Mbarga Artigo JC
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2024 03:00
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Revue de l’Université de Moncton
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0316-6368 (imprimé)
1712-2139 (numérique)
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NOTE THÉORIQUE
À QUOI SERT LE JOURNALISME SCIENTIFIQUE ?
Gervais Mbarga
Université de Moncton
Résumé
Pour nombre de chercheurs, le journalisme scientifique
aboutit à une impasse. En cultivant l’illusion du partage de
la science, il renforce en réalité la fracture entre la science et
la connaissance quotidienne et montre la distance de l’une
à l’autre. Dans cet article, nous démontrons que, si le journa-
lisme scientifique échoue dans l’enseignement de la science,
il parvient cependant à la création d’une aire culturelle que
nous appelons le « troisième champ ». Cette nouvelle culture
emprunte à la science et à la vie quotidienne et se situe
au prolongement du territoire savant et aux confins de la
culture commune.
Mots-clés : journalisme scientifique, vulgarisation scienti-
fique, communication scientifique, médiatisation de la science,
culture scientifique.
Abstract
For many researchers, science journalism finds itself
at an impasse. While cultivating the illusion that scientific
knowledge is being shared, it actually reinforces the schism
between science and everyday knowledge and emphasizes
the distance between them. In this article, we will show that,
although science journalism may fail to teach about science,
it succeeds in creating a cultural space we call a "third
space." This new space borrows from both science and daily
life, and is an extension of scholarly research located within
the boundaries of day-to-day, common knowledge.
Keywords: science journalism, popularization of science,
science communication, science in the media, scientific culture.
1. Le journalisme scientifique
Pour la plus grande partie de ses praticiens, la vulgarisation scientifique
consiste à mettre les produits de la connaissance scientifique à la disposition
d’un public muni d’un minimum d’instruction et d’information sans viser
la formation de spécialistes. Fontenelle (1855 : 6) voyait déjà dans ses
œuvres une occasion « d’instruire et de divertir tout ensemble ». Plusieurs
auteurs le suivront dans cette définition et diront du journalisme
scientifique ou de la vulgarisation scientifique qu’ils constituent une
éducation informelle intégrant la traduction, l’explication et la diffusion
de la science.
Pendant de longues années, les recherches sur la vulgarisation
scientifique se sont concentrées sur deux pôles : un premier pôle cognitif
ou psychopédagogique, un second sociologique. Les recherches cogni-
tives se situaient dans le prolongement des études sur l’institution scolaire
et sur celles des effets des médias initiées depuis Lazarsfeld (1940).
La diffusion de la science supposait, dans ce cas, l’établissement d’un
rapport analogique entre le message du vulgarisateur et le background
des destinataires ; d’où le concept de « troisième homme », médiateur et
traducteur pour décrire la fonction du journaliste scientifique. Ces recher-
ches (Jurdant, 1970 ; Roqueplo, 1974) révélaient que jamais les conditions
idéales n’étaient réunies autrement que dans un cadre de type scolaire.
Ces recherches trouvent un écho dans le « modèle du déficit » lancé par
Snow (1974).
Pour sa part, la recherche sociologique mettait l’accent sur les conditions
sociales de la distribution des connaissances : les mobiles, les usages,
l’utilité, l’impact. Quelles étaient les modalités d’accession du public au
patrimoine du savoir ? Les sociologues des années 1970 (Akerman et
Dulong, 1971) eux aussi, aboutissaient à la conclusion que le journalisme
scientifique élargissait la distance entre la science et le public.
Qu’elles fussent cognitivistes ou sociologiques, les recherches affir-
maient que le journalisme scientifique et toute l’œuvre de vulgarisation de
la science ne parvenaient qu’à une impasse voire à une illusion. Jurdant
(1970) a été explicite à ce sujet. Il affirme que la vulgarisation ne transmet
pas la science, et que le journaliste scientifique est une fiction dès lors
qu’on ne peut définir son véritable statut. Est-il un profane ou est-il un
Nous viserons la science produite par les journalistes dans les médias
de masse (radio, télévision, journaux, internet). On parlerait alors
de médiatisation de la science. Il est vrai, ce concept n’éclaire pas, non
plus, définitivement la distance entre les termes, mais au moins, la
marque-t-elle. Il existe encore en effet, aux yeux des auteurs, une grande
connivence entre les journalistes et leurs sources scientifiques, complicité
qui rend ardue une distinction à la pièce (Sicard, 1997), De même, une
confusion persiste avec l’œuvre d’éducation (Marcotte et Sauvageau,
2006). Nous sommes aussi convaincus, par ailleurs, que les activités
de ce que Paillart et Schiele (2005) désignent par « publicisation de la
science » contribuent toutes à l’édification du champ dont nous avons
fait l’hypothèse.
