maximum le commerce, le projet de Rousseau fait de l’autarcie une condition de la liberté
politique.
Il faut également éviter que les Corses soient assujettis par leur propre gouvernement. Rousseau veut établir une
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
égalité économique et politique dans l’île, pour empêcher que s’instaurent des relations de dépendance entre
certaines régions. Rousseau s’oppose à tous les projets de Buttafoco sur l’instauration d’un gouvernement
aristocratique qui rétablirait des privilèges et déchaînerait des ambitions. L’égalité politique ne pourra se
maintenir que grâce à une égalité économique.
● Les mœurs républicaines.
Un système économique et politique ne peut fonctionner d’une manière efficace que s’il est fondé sur les mœurs
d’un peuple. Dans le Contrat Social, le grand législateur s’occupe des mœurs, des coutumes, de l’opinion qui,
gravant les lois dans les cœurs des citoyens, font la véritable constitution de l’État.
Rousseau s’intéresse aux signes politiques, aux fêtes nationales, aux solennités publiques. Chaque Corse doit, à
20 ans, prononcer un serment solennel qui le fait accéder aux droits politiques. Le serment joue ici le rôle des
cérémonies initiatiques du baptême ou de la profession de foi : l’état civil cesse d’être monopolisé par le clergé.
A ces signes politiques, Rousseau maintient, avec une grande pédagogie, une apparence religieuse. Le serment
est prononcé, la main sur la Bible, « Au nom du Dieu tout-puissant et sur les saints Évangiles » ; les fêtes
politiques accordent encore un rôle au clergé. Le Projet de Constitution Pour la Corse n’a pas la radicalité du
Contrat Social. Rousseau semble ici juger impossible de s’opposer à la religion. Mais Rousseau déplace les
valeurs religieuses en les transformant en valeurs politiques. Le serment sur la Bible joue le rôle d’une
médiation : sous son apparence religieuse, il est profondément politique. A ces cérémonies politiques vont
s’ajouter des fêtes républicaines qui doivent exprimer sur un plan affectif la constitution de la volonté générale,
la cohésion et l’unité du peuple.
Si la Corse n’a guère pu appliquer ce projet, il est clair que la Révolution s’en est largement inspirée. Les
révolutionnaires ont manifesté l’unité du peuple à travers des symboles comme le bonnet phrygien, la cocarde
tricolore, l’œil, l’équerre, etc, et ils ont ainsi vidé les symboles de leur mystère chrétien pour en faire des signes
de reconnaissance de tous les citoyens. De même, le calendrier révolutionnaire et l’instauration de nouvelles
fêtes ont opéré une laïcisation de la vie quotidienne, en définissant des valeurs politiques.
● Pas de mandat impératif.
Quoiqu’il ait soutenu dans le Contrat social que la Corse était encore capable de législation, Rousseau n’a pas
cru pouvoir proposer dans son Projet de Constitution pour la Corse un mandat impératif qui n’y existait pas
préalablement comme en Pologne. Il prétend néanmoins maintenir en Corse un « gouvernement mixte » où la
souveraineté serait exercée conjointement par les citoyens et par les députés, bien que « le peuple ne s’assemble
que par parties » et ne puisse pas imposer ses instructions sur des projets de lois ; c’est que celui-ci y conserve
une influence considérable sur les décisions législatives, parce que « les dépositaires de son pouvoir sont
souvent changés afin de faire concourir tous les membres de l’État à l’autorité suprême. »
C. Les Considérations sur le gouvernement de Pologne (1771)
Les considérations développent et approfondissent tous les thèmes que nous avons abordés, elles apportent un
éclairage fondamental à l’ensemble de la philosophie de Rousseau. En 1770, le comte Michel Wielhorski,
gentilhomme polonais, représentant les Confédérés de Bar, vint en France plaider la cause de sa patrie et essayer
de trouver des secours. Il chercha à obtenir une intervention française en Pologne et prit contact au ministère des
affaires étrangères ; mais il voulut également recueillir des conseils théoriques sur l’organisation d’une réforme
du gouvernement, et s’adressa pour cela à différents philosophes. Les textes les plus importants qu’il obtint sont
Du gouvernement des lois de le Pologne de l’abbé de Mably et les Considérations de Rousseau. Rousseau
consacra six mois à étudier comment on pouvait remédier à la situation polonaise.
● L’esprit général de la patrie comme clé de voûte d’une bonne législation.
Rousseau commence par poser les préliminaires d’une législation particulière : il ne s’agit pas, comme dans le
CS, d’établir des critères de légitimité, mais de fonder la constitution sur les mœurs du peuple. La clef de voûte
de l’édifice ne se trouve plus dans les concepts d’égalité et de liberté, qui vont intervenir à un autre niveau, mais
dans les notions d’esprit général et de patrie. Ces préliminaires comportent quatre points : « l’état de la question
» étudie la situation polonaise ; « l’esprit des anciennes institutions » donne un modèle de législation, qui va
ensuite être appliquée au niveau des lois et de l’éducation. Un bon législateur se fonde sur les mœurs du peuple
pour faire aimer la patrie ; son travail est à la fois pédagogique et politique. Le CS expliquait que le législateur
91
HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
avait besoin de faire parler les dieux pour réussir à convaincre le peuple d’accepter l’institution des lois. La
réforme du peuple polonais suppose un patient travail pédagogique. C’est en formant des enfants que l’on aura
des citoyens. Préliminaires à toute législation, ces remarques ont une double fonction. Elles forment la clef de
voûte de l’édifice : l’ensemble de la constitution polonaise doit se fonder sur elles.
● La reprise de la procédure législative exposée dans le CS.
Rousseau étudie ensuite les forces et les faiblesses de la constitution polonaise pour préciser sur quels points
doit porter la réforme. Il effectue d’abord une analyse du pouvoir législatif puis étudie le pouvoir exécutif en
analysant l’administration, le système économique et le système militaire.
Rousseau reprend exactement en Pologne les différents aspects de la procédure législative exposés dans le
Contrat social. Il faut corriger la Constitution polonaise avec la plus grande prudence : ne pas supprimer ses
institutions mais en empêcher une utilisation tyrannique. L’initiative des lois appartient à l’exécutif, c’est-à-dire
au roi assisté par le Sénat, qui soumet ses projets aux différentes assemblées électorales que sont les diétines.
Rousseau s’attache d’ailleurs à améliorer dans cette perspective la sélection des titulaires de ce droit d’initiative,
tout en les faisant dépendre du choix des citoyens. Rousseau applique également ses idées sur la nécessité d’une
majorité plus ou moins qualifiée selon l’importance des décisions à prendre.
Il conteste de ce point de vue le fameux liberum veto qui paralysait traditionnellement la vie politique polonaise
; mais il admet que l’unanimité impliquée par celui-ci soit maintenue, en tant que limite extrême de l’exigence
d’une majorité qualifiée, pour l’adoption des lois les plus fondamentales. Pour cela, Rousseau propose de limiter
l’emploi du veto aux textes législatifs : il n’a aucun sens au niveau de l’administration des lois. Mais il faut
également que le nonce puisse être poursuivi pour un mauvais usage de veto : il faut définir le veto comme un
véritable droit politique, qui comporte des devoirs et non comme un privilège.
92
HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
Adam Smith forge sa pensée dans un contexte plus apaisé que ceux dans lesquels ont vécu ses prédécesseurs
anglo-saxons, et notamment Hobbes et Locke. La Grande-Bretagne a déjà connu ses deux révolutions.
Contrairement aux pensées de Hobbes, Spinoza, Locke ou encore Rousseau, la réflexion d’Adam Smith, menée
dans un contexte plus clément, vise alors moins à transformer la réalité qu’à la comprendre. On peut situer
l’époque des Lumières écossaises entre les années 1750 et années 1780. L’Ecosse connaît alors un important
développement économique, animé par les villes de Glasgow et Édimbourg. On y trouve une industrie puissante
et le commerce maritime y est important. Les Lumières écossaises ont en outre rayonné sur divers arts et
disciplines : en philosophie (Hume, Smith, Ferguson, Hutcheson), mais aussi en histoire, en chimie (William
Cullen), en géologie (James Hutton), en littérature (Walter Scott, Robert Burns, Tobias Smollet, James
Thomson), en peinture (Henry Raeburn, Allen Ramsay), en médecine (faculté d’Édimbourg), en architecture
(les frères Adam). Il s’agit donc d’un mouvement culturel d’ensemble.
Le paradoxe est que, politiquement, l’Ecosse vient de perdre son indépendance. Elle est désormais rattachée à
l’Angleterre. (1603 : Union des couronne, cf. Jacques Ier ; 1707 : Union des parlements) Paradoxe résumé par
Hume : « N’est-il pas étrange que, à une époque où nous avons perdu nos Princes, nos Parlements,
l’indépendance de notre gouvernement et jusqu’à la présence de l’essentiel de notre noblesse (…) n’est-il pas
étrange, dis-je, que dans ces circonstances, nous soyons réellement le peuple que l’on distingue le plus, en
Europe, pour sa littérature ». Certains ont pensé que l’intensité de la vie culturelle devait justement être mise en
rapport avec la perte d’identité politique du pays. Comme si les énergies intellectuelles du pays, auxquelles tout
champ d’action politique aurait été retiré, avaient trouvé une compensation dans des initiatives d’ordre culturel,
économique et scientifique.
● La vie
Adam Smith est né le 5 juin 1723 à Kirkcaldy, en Écosse. Son père, contrôleur des douanes, meurt quelques
mois avant sa naissance. Le jeune Adam est élevé par sa mère et son oncle.
À l'âge de 14 ans, il entre à l'université de Glasgow où, élève brillant, il apprécie particulièrement les
mathématiques et l'astrologie. Il découvre la pensée du philosophe Francis Hutcheson, qui va beaucoup
l'influencer, et qu’il remplace comme professeur à l'université de Glasgow. Adam Smith est un professeur très
renommé et aimé par ses élèves, dont certains viennent de toute l’Europe pour assister à ses cours.
En 1759, il publie la Théorie des sentiments moraux qui va le rendre célèbre en Grande-Bretagne et sur le
continent, où il effectue plusieurs voyages, notamment en France (où il rencontre notamment Voltaire et
François Quesnay). Smith rentre en Ecosse en 1766 où il commence à réfléchir sur l'économie et à écrire. En
1776, il publie Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, plus connu sous le nom de La
richesse des nations, considéré comme le livre fondateur de l'économie politique. À partir de 1778, Adam Smith
devient commissaire aux douanes à Édimbourg. Il sera nommé recteur de l'université de Glasgow mais se révèle
trop malade pour exercer réellement cette fonction. Il meurt dans l'été de 1790.
● L’œuvre
On peut parler du problème Adam Smith. Il eut très jeune l’ambition de n’écrire qu’une seule œuvre, qui
l’aurait occupé toute sa vie, et qui aurait consisté en une Histoire de la civilisation. En observant la société de
son temps, il constate que les sciences se développent, que l’industrie et le commerce permettent de consommer
des biens qui viennent de pays lointains, que les richesses s’accumulent et que la population augmente
rapidement. La société qu'il observe semble ainsi aller vers toujours plus de progrès et d'harmonie. Adam Smith
suppose qu'il doit bien exister des lois universelles permettant d'expliquer cette progression. C'est pour les
mettre en évidence qu'il veut écrire son Histoire de la civilisation qui devait être composée de deux grandes
parties : La première consacrée à l'étude de l'homme en tant qu'individu, la seconde à l’évolution de la société.
93
HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
Ces deux visions devaient se compléter pour montrer la tendance à l'harmonie de la civilisation humaine. Un
projet trop ambitieux qui ne verra jamais le jour. Il va rapidement devoir y renoncer.
