Ahmadou Kourouma - Monne, Outrages Et Defis
Ahmadou Kourouma - Monne, Outrages Et Defis
Ahmadou Kourouma - Monne, Outrages Et Defis
OUTRAGES ET DÉFIS
Le Diseur de vérité
théâtre
Acoria, 1998
ISBN 978-2-02-111612-0
(ISBN 2-02-011426-7, 1re publication
ISBN 2-02-014629-0, 1re publication poche)
Couverture
Du même auteur
Copyright
Dédicace
Première partie
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Deuxième partie
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Troisième partie
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Quatrième partie
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Cinquième partie
Chapitre 14
Chapitre 15
Sixième partie
Chapitre 16
Chapitre 17
Première partie
1
Depuis des siècles, les gens de Soba et leurs rois vivaient dans un monde
clos à l’abri de toute idée et croyance nouvelles. Protégés par des montagnes,
ils avaient réussi, tant bien que mal, à préserver leur indépendance. C’était
une société arrêtée. Les sorciers, les marabouts, les griots, les sages, tous les
intellectuels croyaient que le monde était définitivement achevé et ils le
disaient. C’était une société castée et esclavagiste dans laquelle chacun avait,
de la naissance à la mort, son rang, sa place, son occupation, et tout le monde
était content de son sort ; on se jalousait peu. La religion était un syncrétisme
du fétichisme malinké et de l’islam. Elle donnait des explications
satisfaisantes à toutes les graves questions que les habitants pouvaient se
poser et les gens n’allaient pas au-delà de ce que les marabouts, les sorciers,
les devins et les féticheurs affirmaient : la communauté entière croyait à ses
mensonges. Certes, ce n’était pas le bonheur pour tout le monde, mais cela
semblait transparent pour chacun, donc logique ; chacun croyait comprendre,
savait attribuer un nom à chaque chose, croyait donc posséder le monde, le
maîtriser. C’était beaucoup.
Les deux exploits de leur roi (la rectification de sa destinée et
l’identification du messager) avaient été célébrés par ceux de Soba par des
nouvelles orgies de sang.
Et le roi était encore dans le sang et le fumet des immolations exposées
pour remercier mânes et divinités lorsqu’un autre messager se présenta. Par la
poudre, le feu et le fer, « Fadarba » et ses hommes venaient de subjuguer
Bamako. « Bamako ! Bamako ! Bamako conquise ! » s’exclama le roi
pétrifié. Les nazaréens se rapprochaient. Il se livra à une courte prière et avec
sérénité : « C’est vrai que Bamako n’est pas très loin de Soba, dit-il. Mais elle
n’est ni dans nos terres ni dans notre destinée. Elle ne ressemble pas à Soba.
Une fois encore je l’affirme : les “Nazaras” ne vaincront pas. »
Suivi de toute la cour, le roi galopa du nord au sud pour se rassurer ; il
regarda loin, très loin. Rien n’apparut, même pas le lointain point noir d’une
hirondelle dans les nuages. Il commanda des immolations. Les ultimes
attitudes des victimes expirant ne prédisaient toujours pas de combat… Il
était encore dans le sang lorsque la troisième estafette se présenta. Les
troupes nazaréennes avaient vaincu les Traoré, les rois régnants de Sikasso, et
investi leur capitale, forteresse réputée imprenable dont les murs d’enceinte
avaient six pas d’épaisseur. L’estafette émue était intarissable : « Quand, de
son palais, Babemba, le roi de Sikasso, entendit les pas de course des
assaillants, il commanda à son garde : “Tiékoro, tue-moi pour que je ne
tombe pas entre les mains des Blancs.” Le garde déchargea son arme sur lui
et le roi, qui gisait déjà sur le coup, eut la force de se redresser et de s’achever
de sa propre main pour honorer son serment : “Moi vivant les nazaréens
n’entreront pas à Sikasso !”»
Djigui avait à honorer le même serment. Pendant un instant, il resta
silencieux, dissimulant ses surprise et émoi ; enfin, sur un ton solennel
déclara : « Le suicide était dans le destin du roi de Sikasso. Je le savais, mes
devins et ses devins aussi. Sikasso n’est pas sur notre chemin. Cette défaite
ne nous préoccupe ni ne nous ressemble. Moi, Djigui, une fois encore je fais
le serment… »
Bardé de gris-gris et de cartouches, en tête de nombreux archers et
fusiliers, il parcourut le royaume de l’est à l’ouest pour entendre ; il écouta,
écouta longuement. Rien ne vint écorcher ses oreilles, même pas le
frémissement lointain d’un oisillon expirant.
Un quatrième envoyé arriva. Le preux Aly Bojury N’Diaye, roi du Djolof,
avait été défait à Kolimina et Nioro, et tué à Dogoudoutchi à plus de
cinquante journées de marche à cheval de son Djolof natal. Un cinquième et
sixième vinrent informer Djigui de la chute de Ségou et de la fuite du roi
Ahmadou vers le Sikoto, de celle de Ouagadougou et de la fuite de Naba
Koutou, empereur des Mossis, vers le pays Dagomba… Un septième
messager conta la chute de Oussébougou, où le chef bambara, Bandiougou
Diarra – cousin éloigné de Djigui –, s’était retranché et avait été assiégé.
« C’est case par case que les nazaréens ont pris la ville. Quand, enfin, les
habitants ont compris que toute résistance était vaine, pour ne pas tomber
dans les mains des Infidèles, les survivants, y compris les femmes et les
enfants, sont rentrés dans les cases, s’y sont enfermés, se sont entourés de
seko (nattes de paille) et y ont mis le feu. Pendant que les Français
investissaient les cases pleines d’hommes, de femmes et d’enfants à demi
carbonisés, tout à coup, une grande flamme a jailli du donjon : le chef
Bandiougou Diarra venait de se faire sauter sur ses réserves de poudre. »
Djigui avait assez de ces nouvelles stupéfiantes : « C’est trop ! Allah
sauvera comme Il l’a dit dans son Livre ceux qui sont morts en défendant la
foi. Aux martyrs nous devons des prières. La mort ne laisse aux survivants
d’autres lots, d’autres possibilités que les prières. »
Il se leva, entra dans le palais, en sortit en tenue de combat et le visage
grave : « J’ai encore interrogé les mânes. Aucun, je dis bien aucun des
princes vaincus n’avait attendu comme les Keita trois siècles durant une
estafette couverte de rouge. » Le roi fit signe ; on lui amena son cheval
harnaché ; il l’enfourcha et, à tous les sorciers, marabouts, griots et guerriers
qui l’entouraient, Djigui hurla : « A cheval ! Tous à cheval, allons aussi loin
que nous pouvons pour en finir avec les incertitudes et les balbutiements des
mauvais augures ! » Et, sans attendre la fin des branle-bas, le roi se lança
dans un galop insensé poursuivi par une cohue de cavaliers hétéroclites qui
s’étirait sur plusieurs longueurs. Ils dépassèrent la mosquée, arrivèrent au
marigot, au rempart, sortirent par la porte ouest de la ville et remontèrent la
colline Kouroufi. Arrivé au sommet, le roi s’arrêta, tout le monde l’imita,
même ceux qui étaient encore au pied de la colline. Bêtes et hommes en sueur
soufflaient bruyamment.
Du sommet de Kouroufi, on avait une vue complète de la ville. Il faisait
beau. Jamais les murs des remparts ne parurent à Djigui aussi minces, aussi
bas. Dans une attitude de prière, avec force, avec tous les mots inusités, il
chercha le petit signe rassurant susceptible d’écarter les incertitudes ; rien ne
se distinguait. Il se retourna : « En vérité, je le redis encore, grâce à Allah, il
n’y pas de …» L’ébrouement des chevaux avait cessé ; les volées de
vautours, d’éperviers et de gendarmes que le branle-bas avait levées et
attirées continuaient de tournoyer dans le ciel. Djigui descendit de la colline,
tout le monde le suivit. C’est une colonne défilant selon le protocole très
compliqué de la cour des Keita qui se présenta à la porte de la ville et entra
dans Soba. Les habitants étaient sortis des cases et s’étaient alignés en silence
le long de la rue centrale. Sur les visages se lisait la peur…
Parce que n’était jamais revenu un seul des Nègres que les Blancs
embarquaient, les Africains avaient fini par croire que les nombreux esclaves
acquis étaient sacrifiés et consommés. On avait d’ailleurs expliqué que
c’étaient les bénéfices des sacrifices humains qu’ils avaient offerts à leurs
divinités et la force vitale de tous les Nègres qu’ils avaient consommés qui
avaient donné aux Toubabs la sorcellerie du savoir-faire technologique,
savoir-faire qui était le signe patent de leur damnation. Les habitants alignés
le long du passage du roi croyaient dur comme du fer qu’en cas de chute de
Soba, ils seraient d’abord christianisés, enfermés dans des parcs à bestiaux où
des damnés viendraient les chercher un à un pour des offrandes et la
boucherie. Chacun à part soi avait décidé de mourir musulman, plutôt que de
subir un tel monnè. Djigui le vit, le comprit. Un défilé, fût-il aussi impeccable
qu’à la parade, ne suffisait pas à rassurer. Arrivé à hauteur de la mosquée, il
s’arrêta et descendit de son cheval. Toute la colonne l’imita. Il entra dans la
mosquée suivi par une partie des collaborateurs et courtisans. De la nef, il
organisa et dirigea lui-même une messe qui, par la participation de tous les
habitants, devint une prière collective de toute la ville, de tous les pays de
Soba. Djigui, la vie entière, croira à la vertu de la prière et ne cessera de le
dire. Il éprouva tous les mots inusités du Livre, les prononça avec une force
et une ferveur telles que le roi atteignit le Tout-Puissant Lui-même, Le
perturba dans Sa splendeur et L’obligea à se débusquer. Les signes et les
ombres de Sa présence devinrent si évidents que Djigui se leva de sa natte de
prière et murmura : « Allah est toujours à nos côtés. »
C’était faux ; Djigui le sut en sortant de la mosquée. Car s’arrêta devant
lui, accompagné de deux gardes de la porte de la ville, le huitième messager à
cheval.
« Kabako ! Kabako (extraordinaire) ! Mettez-le à mort. Un seul cavalier
en rouge avait été prophétisé ; celui-ci est un imposteur ! » s’écria Djigui.
Les sbires se précipitèrent, mais les gardes s’interposèrent. On ne pouvait
pas toucher à un seul cheveu du cavalier ; c’était un envoyé de Samory.
Samory Touré, l’Almamy, le « Fa », était le plus valeureux du
Mandingue ; il avait le savoir, la stratégie et les moyens de vaincre les
Français et les avait défaits sur plusieurs fronts. « Exalté soit Allah ! Exalté
soit Allah ! Le Mandingue ne sera pas entièrement une terre d’hérésie. »
Djigui remercia plusieurs fois le Tout-Puissant par des prières.
Par la poudre, le feu et le fer, Samory s’était taillé le plus grand empire
que le Mandingue ait rassemblé depuis Soundiata. Il descendait vers le sud et
bivouaquait à quelque distance de Soba. Samory demandait, précisa l’envoyé,
à tous les rois de la région de venir à lui pour boire le déguè de la suzeraineté
et reconfirmer le serment de lutter jusqu’à la mort pour préserver la Négritie
de l’irréligion.
L’enthousiasme de Djigui baissa ; même, il s’assombrit et se tut. Pouvait-
il, fût-ce en raison d’une alliance pour vaincre les « Nazaras », accepter la
suzeraineté ? L’envoyé, qui était un griot de grande expérience, comprit le
silence du roi.
« Je vois votre foi et les raisons de votre flottement ; je prédis que vous
accepterez. L’Almamy ne sera pas un souverain, mais un allié pour que nos
terres dans leur totalité demeurent des terres d’islam, rassura l’envoyé. Mais,
ajouta-t-il aussitôt, on ne répond pas non à Samory. Tous les rois qui l’ont
fait ont par ce refus prononcé leur dernier non. Les mânes de nos aïeux ne
secourent jamais ceux qui trahissent le sauveur du Mandingue. »
Le messager disait vrai. Samory combattait et détruisait les royaumes qui
rejetaient son alliance. Djigui n’avait pas prévu Samory ; le devin ne l’avait
pas annoncé ; il était inéluctable, un destin qui s’assume. Il faisait aller tout
de suite et tout droit au sauveur du Mandingue.
Djigui enfourcha son cheval, commanda au messager de le suivre. Le roi
n’avait pas besoin de pisteur pour arriver à Samory. Ils se dirigèrent vers le
sud, traversèrent des plaines, des fleuves, des cantons rasés et incendiés, et
débouchèrent sur le feu et les morts. Dans les cieux, des ballets de
charognards se jouaient des flammes et des fumées ardentes. Les branches
dénudées des fromagers et des baobabs étaient couvertes de grappes de
vautours aux aguets. Dans les champs, les bandes d’hyènes et lycaons se
disputaient des restes humains. A la fin ils atteignirent une victorieuse armée
en bivouac fourmillant autour d’un solitaire en prière : c’était Samory,
l’Almamy. Quand ils voulurent s’approcher, l’effroi que l’homme inspirait
bloqua ses compagnons : Djigui seul parvint à marcher jusqu’à Samory assis
dans un riche tapis. Son visage paraissait taillé dans de l’acier et malgré le
sourire éclatant qu’il afficha, le regard était celui de l’oiseau de proie :
insoutenable.
– Salam alekou, salua Djigui.
Tout en égrenant le chapelet, Samory répondit avec beaucoup de chaleur.
– Alkoussalam ! Soyez le bienvenu, prince étranger. A vous la longue
marche, les fatigues et les dangers encourus.
– Je suis croyant et malinké, de père et de mère Keita ; le fils de
Mahancoura.
– Cessez donc de vous dire comme un griot. Tout le Mandingue sait votre
foi et votre courage et vous connaît. On m’a d’ailleurs rapporté que vous êtes
arrivé en tête de la colonne. Dites-moi Keita, comment, sans guide, avez-vous
pu marcher jusqu’à moi dans ce vaste Mandingue ?
– J’ai été guidé par le sens des vols des charognards et celui des marches
des hyènes. Tout convergeait vers vous, vous, l’Almamy.
– C’est possible… Les derniers jours ont été difficiles ; mes sofas ont
beaucoup combattu. Nous n’absolvons plus ceux qui refusent le combat
contre les nazaréens. Les cadavres des traîtres, des infidèles et des menteurs
appellent plus de charognards que les restes des croyants.
– Qu’Allah nous préserve de l’irréligion et nous apporte la paix !
– Nous aurons la paix quand nous repousserons les « Nazaras » de la
Négritie. Nous les repousserons quand nous saurons tout refuser, tout
sacrifier. Ne nous dissimulons pas la vérité ; la fumée de la hutte qui brûle ne
se cache pas. Sachons avancer, reculer aussi. Le combat final doit être
soigneusement préparé. Pour sauter loin, sachons attacher la ceinture et
retrousser les pieds du pantalon. Avant d’entreprendre le long voyage,
nettoyons notre case de tous les rats.
– Moi, Djigui, je viens en croyant ; je viens boire le déguè de l’alliance ;
vous jurer fidélité jusqu’à la mort ; vous promettre de refuser jusqu’à la mort
l’irréligion.
– Ce n’est pas une surprise. Dans la défense du Mandingue, un Keita ne
saurait se trouver en deuxième ligne. Si tous les chefs du Mandingue vous
avaient ressemblé, les hyènes de notre pays seraient restées dans les cavernes.
Samory honora Djigui des présents des hôtes de marque : deux chevaux
blancs, trois belles vierges et dix-huit esclaves. Sur le chemin du retour, trois
nuits successivement, Djigui fut réveillé par le même cauchemar. Il était
l’Almamy, un homme seul, assis dans sa peau de prière, qui, chaque après-
midi, obsédé par la crainte que le soleil du jour refusât de se coucher sur le
Mandingue, ne réussissait à s’adresser au Tout-Puissant que protégé contre
les hyènes et les charognards par des sofas cruels qui allumaient
d’innombrables incendies et coupaient de nombreuses têtes.
C’est un rêve qui toute la vie lui reviendrait chaque fois qu’il se
souviendrait de Samory. Les devins avaient expliqué qu’il signifiait que
l’Afrique, un jour, ne verrait pas, pendant d’interminables saisons, de nuit
tomber ; parce que les larmes des déshérités et des désespérés ne peuvent être
assez abondantes pour créer un fleuve ni leurs cris de douleur assez perçants
pour éteindre des incendies.
3
« L’Almamy nous demande des chevaux, des bœufs, du mil, des guerriers,
des esclaves pour alimenter le combat contre les envahisseurs nazaréens »,
déclara Djigui à son retour à Soba à la foule enthousiaste qui lui dansait un
accueil à la porte du rempart.
