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L’INDICE DE LA FRANCHISE : POLITIQUE ÉCONOMIQUE,

CONCURRENCE DES PORTS FRANCS ET CONDITION DES JUIFS


EN MÉDITERRANÉE À L’ÉPOQUE MODERNE

Guillaume Calafat

Presses Universitaires de France | « Revue historique »

2018/2 n° 686 | pages 275 à 320


ISSN 0035-3264
ISBN 9782130802396
DOI 10.3917/rhis.182.0275
Article disponible en ligne à l'adresse :
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© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 196.201.193.42)

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27 avril 2018 11:48 - Revue historique no 686 - 1 - 2018 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 275 / 528

L’indice de la franchise : politique


économique, concurrence des ports
francs et condition des Juifs
en Méditerranée à l’époque moderne
Guillaume Calafat*
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En 1762, le Conseil impérial de Régence du grand-duché de
Toscane demande à deux fonctionnaires de donner leur sentiment
sur la licéité des inspections de navires dans les ports, et sur les
moyens à employer afin d’éviter la contrebande. Les deux person-
nages répondent par un mémoire en cinq articles, dont le premier
porte sur la définition du « port franc », désigné en un seul mot par
l’expression « Portofranco ». Ces « ports francs » sont une institution à
la mode dans la pensée économico-politique du xviiie siècle, syno-
nymes de modernité et de réforme. D’après Antonio Genovesi, qui
ne les apprécie guère, le port franc serait même devenu « l’idole »
* Ce travail a bénéficié du soutien du programme ERC « Configmed » (n° 295868) dirigé
par Wolfgang Kaiser (université Paris I – Panthéon-Sorbonne). Il a été achevé lors d’un séjour de
recherche, en tant qu’Herodotus Fund Member, à l’Institute for Advanced Study de Princeton.
Je remercie Michaël Gasperoni (CNRS) pour les précieux conseils apportés durant son écriture.
Abréviations :
ACCIM : Archives de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Marseille
ANP : Archives Nationales, Paris
ASCG : Archivio Storico del Comune, Gênes
ASG : Archivio di Stato, Gênes
ASF : Archivio di Stato, Florence
ASL : Archivio di Stato, Livourne
ASP : Archivio di Stato, Pise
AST : Archivio di Stato, Turin
ASV : Archivio Segreto, Vatican
ASVe : Archivio di Stato, Venise
BASR : Biblioteca dell’Archivio di Stato, Rome
BMA : Bibliothèque Méjanes, Aix-en-Provence
BNF : Bibliothèque nationale de France

Revue historique, 2018, n° 686, p. 275-320

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276 Guillaume Calafat

de nombreux économistes1. Les auteurs du mémoire de 1762 sont


d’excellents connaisseurs du port toscan de Livourne : le premier est
le secrétaire Giuseppe Francesco Pierallini (1721-1805), docteur en
droit de l’université de Pise, chancelier du tribunal civil de Livourne
en 1752, puis secrétaire du Conseil de commerce toscan en 17582. Il
termine sa carrière comme auditeur consultore à Florence3. Le second
est l’avocat Giovanni Giacomo Baldasseroni (1710-1768), lui aussi
diplômé de l’université de Pise, proche de Pompeo Neri (1706-1776) et
de Giovanni Targioni Tozzetti (1712-1783), devenu en 1740 membre
du Collegio dei giusperiti de Livourne avant d’être promu, en 1755, chan-
celier de la magistrature sanitaire du port, une institution d’impor-
tance qui contrôlait à la fois le mouvement des marchandises et des
navires, les lazarets et les purges, et qui avait des compétences étendues
en matière de douane4. Les deux juristes commencent leur mémoire en
tentant de s’accorder sur une bonne définition du terme « Portofranco »5.
Pour cela, ils se plongent dans l’influent Dictionnaire universel du commerce
des frères Savary et expliquent, comme eux, que le « port franc » est
d’abord un port de dépôt où l’on ne paie quasiment aucun droit de
douane ou d’entreposage des marchandises venues de la mer6. Pierallini
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1. ASL, Governo, 1025, fasc. 13, « Memoria de’ Signori Segretario Pierallini e Avvocato
Baldasseroni sopra il Portofranco di Livorno, 1762 », f° non numéroté. Voir sur ce texte Paul
Masson, Ports francs d’autrefois et d’aujourd’hui, Paris, Hachette, 1904, p. 168-170 ; Lucia Frattarelli
Fischer, « Livorno 1676 : la città e il porto franco », in Franco Angiolini, Vieri Becagli et Marcello
Verga (dir.), La Toscana nell’età di Cosimo III, Florence, Edifir, 1993, p. 45-66 (p. 47-48) ; Andrea
Addobbati, Commercio, rischio, guerra : il commercio delle assicurazioni marittime di Livorno, 1694-1795,
Rome, Edizioni di storia e letteratura, 2007, p. 64-68.
2. Ce collège était défini comme un « collegio di persone quali avessero tutta la cura del
commercio di questo Porto […] facessero ed’eseguissero de’ progetti per ingradirlo e nel tempo
istesso soprintendessero alla Marina Mercantile Toscana » (ASL, Governo, 1025, fasc. 15/2, f° 15).
3. Sur Pierallini, voir Calogero Piazza, Schiavitù e guerra dei barbareschi. Orientamenti toscani di
politica trasmarina (1747-1768), Milan, Giuffrè, 1983, p. 17-83 (Piazza étudie en détail dans ce tra-
vail un mémoire conservé dans la même liasse : ASL, Governo, 1025, fasc. 16 « Memoriale [senti-
mento] sopra la questione se uno schiavo possa nel tempo della schiavitù rubare legittimamente
al suo nemico vincitore »). Voir sur Pierallini : Marcella Aglietti, I governatori di Livorno dai Medici
all’Unità d’Italia : gli uomini, le istituzioni, la città, Pise, ETS, 2009, p. 105-130 ; Franco Angiolini,
« From the Neutrality of the Port to the Neutrality of the State : Projects, Debates and Laws in
Habsburg-Lorraine Tuscany », in Antonella Alimento (dir.), War, Trade and Neutrality : Europe and the
Mediterranean in the Seventeenth and Eighteenth Centuries, Milan, FrancoAngeli, 2011, p. 82-100.
4. Nicola Carranza, « Baldasseroni, Giovanni Giacomo », Dizionario Biografico degli Italiani,
vol. 5, Rome, 1963, p. 449-451. Baldasseroni s’occupa de l’édition des Ponderazioni sopra le
contrattazioni marittime de Carlo Targa (Livourne, 1755) ; il était le père d’Ascanio Baldasseroni
(1751-1824), grand juriste spécialiste du droit des assurances et auteur d’un influent Trattato di
giurisprudenza marittima delle assicurazioni e delle avarie, Florence, 1786, 3 vol. Sur cette œuvre impor-
tante, voir : Andrea Addobbati, Commercio, rischio, guerra, op. cit. (n. 1), p. 222-229.
5. ASL, Governo, 1025, fasc. 13, § 1, « Se essendo il Porto di Livorno un Portofranco si pos-
sano sottoporre alla visita senza derogare alla franchigia del Porto i Bastimenti di quelle Potenze,
che non volessero accordare ai nostri Bastimenti l’esenzione dalla visita ».
6. Idem : « La vera definizione del Portofranco è l’appresso: Un Porto nel quale non solo è
lecito à ciascun Bastimento di qualsivoglia nazione, esclusi i Soli nemici, l’approdare e tratte-
nersi à loro talento (il che è comune à tutti i Porti) ma dove inoltre possono scaricarsi introdursi,

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L’indice de la franchise 277

et Baldasseroni précisent d’emblée, cependant, qu’il est rare de ren-


contrer de tels ports francs complètement libres de droits. Chez les
Savary qui évoquent les exemples de Gênes, Trieste, Arkhangelsk et
Marseille, seul le port russe, ouvert au xvie siècle au libre commerce
des marchands-aventuriers anglais et hollandais, correspondrait à
cette définition absolue7.
Les auteurs toscans choisissent une acception moins restrictive
et univoque que celle des Savary, remettant en question l’idée selon
laquelle le « port franc » serait une escale sans droit où règnerait une
« liberté effrénée ». Pour eux, « Port franc » renvoie communément et
plus simplement à un « port privilégié » auquel ont été accordées une
série d’exemptions particulières8. Autrement dit, il existe une multitude
d’expériences de « ports francs », rapportées à des gestes législatifs spé-
cifiques et susceptibles d’être révoqués si le souverain décide d’ôter
les privilèges qu’il a auparavant institués9. De manière intéressante,
les deux fonctionnaires toscans soulignent le fait que la dénomination
« Portofranco » est bien synonyme d’avantages pour les marchands et
les marins, mais qu’il faut toujours en éprouver sur place la validité,
l’effectivité et la garantie10. Ce point intéresse directement le caractère
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estrarsi, e d’apositarsi le Mercanzie di qualunque genere senza verun’ pagamento di Dazio, così
trovandosi definito il Portofranco specialmente dal Savary nel Suo Dizionario di Commercio alla
voce Portofranco ». Voir, pour la définition des Savary : Jacques Savary des Bruslons, Dictionnaire
universel de commerce, contenant tout ce qui concerne le commerce qui se fait dans les quatre parties du monde…
Ouvrage posthume… Continué sur les mémoires de l’auteur, et donné au public par M. Philémon Louis Savary,
Paris, 1723-1730, t. 2, col. 1184. Sur la parution « deux fois posthume » de ce dictionnaire, voir
Jean-Claude Perrot, Une histoire intellectuelle de l’économie politique, xviie-xviiie siècle, Paris, Éditions de
l’EHESS, 1992, p. 98-100 (p. 99) ; Rosario Patalano, « Il Dictionnaire universel de commerce dei Savary
e la fondazione dell’autonomia del discorso economico (1723-1769) », Storia del pensiero economico,
n° 41, 2001, p. 61-97.
7. Jan Willem Veluwenkamp, Archangel. De Nederlandse ondernemers in Rusland, 1550-1785,
Amsterdam, Balans, 2000 ; Milja van Tielhof, The ‘Mother of all Trades’ : the Baltic Grain Trade in
Amsterdam from the Late 16th to the Early 19th Century, Leyde, Brill, 2002 ; David Ormrod, England and
the Netherlands in the Age of Mercantilism, 1650-1770, Cambridge, Cambridge University Press, 2003,
p. 31-59.
8. ASL, Governo, 1025, fasc. 13, § 1 : « Pochissimi però sono quei Porti, e forse non vene è
niuno, dove la Franchigia si estenda fino al Segno di convenire alla detta definizione ed è indubi-
tato che in tutti i Porti, anche franchi, l’introduzione ò l’estrazione delle Mercanzie soggiace à
certe Leggi restrittive di quella effrenata Libertà che porta Seco la generale Idea di Portofranco ed
al pagamento di alcuni Dazj. Ed è certissimo, che qualunque ne sia la vera definizione, la parola
Portofranco secondo la commune intelligenza altro non vuol dire che un Porto privilegiato ed al
quale Son concesse dai respettivi Sovrani alcune particolari esenzioni. Di modo che non è possi-
bile fissare un idea del Portofranco in genere ma può con sicurezza asserirsi che la loro natura
dipende da quelle Leggi, che al Sovrano è piaciuto di prescrivere e porta Seco Soltanto quei
Privilegj ed’ esenzioni che egli hà volute accordare ».
9. Idem : « Anzi può dirsi di più che per quanto un Sovrano Stabilisca oggi certe Leggi per
un Portofranco non per questo elle Sono irrevocabili, e può benissimo con delle Leggi posteriori
togliere una parte dei Privilegj, che egli hà concessi à principio ».
10. Idem : « lasciando nel Suo essere la denominazione di Portofranco, che è sempre conve-
niente finchè si verifichi la Sussistenza di qualche Privilegio, ò agevolezza ».

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278 Guillaume Calafat

publicitaire du « port franc », en même temps que la part nécessaire


de négociations et d’expérimentations qui président à sa constitution.
Dans un magistral essai d’histoire comparée et d’histoire globale
des escales publié en 1974, Louis Dermigny a rappelé combien la
notion de franchise était confuse et instable et combien son sens
et sa portée pouvaient changer avec le temps11. Si le Moyen Âge a
bien évidemment éprouvé les « franchises portuaires », il n’aurait
en revanche pas connu le « port franc », « réalité moderne issue et
de la formation d’États centralisés et de l’orientation mercantiliste
de leur politique »12. Cette dimension « décisionniste » est par ail-
leurs liée à une économie territorialisée du privilège dont plusieurs
études récentes ont rappelé l’importance dans la vie économique de
l’époque moderne afin d’encourager les transferts de compétences
techniques et industrielles13. Pierallini et Baldasseroni expliquent
néanmoins qu’il est difficile de rapporter le « port franc » à une seule
loi ; au contraire, celui-ci est le résultat d’un assemblage composite
de règles et d’exemptions qui définissent progressivement un espace
administratif et institutionnel favorable à l’installation des étrangers,
au libre commerce et à l’entrepôt des marchandises. En somme, le
port franc est, dans l’esprit des contemporains, un lieu où les droits
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d’entrée et de sortie des marchandises sont modiques, où l’adminis-
tration de la justice est rapide, où les marchands et les marins étran-
gers sont accueillis sans entraves, où les dettes contractées par le
passé sont effacées, où les officiers des douanes sont peu regardants
sur la provenance des biens et où la tolérance religieuse est de mise.
Toutefois, peu de lieux peuvent véritablement prétendre répondre à
tous ces critères à l’époque moderne.
Dans cet article comparatif, je propose d’envisager non pas les
barrières fiscales ou douanières mais plutôt la condition d’installation
des Juifs – en particulier des marchands sépharades – comme l’un des
indices permettant de révéler efficacement les enjeux économiques
et politiques de l’institution et de la compétition des « ports francs »

11. Louis Dermigny, « Escales, échelles et ports francs au Moyen Âge et aux Temps moder-
nes », in Les Grandes Escales. Troisième partie : période contemporaine et synthèses générales, « Recueils de
la société Jean Bodin pour l’histoire comparative des institutions », Bruxelles, Éditions de la
Librairie encyclopédique, 1974, vol. III, p. 213-664 (p. 552). Voir, sur cette diversité des ports
francs à l’époque moderne : Paul Masson, Ports francs d’autrefois, op. cit. (n. 1), p. 1-219 ; et récem-
ment Andrea Addobbati, « L’espace de la guerre et du commerce : réflexions sur le Port of Trade
polanyien à partir du cas de Livourne », Cahiers de la Méditerranée, vol. 85, 2012, p. 233-250 ; Corey
Tazzara, « Managing Free Trade in Early Modern Europe : Institutions, Information, and the
Free Port of Livorno », The Journal of Modern History, n° 86, 2014/3, p. 493-529.
12. Louis Dermigny, « Escales, échelles et ports francs », art. cit. (n. 11), p. 521-566.
13. Guillaume Garner (dir.), Die Ökonomie des Privilegs, Westeuropa xvie-xixe Jahrhundert,
Francfort, Vittorio Klostermann, 2016. Cette publication s’inscrit dans le cadre du programme
ANR « Privilèges » dirigé par Dominique Margairaz, dont la synthèse est en cours de rédaction.

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L’indice de la franchise 279

d’Ancien Régime. À la fin des années 1990, Lois Dubin et David


Sorkin ont proposé d’appeler « Port Jews » les communautés sépha-
rades installées dans les grands ports de commerce qui, parallèlement
à la Haskalah berlinoise et aux « Court Jews », ont fortement contribué
aux transformations de la vie juive des xviiie et xixe siècles et aux
processus d’émancipation politique et juridique14. Cependant, si la
coïncidence, qui doit sans doute beaucoup à l’expérience livournaise,
entre « port franc » et « judaïsme portuaire » s’applique assez bien
aux contextes sociopolitiques du milieu du xviiie siècle, l’association
du « port franc » et d’une présence juive n’avait rien d’automatique
au siècle précédent. Je postule dans cet article que les conditions de la
présence juive n’en constituent pas moins un indicateur de la validité
des franchises portuaires et d’un environnement économique propice
aux marchands étrangers plus précisément. Dans une première par-
tie, je propose de revenir sur les privilèges et les justifications politico-
économiques qui ont permis la tolérance des Juifs dans le port de
Livourne à partir de la fin du xvie siècle. Dans un deuxième temps,
je souligne comment, à la même période, l’accueil des Juifs est consi-
déré plus largement comme un atout décisif pour le développement
économique des places portuaires et comme une marque de souverai-
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neté. Une troisième partie est enfin consacrée à une comparaison des
conditions d’installation des Juifs dans plusieurs « ports francs » de
Méditerranée occidentale au xviie siècle (en particulier Gênes, Nice
et Marseille). J’y montre combien la précarité et la fluctuation des
politiques d’accueil des marchands juifs dans ces villes signalent, par
contraste avec Livourne, le caractère instable et fragile des franchises
portuaires.

14. Sur le concept de « Port Jews », qui a donné lieu à une floraison d’études, voir : Lois
C. Dubin, The Port Jews of Habsburg Trieste. Absolutist Politics and Enlightenment Culture, Stanford,
Stanford University Press, 1999 ; David Sorkin, « The Port Jew: Notes toward a Social Type »,
Journal of Jewish Studies, vol. 50, 1999/1, p. 87-97 ; David Cesarani, « Port Jews: Concepts, Cases
and Questions », in David Cesarani (dir.), Port Jews. Jewish Communities in Cosmopolitan Maritime
Trading Centres, 1550-1950, Londres, Frank Cass, 2002, p. 1-11 ; Lois C. Dubin, « Researching
Port Jews and Port Jewries: Trieste and Beyond », in Ibidem, p. 47-58 ; David Cesarani et Gemma
Romain (dir.), Jews and Port Cities 1590-1990: Commerce, Community and Cosmopolitanism, Londres,
Vallentine Mitchell, 2006 ; Francesca Bregoli, Mediterranean Enlightenment. Livornese Jews, Tuscan
Culture and Eighteenth-Century Reform, Stanford, Stanford University Press, 2014, p. 217-218. Sur
l’extension du concept du judaïsme portuaire en lien avec les communautés sépharades installées
dans les ports de l’Empire ottoman (tels İzmir, Alep, Salonique ou Tunis) voir Francesca Trivellato,
« The Port Jews of Livorno and their Global Networks of Trade in the Early Modern Period »,
Jewish Culture and History, vol. 7, 2004/1-2, p. 31-48 ; Matthias B. Lehmann, « A Livornese “Port
Jew” and the Sephardim of the Ottoman Empire », Jewish Social Studies, vol. 11, 2005/2, p. 51-76.
Pour une analyse comparative de l’émancipation, voir Pierre Birnbaum et Ira Katznelson (dir.),
Paths for Emanicipation. Jews, States and Citizenship, Princeton, Princeton University Press, 1995 ; et
récemment Pierre Birnbaum, « Est-il des moyens de rendre les Juifs plus utiles et plus heureux ? » Le concours
de l’Académie de Metz (1787), Paris, Le Seuil, 2017.

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280 Guillaume Calafat

Accueil des Juifs et raison d’État : le modèle livournais

À l’entrée « Juif » de leur célèbre et influent Dictionnaire univer-


sel de commerce (1723-1730), les frères Savary soulignent l’originalité
de l’expérience du port toscan de Livourne qu’ils n’hésitent pas à
comparer avec Amsterdam :
Il y a aussi quelques Souverains qui ne […] regardent point [les Juifs]
autrement que le reste des Bourgeois de leurs Villes, & qui n’y mettent de
différence que par le plus ou moins d’utilité qu’ils en retirent par rapport
au commerce […].
Les Juifs de Ligourne semblent être encore plus favorisez du grand-
duc, que ceux d’Amsterdam ne le sont des Bourguemaîtres d’Amsterdam.
Non seulement ils y ont une superbe Synagogue, où ils font les exer-
cices de leur Religion en toute liberté, mais encore le Duc Ferdinand qui
les y a établis, leur a accordé une Juridiction civile & criminelle qui leur
est propre, dont eux-mêmes ont le pouvoir de créer les Magistrats [les
Massari], & de laquelle il n’y a appel que pardevant le grand-duc, en cas
de mal jugé.
On estime que les Juifs de Ligourne y sont présentement au nombre
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de plus de dix milles ; & ils ont une si grande part dans le Commerce
qui se fait dans cette Ville célèbre, qu’on y respecte en quelque sorte leur
jour de Sabbat ; personne ne se trouvant sur la place le samedi, & ne s’y
faisant aucune affaire.
On estime que s’il se fait pour cent mille écus de commerce au Levant
par les Marchands de Ligourne, il y en a pour quatre-vingt-dix-huit mille
pour les Juifs, & seulement deux mille écus qui se partagent entre les
Français, les Italiens, Hollandais, les Anglais & Arméniens établis dans
cette ville15.
Pour les Savary qui relaient ici les motivations des souverains « tolé-
rants », il semble aller de soi que la présence des Juifs sépharades à
Amsterdam et Livourne explique en partie le développement écono­
­mique des deux places marchandes, favorisées par l’importation d’un
certain nombre de techniques commerciales dont bénéficient plus
ou moins directement les marchands chrétiens locaux16. Les Juifs per-
mettent en outre l’établissement de réseaux commerciaux à longue dis-
tance, non seulement avec les Amériques, via les liens maintenus avec les

15. Jacques Savary des Bruslons, Dictionnaire universel de commerce, op. cit. (n. 6), t. 2, col. 447-448.
16. Ibidem, col. 447 : « Les Juifs ont la réputation d’être très habiles dans le commerce ; mais
aussi ils sont soupçonnez de ne le pas faire avec toute la probité & la fidélité possible. Quoiqu’il en
soit de ce reproche, il est certain que les Nations même qui sont le plus prevenuës contre les Juifs,
non seulement les souffrent parmi elles, mais semblent même se piquer d’en apprendre les secrets
du négoce, & d’en partager avec eux les profits ».

