Poesi 128 0193
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Olivier Schefer1
… le tout veut dire, dans le sens moderne, à la fois tout et chaque chose prise
dans son individualité sensible…
Hegel
1. Ce texte est à paraître en anglais dans un collectif consacré à l’Œuvre d’art totale, Total work of art chez John
Hopkins University Press.
2. Voir à ce propos les nombreuses peintures consacrées à la Cathédrale de Cologne par Carl Georg Hasenpflug, ou encore
les cathédrales imaginaires et célestes de Caspar David Friedrich, puis celles de Lyonel Feininger et de Hans Scharoun pour
le Bauhaus et l’Expressionnisme. Schelling notait dans ses cours de philosophie de l’art, donnés entre 1802 et 1805, que :
« l’église doit être considérée comme une œuvre d’art », Philosophie de l’art, § 54, additif (deuxième section, « Construc-
tion de la matière de l’art »), trad. Caroline Sulzer et Alain Pernet, Grenoble, Jérôme Millon, 1999, p. 143.
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qu’on a nommé panthéisme, n’est donc pas la collection des existences particulières,
mais bien plutôt le tout dans le sens de celui qui est tout ; c’est-à-dire d’un être unique,
d’une substance immanente, il est vrai, aux individus, mais à condition que l’on fasse
abstraction de leur individualité et de leur réalité sensible. De cette manière, ce n’est pas
l’individuel qui existe comme tel, mais l’âme universelle, ou, en termes plus populaires,
l’Être véritable, l’Être par excellence, qui est aussi présent dans les êtres individuels 1.
Il est notable que cette forme d’unité absolue et totale, totale signifiant ici à la fois
immense et unitaire, sans failles ni parties, relève pour Hegel de la forme orientale de
l’art, soit d’un mode insatisfaisant de représentation, selon lui, car trop abstrait. On sait
que l’histoire spéculative de l’art hégélienne, fortement centrée sur les formes euro-
péennes, ne reconnaît d’art véritable, c’est-à-dire en mesure de porter la vérité absolue
(l’Être libre, comme synthèse de l’universel abstrait et de la particularité naturelle), que
dans l’individualité sublime de la statuaire grecque. L’universalité abstraite du pan-
théisme peut donner lieu à des chants poétiques de toute beauté, comme dans la poésie
hindoue et perse, mais en niant l’individualité plastique elle-même, cette forme reste à
la limite externe de l’art. « Là où le panthéisme est pur, il n’admet aucun art figuratif
comme son mode de représentation 2. » Et quand il n’y a pas figure, il n’y a pas vérita-
blement d’art pour Hegel. En ce sens, l’esthétique hégélienne, en dépit de ses apports
conséquents sur la question de la totalité, comme système cohérent et réflexif, mais aussi
de la modernité de son propos initial (constituer un « monde de l’art », dirait Arthur
Danto, excluant la beauté naturelle), reste étrangère au projet d’une œuvre d’art totale.
L’art recueille l’Esprit absolu par le biais d’une figure, en l’occurrence grâce à l’anthro-
pomorphisme propre à la statuaire grecque qui opère l’idéalisation et la transfiguration
du corps humain : « […] le corps n’est pas un simple objet vivant ; ce qui le caractérise,
c’est d’être l’image de l’esprit, la parfaite identité de l’intérieur et de l’extérieur 3 ».
On mesure de ce point de vue l’écart qui oppose, en dépit de ressemblances appa-
rentes, la quête hégélienne de l’absolu artistique au projet wagnérien, qui se donne pour
objectif la fusion des formes (danse, musique, chant), entraînant l’abolition de la soli-
tude sublime. Contrairement à de nombreux représentants de l’esthétique allemande
moderne (Winckelmann, Goethe, Schiller, Schelling, Hegel), Wagner ne reconnaît pas
dans la statuaire grecque la forme parfaite de l’art, l’identité de l’abstrait et du concret.
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1. Hegel, Esthétique, trad. Charles Bénard, revue et complétée par Benoît Timmermans et Paolo Zaccaria, Paris, Livre
de Poche, t. I, 1997, p. 472.
2. Hegel, Esthétique, op. cit., p. 473.
3. Hegel, ibid., p. 550.
4. Richard Wagner, L’Œuvre d’art de l’avenir, trad. J.-G. Prod’homme et F. Holl, Paris, fac-similé de l’édition Del-
grave de 1928, Les Introuvables, 1982, p. 197. On lira la critique baudelairienne de la sculpture, art lourd et positif comme
la nature, elle n’est qu’un « art complémentaire » de l’architecture et de la peinture (Salon de 1846). Dix ans plus tard,
Baudelaire révise sa position, la sculpture devient un art divin, une solidification de l’idéal, « le rêve ondoyant et brillanté
de la peinture se transforme en méditation solide et obstinée », Baudelaire, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Biblio-
thèque de la Pléiade », t. II, 1976, p. 671.