Les premiers mois, à chaque envoi de renfort et de provisions, Samory
nous gratifiait d’une nouvelle victoire sur les « Nazaras » que des hérauts
haletants venaient aussitôt nous annoncer. Notre roi criait sa fierté et son
admiration, et organisait des festivités et des prières publiques, exposait des
offrandes et faisait monter au front un autre convoi.
Rapidement, le pays s’épuisa et Djigui le sut à la révolte des paysans qui
commencèrent à assassiner les sbires qui s’attardaient dans les montagnes.
Les marabouts lui apprirent que c’était tout le Mandingue qui était épuisé ; ils
l’avaient su au timbre haletant des hyènes hurlant aux couchers et aux levers
des lunes et aux vols des oiseaux migrateurs qui, lorsqu’ils ne parvenaient pas
à éviter notre région, se maintenaient très haut dans les nuages pour quitter au
plus tôt nos contrées désolées.
Les nouvelles en provenance du front résonnèrent toutes mal du jour au
lendemain. On nous annonçait le matin que Samory se dirigeait vers l’est
avant d’apprendre le soir qu’il avait été défait à l’ouest. On entendait au début
d’un mois qu’il avait détruit la capitale de tel ou tel roi avant de savoir à la fin
du même mois que les Français avaient occupé dans le Konia natal de
Samory un grand pan de l’empire.
En comptant sur les doigts, en écoutant les souffles des vents du nord, en
prolongeant les prières, en parcourant d’un bout à l’autre son royaume, en
sériant les cris significatifs des bêtes et des oiseaux sauvages, les
panégyriques clamés par les griots, les dires des réfugiés et les mensonges
des colporteurs, Djigui parvint à discerner quelques vérités. La plus certaine
était claire comme une pleine lune sur la savane en harmattan. De toute
évidence, l’armée samorienne avait évacué le Nord ; elle ne protégeait plus le
royaume de Soba contre l’avance des Blancs nazaréens. Inconfortables vérité
et position à la fois ! Et, comme de tous les cantons ne lui montaient que des
exclamations désespérées et des interjections de malédictions, qu’il ne savait
plus que répondre aux interrogations et aux incertitudes qui, nuit et jour,
l’assaillaient, Djigui a cherché Allah. Il n’avait pas fini de prononcer son
alphatia final que s’arrêta à cheval, devant le Bolloda, un autre messager de
Samory.
C’était au petit matin. Djigui, radieux, chapelet en main, se porta au-
devant de l’arrivant et, après l’échange des salutations, le félicita avec une
prolixité inhabituelle.
« A vous les longues marches et le courage ! On vous attendait à cause de
la nuit qui nous environnait. Arrive immanquablement un messager quand on
n’entend rien à cause des mensonges, on ne voit rien à cause de la fumée, on
ne sent plus rien à cause de la puanteur des morts. Quand, à cause de la peur,
les habitants ne se reconnaissent plus et que les villages mêmes deviennent
plus dangereux que les profondes brousses des fauves ; alors forcément arrive
un messager… »
Djigui, tout en égrenant son chapelet, parlait comme on récite une prière,
et le griot chargé de redire et de transmettre les paroles du roi les répétait, une
après une, comme tombent les gouttes d’eau du rocher dans le silence de la
lointaine brousse. Dans la pénombre du petit matin, la scène avait un aspect
irréel, onirique. Djigui, toujours prolixe et sentencieux, poursuivit :
« Il y a quelque temps, moi, je faisais égorger ou fusiller les dioulas qui
apportaient les mauvaises nouvelles du front. Mais depuis, j’ai renoncé à ce
genre de prévention qui à la longue ne se révèle guère plus efficace, car les
oiseaux eux aussi ont commencé à chanter le matin les versets qui
habituellement se disent la nuit. Moi-même, dans mes longues prières, j’ai
senti que je n’atteignais rien de cohérent. Et mes devins, dans les ébats des
poulets égorgés, les jets de cauris et d’osselets, ne relevaient rien de
significatif. »
Djigui un instant porta son attention sur le chapelet. Le soleil continuait à
se lever et de plus en plus se découvraient l’attitude du roi et son visage aussi
– que nous, ses sujets, n’avions pas le droit de fixer – et qui reflétait ce
quelque chose d’indicible, ce charisme avec lequel il pouvait faire soulever
les montagnes aux gens de Soba. Quand le roi reprit les dires, ce fut pour
monologuer : « Assurément, un messager devait arriver ; il ne devait plus être
loin ! Quand tout se prépare à se dissoudre, à s’effriter, quand les vérités que
nous tenons, en sortant de notre bouche, nous trahissent pour devenir des
mensonges, alors, forcément, arrive un messager ! » Puis, se tournant vers le
messager sur un ton chaleureux, mais un peu affecté, il poursuivit : « Soyez
le bienvenu ! A vous nos félicitations ! A vous les longues marches ! A vous
les peines et les adversités endurées ! »
La femme dont l’office était d’accueillir les hôtes de marque s’était, avec
sa calebassée d’eau, agenouillée à quelques pas. Djigui fit signe. Elle se leva,
s’approcha du cavalier, trempa les lèvres dans le breuvage et le proposa. Le
messager ne descendit pas de cheval pour se prosterner comme le protocole
l’exige ; pire encore, du revers de la main, il repoussa la calebassée.
« Après !… Ce que j’ai à dire est plus pressant que l’apaisement de ma soif »,
et il se présenta. « Mon nom totémique est Diabaté ; je me nomme Kindia
Mory Diabaté, le Djéliba, le plus grand griot que le Mandingue ait enfanté
depuis Soundiata, je suis le plus proche confident de l’Almamy. Cela signifie
que le message porté est important. »
Le griot souffla, se redressa, ajusta sa cora et son turban et, accompagnant
chaque mot d’amples gestes, déclara à haute voix : « L’Almamy Samory
commande à tous les rois du Mandingue de se replier sur le Djimini. Face à
certains affronts venant d’incirconcis, il faut, comme le bélier, reculer avant
d’asséner le coup définitif. Tous nos peuples doivent déménager, tous :
Sénoufos, Bambaras, Malinkés. Les toits seront incendiés, les murs abattus.
Ces païens d’incirconcis conquerront des terres sans vie, sans grains, sans
eaux, sans le plus petit duvet d’un petit poussin et sauront que nous sommes
une race sur la croupe de laquelle jamais ne sera portée une main étrangère. »
Djigui cessa d’égrener le chapelet et resta un instant interdit. Il ne pouvait
pas incendier et détruire la ville de Soba. Il lui avait été révélé, et il le croyait
aussi sûr que la nuit succède au jour, que le règne de la dynastie cesserait le
jour où les murs de sa capitale tomberaient. Aussi pressa-t-il le messager
d’accepter la calebassée d’eau de l’hospitalité, de rentrer dans la case et de
prier, de prier un instant, un court instant.
Le tabala d’honneur et de guerre résonna. Djigui, suivi par ses sbires,
griots, devins et marabouts, s’en alla à travers le pays ; dans les montagnes,
les brousses. Dans les villages les plus reculés, par le feu et le sang ils
mobilisèrent des hommes, enlevèrent des esclaves, les amenèrent autour de
Soba où, avec les soldats, ils commencèrent à bâtir le plus gigantesque tata
du Mandingue.
Fièrement, en caracolant le long des murs, aux chants des griots, il fit
visiter son œuvre au messager-griot.
– Admirez ce tata ! Il entourera la capitale, sauf du côté de la montagne
sur laquelle ont été enterrés les sortilèges qui interdisent le passage à tout
envahisseur.
Le griot a souri.
– Votre tata ne sera pas la vérité. Celui qui cernait Ségou était deux fois
plus haut et trois fois plus large ; il n’a pas résisté aux canons des
« Nazaras ».
Djigui fit reconduire son hôte au Bolloda. Les hommes se remirent à
l’œuvre ; ils rendirent le tata quatre fois plus haut et plus large. Il fit
découvrir le chantier à son hôte qui une fois encore sourit.
– Les Traoré avaient autour de leur capitale un tata aussi épais et aussi
haut, défendu par dix fois plus de cavaliers, de fusiliers et d’archers que ceux
de Soba ne pourraient aligner ; ils ont été vaincus.
Les marabouts et les sorciers de Soba allèrent immoler sur les pierres et
les murs du tata des moutons, des bœufs, des poulets et même un nain et un
albinos. Dans les ultimes tressaillements des victimes, les devins lurent que
les sacrifices étaient acceptés. Les heureux augures furent confirmés par les
cris et vols des charognards et par le brutal changement de sens des souffles
des vents. Fièrement, Djigui annonça les bons présages au messager qui,
ostensiblement, manifesta un certain agacement ; il ne comprenait pas
l’entêtement du roi. Djigui se fâcha ; le roi ne pouvait accepter de la part d’un
griot, un homme de caste, une certaine attitude à son endroit. Il le regarda
fixement ; le griot entendit, s’excusa et se prosterna. Le roi, posément, put
exposer les raisons pour lesquelles les « Nazaras » ne pouvaient pas nous
vaincre à Soba :
– La dynastie des Keita a été la seule de toute la Négritie à être informée
six siècles plus tôt de l’arrivée de l’irréligion. Aucun des rois vaincus n’a
autant que nous prié Allah ; aucun n’a autant que nous vénéré les mânes des
aïeux.
Toujours prosterné, le messager répondit :
– Vous vous méprenez toujours. Tout ce que vous énoncez reste dans
l’entendement. Les « Nazaras » ont vaincu des rois huit fois plus riches, huit
fois plus sorciers et plus croyants.
Il se releva :
– Je vous le redis, Keita, roi des pays de Soba, nous perdons de longues et
précieuses semaines. Vous eussiez dû vous trouver depuis de nombreux jours
loin d’ici en tête de vos sujets.
Le griot ne réalisait toujours pas… Moi, Djigui, je ne pouvais pas quitter
Soba ! Comment le lui dire autrement ? J’étais une chèvre attachée à un pieu,
obligé de brouter dans le lieu où je me trouvais. Comment le lui faire
comprendre définitivement ?… A haute voix, Djigui commanda : « Suivez-
moi. » Arrivés sur les murs en construction, le roi intima au griot :
« Regardez-nous bâtir. »
Ceux de Soba commencèrent la réalisation du tata dont la crête devait se
perdre dans les nuages, l’empattement aller de Soba à la mer, un tata en
hauteur et profondeur, infini. La plus titanesque construction de la Négritie !
Le messager resta coi sur son cheval, nous suivant avec un scepticisme
teinté d’ironie. Mais la fièvre et le sérieux avec lesquels le roi entreprenait, la
rapidité avec laquelle les murs montaient, la cruauté avec laquelle les sbires
maudissaient ou écrasaient sous les sabots des chevaux les travailleurs
faméliques, tout l’entrain, la clameur, l’enthousiasme, finirent par
l’impressionner. Il se crut obligé d’intervenir ; accourut à cheval, rattrapa les
suivants et se mit à travers le chemin du roi, l’obligea à stopper.
– Sauf le respect que je vous dois, je vous redis que ce que vous
entreprenez est utopique.
– Retourne annoncer à Samory que ceux de Soba vaincront les païens ;
que tu nous a vus les défaire.
– Arrêtez ! Nous sommes limités et n’achevons jamais les œuvres infinies.
– C’est ce que nous allons démentir ; les hommes ne sont pas limités ;
nous pouvons bâtir infini. A Soba, nous sommes illimités.
Djigui se lança ; le messager s’écarta. Les suivants emboîtèrent le pas en
criant et chantant haut les panégyriques des Keita. La légende prétend que
cinq fois le long du chantier, Diabaté, le messager de Samory, arrêta notre
roi ; cinq fois, Djigui le bouscula. De l’immense chantier montait une
clameur de chants, de cris et de prières qui avait appelé des charognards plus
noirs et gros que ceux qui évoluent habituellement dans les cieux du
Mandingue. Djigui le remarqua sans y attacher de signification. Les sorciers
lançaient contre les Nazaréens les plus terribles sorts ; les marabouts les
maudissaient avec les versets les plus secrets ; les griots louangeaient le roi.
Les sbires administraient des coups aux bâtisseurs. La légende prétend que,
ce jour-là, le soleil était immense et écrasant.
C’est quand Djigui arriva en tête de l’escorte du côté de Kouroufi, au bout
du chantier, qu’il trouva, arrêtée, une colonne française. La vraie colonne
française, en tête à cheval, le capitaine et le lieutenant blancs, casque colonial
et costume blancs, le pistolet à la ceinture, les jumelles et le sifflet en sautoir,
l’interprète à droite des Blancs. Suivaient les sous-officiers mulâtres à cheval
également ; ils portaient aussi le casque colonial, mais des fusils au lieu des
pistolets, et commandaient à près de deux cents tirailleurs noirs, à pied, armés
tous de longs fusils avec des baïonnettes. Les tirailleurs, dans les derniers
rangs, avec les fusils en bandoulière, conduisaient des mulets qui tiraient des
canons, ou croulaient sous des faix d’armes. La queue leu leu des porteurs
également croulant sous des faix s’étirait après les tirailleurs.
Oui ! Djigui était nez à nez avec une vraie colonne française. Les
nazaréens étaient entrés à Soba par la colline Kouroufi, par Kouroufi truffée
de sortilèges ! Ils l’avaient escaladée comme s’enjambent le seuil de la case
et les cuisses d’une femme déhontée ; s’étaient emparés de l’arsenal. Sans
tirer un coup de fusil ! Sans faire hurler un chien ! Sans tuer un poussin !
Sans effarer une seule poule couvant ses œufs !
Le capitaine blanc, dans son langage d’oiseaux – pour une oreille malinké,
le français, en raison des nombreuses sonorités sifflantes, ressemble à des
chants d’oiseaux – parla au tirailleur – interprète qui avança, et dans un pur
malinké du Nord, interrogea.
– Êtes-vous le roi de ce pays ?
Un vrai chef ne décline pas lui-même ses titres ; il serait incomplet par
pudeur. C’est la fonction des griots, et les griots serinèrent à l’interprète tous
les panégyriques de Djigui et des Keita. Mais, quand l’interprète demanda :
– Contre qui bâtissez-vous ce tata ?
Djigui se crut en devoir de répondre au défi. Il le fit en prince légitime.
C’est dans de telles circonstances que se reconnaissent les vrais chefs, les
authentiques. Djigui se dressa sur les éperons de toute sa hauteur – il était
grand. Ses narines battaient comme les naseaux de son cheval.
Courageusement, il déclara :
– Dis au Blanc que c’est contre eux, Nazaras, incirconcis, que nous
bâtissons ce tata. Annonce que je suis un Keita, un authentique totem
hippopotame, un musulman, un croyant qui mourra plutôt que de vivre dans
l’irréligion. Explique que je suis un allié, un ami, un frère de l’Almamy qui
sur tous les fronts les a vaincus. Présente celui-ci – il désigna du doigt le
messager –, son nom est Diabaté. Traduis que Diabaté est le plus grand griot
de l’Almamy. Affirme que Samory me l’a envoyé pour achever la
construction du plus grand tata du monde. Répète au Blanc que c’est par
traîtrise que vous avez violé la ville de Soba. Rapporte que je le défie ; le
défie trois fois. Adjure-le qu’en mâle dont l’entrejambe est sexué avec du
rigide, il consente un instant à repasser la colline Kouroufi ; qu’il nous laisse
le temps de nous poster. Je fais le serment sur la tombe des aïeux. Nous les
vaincrons malgré leurs canons. Redis, redis encore qu’Allah des croyants
n’acceptera pas que la victoire finale reste aux incroyants.
On prétend qu’à l’instant où Djigui terminait sa péroraison, un gros
vautour noir sortit des nuages, piqua sur un Blanc qui le descendit avec son
pistolet. C’était un présage heureux pour le camp des croyants.
Le dialogue était pathétique. Le curieux était qu’il ne semblait pas
impressionner celui qui était au cœur de l’événement, le tirailleur-interprète.
Celui-ci affichait un sourire sarcastique qui ne finissait pas d’agacer Djigui.
