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LE TEMPS FONDATEUR DE LA GÉOLOGIE

Pierre Savaton
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Armand Colin | « Romantisme »

2016/4 n° 174 | pages 29 à 39


ISSN 0048-8593
ISBN 9782200930806
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-romantisme-2016-4-page-29.htm
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Pierre Savaton

Le temps fondateur de la géologie


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Bien des historiens de la géologie ont étudié la question du temps dans la
constitution de cette science et reconnu son rôle fondateur et unificateur d’un
discours sur la reconstitution de la succession chronologique des événements qui ont
façonné la surface de la Terre depuis sa création1 . Notre propos retracera l’évolution
de la place du temps dans les discours sur la Terre au XVIIe et XVIIIe siècles pour
comprendre comment émerge au tout début du XIXe , une science nouvelle, la géologie,
qui se donne pour objectif majeur de reconstituer l’histoire de la Terre. Il cherchera
également à établir comment la cartographie géologique fut à la fois une condition
de construction et une expression de cette science émergente. Après le temps des
systèmes, l’heure était à l’exploration empirique mais celle-ci ne pouvait conduire à la
carte que portée par l’idée que les roches qui affleurent à la surface du sol constituent
des archives de l’histoire de la Terre. La connaissance de leur contenu et de leur
disposition était une condition nécessaire à l’écriture de cette histoire.

THÉORIES SUR LA GENÈSE DE LA TERRE


Dans le modèle aristotélicien, le temps ne comptait pas, il ne pouvait donc y
avoir d’histoire de la Terre. Au centre du système, elle était inséparable de l’état
permanent du cosmos. La révolution galiléenne offrait à la Terre une possibilité de
création et d’évolution : elle pouvait avoir une histoire. La question de l’histoire
de la Terre apparaît au XVIIe siècle, au moment où émergent véritablement les
premiers discours et ouvrages sur l’histoire des hommes qui la peuplent. René
Descartes (1596-1650), dans ses Principes de la philosophie (1644), est l’un des
premiers à proposer une succession d’événements censée expliquer la genèse de la
Terre modélisée comme un emboîtement de sphères. La Terre, issue d’un matériel
stellaire en refroidissement, comporterait en son centre un feu, recouvert par une
sphère de matière terreuse, elle-même partiellement couverte par une sphère aqueuse
et supportant une sphère gazeuse. Les quatre éléments des cosmogonies antiques
en se séparant par différence de densité auraient produit cet état de la Terre, figé
depuis une éternité. Descartes, schémas à l’appui, nous expose son scénario, mais

1. Gabriel Gohau, Naissance de la géologie historique. La Terre des « Théories » à l’histoire, Paris,
Vuibert – ADAPT, 2003 ; Rhoda Rappaport, When Geologists Were Historians, 1665-1750, Itaca & London,
Cornell University Press, 1997; Roy Porter, The Making of Geology. Earth Science in Britain, 1660-1815,
Cambridge, Cambridge University Press, 1977; Cecil Schneer, « The Rise of Historical Geology in the
Seventeenth Century », Isis, 1954, vol. 45, n° 3, p. 256-268.

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ce système déductif ne constitue pas une histoire de la Terre : il propose seulement


