La Communication Littéraire Selon Paul Ricoeur
La Communication Littéraire Selon Paul Ricoeur
La Communication Littéraire Selon Paul Ricoeur
Ioana Vultur
Dans Poétique 2011/2 (n° 166), pages 241 à 249
Éditions Le Seuil
ISSN 1245-1274
ISBN 9782021040258
DOI 10.3917/poeti.166.0241
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Parler, c’est l’acte pour lequel le locuteur surmonte la clôture de l’univers des signes,
dans l’intention de dire quelque chose sur quelque chose à quelqu’un ; parler est l’acte
par lequel le langage se dépasse comme signe vers sa référence et vers son vis-à-vis7.
texte (« dire quelque chose ») et sa référence, donc ce qui est visé par le sens (« sur
quelque chose »).
Le monde du texte
Ce qui est en effet à interpréter dans un texte, c’est une proposition de monde, d’un
monde tel que je puisse l’habiter pour y projeter un de mes possibles les plus propres.
C’est ce que j’appelle le monde du texte, le monde propre à ce texte unique11.
Ainsi, si Ricœur souligne que l’interprétation doit porter sur le monde du texte
qui se déploie devant l’œuvre et que le lecteur se comprend devant le texte, c’est pour
opposer sa conception à la conception intentionnaliste qui cherche l’intention de
l’auteur derrière le texte. Il ne critique donc pas seulement le structuralisme, mais
tout autant le psychologisme, qu’il retrouve surtout chez Dilthey, et qui ramène
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faut passer par l’explication, qui n’est pas selon lui spécifique aux sciences de la nature
mais a aussi une place légitime dans les sciences humaines. Grâce à l’analyse struc-
turale, nous comprenons en effet que ce qui est à interpréter n’est pas l’intention
de l’auteur mais ce que veut dire le texte, sa signification objective. C’est le passage
par l’explication, grâce à laquelle le sens est mis à distance, qui permet de passer
d’une interprétation en surface à une interprétation en profondeur, d’une interpré-
tation subjective à une interprétation objective15. A la critique littéraire qui formule
des impressions sur le texte en procédant à une interprétation subjectiviste, Ricœur
oppose ainsi une interprétation qu’il appelle « objective ».
Ricœur tient ainsi compte de l’apport du structuralisme aux études littéraires.
Dans sa vision, explication et compréhension, épistémologie et ontologie sont com-
patibles, elles ne s’opposent pas mais sont situées sur un unique arc herméneutique,
car « expliquer, c’est dégager la structure, c’est-à-dire les relations internes de dépen-
dance qui constituent la statique du texte ; interpréter, c’est prendre le chemin de
pensée ouvert par le texte, se mettre en route vers l’orient du texte16 ». Dans Temps
et récit II, il ajoute ainsi aux catégories de Genette, qui sont immanentes au texte, à
savoir l’énonciation à laquelle correspond un temps du raconter et l’énoncé auquel
correspond un temps raconté, une troisième catégorie, celle de « monde du texte »,
à laquelle correspond une expérience fictive du temps17. De cette façon, il veut sou-
ligner que ce qui est configuré dans l’œuvre est refiguré grâce à l’acte de lecture qui
fait le lien entre le monde de l’œuvre et le monde du lecteur.
sur le processus présumé de la création de l’œuvre, mais sur les techniques par les-
quelles une œuvre se rend communicable, techniques repérables dans l’œuvre elle-
même19 : la notion d’auteur impliqué (l’image que le texte crée de l’auteur mais qui
n’est pas à confondre avec la personne réelle), la voix narrative ou le narrateur (« la
projection fictive de l’auteur réel dans le texte lui-même20 »), le style. Il faut souligner
que la notion d’auteur impliqué appartient à la problématique de la communication,
dans la mesure où elle est étroitement solidaire d’une rhétorique de la persuasion 21 :
selon Wayne Booth, en effet, l’auteur impliqué « s’efforce, consciemment ou incons-
ciemment, d’imposer son monde fictif à son lecteur22 ». La notion de voix narrative
relève elle aussi des problèmes de la communication, dans la mesure où elle est adressée
à un lecteur et se situe au point de transition entre configuration et refiguration23.
