Le Mandat - Sembene Ousmane - 1966
Le Mandat - Sembene Ousmane - 1966
Le Mandat - Sembene Ousmane - 1966
MANDAT
ecedé deVéhi Crosane
Maquette de la couverture : J.-C. Maillard.
VEHI-CIOSANE
ou
BLANCHE-GENESE
suivi du
MANDAT
DU MEME AUTEUR
A paraitre
. En prénarati on
DOMBAYE...
SEMBENE OUSMANE
VEHI-CIOSANE
BLANCHE-GENESE
suividu
MANDAT
PRESENCE ‘AFRICAINE
VEHI-CIOSANE
ou
BLANCHE-GENESE
Dass
sa
RV
il fut l'un de mes compagnons de toute
ma jeunesse. Ensemble nous subimes les
épreuves initiatiques. Devenus hommes
nos chemins se séparérent. I] crut au Dieu
du Gain, au bonheur avec Argent. Apres
la guerre 39-45, il s’engagea dans le corps
expéditionnaire francais.
Il mourut sans le sou en Indochine,
juin 54.
PATHE
Plus de croix
Plus de terre
Ot est-elle ta tombe
PATHE
VEHI-CIOSA NE ye
ces Dies: Plus sirement, comme des milliers d’au-
- tres de ton Age, ne liras-tu jamais ces lignes. Les
-symptémes du présent — notre vie sociale — ne -
_ m/autorisent pas a te prédire une vie meilleure. Alors,
comme des milliers, anonymes, arrivée a l’Age de
. conscience, tu te révolteras d’une mauvaise révolte
_ — individuelle ou collective — mal dirigée.
Ta mére, elle, notre contemporaine, illettrée — en
francais comme en arabe — n/a pas la possibilité dex2
lire ces pages. Elle vit seule; une fagon de se vétir
de son drame.
Pour toi, VEHI CIOSANE', NGONE WAR -
THIANDUM... (BLANCHE-GENESE ~NGONE
WAR THIANDUM), puisses-tu préparer la genése de
notre monde nouveau. Car c’est des tares d’un vieux
-monde, condamne, que naitra ce monde nouveau tant
- attendu, tant révé. =
oe ne
1) Prononcer : Thiosane.
Le niaye est au singulier en volof. Les. colonia-
listes l’écrivaient au pluriel. II n’est ni savane, ni
delta, ni steppe, ni brousse, ni forét : une zone trés.
singuliére qui borde Vocéan Atlantique dans sa
-sphére occidentale, et qui s’étend de Yoff a Ndar,
et au-dela... d’ou surgissaient des hameaux, des ag-
glomérations aussi éphéméres que les gouttes d’eau
_recueillies sur des cils. Dés Pikine, ce fameux champ
de bataille que ressuscitent de temps en temps les
‘griots, surgit le niaye, vaste étendue sans fin avec ses
molles collines revétues selon les saisons de toute une
gamme de végétation : herbes courtes d’un vert bou-
teille nées d’une |saison! : le navet (saison des pluies) ;
Beobabs nains massifs aux fruits d’un godt savou-
‘reux : le lalo, feuilles de baobab séchées, _pilées,
tamisées qui, assaisonnées au couscous, donnent a
cet aliment sa saveur, le rendent léger au-palais ; —
oasis de cocotiers; palmiers poussant a-la-va-ou-je-
veux, élancés, aux longues palmes mal nattées, fol-
_les; rOniers solitaires d’une rigueur ascétique, rudes
de maintien, défiant la voite de leur long fit,
coiffés de feuilles en éventail, se mesurant a
_Vhorizon du jour naissant, comme 4 celui du jour —
- finissant; vergers d’acajoutiers touffus, aux branches
tombantes en forme de case de pulard, peuplés de
20 VEHI-CIOSANE
he eee -VEHI-CIOSANE x:
a,
4
Na Vs
grains de sable ». Bt les autresveo «« Cer-
tes, oui. Mais en bonne logique une fourmi au som- :
met de la montagne: est ve mae, ae la monta-
ae » : : SADE As nee
Aussi longtemps qu ’on « descent » ou que Yon 4
-« remonte » pour s’approcher de nos ancétres, du
temps de nos grands-parents — sans oublier les trois
siécles de pratique négriére, plus un siécle de colo-— P
nisation — il n’y eut jamais de maisons en dur dans
le niaye. Rien de ce qui peut faire dire ou penser ie:
~ aux regards. étrangers : « Ici vécurent des hommes,
=
_ VEHI-CIOSANE erate
E
ie vitalité oa temps de nos péres, méme de nos
arriére-grands-parents, du temps oti le sahhe... (gre-
nier-économat) servait d’épargnea la famille. Chaque
famille avait ses champs; mats, mils, arachidiers, ma-
niocs, patates. Sous la pénombre de la case-maitresse,
le sahhe, orgueil des membres de la ee attirait
les regards selon sa capacité.
Maintenant, — notre temps — telle une calamité,
année par année, les bras valides s’en allaient ten-
ter fortune dans les cités urbaines, ot selon toute
apparence, la vie semblait plus facile. Aussi navet
-aprés navet, les récoltes s ‘amaigrissaient. Les péres
de famille, les visages tannés par l’excessif soleil, les
mergies dépensées en vain, se repliaient sur leur ins-
_ tinct de conservation avec une virulence inconsciente:
une prescience d’un avenir qui les terrorisait déja.
Ils se nourrissaient du adda... (coutume-tradition) et
de la promesse hypothétique d’une place de choix
au paradis. Le paradis d’Allah, comme un clou planté
au centre de leur cerveau, pierre angulaire de toute
leur activité au jour le jour, amoindrissait, ébréchait
la vive imagination pour l’avenir. Hs en étaient a
cet état ot ils ne sentaient plus le désir et ou
ils s’enfermaient avec ce vieil adage : « La vie
nest: rien. » A la limite de leur existence, ici-bas,
‘re se dressait rien, rien qui puisse enflammer la
sonvoitise du vouloir. Une fois la nécessité d’exister
+t non de vivre, satisfaite, le reste —- qu’est-ce que:
1e reste ? — était vain. Au-dela du reste, il y avait
"orgueil d’>homme.
La dénudation d’alentour — ce complet denne
_ ment qui aveugle les esprits — les rendait incapa-
oles de concevoir, d’oser, de se sacrifier pour les
enfants. Cet ardent désir de sacrifice de soi, ce don
fle soi pour Jes autres — ce refus de la résignation,
-t arrachement 4 l’instinct atavioue. nremicr rove
24 VEHI-CIOSANE
Be .
eh
ay eee ae VEHI-CIOSANE —
3
VEHI-CIOSANE 41
2S un incestueux ? Lui, le chef du village, lui, le
plus noble descendant des plus illustres familles du
Niaye ? D’un griot, d’un cordonnier, d’un bijoutier,
on aurait compris. Oh!... pardonne-moi, c’est pas
pour toi. Tu es des plus ‘nobles griotes.
Ngoné War Thiandum marqua un temps d’ arrét.
Les inflexions de ton qu’elle adoucissait, arrondissait,
- les pauses qu’elle s’accordait entre deux phrases, tra-
_hissaient sa colére.
Gnagna Guissé ne s’attarda pas a déméler les res-
ponsabilités. Elle savait l’orgueil des Thiandum-
Thiandum, leur fierté sans borne, l’absurde prix —
qu’ils attachaient a leur naissance, et qu’ils impo-
saient a toute la communauté. N’est-ce pas vrai qu’un
de ses oncles qui avait été giflé par un toubab (Euro-
péen) en public, aprés avoir abattu le toubab, s’était
fait justice. Leur devise est : « Plutét mourir mille
fois de mille manieres plus affreuses l'une que ©
Vautre, que de supporter un jour un affront ». Depuis
les temps les plus reculés, ce méme clan occupait
dans les assises des palabres les fonctions les plus
enviées. Elle-méme, Gnagna Guissé, était fiére d’étre
leur griote généalogique. Devinant la rage de la dé-
tresse de son guelewar, elle pensait qu’a grands ren-
forts de paroles consolatrices, elle atteindrait son but:
Vattendrir.
_ Ngoné War Thiandum, haletante, se mit a invec-
tiver les hommes, la vie et acheva qu’au jour du juge-
ment dernier, elle aurait des choses a dire.
— Je...
- — Tu le savais, n’est-ce pas ? lui arracha Ngoné
War Thiandum. ; *
Elle la scrutait sans ménagement, le regard métal-
lique et pénétrant, traquant les pensées intimes de
la griote. Elle reprit:
— Tu le savais. Combien sont a le savoir ? Je
Se e VEHI-CIOSANE nis
° ca
sais tout ce qui se dit au puits. Quelle honte ‘pour sn
moi et les miens !
De l’autre coté de I’écran de la palissade, s -enten-
dait la voix de Guibril Guedj Diob, son mari. Ngoné
War Thiandum cessa de parler. ‘La téte relevée, les
yeux erraient, absents. Elle n’essayait pas de s’éva-
_der de son drame. Elle s’y campait et ne sollicitait
_ pas de sentiments de compassion. .
Toutes deux, écoutant Guibril Guedj Diob, se dé-
visageaient.
-— Il faut que tu manges. Je vais m’en occuper.
Tu es mon guelewar, dit Gnagna Guissé en se levant.
La mére promptement lui saisit le poignet:
— Tu le savais ?
Gnagna Guissé acquiesga de la téte en s’éloignant.
Seule, Ngoné War Thiandum explorait les péri-
-péties de histoire; les différentes étapes de doute, de
téte-a-téte avec sa fille, surgissaient.
_ — C’est vrai que tu portes ? avait-elle questionné
- Khar lorsqu’elle était venue dans sa case.
Khar Madiagua Diob avait détourné ses yeux. Le
regard inquisiteur de la mére se portait sur chacun de
~ ses pores. La téte dodelinant, la mére ne vit pas les
_ bréves pulsations en dessus du cou. La zone tachée
de sombre ne s’était pas livrée.
— Dis !
_— Je ne suis pas enceinte, mére, avait répondu
Khar et prétextant ses travaux ménagers, elle s’était
esquivée.
_Ngoné War Thiandum avait cru sa fille.
Au fil des jours, des semaines, avec la persistance
des cancans a l’endroit de Khar, elle s’était alarmée;
elle commengait a l’épier, la démarche, les mouve-
ments des membres, la figure, Vaccent. Elle avait fini
par en étre convaincue. C’était sir!... Le nombre de
‘pagnes: ny vouvait rien. Les, reins davantage s ‘ap-
Se ae ep Sy
VEHI-CIOSA NEOs 43
profondissaient. Le ventre prenait forme, la poitrine
s’enflait. Khar Madiagua Diob avait 4 maintes repri-
ses surpris le regard de sa mére qui 1’examinait.
Et cet aprés-midi-la, Khar Madiagua Diob allait —
dépasser sa mére, quand, prompte; la mére enfonga
sa main sur les flancs, défit le noeud du premier —
pagne, le deuxiéme et le troisiéme : les pagnes
gisaient aux pieds de la fille. Khar Madiagua Diob
n’eut pas le temps de dissimuler.
— Ne rentre pas ton ventre. Si c’est 4 cause de
moi, ceci ne sert plus a rien. Tu es pleine comme
une Anesse, avait dit la mére.