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L’indice de la franchise 281

marchands « nouveaux-chrétiens », descendants de juifs convertis, mais


aussi avec les membres de la diaspora au Levant et en Afrique du nord17.
L’autonomie juridictionnelle des Juifs de Livourne et la liberté de
conscience dont ils jouissent ne sont cependant pas sans entraîner un
certain nombre d’exagérations, qui portent aussi bien sur leur nom-
bre dans le port toscan (que les Savary multiplient environ par trois
dans leur Dictionnaire universel de commerce), que sur leurs richesses –
des exagérations devenues, dès le xviie siècle, de véritables topoï des
relations de voyage18. Ceux-ci marquent la singularité de l’expérience
livournaise dans l’Europe méditerranéenne, fondée sur une série de
privilèges individuels et collectifs octroyés aux Juifs et aux « nouveaux
chrétiens » dans la dernière décennie du xvie siècle. Le grand-duc
Ferdinand Ier, qui les avait accordés, agissait en continuité avec les
mesures qu’avait déjà prises son père Côme Ier dans les années 1540-
1550 pour inciter les « hérétiques » et les Juifs à s’établir en Toscane,
avant que la mise en application des préceptes du concile de Trente
n’amenât les Médicis à revenir sur cette politique de tolérance19.
Ferdinand Ier pouvait aussi s’appuyer sur un petit groupe de commer-
çants juifs, passeurs de savoirs artisanaux et industriels, dont la figure
la plus marquante est sans conteste celle du Juif vénitien d’origine
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française Maggino di Gabriello (Meir di Gabriel Zarfatì), décrit
en 1591 comme le « consul » de l’Universitas des Juifs de Pise, présent

17. Évelyne Oliel-Grausz, « Relations et réseaux intercommunautaires dans la diaspora séfa-


rade d’Occident au xviiie siècle », thèse de doctorat soutenue en 1999 à l’université de Paris I –
Panthéon-Sorbonne ; Nathan Wachtel, La Foi du souvenir. Labyrinthes marranes, Paris, Le Seuil, 2001 ;
Jonathan I. Israel, Diasporas within a Diaspora. Jews, Crypto-Jews and the World Maritime Empires, Leyde,
Brill, 2002 ; Richard Kagan et Philip Morgan, Atlantic Diasporas: Jews, Conversos, and Crypto-Jews in
the Age of Mercantilism, 1500-1800, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2008 ; Natalia
Muchnik, De paroles et de gestes. Constructions marranes en terre d’Inquisition, Paris, EHESS, 2014. Sur
les liens commerciaux de Livourne avec les Juifs du Levant et du Maghreb, voir entre autres :
Sadok Boubaker, La Régence de Tunis au xviie siècle : ses relations commerciales avec les ports de l’Europe
méditerranéenne, Marseille et Livourne, Zaghouan, Ceroma, 1987, p. 43-49 ; Francesca Trivellato, The
Familiarity of Strangers: the Sephardic diaspora, Livorno, and cross-cultural trade in the early modern period,
New Haven, Yale University Press, 2009 ; trad. fr. Guillaume Calafat, Corail contre diamants : réseaux
marchands, diaspora sépharade et commerce lointain : de la Méditerranée à l’océan Indien, xviiie siècle, Paris, Le
Seuil, 2016, p. 69-100.
18. Carlo Mangio, « Testimonianze di viaggiatori francesi su Livorno fra Seicento e
Settecento », in Atti del convegno “Livorno e il Mediterraneo nell’età medicea”, Livourne, Bastogi, 1978,
p. 306-318 (p. 315-317) ; Carlo Mangio, « Tra geografia, enciclopedismo e antiquaria : l’imma-
gine di Livorno nel secolo XVIII », in Adriano Prosperi (dir.), Livorno 1606-1806 : luogo di incontro
tra popoli e culture, Turin, Allemandi, 2009, p. 31-40 (p. 33-34). Le père Labat va par exemple jus-
qu’à écrire que Livourne compte 22 000 Juifs en 1710 (Jean-Baptiste Labat, Voyages du P. Labat…
en Espagne et en Italie, Paris, 1730, vol. 2, p. 133). On observe à Rome le même type de suréva-
luation de la population juive : Angela Groppi (dir.), Gli abitanti del ghetto di Roma : La Descriptio
Hebreorum del 1733, Rome, Viella, 2014.
19. Paolo Castignoli, « La tolleranza : enunciazione e prassi di una regola di convivenza », in
Paolo Castignoli, Livorno, dagli archivi alla città: studi di storia, Lucia Frattarelli Fischer et Maria Lia
Papi (dir.), Livourne, Belforte, 2001, p. 77-84 (p. 82).

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282 Guillaume Calafat

à Rome quelques années auparavant comme inventeur de techniques


de soierie et comme fabricant de verre20.
Maggino joue un rôle fondamental d’intermédiaire dans l’instal-
lation des Sépharades en Toscane, intervenant directement dans la
rédaction d’une provision datée du 30 juillet 1591 qui invite collec-
tivement les marchands juifs levantins et les « nouveaux chrétiens »,
mais aussi les marchands « turcs » à s’établir à Pise et à Livourne21.
Le livre IV des privilèges toscans contient un exemplaire officiel
de ce texte22. Celui-ci va par la suite servir de base au fameux édit
du 10 juin 1593, plus connu sous le nom de Livornina, le véritable
socle constitutif du droit public livournais23. Cette loi fonde ce que
les contemporains ont l’habitude de nommer – souvent au singu-
lier – « l’exemption de Livourne », c’est-à-dire le droit de s’installer
sans payer de gabelles, de ne pas être soumis au droit d’aubaine,
ainsi que l’annulation des dettes contractées en dehors de la Toscane
par le passé. Octroyé sous forme de « grâces, privilèges, préroga-
tives, immunités, et exemptions », l’édit de 1593 commence par une
adresse aux « marchands de toutes nations, Levantins, Ponantins,
Espagnols, Portugais, Grecs, Allemands et Italiens, Juifs, Turcs,
Arméniens, Persans »24. L’inventaire des provenances annoncées
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dans les premières lignes semble promettre une loi de portée géné-
rale, mais les quarante-quatre chapitres suivants apportent des préci-
sions quant aux principaux destinataires visés par le texte, à savoir les
Juifs sépharades et les « nouveaux chrétiens » judaïsants originaires
d’Espagne ou du Portugal, ces crypto-juifs ou « marranes » décrits,
au chap. 3, comme ceux qui, par le passé, dans un autre État, « ont

20. Sur l’activité de Maggino à Rome, voir Dora Liscia Bemporad, Maggino di Gabriello hebreo
venetiano : i Dialoghi sopra l’utili sue inventioni circa la seta [1588], Florence, Edifir, 2010 ; Cecil Roth,
The Jews in the Renaissance, Philadelphie, Jewish Publication Society of America, 1959, p. 238-
239 ; Attilio Milano, Il ghetto di Roma : illustrazioni storiche, Rome, Stadezini, 1964, p. 81-82 ; Daniel
Jütte, « Handel, Wissenstransfer und Netzwerk. Eine Fallstudie zu Grenzen und Möglichkeiten
unternehmerischen Handelns unter Juden zwischen Reich, Italien und Levante um 1600 »,
Vierteljahrschrift für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte, vol. 95, 2008/3, p. 263-290.
21. ASF, Auditore poi Segretario delle Riformagioni, 18, n° 661, « de dì 30 di luglio 1591 Privilegi
di Mercanti Levantini & Ponentini Hebrei & Turchi », 14 juillet 1591 ; cité par Lucia Frattarelli
Fischer, Vivere fuori dal ghetto : ebrei a Pisa e Livorno, secoli 16.-18., Turin, Silvio Zamorani, 2008, p. 42.
Sur les négociations de Maggino di Gabriello en Toscane, voir Renzo Toaff, La nazione ebrea a
Livorno e a Pisa (1591-1700), Florence, Olschki, 1990, p. 42-49.
22. ASF, Pratica Segreta, 189, « Repertorium Libri IV Privilegiorum Serenissimi Ferdinandi
Magni Ducis Etruriae… », fos 115 sq.
23. Ibidem, n° 208, fos 196v-200v.
24. « Privilegi che SAS concede a diverse nazioni abitanti in Livorno », in Lorenzo Cantini,
Legislazione toscana raccolta e illustrata dal dottor Lorenzo Cantini, socio di varie Accademie, Florence,
1800-1808, vol. 14, p. 10 : « mercanti di qualsivoglia Nazione, Levantini, Ponentini, Spagnoli,
Portoghesi, Greci, Tedeschi e Italiani, Hebrei, Turchi, Armeni, Persiani ». On en trouve une
version imprimée dans : Collezione degl’Ordini Municipali di Livorno e statuti di mercanzia di Firenze,
Bologne, 1980 [édition originale : Livourne, 1798], p. 237-256.

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L’indice de la franchise 283

vécu en apparence, comme des Chrétiens »25. Sont tour à tour assu-
rés, pour une durée de vingt-cinq ans, l’annulation des dettes (jusqu’à
cinq cents scudi) et celle de certaines condamnations si elles avaient eu
lieu hors de Toscane (y compris l’apostasie), l’assurance d’une admi-
nistration juridique impartiale, des facilités de crédit et d’importantes
exemptions fiscales (notamment de gabelles), le libre transfert des
livres en caractère hébraïque, le respect des jours fériés juifs, un crédit
de 100 000 scudi pour faciliter l’installation et les initiatives commer-
ciales, l’interdiction des baptêmes forcés des enfants juifs, la possibilité
de construire une synagogue à Pise et à Livourne et celle d’y établir
un cimetière26. À la différence des Juifs de Florence, de Rome ou de
Venise, ceux de Pise et de Livourne ne vivaient pas dans un ghetto et
n’étaient pas contraints de porter un signe distinctif27.
Les effets de cette loi Livornina – ou plus exactement des Livornine si
l’on inclut les privilèges de 1591 et de 1592 – sur la croissance démo-
graphique livournaise sont attestés : c’est à partir des années 1590
que l’on peut en effet observer une véritable expansion démo-
graphique dans le port toscan. Les sources sont certes lacunaires
à ce sujet, mais on estime que les Juifs, sujets du grand-duc, repré-
sentent environ 10 % de la population totale de la ville tout au long
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du xviie siècle28. Aux privilèges accordés aux Sépharades et aux

25. Ibidem, p. 12. La Livornina faisait de la Toscane maritime un havre pour les « mar-
ranes » au moment d’une violente rigidification de l’Inquisition portugaise, devenue une véri-
table « machine of systematic surveillance and repression » (Jonathan I. Israel, Diasporas within a
Diaspora, op. cit. (n. 17), p. 42).
26. Collezione degl’Ordini Municipali di Livorno, op. cit. (n. 24), p. 247, chap. XX : « Vi conce-
diamo, che possiate tenere in detta Città di Pisa, e Terra di Livorno, una Sinagoga per luogo,
nella quale possiate usare tutte le vostre cerimonie, precetti, et ordini Ebraici, et osservare in essa,
et fuori tutti i riti, nelle quali non vogliamo, che alcuno sia ardito farvi alcuno insulto, oltraggio, o
violenza sotto pena della disgrazia nostra ».
27. La bibliographie est ample sur la Livornina et, plus généralement, sur l’histoire des commu-
nautés juives de Pise et de Livourne. Voir, entre autres : Attilio Milano, Storia degli ebrei in Italia,
Turin, Einaudi, 1963, p. 286-419 ; Attilio Milano, « La costituzione “Livornina” del 1593 »,
Rassegna mensile di Israel, vol. 34, 1968, p. 394-410 ; Bernard Dov Cooperman, « Trade and
Settlement: The Establishment and Early Development of the Jewish Communities in Leghorn
and Pisa (1591-1626) », thèse de doctorat soutenue en 1976 à l’université d’Harvard ; Lucia
Frattarelli Fischer, « Proprietà ed insediamenti ebraici a Livorno dalla fine del ‘500 alla seconda
metà del ‘700 », Quaderni storici, vol. 54, 1983/3, p. 879-896 ; Michele Cassandro, Aspetti della storia
economica e sociale degli Ebrei di Livorno nel Seicento, Milan, Giuffrè, 1983 ; Lucia Frattarelli Fischer
et Paolo Castignoli (éd.), Bandi per il popolamento di Livorno, 1590-1603, Livourne, Cooperativa
Risorgimento, 1988 ; Renzo Toaff, La nazione ebrea, op. cit. (n. 21), p. 41-51 et 419-435 ; Jean-Pierre
Filippini, Il porto di Livorno e la Toscana, 1676-1814, Naples, Edizioni scientifiche italiane, 1998,
vol. 1, p. 115-116 ; Francesca Trivellato, Corail contre diamants, op. cit. (n. 17), p. 101-139 ; Francesca
Bregoli, Mediterranean Enlightenment, op. cit. (n. 14) ; Corey Tazzara, The Free Port of Livorno and the
Transformation of the Mediterranean World, Oxford, Oxford University Press, 2017, p. 21-40. Pour une
riche synthèse sur la Livornina : Lucia Frattarelli Fischer, Vivere fuori dal ghetto, op. cit. (n. 21), p. 36-68.
28. Lucia Frattarelli Fischer, « Jews in Tuscany in the Modern Age », in Guömundur
Hálfdánarson (dir.), Racial Discrimination and Ethnicity in European History, Pise, PLUS, 2003, p. 49-63
(p. 56) ; Francesca Trivellato, Corail contre diamants, op. cit. (n. 17), p. 84-86 ; Lucia Frattarelli Fischer

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284 Guillaume Calafat

« nouveaux chrétiens » venus de la péninsule Ibérique, viennent


s’ajouter, en octobre 1595, une série de privilèges particuliers, en
quarante-sept chapitres, octroyés aux Juifs lombards, ashkénazes et
italiens29. L’invitation, impulsée à nouveau par Maggino di Gabriello,
contient également une adresse élargie aux « Français, Polonais,
Ragusains, Levantins, “Saloniquois”, Grecs, Moresques, barba-
­resques, juifs », qui confirme par la même occasion les privilèges édic-
tés dans la Livornina30. Dans les premières lignes des lettres patentes,
le grand-duc explique qu’il souhaite repeupler Pise et Livourne par
l’afflux d’étrangers (forestieri), développer l’activité commerciale de la
région et ce, au bénéfice de toute l’Italie et particulièrement, comme
l’explique le préambule de la Livornina, des « pauvres31 ». La jus-
tification témoigne d’un besoin de contrepartie : la concession gra-
cieuse du prince catholique aux Juifs ne se donne pas nécessairement
ici sous la forme du don ou de la gratuité32. L’idée de « tolérance »
sous-tend bien une désapprobation, voire un dégoût, et un pouvoir
de contrainte que l’on décide exceptionnellement de ne pas utiliser.
Quand, au début du xixe siècle, le juriste Lorenzo Cantini commente
le troisième chapitre de la Livornina, qui garantit la liberté de culte, il
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et Stefano Villani, « “People of Every Mixture”. Immigration, Tolerance and Religious Conflicts
in Early Modern Livorno », in Ann Katherine Isaacs (dir.), Immigration and Emigration in Historical
Perspective, Pise, Pisa University Press, 2007, pp. 93-107 (p. 97). La croissance de Livourne s’expli-
que aussi par la conjoncture économique de la fin du xvie siècle, favorable à l’arrivée des navires
du nord de l’Europe : Fernand Braudel et Ruggiero Romano, Navires et marchandises à l’entrée du port
de Livourne (1547-1611), Paris, Armand Colin, 1951.
29. ASF, Pratica Segreta, 190, n° 18, fos 11v-15v (f° 11v), 23 octobre 1595 : « a tutti voi hebrei
tedeschi et italiani, che habitate di presente, et che per il passato habitavano nello stato di
Milano » ; cité par Lucia Frattarelli Fischer, Vivere fuori dal ghetto, op. cit. (n. 21), p. 59.
30. Idem : « francesi, pollacchi, ragusei, levantini, salonichesi, greci, moreschi, barbares-
chi, hebrei, che hora, o per tempo alcuno si trovino, o troveranno sotto qualsivoglia Principe,
Republica, o altri Potentati della Christianità, et ancora di Turchia, della Persia, o altri luoghi del
mondo ».
31. Idem : « ripopolare la nostra Città di Pisa, et la terra, et Porto di Livorno et d’accrescere
nell’occasioni l’animo a’ forestieri di venirvi à frequentare li lor traffichi, et mercantie, et habi-
tarvi, sperando ne habbia da resultar utili à tutta Italia, et havendo inteso l’animo vostro di tor-
narvi non solo ad habitare, ma à trattar mercantie, per darvi in ciò maggior ardire, in virtù della
presente, vi concediamo le gratie, privilegij, prerogative, immunità et esentioni infrascritte ». La
Livornina de 1593 stipule quant à elle : « essendo noi mossi da degno rispetto, e massime dal desi-
derio, che è in noi per benefitio pubblico di accrescere nell’occasioni l’animo a’ Forestieri di venire
a frequentare i loro traffichi et mercanzie nella nostra diletta Città di Pisa, e Porto, e Scala di
Livorno con stare, e abitare con le vostre famiglie, o senza esse, sperando ne abbia risultare utile
a tutta Italia, e massime a’ poveri ; Però per le sopradette, et altre cause, e ragioni ci siamo mossi
a darvi, e concedervi, siccome Noi in virtù delle presenti vi diamo, e concediamo le grazie e pri-
vilegj, prerogative, immunità, et estensioni infrascritte » (ASF, Pratica Segreta, 189, n° 208, f° 196v).
32. Nous sommes, de ce point de vue, dans un registre quelque peu différent ici de cette
« économie de la grâce » identifiée notamment par Bartolomé Clavero, Antidora : antropología
católica de la economia moderna, Milan, Giuffrè, 1991 ; trad. fr. Jean-Frédéric Schaub, La grâce du
don : anthropologie catholique de l’économie moderne, Paris, Albin Michel, 1996 ; et Antonio Manuel
Hespanha, La Gracia del Derecho : Economía de la Cultura en la Edad Moderna, Madrid, Centro de
estudios constitucionales, 1993.

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L’indice de la franchise 285

s’attache d’ailleurs à rappeler que le grand-duc n’a agi que dans le


but de développer Livourne et d’enrichir ses États33.
Les justifications de la Livornina empruntent ici davantage au
lexique de la « raison d’État », de cette ragion di Stato avatar de l’uti-
litas publica, entendue avec Giovanni Botero (1544-1617) comme
« la connaissance des moyens propres à fonder, conserver et agran-
dir l’État »34. Un an après la promulgation de la Livornina, Scipione
Ammirato (1531-1601), lecteur et critique affûté de Machiavel, alors
actif à Florence et proche des Médicis, affirme dans ses Discorsi
sopra Cornelio Tacito (1594) que « Raison d’Estat n’[est] autre chose
qu’une contravention aux Raisons ordinaires pour le respect du bien
public […] ; & ce sera tousiours une transgression & contravention à
la Raison ordinaire, pour le respect d’une plus grande & plus univer-
selle Raison35 ». Sans rentrer dans les débats autour de la « vraie »
ou de la « fausse raison d’État », notons que la Livornina est préci-
sément pensée comme une « transgression » extraordinaire qui n’est
d’ailleurs valable que dans une zone circonscrite du grand-duché,
dans une « poche » de tolérance, pisano-livournaise, bien délimitée36.
La « raison d’État » ici entendue ne doit pas agir comme un voile
hypnotique qui ferait oublier tout l’appareil théologico-juridique
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sur lequel s’appuie le système politique moderne : l’enjeu n’est pas
de déceler un élément clé de la rationalisation qui aurait conduit

33. « Privilegi che SAS concede a diverse nazioni abitanti in Livorno », dans Lorenzo
Cantini, Legislazione toscana, op. cit. (n. 24), vol. 14, p. 21 : « Con la disposizione contenuta in questo
capitolo, si permette in Livorno la tolleranza delle religioni, e il libero esercizio di qualunque culto.
Volendo richiamare in quella terra, oggi ragguardevole città, una numerosa popolazione d’indi-
vidui d’ogni nazione, era senza dubbio necessaria la tolleranza, acciò non dovesse la diversità
della religione essere d’impedimento ad alcuno di stabilirvi la sua dimora. Non può il Granduca
Ferdinando essere accusato di avere avuto poco attaccamento alla Santa Cattolica Religione, poi-
ché è da notarsi, che egli non approvò, ma solamente tollerò in Livorno l’esercizio delle Religioni
diverse dalla Cattolica, e ciò ad oggetto di procurare la pubblica utilità. Anche i teologi fanno una
grande differenza fra l’approvare e il tollerare più religioni contrarie alla cattolica ».
34. Giovanni Botero, Della ragion di Stato, Venise, 1589, vol. I, 1 ; cité par Michel Senellart,
Machiavélisme et raison d’État, Paris, Puf, 1989, p. 57. Voir notamment : Michael Stolleis, Staat und
Staatsräson in der frühen Neuzeit, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1990 ; « Miroirs de la raison
d’État », Cahiers du Centre de Recherches Historiques, n° 20, 1998 ; Romain Descendre, L’État du monde :
Giovanni Botero entre raison d’état et géopolitique, Genève, Droz, 2009. Sur l’évolution de la pensée éco-
nomique européenne en lien avec un changement des attitudes à l’égard des marchands juifs, voir
en particulier : Derek J. Penslar, Shylock’s Children: Economics and Jewish Identity, Berkeley, University
of California Press, 2001 ; Jonathan Karp, The Politics of Jewish Commerce: Economic Ideology and
Emancipation in Europe, 1638-1848, Cambridge, Cambridge University Press, 2008.
35. Scipione Ammirato, Discours politiques et militaires sur Cornelio Tacite, Lyon, 1628, p. 338-
339 ; cité par Laurie Catteeuw, Censures et raisons d’État. Une histoire de la modernité politique (xvie-
xviie siècle), Paris, Albin Michel, 2013, p. 184-185.
36. Giacomo Todeschini voit dans la poche de « liberté » pisano-livournaise et la ségrégation
des juifs dans les ghettos de Florence et de Sienne une même entreprise politico-économique de
subordination. Il parle pour cela d’un « ghetto économique » : Giacomo Todeschini, La banca e il
ghetto : una storia italiana (secoli xiv-xvi), Rome-Bari, Laterza, 2016, p. 193-194.