Le tirailleur traduisit, dans le langage d’oiseaux, les dires du roi, montrant
tour à tour au capitaine Kouroufi la ville de Soba et ensuite la colline. Le
capitaine écoutait comme si le défi le laissait indifférent. Djigui pensa que
c’était une sérénité feinte. A sa grande surprise, le capitaine s’approcha et lui
serra la main en baragouinant deux mots de malinké. Chevaleresquement, les
Blancs levaient le défi ; Djigui l’annonça à son armée. Les griots frappèrent
les tambours de guerre et d’honneur. Le roi fit faire une volte à son cheval et
allait foncer vers le Bolloda où se trouvait le donjon dans lequel il devait se
poster pour l’ultime combat contre les infidèles. « Attends ! Attends ! »
l’apostropha l’interprète qui le rejoignit au galop. « Les nombreux sacrifices
que tu as immolés ont été exaucés ; les bénédictions que tes aïeux ont
prodiguées ne sont pas tombées. Tu as de la chance, une double chance… »
Djigui ne comprenait pas, ne cernait pas les intentions de l’interprète. Aussi
regarda-t-il du côté des Blancs, craignant que l’interprète ne menât une ruse
de guerre. « Ne regarde pas trop du côté des Blancs, ce que j’ai à te dire est
secret. » Djigui fit éloigner ses suivants. L’interprète poursuivit : « Tu as
deux fois la chance. Ta première chance est qu’aucun des officiers blancs ne
comprend le malinké. Il est rare que des officiers de la campagne du Soudan
ne le parlent pas. La seconde est que je me nomme Moussa Soumaré ; je suis
du clan des Soumaré, les frères de plaisanterie des Keita et, en raison du pacte
qui lie nos deux clans depuis les temps immémoriaux, je ne peux te faire du
mal. Il ne peut exister que plaisanterie entre Keita et Soumaré en toute
circonstance. »
Djigui tira les rênes et écouta ; jusqu’ici il ne percevait pas les intentions
réelles de l’interprète.
– Je suis ton frère de plaisanterie, donc je te connais. Comme tous les
Keita tu es un fanfaron irréaliste. Je n’ai pas traduit un traître mot de tes
rodomontades.
– Perfide fils d’esclave ! s’écria Djigui. (Entre frères de plaisanterie, il est
coutumier de se traiter réciproquement de fils d’esclave.) Menteur de fils
d’esclave ! Si tu n’étais pas un Soumaré…
– Un Soumaré authentique n’a cure des menaces d’un Keita. Arrête de
gesticuler ; le Blanc pourrait avoir des soupçons. Il croit que tu es heureux de
l’arrivée des Français, que tu nous as offert la colline Kouroufi pour nous
installer et te protéger. C’est pourquoi il t’a félicité et serré la main.
– C’est une main d’infidèle et d’incirconcis qui m’a souillé.
– Il y a quelques semaines, des troupes de Samory ont traîtreusement
massacré une colonne française. Plus de compromis possible entre
« samoriens » et nous ; systématiquement, nous fusillons tous les chefs alliés
de Samory. Sans moi, c’eût été ton sort.
Djigui resta interdit sur son cheval.
Sur le chantier, l’inattendue apparition d’une colonne française au sein du
tata avait paru aux gens de Soba la manifestation d’une sorcellerie supérieure
à celle du roi. Tous les guerriers étaient descendus des murs et s’étaient
réfugiés dans les tranchées d’où, de temps en temps, apparaissaient, pour
aussitôt disparaître, des têtes tressées de guerriers.
– Commande à tes hommes. Dis-leur que la guerre est finie ;
d’abandonner les armes ; d’entrer chez eux.
Djigui ne répondit pas. L’interprète se chargea lui-même de l’annonce.
D’abord sur le cheval arrêté, puis en le faisant trotter le long du tata. Il lança :
« Le roi ordonne ! La guerre est finie. La construction du tata arrêtée. Laissez
les armes sur place. » Les tirailleurs reprirent les mêmes appels. Les guerriers
restaient camouflés dans les tranchées. Le capitaine dégaina son pistolet et
tira en l’air. Les tirailleurs se regroupèrent en unités de combat. Le capitaine
tira un autre coup. Les tirailleurs firent écho par des canonnades et des salves
de fusils qui firent trembler le sol. L’interprète, à nouveau, lança ses appels.
D’abord un à un, puis le long du chantier en détalant et criant comme des
bandes de singes, les guerriers déguerpirent dans la brousse.
Ô monnè ! Ô honte ! Deux généraux s’effondrèrent sur les chevaux. Nous
accourûmes ; au sang dégoulinant des ventres des chevaux et des étriers, nous
sûmes qu’en silence, ils s’étaient suicidés à l’arme blanche. Des guerriers de
la garde tentèrent de charger les fusils de traite ; les tirailleurs, plus rapides
qu’eux, se précipitèrent et les désarmèrent. Ils voulurent, dans la foulée,
désarmer le roi. Après un court conciliabule entre l’interprète et le capitaine,
ordre fut donné aux tirailleurs de renoncer. Le capitaine fit arrêter Diabaté, le
messager de Samory. Tranquillement, la colonne monta vers la colline où les
tirailleurs incendièrent l’arsenal.
Entouré de ses suivants, Djigui resta un temps à écouter les explosions, à
regarder les fumées envelopper la colline. Ensuite, ils trottèrent
paresseusement le long du rempart inachevé. Dans les fossés, traînaient des
fusils, des sagaies, des pioches ; achevaient de se consumer les
amoncellements de matériels et de vivres auxquels les guerriers avaient mis
le feu avant de déguerpir. Les fumées des multiples incendies, l’odeur
irritante de la poudre insuffisamment brûlée avaient fait descendre des nuages
de charognards noirs à l’apparition desquels, le matin, Djigui n’avait pas cru
devoir donner de signification. Ils voletaient lourdement au niveau des cimes
des fromagers et on distinguait nettement leurs serres et leurs becs
monstrueux.
Après les chantiers et les quartiers, ils arrivèrent au Bolloda qui à Djigui
n’avait jamais paru si petit et burlesque. Les rayons du soleil couchant
délimitaient nettement les contours de ce qui pouvait être appelé les deux
principales bâtisses de la cour et éclairaient en partie derrière le palais les
toits des cases du harem, harem qui, il le saurait bien plus tard, avait été
abandonné par les épouses et les enfants partis se réfugier dans des villages
de brousse.
Dès que le cheval s’arrêta, les esclaves aidèrent Djigui à en descendre. Son
premier mouvement fut d’aller aux ablutions ; il devait deux prières. Devant
tous les suivants en pleurs, il pénétra ensuite et s’enferma dans le palais avec
un fusil et une épée arabe. Des généraux lui avaient montré le chemin de
l’honneur. Deux séides s’arrêtèrent devant la porte. Ce n’était pas pour en
interdire l’accès, mais pour être prêts à aider le roi. Les autres suivants
encerclèrent la bâtisse. Les marabouts commencèrent à réciter à haute voix
les versets du Livre et les griots à déclamer les panégyriques des Keita.
C’est à ce moment qu’arriva l’interprète, qui tout de suite comprit la
situation. Sans saluer, il pénétra dans l’habitation. Le fusil était accoté au
mur. Djigui, en habit d’apparat, était en prière sur un riche tapis. On ne
s’adresse pas à un orant. Soumaré, qui, lui aussi, était en retard dans ses
prières (il devait la deuxième et la troisième ; la journée avait été bien
remplie), se plaça entre le roi et le fusil et se mit également à honorer le Tout-
Puissant.
Après les derniers rackat, les deux hommes chuchotèrent jusqu’à la nuit
tombante. Un guerrier entra à pas feutrés et alluma la lampe à huile. Ils
continuèrent à égrener les chapelets et à murmurer – nous n’avons jamais su
ce qu’ils s’étaient dit ce soir-là. La flamme vacillait et fumait ; la pièce était
remplie de la senteur de l’huile de karité brûlant. Quand Soumaré demanda à
repartir, Djigui quelque temps continua à égrener son chapelet avant, sur un
ton neutre et à peine audible, d’énoncer :
« Que sur toute la terre la volonté d’Allah se réalise. Dans tous les cas, Il
est le Seul qui sait, le Seul qui décide. Toute ma nuit, je vais Le prier et le
jour ne viendra pas sans qu’Il m’ait indiqué Sa voie, Sa volonté. Que devant
la porte, les séides attendent avec des fusils chargés. »
4
Au cours des six premiers mois du pouvoir toubab, protégés par les
tirailleurs, guidés par les sicaires, le capitaine blanc, Djigui et l’interprète
étaient montés dans toutes les montagnes, avaient parcouru toutes les
savanes, avaient traversé toutes les rivières des pays de Soba pour visiter
chaque chef-lieu de canton. Partout, des fêtes et des danses les avaient
accueillis et leur avait été offert tout ce qui se propose à des hôtes de marque,
même les vierges peules pour le repos. La paix, l’œuvre civilisatrice
française, les lois du Blanc et les besognes du Nègre avaient été expliquées à
tous. Tous les indigènes les avaient comprises et sues, et le capitaine blanc,
l’interprète et Djigui avaient cessé de diriger les missions de recrutement, de
réquisitions et de civilisation, laissant leur responsabilité entière aux
tirailleurs et aux sicaires.
L’interprète présenta exhaustivement la situation au commandant civil ; la
pacification était achevée, il n’avait pas besoin de pénétrer dans les brousses.
Mais le commandant était un Blanc consciencieux qui avait des principes ; il
ne croyait pas aux dires d’un Nègre. Il entreprit sa tournée et constata que les
indigènes savaient effectivement ce qu’était un Toubab. Un homme qui ne
pouvait sortir nu-pieds et nu-tête, qui, pour aller d’un village à un autre, se
faisait porter dans un hamac à l’ombre d’un dais de pagne ; un homme à qui
il fallait offrir tout ce qu’il y avait de meilleur dans le village parce qu’il
n’entendait aucune de nos langues et était d’une race qui avait subjugué tout
le Mandingue. Le commandant exprima sa joie et ses sentiments : il était
agréablement surpris de l’instauration totale de la paix française, et remercia
tout le monde. Fier, l’interprète commenta les propos du Blanc :
« Votre réputation de grand chef est édifiée, Djigui. Vous êtes connu et
félicité partout, même à Saint-Louis du Sénégal. C’est un renom qu’il faut
toujours défendre. Le singe magistrat, quels que soient par ailleurs les autres
inconvénients de la blancheur de ses favoris, ne veut jamais sacrifier cette
marque qui le distingue des autres singes et lui donne la prestance et la beauté
qui font sa renommée. On a tellement vanté notre réussite et notre autorité sur
le pays (les vôtres et les miennes) que nous sommes obligés de toujours nous
surpasser pour ne pas décevoir. »
Vint ce vendredi, vendredi qui scella le destin de Djigui, vendredi dont
toute sa vie il se souviendrait. Oui, c’était l’harmattan car, chaque fois qu’il
revivrait l’événement, il reverrait le jaune des feuilles mortes jonchant sous
les sabots des chevaux, il reniflerait la poussière et le vent qui avaient rempli
ses narines et les avaient desséchées, elles et les lèvres. Tout lui avait paru
proche et possible ce jour-là. Il avait été heureux d’être né Keita, avait
remercié Allah de sa miséricorde. Il avait eu plus qu’habituellement
d’admirateurs pour l’acclamer, plus de bras qu’habituellement pour le
descendre du cheval.
– Ce qu’Allah vous a destiné tjogo-tjogo, coûte que coûte, vous atteint.
Sûrement avez-vous cette nuit rêvé avoir attrapé un cob de vos mains ? C’est
le genre de généreux songes prémonitoires que nous faisons quand doit nous
atteindre un grand honneur, un grand bonheur. Le commandant est heureux
de vous annoncer ce matin de très bonnes et importantes nouvelles. Le
gouverneur de la colonie, Toubab qui est le chef du commandant, et à qui
nous, Nègres, appartenons tous jusqu’à nos cache-sexe, récompense votre
dévouement et votre amour pour la France ; il vous a nommé chef principal,
le chef nègre le plus gradé de la colonie. Et comme cette distinction ne
suffisait pas – les Blancs sont toujours entiers ; quand ils veulent vous
honorer, ils vous comblent, vous grandissent au point que vous vous sentez
frêle et petit sur vos jambes –, le gouverneur a ajouté à cet honneur celui,
incommensurable, de tirer le rail jusqu’à Soba pour vous offrir la plus
gigantesque des choses qui se déplacent sur terre : un train, un train à vous et
à votre peuple.
– Interrogez le commandant, a-t-il bien dit un train ? demanda une
première fois Djigui.
– Oui, c’est vrai.
– Le vrai train qui part et s’arrête ?
– Oui.
– Le train qui siffle et fume ?
– Oui, un train entier en fer qui est offert à Djigui et à Soba.
Pour la énième fois, le roi nègre posa la même question à l’interprète qui
autant de fois confirma. Alors Djigui sollicita la main du Blanc, la serra et
l’embrassa ; vacillant, le supplia ; ils entrèrent s’asseoir dans le Kébi ; comme
Soumaré l’avait prévu, le prince malinké faiblissait sous le poids de
l’honneur. Au bureau, il murmura des versets, termina par des remerciements
à la France pour la munificence qui, au-delà de la personne de Djigui,
rejaillissait sur toute la dynastie des Keita et la Négritie entière, une première
fois. Une quatrième fois, il remercia et bénit la France. A la énième
bénédiction, le Blanc se crut en devoir de tempérer l’enthousiasme du chef
nègre. Il expliqua que ce n’était pas encore arrivé ; ce n’était pas demain que
le train s’arrêterait à Soba. La besogne de tirer le rail était une fatigue
immense qui consommerait des hommes, des moissons, du bétail, de l’argent
et de nombreuses saisons. D’une moue, le roi écarta les objections du
nazaréen et, en martelant les mots de sa surprise, il répondit.
Le commandant se salissait le cœur avec des inquiétudes qui ne résistaient
pas à un revers de la main – joignant le geste à la parole – il balaya de la main
les ergoteries du Blanc.
Pour faire arriver le train, on pouvait compter sur moi, Djigui. Je
connaissais mon pays, je savais où récolter le vert quand tout a jauni et séché
sous l’harmattan et saurais l’obtenir quand même le désert parviendrait à
occuper toutes nos plaines. Je saurais toujours y tirer des fêtes, du bétail et
des récoltes. Je jurais qu’on pouvait extraire du pays des hommes et des
femmes pour les prestations et les travaux forcés, des recrues pour l’armée
coloniale, des filles pour les hommes au pouvoir, des enfants pour les écoles,
des agonisants pour les dispensaires et y puiser ensuite d’autres hommes et
femmes pour tirer le rail. Nous, les Keita, nous avons toujours des bras pour
les œuvres qui nous honorent. Mais, en conséquence, je réclamais, pour qu’il
ne subsiste pas de doute sur le nom de la personne à qui le train appartiendrait
et par qui il arriverait à Soba, que la gare fût bâtie contiguë au Bolloda, mon
palais. De sorte que, même dans mon sommeil, je puisse entendre, voir le
train monter, descendre, fumer et siffler.
Non, non, le Blanc ne me le recommandait pas. Une gare n’était pas une
petite mosquée qui se construit attenante à une chambre. Une gare ne serait
pas un voisinage paisible et facile : plusieurs fois par jour, un véritable
marché se tiendrait à la gare ; le brouhaha, les sifflements et les fumées qui
sans cesse s’échapperaient des locomotives deviendraient insupportables pour
le palais et tous les résidents du quartier.
Je rétorquai aux nouveaux ergotages du Blanc, en précisant que tout ce
qu’il citait ne m’incommoderait nullement.
« Un vacarme pour l’honneur ne pourrait fatiguer un homme d’honneur. Je
veux ma gare et mon train à ma porte : c’est tout réfléchi. On ne craint pas la
nuisance quand on se porte acquéreur d’un panier de grelots. »
Au Bolloda, Djigui exalté refusa qu’on lui enlevât les éperons ; il monta
sur la terrasse d’où on apercevait l’univers entier. Sa destinée se révéla.
Comment avait-il pu, avec son savoir, parcourir tant de signes sans les avoir
déchiffrés ? Comment avait-il pu se tourmenter tant de jours sans avoir vu
qu’il était un élu, un comblé, un chanceux dont tous les sacrifices avaient été
acceptés ? D’abord, les nazaréens n’avaient jamais occupé le Bolloda et
Soba : ils résidaient au sommet de la colline où Djigui les avait plantés avec
ses sortilèges. Djigui n’avait jamais été subjugué : il restait roi. Il était là,
entier dans les honneurs et dans ses prérogatives, debout sur sa terrasse,
essayant en vain de cerner la diversité et les limites de son pouvoir et de sa
force. A sa droite, au couchant : sa mosquée pour ses prières, le marché, son
marigot ; au-delà : des falaises, les lougan de ses sujets et la brousse, sa
brousse. Devant lui, la montagne de Soba. A sa gauche, au levant : le
cimetière, les bois sacrés, des champs et la brousse. Au nord : le marigot, les
champs et toujours la brousse. Seul lui échappait son Sud où s’élevait le
Kébi, et, en vrai, le Kébi ne s’attribuait que le Sud-Ouest. Les nazaréens
n’occupaient que ce rien de son univers, une insignifiante parcelle de son
ciel, portion d’ailleurs maudite, tourmentée qu’elle était en permanence par
les orages infernaux de l’hivernage. Cela valait-il des sacrifices, des colères,
des insomnies et des prières ? Non ! Il était descendu de la terrasse –
incapable de tenir dans un lieu, de se concentrer dans des prières –, s’était
fait hisser sur son cheval. Suivi par ses séides (sicaires, griots et gardes), au
trot et dans les fêtes des louanges, ils étaient montés dans les montagnes,
avaient parcouru les pistes, les champs, avaient, par les fusillades, cris,
chicottes, torturé, chauffé les pays à faire sortir les caïmans des biefs, en
avaient tiré des hommes valides pour les prestations, les travaux forcés et
pour la construction du rail de son train. Djigui était monté au Kébi dans la
nuit, avait fait réveiller le commandant et l’interprète pour leur présenter un
échantillon de ce que pouvait le roi de Soba. Le Toubab et son interprète
l’avaient félicité.