Pourtant, elle continuait 4 palper avec autorité le
ventre::
_ — C’est pas possible! Tu n’as pas de mari. Tu es
vraiment enceinte, formulait-elle.
O tendresse maternelle ! Bonté akinie, combien de -
victimes as-tu faites ? ;
La mere et la fille se dévisageaient; les larmes,
naturellement, débordérent des fentes des yeux de sa
fille qui se sauva, laissant les pagnes.
Ngoné War Thiandum n’avait su que faire, que
dire. Ses pensées d’un débit rapide se pressaient en
tous sens. Elle était atteinte dans son aspiration de
mére : réves perdus ! Espoirs dégus !! N’avait-elle pas
_révé de conduire sa fille vierge jusqu ’au seuil de
chez son mari ? N’avait-elle pas joui d’avance du
jour ot elle exhiberait le pagne immaculé de sa
fille, exposerait les bijoux qu’elle tenait de sa mére
‘et les remettrait en public a Khar; ces bijoux, or- ©
gueil et maillon des liens qui liaient toute cette bran-—
che maternelle. N’avait-elle pas caressé la douce sen- —
‘sation d’étre la mére qui doterait le: mieux. sa fille,
de célébrer un bite Aequi resterait a aes AOS: :
les annales. eres
se monologue, vif, agressif pour cihecmena se ie ae
geen | _ VEHI-CIOSANE
roulait quand Y évidence empoignait ses nerfs. Ngoné
War Thiandum, malgré elle, s’était faite a la gros-
sesse de sa fille, Elle avait entrepris la seconde étape, “
qui était de trouver, de savoir qui était l’auteur de
ce forfait éhonté. Elle s’y était employée de diffé-—
rentes facons, prévenante, agréable, volcanique. Tou-
tes ces compositions eurent pour effet de lui rendre
plus cuisant son échec, et lui laisser la désagréable
impression du refus catégorique de.sa fille d’en dire
fek, plus que n ’étalait la proéminence de sa rondeur
mieux, A certaines heures, Khar Madiagua Diob, avec
effronterie, poussait des reins.
Ngoné War Thiandum s’en ouvrit a son mari :
— Guedj, sais-tu ce qui se passe dans ta maison ?
— Je t’écoute.
_ — Regarde autour de toi.
— De grace! avait imploré Guibril Guedj Diob.
— Tout le monde dit que ta fille, Khar Madiagua
_ Diob, est enceinte.
— Chaque semaine, les langues engrossent une
fille de Santhiu-Niaye.
Ceci lancé, Guibril Guedi Diob se retira.
L’état de la fille s’ébruitait :les soupgons se por-
_ térent sur le navétanekat. Plusieurs fois, Ngoné War
-Thiandum allait voir le jeune homme. Lui aussi ne
_variait pas ses réponses. |
— Mére Ngoné, je vous jure que c’est pas moi. _
— Qui est-ce alors ?
— Khar seule peut le dire.
Ngoné War Thiandum n’avait d’autre issue que
de s’entretenir 4 nouveau avec son mari de ce sujet.
Elle-le fit dans les régles de politesse voulues
-_ attendre la complete nuit, quand aucune oreille indis-
_créte n’était a l’affiat.
— Sais-tu, Guedj, que Khar est femme. Elle l’e
depuis le barahlu (huitiéme, mois du calendrier volof).
_VEHI-CIOSANE 45
Jai beau lui demander, elle se refuse a répondre.
— Si tu surveillais mieux ta fille, rien ne serait
arrive. Elle accouchera... Enfin, demain, inchallah, je
lui parlerai, répondit-il, en lui donnant dos. |
Les jours qui suivirent, Ngoné War Thiandium se
trouva comme au début, face 4 la ferme volonté de
Silence de sa fille. L’état de Khar Madiagua Diob
alimentait la chronique de Santhiu-Niaye. Les lan-
gues qui, pendant le navet, manquaient de pature,
se délectaient.
— « On l’avait vue avec le navétanekat ». |
— « Pourquoi lui donnait-elle de l’eau jusque
dans le champ ? »
— « N’est-ce pas elle qui lavait ses haillons ? »
Et les vieilles :
sae Une fille bien née avec un domestique de son
pére » ;
De bouche 4 oreille, c’est au peinthieu que, rude-_
ment, on discutait du cas.
L’ainé de Ndiobéne, Tanor: Ngoné Diob, qui,
pendant ces jours-la, était lucide, en fut vexé. Il
s’entretint avec sa mére. ; oe
Le soleil du jour vieillissait; les rayons du ndjiolor
. s’émoussaient. Le niaye 4 l’infini embrassait le ciel ;
cette étendue, meublée de lopins de terre cultivée,
semblait ennuyeuse, sans passion, morne, triste. Les
‘tourtereaux cendrés jetaient leurs notes languissantes.
Tanor Ngoné Diob, en militaire — une vieille
tenue qui lui avait été léguée par les bons offices
de l’armée coloniale francaise — , suivait le sentier
d’entre les dunes, en montait, en descendait, évitant.
les fragiles buissons de vradj. ;
Un chien galeux aux longues oreilles blessées ou
des essaims de mouches tournoyaient le recut avec”
des aboiements craintifs.
Atoumane — le navétanekat — averti de la pré-
46 BF ies _VEHI-CIOSANE. e
PESeNCE, venait a sa rencontre.
._ — Paix seulement, répondit Atoumane. (C’était sa 3
journée hebdomadaire : jour de campos ot il etait
libre de travailler son propre champ).
— Combien as-tu ensemencé de grains ?
Tous deux promenérent leur regard, mesurant —
-Yaire cultivée. La fierté et Vorgueil faisaient battre
-— le coeur du navétanekat.
_ — Juste ce que m’a prété ton peére.
— J’avais quelque chose a te demander. As-tu
fini pour aujourd’hui ?
5 Averti-par son intuition, la naveenele garda :ses
D distances, mais intérieurement. Lui aussi savait que
Tainé du ndiatigui (maitre de maison) n’avait pas
~ toute: sa raison.
— Je rentrais justement, dit le navétanekat.
_ Dvun sifflement ‘sec, Atoumane appela le chien.
‘Marchant aprés le fils du ndiatigui, il vit celui-ci
trainer volontairement ses godasses sur les arachidiers.
Jl ett envie de lui dire : « Patron, regarde ot tu
poses les pieds ». Il se retint avec de cruels pince-.
ments au coeur.
— Sais-tu pourquoi je suis ici . interrogea Tanor
_ Ngoné Diob un peu plus loin.
- — Non, puiatien, non
_ — Crest vrai ? Tu ne le sais pas?
af — Comment pourrais-je le savoir si tu ne me dis
rien, ndiatigui ? Mais on peut parler au village.
— Ti mé prends pour in maboul, dit Tanor, en
-frangais.
“ -Leautre écarquilla les yeux.
_Tanor Ngoné Diob garda un temps le silence.
_ Par-dessus leur téte, volait une escadrille d’oiseaux
a en. direction, du couchant.
_-- __. Khar vient te voir ? v
oo Moi?... ‘Une ou deux fois, en effet. Elle) se
sR
VEHI-CIOSANE Sel
d’un saint homme n’est pas matiére a discussion.
Entre l’absolution d’un mariage et le péché de la chair,
il y a tout le niaye. Je disais tout a ’heure —— non,
_ je demandais — si Guibril Guedj Diob doit étre tué
‘ou s’il devrait étre exclu. de notre communauté ?
Qu’est-ce qu’on essaie de sauvegarder ? La pureté du
sang de naissance ? La pureté du sang moral ? Et
si je me place — Yallah est mon témoin — sur le
plan strict des dogmes du Sariya, je vous poserais
cette question : « A-t-on une fois chatié quelqu’un
homme ou femme, parce qu’il a violé chez nous les
Saintes Ecritures. ?»
Massar attendait que quelqu’un répondit.
L’érudition rivale qui se manifestait entre Massar
et l’iman datait d’il y a trois ans. A la mort du pré-
_cédent iman, les deux hommes, dans une lutte serrée
-et silencieuse d’influence, postulérent cet honneur.
Aucune allocation matérielle ne leur était allouée.
Tous deux savaient en outre que celui qui détenait
cette fonction avait une forte influence sur la commu-
nauté.
— Donc, chez nous, reprit Massar en essuyant ses
-orbites encrassées, les Ecritures sont lettre morte.
Car jamais, dans ce village, dans tout le Sénégal, —
ou pourtant proliférent les mosquées, pas une fois les
peines que nous dictent les Saintes Ecritures ne sont
appliquées. Allez voir les autorités !L’estime que nous
avons, que nous nourrissons a leur égard, nous suffit.
Il nous reste donc notre adda, l’héritage de nos peéres.
— Donc on laisse Guibril Guedj Diob ? interro- —
gea Medoune Diob. Jamais plus nos enfants n’oseront
affronter ceux de leur Age, de leur génération.
— Yallah m’a prété une voix pour. appeler ses _
fidéles. Je l’en remercie ! Alhamdoulilah !... Je con- _
‘fesse ici que ma connaissance des lettres arabes est| oo
a:
Et, pendant des semaines, sans se concerter, tous
les assidus de la mosquée s’engageaient tacitement a
exclure Guibril Guedj Diob. Pendant les priéres, per-:
‘sonne ne voulut se mettre a ses cotés. Lorsque Guibril
Guedj Diob mettait ses babouches 4 I’entrée, tous
retiraient les leurs. Un jour, a la priére de Tacousane,
tous abandonnérent la mosquée, le laissant seul.
- Aux palabres, il ne fut plus convoque.
‘De lui-méme, il ne vint plus a : priére, ni sous
le beintanier.
Avec son ombrelle, solitaire, il s’en allait.
Sa
VEHI-CIOSANE 83
_— Alhamdoulilah!... Parlons de ton esprit.
— Déthyé Law, tu as du travail. Occupe-t’en. On
parlait avec Amath.
— Palla, tu sais que c’est par contrainte que je
quitte Santhiu-Niaye. Je ne veux pas avoir lair ds
fuir, laisser derriére moi une impression de fuite...
Pour Vimpot, oui.
— Tu abandonnes tes sépultures. Voila ce que tu
fais. Ceux qui sont partis sont-ils revenus une fois ?
Non. Tu as vu le jour ici. Le niaye est peuplé
des ossements de tes parents. Tu t’exiles parce que tu
.ere tes enfants prendre un grand ascendant sur
. Quant a l’impot, nous donnerons ce que nous
avons.
Palla, tout en parlant, s’était accroupi, aiguisant le
couteau sur le bord du talon de son samara. II par-
lait avec un fort accent de gorge.
— Tes filles ont raison. Je les approuve ! Sur un
terrain vaste et nu ou ne se dressent que des sou-
ches, on n’y attend pas le mitan du jour. II faut
de l’ombre pour s’abriter quand le chemin est Jong,
opina Déthyé. ; :
— Amath, n’écoute pas Déthyé Law. Si notre vil-.
lage est ainsi, c’est la volonté de Yallah, tout le reste
est orgueil, répliqua l’iman.
— Laissons Yallah 1a ou il est. On parlera de
Lui a son heure.
