Management Africain
Management Africain
Management Africain
2023 18:53
Management international
International Management
Gestiòn Internacional
ISSN
1206-1697 (imprimé)
1918-9222 (numérique)
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Remerciements : Les auteurs remercient les trois rapporteurs anonymes pour leurs observations et leurs points de vue critiques qui ont permis d’améliorer significativement la qualité de l’article.
Pour citer cet article : Ngantchou, A. & Biwole Fouda, J. (2021). La recherche sur le management en Afrique : État des lieux et perspectives. Management international-Mi, 25(5), 171-187.
DOI: https://doi.org/10.7202/1085044ar
Comme le précisent Kolk et Rivera (2018), le rapport des théories au contexte d’un comportement qu’il juge proche de « l’étourderie » conclut à la nécessité
fait depuis longtemps débat en sciences de gestion. À ce titre, on peut avec d’un modèle de management « taylorisé », tandis que Kamdem (2000) mobilise
Kamdem (2000), mettre en exergue la multiplicité des perspectives par lesquelles le concept de « management ethno-tribal », représentatif selon lui du manage-
les organisations en Afrique ont été jusqu’à nos jours analysées. Il s’agit glo- ment-type africain.
balement de la perspective néo-rationaliste et réformiste; de la perspective Au-delà, de l’idée selon laquelle « l’Afrique était malade du management »
organiste et systémique; de la perspective actionnaliste et stratégique et de la (Bourgoin, 1984), une tendance récente souligne la nécessité de procéder au
perspective humaniste et culturaliste. À ces perspectives s’ajoutent les récentes renouvellement de la recherche en sciences de gestion (Kamdem, 2017; Kolk
approches sociopolitiques et interculturelles. Cependant, jusqu’ici, les contri- et Rivera-Santos, 2018; Kamdem et Nekka, 2020). La préoccupation de cette
butions académiques sur les pratiques de management en Afrique Noire (AN tendance peut être résumée à travers l’interrogation suivante : « comment
pour la suite) ont privilégié la dimension socio-culturelle au détriment de la parvenir à élaborer et mettre en œuvre une démarche de recherche en gestion
question centrale de l’efficience de l’action collective qui pourtant distingue et et en contexte africain, qui concilie les principes universellement reconnus de
singularise les sciences de gestion des autres sciences sociales (Hatchuel, la recherche et les pratiques fréquemment observées dans les terrains afri-
2001). Ce faisant, ces travaux se sont focalisés sur des variables institutionnelles cains ? » (Kamdem et Nekka, 2020).
ou sur des théories « importées » (Livian, 2013), à partir desquelles ont été
déduites la plupart des idées courantes sur les pratiques de management en En effet, très peu de travaux se sont explicitement inscrits dans la problé-
contexte africain. Par contre, en indexant la thèse et le mythe de l’incompatibilité matique de la performance managériale des organisations africaines comme
entre les cultures africaines et les exigences du management, les contributions le font exceptionnellement Nizet et Pichault (2007). Nous en déduisons que
de Dia (1991), Henry (1991 et 1998), Hernandez (1997), Ellis et Fauré (1997) et l’absence dans les « big ten » de l’industrie mondiale d’une entreprise africaine,
Kamdem (2000 et 2002), ont le mérite d’avoir posé les jalons d’un vaste chantier traduit à la fois le niveau de compétitivité des pratiques et les limites métho-
de recherche. Ces travaux ont également remis en question la considération dologiques à saisir les singularités d’un management proprement africain
du management occidental comme modèle de référence, même si de l’avis de (Henry, 1991; Hernandez, 2007). L’absence d’ancrage des recherches dans le
nombreux auteurs, les éléments de singularité qui caractériseraient un mana- domaine des sciences de gestion (Zoogah, 2008) constitue de notre point de vue
gement proprement africain ne sont pas encore vraiment connus. un biais méthodologique important.
