104pouvoirs p45-53 Islam Nationalisme
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I S L A M I S M E E T N A T I O N A L I S M E
OLIVIER ROY
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selle quelles que soient l’histoire et les spécificités des pays en question.
Les Frères musulmans se sont organisés en chapitres régionaux (repre-
nant ainsi la terminologie du Baas, qui voit dans les pays actuels de
simples régions d’un futur État panarabe). Certains mouvements
reprennent d’ailleurs le concept de califat, pour mieux récuser la légiti-
mité de l’État national (Maududi, le Hizb ul Tahrir, parti établi à
Londres et qui recrute aujourd’hui essentiellement parmi les jeunes
issus de l’immigration). Les islamistes axent toute leur réflexion sur
l’État, pas sur la nation. En Iran, où la révolution islamique a doté le
pays d’une Constitution plutôt sophistiquée, et fort peu islamique, à
l’exception décisive du statut du Guide, ce dernier n’est pas nécessaire-
ment un Iranien, car il a vocation à être le Guide de l’ensemble de la
oummah. Mais en se focalisant sur l’État, ils sont par définition amenés
à prendre en compte la territorialisation et les sociétés réelles, qu’elles 47
soient issues d’une longue histoire (Iran, Égypte) ou les produits d’un
découpage colonial stabilisé par les équilibres stratégiques et les intérêts
des puissances mondiales ou régionales.
C’est la problématique de la conquête et de la gestion de l’État qui
fait que les islamistes, en tout cas les courants « centristes », sont
aujourd’hui devenus plus nationalistes qu’attachés à la mise en place
d’un État islamique. Les mouvements centristes sont ceux qui ont une
stratégie politique de conquête du pouvoir d’État dans un premier
temps, et, dans un deuxième temps, qu’ils soient parvenus au pouvoir
(Iran) ou non, une politique de gestion, donc de participation à un
champ politique qu’ils ont contribué à ouvrir. Les islamistes en effet
visent un État concret (Égypte, Turquie, Iran, etc.), qui a son champ
politique propre et qui s’insère dans un espace stratégique dont il hérite
plus qu’il ne le modèle. Pour prendre ou gérer le pouvoir, il faut un pro-
gramme, des alliances, une prise en compte de la complexité de la
demande sociale. Les islamistes iraniens l’ont très vite découvert et se
sont divisés en conservateurs, obsédés par leur maintien au pouvoir, et
libéraux, convaincus que seule une ouverture démocratique peut per-
mettre une gestion du pouvoir. Les islamistes turcs ont découvert le jeu
politique par leur gestion municipale : la frange « libérale » qui forme
aujourd’hui le parti AK est justement dirigée par l’ancien maire
d’Istanbul, Tayyep Erdogan. Le FIS algérien, après l’annulation des
élections législatives, est entré dans le processus de San Egidio, de
concert avec des mouvements idéologiquement très variés. Dans
presque toutes les monarchies (sauf en Arabie Saoudite), les Frères
musulmans sont représentés dans les parlements (Jordanie, Koweït,
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Maroc). C’est parce qu’ils ont été saisis par l’État que les mouvements
islamistes centristes sont devenus nationalistes.
Inversement les mouvements « jihadistes » radicaux ont ajouté à
leur refus du nationalisme la volonté explicite de demeurer en rupture
avec le jeu politique étatique, soit en s’en désintéressant (Hizb ul-
Tahrir, al Qaïda), soit en s’y attaquant par l’action terroriste envers des
personnalités politiques. Le terrorisme aveugle tous azimuts, comme
celui pratiqué par le GIA en Algérie, peut déstabiliser momentanément
le pouvoir en place, mais le renforce sur le long terme, car il est incom-
patible avec la constitution d’une base sociale et politique solide, qui
permettrait la marche vers le pouvoir ou la constitution d’une alter-
nance politique. La posture antinationaliste ne peut être maintenue
que par un refus de l’enjeu étatique. C’est en prônant la création d’un
48 État palestinien que le Hamas palestinien est devenu un parti islamo-
nationaliste, alors que nombre de réfugiés palestiniens, ou plutôt de
descendants de réfugiés de 1948 et 1967, sachant que, de toute façon, il
n’y aurait pas de retour, ont rejoint les mouvements internationalistes
les plus radicaux (Abdallah Azzam fondateur de ce qui allait devenir la
mouvance al Qaïda, Youssouf Ramzi, Odeh, Zoubeyda, tous membres
d’al Qaïda).
