Numero Complet
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Culture et identité
à travers la littérature française en Afrique
GERFLINT
REVUE DU GERFLINT
2017
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017
POLITIQUE EDITORIALE
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Périodicité : Annuelle
ISSN 2258-4307 / ISSN en ligne 2260-4278
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Catalogue SUDOC).
Culture et identité
à travers la littérature française en Afrique
Coordonné par Évariste Ntakirutimana
et Johanna Gardrel
❧ Sommaire ❧
Identité socioculturelle
Frédéric Mambenga-Ylagou....................................................................................
11
Les représentations de l’Afrique Centrale dans les littératures coloniales
et francophones africaines face aux discours africanistes et aux enjeux
institutionnels
Fulgence Manirambona..........................................................................................
27
De l’identité « rhizome » comme perspective de la mondialisation
de la littérature africaine diasporique
Mathurin Songossaye .............................................................................................
41
L’écriture de l’identité dans le roman centrafricain en langue française
Julia Ndibnu-Messina Ethé......................................................................................
57
Le spectre culturel et métaphorique dans Le vieux nègre et la médaille
de Ferdinand Oyono : étude de quelques implicites un le génocide
culturel africain
Reconstruction et promotion de l’identité africaine
Isidore Bikoko .........................................................................................................
77
Pour un roman francophone en vers. Considérations épistémologiques
d’une poétique de l’hybridation
Katrien Snoeck ........................................................................................................
87
Espaces, formes et enjeux identitaires dans Les petits-fils nègres de
Vercingétorix de A.Mabanckou
Blaise Tsoualla ........................................................................................................
99
«Misovire» polyandre, misandre et compagnie : l’identité féminine
africaine en (dé/re)construction. Romancières camerounaises et gabonaises
Béatrice Yanzigiye....................................................................................................
La francophonie: Un champ littéraire pour asseoir une identité 113
et une autonomie culturelles
Annexes
Biographies des auteurs et des coordinateurs scientifiques.................................127
GERFLINT Avant-propos
ISSN 2258-4307
ISSN en ligne 2260-4278
Evariste Ntakirutimana
Université du Rwanda
Johanna Gardrel
Agence Universitaire de la Francophonie
7
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 7-8
Mathurin Songossaye, par une étude cas, revient sur l’expression de l’identité
dans le roman centrafricain. Il montre comment les romanciers s’approprient le
genre romanesque comme moyen d’expression de l’identité centrafricaine. Julia
Ndibnu-Messina Ethé rebondit sur le même sujet en portant une attention soutenue
sur les actes de langage, les actes verbaux et non verbaux, la culture traditionnelle
et le modernisme, le néo-colonialisme qui caractérisent la littérature africaine.
Pour clore le débat, Béatrice Yanzigiye traite d’un sujet jusque-là très peu
étudié, à savoir la francophonie comme champ littéraire. Elle met en parallèle le
rapport entre la littérature française-mère et la francophonie, rappelant chaque
fois qu’il s’agit d’une cohabitation inhabituelle, difficile, heurtée. Elle souligne
finalement que la francophonie a contribué à forger une identité africaine. C’est en
forgeant qu’on devient forgeron, cela va sans dire.
À toutes fins pratiques, ce numéro permettra au lecteur de se faire une idée plus
ou moins réaliste de l’originalité de la littérature africaine sachant qu’originalité
ne réfère aucunement à pureté. Mais plutôt à pratiques ou réalités caractéristiques.
8
Synergies Afrique des Grands Lacs
n° 6 / 2017
❧ Identité socioculturelle ❧
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 11-26
Résumé
Il s’agira ici de repérer dans les littératures coloniale et postcoloniale francophone
d’Afrique centrale, les topoï spatio-culturels qui représentent cet espace géopo-
litique comme des motifs identitaires communs. L’analyse de mon corpus fait
ressortir une relation plus ou moins réelle et imaginaire des auteurs aux espaces
décrits, relation souvent conditionnée par des contraintes génériques et les
idéologies véhiculées par les discours théoriques africanistes ou africains. Au-delà
de la rhétorique stéréotypique littéraire, ces représentations mettent en jeu une
diversité des langages qui font apparaître une sémiotique socioculturelle identitaire
et polysémique qui pourrait constituer un espace d’intérêt pour les études franco-
phones africaines dans cette sous-région.
Mots-clés : représentations, identité culturelle, dynamiques socioculturelles,
Afrique centrale
Abstract
The main aim of this study is to identify the spatial and cultural topoï that, in
francophone French colonial and postcolonial literature of Central Africa, represent
this geopolitical space and can be considered as common identity causes. The
analysis of my corpus shows a more or less real and imaginary relationship of spaces
described by the authors, often conditioned by generic constraints and ideologies
conveyed by theoretical speeches of africanists and Africans. Over and beyond the
literary stereotypical rhetoric, these performances involve a diversity of languages
that show an identity and socio-cultural semiotics that could constitute an area of
interest for African Francophone studies in this subregion.
Keyswords: representations, sociocuturals dynamics, cultural identity, Central
Africa
11
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 11-26
Introduction
Par représentation, il faut entendre les signes, images et figures qui donnent une
perception d’un lieu, d’une société ou de toute autre réalité concrète ou abstraite.
Les études littéraires et les sciences sociales tiennent les représentations pour
un terrain d’investigation privilégié. Lorsque les spécialistes de sciences sociales
s’intéressent aux représentations, celles-ci sont avant tout étudiées pour leur signi-
fication immédiate ou symbolique. Cependant, le terme de représentation semble
mieux convenir aux questionnements littéraires ou artistiques, car c’est une notion
qui renvoie certainement plus à l’imaginaire littéraire qu’au domaine de la science.
On peut néanmoins reconnaître que littérature et sciences sociales traitent de la
représentation comme une approche de la connaissance du monde. Concernant
l’espace géographique qui m’intéresse, on peut se poser au préalable un certain
nombre de questions avant de dégager les topoï identitaires de quelques textes
que je considère comme représentatifs : à partir de quelles périodes littéraires
faudrait-il examiner ces modes de représentation ? Que postulent-elles comme
socle commun qui permette de dégager des motifs de convergence thématique?
Mon corpus littéraire sera donc la littérature coloniale4 et les littératures franco-
phones d’Afrique centrale postcoloniale subsaharienne. L’image de l’Afrique dans
12
Les représentations de l’Afrique Centrale dans les littératures coloniales et francophones
les discours littéraires européens n’est pas apparue avec la deuxième phase de la
colonisation française en Afrique, à la fin du XIXe siècle Aussi, il m’importe avant de
voir comment, l’Afrique centrale est représentée dans maints récits français de la fin
du XIXe siècle au début du XXe siècle. L’intérêt européen pour les contrées africaines
a existé de tout temps, depuis l’Antiquité5. Cependant, comme le mentionnent
maintes monographies sur le sujet6, la découverte de l’intérieur de l’Afrique noire
avant le XIXe siècle est très sommaire, voire inexistante. Car les moyens matériels
n’étaient pas adaptés à une telle entreprise. Jusqu’à ce siècle, «Le blanc des
cartes importunait et l’imagination prenait le relais là où l’information fiable
faisait défaut»7 Avec les grandes missions d’explorations du XIXe siècle, marquées
en France, par la mission de Brazza et la deuxième mission Lenfant, une relation
nouvelle s’est installée au niveau de la perception de l’altérité africaine. Aussi,
les récits de voyage, les comptes rendus de mission, les carnets de route consti-
tuaient-ils les principaux véhicules des représentations et d’informations de tout
ce qui sortait du cadre que se fixaient les populations françaises de la métropole.
13
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 11-26
Les paysages décrits par la littérature de voyage sur l’Afrique noire offrent
souvent une monotonie aspectuelle dont le soleil dardant ainsi que la forêt envahis-
sante et angoissante sont les principaux décors. Il faut néanmoins signaler que c’est
en Afrique équatoriale française que la forêt apparaît systématiquement comme
un espace totalisant et un personnage omniprésent et oppressif. Dans Voyages et
aventures et aventures en Afrique équatoriale8 , Paul Du Chaillu décrit, de manière
saisissante, des lieux du sud Gabon que n’avaient jamais explorés un blanc. Les
observations de l’auteur explorateur révèlent des descriptions redondantes sur
l’environnement qu’il découvre : un espace généralement uniforme et dominé par
la forêt, traversé par de nombreux cours d’eau et offrant un climat « énervant
et malsain, non par suite de chaleur excessive, mais à cause de l’humidité et
de l’élévation de la température moyenne, les nuits étant aussi chaudes que les
jours9». E. Pschari, dans Carnets de route10, constate la même pesanteur lorsqu’il
pénètre les terres intérieures du centre du continent : « tout de suite, derrière, la
brousse, et dans le fond, la forêt11» (15). Néanmoins, cette impression de désolation
envahissante des territoires qu’il découvre laisse la place chez lui à une grande
émotion romantique qui est vécue de manière fantasmée. Dans L’Heure du nègre12
de Georges Simenon, les images de l’Afrique centrale que l’écrivain traverse des
côtes gabonaises jusqu’aux deux Congo, répondent également à ce sentiment de
perpétuelle monotonie, cette fois-ci dépourvue de portée poétique comme on le
voit chez Psichari. « La nature est triste, le soleil d’Afrique est un leurre. Il est
aussi gris, aussi implacable qu’un ciel d’orage. La forêt vierge est grise, elle aussi,
et grises, ternes en tout cas, les fleurs plus colorées de la forêt tropicale ». (52).
René Maran, dans Batouala fait observer la force foudroyante de la tornade, en
saison des pluies, dans les régions baignée par l’Oubangui, un affluent du Congo :
14
Les représentations de l’Afrique Centrale dans les littératures coloniales et francophones
venimeux constituent un univers féroce et hallucinant qui prend une allure horri-
fiante la nuit : « La nuit avec tous ses monstres entrait alors dans la danse. La forêt
n’entend que leur signal pour se mettre à trembler, siffler, mugir de toutes ses
profondeurs…»
Bien plus que dans le roman colonial qui a pour cadre l’Afrique occidentale
française (AOF) dominé par le décor sahélien ou quelques rares allusions forestières
de la côte de Guinée et des ses environs, c’est bien l’univers équatorial de l’Afrique
centrale qui est l’objet d’une véritable mythification de l’Afrique noire, à partir
du schème de la forêt obscure et hostile. L’espace équatorial est pour l’Européen
une épreuve bien périlleuse. La sensation déprimante, voire lugubre du milieu ne
paraît faite que pour les indigènes. Ainsi, la description des noirs de cette partie
de l’Afrique et de leurs mœurs n’est pas plus positive chez Georges Simenon, dans
L’Heure du nègre :
Je cherchais quelqu’un à qui parler. Il n’y avait personne. Ou plutôt il n’y avait
sous le hangar, parqué comme des bestiaux, que cent ou cent cinquante nègres
et négresses. Tous étaient à peu près nus. Une petite race difforme, aux gros
inquiets14.
Chez Du Chaillu comme chez Psichari, la sympathie envers les noirs n’est
pas feinte, néanmoins elle révèle toujours un caractère paternaliste qui place
l’européen dans une posture hégémonique et bienveillante :
Les peuples rencontrés apparaissent souvent sous les contours d’une mentalité
arriérée. Mais Du Chaillu comme Psichari ne manquent pas de mentionner la
diversité culturelle des peuples qu’ils rencontrent d’une région à l’autre, sans
toutefois omettre de signaler une ligne de continuité identitaire qui repose sur
leurs croyances, leurs arts et parfois leurs langues. Comment ce socle commun de
représentation consonne-t-il avec les discours des sciences sociales et des études
africanistes durant la colonisation?
15
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 11-26
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Les représentations de l’Afrique Centrale dans les littératures coloniales et francophones
Chez les nègres qui paraissent comme toutes les races de l’Afrique centrale et
méridionale fort arriérés pour tout ce qui est effet d’art, on retrouve des idoles
représentant avec une grotesque fidélité les caractères de la race nègre17.
Mais contre cette vision, s’affirme dans certains récits de voyage ou dans
certains romans, une représentation plus approfondie du milieu et des peuples
d’Afrique équatoriale où apparaissent une réelle relation esthétique et une volonté
de comprendre la nature intrinsèque de leur univers socioculturel. Cette représen-
tation esthétique et en profondeur apparaît de façon si saisissante chez Psichari
qu’elle mérite une attention particulière. Le regard que Psichari pose sur le monde
colonial répond à une volonté de déconstruction imagologique dont la quintessence
peut être saisie dans son propos suivant:
Nous sommes victimes, dans nos relations avec tous ceux qui n’ont pas la même
couleur que nous, d’une illusion tenace, d’une erreur qui nous est chère. Nous
les voulons à notre image. Dans tout ce que nous leur demandons, dans tout ce
que nous leur donnons, nous les supposons à notre image18.
Une heure après, on est au bord du Congo, dont les eaux troublent bouillonnent
en vagues immenses sur les fonds des rochers. A cet endroit, le Congo fait du
quarante à l’heure. […] ce fleuve multiforme qui roule alternativement des eaux
calmes aux reflets smaragdins et des bouillonnements furieux d’écume blanche.
Nous sommes restés une bonne heure à contempler ces remous. […] Entre les
rochers du bord, de petites plagettes où de vraies vagues chantent l’unique
musique de ce paysage. Chose curieuse : cette allure furieuse du fleuve, cet
ensemble de proportions gigantesques met dans l’âme un repos infini et donne
une grande impression de calme puissant19.
17
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 11-26
positive de l’univers indigène équatorial est aussi revendiquée par une nouvelle
orientation des études africanistes coloniales qui vont, à la suite des débats
qui traversent les sciences sociales sur le relativisme culturel, revoir certains
paradigmes définitoires des cultures africaines traditionnelles. Cette tendance qui,
au siècle dernier, de l’entre-deux-guerres à la décolonisation, a trouvé sa meilleure
expression chez Frobenius, Delafosse, Tempels, Griaule… qui reconnaissent aux
noirs une humanité et des cultures spécifiques traduisant une relation particulière
au monde. Je m’attarderai spécifiquement sur la Philosophie bantoue (1945) du
R.P. Tempels, parce qu’il constitue un ouvrage majeur dans la tentative de compré-
hension d’une vision unitaire de l’espace culturel des peuples d’Afrique centrale.
La thèse défendue par Tempels est que les sociétés africaines ont une vision et une
philosophie de leur monde. Cette idée qui paraît comme une évidence ne l’était
pas pour le courant évolutionniste du XIXe siècle européen qui dominait dans les
milieux coloniaux. Le livre de Tempels a soulevé de nombreuses réactions entre
1945, sa date de publication et 1965. L’idée directrice qui parcourt ce livre est
que la vie et la mort sont les deux faits qui déterminent les attitudes humaines
et conditionnent les formes de pensée dominantes des groupes humains. Dans la
colonie belge du Congo où il exerce comme prêtre, Tempels remarque la centralité
de ce fait dans les comportements socioculturels des bantous du Congo. Il en vient
au constat suivant : « Chez les Bantous et probablement chez tous les peuples
primitifs, la vie et la mort sont les grands apôtres de la fidélité aux conceptions
magiques et traditionnelles21.
18
Les représentations de l’Afrique Centrale dans les littératures coloniales et francophones
Je ne saurais mieux faire que de dire, ici, les leçons que nous avons tirées de
la lecture de l’œuvre de Frobenius, et surtout de ses deux ouvrages fonda-
mentaux, traduits en français : Histoire de la civilisation et le Destin des civili-
sations. Quand je dis « nous », il s’agit de la poignée d’étudiants noirs qui,
dans les années 1930, au Quartier latin, à Paris, lancèrent, avec Aimé Césaire,
l’Antillais, et Léon Damas, le Guyanais, le mouvement de la Négritude. (…). C’est
Léo Frobenius, plus que tout autre, qui a éclairé, pour nous, des mots comme
émotion, art, mythe, Eurafrique. (…). C’est Léo Frobenius qui nous donna, et la
vision, et l’explication au moment où, les études terminées, nous entrions dans
la vie active, militante, le mot et l’idée de la Négritude dans notre gibecière.
C’est Frobenius qui nous aida à charger le mot de sa signification la plus dense,
la plus humaine en même temps22.
La satire de la représentation coloniale a été faite, si l’on peut trouver une source
convaincante, dans le roman Batouala (1921) de René Maran. Mais on peut aussi
voir dans le roman anticolonial francophone d’Afrique centrale une perspective de
représentation similaire, depuis les années 1950 par des écrivains, tels Mongo Beti,
Jean Malonga et Ferdinand Oyono, qui pensaient que la condamnation de la situation
coloniale était plus urgente que la célébration d’une culture africaine authentique,
elle-même sujette à un examen plus nuancée. De même, on voit dans les thèses
développées par l’anthropologue français Georges Balandier (1956, 1958), sur les
dynamiques socioculturelles en Afrique équatoriale française les bases d’une théori-
sation qui problématise la notion d’identité des sociétés africaines contemporaines.
L’idée principale qui ressortait de ces romans francophones africains des années
1950 sur la question coloniale et par la suite ceux des premières décennies des
19
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 11-26
Le Tanga des cases occupait le versant nord peu incliné, étendu en éventail. Ce
tanga se subdivisait en innombrables petits quartiers qui, tous, portaient un
nom évocateur. Une série de bas-fonds, en réalité ! Les mêmes cases que l’on
pouvait voir dans la forêt tout au long des routes23.