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des beaux-arts, sans pour autant sortir de sa spécialité ni de sa sphère propre. Malgré la
modestie apparente de ses remarques sur la beauté artistique, Kant se montrait finale-
ment plus audacieux en esquissait le principe de l’unité synthétique des arts dans sa
Critique de la faculté de juger, lorsqu’il envisageait la possibilité de combinaisons artis-
tiques multiples, soit « l’association des beaux-arts en une seule et même production »
(§ 52). Le chant, dit-il, est une synthèse de poésie et de musique, qui peut à son tour
être combiné à la peinture dans la forme opéra. Et même le beau et le sublime peuvent
être articulés dans un drame en vers, un poème didactique et un oratorio, « de telles
combinaisons font les beaux-arts encore plus artistiques ». Avancée remarquable que
Kant n’a pas poussé plus loin, dans la mesure où son approche reste esthétique et non
proprement artistique.
L’unité inscrite au cœur du Gesamtkunstwerk relève donc d’une synthèse d’éléments
divers, en l’occurrence d’une unification des arts particuliers. Pour autant, et cette res-
triction est essentielle à la préservation de ladite unité, il ne s’agit pas de rassembler
tous les arts existants, mais ceux que l’ont tient pour irréductibles les uns aux autres,
suivant l’opposition médiévale entre arts mécaniques, matériels (architecture, peinture),
et arts libéraux (poésie, musique…). Le projet d’unité synthétique vise en même temps
à surmonter la logique normative de la mimésis et du paragone (la peinture liée à la poé-
sie narrative suivant la prescription aristotélicienne d’une imitation par représentation
des actions humaines). Mais si la totalité en jeu dans l’œuvre d’art totale n’est pas le
Tout, de quelle nature est le lien entre les parties ? S’agit-il d’un dialogue, où chaque
partie s’exprime à tour de rôle, ou d’une confusion cacophonique ?
La notion d’œuvre d’art totale paraît indissociable d’une crise du monde et de l’es-
poir d’une rédemption artistique qu’elle suscite en retour. Le projet d’unité des arts se
propose donc en même temps comme la réparation symbolique d’une modernité, fré-
quemment accusée d’égoïsme, d’individualisme et de matérialisme par ceux-là mêmes
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1. Stéphane Mallarmé, Feuillet 181 (A), Jacques Scherer, Le « Livre » de Mallarmé, Paris, Gallimard, 1957 (1re éd.,
rééd.,1977).
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constant devenir ? Novalis du reste imaginait une œuvre infinie romanesque, conformé-
ment à l’idéal de la poésie romantique « universelle progressive », exprimé dans le frag-
ment 116 de la revue de l’Athenaeum des frères Schlegel : « Je souhaite consacrer ma vie
entière à un roman – qui doit former à lui seul toute une bibliothèque – et contiendra
peut-être les années d’apprentissages d’une Nation. Années d’apprentissage n’est pas le
mot qui convient – il exprime une direction déterminée. Mais chez moi, il sera principa-
lement question des années de passage de l’infini au fini. J’espère avec cela satisfaire
tout à la fois mon désir historique et philosophique 1. » Dans le registre pictural, on peut
encore songer au projet cosmique du lituanien Mikolajus Konstantinas Čiurlionis, qui
désirait réaliser une série de cent tableaux destinés à couvrir la « création du monde »,
dont il ne laissera que treize compositions achevées, comme il s’en explique en 1905 :
Le dernier cycle est inachevé ; je crois que je le peindrai toute ma vie, selon le nombre
d’idées nouvelles que je peux trouver. C’est la création du monde. Non pas le nôtre,
celui que décrit la Bible, mais la création d’un autre monde – fantastique. J’aimerais
faire un cycle de 100 toiles, mais je ne sais pas si j’en serai capable 2.
Mais l’exemple le plus frappant, et peut-être le plus délirant, nous est ici offert par
le peintre lyonnais Paul Chenavard (1807-1895), souvent raillé par Baudelaire dans ses
écrits esthétiques. Sous la deuxième république, Chenavard reçoit en 1848 une com-
mande du ministre de l’intérieur, Ledru-Rollin, pour orner l’intérieur du Panthéon de
Paris 3. Le peintre imagine alors, ni plus ni moins, de raconter en une vaste fresque allé-
gorique (composée d’une suite de peintures murales et d’un ensemble de mosaïques
peintes sur lave volcanique), toute l’histoire de l’Humanité, avec ses progrès et ses
périodes de déclin, depuis le chaos originel et les temps primitifs, jusqu’à l’époque
récente, en une vaste « Palingénésie sociale » (titre de la composition centrale qui devait
résumer sa philosophie de l’histoire en trois panneaux, Le Passé, Le Présent, L’Avenir).
Lorsque le Panthéon est rendu au culte catholique, en 1851, la commande est annulée,
ce dont Chenavard ne se remettra jamais tout à fait 4. Si le projet échoue pour d’évidents
motifs extérieurs, on peut supposer que sa démesure « hollywoodienne » le rendait pro-
prement inachevable. Théophile Gautier qui s’était entretenu avec l’artiste nous décrit
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1. Novalis, lettre à Caroline Schlegel du 27 février 1799, Novalis Schriften, Historische und Kritische Ausgabe, heraus-
gegeben von Paul Kluckhohn, Richard Samuel, Hans-Joachim Mähl und Gerhard Schulz, Stuttgart, Kohlhammer Verlag,
1975, IV, p. 281.