Mais Ricœur prend en compte aussi une rhétorique qui se situe non pas du côté
de l’auteur impliqué, mais du côté du lecteur impliqué. Il s’agit de la rhétorique de
la lecture de Michel Charles qui s’intéresse non pas au lecteur réel mais au lecteur
impliqué, c’est-à-dire au lecteur tel qu’il est construit « dans et par le texte24 ». Ricœur
se demande si le lecteur impliqué tel qu’il se matérialise dans le texte est la contre-
partie exacte de la notion d’auteur impliqué :
A première vue, une symétrie semble s’établir entre auteur impliqué et lecteur impli-
qué, chacun ayant ses marques dans le texte. Par lecteur impliqué, il faut alors
entendre le rôle assigné au lecteur réel par les instructions du texte. Auteur impli-
qué et lecteur impliqué deviennent ainsi des catégories littéraires compatibles avec
l’autonomie sémantique du texte. En tant que construits dans le texte, ils sont l’un
et l’autre les corrélats fictionalisés d’êtres réels : l’auteur impliqué s’identifie au style
singulier de l’œuvre, le lecteur impliqué au destinataire auquel s’adresse le destina-
teur de l’œuvre. Mais la symétrie s’avère finalement trompeuse. D’une part, l’auteur
impliqué est un déguisement de l’auteur réel, lequel disparaît en se faisant narrateur
immanent à l’œuvre – voix narrative. En revanche, le lecteur réel est une concrétisa-
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Bien qu’il considère la littérature comme une forme de discours, Ricœur n’en
insiste pas moins sur sa spécificité par rapport aux autres communications verbales.
Afin de montrer la façon dont il conçoit cette spécificité de la communication lit-
téraire, on peut partir du modèle de la communication proposé par Jakobson dans
« Linguistique et poétique30 ». On sait en effet que ce modèle de la communication
verbale a été appliqué tel quel à la communication littéraire. Jakobson a décrit la
communication verbale comme une transmission d’information : le destinateur
envoie un message au destinataire. Le message requiert un contexte auquel il renvoie,
un code commun au destinateur et au destinataire, ainsi qu’un contact entre les
deux. A ces six facteurs correspondent six fonctions : au destinateur correspond la
fonction émotive, expression directe de l’attitude du sujet à l’égard de ce dont il
parle31 ; au destinataire correspond la fonction conative ; au contact correspond la
Enfin la spécificité de l’œuvre littéraire par rapport au discours tient au fait que la
référence littéraire est toujours une référence indirecte, métaphorique. Ricœur rap-
pelle comment, en partant du modèle de Jakobson et plus précisément du fait que
Jakobson avait mis l’accent sur la fonction poétique du langage et donc sur l’auto
référentialité du message, la critique littéraire américaine et européenne (par exemple
Wimsatt dans The Verbal Icon, Hester dans The Meaning of Poetic Metaphor, Northrop
Frye dans Anatomy of Criticism, mais aussi la Nouvelle Rhétorique) a abouti à la thèse
selon laquelle le texte poétique n’a pas de référence34. Ricœur attire cependant l’at-
tention sur un passage de l’article de Jakobson, où celui-ci affirme très clairement
que « la suprématie de la fonction poétique sur la fonction référentielle n’oblitère
pas la référence (la dénotation), mais la rend ambiguë35 ». Il lui emprunte l’idée
d’une « référence dédoublée36 », pour montrer que dans une œuvre littéraire la réfé-
rence existe bien, simplement elle n’est pas directe (par exemple en littérature, il n’y
a pas de référence ostensive comme dans le cas du discours). Pour Ricœur, « l’abo-
lition d’une référence de premier rang, abolition opérée par la fiction et la poésie,
est la condition de possibilité pour que soit libérée une référence de second rang,
qui atteint le monde non plus seulement au niveau des objets manipulables, mais au
niveau que Husserl désignait par l’expression de Lebenswelt et Heidegger par celle
d’être-au-monde37 ». L’effacement de la référence descriptive est donc « la condition
négative pour que soit libéré un pouvoir plus radical de référence à des aspects de
notre être-au-monde qui ne peuvent être dits de manière directe38 ». En partant
de la compréhension comme manière d’être (Heidegger), Ricœur montre que la
compréhension et l’interprétation des textes ne peuvent pas être ramenées à la com-
préhension d’un autrui, mais que, dans le cas des œuvres littéraires, elles mènent
au contraire à une meilleure compréhension de soi-même. Ainsi, selon Ricœur, « le
langage littéraire paraît capable d’augmenter la puissance de découvrir et de trans-
former la réalité – et surtout la réalité humaine – à la mesure de son éloignement
de la fonction descriptive du langage ordinaire de la conversation39 ».