20
Les représentations de l’Afrique Centrale dans les littératures coloniales et francophones
21
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 11-26
personnages sont pris par une frénésie langagière qui cherche une dénomination
juste au mal être socioculturel qui a totalement rendu inopérante les langues du
terroir comme le français standard qui reste pourtant l’expression dominante du
roman. La langue de la rue et les imaginaires culturels qu’elle véhicule s’affirment
comme les seuls discours capables de restituer la désespérance de l’ordre social. En
somme Temps de chien questionne la portée morale et philosophique des cultures
urbaines africaines et dénonce implicitement le sens de la globalisation dans des
sociétés en pleine crise culturelle et qui sont des véritables kaléidoscopes de vies
brisées, qui réinventent sans cesse leur quotidien pour survivre et qui espèrent, par
un mimétisme parodique de la mondialisation, suivre la marche effrénée du monde
occidental.
Les langages urbains qui jonglent avec le chaos social, avec la culture de l’urgence
et de la survie, soumettent la langue à la précarité du quotidien, car seule la poésie
des « bas-fonds » est susceptible de restituer le mal être culturel. On assiste à une
création de nouveaux repères culturels dans des espaces de plus en plus chaotiques.
C’est dans les univers urbains que ce plurilinguisme syncrétique est généralisé et que
le français occupe une place importante dans la communication sociale. Ce pluri-
linguisme offre la possibilité d’un accès original aux dynamiques socioculturelles,
ce que veulent exprimer, par exemple, Le Pleurer-rire (Henry Lopez, 1982) dans
une langue parlée qui donne à la littérature son caractère populaire, en restituant
le nouvel apport de l’oralité, constituée des emprunts au langage de la rue et de
la radio, au français parlé dans les capitales africaines. De même dans Les Matitis,
(Hubert Ndong, 1992), Temps de chien (Patrice Nganang, 2001) qui apparaissent
comme unification par l’esthétique littéraire des mondes éclatés.
Conclusion
En définitive, j’ai tenté de montrer que la dualité est au cœur des formes de
représentations littéraires des espaces physiques et culturels d’Afrique centrale.
D’un côté, une représentation littéraire coloniale qui en fait souvent un espace
hostile et parfois le lieu d’un enchantement émotionnel comme chez Psichari.
De l’autre, une représentation postcoloniale qui fait ressortir une identité plus
complexe, toujours tendue entre le conservatisme aux traditions multiséculaires
et les diverses novations socioculturelles issues des processus coloniaux et postco-
loniaux. Car dans leurs processus historiques précoloniaux, coloniaux et postcolo-
niaux, les sociétés d’Afrique centrale n’ont cessé de démontrer que toute identité
culturelle se construit selon les enjeux de chaque période de l’histoire, des rapports
de force qui sont déterminés à partir de la condition subalterne en face d’un
pouvoir hégémonique ou encore en face des formes de cohabitation et d’intérêts
22
Les représentations de l’Afrique Centrale dans les littératures coloniales et francophones
interrégionaux. Quel rôle peuvent jouer, de ce point de vue, les institutions régio-
nales dans la constitution d’un champ qui permet de saisir les traces indélébiles
laissées par l’histoire coloniale et les sémiotiques sociales postcoloniales à travers
ses différentes stratifications discursives et imagologiques, Quelles stratégies
peuvent être mises en œuvre pour que les études sur les représentations culturelles
constituent les bases d’un champ d’études littéraires francophones sous-régionales ?
Bibliographie
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Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 11-26
Notes
1. L’Afrique centrale est dominée par la forêt qui constitue une ligne de continuité du centre à
l’Ouest équatorial (Pays du Bassin du Congo). Au nord, cependant s’étend une zone de savane,
dont les populations parlent des langues nilo-sahéliennes (Adamaoua-oubanguiennes » non
bantoues. Selon les études linguistiques, leur positionnement géographique et leurs origines
postulent une parenté avec les peuples bantous. Dans la partie plus spécifique des Grands
Lacs (Lac Victoria, Lac Albert, Lac Turkana) domine un vaste de plateau où se côtoient quatre
grandes familles linguistiques qui font de cette sous-région, un véritable carrefour ethnique.
Nombre de ces populations qui voisinent avec les Bantous depuis des millénaires ont adoptés
des parlers bantouphones.
2. Communauté économique et monétaire de l’Afrique Centrale (CEMAC) regroupe les pays
suivants : Cameroun, Centrafrique, Congo, Gabon, Guinée Equatoriale et République du
24
Les représentations de l’Afrique Centrale dans les littératures coloniales et francophones
Tchad), Communauté Economique des Etats de l’Afrique Centrale (CEEAC) regroupe les pays
suivants: Angola, Burundi, Cameroun, Gabon, Centrafrique, Guinée Equatoriale, République
du Congo, Sao-Tome et Principe Tchad, Rwanda).
3. La dimension historiographique considérée ici n’est pas à confondre avec celle du courant
post-colonialiste inspiré de l’œuvre d’Edward Said, de Mudimbe (l’odeur du père) et de
l’afropolitanisme d’Achille Mbembe.
4. Cette question ne se limite pas à la production française. Le production anglaise mérite
aussi d’être mentionnée ici car elle est d’un intérêt incontournable, notamment celle de
Joseph Conrad ( Heart of darkness, 1899) et de Henri Morton Stanley (in darkest africa), sans
oublier la littérature belge comme Tintin au Congo, etc.
5. Hérodote, Hannon, Strabon, Pomponius Mela, Solin, Pline ou encore Sénèque.
6. Ricard, A. 2000, Voyages de découvertes en Afrique. Anthologie 1790-1890, Paris : Robert
Laffont.
7. Idem, préface p. IX.86Voyages et aventures en Afrique équatoriale (Paul Du Chaillu, 1863),
Terres de Soleil et de Sommeil (E. Psichari, 1908), L’Heure du Nègre, (G. Simenon, 1934),
Batouala (René Maran, 1921).
8. Lorsque Voyages et aventures en Afrique équatoriale a été publié en 1863, on dispose de
peu de connaissances sur l’intérieur du continent africain, surtout dans sa partie centrale et
les bases administratives de l’impérialisme colonial français n’y sont pas encore établies. Aussi
l’exploration de l’Afrique équatoriale devient un véritable enjeu d’élaboration d’un savoir
identifiant et/ou d’une prise de possession et de domination. Avant Paul Du Chaillu, David
Livingstone explore la région des Grands Lacs en Afrique centrale, à la suite de trois voyages
de 1846 à 1856, voyage au cours duquel il traversa l’Afrique de l’Angola au Mozambique, en
explorant les bassins du Zambèze, le Lac Tanganyika et le Lac Malawi. De 1855 à 1859, Paul
Du Chaillu ambitionne d’atteindre les sources du Nil, dans les Grands Lacs, en partant des
côtes gabonaises, mais ne parvient pas à sa quête puisqu’il est stoppé dans son élan au cœur
de la forêt équatorial du Gabon.
9. Du Chaillu, P. 2003, (1863), Voyages et aventures en Afrique équatoriale, Paris : Sépia,
p.358.
10. Somme de correspondances que l’écrivain-soldat, engagé dans la mission Lenfant,
adresse à des proches et qui feront l’objet d’un récit de voyage plus élaboré et construit,
intitulé Terres de soleil et de sommeil, qui sera publié en 1908. De septembre 1906 à 1907,
il accompagnera le Commandant Lenfant dans le cadre de la Mission du Haut- Logone, entre
les bassins du Tchad et du Congo. La France est encore mal implantée dans la région de
l’Oubangui-Chari-Tchad. La mission Lenfant fut organisée par la Société de géographie de
Paris dans le but de l’exploration des pays qui s’étendent entre la Sangha et le Chari.
11. Psichari, E. 2008 (1908), Carnets de route, Paris : L’Harmattan, p.15.
12. Texte qui appartient au genre du grand reportage, qui s’articule autour de six articles
parus dans l’hebdomadaire Voilà, en 1932.
13. Maran R..1921, Batouala, Paris : Albin Michel, p.77.
14. Simenon, G .1932, L’Heure du Nègre, p.17.
15. Psichari, Ernest, Carnets de route, op.cit. p.142.
16. Broca, cité par Reynaud Paligot, C. 2006, La République raciale 1860-1930, Paris : PUF,
p. 1-3.
17. Cité par Jean Laude in La peinture française et l’art nègre (1905-1914), Pari : Klincksieck,
1968, p.47
18. Psichari, E., Carnets de route, op. cit. p. 19.
19. Ibid.
20. Idem.
21. Tempels R.P. 1949, La Philosophie bantoue, Paris, Présence Africaine, p.14 (ce passage
est aussi cité par Eboussi Boulaga, in : Eveil philosophique africain, Paris : L’Harmattan,
1984, p.19)
25
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 11-26
22. Senghor, Léopold Sédar, « Les leçons de Léo Frobenius », article dans Hommage à
Frobenius, pour le Centenaire de sa naissance, 1973, in: Liberté 3 : Négritude et civilisation
de l’Universel, Le Seuil, 1977, p. 398-402
23. Eza Boto, 1971, (1954) Ville cruelle, Paris : Présence africaine.
24. Ibid. p.21
25. Balandier, G. 1955, Sociologie actuelle de l’Afrique noire : dynamique sociale en Afrique
centrale, PUF.
26
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 27-39
Résumé
Abstract
27
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 27-39
Introduction
Dans cet article, qui ne consiste pas en une analyse des œuvres de ces auteurs,
nous tenterons, en nous appuyant sur les théories postmoderne et postcoloniale,
d’appréhender le discours sur l’identité-diversité d’abord comme une expression de
la modernité et ensuite comme une voie vers l’universalité.
28
De l’identité « rhizome » comme perspective de la mondialisation
L’identité est, en effet, par essence, une notion en constante mobilité dans le
temps et dans l’espace et qui se construit dans le brassage des cultures. Ce brassage
permet de penser l’identité comme une multitude d’appartenances dont les unes
sont plus mouvantes, changeantes que les autres, adaptables en fonction des défis
et des opportunités du moment. L’identité est donc une catégorie en constante
construction dans un processus d’interaction enrichissante et féconde.
29
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 27-39
africanité métisse, hybride, sortant de sa tour d’ivoire pour exprimer les éléments
de son temps, les éléments fondamentaux pour l’Africain et sa société – la société
d’origine et/ou la société d’accueil. Elle est en définitive une africanité qui
s’invente au contact des valeurs de « l’autre » en vue de se forger un devenir dans
un monde en mutations.
30
De l’identité « rhizome » comme perspective de la mondialisation
Ce besoin du renouveau qui s’exprime chez chaque créateur fait perdre pourtant
à la modernité l’idée de progrès ou la rend, tout au moins, discutable. Boniface
Mongo-Mboussa mettait déjà en cause cette même idée chez les écrivains africains
de la diaspora contemporaine :
31
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 27-39
32
De l’identité « rhizome » comme perspective de la mondialisation
Telle est en tout cas la question à laquelle les écrivains africains contemporains
entendent apporter une réponse par leur attitude et leur création. Ils adoptent une
position jusqu’au-boutiste vis-à-vis des aspects aliénants de la culture africaine.
Ils égratignent aussi les termes de la modernité qui semblent être le cheval de
Troie de la domination occidentale. Ainsi, ils bouleversent la langue même dont
ils se servent pour la création. Cette génération, qui tente une conciliation entre
le besoin d’identité et le désir d’universalité, est une des « tribus planétaires »
(Maalouf, 1998 : 97) selon l’oxymoron d’Amin Maalouf.
[…] nous avions peu à peu oublié que la langue avait fait souche sur les cinq
continents, qu’elle s’était développée loin des affres du vieux pays. Et que
désormais déliée de son pacte avec la nation, libérée de l’étreinte de la
souche-mère, devenue autonome, choisie, retournée à son chant premier,
nourrie par d’autres aventures, n’ayant plus de comptes à régler avec la langue
33
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 27-39
des anciens maîtres, elle avait de nouveau à proposer, vue d’Afrique, d’Asie
ou des Caraïbes, de Chine ou d’Iran, d’Amérique du Nord ou du Vietnam, son
interprétation du monde. (Rouaud, 2007 : 21).
34
De l’identité « rhizome » comme perspective de la mondialisation
Jean–Luc Raharimanana, qui fait partie de cette génération, a aussi senti cette
problématique de l’individualisme croissante chez ses contemporains. Taina
Tervonen relève cette position chez le malgache particulièrement dans le texte
qui accompagne la nouvelle « Françafrique » mais qui n’a pas été publié. C’est ce
qui transparaît dans cette question à laquelle Raharimanana lui répond par l’affir-
mative : « […], vous reprochez un certain égoïsme ou individualisme débordant
aux auteurs de la nouvelle génération ? » (Raharimanana, 2004 : 54). Mais c’est
l’ivoirienne Tanella Boni qui s’insurge de façon sévère contre ce positionnement.
Elle adresse une critique acerbe à l’individualisme exacerbé de ces écrivains de la
diaspora :
Cette génération s’inscrit ainsi dans la mondialisation qui est non plus, comme
le rappelle Amin Maalouf, « l’ère des masses » mais « l’ère des individus ».
(Maalouf, 1998 :131) Elle développe la conscience de l’individualité où chacun sent
l’impression de se mesurer à plus fort et de ne plus pouvoir garder son héritage
intact.
L’écrivain nomade, tout comme le nomade du désert est un être anormal, qui
traverse les frontières régulièrement, qui entre et qui sort d’une kyrielle de vécus
spatio-temporels, qui introduit une pluralité d’expressions culturelles en crois-
sance, et qui, enfin, se cherche un nouvel espace de vie au sein de la structure.
C’est un écrivain dont la situation s’assimile à celle de “l’entre-deux-être”.
(Erickson, 2002 : 234-235).
35
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 27-39
Cette position, que Kwahule partage avec les écrivains migrants, est, sans
doute, une déclaration de non-retour physique définitif. Or, l’installation définitive
suppose une quête d’identité qui tient à la fois de son origine mais aussi de son
appartenance. C’est « la conscience diasporique » de Kwahulé qui consiste à être
« adossé à l’Afrique » et « de créer un autre espace culturel et spirituel dans
l’espace où l’on est. » (Kwahule, 2007 : 160). Il s’agit, en définitive, d’une situation
de double conscience de l’individu, un double soi, un vécu où l’écrivain compose
avec l’altérité et l’appartenance comme le dit Nimrod en mettant l’accent sur
cette « double nature » de l’écrivain africain contemporain: « Nous appartenons
à nos nations respectives, à un certain nombre de nos pays voisins et au monde.»
(Nimrod, 2004 : 94).
36
De l’identité « rhizome » comme perspective de la mondialisation
L’identité que l’individu transporte dans le temps et dans l’espace subit des
mises à jour régulières que chaque génération se réapproprie sans forcément s’en
rendre compte. En revanche, il est aussi illusoire de penser que l’intégration dans
d’autres cultures/langues/espaces nous change complètement. Si des modifi-
cations identitaires s’observent, elles s’inscrivent dans le contexte du contact
culturel/linguistique/spatial. Célestin Monga circonscrit cette modification chez
l’Africain exilé : « L’exil ne nous ôte pas le droit et la capacité de demeurer
africains- ceci d’ailleurs quelle que soit la manière dont chacun définit librement
son africanité. » (Monga, 2007 : 69) Cette remarque de Monga est sans nulle doute
un rappel aux écrivains migrants que la faille d’où surgit leur écriture est leurs pays
d’origine. Cette africanité constitue donc un masque difficile à ôter tant que le
roman aura pour auteur un créateur africain.
Conclusion
37
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 27-39
Bibliographie
38
De l’identité « rhizome » comme perspective de la mondialisation
Note
1. Nous empruntons le terme à l’essai d’Amin Maalouf (Maalouf, A. 1998. Les identités
meurtrières. Paris : Grasset.). L’identité devient ou peut devenir meurtrière, lorsqu’elle est
conçue de manière tribale : elle oppose le « Moi » à l’ « Autre », favorise une attitude partiale
et intolérante, exclusive et excluante. Le choix proposé par cette conception est extrê-
mement dangereux, il implique soit la négation de l’autre, soit la négation de soi-même, soit
l’intégrisme, soit la désintégration.
39
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 41-56
GERFLINT
L’écriture de l’identité dans le roman
ISSN 2258-4307 centrafricain en langue française
ISSN en ligne 2260-4278
Mathurin Songossaye
Université de Bangui, Centrafrique
songossaye@yahoo.fr
Résumé
La thématique de la représentation de l’identité engage des réflexions scienti-
fiques, philosophiques et littéraires. En logique, l’identité est l’ensemble des carac-
téristiques qui permettent de définir expressément un objet. Au niveau individuel,
chacun se définit par un paysage personnel, ou encore par une configuration d’iden-
tités. Tout individu possède une identité de sexe, d’âge, de classe ou de statut
social, de traits physiques, de langue, de religion, de préférence politique, de
race, de nationalité, d’origine régionale, etc. En littérature, l’étude de l’identité
est souvent associée à l’imagologie. L’imago, en psychologie ou en psychanalyse
est le prototype inconscient acquis dans l’enfance par le sujet. Par l’éducation,
l’individu acquiert une représentation de lui-même et de l’autre. La littérature
serait alors le creuset où se déploient les différentes représentations de l’identité,
très souvent en opposition avec l’altérité. Cette réflexion, axée sur le compara-
tisme se propose de découvrir comment le roman centrafricain en langue française
inscrit l’identité centrafricaine dans le terroir par le processus de création d’une
image du Centrafricain d’aujourd’hui.