Finalement, seules deux parties de son plan seront vraiment achevées et constituent ce qui nous parviendra de
son œuvre (Smith a brûlé la plupart de ses notes) : 1) La Théorie des sentiments moraux (1759) qui définit les
principes de la morale et présente les vertus nécessaires au bon fonctionnement de la société. 2) L’Enquête sur
la nature et les causes de la richesse des nations (1776), considéré comme l’œuvre fondatrice de la science
économique discipline. Adam Smith en aurait fait une science positive, neutre, dégagée des interrogations
morales.
L’une des questions majeures très tôt posées aux commentateurs des textes smithiens porte sur l’unité générale
de l’œuvre. Trois manières de répondre à ce problème se sont succédé :
- La première consiste à juger les deux ouvrages indépendants. La Richesse des Nations et la Théorie
des Sentiments Moraux seraient deux œuvres séparées, parlant de sujets différents et écrites à 17 années
d'intervalle.
- La deuxième consiste à considérer que les deux ouvrages se contredisent. La Richesse des Nations
explique que le sentiment moteur de la vie sociale est l’égoïsme des individus, alors que quelques
années avant Smith expliquait dans sa Théorie des Sentiments Moraux que c'est la sympathie des
hommes qui est importante.
- La troisième, dominante aujourd’hui, et qui sera privilégiée dans ce cours, consiste à réconcilier les
deux ouvrages en levant les apparentes contradictions entre eux.
A. L’empirisme moral
Adam Smith a été très influencé par l’enseignement en philosophie morale qu’il a reçu de Francis Hutcheson à
l'université de Glasgow. Francis Hutcheson peut être considéré comme le fondateur de l’empirisme moral.
L’empirisme s’est d’abord présenté comme une théorie épistémologique situant l’origine de la connaissance
dans l’expérience sensible, et s’opposant ainsi au rationalisme qui considère que nous disposons d’idées innées.
(Cf. Locke). L’une des conclusions principales de l’empirisme épistémologique est que ce qui fonde la
connaissance n’est pas le raisonnement déductif (qui déduit le particulier du général), mais la méthode inductive
qui va du concret à l’abstrait, et consiste à accumuler les observations des faits particuliers pour en extraire des
lois plus générales.
Les lumières écossaises vont appliquer cette démarche empirique au domaine de la morale. Hutcheson le
premier : « Ce sentiment moral, non plus que les autres sens, ne présuppose ni idée innée, ni connaissance, ni
proposition pratique ». (Recherches sur l’origine des idées que nous avons de la vertu et de la beauté, 1749).
Hume dans son Traité de la nature humaine (1738) : « Les règles morales ne sont pas des conclusions de notre
raison ». L’existence d’un sens moral inséré dans notre nature, prend valeur de fondement en quelque sorte
démontré de la morale. ???
Smith observera à son tour que « ce n’est pas aux lentes et incertaines déterminations de notre raison qu’a été
confié le soin de découvrir les moyens convenables de les produire. La Nature nous a dirigés vers la plus grande
partie de ces fins par des instincts originels et immédiats ». De là l’idée qu’il existerait un sens, ou un
sentiment, moral, irréductible à la raison, et qui nous conduirait à faire ce qui convient.
Le jeune Adam Smith hérite de cette nouvelle manière de faire de la philosophie morale et de comprendre le
monde qui l'entoure. Dans tous ses travaux, il essaiera d'en suivre les deux grands principes : récolter de
nombreuses données sur l'objet que l'on veut étudier, puis analyser ces données pour en repérer certaines
régularités et en tirer des lois générales. D’où l’emploi du terme « enquête », présent dans bcp d’ouvrage des
Lumières écossaises, qui a une connotation empiriste : l’enquête est un discours qui procède en observant
l’expérience puis en en inférant des principes, contrairement au discours rationaliste qui pose ses principes de
façon a priori. Dans la théorie des sentiments moraux Smith s'intéresse aux relations entre les individus et
cherche à comprendre la morale.
94
HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
Smith observe les gens selon la démarche empirique qui le caractérise, et il remarque deux particularités
importantes de la morale : elle a un caractère immédiat et un caractère universel. Un caractère immédiat car si je
vois une bonne ou une mauvaise action je suis capable de dire sans réfléchir si cette action est bonne ou
mauvaise. Et universelle car tous les individus vont juger de la même façon une même situation. La sympathie
est la source de cette immédiateté. Le concept de spectateur impartial permet de comprendre cette universalité.
● La sympathie comme mécanisme de contagion des passions et fondement de la morale
Ce que la sympathie n’est pas.
La sympathie ne correspond pas, évidemment, au sens commun et ne désigne pas la qualité du camarade qui
vous donne gentiment ses notes de cours ou de l’enseignant qui prend le temps de réécrire ses cours pour les
transmettre aux étudiants en période de confinement. La sympathie n’est pas une valeur ou un sentiment moral
mais doit être considéré comme un mécanisme, un opérateur de partage des sentiments moraux. Smith
lui-même la distingue d’autres affections comme la pitié ou la compassion : « Pitié et compassion sont des mots
appropriés pour désigner notre affinité avec le chagrin d’autrui. Le terme de sympathie, qui à l’origine pouvait
peut-être signifier la même chose, peut maintenant et sans aucune impropriété de langage être employé pour
indiquer notre affinité avec toute passion, quelle qu’elle soit ». Il s’agit, par ce vocable, de désigner quelque
chose de plus qu’une affection particulière, de désigner ce qui permet la proximité, le rapprochement avec toutes
les passions.
L'homme commence par juger les autres grâce au principe de sympathie.
La sympathie peut être définie comme la capacité à se mettre à la place d'une personne et de pouvoir partager les
sentiments qu'elle éprouve. Proche de ce qu’on appellerait aujourd’hui l’empathie. Par exemple lorsque vous
observez une personne heureuse vous partagez sa vie et devenez heureux à votre tour. C'est le lien de sympathie
avec la personne qui vous transmet son bonheur. À l'inverse si une personne est triste parce qu'elle vient de
perdre un proche, vous allez partager sa tristesse même si vous même n'avez perdu aucun être proche. La
sympathie fonctionne de façon immédiate et naturelle : vous n'avez pas besoin de réfléchir pour pouvoir vous
mettre à la place de l’autre et partager son sentiment. Et il en va du sentiment comme du jugement moral, qui
sera également immédiat sur les actions des autres : je perçois par exemple immédiatement que l'action d'aider
une personne vulnérable est bonne, et que celle qui consiste à frapper un innocent est mauvaise. Pour Smith ce
lien de sympathie nous permet de nous forger notre jugement sur les autres en observant non seulement leurs
actions mais également les réactions des autres personnes. Cette observation des autres est la première étape
dans la construction du jugement moral.
Puis l'homme peut se juger soi-même. Une fois que l'individu est capable, en observant les autres et leurs
réactions, de distinguer ce qui est bien, il peut appliquer ce mécanisme à son propre comportement et savoir si
ce qu'il fait convient. Il est capable de se mettre à la place des gens qui vont observer ou subir ses propres actes
et de connaître le jugement qu'ils porteront sur lui. Smith insiste sur cet ordre logique : juger les autres dans un
premier temps, puis juger sa propre personne dans un second. Il fait l'hypothèse d'une personne qui vivrait seule
sur une île déserte, sans aucun contact humain et sans aucun miroir. Cette personne serait incapable de savoir si
sa conduite est bonne ou mauvaise, pas plus qu'elle ne saurait si son visage est beau ou laid. Le jugement qu'on
porte en premier sur les autres nous donne une sorte de repère pour pouvoir juger notre propre comportement.
La société agit comme une sorte de miroir : l'appropriation ou la désapprobation des autres est le reflet de notre
moralité.
Cette manière d’envisager la formation du jugement moral comporte là une difficulté majeure qui est celle du
statut de la généralité. Smith se rend compte en effet que cette façon de construire la morale rencontre un
problème : la morale devient dépendante de l'opinion de la société, qui peut se tromper momentanément et
changer. Comment s'assurer que notre morale est universelle et sûre ? Le caractère immédiat nous vient de la
sympathie. Mais pour le caractère universel de notre morale, Smith va se tourner vers une nouvelle explication
et introduire une nouvelle figure : le spectateur impartial.
● La figure du spectateur impartial
Le spectateur impartial de Smith est notre juge intérieur que nous appelons pour juger nos actions en dernier
recours. C'est une sorte de conscience éclairée que nous avons en nous pour nous aider à généraliser nos
évaluations morales.
En effet, les évaluations sont toujours liées à leur contexte social. Le spectateur impartial qui introduit une prise
de distance va jouer le rôle d’instance de généralisation et d’extension de l’impartialité. Comme un point de vue
95
HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
toujours extérieur aux individus impliqués dans des situations particulières, ce spectateur donne aux obligations
morales une plus grande objectivité. Voici comment Smith décrit le spectateur impartial dans la Théorie des
Sentiments Moraux : « L'homme en appelle de la sentence prononcée contre lui par son semblable, à un tribunal
supérieur, à celui de sa conscience, à celui d’un spectateur que l’on suppose impartial et éclairé, à celui que
tout homme trouve au fond de son cœur et qui est l’arbitre et le juge suprême de toutes ses actions. » Le critère
pour décider si une action est vertueuse ou vicieuse est le jugement du « spectateur impartial », qui représente le
point de vue imaginaire d’un « homme idéal », d’un « homme en général », d’un homme non impliqué dans la
situation.
Mais d'où vient ce spectateur impartial que nous avons en nous et qui nous sert de juge en dernier recours ? Au
début, notre spectateur impartial ne sait rien (comme celui de l'homme sur une île déserte). Il ignore ce qui est
bien ou non. Puis, à force de porter des jugements sur les autres en les observant, il finit, inductivement, par se
forger des règles générales et des principes sur la morale. Quand notre spectateur impartial est suffisamment
développé, il peut nous aider à juger correctement et sans risque de se tromper. On n'a alors plus besoin de se
référer au jugement des autres. On peut utiliser uniquement le jugement de notre spectateur impartial. Adam
Smith ajoute que comme nous construisons tous notre spectateur impartial de la même façon dans la même
société, notre spectateur impartial est semblable entre individus. Le sens moral a donc une dimension
universelle.
Si le mécanisme sympathique doit être considéré comme le fondement de la société, c'est parce qu'il aboutit à la
modération des passions et que cette modération permet la bonne entente entre les hommes. « La sympathie,
ainsi, tout imparfaite qu’elle soit, suffit à l’harmonie de la société».
Les hommes seraient perpétuellement en désaccord s'ils ne partageaient pas les mêmes passions, et même s'ils
96
HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
ne les partageaient pas à un degré d'intensité à peu près similaire. Or, puisque le mécanisme sympathique
produit le partage des passions et l'autorégulation de leur intensité, il possède les propriétés requises pour
permettre l'accord des hommes entre eux.
« Les vertus de prudence, de justice et de bienfaisance ne tendent qu’à produire les effets les plus agréables.
[…] Quand nous approuvons toutes ces vertus, le sens que nous avons de leurs effets agréables, de leur utilité,
[…] s’ajoute au sens que nous avons de leur convenance, et constitue toujours une partie considérable, voire
souvent la plus grande partie, de notre approbation. En revanche, quand nous approuvons les vertus de la
maîtrise de soi, le contentement que nous donnent leurs effets ne constitue souvent qu’une petite partie, voire
parfois ne fait nullement partie de notre approbation».