— Astafourlah! Tu _ blasphémes, Da&hye Law,
ponctua Baye Yamar qui était venu succéder a Mas-
sar. I] avait les cheveux mouillés aussi. Assis sous
les pieds de Palla, il poursuivit : Tout ceci est le
résultat d’une oisiveté spirituelle. C’est le désceuvre-
ment qui conduit de telles paroles.
— Je pense, moi, le contraire. Yallah n’aime pas
les esprits recroquevillés. C’est comme |’eau qui ne
coule pas. Tout le monde sait que I’eau qui ne coule
pas, croupit. Elle devient snifecte. Malgré son appa
rence de propreté, ronge la terre qui la loge. Dou
la stérilité de la terre et de l’esprit de homme.
- Descendant d’une vieille souche aristocratique,
nourri d’un fond religieux, Baye Yamar n’affection- o
V
WN
; - — Ou va notre monde ? te
es femmes d’un cote s’alignaient dans Ndiobéne.
ee ‘Et Khar 2 ;
— Elle est chez Déthye Law. Et personne n’ira
a chercher la-bas. Tu sais, quand on franchit le
a G
oe oe
SOS I ae cel xs
haar : : ri
ee me), hae EO
i ay Ae VRE CGnee
cas d’inceste. L’homme avait été enterré vivant. J’avais
--entendu cela de ma grand-mére. Depuis, je n’ai ja-
mais pensé vivre encore ce fait. Au juste, a qui dois-
Je faire mes condoléances, finit par dire la derniére
atrivante, calée entre Yaye Khurédia et J’autre.
— A qui ? Guibril Guedj Diob ? Khar.Madiagua
Diob ? Peut-étre la deuxi¢me veudieu (co-épouse): Je
# l’apercois 1a-bas avec son air chichiteuse. Elle doit
jubiler maintenant.
— Et Tanor Ngoné Diob ?
— Le dingue!
- Yaye Khurédia fronga les sourcils et dirigea son re-
gard vers les hommes qui rentraient du cimetiére
Les hommes étaient revenus de |’enterrement
Gnagna Guissé, griote de la famille Thiandum, ‘les
-recevait. Les hommes formaient un monde 4 part,
silencieux, les yeux baissés. Ils se retenaient de toute.
conversation. I] planait dans cette lugubre atmosphere
une animosité retenue. Au bout d’un temps, il se
-retirérent, laissant un vide dans Ndiobéne.
Puis ce fut le tour des femmes. Ndiobéne n’eut
_ pas, comme c’était la coutume chez nous en pareille
-. saison, de veillée funéraire. animée.
Au milieu4du jour, par-dessus {es palissades, on
voyait, seul, le déme scintillant de !’ombrelle de
Guibril Guedj Diob, revenant du cimetiére. ©
‘Ni dans la matinée, ni aprés la priére de tisbar,
il n’y eut causerie, ni- partie de yothé.
_ Guibril Guedj Diob, dans sa case, assis sur sa
_peau de mouton, relisait le Coran. Depuis que |’ana-
~~
fee
el aeA! — =
94 8 VERECIOSANE!
— Jene suis pas ton fils, gronda Tanor. Mére est
morte. Elle ne m’a rien dit. Tu mens.
Cette derniére. réplique blessa l’orgueil paternel.
— Jentends sa voix, redit- Tanor.
__— Tu entends sa voix ?... Qu’est-ce que j’avais
dit ?
— Tu me chasses ?.
Et, subitement, Tanor Ngoné Diob se mit 4 soli-
loquer. Il y était question de : « Vui, mon cap’taine.
‘Non, mon cap’taine. Lis Viets z’ont pres di li ziziére.
Vos z’o’des, mon cap’taine », puis en volof : « Pour-
quoi veux-tu aller dedans ? Laissez-les crever. Si tu
es tué, tintin. Tu ne toucheras rien. Ta famille non
plus. Planque-toi. Rien vu! Compris, han. »
Guibril Guedj Diob écoutait son fils. Ce fils dont
il avait été fier. Lui-méme |’avait inscrit pour le ser-
vice militaire quand les agents du service de recrute-
ment étaient venus. Apres huit années de service, ce
‘fils lui revenait des riziéres d’Indochine et des djebels
_ du Maghreb aprés des séjours dans toutes les mai-
sons d’aliénés pour militaires.
_ Le node de tacousane retentit.
— Ta mére t’appelle, fils.
— Tu me renvoies,
— Non. Je dis vrai. Voila, c’est le moment de la
priére. Nous allons la. faire ensemble comme avant.
— Non... Je ne prie pas.
La pointe du couteau avangait ; Guibril Guedj
-Diob leva son bras. Tanor, rompu au corps a corps,
le projeta par terre et plusieurs fois, la lame monta et
_ descendit.
On dit que ce vent qui, par intermittence de sor.
haleine fraiche, caresse le visage des gens, est 1’ceu-
vre des femmes de OQurouldini', demeurant au para-
dis de Yallah et y attendant les futurs élus. Soit !...
Les femmes de ouroulaini s’agitaient et en quantité.
Au centre du peinthieu, Tanor Ngoné Diob exé-
cutait sa manceuvré militaire, allant, venant, s’arré-
tant avec force grimaces. I] se mit au garde-a-vous,
la main 4a la hauteur de la tempe et sifflotant : Aux
morts.
— Ta 4 4 tati tata a tati.
Les bambins |’entouraient, l’imitant ; le chien les —
regardait, couché sur un flanc, ‘assailli par les mou-
ches.
‘ as
, 3
98 VEHI-CIOSANE
chef qu’ils avaient choisi. Puis, le toubab-comman-
dant repartit satisfait, l’imp6t serait payé dans un delai
de trois mois.
Medoune Diob, en tant que chef, était engagé.
Deux jours avaient passé; sous l’arbre, étaient réu-
nis l’iman, doctement installé en tailleur, le -chapelet
en main; Baye Yamar, portant plus haut sa chéchia
de tirailleur; Biram, la figure désossée; sur la chaise”
longue, les bras croisés sur la traverse de téte, Me-
doune Diob: ce dernier, d’un ton de circonstance,
affable et paternel, de temps en temps, se mélait a 2
la conversation.
Un peu 4 l’écart, les éternels yothekat : Badiéye
et Gornaru, taciturnes, se livraient a leur sport favori.
— Déthyé Law, on dit gue tu nous quittes ce
jour d’aujourd’hui ? demanda Palla qui regardait le
yothe.
— Inchallah, Palla, je pars, lui répondit le griot-
cordonnier en emballant ses affaires.
— Peut-on savoir ou ? ,
Déthyé Law se redressa. Il regarda fixement
liman. L’iman soutenait le regard méprisant de
Vartisan. Ayant jugé peut-étre que le guide spirituel
n’en méritait pas plus, souplement, Déthyé se pencha
en s’affairant.
Medoune Diob reposa la question A ee
— Tu ne nous dis pas ou tu pars?
Une partie de la figure de Medoune Diob débor-
dait de la traverse.
/VEHI-CIOSANE
Pie 6 VEHI-CIOSANE
Elle passa la nuit dans un bois, tantét dormant,
_tantdt éveillée. Les étoiles par milliers scintillaient.
Le lendemain, aprés tous les préparatifs, le bébé —
sur les bras, elle reprit sa route. L’idée d’abandonner —
Véhi-Ciosane la gagnait. A mesure qu’elle avangait,
tenace, persistait la senteur iodée des algues ; l’em-
brun en voile s’étirait le long de horizon. Du sommet
de la quatriéme dune, elle vit la nappe d’un vert foncé
qui, au centre, telle une plaque de tdle argentée,
miroitait. Elle descendit le versant. Elle avancait sur
l’eau ; les pieds nus, marchant sur la plage, elle sen-
tait la tiédeur de l’eau qui lui procurait une douce
sensation ; les petites vagues, vallonnantes, riantes
avec leurs dentelures mousseuses se succédaient.
- L’eau lui couvrait maintenant les chevilles. Khar Ma-
diagua Diob regardait de tous les cétés; pas ame qui
vive alentour. Elle resta indécise. Crainte ? Remords?
Lacheté ? Amour de soi-méme ? Elle se mordillait la
lévre, hésitante. Le bébé sur ses bras vagissait. Elle
le laissa pleurer. Les pleurs s’entendaient, couvraient
l’étendue de la mer. Dans sa téte, tels des grelots a
Vaube, se répercutaient les cris du nourrisson.
Elle revint a la rive, l’allaita et se dirigea vers la
gauche. Le soleil les frappait tous les deux par-der-
riére. Il était plus facile de marcher sur le sable de
la plage. Elle forga un peu son allure. Les tremble-
‘ments de son corps avaient repris. Au bout de quatre
heures de marche, la fatigue lui liait les genoux.
Avec ténacité, elle continuait. Loin aprés le tournant,
elle apergut un point noir. Alerte — forgant son al- —
lure —, elle se dirigea vers le point, souhaitant que
cela soit des étres. A deux cents métres, elle distingua
les hommes — deux — qui chargeaient un camion
de sable. Arrivée a leur hauteur, elle les salua. Ils lui
rendirent son salut.
— He! femme, dow vieus-tu ? Sentend-elle de-
—
oe
VEHI-CIOSANE 107
_mander par un troisiéme, tenant — elle ne savait
quoi ? dans la main.
— Qui? Moi?
— Ahan! toi, femme, dit ’homme, un peu plus
jeune que les deux autres, sa chemise en toile tom-
_ bait sur son pantalon européen.
— D’ici, répondit-elle en désignant le niaye.
Les deux manoeuvres qui avaient arrété leur tra-
- vail se regardérent d’un air surpris. N
— Et ou vas-tu ? demanda de nouveau I’autre. |
— Je veux aller 4 Ndakaru (Dakar).
— Ndakaru ? répéta l’autre étonné.
Elle ne répondit pas. Elle tenait librement son bal-
lot sur la téte. La curiosité de cet homme la rendait
méfiante.
— Nous nallons pas a Ndakaru, redit ’homme en
se hissant sur le garde-fou et s’affairant dans le~
moteur. [I] poursuivit : C’est loin, Ndakaru. Je peux
te déposer au croisement des routes. La, tu trouveras
un autre camion qui te conduira 4 Ndakaru. Combien
as-tu ?
— Rien.
— Rien ?... Avec rien, on ne va pas a Ndakaru.
Ceci dit, le chauffeur se désintéressa d’elle.
Elle resta debout, jetant de biais des regards dans
sa direction. ;
En cadence réguliére, les pelletées de sable tom-
baient dans le camion. Bientdt, la voix fortement
male de l’un des deux hommes poussa un : Dji-
nah o.
— Mets-toi de ce cdté-ci. Il va faire chaud, lui|
dit le chauffeur.
_ Elle obéit, s’installa a l’ombre du camion. La chute
du sable éveilla le nourrisson qui se mit a pousser
des vagissements. Elle le plaga sur son giron et de
1 ‘
Be
Sie
’encolure de sa camisole, elle sortit un sein ae oS
leurs cessérent.
— Cest un bébé tout frais, dit le chauffeur sur
in ton affirmatif.
- — Oui.
- — Ju vas a Ndakaru chercher du travail ?
— Oui.
— Crest un peu tard sur la saison. J’ai entendu
- dire que les méres ont plus de difficultés a trouver
une place de bonne.
_ — J’ai des parents la-bas.