L’idée d’un management africain introuvable récemment avancée (Bakengela L’objectif de cet article est de dresser un état de lieux de la recherche sur le
et Livian, 2014) reste d’actualité. D’ailleurs, l’intérêt d’une recherche principa- management en Afrique. Partant de l’idée que des pratiques singulières de
lement centrée sur les études des pratiques de management stricto sensu se management peuvent exister mais que les perspectives méthodologiques
justifie aisément par les résultats économiques de l’Afrique et le consensus adoptées seraient insuffisantes pour les saisir, nous formulons la question
sur ses perspectives d’avenir. Autant les spécificités des modèles américain principale suivante : quel bilan peut-on dresser de la recherche actuelle sur les
(modèle A) et Japonais (modèle J) de management (Ouchi, 1981; Aoki, 1984) sont pratiques de management en contexte africain ?
bien connues, autant il semble encore difficile de singulariser d’un trait univoque, Ce travail est un prolongement immédiat des contributions de Livian (2013),
ce qu’est, ou ce que serait un modèle de management africain, en considérant Bakengela et Livian (2014), Kolk et Rivera (2018), Kamdem et Nekka (2020) qui
que ce dernier existe. Les premiers travaux qui se sont penchés sur la question s’inscrivent dans la même perspective de renouvellement des paradigmes sur
ont eu le mérite relatif de souligner des représentations spécifiques à l’exemple le management africain. À l’instar de l’état des lieux dressé par Kolk et Rivera
de la perception du travail comme étant le « travail du blanc », qui « ne finissait (2018), notre étude cherche à concentrer l’analyse sur les publications directement
jamais » (Ela, 2006; Bourgoin, 1984). Dans le même sens, Henry (1998) partant liées aux sciences de gestion ou pouvant être considérées comme telles.
La recherche sur le management en Afrique : État des lieux et perspectives 172
Autrement dit, elle se démarque des travaux ayant un ancrage dans les sciences management en Afrique, travaux dont l’importance s’avère pourtant nécessaire
sociales au sens large, pour ne retenir que ceux qui se sont inscrits dans le si on veut saisir les logiques internes des entreprises qui comme l’a indiqué
champ spécifique des sciences de gestion. Trois niveaux d’enrichissement Romer (1998), sont au cœur de la dynamique du développement économique.
doivent être mentionnés : premièrement, notre étude se fonde sur les publications
académiques qui analysent exclusivement le contexte africain. Comparativement Le potentiel économique du continent
à l’étude de Kolk et Rivera (2018), nous avons exclu de notre analyse, les études Peu d’études se sont intéressées à l’état des lieux des publications académiques
dans lesquelles les données sur l’Afrique sont diluées dans une base de données sur les pratiques de management en Afrique (Nkomo, 2015; Zoogah et al.,
globale ou ne sont mentionnées que de manière très superficielle; deuxièmement, 2015). Cependant, il n’en demeure pas moins que par ses performances
nous avons distingué les publications suivant les espaces culturels. Les publi- économiques récentes, il devient nécessaire et même impératif de mieux
cations sur l’Afrique francophone (Bénin, Cameroun, Côte d’Ivoire, …Sénégal), décrire ces pratiques et, de les interroger afin d’en améliorer la compréhension.
ont été comparées aux publications mobilisant comme champ empirique un Ceci parce que, d’une part, depuis plus d’une dizaine d’années, le taux moyen
pays d’obédience culturelle anglophone (Ghana, Nigéria, Tanzanie…); troisiè- de croissance en Afrique sub-saharienne notamment, se situe aux alentours
mement, un regard attentif a été porté sur le champ disciplinaire de rattachement de 5 % (PNUD, 2015). Kolk et Rivera-Santos (2018) ont fort à propos, dressé
des publications (Stratégie, Marketing, Finance, Comptabilité, …). un inventaire des qualificatifs traduisant les perspectives qui seront celles
de l’Afrique. Si pour certains, il s’agit du « continent de l’espoir », pour d’autres,
Dans la première section du papier, nous précisons les raisons d’une méta-ana-
l’Afrique apparaît comme la « nouvelle frontière de la croissance » mondiale.
lyse sur les pratiques de management en Afrique. La deuxième section décrit
On estime qu’en 2050, l’Afrique comptera 2,4 milliards d’habitants environs
la démarche de repérage des travaux mobilisés comme base d’analyse. Les
(UNICEF, 2014, p. 7). L’importance des dotations en ressources naturelles,
principaux résultats sont présentés dans la troisième section. La dernière
couplée à la taille de la population feront alors de l’Afrique non seulement
section suggère de nouvelles perspectives pour l’étude des pratiques mana-
l’usine du monde, mais aussi un marché porteur, si des stratégies efficaces
gériales en contexte africain.
sont déployées pour saisir ces avantages.