● Les degrés de vertu
Dans un souci de réalisme, Adam Smith va ensuite envisager la situation d’une société composée d’individus
qui ne seraient pas tous vertueux. Une vie sociale est-elle en effet possible si les individus qui la composent ne
sont pas tous parfaitement vertueux ? Pour répondre à cette question, Smith distingue plusieurs degrés de vertu :
* Le Premier degré de la vertu, c'est-à-dire la vertu parfaite ou « excellence » consiste à se conformer
exactement au jugement du spectateur impartial, c’est-à-dire à modérer l'intensité de ses passions jusqu’au point
précis qui le satisfait. Mais Smith reconnait que l'excellence est un idéal inaccessible « en comparaison [duquel]
les actions de tous les hommes ne peuvent paraitre à jamais que blâmables et imparfaites ». Tout comme la vertu
parfaite, la société idéale est sans doute hors d'atteinte pour les hommes.
* Mais pour préserver le lien social il suffit que les individus atteignent seulement dans leur majorité, et
seulement la plupart du temps, un deuxième degré de vertu que Smith nomme « la simple convenance ». La
convenance consiste à approcher plus ou moins du degré d'intensité passionnelle qui contente le spectateur
impartial. Pour reprendre la métaphore musicale de l'« harmonie » de la société : « Quoique [les hommes] ne
puissent jamais être à l'unisson, ils peuvent s'accorder et c'est tout ce qui est recherché ou requis ». Smith admet
ainsi que les individus puissent guider leurs actions non plus en fonction du jugement du spectateur impartial,
mais grâce à ce qu’il nomme le « sens du devoir ». Sous cette expression, il faut entendre le respect de règles
générales tirées de l’observation des hommes en société. « Nos observations continues sur la conduite des autres
nous mènent insensiblement à former pour nous-mêmes certaines règles générales à propos de ce qu’il est
approprié et convenable de faire ou d’éviter ». Au lieu d’interroger le spectateur impartial qui existe
potentiellement en lui, l’individu se contente ici de suivre les autres individus.
* Enfin, il existe un dernier degré de vertu, qui consiste en une simple conformité extérieure à la morale
sous l'effet de la menace. On peut forcer quelqu'un à avoir un comportement conforme à la vertu même s'il n'en a
aucune envie. Celui qui exerce la menace peut être un autre individu, et surtout l'État. Bien évidemment, les
comportements obtenus ainsi ne sont vertueux que de l'extérieur. À l'intérieur, les passions de l'agent n'ont
nullement été modérées : « Dans ces cas-là, les passions, bien que contenues, ne sont pas toujours subjuguées, et
demeurent souvent tapies en nous avec toute leur fureur originelle ». Il convient donc de ne pas trop compter sur
la force pour régler les désaccords entre individus. Les passions sont « fréquemment enflammées par le fait même
d'être contenues, si bien qu'elles peuvent parfois éclat[er] de façon absurde et inattendue, avec une fureur et une
violence décuplées ». Ce dernier degré de vertu est donc aussi peu fiable (il y a toujours un risque de résurgence
des passions violentes) qu'il est peu vertueux (il n’est vertueux que de l'extérieur). Mais comme ce qui importe à
l’ordre social est quand même plus l’action que son motif, même ce quatrième degré de vertu œuvre encore de
façon appréciable à maintenir l'union entre les hommes.
En résumé, les conditions minimales de survie de la nature humaine en société sont les deux vertus de prudence
et de justice (et, bien sûr, la vertu de maîtrise de soi qui les rend possibles), sachant qu'on peut se contenter de
les pratiquer aux degrés inférieurs de la vertu. Quant à l’épanouissement de la nature humaine en société, il
exige, en plus des autres vertus, la vertu de bienveillance ; et il suppose de pratiquer toutes ces vertus au plus
haut degré, c'est-à-dire au niveau de l'excellence que définit la parfaite adéquation avec le jugement du
spectateur impartial. La vie en société n'atteint sans doute jamais cette perfection, mais elle ne descend sans
doute jamais non plus au niveau de la simple survie. Elle se situe quelque part entre le fonctionnement a minima
et l’idéal.
La théorie des sentiments moraux que nous venons de présenter devait constituer la première de l’ambitieuse
histoire de la civilisation. De ce qui devait être la seconde partie, il ne nous reste que la richesse des nations, qui
contient à la fois une théorie politique et une science économique. Nous allons maintenant nous intéresser à ce
second versant de l’œuvre d’Adam Smith, en montrant à quel point la philosophie morale esquissée
précédemment imprègne la théorie politique et la pensée économique de Smith.
98
HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
ensuite un second principe d'autorité transmis par-delà les générations, à savoir la noblesse. Cette classification
des principes d'autorité est très importante, car c'est elle qui permet à Smith d'expliquer à quel moment l'État fait
son apparition dans l'histoire de la société. Chaque société particulière, ou « nations» peut être située dans le
cadre d’une évolution générale du lien social.
En passant d’un stade à l’autre, la société voit naître des rapports hiérarchiques entre les individus :
- Au stade initial, celui des nations de chasseurs, l'État ne peut pas encore exister : « Dans les nations de
chasseurs, de même qu'il n'y a guère de propriété, ou du moins qu'il n'y en a pas qui excède la valeur
de deux ou trois jours de travail, de même il y a rarement un magistrat établi ou une administration
régulière de la justice ». Dans ces nations, c'est surtout la première espèce de principes d'autorité qui
opère, tout simplement parce que ces nations vivent de façon trop précaire pour pouvoir accumuler la
richesse. Les chasseurs sont spontanément portés à prendre pour chefs ceux d'entre eux qu'ils
considèrent comme les plus forts, les plus sages ou peut-être même les plus beaux.
- Mais, dès la période suivante, celle des nations de bergers, certains individus commencent à s'enrichir
durablement. L'action de la seconde espèce de principes se fait alors de plus en plus sentir. Elle aboutit
à la mise en place d'institutions où désormais se concentre l'autorité « C'est dans la période des
bergers, dans la deuxième période de société, que l’inégalité de fortune débute d'abord et qu'elle
introduit parmi les hommes un degré d'autorité et de subordination impossible auparavant. Elle
introduit par là quelque degré de ce gouvernement civil qui est impérieusement nécessaire à sa propre
conservation ; et il semble que cela se fasse naturellement, voire indépendamment de toute
considération de cette nécessité ». Comme le dit clairement la fin de cette citation, l'autorité se met
alors en place de façon tout aussi naturelle et spontanée que précédemment ; mais en changeant de
principes, elle a changé de forme. Désormais, elle passe de plus en plus par l'intermédiaire d'un
gouvernement, de juges, d'une police, etc. Autrement dit, l'autorité en vient à n'être plus un rapport
direct, d'individu à individu, elle est médiatisée par toutes ces institutions que nous nommons
aujourd'hui l'État. L'État n'est pas autre chose que le prolongement spontané, sur un mode institutionnel
et médiat, d'un rapport d'autorité naturel qui, à une période historique antérieure, était individuel et
immédiat.
- Le processus naturel d'institutionnalisation de l'autorité se poursuit encore dans les nations
d'agriculteurs. En effet, la disparition du nomadisme et l'apparition de la propriété foncière permet
d'accroître à la fois le contrôle politique des individus et l'accroissement économique de la richesse.
- Mais c'est avec le dernier stade de la société, celui des nations commerçantes, que l'État atteint son
d'importance. C'est un fait empiriquement constatable dans l'Europe du XVIII siècle que les sociétés
les plus développées économiquement sont aussi les plus structurées politiquement. Dans une nation
commerçante un ministre, un juge ou un parlementaire ont, du fait de leur statut institutionnel (statut
relevant de la seconde espèce de principes d'autorité), infiniment plus d'autorité que l'homme le plus
fort, le plus sage ou le plus beau du monde (qualités relevant de la première espèce de principes
d'autorité). À l’époque des nations commerçantes, la société est devenue tellement vaste et complexe
que le souverain ne peut plus être constitué d’un seul individu. L’histoire de la société aboutit d’une
part à diviser le pouvoir souverain en trois (exécutif, législatif, judiciaire). D’autre part, elle amène à
confier chacun de ses pouvoirs à plusieurs individus. Le souverain en vient ainsi être constitué par une
multitude de magistrats civils, qui vont du roi au petit fonctionnaire, et qui sont eux-mêmes liés par des
relations hiérarchiques. On aurait donc tort d'imaginer qu'en parlant de l'avènement de la société
commerçante Smith pense à une société de marché où la présence de l'État s'effacerait de plus en plus,
voire disparaîtrait. En réalité, selon Smith, c'est le contraire qui se produit, et cela de façon tout à fait
naturelle, c'est-à-dire conformément aux principes de la nature humaine. L'activité économique va de
pair avec la législation imposée par l'État, elles naissent et se développent dans un même processus
historique.
● Le bon législateur
Smith distingue trois devoirs du souverain qu’il estime nécessaires à la préservation de la société et à la
prospérité du marché. « Dans le système de la liberté naturelle, le souverain n'a que trois devoirs à remplir ;
trois devoirs, à la vérité, d'une haute importance, mais clairs, simples et à la portée d'une intelligence ordinaire.
Le premier, c'est le devoir de défendre la société de tout acte de violence ou d'invasion de la part des autres
sociétés indépendantes. Le second, c'est le devoir de protéger, autant qu'il est possible, chaque membre de la
société contre l'injustice ou l'oppression de tout autre membre, ou bien le devoir d'établir une administration
exacte de la justice. Et le troisième, c'est le devoir d'ériger et d'entretenir certains ouvrages publics et certaines
institutions que l'intérêt privé d'un particulier ou de quelques particuliers ne pourrait jamais les porter à ériger
ou à entretenir, parce que jamais le profit n'en rembourserait la dépense à un particulier ou à quelques
particuliers, quoiqu'à l'égard d'une grande société ce profit fasse beaucoup plus que rembourser les dépenses ».
Bref :
- Le souverain doit nécessairement se charger d’abord de la défense nationale. Dans le cas de ce premier
devoir, c’est la prudence (intérêt privé du souverain) qui doit guider le souverain. Mais aussi la justice.
- Ensuite de l’administration de la justice. Protéger les individus les uns des autres. Prudence de mise
(justice meilleure garantie de la paix sociale). Justice évidemment, il s’agit de châtier les préjudices.
- Enfin des grands travaux d’intérêt général et de l’instruction publique. Le motif est ici purement et
simplement la bienveillance. Autrement dit, on peut attendre du souverain ce que l’on n’attend pas des
individus privés et des marchands. Ici, la bienveillance n’est plus un ornement, une vertu facultative,
mais un devoir, une vertu nécessaire. Cette bienveillance attendue du souverain est même un moyen de
remédier à l’absence de vertu chez les individus. « Quelle institution du gouvernement pourrait tendre
autant à promouvoir le bonheur du genre humain que la prédominance générale de la sagesse et de la
vertu ? Tout gouvernement n’est qu’un remède imparfait à leur absence ». Si les hommes se
comportaient tous et toujours de manière vertueuse, il y aurait certes toujours un souverain. Mais il
n’aurait presque jamais à intervenir. Parce que les hommes ne sont pas vertueux, le souverain doit être
vertueux pour eux.