une explication physique à la disposition des « éléments ». Le temps, la durée des
processus n’ont aucune importance. En 1681, Thomas Burnet (1635-1715) publie
en Angleterre une Telluris theoria sacra où il tente de rendre compatible ce scénario
avec le récit de la Genèse, seule chronologie disponible pour situer des événements
anciens. En 1695, John Woodward (1665-1728), grand collectionneur de fossiles,
qu’il interprète comme des restes d’organismes, tente d’expliquer leur présence dans
les roches comme une conséquence du Déluge qui aurait dissous et remodelé toute
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la surface de la Terre. Plusieurs auteurs proposèrent ainsi leur propre théorie de la
Terre au nombre desquels, Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) et Georges-Louis
Leclerc (1707-1788), comte de Buffon.
Tous ces systèmes personnels ou presque s’inscrivaient dans un temps à l’échelle de
l’histoire de l’Homme déterminé à partir de la succession des générations mentionnées
dans la Bible. Toutes les chronologies bibliques conduisaient à un âge de quelques
milliers d’années. Celle de James Ussher (1580-1656), archevêque d’Armagh en
Irlande, est restée dans l’histoire car elle fut reprise dans l’introduction de la
Bible anglaise dite du roi Jacques (James Ier ) largement diffusée à partir de 1611.
Elle proposait une création de la Terre en 4004 avant Jésus-Christ. Nombre de
commentateurs de la Genèse s’accordaient à cette époque pour prendre les jours
bibliques comme des durées de l’ordre de 1 000 ans. Quelques auteurs tentèrent
de calculer l’âge de la Terre à partir de données empiriques mais sans grand succès.
Edmond Halley (1656-1742) suggérait de calculer celui-ci à partir de la salinité
des océans. Benoît de Maillet (1656-1738), partant d’un scénario d’une Terre
primitivement recouverte par un océan, qui se serait lentement retiré jusqu’à sa
position actuelle, proposait de calculer un âge à partir d’une vitesse de diminution
du niveau marin. Buffon, en 1778, partant d’un modèle de Terre primitive en fusion
et de la mesure expérimentale des vitesses de refroidissement de boulets métalliques
calculait un âge proche de 75 000 ans.
Qu’il s’agisse de scénarios de la formation de la Terre ou de calculs de son âge,
aucune donnée empirique n’était mobilisée au XVIIe siècle. Les roches, minéraux et
fossiles – au sens large de tous les objets trouvés en fouillant le sous-sol, faisaient
l’objet de descriptions depuis l’Antiquité et étaient classés selon diverses propriétés
liées à leurs usages, leur esthétique ou leurs vertus médicales ou magiques supposées.
Le développement de l’imprimerie en facilitant l’édition de catalogues et la diffusion
des gravures de ces objets avait facilité les comparaisons géographiques, les collections
et les échanges. Ces objets minéraux n’avaient pas encore acquis le statut d’archives de
l’histoire de la Terre mais posaient bien des questions sur leur nature et leur origine.

CHRONOLOGIE GÉOMÉTRIQUE
L’approche empirique décisive ne vint pas toutefois de l’observation des roches,
minéraux et fossiles mais de la disposition dans les paysages de certaines roches en

