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Le Mandat - Sembene Ousmane - 1966

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LE ;

MANDAT
ecedé deVéhi Crosane
Maquette de la couverture : J.-C. Maillard.
VEHI-CIOSANE
ou
BLANCHE-GENESE

suivi du
MANDAT
DU MEME AUTEUR

LE DOCKER NOIR (Les nouvelles Editions Debresse).

O! PAYS, MON BEAU PEUPLE (Le Livre Contemporain).

LES BOUTS DE BOIS DE DIEU (Le Livre Contemporain)

VOLTAIQUE (Présence Africaine).

L7-HARMATTAN (Présence Africaine).

A paraitre

L7HARMATTAN. Livre II : Compagne d’idéaux.

. En prénarati on

DOMBAYE...
SEMBENE OUSMANE

VEHI-CIOSANE
BLANCHE-GENESE
suividu

MANDAT

PRESENCE ‘AFRICAINE
VEHI-CIOSANE
ou

BLANCHE-GENESE
Dass
sa
RV
il fut l'un de mes compagnons de toute
ma jeunesse. Ensemble nous subimes les
épreuves initiatiques. Devenus hommes
nos chemins se séparérent. I] crut au Dieu
du Gain, au bonheur avec Argent. Apres
la guerre 39-45, il s’engagea dans le corps
expéditionnaire francais.
Il mourut sans le sou en Indochine,
juin 54.

‘ce vieux Boca Mbar


Sarr PATHE
SANS VIE

PATHE

Est-ce au sommet de la colline


Est-ce entre deux riziéres
Est-ce a l’orée des bois
Est-ce l’eau qui t’a emporté
Est-ce sur le petit chemin

De nulle part ne s’amoncelle


ta tombe

As-tu méme un amoncellement de déchets


Un ourlet de terre
Un semblant de corps
Un reste de tige

Qui planterait quelque chose


sur ta mort morte

Une tombe d’un pied de long


sans épitaphe
Qui git 1a sous ce tertre
12 VEHI-CIOSANE

Dessus souffla le vent


La pluie tassa la terre
Mélancoliques serpentent les formes
Luttent encore les hommes et les femmes
de ce pays...
... Et ce n’est plus contre la France

C’est l’Amérique « phare du monde libre »


qui bombarde ta tombe vingt ans aprés...
Une morte mort de rien

Plus de croix
Plus de terre
Ot est-elle ta tombe

C’était une petite vie


Epithéte de bois

PATHE

Ah !... vieux compagnon


Né du méme village
Pas une larme d’épouse
de promise de mere et d’enfant
Méme pas une tombe

Pauvre Mére Afrique


Stérile tu aurais été un paradis
pour tes fils...
Il nait parfois dans les plus simples tamilles, des
plus humbles communautés, un enfant qui, en gran-
dissant, éléve son nom, le nom de son pére, de sa
mére, de toute sa famille, de sa communauté, de
sa tribu ; plus encore par ses travaux, il ennoblit
?HOMME.

Plus fréquemment vient au monde, dans les com-


munautés de castes dites supérieures, de passé glo-
rieux, un enfant qui, par sa conduite, ternit tout
Vhéritage de son passé, blesse Il’-honnéte HOMME de
passage, éclabousse méme la dignité de l’individuel
diambur-diambur. ;
_ Lhistoire que je vous conte aujourd’hui est aussi
vieille que le monde. Les institutions les plus primi-
tives, comme celles de notre temps, relativement —
mieux élaborées, implacablement la condamnent. Et
encore, dans certains pays, ceci n’est délit que lors-
que la jeune fille est mineure, ou le garcon. Certes, ©
il restera la question morale... le délit moral.
Pendant des années, je me suis entretenu avec
quelques-uns d’entre vous : AFRICAINS. Les rai-
sons, vos raisons, ne m’ont pas convaincu. Certes,
vous étiez d’accord. sur ce point : «-N’écris pas cette
histoire ». Vous argumentiez que ce serait jeter l’op-
probre sur NOUS, LA RACE NOIRE. Mieux,
ajoutiez-vous, les détracteurs de la vt
Pe INE allaient s’en emparer, et...
et... . pour nous jeter lopprobre.
iesear d’étre pédant, je me refuse Pansies
vos réactions devant ce cas. Mais quand cesserons-
nous de recevoir, d’approuver nos conduites, non en
fonction de NOTRE MOI D’HOMME, mais de la
couleur des autres. Certes la solidarité raciale
existe, mais elle est suggestive. Cela est si vrai que
la solidarité raciale n’a pas empéché les assassinats,
les détentions illégales, les emprisonnements politi-
ques des dynasties régnantes d’aujourd "hui en Afrique
noire.
16 VEHI-CIOSANE

Je sais également, et vous aussi, que, dans le passé


comme dans le présent, il y eut chez nous beaucoup
d’actions hérolques anonymes. Mais tout n’a pas été
hérolsme chez nous. Or, parfois, pour saisir le tout
d’une époque, il est bon de se penétrer de certaines
choses, faits, conduites. Car ceux-ci nous aident a
descendre dans V’HOMME, dans sa chute, et nous
permettent de mesurer |’étendue du ravage.
La débilité de (HOMME DE CHEZ NOUS —
qu’on nomme notre AFRICANITE, notre NEGRI-
TUDE, — et qui, au lieu de favoriser l’assujettisse-
ment de la nature par les sciences, maintient l’op-
pression, développe la vénalité, le népotisme, la gabe-
gie et ces infirmités par lesquelles on tente de cou-
vrir les bas instincts de l’-homme — que l'un de
nous le crie avant de mourir — est la grande tare de
notre époque. Et l’on pousse la surenchére de la
spéculation intellectuelle sur notre société contempo-
raine, charniére de notre passé et de notre avenir,
sur la sociabilité de nos péres, nos arriéres-grands-
parents. Et ces ténors intellectuels ignorent ou fei-
gnent d’ignorer |’époque de nos péres, de nos grands-
parents, au temps ou le SAHHE' était orgueil, ils
ignorent les besoins de cette époque, la résistance
passive, parfois active devant l’occupant, et aussi l’ef-
fritement de la communauté.
Personnellement, je ne peux pas dire comment
débuta cette histoire. C’est toujours avec prétention
-— point de vue personnel — qu’on pense déceler:
Vorigine d’un drame de cette nature ou de cet ordre.
Je sais que tu vis, VEHE... (BLANCHE). Peut-étre
quand ton age d’aller a l’école arrivera, trouveras-
tu une place, et plus tard prendras-tu connaissance de

(1) Sahhe : grenier-économat:


32

VEHI-CIOSA NE ye
ces Dies: Plus sirement, comme des milliers d’au-
- tres de ton Age, ne liras-tu jamais ces lignes. Les
-symptémes du présent — notre vie sociale — ne -
_ m/autorisent pas a te prédire une vie meilleure. Alors,
comme des milliers, anonymes, arrivée a l’Age de
. conscience, tu te révolteras d’une mauvaise révolte
_ — individuelle ou collective — mal dirigée.
Ta mére, elle, notre contemporaine, illettrée — en
francais comme en arabe — n/a pas la possibilité dex2
lire ces pages. Elle vit seule; une fagon de se vétir
de son drame.
Pour toi, VEHI CIOSANE', NGONE WAR -
THIANDUM... (BLANCHE-GENESE ~NGONE
WAR THIANDUM), puisses-tu préparer la genése de
notre monde nouveau. Car c’est des tares d’un vieux
-monde, condamne, que naitra ce monde nouveau tant
- attendu, tant révé. =

Ndakaru, Gamu 1965.

oe ne

1) Prononcer : Thiosane.
Le niaye est au singulier en volof. Les. colonia-
listes l’écrivaient au pluriel. II n’est ni savane, ni
delta, ni steppe, ni brousse, ni forét : une zone trés.
singuliére qui borde Vocéan Atlantique dans sa
-sphére occidentale, et qui s’étend de Yoff a Ndar,
et au-dela... d’ou surgissaient des hameaux, des ag-
glomérations aussi éphéméres que les gouttes d’eau
_recueillies sur des cils. Dés Pikine, ce fameux champ
de bataille que ressuscitent de temps en temps les
‘griots, surgit le niaye, vaste étendue sans fin avec ses
molles collines revétues selon les saisons de toute une
gamme de végétation : herbes courtes d’un vert bou-
teille nées d’une |saison! : le navet (saison des pluies) ;
Beobabs nains massifs aux fruits d’un godt savou-
‘reux : le lalo, feuilles de baobab séchées, _pilées,
tamisées qui, assaisonnées au couscous, donnent a
cet aliment sa saveur, le rendent léger au-palais ; —
oasis de cocotiers; palmiers poussant a-la-va-ou-je-
veux, élancés, aux longues palmes mal nattées, fol-
_les; rOniers solitaires d’une rigueur ascétique, rudes
de maintien, défiant la voite de leur long fit,
coiffés de feuilles en éventail, se mesurant a
_Vhorizon du jour naissant, comme 4 celui du jour —
- finissant; vergers d’acajoutiers touffus, aux branches
tombantes en forme de case de pulard, peuplés de
20 VEHI-CIOSANE

cruelles fourmis; meres. cades, autres arbres aux noms


inconnus de moi, étalaient —- selonlasaison — leurs
branchages aux ombres généreuses, ou, fatigués, ve-
naient se reposer les oiseaux minuscules du niaye..
Les poches d’eau, croupissantes, revétues de lar-
ges feuilles de nénuphars fortement vertes, ajouraient
leurs rives de petits palmiers, prodigues de leur séve
d’un parfum délicieux, enivrant. Les lacs et les
étangs différaient de formes de végetation.
Cheminant a travers le niaye, I’impression de recu-
ler, ou de n’avoir pas progressé s’impose au regard
de |’étranger : uniformité... touffes de cactus, de
figues de Barbarie, de vradj, de sump se coupent,
découpent le moutonnement du méme boubou blanc
crémeux du sable. A Vhorizon, fuyant, tétu, se re-
layent les dunes, inégales. Par-dessus, le ciel — ce
ciel africain continentalement vaste —- en eau de
mercure, selon les mois.
A la mi-temps du jour, assujetties, bétes et choses
gagnaient leur havre. La vapeur blanchatre, tel un
bain chaud montait — illusion d’une mer en mou-
vement. Une gaze de nuance indigo bleu clair se
Mariait avec cette ligne, courbe, brisée de l’infini.
Les herbes du dernier navet (hivernage), mortes,
cassées, s’enfongaient dans le sol doux. Les sumps
hérissaient leurs épines en herse. Les feuilles —— tou-
tes les feuilles mortes qui n’ont pu prendre racine
— balayées par le vent s’y enfongaient, jouant de
leur aréte avec le vent. Un long et monocorde
sifflement s’entendait de n’importe ot du_niaye.
exception faite pendant le navet. Ce sifflement deve-
nait lugubre au crépuscule. Jadis, nos grands-parents
disaient que le niaye geignait.
L’air, torride, immobilisait toute la gent animale:
les scarabées, les grosses araignées venimeuses, noires
ou grises, se tapissaient 4>n< leur lit de feuilles des-
VEHI-CIOSANE 21

séchées; les lézards, toute la série, les serpents et


autres reptiles vivaient repliés sur eux-mémes. Aucun
cri de vie, d’insecte, d’oiseau — si ce n’est ce cor-
_ beau, ou cet épervier chassé de son abri par un
- plus fort, survolant le niaye, poussant sa plainte de |
faible.
Tout cela refermé dans cette immense solitude
muette du niaye : la retraite forcée du milieu du
jour. :
A mesure que le soleil s’inclinait, comme délivrés
de la tyrannie oppressante, collines, palmiers, cades,
-sumps, baobabs, cocotiers, acajoutiers, roniers, allon-
geaient leur silhouette, dessinant sur le sol de
teinte beurre rance leur corps d’ombre. La so- —
ciété animale sortie de sa claustration, reprenait sa.
_ rude existence, tissant sur le sable de multiples figu-
res d’empreintes. Le niaye suivant le coucher du
soleil, de seconde en seconde, déployait la féerie de
ses tons : la-bas, vers le couchant, légéres, les cou-
ches de nuages du safran le plus accentué, au bleu
turquoise en un seul boubou sorti de l’indigo, se suc-
-cédaient pour le ravissement du regard. Et pendant
le navet, quand les jeunes herbes de leur verdeur
crue, revétent tout le parterre d’un seul ton, le niaye
et son coucher de soleil hivernal restent encore un
-des spectacles 4 voir et a revoir.
A mesure que s’enfongait |’astre du jour, les aspé-
rités des objets, des plantes, le mamelonnement des
dunes s’associaient, s’uniformisaient pour ne devenir
qu’un.
La nuit, le niaye ne se mesurait pas du reoanita
_c’était une profondeur sans liquide; dessus, un ciel
- immense, troué de cette multitude de points blancs.
Les gens du niaye disent avéc admiration : « La
montagne n’est pas plus haute que la dune. Elle
_ est tout au plus qu’un amoncellement de nlus de
if

he eee -VEHI-CIOSANE x:
a,
4
Na Vs
grains de sable ». Bt les autresveo «« Cer-
tes, oui. Mais en bonne logique une fourmi au som- :
met de la montagne: est ve mae, ae la monta-
ae » : : SADE As nee
Aussi longtemps qu ’on « descent » ou que Yon 4
-« remonte » pour s’approcher de nos ancétres, du
temps de nos grands-parents — sans oublier les trois
siécles de pratique négriére, plus un siécle de colo-— P
nisation — il n’y eut jamais de maisons en dur dans
le niaye. Rien de ce qui peut faire dire ou penser ie:
~ aux regards. étrangers : « Ici vécurent des hommes,
=

_des femmes, ingénieux, soucieux de leur époque, pen- —


sant au futur, ou a la durée temporelle... » Pas de —
portes avec arches, ni demeure de pierre, cléturée —
_ de véranda surélevée, ni jardin avec des agencements —
de fleurs dans. une rivalité de tons, ni monuments —
ala gloire des premiers hommes, ni Sep témoin
fle ce temps-la. ;
_ Santhiu-Niaye, ou se déroule notre histoire, ne
différait en rien des autres hameaux. Santhiu-Niaye t
_Wattirait pas annuellement cette procession de mil-
liers de Sénégalais se rendant, les musulmans a Tiwa-—
wan, a Tuba, a Ndiassane; les chrétiens a Popen- —
kine. Les habitants n’eurent jamais la visite de la
-Vierge Noire, ni d’un cheik, et non plus personne—
_d’eux n’eut la bonne fortune de se renidty ala Kaaba
ou a Rome. :
Pourtant, ils croyaient ferme, sincérement, “usant. 5
leur peau frontale, leurs genoux a la priére : cinq
fois par jour. Il n’y avait ni école, ni dispen-
_ Saire, et pourquoi faire un commissariat ? Les auto- —
rités y venaient une fois pour l’imp6t bon an mal
an.
Avant notre drame — sidrame il ya — “santhiney
’ Niave:
eral vu.son ¢toile briller, Son. Paul |
battrede
=p FFNES EGE WEE S0phige ne f & ISON
~ “ope.

_ VEHI-CIOSANE erate
E
ie vitalité oa temps de nos péres, méme de nos
arriére-grands-parents, du temps oti le sahhe... (gre-
nier-économat) servait d’épargnea la famille. Chaque
famille avait ses champs; mats, mils, arachidiers, ma-
niocs, patates. Sous la pénombre de la case-maitresse,
le sahhe, orgueil des membres de la ee attirait
les regards selon sa capacité.
Maintenant, — notre temps — telle une calamité,
année par année, les bras valides s’en allaient ten-
ter fortune dans les cités urbaines, ot selon toute
apparence, la vie semblait plus facile. Aussi navet
-aprés navet, les récoltes s ‘amaigrissaient. Les péres
de famille, les visages tannés par l’excessif soleil, les
mergies dépensées en vain, se repliaient sur leur ins-
_ tinct de conservation avec une virulence inconsciente:
une prescience d’un avenir qui les terrorisait déja.
Ils se nourrissaient du adda... (coutume-tradition) et
de la promesse hypothétique d’une place de choix
au paradis. Le paradis d’Allah, comme un clou planté
au centre de leur cerveau, pierre angulaire de toute
leur activité au jour le jour, amoindrissait, ébréchait
la vive imagination pour l’avenir. Hs en étaient a
cet état ot ils ne sentaient plus le désir et ou
ils s’enfermaient avec ce vieil adage : « La vie
nest: rien. » A la limite de leur existence, ici-bas,
‘re se dressait rien, rien qui puisse enflammer la
sonvoitise du vouloir. Une fois la nécessité d’exister
+t non de vivre, satisfaite, le reste —- qu’est-ce que:
1e reste ? — était vain. Au-dela du reste, il y avait
"orgueil d’>homme.
La dénudation d’alentour — ce complet denne
_ ment qui aveugle les esprits — les rendait incapa-
oles de concevoir, d’oser, de se sacrifier pour les
enfants. Cet ardent désir de sacrifice de soi, ce don
fle soi pour Jes autres — ce refus de la résignation,
-t arrachement 4 l’instinct atavioue. nremicr rove
24 VEHI-CIOSANE

Vavenir — étaient pour ces gens, un acte de lése-


croyance, un défi, et délit moral contre le vieil
ordre établi.
Et Santhiu-Niaye, vide de sa force agissante, se
dépeuplait, croupissait. Entre les venelles des palis-
sades croulantes, au peinthieu... (place du village)...,
sous I’arbre ot venaient s’asseoir les vieux, regardant
fuir le temps, la vie coulait, monotone. Ne se réper-
cutait plus le tam-tam des nuits au clair de lune.
Et pire encore !... Au coude de la nuit, au moment
ou la grosse biche sommeilleuse couvrait de sa
calle de cendre le coeur de la braise qui, demain,
encore, rallumera les foyers, a ce coude de la nuit,
ne résonnait plus le sifflement victorieux du jeune
amant, qui, d’un pas joyeux, s’en revenait de la
case de sa bien-aimée. Froids étaient les regards des
jeunes filles. Leurs yeux de biche ne rencontraient
plus ceux pour qui battait leur coeur, en épiant ges-
tes et paroles. Elles ne composaient pas — ou ne
savaient pas composer de chansons. Elles reprenaient
celles de leurs méres, au temps ou celles-ci étaient
des jeunes filles : ces mémes mélopées, chantonnées
jadis, étaient vie. Elles — les méres — les avaient
créées pendant les luttes nocturnes, ou dans |’ardeur
compétitive au front du travail dans les champs de
mais, de mils, d’arachidiers. Maintenant, ces chanson-
nettes évoquaient le temps d’hier, gai. Elles alourdis-
saient leur tristesse et leur angoisse de mére devant
ce vide de prétendants pour leur progéniture. Et les
meres... « Je vous salue femmes d’ici, d’ailleurs. Pro-
fondeur océane !... Vous étes terre. Si profonde, si
large est la mer, vous étes le dessus et le dessous et
Vautre rive... » Leur cheeur meurtri, réentendait leurs
créations d’alors d’une mauvaise oreille. Asservies
par Vhomme, craintif de la vérité d’aujourd’hui.
VEHI-CIOSANE 25

Silencieuses, la mort dans l’4me, les méres se tai-


saient. : .
Les cycles des saisons suivaient leurs cours. La sin-
guliére nature du niaye soudait et divisait les gens.
A Santhiu-Niaye, vu du haut de la dune, s’ali-
gnaient les cases selon urte loi de l’urbanisme propre
aux gens d'ici : l’alignement par famille et rang.
Les maisons se couchaient comme une fille frileuse,
peureuse, nue, les mains jointes entre les cuisses.
Sige,
;Ly

Le chien poussa 4 nouveau ce méme aboienient


accompagné des mémes jappements. Ngoné War —
Thiandum d’un sursaut était arrachée au sommeil
réparateur. Les préjugés défavorables 4 l’encontre de
cet animal d’enfer, et toutes les légendes malfaisantes
entretenues a l’actif du chien, pendant un temps,
lui remontérent 4 la mémoire.
La case se noyait dans la profonde obscurité :
dans le village endormi, seule la voix du chien était
vivante. Ngoné War Thiandum tendit l’oreille, loin...
Rien aussi n’arrivait a son oreille. De la journée
Whier, ni de celle d’avant, non plus de la précé-
dente, elle ne s’était éloignée plus loin que la porte
de la cuisine, bien que ces trois jours fussent son
diyé (alyé —- momé : synonymes ; nombre de jours
_qu’un polygame consacre a une des co-épouses). Elle
s’adossa a la paroi en tige de bambous. Toutes a la
fois surgirent ses préoccupations. La respiration de
son mari, réguliére, forte, emplissait la case. Au fil
des ans — plus de vingt-cing —- Ngoné War Thian-
dum s’était accoutumée a cette respiration, 4 ce corps,
a ce bras qui la touchait par les doigts. Elle devinait
dans cette eau de séche, la bouche — moyenne avec —
de solides dents —, les oreilles — les oreilles décol-
lées de tout Ndiobéne (famille des Diob), la téte
ee28 be

ronde avec des cheveux a moitié blancs,tond 5 1


suellement. hee
La paillasse bruissait :la forme devenait vie ?
Non !... Les. doigts se retirérent de leur havrede
sommeil. A ses pieds s’ancra un pied, chaud, endormi
Son cceur s’élanca. L’ impétuosité du sang réchauf
fait mal ses souvenirs qui trébuchaient sur les
récifs de son passé. Elle s’efforgait de renonce
_. a ce passé, a ce corps. Elle ne le put, méme en
_ brutalisant ses souvenirs. Tout comme des mottes de
terre spongicuse grain par ‘grain se fondent, les rémi
niscences s’opposaient, s’entrecoupaient avec d’au
tres. Tantét l’accalmie lui offrait une tréve et le
sommeil l’enserrait pour se rompre, sec, et la replon-
ger dans son état de fiévreuse. Elle n’avait rien pour —
-clamer les élancements de son coeur. L’ esprit |
en vol planait d’une cime a |’autre de sa vie passée, —
_ présente. Elle reprenait alors le fil d’une sorte d’exis
_ tence nouvelle, horrible : toute son existence dhie as
_ alimentée de beaux préceptes n’avait été que menson-
_ ges. Elle n’avait vécu que prisonniére d’un ordre mo- —
_ ral faussemen#mensonger... « Autrement comme
et pourquoi cet acte? » se demandait-elle.
Le corps lacha un rale sonore. Du pied mont
cette sensation désagréable : a cause de ce pied su
2 ‘son tibia, tout en elle était sensibilisé 4 ce point d
contact. Aucune de ses réflexions ne pouvait se décol
ler de cet endroit. Le dégotit que lui inspirait sor
_ corps avec ce membre lui ravissait tout mouvemen
_agressif, et le retenait comme une pirogue échoué
dans la vase coeencate en attente de sa décom
Position. :
_* Ngoné War Thianchuns en avait assez de cette
_ détresse tétue. L’excitation curieuse qui, fragmentai:
-rement l’avait conduite a trouver le geniteur de l’en
fant illégitime que portait sa fille, s “etait asun cot
“VEHECIOSANE ~~ 29
_ brisée. Elle tendit l’oreille de nouveau, guettant des
_ signes annonciateurs d’un jour nouveau. Luttant
_ contre l’emprise de l’inertie et le désir de se rebeller
_ une fois — une seule fois depuis plus de vingt ans
— de retirer ce pied. Vaincue, elle chuta, morale-
_ ment. Elle se haissait dans sa défaite, méprisant sou-
_ verainement cette vie, la sienne. Sur le sentier qu’était
sa vie, la vie de sa famille (les Thiandum-Thian-
dum dont elle était unique descendante, mainte-
nant), elle avait pris soin de s’acheminer, sans débor-
der de la voie que ses prédécesseurs avaient tracée,
_léguée, la bordant de leurs noms et conduite sans
_ tache. On l’avait unie aux Ndiobéne, clan aussi noble
_ dont les noms étaient aussi légendaires que le sien.
_. Dans cette vie de guelewar... (de sang noble) une
_ tache indélébile, cet acte incestueux, plus qu’un
affront pour tous, venait souiller les Ndiobéne et les.
Thiandum-Thiandum.
Lumineuses surgirent les paroles du sage : « II.
nait parfois, dans de plus simples familles, des plus
- humbles communautés, un enfant qui, en grandissant, -
- éléve son nom, le nom de son pére, de sa mére, toute
sa famille, sa communauté, sa tribu. Plus fréquent, ©
vient au monde dans des communautés de castes dites —
supérieures, de passé glorieux, un enfant qui, par sa
conduite, ternit tout l’héritage de son passé glorieux,
-éclabousse méme la dignité de |’individuel diambur-
diambur. » Ceci dit en pensée, elle hésitait encore a
agir. :
Le reste de la nuit était long, plus Jong que les
- précédentes nuits. C’était la derniére nuit de son
aiyé (selon l’immuable loi de la polygamie, jusqu’au
lever du soleil, tout ici, était a elle : homme et
- objets). Courageusement, avec précaution, elle retira —
son pied, descendit du lit, referma la porte Geese
elle.
Bye VEHI-CIOSANE
Dehors, scintillaient encore quelques étoiles, une ;
derniére fois pour cette nuit.
-« Yaliah ait piti¢ de moi. Moi, simple femined{>
Qu’ll éloigne de moi les sombres et tenaces pensées
vengeresses. Moi, mon Yallah (Allah), j’ai toujours
obéi 4 tes commandements, interprété ce que j’ai
entendu. Tu as été mon guide et mon témoin, tes
malaika (anges) mes intimes compagnons. Jeune fille,
jai, comme toutes, élevé mon regard sur les gens de
mon age d’alors, ri aux éclats, couru sur terre, dansé
avec frénésie sur la terre. J’ai ébouillanté la terre,
la terre engorgée de la présence des morts, des morts
des autres, dans des moments de grande hate. Est-ce
péché? Je te demande pardon, Yallah. Devenue
femme, plus femme, plus jamais mon coeur n’a souri
a un autre homme, plus jamais mon esprit ne s’est
égaré a de libertines pensées. Humble, mon Yallah, ~
comme Tu le veux, comme Tu le désires pour tes
sujets. Epouse, mére, je le suis restée sans rechigner,
sans incriminer les écarts de conduite de mon mari ;
docile 4 mon maitre — mon maitre aprés toi, Yal-
lah —, mon’ guide dans ce monde, mon plaideur
dans l’autre, selon tes dictées. Du repos, je n’en ai
eu que, lorsque lui, mon maitre avait le repos.
Jamais le timbre de ma voix ne s’est d’une octave
élevé plus que le sien. J’ai toujours gardé en sa
_ présence mes cils rivés au sol... Astafourlah !... Peut-
étre pas tous les jours, mon Yallah. Je lui ai tou-
_ jours obéi, sachant que J obéissais a ta volonté...
~ Yallah!. LN aban mais pourquoi cet acte ?...
Pourquoi cae
Comme une boule obstruant le goulot qui débitait
ses pensées, la poche se referma. Ngone War Thian-
dum ne savait si c’était une priére, une incrimina-
tion qu’elle adressait 4 son Yallah, ou si par euphé-
musing, elle faisait le procés de sa vie, la régle de
- VEHI-CIOSANE al
cette vie. Fatiguée, elle se reposait de ses longs mo-
ments de contention. Le poids de tant de jours, de
tant de nuits, assombrissait l’horizon de sa quiétude.
Au tréfonds d’elle, elle souhaitait la disparition de
Santhiu-Niaye. Sur l’écran de sa pensée, elle assistait
avec Satisfaction a l’engloutissement par les dunes,
une par une, des concessions et de leurs habitants.
Cette communauté qui lui tournait le dos, la laissait
seule en téte a téte avec sa honte, elle la réprouvait.
_ Comme toutes les femmes d’ici, Ngoné War Thian-
dum figurait dans cette société, alimentée de senten-
ces, de conseils de sagesses, de recommandations de
docilité passive : la femme ceci ; la femme cela, fidé-
lité, attachement sans borne, soumission totale corps
et ame, afin que |’époux-maitre aprés Yallah inter-
céde en sa faveur pour une place au paradis. La
femme s’en trouvait dans le rdle d’auditrice. On ne
lui donnait jamais — hormis les travaux domestiques
— l’occasion de formuler son point de vue, d’émettre
son opinion. Elle devait écouter, appliquer ce que
son mari disait. Ngoné War Thiandum en était arri-
vée a se dire, mieux a se convaincre que ce que
disait l->homme avait plus de sens que ses idées tor-
tueuses. Femme — parmi toutes les femmes, pensait-
elle — elle n’a jamais eu une idée heureuse. Deve-
nue mére, elle avait bati l’existence de ses enfants,
la sienne selon les principes moraux recus. Mainte- —
nant, l’abominable acte se plantait entre ce présent
avilissant et ce passé digne de respect. Elle se débat-
tait pour retrouver la félicité engourdissante de cette
existence morale d’hier. Une puissante poussée en
dedans d’elle la drainait, la conduisait jusqu’au seuil
du drame, ce drame qui la minait, ruinait sa dignité.
Avec furie, elle les repoussait, animée de |’ardent
besoin de se libérer.
Ces soubresauts investigateurs finirent par ]’étrein-
Re eek. ea « Le in rsSin pd f weRieyer ons <Pee Pea *¥ #egp siti
SiS See Ss Boo ky BR By 2501 Ft TSAALBI OiEs SE Aiatt
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eg ee VEHI-CIOSANE
es dre,par prendre racine, trouvant dancecette vie saine
un terrain favorable. Cette vie, hier étayée par les”
~ lois coraniques, le adda, cédait. Torturée, la volonté
broyée, propice aux prédispositions semi-passionnel-
les, Pacte d’aujourd’hui |‘obligeait aremettre
a en cause.
les raisons évidentes de-ce qui, hier, était sa raison —
d’étre. Comme un accroc, un tout petit trou, qu ’elle-
méme par inconscience élargissait, elle accédait a 28
cette découverte — une démarche nouvelle — a juger-
tous les événements, @ partir de son moi de femme. ~
Cette nouvelle: acquisition (responsabilité) chez un
étre dont jusqu’ici opinion etaita par au og
lui fut brutale. Pe
A peine fut-elle dans sa case qu’’elle ressortit™
les cogs, de carré en carré, se relayaient de oo
_
cocorico ; puis monte le node:.. (appel du muezzin) a
qui s *éparpillait. En dépit de sa grande blessure mo-
rale, Ngoné War. Thiandum alla prendre un bain,
s’acquitta de la premiére priére du matin, ensuite
elle alla s’abriter derriére le.‘petit écran de palissade iS
: qui la séparait du reste de la maison. La, seule, elle Ae
ue égrenait son chapelet. Bake,
+ Santhiu-Niaye se réveillait; is mantelements des 2
. pilons se succédaient. Comme un ceil paresseusement Y
_s’ouvrait d’entre les. cils, le soleil fixait le niaye: =
Ngoné War Thiandum était distante, recluse, rien
_ de son entourage n’éveillait la moindre parcelle @’in- _
. térét matinal : les échos, les répercussions des coups
de pilon, les marmites oubliées la veille dans la ‘cour,
_les calebasses félées qu’on se promettait de ravauder, —
une buche qu’on récupérait, les brindilles de balai —
qu’on ramassait, la peur. des braises qui blessaient
la terre et les morts ensevelis dans cette terre,. COS
faits, tous. ces faits quotidiens, éléments de son uni-
vers, incorporés dans sa vie de.bance, qepouses la oe
laissaient indifférente. —
ee — VEHI-CIOSANE ee
Ce détachement de tout ce qui avant la ait aux
autres, n "échappaita personne. De crainte que se di-
vulguat ce qu’elle savait, elle cachait son regard. Ses
yeux baissés ne s’arrétaient plus sur les gens et les
objets. La lugubre impression d’étre vouée a I’op-
probre faisait crier toutes les parties de son corps. Jus- —
qu’a ses lévres qui ne lui inspiraient plus confiance.
Ne pensait-elle pas que les lévres pouvaient parler
indépendamment de sa volonté. Elle les craignait et
les couvait, le front baissé. Cette appréhension d’étre —
trahie, d’étre a l’index, la poussait, la contraignait a-
se replier intérieurement en elle. L’ angoisse qui nais-
sait de cette phobie d’étre la risée de toutes, de
tous, le dépotoir, elle qui était née guelewar de pére —
en fils sans ombre de soupgon, de penser que sur
son dos on dirait :
— Ne sais-tu pas ?
— Non! Instruis-moi !
— Crest ‘simple ! Ce qu ‘on croyait n’est pas. Ce —
n’est pas un étranger qui a fait portée a sa fille.
— Que dis-tu ?
*— Vrai comme le jour.
_ — Et qui est-ce ?
— Qui ?... Oses-tu me le demander ?
— Foi de mes ancétres, je ne sais pas.
— Approche ton oreille. Voila !... Regardons s’il
n’y a personne qui rdde. Voila... C’est son mari. Le
_pére de sa fille, Guibril Guedi Diob.
— Astafourlah! Astafourlah! Eiye... eiye! que —
dis-tu ? .
— Vrai comme le jour. : .
_— Est-ce possible ? Passe la journée en paix !! Les oe
détails, je t’en fais cadeau. »
Derriére le mbagne-gathié — cet écran de pales
sade qui protége du regard étranger —,, elle enten-