_ Sans s’en rendre compte, son genou rythmait le
chant bergant Véhi-Ciosane. Comme des ondes de
_ plaisir qui jaillissaient sur son visage marqué par
-Vaccouchement et la fatigue de la marche, .de fins
-ruisselets. de lumiére traversaient ses yeux.
- —— Patron, c’est fini, vint annoncer un des hom-
mes.
os oh route, alors. Abdu, va derriére. Toi, monte
ici avec moi.
- — Bien, Patron, dit Abdu.
‘ Dans la cabine, le chauffeur lui demanda- :
- — Une fille ou un garcon ?
- — Une fille. .
_— C’est dommage! Son nom ?
— Véhi-Ciosane Ngoné Thiandum.
_ — Jai jamais entendu un nom pareil : Véhi-Cio-
sane... De quel Thiandum est son pére ?
Khar Madiagua Diob serra doucement le bébé, tira
son ballot sous ses pieds et son regard devant.
L’homme, de coté, l’observait. Puis démarra sans
_ avoir de réponse.
-L’immensité du niaye d’un cété, de autre Vim-
_ mensité de la mer, au milieu le véhicule avangait,
laissant deux traces de roues que la mer léchait.
Cette histoire n’eut pas d’autre fin : c’était une
page dans leur vie. Une nouvelle commence, qui
dépend d’eux.
Et, si un jour, il vous arrivait d’aller dans le niaye
et dans ce village de Santhiu-Niaye, ne leur posez
pas de questions. De moi, il vous diront peut-étre :
Il est venu une fois.
Cette unique fois me suffit.
4 A ars
poe
Vile alga
se if
: a
LE MANDAT
La sueur collait sa chemise a la peau ; avec peine
le facteur poussait son Solex dans le sable ; il trans-
pirait, sa figure brillait, le buste en avant, les mains
solidement posées sur le guidon, ahanant légérement
la bouche ouverte, il gravissait le mamelon de sable
tout en maudissant les habitants et les autorités :
« Qu’est-ce qu’on attend pour asphalter cette rue ? »
pensait-il.
Des ménagéres de retour du marché l’apostro-
phérent pour le taquiner :
— Eye ! homme, tu mouilles.
- Elles le dépassérent. I] s’arréta ; appuya l’engin
sur son ventre qui pointait outrageusement; s’essuya
la face avec son mouchoir de cotonnade. Ses yeux
t
os =,
Te vt
te
=)Pa .
Se
rates
Fa fF:
oD -
2118 LB MANDAR ee
2 — Ne te lamente pas, Yallah est grand ! Il ne nous’
__abandonnera jamais.
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ee ~f : “
. ~ "eer
Fe Se eee bts,
126 HS EE MANDAD 7
Le temps passait :
— Surveille ma place, je vais faire lire ma lettre.
Red}
Placé du cété des boités a lettres, le scribe le
of _ recut. Il allait refuser la lettre, mais Dieng lui
_ fit comprendre que c’était sa femme qui I’avait
ouverte, croyant qu’elle était sienne. Le plumitif, lee
i) onez en pied d’‘éléphant chaussé de lunettes 4 mon- ~
ture de fer qui glissaient, le regarda par-dessus ses
verres : il était agé.
_ — La lettre vient de Paris, de* ton neveu, Ab-
dou.
Tl lut :
| | “Paris, 19 juillet 196...
By Cher. oncle,
eon,
Je técris pour te demander de tes nouvelles et
état de santé de toute la famille. Quant a moi, Dieu
merci, tout va bien, je souhaite et prie Dieu qu’il en
soit de méme pour vous tous. Je profite de la pré-
sence de mon ami Diallo, fils de Modou, pour t’écrire.
— Comme tu l’as sans doute appris, je suis @ Paris.
Dieu merci je me porte bien. Je pense a vous jour et
nuit. Je ne suis pas venu en France pour faire le
vagabond, ni le bandit, mais pour avoir du travail
et gagner un peu d’argent et aussi, s’il plait a Dieu,
apprendre un bon métier. A Dakar, il n y a pas
de travail. Je ne pouvais pas rester toute la journée,
toutes les années assis. Quand on est jeune cela
n’est pas bon. Pour venir j’ai emprunté de l’argent. é
Il est vrai que je n’avais rien dit, ni @ toi ni G ma ;
_ mere, de mes pensées. Rester la ad regarder ou a
vivre de l’air du temps, je ne le pouvais pas. Main-
tenant, je suis en Gge de me marier, d’avoir une
Le femme pour moi. L’argent que j'avais emprunté, je
Lai remboursé. C’est pour cela que depuis mon
arrivée en France, je n’avais pas écrit ni envoyé
LE MANDAT — Beat eal
de l’argent a personne, Dieu merci, maintenantma
voie est propre. Il ne faut pas écouter ce qu’on
-raconte. Si en France on est perdu, c’est qu’on le —
veut. ;
Apres mon travail, je rentre et fais mes cing prié-
res. Sil plait a Dieu et son prophéte Mohammed,
jamais une goutte d’alcool n’entrera dans ma bouche.
Ce mandat de 25 000 francs C.F.A. je te lenvoie.
Garde-moi les 20000 francs. Tu donneras 3000
francs G ma mére et tu prendras 2 000 francs pour
toi. Je sais que tu ne travailles toujours pas. Jai
écrit a ma mere. Dis-lui que je me porte bien.
Je salue tante Mety, tante Aram et les enfants.
La prochaine fois j’enverrai quelque chose aux
enfants. L’argent, garde-le-moi. Sil plait a Dieu je
vais revenir au pays. Ne moublie pas dans tes
priéres.
AEDOU.
(5130 3 Te Mana
— Si on poussait jusqu "a la police, ‘est-ce qu’c
on
aurait le temps de revenir pour le mandat ?
_. Gorgui Maissa ausculta le ciel, l’ombre des PH
- tanes, sa montre de poche :
_ -— Cela est possible.
— Je veux dire a pied.
— Ca change tout.
Bien que la présence de Maissa lui apportét un
soutien moral, il pensait 4 ses cinquante francs.
Seul, il serait allé et-revenu en rapide.
- — Tu viens avec moi ?
— Oui, répondit Maissa étonné de la question.
- « Je vais forcer l’allure, il compte sur le mandat.
— Quelle guigne ! »
e: _ Gorgui Maissa trottait derriére.
Il avait appris a la boutique que Dieng avait requ |
un mandat. Voulant le « taper », il s’imposait. C’é-
tait sa tactique. Il comptait sur une somme de cing
mille francs au moins . En quittant son logis, il avait
dit a l'une de ses femmes :
— Attends-moi, je vais revenir avec la dépense —
- journaliére.
_ Exténués, transpirants, ils traversérent la cour.
du commissariat. Gorgui Maissa, sans hésiter se lais-
sa choir sur le perron circulaire qui ceinturait l’im- —
-meuble : une vieille villa du type colonial, affectée _
a Vusage de la police. Sur le perron, en différents
endroits, des groupes de personnes palabraient; prés ©
d’une porte se tenaient deux agents, la tenue négligée,
_les jambes longuement étalées; l’un indiqua d’un ton
accablé :
— Carte d’identité ?... La...
Dieng s engagea dans un cotlar: Ma aR Oe ae
— Eye!... ot vas-tu ? ‘fapit) SAREE OE
--Effravé. il sursauta. La voix n ‘avait riende norm
LE MANDAT 131
ni d’humain. Dieng se réetourna... Rien.. _ Sur ses gardes:
il fit quelques pas.
— Eye! c’est a toi que je parle. Ou vas-tu ?
‘Ce timbre caverneux s’adressait bien 4 lui. Il
tressauta, quand, ferme, une main le secoua sans
ménagement.
_— Ne sais-tu pas que c’est défendu d’entrer ici?
Un spasme de rage, de colére contenue le saisit pen-
dant un moment, paralysant sa langue, ses réflexes.
Une sensation de soif nouait sa gorge. II fit un grand
effort sur lui pour ravaler sa salive. Tourné vers lui,
aux trois quarts, il vit ce visage : un visage taillé -
dans un bois calciné, mal fini, avec des lévres lippues.
— L’homme Ia, m’a dit que c’était ici, les cartes
didentité, répondit-il d’une voix qui trahissait une
crainte excitée. .
— Dehors! hurla le gars : Aitia cibiti.
Décontenancé, mordillant sa lévre inférieure, lis-
sant de-ci, de-la son boubou, replacant son bonnet
d’elhadj, 4 pas lents il sortit.
— Paie une noix, c’est ainsi que l’accueillit Cols
gui Maissa. z.
_ Dieng le toisa avec mépris avant de lui remettre la !
piécette et vint se joindre a la queue.
— On a le temps pour la priére du tacousane,
lui dit Gorgui Maissa.
Maissa officia en iman. I fut expeéditif. Dieng
alla reprendre sa place, emportant un quartier de cola.
La queue n’avangait pas.
On murmurait son mécontentement sur la ien=
teur du service.
D’un coup, la voix.de Gorgui Maissa couvrif les
divers bruits. Il s’était changé en griot, ressuscitant
la haute lignée « garni » (noble) d’un jeune homme
habillé a l’européenne : beauté des femmes de cette
lignée, générosité démesurée et bravoure des hom-
ys
LE MANDAT
mes, noblesse de leur conduite qui rejaillissait sur ce
_ jeune homme, sang pur, des plus purs. Poussant
_ des pointes de sa voix cassée, il était intarissable ; d’un -
- volof élevé il brisa la derniére résistance du jeune
homme, pourtant récalcitrant aux éloges tradition- “4
nels. 7
_, On Vécoutait. Le gars visiblement géné, avec des
gestes d’emprunt tentait de freiner cet aéde imprévu.
_. — Je ne chante pas pour l’argent. Lorsqu’on a
- retrouvé son sanga (maitre) en pareil lieu, il est
_ bon de le faire connaitre aux gens de ma condition.
Pour l’argent je ne chante pas. Je veux garder toute
_chaude la tradition, vocalisait Maissa.
- Vaincu, le jeune homme lui glissa un billet de cent :
- francs. D’une gamme, Maissa éleva la voix quand
le gars se retira. a
_ -— Tu le connais ? lui demanda Dieng, quand le
-calme fut revenu.
_ — Connaitre ! Tu es bien naif. D’ici, j’ai oiienan
“son santa (nom de famille) et j’ai brodé dessus.
ap — J’ai compris que tu mélangeais les santa et les
~ lignées.
= Lui pas, il était content qu’on parle de lui.
eiDy ne sais rien de la vie d’aujourd’hui.
__— Non, avoua Dieng sidéré de ce manque de
+ dignité de Gorgui Maissa qui se faisait griot.
- —— Lui non plus. On perd son temps ici, ajouta 4
Maissa l’esprit ailleurs. J
Arriva le tour de Dieng. 4
Derriére la fenétre-guichet, apparut un adolescent, _
‘les cheveux coupés presque 4 ras, une paire de lu-
- nettes a la Lumumba, ce qui conférait a ce visage ee
juvénile un type d’intellectuel indéfinissable. Fe 28 Tee
~ — Qu’est-ce qu’il y a pour toi?
- — Je veux une carte Widentité. =
oe LE MANDAT 133
— ‘Un extrait de naissance, trois photos et un tim-
bre de cinquante francs.