Mots-clés : identité, roman, écriture, oralité, toponyme
Abstract
The identity representation theme is about scientific, philosophic and literary
thought. In logic, identity is the whole characteristics that permit to define an
object on purpose. At individual level, someone define his identity by a whole confi-
guration that differs according to circumstances throughout life. Any individual has
à sex, religious, social function and ethnic belonging identity, as well as heteroge-
neous identities. In literature, the study of identity is often linked to imagology.
Image in psychology or in psychoanalyze is the acquired unconscious prototype in the
childhood by the subject. Through upbringing, individual acquires a representation
of himself and of the other. Literature would be therefore the melting-pot where
deploy different representations of identity, very often in opposition to alterity.
41
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 41-56
This study based on the comparatism aims at showing how the Central African novel
in French language reveals the creation process of image of the Central African
today.
Keywords: identity, novel, writing, orality, toponym
Introduction
Dans cette veine, la diversité des pratiques imaginatives sociales peut être
appréhendée entre deux pôles : l’idéologie et l’utopie. L’idéologie tend à faire
prédominer l’identité supposée du groupe sur l’altérité représentée (avec le risque
du cliché exotique). Cependant, complément nécessaire du phénomène idéolo-
gique, la pratique imaginative se déploie selon trois couches de sens dont la plus
fondamentale est l’utopie. Celle-ci remet essentiellement la réalité en question,
là où l’idéologie la préserve et la conserve. Les œuvres littéraires constituent dans
la pratique imaginaire le creuset où se déploient les différentes représentations de
l’identité.
42
L’ écriture de l’identité dans le roman centrafricain en langue française
Notre analyse part d’un cadre définitionnel qui permet de baliser les notions de
réflexion. Ensuite nous ferons asseoir un canevas et une méthode d’étude sur les
axes majeurs de l’écriture de l’identité centrafricaine. Enfin nous mettrons à jour
les valeurs traditionnelles, la place de l’oralité et des toponymes dans le texte des
romanciers centrafricains.
1. Cadre définitionnel
Même si les événements et les personnages que construit le roman sont proches
de l’histoire, le genre revendique toujours une part d’invention (ce qui le différencie
des biographies et des récits documentaires). En même temps, il vise une certaine
vraisemblance (ce qui le distingue du conte merveilleux et des légendes). Mais au
fil du temps, une multiplicité de sous-genres a vu le jour ; il s’agit du roman de
mœurs, roman comique, roman d’initiation, roman picaresque, roman d’aventure,
roman baroque, roman policier, etc.
Selon Roland Barthes, l’écriture se est une fonction : elle est le rapport entre
la création et la société, elle est le langage littéraire transformé par sa desti-
nation sociale, elle est la forme saisie dans son intention humaine et liée ainsi aux
grandes crises de l’Histoire (Barthes, 1972 : 14). C’est pourquoi la notion d’écriture
implique, en fonction du rapport entre la création et la société, tous les moyens
et les aspects thématiques, linguistiques, historiques et stylistiques qu’un auteur
met en pratique dans la rédaction d’une œuvre. C’est ainsi que nous tenterons de
découvrir ces aspects dans la production romanesque centrafricaine.
43
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 41-56
littéraire. Le style est à cet effet ce qui singularise, ce qui particularise, ce qui
marque, ce qui caractérise une personne, une œuvre, qu’elle soit littéraire,
musicale, [ou] filmique (Cogard, 2001 : 12). Il est ce qui permet la distinction,
la différenciation. Dans le roman centrafricain, nous verrons que le style dénote
l’identité centrafricaine.
Pour clore ces définitions, il est judicieux de mentionner que le terme identité
désigne d’après le dictionnaire Encarta (2009) l’ensemble d’aspects personnels et
fondamentaux qui caractérisent (une personne ou un groupe). En anthropologie
l’identité renvoie à la communauté humaine qui partage une même culture et qui
affirme sa volonté de vivre ensemble, avec une même histoire, une langue, un
sentiment d’appartenir à un groupe, avec une volonté de prise de conscience. Cette
approche définitionnelle montre qu’il n’y a pas de dichotomie entre l’identité et la
culture. La notion d’identité (identité personnelle vs identité sociale) et la notion
de culture alterne entre un pôle individuel (la culture comme développement de
la personne) et un pôle collectif (les valeurs communes comme patrimoine d’un
groupe humain). En fait, l’un ne s’oppose pas à l’autre, mais s’en nourrit, s’ali-
mente, lui donne apparence et réalité. C’est pour cette raison que Jean-Marie
Grassin souligne : Je me cultive en intégrant le patrimoine des valeurs et biens
de la société à laquelle j’appartiens3. Subséquent à ces définitions qui établissent
des liens entre le roman, l’écriture et l’identité, il y a lieu de faire un aperçu
socioculturel en Centrafrique avant de présenter le corpus et la méthode d’analyse.
44
L’ écriture de l’identité dans le roman centrafricain en langue française
45
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 41-56
4. Canevas de réflexion
Ces axes ainsi identifiés vont permettre de voir comment les romanciers centra-
fricains révèlent les attitudes, les croyances, bref l’environnement socioculturel
qui caractérise la communauté centrafricaine et par lequel elle est reconnue.
46
L’ écriture de l’identité dans le roman centrafricain en langue française
Plus je m’enfonce dans la forêt, plus j’ai la conviction qu’aucun bipède de mon
espèce n’a eu avant moi «l’insigne honneur» de fouler le sol de cette partie du
monde. Et puisque je suis en train de prouver de manière irréfutable que je suis
le tout premier à l’explorer, je vais la marquer de mon sceau pour l’histoire et
la postérité (Goyémidé, 1984 : 76).
Gonaba s’inscrit à sa manière dans la lignée de ceux qui ont exploré des contrées
lointaines. Il parvient finalement à rencontrer les gens qu’il cherchait dans la
forêt. Au bout de quelques années, il est initié à la chasse et se sent un homme
parfaitement intégré dans l’espace des Pygmées. Il peut ainsi vivre heureux parmi
ses compagnons fiers et forts au sein de sa famille gaie et exubérante. Mais avec
ce personnage, le voyage dans la forêt, certes attrayant et plein de découverte,
ne tourne vite qu’à la rencontre du peuple qui maîtrise cet espace. L’aventure
47
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 41-56
Le constat qui se dégage ainsi à partir des contenus des romans produits en
Centrafrique est que ces traditions véhiculent l’identité centrafricaine. Les
traditions sont converties en écriture, d’où nous révèlent les croyances des
Centrafricains. Dans Le Dernier survivant de la caravane, avec la croyance aux
fantômes, les villageois ne peuvent se promener dans les cimetières. Le narrateur
lui-même va s’exprimer : car les bons et les vrais nègres que nous étions, pétris
dans nos croyances, ne pourrions nous permettre de les narguer en allant nous
promener dans un cimetière réservé aux Blancs » (Goyémidé, 1985 :17). Cette
crainte, résultante d’une croyance aux morts ne se limite pas au groupe Banda
dont on parle dans ce roman, mais elle est commune à tous les groupes ethnique du
pays. Dans L’Odyssée de Mongou de Pierre Sammy Mackfoy, l’arrivée d’un Blanc à
Limanguiagna ou encore pays de Ngbandi dans Crépuscule et défi avait provoqué la
panique car ces habitants croyaient à l’esprit des morts ou aux démons des eaux.
48
L’ écriture de l’identité dans le roman centrafricain en langue française
La croyance aux morts est attestée dans Le Dernier survivant de la caravane par
le personnage qui est la femme de Djawera à travers ces propos : Koyapalo, et vous
tous ici rassemblés, mes enfants, mes parents. Je dois à mon tour aller rejoindre
ceux qui nous ont quittés. Djawera est là qui me tend la main et m’invite à le
suivre. (Goyémidé, 1985.44). Cette croyance se traduit par des incantations ou des
invocations de l’esprit des ancêtres, comme le suggèrent ces propos : Esprit des
ancêtres, écoutez les cris de vos enfants ! Exaucez leurs vœux en cette période
tragique qu’ils traversent actuellement. (Goyémidé, 1985 : 150). Cette pratique,
il faut le reconnaitre, ne se limite pas qu’aux œuvres littéraires. Dans le domaine
sportif, pour une éventuelle victoire, l’esprit de Boganda et des ancêtres ont
toujours été implorés parfois sur les ondes de la radio nationale centrafricaine. Lors
des événements tragiques que viennent de vivre les Centrafricains, le musicien
Losseba appelle au secours les anciens présidents décédés (Bokassa, Dacko, Kolingba
et Patassé).
En plus de l’invocation des ancêtres, il y a aussi des divinités qui sont vénérées.
Chez les Ngbandi, il s’agit de Kanda, de Ndawélé ou encore Bandamé, alors que dans
L’Odyssée de Mongou, c’est le Yando. Dans la communauté Banda, ce sont Ngakola,
Iyilingou, Yambassi alors que chez les Pygmées, il y a le Nziéngui et chez les Bantou
on invoque Sô et Ndjâ. Dans Les Réussites et échecs de Kokoé, Assomon consulte
Mami Wata la déesse propriétaire des diamants et or des rivières, ruisseaux et
marigots. Il lui offre un sacrifice composé d’un œuf, d’une bouteille de parfum,
d’une aiguille et d’un coq blanc (Songossaye, 2013 : 62). Les pratiques religieuses
ainsi décrites ont pour but la protection de la communauté toute entière. A contrario
les sorciers et le devin oscillent entre un pôle négatif et un pôle positif.
49
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 41-56
De ce détail, Lassou est doté d’un pouvoir maléfique reconnu par les siens. Et sur
un ton teinté d’ironie, le narrateur de Les Réussites et échecs de Kokoé relate la
déportation des sorciers de leur village pour la capitale. Ces sorciers sont censés
être à l’origine de nombreux cas de décès dans leurs villages. Aujourd’hui, dit le
chef de canton, tout est clair ; ce qui se passait dans la nuit est apparu en plein
jour […] Le chef de canton ordonna que les trente-huit criminels soient menottés
et déportés à Bonola [...]. Ils firent déportés à la prison de Gbaraka, à la capitale.
(Songossaye, 2013 : 68 ; 72). A tort ou à raison, les sorciers sont supposés posséder
des pouvoirs maléfiques.
Le devin12 quant à lui est celui qui sait « lire » l’avenir. Il joue le rôle de voyant
ou de marabout. Très respectés dans la société centrafricaine, les devins ont l’œil
du jour et de la nuit. Ils sont considérés comme des demi-dieux, détenteurs de
secrets. Dans Le Silence de la forêt, le vieillard Kpagnawolossé prédit la venue de
Gonaba : Je savais que tu viendrais me voir aujourd’hui. Ainsi j’ai gardé de quoi
manger et une gourde de vin de palme (Goyémidé, 1984 : 103). C’est encore lui
Kpagnawolossé qui prédit le malheur dans le foyer de Gonaba :
Gonaba, depuis hier, je vois des choses étranges, l’eau de la rivière s’est trans-
formée en sang. Il est sorti du sang des seins des femmes qui allaitent. Une
pluie de sang est tombée sur ta hutte et a inondé l’intérieur, où tu prenais ton
repas avec ton beau frère Kpoulangnan, ta femme Kaliwossé et tes deux enfants
(Goyémidé, 1984 : 137).
Cyriaque Yavoucko dans son roman parlera de Bangé comme un grand devin,
détenteur du pouvoir surnaturel. Cependant, les Centrafricains disposent aussi
des pratiques pour se défendre des sorciers. Ce sont des stratégies qui favorisent
l’élimination des sorciers. Dans Le Dernier survivant de la caravane, les Banda vont
soumettre à l’épreuve de Gonda (potion magique) et dans Crépuscule et défi, c’est
Bangé. La potion magique est en quelque sorte un test identificateur. Tout sorcier
soumis à son épreuve décède immédiatement alors que les innocents, c’est-à-dire
ceux qui ne sont pas sorciers sortent de l’épreuve indemne. Aux pouvoirs maléfiques
des sorciers répondent des contre-pouvoirs qui permettent d’identifier les sorciers
et de parer à leurs actes maléfiques.
50
L’ écriture de l’identité dans le roman centrafricain en langue française
communément appelées chantiers de diamants et or, les ouvriers croient que c’est
Mamy Wata qui leur donne les pierres précieuses. Dans le corpus, les croyances, le
culte des ancêtres même s’ils se perpétuent renvoie souvent aux sociétés centra-
fricaines traditionnelles. En revanche, chez Cyriaque Yavoucko dans Crépuscule
et défi, il est de plus en plus difficile de distinguer les pratiques des religions
traditionnelles de celle de la religion moderne, le sacré du profane, le spirituel du
charnel, le réel du mystique, Dieu de Satan, le prescrit du proscrit car tout semble
s’entremêler désormais de façon inextricable. Le dernier aspect à développer se
trouve dans l’oralité dans le récit.
L’oralité renvoie le plus souvent aux contes, aux légendes, aux mythes, aux
proverbes. Il y a de cela quelques années, Robert Fotsing Mangoua évoquait la question
« De l’intermédialité comme approche féconde du texte francophone » (Mangoua,
2014 :127-141). Il soutient que l’intertextualité renvoie à la présence d’autres
textes dans le texte13. Robert Fotsing Mongoua définit l’intermédialité comme les
processus intermédiatiques à l’intérieur des textes (Mangoua, 2014 :129). Puis il
fait l’observation suivante : comme on le voit, le passage de l’intertextualité à
l’intermédialité a élargi la base des relations médiatiques étudiées du texte écrit
à tous les autres supports de l’expression comme les autres arts, la télévision, la
radio, la presse, l’internet, l’ordinateur. (Mangoua, 2014 : 129).
Le contenu de ces chansons en dit long sur le courage des esclaves. A la page 36
se trouve ce refrain : Nous ne sommes pas les guerriers de l’ombre/Nous ne sommes
pas les guerriers du crépuscule/Nous ne sommes pas les guerriers des ténèbres/
Nous sommes les guerriers du soleil. Ensuite à la page 43, un autre refrain sur la
même thématique : Mes cheveux ont blanchi à l’ombre des boucliers/Mes yeux
ont pris la couleur des combats loyaux/Mes mains se sont forgées au contact des
armes. Enfin à la page 51, le même personnage entonne : Mbatchébé est mort les
51
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 41-56
Dans Les Réussite et échecs de Kokoé, nous retrouvons : Mère, ajoute au moins
mille franc, supplia le marchand (Songossaye, 2013 : 170). Le terme mère ici a un
sens beaucoup plus affectif, et sert d’embrayeur de négociation car l’acheteuse n’a
aucun lien de parenté avec le vendeur ambulent. Cyriaque Yavoucko au lieu de dire
« envouter » préfère l’expression « manger la chair des autres ». Et Bindazo dans
sa colère tiendra ces propos : « Je vous laisse votre Dieu », expression beaucoup
plus claire en sango : « Mbi za ala na Nzapa ti ala ». En donnant la parole à ce
personnage, l’auteur lui fait adopter naturellement la langue française comme on
l’entend dans les rues des communes de Centrafrique.
Mais en plus de ces cas de figure, il faut découvrir une autre facette du parler
centrafricain où les dialectes sont pris en compte dans l’écriture. C’est ce qu’on
appelle « l’enracinement langagier dans le terroir ». En parcourant les pages
52
L’ écriture de l’identité dans le roman centrafricain en langue française
romanesques, il apparait une transposition des langues locales dans le récit. Il s’agit
des toponymes, des anthroponymes, des interférences ou expressions locales.
Les noms des lieux, qu’ils soient fictifs ou réels16 ont une double fonction. Ils
permettent d’une part une lecture de l’histoire de la République Centrafricaine.
D’autre part, ces lieux donnent un aperçu sur la diversité culturelle du pays.
53
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 41-56
Il se dégage dans cette littérature des noms qui viennent confirmer l’identité
centrafricaine. Ainsi, il existe un ensemble de personnages qui s’assument par leur
nom. Dans Crépuscule et défi, Bindazo signifie traître. C’est l’acte qu’il a posé à
l’église quand on lui a refusé de s’asseoir avec les Blancs et lui de vociférer : Vous,
les Blancs, vous puez ; c’est nous plutôt qui devrions nous asseoir devant pour
éviter vos effluves ; pour ceux qui ne connaissent pas encore, pour ceux qui ne vous
ont pas vus vivre chez vous (Yavoucko, 1979 : 135-136).
D’autres noms d’objets17 sont aussi fréquents dans les pages des romans. Lingha
(tamtam), gonda (potion magique), le donvorro (tonnerre) dans Dernier survivant
de la caravane. Ngbako (alcool locale distillée à base de manioc et de maïs), Pandjo
(case d’homme), Mami Wata (déesse des eaux) dans Les Réussites et échecs de
Kokoé.
Conclusion
54
L’ écriture de l’identité dans le roman centrafricain en langue française
Bibliographie
55
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 41-56
Notes
56
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 57-73
Le spectre culturel et métaphorique dans
Le vieux nègre et la médaille
GERFLINT de Ferdinand Oyono : étude de quelques impli-
ISSN 2258-4307 cites sur un génocide culturel africain
ISSN en ligne 2260-4278
Résumé
Cet article met en relief les turpitudes d’un élu dénommé Meka, afin d’identifier
l’impact du colonialisme non seulement sur les comportements des Africains avant et
après les indépendances mais également les agissements des occidentaux. L’usage
abondant des métaphores et de l’ironie fait ressortir les implicites sur la situation
burlesque du personnage principal qui devient progressivement conscient de son
exploitation. Au final, Meka, quasiment phagocyté culturellement, participant
inconscient de l’éradication de l’identité culturelle camerounaise et serviteur
soumis, met en avant son occidentalisation, symbole de la destruction idéologique
croissante des valeurs culturelles traditionnelles chez les Camerounais.