Mais il y a bien une différence. Lapointe (2008 : 97) la dévoile. « Aux
yeux du scientifique, le vulgarisateur, c’est celui qui va l’aider à passer
son message. C’est l’intermédiaire entre le public et lui. (…) Mais si vous
êtes journaliste, votre rôle est d’observer le scientifique avec les yeux et
les oreilles du public. De porter à l’attention du public des faits ou des
questions, que ce soient ou non des faits ou des questions que le scientifique
aurait aimé qu’on lui pose ».
Les journaux scientifiques ont vu le jour avec la naissance de la science
moderne expérimentale au 17e siècle. Apparaît dès 1668 Le journal des
savants en France, puis Acta Eruditorum en 1682 en Allemagne et
Philosophical Transactions en 1683 en Angleterre. La forme et le contenu
des journaux scientifiques ont changé aujourd’hui. Leur nombre aussi : on
en compte plusieurs centaines de milliers désormais et ils couvrent tous
les aspects de la science. Certains sont réservés à des spécialistes, d’autres
ont un public populaire ou visent des jeunes enfants.
Nous dirons donc du journalisme scientifique qu’il consiste en un
discours médiatique de réélaboration du matériau scientifique afin de le
sortir de son cadre initial pour le situer dans un contexte d’interprétation
auquel le plus large public prend part. Pour cela, le journaliste apporte la
science au public mais aussi, fait jaillir de la science les intérêts non
perceptibles de prime abord, les débats et les incertitudes qu’elle entretient
en son sein, les méthodes qui la génèrent, l’esprit qu’elle cultive, les idées
qui l’entourent, les rêves qu’elle sublime. Il replace la science dans son
contexte social et humain duquel elle a naturellement tendance à s’évader
2. La culture commune
Au point de départ de notre relation avec le monde, il y a l’expérience
première, concrète et naturelle. La connaissance des sens premiers en
constitue le noyau. La culture commune l’entoure. Cette culture appartient
à notre existence quotidienne et justifie nos actes courants. Là se
juxtaposent les observations de première évidence et s’accumulent des
expériences familières, directement accessibles aux sens.
Selon Bachelard (1980 : 10), « l’expérience immédiate et usuelle garde
toujours une sorte de caractère tautologique ». Les procédures d’expli-
cation y sont des généralités intuitives. On y a recours à l’explication
verbale, « le règne des mots et des définitions » sans perspective, ou avec
des extensions abusives, des images familières saisies par une intuition
directe. Les observations, parce qu’elles sont imparfaitement structurées,
demeurent des faits non effectivement vérifiés.
La culture commune s’érige sur nos procédés habituels de percevoir
spontanément le monde, d’exprimer le vécu et de communiquer. Elle
se transmet par l’intermédiaire de la famille. Des groupes de parenté, des
cercles d’amitié, de voisinage ou de jeu promulguent ses codes d’inter-
prétation, partagent ses expériences, dispersent ses messages et font circuler
ses symboliques.
Ce « sens pratique », pour reprendre une expression de Bourdieu
(1977), fonctionne selon une logique qui ne vise pas à remettre en
question l’organisation des choses et les propriétés reconnues de l’univers.
Son art participe du folklore, ses croyances tiennent de la superstition, sa
connaissance des impressions sensorielles directement perceptibles. Cet
art, ces croyances, cette connaissance doivent donner des réponses faciles
à déchiffrer aux préoccupations des individus, de la famille et des groupes
sociaux qui y ont recours.
3. La culture savante
Dans sa célèbre analyse des paradigmes et des révolutions scientifiques,
Kuhn (1963) montre qu’il existe des périodes dites de « science normale »
où la science poursuit des développements tributaires d’un paradigme.
La science obéit pendant cette période à une tradition établie, solidement
ancrée dans la pratique, parce qu’elle a fait ses preuves. Des recherches
continuent d’affiner les théories et en préciser les applications, mais
toujours à l’intérieur d’une orbe paradigmatique.
Un moment, lorsque dans l’usage d’une théorie, les échecs se répètent
et que les anomalies s’accumulent, le paradigme s’épuise. C’est alors que
survient la révolution scientifique, moment de rupture que Kuhn désigne
par « science exceptionnelle » (extraordinary science). La connaissance
sort alors de ses conceptions courantes et cherche de nouveaux modèles
en s’inspirant de son milieu.
Les savoirs savants ne réduisent donc pas leur espace d’expression aux
résultats connus, aux concepts et aux lois constitués. Ils donnent aussi
naissance à des cercles de pensée, des croyances, des mythes et des
idéologies. En s’élargissant, les résultats de la science provoquent un
regard, suscitent des attitudes et suggèrent des règles de comportement. Ils
se transforment en culture : la culture savante.