D’autre part, ce sont les contradictions propres à ce continent qui obligent
Les raisons d’une méta-analyse sur les pratiques de à dépasser les facteurs institutionnels longtemps étudiés, pour se pencher
management en Afrique sur les pratiques endogènes aux entreprises. En effet, l’Afrique apparaît en
Là où les indicateurs de tendances économiques traduisent des résultats positifs même temps comme un lieu de paradoxe. Elle compte à elle seule plus de
et stables, la prise en compte du contexte dans les études en management fait 80 % des pays considérés comme les plus pauvres du monde. L’Afrique est
de plus en plus l’unanimité. Meyer (2007) et Shinkle et al. (2013) se sont ainsi aussi le continent où on connaît le plus d’insécurité et de tensions sociales.
récemment intéressés aux pratiques de management de l’Europe centrale et La complexité des institutions à la fois formelles et informelles rend parti-
de l’Est, tandis que Nicholls-Nixon et al. (2011) ont revisité le cas des pays culièrement difficile, mais intéressante la recherche des variables souve-
d’Amérique latine. Allant dans le même sens, George et al. (2016) et Walsh (2015) raines, susceptibles d’expliquer les résultats obtenus au plan managérial.
ont vivement milité pour une évaluation de la recherche académique sur les On doit à l’économiste Romer (1998) d’avoir mentionné que les connaissances
pratiques de management en Afrique. La première raison mise en avant par dans les domaines du management n’ont pas uniquement pour portée, de
ces auteurs est le potentiel économique de la région qui de manière unanime, rendre compte de la performance des entreprises et des organisations; ces
sera au cœur de la croissance mondiale des prochaines décennies. La deuxième pratiques expliquent pour une large part les différences de développement
raison soulignée est la rareté des travaux académiques sur les pratiques de entre les nations.
La recherche sur le management en Afrique : État des lieux et perspectives 173
Au centre de ce processus, la recherche académique joue un rôle décisif en principes du management occidental (Henry, 1998). Dans la plupart des cas,
tant qu’instrument de reconstitution et d’accumulation des meilleurs pratiques. ces travaux se limitent au comportement des individus pour conclure à une
C’est en ce sens que Nkomo (2011) soutient que les connaissances en management contre-productivité des organisations. Les autres facteurs institutionnels comme
constituent le pari crucial à relever pour la transformation de l’Afrique. Dans le rôle de l’État, la structure du marché financier, la qualité du capital humain
ces conditions, la production et la dissémination des résultats sur les pratiques et des institutions en charge de sa formation, ne paraissent pas avoir une
de management sur l’Afrique constituent un passage obligé et un défi pour la incidence sur le fonctionnement de ces entreprises.
communauté scientifique. Malheureusement, de nombreux auteurs ont souligné Vers le début des années 2000, émerge le courant inter-culturaliste (Kamdem,
le déficit des travaux académiques sur les pratiques de management en Afrique. 2002). Celui-ci se situe dans une perspective syncrétiste où l’on admet l’influence
La rareté des travaux de synthèse sur la recherche académique et l’apport des autres cultures sur le comportement des acteurs en contexte
organisationnel et sur les pratiques de management.
en management africain
Les premières recherches sur le management en Afrique postcoloniale se Jusqu’au milieu des années 2000, il n’existe donc aucune étude proposant
situent vers le début des années 1980 (Croce, 2018). Si Bourgoin (1984) propose une synthèse critique de ces différentes contributions. Le premier essai en ce
déjà ce qu’on peut admettre comme étant un état des lieux, celui d’un management sens est dû à Zoogah (2008), dans le cadre d’une évaluation bilan des publications
« malade », les premières contributions se sont pour la plupart interrogées sur de la Revue Africaine des Affaires (notre traduction de Journal of African Business).