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couches. L’observation des roches à la surface du globe nous montre en effet que si
certaines apparaissent en masse, sans formes géométriques caractéristiques, d’autres
se présentent en couches, horizontales, inclinées ou parfois très contournées.
Nicolas Sténon (1638-1686) considérant les roches comme issues de dépôts dans
un milieu aqueux (océan, mer, lac ou rivière) concluait que la superposition de
couches de roches pouvait indiquer une chronologie de dépôts. Une couche devait
être postérieure à celles qu’elle surmontait. Elle devait être également primitivement
horizontale et toute inclinaison observée devait indiquer une déformation postérieure
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au dépôt des couches. Sténon énonçait ainsi une série de principes déterminant
désormais la possibilité d’un discours chronologique. La limite entre deux couches
devenait une limite temporelle qu’il suffisait de suivre latéralement pour s’assurer
de rester synchrone. Ces principes géométriques sont toujours utilisés aujourd’hui :
ils fondent la stratigraphie ou description des strates, entendues comme couches
séparées par des plans de dépôt. Sténon fut de ceux également qui défendaient
l’origine organique des coquillages fossiles et distinguait des couches avec ou sans
fossiles. Utilisant ses principes chronologiques, il proposait alors une reconstitution
de l’histoire du sous-sol de la Toscane, où des couches fossilifères succédaient à
des dépôts sans fossiles avant d’être basculées, érodées, puis recouvertes par d’autres
couches.
Ces principes furent repris ou retrouvés par d’autres auteurs et mis au service
d’essais de reconstitutions locales de la chronologie des terrains. Lazzaro Moro (1687-
1764) classait chronologiquement deux types de montagnes : les débris des plus
anciennes (premières) étaient à l’origine des dépôts des plus jeunes (secondes). Johann
Gottlob Lehmann (1719-1767) distinguait des montagnes primitives et secondaires,
et Giovanni Arduino (1714-1785) subdivisant ces dernières, déterminait la succession
primaire, secondaire, tertiaire.
Ces chronologies géométriques et pétrographiques, construites sur l’idée commu-
nément partagée d’une formation des roches à partir de dépôts en milieu aqueux,
furent alors renforcées par le développement dans les années 1780 d’une thèse plus
tard qualifiée de neptuniste. Abraham Gottlob Werner (1749-1817), professeur à
l’école des mines de Freiberg en Saxe à partir de 1775, formalisa cette thèse et la consti-
tua en un paradigme fondateur d’une science nouvelle, la géognosie. Selon celui-ci,
la Terre était recouverte à l’origine par un océan aux propriétés chimiques différentes
des océans actuels. Les premiers dépôts formés par cristallisation de solutions furent
à l’origine des granites. Les propriétés de l’océan primitif se modifiant, les dépôts
suivants donnèrent des roches différentes telles les gneiss et les schistes. L’abaissement
progressif du niveau de cet océan en entraînant l’émersion des hauts-fonds détermina
la formation de nouveaux dépôts issus de leur destruction, avant que ceux-ci soient à
leur tour recouverts par des couches renfermant des fossiles. La nature et le contenu
des roches étaient ainsi reliés à une histoire universelle des dépôts. La reconstitution
de la succession chronologique des couches, objet central de la géognosie, à partir
de l’observation des dispositions géométriques et du cadre général théorique de

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l’évolution des dépôts, devait permettre d’établir une colonne universelle. L’histoire
de la Terre était écrite dans cette colonne.
L’influence des enseignements de Werner s’est rapidement étendue à la France et
au Royaume-Uni, où ses anciens élèves étrangers diffusèrent la pensée du maître à
travers leurs cours et ouvrages. Dans le même temps, il devint rapidement évident
que la diversité des terrains était plus grande que prévu par l’ordre universel de
cristallisation du modèle. La quête d’une colonne unique de superposition des
terrains se révélait plus complexe que prévu.
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Les débats qui suivirent la reconnaissance de volcans et de roches volcaniques
anciennes dans le Massif Central, mais aussi en Écosse, en Irlande, en Italie et
dans plusieurs provinces allemandes remettaient en cause l’affirmation neptuniste
d’une origine unique et aqueuse de toutes les roches. Les « orgues », « chaussées »
et « pavages », décrits en bien des lieux, étaient reconnus progressivement en cette
fin de XVIIIe siècle par un nombre croissant d’auteurs comme d’anciennes roches
volcaniques, malgré la contestation des neptunistes. La controverse sur l’origine
des basaltes n’était pas encore achevée que James Hutton (1726-1797) en Écosse
exposait publiquement en 1785 ses idées sur l’entretien de la surface du globe,
dégradée par l’érosion. Elles ne furent publiées qu’en 1795 sous le titre anachronique
de Theory of the Earth. Hutton y défendait une origine ignée (magmatique) des
granites, ce qui non seulement contestait leur origine aqueuse primitive défendue
par les neptunistes, mais remettait en question la linéarité de l’histoire géognosique.
Selon Hutton, l’enfouissement des dépôts conduit à leur transformation thermique
en roches consolidées, puis à la fusion de celles-ci à plus grande profondeur. Il en
résulte un magma granitique, qui par différence de densité tend à remonter vers la
surface en déformant les couches sus-jacentes, en les transformant thermiquement, et
en s’injectant parfois dans celles-ci sous forme de filons. Si les granites s’observent
communément au cœur des massifs anciens, ce n’est pas parce qu’ils sont primitifs
mais parce qu’ils sont remontés, renouvelant ainsi les reliefs émoussés par l’érosion. La
formation des granites n’est pas un phénomène primitif et unique, c’est le mécanisme
d’entretien des reliefs terrestres. L’histoire est cyclique et la surface de la Terre a perdu
bien des traces de son passé. « We find no vestige of a beginning, – no prospect of
and end » écrivait-il2 .
La controverse sur l’origine ignée ou aqueuse des granites, portée par des
expérimentateurs ne suffit pas à trancher la question et elle s’évanouit au début
des années 1800 par manque d’arguments décisifs. L’effet de la chaleur sur la
transformation des dépôts et des roches n’était pas pour autant rejeté. Repris trente
ans plus tard par Lyell, il conduisait à la distinction désormais acceptée de trois
types de roches : sédimentaires (issues d’un dépôt), magmatiques (issues d’une fusion)
et métamorphiques (issues d’une transformation à l’état solide sous l’effet de la
température et de la pression). La linéarité de la chronologie neptuniste, si conforme
2. James Hutton, « Theory of the Earth, or an Investigation of the Laws Observable in the Composition,
Dissolution, and Restoration of Land upon the Globe », Transactions of the Royal Society of Edinburgh,
1788, vol. I, Part. II, p. 304.

