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La Communication Littéraire Selon Paul Ricoeur

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La communication littéraire selon Paul Ricœur

Ioana Vultur
Dans Poétique 2011/2 (n° 166), pages 241 à 249
Éditions Le Seuil
ISSN 1245-1274
ISBN 9782021040258
DOI 10.3917/poeti.166.0241
© Le Seuil | Téléchargé le 02/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 144.64.214.157)

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Ioana Vultur
La communication littéraire
selon Paul Ricœur

Les réflexions de Paul Ricœur sur la littérature construisent un modèle global et


complexe de l’œuvre littéraire qui tient compte des trois instances qui y sont impli-
quées, à savoir l’auteur, le texte et le lecteur. Dans un premier temps, j’essaierai de
mettre en évidence le fait que Ricœur conçoit l’œuvre littéraire comme un discours
et la littérature comme une forme de communication. Dans un deuxième temps,
j’analyserai les problèmes spécifiques que pose la communication littéraire par rapport
à la communication verbale non littéraire. Je voudrais montrer qu’en dialoguant
avec des disciplines différentes, comme la poétique, la sémantique, la sémiotique,
la philosophie analytique, l’herméneutique allemande (Heidegger, Gadamer), etc.,
Paul Ricœur a renouvelé le modèle de spécificité de la communication littéraire.
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L’œuvre littéraire comme discours

Afin de mettre en évidence la nouveauté et la complexité du modèle élaboré par


Ricœur, il faut montrer dans quel contexte s’inscrit son œuvre.
Avant Ricœur on avait mis l’accent tour à tour, de façon unilatérale, sur l’une ou
l’autre des instances de l’œuvre : soit sur l’auteur seul, soit uniquement sur le texte,
soit sur le lecteur seul. Par exemple au xixe siècle et surtout à l’époque romantique
avec Schleiermacher, mais aussi plus tard chez Dilthey, le sens du texte était souvent
ramené à l’intention de l’auteur, à une sorte d’Einfühlung, à un acte de cogénialité
avec l’auteur, comme si le lecteur pouvait en quelque sorte revivre le processus de
création de l’œuvre tel que vécu par l’auteur. Comme réaction à cette tendance qui
règne durant une grande partie du xixe et au début du xxe siècle et qui déplace le
sens du texte vers une sorte de critique biographique, ou vers l’étude du contexte,
se développe au xxe siècle un courant formaliste (formalisme russe, structuralisme)
qui met l’accent sur le texte lui-même, le voyant comme une structure, c’est-à-dire

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comme « un ensemble clos de relations internes entre un nombre fini d’unités1 ».


L’analyse structurale transpose aux entités linguistiques supérieures à la phrase,
un modèle qui avait d’abord été appliqué à la phonologie, à la sémantique lexicale
et aux règles syntaxiques2. Dans la vision de Barthes, par exemple, le récit est une
grande phrase et la littérature une sorte de langage3. Selon Ricœur, cette théorie
aboutit à une conception purement immanentiste de la littérature parce que, si l’on
conçoit la littérature comme un langage, alors elle ne peut se définir que par les
relations internes entre ses éléments4. En s’opposant à cette clôture du texte sur lui-
même, l’esthétique de la réception (Jauss) ainsi que la phénoménologie de la lecture
(Iser), inspirée par Ingarden, ont découvert le rôle du lecteur dans la figuration et
la configuration de l’œuvre, montrant qu’elle résulte de l’interaction entre texte et
lecteur. Ainsi, selon Ingarden, l’œuvre est un schème qui doit être concrétisé par le
lecteur à travers l’acte de lecture. Plus tard, un certain nombre de critiques comme
Stanley Fish ou bien les tenants du déconstructionnisme ont poussé à l’extrême
cette conception, en substituant le lecteur à l’auteur, en confondant donc sens du
texte et sens du lecteur.
A ces conceptions unilatérales qui mettaient l’accent tour à tour sur l’auteur, le
texte et le lecteur, Ricœur oppose une conception de la littérature comme com-
munication qui relie ces trois instances. Il conçoit l’identité de l’œuvre littéraire
comme une interaction entre auteur, texte et lecteur. Comme le met en évidence
son modèle des trois mimèsis qui consiste en une préfiguration, une configuration
et une refiguration, il tient compte de ces trois instances à la fois et non pas indi-
viduellement : l’auteur configure une œuvre à partir d’une précompréhension du
monde de l’action et cette œuvre est refigurée par les lecteurs. Ce modèle des trois
mimèsis est à la base de la conception de l’œuvre littéraire développée dans Temps et
récit, La Métaphore vive et dans d’autres études : celle de l’œuvre comme discours,
de la littérature comme forme de communication.
Le discours comme événement est la contrepartie du langage compris comme
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langue, code ou système5, parce que c’est seulement dans le discours que le langage
a une référence et un sujet, un monde et une audience6 :