l’existence d’un management africain et éventuellement sur le visage d’un tel La démarche adoptée repose sur trois questions : i) le degré d’ancrage des
management. L’observation met en avant des comportements individuels travaux publiés dans la revue; ii) la nature des théories (ancrées ou non) mobi-
incompatibles aux attentes du contexte organisationnel, notamment dans une lisées par les différents auteurs; iii) les méthodologies déployées et leur degré
société en quête de modernisation ou d’occidentalisation. Il y a en effet lieu de de pertinence pour le contexte africain. Selon Zoogah (2008), un tel état des
souligner que les conclusions auxquelles aboutissent ces premiers travaux sont lieux permet de jeter les bases d’une recherche plus proche des réalités africaines
sérieusement marquées par la volonté d’une assimilation au modèle de mana- et susceptible d’enrichir l’état général des connaissances dans le domaine
gement euro-centré, perçu comme modèle de référence. C’est sous ce prisme du management.
que Dia (1991) et Henry (1991) repèrent déjà les spécificités culturelles africaines Kolk et Rivera-Santos (2018) ont proposé un état des lieux plus récent de la
comme facteurs d’inertie et de contre-productivité des entreprises africaines. recherche sur le management africain. Sur la base d’un échantillon de 271 articles
On trouve chez Henry (1998) l’idée « d’étourderie » qui serait un marqueur issus de 63 revues de référence internationale, les auteurs se sont intéressés
fondamental de l’africain en contexte organisationnel. Comme dans la démarche aux publications ayant en général mobilisé des données sur l’Afrique et aux
de dressage des animaux, le recours à la sanction et à la programmation des publications spécifiquement centrées sur la compréhension du contexte (afri-
actes à réaliser, apparaît comme une alternative pour résoudre le problème de ca-focused studies). La période étudiée concerne les articles publiés entre janvier
l’alignement du comportement des individus sur les objectifs de l’organisation. 2010 et décembre 2014. Des 271 articles publiés, 139 articles sont retenus
Cet auteur conclut à la nécessité d’un « taylorisme africanisé » dans les entre- comme ayant un rapport avec le contexte africain. Toutefois, il apparaît que les
prises africaines. Kamdem (2000) a mobilisé quant à lui le concept de « mana- problématiques touchant les pratiques de management en Afrique sont relati-
gement ethno-tribal » pour rendre compte des spécificités d’un management vement rares (Kolk et Rivera-Santos, 2018). En général, on note une proportion
combinant à la fois des croyances surnaturelles et des exigences communau- dominante des publications en sciences économiques (près d’une trentaine sur
taires. Le courant culturaliste ou relativiste du management africain auquel la période d’observation) et en faveur des problématiques transversales ou en
ces premiers travaux ont donné naissance suggère donc une africanisation des rapport avec l’environnement.
La recherche sur le management en Afrique : État des lieux et perspectives 174
Le tableau 1 reproduit les statistiques telles qu’elles apparaissent de l’étude
TABLEAU 1
de Kolk et Rivera-Santos, lorsque la recension se trouve limitée aux revues
proprement spécialisées dans le domaine du management. Statistiques des articles publiés sur le management africain
A l’évidence, les problématiques du management africain ne semblent pas
dans les « top » revues en management
avoir fait l’objet de beaucoup de préoccupations pour la recherche académique.
