Simone de Beauvoir, Une Phénoménologie
Simone de Beauvoir, Une Phénoménologie
Simone de Beauvoir, Une Phénoménologie
Revue de phénoménologie
30 | 2022
Sexes et genres
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/alter/2428
DOI : 10.4000/alter.2428
ISSN : 2558-7927
Éditeur :
Association ALTER, Archives Husserl (CNRS-UMR 8547)
Édition imprimée
Date de publication : 2 novembre 2022
Pagination : 71-85
ISBN : 978-2-9550449-8-8
ISSN : 1249-8947
Référence électronique
Natalie Depraz, « Simone de Beauvoir, une phénoménologie d’un nouveau genre. Sexe et genre, une
distinction non-phénoménologique ? Beauvoir au prisme de Butler. », Alter [En ligne], 30 | 2022, mis en
ligne le 31 octobre 2023, consulté le 20 novembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/alter/
2428 ; DOI : https://doi.org/10.4000/alter.2428
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sauf mention contraire.
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leur absence de jouissance. Dès lors, il livre derechef, sans le dire, une description fort
masculine de l’angoisse et du tragique de l’échec de l’union, où la femme n’est en fin de
compte que l’objet du discours de l’homme11 : « que […] les deux flux du désir restent
séparés, c’est ce que porte à l’évidence ce fait aussi incontestable que tragique : au sein
de cette expérience limite, […] la possibilité de la feinte demeure. Combien de femmes
ont fait croire à celui à qui elles se donnaient […] qu’elles tenaient de lui un plaisir
qu’elles n’éprouvaient pas […] ? »12.
8 Jean-Luc Marion, enfin, n’est pas en reste dans cette description de la sexualité érotique
qui ne prend en considération que le point de vue masculin tout en prétendant rendre
compte de la structure générale de l’érotique. Dans Le phénomène érotique, il n’est au
fond question que de « l’amant, qu’il s’avance »13, de « ma chair » et de « la sienne », la
femme étant anonymisée, nommée en troisième personne. Comme chez Sartre et
Merleau-Ponty, il est question de moi (l’homme) et d’autrui (l’Autre : la femme). Enfin,
les partenaires sont laissés dans la généralité du « on », ou de « nos chairs », comme si
l’auteur pouvait comme Henry englober, surplomber la relation sexuelle. Ou bien, il y
est question de façon très levinassienne d’un moi placé face à une « altérité irréductible
», parfois « simplement fantasmée »14.
9 En fin de compte, les phénoménologues hommes présentent une vision non-genrée de
l’expérience sexuelle érotique. Ils prétendent rendre compte de ce phénomène dans
son universalité, selon leur périmètre interprétatif spécifique, assurément. Toutefois,
leur point commun, paradoxalement, consiste à proposer une description qui, ni
n’assume ni n’explicite dans cette expérience leur situation en première personne
d’être humain de sexe masculin. Ainsi, l’analyse proposée prétend valoir en général, en
toute neutralité, à savoir pour toute l’humanité, lors même qu’elle ne répond au mieux
qu’au point de vue d’à peine une moitié de celle-ci. Sans parler de l’expérience,
quasiment innommée, de l’homosexualité, qu’elle soit féminine ou masculine, ou a
fortiori, celle, innommable depuis la normalité morale de ces phéno- ménologies, de la
transsexualité ou des identités transgenre15.
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», quoique la modalisation incluse dans la formulation avec le mot « dit », « le coït ‘dit’
normal », indique d’emblée que Beauvoir ne reprend pas à son compte l’adjectif «
normal », mais rapporte un propos qui n’est rien d’autre qu’une représentation
préjugée, colportée sans être interrogée.
21 Parallèlement, elle évoque régulièrement le vécu masculin, notamment l’angoisse de
l’impuissance, ainsi que l’attention à satisfaire la femme, à susciter en elle la jouissance.