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NOTES
1. Voir P. Ricœur, « Le récit de fiction », La Narrativité, Dominique Tiffeneau (éd.), Paris, éd. du CNRS,
« Phénoménologie et herméneutique », 1980, p. 26.
2. Voir ibid., p. 27.
3. Voir R. Barthes, « Introduction à l’analyse structurale des récits » (1966), Œuvres complètes, II, Paris,
éd. du Seuil, 2002, p. 832.
4. Voir P. Ricœur, « Le récit de fiction », La Narrativité, op. cit., p. 27.
5. P. Ricœur, « La métaphore et le problème central… », Ecrits et conférences 2, Herméneutique, Paris,
éd. du Seuil, « La couleur des idées », 2010, p. 95.
6. P. Ricœur, « Herméneutique et structuralisme », Le Conflit des interprétations. Essais d’ herméneutique,
Paris, éd. du Seuil, 1969, p. 88.
7. Ibid., p. 85.
8. P. Ricœur, Du texte à l’action, Essais d’ herméneutique II, Paris, éd. du Seuil, « Points Essais », 1986,
p. 154.
9. Ibid., p. 128.
10. Ibid.
11. Ibid.
12. Ibid.
13. Voir Th. Pavel, Univers de la fiction (1986), traduit de l’anglais par l’auteur, Paris, éd. du Seuil, « Poé-
tique », 1988, p. 7 : « Depuis déjà vingt ans, la poétique du récit a pris pour objet le discours littéraire dans
sa formalité rhétorique au détriment de sa force référentielle, restée à la périphérie de l’attention critique.
Or, une théorie équilibrée de la littérature ne peut se restreindre aux enquêtes formelles, pour importantes
que soient ces dernières ; elle doit, tôt ou tard, aborder les questions de sémantique. » Ou p. 14 : « Certains
courants structuralistes prônèrent, par conséquent, une esthétique antiexpressive, en négligeant du même
coup les traits littéraires et artistiques qui transcendent les propriétés purement structurales, à savoir la
référence, la représentation, le sens des œuvres, l’expressivité. »
14. P. Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 124.
15. Voir ibid., p. 174-178.
16. Ibid., p. 175.
17. Voir P. Ricœur, Temps et récit II, La configuration dans le récit de fiction, Paris, éd. du Seuil, « Points
Essais », 1984, chap. iii et iv.
18. Voir P. Ricœur, « Monde du texte, monde du lecteur », Temps et récit III, Le temps raconté, Paris, éd.
du Seuil, « Points Essais », 1985, p. 284-328.
19. Ibid., p. 290.
20. P. Ricœur, Temps et récit II, op. cit., p. 181.
21. P. Ricœur, « Monde du texte, monde du lecteur », Temps et récit III, op. cit., p. 290.
22. W. Booth cité par P. Ricœur, ibid., p. 289.
23. P. Ricœur, Temps et récit II, op. cit., p. 188.
24. P. Ricœur, Temps et récit III, op. cit., p. 298.
25. Ibid., p. 310-311.
26. Ibid., p. 296-297.
27. P. Ricœur, Temps et récit I, L’ intrigue et le récit historique, Paris, éd. du Seuil, « Points Essais », 1983,
p. 148.
28. P. Ricœur, Temps et récit III, op. cit., p. 286.
29. P. Ricœur, Temps et récit I, op. cit., p. 148.
30. R. Jakobson, « Linguistique et poétique », Essais de linguistique générale, traduit de l’anglais par
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