2. Cité par Marcella Lista dans L’Œuvre d’art totale à la naissance des avant-gardes, Paris, CTHS / INHA, 2006, p. 65.
3. Paul Chenavard, Le Peintre et le prophète, catalogue sous la direction de Marie-Claude Chaudonneret, Paris, RMN,
2000, en particulier « Le décor inachevé pour le Panthéon » de Marie-Claude Chaudonneret, pp. 67-79.
4. Plusieurs cartons de ce projet, les « grisailles », se trouvent au Musée des Beaux Arts de Lyon.
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les batailles de l’empire, tous les sujets où il faut remuer de grandes masses, et dont le
personnage principal est la foule, personnage que nul ne s’entend à faire agir comme
Chenavard. […] Chenavard, imbu des idées panthéistes, fait de l’église de la naïve
patronne de Paris le temple du génie humain ; il écrit sur ces vastes murailles l’histoire
synthétique de ce grand être collectif, multiple, ondoyant, ubiquiste, éternel, composé
de tous les hommes de tous les temps, dont l’âme générale est Dieu, et qui, en marche
depuis Adam, s’avance d’un pas ferme et sûr vers le but connu de lui seul. La légende
et l’apothéose de l’humanité, telle est la tâche gigantesque que l’artiste s’est imposée :
il a voulu montrer, en outre, que la Raison pure prêtait autant à la beauté et aux déve-
loppements pittoresques, que les mythologies et les symbolismes recommandés comme
les plus poétiques. Les dessins que nous avons vus nous permettent, dès aujourd’hui
d’affirmer que le problème est résolu victorieusement 1.
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1. Hans Belting, Le Chef d’Œuvre invisible, trad. Marie Noëlle Ryan, Nîmes, 2003, p. 18.
2. Voir Éric Michaud, « Œuvre d’art totale et totalitarisme », in L’Œuvre d’art totale, Paris, Gallimard, coll. Art et
artistes, 2003.
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Sur ces points, Wagner prolonge le rapport ambigu des premiers romantiques au monde
grec, puisque la modernité qui s’invente là se donne d’emblée pour objectif de trans-
gresser son propre attachement au temps présent, en recréant l’âge d’or grec de la reli-
gion artistique au futur. C’est en des termes à peu près similaires que Schiller analysait
l’état de crise moderne comme une faillite de la totalité humaine, caractérisée par une
césure fragmentaire. Après avoir souligné le contraste qui oppose la division moderne
de l’espèce à l’harmonie du peuple grec de l’antiquité, Schiller note dans sa sixième lettre.
[…] Comme il en va tout autrement chez nous autres modernes! chez nous aussi l’image
de l’espèce se réfracte, agrandie entre les individus, mais elle se donne en fragments
[aber in Bruchstücken], et non dans des mélanges changeants ; de sorte que pour recom-
poser la totalité de l’espèce [Totalität der Gattung], il faut aller d’un individu à l’autre
et s’enquérir à la ronde 2.
Et plus loin : « L’homme qui est éternellement enchaîné à un petit fragment isolé du
Tout ne se forme lui-même que comme fragment 3 ». Schiller considère par la suite que
cette division de l’humanité peut se résoudre à travers l’expérience esthétique (l’ins-
tinct de jeu libre) qui concilie les deux parts de l’homme (instinct formel sensible et
l’instinct rationnel). Il voit plus nettement, au terme de son ouvrage, la possibilité d’une
résolution artistique de cette crise, destinée à réconcilier l’humanité avec elle-même.
De façon très kantienne, il envisage que l’esthétique (le goût) peut seule surmonter la
fragmentation des individus et de leurs intérêts spécifiques : « seules les relations fon-
dées sur la beauté unissent la société, parce qu’elles se rapportent à ce qui est commun
à tous » 4. C’est l’État esthétique idéal qui est chargé de consolider la société réelle et
de fonder la sociabilité.
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Il s’agit en somme, pour cette jeune génération, d’actualiser la totalité humaine pro-
gressive dans la communauté idéale des amis et des poètes philosophes. Plus précisé-
ment à travers la « sympoésie » et la « symphilosophie » qu’ils mettent en pratique dans
leur revue, L’Athenaeum. Penser et écrire en commun, jusqu’à effacer la provenance
des textes, et donc l’auteur même (par exemple dans l’ensemble central intitulé Les
Fragments, en 1798), permet à ces romantiques d’approcher leur idéal d’intersubjecti-
vité républicaine et égalitaire. Cette totalité communautaire, mystique et poétique, ne
s’accomplira toutefois jamais totalement, puisque la politique paraît ici condamnée à
être traversée, et niée par le mythe, sous la forme d’un État poétique et mystique, ce
dont Wagner se souviendra. L’impossible réalisation de ce projet tient aussi à la fonc-
tion positive que ce romantisme confère souvent à l’inachèvement. L’inachevé cesse
d’être synonyme d’imperfection et de défaut (de travail, de métier), pour dire et porter
provisoirement les formes de l’idéal romantique – l’utopie, l’avenir, la tendance à l’in-
finité et à la progressivité –, qui excèdent toute réalisation parfaite et définitive.