D’où la nécessité d’une éducation publique. Smith affirme que l’éducation du peuple est une tâche qui incombe
à L’État. L’éducation publique doit préparer les individus au respect des lois positives, mais elle a également une
autre mission : celle de pallier les effets négatifs de la division du travail. Smith est, en effet, conscient que le
processus de la séparation des tâches, qui est le mécanisme principal de la croissance de la production, risque
d’altérer considérablement les facultés intellectuelles des individus. Ainsi, il revient, selon Smith, à l’État de
fournir un minimum de connaissances au peuple “pour empêcher la dégénérescence presque totale du corps de
la nation”. Il s’agit de « faciliter, [d]’encourager, et [d]’imposer à presque toute la masse du peuple la nécessité
d’acquérir [les] parties les plus essentielles de l’éducation ». Avec la simplification des tâches, l’entendement
des ouvriers s’abêtit faute d’occasion de s’exercer. Smith qualifie de « mutilation mentale » cette perte de
capacités intellectuelles et morales. L’État doit alors intervenir pour remédier à cette mutilation, par souci
bienveillant pour l’humanité même des pauvres. « Un homme sans l’usage convenable des facultés
intellectuelles d’un être humain […] semble être mutilé et déformé dans un trait […] essentiel de la nature
humaine. L’État dut-il ne tirer aucun avantage de l’instruction des rangs inférieurs du peuple qu’il devrait
toujours veiller à ce qu’ils ne fussent pas totalement incultes ».
101
HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
donne la primauté.
● Exemple de la tolérance.
Smith reconnaît que le gouvernement ne doit pas imposer de religion. Dans la Richesse des nations, Smith
affirme que la tolérance consiste à laisser se multiplier librement les différentes sectes, hormis les papistes, sur le
territoire national. La conséquence de cette libre expansion est une augmentation du nombre des sectes et, en
contrepartie, une réduction de la sphère d’influence de chaque secte, ce qui favorise la tranquillité publique.
Ainsi, Smith invite le gouvernement à “abandonner [les sectes] toutes à elles-mêmes” afin que règne partout “cet
esprit de modération et ce calme philosophiques”. On voit ici que Smith avance un argument de nature
économique — une libre concurrence entre les sectes
— concernant une question religieuse.
La liberté consiste ainsi à agir de façon indépendante, et se trouve garantie par la préservation des droits.
La seconde partie de l’histoire de la civilisation devait être consacrée à l'étude de la société, en particulier
l'économie et le droit. Seule la partie sur l'économie sera publiée, sous le titre de Recherches sur la nature et les
causes de la richesse des nations en 1776. Notons que Smith a déjà renoncé à son projet qu'il sait trop
ambitieux.
A. L’ordre social spontané et l’image de la main invisible
L’homme s’il est laissé libre de poursuivre ses propres intérêts selon ses propres voies, simplement en respectant
des règles d’égalité, de liberté et de justice, est conduit à satisfaire des besoins qu’il ne connaît pas d’hommes
qu’il ne connaît pas ; il contribue par là au fonctionnement d’une société qui s’étend bien au-delà de ce que peut
saisir son intelligence limitée. La théorie de la main invisible rend ainsi moralement neutre l’intuition de
Mandeville. Adam Smith s’en prend souvent à Mandeville qui ne parle que d’égoïsme et de vices privés. Seule
la poursuite de son intérêt personnel (moralement neutre) permet le fonctionnement de la société. Mais comme
la fable de Mandeville, l’image de la main invisible est conçue en réaction à l’image d’une main commandée
par une intention ordonnatrice. Pour Smith, non seulement l’économie peut s’organiser toute seule, mais il pose
que les tentatives d’organisation émanant de l’État sont un facteur positif de désordre.
● La division du travail
La théorie de la division du travail introduite par Adam Smith par d’un constat comparant les nations sauvages
et commerçantes.
Parmi les nations « sauvages de chasseurs et de pêcheurs » tout individu en condition de travailler est employé à
un travail productif. Or, ces nations vivent dans une indigence et un grand « dénuement ».
Dans les nations commerciales, « policées et florissantes », au contraire, une part non négligeable de la
population ne travaille pas, mais les individus vivent dans une opulence générale qui s’étend à tous les rangs de
la société. Même le plus humble des ouvriers se trouve plus aisément pourvu en nécessités et commodités de la
vie que le plus riche des sauvages. Le monde du besoin s’est transformé en monde d’abondance. Le problème
est alors d’expliquer comment résoudre cet apparent paradoxe. C’est précisément l’objet du livre I de la RN. La
contribution fameuse de Smith à cette question tourne principalement autour de son plaidoyer pour la division
du travail s’appuyant sur l’idée que la productivité des travailleurs est décuplée en raison de l’économie de
temps, de l’augmentation de la dextérité et de l’invention de machines issues de la spécialisation.
➢ La question de l'origine de la richesse et l’opposition avec les mercantilistes et les physiocrates.
Smith va s'interroger sur la question de l’origine de la valeur. Il existe à son époque deux courants de pensée qui
donnent une réponse différente à cette question : les mercantilistes et les physiocrates.
Pour les mercantilistes la richesse d'un pays se mesure à la quantité d'or dans ses caisses. Plus le pays a d'or, plus
il est riche. Pour les physiocrates, la richesse vient plutôt de la terre (en particulier l'agriculture) qui produit les
matières premières.
Smith s'oppose à ces deux conceptions et propose une troisième idée. C'est en travaillant que l'homme produit
103
HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
des richesses qu'il va échanger contre le fruit du travail des autres hommes pour acquérir ce qu'il ne possède pas
ou ne sait pas fabriquer lui-même. Ce n'est donc pas l'or ni la terre qui sont à l'origine de la richesse mais le
travail. La valeur d’une chose réside dans la quantité de travail qu’il a fallu pour la produire. Marx reprendra
cette thèse.
➢ Les avantages de la division du travail.
Or Smith observe que si on devait produire nous-mêmes tout ce qui est nécessaire pour vivre, nous aurions bien
du mal à simplement couvrir nos besoins de base. Il est plus efficace que chacun se spécialise dans un domaine
et qu'il échange le fruit de son travail avec son voisin. C'est ce qu'il appelle la division sociale du travail. Le
boulanger est par exemple spécialisé dans la fabrication de pain et il vend son pain au marché pour pouvoir
acheter de la viande au boucher et des vêtements au tailleur. Si le boulanger devait lui-même produire sa viande
et ses vêtements il serait probablement incapable de le faire. En se spécialisant dans une unique tâche (la
production du pain) il arrive à dégager un surplus qu'il peut échanger contre les biens qu'il ne produit pas
lui-même. La division du travail permet d'accroître la production totale d'une économie et à chaque individu
d'obtenir plus de richesses en échangeant avec les autres que s'il devait tout produire lui-même.
Plus la communauté est grande, plus la division du travail peut être poussée et efficace. Dans un petit village, il
serait peu probable qu'une personne puisse trouver assez de clients pour exercer la profession d'avocat par
exemple. Alors que dans une grande ville ou à l'échelle d'un pays un individu spécialisé dans la connaissance du
droit trouverait assez de clients pour gagner sa vie. Plus le marché est étendu, plus on peut diviser finement et
efficacement le travail entre les individus.
Smith constate que la division du travail peut aller très loin : chaque tâche complexe peut elle-même être divisée
en petites tâches simples si le marché est assez grand. Il prend l'exemple devenu célèbre d'une fabrique
d'épingles. La fabrication d'une épingle est divisée d'après son observation en 18 opérations différentes ! Chaque
tâche est très simple, par exemple plonger l'épingle dans la peinture ou assembler la tête de l'épingle avec son
corps et chaque ouvrier ne réalise qu'une seule tâche. En divisant ainsi le travail, une manufacture produit
environ 1 000 fois plus d'épingles que si chacun des ouvriers devait réaliser seul chaque épingle.
Smith note trois avantages à la division du travail :
- Cela permet à l'ouvrier d'être plus efficace car il effectue toujours la même tâche simple. Il peut
rapidement y devenir très efficace.
- L'ouvrier ne perd plus de temps à se déplacer dans l'usine car il reste au même atelier à effectuer la
même tâche.
- Les tâches simples peuvent être plus facilement remplacées par des machines ce qui permet de
produire moins cher.
➢ Inconvénients de la division du travail.
Mais la division du travail n’a pas que des avantages. Smith note qu’elle peut avoir des effets désastreux sur
l’intellect des ouvriers qui sont abrutis par la répétition de gestes d’une simplicité toujours plus grande. Il invite
donc l’État à faire quelque chose pour qu’il en soit autrement, notamment, comme on l’a vu, en matière
d’éducation. Ainsi, cet ordre non intentionnel, qui repose sur une harmonie spontanée des intérêts, peut ensuite
être amélioré de façon intentionnelle. Aidés par la connaissance du fonctionnement spontané de l'ordre, les
hommes peuvent prendre des mesures pour rendre les rapports individuels plus bienveillants, le gouvernement
plus juste, et le marché plus efficient.
Dans le livre V de la Richesse des nations Smith encourage l’intervention de l’État pour corriger les
dysfonctionnements de la société marchande. Le système de la liberté naturelle n'est favorable à l'ensemble de
la société qu'à condition que l'État y participe et y exerce un contrôle important : financement de l'instruction
publique, de la police et de l'armée, mais aussi politiques économiques, fiscales, fixation du taux d'intérêt,
réglementation bancaire. Le libéralisme de Smith est donc bien éloigné de la caricature habituelle.
● Une théorie de « la lutte des classes »
104
HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
➢ Les trois classes de la société.
Dans les sociétés commerçantes, la division du travail conduit à la distinction de de trois groupes en fonction de
leur source de revenu : « Le produit annuel totale de la terre et du travail de tout pays […] se divise
naturellement en trois parties : la rente de la terre, le salaire du travail, et le profit des fonds ; et constitue un
revenu pour trois ordres différents de gens : pour ceux qui vivent de la rente, pour ceux qui vivent du salaire, et
pour ceux qui vivent du profit. Ce sont là les trois grands ordres primitifs et constitutifs de toute société policée
».
Ceux qui possèdent la terre ou le capital sont en général à l’abri de la pauvreté. L’homme dont le « revenu ne
provient (…) que de son travail » est le plus susceptible de tomber en pauvreté, car ce qu’il possède est «
insuffisant pour l’entretenir plus de quelques jours ou de quelques semaines ».
➢ Une lutte des classes.
Le salaire que l’employé reçoit de l’employeur doit être fixé par un contrat, mais ce dernier ne réconcilie pas
leurs intérêts. « C’est du contrat qui se fait habituellement entre ces deux parties, dont les intérêts ne sont
nullement les mêmes, que dépend partout ce qu’est le salaire ordinaire du travail. Les ouvriers désirent obtenir
autant que possible, les maîtres donner aussi peu que possible ». Logique de coalition des intérêts : « Les
premiers sont portés à se coaliser pour faire hausser les salaires du travail, les seconds pour les faire baisser ».
Bref, comme chez Marx, le conflit d'intérêt est d’abord un conflit de classe. Et, comme Marx, Smith est prêt à
reconnaître que ce rapport de force est déséquilibré et a toujours plus de chance de profiter aux maîtres : « Il
n’est […] pas difficile de prévoir laquelle des deux parties aura, dans toutes les circonstances ordinaires,
l’avantage dans le conflit, et forcera l’autre à consentir à ses conditions ». Pourquoi ?
- D’abord parce que la coalition des maîtres sera discrète. Ils pourront dissimuler leur intérêt derrière un
discours qui se prétend neutre, désintéressé et qui se contente de dire le droit. « Celui qui croit que les
maîtres se coalisent rarement est aussi ignorant du monde que du sujet. Les maîtres sont toujours et
partout dans une sorte de coalition tacite, mais constante et uniforme, pour ne pas faire hausser les
salaires du travail au-dessus de leur taux effectif. […] Ces coalitions sont toujours conduites dans le
plus grand silence et le plus grand secret »
- Ensuite, le fait de paraître tenir le discours du droit leur permet d’obtenir l’appui de l’État sous prétexte
de le conseiller. « Toutes les fois que le législateur tâche de régler les différends entre les maîtres et
leurs ouvriers, il est toujours conseillé par les maîtres ». Les maîtres demandent à l’État d’assurer la
paix sociale permettant de négocier les contrats de travail calmement, hors de tout rapport de force.