Mots-clés : culture, métaphore, génocide culturel, contemporain, colonialisme
Abstract
This article highlights the depravity of an elected named Meka, to identify the
impact of colonialism not only on the behavior of Africans before and after indepen-
dence but also those of Whites. The abundant use of metaphors and irony highlight
the ludicrous position of the main character who gradually becomes aware of his
exploitation. In the end, Meka, absorbed culturally, non-conscious participant of
the eradication of the cultural identity of the African society, servant and subject
of the Occidentals, highlights its Westernization, symbol of the increasing accultu-
ration and progressive ideological destruction of traditional cultural values of
Cameroonians.
Keywords: culture, metaphor, cultural genocide, contemporary, colonialism
Introduction
Ferdinand Oyono, expose dans un humour décapant et une satire virulente, les
effets du colonialisme sur les Africains pendant le colonialisme. Les évènements
dépeints sont juxtaposables après les indépendances. Tambadou (1983) synthétise
57
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 57-73
1. Retour sur la vie, les œuvres et l’écriture d’Oyono : scènes des instances
énonciatives de l’holocauste culturel
Les adeptes des œuvres d’Oyono font état de l’aspect classique d’une revue
rétrospective sur sa vie et son œuvre. Toutefois, ils focalisent leur attention sur des
aspects non factuels et récents qui connectent ses œuvres aux actes quotidiens et
contemporains en Afrique. En matière d’actes quotidien, la perte d’identité par les
Africains qui préfèrent se reconnaître dans une autre culture pour des motifs divers
est récurrente et très peu mise en évidence dans les analyses des œuvres d’Oyono.
58
Le spectre culturel et métaphorique dans Le vieux nègre et la médaille
celle première africaine. Toutefois, « un retour aux sources » se produit par une
intégration comme « haut fonctionnaire » de la République grâce aux diplômes
obtenus en France, en français et dans des institutions françaises. Aucun aspect
culturel africain n’a participé explicitement à sa diplomation et encore moins les
langues camerounaises.
Plus tard, en 1959, ce service en langue française permet à Oyono d’être nommé
au poste d’Ambassadeur avant d’accéder à des postes plus prestigieux comme
celui qui a précédé sa mort en 2010 : celui de ministre de la culture. Ce sont les
premières étapes de sa vie qui posent les assises de son écriture dans laquelle
il identifie les dichotomies colons/colonisés, Blancs/Noirs, immigrants/immigrés,
occidentalisation/conservation, génocide/hybride culturel etc., auxquelles s’asso-
cient les thématiques comme la religion, l’alcoolisme, la vieillesse, l’aliénation,
etc. En outre, les romans d’Oyono semblent se focaliser sur l’usage prioritaire de la
langue française car le rapport aux langues camerounaises ne s’y reflète principa-
lement que par les noms de famille des acteurs et un vêtement traditionnel.
59
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 57-73
• « Une vie de boy » dans lequel il critique et démythifie le Blanc dont les
mœurs et comportements sont exhibés par le narrateur-enfant : Joseph,
le boy du Commandant blanc, naïf enfant africain. Le commandant blanc,
symbole de la première colonisation qui s’est opérée par le christianisme
et les missionnaires. Les comportements exposés sont similaires dans les
autres romans et l’impact sur le Noir, aussi négatif et parfois humiliant.
Toutefois, faut-il le signaler à suffisance, derrière cette naïveté, le noir finit
par rejeter ses racines pour se conformer à la volonté occidentale.
• Le « vieux nègre et la médaille », le héros Meka, autant crédule que Joseph,
est également victime de l’escobarderie du représentant de l’oppression
coloniale. Diffusé au cours de la lutte pour les indépendances, le « vieux
nègre et la médaille » étale les pratiques autoritaires de la colonisation, « la
négation de l’humanité des colonisés à qui on ne pardonne pas de quitter
leur place en découvrant l’envers du décor des maîtres Blancs » (wikipedia),
les frustrations sexuelles, la religion, etc. Comme il le sera révélé subsé-
quemment, cette œuvre, continûment d’actualité, dévoile la fierté du Noir
à se dépouiller de sa culture, de ses principes et de son biotope naturel pour
conquérir une légitimation par le « Colon », le « maître » et le « père », et
dans ce roman, la mère France.
• Le dernier roman, « Chemin d’Europe », publié en 1960, relate « l’explo-
ration plus ou moins chaotique du monde des Blancs dans une bourgade
africaine par un jeune homme qui veut se couper de ses racines et rêve
d’Europe malgré les mises en garde de son père ». Nous assistons à un
parallélisme entre Oyono, immigré volontaire, et le héros dans son roman
« Chemin d’Europe ». Ce dernier poursuit un avenir meilleur en sectionnant
ses racines, sa culture première pour appartenir à un meilleur univers.
60
Le spectre culturel et métaphorique dans Le vieux nègre et la médaille
1.2.1. Le titre
À partir du titre, l’écriture oyonienne marque l’esprit par une ironie et une
autodérision à travers les termes « nègres », « vieux » et « médaille ». Le Syntagme
nominal « Le vieux nègre » suscite une appétence chez le lecteur de par la spéci-
fication qui réside sur l’usage d’un article défini « le », l’adjectif « vieux » et le
nom « nègre ». « Nègre » est un substantif à connotation péjorative et raciste qui
remémore au lecteur l’époque de l’esclavage, les sacrifices du Noir et surtout la
résignation à voir basculer les valeurs ancestrales. Pour marquer cette abnégation,
l’auteur informe dès le titre les velléités racistes administrées aux Noirs par les
Blancs. L’adjectif « vieux » accolé à « nègre » accroît la péjoration, accentue le fait
que ce héros légendaire a échappé et survécu à l’esclavage, rappelle qu’il existe
une autre génération dite jeune, insinue que ce vieux a vécu un antécédent dans
lequel il a peut-être eu des enfants, s’est marié, a travaillé, a acquis des biens, a
été un héritier et se propose (ou s’est proposé) de léguer un héritage à la jeune
génération. Son ardeur à la tâche pour servir avec loyauté et témérité ses maîtres
de l’occident lui valent de mériter une récompense sous forme de médaille offerte
par ces derniers. La dichotomie « Le vieux nègre » et « la médaille » offre au lecteur
la latitude de s’imaginer le combat d’un homme noir qui passe par des flétrissures
voire l’abandon des rites traditionnels, de sa langue maternelle, des valeurs et
principes ancestraux pour mériter une médaille du Colon. Sans vouloir conclure cet
article à l’introduction, c’est le lieu de se demander si ce titre évoque le futur des
hommes noirs indépendants.
1.2.2. L’œuvre
Meka est un vieux paysan qui existe en tant que chrétien pratiquant et colonisé
exemplaire. Le roman débute par une visite de Meka chez le commandant de
cercle de Doum. Meka pense que le commandant a l’intention de le tuer. En fait,
le commandant annonce à Meka qu’il est sélectionné pour recevoir une médaille
en reconnaissance de son dévouement pour la France. En rappel, les deux fils de
Meka sont morts pour les Français durant la Deuxième Guerre mondiale. En plus, la
mission catholique jouit des terres cédées par Meka.
61
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 57-73
car la boisson est offerte aux invités par les Administrateurs. Après le vin d’honneur,
tous les noirs sont ivres du fait de la quantité d’alcool ingurgité. M. Varini appelé
aussi Gosier-d’Oiseau, fait évacuer la salle du Foyer Européen. Dans la panique,
on oublie et appréhende Meka complètement ivre qui s’est assoupi à l’intérieur.
L’orage éclate en ravageant la salle d’où sort Meka titubant. Il perd sa médaille
en allant chez Mami Titi. Il est arrêté dans la nuit, brutalisé et maltraité par des
policiers trop zélés avant d’être conduit dans une prison où il est une nouvelle fois
meurtri par Gosier-d’Oiseau de qui il attendait une certaine gratitude.
Meka retourne chez lui et plonge toute la famille dans la stupeur, causant pleurs
et lamentations. Il se rend compte qu’il est un esclave des blancs, mais il n’essaie
pas de combattre ce sort parce qu’il dit en bâillant : « Je ne suis plus qu’un vieil
homme...». L’œuvre met à nu, à travers une écriture fluide, un discours empreint
d’un humour divertissant, la condition d’un indigène qui a été admiré par ses congé-
nères comme ayant atteint les sommets auprès de l’homme Blanc. Mais au fil de
l’histoire, il vit des turpitudes et finit par être conscient de sa condition, de la
condition du Camerounais sous un joug connu ou méconnu, de l’Africain et pourquoi
pas de ce continent qui a hébergé le premier être humain.
1.3. Les formes énonciatives dans l’œuvre : vers l’éveil des consciences
62
Le spectre culturel et métaphorique dans Le vieux nègre et la médaille
Meka qui finit par perdre sa médaille. Il est en voie de rétraction et mérite donc la
perte de sa médaille.
L’ironie est constante et met à nu les actions du Colon à l’exemple de cet inter-
prète noir qui traduit le long discours du haut-commissaire : « le grand chef blanc
dit qu’il est très content de se trouver parmi vous, qu’il dit merci pour le bon accueil
que vous lui avez fait. Puis il a parlé de la guerre que vous avez faite ensemble
contre les autres Blancs de chez lui… et il a terminé en disant que nous sommes plus
que ses amis, nous sommes ses frères, quelque chose comme ça… ». L’interprète
ne manque pas de souligner qu’il brosse de manière synthétique les affirmations
du haut-commissaire car les dirigeants et les dominés peuvent ne pas être des
frères. En souvenance, l’ironie étant le fait d’exprimer oralement le contraire de
sa pensée, l’interprète insiste sur le fait que le « grand chef blanc » affirme que les
Noirs et les Blancs de cette époque sont des frères : ce qui ne saurait être véridique
car la relation entre ces deux groupes est et a souvent été, celle du maître et de
serviteur (esclave ?). Sans faire sourire, il est souligné les ambiguïtés contenues
dans les propos des occidentaux. L’instant marquant qui recense la subordination
à une autre culture, la prépondérance du Colon, l’inégalité entre Noir et Blanc,
l’orgueil de servir « un maître » et d’avoir souscrit à la culture de l’occident se
retrouve dans l’extrait ci-dessous qui mêle l’humour et l’ironie.
« Ce fut le tour de Meka. Le grand Chef des Blancs se mit à vociférer devant lui.
Selon qu’il ouvrait ou fermait les lèvres, sa mâchoire inférieure s’abaissait et
se relevait, gonflant et dégonflant le dessous de son menton. Il prit une autre
médaille dans le coffret et s’avança vers Meka en parlant. Meka eut le temps
de constater qu’elle ne ressemblait pas à celle du Grec. Le Chef des Blancs lui
arrivait à l’épaule. Meka baissa les yeux sur lui au moment où il lui épinglait la
médaille sur la poitrine. […] Meka regarda de biais sa poitrine. La médaille était
bien là, épinglée sur sa veste kaki. Il sourit, leva la tête et s’aperçut qu’il chantait
en sourdine tandis que tout son visage battait la mesure. Son torse ondula malgré
lui pendant que ses genoux fléchissaient et se détendaient comme un ressort. Il
ne souffrait plus et n’entendit même pas ses os craquer. La chaleur, son besoin,
la douleur qu’il avait aux pieds, tout avait disparu comme par enchantement.
Il regarda encore la médaille. Il sentit que son cou grandissait. Oui, sa tête
montait, montait comme la tour de Babel à l’assaut du ciel. Son front touchait
les nuages » (102).
63
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 57-73
Les actes locutoires, illocutoires et perlocutoires présents dans les récits des
romanciers font souvent références à des formes de violences à dénoncer publi-
quement à coups de figures styles ou encore de métaphore. C’est dans cette optique
que Flannigan, dans « The Eye of the Witch : Non-Verbal communication exercise
of Power in Une vie de Boy » (1982) scrute les conflits implicites et violents entre
les colons (Blancs) et les colonisés (Noirs) afin de divulguer les prises de conscience
et les tentatives de renversement exprimés par les dominés, les violentés. « Une
vie de boy » et « le vieux nègre et la médaille » explorent des situations coloniales
(susceptibles d’être projetées actuellement) de manière tacite et dénoncent
l’extinction préméditée des valeurs culturelles autochtones africaines. Oyono
sonde les événements, les expose sans pour autant les mentionner explicitement.
Les implicites sélectionnés sont marqués par les métaphores et des figures de
style dont l’hyperbole qui péjore la description. Ci-dessous, une liste d’exemples :
64
Le spectre culturel et métaphorique dans Le vieux nègre et la médaille
Les actes verbaux se traduisent par les monologues et les dialogues qui se
développent dans le roman. Nous ne retenons que les propos de Meka (monologue)
et quelques-unes de ses répliques pour élucider l’hyperbole et l’implicite à travers
les métaphores et les comparaisons. Plus loin, des aperçus sont convoqués afin
d’être discutés.
1) « Et moi, pauvre homme mûr, je suis obligé de laisser mon crâne rôtir au soleil
comme un margouillat»
Cet exemple détaille la pensée d’un homme candide qui devient conscient de
son statut de colonisé devant subir le martyre sous le soleil, non pas comme un
margouillat, heureux de son position, mais comme un sujet loyal. Meka utilise des
verbes d’action explicitant son calvaire : « obligé » et « rôtir » comme un animal
qu’on met à cuire sur du feu. Une résignation qui conduit au rejet et à la mort des
valeurs ancestrales camerounaises.
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Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 57-73
2) «Ô femme aussi faible que les apôtres du Seigneur sur le mont des oliviers»
Meka compare sa femme aux apôtres qui se sont endormis sur le mont des oliviers
pendant que Jésus-Christ priait. Implicitement, il s’identifie à ce messie, envoyé
pour sauver les Nègres de leurs pratiques paresseuses. Il compare sa femme à une
personne qui ne l’assiste pas au moment le plus opportun comme ce jour où il est
mandé de se rendre chez le commandant. Même en faisant preuve d’intertextualité,
il n’évoque pas une tradition africaine, une maxime ou un proverbe africain : Meka
confirme l’annihilation de la culture africaine au profit de celle imposée. Ses pairs
pourtant, y font référence pendant les discussions, mais Meka trouve son réconfort,
sa force et son courage dans le christianisme et non dans le culte des ancêtres ou
encore des dieux africains, comme il l’énonce ci-dessous.
66
Le spectre culturel et métaphorique dans Le vieux nègre et la médaille
c’est une mission divine. En revanche, l’auteur ne mentionne pas une aussi grande
charité de la part de Meka envers ses co-villageois. Au contraire, ce dernier se
détourne d’eux et de leurs usages de solidarité (cf suite de l’article) et de partage
fixé par le droit coutumier.
Meka était en avance sur le ‘bonjour du Seigneur’ […] ô femme aussi faible
que les apôtres du Seigneur sur le mont des Oliviers ! Tu ne sais que je dois
me présenter très tôt chez le commandant. Prions !... […] Au nom du Père…
Ils prièrent d’une voix monotone et chantante, agenouillés sur le lit de bambou
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Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 57-73
Dieu Tout-Puissant, [...]. Toi seul qui vois tout ce qui se passe dans le cœur des
hommes. Tu vois que mon plus cher désir en ce moment où j’attends la médaille
et le Chef des Blancs, seul dans ce cercle, entre deux mondes […], oh! Mon Dieu!
que tu fis différents, mon cher et mon grand désir est d’enlever ces souliers
et de pisser…oui de pisser. […] Je te prie de m’aider dans cette position sans
précédent dans ma vie, au nom de Jésus-Christ Notre-Seigneur. Ainsi soit-il… (99)
Bref, Oyono jette un doute systématique sur les bonnes intentions de ceux qui
prétendent sauver l’âme des Noirs de la damnation. Il y est mis dans le même
sac, laïcs et missionnaires blancs (Adama Ndao). Ce doute s’estompe lorsqu’une
observation de la société postcoloniale est effectuée : la religion reste « l’opium du
peuple » (Karl Marx). Le Noir devrait se comporter comme un « Blanc » pour être
« civilisé ». Il est véhiculé aux jeunes Africains l’oubli délibéré de leurs cultures,
de leurs vertus et de leurs langues maternelles pour s’attacher à celles qui sont
salvatrices chrétiennes : le latin, le français et l’anglais.
68
Le spectre culturel et métaphorique dans Le vieux nègre et la médaille
Plus loin, il rompt sciemment les interdictions en offrant à son neveux les boyaux
de moutons interdits à la consommation chez les mineurs (« Il n’y avait que les
hommes mûrs qui devaient en manger » (16) au risque de perdre sa virilité et
de devenir irrespectueux. La tradition beti (au Cameroun) le stipule clairement :
les boyaux de mouton sont interdits aux jeunes au risque de les voir perdre leurs
facultés reproductrices ou dans une moindre mesure de devenir arrogants. C’est
pourquoi, Oyono expose un des faits ainsi :
- O mes aînés ! dit timidement Mvondô qui, les yeux baissés, tripotait le nœud
de son pagne. Je sais que je n’ai pas droit à la parole parmi vous mais j’ai déjà
mangé des boyaux de mouton…
- Qui est-ce qui lui a permis d’en manger? fulmina quelqu’un en l’interrompant.