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286 Guillaume Calafat

inéluctablement à la formation de l’État moderne37. En insistant sur


les bienfaits que toute l’Italie peut tirer d’une telle loi, Ferdinand Ier et
ses conseillers insistent surtout sur la dimension économique du privi-
lège, le prince faisant songer bel et bien ici à cet « ouvrier de son
propre État » qui cherche à « augmenter sa puissance à travers la
prospérité commune »38. « La plus grande & plus universelle Raison »
de l’édit du 10 juin 1593 se décline en deux objectifs qui convergent
dans l’idée de « puissance », centrale chez Botero et chez les auteurs
qu’on qualifie bien plus tard de « mercantilistes »39. D’une part, il
s’agit d’accroître la population, pensée comme un bon indicateur de
la richesse et de la force d’un État – Botero ne réfléchit-il pas jus-
tement dans ses Cause della grandezza delle città (1588) aux moyens de
rendre une ville « grande », c’est-à-dire une ville à la fois peuplée et
riche40? D’autre part, il faut intensifier l’activité économique de cette
population, en encourageant non seulement l’industrie (d’où les nom-
breux privilèges individuels destinés à produire des greffes techniques
fructueuses), mais aussi le commerce extérieur (les Juifs étant explici-
tement invités à « trafiquer et négocier dans toutes les villes » et à
commercer au « Levant, au Ponant, en Barbarie et à Alexandrie »)41.
Dans cette perspective, les édits de Ferdinand Ier constituent, me
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semble-t-il, de bons indicateurs politiques et législatifs de cette « ter-
ritorialisation » de l’économie, si centrale dans la pensée de Botero42.
Aussi, l’histoire de Livourne est-elle indissociablement liée à la promo-
tion princière des « franchises » et de la tolérance religieuse, édifiées au
nom d’une « utilité publique » teintée désormais de « mercantilisme »43.

37. Voir à ce sujet les avertissements utiles de Jean-Frédéric Schaub, « La notion d’État
moderne est-elle utile ? Remarques sur les blocages de la démarche comparatiste en histoire »,
Cahiers du monde russe, vol. 46, 2005/1, p. 51-64 (p. 59).
38. Michel Senellart, « La raison d’État antimachiavélienne. Essai de problématisation », in
Christian Lazzeri et Dominique Reynié (dir.), La raison d’État : politique et rationalité, Paris, Puf, 1992,
p. 15-42 (p. 39).
39. Michel Senellart, Machiavélisme et raison d’État, op. cit. (n. 34), p. 71-83 ; Romain Descendre,
« Raison d’État, puissance et économie. Le mercantilisme de Giovanni Botero », Revue de métaphy-
sique et de morale, n° 39, 2003, p. 311-321 (p. 312-317).
40. Romain Descendre, « Raison d’État, puissance et économie », art. cit. (n. 39), p. 314-315.
41. « Privilegi che SAS concede a diverse nazioni abitanti in Livorno », in Lorenzo Cantini,
Legislazione toscana, op. cit. (n. 24), vol. 14, art. 6, p. 12.
42. Romain Descendre, « Raison d’État, puissance et économie », art. cit. (n. 39), p. 315 ;
Romain Descendre, L’État du monde, op. cit. (n. 34). Un processus de « territorialisation » qu’il convient
de mettre en perspective avec l’effort de centralisation administrative toscan au xvie siècle : Elena
Fasano Guarini, « Potere centrale e comunità soggette nel Granducato di Cosimo I », Rivista storica
italiana, LXXXIX, 1977, p. 490-538 ; Luca Mannori, Il sovrano tutore. Pluralismo istituzionale e accentra-
mento amminis- trativo nel principato dei Medici (sec. xvi-xviii), Milan, Giuffrè, 1994 ; Luca Mannori, « La
città e il principe. L’equilibrio territoriale dello Stato mediceo », in Giuliano Pinto et Lorenzo Tanzini
(dir.), Poteri centrali e autonomie nella Toscana medievale e moderna, Florence, Olschki, 2012, p. 161-181.
43. Sur ce lien ténu entre utilitas publica et « mercantilisme », voir : Michel Senellart,
Machiavélisme et raison d’État, op. cit. (n. 34), p. 67-83.

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L’indice de la franchise 287

Cette promotion obéit toutefois à un jeu complexe, oscillant entre


publicité et dissimulation. La Livornina de 1593 a ainsi été envoyée au
sultan ottoman Murād III (953/1546-1003/1595) dans l’espoir (fina-
lement vain à cause des galères toscanes de Saint Étienne qui croisent
contre le « Turc ») d’obtenir, par réciprocité, l’établissement d’un
consul florentin dans l’Empire ottoman44. La forme chapitrée de l’édit
toscan n’est d’ailleurs pas sans faire penser au droit capitulaire otto-
man45. Autre point familier, les normes musulmanes, via la doctrine de
la d̲h̲imma, ne voient aucun inconvénient à la tolérance des minorités
juives dans les grands ports et les places marchandes de Méditerranée,
à l’instar de Tunis, Alexandrie, Salonique, İzmir, Alep ou Istanbul. La
Livornina circule en outre vers l’Europe septentrionale : une copie inté-
grale de l’édit, envoyée dès juin 1593, se trouve dans les State Papers
anglais46. Deux ans plus tôt, les secrétaires d’État de la reine Elizabeth
reçoivent le texte des privilèges du 12 février 1592, qui s’adressent à
tous les futurs habitants de Livourne47. Durant les années 1595-1598,
Maggino di Gabriello entreprend de présenter les privilèges toscans à
la cour des princes de Lorraine, d’Aix-la-Chapelle et du Württemberg,
dans le but de développer des liens commerciaux entre la Toscane et
l’Allemagne occidentale48.
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À cette publicité des privilèges, succède toutefois rapidement,
comme l’a bien montré Lucia Frattarelli Fischer, un effort de dissimu-
lation face aux récriminations du pape et de l’Espagne, hostiles à la
marge de manœuvre laissée aux « nouveaux chrétiens » pour retour-
ner au judaïsme49. En effet, au regard du droit canon et de Rome, le
souverain toscan protégeait de manière complice l’apostasie des Juifs

44. Lucia Frattarelli Fischer, Vivere fuori dal ghetto, op. cit. (n. 21), p. 42.
45. Viorel Panaite a montré combien le principe « d’utilité publique » (maṣlaḥa) devait guider
les opinions des jurisconsultes musulmans : la paix doit être « profitable » à la « foi et à l’État »
(dīn ü devlet) une opinion que l’on pourrait rapprocher, par analogie, de la « raison d’État » ou
tout du moins du ius imperfectum, invoqué parfois pour justifier les Capitulations accordées par le
sultan ottoman (Viorel Panaite, The Ottoman Law of War and Peace: the Ottoman Empire and Tribute
Payers, Boulder, East European Monographs, 2000, p. 132). Sur le ius imperfectum et son élabo-
ration chez les théoriciens du ius gentium, voir : Georg Cavallar, The Rights of Strangers: Theories of
International Hospitality, the Global Community and Political Justice since Vitoria, Aldershot, Ashgate, 2002
(chez Grotius, p. 134 ; Suárez et Gentili, p. 156-162 ; chez Pufendorf, p. 201-208) ; voir aussi :
Roberto Zaugg, Stranieri di antico regime : mercanti, giudici e consoli nella Napoli del Settecento, Rome,
Viella, 2011, p. 63-64.
46. The National Archives (Kew Gardens), State Papers, 98 « Tuscany », vol. 1, fos 91-99v.
47. Ibidem, fos 42-43.
48. Daniel Jütte, « Abramo Colorni, jüdischer Hofalchemist Herzog Fridrichs I,
und die hebräische Handelskompanie des Maggino Gabrielli in Württemberg am Ende
des 16. Jahrhunderts. Ein biographischer und methodologischer Beitrag zur jüdischen
Wissenschaftsgeschichte », Aschkenas, vol. 15, 2007/2, p. 435-498 ; Lucia Frattarelli Fischer, Vivere
fuori dal ghetto, op. cit. (n. 21), p. 56-58.
49. Lucia Frattarelli Fischer, Vivere fuori dal ghetto, op. cit. (n. 21), p. 52-56 ; Marcella Aglietti,
I governatori di Livorno, op. cit. (n. 3), p. 38.

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288 Guillaume Calafat

convertis qui retournaient publiquement à leur foi. En 1600, le grand-


duc interdit à sa chancellerie de donner une quelconque copie de la
Livornina ou d’en permettre la consultation : sur le livre des privilèges
est alors reportée en marge la mention « non se ne dia copia ne vista50 ».
Cette mesure de prudence diplomatique s’accompagne de toute une
série de restrictions et de limitations apportées aux privilèges des
années 1590 (l’impossibilité d’obtenir un doctorat de l’université de
Pise, l’abaissement de treize à sept ans des baptêmes d’enfants juifs
émettant le souhait de se convertir…), fruits de compromis entre
l’Inquisition, le pape, et les représentants de la communauté juive en
Toscane. Du reste, si les Juifs ne sont pas enfermés dans un ghetto à
proprement parler, leur habitat est tout de même circonscrit, dès les
années 1620, à une partie de la ville dessinée par la via Reale d’un
côté et la Via Serristori de l’autre, interdisant, semble-t-il, la presti-
gieuse via Ferdinanda, plus centrale51. Les habitants non-juifs de
Livourne réclament d’ailleurs en 1630 que soit édifié un ghetto et que
les Juifs portent une marque distinctive, un « segno », conformément
à ce qui se fait à Rome ou Ancône52. Malgré ce raidissement dans
les premières décennies du xviie siècle, malgré les plaintes réitérées
et l’hostilité d’une partie des habitants de Livourne, les privilèges
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de 1593 ne furent cependant jamais abrogés : à l’origine prévus pour
cinq lustres, il fut établi qu’ils étaient tacitement renouvelés dans le
cas où n’intervenait pas une révocation dans les cinq années qui pré-
cédaient l’échéance53. Les Juifs de Livourne ne furent jamais enfermés,
ni soumis à des interdits nocturnes ; bien au contraire, certains d’entre
eux habitaient à l’extérieur des limites strictes du « quartier juif » de
la ville, qui occupait la partie sud de la ville, derrière la cathédrale54.
Autrement dit, malgré diverses attaques, qu’elles viennent de
l’extérieur ou de l’intérieur de l’État toscan, les grands-ducs n’abro-
gèrent jamais la Livornina, ni n’en remirent en cause ses principes fon-
damentaux : le privilège était conçu par les juristes toscans comme

50. ASF, Pratica Segreta, 189, n° 208, f° 196v ; voir Lucia Frattarelli Fischer, Vivere fuori dal
ghetto, op. cit. (n. 21), p. 53.
51. ASF, Auditore poi Segretario delle Riformagioni, 210, « Regolamenti giurisdizionali relativi al
porto di Livorno », f° 71 : « Il Gran Cosimo Secondo, che sia in Cielo, considerato la mala ripu-
tazione che davano li ebrei habitando la strada Ferdinanda à quel luogo, comando’ all’Ill.mo
Signore Lorenzo Usimbardi, che scrivesse à Livorno à chi occorreva che comandassi alli ebrei,
che sgombrassino la strada Ferdinanda, et andassino ad habitare alle loro stanze assegnateli per
ghetto, il quale ordine ando’ sotto le panche; da poi la medesima Altezza l’anno 1620 di suo moto
proprio ordino’ quanto appresso ».
52. ASF, Auditore poi Segretario delle Riformagioni, 210, fos 69-71, 86-89, 92. Sur les règlements et
les provisions concernant la « nation juive » de Livourne aux xviie et xviiie siècles, voir en parti-
culier : Collezione degl’Ordini Municipali di Livorno, op. cit. (n. 24), « Regolamenti Ebraici », p. 301-336.
53. Andrea Addobbati, Commercio, rischio, guerra, op. cit. (n. 1), p. 24.
54. Renzo Toaff, La nazione ebrea, op. cit. (n. 21), p. 137.

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L’indice de la franchise 289

l’acte souverain d’un prince qui ne reconnaît point de supérieur, et


son abrogation aurait en conséquence pu être perçue comme un
désaveu, comme un recul émoussant non seulement la mémoire de
Ferdinand Ier, mais aussi la souveraineté même du monarque. Datée
de 1602, une lettre de l’Auditeur Fiscal Paolo Vinta (1536-1609) à
son frère Belisario (1542-1613), alors secrétaire de Ferdinand Ier,
l’explique en ces termes :
Il n’est pas nouveau que les Princes chrétiens tolèrent non seulement
dans leurs États les Juifs, mais aussi qu’ils leur concèdent sauf-conduit
et assurances […]. Son Altesse, dans les grâces, immunités et assu-
rances concédées le 1er juillet 1591 aux marchands de toutes les nations,
et expressément aux juifs afin qu’ils fréquentent, pour le bien public, le
port et l’escale de Livourne et la ville de Pise pendant vingt-cinq années,
explique et veut que, durant cette période, on ne puisse exercer aucune
inquisition contre eux […] ; et comme Votre Seigneurie le sait, les sauf-
conduits et concessions du Prince sont inviolables et si quelqu’un venait
à les empêcher ou les troubler, il se verrait châtier […] comme pour
un péché de Lèse-Majesté […] ; il faudrait donc observer [ces grâces]
comme un contrat garanti par la dignité du Prince55.
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C’est sans doute cette constance, cette solidité et cette confirma-
tion renouvelée des privilèges qui, aux yeux des contemporains, fai-
saient bien toute l’originalité des « franchises » livournaises56.

Des politiques économiques tâtonnantes : compétitions


portuaires italiennes, présence juive et souveraineté

Les lois Livornine de Ferdinand Ier n’étaient pas une initiative isolée :
elles s’inscrivaient bien plutôt dans un contexte, qualifié par Jonathan

55. ASF, Miscellanea Medica, 23, fasc. 11, 7 mai 1602 : « Non è nuovo che li Principi chris-
tiani non solo tollerino ne’ loro Stati li Giudei, ma ancora concedino a essi alcuni salvocondotti et
securità […]. S.A. nelle gratie immunità, et sicurtà concesse sino sotto dì primo di Luglio 1591 alli
Mercanti di qualsivoglia Natione, et nominatamente alli hebrei per frequentare a benefitio publico,
il Porto et scala di Livorno et la Città di Pisa, per termine di anni 25, esplica et vuole che per detto
tempo non si possa esercitar alcuna inquisitione contro di loro […] ; et come sa V.S. li salvocodotti et
concessioni del Principe sono inviolabili, et se qualsivoglia le impedisse, o, disturbasse verrebbe gasti-
gato […] come peccato di Lesa Maestà […] ; dovrebbe osservarsi come contratto guarantigiato per
dignità del Principe » ; transcrite par Renzo Toaff, La nazione ebrea, op. cit. (n. 21), p. 436-437 (p. 436).
56. Un point soulevé par Samuel Fettah, « Livourne : cité du Prince, cité marchande
(xvie-xixe siècle) », in Jean Boutier, Sandro Landi et Olivier Rouchon (dir.), Florence et la Toscane,
xive-xixe siècles. Les dynamiques d’un État italien, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004,
p. 179-195 (p. 183-184). Voir désormais : Samuel Fettah, Les limites de la cité : espace, pouvoir et société
à Livourne au temps du port franc (xviie-xixe siècle), Rome, École française de Rome, 2017.

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290 Guillaume Calafat

Israel de « mercantilisme philosémite », qui caractérisa plusieurs


États italiens du second xvie siècle57. En 1569, le duc Emmanuel-
Philibert de Savoie avait invité à s’installer sur ses terres des Juifs réfu-
giés venant des États pontificaux et d’Avignon. En septembre 1572,
il faisait publier un édit de trente-quatre articles qui proposait aux
Juifs « de toute origine, Italiens, Allemands, Espagnols, Portugais,
de Levant, de Barbarie, de Syrie » de s’établir dans le port de Nice
et son contado58. La proximité du « Privileggio » concédé par le duc
de Savoie avec la Livornina de 1593 est indéniable59. Les libertés de
conscience et de culte étaient garanties, sans port de marque distinc-
tive ni menace de l’Inquisition pour les « nouveaux chrétiens » por-
tugais et espagnols qui décidaient de retourner à leur foi (articles 1,
3, 11, 12, 16, 20, 25, 28), de même que les libertés de commercer,
d’exercer n’importe quel métier, d’acheter des biens immeubles ou de
louer des maisons, de tester et d’aller à l’université (articles 2, 13, 14,
15, 17, 18, 22, 23, 27). Comme dans la Livornina vingt ans plus tard,
l’édit promettait une autonomie communautaire, moyennant l’élec-
tion de députés (article 20), la possibilité de juger les différends entre
Juifs conformément à la « loi juive » (article 19), et l’administration
d’une justice sommaire et rapide (article 9) garantie par des « conser-
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vateurs » des privilèges présents en Savoie, en Piémont et à Nice
(articles 26 et 30). Par ailleurs, les Juifs pouvaient faire venir dans les
États du duc de Savoie, s’ils le jugeaient bon pour leur commerce,
des « Turcs, Maures, Persans, Arméniens ou membres d’autre nation
ou langue », qui seraient libres d’y négocier et d’y introduire des
marchandises et de l’argent – où l’on retrouve ici l’idée d’une greffe
commerciale juive avec le commerce levantin et l’Empire ottoman

57. Jonathan Israel, European Jewry in the Age of Mercantilism, 1550-1750, Portland, Littman
Library of Jewish Civilization, 1998, p. 35-52 (p. 46 pour l’expression « philosemitic mercanti-
lism »). Pour une discussion sur les liens entre philosémitisme et républicanisme au xviie siècle :
Adam Sutcliffe, « The Philosemitic Moment ? Judaism and Republicanism in Seventeenth-
Century European Thought », in Jonathan Karp et Adam Sutcliffe (dir.), Philosemitism in History,
Cambridge, Cambridge University Press, 2011, p. 67-89.
58. Moses Lattes, « Documents et notices sur l’histoire politique et littéraire des Juifs en
Italie », Revue des études juives, vol. 5, 1882, p. 219-237 (p. 223-228): « d’essa stirpe cosi Italiani,
Todeschi, Spagnuoli, Portoghesi, di Levante, Barbaria, di Soria » ; Jacques Decourcelle, La condi-
tion des Juifs de Nice aux xviie et xviiie siècles, Paris, Puf, 1923 ; Haim Beinart, « La venuta degli ebrei
nel Ducato di Savoia e il privilegio del 1572 » [en hébreu, avec un appendice en italien], in Daniel
Carpi, Attilio Milano et Alexander Rofé (dir.), Scritti in memoria di Leone Carpi : saggi sull’ebraismo
italiano, Milan-Jérusalem, Fondazione Sally Mayer, 1967, p. 72-118 ; Salvatore Foà, La politica eco-
nomica della Casa Savoia verso gli ebrei dal sec. 16. fino alla Rivoluzione francese : il portofranco di Villafranca
(Nizza), Rome, La rassegna mensile di Israel, 1962 ; Benjamin Ravid, « A Tale of Three Cities
and their Raison d’État: Ancona, Venice, Livorno, and the Competition for Jewish Merchants in
the Sixteenth Century », Mediterranean Historical Review, vol. 6, 1991/2, p. 138-162 (p. 145-146).
59. Cette proximité a été plus particulièrement soulevée par Salvatore Foà, La politica eco-
nomica, op. cit. (n. 58), p. 21.