C’est justement ce qui est frappant dans sa description du vécu sexuel érotique. Elle
s’attache bien entendu à restituer la part manquante de la phénoménologie de
l’expérience la plus archaïque de l’humain, vécue par des femmes qui sont plus de la
moitié de l’humanité, pourtant invisibilisée pendant des siècles et également durant
tout le siècle de déploiement de la phénoménologie, mais jamais elle ne prétend pour
autant universaliser cette expérience. Elle la situe, et la situe même fréquemment par
rapport à celle du vécu masculin, incluant régulièrement celui-ci comme sujet, au même
titre que la femme est sujet de son vécu. Ce faisant, elle produit une description
authentiquement relationnelle parce que différentielle voire inclusive des vécus
sexuels érotiques de la femme et de l’homme, et elle appelle ainsi une description du
vécu masculin qui serait dès lors à titre égal située, description qui, à l’heure qu’il est,
reste encore largement manquante voire à sa manière invisibilisée28.
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des deux sexes, à la fois placés sous le signe de leur identité, mais aussi fortement
différenciés.
34 Pour le dire autrement : on peut se demander ce qu’introduit la notion de genre, qui
désigne la dimension construite socialement et historiquement de la sexualité.
Absorbe-t-elle sa dimension biologique, sous couvert que l’expérience sexuelle elle-
même serait socialement construite ? Une telle distinction entre sexe et genre est-elle
phénoménologiquement satisfaisante ? Peut-on se contenter de rejeter le sexe du côté
du biologique, du donné lui-même suspecté de relever d’une nature mythique, et
attribuer au genre la meilleure part, à savoir celle du social-politique-historique, du
construit ? Il apparaît clair, au vu de notre analyse, que la conception « genrée » de la
phénoménologie beauvoirienne s’affranchit par avance, à son tour, de cette binarité
axio- logique du donné sexuel et du construit genré. En effet, elle accorde à l’expérience
vécue et à la situation existentielle concrète un rôle-charnière de continuité, qui
permet de penser dans leur spécificité tout autant le vécu sexuel biologique que le vécu
« genré » construit.
Conclusion
35 C’est dès lors le sens des équivalences que j’ai posées dès le début sans les questionner
entre « sexuel » et « érotique » d’une part, entre « genré » et « non-sexiste » (ou
sexiste/non-genré) d’autre part que je voudrais pour finir préciser. En effet, cette non-
distinction entre sexuel et érotique, entre genré et non-sexiste n’est pas une confusion.
Elle indique plutôt de ma part le refus de leur séparation. Il s’agit en effet de penser la
non-distinction entre l’organique et le vécu (entre le sexuel et l’érotique), c’est-à-dire
aussi la non-distinction entre le sexe et le genre, entre le donné et le construit. Et ce,
sans ramener pour autant le donné au construit, comme pourrait l’affirmer par
transposition le constructiviste Lévi-Strauss lorsqu’il dit en substance qu’il n’y a pas de
nature et que tout est culturel : la nature, c’est la culture ; il ne s’agit pas non, pas plus,
de se faire l’apôtre d’un biologisme (néo-)darwinien : les lois de la nature sont
immuables.
36 Au fond, Beauvoir renvoie dos-à-dos biologisme et constructivisme nominal. Elle pense
la continuité de l’organique et du vécu en présentant le corps de la femme comme un
corps vécu comme objectifié socialement. Le vécu reste ainsi le fil conducteur déterminant
de l’objectivation sociale et politique. L’approche phénoménologique guide ainsi
l’analyse du phénomène socio-politique de l’oppression et de la soumission. Et le vécu
complexe des femmes est analysé depuis l’ambivalence de leur relation intériorisée,
vécue, à cette soumission, à la fois contestée et acceptée.
37 D’où une phénoménologie d’un « nouveau genre ». D’une part, une nouvelle
phénoménologie qui offre une articulation interne inédite du phénoménologique et du
politique41 ; d’autre part, une phénoménologie d’un nouveau genre : le genre n’y est pas
entendu comme une construction opposée au donné ou absorbant le donné sous lui,
mais une construction vécue et située existentiellement. Dès lors, on a affaire avec la
phénoménologie beauvoirienne à une phénoménologie inclusive et relationnelle du
genre, qui travaille de l’intérieur du différentiel féminin-masculin42.