- Ça, c’est une honte ! c’est une honte ! protesta l’assistance. Une rumeur
hostile monta dans la foule […] Les commentaires fusaient de toutes parts. […]
On demanda le nom du propriétaire du mouton dont Mvondô avait mangé les
boyaux, bien que tout le monde pensa à Meka. On s’indignait. Ainsi il y avait des
gens qui faisaient les Blancs dans ce village! Quelle honte! Manger un mouton
entier en cachette et autoriser les petits à en manger les boyaux sans en avertir
le village! (168-169)
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Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 57-73
Il prit le soulier que lui tendait sa femme. Il serra les dents. Une goutte de sueur
tomba entre ses jambes. Il étreignit un peu plus fort ses orteils puis les enfonça
dans le soulier. Il se leva pour donner plus de poids à son talon qui s’y enfonça
avec un bruit d’un baiser sonore. […] Les incisives rivées sur la lèvre inférieure,
il se leva, fit quelques pas. Il était subitement devenu pied bot. (88)
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Le spectre culturel et métaphorique dans Le vieux nègre et la médaille
Les Africains sont indépendants et jouissent de leur liberté apparente. Ils conti-
nuent toutefois à délaisser leurs cultures, leurs langues maternelles et identités au
profit des cultures des anciens colons et des langues de ces derniers pérennisant
ainsi la destruction progressive du patrimoine culturel africain.
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Le spectre culturel et métaphorique dans Le vieux nègre et la médaille
Conclusion
Cet article a essayé de répertorier les actes du langage et les métaphores qui
mettent en exergue les prémices d’’un génocide culturel préparé dès les premières
colonisations. Ces actions coloniales reconstruites semblent se perpétuer à l’ère
postcoloniale. Meka est donc le symbole de ce parcours dégénérescent culturel-
lement qui s’illustre en premier par une école occidentale pour les Africains. En
second, un don en nature ou en argent par le Colon pour protéger les croyances
non camerounaises et remercier une soumission du colonisé à ses maîtres. Enfin, la
déchéance par une récompense souvent frustrante pouvant s’achever par une perte
de la dignité. Ce parcours quotidien de l’intellectuel, de l’élite africaine est un gage
de succès qui ne va pas sans entraves à l’image de Meka. Mais si le développement
de cet article présente les frustrations créées par la domination et la sacralisation
d’un peuple sur l’autre, il ne présente que partiellement la volonté intime de
l’Africain à s’identifier au Blanc, à l’occident et surtout, l’envie que celui-ci suscite
lorsqu’il parvient à être cet « hybride » que lui-même ne sait pas et à participer au
génocide culturel de son patrimoine. C’est pourquoi il ne faudrait pas oublier de se
poser la question de savoir si la situation de continuelle dépendance n’est pas une
volonté de l’Africain qui désire vivre à l’Occidentale et si possible en occident toute
sa vie afin d’échapper à cette culture grégaire et dépassée.
Bibliographie
73
Synergies Afrique des Grands Lacs
n° 6 / 2017
Reconstruction
❧ et promotion ❧
de l'identité africaine
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 77-86
Résumé
Marthe Robert (1972) présente le roman comme « le genre indéfini », avec une
« fortune historique » que la littérature et les imaginaires lui ont concédée. Toutefois,
même si sa forme « poétique » a disparu pour des raisons diverses pendant quelques
siècles, le retour du roman en vers, surtout dans le paysage francophone, traduit
une dynamique certaine du genre. Aussi cherche-t-on à démontrer, comment ce
retour aux origines s’illustre telle une matière langagière riche de structurations
et de sens. Dans une lecture de L’Énigme du retour de Dany Laferrière, cette
contribution s’appuie sur l’approche sociocritique telle que préconisée par Monique
Carcaud-Macaire (1997) afin de présenter le fonctionnement d’un roman en vers et
ses modalités d’incorporation de l’histoire.
Abstract
Marthe Robert (1972) presents the novel as “indefinit genre” with a “historic
capital” that literature and fictional have granted it. However, even if its “poetic”
form disappeared for various reasons during centuries, the return of the novel in
verse especially in the French landscape reflects a certain gender dynamics. In this
article, we hope to demonstrate how this return to origins illustrates such a rich
language material in structuring and meaning. While reading L’Enigme du retour
of Dany Laferrière, in a socio-critical approach as advocated by Monique Carcaud
-Macaire (1997), we will analyze the dynamics of a novel in verse’s operation and
its implementing incorporation of history.
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Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 77-86
Introduction
Le rapport du roman à la grande épopée est concevable dans une évaluation des
itinéraires de ce genre longtemps décrié, mais qui a su résister à l’usure du temps et
à l’espièglerie de la critique médiévale qui y voyait une « figure du parvenu, voire
quelquefois d’aventurier » (Robert, 1972 : 12). Mais le roman a fini par conquérir les
lieux de mémoires, l’histoire contemporaine et les espaces-temps diffractés, faisant
de ce réseau auquel la littérature doit son mérite un carrefour des esthétiques
protéiformes, le creuset des poétiques et l’ouverture à la polyphonie discursive.
Dans cette confluence apparaît, d’emblée, des variations successives en plages
temporelles, des acquis et des ruptures qui, ordinairement, ne se conçoivent pas
hors de leur champ d’application, mais qui trouvent sens – l’informulé – dans ce
genre « indéfini » qu’est le roman. À strictement parler, y a-t-il une forme fixe
du roman, francophone pour le cas d’espèce, qui pourrait justifier son évolution
et son expansion ? Ne peut-on pas voir en chaque roman l’expression d’une liberté
de l’écrivain à qui la réalité offre tous les possibles ? Si dans la vaste littérature
française l’inquiétude à propos du genre demeure, il est aujourd’hui utile d’en
évaluer la teneur. De telle sorte que le caractère informe ou polygénérique du
roman francophone devient sui generis son identité propre. Le choix de L’Énigme
du retour de Dany Laferrière (2009) obéit à cette avancée et permet de réévaluer
« le seul interdit » (Robert, 1972 : 15) auquel le roman se soumet en général – la
forme poétique – pour en déterminer les relations et la feintise1. Toutefois, il ne
s’agit pas d’établir les écarts entre le roman et la poésie, mais de questionner le
statut sémiotique du passage de l’un à l’autre comme instance de production du
sens. C’est dans ce rapport avec la sociocritique que s’accomplit cette mise en
forme généreuse, aujourd’hui orientée vers l’audace ductile de ce que le romancier
classique redoutait, faisant de sa production une forme fixe : roman-témoignage,
récit de guerre, roman psychologique, roman-feuilleton, etc.
78
Pour un roman francophone en vers. Considérations épistémologiques
ce sillage que seront analysés, dans la présente communication, les situations et les
transformations du langage romanesque poétisé.
2. La question de l’hybride
Selon Mikhaïl Bakhtine (1978 : 182) – et le fait est avéré – « tout roman dans sa
totalité, du point de vue du langage et de la conscience linguistique investis en lui,
est un hybride. » Quand il ne s’agit pas simplement d’une plurivocalité heureuse
ou malsaine, l’analyse textuelle peut aussi en découdre avec des modes d’écritures
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Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 77-86
chargés d’audace qui fédèrent les formes, les tons et les discours. Au roman
classique fermé et canonisé, s’oppose une totalité ouverte dont les combinaisons
fécondent l’intergénéricité, l’inter-discursif sous la forme d’une tension maitrisée.
80
Pour un roman francophone en vers. Considérations épistémologiques
Ce rayon de soleil
qui réchauffe ma joue gauche.
La sieste de midi d’un enfant
pas loin de sa mère.
À l’ombre des lauriers-roses.
Comme un vieux lézard
qui se cache du soleil.
J’entends soudain le bruit mat
que fait le livre en tombant par terre.
C’est le même bruit que faisaient
les lourdes et juteuses mangues de mon enfance
dans leur chute près du bassin d’eau.
Tout me ramène à l’enfance.
Ce pays sans père.
Ce qui est sûr c’est que
je n’aurais pas écrit ainsi si j’étais resté là-bas.
Peut-être que je n’aurais pas écrit du tout.
Écrit-on hors de son pays pour se consoler ?
Je doute de toute vocation d’écrivain en exil.
Écrire l’exil n’est donc pas une dénégation de soi. Qu’on se situe dans le « self
telling » ou dans le « life writing » américains pour en découdre avec les écarts
81
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 77-86
En tant que personnage social, chaque écrivain peut laisser transparaître dans
son texte les marqueurs identitaires qui définissent sur le plan esthétique sa
posture. Cette genèse du discours porte, en toile de fond, un sceau historique de
déconstruction-reconstruction de l’identité, capable de justifier ses craintes et/ou
ses folles envies. Cette influence dont le rapport à la réalité de l’écrivain favorise
une dynamique créatrice fonde le concept de morphogenèse qui, chez Catherine
Berthet (1997 : 217-228) « suppose une nécessaire cohérence textuelle ». L’objet
des littératures francophones de quelque aire géographique que ce soit n’est donc
pas du seul ressort de la tension qui est née entre la France et ses colonies, pour
rester dans le questionnement des formes et du sens. C’est aussi un état des lieux,
une dissolution des rapports de forces et un imaginaire du divers que le texte propose
en son dedans. En revanche, au carrefour de ces itinéraires de reconstruction se
découvre une esthétique du « mélange » dont les contours – et détours – peuvent
donner lieu à une reconversion des styles et des genres. Dans cette transformation
de la littérature actuelle, on y décèle une dynamique efficace mais controversée.
Car à la richesse des textes jamais contestée se découvre une interprétation des
pratiques qui fondent une poétique fort éclectique. Si dans le fond ce kaléidoscope
structural est la démonstration d’une liberté esthétique révolutionnaire, il devient
impérieux aujourd’hui d’en évaluer les jeux et les enjeux. Le roman postcolonial en
a pris un sérieux coup à telle enseigne qu’il est difficile de préciser dans le détail sa
scénographie et sa typologie9. Heureusement que dans l’évaluation de son champ
morphogénétique, le roman francophone présente une permanence des schèmes
divers qui questionne les sujets culturels et les chronotopes afin de déterminer
les identités, les sujets et l’histoire. Dans L’Énigme du retour, c’est le sujet exilé
82
Pour un roman francophone en vers. Considérations épistémologiques
qui se découvre dans son intimité voire son intériorité. Son identification est aussi
chère que son identité fluide et ductile.
83
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 77-86
84
Pour un roman francophone en vers. Considérations épistémologiques
Conclusion
Bibliographie
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Pluriel.
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Genette, G. 1986. Théorie des genres. Paris : Le Seuil.
Genette, G. 1997. L’œuvre de l’art. La relation esthétique. Paris : Le Seuil.
Glissant, É. 1996. Introduction à une poétique du divers. Paris : Gallimard.
Hamburger, K. 1986. La Logique des genres littéraires. Paris : Éditions du Seuil.
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Smouts, M-C. 2007. La Situation postcoloniale. Les postcolonial studies dans le débat
français. Paris : Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.
Notes
1. Il faut admettre que tout roman, quel que soit le traitement qu’il subit, développe en son
sein une réalité romanesque « fictive », où les personnages ont une genèse, des aventures
et souvent, la mort. Toutefois, le degré de réalité d’un roman n’est donc jamais chose
mesurable, car « le roman ne représente que la part d’illusion dont le romancier se plaît
à jouer. » Lire à profit Marthe Robert (1972 : 21-24). Sylvie Patron (2009 : 31-33) qui s’est
consacrée à la déconstruction de la démarche de Gérard Genette quant à l’analyse narra-
tologique d’une œuvre de fiction, appelle ce procédé « récit de fiction », pour asseoir, au
85
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mieux, une interprétation de l’œuvre de fiction qui intègre le fait de l’histoire, ainsi que la
distinction de l’histoire et du récit. Une précision riche de sens que développa plus tôt Käte
Hamburger (1986 : 174-176).
2. Édouard Saïd (2000 : 12-14) présente la culture comme une « source d’identité (…) une sorte
de théâtre où diverses causes politiques et idéologiques s’apostrophent. » Il faut cependant
étendre l’univers culturel afin de voir, avec Francis Akindes (2007 : 1), que la culture, selon
une approche dynamique et historicisante, se définit « comme l’ensemble des us, coutumes
et codes que chaque société invente et/ou se réapproprie selon les besoins. Toutes choses
qui lui permettent de survivre à elle-même en permettant à ses membres de se connaître et
de se reconnaître selon les degrés de complexification. »
3. Sur la problématique de la trace en tant que lien, nœud identitaire, Édouard Glissant
(1996 : 70) pense à une alliance loin des systèmes qui donne sur les temps diffractés des
humanités d’aujourd’hui. Selon lui, la trace « est une manière opaque d’apprendre la branche
et le vent, être soi dérivé à l’autre, le sable en vrai désordre de l’utopie… ».
4. Commis en mars 2014, Le Christ selon l’Afrique est le dernier roman de Calixthe Beyala.
Dans cette chronique sociale, le verbe liturgique prend corps et s’anime de l’espérance,
tandis que le blasphème ironise la condition humaine. L’imaginaire de la survie et de l’effort
cède place à la croyance aveugle ; c’est, désormais, un imaginaire de la déchéance où la
mystique elle-même est de l’ordre du calfeutre. L’énigme se conjugue en absurdité et
concède à la postérité le devoir de mémoire. Une névrose collective, dira-t-on. Mais quel est
cet univers des idéologies contradictoires ? Comment du syncrétisme diffus en arrive-t-on à
une écriture du salut ? Fort heureusement, la fin qu’on eût jamais soupçonnée, contre toute
attente, rocambolesque par le fait et plus parlante que les obsèques du prophète Paul, c’est
le nouveau-né de Boréale, Christ, tout blanc de peau, comme ce fils d’Agatha Moudio que
chante Francis Bebey et qui vient accomplir le métissage culturel (Beyala, 2014 : 232, 233).
Au-delà de l’utilitarisme de la famille Oukeng, Boréale chante enfin le Christ, l’espérance
fondée sur les évidences et non sur la foi, et concrètement, sur la musique qu’elle composait
dans son enfance sinueuse (ibid. : 129), la seule musique qui vaille, hybride en blanc-noir,
slow ou jazz, universelle et a-temporelle (ibid. : 257, 263-265) à recommander aux âmes en
détresse. Il se découvre dans ce roman une poétique intermédiale riche en sons et couleurs
tropicales, analysable au prisme de la théorie postcoloniale.
5. Dans ces deux derniers cas, voir à profit les « Faces A et B » du roman et leurs nombreuses
scènes aux pages 47-49.
6. Cf. L’Énigme du retour, p. 176.
7. Selon René Rivara (2000 : 156), « Le narrateur autobiographique ignore à la fois les pouvoirs
et les contraintes qui caractérisent le narrateur anonyme. Dès lors qu’il se présente comme
un locuteur individualisé, autorisé à se désigner par le pronom de 1ère personne, il peut aussi
se nommer, se décrire, se raconter. Son récit nous donne d’emblée accès à sa conscience. »
8. Selon Raphaël Constant et al. (2002 : 156), dans « Débat : créolité, métissage et hybri-
dation. Quelques questions d’actualité », la diversalité « s’exprimera en littérature par
l’utilisation, de plus en plus fréquente de plusieurs langues, à l’intérieur d’un même texte.
Soit ces langues se côtoient, soit elles se mélangeront. De toutes façons, il s’agit d’aboutir à
une spectacularisation de l’hétéroglossie. »
9. En effet, en appliquant au concept de « postcolonial » la production littéraire qui favorise
la réappropriation de l’histoire (ce qui établit une nette différence entre le théorème
postcolonial à la française et les « Postcolonial Studies »), il s’agit dans le fond de prendre
en considération « la double histoire » des sociétés coloniales et colonisées. Cet avis de
Marie-Claude Smouts (2007 : 25-66) relance le débat sur les problématiques actuelles de
la francophonie culturelle et linguistique. Dans le fond, ce qu’on assimile à une revendi-
cation permise témoigne du regard ethnocentré des tiers qui sont, dans la perspective de
Jean-Loup Amselle (2010), tous ceux que le colonialisme a transformés en victimes. Selon
lui, « le postcolonialisme est un courant de pensée critique animé par des penseurs indiens,
africains ou d’Amérique latine, qui mettent en cause l’héritage de la domination coloniale
dans les savoirs construits par les sciences sociales sur les sociétés dominées. » (Amselle,
2010 : 65-110).
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Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 87-98
Résumé
Dans l’œuvre romanesque de A. Mabanckou, le roman Les petits-fils nègres de
Vercingétorix occupe une place particulière. Avec sobriété, l’auteur guide la
plume de son héroïne, Hortense Iloki, pour peindre la violence aveugle à laquelle
les hommes de son pays, le Viétongo, en proie à leurs démons identitaires, se
livrent sans retenue. Tandis que la guerre civile fait rage, les femmes résistent
à la haine tribale, s’organisent même pour témoigner de l’horreur dont elles sont
les premières victimes. Viétongo ou Congo ? Ce qui se veut fictionnel rejoint la
brutale réalité de la guerre civile de 1997 au Congo Brazzaville. En dénonçant
l’instrumentalisation de questions identitaires par des hommes politiques africains
à des fins personnelles, ce roman inscrit son auteur parmi les grands romanciers
engagés de la sous-région.