Toutes ces tendances romantiques, qui vont nourrir le mythe artistique du futur
rédempteur, décliné par de nombreuses avant-gardes, sont en quelque sorte ramassées
dans le texte programmatique et anonyme intitulé Le plus ancien programme systéma-
tique de l’idéalisme allemand. Celui-ci plaide en faveur d’une nouvelle mythologie,
spécifiquement moderne, apte à concilier les contraires au sein d’une communauté éga-
litaire, qui apparaît comme un corps mystique unifié par l’Esprit divin 1.
C’est ainsi que les hommes éclairés et ceux qui ne le sont pas doivent à la fin se tendre
la main, la mythologie doit devenir philosophie pour rendre le peuple raisonnable, et
la philosophie doit devenir mythologie pour rendre les philosophes sensibles. […]
Règneront alors la liberté et l’égalité universelle des esprits ! Un esprit supérieur, envoyé
du ciel, doit fonder cette nouvelle religion parmi nous, elle sera la dernière et la plus
grande œuvre de l’humanité 2.
Mais si l’on considère avec Benjamin qu’une des grandes ambitions du romantisme
est de fonder une nouvelle culture et une mythologie moderne, il faut interroger à nou-
veau la place qu’occupe l’art dans ce projet, puisqu’il se présente justement comme
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[…] la question (la plus importante qui puisse se poser en philosophie de l’art) [est]
de savoir […] si l’on peut penser à une coalition des caractère poétiques antiques et
modernes, laquelle, si elle avait vraiment lieu, pourrait être regardée comme le som-
1. Le désir de concilier l’élite et le peuple qui ressort de cet écrit anonyme de l’idéalisme (1796), essentiellement uto-
pique, préfigure la position de Walter Gropius écrivant en avril 1919, dans le manifeste fondateur du Bauhaus, que les artistes
et les artisans, et à travers eux, l’art et le peuple, doivent s’unir pour créer un édifice futur destiné « à s’élever vers le ciel,
symbole cristallin d’une foi nouvelle qui s’annonce ». Paul Klee, qui rêve d’œuvre d’art totale, considère également comme
décisive l’intervention du peuple : « Il m’arrive parfois de rêver une œuvre de vaste envergure couvrant le domaine complet
des éléments, de l’objet, du contenu et du style. […] Il faut qu’il croisse naturellement, ce Grand’Œuvre, qu’il pousse, et
s’il lui arrive un jour de parvenir à maturité, alors tant mieux. Nous sommes encore à sa recherche. Nous en avons trouvé
les parties, mais pas encore l’ensemble. Il nous manque cette dernière force. Faute d’un peuple qui nous porte. Nous cher-
chons ce soutien populaire ; nous avons commencé au Bauhaus, avec une communauté à laquelle nous donnons tout ce que
nous avons. Nous ne pouvons faire plus. » Paul Klee, Théorie de l’art moderne, trad. Pierre-Henri Gonthier, Paris, Denoël-
Gonthier, 1982, p. 32-33.
2. L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, trad. Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy
et Anne-Marie Lang, Paris, Seuil, 1978, p.54.
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met de tout art. Des experts affirment que cela a déjà été fait dans une certaine mesure
par les anciens dans le domaine des arts plastiques, dans la mesure où l’individu y
apparaît comme idéal, et où l’idéal apparaît sous la forme d’un individu. Il est en tout
cas certain que ce sommet n’a pas encore jamais été atteint dans le domaine de la poé-
sie ; on est encore loin d’une œuvre absolument parfaite par la forme qui le fût aussi
par le contenu, et constitue non pas seulement un ensemble vrai et beau, mais égale-
ment un ensemble aussi riche que possible 1.
Le problème paraît à la fois d’unifier des tendances et des arts contraires, tout en
créant une forme spécifiquement moderne, poétique en l’occurrence. La singularité de
la position romantique consiste ici à vouloir recréer le passé au futur, à inventer l’ori-
gine comme télos plutôt que comme archè. La modernité qui se donne pour une refon-
dation mythique du passé entend parachever, de ce point de vue, une longue histoire.
Et l’on se souviendra que si Baudelaire considère que « toute modernité [doit être] digne
de devenir antiquité » 2, deux siècles plus tard, Clement Greenberg, opposant l’art de
l’élite, l’avant-garde, à l’art populaire kitsch, a cette formule emblématique : « l’art popu-
laire n’est pas Athènes et c’est Athènes que nous voulons » 3.
Assurément, s’il est un point du romantisme où l’on s’approche de l’idéal du
Gesamtkunstwerk, c’est à travers cette utopie d’une mythologie artistique future englo-
bant tous les arts. Il est du reste notable que la poésie, plutôt que la statuaire, soit ici éri-
gée en organon du tout absolu. En soulignant, dans son Entretien sur la poésie, le défaut
moderne de mythologie, Friedrich Schlegel note :
[…] nous sommes sur le point d’en avoir une, ou plutôt il est temps pour nous de contri-
buer sérieusement à la produire. Car elle nous viendra par une voie radicalement oppo-
sée à celle de l’ancienne qui fut partout la toute première fleur de la jeune fantaisie,
immédiatement attachée et conformée à ce qu’il y a de plus proche et de plus vivant
dans le monde sensible. La nouvelle mythologie, au contraire, doit s’extraire du tré-
fonds de l’esprit ; il faut qu’elle soit la plus artistique de toutes les œuvres d’art parce
qu’il faut qu’elle englobe toutes les autres et qu’elle soit le bassin et le lit nouveaux où
puisse s’écouler l’éternelle source originaire de la poésie, – et le poème infini lui-même
qui enferme le germe de tous les autres poèmes 4.