Dénonçant les « violences et outrages» des ouvriers, ils ont beau jeu d’exiger l’interdiction des
coalitions ouvrières, tout en continuant à tenir secrètes leurs propres coalitions. Puis, ayant enrôler
l’État au service de leurs intérêts privés, ils font pression pour obtenir d’autres lois : interdiction des
coalitions ouvrières, baisse des salaires, puis ce que Smith appelle « l’esprit corporatiste » qui impose
des « monopoles oppressifs » dans l’activité de certaines professions. Bref, manipulation de l’État par
les riches aux dépens des « pauvres laborieux ».
D’où la raison pour laquelle l’État ne devrait pas intervenir sur le marché : dès qu’il s’y engage, le rapport de
force qui y règne influence nécessairement son action. Autrement dit, si le libéralisme déplore l’intervention de
l’État dans le marché, ce n’est pas seulement parce que l’État tend à vouloir perturber le marché, c’est aussi
parce que le marché cherche à corrompre l’État. La démarche libérale consiste autant à libérer le marché de
l’État qu’à libérer l’État du marché. Bref, Smith entend ici préserver l’impartialité de l’État.
➢ De la justice à la bienveillance.
Dans la Théorie des Sentiments Moraux, la justice se définit comme une vertu négative consistant à empêcher
les gens de se porter préjudice les uns aux autres. Dans ce sens, en s’abstenant d’intervenir sur le marché, l’État
ferait preuve de justice en empêchant les riches de porter préjudice aux pauvres.
Mais pourquoi l’État n’interviendrait-il pas, plus positivement, dans le rapport de force afin de secourir les
faibles ? Une telle intervention ne se ferait certes pas au nom de la justice, mais au nom d’une autre vertu que
Smith nomme bienveillance. Cette vertu se définit comme le fait d’œuvrer positivement au bonheur des gens, en
105
HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
faisant leur bien, alors que la justice n’y œuvre que négativement, en empêchant de leur faire du mal.
Or, Smith dit explicitement que non seulement la justice, mais aussi la bienveillance relèvent des devoirs qui
s’imposent à l’État. Smith ajoute même que non seulement l’État doit se montrer bienveillant envers ses sujets,
mais encore qu’il doive inciter ces derniers à se montrer bienfaisants les uns envers les autres. Autrement dit, il
doit édicter des lois qui instaurent une solidarité entre les membres de la société et réduisent les inégalités
sociales. Ces dispositions de solidarité, constituent ce que Smith nomme des « devoirs de bienfaisance » : « Les
lois de toutes les nations civilisées obligent les parents à prendre soin de leurs enfants, les enfants à s’occuper
de leurs parents, et elles imposent aux hommes bien d’autres devoirs de bienfaisance ». Bref, le devoir moral et
politique de l’État vis-à-vis de ses sujets est donc d’être à la fois juste et bienveillant. « Assurément, aucune
société ne peut être florissante et heureuse si la partie de loin la plus grande de ses membres est pauvre et
misérable. En outre, la seule équité exige que ceux qui nourrissent, habillent et logent toute la masse du peuple,
aient une part du produit de leur propre travail qui leur permette de pas trop mal se nourrir, s’habiller et se
loger ».
Smith va aussi jusqu’à reconnaître que les besoins des pauvres, que la bienveillance de l’État doit, dans une
certaine mesure, satisfaire, ne sont pas simplement naturels, et dépendent de l’état du développement de la
société. « Par nécessité, j’entends non seulement les commodités qui sont indispensablement nécessaires pour le
soutien de la vie, mais encore tout ce que la coutume du pays rend indécent pour les gens honnêtes, même de
l’ordre le plus pas, de ne pas avoir ». Smith donne l’exemple de la chemise en lin, qui n’est pas une nécessité
de la vie. Les Grecs et les Romains n’en avaient pas, et vivaient pourtant confortablement. Aujourd’hui,
n’importe qui aurait pourtant honte de ne pas en avoir, car cela dénoterait « ce degré ignominieux de pauvreté
auquel, présume-t-on, personne ne pourrait tomber sans s’être extrêmement mal conduit ». « C’est par la
coutume aussi que les souliers de cuir sont devenus une nécessité en Angleterre. » « Par nécessité, j’entends
donc non seulement les choses que la nature a rendues nécessaires au rang le plus bas du peuple, mais aussi
celles que les règles établies de la décence ont rendues telles. ». Bref, l’État doit « prescrire des règles qui non
seulement prohibent les préjudices mutuels entre concitoyens, mais aussi exigent, jusqu’à un certain point, les
bons offices mutuels ». Smith suggère ainsi que la bienveillance de l’État est susceptible de s’élargir à mesure
que les besoins augmentent et que la société se développe. Mais cette bienveillance, dit aussi Adam Smith, ne
pourra s'exercer que « jusqu’à un certain point ».
➢ Les limites de la bienveillance.
Adam Smith ne souhaite pas une politique globale de redistribution des richesses. Il reste très critique vis-à-vis
des lois de charité publique, et réclame leur abrogation. Elles provoquent des effets pervers, et ce qu’on
appellerait aujourd’hui des « trappes de pauvreté », aggravées par la difficulté de l’époque de savoir qui étaient
les pauvres. Les fraudes étaient possibles. La bienveillance, pleine de bonnes intentions, peut être
contre-productive. Elle s’égare souvent.
Et doit surtout rester dans les limites de la justice : « Il est à l’évidence contraire à la justice et à l’égalité de
traitement que le souverain doit à tous les ordres différents de ses sujets, de porter préjudice à l’intérêt d’un
ordre de citoyen, rien que pour favoriser l’intérêt d’un autre ordre ». Bref, on ne peut faire du bien à quelqu’un
que si on ne fait, en même temps, du mal à quelqu’un d’autre. Et il vaut mieux ne pas faire le bien que risquer
de faire le mal. Et le marché est un système tellement complexe que tenter de le réguler fait de toute évidence
courir un risque trop grand. L’entendement d’un homme d’État, comme toute intelligence humaine d’ailleurs, ne
peut avoir une vue suffisamment distincte du jeu des millions d’offres et de demandes pour pouvoir être assuré
que sa bienveillance ne s’égarera pas : « aucune sagesse humaine ni savoir humain ne saurait jamais suffire ».
Bref, il y a une primauté de la justice sur la bienveillance, c’est-à-dire une primauté du mal à éviter sur le bien à
faire.
➢ Un marché favorable aux pauvres.
D’ailleurs, dit Smith le marché se révèle en général profitable aux pauvres en leur permettant de bénéficier de
l’augmentation générale de la richesse dans la société. Si l’on n’entrave pas les canaux par lesquels la richesse
se répand dans le corps social, l’enrichissement de celui-ci ne peut que se propager dans tous ses membres. Sauf
obstruction, l’opulence du tout contient aussi celle des parties : « C’est la grande multiplication des productions
de tous les différents arts, consécutive à la division du travail, qui donne lieu dans une société bien gouvernée à
cette opulence universelle qui s’étend jusqu’aux rangs les plus bas du peuple ».
Cette conclusion est là encore obtenue à partir d’une comparaison historique et géographique. Il y a plus de
distance entre le pauvre d’une société commerçante et un riche d’une société non commerçante, qu’entre un
106
HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
riche et un pauvre d’une même société commerçante. « Il se peut qu’il y ait souvent en matière de commodités
moins de différence entre un prince européen et un paysan industrieux et frugal qu’entre ce paysan et maint roi
africain, maître absolu des vies et des libertés de dix mille sauvages nus ». Le niveau de vie d’un pauvre dans
une société prospère est supérieur à celui d’un riche dans une société de subsistance.
Smith est conscient que la richesse ne se répand pas également chez tous les membres de la société. Le
développement économique enrichit tous les rangs mais n’abolit par leur distinction. Elle peut même la creuser.
Mais il n’en reste pas moins que tous s’enrichissent, les pauvres comme les riches. En prônant le laissez-faire,
Smith ne prétend pas augmenter la richesse des pauvres en valeur relative (relativement aux riches) mais
seulement en valeur absolue (relativement à une autre société).
107
HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
A. Eléments de contexte
Les colonies américaines jouissent d’une indépendance confortable, ont leur propre constitution et comportent
des éléments démocratiques et libéraux contrastant avec les institutions politiques de la vieille Europe. Ainsi que
le conclut André Kaspi, « les Américains ont appris à se gouverner tout seuls ; ils appliquent le principe du self
government ». L’Angleterre est en outre trop occupée à batailler contre ses ennemis héréditaires pour se soucier
d’affirmer son autorité dans une contrée aussi lointaine et, dirigée par les Whigs, elle se résout à suivre une
politique que l’on nomme à l’époque « négligence salutaire ».
● La Révolution américaine.
Au milieu du XVIIIe siècle, la situation change en effet. Le conflit franco-britannique s’exporte de l’autre côté
de l’Atlantique, où la métropole décide d’accroître son pouvoir. Les colonies acceptent volontiers, quand elles
ne l’implorent pas, l’aide des troupes anglaises pour résister aux Français. L’Angleterre intervient
vigoureusement, et sort largement victorieuse du conflit en 1763. Elle profite du privilège de sa nouvelle
situation pour changer radicalement sa politique coloniale, en commençant par faire payer aux colonies la note
de la sécurité désormais acquise sur le nouveau continent.
Le Parlement anglais adopte une législation fiscale très contraignante pour les colons. Deux mesures douanières,
le Sugar Act et le Stamp Act, sont successivement adoptées par la métropole en 1765. Ces dispositions sont
inhabituelles, les parlements locaux se chargeant traditionnellement de lever l’impôt. Les colons protestent
immédiatement et réclament l’abrogation du Stamp Act. S’appuyant sur la constitution anglaise, ils rappellent
leur droit de ne payer que les impôts consentis par leurs représentants. No taxation without representation. Des
associations de défense, appelées Fils de la Liberté, s’attaquent aux distributeurs de papier timbrés et aux
contrôleurs royaux. Les marchands de New York, de Boston et de Philadelphie pratiquent le boycottage.
Quelques révoltes ont lieu à Boston. Le 16 décembre 1773, 50 patriotes déguisés en Indiens s’emparent d’un
navire de la Compagnie des Indes, alors très avantagée par les nouvelles mesures douanières sur le thé, et jettent
par-dessus bord la cargaison de thé qu’il transporte. Le gouvernement anglais réagit âprement, et renforce son
dispositif militaire dans le Massachusetts.
Les colons y organisent les premières milices, et appellent les autres colonies à la solidarité. Un premier congrès
se tient à Philadelphie le 5 septembre 1774, qui réunit 51 représentants des colonies décidées à en découdre avec
la métropole, et accouche d’une première déclaration des droits. En 1775, les colons prennent les armes. Un an
plus tard, lors d’un troisième congrès à Philadelphie, une commission chargée de rédiger une Déclaration
d’Indépendance (4 juillet 1776) est formée, qui comprend John Adams, Benjamin Franklin, Thomas Jefferson,
Robert Livingston et Roger Sherman. L’auteur principal n’est autre que Thomas Jefferson. Comité des cinq.
● La déclaration d’Indépendance.
La Déclaration d’Indépendance présente deux traits de son contexte d’émergence qui déterminent une partie de
son contenu.