Be .
eh
ay eee ae VEHI-CIOSANE —
3

_ dait la voix de sa co-épouse, la troisiéme. Elle gour-


- mandait les enfants. Un moment, ses pensées s’ac- ey
crochérent aux paroles de la co-€pouse.
Ngoné War Thiandum avait du mal a retrouver
l’instant de communion avec Yallah. Tenant son cha-
pelet, les morsures dévastatrices broyaient son cer-
veau avec fracas, tels les cratéres d’un volcan en
ébullition. Elle geignait comme une lionne frustrée.
Lorsque la tempéte en dedans se calmait, dans les
intervalles de paix retrouvée et que l’indolence
remontait en surface, en filigrane, l'image de sa
fille, Khar Madiagua Diob, se jouait des reflets de
son imagination. Elle la voyait coquette, d’une co-
quetterie élementaire. Elle entendait la bande joyeuse
des jeunes filles ergotant sur leur futur enfant, com-
ment elles dirigeraient leur ménage. Les jeunes filles,
a ce propos, se chamaillaient vertement sur les pri-
viléges d’étre la premiére épouse, de ses désavantages,
du vieillissement prématuré 4 coté de la deuxi¢me
épouse, troisiéme et quatriéme épouse. Elle, Ngoné
War Thiandum, mére, ayant vécu toutes les phases,
_ prodiguait des conseils, démontrait la défaveur de
-ceci, songeant tout bas a homme qui serait son
gendre. Elle avait souhaité, prié pour Khar Madiagua
Diob, sa fille, un homme travailleur, pieux, de bonne
caste, sans défaut de lignée. .
Ces moments de réve, depuis la grossesse de sa
fille s’étaient envolés comme fétu de paille pris dans
une tornade et réapparaissait la luxure en effluve sub-
til. Ses doigts, nerveusement, coingaient les perles
du chapelet, les dents serrées, les mAchoires crispées
‘tant la souffrance vive la torturait. L’envie de faire
du mal, faire souffrir, non de tuer, son mari, sa
fille, a ‘défaut une autre personne lui Gtait presque
toute retenue. Elle étrangla pourtant le cri qui lui
‘Montsit- du ventre, ‘qu’elle avait longuement asservi-
VEHI-CIOSANE 35
ce cri s’arrachait du fond de sa gorge drainant des —
_ lambeaux de chair cuisants ; elle se raffermissait, lut-
_ tant contre elle, et l’expira dans un gémissement de
supplication furieuse. Ce cri,n’était qu’un éclatement
_@une anodine réflexion non dirigée. Toute sa per-
sonne était en flamme.
Elle ne vit pas arriver Gnagna Guissé : l’ombre
de l’arrivante s’était imprimée sur elle. Elle leva sa
figure ravagée, les paupiéres épaissies par le manque
de sommeil de ces trois derniéres nuits. L’ceil gobait
Gnagna Guissé de la téte aux pieds. Gnagna Guissé
la fixa, remarqua la lueur dansante de I’effroi sur ce
visage —- ce visage qu’elle connaissait sobre, sans»
artifice —, au coin de la bouche, légérement crispée,
Vamertume jetait son ombrage. Gnagna Guissé était
de son age, la quarantaine passée a peine, de caste ~
griote : elle était son guevei-diudu (griote généalo-
gique). Une vieille amitié les liait un peu particulié-
-rement, cette particularité de l’amitié féminine de
chez nous : inséparables, elles se rendaient au puits.
Sans l’une, l’autre préférait attendre. La méme pate
de henné servait aux deux ; le méme cui (minuscule
calebasse) d’antimoine pour lustrer leurs cils, sour-
cils, la lévre inférieure tatouée. L’une ne revenait —
_ jamais du chef-lieu sans rien pour l’autre, a moins
d’en revenir avec rien pour soi-méme. Elles ne se
‘contentaient pas d’avoir les mémes gotts. Elles vou- |
laient tout uniformiser, leurs accoutrements, leurs
tresses étaient pareilles. Mais leur entrée dans la
société des mariées, leur rdle d’épouse, de mére
et des conditions de naissance firent qu’elle s’éloi-
gnérent tout en gardant chaude leur amitié de jeu-
nesse. gs
Ngoné War Thiandum, d’un mouvement de reins,
bougeant de coté, l’invita a s’asseoir sur le tronc
de lV’arbre mort. L’échange des banales politesses du
mafin ne préoccupait pas| Noes War Thiandum
Elle répondait, bréve, par des phrases toutes faites.
Elle guettait les paroles de la griote, avide de ce
i qu elle allait dire. Dans cette attente, elle perdait
aussi patience et |’émotion douloureuse qu’elle cou-
- vait depuis des mois comme la marée montait,
4 gagnait du terrain et la submergeait.
Es Gnagna Guissé, experte grace a sa condition de
griote a jauger |’élément féminin, du regard avait
_ pénétré la mére. L’observant de profil, elle vit les
nerfs du cou saillir par bonds, apparaitre et dispa-
raitre. Demeurant comme 4 l’origine de cette histoire,
ees sachant son rdle, circonspecte, elle dit: ee
_ — Ngoné, mon Ngoné, personne ne sait ce que tu
_ deviens ? Tu fuis la société. T’a-t-on fait quelque
&: chose ? oP
- — Non!... Non!... Personne ne s’est montré mal-
: appris avec moi, avait-elle répondu refoulant la
_réplique qu’elle avait sur la langue.
- — Qu’as-tu donc ? Depuis des mois, tu dépéris,
tu broies du noir. Je comprends ta douleur de mére,
ta déception, mais que peux-tu faire maintenant ?...
- Rien! Nul ne peut échapper a son destin. S’il est
vrai comme on le dit, que c’était écrit, que tout acte
€tait écrit avant notre naissance, que nous ne sommes
que de sombres acteurs, alors, tu dois faire confiance
a Yallah. Yallah voit tout, sait tout. Il est le seul
_juge. Le seul qualifié pour juger chacun. ah
_ Ngoné War Thiandum courba la nuque. « Savait-
“elle quelque chose ? se demandait-elle. Par quel ache-
_ minement, par quelles déductions de faits, s’était-elle
_trouvée détentrice de ce secret? » Et tout haut:
- — S'il est vrai que tout était décidé par Yallah,
pourquoi la morale ? Pourquoi exalter le bien et flé-
_-trir le mal : ces principes servent-ils 4 quelque
VEHI-CIOSA NE 37
chose ? D’ailleurs, je ne sais pas trés bien ce que tu'
veux dire, i:
Ceci dit d’un ton maitrisé, Ngone War Thiandum
leva son front. Le sourire qu’elle imposait a sa figure’
était trahi par la rigidité cohérente de- ses traits, et)
a ses cils se supendaient la lassitude et: l’entétement.
Gnagna Guissé soutenait le regard de la mére; ses.
yeux étaient prisonniers de son attention. A son
‘etour, la griote différa la réponse crue qu’elle avait) «
apie dans sa gorge. Elle dit : |
— Je parle de |’état de Khar. Crois-tu que c’ést
<ouhaitable a ton age de porter ce calvaire ? Non !...
Vrai aussi aucune mére n’aime et n’aimerait cela.
Mais la chose est 1a...
— Et il faut s’en accommoder ? |’interrompit.
Ngoné War Thiandum. Aprés une seconde de pause:
Que dit-on dans le village ?
— On parle, un peu ici, un peu la. Certes, les” aS
langues se délient et s’en délectent, se demandent
encore qui est le pére. Aussi, cela passera et se tas-
sera. Et toi, tu es la a ronger, sucer ton sang. -2
— Gnagna, ponctua la mére, les palpitations de
son cou redoublérent ; Gnagna, on ne raconte pas
_ seulement cela. Cesse ‘de me mentir..
— Quoi, je te mens, moi ?
— Non. Non. Ce n’est pas ce que. je von dire.
— Quoi donc ?
Ngoné War Thiandum était en proie a un mélange
de désespoir,:de rage, qui lui faisait, en parlant,
sauter le coeur de la poitrine. « Je suis en feu, tout
en feu », se parlait-elle. Elle ne wield plus qu’on
Vendorme. Elle reprit:
_— Les gens observent, commentent, médisent. Re-
garde, Tanor (son: fils ainé, ancien d’Indochine et du —
Maghreb), il est le jouet des gosses, parce qu ‘il n’a
plus son raisonnement. En un sens, c’est mieux pour
38 ~-~-VEHI-CIOSANE
lui, maintenant. Il ne souffre pas — moralement, je ag
veux dire. Or il est le meilleur né de toute sa géné-
ration. Et tu te souviens de lui... de son retour du
service militaire. C’était toi qui l’avais Jallal'.
— Je me souviens encore.
— Jattendais un homme !... Ce fut moins qu’un
. homme que jai regu : une loque. J’étais fiére lors-
“qu’il nous quitta, et inquiéte aussi. Il me revient
\fou. Le courage n ’est pas d’envahir autrui, mais de
aS faire face a l’indignité chez soi. Maudits soient la
- guerre et l’esprit de rang. La guerre me prive d’un
fils pour laver un déshonneur, et l’esprit de rang me
broie.
— N’oublie pas que je suis ta griote. Mais cesse
de sucer ton sang. Ton mari s’en occupera. Les hom-
_mes ne s’ouvrent pas aux femmes, agissent, et nous
-mettent devant le fait accompli.
— C’est le cas de le dire. Ce matin d’aujourd’hui,
jai fini mon alyé.
— Je comprends, laissa tomber Gnagna Guissé.
— Tu ne comprends rien. Rien de rien, tonna la
mére avec vivacité, en faisant une pause.
Les muscles de son visage étaient tendus, Son front
ae se plissa ; pendant que l’incompréhension, le duel
¢
intérieur étalaient leur empire. De méme sa lévre in-
férieure, tatouée, d’un coin se tordait. Les prunelles,
mangées par les épais ourlets de ses paupiéres d’un
noir de pierre de Djenné, se rivaient sur la bouche
de Gnagna Guissé. Décgue, Ngoné War Thiandum
remonta son regard irascible et ses yeux flambaient
d’un éclat fiévreux dans ceux de la griote. C’était
str !.... Sar : amie, la confidente de naguére, ne la~
somprenait pas. La griote, effacée, se jouait delle:

1. Lallal : chez les Wolofs, 1s Séréres, les Mandes on


accueille lhdte en étalant les pias beaux pagnes. Sous |‘SES Oe
pieds.
VEHI-CIOSANE —-.._:339
Pebile-n avait plus confiance en la griote. Elle dit a
nouveau :
— Tu ne comprends rien. Rien de rien. Je te
_ demande, qui accuse-t-on d’étre le pére du petit qui —
doit naitre ?
— Qui ?... Cela ne se demande pas. Tout le
monde sait que c’est le navetanekat (paysan se louant
pendant le navet : hivernage). bay
_. Ngoné War Thiandum porta ses paumes ~ sur la
figure et 4 haute voix, implora la miséricorde de
Yallah. Elle s’était trouvée sans parole, asphyxiée de
douleur. Lorsqu’elle retira ses mains, ses joues gar-
daient les traces humides des doigts. Un voile d’obs-
tination cerna l’ceil ot brillait le désappointement.
—— Gnagna, la vérité ! Rien que la vérité vraie. Tu |
sais pertinemment que les gens ne disent pas la
vérité. Si ce que tu dis est vrai, les gens se. nour-
rissent de menteries. Le navétanekat n’en ‘est pas
Vauteur. Et ne dis pas que tu n’y as jamais pense.
Car le navétanekat est. venu voir ton mari, Déthyé
Law. Moi-méme, il est venu me voir et a juré que
ce n’était pas lui.
— Est-ce que tu eediec plus de crédit aux
oaroles de ce type de rien qu’a ton guévéli-diudu ?
opina Gnagna Guissé redressant son menton.
Ensemble, elles avaient vu la fuite des ans ; c’était
cette inclination de compagnes de méme age, parfois °
plus solide que les liens de sang, que Gnagna Guissé
_tentait de ressusciter, mais dans le ton et le regard,
elle se heurtait 4 la fermeté de la mére.
— Je t’écoute, fit Ngoné War Thiandum agres-
sive. De minuscules points blancs brillaient dans ses
yeux. Ts
— Je ne comprends pas ce que tu veux dire.
— Tu le sais, Gnagna ! ! Tu le sais. Devant Yallah,
je pense que tu. le sais.
— Je ne sais rien. ea ale
— Et tu ne soupgonnes personne ?
2 Personne 2,
-O prude amitié! Couche agréable sur le corps
Cee
ic de la franchise. O yeux du savoir, bouche qui —
ies de blesser.
og
— Non, je te dis. ; a=
_ — C’est un péché de mentir. Inamical de me
mentir. “a
A nouveau, elles se firent face. Chacune lisait dans aaa
vik
Peau des pupilles de l’autre, y voyait son image. Lea
-
feu de l’empressement a obtenir la réponse a sa Y
question, faisait frissonner quelque peu la lévre de la
mére;par saccades, sa gi aes se précipitait. ae 3 DPt
i “poursuivait :
- — Quand tu as questionne Khar (sa fille), sie Mix.
f’a jamais dit que c’était le navétanekat. Non plus,
elle n’a prononcé un nom. Son frére (Tanor) l’a bat-_
tue a lui arracher la peau, elle n’a rien dit. La navé- —
ee T
P
aC
tanekat a été chassé du village, son champ confisqué. ounNa
Un trés beau champ. A lui seul, le navétanekat était
_arrivé a bout des épineux. Ce champ abandonné de a
_ tous a cause des épineux. Nous avons profité de son —
_ travail — je veux dire tout Ndiobéne. Moi-méme je
_ Paceusais. J’étais contente de savoir ce qui lui arri- Yo-Le
T

_vait. Et, pendant ce temps, moi, je partageais avec — cay


lui, Guibril Guedj Diob, mon mari, ma couche. Pen- —
dant des semaines, je l’ai vu appeler Khar, parler |
-avec Khar. Devant moi, ils partageaient le plat com- oS

mun, Oh !... ils ne s’entretenaient. que de rapports eh


TP
ePe
N

_ pere-fille, Pendant neuf mois, trompée — par qui ?


avec qui ? — mot, epouse, mére, je vivais avec eux.
Jai tout fait, rampé, pleureé, promis tout 4 Khar, sse2
T

tout, afin de savoir qui est le pére de son enfant. — =.

Avec le temps j’aurais oublié; les gens aussi auraient —


—oublié. Mais comment oublier, a Santhiu-Niaye, que
, Guibril Guedj Diob,. nére de. Khor 3427+ —-> ae gi
§alee
j

VEHI-CIOSANE 41
2S un incestueux ? Lui, le chef du village, lui, le
plus noble descendant des plus illustres familles du
Niaye ? D’un griot, d’un cordonnier, d’un bijoutier,
on aurait compris. Oh!... pardonne-moi, c’est pas
pour toi. Tu es des plus ‘nobles griotes.
Ngoné War Thiandum marqua un temps d’ arrét.
Les inflexions de ton qu’elle adoucissait, arrondissait,
- les pauses qu’elle s’accordait entre deux phrases, tra-
_hissaient sa colére.
Gnagna Guissé ne s’attarda pas a déméler les res-
ponsabilités. Elle savait l’orgueil des Thiandum-
Thiandum, leur fierté sans borne, l’absurde prix —
qu’ils attachaient a leur naissance, et qu’ils impo-
saient a toute la communauté. N’est-ce pas vrai qu’un
de ses oncles qui avait été giflé par un toubab (Euro-
péen) en public, aprés avoir abattu le toubab, s’était
fait justice. Leur devise est : « Plutét mourir mille
fois de mille manieres plus affreuses l'une que ©
Vautre, que de supporter un jour un affront ». Depuis
les temps les plus reculés, ce méme clan occupait
dans les assises des palabres les fonctions les plus
enviées. Elle-méme, Gnagna Guissé, était fiére d’étre
leur griote généalogique. Devinant la rage de la dé-
tresse de son guelewar, elle pensait qu’a grands ren-
forts de paroles consolatrices, elle atteindrait son but:
Vattendrir.
_ Ngoné War Thiandum, haletante, se mit a invec-
tiver les hommes, la vie et acheva qu’au jour du juge-
ment dernier, elle aurait des choses a dire.
— Je...
- — Tu le savais, n’est-ce pas ? lui arracha Ngoné
War Thiandum. ; *
Elle la scrutait sans ménagement, le regard métal-
lique et pénétrant, traquant les pensées intimes de
la griote. Elle reprit:
— Tu le savais. Combien sont a le savoir ? Je
Se e VEHI-CIOSANE nis
° ca
sais tout ce qui se dit au puits. Quelle honte ‘pour sn
moi et les miens !
De l’autre coté de I’écran de la palissade, s -enten-
dait la voix de Guibril Guedj Diob, son mari. Ngoné
War Thiandum cessa de parler. ‘La téte relevée, les
yeux erraient, absents. Elle n’essayait pas de s’éva-
_der de son drame. Elle s’y campait et ne sollicitait
_ pas de sentiments de compassion. .
Toutes deux, écoutant Guibril Guedj Diob, se dé-
visageaient.
-— Il faut que tu manges. Je vais m’en occuper.
Tu es mon guelewar, dit Gnagna Guissé en se levant.
La mére promptement lui saisit le poignet:
— Tu le savais ?
Gnagna Guissé acquiesga de la téte en s’éloignant.
Seule, Ngoné War Thiandum explorait les péri-
-péties de histoire; les différentes étapes de doute, de
téte-a-téte avec sa fille, surgissaient.
_ — C’est vrai que tu portes ? avait-elle questionné
- Khar lorsqu’elle était venue dans sa case.
Khar Madiagua Diob avait détourné ses yeux. Le
regard inquisiteur de la mére se portait sur chacun de
~ ses pores. La téte dodelinant, la mére ne vit pas les
_ bréves pulsations en dessus du cou. La zone tachée
de sombre ne s’était pas livrée.
— Dis !
_— Je ne suis pas enceinte, mére, avait répondu
Khar et prétextant ses travaux ménagers, elle s’était
esquivée.
_Ngoné War Thiandum avait cru sa fille.
Au fil des jours, des semaines, avec la persistance
des cancans a l’endroit de Khar, elle s’était alarmée;
elle commengait a l’épier, la démarche, les mouve-
ments des membres, la figure, Vaccent. Elle avait fini
par en étre convaincue. C’était sir!... Le nombre de
‘pagnes: ny vouvait rien. Les, reins davantage s ‘ap-
Se ae ep Sy

VEHI-CIOSA NEOs 43
profondissaient. Le ventre prenait forme, la poitrine
s’enflait. Khar Madiagua Diob avait 4 maintes repri-
ses surpris le regard de sa mére qui 1’examinait.
Et cet aprés-midi-la, Khar Madiagua Diob allait —
dépasser sa mére, quand, prompte; la mére enfonga
sa main sur les flancs, défit le noeud du premier —
pagne, le deuxiéme et le troisiéme : les pagnes
gisaient aux pieds de la fille. Khar Madiagua Diob
n’eut pas le temps de dissimuler.
— Ne rentre pas ton ventre. Si c’est 4 cause de
moi, ceci ne sert plus a rien. Tu es pleine comme
une Anesse, avait dit la mére.
Pourtant, elle continuait 4 palper avec autorité le
ventre::
_ — C’est pas possible! Tu n’as pas de mari. Tu es
vraiment enceinte, formulait-elle.
O tendresse maternelle ! Bonté akinie, combien de -
victimes as-tu faites ? ;
La mere et la fille se dévisageaient; les larmes,
naturellement, débordérent des fentes des yeux de sa
fille qui se sauva, laissant les pagnes.
Ngoné War Thiandum n’avait su que faire, que
dire. Ses pensées d’un débit rapide se pressaient en
tous sens. Elle était atteinte dans son aspiration de
mére : réves perdus ! Espoirs dégus !! N’avait-elle pas
_révé de conduire sa fille vierge jusqu ’au seuil de
chez son mari ? N’avait-elle pas joui d’avance du
jour ot elle exhiberait le pagne immaculé de sa
fille, exposerait les bijoux qu’elle tenait de sa mére
‘et les remettrait en public a Khar; ces bijoux, or- ©
gueil et maillon des liens qui liaient toute cette bran-—
che maternelle. N’avait-elle pas caressé la douce sen- —
‘sation d’étre la mére qui doterait le: mieux. sa fille,
de célébrer un bite Aequi resterait a aes AOS: :
les annales. eres
se monologue, vif, agressif pour cihecmena se ie ae
geen | _ VEHI-CIOSANE
roulait quand Y évidence empoignait ses nerfs. Ngoné
War Thiandum, malgré elle, s’était faite a la gros-
sesse de sa fille, Elle avait entrepris la seconde étape, “
qui était de trouver, de savoir qui était l’auteur de
ce forfait éhonté. Elle s’y était employée de diffé-—
rentes facons, prévenante, agréable, volcanique. Tou-
tes ces compositions eurent pour effet de lui rendre
plus cuisant son échec, et lui laisser la désagréable
impression du refus catégorique de.sa fille d’en dire
fek, plus que n ’étalait la proéminence de sa rondeur
mieux, A certaines heures, Khar Madiagua Diob, avec
effronterie, poussait des reins.
Ngoné War Thiandum s’en ouvrit a son mari :
— Guedj, sais-tu ce qui se passe dans ta maison ?
— Je t’écoute.
_ — Regarde autour de toi.
— De grace! avait imploré Guibril Guedj Diob.
— Tout le monde dit que ta fille, Khar Madiagua
_ Diob, est enceinte.
— Chaque semaine, les langues engrossent une
fille de Santhiu-Niaye.
Ceci lancé, Guibril Guedi Diob se retira.
L’état de la fille s’ébruitait :les soupgons se por-
_ térent sur le navétanekat. Plusieurs fois, Ngoné War
-Thiandum allait voir le jeune homme. Lui aussi ne
_variait pas ses réponses. |
— Mére Ngoné, je vous jure que c’est pas moi. _
— Qui est-ce alors ?
— Khar seule peut le dire.
Ngoné War Thiandum n’avait d’autre issue que
de s’entretenir 4 nouveau avec son mari de ce sujet.
Elle-le fit dans les régles de politesse voulues
-_ attendre la complete nuit, quand aucune oreille indis-
_créte n’était a l’affiat.
— Sais-tu, Guedj, que Khar est femme. Elle l’e
depuis le barahlu (huitiéme, mois du calendrier volof).
_VEHI-CIOSANE 45
Jai beau lui demander, elle se refuse a répondre.
— Si tu surveillais mieux ta fille, rien ne serait
arrive. Elle accouchera... Enfin, demain, inchallah, je
lui parlerai, répondit-il, en lui donnant dos. |
Les jours qui suivirent, Ngoné War Thiandium se
trouva comme au début, face 4 la ferme volonté de
Silence de sa fille. L’état de Khar Madiagua Diob
alimentait la chronique de Santhiu-Niaye. Les lan-
gues qui, pendant le navet, manquaient de pature,
se délectaient.
— « On l’avait vue avec le navétanekat ». |
— « Pourquoi lui donnait-elle de l’eau jusque
dans le champ ? »
— « N’est-ce pas elle qui lavait ses haillons ? »
Et les vieilles :
sae Une fille bien née avec un domestique de son
pére » ;
De bouche 4 oreille, c’est au peinthieu que, rude-_
ment, on discutait du cas.
L’ainé de Ndiobéne, Tanor: Ngoné Diob, qui,
pendant ces jours-la, était lucide, en fut vexé. Il
s’entretint avec sa mére. ; oe
Le soleil du jour vieillissait; les rayons du ndjiolor
. s’émoussaient. Le niaye 4 l’infini embrassait le ciel ;
cette étendue, meublée de lopins de terre cultivée,
semblait ennuyeuse, sans passion, morne, triste. Les
‘tourtereaux cendrés jetaient leurs notes languissantes.
Tanor Ngoné Diob, en militaire — une vieille
tenue qui lui avait été léguée par les bons offices
de l’armée coloniale francaise — , suivait le sentier
d’entre les dunes, en montait, en descendait, évitant.
les fragiles buissons de vradj. ;
Un chien galeux aux longues oreilles blessées ou
des essaims de mouches tournoyaient le recut avec”
des aboiements craintifs.
Atoumane — le navétanekat — averti de la pré-
46 BF ies _VEHI-CIOSANE. e
PESeNCE, venait a sa rencontre.
._ — Paix seulement, répondit Atoumane. (C’était sa 3
journée hebdomadaire : jour de campos ot il etait
libre de travailler son propre champ).
— Combien as-tu ensemencé de grains ?
Tous deux promenérent leur regard, mesurant —
-Yaire cultivée. La fierté et Vorgueil faisaient battre
-— le coeur du navétanekat.
_ — Juste ce que m’a prété ton peére.
— J’avais quelque chose a te demander. As-tu
fini pour aujourd’hui ?
5 Averti-par son intuition, la naveenele garda :ses
D distances, mais intérieurement. Lui aussi savait que
Tainé du ndiatigui (maitre de maison) n’avait pas
~ toute: sa raison.
— Je rentrais justement, dit le navétanekat.
_ Dvun sifflement ‘sec, Atoumane appela le chien.
‘Marchant aprés le fils du ndiatigui, il vit celui-ci
trainer volontairement ses godasses sur les arachidiers.
Jl ett envie de lui dire : « Patron, regarde ot tu
poses les pieds ». Il se retint avec de cruels pince-.
ments au coeur.
— Sais-tu pourquoi je suis ici . interrogea Tanor
_ Ngoné Diob un peu plus loin.
- — Non, puiatien, non
_ — Crest vrai ? Tu ne le sais pas?
af — Comment pourrais-je le savoir si tu ne me dis
rien, ndiatigui ? Mais on peut parler au village.
— Ti mé prends pour in maboul, dit Tanor, en
-frangais.
“ -Leautre écarquilla les yeux.
_Tanor Ngoné Diob garda un temps le silence.
_ Par-dessus leur téte, volait une escadrille d’oiseaux
a en. direction, du couchant.
_-- __. Khar vient te voir ? v
oo Moi?... ‘Une ou deux fois, en effet. Elle) se

0 onc Ue one a a eR,» Oy LAL)


VEHI-CIOSANE ey,
t

rendait au petit champ. Lui est-il arrivé un malheur ?


— Ahan !
— Lahilah illalah ! s’exclama le navétanekat sans
se départir de sa réserve.
— Tu as couché avec ?
— Jamais.
— Tu l’as enceintée, salaud.
— C’est pas vrai. ;
Tanor Ngoné Diob bondit sur lui. Atoumane
‘Sauta et une poursuite commenga 4a travers le champ. ‘

Tout en courant, Atoumane criait:


— C’est pas moi ! C’est pas moi !
Le chien suivait avec ses aboiements.
Tanor Ngoné Diob essoufflé s’arréta en pro-
nongant des insultes. Tout en parlant, il piétinait les
plantes, grommelant : « C’est ainsi dans les riziéres ».
Une fureur bestiale masquait son visage, et pétillait
une lueur d’insatisfaction dans son regard.
Atoumane en vitesse alla quérir de l’aide pour le
déloger de son champ.
Accompagné des gens du village, et de Medoune
Diob, l’oncle de Tanor Ngoné Diob, il retrouva sur
une grande surface le piétinement de Tanor.
— C’est lui, le salaud. Il a trompé Khar, disait Ta-
nor a l’approche des gens.
_ Atoumane eut. encore le. temps de s “esquiver, ,

l’oncle de Tanor, Medoune Diob le menagait a son «

tour : on le talonnait. Toute la nuit, on le chercha,


et des jours et des nuits’ suivants. Plus personne
ne le vit a Santhui-Niaye : il ne resta que._son
chien galeux.
Aprés ceci, Tanor Ngoné Diob avait administré
une correction 4 sa sceur Khar afin qu’elle parlat.
Khar Madiagua Diob avait gardé le silence.
— Quant Il’enfant sera au monde, on verra a qui
‘il ressemble, disait-on en signe.de découragement
_ VEHI-CIOSANE >
D’autres d’une ironie cinglante répliquaient : 3
+ Vah! quand on fréquente le méme endroit, il
-y aune forte chance pour que les enfants se ressem- —
blent. = .
_ Opiniatre, Ngoné War Thiandum ne se ages pas
- satisfaite de cet atavisme. Elle fit semblant d’ac-.
cepter ce fruit comme le produit de liens normaux.
_ Vis-a-vis de sa fille, elle se montra préventive. Dans
les conversations, le naturel reprenait avec entrain.
_ Elle disait 4 fleur de lévres : <4
— Atté Yallah-la — C’était la volonté z Yallah.
_ Pourtant se dressait, velléitaire, son désir de péné-
trer le secret. Hier, avec la peur de percer les pré-
ceptes, n’osant pas poser de questions, suspecter,
_ «-—+ par une saine et curieuse pensée, présenitement,
elle était avide de savoir, elle faisait fi des recom-
mandations. Penser était aussi le lot des hommes.
Cette iniquité l’exaspérait. Emondée de tout esprit
_ de critique, d’analyse, elle se révoltait contre ordre
établi avant~sa naissance. Cette mer de colére qui
sourdait, mugissait en elle, éveillait, aiguisait sa
conscience de frustration et remettait toutes les
- valeurs morales en question et a nu.
‘Insidieusement, discréte, tatonnante, elle interro-
- geait a cdté, progressait avec lenteur, jusqu’au jour
_ ou. Khar Bote Diob sans se rendre compte
_ révéla ;
_ — C’est mon pére. Res
_ Ngoné War Thiandum, cette nuit-la — comme _
celles qui allaient suivre — ne ferma pas l'oeil.
__ Elle trouva superflu de gendarmer, méme-de frapper, : —
ga fille. La Tesponsabilité de l’acte se trouvait dépla- ae
cée, hissée 4.un autre niveau. « res: cela's’était-
+ il produit ? » se demandait-elle. « Comment le
_ sang noble qui depuis des siécles cone: dans les
_-veines: de Guibril ath mys n’a-t-il Sacrié i Ne. et
'VEHI-CIOSANE. 2 40":
l’a-t-il pas étouffé avec cette infamie ? Avait-il oublié
ses ascendants ? Salir leurs noms respectables! Etles
gens ?qu’est-ce qu’ils vont dire ? Ce n’est pas vrail...
C’est a cause de cela, oui, a cause de cela que lors-
que je lui en parlais, il me rabrouait. » Sans
fin ce monologue revenait. N’avait-elle pas été docile ? —
soumise ? bonne épouse ? n’avait-elle pas surveillé de
prés la conduite de son mari ? Ces questions en appe-
laient d’autres. « Et maintenant que disent les te-—
nants de la morale ? » Avait-il eu le consente-
ment de Khar ? Elle ne pouvait croire ou accepter
‘que leur rapport n’ait eu lieu qu’une fois, une seule
fois. OU?... Ici?... Dans la maison ? Dans le niaye ?
Etouffant d’impuissance elle accusait tout le monde;
telle figure avenante, telle voix onctueuse, telle nais-
sance, tel habit d’apparat. Tout ce qui lui paraissait
haut, de grande valeur morale, n’était que dorure;
chacun se revétait d’un attribut moral pour mieux
gruger, tromper son prochain, tel homme a la piété
légendaire s’en couvrait pour mieux accomplir une
libidineuse activité, innommable.
— Cours chercher Gnagna ‘Guissé, cria derriére
la palissade la deuxiéme épouse a une fillette.
_ Entre les lattes Ngoné War Thiandum glissa son.
regard; la porte ot était en couches sa fille était a
_Moitié ouverte.
— Va vite !
—— Mére, la voici, dit la fillette qui pred son
élan.
_ — Khar g crié. ‘Je lai entendue, dit la deuxiéme
_ -€pouse 4 Gnagna Guissé qui arrivait, une _calebasse :
_ Moyenne en équilibre sur la téte.
— J arrive, dit la griote en se dirigeait vers la sy

. case de son guélewar.


4
_ Ngoné War ‘Thiandum la suivait.
Le Loli (4® saison du calendrier volof), et le *%

Thorone (l1re saison du calendrier volof) libéraient
les hommes et les femmes des durs travaux cham
pétres. A Santhiu-Niaye, c’étaiént de longues, unifor —
mes, ennuyeuses journées. Aprés la premiere priére
du soleil levant quelques hommes retournaient chez
eux, d’autres erraient dans le niaye.
Le yoryor, alourdis de la fatigue de linaction, ren-
nui au coeur, le chapelet 4 la main, ils revenaient —
prendre place sous le beintanier oW ceuvrait le
cordonnier-griot, Déthyé Law. Les monotones jour-
nées d’oisiveté favorisaient toutes sortes de digres-
sions. Les palabres en suspens d’il y a un navet,
deux navets, voire trois, sé repalabraient. Ces inter-
minables parlotes animaient ce temps mort. L’ar-
rivée du commandant de cercle avait été annoncée
et était prévue pour aprés-demain... peut-étre. A l’en-
trée du ‘village, on -s’affairait 4 dresser un arc de
triomphe en palmes. Les travaux avaient été lais- —
sés aux plus jeunes.
Ce yoryor-la, comme a l’habitude, Baye Yamar ar-
“riva le premier sous l’arbre. Déthyé Law, les jam-_
bes croisées, le salua. Ils s’étaient déja vus a la
_priére de Fadjar (aube). Baye Yamar, la téte
_ sous sa chéchia rouge d’ancien tirailleur sénégalais,
_ par deux balancements de téte, de haut en bas, répon-
dit au cordonnier, exhibant son chapelet : « Je
suis occupé », disait son regard ombragé par des
arcades sourciliéres poilues. Arrangeant son grand
_boubou teint en vieil indigo bleu clair, il prit place
sur la racine qui sortait du sol.
- Le cordonnier-griot chantonnait.
- Les minutes défilérent.
_ — Je viens de l’autre cété de l’étang aux roseaux.
J'ai rapporté une maigre botte de paille, dit Gornaru
_qui de deux mouvements des pieds, se libéra de ses
- samaras pour s’asseoir 4 méme le sol, apres les civi-
lités matinales. Il poursuit : Aussi, j’ai été jus-
qu’a la route... celle qu’on trace. J’ai entendu dire par
_ les ouvriers que la route va traverser tout le niaye..
_ — As-tu remarqué |’€paisseur de la rosée ? ques-
-tionna Déthyé Law levant son visage grille avec ©
de fortes entailles qui cerclaient sa bouche, évasant

— Ahan! J’ai méme entendu l’appel de loiseau


penal
- — Moi aussi. J’avais en l’entendant des appré-
-hensions. J’ai méme questionné ma femme. D’habi-
tude, elle est la premiére a me le dire. Mais il
semble que cette année tout est sens dessus dessous.
-— Ahan!... les choses ne sont plus comme avant.
Pourtant le soleil se léve 4 l’est et se couche a l’ouest.
Qu’ est-ce qui a changé ?
Le ton de Gornaru était loyrd. Il avait le visage
_osseux d’ou émergeaient ses pommettes en tiges, la
peau écaillée. Sur toute cette partie du visage, la
peau était racornie. Ses yeux étaient d’un rouge pi-
‘ment du niaye. Assis en tailleur, les avant-bras sur
les genoux, les mains libres, il se distrayait avec le
sable, le transvasant d’une paume dans |’autre.
_ VEHI-CIOSANE sa
— Jai entendu dire que la route va traverser —
le niaye, répéta-t-il comme une confidence mal enten-
due. Ceux de Keur-Malamine doivent s ‘approcher
de la route. Il est question de ga. Peut-étre c’est
pour cela que le toubab-commandant doit venir. —
Déthyé Law, la bouche pleine d’eau, aspergea un —
morceau de cuir; le malaxa entre ses mains. Il dit
a son tour, la lévre inférieure humide :
— Je ne sais pas pourquoiil vient le toubab-com-
mandant. Il parait que les autos s’arrétent main-
tenant a Keur-Moussa. Ils ont méme deux boutiques,
ou on trouve tout. Avant ils étaient moins nombreux
que nous, ici. Du niaye d’autres familles sont venues —
se grouper avec eux. Nous devons y penser... Ici,
il n’y a rien.
— Nous joindre a eux ? Personne ici ne voudra.
Nous devons aller de notre cété, opina Gornaru chan- |
geant de sujet : J’ai traversé le champ de Massar.
J’ai vu des fourmis en quantité y élire domicile. Je —
“pense pas que quelqu’un lui ait jeté um sort. D’ail-
leurs, je ne saurais pourquoi ?
— Tu insinues quoi, Gornaru ? interrogea Baye
Yamar qui avait fini son chapelet et s’en frottait
la figure. Précautionneux, il le remit dans son uni-
que poche de poitrine, et des doigts, vérifia les cou-.
tures. Il dit ensuite : Personne 4 ma connaissance
n’a sollicité cette année encore ce champ. La lisiére
fait objet d’un litige depuis deux navets. II fau-
drait qu’on en finisse.
— Baye Yamar, tu prétes 4 mes paroles des inten-
tions autres.
— J’ai entendu, Gornaru. -
-— Tu as mal entendu, si je peux me le permettre,
tout en te demandant pardon et devant Yallah et
devant Déthyé Law.
OBA VERE CIOSANE ares
oaane te demande pardon, signs.
_ — Soit!... Que Yallah nous pardonne, tous.
— Aminel... Amine, répéta Baye Yamar.
— Je ne t’ai pas vu ce fadjar, dit Déthyé a Gornaru
déviant le sujet sachant trop ou s’achevait cette effu-
sion de bons sentiments. Lorsqu’une causerie s’amor- —
¢ait sur ce ton, le mutisme qui suivait était solide,
_ long et chacun ruminait son mécontentement. II veil-
lait 4 cela, en redonnant du levain aux causeries. II
_ gardait le silence quand les débats étaient vivants.
13 Déthyé Law était de caste inférieure. Griot d’es-
-__ sence, cordonnier de métier. La nature hors de nos
estimations ou considérations établit elle aussi sa
___hiérarchie. Déthye Law était le bilal de la mosquée
-_ armé d’une des plus belles voix pour l’appel a la
____ priére. Son langage libre de diambur-diambur acerbe,
-faisait de lui le plus redoutable frondeur. Conscient
de son rang de griot, il disait ce que les autres
__-Yosaient pas dire, il était le confident de tous.
_— Né€anmoins, j’ai entendu ton node du fadjar.
Juste je sortais du village, répondit Gornaru qui
's’était _retourné.
De lautre cété du peinthieu quelqu’un sur un ©
ane passait. Il fronca ses sourcils et demanda :
— Qui est la-bas, sur: |’ane ?
— Déja tu ne vois plus ? C’est Amath !... Je recon-
nais sa facgon d’étre a califourchon, dit Baye Yamar
avec orgueil dans la voix. Pourtant, je suis plus agé
que toi.
te — Vrai, nous abandonne-t-il ? demanda Gornaru
i son cadet de huit ans, au moins quinquagénaire.
— Ile dit.
— Et qui s’occupera de sa maison, de ses anes, de
ses champs ? res
= Jl fera comme es ceux quisont partis. Voila
4 ‘eis eld Nig
VEHI-CIOSANE 95
Gornaru regarda dans la direction indiquée et
reconnut son éternel adversaire au yothé (jeu de
dames volof). Pivotant sur son séant, il amassa des
batonnets. :
— Etes-vous en paix, les Graves 2s annonce Ba-
di¢ye avec sa mine de garcon au regard innocent. A
son tour il ramassait des crottins secs d’ane ou tout
autre objet en boule, tout en parlant : Déthyé Law,
n’as-tu pas vu passer Latyr ? C’est aujourd’hui qu ‘il
doit revenir de la ville.
— Jé l’avais oublié celui-la. Voila deux semaines ¢
qu’il est parti.
— En effet! Il doit étre 1a pour I’arrivée du tou-
bab. A moins qu’en ville, il ait trouvé chaussure a
son pied. Les vieilles en ville se conservent bien,
dit-on. Lui aussi un jour prochain s’en ira pour ne
plus revenir, dit Badiéye les mains pleines.
— Peut-étre, répliqua Déthyé Law sceptique.
— Eskeiye ! s’exclama Badiéye en s’installant
face a Gornaru. Ainsi meurt Santhiu-Niaye ! Et —
Amath, quand part-il ? =
— Qui sait ? On dit ce lundi, répondit Gornaru.
Il ne sera pas la quand arrivera le toubab-com-
mandant.
— Ce lundi 2? Il ne veut pas payer l’impot. pe
— Le malin, Salta
— Tu te réveilles un matin, et voila une concession
vide. Avant la case-maitresse, le sahhe, vide, tombe =
le premier. Puis s’affaisse doucement, sans grincer,
la toiture de la case-maitresse. Cette case-maitresse
plus muette~qu’une tombe, plus ouverte qu’un’
marché, seule, sans témoin, nuit apres nuit se con-
sume dans son silence d’abandon. Comme si je ne _
sais quoi voulait de ses doigts invisibles, éteindre
un foyer non moins invisible. Et les folles herbes y
viennent, poussent d’abord 1a ot les pieds ont peu
foulé, la ou n ’allaient que Tes nourrissons en ram-
pant. Mais l’endroit ot les grandes. personnes séjour-
naient longtemps demeure marqué. On dirait que.
Vherbe par son refus d’y grandir sanctifie ces 4
-endroits. Le sable !... Lui, le sable, on ne sait com-
‘ment, il vallonne, envahit la maison, toute la maison.
_ Le sable commence son ceuvre par le foyer; la ou
hier se concentrait, se reflétait la quiétude de la fa-~
- mille, ot les femmes et les enfants, sans le dire,
_ jetaient un regard furtif, la paix dans |’ame, l’es-
_ poir dans les yeux. Et justement, c’est 1a, 1a, pas
ailleurs, que le sable s’amasse en premier. Puis, il
gagne le lit, le dessous du lit et s’éléve.
Déthyé Law avait débité cela d’un ton pathétique,
avec cette pudeur retenue des personnes accou-
oy tumées a de longs soliloques et qui, trouvant l’oc-
casion de s’extérioriser, en usent comme un comédien
en mal de public. Les autres avaient écouté, sentant
a chaque phrase du cordonnier-griot leur propre
- angoisse devant cette désertion qui se répétait. Ils
auraient voulu dire, exprimer leurs observations, les
_ pincements au cceur qu’ils éprouvaient a chaque
fois que l’un d’eux s’en allait. Mais il leur manquait
ce verbe. Oui!... La longue servitude broie homme, |
dui ravit V'usage aristocratique de la parole dont la
-dorure dans d’autres pays a fait une langue de gens
racés. Quant aux yeux — les yeux qui au jour le
jour lisaient la désagrégation — ils savaient parler
_ davantage. Ce silence riche en paroles inexprimées,
liait leur coeur. Tacites, ils laissaient passer les mi- |
nutes.
Gornaru brisa le silence, tout en creusant des
cases sur le sable pour le jeu :
__ — Ici, les autorités ne feront rien, rien pour nous.
Rien que nous sucer comme des chiques. Le toubab-
_ commandant vient seulement pour |’impét.
_ VEHI-CIOSANE ae
= Qui parle ici des autorités ? ponctua Baye
Yamar, les lévres pincées. La flamme méprisante a
Vendroit des autorités scintillait dans ses prunelles
_ — sentiment qu’ils partageaient tous. Moi avec ma
famille, nous ne partirons jamais de Santhiu-Niaye,
acheva-t-il de dire avec la sécheresse de ton. Le
défi stagnait dans son regard.
_ La conversation générale tomba.
- Le yothé débuta.
— Enfoncer jusqu’a toucher l’os de I’échine,
apostropha Badiéye.
— Dégainer,.la lame enduite de sang, renchérit
Gornaru.
— Hommes, je vous salue, s’annonga Yaye Khu-
rédia en se délestant de son panier. La flétrissure
le sa peau rendait son Age indéfinissable. Sous la_
vieille camisole en cotonnade, il semblait que «sa
peau était lache sur la charpente d’os. Sous le
beintainier, elle tenait marché de différentes denrées
tous les matins. Maniaque, superstitieuse, elle récitait
des incantations pour rendre sa journée bonne.
— Méfie-toi, Khurédia, de l’épine centrale des
figues de Barbarie, de ces fruits d’enfer, la taquinait
Badiéye. .
— Fruits d’enfer ? Peut-étre. Je vis de ces fruits _
avec ma famille. Yallah les a fait pousser a profu- _
sion et pourquoi ? .
-— Pour les pauvres ! .C’est l’ceuvre du saytane
(satan) pour tenter les pauvres.
_ — Ne me fais pas dire, Badieye, a mon age ce que
je ne veux pas dire et n’ai jamais dit quand
- jétais jeune.
- — Quand tu étais jeune... hi ! hi ! hi !... J’étais—
_ déja homme. Tu t’en souviens ? Enfin passons |...
N’ac-t. pas vu sur ton. chemin Latyr ?
Leas, VEHI-CIOSANE —
ae — De mon front ? Non... Aurait-il pris un autre
-sentier ?.
-_— Je ne saurais te le dire.
— Il faut se méfier des rencontres malveillantes. -
- — Que veux-tu dire Badiéye ? A ton 4ge n’as-tu
_pas honte ?
_ Assise derriére son étalage, elle prétait Voreille
aux commentaires discourtois des yothékat (joueurs
_ de yothé). Et a chaque ponctuation verte, elle bou-
geait la téte. :
_-- — Tues la premiére levée ce matin ? lui demanda
tafe Déthyé. :
- — Non. A peine avais Je entamé le deuxiéme
ccoude du sentier des deux réniers que je vois Tanor
Ngoné Diob, prodigue en gestes, seul au sommet de
cette colline. Méme ce tantot, je l’ai vu avéc des
- feuilles de palmier. I] se dirigeait vers ici.
a4 — Tanor Ngoné Diob !... Diobe duide demone tol
fate fa duibame fils Guibril Guedj Diob et de _
Ngoné War Thiandum, vocalisa Badiéye en bro- —
_ dant sur cette strophe toute la généalogie de l’ancien
soldat d’Indochine et du Maghreb et finissant : Je
ne sais quelle manie pousse un aveugle a se diverti’
_ a sauter d’un bord a l’autre d’un puits.
= Tanor Ngoné est un ancien combattant. Il a fai
__ T'Indochine, le Maroc et l’Algérie. Il sait comment
on doit recevoir le toubab-commandant. Tiens, dis-
moi qu’est-ce que ces fruits toujours pendus et jamais
mars ve
Les deux yothékat partirent d’un éclat de rire.
- -— Astafourlah ! pronongait Yaye Khurédia.
-._Le’soleil inondait la place. Le sable blanc miroitait,
be contraignait les yeux. On pincait au minimum ses
wae ‘paupiéres pour percer |’Soe de la Mi ae fumon-
sol.
< VEHI-CIOSANE | 59°

