Monnin, Allard 2020-Ce Que Le Design A Fait À L'anthropocène, Ce Que L'anthropocène Fait Au Design. Sciences Du Design N° 11, 21-31
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Anthropocène et effondrement
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Ouverture
Alexandre Monnin
Enseignant-chercheur, ESC-Clermont BS
Directeur scientifique, Origens
aamonnz@gmail.com
Laurence Allard
Maître de conférences en Sciences de la Communication
Université de Lille, IRCAV-Paris 3, Labo Citoyen
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loallard@gmail.com
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Ce que le design a fait à l’Anthropocène,
ce que l’Anthropocène fait au design 01
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un tel temps se conçoit comme susceptible d’accueillir une action efficace,
outillée par des objets techniques dont le design assure la conception.
Sciences du Design — 11 — Mai 2020
01. Le texte de cette ouverture est en partie redevable à un article publié dans le précédent numéro de Sciences du Design et intitulé
« Le design, une cosmologie sans monde face à l’Anthropocène ».
02. Le résumé à destination des décideurs est disponible sur report.ipcc.ch/sr15/pdf/sr15_spm_final.pdf.
Par ailleurs, en 2019, c’est la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES en anglais)
qui a remis son rapport sur la biodiversité, tout aussi alarmant : www.ipbes.net/news/ipbes-global-assessment-summary-policymakers-pdf.
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Les deux notions de design et d’Anthropocène qui se trouvent asso-
ciées avec ce numéro convergent avec celle de « limites planétaires »,
qu’elles convoquent volontiers bien que son origine soit indépendante
(Steffen et al., 2015). Face à cet horizon plus ou moins catastrophique,
que faire concrètement si le temps manque ? Maintenir l’effort actuel ?
La transition prendra alors 363 ans selon de récentes études 03. Ralentir ?
Paradoxalement, cela aussi requiert du temps, en proportion de l’inertie
d’un développement ancré dans des structures juridiques, administratives,
économiques ou financières élaborées au cours des derniers siècles.
Accélérer ? La transition n’est pas une fin en soi et s’activer en vue de la
faire advenir au prix d’une hausse des émissions de gaz à effet de serre
au cours des prochaines années irait à l’encontre de l’objectif visant à
demeurer sous la limite des 1,5°C. Accélérer, ralentir ou maintenir le statu
quo : trois alternatives qui épuisent le spectre des possibles et dont
aucune n’apparaît ni souhaitable ni même possible. À partir de ce constat,
c’est l’idée même de transition (Irwin, 2015 ; Boehnert & al., 2018 ;
Boehnert, 2019) qui entre en crise profonde 04. D’ailleurs, certaines
réflexions issues de l’informatique, largement portées par les ergonomes
(HCI), ont d’ores et déjà changé de focale : au-delà de la transition, des
chercheurs réfléchissent désormais en termes de collapse informatics
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(Tomlinson et al., 2008), considérant qu’envisager une transition échouant
à advenir ou à tenir ses promesses relève d’une scénarisation dont la
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article. Parmi les composants de cet héritage imposé et imposant, à la
façon d’un « commun négatif » 07, la matière plastique attire toutes les
attentions et devient le support d’une « manière d’hériter de la civilisation
industrielle » au travers des pratiques de collecte, de recyclage et de
re-création. Dans, « Le déchet plastique comme témoin matériel de
l’Anthropocène : différentes stratégies de design et de création qui s’en
emparent », c’est un nouveau rapport aux déchets plastiques et à leur
transformation qui est également décrit par Louise Malé-Mole dans
les mondes du design, inspiré par des changements et contraintes liés
à l’apparition d’une nouvelle ère climatique.
Au-delà des approches folkloriques, que le genre science-fictionnel
post-apocalyptique a défriché depuis un siècle (déjà, Gabriel Tarde ou
Camille Flammarion, en leur temps, composèrent chacun des récits de
fin du monde alliant fiction, science et politique), ce numéro entend contri-
buer à penser le rôle du design, de ses productions, de ses processus
ou encore de ses modèles au regard des formes de vie possibles sur une
planète endommagée (Haraway, 2016 ; Collectif, 2019). L’invitation
à « habiter le trouble » peut rappeler pour certains des auteurs du numéro
une « inquiétante étrangeté », celle, comme le souligne du point de vue
de l’architecture l’article « De l’effondrement du familier en Anthropocène :
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extrapolation à partir du “nouveau” grand temple d’Abou Simbel », rédigé
par Jean-Jacques Jungers : d’habiter un monde rempli de succédanés opère
Sciences du Design — 11 — Mai 2020
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exprimé) ? Comment sortir d’un tel paradoxe ? C’est à cette problématique
que s’attache l’article « Le designer de l’Anthropocène : vers une éthique
de l’habitabilité élargie » de Fabienne Denoual, dans lequel elle questionne
l’existence d’un design de l’Anthropocène qui entend favoriser une
pratique du projet sous contraintes et bâtir une éthique de l’habitabilité
adaptée au nouveau régime bio-géo-chimique de la terre.
L’injonction paradoxale de concilier transitions numérique et
écologique traverse également les acteurs du design numérique, secteur
associé à l’imaginaire technologique de l’innovation sans fin. Toujours plus
high dans leur ampleur sociale et économique, les techniques du numé-
rique sont également toujours plus impactantes au plan environnemental.
En contrepoint de la high tech est souvent avancée la notion de low tech,
notion que critiquent les auteurs de l’article « Du low-tech numérique aux
numériques situés », Nicolas Nova et Gauthier Roussilhe, en documentant
diverses expérimentations (jeu vidéo, sites web bas carbone, machines
recyclées, médias dits zombies...). Afin de dépasser les écueils et apories
de cette sobriété numérique mal-définie et au fond polysémique, les
auteurs proposent de s’en tenir désormais à la notion de « numériques
situés ».