— Voila fils, expliqua Dieng, en avancant sa
téte, le sommet de son bonnet s’écrasant contre le -
haut de la fenétre, j’ai un mandat 4 encaisser et Si
je n’ai pas de carte d’identité...
A ces paroles il joignit l’avis. L’employé le lui
prit des mains. La paire de verres se dirigea vers lui,
les yeux trés lointains battirent des cils :
— C'est vrai, mais je n’y peux rien. Va chercher
ton extrait, les photos et le timbre, vieux, dit-il en
frangais d’un ton impersonnel.
— Un papier pour prouver que c’est moi, j’ai mon
dernier regu d’impot, ma carte d’électeur, voila.
— Vieux, pas la peine, répliqua-t-il, en repous-
_ sant la main de Dieng. Sans photo, extrait de naissance
et timbre je ne peux rien, laisse la place au suivant.
Dieng se redressa. II se sentit DLS de vertige. Des
yeux, il chercha Maissa.
— Homme, ton compagnon est parti. Il a dit qu’il
avait une course a faire.
= — Comment ?
— Il m/’a dit de te le dire.
— Merci, femme, dit-il en descendant le perron.
« Aller a la poste et revenir, c’est pas grimper
sur la lune. Ou se traine-t-il ? Au lieu de penser a
nous, aux enfants, il va se montrer généreux et l’ar-
gent coulera de sa main comme I’eau entre ses doigts.
Peut-étre a-t-il une gosse en vue ! Une sans-vergogne !
- Une qui lui sucera l’argent comme le lait de sa
_-mére,» Mety, tout l’aprés-midi s’était tenu ce dis-
cours. Des voisines et des voisins avaient envoyé leur
progéniture une ou deux fois pour savoir si Dieng
- était de retour. « Des vers ! Dés qu’ils entendent que
quelqu’un a de l’argent les voila comme des vautours. »
Dieng rentra tard, il était allé a la mosquée. Le
De oe GOES tio,eM ees pee Ses ee amaSaS59 Ro
Cee LE MANDAT
repas du soir était égal 4 celui du midi. Les deux.
_ €pouses devangaient ses moindres désirs. Aprés la
noix de cola, Mety encouragée par la présence de
sa veudieu (co-épouse) hasarda :
_— Comment cela s’est-il passé ? .
— Je n’ai rien, répondit-il. Il me faut une carte ©
didentité. Pour cela, il me faut un extrait de nais-
_ Sance, un timbre de cinquante francs et trois photos. —
_ Aucune ne le crut : elles se dévisagérent. Mety,
en vue d’une nouvelle investigation, attendant un
_ moment plus propice, lui dit qu’on était venu le voir.
Elle €énuméra le nombre.
— Tous vont croire que j’ai de l’argent et que je
refuse de leur veniren aide. Ils peuvent demander
a Gorgui Maissa. I] était venu avec moi...
— Ctait uniquement pour te « taper » qu’il
était venu avec toi, ce grigou, objecta Aram en I’in-
terrompant.
Dieng leur raconta comment Maissa avait « tor-
-pillé » cent francs 4 un jeune homme crédule.
> — Il s’est éclipsé pour ne pas partager avec toi.
_ Tu parles d’un grigou. Et tu as dépensé tes cinquante
francs. Quelle époque!
_ Un arrivant se fit annoncer par une longue litanie —
de salamalecs : c’était Madiagne Diane. Les femmes
se retirérent. Les deux hommes s’entretinrent de
tout. Des étapes de silence entrecoupaient la conversa-
tion.
a)Se
f LE MANDAT_ Epes
visage, le ton onctueux sans accentuer les syllabes du.
volof. On s’essoufflait volontairement, laissant 4 son
interlocuteur le temps d’étre saisi, pénétré de
sa déchéance. Sur le Coran et sur Yallah on jurait,
-promettait de payer dés demain avant le lever du
soleil, tout en sachant pertinemment que demain
n’était pas l’enfant d’aujourd’hui.
Dieng comprenait 4 mi-mot. Car tous, sans excep-
tion usaient du méme refrain. D’abord, éveiller chez
l’autre son penchant 4 la solidarité des miséreux
fouetter en paroles douces l’essence de la fraternite
qui de jour en jour s’évaporait. Dieng resta muet.
- L’autre revenait sans cesse sur ses dires :
— Yallah m’est témoin que je n’ai pas percu le
mandat, peut-étre demain.
— Tu n’as pas besoin de jurer, je te crois. J’avais
juste besoin de cing mille francs ou de tout ce que tu
peux m’avancer. Tu es mon dernier espoir.
— Tu peux demander 4 Gorgui Maissa. Il était
venu avec moi, répéta Dieng compatissant.
— Peut-étre peux-tu m’avancer trois kilos de riz
j'ai entendu dire que tu as regu cent kilos.
— Les gens parlent trop, grossissent les choses.
Jen ai juste quinze kilos. Mety!... Mety!
— Dieng!
— Donne 4 Madiagne trois kilos de riz.
— Nidiyea (chéri) il ne nous reste pas beaucoup.
— Mety, cesse de me contrarier ! Quand je te dis
quelque chose, il faut que tu en rajoutes !
— C’est pour ma maison, Mety, dit Madiagne Dia-
~ gne. Je te jure que de toute la journée, les enfants
n’ont rien pris.
_— Madiagne, tu sais que notre maison est tienne.
Je ne te cache rien. Je vais voir ce qui nous reste.
Comme il l’a dit, il n’a pas recu le mandat.
Entre hommes se rene2 la __-versation banale ;
ae Le mana
__ c€S conversations que des gens habitués les uns aux
autres se répétent deux ou trois fois par jour et
qu’ils trouvent eux-mémes trés utiles, mais qui ne
sont rien d’autre que le moyen de vider leur ennui.
-Madiagne Diagne partit avec la moitié d’un kilo
de riz. i Aes
_ Mety ne comprenait pas leur mari. Sa générosité —
était béte. Tout le secteur allait accourir, les dépouil- —
ler. L’ordinaire est le domaine des femmes. Elles al-
— laient le défendre. Elles se concertérent. C’était elles —
_ qui diraient a qui venir en aide. (Si des générations —
et des générations de docilité avaient fait des femmes ©
_ de chez nous des exécutantes, des soumises, elles ;
avaient appris dans le nivellement qu’elles pou-
vaient tout obtenir de l’homme.) Bees.
D’autres chefs de famille vinrent 4 leur tour. Mal-—
gré leurs supplications, ils repartirent bredouilles. ;
_ Avant le lever du soleil, le lendemain, comme de
_coutume, Dieng s’était rendu a la mosquée pour la —
priére du fadjar. De retour, les épouses avaient achevé —
les travaux domestiques. C’est au moment oi il pre-
_hait sa tisane de quinquéliba que rentra Baidy. Sque-_
_ lette vivant, une figure tout en relief. Hier, il n’avait :
pu venir. Ce matin sa présence revétait la plus haute ©
importance, dit-il en partageant avec Dieng son petit
déjeuner, Dieng ne le laissa pas finir. Confondu en —
regrets, il dit, le coeur plein de tristesse : ta
_—— Yallah est mon témoin, je n’ai rien requ.
Mety qui assistait 4 la causerie ajouta : oS
— Baidy, j’allais venir chez toi, espérant trouver :
quelque chose. ES
Avec son visage sculptural, Baldy, la nuque tendue —
_ de déception se retira. Mety, satisfaite d’avoir réussi
lanca un coup d’ceil complice 4 sa veudieu, .
De la maison de Dieng a la Grande Mairie, il y
a au moins cing kilométres. Ce trajet dans son étendue
LE MANDAT — pare
-s’incrusta dans son cerveau. Le faire A pied! A
moins d’avoir vingt francs ! Qui pouvait les lui avan-_
cer? Dans sa situation d’aujourd’hui, personne ne
_ viendrait a son aide. Il pensa A Gorgui Maissa, A
ses cent francs d’hier. La demeure de Maissa se situait
face au désespoir. Ayant reconnu l’accent de Dieng
- qui échangeait avec ses femmes les civilités, il vint
a sa rencontre. I] entraina Dieng hors de la maison, et
_ jura sur ses dieux tutélaires qu’il ne lui restait pas un
sou. « Méme qu’il allait venir le voir. » Quand
Dieng lui dit qu’il se rendait 4 la Grande Mairie,
il s’excusa de ne pouvoir aller avec lui, 4 cause de
ses rhumatismes.
Sans forcer l’allure, Dieng attaqua le macadam ;
cing kilométres et quelques !...
Anonyme, pressée, la foule s’écoulait dans la méme
direction. Les klaxons des autos, les pétarades des
motos, les dring-dring des vélos et des motos, les
crass-crass des vieilles chaussures, les sabots des
chevaux accompagnaient cette masse jusqu’a la li-
siére de la périphérie dite « quartier indigéne » pour
emprunter différentes voies. Les bruits s’estom-
paient lentement, pendant que demeurait suspendu
le voile de poussiére grise.
Devant l’entrée principale, comme sur les marches,
des essaims de gens étaient agglutinés ; 4 gauche
et a droite, des poignées de mains se distribuaient.
_Un planton Agé, royalement assis, discourait avec
entrain. ;
— Extrait de naissance ? Etat civil, 1a, répondit-il
~ a la question de Dieng, le bras horizontal indiquant
la direction.
« Encore la queue » pensa Dieng la mesurant du
, regard et en prenant place au bout. Les divers accents
et timbres gutturaux bourdonnaient. I] amorcga une
causette avec son devancier : un type mince 4a la figure
4 ett
se
£38.00 LE MANDAT
couturée de plusieurs entailles. C’était la troisiéme fois
_ quwil venait pour la méme chose. Il était magon et
avait trouvé du travail pour la Mauritanie. I] ch6mait
_ depuis deux ans. Dieng voulait savoir combien de 4
temps il fallait pour obtenir un extrait.
_ — Cela dépend, dit le magon. Si tu es connu ou si
tu as des relations, sinon, il n’y a qu’a ne pas se
_ décourager, mais si tu as de l’argent, alors 1a, ca —
va vite.
. Dieng se confia a lui — le macon semblait avoir
de l’expérience — : il lui expliqua le besoin urgent _
_ qu’il avait d’obtenir sa carte d’identité. Ce n’était pas
_ difficile pour avoir un extrait de naissance. Son nom
était dans l’un de ces registres. —
— Quand méme, il est bon d’avoir des relations
_ par les temps qui courent, finit par répéter le macon. _
De, confidences en critiques, les connaissances
_ s’élargissent. Les deux derniers arrivants s’y associé-
rent. L’un d’eux, le plus trapu, venu chercher l’acte —
- de naissance de son fils, démontrait par ses propos —
_Tincurie des bureaucrates, le manque de conscience
.Civique. Tous, pourtant, se taisaient lorsque s’ap-
he prochait quelqu’un. Le macon distribua 4 la ronde
des morceaux de cola.
Il obtint satisfaction. En partant, il serra les mains.
Ce fut le tour de Dieng. :
_—— Homme, attends un peu que je respire, dit le
commis qui le recut, en allumant une Camel, et il
engagea un dialogue avec son collégue, au fond
du bureau.
Mais la pause durait; derriére Dieng, une voix
féminine protesta. ste
— Ne rouspétez pas, ordonna le commis, récupé-
Tent sa chaise de mauvaise grace. Que veux-tu toi ?