O ! prés de ma b’onde qu’i’ fait bo


Bo’ bo’ bo’ bo’ dormir

Avec ce refrain apparut 4 |’autre extrémité Tanor


Ngoné Diob, chantant a tue-téte, venant d’ou se dres-
sait l’arc de triomphe pour recevoir le toubab-com-
mandant. Une nuée de bambins trottait dans son sil-
“age. Sur ses cheveux crépus, sales, il portait la cas-
juette des soldats du corps expéditionnaire frangais,
était vétu de la tenue de parachutiste, en léopard, les
pieds dans des brodequins sans lacets et sans chaus-
settes; sur la ceinture, un couteau de para pendait.
A la hauteur des anciens, il claqua ses talons, s’ac-
compagnant d’un salut militaire.
_ — Repos assidant (Repos adjudant), commanda
Déthyé.
D’un -demi-tour, Tanor Ngoné Diob s’adressa aux
soldats (invisibles) :
— Répozé é éz ar r rmes!...Rom m m pé é &,
Et d’une allure badine, il se dirigea vers le cor-
donnier.
— As-tu bien dormi ?
— Jétais de garde, répondit l’ancien militaire. Ii
y avait de partout des Viets, dit-il encore empoignant
le manche du couteau. Son regard roulait a droite
a gauche, puis il cessa ses mimiques en fixant la
marchande : é
— Je t’ai vue ce matin deux fois. Tu rddes autour
_ de moi.
Tremblante, elle se rapetissait, rentrait son cou.
Ma par un pressentiment, un frisson froid lui cou-
rait dans le dos. Déthyé Law lui langait des cil-
lades ayant lair de dire : !
' ~— JI n’est pas méchant. Ne lui réponds pas.
— Vieille chipie ! Poisson sec ! Fer rouillé ! Puits
sans eau ! Diablesse!... le te vois ae ya! yal 1
_ s’égosillait-il les dents menagantes.
_ Yaye Khurédia pusillanime se leva pour s *éloigner. a
Tanor Ngoné Diob armé d’une poignée de sable, —
commanda :
_— Battirie!... Feu !... |
‘Son ricanement de dément imposait le silence; on —
s’attroupait a distance et on rigolait.
— Rentrez chez vous, disait Déthyé Law pour
éloigner les gens. Repose-toi, Tanor!. I] fait chaud..
_— Dul (Merde) ! Mors ta charogne de peau !.
Peau de fesse !... Fesse d’ane ! L’Suc est mort! Mort.
les pets sont finis.
- Des gammes diverses de rires fusérent. sur
_ Tanor Ngoné Diob, heureux de briller, exécuta des —
_ pas de tango en chantonnant:
Li plus b’o de touss lis tangos que z’ai dansé
C’é ci lui que zai danzé dans ton bras.
Il -arrangea sa tenue, s’étira le cou et s’inclina de- |
vant une cavaliére imaginaire. II s’effaca pour la lais~
ser passer, le bras droit tendu, souplement plié au
_ coude, il serra la cavaliére imaginaire et il tourna,
_ tourna en s’accompagnant du chant.
Puis l’humeur changea, il s’arréta pile en hurlant :
— Comados... Z’armes !
1 aligna ww 7 dix gosses :
— En 4 4 avant marsse!... Ing, dés; ing, dés.
_ En fin de rang, il suivait. Plus loin, il entonna,
faisant répéter les enfants :

O ! prés de ma.b’onde qui fait bo.

— -Eskelye Yallah ! C’est le jour des ravanes (génie


titulaire par extension), dit Yaye Khurédia revenant
. oan sa place. De la bonne graine ' Eskelye Yal- —
VEHI-CIOSANE |

lah ! qui pouvait prévoir cela4 son départ pour le


service militaire ? La vie n’est rien.
— La vie n'est rien ? Elle est tout, la vie. Dis a
un croyant fidéle : « Je te souhaite le paradis ».
Sur Vheure, il répondra : « Amine ». Souhaite-lui la
mort ! Sur Yheure, il te filed comme il fuit la mort.
Pourtant, personne ne rentrera vivant au paradis, dit
Palla se dirigeant vers les yothékat. I] ajouta : Tanor
s’entraine pour recevoir le commandant. Dire qu’il
abrite du sang propre ! Et maintenant...
— Et maintenant ? répéta interrogativement Dé- |
thyé. :
Palla feignit d’ignorer la question.
Yaye Khurédia releva le défi.
— Pourquoi, Déthyé Law, prends-tu la défense de
cette famille ? Crois-tu gue toi, griot, ton fils épou-
sera une de leurs filles?
— Et toi, crois-tu que je donnerais moi aussi mon :
consentement a mon fils lorsqu’il en manifestera le
désir ?
— Pourquoi alors...
— Femme, ton age ne t’a rien appris.
— Moi, je n’y comprends rien. D’ailleurs, j’ai ja-
mais compris, dit Palla accroupi, la téte entre les
_ mains. Je n’ose croire 4 ce qu’on dit.
— Hé! Palla, passe de l’autre cété. Ne viens pas
crier a nos oreilles, lui dit Badieye qui grattait ses —
-mollets ;ses ongles dessinaient des trainées blancha-
tres sur sa peau qu'il avait craquelée.
— Vous ne faites que brailler, vous deux, répliqua
Palla.
— On braille, mais c’est entre nous deux.
— Qu’est-ce qu’on dit? demanda Baye Yamar.
Qu’est-ce qu’on dit, Palla ?
— Je ne le sais pas, répondit Palla.
~— A celui qui refuse de voir le soleil en plein jour,
VEHI-CIOSANE
pourquoi s’évertuer 4 le lui montrer? ajouta Yaye
_ Khurédia chassant les mouches qui envahissaient sa
- marchandise.
_ — §’il faut que tu voies pour croire ! langa Déthye
Law,
__— Je ne comprends pas, Déthyé, que tu prennes -
le parti de Ndiobéne. Tu es au piment dés qu’on
parle d’eux, dit Palla s’éloignant des yothékat. Une
fois a distance, il dirigea sa figure ‘graveleuse vers
_ Déthyé :
-— C’est votre bétise 4 tous qui me pousse a vous
. repondre. Tous saviez ce qui se passe. Mais vous.
n’étes satisfaits que lorsque, tels des charognards,
vos becs visitérent les viscéres des autres
wi — Tout ce qui est faisable est matiére a com-
_mentaire.
-— Exception Palla, quand...
_— Déthyé Law, dispense-moi de tes grossiéretés,
- coupa net Palla. Il sortit un vieux brile-gueule, le
a _bourra. Il avait les pieds plats, les orteils crevassés
oe Par les chiques.
-. —= Qu de ce que tu ne veux pas entendre.
Powes disese: turent.
Le soleil déversait son flot de mercure.
Le « ing, dés ; ing, dés » approchait.
_ — Section on’ alte, commanda Tanor Ngoné Diob.
__La marmaille stoppa ;Tanor Ngoné Diob sortit de
sa poche des jujubes qu ‘il distribua aux enfants. Ils
se bousculérent. Le visage en sueur, l’ancien soldat
_ s’allongea sur le sol face au cordonnier.
— Tu sues ! lui dit Déthyé Law.
_ — Cst pour le commandant ! Les. soldats doivent
_chanter le jour de l’inspection.
Au sourire du jeune homme, Dethye Law Saree
E.'Sa DEW, ferme.
VEHECIOSANE 2 >. 63
— Je veux un gris-gris, dit Tanor Ngoné Diob,
brisant le silence.
— Un gris-gris, pour quoi faire ?
En rampant, Tanor Ngoné Diob avanga son corps;
ses doigts touchaient un des pots disposes devant |
Vartisan. Un sourire muet monta jusqu’aux commis-
sures des yeux.
Déthyé Law réitéra sa question.
La vieille Yaye Khurédia, curieuse, avanca. Elle
sursauta. Tanor Ngoné Diob tenait sa cheville; il la
renversa de tout son long. Elle poussa des hurle-
ments. Avant que les hommes lui vinssent en aide,
Vancien militaire la couvrait de sable tout en la
conspuant. Le rire démoniaque lui entra dans |’ceil.
Yaye Khurédia recouverte de sable, avait perdu son
mouchoir de téte, elle vociférait des insanités.
— Quel homme déchu !
— Macou (Silence)! s’écria Tanor Ngoné Diob, le
couteau dégainé en position de combat.
— Asseyez-vous ! Vous savez qu’il est inoffensif.
— Inoffensif, lui ? Déthyé Law, tu exagéres. Tu
attends qu’il fasse un malheur pour convenir comme
tout le monde qu il est..
— Palla, j’ai pas dit qu"il n’est pas dingue. Je die
qu’il est inoffensif.
— Et quand il s’est attaqué a l’iman ?
— L’iman ? C’est une autre histoire.
— Histoire pour histoire, il est dingue. Je le ré-
péte. Et je le jure devant Yallah que le jour ou il
touchera un de ma famille on verra ce jour-la. :
— Ce jour-la, tu sauras !| As-tu vu une motte de_
terre se heurter a des cailloux ? |
— C’est ce que tu penses ? C’est vrai que ta
femme est leur griote. Une famille de tarés. Un pére
qui...
— Assez ! s’écria Baye Yamar avec autorité. Il
64 VEHI-CIOSANE

s’était redressé pour s’imposer. Sa chéchia le grandis-


sait. On dirait que vous n’étes pas des péres de .
famille. Maintenant, on ne:peut pas palabrer ami-
calement. II y a des sujets qu’il est bon méme dans
sa colére de ne point entamer. .
— Tout Santhiu-Niaye, plus loin méme, tout le
monde sait que Kar Madiagua Diob est grosse de...
— Assez ! :
— Des guélewar ¢a !... ruminait Palla en se ras-
seyant.
Tanor Ngoné Diob rengaina son couteau.
O ! prés de ma b’onde qu’i fait bo.

Avec son refrain, il reprenait le large.


A dire vrai, c’étaient de braves hommes qui
vivaient entre eux sans fagon. Parfois, ils dominaient
leur irritation et les préjugés de caste. Parfois, cela
débordait. z
Muets, ils le regardaient partir au loin avec sa chan-
son.
Guibril Guedj Diob avec son ombrelle en soie de
nuance gorge-de-pigeon, accompagné de son frére
cadet Medoune Diob, débouchérent. A distance, le cri
animal de Tanor Ngoné Diob monta.
— Eskeiye Yallah ! Pauvres !
— Lequel ? questionna Gornaru.
— Tout Ndiobéne, dit Palla.
— Je vous'salue, assemblée, dit Medoune Diob
en prenant place prés de Baye Yamar. Est-ce que
Viman est passé ?
— Je ne l’ai pas encore vu.
— Je crois l’avoir apergu prés de l’entrée du vil-
lage.
— Merci, répondit-il en se levant. I était sdar
qu’on venait de parler de Ndiobéne. Il se dirigea
vers l’entrée du village.
VEHI-CIOSANE 65

_Le soleil montait : croupe basse, oreilles pendantes


de coté, le chien vint se coucher prés de la mar-
chande, le menton a terre; les mouches en grappe
s’agglutinaient sur sa téte.
Seuls les propos des yothékat,;sous le beintanier,
voltigeaient.
Siity
ate
Aussi loin que Santhiu-Niaye surgira des nuits du
temps, son nom restera attaché au Ndiobéne. L’ainé
de Ndiobéne, Guibril Guedj Diob — comme ses

petit enclos au centre du peinthieu. Et quand la


grossesse de Khar Madiagua Diob, sa fille, fut sue
de tous, un palabre: fut introduit par le frére cadet
Medoune Diob. Dans les annales de cette haute
sphére de notables, une situation si délicate n’avait.
jamais tant hanté les esprits. Les formules de poli-
tesse épuisées, Medoune Diob répéta : ;
— Mon frére est responsable de |’état de sa fille.
— Mérite-t-il la mort ? Ou doit-il étre exclu de
notre village ? demanda Massar avec sa téte plate
dessus, allongée derriére, les yeux purulents : tout en_
lui affichait ce mélange trop poussé de liens de cou-
sinage. Sans attendre de réponse, il reprit:
— Selon la loi coranique, Guibril Guedj Diob mé-
rite la mort. Cela est vrai dans les Ecritures. Mais
a-t-on appliqué ici les peines demandées par |’Ecri-
ture parce qu’on les enfreignait ?
— Massar, parle pour toi, répliquait Medoune-
Diob.:
— Je pose la question a |’iman, dit Massar se
retournant vers celui-ci.
oe VEHI-CIO ANE
Liiman avec son visage d’une rigueur “de mystique
récitait un chapelet. Etaient assemblés 14 tout ce que
Santhiu-Niaye comptait d’esprits éclairés :cinq hom-
mes.
_ — Et notre adda (coutume-tradition), que dicte-—
t-il ?
eg Baye Yamar les dévisageait a tour de rdle et pour-
a ‘Suivit :
_— Notre adda a été la régle premiére de la vie de
nos péres. Tout manquement 4 cette régle mérite ou
a mort ou |’exclusion de la communauté.
_ — Pour préserver et donner l’exemple, veiller a
Vhonorabilité de notre communauté, le couple mérite
une saction. Le Coran est formel la-dessus. Et nous
sommes tous ici des musulmans. Le chatiment doit étre
appliqué en place publique devant tous, ou alors le
coupable est jeté dans un puits que l’on bouche avec
des. cailloux, dit Medoune Diob.
_ — Vrai, tout délit mérite une penalite. Cela est
vrai ! Est-ce que, une seule fois, on a puni ou exclu
quelqu’un pour une entorse 4 notre adda... ou au
manque de respect au bien d’autrui.?
-Medoune Diob avait des morsures au coeur, dés qu "il
entendait Déthyé Law. Depuis des mois, il se heur-
tait a a La, il se dominait pour ne pas lui lan-
cer: « Ici, il n’y a personne de tes nawlé (rang
as » Au choix des personnalités, il s’était opposé
ea sa présence.
_ — Le cas est précis ! Yallah sait que j’aime mon
frére. Non. seulement parce qu'il est mon frére,
comme tous, il est croyant, mais le souci implacable
e Vhonorabilité de la communauté me guide et doit
vous guider aussi. La conduite, le comportement in-
fame de Guibril Guedj Diob éclaboussent tout San-
; thiu-Niaye. | N’importe ot nous irons, méme nos
enfants, on nous montrera du doigt. De mesa ceuxX
pias VEHI-CIOSANE 69.
qui ne sont pas nos nawlé nous sous-estimeront.
_ — Cela est vrai, renchérit Amath.
— Est-ce que je peux me retirer ? demanda Déthye
Law se recoiffant de son vieux fez. e
— Pourquoi ? SS
— Baye Yamar, je ne suis pas venu ici pour etre
insulté.
— Qui t’a dit quelque chose de travers ?
— Je sais la signification des paroles. Certes, je
suis né griot, mais je ne me ferai jamais complice.
de personne, méme moralement. :i
— Déthyé Law, ne te retire pas le coeur en $
flamme. Jamais palabre n’a eu lieu sans ta pré-—
sence... Car tu es notre. griot. ,
— Je demande pardon 4a I’assemblée. Je sais ma
place dans notre communauté. Une chose est pour-
tant vraie. Lorsqu il s ‘agit de dire la vérité, ou de
chercher la vérité, il n’y a pas de nawlé. On con-
nait le nombre de gens de ma caste assassinés pour le
triomphe de la vérité. Vrai que Guibril Guedj Diob -
mérite la mort. C’était la régle de nos péres, nos
grands-parents, lorsque l’essence de la noblesse n’était
pas exhibition, mais conduite quotidienne. Pour des
faits et actes moindres que celui qui fait l’objet du
palabre d’aujourd’hui, on a encore en mémoire les
noms de ceux qui ont mis fin 4 leur vie. C’étaient des
‘guélewar, ceux dont mon pére et son pére chantaient ©
les louanges, non pour plaire, mais plut6t pour écrire,
imprimer en nous le sens du devoir et de la dignité
de homme. Aujourd’hui, cette conduite n’est plus.
Mais la vérité, elle, elle est de tous les temps et ‘tet
sera méme aprés nous.
Déthyé Law marqua un temps de pause; le front —
baissé, doucement, il oscillait sur son trone. Il reprit
d’un ton égal:
— Je me demande, disait Kotdj-Barma aa un| pala
Whig
P00 EH ECIONANE
bre similaire, ce que !’on doit penser des vieillards
qui épousent des filles qui ont l’age de leur fille ?;
Le silence s’épaissit pendant des secondes; le toc-
toc régulier des perles du chapelet de V'iman s’en-
tendait. Il décroisa ses jambes et débuta avec ce
- timbre arabisant qu’il affectionnait:
_— Je ne partage pas les arriére-pensées de Kotdj-
Barma. Faut-il considérer qu’un vieil homme qui
prend pour épouse une fille de l’Age de sa fille com-
met l’inceste ?
-— Une fille de méme Age que ta fille, une fille
qui s’est amusée chez toi avec ta fille, que tu appe-
lais, hier, « mon enfant », une fille dont les parents
disaient : « Va dire a ton pére un tel », une fille
que tu as baptisée, cette fille, en l’épousant, c’est ta
fille que tu épouses, finit de dire Déthyé Law fixant
Viman avec défi ;sa peau charbonneuse se plissait au
front.
-L’iman pinga la perle-témoin de son chapelet,
- —baissa ses paupiéres, les lévres imperceptiblement
va bougeaient. Puis, ouvrant ses yeux, il dit:
— En toute vraisemblance, vu de si loin, et de
cette facon cela est moralement anormal. Aussi je
m’empresse de dire qu’aucun Sariya ou Rysala ne
soutient cela. On connait plus d’un saint homme qui
a pour épouse une fille de lage de-la sienne.
Cette étincelle de satisfaction qui jaillissait de sa
prunelle, la méme qui parfois auréolait des esprits
obtus longtemps réduits 4 1’état d’infériorité, illumi-
nait son cil. D’un calme docte, tranchant, l’iman
reprit son chapelet.
‘— Cela est vrai ! Plus d’un grand homme a eu
_ pour deuxiéme, troisiéme, quatriéme épouse la fille
_ dun deses disciples. Au préalable, il y avait accord
‘entre les deux hommes : le pére de la fille et le futur
gendre. Et la fille, soumise, obéissait. La conduite
A : g

sR
VEHI-CIOSANE Sel
d’un saint homme n’est pas matiére a discussion.
Entre l’absolution d’un mariage et le péché de la chair,
il y a tout le niaye. Je disais tout a ’heure —— non,
_ je demandais — si Guibril Guedj Diob doit étre tué
‘ou s’il devrait étre exclu. de notre communauté ?
Qu’est-ce qu’on essaie de sauvegarder ? La pureté du
sang de naissance ? La pureté du sang moral ? Et
si je me place — Yallah est mon témoin — sur le
plan strict des dogmes du Sariya, je vous poserais
cette question : « A-t-on une fois chatié quelqu’un
homme ou femme, parce qu’il a violé chez nous les
Saintes Ecritures. ?»
Massar attendait que quelqu’un répondit.
L’érudition rivale qui se manifestait entre Massar
et l’iman datait d’il y a trois ans. A la mort du pré-
_cédent iman, les deux hommes, dans une lutte serrée
-et silencieuse d’influence, postulérent cet honneur.
Aucune allocation matérielle ne leur était allouée.
Tous deux savaient en outre que celui qui détenait
cette fonction avait une forte influence sur la commu-
nauté.
— Donc, chez nous, reprit Massar en essuyant ses
-orbites encrassées, les Ecritures sont lettre morte.
Car jamais, dans ce village, dans tout le Sénégal, —
ou pourtant proliférent les mosquées, pas une fois les
peines que nous dictent les Saintes Ecritures ne sont
appliquées. Allez voir les autorités !L’estime que nous
avons, que nous nourrissons a leur égard, nous suffit.
Il nous reste donc notre adda, l’héritage de nos peéres.
— Donc on laisse Guibril Guedj Diob ? interro- —
gea Medoune Diob. Jamais plus nos enfants n’oseront
affronter ceux de leur Age, de leur génération.
— Yallah m’a prété une voix pour. appeler ses _
fidéles. Je l’en remercie ! Alhamdoulilah !... Je con- _
‘fesse ici que ma connaissance des lettres arabes est| oo

trés+ limitée. J’en pleure toutes les nuits. D’un coté


aussi je me console — ‘Join de moi ‘le péché d or
gueil - —— en me disant : « Yallah lit dans tous les —
ceeurs et comprend toutes les langues de Yesprit. » Je
parle donc pour le adda, car je suis le seul griot
ici. Vous vous souvenez de ce conte de notre en-
fance +: Communauté 1. Comme Inekeiv, je ne sais
pas lire. Je ne sais pas’ce que nous craignons le
plus. Les hommes ? Yallah ? Il y a quelques mois,
ici, plus d’un de nous était convaincu que la navé-
tanekat, Atoumane, était |’auteur du forfait. Convain- ;
cus et par Medoune Diob et Guibril Guedj Diob,
vous vouliez laver cet affront dans le sang, chassant le
3 avétanekat du village. Tout Ndiobéne profita du
travail, de la sueur du navétanekat. Est-ce que quel-\
qu’un de Ndiobene nous.a réunis comme aujourd’hui
pour avoir notre avis ? Pourtant, le navétanekat jurait
que ce n’était pas lui. Rien n’y fit. Mieux, il avait
sollicité l’intervention de l’iman, ici présent. Que lui
avait-il conseillé ? 1
_ Déthyé Law souffla un peu. Son regard rencontra’
celui de l’iman a nouveau. Ils se fixerent longtement. ee
1 aes
— Que lui avait-il dit, quand le navétanekat fai-
sait.confiance a son réle de guide spirituel, le repré-
sentant de tous, de Yallah ? Rien... Si, il lui-a dit:
« Mon fils, aie confiance en Yallah. » L’espoir du —
navétanekat devint une amére déception. Nous con-
_ naissons la rude lutte qu’il avait livrée pource champ __
abandonné 4a cause des épineux... Passons !... Se ca-_ e.
chant, il était venu me voir. Deux jours, je Fai
gardé chez moi. Personnellement, j’ai été voir Me-
doune Diob. Medoune Diob était plus intransigeant
que" son ainé, Guibril Guedj Diob. Leur fils, Tanor

(1) Vou | Voie ed. Présence Africame.


_ VEHI-CIOSANE — 738

Ngoné Diob, dans ses moments de lucidité, alla


Saccager une partie du champ. Seule, Khar Madiagua
Diob refusa d’accuser le navétanekat. Personne ne
voulait croire a elle non plus. Aujourd’hui, on la com-
prend. Est-ce qu’une fille peut dire en public : « L’en-
fant que je porte est de mon pére » ? Et vous vous”
souvenez de cette nuit de chasse a l’homme dans le
village ? Si je refuse de cautionner une sanction, non —
que j’approuve l’inceste ici ou ailleurs, c’est qu’il y
a une autre raison. Notre manque de discernement de
la vérité ne provient pas de nos esprits, plut6t du —
_trop grand honneur qu’on accorde 4 la naissance,
a la fortune et aussi — parfois —- au manque de
courage a s’extérioriser. Entre l’homme et’ Yallah,
jopte pour Yallah. Entre Yallah et la Vérité, je suis
pour la vérité. Medoune Diob a autre chose derriére
la téte.
— Ceest pas vrai, l’interrompit Medoune véhément.
Pendant un temps, tous parlérent a la fois... .
— Criez, la vérité se cache ! Gardez le silence, la
vérité se fige, devient pierre, prononga sentencieuse-
ment Massar.
— Laissez-le finir !Nous avons le temps. Si ce n’est
pas ce loli, ce sera l’autre, dit Baye Yamar réta-
blissant l’ordre.
— Je répéte que Medoune Diob pense plutdt a la
‘succession de Ndiobéne qu’a la peine. Etre de
caste inférieure n’a jamais été une entrave al’expres-
sion de la vérité, finit de dire Déthyé Law.
— Je te laisse, Déthyé Law. Yallah nous jugera.
_ Et je vois que cette histoire est réduite ala dimension
de Ndiobéne. Je vous prie de me pardonner, comme
Yallah pardonne a ceux qui |’offensent. :
Ceci dit, Medoune Diob se leva et partit :
— Je n’avais pas pensé 4a tout cela, ajouta Baye
Yamar qui sortit, accompagné de |’iman.
Les autres aussi se retirerent.

a:
Et, pendant des semaines, sans se concerter, tous
les assidus de la mosquée s’engageaient tacitement a
exclure Guibril Guedj Diob. Pendant les priéres, per-:
‘sonne ne voulut se mettre a ses cotés. Lorsque Guibril
Guedj Diob mettait ses babouches 4 I’entrée, tous
retiraient les leurs. Un jour, a la priére de Tacousane,
tous abandonnérent la mosquée, le laissant seul.
- Aux palabres, il ne fut plus convoque.
‘De lui-méme, il ne vint plus a : priére, ni sous
le beintanier.
Avec son ombrelle, solitaire, il s’en allait.

' Le niaye était chauffé 4 blanc, désert,le sable des


_ dunes chatoyait, 4 horizon un nuage de vagues en
“mouvement.
Dans le village, écrasé par la vivve et torride cha-
leur du milieu du jour, chacun se reposait; au ras
des palissades, les poules se tenaient sur une patte,
_ leur bec ouvert.
-Seul Déthyeé Law travaillait. Il veillait au premier
déclin du soleil pour la priére de Tisbar. Tout était
comme sur une carte postale, inanimé, sans vie.
Le chien mollement secoua sa téte; l’essaim de
mouches s’envola et revint se poser.sur ses oreilles
_ blessées. Somnolent, il ferma ses paupiéres, indif-
férent aux mouches; une paire d’Anes, les pattes de
devant liées, par bonds, gagnait le pied de l’arbre.
_ Déthyé Law se leva et sortit du rayon ombragé. Il
_inspecta la lisi¢re de l’ombre d’un air douteux, pinga
ses yeux pour mesurer la courbe du soleil; puis la
main droite — les cing doigts réunis —, il les plia
a moitié. Ses doigts imprimaient sur sa paume leur
ombre : c’était l’heure du node — de l’appel a la
epriere:

“Dés le node de Tisbar, Ngoné War Thiandum


faq oF
OY TSU ISS bo Shae A eS gs ~ ie ie i
VEHI-CIOSANE TS

s’était rendue dans le niaye. Elle en était revenue sans


étre vue. A Ndiobéne, elle prit place sous le nébédaye,
guettant Varrivée de Gnagna Guissé, prétant attention
a la case ou était Khar Madiagua Diob. Elle avait
apprivoisé son courroux. L’enfant sera 1a ce soir, lui
avait dit Gnagna Guissé. Mentalement, elle recompta
les mois : barahelu, kor, korite, digui-tabaski, tabaski,
tamharet, digui-gamu, gamu, raki-gamu (noms des
‘mois du calendrier volof), neuf mois. Un arriére-gott
de satisfaction, subtil comme 1a suave senteur d’en- —
cens Ségouen, envahit son esprit : dans sa lignée ma-
ternelle, aucune femme n’était anormalement consti-
tuée. Elle se demandait comment allait réagir son.
mari. Pourra-t-il vivre avec cet enfant ? Avec la fille-
mére de cet enfant dans la méme maison ? Méme
village ? Méme pays ? Vivre avec eux ? Avec les co-
épouses ? Et elle, mére, grand-mére, comment accom-
plira-t-elle ses devoirs conjugaux ? Toutes ces ques-
tions restaient sans réponse. Méme morte, se dit-elle,
elle n’aura pas la vie tranquille des morts : morte,
elle se lévera 4 chaque moment de sa tombe. Ne
dira-t-on pas quand passera sa fille :
— C’est Khar Madiagua Diob, fille de Ngoné
War Thiandum. Son premier enfant, elle l’a eu avec
son pére.
_ Comme les termites Tongent l’intérieur du bois, une
pareille dévastation s’était produite en elle. Ngoné
War Thiandum ne vit pas la poule qui grattait et
picorait en avancant vers son pied. Elle poussa un
cri, béte, féroce. Elle leva la main a mi-visage, peu-
reuse, la bouche ouverte.
La poule effrayée se sauva, battant des ailes. ;
D’un coup, elle ferma sa bouche — une mouche ©
avait failli s’y engouffrer. Revenue 4 elle, son atten-
tion fut de nouveau attirée par le timbre de Guibril
‘Guedj Diob. Il gendarmait un gargonnet Ne pou-
vant résister, ellerisqua un coup dol entre les
interstices des lattes;l’ombre de Guibril Guedj Diob,
_ €paisse, était a ses pieds. Elle ne le voyait qu’en par- —
tie, Une voix qu elle connaissait, dont elle savait inter-
_ ~préter les nuances, les joies, les peines, les demi-
succés et les défaites complétes, les sincéres commu-
nions, les actes de piété accomplis avec hate. —
Gnagna Guissé la surprit : d’un sursaut, elle se.
décolla de la palissade; son regard rencontra celui de
la griote. Un silence hostile marqua les distances :
_ — « Moi, je suis la victime. Toi, tu es étran-
gre: », lisait-on dans le reflet du regard de la mere.
_ Affligée de cette réplique blessante non formulée,
elle refoula ses pensées. Comme ce matin, elle lui
fit place. Tout de suite, la conversation se. noua,
-@allure allégre — parce qu’elles se détournaient du
sujet pendant. Avec délire, elles se remémoraient les
_ cycles familiaux d’alors, de leur jeunesse: elles étaient —
43
des privilégiées, leur Epoque était enviable. Santhiu-
Niaye groupait des gens gais; chez toutes les deux, le
regret s‘imprimait dans le ton : c’étaient deux femmes
issues d’un méme monde, mais avec leur rang. Elles
Eévitaient avec adresse de parler des tares, des vices
de cette société. Volontairement, elles s’en éloi-.
gnaient, élevaient les vertus jusqu’a l’excés. Méme
cela, ce besoin d’embellir avec exagération, ne parve-
- Mait pas a éloigner de leur esprit l’outrage fait a la
- morale.
Parlant de la saison qui s’achevait et de celle qui
-approchait, Gnagna Guissé tatait encore le terrain.
_ Ngoné War Thiandum parlait du bout des lévres. Sa
sécheresse intérieure avait statufié ses gestes. Les
-doigts rythmaient ses paroles; tapotant sur les perles
du chapelet qu'elle avait enroulé autour du poignet.
La griote aussi se demandait si elle avait bien agi. |
:Dans. Sa téte, lui trottaient Jes nor-'-- a9 sage |
tig
VEHI-CIOSANE LE

_« Toute vérité qui divise, qui jette la discorde entre —


les gens d’une méme famille est mensonge. Le men-
songe qui tisse, unit, soude les étres, est vérité, »
Gnagna Guissé s’en tenait 1a pour justifier son silence.
* Elle était contente de voir, malgré l’immoralité inces-
tueuse, les marques des nuits blanches, se vider
la poche de fiel du coeur de la mére. L’orgueil -
des Thiandum-Thiandum, la violence passive s’amas-
saient encore aux commissures de la bouche.
— Cette nuit, inchallah, un étranger sera des n6é-
tres, dit Gnagna Guissé, guettant l’effet de sa phrase.
— Elle n’a rien dit ?
— Rien.
— Je veux que tu remettes’ les bijoux. Je_ les
tiens de ma mére, elle, de la sienne, ainsi de suite.
Je veux aussi que les bijoux servent'a l’enfant, a faire
- de Jui un homme. Je souhaite que ce soit un gargon.
_Marquant un temps d’arrét, elle vit en imagination
Venfant devenir homme, revétu de la dignité d’un
homme. Avec lui commengait une vie neuve ot se
greffait, se régénérait et s’achevait l’existence misé-
reuse de tous les hommes.
“— Ces bijoux sont pour lenfant, pour l’aider a
devenir un homme, reprit Ngoné War Thiandum.. Je
souhaite que ce soit un garcon, répétait-elle pour elle-
méme. Peut-éfre, c’est sir (aprés un temps de ré-
flexion), le petit n’aura pas de nom de famille. Qu’elle —
l’appelle Véhi-Ciosane N’goné Thiandum (Blanche-
genese Ngoné Thiandum). De ce Thiandum, je suis
la seule dépositaire. Je le lui legue.
Gnagna Guissé, attentive, n’émettait aucun avis.
D’habitude, ces bijoux étaient exposés le jour.du ma-
_ riage: c’était aussi |’estampille d’une famille aisée de
guélewar. Ils étaient ensuite portées par la fille, lors
des grandes cérémonies. Elle aussi les léguait a ses
descendantes. La démarche de Ngoné War Thiandum
78 _ VEHI-CIOSANE

était nouvelle : les bijoux changeaient de mains et


d’usage. Ce geste désintéressé ressuscita le glorieux
passé attaché aux Thiandum-Thiandum, dont Gnagna
Guissé était la gueweloi-diudu (griote généalogique).
Elle eut envie de pousser un tollé d’éloges, mais se
retint de toute manifestation intempestive.
Le muezzin Déthye Law langa son troisiéme node
du jour : la priére de tacousane.
Ensemble, elles se levérent pour entrer chez Ngoné
War Thiandum.
Badiéye et Gornaru s’étaient précipités apres la
priére de tacousane pour reprendre leur partie de —
yothé : devant témoins, le jeu était passionnant. .
— Pénétrer ! apostropha Gornaru qui plagait un
« clou » et commentait : Quand on a cette corne
a la fesse, la position assise est inconfortable, soit —
qu’on s’incline, soit qu’on la loge dans un creux avant —
de s’asseoir. ie.
— Attitude incommode pour un prétendant chez
ses futurs beaux-parents, renchérit Sému qui prenait
place.
De la « mosquee » arrivaient Palla et Massar. Ce
dernier avait les cheveux mouillés. Vinrent ensuite
les autres formant groupe avec |’iman.:
Entre le tacousane et le timis, la cordialité et la
bonhomie de la causerie, se mélaient les oppositions —
personnelles, familiales ; le palabre se groupait, se
coupait parfois de longs silences, pour rebondir, s’em- -
brouiller inextricablement.
— Que dis-tu ?
— Je dis que le yothé est un jeu de saytané. A
peine avez-vous fini vos chapelets que vous étes a ce
jeu, dit I’iman faisant face 4 Baye Yamar, le corps
appuyé sur les coudes, regardant au loin les enfants
qui menaient un 4ne récalcitrant.
a On passe i. ee saad
_— Céest justement ce qui est ee Ce. temp:
deveait étre consacré 4 Yallah. Et, de plus, vous n«
dites que des grossiéretés. Et
_ —— Iln’y a que des malaika (anges) pour cela. Eux — .
qui n’ont ni désir, ni famille, ni sexe. Entre Yallah
tnous — je veux dire moi-méme — je ne veux pas
2 protecteur. Ce que je fais, je le fais au. grand
jour.
-— Ce que font les autres en cachette, Yallah en

- — Done, laisse-le, qu’Il me juge.