« Sissa-sissa, sissa-sissa… » Le roi nègre n’avait que ce mot sur les lèvres,
le Blanc intrigué demanda à l’interprète le sens. Il signifiait immédiatement,
incontinent.
De très bon matin, les premiers convois descendirent sissa-sissa sur le Sud
pour aller tirer le train de Djigui.
Le vendredi suivant, après la prière, mes louangeurs entonnèrent l’hymne
des monnew. Je cillai et sourcillai sans attirer leur attention sur mon
agacement. Indigné, d’un geste incongru de la main, je fis fermer les
bouches, taire les coras et, dans le silence qui suivit, aux croyants muets et
étonnés, je proclamai que les monnew étaient finis, vengés et oubliés.
« Le suprême dans ce monde, c’est l’honneur. Qui vient à votre rencontre
avec l’honneur, irrémédiablement, vous vainc. Ce revers n’est pas la défaite ;
l’histoire la pardonne. Les panégyristes chanteront que les Toubabs nazaréens
vainquirent les Keita non pas par les armes, mais par l’honneur. Quel
honneur peut être plus magnifique que l’offre d’un train ? Le monde d’Allah
est un fleuve qui coule ; quand son courant t’emporte et que tu n’as pas le
moyen de remonter pour retrouver ton ancien chemin, laisse-toi transporter, il
existe d’autres villages en aval. »
Donc Djéliba devait taire son chant des monnew et inventer un autre
poème. Et, comme Allah, en créant Djéliba, l’avait à son image gratifié du
don d’imaginer, d’une voix sûre le griot récita d’un trait le nouveau sonnet
monnè bana, comme si depuis l’existence de l’univers, les stances
prononcées avaient été écrites, et ne s’arrêta que pour interroger sa cora et
tirer de celle-ci un nouvel air, au rythme duquel mon cheval, qui jamais ne se
méprenait sur le sens et les pas d’une musique, me conduisit à petits pas
royaux. Suivi de mes séides et louangeurs, nous arrivâmes au Kébi où un
soleil radieux, le commandant en costume et souliers blancs et son interprète
en boubou également blanc m’attendaient.
– Maintenant que je vous ai comblé de travailleurs de grains et de
cuisinières, annoncez-moi tout de suite le jour d’arrivée de mon train à Soba
pour qu’à temps je prépare son accueil, dis-je après les échanges de poignées
de main.
– La date… la date, le Blanc ne peut pas encore la fixer, répondit
l’interprète. Quand on s’est engagé à tisser un pagne pour couvrir toute la
nudité des fesses de l’éléphant, on s’est engagé à réaliser une besogne
importante. Le train est un monstre qui, avant de courir sur la terre ferme, a
besoin de marcher au-dessus de la mer sur un pont. Le travail a donc
commencé à Petit-Bassam par la construction de ce pont appelé le wharf. Il
faut que la volonté réelle d’Allah ait été, après nous avoir noircis, d’empêcher
que la civilisation ne débarquât en Afrique ; sinon, pourquoi aurait-Il interdit
l’entrée de notre pays par cette chose plus scabreuse que l’anus de l’hyène
qu’est la barre ? La barre d’une lame enlève, du tablier du wharf, les solides
travailleurs qui, sans avoir le temps de crier « Bissimilai », sont dépecés par
les féroces requins qui pullulent dans les vagues. La mer écumante sous les
pilotis est constamment rouge de sang. Tous ceux qui n’ont pas déserté ont
été dévorés. Qu’Allah sauve les âmes des braves et à jamais maudisse les
déserteurs. Il faut des travailleurs, beaucoup de travailleurs, des grains, des
femmes. Nous nous sommes promis une œuvre plus importante que le pagne
couvrant la nudité de l’éléphant ; il faut la réaliser.
– Nous continuerons, nous continuerons, répondis-je. Le train est un
cadeau superbe. Le labeur entrepris pour le tirer jusqu’à Soba est un travail
d’honneur ; ceux qui ont péri sont tombés pour la grandeur de leur roi, du
Mandingue, et de l’islam. C’étaient des croyants ; nous leur devons une
dévotion.
Nous priâmes, récitâmes abondamment des sourates pour tous ceux qui
étaient morts sur le wharf. Mais, sissa-sissa, à mon commandement, sofa,
sicaires et sbires, protégés par les gardes, remontèrent dans les montagnes,
redescendirent par les pistes, purent tirer des cases beaucoup d’hommes
valides qui furent expédiés au Sud.
Cet autre vendredi, je demandai au Toubab quand devait m’arriver mon
train. Le Blanc parla longtemps. L’interprète traduisit et commenta :
« Le Toubab ne saurait encore vous l’annoncer. Djigui, il faut savoir se
mettre à la hauteur des présents qui nous sont attribués, des honneurs qui
nous sont faits. Quand on ambitionne de sauter jusqu’à toucher des doigts les
nuages, on effectue de hauts et nombreux essais. Le chemin de fer ne
s’achève pas en deux jours, il est plus phénoménal que le rempart infini que
vous avez voulu bâtir autour de Soba. Le wharf est construit et la mer est
couverte. Mais après la côte, le train passe sur la lagune qui, certes, n’a ni
barre, ni requins, ni barracudas, rien que des crocodiles nains dont les crocs
n’ébranleront pas une petite fille minée par le kwashiorkor, mais son lit est
fangeux et ses berges grouillantes de chiques. Il faut qu’Allah, après nous
avoir noircis et tenté d’interdire l’entrée de notre pays par la barre et les
requins, ait voulu faire obstacle à l’ouverture à la civilisation. Sinon,
pourquoi aurait-Il conçu notre lagune à la fois fangeuse et infectée de
chiques ? Quand, dans la lagune, le travailleur n’est pas englouti par la boue,
il est sur la berge agressé par d’innombrables chiques. Les chiques pénètrent
entre les orteils et sous les ongles, pompent le sang et, en moins que rien de
temps, tuméfient le pied et les jambes jusqu’aux genoux, les pourrissent de
mille plaies, et le malheureux, vidé, tombe perclus. Forcément, à cause des
lois du Blanc et des besognes des Nègres, les coreligionnaires sont obligés
d’abandonner le malade, plus puant qu’un lépreux, aux fourmis, aux mouches
et aux chiques jusqu’à ce que le Tout-Puissant vienne reprendre ce qu’Il avait
laissé dans la matière. Oui, tous les travailleurs envoyés, sauf ceux qui ont
déserté, sont morts ou sont en train d’expirer sur les berges des lagunes.
Ma prière de roi, après les sourates, fut : « Allah sauve les âmes de ces
croyants à cause de la solitude dont ils ont souffert les derniers jours de leur
vie. Ils sont morts pour un roi croyant et pour la grandeur du Mandingue. »
Nous observâmes les instants de silence. Mais, sissa-sissa, les gardes et les
sicaires repartirent dans les villages et des travailleurs forcés furent expédiés
au Sud.
– Mon commandant, quand enfin m’arrivera mon train ?
– Authentique descendant des Keita, le rail est long. Après la barre, la
fange et les chiques, nous sommes bloqués par la forêt tropicale. Allah n’a
jamais voulu que la forêt soit habitée. Par malédiction, des Nègres cafres
appelés « boussmen » s’y sont aventurés. Des troncs immenses entretenant
entre eux des trames de ronces et de lianes inextricables font de la forêt du
Sud un fouillis dense et impénétrable. Elle est, de plus, infectée de serpents,
de mouches, de moustiques géants et de mille autres bêtes maudites. Des
pluies constamment l’arrosent et l’inondent. Sous les arbres, la chaleur moite
et la puanteur des feuilles et des bêtes mortes rendent son atmosphère
irrespirable. Qu’une insignifiante égratignure effleure votre peau, aussitôt la
moiteur, la pourriture, la moisissure et les venins pénètrent dans votre corps
et vous empoisonnent. Vous gonflez, chancelez et tombez raide mort,
ballonné comme un mouton qui a consommé une forte calebassée de riz pilé.
Tout cela n’est pas le plus malfaisant de la forêt. Son fléau, c’est les
« boussmen » qui l’habitent. De vrais sauvages sur lesquels les Blancs n’ont
pas encore mis la main et qui, dans la nuit, creusent et descellent les rails
placés le jour. Des cannibales qui, à l’affût derrière chaque tronc géant, se
saisissent du malheureux travailleur qui s’écarte si peu que ce soit du
chantier, le tuent et le dépècent. Au nom d’Allah, il ne reste rien du dernier
contingent de travailleurs qui sont descendus au Sud ; ceux qui n’ont pas
déserté ont été dévorés.
Nous priâmes, répétâmes les sourates qui sont dits pour le repos des
musulmans ensevelis sans les dévotions des coreligionnaires, les oraisons
récitées pour ceux qui tombent au champ d’honneur. Mais sissa-sissa, à
cheval et dans des hamacs, les gardes guidés par mes sbires se dispersèrent
dans la brousse et les montagnes pour traquer les travailleurs.
Il devint de plus en plus dur d’arracher aux villages le nombre d’indigènes
réclamé par les Blancs. Les gardes furent obligés d’inventer des parades aux
multiples feintes et réticences que les Nègres, préparés et mûris par
l’échappatoire à un siècle de chasse aux esclaves, avaient fini par opposer aux
razzias de la civilisation. Ces parades, l’interprète appela la première : la
méthode des magnan ou de la voix de la poudre ; la seconde : la recette du
renfrognement des visages ou du refus de la calebassée d’eau.
Les tirailleurs et les sicaires, en dépit des aboiements infernaux des chiens
et des brusques vols des oiseaux de nuit, se glissaient et parvenaient dans la
nuit aux premiers abords des villages qu’ils encerclaient sans éveiller
l’attention ni le flair des habitants. Dès les premiers rayons du jour, la
fusillade éclatait et les habitants qui connaissaient la signification de la voix
de la poudre se réunissaient sur la place de palabres où on procédait
tranquillement au recensement et prélevait ce qui est dû aux Blancs en
humains, bestiaux, bottes ou paniers de moissons. C’était la recette des
magnan ou de la parole de la poudre.
Parfois aussi, les sicaires et les tirailleurs, les visages renfrognés, l’air
rébarbatif, surgissaient en plein jour dans un village. Ils refusaient les
salutations, les calebassées d’eau, les présents et les acclamations, et tout de
suite, sans desserrer les mâchoires, ils se saisissaient du chef du village et des
notables, les attachaient, les fouettaient et les tourmentaient jusqu’à ce qu’ils
aient crié le nombre exact d’hommes, de femmes, de vierges, d’enfants, de
chevaux, de bœufs, d’ânes et de chèvres de chaque clan. C’était la formule du
renfrognement des visages ou du refus des calebassées d’eau.
Comme aimait le dire Soumaré à la fin de ses longs commentaires :
« C’est vraiment malheureux qu’Allah nous ait mal fabriqués, nous,
Nègres ; Il nous a créés menteurs de sorte que le Noir n’accepte de dire la
vérité que la plante de pied posée sur la braise. »
Et ce fut pourtant à cette époque qu’un architecte sénégalais approcha
Djigui.
« Roi Keita, vous êtes le plus grand chef de la Négritie. Vous devez
habiter un palais digne de votre rang, je saurai vous le bâtir. Il dominera
l’Afrique entière, sera, de chaque point de l’espace et au-delà du temps de
votre règne, de partout aperçu. Plus haut que les hauts immeubles, il sera
digne de votre train et de votre gare. »
Un tel palais était aussi une œuvre pour mon honneur, ma gloire. J’ai
accepté. Après avoir pourvu les dispensaires en lépreux, sommeilleux,
ulcéreux, hernieux, goitreux, tuberculeux et femmes en couches ; l’instituteur
et le curé en garçons incirconcis ; les chantiers du chemin de fer, des routes,
d’abattage de bois et les exploitations agricoles en travailleurs forcés ; tous
les Blancs en jeunes filles vierges, éventeurs ; les tirailleurs en porteurs : j’ai
mobilisé des hommes, des femmes et des enfants pour me bâtir un palais
aussi grandiose que mes rêves.
La première pierre fut posée le jour recommandé par le marabout : le
premier jeudi du mois des chenilles. La construction ne s’achèverait jamais –
les ruines du palais, avec celles du tata, symbolisent encore de nos jours ce
que fut ce règne : inégal et inachevé. Un matin, Djigui était en discussion sur
le chantier avec son architecte sur les moyens de prévenir les désertions
lorsqu’on vint le mander pour le Kébi.
Nous avons sursauté en arrivant : le Blanc attendait sur la terrasse sans le
casque blanc sur la tête. Nos sorciers nous avaient prévenus : surprendre un
Toubab sans son casque était d’aussi mauvais augure que de rencontrer un
buffle unicorne. Ils eurent raison. Le commandant feuilletait fiévreusement
des dossiers. Avant que j’eusse demandé quand mon train arriverait,
l’interprète d’emblée m’annonça que les « Allamas » avaient attaqué les
Français. Les « Allamas » étaient comme les Français des Blancs, mais des
Blancs plus grands et plus méchants. Ils projetaient de se saisir de toute la
Négritie pour la seule méchanceté de chicotter tous les matins le Noir, de
fusiller les soûlards, les voleurs et les menteurs, d’instituer des travaux forcés
plus durs et meurtriers sans tirer un bout de rail ni offrir un petit train à
Djigui. Ou l’interprète avait mal prononcé le nom des agresseurs, ou nous
avions mal entendu ; je lui ai demandé de se répéter : il nous paraissait
invraisemblable que les « Allamas » dont le nom signifie en malinké « sauvés
par Allah seul » puissent être aussi mécréants et cruels qu’il le traduisait.
L’interprète Soumaré, bien qu’agacé par la méprise, patiemment expliqua en
détachant les mots que les « Allamas » n’étaient pas des sauvés par Allah
seul mais une race de méchants Blancs et que ce qui m’était demandé sissa-
sissa s’appelait fournir des hommes solides capables d’être de bons
tirailleurs, de bons guerriers, pour combattre les « Allamas », parce que tous
les chantiers étaient arrêtés, tous les travailleurs solides avaient été incorporés
dans l’armée et envoyés en France, et que déjà de nombreux bateaux vides
attendaient le long du wharf d’autres contingents de recrues.
J’aurais souhaité demander plus d’informations sur la guerre et les
chantiers abandonnés ; l’interprète ne se laissa pas interroger ; c’était la
guerre et la mobilisation. Tous les hommes devaient passer devant le conseil
de révision, le pays devait se surpasser ; fournir plus de résine, d’arachide, de
mil, de coton. Chaque chef devait se lever, se multiplier, se sacrifier.
L’après-midi, pour montrer l’importance de l’événement, le commandant,
l’interprète et moi-même, accompagnés par les gardes, sommes partis –
démarche exceptionnelle – dans les villages pour informer les habitants de
l’inhumanité des Allemands et pour nous saisir des jeunes gens qui ont été
aussitôt envoyés à Soba. Là, ceux parmi eux reconnus aptes ont été coiffés de
chéchias rouges, habillés de complets (veste et culotte kaki), ceinturés de
bandes de laine rouge sur lesquelles ont été bouclés des ceinturons de cuir ;
les mollets ont été protégés par des bandes molletières. Ainsi, vêtus de neuf
de la tête aux chevilles, mais les pieds nus – les nouvelles recrues auraient été
incapables de marcher avec les chaussures –, la gamelle et le bidon en
bandoulière, le couvre-pieds en sautoir, le sac contenant les brodequins, les
chaussettes et la capote au dos, le contingent à marche forcée, le commandant
dans le hamac en tête, est descendu dans le Sud.
Les Nègres sont des maudits et des sans cœur, de vrais maudits – ce n’est
pas sans raison que Dieu les a fabriqués noirs. Rien de plus méchant pour un
Noir qu’un autre Noir. Cette fois, le commandant était très fâché, il convoqua
l’interprète et le chef Djigui. Ce que l’interprète appelait le travail dans le
travail ou le travail avant le travail et que le Blanc dénommait simplement du
travail noir nègre se poursuivait pendant la guerre malgré les interdictions
plusieurs fois signifiées par le commandant.