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L’indice de la franchise 291

(article 32). Enfin, comme dans l’édit toscan de 1593, les privilèges
étaient prévus pour une durée de vingt-cinq ans (article 34)60.
Emmanuel-Philibert cherchait avec cet édit à relancer une éco-
nomie piémontaise mise à mal par les occupations françaises et espa-
gnoles durant les guerres d’Italie. Comme le « Privileggio » l’indique,
sa promulgation avait été préparée par les suppliques de deux mar-
chands juifs d’Alessandria, Vitale Sacerdote et son fils Simone, bons
connaisseurs des places marchandes méditerranéennes, et dont
l’intermédiation dans l’élaboration des privilèges de 1572 – comme
celle de Maggino di Gabriello avec Ferdinand Ier – s’était avérée
décisive61. Leurs demandes s’inspiraient explicitement de plusieurs
précédents, notamment de la politique menée sous les pontificats
de Paul III (1534-1549) et Jules III (1550-1555) invitant, au milieu
du xvie siècle, les « nouveaux chrétiens » portugais, les novos cristãos,
à s’établir dans le port d’Ancône pour y encourager les relations
commerciales avec le Levant62. Aussi, le premier article des privilèges
savoyards cite-t-il, comme une preuve de la licéité de la démarche
du duc, le bref de Jules III de 1552-1553 adressé à « l’université des
Juifs portugais » (universitas hebreorum lusitanorum seu portugallensium) qui
garantit aux Juifs ponantins – et aux marranes – les mêmes privi-
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lèges qu’aux Juifs levantins63. Au milieu du xvie siècle, Ancône a ainsi
l’allure d’un port florissant, où les Juifs jouent un rôle commercial de
premier plan, favorisant aussi bien l’importation des draps d’Angle-
terre et des Pays-Bas que le commerce avec l’Empire ottoman64.

60. Voir la transcription du « Privileggio » dans Moses Lattes, « Documents et notices »,


art. cit. (n. 58), p. 231-237.
61. Salvatore Foà, La politica economica, op. cit. (n. 58), p. 14-15.
62. Heimann Rosenberg, « Alcuni documenti riguardanti i marrani portoghesi in Ancona »,
Rassegna mensile d’Israel, vol. 10, 1935, p. 306-323 ; Ariel Toaff, « L’“Universitas hebraeorum portugal-
lensium” di Ancona nel Cinquecento. Interessi economici e ambiguità religiosa », Atti e memorie della
deputazione di storia patria per le Marche, vol. 87, 1982, p. 115-145 ; Shlomo Simonsohn, « Marranos
in Ancona under Papal Protection », Michael, vol. 9, 1985, p. 234-267 ; Renata Segre, « Sephardic
Settlements in Sixteenth-Century Italy: A Historical and Geographical Survey », Mediterranean
Historical Review, vol. 6, 1991/2, p. 112-137 (p. 118-120) ; Benjamin Ravid, « A Tale of Three
Cities », art. cit. (n. 58), p. 143-145 ; Géraud Poumarède, Pour en finir avec la Croisade. Mythes et
réalités de la lutte contre les Turcs aux xvie et xviie siècles [2004], Paris, Puf, 2009, p. 342-350 ; Viviana
Bonazzoli, « Una identità ricostruita. I portoghesi ad Ancona dal 1530 al 1547 », Zakhor. Rivista di
Storia degli ebrei d’Italia, vol. V, 2001-2002, p. 9-38.
63. Moses Lattes, « Documents et notices », art. cit. (n. 58), p. 233 : « Et primo, perche per
le lettere Appostoliche della felice memoria del Papa Giulio terzo in confirmatione d’altre lettere
simili di Papa Paulo terzo suo predecessore, si vede che loro Santita concedono a simili Portughesi,
et Spagnuoli, che possano venir star et habitar con le loro famiglie et beni nella cita d’Ancona et
altre terre suddite alla Chiesa Romana, con ampio et libero salvocondutto,et piena et inviolabile
sicurta, dandogli facoltà di poter tener le loro sinagoghe, et far tutte l’altre cose riti et ceremonie,
ad uso delli Hebrei : et viver conforme alle loro leggi ».
64. Viviana Bonazzoli, « Ebrei italiani, portoghesi, levantini sulla piazza commerciale di
Ancona intorno alla metà del Cinquecento », in Gaetano Cozzi (dir.), Gli Ebrei e Venezia (secoli
xiv-xviii), Milan, Comunità, 1987, p. 727-770. Sur les Juifs d’Ancône, voir désormais les travaux

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292 Guillaume Calafat

Les voyageurs sont frappés par ses riches palais, par l’afflux de mar-
chandises et de navires, de même que par les Juifs, les Ragusains et les
quelques « Turcs » qu’on peut y trouver et qui donnent au port des
Marches un air de Levant65.
La mention des brefs pontificaux dans les privilèges savoyards
de 1572 visait surtout à légitimer la démarche du prince de Savoie.
Elle ne promettait cependant pas une garantie de stabilité ou de
sécurité. En effet, durant le pontificat de Paul IV (1555-1559), qui
marqua une véritable rupture avec les politiques de relative tolé-
rance de ses prédécesseurs, les « marranes » furent persécutés et
les privilèges octroyés aux « Portugais » révoqués. En 1556, vingt-
cinq « nouveaux chrétiens » judaïsants furent exécutés à Ancône,
et la plupart de leurs coreligionnaires, contraints à l’exil, choisirent
de s’établir à Pesaro, Ferrare ou dans l’Empire ottoman66. Outre
l’exemple de la politique pontificale de Paul III et Jules III, les pri-
vilèges d’Emmanuel-Philibert évoquaient deux autres précédents ita-
liens : les lettres patentes du duc de Ferrare du 24 septembre 1559
(qui reprenaient celles de 1550 adressées à la « nation espagnole et
portugaise »), et celles de Côme Ier de Médicis du 26 juin 155167. On
retrouve dans ces édits cette convergence d’intérêts entre un prince,
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soucieux de développer les débouchés maritimes et les liens commer-
ciaux de ses États avec la Méditerranée orientale, et les initiatives
d’entrepreneurs juifs. Pour la charte de 1551, par exemple, le duc
de Florence avait pu compter sur l’entremise du romaniote Servadio
di Sabbato (Ovadià di Shabettay), installé à Damas, actif à Ancône
en 1544-1545 et habitué à se rendre en Toscane pour son négoce68.
Par un memoriale transmis au jeune souverain toscan, Servadio était

de Luca Andreoni, « “Una nazione in commercio” : gli ebrei di Ancona (secc. XVII-XVIII) »,
thèse de doctorat soutenue en 2013 à la Scuola Superiore di Studi Storici di San Marino ; Luca
Andreoni, « Questione di fiducia. Stime dei patrimoni, commercio ed ebrei nello Stato della
Chiesa (secoli xvii-xviii) », in Marina Romani (dir.), Storia economica e storia degli ebrei. Istituzioni,
capitale sociale e stereotipi (secc. xv-xviii), Milan, FrancoAngeli, 2016, p. 125-154.
65. Alberto Caracciolo, Le port franc d’Ancône : croissance et impasse d’un milieu marchand au
xviiie siècle, Paris, Sevpen, 1965, p. 14 ; Jean Delumeau, Vie économique et sociale de Rome dans la
deuxième moitié du xvie siècle, Paris, De Boccard, 1957, vol. 1, p. 385-386 ; Géraud Poumarède, Pour
en finir avec la Croisade, op. cit. (n. 62), p. 349-350.
66. Renata Segre, « Nuovi documenti sui marrani d’Ancona (1555-1559) », Michael, vol. 9
(1985), p. 130-223 ; Géraud Poumarède, Pour en finir avec la Croisade, op. cit. (n. 62), p. 344.
67. Moses Lattes, « Documents et notices », art. cit. (n. 58), p. 232 : « havendoci fatto veder let-
tere patenti di li sommi Pontifici Paulo Terzo, dato ali sei di Febraro mille cinque cento cinquantatre.
Et altri del Signor Duca di Ferrara sotto li vintiquattro di Settembre 1559. Ratificando tutto quello che
haverano fatto et concesso li suoi predecessori, et tutto quello che haverano fatto et concesso li suoi
predecessori, et altri del Signor Duca di Fiorenza, sotto li XXVI di Giugno 1551 , disponenti in simil
materia […] ». Voir, sur Ferrare, Renata Segre, « Sephardic Settlements », art. cit. (n. 62), p. 125-126.
68. Renata Segre, « Nuovi documenti sui marrani », art. cit. (n. 66), p. 132 ; Renzo Toaff, La
nazione ebrea, op. cit. (n. 21), p. 36-37 ; Stefanie B. Siegmund, The Medici State and the Ghetto of Florence : the
Construction of an Early Modern Jewish Community, Stanford, Stanford University Press, 2006, p. 104-113.

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L’indice de la franchise 293

parvenu à convaincre le duc de Florence et ses conseillers d’octroyer


des privilèges aux Juifs levantins69. Deux ans auparavant, le 15 janvier
1549, Côme Ier avait promulgué un privilège aux « nouveaux chré-
tiens » portugais et castillans – certes prudemment non transcrit dans
les Libri Privilegiorum florentins – qui explique l’arrivée de commer-
çants et d’industriels juifs ponantins dans la Toscane des années 1550-
158070. Les privilèges des années 1540-1550 furent cependant sou-
mis à des restrictions durant les deux décennies suivantes – des res-
trictions parfois drastiques et dramatiques comme à Ancône ou à
Ferrare, ou bien plus mesurées comme en Toscane71. Pour soigner
ses relations avec le Saint-Siège après l’octroi du titre de grand-duc
qui contrariait l’Espagne et l’Empire, Côme Ier en vint à adopter des
mesures antijuives, comme l’autodafé de Talmuds en place publique,
l’obligation faite aux Juifs italiens de vivre dans le ghetto de Florence
et de porter une marque jaune sur leurs chapeaux72. Toutefois, les
Juifs portugais restaient tacitement protégés. En 1556, l’année des
persécutions d’Ancône, le duc de Florence chercha même à attirer
les « nouveaux chrétiens » installés dans les États pontificaux en réi-
térant une série de privilèges, secrètement promulgués et dissimulés
aux autres puissances, adressés à tous ceux « qui ont vécu par le passé
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comme chrétiens » (« in passato vissuti come Christiani »)73. Comme l’a
bien montré Lucia Frattarelli Fischer, les privilèges du premier grand-
duc, malgré quelques compromis, ne furent jamais formellement
abrogés ou révoqués et c’est bien évidemment dans la lignée de cette
politique favorable à l’établissement des marranes sur le sol toscan
que Ferdinand Ier put promulguer l’édit de 159374.
Dans son éclairante comparaison d’Ancône, Venise et Livourne
– autrement dit de trois villes qui adoptèrent, à un moment donné du
xvie siècle, des mesures favorables à l’installation des Juifs levantins et
ibériques – Benjamin Ravid a souligné l’importance de la « compé-
tition » entre États pour attirer les marchands juifs et leurs réseaux

69. Renzo Toaff, La nazione ebrea, op. cit. (n. 21), p. 36 ; Benjamin Ravid, « A Tale of Three
Cities », art. cit. (n. 58), p. 144 ; Renata Segre, « Sephardic Settlements », art. cit. (n. 62), p. 128.
Sur le contexte plus général d’admission des Juifs levantins dans les États italiens du xvie siècle,
voir : Bernard Dov Cooperman, « Venetian Policy Towards Levantine Jews in Its Broader Italian
Context », in Gaetano Cozzi (dir.), Gli Ebrei e Venezia, op. cit. (n. 64), p. 65-84.
70. Lucia Frattarelli Fischer, Vivere fuori dal ghetto, op. cit. (n. 21), p. 15-36 ; James W. Nelson
Novoa, « I procuratori dei cristiani nuovi a Roma e i retroscena dei privilegi di Cosimo de Medici di
1549 », Cuadernos de Estudios Sefarditas, nos 10-11, 2011, p. 281-296.
71. Stefanie B. Siegmund, The Medici State and the Ghetto, op. cit. (n. 68), p. 113-120.
72. Renzo Toaff, La nazione ebrea, op. cit. (n. 21), p. 39 ; Renata Segre, « Sephardic
Settlements », art. cit. (n. 62), p. 128. Sur la construction du ghetto de Florence : Stefanie
B. Siegmund, The Medici State and the Ghetto, op. cit. (n. 68), p. 171-222.
73. Renzo Toaff, La nazione ebrea, op. cit. (n. 21), p. 30-33.
74. Lucia Frattarelli Fischer, Vivere fuori dal ghetto, op. cit. (n. 21), p. 20-30.

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294 Guillaume Calafat

commerciaux. Cette « compétition » participait bel et bien de ce


versant mercantiliste de la « raison d’État » qui joua un rôle déter-
minant dans l’histoire de la tolérance européenne, et dont témoigne
de manière emblématique le Discorso circa il stato de gl’Hebrei (1638) de
Simone Luzzatto75. Si la rivalité économique des États italiens prend
certes plusieurs formes, la condition des Juifs en offre un révélateur
particulièrement efficace. Sur le versant adriatique de la péninsule
italienne, la concurrence entre Ancône et Venise fut particulièrement
âpre dans la seconde moitié du xvie siècle : outre les controverses sur
la liberté de la navigation dans le « Golfe de Venise », Vénitiens et
Pontificaux s’accusèrent réciproquement de vouloir détourner leurs
trafics respectifs par l’instauration de taxes et de droits de douane dis-
suasifs76. À cette guerre douanière au long cours, un autre motif de
démêlés concernait précisément le statut des Juifs, et plus particuliè-
rement celui des crypto-Juifs, ces « marranes » qui revenaient publi-
quement à leur foi. Tournant le dos aux mesures d’expulsion prises
au début des années 1570, le Sénat vénitien assura en juillet 1589 la
résidence de plein droit et un statut proche de la prestigieuse citoyen-
neté de intus et extra aux Juifs levantins et aux ponantins (c’est-à-dire,
de fait, à d’anciens « nouveaux chrétiens ») par un édit – ou plus pré-
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cisément une charte (condotta) – qui sanctionnait un processus de réin-
tégration amorcé dès 1573, via la médiation d’entrepreneurs tels que
le médecin Solomon Ashkenazi ou le marchand Daniel Rodriga77.
Chaque évolution de la politique de la Sérénissime à l’égard des Juifs
tenait compte de la rivale anconitaine : lorsque les Vénitiens déci-
dèrent d’expulser les Juifs en 1571, ils tentèrent de persuader le pape

75. Benjamin Ravid, « A Tale of Three Cities », art. cit. (n. 58), p. 139 ; Benjamin Ravid,
Economics and Toleration in Seventeenth-Century Venice: the Background and Context of the Discorso of Simone
Luzzatto, Jérusalem, American Academy for Jewish Research, 1978, p. 96-98 ; Benjamin Ravid,
« “How Profitable the Nation of the Jewes Are”: The Humble Addresses of Menasseh ben Israel
and the Discorso of Simone Luzzatto », in Jehuda Rainharz et Daniel Swetchinski (dir.), Mystics,
Philosophers, and Politicians: Essays in Jewish Intellectual History in Honor of Alexander Altmann, Durham,
Duke University Press, 1982, p. 159-180. Sur la façon dont Luzzatto renverse un certain nombre
de stéréotypes antijuifs, voir Francesca Trivellato, The Promise and Peril of Credit: What a Forgotten
Legend about Jews and Finance Tells us About the Making of Europe’s Commercial Society, Princeton,
Princeton University Press, à paraître, chap. 4.
76. Sur la longue durée de ces rivalités adriatiques anconito-vénitiennes, voir : Ugo Tucci,
« Venezia, Ancona e i problemi della navigazione adriatica nel ’500 », in Mercati, mercanti, denaro
nelle Marche (secoli xiv-xix), Ancone, Deputazione di storia patria per le Marche, 1989, p. 147-
170 ; Alberto Caracciolo, Le port franc d’Ancône, op. cit. (n. 65), p. 13-48 ; Géraud Poumarède, Pour en
finir avec la Croisade, op. cit. (n. 62), p. 350-368.
77. Benjamin Arbel, Trading Nations: Jews and Venetians in the early modern Eastern Mediterranean,
Leyde, Brill, 1995, p. 74-76 et 87-94 ; Benjamin Ravid, « A Tale of Three Cities », art. cit. (n. 58),
p. 148-155 ; Benjamin Ravid, « The First Charter of the Jewish Merchants of Venice, 1589 »,
Association of Jewish Studies Review, vol. 1 (1976), p. 187-222 ; Brian Pullan, The Jews of Europe and
the Inquisition of Venice, 1550-1670, Oxford, Blackwell, 1983 ; Robert C. Davis et Benjamin Ravid
(dir.), The Jews of Early Modern Venice, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2001.

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L’indice de la franchise 295

de faire de même dans ses États. Le nonce de Venise comprit rapi-


dement que ce zèle visait surtout à éviter que le commerce levantin
ne se dirigeât intégralement vers la cité des Marches78. À l’inverse,
la progressive réinstallation des marranes dans la lagune au cours
des années 1570 suscita les plaintes réitérées des nonces de Venise
et des autorités ecclésiastiques qui relayèrent l’hostilité d’une papauté
bien décidée à appliquer les décisions du concile de Trente, marquée
par un certain « antijudaïsme doctrinal » mais aussi scandalisée par
la protection que Venise accordait ouvertement aux apostats79.
Intransigeants vis-à-vis des « nouveaux chrétiens », les papes n’en
continuèrent pas moins d’adopter des mesures favorables à l’instal-
lation des sujets ottomans, qu’ils fussent juifs, turcs, ou grecs80. Cinq
ans après la charte vénitienne de 1589 – et moins d’un an après la
Livornina –, le pape Clément VIII décidait de riposter par la bulle
Ex apostolicae servitutis du 8 mars 1594. Rome tentait de revivifier un
commerce d’Ancône ralenti par une crise endémique et menacé par
de nombreuses déviations du trafic, non seulement vers Venise, mais
aussi désormais vers l’échelle vénitienne de Spalato [Split] – elle aussi
promue à l’initiative de Rodriga81 – et vers Raguse (Dubronik)82. La
bulle prévoyait, entre autres, l’instauration d’une taxe de 12 % pour
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toutes les marchandises importées du Levant qui auraient fait escale
dans un autre port adriatique avant d’aborder à Ancône83. Pour

78. Benjamin Arbel, Trading Nations, op. cit. (n. 77), p. 75-76.
79. Géraud Poumarède, Pour en finir avec la Croisade, op. cit. (n. 62), p. 359. Sur la politique
du Saint-Siège à l’égard des Juifs durant cette période : Kenneth R. Stow, Catholic Thought and
Papal Jewry Policy, 1555-1593, New York, Jewish theological seminary of America, 1977 ;
Kenneth R. Stow, Taxation, Community and State: the Jews and the Fiscal Foundation of the Early-Modern
Papal State, Stuttgart, A. Hiersemann, 1982.
80. Géraud Poumarède, Pour en finir avec la Croisade, op. cit. (n. 62), p. 349.
81. Benjamin Ravid, « An Autobiographical Memorandum by Daniel Rodriga, inventore of
the scala of Spalato », in Ariel Toaff et Simon Schwarzfuchs (dir.), The Mediterranean and the Jews.
Banking, Finance and International Trade, xvi-xviii centuries, Jérusalem, Bar-Ilan university press, 1989,
p. 189-213.
82. Sergio Anselmi, « Venezia, Ragusa, Ancona tra Cinque e Seicento », Atti e memorie della
deputazione di storia patria per le Marche, vol. 8 (1968-1970), p. 41-108 ; Jean Delumeau, « Un ponte
fra Oriente e Occidente : Ancona nel Cinquecento », Quaderni Storici, vol. 13 (1979), p. 26-47. Et
désormais la thèse de Benedetto Ligorio, « Le reti economiche e sociali degli ebrei nella repub-
blica di Ragusa e la diaspora commerciale sefardita 1546-1667 », thèse de doctorat soutenue
en 2017 à l’université de Rome-La Sapienza.
83. Bullarum diplomatum et privilegiorum sanctorum romanorum pontificum, Turin, 1865, « Tomus X –
Clemens VIII », « Ex apostolicae servitutis », p. 104-108 (p. 106, § 6) : Cuius quidem prohibitionis si
quis transgressor et violator extiterit, ita ut merces quascumque prius quidem ad portus Adriatici maris extra dic-
tionem nostram constitutos allatas et exoneratas, deinceps Anconam, vel ad alia Status nostri loca terra aut mari
comportare praesumat, volumus, ut quasi cuiusdam mulctae nomine, ultra solita et vetera vectigalia, novum etiam
solvere teneatur, duodecim nimirum pro centenario eius pretii, quo res ipsae aestimatae erunt. Voir sur cette bulle :
Benjamin Ravid, « A Tale of Three Cities », art. cit. (n. 58), p. 158 ; Géraud Poumarède, Pour
en finir avec la Croisade, op. cit. (n. 62), p. 360. Une version italienne de la bulle se trouve dans :
Giuliano Saracini, Notitie historiche della città d’Ancona già termine dell’Antico Regno d’Italia con diversi avve-
nimenti nella Marca Anconitana, & in detto Regno accaduti, Rome, 1675, p. 379-383.