Ceci dit, Badigye avanca son cou, se concentra et
a haute voix : eu
-— Lorsqu’on posséde une femme, ou elle t’aime :
‘ou elle compte sur ta récolte. Bs
_ Amath, son supporter, saisit le poignet de Badiéye :
ajouta :
— Vrai! Quand on a une vieille femme pendant
le froid, on la réchauffe de son corps ou avec
uantité de fagots de bois.
-— Ces deux activités ne sont pas des occupations
continuelles ;l’une comme I’autre, on y laisse sa peau,
tencherit Badiéye en piquant vif son batonnet.
Les exclamations montérent.
- — Jamais plus tu ne te hasarderas dans cette case,
dit Gornaru et a son tour, il commenta : Manger
de la chair, monter sur la chair et mettre lachair dans
la chair! a
re Et, d’un geste rude, il arracha deux batonnets,
laga son crottin d’ane. . a
_— Astafourlah ! Astafourlah, répéta Massar en sai-
issant l’avant-bras de Palla. (Palla se redressa, s’étira
‘sur ses reins.) Massar déclamait les ordonnances en
arabe et en volof: Il n’y a que cela de vrai : les
Saintes Ecritures.. a ae
- VEHI-CIOSANE 81
Les yothékat firent face aux assauts des prédica-
teurs : l’iman et Massar.
— Comme tous, chacun sera seul dans sa tombe.
Il n’y répondra que de ses actes et paroles, conclut
Gornaru et attirant Badi¢ye : Fais pas attention a eux.
Badiéye, volubile, rendait coup pour coup:
— Et le départ d’Amath ?
— Inchallah, je partirai, débuta Amath qui voyait
trés mal son déménagement revenir sur le sol. Je ne
veux pas étre la pendant l’arrivée du toubab-com-
mandant. Je pars avec ma famille. Mes enfants sont
grands et sont en age de se marier. C’est la volonté
de Yallah si je n’ai que des filles. Je ne peux pas
tout le temps payer leur impot.
— Si je comprends bien, personne ici n’est digne ©
de tes filles, d’en épouser une ? questionna Baye
Yamar. :
L’ane et les enfants avaient disparu derriére la pa-
lissade.
— Moi? s’exclama Amath piqué, la main a la
-poitrine. Moi ? Qui a dit cela? Si mes filles sont
d’accord pour prendre n’importe qui d’entre vous,
ce soir, nous célébrons leur union. C’est pas pour
cela que je pars. C’est 4 cause de l’impdot. Voila
prés de deux ans que j’ai pas payé |’impot.
— Choisis un d’entre nous. Avant, cela se faisait —
ainsi. Depuis quand cette initiative est-elle laissée aux |
filles ?
— J’ai toujours dit que-mes filles décideront, Baye
Yamar. J
— Donc, ce sont tes filles qui ne veulent pas de
nous?
_ — De cela, j’en sais rien. Voila un point que—
je n’ai jamais abordé avec elles. .
_ — Peut-étre sommes-nous trés 44s, pensent-
elles ? Fe bee
™—s,

Sa

Amath préféra garder le silence sur ce chapitre.


— Ou pars-tu ?
Palla avait achevé ; le crane nu, bosselé de Mas-
sar, d’un teint chocolat, saillait davantage vers la
nuque.
— J'ai des parents 4 Thiés. Nous pensons aller
s) plus tard 4 Ndakaru (Dakar) ou je trouverai du
travail inchallah.
— Ndakaru ! II n’y a rien a Ndakaru, qu’une forte
concentration d’individus, de meéndiants, venus de
Auge: partout.
— Tu seras la-bas un étranger. Les gens des villes
mont ni foi ni honneur. C’est comme dans le niaye
entre les bétes. Le plus fort mange le plus faible.
_ La-bas, l’entreprenant ne vit que des biens du négli-
gent. Personne n’a le temps de s’occuper sérieusement
de Yallah. Les vieux comme nous ne sont plus les gui-
des. Ils marquent le pas.
L’iman avait parlé d’un ton doctoral.
— Jai entendu dire pire que cela, ajouta Palla.
C’est pas comme ici.
— Vrai, c’est pas comme ici. Voila deux semaines
- que nous attendons Latyr, qui une bougie, qui du
savon, qui du sucre et j’en passe. Il...
— Déthyé Law, penses-tu qu’a la ville cela se
donne, se ramasse ?
— Non, Baye Yamar, non. Voir ces choses aide a
espérer, nourrit et fortifie la volonté. Car c’est l’es-
poir dans le paradis qui nous soutient.
— Mords tes peaux, c’est mieux, coupa |’iman qui,
a depuis longtemps, guettait l’occasion d’humilier l’arti-
san. .
— Diam (Paix)! Il n’y a rien, plus de paix alors.
Suis-je condamné a ne plus ouvrir la bouche ? b
- — Nous comprenons ow tu veux en venir avec tes
‘sous-entendus. sarcastiques, Déthyé Law. . Lacy a
Co $ ee . | 7

VEHI-CIOSANE 83
_— Alhamdoulilah!... Parlons de ton esprit.
— Déthyé Law, tu as du travail. Occupe-t’en. On
parlait avec Amath.
— Palla, tu sais que c’est par contrainte que je
quitte Santhiu-Niaye. Je ne veux pas avoir lair ds
fuir, laisser derriére moi une impression de fuite...
Pour Vimpot, oui.
— Tu abandonnes tes sépultures. Voila ce que tu
fais. Ceux qui sont partis sont-ils revenus une fois ?
Non. Tu as vu le jour ici. Le niaye est peuplé
des ossements de tes parents. Tu t’exiles parce que tu
.ere tes enfants prendre un grand ascendant sur
. Quant a l’impot, nous donnerons ce que nous
avons.
Palla, tout en parlant, s’était accroupi, aiguisant le
couteau sur le bord du talon de son samara. II par-
lait avec un fort accent de gorge.
— Tes filles ont raison. Je les approuve ! Sur un
terrain vaste et nu ou ne se dressent que des sou-
ches, on n’y attend pas le mitan du jour. II faut
de l’ombre pour s’abriter quand le chemin est Jong,
opina Déthyé. ; :
— Amath, n’écoute pas Déthyé Law. Si notre vil-.
lage est ainsi, c’est la volonté de Yallah, tout le reste
est orgueil, répliqua l’iman.
— Laissons Yallah 1a ou il est. On parlera de
Lui a son heure.
— Astafourlah! Tu _ blasphémes, Da&hye Law,
ponctua Baye Yamar qui était venu succéder a Mas-
sar. I] avait les cheveux mouillés aussi. Assis sous
les pieds de Palla, il poursuivit : Tout ceci est le
résultat d’une oisiveté spirituelle. C’est le désceuvre-
ment qui conduit de telles paroles.
— Je pense, moi, le contraire. Yallah n’aime pas
les esprits recroquevillés. C’est comme |’eau qui ne
coule pas. Tout le monde sait que I’eau qui ne coule
pas, croupit. Elle devient snifecte. Malgré son appa
rence de propreté, ronge la terre qui la loge. Dou
la stérilité de la terre et de l’esprit de homme.
- Descendant d’une vieille souche aristocratique,
nourri d’un fond religieux, Baye Yamar n’affection- o
V
WN

nait pas l’esprit critique du cordonnier. Le mépris que


lui inspirait — dans les conversations — cet homme
: de caste inférieure le confirmait dans ses ieee!

— En vérité, ton langage n’est digne que de ton-


‘rang de griot.
TY er ee refus a voir ou d’entendre la vérité lors-

poe ee vivementTpebye Law, ses ae man-


-quaient d’aménité.
- Palla — le coiffeur — vexé, se dessaisit de la téte.
_ de Baye Yamar : —
_ — Déthyé Law, ne peux-tu pas orienter ta lan-
"gue de cordonnier ailleurs ? Laisse Baye Yamar en
paix.
_ — Liinfériorité de ses réflexions m’attache 4 lui.
2 -Quelqu’un partit d’un rire d’affamé, tel l’éclatement
a midi d’une ousse de calebasse : c’était Biram.
Sa dentition défectueuse s’étalait. Levant son regard,
il vit le coude d’Amath avec intérét et le fixa : le
_ coude ressemblait 4 un quignon de pa Un. mo-
ment, il regarda ce point fixe.
es Le chahut des joueurs était enveloppant.
_ Badiéye, de cété, s’inclina, décolla sa fesse gauche
et fit du vent doucement. Puis, envoyant a chacun
in regard timide, discret, il dit enfin :
+— Alhamdoulilah ! cae We
‘— Un os dans la maison, il est pour qui?
caicines Gornaru.
VEHI-CIOSANE _ 2285
— Pour le chef de carré, répondit quelqu’un.
— Non, a la plus jeune des épouses, dit un autre.
La conversation se dispersa.
Amath était venu se placer devant le condounies en
lui demandant des nerfs.
— Prends, mais ne me perds pas I’aléne. Il faut
aller jusqu’a Thies pour en trouver. _ :
— Pour qui me prends-tu? —
— Pour quelqu’un qui os
— C’est vrai.
Amath s’éloigna, alla rejoindre le groupe de l’iman.
Massar disait:
— C’est Déthyé qui peut nous en parler. Sa
femme est la-bas. Mais il ne le fera pas.
— Je ne serai pas la pour le baptéme, dit Amath.
— Décidément, tu pousses la cruauté jusqu’a cha-
touiller un cadavre, dit l’iman.
— Faudra bien lui donner un nom, ajouta Mas-
sar.
— Si c’est un garcon, es-tu d’accord d’étre le pas
rain ? interrogea Viman.
— Je crois que les enfants de cette nature ont en
général un parrain défunt.
— C’est une facon délicate de se récuser.
— Serais-tu d’accord, toi, si c‘est un gargon ?
Aigués, les exclamations des yothékat retentirent.
Gornaru venait de remporter la belle.
Badiéye disait:
— C’est parce que je dois faire mes ablutions.
Le soleil dans sa derniére course embrassait tout
le niaye, baignant le couchant dans une eau couleur
safran ; les zones ombragées s’élargissaient.
Déthyé Law se mit sur ses pieds, s’étira volup- -
tueusement, puis se dirigea vers la mosquée. Il re-
akg vers le couchant, ny encore sa main a demi,
86 VEHI-CIOSANE

puis face a l’est, les mains de chaque cété de la bou-


che, en crescendo il fit monter son node.
A la seconde, tout se tut, l’appel s’élevait en spi-
rale.
Gnagna Guissé, depuis le décilement du jour,
messagére, hative, allait de concession en concession.
Dans chacune, les us de politesse débités, a l’écart ;
d’un ton consterné, de bouche 4 oreille, elle s’entretint
avec le maitre de céans ; tous deux se dévisa-
-gérent, leurs physionomies couleur feuille de tabac
racornie, frippée, étaient stupéfaites. Et ajoutait-on sur
le dos de la griote :
— Enfin, elle a trouvé la paix de Il’esprit, Ce
monde n’était pas viable pour elle.
L’unanimité s’était faite sur deux phrases.
On empruntait les chemins conduisant 4 Ndio-
béne: les vieilles femmes, leur pagne de cérémonie
sur la téte, en file processionnaire entre les palissa-
des, chuchotaient:
— Avec ce poids dans le coeur, son sang s’est
tourné. Yallah, merci de l’appeler dans ton monde,
dit l’une d’elles avec picteé.
— Khar Madiagua Diob a mis bas comme un
animal cette nuit, révéla une autre avec promptitude
dans le propos, fiére d’avoir été la premiere a divul-
guer la nouvelle. ;
— Que dis-tu ? demanda une femme, abandonnant:
son interlocutrice,
— Comme le soleil nous surplombe, je te le dis.
sa meére. Elle aurait mieux fait e mourir en cou-
ches. pied
— Plutdét Guibril Guedj Diob devait mourir. ies
— Moi, je me demande comment un homme —
comme lui a pu se conduire de la sorte? =
— Ses ancétres doivent vouloir sortir de leur

; - — Ou va notre monde ? te
es femmes d’un cote s’alignaient dans Ndiobéne.

ee ‘Et Khar 2 ;
— Elle est chez Déthye Law. Et personne n’ira
a chercher la-bas. Tu sais, quand on franchit le

toi, opina Yaye Khurédia qui, en la circonstance,


s’était convenablement vétue. :
-— Et Guibril Guedj Diob ?
_ — Il est allé au cimetiére. :
_—— C'est la moindre des choses ! Moi, 4sa place, je
serais abstenu. Ou alors, je ne reviendrais pas du
imetiére. lated on est guélewar, on ne survit pas

— Quel déshonneur ! Je€ suis sire que N;ee War


Thiandum s’est donné la mort.
— Plutét mourir mille fois de mille maniéres plus”
affreuses lune que Vautre, que aenT un Jone
: VEHI-CIOSANE ene e 89

_vait pas surmonter cette honte. C’était vraiment une


_ Thiandum. La derniére de cette lignée. Son sang a
parle, dit encore Yaye Khurédia. A jamais, on n’ou-
_ bliera l’inconduite de Guibril Guedj Diob. Une honte!
_ — Honte ?... Une turpitude, oui.
~ >— Cest un homicide moral. Khar Madiagua Diob
‘a tué sa mere. Personne ici ne la prendra pour
femme. Méme s’il ne restait que de vieux hommes.
Tu vois ma fille sa co-épouse ? Jamais.
_— Cvest la faute de Guibril Guedj Diob. Khar
Madiagua Diob n’a rien fait.
— Comment, elle n’a rien fait ? interrogea Yaye
Khurédia redressant sa poitrine plate en se retournant
vers celle qui venait de parler. Comment, elle n’a
rien fait ? Combien de fois a-t-elle couché avec son
-pére ? C’était dans le niaye qu’ils faisaient leur chien-
nerie, sous le regard de Yallah et de ses malaika. -

objecta une femme.


' — Peut-étre que le pére Va obligée ?
— Obligée ! Tu radotes... Comment peut-on forcer
une jeune fille ? Elle pouvait crier: Moi, je maintiens
quelle était consentante. Comme une saytan€, elle a
tenté son pére.
— Jamais plus elle ne doit vivre ici. Nous devons
lui rendre la vie impossible.
Une vieille de la génération de Yaye Khurédia fit
son entrée. Elle se confondait en excuses. d’étre en |
retard. Yaye Khurédia l’invita 4 se joindre a leur
société ; vite, elle la mit au courant et poursuivit :
— Si Khar Madiagua Diob reste, elle risque de
donner un mauvais exemplea nos filles. Car. tous _
les jeunes gens sont en ville. Et les péres risquent
de se détourner de la voie de Yallah.
— Dans .ma prime jeunesse, j’avais entendu un

a G
oe oe
SOS I ae cel xs
haar : : ri
ee me), hae EO
i ay Ae VRE CGnee
cas d’inceste. L’homme avait été enterré vivant. J’avais
--entendu cela de ma grand-mére. Depuis, je n’ai ja-
mais pensé vivre encore ce fait. Au juste, a qui dois-
Je faire mes condoléances, finit par dire la derniére
atrivante, calée entre Yaye Khurédia et J’autre.
— A qui ? Guibril Guedj Diob ? Khar.Madiagua
Diob ? Peut-étre la deuxi¢me veudieu (co-épouse): Je
# l’apercois 1a-bas avec son air chichiteuse. Elle doit
jubiler maintenant.
— Et Tanor Ngoné Diob ?
— Le dingue!
- Yaye Khurédia fronga les sourcils et dirigea son re-
gard vers les hommes qui rentraient du cimetiére
Les hommes étaient revenus de |’enterrement
Gnagna Guissé, griote de la famille Thiandum, ‘les
-recevait. Les hommes formaient un monde 4 part,
silencieux, les yeux baissés. Ils se retenaient de toute.
conversation. I] planait dans cette lugubre atmosphere
une animosité retenue. Au bout d’un temps, il se
-retirérent, laissant un vide dans Ndiobéne.
Puis ce fut le tour des femmes. Ndiobéne n’eut
_ pas, comme c’était la coutume chez nous en pareille
-. saison, de veillée funéraire. animée.
Au milieu4du jour, par-dessus {es palissades, on
voyait, seul, le déme scintillant de !’ombrelle de
Guibril Guedj Diob, revenant du cimetiére. ©
‘Ni dans la matinée, ni aprés la priére de tisbar,
il n’y eut causerie, ni- partie de yothé.
_ Guibril Guedj Diob, dans sa case, assis sur sa
_peau de mouton, relisait le Coran. Depuis que |’ana-
~~

‘théme l’avait frappé, il vivait aussi seul. Méme ce |


matin, avec ses pairs, il n’eut pas PASE de for-
_mules de politesse.
Sous le beintainier, Déthye Law apercevait Me-
_ doune Diob accompagné de son neveu Tanor Ngoné
_: Diob. Puis, seul, l’ancien militaire entra dans Ndio-
VEHI-CIOSANE ed

béne; l’oncle, quelque temps aprés, pris la direc-


cion du niaye, prenant soin de regarder de chaque
coté. Il sentait sur son dos les yeux du cordonnier ;
il se retourna vers lui avant de poursuivre son che-
min.
Tanor Ngoné Diob s’était glissé dans la case,
observant son pére. Dans son regard luisait le mince
reflet de la démence. Ses bras tombaient le long de
son corps ;le pouce, agité par on ne sait quel instinct,
machinalement frélait le manche de son couteau.
— Comment te porte-tu, fils, débuta Guibril
Guedj Diob, en guise de salutation.
Une raie de lumiére tombait de la toiture sur le
dos de la main, l’index effilé retenait la page ; les
perles de son chapelet en pierre d’améthyste lan-
¢aient par endroits des points brillants.
Tanor ne répondit pas.
Guibril Guedj Diob referma le Livre, d’un ae
de tour pivota sur ses reins. La lumiére découpait
sur sa nuque une barette blanchatre.
— Mére est morte, dit Tanor d’un ton qui n était
ni interrogatif ni affirmatif.
— Oui, fils. Yallah l’a Spr a coté de lui.
— De quoi est-elle morte? aay
Guibril Guedj Diob fléchit méditativement sa nu- —
que, levant son front.,Son visage se noyait dans l’om-
bre.
— Yallah seul le sait, fils.
— Peut-étre était-elle malade -?
— Cela se peut, fils. Tu as peut-étre raison, dit le
pére.
La voix tremblotait. Le jet. de lumiére était venu
mordre le sommet de son crane : les cheveux cré-
pus, blancs, miroitaient par touches. Ilpours le
ton gras. d’humilité. : a 2 ake Pte
coe aay asest ¢a, filsCe est ca! Tu as peuene raison. is
2Assieds-toi. :
De la main, il désigna l’endroit : prés de lui.
— Non, tonna Tanor.
Ils se turent : le temps s’alourdissait.
— Mére est morte, répéta. Tanor. |
— Oui, fils. Yallah l’a appolee a coté de Tui.
-— De quoi est-elle morte?
— Yallah seul le sait, fils.
— Jai cherché Khar et ne I’ai pas trouvée.
— Elle doit étre dans la maison, fils.
__— Non, elle n’est pas dans la maison.
_ — Tu as peut-étre mal cherché.
__ De nouveau, le silence. Guibril Guedj Diob, cette
fois d’un ton de supplication, le brisa :
___— Reste a la maison. Tu sais que le toubab-com-
_ mandant doit arriver et je dois le recevoir. Personne
_ d’autre que moi ne doit et ne peut le recevoir. He
jour, tu dois prendre ma place de chef. Tu as été’
_la guerre. Et depuis ton retour, nous n’avons pas parlé
_ comme pere et fils. Assieds-toi, jai des choses a te
-confier.
_ En vain, il attendait une réponse. Par contre,
comme les premiéres gouttes de pluie sur un toit de
zinc précedant un orage fiévreux, monta un rire
_ démentiel qui emplit la case. Effrayé, Guibril Gued)
_ Diob en lui-méme invoquait Yallah.
_ — Khar se trouve ot ? demanda-t-il aprés, leclat
co dercrire,
— Je te le répete, dans la maison, fils. Cherche
bien! Justement, j’ai besoin d’elle. Va me la cher-
ct cher.
_ — Non. Elle n’est pas dans la maison. Tu mens.
— Guibril Guedj Diob eut un tic du bras. La téte
a bougea, le faisceau argenté s’accrocha sur sesies
. _Tanor Ngoné Diob glapit de nouveau: * |
_VEHI-CIOSANE - ———s«O93.
— » — Léve-toi.
— Pour quoi faire, fils ?
Tanor Ngoné Diob se gratta la tignasse. Son calot
tomba. Il demanda de nouveau :
— Ou est Khar ?
— Dans la maison, fils.
— Khar a un enfant ?
— Oui.
— Un gargon ou une fille ?
— Fils, je ne sais pas. J’ai entendu des vagisse-
ments d’un bébé dans la nuit.
— C est pas vrai, s’écria Tanor sortant son couteau.
— Qu’est-ce qui n’est pas vrai, fils ?
— Khar, elle n’a pas d’enfant. Elle n’est pas ma-
riée. Je veux savoir ou est ma mére.
La certitude que son fils était fou n’avait jamais
été un doute pour le pére. Mais il gardait son calme.
— Je veux voir ma mére.
— Elle est dans la maison, fils.
— C'est vrai ?
— Oui. C’est vrai, fils.
— Elle n’est pas dans sa case.
— Elle ne doit pas étre loin. Peut-étre qu’elle est
avec Khar, fils.
— Ne m/appelle plus fils. Je ne suis pas ton fils.
Disant cela, Tanor fit deux pas vers lui et reprit:
— Elle ne m/’aime pas.
— Si, elle t’aime. Khar aussi t’aime. Je crois avoir
entendu leur voix.
_ Tanor tendit l’oreille. Un sourire innocent effleure
sa figure.
— Jai rien entendu, dit-il encore.
— Moi, si.
— Tu veux me chasser ?
— Non, fils.

fee

el aeA! — =
94 8 VERECIOSANE!
— Jene suis pas ton fils, gronda Tanor. Mére est
morte. Elle ne m’a rien dit. Tu mens.
Cette derniére. réplique blessa l’orgueil paternel.
— Jentends sa voix, redit- Tanor.
__— Tu entends sa voix ?... Qu’est-ce que j’avais
dit ?
— Tu me chasses ?.
Et, subitement, Tanor Ngoné Diob se mit 4 soli-
loquer. Il y était question de : « Vui, mon cap’taine.
‘Non, mon cap’taine. Lis Viets z’ont pres di li ziziére.
Vos z’o’des, mon cap’taine », puis en volof : « Pour-
quoi veux-tu aller dedans ? Laissez-les crever. Si tu
es tué, tintin. Tu ne toucheras rien. Ta famille non
plus. Planque-toi. Rien vu! Compris, han. »
Guibril Guedj Diob écoutait son fils. Ce fils dont
il avait été fier. Lui-méme |’avait inscrit pour le ser-
vice militaire quand les agents du service de recrute-
ment étaient venus. Apres huit années de service, ce
‘fils lui revenait des riziéres d’Indochine et des djebels
_ du Maghreb aprés des séjours dans toutes les mai-
sons d’aliénés pour militaires.
_ Le node de tacousane retentit.
— Ta mére t’appelle, fils.
— Tu me renvoies,
— Non. Je dis vrai. Voila, c’est le moment de la
priére. Nous allons la. faire ensemble comme avant.
— Non... Je ne prie pas.
La pointe du couteau avangait ; Guibril Guedj
-Diob leva son bras. Tanor, rompu au corps a corps,
le projeta par terre et plusieurs fois, la lame monta et
_ descendit.
On dit que ce vent qui, par intermittence de sor.
haleine fraiche, caresse le visage des gens, est 1’ceu-
vre des femmes de OQurouldini', demeurant au para-
dis de Yallah et y attendant les futurs élus. Soit !...
Les femmes de ouroulaini s’agitaient et en quantité.
Au centre du peinthieu, Tanor Ngoné Diob exé-
cutait sa manceuvré militaire, allant, venant, s’arré-
tant avec force grimaces. I] se mit au garde-a-vous,
la main 4a la hauteur de la tempe et sifflotant : Aux
morts.
— Ta 4 4 tati tata a tati.
Les bambins |’entouraient, l’imitant ; le chien les —
regardait, couché sur un flanc, ‘assailli par les mou-
ches.

De Ndiobéne, un homme sortit et presque en cou-


rant se dirigea vers la mosquée. Aprés s’étre déchaus-
sé devant le seuil, il franchit les rangées des fidéles et
parla a l’oreille de l’iman . celui-ci, immobile, jes—
lévres écartées, papillona des cils d’un air sidéré.
s’étant d’un tiers retourné,il s’adressa aux autres :
— On nous fait part du décés de Guibril Guedj
Diob. Il a été tué par son fils, Tanor Ngoné Diob.

(1) Ouroulaint : les femmes du paradis qui dit-on n’ont


rien a voir avec celles-ci. Elles sont destinées en récompense
aux élus,
Des faisceaux @ yeux se brane sur axe a
ofpeinthieu. En hate, ils sortirent de la mosquée pour —
se retrouver de nouveau a Ndiobéne, au milieu des
pleurs des veudieu (co-épouses).
~Chacun commentait.
— J’ai toujours dit, méme prédit, que Tanor Ngoné ~
Diob tuerait un jour.
— C'est ¢a qu'il nous a rapporté de ses guerres.
-— Il n’y a appris qu’a tuer. ©
— Cest pas inquiétant, ca ? demanda Sému.
— Quoi? fit Palla.
— La mére qui se suicide, un fils parricide, un
enfant incestueux. Maintenant, il ne reste plus de |
doute sur |’état de Tanor Ngoné Diob.
- — C’est la fin de notre village. Yallah, merci que
_je parte vite, opina Amath.
- — Je pense réellement quitter Santhiu-Niaye, dit
_ Badiéye.
_ — Toi aussi ? interrogea Sému, baissant le ton. Il
n’y a plus rien a faire 4 Santhiu-Niaye. Voila les
- femmes de ouroulaini. Que Yallah nous fasse bénéfi-. .
_ cier de leur fraicheur.
— Amine!... Amine! dirent les autres.
- L’ombre de Il’arbre s’allongeait du cété de l’est ;
_ trois hommes, venus encore de Ndiobéne, se saisirent
de Tanor Ngoné Diob. Ils le ligotérent a une grosse
branche morte au milieu de la maison, devant tous.
- Tanor Ngoné Diob immobilisé continuait 4 soliloquer —
ses souvenirs de guerrier.
Déthyé Law aidé de Baye Yamar firent la toilette
mortuaire : le corps de Guibril Guedj Diob enve-
loppé dans un linceul blanc comme un objet inerte,
_aprés la priére des morts porté par quatre de‘ses
ee_ pairs, dépassait les crétes des palissades.
_Medoune Diob, l’ombrelle de son’ ainé., fermee
© VEHI-CIOSANE ~ 97
la main ; l’iman, Baye Yamar suivaient ; derriére, le —
cortége psalmodiant le chant des morts.
— Allah !... Allah !
— C’est la premiére fois depuis huit ans que je
_ vois Guibril Guedj Diob sans son ombrelle, dit Palla
a Badiéye.
— Moi aussi. C’était un cadeau de Tanor Ngoné
Diob. :
— Medoune Diob en a hérité.
— Il prendra le tout. Et il est chef du village main-
tenant. Demain, c’est lui qui recevra le toubab-com-
mandant, et les dix pour cent de |’impét.
_ — Tu as compris, han! II ne faut rien dire au
toubab-commandant, quand il sera 1a, de cette his-
‘oire. Voila pourquoi on l’enterre vite, dit Palla.
Et il entonna :
— Allah !... Allah!

Le lendemain arriva le toubab-commandant accom- —


-oagné de son interpréte et de deux gardes-cercle.
{ls furent recus sous l’arc de triomphe en feuilles
de palmier par Medoune Diob, |’iman, Baye Yamar
— Déthyé Law s’était déclaré souffrant. Medoune
Diob, richement vétu, arborait |’ombrelle.
Le toubab-commandant, l’interpréte et la notabi-
lité s’isolérent a Ndiobéne, pour s’entretenir.
Medoune Diob, a la question du toubab-comman- —
- dant, répondit:
— Guibril Guedj Diob est mort.
Le toubab-commandant répliqua :
— C’était un bon chef. Et son fils, Tanor ?

L’ombre du regret étala son empire sur le visage


~ du toubab-commandant. Et, en repartant, devant tous,’
- jl remercia les anciens et leur dit du bien du nouveau

‘ as

, 3
98 VEHI-CIOSANE
chef qu’ils avaient choisi. Puis, le toubab-comman-
dant repartit satisfait, l’imp6t serait payé dans un delai
de trois mois.
Medoune Diob, en tant que chef, était engagé.
Deux jours avaient passé; sous l’arbre, étaient réu-
nis l’iman, doctement installé en tailleur, le -chapelet
en main; Baye Yamar, portant plus haut sa chéchia
de tirailleur; Biram, la figure désossée; sur la chaise”
longue, les bras croisés sur la traverse de téte, Me-
doune Diob: ce dernier, d’un ton de circonstance,
affable et paternel, de temps en temps, se mélait a 2
la conversation.
Un peu 4 l’écart, les éternels yothekat : Badiéye
et Gornaru, taciturnes, se livraient a leur sport favori.
— Déthyé Law, on dit gue tu nous quittes ce
jour d’aujourd’hui ? demanda Palla qui regardait le
yothe.
— Inchallah, Palla, je pars, lui répondit le griot-
cordonnier en emballant ses affaires.
— Peut-on savoir ou ? ,
Déthyé Law se redressa. Il regarda fixement
liman. L’iman soutenait le regard méprisant de
Vartisan. Ayant jugé peut-étre que le guide spirituel
n’en méritait pas plus, souplement, Déthyé se pencha
en s’affairant.
Medoune Diob reposa la question A ee
— Tu ne nous dis pas ou tu pars?
Une partie de la figure de Medoune Diob débor-
dait de la traverse.
/VEHI-CIOSANE

2 Pacou; je Veged la vérité sera ceuvre dies. eae


is ie honnéte et non prayers de naissance, répliqua age
2 Dethyé Law.
— Vrai, il faut étre griot Poe avoir cette liberté
de pensée.
- — La liberté de pensée n’a jamais été un don, ni
legs. Elle a toujours été le prix de fortes sommes
de sang. Qui s’y oppose en tant que potentat se fera
_ débouter tot ou tard.
- — Et ici, empéchait-on cette liberté ?
— Non... Vrai, non!... C’est trés tot. Mais la base
% -méme de notre communauté est fauss€ée. Si on ne le

ei heh Tu es |’caer de ton frére, et ne commu-


-nauté n’a plus son poids.
; — Mesure tes paroles, Déthyé Law, Uinterea
Medoune Diob en se redressant vivement.
- Son ceil alla de l’un a l’autre des notables.
Déthyé Law reprit :
- — Qu’avais-je dit ? Personne ne pourra plus dire
es ke la vérité est le faible de Santhiu-Niaye.
_.'—— Mes ancétres ont toujours régné a Santhiu-
a Nee Et les tiens les ont toujours servis.
- — Certes, vrai! C’était le temps passé. J’ai hérité
de mes ascendants le souci de la vérité et le conser-
__-verai jusqu’a la fin.
- — Veux-tu dire que tu’ es de sang noble ?
— Qui. Le sang de la vérité est toujours noble,
“peu importe sa source.
-— Yallah soit loué, il s’en va. C’est le saytané qui
_ parle en sa bouche. Notre village ne se portera
_ que mieux de son absence, opina |’iman.
— — Si Phomme perd le courage de dire la vérité,
- autant mourir. De grace, qu’il cesse de parler en as-
semblee. Il n’est pas digne de ce rdle. I sait que Me-
VidI-CIOSANE 101
doune Diob est l’instigateur de Vassassinat de son
frére ainé.
L’iman, nerveusement, serra la perle.
Medoune Diob s’était assis 4 nouveau.
Déthye Law, les affaires emballées, les porta sur
la téte, et prit la direction de sa maison.
Il fut rejoint par Palla, Badiéye, Gornaru. Quel-
- ques pas plus loin, ils s’arrétérent et gardérent le
silence.
— Sans toi, ce sera le vide, débuta Gornaru. Tu
n’as jamais donné ton coeur pour les départs indivi-
duels. Pourquoi partir ? Crois-tu étre plus blessé que
nous ? Ton node fait partie de Santhiu-Niaye.
_— Moi aussi, Gornaru, je pars a contrecceur. Je
suis comme tout un chacun, j’ai peur de |’inconnu.
Mais j’attache beaucoup de respect 4 ma personne.
Griot n’est pas synonyme de servitude. Vous étes de
sang plus élevé, mais il y a des faits qu’on ne doit
pas accepter, méme si on est de condition inférieure.
On ne doit pas accepter certaines choses, méme si
cela doit mettre en péril, sa vie et celle de sa
famille.
— Merci du conseil, renchérit Badiéye. J’ai saisi
personnellement ce que tu insinues. Tu as toujours
dit tout haut ce qu’on pensait tout bas, ou murmu-
rait. Mais tu fuis. Si tu ne peux pas dire la vérité ©
la ou tu es né, 1a ot sont tes amis, des parents,
la ot tu fais un avec tout l’entourage, ou la diras-tu
cette vérité ?... Ailleurs ? Ailleurs, tu seras un étran-
ger. Qui laisse passer sans la dénoncer une petite
_vérité, ne se dressera pas pour la vérité qui met en
- péril sa vie. =
—— Jl n’est pas nécessaire d’étre griot pour véhi-
culer la vérité. Il se trouvera toujours quelqu’un qui
s’offrira pour. Moi... moi, j’ai peur.
102 =~=—Ss«VEHI-CIOSANE Pi
-— Ce courage moral de dire la vérité, hier, était”
l’apanage des griots.
_ — Tu dis avant...
— Que Yallah te garde, Déthyé Law! dit Badiéye -
en s’éloignant.
_ — Amine! Vous aussi, que Yallah vous assiste!
— Nous feras-tu ce node de tisbar ? demanda
Palla. :
— Jamais plus, celui-la la-bas ne sera plus mon
iman. Je préfére prier hors du village.
Ceci dit, Déthyé Law poursuivant son chemin entra
chez lui.