Parler, c’est l’acte pour lequel le locuteur surmonte la clôture de l’univers des signes,
dans l’intention de dire quelque chose sur quelque chose à quelqu’un ; parler est l’acte
par lequel le langage se dépasse comme signe vers sa référence et vers son vis-à-vis7.

Pour développer cette conception du discours, Ricœur s’inspire des travaux de


Benveniste ainsi que de la théorie des actes du langage (Austin, Searle). Quant
au texte, il le définit comme « un discours fixé par l’écriture8 ». Il n’est plus une
structure close sur elle-même, autonome, sans auteur, sans lecteur et sans monde,
comme dans la vision structuraliste. Dans la mesure où ce qui est mis en avant
dans cette définition du texte n’est pas la texture (voir Barthes), mais le fait qu’il
est l’incarnation d’un discours, le texte apparaît déjà comme une forme de com-
munication parce que tenir un discours suppose que quelqu’un parle à quelqu’un
d’autre pour lui dire quelque chose sur quelque chose. Ricœur fait entrer en jeu à la
fois l’auteur qui écrit l’œuvre, le lecteur qui reçoit l’œuvre, tout comme le sens du

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texte (« dire quelque chose ») et sa référence, donc ce qui est visé par le sens (« sur
quelque chose »).

Le monde du texte

A la clôture du texte, Ricœur oppose ainsi l’ouverture du discours. Cette ouverture


est une ouverture sur le monde et sur le lecteur qui est appelé à habiter ce monde.
Ricœur ne s’intéresse pas en premier lieu à la structure du texte ou aux relations
qui s’établissent entre ses divers éléments comme le fait le structuralisme, mais à ce
que le texte nous dit sur le monde.
Il se demande sur quoi doit porter l’interprétation « si nous ne pouvons plus
définir l’herméneutique par la recherche d’un autrui et de ses intentions psycholo-
giques qui se dissimulent derrière le texte, et si nous ne voulons pas réduire l’inter-
prétation au démontage des structures9 » et il répond qu’« interpréter, c’est expliciter
la sorte d’ être-au-monde déployé devant le texte10 ». Ricœur renvoie ainsi dos à dos
romantisme et structuralisme, parce que, pour lui, l’interprétation doit porter sur
le monde du texte :

Ce qui est en effet à interpréter dans un texte, c’est une proposition de monde, d’un
monde tel que je puisse l’habiter pour y projeter un de mes possibles les plus propres.
C’est ce que j’appelle le monde du texte, le monde propre à ce texte unique11.

Ainsi, si Ricœur souligne que l’interprétation doit porter sur le monde du texte
qui se déploie devant l’œuvre et que le lecteur se comprend devant le texte, c’est pour
opposer sa conception à la conception intentionnaliste qui cherche l’intention de
l’auteur derrière le texte. Il ne critique donc pas seulement le structuralisme, mais
tout autant le psychologisme, qu’il retrouve surtout chez Dilthey, et qui ramène
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l’interprétation à la compréhension du psychique d’autrui, de l’auteur.
Pour Ricœur, l’œuvre littéraire est la projection d’un univers, un univers possible
qui est proche de celui que définit Thomas Pavel dans Univers de la fiction. Selon
Ricœur, « par la fiction, par la poésie, de nouvelles possibilités d’être-au-monde
sont ouvertes dans la réalité quotidienne » car « fiction et poésie visent l’être, non
plus sous la modalité de l’être-donné, mais sous la modalité du pouvoir-être12 ».
En prenant comme points de départ des cadres différents (herméneutique heideg-
gérienne/sémantique logique), Ricœur et Pavel critiquent tous les deux le modèle
structuraliste qui leur semble trop rigide, puisqu’il voit le texte comme clos sur lui-
même et qu’il ne tient pas compte de sa référence. Ils mettent en évidence le fait que
la littérature parle du monde, qu’elle élabore des univers possibles qui sont autant
de variantes de notre monde13.
Pour autant, Ricœur ne rejette pas l’analyse structurale. Si, selon lui, l’hermé-
neutique est l’art de discerner le discours dans l’œuvre, ce discours n’est pas donné
ailleurs que dans et par les structures de l’œuvre14 (composition, genre, style). C’est
pourquoi il montre l’importance, pour l’interprétation, du passage par une phase
explicative. Afin de dépsychologiser la compréhension, Ricœur pense en effet qu’il