Qu’était donc le travail dans le travail ou avant le travail ? A l’origine, une
chose simple et justifiable. Les requis attendaient, parfois trois semaines chez
le représentant du chef, la formation du contingent et le départ pour le Sud. Il
paraissait normal au représentant qui, pendant cette période, devait les
nourrir, de les envoyer labourer son propre champ ou, contre des petits
cadeaux, avantages ou privilèges, ceux de l’interprète, des gardes, des
fonctionnaires ou de simples urbains, à charge pour ceux-ci de nourrir les
travailleurs ou les appelés. Mais, rapidement, les cadeaux et privilèges
devinrent des prix négociables et tous ceux qui participaient (gardes, sicaires,
interprète, etc.) à la capture des Nègres voulurent en profiter. Le pauvre
diable capturé dans son village et descendu à Soba travaillait chez le sicaire,
le représentant, le chef de canton et l’interprète gratuitement ; l’interprète, le
chef de canton, le représentant et le sicaire vendaient le travail du fatigué au
plus offrant. Le système fonctionna si bien qu’on vit des hommes ayant quitté
leurs villages effectuer six mois de travail au noir nègre (s’ils ne réussissaient
pas à déserter) avant d’être présentés au Blanc complètement vidés, maigres
et malades (les employeurs noirs nourrissaient très mal les manœuvres à leur
service).
Le commandant voulut pendant la guerre, par charité chrétienne (et aussi
parce que la France essoufflée avait besoin de tirailleurs solides), mettre fin à
cet abus. Mais le Blanc n’en eut pas les moyens. Comment distinguer chez
les Nègres une chevelure crépue d’une autre, quand tout autour l’interprète, le
chef de canton, le représentant, les sicaires trafiquaient, combinaient,
s’enrichissaient avec la sueur de leurs coreligionnaires ?
Les Noirs naissent mensongers. Il est impossible d’écrire une histoire
vraie de Mandingue. Pendant cette même première grande guerre, l’épidémie
de grippe espagnole qui sévissait en Europe gagna l’Afrique. On l’appela la
maladie du vent. Les Malinkés sont tellement fabulateurs qu’il est encore
impossible d’estimer le nombre des victimes de cette maladie Les griots, qui
sont les chroniqueurs officiels, ajoutent, dramatisent et amplifient tout ce
qu’ils rapportent. A les entendre l’épidémie fut si décimante qu’on vit des
enterrés, sans là moindre dissimulation, se dégager et émerger des tombes
pour marcher et revenir tranquillement au village, dans les cases récupérer les
objets importants que la mort ne leur avait pas laissé le temps de choisir et
d’emporter ; des cadavres abandonnés ressusciter, s’assembler, creuser leurs
propres tombes, prier et s’enterrer réciproquement ; des vautours, en plein
vol, s’abattre sur des tombes, ricaner des sourates du Coran, même des soleils
pointer à l’ouest et disparaître à l’est. Que tirer de solide de telles
extravagances ?
Un jour, tout le monde (tam-tams et balafons compris) se porta à l’arrivée
du postal. Les premiers rapatriés sanitaires venant de France débarquèrent.
Au nom d’Allah ! au vrai ! les Allemands avaient justifié leur réputation de
méchants : nos compatriotes nous revenaient méconnaissables ; pas un à qui
les boches n’avaient pas arraché soit un membre, soit un œil ou une oreille.
Les Français avaient confirmé leur renom de bons Blancs ; à nos
compatriotes abîmés par les Allemands, la France généreuse avait laissé : le
casque en fer, la chéchia rouge, la ceinture de flanelle, la capote sur laquelle
étaient épinglées les médailles. Ils portaient tous des brodequins ; les culs-de-
jatte et les unijambistes les avaient sur les épaules, les autres aux pieds (au-
delà des mers, on leur avait appris à marcher avec des chaussures et à manger
avec des fourchettes). C’était magnifique et, pour rien au monde, nos
compatriotes n’acceptèrent de se dévêtir, se déchausser, se séparer de ce
qu’ils avaient et qui les distinguait des autres Noirs. Ils étaient heureux et
fiers d’avoir combattu pour la liberté de la France. Ils le proclamèrent en
chantant : « C’est nous les Africains » dès qu’ils aperçurent les premiers toits
de Soba ; quand ils mirent les pieds à terre, ils se rassemblèrent et
entonnèrent La Marseillaise. Ils parlèrent français (c’est plus tard que nous
saurions que c’était là un charabia à eux, que les natifs de France
n’entendaient pas). Leurs dires étaient hérissés d’éloges, de mensonges et de
merveilles. Ils prétendaient avoir en deux ans oublié nos dialectes et nos
manières sauvages telles que manger à la main, marcher nu-pieds, se soulager
derrière le buisson, se torcher avec les feuilles et se moucher avec les doigts.
Ils étaient devenus des étrangers, des non-Nègres.
Parmi eux, on fit de ceux qui n’étaient pas aveugles, ni impuissants, ni
culs-de-jatte, ni unijambistes ; ceux qui n’avaient pas les poumons termités
par la tuberculose, ni la tête déménagée par la folie ; on fit de ces rares
chanceux, sauvés des Allemands par Allah seul, des gardes-cercles, des
infirmiers, des interprètes ; bref, des privilégiés qui avaient droit aux porteurs,
aux hamacs, aux éventeurs, mangeaient du poulet, des œufs, et couchaient
avec les plus belles femmes du pays.
La France leur était reconnaissante pour leur bravoure au feu. Elle
honorait en eux la mémoire des coreligionnaires qui avaient péri pour la
liberté de l’homme et la gloire de la France. Pour quelle cause donc avaient
péri les morts des chantiers et des exploitations agricoles ? Le néant et dans
l’anonymat ; le jour de la résurrection, ils ne seraient pas appelés, répondaient
les anciens combattants qui ne toléraient pas qu’on les comparât aux torturés
et tués sur les chantiers de travaux forcés et de pose de rail. En France, eux,
anciens combattants avaient participé à une guerre mondiale à côté, et comme
des égaux, d’Arabes, d’Asiatiques et d’Européens. Ils ne finissaient pas de
s’en vanter, et racontaient (il est vrai qu’ils mentaient beaucoup) que la
France bénie, tout compte fait, s’était révélée avec le froid, la neige, la
tuberculose, les tranchées, les avions, les chars et les canons, le gaz et
l’éloignement, beaucoup plus meurtrière que notre maudite terre africaine
avec la barre, les requins, les fanges, les chiques, la pluie, la forêt, la battue et
la famine.
Un matin d’harmattan – nous étions occupés dans le brouillard à pleurer,
prier et enterrer nos morts –, on nous commanda à tous de monter au Kébi
avec nos danses. Le commandant de la terrasse annonça qu’il était heureux,
que nous Nègres nous l’étions aussi : la France notre mère patrie à tous venait
de gagner sur les Allemands la plus grande guerre de l’humanité. Il nous
ordonna de danser deux jours et nuits, de danser follement, tout le monde
pouvait danser, les déserteurs et les insoumis pouvaient sortir et participer
aux réjouissances de l’armistice. Malgré les assurances prodiguées par le
commandant, la fête ne fut pas belle. Les habitants de Soba pratiquèrent la
danse des crabes : à chaque pas, le danseur se retournait afin de s’assurer
qu’un garde ne fonçait pas sur lui pour l’enlever et l’amener.
Jamais les singes rouges ne croiront aux civilités des chiens chasseurs.
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Qu’y avait-il de solide dans cette biographie ? « Peu… très peu de grains.
Elle était née fabulatrice et c’était elle qui dictait cette relation des faits aux
griots », répondait le petit peuple de Soba qui détestait Moussokoro, la
préférée – il l’appelait l’étrangère. La réalité aurait été plus simple : un après-
midi, le dauphin Djigui sauva de la noyade une voyageuse. En signe de
reconnaissance la voyageuse, des mois après, vint proposer un bébé comme
épouse aux Keita qui – c’était leur politesse – acceptèrent et chargèrent la
mère et ses accompagnateurs des présents qu’on offre aux beaux-parents.
C’est tout… Le reste est conte, menterie. Comment la mère de Djigui, qui
était la préférée et sortait exceptionnellement, pouvait-elle aller chez des
étrangers ?
Toute la nuit, entre le sicaire pisteur et l’eunuque gardien, elle marcha. Ses
geôliers silencieux comme des zombies s’arrêtèrent deux fois : chaque fois
pour réciter les incantations qui éloignèrent les fauves de nuit dont ils
subodoraient la présence.
La faute de Moussokoro se payait par la mort, elle le savait. Pourquoi pas
tout de suite et sur place ? Ce sont les chastes, les purs qui ne se sacrifient pas
dans la nuit : les souillées et impures s’égorgent tout le temps et partout.
Qu’attendaient-ils donc ?
Elle le sut à l’aurore. De grands feux éclairèrent l’horizon ; les appels du
muezzin chevrotèrent. Au minaret de la mosquée, Moussokoro reconnut
Toukoro. Elle comprit aussi pourquoi ils avaient tourné toute la nuit : la ville
est à moins d’une demi-journée de marche de Soba, mais on n’y entre que le
jour. Au lever du soleil, la porte de la ville sainte s’ouvrit ; les sicaires
négocièrent avec les gardiens : Moussokoro et ses compagnons accédèrent
par le cimetière au cercle des pleureuses.
Combien étaient-elles ? Une centaine ou plus, se ressemblant toutes
comme les vautours d’une volée dans les feuillages, toutes demi-nues, serrées
toutes dans de courts coutils latérite attachés à la ceinture, toutes dans la
même attitude sur les nattes étendues entre la mosquée et le cimetière autour
de grands feux de bois qui continuaient à se consumer. Depuis l’aube, de
concert elles chantonnaient, se lamentaient, sanglotaient, frappaient des
mains et balançaient la tête en cadence.
Tout à coup, un cri strident fusa. Une possédée venait de s’effondrer :
ventre à terre, dans la poussière, elle frappait le sol des mains comme bat des
ailes le poulet qui, la gorge tranchée, est projeté sur l’aire sacrificatoire ; se
retourna sur le côté et lança les ruades de la vache sacrifiée ; les ruades se
succédèrent avec de moins en moins de vivacité jusqu’à l’extinction. Puis la
frénésie cessa. Elle se vautra le visage dans le sable, les bras en croix…
Morte ? Non, un tressaillement des fesses et un puissant soupir rassurèrent.
Indifférentes aux supplices de la malheureuse possédée, les autres pleureuses
autour d’elle, le visage inondé, continuèrent imperturbables à chantonner,
sangloter, balancer la tête et battre des mains.
Un, deux, trois autres cris… une, deux, trois autres possédées…
Moussokoro et ses geôliers contournèrent la mosquée de Toukoro. Édifice
rouge, avec d’élégants minarets aux contreforts se terminant en forme d’obus,
elle était la réplique de la sainte mosquée de Djenné, considérée comme la
plus belle construction de tout le Mandingue.
Sur le parvis étaient regroupées des femmes en blanc ; elles se
ressemblaient toutes comme les hérons de bœufs d’une volée sur des
palmiers : toutes assises autour du feu, habillées et voilées toutes des mêmes
pagnes blancs. Depuis l’aube, l’Almamy disait les mêmes versets qu’elles
répétaient.
Moussokoro ne devait pas être aperçue ; ses geôliers usèrent des
renfoncements de la mosquée pour la cacher et débouchèrent sur une case en
retrait à l’autre bout du parvis. C’était la mosquée privée de l’Almamy de
Toukoro, l’office du maître du lieu. Là, ils attendirent la fin des cérémonies.
Ils étaient donc arrivés à destination. Elle se félicita de l’issue, de son sort ;
eut une prière de remerciement pour Allah, des pensées de reconnaissance
pour Djigui.
Toukoro est le lieu d’origine des Keita ; dans le cimetière, reposent tous
les rois de Soba de la dynastie. Les premiers rois y furent inhumés avec tous
leurs serveurs et toutes les femmes encore en état de procréation qu’ils
avaient honorées. Les autres, les ménopausées, après le décès, déménageaient
dans le harem de la ville sainte pour consacrer le reste de leur vie à prier pour
le repos de l’âme de leur défunt époux. Il n’y avait d’ailleurs que les vieilles,
les très vieilles qui acceptaient le sort de prieures, beaucoup de ménopausées
demandaient et obtenaient d’accompagner le roi au-delà.
Pendant le règne du quatrième roi de la dynastie, on s’aperçut que l’islam
interdisait la pratique de faire « accompagner » un roi musulman par ses
épouses. L’application de ce précepte de la religion ne fut ni immédiate ni
aisée ; les épouses des rois défunts continuèrent à penser que c’était un
manquement à un devoir, une lâcheté de ne pas « accompagner » ; elles se
pensaient frustrées et beaucoup se suicidaient. Le suicide collectif d’une
centaine de mères à chaque décès d’un roi était horrible, insoutenable ; pour y
mettre fin, les marabouts instituèrent pour les veuves en état de procréation le
collège de pleureuses. Plus tard, s’institua la coutume de « devancer le
Maître » : sans attendre la fin du roi, des femmes très âgées furent autorisées
à déménager à Toukoro pour y vivre l’existence de prieures.
Moussokoro avait su dès l’enfance que c’était à Toukoro qu’elle vivrait
ses derniers jours ; c’était là qu’elle mourrait ; là qu’elle serait enterrée
comme toutes les épouses de tous les rois des Keita. Mais jamais elle n’avait
pensé que c’était là qu’elle commencerait sa vie d’épouse des Keita. Elle était
la première des femmes des Keita à débuter par Toukoro. Pourtant elle était
heureuse – le jour était d’une pureté exceptionnelle –, très heureuse de se
trouver à Toukoro ; elle respirait ; c’était la fin d’une nuit d’angoisse ; ils ne
l’avaient pas tuée ; on ne l’assassinerait plus.
« Non ! Elle ne vivra pas ici. Jamais cela n’a été vu ; cela ne se fait pas ;
jamais cela n’existera. Ma réponse est nette ; c’est non. Regardez autour de
vous. Que voyez-vous ? Des vieilles, des vieilles qui ont toutes l’âge de sa
grand-mère. Que fera-t-elle ici ? Emmenez-la où vous voulez. Allez, partez. »
Le saint homme, l’Almamy de Toukoro, il s’appelait Ibrahima, était
inflexible sur la question : il ne voulait pas de Moussokoro dans sa ville, dans
sa mosquée, pas parmi les pleureuses, pas parmi les prieures. Il allait
s’éloigner, repartir à ses bonnes œuvres ; les compagnons de Moussokoro le
retinrent. Au cours d’une chaude palabre, l’informèrent de la situation de la
fille, de sa filiation. Son père, Diawara, le grand lecteur du Coran, était
retourné à Tombouctou pour être le chef de clan. Ibrahima connaissait
Diawara ; il l’admirait beaucoup, c’était un de ses amis. L’eunuque et le
sicaire exposèrent le motif de leur démarche et leur embarras. Dans
l’hypothèse du maintien du refus du saint homme, il ne leur resterait que
l’application des règles de la tradition : la faire disparaître en brousse. Le roi
n’ayant pas commandé de l’envoyer hors des pays de Soba et personne ne
pouvant dans le royaume l’épouser, il ne subsisterait que cette unique et
terrible solution.
Après un instant de réflexion, le vieil homme s’écria : « Au nom du Tout-
Puissant, je ne peux pas, je ne peux pas abandonner la fille d’un grand
musulman comme Diawara. » Il dit encore son chapelet un moment, puis
déclara : « Laissez-la ici ; je trouverai une solution. » Les compagnons
libérèrent Moussokoro de son carcan et repartirent sur Soba.
« Voilà ta case. Tu soigneras cette pensionnaire pour acquérir des
bénédictions. »
Une puanteur nauséabonde et une fumée irritante assommèrent
Moussokoro. Elle posa la main sur la bouche et le nez, toussota. La silhouette
d’une grabataire à demi couchée sur une natte se devinait de l’autre côté du
foyer ; elle salua, salua trois fois sans obtenir de réponse. Elle se dirigea vers
la porte et s’arrêta accoudée au mur pour respirer un instant.
– Massangbê… N’est-ce pas Massangbê ? Ils m’ont menti ; le serpent ne
t’a pas tuée. Aucun serpent ne pouvait te mordre : les serpents ne tuent pas
mes nièces ; nous avons pour totem le serpent. Je suis fâchée, très fâchée.
M’abandonner une nuit et un jour. Pourquoi ? C’est la raison pour laquelle je
n’ai pas répondu à tes saluts. A présent, je te pardonne ; tu es pardonnée.
Viens, ne fais pas ta méchante. Massangbê ! Massangbê !
– Je ne suis pas Massangbê ; je m’appelle Moussokoro.
– Moussokoro ? Quelle Moussokoro ? D’où viens-tu ?
– Le marabout m’a chargée de tes soins.
– C’est donc vrai. Massangbê est partie.
Elle sanglota, lança des imprécations et pria « Allah, pourquoi, pourquoi
vous n’êtes pas venu me chercher ? Pourquoi elle ? » puis se tut.
– Moussokoro, pardonne-moi de n’avoir pas répondu à tes salutations.