- Quand Déthyé Law ressortit, précédé de sa femme,


Gnagna Guissé, et de ses enfants, c’était- le ndiolor
passé. Au peinthieu, seule restait la chaise longue;
le chien chassait les mouches. Ils traversérent l’aire
en file indienne, gagnérent la sortie en direction du
couchant sous cette averse de mercure.
Lorsqu ils furent hors du village, Déthyé Law or-
donna a sa femme de l’attendre sous les palmiers.
Lui, il monta sur la dune. La, il apercevait les som-
-. mets des toitures. I] mesura le temps: c’était l’*heure
de l’appel a la priére; la main en entonnoir, il poussa
son node.
Le vent s’abattant vers Santhiu-Niaye fit entendre
a tous le node. Un par un, par deux, ils convergeé-
rent vers le peinthieu. Badiéye, Palla, Gornaru, Sému
en grand palabre arrivérent devant la mosquée.
_ L’iman, assis, le buste penché en avant, occupait sa
Ais chaire. Medoune Diob déposa l’ombrelle 4 l’entrée
avec ses babouches.
Des yeux, Gornaru interrogeait, indécis. Quand,
d’un coup, Palla, seul, d’un cété, la main 4 la hau-
_teur des tempes, dit pour commencer la priére :
— Allahou ackbar!
VEHI-CIOSANE 103
Les autres, silencieux, vinrent s’aligner derriére
lui. Stupéfait, l’iman redressa son buste, les regarda,
puis regarda derriére lui oti ne se trouvaient que Me-
doune Diob et Baye Yamar. Voyant Massar se joindre
aux autres, l’iman baissa davantage sa nuque. ;
Medoune Diob aussi avait vu. Sez yeux allaient
de l’iman aux autres. II ne savait quel parti prendre. ©
Quand les autres eurent achevé, aprés les chapelets,
ils se serrérent les mains plus fortement que ne |"exi-
geait leur croyance. A son tour, sans prier, l’iman
partit, laissant Medoune Diob.
C’est a ce moment qu’ils virent Déthyé Law avec
sa famille. Et ce soir-la, au palabre, disant que le
griot avait fui, celui-ci répondit:
— Non!... Non! Je voulais savoir si le Sénégal a
encore en son sein des hommes de valeur. Car, je
sais que quiconque, pour une fois, une seule fois, —
refuse de témoigner pour la vérité, dans son propre
pays, ne doit pas voyager. Car, de l’étranger, on n’a
que son pays comme habit moral.
Aussi, a ce palabre, aprés l’exclusion de Medoune
Diob, il fut décidé de chasser du village Khar Madia-
gua Diob — la fille mére.
~ Tot, le matin, étaient sorties de Santhiu-Niaye,
Gnagna Guissé et Khar Madiagua Diob. Sur le sol
recouvert de la rosée nocturne, s’imprimaient leurs
pas en un long tracé, ondoyant, montant, descendant
les dunes. Elles ne disaient rien. Gnagna Guissé ou-
vrait la marche. Khar Madiagua Diob, un ballot sur
la téte, et le bébé sur les bras, suivait.
Le soleil levant mordait a ras V’horizon. Le nid —
de palmiers projetait la touffe de son feuillage em- -
mélé sur la surface du lac en verre dépolli.
— Nous sommes arrivées. C’est ici qu’on se sépare.
Tu continues sur ton front. Une fois au bord de la
ie _VEHI-CIOSANE
mer, prends sur ta gauche. Pas de dente:tune ren- Sig
contreras personne de Santhiu-Niaye. i
_. Khar Madiagua Diob acquiesga d’un hochement de ce
aitete =
- — Comment sera ta vie, maintenant ? Yallah seul
le sait. La ot tu iras, personne ne saura, et per-
--sonne ne doit savoir. Evite de parler de certaines
choses. Ce que tu laisses derriére toi, tu le sais. De-
_ vant, ce qui va venir et doit venir, on ne le sait
pas clairement. Yallah seul le sait. Mais ta vie sera
ce que tu en feras. Souviens-toi que, partout, tu seras
avec tes seimblables, des: étres humains. Si tu des-
__cends des Thiandum-Thiandum, tu ne peux pas vivre
tout le temps ruminant ta rancune. Tu empoisonne-
_rais ta vie et celle de tes voisins. Non plus n’oublie
pas : l’étre a pour reméde J’étre.
_ Aprés une pause, Gnagna Guissé reprit :
_— Tu es orpheline, maintenant. Donc majeure, et
mére. Si, comme tu me l’as dit, tu es victime de ton
- pére, il n’en restera pas moins que tu es mére. Cette.
- boite que je te remets contient tout l’or des Thian-
_ dum. Ta mére en avait hérité de la sienne le jour
- de son mariage. Elle avait bati son espoir dessus.
Elle pensait pouvoir te les remettre comme elle les a
regus le jour de son mariage. Yallah ne l’a pas voulu
ainsi. Tu n’hérites pas de cet or. C’est pour ta fille :
_ Véhi-Ciosane Ngoné Thiandum. Je te confie a la
_ garde de Yallah.
_.— Jaccepte sa protection.
-— Va! Que Yallah veille sur vous deux!
Gnagna Guissé resta 1a jusqu’a ce qu’elle ait dis-
paru de sa vue, murmurant :
« Yallah fasse que, si cet enfant n’est pas de
_ naissance noble, qu’il le devienne et le soit de con-
_ duite. D’eux naitra le nouveau. ». -
La griote ressassait. Elle n’aurait pas «
cru,a1 cette
VEHI-CIOSANE —=«‘105
histoire, ni a la rapidité des événements, si elle |’avait
tenue d’une autre. Au milieu de la nuit, quand la
fille s’était delivrée, elle s’était rendue dans la case
de son guélewar. Ngoné War Thiandum gisait, inerte,
a la main l’araignée du niaye et une touffe de racine
venimeuse. Elle approcha la lampea pétrole qui était
restée allumée. La bouche de son guélewar était ou-
verte, recouverte d’une mousse verdatre. Elle essuya
les lévres, fit disparaitre araignée et racines avant de
faire part de sa découverte a la famille Ndiobéne,
puis aux grandes personnes de Santhiu-Niaye.
-Khar Madiagua Diob, avec son bébé, s’acheminait.
Les dunes, inégales, se succédaient. Le soleil était
sorti depuis longtemps des lymphes de l’aurore, et
avait arraché aux derniers creux les restes de l’om-
bre. Haut, il plafonnait. Toute la matinée, en proie a
un sentiment morbide contre lequel elle luttait,
Khar Madiagua Diob s’était convaincue de |’immora-
lité de son acte en gestation. ;
Enfin, elle finit par choir sous un sump, aprés —
avoir éloigné les épines qui jonchaient le dessous;
Vidée d’abandonner Véhi-Ciosane Ngoné Thiandum —
envahissait son esprit. Assise, les jambes repliées
comme autour du plat commun, elle haletait. Une
froide coulée de sang pénétrait son corps. Les larmes —
débordérent de ses paupiéres : a travers les
voiles de larmes, le niaye, immense, s’ouvrait. Crain-
te ? Hystérie ? Colére ? Nerveusement, tout en elle
tremblotait. Elle leva son front étroit — obstiné vers
les interstices des minces feuilles, en mordillant sa
-lévre inférieure. D’un geste qu’elle s’imposait — mais
maternel! elle amena |’enfant sur ses genoux, chan-
_ gea les langes.
Sous le sump, elle attendit que le soleil ait perdu
son mordant. Aprés s’étre restaurée, elle reprenait
son chemin, ruminant tout le temps sa colére.
teed

Pie 6 VEHI-CIOSANE
Elle passa la nuit dans un bois, tantét dormant,
_tantdt éveillée. Les étoiles par milliers scintillaient.
Le lendemain, aprés tous les préparatifs, le bébé —
sur les bras, elle reprit sa route. L’idée d’abandonner —
Véhi-Ciosane la gagnait. A mesure qu’elle avangait,
tenace, persistait la senteur iodée des algues ; l’em-
brun en voile s’étirait le long de horizon. Du sommet
de la quatriéme dune, elle vit la nappe d’un vert foncé
qui, au centre, telle une plaque de tdle argentée,
miroitait. Elle descendit le versant. Elle avancait sur
l’eau ; les pieds nus, marchant sur la plage, elle sen-
tait la tiédeur de l’eau qui lui procurait une douce
sensation ; les petites vagues, vallonnantes, riantes
avec leurs dentelures mousseuses se succédaient.
- L’eau lui couvrait maintenant les chevilles. Khar Ma-
diagua Diob regardait de tous les cétés; pas ame qui
vive alentour. Elle resta indécise. Crainte ? Remords?
Lacheté ? Amour de soi-méme ? Elle se mordillait la
lévre, hésitante. Le bébé sur ses bras vagissait. Elle
le laissa pleurer. Les pleurs s’entendaient, couvraient
l’étendue de la mer. Dans sa téte, tels des grelots a
Vaube, se répercutaient les cris du nourrisson.
Elle revint a la rive, l’allaita et se dirigea vers la
gauche. Le soleil les frappait tous les deux par-der-
riére. Il était plus facile de marcher sur le sable de
la plage. Elle forga un peu son allure. Les tremble-
‘ments de son corps avaient repris. Au bout de quatre
heures de marche, la fatigue lui liait les genoux.
Avec ténacité, elle continuait. Loin aprés le tournant,
elle apergut un point noir. Alerte — forgant son al- —
lure —, elle se dirigea vers le point, souhaitant que
cela soit des étres. A deux cents métres, elle distingua
les hommes — deux — qui chargeaient un camion
de sable. Arrivée a leur hauteur, elle les salua. Ils lui
rendirent son salut.
— He! femme, dow vieus-tu ? Sentend-elle de-

oe

VEHI-CIOSANE 107
_mander par un troisiéme, tenant — elle ne savait
quoi ? dans la main.
— Qui? Moi?
— Ahan! toi, femme, dit ’homme, un peu plus
jeune que les deux autres, sa chemise en toile tom-
_ bait sur son pantalon européen.
— D’ici, répondit-elle en désignant le niaye.
Les deux manoeuvres qui avaient arrété leur tra-
- vail se regardérent d’un air surpris. N
— Et ou vas-tu ? demanda de nouveau I’autre. |
— Je veux aller 4 Ndakaru (Dakar).
— Ndakaru ? répéta l’autre étonné.
Elle ne répondit pas. Elle tenait librement son bal-
lot sur la téte. La curiosité de cet homme la rendait
méfiante.
— Nous nallons pas a Ndakaru, redit ’homme en
se hissant sur le garde-fou et s’affairant dans le~
moteur. [I] poursuivit : C’est loin, Ndakaru. Je peux
te déposer au croisement des routes. La, tu trouveras
un autre camion qui te conduira 4 Ndakaru. Combien
as-tu ?
— Rien.
— Rien ?... Avec rien, on ne va pas a Ndakaru.
Ceci dit, le chauffeur se désintéressa d’elle.
Elle resta debout, jetant de biais des regards dans
sa direction. ;
En cadence réguliére, les pelletées de sable tom-
baient dans le camion. Bientdt, la voix fortement
male de l’un des deux hommes poussa un : Dji-
nah o.
— Mets-toi de ce cdté-ci. Il va faire chaud, lui|
dit le chauffeur.
_ Elle obéit, s’installa a l’ombre du camion. La chute
du sable éveilla le nourrisson qui se mit a pousser
des vagissements. Elle le plaga sur son giron et de

1 ‘
Be
Sie
’encolure de sa camisole, elle sortit un sein ae oS
leurs cessérent.
— Cest un bébé tout frais, dit le chauffeur sur
in ton affirmatif.
- — Oui.
- — Ju vas a Ndakaru chercher du travail ?
— Oui.
— Crest un peu tard sur la saison. J’ai entendu
- dire que les méres ont plus de difficultés a trouver
une place de bonne.
_ — J’ai des parents la-bas.
_ Sans s’en rendre compte, son genou rythmait le
chant bergant Véhi-Ciosane. Comme des ondes de
_ plaisir qui jaillissaient sur son visage marqué par
-Vaccouchement et la fatigue de la marche, .de fins
-ruisselets. de lumiére traversaient ses yeux.
- —— Patron, c’est fini, vint annoncer un des hom-
mes.
os oh route, alors. Abdu, va derriére. Toi, monte
ici avec moi.
- — Bien, Patron, dit Abdu.
‘ Dans la cabine, le chauffeur lui demanda- :
- — Une fille ou un garcon ?
- — Une fille. .
_— C’est dommage! Son nom ?
— Véhi-Ciosane Ngoné Thiandum.
_ — Jai jamais entendu un nom pareil : Véhi-Cio-
sane... De quel Thiandum est son pére ?
Khar Madiagua Diob serra doucement le bébé, tira
son ballot sous ses pieds et son regard devant.
L’homme, de coté, l’observait. Puis démarra sans
_ avoir de réponse.
-L’immensité du niaye d’un cété, de autre Vim-
_ mensité de la mer, au milieu le véhicule avangait,
laissant deux traces de roues que la mer léchait.
Cette histoire n’eut pas d’autre fin : c’était une
page dans leur vie. Une nouvelle commence, qui
dépend d’eux.
Et, si un jour, il vous arrivait d’aller dans le niaye
et dans ce village de Santhiu-Niaye, ne leur posez
pas de questions. De moi, il vous diront peut-étre :
Il est venu une fois.
Cette unique fois me suffit.

Ndakaru — Gamu 1965.


eres
a ae
este

4 A ars
poe
Vile alga
se if
: a
LE MANDAT
La sueur collait sa chemise a la peau ; avec peine
le facteur poussait son Solex dans le sable ; il trans-
pirait, sa figure brillait, le buste en avant, les mains
solidement posées sur le guidon, ahanant légérement
la bouche ouverte, il gravissait le mamelon de sable
tout en maudissant les habitants et les autorités :
« Qu’est-ce qu’on attend pour asphalter cette rue ? »
pensait-il.
Des ménagéres de retour du marché l’apostro-
phérent pour le taquiner :
— Eye ! homme, tu mouilles.
- Elles le dépassérent. I] s’arréta ; appuya l’engin
sur son ventre qui pointait outrageusement; s’essuya
la face avec son mouchoir de cotonnade. Ses yeux
t

ne quittaient pas le dos des femmes ; prestes, légéres,


les calebasses en équilibre sur la téte, elles semblaient —
a peine toucher le sol.
Il reprit sa marche d’une allure ralentie.
Presque toutes les maisons étaient identiques: ba-
ties de vieux bois pourri, coiffées de tdles souvent
rouillées ou de vieilles pailles jamais renouvelées, ou
encore de toile cirée noire.
Le facteur gara son Solex sur le pieu tordu de la
porte d’entrée. A son assalamalec, deux femmes assi-
ses 4 méme la terre, d’un ton méfiant, répondirent,
ft? Pp > ee i

Hae Le MANDAT pee


_Elles le connaissaient, mais par son emploi, homme
__trainait derriére lui un préjugé défavorable.
_ -— Femmes, votre époux, Ibrahima Dieng est-il
_ résent a
-L’une des deux, Mety, qui était l’ainée et premiere
Spouse, décocha un regard apne sur le ESS
_de Phomme puis sur ses mains :
_— Qui, dis-tu ?
—— Mety, interpella le facteur, Mety, j’habite le
_ quartier et je sais que Ibrahima Dieng est le maitre
de céans. Je ne suis pas un toubaba (Européen ou
_ Blanc).
(oe Bah (nom du facteur), qu ’est-ce que j’ai dit ?
_ — Rien en effet... rien qui puisse te conduire en
- enfer.
— Tu sais toi aussi, que notre homme n’est ja-
Mais a la maison 4 cette heure-ci. Chémer d’accord !
Mais se vautrer toute la jjournée dans nos pagnes, cela
non. Tu demandes comme si tu étais un étranger.
_ — Je dois faire mon travail. Toutes, lorsque vous
_ me voyez, c’est comme si vous voyiez un go (agent
de police).
_ — Tu es pire qu’un alcati. II suffit quetu laisses
oun papier une ou deux semaines pour qu’arrivent les
«gens d’ imp6t » : saisie. Et ici, dans cette maison,
tu n’as jamais apporté de bonnes nouvelles.
ve — Justement, c’est le contraire ce matin.
2
— Han ! fit Mety en se redressant vivement. Sa
Se,

camisole s’accrochait 4 sa trop grande saillie posté-


-_Tieure.
oa_ — Bougresse ! dés qu’on parle d’argent vous voila
; ‘frétillantes comme des vers. C’est de l’argent.
_.—II vient d’ot ?
r
_ — De Paris... Un mandat.
_ — Paris ? Qui Ibrahima connait-il 4 Paris ? Tu es
=e
LE MANDAT 115
sur que c’est pour lui ? Bah, ne nous tue pas avec
Vespoir.
— Il y a méme une lettre avec. Je connais mon
‘métier.
— Tu as entendu, Aram, langa Mety joyeuse a
Vadresse de la seconde €pouse qui s’était approchée.
Elle était plus jeune, maigre, les joues creuses, le
menton pointu.
— Un mandat de combien ? demanda encore
Aram.
— 25 000 francs (500 francs frangais).
Elles épiloguaient entre elles sur l’énormité de la
somme.
— Yallah est venu, Mety, toi qui te lamentais,
disait Aram.
Mety, l’avis et la lettre a la main, éprouvait
comme une douce sensation de puissance, la fortune:
— Une lettre et un mandat ! Qui peut les lui
envoyer ?
— Un toubab. A Paris, il n’y a que des toubabs !
Penses-tu, Mety, que notre homme nous dit tout ?
— Si on donnait la lettre 4 Bah ?
— Non, femmes, non. Mon métier n’est pas de
lire ou d’écrire les lettres ; disant cela, le facteur
s’éloigna.
Toute la nuit, une pensée commune, une idée fixe 3
les tirailla. En pensée, elles avaient fait le tour des
boutiquiers du secteur. Toutes étaient débitrices de
tous les commercgants.
‘— On ne peut pas attendre le retour de notre
homme pour savoir ce qu’on aura ce midi. Je crois,
avec cet avis et la lettre, que Mbarka nous avancera
bien un kilo de riz, un demi-litre d’huile. Il nous
reste un peu de poisson sec et du niébé d’hier.
“LE MA NDA 1
© est ce qu "il faut faire, consentit Aram aprés
_un court moment de réflexion.
_ Ensemble elles sortirent, chacune tenant par la
main un enfant.

_ Jl n’avait rien demandé : d’ou venait ce riz, bien


- assaisonné avec du Poisson sec et du niébé. Il
avait mangé a satiété, en se régalant. Magistrale-
“ment, il émit deux rots et dit Aljahou ackbar. II
était assis au pied. du lit sur sa peau de mouton.
= Quelqu’un a-t-il un restant de cola ? demanda-
t-il sans pourtant s’adresser a l’une ou a l’autre des
-femmes.
— Fouille dans le bocal prés du nda (canari con-
tenant de l’eau potable) dit ee dehors la seconde
a épouse.
Sous I’effet d’une lourde digestion, il se traina vers
: le nda. Le bocal contenait plusieurs noix :
_ — Aram, ce n’est pas du reste !Quatre noix de tou-
_ tes les nuances! Vous n’allez pas me dire que ce ma-
tin Yallah a fait pleuvoir des portefeuilles bien gar-
nie ou qu’une de vous a hérité du pére Lebu,
langa-t-il aux femmes tout en faisant son choix.
_ — Non, Dieng ! Non, Yallah, dans sa bonté infinie
if n’abandonne jamais ses fidéles.
— En effet, femmes ! En effet, allahou ackbar !
Dans son immensité sa bonté est incommensurable.
Il nous assiste jour et nuit.
_ — Attends... attends avant de partager la noix.
Mety entra, déposa devant lui sur la peau de mou-
ton, un petit bol contenant des tranches de papaye
dorées, juteuses, nageant dans un soupgon d’eau su-
cree.
_. —Mon fruit préféré ! Lave-moi la cola
Elle ressortit. o
SLE MANDAT —117
_ A belles dats il mordait dans la chair tendre qui
fondait dans sa bouche, d’ow le jus degoulinait.
— Apportez-moi quelque chose pour m ’essuyer.
— Tout de suite, Dieng.
Aram apporta un vieux chiffon et prit place a ses
cétés : Elle s’affairait aremettre tout en ordre. Dieng
se lava encore les mains, choisi un quartier de cola”
dans la paume de Mety revenue dans la piéce.
Avec peine, il se leva, s’allongea sur le lit en réci-
tant des versets :
— Je me demande si j’aurais la force de me ren-
dre a la mosquée, se dit-il.
— Il y a un vieux mendiant, dit Aram.
Avant de lui répondre, il chercha une position
confortable, étala ses jambes. Il défendait a ses
enfants et a ses épouses de faire l’aumdne aux hom-~
mes valides, aux jeunes gens : « Ces deux caté-
gories étaient des parasites, se contentant d’étre nour-
ris 4 lceil » disait-il. Quand, a la mosquée, ils en
discutaient (entre chefs de famille), il se révélait un
jouteur imbattable, traquait ses antagonistes ¢t récla-—
mait une preuve, un appui se trouvant dans les sou-
rates ou il serait écrit qu’il fallait donner a ces gens. _
— Cst vraiment un homme agé ? questionna-t-il.
— Oui.
— Alors donne-lui le reste. Et que Yallah fasse
que tous nos malheurs suivent ce reste. =
C’était sa phrase rituelle lorsqu’il faisait l’aumdne.
Un vent frais par a-coups soulevait le rideau de
la fenétre ; selon l’expression populaire, de bienheu- —
reuses épouses vivant au paradis, s’éventaient. Dieng,
couché de tout son long, aspira profondement et
bailla.
— Mety, pardonne-moi, masse mes jambes.
Qu’est-ce que j’ai marché aujourd’hui.
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2118 LB MANDAR ee
2 — Ne te lamente pas, Yallah est grand ! Il ne nous’
__abandonnera jamais.
ie

>> Yallah !... Yallah ! Ii faut cultiver son champ.


_ Mety, docilement, massait les membres I’un aprés
: autre jusqu’aux reins. Dieng ne tarda pas & s’as-
_ soupir. Elle se retira sur la pointe des pieds.
_ — Tu le lui a dit ? interroge Aram, quand Mety
_ fut revenue prendre place sur la natte.
_ — Pas encore. Laisse-le se reposer !Dés l’appel du
_ Muezzin je le réveille pour le lui dire, répondit Mety,
_ qui a son tour cherchait une couche pour dormir.
_ La chaleur, celle du milieu du jour, étouffante,
facilitait la sieste.
Il s’était réveillé — aprés la minute de priére.
Tl vida sa colére sur Aram et Mety, parlant seul tout
haut :
— C’est 4 croire que je vis dans une demeure
_d’incroyants, de mécréants. Je me demande si, en mon
absence,ilvous arrive de prier, vous deux. Et je m’in-
»SS
quiete
26) par avance de la foi de mes enfants.
_._ Aucune ne répondit. Aprés les ablutions, en bon
_ fidéle et maitre de ses épouses, il les guida sur la voie
de Yallah. Les deux femmes obéirent A toutes les
_ génuflexions, 4 quelques pas derriére lui.
_ La priére finie, il allait sortir, quand Mety, comme
une vieille chatte,; étirant ses pattes, parla :
— Nidiaye ', Bah, le facteur, est venu. Tu as une
~ lettre.
— Une lettre ? de qui ? de quelle couleur est le
_ papier ?
— Non, ce n’est pas un papier pour l’impét.
e-%
— Qu’en sais-tu ?
_ — Bah nous a dit qu’elle vient de Paris. Le man-
dat aussi.

i Nidiaye : oncle ;ici chéri.


LE MANDAT 119.
—— Un mandat ?
— Oui. :
— Qui m’envoie un mandat ?
— C’est ton neveu Abdou. Il est a Paris.
— Ecoute, rentrons dans la chambre. On ne ‘Peut,
pas parler. argent en pleine rue.
Dans la piéce, Mety poursuivit :
— Abdou t’envoie 25 000 francs. II y ena 2.000
pour toi. 3 000 pour sa mére. Les 20 000 qui res-
tent il veut que tu les lui gardes. II] te salue. Il a
dit de lui répondre dés réception de sa lettre et du
mandat.
— J’espére que tout le quartier n’est pas au cou-
rant du mandat.
— C’est-a-dire que... j’ai été avec Aram, dans la
boutique de Mbarka. C’est la-bas que j’ai trouvé
Mbaye qui m’a lu la lettre.
— Donc Mbarka est au courant...
Dieng leva son menton avec une expression colé- .
reuse :
..Tu n’avais pas a faire lire la lettre, pas plus
qu’a aller prendre crédit chez-ce rapace de Mbarka,
sans mon avis.
— On n/avait rien pour ce midi. .
— Hier non plus, ajouta Aram. On ne peut pas
faire vivre les enfants sans manger. Les enfants’ ne
vivent pas de la faim.
— Quand on est une bonne épouse, on attend —
l’ordre (ce dernier mot fut dit en francais). Mainte- |
nant tout le quartier va savoir que j’ai un mandat.
Muettes, elles subirent le feu de colére de leur
homme. I] les sermonna vertement. La lettre et
lavis en poche, le front haut, il partit, l’allure
seigneuriale.
Dieng avait un faible pour les vétements. L’orne-
mentation de l’encolure de son grand boubou était
_ exécutée a la main, une variété de motifs : mariage —
de fils de soie blancs, jaunes, violets. Ce désir d’en
_ imposer 4 son prochain, ce goiit vestimentaire, le
__ rehaussait toujours d’un degré sur son interlocuteur,
~ dont la seule valeur, pour lui, était basée sur sa
_ présentation, sa tenue. ;
A VPangle des deux rues, la boutique de Mbarka
penchait de cété, elle était minable de 1’extérieur, et —
_ Tintérieur ne valait guére mieux. Les marchandises -
- engorgeaient les étagéres branlantes, retenues seule-
ment par des fils de fer ou des laniéres de cuir.
_Le soir, les mouches y élisaient domicile, en grappes.
Le comptoir en bois poreux était couvert d’une cou-
‘che de poussiére.
_ Lorsque Dieng enjamba la traverse, d’un ton poli,
tous les deux déversérent leur flot de salamalecs.
_ — Mety est venu tantét reprendre des choses. Ai-
_ je bien fait de la satisfaire ? questionna le commer-
gant.
— Tu as bien fait. Justement je viens de recevoir
un petit mandat qui va me permettre de dégager mon
_ hom, dit Dieng, piqué. Peux-tu me dire combien je
te dois ?
-— Que Yallah me pardonne et pardonne tous
y
_ les croyants, de la pensée que tu sembles me préter.
__A moins que j’ai mal entendu... Entre voisins, j*es-
_ time qu’il est préférable de se consulter avant que
des oreilles étrangéres n’aient a savoir. Pourquoi me
_ demandes-tu la note ? Ce n’est pas pour ce mandat !
_ Si j'ai dit a Mety de te demander de passer, c’était
_ pour te dire que j’ai regu du riz. Du nouveau riz a
gros grain: :
____ Avec ses yeux globuleux, aux cils hérissés, il jeta
_ des regards a droite et 4 gauche; il se pencha vers
Dieng, déplia précautionneusement un carré de chif-
_ fon rouge ot étaient logés de beaux grains de yiz |
EE MANDAT 12.
épais. Le commergant se penchait, la voix basse —
_ Sans expression, il continuait :
—:C’est du riz d’Indochine ! Pas du riz américain,
ni frangais. Ce riz est plus économique que tous les
autres ! J’en ai juste pour mes clients attitrés comme
toi.
Le front de Mbarka se rida, son ceil de mouton,
humide, brillait. Dieng, mollement, tenant a conser-
ver son avantage, du bout des doigts toucha les
grains ; jusqu’aux extrémités de ses cheveux, un fris-
son intérieur, une impression électrique le traversa.
Mbarka examinait le visage de son client :
— Cest ce riz que tu as mangé a midi. Qu’en dis-
tu ? Sa digestion est rapide. A la préparation,
il ne colle pas comme le riz toubab. C’est pas ami-
donné ! Tu vois ces facettes, elles sont naturelles
Qu’en penses-tu ? Je te mets quinze kilos de cété,
je ne pourrais pas plus, finit-il de dire en repliant le
chiffon.
— C’est combien le kilo ?
— Méme prix ! Yallah est mon témain que j’ai
« graissé » des gens pour obtenir ce riz... Cette qua-
lité ! Et pour qui ? Pour vous, mes amis. Crois-tu que
.je vais profiter de toi ? Si seulement je te disais le
nombre de gens qui me doivent, tu comprendrais
que je n’ai pas de bénéfice avec vous. J’estime seule-
ment que je dois récupérer mon argent. Je préfére
perdre le bénéfice des quinze kilos que.de perdre
ton estime.
Mbarka avait convaincu Dieng. Pour son compte, - —
il n’avait qu’a repasser dés son retour de la poste.
Afin de lui prouver son amitié, Mbarka croqua
avec lui la cola et dit mi-plaisant, mi-sérieux :
— Dégage vite ton riz ou je le donne 4 un autre
qui paye comptant.
122 e, LE MANDA po
_Dieng ne se le fit pas répéter deux fois. A un gar- a
-gonnet qui passait il dit:
— Fais-moi venir ta mére Mety.
Sans perdre le dessus, il « tapa » Mbarka de
cinquante francs pour payer son transport.
A peine sorti et traversant la rue Dieng se fit
-arraisonner par ce flibustier de Gorgui Maissa. Un
_« franc tapeur » de voisin.
— Ibrahima... Dieng. ©
— Maissa... Fall ! Comment te Sone !
— Alhamdoulillah !... Et les tiengs !
— De méme, alhamdoulillah !
La téte de Gorgui Maissa était ronde malgré son
bonnet en cotonnade tissé 4 la main, son front sail-
lait ; son caftan flottait.
Quelques métres plus loin sur le talus Bah le
- facteur apparut, poussant son Solex, la chemise dé-
boutonnée, il n’avait rien dessous ; son ventre bal-
- lonnant autour de ses reins s’affaissait vers les genoux,
Apres les salutations d’usage, ils s’acheminérent cote
a cote.
— Tu as vu ta lettre et le...
' Le facteur n’acheva pas. Le coup d’ceil que lui
langa Dieng lui rappela « que dans la rue, on ne
parle pas de sous ». Quand méme Dieng acquiesga
dun:
— Ahan !
— Des nouvelles d’ou ?
— Dv’un neveu.
— C'est toujours agréable de savoir que de plus
jeunes pensent a nous. C’est & eux d’assister main-
tenant les plus agés ! Hélas, moi, mes neveux m’igno-
rent. Je ne regois rien de personne.
— Que veux-tu, moi on me donne et j’apporte.
Je suis commissionnaire de tout le pays, dit Bah qui
se sentit visé,
LEMANDAT ———‘'1123
-— Je ne parlais pas pour toi.
-— Je suis un peu en retard. A tantét a la mos-
quée, dit encore Bah en enfourchant son engin.
Dieng s’inquiétait de la présence de Gorgui
_ Maissa : « Sait-il que je vais 4 la poste ? Et com-
ment Vignorerait-il, chez Mbarka c’est la place pu-—
blique ! Rien n’est un secret. »
— Sais-tu que Mbarka a regu du trés bon riz ?
Du riz d’Indochine !
— Non, répondit Dieng.
— Comment ?... C’était pour cela que je ne suis
pas venu vous déranger. Mbarka aime les secrets
qui n’en sont pas.
— J’étais dans la boutique pour vérifier mon
compte, dit Dieng de son timbre le plus naturel. « II
va penser que j’ai de l’argent. Ou va-t-il d’ailleurs ? »
réfléchissait-il.
— Je te l’apprends alors, a moi il a refusé de
faire crédit. Mais toi, dés notre retour vas-y. Il
le vend sous le comptoir. C’est un filou, ce Mbarka.
Tu lui dois cent francs, tu n’as pas fait deux pas
que c’est le double. II te, sucerait les 0$ d’un cadavre
centenaire.
La conversation s’engagea. Tous deux reconnurent
qu’ils ne vivaient et ne faisaient vivre leur famille
que grace a ses crédits ; les prix étaient majores.
— Ce monde est amer pour nous, ponctua Gorgui
Maissa.
Arrivé a Jlarrét facultatif des rapides (autocar),
Dieng demanda :
— Ou vas-tu Maissa ?
— Je vais avec toi, répondit-il en se hissant le pre--
mier dans le véhicule.
L’air torride méléa l’odeur suffocante des tuyaux sg
d’échappement rendait l’atmosphére viciée, le car-
refour fourmillait de gens dépenaillés, loqueteux,
éclopés, lépreux, de gosses en haillons, perdus dans _
cet océan : une eau potable conténue cherchait. —
a se vider dans un autre bassin plus propre. Les
vehicules attelés a des essieux grincaient ; des autos,
des vélomoteurs faisaient un bruit assourdissant.
Un vieux mendiant, finaud, tendait son bras, et cinq
doigts rongés par la lépre aux occupants des voitu-
res immobilisées par le feu rouge ; 4 méme l’as- »

phalte, une aveugle, mere d’une fillette, S *epoumo-—


nait d’une voix de fausset, filtrant a peine.
Ensemble, Dieng et Gorgui Maissa entrérent dans
la poste ; devant chaque guichet des personnes atten-
daient. Gorgui Maissa se renseigna et mena Dieng
devant le guichet « MANDATS ». La _ aussi,
une queue se déployait, avec au bout, une grosse mé-
mére. Fatiguée sans doute et a bout de patience,
elle s’était assise a méme la dalle, indifférente. Elle
ressemblait a une souche de chair sans forme tant ses
traits étaient effacés. a
Appuyé contre le comptoir Gorgui Maissa, le
regard concupiscent, observait 1’employé aux mandats
gui comptait les billets.

ee ~f : “
. ~ "eer
Fe Se eee bts,
126 HS EE MANDAD 7
Le temps passait :
— Surveille ma place, je vais faire lire ma lettre.
Red}
Placé du cété des boités a lettres, le scribe le
of _ recut. Il allait refuser la lettre, mais Dieng lui
_ fit comprendre que c’était sa femme qui I’avait
ouverte, croyant qu’elle était sienne. Le plumitif, lee
i) onez en pied d’‘éléphant chaussé de lunettes 4 mon- ~
ture de fer qui glissaient, le regarda par-dessus ses
verres : il était agé.
_ — La lettre vient de Paris, de* ton neveu, Ab-
dou.
Tl lut :
| | “Paris, 19 juillet 196...
By Cher. oncle,
eon,
Je técris pour te demander de tes nouvelles et
état de santé de toute la famille. Quant a moi, Dieu
merci, tout va bien, je souhaite et prie Dieu qu’il en
soit de méme pour vous tous. Je profite de la pré-
sence de mon ami Diallo, fils de Modou, pour t’écrire.
— Comme tu l’as sans doute appris, je suis @ Paris.
Dieu merci je me porte bien. Je pense a vous jour et
nuit. Je ne suis pas venu en France pour faire le
vagabond, ni le bandit, mais pour avoir du travail
et gagner un peu d’argent et aussi, s’il plait a Dieu,
apprendre un bon métier. A Dakar, il n y a pas
de travail. Je ne pouvais pas rester toute la journée,
toutes les années assis. Quand on est jeune cela
n’est pas bon. Pour venir j’ai emprunté de l’argent. é
Il est vrai que je n’avais rien dit, ni @ toi ni G ma ;
_ mere, de mes pensées. Rester la ad regarder ou a
vivre de l’air du temps, je ne le pouvais pas. Main-
tenant, je suis en Gge de me marier, d’avoir une
Le femme pour moi. L’argent que j'avais emprunté, je
Lai remboursé. C’est pour cela que depuis mon
arrivée en France, je n’avais pas écrit ni envoyé
LE MANDAT — Beat eal
de l’argent a personne, Dieu merci, maintenantma
voie est propre. Il ne faut pas écouter ce qu’on
-raconte. Si en France on est perdu, c’est qu’on le —
veut. ;
Apres mon travail, je rentre et fais mes cing prié-
res. Sil plait a Dieu et son prophéte Mohammed,
jamais une goutte d’alcool n’entrera dans ma bouche.
Ce mandat de 25 000 francs C.F.A. je te lenvoie.
Garde-moi les 20000 francs. Tu donneras 3000
francs G ma mére et tu prendras 2 000 francs pour
toi. Je sais que tu ne travailles toujours pas. Jai
écrit a ma mere. Dis-lui que je me porte bien.
Je salue tante Mety, tante Aram et les enfants.
La prochaine fois j’enverrai quelque chose aux
enfants. L’argent, garde-le-moi. Sil plait a Dieu je
vais revenir au pays. Ne moublie pas dans tes
priéres.

Je te salue, ton neveu.

AEDOU.

En méme temps qu’il lisait, il traduisait en volof.