(janvier 2010- décembre 2014)
Kolk et Rivera-Santos soulignent sur ce point, la relative abondance des publi- Nombre Nombre d’articles
cations africaines en sciences économiques notamment dans la prestigieuse d’articles ayant spécialement dédiés
revue américaine American Economic Review. Ils en concluent que la réticence fait référence à l’étude d’une
des revues spécialisées en management à publier des travaux sur les problé- Nom de la revue à l’Afrique problématique sur l’Afrique
matiques de management en Afrique, constitue une explication suffisante pour Accounting Review 04 00
rendre compte des statistiques observées. Contemporary Accounting
03 01
Ainsi, s’il existe des travaux de synthèse des recherches académiques sur Research
les pratiques de management en Afrique, ceux-ci sont relativement rares et Human Ressource Management 02 01
lorsqu’ils existent, ils se basent abondamment sur un a priori généralement Journal of Accounting Research 01 00
construit sur le facteur culturel. Par ailleurs, au-delà des conclusions importantes
mises en exergue, des perspectives méthodologiques plus resserrées sur le Journal of Finance 05 00
terrain de l’étude sont à coup sûr, susceptibles d’accroître la qualité de Journal of Finance and Quaterly
04 00
ces conclusions. Analysis
Journal of International
01 00
Les spécificités méthodologiques de l’étude Management
Il faut reconnaitre de prime abord que les perspectives d’analyse des pratiques Journal of international
01 01
managériales en contexte africain sont très nombreuses. Bien que l’objet Marketing
d’observation soit le même, à savoir les organisations en général, certains Journal of Marketing 00 00
travaux adoptent une perspective plus ou moins proche de la sociologie. D’autres Journal of Marketing Research 00 00
travaux sont explicitement rattachables à l’ethnographie ou aux sciences
économiques. Management International
01 00
Review
Par ailleurs, dans la littérature anglo-saxonne, les mentions « business » et
Management Science 01 00
« management » sont généralement assimilées et apparentées aux sciences de
gestion, tandis que dans le cas du Canada par exemple, « les sciences de Marketing Science 00 00
l’administration des entreprises » constituent à quelques exceptions, l’équivalent Strategic Management Journal 04 03
français des « sciences dites de gestion ». D’un point de vue méthodologique, il Total 27 06
nous a donc semblé important de considérer ces nuances sémantiques. Elles
Source : Construit à partir de Kolk et Rivera-Santos (2018)
montrent en effet que :
La recherche sur le management en Afrique : État des lieux et perspectives 175
i. les sciences dites de gestion ou sciences de l’administration des entreprises questions auxquelles les sciences de gestion devaient fournir des réponses per-
ne constituent pas encore une discipline stabilisée; tinentes, les sciences économiques peuvent se concevoir comme étant de la gestion
ii. le rattachement de la plupart des travaux aux sciences de gestion stricto sans ou sur (et non dans) l’organisation, au double sens de ce dernier mot.
sensu reste discutable, bien que d’une façon ou d’une autre, les conclusions La recherche des conditions d’efficience dans le cadre de l’action collective
soient exploitables dans une optique d’efficience organisationnelle. stabilisée et finalisée, ou plus simplement dans le cadre des organisations,
parait ainsi être l’attribut distinctif des sciences de gestion, relativement aux
Ce constat pose un premier défi, celui consistant à établir une distinction
sciences sociales établies.
entre ce qui relève des sciences de gestion stricto sensu et ce qu’on rattacherait
aux autres sciences sociales. Pour cela, il nous a semblé utile de commencer Le tableau 2 résume les principaux points de différenciation entre les sciences
par spécifier le positionnement des sciences de gestion par rapport aux sciences de gestion et les sciences sociales établies, en l’occurrence, la sociologie et les
sociales en général. De notre point de vue, ce repositionnement paraissait utile sciences économiques.
parce que mieux que les études de portée sociale générale, il rend aisé la mise
en évidence des éventuelles variables d’intervention.
TABLEAU 2
Nous préciserons ensuite la démarche adoptée pour la constitution de la L’efficience de l’action collective comme attribut exclusif des
base de données et la sélection des articles.