Dans le harem de Toukoro vivaient des pleureuses et des prieures. La
plupart de celles-ci, des vieillardes malades, avaient, comme filles de
chambre, des petites-filles ou nièces. Des jeunes filles non encore incisées.
Moussokoro, qui ne pouvait pas encore « devancer » ni être pleureuse, fut
assimilée aux jeunes filles et chargée des soins de la vieille Saran. Les filles
comme les prieures et les pleureuses se réunissaient, dès les premiers chants
des coqs, pour apprendre la récitation du Coran et préparer l’initiation. Des
leçons que Moussokoro avait apprises et réapprises. La vieille, à la fois
marabout et experte féticheuse chargée de ces cours, fut stupéfaite par
l’intelligence et l’érudition de Moussokoro et en fit sa répétitrice.
Moussokoro lui confessa sa faute. Le jugement tomba comme la foudre :
« Sauf la miséricorde divine, et l’apaisement de la colère des génies et des
aïeux… Sauf… Sauf. Le pire des transgressions d’interdit, des coutumes : un
des plus grands péchés. Sauf le pardon d’Allah, l’absolution des mânes, toute
la vie tu demeureras une réprouvée. Tes sacrifices ne seront pas acceptés…
Au jugement dernier, la proie des flammes… Il te faut prier. D’innombrables
nuits et jours de prière. Une montagne d’aumônes. Un fleuve de sacrifices. »
Moussokoro n’obtint donc pas la compréhension qu’elle espérait ; elle
éprouva une vive componction de ses fautes, détesta Abdoulaye qui l’avait
entraînée, pensa à Djigui, l’aima plus profondément encore. Par pénitence, se
consacra à la prière et aux bonnes œuvres. Avec un dévouement sans égal,
Moussokoro soigna la prieure Saran, l’assista pendant ses derniers instants.
Saran lui prodigua de chaudes bénédictions et lui légua en expirant ses biens
et ses ultimes secrets dans la sorcellerie et la magie. Après Saran,
volontairement, elle se mit au service de trois prieures qui étaient
abandonnées. Avec un égal dévouement, une égale gentillesse soigna les trois
à la fois. Nuit et jour elle était à la tâche et ne s’arrêtait que pour prier Allah.
Ces trois prieures la bénirent abondamment, moururent toutes les trois dans
ses bras. En expirant, chacune lui légua ses plus profondes recettes dans la
sorcellerie du jour et de la nuit, dans la médication et la magie. Dans tout le
Mandingue, il est connu que rien ne vaut les bénédictions d’une prieure de
Toukoro. Moussokoro gagna donc en savoir, en force magique, en science…
La vieille sorcière chargée de la formation des filles de Toukoro avait
l’habitude d’étudier pour sa propre information le sort des filles qu’elle
éduquait. Un matin, elle instrumenta sur Moussokoro. Le sable servant à la
divination éclata ; l’extraordinaire apparut. Jamais, jamais, dans sa vie de
sorcière, un patient avec un si lumineux destin ne s’était révélé sous ses
doigts. Moussokoro avait une auréole unique. L’Almamy avait voulu contre-
expertiser. Devant ses instruments, le saint homme avait crié ébaubi :
« Moussokoro ! Moussokoro ! Unique ! Unique ! La richesse, la gloire, la
longévité, même le pouvoir et la chance, l’honneur, tout cela pour celui qui la
conservera dans son lit ! » Il se crut en devoir d’en informer Djigui et aussitôt
harnacha son cheval et descendit sur Soba.
Pour ceux de Soba tout cela serait partiel et partial. Moussokoro mentait et
faisait mentir les griots-historiens.
Avec les secrets extorqués aux prieures qu’elle avait empoissonnées avec
de l’élixir au foie de caïman, elle réalisa des sorcelleries étonnantes. Elle
dérégla les instruments divinatoires du saint homme et de la savante sorcière
de Toukoro et put également – Djigui était jeune et n’avait pas encore les
pouvoirs qui seront les siens plus tard – travailler le sort du roi.
A son retour à Soba, pour se faire remarquer, elle se livra à une des
simagrées déshonorantes dont elle seule avait le secret.
Dès le premier jour de son arrivée à Soba, elle commença à suborner
l’eunuque. Le troisième jour, elle figura en tête des épouses « appelées » dans
la nuit avec le privilège d’entrer la première dans la chambre d’amour.
Toute la journée, elle prépara la nuit décisive : il fallait la réussir ou vivre
reléguée tout le reste de l’existence comme une quelconque des trois cents
épouses du maître, condamnées à n’être appelée qu’une ou deux fois par an.
La maman de Moussokoro lui avait légué de nombreux secrets. Elle voulait
aimer, être reconnaissante. Après la dernière prière, elle s’aspergea d’une
macération hallucinogène et se pommada d’un élixir aphrodisiaque. Elle
arriva à demi droguée, libérée des tabous, le désir exacerbé, fonça dans la
chambre et se jeta sur Djigui surpris.
Dès la première embrassade, Djigui plana dans des rêves érotiques.
Maîtresse de son maître, doucement elle alla moucher la lampe à huile, tira la
mèche. En pleine lumière se dévêtit par à-coups, voile, camisole
descendirent, sauf un court pagne laissant entrevoir les poils et deviner la
lune (les coépouses pudiques entraient, se déshabillaient dans la pénombre et
se glissaient dans le lit). Djigui, l’appétit et l’imagination exaltés, la dévorait
des yeux. Elle revint sur lui, à pas lents et lascifs, le poussa, coucha, caressa
et déshabilla. Ce qui au début avait paru au roi un amusement, une curiosité,
l’envahissait. Elle retourna à la lampe, baissa la mèche. Les attouchements
commencèrent par les oreilles, elle susurra ou plutôt souffla des mots
obscènes indistincts. Les doigts descendirent, s’égarèrent ; Djigui répondit
par des caresses qu’elle guida, les lèvres se promenèrent ; le désir profond
d’un contact plus intime se créa. Djigui éclata sur la langue ; c’était la
première fois qu’il connaissait ça ; tout son corps désirait ; il la demanda sur
le ton pleurard d’un enfant… Elle lui enseigna une position ; rapidement, au
sentiment de détente succéda un rythme qui l’emporta, le désir d’aller plus
profondément. Jamais il ne l’avait vécu aussi prolongé. Enfin, tout son corps
se convulsa, la sensation de chaleur envahit le bassin et ce fut la tempête…
Djigui en soufflant tomba dans le lit, désarticulé. Jamais, jamais il n’avait
vécu aussi longtemps une…
– Tout cela est-il autorisé par Allah ?
– Dès lors qu’Allah vous a fait un don, ce don vous appartient, il vous est
loisible de le consommer de la manière qui vous plaira, a dit le Tout-Puissant
dans son livre.
Djigui était toujours fort, il n’était pas calmé, ses mains descendaient
entreprenantes.
– Non, demain, demande-moi demain, à présent il me faut laisser la place
à une autre coépouse.
– Non.
Jusqu’à l’aube, les trois autres femmes attendirent dans l’antichambre.
Ceux de Soba attribuèrent de nombreux amants à Moussokoro, la
Mauresque. Quand elle se faisait coudre un boubou par semaine, elle aima
son couturier, un Sénégalais élégant, élancé, à la carnation de jais, toujours
dans des drékéba impeccables. Il est vrai que Moussokoro entretint avec cet
étranger une familiarité qui ne convenait pas à la cadette d’un homme aussi
prestigieux que Djigui.
Quand prévalurent les sacrifices et l’aumône au Bolloda, un jeune sorcier
du Nièné allait et venait. Il était élégant et beau, lui aussi s’enfermait, même
le soir, d’une façon qui était à prescrire.
Pendant les années de prière, Moussokoro aura deux marabouts, tous les
deux remarquables ; ils fréquenteront la cadette avec une assiduité que notre
religion interdit.
Personne, à Soba, n’eut l’impudence d’attirer l’attention du roi sur la
conduite de sa cadette, et Djigui un seul jour ne fit apparaître une ride de
soupçon ; il ne crut jamais qu’un autre pût dans le Mandingue viser une
amitié coupable avec Moussokoro.
Les fautes les plus graves reprochées à Moussokoro furent les manigances
dont elle usa pour faire de son fils le successeur du roi. Ceux de Soba
craignaient que ces artifices n’apportassent au pays les pires des malheurs et
n’entraînassent la fin du règne de la dynastie des Keita. Elle assassina par
toutes sortes de maléfices, envoûtement, empoisonnement à l’élixir du foie de
caïman, enchantement les quatre aînés et colla le travers irrachetable de ne
pouvoir tenir sa ceinture au cinquième, qu’elle ne put tuer à cause des dures
décoctions avec lesquelles celui-ci avait été lavé dès l’enfance.
Les mercredis ont toujours été pour moi des jours néfastes, je le savais, les
devins me l’avaient confirmé, j’en avais fait un totem : je ne voyageais pas
les mercredis et n’honorais aucune de mes épouses le mercredi soir.
C’était un mercredi, nous venions de courber la deuxième prière, Yacouba
dans le Coran fulminait contre les ligués dans la trahison d’Allah ; dans un
demi-sommeil, je vis arriver au Bolloda des gardes en armes.
Le brigadier qui commandait le détachement adressa à la cantonade des
saluts auxquels personne ne répondit et voulut, après quelques hésitations,
enjamber quelques-uns de mes courtisans pour s’approcher : il voulait
m’aborder comme il arrive au lit d’une épouse soumise. J’ai murmuré des
formules, il fut interdit par le dessèchement de la gorge, la sensation que ses
cheveux se mouvaient sur son crâne, que ses mollets lâchaient : il s’arrêta
perdu, fasciné comme le petit oiseau devant un gros serpent, grogna,
balbutia :
– Pardon ! Pardon ! je voulais… voulais… au… vieux.
– Tu es pris en faute d’insolence à l’endroit du Centenaire. Tu l’as
cherché ; tu resteras cloué où tu es. Tu urineras dans tes frocs. Que veux-tu ?
Que veux-tu ? lui demanda Djéliba.
Les impudents que je fascinais étaient pris d’inconscience. Le griot me
pria de pardonner au brigadier, de le désensorceler par pitié et à cause
d’Allah. A cause du Tout-Puissant, j’ai murmuré une autre formule, il a
retrouvé la liberté de ses mouvements. Même libéré, l’homme resta en place,
tremblant, suant à grosses gouttes, incapable de répondre aux questions
pressantes de mon griot.
Mariam était une femme : la vie est toujours facile pour celles qui ont tous
les dons des femmes. Des boubous transparents, des poignets et des chevilles
d’une finesse ! On la regardait sans se rassasier et sans d’ailleurs en trouver
les raisons ; il lui manquait les canons de la grande beauté : le cou, comme
chez le crapaud, était inexistant, le nez étalé était, comme le tronc du baobab,
lourdement fixé. Mais la peau était légère à vous donner l’envie curieuse de
l’érafler au canif ; les dents resplendissaient entre les lèvres piquetées dont les
noirceur et excroissance étaient telles qu’on résistait difficilement au désir de
les mordiller. Mariam était généreuse en sourires, ses paroles désaltéraient
comme du lait frais. Les bagues des orteils et les plantes de pieds violacées
par le henné donnaient à ses pagnes un charme envoûtant. On disait que tout
cela n’était que ses atours de jour qui n’égalaient pas ceux de ses nuits,
qu’aucune autre femme n’arrivait à faire oublier à ceux qui, comme le
commandant Héraud, l’avaient une fois aimée.
– Qui ? Qui ? La main de qui ?… redemanda Djigui au commandant
Héraud.
Le Blanc répéta : Mariam et expliqua que c’était sa fiancée qui avait
inspiré sa démarche, elle voulait que toutes les coutumes soient suivies pour
son remariage.
Le Centenaire embarrassé demanda à son ami blanc qu’il lui donnât le
temps de réfléchir. Il lui répondrait dans l’après-midi. Il souffla à ses
courtisans de ne point ébruiter la demande du Blanc : elle constituait, pour
tous les indigènes, un reproche. Nous n’avons pas pris l’initiative à temps
d’honorer de femmes un homme de bien ; celui-ci avait approché la première
qui s’était présentée : Mariam. Malheureusement, Mariam n’était pas
mariable par un homme non casté et honorable comme Héraud. Peu d’amis
du commandant pouvaient jurer que Mariam avait été pour eux un totem :
une femme qui a été couchée par nos fréquentations ne s’épouse pas. Mariam
n’était pas excisée et n’avait pas une généalogie sûre : la consommation, pire,
le mariage d’une non-excisée dévalue, invalide les fétiches et sacrifices de
l’époux ; celui d’une femme dont la filiation n’est pas certaine entraîne pour
la descendance un mélange de sang aux conséquences imprévisibles. La
demande constituait aussi une honte pour le prétendant et le Centenaire. Afin
que personne n’en parlât plus, Djigui offrit au Blanc, l’après-midi, trois
jeunes vierges, belles, nobles, de sang pur et sûr et récemment excisées.
– Merci, s’excusa Héraud, je ne veux ni de sang sûr, ni d’excisée : c’est
Mariam que j’aime, désire et veux, et pas une autre.
– Mais une femme ne s’aime jamais avant, répondit le vieillard étonné.
Une femme s’aime après un long usage, après qu’elle s’est montrée suffisante
à notre service, après que ses calmes et humanismes ont valu plus que ceux
des autres femmes, après qu’elle s’est révélée plus chaude que les autres.
– Ce sont les mains de Mariam que j’ai sollicitées et c’est elle que je
demande en mariage, pas une autre.
– Elles vous sont données, laissa tomber le Centenaire déçu. Laissez-le se
marier pour son malheur avec une femme non excisée et éhontée.
Il caressa sa barbe.
– Il est inutile d’expliquer la différence entre les deux métaux à celui qui
préfère son pendant de cuivre à la boucle d’or que vous offrez, conclut-il.
Il chiqua sa déception. Une fois encore, Djigui venait de s’apercevoir qu’il
s’était mépris. Il se louait d’avoir enfin trouvé en Héraud le Toubab nazaréen
français connaissant la différence entre le permanent et le fugace, l’essentiel
et l’accessoire, respectueux du sacré et de lui-même, comme un Malinké
croyant ; il n’en avait pas rencontré un seul ni dans la capitale, ni à Marseille,
ni à Paris. Il s’était trompé, Héraud non plus n’en était pas. Pareil Toubab ne
devait pas exister. Avec fierté et joie, il remercia le Tout-Puissant de l’avoir
créé Malinké et croyant. « Les motifs de glorifier Allah sont innombrables et
se découvrent tous les jours par les pauvres bipèdes que nous sommes »,
marmonna-t-il.
Le mariage eut lieu le samedi ; toutes les règles de nos coutumes furent
respectées : attachage des colas, accompagnement de la mariée voilée par une
longue foule et plusieurs tam-tams et balafons, lavage de sa tête dans la cour
de l’époux, et même, le lendemain, la théorie de vieilles frappant des mains et
chantonnant est allée, de quartier en quartier, faire le porte-à-porte et nous
présenter le drap maculé sur lequel avaient eu lieu les ébats. Étonnante
Mariam ! elle voulait faire admettre qu’elle était vierge. Nous avons insulté
les vieilles, nous nous rappelions que Mariam avait été violée et mariée à
treize ans. Elles ont rétorqué sans la moindre honte que depuis sa répudiation,
Mariam avait observé une chasteté si stricte que la virginité s’était
reconstituée. Nous ne les avons pas crues : nous ne croyons pas aux paroles
des autres chaque fois que nous le pouvons.
Le commandant Héraud époux officiel de Mariam gouverna le cercle
jusqu’aux « glorieuses de Soba » qui mirent fin à sa carrière d’administrateur
colonial, à ses aventures africaines consacrées à la défense du Nègre.
« Appelons-les les glorieuses, s’était écrié le député Touboug. Ces
journées au cours desquelles, comme un seul homme, notre peuple s’est levé
les bras nus pour braver la soldatesque coloniale et s’opposer victorieusement
aux tentatives des colons mal repentis de restaurer les travaux forcés sont nos
glorieuses. Nous érigerons un monument aux victimes de la répression. »
Avant d’évoquer les glorieuses, signalons que ceux de Soba attendent
toujours ce monument…
Les violences des glorieuses et leur rapide extension furent-elles dues aux
seules provocations colonialistes ? Pas certain ! Car, bien qu’il ait beaucoup
plu cette année-là et que les récoltes aient été abondantes, la famine était
apparue.
Après la suppression des travaux forcés, nous avons monté, en honneur du
Centenaire et de notre député, des manifestations suivies de mangeries. Au
retour au foyer de chaque rescapé des travaux forcés, nous avons organisé des
danses qui ont été suivies de festins. Avec la suppression des laissez-passer,
les parents éloignés nous ont fait des visites et nous les avons reçus avec des
fêtes dignes de notre hospitalité proverbiale qui ont été suivies de bombance.