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296 Guillaume Calafat

la République de Saint Marc, cette mesure visait ostensiblement


à « sucer le trafic de Venise », contribuant à raviver les controverses
historico-juridiques avec la papauté sur la domination du Golfe84.
L’autre élément important de la bulle de 1594 concernait les privi-
lèges et les exemptions accordés aux « Juifs levantins et à leur uni-
versité » qui s’inscrivaient dans la droite ligne de la politique de
Paul III85. Certes, il n’était nullement question d’admettre les ponan-
tins et les crypto-Juifs, mais les privilèges garantissaient un certain
nombre d’immunités fiscales, une facilité d’installation et la possibilité
pour les Juifs d’aller recouvrer leurs créances dans tout l’État ponti-
fical, malgré l’interdiction que le même Clément VIII leur avait faite
un an plus tôt de vivre ailleurs qu’à Rome, Ancône ou Avignon86.
Par ailleurs, la bulle promettait l’élection de consuls marchands sus-
ceptibles de terminer les différends sommairement et sans frais, fixant
le seuil de révocabilité des sentences à quarante écus pour un recours
qui augmentait le nombre de juges marchands mais ne changeait pas
le type de procédure87. En mai 1606, sous le pontificat de Paul V, les
privilèges octroyés à Ancône à « l’Université des Juifs, Turcs, Grecs
et autres Marchands » du Levant furent récapitulés, mentionnant
notamment l’autonomie juridictionnelle du « consul des Levantins »
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pour trancher les différends survenus au sein de cette « Université »88.
L’appareil de justification de la papauté pour expliquer la tolérance
des « infidèles » était double. En tant que « prince temporel » – pour
emprunter les catégories de Paolo Prodi89 – le pape pouvait souligner
que le commerce des Levantins bénéficiait à tous ses États – signe
du relatif succès des bulles promulguées à la fin du xvie siècle90. En

84. Le Collège vénitien explique en effet au nonce Graziani, lors de son audience du 13 août
1596 : « Che queste cose non si facevano com’io m’ero doluto a fin di sucare il traffico d’Ancona,
non essendo in loro tal intentione, et amando le cose di S.Stà come le lor proprie, mà che se ben
in Ancona s’instituivano ordini nuovi in pregiuditio di questo Dominio come pochi giorni sono
s’era pubblicato che le mercantie condotte da Venetia paghino in Ancona dodici per cento, con
che pareva bene che si volesse sucare il traffico di Venetia, et prohibir con questa gravezza, che
non levassero mercantie da questa Città, di che però essi non volevano dolersi perche a casa sua
ogn’uno era padrone, et poteva quello che li piaceva » (ASV, Archivum Arcis, Arm. I-XVIII, 6320,
f° 20v).
85. Bullarum, op. cit. (n. 83), Turin, 1865, « Tomus X – Clemens VIII », p. 105, § 4.
86. Ibidem, p. 105, § 5.
87. Ibidem, p. 107, § 11.
88. BASR, Statuti, Ancona, 644/4 : Privilegi concessi da diversi sommi pontefici all’Università
degl’Ebrei, Turchi, Greci, ed altri Mercanti Levantini nella Città di Ancona, Confermati dalla Santita di Nostro
Signore Papa Clemente X, con suo special Chrirografo, con espresso precetto à qualsivoglia giudici, e governatori
dello Stato Ecclesiastico di osservarli, e farli osservare, Rome, 1738, p. 4.
89. Paolo Prodi, Il sovrano pontefice. Un corpo e due anime : la monarchia papale nella prima età moderna,
Bologne, Il Mulino, 1982, p. 43-79.
90. BASR, Statuti, Ancona, 644/4 : Privilegi concessi da diversi sommi pontefici all’Università
degl’Ebrei, op. cit. (n. 88), p. 7 : « Noi dunque avendo per inseriti, ed espressi nelle presenti, ciascuna
delle lettere predette, e li tenori di quelle : considerando che il commercio loro giova non poco

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L’indice de la franchise 297

tant que « pasteur universel », il émettait néanmoins le vœu qu’au


contact des catholiques, les hérétiques décidassent finalement de se
convertir91.
Pour les Vénitiens, la politique pontificale à l’égard des
« Levantins » d’Ancône représentait une menace que les Cinque
Savi alla Mercanzia, responsable de la politique commerciale de la
Sérénissime, prenaient en tout cas très au sérieux92. La République
renouvela en 1598 la charte édictée dix ans plus tôt en l’adressant
à nouveau très explicitement aux « ponantins », invités à accroître
le commerce à l’avantage de la société tout entière93. Par une série
de consulti célèbres donnés dans les années 1610 au sujet des limites
juridictionnelles de l’Inquisition, Paolo Sarpi fut d’ailleurs amené à
défendre la politique de tolérance vénitienne à l’égard des Juifs en
général – y compris à l’égard des « nouveaux chrétiens » revenus au
judaïsme94. Le Servite justifiait les privilèges vénitiens en rappelant les
mesures de Jules III et en soulignant les bénéfices économiques que
les Juifs apportaient non seulement à Venise, mais encore à toute la
Chrétienté, ôtant une richesse et des savoir-faire qui, sinon, risquaient
de renforcer l’Empire ottoman95. Dans un consulto du 20 décembre
1616 qui soutenait contre l’Inquisition un « nouveau chrétien »
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retourné à la foi juive dans le ghetto de Venise, Sarpi insistait sur les
« causes très justes et nécessaires » qui avaient incité la République
de Venise à garantir des privilèges à cette « nation » (sous entendu
« portugaise » ou « ponantine ») ; il précisait d’ailleurs que d’autres
princes avaient invité les Juifs à s’installer dans leurs États, faisant
sans doute allusion au grand-duc de Toscane et au pape. Revenir
sur une telle protection serait dès lors « manquer à la parole » (man-
care della parola) donnée par le gouvernement vénitien aux Juifs96.
Les consulti de Sarpi signalaient un changement de contexte : alors
que, dans les années 1570, les politiques de tolérance tâtonnantes

allo stato nostro temporale ».


91. Idem : « E sperando, che essi per la conversazione trà Cristiani, per illuminazione dello
Spirito Santo, abbino alcuna volta da conoscere la via della verità, e la Santa Fede ».
92. Sergio Anselmi, « Venezia, Ragusa, Ancona », art. cit. (n. 82), p. 107 ; Benjamin Ravid,
« A Tale of Three Cities », art. cit. (n. 58), p. 158.
93. Benjamin Ravid, « Daniel Rodriga and the First Decade of Jewish Merchants of
Venice », in Aharon Lursky, Avraham Grossman, Yosef Kaplan (dir.), Exilio y diáspora : estudios
sobre la historia del pubelo judío en homenaje al Profesor Haim Beinart, Jérusalem, Ben-Zvi Institute, 1991,
p. 203-223 (p. 211-223).
94. Voir notamment Paolo Sarpi, Scritti giurisdizionalistici, Giovanni Gambarin (dir.), Bari,
Laterza, 1958, p. 119-212. Sur ce sujet : Gaetano Cozzi, « Società veneziana, società ebraica »,
in Gaetano Cozzi, Gli ebrei e Venezia, op. cit. (n. 64), p. 333-374 (p. 354-357).
95. Benjamin Ravid, « The First Charter », art. cit. (n. 77), p. 207-211 ; Benjamin Ravid,
« A Tale of Three Cities », art. cit. (n. 58), p. 155.
96. ASVe, Consultori in iure, 11, f° 384 ; cité par Gaetano Cozzi, « Società veneziana, società
ebraica », art. cit. (n. 94), p. 355.

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298 Guillaume Calafat

de la Sérénissime visaient surtout à éviter que les Juifs ne se rendis-


sent dans le port concurrent d’Ancône, leur protection au début du
xviie siècle devint l’occasion de revendiquer une certaine forme de
souveraineté et d’indépendance vis-à-vis du Saint-Siège.
On a évoqué la prudence des Toscans pour maintenir quasi intac-
tes les dispositions de la Livornina de 1593 au début du xviie siècle
face aux récriminations du pape et de l’Espagne. En édictant son pri-
vilège en 1572, Emmanuel-Philibert affrontait un contexte bien plus
difficile que Ferdinand Ier, et il reçut rapidement les plaintes du nonce
de Turin, de Philippe II ou encore de l’Inquisition portugaise, l’obli-
geant l’année suivante à exclure les marranes du privilège pour ne
pas être contraint de l’abroger tout bonnement97. La politique philo-
espagnole de son successeur, Charles-Emmanuel Ier (1580-1630),
acheva de freiner l’accueil des Sépharades ponantins en Savoie à la
fin du xvie siècle – les Juifs de Nice étant fortement invités à gommer
tout signe d’apostasie98. Les autres ports de la Méditerranée nord-
occidentale étaient encore moins hospitaliers. Malgré la présence
de marchands, de médecins ou de banquiers juifs à Gênes et dans
son Dominio, la République ligure n’accordait formellement que des
sauf-conduits temporaires dans la seconde moitié du xvie siècle, mar-
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quée dans les toutes dernières années par un édit d’expulsion pro-
mulgué le 5 mars 159799. Quant à la présence des Juifs à Marseille,
elle n’était que sporadique, en raison des édits d’expulsion des rois
de France au tournant des xve et xvie siècles. Dans cet espace, par
conséquent, seule Livourne semblait offrir un asile relativement sûr
pour les Juifs sépharades. Louis Dermigny écrit à ce titre que « la
condition des Juifs [est] décidément le shibboleth du port franc100 ». En
effet, les privilèges accordés aux Juifs fonctionnent comme un bon
indice des franchises, entendues dans les deux sens d’un affranchis-
sement et d’une promesse sincère. Il ne s’agit pas de considérer qu’il
n’y aurait qu’un seul et unique modèle de « port franc » qui ferait de
la tolérance religieuse – et tout particulièrement la tolérance à l’égard
des Juifs – un critère discriminant. En revanche, il existe une nette
corrélation entre le niveau de stabilité des franchises – qui ne pré-
sume pas nécessairement de son amplitude, ni ne suppose un succès
économique garanti – et celui de la présence des Juifs dans le port.

97. Salvatore Foà, La politica economica, op. cit. (n. 58), p. 20 ; Renata Segre, « Sephardic
Settlements », art. cit. (n. 62), p. 129-130.
98. Renata Segre, « Sephardic Settlements », art. cit. (n. 62), p. 130.
99. ASG, Archivio Segreto, « Decretorum Manualia », 845, f° 36 ; voir Rossana Urbani et
Guido Nathan Zazzu (dir.), The Jews in Genoa, Leyde, Brill, 1999, vol. 1 (507-1680), p. lvii-lxx
et 239, n° 510.
100. Louis Dermigny, « Escales, échelles et ports francs », art. cit. (n. 11), p. 547.

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L’indice de la franchise 299

Les nations marchandes craignaient surtout la révocation de leurs


immunités, exemptions et privilèges. « Manquer à sa parole », comme
l’écrivait Sarpi, constituait, outre le caractère injuste du revirement,
un signal d’inconstance préjudiciable et alarmant pour les marchands
juifs, mais aussi, plus globalement pour les marchands « étrangers »
sans attaches locales.

Ports francs et conditions des Juifs : Nice/Villefranche,


Gênes et Marseille au xviie siècle

Parallèlement aux concurrences adriatiques entre Venise, Ancône


et Raguse, la Méditerranée occidentale fut, elle aussi, le théâtre
d’une concurrence douanière féroce entre les ports voisins et rivaux
de Livourne – à savoir principalement Gênes, Nice/Villefranche et
Marseille. Assiste-t-on pour autant, au cours du xviie siècle, à des poli-
tiques convergentes en matière de tolérance religieuse dans ces espaces
portuaires ? Autrement dit, le succès de la politique médicéenne
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poussa-t-il les États concurrents à adopter, à imiter certaines mesures
favorables à l’établissement des Juifs ? Le cas savoyard me paraît un
exemple tout à fait représentatif de la manière dont la compétition
pour attirer les marchands sépharades dans la seconde moitié du
xvie siècle se transforme progressivement, au cours du xviie siècle,
en compétition des « ports francs », avec tout le faisceau d’exemp-
tions et d’immunités (douanières, juridictionnelles, etc.) que cela sup-
pose101. Les édits savoyards établissaient explicitement, dès 1612, un
« portofranco » à Nice, Villefranche et Saint-Hospice, mais ils ne s’adres-
saient pas explicitement aux Juifs, renvoyant davantage à un modèle
génois délimitant un espace douanier précis qu’à un modèle livour-
nais favorable à l’installation des marchands étrangers102. Les textes

101. Voir le dossier rassemblé par le secrétariat d’État à la Marine français : ANP, Affaires
Étrangères, BIII 405, « Mémoires et documents sur le “droit de Ville-franche” ».
102. Pour ces édits, voir : Felice-Amato Duboin, Raccolta per ordine di materie delle leggi cioè editti,
patenti, manifesti, ecc. emanate negli stati di terraferma sino all’8 dicembre 1789 dai sovrani della Real Casa di
Savoja, Turin, Arnaldi, 1847-1868, t. XV, vol. 17, tit. III, p. 325-344. Sur le port franc de Nice,
voir le numéro spécial « Commerce et port franc », Nice historique, vol. 101, 1998/3. Il n’est pas
rare de trouver, dès la première moitié du xviie siècle, l’appellation « porto franco » pour qualifier
Livourne. Le père Nicola Magri utilise le terme dans son Discorso cronologico della origine di Livorno
(1647) pour évoquer les mesures favorables à l’installation des « Portugais » en 1549 et des Grecs
en 1572. L’ecclésiastique connote très positivement l’expression puisque, selon lui, le grand-duc
a « con la scala, e Porto franco della navigazione, tolto alli Porti principalissimi di tutta Europa
il trafico, & aggrandito il suo, “e nostro nome” » (Nicola Magri, Discorso cronologico della origine di
Livorno in Toscana, dall’anno della sua fondazione, sino al 1646, Naples, 1647, p. 98, 106 et 164).

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300 Guillaume Calafat

promulgués par Charles-Emmanuel Ier de 1612, 1613 et 1626 conte-


naient toutefois un certain nombre de dispositions qui rappelaient par
bien des points les Livornine toscanes : le premier article promettait
par exemple un « libre, franc, sûr, perpétuel et ample sauf-conduit »
à tous les capitaines et les marchands d’un « quelconque état, grade,
condition, domaine et pays, y compris de Barbarie » qui souhaitaient
venir « négocier, acheter ou habiter » à Nice, Villefranche et Saint-
Hospice103. Le sauf-conduit contenait également une exemption in cri-
minalibus qui promettait l’amnistie pour des dettes ou des délits commis
dans d’autres États, à l’exception de la lèse-majesté104. Il prévoyait la
présence dans l’espace du portofranco de capitaines et de marchands
« d’une autre Religion que Catholique Romaine », qui, précisait-il,
devaient néanmoins s’abstenir de « dogmatiser ou de faire un acte ou
quoi que ce soit qui puisse apporter du scandale d’une quelconque
manière »105. La clause visait surtout les marchands anglais que le duc
de Savoie cherchait à attirer dans son port. Comme à Livourne, les
hérétiques étaient invités à dissimuler leurs pratiques et à éviter toute
forme d’ostentation publique de protestantisme. Il fallut attendre le
23 septembre 1648 pour qu’une loi très nettement favorable aux Juifs
fût prise en Savoie, durant la régence de la duchesse Christine (1637-
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1663), par un édit qui renouait très clairement avec les dispositions
du « privilegio » de 1572 et ajoutait un certain nombre d’éléments
très clairement empruntés à la Livornina106. En quarante-cinq articles
103. Felice-Amato Duboin, Raccolta, op. cit. (n. 102), t. XV, vol. 17, tit. III, p. 337-344 (p. 340) :
« Concediamo libero, franco, sicuro, perpetuo et ampio salvocondotto a tutti li Capitani, de’
Galeoni, Galee e Navi, patroni di Tartane, Barche, Fregate e di qualsivoglia altro Vassello, sia di
grande o picciol portata, con loro Marinari, Huomini, Servitori e Passeggieri, insieme a tutti li
Mercanti et ad altre persone, siano di qualsivoglia stato, grado, conditione, dominio e paese etiandio
di Barbaria che verranno sopra detti Vasselli o altrimenti per terra alla città nostra di Nizza o luoghi
di Villafranca, e Santo Ospitio, o nelle loro spiaggie e porti con mercantie, robbe, bestiami et effetti o
senza mercantie per negotiare, comprare, o habitare in uno d’essi luoghi » ; et : ANP, Marine, A5 4.
104. Felice-Amato Duboin, Raccolta, op. cit. (n. 102), t. XV, vol. 17, tit. III, p. 340 : « da valere
tal salvocondotto per qualsivoglia causa, debito o delitto, eccettuato di Lesa Maestà commesso o
che si venesse a commettere contro di Noi ». L’édit de 1633, promulgué sous le règne de Victor-
Amédée Ier (1630-1637), allonge cependant la liste des crimes interdits : « Lesa Maestà, assas-
sinio, falsa moneta, grassatione alle strade, huominicij fatti dai naviganti contro i capitani o altri
ufficiali loro, depredatione delle robbe dei christiani, o furto di quelle che fossero confidate, e
delitti che si commettessero sotto la nostra bandiera » (Ibidem, p. 370, art. 3) ; repris dans l’édit
de 1667 traduit dans les documents concernant Villefranche contenus dans les archives de la
Marine : « lèse-majesté, homicide, fausse monnaie, vol de grands chemins, assassinat de capitaine
et autres officiers de marine fait par des matelots et autres navigateurs, pillage fait en terre de
chrétiens, vol domestique ou d’effets mis en dépôt » (ANP, Affaires étrangères, BIII 405, « Port franc
de Charles Emmanuel, duc de Savoie »).
105. Felice-Amato Duboin, Raccolta, op. cit. (n. 102), t. XV, vol. 17, tit. III, p. 340 : « con che
però quelli che saranno d’altra Religione che di Cattolica Romana s’astenghino di dogmatizzare,
o fare atto o casa tale che potesse apportar scandalo in qual si sia maniera ».
106. Ibidem, t. II, vol. 2, tit. XIV, chap. IV, « Stablimento di portofranco in Villafranca, e
Nizza a favore de’ mercanti forestieri, e particolarmente degli Ebrei, con varie concessioni parti-
colari a favore di questi », p. 610-616.

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L’indice de la franchise 301

– rappelons que l’édit toscan de juin 1593 en comptait quarante-


quatre – le duc Charles-Emmanuel II garantissait une série de pri-
vilèges considérables, non seulement aux Juifs, mais aussi à ceux qui
« par le passé ont vécu hors de notre domaine en apparence comme
des Chrétiens », protégés des rigueurs de l’Inquisition (article 3)107.
Le préambule du texte témoignait d’une claire volonté de développer
le « portofranco » après des années 1630 et 1640 douloureuses, mar-
quées par la peste, des pénuries alimentaires et un très net ralentis-
sement des activités économiques :
Suite aux instances fréquentes et continues qui nous sont faites de la part
des marchands et négociants anglais, allemands, hollandais, flamands et
portugais et des autres nations, et en particulier des Juifs qui résident dans
nos pays, de vouloir que l’on concède un port franc (concedere portofranco) à
Villefranche de Nice de Provence, pour pouvoir entrer dans cette partie
de nos États et y habiter, commercer, négocier avec leurs familles comme
l’ont déjà fait autrefois nos prédécesseurs les Sérénissimes Seigneurs, nous
nous sommes finalement résolus, après mûre considération et partici-
pation de nos ministres, de les satisfaire pour le bénéfice que peuvent en
tirer nos sujets, et pour notre profit, comme pour l’utilité que peuvent
en tirer les potentats voisins et leurs sujets, et à cette fin, en pleine connais-
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sance de cause et avec notre autorité absolue et suprême, avec l’avis de
notre Conseil, nous concédons à tous les marchands et négociants, aux
Juifs et à ceux des nations susnommées, et à leurs familles qui s’introdui-
ront dans le susdit port de Villefranche les grâces, privilèges, immunités,
prérogatives et exemptions écrites ci-après108.
L’expression « concedere portofranco » dit bien que, dans l’esprit du
législateur, le port franc ne concernait pas uniquement les fran­­chises
douanières, mais aussi une liberté d’installation et des privilèges

107. Ibidem, p. 611 : « per il passato fossero essi Hebrei vissuti fuori del dominio nostro in habito come
Christiani ».
108. Ibidem, p. 610 : « Alle frequenti e continuate istanze, che ci vengono fatte per parte di
mercanti e negotianti Inglesi, Germanici, Olandesi, Fiammenghi e Portoghesi e di altre nazioni e
massime di Hebrei in quei paesi residenti, di voler concedere portofranco a Villafranca di Nizza
di Provenza, per poter entrare ne’ nostri Stati in quella parte ed ivi habitare, commerciare, nego-
tiare con le loro famiglie come già hanno altre volte fatto i nostri antecessori signori Serenissimi,
ci siamo finalmente, dopo matura consideratione, e partecipatione de’ nostri Ministri, risoluti di
compiacere così per benefitio, che ne può risultare a nostri sudditi, et a vantaggio al nostro ser-
vigio, come per utile, che ne ponno ricavare i Potentati nostri vicini, e i loro soggetti, e a questo
fine, di nostra certa scienza, et assoluta, e suprema autorità, col parer del nostro Conseglio,
concediamo a tutti, e qualunque Mercanti, Negotianti et Hebrei delle sopra nominate nationi,
et alle loro famiglie che s’introdurranno per il suddetto porto di Villafranca le infrascritte gratie,
privilegj, immunità, prerogative, et esentioni ». Pour une version légèrement différente tirée des
archives turinoises (AST, Materie Ecclesiastiche, categ. 37, 1, n° 14, 28 août 1685, « Sommario de’
privilegi concessi dal Duca Carlo Emanuele II agli Ebrei che sarebbero andati ad abitare e nego-
ziare in Villafranca di Nizza di Provenza ») : Salvatore Foà, La politica economica, op. cit. (n. 58),
p. 35-36.