On discerne cette culture savante dans les rôles qu’elle distribue à ses
membres et dans les statuts qu’elle leur accorde. Ainsi, lorsqu’on parle
des intellectuels, de l’intelligentsia, des élites, des savants, on désigne
les références qu’elle octroie. Dumont (1987 : 153) analyse la genèse de
cette culture :
« Il faut que l’intellectuel imagine une autre société que
celle où il partage l’existence du commun des mortels, et
qui lui donne droit de se prononcer sur les événements
4. La culture scientifique
Nous appellerons culture scientifique ce domaine particulier de la
culture savante qui recourt à la science pour son édification et sa
légitimation. La sociologie de la science en a d’ailleurs fourni, au cours
de ces dernières décennies, de nombreuses descriptions. Elle a circonscrit
les impératifs particuliers qui orientent les chercheurs dans leurs activités
de connaissance, dans leur communauté et dans les réseaux de leurs
relations mutuelles. Nous ne rappellerons que quelques-unes des orienta-
tions principales de cette quête sociologique qui, l’on s’en doute, connaît
de multiples ramifications.
Merton fut le premier à exposer une formulation de l’articulation de
la société scientifique. Dans un article intitulé The normative structure
of Science publié en 1942 et repris dans The Sociology of Science (1973)
il énonce les principales caractéristiques de la science. Les faits scien-
tifiques tranchent, pensait-il, par leur rationalité, leur cumulativité et leur
caractère non conflictuel. Enrichissant la position mertonienne, Hagstrom
(1965) pense que c’est l’échange qui construit la culture scientifique. On y
apporte des aptitudes, des talents et, en retour, on reçoit de la notoriété, de
la reconnaissance. La méthode scientifique apparaît alors comme un
instrument de mesure de qualité qui assure, par surcroît, la communication
parmi les savants. Bourdieu (1975) a aussi analysé le « champ scientifique ».
Il est, à son avis, « un système de relations objectives entre les positions
acquises (par les luttes antérieures), il est également le « lieu » (c’est-
à-dire l’espace de jeu) d’une lutte de concurrence qui a pour enjeu le
monopole de l’autorité scientifique. »
Une manière de comprendre la science et la société scientifique utilise
les ethnométhodologies. Latour (1989) ou Knorr Cetina (1981) estiment
que le fait scientifique est une construction. Dans la cité scientifique, la
fabrication des faits est un processus collectif. Les laboratoires constituent
des lieux où se déroulent des « épreuves de force ». La plus grande partie
du travail dans cette cité consiste au recrutement des alliés et à la
construction des faits.
Il existe donc une « culture scientifique ». Godin (1999 : 84) en a fait
une excellente présentation, et en propose une compréhension pluridimen-
sionnelle : collective et individuelle, l’établissant comme « l’appropriation
7. Déconstruction et émergence
Face à cette demande, le citoyen oscille parfois avant de se prononcer.
Cette tergiversation confirme la destruction de ses habitudes et la naissance
de nouvelles attitudes. La médiatisation de la science est l’un des supports
de ce double mouvement de déconstruction et d’émergence. Devant cet
ébranlement, une partie de la culture commune s’ajuste. Pour survivre, elle
doit accepter la mutation. Pareillement, la culture savante travaillée par le
journalisme scientifique se transforme également. Et cette nécessité qui
construit le « troisième champ » interpelle à la fois, sa forme et son contenu.
La mutation de la culture scientifique commence par sa langue. Tous
les journalistes scientifiques et tous les vulgarisateurs de la science
l’affirment en rappelant opportunément qu’ils exercent leur rôle en tout
premier lieu dans la transformation de la langue des sciences. C’est pour
cette raison que ses aspects traduction et explication semblent si inévitables
8. Conclusion
Concluons en examinant en dernier ressort le fait que le journalisme
est une œuvre de communication. Cela signifie bien qu’il joue le rôle
d’interface qui met en rapport le créateur, le scientifique, fabricant et
émetteur du message et le public, son destinataire. L’interface enrichit
le sens du message et provoque une nouvelle expérience. Le contenu
du journalisme scientifique, s’il concerne le public du fait de son
appartenance à un temps, à un milieu, à une culture, s’il transcrit les
observations qu’inspire le spectacle humain auquel le public participe,
entend cependant les dépasser. Le journalisme scientifique est donc aussi
une œuvre qui exige des talents, de l’imagination, des richesses et ne
saurait plus être une simple imitation, une vulgaire copie. Le journaliste
scientifique se soumet au verdict de deux publics.
Sortir de deux mondes, proposer une nouvelle expérience, favoriser
l’émigration sur une nouvelle terre, une nouvelle culture, telle nous
apparaît donc, en fin de compte, la fonction fondamentale du journalisme
scientifique.
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