Mots-clés : régionalisme, tribalisme, guerre civile, Congo, genre
Abstract
Among the novels of A. Mabanckou, Vercingetorix’ negro grandsons occupies a very
special place. Alotting her a sober style, the author lets his heroin, Hortense Iloki,
paint the indiscriminate violence her countrymen of Vietongo indulge in without
restraint, possessed as they are by demons keeping them from a feeling of real
belonging. While civil war rages, the women are resisting tribal hate, and even try
to find some way to get organized because they want to bear witness to the horror
they are the prime victims of. Vietongo or Congo ? This tale that at first sight seems
to be fictional, cannot but remind us of the brutal reality of the Congo- Brazzaville
civil war of 1997. This major work of literature denounces the way African politi-
cians manipulate identity issues for personal reasons. By doing so this novel puts its
author among the major committed novelists of Central-Africa.
Keywords : regionalism, tribalism, civil war, Congo, literary genre
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Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 87-98
Introduction
1. L’intrigue
2. De l’identité nationale
88
Espaces, formes et enjeux identitaires dans Les petits-fils nègres de Vercingétorix
Que partagent les Viétongolais, Nordistes comme Sudistes, dans leur vision
du monde, de l’Etat, ou encore de leurs coutumes et de leur rapport à l’autre ?
L’énonciatrice est peu prolixe à ce sujet : il y a, certes, des rites mortuaires qui
rassemblent tous les Viétongolais, comme les feuilles de palmier servant à signaler
la mort. Il est aussi communément acquis que l’époux ne peut en aucun cas assister
à l’accouchement de sa femme. Kimbembe, qui ose transgresser ce tabou est traité
par ses amis, collègues enseignants « de cinglé de la dernière espèce, de sadique et
de dévié sexuel, car, comment [peut] - on se permettre de voir un enfant sortir du
sexe de son épouse et oser plus tard la toucher ?4 » Les Viétongolais partagent aussi
une certaine xénophobie qui ne les honore pas. La voix narrative épingle les gens
de la capitale, « les Mapapouvillois », qui accusent les habitants de l’autre rive de
prendre le travail des Viétongolais. Il y a aussi les vendeuses béninoises de bouillie
soupçonnées d’empoisonner leurs clients avec leurs pratiques vaudoues.
La relation au Blanc est plus complexe : s’il est vrai qu’aucune temporalité
précise ne permet de situer avec exactitude les événements relatés, le lecteur peut
par recoupements les placer plus ou moins trente cinq ans après les Indépendances5.
L’image du Blanc, et plus spécialement du Français, reste donc prégnante pour
tout Viétongolais, mais elle varie plus selon l’éducation et le milieu social que
selon le clivage régionaliste. Les gens pas ou peu instruits restent dans une réserve
méfiante, voire méprisante, vis-à-vis du Blanc : Le père d’Hortense, avec ses deux
années d’école primaire, s’est bien gardé « [d’aller] à l’église des Blancs-là.6»
En revanche, les intellectuels, - il s’agit ici d’enseignants et de fonctionnaires -
reconnaissent la compétence des Blancs dans des domaines précis : « Les Français,
d’après Christiane qui a longtemps travaillé à la poste, sont par exemple efficaces
dans la recherche d’un domicile7 ». Les intellectuels en question se distinguent
surtout par leur admiration béate de la culture et de la littérature françaises. La
narratrice critique avec humour « le directeur [de son collège] et le Chef Bayo
qui, [le jour de son mariage], se retirent dans un coin pour mieux apprécier le vin
français et parler de la France en toute tranquillité8 » sans avoir jamais visité ce
pays ! Kimbembe et Gaston sont animés d’une même passion pour la littérature
française. L’un garde dans une malle en fer, comme le trésor le plus précieux, les
œuvres des plus grands : Hugo, Balzac, Camus. L’autre s’est essayé sans grand
succès au métier d’écrivain.
Enfin, la classe politique a fait du Blanc le plus parfait des boucs émissaires
de tous les maux dont souffre l’Afrique. Avant de s’en prendre aux Nordistes,
Vercingétorix, l’ancien premier ministre, dans un discours enflammé, indexe
violemment les Blancs de la Coloniale qui, « comme des carnassiers, s’agitaient
autour des colonies, s’enrichissaient en spoliant, en extorquant, en violant, en
fouettant les pauvres nègres hilares et insouciants9. »
89
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 87-98
3. De l’espace identitaire
Nous l’avons compris, chaque Viétongolais est plus convaincu d’appartenir à une
tribu qu’à une nation. Or, le vocable « tribu » est fort peu usité dans le roman. La
narratrice lui préfère les termes Nordistes/ Sudistes qui inscrivent la probléma-
tique dans une perspective plus régionaliste que tribaliste. Pourtant, la question
ethnique, tribale est sous-jacente : Le Nord comme le Sud ne renvoient pas à des
communautés homogènes. Il s’agirait plutôt d’une « mosaïque de communautés 11»
Plusieurs langues se côtoient au nord et au sud, plusieurs tribus aussi.. Une confusion
entre « tribu » et « région » désoriente le lecteur comme le souligne cette phrase du
propos liminaire de la narratrice : « Je m’appelle Hortense Iloki, je suis nordiste. A
bien voir, je n’aurais pas eu à m’inquiéter puisqu’à ce jour, les miens, c’est-à-dire,
les hommes de mon ethnie, sont revenus au pouvoir12. » Pire, c’est l’affaire d’Oko-
nongo13, un conflit entre deux tribus voisines du Nord, qui met le feu aux poudres !
C’est peut-être cette fameuse affaire, du reste, qui permet d’éclairer le lecteur sur
les subtilités du tribalisme viétongolais. Que reproche en réalité le général Edou à
cette tribu voisine ? C’est sa trahison à la cause nordiste par l’intermédiaire d’un
de ses membres, Ossouki Wapi. En entrant en tipoye dans le village du Ministre de
l’Intérieur, le général Edou a tenu à humilier, d’après Christiane, « ce Nordiste qui
[a] osé entrer dans le gouvernement de Son Excellence Lebou Kabouya 14
». Cette
entrée fracassante en tipoye dans le village du concerné, à la face de ses ancêtres,
visait également à « clouer le bec15 » à cette tribu récalcitrante.
Il apparaît qu’au Viétongo, la tribu s’efface devant la région dès lors que la
question du pouvoir se pose. Les tribus du nord comme celles du sud, se rangent,
en dépit de leurs différences culturelles ou linguistiques automatiquement autour
de l’homme de pouvoir de leur région et aucune trahison dans ce domaine n’est
tolérée.
90
Espaces, formes et enjeux identitaires dans Les petits-fils nègres de Vercingétorix
Mais que dire des gens du Centre ? Ils se trouvent dans un inconfort, qui cependant,
selon les circonstances, peut servir leurs intérêts : les Sudistes pensent que ceux
du Centre sont des Nordistes, tandis que les Nordistes renvoient les Centristes au
Sud du pays. Enfin, à l’inverse de Pointe-Rouge identifiée clairement comme la
grande ville du Sud, Mapapouville, la capitale, est marquée par une culture urbaine
composite et hybride. On y parle l’une des deux langues officielles du pays, le
français et le lingala, afin de mieux se comprendre entre tribus.
4. Enjeux identitaires
Tous ces éléments entravent les échanges et sont à l’origine de préjugés entre
Viétongolais qui se méprisent mutuellement. Peu de Nordistes vivent du reste à
Batalébé. La comparaison est éloquente « il y a tellement peu de Nordistes ici,
écrit Hortense, que ceux qui y viennent sont visibles comme des mouches dans une
casserole de lait 18. » C’est aussi en raison de cette pénurie de mixité régionale que
naît l’amitié entre les deux couples, qui se trouvent dans une situation analogue.
Fatalement, les deux couples du roman et leurs parents sont marqués par le régio-
nalisme dans lequel ils ont grandi. Le père d’Hortense comme la mère de Christiane
se méfient de ces hommes venus d’ailleurs; cette dernière est convaincue que « les
Nordistes ne sont que des barbares, des goujats, des êtres très jaloux, qui passent
91
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 87-98
leur temps à battre leurs femmes comme des tapis poussiéreux19.» Roger Iloki
s’oppose, par principe, à l’idée de mariage avec un Sudiste, « une calamité 20» selon
lui. Hortense, déjà amoureuse confie que « ce Sudiste ne pourra jamais la regarder
de plus près21 » et Kimbembe, en guise de compliment, lance à Hortense : « Vous
êtes une très belle Nordiste22 ».
Le régionalisme est donc bien présent dans les mentalités du Viétongo ; aussi ne
demande –t-il qu’à s’exprimer sous l’impulsion d’un élément déclencheur.
Quelles conséquences pour les populations ? Les milices des deux camps
s’adonnent au nettoyage ethnique. Vercingétorix, dans son discours à Batalébé, sa
ville natale, demande à ses concitoyens de « traquer les Nordistes qui vivent sur les
terres [sudistes] et de ramener à ses pieds leur scalp25 ». Les Romains font de même
au Nord. Et Hortense de raconter comment une femme du Sud est accusée à tort
d’appartenir à la famille de Vercingétorix. « Je ne suis pas de sa famille, je suis de
la même région et de la même tribu que lui26 » plaide-t-elle. Pour toute réponse, les
Romains s’emparent de son bébé, « l’enfonçent dans un mortier et assène[nt] un
coup de pilon lourd et puissant qui repousse le minuscule corps dénudé du bébé au
fond du récipient27 ». Image saisissante s’il en est de la violence aveugle qui s’abat
sur le pays.
92
Espaces, formes et enjeux identitaires dans Les petits-fils nègres de Vercingétorix
La prise du pouvoir par le général Edou signe le naufrage des deux couples. Une
nuit, les petits-fils nègres de Vercingétorix organisent une descente chez Gaston et
Christiane : après les avoir frappés et pillé leur logement, ils enlèvent le Nordiste
qui disparaît Le lendemain, les chefs de la milice reviennent sur le lieu de leur
crime pour « corriger 28», entendez par là violer la « traîtresse […] qui a ramené sa
racaille du Nord dans le district de Batalébé29 ». Les choses sont différentes pour
le couple Kimbembe/Hortense. Ce n’est pas la folie meurtrière d’un Etat emporté
dans une spirale tribaliste qui détruit leur couple ; celui-ci s’autodétruit par la
haine de Kimbembe pour tout ce qui n’est pas sudiste, à commencer par sa propre
femme qu’il traite d’abord « d’espèce de Nordiste 30 » et qu’il met en cause dans le
changement de régime : « Vous voilà donc revenus au pouvoir, comme d’habitude,
par la mitraillette 31
». La méfiance et la haine s’installent dans le couple avec
comme corollaire la peur qui tenaille Hortense, car Kimbembe, militant convaincu,
subit « la pression des Petits fils nègres32 » pour qu’il se débarrasse « avec tact » de
cette encombrante épouse. Qu’est devenu l’époux amoureux et le père attentif ?
Le jouet d’extrémistes sanguinaires. Hortense décide de fuir « ce bled transformé
en piège à Nordistes33 ».
Nous avons vu que les Viétongolais grandissent dans « l’esprit de la tribu ». Force
est cependant de constater, que seul, le personnel masculin de l’œuvre se carac-
térise par un tribalisme exacerbé et destructeur. Le personnel féminin ne partage
pas ce triste privilège. Bien au contraire ! Toutes les femmes du roman incarnent les
valeurs d’accueil, d’ouverture à l’autre et elles ne se laissent pas envahir, manipuler
par les préjugés identitaires. Pour exemple, l’amitié entre Christiane et Hortense
aurait dû voler en éclats étant donné les événements. Cette amitié se trouve en
réalité renforcée : « Elle demeurait mon amie ; ma meilleure amie sinon la seule
dans le district 34» confie Hortense, et ce, malgré l’interdit posé par Kimbembé de
« fréquenter Christiane, qui l’entête et lui raconte des sornettes 35».
L’impartialité avec laquelle Hortense relate les événements est aussi significative
de son état d’esprit : Nordistes comme Sudistes sont épinglés dans leur stupidité et
leur vacuité, au travers notamment, de la guerre de communication à laquelle ils
se livrent. Aux « théories sur la supériorité naturelle des Nordistes36 », les Sudistes
répondent sur le même ton : « Nous sommes majoritaires. Nous avons le pétrole ;
nous avons la mer. Tous les grands intellectuels de ce pays sont des Sudistes. Les
Nordistes n’ont que des forêts37. » Et l’énonciatrice d’ironiser sur la bêtise des
hommes politiques du Sud comme du Nord : Le général Edou n’a rien à proposer, de
toute façon ça n’est pas nécessaire puisque « de sa voix monocorde […] tout ce qu’il
93
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 87-98
dit est bon, utile même lorsqu’il bafouille38 » Quant à Vercingétorix, « en sophiste
aguerri 39
», c’est « sa harangue légendaire et ses gestes affectés de comédien
raté » qui achèvent de le discréditer.
40
Les deux héroïnes principales, Hortense et Christiane, font aussi preuve d’’un
courage exemplaire devant l’adversité. Christiane, qui a épousé en même temps
que Gaston la cause de la justice, refuse de fuir avec son amie. « Partir d’ici,
c’est trahir l’homme qu’ils ont injustement capturé, clame-t-elle, c’est renier mes
origines 41». Le courage d’Hortense s’exprime surtout par sa volonté de témoigner.
L’accouchement est difficile mais impérieux car la narratrice est animée par « la
crainte que la vérité ne se volatilise un jour 42». Aussi écrit-elle dans l’urgence, avec
fébrilité comme elle le remarque elle-même : « je dois faire le ménage dans mes
feuillets. Tout est en désordre autour de moi. Des pages déchirées. Des morceaux
de charbon. Des crayons que je casse à force de les tailler avec un couteau 43».
Enfin, toutes les femmes de l’œuvre semblent reliées par une grande chaîne de
solidarité dans un seul but : transmettre au monde entier le malheur qui frappe
le Viétongo. C’est Christiane qui souffle à Hortense de se cacher au village de
Louboulou, là où personne ne passe jamais. C’est la vieille Mam’ Soko qui accueille
les fugitives dans sa maison. C’est Maribé enfin, sans doute la seule survivante de ce
carnage, qui accomplit le geste final de la mission de sa mère : envoyer le manuscrit
en France pour qu’il soit édité.
94
Espaces, formes et enjeux identitaires dans Les petits-fils nègres de Vercingétorix
6. Du Viétongo ou du Congo ?
Cependant nul n’est dupe : on pourrait même affirmer que Mabanckou, avec les
qualités de conteur qu’on lui connaît, n’a guère déployé d’efforts pour dissimuler
à l’éventuel lecteur son projet : relater la guerre civile qui secoua son pays, le
Congo Brazzaville de 1997 à 1999. La toponymie et l’onomastique sont très signi-
ficatives : la quatrième de couverture présente le Viétongo comme une ancienne
colonie d’Afrique centrale et le feuillet liminaire au récit, précise que la capitale
du Viétongo, Mapapouville fut l’ancienne capitale de l’AEF (donc Brazzaville). Les
toponymes « Viétongo » (Congo) et Pointe Rouge (Pointe Noire) soulignent la couleur
politique orientée à gauche du Congo pendant la guerre froide. L’onomastique est
aussi très allusive: Edou rime avec Sassou et Kabouya avec Lissouba. Les milices
sudistes « anacondas » rappellent furieusement les « ninjas » de B. Kolelas, et les
« Cobras » de Sassou. Quant à l’affaire d’Okonongo, elle s’inspire des événements
d’Owando, le 10 mai 199747, qui furent l’élément déclencheur de la guerre civile.
Si l’auteur a, sans doute par précaution choisi le genre romanesque, son intention
est parfaitement claire : se servir de la plume de son héroïne pour faire connaître
au vaste monde un épisode particulièrement douloureux de l’histoire de son pays.
95
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 87-98
Nous l’avons vu, l’auteur se confond avec la voix narrative, une voix de femme :
Hortense, comme toutes les femmes du récit, révèle des qualités remarquables
d’ouverture, d’impartialité, mais aussi de dignité et de courage. Est-ce à dire que
pour Mabanckou, ce sont les femmes, parce que traditionnellement et naturel-
lement plus attachées aux êtres qu’aux choses, qui détiennent la solution ?
Conclusion
Bibliographie
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Notes
97
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98
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«Misovire», polyandre, misandre et
compagnie : l’identité féminine africaine en
GERFLINT
(dé/re)construction.
ISSN 2258-4307
ISSN en ligne 2260-4278
Romancières camerounaises et gabonaises
Blaise Tsoualla
Université de Buéa, Cameroun
blaisetsoualla@gmail.com
Résumé
Aujourd’hui, les romancières camerounaises et gabonaises créent des figures
échappant aux lieux communs. Pareil renouvellement du personnage féminin
résulte d’un processus en trois temps : une phase de construction d’une person-
nalité féminine conforme à l’étymon social, une phase de déconstruction de ce
modèle misogyne et une phase de reconstruction de l’identité féminine à l’aune
des défis du système patriarcal. Alors, nous analysons ce processus de structuration
de l’identité féminine en l’insérant dans le jeu des enjeux derrière la question du
rapport entre les genres dans cinq romans féminins.
Mots-clés : Cameroun/Gabon, patriarcat, femme, identité, écriture
Abstract
In the present era, Cameroonian and Gabonese women novelists create characters
whose features do not belong to traditional spheres. This development of female
characters is the result of a three-fold process: the first step is dedicated to the
construction of a female character which matches her traditional role in society, the
second step consists of the deconstruction of this misogynistic perception and the
third step involves the reconstruction of a woman’s identity. We therefore intend to
examine the development of female identity through the analysis of stakes related
to the issue of gender relations in five novels by Women.