Elle naît premièrement d’une impulsion anti étatiste dirigée contre l’Angleterre. Son propos principal est ainsi
de justifier le refus des Américains de se plier aux lois parachutées depuis la métropole. Les colons en ont assez
de subir l’ingérence croissante de la mère patrie. Ils souhaitent que le cordon soit coupé.
108
HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
Le second trait caractéristique du contexte d’émergence est qu’elle intervient sur un territoire encore sinon
vierge, à tout le moins dégrevé du poids de l’histoire qui pèse sur les pays européens. Les Américains n’ont pas
eu à composer avec les pesanteurs héritées de la tradition. Leur code ne fut point l’histoire, mais bien la nature.
De là l’avantage de la révolution américaine sur la Glorieuse révolution anglaise, avantage que Jefferson fut le
premier à constater : « Notre Révolution s’est déroulée sur un terrain beaucoup plus favorable. Il nous fut
présenté un cahier sur lequel nous étions libres d’écrire ce qui nous plaisait. Nous n’avions pas à scruter des
souvenirs poussiéreux, à quémander des parchemins royaux, ni à enquêter sur les lois et les institutions d’un
ancêtre semi barbare. Nous invoquions celles de la nature, et les trouvions inscrites dans nos cœurs ».
On peut ainsi résumer la Déclaration comme l’association habile de ces deux éléments : une impulsion anti
étatiste et une inspiration naturelle. La seconde étant le moyen de justifier la première. Elle consiste ainsi en la
justification des limites du pouvoir de l’État au moyen d’un exposé d’une philosophie des droits naturels.
Concise, la déclaration suit une progression logique. Elle est ouverte par un préambule exposant des principes
naturels immuables. Du Locke. Ce préambule consiste en l’énumération de sept vérités qu’il convient de
rappeler ici :
- Le fondement de la Déclaration est donc une philosophie de droits naturels qui s’articule autour des
trois propositions suivantes.
- Les hommes sont égaux dans la mesure où ils ont tous été dotés, par Dieu, de droits inaliénables
antérieurs à tout gouvernement.
- La seule tâche de l’État est de garantir ces droits.
- À chaque fois qu’il s’écarte de ce but, ou qu’il viole lui-même ces droits, les hommes sont ainsi en
droit de se soulever contre lui.
- La philosophie des droits naturels se conjugue ici avec une théorie du contrat social.
- Le préambule suppose en effet l’existence d’un État de Nature antérieur à l’existence du gouvernement
et dans lequel les hommes obtiennent du Créateur un ensemble de droits naturels.
- Le passage à l’État de société ne consiste pas en l’abandon de ces droits, mais au contraire en leur
garantie par le gouvernement.
Elle repose essentiellement sur une énumération des exactions de la couronne britannique eu égard à ces
principes,
Et s’achève sur l’annonce de la formation des Etats-Unis d’Amérique.
109
HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
- Les anti-fédéralistes (Jefferson, Henry, Mason et plus tard Madison) penchent vers la liberté. « Le
progrès naturel des choses est que la liberté cède du terrain, et que le gouvernement en gagne ».
Jefferson fut ainsi l’un des seuls à ne pas s’émouvoir après la Rébellion de Shay. « J’avoue que je
n’aime pas un gouvernement très énergique. Il est toujours oppressif ». + Défense d’une déclaration de
droit (qu’ils n’obtiendront qu’en 1789, avec les 10 premiers amendements. + pouvoir des États).
- Pour Adams et Hamilton, et le premier Madison à l’inverse, il faut doter le gouvernement fédéral d’un
pouvoir suffisamment fort pour contenir les désordres que les libertés individuelles menacent toujours
d’occasionner. Renforcement du pouvoir central au détriment des états. Pas de Bill Of Rights.
La constitution fédérale élaborée lors de la convention de Philadelphie fut en quelque sorte le résultat d’un
compromis entre les deux tendances brièvement décrites ci-dessus. L’équilibre entre pouvoir et liberté y apparaît
avec la séparation rigide des pouvoirs. Mais rien ne permet encore de prévoir de quel côté la balance penchera.
B. Les sources intellectuelles et spirituelles
Deux sources :
- Les républicains de l’antiquité classique. Notamment Cicéron.
- Les Lumières en Europe. Montesquieu. Adam Smith. Et surtout Locke. Mais aussi les Cato’s Letters
de Trenchard et Gordon. La série des Cato's Letters (tirant leur nom de Caton le Jeune), qui ont
beaucoup circulé en Amérique, radicalise la pensée de Locke. Point de vue radical : défense de la
liberté d'expression, dénonciation de la corruption politique et des monopoles, opposition aux
guerres, etc. L'intégralité de leur œuvre commune paraîtra en 1724. Elles donnèrent à l’esprit
antiétatiste américain une consistance philosophique jusnaturaliste.
● Le principe de la représentation
Les Américains n’étaient pas représentés au Parlement de Westminster qui avait décidé les nouvelles taxations.
Dans quelle mesure devaient-ils alors se sentir concernés et liés par les décisions prises par cette lointaine
assemblée ? Slogan des Américains : « No taxation without representation ! ». Les Anglais disaient aux
Américains : votre cas n’est pas unique, c’est celui de la plupart des sujets britanniques (cens). Les députés élus
ont l’habitude de prendre en considération les intérêts de toute la communauté, et pas seulement ceux des
votants effectifs. Réplique des Américains : cette représentation virtuelle a peut-être un sens en
Grande-Bretagne, où les non-électeurs pouvaient encore faire pression sur les électeurs et les élus, mais pas pour
l’Amérique. Représentation virtuelle possible que si les représentants ont quelque chose en commun avec les
représentés. C’est ainsi que les Américains se sont mis à réfléchir sur la nature de la représentation. Le principe
du gouvernement par consentement fut inscrit dans les constitutions des États avant même la Déclaration
d’indépendance. Principes de suffrage très élargi, quasi universel, d’élections à intervalles réguliers, de
circonscriptions électorales équilibrées.
Mais en même temps, les Américains n’ont pas souhaité instaurer une véritable démocratie, assimilée à une
sorte de tyrannie de la majorité. « Dans une démocratie, le peuple s’assemble et gouverne lui-même; dans une
République, il s’assemble et gouverne par des représentants ». Deux arguments contre la démocratie :
géographique (petites cités) ; politique, régime représentatif supérieur. Argument 1 souvent employé par les
Français. La particularité des constituants américains est qu’ils refusent la facilité d’un tel argumentaire, qui fait
de la démocratie représentative un pis-aller. Pas un choix par défaut, dont la seule valeur résiderait dans
l’impossibilité d’instaurer une démocratie directe. Valeur propre. Texte de Madison. Danger du sacrifice des
minorités. Asphyxie des opinions minoritaires. Limite au despotisme de la majorité. « Si les hommes étaient des
anges, il n’y aurait point besoin de gouvernement » (Madison). Vertus de la représentation. Elle créé de l’unité.
La représentation politique est le dispositif qui doit permettre de produire l’identité américaine. Elle constitue un
filtre et un élargissement des vues du « peuple ». Multitude incapable de résister à ses passions. Conception
prudentielle de la décision publique.
Il faut en outre noter une opposition entre fédéralistes et anti-fédéralistes sur ce point. Tous d’accord sur la
nécessaire distinction entre représentés et représentants. Mais pas dans la même mesure.
- Une « représentation synecdoque » (B. Ackermann) pour les anti-fédéralistes. La synecdoque est
une métonymie qui prend le plus pour le moins, ou le moins pour le plus. Par ex : « un troupeau de 300
têtes » ; ou « la France a battu la Croatie en finale de la coupe du monde ». Les antifédé veulent
davantage de similitude, de ressemblance, de proximité entre les deux. Idée que le représentant doit
être une image fidèle du peuple. « Brutus », l’un des pseudonymes des Anti-Fédéralistes, écrit par: « Le
terme même, ‘représentant’, implique que la personne ou le corps choisi à cette fin doit ressembler à
ceux qui l’ont désigné — une représentation du peuple de l’Amérique, si elle veut être vraie, doit être
comme le peuple. Elle doit être constituée de telle sorte qu’un étranger au pays puisse être capable de
se faire une idée juste de son caractère en connaissant celui de ses représentants ». Bernard Manin
remarque ainsi que « les concepts de “similitude”, de “ressemblance”, de “proximité”, l’idée que la
représentation doit être une “image fidèle” du peuple, reviennent constamment dans les écrits et les
discours des Anti-Fédéralistes ». Il ne s’agit pas simplement que les représentants fassent ce que les
électeurs leur disent de faire. Il faut les représentants fassent spontanément ce que le peuple aurait fait,
parce qu’ils sont un reflet du peuple. Le signe et le signifié sont finalement une seule et même chose.
D’où position de Jefferson : « Si je devais assigner au terme de république une idée précise et définie,
je dirais simplement qu’il signifie un gouvernement exercé par ses citoyens en masse, agissant
directement et personnellement, selon les règles établies par la majorité ; et que tout gouvernement est
plus ou moins républicain selon la proportion dans laquelle il intègre dans sa composition plus ou
moins de cet ingrédient qu’est l’action directe des citoyens ». Il faut ainsi que « chaque homme […]
sente qu’il participe au gouvernement des affaires non pas un seul jour dans l’année, celui des
élections, mais chaque jour ». Trois solutions pour Jefferson : étendre le suffrage universel, favoriser la
111
HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
« proximité du choix » en faisant de chaque circonscription une « petite république » et donner aux
citoyens un « pouvoir de destitution » permettant de donner des instructions impératives aux
représentants.
- Une « représentation sémiotique » (B. Ackermann) pour les fédéralistes.
Pour Publius (pseudo des fédéralistes), les élus n’ont pas à refléter l’électorat ni à partager les
conditions de vie de leurs électeurs. Les fédéralistes prônent ce que Bruce Ackermann nomme une «
interprétation sémiotique de la représentation », c’est-à-dire d’abord une représentation dont chacun
sait qu’elle n’est que le symbole de la chose, en aucune manière la chose elle-même, par opposition à
la représentation-synecdoque. C’est pourquoi les Constituants affirment : « Nous, le peuple des
États-Unis ». Comme chez Hobbes, en dehors d’eux, il n’y a que la multitude, mais pas de peuple;
c’est bien le peuple qui détient la souveraineté, comme dans toute République, mais un peuple qui n’est
auteur et acteur que par l’action et les paroles de ses représentants. En d’autres termes, le peuple ne
s’actualise dans l’action politique que dans la personne de ses représentants. C’est une conception
défendue par Madison. La différence entre le peuple et ses représentants a « a pour effet d’épurer et
d’élargir l’esprit public en le faisant passer par l’intermédiaire d’un corps choisi de citoyens dont la
sagesse est le mieux à même de discerner le véritable intérêt du pays et dont le patriotisme et l’amour
de la justice seront le moins susceptibles de sacrifier cet intérêt à des conditions éphémères et partiales
» (Madison). La représentation ne doit pas opérer comme un miroir, mais comme un filtre. « Sous une
telle régulation, il peut bien se produire que la voix publique, prononcée par les représentants du
peuple, sera plus en harmonie avec le bien public que si elle était prononcée par le peuple lui-même
rassemblé à cet effet ».
● Le constitutionnalisme
C’est une idée clairement exprimée par Hamilton dans le fédéraliste (Publius : Hamilton, Jay, Madison). Quand
le conflit s’éleva avec l’Angleterre, les colons s’aperçurent, à leurs dépens, qu’ils ne disposaient pas d’un
instrument juridique pouvant donner une justification à leurs protestations. L’idée que la loi votée par le
Parlement devait être limitée par des lois supérieures n’était pas explicitée. Les révolutionnaires américains
dessinaient le schéma d’une hiérarchie des normes à trois niveaux :
- Au sommet, les droits naturels de l’homme, affirmé dans une déclaration solennelle ;
- La constitution proprement dite, ensemble des règles fixant la nature et le mode de fonctionnement
des pouvoirs publics ;
- Les lois ordinaires, établies par le pouvoir législatif ordinaire en conformité tant avec la constitution
qu’avec la déclaration des droits de l’homme.