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faut passer par l’explication, qui n’est pas selon lui spécifique aux sciences de la nature
mais a aussi une place légitime dans les sciences humaines. Grâce à l’analyse struc-
turale, nous comprenons en effet que ce qui est à interpréter n’est pas l’intention
de l’auteur mais ce que veut dire le texte, sa signification objective. C’est le passage
par l’explication, grâce à laquelle le sens est mis à distance, qui permet de passer
d’une interprétation en surface à une interprétation en profondeur, d’une interpré-
tation subjective à une interprétation objective15. A la critique littéraire qui formule
des impressions sur le texte en procédant à une interprétation subjectiviste, Ricœur
oppose ainsi une interprétation qu’il appelle « objective ».
Ricœur tient ainsi compte de l’apport du structuralisme aux études littéraires.
Dans sa vision, explication et compréhension, épistémologie et ontologie sont com-
patibles, elles ne s’opposent pas mais sont situées sur un unique arc herméneutique,
car « expliquer, c’est dégager la structure, c’est-à-dire les relations internes de dépen-
dance qui constituent la statique du texte ; interpréter, c’est prendre le chemin de
pensée ouvert par le texte, se mettre en route vers l’orient du texte16 ». Dans Temps
et récit II, il ajoute ainsi aux catégories de Genette, qui sont immanentes au texte, à
savoir l’énonciation à laquelle correspond un temps du raconter et l’énoncé auquel
correspond un temps raconté, une troisième catégorie, celle de « monde du texte »,
à laquelle correspond une expérience fictive du temps17. De cette façon, il veut sou-
ligner que ce qui est configuré dans l’œuvre est refiguré grâce à l’acte de lecture qui
fait le lien entre le monde de l’œuvre et le monde du lecteur.

L’acte de lecture entre stratégie de l’auteur et réponse du lecteur

Le point d’aboutissement de la communication littéraire se trouve dans l’acte de


lecture qui occupe ainsi une place stratégique dans la théorie de Ricœur. Lorsqu’il
présente son modèle de l’acte de lecture, il distingue trois moments auxquels corres-
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pondent trois disciplines différentes : une stratégie de l’auteur dirigée vers le lecteur
à qui il veut communiquer une vision du monde (une rhétorique de la fiction), l’ins-
cription de cette stratégie dans la configuration littéraire (une poétique) et la réponse
du lecteur, considéré soit en tant que sujet lisant (une phénoménologie de la lecture),
soit en tant que public récepteur (une esthétique de la réception)18.
Le modèle de Ricœur est une synthèse de ces différentes démarches orientées vers
un aspect ou l’autre du texte littéraire : de la rhétorique qui est orientée vers l’auteur
impliqué, de la poétique qui est orientée vers le texte, de la phénoménologie de la
lecture et de l’esthétique de la réception qui sont orientées vers le lecteur. Il élabore
son propre modèle de l’acte de lecture à partir de ces trois théories qui l’aident à
construire son concept de refiguration. Son modèle se veut un dépassement des
autres modèles qu’il interprète dans une perspective herméneutique.
La rhétorique de la fiction s’intéresse à la stratégie de l’auteur qui crée une œuvre
à travers laquelle il veut communiquer au lecteur sa propre vision des choses. Si
Ricœur tient compte de l’auteur, c’est parce que le lecteur qui lit le texte perçoit
toujours une intentionnalité qui y est à l’œuvre, un projet de l’auteur. Ricœur part
de la rhétorique de la fiction de Wayne Booth, parce qu’elle ne met pas l’accent