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aux observations de terrain, était trop largement partagée par les observateurs pour
être remise en cause. La cyclicité suggérée par la répétition d’une production des
granites et le nécessaire entretien des reliefs ne forçait pas à reconsidérer le patient
travail de terrain d’établissement d’une succession des roches au cours du temps.
D’une certaine manière, la théorie de Hutton renforçait même la portée de l’étude de
la disposition des couches. Ainsi Robert Jameson (1774-1864), élève de Werner et
propagateur de ces idées en Écosse, quoiqu’opposé farouchement aux idées plutonistes
de Hutton, popularisa par la suite son concept de discordance (unconformity). Les
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couches basculées, soumises à l’érosion, puis recouvertes par de nouveaux dépôts
horizontaux déterminent l’existence de discordances angulaires qui constituent des
marqueurs géométriques dans la chronologie des terrains [fig. 1]. La théorie de
Hutton renforçait la reconstitution d’une histoire géologique par des arguments
géométriques et pétrologiques.

Figure 1. Discordance stratigraphique de Siccar Point (Berwickshire, Écosse) décrite par James
Hutton en 1788.
Les roches supérieures sub-horizontales (grès rouges du Dévonien) reposent sur les roches
inférieures, plus anciennes (grauwackes du Silurien) verticales. Les roches du Silurien ont
donc été plissées et sont passées d’une disposition horizontale initiale à une disposition
verticale. Elles ont ensuite été érodées puis recouvertes par les couches du Dévonien déposées
à l’horizontal. La nature et la disposition de ces roches permettent de reconstituer une histoire.
(Photographie de l’auteur)

Pour établir cette colonne universelle il fallait réussir à corréler entre elles des
observations locales distantes, or les observateurs se trouvèrent confrontés à des
questions de reconnaissances des couches et des terrains. Les critères minéralogiques
étaient insuffisants pour distinguer des dépôts parfois semblables au cours du temps.
Il fallait des marqueurs plus discriminants.

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L’INVENTION DU MARQUEUR CHRONOLOGIQUE