sciences de gestion
Le positionnement sur les sciences de gestion stricto sensu Problématique fédératrice Périmètre
Si les sciences de gestion partagent avec les sciences sociales, les sciences ou fondatrice de la d’intervention
économiques et la sociologie en particulier, un même objet d’étude, à savoir les Discipline Objet d’étude discipline ou d’action
organisations, ces dernières se distinguent clairement des sciences de gestion Sciences Organisation Allocation efficiente des Intérieur
en ce qui concerne leurs problématiques. Hatchuel (2001) précise en effet que, Economiques (Individu, Micro ressources (supposées (niveau micro)
bien que les organisations soient au centre des préoccupations de la plupart des ou Macro rares) à la création de et extérieur
sciences sociales, la recherche des conditions d’efficacité de l’action collective Organisations) richesses. Critère de de l’organisation
constitue la marque distinctive, voire exclusive des sciences de gestion. En effet, maximisation (niveau macro)
partant de son statut de scientifique des faits sociaux, le sociologue ne voit dans Sociologie Groupe Social Déterminants de la Communauté
l’organisation qu’un microcosme de gestion des conflits, d’expérimentation idéale (Restreint ou Stabilité, Valeurs humaine.
des théories de réduction, d’aliénation ou de compromission des égos. En un mot, Elargi) partagées, Explication du Perspective
un lieu idéal d’observation de la « responsabilité » de chacun à l’égard d’autrui. « Vivre ensemble » holiste
Quant à elles, les sciences économiques ont longtemps négligé la complexité Sciences de Organisation Déterminants de l’Efficience Intérieur de
interne des organisations et les défis qu’imposait cette complexité. Le postulat Gestion (Action collective de l’action collective l’organisation.
de « l’acteur représentatif » ou « totalisateur » des différences de comportement finalisée) ou (Nature de la coordination, Prise en compte
et de sentiment, très dominant dans la théorie économique standard, aboutit à organisation stratégie d’implication et des contraintes
ce que Hatchuel qualifie à juste titre de « métaphysique de l’action collective ». (structure et de fidélisation des acteurs, extérieures
Bien plus, les théories développées par l’économie standard ont reposé sur animation réponses internes aux chocs (marché,
dans une but et aux opportunités externes institutions)
l’idée selon laquelle, l’intérieur de l’organisation (la firme plus exactement)
déterminé) à l’organisation)
était une « boîte noire ». Toutefois, dans la mesure où elles ont jeté les bases des
La recherche sur le management en Afrique : État des lieux et perspectives 176
Les sciences de gestion ont donc pour spécificité, de s’intéresser à la com-
TABLEAU 3
plexité interne de ce qui jadis fut perçu comme une « boîte noire » et à la manière
dont cette complexité est jugulée en vue d’optimiser la création des richesses. Spécialités des sciences de gestion et programmes
Elles ont aussi pour spécificité d’être une discipline fragmentée entre des de recherche courants
sous-disciplines en quête d’émancipation (Martinet et Pesqueux, 2013). La
structure des revues scientifiques en sciences de gestion traduit, si on en doute, Spécialités Programmes de recherche
cette fragmentation interne des sciences de gestion, qui paradoxalement Marketing Comportement du consommateur
consacre sa singularité en tant que discipline scientifique (Pesqueux, 2013). Décision d’achat
Ainsi, à côté des revues ayant fait le choix d’une ligne éditoriale à large spectre Stratégie marketing
(Revue Française de Gestion, Management Science, Management International…), Fidélisation de la clientèle
on trouve des revues clairement spécialisées (Accounting Review, Revue Française
GRH Recrutement
de Marketing, Journal of Finance, Human Ressources Management…).
Style de management ou de leadership
Dans le cadre de cet article, ces spécificités des sciences de gestion relati-
Gestion des carrières
vement à d’autres sciences sociales notamment, ont eu des implications sur le
plan méthodologique. En premier lieu, pour le repérage des publications relevant Motivation, Politique de rémunération
proprement de la discipline, nous avons à la fois tenu compte de la fragmentation Comptabilité, Utilité décisionnelle des chiffres comptables, contenu informatif
interne de la discipline (Marketing, Finance, Comptabilité, Gestion des Ressources Contrôle et Gestion des résultats, manipulation des chiffres comptables
Humaines, Stratégie, Contrôle de gestion), mais aussi de certaines thématiques Audit Pilotage des entreprises, outils de contrôle
transversales. En effet, pour certains auteurs, les problématiques relatives à Qualité d’audit, Gouvernance par les chiffres
l’Entreprenariat, à la logistique ou à la Responsabilité Sociétale des Entreprises
Finance Gestion des risques
(RSE), doivent être rattachées aux sciences de gestion. Bien que ceci soit for-
Rendement des actifs
tement discutable, nous avons fait le choix d’admettre que ces thématiques
émergentes peuvent d’un certain point de vue être rattachées aux spécialités
des sciences de gestion. Un autre problème a été celui de la circonscription de l’espace d’étude.