Pendant la lecture, était venu un mendiant, les yeux ©
pisseux, guidé par un gosse, ne répétant que « Ngir
Yallah » a la grace de Dieu.
L’écrivain rendit la lettre et dit :
— Cinquante francs.
Dieng se fouilla. Il ne lui restait que dix francs.
Son voyage avec celui de Gorgui Maissa avait grevé
_ son budget de quarante francs.
J’encaisse mon mandat et je viens te régler.
— De quoi crois-tu que je vis ? demanda I’écri-
vain. Il observait son client avec méfiance.
Dieng lui tendit l’avis.
— Bon, je t’attends, dit-il, convaincu.
_La grosse femme était partie, ruminant sur sate
_ perte de temps, bien qu’elle eit obtenu satisfac-_
_ tion. Dieng se présenta au guichet, le préposé, aprés
avoir extrait une fiche, la compara a l’avis. El
== Tbrahima Dieng, ta carte d’identité. © ia
- — Homme, j’ai pas de carte d’identité, j’ai mon
regu d’impot, ma carte d’électeur. ayy
RO
ee
-— Y a-t-il une photo ?
— Non... Non.
- -- — Donne-moi quelque chose, ot‘il y a ta pho- |
- to! Permis de conduire, livret militaire ? a
Behe Je ne posséde rien de cela. .
_ — Alors va chercher une carte d’identité.
— Ou?
- Derriére le guichet, ne depassnit qu’une boule ovale
‘noire, mal proportionnée sur des épaules de phti- ©
‘sique. L’employé, a la question « OU », leva sa
figure sur lui, une figure fermée. Les commissures de
ses lévres étaient dures. Jusqu’au cou, il n’était que
sévérité. Il impressionnait Dieng.
_ — J'ai, moi, une carte d’identité, intervint Gorgui
-Maissa en avangant son bras, sa carte entre le pouce
et l’index, regardant droit l’employé.
_ — Est-ce que le mandat est en ton nom ? i
-Gorgui Maissa ne répondit pas. Apres quelques
econdes d’inertie, il retira son bras. :
_— Eloigne-toi d’ici, tonna l’employé. Ibrahima
Dieng, tu me donnes ta carte d’identité ou non ? 4
- -— Homme, j’ai pas de carte, répondit Dieng d'un ae
ton chevrotant.
_ — Va la chercher.
— Ou?
_ Ils. se dévisagérent. Il sembla 4 Dieng qu’un air
“moqueur naissait aux paupiéres du fonctionnaire.
Dieng souffrait. Une sueur -froide d’humiliation lui
_venait. Tl sentait une morsure cruelle sur hui. Gar-_ ee
e0e
e
LE MANDAT ee C120
dant le silence, en téte lui revint cette remarque qui
circulait dans tout Dakar chez les petites gens :
« Il ne faut pas indisposer les bureaucrates. Ils font
la pluie et le beau temps. »
— Va ala police de ton quartier, finit paronce
ler l'autre en lui rendant |l’avis et. ajoutant : « Le
mandat est ici pour quinze jours. »
Gorgui Maissa et Dieng, trainérent un temps
devant le guichet.
Ils allaient sortir :
— Cest ¢a que tu viens me payer ?
C’était V’écrivain public qui l’empoignait par la
iuque.
— Quoi ?...
—— Quoi ?... Mon travail !
— Demande ton di sans crier, ni me chiffonner,
dit Dieng en lui dtant les mains de ses boubous.
— Homme, nous n’avons pas encore percu le
mandat. IJ n’a pas sa carte d’identité, ajouta Gorgui
Maissa pour calmer le plumitif.
— Cela ne me regarde pas.
— Ne crie pas, l’interrompit Dieng hautain. Yal-
lah sait que je n’ai pas.cinquante francs. Je vais
a la police et revient te payer.Je ne me sers jamais -
du bien d’autrui. Je suis croyant, moi !
— Croyant ?... Profiteur, oui. Va chercher du tra-
vail au lieu de faire le faux marabout, persifla l’écri-
vain en regagnant sa place.
Que se passait-il ? Dieng n’en savait rien, mais en
descendant les marches, il se sentait humilié. Devant
la poste, la rangée des mendiants disposés comme
des pots de fleurs fanées, tendaient qui la main, qui la
sébile, poussant leurs complaintes. Dieng demanda
a Maissa de voir s’il n’était pas chiffonné et sali
derriére, en arrangeant ses vétements.
iin

(5130 3 Te Mana
— Si on poussait jusqu "a la police, ‘est-ce qu’c
on
aurait le temps de revenir pour le mandat ?
_. Gorgui Maissa ausculta le ciel, l’ombre des PH
- tanes, sa montre de poche :
_ -— Cela est possible.
— Je veux dire a pied.
— Ca change tout.
Bien que la présence de Maissa lui apportét un
soutien moral, il pensait 4 ses cinquante francs.
Seul, il serait allé et-revenu en rapide.
- — Tu viens avec moi ?
— Oui, répondit Maissa étonné de la question.
- « Je vais forcer l’allure, il compte sur le mandat.
— Quelle guigne ! »
e: _ Gorgui Maissa trottait derriére.
Il avait appris a la boutique que Dieng avait requ |
un mandat. Voulant le « taper », il s’imposait. C’é-
tait sa tactique. Il comptait sur une somme de cing
mille francs au moins . En quittant son logis, il avait
dit a l'une de ses femmes :
— Attends-moi, je vais revenir avec la dépense —
- journaliére.
_ Exténués, transpirants, ils traversérent la cour.
du commissariat. Gorgui Maissa, sans hésiter se lais-
sa choir sur le perron circulaire qui ceinturait l’im- —
-meuble : une vieille villa du type colonial, affectée _
a Vusage de la police. Sur le perron, en différents
endroits, des groupes de personnes palabraient; prés ©
d’une porte se tenaient deux agents, la tenue négligée,
_les jambes longuement étalées; l’un indiqua d’un ton
accablé :
— Carte d’identité ?... La...
Dieng s engagea dans un cotlar: Ma aR Oe ae
— Eye!... ot vas-tu ? ‘fapit) SAREE OE
--Effravé. il sursauta. La voix n ‘avait riende norm
LE MANDAT 131
ni d’humain. Dieng se réetourna... Rien.. _ Sur ses gardes:
il fit quelques pas.
— Eye! c’est a toi que je parle. Ou vas-tu ?
‘Ce timbre caverneux s’adressait bien 4 lui. Il
tressauta, quand, ferme, une main le secoua sans
ménagement.
_— Ne sais-tu pas que c’est défendu d’entrer ici?
Un spasme de rage, de colére contenue le saisit pen-
dant un moment, paralysant sa langue, ses réflexes.
Une sensation de soif nouait sa gorge. II fit un grand
effort sur lui pour ravaler sa salive. Tourné vers lui,
aux trois quarts, il vit ce visage : un visage taillé -
dans un bois calciné, mal fini, avec des lévres lippues.
— L’homme Ia, m’a dit que c’était ici, les cartes
didentité, répondit-il d’une voix qui trahissait une
crainte excitée. .
— Dehors! hurla le gars : Aitia cibiti.
Décontenancé, mordillant sa lévre inférieure, lis-
sant de-ci, de-la son boubou, replacant son bonnet
d’elhadj, 4 pas lents il sortit.
— Paie une noix, c’est ainsi que l’accueillit Cols
gui Maissa. z.
_ Dieng le toisa avec mépris avant de lui remettre la !
piécette et vint se joindre a la queue.
— On a le temps pour la priére du tacousane,
lui dit Gorgui Maissa.
Maissa officia en iman. I fut expeéditif. Dieng
alla reprendre sa place, emportant un quartier de cola.
La queue n’avangait pas.
On murmurait son mécontentement sur la ien=
teur du service.
D’un coup, la voix.de Gorgui Maissa couvrif les
divers bruits. Il s’était changé en griot, ressuscitant
la haute lignée « garni » (noble) d’un jeune homme
habillé a l’européenne : beauté des femmes de cette
lignée, générosité démesurée et bravoure des hom-
ys

LE MANDAT
mes, noblesse de leur conduite qui rejaillissait sur ce
_ jeune homme, sang pur, des plus purs. Poussant
_ des pointes de sa voix cassée, il était intarissable ; d’un -
- volof élevé il brisa la derniére résistance du jeune
homme, pourtant récalcitrant aux éloges tradition- “4
nels. 7
_, On Vécoutait. Le gars visiblement géné, avec des
gestes d’emprunt tentait de freiner cet aéde imprévu.
_. — Je ne chante pas pour l’argent. Lorsqu’on a
- retrouvé son sanga (maitre) en pareil lieu, il est
_ bon de le faire connaitre aux gens de ma condition.
Pour l’argent je ne chante pas. Je veux garder toute
_chaude la tradition, vocalisait Maissa.
- Vaincu, le jeune homme lui glissa un billet de cent :
- francs. D’une gamme, Maissa éleva la voix quand
le gars se retira. a
_ -— Tu le connais ? lui demanda Dieng, quand le
-calme fut revenu.
_ — Connaitre ! Tu es bien naif. D’ici, j’ai oiienan
“son santa (nom de famille) et j’ai brodé dessus.
ap — J’ai compris que tu mélangeais les santa et les
~ lignées.
= Lui pas, il était content qu’on parle de lui.
eiDy ne sais rien de la vie d’aujourd’hui.
__— Non, avoua Dieng sidéré de ce manque de
+ dignité de Gorgui Maissa qui se faisait griot.
- —— Lui non plus. On perd son temps ici, ajouta 4
Maissa l’esprit ailleurs. J
Arriva le tour de Dieng. 4
Derriére la fenétre-guichet, apparut un adolescent, _
‘les cheveux coupés presque 4 ras, une paire de lu-
- nettes a la Lumumba, ce qui conférait a ce visage ee
juvénile un type d’intellectuel indéfinissable. Fe 28 Tee
~ — Qu’est-ce qu’il y a pour toi?
- — Je veux une carte Widentité. =
oe LE MANDAT 133
— ‘Un extrait de naissance, trois photos et un tim-
bre de cinquante francs.
— Voila fils, expliqua Dieng, en avancant sa
téte, le sommet de son bonnet s’écrasant contre le -
haut de la fenétre, j’ai un mandat 4 encaisser et Si
je n’ai pas de carte d’identité...
A ces paroles il joignit l’avis. L’employé le lui
prit des mains. La paire de verres se dirigea vers lui,
les yeux trés lointains battirent des cils :
— C'est vrai, mais je n’y peux rien. Va chercher
ton extrait, les photos et le timbre, vieux, dit-il en
frangais d’un ton impersonnel.
— Un papier pour prouver que c’est moi, j’ai mon
dernier regu d’impot, ma carte d’électeur, voila.
— Vieux, pas la peine, répliqua-t-il, en repous-
_ sant la main de Dieng. Sans photo, extrait de naissance
et timbre je ne peux rien, laisse la place au suivant.
Dieng se redressa. II se sentit DLS de vertige. Des
yeux, il chercha Maissa.
— Homme, ton compagnon est parti. Il a dit qu’il
avait une course a faire.
= — Comment ?
— Il m/’a dit de te le dire.
— Merci, femme, dit-il en descendant le perron.
« Aller a la poste et revenir, c’est pas grimper
sur la lune. Ou se traine-t-il ? Au lieu de penser a
nous, aux enfants, il va se montrer généreux et l’ar-
gent coulera de sa main comme I’eau entre ses doigts.
Peut-étre a-t-il une gosse en vue ! Une sans-vergogne !
- Une qui lui sucera l’argent comme le lait de sa
_-mére,» Mety, tout l’aprés-midi s’était tenu ce dis-
cours. Des voisines et des voisins avaient envoyé leur
progéniture une ou deux fois pour savoir si Dieng
- était de retour. « Des vers ! Dés qu’ils entendent que
quelqu’un a de l’argent les voila comme des vautours. »
Dieng rentra tard, il était allé a la mosquée. Le
De oe GOES tio,eM ees pee Ses ee amaSaS59 Ro

Cee LE MANDAT
repas du soir était égal 4 celui du midi. Les deux.
_ €pouses devangaient ses moindres désirs. Aprés la
noix de cola, Mety encouragée par la présence de
sa veudieu (co-épouse) hasarda :
_— Comment cela s’est-il passé ? .
— Je n’ai rien, répondit-il. Il me faut une carte ©
didentité. Pour cela, il me faut un extrait de nais-
_ Sance, un timbre de cinquante francs et trois photos. —
_ Aucune ne le crut : elles se dévisagérent. Mety,
en vue d’une nouvelle investigation, attendant un
_ moment plus propice, lui dit qu’on était venu le voir.
Elle €énuméra le nombre.
— Tous vont croire que j’ai de l’argent et que je
refuse de leur veniren aide. Ils peuvent demander
a Gorgui Maissa. I] était venu avec moi...
— Ctait uniquement pour te « taper » qu’il
était venu avec toi, ce grigou, objecta Aram en I’in-
terrompant.
Dieng leur raconta comment Maissa avait « tor-
-pillé » cent francs 4 un jeune homme crédule.
> — Il s’est éclipsé pour ne pas partager avec toi.
_ Tu parles d’un grigou. Et tu as dépensé tes cinquante
francs. Quelle époque!
_ Un arrivant se fit annoncer par une longue litanie —
de salamalecs : c’était Madiagne Diane. Les femmes
se retirérent. Les deux hommes s’entretinrent de
tout. Des étapes de silence entrecoupaient la conversa-
tion.
a)Se

— J’étais venu te voir. Je suis devant une situation


critique, grave méme. Situation pour laquelle je sol-
licite ton assistance.
Madiagne Diagne marqua un temps de pause :
c’était pas facile de crever l’abcés. I] fallait abattre
point par point ses phrases, lutter, sé mortifier en
_ S‘humiliant d’abord pour sa situation miséreuse: Les
phrases devaient correspondre avec |’expression du
2 Het a oRORES
eh Se ie ¥
a ia

f LE MANDAT_ Epes
visage, le ton onctueux sans accentuer les syllabes du.
volof. On s’essoufflait volontairement, laissant 4 son
interlocuteur le temps d’étre saisi, pénétré de
sa déchéance. Sur le Coran et sur Yallah on jurait,
-promettait de payer dés demain avant le lever du
soleil, tout en sachant pertinemment que demain
n’était pas l’enfant d’aujourd’hui.
Dieng comprenait 4 mi-mot. Car tous, sans excep-
tion usaient du méme refrain. D’abord, éveiller chez
l’autre son penchant 4 la solidarité des miséreux
fouetter en paroles douces l’essence de la fraternite
qui de jour en jour s’évaporait. Dieng resta muet.
- L’autre revenait sans cesse sur ses dires :
— Yallah m’est témoin que je n’ai pas percu le
mandat, peut-étre demain.
— Tu n’as pas besoin de jurer, je te crois. J’avais
juste besoin de cing mille francs ou de tout ce que tu
peux m’avancer. Tu es mon dernier espoir.
— Tu peux demander 4 Gorgui Maissa. Il était
venu avec moi, répéta Dieng compatissant.
— Peut-étre peux-tu m’avancer trois kilos de riz
j'ai entendu dire que tu as regu cent kilos.
— Les gens parlent trop, grossissent les choses.
Jen ai juste quinze kilos. Mety!... Mety!
— Dieng!
— Donne 4 Madiagne trois kilos de riz.
— Nidiyea (chéri) il ne nous reste pas beaucoup.
— Mety, cesse de me contrarier ! Quand je te dis
quelque chose, il faut que tu en rajoutes !
— C’est pour ma maison, Mety, dit Madiagne Dia-
~ gne. Je te jure que de toute la journée, les enfants
n’ont rien pris.
_— Madiagne, tu sais que notre maison est tienne.
Je ne te cache rien. Je vais voir ce qui nous reste.
Comme il l’a dit, il n’a pas recu le mandat.
Entre hommes se rene2 la __-versation banale ;
ae Le mana
__ c€S conversations que des gens habitués les uns aux
autres se répétent deux ou trois fois par jour et
qu’ils trouvent eux-mémes trés utiles, mais qui ne
sont rien d’autre que le moyen de vider leur ennui.
-Madiagne Diagne partit avec la moitié d’un kilo
de riz. i Aes
_ Mety ne comprenait pas leur mari. Sa générosité —
était béte. Tout le secteur allait accourir, les dépouil- —
ler. L’ordinaire est le domaine des femmes. Elles al-
— laient le défendre. Elles se concertérent. C’était elles —
_ qui diraient a qui venir en aide. (Si des générations —
et des générations de docilité avaient fait des femmes ©
_ de chez nous des exécutantes, des soumises, elles ;
avaient appris dans le nivellement qu’elles pou-
vaient tout obtenir de l’homme.) Bees.
D’autres chefs de famille vinrent 4 leur tour. Mal-—
gré leurs supplications, ils repartirent bredouilles. ;
_ Avant le lever du soleil, le lendemain, comme de
_coutume, Dieng s’était rendu a la mosquée pour la —
priére du fadjar. De retour, les épouses avaient achevé —
les travaux domestiques. C’est au moment oi il pre-
_hait sa tisane de quinquéliba que rentra Baidy. Sque-_
_ lette vivant, une figure tout en relief. Hier, il n’avait :
pu venir. Ce matin sa présence revétait la plus haute ©
importance, dit-il en partageant avec Dieng son petit
déjeuner, Dieng ne le laissa pas finir. Confondu en —
regrets, il dit, le coeur plein de tristesse : ta
_—— Yallah est mon témoin, je n’ai rien requ.
Mety qui assistait 4 la causerie ajouta : oS
— Baidy, j’allais venir chez toi, espérant trouver :
quelque chose. ES
Avec son visage sculptural, Baldy, la nuque tendue —
_ de déception se retira. Mety, satisfaite d’avoir réussi
lanca un coup d’ceil complice 4 sa veudieu, .
De la maison de Dieng a la Grande Mairie, il y
a au moins cing kilométres. Ce trajet dans son étendue
LE MANDAT — pare
-s’incrusta dans son cerveau. Le faire A pied! A
moins d’avoir vingt francs ! Qui pouvait les lui avan-_
cer? Dans sa situation d’aujourd’hui, personne ne
_ viendrait a son aide. Il pensa A Gorgui Maissa, A
ses cent francs d’hier. La demeure de Maissa se situait
face au désespoir. Ayant reconnu l’accent de Dieng
- qui échangeait avec ses femmes les civilités, il vint
a sa rencontre. I] entraina Dieng hors de la maison, et
_ jura sur ses dieux tutélaires qu’il ne lui restait pas un
sou. « Méme qu’il allait venir le voir. » Quand
Dieng lui dit qu’il se rendait 4 la Grande Mairie,
il s’excusa de ne pouvoir aller avec lui, 4 cause de
ses rhumatismes.
Sans forcer l’allure, Dieng attaqua le macadam ;
cing kilométres et quelques !...
Anonyme, pressée, la foule s’écoulait dans la méme
direction. Les klaxons des autos, les pétarades des
motos, les dring-dring des vélos et des motos, les
crass-crass des vieilles chaussures, les sabots des
chevaux accompagnaient cette masse jusqu’a la li-
siére de la périphérie dite « quartier indigéne » pour
emprunter différentes voies. Les bruits s’estom-
paient lentement, pendant que demeurait suspendu
le voile de poussiére grise.
Devant l’entrée principale, comme sur les marches,
des essaims de gens étaient agglutinés ; 4 gauche
et a droite, des poignées de mains se distribuaient.
_Un planton Agé, royalement assis, discourait avec
entrain. ;
— Extrait de naissance ? Etat civil, 1a, répondit-il
~ a la question de Dieng, le bras horizontal indiquant
la direction.
« Encore la queue » pensa Dieng la mesurant du
, regard et en prenant place au bout. Les divers accents
et timbres gutturaux bourdonnaient. I] amorcga une
causette avec son devancier : un type mince 4a la figure
4 ett
se

£38.00 LE MANDAT
couturée de plusieurs entailles. C’était la troisiéme fois
_ quwil venait pour la méme chose. Il était magon et
avait trouvé du travail pour la Mauritanie. I] ch6mait
_ depuis deux ans. Dieng voulait savoir combien de 4
temps il fallait pour obtenir un extrait.
_ — Cela dépend, dit le magon. Si tu es connu ou si
tu as des relations, sinon, il n’y a qu’a ne pas se
_ décourager, mais si tu as de l’argent, alors 1a, ca —
va vite.
. Dieng se confia a lui — le macon semblait avoir
de l’expérience — : il lui expliqua le besoin urgent _
_ qu’il avait d’obtenir sa carte d’identité. Ce n’était pas
_ difficile pour avoir un extrait de naissance. Son nom
était dans l’un de ces registres. —
— Quand méme, il est bon d’avoir des relations
_ par les temps qui courent, finit par répéter le macon. _
De, confidences en critiques, les connaissances
_ s’élargissent. Les deux derniers arrivants s’y associé-
rent. L’un d’eux, le plus trapu, venu chercher l’acte —
- de naissance de son fils, démontrait par ses propos —
_Tincurie des bureaucrates, le manque de conscience
.Civique. Tous, pourtant, se taisaient lorsque s’ap-
he prochait quelqu’un. Le macon distribua 4 la ronde
des morceaux de cola.
Il obtint satisfaction. En partant, il serra les mains.
Ce fut le tour de Dieng. :
_—— Homme, attends un peu que je respire, dit le
commis qui le recut, en allumant une Camel, et il
engagea un dialogue avec son collégue, au fond
du bureau.
Mais la pause durait; derriére Dieng, une voix
féminine protesta. ste
— Ne rouspétez pas, ordonna le commis, récupé-
Tent sa chaise de mauvaise grace. Que veux-tu toi ?
\
ae

LEMANDAT 139
demanda-t-il 4 Dieng d’un ton sec qui cingla ses
oreilles. ws. e,
— Moi?... fit Dieng, surpris dans ses réflexions.
— Cest ton tour, non ? Que veux-tu ?
Comme une anguille, soudain, glissa entre eux un
mendiant hautement enturbanné, avec un long cha-
pelet a ia main, il chantonna :
— «Ngir Yallah, Dom » (A la grace de Dieu, fils).
— Fous-le-camp!... bon Dieu, le rabroua l’employé
en frangais puis en volof : Tu es 1a, matin et soir
a nous casser les tympans.
Le mendiant se retira, penaud.
-— Alors que veux-tu, toi ?
— Moi ?... Un extrait de naissance.
— Né ou et a quelle date ?
— Voila mes papiers.
— Je n’ai pas a regarder tes papiers. Ta date de
‘Naissance, et le lieu ?
Désemparé par la dureté du ton, d’un regard
apeuré, Dieng chercha alentour, un soutien. II exhiba
encore ses papiers.
— Je t’attends homme, dit 4 nouveau le commis,
en tirant des bouffées de sa cigarette.
_ — Voyons, fais vite, langa la femme derriére Dieng.
Quelqu’un peut-il l’aider ?
Un gars en chemise-veston s’approcha.
— Retourne 4a ta place, lui ordonna |’employé en
‘francais, le ton autoritaire.
— Dis donc, parle doucement, répliqua le gars.
— Quoi ? Fais pas |’intéressant.
— Je suis poli et te le fais remarquer, objecta
encore le gars et se retournant vers Dieng lut sur ses
papiers a haute voix en direction du fonctionnaire :
-— Ibrahima Dieng né a Dakar vers 1900.
— Le mois, je veux savoir.
_ ‘+=-Je te dis vers 1900.
ee 140.
Nae
LE MANDA1
ie — Et tu crois que je vais chercher ? Je ne suis
_ pas archiviste. pas .
Ces répliques se faisaient en francais. Petit a petit
le ton s’élevait
et finalement une vive dispute éclata
entre les deux employés et le public. Chacun parlait. ae
_ L’homme en chemise-veston tenait téte. Il repro- —
| chait violemment au jeune homme son manque de Tp
e
ee

_ -civisme et de consience professionnelle. I] prenait


Dieng a témoin, mais Dieng ne disait rien. I] se-tenait
étranger a tout cela. S’il reconnaissait la justesse des
__ incriminations de homme en chemise-veston, il n’en —
__-voyait pas J’utilité. Les choses s’envenimaient, car
la femme, avec effronterie, s’attaquait 4 la mentalité
_ administrative depuis 1’Indépendance, elle parlait
haut : « Voila plus d’une semaine qu’elle venait
_ Matin et soir, si quelqu’un croyait qu’elle allait —
_ graisser ou écarter les cuisses, celui-la se trompait ».
Vraiment, elle est sans pudeur, pensa Dieng. Il
_ Wavait pas le courage de la faire taire et se deman- _
__ dait si quelqu’un allait s’en charger.
____ Enfin arriva le vieux planton qui calma la femme _
et
s’imposa a tous-: les voix baissérent. 4
_
— Ta date de naissance, recommenga le commis. _
— Ibrahima Dieng né a Dakar, vers 1900, ponc-
tua le gars en chemise-veston. r

__ — Dans l'année, il y a combien de mois ? ques-


*
3

_ tionna l’employé, l’ironie au coin de la bouche.


_ —= Douze, dit le gars le fixant avec méchanceté.
—. Et quel mois est-il né ? ae
= Ecoute l’homme, intervint 4 nouveau le vieux
_ planton en s’adressant a Dieng, écoute-moi bien, dans
ton quartier il y a bien quelqu’un avec qui ta datede __
_ Maissance coincide... ei
_ —— Crest écrit ici, se rebiffa Dieng. J’ai ma carte
d’électeur. La date y est. ee kee
_ — Tu permets, dit le vieil homme en écartant ed
Kegyey
ILE MANDAT OS gy
gars en chemise-veston qui, levant son regard franc
Sur lui, lut dans les yeux du planton, cette lueur
de folie qui caractérise les entétés. Le vieil homme
‘Ss’adressa a Dieng qui le frappait par ses vétements: _
_ — On vous « couillonne », dit-il en frangais,
avec les cartes d’électeur. Pour voter, on se fatigue
pas. Tu vois tous ces registres, il y en a encore
davantage a la cave. Il faut les voir tous, un a un.
— Mais papa, reprit l"homme en chemise-veston,
est-ce qu'il ne peut pas laisser son nom sur un pa-
pier ? On le lui cherchera. .
— Est-ce que tu vas nous apprendre notre mé-
tier ? En faisant comme tu dis, il attendra plus de —
deux mois. |
— C’est le comble ! s
_-— Fais comme il te conseille. Cherche quelqu’un
avec qui ta date de naissance coincide, ajouta la
femme. :
_Dieng domina son envie de lui dire que tout —
était de sa faute. pee
— Sinon, trouve alors quelqu’un d’influent, lais-
sa tomber bas 4 l’oreille de Dieng le vieux planton,
« Qui aller voir ? L’iman de la mosquée ?.Non |...
Celui-ci ne connait personne. II le dit assez. Dans
ce pays, si tu ne connais personne pour te soutenir,
tu n’arriveras a rien. La preuve ! Depuis que je suis
débauché, on promet de me reprendre. Tous mes
anciens collégues ont été repris », soliloquait-il.
De la place de I’Indépendance, il se dirigea vers le
marché Sandaga.
_ Au carrefour, il chercha des yeux une connais-
sance pour lui soutirer vingt francs. Tous ces
visages fermés lui étaient inconnus; tous ces yeux,
‘ces bouches, ces oreilles lui semblaient impitoyables.
_ A qui..s’adresser ? A cet homme dvallure vive ?
Non, ilne pouvait pas faire comme Gorgui Maissa.

* . . ak f >
Sake e
oS) oa.| hae) et
a oT eels
+!

Wao 8) SE MANDAT.
Un jeune homme accrocha son regard. Il lui rappelait
un arriére-petit-cousin qui habitait,non loin d’ici.
_Lenvie d’aller voir cet arriére-petit-cousin se pré-
cisa en lui. « J’aurais l’air d’un pique-assiette. >,
se dit-il. La crainte qui l’envahissait était que ce pa-
rent, venu de France, avait une épouse toubabesse
(blanche). Mais, persistante, lidée d’aller le voir s’im-
posa. Il lui demanderait juste vingt francs. Il ne -
pourrait les lui ‘refuser.
Il arriva devant une porte en fer forgé, il inspecta —
la courette avant de décider, de poser son index sur
le bouton de la sonnerie. Une sueur froide le parcou-
rut. Un boy Gomestique) en tablier blanc vint ae a,
ouvrir :
— M’sieu vient d’arriver, dit le boy en conduleaue
Dieng au salon.
La, terriblement impressionné, il sentit la morsure
profonde d’étre un intrus. Son regard allait d’un
objet a un autre; tout ici imposait le silence. Il _
n’osait s’asseoir, tout en souhaitant de ne voir que
Vatriére-petit cousin, surtout pas madame.
Un homme, paraissant agé d’une trentaine Pan:
_ nées, fit son entrée dans le salon en bras de chemise.
- Dés qu’il le vit, avec empressement, il mit le « ton-
ton » a l’aise; s’informa des nouvelles de la famille,
des parents. Il appela Madame et ses deux enfants
pour les presenter.
Madame n’avait plus le souvenir de cet oncle. Com- —
ment mettre un nom sur tous ces visages vus une
fois, il y a trois ans et qui s’étaient volatilisés de son
horizon ? Son mari n’avait-il pas dit, dans une cau- —
sette de couples dominos (couples mixtes) :
— Les parents, les beaux-parents, ici, ne viennent
nous voir que. lorsqu’ils sont dans le besoin. Alors
pourquoi nous écraser les oreilles avec la sociabilité —
africaine %
5 la:at Pede ee Sa)
a : iP

- LE MANDAT Reon ta
Dieng déclina l’invitation a diner, il n’avait fait que
-passer prendre des nouvelles.
En se retirant, l’arriére-petit-cousin le reconduisit.
Entre parents, ils s’expliquérent. Le petit-cousin rega-
gna l’intérieur et revint avec un billet de cent francs
et un chéque de mille francs. I] n’avait pas de liquide
a la maison. L’oncle le remercia et promit de revenir
le voir au bureau le lendemain matin.
De retour dans le salon, le petit-cousin trouva
madame boudeuse :
— Seul Vintérét les guide. C’était pour 1l’argent
encore.
Il comprenait sa femme, posa sur elle un regard
de commisération. Les sentiments collectifs, communs,
qui aident, soutiennent les membres d’une méme
communauté dans certaines passes difficiles étaient
inexistants dans leur milieu.
— Cest difficile pour nous, mais pire pour eux.
Madame se retira.
Resté seul, le petit-cousin réfléchissait : comment
faire comprendre a la famille de ne venir le voir
qu’au bureau ?
A la station-départ des rapides, Dieng se fit faire
de la monnaie. Cela lui éviterait d’exhiber un billet
de cent francs, d’exciter la convoitise ou de payer
pour un parent fortuitement rencontré. Le rapide
était complet. A cdté de lui, sur la banquette a
deux places, un vieux a la figure rapée, usée, dis-
courait avec son vis-a-vis, un homme convenable-
_ ment habillé.
_ — Je n’ai pas vu le type dont tu me parles,
dit le vieil homme avec son actent cayorien.
— Tu as donné la chose... la chose, dit-il deux
ps) i
; Ahan ! il demande trop.
— Chacun 4a son prix, Pessentiel est d’ ontealr ce
_qu’on veut. pat
-- — OU va le pays, chaque fois qu’on veut decane ¢
- chose, il faut payer.
_ — Parle doucement, conseilla le plus jeune, pen-
_ dant que son. regard faisait le tour des passagers.
; Dieng n’avait rien perdu de leur conversation. II
- 6tait sir que le vieux venait de « graisser » quel-
_ qu’un pour obtenir un service. Quoi ?... S’il pouvait
le savoir. De dessous les cils il les observait. Le —
plus jeune lui inspirait confiance par sa mise correcte. -
Son front brillant était celui d’un croyant.
_ _L’apprenti chauffeur percut le montant des places.
ce Dieng lui remit deux piécettes de dix francs. F
A Parrét « Gumalo » le vieux et son compa- =
-_ gnon descendirent. Dieng les imita et marcha quel-
_ ques temps 4 leur hauteur :
_— Pardon, fréres, tout a Vheure_ je vous ai
_ entendus.
Le plus jeune, le visage assombri par la peur bal-
butia :
_ — Nous n’avons rien dit, mon pére et moi. Peut-
etre t’es-tu trompé !
_ — Cest ca, homme, tes oreilles t’ont. trompé. ;
—C’était d’autres personnes, dans le rapide, que tu
} as. entendues, ajouta le pére.
_-—-~ — N’ayez crainte, je ne suis ce que vous pen-
ely SEZ. So
_— Yallah nous est tenon que nous n’avons rien
dit. Nous sommes tous des musulmans. Mon pére
_ est de l’intérieur. Il était venu pour se faire soigner.
_ Rien de plus, nous avons recu la feuille Ba
__. Tiens, prends pour acheter de la cola.
_ _Dieng resta sidéré. Comment s expliquer pour étre
cru ? Le fils du vieil homme lui mit un billet de. —
cent francs dans la main. Avant méme qu’il ait
LE MANDAP 3 a
eu le temps de se dominer, d’articuler un mot,
le pére et le fils se trouvaient déja a l’angle de la rue. _ :
Anéanti, il resta la avec son billet au bout des
doigts.

Il était deux heures passées, quand il remonta


Vartére centrale pour aller a la banque; le long du
trottoir c’était un flot ininterrompu, un va-et-vient _
de marchands de pacotilles : lunettes, boutons de —
manchettes, coupons de tissus, peignes, panta- <3
lons taillés, statuettes, masques ; des cireurs en bas
age, des marchandes de -cacahuétes, des aveugles :
bornes vivantes assises tous les cents métres a méme le
ciment et qui psalmodiaient. Des hommes-troncs,
sur
leur engin, roulaient entre les jambes des passants.
A la hauteur de la librairie Africa, il fut accosté
par une femme discrétement vétue. I] lui manquait
dix francs pour retourner chez elle a Yoff. Elle avait
été dépouillée par un voleur. Rien dans le ton ni —
dans le maintien ne dénotait la prostituée classique.
-Dieng la plaignit et lui remit vingt-cing francs en
se répétant la rituelle phrase * « Que tous mes mal-
heurs suivent ces vingt-cinq francs. » « Je con-
nais peut-étre ses parents, quel inconscient je suis.
Je ne connais pas son nom mais je suis sir de la
reconnaitre », se disait-il en poursuivant son chemin.
Elle l’avait remercié, en lui souhaitant tout le bonheur
possible. Ta
La banque n’était pas encore ouverte ; les employés —
stationnaient devant l’entrée du personnel. Passant —
en revue les divers groupes, il cherchait un visage
connu. Tout prés d’un pilier, il remarqua un homme
replet, vétu d’un costume bien coupé, qui portait
un gros porte-documents. I] le détailla longuement.
_L’autre se sentit aussit6t observé. Alors Dieng se
dirigea vers lui. .

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a * ‘ r , }
TAS I Dae od eee ee et
ee » ea 3 oF
Fis on tM Qe
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A
- LEMANDAT —
aR

— Sil a de l’argent ici, il n’y a rien A cramndre


tu seras payé, fut-il répondu a sa question.
_ Un autre gars s’approcha. Il était mince, les épau-
les trop larges de sa veste de tweed tombaient. Ils
_ conversérent en francais (que Dieng ne comprenait
pas).
— Pourquoi celui qui te l’a donné n’a-t-il pas
-— libellé le chéque au « porteur » ?
— Qu’est-ce que c’est au porteur ?
_Il n’eut pas l’explication demandée: II convint avec
ie gars a la vestée de tweed de se présenter A lui,
dés
- Pouverture des bureaux. Pour Vinstant,
il n’avait
_ qu’a passer de I’autre cété, par la porte du
public.
_ Lorsque cette porte s’ouvrit, une foule
envahit le
hall de la banque. Dieng alla s’asseoir,
le coeur bat-
_ tant; de temps en temps, une voix mécan
ique, vi-
__ brante, annongait un numéro, un homm
e ou une femme
‘Se présentait a l’un des guichets.
Un toubab vint s’asseoir en face de lui.
La peur
le prenait au ventre. Son regard rencontra
une troi- i
siéme fois celui du toubab. Il vit les yeux du touba
-s’attarder sur son visage, sur ses bras
b
qui tremblo-
_ taient. Un étrange sentiment, indéfinissab
le, le possé-
dait, comme un sentiment de culpabilité
; sous l’emprise
. de la crainte, il lui semblait qu’il violait quelq
chose. ‘D’instinct coulaient en lui les verse ue
ts protec-
_ teurs du Coran.
_ L’écho mécanique vomit un chiffre. Le toubab
se leva, il le suivit du regard et
sa poitrine libéra
un long soupir de soulagement. Il tressa
illit quand
une main se posa sur lui :
— Frere, on t’appelle 1a-bas.
Derriére les bureaux, A voix basse,
le gars a la
-_veste de tweed lui dit :
_—— Cst
ton numéro ! Ecoute bien :
- Caisse demande des billets de cent francsle 41. A la
. |
fi 7 ." a pa 4. | ¥
- +e _—s =e 3 .