Pour instaurer un véritable État de droit, il faut qu’à la hiérarchie des normes s’ajoute un contrôle juridictionnel
de constitutionnalité. Le premier, et le plus ancien des contrôles de constitutionnalité fut initié par la célèbre
décision de la Cour suprême des Etats-Unis, Marbury vs Madison qui a posé le principe d’un tel contrôle : en
1800 a lieu une élection et Jefferson succède à Adams. Président de la Cour suprême, fédéraliste convaincu
nommé par un Président des Etats-Unis lui-même fédéraliste - John Adams – Marshall est confronté au
problème suivant : après la victoire de l'anti-fédéraliste Jefferson en 1800, Adams profite des derniers moments
de sa présidence pour nommer à des postes de juges, inamovibles, des hommes connus pour leurs convictions
fédéralistes ; la précipitation est telle que la décision de nomination de William Marbury n'a pas le temps d'être
envoyée à son destinataire ; le nouveau ministre jeffersonien Madison ayant refusé de donner suite à cette
décision. Marbury s'adresse à la Cour suprême pour lui demander de contraindre l'administration à l'installer
dans ses fonctions, ainsi que la loi judiciaire de 1789 lui en donne le pouvoir. Son Président, Marshall, a été
nommé par Adams. Dilemme pour Marshall. D’un côté, il est fédéraliste. D’un autre côté ; il ne souhaite pas
entrer en conflit direct le nouveau Président et la Cour suprême. John Marshall trouve une issue particulièrement
habile et astucieuse : il invente le contrôle de constitutionnalité. Dans sa décision, il déclare que la loi de 1789
accordant à la Cour suprême le droit d'imposer la nomination de juges fédéraux est contraire à la Constitution.
Autrement dit, cette décision du juge Marshall signifie que la Cour suprême peut contrôler la conformité des lois
(de la fédération ou des États) à la constitution fédérale. Cette décision, capitale, avait été justifiée par avance
dans le passage essentiel du Fédéraliste. « Nul acte législatif, contraire à la constitution, ne peut être valable.
» Marshall défendra le même principe « présumé essentiel, dans toutes les Constitutions écrites, qu’une loi
contraire à la constitution est nulle ».
● Le pluralisme
112
HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
Deux grands modèles de relation entre l'État et les groupes d'intérêt, respectivement influencés par les pensées
de Madison et Rousseau. L’un et l’autre ont une hantise de la faction, le souci de ne pas voir l’intérêt général
sombrer dans le tourbillon des intérêts particuliers. Mais leurs conclusions politiques sont diamétralement
opposées.
Prévenir les causes. Rousseau veut « prévenir les causes » et sacrifie les factions pour hâter le règne vertueux de
la VG. Deux manières de prévenir les causes pour Madison : Détruire la liberté ! ou donner aux citoyens les
mêmes opinions et les mêmes intérêts. Rousseau propose précisément ces deux solutions, en souhaitant interdire
les factions et imposer à tous une religion civile faisant converger toutes les opinions vers le seul intérêt général.
Ces deux solutions sont rejetées par Madison. Le premier remède est « insensé », parce qu’il « est pire que le
mal. La liberté est à la faction ce que l’air est au feu, un aliment sans lequel elle expire instantanément ; mais il
serait aussi fou de détruire la liberté, qui est essentielle à la vie politique, sous prétexte qu’elle entretient les
factions, que de désirer la privation de l’air, qui est essentiel à la vie animale, sous prétexte qu’il donne au feu
sa force destructive». Quant au second moyen, il est pour Madison « impraticable ». « Tant que la raison de
l’homme sera faillible, et que l’homme aura la faculté de l’exercer, il se formera des opinions divergentes ».
Madison ajoute que la diversité irréductible des facultés rend par ailleurs impossible l’uniformité des intérêts.
Bref, « c’est dans la nature humaine qu’il faut chercher les germes cachés des factions », et on ne peut lutter
contre la nature humaine. Donc on ne peut prévenir ce qui cause les factions : « Nous sommes donc forcés de
reconnaître qu’on ne peut prévenir les causes de factions ; et qu’il n’est d’autre remède que de chercher à en
corriger les effets ».
Madison va ainsi proposer une solution très différente. Il distingue d’abord deux situations :
- Lorsqu’une faction est minoritaire, la forme républicaine du gouvernement suffit à la rendre
inoffensive. La majorité l’empêchera de poursuivre « ses sinistres projets ».
- Quand une faction est majoritaire, le problème se pose différemment. La forme républicaine du
gouvernement, et la règle majoritaire, la place en position de sacrifier le bien public à son intérêt
particulier. Comment éviter cela ? Il faut d’abord renoncer à la « démocratie pure » qui « ne comporte
aucun remède contre les méfaits des factions » : elle conduira inéluctablement à une tyrannie de la
majorité. Il faudra alors opter pour ce que Madison appelle une République, qui délèguera le pouvoir à
« un petit nombre de citoyens élus par le peuple ». Deuxième différence : la République sera plus
étendue, et aura plus de factions. « Et c’est particulièrement cette circonstance qui rend les plans des
factieux moins redoutables dans la république que dans la démocratie. Moins une société est étendue et
moins nombreux sont les partis et les intérêts différents qu’on y rencontre ; moins il y a de partis et
d’intérêts différents, et plus il y a de chances que le même parti ait la majorité ; et plus est petit le
nombre des individus qui composent la majorité, plus petite est l’enceinte qui la renferme, plus
aisément elle peut concerter et exécuter ses plans d’oppression. Étendez sa sphère, elle comprendra
une plus grande variété de partis et d’intérêts, vous aurez moins à craindre de voir à une majorité un
motif commun pour violer les droits des autres citoyens, ou, s’il existe un tel motif commun, il sera plus
difficile à ceux qui l’éprouvent de connaître leur propre force et d’agir de concert ». La solution
consiste ainsi, non pas à interdire les factions, mais à les laisser se développer pour les intégrer dans un
système de confrontation et d’équilibre afin d’en limiter les pulsions égoïstes. Les différentes factions,
parce qu’elles seront libres de se multiplier, se neutraliseront spontanément. Philosophie des « checks
and balances ». Les factions vont agir les unes vis-à-vis des autres comme des contre-poids. « E
pluribus unum ».
113
HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
elle-même presque tout ce qui est attribué au gouvernement ». Il existe selon Paine une harmonie naturelle des
intérêts individuels que le gouvernement devrait se garder de venir troubler. Paine ne franchit cependant jamais
le pas qui le mènerait à l’anarchisme. Il entend en effet substituer aux anciens gouvernements, fondés sur la
violence et la coercition, ce qu’il appelle une « association nationale fonctionnant sur les principes de la société
», autrement dit épousant les ajustements spontanés des interactions individuelles.
Le traitement que Jefferson réserve au gouvernement est très proche de celui de Paine. Comme lui, Jefferson fait
du gouvernement une sorte de mal nécessaire, postérieur à la société et devant à ce titre être fortement limité. La
fascination de Jefferson pour les sociétés autoorganisées adoptées par les amérindiens trahit clairement chez lui
une tentation anarchiste à laquelle il s’efforçait pourtant de résister. « Ces sociétés (comme celles des Indiens)
qui vivent sans gouvernement jouissent en général d’un degré infiniment plus grand de bonheur que ceux qui
vivent sous les gouvernements européens. Parmi les premières, l’opinion publique tient lieu de loi, et contient la
morale de manière plus forte que toutes les lois qui ont existé. Parmi les seconds, sous prétexte de gouverner ils
ont divisé leurs nations entre deux classes, les loups et les moutons ». Jefferson entend exciper de l’exemple des
sociétés pré-politiques indiennes le caractère profondément inné de notre moralité et de notre sociabilité. Ces
dernières ne sauraient ainsi être du ressort du gouvernement. Jefferson se montre extrêmement méfiant vis-à-vis
de l’État, que ce soit dans le domaine économique ou civil. Il entend faire dériver du droit naturel deux types de
libertés. La première, économique, se déduit du droit de propriété et interdit à l’État de s’ingérer impunément
dans le commerce des agents économiques. La seconde liberté déduite implicitement par Jefferson peut être dite
civile, et consiste à laisser les individus libres de leurs pensées et de leurs actes s’ils ne violent pas ceux des
autres. « Les pouvoirs légitimes du gouvernement ne concernent que les actes nuisibles aux autres. Mais il ne
peut être considéré comme nuisible le fait que mon voisin proclame qu’il y a 20 dieux, ou qu’il n’y en a pas.
Cela ne me vide pas les poches ni ne me casse la jambe » (Lettre de Jefferson à Du Pont de Nemours du 24 avril
1816).
Emmanuel Sieyès est né à Fréjus en 1748. Ordonné prêtre en 1772. Très tôt, Sieyès s'insurge contre la société
d'ordres, faite de privilèges réservés à la seule noblesse. Lui qui n'est pas bien né sait qu'il n’exercera jamais les
hautes fonctions ecclésiastiques réservées aux seuls nobles. À l'automne 1789, il écrit son Essai sur les
privilèges et en novembre, décembre Qu'est-ce que le tiers-état ? : le succès de ce dernier est immédiat, et rend
Sieyès célèbre.
● « Qu’est-ce que le tiers-état ? »
Brochure de 127 pages qui annonce la Révolution à venir. Nombreuses formules brutales destinées à frapper
l'opinion. Rédigée pendant que se réunissait l'assemblée des notables convoquée par Necker pour organiser la
réunion des États généraux prévue le 1er mai 1789. Avec cette brochure, Sieyès prépare à sa façon ces États
généraux et pèsera sur les événements. 6 Chapitres logiquement emboîtés.
4. Dans la seconde partie de son pamphlet, il dénonce ce qui a été tenté par les gouvernements récents. Il
attaque les notables qui en 1787 ont défendu leurs intérêts, leurs privilèges contre la nation.
Cette idée est différente de la précédente : l'identité représentant/représenté n'est pas garantie par la « fidélité » du
commis à la volonté du commettant, mais par la vertu du député. Pourquoi ? Parce qu'en sa vérité essentielle, et
par-delà les apparences ou les accidents de l'Histoire, le peuple est par principe vertueux. Il suffira alors aux
gouvernants d’être eux-mêmes vertueux pour respecter ce que le peuple veut vraiment. Ainsi, contrairement à la
condition précédente, celle-ci est suffisante. Pire : elle rend la première condition obsolète et inutile. Cela permet
au jacobinisme de passer à une troisième idée qui accompagne l'escalade de la Terreur.
Deuxième conséquence.