Pour bien marquer le rattachement des publications aux sciences de gestion, Comme le note Zoogah (2008), l’Afrique n’est pas un espace culturel unifié. Cet
les spécialités ont été codifiées en prenant références au concept de programmes auteur distingue trois niveaux de culture sous-jacente chacune à un modèle
de recherche tel que défini par Lakatos (1976) (voir tableau 3). particulier de management : la culture africaine traditionnelle ou indigène
(Jackson, 2002), la culture arabo-africaine et la culture occidentalo-africaine.
Le champ d’observation Notre choix a été de considérer la dernière culture comme dominante. Un clivage
Le deuxième problème d’ordre méthodologique à surmonter a été celui de la a ensuite été opéré entre la culture occidentalo-africaine d’influence anglo-
délimitation de l’étude dans le temps et dans l’espace. Par rapport au temps, saxonne et la culture occidentalo-africaine d’influence française. Nous postulons
l’étude porte sur les publications académiques de 2014 à 2018. Il s’agit d’un en effet une différence des pratiques de recherche selon la spécificité de l’espace
alignement sur la publication de Kolk et Rivera-Santos (2018) dont la contribution culturel, selon que celui-ci est de tradition anglo-saxonne (Ghana, Nigeria,
couvre une période de cinq ans. En revanche, notre période d’analyse est plus Kenya, Ouganda, Zimbabwe…) ou qu’il est de tradition romaine (Benin, Burkina,
récente que celle couverte par la publication de Kolk et Rivera-Santos. Côte d’ivoire, Mali, Niger, Togo, Tchad, Centrafrique…).
La recherche sur le management en Afrique : État des lieux et perspectives 177
Il y a lieu toutefois de souligner le statut particulier du Cameroun puisque ce L’entrée à partir du portail numérique CAIRN présentait néanmoins la limite
pays a hérité d’une double influence culturelle (anglo-saxonne et romaine). de ne pas donner accès aux publications de l’espace anglosaxon, pourtant doté
d’un dynamisme de recherche relativement plus fort, si l’on se réfère notamment
Constitution de la base de données au nombre de revues scientifiques de standard international et à la visibilité de la
Contrairement aux conclusions des synthèses académiques antérieures à la recherche3. Pour surmonter cette difficulté, nous avons mobilisé dans un deuxième
présente étude (Zoogah, 2008; Kolk et Rivera-Santos, 2018), les essais sur le temps la base de données EBSCO, les critères de sélection restant les mêmes
management en Afrique sont bien nombreux, notamment si l’on tient compte que ceux retenus pour les publications issues de la base de données CAIRN,
de l’importance grandissante des thèses et des mémoires de master dont notamment l’appartenance disciplinaire et l’année de publication (2014-2018).
l’évolution est à n’en point douter, conforme à la dynamique de création des
écoles doctorales en sciences de gestion et des instituts d’enseignement supé- Le filtre sous-jacent au protocole de repérage des papiers était structuré
rieur privés spécialisés en management1. Mais pour l’heure, il n’existe pas une autour des chaînes suivantes : « Marketing practices in Africa »; « Finance and
centrale à partir de laquelle peuvent aisément être retracés ces travaux scien- Microfinance practices in Africa »; « Humans ressources management in Africa »;
tifiques. Hormis le cas de l’Afrique du Sud qui dispose d’une infrastructure « Accountability, audit and control practices in Africa »… Comme dans le premier
suffisante pour la diffusion des publications scientifiques, les travaux sur le sous-échantillon, un processus de triangulation a été effectué en vérifiant
management en Afrique manquent encore cruellement de visibilité. Pour pallier systématiquement dans le moteur de recherche « Google Scholar », les infor-
cette lacune, nous avons opéré un double choix. mations discriminantes relatives à chaque publication. Au total, 179 publications
Dans un premier temps, nous avons constitué un sous-échantillon de publi- sur l’espace culturel anglosaxon ont pu être repérées.