Robert Hooke (1635-1703) fut probablement le premier à pressentir la signi-
fication temporelle qui pouvait être donnée aux fossiles. Persuadé de leur origine
organique, il remarqua que ces espèces n’existaient pas généralement aujourd’hui et
qu’il était rare de retrouver des espèces actuelles au sein des roches. Il proposa alors
de se servir des fossiles pour dater les terrains à la manière des médailles anciennes
et monuments retrouvés en fouillant le sol de certains lieux autrefois habités par des
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peuples anciens. Une perspective historique était ouverte. Elle prolongeait l’obser-
vation déjà antique que l’existence de coquillages dans certaines roches trouvées en
montagnes pouvait témoigner de la présence ancienne de la mer. Les fossiles pou-
vaient dater relativement le passé. Sténon et Leibniz défendaient également cette idée,
mais son usage tarda d’autant que la chronologie géométrique suffisait localement
à reconstituer une succession. La diversité des fossiles collectés au cours du XVIIIe
siècle dans les roches stratifiées, à défaut d’en faire des marqueurs chronologiques,
en fit progressivement des caractères indispensables à une bonne description des
couches, les seuls capables parfois de lever l’ambiguïté entre des roches de minéralogie
semblable.
William Smith (1769-1839), pour établir sa carte géologique de l’Angleterre et du
Pays de Galles, publiée en 1815, mais levée dès 1801, défendait la place irremplaçable
des fossiles dans la reconnaissance des couches et l’établissement de corrélations entre
observations géographiquement distantes. Mais un pas décisif restait à franchir en
faisant des fossiles des marqueurs chronologiques indépendamment de la disposition
géométrique des couches qui les renfermaient. Ce pas est à rapporter à Georges
Cuvier (1769-1832) et à Alexandre Brongniart (1770-1847), et à leur publication
en 1811 d’un Essai sur la géographie minéralogique des environs de Paris avec une
carte géognostique, et des coupes de terrains. Leur travail se réfère à la géognosie de
Werner et regroupe la diversité des terrains observés en quelques formations désignées
par la roche la plus caractéristique. Les coupes qu’ils proposent en marge de leur
carte sont des synthèses plus que des observations. Elles cherchent, comme le texte
et la carte, à traduire deux idées fortes : une alternance dans le temps des dépôts
d’origine marine et d’eau douce, et le renouvellement systématique des faunes d’une
formation à une autre. Cuvier et Brongniart, reprenant le modèle de stratigraphie
paléontologique avancé par Jean André Deluc (1727-1817), substituent au modèle
neptuniste d’une succession unique et universelle des couches par retrait continu des
mers, un concept de superposition biostratigraphique avec une succession d’avancées
et de retraits de la mer (modèle déjà avancé par Lavoisier). À la lithostratigraphie
(la description minéralogique des strates) s’ajoutait alors une biostratigraphie, où les
fossiles devenaient des marqueurs aptes à dater des couches et à établir des corrélations
entre couches de lithologie différente mais de même âge3 . La datation par les fossiles

3. L’intérêt des fossiles comme marqueurs chronologiques est à nuancer. Seules les espèces fossiles
présentant une large répartition géographique et une courte durée de présence dans l’histoire géologique
peuvent être retenues comme marqueurs chronologiques. Les fossiles qui sont largement répandus à travers

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l’emporte sur la datation géométrique car elle permet de corréler des affleurements
distants. Or, lorsque l’on parcourt le terrain pour établir une carte géologique, les
surfaces d’affleurement du sous-sol sont le plus souvent inférieures à celles du sol
qui les masque et l’établissement de corrélations à distance est indispensable à la
reconstitution des continuités cachées.