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302 Guillaume Calafat

accordés aux personnes. Le préambule du texte de 1648 reprenait le


motif de l’utilitas publica, en même temps qu’il insistait sur l’existence
d’un précédent – en l’occurrence le « privilegio » de 1572 – pour justi-
fier une telle concession. La Livornina constituait néanmoins le princi-
pal palimpseste du texte savoyard qui promettait notamment aux Juifs
la possibilité d’introduire des livres en caractères hébraïques (art. 2),
la liberté de culte sans signe distinctif (art. 3, 25 et 33), la liberté de
commercer, d’exercer n’importe quel métier et d’entreposer des mar-
chandises exemptées pendant un an (art. 6 et 7), l’affranchissement
des gabelles sur les biens précieux lors de leur installation (art. 9),
la députation d’un juge spécial procédant sommairement pour les
litiges entre Juifs (art. 10, 30 et 40), la possibilité de construire une
synagogue à Nice et Villefranche et la protection face à d’éventuelles
insultes (art. 19), une autonomie juridictionnelle pour les Massari
– c’est-à-dire les chefs de la communauté – qui pouvaient élire les
membres de la communauté et en bannir les « scandaleux » (art. 22,
27 et 34), le respect des jours fériés juifs et l’interdiction des baptêmes
forcés (art. 22), la possibilité de recevoir un diplôme de l’Université
(art. 18 et 41), l’abolition du droit d’aubaine (art. 43)109. Enfin, les pri-
vilèges étaient prévus pour cinq lustres avec impossibilité de séques-
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trer les biens des Juifs en cas de révocation (art. 32)110. Sorte de
compilation à mi-chemin entre les privilèges d’Emmanuel-Philibert et
ceux de Ferdinand Ier, le texte savoyard de 1648 laissait officiellement,
comme la Livornina, un droit de regard important aux autorités ecclé-
siastiques : le Souverain Pontife pouvait en effet décider de diminuer
l’étendue des privilèges, auquel cas le duc de Savoie promettait de
laisser cinq ans aux Juifs pour qu’ils puissent régler leurs affaires sur
place et récupérer toutes leurs créances (art. 1)111. Par ailleurs, l’édit
donnait le droit à l’Inquisition, comme dans le texte toscan, de pro-
hiber la tenue de certains livres écrits en caractères hébraïques ou

109. Ibidem, p. 610-616. Notons que le premier juge-conservateur des juifs fut Giovanni
Francesco Casalette (art. 40), l’auteur d’un traité portant sur le « droit de Villefranche ».
110. Ibidem, p. 615.
111. Ibidem, p. 610, art. 1 : « riservandoci però di poter compiacere al Sommo Pontefice nello
scorciare, o minuire il detto termine, nel qual caso dopo l’intimatione di qualche ordine contrario
in tutto, o in parte alle presenti concessioni, gli doniamo il tempo suddetto d’anni cinque, fra
quali possino spedire, e riscuotere tutti loro crediti sommariamente da loro debitori, e che como-
damente possino vendere, cedere, o in altro modo distribuire, e spaciarsi de’ loro beni, mobili, o
stabili, a cui, e con chi meglio gli piacerà ; volendo che nella loro partenza gli siano somministrate
barche, cavalli, carri, et altre cose necessarie, senza che loro si alteri in alcun modo i prezzi soliti
delle condotte e noli ». De manière intéressante la Collezione degl’Ordini Municipali di Livorno, op. cit.
(n. 24), art. 1, p. 238 ne mentionne pas, à la fin du xviiie siècle, la disdetta sous pression pontifi-
cale pourtant bien présente dans la version manuscrite de la Livornina conservée dans ASF, Pratica
Segreta, 189, « Repertorium Libri IV Privilegiorum », n° 208 : « salvo il beneplacito della Sede
Apostolica nel scortare e sminuire il tempo, che in evento che da qualche Sommo Pontefice ».

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L’indice de la franchise 303

dans une autre langue (art. 17)112. Ces deux limitations constituaient
des menaces mais elles n’étaient pas rédhibitoires, comme le montre
l’expérience livournaise. En revanche, le furent davantage les restric-
tions très sévères apportées à l’édit par la Chambre des Comptes de
Turin le 20 juin 1652, qui, entre autres mesures vexatoires, excluait
à nouveau les anciens « nouveaux chrétiens », interdisait l’édification
d’une nouvelle synagogue et obligeait les Juifs à porter une marque
distinctive113.
Le caractère indécis du privilège de 1648 n’empêcha cependant pas
l’établissement de petites communautés juives à Nice et Villefranche,
venues des Flandres et de Hollande en 1651, d’Oran en 1669 après
leur expulsion, ou encore d’Avignon en 1671114. Comme à Pise et à
Livourne, certains Juifs obtinrent une série de privilèges industriels :
en 1649, Jacob Israel Moreno et Raffael de Luna reçurent la conces-
sion à Nice et dans son contado d’une raffinerie de sucre pour dix
ans. Le même Moreno alla jusqu’à obtenir en 1651 la ferme (accensa)
du droit de Villefranche (un péage maritime instauré par le duc de
Savoie) et, par la suite, le permis d’armer une frégate pour en assurer
sa perception à la seule condition que le capitaine du navire fût chré-
tien et sujet piémontais115. Le 2 décembre 1653, Moreno se vit concé-
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der une licence pour des plantations de tabac en Piémont après avoir
représenté au duc de Savoie que la venue des Juifs à Nice avait permis
l’introduction de nouvelles techniques et l’accroissement du commerce
du port provençal116. Plus de dix ans après, un certain David Rissone,

112. Felice-Amato Duboin, Raccolta, op. cit. (n. 102), t. II, vol. 2, tit. XIV, chap. IV, p. 613,
art. 17 : « Potranno tener libri d’ogni sorte stampati, o a penna in ebraico o altra lingua, pur-
chè siano revisti dall’inquisitione, o da altri a ciò deputati ». Cf. Collezione degl’Ordini Municipali
di Livorno, op. cit. (n. 24), art. XVII, p. 246, qui ne mentionne pas le contrôle inquisitorial. Sur la
politique de l’Église catholique en matière de culture écrite juive : Amnon Raz-Krakotzkin, The
Censor, the Editor, and the Text. The Catholic Church and the Shaping of the Jewish Canon in the Sixteenth
Century, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2007.
113. Felice-Amato Duboin, Raccolta, op. cit. (n. 102), « Dichiarazioni, et modificazioni
fatte dalla Camera de’ Conti in Torino sedente sopra li privilegj concessi da S.A.R. alli Hebrei
Portughesi sotto li 23 settembre 1648, interinati dal Senato di Nizza li 15 febbraio 1650, e dalla
detta Camera li 20 giugno 1652 », p. 620-621. Notons en particulier : « che siano eccettuati dal-
l’inibitione, e privilegi quelli Hebrei quali fossero stati battezzati, o avessero ricevuti alcuni de’
santi Sacramenti della santa Chiesa, i quali non potranno goder di alcuna inibitione ».
114. Voir Ibidem, « Memoriale a capi con nuove concessioni a favore degli Ebrei forestieri
venuti ad abitare nel Contado di Nizza », p. 617-620 ; « Memoriale a capi con privilegj a favore
degli Ebrei venuti d’Affrica, stabiliti nel Contado di Nizza », p. 621-626 ; « Concessione a varii
Ebrei di stabilirsi in Nizza con loro famiglie, e gioirvi del Portofranco », p. 626-629 ; Salvatore
Foà, La politica economica, op. cit. (n. 58), p. 35-57 ; sur l’accueil des juifs d’Oran à Nice, voir Jean-
Frédéric Schaub, Les juifs du roi d’Espagne, Paris, Hachette, 1999, p. 178-179.
115. Sur le parcours de Jacob Israel Moreno à Turin et Villefranche, voir Salvatore Foà,
La politica economica, op. cit. (n. 58), p. 37.
116. AST, Sezioni Riunite, Sessioni della Camera di Piemonte, art. 614, 1654, 31 janvier :
« Quindi è, c’havendoci l’Hebreo Jacob Moreno humilmente esposto che, dopo la venuta della
natione hebrea nella città nostra di Nizza si sono introdotte nove arti et accresicuto il commercio,

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304 Guillaume Calafat

Juif hollandais, put établir en 1667 une fabrique de savon damas-


quin à Nice et Villefranche117. En mai 1670, à l’arrivée au pouvoir
en Toscane de Côme III qui avait la réputation de ne pas aimer les
Juifs, il fut même suggéré d’envoyer Jacob Israel Moreno à Livourne
pour engager les riches maisons commerciales sépharades de la place
à s’installer à Villefranche118. Autre signe de la compétition avec le
port toscan, Avigdor Isacco, qui avait joué un rôle important dans la
venue des Juifs oranais, signalait en 1671 au duc de Savoie l’intérêt de
démarcher Alferes Pimentel (Alvaro Pimental), Juif de Livourne bon
connaisseur des marchés levantins, afin qu’il s’installât avec sa famille
à Nice119. Comme Maggino di Gabriello à la fin du xvie siècle en
Toscane, Isacco était un excellent représentant de ces entrepreneurs
qui promouvaient le rôle des Juifs dans le développement économique
des places marchandes. Aussi expliquait-il, en 1676, dans une lettre à
la régente Marie Jeanne Baptiste de Savoie (1675-1684), que le duc
de Toscane était parvenu à faire d’un simple écueil le port florissant
de Livourne et qu’il s’était appuyé pour cela sur la diligence du Juif
Cordovero120. Dans l’intérêt de ses États et de ses sujets, Isacco repré-
sentait combien le port de Nice, « vaste port, beau, agréable, fruc-
tueux, au climat doux, à la différence de Livourne », pouvait devenir
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un grand port de commerce, susceptible de rivaliser avec Venise,
Gênes, Livourne et Marseille et de conférer une grande puissance
au Piémont121. Nice et Villefranche ne connurent cependant pas le
succès de Livourne au xviie siècle. On peut invoquer toute une série
de facteurs, et au premier chef les nombreuses guerres auxquelles

havendo egli già preso unitamente con altri l’accensamento del dritto di Villafranca e gabelle del
Tabaco con evidente avantaggio del Patrimoniale nostro, ha parimenti pensiero di far venir da
diverse parti molte persone perite nella coltura et accenseramento del Tabacco […]. Partecipato
il parere del nostro Consiglio, permettiamo et concediamo ampia et libera facoltà al sudetto
Hebreo Jacob Moreno di poter seminare et far seminare in qualunque parte de nostri stati di
quale di là de’ monti et colli il sudetto tabacco ossia herba regina, et quella coltivare, raccogliere
et acconciare come si conviene, la qual così acconcia dovrà offerire a prezzo ragionevole agli
accensatori del tabacco » ; cité par Salvatore Foà, La politica economica, op. cit. (n. 58), p. 43-44.
117. Salvatore Foà, La politica economica, op. cit. (n. 58), p. 51.
118. Ibidem, p. 50 ; mentionné dans Pier Luigi Bruzzone, « Les Juifs au Piémont », Revue des
études juives, vol. 19, 1889, p. 141-146 (p. 146).
119. Salvatore Foà, La politica economica, op. cit. (n. 58), p. 52.
120. Ibidem, p. 59 : « Il Duca di Toscana con la diligenza dell’Hebreo Cordonero [sic]
ha fatto di uno scoglio Livorno » (« Lettere dirette a Mad. Reale dal Sigr. Avigdor di Nizza »,
9 décembre 1676). Isacco parle sans doute du docteur Moise Cordovero, très riche négociant
livournais actif dans la première moitié du xviie siècle, à la fois médecin et spécialisé dans le
commerce avec l’Afrique du Nord, qui reçut en 1598 la concession des prêts sur gage à Livourne.
Il était considéré comme mercante reale et fut le fondateur de l’importante confrérie communautaire
« per maritar donzelle ». Voir Renzo Toaff, La nazione ebrea, op. cit. (n. 21), p. 114-115, 143, 455 et
463 ; Lucia Frattarelli Fischer, Vivere fuori dal ghetto, op. cit. (n. 21), p. 102.
121. « Lettere dirette a Mad. Reale », doc. cit. (n. 120) ; citée par Salvatore Foà, La politica
economica, op. cit. (n. 58), p. 59-60.

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L’indice de la franchise 305

prit part la Savoie de même que les occupations militaires françaises


au tournant des xviie et xviiie siècles. Car, comme l’indique Isacco,
les défauts de Nice ne venaient ni du site, ni des infrastructures :
Villefranche était un port bien fortifié et capable d’accueillir dans sa
rade des navires à gros tonnage122. De même, les mauvaises liaisons
du binôme Nice/Villefranche à son hinterland piémontais ne s’oppo-
saient pas à la fonction de port de dépôt que les ministres savoyards
tentaient de développer – Livourne n’était qu’imparfaitement relié au
Val d’Arno. En revanche, si l’on fait bien de la condition des Juifs un
indice de franchise, force est de constater que la politique savoyarde
en la matière a montré, tout au long du xviie siècle et jusqu’à la pre-
mière moitié du xviiie siècle, des signes d’hésitations et des revire-
ments qui, joints aux conflits militaires, n’étaient pas sans créer un
climat d’insécurité et d’incertitude économiques pour les marchands
sépharades et les négociants en général. En 1720, sous le règne de
Victor-Amédée (1685-1730) marqué par des persécutions contre les
Vaudois, l’ordre fut même donné d’enfermer les Juifs de Nice dans un
ghetto comme cela se faisait à Turin ; l’ordre fut réitéré en 1732123.
Dans un mémoire sur les franchises du port de Villefranche composé
en 1748, un fonctionnaire piémontais pouvait écrire que l’esprit du
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port franc avait été trahi, « parce que les privilèges et la parole don-
née n’avaient pas été observés124 ».
Dans le cas de Gênes, le portofranco était avant tout pensé comme
un entrepôt, visant à répondre à la concurrence de Livourne à l’est,
et de Nice et Marseille à l’ouest125. La conjoncture des années 1590
avait en effet incité les autorités génoises à renouer avec une poli-
tique de franchises expérimentée quinze ans plus tôt pour attirer les
cargaisons de blé dans la République. Par deux décrets du 11 août
1590 et du 28 janvier 1591, les dirigeants de la Superbe décidaient
d’accorder un sauf-conduit à tout navire transportant au moins deux

122. Michel Bottin, « La politique navale de la Maison de Savoie en Méditerranée, 1560-


1637 », Nice Historique, n° 46, 1999, p. 12-23.
123. Victor Emanuel, « Les juifs à Nice. De la condition générale des juifs dans les États de
Piémont avant 1792. Suite », Nice historique, n° 6, 1902, p. 81-84 (p. 84) ; Victor Emanuel, « Les
juifs à Nice. IV. Le ghetto », n° 12, 1902, p. 186-190.
124. « Progetti sul commercio » ; cité par Salvatore Foà, La politica economica, op. cit. (n. 58),
p. 143.
125. Thomas A. Kirk, « Genoa and Livorno: Sixteenth and Seventeenth-century
Commer­­cial Rivalry as a Stimulus to Policy Development », vol. 86, n° 281, 2002, p. 3-17 ;
Thomas A. Kirk, Genoa and the Sea. Policy and Power in an Early Modern Maritime Republic, 1559-1684,
Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2005, p. 151-185 ; Giulio Giacchero, Origini e
sviluppi del portofranco genovese, 11 agosto 1590 - 9 ottobre 1778, Gênes, Sagep, 1972, p. 23-134 ; Louis
Dermigny, « Escales, échelles et ports francs », art. cit. (n. 11), p. 548-553 ; Claudio Costantini,
« L’istituzione del portofranco genovese delle merci », Miscellanea di Storia Ligure, vol. 4, 1958,
p. 95-107.

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306 Guillaume Calafat

tiers de produits comestibles dans les ports de la République, avec


la possibilité de réexporter sans paiement de gabelles les invendus.
Le décret prévoyait par ailleurs une franchise criminelle temporaire
pour les marins et les marchands, à l’exception de la lèse-majesté126.
Gênes se lançait surtout dans une guerre douanière avec sa rivale
toscane : en 1609, était promulgué un édit qui concédait un « porto
franco, libero, generale e generalissimo » pour une durée de cinq ans127. La
franchise criminelle y était explicitement abolie, le texte visant surtout
à signaler des exemptions sur des types de marchandises et de prove-
nances précis128. L’édit excluait des avantages douaniers, entre autres
restrictions, les navires qui auraient fait escale dans des ports situés
entre la bouche du Tibre et les frontières occidentales du Dominio
génois, dessinant une juridiction maritime fiscale et douanière très
nettement hostile au commerce livournais129. Signe de l’importance
commerciale prise par le port des Médicis dès les premières années
du xviie siècle, l’article 3 de l’édit génois de 1609 visait explicite-
ment la rivale toscane en obligeant, par le versement d’une lourde
caution de 2000 scudi, tout navire souhaitant se rendre à Livourne
pour y décharger une partie de sa cargaison à revenir à Gênes130.
La rivalité entre les deux ports se prolonge tout au long des xviie et
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xviiie siècles, en particulier pour tenter de capter les trafics vers la
Lombardie et le Piémont131. Les Génois ne visaient cependant pas
que Livourne, et ils prirent au sérieux la menace représentée par
Nice et Villefranche lors de la réforme savoyarde de 1613. Comme
pour Livourne, l’édit qui établissait la franchise de Nice, Villefranche

126. Giulio Giacchero, Origini e sviluppi, op. cit. (n. 125), p. 249.
127. Porto franco libero, generale & generalissimo del 1609, Gênes, 1609 ; transcrit dans Giulio
Giacchero, Origini e sviluppi, op. cit. (n. 125), p. 260-267.
128. Ibidem, p. 261 : « E di più si dichiara che per detto Porto franco non s’intenda essere
concesso salvocondotto ne in Civile, ne in Criminale alle Navi, ò Vasselli, che godessero di detto
Porto franco, ne à gli huomini, che sopra esse fossero, ma siano nel grado, come se non vi fusse
detto Porto franco per rispetto de’ delitti, ò debiti di dette Navi Vasselli, ò huomini ».
129. Idem : « eccettuato però quelle Navi, ò Vasselli, che haveranno carricato roba, ò mer-
cantie di qualsivoglia sorte nelle foci di Roma, ò altri luoghi da dette foci di Roma in quà verso
Genova ; li quali in alcun modo non potranno godere di questo porto franco ». Voir Thomas
A. Kirk, « Genoa and Livorno », art. cit. (n. 125), p. 11.
130. Porto franco libero, op. cit. (n. 127), transcrit dans Giulio Giacchero, Origini e sviluppi, op. cit.
(n. 125), p. 362 : « Tutte le dette Navi, ò Vasselli, che verranno in questo Porto da qualsivoglia
parte del mondo, e haveranno la loro divisa per Livorno, non possano per detto luogo di Livorno
partirsi, che prima non sia data sigortà idonea di scuti due mila, ò altra cautela à sodisfattione di
chi haverà cura per il Commerchio di dovere doppo d’haver scarricato in Livorno il detto carrico
ritornare subito in questo Porto con il loro Vassello, e di quì prender la divisa, e la carrica del suo
viaggio » ; Thomas A. Kirk, « Genoa and Livorno », art. cit. (n. 125), p. 11.
131. En 1623, une supplique adressée au grand-duc de Toscane exprime elle aussi l’enjeu
de cette rivalité en terme de détournement de trafic : « a noi occorre dirvi che dopo è stato posto
il Porto franco dalla Signoria di Genova […] li Signori Mercanti di Venetia, Vicenza, Verona,
Brescia, Cremona, Bergamo, Crema et altre parte della Lombardia con l’Alemagna e Franzia,
hanno lasciato questa strada » (ASP, Consoli del Mare, « Suppliche », 973, n° 401).