LE MANDAT tee
_ Dieng revint prendre sa place en se répétant 41...
41... Il ne tarda pas a se présenter 4 son tour au
- guichet. La caissiére lui demanda en quelles coupures
il voulait les mille francs. En cent, répondit-il. Au
moment de franchir le seuil, le jeune homme 4 la |
veste de tweed l’arréta : 2S je
— Alamdoulillah ! dit Dieng. Touts’est bien passé.
Merci !... i
— Oncle (il n’y avait aucun lien de parenté entre
eux), je te prie de penser a mon collégue. C’est grace
a lui que tu as ton argent.
*
— Combien ? demanda Dieng.
— Tu es un pére de famille ! Au lieu de quatre
cents francs donne-lui trois.
Dieng trouva la dime trop élevée.
— Pense que mon collégue a pris des risques.
Pour tes milles balles, lui, il a risqué son avenir
et le bien-étre de sa famille. ;
L’ayant écouté étaler les risques de autre, il lui
remit les trois cents francs. Il bougonnait contre ces
gens qui se font payer pour tous les services; mais
il reconnut aussi que, sans cela, les gens comme lui —
auraient du mal a vivre. wh
Rebroussant chemin, l’argent en poche, il détailla it
les magasins richement achalandés. A la hauteur
du Service des Domaines, un attroupement attira
son attention. C’était un vieux mendiant qui décla-
mait. I] avait les yeux caverneux, vides, les pommet-
tes comme deux barres. Sa voix forte vous pénétrait.
Dieng se fouilla les poches.
l dire
__ Pére |... Pére |... s’il te plait, s’entendit-i
fémin ine a ses cétés. Pére, pardo nne-
par une voix
4 Ndakaru (Dakar). J’étais
moi, je suis étrangére
Yallah
venue pour y faire soigner mon mari et
Maint enant , je dois retou rner dans
Va appelé a lui.
mon village. Je fais appel a ta générosité,a la grace
de Yallah et de son prophéte Mohammed.
_ D’une voix fluette et égale du début A la fin,
rien en elle ne soulevait ni la pitié, ni condesc
en- —
_ dance maladive ; seul un lac de larmes au
ras des
_ paupiéres brillait.
_ Dieng se déplaga d’un pas sur la gauche pour lais-
ser passer deux hommes :
= Voll... Vol! clama-t-il. Je tai vue tantét, je
eat aL méme donné vingt-cing francs. C’était plus
bas,
fa-bas,.. =
_ Dieng était convaincu que c’était elle; ces
yeux,
cette figure allongée. Seuls ses habits avaient
changé.
- — Moi ?....s’écria-t-lle la main sur la poitrine,
_ Moi ? Il se peut que tu te trompes de femme,
homme.
_ — Non!... Non... Yallah est mon témoin.
Des gens se retournaient sur eux avec des
visages
hostiles.
_ —— Continue ton chemin, homme ! =
Je ne suis pasce
que tu crois. Je suis une honnéte femme.
_ — Comment, tantét, sur le trottoir.. E
- — Homme, interrompit-elle a nouveau, eee
continue .
ton chemin, tu as l’air d’un marabout
et jamais je
n’aurais cru cela d’un homme respe
is
ctueux comme toi.
__ Dieng balbutiait -
- Si je ne dis rien, toi aussi
tu dois te taire.
_— A la maison, j’ai laissé un pére com
_Vétu comme tu es, tu devrais me toi.
avoir honte de faire
des propositions aux _fem
mes que tu rencontres,
_ ache va-t-elle en s’éloignant.
| oa
__Dieng déconcerté regardait/autour de lui, dive
commentaires le condamna rs
ient, La sueur de la honte —
-mouillait son front. Un homme de
son age, en uni-
forme blanc (chauffeur de métier),
le prit délicate-_
Ment etle fit sortir de la foule. —
i
_ LEMANDAT 149
— Si les honnétes gens se mettent a mendier;
ou irons-nous ? |
Le chauffeur ne répondit pas. Quelques pas plus
loin, il le laissa et poursuivit son chemin.
Prendre le rapide, il n’en était pas question. Avec
la somme restante il irait chez un photographe et
achéterait un timbre. Sur l’avenue Blaise Diagne, il
lorgna les devantures des photographes. Dans un ate-
lier, une Syrienne, la téte prise dans un voile blanc,
la figure fatiguée, lui demanda en volof :
— Homme, qu’est-ce que tu veux ? Te faire pho-
tographier ?...
Je me renseignais seulement. La photo d’iden-
tité cotite combien ?
Sans se lever de son tabouret, la Syrienne lui
dit le prix. Il le trouva trop élevé. Chez cinq
ou six autres photographes, c’était le méme prix.
Il voulut aller chez Salla Casset, le plus réputé des —
artisans, le cout l’en dissuada. En fin de compte, il se
rendit chez Ambroise. C’était un petit bonhomme
4 l’allure désopilante qui le cueillit au seuil de l’ate-
lier — un garage désaffecté. Ambroise ne lui laissa
_méme pas le temps de souffler, l’assit. L’apprenti, |
averti de tous les gestes de son patron, ajustait les
deux projecteurs, qui, tyranniques, oppressaient les”
yeux de Dieng.
— Ne ferme pas les yeux, homme. C’est pour une
tai
carte d’identité ? Bon !... J’ai compris quand je
vu. Léve ton menton... C’est ¢a ! Attent ion... Voila,
c’est fini. £
Dieng se retrouva de l’autre cote du rideau. Am-
>
_broise lui prit deux cents francs en lui disant
Demain. . ne $

des
Jusque tard dans la nuit, Dieng, dans la joie
ses mesav entur es.
jours assurés, avait oublié toutes
tg > Le MANDA
Il se réconfortait de sa grande force de patience.
Il se tournait et se retournait dans son lit. I] ré-
fléchit 4 la réponse qu’il dicterait au scribe. Il se
_Yappela soudain les cinquante francs, il dictait :

J’ai regu ta lettre et le mandat. Pendant des MOIS; <4


on se mangeait le sang @ cause de ton absence.
Tout le monde était inquiet. Un jour, V’un de tes
_ copains nous a dit :; « Abdou est parti en France ».
_ Cest pas bien ce que tu as fait. Partir, sans nous
_ prévenir, surtout moi. Tu me connais, tu aurais pu
me le dire. Peut-étreme serais-je opposé pour la sim-
_ ple raison que j’aurais eu peur pour toi. Mais te sa-
chant bon fils, tu aurais ma bénédiction, surtout
quand tu pars pour travailler. Car ici, c’est sec sans
BES besogne. Je suis heureux, trés heureux de savoir que
tu travailles.
Te voila dans un pays étranger. Tu es seul, sans
__ conseil. Personne pour te dire ce que tu dois faire
ou. ne pas faire. Tu es ton propre pére et mere.
Evite les mauvaises fréquentations. .Pense aussi que.
_ tu dois revenir. Ta mére n’a que toi comme fils qui
travaille sur huit enfants. Tes besoins doivent passer
apres les siens. Or, ici, la vie est de plus en plus
4

difficile.
_ Des que j’ai recu le mandat, j'ai agi comme tu
_me Vas dit. Jai envoyé 3.000 francs a ta mére. Je
_ pense recevoir dans quelques jours de ses nouvel
les.
Peut-étre méme viendra-t-elle ?
Dieng se demanda s’il devait parler du petit-cou-
_ sin. Mieux valait ne pas tout dire. Il reprit la rédac-
tion mentale de la lettre.
_ Comme tu me Vlécris, je te garde tes 20.006
rancs. A mon avis, tu dois menvoyer tout ton ar-
pon

LE MANDAT 151°: HT

gent. Ainsi, avant ton retour, je t’achéterai une mai-


son. La jeunesse ne dure pas toujours.
Il en avait assez dicté; Aram qui assurait son aiye.
le regut deux fois.
Le lendemain matin, il se rendit au bureau de I’ar-
riére-petit-cousin. Celui-ci avec sa 2 CV, le conduisit
a la grande mairie. Il le fit attendre a cété du vieux
planton qui le reconnut. Ils conversérent. L’arriére-
petit-cousin ressortit avec un autre. « Il semble étre
un sef (chef) » pensait Dieng. I] en avait l’allure. De
loin, il les observait et était frappé par leur familia-
rité. Du doigt, le petit-cousin l’appela. Sur un papier,
il inscrivit la date et le lieu de naissance de Ibra-
hima Dieng.
— Reviens aprés-demain, tonton, au premier étage,
dit l’ami de Il’arriére-petit-cousin.
C’était fini. L’arriére-petit-cousin ne pouvant le ©
conduire jusqu’a la maison, le déposa au carrefour
Sandaga. Au moment de se séparer, Dieng, lui sai-
sit les mains, ouvrit les paumes en marmonnant des
versets du Coran. L’arriére-petit-cousin se laissa —
faire. De biais, il observait l’agent de police qui arri-
vait sur eux en tatant sa poche de poitrine. A leur
hauteur, l’agent jeta un ceil oblique sur ces paires
de mains; sur le visage de l’homme, puis sur ce ma-
-rabout (il pensait que Dieng en était un) et il joi-
gnit ses mains aux autres.Dieng lui prit un pouce,
le front levé, les lévres remuaient. Deux personnes
qui passaient, s’arrétérent, les mains en avant.
Quand il eut fini de marmonner, avec générosité, il
aspergea de salive les alentours. Chacun répondit
« Amine ! Amine » et se frotta le visage en se dis-
persant.
Débonnairement, Dieng. rentra chez lui. I] pensait
qu’aprés-demain, il aurait son extrait de.naissance,
ce soir la photo. I] avait encore oublié le timbre.
Le reste de la journée, il n’eut rien a faire. Le
lendemain il devait aller a un baptéme et a un
enterrement. Il ne pouvait se dérober. Aprés le
djuma (mosquée-cathédrale), se firent les visites des
parents et des amis. Le samedi, pour des raisons
obscures, il renonga a la décision d’aller a la grande ;

mairie, remettant cela au lundi.


E -aprés-midi, il se rendit chez Ambroise le photo-
graphe. La boutique était fermée.
En rentrant chez lui, Dieng trouva sa sceur-
ainée : la mére d’Abdou. Une forte femme avec de
larges reins, une figure ravinée par le mboyeu (alizé) —
du Cayor, les yeux roussi. Les salutations épuisées,
avec son accent rocailleux, elle dit sans emphase
-les raisons de sa présence. Elle voulait repartir dés_
- demain. Elle avait recu la lettre de son fils, Abdou
et venait chercher ses trois mille francs. Dieng lui
conta toutes les démarches dont les perspectives —
étaient plus prometteuses. C’était une question de
jours. Deux, trois tout au plus. Il avait méme été
voir |’arriére-petit-cousin qui avait été trés poli a son
endroit. _
— Lui, ce. fils qui aujourd’hui nous ignore et
c’était moi qui lui torchais le derriére!
— Il faut comprendre...
1s LE MANDAT
. — Ne nous a-t-il pas abandonnés ? Nous qui
avons enfanté, bercé ? Parce qu’il est devenu tou-
+ bab. Ne me parle plus de lui. Il sait notre complet
-. dénuement. J’al €encore de la dignite. Je partirai ici
__ySans aller levoir. ~~).
* — Et ton mari ? a
— En brousse! Je suis seule avec les enfants, et a
“nous n’avons rien. Rien, ce qu’on appelle rien. Pour
venir j’ai emprunté a droite et 4 gauche. Méme ces
vétements sur moi, une_partie est 4 ma deuxiéme
__veudieu, expliquait-elle. ie colére filtrait a ‘travers
_ $€S propos.
_ Mety apporta le repas au frére et a la sceur. :
Pendant le repas, elle somma Dieng de lui trou- —
ver deux. mille francs au ‘moins, afin qu’elle puisse —
‘repartir demain.
_ —.Jai pas un sou avec moi aa payer mon
retour, dit-elle en guise de conclusion.
— Ce riz que tu manges m’a été avancé a un eek
_ taux usuraire. J’ai juste deux cents francs. x
“fi — Moi aussi j’ai contracté des dettes dés que jai
_ regu: la lettre d’Abdou. Or, j’ai promis de payer dés
")
-- mon retour. Retourner les mains vides?... Tu n’y
Ase penses pas. Va voir tes connaissances... :
__ . — Je t’avoue que les temps sont durs. La vie n’est _
_ plus comme avant. On ne peut plus compter sur les —
voisins. Maintenant chacun vit pour soi.
) Dieng faisait tout pour modérer les adjurations
f de sa sceur. Elle s’était lancée dans des critiques
-acerbes. Parlant de la campagne, apres trois mois
de dur labeur, un mois de vie normale, ow l’on mange
tout juste asa faim, et les mois suivants c’est la fami- _
ne chronique, le dépeuplement. A maintes reprises,
Dieng voulut faire taire sa sceur : « Ces propos ne
se tiennent qu’en chambre bien close avec des gens
{
EE MANDAT@“i5 "155
sirs. » Elle n’épargnait rien. Elle élevait la voix et
pleurait absence des hommes valeureux d’hier.
Aram vint au secours de leur mari, adroitement
lle appela sa belle-sceur pour qu’elle se repose de
ses fatigues.
— Je vais voir ce que je peux obtenir, dit Dieng.
— Reviens pas les mains vides, ajouta-t-elle.
Au moment de partir, Aram en apart lui dit:
— Essaie de placer ceci.
C’étaient des boucles d’oreilles en or qu’a'l’époque
Dieng lui avait offertes.
— Je trouverai quelque chose sans cela. Garde-les!
— Il fait nuit, et si tu ne trouves rien, passe
- chez Mbarka, il ne dédaigne pas l’or.
Hors de la maison, il réfléchit. Qui pourrait-il
« taper » de deux billets de mille ? Aucun nom ou
visage ne lui vint a l’esprit. D’avance aussi, il savait
qu’il était « grillé ». Personne ne lui viendrait en
aide. [I] conclut que trouver cette somme était une en-
treprise téméraire en ces temps. Il décida de faire”
un long tour et de rentrer. Demain, on verrait bien!
Il connaissait l’esprit obtus de son ainée, elle vomi-
rait d’une bouchée sa bile de colére.
De lombre, en silhouette fantomatique surgit .
Nogoi Binetu, drapée dans son pagne, le corps affais-
sé. Elle était accompagnée de l’un de ses petits-fils, —
un garconnet de neuf ans. Ils se reconnurent dans _
lombre. Elle se rendait chez Ibrahima (contraire-
ment 4 tous, elle n’usait-des santa — nom de famil-
le — que dans les cas cérémonieux). Elle invita
Ibrahima4a s’asseoir 1a, sur les briques.
— Je me rendais chez toi; pour solliciter un cré-_
dit, soit en nature, soit en argent. J’ai besoin de cin-
quante kilos de riz.
Dés leur rencontre, Dieng avait deviné 1 voix
LE MA NDAT
de fA vicille femme S enroulait lestetiene dans son :
_ cerveau.
__, Un marchand ambulant qui traversait la rue ohare
- tonnait 7
De la poudre qui tue, puces, punaises, cafards
‘ Poudre qui rend vos nuits douces

Eeea — Je me rends chez Mbarka, ensuite jirai “chez 4


toi, murmura Dieng, et il se dit en lui-méme : « Il ;
ne me servira a rien de lui dire we je n’ai rien. »
_ Ils se séparérent.
_ Deux larges raies de lumiére se découpaient sur
ie le sable, venant de la boutique. A la porte de
droite, trois hommes étaient royalement installés au-
_ tour du fourneau malgache ov infusait le thé a la 4
: menthe: c’étaient les boutiquiers du secteur. Leur
conversation était animée.
Dieng les salua et accéda A V’intérieur de la bou- |
tique ou Mbarka servait un client: ie
-— Il parait que ta sceur est venue? A-t-elle fait
_ bonne route ? demanda le commergant en guise de Sa-
ease
_. — Alhamdoulillah! renchérit Dieng.
-

2
Re ee - Que Yallah en soit remercié! “ii
oe se ! Amine! me
woe LU passais me saluer, enchaina Mbarka, évi-
tant d’aborder devant témoin le cas de Dieng. Choi-
< » une noix dans le bocal: Voila des jours que je
tattendais. em
__Dieng choisit une noix ferme, la divisa, tendit la
_ main d’abord au boutiquier, ensuite au client. L’a-
rome de la menthe se répandit dans lair. !
_ — Tu es venu, j’espére, pour me régler, com- e
a

oe Mbarka lorsque le client se fut retiré. Tu sais


ae que je ne relance jamais mes clients.
©
‘LB MANDAT. © =", 154,
Dieng essaya de plaider sa cause, jurant au nom =
de Yallah. Maintenant il avait sur les bras sa sceur. —
Pour finir, il lui montra les boucles d’oreilles. Le |
commercant les examina d’un air dédaigneux et les
lui rendit.
— Mbarka! Mbarka! cria une voix dehors.
— J’arrive, répondit Mbarka.
— J’en veux juste cinq mille francs. Je suis sir
d’encaisser le mandat lundi. Ma premiére visite
sera pour toi, inchallah. Aide-moi au nom de <a *
et de son prophéte Mohammed!
— Yallah! Yallah, crois-tu que je gagne cing mille :,
francs par jour ?
Avec des gestes décidés, il feuilleta un ‘registre |a
la couverture grasse avec des inscriptions en carac-
téres arabes. Son index courait sur la page. j¢
— Voila!... Sais-tu combien tu me dois? =
D’un débit rapide, monotone, il énumeéra les divers :
articles et conclut :
— Tu me dois vingt mille sept cent cinquante-
trois francs. Et ceci depuis sept mois.
— Eye!... Mbarka, appela ‘a nouveau la voix.
— Jarrive, répondit-il ne cessant de fixer Dieng.

La lumiére qui tombait du plafond faisait miroi-


ter le haut du front, la tache noire sous les orbites
s’élargissait, jusqu’a la bouche qui ressortait tel un—
museau.
as

— Yallah sait que je ne peux pas. Va voir quel-


qu’un d’autre et pense 4 me payer, car j’arréte ton — |
compte. oe
— Ecoute, insista Dieng.
i

Mbarka était déja avec les autres, le laissant seul


dans la boutique.
Autour du fourneau malgache, lun des commer-
cants officiait, les jambes croisées : la théiére levée
158-7 MANDAT
+

haut déversait le jet dinfusion d’un bruit mat dans"


les verres, embaumant I’air. ;
_* Dieng se planta 1a, les regardant siroter gouldiment
_ la boisson chaude. Sa silhouette se découpait sur le
pan de clarté.

ie |
- Poudre qui tue puces, punaises, poux, cafards
5
Ba
Poudre qui rend vos nuits douces
- Qui en veut ? Ce n’est pas cher
Une fois chez moi, je ne sors plus
, Et ne venez pas me réveiller de grace!
| De grace, j'ai une jeune femme. .. Venez!
Venez maintenant
Poudre... De la bonne poudre!

C86 tait le marchand ambulant qui, un court mo-


ment, s’était arrété. .
_ — Mon ami que veux-tu ? lui demanda celui qui
était allongé, tenant d’une main son pied levé et replié ,
Mbarka dans leur dialecte le mit au courant.
— Montre! —
i pike se pencha vers lui.
= Crest de Por ? ;
-— Pur... De l’or contrdlé. Je le laisse en gage
pour cing mille francs. Je l’avais payé onze mille
cing cents francs.
— Je vais voir!
_ Il se leva, entra dans la boutique; revint repren-
dre sa place et engagea un dialogue avec Mbarka;
puis s’adressa a Dieng:
_ —— Tu sais que nous n’avons pas d’argent, mais je
_ vois que tu en as vraiment pespuy je te les prends
_ pour trois jours...
_— Je suis d’accord.
' — Attends, je te les prends pour deux mille
francs. Tu me donneras cing cents de plus. —
.
LE MANDAT 159
_— Deux, dlamia Dieng en s‘accroupissant prés, |
du type. J’ai besoin de cing mille francs, mais donne-,
moi trois. Mbarka sait que j’ai un mandat qui vient
de Paris. if
— C’était pour t’aider! Reprends tes bijoux. Pour
moi, c’est de l’argent immobilisé. 4
Les commergants se désintéressérent de lui et
reprirent leur causerie ; les verres passaient de main
en main. Dieng avait beau invoquer la solidarité reli-
gieuse et les lois du voisinage. Rien n’y fit. Enfin,
il accepta les deux mille francs.
— Ecoute bien, mon ami!... Si dans trois jours,
lundi, mardi, mercredi tu ne viens pas dégager
_ les bijoux, ils sont perdus pour toi, et je les vends.
— Oui.
— Réfléchis bien.
— Je te dis que j’ai un mandat.
_ L’autre se retourna vers Mbarka. IIs se repar-
lérent dans leur dialecte (Dieng ne comprenait pas),
Mbarka prit les boucles, entra dans la boutique,
revint et compta quatre billets de cing cemts francs.
A ce moment, arriva Gorgui Maissa : aprés les
salutations, il s’achemina avec Dieng : ;
— Chaque fois que je viens chez toi, Mety ou
Aram me dit que tu es sorti. Je viens de voir ta sceur.
Elle a maigri, la pauvrette.
— Ces jours-ci je suis tout le temps en course.
— Je vois que tout est en ordre.
Dieng ne répondit pas, il calculait : cinq cents —
francs pour la vieille Nogoi, le reste pour sa sceur. Tt
voulu refuser les cinq cents francs a Nogol, mai
il ne le put : « Elle doit avoir un gris-gris pour,
me forcer la main », se dit-il tout bas.
— Je voudrais que tu m/’avances deux mille
francs. Je te les rendrai dés la fin de l’autre semaine.
J’ai aussi une rentrée en vue, dit Gorgui Maissa,
LE MANDAT .
oe Ha! grogna iieeoeutine oot cas arraché
a ses luttes intestines. Je ne le peux pas.
_ — Essaie! Essaie, méme mille francs, je ne les
_ refuserai pas.
_ -— Maissa, je ne le peux pas, crois-moi.
_ — Ibrahima, il faut s’aider, ne sois pas seul a
profiter de ton avoir. Pense aux autres! Aujourd’hui, —
- est toi, demain, c’est un autre. L’>homme a pour —
_ reméde homme.
_- — Maissa, Vargent que tu viens de voir m’a été
_ prété sur gage. C’est pour ma sceur. Moi-méme, je ne
_ sais pas ce que je vais donner comme dépense jour-
_naliére, demain.
_ — Pourtant, tu as promis a Nogdi.
— Han!
— Je suis passé chez elle. Elle m’a dit qu’elle t’at- =
medait ‘
: — Je n’ai pas le mandat, Yallah est mon témoin..
Et méme ce mandat n’est pas 4 moi.
— Je le sais, répondit Gorgui Maissa le retenant
- par le poignet. Tu me connais voila des années.
_Pense aux jours anciens! On ne se cachait pas les uns
des autres. Dés que jaurai cette rentrée, tu seras
-réglé, sans un sou en moins, méme j’en ajouterai.
J _ Aide-moi,
Nhe tu sais que ce n’est pas pour bam- —
_ bocher. C’est pour ma famille...
_ — Maissa, cet argent n’est pas a moi. Ce mandat
ee sur lequel chacun batit son espoir n’est pas a moi.
— Je sais cela. Avant que ton neve revienne de
_ Tugel (Europe), je pense te le rendre.
_ — Jen/ai pas d’argent, dit séchement Dieng en en-
trant chez la vieille Nogoi. « Il ne sert 4 rien de dire
St vérité aux gens de nos jours », se dit-il encore.

& le lendemain, les deux épouses en accueillantes |


_ belles-sceurs ne laissérent pas partir larmére d’Abdou
LE MANDAT 161°
les mains vides. Chacune avait sorti du fond de sa
malle un vétement de choix pour le lui.offrir. Son
frére en la reconduisant a Ia gare routiére lui promit
une visite au plus tard dans une semaine. Volubile,
_ elle ne cessait de le harceler de ses griefs :
_— Tu es un homme incapable de te hisser a un
niveau social plus élevé, plus respectacle ; au lieu de
cela, tu croupis dans la crasse.
- Le lundi matin, aprés la grande mairie, son
extrait de naissance en poche, Dieng fit un saut chez
Ambroise, le photographe : 4 deux reprises, il trouva
la porte du garage fermée. Personne n’avait pu le ren-
seigner sur les causes de cette fermeture. Le photo-
graphe était-il malade ?
Un gros poids s’envola de lui quand, dans l’aprés-
midi, de loin il vit la porte grande ouverte. L’ap-
prenti lui dit que le patron était absent. I] ne savait
pas quand il allait revenir. Oui, il le reconnaissait! —
C’était lui le porte-malheur! Voila deux jours que ne
fonctionnait plus leur appareil.
— Rendez-moi mon argent.
— Pa!...attends le retour du patron. Je sais seu-
lement que les photos sont loupées.
L’apprenti, assis sur le rebord de la table, les pieds
sur la chaise dévorait des yeux les pages de nues de
la Vie parisienne. Plus l’attente durait, plus Dieng
s’impatientait, s’énervait.
— Quand on sait que son truc ne marche pas,
Vhonnéteté est de rendre l’argent. Est-ce que moi_
jai lésiné sur le prix? Non!... Si ton patron
ne me donne pas les photos, qu’il me rende mon
argent.
— Pa... je ne suis pour rien. Attends sans béler.
Tu nous fais fuir la clientéle, dit l’'apprenti sans lever
les yeux.
;

SN
eee
162 LE MANDAT
— y ai des enfants ! Mon benjamin est plus agé
que toi.
oa byapprenti, avec indifférence, alluma_ une cigarette. —
— Je devais revenir vendredi passé... Voila ce
qu’o
‘on dit des enfants d’aujourd’hui. Tu n’es pas en-
core né que déja tu fumes.
— Pa... c’est pas ton péze.
Disant cela, l’apprenti chassa la fumée en direc-
tion de Dieng. L’odeur de la fumée lui était insup-
portable. Elle le pénétrait jusqu’aux bronches. Suf-
foqué, il toussota, se tenant le thorax. Son bonnet
~ tomba. Coléreux, il voulut se saisir de 1l’adolescent.
— Pa... fais attention! Je vais te faire du mal, me-
naga Vapprenti. Pa... prends garde, dit-il et tirant ae
S

la table, il ie renversa. Tu as vu ce que tu as fait, —


; vieux con..
— Moi d.. Attends que je t’attrape, tu verras.
Comme un éclair, le poing de l’adolescent en deux
; ou trois coups rapides cogna le nez de Dieng ; le sang ~
_gicla, tachant ses boubous. Le vacarme avait atti- —
_ ré des badauds qui s’aggloméraient devant la porte.
— Ce « Pa »... n’a pas trouvé mon patron et il
veut tout casser, ‘expliqua Papprenti que tenait un —
homme.
— Tu n’as pas le droit de démolir l’outillage d’un —
ouvrier. Son patron est absent, tu attends, opina
Vhomme qui s’était interposé entre les deux antago-
nistes.
Essuyant le bas de son visage ensanglante, Dieng
avait du mal a présenter sa version.
_ — Tu as tort, reprit homme avec sévérité. On ne
~ se bagarre pas dans I’atelier d’autrui. Avec ces mara- —
bouts, il n’y a rien a faire! Tous des fumistes.”Sherig
— Kébé, que se baseaiks7 demanda ’ une’ ‘jeune
femme avec un fort accent ndar-ndar, le mouck ~~
a ae

SLEGMANDAT: 20 (0,163
de téte en amazone, qui avait fendu le cercle de,
curieux.
Kébé — le gars sentencieux — se retourna :
— Rien, Bougouma! C’est ce faux marabout qui
s'est fait rosser par Malic (l’apprenti).
— Laihi lah! s’exclama Bougouma la jeune
femme, la main tenant son menton avec surprise. Il
nage dans son sang, dit-elle. C’est le coup du bélier!
C’est de mode, maintenant, chez Ambroise.
- — Viens, homme! Jhabite a cété. Je vais te
donner de |’eau, ajouta une autre femme plus agée,
le visage empreint de pitic.
En la suivant, Dieng lui. ‘expliquait les péripéties
de sa mésaventure.
Dieng s’était débarbouillé et assis sur le banc
d’ceuvre devant la maison de la femme. I] surveillait
Vatelier du photographe.
Au bout d’une heure, de loin, il vit arriver le -
petit homme avec son allure Joviale, saluant tout
le monde sur son passage. Il était dans son fief.
— Tiens, te voila, toi, vieux porte-malheur, dit-il
en francais en voyant Dieng.
A la vue de son atelier, son expression de jovia-
lité se mua en masque dur qui figeait ses traits. Dans
une irruption volcanique, il entra dans une de ses”
fureurs auxquelles Malic, l’apprenti, ne s’était jamais
-accoutumé. Les grossiéretés en tornade fou vs
lesprit religieux de Dieng.
— Patron, c’est lui. Je te jure que c’est lui, disait
Malic.
Dieng avait déja vu des étres en colére, mais le
photographe appartenait a une catégorie rare. Son
cou, sa figure en étaient enflés. Sa noirceur accusée
passait au bléme gris, les yeux exorbités, injectés de
fibres rouges flottaient, sa lévre inférieure, pendante,
ise tordait, Jaissant apparaitre ses dents tartrées de la
164 — ‘LE MANDAT atest

-rouille de gros vin vendu dans tous les estaminet


de la Médina. ;
_ — = Patron, je lui ai dit de t’attendre, il n’a rien
voulu savoir. Voila ce qu’il a fait, ajouta Malic qui
jetait ainsi un peu d’huile sur le feu.
Ambroise vociférait des insanités contre tous les.
Dieng du pays. Sa voix grave et le ton agressit <
attiraient les ee.
_ — Va-t’en !... Va-t’en, sinon, je vais faire un mal-
heur. Tu crois qu’avec tes deux cents malheureux
francs, tu peux me rembourser ? Imbécile... Igno- é
rant!...
3 Ambroise débitait tout cela dans toutes les langues.
Sa grande consommation de romans policiers, sa fré-"%
. quentation assidue des salles de cinéma ot étaient
projetés des déchets de films, francais, américains,
anglais, indiens, arabes, rendait son vocabulaire —
’ fleuri. aa
_ Dieng était subjugué, le regard chargé de stupeur..
- Son premier réflexe qui avait été de répondre, était
_ étouffé par la soudaine attaque du photographe. Il
_ resta muet et comme les curieux, il prétait attention
_ au bagout de J’autre.
-— Vieux, pars, conseilla quelqu’un dans la foul
7 i me doit, répliqua Dieng sollicitant des yeux
le soutien d’un homme d’age mfr, habillé d’un caf-
tan nuance jaune d’ceuf, coiffé d’un arakiya couleur
chocolat. Dieng reprit, le regard dans celui Ge :
Vhomme :
-— Voila des jours que je lui ai commandé deeate
photos d’identité. Aujourd’hui, avec son -apprenti, —
il refuse de me les donner. Alors qu’ils me —
mon argent... ee
-— Cet Ambroise est un salaud! Avec tous les scan-
-dales qu'il fait, il n’est jamais inquiété pee la alk
p eC;
_langa un autre dans la foule. i
LE MANDAT. - <. ~ 165.
_ Ambroise bondit en poussant des grognements de
_ porcelet. : :
— Qui a parlé? Quel est cet enfant de pute
_ qui parle ainsi? Qu’il se montre. Ce vieux con —
_ ma fait perdre plus de trente tickets de mille! Re-
_ gardez ces dégats! Je vais porter plainte contre
= lui...
_ Dieng coula vers le photographe un regard humide,
puis vers homme 4 l’arakiya :
_. — Dans ce pays, il n’y a pas de loi. Tu me dois
et tu parles, objecta Dieng gagné par un éclair de
lucidité.
— Homme, je te prie de déguerpir.
C’était le gars a l’arakiya. Son regard rencontra
celui de Dieng. Il répétait avec le méme calme :
— Je te conseille de partir.
Dieng avait mal quelque part en lui. Ce flot de
sang tiéde qui le parcourait l’avertissait d’un danger, ~
_ pingant son coeur. Avait-il dit quelque chose de
— trop? .
. _— Cest un agent secret (policier en civil ou mou-
chard), murmurait-on dans la foule, qui, effrayée se
_ dispersa.
_ — Il me doit, essaya encore de répéter Dieng, le
_ front soucieux levé sur l’-homme 4 I’arakiya.
_— De quel coté vas-tu, lui demanda-t-il d’un ton
| doctoral.
Dieng se sentait étourdi; une vague lourdeur —
_ léthargique figeait ses jambes. Cet état, un instant, le
- quitta et l’effort lui donna de 1’énergie. I avait la
_ langue paralysée. Pourtant le refus d’une humiliation
_ prochaine accroissait dans ses nerfs le flux de son oe

|_ pudique orgueil d’homme et I’aida 4 sortir, 4 fuir l’en-


_ cerclement, et il dit s’adressant a l’homme 4 l’arakiya
comme un enfant :
— Par la.

£. 7 te .
. ae F

»eg Oe en ae
(166 LE MANDAT
_ De Vlarakiya, l’autre lui intima l’ordre de s’y
diriger. A quelques centaines de pas, Dieng se ~
-retourna : lui, comme une statue, debout, le sur-
veillait.
Il faut comprendre Ibrahima Dieng. Conditionné
par des années de sourde soumission inconsciente, il
_ fuyait tout acte pouvant lui porter préjudice, tant
physique que moral. Le coup de poing regu au nez
était un atte Yallah : une volonté de Dieu. L’argent
_ perdu aussi. Il était écrit que ce n’était pas lui qui
le dépenserait, pensait-il. Si la malhonnéteté semblait _ aO
e

l’emporter selon toute vraisemblance, c’était l’ceuvre —


_ du temps, non celui de Yallah. Ce temps qui se refu-
sait de se conformer 4 |’antique tradition. Ibrahima
_ Dieng, pour effacer son humiliation, invoquait la tou-
_ te-puissance de Yallah : c’était aussi un refuge ce
Yallah. Au plus profond de son désespoir, de l’af-—
front subi, la forte conviction qu’il avait de sa foi
le soutenait, dégelait un ruisseau souterrain d’espoir,
mais ce ruisseau éclairait de vastes zones de doute.
La certitude que demain serait meilleur qu’aujour-
_ Whui ne faisait aucun doute pour lui. Hélas !... lbra-
hima Dieng ne savait pas qui serait, demain, Partisan _
de ce meilleur, ce demain qui ne faisait pas de Coute
en lui.
Dieng ne voulait pas se monter tel qu’il était aux |
gens du quartier ; les vétements tachés de sang ainsi
que ses babouches. Il avait l’idée exacte de |’estime
dont il jouissait depuis le mandat. Depuis une se-
maine, il était seul, et seul, il devait faire face a
Padversité. De la grande rue, rasant les clétures, la
téte baissée, douloureuse, il allait d’angle en angle,
héroiquement, sans étre vu de personne.
Il pénétra dans sa maison.
Aram, d’un élan, se porta a sa rencontre, les pru-
- nelles brillantes de frayeur ; son regard allait de la
_ figure de leur mari a ses babouches. Aux assauts de
questions, Dieng ne répondait que par son silence.
L’inquiétude étendait son tapis d’ombre dans le coeur.
de la femme.
Dans la piéce, Dieng s’allongea ; ses gémissements,
a chaque pulsation, montaient d’une gamme. Des
narines, 4a nouveau, s’écoulait le sang. Les deux bras
sur la téte, Aram poussa un nouveau cri, long et
~ pilaintif.
— Ne pleure pas ! Ce n’est rien, dit Dieng qui se
tampcz.nait le nez avec le pagne. <
-— Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
— Ohl... rien ! Cesse tes hurlements. Tu vas ameu-
ter les voisins.
— Lahila, il est mort, s’écriat-elle 4 la \
oe sang en s’élangant au-dehors, les bras" ‘sur
_ téte.
Les cris s’amplifiaient dans la cour; et les voiige
accoururent, l’assaillant de questions. :
— Il est dedans, mourant, répondit-elle, son sal
coule comme l’eau de la borne-fontaine. es
nef -Maigrichonne, souple encore, la vieille Nogoi, av c
puissance, entra dans la piéce suivie de Mety. De
visages maussades attendaient. Depuis quelques jou
la famille Dienguéne était observée :chacun, dans son
_ for intérieur, sans se l’avouer, souhaitait son m
eur.
_— Il va mourir, répétait Aram geignarde.
— Ona voulu le tuer ! Dés qu’il a regu le manda
trois hommes se sont jetés sur lui, déclara Mety
_ vivement et a haute voix. Profitant de la soudaineté
2t de l’effet de la surprise, elle poursuivait sur un
ton plaintif, les yeux huileux :
— Si argent était 4 lui, Yallah sait qu’
souffrirait moins. L’argent était 4 son neveu qui tra
vaille a Paris. Sa sceur était venue pour prendre sa
_ part, et c’est grace aux boucles d’oreilles d’Ar
_ données en gage chez. Mbarka qu’elle a pu repartir.
_ Maintenant, nous avons —‘out perdu... Tout, méme
T’estime qu’on avait dans ce suartier a cause de ce
mandat. on
Un souffle de commune solidarité de miséreux
traversa les cceurs. :
-— Ne pleure plus, Aram et toi aussi Mey, ren-
-chérit une femme. :
_— Ici, dans le quartier, tout le monde croit qu
nous sommes des individualistes. Que nous falcon
de la solidarité du voisinage. ny
__—— Mety, ne nous accable pas ! Tu nous5 Bletses i
‘rai, nous avons entendu parler de ce:
LE MANDAT _ 169.
_ Que veux-tu, quand on a une famille et qu’on a
faim, on croit 4 ce qu’on raconte. Tu sais que nos
€sprits sont plus agiles 4 condamner qu’a étre indul-
_ gents.
___— Parce que nous avons faim, ajouta une autre
femme avec des yeux en perles, rebondis, et qui était
_ -vétue d’une camisole toute usée.
Les langues se déliérent et les pensées les plus
_ secrétes virent jour ; la gabegie, le népotisme, le ché-
mage, l’immoralité, la carence des autorités. On
_ €levait la voix ; les bras tendus, alertes, gesticulaient
dans le vide. On évaluait la somme.
— Cent mille francs volés en un jour !_
— Moi, j’avais entendu dire qu’il avait un rappel
dune année de salaire... Voila plus d’une année qu’il
_chdéme.
— Son neveu doit arriver de Paris par avion.
— Espérons, et prions Yallah que ce neveu soit
musulman pour le pardonner.
Ce monologue collectif revint encore sur le pays ;
vénalité, fornication, délation.
La vieille Nogoi apparut.
— Alhamdoulillah!... il dort. A son Age, perdre-
tant de sang! Dans quel pays sommes-nous ? Je ne
compte plus mes années et jamais je n’ai quitté Nda-
karu, pourtant je confesse que je ne reconnais plus ce
; ays.
Plus d’une heure aprés, le soir venu, les ména-
geres se retirérent. La maison était silencieuse ; un pe-
tit feu tristement rougeoyait dans la cuisine.
Durant les deux jours que Dieng garda la cham-
bre, il eut tout le loisir pour refléchir et penser
au mandat, pour approcher analytiquement la vie —
_ présente, la société dans laquelle il évoluait. Pous-
_ Sait-il trop profondément ses investigations que tout
_ devenait flou, et il se perdait dans sa téte selon 1’ex-
rity. Pica tet