LA STRATIGRAPHIE FONDATRICE DE LA GÉOLOGIE


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La géologie émerge en ce début de XIXe siècle autour d’un programme de recherche
visant à étudier dans les roches les traces laissées par le passé et à les utiliser pour
reconstituer une histoire. Les roches deviennent des archives de la Terre, permettant à
la fois de témoigner d’un événement – ou d’un processus –, et de le dater. Les strates
sont des enregistrements (incomplets) du temps et la stratigraphie de ce début de
siècle fonde la géologie.
Cette géologie historique se renforce dès les années 1830 par la formalisation
claire et précise par Charles Lyell (1797-1875), dans ses Principles of Geology, de
la permanence des processus physico-chimiques mis en jeu. Les causes anciennes
sont semblables aux causes actuelles, en d’autres termes, « The present is the key
to the past », pour reprendre le slogan qui résumait l’idée centrale de la thèse de
Lyell. Connu sous le terme d’actualisme ou d’uniformitarisme, ce principe général
de l’interprétation géologique de la formation des roches remplace le paradigme
neptuniste en le débarrassant des causes anciennes et exceptionnelles, en intégrant
l’origine ignée (passage par un état fondu) de certaines roches (les roches dites par la
suite magmatiques, telles les granites et gabbros refroidis lentement en profondeur
ou les rhyolites et basaltes figés en surface) et en plaçant au centre de l’interprétation
des roches anciennes l’étude des phénomènes actuels. La supériorité du caractère
zoologique, défendue par Brongniart, pouvait se suffire du constat partagé d’une
succession des faunes et des flores, mais son interprétation évolutionniste, dans
la deuxième moitié du XIXe siècle devait en renforcer la portée. Dans un premier
temps, ces successions de faunes se contentèrent de l’interprétation catastrophiste de
Cuvier (succession de grandes extinctions) confortée par sa mise en parallèle avec une
succession d’événements tectoniques catastrophiques et générateurs de plissements et
de chaînes de montagnes défendue par Léonce Élie de Beaumont (1798-1874) dès
1829.
La géologie se construit au début du XIXe siècle à la fois par l’établissement de
principes communs, par une professionnalisation de ses acteurs, un nombre croissant
de publications propres, et la fondation de sociétés savantes spécialisées et de services
chargés de la réalisation de cartes géologiques.

les temps géologiques sont en revanche à exclure ; ils peuvent toutefois présenter un intérêt pour les
interprétations écologiques lorsqu’ils caractérisent un milieu de vie bien spécifique.

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DE LA GÉOGRAPHIE PHYSIQUE À L’HISTOIRE GÉOLOGIQUE


L’histoire de la cartographie géologique est indissociable de l’émergence de la
géologie et de son discours à visée historique. La carte géologique au-delà de sa
dimension géographique est un discours codé sur l’histoire du sous-sol. La production
de cartes au cours du XIXe siècle est à la fois une conséquence et une condition du
discours géologique.
Dès la fin du XVIIe siècle, quelques auteurs désireux d’établir un inventaire des
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gisements de roches, minerais et minéraux exploités (mines et carrières) proposaient
de compléter les listes de localités par une localisation sur une carte. En 1726, Luigi
Ferdinando Marsigli (1658-1730) publie une carte du bassin du Danube sur laquelle
il localise un grand nombre de gisements et de mines par des symboles indiquant
leur nature minéralogique. En 1746, Jean-Étienne Guettard (1715-1786) dépose
un Mémoire et [une] carte minéralogique sur la nature & la situation des terreins qui
traversent la France et l’Angleterre. La carte ajoute aux semis de symboles minéralogiques
localisant les mines, les carrières, les fours à chaux, les briqueteries, etc., une indication
sur la nature marneuse, schisteuse ou sableuse des roches qui renferment ces ressources.
Guettard se lance alors à partir de 1766 dans un projet de cartographie minéralogique
de la France en 214 feuilles. Il s’agit d’exprimer cartographiquement la répartition
géographique des ressources minérales du territoire. Sous l’impulsion d’Antoine
Laurent Lavoisier (1743-1794), qui collabore un temps à ce projet, il ajoute quelques
coupes verticales des terrains, mais sans nourrir pour autant de discours sur l’histoire
de leurs dépôts. Farouche opposant de la pensée par systèmes, il se défend de tenir
un discours au-delà de la description des affleurements qu’il observe. Le projet ne fut
pas achevé : 45 feuilles seulement furent publiées.
La carte de la Thuringe, établie en 1761 par Georg Christian Füchsel (1722-1773),
est tout autre. Dans le prolongement des idées de Lehmann et en précurseur de
la géognosie de Werner, l’auteur classe les terrains qu’il représente sur sa carte des
plus anciens aux plus jeunes à partir de leur disposition relative. Il est le premier
à utiliser le terme de science geognosique (scientia geognostica) pour désigner son
travail de description des terrains. Sa carte regroupe les affleurements observés en des
masses et des couches qui couvrent tout l’espace de la carte. Füchsel reconstitue les
surfaces masquées à partir des affleurements qu’il observe. Le support géographique
permet désormais la tenue d’un discours historique. Friedrich Gottlob Gläser (1749-
1804), en 1775, puis Johann Friedrich Wilhelm Charpentier (1738-1805), en 1778,
produisent des cartes géognosiques qui distinguent les roches par des couleurs et les
classent chronologiquement les unes par rapport aux autres sur la base d’arguments
géométriques. En France, l’abbé Jean-Louis Giraud Soulavie (1751-1813) adjoint à
sa volumineuse Histoire naturelle de la France méridionale qu’il commence à publier
en 1780, une Carte géographique de la Nature ou disposition naturelle des minéraux,
végétaux, etc., observés en Vivarais. Sa minéralogie, indépendamment de celle de
Werner, est construite sur l’idée d’une chronologie de la superposition des terrains
au cours du temps. Il privilégie l’âge à la nature des terrains en regroupant sous