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sur le processus présumé de la création de l’œuvre, mais sur les techniques par les-
quelles une œuvre se rend communicable, techniques repérables dans l’œuvre elle-
même19 : la notion d’auteur impliqué (l’image que le texte crée de l’auteur mais qui
n’est pas à confondre avec la personne réelle), la voix narrative ou le narrateur (« la
projection fictive de l’auteur réel dans le texte lui-même20 »), le style. Il faut souligner
que la notion d’auteur impliqué appartient à la problématique de la communication,
dans la mesure où elle est étroitement solidaire d’une rhétorique de la persuasion 21 :
selon Wayne Booth, en effet, l’auteur impliqué « s’efforce, consciemment ou incons-
ciemment, d’imposer son monde fictif à son lecteur22 ». La notion de voix narrative
relève elle aussi des problèmes de la communication, dans la mesure où elle est adressée
à un lecteur et se situe au point de transition entre configuration et refiguration23.
Mais Ricœur prend en compte aussi une rhétorique qui se situe non pas du côté
de l’auteur impliqué, mais du côté du lecteur impliqué. Il s’agit de la rhétorique de
la lecture de Michel Charles qui s’intéresse non pas au lecteur réel mais au lecteur
impliqué, c’est-à-dire au lecteur tel qu’il est construit « dans et par le texte24 ». Ricœur
se demande si le lecteur impliqué tel qu’il se matérialise dans le texte est la contre-
partie exacte de la notion d’auteur impliqué :

A première vue, une symétrie semble s’établir entre auteur impliqué et lecteur impli-
qué, chacun ayant ses marques dans le texte. Par lecteur impliqué, il faut alors
entendre le rôle assigné au lecteur réel par les instructions du texte. Auteur impli-
qué et lecteur impliqué deviennent ainsi des catégories littéraires compatibles avec
l’autonomie sémantique du texte. En tant que construits dans le texte, ils sont l’un
et l’autre les corrélats fictionalisés d’êtres réels : l’auteur impliqué s’identifie au style
singulier de l’œuvre, le lecteur impliqué au destinataire auquel s’adresse le destina-
teur de l’œuvre. Mais la symétrie s’avère finalement trompeuse. D’une part, l’auteur
impliqué est un déguisement de l’auteur réel, lequel disparaît en se faisant narrateur
immanent à l’œuvre – voix narrative. En revanche, le lecteur réel est une concrétisa-
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tion du lecteur impliqué, visé par la stratégie de persuasion du narrateur ; par rapport
à lui, le lecteur impliqué reste virtuel tant qu’il n’est pas actualisé. Ainsi, tandis que
l’auteur réel s’efface dans l’auteur impliqué, le lecteur impliqué prend corps dans le
lecteur réel. C’est ce dernier qui est le pôle adverse du texte dans l’interaction d’où
procède la signification de l’œuvre : c’est bien du lecteur réel qu’il s’agit dans une
phénoménologie de l’acte de lecture25.

La contrepartie de la notion d’auteur impliqué est donc le lecteur réel. C’est


pourquoi Ricœur s’inspire de la phénoménologie de la lecture d’Iser et de l’esthé-
tique de la réception de Jauss qui ont mis en évidence le rôle de ce lecteur réel dans
la configuration de l’œuvre et ont mis l’accent sur la réponse du lecteur aux strata-
gèmes de l’auteur impliqué, aspect négligé par la rhétorique de la fiction de Booth.
Ricœur part ici du constat que certaines formes de littérature moderne, par exemple
le roman moderne, requièrent un nouveau type de lecteur, à savoir un lecteur qui
répond, un lecteur soupçonneux qui doit réfléchir, puisque la lecture se transforme
d’un voyage confiant fait en compagnie d’un narrateur digne de confiance en un
combat avec l’auteur impliqué26.

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Cependant, le modèle de Ricœur est en même temps un dépassement de l’esthé-