\
ae
LEMANDAT 139
demanda-t-il 4 Dieng d’un ton sec qui cingla ses
oreilles. ws. e,
— Moi?... fit Dieng, surpris dans ses réflexions.
— Cest ton tour, non ? Que veux-tu ?
Comme une anguille, soudain, glissa entre eux un
mendiant hautement enturbanné, avec un long cha-
pelet a ia main, il chantonna :
— «Ngir Yallah, Dom » (A la grace de Dieu, fils).
— Fous-le-camp!... bon Dieu, le rabroua l’employé
en frangais puis en volof : Tu es 1a, matin et soir
a nous casser les tympans.
Le mendiant se retira, penaud.
-— Alors que veux-tu, toi ?
— Moi ?... Un extrait de naissance.
— Né ou et a quelle date ?
— Voila mes papiers.
— Je n’ai pas a regarder tes papiers. Ta date de
‘Naissance, et le lieu ?
Désemparé par la dureté du ton, d’un regard
apeuré, Dieng chercha alentour, un soutien. II exhiba
encore ses papiers.
— Je t’attends homme, dit 4 nouveau le commis,
en tirant des bouffées de sa cigarette.
_ — Voyons, fais vite, langa la femme derriére Dieng.
Quelqu’un peut-il l’aider ?
Un gars en chemise-veston s’approcha.
— Retourne 4a ta place, lui ordonna |’employé en
‘francais, le ton autoritaire.
— Dis donc, parle doucement, répliqua le gars.
— Quoi ? Fais pas |’intéressant.
— Je suis poli et te le fais remarquer, objecta
encore le gars et se retournant vers Dieng lut sur ses
papiers a haute voix en direction du fonctionnaire :
-— Ibrahima Dieng né a Dakar vers 1900.
— Le mois, je veux savoir.
_ ‘+=-Je te dis vers 1900.
ee 140.
Nae
LE MANDA1
ie — Et tu crois que je vais chercher ? Je ne suis
_ pas archiviste. pas .
Ces répliques se faisaient en francais. Petit a petit
le ton s’élevait
et finalement une vive dispute éclata
entre les deux employés et le public. Chacun parlait. ae
_ L’homme en chemise-veston tenait téte. Il repro- —
| chait violemment au jeune homme son manque de Tp
e
ee
* . . ak f >
Sake e
oS) oa.| hae) et
a oT eels
+!
Wao 8) SE MANDAT.
Un jeune homme accrocha son regard. Il lui rappelait
un arriére-petit-cousin qui habitait,non loin d’ici.
_Lenvie d’aller voir cet arriére-petit-cousin se pré-
cisa en lui. « J’aurais l’air d’un pique-assiette. >,
se dit-il. La crainte qui l’envahissait était que ce pa-
rent, venu de France, avait une épouse toubabesse
(blanche). Mais, persistante, lidée d’aller le voir s’im-
posa. Il lui demanderait juste vingt francs. Il ne -
pourrait les lui ‘refuser.
Il arriva devant une porte en fer forgé, il inspecta —
la courette avant de décider, de poser son index sur
le bouton de la sonnerie. Une sueur froide le parcou-
rut. Un boy Gomestique) en tablier blanc vint ae a,
ouvrir :
— M’sieu vient d’arriver, dit le boy en conduleaue
Dieng au salon.
La, terriblement impressionné, il sentit la morsure
profonde d’étre un intrus. Son regard allait d’un
objet a un autre; tout ici imposait le silence. Il _
n’osait s’asseoir, tout en souhaitant de ne voir que
Vatriére-petit cousin, surtout pas madame.
Un homme, paraissant agé d’une trentaine Pan:
_ nées, fit son entrée dans le salon en bras de chemise.
- Dés qu’il le vit, avec empressement, il mit le « ton-
ton » a l’aise; s’informa des nouvelles de la famille,
des parents. Il appela Madame et ses deux enfants
pour les presenter.
Madame n’avait plus le souvenir de cet oncle. Com- —
ment mettre un nom sur tous ces visages vus une
fois, il y a trois ans et qui s’étaient volatilisés de son
horizon ? Son mari n’avait-il pas dit, dans une cau- —
sette de couples dominos (couples mixtes) :
— Les parents, les beaux-parents, ici, ne viennent
nous voir que. lorsqu’ils sont dans le besoin. Alors
pourquoi nous écraser les oreilles avec la sociabilité —
africaine %
5 la:at Pede ee Sa)
a : iP
- LE MANDAT Reon ta
Dieng déclina l’invitation a diner, il n’avait fait que
-passer prendre des nouvelles.
En se retirant, l’arriére-petit-cousin le reconduisit.
Entre parents, ils s’expliquérent. Le petit-cousin rega-
gna l’intérieur et revint avec un billet de cent francs
et un chéque de mille francs. I] n’avait pas de liquide
a la maison. L’oncle le remercia et promit de revenir
le voir au bureau le lendemain matin.
De retour dans le salon, le petit-cousin trouva
madame boudeuse :
— Seul Vintérét les guide. C’était pour 1l’argent
encore.
Il comprenait sa femme, posa sur elle un regard
de commisération. Les sentiments collectifs, communs,
qui aident, soutiennent les membres d’une méme
communauté dans certaines passes difficiles étaient
inexistants dans leur milieu.
— Cest difficile pour nous, mais pire pour eux.
Madame se retira.
Resté seul, le petit-cousin réfléchissait : comment
faire comprendre a la famille de ne venir le voir
qu’au bureau ?
A la station-départ des rapides, Dieng se fit faire
de la monnaie. Cela lui éviterait d’exhiber un billet
de cent francs, d’exciter la convoitise ou de payer
pour un parent fortuitement rencontré. Le rapide
était complet. A cdté de lui, sur la banquette a
deux places, un vieux a la figure rapée, usée, dis-
courait avec son vis-a-vis, un homme convenable-
_ ment habillé.
_ — Je n’ai pas vu le type dont tu me parles,
dit le vieil homme avec son actent cayorien.
— Tu as donné la chose... la chose, dit-il deux
ps) i
; Ahan ! il demande trop.
— Chacun 4a son prix, Pessentiel est d’ ontealr ce
_qu’on veut. pat
-- — OU va le pays, chaque fois qu’on veut decane ¢
- chose, il faut payer.
_ — Parle doucement, conseilla le plus jeune, pen-
_ dant que son. regard faisait le tour des passagers.
; Dieng n’avait rien perdu de leur conversation. II
- 6tait sir que le vieux venait de « graisser » quel-
_ qu’un pour obtenir un service. Quoi ?... S’il pouvait
le savoir. De dessous les cils il les observait. Le —
plus jeune lui inspirait confiance par sa mise correcte. -
Son front brillant était celui d’un croyant.
_ _L’apprenti chauffeur percut le montant des places.
ce Dieng lui remit deux piécettes de dix francs. F
A Parrét « Gumalo » le vieux et son compa- =
-_ gnon descendirent. Dieng les imita et marcha quel-
_ ques temps 4 leur hauteur :
_— Pardon, fréres, tout a Vheure_ je vous ai
_ entendus.
Le plus jeune, le visage assombri par la peur bal-
butia :
_ — Nous n’avons rien dit, mon pére et moi. Peut-
etre t’es-tu trompé !
_ — Cest ca, homme, tes oreilles t’ont. trompé. ;
—C’était d’autres personnes, dans le rapide, que tu
} as. entendues, ajouta le pére.
_-—-~ — N’ayez crainte, je ne suis ce que vous pen-
ely SEZ. So
_— Yallah nous est tenon que nous n’avons rien
dit. Nous sommes tous des musulmans. Mon pére
_ est de l’intérieur. Il était venu pour se faire soigner.
_ Rien de plus, nous avons recu la feuille Ba
__. Tiens, prends pour acheter de la cola.
_ _Dieng resta sidéré. Comment s expliquer pour étre
cru ? Le fils du vieil homme lui mit un billet de. —
cent francs dans la main. Avant méme qu’il ait
LE MANDAP 3 a
eu le temps de se dominer, d’articuler un mot,
le pére et le fils se trouvaient déja a l’angle de la rue. _ :
Anéanti, il resta la avec son billet au bout des
doigts.
em =
a * ‘ r , }
TAS I Dae od eee ee et
ee » ea 3 oF
Fis on tM Qe
ea SA
en
A
- LEMANDAT —
aR
LE MANDAT tee
_ Dieng revint prendre sa place en se répétant 41...
41... Il ne tarda pas a se présenter 4 son tour au
- guichet. La caissiére lui demanda en quelles coupures
il voulait les mille francs. En cent, répondit-il. Au
moment de franchir le seuil, le jeune homme 4 la |
veste de tweed l’arréta : 2S je
— Alamdoulillah ! dit Dieng. Touts’est bien passé.
Merci !... i
— Oncle (il n’y avait aucun lien de parenté entre
eux), je te prie de penser a mon collégue. C’est grace
a lui que tu as ton argent.
*
— Combien ? demanda Dieng.
— Tu es un pére de famille ! Au lieu de quatre
cents francs donne-lui trois.
Dieng trouva la dime trop élevée.
— Pense que mon collégue a pris des risques.
Pour tes milles balles, lui, il a risqué son avenir
et le bien-étre de sa famille. ;
L’ayant écouté étaler les risques de autre, il lui
remit les trois cents francs. Il bougonnait contre ces
gens qui se font payer pour tous les services; mais
il reconnut aussi que, sans cela, les gens comme lui —
auraient du mal a vivre. wh
Rebroussant chemin, l’argent en poche, il détailla it
les magasins richement achalandés. A la hauteur
du Service des Domaines, un attroupement attira
son attention. C’était un vieux mendiant qui décla-
mait. I] avait les yeux caverneux, vides, les pommet-
tes comme deux barres. Sa voix forte vous pénétrait.
Dieng se fouilla les poches.
l dire
__ Pére |... Pére |... s’il te plait, s’entendit-i
fémin ine a ses cétés. Pére, pardo nne-
par une voix
4 Ndakaru (Dakar). J’étais
moi, je suis étrangére
Yallah
venue pour y faire soigner mon mari et
Maint enant , je dois retou rner dans
Va appelé a lui.
mon village. Je fais appel a ta générosité,a la grace
de Yallah et de son prophéte Mohammed.
_ D’une voix fluette et égale du début A la fin,
rien en elle ne soulevait ni la pitié, ni condesc
en- —
_ dance maladive ; seul un lac de larmes au
ras des
_ paupiéres brillait.
_ Dieng se déplaga d’un pas sur la gauche pour lais-
ser passer deux hommes :
= Voll... Vol! clama-t-il. Je tai vue tantét, je
eat aL méme donné vingt-cing francs. C’était plus
bas,
fa-bas,.. =
_ Dieng était convaincu que c’était elle; ces
yeux,
cette figure allongée. Seuls ses habits avaient
changé.
- — Moi ?....s’écria-t-lle la main sur la poitrine,
_ Moi ? Il se peut que tu te trompes de femme,
homme.
_ — Non!... Non... Yallah est mon témoin.
Des gens se retournaient sur eux avec des
visages
hostiles.
_ —— Continue ton chemin, homme ! =
Je ne suis pasce
que tu crois. Je suis une honnéte femme.