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une même couleur des roches différentes qu’il juge de même âge selon leur contenu
fossilifère notamment.
La carte géologique au sens moderne émerge alors des cartes de William Smith
(1815), de George Bellas Greenough (1820) et de George Cuvier et Alexandre
Brongniart (1811, 1822).
En France, deux types de projets cartographiques départementaux se côtoient dès
les années 18204 . D’un côté des projets locaux, portés par des naturalistes soucieux
de faire connaître la diversité des roches de leur territoire, et soutenus en cela par
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les sociétés savantes qui se multiplient en province à cette époque [fig. 2]. D’un
autre côté un projet du Conseil des mines soutenu par son ministère de tutelle
et visant à l’établissement à la fois d’une carte géologique générale de la France à
l’échelle du 1/500 000 et de cartes géologiques de détails à l’échelle des départements.
L’établissement de la carte générale est confié à deux jeunes et brillants ingénieurs des
mines : Léonce Élie de Beaumont (1798-1874) et Armand Dufrénoy (1792-1857).
Les levers sont réalisés de 1825 à 1829, la carte est dessinée en 1835 mais faute de
financement suffisant elle n’est publiée qu’en 1842. Entre-temps elle sert de cadre
directeur aux ingénieurs des mines en poste en province, à qui échoit rapidement la
mission officielle d’établir la carte géologique départementale. Les projets individuels
et spontanés des érudits locaux sont dépassés à partir de 1835 par l’incitation
ministérielle aux préfets de faire établir et financer ces cartes par les conseils généraux.
Ces travaux sont alors majoritairement confiés aux ingénieurs des mines en poste en
province, jugés plus aptes à produire une cartographie normalisée au service d’une
ambition nationale. La grande disparité des codifications cartographiques adoptées
dans ces réalisations devait conduire à la création en 1868 d’un Service de la carte
géologique de la France placé sous la direction d’Élie de Beaumont.
Ces cartes géologiques départementales, portées à l’origine par une préoccupation
essentielle d’inventaire des ressources géologiques au service du développement
économique, industriel et agricole, se tournent progressivement des années 1820 aux
années 1880 vers un discours plus historique au service de cette science nouvelle
qu’est la géologie. Elles cherchent à décrire dans le détail la succession des strates, qui
fait la diversité du sous-sol de la France et permet également de reconstituer l’histoire
des dépôts sédimentaires depuis les origines. La stratigraphie s’établit rapidement
comme une composante majeure de la géologie savante et les cartes s’éloignent de
leurs préoccupations économiques initiales pour servir désormais de porte-parole à
une science visant à la reconstitution de l’histoire de la Terre. Mais décrire le sous-
sol nécessite de dépasser bien des obstacles, non seulement physiques, techniques,
pratiques, économiques, politiques, mais aussi et surtout intellectuels. Le sous-sol
affleure peu et pour reconstituer l’intégrité spatiale des couches et des masses de roches,
il faut déterminer la nature et les caractéristiques des larges espaces inaccessibles à
l’observation à partir des espaces observés (les affleurements), de surface beaucoup

4. Pierre Savaton, « The first detailed geological maps of France : contributions of local scientists and
mining engineers », Earth Sciences History, 2007, vol. 26, n°1, p. 55-73.