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1. Friedrich Schiller, De la poésie naïve et sentimentale, trad. Sylvain Fort, Paris, L’Arche, 2002, p. 40, note 1.
2. Charles Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne » [texte de 1863], in Œuvres complètes, op. cit.,t . II, p. 695.
3. Clement Greenberg, « Avant-garde et Kitsch », in Art et culture. Essais critiques, trad. Ann Hindry, Paris, Macula,
1988, p. 25, note 5.
4. L’Absolu littéraire, op. cit., p. 312.
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L’Un et la nature
L’unité de deux termes contraires, leur synthèse, n’est pas l’addition de leurs
qualités et de leurs différences respectives. Plutôt que d’une synthèse, nous serions
en présence d’un agrégat, d’une simple somme chaotique et confuse. L’unité n’ad-
vient véritablement qu’avec l’émergence d’une identité. Le premier attendu de cette
opération de synthèse est donc la recherche d’un terrain commun entre les termes anti-
thétiques, chaque terme à rapprocher possédant en lui le principe du passage à son
adverse. Transposé dans le contexte qui nous importe ici, l’harmonie de l’antique et
du romantique, conçue comme condition de l’art total, n’est envisageable que dans la
mesure où le romantisme se distingue de l’antique, tout en se reconnaissant en lui.
Cette distinction préfigure fortement les débats esthétiques et idéologiques, qui seront
menés à couteaux tirés au cours du XIXe siècle entre les Anciens et les Modernes. En
1823, Stendhal invente dans son Racine et Shakespeare le néologisme français
« romanticisme » pour accentuer les contrastes avec le classicisme : la distinction idéo-
logique et politique est aussi affaire de génération. « Le romanticisme est l’art de pré-
senter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l’état actuel de leurs habitudes et
de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible. Le
classicisme, au contraire, leur présente la littérature qui donnait le plus de plaisir à
leurs arrières-grands-pères 1. » Stendhal reconnaît en Sophocle, Euripide, Racine et
Shakespeare des romantiques de leur temps. Pour autant le mouvement ne s’inverse
pas, et l’on ne trouve pas ici de résolution dialectique des opposés. La coïncidence
des opposés, comme dirait Nicolas de Cuse, repose avant tout sur le principe même
de l’identité, soit sur ce qui fonde en droit l’identité : l’instance subjective et réflexive.
Toute la génération idéaliste post-kantienne, et une part importante du premier roman-
tisme, s’emploie à chercher dans la « formule Moi », comme l’écrit Novalis, la clef
de l’unité absolue des opposés.
C’est donc foncièrement l’idéalisme fichtéen (La Doctrine de la Science de 1797),
plus encore que le sentimentalisme pathétique et larmoyant, qui caractérise l’ambition
suprême de cette période. L’unité égale l’identité subjective d’un Moi (ou d’une Œuvre,
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S’il est vrai, au moins depuis la percée esthétique kantienne de la Critique de la faculté
de juger, qui fonde l’esthétique comme une discipline à part entière, que l’autonomie
est la grande affaire de cette période, celle-ci devient sous la plume des romantiques la
formule de l’œuvre idéaliste. L’œuvre d’art, en sa prétention la plus haute, n’est pas
seulement l’expression de la subjectivité et de la réflexion de l’artiste, au lieu d’être
l’imitation d’une nature canonique, elle se présente comme une structure autoréflexive,
telle une totalité naturelle auto engendrée. La nature fait retour dans le romantisme, non
comme substance, mais comme réflexion et mouvement circulaire. De ce point de vue,
l’œuvre n’imite pas la nature, pour lui être subordonnée, elle rejoue son identité orga-
nique, elle imite le procès de sa vie idéale. On rencontre à cette période plusieurs for-
mulations de ce problème, dont celle-ci, significative, que nous devons à Friedrich
Schlegel :
Toute œuvre doit être à vrai dire une nouvelle révélation de la nature. Ce n’est qu’en
formant un tout se suffisant à lui-même qu’une œuvre devient une œuvre. Ce n’est que
par là qu’elle se distingue de la belle étude 1.