170 LEMANDAT —
pression du pays. C’était un cercle sans brisure. i.
étouffait, les étres étaient plus mauvais, de plus en.
plus mauvais, sans respect du bien d’autrui. L adage
était: « L’entreprenant ne vit que du bien du né-
gligent. » we
La Canale d’age, aprés les priéres, passait
faire un brin de parlote. Tous semblaient croire la —
version de Mety. Aprés leur depart, il bouda seul —
sur les allégations de sa premiére femme. Comment —
~ allait-il faire ? Il fallait bien qu’il reprenne les dé- —
marches, trouver au moins trois cents francs pour —
les photos, et cinquante pour le timbre. Avec tout
ce qu’il avait dépensé, il ne pouvait laisser réexpédier
~ le mandat. Il lui restait encore quatre 4 cinq jours ©
avant la date fatidique. :
C’ était en fin de matinée, son projet était niineene a
réfléchi. Les enfants, comme de coutume, étaient dans —
la rue. Il fit de vertes remontrances 4 Mety qui répli- —
squat: am
_. — Maintenant, tu as la paix. Tu peux aller et venir
‘sans avoir a dire : « Yallah est mon témoin, je —
- mai pas le mandat ». Tu avais beau jurer, invoquer—
- Yallah et son prophéte Mohammed, personne ne —
- te croyait. On racontait partout que tu avais requ ©
un an de rappel de salaire. D’autres racontaient que—
ton neveu t’avait mandaté deux cent mille francs —
pour construire ta maison. Nous, les femmes, étions
a
a
mises a l’index. A la borne-fontaine, chacune venait :
« Avance-moi un kilo de riz », «préte-moi cent
francs », ainsi de suite. C’était insupportable de dire
toujours la méme chose. Leur répondre la vérité ?...
Elles ne voulaient pas la croire. C’est simple, la vérité :
ne sert plus a rien ! dit Mety. P
— II faut toujours dire la vérité. Si ears? soit alle
il faut la dire. Maintenant, qu’est-ce que je ‘vai
a
ae
s

_LE MANDAT 171

dire ? Tu sais bien que le mandat est encore a la


Posiee.
_— Aijnsi, tu peux faire tes démarches sans avoir
des gens qui t’épient. Des gens viennent intentionnelle-
ment voir-.ce qui bout» dans notre marmite, pour
dire ensuite : « Voila, ils ont regu de I’argent...
Non, ce n’est pas mentir !... C’est détourner les mau-
_ vaises pensées qu’ils nourrisseni A ton égard. Puis,
moublie pas qu’Aram t’a prété ses bijoux pour ta
seeur. Et la date est expirée.
_ — Je sais cela, et tu n’as pas 4 me le rappe-
ler, ni a insinuer que je préfére ma sceur a mes
femmes.
— Ibrahima, pardonne-moi, débuta Aram, les bi-
_ joux, personne n’en parle. Si Yallah le veut, dés
- que tu seras fortuné, tu m’en trouveras d’autres. Le
_bien ne nous préserve pas de la mort, mais du déshon-
_neur. Car ton bien est ndétre. Mety a raison —
_ pardonne-moi de te contredire. II nous était impossi-
ble a ’une comme 4 l’autre de faire face aux nombreu-
ses sollicitations. Nous étions aux’ dires du quartier,
des €goistes. Toute leur faim était canalisée, dirigée
vers nous. \
_ — Vivre avec des voisins et étre leur ennemi est
intenable. Et tu sais toi-méme que nous ne sommes
pas les seuls a falsifier la vérité. Nous nous cachons
_des uns et des autres. Pourquoi ?... Personne n’a de
quoi faire vivre décemment sa famille. Cette nou-
_velle conduite n’est pas le fruit de notre méchanceté,
-c’est plutdt que la vie n’est plus comme du temps
de notre jeunesse, notre jeunesse a nous, les parents
_d’aujourd’hui. Combien sont-ils ceux qui font ren-
_trer Jeur.sac. de riz la nuit venue. Et pourquoi ?...
Pour ne pas partager. a .
_ — Que vais-je dire quand on saura que le manda 7

est a la poste ?

oa Be’
LE MANDAT is

_ Mety leva. ie Hope son mouchoir antéte n ué di


_ c6té semblait accentuer le frisson qui secouait le ba:
de son visage. Dans ses yeux, le reflet accusateu
_« est-il vraiment béte ou juge-t-il que c’est nous bi
_le sommes ? »
_ = Quand ce jour viendra, réponds que c "est Mety "i
qui a menti. at
= Moi aussi, articula Aram. .
Dieng battit en retraite devant 1’aifecminceens de
- leur volonté. « Il faut mentir jusqu’au bout: », SI
— dit-il,
: Encore affaibli, les joues creuses, il allait d’un pas
de convalescent. Devant l’entrée principale, il in:
_ pecta les deux cdotés de la rue, puis se dirigea ver
y _ Tangle de la boutique de Mbarka.
; _ — Ibrahima... Dieng, s’annonga Gorgui Malssa ¢en.
guise de salutation. Et ta santé ?
_ — Alhamdoulillah !
___ Matissa, le haut du front plissé, trés soupgonneux,
5 épiait Dieng. Habillé d’un grand boubou bleu indigo,
Dieng, d’un mouvement d’accoutumance, preste
: porta ses mains au dos, rassemblant 1’étoffe.
_— Tu étais mal en point l’autre jour... Ou cela.
s’est-il passé ? C’est a peine croyable.
_ — Moi-méme, j’ai du mal a le croire. fea
_ Enfin, Vhonnéteté est un délit de nos jours aa ces
pays. te
_ — Han! ponctuait Gorgui Maissa, la bouche: ou
es co ses chicots roussis par le jus de cola apparure:
L’éclat du soleil semait de faibles points argent
- tout autour de l’iris, des réseaux de plis serpentaient
le long de sa peau réche. II dit, sceptique ; .
_— Peut-étre as-tu raison, mais pourquoi le dis-tu ?
Ease juste de vouloir mettre toutes les espéces de
-graines dans la méme aune ? Mere bur
oo Rowan, rien ne vaut l’aune, une anne de tnte
LE MANDAT 173
les graines se compte comme aune, répliqua Dieng
avec sévérité.
— La possession totale d’une matiére fait de celui
qui la détient un maitre... Et rares sont les maitres
impartiaux.
— Une somme de savoir en chaque matiére si mi-
nime soit-elle rend n’importe quel benét dans un mi-
lieu de benéts, .docte. Je dis et répéte que V’honné-
tete est un délit dans ce pays de nos jours.
Cela dit, pour fuir Maissa, il entra dans la bou-
tique de Mbarka: celui-ci servait deux femmes, défé- _
rent dans le ton, il répondait aux urbanités de |’ar-
rivant et : Z
_ — Malgré cette maudite échéance, je serais venu
te voir. Peut-€étre qu’Aram ne t’a pas transmis mes
salutations ?
— Si, pas plus tard que ce matin.
_ -— Cest incroyable ! Ou irons-nous si cela conti-
nue, se faire voler le portefeuille en plein jour ! As-
_ tu porté plainte ? C’est le réle de la pence.de trouver
les voleurs... 2
L’autre femme, Daba, la noiratre comme on Il’ap--
pelait dans le secteur, en méme temps qu’elle comp-
‘tait les boites de lait, tourna son visage sur Dieng:
un visage volumineux aux traits sans finesse.
— Tu as raison, j’y pensais ce matin, dit Dieng.
— Cest ce qu'il fallait faire le jour méme. [1 va
y avoir des gens qui douteront, ajouta Mbarka et,
s’adressant a Daba : Tu peux dire que ces billets
- mont aucune valeur si j’en juge de la maniére dont
tu les entretiens. *
+ — Si tu n’en veux: pas, laisse-les moi. Je ne thé-_
saurise pas, moi.
_. .— Daba, tu es une pointe de lance ! Que tu touches
on qu’on te touche, c’est pareil, on saigne.
- ++ Qu’as-tu a mépriser ces billets ?... Pas assez
>| ee hii esa A Fe,

Uae LE MANDAT us
Rae

que tu gruges les gens, faut-ilencore qu "on se mete


a genoux ? ad
— Comment allons-nous faire, Tbrahima 2 ? ‘inter-
toge Mbarka faisant diversion. é
— Il faut que tu patientes encore un1 peu. Méme
aujourd’hui, Jai besoin de toi.
_— Mon ami... tu sais bien que ces produits ne
viennent pas de notre pays. J’ai mes débiteurs. Eux,|
_ ils ne sont pas comme moi. IIs ne connaissent que les -
dates. Fais un effort. Pendant que Jy pense... ‘ob-
Jet... en litige est mort..
a
— Je n’ai qu’une parole, dit Dieng appuyé contre
le comptoir, pensant a ce qu’il aurait 4 dire a Aram
pour ses bijoux.
— Tiens, j’avais une commission a te faire.
_Mbarka s’approcha, se pencha vers lui, sa bouche
collée a l’oreille de Dieng. Lentement, le visage =
-Dieng se rembrunit, ses traits se durcirent:
— Jamais !s’écria-t-il subitement. Jamais !Vendre—
-ma maison, pourguos ?... Pour te payer ? C’est ce
ee
que tu veux ? Dis a celui qui t’a commissionné que
jamais Ibrahima Dieng ne vendra sa maison. Jamais ! —
_ Etre pauvre, ¢a va, mais pauvre sans maison, c‘est
" la mort.
— Ne crie pas.
_— Tu as le toupet de me...
Bea
_
a

— Et Vargent que tu me dois ? Ta maison, jeu


m’en fous, moi, tu me dois, tu payes. C’est tout!...
Car, moi aussi, je peux gueuler.: Avec tes “beaux
atours... du vent. Hier, quand tu rampais pour une
poignée de riz, on ne t’entendait pas tant. 4
— Tu m’as fait confiance parce que je paie. Tout |
le monde sait que tu majores les prix. ing
Des gens arrivérent, envahissant la boutique.” ;
— Tu pourras crever de faim, tafamille ettoi.
1
rh ~ ~ she 5 c
oe) a esis.

LE MANDAT 175
_ Plus de crédit pour personne. Foi de mes ancétres, tu
me paieras. J’irai a la police.
— Viens!... Viens, hurlait Dieng, le tirant par le
: -poignet.
_ — Laisse-moi !... Je te dis de me laisser.
— Viens !
— Tu me paieras, je le jure. Par contre, plus
_amais je ne ferai de crédit 4 personne.
_-— Mbarka, adresse-toi 4 Ibrahima Dieng, intervint
¥ _-bou. Toi, Dieng, lorsqu’on doit, on se montre
— conciliant.
— Ibou, j’en ai assez de me montrer conciliant.
_ Je ne suis pas un matelas, plaide pour toi. Est-ce
que tu vendrais ta maison ?... Réponds?..
— C était une commission !Crest tout. Tu me dois
2t tu cries plus fort que moi ! Tu dis avoir été agressé ?
fu bluffes. Tu tiens a profiter de ton mandat tout
seul. Mais tu me paieras.
is -
A ceci, Dieng sentit s’amollir ene la moelle
toute adversité. Il se redressa moralement, ses yeux
en rencontrérent d’autres ot luisait la flamme du
doute accusateur.
— J’étais avec lui, Mbarka. Ne souffle pas le
~ venin dans les coeurs, opina Gorgui Maissa qui s’était
_ approché, le regard sur le front de Dieng baissé.
— Quand méme je doute. Et tu paieras sans que
_ j’aie besoin de sortir de ma boutique.
_— Ne dis pas cela, Mbarka !
— Laisse-le, tout le monde sait qu’il entretient cer-
__ tains types...
_— Cela me regarde ! Plus de crédit pour per-
.
- sonne, arti

— 338 maris paient. Moi, le mien t’a payé hier


: A seks une femme.
— Toi; Daba, tu Yes toujours acoquinée avec ce
voleur de Mbarka, intervint brutalement Mety qu’un
fillette avait. été quérir a la borne-fontaine.
- — Je ne te parle pas, Mety.
- — Daba, moi, si je m/’adresse. 4 toi, ponctu
i Mety |en lui faisant face (la réputation de bagar
reuse de Mety était légendaire malgré son 4ge).
ADEs Daba, elle s "avanga vers le bopednieT « Cc

“nous ne nous dépécerons pas pour une ‘not €


hair. >»
— Mety, je ne te parle pas, c est. une histoi
entre hommes. Je parle 4 ton mari. Il me doit! ti
son nom figure sur mon registre, la...

mon ‘mari et c est moi qui venais ae fe


choses. Tu as fait ton calcul, moi aussi. Si c’es
a cause du mandat, tu ravaleras ta salive. On |

-Véhémente, la femme gesticulait, sa main, ind


en avant, effleurait presque le visage de Mbarka.
De Plus en plus, les gens s ‘agglutinaient ;
— L’argent!... C’est fou ce qu’on se Bags pou:
des. sous depuis notre indépendance, dit un homm
en babouches qui, des épaules, se faufilait pour Joun
davantage du spectacle, .
_— Malheur a celui quia invente ligargent, renchérit
da:femme a ses cétés.
_ — En fait, dans notre pays, depuis quelque temps
_Y’argent tient lieu de morale, dit quelqu’un ie
derriére. é
_ — Pourtant, on en veut juste de quoi vivre,a
vivre sa sal,
Sn AR

LE MANDAT 177
- Soudain, un éclat de rire ébranla la foule:
— Merde, ponctuait en francais pour la troisiéme
fois Mety. aa
Le squelettique vieil homme qu’était Baidy fit une
irtuption remarquée ; long et maigre, de toute sa hau-
teur, il toisa tout le monde. L’autre jour, aprés la —
visite chez Dieng, les mains vides, rentré chez lui, il
_ avait dit a ses femmes :
— Plut6t mourir la faim au ventre que de tendre
la main 4 la famille Dienguéne. .
Sentencieux, il déclara :
— Vérité pour vérité, quand on doit, on paie.
— L’anier doit étre du cété du propriétaire du
foin; ce n’est pas hérolque de se faire payer une
_ dette, quand le débiteur a de quoi, langa Mety, refu-
sant de se taire, malgré les invitations réitérées de
son mari et d’autres personnes.
pte:
eet
-— Quand l’homme se dessaisit de son autorité, il
aT
POM
are
ley
ae
ee ne devient qu’épouvantail, objecta Baldy le regard.
rivé sur Dieng.
- —— L’homme n’est épouvantail que lorsqu’il n’est —
que verbe. Il y a homme et homme, répondit vive-
ment Mety.
Le vieil homme se retira.
Les femmes, de leur c6té, soutenaient Mety, for-
mant société. Elles traitaient le commergant de tous
| _ les qualificatifs.
La 403 noire de Mbaye vint stopper a la hau-~
-teur de I’autre porte. D’un pas souple et félin, Mbaye :
entra dans la boutique. Sa mise européenne et son —
renom dans le quartier lui conféraient une autorité. —
Trés pondéré dans ses propos, au bout de quinze
minutes, il ramena le calme. Les gens se dispersérent.
S’éloignant avec Dieng, Mbaye demanda :
-— Tonton Dieng, ce matin, je t’ai attendu.
are ‘ ae

gh < RaN De
— Je pensais venir te voir et voila que je tombe 77
» Gans, ce.,:
. —— Cest fini ! ’interrompit Mbaye. Passe me voir
_ a deux heures.
_ Il entra dans la voiture, le moteur ronflait.
_ Gorgui Maissa vint se mettre A cété de Dieng au
- moment ot I’auto démarrait.
_ — C’est quelqu’un ce Mbaye, déclara-t-il.
— Pour tout 4 V’heure dans la boutique...
- — Ce nest rien, il faut se soutenir quoi qu’il
arrive. Une langue est plus mauvaise qu’une balle
RCC RUSEL S
_ La 403 tourna A la premiére rue.
Mbaye était de la génération « Nouvelle Afrique »
“comme on dit dans certains milieux : le prototype,
mariant a la logique cartésienne le cachet arabisant
et l’élan atrophié du négro-africain. C’était un homme
_ affaires — courtier en toute genre — réclamant
un tant pour cent sur chaque commission, selon la
valeur de l’affaire. On disait de lui qu’il n’y avait
aucun neeud qu’il ne pouvait défaire. Possédant une ala
fei
a
iv

_ villaa l’angle du secteur Sud, il avait également deux >


_ femmes ; l’une chrétienne, !’autre musulmane et une
403. Tl tenait le haut du sable... a
aa
-
or

La villa de Mbaye « créchait » au milieu des id


d
Mies

_bidonvilles et des vieilles baraques. Dans le salon 4


encombré de fauteuils, de chaises, de pots de fleurs
artificielles, le ton bleu dominait. Thérésela chré-
tienne en instance de départ pour le travail recut
Dieng et l’installa dans le salon ; elle avait une robe
fleurie et la perruque a la B.B. :
_— Mbaye fait sa sieste, lui dit-elle en francais d’une
~
“voix fluette. ; ceo
_ Voyant Dieng qui transpirait, elle fit _fonc
tionner le ventilateur. Dieng promena un regan
ie
\
‘LE MANDAT 479.
oe : pa yscd 1S =
_ envieux sur l’ameublement et pensa : « Voila un
homme arrivé. Abdou aussi sera comme lui 4 son
retour de Paris. » Plus de dix minutes s’écoulérent —
quand Mbaye nouant sa cravate entra dans le salon.
— Comment!... Tu devrais me-réveiller pour me
dire qu’il y avait quelqu’un, dit Mbaye 4 l’adresse de
Thérése qui s’impatientait, langant des coups d’ceil ©
vers la porte. ‘
— Tu ne m/’avais rien dit, mon vieux, répondit-elle
en francais aussi.
Mbaye, avec la courtoisie d’un cadeta son ainé, fit
des excuses. \
— Ce n’est rien, c’est moi qui suis venu un peu
plus t6t. Je comprends, tu dois étre fatigué. —
Sans dépasser les limites de l’exagération, Mbaye
volubile s’employa a lui démontrer le mécanisme in-
fernal de la vie actuelle. Il n’avait méme plus le temps
de se reposer. Selon l’avis de son médecin, il devait
aller faire une cure en France.
Une bonne vint avec un plateau pour servir le
café.
— Apporte une seconde tasse pour tonton.
— Merci, je n’en prends pas.
Trois coups de klaxon se succédérent et Thérése ©
-aussit6t se leva en disant :
— N’oublie pas le venti... A ce soir !
— Pense a téléphoner au type. Jirai tantot a Ru--
fisque, dis-le-lui.
— Dac...
= Eskeye ! s’exclama Dieng.
— Notre pays fait des progrés. Les femmes ont les
mémes droits que les hommes.
Cela dit, il sirota son café. Dieng lui narra toutes —
les péripéties qu’il avait traversées et méme la fausse
nouvelle lancée par Mety.

— Parfois, les femmes sont géniales. Jepense que
c’est une bonne idée. Nous allons nous rendre a la
police. D’abord, nous allons trouver une procuratio
Tu me feras ton mandataire. Car nous n’avons plus le
temps pour une carte d’identité. A la police, il n’y —
ura pas de probléme; au plus tard, aprés-demain, tu
auras le mandat. Bee
_ -—— Inchallah, je m’en remets 4 toi. — —
_— Oh! fit Mbaye se montrant modeste. I y ade
fortes chances pour que le mandat ne soit pas re-
tourné a ton neveu. ; SDS
Le café bu, il arréta le ventilateur. La premiér
spouse se présenta : elle était en tenue africaine.
Les présentations finies, elle prit son mari ‘nia
parte, mee.
_Dieng dehors était au comble de la joie. Il ne savait
pas encore combien allait lui demander Mbaye. Lui ©
non plus ne savait pas combien il allait lui donner.
Mille francs ? C’était peu pour un homme comme
Mbaye. Cinq mille ?... C’était énorme aussi. Deux,
‘ois, quatre, il.verrait ! e ae
Apres la procuration 4 la poste, Mbaye le condui-
sit a la police. Tout le long du trajet, il ne cessa
_de lui donner des conseils pour son neveu, Abdou.
eng, assis 4 cété de lui,

— Tonton, maintenant, c’est fini. Je suis un peuen —


etard pour un rendez-vous a Rufisque. Je seraid
retour ce soir. Demain matin, je me rendrai perso
nellement a la poste. as
= Inchallah ! dit Dieng.
_ — Inchallah, répéta Mbaye. Demain, sois A midi
chez moi.
Stee
_ — Inchallah, j’y serai. Sans toi, je ne sais p:
ce que je serais devenu. pats:
LE MANDAT_ 181

— C’est normal, tonton. [1 faut s’entraider.


Tiens, prends un taxi car je ne peux pas te de-
poser.
— Non !... Non, refusa Dieng 4 Mbaye qui lui
tendait un billet de cinq cents francs. Je peux rentrer
a pied.
— Quand méme, prends-le.
Dieng n’en revenait pas. Demain, il aurait le man-
dat. Avec les cing cents francs en poche, il se décida
a aller voir le scribe.
Le rapide le déposa 4 l’arrét. Le hall de la poste
était 4 moitié vide. Le vieil écrivain n’avait devant
lui qu’un client. Il ne le reconnut pas. Dieng lui
rappela les cinquante francs et régla sa dette. L’autre
rajusta ses lunettes et prit son stylo a bille :
=
q
=
Ma
A
Dakar, le 19 aoiit 196...
a
“4i
1s

Cher_neveu,

Je t’écris pour te demander de tes nouvelles et te ae


‘donner celles de la famille qui sont excellentes. Yal-_
lah merci. Tous ici, nous pensons @ toi et prions
pour tol.
Enfin, fai le mandat. Je n’avais pas ma carte
@identité a Varrivée du mandat. Yallah merci, tout va __
bien. Ta mére était venue. Elle se porte bien. Main-
tenant, elle est repartie. Elle est restée une nuit seu-
lement a@ cause des travaux aux champs. Je lui ai—
4 -donné ses trois mille francs. Elle te remercie, te salue —
re
aad
et prie pour toi. Elle demande que tu lui envoies —
3
de quoi se vétir et payer l’impdt. Cette année, tout
a est majoré. La récolte de l’année passée n'a pas été
a
a bonne pour eux. Tu es son seul soutien dans ce-
as,
a monde.
2

ae
he
oes Ae rere ee CG
pel822.5 _LE MANDAT
eS. Quant a moi, je ne cesse de prier pour toi. Des —
que j'ai regu le mandat, j’ai agi comme tu Vindiquais. a
dans ta lettre. S’il plait a Dieu, tu trouveras tout. — ;
___ ton argent ici; méme si Yallah m’appelle a lui. Je a 7
te remercie d’avoir pensé a moi, d’avoir confiance en ce
_moi. De nos jours, l’étoffe de la confiance s’effrite. i
_ Je te demande de ne pas considérer |‘argent comme ;
essence de la vie. L’argent comme essence de la. 4
vie ne te conduit que sur une fausse route oi, tot 2 3
ou tard, tu seras seul. L’argent ne Solidifie rien. Au
_ contraire, il détruit tout ce qui nous reste d’humanité. a
_ Je ne peux pas te dire tout ce qui se passe dans la 9

__ L’écrivain cessa d’écrire. I] haussa les sourcils par- 4


dessus le cadre métallique de ses lunettes; il lui sem- Je
_blait que son client lui dictait cette lettre avec une a
_ gorge mouillée. Au ras des paupiéres rampaient des
_ Jarmes en ruisselet clair. Dieng leva son front : en “4
_ effet, en grande personne, il pleurait :
a
__ _— Pardonne-moi, homme ! C’est mon neveu, il est =
_ a Paris et il s’est conduit comme... ig
_ — Ici, je vois et j’entends toutes sortes de drames. |
= Je disais pas plus tard que ce matin, que l’hon-
-néteté est un délit dans ce pays. .
_. — Je técoute, dit le plumitif ayant apergu un
autre client qui attendait. Tu en étais A: Je ne
_ peux pas te dire tout ce qui me passe Par, la =
- téte.: .
ow

— Je te remercie encore. Je n’oublierai jamais ta


confiance. Tes tantes, Mety, Aram et toute la fa-
mille te saluent. A la prochaine lettre, je t’enverrai ee
Ege
cat
EE
Ve
<a
SP
aeO

_ des gris-gris. Malgré que tu ne sois pas a Ndakaru,


— tu tu
dois te protéger. On peut te jeter un mau-
ais sort. Il y a ici un vrai marabout que jvirai
pe BEMANDAT <0 185,
voir pour toi. Je suis trés content de savoir que tu
fais tes cing priéres par jour. Il faut continuer. N’ou- —
__ -blie pas que tu es étranger a Paris. Ici, tous les gar- — |
-gons de ton age ont chacun une villa.
Je n’ai plus rien @ te dire, tu es un homme.
Ton oncle,

IBRAHIMA DIENG-
— L’adresse ? demanda |’écrivain aprés lui avoir
lu et collé la lettre.
Dieng se fouilla :
— Je lai laissée chez moi.
— Ce n’est rien. Voila, tu trouveras quelqu’un
pour t’écrire |’adresse.
Dans la rue, Dieng, le ccur battant de joie,
-généreusement donna dix francs au vieux lépreux.
Chez lui, magnanime, il pardonna a Mety ses pa- r
roles outrageantes 4 l’égard de ce vieil homme de —
Baidy. x
— Je te comprends, notre honneur a tous était —
offensé et en public. et
Ensuite, il alla rejoindre ses pairs 4 la mosquée. —
La, devant témoins, il fit des excuses a Baldy qui
disait étre sans rancune. ;
_ — Je veux quand méme savoir que tu m’as par-
donné ! Pardonné aussi 4 ma famille, répétait Dieng,
ivre de contentement.
— Je te le dis, je te pardonne.
— Alhamdoulilah ! que Yallah nous pardonne.
Moi aussi, je te pardonne.
__ Amine!... Amine, dit l’assistance. Voila ce
qu’on appelle des musulmans. Etre simple, plein de
son prochain. Que Yallah nous maintienne sur cette —
_ voile. \ ‘
Bn
i
)
Gorgui Maissa que l’exubérance verbale de Dieng
_la retro
fF eS ae
uva dans une de 4ses poches.
!
La priére- de tisbar achevée,
5
il se rendit5
Dayence 2 Blain:
— Bonjour, tonton, le recut Thérése, mon
homme
absent,’ SAS ony
LEMANDAT —s«185—
— J’attendais la voiture pour te le déposer chez—
toi. Il y a un sac de riz pour toi. On nous I’a livré —
ee midi.
>
— Il y a, je pense, une. ‘erreur, dit-il apresune.
4

x longue pause.
i
— Non, non, tonton, je ne me suis pas trompée.
Mbaye m’a laissé un mot. Ce sacré chauffeur, il n’est
jamais a Vheure. Rentrons...
— Quand reviendra-t-il ? interrogea Dieng en pre=
‘nant place au méme endroit qu’hier.
— Tonton, il ne dit rien, il est parti pour Kao-
lack. ;
— Peut-étre qu’il reviendra ce soir ?
— Je n/’en sais rien, tonton. Quand méme, je vais
demander a ma veudieu.
Elle revint un moment aprés :
— Elle n’en sait rien non plus. "
— Je repasserai, dit Dieng en se levant, sentant la :
lourdeur de la déception sur ses épaules.
_— Tu ne prends pas le riz, tonton ?
— Jvattends son retour.
Dehors, ses pensées s’enchevéetraient.
Jusque tard dans la nuit, il ne faisait que la navette —
entre sa maison et celle de Mbaye. A chaque voyage,
dégu, sa rage croissait. Chez.lui, aucune de ses _
épouses ne posa de questions. Tout en lui transpi-
rait la fureur contenue.
Le lendemain. matin, il alla égrener son chapelet Bs
devant la villa. Vers huit heures, en méme temps
que la bonne, il entra au salon. La premiere épouse,
le front marque d’un rond de sable (elle venait de
finir la premiére priére du jour naissant) le fit patien-
ter. En moins d’une demi-heure, Mbaye sortit, ha-
—_-billé, son porte-documents a la main :
— On m’a dit que tu es venu hier. Excuse-moi,.
hier, j’étais a Kaolack.
: 186 ee LE MANDAT ,
ee
? Je sais que tu n’as pas. le temps, dit.Dieng
La présence de Mbaye avait « regonflé » et fai
gait naitre en lui l’optimisme. Toutes les réflexions
- coléreuses de la nuit crevaient comme des bulles boss
- savon. ce
— Tu n’as pas pris le sac de riz, conmmensaig
o -Mbaye.
Il fut interrompu par l’arrivée de la bonne aut ser- ba
_ vait le petit déjeuner : a
_ — Fais vite, lui dit-il, apporte le beurre qui est. 4
/
dans le papier, Pautre dans la tasse est rance. to eee
| ¢
tu prends du café?
— Non, merci !
— Avec du lait, insista-t-il.
— Merci. Je suis toujours4 l’infusion de quin-
_ quéliba. — (lei
— Je suis un mordu du café... Bref !... Je ne sais
comment te dire. Tu es mon oncle!... Pour le TZ, JO
_ passais: chez mon Syrien, comme il avait du riz, j’en
ai pris pour toi. Je pensais 4 la discussion que tu as _
-eue avec Mbarka.
_ — Je ne savais pas pourquoi c’était. ets
— Tu as bien fait, d’ailleurs. Je ne pouvais pas _
_tout expliquer aux femmes. Tu sais comme elles sont.
_Mbaye parlait d’un débit mesuré pour se faire —
mieux comprendre.
_— Jai effectivement encaissé le mandat, hier.
_ Ayant une course a faire 4 Kaolack, une course —
qui réclamait ma présence, je gare mon auto, a l’ar-
rivée, en face du marché — tu connais Kaolack 7 4
Une ville de voyous ! Hors de l’auto, je traverse
ce marché, Jachéte je ne sais plus quoi et au —
moment de payer, je cherche mon portefeuille... Plus
Tien ! Non seulement, il y avait tes yingicing mille o
_ francs, mais soixante autres. ae
_ — Mais... fit Dieng sans pouvoir continuer. ty ae
ae.

eee LE/MANDAT 187,


~ Mbaye trempa son pain dans le café; Dieng ne per-
-dait rien de la gymnastique des machoires.
— C’est comme je te le dis.
Leurs regards se croisérent.
_— Tu ne sembles pas me croire, tonton. Pour-
tant, c’est la vérité, la pure vérité ce que je te
dis. Je le jure au nom de Yallah. A la fin du
mois, je te rembourserai. Je suis victime de mon
coeur.
_— Non, non, fils. Je suis pére de famille. Voil®
un an que je chdme. De plus, cet argent n’est pa
a moi.
— Tu crois que je t’ai roulé?... Non ! Mety est
une parente, et c’est a cause de cela que j’ai voulu
te rendre service.
Dieng, abasourdi, avait du mal a réagir, méme
‘moralement, comme cela lui arrivait de le faire. I] ou-
vrait et fermait machinalement ses mains. Les phrases
demeuraient informulées.
— Ecoute, tonton, voila mon portefeuille et les
cing mille francs que j’ai. Je te les laisse, prends.
Tiens... Je sais que le mandat n’est pas a toi. Je vais
faire porter le sac de riz chez toi. Si je ne te con-
naissais pas, je dirais que tu ne crois pas en Yallah.
' _Dés la fin du mois, je viens te donner la différence,
méme si, entre-temps, tu veux des choses, ne te gene ee
pas, viens me voir.
Mbaye appela la bonne et lui dit :
— Fais mettre Ie sac de riz qui est dans |’autre
chambre dans l’auto. Tonton, viens..
Dieng était-il annihilé ? La colére et la déception lui.
~avaient ravi toute volonté. Le revers brutal de son
“optimisme avait-il anéanti son cerveau ? Quoi qu'il
en fat, il suivait, il vit deux hommes charger le sac.
Il constata :
88 LE MANDAT
~ — Ce n’est pas un cent kilos : c’est un demi (cin-
‘quante kilos).
— Oui, répondit Mbaye en linterrompant et lui
tapant sur l’épaule, c’est tout ce que j’ai pu obtenir...
~ La 403 le déposa devant chez lui;aidé de Mbaye,
il débarqua le sac. Avant de repartir, Mbaye lui fit
-des promesses fermes.
_ Le demi-sac était devant la porte; les ménagéres,
passant a la hauteur, jetaient dans sa direction des
yeux concupiscents. Une, courageusement, vint accos-
ter Dieng:
— Cest du riz, Ibrahima ? 4
— Oui, répondit-il.
— Vrai, du riz ? Si je pouvais en avoir ?
— En veux-tu ?
— Qui, Dieng.
— Pose 1a ta calebasse.
Il la lui remplit :les autres présentaient aussi leurs
ustensiles. Sans mot dire, Dieng procédait 4 une dis-
tribution. En moins de trente secondes, une minute
méme, la nouvelle se répandit:
— Ibrahima Dieng sort la dime.
3 Mety et Aram accoururent. Brutalement, elles éloi-
gnérent les bras.
i — Tu es devenu malade, Ibrahima, s’écria Mety.
s — Je l’étais.
Tant bien que mal, les deux épouses trainérent le
sac, sous les huées des autres femmes.
— Rentrez chez vous, c’est fini, disait Aram reve-
nue chercher Jeur mari resté devant |’entrée.
— Je ne suis pas fou !
— Ibrahima, pourquoi cette prodigalité maladive ?
‘Ou a-t-on vu, depuis que le monde est monde, les
pauvres jeter du riz ?... Méme les risses (riches) se
gardent de ce geste. Et toi..
LE MANDAT 189
Bt toi, quoi ? Pinterrompit Dieng, assis la téte
prise entre les mains. C’est ton Mbaye... .

— Mbaye Ndiaye ?
— Qui, Mbaye Ndiaye ! Je lui ai signé une procu-
ration et il a volé le mandat. A la place, il me
donne ce demi-cent kilos et cinq mille francs, —
— Quoi?... Le mandat ?... }
— Et mes bijoux ?
— Aram, toujours ton égoisme ! Cesse de ne pen-
ser qu’a toi. Tu sais combien j’ai perdu pour ce
mandat ?
i
— Et moi, tout ce que j’ai emprunté ?
— Tu as emprunté, Mety ? interrogea Dieng, le |
- regard levé sur la femme.
_— Il y a longtemps que sont finis les quinze
kilos de riz.
— Ce mandat n’était pas a moi.
— Gens de la maison, avez-vous la paix ?
— Paix seulement, Bah !
Le facteur triait le paquet de lettres dans seS —
mains. ah
— Ibrahima Dieng, que se passe-t-il, de l’autre
rue, j'ai entendu dire que tu distribuais du riz.
sl Dieng le mit au courant. Bah releva la visiére de
i
§ son képi et déclara : }
— C’est un geste de désespoir ce que tu as fait.
— C’est fini. Moi aussi, je vais me vétir de lar
peau de Vhyene. ate
— Pourquoi ? Pah
— Pourquoi ?... Parce qu’il n’y a que fourberie, —
menterie:de vrai. L’honnéteté est un délit de nos
jours.
Bah lui remit une lettre en disant:
— Elle vient de Paris. Il y a le cachet. Tu crois
que tout est pourri ?... Non... Méme ceux qui travail-
lent ne sont pas contents. Cela changera. :
190 LE MANDAT

— Qui le changera ? Je suis resté un an sans


travailler parce que Javais fait la gréve. J’ai deux
femmes, neuf gosses. II n’y a que la fourberie qu
paye.
— Demain, nous changerons tout eeoat
— Qui, nous ?
— Toi.
— Moi’...
— Oui, toi. Ibrahima Dieng.
— Moi?...
Une femme entra, un bébé sur le dos, interrom-
pant Dieng par ses salutations :
— Maitre du céans, par la grace de Yallah, je
te demande de me venir en aide. Voila prés de trois
jours que mes enfants et moi nous ne faisons qu’un
repas par jour. Leur pére ne travaille pas depuis cing
ans. De la rue, on m’a dit que tu étais bon et
généreux.
Dieng se redressa. Son regard avec celui de Bah
se rencontrérent. La quémandeuse observa les deux
hommes.
Tous gardérent le silence.
Editeur, n° 170 — Imprimerie Commerciale d’¥ vetot.
Dépét légal, 4° trimestre 1969.
Imprimé en France
Chef de famille, ch6meur, pauvre et consi-
déré, Ibrahima Dieng recoit un providentiél
mandat de Paris ; il essaie d’en toucher le
montant... ; d’espoir fou en ameéres deésillu-
sions commencent alors ses tribulations.

La grande habileté de Sembéne Ousmane


a consisté, dans ce récit, a reconstituer un Ch Pes
monde a partir du plus modeste des événe-
ments. Ce monde, c’est le petit peuple africain
des villes, a la frontiére ambigué de P Afrique
traditionnelle, et de l'autre, celle de Vadmi-.; hel
nistration, de la bureaucratie, de la police,
etc... Sembéne qui connait au plus pres cette.
situation de pauvreté et cette ambiguité
en: cae
évoque admirablement la présence vet da a
parole, le mouvement et la couleur, le cynisme :
et l’innocence ; lucide, et bienveillant, c'est
la vie quotidienne du peuple africain urbain
d’aujourd’
hui — ce peuple encore démuni ~
et toujours dégu — qu’il donne authentique-
ment @ voir et a comprendre. ' 2

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