Les fêtes suivies d’inconsidérées ventrées se sont prolongées, sous n’importe
quel prétexte, jusqu’aux premières pluies, jusqu’à ces durs mois de soudure
qui cette année-là se révélèrent trois fois incléments. Vers la floraison, nous
étions amenés à racler trois fois les greniers qui l’avaient déjà été ; nous
étions devant notre vieille connaissance : la famine. Une pénurie qui
contrairement à celles des autres années paraissait mal répartie. Dans certains
lougan et concessions, des greniers restaient pleins à déborder : ils n’avaient
pas été sollicités. C’étaient ceux des suppôts du colonialisme : collecteurs de
la capitation, recruteurs et chefs de villages que nous avions, pour notre
dignité, exclus de nos fêtes. Curieusement, quand le manque empira, des
pertes de plus en plus profondes qui ne pouvaient pas être toutes dues aux
seuls grignotages des rats apparurent dans les greniers garnis et obligèrent les
propriétaires à organiser des rondes et à monter des embuscades.
Et c’est ainsi qu’un événement historique aussi important que les
glorieuses partit à Soba d’un incident de maraude.
Des inconnus chapardaient dans les champs et les greniers lorsque, juste
au lever de la lune, deux coups de fusil éclatèrent et déchirèrent la nuit. Le
matin on releva un mort, et il s’ensuivit une vraie histoire nègre contée par
des Nègres menteurs.
Le fusillé était un père qui, après la suppression des travaux forcés, avait
retiré sa fille du harem de Béma : un adversaire politique de Béma, il avait
voté Touboug. S’il avait voté Touboug alors que les tireurs étaient des
suppôts du colonialisme, il ne pouvait plus être un chapardeur, mais un
paisible paysan qui sur le chemin de son lougan avait été sauvagement
assassiné par les sbires de Béma. C’est ainsi que fut expliqué l’incident aux
militants du RDA. Touboug et ses partisans, les plus nombreux dans le pays,
se levèrent tous et injurièrent, jusque sous le pagne et le pantalon, les mères
et les pères des collecteurs et des recruteurs. Ceux-ci, contrairement à leur
habitude, ne répondirent pas à la vilenie par des coups de fusils de chasse.
Les militants du RDA prirent la retenue pour de l’impuissance et
s’enhardirent : ils marchèrent sur les greniers garnis, les pillèrent et les
vidèrent. Certains déféquèrent sur le sol des greniers avant d’incendier les
toits. Les incendies s’étendirent aux toits des cases ; de village en village les
troubles embrasèrent et ensanglantèrent toute la brousse.
Héraud, accompagné de son épouse Mariam et d’un fort détachement de
tirailleurs, accourut, parcourut le pays, réussit avec force proverbes à
réconcilier partout les antagonistes, sauf dans un village où au cours de la
palabre apparut, sans qu’on ait su d’où il a pu provenir, planté dans
l’œsophage ensanglanté d’un militant, un long couteau de chasseur. Un
mouvement de foule s’ensuivit, des menaces de coupe-coupe et de sagaies
flamboyantes contrèrent et cernèrent le commandant et son épouse qui
n’échappèrent à une mort certaine qu’en reculant et en donnant l’ordre aux
tirailleurs de tirer. Ceux-ci firent feu et on compta treize morts, tous proches
parents et amis des collecteurs et des recruteurs qui avaient voté contre le
député Touboug. C’est Béma en personne qui compta sur ses doigts le
nombre d’assassinés et démontra la suspecte coïncidence. Il le fit devant des
reporters de presse venus de la France métropolitaine. Oui ! Parce que les
Nègres étaient devenus des citoyens, on pleura nos morts jusqu’à Marseille et
Paris où des journaux titrèrent : « Un commandant communisant fait tirer sur
les adversaires du député communisant à Soba : 13 morts. »
Du jour au lendemain, le monde venait de s’apercevoir de notre existence.
C’était une promotion pour nous et nos treize morts qui devenaient les
premiers tués de la colonie auxquels la grande presse s’intéressait. On nous
démontra qu’on utilisait nos morts pour des opérations de politique intérieure
française ; ce n’était pas leur assassinat qu’on flétrissait, on voulait montrer
que certaines mains étaient rouges : celles du commandant Héraud, du député
Touboug et celles des députés communistes français. Notre député s’était
affilié au groupe communiste à l’Assemblée nationale française. Les bœufs
ne se déchargent pas pour les scarabées, il n’en demeure pas moins que ceux-
ci les remercient pour la bouse laissée dans les prés.
Nous fûmes fiers de voir le nom de Soba imprimé en gros en première
page. L’inattendu fut que l’événement profita à nos enfants dans les collèges
en France : leurs collègues européens les entourèrent de sympathie et moult
étudiants africains originaires d’autres régions se firent passer pour des natifs
de Soba pour bénéficier de la compassion des Français de France. Le
commandant Héraud pour la troisième fois fut banni de Soba, cette fois
comme un vulgaire transgresseur de tabou. Définitivement il rejoignit son
Dauphiné natal.
Son remplaçant, le commandant Lefort, arriva un matin. Un colosse, un
molosse, un cou de taurillon, une tête de brique, des mains de pachyderme ; il
parlait peu et regardait rarement en face. En deux mots il nous en apprit
beaucoup. D’abord la différence entre un vrai et un faux Français : Héraud
était un faux, un Juif. Juif et Nègre ne sont pas dissemblables : c’est pourquoi
il avait pu officiellement se marier avec une Négresse. Ensuite la distinction
entre le monde libre et la barbarie communiste : nous, ceux de Soba, nous
avions la chance d’appartenir au monde libre. La barbarie communiste
voulait détruire le monde libre, s’emparer de l’Afrique, le monde libre l’avait
enfin compris et s’était engagé dans la guerre froide : partout on pourchassait
les communistes. Les communistes sont les ennemis de Dieu, de la religion,
de l’ordre, de la famille et de la liberté. Lui, Lefort, était venu avec des
pouvoirs étendus pour extirper le communisme de Soba. Sans achever la
calebassée d’eau que nous offrons à l’arrivant, il monta au Kébi, annonça
qu’il ne parlerait pas au Centenaire, un chef retraité qu’un ennemi du monde
libre avait mis en selle pour faciliter l’introduction du communisme à Soba ;
et sur-le-champ il convoqua Béma.
Béma en sueur arriva, impérial, la tête enrubannée, le sabre arabe en
bandoulière et se lança dans des dires amers et emportés.
« La France a eu tort de nous accorder, à nous Nègres, ce dont nous ne
savons pas user : les libertés. Mon harem se vide : mes femmes fuient et
rejoignent leurs parents qui me réclament de nouvelles dots. Ce sont des
épouses qui m’ont été librement offertes, des femmes dont les attachages de
colas et les mariages ont été régulièrement accomplis. Donc les Malinkés
rejettent le mariage, alors que cela n’a pas été supprimé : c’est l’indigénat qui
l’a été. Les collecteurs de la capitation ne sortent plus : dans les villages on
leur fait descendre les pantalons qu’on leur fait porter sur les têtes avant de
les expulser. Quel travail de mâle, après l’ignominie, peut-on demander à des
hommes dont les masculinités ont été vues par toutes les femmes et tous les
enfants ? Donc c’est la capitation que ceux de Soba ne veulent pas, alors que
cela n’a pas été aboli : ce sont les prestations qui l’ont été. En plein jour les
querelleurs se battent, les voleurs opèrent, les sorciers tuent, c’est l’anarchie ;
aucune de ces licences n’a été accordée : c’est la citoyenneté française qui l’a
été. Les ponts, les routes, les toits des campements, des dispensaires, des
maternités et de la société de prévoyance ne sont plus réparés. Les plantations
de coton, d’arachides, de riz sont en friche. Les Sénoufos et les Malinkés de
Soba, même doublement payés, refusent de travailler. Ils n’aiment que la
fainéantise, le vol, le mensonge et la débauche, alors que le vice n’a pas été
autorisé : ce sont les travaux forcés qui ont été supprimés.
« Nous les Nègres, nous sommes comme la tortue, sans la braise aux
fesses nous ne courrons jamais : nous ne travaillerons pas, ne paierons jamais
nos impôts sans la force. Il faut immédiatement monter dans les villages,
montrer la force, recréer la peur : les Noirs ne reconnaissent pas une arme
cachée dans son fourreau. »
Protégés par un fort détachement avec drapeau en tête, Béma et le
commandant à cheval commencèrent la reconquête des pays de Soba, terre
revêche et de peine.
Arrivés aux approches du premier village, ils le cernèrent en silence.
Impromptu, des salves pétèrent et montèrent des broussailles contiguës aux
cases. Les chiens aboyèrent ; les vautours et les charognards s’envolèrent des
touffes et planèrent sur le village ; les caprins, les moutons, les bœufs et la
volaille désemparés coururent dans tous les sens. Les humains qui, depuis les
époques mémorables de la chasse aux esclaves, connaissaient la signification
du message de la voix des poudres, qui est toujours : « Votre retraite est
coupée, rentrez dans les cases », se barricadèrent et attendirent. Le silence
retomba sur les cases ; l’odeur de la poudre qui enivre le guerrier et hébète le
cerné se répandit. Les gardes bondirent des caches, se faufilèrent entre les
concessions, défoncèrent les portes et arrêtèrent les récalcitrants. L’odeur de
la poudre se mêla aux puanteurs du viol et du vol comme il se doit après le
passage de très bons gardes dans un village rebelle.
Béma effectivement avait raison ; la méthode suggérée était efficace :
Lefort et Béma auraient avec la seule garnison du chef-lieu pacifié tous les
cantons du cercle si ce qui se passait à Soba ne les avait obligés à rentrer
précipitamment. Le député Touboug et Mariam organisaient à Soba un grand
meeting avec la participation d’un ténor du groupe communiste de
l’Assemblée française et des journalistes parisiens. Béma et Lefort arrivèrent
juste à temps pour entendre l’orateur dénoncer les méthodes policières dignes
des nazis appliquées par des Français à d’autres Français (c’est ainsi
généreusement qu’il appelait ceux de Soba), exiger la libération des
prisonniers et la cessation des arrestations arbitraires.
La réunion se termina par un grand défilé dans les rues qui spontanément
se dirigea vers la prison où étaient parqués les récalcitrants. Le commandant
Lefort considéra la démonstration comme un défi et il s’ensuivit un
salmigondis.
Les gardes ont-ils arrêté les manifestants à hauteur du bureau de poste ou
ceux-ci sont-ils parvenus à la prison ? C’est un point qui dans la suite de
l’enquête ne serait pas explicité.
Peut-être ont-ils tiré d’abord à blanc pour obliger les manifestants à se
débander et à descendre sur Soba où d’autres tireurs (qui étaient-ils ?) les ont
accueillis (et pourquoi ?) avec de vraies balles. Ce fut là une des versions
officielles reprises par les grands journaux gouvernementaux parisiens qui
expliquèrent que ceux qui avaient reçu les manifestants à coups de fusil
étaient des anciens combattants patriotes qui, fâchés de l’aventure anti-
française dans laquelle on les jetait, avaient, dans une saine réaction, abattu
les provocateurs communistes armés. C’étaient donc des règlements de
comptes entre Nègres auxquels l’administration coloniale devait éviter de se
mêler.
Peut-être aussi les gardes ont-ils sommé les manifestants de se disperser ;
ceux-ci, en ordre, se seraient en majorité exécutés. Seules seraient restées
dans le fossé les femmes de prisonniers ayant leurs règles. Elles auraient
soulevé à demi les pagnes pour injurier et maudire les gardes de leurs
féminités, de la façon ignominieuse, la pire, qu’aucun mâle de chez nous ne
peut supporter et surtout pas des hommes en armes : aveuglés, ils auraient tiré
dans les sexes. Ce fut la version que les griots de Béma, pour donner bonne
conscience à leur maître, firent circuler.
Incontestablement, il y eut des morts et surtout des mortes. Mais
combien ? On ne l’a jamais su. Le chiffre treize a été avancé par les uns, les
autres ont parlé de vingt-trois et de nombreux blessés.
Un complot international ! démontrèrent les journaux de la capitale, de
Dakar et de Paris. La preuve en était qu’en l’espace de deux semaines la
même chose s’était répétée dans plusieurs autres villes de la colonie. Les
prisons furent attaquées de la même manière par des énergumènes bien
entraînés et armés, obéissant à des consignes précises. « C’est une nouvelle
agression du communisme international contre l’Union française et le Monde
Libre, une nouvelle Indochine, un nouveau Madagascar. On veut tester notre
volonté de demeurer libres. Mais cette fois nos ennemis se sont trompés,
lourdement trompés ; il faut le leur prouver. L’Afrique n’est pas l’Asie et les
Nègres ne sont pas des Annamites. Heureusement, les Noirs sont
naturellement gentils et pusillanimes. L’erreur consisterait à hésiter, à
tergiverser, à chercher à négocier : frappons d’abord tout de suite, vite et très
fort », concluait un éditorialiste.
Il fut compris et suivi.
Des salves retentirent au lever du jour : ce fut un embrouillamini dans
toute la ville de Soba. Des gens se mirent à courir dans tous les sens. Un
bataillon entier de tirailleurs originaires du Nord était arrivé la nuit. A la
faveur du clair de lune, la ville avait été cernée, des sections avaient
furtivement occupé les carrefours et les principales places. Les chiens toute la
nuit avaient aboyé. Ceux de Soba qui aux premiers chants du coq avaient
voulu aller à la mosquée avaient été refoulés : ils n’avaient pas pu avertir les
voisins. Les tirailleurs avaient attendu le matin pour tirer en l’air la salve. La
ville entière était noyée dans la fumée et l’odeur âcre de la poudre. Une demi-
heure après la fusillade, seuls les aboiements des chiens se faisaient encore
écho de concession en concession. Chaque habitant s’était enfermé dans sa
case. Les tirailleurs commencèrent l’investissement de la ville cour par cour.
De loin nous les entendions et sentions venir et ceux qui parmi nous
pouvaient fuir couraient se réfugier dans la brousse. Ils fourgonnaient les
cases vides dans lesquelles ils trouvaient à voler mais pas à violer.
Les arrestations furent nombreuses : tous les organisateurs du meeting,
tous les responsables du RDA dont Mariam et Kélétigui, et le député
communiste, furent appréhendés, tous sauf le député Touboug qui, parce qu’il
connaissait toutes les pistes du pays, avait pu à temps échapper aux
recherches des tirailleurs balafrés et se cacher. Mais le député communiste
blanc, et Mariam par son mariage, qui étaient citoyens français de première
catégorie ne pouvaient pas être incarcérés à Soba où il n’existait que des
prisons pour nous, citoyens de statut local : ils furent relâchés et expulsés
vers la capitale. Kélétigui et les autres restèrent claquemurés dans la prison
centrale calfeutrée et bien gardée par les tirailleurs du Nord qui ne laissaient
rien filtrer.
Quand les gamins avec lesquels on s’amuse vous demandent de descendre
les culottes pour que vous vous divertissiez avec les masculinités, on arrête le
jeu. Les Toubabs venaient de mettre fin aux jeux de l’égalité et de la
fraternité parce que les Nègres avaient manqué de mesure.
« Seyant ! C’est seyant ! exulta Béma. La vérité rend les yeux rouges,
mais ne les crève pas. Rien ne sied mieux à son damné de frère Kélétigui que
cette incarcération dans une prison barricadée et gardée par des tirailleurs
balafrés. C’est d’ailleurs là qu’il aurait dû toujours résider. Ses compagnons
de détention ont eux aussi mérité la prison. Celui qui est sourd à l’orage est
battu par la pluie. Les Toubabs sont la force et le pouvoir et, entre eux et
nous, le jeu qui existe doit demeurer celui prévalant entre chien et volaille.
Les oiseaux de la basse-cour doivent à chaque instant connaître les limites,
savoir que les règles du jeu ne les autorisent pas à aller picorer dans l’écuelle
du mâtin. »
Béma était pressé, partout c’est lui qu’on demandait et attendait. Il
parcourait les lieux à cheval et au galop, la tête enrubannée, le grand sabre
arabe en bandoulière, entouré de farouches guerriers qui, parce que les
autorités coloniales avaient confisqué toutes les armes à feu, étaient armés de
sagaies. La présence des tirailleurs balafrés le comblait de joie. Elle apprenait
aux insoumis que l’amusement avec la queue du fauve devait cesser, que
ceux parmi les indigènes qui avaient les masculinités en érection devaient se
calmer, les baisser et les entrer dans les gaines.
Il décréta que tous les tirailleurs étaient ses hôtes personnels et décida de
les nourrir pendant leur séjour dans le pays. Le premier matin Béma fit
égorger trois bœufs, des moutons, des cabris et des poulets, cuire trente
grosses marmites de riz et soixante-trois jeunes filles portèrent au campement
la mangeaille fumante d’oignons et de piments. Tant de soins se révélèrent
insuffisants pour rassasier les tirailleurs qui, furieux, se jetèrent sur les jeunes
filles convoyeuses, lesquelles n’échappèrent au viol qu’en s’enfuyant sans
redemander les marmites et les plats, quelques-unes sans les pagnes et les
mouchoirs de tête, et douze sans les caleçons et les colliers des fesses.