tique de la réception, parce qu’il met en relation la lecture avec l’ontologie de l’œuvre,
qui réside dans le fait qu’elle est toujours déploiement d’un monde. En fait, cette
approche ontologique n’est pas incompatible avec l’esthétique de la réception, parce
que « ce monde du texte déployé devant l’œuvre n’existe que dans la mesure où il
y a un lecteur qui s’approprie le texte » : en ce sens, toute référence est coréférence,
référence dialogique ou dialogale27. En désignant par mimèsis III l’intersection du
monde du texte avec le monde du lecteur, Ricœur met en rapport la communica-
bilité de l’œuvre avec sa référence. S’il y a une intersection entre le monde du texte
et le monde du lecteur, c’est parce que, dans la conception de Ricœur, le monde du
texte est une transcendance dans l’immanence, ce qui veut dire que son statut onto-
logique est en suspens, qu’il est en excès par rapport à sa structure et en attente de
lecture28. La référence est donc recréée grâce à la lecture qui marque le passage de
la configuration (mimèsis II) à la refiguration (mimèsis III).
Pour comprendre pourquoi Ricœur souligne qu’« aptitude à communiquer et
capacité de référence doivent être posées simultanément29 », il suffit de penser à la
situation discursive. Lorsque je parle à quelqu’un, c’est pour lui dire quelque chose
sur quelque chose (sur le monde). Si quelqu’un s’adresse à quelqu’un d’autre, c’est
pour porter au langage et partager avec lui une expérience nouvelle. De la même
façon, les œuvres littéraires portent elles aussi au langage une expérience, elles nous
disent quelque chose sur notre monde. La littérature parle de la vie, de la mort, de
l’amour, elle met en scène la relation du sujet avec l’autre, avec soi-même, la relation
de l’homme au sacré, au temps, au rêve. Elle véhicule des valeurs sociales, morales,
philosophiques, religieuses, qui ne peuvent être comprises que par la confrontation
avec l’arrière-plan de notre existence, donc par rapport au monde du lecteur et de
ses propres valeurs.
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La spécificité de la communication littéraire

Bien qu’il considère la littérature comme une forme de discours, Ricœur n’en
insiste pas moins sur sa spécificité par rapport aux autres communications verbales.
Afin de montrer la façon dont il conçoit cette spécificité de la communication lit-
téraire, on peut partir du modèle de la communication proposé par Jakobson dans
« Linguistique et poétique30 ». On sait en effet que ce modèle de la communication
verbale a été appliqué tel quel à la communication littéraire. Jakobson a décrit la
communication verbale comme une transmission d’information : le destinateur
envoie un message au destinataire. Le message requiert un contexte auquel il renvoie,
un code commun au destinateur et au destinataire, ainsi qu’un contact entre les
deux. A ces six facteurs correspondent six fonctions : au destinateur correspond la
fonction émotive, expression directe de l’attitude du sujet à l’égard de ce dont il
parle31 ; au destinataire correspond la fonction conative ; au contact correspond la

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fonction phatique ; au code, la fonction métalinguistique ; au contexte, la fonction


référentielle ; au message comme forme ou incarnation, la fonction poétique qui
met en évidence l’autoréférentialité de l’art du langage. Ce modèle informationnel
de la communication vient à l’origine de la cybernétique de Norbert Wiener et de
ses élèves Shannon et Weaver qui avaient élaboré « une vision télégraphique de la
communication32 ». Or, pour Ricœur ce modèle est trop simple pour être appliqué
à l’œuvre littéraire. En effet, la communication littéraire est beaucoup plus com-
plexe et polyvalente que la communication quotidienne.
Tout d’abord la communication littéraire est une communication indirecte. Le
créateur d’une œuvre littéraire ne transmet pas quelque chose à un destinataire de
façon directe. Une œuvre n’est pas un message qui est énoncé et transmis vers un
destinataire précis, il résulte d’un processus de création qui est beaucoup plus com-
plexe. Ainsi, par exemple, l’auteur se dédouble en se transformant en un narrateur
ou en un je lyrique, ce qui opacifie la relation entre l’émetteur et le message.
Deuxièmement, la plupart des œuvres littéraires sont des textes écrits. Or, la
communication écrite se distingue de la communication orale par le fait qu’elle est
toujours une communication différée. Le texte se détache ainsi de son auteur. Celui-
ci n’est pas présent et on ne peut pas lui demander ce qu’il voulait dire quand il a
écrit le texte. On ne peut donc pas savoir directement ce qu’il a voulu dire. Certes,
parfois on a accès à des documents qui peuvent aider à la reconstitution du sens,
mais ces documents ne peuvent pas se substituer au sens du texte. Le sens du texte
ne coïncide donc pas avec l’intention de l’auteur et ce que le lecteur doit chercher,
c’est le sens du texte et non pas cette intention. Pour le dire autrement, la communi-
cation littéraire est asymétrique : le lecteur ne peut pas réellement remonter au-delà
du texte, au-delà de l’auteur impliqué.
En tant que texte écrit, l’œuvre littéraire est ouverte à « un auditoire illimité et
indéterminé33 ». Ainsi, le sens du texte se décontextualise et se recontextualise pour
des lecteurs vivant dans des contextes différents. La communication littéraire est en
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particulier conditionnée par le contexte socio-historique du lecteur, tout comme elle
est conditionnée culturellement. Entre le texte et le lecteur il y a toujours un vide,
un écart temporel, une distance qui, comme l’a souligné Gadamer, ne peut jamais
être complètement comblée. C’est pourquoi l’interprétation doit se tenir dans cet
espace de l’entre-deux, qui est un espace du dialogue. Interpréter une œuvre ce n’est
pas la décoder, c’est entrer en dialogue avec elle. C’est donc une illusion de vouloir
nous mettre dans la peau de l’auteur ou dans celle des premiers lecteurs, de vouloir
comprendre la même chose que l’auteur ou ces premiers lecteurs. Nous comprenons
ce que le texte nous dit à nous dans le contexte d’aujourd’hui, nous réactualisons
sans cesse le sens du texte par rapport à notre propre présent.
Bref, les lecteurs ne sont pas là seulement pour décoder un message, mais ils ont
un rôle beaucoup plus grand, jusqu’à devenir cocréateurs de l’œuvre. Cet aspect est
particulièrement important dans les romans modernes dans lesquels le lecteur doit
configurer lui-même l’œuvre. A défaut par exemple d’un narrateur omniscient qui
était là pour le guider, le lecteur doit lui-même reconstruire une perspective cohé-
rente à partir de plusieurs perspectives subjectives. Parfois, il se heurte même à des
textes obscurs, voire hermétiques.