Keywords: Cameroon/Gabon, patriarchy, women, identity, writing
Introduction
99
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 99-112
Seul le Diable le savait et Bouillons de vie. Avec deux autres romans, Fureurs et
cris de femmes et Féminin interdit, les Gabonaises Angèle Ntyugwetondo Rawiri
(1989) et Honorine Ngou (2007) font évoluer Émilienne, rebelle – et lesbienne par
moments – mais aussi Dzibayo, à la fois extravertie et misandre.
Voilà qui met en jeu l’identité féminine avec, en prime, les enjeux multiples
de la modernité dont elle est le support. Afin de relever le défi d’heureuses
mutations sociales à opérer ou du statu quo à préserver, cette identité fait l’objet
des luttes pour les besoins de la cause. Sur les traces des personnages atypiques
ci-dessus signalés, nous l’envisageons en renouvellement, dans un procès de (dé/re)
construction d’un intérêt psychoaffectif ou psychosocial certain.
Embrayant sur de telles études, nous nous intéressons davantage aux figures
féminines chargées d’intranquillité, car d’une excentricité déroutante. Nous
démontrons qu’il y a une identité féminine africaine construite par la société pour
tenir la femme captive. En réponse à cet étymon social féminin, les romancières
camerounaises et gabonaises conçoivent et accouchent de nouvelles identités,
celles de l’indocilité pour subvertir et modifier les rapports entre les genres dans le
sens de l’équilibre, de la justice ou de l’équité.
La société patriarcale développe le mythe d’une nature féminine qui fait camper
la femme en termes d’ «exquise sensibilité», de mollesse, de sentiment, d’atta-
chement à l’utérus ou de «menace des passions», toutes choses que dénonce Livi
(1984 : 11-19) dans sa critique des idées reçues sur la femme. En effet, «on ne naît
pas femme : on le devient». Par cette formule désormais fameuse, Beauvoir (1976 :
13) soulignait la part du culturel dans ce que la société fait généralement passer
100
Misovire», polyandre, misandre et compagnie : l’identité féminine africaine
101
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 99-112
Toujours est-il que la société semble mue par une préférence masculine avec
pour corollaire l’aversion féminine en contrepoint. À cet égard, le titre d’Honorine
Ngou, Féminin interdit, a valeur de programme. Il annonce la censure ou le rejet du
genre féminin, sans doute en raison des représentations infamantes que la société
lui colle. Les réflexions que Dzila, le père de l’héroïne Dzibayo, fait au premier cri
de cette dernière sont révélatrices du sexisme au fondement de Touga, République
qui sert de cadre à Féminin interdit. Écoutons-le :
On dit que tous les enfants se valent. C’est faux. La fille qui vient de me naître
sera la propriété d’un homme. Moi, j’aurai besoin d’un superbe remplaçant. La
présence d’un fils dans mon foyer aurait donné un sens à ma vie et plus de force
à mon action. Pourquoi faire une fille dans un monde où l’homme triomphe… ? (9)
Les violences faites aux femmes, notamment les voies de fait, intégrées comme
un phénomène plutôt normal, semblent tirer leur source de ce mythe de la
supériorité masculine dans tous les romans étudiés. L’homme a tous les droits sur la
femme comme on peut le vérifier lors d’une scène de ménage dans Bouillons de vie.
Le mari déclare alors aux voisins venus au secours de la femme battue : «Mêlez-vous
de vos couilles. Je peux battre ma femme à ma guise et la tuer si je veux. Je suis son
Dieu, je suis son diable» (71). On le voit bien : traditions, mythes, clichés, culture
et représentations sociales mais davantage les institutions travaillées en profondeur
par l’idéologie phallocratique se combinent et convergent vers la mise en place des
lieux communs-cages en vue de s’assurer une entrée sexuée sur la scène sociale
sexiste pour des jeux de rôle connexes. Comment dès lors échapper à cet étymon
social féminin construit et piégé?
102
Misovire», polyandre, misandre et compagnie : l’identité féminine africaine
Le tour fait à la fabrique des genres nous aura donc permis de comprendre que
l’idéal féminin, tel que la société actuelle le structure, est celui de la prison sociale
du conformisme. Cette logique phallocentrique sera déconstruite par Derrida qui
postule la «trace», «l’indécidabilité», «l’indétermination», la «dissémination», la
«différance». Derrida ouvre par là un espace à la venue de «l’autre» et engage
ainsi, le «peut-être» d’un autre discours de l’histoire et de la tradition (Ondoua,
2014). De telles idées trouveront un écho favorable dans les discours féministes
auxquels les écrivaines africaines sont fortes sensibles. Le principe d’indécidabilité
visiblement à l’œuvre dans leurs textes les conduit à la quête d’une identité
ouverte par laquelle elles pulvérisent les catégories figées qui enserrent la femme.
103
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toute autre, la formule de Cixous (1975 : 43) restitue le gain lié à ce meurtre :
«Tuer la fausse femme qui empêche la vivante de respirer». Recourant à l’art
du renversement, ces auteurs usent prioritairement de l’ironie, de l’invective,
de l’oxymore, de la caricature, de la comparaison, de la métaphore, de l’anti-
phrase ou de l’hyperbole pour souligner l’inconséquence de leurs comportements.
Particulièrement saisissante, la métaphore de «tsé-tsés» est une trouvaille de
Liking qui désigne ainsi les lubriques Grozi et Babou, leurs maîtresses et toutes les
autres femmes tenues par les plaisirs de la chair dans Elle sera de jaspe et de corail.
Comme les deux complices de la concupiscence, les femmes qui se pâment à leurs
avances s’assimilent à ces mouches vectrices de trypanosomiase, maladie dont on
connaît les ravages.
Tel est le type d’homme avec lequel vont la plupart des femmes dans l’univers
romanesque de Beyala, Bonono, Rawiri ou Ngou. Par association, et en raison de ce
que, déclarent les Saintes Écritures, l’homme et la femme ne forment plus qu’une
seule et même chair dans l’acte de copulation (Genèse 2 : 24), les partenaires
sexuelles de Grozi et Babou sont chargées, elles aussi, des mêmes tares. «Dis-moi
qui tu hantes…», dit le dicton. Piégés au jeu d’inflation sensuelle orchestré par
l’homme, les personnages féminins courent en athlètes de fond à l’instar des
phalènes sans frein en direction de la lumière, projetant alors une image de
vulgaires objets sexuels consentants. Voilà à quoi conduit « le luxe d’adorer la
trilogie « virement – voiture – villa » », rêve de l’écrasante majorité des femmes
(Liking, 1983 : 81). La veulerie ainsi observée fait que la gent féminine cesse
d’incarner la noblesse de l’âme qui lui donnait d’être cette espèce de vigile tirant
la société vers le haut.
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Misovire», polyandre, misandre et compagnie : l’identité féminine africaine
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aspiration plus haute que leur tête, incapables de lui inspirer les grands sentiments
qui agrandissent ; alors elle devient misovire». Par son regard sans haine et sans
amour sur la gent masculine, ce type féminin fait dire à Liking (1985 : 21) que la
«misovire» est «une femme qui n’arrive pas à trouver un homme admirable». Elle se
montre également critique vis-à-vis des autres femmes coupables, à ses yeux, de «se
laisser entretenir», donc de faire le choix vassalisant de la dépendance (93). Une
posture aussi équilibrée lui permet d’éviter tout manichéisme dans sa perception
des genres. Toutefois, bien qu’en parallèle avec le misogyne, la «misovire» n’en est
pas la réplique exacte. Misogyne, faut-il le rappeler, a pour antonyme misandre,
créature féminine commune aux cinq auteurs.
En réponse aux affres du phallocentrisme auquel ils font face, la plupart des
personnages féminins se constituent en misandres. Leur haine de l’homme se voit à
la dérision ou à l’initiative de rompre toute relation avec lui. Des deux principaux
défauts reprochés au personnage masculin, il y a d’abord la déception amoureuse
dont il semble détenir le secret. Il y a ensuite l’orgueil mâle qui le convainc de
l’infériorisation de la femme et du droit de cuissage sur elle. Tous ces facteurs
réunis conduisent le personnage féminin au détachement et au mépris à l’égard de
la gent masculine. Par le truchement de Dzibayo dans Féminin interdit, les femmes
s’inscrivent radicalement en faux contre la tendance à leur exploitation sous le
couvert du «safari sexuel pratiqué à Touga» (184) par exemple. Le personnage en
développe «un sentiment réel de misandrie» (202), voit en tout homme un mâle
susceptible de lui faire du mal. Phalloga et sa cousine Kouba ont maille à partir
avec des partenaires infidèles dans Bouillons de vie. La première traite l’homme de
«sexe ennemi» quand la seconde revendique son identité de «nouvelle misandre»
(4, 206).
Les mêmes causes produisent les mêmes effets dans Fureurs et cris de femmes.
Les «considérations moyenâgeuses» de l’époux Joseph y sont aux antipodes des
convictions d’Émilienne, une épouse qui se réclame plutôt des «années 1980»,
c’est-à-dire de la postmodernité (17). Alors Émilienne crie et son courroux, et
sa haine à l’encontre de Joseph, la figure de l’homme. Son plaisir, elle le trouve
désormais dans des scènes érotiques où elle se livre aux attouchements avec
Dominique, sa secrétaire (112-117). Autant le dire : avec Émilienne, on fait face
à une figure particulière de misandre doublée de lesbienne. Ce lesbianisme de
circonstance peut s’interpréter comme une conséquence lucide de l’identité de
misandre tant cette femme ne regrette jamais ses actes qu’elle répète à l’envi
comme pour mieux les assumer au vu de ses fréquentes rencontres avec son amante
au «bois des amoureux».
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Misovire», polyandre, misandre et compagnie : l’identité féminine africaine
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Jetant son dévolu sur la personne du Chef du village comme amant, Andela
se donne plus d’autorité sur ses époux, simples sujets de son puissant soupirant
détenteur du pouvoir suprême. Les coépoux falots et ridicules dans leurs crises
de jalousie se trouvent ainsi maîtrisés et humiliés par une femelle dominante en
polyandrie, exactement comme les femmes le sont en polygamie par le fait d’un
mâle tout aussi dominant. Le fait que Bertha Andela mette finalement fin au ménage
à trois avec Papa Bon Blanc et Papa Pygmée semble suggérer que la polyandre
qu’elle incarne à un certain moment est plutôt une figure critique et contestataire
de la polygamie. Vu les frustrations que la polyandrie génère pour l’homme, ce
dernier devra, par parallélisme de régime matrimonial, prendre conscience des
abus de la polygamie pour la femme et y renoncer. Et Beyala de l’énoncer sans
fioriture par la bouche de la féministe Laetitia : «Il faudrait absolument interdire
la polygamie» (SDS, 197).
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Misovire», polyandre, misandre et compagnie : l’identité féminine africaine
plaisir auxquels convie le besoin de tendresse. «Notre corps nous appartient», lance
Laetitia à Mégrita (Beyala, 197). Par l’exploration de leur sexualité, les héroïnes
lèvent le tabou sur la vivace sensualité féminine africaine. Le désir, le plaisir, la
jouissance des sens sont bel et bien féminins. Inutile de continuer à les occulter
comme dans le roman africain classique où, par fausse pudeur, ils sont abordés
de manière allusive. Phalloga restitue les émotions qu’elle éprouve dans son désir
de l’homme comme une flamme dévorante dont l’effet se ressent au niveau de
«sa vulve […] émue» (Bonono, 5). Ailleurs, «Dominique relève le chemisier [d’Émi-
lienne] et fait parcourir délicatement ses longs ongles vernis sur ses seins qu’elle
sort de leur soutien-gorge» (Rawiri, 115). C’est l’invitation dans l’intimité désireuse
de la femme ; celle-ci proclame sa sensualité et s’affirme comme singularité dans
une Afrique où l’individu est souvent sacrifié à l’autel de la collectivité.
Dans l’œuvre des romancières africaines de 1984 à 1994, Cazenave (1996 : 21)
voit des «femmes rebelles» en vertu du «développement d’une identité distincte»
pour le personnage féminin. Pourquoi cela?
En regard du contexte africain, Huannou (1999 : 91) souligne que «l’idée que
la situation qui est faite aux femmes est normale repose sur des fondements
historiques, sociologiques, psychologiques, éthiques et religieux apparemment
si inébranlables que la majorité des Africaines acceptent leur situation sans
rechigner», comme «voulue par Dieu et les mânes des ancêtres». Il s’ensuit alors
l’immobilisme dans lequel ces femmes se sont installées. Or dans les tâches qu’elle
assigne à l’écrivaine africaine, Ogundipe-Leslie (1987 : 10) insiste sur son triple
niveau d’engagement, en tant que femme, écrivaine et citoyenne.
Dans cet esprit, les femmes atypiques étudiées dans ce travail sont la voie pour
les romancières camerounaises et gabonaises de donner la voix à l’Africaine. Ce
sont des figures centrales dont les avis comptent, car leur point de vue dominant
oriente la perspective narrative. Le dénouement qui leur est favorable malgré
l’acharnement du destin montre à suffisance que les initiatives qu’elles prennent
font d’elles la voix de leurs maître(sse)s. C’est dire que «misovire», polyandre et
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Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 99-112
compagnie ont le quitus de leurs créatrices dans les initiatives subversives qu’elles
prennent dans le sens de bousculer l’ordre patriarcal régnant.
3.2. Redéfinir les rapports entre les genres, une écriture féministe et engagée
Se profilant comme une métaphore filée à travers son réseau de facettes dans
les œuvres étudiées, l’identité féminine africaine se pose en s’opposant au code
social auquel le personnage féminin est censé se soumettre. On est sur le mode
de l’indocilité avec pour finalité pour la femme de sortir de la longue nuit de la
domination masculine. Pareil renversement de vapeur ne peut s’opérer sans trans-
gression de la Loi. Par-delà la dimension féminine avec les préoccupations liées à la
féminité, l’écriture des romancières camerounaises et gabonaises se veut féministe
et débouche in fine sur «l’engagement au féminin» (Cazenave, 2009 : 10).
Mais puisqu’il s’agit d’abord de redéfinir les rapports entre les genres, la posture
la plus indiquée pour y parvenir ne peut être que féministe, que l’écrivaine africaine
le veuille ou non. «Il faut, dit Bonono, imposer une nouvelle dictature, celle du
vagin sur le phallus» (206). Il y a une parenté intellectuelle évidente entre Beyala
et la féministe radicale Beauvoir : celle-là recommande celle-ci comme modèle à
ses créatures féminines (Beyala, 197), tout comme Diome qui lui dédie Le Ventre de
l’Atlantique. Assiba d’Almeida (1994 : 50) a donc raison :
Voilà la portée des différents aspects que revêt l’identité féminine dans l’univers
romanesque de Liking, Rawiri, Beyala, Bonono et Ngou. Sa déconstruction et sa
reconstruction y participent de cet enjeu féministe aux fins de ruiner le fascisme
phallocratique, de façon à dépouiller les rapports entre les genres du sexisme,
et ce, au profit d’un pacte social nouveau fondé sur la valeur intrinsèque de la
personne humaine.
In fine
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Misovire», polyandre, misandre et compagnie : l’identité féminine africaine
d’œuvrer à l’équilibre du rapport entre les genres, Liking, Rawiri, Beyala, Bonono
et Ngou travaillent la personnalité féminine de manière à l’adapter aux défis que
la femme se doit de relever dans un environnement socioculturel et sociopolitique
hostile, dès lors qu’il s’articule sur la voix/voie du … Père. Alors, l’équation à
résoudre pour ces écrivaines revient à déconstruire l’empire du phallus dont la
femme se doit de sortir comme par une performance de prise de la bastille des
genres. Les différentes facettes de l’identité féminine ici analysées sont donc
autant de stratégies par lesquelles les femmes auteurs camerounaises et gabonaises
suspectent, questionnent, subvertissent l’establishment. Il s’en déduit une écriture
de l’appropriation/réappropriation de l’identité féminine au terme d’un téméraire
processus de (dé/re)construction, car en rupture totale d’avec le statut social
traditionnel handicapant de la femme. En cela, «misovire», extravertie, misandre,
polyandre et compagnie sont ces figures de l’identité féminine qui contribuent à
individualiser les parcours, à diversifier les modèles et les valeurs de référence,
à ébranler le cadre commun de référence patriarcal. Afin que ce cadre tradi-
tionnel fasse peau neuve pour s’arrimer aux pulsations des temps postmodernes,
«misovire», extravertie, misandre, polyandre et compagnie nous crient qu’on doit
socialiser autrement la fille en devenir, dignement voire poétiquement.
Bibliographie
Assiba d’almeida, I. 1994. «Femme ? Féministe ? Misovire ?». Notre librairie – Nouvelles
écritures africaines, n° 117, p. 48-51.
Beauvoir, S. 1976. Le Deuxième sexe II, Paris : Gallimard.
Beyala, C. 1990. Seul le diable le savait. Paris : Belfond / Le Pré aux Clercs.
Bonono, A. S. 2005. Bouillons de vie. Yaoundé : Presses Universitaires de Yaoundé.
Cazenave, O. 2009. «40 ans d’écriture au féminin». Cultures Sud – L’engagement au féminin,
n° 172, p. 9-14.
Cazenave, O. 1996. Femmes rebelles. Paris : L’Harmattan.
Cixous, H. 1975. «Le rire de la Méduse». L’Arc, n° 61, p. 39-54.
Delphy, C. 1999. L’Ennemi principal. Paris : Syllepse.
Derrida, J. 1967. L’Ecriture et la différence. Paris : Le Seuil.