Les mouvements islamistes « territorialisés » et à stratégie étatique
rentrent tous dans une perspective plus nationaliste qu’idéologique,
fortement teintée d’anti-impérialisme. Ils retrouvent donc ainsi leurs
anciens adversaires politiques laïcs, comme on le voit en Égypte,
Jordanie, Yémen, et même au Liban (où le Hezbollah est perçu comme
nationaliste) et au Pakistan (où l’anti-impérialisme de gauche rejoint
le soutien de fait aux Taliban afghans). Par contre les mouvements
« dé-territorialisés », comme al Qaïda ou le Hizb ul-Tahrir, sont à la fois
dans un refus de toute logique nationale et de contestation radicale de
l’ordre établi. Terrorisme et dé-territorialisation vont de pair.
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ment de forces américaines. L’Iran a ainsi peu à peu cessé de soutenir ses
relais traditionnels : les chi’ites irakiens en 1991, bahreïnis en 1996,
afghans en 1998. Dans le Caucase, l’Iran soutient l’Arménie contre
l’Azerbaïdjan, pourtant chi’ite, et a coopéré avec la Russie pour mettre
fin à la guerre civile du Tadjikistan (juin 1997). En Afghanistan, elle s’est
aussi retrouvée dans le même camp que les Russes, les Indiens et les
Américains pour soutenir l’alliance du Nord contre les Taliban lors de
la campagne de 2001. Dans le Golfe, malgré le contentieux avec les Émi-
rats sur le statut des îles de Tumb et de Moussa (d’ailleurs occupées par
le chah en 1971), l’Iran s’est rapproché des pays arabes conservateurs
(Arabie Saoudite et Qatar). Enfin, tout en soutenant matériellement le
Hezbollah libanais et les Palestiniens, l’Iran est resté au second plan lors
du déclenchement de la seconde intifada en 2000. Téhéran a vivement
condamné l’attentat du World Trade Center, mais cette fois par la voix 49
du Guide lui-même et pas seulement du président libéral Mohammed
Khatami. En même temps, l’Iran veut être un acteur incontournable non
seulement dans le Golfe mais aussi au Levant et cherche à profiter de
l’échec des accords d’Oslo.
Cette « nationalisation » du mouvement iranien peut s’expliquer
par la pratique du pouvoir qui conduit à l’identification avec un État-
nation et avec un espace politique spécifique, et donc au pragmatisme
et au réalisme. Mais on l’observe dans presque tous les mouvements
islamistes. Elle s’y double dans tous les cas d’une recherche d’ouver-
ture politique, d’alliances électorales et d’intégration dans le jeu poli-
tique national. Lorsque le jeu politique est plus ou moins ouvert
(Jordanie, Turquie, Koweït, Maroc), les islamistes occupent la place du
centre-droit, nationaliste en politique étrangère, réactionnaires en poli-
tique intérieure (en particulier sur la question des droits des femmes).
Le FIS algérien a renoncé à la lutte armée et défend, en vain, une
approche pluraliste (sa branche armée, l’AIS, a proclamé la trêve après
avoir été attaquée autant par le GIA que par l’armée). Le Hezbollah
libanais s’est comporté avant tout comme un mouvement nationaliste
et est largement reconnu comme tel par les chrétiens du Liban. Le parti
yéménite Islah a joué un rôle dans l’unification du Yémen contre le
souhait de son mentor saoudien. Au Soudan, Hassan Tourabi a mené
une politique tout aussi nationaliste avant d’être renversé par les mili-
taires ; mais il est sans doute un peu rapide de voir ici une victoire de la
laïcité sur le « totalitarisme islamique », car, avec le général Bachir, on
retrouve une dictature militaire classique. Au Tadjikistan, le Parti de la
Renaissance islamique (PRI) est devenu, une fois associé au pouvoir
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dilemme se lit par exemple dans les hésitations des grandes organisations
musulmanes françaises comme l’Union des Organisations islamiques de
France : doit-on s’intégrer pleinement dans un islam français, ou bien
faut-il privilégier la dimension internationaliste ? En choisissant de
jouer la carte de la consultation des musulmans de France, l’UOIF
semble faire le choix d’une certaine « nationalisation ».
À la fin des années 1990, on peut constater que presque tous les
mouvements islamistes sont devenus plus nationalistes qu’islamistes.
Leur champ d’action est limité à un seul pays. Mais cette nationalisa-
tion va de pair avec la renonciation à un élément clé : l’exigence du
monopole de la représentation du religieux dans le politique, remplacée
par l’acceptation d’un espace politique autonome par rapport au reli-
gieux. Nationalisation, banalisation et primat du politique vont
ensemble. C’est parce que leur action s’inscrit dans un champ politique
national que les islamistes sont amenés à se poser la question du plura-
lisme politique.
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