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Enfin la spécificité de l’œuvre littéraire par rapport au discours tient au fait que la
référence littéraire est toujours une référence indirecte, métaphorique. Ricœur rap-
pelle comment, en partant du modèle de Jakobson et plus précisément du fait que
Jakobson avait mis l’accent sur la fonction poétique du langage et donc sur l’auto­
référentialité du message, la critique littéraire américaine et européenne (par exemple
Wimsatt dans The Verbal Icon, Hester dans The Meaning of Poetic Metaphor, Northrop
Frye dans Anatomy of Criticism, mais aussi la Nouvelle Rhétorique) a abouti à la thèse
selon laquelle le texte poétique n’a pas de référence34. Ricœur attire cependant l’at-
tention sur un passage de l’article de Jakobson, où celui-ci affirme très clairement
que « la suprématie de la fonction poétique sur la fonction référentielle n’oblitère
pas la référence (la dénotation), mais la rend ambiguë35 ». Il lui emprunte l’idée
d’une « référence dédoublée36 », pour montrer que dans une œuvre littéraire la réfé-
rence existe bien, simplement elle n’est pas directe (par exemple en littérature, il n’y
a pas de référence ostensive comme dans le cas du discours). Pour Ricœur, « l’abo-
lition d’une référence de premier rang, abolition opérée par la fiction et la poésie,
est la condition de possibilité pour que soit libérée une référence de second rang,
qui atteint le monde non plus seulement au niveau des objets manipulables, mais au
niveau que Husserl désignait par l’expression de Lebenswelt et Heidegger par celle
d’être-au-monde37 ». L’effacement de la référence descriptive est donc « la condition
négative pour que soit libéré un pouvoir plus radical de référence à des aspects de
notre être-au-monde qui ne peuvent être dits de manière directe38 ». En partant
de la compréhension comme manière d’être (Heidegger), Ricœur montre que la
compréhension et l’interprétation des textes ne peuvent pas être ramenées à la com-
préhension d’un autrui, mais que, dans le cas des œuvres littéraires, elles mènent
au contraire à une meilleure compréhension de soi-même. Ainsi, selon Ricœur, « le
langage littéraire paraît capable d’augmenter la puissance de découvrir et de trans-
former la réalité – et surtout la réalité humaine – à la mesure de son éloignement
de la fonction descriptive du langage ordinaire de la conversation39 ».
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Ecole des hautes études en sciences sociales