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L’indice de la franchise 307

et Saint-Hospice traçait des limites douanières très étendues destinées


à faire du débouché maritime piémontais un entrepôt entre Europe
du Nord et Levant : se voyaient affranchies les marchandises char-
gées dans des ports situés au-delà du détroit de Gibraltar à l’ouest, de
l’Afrique du nord au sud et du Golfe de Venise à l’est132. La riposte
génoise ne se fit pas attendre : le 18 mars 1613, c’est-à-dire un peu
plus de deux mois après l’édit de Charles-Emmanuel de Savoie, les
limites géographiques des franchises étaient étendues au détroit de
Gibraltar à l’ouest et à la Sicile à l’est133. En 1623 finalement, de nou-
veaux chapitres distinguent, d’un côté, les marchandises – toujours
soumises à la règle de l’outre-Gibraltar et de l’outre-Sicile, et, de
l’autre, les navires, qui peuvent obtenir les franchises tout en faisant
escale dans une zone située au-delà d’Antibes à l’ouest et de Viareggio
à l’est : si l’exclusion de Livourne s’était avérée dommageable en pra-
tique, l’escale niçoise restait cependant interdite pour l’obtention des
franchises génoises134.
S’il existait donc bien une rivalité, une « émulation » entre
Livourne et Gênes, qu’en était-il d’éventuels privilèges accordés
aux Juifs ? Le changement de politique de la République dans les
années 1630-1640 sous l’impulsion du parti « navaliste », conduisit
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les Magnifici génois à réfléchir à un nouveau modèle de « port franc ».
Déjà, au début des années 1620, Andrea Spinola (1562-1641) – qui
fut doge de Gênes de 1629 à 1631 – estimait qu’il fallait autoriser
les Juifs à résider dans la cité ligure car ils pouvaient se révéler utiles
au commerce, et permettaient de nouer des liens économiques avec

132. ANP, Marine, A5 4, « Ordonnances relatives aux marines étrangères : Civitavecchia,


1741-1763. Nice, 1749-1784. Rome, 1690-1786. Sardaigne, 1520-1721. Savoie, 1593-1780.
Toscane, 1593-1768 », fasc. « Affranchimento della spiaggia di Nizza, e porto di Villafranca, e
concessione di giudici sopra le liti, cause e differenze dipendenti dai negozii, che vi si faranno. Il
1 Genaro 1613 » : « Tutti li patroni di navi, galeoni e altri vasselli, che verranno di là dallo stretto
di Gibelterra, dalla Barberia e di là dal Golfo di Venezia verso Levante di chiunque si siano, et
approdaranno alla detta nostra spiaggia di Nizza, o porto di Villafranca, insieme con li mercanti,
mercanzie e robbe condotte sopra detti vasselli venienti di là dallo stretto di Gibelterra, dalla
Barberia e di là dal Golfo di Venezia verso Levante, saranno liberi, franchi, et esenti da qualsi-
voglia dacito, dritto, tratta, gabella, pedaggio, e qualunque imposto e con tal esenzione et immu-
nità potranno li patroni suddetti o mercanti di chi saranno le robbe, o mercanzie abitare e stare
in essa città di Nizza, o luogo di Villafranca et in tutti li stati nostri e scaricar tutte, o parte di esse
mercanzie e robbe che sopra essi vasselli condurranno, o faranno condurre in terra in detta città
di Nizza, o luogo di Villafranca et ivi tenerle in vendita e venderle a loro piacere ».
133. Giulio Giacchero, Origini e sviluppi, op. cit. (n. 125), p. 113-114 ; Thomas A. Kirk,
« Genoa and Livorno », art. cit. (n. 125), p. 11.
134. Nuovo portofranco in Genova, Gênes, 1623 : « porto franco libero, generale e generalissimo
ad ogni e qualsivoglia Vascello di che portata si sia, che venirà da qualsivoglia parte del Mondo
oltre Antibo verso Ponente, & oltre Viareggio verso Levante, e così ancora da mezo giorno nel
presente porto di Genova con qualsivoglia sorte di robe, e merci, che habbino origine di là dal
stretto di Gibilterra, o dalla costa di Barberia o di là dall’Isola di Sicilia, essa Isola di Sicilia
esclusa » ; cité par Giulio Giacchero, Origini e sviluppi, op. cit. (n. 125), p. 119.

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308 Guillaume Calafat

le Levant, les « royaumes d’Afrique » (Fez et Maroc), mais aussi avec


Venise135. En revanche, il soutenait l’érection d’un ghetto « pour
leur sécurité », ainsi que le port d’un béret jaune, comme à Venise
et à Rome136. Lorsqu’un nouvel édit de port franc fut promulgué en
novembre 1654, année d’une rupture ouverte avec l’Espagne, le pré-
ambule du texte s’adressait « à toute personne de n’importe quels
nation, état, grade et condition […]. Et les Juifs et les Infidèles seront
eux aussi admis et reçus selon les modes et les formes prescrits par
les Sérénissimes Collèges137 ». C’était ici la première admission offi-
cielle des Juifs dans la Gênes moderne, qui prouve à nouveau l’exis-
tence d’un lien très étroit entre le « port franc » et l’idée même de
tolérance. Le texte eut un certain écho, comme en témoigne un pas-
sage des fameuses Vindiciae Judaeorum, composées en 1655-1656 par le
rabbin d’Amsterdam Menasseh ben Israel (1604-1657), qui relaye la
déception des Juifs face aux atermoiements de Cromwell pour auto-
riser leur réadmission en Angleterre : d’après Menasseh, certains de
ces Juifs déçus décidèrent de se rendre à Gênes où de grands privi-
lèges leur étaient garantis138.
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135. ASCG, Manoscritto B.S., n° 105. D. 2. ; transcrit dans Rossana Urbani et Guido Nathan
Zazzu (dir.), The Jews in Genoa, op. cit. (n. 99), p. 265-267. Sur Spinola et son Dizionario, voir : Carlo
Bitossi, « Andrea Spinola. L’elaborazione di un manuale per la classe dirigente », Micellanea Storica
Ligure, « Dibattito politico e problemi di governo a Genova nella prima metà del Seicento »,
vol. 7, 1976, p. 115-175.
136. ASCG, Manoscritto B.S., n° 105. D. 2. ; transcrit dans Rossana Urbani et Guido Nathan
Zazzu (éd.), The Jews in Genoa, op. cit. (n. 99), p. 266. Le modèle de Spinola semblait plus vénitien
que livournais, autre manifestation des nombreux transferts intellectuels et politiques entre les
deux Républiques dans la première moitié du xviie siècle. Il existe d’ailleurs une grande proxi-
mité, soulignée par Rossana Urbani et Guido Nathan Zazzu, entre les remarques de Spinola et le
fameux texte du rabbin Simone Luzzatto, Discorso circa il stato de gl’Hebrei, Venise, 1638 (en parti-
culier les considérations 4, 6 et 18).
137. Portofranco amplissimo per le merci pubblicato in Genova per dieci anni, Gênes, 1654: « ad ogni
e qualunque persona di qualsivoglia natione, stato, grado e conditione […]. E gli Hebrei e
gli Infedeli ancora s’ammetteranno e saran ricevuti sotto li modi e forme che comanderanno
li Serenissimi Colleggi » ; cité par Giulio Giacchero, Origini e sviluppi, op. cit. (n. 125), p. 131.
Sur la rupture avec l’Espagne en lien avec le port franc, voir : Thomas A. Kirk, « La crisi
del 1654 come indicatore del nuovo equilibrio mediterraneo », in Manuel Herrero Sánchez,
Yasmina Rocío Ben Yessef Garfia, Carlo Bitossi et Dino Puncuh (dir.), Génova y la Monarquía
Hispánica (1528-1713), Gênes, Atti della Societa ligure di storia patria, 2011, p. 527-538
(p. 536).
138. Menasseh Ben Israel, Vindiciae Judaeorum, or a Letter in Answer to certain Questions pro-
pounded by a Noble and Learned Gentleman, touching the reproaches cast on the Nation of the Jevves; wherein
all objections are candidly, and yet fully cleared, Amsterdam, 1656, reproduit dans Lucien Wolf (dir.),
Menasseh ben Israel’s Mission to Oliver Cromwell, being a Reprint of the Pamphlets published by Menasseh ben
Israel to promote the Re-admission of the Jews to England, 1649-1656, Londres, 1901, p. 38-39 (p. 144-
145) : « Wherefore those few Iewes that were here, despairing of our expected successe, departed
hence. And others who defired to come hither, have quitted their hopes, and betaken themselves
some to Italy, some to Genova [et non Geneva comme il est parfois écrit par erreur], where that
Commonwealth hath at his time, most freely granted them many, and great priviledges » ; cité
dans Jonathan Israel, Diasporas within a Diaspora, op. cit. (n. 17), p. 419 ; Yosef Kaplan, Henry
Méchoulan et Richard H. Popkin (dir.), Menasseh ben Israel and his World, Leyde, Brill, 1989. Sur

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L’indice de la franchise 309

Toutefois, les Protettori delle Compere di San Giorgio qui s’occupaient


du port franc se révélèrent assez mal préparés pour répondre aux
requêtes des Juifs qui souhaitaient s’installer dans le port ligure.
Lorsqu’en mars 1655 Giuseppe Acosta (da Costa ?), un Juif de
Livourne, demanda de pouvoir se transférer à Gênes avec sa famille
en vertu du nouvel édit, les Protettori durent d’abord attendre l’accord
des Collegi qui étaient en charge d’établir les conditions normatives
d’installation des Juifs dans le port. Face aux atermoiements et aux
hésitations du gouvernement génois, Acosta et les siens préférèrent
s’en retourner à Livourne139. De manière emblématique, en mars
de la même année 1655, le consul génois Giovanni Domenico
Gavi décrivait à son autorité de tutelle l’arrivée dans le port tos-
can de nombreuses familles de « nouveaux chrétiens » venus d’Ali-
cante et décidés à retourner ouvertement à la foi juive : Livourne
demeurait bel et bien la destination privilégiée des marranes dans la
Méditerranée catholique140. En juin 1658, une charte de trente arti-
cles – les Capitoli di tolleranza per la nazione ebrea – vint compléter l’édit
génois de 1654. Le texte s’adressait aux Juifs et à ceux qui avaient
vécu auparavant comme chrétiens, ce qui ne manqua pas de susciter
la vive réprobation de Rome. Pourtant, les chapitres n’étaient guère
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libéraux : les Juifs étaient cantonnés dans un ghetto, devaient porter
un signe distinctif et n’avaient pas le droit de détenir des Talmuds141.
Trois ans plus tôt, la chancellerie du Banco di San Giorgio avait pour-
tant rédigé un autre texte en quarante-deux articles, beaucoup plus
proches de l’esprit et de la lettre de la Livornina de 1593 : les Juifs
n’y étaient nullement obligés de porter une quelconque marque, ils
pouvaient tenir boutique ouverte en ville et acquérir des biens immo-
biliers142. Ces restrictions en l’espace de trois années annonçaient des
décennies à suivre compliquées pour la petite communauté juive de
Gênes, dans une ville caractérisée, qui plus est, par des difficultés

la réintégration – tacite – des juifs et des crypto-juifs dans la Londres de Cromwell, voir : David
Cesarani, « The Forgotten Port Jews of London: Court Jews Who Were Also Port Jews », in David
Cesarani (dir.), Port Jews, op. cit. (n. 14), p. 111-124.
139. Rossana Urbani et Guido Nathan Zazzu (éd.), The Jews in Genoa, op. cit. (n. 99), p. lxxvii
et 285-287. L’épisode est mentionné dans : Lucia Frattarelli Fischer, Vivere fuori dal ghetto, op. cit.
(n. 21), p. 155. Sur l’établissement des Juifs à Gênes dans la seconde moitié du xviie siècle, voir :
Carlo Brizzolari, Gli ebrei nella storia di Genova, Gênes, Sabatelli, 1971, p. 130-165 ; Rossana Urbani,
« Nuovi documenti sulla formazione della Nazione Ebrea nel Genovesato », dans Italia judaica. Gli
ebrei in Italia tra Rinascimento ed Età barocca, Rome, Ufficio centrale per i beni archivistici, 1986,
p. 193-209 (p. 202-203).
140. ASG, Archivio Segreto, « Lettre Consoli », 2675, f° n.n., Livourne, 17 mars 1655 : « È
ritornata di Spagna la regata di Capitano Cardi, manca giorni 11 d’Alicante, con pezze cento
milla altre robbe, et molte famiglie che pigliono di la per vivere qui scoperte all’Ebrea ».
141. Rossana Urbani et Guido Nathan Zazzu (dir.), The Jews in Genoa, op. cit. (n. 99),
p. 307-314.
142. Ibidem, p. 288-295.

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310 Guillaume Calafat

économiques endémiques et qui peinait à concurrencer la plus


dynamique Livourne. En 1669, un édit laissait cinq ans aux Juifs
pour quitter la ville143. Finalement, les Collegi émirent un décret, le
12 septembre 1674, qui accordait aux Juifs la possibilité de demeu-
rer à Gênes pour dix années supplémentaires ; ils accompagnèrent
toutefois cette permission d’un certain nombre de mesures vexatoires
supplémentaires, comme l’obligation d’écouter des sermons une
fois par mois, de porter un chapeau jaune, ou encore de s’acquitter
d’une taxe de cinq scudi d’argent par personne144. À nouveau, les diri-
geants de la République revinrent sur leur parole et expulsèrent les
Juifs en 1679 – certains d’entre eux se voyant octroyer des permis
de résidence temporaire. En somme, jusqu’à la charte de 1752, les
Juifs de Gênes furent constamment ballotés entre l’octroi de privilèges
restreints et l’ordre de quitter la ville145. Le portofranco de la Superbe
n’accueillit jamais, durant le long xviie siècle qui nous occupe, un
foyer juif d’importance.
Les années 1660-1670 furent des années animées durant les-
quelles Venise (1662), Tanger (1662), Nice et Villefranche (1667),
Marseille (1669), Gênes (1670) et Livourne (1676) instaurèrent tour
à tour de nouveaux régimes douaniers pour tenter d’aspirer les tra-
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fics méditerranéens et atlantiques au moyen d’incitations fiscales et
de mesures d’affranchissements146. Le port de Marseille devint donc
« port franc » en mars 1669, la franchise portuaire participant d’un
processus de plus long terme de subordination du droit municipal au
droit du royaume147. De ce point de vue, l’édit de Colbert constituait
un changement normatif d’importance pour les étrangers, dans la
mesure où ces derniers échappaient désormais au contrôle direct des
notables marseillais :
Pour engager les Marchands étrangers à venir s’établir à Marseille, il est
déclaré que tout étranger qui y prendrait parti, qui épouserait une fille de
la Ville, ou qui y acquererait une maison dans l’enceinte du nouvel agran-
dissement, du prix de dix mille livres et au dessus, qu’il aurait habitée pen-
dant trois ans, ou de cinq cens livres jusqu’à dix mille livres, dans laquelle
il aurait pareillement fait sa demeure durant cinq années ; même ceux qui

143. Ibidem, p. lxxxviii, 388, 395-396.


144. Ibidem, p. xc-xci
145. Ibidem, p. xcii-civ.
146. La concurrence des « ports francs » méditerranéens est exacerbée durant les
années 1720-1750 au cours desquelles les franchises de Trieste et Fiume (1719), Messine (1728),
Gênes (1729), Ancône (1732), Venise (1736), Civitavecchia (1741), Nice et Villefranche (1749) sont
instaurées ou rénovées, donnant lieu à des débats politico-économiques intenses sur l’utilité et
l’efficacité de l’abaissement des barrières douanières.
147. Wolfgang Kaiser, Marseille au temps des troubles. Morphologie sociale et luttes de factions, 1559-
1596, Paris, Éditions de l’EHESS, 1992, p. 353.

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L’indice de la franchise 311

sans y avoir acquis de biens ni de maisons y auraient établi leur domicile,


et fait un commerce assidu pendant douze années consécutives, seraient
censez naturels François, & reputez Bourgeois de Marseille, & comme tels
participeraient à toutes les libertez, droits ; privilèges & exemptions attri-
buées aux Bourgeois ; excepté seulement pour les charges municipales, à
l’égard desquelles les anciens Règlemens seraient executez148.
Pour accéder au prestigieux « droit de bourgeoisie » (ou citadi-
nage) réservé aux « bonnes villes » de l’Ancien Régime, il fallait aupa-
ravant « prouver un séjour ininterrompu de dix ans, avoir acquis des
immeubles et créé un établissement commercial »149. Avec l’édit de
port franc, le droit de bourgeoisie découlait désormais de la natura-
lité, qu’on pouvait obtenir à des conditions moins difficiles que dans
la première moitié du xviie siècle, même si la naturalité supposait un
niveau d’aisance certain, ce qui signalait la volonté d’accueillir surtout
dans le port franc de riches marchands. Aussi les années 1670 furent-
elles des années de relative ouverture à Marseille : l’Anglais Robert
Lang obtint des lettres de naturalité et nomma son frère, pourtant
étranger, comme héritier universel ; un autre Anglais, Thomas
Woodcot, put faire de même avec sa sœur. Dans ces deux cas, l’édit
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de port franc de 1669 permettait de préserver les biens meubles et
immeubles du droit d’aubaine150. Une colonie prospère de marchands
arméniens originaires de la Nouvelle-Djoulfa, faubourg d’Ispahan,
s’établit dans le port provençal dans les années 1670-1680, parfois
après une étape livournaise ; elle contribua à une forte intensification
des échanges entre Europe et Asie en se spécialisant notamment dans
l’importation de la soie brute de Perse151. Les années 1670 virent
aussi la venue à Marseille d’un petit groupe de commerçants juifs

148. Jacques Savary des Bruslons, Dictionnaire universel de commerce, op. cit. (n. 6), vol. II,
col. 1186.
149. Jean-François Dubost, « Les Italiens dans les villes françaises : xvie-xviie siècles », in
Denis Menjot, et Jean-Luc Pinol (dir.), Les immigrants et la ville : insertion, intégration, discrimination (xiie-
xxe siècles), Paris, L’Harmattan, 1996, p. 91-106 (p. 92).
150. Jean-Joseph Julien, Nouveau Commentaire sur les Statuts de Provence, Aix, 1778, vol. I, p. 40-42.
Sur la question des conséquences de l’affranchissement du port de Marseille sur la citoyenneté à
Marseille, voir Jean-Baptiste Xambo, « “Vuyder la ville”. La fabrique de la citadinitié dans un
port méditerranéen (Marseille, 1669-1714) », thèse de doctorat soutenue en 2014 à l’École des
Hautes Études en Sciences Sociales. Sur les mutations urbaines parallèles à ces transformations
de la ville portuaire, voir Julien Puget, « Les agrandissements d’Aix et de Marseille (1646-1789).
Droits, espaces et fabrique urbaine à l’époque moderne », thèse de doctorat soutenue en 2015 à
Aix-Marseille Université.
151. Olivier Raveux, « Entre réseau communautaire intercontinental et intégration locale :
la colonie marseillaise des marchands arméniens de la Nouvelle-Djoulfa (Ispahan), 1669-1695 »,
Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 59, 2012/1, p. 83-102 (p. 88) ; Olivier Raveux, « Des
réseaux marchands aux consommateurs : la diffusion des indiennes en Europe méditerranéenne
dans la seconde moitié du xviie siècle », Liame, vol. 25, 2012 [DOI : 10.4000/liame.227] ;
Katsumi Fukasawa, Toilerie et commerce du Levant d’Alep à Marseille, Paris, CNRS, 1987.

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312 Guillaume Calafat

livournais, à tel point que Colbert écrivit à l’intendant Thomas


Morant à Aix, en novembre 1681, pour lui demander le nombre
exact de Juifs à Marseille et savoir « si ces gens-là [étaient] utiles ou
non » dans le port152. Dans la même lettre, le ministre de Louis XIV
demandait la plus grande adresse et le plus grand secret à l’intendant
de Provence, en précisant :
Sur quoy vous devez bien prendre garde que la jalousie du commerce
portera toujours les marchands à estre d’avis de les chasser. Mais il faut
vous élever au-dessus de ces mouvements d’intérests particuliers pour
juger sainement si le commerce qu’ils font, par les correspondances qu’ils
ont dans toutes les parties du monde avec ceux de leur secte, est de telle
nature qu’il soit avantageux à l’Estat, et mesme de quel avantage il est, et
si le mesme commerce ne pourra pas estre suppléé par les Français, en
cas que les Juifs fussent chassés153.
Pour le dire avec les termes de Colbert – qui allaient devenir ceux
de David Hume – il ne fallait pas que la « jalousie du commerce »
des Marseillais ne portât préjudice à la « jalousie du commerce » de
la France : la raison d’État mercantiliste devait primer sur les inté-
rêts égoïstes d’une bourgeoisie marchande ancienne, qui différenciait
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nettement les contextes sociaux marseillais et livournais. La lettre
du secrétaire d’État à Morant traduisait bien l’idée répandue d’un
lien intrinsèque entre la présence de marchands juifs et l’ouverture
de nouveaux débouchés commerciaux « dans toutes les parties du
monde ». Près de dix ans plus tôt, en septembre 1673, Colbert écri-
vait à l’intendant Rouillé :
Vous ne devez pas vous étonner si les Marseillais vous ont tant parlé des
Juifs qui s’établissent à Marseille ; la raison est qu’ils ne se soucient pas
que le commerce augmente, mais seulement qu’il passe tout par leurs
mains et se fasse à leur mode. Il n’y a rien de si avantageux pour le bien
général du commerce que d’augmenter le nombre de ceux qui le font,
en sorte que ce qui n’est pas avantageux aux habitans particuliers de
Marseille l’est fort au général du royaume. Et d’autant plus que l’establis-
sement des Juifs n’a jamais esté défendu pour le commerce, parce que,
pour l’ordinaire, il augmente partout où ils sont, mais seulement pour la
religion, comme il n’est à présent question que de commerce, il ne faut
point écouter les propositions qui vous seront faites contre lesdits Juifs154.

152. Pierre Clément (éd.), Lettres, Instructions et mémoires de Colbert, Paris, Imprimerie impériale,
1861-1873, vol. II, p. 722.
153. Idem. Sur le thème de la « jalousie du commerce », voir la riche introduction d’Istvan
Hont, Jealousy of Trade. International Competition and the Nation-State in Historical Perspective [2005],
Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2010, p. 1-156.
154. Ibidem, p. 679 ; Paul Masson, Ports francs d’autrefois, op. cit. (n. 1), p. 41 ; Robert Paris,
Histoire du commerce de Marseille. Tome V : de 1660 à 1789, le Levant, Paris, Plon, 1957, p. 14.