Romantisme, n° 174
38 Pierre Savaton
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Figure 2. Carte géologique du département de l’Hérault par Pierre Marcel de Serres, publiée en
1827 dans les Mémoires de la Société Linnéenne de Normandie, années 1826 et 1827, Atlas, Paris,
Lance, Strasbourg, Levrault, planche 5.
L’échelle indiquée de 40 000 mètres correspond à une échelle du 1/580 000 : la
carte originale ne mesure en effet que 21 cm par 26 cm. Marcel de Serres à cette
époque est titulaire de la chaire d’histoire naturelle de l’université de Montpellier.
(photographie de l’auteur ; cette carte est aussi disponible en couleur sur Gallica :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9610374w/f13.image).

plus réduite. Les cartes géologiques sont des interprétations, des reconstructions
intellectuelles déterminées par des principes, des théories et des hypothèses. Elles
ne peuvent rendre compte de toute la diversité des objets géologiques présents sur
leur territoire et doivent donc opérer des choix, déterminés par des cadres théoriques
encore largement à établir au début du XIXe siècle. Le projet de construire des cartes
géographiques sur lesquelles on porterait la nature et l’âge des roches nécessitait
un cadre scientifique alors juste émergent. La réalisation des cartes géologiques
départementales et de la carte géologique de la France à l’échelle du 1/80 000 qui
leur fait suite à partir de 1868, détermina autant la construction et l’évolution de la
géologie, qu’elle les traduisait.
Progressivement toutes les roches intégraient une chronologie unique au service de
la reconstitution d’une histoire unique de la surface de la Terre. Elles étaient devenues
des archives, que le géologue collecte, classe et interprète. L’objet ne pouvait plus
être séparé de son espace d’origine. Sa position sur son lieu de collecte, la disposition

2016-4
Le temps fondateur de la géologie 39

spatiale des couches ou des masses qui le renferment devenaient des indicateurs de
son histoire. L’archive géologique ne peut dissocier l’espace et le temps.
La découverte de la radioactivité naturelle et son application dès les années 1900 à
la datation des roches magmatiques, ont permis de donner un âge à des roches parfois
difficiles à replacer précisément dans une chronologie. L’amélioration technique
de ces mesures du temps au cours du XXe siècle a rendu possible une indexation
chronologique générale de ces archives et conduit aux actuelles cartes géologiques.
La carte géologique est un discours visuel qui permet à son lecteur d’extraire de la
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disposition des roches et de leur légende les éléments propres à reconstituer le temps
passé.

CONCLUSION
Le concept de temps géologique s’impose au début du XIXe siècle et permet de
penser l’histoire de la Terre indépendamment de tous repères historiques (humains).
Le temps géologique est un temps long (deep time), traduit par un archivage partiel
dans les colonnes stratigraphiques. En postulant que les processus et phénomènes à
l’origine de la formation des roches sont uniformes, la géologie se donnait les moyens
dès les années 1830 de reconstituer l’histoire de ces objets et d’en faire des témoins
d’une histoire passée. En datant les roches, relativement les unes aux autres, puis
en les replaçant dans une chronologie unique grâce aux fossiles qu’elles renferment,
cette science en faisait des archives de la Terre. L’ajout de la radiochronologie au
début du XXe siècle en élargissant le statut d’archives des roches sédimentaires aux
roches magmatiques et métamorphiques, intégrait l’étude de toutes les roches dans
un discours unique sur l’histoire de la Terre.

(Université de Caen-Normandie, département des sciences de la Terre,


UFR des Sciences/Université de Nantes, Centre François-Viète, EA1161)

Romantisme, n° 174

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