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Ainsi, en chaque art se déploie une pleine magnificence luxuriante, en laquelle toute
la plénitude vitale et toutes les impressions isolées se rassemblent, pressant et pous-
sant de toutes parts. Elles représentent ainsi une vie unie à l’aide de couleurs cha-
toyantes et de sons différents. Rien ne me semble mieux exprimer en musique cette
situation que les grandes symphonies composées d’éléments variés. La musique que
nous possédons est visiblement le plus jeune de tous les arts. Elle n’a encore vécu par
elle-même que fort peu d’expériences et elle n’a pas encore connu de périodes vrai-
ment classiques. Les grands maîtres ont bâti des parties isolées en ce domaine, mais
aucun n’a encore embrassé le Tout [Ganze]. À différentes époques toutefois, plusieurs
artistes ont représenté dans leurs œuvres un tout parfait. Il me semble en particulier
que l’on n’a pas suffisamment distingué la musique pour chant [Vokalmusik] de la
musique instrumentale, et que la première doit suivre sa propre voie. On la tient cepen-
dant trop souvent encore pour un être dépendant, aussi la musique elle-même est-elle
souvent contemplée uniquement comme un supplément de la poésie. La pure musique
vocale devrait certainement se mouvoir par sa propre force, sans accompagnement
musical, et respirer dans son propre élément : de même que la musique instrumentale
suit sa propre voie, sans se soucier d’aucun texte ni d’aucune poésie secondaire, elle
possède sa propre poésie et se commente elle-même de façon poétique. Les deux genres
peuvent subsister par eux-mêmes de façon pure et distincte. Toutefois, si ces deux
genres sont unis, si le chant, tel un navire sur les flots, est tiré et hissé par les instru-
ments, alors le musicien doit être déjà extrêmement solide dans son domaine, il doit
régner avec force et fermeté, s’il n’a pas à soumettre l’un de ces arts aux autres, soit
par habitude soit même arbitrairement 1.
1. Ludwig Tieck, Phantasien über die Kunst, für die Freunde der Kunst (1799), [IX, Symphonien], in Sämtliche Werke
und Briefe, Wilhelm Heinrich Wackenroder, historisch-kritische Ausgabe, herausgegeben von Silvio Vietta und Richard
Littlejohns, B. I, Heidelberg, 1991, Carl Winter, Universitätverlag, p. 242. Wackenroder, Tieck, Épanchements d’un moine
ami des arts, traduction et présentation par Charles le Blanc et Olivier Schefer, Paris, José Corti, 2009.
2. Ludwig Tieck, Herzenergießungen eines Kunstliebendenbrüder [IX, Die Farben], in Wilhelm Heinrich Wackenro-
der, historisch-kritische Ausgabe, op cit., p. 191.
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[…] le drame est là, vivant dans toute sa lamentable horreur, et par un tour de force
étrange qui fait de cette peinture le chef-d’œuvre de David et une des grandes curiosi-
tés de l’art moderne, elle n’a rien de trivial ni d’ignoble. […] cruel comme la nature,
ce tableau a tout le parfum de l’idéal. […] Il y a dans cette œuvre quelque chose de
tendre et de poignant à la fois […] 1.
1. Charles Baudelaire, « Le Musée classique du Bazar Bonne-Nouvelle », in Œuvres complètes, op. cit., t. II,
p. 409-410.
2. Henri Zerner, « Le portrait, plus ou moins », in Géricault, Paris, éd. Carré, coll. Arts & esthétique, 1997, p. 65-87.
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nière œuvre inachevée, Philippe Otto Runge proposait un cycle de quatre grandes toiles
allégoriques, accompagnées de musique et de poésie, dans un ensemble architectural.
Cette articulation décisive du temps et de l’espace, pour la construction d’une totalité
esthétique, ressurgira sous différentes formes, notamment à travers le phénomène synes-
thésique de l’audition colorée proposées par Scriabine dans son Prométhée. Plus près
de nous, les Dream Houses de La Monte Young et Marian Zazeela, mises en œuvre
depuis 1963, prolongent cette ambition synthétique. Les deux artistes proposent des
environnements colorés dans lesquels une fréquence continue est diffusée par des oscil-
lateurs d’ondes sinusoïdales, depuis des haut-parleurs et des amplificateurs. Conçues
pour être des lieux d’expérience spirituelle, finalement comme le projet de Runge, ces
maisons du rêve interrogent simultanément le temps et l’espace dans la longue durée 1.
La poésie romantique est une poésie universelle progressive. Elle n’est pas seulement
destinée à réunir tous les genres séparés de la poésie et à faire se toucher poésie, phi-
losophie et rhétorique. Elle veut et doit aussi tantôt mêler et tantôt fondre ensemble
poésie et prose, génialité et critique, poésie d’art et poésie naturelle, rendre la poésie
vivante et sociale, la société et la vie poétique, poétiser le Witz, remplir et saturer les
formes de l’art de toute espèce de substances natives de culture, et les animer des pul-
sations de l’humour. […] Le genre poétique romantique est encore en devenir ; et c’est
son essence propre que de ne pouvoir qu’éternellement devenir, et jamais s’accomplir.
[…] Le genre poétique romantique est le seul qui soit plus qu’un genre, et soit en
quelque sorte l’art même de la poésie ; car en un certain sens toute poésie et ou doit
être romantique 2.
Vaste programme qui pose à lui seul les termes de la version romantique du
Gesamtkunstwerk. On remarquera toutefois que l’unité totale est pensée ici non pas dans
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1. Les exemples récents sont nombreux de tentative d’articulation du son et de la lumière au sein d’un dispositif archi-
tectural et plastique. Retenons parmi les plus significatifs, les travaux de Thomas Mcintosh, artiste canadien qui compose
des paysages sonores. Dans sa pièce intitulée Ondulation, présentée à Nantes en 2007, des amplificateurs disposés au fond
de vastes bassins rectangulaires sculptaient littéralement les ondes sonores dans l’eau, tandis que la diffusion du son géné-
raient des ondes lumineuses sur des écrans tendus à la verticale des bassins.