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L’indice de la franchise 313

Si le port de Marseille fut bien déclaré « franc » en 1669, les mar-


chands locaux et la Chambre de commerce, soutenus par les inten-
dants Morant et Rouillé et par l’évêque de Marseille, ne virent jamais
d’un bon œil les facilités accordées aux étrangers pour s’y installer, et
les manifestations xénophobes n’étaient pas rares, même à l’encontre
d’étrangers ayant réussi matériellement. Le cas du Juif livournais
Joseph Vais Villareal est en cela emblématique : autorisé, en vertu de
la proclamation de l’édit d’affranchissement, à s’installer dans le port
le 16 juin 1670, Villareal développa une entreprise d’import/export
avec le Maghreb et le Levant, qui attira par la suite d’autres Juifs de
Livourne (Abraham Attias, Moise Aghib, Gabriel de Faro, Franco
de Almeda, Jacob Samuel, Manuel Nunes entre autres)155. Il subit
très vite cependant toute une série d’avanies de la part des échevins
et députés du commerce de Marseille, qui allèrent jusqu’à accuser
Villareal de collusion avec les corsaires d’Alger – alors en guerre avec
la France – et de recel de prises156. Ils ajoutaient que « le dit Villareal
fut convaincu d’avoir fait une espèce de synagogue dans Sa Maison
à Marseille ; tous les Juifs, en nombre de quarante, s’y assemblant
pour l’exercice de leur Religion et y célébrant toutes les fêtes et céré-
monies sans nulle sorte de retenue ni de ménagement157 ». Malgré
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les défenses de Villareal et plusieurs mémoires et informations, les
Juifs furent officiellement expulsés de Marseille en mai 1682, même si
cela n’empêcha toutefois pas Abraham Attias, beau-frère de Villareal,
d’être autorisé (non sans essuyer de multiples brimades et subir diver-
ses tracasseries) à séjourner temporairement dans le port à partir du
20 septembre 1683 pour récupérer ses créances158.
L’hostilité des négociants marseillais à la venue des marchands juifs
dans le port allait de pair avec un édit d’affranchissement de 1669

155. Sur « l’affaire Villareal », voir : Adolphe Crémieux, « Un établissement juif à Marseille
au xviie siècle », Revue des études juives, vol. LV (1908), p. 119-145 et LVI (1908), p. 99-123 ;
Renzo Toaff, La nazione ebrea, op. cit. (n. 21), p. 412-413 ; Jonathan Israel, European Jewry, op. cit.
(n. 57), p. 132-133 ; Junko Thérèse Takeda, Between Crown and Commerce : Marseille and the Early
Modern Mediterranean, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2011, p. 100-103 ; Jean-Baptiste
Xambo, « Citoyenneté et commerce. L’affaire Villareal ou la fabrique controversée du mercan-
tilisme marseillais (1669-1682) », Mélanges de l’École française de Rome, vol. 127, 2015/1 [DOI :
10.4000/mefrim.2147].
156. BNF, Ms. Français, 18979, « Réponse des Sieurs échevins et députés du commerce de
Marseille au mémoire de Joseph Vais Villaréal, Juif de Livourne, présenté à Mgr. Le Marquis
de Seignelay tendant à avoir permission de revenir en France », fos 146-148v ; voir Adolphe
Crémieux « Un établissement juif », art. cit. (n. 155), LVI, p. 121.
157. BNF, Ms. Français, 18979, f°146 ; Adolphe Crémieux « Un établissement juif », art. cit.
(n. 155), LVI, p. 121.
158. ANP, Marine, BIII, 44, f° 42. Notons en revanche que les juifs restaient tolérés – malgré
un raidissement certain de la politique royale dans les années 1680 – dans les ports atlantiques
comme Bordeaux, où depuis Richelieu et Mazarin, une communauté sépharade prospère s’était
établie (Jonathan Israel, European Jewry, op. cit. [n. 57], p. 132-133).

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314 Guillaume Calafat

interprété essentiellement en terme protectionniste. Les années 1680


marquèrent un net raidissement des politiques à l’égard des étrangers
dans le port franc. Après l’expulsion des Juifs en 1682 et parallèle-
ment à la révocation de l’édit de Nantes, un arrêt imposait en 1685 la
catholicité pour tout étranger qui demanderait des lettres de natu-
ralité159. Certes dû à des recompositions économiques d’ensemble
orientant davantage les marchés levantins vers les places d’Europe
du Nord160, le départ des marchands arméniens de Marseille à partir
des années 1690 était sans doute imputable en partie à la « jalousie »
des négociants locaux : lorsque de nouveaux arrivants arméniens
souhaitèrent s’établir dans le port provençal en 1694, le ministre
Pontchartrain promettait aux députés de la Chambre de « leur impo-
ser des conditions qui empêcheraient de faire tort aux sujets de Sa
Majesté »161.
De manière significative, un « Mémoire pour l’établissement
d’un nouveau port franc à Marseille », composé en 1765 et attribué
à l’ancien receveur des finances Auguste Chambon, se plaignait des
effets pernicieux des restrictions et des nombreuses impositions qui
touchaient Marseille et qui, pour reprendre l’expression des Savary,
« diminu[ai]ent la franchise du port »162. Chambon proposait une
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refonte intégrale des franchises et la création d’un véritable port-
entrepôt à l’intérieur même du port de Marseille (il suggérait d’établir
ce port franc au niveau de l’ancien arsenal royal), sur le modèle en
quelque sorte du portofranco génois tel que dépeint dans le Dictionnaire
universel de commerce. D’après l’auteur du mémoire, grand admirateur de
Colbert, le « Joseph de la France », l’édit d’affranchissement de 1669
– renouvelé et modifié par l’arrêt du 10 juillet 1703 – avait eu pour
objet « 1) d’augmenter le commerce de toute la nation, 2) d’encou-
rager notre navigation en l’occupant continuellement, 3) de gagner
avec l’étranger, et 4) de procurer avec abondance à nos manufac-
tures les matières premières qui en sont la base et comme l’âme »163.
Cependant, Chambon continuait de défendre deux principes qui
résumaient bien, encore dans la seconde moitié du xviiie siècle, les

159. Olivier Raveux, « Entre réseau communautaire intercontinental », art. cit. (n. 151), p. 95.
160. Ibidem, p. 95-97.
161. ACCIM, B 76, « Correspondance passive », f° n.n., 17 mars 1694 ; cité par Robert
Paris, Histoire du commerce de Marseille, op. cit. (n. 154), p. 16 ; Louis Dermigny, « Escales, échelles et
ports francs », art. cit. (n. 11), p. 561.
162. BMA, ms. 831, « Provence, Recueil de pièces historiques O », « Mémoire pour l’éta-
blissement d’un nouveau port franc à Marseille », fos 289-314 (fos 296-297). Dans les mêmes
années qui suivirent la guerre de Sept Ans, Chambon composa un autre texte très informé sur
Le Commerce de l’Amérique par Marseille, ou Explication des lettres-patentes du Roi, portant règlement pour le
commerce qui se fait de Marseille aux îles françaises de l’Amérique, données au mois de février 1719… par un
citadin, Avignon, 1764, 2 volumes.
163. Ibidem, f° 304v.

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L’indice de la franchise 315

coordonnées de la franchise marseillaise : d’une part, il soutenait


très clairement « l’acte de navigation » français introduit par l’édit
de 1669164. De l’autre, la nouvelle franchise n’était nullement des-
tinée aux marins et aux marchands de toutes les nations. Outre le
fait que les navires anglais en étaient explicitement exclus165, l’ancien
receveur des finances ne manquait pas de préciser, et ce encore dans
les années 1760 :
Il n’y aura que la religion catholique, apostolique et romaine qui aye libre
exercice dans le port franc, et toute autre assemblée y sera défendue ; il
servira d’azille dans les causes civilles, sans que ce privilège puisse s’éten-
dre pour le criminel. Il y sera établi une chapelle où toutes les fonctions
paroissiales seront faites dans toute son étendue166.
Sous la plume du fonctionnaire marseillais, le « port franc » n’était
en aucun cas synonyme de tolérance.

Conclusion
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En comparant la condition des Juifs dans divers « ports francs »,
force est bien de constater que le lien opéré par les marchands-
écrivains et les philosophes du doux commerce entre tolérance et crois-
sance économique était loin d’être considéré comme une évidence
par les contemporains – et ce encore au xviiie siècle. Les mesures
favorables à l’installation des marchands sépharades pouvaient se
heurter aussi bien à l’hostilité de commerçants locaux craignant la
rivalité commerciale des Juifs qu’aux revirements politiques et aux
récriminations des autorités ecclésiastiques. Dès le xvie siècle, la pré-
sence juive fonctionnait déjà comme un moyen de la compétition

164. Dans un mémoire écrit en 1768 et adressé au directeur des fermes, Monsieur de
Besombes, Chambon écrit : « Le commerce de Marseille dans le Levant doit tenir le premier
rang pour quatre raisons bien essentielles au bien de toute la nation. La première qu’il n’y a que
des navires françois qui puissent être employés à ce commerce, ce qui favorise notre marine, et
fournit des matelots à l’État dans une occasion de guerre » (BMA, ms. 835, « Provence, Recueil
de pièces historiques RR », « Observations sur le commerce de Marseille. Nécessité d’un nouveau
port franc », fos 206-221 (f° 210v)).
165. BMA, ms. 831, fos 309-309v : « Tous navires étrangers, à l’exception de ceux d’Angle-
terre pourront librement entrer dans le port franc, et en sortir, y décharger les marchandises de
leur chargement, en charger d’autres, sans que les dits navires, ni les marchandises puissent être
sujettes à aucune imposition ni à aucune taxe de quelque nature qu’elle puisse être, soit en faveur
du Roy, de l’amirauté, de la ville, du commerce, ou de quelque particulier, à l’exception de l’uni-
que taxe mentionnée cy-après ».
166. Ibidem, f° 310v.

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316 Guillaume Calafat

économique des places portuaires, fondé sur la raison d’État et l’affir-


mation de la souveraineté. De la sorte, elle permet de réviser quelque
peu en amont la chronologie des franchises portuaires modernes,
tentées en plusieurs lieux avec des réussites variables. Si l’on consi-
dère, en effet, que le « port franc » désigne un environnement ins-
titutionnel favorable et ouvert pour les négociants étrangers, la
condition d’installation des Juifs et des « nouveaux chrétiens » en
met nettement à l’épreuve la validité. À l’inverse, la précarité de la
présence juive dans ces ports, observée à Nice, Gênes ou Marseille,
témoigne de conflits d’intérêts locaux qui expliquent les revirements
et les fluctuations législatives sur les règlements du port franc. Le cas
livournais, de ce point de vue, faisait donc plutôt figure d’exception
que de norme et la Livornina de 1593 avait sans doute pour princi-
pale particularité sa constance et sa stabilité. La « franchise » de la
promesse grand-ducale était ainsi reconnue par les contemporains et
louée par les Juifs eux-mêmes, qui en faisaient un modèle digne d’imi-
tation. Dans ses Humble Addresses (1655) présentées au Lord Protector,
Menasseh Ben Israel prenait précisément l’exemple de Livourne,
devenue « l’une des places de commerce les plus fameuses d’Italie »
pour tenter de convaincre Cromwell de l’utilité publique d’admettre
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les Juifs en Angleterre pour l’augmentation du commerce167. Mis
en regard avec les textes des marchands-écrivains anglais qualifiés
rétrospectivement de « premiers mercantilistes » (tels Thomas Mun,
Lewes Roberts ou Henry Robinson), le discours de Menasseh Ben
Israel témoigne de l’image très positive de Livourne véhiculée dans
la Londres du premier xviie siècle. La Livornina allait d’ailleurs ser-
vir de modèle jusqu’au xviiie siècle : les Juifs furent réadmis dans le
royaume de Naples le 24 juin 1739 – avant d’être de nouveau expul-
sés en 1747 – sur le modèle d’un texte en grande partie conforme à
l’édit toscan de 1593168. Lorsque les Habsbourg entreprirent en 1766

167. Menasseh ben Israel, The Humble Addresses, dans Lucien Wolf (éd.), Menasseh ben Israel’s
Mission… op. cit., p. 2 (82) : « The Iews, have no oportunity to live in their own Country, to till the
Lands or other like employments, give themselves wholy unto merchandizing, and for contriving
new Inventions, no Nation almost going beyond them. And so’t is observed, that wheresoevere
they go to dwell, there presently the Traficq begins to flourish. Which may be seen in divers
places, especially in Ligorne, which having been but a very ignoble and inconsiderable City, is at
this time, by the great concourse of people, one of the most famous places of Trafique of whole
Italy ». De manière intéressante, le rabbin d’Amsterdam prend l’exemple de l’escale vénitienne de
Spalato et rappelle le rôle joué par Rodriga dans son développement : Furthermore, the Inventor of
the famous Scala de Spalato (the most firme and solid Traficq of Venice) was a Iew, who by this his Invention
transported the Negotiation from a great part of the Levant into that City (Ibid.). Sur le modèle livournais de
Menasseh Ben Israel, voir : Benjamin Ravid, « “How Profitable the Nation” », art. cit. (n. 75),
p. 164 ; Matthias B. Lehmann, « A Livornese “Port Jew” », art. cit. (n. 14), p. 57 ; Francesca
Bregoli, Mediterranean Enlightenment, op. cit. (n. 14), p. 218-222.
168. Voir sur ces vicissitudes, Vincenzo Giura, Gli ebrei e la ripresa economica del Regno di Napoli :
1740-1747, Naples, Institut International d’Histoire de la Banque, 1978, p. 63-74.

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L’indice de la franchise 317

de promulguer une nouvelle législation pour les Juifs dans le nouveau


port franc de Trieste, port franc depuis 1719, les fonctionnaires vien-
nois se tournèrent précisément en direction de l’édit toscan169. Le
modèle livournais fut également utilisée lors de l’édiction, en 1782,
des Stora Judereglemente établis pour favoriser la venue des Juifs dans
le petit port franc suédois de Marstrand170. À ce titre, on peut légiti-
mement considérer que l’édit de 1593 joua un rôle de tout premier
plan dans l’émergence des « Port Jews » du xviiie siècle ; il contribua
à faire de la condition de résidence des Juifs un ingrédient décisif de
la « franchise », au sens ici d’un engagement et d’une promesse tenue
par les autorités souveraines à l’égard des commerçants invités dans
le « port franc ».
ANNEXE
CHRONOLOGIE DES RÈGLEMENTS CITÉS

1549 : privilèges accordés par Côme Ier de Médicis aux Nouveaux


chrétiens portugais et castillans
1551 : édit de Côme Ier de Médicis en faveur de l’installation des
Juifs en Toscane
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1559 : lettres patentes du duc de Ferrare en faveur de l’installation
des Juifs
1552-1553 : bref du pape Jules III invitant les Juifs portugais à
s’établir à Ancône
1571 : expulsion des Juifs de Venise
1572 : édit d’Emmanuel-Philibert de Savoie favorable à l’installa-
tion des Juifs à Nice et à Villefranche
1573 : réintégration des Juifs à Venise
1589 : charte du Sénat de Venise octroyant la citoyenneté de intus et
extra aux Juifs levantins et aux ponantins
1590-1591 : réformes douanières à Gênes établissant un port
d’entrepôt
1591-1593 : lois Livornine accordées par le grand-duc de Toscane
pour les villes de Livourne et Pise
1594 : bulle du pape Clément VIII accordant privilèges et exemp-
tions aux Juifs levantins à Ancône
1597 : édit d’expulsion des Juifs de Gênes
1598 : charte invitant les Juifs ponantins à s’établir à Venise

169. Liana De Antonellis Martini, Portofranco e comunità etnico-religiose nella Trieste settecentesca,
Milan, Giuffrè, 1968, p. 35-36 ; Lois C. Dubin, The Port Jews of Habsburg Trieste, op. cit. (n. 14),
p. 61-62 ;
170. Jesper Meijling, « La lenta diffusione di un modello : il porto franco da Livorno a
Marstrand nel Settecento », Nuovi Studi Livornesi, vol. XVII, 2010, p. 95-120 (p. 116-117).

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318 Guillaume Calafat

1606 : récapitulation des privilèges des Juifs octroyés à Ancône


1609 : édit de « port franc libre et général » à Gênes
1612 : édit de port franc à Nice, Villefranche et Saint-Hospice
1613 : renouvellement de l’édit de port franc à Nice, Villefranche
et Saint-Hospice
1613 : redéfinition des franchises douanières à Gênes
1623 : redéfinition des franchises douanières à Gênes
1626 : renouvellement de l’édit de port franc à Nice, Villefranche
et Saint-Hospice
1648 : privilèges accordés aux Juifs et aux Nouveaux chrétiens à
Nice et Villefranche
1654 : édit de port franc à Gênes admettant les Juifs
1658 : charte (restrictive) de trente articles pour la tolérance de la
nation juive à Gênes
1662 : décret établissant un port franc à Venise
1662 : proclamation de l’affranchissement du port de Tanger par
le roi d’Angleterre Charles II
1667 : nouvel édit de port franc à Nice et Villefranche
1669 : expulsion des Juifs d’Oran
1669 : édit d’expulsion des Juifs de Gênes
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1669 : édit d’affranchissement du port de Marseille
1670 : renouvellement de l’édit du port franc de Gênes
1674 : édit accordant aux Juifs de Gênes de demeurer dix ans
supplémentaires
1676 : extension des privilèges douaniers et fiscaux du port de
Livourne
1679 : expulsion des Juifs de Gênes
1682 : expulsion des Juifs de Marseille
1719 : port franc à Trieste et Fiume
1728 : instructions et nouveau règlement pour le port franc de
Messine
1729 : renouvellement de l’édit de port franc de Gênes
1732 : édit de port franc d’Ancône
1736 : nouvel édit de port franc à Venise
1739 : réadmission des Juifs à Naples
1741 : édit de port franc de Civitavecchia
1747 : expulsion des Juifs de Naples
1749 : renouvellement du port franc de Nice et Villefranche
1752 : édit de réadmission des Juifs à Gênes
1766 : nouvelle législation en faveur des Juifs dans le port de
Trieste

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L’indice de la franchise 319

Guillaume Calafat est maître de conférences à l’université Paris I – Panthéon-


Sorbonne et membre de l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (UMR 8066).
Ses recherches portent sur la régulation du commerce et de la navigation en
Méditerranée et sur les relations entre les sociétés d’Europe du sud et d’Afrique
du nord à l’époque moderne. Il s’intéresse en particulier aux modes de réso-
lution judiciaires, politiques et diplomatiques des litiges et des conflits maritimes.
Son livre, Une mer jalousée. Souverainetés et juridictions des mers dans la Méditerranée du
xviie siècle, paraîtra aux Éditions du Seuil en 2019. Plus d’informations sur sa
page [http://www.ihmc.ens.fr/-CALAFAT-Guillaume].

Résumé

Cet article comparatif s’intéresse aux conditions socio-juridiques et institu-


tionnelles d’accueil et de résidence des Juifs dans plusieurs villes portuaires de
Méditerranée à l’époque moderne. Centré tout d’abord sur le port toscan de Livourne,
il analyse la nature et le contenu des privilèges octroyés à la fin du xvie siècle aux
marchands juifs et aux anciens crypto-juifs. Leur négociation permet de revenir sur
les justifications politico-économiques, fondées sur la raison d’État et l’affirmation de
la souveraineté du Prince, qui légitiment l’accueil des Sépharades dans le port tos-
can. Les édits livournais des années 1590 sont ensuite rapportés plus largement au
« mercantilisme philosémite » du xvie siècle, et à la compétition des places portuaires
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méditerranéennes, de Nice/Villefranche à Ancône et de Venise à Livourne. On sou-
ligne ici la précarité des règlements en faveur des Juifs, mais aussi le lien opéré entre
la croissance du négoce et l’invitation des Juifs à venir s’installer dans les places por-
tuaires. Le caractère tâtonnant des politiques en la matière devient toutefois un bon
indicateur de l’instabilité des environnements institutionnels dédiés aux marchands.
Une troisième partie est enfin consacrée à la compétition des « ports francs », à
travers la mise en regard des conditions d’accueil fluctuantes des Juifs à Nice/
Villefranche, Gênes et Marseille au xviie siècle. Cette comparaison permet de montrer
que la présence juive, soumise à de nombreux revirements politiques, est moins un
ingrédient nécessaire du port franc qu’un révélateur efficace de son environnement
institutionnel, plus ou moins favorable et ouvert aux commerçants étrangers.

Mots-clés : Époque moderne, Méditerranée, Livourne, ports francs, judaïsme por-


tuaire, concurrence (économique).

Abstract

Political economy, competition of free ports and condition of the Jews in the
Early modern Mediterranean.

This comparative study investigates the socio-legal and institutional conditions


of the settlement and residence of Jews in several Mediterranean port cities during
the Early modern period. Focusing first on the Tuscan port of Livorno, it analyses the
nature and content of the privileges granted at the end of the 16th century to Jewish
merchants and former crypto-Jews at the end of the 16th century. Throughout the his-
tory of their negotiation, it retraces the political and economic justifications, based
on the reason of State and the assertion of the Prince’s sovereignty, which legitimize
the acceptance of Sephardim in Livorno. Second, the Tuscan edicts of the 1590s are
related to the “philosemitic mercantilism” of the 16th century, and to the competition

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of the Mediterranean port cities, from Nice/Villefranche to Ancona and from Venice
to Livorno. The uncertainty of the rules favouring Jews is highlighted here, as well
as the presupposed link between the economic growth and the invitation of Jews
to settle and trade in port cities. However, indecisive policies in this regard become
a good indicator of the unstable institutional environment of these places. Finally, a
third part is devoted to the competition of “free ports”, by comparing the fluctuating
conditions of settlement of Jews in Nice/Villefranche, Genoa and Marseille in the
17th century. This comparison shows that the Jewish presence, subject to numerous
political changes, is less a vital ingredient of the “free port” than an effective revealer
of its institutional environment, more or less favourable and open to foreign traders.

Keywords: Early modern period, Mediterranean, Livorno, free ports, Port Jews,
competition (economics).
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