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NOTES
1. J.-P. Sartre, L’être et le néant, IIIème Section, « Le Pour Autrui », chapitre III, « Les relations avec
autrui », p. 432-442 ; M. Merleau-Ponty, La phénoménologie de la perception, Ière Section, « Le corps
comme être sexué », p. 180-202.
2. E. Levinas, Le temps et l’autre (1946-1947), Paris, PUF, Quadrige, 1983, « Eros », p. 77-83.
3. M. Henry, Incarnation . Une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000, §40-41 : « la nuit des amants
» ; J.-L. Marion, Le phénomène érotique, Paris, Grasset, 2004, « De l’amant, qu’il s’avance », p. 111 sq.
; §23, « Ma chair et la sienne », p. 178-191.
4. Je prends ici pour commencer ces deux adjectifs comme équivalents, de même que les adjectifs
sexuel et érotique. J’y reviendrai in fine sur la raison de cette non-distinction.
5. S. de Beauvoir, Le deuxième sexe [1949], Paris, Gallimard, 2018
6. A ce propos, je renvoie à l’ouvrage récent de M. Garcia, On ne naît pas soumise, on le devient,
Paris, Flammarion, 2018, qui produit une relecture rafraîchissante du Deuxième sexe.
7. J. Butler, Trouble dans le genre . Pour un féminisme de la subversion (Gender Trouble, Routledge
Kegan & Paul, 1990), trad. par Cynthia Krauss, Paris, La Découverte, 2005, chapitre 1 « Sujets de
sexe/genre/désir », p. 59-111 et, plus précisément, p. 70-73 : « Le genre : les ‘ruines circulaires’ du
débat actuel ».
8. J.-P. Sartre, op . cit ., p. 440.
9. M. Merleau-Ponty, op . cit ., pp. 182-183. A propos de cette critique, cf. S. de Beauvoir, Le
deuxième sexe (1949), Paris, Gallimard, 2018, vol.1, chapitre 1, « Les données biologiques », p. 69 et
p. 75, et R. Ehrsam, « Liberté située et sens du monde : Beauvoir et Merleau-Ponty », in Philosophie
n°144, « Perspectives philosophiques sur Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir paru il y a 70 ans »,
janvier 2020, pp. 26-27.
10. E. Levinas, Le temps et l’autre, op. cit., pp. 80-81. A propos de cette critique, cf. S. de Beauvoir, Le
deuxième sexe, op . cit ., vol.1, pp. 17-18, note 1 : « […] il est frappant qu’il adopte (Levinas) un point
de vue d’homme sans signaler la réciprocité du sujet et de l’objet. Quand il écrit que la femme est
mystère, il sous-entend qu’elle est mystère pour l’homme. Si bien que cette description qui se
veut objective est en fait une affirmation du privilège masculin ».
11. M. Henry, op . cit ., p. 296 et p. 299.
12. M. Henry, op . cit ., pp. 302-303.
13. J.-L. Marion, op . cit ., « De l’amant, qu’il s’avance », p. 111 sq.
14. J.-L. Marion, op . cit ., p. 194.
15. Dans ce panorama rapide, il conviendrait de spécifier la place de Sartre. En effet, Beauvoir
travaille en étroite proximité avec la conception sartrienne du corps comme corps aliéné : elle
produit un déplacement remarquable de cette conception en la dés-universalisant et en
l’identifiant à l’expérience féminine du corps. De surcroît, les relations avec autrui sont pensées
par Sartre sous le spectre majeur des relations sadomasochistes, ce qui dé-normalise fortement
sa conception de la sexualité en y incluant notamment aussi l’orientation homosexuelle. A cet
égard, un examen comparatif Beauvoir-Sartre spécifié serait requis, mais il dépasse le cadre du
présent propos. A propos d’une phénoménologie récente des identités trans-genre, voir L. M.
Rodemeyer, « Feminist and Transgender Tensions : An Inquiry into History, Methodological
Paradigms, and Embodiment » in : New Feminist Perspectives on Embodiment, 2018 : DOI:
10.1007/978-3-319-72353-2_6.
16. S. de Beauvoir, Le deuxième sexe, op . cit ., volume 2, chapitre 1, « Enfance », p. 64 : « elle est
saisie par autrui comme une chose » ; chapitre 8, « Prostituées et hétaïres », p. 424-449.