2. Fragments de l’Athenaeum, in L’Absolu littéraire, op. cit., p. 112.
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du savoir à son objet total, si riche sur le plan d’une poétique structurelle, dans ses Cours
de philosophie transcendantale (1800-1801). En somme, la philosophie qui se reconnaît
une tâche impossible (connaître l’infini) prolonge ou aggrave cette ambition paradoxale 1
par le langage partiel, fragmentaire et inachevé de l’œuvre d’art.
On notera également ici le traitement ambigu auquel est soumise la question centrale
du genre. Schlegel considère en effet, à la fois, que la poésie doit réunir tous les genres
existants, sans être elle-même un genre spécifique et connu, qu’elle doit en somme
dépasser les genres et les inclure tous. Cette grande liberté à l’égard des catégories esthé-
tiques est emblématique de l’esprit romantique et d’une réflexion ontologique sur l’art
que Maurice Blanchot a en partie reprise à son compte.
Seule importe l’œuvre, mais finalement l’œuvre n’est là que pour conduire à la
recherche de l’œuvre ; l’œuvre est le mouvement qui nous porte vers le point pur de
l’inspiration d’où elle vient et où il ne semble qu’elle ne puisse atteindre qu’en dispa-
raissant. Seul importe le livre, tel qu’il est, loin des genres, en dehors des rubriques,
prose, poésie, roman, témoignage, sous lesquelles il refuse de se ranger et auxquelles
il dénie le pouvoir de lui fixer sa place et de déterminer sa forme. Un livre n’appar-
tient plus à un genre, tout livre relève de la seule littérature […]. Tout se passerait donc
comme si, les genres s’étant dissipés, la littérature s’affirmait seule, brillait seule dans
la clarté mystérieuse qu’elle propage et que chaque création littéraire lui renvoie en la
multipliant, – comme s’il y avait donc une « essence » de la littérature. Mais, précisé-
ment, l’essence de la littérature, c’est d’échapper à toute détermination essentielle, à
toute affirmation qui la stabilise ou même la réalise : elle n’est jamais déjà là, elle est
toujours à retrouver ou à réinventer 2.
1. Ce qui conduit à des prises de positions nécessairement contradictoires sur la problématique du système. Novalis note
dans ses Fichte-Studien (II, no 648, p. 288-289), « (…) / Le système proprement philosophique doit être liberté et infinité, ou,
pour le dire de façon frappante, absence de système [Systemlosigkeit] mise en système. Seul un système de ce genre peut évi-
ter les défauts du système et le reproche d’injustice ou d’anarchie. » Friedrich Schlegel, de son côté, écrit : « Il est aussi mor-
tel pour un esprit d’avoir un système que de n’en avoir aucun. Il faudra donc qu’il se décide à joindre les deux. » L’Absolu
littéraire, op. cit., no 53, p. 104. Sur cet aspect décisif du premier romantisme, voir entre autres, Denis Thouard, Le Partage
des idées, Paris, CNRS éditions, 2007, chap. VI (« Fragment et système »), et Olivier Schefer, « Les Fichte-
Studien de Novalis et la Tathandlung à l’épreuve de la transcendance », in Les Études philosophiques, Paris, Puf, janvier-
mars 2000.
2. Maurice Blanchot, Le Livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, p. 293-294.
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et les frontières, les limites imposées et les cadres, aussi est-elle une incessante réécri-
ture du passé. Il n’est pas sûr que le livre soit tué au profit de la Littérature ou de l’Idée
presque abstraite de livre. La totalité qui se dessine ici est indissociable de l’esprit ency-
clopédique de cette période, ouverte aux sciences les plus diverses, comme au monde de
la vie effective. Le livre romantique total, pour ne retenir que cet exemple emblématique,
propose le mélange de différents régimes de récits et de formes (chant, dialogue, poème,
journal intime), auquel s’ajoute la part philosophique et critique. Certes ce livre idéal
reste en grande partie utopique. On peut toutefois en trouver une significative ébauche
dans le Heinrich von Ofterdingen de Novalis, livre complexe et infini, conçu à la fois
comme la mise en abyme perpétuelle du rêve et du réel, et comme une forme progres-
sive au sein de laquelle personnages et situations sont soumis à de perpétuels change-
ments et métamorphoses. À cet égard, ce livre accomplit dans son essentiel inaccomplis-
sement (il restera inachevé) quelque chose de l’idée de l’œuvre infinie et matricielle,
germe d’autres livres et d’autres formes possibles. Les premiers romantiques (Novalis,
Friedrich Schlegel), contrairement sans doute à un nostalgique du grand art et de la belle
essence tel que Wackenroder, rêvent d’une totalité inachevable et en devenir, sans point
fixe ni hiérarchie. Aussi en viennent-ils à imaginer une écriture bien réelle de la plura-
lité et de la polysémie, bigarrée, chaotique, où les associations les plus libres paraissent
autorisées, produisant des mélanges inédits entre les formes dites populaires et savantes,
théoriques et triviales, au détriment des hiérarchies. Et de la collusion des genres émerge
une autre façon de concevoir la philosophie, qui, délaissant le mode d’exposé doctrinal
en cours au XIXe siècle, rapproche la théorie de l’art mais aussi de la vie de l’auteur, ce
dont Nietzsche, Paul Valéry et Gilles Deleuze se souviendront différemment.