_ — Comment, tantét, sur le trottoir.. E
- — Homme, interrompit-elle a nouveau, eee
continue .
ton chemin, tu as l’air d’un marabout
et jamais je
n’aurais cru cela d’un homme respe
is
ctueux comme toi.
__ Dieng balbutiait -
- Si je ne dis rien, toi aussi
tu dois te taire.
_— A la maison, j’ai laissé un pére com
_Vétu comme tu es, tu devrais me toi.
avoir honte de faire
des propositions aux _fem
mes que tu rencontres,
_ ache va-t-elle en s’éloignant.
| oa
__Dieng déconcerté regardait/autour de lui, dive
commentaires le condamna rs
ient, La sueur de la honte —
-mouillait son front. Un homme de
son age, en uni-
forme blanc (chauffeur de métier),
le prit délicate-_
Ment etle fit sortir de la foule. —
i
_ LEMANDAT 149
— Si les honnétes gens se mettent a mendier;
ou irons-nous ? |
Le chauffeur ne répondit pas. Quelques pas plus
loin, il le laissa et poursuivit son chemin.
Prendre le rapide, il n’en était pas question. Avec
la somme restante il irait chez un photographe et
achéterait un timbre. Sur l’avenue Blaise Diagne, il
lorgna les devantures des photographes. Dans un ate-
lier, une Syrienne, la téte prise dans un voile blanc,
la figure fatiguée, lui demanda en volof :
— Homme, qu’est-ce que tu veux ? Te faire pho-
tographier ?...
Je me renseignais seulement. La photo d’iden-
tité cotite combien ?
Sans se lever de son tabouret, la Syrienne lui
dit le prix. Il le trouva trop élevé. Chez cinq
ou six autres photographes, c’était le méme prix.
Il voulut aller chez Salla Casset, le plus réputé des —
artisans, le cout l’en dissuada. En fin de compte, il se
rendit chez Ambroise. C’était un petit bonhomme
4 l’allure désopilante qui le cueillit au seuil de l’ate-
lier — un garage désaffecté. Ambroise ne lui laissa
_méme pas le temps de souffler, l’assit. L’apprenti, |
averti de tous les gestes de son patron, ajustait les
deux projecteurs, qui, tyranniques, oppressaient les”
yeux de Dieng.
— Ne ferme pas les yeux, homme. C’est pour une
tai
carte d’identité ? Bon !... J’ai compris quand je
vu. Léve ton menton... C’est ¢a ! Attent ion... Voila,
c’est fini. £
Dieng se retrouva de l’autre cote du rideau. Am-
>
_broise lui prit deux cents francs en lui disant
Demain. . ne $
—
des
Jusque tard dans la nuit, Dieng, dans la joie
ses mesav entur es.
jours assurés, avait oublié toutes
tg > Le MANDA
Il se réconfortait de sa grande force de patience.
Il se tournait et se retournait dans son lit. I] ré-
fléchit 4 la réponse qu’il dicterait au scribe. Il se
_Yappela soudain les cinquante francs, il dictait :
difficile.
_ Des que j’ai recu le mandat, j'ai agi comme tu
_me Vas dit. Jai envoyé 3.000 francs a ta mére. Je
_ pense recevoir dans quelques jours de ses nouvel
les.
Peut-étre méme viendra-t-elle ?
Dieng se demanda s’il devait parler du petit-cou-
_ sin. Mieux valait ne pas tout dire. Il reprit la rédac-
tion mentale de la lettre.
_ Comme tu me Vlécris, je te garde tes 20.006
rancs. A mon avis, tu dois menvoyer tout ton ar-
pon
LE MANDAT 151°: HT
2
Re ee - Que Yallah en soit remercié! “ii
oe se ! Amine! me
woe LU passais me saluer, enchaina Mbarka, évi-
tant d’aborder devant témoin le cas de Dieng. Choi-
< » une noix dans le bocal: Voila des jours que je
tattendais. em
__Dieng choisit une noix ferme, la divisa, tendit la
_ main d’abord au boutiquier, ensuite au client. L’a-
rome de la menthe se répandit dans lair. !
_ — Tu es venu, j’espére, pour me régler, com- e
a
ie |
- Poudre qui tue puces, punaises, poux, cafards
5
Ba
Poudre qui rend vos nuits douces
- Qui en veut ? Ce n’est pas cher
Une fois chez moi, je ne sors plus
, Et ne venez pas me réveiller de grace!
| De grace, j'ai une jeune femme. .. Venez!
Venez maintenant
Poudre... De la bonne poudre!
SN
eee
162 LE MANDAT
— y ai des enfants ! Mon benjamin est plus agé
que toi.
oa byapprenti, avec indifférence, alluma_ une cigarette. —
— Je devais revenir vendredi passé... Voila ce
qu’o
‘on dit des enfants d’aujourd’hui. Tu n’es pas en-
core né que déja tu fumes.
— Pa... c’est pas ton péze.
Disant cela, l’apprenti chassa la fumée en direc-
tion de Dieng. L’odeur de la fumée lui était insup-
portable. Elle le pénétrait jusqu’aux bronches. Suf-
foqué, il toussota, se tenant le thorax. Son bonnet
~ tomba. Coléreux, il voulut se saisir de 1l’adolescent.
— Pa... fais attention! Je vais te faire du mal, me-
naga Vapprenti. Pa... prends garde, dit-il et tirant ae
S
SLEGMANDAT: 20 (0,163
de téte en amazone, qui avait fendu le cercle de,
curieux.
Kébé — le gars sentencieux — se retourna :
— Rien, Bougouma! C’est ce faux marabout qui
s'est fait rosser par Malic (l’apprenti).
— Laihi lah! s’exclama Bougouma la jeune
femme, la main tenant son menton avec surprise. Il
nage dans son sang, dit-elle. C’est le coup du bélier!
C’est de mode, maintenant, chez Ambroise.
- — Viens, homme! Jhabite a cété. Je vais te
donner de |’eau, ajouta une autre femme plus agée,
le visage empreint de pitic.
En la suivant, Dieng lui. ‘expliquait les péripéties
de sa mésaventure.
Dieng s’était débarbouillé et assis sur le banc
d’ceuvre devant la maison de la femme. I] surveillait
Vatelier du photographe.
Au bout d’une heure, de loin, il vit arriver le -
petit homme avec son allure Joviale, saluant tout
le monde sur son passage. Il était dans son fief.
— Tiens, te voila, toi, vieux porte-malheur, dit-il
en francais en voyant Dieng.
A la vue de son atelier, son expression de jovia-
lité se mua en masque dur qui figeait ses traits. Dans
une irruption volcanique, il entra dans une de ses”
fureurs auxquelles Malic, l’apprenti, ne s’était jamais
-accoutumé. Les grossiéretés en tornade fou vs
lesprit religieux de Dieng.
— Patron, c’est lui. Je te jure que c’est lui, disait
Malic.
Dieng avait déja vu des étres en colére, mais le
photographe appartenait a une catégorie rare. Son
cou, sa figure en étaient enflés. Sa noirceur accusée
passait au bléme gris, les yeux exorbités, injectés de
fibres rouges flottaient, sa lévre inférieure, pendante,
ise tordait, Jaissant apparaitre ses dents tartrées de la
164 — ‘LE MANDAT atest
£. 7 te .
. ae F
»eg Oe en ae
(166 LE MANDAT
_ De Vlarakiya, l’autre lui intima l’ordre de s’y
diriger. A quelques centaines de pas, Dieng se ~
-retourna : lui, comme une statue, debout, le sur-
veillait.
Il faut comprendre Ibrahima Dieng. Conditionné
par des années de sourde soumission inconsciente, il
_ fuyait tout acte pouvant lui porter préjudice, tant
physique que moral. Le coup de poing regu au nez
était un atte Yallah : une volonté de Dieu. L’argent
_ perdu aussi. Il était écrit que ce n’était pas lui qui
le dépenserait, pensait-il. Si la malhonnéteté semblait _ aO
e
170 LEMANDAT —
pression du pays. C’était un cercle sans brisure. i.
étouffait, les étres étaient plus mauvais, de plus en.
plus mauvais, sans respect du bien d’autrui. L adage
était: « L’entreprenant ne vit que du bien du né-
gligent. » we
La Canale d’age, aprés les priéres, passait
faire un brin de parlote. Tous semblaient croire la —
version de Mety. Aprés leur depart, il bouda seul —
sur les allégations de sa premiére femme. Comment —
~ allait-il faire ? Il fallait bien qu’il reprenne les dé- —
marches, trouver au moins trois cents francs pour —
les photos, et cinquante pour le timbre. Avec tout
ce qu’il avait dépensé, il ne pouvait laisser réexpédier
~ le mandat. Il lui restait encore quatre 4 cinq jours ©
avant la date fatidique. :
C’ était en fin de matinée, son projet était niineene a
réfléchi. Les enfants, comme de coutume, étaient dans —
la rue. Il fit de vertes remontrances 4 Mety qui répli- —
squat: am
_. — Maintenant, tu as la paix. Tu peux aller et venir
‘sans avoir a dire : « Yallah est mon témoin, je —
- mai pas le mandat ». Tu avais beau jurer, invoquer—
- Yallah et son prophéte Mohammed, personne ne —
- te croyait. On racontait partout que tu avais requ ©
un an de rappel de salaire. D’autres racontaient que—
ton neveu t’avait mandaté deux cent mille francs —
pour construire ta maison. Nous, les femmes, étions
a
a
mises a l’index. A la borne-fontaine, chacune venait :
« Avance-moi un kilo de riz », «préte-moi cent
francs », ainsi de suite. C’était insupportable de dire
toujours la méme chose. Leur répondre la vérité ?...
Elles ne voulaient pas la croire. C’est simple, la vérité :
ne sert plus a rien ! dit Mety. P
— II faut toujours dire la vérité. Si ears? soit alle
il faut la dire. Maintenant, qu’est-ce que je ‘vai
a
ae
s
est a la poste ?
oa Be’
LE MANDAT is
Uae LE MANDAT us
Rae
LE MANDAT 175
_ Plus de crédit pour personne. Foi de mes ancétres, tu
me paieras. J’irai a la police.
— Viens!... Viens, hurlait Dieng, le tirant par le
: -poignet.
_ — Laisse-moi !... Je te dis de me laisser.
— Viens !
— Tu me paieras, je le jure. Par contre, plus
_amais je ne ferai de crédit 4 personne.
_-— Mbarka, adresse-toi 4 Ibrahima Dieng, intervint
¥ _-bou. Toi, Dieng, lorsqu’on doit, on se montre
— conciliant.
— Ibou, j’en ai assez de me montrer conciliant.
_ Je ne suis pas un matelas, plaide pour toi. Est-ce
que tu vendrais ta maison ?... Réponds?..
— C était une commission !Crest tout. Tu me dois
2t tu cries plus fort que moi ! Tu dis avoir été agressé ?
fu bluffes. Tu tiens a profiter de ton mandat tout
seul. Mais tu me paieras.
is -
A ceci, Dieng sentit s’amollir ene la moelle
toute adversité. Il se redressa moralement, ses yeux
en rencontrérent d’autres ot luisait la flamme du
doute accusateur.
— J’étais avec lui, Mbarka. Ne souffle pas le
~ venin dans les coeurs, opina Gorgui Maissa qui s’était
_ approché, le regard sur le front de Dieng baissé.