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17. S. de Beauvoir, op . cit . vol. 1, p. 17. Ce passage débouche sur une note où Beauvoir entre en
confrontation directe avec Levinas sur ce point, et avec sa pensée de l’altérité absolue du féminin.
18. Je remercie ici mes étudiant.e.s de Licence de l’Université de Rouen qui, depuis quelques
années, sont aux premières loges de ma relecture de l’histoire de la phénoménologie à travers le
prisme beauvoirien.
19. S. de Beauvoir, Le deuxième sexe, op . cit ., vol. 2, chapitre 3, p. 145-190.
20. S. de Beauvoir, Le deuxième sexe, op . cit ., p. 145-147.
21. Op . cit ., p. 179, et p. 180-182.
22. A ce propos, je renvoie à ma conférence dans le cadre de l’Université de toutes les cultures
(UTLC) à l’Université de Rouen Normandie le 21 octobre 2021, intitulée « Le viol : épreuve de soi,
du corps, de l’autre, du collectif. Comment s’en sortir ? » https://www.univ-rouen. fr/agenda/le-
viol-epreuve-de-soi-du-corps-de-lautre-du-collectif-comment-sen-sortir/ et https://webtv.univ-
rouen.fr/videos/21-10-2021-175445-decoupage/, in : Discipline filosofiche, éd. L. Vanzago, in : The
Experience of Pain. Epistemological, Hermeneutical and Ontological Aspects, Discipline Filosofiche XXXII I,
2002, edited by Luca Vanzago, 2022, p. 193-209.
23. S. de Beauvoir, Le deuxième sexe, op . cit ., p. 155.
24. Cf. à ce propos M. Garcia, On ne naît pas soumise, on le devient, op . cit ., chapitre 2, « La
soumission féminine, une tautologie ? », p. 37-61.
25. S. de Beauvoir, Le deuxième sexe, op . cit ., p. 156-174.
26. Op . cit ., p. 163.
27. Op . cit ., p. 163-164.
28. A propos de l’invisibilisation du vécu masculin intime et de son inclusivité, je renvoie à N.
Depraz, « Simone De Beauvoir. Une phénoménologie inclusive de la relation sexuelle »,
contribution au colloque Le corps en émoi, org. A. Deudon et A. Delamare, Université de Rouen,
École rouennaise de phénoménologie, 1er-2 octobre 2021, Paris, Editions des Compagnons
d‘Humanité, 2022, p. 35-48.
29. J. Butler, Gender Trouble [1990], Routledge, 2006, trad. par Trouble dans le genre . Le féminisme et
la subversion de l’identité, Paris, La découverte, 2005, Introduction, p. 53, où l’autrice parle à propos
du genre de « construction performative ».
30. J. Butler, op . cit ., p. 52.
31. J. Butler, op . cit ., p. 70-73.
32. J. Butler, op . cit ., p. 59 et p. 72.
33. S. de Beauvoir, op. cit., vol. 2, chapitre 1, « Enfance », p. 13.
34. J. Butler, op . cit ., p. 70.
35. J. Butler, op . cit ., p. 71.
36. J. Butler, op . cit ., p. 71.
37. Bien entendu, le Sartre de La critique de la raison dialectique, t.1, Théorie des ensembles
pratiques [1960] (Paris, Gallimard, 1985), reviendra de façon auto-critique sur sa position encore
trop individualiste et idéaliste de L’être et le néant, en faisant droit à la pratique qui nous aliène,
cristallisant nos projets dans des synthèses qui nous restent extérieures, ce qu’il nomme alors de
l’expression restée célèbre du « pratico-inerte ». La conception beauvoirienne, d’emblée socio-
historique de la situation dès 1949 n’est pas étrangère sans nul doute à l’auto-critique sartrienne,
sans pour autant basculer de façon radicale comme Sartre dans un positionnement marxiste.
38. A ce propos, M. Garcia dans On ne naît pas soumise, on le devient, op . cit ., chapitre III, p. 72- 74.
39. S. de Beauvoir, op . cit ., vol. 1, p. 15.
40. J. Butler, op . cit ., p. 72.
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