NOTES

1. Voir P. Ricœur, « Le récit de fiction », La Narrativité, Dominique Tiffeneau (éd.), Paris, éd. du CNRS,
« Phénoménologie et herméneutique », 1980, p. 26.
2. Voir ibid., p. 27.
3. Voir R. Barthes, « Introduction à l’analyse structurale des récits » (1966), Œuvres complètes, II, Paris,
éd. du Seuil, 2002, p. 832.
4. Voir P. Ricœur, « Le récit de fiction », La Narrativité, op. cit., p. 27.
5. P. Ricœur, « La métaphore et le problème central… », Ecrits et conférences 2, Herméneutique, Paris,
éd. du Seuil, « La couleur des idées », 2010, p. 95.
6. P. Ricœur, « Herméneutique et structuralisme », Le Conflit des interprétations. Essais d’ herméneutique,
Paris, éd. du Seuil, 1969, p. 88.

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La communication littéraire selon Paul Ricœur 249

7. Ibid., p. 85.
8. P. Ricœur, Du texte à l’action, Essais d’ herméneutique II, Paris, éd. du Seuil, « Points Essais », 1986,
p. 154.
9. Ibid., p. 128.
10. Ibid.
11. Ibid.
12. Ibid.
13. Voir Th. Pavel, Univers de la fiction (1986), traduit de l’anglais par l’auteur, Paris, éd. du Seuil, « Poé-
tique », 1988, p. 7 : « Depuis déjà vingt ans, la poétique du récit a pris pour objet le discours littéraire dans
sa formalité rhétorique au détriment de sa force référentielle, restée à la périphérie de l’attention critique.
Or, une théorie équilibrée de la littérature ne peut se restreindre aux enquêtes formelles, pour importantes
que soient ces dernières ; elle doit, tôt ou tard, aborder les questions de sémantique. » Ou p. 14 : « Certains
courants structuralistes prônèrent, par conséquent, une esthétique antiexpressive, en négligeant du même
coup les traits littéraires et artistiques qui transcendent les propriétés purement structurales, à savoir la
référence, la représentation, le sens des œuvres, l’expressivité. »
14. P. Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 124.
15. Voir ibid., p. 174-178.
16. Ibid., p. 175.
17. Voir P. Ricœur, Temps et récit II, La configuration dans le récit de fiction, Paris, éd. du Seuil, « Points
Essais », 1984, chap. iii et iv.
18. Voir P. Ricœur, « Monde du texte, monde du lecteur », Temps et récit III, Le temps raconté, Paris, éd.
du Seuil, « Points Essais », 1985, p. 284-328.
19. Ibid., p. 290.
20. P. Ricœur, Temps et récit II, op. cit., p. 181.
21. P. Ricœur, « Monde du texte, monde du lecteur », Temps et récit III, op. cit., p. 290.
22. W. Booth cité par P. Ricœur, ibid., p. 289.
23. P. Ricœur, Temps et récit II, op. cit., p. 188.
24. P. Ricœur, Temps et récit III, op. cit., p. 298.
25. Ibid., p. 310-311.
26. Ibid., p. 296-297.
27. P. Ricœur, Temps et récit I, L’ intrigue et le récit historique, Paris, éd. du Seuil, « Points Essais », 1983,
p. 148.
28. P. Ricœur, Temps et récit III, op. cit., p. 286.
29. P. Ricœur, Temps et récit I, op. cit., p. 148.
30. R. Jakobson, « Linguistique et poétique », Essais de linguistique générale, traduit de l’anglais par
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Nicolas Ruwet, Paris, éd. de Minuit, « Points », 1963, p. 209-p. 248.
31. Ibid., p. 214.
32. Voir Y. Winkin, Anthropologie de la communication. De la théorie au terrain (1996), Paris, éd. du
Seuil, 2001, p. 27-51.
33. P. Ricœur, « Herméneutique et monde du texte », Ecrits et conférences 2, Herméneutique, op. cit.,
2010, p. 38.
34. Voir P. Ricœur, La Métaphore vive, Paris, éd. du Seuil, « Points Essais », 1975, p. 279-288.
35. R. Jakobson, « Linguistique et poétique », Essais de linguistique générale, op. cit., p. 238-239.
36. Ibid., p. 239.
37. P. Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 127.
38. P. Ricœur, Temps et récit I, op. cit., p. 150.
39. P. Ricœur, « Herméneutique et monde du texte », Ecrits et conférences 2, Herméneutique, op. cit., p. 40.

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