— Quand méme je doute. Et tu paieras sans que
_ j’aie besoin de sortir de ma boutique.
_— Ne dis pas cela, Mbarka !
— Laisse-le, tout le monde sait qu’il entretient cer-
__ tains types...
_— Cela me regarde ! Plus de crédit pour per-
.
- sonne, arti
LE MANDAT 177
- Soudain, un éclat de rire ébranla la foule:
— Merde, ponctuait en francais pour la troisiéme
fois Mety. aa
Le squelettique vieil homme qu’était Baidy fit une
irtuption remarquée ; long et maigre, de toute sa hau-
teur, il toisa tout le monde. L’autre jour, aprés la —
visite chez Dieng, les mains vides, rentré chez lui, il
_ avait dit a ses femmes :
— Plut6t mourir la faim au ventre que de tendre
la main 4 la famille Dienguéne. .
Sentencieux, il déclara :
— Vérité pour vérité, quand on doit, on paie.
— L’anier doit étre du cété du propriétaire du
foin; ce n’est pas hérolque de se faire payer une
_ dette, quand le débiteur a de quoi, langa Mety, refu-
sant de se taire, malgré les invitations réitérées de
son mari et d’autres personnes.
pte:
eet
-— Quand l’homme se dessaisit de son autorité, il
aT
POM
are
ley
ae
ee ne devient qu’épouvantail, objecta Baldy le regard.
rivé sur Dieng.
- —— L’homme n’est épouvantail que lorsqu’il n’est —
que verbe. Il y a homme et homme, répondit vive-
ment Mety.
Le vieil homme se retira.
Les femmes, de leur c6té, soutenaient Mety, for-
mant société. Elles traitaient le commergant de tous
| _ les qualificatifs.
La 403 noire de Mbaye vint stopper a la hau-~
-teur de I’autre porte. D’un pas souple et félin, Mbaye :
entra dans la boutique. Sa mise européenne et son —
renom dans le quartier lui conféraient une autorité. —
Trés pondéré dans ses propos, au bout de quinze
minutes, il ramena le calme. Les gens se dispersérent.
S’éloignant avec Dieng, Mbaye demanda :
-— Tonton Dieng, ce matin, je t’ai attendu.
are ‘ ae
gh < RaN De
— Je pensais venir te voir et voila que je tombe 77
» Gans, ce.,:
. —— Cest fini ! ’interrompit Mbaye. Passe me voir
_ a deux heures.
_ Il entra dans la voiture, le moteur ronflait.
_ Gorgui Maissa vint se mettre A cété de Dieng au
- moment ot I’auto démarrait.
_ — C’est quelqu’un ce Mbaye, déclara-t-il.
— Pour tout 4 V’heure dans la boutique...
- — Ce nest rien, il faut se soutenir quoi qu’il
arrive. Une langue est plus mauvaise qu’une balle
RCC RUSEL S
_ La 403 tourna A la premiére rue.
Mbaye était de la génération « Nouvelle Afrique »
“comme on dit dans certains milieux : le prototype,
mariant a la logique cartésienne le cachet arabisant
et l’élan atrophié du négro-africain. C’était un homme
_ affaires — courtier en toute genre — réclamant
un tant pour cent sur chaque commission, selon la
valeur de l’affaire. On disait de lui qu’il n’y avait
aucun neeud qu’il ne pouvait défaire. Possédant une ala
fei
a
iv
Cher_neveu,
ae
he
oes Ae rere ee CG
pel822.5 _LE MANDAT
eS. Quant a moi, je ne cesse de prier pour toi. Des —
que j'ai regu le mandat, j’ai agi comme tu Vindiquais. a
dans ta lettre. S’il plait a Dieu, tu trouveras tout. — ;
___ ton argent ici; méme si Yallah m’appelle a lui. Je a 7
te remercie d’avoir pensé a moi, d’avoir confiance en ce
_moi. De nos jours, l’étoffe de la confiance s’effrite. i
_ Je te demande de ne pas considérer |‘argent comme ;
essence de la vie. L’argent comme essence de la. 4
vie ne te conduit que sur une fausse route oi, tot 2 3
ou tard, tu seras seul. L’argent ne Solidifie rien. Au
_ contraire, il détruit tout ce qui nous reste d’humanité. a
_ Je ne peux pas te dire tout ce qui se passe dans la 9
IBRAHIMA DIENG-
— L’adresse ? demanda |’écrivain aprés lui avoir
lu et collé la lettre.
Dieng se fouilla :
— Je lai laissée chez moi.
— Ce n’est rien. Voila, tu trouveras quelqu’un
pour t’écrire |’adresse.
Dans la rue, Dieng, le ccur battant de joie,
-généreusement donna dix francs au vieux lépreux.
Chez lui, magnanime, il pardonna a Mety ses pa- r
roles outrageantes 4 l’égard de ce vieil homme de —
Baidy. x
— Je te comprends, notre honneur a tous était —
offensé et en public. et
Ensuite, il alla rejoindre ses pairs 4 la mosquée. —
La, devant témoins, il fit des excuses a Baldy qui
disait étre sans rancune. ;
_ — Je veux quand méme savoir que tu m’as par-
donné ! Pardonné aussi 4 ma famille, répétait Dieng,
ivre de contentement.
— Je te le dis, je te pardonne.
— Alhamdoulilah ! que Yallah nous pardonne.
Moi aussi, je te pardonne.
__ Amine!... Amine, dit l’assistance. Voila ce
qu’on appelle des musulmans. Etre simple, plein de
son prochain. Que Yallah nous maintienne sur cette —
_ voile. \ ‘
Bn
i
)
Gorgui Maissa que l’exubérance verbale de Dieng
_la retro
fF eS ae
uva dans une de 4ses poches.
!
La priére- de tisbar achevée,
5
il se rendit5
Dayence 2 Blain:
— Bonjour, tonton, le recut Thérése, mon
homme
absent,’ SAS ony
LEMANDAT —s«185—
— J’attendais la voiture pour te le déposer chez—
toi. Il y a un sac de riz pour toi. On nous I’a livré —
ee midi.
>
— Il y a, je pense, une. ‘erreur, dit-il apresune.
4
x longue pause.
i
— Non, non, tonton, je ne me suis pas trompée.
Mbaye m’a laissé un mot. Ce sacré chauffeur, il n’est
jamais a Vheure. Rentrons...
— Quand reviendra-t-il ? interrogea Dieng en pre=
‘nant place au méme endroit qu’hier.
— Tonton, il ne dit rien, il est parti pour Kao-
lack. ;
— Peut-étre qu’il reviendra ce soir ?
— Je n/’en sais rien, tonton. Quand méme, je vais
demander a ma veudieu.
Elle revint un moment aprés :
— Elle n’en sait rien non plus. "
— Je repasserai, dit Dieng en se levant, sentant la :
lourdeur de la déception sur ses épaules.
_— Tu ne prends pas le riz, tonton ?
— Jvattends son retour.
Dehors, ses pensées s’enchevéetraient.
Jusque tard dans la nuit, il ne faisait que la navette —
entre sa maison et celle de Mbaye. A chaque voyage,
dégu, sa rage croissait. Chez.lui, aucune de ses _
épouses ne posa de questions. Tout en lui transpi-
rait la fureur contenue.
Le lendemain. matin, il alla égrener son chapelet Bs
devant la villa. Vers huit heures, en méme temps
que la bonne, il entra au salon. La premiere épouse,
le front marque d’un rond de sable (elle venait de
finir la premiére priére du jour naissant) le fit patien-
ter. En moins d’une demi-heure, Mbaye sortit, ha-
—_-billé, son porte-documents a la main :
— On m’a dit que tu es venu hier. Excuse-moi,.
hier, j’étais a Kaolack.
: 186 ee LE MANDAT ,
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? Je sais que tu n’as pas. le temps, dit.Dieng
La présence de Mbaye avait « regonflé » et fai
gait naitre en lui l’optimisme. Toutes les réflexions
- coléreuses de la nuit crevaient comme des bulles boss
- savon. ce
— Tu n’as pas pris le sac de riz, conmmensaig
o -Mbaye.
Il fut interrompu par l’arrivée de la bonne aut ser- ba
_ vait le petit déjeuner : a
_ — Fais vite, lui dit-il, apporte le beurre qui est. 4
/
dans le papier, Pautre dans la tasse est rance. to eee
| ¢
tu prends du café?
— Non, merci !
— Avec du lait, insista-t-il.
— Merci. Je suis toujours4 l’infusion de quin-
_ quéliba. — (lei
— Je suis un mordu du café... Bref !... Je ne sais
comment te dire. Tu es mon oncle!... Pour le TZ, JO
_ passais: chez mon Syrien, comme il avait du riz, j’en
ai pris pour toi. Je pensais 4 la discussion que tu as _
-eue avec Mbarka.
_ — Je ne savais pas pourquoi c’était. ets
— Tu as bien fait, d’ailleurs. Je ne pouvais pas _
_tout expliquer aux femmes. Tu sais comme elles sont.
_Mbaye parlait d’un débit mesuré pour se faire —
mieux comprendre.
_— Jai effectivement encaissé le mandat, hier.
_ Ayant une course a faire 4 Kaolack, une course —
qui réclamait ma présence, je gare mon auto, a l’ar-
rivée, en face du marché — tu connais Kaolack 7 4
Une ville de voyous ! Hors de l’auto, je traverse
ce marché, Jachéte je ne sais plus quoi et au —
moment de payer, je cherche mon portefeuille... Plus
Tien ! Non seulement, il y avait tes yingicing mille o
_ francs, mais soixante autres. ae
_ — Mais... fit Dieng sans pouvoir continuer. ty ae
ae.
— Mbaye Ndiaye ?
— Qui, Mbaye Ndiaye ! Je lui ai signé une procu-
ration et il a volé le mandat. A la place, il me
donne ce demi-cent kilos et cinq mille francs, —
— Quoi?... Le mandat ?... }
— Et mes bijoux ?
— Aram, toujours ton égoisme ! Cesse de ne pen-
ser qu’a toi. Tu sais combien j’ai perdu pour ce
mandat ?
i
— Et moi, tout ce que j’ai emprunté ?
— Tu as emprunté, Mety ? interrogea Dieng, le |
- regard levé sur la femme.
_— Il y a longtemps que sont finis les quinze
kilos de riz.
— Ce mandat n’était pas a moi.
— Gens de la maison, avez-vous la paix ?
— Paix seulement, Bah !
Le facteur triait le paquet de lettres dans seS —
mains. ah
— Ibrahima Dieng, que se passe-t-il, de l’autre
rue, j'ai entendu dire que tu distribuais du riz.
sl Dieng le mit au courant. Bah releva la visiére de
i
§ son képi et déclara : }
— C’est un geste de désespoir ce que tu as fait.
— C’est fini. Moi aussi, je vais me vétir de lar
peau de Vhyene. ate
— Pourquoi ? Pah
— Pourquoi ?... Parce qu’il n’y a que fourberie, —
menterie:de vrai. L’honnéteté est un délit de nos
jours.
Bah lui remit une lettre en disant:
— Elle vient de Paris. Il y a le cachet. Tu crois
que tout est pourri ?... Non... Méme ceux qui travail-
lent ne sont pas contents. Cela changera. :
190 LE MANDAT