Il est certain que cette problématique du mélange et de la polysémie, qui questionne
à coup sûr les frontières entre les formes et les disciplines, est une version de la totalité
romantique moins connue que le drame wagnérien. Un philosophe tel que Peter
Sloterdijk, et dans une certaine mesure aussi un romancier comme W. G. Sebald se mon-
trent assez fidèles à l’idéal pluraliste romantique, en articulant des formes issues de
genres aussi divers que le roman, la biographie, l’essai, l’esthétique, la sociologie, aug-
mentées souvent de photographies, comme le proposait déjà André Breton avec Nadja
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Fragment(s) et totalité
L’idée même de fragment semble pourtant une injure faite à l’œuvre d’art totale,
laquelle semble avoir été conçue pour résoudre la crise moderne, éthique, politique et
esthétique. Mais la modernité combat et repousse bien souvent des objets qui conti-
nuent de travailler souterrainement en elle, et comme pour conjurer une fascination ou
un attrait fatal. Ce que le romantisme porte jusqu’à nous n’est pas seulement la possi-
bilité théorique, et parfois artistique du Gesamtkunstwerk, on l’a vu, mais bien une
réflexion sur l’impossibilité ontologique d’une saisie du tout, envisagé comme le moteur
de cette histoire. L’ambition de totalité reste nécessairement hantée, dans une dialec-
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tique sans réponse ni résolution, par le jeu des écarts et des différences, par l’hétéro-
généité et la juxtaposition des formes. L’ambition synthétique globale est travaillée en
interne par ce qu’elle tente de surmonter et d’annuler. En somme, la crise historique
et politique (révolutionnaire dans le cas présent), crise aussi des spiritualités, est moins
annulée et surmontée qu’elle n’est reformulée pour devenir le moteur dynamique de
cette nouvelle histoire 1. Le fragment romantique dit tout cela : la césure et l’antitota-
lité (l’anti-système), mais aussi la tentative de recomposition du tout sur la base de
morceaux disparates. Car dans sa quête de synthèse, le romantisme inverse les termes
du rapport systématique pour penser le tout à partir de fragments, au lieu d’inscrire les
parties dans un ordre préalable. Il ne s’agit évidemment pas de retrouver le tout après
l’avoir perdu, mais d’en reconsidérer la nature et la forme, pareillement, le désir d’unité
qui passe de façon paradoxale par le fragment ne ressortit pas seulement à la construc-
tion d’une totalité, mais à la fabrication de nouveaux modes de liaison et d’agence-
ment, qui engagent autant une logique destructrice que combinatoire et inventive.
Il faut ici se reporter aux pages impeccables de Maurice Blanchot sur cette question,
lorsqu’il note que le romantisme invente avec le fragment un nouvel art, car tel est l’un
« des pressentiments les plus hardis du romantisme : la recherche d’une forme nouvelle
d’accomplissement qui mobilise – rende mobile – le tout en l’interrompant et par les
divers modes de l’interruption » 2. Cette mobilisation du tout renvoie à des formes neuves
de la parole et de l’exposition, foncièrement plurielles et polyphoniques, particulière-
ment mises en œuvre à travers l’écriture du roman romantique et les formes du collec-
tif (journaux, revues, et, comme en abyme, la publication non signée des Fragments,
cœur et âme de ce projet, au tome II de la revue de L’Athenaeum en 1798). L’on accor-
dera une attention spéciale aux figures théoriques et littéraires du change et de la rela-
tion (dialogue, lettres, mémoires), qui relèvent d’une combinatoire de fragments, d’un
« système de fragments », comme l’écrit Friedrich Schlegel dans un bel oxymore.
Un dialogue est une chaîne ou une couronne de fragments. Un échange de lettres est
un dialogue à plus grande échelle, et des Mémorables sont un système de fragments.
Il n’y a rien encore qui soit fragmentaire dans sa matière et dans sa forme, totalement
subjectif et individuel en même temps que totalement objectif et formant comme une
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1. L’écriture des fragments reflète, à l’évidence, on l’a vu plus haut, quelque chose de la fragmentation de l’espace
social et politique allemand (émiettement des institutions en principautés et protectorats, césure révolutionnaire). De son côté,
et dans un autre contexte, celui de l’individualisme et du matérialisme « fin de siècle », Stéphane Mallarmé rapproche l’état
des lettres modernes de l’état du monde. Il répond ainsi à l’enquête de Jules Huret sur l’« évolution littéraire », en affirmant
que : « […] dans une société sans stabilité, sans unité, il ne peut se créer d’art stable, d’art définitif. De cette organisation
sociale inachevée, qui explique en même temps l’inquiétude des esprits, naît l’inexpliqué besoin d’individualité dont les
manifestations littéraires présentes sont le reflet direct. » Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Biblio-
thèque de la Pléiade », 1945, p. 866-867.
2. Maurice Blanchot, « L’Athenaeum », in L’Entretien infini, Paris, Galimard, 1969, p. 525.
3. No 77, L’Absolu littéraire, op. cit., p. 107.
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