A Béma, qui le lendemain voulait se plaindre du comportement des
tirailleurs, le capitaine commandant le bataillon, après un gros verre de vin et
avec des rires bruyants, expliqua qu’un tirailleur bien entraîné devenait un
chien en rut près duquel il n’était pas conseillé de promener une jeune fille. Il
démontra aussi que les gestes d’hospitalité étaient inutiles : partout où ils
arrivaient, les tirailleurs étaient chez eux, ils se servaient et cuisinaient. « Ils
abattront chaque jour trois à six parmi les bœufs qui divaguent autour du
village. » Béma, interloqué, ajusta son turban et regarda le Blanc qui toujours
gai accompagnait ses dires de gestes rapides et tranchants. A Soba, les
habitants préfèrent leur propre mort à la disparition du bétail et le seul péché
qui ne se pardonne pas chez les Malinkés est le vol d’un bœuf, Béma n’osa
pas le dire au capitaine.
En revanche, il exposa comment les conquérants chaque fois obtenaient la
soumission du Mandingue : des fusillades, des incendies, de la torture. Dans
nos veillées, nos griots ne nous parlent que de ceux qui ont été impitoyables
pour nous. La reconquête de Soba, pour qu’elle soit suivie d’une paix réelle
et longue, a besoin d’être cruelle. C’est ainsi qu’Allah nous a fabriqués, nous
Nègres.
Les tirailleurs originaires du Nord étaient des géants balafrés des cheveux
aux fesses, plus cruels que nos gardes. Ils avaient du métier, des habitudes,
des goûts et des phobies. Ils craignaient les eaux, même celles des canaris, les
hiboux, les geckos et surtout les scorpions dont les piqûres qui habituellement
n’occasionnaient que de légère douleur chez nous, Malinkés, se révélaient
chez eux aussi sérieuses que les morsures des vipères. C’étaient des cafres :
ils mangeaient le cochon, le chien, l’agame et la viande des bêtes non
égorgées par un musulman. Chaque matin, par sections, ils traversaient la
ville. Dans les champs et les pâturages, en chantant, ils tiraient sur les bœufs,
les moutons et les cabris, dans la brousse lointaine sur les singes, dont ils
affectionnaient la chair que le Malinké ne consomme pas. Dans les forêts-
galeries des bords des ruisseaux, ils décrochaient des troncs des palmiers les
gourdes que nous avions suspendues pour recueillir le vin de palme et les
vidaient. Ils arrivaient toujours ivres dans les villages à pacifier.
Dans les premiers villages investis, les militants furent arrêtés, puis
envoyés dans le camp de Soba où ils furent déshabillés et battus jusqu’à ce
qu’ils aient publiquement renié le parti.
Rapidement les tam-tams fonctionnèrent dans toute la brousse, tous les
autres villages furent avertis « C’est plus efficace que la TSF », fit remarquer
le capitaine. Les conquérants arrivaient dans le village et, sans qu’ils aient eu
à dire un seul mot, la cérémonie s’organisait, la même scène de reddition se
répétait. Avec le drapeau blanc à la main, venait à la rencontre de la troupe
l’ancien combattant du lieu affublé de ce qui lui restait du barda : la chéchia
rouge sur la tête, sur la vareuse en haillons la ceinture de laine rouge et les
buffleteries, agrafées sur la poitrine les médailles, la gamelle accrochée
quelque part, les bandes de laine enroulées autour des mollets au-dessus des
pieds qui lorsqu’ils n’étaient pas nus étaient ficelés dans des godasses
bâillantes. Il appliquait un salut militaire bruyant, mais impeccable. Les
tirailleurs lui répondaient avec sympathie : jouait déjà cet esprit de corps qui,
après 1960, serait le ciment des pronunciamientos de dérision qui balaieraient
les Républiques corrompues et ineptes de l’Afrique des partis uniques. Le
capitaine commandait à l’ancien combattant de crier aux habitants de sortir.
Le collecteur de la capitation procédait à l’appel de tous les notables : tous
répondaient présent – les absents auraient trouvé leurs concessions, récoltes
et lougan incendiés, leurs biens pillés, leurs parents torturés et emprisonnés.
Chacun remettait sa carte du RDA, le capitaine les assemblait, en faisait un
autodafé. Un gradé dont les propos étaient commentés par le griot prêchait
l’anticommunisme, insistait sur l’inhumanisme, la barbarie du communisme
athée. L’ancien combattant, le drapeau toujours haut, entonnait La
Marseillaise puis Le Chant des Africains que tous les villageois, hommes et
femmes, enfants et grands essayaient de psalmodier. La cérémonie se
terminait par la remise des « cadeaux » des habitants « heureux et souriants »
à leurs libérateurs, et ceux-ci, sans souffler, marchaient sur le village voisin.
En trois semaines le RDA fut exorcisé et avec lui le Kominform de l’Afrique
de l’Ouest.
Les tirailleurs demeurèrent quelques semaines encore à Soba. Un midi,
leur clairon sonna ; ils accoururent, rallièrent le bivouac et se rassemblèrent.
Il y eut un silence, une grande clameur le suivit, puis nous les vîmes
démonter les tentes et sans attendre leur riz qui cuisait – c’étaient assurément
des perpétuels tourmentés et malchanceux – ils partirent précipitamment, sans
avoir eu le temps de nous dire adieu, pour très loin, d’autres continents,
d’autres feux et d’autres répressions. Des années plus tard nous saurions que
c’était pour Madagascar, l’Extrême-Orient, l’Afrique du Nord où ils
tombèrent sur des hommes mieux que nous dotés en sexes qui émasculèrent
les uns, torturèrent et égorgèrent les autres. Bien que les Balafrés fussent des
cafres féroces, il ne se leva personne à Soba pour dire qu’ils avaient mérité
les souffrances et la mort des exclus. Nous avons prié pour eux. Il nous a
toujours manqué de savoir haïr et de comprendre que des malédictions des
autres pouvait naître notre bonheur ; c’est peut-être pourquoi nous n’avons
jamais pu nous en sortir en dépit de toutes les révolutions qu’on nous a fait
vivre : le socialisme, le libéralisme, le parti unique, la lutte contre le sous-
développement et la corruption, et les autres slogans que nous ne comprenons
pas et que nous disons à satiété au fil des années. Est-ce notre peau ou notre
religion qui veut ça ? Nous le connaîtrons un jour. Si c’est la couleur de la
peau, publiquement nous dirons que nos sœurs éhontées des villes qui pour
aguicher se blanchissent la peau ont raison. Si c’est la religion, nous
demanderons au muezzin de crier un matin à Allah que cinq prières par jour
et un mois de jeûne méritent, faute de considération, quelque pitié…
Longtemps après le départ des Balafrés, Béma resta à Soba celui qui
parlait et dont on parlait : les griots le louangeaient très haut et le chantaient
mieux. Il sollicita la Légion d’honneur, on la lui décerna afin qu’il fût l’égal
de son père qui était le seul Nègre de la colonie à avoir cette distinction.
Après la remise de la décoration, on lui demanda ce qu’il souhaitait encore.
« Rien d’autre qu’un médecin, un médecin comme en avait eu mon père
quand il avait mon âge, un médecin qui me fournira les médicaments qui se
donnaient à mon père, les médicaments qui renouvelleront mes forces pour
que je puisse chaque nuit honorer tout mon harem. Avec la citoyenneté et la
suppression des travaux forcés, les jeunes femmes n’obéissent qu’aux maris
qui savent les appeler plusieurs fois dans la nuit. Un médecin qui connaît la
potion qui facilitera la digestion du mouton que je me fais griller chaque jour
après la troisième prière. »
Cette requête aussi fut entendue.
Sans avoir toute la prestance de son père – on n’égalera jamais Djigui –,
Béma, à cette époque, fut un grand chef. Il ne lui était pas demandé de
l’égaler, mais d’essayer. Si tu ne peux pas grimper sur les arbres sur lesquels
ton père est monté, mets au moins ta main sur leurs troncs. Béma avait fait
plus que mettre la main sur les troncs, il les avait montés à demi.
– Il manquera toujours, à tes tentatives, la force que seuls les bénédictions
et les sacrifices paternels peuvent donner à nos projets. Ce que tu fais est
précaire, seuls les sacrifices et les bénédictions paternels assurent la pérennité
à nos œuvres, lui dit sa mère Moussokoro.
– Allah n’est le cousin de personne, répondit Béma.
Un matin, le commandant manda Béma. Se constituait dans la capitale, par
des Noirs qui aimaient les Blancs et qui étaient reconnaissants envers la
France, un nouveau parti appel le PREP (le Parti de la réconciliation pour
l’émancipation et le progrès) ou le parti progressiste. Serait désigné président
fédéral de ce parti le chef qui y ferait adhérer le plus de Nègres.
Béma se jeta dans cette campagne de placement de cartes comme un
taureau, plutôt comme un hippopotame, le pachyderme totem des Keita.
L’instituteur, un certain Mody Diallo, et le médecin africain, un Kouassi, tous
deux originaires de lointains pays, sollicités, refusèrent de faire partie de la
section du PREP de Soba. C’était un défi à Béma et au commandant, une
entorse aux règles de l’hospitalité. C’est en plein jour, devant tout le monde,
qu’ils furent obligés de quitter Soba, eux, leurs femmes et leurs enfants, à
pied et sans bagages. L’exemple convainquit : tous les fonctionnaires, gardes
et acheteurs de produits se précipitèrent à la permanence du nouveau parti où,
devant Béma, ils abjurèrent le communisme athée et adhérèrent. Mais ce fut à
cheval et par d’interminables palabres que Béma entreprit de reconvertir au
progressisme les pauvres des quartiers et les paysans des villages.
Les malveillants, Kélétigui et ses codétenus, les ennemis de Béma, avaient
traduit le mot progressiste par progrissi et les Malinkés n’avaient retenu que
les consonances terminales, sissi, qui signifient « fumée ». Toujours par
malignité, les mêmes avaient prétendu que les initiales PREP se disaient prou
qui est le son de l’échappement d’un éhonté pet à un mauvais mangeur de
haricots. Personne à Soba ne voulait passer pour un sissi ou un prou. On
raillait les sissi et les prou en les désignant des doigts, s’avouer publiquement
sissi et prou vous excluait de la communauté : les voisins ne venaient plus
vous aider dans les travaux champêtres, on ne vous convoquait plus pour les
palabres, la sorcellerie des méchants pouvait s’exercer librement sur vous et
les vôtres, et vos enfants n’étaient plus acceptés dans leurs classes d’âge.
Pour laver la réprobation et taire les calomnies, Béma fit égorger des
sacrifices, appela de nombreux sorciers pour officier et leva de grandes
réunions politiques. Il expliqua que les progressistes ne voulaient pas rasseoir
les travaux forcés ni recommencer la construction du chemin de fer de Soba,
mais exorciser l’athéisme. Le RDA était contre Allah, son envoyé Mohamed
et son Livre, le Coran. Ce fut en vain : ceux de Soba restaient indomptables
comme des sexes d’ânes, des maudits qui n’entendaient pas les paroles de
sagesse. Ils continuèrent à brocarder les sissi et les prou et c’était intolérable.
Béma, parfois courroucé, montait à cheval, parcourait la ville et dans un
détour coinçait des paysans qui aussitôt s’empressaient de proclamer qu’ils
étaient progressistes (les Noirs sont lâches et menteurs) et qu’ils attendaient
de posséder les cinq francs CFA de cotisation exigés pour adhérer. Le chef
les conduisait et déboursait lui-même les contributions.
Les commissionnaires de Béma (les collecteurs et les ex-recruteurs) qui
montèrent dans les montagnes ou se perdirent dans les pistes de brousse pour
recueillir des adhésions libres n’eurent pas plus de succès. Leurs tournées ne
furent pas faciles : personne n’assistait aux réunions et, plus grave, ils furent
mal accueillis, même trois fois lapidés, alors qu’on croyait que tout le pays
était soumis et résigné après les Balafrés.
Bambaras, Sénoufos et Malinkés n’avaient pas changé : ils restaient les
mêmes maudits. Béma ne pouvait pas user son temps à les suivre : des
besognes importantes l’attendaient. Aussi décida-t-il d’arrêter les opérations
et commanda aux collecteurs de dicter au secrétaire général du PREP les
noms de tous les notables, village par village. En tout, il y eut huit mille deux
cent cinquante-trois nouveaux inscrits au parti et Béma déboursa les huit
mille deux cent cinquante-trois doromé que les adhérents auraient dû verser.
Béma avait donc de loin la section du PREP comportant le plus fort effectif.
La méthode !… La méthode !… Qu’en dire ? Rien. Ceux de Soba comme
tous les Africains plus tard vivront l’ère des présidents fondateurs des partis
uniques, dont certains décréteront que tous les habitants du pays sont
membres du parti et prélèveront comme la capitation des cotisations qu’ils
feront encaisser sans attribuer ni carte ni acquit. Avec les fonds jamais
comptabilisés ou contrôlés, au nom du combat sacré pour l’unité nationale, de
la lutte contre l’impérialisme, le sous-développement et la famine, ils se
construiront des villas de rapport, entretiendront de nombreuses maîtresses,
planqueront de l’argent en Suisse et achèteront en Europe des châteaux où ils
se réfugieront après les immanquables putschs qui les chasseront du pouvoir.
Cette pratique, qui veut vivre en paix en Afrique, comme le boa sacré du
village dormant dans le creux du baobab sacré, doit éviter de la dénoncer. Et
puis Béma n’eut pas entièrement tort : s’il les avait rencontrés, beaucoup de
notables auraient juré (lâches qu’ils sont) qu’ils étaient des progressistes. Le
succès du progressisme fit les grandes manchettes des journaux d’Afrique et
de Paris. Les éditorialistes constataient son avance et le recul du marxisme
grâce au dynamisme du nouveau chef et à la foi des populations en Allah.
L’islam restait le meilleur antidote contre le communisme athée.
Ces analyses furent reprises à l’occasion du congrès constitutif du PREP
qui se tint dans la capitale et qui porta le chef Béma à sa présidence. Cette
élection triomphale fut annoncée par toutes les TSF et dans tous les dialectes.
Béma eut les honneurs des premières pages des journaux et sur les photos le
représentant, il était à cheval, enturbanné, le sabre arabe en bandoulière. Les
commentaires le présentaient comme le sage de l’Afrique, l’ami de la France
qui en moins de quelques semaines avait extirpé le communisme athée de nos
territoires de l’Ouest africain.
Donc il avait réussi : il était un chef admiré, louangé et chanté par les
griots d’Afrique et de France (on lui avait appris que les journalistes étaient
les griots de Paris). Il avait la santé, la fortune et les nombreuses
progénitures, était grand, fort et croyant. Que pouvait-il encore demander au
Tout-Puissant ? Pas grand-chose s’était-il dit.
– Tout, avait répondu sa mère.
– Allah n’est le cousin de personne, avait répliqué Béma.
Parfois, les après-midi, en descendant du Kébi, les couchers du jour
surprenaient Béma et l’enchantaient. Après les touffes des manguiers, se
distinguaient des fromagers, les montagnes, le ciel et le soleil repartant.
C’était une vue unique qu’on désirait posséder seul et pour toujours. En
récapitulant la journée on s’apercevait qu’il ne peut exister de jour qui
chauffe autant que celui de Soba. Aucune terre ne prodigue du riz, de
l’igname et du mil aussi nourrissants ; aucune femme ne comblera plus que
celle de chez nous. Qui a perdu le pouvoir à Soba a tout perdu, même le
commandement de La Mecque ne saurait le consoler. En se laissant bercer
par les pas du cheval, il se mettait à penser au Centenaire, s’irritait et
s’écriait : « On l’a laissé régner sans partage et lui il ne s’évertue qu’à
contrarier mes projets ! Allah qui n’est le cousin de personne ne peut soutenir
de telle méchanceté. »
De la pente du Famakourou, on apercevait également dans les bas-fonds
les cases des nouveaux installés à Soba (Béma les appelait les étrangers). De
partout ils étaient venus, quittant leurs mauvais terroirs, et étaient
définitivement restés parce que l’eau de Soba est la meilleure. Nous les
avions tous accueillis. C’est une chance, un vrai sacrifice accepté que d’être
né à Soba, un second d’être Keita, un troisième de se nommer Béma.
Du Kébi, on ne pouvait pas arriver au palais de Béma sans côtoyer le
Bolloda de Djigui. Depuis les derniers événements, Béma n’avait pas pu
passer au Bolloda et n’avait pas eu le temps d’effectuer la petite visite qu’un
fils doit à son père : cela n’était pas une grande faute.
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