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2. OUVRIR DE NOUVEAUX MONDES ?
RÉPARER LE MONDE ?
08.Le biomimétisme entend s’inspirer des processus du vivant mais cela ne garantit nullement l’usage de
matériaux renouvelables ou s’inscrivant dans les grands cycles biogéochimiques, à la différence des
technologies vivantes (voir Monnin et al. 2020).
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François-Xavier Ferrari s’intéresse ainsi à cette pratique méthodologique
de l’éco-conception qui consiste à évaluer les impacts environnementaux
d’un produit ou d’un service à partir d’une analyse systémique en termes
de cycle de vie ainsi qu’aux rapports au monde que façonne le design à
l’heure des « hyperobjets » (Morton 2013) en rendant notamment sensible
« l’invisible écologique ».
La gestion et la théorie des organisations, qui se positionnent au
cœur du système de production, accordent à l’innovation le soin de multi-
plier les mondes et/ou de les réparer suivant précisément le prisme des
organisations. D’où, par exemple, la mission reconnue à l’innovation, cen-
sée « forcer le possible » pour permettre aux organisations de subsister
dans leur environnement selon Armand Hatchuel. En creux, la question
posée n’est autre que celle du monde ainsi visé (« l’environnement » des
organisations) par le design ou la gestion. Ressemble-t-il plus à la Terre ou
au Globe ? Ces disciplines performent-elles des mondes consistants
(Montebello, 2015) ou, à l’inverse, ne sont-elles pas structurellement
privées de monde véritable, autrement dit, foncièrement acosmiques ?
Auquel cas, l’un des rôles à assumer par les designers pourrait, paradoxa-
lement, s’apparenter à limiter la sphère du design 09, à l’instar de Cameron
Tonkinwise évoquant un « design dé-progressiste » (Tonkinwise 2018),
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inspiré de pratiques et modes de relation au monde les plus soutenables
issus du passé (ce qui suppose d’opérer un inventaire et un tri, car il n’est
Sciences du Design — 11 — Mai 2020
09.Sur toutes ces interrogations, voir en particulier l’introduction au collectif Undesign (Coombs et al. 2018)
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pionniers d’Otto Neurath et de l’Institut Isotype, en particulier l’ouvrage
Modern Man in the Making (Neurath, 1939). Écrit et composé juste avant
la grande accélération de l’après-guerre, il détaille, au moyen du langage
graphique élaboré par Neurath et Gerd Arntz, le processus de modernisa-
tion alors en cours entre les deux guerres mondiales ; autrement dit, on le
comprend aujourd’hui, le mouvement-même ayant conduit à l’Anthropo-
cène. Aussi, comment ne pas songer à l’urgente nécessité de composer
son équivalent contemporain, qui pourrait s’intituler Modern man in the
unmaking ?
Un récent ouvrage, Terra Forma (Collectif 2019), invite à l’exploration
d’une Terre que l’on croyait - à tort - connaître grâce à l’esquisse graphique
d’un nouvel imaginaire géographique, ce qui rejoint certaines préoccupa-
tions décoloniales au sein de la discipline du design (Kalantidou & Fry
2014). Il s’agit désormais de faire cohabiter à la fois l’exploration d’une
nouvelle Terre, en plein trouble, et le fait d’hériter des infrastructures
du monde moderne : deux inconnues qui requièrent l’éclairage conjoint
de démarches d’enquête, de plus en plus prisées des designers, et de
leur documentation.
Parmi la panoplie méthodologique de l’enquête par le design et sur
ses desseins en temps d’effondrement anthropocénique, le renouvelle-
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ment des cartographies, de leurs symboles et de leurs échelles au sujet
des expérimentations non-conventionnelles en agriculture est défendu par
10. Environnement que certain auteurs récents (Vanuxem 2018) reconceptualisent en termes de « milieux »,
retrouvant certaines approches du design également préoccupées par les communs (Petit, 2015).
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4. VERS UN DESIGN DE NOUVELLES INSTANCES ?
Compte-tenu de ces exemples et d’autres que l’on pourrait encore
citer, quelle place accorder aux designers ? Soutien à des communautés
en lutte ? Adaptation de ces enjeux à d’autres contextes où le design
constitue déjà un levier (et lequel dans ce cas) ? Source d’inspiration
pour penser la relation au monde au-delà des concepts (à dominante
gestionnaire) d’organisation ou de ressource (Schmeer 2019) ? C’est
sur un autre chantier que se referme l’introduction à ce numéro, celui d’un
design des instances 11 démocratiques de représentation, vecteur de
nouveaux rapports à ce qui nous reste en commun. Les communs juste-
ment, ces biens en propriété et/ou usage collectifs, tels que les ressources
naturelles ou les logiciels libres, se prêtent à une telle démarche en vertu
de l’articulation (trop ?) classique qu’ils opèrent entre communautés,
ressources et procédures démocratiques. La gestion d’une ressource
par une communauté selon des règles de gouvernances partagées semble
donc propice à l’intervention du design, ici entendu comme un ensemble
de procédés ou de méthodes, par-delà la production ou l’idéation. Le
« design plus-qu’humain » s’invite également au cœur de la praxis insti-
tuante du design des instances pour accueillir les non-humains selon de
nouvelles modalités conceptuelles et pratiques, rompant avec la logique
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extractiviste immanente au concept de ressource. Comment designer
ces nouvelles instances sans projeter sur le monde un point de vue centré
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