Diome, F. 2003. Le Ventre de l’Atlantique. Paris : Anne Carrière.
Gianini beloti, E. 1974. Du côté des petites filles. Paris : Des femmes.
Huannou, A. 1999. Le Roman féminin en Afrique de l’Ouest. Paris : Flamboyant/L’Harmattan.
Kemedjio, C. 1993. «Thématiques de la transgression. Les nouvelles écritures camerou-
naises». Europe, n° 774, p. 150-155.
Liking, W. 1985. « À la rencontre de … Werewere Liking » (interview à Bernard Magnier).
Notre librairie, n° 79, p. 107-109.
Liking, W. 1983. Elle sera de jaspe et de corail. Paris : L’Harmattan.
Lipovetsky, G. 1997. L’Empire et l’éphémère. La mode et son destin dans les sociétés
modernes. Paris : Gallimard.
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Résumé
La question de l’identité de la littérature africaine face aux littératures mondiales
et plus précisément face à la/ aux littérature(s) française(s) a été largement
débattue depuis un demi-siècle. Au départ, elle s’inscrit dans l’exaltation des
valeurs traditionnelles qu’écrivains et critiques brandissent comme affirmation de
soi et antidote face au mépris de la colonisation. Aujourd’hui, la vraie question
vitale semble dépasser ces querelles improductives. Il s’agit ni plus ni moins de
tirer le maximum de profit de l’espace francophone et de ses systèmes littéraires.
L’Afrique et plus particulièrement notre région des Grands Lacs a de plus en plus
besoin de son champ littéraire, pour asseoir son autonomie identitaire et mettre
en place des industries culturelles pour un développement harmonieux. Mais sur
quelles avancées peut-elle tabler ? Quels retards combler pour que la diversité des
perceptions artistiques liées à la langue et à la création littéraire puisse connaître
un bonheur comparable à celui des lieux plus favorisés en matière de représenta-
tions artistiques et créatives? Tel est le questionnement fondamental autour duquel
cet article va être axé.
Mots-clés: littérature (s) française(s), identité(s), espace francophone, industries
culturelles, représentations artistiques et créatives
Abstract
The question of African literature/ identity and its coexistence with global literature
in general and French literature in particular has been widely debated for half a
century. Initially, it cherished African traditional values and abhorred the awfulness
of colonization. Today, the vital question seems to be going beyond such endless
and unproductive quarrels. Africa and especially the Great Lakes region increasingly
need new literary space to establish Africa’s global identity and autonomy in order
to develop cultural industries which are a prerequisite for harmonious development.
But on what premises can Africa bank? Compared to some privileged continents,
what language and literary wealth can Africa bank on to develop her artistic and
creative representations? This paper provides some missing links to these questions.
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Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 113-123
Introduction
Cette thématique nous intéresse pour plus d’une raison. Elle fait penser la litté-
rature française à la fois dans son unicité, sa pluralité linguistique et sa diversité
culturelle. Plusieurs constats sont à faire à ce propos et ils constitueront le fer
de lance de notre exposé. Pour commencer, il convient de se pencher une fois
de plus sur les rapports entre la littérature-mère, française, et les littératures
francophones qui sont parvenues tout au long de leur relation à tisser des liens
solides mais sans toutefois parvenir à faire bon ménage. Cependant – et c’est le plus
remarquable- elles ont toujours réussi à éviter des situations sans appel. Ce pari
réussi constitue en soi un motif suffisant pour revisiter cette relation, afin de faire
le bilan et savoir où en arrive cette cohabitation inhabituelle. L’enjeu qui résulte de
cette investigation est de maintenir une telle aventure qui reste encore aujourd’hui
porteuse de dynamisme, d’épanouissement et de puissants intérêts mutuels.
114
La francophonie : un champ littéraire pour asseoir une identité et une autonomie culturelles
Il se fait d’ailleurs que l’étape idéologique des débuts, qui a engendré les
avatars dont il est question ainsi que les idéalismes d’ordre culturel des pionniers
littéraires africains, est en train d’être dépassée par des préoccupations d’ordre
essentiellement économique et globaliste. C’est pourquoi la nouvelle coopération
à mettre en place devrait être assortie de nouvelles motivations plus actuelles. En
guise d’exemple, la perspective de création d’industries culturelles conséquentes
nous paraît remplir merveilleusement cette condition d’attraction. Ces industries,
comme on le sait, sont centrées sur la maîtrise des langues et particulièrement
celles de grande diffusion. Le cinéma qui en est l’une des locomotives, ainsi que la
musique ou le théâtre ne restent-ils pas largement tributaires de cette compétence
linguistique ? Une fois que les dirigeants et les créateurs auront compris ce principe,
la motivation pour des créations culturelles de grande qualité s’imposera de soi.
1. Le contexte francophone
Selon Ana Rodriguez Seara, dans son article « L’écrivain francophone entre deux
cultures », la naissance de la francophonie remonte à la fin du XIXème siècle, car
le mot est employé pour la première fois par Onésime Declus dans son ouvrage
intitulé France, Algérie et colonie (1880). Dans cet ouvrage, il est affirmé que le
concept de francophonie englobe les populations qui parlent français et les terri-
toires qu’elles occupent. Mais, pense encore Declus, la francophonie, en tant que
communauté linguistique, a été politiquement définie par Léopold Sedar Senghor
en 1956. Celui-ci introduit le concept d’une organisation internationale de pays sous
l’égide d’une langue commune qui leur permettrait de jouer un rôle plus visible
dans le monde. Mais on s’accorde pour penser que la naissance institutionnelle de la
francophonie date de 1970, avec la création de l’Agence de Coopération Culturelle
et Technique (ACCT).
115
Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 113-123
La francophonie est à la fois un concept et un espace habité par ceux qui ont
le français en partage. Mais elle est aussi une manière d’appréhender, de
comprendre, d’écouter, de communiquer, d’agir ; bref, un comportement, un
humanisme. Elle est plus encore un outil de communication interculturelle et
le seul espace fédérateur de ceux qui veulent reconnaître, accepter et valoriser
les différences […] La francophonie est aussi un conservatoire. C’est celui de
la langue française. […] La francophonie ne saurait manquer à l’obligation de
solidarité avec les pays les plus démunis. C’est là une vieille habitude française
sinon francophone.
Il s’agit ici d’une norme qui lie à la fois la communauté linguistique à la commu-
nauté humaine dans sa totalité incluant ainsi sa sphère culturelle, économique et
politique. Il faut tout de même signaler que la cohabitation entre cette franco-
phonie à dessein culturel et les cultures locales, ne s’est pas passée sans encombre.
Nous avons vu qu’il y a eu des heurts, des incompréhensions et la création des
rapports dominant-dominé quelquefois conflictuels.
Cette situation a été générée dès les origines de la création littéraire. Le contact
entre la littérature française et les littératures francophones des colonisés a, on ne
s’en cache pas, souvent connu des grincements. C’est d’ailleurs ce que confirme
Aimé Césaire (1955 :11), dans son Discours sur le colonialisme quand il dit qu’entre
colonisateur et colonisé, il n’y a de place que pour la corvée, l’intimidation […],
les cultures obligatoires. Le même auteur insiste en outre sur le fait qu’il n’a existé
aucun contact humain, mais des rapports de domination et de soumission réduisant
ainsi l’homme indigène en instrument de production. Les valeurs occidentales
imposées entrent en conflit ouvert avec les valeurs sociales et culturelles africaines.
Cette mésentente résulte du fait que le partage d’une langue commune, le français
dans le cas qui nous concerne, n’explique pas forcément l’adhésion aux mêmes
valeurs culturelles. Ainsi, par exemple, le roman africain d’expression française
devient un canal d’expression contre une acculturation paroxystique. Les africains
revendiquent le droit d’être, d’avoir une culture, une identité et subséquemment
tentent de s’affirmer dans le concert des nations en adoptant de multiples
attitudes contestataires, par exemple en érigeant leurs créations en une littérature
thérapeutique.
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La francophonie : un champ littéraire pour asseoir une identité et une autonomie culturelles
Ainsi naîtra chez les écrivains africains une littérature dont le principal objectif
sera de prouver qu’ « il n’y a pas de peuple sans culture », comme le confirme
bien Lévi Strauss. Heureusement, cette histoire n’a pas été totalement négative
puisqu’elle a aussi contribué à forger un lien, une langue ainsi qu’une repré-
sentation sociale et identitaire chez les peuples africains. Il en a découlé une
multiculturalité propre à un espace francophone et un champ littéraire qui s’est
suffisamment étendu, au cours du temps, pour devenir capable de susciter une
ouverture et une autonomie identitaires. Maintenant que le temps des conflits s’est
tassé, les avancées littéraires de la littérature française profitent à tous ses usagers
aussi bien du centre que de la périphérie. Ne servent-elles pas de tremplin et de
ferment pour éveiller des représentations artistiques et développer des industries
culturelles dans l’espace francophone en général et plus spécifiquement dans les
pays des Grands Lacs africains ?
Entretemps, cette confrontation entre les deux mondes aura donc contribué à
construire une identité sur les ruines de l’immense négation des valeurs opérée par
la colonisation. La littérature revendicatrice contribua ainsi à soigner les complexes
psychologiques laissés par des années de domination occidentale. C’est pourquoi on
a parlé de littérature cathartique.
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Ce constat qui concerne ici la France peut être élargi à une plus grande échelle
dans plusieurs pays francophones et particulièrement en zone des pays des Grands
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La francophonie : un champ littéraire pour asseoir une identité et une autonomie culturelles
3. Perspectives de renouveau
La question des langues maternelles est brûlante, non pas parce que leur valeur
soit méconnue. Au contraire, aussi bien les recherches pédagogiques fondamentales
que les rencontres à travers des séminaires, des colloques ou des réunions politiques
soulignent leur importance en tant que substrats nécessaires à un meilleur appren-
tissage tant des langues que des autres matières d’enseignement. Dans certains
pays, elles servent aussi à cimenter l’union des pays et à assurer une communication
directe avec l’ensemble du peuple. Cependant, les pays disposant de la langue
maternelle comme leur seule langue de communication restent rares. L’Afrique
des tribus et donc de multiples langues de communication, s’est le plus souvent
rabattue sur les mégalangues de grande diffusion pour assurer plus facilement une
unité de communication entre les peuples et une diffusion culturelle plus sûre à
l’extérieur des pays africains. Malgré l’efficacité actuelle de ce système, celui-ci
reste très dommageable pour l’autonomie de ces pays et la qualité de leurs appren-
tissages et productions, surtout à cette époque de recul linguistique de ces langues
des métropoles dans nos cursus d’enseignement.
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Tout laisse à penser que cette prémisse est aussi la plus porteuse d’espoir pour
la mise sur pied d’industries culturelles valables pour l’avenir. Mais les décideurs
politiques devraient apporter leur pierre à l’édifice pour créer et encourager ces
langues et ces industries, richesses incontournables au développement économique
et social de tout pays.
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La francophonie : un champ littéraire pour asseoir une identité et une autonomie culturelles
medium pour une meilleure connaissance de ces créations dans le monde renfor-
cerait son statut. Après tout, les traductions pourraient être considérées comme
des productions dérivées de la littérature française. Et l’expansion dans le monde
de cette langue en serait élargie. Tous les pays de la francophonie tireraient donc
un avantage certain d’une telle collaboration.
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Synergies Afrique des Grands Lacs n° 6 - 2017 p. 113-123
de cette classe exige une formation de grande haleine et l’éveil de dons qui,
souvent, restent dormants. Une collaboration bien orientée en matière d’ensei-
gnement linguistique permettrait de combler progressivement ce fossé. Pour un
tel pari, seule une organisation comme la Francophonie peut le tenir en recueillant
le mérite de la réussite d’un idéal difficile à atteindre. La formation des autres
partenaires culturels est plus facile si les fournisseurs de matière première sont
déjà en place.
C’est ici que la solidarité francophone doit jouer pleinement son rôle, celui
d’aider – et plus particulièrement nos pays d’Afrique Centrale, de l’Est et de la
région des Grands Lacs africains –à faire face à ces défis. Et la création des indus-
tries culturelles n’offrira pas uniquement un précieux fonds de commerce mais
également un instrument de gestion identitaire des peuples ainsi qu’une motivation
suffisante pour les responsables politiques, les élites et les futurs créateurs dans
leur lutte afin de répondre à la diversité culturelle, linguistique et médiatique de
notre monde.
Conclusion
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La francophonie : un champ littéraire pour asseoir une identité et une autonomie culturelles
réponde à leurs attentes. C’est avec cette vision que cette étude s’est attachée à
tracer quelques pistes pour répondre à cet objectif.
C’est grâce à des actions de ce genre ainsi que la promotion des langues mater-
nelles et la traduction de ses œuvres marquantes que la francophonie, comme le
disent Barrat Jacques et Mosei Claudia (2004) deviendra un conservatoire de la
langue française et un lieu de solidarité avec les pays les plus démunis en matière
de développement culturel, social et économique.
Bibliographie
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Synergies Afrique des Grands Lacs
n° 6 / 2017
❧ Annexes ❧
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GERFLINT
ISSN 2258-4307 / ISSN en ligne 2260-4278
Frédéric Mambenga Ylagou est titulaire d’un doctorat nouveau régime en litté-
rature générale et comparée, obtenu à l’université de Lyon II en mars 1999. Il a
soutenu une thèse sur le théâtre de Soyinka et de Labou Tansi. Il est actuellement
Maître de Conférences à l’Université Omar Bongo de Libreville (Gabon) et HDR en
littérature francophone. Il est l’auteur de nombreux articles dans des revues litté-
raires francophones africaines, européennes et nord-américaines.
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GERFLINT
ISSN 2258-4307 / ISSN en ligne 2260-4278
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7 L’auteur fera précéder son article d’un résumé condensé ou synopsis de 6-8 lignes
maximum suivi de 3 ou 5 mots-clés en petits caractères, sans majuscules initiales. Ce résumé
ne doit, en aucun cas, être reproduit dans l’article.
8 L’ensemble (titre, résumé, mots-clés) en français sera suivi de sa traduction en anglais.
En cas d’article non francophone, l’ordre des résumés est inchangé.
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de note automatique continu (1,2,...5 et non i,ii…iv). L’auteur veillera à ce que l’espace pris
par les notes soit réduit par rapport au corps du texte.
14 Dans le corps du texte, les renvois à la bibliographie se présenteront comme suit: (Dupont,
1999 : 55).
15 Les citations, toujours conformes au respect des droits d’auteurs, seront en italiques,
taille 10, séparées du corps du texte par une ligne et sans alinéa. Les citations courtes
resteront dans le corps du texte. Les citations dans une langue autre que celle de l’article
seront traduites dans le corps de l’article avec version originale en note.
16 La bibliographie en fin d’article précèdera les notes (sans alinéa dans les références,
ni majuscules pour les noms propres sauf à l’initiale). Elle s’en tiendra principalement aux
ouvrages cités dans l’article et s’établira par classement chrono-alphabétique des noms
propres. Les bibliographies longues, plus de 15 références, devront être justifiées par la
nature de la recherche présentée. Les articles dont la bibliographie ne suivra pas exactement
les consignes 14, 17, 18, 19 et 20 seront retournés à l’auteur. Le tout sans couleur ni souli-
gnement ni lien hypertexte.
17 Pour un ouvrage
Baume, E. 1985. La lecture – préalables à sa Pédagogie. Paris : Association Française pour la
lecture.
Fayol, M. et al. 1992. Psychologie cognitive de la lecture. Paris: PUF.
Gaonac’h, D., Golder, C. 1995. Manuel de psychologie pour l’enseignement. Paris : Hachette.
18 Pour un ouvrage collectif
Morais, J. 1996. La lecture et l’apprentissage de la lecture : questions pour la science. In :
Regards sur la lecture et ses apprentissages. Paris : Observatoire National de la lecture,
p. 49-60.
19 Pour un article de périodique
Kern, R.G. 1994. « The Role of Mental Translation in Second Language Reading ». Studies in
Second Language Acquisition, nº16, p. 41-61.
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Consignes aux auteurs
20 Pour les références électroniques (jamais placées dans le corps du texte mais toujours
dans la bibliographie), les auteurs veilleront à adopter les normes indiquées par les éditeurs
pour citer ouvrages et articles en ligne. Ils supprimeront hyperlien, couleur et soulignement
automatique et indiqueront la date de consultation la plus récente [consulté le ….], après
vérification de leur fiabilité et du respect du Copyright.
21 Les textes seront conformes à la typographie française. En cas de recours à l’Alphabet
Phonétique International, l’auteur pourra utiliser gratuitement les symboles phonétiques sur
le site : http://www.sil.org/computing/fonts/encore-ipa.html
22 Graphiques, schémas, figures, photos éventuels seront envoyés à part au format PDF ou
JPEG, en noir et blanc uniquement, avec obligation de références selon le copyright sans
être copiés/collés mais scannés à plus de 300 pixels. Les articles contenant un nombre élevé
de figures et de tableaux et/ou de mauvaise qualité scientifique et technique ne seront pas
acceptés. L’éditeur se réserve le droit de refuser les tableaux (toujours coûteux) en redon-
dance avec les données écrites qui suffisent bien souvent à la claire compréhension du sujet
traité.
23 Les captures d’écrans sur l’internet et extraits de films ou d'images publicitaires seront
refusés. Toute partie de texte soumise à la propriété intellectuelle doit être réécrite en Word
avec indication des références, de la source du texte et d'une éventuelle autorisation.
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