Certains représentants peuvent prétendre à la vertu, mais pas tous. Car tous ne sont pas vertueux, et beaucoup
sont corruptibles ou même corrompus. Donc, seuls les incorruptibles sont vraiment représentatifs. En d’autres
termes, seuls les Jacobins sont les représentants légitimes du peuple. Les autres représentants ne sauraient jouir
de l'immunité parlementaire, puisqu'ils ne sont pas d'authentiques représentants. La Terreur politique devient
ainsi justifiée. L’exaltation rousseauiste de la volonté générale conduit alors à proclamer l’illégitimité de la
divergence, l’anomalie de l’opposition, la nocivité du pluralisme. Une élite intellectuelle cultivant le goût de
l’abstraction et la passion de l’unité s’autoproclame le seul interprète légitime de la volonté populaire en vient à
considérer quiconque s’oppose à ses décrets comme autant d’ennemis du peuple qu’il convient de neutraliser
voire d’éliminer physiquement. Troisième conséquence. Puisque le représentant est identique au représenté, il
est alors lui-même souverain. C'est là qu'aboutit – paradoxalement – le jacobinisme. Paradoxalement, il parvient
à rétablir pour son propre compte l’idée d’un Représentant-Souverain doté de la toute-puissance ! Croyant sans
doute rester fidèles au message de Rousseau, les Jacobins ont alors construit un État qui incorpore le Peuple, un
État qui se substitue à la société, et retrouve au fond, mais avec la Terreur en plus, le modèle proposé par
Hobbes dans le Léviathan. B. Saint Just : « Notre choix est simple
: ce sera la fraternité ou la mort ». Le jacobinisme rousseauiste, par ce fantasme de la transparence sociale et
cette obsession maladive de la coïncidence à elle-même de la volonté du peuple, préfigure ainsi pour certains le
totalitarisme moderne.
118
HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
Conclusion : Comparer les deux révolutions sur l’axe Anciens/Modernes Les deux révolutions peuvent être
comparées à partir des quatre lignes de fractures entre les Anciens et les Modernes que nous avions tracées dans
l’introduction de ce cours. Laquelle de ces deux révolutions fut la plus moderne ?
a. La fin du politique
Sur ce point, la Révolution française s’est montrée fidèle à l’héritage des anciens, qui concevaient la politique
sur le modèle d'une éthique enseignant la vie selon le Bien. Pour Robespierre, la société ne pouvait s’émanciper
que la grâce à la vertu. La vertu des gouvernants tout d’abord, qui devaient être incorruptibles. Mais aussi la
vertu des gouvernés, qui devait être politiquement cultivée. Robespierre souhaitait redresser par la morale
l'ensemble des relations sociales. Il s’agissait d'engendrer la vertu par la contrainte politique, et finalement, la
Terreur. Pour Robespierre, la doctrine de la révolution est inséparablement une doctrine de la vertu, du peuple et
du gouvernant.
Sur ce point, l'Amérique de Jefferson avait pris une option plus « moderne ». Jefferson considérait que
l'amélioration effective des conditions de la vie collective devait plutôt passer par l'intérêt particulier de tous les
individus. Chacun ne sait-il pas définir mieux que tout autre, et surtout mieux qu'un État, où se situe son intérêt ?
Il suffit de libérer les obstacles à la libre entreprise ; et c'est en laissant jouer l'intérêt individuel que l'on
obtiendra le plus sûrement l'optimum social. + idée de Machiavel : faire en sorte que, en servant ses intérêts,
l’homme politique serve ceux du peuple. En cela, le modèle américain renonce à l’idée classique d'une politique
comme continuation de l'éthique.
b. La rationalité de l'action politique
On peut ici s’appuyer sur l’analyse d’Hannah Arendt qui, dans son essai sur Les révolutions, présente la
Révolution française comme une révolution fondamentalement technique, tandis qu'à l'inverse la révolution
américaine serait une révolution fondamentalement pratique. Arendt pensait naturellement à la distinction
aristotélicienne entre technê et praxis.
- Les révolutionnaires français auraient pensé sur le modèle d'une technique. Dans la continuité de la
doctrine rousseauiste d'une volonté constamment active, opposée au laissez-faire d'Adam Smith. Mise
en place d'une machine législative et de toute une conception centralisatrice des rapports entre État et
société. C'est l'État, par l'intermédiaire du pouvoir législatif, qui chez les Français, apparaissait comme
l'agent véritable de l'émancipation de la société. C'est pourquoi le mouvement de la Révolution obéit en
France au schéma techniciste d'une application du haut vers le bas des principes juridiques ou éthiques
à la réalité sociale. L'instrument en est la loi, expression de la volonté générale, comme le proclame la
Déclaration française des droits de l'Homme et du Citoyen. Du haut vers le bas : cela veut dire qu'on
part, en haut, de l'universel, de l'État, de la loi, de la vertu, de la raison, pour aller déterminer, en bas, le
particulier, la société, les mœurs, l'intérêt, l'opinion.
- Schéma inverse du côté américain. Jefferson comme Paine refusaient toute conception techniciste de la
politique. Ils concevaient la réalisation sociale des principes du droit naturel sur le modèle classique
d'une pratique, i.e. d'une formation spontanée d'un consensus politique dans la discussion publique.
Jefferson, par exemple, ne croyait pas aux vertus émancipatrices d'une machine législative ; il croyait
bien davantage au pouvoir des mœurs qu'au pouvoir des lois. De même, il faisait beaucoup moins
confiance à un État qu'à la société elle-même pour réaliser l'émancipation des citoyens. C'est ainsi que
le schéma de l'émancipation américaine décrit un mouvement inverse de celui de la Révolution
française : du bas vers le haut. Cela veut dire qu'on part au contraire du particulier et non de l'universel,
de la société et non de l'État, des mœurs et non de la loi, de l'intérêt et non de la vertu, de l'opinion et
non de la raison. C'est ce qu'attestent ces phrases écrites par Thomas Paine, dans The Rights of Man : «
Il est possible qu'un individu élabore un système de principes en vertu desquels on puisse fonder un
État sur n'importe quel territoire. Cela n'est rien de plus qu'une opération de l'esprit... Mais agir selon
ces principes et les appliquer aux circonstances multiples et variées d'une Nation, à l'agriculture et aux
manufactures, au commerce et à l'artisanat, voilà qui demande une autre sorte de savoir. Et celui-ci ne
peut jaillir que des différentes parties de la société elle-même; c'est un ensemble d'enseignements
pratiques que ne possède aucun individu ».
Il est clair que, cette fois, c'est le modèle américain qui se rattache fortement à la représentation typiquement
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES MODERNES
classique d'une politique conçue essentiellement comme une praxis, tandis qu'à l'opposé, le modèle français suit
sur ce point la représentation typiquement moderne d'une application technique de principes politiques
théoriquement fondés.
c. Le fondement de l'ordre politique
« L’histoire n’est pas notre code » (Jean-Paul Rabaut de Saint-Étienne). L’histoire n’est pas plus le code des
révolutionnaires américains que français. Mais ils se faisaient une idée bien différente de ce qu’il s’agissait de
substituer à l’histoire.
- Chez les Français, il s’agit d’un acte de volonté rationnelle. Dans ce modèle, l'ordre politique est conçu
comme une pure création artificialiste de la volonté humaine.
C'est dans la volonté, et non dans la nature, que doit se trouver fondée la légitimité de l'ordre légal. En
cela, les Français se rattachent typiquement à la conception moderne, artificialiste et constructiviste,
d'un pur artefact politique, d'une création juridique par volonté libre.
- À l’inverse, les Américains étaient portés à penser l'ordre politique sur le modèle classique d'un ordre
naturel, mais au sens d’une nature spontanée, évidente, d’un sens commun. C'est spontanément la
société elle-même dans son mouvement naturel, i.e. par le jeu naturel de ses mécanismes et de ses lois,
qui doit tendanciellement réaliser l'harmonie conforme au droit naturel. Suivant le schéma d’Adam
Smith avec la métaphore de la main invisible, l'interaction des intérêts particuliers serait censée
produire d'elle-même une résultante rationnelle dont l'harmonie supposée pour le tout attesterait l'idée
d'un ordre naturel conforme à des lois universelles. La réalisation politique du droit naturel n'est pas
tant le résultat d’une création artificialiste, d'une construction opérée ex nihilo par une volonté
concertée des hommes que la conséquence immanente du jeu sans entrave des lois naturelles de la
société. L'ordre politique idéal renvoie moins à un ordre volontaire qu'à un ordre spontanée.
Les Français, et plus exactement les jacobins, vont plutôt rester fidèles à l’idéal des anciens, et se faire une
conception positive de la liberté. Comme Rousseau. La liberté, ce n’est pas faire ce que l’on veut, mais obéir à la
loi qu’on s’est donnée. La liberté politique est ici une fin en soi. D’où l’escalade vers ce paradoxe, résumé par
Rousseau, que l’on peut contraindre quelqu’un à être libre, à obéir à la loi non pas qu’il s’est effectivement
prescrite, mais qu’il se serait donnée s’il avait su faire taire ses passions. Rousseau : « on le contraindra à être
libre ». La lecture que I. Berlin propose de Rousseau est ici éclairante. « Forcer un homme à être libre, c’est le
forcer à se comporter de manière rationnelle. […] Tel est le cœur de cette fameuse doctrine, et depuis Rousseau
il n’y a pas eu en Occident un seul dictateur qui n’ait utilisé ce paradoxe monstrueux pour justifier ses actes.
Les Jacobins, Robespierre, Hitler, Mussolini, les communistes, tous utilisent exactement cette méthode de
raisonnement, qui consiste à dire que les hommes ne savent pas ce qu’ils veulent vraiment – et donc qu’en le
voulant pour eux, en le voulant à leur place, on leur donne ce que sans le savoir, de manière occulte, ils veulent
eux-mêmes en réalité. Lorsque je fais exécuter un criminel, lorsque je plie des êtres humains à ma volonté, et
même lorsque j’organise des purges, lorsque je torture et tue, je ne fais pas seulement ce qui est bon pour eux, je
fais ce qu’ils veulent vraiment, quand bien même ils le nieraient mille fois. S’ils le nient, c’est qu’ils ne savent
pas ce qu’ils sont, ni ce qu’ils veulent, ni comment le monde est fait. C’est pourquoi je parle pour eux, à leur
place ». D’où l’idée, étrange pour nous aujourd’hui, d’un « despotisme de la liberté ».
La conception négative des Américains. Bien que pères fondateurs n’aient pas offert une vision homogène de la
liberté. Par exemple, les anti-fédéralistes, dont Jefferson, ont une conception plus positive de la liberté. Mais,
globalement, liberté conçue par eux comme absence de dépendance. Être libre, c’est d’abord et avant tout ne pas
dépendre de la volonté de quelqu’un d’autre. Différent de Hobbes cependant, pas liberté de faire ce que l’on
veut mais, comme chez Locke, Montesquieu ou Adam Smith, liberté de faire ce que l’on doit. Individuellement,
pour l’homme qui aspire à mener une vie bonne, la liberté consiste à ne pas dépendre de ses passions en
agissant selon les préceptes de la raison. Collectivement, pour les nations, cette fois, la liberté consiste à ne pas
dépendre de la volonté d’un tiers, qu’il s’agisse d’un monarque étranger ou même autochtone. Autrement dit,
dépassement de l’opposition entre libertés politiques et libertés individuelles : les libertés politiques, le contrôle
des gouvernants et la participation à l’élaboration de la loi, n’est certes pas, comme chez les Anciens, une fin en
soi, mais est bien un moyen de garantir sa liberté individuelle.
« Sur le plan historique, la différence la plus évidente et la plus décisive entre les Révolutions américaine et
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française reste que l’héritage laissé à la première par l’histoire était une "monarchie limitée" , tandis que la
seconde héritait d’un absolutisme qui semblait remonter aux premiers siècles de notre ère et aux derniers
siècles de l’Empire romain. À la vérité, rien ne semble plus naturel qu’une révolution soit déterminée par la
nature du gouvernement qu’elle renverse ; rien, en conséquence, ne paraît plus plausible que d’expliquer le
nouvel absolu, la révolution absolue, par la monarchie absolue qui le précédait, et de conclure que plus le
souverain est absolu, plus la révolution qui le remplace le sera » (Hannah Arendt).
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