cations relevant de l’espace francophone. A cet effet, les ressources du portail En définitive, notre base de données comprend un total de 221 publications
numérique CAIRN dont l’architecture offre une grande flexibilité pour « feuilleter » réparties en deux sous-échantillons (voir tableau 4 ci-dessous).
directement en ligne et sans coût à l’entrée, près de 500 revues, dont 96 revues
spécialisées en Économie et Gestion2ont été mobilisées. Ce portail numérique
TABLEAU 4
présente en outre la garantie de ne retenir que des travaux évalués selon le
protocole classique en « double-aveugle » et surtout, il héberge l’essentiel des Structure générale de l’échantillon des publications mobilisées
travaux publiés en langue française dans des revues « classées ». Comme
CAIRN EBSCO
précisé plus haut, la principale difficulté a cependant été de dissocier les
(Références (Références
publications qui relèvent des sciences économiques ou de la sociologie, de Titre francophones) anglo-saxonnes) Total
celles qui relèvent des sciences de gestion stricto sensu. Sur ce point, le rat-
tachement des publications aux sciences de gestion, puis à ses disciplines 2014 - 27 27
internes, a été opéré à la fois en fonction de la revue, et dans la mesure du 2015 10 37 47
possible, sur la base des concepts et des mots-clés mentionnés au niveau des 2016 4 38 42
titres et des résumés (abstracts) des articles sélectionnés. Une triangulation 2017 11 40 51
a été ensuite réalisée en impliquant le moteur de recherche « Google Scholar » 2018 17 37 54
et l’interface EconPapers du RePEC (Research Paper in Economics).
Total 42 179 221
1. Un projet en cours est justement d’opérer une analyse autocritique des travaux sur le management
Africain, en prenant comme base de données, les thèses et les mémoires de master. 3. Cette visibilité peut être simplement perçue comme la probabilité d’une publication d’être lue par les
2. Les informations sont celles du mois de juin 2019. membres de la communauté scientifique.
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di
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de Marketing sont celles ayant par ailleurs le plus été au centre des préoccupations
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i des publications africaines entre 2014 et 2018. Si dans les revues anglosaxonnes
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m le clivage avec les autres problématiques est moins prononcé, dans les revues
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4. Les auteurs envisagent à juste titre d’ouvrir un nouvel axe de recherche dans ce sens.
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francophones en revanche, la différence est bien nette (graphique 3). Cette
dynamique se justifie au moins en partie, car sur la période d’analyse, deux GRAPHIQUE 3
numéros de la revue « Question(s) de management ? », en l’occurrence les Ventilation des publications par Source et par spécialité
numéros 12 (2016) et 18 (2017), ont été spécialement dédiés à l’étude des
contextes africains. 70
Il y a lieu de noter la très faible production scientifique en comptabilité, en 60
contrôle de gestion et en audit, dans un contexte dominé par la gestion de 50
l’information. Les publications africaines sur les métiers du chiffre dans des
revues référencées paraissent encore bien très peu nombreuses en dépit du 40
nombre croissant des effectifs et des offres de formation dans les disciplines 30
spécialisées sur les chiffres comptables et leur utilisation en management. 20
Une forte propension pour des protocoles méthodologiques de type 10
confirmatoire au détriment des études exploratoires : 0
Le niveau d’ancrage des travaux empiriques est au cœur des débats en sciences
Audi
Comptabilité
Financière
Contrôle
Entrepreneuriat
Finance
Gouvernance
GRH
Management
Marketing
RSE
Stratégie
Transformation
digitale
Accounting
Finance
GRH
Marketing
de gestion. À titre illustratif, une tendance forte, observable dans les revues de
références est la préférence donnée aux études qualitatives au détriment des
études quantitatives à perspective confirmatoire, bâties sur le protocole
hypothético-déductif.
CAIRN EBSCO
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